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LES

MAITRES SONNEURS

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f*jris. iMP. DB LA LiBRAiRii RouTELLB. A. Dclrambre, f5, me Breda.

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GEORGE SAND

LES MAITRES

SONNEURS

PARIS

LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULETARD DES ITALIENS) 15, Slf FACE DE LA VAI80H DOtiB

U tnutociion et la reproduction sont résenréet

1857 :-:!• v - ^

'by^GoÔglè

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A MONSIEUR EUGÈNE LAMBERT.

Mon cber enfant, puisque tu aimes à m*entendre raconter ce que racontaient les paysans à la veillée, dans ma jeunesse, quand j*aYais le temps de les ^coûter, je vais tâcher de me rap- peler l'histoire d'Etienne Depardieu et d'en recoudre les fro- ments épars dans ma mémoire. Elle me fut dite par lui-m me, en plusieurs soirées de breyage; c'est ainsi, tu le sais, qu on ap- pelle les heures assez avancées de la nuit l'on broie le chan- vre, et chacun alors apportai! sa chronique II y a déjà long- temps que le père Depardieu dort du sommeil des justes, et il était assez vieux quand il me fit le récit des naïves aventures de sa jeunesse. C'est pourquoi je le erai parler lui-même, en imitant sa manière autant qu'il me sera possible. Tu ne me reprocheras pas d'y mettre de l'obstination, toi qui sais, par ' expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d'un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s'y dé- naturer entièrement et sans y prendre un air d'affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu'on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d'art, ressemblaient à des

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révélations. Si je fusse venue te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m'aurais accusée d'y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sehtiments qu'ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d'introduire, dans l'expres- sion de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabu- laire, pour qu'on se sente porté à révoquer en doute l'idée même émise par eux; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s'ils n'ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu'ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n'est donc pas, comme on me l'a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une orme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d'anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît de reste, que je vais m'astreindre au petit travail de conserver*au récit d'Etienne Depardieu la couleur qui lui est proprOi C'est parce qu'il m'est impossible de le faire parler comme nous, sans dé- naturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s'ex- pliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais il portait évidemment un grand désir de comprendre et d'être compris. ,, , .

Si, malgré, l'attention et la conscience, que j'y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu'il aborde, ne t'en prends qu'à l'impuissaiice de ma traduction. Forcée d^ choisiir dans les ter- mes usités de chez njous, ceux, qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volpntairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j'essayerai de n'en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais par- ler, lequel, bien supérieur à ceux d'aujourd'hui, ne se piquait pas d'employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs- et pour lui-même.

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III

Je te dédie ce roman, non pour te donner une marque dV mitié maternelle, dont tu n'as pas besoin pour te sentir ^e ma famille, mais pour te laisser, après moi, un point de repère dans tes souvenirs de ce Berry qui est presque devenu ton pays d'adoption. Tu te rappelleras qu'à l'époque je récrivais, tu disais : « A propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, pour y passer un mois. Jl faut pourtant que je songe à m'en aller. » Et comme je n'en voyais pas la raison, tu m'as représenté que tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour rendre ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu'il te devenait nécessaire d'aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de l'expérience des autres. Je t'ai laissé partir, mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Dès à présent, n'oublie pas cela non plus. Je t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles, poussent, que \es rossignols sont arrivés, et que grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.

GEORGE SAND.

Nohant, le 17 ayril itt».

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LES

MAITRES SONNEURS

Pl^mlère Teillée.

Je suis point d'hier, disait, en 1828, le père Etienne. Je suis venu en ce monde, autant que je peux croire. Tan- née 54 ou 55 du siècle passé. Mais, n'ayant pas grande sou- venance de mes premiers ans, je ne vous parlerai de moi qu'à partir du temps de ma première communion^ qui eut lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors des- servie par monsieur Tabbé Montpérou, lequel est aujour- d'hui bien sourd et bien cassé.

Ce n'est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée dans ce temps-là ; mais notre curé étant mort, il y eut, pour un bout de temps , réunion des deux églises sous la conduite du prêtre de Saint-Chartier, et nous allions tous les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine, un gars appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon oncle, et une douzaine d'autres enfants de chez nous.

Je dis mon oncle pour abréger, car il était mon grand- oncle, frère de^a grand'mère, et avait nom Brulet , d'où sa petite-tille, étant seigle héritière de son lignage, était ap- pelée Brulette, sans qu'on fît jamais mention de son nom de baptême, qui était Catherine.

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6 LES MAITRES SONNEURS

El pour vous dire tout do suite les choses comme elles étaient, je me sentais déjà d'aimer Brulelle plus que je n'y étais obligé comme cousin, et j'étais jaloux de ce que Joseph demeurait avec elle dans un petit logis distant d'une portée de fusil des dernières maisons du bourg, et du mien d'un quart de lieue de pays : de manière qu'il la voyait à toute heure , et qu'avant le temps qui nous rassembla au caté- chisme, je ne la voyais pas tous les jours.

Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à Joseph demeuraient sous même chaume. La maison ap- partenait au vieux, et il en avait loué la plus pefite moitié à cette femme veuve qui n'avait pas d'autre enfant. Elle s'ap- pelait Marie Picot, et était encore raariable, car elle n'avait pas dépassé de grand'chose la trentaine, et se ressouvenait bien, dans son visage et dans, sa taille, d'avoir été une très- jolie femme. On la traitait encore, par-ci, par-là, de la belle Mariton, ce qui ne lui déplaisait point, car elle eût souhaité se rétablir en ménage ; mais n'ayant rien que son œil vif et son parler clair, elle s'estimait heureuse de ne pas payer gros pour salocature, et d'avoir pour propriétaire et pour voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne la tour- mentait guère et l'assistait souvent.

Le père Brulet et la veuve Picot, dite Mariton, vivaient ainsi en bonne estime l'un de l'autre depuis une douzaine d'années, c'est-à-dire depuis le jour^où, la mère à Brulette étant morte en la mettant au monde, cette Mariton avait soigné et élevé l'enfant avec autant d'amour et d'égard que le sien propre.

Joseph, qui avait trois ans de plus que Brulette, s'était vu bercer dans la même crèche, et la pouponne avait été le premier fardeau qu'on eût confié à ses petits bras. Plus tard , le père Brulet, voyant sa voisine gênée d'avoir ces deux enfants déjà forts à surv^ller, avait pris chez lui le garçon , si bien que la petite dormait auprès de la veuve et le petit auprès du vieux.

Tous quatre, d'ailleurs-, mangeaient ensemble, la Mariton apprêtant les repas , gardant la maison et rhabillant les nippes, tandis que le vieux, qui était encore solidB au tra-

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vail , allait en journée , et fournissait au plus gros de la dépense.

Ce n'est pas qu'il fût bien riche et que Je vivre fût bien conséquent; mais cette veuve aimable et de bon cœur lui faisait honnête compagnie^ et Brulette la regardait si bien comme sa mère, que mon oncle s'était accoi^tumé à la re- garder comme sa ôlle ou tout au moins comme sa bru.

Il n'y avait rien au monde de si gentil et de si mignon que la petite fiJle ainsi élevée par Mariton. Gomme cette femme aimait la propreté et se tenait toujours aussi brave que son raoyeni le lui permettait, elle avait, de bonne .heure, accoutumé Brulette à se tenir de même, et, à Fâge les enfants se traînent et se roulent volontiers comme de petits animaux, celle-ci était si sage, si ragoûtante et si coquette dans toute son habitude, que chacun la voulait embrasser : mais déjà elle se montrait chiche de ses ca- resses et ne se familiarisait qu'à bonnes enseignes.

Quand elle eut douze ans, c'était déjà comme une petite femme, par moments ; et, si elle s'oubliait à gaminer au catéchisme,' emportée par la force de son jeune âge, elle se reprenait vitement, comme poussée au respect d'elle-même encore plus que de la religion.

Je ûe sais pas si nous aurions pu dire pourquoi , mais tous tant que nous étions de gars assez diversieux au ca* téchisme, nous sentions la différence qu'il y avait entré elle et les autres fillettes.

Parmi BOUS,' il faut bien vous confesser qu'il y en avait d'un peu grands : mêmement , Joseph avait quinze ans et j'en avais seize, ce qui était une honte pour nous deux, au dire de monsieur le curé et de nos parents. Ce retard pro- venait de ce que Joseph était trop paresseux pour se mettre l'instruction dans la tête, et moi trop bandit pour y donner attention ; si bien que, depuis trois ans, nous étions ren- voyés de classe, et, sans l'abbé Montpérou, qui se montra moins exigeant que notre vieux curé, je crois que nous y serions encore. .'

Et puis, il est juste de confesser aussi que les garçonnets sont toujours plus- jeunes en esprit que les: iilletteft : aussi,

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dans toute bande d'apprentis chrétiens, on a vu de tout temps la différence des deux espèces , les mâles étant tous grands et forts déjà , et les femelles toutes petites et com- mençant à peine à porter coiffe.

Au reste, nous arrivions aussi savants les uns comme les autres, ne sachant point lire, écrire encore moins, et ne pouvant retenir que delà manière dont lés petits des oiseaux apprennent à chanter, sans connaître ni plain-chant, ni la- tin, et à fine force d'écouter de leurs oreilles. Tout de même, monsieur le curé connaissait bien, dans le troupeau, ceux qui avaient l'entendement plus subtil, et qui mieux retenaient sa' parole. De ces cervelles fines, la plus fine était la petite. Brulette, emmi les filles, et des plus épaisses, la plus épaisse paraissait celle de Joseph, emmi les garçons.

Encore qu'i^ ne raisonnât pas plus sottement qu'uil autre, / il était si peu capable d'écouter et de se payer des choses qu'il n'entendait guère, il marquait si peu de goût pour les enseignements, que je m'en étonnais, moi qui y mordais assez Iranchement quand je venais à bout de tenir mon corps tranquille et de rasseoir mes esprits grouil- lants.

Brulette Ten grondait quelquefois, mais n'en tirait rien que des larmes de dépit : Je n'en suis pas plus mécréant qu'un autre, disait-il, et je ne songe point à oô'enser Dieu ; mais les mots ne se mettent point en ordre dans ma souve- nance ; je n'y peux rien.

Si fait, disait la petite, qui, déjà, avait avec lui le ton et Fusage du commandement : si tu voulais bien 1 Tu peux ce que tu veux; mais tu laisses courir ton idée sur toute autre chose, et monsieur l'abbé a bien raison de t'appeler Joseph le distrait.

Qu'il m'appelle comme il voudra, répondait Joseph, fc'esl un mot que je n'entends point.

Mais nous l'entendions bien, nous autres, et l'expliquions en notre langage d'enfants, en l'appelant Jos^^ Véhervigi^y d'où le nom lui resta, è son grand déplaisir.

1 Littéralement Vétwméy celai «pi écarqaille les yenx. '

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Joseph était un enfant triste, d'une chéiive corporence et d'un caractère tourné en dedïins. Il ne quittait jamais Bru- lette et lui était fort soumis : elle le disait, nonobstant, têtu comme un mouton et le réprimandait à chaque mo- ment. Mais encore qu'elle ne me fît pas grand reproche de mai fainéantise^ j'aurais souhaité qu'elle s'occupât de moi aussi souvent que de lui.

Malgré cette jalousie qu'il me donnait, j'avais pour lui plus d'égards que pour mes autres camarades, parce qu'il était des plus faibles et moi des plus forts. D'ailleurs, si je ne l'avais soutenu, Brulette m'en aurait beaucoup blAmé ; et quand je lui disais qu'elle l'aimait plus que moi qui étais son parent :

Ce n'est point à cause de lui, disait-elle, c'est à cause de sa mère' que j'aime plus que vous deux. S'il prenait du mal , je n'oserais point rentrer à la maison ; et comme il ne pense jamais à ce qu'il fait, elle m'a tant enchargée de penser pour deux, que je tâche de n'y point manquer.

J'entends souvent dire aux bourgeois : J'ai fait mes études avec un tel; c'est mon camarade do collège. Nous autres paysans, qui n'allions pas même à l'école dans mon jeune temps, nous disons : J'ai été au catéchisme avec un tel, c'est mon camarade de communion. C'est de que commencent les grandes amitiés de jeunesse, et quelquefois aussi des haïtiens qui durent toute la vie. Aux champs, au travail, dans les fêtes, on se voit, on se parle, on se prend, on se quitte; mais, au catéchisme, qui dure un an' et souvent deux, faut se supporter ou s'entr'aider cinq ou six heures par jour. Nous partions en bande, le matin, à travers les prés et les pâtureaux, par les traquettes, par les échaliers, par les traînes, et nous revenions, le soir, pa^ il plaisait à Dieu; car nous profitions de la liberté pour courir de tous côtés comme des oiseaux folâtres. Ceux qui se plaisaient en- semble ne se quittaient guère, ceux qui n'étaient point gen- tils allaient seuls ou s'entendaient ensombleupour faire des malices et des peurs aux autres.

Joseph avait sa manière, qui n'était ni terrible ni sour- noise, mais qui n'était pas non plus bien aimable. Je ne me

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souviens point de Tavoir jamais vu bien réjoui, ni bien épeuré, ni bien content, ni bien fâché d'aucune chose qui nous arrivait. Dans les batailles, il ne se mettait point de côté et recevait les coups sans savoir les rendre, mais sans faire aucune plainte. On eût dit qu'il ne les sentait pas.

Quand on s'arrêtait pour quelque amusette, il s'en allait seoir ou coucher à trois ou quatre pas des autres, et ne di- sant mot, répondant hors de propos, il avait Tair d'écouter ou de regarder quelque chose que les autres ne saisissaient point : c'est pourquoi il passait pour être de ceux qui voient lèvent, Brulette, qui connaissait sa lubie et qui ne' voulait pas s'expliquer là*dessuç, l'appelait quelquefois sans qu'il lui répondît. Alors elle se mettait à chanter, et c'était la ma- nière certaine de le réveiller, comme quand on siffle pour dérouter ceux qui ronflent.

Voi» dire pourquoi je me pris d'attache pour un ca- marade si peu jovial, je ne saurais, car j'étais tout son contraire. Je ne me pouvais point passer de compagnie et j'allais toujours écoutant et observant les autres, me plaisant à discourir et à questionner, m'ennuyant seul et cherchant la gaieté et l'amitié. C'est peut-être à cause de ça que, plai- gnant ce garçon sérieux et renfermé, je m'accoutumais à imiter Brulette, qui toujours le secouait et, par là, lui rendait plus d'ofûce qu'elle n'en recevait, et supportait son humeur plus qu'elle ne la gouvernait. En paroles, elle était bien la maîtresse avec lui, mais comme il ne savait suivre aucun commandement, c'était elle, et c'était moi par contre-coup, qui étions à sa suite et patientions avec lui.

Enfin, le jour de la première communion arriva, et, en revenant de la messe, j'avais fait si ferme propos de ne me point laisser ^lier à mes vacarmes, que je suivis Brulette chez son grand-père, comme le plus raisonnable exemple qui me pût retenir.

Tandis qu'elle allait, par commandement de la Mariton, tirer le lait de sa chèvre, nous étions restés, Joseph et moi, dans la chambre mon vieux oncle causait avec sa voi- sine.

Nous étions occupés à regarder les images de dévotion

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que le curé nous avaif données en souvenir du sacrement, ou, pour mieux dire, je les regardais seul, car Joseph son- geait d'autre chose, et les maniait sans les voir. Or, on ne faisait plus attention à nous, et la Mariton disait à son vieux voisin, à propos de notre première communion :

Voilà une grande affaire gagnée, et, à cette heure, je pourrai louer mon gars. C'est ce qui me décide à faire ce queje vousaidit.

Et comme mon oncle secouait la tête tristement, elle reprit :

Écoutez une chose, voisin. Mon Joset n'a point d'esprit. Oh ça, tant pis, je le sais bien; il tient de défunt son pauvre cher homme de père, qui n'avait pas deux idées par chaque semaine, et qui n'en a pas moins été un homme de bien et de conduite. Mais c^est tout de même une infirmité que d'a- voir si peu de suite dans le raisonnement, et quand, par malheur avec ça, on tombe dans le mariôge avec une tête folle, tout va au plus mal en peu de temps; C'est pourquoi je m'avise, à mesure que mon garçon grandit par les jam- bes, que^ce n'est point sa cervelle qui le nourrira, et que^ si je lui laissais quelques écus, je mourrais plus tranquille. Vous savez le bien que fait une petite épargne. Dans nos pauvres ménages, ça sauve. touU Je n'ai; jamais pu rien mettre de côté, et il faut croire que je ne suis plus assez jeune pour plaire, puisque je ne trouve point h me rema- rier. Eh bien, s'il en est ainsi, la volonté de Dieu se fasse! Je suis toujours assez jeune pour travailler, et puisque m^ voilà, apprenez, mon voisin, qu« ^aubergiste de Saint- Chartier cherche une servante ; il paye un bon gage, trente écus par an I et il y a les profits, qui montent environ à la moitié. Avec ça, forte et réveillée comme je me sens d'être, en dix années, j'aurai fait fortune, je me serai donné de l'aise pour mes vieux jours, et j'en pourrai laisser à ^on pauvre enfant. Qu'est-ce que vous en dites?

Le père Brufet pensa un peu et ré'pondit : -^ Vous dvez tort, ma voisine ; vrai, vous avez tort I La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien ridée du vieux :

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Sans doute, sans doute, dit-elle/ Une femme, dans une auberge de campagne, est exposée au blâme; et quand même elle se comporte sagement, on n y croit point. Pas vrai, voilà ce que vous dites? Eh bien, que voulez-vous? Ça m'ôtera tout à fait la chance de me remarier; mais ce qu'on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et mêmement on se réjouit quasiment des peines.

C'est qu'il y a pis que des peines, dit mon oncle , il y a des hontes, et ça retombe sur les enfants.

La Mariton soupira :

Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des af- fronts dans ces maisons-là ; il faut toujours se garer, se fendre... Si on se fâche trop et que ça repousse la pratique, les maîtres ne sont point contents.

Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des femmes de bonne mine et de belle humeur comme vous pour achalander leur cave, et il ne faut quelquefois qu'une servante bien hardie pour qu'un aubergiste fasse de meil- leures affaires que son voisin.

Savoir I reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et preste à servir le monde, sans se laisser offenser...

On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le père Brulet, et ça doit coûter gros à une honnête femme de s'habituer à ces manières- là. Songez donc comme votre fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il entendra sur quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec sa mèrel *

Par bonheur quMl est si simple !... répondit la Mariton en regardant Joseph.

Je le regardai aussi, et m'étonnai qu'il n'entendît rien du discours que sa mère ne tenait point à voix si basse que je n'eusse ramassé le tout; et .j'en augurai qu'il écoutait gros, coi^me nous disions dans ce temps-là, pour signifier une personne dure de ses oreilles.

Il se leva bientôt et s'en fut joindre Brulette en sa petite bergerie, qui n'était qu'un pauvre hangar en planches rem- bourrées de paille, elle tenait un lot d'une douzaine de bêtes.

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Il s'y jeta sur les bourrées, et comme je l'avais suivi, par crainte d'être jugé curieux si je restais sans lui à la maison, je vis qu'il pleurait en dedans, encore que ses yeux n'eus- sent point de larmes.

Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulelte, que te voilà couché comme une ouaille malade? Allons, donne-moi ces fagots te voilà étendu, que je fasse manger la feuille à mes moulons.

El ce faisant, elle se prit à chanter; mais tout doucette- ment, car il ne convient guère de brailler un jour de pre- mière communion.

Il me parut que son chant faisait sur Joseph l'effet accou- tumé de le retirer de ses songes; il se leva et s'en fut, et Bruletle me dit :

Qu'est-ce qu'il a? je le trouve plus sot que d'accoutu- mance.

Je crois bien, lui répondis-je, qu'il a fini par entendre qu'il va être loué et quitter sa mère.

Il s'y attendait bien, reprit Brulette. N'est-ce pas dans l'ordre, qu'il entre en condition, sitôt le sacrement reçu? Si je n'avais le bonheur d'être seule enfant à mon grand-père, il me faudrait bien aussi quitter la maison et gagner ma vie chez les autres.

Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer de Joseph ; mais quand je lui eus dit que la Mariton allait ce louer aussi et demeurer loin d'elle, elle se prit à sangloter et, courant la trouver, elle lui dit en lui jetant ses bras au cou : Est-ce vrai, ma mignonne, que vous me voulez quitter ?

Qui t'a dit cela? répondit la Mariton : ce n'est point encore décidé.

Si fait, s'écria Brulette, vous l'avez dit et me le voulez tenir caché.

Puisqu'il y a des gars curieux qui ne savent point re- tenir leur langue, dit la voisine en me regardant, il faut donc que je te le confesse. Oui, ma fille, il faut que tu t'y soumettes comme un enfant courageux et raisonnable qui a donné aujourd'hui son âme au bon Dieu.

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—Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père, vous êtes consentant de la laisser partir î qui est-ce qui aura donc soin de vous ?

Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande pour suivre ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon voisin, car voilà la chose que je ne vous ai point dite...

Et, pn^nant la petite sur ses genoux, tandis que j'étais dans les jambes de mon oncle (son air chagrin m*ayant at- tiré à lui), la Mariton continua à raisonner pour Tun et pour l'autre.

Il y a longtemps , dit-elle, que, sans l'amitié que je vous devais, j'aurais eu tout profit à vous payer pension pour mon Joseph, que vous m'auriez gardé, tandis que j'aurais amassé, en surplus, quelque chose au service des autres. Mais je me suis sentie engagée à t'élever, jusqu'à ce jour, ma Brulette, parce que tu étais la plus jeune, et parce qu'une fille a besoin plus longtemps d'une mère qu'un gar- çon. Je n'aurais point eu le cœur de te laisser avant le temps tu te pouvais passer de moi. Mais voilà que le temps est venu, et si quelque chose le doit reconsoler de me perdre, c'est que tu vas te sentir utile à ton graïid-père. Je t'ai ap- pris le ménagement d'une famille et tout ce qu'une bonne fille doit savoir pour le service de ses parents et de sa mai-^ son. Tu t'y emploieras pour l'amour de moi et pour faire honneur à l'instruction que je t'ai donnée. Ce sera ma con-^ solatioB et ma fierté d*entendre dire à tout le monde que ma Brulette soigne dévotieusemeiit son grand-père et gou- reme son avoir comme ferait une petite femme. Allons,

. prends courage et ne me retire pas le peu qui m'en reste, car si lu de la peine pour cette départie, j'en ai encore plus que toi. Songe que je quitte aussi le père Brulet, qui était pour moi le meilleur des amis, et mon pauvre Joilset, qui va trouver sa mère et votre maison bien à dire. Mais puisque «'est par le commandement de mon devoir, tu ne m'^n voudrais point détourner,

Brulette pleura encore jusqu^au soir, et fut hors d'état d'aider la Mariton en quoi que ce soit; mais, quand elle la vit cacher ses larmes tout en préparant le souper, elle se

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LES MAITRES SONNEURS 15

jeta encore à son cou, lui jura d'observer ses paroles, et se' ' mil k travailler aussi d'un grand courage.

On m'envoya quérir Joseph qui oubliait, non pour la pn> mière fois ni pour la dernière, l'heure de rentrer et de faire comme les autres.

Je le trouvai en un coin, songeant tout àeul et regardant la terre, comme si ses yeux y eussent voulu prendre racine.* Contre sa coutume, il se laissa arracher quelques paroles je vis plus de mécontentement que de regret. Il ne s'éton- nait point d'entrer en service, sachant bien qu'il était en âge et ne pouvait faire autrement ; mais , sans marquer qu'il eût entendu les desseins do sa mère, il se plaignit de^ n'être aimé de personne, et de n'être estimé capable d'au- cun bon travail.

Je ne le pus faire expliquer davantage, et, durant la veil- lée, où je fus retenu pour faire mes prières avec Brulelte et* lui, il parut bouder, tandis que Brulette redoublait de soras' et de caresses pour tout son monde.

Joseph fut loué an-domaine de l'Aulnières, chez le père Michel, en office de bouaron.

La Mariton entra comme servante à l'auberge du Bœuf couronné, chez Benoît, de Saint-Chartier.

Brulette resta auprès de son grand-père, et moi chez mes parents qui, ayant un peu de bien, ne me trouvèrent pas de trop pour les aider à le cultiver.

Mon jour de première communion m'avait beaucoup secoué les esprits. J'y avais fait de gros efforts pour me ran- ger à la raison qui convenait à mon âge, et le temps du ca- téchisme avec Brulette m'avait changé aussi. Son idée se trouvait toujours mêlée, je ne sais comment, avec celle que je voulais donner au bon Dieu, et, tout en mûrissant à . la sagesse dans ma conduite, je sentais ma tête s'en aller en des foliotés d'amour, qui n'étaient point encore de l'âge de ma cousine, et qui, mêmement pour le mien , devan- çaient un peu trop la bonne saison.

Dans ce temps-là, mon père m'emmena à la foire d'Or- vai, du côté de Saint-Amand, pour vendre une jument pou- linière, et, pour la première fois de ma vie, je fus trois

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jours absent de la maison. Ma mère avait observé que je n'avais pas tant de sommeil et d'appétit qu'il m'en fallait pour soutenir mon croît, lequel était plus hâtif qu'il n'est d'habitude en nos pays, et mon père pensait qu'un peu d'a- musement me serait bon. Mais je n'en pris pas tant, à voir du monde et des endroits nouveaux , comme j'en aurais eu six mois auparavant. J'avais comme une languition sotte qui me faisait regarder toutes les filles sans oser leur dire un mçt; et puis, je songeais à Brulette, que je m'imaginais pouvoir épouser, par la seule raison que c'était la seule qui ne me fît point peur, et je ruminais le compte de ses années et des miennes, ce qui ne faisait pas marcher le temps plus vite que le bon Di^u ne l'avait réglé à son horloge.

Comme je revenais en croupe derrière mon père, sur une autre jument que nous avions achetée à la foire , nous fîmes rencontre, en uii chemin creux, d'un homme entre les deux âges qui conduisait une petite charrette, très-chargée de mobilier, laquelle, n'étant traînée que d'un âne, restait em- bourbée et ne pouvait faire un pas de plus. L'homme était en train d'allégir le poids, en posant sur le chemin une par- tie de son chargement, ce que voyant mou père :

Descends, me dit-il, et secourons le prochain dans l'embarras.

L'homme nous remercia de notre offre, et comme parlant à sa charrette :

Allons, petite, éveille-toi, dit-il; j'aime autant que tu ne risques point de verser.

Alors, je vis se lever, de dessus un matelas, une jolie fille qui me parut avoir quinze ou seize ans, à première vue, et qui demanda, en se frottant les yeux , ce qu'il y avait de nouveau.

Il y a que le chemin est mauvais, ma fille, dit le père en la prenant dans ses bras ; viens, et ne te mets point les pieds dans l'eau ; car vous saurez, dit-il à mon père, qu'elle est malade de fièvre pour avoir poussé trop vite en hau- teur; voyez quelle grande vigne folle , pour une enfant d'onze ans et demi !

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Vrai Dieu, dit mon père, voilà un beau brin de fille, et jolio comme un jour, encore que la fièvre Tait blêmie. Mais ça passera, et avec un peu de nourriture, ça ne sera pas d'une mauvaise défaite.

Mon père, parlant ainsi, avait la tête encore remplie du langage des maquignons en foire. Mais, voyant que la jeune fille avait laissé ses sabots sur la charrette, et qu'il n'était point aisé de les y retrouver, il m'appela, disant :

Tiens, toi I tu es bien assez fort pour tenir cette petite un moment.

Et, la mettant dans mes bras, il attela notre jument à la place de l'âne bourdi, et sortit la charrette de ce mauvais pas. Mais il y en avait un second , que mon père connais- sait pour avoir suivi plusieurs fois le chemin, et, me faisant appel de continuer, il marcha en avant avec l'autre paysan qui tirait son âne par les oreilles.

Je portais donc cette grande fillette et la regardais avec étonnement, car si elle avait la tête de plus que Brulelte, on voyait bien, à sa figure, qu'elle n'était pas plus vieille.

Elle était blanche et menue comme un flambeau de cire vierge, et ses cheveux noirs, débordant d'un petit bonnet en mode étrangère, qui s'était dérangé dans son sommeil, tombaient sur la poitrine et me pendaient quasiment jus- qu'aux genoux. Je n'avais jamais rien vu de si bien achevé que son visage pâle, ses yeux bleu-clair, bordés de soies très-épaisses, son air doux et fatigué, et mêmement un signe tout à fait noir qu'elle avait au coin de la bouche et qui rendait sa beauté très-étrange et difficile à oublier.

Elle semblait si jeune que mon cœur ne me disait rien à côté du sien, et ce n'était peut-être pas tant son manque d'années que la langueur de sa maladie qui mêla faisait pa- raître si enfant. Je ne lui parlais point, et marchais toujours sans la trouver lourde, mais ayant du plaisir à la regarder, comme on en sent devant toute chose belle, que ce soit fille ou femme, fleur ou fruit.

Gomme nous approchions de la seconde gâne, son père et le mien recommençaient, l'un à tirer son cheval, l'autre à " pousses sa roue, la fillette me parla en un langage qui me fit

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rire, vu que je n'en comprenais pas un mot. Elle de mon étonnement, et, me parlant alors comme n Ions :

Ne vous ruinez pas le corps à me porter, dii marcherai bien sans sabots : j'y suis aussi habituée autres.

Oui, mais vous êtes malade, que je lui répondis porterais bien quatre comme tous. Mais de quel pa vous donc, que v^us parliez si drôlement tout à The

quel pays! dit-elle. Je suis pas d'un pays, des bois, voilà tout. Et vous, de quel pays que v( donc?

Oh ! ma fine, si vous êtes des bois, je suis des b je lui répondis en riant.

J'allais cependant la questionner davantage quand s vint me la reprendre.

Allons, fit-il, après avoir donné une poignée d à mon père, en vous remerciant, mes braves gens, petite, embrasse donc ce bon garçon qui t'a portée t une châsse.

La fillette ne se fit point prier; elle n'était pas encoi l'âge de la honte, et, n'y entendant pas malice, elle n sait point de façons. Elle m'embrassa sur les deux joi me disant :

Merci à vous, mon beau serviteur. Et, passai bras de son père , elle fut remise sur son matelas ei pressée de reprendre son somme, sans aucun souci c hots et des aventures du chemin.

Encore adieu ! nous dit son père, qui me prit le pour me replacer en croupe sur la jument. Un beau gi fît-il à mon père, en me regardant, et aussi avancé l'âge que vous dites qu'il a, que ma petite dans le sie]

Il se sent bien aussi un peu d'en être malade, ré| mon père ; mais, le bon Dieu aidant, le travail guérira Excusez-nous si nous prenons les devants, nous allon et voulons arriver chez nous devant la nuit.

Là-dessus, mon père talonna notre monture, qui p trot, et moi, me retournant, je vis que l'homme à la

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LES MAITRES SONNEURS 19

rette coupait sur la droite et s'en allait à rencontre de nous*

Je pensai bientôt à autre chose, mais Brulette m'étant re- venue dans la tête, je songeai aux francs baisers que m'a- vait donnés cette petite fille étrangère, et me demandai pourquoi Brulette répondait par des tapes à ceux que je lui voulais prendre ; et, comme la route était longue et que je m'étais levé avant jour, je m'endormais derrière mon père, mêlant, je ne sais comment, les figures de ces deux fillettes dans ma tête eml^rouillée de fatigue.

Mon père me pinçait pour me réveiller, car il me sentait lui peser sur les épaules et craignait de me voir tomber. Je lui demandai qui étaient ces gens que nous avions ren- contrés.

Qui î fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis ; nous avons rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce matin.

Cet âne et cette charrette ?

Ah bon ! dit-il. Ma foi , je n'en sais rien, je n'ai pas songé à m'en enquérir. Ça doit être des Marchois ou des Champenois, car ça a un accent étranger ; mais j'étais si occupé de voir si cette jument a un bon coup de collier, que je ne me suis point intéressé à autre chose. De vrai, elle tire bien et n'est pbint rétive à la peine ; je crois qu'elle fera un bon service et que décidément je ne l'ai point surpayée.

Depuis ce temps-là (le voyage m'avait sans doute été bon], je pris le dessus et commençai à avoir goût au travail; mon père m'ayant donné le soin de la jument, et puiscefui du jardin, enfin celui du pré, je trouvai, petit à petit, de l'agrément à bêcher, planter et récolter.

Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait dé- sireux de me mettre en jouissance de l'héritage que ma mère m'avait laissé. Il m'intéressait donc à tous nos petits profits et ne souhaitait rien tant que de me voir devenir bon cultivateur.

Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais à belles dents dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin d'un grand courage pour se priver de plaisir au profit des autres, il ne lui en faut guère pour se ranger à ses propres

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intérêts, surtout quand ils sont mis en commun avf bonne famille, bien honnête dans les partages et bien cord dans le travail.

Je restai bien un peu curieux de causette et d'amus le dimanche ; mais on ne me le reprochait point à la son, parce que j'étais bon ouvrier tout h fait le long semaine; et^ à ce métier-là, je pris belle santé et bell meur, avec un peu plus de raison dans la tête que j< avais annoncé au commencement-^J'oubliai les fumée mour, car rien ne rend si tranquille comme de suei la pioche, du lever au coucher du soleil ; et quand vi nuit, ceux qui ont eu affaire à la terre grasse et lour chez nous, (jui est plus rude maîtresse qu'il y ait, r musent pas tant à penser qu'à dormir pour recomm le lendemain.

C'est de cette manière que j'attrapai tout douce l'âge il m'était permis de songer, non plus aux p filles, mais aux grandes; et, de même qu'aux pre éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine lette plantée dans mon inclination avant toutes les a

Restée seule Avec son grand-père, Brulette avait fc son mieux pour devancçr les années par sa raison e courage. Mais il y a des enfants qui naissent avec le d< le destin d'être toujours gâtés.

Le logement de la Mariton avait été loué à la mèr« mouche, de Vieilleville, qui n'était point à son aise se^dépêcha de servir les Brulet comme si elle eût été à gages, espérant par être écoutée quand elle rerac rait ne pouvoir payer les dix écus de sa locature. C qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et t en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'a pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âi le corps.

Denxtènic veillée.

La petite Brulette était donc devenue la belle Bri dont il était déjà grandement.parlé dans le pays, po

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que, de mémoire d'homme, on n'avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fme taille, des cheveux d'un or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.

Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s'ombrager du soleil, ne lavait giière de lessives et ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fa- tigue.

Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point. Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raison- nement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand- père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait trop la braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains : mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais ouï parler. L'occasion n'y était point, et on ne saurait dire qu'il y eût de sa faute.

Il y a des -familles la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu'il n'est pas tant question de s'amuser en ce bas monde, que de gagner son pain en compagnie de ses pA)- ches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n'y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n'a- vait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans nos pays), fidèle à l'ouvrage et vive- ment requis d'un chacun, il gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu'il était veuf et sans autre charge que sîa pe- tite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le cas il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bon- heur voulut qu'il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.

Bfon père disait pourtant que nptre cousine Brulette ai- mait trop la lienaiseté, voulant faire entendre par qu'elle aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l'heure de* s^établir. Il convenait avec moi qu'elle était aussi aimable et gentille en son parler qu'en sa personne; mais il ne

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m'encourageait point du tout à faire brigue de mariagrc au- tour d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoi- selle, et répétait souvent qu'il fallait, en ménage, ou une iille très-riche, ou une fllle très-courageuse. « J'aimerais au- tant l'une que l'autre à première vue, disait-il, et peut-être qu'à la seconde vue, je me déciderais pour le courage en- core plus que pour l'argent. Mais Bruletle n'a pas assez de l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage. »

Je voyais bien que mon père avait raison ; mais les beaux yeux et Jes douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient : car vous pensez bien que je n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans, elle se vit entourée de marjolets (Jf ma sorte, qu'elle savait retenir et gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne heure. On peut dire qu'elle était née fière et connaissait son prix, avant que les compliments lui en eussent donné la mesure* Aussi aimait-elle la louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et j'étais, comme bien d'autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en même temps que dépité de m'y trouver en trop grande compagnie.

Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d'un peu plus près, de lui donner du toi^ et de la suivre jusqu'en sa maison quand elle revenait avec nous do la messe ou de la danse. C'était Joseph Picot et moi; mais nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à l'autre.

Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.

Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pou- vait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux ' bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans-son apparence. Il n'était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son corps,

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et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quel- que chose que j'ai toujours observé être contraire à la fai- blesse. On le jugeait malade parca qu'il se mouvait lente- ment et n'avait aucune gaieté de jeunesse ; mais, le voyant très-souvent, je savais qu'il était ainsi de sa nature et ne souffrait d'aucun mal.

C'était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas très-soigneux aux bestiaux, et d'un caractère qui n'avait rien d'aimable.

Son gage était le plus bas qu'on puisse payer d^s un do- maine à un valet de charrue, et encore s'étonnait-on que . son mattre le voulût bien garder si longtemps, car il ne savait rien faire prospérer aux champs ni à l'étable. Même- ment, quand on l'en reprenait, jj avait un air de dépit si farouche qu'on ne savait que penser. Mais le père Miche] assurait qu'il n'avait jamais fait aucune mauvaise réponse, et il aimait mieux ceux qui se sournettent sans rien dire, môme en faisant la grimace, que ceux qui flattent et qui trompent en cfiressant.

Sa grande fidélité et le mépris qu'en toutes choses il marquait pour les acUons injustes, le faisaient donc estimer de son maître, lequel disait encore de lui que c'était grand dommage devoir un garçon si honnête et si sage, avoir les bras si mois et le cœur si inditTérent à son ouvrage. Mais tel qu'il était, il le gardait par habitude, et aussi par consi- dération pour le père Brulet qui était un de ses amis très- ancien.

Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez point qu'ildût plaire aux filles. Aussi ne le regardaient -elles que pour s'étonner seulement de ne jamais rencontrer ses yeux, qui étaient grands et clairs comme ceux d'une chouette et semblaient ne lui servir de rien.

Et cependant, j'étais toujours jaloux de lui, parce que Brulette lui marquait toujours une attention qu'elle n'avait pour personne et qu'elle m'obligeait d'avoir aussi. Elle ne le taboulait plus et marquait de vouloir accepter son hu- meur telle que Dieu l'avait tournée, sans se fâcher ni s'in- quiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de ga-

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lanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait tant de la part des autres. Il pouvait faire mille sottises, ^ comme de s'asseoir sur la chaise qu'elle quittait et de la laisser en chercher une autre ; de ne point lui ramas- ser ses pelotes de laine ou de fil' quand elles venaient à choir; de lui couper la parole, ou de casser quelque épe- lette ou ustensile à son usage : et jamais elle ne lui disait un mot d'impatience, tandis qu'elle me grondait et me plaisantait s'il m'arrivait d'en faire seulement le quart.

Et puisf elle prenait soin de lui comme s'il eût été son - frère. Elle avait toujours un morceau de viande en réserve, quand il venait la voir, et, soit qu^il eût faim ou non, le lui faisait manger, disant qu'il avait besoin de se nourrir le sang et de se renforcer l'esjtomac. Elle avait l'œil à ses har- des ni plus ni moins que la Mariton, et môinemenl s'en- . chargeait de les renouveler, disant que la mère n'avait point le temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait souvent pâturer ses bêles du côté il travaillait, et causait avec lui, encore qu'il causât bien peu et bien mal quand il s'y essayait.

Et en outre, elle ne souffrait point qu'on fît mépris ou moquerie de son air triste ou de sa figure ébervigée. Elle répondait à toutes les critiques qu'on en voulait faire, en disant qu'il n'avait pas une bonne santé, qu'il n'était pas plus sot que les autres, que s'il ne parlait mie, il n'en pen- sait pas moins ; enfin qu'il valait mieux se taire que de par- ler pour ne rien dire.

J'avais quelquefois bonne envie de la contrecarrer, mais elle m'arrêtait vite, en disant :

Il faut, Tiennet, que tu aies bien mauvais cœur d'a- bandonner ce pauvre gars à la risée des autres, eu lieu de le défendre quand on lui fait de la peine. Je t'aurais cru meilleur parent pour moi.

Alors, je faisais sa volonté et défendais Joseph, ne voyant cependant pas quelle maladie ou quelle affliction il pouvait avoir, à moins que la défiance et la paresse ne fussent in - firmités de nature, coqime possible était, encore qu'il me parût au pouvoir de l'homme de s'en guérir.

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De son côté, Joseph, sans me marquer d'aversion, me regardait aussi froidement que le reste du monde, et ne me témoignait point tenir compte de l'assistance qu'il recevait de moi en toute rencontre; et, soit qu'il fût épris deBrulette comme les autres, soit qu'il ne le fût que de lui-môme, sou- riait d'une étrange manière et prenait quasiment un air de mépris pour moi quand elle me donnait la plus petite mar- que d'amitié.

Un jour qu'il avait poussé la chose jusqu'à lever les épaules, je résolus d'en avoir explication avec lui, aussi doucement que possible, pour ne point fâcher ma cousine, mais assez franchement pour^ui faire sentir qu'étant souf- fert par moi auprès d'elle avec tant de patience, il devait m'y souffrir avec le même égard j mais, comme il y avait d'autres amoureux de Brulelte autour de nous, je remis mon dessein à la prjp.mière occasion je le trouverais seul, et, à cette fin, j'allai, au lendemain, le joindre en un champ il travaillait.

Je fus étonné de l'y trouver justement en compagnie de Br4iletle, qui était assise sur les racines d'un gros arhre, au revers du fossé il était censé couper de l'épine pour faire des bouchures. Mais il ne coupait rien du tout, et, pour tou travail, cbapusait quelque chose qu'il mit vitement dans sa poche dès qu'il me vit, fermant son couteau et s'accotant de causer, comme si j'eusse été son maître le prenant en faute, ou comme s'il élait on train de dire à ma cousine de choses bien secrètes je le venais déranger.

J'en fus si troublé et fâché que j'allais me retirer sans rien dire, quand Brulette m'arrêta, et, se remettant à filer, car elle aussi avait mis de côté son ouvrage en causant avec lui, me dit de m'asseoir auprès d'elle.

Il me parut que c'était une avance pour endormir mon dépit et je m'y refusai, disant que le temps n'engageait guère à s'arrêter dans les fossés. De vrai, il faisait, sinon froid, du moins très-humide; le dégel rendait les eaux troubles et les herbes fangeuses. Il y avait encore de la neige dans les sillons, et le vent était désagréable. Il fallait, à mon sens, que Brulette trouvât Joseph bien intéressant pour me-

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ner ses ouailles dehors ce jour-là, elle qui les faisait si sou- vent et si volontiers garder par sa voisine.

Joset, dit Druietle, voilà notre ami Tiennet qui boude, parce qu'il voit que nous avons un secret tous les deux. Ne veux-tu point que je lui en fasse part? Son conseil n'y gâ- terait rien, et il te dirait ce qu'il pense de ton idée.

Lui? dit Joseph, qui recommença à lever les épaules comme il avait fait la veille.

Est-K^e que le dos te démange quand tu me vois? lui dis-je un peu émalicé. Je te pourrais bien gralter d'une ma- nière qui t'en guérirait une bonne fois.

Il me regarda en dessous^ comme prêt à mordre; mais Brulette lui toucha doucement Tépaule du bout de sa que- nouille, et, rappelant ainsi à elle, lui parla dans Toreille :

Non, non, répondit-il, sans prendre lajpeine de me ca- cher sa réponse. Tiennet n'est bon à rien pour me conseil- ter; il n'y connaît pas plus que ta chèvre; et si tu lui dis la moindre chose, je ne to dirai plus rion. Là-dessus, il ra- massa sa tranche et sa serpe et s'en alla travailler plus loin.

Allons, dit Brulette en se levant pour rassembler ses ouailles, le voilà encore mécontent; mais va, Tiennet, ra n'est rien de sérieux, je connais sa fantaisie, il n'y a rien à y faire, et le mieux, c'est de ne pas le tourmenter. C'est un garçon qui a une petite folioté dans la tôle depuis qu'il est au monde. Il ne sait ni ne peut s'en expliquer, et le mieux est de le laisser tranquille ; car si on l'assassine de questions, il se prend à pleurer et on lui fait de la peine pour rien.

M'est avis pourtant, cousine, dis-je à Brulette, que tu sais bien le confesser.

J'ai eu tort, répondit-elle. Je pensais qu'il avait une plus grosso peine. Celle qu'il a te ferait rire si je pouvais te la raconter; mais puisqu'il ne veut la dire qu'à moi, n'y pen- sons plus.

Si c'est peu de chose, lui diâ-je encore, lu n'eri pren- dras peut-être plus tant de souci*

Tu trouves donc que j'en prends trop ? dit-elle. Est-ce que je ne dois pas ra à la femme qui l'a mis au monde

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et qui m'a élevée avec plus de soins et de caresses que son propre enfant?

Voilà une bonne raison, Brulette. Si c'est la Mari ton que tu aimes dans son fils, à la bonne heure; mais, alors, je souhaiterais d'avoir la Mariton pour ma mère : ça me vau- drait encore mieux que d'être ton cousin.

Laisse donc dire clés sottises comme ça à mes autres galants, répondit Brulette en rougissant un peu; car aucun

•compliment ne l'avait jamais fâchée, encore qu'elle se don- nât l'air d'en rire. ,

Et, comme nous sortions du champ, vis-à-vis de ma maison, elle y entra avec moi pour dire bonjour à ma sœur.

Mais ma sœur était sortie et, à cause de ses moutons qui étaient sur le chemin, Brulette ne la voulut pas attendre. Pour la retenir un peu, j'inventai de lui retirer ses sabots pour en ôter les galoches de neige et les embraiser; et, la tenant ainsi par les pattes, puisqu'elle fut obligée de s'ass^eoir en m'attendant, j'essayai de lui dire, mieux que je n'avais encore osé le faire, l'ennui que l'amour d'elle m'avait amassé sur le cœur .

Mais voyez le d jji'ble ! jamais je ne pus trouver le fin mot decediscours-là.J'aurais bien lâché le second et le troisième, mais le premier ne put sortir. J'en avais la sueur au front. La fillette aurait bien pu m'aider, si elle l'eût voulu, car elle connaissait l'adr de ma chanson; d'autres le lui avaient déjà seriné ; mais, avec elle, il fallait de la patience et du mena-- gement, et encore que je ne fusse point tout à fait nouveau dans les discours de galanterie, ce que j'en avais échangé avec d'autres moins difficiles que Brulette, à seules fins de m'enhardir, ne m'avait rien enseigné de bon à dire à une jeunesse de grand prix comme était ma cousine.

Tout ce que je sus faire fut de revenir sur la critique de son favori Joset. Elle en rit d'abord, et peu à peu, voyant que j'en voulais faire un blâme sérieux, elle prit un air plus sérieux encore. Laissons ce pauvre malheureux tranquille, dit-elle : il est assez à plaindre.

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28 LES MAITRES SONNEURS

Mais en quoi, et pourtïuoi? Est-il poitrinaire ou enragé, que tu crains qu'on y touche?

Il est pis que ça, répondit Brulette, il est égoïste. Égoïste était un mot de monsieur le curé, que Brulette

avait retenu et qui n'était point usité chez nous de mon temps. Comme Brulette avait une grande mémoire, elle di- sait comme cela quelquefois des paroles que j'aurais pu re- tenir aussi, mais que je ne retenais point, et partant, n'en- tendais point.

J'eus la mauvaise honte de ne pas oser lui en demander l'explication et d'avoir l'air de m'en payer. Je m'imaginai d'ailleurs que c'était une maladie mortelle que Joseph avait, et qu'une si grande disgrâce condamnait toutes mes injus- tices. Je demandai pardon à Brulette de l'avoir tourmentée, igoutant :

Si j'avais su plus tôt ce que tu me dis, je n'aurais eu ni fiel ni rancune contre ce pauvre garçon.

Comment ne t'en es-tu jamais aperçu? reprit-elle. Ne voisrtu pas comme il se laisse prévenir et obliger, sans avoir jamais l'idée d'en faire un uemercîment; comme le moindre oubli l'offense, comme la moindre plaisanterie le choque, comme il boude et souffre à toute chose qui ne serait point remarquée d'un autre , et comme il faut ^ujours mettre du sien dans l'amitié qu'on a pour lui, sans qu'il comprenne que ce n'est point son dû, mais le rendu qu'on fait à Dieu, pour l'amour du prochain?

C'est donc l'efifet de sa maladie? dis-je, un peu intrigué d es explications de Brulette.

N'est-ce point la pire qu'on puisse avoir dans le cœur? répondit-elle.

—Et sa mère sait-elle qu'il a comme ça dans le cœur une maladie sans remède ?

Elle s'en doute bien, mais \^ comprends que je ne lui en parle point , de crainte de l'affliger.

Et n'a-t-on point tenté quelque chose pour sa gué- rison?

J'y ai fait et j'y ferai encore mon possible, répondit- elle, continuant un propos l'on ne s'entendait pas du.

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LES MAITRES SONNEURS ^

tout ; mais je crois que mes ménagements augmentent! on mai.

■— Il est bien vrai, ajoutai-je, après avoir réfléchi, que ce garçon a toujours eu, dans son air, quelque chose de sin- gulier. Ma grand'mère, qui est morte, et tu sais qu'elle se piquait de connaissances sur l'avenir, disait qu'il avait le malheur écrit sur la ûgure, et qu'il était condamné à vivre dans les peines, ou à mourir dans la fleur de ses ans, à, cause d'une ligne qu'il avait dans le front; et, depuis ce temps-là, je te confesse que quand Joset se chagrine, je crois voir cette ligne de disgrâce, encore que je ne sache point ma grand'mère la voyait. Alors, j'ai comme peur de lui, ou plutôt de son destin, et je me sens porté à lui épar- gner tout reproche et tout malaise, comme à quelqu'un qui n'a pas longtemps à'jouir de la vie.

Bah ! répondit Brulette en riant , voilà les rêveries de ma grand'tante ; je me les rappelle bien. Ne t'a-t-elle point dit aussi que les yeux clairs, comme sont ceux de Joseph , voient les esprits et toutes choses cachées ? Mais moi, je n'en crois rien , nofi plus qu'au danger de mort pour lui. On vit longtemps avec l'esprit fait comme il l'a ; on se soulage en tourmentant les autres, et on peut bien les enterrer tous, en les menaçant à toute heure de se laisser mourir.

Je n'y comprenais plus rien, et j'allais questionner encore, quand Brulette me redemanda ses chaussures elle fourra lestement ses pieds, bien que les sabots fussent si petits que je n'avais pas pu y fourrer ma main. Alors, rappelant son chien et retroussant sa jupe , elle me laissa tout sou- cieux et tout ébahi de ce qu'elle m'avait conté, et aussi peu avancé avec elle que le premier jour.

Le dimanclie ensuivant, comme elle partait pour la messe de Saint-Chartier, elle allait plus volontiers qu'à celle de notre paroisse, à cause que l'on dansait sur la place entre la messe et lés vêpres, je lui demandai de l'accompagner. . Non , me dit-elle, j y vas avec mon grand-père, et il n'aime pas à me voir suivie sur les chemins par un tas de galants.

Je ne suis point un tas de galants, lui dis-je, je^

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ao LES MAITRES SONNEURS

suis ton cousin, et jamais mon oncle ne m*a ôté de son

chemin.

—Eh bien, reprit-elle, ôte-toi du mien, pour aujourd'hui seulement ; mon père et moi nous voulons causer avec Jo- set, qui est dans la maison et qui doit nous suivre à la. messe.

C'est donc qu'il vient vous demander en mariage, et que vous êtes bien aise de l'écouter?

Est-ce que tu es fou, Tiennet ? Après ce que je Tai dit de Joset?

Tu m'as dit qu'il avait une maladie qui le ferait vivre plus longtemps qu'un autre, et je ne vois pas en quoi ça pout me tranquilliser.

Te tranquilliser de quoi? 6t Brulette. étonnée. Quelle maladie? as-tu égaré tes esprits? Allons, je crois que tous les hommes sont fous I

Et, prenant le bras.de son grand-père qui venait à e41e avec Joseph, elle partit légère comme un duvet et gaie comme une fauvette, tandis que mon brave homme d'on- cle, qui ne voyait rien au-dessus d'elle, souriait aux passant» et avait l'air de leur dire : « Ce n'est pas vous qui avez une fille pareille à montrer I »

Je les suivis de loin pour voir si Joseph se familiariserait avec elle en chemin, s'il lui prendrait le bras, si le vieux les laisserait aller ensemble. Il n'en fut rien. Joseph marcha tout le temps à la gauche de mon oncle, tandis que Brulette marchait à droite, et ils avaient l'air de causer sérieuse- ment.

A la sortie de la messe, je demandai à Brulette de danser avec moi. Oh I tu t'y prends bien tard, me dit-elle, j'ai promis au moins quinze bourrées, et il faudra que tu re- viennes vers l'heure de vêpres.

Ce n'était pas Joseph qui, dans cette affaire-là, pouvait me donner du dépit, c^r il ne dansait jamais, et, pour m'ô- tor cehii de voir Brulette entourée de ses autres amoureux, je suivis Joseph à l'auberge du Bœuf eourannéy il allait voir sa mère et je voulais tuer le temps avec quelque» amis.

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LES MAITRES SONNEURS 31

J'étais un peu fréquenlier du cabaret, comme je vous ai dit : non à cause de la bouteille, qui ne m'a jamais mis hors de sens, mais pour l'amour de la compagnie, de la causette et de la chanson. J'y trouvai plusieurs garçons et filles de connaissance avec lesquels je m'attablai, tandis que Joseph s*assit dans un coin, ne buvant goutte, ne disant mot, et se tenant pour contenter sa mère, qui, tout en allant et ve- nant,-était bien aise de le voir et-de lui dire uïi mot par-ci, par-là. Je ne sais point si Joseph eût pensé à l'aider dans la peine qu'elle- avait à servir tant de monde ; mais Benoît n'eût point souffert qu^un garçon si distrait tournât et virât dans ses éciielles et dans ses bouteilles.

Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de défunt Be- noît. C'était un gros homme de haute mine, un peu rude en paroles, maïs bon vivant et beau diseur dans l'occasion. Il était assez juste pour faire de la Mariton l'estimé qu'ail de- vait, car c'était, à vrai dire^ la reine des servantes, et jamais sa maison n'avait été mieux achalandée que depuis qu'elle y régnait.

La chose que le pèreBrulet avait annoncée à cetje femme n'était cependant point arrivée. Le danger de son état l'avait guérie de la coquetterie, et elle faisait respecter sa personne aussi bien que la propriété de son bourgeois. Pour le vrai, c'était, avant tout, pour son fils qu'elle avait rangé son idée à un travail çt à une prudence plus sévères que son naturel ne s'y portait de lui-même. C'était une si bonne mère en cela, qu'au lieu de perdre de l'estime, elle s'en était attirée ilavantage depuis qu'elle était servante de cabaret ; et c'est une chose qui ne se voit point souvent dans nos campa- gnes, ni ailleurs, que j'aie ouï dire.

En voyant Joseph plus blême et plus soucieux encore que d'habitude, je ne sais comment ce que ma grand'mère m'a- vait dit de lui, joint à la maladie, singulière dans mon idée, que lui imputait Brulette, me frappa l'esprit et me toucha le cœur. Sans doute il me gardait rancune de quelque parole «lure qui m'était échappée. Je souhaitai la lui faire oublier, cl, le forçant avenir s'asseoir à notre tablée, je m'imaginai de le griser un peu par surprise, pensant, comme tous ceux

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LES MAITRES SONNEURS

de mon âge, qu'une petite fumée de vin blanc dans les es

prits est souveraine pour dissiper la tristesse.

Joseph, qui était peu attentionné aux actions d'autour do lui, laissa remplir son verre et pousser son coude si souvent, que tout autre en aurait senti l'effet. Pour ceux qui l'inci taientà boire, et qui payèrent d'exemple sans réflexion, il y en eut bien vite trop; et, pour moi, qui voulais garder mes jambes pour la danse, je m'arrêtai d'abord que je sen- tis qu'il y en avait assez. Joseph tomba dans une .grande contemplation, appuya ses deux coudes sur la table et ne ^ parut pas plus lourd ni plus léger qu auparavant. On ne faisait plus attention à lui ; chacun riait ou jacas- sait pour son compte, et l'on se mit à chanter, comme on chante quand on a bu, ch&cun dans son ton et dans sa me- sure, une tablée disant son refrain à côté d'une autre ta- blée qui dit le sien, et tout ça ensemble, faisant un sabbat de fous à casser la tête, le tout pour se porter à rire et à crier d'autant plus qu'on ne s'entend pas.

Joseph resta sans broncher, nous regardant, d'un air étonné, un bon bout de temps. Puis il se leva et partit sans rien dire.

Je pensai qu'il é^ait peut-être malade, et je le suivis. Mais il marchait droit et vite, comme un homme que le vin n'a point entamé, et il s'en alla si loin, si loin, en remon- tant la côte au-dessus de la ville de Saint-Chartier, que je le perdis de vue et revins sur mes pas afin de ne point man- quer ma bourrée avec Brulette.

Elle dansait si joliment, ma Brulette , que toutun chacun la mangeait des yeux. Elle était folle de la danse, de la toi- lette et des compliments ; mais elle n'encourageait personne à lui conter du sérieux, et quand les vêpres furent sonnées, ' elle s'en alla, sage et fière, à l'église, elle priait bien un peu, mais elle n'oubliait guère que tous les regards étaient braqués sur elle.

Moi, je songeai que je n'avais point payé ma dépense au Bœuf couronné y et j'y retournai pour compter avec la Ma- riton, laquelle en prit occasion de me demander par son garçon avait passé.

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LES MAITRES SONNEURS 33

Vous Tavez fait boire, dit-elle, et ce n'est point sa coutume. Vous devriez bien au moins ne pas le laisser cou- rir seul. Un malheur vient si vite I

Troisi^nie veillce.

Je remontai la côte et pris le chemin que j'avais vu prendre à Joseph. Je m'enquis de lui le long de la route et n'en eus point nouvelles, sinon qu'on l'avait bien vu passer, mai§ non revenir. Ça me mena jusqu'au droit de la forêt, oîi j'allai questionner le forestier, dont la maison, qui est une pièce fort ancienne, surmonte un grand mor- ceau de brande couché en pente. C'est un endroit bien triste, malgré qu'on y voie de loin, et il ne pousse, à la lisière des taillis de chêne, que de la fougère et des ajoncs.

Le garde forestier était, dans ce temps-là, Jarvois, mon parrain, natif de Verneuil. Sitôt qu'il me vit, comme je n'allais pas souvent me promener si loin, il me fit tant de fête et d'amitié qu'il n'y eût pas moyen de s'en aller.

Ton camarade Joseph est venu céans, il y a tantôt une heure, me dit-il, pour nous demander si les charbonniers étaient dans la forêt ; sans doute que son maître lui aura commandé de s'en enquérir. Il n'était ni dérangé en paroles, ni mal porté sur ses jambes, et il a monté jusqu'au gros chêne. Tu n'as donc point à t'en inquiéter, et puisque te voilà, il faut boire une bouteille avec moi et attendre que ma femme revienne de quérir ses vaches, car elle serait fâchée si tu partais sans l'avoir vue.

N'ayant plus sujet de me tourmenter, je restai chez mon parrain jusque vers le coucher du soleil. C'était environ la mi-février, et, voyant venir la nuit, je fis mes adieux et pris le chemin d'en sus, afin de gagner Verneuil et de m'en retourner tout droit chez nous par la roule aux Anglais, sans repasser par Saint- Chartier je n'avais plus que faire.

Mon parrain m'expliqua un peu mon chemin, car je n'avais traversé la forêt qu'une ou deux fois ep ma vie. Vous

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LES MAITRES SONNEURS

savez que, dans le pays d'ici, nous ne courons guère au loin, surtout ceux de nous qui se donnent au travail de la terre, et qui vivent autour des habitations comme des pous- sins alentour de la mue.

Aussi, malgré que Ton m'avait bien averti, je donnai trop sur ma gauche, et, au lieu de rencontrer la grande allée de chênes, je me trouvai dans les bouleaux, à une bonne demi-lieue du point que j'aurais gagner.

La nuit était tout à fait tombée et je n'y voyais plus goutte, car, en ce temps, la forêt de Saint-Chartier était encore une belle forêt, rapport non à son étendue, qui n'a jamais été de conséquence, mais à l'âge des arbres, qui -ne laissaient guère passer la clarté entre le ciel et la terre.

Ce qu'elle y gagnait en verdeur et fierté, elle vous le fai- sait payer du reste. Ce n'était que ronces et frétais, che- mins défoncés et ravines d'une bourbe noire et légère, ou Ton ne tirait pas trop la semelle, mais l'on s'enfonçait jus- qu'aux genoux quand on s'écartait un peu du tracé. Si bien qujB, perdu sous la futaie, déchiré et embourbé dans leséclaircies, je commençais à maugréer contre la mau- vaise heure et le mauvais endroit.

Après avoir pataugé assez longtemps pour en avoir chaud, malgré que la soirée fût bien fraîche, je me trouvai dans des fougères sèches, si hautes, que j'en avais jusqu'au menton, et en levant les yeux devant moi, je vis, dans le gris de la nuit, comme une grosse masse noire au milieu do la lande.

Je connus que ce devait être le chêne, et que j'étais arrivé au fin bout de la forêt. Je n'avais jamais vu Parbre, mais j'en avais ouï parler, pour ce qu'il était renommé un des plus anciens du pays, et, par le dire des autres, je savais comment il était fait. Vous n'êtes point sans l'avoir vu. C'est un chêne bourru, étêté de jeunesse par quelque accident, et qui a poussé en épaisseur ; son feuillage, tout desséché par l'hiver, tenait encore dru, et il paraissait monter dans lé'ciel comme une roche. J'allais tirer tie ce côté- là, pensant que j'y trouverais la

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sente qui coupait le bois eu droite ligue, lorsque j'entendis le son d'une musique, qui était approchant celui d'une cor- nemuse, mais qui menait si grand bruit, qu'on eût dit d'un tonnerre.

Ne me demandez point comment une chose qui aurait me rassurer en me marquant le voisinage d'une personne humaine, m'épeura comme un petit enfant. Il faut bien vous dire que, malgré mes dix-neuf ans et une bonne paire de poings que j'avais alors, du moment que je m'étais vu égaré dans le bois, je m'étais senti mal tranquille. Ce n'est pas pour quelques loups qui descendent, de temps en temps, des grands bois de Saint-Aoust danç cette forêt-là, que j'au- rais manqué de cœur, ni pour la rencontre de quelque chré- tien malintentionné. J'élais enfroidi de cette sorte de crainte qu'on ne peut pas s'expliquer à soi-même, parc« qu'on ne -sait pas trop en est la cause. La nuit, la brume d'hiver, un tas de bruits qu'on entend dans les bois et qui sont autres que ceux de la plaine, un las folles histoires qu'on a en- tendu raconter, et qui vous reviennent dans la tête, enfin, l'idée qu'on est esseulé loin de son endroit; il y a de quoi vous troubler l'esprit quand on est jeune, voiré quand on ne l'est plus.

Moquez-vous de moi si vous voulez. Cette musique, dans un lieu si peu fréquenté, me parut endiablée. Elle chantait trop fort pour être naturelle, et surtout elle chantait un air si triste et si singulier, que ça ne ressemblait à aucun air connu sur la terre chrétienne. Je doublai le pas, mais je m'arrêtai, étonné d'un autre bruit. Tandis que la musique braillait d'un côté, une clochette sonnait de l'autre, et ces deux résonnances venaient sur moi, comme pour m'empê- cher d'avancer ou de reculer.

Jeme jetai de côté en me baissant dans les fougères ; mais, au mouvement qui s'ensuivit, quelque chose fit feu des qua- tre pieds tout auprès de moi, et je vis un grand animal noir, que je ne pus envisager, bondir, prendre sa course et dis- paraître.

Tout aussitôt, de tous les points de la fougeraie, sautèrent, coururent, trépignèrent une quantité d'animaux pareils, qui

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me parurent gagner tous vers la clochette et vers la musi- que, lesquelles s'entendaient alors comme proclies Tune de Tautre. Il y avait peut-être bien deux cents de ces bêtes, mais j'en vis au moins trente raille, car la peur me galo- pait rude, et je commençais à avoir des étincelles et des ta- ches blanches dans la vue, comme la frayeur en donne à ceux qui ne s'en défendent point.

Je ne sais par quelles jambes je fus porté auprès du chêne; je ne sentais plus les miennes. Je me trouvai là, tout étonné d'avoir fait ce bout de chemin comme un tourbillon de vent, et, quand je repris mon souffle, je n*entendis plus rien , au loin ni auprès ; je ne vis plus rien, ni sous l'arbre, ni sur la fougeraie ; et je ne fus pas bien sûr de n'avoir point rêvé un sabbat He musique folle et de mauvaises bêles.

Je commençais à me ravoir et à regarder eu quel lieu j'é- tais. La branchure du chêne couvre une grande place her- bue, et il y faisait si noir que je ne voyais point mes pieds; si bien que je me heurtai contre une grosse racine et tom- bai les mains en avant, sur le corps d'un homme qui était allongé comme mort ou endormi. Jq ne sais point ce que la peur me fit dire ou crier, mais ma voix fut reconnue, et tout aussit(^t celle de Joset me répondit : C'est donc toi, Tiennet? Et qu'est-ce que tu viens faire ici à pareille heure?

Et toi-même, qu'y fais-tu, mon vieux? lui dis-je, bien content et bien consolé de le troHverlà. Je t'ai cherché tout le tantôt ; ta mère a été en peine de toi, et je te croyais retourné vers elle depuis longtemps.

J'avais affaire par ici, répondit-il, et, avant de m'en aller, je me reposais là, voilà tout.

Tu n'as donc pas peur de te trouver comme ça, de nuit, dans un endroit si laid et si triste?

Peur de quoi, et pourquoi, Tiennet? je ne t'entends point!

J'eus honte de lui confesser combien j'avais été sot. Ce- pendant, je me risquai à lui demander s'il n'avait pas vu du monde et des bêtes dans la clairière.

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Oui, oui, répondit-il ; j'ai vu beaucoup de bêtes, et du monde aussi, mais tout ça n'est pas bien méchant, et nous pouvons nous en aller tous deux sans que mal nous on arrive.

Je m'imaginai, à sa voix, qu'il se gaussait un peu de ma frayeur, et je quittai le chêne avec lui; mais quand nous fûmes hors de son ombrage, il me sembla que Joset n'avait ni sa taille ni sa figure des autres fois. Il me paraissait {)lus grand, portant plus haut la tête, marchant d'un pas plus vif, et parlant avec plus de hardiesse. Ça ne me rassura point, car toutes sortes de folies me traversèrent la remom- brance. Ce n'était point seulement par ma grand'mère que je m'étais laissé conter que les gens qui ont la figure blan- che, l'œil vert, l'humeur triste et la parole difficile à com- prendre, sont portés à s'accointer avec les mauvais esprits, et, en tout pays, les vieux arbres sont mal famés pour la hantise des sorciers et dfis autres»

Je n'osai respirer tant que nous fûmes dans la fougeraie, je m'attendais toujours à voir repasser ce qui m'était apparu en songe de Tâme ou en vérité des sens. Tout resta tran- quille, et il n'y eut d'autre bruit que celui des branches sè- ches qui se cassaient à notre passage, ou d'un restant de glace qui craquait sous nos pieds.

Joseph, marchant le premier, ne prit point la grande allée, mais coupa à travers le fourré. On eût dit d'un lièvre au fait de tous les recoins, et il me mena si vite au gué de l'Jgne- raie, sans traverser le bourg des potiers, que je me^^rus ar- rivé par enchantement. Là, il me quitta sans avoir desserré les dents , sinon pour me dire qu'il voulait se faire voir à sa mère, puisqu'elle était en peine de lui, et il reprit le chemin de Saint-Chartier, tandis que je tranchais droit sur ma de- meurance par les grands communaux.

Je ne me sentis pas plutôt dans le pays que je connais- sais, que mon angoisse me quitta et que j'eus grande honte de ne pas l'avoir surmontée. Sans doute, Joseph m'aurait parlé des choses que je désirais savoir, si je l'eusse ques- tionné; car, pour la première fois, il avait quitté son air en- dormi, et je lui avais surpris, pour un moment, comme un

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rire dans la voix et comme une intention d'assistance dans

la conduite.

Pourtant, après que j'eus dormi sur l'aventure, mes sens étant bien calmés, je m'assurai de n'avoir point rêvé ce qui s'était passé dans la fougeraie, et je trouvais, dans la quié* tise de Joseph, quelque chose de louche. Les bêtes que j'a- rais vues là, en si grosse quantité^ n'étaient point d'une présence ordinaire. Dans nos pays on n'a, par troupeaux, que des ouailles, et ma vision était d'animaux d'une autre eouleur et d'une autre mesure. Ce n'était ni chevaux, ni bœufs^ ni moutons^ ni chèvres; et on ne souffrait, d'ail- leurs, aucun bétail paître dans la forêt.

A l'heure je vous parle, je trouve que j'étais bien sot. Pourtant, il y a bien de l'inconnu dans les affaires de ce monde Thomme met le nez; à meilleure enseigne, dans celles dont le bon Dieu s'est réservé le secret.

Tant il y a que je n'osai point questionner Joseph, car si Ton peut être curieux des bonnes idées, on ne doit point l'être des mauvaises, et mêmement, on répugne toujours à se fourrer dans les affaires l'on peut trouver plus qu'on le cherche.

^hu^rième veiltée*

Une chose me donna encore plus à penser par la suite des joujs. C'est que l'on s'aperçut à l'Aulnières que Joset découchait de temps en temps.

On l'en plaisantait, s'imaginant qu'il avait une amourette : maison eût beau le suivre et l'observer, jamais on ne le vit s'approcher d'un lieu habité, ni rencontrer une personne vivante. Il s'en allait à travers champs et gagnait le large, si vite et si malignement, qu*il n'y avait aucun moyen de surprendre son secret. Il revenait au petit jour et se trouvait à son ouvrage comme les autres, et , au lieu de paraître las, il paraissait plus léger et plus content qu'à son habi- tude.

Cela fut observé par trois fois dans le courant de l'hiver»

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LES MAITRES SONNEURS 39

qui eut pourtant grande rigueur et longue durée cette an<- née-là. Il n'y eût neige ou bise capable d'empêcher Joset de courir de nuit, quand Theure était venue pour sa fantaisie. On s'imagina aussi qu'il était de ceux qui marchent ou tra- vaillent dans le sommeil ; mais, de tout cela, il n'était rien, comme vous verrez.

Bïêmement, la nuit de Noël, commo Vérot le sabotier s'en allait faire réveillon chez ses parents à l'Ourouer, il vit sous forme Râteau, non pas le géant qu'on dit s'y promener sou- .vent avec son râteau sur l'épaule, mais un grand homme noir qui n'avait pas bonne mine et qui marmottait tout bas quelque chose avec un autre homme moins grand et d'une figure un peu plus chrétienne. Véret n'eut pas absolument peur et passa assez près d'eux pour pouvoir écouter ce qu'ils se disaient. Mais dès que les deux autres l'eurent vu, ils se séparèrent; l'homme noir dévalla on ne sait où, et son ca- marade, s'approchant de Véret , lui dit d'une voix qui lui parut tout étranglée :

vas-tu donc comme ra, Denis Véret?

Le sabotier commença de s étonner, et, sachant qu'on ne doit point répondre aux choses de la nuit, surtout à côté des mauvais arbres, il passa son chemin en détournant la tête; mais il fut suivi de celui qu'il jugeait être un esprit, et qui marchait derrière lui, mettant son pas dans le sien.

Quand ils furent en haut de la plaine, le poursuivant tourna à main gauche, disant :

Bonsoir, Denis Véret 1

Et ce ne fut que que Véret reconnut Joseph- et se mo- qua de lui-même, mais toutefois sans pouvoir s'imaginer pour quel motif et en quelle société il s'était trouvé à l'orme, entre une et deux heures du matin.

Quand cette dernière chose vint à ma connaissance, j'en eus du regret et me (Is reproche de n'avoir point détourné Joseph du mauvais chemin qu'il paraissait vouloir prendre. Mais j'avais laissé passer tant de temps là-dessus, que je n'osai y revenir. J'en parlai à Brulette, qui ne fit que s'en moquer, d'où je commençai à croire qu'ils avaient une amour cachée et que j'avais été pris pour dupe, ainsi que les

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40 LES MAITRES SONNEURS

gens qui voulaient y voir de la magie et n'y voyaient que du feu.

J*en fus plus affligé que courroucé; Joseph si toqué et si mou à Touvrage, rae paraissait pour Bruletttî une triste com- pagnie et un pauvre soutien. Je pouvais bien lui dire que, sans parler de moi, elle aurait pu faire un meilleur tri ; mais je ne m'en sentais point le courage, craignant de la fôcher et de perdre son amitié, qui me paraissait encore douce, même sans le restant de ses bonnes grâces.

Un soir, revenant à mon logis, je trouvai Joseph assis au bord de la fontaine qu'on appelle la font de Fond. Ma mai- son, connue alors sous le nom de la croix de Par-Dieu, parce qu'elle se trouvait bâtie auprès d'un carroir de che- mins dont on a retranché depuis la moitié, donnait sur cette grande pelouse fine que vous avez vue vendre et dépecer, comme bien communal et terre vague, il n'y a pas long- temps. C'est grand dommage pour le petit monde qui y nourrissait ses bêtes et qui n'a pu y rien acheter. C'était chemin et pâturage bien large, bien vert, et arrosé, à l'a- venture, des belles eaux de la source, qui n'étaient point Réglées et s'en allaient de ci et de sur un herbage court, tondu à toute heure par les troupeaux et réjouissant à voir par son étendue.

Je me contentais de dire bonsoir à Joseph, quand il se leva et se mit à marcher à mon côté, cherchant à avoir con- versation avec moi, et paraissant si agité que j'en fus in- quiet. —Qu'est-ce que tu as donc? lui dis-je enfin, voyant qu'il parlait tout de travers et se tourmentait le corps de soupirs et de contorsions comme s'il eût passé dans une fourmilière.

Tu me demandes ça? dit-il avec impatience. Ça ne te fait donc rien? Tu es donc sourd?

Qui? quoi? qu'est-ce que c'est? m'écriai-je, pensant qu'il avait quelque vision, et ne me souciant pas d*en avoir ma part.

Puis j'écoulai, et saisis tout au loin le son d'une musette qui me parut n'avoir rien que de naturel.

Eh bien, lui dis-je, c'est quelque cornemuseux qui re-

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LES MAITRES SONNEURS 41

vient d'une noce du côté de la Berthenoux? En quoi est-ce queça tegône?

Joseph répondit d*un air assuré : C'est la musette à Carnat, mais ce n*est point lui qui en joue... C'est quelqu'un qui est encore plus maladroit que lui!

Maladroit? Tu trouves Carnat maladroit sur mu- sette?

Maladroit de ses mains, non pas î^mais maladroit de son idée, Tiennel ! Oh, le pauvre homme ! Il n'est pas digne d'avoir le moyen d'une musette ! Et celui qui s'en essaye, à cette heure, mériterait que le bon Dieu lui retire son vent de la poitrine.

Voilà des choses bien étranges que tu me dis, et je ne sais point tu les prends. Comment peux-tu connaître que cette musette-là est celle à Carnat ? Il me semble, à moi, que musette pour musette, ça braille toujours de la même mode. J'entends biea que celle qui sonne là- bas n'est pas soufflée comme il faut , et que l'air, est estropié un si peu; mais ça ne me gêne point, car je n'en saurais pas faire autant. Est-ce que tu^rois que tu ferais mieux?

Je ne sais pas I mais, pour sûr, il y en a qui font mieux que ce cornemuseux-là , et mieux que Carnat, sou maître. Il y en a qui sont dans la vérité de la chose.

les as-tu trouvés ? sont-ils, ces gens dont tu parles?

Je ne sais pas ; mais il y a quelque part une vérité, c'est le tout de la rencontrer, puisqu'on n'a pas le temps et le moyen de la chercher.

C'est donc, Joset , que tu aurais ion idée tournée à la rausiquerie? Voilà qui m'étonnerait bien. Je t'ai toujours connu muet comme une tanche , ne retenant et ne rumi- nant aucune chanson ; car, quand tu t'essayais sur le cha- lumeau de paille , comme font beaucoup de pâtours, tu changeais tous les airs que tu avais entendus, de telle ma- nière qu'on ne les reconnaissait plus. De ce côté-lè, on te jugeait encore plus innocent que tous les enfants innocents qui s'imaginent de cornemuser sur les pipeaux; or, si tu dis que Carnat ne te contente pas, lui qui fait danser si bien en

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42 LES MAITRES SONNEURS

mesure et qui mène ses doigts si subtilement, tu me donnes

encore plus à penser que tu n'as pas Toreille bonne.

Oui, oui, répondit Joseph, lu as raison de me repren- dre, car je dis des sottises, et je parle de ce que je ne sais pas. Or donc, bonne nuit, Tiennet; oublie ce que je t'ai dit, car ra n'est pas ce que j'aurais voulu dire ; mais j'y pen- serai , pour tâcher de te le dire mieux une autre fois.

Et il s'en alla vitement, comme regrettant d'avoir parlé ; mais Brulette, qui sî)rtait de chez nous avec ma sœur, l'ar- rêta , le ramena vers moi, et nous dit : Il est temps que ces histoires-là finissent. Voilà ma cousine qui s'en est tant laissé dire, qu'elle tient Joset pour un loup-garou, et il faut s'expliquer, à la fin I .

Qu'il soit donc fait selon ton vouloir, répondit Joseph, car je suis fatigué de passer pour sorcier, et j'aime encore mieux passer pour imbécile.

Non, lu n'es ni imbécile ni fou, reprit Brulette, mais tu es bien obstiné, mon pauvre Joset! Sache donc, Tiennet, que ce gars-là n'a rien de mauvais dans la tête, sinon une fantaisie de musique qui n'est pas si déraisonnable que dan- gereuse.

Alors, répondis-je, je comprends ce qu'il me disait tout à l'heure; mais diable a-t-il pris pareille idée?

Un petit moment! reprit Brulette; ne le fâchons pas injustement; ne te dépêche pas de dire qu'il est incapable de musiquer; car tu penses peut-être, comme sa mère et comme mon grand-père, qu'il a l'esprit bouché à cela, comme autrefois au catéchisme. Moi, je dirai que c'est toi, et mon grand-père, qt la bonne Mariton qui n'y connaissez rien. Joseph ne peut chanter, non qu'il soit court d'haleine, mais parce qu'il ne fait point de son gosier ce qu'il veut; et comme il ne se contente point lui-même, il aime mieux ne jamais faire usage de sa voix, qui. lui est rétive. Alors, bien naturellement, il souhaite de musiquer sur un instru- ment qui ait une voix en place de la sienne , et qui chante tout ce qui vient dans son idée. C'est pour avoir toujours manqué de cette voix d'emprunt, que notre gars a toujours été triste, ou songeur, ou comme ravi en lui-même.

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LES MAITRTIS SONNEURS 43

C'est tout justement comme elle te le diti m'obsorve Joseph j qui paraissait soulagé d'entendre cette belle jeu- nesse le débarrasser de ses pensées en les rendant com- préhensibles pour moi. Mais ce qu'elle ne te dit point, c'est qu'elle a une voix en ma place, et une voix si douce , si claire, et qui dit si justement les choses entendues, que je prenais déjà , étant petit enfant , mon plus grand plaisir à récouler.

Mais, poursuivit Brulette, nous avions bien quelquefois maille à partir ensemble à ce sujet-là. J'aimais à imiter toutes les petites filles de campagne, qui ont pour coutume, en gardant leurs bêtes, de crier leurs chansons à pleine tête, pour se faire entendre au loin; et comme en criant comme ça, j'outrepassais ma force, je gâtais tout, et je faisais mal aux oreilles de Joset. Et puis , quand je me suis rangée à chanter raisonnablement, il s'est trouvé que j'avais si bonne mémoire pour retenir toutes choses chantables , celles qui contentent notre gars comme celles qui Tencolèrent , que plus d'une fois je l'ai vu me brûler compagnie tout d'un coup et s'en aller sans rien me dire, encore qu'il m'eût priée de chanter. Pour ce qui est de ça, il n'est pas toujours bien honnête ni gracieux ; mais comme c'est lui, j'en ris au lieu de m'en fâcher. Je sais bien qu'il y reviendra, car il n'a pas la souvenance certaine , et quand il a entendu quelque chansonnette qu'il ne juge point trop laide, il ac- court me la demander, et il est bien sûr de la trouver dans ma tête.

J'observai à Brulette que Joseph n'ayant pas de souve- nance, ne me paraissait point pour cornemuser.

Oh dame 1 c'est qu'il faut encore retourner ton ju- gement de l'envers à l'endroit , répondit-elle. Vois-tu, mon pauvre Tiennet, ni toi ni moi ne connaissons la vérité de la cho8e\ comme dit ce gars-là. Mais, à force de vivre avec ses songeries, j'ai fini par comprendre ce qu'il ne sait pas ou l^'ose pas dire. La vérité de la chose, c'est que Joset prétend inventer lui-même sa musique., et qu'il Tinvente, de vrai, W a réussi à se faire une flûte d'un roseau , et il chante là- <iessus, je ne sais comment , car il n'a jamais voulu se

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H LES MAITRES SONNEURS

laisser ouïr de moi , ni de personne de chez nous. Quand il voul flûter, il s'en va le dimanche, et mômement la nuit, dans dt*s endroits non fréquentés il flûte à sa guise; et quand je lui demande de flûter pour moi, il me répond qu'il ne sait pas encore ce qu'il veut savoir, et qu'il m'en régalera quand ça en vaudra la peine. Voilée pourquoi , de- puis qu'il a inventé ce flûteriot, il s'absente tous les diman- ches, et quelquefois sur la semaine, pendant la nuit, quand sa musique le tient trop fort.

Tu vois, Tiennet, que toutes ces affaires-là sont bien in- nocentes ; mais c'est à présent qu'il faut nous expliquer tous les trois, mes amis ; car voilà Joset qui se met dans la vo- lonté d'employer son premier gage (ayant jusqu'à cette heure tout donné en garde à sa mère) à faire achat, d'une musette, et comme il dit qu'il est mince ouvrier, et que son cœur voudrait retirer la Mariton de ses fatigues, il préten- drait se faire cornemuseux de son état, parce que, de vrai, on y gagne gros.

L'idée serait bonne, dit ma sœur, qui nous écoutait, si, pour de vrai, Joseph avait le talent ; mais, avant d'ache- ter la musette, m'est avis qu'il faudrait s'assurer de la ma- nière de s'en servir.

Ça, c'est affaire de temps et de patience, dit Brulette ; mais n'est point l'empêchement. Est-ce que vous ne savez pas que voilà, depuis un tour de temps, le garçon à Garaat (^ui s'essaye aussi à cornemuser, à seules fins de garder au pays la place de son père?

Oui, oui, répondis-je, et je vois ce qui en résulte. Car- nat est vieux, et on aurait pu avoir sa succession ; mais son fils, qui la veut, la gardera, parce qu'il est riche et bien appuyé dans le pays; tandis que toi, Joset, tu n'as encore ni argent pour acheter ta musette, ni maître pour t'enseigner, ni amis de ta musique pour te soutenir.

G'estia vérité, répondit Joset tristement. Je n'ai encore que mon idée, mon roseau et elle !

Ce disant , il désignait Brulette, qui lui prit la main bien amiteusement en lui répondant: Joset, je crois bien à ce qui est dans la tête, mais je ne peux pas être assurée de

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ce qui en sortira. Vouloir et pouvoir sont deux ; songer et flûter diffèrent grandement. Je sais que tu as dans les oreilles, ou dans la cervelle, ou dans le cœur, une vraie musique du bon Dieu, parce que j'ai vu ça dans tes yeux quand j'étais petite, et que, plus d'une fois, me prenant sur tes genoux, tu me disais d*un air charmé : Écoute, ne fais pas de bruit, et lâche de te souvenir. Alors, moi, j'é- coutais bien fidèlement, et je n'entendais que le vent qui causait dans les feuillages, ou Teau qui grelottait au long des cailloux; mais toi, tu entendais autre chose, et tu en étais si assuré, que je Tétais par contre.

Eh bien! mon garçon, conserve dans ton secret ces jo- lies musiques qui sont bonnes et douces ; mais n'essaye point de faire le ménétrier, car il arrivera ceci ou cela : ou tu ne pourras jamais faire dire à ta musette ce que Teau et le vent te racontent dans l'oreille ; ou bien, si tu deviens rousiqueux fin, les autres petits musiqueux du pays te cher- cheront noise et t'empêcheront de pratiquer. Ils te voudront mal et te causeront des peines, comme ils ont coutume de faire, pour empêcher qu'on n'ait part à leurs profits et à leur renom. Ils y mettent de l'intérêt et de la gloriole aussi. Ils sont ici et aux alentours une douzaine, qui ne s'accor- dent guère entre eux, mais qui s'entendent et se soutien- nent pour ne point laisser jpousser de nouvelles graines sur leurs terres. Ta mère, qui* entend causer les cornemuseux le dimanche, car ils sont tous gens très-asséchés de soif et GS[)ulumiers de boire bien avant dans la nuit après les danses, est très-chagrinée de te voir penser à entrer dans une pa- reille corporation. Ils sont rudes et méchants, el toujours des premiers exposés dans les querelles et batteries. L'ha- bitu4.e d'être en fête et chômage les rend ivrognes et dé- pensiers. Enfin, c'est du monde qui ne te ressemble point, et tu te gâterais, selon elle. Selon moi, c'est du monde jaloux et porté à la vengeance, qui l'écraserait l'esprit et peut-être le corps. Par ainsi, Joset, je te prie de reculer au moins ton dessein et d'ajourner ton envie, et mêmement d'y renoncer tout à fait, si ça n'est pas trop demander à ton amitié pour moi, pour ta mère et pour Tiennet.

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Comme je soutenais les raisons deBruletto, qui me pa- raissaient bonnes, Joset fut bien désolé ; mais il reprit cou- rage et nous dit :

Mes amis, je vous suis obligé de vos conseils, qui sont dans l'intention de mes vrais intérêts, je le sais; mais je vous prie de me donner encore liberté d'esprit pour un bout de temps. Quand j'en serai venu je crois arriver, je vous prierai de m'entendre flûter ou cornemuser, s'il plaît à Dieu que je puisse acheter une musette. Alors, si vous jugez que ^ je suis bon à quelque chose, ma musique vaudra la peine que je m'en serve, et que je soutienne la guerre pour l'amour d'elle. Sinon, je continuerai à piocher la terre, et à me di- vertir le dimanche avec mon flûtage, sans en tirer profit ni faire ombrage à personne. Promettez-moi ça, et je patien- terai.

Nous lui en fîmes promesse pour le tranquilliser, car ii paraissait plus choqué de nos craintes que touché de notre intérêt. Je le regardais dans la nuit, qui était toute semée d'étoiles, et le voyais d'autant mieux que la belle eau de la fontaine était devant nous comme un miroir qui nous ren- voyait à la figure la blancheur du ciel. J'observai ses yeux, qui avaient la couleur de l'eau même et qui paraissaient toujours regarder des choses que les autres ne voyaient point.

Un mois environ après ce jour-là, Joseph me vint trouver à la maison. Le temps est arrivé, me dit-il avec un re- gard net et une parole sûre, je veux que les deux seules personnes en qui j'ai confiance connaissent mon flûter. Jo veux donc que Brulette vienne ici demain soir, parce que nous y serons tranquilles tous les trois. Je sais que tes pa- rents partent le matin pour aller en pèlerinage, rapport à la fièvre de ton frère cadet ; tu seras donc seul dans ta mai- son, qui est si bien éloignée dans la campagne que nous ne risquons pas d'être entendus. J'ai averti Brulette, elle est consentante à sortir du bourg à la nuit ; je l'attqndrai dans le petit chemin, et nous viendrons ici te trouver sans que personne s'en avise. Brulette compte sur toi pour ne jamais parler de ra, et son grand-pèro, qui vent tout ce qu'elle

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souhaite, y est consentant aussi, moyennant la parole, que j'ai donnée d'avance.

A l'heure dite, j'étais devant ma porte, ayant poussé tou- tes les huisseries pour que les passants (s'il en passait) me crussent couché ou absent, et j'attendais l'arrivée de Bru- lette et de Joseph. On était alors au printemps, et, comme il avait tonné dans le jour, le ciel était encore chargé de nuages très-épais. Il faisait de bons coups de veut lit de qui apportaient toutes les jolies senteurs du mois de mai. J'écoutais les rossignols qui se répondaient dans la campa- gne aussi loin que l'ouïe pouvait s étendre, et je me di- sais que Joseph aurait grand' peine à flûter aussi ûnement. Je regardais au loin toutes les petites clartés des maisons s'éteindre une à une dans le bourg; et environ dix mi- nutes après que la dernière fût soufflée, je vis arriver, tout droit devant lïioi, le jeune couple que j'attendais. lis avaient marché si doucement sur les herbes nouvelles , et si bien côtoyé les grands buissons du chemin, que je ne les avais vus ni entendus approcher. Je les fis entrer chez nous, j'avais allumé la lampe , et quand je les vis tous deux, elle toujours si coquettement coitfée et si quiètement fière, lui toujours si froid et si pensif, je me représentai mai deux amoureux enflammés de tendresse.

Pendant que je causais un peu avec Bruletle pour lui faire les honneurs de ma demeurance, qui était assez gen- tille et dont j'aurais souhaité qu'elle prît envie, Joseph, sans me rien dire, s'étais mis en devoir d'accommoder sa flûte. Il trouva que le temps humide l'avait enrhumée, et jeta une poignée de chènevottes dans Tâtre pour l'y ré- chauffer. Quand les chènevottes s'enflammèrent, elles en- voyèrent une grande clarlé à son visage penché vers le foyer, et je lui trouvai un air si étrange que j'en fis tout bas l'observation à Brulette.

Vous aurez beau penser lui dis-je, qu'il ne se cache le jour et ne court la nuit que pour flûter tout son soûl, je sais, moi, qu'il y a en lui et autour de lui quelque secret qa'il ne nous dit pas.

Bah I fit-elle en riant, parce que Véret le sabotmr

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s'imagine de l'avoir vu avec un grand homme noir k . l'orme Râteau ?

Possible qu'il ait rêvé ra, répondis-je; mais moi, je sais bien ce que j'ai vu et entendu à la forêt.

Qu'est-ce que tu as vu, Tiennet? dit tout d'un coup Joset, qui ne perdait rien de notre discours, encore que nous eussions parlé bien bas. Qu'est-ce que tu as entendu ? Tu as vu celui qui est mon ami, et que je ne peux te mon- trer : mais ce que tu as entendu, tu vas l'entendre encore, si la chose te plaît.

Là-dessus, il souffla dans sa flûte, l'œil tout en feu, et la figure comme embrasée par une fièvre.

Ce qu'il flûta, ne me le demandez point. Je ne sais si le diable y eût connu quelque chose; tant qu'à moi, je. n'y connus rien, sinon qu'il me parut bien que c'était le même air que j'avais ouï cornemuser dans la fougeraie. Mais j'avais eu si belle peur dans ce moment-là, que je ne m'é- tais point embarrassé d'écouter le tout; et, soit que la mu- sique en fût longue, soit que Joseph y mît du sien, il ne décota de flûterd'un gros quart d'heure, menant ses doigts bien finement, ne désoufflant mie, et tirant si grande son- nerie de son méchant roseau, que, dans des moments, on eût dit trois cornemuses jouant ensemble. Par d'autres fois, il faisait si doux qu'on entendait le grelet au dedans de la maison et le rossignol au dehors; et quand Joset faisait doux, je confesse que j'y prenais plaisir, bien que le tout ensemble fût si mal ressemblant à ce que nous avons cou- tume d'entendre que ça me représentait un sabbat de fous.

Ohl oh! que je lui dis quand il eut fini, voilà bien la musique enragée ! diantre prends-tu tout ça? à quoi que ça peut servir, et qu'est-ce que tu veux signifier par là?

Il ne me fit point réponse, et sembla même qu'il ne m'en- tendait point. Il regardait Brulette qui s'était appuyée con- tre une chaise et qui avait la figure tournée du côté du mur.

Comme elle ne disait mot, Joset fut pris d'une flambée de colère, soit contre elle, soit contre lui-même, et je le vis

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LES MAITRES SONNEURS 40

faire comme s'il voulait briser sa flûte entre ses mains ; mais, au moment même, la belle fille regarda de son côté, et je fus bien étonné de voir qu'elle avait des grosses larmes au long des joues.

Alors Joseph courut auprès d'elle, et, lui prenant vive- ment les mains : Explique-toi, ma mignonne, dit-il, et fais-moi connaître si c'est de compassion pour moi que tu pleures, ou si c'est de contentement?

Je ne sache point, répondit-elle, que le contentement d'une chose comme ça puisse faire pleurer. Ne me demande donc point si c'est que j'ai de l'aise ou du mal ; ce que je sais, c'est que je ne m'en puis empêcher, voilà tout.

Mais à quoi est-ce que tu as pensé, pendant ma flûte- rie?dit Joseph en la fixant beaucoup.

A tant de choses, que je ne saurais point t'en rendre compte, répliqua Brulelte.

Mais enfin, dis-en une, reprit-il sur un ton qui signi- fiait de l'impatience et du commandement.

Je n'ai pensé à rien , dit Bruletle; mais j'ai eu mille ressouvenances du temps passé. Il ne me semblait point te voir flûter, encore que je t'ouïsse bien clairement ; mais tu me paraissais comme dans l'âge nous demeurions en- semble, et je me sentais comme portée avec loi par un grand vent qui nous promenait tantôt sur les blés mûrs, tan- tôt sur des herbes folles, tantôt sur les eaux courantes ; et je voyais des prés, des bois, des fontaines, des pleins champs de fleurs et des pleins ciels d'oiseaux qui passaient dans les nuées. J'ai vu aussi, dans ma songerie, ta mère et mon grand-père assis devant le feu, et causant de choses que je n'entendais point, tandis que je te voyais à genoux dans un coin, disant la prière, et que je me sentais comme endor- mie dans mon petit lit. J'ai vu encore la terre couverte de neige, et des saulnées remplies d'alouettes, et puis des nuits remplies d'étoiles filantes, et nous les regardions, as- sis tous deux sur un tertre, pendant que nos bêtes faisaient le petit bruit de tondre l'herbe; enfin , j'ai vu tant de rêves que c'est déjà embrouillé dans ma tête ; et si ça m'a donné l'envie de pleurer, ce n'est point par chagrin, mais par une

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secousse de mes esprits que je ne veux point iîexpliquer du

tout.

C'est bien ! dit Joset. Ce que j'ai songé, ce que j'ai vu en Autant, tu Tas vu aussi! Merci, Brulettel Par loi, je sais que je ne suis point fou et qu'il y a une vérité dans ce qu'on entend comme dans ce qu'on voit. Oui, oui ! fit-il encore en se promenant dans la chambre h grandes enjambées et en élevant sa flûte au-Klossus de sa tête; ça parle, ce mé- chant bout de roseau; ça dit ce qu'on pense; ça montre comme avec les yeux ; ça raconte comme avec les mots ; ça aime comme avec le cœur ; ça vit, ça existe! Et à pré- sent, Joset le fou, Joset l'innocent, Joset l'él^ervigé, tu peux bien retomber dans ton imbécillité; tu es aussi fort, aussi savant, aussi heureux qu'un autre !

Disant cela, il ^'assit, sans plus faire attention à aucune chose autour de lui.

Cinquième veillée.

Nous le dévisagions, Brulette et moi, car il n'était plus le Joset que nous connaissions. Pour moi, il y avait quelque chose dans tout cela qui me rappelait les histoires qu'on fait chez nous sur les sonncurs-cornemuseux, lesquels passent pour savoir endormir les plus mauvaises bêtes, et mener, à nuitée, des bandes de loups par les chemins, comme d'autres mèneraient des ouailles aux champs. Joset n'était point dans une figure naturelle à ce moment-là, devant moi. De chélif et pâlot, il paraissait grandi et amendé, comme je l'avais vu dans la forêt. Il avait de la mine ; ses yeux étaient dans sa tête comme deux rayons d'étoile, et quelqu'un qui l'aurait jugé le plus beau garçon du monde ne se serait point trompé sur le moment.

11 me paraissait aussi que Brulette en était charmée et ensorcelée, puisqu'elle avait vu tant d'aftaires dans cette flûterie pii je n'avais vu que du feu, et j'eus beau vouloir lui représenter que Joset ne ferait jamais danser que le diable

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LES MAITRES SONNEURS 51

avec sa musique, elle ne m'écouta point, et le pria de ro- coramenaT-

Il s'y porta bien volontiers, et reprit sur un air qui res- semblait au premier, mais qui n*était pourtant pas le même; d'où je vis que ses idées ne dift'éraient pas les unes des au- tres pour le moment, et qu'il ne voulait en rien se ranger h la mode du pays. En voyant comme Brulette écoutait et pa- raissait goûter la chose, je fis un effort de ma tête pour la goûter aussi, et il me parut que je m'accoutumais si bien à cette nouvelle sorte de musique, que j'en étais mouvé aussi au dedans de moi ; car il se fit aussi en moi une son- gerie, et je crus voir Brulette dansant toute seule au clair d'une belle lune, sous des buissons de blanche épne fleu- rie, et secouant son tablier rose, comme prête à s'envoler. Mais voilà que, tout d'un coup, il se fit, non loin de là, comme une sonnerie de clochette, pareille à celle que j'avais ouïe sur la fougeraie , et la flûterie de Joset s'arrêta comme coupée net au beau mitant.

Je me réveillai alors de ma fantaisie, et m'assurai que la clochette n'était point un rêve; que Joseph s'était interrompu de flûler, qu'il se tenait debout, d'un air tout estomaqué, et que Brulette le regardait, non moins étonnée que moi.

Alors toute ma peur me revint. Joset, que je lui dis sur uh ton de reproche, il y en a plus que tu n'en confesses \ Ce n'est pas tout seul que tu as appris ce que tu sais, et voilà dehors un compagnon qui te répond malgré toi. Or rà, donne-lui congé vitement, car je ne serais pas content de ravoir en ma maison ; je t'y ai invité, et non point du tout lui, ni aucun de sa séquelle. Qu'il s'en aille, ou je vas lui chanter une antienne qui le fâchera bien.

Et disant cela, je pris à la cheminée un vieux fusil à mon père, que je savais chargé de trois balles bénites, car la grand'bête a toujours eu coutume de s'ébattre aux alen- tours de la font de Fond, et encore que je ne l'eusse jamais vue, j'étais toujours prêt à la recevoir,*sachant que mes pa- rents la redoutaient grandement, et eu avaient été maintes fois molestés.

Joset so prit à rire au lieu de me répondre, et appt^lant

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5*2 LES MAITRES SONNEURS

son chien, s'en alla ouvrir la porte. Mon chien, à moi, avait suivi mes parents au pèlerinage; si bien que je ne pouvais^ pas m'assurer si c'était du vrai monde ou du mauvais qui clochelait au dehors; car vous savez que les animaux et particulièrement les chiens ont grande connaissance là- dessus et jappent d'une façon qui le fait assavoir aux hu- mains.

Il est bien vrai que Parpluche, le chien à Joset, au lieu de s'enmalicer, avait couru le premier vers la porte, et qu'il sauta dehors bien gaiement quand il la vit ouverte ; mais cette bAte pouvait être charmée aussi, et, dans tout cela, je ne voyais rien de bon.

Joset sortit, et le vent, qui était redevenu fort, repoussa sitôt la porte entre lui et nous. Brulette, qui s'était levée aussi, fit mine de la rouvrir pour voir ce que c'était; mais je l'en empêchai vitement, lui remontrant qu'il y avait là- dessous quelque mauvais secret, si bien qu'elle commença aussi d'être épeurée et de regretter d'être venue là.

N'ayez crainte, Brulette, que je lui dis ; je crois aux méchants esprits, mais ne les redoute point. Ils font de mal qu'à ceux qui les recherchent, et tout ce qu'ils peuvent sur les vrais chrétiens, c'est de leur donner frayeur ; mais cette frayeur-là, on peut et on doit la combattre. 4'enez, dites une prière ; moi, je garderai la porte, et je vous assure que rien de nuisible n'entrera céans.

Mais ce pauvre gars, répondit Brulette, s'il s'est rais dans un mauvais chemin, ne faudrait-il pas tâcher de l'en retirer?

Je lui fis signe d'avoir à se taire, et, planté derrière la porte, avec mon fusil tout armé, j'écoutai de toutes mes oreilles. Le vent soufflait fort, et la clochette ne s'entendait plus que par moments et en paraissant s'éloigner. Brulette se tenait au fond de la maison, moitié riant, moitié trem- blant, car c'était une Glle sans grand souci, qui volontiers se moquait du diable, et qui, pourtant, n'aurait point sou- haité d'en faire la connaissance.

Tout à coup j'entendis, non loin de la porte, Josét qui revenait, disant: Oui, oui 1 sitôt la Saint-Jean qui vient I

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LES MAITRES S0NNE7URS 53

Merci à vous et au bon Dieu I II sera fait comme vous sou- haitez, et vous en avez ma parole.

Comnïe il parlait du bon Dieu, je repris confiance, et, ouvrant la porte un petit, j'avisai dehors, je reconnus, au moyen de la clarté qui sortait de la maison, Joset à côté d'un homme bien vilain à voir, car il était noir de la tête aux pieds, mêmeraent sa figure et ses, mains, et il avait, derrière lui, deux grands chiens noirs comme lui, qui bati- folaient avec celui de Joset. Et alors, il répondit avec ^ne voix si forte que Brulette l'entendit et en trembla: a Adieu, petit j et à revoir. Ici, Clairinî »

Il n'eut pas plutôt dit cela, que la clochette sauta et res- sauta, et que je vis arriver sur lui un petit cheval maigre, tout hérissonné, qui avait des yeux comme des charbons ardents, et, au cou 9 une sonnette reluisante comme de l'or, a Va rappeler ton monde ! reprit le grand homme noir. Le petit cheval s'en fut galopant, suivi des deux chiens, et le maî- tre, donnant une poignée de main à Joseph, s'en fut aussi. Joset rentra et refermçi la porte, me disant d'un air moqueur:

Qu'est-ce que tu faisdonc là, Tiennet?

Et toi, Joset, qu'est-ce que tu tiens là? que je répondis, voyant qu'il avait sous le br^s un paquet emmaillotté d'une toile noire.

Ça? dit-il. C'est le bon Dieu qui me l'envoie à l'heure dite! Viens, mon Tiennet, viens, ma Brulette; voyez, voyez le beau présent du bon Dieu 1

Le bon Dieu n'a pas des anges si noirs, et ne donne rien aux mauvaises pratiques.

Tais-toi donc, fit Brulette ; laissons-le s'expliquer. Mais elle n'avait pas fini de dire ces trois mots, qu'il se fit,

sur le grand chemin herbu de la font de Fond, comme qui eût dit à vingt pas de la maison, qui n'en était séparée que par son jardin et sa chènevière, un sabbat enragé, comme si deux cents hôtes folles galopaient à la fois. Et la clochette clochait, les chiens jappaient, et la grosse voix de l'homme noir criait : Tôt! tôtl ci, cil à moi, Clairin, encore, en- core! Il m'en faut encore trois! A toi. Louveteau, à toi, Sa- tan!... vite, vite, en roule!

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54 LES 'MAITRES SONNEURS

Pour le coup, Brulelte eut si belle peur, qu'elle se recu'a de Joseph et vint se mettre' à côté de moi, ce qui me bailla grand courage; et reprenant mon fusil : Je n'entends pas, dis-je à Joseph, que Ion monde vienne se réjouira nui- tée autour d'ici. Voilà Brulotte qui en a assez, et qui souhai- terait bien d'être rendue chez elle. Or cà, finis ton charme , ou je vas donner la chasse à ton sabbat.

Joset m'arrêta comme je sortais. Reste là, me dit-il, et ng te mêle pas de ce qui ne te regarde point. Faire se pour- rait que tu en eusses regret plus tard. Tiens-toi tranquille et regarde ce que j'apporte; tu sauras ensuite ce qui en est.

Comme le vacarme s'en allait se perdant, je consentis à regarder, d'autant que Bruletle était affolée de savoir ce qu'é- tait ce paquet, et Joseph le défaisant, nous fit voir une mu- sette si grande, si grosse, si belle, que c'était, de vrai, une chose merveilleuse et telle que je n'en avais jamais vue.

Elle avait double bourdon, l'un desquels, ajusté de bout en bout, était long de cinq pieds, et tout le bois de l'instrument, qui était de cerisier noir, crevait lès yeux par la quantité d'enjolivures de plomb, luisant comme de l'argent fin, qui s'incrustaient sur toutes les jointures. Le sac à vent était d'une belle peau, chaussée d'une taie d'indienne rayée bleu et blanc ; et tout le travail était agencé d'une mode si sa- vante, qu'il ne fallait que boufter bien petitement pour enfler le tout et envoyer un son pareil à un tonnerre.

Le sort en est donc jeté ? dit Brulette, que Joseph n'é- coutait guère, tant il trouvait d'aise à démonter et à re- monter toutes les pièces de sa musette; tu vas donc te faire cornemuseux, Joset, sans égard pour les empêchements qui s'y rencontrent, et pour le souci que ta mère en prend ?

Je serai cornerauseux, dit-il, quand je saurai corne- rouser. D'ici-là, il poussera du blé sur la terre et il tombera des feuilles dans les bois. Ne Wus inquiétons point de ce qui sera, enfants! mais sachez ce qui est, et ne m'accusez plus de faire marché avec le diable.

Celui qui vient de m'apporter cela n'est ni sorcier, ni démon. C'est un homme un peu rude à l'occasion, son mé-

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tier l'y oblige, et comme il sVn va passer la nuit pas loin d'ici, je te conseille et te prie, mon ami Tiennet, de n'aller point du Côté il est. Excuse-moi de no le point dire comme il se nomme et quel est son métfer ; et mêmement, promets-moi de ne pas dire que tu l'as vu et qu'il a passé par ici. Ça pourrait lui amener des ennuis, ainsi qu'à nous autres. Sache seulement que cet homme-là est de bon con- seil et de bon jugement. C'est lui que tu as entendu dans la fougeraie de la forêt de Saint-Chartier, jouant d'une mu- sette pareille à celle-ci ; car, encore qu'il ne soit pgscorne- museux de son élal, il en sait long et m'a fait entendre des airs qui sont plus beaux que tous les nôtres. C'est lui qui, voyant que, pour n'avoir pas l'argent suffisant, j'étais em- pêché d'acheter pareil instrument, s'est contenté d'une petite rfvance, et m*a fait celle du reste, me promettant de me rapporter l'instrument vers le temps nous voici, et consentant à attendre ma commodité pour m'acquilter. Car cette chose-là coûte huit bonnes pistoles, voyez-vous, et c'est quasiment une année de ma peine. Or, je n'avais que le tiers de la somme, et il m'a dit : a Si tu te fies à moi, donne, et je me fierai à toi pareillement. » Voilà comme la chose s'est faite ; je ne le connaissais mie, et nous n'avions pas de témoins, il m'eût trompé s'il eût voulu ; et si j'eusse pris conseil de vous pour cela, convenez que vous m'en eussiez détourné. Vous voyez pourtant que c'est un homme bien fidèle» car il m'avait dit: «Je passerai du côté de ton endroit à la Noël qui vient, et je te ferai réponse. » A la Noël, je l'ai attendu à l'ormeRâteau, etil a passé, et il m'a dit: » La chose n'est point terminée, on y travaille ; entre le premier et le dixième jourde mai, je passerai encore, et je te l'apporterai. » Et voilà que nous sommes le huit de mai. Il a passé, et, comme il se détournait un peu de son chemin pour aller me chercher au bourg, étant ici près, il a entendu l'air que je ôûtais et qu'il sait bien n'être connu que de moi au pays d'ici; tandis que moi, j'ai bien entendu et reconnu son elairin. C'est comme cela que, sans que le diable y ait eu part, nous nous sommes donné le bonsoir, en nous pro- mettant de nous revoir à la Saint-Jean.

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36 LES MAITRES SONNEURS

S'il en est ainsi, répoadi3-je, pourquoi ne lui as-tu point dit d'entrer chez nous, il se serait reposé et ra- fraîchi d*un bon coup de vin? Je lui aurais fait bonne fête pour Vavoir si horinôtement tenu parole.

Oh ! pour ce qui est de ça , dit Joseph, c'est un homme qui ne se comporte pas toujours comme les autres. Il a ses coutumes, ses idées et ses raisons. Ne m'en demande pas plus que je ne peux t'en dire.

C'est donc qu'il se cache des honnêtes gens? fit Bru- lette. Ça* me paraît pire que d'être sorcier. C'est quelqu'un qui a fait du mal, puisqu'il ne roule que de nuit, et que tu ne peux point le nommer à tes amis.

Je vous dirai ça demain, répondit Joseph en sou- riant de nos craintes. Pour ce soir, pensez comme vous voudrez, je ne vous dirai rien de plus. Allons, Brulette, voilà que le coucou marque minuit. Je vas te reconduire, et je mettrai chez toi ma cornemuse en garde et en cache; car ce n'est point dans tout le pays d'alentour que je peux m'y essayer, et le temps de me faire connaître n'est point encore venu.

Brulette me fil son adieu bien gentiment, en mettant sa main dans la mienne. Mais quand je vis qu'elle mettait tout son bras sous celui de Joseph, pour s'en aller, la jalousie me galopant encore une fois, je les laissai partir par le Che- min, et, coupant droit par le côté de la chènevière, je tra- versai le petit pré et me postai sous la haie pour les voir passer ensemble. Le temps s'était éclairci un peu, et, comme il avait tombé de l'eau, je vis Brulette quitter le bras de Jo- seph pour relever sa robe plus commodément, en lui disant: Tiens, ça n'est pas aisé de marcher deux de front. Passe devant moi.

A la place de Joset , j'eusse offert de la porter dans le mauvais chemin, ou, si je n'eusse point osé la prendre dans mes bras, à tout le moins j'aurais resté derrière elle pour regarder tout mon soûl sa jolie jambe. Mais Joset n'en fit rien ; il ne s'embarrassait d'aucune chose au monde que de sa musette, et, en le voyant la plier avec soin et la regarder

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LES MAITRES SONNEURS 57

avec amour, je connus bien qu'il n'avait p(»int d'autre amou* reuse pour le moment.

Je rentrai chez moi plus tranquille de toutes façons, et me mis au lit, un peu fatigué de mon corps et de mon es- prit.

Mais je n'y fus pas un quart d'heure sans être éveillé par monsieur Parpluche, qui, s'étant amusé avec les chiens de l'homme élranger; revenait chercher son maître, et qui grattait à ma porte. Je me levai pour le faire entrer, et m'a- visai alors d'un bruit dans mon avoine, laquelle poussait verte et drue derrière la maison, et qui me semblait tondue à belles dents et labourée à quatre pieds par quelque bête à qui je n'avais point vendu mon grain en herbe.

J'y courus, armé du premier bâton qui me tomba sousla main et en sifflant Parpluche, qui ne m'obéit point et s'en fut chercher son maître, après avoir flairé dans la maison.

Entrant donc dans mon petit champ, j'y vis quelque chose qui se roulait sur le dos, les pattes en l'air, écrasant à droite et à gauche, se relevant, sautant, broutant, et prenant du tout bien à son aise. Je fus un moment sans oser courir dessus, ne cx)nnaissant pas quelle bête c'était. Je n'en dis- tinguais bien que les oreilles, qui étaient trop longues pour appartenir à un cheval ; mais le corps était trop noir et trop gros pour être celui d'un âne. Je m'en approchai doucenient ; la bftte ne paraissait ni méchante, ni farouche, et je connus alors que* c'était un mulet, encore que je n'en eusse pas vu souvent, car on n'en élève point dans nos pays, et les mu- letiers n'y passent guère. Je m'apprêtais à le prendre et le tenais déjè aux crins, quand, levant de l'arrière-train et lâ- chant une douzaine do ruades dont je n'eus que le temps de me garer, il sauta comme un lièvre par-dessus le fossé et s'ensauva si vite, qu'en un moment je l'eus perdu de vue.

Ne me souciant point d'avoir mon avoine gâtée par le re- tour de cette bête, je renonçai à dormir avant d'en avoir le cœur net. Je rentrai à la maison pour prendre ma veste et mes souliers, et, fermant bien les portes, je descendis par les prés vers le côté j'avais vu courir la mule. J'avais bien une doutance que ça faisait partie de la bande à l'homme

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58 LES maîtres SONNEURS

noir, ami de Joseph ; justement, Joseph m'avait conseillé de n'y rien voir; mais depuis que j'avais touché une bête vi- vante, je ne me sentais plus aucune crainte. On n'aime pas les fantômes; mais quand on est sûr d'avoir affaire à du so- lide, c'est autre chose, et du moment que l'homme noir était un homme, si fort fût-il et si barbouillé lui plût-il de se montrer, je ne m'en embarrassais non plus que d'une belette.

Vous n'êtes pas sans avoir ouï dire que j'étais un des plus forts du pays dans mon jeune temps, puisque, tel que me voilà, je ne crains encore personne.

Avec ra, j'étais vif comme un gardon, et je savais qu'en un danger au-dessus du pouvoir d'un seul, il aurait fallu êlre un oiseau ailé pour m'attraper à la course. M'étant donc précautionné d'une corde, et armé de mon fusil, à moi, qui n'avait point de balles bénites, mais qui portait plus juste que celui de mon père, je me mis à la recherche.

Je n'avais pas fait deux cents pas, que je vis trois autres bêtes pareilles, dans la marsècbe à mon beau-frère, les- quelles s'y comportaient aussi malhonnêtement que possi- ble. Comme la première, elles se laissèrent bien approcher, mais, tout aussitôt, prirent leur course et se sauvèrent dans un autre héritage qui dépendait du domaine de l'Aulnières, et s'ébattait une troupe d'autres mules, toutes bien en point, réveillées comme souris et gambillant à la lune le- vante en vraie chasse à baudet, qui est , comme vous savez, la danse des bourriques du diable, quand les follets et les fades galopent dessus à travers les nuées.

Il n'y avait pourtant point de magie, mais bien une grande fraude de pâture et un ravage abominable. La récolte n'était pas mienne, et j'aurais pu me dire que cela ne me regardait point; mais je me sentais écoléré d'avoir couru pour rien après ces méchantes bêtes, et on ne peut voir saccager du beau froment du bon Dieu sans y avoir regret.

Je m'avançai donc dans cette grande pièce de blé sans voir âme chrétienne, mais voyant bien foisonner les mulets, et songeant d'en attraper quelqu'un qui pût me servir de té-

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moignage, quand je viendrais à porter plainte du mal com- mis sur ma terre.

J'en avisai un qui me paraissait plus raisonnable que les autres, et quand je fus auprès, je vis que ce n'était point le même gibier, mais bien le petit cheval maigre qui avait une clochette au cou, laquelle clochette, comme j'ai su plus tard, s'appelle clairin, en pays bourbonnais, et donne le nom au cheval qui la porte. Ne sachant rien des usances du monde je me trouvais, ce fut par grand hasard que je pris le bon moyen, qui fut de m'emparer du clairin et de l'emmener, sauf à accrocher un mulet ou deux ensuite, si je pouvais y aboutir.

La petite bête, qui paraissait mignonne et bien privée , se laissa caresser et emmener sans souci de rien ; mais, dès qu'elle se mit à marcher, son clairin se mettant à sonner, grande fut ma surprise de voir accourir toutes les mules, éparses emmi les blés, lesquelles volèrent après moi comme les abeilles après leur reine. Par je vis qu'elles étaient dressées à suivre le clairin, et qu'elles en connaissaient la sonnerie comme bons moines connaissent la oloche de ma- tines.

Slxtème TetUée.

Je ne me demandai pas longtejnps ce que j'allais faire de cette bande malfaisante. Je tirai droit sur le domaine de l'Aulnières, pensant, avec raison, qu'il me serait aisé d'ou- vrir la barrière de la cour, d'y faire entrer tout mon monde, après quoi, j'éveillerais les métayers, lesquels, avertis du dommage, agiraient comme bon leur semblerait.

J'approchais du domaine, lorsque, par aventure, il me parut voir, sur le chemin, un homme qui accourait derrière moi. J'armai mon fusil, songeant que si c'était le maître des mulets, j'aurais maille à partir avec lui.

Mais c'était Joseph, qui revenait de conduire Brulette au bourg, et qui retournait à l'Aulnières.

Que fais-tu là, Tiennet? me dit-il en me rejoignant au

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plus yile qu'il put courir; ne t'avais-je point averti de ne pas sortir de chez toi ? Tu te met&-là en danger de mort : lâche ce cheval et ne le soucie de ces bêtes. Ce qu'on ne peut empêcher, il vaut mieux le souffrir que chercher un pire mal.

Merci, mon camarade, que je lui répondis : tu as des amis bien aimables, qui viennent faire pâturer leur cavale- rie dans mon bien, et je ne soufflerai mot? C'est bon, c'est boni passe ton chemin situ as peur; moi, j'irai jusqu'au bout, et me ferai raison par justice ou par force.

Comme je disais cela, m'étant arrêté avec les bêtes pour lui répondre, nous entendîmes japper au loin, et Joset, prenant vivement la corde qui me servait à mener le che- val, me dit : Alerte, Tiennet ! voilà les chiens du mule- tier ! si tu ne veux être dévoré, lâche le clairin ; aussi bien, le voilà qui reconnaît la voix de ses gardiens et tu n'en au- rais pas bon marché maintenant.

Il disait vrai ; le clairin avait dressé les oreilles en avant pour écouter, puis, les couchant en arrière, ce qui est une grande marque de dépit, il se mit à hennir, à se cabrer, à ruer, ce qui mit toutes les mules en danse autour de nous, si bien que nous n'eûmes que le temps de nous en re- tirer, laissant partir le tout, bride avalée, du côté des chiens.

Je n'étais guère content de céder, et comme les chiens, après avoir rassemblé leur ^roupeau enragé, faisaient mine de venir sur nous pour nous demander nos comptes, je fis celle d'abattre d'un coup de fusil le premier des deux qui me porterait la parole.

Mais Joset alla au-devant de lui et s'en fit reconnaître. Ah ! Satan, lui dit-il, vous êtes en faute. Vous vous êtes amusé à courir quelque lièvre dans les blés, au lieu de gar- der vos bêtes, et quand votre maître se réveillera, vous se- rez corrigé si vous n'êtes pas à votre poste, avec Louveteau et le clairin.

Le chien Satan, connaissant qu'on lui faisait reproche de sa conduite, obéit à Joset, qui l'appela vers une grande fri- che, où les mules pouvaient pâturer sans faire de dommage,

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et Joseph me dit qu'il resterait à les garder jusqu'au re- tour de leur maître.

C'est égal, Joset, lui dis-je, ça ne se passera pas si tranquillement que tu crois, et si tu ne veux me dire est caché le maître de ces mulots, je resterai à l'attendre aussi, pour lui dire son fait, et demander réparation du tort qu'il m'a causé.

-— Je vois bien, reprit Joseph, que tu ne sais pas la vie des muletiers, puisque tu crois si commode d?en avoir rai- son; et, de vrai, c'est, je crois, la première fois qu'il en passe par ici. Ce n'est point leur chemin, puisque, d'ordi- naire, ils descendent des bois du Bourbonnais par ceux de Meillant et de l'Épinasse, pour passer dans ceux de Gheurre. C'est par aventure que je me suis trouvé en rencontrer dans la forêt de Saint-Chartier, ils faisaient halte, pour gagner Saint-Août, et du nombre était celui-ci, qui s'appelle Hu- riel, et qui est demandé^ à présent, aux forges d'Ardentes, pour porter du charbon et du minerai. Il a bien voulu se dé- temcer d'une couple d'heures pour m'obliger. Il s'en sait qu'ayant quitté ses compagnons et les pays de brandes, qui se trouvent sur le chemin fréquenté de ceux de son état, et les mules peuvent pâturer sans nuire à personne, il a peut-être cru pouvoir se donner même licence dans nos pays de grain; et encore qu'il ait grand tort, il serait mal commode de lui faire entendre qu'il n'y a pas droit.

Et si, faudra-t-il bien qu'il l'entende de moi, répon- dis-je, car je sais maintenant de quoi il retourne. Oh 1 oh ! des muletiers! on sait ce que c'est, et tu me'donnes souve- nance de ce que j'en ai ouï raconter à mon parrain Ger- vais, le forestier. Ce sont gens sauvages, méchants et mal appris, qui vous tuent un homme dans un bois, avec aussi peu de conscience qu'un lapin ; qui se prétendent le droit de ne nourrir leurs bêtes qu'aux dépens du paysan, et qui, si on le trouve malséant, et qu'ils ne soient pas les plus forts pour résister, reviennent plus lard ou envoient leurs compagnons faire périr vos bœufs par maléûce, brûler vos bâtiments, ou pis encore; car ils se soutiennent comme larrons en foire.

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Puisque tu as ouï parler de ces choses, dit Joseph, tu vois que nous aurions tort, pour un petit dommage, d'en attirer un plus grand aux raélayersmes maîtres, et à ta fa- mille. Je suis loin de trouver bon ce qui s'est passé, et quand maître Huriel m*a dit qu'il allait faire pâturer par ici, et faire sa couchée à la belle étoile, comme ils font en tout temps et en tout lieu, je lui avais enseigné cotte chaume, et recommandé de ne paS laisser pi'omener ses mulets dans les terres ensemencées. Il me l'avait promis, car il n'est pas méchant; mais il a les sens bien vifs et ne reculerait pas devant une bande de monde qui lui tomberait sur le corps. Sans doute, il pourrait bien demeurer sur la place; mais je te demande, Tiennet, si un dommage de dix ou douze bois- seaux de grain (je mets tout au pis), mérite mort d'homme et tout ce qui s'ensuit pour ceux qui auraient fait ce mau- vais coup. Retourne donc à ton bien, vire les mauvaises bêtes, mais ne cherche querelle à personne ; si on te ques- tionne demain, dis que tu n'as rien vu, car de témoigner en justice contre un muletier, c'est quasiment aussi mau- vais que de témoigner contre un seigneur.

Joseph avait raison ; je m'y rendis, et repris le chemin de chez nous; mais je n'en étais pas plus content pour ça^ car de reculer devant la crainte d'un défi, c'est sagesse pour les vieux et dépit pour les jeunes.

J'approchais de ma maison, bien décidé à ne me point coucher, quand il me parut y voir de la clarlé. Je redou- blai des jambes, el, trouvant grande ouverte la porte que j'avais laissée fermée au loque toir, j'avançai sans froid ir, et vis un homme dans ma cheminée, allumant sa pipe à une flambée qu'il s'était faite. Il se retourna pour me regarder, aussi tranquillement que si j'entrais chez lui, et je recon- nus l'homme encharbonné que Joseph nommait Huriel.

Alors la colère me revint, et, fermant la porte derrière moi : C'est bien ! que je fis en m'avançant sur lui ; je &uis content que vous veniez dans la gueule du loup. Nous allons nous dire deux mots, à cette heure.

Trois, si vous voulez, fît-il en s'asseyant sur ses talons et en tirant le feu de sa pipe, dont le tabac était humide et

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LES MAITRES SONNEURS OS

ne prenait pas. Et il ajouta, comme en se moquant : Il n'y a pas seulement chez vous une mauvaise pincette pour prendre la braise I

Non, que je répondis ; mais il y a une bonne trique pour rabattre vos coutures.

Pourquoi donc ça, s'il vous plaît?/fit-il encore sans per« dre une miette de son assurance. Vous êtes fâché que j'en- tre chez vous sans permission? Pourquoi n'y étiez-vous point? J'ai frappé à la porte, j'ai demandé du feu, ça ne se refuse jamais. Qui ne répond consent, j'ai poussé le loquet. Pourquoi n'avez-vous point de serrure, si vous craignez les- voleurs? J'ai regardé vers les lits, j'ai trouvé maison vide; j'ai allumé ma pipe, et me voilà. Qu'est-ce que vous avez à- dire?

En parlant comme je vous dis, il prit son fusil dans sa main comme pour en examiner la batterie, mais c'était bien pour me dire : Si vous êtes armé, je le suis pareillement,. et noui? serons à deux de jeu.

J'eus l'idée de le coucher en joue pour le tenir en respect; mais, à mesure que je regardais sa figure noircie, je lui trouvais un air si ouvert et un œil éveillé si bon enfant, que je sentais moins de colère que de fierté. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, grand et fort, et qui, rasé et lavé, pouvait être joli garçon. Je posai mon fu- sil au long du mur, et, m'approchant de lui sans crainte t

Causons, lui dis-je en m'asseyant à son côté.

A vos souhaits, fit-il, posant pareillement son arme.

C'est vous qu'on nomme Huriel?

Et vous Etienne Depardieu?

D'où savez-vous mon nom ?

D'où vous savez le mien : de notre petit ami Joseph Picot.

C'est donc à vous les mulets que je viens de prendre ?'

Que vous venez de prendre? fit-il en se levant, à moi- tié, d'étonnement. Puis, se mettant à rire : Vous plaisan- tez I On ne prend pas mes mulets comme ça.

Si fait, lui répondis-je, on les prend en emmenant le- clairin.

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61 LES MAITRES SONNEURS

Ah 1 VOUS connaissez la manière? dit-il d'un air de dé- fiance; mais les chiens?

On ne craint pas les chiens quand on a un bon fusil dans la main.

Auriez-vous tué mes chiens ? fit-il encore en se le- vant tout à fait. Et sa figure flamba de colère, d'où je vis que s'il était d'humeur joviale, il pouvait aussi être terrible à son moment.

J'aurais pu tuer vos chiens, répondis-je ; j'aurais pu emmener vos bêtes en fourrière dans une métairie vous auriez trouvé une dizaine de bon gars pour parlementer. Je ne l'ai pas fait, parc^ que Joseph m'a remontré que vous étiez seul, et que, pour un dommage, c'était lâche de mettre un homme seul dans le cas de se faire tuer. J'ai écouté cette raison-là ; mais nous voilà un contre un. Vos bêtes ont gâté mon champel celui de ma sœur; de plus, vous venez d'en- trer chez moi en mon absence, ce qui est malhonnête et in- solent. Vous allez me faire excuse de votre comportement, me proposer indemnité pour le dommage de.mon grain, ou bien...

Ou bien quoi ? dit-il en ricanant.

Ou bien nous allons plaider selon les droits et coutu- mes du Berry, qui sont, je pense, les mêmes que ceux du Bourbonnais, quand on prend les poings pour avocats.

C'est-à-dire au droit du plus fort? fit-il en retroussant ses manches. Ça me va mieux que d'aller devant les procu- reurs, et si vous êtes seul, si vous n'agissez pas en traître...

Venez dehors , lui dis-je, vous verrez que je suis seul. Vous avez tort de me faire injure; car, en entrant ici, je vous tenais au bout de mon fusil. Mais les armes sont faites pour tuer les loups et les chiens enragés. Je n'ai pas voulu vous traiter comme une bête, et, bien qu'à présent vous soyez en mesure de me fusiller aussi, je trouve qu'entre hommes c'est lâche de s'envoyer des balles, la force ayant été don- née aux humains pour s'en servir. Vous ne me paraissez pas plus manchot que moi, et si vous avez du cœur...

Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me regarder, vous avez peut-être tort : vous êtes plus jeune que

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LES MAITRES'SONNEURS 65

moi, et, encore que vous paraissiez sec et solide, je ne ré- pondrais pas de votre peau. J*aimerais mieux que vous me parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous en remettre à ma justice.

—En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son cha- peau dans les cendres pour le fâcher; c'est le mieux cogné de nous deux qui sera le plus gentil tout à l'heure.

Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la ta- ble et dit : Quelles sont vos coutumes dans le pays d'ici? . Entre jeunes gens, répondis-je , il n'y a ni malice ni traîtrise. On se tourè à bras-le-corps, on tape l'on peut, sauf la figure. Celui qui prend un bâton ou une pierre est réputé coquin et assassin,

C'est comme chez nous, ût-il. Marchons donc, j'ai in- tention de vous ménager ; mais si j'y vas plus fort que je ne veux, rendez- vous, car il y a un moment, vous le savez, on ne peut pas bien répondre de soi.

Quand nous fûmes dehors, à même l'herbe drue, nous mîmes habit bas pour ne nous point gâter inutilement, et commençâmes à nous tourer, en nous serrant les flancs et en nous enlevant l'un l'autre. J'avais avantage sur lui, pour ce qu'il était plus grand de toute la tête et que son grand abattage me donnait meilleure prise. D'ailleurs; il n'était pas échauflë, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne donnait pas sa force ; si bien que je le déracinai à la troi- sième suée, et rétendis sous moi : mais il reprit son avoir, et devant que j'eusse le temps de frapper, il se roula comme un serpent et m'enlaça si serré que j'en perdais mou soupir.

Pourtant je trouvai moyen" de me relever avant lui, et de lui revenir sus. Quand il vit qu'il avait affaire à franche partie et attrapait du bon dans l'estomac et sur les épaules, il m'en porta aussi de rudes, et je dois dire que son poing pesait comme un' marteau de forge. Mais j'y serais mort plutôt que d'en rien sentir, et chaque fois qu'il me criait: Rends-toi ! le courage et le moyen me revenaient pour le payer on môme argent.

Si bien, qu'un bon quart d'heure durant, la lutte sembla

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66 LKS MAITRES SONNEURS

égale» Enfin, jo sentis que je m*épuisais, tandis qu'il ne fai- sait que de s'y mettre ; car s*il n'avait pas les ressorts meil- leurs que moir il avait pour lui Tâge et le tempérament. Et^ de fine force, je me trouvai dessous et bien battu, sans me pouvoir dégager. Nonobstant, je ne voulus crier merci , et quand il vit que je m'y ferais tuer, il se comporta en homme généreux» En voilà assez, fit-il en me lAehant le gosier ; tu as la tête plus dure que les os, je vois ça ; et je te les casse- rais avant de la faire céder. C'est bien! Puisque tu es un tiomme, soyons amis. Je te fais excuse d'élre entré en ta maison ; et, à celte heure, voyons les ravag(»s que t'ont fait mes mules» Me voilà prêt à te payer aussi franchement que je fai battu. Après quoi, tu me donneras un verre de vin, afin que nous nous quittions bons camarades.

Le marché conclu, et quand j'eus empoché trois bons écus qu'il me donna pour moi et mon beau-frère, j'allai tirer du vin et nous nous mîmes à table. Trois pichots de deux pintes y passèrent, le temps de dire les grâces, car nous étions bien altérés au jeu que nous avions joué, et maître Huriel avait un coffre qui en tenait tant qu'on vou- lait. Il me parut bon compagnon, beau causeur et aimable à vivre au possible; et moi, ne voulant pas rester en ar- rière de paroles et d^actions, je remplissais son verre à chaque minute et lui faisais des jurements d'amitié à cas- ser les vitres.

Il ne paraissait point se sentir de la bataille; si fait bien m'en ressentais-je ; mais, ne voulant pas le montrer, je lui fis offre d'une chanson, et j'en tirai une, avec un peu d'ef- fort, de mon gosier, encore chaud de la pressurée de ses mains. Il n'en fit que rire. Camarade, me dit-il, ni toi ni les tiens ne savez ce que c'est que chanter. Vos airs sont fades et votre souffle écourlé, comme vos idées et vos plai- sirs. Vous êtes une race de colimaçons, humant toujours même vent, et suçant même écorce; car* vous pensez que le monde finit à ces collines bleues qui cerclent votre ciel, et qui sont les forêts de mon pays. Moi, je te dis, Tiennet, que c'est que le monde commence, et que tu marcherais de ton meilleur pas, bien des jours et des nuits, avant de

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LES MAITRES SONNEURS CT

sortir de ces grands bois auprès des(|uels les vôtres sont des carrés de pois rames. Et quand tu en aurais gagné le bout, tu trotiverais des montagnes, et encore des bois tels. que tu n'en as jamais vus, car ce sont de grands et beaux sapins d'Auvergne inconnus dans vos plaines grasses. Wnis- à quoi bon te parler de ces endroits que tu ne verras ja- mais? Le Berrichon, je le sais, est une pierre qui roule d'un sillon sur Taulre, revenant toujours sur celui de droite quand la charrue Ta poussé pour une saison sur celui de gauche. Il respire un air lourd , il aime ses aises, il n'a point de curiosité; il chérit son argent, et ne le dépense- point; mais il ne sait pas laugmenter, et n'a ni invention! ni courage. Je ne dis pas ça pour toi, Tiennet; tu sais te battre, mais c'est pour défendre ton bien, et lu ne saurais- pas en acquérir par industrie, comme nous autres, esprits voyageurs, qui vivons partout comme chez nous, et pre- nons par ruse ou par force co qu'on ne nous donne pas de bon gré.

Oui, j'en suis d'accord, répondis-je; mais ne faites- vous pas un métier de brigands? Voyons, ami Huriel, ne vaut-il pas mieux être moins riche et n'avoir rien à se reprocher? car enfin , quand, sur vos vieux jours, vous jouirez de votre fortunp mal acquise, aurez-vous la con- science bien nette?

Mal acquise I Voyons, ami Tiennet, dit-il en riant, vous qui avez, je suppose, comme tous les petits proprié- taires de ce pays, une vingtaine de moutons, deux ou trois- chèvres, et peut-être une pauvre bourrique à nourrir sur le communal, quand, par inadvertance, vous les laissez: peler les arbres et manger le blé vert du voisin, courez- vous en offrir réparation ? Ne les ramenez-vous pas au. plus vile sans rien dire, quand vous voyez paraître les gar- des? Et s'ils vous font procédure, ne pestez-vous contre eux et contre la loi? Et si vous pouviez, sans danger, les tenir dans quelque bon coin, n'est-ce pas sur leurs épau- les que vous payeriez l'amende à beaux coups de trique?" Tenez! c'est par couardise ou par force que vous respectez la règle, et c'c^st parce que nous y échappons que vous nous-

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68 LES MAITRES SONNEURS

blâmez , par jalousie des franchises que nous savons

prendre 1

Je ne peux pas goûter votre morale élratagère , Hu- riel ; mais nous voilà bien loin de la musique. Pourquoi raillez-vous ma chanson? Est-ce que vous prétendez en savoir de meilleures?

Je ne prétends rien, Tiennet; mais je te dis que la chanson, la liberté, les beaux pays sauvages, la vivacité des esprits, et, si tu veux aussi, Tart de faire fortune sans devenir bête, tout ça se tient comme les doigts de la main ; je te dis que crier n'est pas chanter, et que vous avez beau beugler comme des sourds dans vos champs et dans vos cabarets, ça ne fait pas de ia musique. La musique est chez nous, ,elle n*est pas chez vous. Ton ami Josel l'a bien senti, lui qui a les sens plus légers que toi; car, pour toi, mon petit Tiennet, je vois bien que je perdrais mon temps à t'en voulpir montrer la différence. Tu es un franc Berri- chon> comme un moineau franc est un moineau franc, et ce que tu es à cette heure, tu le seras dans cinquante ans d'ici ; ton crin aura blanchi, mais ta cervelle n'aura pas pris un jour.

Pourquoi me juges-tu si sot? repris-je un peu morti- fié.

Sot? Pas du tout, dit-il. Franc de ton cœur et fin de ton intérêt, tu l'es et le seras; mais vivant de ton corps et léger de ton âme, tu ne saurais jamais l'élro.

Voici pourquoi, Tiennet, dit-il encore en me montrant les meubles qui étaient dans la maison. Voilà de bons gros lits ventrus, vous dormez dans la plume jusque par-des- sus les yeux. Vous êtes gens de bêche et de pioche, et fai- seurs de grandes tâches qui se voient au soleil ; mais il vous faut ensuite la couettrde fin duvet pour vous reposer. Nous autres, gens des forêts, nous serions malades s'il fallait nous ensevelir vivants dans des draps et des couvertures. Une hutte de branchage, un lit de fougère, voilà notre mobilier, et môme ceux de nous qui voyagent sans cesse et qui ne se soucient pas de payer dans les auberges, ne supportent pas le toit d'une maison sur leurs têtes; au cœur des hivers, ils

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donnent à la franche étoile sur la bÂtine de leurs mulets, et la neige leur sert de linge blanc. Voilà des dressoirs, des tables, des chaises, de la belle vaisselle, des tasses de grès, du bon vin, une crémaillère, des pots à soupe, que sais-je? Il vous faut tout cela pour être contents ; vous mettez à chaque repas une bonne heure pour vous lester; vous mâ- chonnez comme des bœufs qui ruminent : aussi, quand il vous faut remettre sur vos jambes et retourner à rou\Tage, vous avez un crève-cœur qui revient tous les jours deux ou Irois fois. Vous êtes lourds et pas plus gaillards d'esprits que vos bêtes de trait. Le dimanche, accoudés sur des tables, mangeant plus que votre faim et buvant plus que votre soif, croyant vous divertir et vous réconforter on vous in- digérant, soupirant pour des Glles qui s'ennuient avec vous sans savoir pourquoi; dansant vos bourrées traînantes dans des chambres ou dans des granges l'on étouffe, vous faites, d'un jour de liesse et de repos, une pesanteur de plus sur vos estomacs et sur vçs esprits ; et la semaine entière vous en paraît plus triste, plus longue et plus dure. Oui, Tiennet, voilà la vie que vous menez. Pour trop chérir vos aises, vous vous faites trop de besoins, et pour trop bien vi- vre, vous ne vivez pas.

Et comment donc vivez- vous, vous autres muletiers ? lui dis-je, un peu ébranlé de sa critique. Voyons, je ne parle pas de ton pays bourbonnais, que je ne connais point, mais de toi, muletier, que je vois devant moi, buvant rude, mettant les coudes sur la table, n'étant pas fâché de trou- ver quelque part du feu pour ta pipe et un chrétien pour causer? Es- tu donc fait autrement que les autres hommes? Et quand tu auras mené cette dure vie que tu vantes, une vingtaine d'années, l'argent que tu auras méhagé à le priver de tout, ne le dépenseras-tu pas à te procurer une femme, une maison, une table, un bon lit, du bon vin et du repos?

Voilà bien des questions à la fois, Tiennet, répondit mon hôte. Pour un Berrichon, ça n'est pas mal raisonné. Je vas tâcher d'y répondre. Tu me vois boire et causer, parce que j'aime le vin et que je suis un homme. La table et la société me plaisent même beaucoup plus qu'à toi, par la rai-

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son que je n'en ai pas besoin et n^en fais pas mon habitude. Toujours SUT pied, mangeant sur le pouce, buvant aux fon- taines que je rencontre, et dormant sous la feuillée du pre- mier chêne venu, quand, par hasard, je trouve boime ta- ble et bon vin à discrétion, c>.st fête pour moi, ce n'est plus nécessité. Vivant souvent seul des semaines entières, la so- ciété d'un ami m'est tout un dimanche, et dans une heure de causette, je lui en dis plus que dans une journée de ca- baret. Je jouis donc de tout, plus que vous autres, parce que je ne fais abus de rien. Si une gentille ûllette ou une femme déterminée me vient trouver dans mon hallier, c'est pour me dire qu'elle m'^aime ou qu'elle me veut. Elle sait bien que je n'^ai pas le temps d'aller me planter auprès d'elle comme un nigaud pour attendre son heure, et j'^avouo qu'en fait d'amour, j'aime ce qui se trouve, plutôt que ce qu'il faut chercher et attendre. Quant à Tavenir, Tiennet, je ne sais pas si j'aurai jamais une maison et une famille : si cela m'^arrive, j'en serai plus reconnaissant que toi au bon Dieu, et j'en connaîtrai mieux la douceur ; mais je jure que ma ménagère ne sera point une de vos grosses rougeaudes, eût-elle vingt mille écus en dot. L^homme amoureux de li- berté et de bonheur vrai ne se marie pas pour de l'argent. Je n'aimerai jamais qu'une fille blanche et mince comme nos jeunes bouleaux, une de tîes mignonnes alertes comme il en pousse sous nos ombrages et qui chantent mieux que vos rossignols.

Une fille comme Brulette, pensai-je. Par bonheur, elle n'est point ici, car eWe qui méprise tous ceux qu'elle connaîU se pourrait bien coiffer de ce barbouillé, ne fûl-ce que pîir caprice.

Le muletier continua.

Adonc, Tiennet, je ne te blâme point de suivre le che- min qui est devant toi; mais le mien va plus loin et me plaît davantage. Je suis content de te.connaîlre, et si tu as jamais besoin de moi, tu peux me requérir. Je ne te de- mande pas la pareille; je sais qu*un habitant des plaines, quand il s'agit de faire une douzaine de lieues pour aller trouver un parent ou un ami, se confesse à son curé el

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dresse son testament. Pour nous autres, ce n'est pas de même; nous volons comme les hirondelles, et on nous ren- contre quasiment partout. A revoir, une poignée de main, et si lu t'ennuies jamais de ta vie de paysan, appelle le cor- L'eaunoir du Bourbonnais à ton aide; il se souviendra qu'il a cornemuse un air sur ton. dos sans fâcherie, et qu'il t*a cédé par estime de ton bon courage.

SepilèvM veillée.

Là-dessus, Huriel alla rejoindre Joseph, et moi mon lit, en dépit de la critique du muletier; car si j'avais, jusque-là, caché par amour-propre et oublié par curiosité le mal que je me sentais dans les os, je n'en étais pas moins vanné des pieds à la tête. Il paraît que maître Huriel reprit sa marche bien allègrement sans se ressentir de rien ; pour moi, j*e fus forcé de rester couché environ une semaine , car je crachais le sang et je me sentais l'estomac tout décroché. Joseph me vint visiter et s'étonna de me voir ainsi; mais, par mauvaise honte, je ne lui voulus point raconter mon aventure, voyant que maître Huriel, en lui parlant de moi, ne lui avait pas mentionné de quelle manière nous nous étions expli- qués.

Il y eut grand étonnement au pays pour le dommage des blés de TAulnières, et la piste des mulets sur nos chemins fut une chose imaginante.

En remettant à mon beau-frère l'argent que j'avais si du- rement gagné pour lui, je lui racontai le tout, mais sous le secret; et comme c'était un bon gars bien prudent, il n'en fut rien ébruité.

Cependant Joseph avait caché sa musette au logis de Bru- letle, et n'en pouvait faire usage, pour ce que, d'une part, la rentrée des foins ne lui en laissa pas le temps, et que, de l'autre, Brulette craignant la malice de Carnat, fil de son mieux pour qu'il renonçât à son idée.

Joseph feignit de se soumettre; mais il nous parut bien- tôt qu'il manigançait un nouveau plan, et qu'il songeait do

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se louer dans une autre paroisse il espérait d'avoir ses

coudées franches.

Aux approches de la Saint- Jean d'été, il ne s'en cacha plus et avertit son maître de se procurer un autre labou- reur; mais il ne fut jamais possible de lui faire dire il voulait aller; et, comme il avait coutume de dire : Je ttesais pas, à tout ce qu'il voulait taire, nous crûmes que vérita- blement il s*en allait à la loue comme les autres, sans avoir rien d'arrêté dans son vouloir.

Gomme la foire aux chrétiens est grand'fête à la ville, Brulelte y alla pour danser , et moi aussi. Nous pensions y trouver Joseph et savoir, à la fin de la journée, pour quel maître et pour quel endroit il se serait décidé ; mais il ne parut ni au matin ni au soir sur la place. Personne ne le vit dans la ville. Il avait laissé sa musette, mais emporté, la veille, ceux de ses effets qu'il déposait d'ordinaire au logis du père Brulet.

Comme nous revenions le soir, Brulette et moi, avectoul son cortège d'amoureux et d'autres jeunesses de notre pa- roisse, elle me prit le bras, et, marchant avec moi sur le bas- côté herbu de la route, à part des autres, elle me dit :

—Sais-tu, Tiennet, que me voilà en peine de notre Joset? Sa mère, que j'ai vue tantôt à la ville, est en grand chagrin et ne se peut imaginer il aura passé. Il y a longtemps déjà qu'il lui a donné à entendre l'intention qu'il avait de s'en aller un peu plus loin ; mais de savoir où, il n'y a pas eu moyen, et aujourd'hui cette pauvre femme se désole.

Et vous, Brulette, lui dis-je, m'est avis que vous n'êtes point du tout gaie, et que vous n'avez point dansé du même cœur qu'aux autres fêtes?

J'en conviens, répondit-elle. J'ai de l'amitié pour ce pauvre gars lunatique. D'abord, c'est par devoir, à cause de sa mère ; et puis, par accoutumance ; et enfin, c'est pour estime de son flûtage.

Est-il possible que le flûtage te fasse tant d'efïbt?

L'effet n'en a rien de blâmable, cousin. Qu'est-ce que lu y trouves à reprendre ?

Rien ; mais...

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Allons, explique-toi donc, fit-elle en riant, car il y a longtemps que tu me chantes je ne sais quelle antienne là- dessus, et je voudrais pouvoir te dire amen pour qu'il n'en soit plus question.

Eh bien, Brulette, lui dis-je, ne parlons plus de Joseph et parlons de nous deux : ne veux-tu point comprendre que j'ai un grand amour pour toi, et ne me veux-tu point dire si lu y répondras un jour ou l'autre?

Oh 1 oh 1 parles-tu bien sérieusement, cette fois?

Cette fois comme les autres. Ça a toujours été très- sérieux de ma part, mêmement quand la honte me faisait tourner la chose en badinage. ^

Alors, dit Brulette en doublant le pas avec moi, pour n'être point écoutée de ceux qui nous suivaient, dis-moi comment et pourquoi tu m'aimes : je te répondrai après.

Je vis qu'elle voulait des louanges et de jolies paroles, et je n'étais pas des plus adroits à ce jeu-là. J'y fis de mon mieux et lui dis que depuis que j'étais venu au monde, je n'avais eu qu'elle dans^mon idée, comme étant la plus ai- mable et la plus belle des filles *; mêmement qu'à Tâge où. elle n'avait que douze ans, elle m'avait déjà ensorcelé.

Je ne lui apprenais rien de nouveau, et elle confessa s'en être très-bien aperçue au catéchisme. Mais, me raillant :

Explique-moi donc, me dit-eHe, pourquoi tu n'en es point mort de chagrin, puisque je te rembarrais si bien? et comment tu as fait pour devenir un gars si fort et si bien portant, encore que l'amour te fît, comme tu prétends, sé- cher sur pied ?*•

Ce n'est point s'expliquer sérieusement comme tu me le promettais, lui répondis-je.

Si fait, répliqua-t-elle, c'est sérieux, car je n'aurai ja- mais de préférence que pour celui qui pourra me jurer de n'avoir regardé, aimé convoité que moi dans toute sa vie.

Oh ça, c'est bien, Brulette I m'écriai-je, et, en ce cas, je ne crains personne, sans exception de ton Joset, qui, j'en conviens, n'a jamais regardé aucune fille, mais dont les yeux ne voient rien, pas même toi, puisqu'il te quitte.

Laissons Joset, c'est convenu, reprit Brulette un peu vi-

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vement, et, puisque tu te vantes de voir si clair, confesse que , malgré ton goût pour moi, tu as reluqué déjà plus d*une fille. Çà, ne mens pas, je hais le mensonge. Qu'est- ce que tu contais si joyeusement, Tan passé, à la Sylvaine? Et, il n'y a pas plus d'un mois ou deux, à la grand'Bonnine, que tu fis danser, sous mon nez, deux dimanches de suite ? Crois-tu que je sois aveugle, et que Ton m'en donne à gar- der?

Je fus un peu mortifié d'abord, et puis, encouragé par ridée qu'il y avait un brin de jalousie chez Brulette, je lui répondis bien franchement :

Ce que j€^ contais à ces filles-là, ma cousine, n'est pas assez joli pour que je le répète à une personne que je res- pecte. Un garçon peut faire des sottises pour se désennuyer, et le regret qu'il en a ensuite prouve d'autant mieux que son cœur et son esprit n'étaient point de la partie.

Brulette devint rouge ; mais elle reprit aussitôt :

Alors, Tiennet, tu me peux jurer que mon humeur et ma figure n'ont jamais été rabaissées dans ton estime par la figure et la gentillesse d'aucun^ autre fille , et cela, de- puis que tu es au monde?

J'en ferais serment, lui dis-je.

Fais-le donc : mais donne ton attention et ta religion à ce que tu vas dire. Jure-moi par ton père et ta mère, par le bon Dieu et par ta conscience, qu'aucune ne t'a jaftnais semblé aussi belle que moi. ,

J'allais jurer, quand, je ne sais comment, un souvenir^ me fil trembler la langue. Je fus bien simple, peut-être, d'y faire attention, car ça n'en eût pas valu la peine pour un esprit plus dégourdi que le mien ; mais il ne me fut point possible de mentir, au moment oii l'image me revint si claire devant les yeux. Et pourtant, je l'avais oubliée jus- qu'à cette heure, et je n'y eusse peut-être jamais repensé, sans les questions et commandements de Brulette.

Tu n'y vas point vite, dit-elle; mais j'aime mieux ça: je t'estimerai pour une vérité et te mépriserais pour un mensonge.

Eh bien! Brulette, répondis-je, puisque tu veux que

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je sois juste, sois-le aussi.. Dans toute ma vie, j'ai vu deux filles, deux enfants, Ton peut dire, à Fune desquelles j'au- rais barguigné à donner la préférence, si Ton m*eût dit dans ce temps-là, je n'étais qu'un enfant moi-même : « Voilà les deux mignonnes qui t'écouteront dans la suite des temps; choisis celle que tu voudrais avoir pour femme. » Saurais sans doute dit : a C'est ma cousine, » parce que je te connaissais aimable, et que, de l'autre, je ne savais rien de rien, l'ayant vue en tout dix minutes. £t cependant, par réflexion, il est possible que j'eusse senti quelque r^ret, non parce qu'elle était plus parfaite que toi en beauté, je ne crois point la chose possible; mais parce qu'elle me donna un baiser gros et bon sur chaque joue, lequel je n'avais et n'ai encore jamais reçu de toi. D'où j'au- rais pu conclure qu'elle était fille à donner un jour son cœur bien franchement, tandis que la discrétion du tien me te- nait dès lors, et m'a toujours tenu depuis, en peine et en crainte.

donc est cette fille à présent? demanda Brulette, qui me parut saisie de ce que je disais ; et comment est-ce qu'on la nomme ?

Elle fut bien étonnée d'apprendre que je ne savais ni son nom ni son pays, et que dans ma souvenance, je ne la pouvais désigner qu'en l'appelant la fille des hois. Je lui ra- contai simplement la petite aventure de la charrette em- bourbée, et elle en prit occasion de me faire plus de ques- tions que je n'en pouvaiscontenter ; car il y avait déjà de la confusion dans mes remembrances, et je ne faisais point tant d'état d'une si chétive affaire que Brulette en voulait supposer. Sa tête travaillait pour comprendre chaque mot qu'elle m'arrachait, et on eût dit- qu'elle se questionnait elle-même, avec un peu de dépit, pour savoir si elle était assez jolie pour avoir tant d'exigences, et si le moyen de plaire aux garçons était la franchise ou le déguisement.

Peut-être qu'elle fut tentée un petit moment de me faire oublier, par des coquetteries, cette petite revenante que ''avais dans la tête, et qui, plus que de raison, lui portait ombrage ; mais après deux ou trois mots de badinage, elle

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répondit à mes reproches: Non, Tiennet, je ne te ferai pas un tort d'avoir eu des yeux pour une jolie iSUe, quand la chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes ; mais cette bêtise-là, dont nous venons d'amuser nos es- prits, a tourné le mien, je ne sais comment, à des réflexions sérieuses sur toi et sur moi. Je suis coquette, mon bon cou- sin; je sens cette fièvre-là jusque dans la. racine de mes cheveux; je ne sais point si j'en guérirai; mais, telle que me voilà, je ne songe à Tamour et au mariage que comme à la fin de toute aise et de toute fête. J'ai dix-huit ans, et c'est déjà l'âge de réfléchir : eh bien, la réflexion ne me vient encore que comme un coup de poing dans l'estomac ; ^ tandis que toi, dès l'âge de quinze ou seize ans, tu t'es déjà questionné sur la manière d'être heureux en ménage. Et là-dessus, ton cœur simple t'a fait une réponse juste : c'est qu'il te fallait une bonne amie simple et juste comme toi- même, et sans malice, fierté ni folie. Or je te tromperais vilainement si je te disais que je suis ton fait. Que ce soit caprice ou défiance, je ne me sens portée pour aucun de ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre de changer bientôt. Plus je vas, plus n^a liberté et ma gaieté me plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et mon parent; je t'aimetai comme j'aime Joseph , et mieux encore si tu es plus fidèle à mon amitié ; mais ne songe plus à m'épouser. Je sais que tes parents y seraient con- traires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le re- gret de te mécontenter. Voyons, voilà qu'on nous observe et qu'on court après nous pour déranger le discours trog long que nous faisons ensemble. Veux-tu ne me point bou- der, prendre ton parti, et me rester frère? Si tu dis oui, nous ferons la jaunée de Saint-Jean en arrivant au bourg, et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux.

Allons, Brulettel lui dis-je en soupirant, c'est comme tu voudras; je ferai mon possible pour ne plus t'aimer que comme tu me le commandes, et, dans tous les cas, je te res- terai bon parent et bon ami, comme c'est mon devoir.

Elle me prit la main, et s'amusant à faire galoper ses amoureux, elle courut avec moi jusque sur la place du bourg,

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déjà les vieux de l'endroit avaient dressé les fagots et la paille de la jaunée. Bruletle fut requise, comme étant arrivée la première, d'y mettre le feu, et bientôt la flamme s'éleva jusqu'au-dessus du porche de l'église.

Mais nous n'avions point de musique pour danser, lors- que le garçon à Garnat^ qui s'appelait François, arriva avec sa musette et ne se fit point prier pour nous venir en aide, car lui aussi en tenait sa bonne part pour Brulette, comme les autres.

On se mit donc à baller bien joyeusement ; mais , au bout de peu de minutes, chacun s'écria que cette musique coupait les jambes. François Camat y était encore trop novice, et il avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas se mettre en train. Il s'en laissa plaisanter, et continua, bien content d'avoir occasion de s'exercer, car c'était, je le crois, la pre- mière fois qu'il faisait danser le monde.

Ça ne faisait Taffaire de personne, et quand on vit que cette danse, au lieu d'adoucir les jambes déjà lasses, ne fai- sait que les achever, on parla de se dire bonsoir, ou d'aller finir la journée entre hommes au cabaret. Brulette et les autres fillettes se récrièrent, nous traitant de beuveraches et de mal plaisants garçons; et cela fit un débat, au milieu du- quel un grand beau sujet se montra tout d'un coup, avant qu'on eût pu voir d'où il sortait.

Oui-dà, enfants! cria-t-il d'une voix si forte qu'elle couvrit tout notre vacarme et se fit écouter d'un chacun : vous voulez danser encore? qu'à cela ne tienne 1 Voilà un cornemuseux de rencontre qui vous en baillera tant que vous en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra rien pour sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et m'écou- tez: ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point mon état de musiquer, j'en sais un peu plus long que vous.

Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa musette et se mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au grand remercîment des garçons.

J'avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l'accent bourbonnais du muletier; mais je ne pouvais en croire mes yeux, tant je le voyais changé à son profit.

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78 LES MAITRES SONNEURS

Au lieu de son sarrau encharbonué, de ses vieilles guêtres de cuir, de son chapeau cabossé et de sa figure noire, il avait un habillement neuf, tout en tin droguet blanc jaspé de bleu, du beau linge, un chapeau de paille enrubané de trente-six couleurs, la barbe faite, la face bien lavée et rose comme une pêche: enfin, c'était le plus bel homme que j*âie vu de ma vie : grand comme un chêne, bien pris de tout son corps, la jambe sèche et nerveuse, les dents comme un cha- pelet de graines d'ivoire, les yeux comme deux lames de couteau, et l'air avenant d*un bon seigneur. Il reluquait toutes nos filles, souriant aux belles, riant jusqu'aux oreilles devant celles qui n'avaient pas bonne grâce, mais se mon- trant joyeux et bon compère à tout le monde, encourageant et animant la danse de Toeil, du pied et de la voix; car il ne soufflait que peu dans la musette, tant il était habile à gou- verner son vent, et disait, entre chaque bouffée, mille drô- leries et sornettes qui mettaient tous les esprits en joie et folie.

Et de plus, au lieu de compter les reprises et carrements comme fout les ménétriers de profession, qui s'arrêtent tout juste^ quand ils ont gagné leurs deux sous par chaque cou- ple, il se mit à cornemuser d'affilée un bon quart d'heure durant, changeant ses airs on ne sait comment, car il pas- sait de l'un à l'autre sans qu'on en vît la couture ; et c'était les plus^belles bourrées du monde, toutes inconnues chez nous, mais si enlevantes et d'un mouvement si dansable, qu'il nous semblait voler en l'air plutôt que gigotter sur le gazon.

Je crois qu'il aurait cornemuse et que nous aurions dansé toute la nuit sans nous lasser, ni lui ni nous autres, s'il n'eût été dérangé par le père Carnat, lequel du cabaret de la Biaude, entendant si bien mener sa musette, était arrivé, bien étonné et bien fier du savoir de son garçon. Mais quand il vit l'instrument dans les mains d'un étranger, et François qui prenait sa part de la danse sans songer à mal, la colère le gagna, et, poussant le muletier par surprise, il le fît sau- ter, de la pierre il était juché, tout au beau milieu de la danse.

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LES MAITRES SONNEURS

Maître Huriel fut un peu étonné de i'aventure, et, se re- tournant, il vit Carnat tout dépité, qui lui faisait semonce de lui rendre son instrument.

Vous n'avez point connu Carnat le cornemuseux; c'était déjà un homme d'âge en ce temps-là, mais encore solide, et malicieux comme un vieux diable.

Le muletier commença de lui montrer les poings; mais, retenu par ses cheveux blancs, il lui rendit doucement la musette, en lui répondant : Vous auriez pu m'avertir avec plus d'honnêteté, mon vieux; mais s'il vous fôche que je prenne votre place, je vous la rends de bon cœur ; d'autant que je serai content de danser à mon tour, si la jeunesse d'ici veut souffrir un étranger en sa com pagnie.

Oui, oui I dansez 1 vous l'avez bien gagné ! cria le monde de la paroisse, qui s'était tout rassemblé autour de sa belle musique, et qui déjà s'était affolé de lui, les vieux <5omme les jeunes.

—Or donc, dit-il en prenant la main de Brulette, qu'il avait regardée plus que toutes les autres, je demande, pour mon payement, de danser avec cette jolie blonde, quand même elle serait déjà engagée.

Elle est engagée avec moi, Huriel, dis-je au muletier; niais comme nous sommes amis, je 1,e cède mon droit pour cette bourrée.

-- Merci ! répondit-il, en me donnant une poignée de fflain; et il ajouta dans mon oreille: Je ne voulais point avoir l'air de te connaître; si tu n'y vois pas d'inconvénient pour toi, à Ja bonne heure !

Ne dites pas que vous êtes muletier, repris-je, et tout ira bien.

Tandis qu'un chacun me questionnait sur l'étranger, une aatre question s'élevait sur la pierre des ménétriers : le père Carnat ne voulait ni jouer, ni faire jouer son garçon. Même- tt^ent, il lui faisait grand reproche de s'être laissé supplanter par un homme inconnu, et plus on voulait arranger la chose fn lui disant que cet étranger ne prenait pas d'argent, plus ii se fichait rouge. Il en vint à ne se plus connaître quand père Maurice Viaud lui dit qu'il était un jaloux, et que

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cet étranger ea remontrerait à tous ceux de son état dans le pays.

Alors, ff vint au milieu de nous, et, s*adressant à Huriel, lui demanda s'il avait patente pour cornemuser, ce qui fit rire tout le monde, et le muletier encore plus. Enfin, sommé de répondre à ce vieux enragé» Huriel lui dit : Je ne sais pas les coutumes de votre pays, mon vieux ; mais j'ai assez voyagé pour connaître la loi, et je sais que nulle part en France les artistes ne payent patente.

Les artistes? fit Garnat, étonné d'un mot que, pas plus que nous, ik n'avait jamais ouï employer. Qu'est-ce que vous entendez par là? Est-ce une sottise que vous me voulez dire?

Non point ! reprit Huriel ; je dirai les musiqueux, si vous voulez, et je vous déclare que je suis libre de musiquer sans payer aucun droit au roi de France.

Bien, bien, je sais ça, répondit Garnat; mais ce que vous ne savez pas, vous, c'est qu'au pays d'ici, les musi- queux payent un droit au corps des ménétriers pour avoir licence d'exercer, et ils en reçoivent lettres patentes, s'ils en sont agréés après les épreuves.

Oui-da! Je connais cela, répondit Huriel, et sais très- bien quelle monnaie il faut empocher ou débourser dans vos épreuves. Je ne vous conseillerais pas de m'y essayer; mais, heureusement pour vous, je n'exerce pas votre état et ne prétends rien chez vous ; je joue gratis il me plaît, et cela, nul ne m'en peut empêcher, par la raison que je suis reçu maître sonneur, tandis que vous ne Têtes peut-être point, vous qui parlez si haut.

Garnat s'apaisa un peu à cette parole, et ils se dirent tout bas quelques mots que personne n'entendit, par lesquels ils se firent connaître l'un à l'autre qu'ils étaient de la même corporation, sinon de la même cx)mpagnie. Les deux Garnat, n'ayant plus rien à objecter, vu que tout le monde rendait témoignage pour Huriel qu'il avait joué sans se faire payer, se retirèrent tout grommelants, et en disant des malhonnê- tetés que personne ne voulut relever, afin d'en finir.

Dès qu'ils furent partis, on appela la Marie Guillard, qui

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était une petite jeunesse" très-subtile de sa langue, et on la fit chanter, pour que l'étranger pût avoir son plaisir de la danse.

Il ne dansait pas de la même manière que nous autres , encore quMl s'accordât très-bien à nos carrements et à notre mesure ; mais il avait meilleure façon et donnait du jeu à tout son corps si librement, qu'il paraissait encore plus beau et plus grand que de coutume. Bruletle y fit attention, car, au moment qu'il l'embrassa, comme c'est la manière de chez nous au commencement de chaque bourrée, elle devint toute rouge et confuse, contrairement à son habitude, qui était tranquille et indifférente à ce baiser-là.

J'en augurai qu'elle m'avait un peu surfait son mépris pour l'amour ; mais je n'en témoignai rien, et j'avoue qu'en dépit de tout, je me coiffais pour mon compte des grands talents et des belles façons du muletier.

La danse finie, il vint à moi, tenant Brulette par le bras et me disant :

C'est à ton tour, mon camarade, et je ne peux pas te faire plus grand remercîment que de te rendre cette jolie danseuse. C'est une vraie beauté de mon pays, et, à cause d'elle, je fais réparation à la race berrichonne ; mais pour- quoi finir sitôt la fête? Est-ce qu'il n'y a pas, dans votre bourg, une autre musette que celle de ce vieux chagriné?

Si fait, dit vivement Brulette, à qui l'envie de danser encore fit échapper le secret qu'elle eût voulu garder; mais, tout aussitôt, elle se reprit en rougissant, et ajouta. Du moins, il y a des pipeaux et des porchers qui en savent jouer tant bien que mal.

Fi ! des pipeaux ! dit le muletier; si on vient à rire, on les avale, et ça fait tousser. J'ai la bouche trop grande pour ces instruments-là, et c'est pourtant moi qui veux vous faire danser, gentille Brulette; car c'est votre nom, je l'ai entendu, dit-il encore en s'éloignant un peu avec elle et moi ; et je sais quMl y a chez vous une musette belle et bonne , venant du Bourbonnais, et appartenant à un certain Joseph Picot, votre ami d'enfance, votre camarade de première commu- nion.

1»:

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82 LES MAITRES SONNEURS

Ohl oh 1 d'où savez-vous cela? dit Bruielte bien con- fondue. Vous connaissez donc notre Joseph? Et peut-être pourriez- vous nous dire il a passé?

En êtes- vous en peine? dit Huriel en l'observant.

Si fort en peine que je vous remercierais, d'un grand oœuT, de m'en donner nouvelles.

.Eh bien, je vous en donnerai, mignonne; mais pas avant que vous m'ayez remis sa musette, que je suis chargé, de lui porter au pays il est maintenant.

Quoi? dit Brulette, il est donc déjà bien éloigné?

Assez pour ne pas avoir envie de revenir.

Vrai , il ne reviendra pas? Il s'en va pour tout à fait? Voilà qui m'ôte l'envie de rire et de danser.

Oh 1 ma belle enfant, fit Huriel, vous êtes donc la fiancée de ce petit Joseph? Il ne m'avait pas dit cela!

Je ne suis la fiancée de personne, répondit Brulette en se redressant.

Et pourtant, reprit le muletier, voilà un gage qu'on m'a dit de vous montrer, dans le cas vous douteriez que je suis chargé d'emporter la musette.

donc? quel gage? fis-je à mon tour.

Regardez à mon oreille, dit le muletier, en relevant une poignée de ses cheveux noirs tout crépus, et en nous montrant un tout petit cœur en argent, passé par son anneau à une grande boucle en or fin qui lui traversait l'oreille à la manière des bourgeois de ce temps-là.

Je crois bien que ces oreilles percées commencèrent à donner dans la vue de Brulette, car elle lui dit: Vous n'êtes pas ce que vous paraissez, et je vois bien que vous n'êtes pas un homme à vouloir tromper de pauvres gens. D'ailleurs, c'est bien à moi, le gage que vous portez ; ou plutôt c'est à Joset, car c'est un cadeau que sa mère m'a fait le jour de notre première communion, et que je lui ai donné en souvenance de moi, le lendemain, quand il a quitté la maison pour entrer dans un service. Or donc, Tiennet, me dit- elle, va-t'en à mon logis, chercher la musette, et l'ap- porte là, sous le porche de l'église il fait noir, sans qu'on

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voie tu Tas prise, car le père Carnat est un homme mé- ehant qui ferait des peines à mon grand-père s'il savait que nous nous sommes prêtés à une pareille chose.

Septième ireillée.

Je fis ce qui m'était commandé, laissant, à contre-cœur, Brulette seule avec le muletier, dans un endroit de la place déjà bien embruni par la nuit tombante. Quand je revins, portant la musette pliée et démontée sous ma blouse, je les retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup d'action, et Brulette me dit: Tiennet, je le prends à témoin que je ne suis point consentante à donner à cet homme-là le gage qu'il a pendu à son oreille. Il prétend ne me le point ren- dre, parce que, de fait, c'est propriété pour Joset ; mais il dit que Joset ne le lui reprendra pas, et encore que ce soit une petite chose qui n'a pas la conséquence de dix sous vaillant, il tie me plaît pas d'en faire don à un étranger. Je n'avais pas plus de douze ans quand je l'ai baillé à Joset, et il faudrait être fm pour y entendre malice ; mais puisqu'on veut qu'il y en ait, ce m'est une raison de plus pour le re- fuser à im autre,

Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour enseigner au muletier qu'elle n'était point l'amoureuse de Joset, et que, pour sa part, le muletier était content de lui trouver le cœur libre d'engagements. En tout cas, il ne se gêna guère pour continuer à la courtiser devant moi.

Mignonne,^ lui dit-il, votis avez tort de vous défier. Je ne veux faire montre de vos dons à personne, encore qu'il y eût de quoi être glorieux s'ils étaient miens ; mais je re- connais ici, devant Tiennet, que vous ne m'encouragez point à vous aimer. Dire que cela m'en empêchera , je n'en réponds pas; mais, atout le moins, vous êtes forcée de souffrir que je me souvienne de vous, et que j'estime ce gage de dix sous vaillant à mon oreille, plus qu'aucune au- tre chose que j'aie jamais convoitée. Joseph est mon ami.

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8i LES MAITRES SONNEURS

et je sais qu'il vous aime ; mais l'amitié de ce garçon-là est si tranquille, qu'il ne songera pas seulement à me rede- mander son gage. Or donc, si nous nous revoyons dans un an, ou dans dix, vous le retrouverez là, à moins que l'o- reille «'y soit plus.

Et disant ainsi, il prit et embrassa la main de Bru- lette, et se mit en devoir de rajuster et d'enfler la corne- muse.

Que faites-vous ? lui dit-elle. Quant à moi, je vous l'ai dit, puisque Joset quitte sa mère et ses amis pour long- temps, j'ai de la peine et ne veux plus me divertir ; et tant qu'à vous, vous vous mettez en danger d'une bataille, si d'autres cornemuseux du pays viennent à passer.

Bah ! bah ! répondit Huriel, c'est ce qu'on verra ; ne vous inquiétez pas de moi; et quant à vous, Brulette, vous danserez, ou je croirai que vous êtes amoureuse d'un ingrat qui vous quitte.

Soit que Brulette eût trop de fierté pour laisser prendre cette idée-là, soit que le diable de la danse fût plus fort qu'elle, sitôt que la musette, dressée et enflée, commença de sonner, elle n'y put tenir et se laissa emmener] par moi à la bourrée.

Vous ne sauriez croire, mes amis, quels cris de contente- ment et d'émerveillance il y eut sur la place, au brijit ton- nant de cette musette bourbonnaise et au retour du mule- tier, que l'on croyait déjà parti.On ne dansait plus que d'un pied et on allait finir, quand il reparut sur la pierre des ménétriers. Aussitôt ce devint comme une rage, on ne s'y mit plus à (quatre ni à huit, mais bien à seize ou à trente- deux, se tenant par les mains, sautant, criant et riant, que le bon Dieu n'aurait pu y placer un mot.

Et bientôt après, les vieux, les jeunes, les petits enfants qui ne savaient pas encore mener leurs jambes, comme les grands-pères qui ne tenaient quasi plus sur les leurs, les vieilles qui se trémoussaient à l'ancienne mode, les gars maladroits qui n'avaient jamais pu mordre à la mesure, tout se mit en branle, et, pour un peu, la cloche de la pa- roisse s'y serait mise aussi d'elle-même. Jugez donc une

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musique, la plus belle qu'on eût ouïe au pays, et qui ne coûtait rien ! même elle paraissait aidée du diable, puisque le cornemaseux ne demandait jamais grâce, et faisait éreinter tout le monde sans se lasser. J'en veux avoir le dernier! s'écriait -il, à chaque fois qu'on lui conseillait de se reposer; je prétends que la paroisse entière y crève et que nous soyons encore tous ici au lever du soleil, moi debout et vaillant, vous autres me demandant merci ! Et lui de eomemuser, et nous tous de trépigner comme des fous.

La mère Biaude, voyant qu'il y avait de l'ouvrage et du profit, avait fait apporter des bancs, des tables, du boire et du manger, et comme, de ce dernier article, elle n'était pas assez fournie pour tant de ventres creusés par la danse, un chacun se mit en devoir de livrer aux amis et parents qu'il avait tout ce que son logis contenait de victuailles pour la semaine. Qui apportait un fromage^ qni un sac de noix, qui un quartier de chèvre, ou un cochon de lait, lesquels furent rôtis ou grillés à la cantine vitement dressée. Celait comme une noce oîi les voisins se seraient invités les uns les autres. Les enfants ne se couchèrent point, on n'eut pas le temps d'y songer, et ils dormirent en tas de moutons sur le bois de travail toujours emmagasiné sur le commun, au bruit enragé de la danse et de la musette qui ne s'arrêtait que le temps d'entonner au comemuseux une chopiue du meilleur vin.

Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard et comemu- sait en manière admirable. Enfin, l'appétit venant aux plus solides, Huriel fut forcé de finir, faute de danseurs à con- tenter ; et, ayant gagné sa gageure de nous enterrer tous, 1 consentit, à souper. Chacun l'invitait et se disputait l'hon- neur et le plaisir de le régaler; mais voyant que Bruletle venait à ma table, il accepta mon offre et s'assit à côté d'elle, tout bouillant d'esprit et de belle humeur. Il y mangea vite et bien ; mais, au lieu d'être appesanti par la digestion, il fut le premier à lever son verre pour chanter, et malgré qu'il eût bouffé six heures durant comme un orage, il avait la voix aussi fraîche et aussf juste que si de rien n'était. On essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés chanteurs

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y renoncèrent bientôt pour le plaisir de Técouier, car rien ne valait auprès de ses ciiansons, tant pour les airs que pour les paroles, et on avait mémç grand'peine à lui donner le refrain ; car il n'y avait rien dans son sac qui ne fût tout neuf pour nos oreilles et d'une qualité qui dépassait tout notre savoir.

On quitta toutes les tables pour Fentendre, et, au mo<nent que le jour levant commença de percer à travers la feuillée, il y avait autour de nous une foule plus charmée et plus at- tentionnée qu'au plus beau pr^he.

^lors il se leva, monta sur son banc et présenta son verre vide au premier rayon du soleil qui passait au-dessus de sa tête, en disant, d'un air qui nous fit trembler tous, sans qu'on sût ni pourquoi ni comment : Amis, voilà le flambeau du bon Dieu I Éteignez vos petites chandelles, et saluez ce qu'il y a de plus clair et de plus beau dans le monde !

Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant soç verre retourné sur la table, assez causé, assez chanté pour une nuit". Que faites-vous 15, sacristain? Allez sonner l'An- gelus, et qu'on voie ceux qui se signeront chrétiennement ! à cela on connaîtra celui qui s*est diverti honnêtement, de celui qui s'est abruti comme un sot. Après que nous aurons tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants, vous remerciant de m'avoir fait si bonne fête et marqué tant de fiance. Je vous devais une petite réparation pour un dommage que j'ai causé, sans le vouloir, à quelques-uns d'entre vous, il n'y a pas longtemps. Devinez si vous pouvez ; moi, je ne suis pas ici à confesse ; mais je pense avoir fait de mon mieux pour vous divertir, et le pla.isir valant mieux que le profit, selon moi, je me crois quitte envers tous.

Et comme on voulait le faire expliquer: Silence, cria- t-il, voilà l'Angelus qui cloche !

Et il se mit à genoux, ce qui entraîna tout le monde à en faire autant, et même avec un recueillement singulier, car cet homme-là semblait avoir puissance sur les esprits.

Quand on eut fini la prière , on le chercha ; il avait

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disparu, et si bien, qu'il y eût des gens qui se frottèrent les yeux, pensant qu'ils avaient rêvé cette nuit de liesse et de folie.

HuUténie ireillée.

Brulette était toute tremblante, et quand je lui demandai ce qu'elle avait et ce qu'elle pensait, elle me' répondit en portant à sa joue le revers de sa main : Cet homme-là est aimable, Tiennet; mais il est bien hardi.

Ck)mme j'étais allumé un peu plus que de coutume, je me trouvai assez courageux pour lui dire : Si la bouche d'un étranger vous a offensé la jpeau, celle d'un ami peut enlever ia tache. Mais eUe me repoussa en répondant : Il est parti , et il y a sagesse à oublier ceux qui s'en vont. '

Mêmement le pauvre Joset?

Oh 1 celui-là, c'est différent, dit-elle.

Pourquoi différent? Vous ne répondez point? Ahl Brulette, vous eu tenez pour...

Pour qui? dit-elle vivement. Comment s'appelle-t-il? Dis donc, puisque tu le connais?

C'est, lui répondis-je en riant, l'homme noir pour qui Joset s'est donné au diable, et qui vous a fait peur, un soir de ce printemps que vous étiez en ma maison.

. —Non, non, tu te moques 1 Dis-moi son nom, son état, son pays?

Non pas, Brulette! Tu dis qu'il faut oublier les absents, et j*aime autant ne pas te faire changer d'avis.

Le monde de la paroisse s'étonna bien de voir le corne - museux parti comme par miracle , sans qu'on eût songé à ' 8'informer de lui. Quelques-uns l'avaient bien questionné; Diftis à l'un il avait dit être Marchois et s'appeler d'une fa- ÇOD, à l'autre il avait dit autrement, et nul ne savait la vé- rité. Je leur jetai encore un nom différent pour les dérouter, ûon pas qu'Huriel le gâteux de blés eût rien à craindre personne, après qu'Huriel le cornemuseux avait si bien nionté la tête à tout le monde, mais pour me divertir, et

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88 LES MAITRES SONNEURS

aussi pour faire eurager Brulotte. Puis, quand on me de- manda d'où je le connaissais, je répondis, en me moquant, que je ne le connaissais pas ; qu'il lui avait pris fantaisie, en arrivant, de m'accoster comme un ami, et que j'avais ré- pondu de même par manière de plaisanter.

Cependant, Brulette m'ayant questionné à fond, force me fut de lui dire ce que j*en savais , et encore que ce ne fût pas grand'chose, elle regretta de l'entendre, car elle avait, comme beaucoup de gens du pays, un grand préjugé contre les étrangers, et contre les muletiers principale- ment.

Je pensai que celte répugnance lui ferait vitement oublier Huriel, et si elle y songea, elle ne le montra guère, car elle continua la joyeuse vie qui lui plaisait, sans marquer de préférence à personne, disant que, voulant être femme aussi fidèle qu'elle était fille insoucieuse, elle avait le droit de prendre son temps et d'étudier son monde; et tant qu'à moi, me répétant souvent qu'elle ne voulait que mon ami- tié fidèle et tranquille, sans idée de mariage.

Mon naturel ne me portant point à la tristesse, je n'en fis point de maladie. Je me sentais bien un peu comme Brulette à l'endroit de la liberté. J'usais de la mienne comme un gar- çon, et je prenais le plaisir je le trouvais, sans la chaîne. Mais, ma fougue passée, je revenais toujours auprès de ma belle cousine, comme en une compagnie douce, honnête et réjouissante, dont je me serais trop privé en essayant de bouder contre moi-même. Elle avait plus d'esprit que toutes les filles et femmes de Tendroit. Et puis, son logis était agréable, toujours propre et bien gouverné, ne sentant point la gêne , et se remplissant , dans les veillées d'hiver comme dans tous les autres chômages de l'année, de la plus gentille jeunesse de la paroisse. Les filles suivaient volontiers la compagnie de cette belle, parce qu'il y pleuvait des garçons à choisir, et que, de temps en temps, elles y accrochaient un mari pour leur compte. Mêmement Brulette se servait de l'estime qu'on faisait de son esprit juste et de ses jolies pa- roleis, pour décider les jeunes gens à donner leur attention à des filles qui les convoitaient, et elle s'y montrait géné-

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LES MAITRES SONNEURS 80

peuse comme font les riches qui savent bien ne deivoir ja- mais manquer.

Le grand-père Brulet aimait cette jeune compagnie et la Téjonissait par ses vieilles chansons et par beaucoup de belles histoires qu'il savait. Par des fois, la Mariton venait aussi pour un moment, à seules fins d'avoir à parler de son gar- çon, et c'était une femme de grande causette, encore très- fraîche et donnant aux jeunes filles la vraie manière de se bien babiller, car elle était élégante pour complaire à son maîlre Benoît, lequel voulait que, par sa bonne mine et sa braverie, elle fit belle enseigne à sa maison.

11 n'était même point rare qu'au passage, les vielleux du pays, voyant de la jeunesse rassemblée, ne se missent en besogne de faire danser devant la porte, si bien que la Brulette, en son petit logis, sans autre avoir de conséquence que sa gentillesse et sa belle grâce, devint comme une reine, que les filles laides et délaissées critiquaient tout bas, mais que les autres trouvaient plus de profit que de dépit à re- connaître et à fréquenter.

Il y avait approchant une année qu'on se divertissait ainsi, sans avoir reçu d'autres nouvelles de Joseph que deux let- tres par lesquelles il faisait connaître à sa mère qu'il était en bonne santé et gagnait bien sa vie dans le Bourbonnais. Il n'y disait point l'endroit de sa demeurance, et les deux lettres portaient la mai^que de deux endroits différents. Mê- mement la seconde n'était guère commode à comprendre, encore que notre nouveau curé fût très-adroit à lire les écritures; mais il paraissait que Joseph s'était fait enseigner l'instruction, et s'était essayé, pour la première fois, à écrire de lui-môme. Enfin, vint une troisième lettre, adressée à ^Brulette, et monsieur le curé la lut bien couramment et la trouva clairement tournée. Celle-là disait que Joseph était un peu malade et s'en remettait à la main d'un ami pour donner de ses nouvelles. Ce n'était qu'une fièvre de prin- temps, et l'on ne s'en devait point tourmenter. On y disait encore qu'il était avec des amis, lesquels, faisant coutume de voyager, se mettaient en route pour le pays de Chambé-

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rat, d'où ils écriraient encore, si son étal venait à s'empirer

malgré les grands soins qu'ils lui donnaient.

MojBi Dieu! dit Brulette, quand le curé lui eut fait en- tendre ce qu'il y avait sur ce papier, j'ai grand'peur qu'il ne se soit fait muletier aussi, et je n*o§erais dire à sa mère ni sa maladie ni l'état qu'il a pris. La pauvre âme a bien assez de peines comme ça.

Et puis, regardant la lettre, elle demanda ce que disait la signature. Monsieur le curé, qui n'y avait pas fait grande attention, mit ses lunettes et se prit à rire, disant qu'il n'a- vait jamais vu chose pareille, et qu'il avait beau s'y repren- dre, il n'y voyait, en guise de nom, que la représentation d'un bout d'oreille avec un anneau et une manière de cœur passé dedans. C'est, dit-il, quelque signe de compagnon- nage. Toute confrérie a ses emblèmes, et personne n'y con- naît goutte. Mais Brulelle comprit fort bien , se troubla un peu, emporta la lettre et l'examina souvent, je peux croire, d'un œil moins indifférent qu'elle ne le prétendait : car il lui poussa en tête l'idée de savoir lire, et bien secrè- tement elle s'y mit, avec l'aide d'une ancienne fille de chambre de noble, qui était retirée mercière en notre bourg, et qui venait souvent babiller en une maison si bien acha- landée de monde , comme était celle de ma cousine.

Il ne fallut pas grand temps à une tête si futée pour en savoir long, et, un beau jour, je fus bien étonné de voir qu'elle écrivait des chansons et des prières qui parçiissaient moulées finement. Je ne pus m'em pêcher de lui demander si c'était pour correspondre avec Joseph ou avec le beau muletier qu'elle s'apprenait des malices au-dessu»de son état.

Il s'agit bien de ce faraud aux oreilles percées! fît-elle en riant. Me crois-tu fille si peu réfléchie que d'envoyer des lettres à un garçon étranger? Mais si Joseph nous revient savant, il aura bien fait de se^sortir de sa bêtise, et, tant qu'à moi, je ne suis point fichée non plus d'être un peu moins sotte que je n'étais.

Brulette, Brulette, lui dis-je, vous mettez votre idée hors de votre pays et de vos amis! Ça vous portera mal-

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LES MAITRES SONNEURS 91

heur, prenez-y garde I Je ne suis pas plus tranquille pour Joseph là-bas que pour vous ici.

Tu peux être tranquille sur mon compte, Tienûel; j'ai la tête froide, malgré qu'on en dise. Tant qu'à notre pauvre gars, j'en suis bien en peine; car nous voilà, depuis six mois bientôt, sans nouvelles de lui, et ce beau muletier, . qui avait si bien promis d'en donner, n'y a plus songé. La Mariton se désole de l'oubli de Joset, car elle n'a point su sa maladie, et peut-être qu'il est mort sans que personne s'en doute.

Je lui remontrai que, dans ce cas-là, nous en aurions reçu avertissement, et que le manque de nouvelles signifiait toujours bonnes nouvelles.

Tu diras ce que tu voudras, répondit-elle; j'ai rêvé, il y a deux nuits, que je voyais arriver ici le muletier, nous rapportant sa musette et nous annonçant qu'il avait péri. Depuis ce rêve , je suis attristée dans mon cœur et me' fais reproche d'avoir laissé passer tant de temps sans songer à mon pauvre ami de jeunesse, et sans m'essayer à lui écrire; mais lui aurais-je envoyé ma lettre, puisque je ne sais pas seulement il est?

Disant cela, Brulette, qui était auprès de la fenêtre et re- gardait par hasard au dehors, poussa un cri et devint toute blanche de peur. Je regardai aussi et vis Huriel tout enchar- bonné et noirci dans sa figure et ses habillements, comme je l'avais vu la première fois. Il venait vers nous, et les en- fants se sauvaient de son, passage en criant : a Le diable I le diable! » tandis que les chiens jappaient après lui.

Saisi de ce que m'avait raconté Brulette, et voulant lui épargner d'apprendre trop vite une mauvaise nouvelle, je courus au-devant du muletier, et ma première parole fut pour lui dire au hasard et dans un grand trouble : Est-ce donc qu'il est mort?

Qui? Joseph? répondit-il; non. Dieu merci I Mais vous savez donc qu'il est encore malade?

Est-il en danger?

Oui et non. Mais c'est devant Brulette que je te veux

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02 LES MAITRES SONNEURS

parler de lui. Est-ce sa maison? Conduis-moi auprès d'elle.

Oui, oui, viens ! lui dis-je ; et, courant en avant, je dis à ma cousine de se tranquilliser et que tes nouvelles n'é- taient point si mauvaises qu'elle s'y attendait.

Elle appela vitementson graud-père qui chapusait dans la chambre voisine, et se mit en devoir de recevoir honnê- tement le muletier ; mais, le voyant si différent de l'idée qu'elle en avait gardée, si mal connaissable dans sa cou- leur et son habillement, elle perdit contenance et en dé- tourna ses yeux avec tristesse et confusion.

Huriel s'en aperçut bien, car il se prit à sourire, et, rele- vant ses rudes cheveux noirs, comme par hasard, mais de manière à montrer que le gage de Bruletto était toigours à son oreille : —C'est bien moi, dit-il et non point un autre. Je viens exprès de mon pays pour vous parler d'un ami qui,»grâce à Dieu, n'est ni mort ni mourant, mais dont ce- pendant il faut que je vous entretienne un peu à loisir. Avez-vous celui de m'écouter?

Fort bien oui, dit le père Brulet. Asseyez-vous, mon homme ; on va vous servir.

fl ne me faut rien, dit Huriel, prenant une chaise. J'at- tendrai l'heure de votre repas. Mais, avant tout, je me dois faire connaître des personnes à qui je parle.

Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.

Meavtènie veillée.

Alors le muletier: Je m'appelle Jean Huriel, muletier de mon état, fils de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien le grand bûcheux, maître sonneur très-renommé, et ou- vrier très-estimé dans les bois du Bourbonnais. Voilà mes noms et qualités, dont je peux faire preuve et honneur. Je sais que pour gagner plus de confiance, j'aurais me présenter à vous comme j'ai le moyen de paraître ; mais ceux de mop état ont une coutume...

Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait

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grande attention , je la connais, mon garçon. Elle est bonne ou mauvaise, selon que vous êtes bons ou mauvais vous- mêmes. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans savoir ce que c'est que les muletiers, et comme j'ai roulé autrefois hors du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos confrères sujets à beaucoup de méfaits : on en a vu enle- ver des filles, battre des chrétiens, voire les faire périr dans de méchantes disputes, et leur enlever leur argent.

Je pense, dit Huriel en riant, qu'on a beaucoup sur- passé le mal en le racontant. Les choses dont vous parlez sont si anciennes qu'on n'en pourrait retrouver les auteurs, et la peur qu'on en a eu dans vos pays les a augmentées, si bien que, pendant longues années, les muletiers n'ont osé sortir des forêts qu'en grandes bandes et avec grand dan- ger. La preuve qu'ils se sont bien amendés et qu'on n'a plus à les craindre, c'est qu'ils ne craignent plus rien eux- mêmes, et que me voilà seul au milieu de vous.

Oui, dit le père Brulet, qui n*était point aisé à persua- der, mais vous avez le noir sur la figure, pas moins ! Vous avez juré à votre confrérie de suivre son commandement , qiii est de passer déguisé en cette mode dans les pays vous êtes encore suspects, afin que si l'un de vous y fait quelque mal, on ne pwisse pas dire, en voyant les autres plus tard : a C'est lui ou ce n'est pas lui. » Enfin, vous êtes tous responsables les uns pour les autres. Ça a son bon côté, qui est de vous faire amis bien fidèles, chacun à la dévotion de tous; mais ça laisse une grande dou tance pour ^ le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que si un muletier, tant bon garçon et avancé d'argent fût-il, ve- nait me demander mon alliance, je lui offrirais bien de bon cœur mon vin et ma soupe, mais je ne le semonderais point d'épouser ma fille.

Aussi, dit le muletier, l'œil allumé et regardant har- diment Brulette qui faisait semblant de penser à autre chose, n'ai-je point eu l'idée de me présenter dans un pa- reil dessein ; vous n'avez pas besoin de me refuser, père Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon, je ne vous en ai rien dit.

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94 LES MAITRES SONNEURS

Brulette baissa.les yeux tout à fait, sans laisser voir si elle était contente ou fôchée du compliment. Puis elle re- prit son courage, et dit au muletier : Il ne s'agit point de cela, mais de Joset, dont vous deviez nous donner nou- velles, et dont la santé m'angoisse beaucoup le cœur. Voilà mon grand- père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de l'intérêt : ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes choses?

Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter un moment de chagrin et se raflfermir en lui-même pour parler ; puis il dit :

Joseph est malade, assez malade pour que je me sois décidé à venir dire à celle qui en est l'auteur : a Voulez- vous le guérir, et cela esl^il en votre pouvoir ? »

Qu'est-ce que vous chantez là? dit mon oncle ouvrant l'oreille, qu'il commençait à avoir un peu dure. En quoi ma fille peut-elle guérir cet enfant dont nous parlons?

Si j'ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit Huriel, c'est que j'avais à en dire des choses délicates et que vous n'auriez point souffertes du premier venu. A présent, si vous me jugez honnête homme, permettez-moi d'expo- ser tout ce que je pense et tout ce aue je sais.

Expliquez-vous sans crainte, ^it vivement Brulette; je ne m'embarrasse d'aucune idée qu'on puisse avoir de moi.

Je n'ai de vous qu'une bonne idée, belle Brulette, ré- partit le muletier : ce n'est pas votre faute si Joseph vous aime ; et si vous le lui rendez dans le secret de votre cœur, personne n'a le droit de vous en blâmer. On peut envier Joseph dans ce cas-là, mais non point le trahir, ni vous faire de la peiiie. Sachez donc comment vont les choses entre lui et moi depuis le jour nous avons fait amitié ensemble, et je lui ai persuadé de venir apprendre , en mon pays, la musique dont il se montrait si affolé.

Je ne sais pas si vous lui avez rendu un bien beau service, observa mon oncle; m'est avis qu'il aurait pu rap- prendre ici tout aussi bien, et sans chagriner ni inquiéter son monde.

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LES MAITRES SONNEURS 05

II m'a dit, reprit Huriel, et je Tai bien vu depuis , qu'il ne serait pas souffert par les autres sonneurs. D'ailleurs, je loi devais la vérité, puisqu'il me donnait sa confiance qua- siment à la première vue. La musique est une herbe sau- vage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle se plaît mieux dans nos bruyères, je ne saurais vous dire pourquoi ; mais c'est dans nos bois et dans nos ravines qu'elle s'entretient et se renouvelle comme les fleurs de chaque printemps; c'est qqjelle s'invente et fait foisonner des idées pour les pays qui en manquent ; c'est de que vous viennent les meilleures choses que vous entendez dire à vos sonneux ; mais comme ils sont paresseux ou avares, et que vous vous contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous une fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le res^ tant. A cette «heure même, ils font des élèves qui rabâchent nos vieux airs en les corrompant, et qui se croient dispen- sés de venir consulter nos anciens. Donc un jeune homme bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset, qui s'en irait boire à la source, s'en reviendrait si frais et gras nourri que personne ne pourrait se soutenir contre lui.

» C'est pourquoi Joset fit accord de partira la Saint-Jean ensuivante, et de s'en aller en Bourbonnais, il trou- verait, à la fois, de l'ouvrage pour vivre dans nos bois et des leçons du meilleur maître. Car il faut vous dire que les plus fameux inventeurs sont dans le haut Bourbonnais, vers les bois de pins, du côté la Sioule descend emmi les monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Hu- îriel, d'où il a pris son nom, a passé sa vie dans les meil- leurs endroits et se tient toujours en bonne haleine et pro- vision de belle science. C'est un homme qui n'aime pas à travailler deux ans de suite au môme pays, et plus il avance en âge, plus il ,est vif et changeant. Il était en la forêt de Tronçay l'an dernier; il a été ensuite en celle de l'Épinasse, et il est, à cette heure, en celle de l'Alleu, Joset, tou- jours fendant, bûchant et cornemusant avec lui, l'a suivi fidèlement, l'aimant comme s'il était son fils et se louant d'en être pareillement aimé.

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» Il s'y est trouvé aussi heureux que peut Têtre un amant séparé de sa maîtresse ; mais la vie n'est pas si douce et si commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Jo- seph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d'autre taille que les vôtres, et qui fatiguent Testomac, tant qu'on n*a pas trouvé la vraie manière de les enfler : si bien que les fièvres l'ont pris et qu'il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouver- ner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos ; mais si son corps y a gagné d'une 'façon, il s'y est empiré de l'autre. Il s'est arrêté de tousser et de cracher du sang, mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui opt donné frayeur pour sa vie ; si bien qu'il y, a. huit jours, revenant d'un de mes voyages, j'ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et si lâdie sur ses jambes qu'il ne se pouvait porter.

» Questioni^é par moi, il m'a dit bien tristement et ver- sant des larmes : a Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j'aurais tant voulu montrer mon savoir. L'ennui me mange la tête et l'impatience me sèche le cœur. J'aurais mieux souhaité que ton père me laissât m'achever en comemusant. Je me serais éteint en envoyant de loin à celle que j'aime toutes les douceurs que ma bouche n'a jamais su lui dire, et en rêvant que j'étais à son côté. Sans doute le père Bastion a eu bonne intention, car je sentais bien que je m'y tuais par trop d'ardeur. Mais qu'est-ce que je gagne à mourir moins vite ? Il n'en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, «d'une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher; et que, de l'autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi , c'est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je m'en vas, sans avoir tant seule- ment le plaisir de me remémorer un jour d'amour et de bonheur. »

Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui pre-

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nantia main dont elle s'essuyait le visage; tout. n'est pas encore perdu. Écoutez-moi jusqu'à la fin.

» Voyant l'angoisse de ce pauvre enfant, je m'en allai quérir un bon médecin, lequel, l'ayant examiné, nous dit qu'il avait plus d'ennui que de maladie, et qu'il répondait do le bien guérir, s'il pouvait se retenir de sonner et se dis- penser de bûcher encore un mois durant.

Quant au dernier point, c'était bien commode; mon père n'est pas malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et nous n'avons pas grand mérite à prendre soin d'un ami empêché dans son travail ; mais l'ennui de ne point musi- quer et d'être là, loin de son monde, privé de voir sa Bru- lette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le mé- decin. Un mois s'est quasiment passé, et Joset n'est pas mieux. Il ne voulait pas vous le faire assavoir, mais je l'y ai déxîidé ; et mêmement, je le voulais amener ici avec moi. Je l'avais bien arrangé sur un de mes mulets et vous le re- conduisais déjà, lorsqu'au bout de deux lieues, il est tombé en faiblesse, et j'ai été obligé de le reporter à mon père, le- quel m'a dit : a Va-t'en au pays de ce garçon et ramène ici sa mère ou sa fiancée. Il n'est malade que de chagrin, et , envoyant l'une ou l'autre, il reprendra courage et santé pour achever ici son apprentissage ou pour s'en retourner chez lui. »

» Cela, dit devant Joset l'a beaucoup secoué : a Ma mère, criail-il comme un enfant; ma pauvre mère, qu'elle vienne au plus tôt! » Mais bien vite il se reprenait : <r Non, nonl^ je ne veux pas qu'elle me voie mourir; son chagrin m'a- chèverait trop malheureusement! Et Brulette ? lui disais- jetout bas. —Oh I Buulette ne viendrait pas, faisait-il; Brulette est bonne ; mais il n'est point possible qu'elle n'ait pas fait choix d'un amoureux qui la retiendrait de me venir consoler. »

«Alors, j'ai fait jurer à Joset qu'il prendrait au moins patience jusqu'à mon retour, et je suis venu. Père Brulet, décidez de ce qu'il faut faire, et vous, Brulette, consultez votre cœur.

Maître Huriel, dit Brulette en se levant , j'irai , encore

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que je ne sois point la fiancée de Joseph, comme vous le dites, et que rien ne m'oblige envers lui, sinon que sa mère m'a nourrie de son lait et portée en ses bras. Mais pourquoi pensez- vous que ce jeune homme est épris de moi, puis- que, aussi vrai que voilà mon grand-père, il ne m'en a jamais dit le premier mot?

Il m'avait donc bien dit la vérité ? s'écria Huriel, comme charmé de ce qu'il entendait; mais, se raccoisant aussitôt : Il n'en est pas moins vrai, dit-il, qu'il en peut mourir, d'au- tant plus que l'espoir ne le soutient pas, et je dois ici plai- der sa cause et dire ses sentiments.

-*-En étes-vous chargé? dit Brulétte avec fierté, et aussi avec un p45u de dépit contre le muletier.

Il faut que je m'en charge, commandé ou non, répli- qua Huriel. J'en veux avoir le cœur net... à cause de lui qui m'a confié sa peine et demandé mon secours. Voilà donc comme il me parlait : a J'ai voulu me donner à la musi- que, autant par amour de la chose que par amour de ma mie Brulette. Elle me considère comme son frère, elle a toujours eu pour moi de grands soins et une bonne pitié; mais elle n'en a pas moins fait attention à tout le monde, hormis moi ; et je ne l'en peux blâmer. Cette jeunesse aime la braverie et tout ce qui rend glorieux. C'est son droit d'être coquette et avantageuse. J'en ai le cœur fâché, mais c'est la faute du peu que je vaux si elle donne ses amitiés à de plus vaillants que moi. Tel que me voilà, ne sachant ni piocher rude, ni parler doux, ni danser, ni plaisanter, ni même chanter, me sentant honteux de moi et de mon sort, je mérite bien qu'elle me regarde comme le dernier de ceux qui pourraient prétendre à elle. Eh bien, voyez-vous, cette peine me fera mourir si elle dure, et j'y veux trouver un remède. Je sens en dedans de moi quelque chose qui me dit que je peux musiquer mieux que tous ceux qui s'en mê- lent dans notre endroit ; si j'y a boutais, je ne serais plus un rien du tout. Je deviendrais plus que les autres, et comme cette fille a du goût et de l'accent pour chanter, elle com- prendrait, par elle-même, ce que je vaux, outre que sa fierté serait flattée de l'estime qu'on ferait de moi, »

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Vous parlez, dit Brulette en souriant, comme si je Ten- tendais lui-même, encore qu*il ne m'ait jamais dit cela à propos de moi. Son amour-propre a toujours été en souf- france, et je vois que c'est aussi par l'amour-propre qu'il croirait pouvoir me persuader ; mais puisque une telle ma- ladie le met en danger de mourir, je ferai, pour lui remonter le courage, tout ce qui dépendra de la sorte d'amitié que j*ai pour lui. J'irai le voir avec la Mariton, si toutefois c'est le conseil et la volonté de mon grand-père.

Avec la Mariton, dit le père Brulet, ça ne me paraît pas possible, pour des raisons que je sais et que tu sauras bientôt, ma fille. Qu'il te suffise, quant à préseût, que je te dise qu'elle est empêchée de quitter son^maître, à cause d'embarras qu'il a dans ses affaires. D'ailleurs, si la maladie de Joseph peut se dissiper, il est inutile de tourmenter et de déranger cette femme. J'irai donc avec toi, parce que j'ai la confiance, comme tu as toujours gouverné Joseph pour le mieux, que tu auras encore crédit sur son esprit pour le ramener au courage et à la raison. Je sais ce que tu penses de lui, et c'est ce que j'en pense aussi : d'ailleurs, si nous le trouvions dans un état désespéré, nous ferions vitement écrire pour que sa mère vienne lui fermer les yeux.

Si vous voulez ine souffrir en votre compagnie pour le voyage, dit Huriel, je vous conduirai bien au juste, d'un so- leil à l'autre, au pays oîi se trouve Joseph, et mèmement en une seule journée si vous ne craignez pas trop les mau- vais chemins.

Nous causerons de ça à table, répondit mon oncle; et quant à votre compagnie, je la souhaite et la réclame, car vous avez très-bien parlé, et je ne suis pas sans savoir à quelle famille d'honnêtes gens vous appartenez.

Connaissez-vous donc mon père? dit Huriel. En nous entendant nommer Brulette, il nous a dit, à Joseph et à moi, que son père avait eu un ami de jeunesse qui s'appelait Brulet.

C'était moi, dit mon oncle. J'ai bûché longtemps, il y a une trentaine d'années, dans le pays de Saiut-Amand avec votre grand-père, et j'ai connu votre père tout jeune, tra- vaillant avec nous et sonnant déjà par merveille. C'était un

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garçon bien aimable, qui ne doit pas être encore trop cha- griné par rage. Quand vous vous êtes fait connaître tout à rheure, je n'ai pas voulu vous couper la parole, et si je vous ai un peu tancé sur les coutumes de votre état, c'était à seules lins de vous éprouver. Or donc, asseyez-vous, et n'épargnez rien de ce qui est ici à votre service.

Pendant le souper, Huriel se montra aussi raisonnable dans ses discours et aussi gentil dans son sérieux, que nous l'avions trouvé divertissant et agréable dans la nuit de la Saint-Jean. Brulette Técoutait beaucoup et paraissait s'ac- coutumer à sa figure de charbonnier; mais quand on parla du chemin à faire et de la manière de voyager, elle s'in- quiéta pour son *grand-père de la fatigue et du dérange- ment ; et comme Huriel ne pouvait pas répondre que la chose ne fût bien pénible pour un homme d'âge, je m'offris à accompagner Brulette à la place de mon oncle.

Voilà la meilleure des idées, dit Huriel. Si nous ne sommes que nous trois, nous prendrons la traverse, et, partant demain matin, arriverons demain soir. J'ai une sœur, très-sage et très- bonne, qui recevra Brulette en sa propre cabiole, car je ne vous cache pas que nous sommes, vous ne trouverez ni maisons, ni couchée selon vos habitudes.

Il est vrai, reprit mon oncle, que je suis bien vieux pour dormir sur la fougère, et malgré que je ne sois pas bien complaisant à mon corps, si je venais à tomber malade là- bas, je vous serais d'un grand embarras, mes chers en- fants. Or donc, si Tiennet y va, je le connais assez pour lui confier sa cousine. Je compte qu'il ne la quittera d'une se- melle dans toute rencontre il y aurait danger pour une jeunesse, et je compte sur vous aussi, Huriel, pour ne fe'x- poser à aucun accident en route.

Je fus bien content de cette résolution et me fis un plaisir de conduire Brulette, de même qu'un honneur de la dé- fendre au besoin. Nous nous départîmes à la nuit, et avant la levée du jour, nous nous retrouvâmes à la porte du même logis ; Brulette déjà prête et tenant son petit paquet, Huriel conduisant son clairin et trois mules, sur l'une desquelles il

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y avait une bâtine Irès-douce et très-propro il assit Bru- Jette; puis il enfourcha le cheval, et moi l'autre mule, un peu étonné de me voir là-dessus. La troisième, chargée de grandes bannes neuves, suivait d'elle-même, et Satan fer- mait la marche. Personne n*était encore levé dans le village, et c'était mon regret, car j'aurais souhaiter donner un peu de jalousie à tant de galants de Brulette, qui m'avaient fait euragfer maintes fois; mais Huriel paraissait pressé de quitter le pays sans être examiné do près et critiqué, aux oreilles de Brulette, pour sa flgure noire.

Nous n'allâmes pas loin sans qu'il me lît sentir qu'il ne me laisserait pas gouverner toutes choses à mon gré. Nous étions au bois de Maritet sur le midi, et avions fait quasi la moitié du voyage. Il y avait par un petit endroit qu'on appelle la Ronde, j'aurais été content d'entrer et de nous payer un bon déjeuner; mais Huriel se moqua de mon goût pour le couvert, et, se voyant soutenu par Brulette^ qui était disposée à prendre tout en gaieté, il nous fit descendre un petit ravin coule une mince rivière qui a nom la Porte^ feuille, parce que, de ce temps-là, du moins, elle était toute couverte des grandes nappes du plateau blanc \ et aussi om- bragée du feuillage de la forêt, laquelle descendait, de cha- que côté, jusqu'à ses rives. Il lâcha les bêtes dans les joncs» nous choisit une belle place toute rafraîchie d'herbes sau- vages, ouvrit les paniers, déboucha le baril, et nous servit un aussi bon goûter que nous l'eussions pu faire chez nous, bien proprement, et avec tant d'égards pour Brulette qu'elle ï>e se put empêcher d'en marquer son plaisir.

Et comme elle vit qu'avant de toucher au pain pour le couper, et à la serviette blanche qui roulait les provisions, il se lavait avec grand soin les mains dans la rivière, jus- qu'au-dessus des coudes, elle lui dit en riant et avec son petit air de commandement gracieux : Pendant que vous y ^tes, vous pourriez bien aussivous laver la figure, afin qu'on voie si c'est bien vous le beau cornemuseuxdela Saint-Jean.

Non, mignonne, répondit-il. Il faut vous habituer à

^ NympAea ou nénufar.

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l'envers de la monnaie. Je ne prétends rien sur votre cœur qu'un peu d'amitié et d'estime, malgré que je sois un païen de muletier; je n'ai donc pas besoin de vous plaire par mon visage, et ce n*est pas pour vous que je le blanchirai. Elle fut mortifiée^ mais ne resta point court :

On ne doit point faire peur à ses amis , dit-elle, et tel que vous voilà, vous risquez que la frayeur m'ôte l'appétit.

En ce cas- là, j'irai donc manger à l'éCart, pour ne V0U3 point écœurer.

11 le fit comme il le disait, s'assit sur une- petite roche qui avançait dans l'eau, en arrière de l'endroit nous étions açsis, et se mita manger seul, tandis que je profitais du plaisir de servir Brulette.

Elle en rit d'abord, croyant l'avoir fâché et y prenant gré comme toutes les coquettes; mais quand elle se lassa du jeu et le voulut ramener, elle eut beau l'exciter en paroles, il tint bon, et, chaque fois qu'elle tournait la tête devers lui, il lui tournait le dos en se cachant d'elle et en lui ré- pondant, bien à propos, mille badineries, sans montrer aucun dépit, ce qui, pour elle, était peut-être bien le pire de la chose.

De sorte qu'elle en eut regret , et , à un mot un peu vif qu'il lâcha sur les bégueules, et qu elle crut dit à son intention, deux larmes lui tombèrent des yeux, encore qu'elle eût bien voulu les retenir en ma présence. Huriel ne les vit point, et je n'eus garde de paraître les avoir vues.

Quand nous fûmes assez repus pour une fois, Huriel me dit de serrer le restant de nos vivres, et ajouta : Si vous êtes las, mes enfants, vous pouvez faire un somme ici, car nos bêtes ont besoin qu on laisse passer la grande chaleur du jour. Cest l'heure oîi la mouche est enragée, et, dans ces taillis, elles se peuvent frotter et secouer à leur guise. Je compte, Tiennet, que tu feras bonne garde à notre prin- cesse. Moi, je vas monter un peu dans la forêt pour voir comment s'y gouverne l'œuvre du bon Dieu.

Et d'un pas léger, ne sentant pas plus le chaud que si nous étions au mois d'avril, encore que ce fût en plein juil- let, il grimpa la côte et se perdit sous les grands arbres.

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Dixième Teille.

Brulette fit de son mieux pour me cacher son ennui de le voir partir, mais, ne se sentant point le cœur à la cau- sette, aile fit mine de s'endormir sur le sable fin de la rive, la tête appuyée sûr les paniers qu'on avait retirés au mulet pour le soulager, et lo visage garanti des mouches par son mouchoir blanc. Je ne sais si elle dormit ; je lui parlai deux ou trois fois sans avoir réponse, et comme elle m'avait laissé mettre ma figure sur le bout de son tablier, je me Uns coi aussi, mais sans dormir d'abord, car je me sentais bien encore un peu agité par son voisinage.

Enfin la fatigue me gagna et je perdis ma connaissance pour un bout de temps. Quand elle me revint, j'entendis causer, et connus, à la voix, que le muletier était revenu et s'entretenait avec Brulette. Je ne voulus point déranger le tablier afin de pouvoir les entendre parler librement, mais je le tenais bien serré dans mes mains, et la fillette n'aurait pas pu s'éloigner d'un pas, encore qu'elle l'eût voulu.

Mais enfin, j'ai le droit, disait Huriel, de vous deman- der quelle conduite vous avez résolu de tenir avec ce pauvre^ enfant. Je suis son ami plus qu'il ne m'est permis d'être le vôtre, et je me reprocherais de vous avoir amenée auprès de lui, si votre idée était de le tromper.

Qui vous parle de le tromper? répondit Brulette. Pour- quoi critiquez-vous mon intention sans la connaître?

Je ne la critique pas, Brulette; je vous questionne en homme qui aime beaucoup Joseph, et qui vous porte assez d'estime pour croire que vous irez franchement avec lui.

Cela ne regarnie que moi, maître Huriel ; vous n'êtes pas juge de mes sentiments, et je n'en dois confidence à personne. Je ne vous demande pas, moi, si vous êtes franc et fidèle envers votre femme !

Ma femme? fit Huriel, comme étonné.

Eh oui, reprit Brulette, n'êtes-vous point marié?

Vous ai-je dit cela ? ^

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Je croyais que vous l'aviez dit chez nous hier soir, quand mon grand-père, s'imaginant que vous veniez me parler mariagf, s'est dépêché de vous refuser.

Je n'ai rien dit du tout, Brulelte, si ce n'est que je ne demandais pas le mariage. Avant d'avoir la personne, il faut avoir le cœur, et je n'ai pas droit au vôtre.

Je vois au moins, dit Brulette, que vous êtes plus rai- sonnable et moins hardi avec moi que Tan passé.

Ohl reprit Huriel, si je vous ai dit, à la fête de votre village, des paroles un peu vives, c'est qu'elles me sont venues comme ça en vous voyant ; mais le temps a passé là-dessus, et vous devriez avoir oubliél'offense.

Qui vous dit que je m'en souvienne ? Est-ce que je vous en fais reproche?

Vous me la reprochez en vous-même, ou tout au moins vous en gardez souvenance, puisque vous ne me voulez point parler clairement au sujet de Joseph.

J'ai cru, dit Brulette, dont la voix marquait un peu d'impatience, que je m'étais expliquée là-dessus bien clai- rement hier au soir; mais quel accord voulez-vous donc faire entre ces deux choses-là? Plus je vous aurai oublié, moins je dois être pressée de vous confesser mes senti- ments pour n'importe qui.

Tenez, mignonne, dit le muletier, qui ne paraissait donner dans aucune des petites réserves de Brulette, vous avez très-bien parlé sur le passé hier au soir; mais vous n'avez guère appuyé sur l'avenir, et je ne sais pas encore ce que vous comptez dire de bon à Joseph pour le raccommo- der avec la vie. Pourquoi refusez-vous de me le faire savoir franchement ?

Et qu'est-ce que cela vous fait, je vous le demande? Si vous êtes marié, ou seulement engagé de parole, vous ne devez point tant regarder à travers le cœur des filles.

Brulette, vous voulez absolument me faire dire que je suis libre de vous faire la cour. Et vous, vous ne me direz rien de votre position? Je ne dois pas savoir si vous devez ^n jour favoriser Joseph, ou si vous n'avez pas donné pa-

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Tole à quelque autre, ne fût-ce qu'à ce grand garçon-là qui dort sur votre tablier î

Tous êtes trop curieux ! dit Brulette en se levant et en se hâtant de me retirer le tablier que je fus Bien forcé de lâcher, en faisant celui qui s*é veille.

Partons, dit Huriel, que la mauvaise humeur de Bru- lette ne paraissait point entamer et qui montrait toujours le rire sur ses dents blanches et dans ses grands yeux, les seuls endroits de sa figure qui ne fussent point en deuil.

Nous reprîmes le chemin du Bourbonnais. Le soleil s'était caché sous une grosse nuée qui montait, et il commençait à tonner ^ans les bas du ciel.

Cet orage-là n'est rien, dit le muletier; il s'en va sur notre gauche. Si nous n'en rencontrons pas un autre en ti- rant sur les affluents de la Joyeuse, nous arriverons sans peine ; mais le temps est si lourd qu'il faut s'apprêter à tout.

Il déplia alors son manteau, qui était lié derrière lui avec une belle capiche de femme, toute neuve, dont Brulette s'é- merveilla, — Vous ne direz pas, fit-elle en rougissant, que vous n'êtes pas marié? A moins que ce ne soit un cadeau noces que vous avez acheté en chemin ?

C'est possible, dit Huriel du même air ; mais s'il vient à pleuvoir, vous Tétrennerez et ne le trouverez pas de trop, car votre cape est légère.

Comme il l'avait prédit, le temps s'éclaircit d'un côté et s'embrouilla de l'autre, et, comme nous traversions une brande plate, entre Saint-Saturnin et Sidiailles, il s'émaliça tout d'un coup et nous battit d'un grand vent. Le pays de- venait sauvage, et la tristesse me prit malgré moi. Brulette aussi trouva l'endroit bien aride, et observa qu'il n'y avait pas un seul arbre pour s'abriter. Huriel se moqua de nous. •* Voilà bien les gens des pays de blé! dit-il; aussitôt qu'ils foulent la bruyère, ils se croient perdus.

Comme il nous conduisait en droite ligne, connaissant, comme son œil, toutes les sentes et coursières par un naulet pouvait passer pour abréger le chemin, il nous fit laisser Sidiailles sur la gauche et descendre tout droit aux bords de la petite rivière de Joyeuse, un pauvre rio qui

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n*avait pas la mine d'être bien méchant, et que pourtant il se montra pressé de passer. Quand ce fut fait, la pluie com- mença de tomber, et il fallait, ou nous mouiller, ou nous arrêter en un moulin qu'on appelle le moulin des Paulmes. Brulette voulait passer outre, et c'était aussi le- conseil du muletier, qui pensait ne pas devoir attendre que les che- mins fussent gâtés ; mais j'observai que la fille m'étant con- fiée, je ne devais point l'exposer à attraper du mal, et Huriel se rendit cette fois à mon vouloir.

Nous fûmes arrêtés deux grandes heures, et quand il fut possible de se risquer dehors, le soleil s'en allait grand ^ train. La Joyeuse avait si bien enflé que c'était une vraie ri- vière dont le guéage n'eût pas été commode ; heureusement, nous l'avions derrière nous; mais les chemins étaient devenus abominables et nous avions encore une petite rivière à traverser avant de nous trouver en Bourbon- nais.

Tant que le jour dura, nous pûmes avancer ; mais la nuit vint si noire, que Brulette eut peur sans oser le dire. Huriel, qui s'en aperçut à son silence, descendit de cheval, et, chas- sant devant lui cette bête qui connaissait le chemin aussi bien que lui-même, il prit la bride du mulet qui portait ma cousine et le conduisit bien adroitement pendant plus d'une * lieue, le soutenant pour qu'il ne bronchât, et se mettant dans l'eau ou dans les sables jusqu'aux genoux, sans souci de rien pour son compte, et riant chaque fois que Brulette le plaignait, ou le priait de ne pas se tuer pour elle. Là, elle s'avisa bien qu'il était ami plus fidèle et plus secourable qu'un simple galant, et qu'il savait aider beaucoup sans se faire valoir.

Le pays me paraissait de plus en plus vilain. C'était toutes petites côtes vertes coupassées de ruisseaux bordés de beau- coup d'herbes et de fleurs qui sentaient bon, mais ne pou- vaient en rien amender le fourrage. Les arbres étaient beaux, et le muletier prétendait ce pays plus riche et plus joli que le nôtre, à cause de ses pâturages et de ses fruits; mais je n'y voyais pas de grandes moissons, et j'eusse souhaité être chez nous, surtout voyant que je ne servais de rien à Brulette et

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que j'avais assez à faire pour mon compte de me tirer des

viviers et des trous du chemin.

Enfin le temps s'éclaircit, la lune se montra, et nous nous

trouvâmes dans le bois de la Hoche, au confluent do FAr-

non et d'une autre rivière dont j'ai oublié le nom.

t

Restez sur la hauteur, nous dit Huriel; vous pouvez

même y mettre pied à terre pour vous dégourdir les jambes. C'est sablonneux et la pluie n'a guère percé les chênes. Moi, je vas voir si nous pouvons passer le gué.

Il descendit jusqu'à la rivière, et remontant bientôt : Tous les fonds sont noyés, nous dit-il, et il nous faudrait peut-être remonter jusqu'à Saint-Pallais pour passer en Bourbonnais. Si nous ne nous étions pas arrêtés au moulin de la Joyeuse, nous aurions devancé le débordement, et nous serions rendus à cette heure ; mais ce qui est fait est fait; voyons ce qui nous reste à faire. L'eau tend à s'écouler. En restant ici, nous pouvons passer dans quatre ou cinq heures, et nous arriverons à notre destination au petit jour, sans fatigue et sans danger ; car entre les deux bras de TArnon, nous avons pays de plaine sèche : au lieu que si nous remon- tons jusqu'à Saint- Pallais de Bourbonnais, nous risquons de barboter toute la nuit pour ne pas arriver plus tôt.

Eh bien, dit Brulette, restons ici. L'endroit est sec et le temps clair; et encore que nous soyons en un bois un peu sauvage, je n'aurai point peur avec vous deux.

Voilà enfin une brave voyageuse ! dit Huriel. Or çà, soupons, puisque nous n'avons rien de mieux-è faire. Tien- net, attache le clairin, car nous avons beaucoup d'autres bois avoisilïant celui-ci, et je ne répondrais pas de la traî- trise de quelque loup. Déshabille les mules, elles ne s'éloi- gneront pas de la clochette ; et vous, mignonne, aidez-moi à faire le feu, car l'air est encore humide, et je suis d'avis que vous ne preniez pas de rhume en mangeant bien à votre aise.

Je me sentais le cœur très-découragé et attristé sans pou- yotr me dire pourquoi; soil que j'eusse honte de n'être bon à rîfendans un par,eil voyage auprès de Brulette, soit que le

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muletier eût raison de me plaisanter, j'étais déjà comm^ si javais eu le mal du pays.

quoi te plains-tuî me disait cependant Huriel, qui paraissait toujours plus gai, à mesure que nous étions plus en détresse : n'es-tu pas comme un moine en son réfec- toire? Ces rochers ne sont-ils pas disposés comme pour nous servir de cheminée, de dressoirs et de sièges? Ne voilà- t-il pas ton troisième repas aujourd'hui? Cette claire lune d'argent n'éclaire-t-elle pas mieux que ta vieille lampe d'étain ? Nos vivres, bien couverts dans mes bannos, ont-ils souffert de la pluie? Ce grand foyer ne sèche-t-il pas l'air autour de nous? Ces branches et ces herbes mouillées n'onl- elles pas meilleure senteur que vos provisions de fromage et de beurre rance? Est-ce qu'on ne respire pas autrement sous cesi grandes voûtures de branches ? Regarde-les, éclai- i*ées par la flamme de notre campement 1 Ne dirait-on pas des centaines de grands bras mafgres qui s'entre-croisent pour nous abriter? Si, de temps en temps, un petit vent nous secoue la feuillée humide sur la tête, n'en vois-tu pas pleuvoir des diamants qui nous couronnent? Qu'est-ce que tu trouves de si triste dans l'idée que nous sommes seuls dans un lieu inconnu pour loi ? Ne rassemble-t-il pas ce qu'il y a de plus consolant dans la vie ? Dieu d'abord, qui est par- tout, et ensuite une fille charmante et deux bons amis prêts à s'entr'aider ?

» Et puis, croy(îZ-vous que l'homme soit fait pour nicher toute l'année ? M'est avis, au contraire, que son destin est de courir, et qu'il serait cent fois plus fort, plus gai, plus sain d'esprit et de corps, s'il n'avait pas tant cherché ses aises, qui l'ont rendu mol, craintif et sujet au\ maladies. Plus vous fuyez le froid et le chaud, plus ils vous blessent quand ils vous attrapent. Vous verrez mon père, qui, comme moi, n'a peut-être pas dormi dans un lit dix fois en sa vie, s'il a des courbatures et des rhumatismes, encore qu'il tra- vaille en bras de chemise en plein hiver I

» Et puis enfin, n'est-ce pas réjouissant de se sentir plus solide que le vent et les tonnerres du ciel ? Quand Toilage gronde, n'est-ce pas la plus belle des musiques? Et lescou-

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rants d'eau qui s'engouffrent dans les ravines et qui s*en vont sautent d'une racine sur l'autre, emportant les cail- loux et laissant leur écume aux tiges des fougères, ne chan- tent-ils pas aussi des chansons folles qui portent aux jolis rêves, quand on s'endort dans les îlots qu'en une nuit ils découpent autour de vous? Les hôtes s'attristent du mau- vais temps, j'en conviens; les oiseaux se taisent, les renards se terrent ; mon chien lui-même cherche un abri sous le ventre de mon cheval; mais ce qui distingue l'homme des animaux, c'est de conserver son cœur trancjuille et allègre au milieu des batailles de Fair et du caprice des nuées. Lui seul, qui sait se préserver, par son raisonnement, de la peur «t du danger, a le pouvoir et l'instinct de sentir ce qu'il y a de beau dans ce vacarme. »

Brulette écoutait le muletier avec un grand saisissement. Elle suivait ses yeux et tous ses gestes, et goûtait chaque chose qu'il disait, sans s'expliquer à elle-même comment des paroles et des idées si nouvelles lui montaient la tête et lui échaulfaient le cœur. Je m'en sentais bien un peu touché aussi, encore que j'y fisse plus de résistance : car Huriel avait une mine si aimable et si résojue sous son barbouillage, qu'on en était gagné malgré soi, comme lorsqu'on se voit surpassé au mail par un si beau joueur qu'on lui rend hom- mage tout en perdant son enjeu. '

Nous n'étions pas pressés de finir notre souper, car, de vrai, nous étions très-bien séchés, et quand notre feu ne fut plus qu'un tas de cendres chaudes , le temps était devenu si doux et si clair que nous nous trouvions très-dispos et tout , ^ fait soutenus en courage et bien-être par les joyeux pro- pos et beaux devis du muletier. temps en temps, il se taisait pour écouter la rivière qui grondait toujours assez fort, et comme les eaux, tombées dans les hauts, s'épan- chaient vers son lit en mille petits ruisseaux encore grouil- lants, il n'y avait point d'apparence que nous pussions nous remettre en marche avant la tombée de la nuit. Huriel ayant été encore s'en assurer, revint nous donner le con- seil de dormir. Il fit un lit à Brulette avec les bâtines des ' animaux, et l'enveloppa bien de tout ce qu'il avait de vête-

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ments de rechange, toujours bien gaiemenl et sans lui conter davantage fleurette , mais en lui marquant Tintél'êt et la douceur qu'il aurait eus pour un petit enfant.

Puis, il s'étendit, sans manteau ni coussins, sur la terre séchée aux alentours du foyer, m'invitant à faire de même, et bientôt dormit comme mi loir, ou peu s'en faut.

J'étais bien tranquille, mais je ne dormais point, car je ne pouvais goûter cette façon de dortoir, lorsque j'entendis au loin une sonnette, comme si le clairin se fût détaché et écarté dans la forêt. Je me soulevai et le vis bien tranquille au lieu nous l'avions mis. C'était donc un autre clairin qui nous annonçait l'approche ou le voisinage d'autres mu- letiers.

Tout aussitôt je vis Huriel se soulever aussi, écouter, se lever tout à fait et venir à moi : J'ai le sommeil dur, me dit-il, et quand je n'ai que mes mules à garder, je peux m'oublier quelquefois : mais comme j'ai ici la garde d'une princesse fort précieuse, c'est autre chose,' et je n'ai dormi que d'un œil. Ainsi as-tu fait, Tiennet, et c'est bien. Par- lons bas, et ne bougeons, car j'aime autant ne pas faire ren- contre de mes confrères ; mais comme j'ai bien choisi la place nous sommes, il y a peu d'apparence qu'on nous y découvre.

Il n'avait pas uni de parler, qu'une ligure noire glissa entre les arbres et passa si près de Brulette que, pour un peu, elle l'eût heurtée sans la voir. C'était un muletier qui, aussitôt, fit un grand cri en manière de sifflement, auquel d'autres cris pareils furent répondus de plusieurs endroits, et, en moins d'un instant, une demi-douzaine de ces dia- bles, tous plus affreux à voir les. uns que les autres, furent autour de nous. Nous avions été frahis par le chien d'Hu- riel, qui, sentantxies amis et des connaissances dans les chiens des muletiers, avait été à leur rencontre et servi de guide à leurs maîtres pour trouver notre gîte.

Huriel avait beau s'en cacher, il marquait de l'inquiétude, et malgré que j'eusse averti doucement Brulette de ne bou- ger point, et que je me fusse mis devant elle pour la ca-

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LES MAITRES SONNEURS 111

cher, il paraissait impossible, entourés comme nous l'étions, de la sauver bien longtemps de leurs yeux:

J'avais une idée confuse du danger, et le devinais. plus que je ne le voyais, car Huriel n'avait pas eu le temps de m'expliquer le plus ou moins de chrétienté des gens avec qui nous nous trouvions. Ils s'entretenaient avec lui dans le patois quasi auvergnat du haut Bourbonnais, que notre ami parlait aussi bien qu'eux, encore qu'il fût dans le bas pays. Je n'y comprenais qu'un mot de temps en temps, et voyais bien qu'ils le traitaient de bonne amitié et lui demandaient ce qu'il faisait et qui j'étais. Je le voyais désireux de les éloigner, et même il me dit, pour être en- tendu d'eux, qui comprenaient aussi langage de chrétien : Allons, mon camarade, nous allons souhaiter le bonjour à ces amis et reprendre notre chemin.

Mais, au lieu de nous laisser à nos apprêts de départ, ils trouvèrent la place bonne pour se réchauffer et se reposer, et se mirent en devoir de déshabiller leurs mulets pour les laisser paître jusqu'au jour. -— Je vas crier au loup pour les éloigner un moment, me dit tout bas Huriel. Ne bouge de là, ni elle non plus, je reviens. Toi, habille nos montures et nous partirons vite; car de rester ici, c'est le pire que nous puissions faire.

Il ût comme il disait, et les muletiers coururent du côté il criait. Par malheur, je manquai de patience et m'ima- ginai devoir proûler de cette confusion pour me sauver avecfculette. Il m'était possible de la faire lever sans qu'on eût les yeux sur elle, jusque-là les manteaux qui la cou- vraient l'ayant fait prendre pour un amas de bardes et d'é- quipages. Elle m'observa bien qu'Huriel nous avait dit de l'attendre ; mais je ma sentais pris de colère, de peur et de jalousie. Tout ce que j'avais ouï dire de la communauté des muletiers me revenait en l'esprit; j'avais des soupçons sur Huriel lui-même, si bien que je perdis la tête, et, voyant un fourré très-voisin, je pris ma cousine résolument par la ïuain et l'y entraînai à la course.

Mais la lune était si claire, et les muletiers si près, que nous fûmes vus et qu'il s'éleva un cri: t Ohé! Ohé! une

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11-2 I/ES MAITRES SONNEURS

femme I d Et tous ces coquins se mettant à notre poursuite, je vis gu*il n'y avait plus d'autre moyen que de s'y faire tuer. Alors, faisant tête comme un sanglier, et, levant mon bâton, j'allais décharger sur la mâchoire du plus approché de moi un coup qui ne l'aurait peut-être pas mis en para- dis, sans Huriel, qui me retint le bras, en se montrant à mon côté bien lestement.

Alors, il leur parla avec beaucoup d'action et de résolu- tion, et il s'ensuivit comme une dispute, Brulette ni moi ne comprenions un mot et qui ne paraissait guère rassu- rante, car Huriel, écouté par moments, ne Tétait plus dans d'autres, et, deux ou trois fois, l'un de ces mécréants, qui paraissait le plus animé, mit sa griffe de diable sur le bras de Brulette, comme pour l'emmener ; et, sans moi, qui lui enfonçais mes ongles dans sa peau de bouc, pour le faire lâcher prise, il l'aurait arrachée de mes bras avec l'aide des autres ; car ils étaient huit dans ce moment-là, tous armés de bons épieux et paraissant coutumiers des querelles et des injustices.

Huriel, qui gardait mieux son sang-froid, et qui se pla- çait toujours entre nous et l'ennemi, me retint de porter le premier coup, lequel, comme je le compris ensuite, nous eût perdus. Il se contenta de parler, tantôt sur un ton de remontrance, tantôt sur un air de menace, et finit, en se retournant vers moi, par me dire en ma langue. N'est- ce pas, Etienne, que voilà ta sœur, une honnête fille, la- quelle m'est accordée, et vient en Bourbonnais pou^aire connaissance avec ma famille? Ces gens-ci, qui sont mes confrères, et bons enfants vis-à-vis le droit et la justice, ne me cherchent noise que par doutance de la vérité. Ils s'imaginent que nous étions ici en causette avec la pre- mière venue, et prétendent nous garder en leur compa- gnie. Mais je leur dis et je jure Dieu qu'avant de faire af- front, même d'une parole, à cette jeunesse, il leur faudra nous tuer ici tous les deux, et avoir notre sang sur leurs têtes et sur leurs âmes devant le ciel et devant les hommes.

—Eh bien, quand même? répondit en même langage

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français un de ces forcenés, celui qui venait toujours sur moi et que je grillais d'étendre par terre d'un coup de poing dans Testomac. Si vous vous y faites tuer, tant^ pis pour vousl II ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer deux imbéciles : et qu'on vienne les chercher ensuite ! Nous serons loin, et les arbres ni les pierres n'ont de langue pour raconter ce qu'ils ont vu 1

Par bonheur, celui-là était le seul coquin de la bande. Il fut blâmé des autres, et mêmement un grand rouge, qui paraissait se faire écouter, le prit par un bras et le poussa loin de nous, en lui disant, dans son charabiat, des repro- ches et des jurements à faire trembler toute la forêt.

Et, de ce moment, le plus gros danger fut passé, l'idée du sang versé ayant soulevé, à propos, la conscience de ces hommes sauvages. Ils tournèrent la chose en riant, et plai- santèrent Huriel, qui leur répondit de même, faisant contre fortune bon cœur. Mais ils ne paraissaient point encore ré- solus à nous laisser partir. Ils souhaitaient voir le visage de Brulette, qui se tenait cachée sous sa cape et qui, contre sa coutume, eût bien souhaité se faire passer pour vieille et laide.

Mais, tout d'un coup, elle changea d'idée en devinant que les mauvaises paroles dites à Huriel ei à moi en baragouin d'Auvergne, s'adressaient à elle en questions assez vilaines; emportée décolère et de fierté, elle se dégagea de mon bras, et jetant sa cape de dessus sa tête : Hommes sans cœur, leur 4it-eire d'un ton offensé et rempli de courage, j'ai le bonheur de ne pas comprendre ce que vous me dites, mais je Vois bien que vous avez intention de me faire insulte dans ros pensées. Eh bien, regardez-moi, et si jamais vous avez vu la figure d'une femme qui mérite respect, connaissez que la mienne y a droit. Ayez honte de votre vilain compor- tement, et 4aissez-moi continuer mon chemin sans vous plus entendre.

L'action de Brulette , encore que hardie, fit comme un miracle. Le grand rouge haussa les épaules, sifflota un petit moment, tandis que les autres se consultaient, un peu inter- loqués ; puis, tout d'un coup, il tourna le dos, disant d'une

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'M LES MAITRES fiONNEURS

voix forte : Assez causée en route ! Vous m'avez élu chef , de bande, j'appliquerai punition à qui tourmentera davan- tage Jean Huriel, bon compagnon et bien vu de toute ia confrérie.

Ils s'éloignèrent, et Huriel, sans faire réflexion ni dire un mot, rhabilla les mulets quatre à quatre, nous fit mon- ter dessus, et, passant devant, non sans se retourner à chaque pas, nous mena bon train au bord de la rivière. Elle était encore bien grosse et bien grondeuse ; mais il ne bar- guigna point pour y entrer, et quand il fut au mitant : Venez, cria-t-il, n'ayez peur 1 Et, comme j'hésitais un peu à faire mouiller Brulette , car elle y avait déjà les pieds, il revint vers nous comme en colère, et frappa la mule pour la faire avancer au plus creux, jurant, et disant qu'il valait mieux être morte qu'insultée.

C'est bien ce que je pense! lui répondit Brulette sur le même ton; et, frappant aussi, elle se jeta hardiment dans le courant qui écumait jusqu'au-dessus du poitrail de la mule.

OnzieBM Telllée.

Il y eut un moment la bête parut perdre pied, mais Brulette était, en ce moment-là, entre nous deux, et mon- trait beaucoup de courage. Quand nous fûmes sur l'autre rive,'Huriel, fouaillanl toujours nos montures, nous fît pren- dre le galop, et ce ne fut qu'en plaine, à la vue du ciel et à la portée des habitations, qu'il nous laissa souffler.

A présent, dit-il en marchant entre moi et Brulette, je vous dois des reproches à tous deux. Je ne suis pas un en- fant pour vous mettre dans un danger et vous y laivsser. Pourquoi vous êtes-vous sauvés de l'endroit je vous avais recommandé de m'attendreî

C'est vous qui nous faites reproche? dit Brulette un peu animée; j'aurais cru que ce dût être le contraire.

Commencez donc I dit Huriel devenu pensif. Je par- lerai après. De quoi me blâmez-vous?

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Je VOUS blâme, répondit-elle, de n'avoir pas eu la pré- voyance do-la mauvaise rencontre que nous devions faire; je vous blâme surtout d'avoir su donner fiance à mon père et à moi, pour me faire sortir de ma maison et de mon. pays, je suis aimée et respectée, et pour m'amener dans des bois sauvages, oh vous ne pouvez qu*à grand'peine me sauver des offenses de vos amis. Je ne sais pas quelles paroles grossières ils ont voulu me dire; mais j'ai bien entendu que vous étiez forcé de répondre de moi comme d une honnête fille. C'est donc qu'on en doit douter en me trouvant en votre compagnie? Ahl le malheureux voyage! Voici la prerafière fois de ma vie que je me vois insultée, et je ne croyais point que cela me dût arriver jamais !

Là-dessus, de dépit et de chagrin, le cœur lui enfla et elle se prit à pleurer de grosses larmes. Huriel ne répondit pas d'abord : il avait une grande tristesse. Enfin , il prit courage et lui dit :

Il est vrai> Brulette, que vous avez été méconnue. Vous en serez vengée, je vous en réponds! Mais comme je n'ai pu en donner punition sur l'heure, sans vous exposer da- vantage, ce que je sou fifre au dedans de moi, de colère ren- trée, je ne peux pas vous le dire, vous ne le comprendriez jamais I

Et les larmes qu'il retenait lui coupèrent la parole.

Je n'ai pas besoin d'être vengée, reprit Brulette, et je vous prie de n'y plus songer; je tâcherai d'oublier de mon côté.

Mais vous n'en maudirez pas moins le jour vous vous'ôtes confiée à moi? dit-il en serrant le poing comme si, pour un peu, il eût voulu s'en assommer lui-mAme.

Allons, allons, leur dis-je à mon tour, il ne se faut point quereller, à présent que le mal et le danger sont pas- sés. Je recotinais qu'il y a eu de ma faute. Huriel emmenait les muletiers d*un côté et nous eût fait sauver de l'autre. Cestmoi qui ai jeté Brulette dans la gueule du loup en croyant la sauver plus vite.

Le danger n'y était d'aucune façon sans cela , dit Hu- riel. Certainement, parmi les muletiers, comme parmi tous

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les hommes qui vivent (f une manière sauvajçe, ii y a des coquins. Il y en avait un dans celte bande-là; mais vous avez vu qu'il a été blâmé. Il est vrai aussi que beaucoup d'autres parmi nous sont mal appris et plaisantent mal à propos; mais je ne sais point ce que vous entendez par notre communauté. Si nous sommes associés d'argent et de plaisirs comme de pertes et de dangers, nous respe()tons les femmes les uns des autres comme tous les autres chré- tiens, et vous avez bien vu que l'honnêteté était pareille- ment respectée pour «Ue-méme, puisqu'il vous a suffi de dire un mot de fierté pour ranger ces hommes-là au de- voir.

Et pourtant, dit Brulette encore fâchée, vous étiez bien pressé de nous faire partir, et il a fallu se sauver vitement, au risque de se noyer dans la rivière. Vous voyez bien que vous n'êtes pas maître de ces mauvais esprits, et que vous aviez grand'peur de les voir revenir à leur méchante idée.

Tout cela , parce qu'on vous avait vue fuir avec Tien- net, reprit le muletier. On a cru que vous étiez en faute. Sans votre peur et votre défiance, vous n'auriez même pas été vue -de mes compagnons ; mais vous avez eu mauvaise idée de moi tous les deux, confessez-le?

Je n'avais pas mauvaise idée de vous, dit Brulette.

Et moi, si fait, dans ce moment-là, "répondis-je. Je m'en confesse, ne voulant pas mentir.

Ça vaut toujours mieux, reprit Huriel, et j'espère que tu en reviendras sur mon compte.

C'est fait, lui dis-je. J'ai vu comme tu étais décidé, et maître de ta colère en même temps, et je reconnais qu'il vaut mieux savoir bien parler en commençant, que de finir par là; les coups viennent toujours assez tôt. Sans toi, je serais mort à cette heure, et toi aussi, pour me soutenir, ce qui eût été un grand mal pour' Brulette. Or donc, nous en voilà dehors, grâce à toi, et je pense que nous devrions en être meilleurs amîs tous les trois.

A la bonne heure 1 répondit Huriel en me serrant la . main. Voilà le bon côté du Berrichon : c'est son grand sens

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et son tranquille raisonnement. Êtes-vous donc Bourbon- naise, Bruleite, que vous voilèusi vive et si têtue ?

Brulette consentit à mettre sa main dans la sienne, mais elle demeura soucieuse; et comme je pensais qu'elle avait froid, pour s*ôtre beaucoup mouillée dans la rivière, nous la fîmes entrer dans une maison pour changer et se ravigoter d'un doigt de vin chaud. Le jour était venu, et les gens du pays paraissaient de bonne aide et de bon cœur.

Quand nous reprîmes notre voyage, le soleil était déjà chaud, et le pays, un peu élevé entre deux rivières, réjouis- sait la vue par son étendue, qui me rappelait nos plaines. Le dépit de Brulette était passé, car, en causant avec elle auprès du feu de ces Bourbonnais, je lui avais remontré qu'une honnête fille n'est point salle par des propos d'ivro- gnes, et que nulle femme ne serait nette si ces propos-Jà comptaient pour quelque chose. Le muletier nous avait quittés un moment, et quand il revint pour mettre Brulette en selle, elle ne se put tenir de crier d'étonnemént. Il s'était lavé, rasé et habillé proprement, non pas si brave qu'elle l'avait vu une fois, mais aussi gentil de sa mine et' assez bien couvert, pour lui faire honneur.

Cependant, elle n'en fit ni compliment ni badinerie, et seulement le regardait beaucoup, comme pour refaire con- naissance avec lui, quand il n'avait pas les yeux sur elle. Elle paraissait chagrinée de lui avoir été un peu rêche, mais ne savait plus comment revenir là-dessus, car il parlait d'autres sujets, nous donnant explication du pays Bourbon- nais, oïl, depuis le passage de la rivière, nous étions entrés, me faisant connaître les cultures et usances, et raisonnant en homme qui n'est sot sur aucune chose.

Au bout de deux heures, sans autre fatigue ni encombre, toiyours montant, nous étions arrivés à Mesples, qui est pa- roisse voisine de la forêt nous devions trouver Joseph. Nous ne fîmes que traverser l'endroit, Huriel fut beau- coup accosté de gens qui paraissaient lui porter bonne esr- time, et de jeunesses qui le suivaient de l'œil et s'étonnaient de la compagnie qu'il menait ayec lui.

Nousn'éiions cependant pas encore arrivés* C'était au fin

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fond du bois, ou, pour mieux dire, au plus haut, que nous devions gagner; car le bois de l'Alleu, qui se joint avec celui de Chambérat, remplit un plateau d'où descendent les sources de cinq ou six petites rivières ou ruisseaux, et formait alors un pays sauvage, entouré de landes désertes, t)u peu s*en faut, d'où la vue s'étendait très au loin de tous les côtés ; et de tous ces côtés-là, c'étaient autres forêts ou bruy&'essans fin.

Nous n'étions cependant encore que dans le bas Bourbon- nais, qui touche au plus haut du Berry, el il me fut dit par Huriel que le pays allait toujours grimpant jusqu'à l'Auver- gne. Les bois étaient beaux, tout en futaies de chênes blancs, qui sont la plus belle espèce. Les ruisseaux, dont ces bois étaient coupés et ravinés en mille endroits, formaient des places plus humides, poussaient des vergues, des saules et des trembles, tous arbres grands et forts, dont n'appro- chent point ceux de notre pays. J'y vis aussi, pour la première fois, un arbre blanc de sa tige et superbe de son feuillage, qui ne pousse point chez nous, et qui s'appelle le hêtre. Je crois bien que c'est le roi des arbres après le chêne, et s'il est moins beau, on peut dire quasiment qu'il est plus joli. Ils étaient encore assez rares dans cette forêt, et Huriel me dit qu'ils n'étaient foisonnants que dans le mitant du pays Bour- bonnais.

Je regardais toutes choses avec grand étonnement, m'at- tendant toujours à voir plus de raretés qu'il n'y en avait, et ne revenant pas de trouver que les arbres n'avaient pas la tête en bas et les racines en Tair, tant on s'inquiète de ce qiri est éloigné et de ce qu'on n'a jamais vu> Quant à Brulette, soit qu'elle eût du goût naturel pour les endroits sauvages, soit qu'elle voulût consoler Huriel des reproches qui l'avaient affligé, elle admirait tout plus que de raison et faisait hon- neur et révérence aux moindres fleurettes du sentier.

Nous marchions depuis un bon bout de temps sans ren- contrer âme qui vive, quand Huriel nous dit en nous mon- trant une éclaircie et un grand abatis: Nous voilà aux coupes, et dans deux minutes, vous verrez notre ville et le château de mon père.

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LES MAITRES SONNEURS 419

U disait cela en riant, et pourtant nous cherchions encore des yeux quelque chose comme un bourg et des maisons, quand il ajouta, en nous montrant des huttes de terre et de feuillage qui ressemblaient plus à des terriers d'animaux qu'à des demeures d'humains : Voilà nos palais d'été, nos maisons de plaisance. Restez ici, je cours en avant pour avertir Joseph.

n partit au galop, regarda à l'entrée de toutes ces cabioles et revint nous dire, un peu inquiet, mais le cachant de son mieux : Il n'y a personne, c'est bon signe ; Joseph va bien ; il aura accompagné mon père au travail. Attendez-moi en- core ; reposez-vous dans notre cabane, qui est la première ici devant vous; j'irai voir est notre malade.

Non, non, dit Brulette , nous irons avec vous !

Avez-vous donc peur ici? Vous auriez tort; vous êtes sur le domaine des bûcheux, et ce ne sont pas, comme les muletiers, des suppôts du diable. Ce sont de braves gens de campagne comme ceux de chez vous, et règne mo père, vous n'avez rien à craindre.

Je n'ai pas peur de votre monde, reprit Brulette, mais bien de ce que je iie vois pas Joset. Qui sait s'il n'est point mort et enseveli? Depuis un moment, l'idée m'en est venue, et j'en ai le sang figé. ^

Huriel devint pâle, comme si la même idée le gagnait ; mais il n'y voulut pas donner attention. Le bon Dieu ne l'aurait pas permis ! dit-il ; descendez, laissez vos montures qui ne passeraient pas dans le fourré, et venez avec moi.

U prit une petite sente qui menait à une autre coupe; mais encore, nous ne vîmes ni Joseph ni autre personne.

Vous pensez que ces bois sont déserts, nous dit Huriel, et cependant je vois, aux coupes fraîches, que les bûcheux y ont travaillé tout le matin ; mais c'est l'heure ils font un petit somme, et ils pourraient bien être couchés dans les bruyères sans que nous les vissions, à moins de marcher dessus. Mais écoutez I voilà qui me réjouit le cœur I c'est mon père qui cornemuse, je reconnais sa manière, et c'est signe que Joset ne va pas plus mal, car l'air n'est point triste, et je sais que mon père le serait si un malheur était arrive.

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1-20 LES MAITRES SONNEURS

Nous le suivîmes, et c'était véritablement une si belle mu- sique> que Brulette, encore que pressée d'arriver, ne se pou- vait tenir de s'arrêter par moments, comme charmée.

Et sans être aussi portéqu'elle à comprendre une pareille chose, je me sentais secoué aussi dans mes cinq sens de na- ture. À mesure quej'avançais, je croyais voir autrement, en- tendre autrement, respirer et marcher d'une manière qui m'était nouvelle. Les arbres me paraissaient plus beaux^ aussi la terre et le ciel, et j'avais plein le cœur un conten- tement dont je n'aurais su dire la cause.

Et voilà qu'enfin, sur des roches, au long desquelles mar- monnait un gentil ruisselet tout rempli de fleurs, nous vîmes Joset debout, d'un air triste, auprès d'un homme assis qui cornerausait pour le plaisir de ce pauvre malade. Le chien Parpluche était à côté d'eux et paraissait écouter aussi, comme eût fait une personne douée de connaissance.

Gomme on ne faisait pas encore attention à nous, Bru- lette nous retint d'avancer, voulant bien regarder Joseph et prendre connaissance de son état par son air, avant de lui parler.

Joseph était blanc comme un linge et sec comme un bois mort , à quoi nous connûmes bien que le muletier ne nous avait point menti; mais ce qui nous ^econsola un peu fut de voir qu'il avait grandi quasiment de toute la tête, ce que les gens qui le voyaient tous les jours pouvaient bien n'a- voir pas remarqué, et nous expliquait, à nous autres, sa maladie par la fatigue de son croît. Et malgré qu'il avait les jouos creusées et la bouche pâle, il était devenu tout à fait joli homme, ayant, malgré sa langueur, les yeux clairs et même vifs comme de l'eau courante, des cheveux uns, qui se séparaient, sur sa figure blême, en manière de bon Jésus, et toute une semblance d'ange du ciel, qui diflfé- renciait d'un paysan autant qu'une fleur d'amandier se dif- férencie d'une amande dans sa carcotte.

Mêmement ses mains étaient blànchrs comme celles d'-une femme, pour ce que, depuis un temps, il n'avait point tra- vaillé, et rhabillement l^ourbonnais, qu'il avait pris coutume de porter, le faisait ressortir plus dégagé et mieux construit,

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LES MAITRES SONNEURS 121

qu'autrefois ses blaudes de loile de chanvre et ses gros sa- bots.

Mais quand nous eûmes donné notre première attention à notre ami Joseph, force nous fut de regarder aussi le père d'Huriel, un homme comme j'en ai peu vu de pareils , croyez-moi, et qui, sans avoir étudié, avait une grande connaissance et un esprit qui n'eût point gâté un plus riche et mieux connu. Il était grand et fort homme, de belle pres- tance comme Huriel, mais plus gros et large d'épaules ; sa tête était pesante et emmanchée de court comme cellç d'un taureau. Sa figure n'était point jolie du tout, pour ce qu'il avait le nez plat, la bouche épaisse et les yeux ronds; mais ça n'en faisait pas moins une mine qu'on aimait à regar- der, et qui, tant plus on la regardait, tant plus vous saisis- sait par un air de force, de commandement et de bonté. Ses gros yeux noirs brillaient comme deux éclairs dans sa tête, et sa grande bouche, quand elle riait, vous aurait fait re- venir de la plus mauvaise mort.

Il avait, en ce moment-là, la tête couverte d'un mouchoir bleu, noué par derrière, et ne portail guère autre vêtement que son haut de chausse et sa chemise, avec un grand ta- blier de cuir, dont ses mains, usées au travail, ne différaient point pour la couleur et la dureté. Mômement ses doigts écra- sés ou entaillés par maints accidents ils ne s'étaient point épargnés, semblaient des racines de buis toutes contournées de gros nœuds, et l'on eût dit qu'ils ne pouvaient plus faire service que de marteaux à casser la pierre, Et nonobstant, il les menait aussi subtilement sur le hautbois de sa mu- sette que si ce fussent légers fuseaux ou menues pattes d'oi- sillons.

A 'côté de lui étaient couchées les carcasses de grands chênes fraîchement abattus et dépecés, emmi lesquels on voyait les instruments de son travail, sa cognée brillante comme un rasoir, son sciton pliant coniime un jonc, et sa bouteille de terre, dont le vin entretenait ses forces.

A un moment, Joset, qui l'écoutait sans souffler, tant il y trouvait d'aise et de soulagement, vil son chien Parpluche venir vers bous pour nous caresser; jl leva les yeux et nous

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vil arrêtés à dix pas de lui. De blême, il devint rouge comme le feu, mais ne bougea, car il crut d'abord que c'était la vision des personnes auxquelles la musique le faisait songer.

Brulette courut vers lui, les bras étendus : alors il fit en- tendre un cri- et tomba, comme suffoqué, sur ses deux ge- noux, c^ qui me fit grand'peur , car je n'avais point idée d'une amour si étrange, et je pensais que le saisissement lui donnait le coup de la mort.

Mais il en revint au plus vite, et se mit à remercier Bru- lette, et moi, ainsi qu'Huriel, dans des mots si amitieux et qui lui venaient si aisément, qu'on pouvait bien dire que ce n'était plus le même Joset qui, si longtemps, avait répondu Je ne sais pds, à toute chose qu'on lui pût dire.

Le père Bastien, ou plutôt le grand bûcheux, car on Fap- . pelait toujours comme ça dans son pays, posa sa musette et, du temps que Brulette et Joset se parlaient, secoua ma main comme s'il m'eût connu de naissance.

Voilà ton ami Tiennet? dit-il à son garçon. Eh bien, sa figure me revient et sa corporence aussi ; car je gage que j'aurais peine à le tourer, et j'ai toujours vu que les honàmes les plus forts étaient les plus doux. Je l'ai vu dans toi, mon Huriel, et dans moi-même qui me suis toujours senti en bonne disposition d'aimer mon prochain plutôt que de l'é- craser. Or donc, Tiennet, sois le bienvenu dans nos forêts sauvages : tu n'y trouveras point du beau pain tie pur fro- ment et des salades de toutes sortes comme dans ton jar- din; mais nous tâcherons de te régaler de bonne causerie et de franche amitié. Je vois que tu as accompagné la belle fille de Nohant, qui est comme la sœur et la petite mère à notre Joset. C'est bien fait à vous, car le courage lui man- quait pour guérir ; mais, à présent, je n'en serai plus en peine, et ce médecin-là me paraît bon.

Il disait ainsi, en regardant Joset, qui s'était assis sur ses talons aux pieds de BruleltS et lui tenait la main en l'exami- nant de tous ses yeux, et la questionnant* sur sa mère, sur le père Brulet, sur les voisins, les voisines et toute la pa- roissée.

Brulette, voyant que le grand bûcheux parlait d'elle, vint

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àjoi, et lui fit excuse de ne fa voir point salué en premier; mais lui, sans plus de façon, la prit par le corps et réleva sur la roche comme pour la voir d'entier, ainsi qu'une bonne sainte ou toute autre chose précieuse; et, la reposant à terre, il l'embrassa au front,, disant à jQ3et qui rougissait autant que Brulelte : Tu me disais bien 1 c'est joli de tout en tout, et voilà, je pense^ une pièce sans tache ni défaut. Uâmc et le corps sont de la meilleure qualité qu'il y ait : ça se yoit à travers les yeux. Et dis-moi donc, Huriel, je ne peux pas savoir, moi qui suis aveuglé sur mes enfants, si elle est plus jolie que ta so&ur; mais il me semble qu'elle ne Test pas moins, et que si elles étaient à moi toutes les deux, je ne saurais de laquelle me dire le plus fier. Voyons, Bru- lette, n'ayez point honte d'être belle, et n'en soyez pas vaine non plus. L'ouvrier qui façonne si bien les créatures de ce monde ne vous a pas consultée, et vous n'êtes pour rien dans son ouvrage; mais ce qu'il fait pour nous, on peut lo gâter par folie ou sottise, et je vois, à votre air, que, loin de là, vous respectez ses dons en vous-même. Oui, oui, vous éles une belle jeunesse, saine de cœur et droite d'esprit; je vous connais assez, puisque vous voilà ici,- venant réconfor- ter ce pauvre enfant qui vous appelait comme la terre ap- pelle la pluie. Bien d'autres n'eussent pas fait comme vous, et, pour cela, je vous estime. Aussi, je vous demande vos amitiés pour moi, qui vous serai ici un père, et pour mes deux enfants, qui vous seront frère et sœur.

Brulette, qui avait eu gros sur le cœur le mauvais empor- tement envers elle des muletiers dans le bois de la Roche, fut si sensible à Testime et aux compliments dvi grand bû- cbeux, qu'elle en eut des larmes prêtes à couler, et que, se jetant à son cou, elle ne sut lui répondre qu'en le baisant comme si ce fût son propre père.

Voilà la meilleure réponse, dit-il, et j'en suis content. Or çà, mes enfants, l'heure du repos est passée pour moi, et je dois reprendre ma tâche. Si vous avez fai"îh, voilà mon bissac et mes petites provisions. Huriel s'en ira tout à l'heure avertir sa sœur pour qu'elle vienne vous faire compagnie; et vous autres, mes Berrichons, vous deviserez avec Joseph,

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car vous en avez long à lui dire, j'imagine ; mais vous ne vous écarterez point, sans lui, de mon han et du oruit de ma cognée, car vous ne connaissez point la forêt et pour- riez vous y égarer.

Là-dessus, il se mit à débiter ses arbres, après avoir pendu sa musette à un de ceux qui étaient encore debout. Huriel mangea un morceau avec nous, et questionné sur sa sœur par Brulette : Ma sœur Thérence, nous dit-il, est une bonne et gentille enfant d'environ votre âge. Je ne di- rai pas, comme mon père, qu'elle peut soutenir la comparai- son avec vous, mais, telle qu'elle est, elle se laisse regarder, et son humeur n*est pas des plus sottes. Elle a coutume de suivre mon père dans toutes ses stations, aûn qu'il n'y manque de rien, car la vie d'un bûcheux, comme celle d'un muletier, est bien dure et bien triste quand il n'a pas de com- pagnie pour son cœur.

Et donc est-elle en ce moment-ci ? demanda Bru- lette : ne pourrions-nous l'aller trouver?

Elle est je ne sais pas où, répondit Huriel, et je m'é- tonne qu'elle ne nous ait point entendus venir, car elle n'a pas coutume de s'éloigner des loges. L'as-tu vue aujourd'hui, Joseph?

Oui, dit-il, mais pas depuis le matin. Elle était un peu abattue et se plaignait du mal de tête.

Elle n'est pourtant pas sujette à se plaindre de quelque chose! reprit Huriel. Or, donc, excusez-moi, Brulette; je m'en vas vous la chercher au plus vite.

Oonzlènie Telllée.

Il

Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et' conversation avec Joseph ; mais, pensant qu'il était content de m'avoir vu, et le serait encore plus de se trouver seul avec Brulette, je les laissai ensemble, sans faire semblant de rien, et m'en allai rejoindre le père Bastien pour m'oc- cuper à le voir travailler.

C'était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez

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croire^ car, de ma vie, je n'ai vu travail de main d'homme dépêché d'une si rude et si gaillarde façon. Je pense bien qu'il eût pu faire, sans se gêner, l'œuvre de quatre des plus forts chrétiens en sa journée, et cela, toujours riant et cau- sant quaud il avait compagnie, ou chaotant et sifflant quand il était seul. Il était d'un sang si chaud et si grouillant qu'il me donnait envie de l'aider, et que je regrettais de n'avoir rien à faire pour mon compte. Il m'apprit que, générale- ment, les fendeux et bûclreux étaient habitants voisins des bois ils travaillaient, et que, quand leurs demeures en étaient tout proche, ils y venaient à la journée. D'autres, de- meurant un peu plus loin, y venaient à la semaine, partant de hhez eux le lundi avant le jour, pour y retournera la nuit le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient comme lui du haut pays, ils s'engageaient pour trois mois, et leurs cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux approvisionnées que celle des bûcheux à la semaine.

Il en était à peu près de même des charbonniers, et par on entend non pas ceux qui achètent du charbon pour en revendre, mais ceux q^ui le fabriquent sur place, au compte des propriétaires des bois et forêts. Il y en avait aussi qui achetaient le droit de l'exploiter, de môme qu'il y avait des muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte ; mais, généralement, ce dernier métier consistait è faire seulement des transports.

Dans les temps d'aujourd'hui, l'industrie des muletiers est en baisse et va à se perdre. Les forêts «ont mieux percées, et il n'y a plus tant de ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, le service des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui consomment encore du charbon dfe bois est bien mandré, et on ne voit que peu de ces ouvriers-là dans tios pays. Il y en a cepen- dant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais ; . mais, au temps dont je vous parle, et les bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu'en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait

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toute une population de ces différents ordres, tant de l'en- droit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres.

Le père Bastien me' raconta, et je le vis plus tard moi- même, que tous les hommes adonnés au travail des bois s'habituaient si bien à cette vie changeante et difficile, qu'ils avaient comme le mal du pays quand il leur fallait vivre en la plaine. Et tant qu'à lui, il aimait les bois comme s'il eût été loup ou renard, encore qu'il fût le meilleur chrétien et le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.

Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel, de ma préférence pour mon pays. Tous les pays sont beaux, disait-il, du moment qu'ils sont nôtres, et il est bon que chacun fasse estime particulière de celui qui le nourrit. C'est une grâce du bon Dieu sans laquelle les endroits tristes et pauvres seraient laissés à l'abandon. J'ai ouï dire à des gens qui ont voyagé au loin, qu'il y avait des terres sous le ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute l'année, et d'autres le feu sortait des montagnes et rava- geait tout. Et cependant, toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s'y ma- rie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le logement de personne. La taupe aime sa noire caverne, comme l'oiseau aime son nid dans la feuillée, et la fourmi vous rirait au nez, si vous vouliez lui faire entendre qu'il y a des rois mieux logés qu'elle en leurs, palais.

La journée s'avança sans que je visse revenir Huriel avec sa sœur Thérence. Le père Bastien s'en étonnait un peu,mais ne s'en inquiétait point. Plusieurs fois, je me rapprochai de Brulette et de Joset, qui ne se tenaient pas loin de ; mais, les voyant, causer toujours et ne point donner attention à mon approche, je m'en allai seul de mon côté, ne sachant trop comment avaler le temps. J'étais, avant toutes choses, moi aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour, je m'en sentais amoureux, dix fois par jour je m'en sentais

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guéri, et, le plus souvent, je n*y prétendais plus assez pour m*en chagriner. Je n'avais jamais été bien jaloux de Joseph, avant le moment oîi le muletier nous avait appris le grand feu qui consumait ce jeune homme ; et, depuis ce moment- là, chose étrange I je ne l'étais plus du tout. Plus Brulette marquait de compassion pour lui, plus il me semblait re- connaître qu'elle s'y portait par devoir d'amitié seulem^t. Et cela me chagrinait au lieu de me réjouir. N'ayant point d'espérance pour moi, je souhaitais au moins conserver le voisinage et la compagnie d'une personne qui mettait tout en aise autour d'elle, et je me disais aussi que si quelqu'un méritait sa préférence, c'était ce jeune gars qui l'avait toujours aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire aimer d'aucune autre.

Je m'étonnais même que ce ne fût pas l'idée cachée de Brulette, surtout voyant comme Josel, au milieu de sa maladie, était devenu gentil, savaût et parleur agréable. Certainement il devait son changement à la compagnie du grand bûcheux et de son fils, mais il y avait mis un grand vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant Brulette ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait qu'en voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier Huriel qu'elle n'avait encore fait à personne autre. Voilà l'idée qui m'angoissait à chaque moment davantage; car si sa fantaisie se tournait sur cet étranger, deux grosses pei- nes m'attendaient : la première, c'est que notre pauvre Joset en mourrait de chagrin; la seconde, que notre belle Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n'aurais plus ni sa vue, ni sa causerie. *

J'en étais de mon raisonnement, quand je vis revenir Huriel, menant avec lui une fille si belle que Brulette n'en approchait point. Elle était grande, mince, large d'épaules et dégagée, comme son frère, dans tous ses mouvements. Naturellement brune, mais vivant toujours à l'ombre des bois, elle était plutôt pâle que blanche; mais cette sorte de blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu'elle les étonnait, et tous les traits de sa figure étaient sans défaut. Je fus bien un peu choqué de son petit chapeau de paille

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retroussé en arrière comme la queue d'un bateau ; mais il en sortait un chignon de cheveux si merveilleux de noirceur et quantité, qu'on s'accoutumait bientôt à le regarder. Ce que je remarquai dès le premier moment, c'est qu'elle n'é- *tait pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne cherchait point à se rendre plus jolie qu'elle ne Tétait, et son apparence était d'un caractère plus décidé, plus chaud dans la volonté, et plus froid dans les manières.

Comme je me trouvais assis contre une corde de bois coupé, ils ne me voyaient point, et, au moment qu'ils s'ar- rêtèrent près de moi à la fourche d'une sente, ils se parlè- rent comme gens qui sont seuls.

Je n'irai point, disait la belle Thérence d'une voix affermie. Je vas aux cabanes tout préparer pour leur sou- per et leur couchée; c'est tout ce que je veux faire pour le moment.

Et tu ne leur parleras point? Tu vas leur montrer ta mauvaise humeur? disait Huriel qui paraissait surpris.

Je n'ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune fille; et d'ailleurs, si j'en ai, je ne suis pas forcée de Ta montrer.

Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point aller prévenir cette jeunesse qui doit commencer à s'en- nuyer de la compagnie des hommes, et qui serait aise, je le- parie, de se trouver avec une autre jeune fille.

Elle ne doit point s'ennuyer, reprit Thérence, à moins qu'elle n'ait un mauvais cœur : mais je ne suis point char- gée de l'amuser; je la servirai et l'assisterai, voilà tout ce qui est de mon devoir.

■— Mais elle t'attend; qu'est-ce que je vas lui dire?

Dis-lui ce que tu voudras : je n'ai pas à lui rendre compte de moi.

Là-dessus la fille du bûcheux s'enfonça dans la sente, et Huriel resta un moment songeur, comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.

Il passa son chemin, mais moi, je restai j'étais, planté comme une pierre. Il s'était fait en moi comme un rêve surprenant à la première vue de Thérence ; je m'étais

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dit : Voilà une figure qui m*est connue ; à qui est-ce qu'elle ressemble donc?

Et puis, à mesure que je l'avais regardée, tandis qu'elle parlait, j'avais trouvé qu'elle me rappelait la petite fille de la charrette embourbée qui m'avait fait rêvasser tout un soir et qui pouvait bien être cause que Brulette , me trouvant trop simple dans mon goût, avait détourné de- moi son fdée. Enfin, lorsqu'elle passa tout près de moi en s*eu al- lant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la figure douce et tranquille dont j'avais gardé souvenance, j'observai le signe noir qu'elle avait au coin de la bouche, et m'assurai par que c'était bien la fille des bois que j'a- vais portée à mon cou, et qui m'avait embrassé d'aussi bon cœur en ce temps-là qu'elle paraissait mal disposée main- tenant à me recevoir.

Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me ve- naient sur une pareille rencontre; mais enfin la musette du grand bûcheux, qui sonnait une manière de fanfare, me fît observer que le soleil était tout justement couché.

Je n*eus point de peine à retrouver le chemin des loges, car c'est comme cela qu'on appelle les cabioles des ouvriers forestiers.

Celle des Huriel était la plus grande et la mieux con- struite, formant deux chambres, dont une pour Thérence. Au-devant régnait une façon de hangar, tuile en verts ba- lais, qui,sprvait à l'abriter beaucoup du vent et de la pluie ; des planches de sciage , posées sur des souches , formaient une table dressée à l'occasion.

Pour l'ordinaire , la famille Huriel ne vivait que de pain et de fromage, avec quelques viandes salées, une fois le jour. Ce n'était point avarice ni misère, mais habitude de simplicité, ces gens des bois trouvant inutiles et ennuyeux notre besoin de manger chaud et d'employer les femmes à cuisiner depuis le matin jusqu'au soir.

Cependant, comptant sur l'arrivée de la mère à Joseph, ou sur celle du père Brulet, Thérence avait souhaité leur donner leurs aises, et, dès la veille, s'était approvisionnée à Mesples. Elle venait d'allumer le feu sur la clairière et

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avait convié ses voisines à l*aider. C'étaient deux femmes de bûcheux, une vieille et une laide. Il n'y en avait pas plus dans la forêt, ces gens n'ayant ni la coutume ni le moyen de se faire suivre aux bois, de leurs familles.

Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une douzaine d'hommes, qui commençaient à se rassembler sur un tas de fagots pour souper en compagnie les uns des au- tres, de leur pauvre morceau de lard et de leur pain de sei- gle ; mais le grand bûcheux, allant à eux, devant que de rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec son air de brave homme: Mes frères, j'ai aujourd'hui compagnie d'étrangers que je no veux point faire pâtir de nos coutumes ; mais il ne sera pas dit qu'on mangera le rôti et boira le vin de Sancerre à la loge du grand bûcheux sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux vous mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de vous qui me refuseront me feront de la peine.

Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés une vingtaine, je ne peux pas dire autour de la table, puis- que ce monde-là ne tient point à ses aises, mais assis, qui sur une pierre, qui sur l'herbage, l'un couché de son long sur des copeaux, l'autre juché sur un arbre tordu, et tous .plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à un troupeau de sangliers qu'à une compagnie de chrétiens.

Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne parais- sait pas encore vouloir nous donner attention, lorsque son père, qui l'avait appelée sans qu'elle eût fait mine d'enten- dre, raccrocha au passage, et, l'amenant malgré elle, nous la présenta.— Pardonnez-lui, mes amis, nous dit-il; c'est une enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a honte, mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de l'encourager, car elle gagne à être connue.

Là-dessus, Brulette, qui n'était embarrassée ni mal dispo- sée, ouvrit ses deux bras et les jeta au cou de Thérence, la- quelle, n'osant se défendre, mais ne sachant se livrer, resta ferme à la voir venir, et releva seulement sa tête et son re- gard jusqu'alors fiché en terre. En cette position, se voyant de près l'une l'autre, les yeux dans les yeux, et quasi joue

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contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures, Tune desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que l'autre, défiante et déjà malicieuse de son encornure, l'attend pour la heurter traîtreusement.

Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard doux de Brulette, et, retirant sa figure, elle la laissa tomber sur l'épaule de ^elte belle, pour cacher des pleurs qui lui remplirent les yeux.

Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa' fille, voilà ce qui s appelle être farouche. Je n'aurais jamais cru que la honte des fillettes pût aller jusqu'aux larmes. Mais, comprenez quelque chose aux enfants , si vous pouvez ! Allons, Brulette, vous me paraissez plus raisonnable ; sui- vez-la, et ne la lâchez qu'elle ne vous ait parlé : il n'y a que le premier mot qui coûte.

—A la bonne heure, dit Brulette, je l'aiderai, et, au pre- mier mot de commandement qu'elle me voudra dire, je lui obéirai si bien, qu'elle me pardonnera de lui avoir fait peur.

Et tandis qu'elles s'en allaient ensemble, le grand bûcheui me dit : Voyez un peu ce que c'est que les femmes 1 La moins coquette (et ma Thérence est de celles-là) ne se peut trouveren face d'une rivale en beauté, sansêtre, ou échauffée de dépit, ou glacée de peur. Les plus belles étoiles font bon ménage côte à côte dans le ciel; mais, de deux filles de la mère Eve, il y en a toujours une aiu moins qui est gênée par la comparaison qu'on peut lui faire de l'autre.

Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne Vendez point justice à Thérence pour le moment. Elle n'est ni hon- teuse ni envieuse. Et il* ajouta en baissant la voix : ■— Je crois que je sais ce qui la chagrine, mais le mieux sera de ^^7 pas faire attention.

On apporta de la viande grillée , des champignons jaunes très-beaux, dont je ne pus me décider à goûter, encore que je visse tout ce monde en manger sans crainte; des œufs Wcassés avec diverses sortes d'herbes fortes, des galetons de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommée en tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d'une

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manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur temps et de ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à quatre comme gens affamés, ae qui, chez nous, n'eût point paru convenable, et ils n'attendirent point d'être repus pour ôhanter et danser au b^^au milieu du festin.

Ces gens, d'un sang moins rassis que le nôtre, semblaient ne pouvoir tenir en place. Ils ne patientaient point le temps qu'on leur fît offre de quelque plat. Us apportaient leur pain pour recevoir le fricot dessus, refusaient les assiettes, et re- tournaient se percher ou se coucher; d'aucuns aussi man- geaient debout, d'autres en causant et gesticulant, chacun racontant son histoire ou disant sa chansonnette. C'était comme abeilles bourdonnant autour de la ruche : j'en étais étourdi et ne me sentais pas festiner. ^

Malgré que le vin fût bon et que le grand bûcheux ne l'é- pargnât point, personne n'en prit plus qu'il ne fallait, cha- cun étant à sa tâche et ne voulant point se mettre à bas pour le travail du lendemain. Aussi la fête dura peu; et, bien qu'au milieu elle parût vouloir être folle, elle finit de bonne heure et tranquillement. Le bûcheux reçut grands compli- ments pour ses honnêtetés, et l'on voyait bien qu'il avait commandement naturel sur toute la bande, non point seu- lement par son moyen, mais aussi pav son bon cœur et sa t)onne tête.

On nous fit beaucoup d'avances d'amitié et d'offres de ser- vice, et je dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts et plus prévenants que ceux de chez nous. J'observai qu'Hu- riel les amenait, l'un après l'autre, auprès de Brulette, les lui présentant par leurs noms, et leur enjoignant de la re- garder ni plus ni moins que comme sa sœur, d'où elle reçut tant de révérences et de politesses, qu'elle n'avait jamais été si bien fêtée dans notre village.

Quand l'heure de dormir fut venue, le grand bûcheux m'offrit de partager sa chambre. Joset avait sa loge voisine de la nôtre, mais elle était plus petite et nous aurions pu y être gênés. Je suivis donc mon hôte, d'autant plus volon- tiers que j'étais enchargé de veiller de près sur Brulette; mais je vis, en entrant dans la loge, qu'elle ne courait aucun

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risque, car elle devait parlager la couche de la belle Thé- rence, et le muletier, fidèle à ses habitudes, s'était déjà couché dehors en travers de la porto, si bien que ni loup ni voleur n*en eût pu approcher.

En jetant un coup d*œil sur la chambrette les deux filles se retiraient, je vis qu'il s'v trouvait un lit et quelques meubles très-propres ; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait transporter facilement et sans dépense, d'un lieu à Tautre, le petit ménage de sa sœur ; mais celui de son père ne devait pas lui donner grand embarras, car il se composait d'un tas de fougères sèches avec une couverture. Encore le grand bûcheux trouvail-il que c'était de trop et que, pour bien faire, il eût coucher à l'étoilée comme son fils.

J'étais assez las pour me passer do mon lit, et je dormis d'un bon somme jusqu'au jour. 3e pensai que Brulette en avait fait autant, car je ne l'entendis remuer non plus qu'une petite pierre, derrière la cloison de planches qui nous sé- parait.

Quand je me levai, le bûcheux et son garçon étaient de- bout et se consultaient ensemble.

—Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que nous allions au travail, je désire que l'affaire dont nous cau- sons soit décidée. Brulette, à qui j'ai remontré que Joseph avait besoin de sa compagnie pour quelque temps, et qui m'a dit avoir la volonté de lui en donner le plus possible, s'est engagée pour la huitaine tout au moins; mais elle n'a pu s'engager pour toi et nous a priés de t'y décider; C'est ce que nous ferons, j'espère, en te disant que nous en serons contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions d'agir avec nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.

Cela dit d'un air de vérité et d'amitié me commandait de m'engager; et, de fait, ne pouvant abandonner Brulette chez des étrangers, encore qu'une huitaine me parût bien longue, j'étais obligé de me ranger ii son vouloir et à l'in- térêt de Joseph.

-^ Je t'en remercie, mon bon Tiennei, me dit Brulette, sortant de la chambre deThérence, et j'en remercie les bra- ves gens qui nous font si bonne réception ; mais si je reste,

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c'est à la condition qu'on ne fera point ici de dépense pour nous, et que nous serons libres tous les deux de vivre à nos frais comme nous l'entendrons. '

Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la crainte de nous être à charge doit vous faire partir plus vite, nous aimons mieux renoncer au plaisir de vous servir. Mais souvenez-vous seulement d'une chose , c'est que mon père gagne de l'argent et moi aussi, et que nous ne connaissons pas de plus grand contentement tous les deux que d'obliger nos amis et de leur faire honneur. *

Il me sembla qu'Huriel faisait -en toute occasion sonner un peu ses écus, comme pour dire : <r Je suis un bon parti, d Cependant il agit tout aussitôt comme un homme qui se met de côté, car il nous annonça qu'il allait nous quitter.

Sur ce mot-là, Bruletle eut un petit frisson que seul je vis , et qu'elle surmonta aussitôt pour lui demander, sans trop paraître s'en soucier, il allait et J)our combien de temps.

Je m'en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il. Je serai .assez près de vous pour revenir vous voir si vous avez besoin de moi ; Tiennet sait le chemin. Je vas de ce pas, d'abord, dans la lande de la Croze chercher mes bêtes et mes équipages, et, en repassant, je vous dirai adieu.

Là-dessus il partit, et le grand bûcheux, enjoignant à sa fille d'avoir grand soin et grand égard pour nous, s'en alla, de son côté, à son ouvrage.

Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de la belle Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi acti- vement que si elle e^t été à nos gages, ne parais^it pas vouloir nous faire grande fête, et répondait par oui et par non à tout ce que nous inventions de lui dire. Si bien que cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans un mo- ment où nous étions seuls : Il me semble, Tiennet, que nous déplaisons beaucoup à cette fille ; elle m'a fait place dans son lit, cette nuit, comme une personne qui serait for- cée d'y recevoir un hérisson. Elle s'est jetée dans la ruelle, le nez contre la cloison , et sauf qu'elle m'a demandé si je voulais plus ou moins de couverture, elle ne m'a pas voulu

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dire un mot. J'étais si lasse que j'aurais volontiers dormi tout de suite , et même, voyant qu'elle en faisait semblant pour se dispenser de me parler, j'ai fait semblant aussi ; mais, de longtemps, je n'ai pu fermer Toeil, car j'entendais qu'elle s'étouffait de pleurer. Si tu veux m'en croire, nous ne la gênerons pas plus longtemps, nous chercherons quelques loges vacantes dans une autre partie de la forêt, et, s'il n'y en a pas, je m'arrangerai avec la vieille femme que j'ai vue hier par ici, pour qu'elle envoie son mari chez un voisin et partage son logis avec moi. Si ce u'est qu'un lit d'herbages, je m'en contenterai ; c'est payer trop~ cher un matelas et un coussin que d'y être reçu avec des larmes. Quant à nos re- pas, je compte que, dès aujourd'hui, tu iras à Mesples acheter ce qu'il nous faut, et je me charge de notre cui- sine.

Cest très-bien , Brulette, lui répondis-je, et je ferai tout ce que vous voudrez. Cherchons un logement pour vous, et ne vous inquiétez pas de moi. Je ne suis pas plus de sel que ce muletier qui a dormi dehors sous le travers de votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon cœur, sans craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi : Si nous quittons comme ça la loge et la table du grand bû- cheux, il nous croira fâchés, et comme il nous a trop bien traités pour avoir à se reprocher quelque chose, il verra aisément que c'est sa fille qui nous rebute. Il l'en grondera peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites que cette jeunesse a été très-honnête, voire soumise envers vous. Or donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous le droit de blâmer sa tristesse et son silence? Ne vaudrait-il pas mieux ne faire semblant de rien, la laisser libre tout le jour d'aller voir ou de recevoir son galant, si elle en a un, et, quant à nous, faire société avec Joset, pour qui seul nous sommes venus ici? Ne craignez-vous point aussi qu'en nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne se fourre dans l'idée que nous avons quelque mauvais mo- tif pour nous mettre à part?

Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je pa- tienterai avec cette grande rechigneuse et la verrai venir.

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Treizième welliée*

La belle Thérence ayant tout préparé pour noire déjeuner, et voyant monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait songé à réveiller Joseph. C'est l'heure, lui dit-elle, et il est fâché quand je le laisse dormir trop tard, parce que la nuit d'après il a peine à se reprendre.

Si c'est vous qui avez coutume de l'appeler, ma mi- gnonne, répondit Brulette, faites-le donc : je ne connais point son habitude.

Non, non, reprit Thérence d'un ton sec : c'est votre affaire de le soigner à présent, puisque vous êtes venue pour ça. Je peux, à cette heure, m'en reposer et vous en laisser* la charge.

Pauvre JosetI ne put s'empêcher de dire notre Bru- lette. Je vois qu'il est d'Un grand embarras pour vous et qu'il ferait mieux de s'en revenir avec nous dans son paysl

Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Bru- lette : Allons tous de^x l'appeler. Je gage qu'il sera con- tent d'entendre ta voix la première.

La loge de Joset touchait quasiment celle du grand bû- cheux. Sitôt qu'il entendit la voix de Brulette, il vint tout courant regarder à travers la porte et lui dit : Ah I je craignais de rêver, Brulette I c'est donc bien vrai que tu es là?

Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous dit que, pour la première . fois depuis longtemps, il avait dormi tout d'une lampée, et cela était connaissable à son vi- sage, qui valait déjà dix sous de plus que celui de la veille. Thérence lui apporta, dans une écuelle, un bouillon de poule, et il youlait le donner à Brulette, qui s'en défendit d'autant mieux que les yeux noirs de la ûlle des bois sem- blaient remplis de colère, à cause de l'offre qui lui en était faite.

Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à

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son dépit, refusa, disant qu'elle n'aimait point le bouillon et que ce serait grand dommage d'en avoir laissé le mal à l'inûrmière pour n'en retirer ni le profil ni le plaisir ; et même, elle ajouta avec douceur:— Je vois, mon gars, que tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves gens n'épargnent rien pour le réconforter le corps.

Oui, dit Josel, prenant la main de Thérence et la joi- gnanl, dans les siennes, à celle de Brulette ; j'ai causé de la dépense à mon maître (il appelait toiyours comme ça le grand bûcheux à cause qu'il lui enseignait à musiquer) et de la fatigue à celte pau\Te sœur que vous voyez 15. Sache, Brulette, qu'après loi, j'ai trouvé un ange sur la terre. Gomme lu m'as assisté l'esprit et consolé le cœur quand j'étais un enfant ébervigé et quasi propre à rien, elle a soi- gné mon pauvre corps en détresse quand je suis tombé ici en misère de fièvre. Les secours qu'elle m*a donnés, jamais je ne pourrai l'en remercier comme je le dois; mais je peux dire une chose : c'est qu'il n'y en a pas une troisième comme vous deux, et qu'au jour des récompen^s, le bon Dieu gar- dera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine Brulet, la rose duBerry, et pour Thérence Huriel, la blanche épine des bois.

Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume dans le sang de Thérence, car elle ne refusa plus de s'as- seoir pour manger avec nous, et Joseph était entre ces deux belles filles, tandis que moi, profitant du sans-gêne que j'a- vais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout en mangeant, pour être tantôt près de l'une et tantôt près de l'autre.

Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois par mes prévenances, el je tenais à honneur de lui montrer que les Berrichons ne sont pas des ours. Elle répondait très- doucement à mes honnêtetés ; mais il ne me fut point possi- ble do la faire sourire ni lever les yeux sur moi en me ré- pondant. Elle me paraissait avoir l'humeur bizarre, prompte au dépit, el remplie de défiance. El cependant, quand elle était tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l'air et dans la voix, qu'on ne pouvait prendre d'elle une mau-

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vaise idée; mais ni dans ses bons moments, ni dans les an- tres, je n*osai lui demander si elle se ressouvenait que je l'eusse pbrtée en mes bras et qu'elle m'en eût payé d'une ac- colade. Je m'étais bien assuré que c'était elle, car son père, à qui j'en avais déjà parlé, n'avait point oublié la chose et prétendait avoir comme reconnu ma figure sans savoir pourquoi.

Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m'en fit part en- suite, commençait à avoir une autre doutance de la vérité. C'est pourquoi elle se mit en tête d'observer et de feindre pour en savoir plus long.

Or çà, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croi- sés? Sans être une grosse ouvrière, je n'ai pas coutume de dire mon chapelet d'un repas à l'autre, et je vous prie, Thé- rence, de me montrer quelque ouvrage je puisse vous aider. Si vous souhaitez courir, je garderai la loge et y ferai ce que vous me commanderez; mais si vous restez, je resterai aussi, à condition que vous m'occuperez pour votre service.

Je n'ai besoin d'aucune aide, répondit Thérence , et vous, vous n'avez besoin d'aucun ouvrage pour vous désen- nuyer.

Pourquoi donc cela, ma mignonne?

Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je pourrais être de trop dans toutes les choses que vous avez à vous dire, je sortirai si vous souhaitez rester, je resterai si vous souhaitez sortir.

Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Bru- lette avec un peu de malice. Je n'ai point de secrets à lui dire, et tout ce que nous avions à nous raconter, nous y avons donné la journée d'hier. A cette heure, le contente- ment que nous avons d'être ensemble ne peut que s'aug- menter de votre compagnie, et nous vous la demandons, à moins-que vous n'en ayez une meilleure à nous préférer.

Théren.ce resta indécise, et la manière dont elle regarda Joseph fit voir à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte d'être importune. Sur quoi, Brulette dit à Joseph : Aide- moi donc à Idftiretenir ! Est-ce que tu n'en seras pas content?

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Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que nous étions tes deux aDges gardiens? Et ne veux-tu pas qu'ils travaillent ensem- ble à ton salut?

—Tu as raison, Bruletle, dit Joseph. Entre vos deux bons cœurs, je dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux à vouloir bien m'aimer, il me semble que chacune de vous m'en aimera davantage, comme quand on se met à la tâche avec un bon compagnon, qui vous donne de sa force pour redoubler la vôtre.

Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compa- fçnon dont votre payse a besoin? Allons, soit! Je vas pren- dre mon ouvrage, et je travaillerai ici.

Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le coudre. Brulette voulut l'aider, et, comme elle s'y refusait : Alors, dit-elle à Joseph, donne-moi tes bardes à raccom- moder; elles doivent avoir besoin de moi, car il y a long- temps que je ne m'en suis pas mêlée.

Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph ; mais il ne s'y trouva pas un seul point à faire, ni seulement un bouton à coudre, tant on y avait bien veillé; et Brulette parla d'acheter du linge à Mesples le lendemain, pour lui faire des chemises neuves. Mais il se trouva que celles que Thé- rence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et qu'elle voulait les finir seule, comme elle les avait com- mencées.

Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit semblance d'insister là-dessus, et Joseph même fut obligé d'y dire son mot, à savoir que Brulette s'ennuyait à ne rien faire. Alors Thérence jeta son ouvrage avec colère, disant à Brulette : Finissez-les donc toute seule; je ne m'en mêle plusl Et elle s'en alla bouder en la maison.

Joset, dit alors Brulette, cette fille-là n'est ni capri- cieuse ni folle, comme je me le suis imaginé; elle est amou- reuse de toi ! '

Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien qu'elle avait parlé trop vite. Elle ne s'imaginait point en- core combien un homme malade dans son corps, par suite

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du mal de son esprit, est faible et craintif devant la ré- flexion.

Que me dis-tu I s*écria-t-il, et quel nouveau mal- heur serait donc tombé sur moi?

Pourquoi serait-ce donc un malheur? *

Tu me le demandes, Brulette ? Est-ce que tu crois qu'il dépendrait de moi de lui rendre ses sentimt^nts?

Eh bien, dit Brulette, tâchant de l'apaiser, elle s'en guérirait!

Je ne sais pas si on guérit de l'amour, répondit Jo- seph ; mais moi, si j'avais fait, par ignorance et par manque de précaution, le malheur de la fille au grand bûchcux, de la sœur d'Huriel, de ta vierge des bois, qui a tant prié pour moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que je ne pour- rais me le pardonner.

' —L'idée ne t'est donc jamais venue que son amitié pou- vait se changer en amour?

Non, Brulette, jamais I

C'est singulier, Joset !

Pourquoi ça ? N'étais-je point accoutumé, dès mon en- fance, à être plaint pour ma bêtise et secouru dans ma fai- blesse? Est-ce que Tamitié que tu m'as toujours marquée, Brulette, m'a jamais rendu vaniteux au point de croire... Ici Joseph devint rouge comme le feu, et !Re put dire un mot de plus.

Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente et avisée autant que Thérence était prompte et sensible. On peut beaucoup se tromper sur les sentiments qu'on donne ou qu'on, reçoit* J'ai ciu une folle idée sur cette fille, et puisque tu ne la partages point, c'est qu'elle n'est point fon- dée. Thérence doit être, comme je le suis encore, ignorante de ce qu'on appelle la vraie amour, en attendant que le bon Dieu lui commande de vivre pour celui qu'il lui aura choisi.

N'importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.

Nous sommes venus pour le ramener, lui dis-je, aus- sitôt que tu t'en sentiras la force.

Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée. Non, non, dit-il, je n'aii qu'une force, c'est ma volonté d'être

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grand musieien, pour retirer ma mère avec moi et vivre boDoré et recherché dans mon pays. Si je quitte celui-ci, j'irai dans le haut Bourbonnais jusqu'à ce que je sois reçu maître sonneur.

Nous n'osâmes point lui dire qu'il ne nous semblait pas devoir jouir jamais de bons poumons.

Brulette lui parlad'autre chose, et moi, très-occupé de la découverte qu'elle venait de me faire faire sur Thérence, porté, je ne sais pourquoi, à m'inquiéter d'elle, que je venais de voir. sortir de sa loge et s'enfoncer dans le bois, je me mis à marcher du côté qu'elle avait pris, allant comme à l'aventure, mais curieux et même envieux de la rencontrer.

Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouf- fés qui me firent connaître elle s'était retirée. Ne me sen- tant plus honteux avçc elle, du moment que je ne pouvais rien prétendre dans son chagrin, je m'approchai et lui par- lai résolument :

Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu'elle ne pleurait point et seulement tremblait et suffoquait comme d'une co- lère rentrée, je pense que nous sommes cause, ma cousine et moi, de l'ennui que vous avez. Nos figures vous choquent, et surtout celle de Brulette, car j^ n'estime pas la mienne mériter tant d'attention. Nous parlions de vous ce matin, et justement je l'ai empêchée de s'en aller de votre loge, elle pensait bien vous être à charge. Or parlez-moi fran- chement, et nous nous retirerons ailleurs; car si vous avez mauvaise opinion de nous, nous n'en sommes pas moins bien intentionnés pour vous et craintifs de vous occasionner <Ju déplaisir.

La fière Thérence parut comme outrée de ma fisanchise, et» se levant de Tendroit je m'étais assis auprès d'elle: "* Votre cousine veut s'en aller? dit-elle d'un air de menace; elle veut me faire honte? Non! elle ne le fera point!..! ou bien...

"* Ou bien quoi? lui dis-je, déterminé de la confesser.

"* Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma fa- ^^ïle, et je m'en irai mourir seule en quelque désert !

Elle parlait comme dans la fièvre, avec l'œil si sombre et

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la figure si pâle, qu'elle me fit ^eur. Thérence, lui dis-je en lui prenant très-honnôtemenl la main et en la forçant à se rasseoir, ou vous êtes née injuste, ou vous avez des raisons pour haïr Brulette. Eh bien, dites-les-moi, en bonne chrétienne, car il est possible que je la blanchisse du mal dont vous l'accusez.

Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais ! s'é- cria Thérence, qui ne se pouvait surmonter davantage. Ne vous imaginez pas que je ne sache rien d'elle 1 Je m'en suis assez tourmenté l'esprit, j'^i assez questionné Joseph et mon frère pour juger, à sa conduite, qu'elle est un cœur ingrat et un esprit trompeur. C'est une coquette, voilà ce qu'elle est, votre Berrichonne, et toute personne franche a le droit de la détester.

Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me trou- bler. Sur quoi vous fondez-vous?

Et ne sait-elle point, s'écria Thérence, qu'il y a ici trois garçons qui l'aiment et dont elle se joue? Joseph qui en meurt, mon frère qui s'en défend, et vous qui tâchez d'en guérir ? Prétendez-vous me faire accroire qu'elle n'en sait rien et qu'elle a une préférence pour l'un des trois ? NonI elle n'en a pour personne; elle ne plaint pas Joseph, elle n'estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos tourments l'amusent, et, comme elle a, en son village, une cinquantaine d'autres galants, elle prétend vivre pour tous et pour aucun ^Eh bien, peu m'importe quant à vous. Tien- net, puisque je ne vous connais point. Mais quant à mon frère, qui e$t si souvent éloigné de nous par son état, et qui nous quitte dans un moment il pourrait rester... et quant à» Joseph qui en est malade et quasi hébété... Ahl tenez, votre Brulette est bien coupable envers tous deux, et devrait 'rougir de ne pouvoir dire une bonne parole ni à l'un nia l'autre.

En ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra, et, mal habituée à être traitée de la sorte, mais;con tente ce- pendant d'entendre expliquer la conduite d'Huriel, elle s'as- sit auprès de Thérence et lui prit la main d'un air sérieux, il y avait de la compassion et du reproche en même

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temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d'une manière plus douce :

Pardonnez-moi, Bruletie, si je vous ai fait de la peine ; mais, véritablement, je ne me le reprocherai point, si je vous amène à de meilleurs sentiments. Voyons, convenez que votre conduite a été fausse et votre cœur dur. Je ne sais pas si c'est la coutume en vos pays de se faire désirer avec rintention de se refuser; mais moi, pauvre liile sauvage, je trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces manéges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le m'ai que vous faites. Je ne vous dirai pas que mon frère y succombera: c'est un homme trop fort et trop courageux, il est aimé de trop de filles qui vous valent bien, pour ne pas en prendre son parti : mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulelte I Vous ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée avec lui ; vous l'avez jugé imbécile, et c'est au contraire un grand esprit. Vous le croyez froid et indifférent, tandis qu'il est rongé d'une tristesse'qui prouve le contraire : mais son corps est trop faible et ne saura tenir contre le chagrin, si vous l'abusez. Donnez-lui votre cœur comme il le mérite, c'est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous faites mourir I

Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma pauvre Thérence? répondit Brulette en la regardant à tra- vers les yeux. Si vous voulez savoir le fond de mon idée, je crois que vous aimez Joseph et que je vmis donne, mal- gré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher des torts. Eh bieil, regardez-y mieux, mon enfant, je ne veut point rendre ce garçon amoureux de moi, je n'y ai jamais songé, et je regrette qu'il le soit. Je suis même toute portée à vous aider à l'en guérir, et si j'avais su ce que vous me faites voir, je ne serais point venue icii encore que votre frère m'eût dit la chose être nécessaire.

Brulette , dit Thérence, vous me croyez bien peu flière, si vous jugez que j'aime Joseph comme vous l'entendez, et que je descends jusqu'à la jalousie pour vos agréments. La manière dont je l'aime, je n'ai pas sujet de m'en cacher ni d'en avoir honte devant personne. S'il en était ainsi, j'au-

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rais, à toul le moins, assoz d'orgueil pour ne pas laisser croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est si franche et si iionnête que je me porterai courageusement à le défendre contre vos pièges. Ainsi, aimez-le franche- ment comme moi, et, au lieu de vous en vouloir, je vous aimerai et vous estimerai ; je reconnaîtrai vos droits, qui sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l'em- mener dans son pays, à la condition qu'il y sera votre seul ami et votre mari. Autrement, attendez-vous à trouver en moi une ennemie qui vous donnera ouvertement condam- nation. Il ne sera pas dit que j'aurai aimé cet enfant et soi- gné ce malade, pour qu'une belle coquette de village le vienne tuer sous mes yeuï.

C'est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté; je vois de plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse, et j'en suis plus tranquille pour m'en aller et le laisser à vos soins. Que votre attache soit honnête et franche, je n'en doute pas ; je n'ai pas, comme vous, des raisons pour être colère et injuste. Pourtant, je m'étonne de ce que vous vou- lez me faire rester et me paraître amie. C'est finit votre sincérité, et je vous déclare que j'en veux savoir la raison , sans quoi je ne m'y prêterai point.

La raison , vous la dites vous-même, répondit Thé- rence , quand vous vous servez de vilains mots pour m'hu- milier. Vous venez de prononcer que j'étais amoureuse et jalouse, : si c'est comme cela que vous expliquez la force et la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manque- rez point de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme, qui me doit le respect et la reconnaissance, se croira le droit de me mépriser et de se moquer de moi en lui-même.

Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le cœur et l'esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la fille des bois. Je dois vous aider à garder votre secret, et je le ferai. Je ne vous dis pas que je vous aiderai de tout mon pouvoir auprès de Joseph ; votre hauteur s'en offenserait, et je comprends que vous ne vouliez pas recevoir son ami- tié de moi comme une grâce; mais je vous prie d'être juste, de réfléchir, et môme de me donner un conseil que, plus

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douce et plus humble que vous, je vous demande pour la gouverne de ma conscience.

Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée par la soumission et la raison de Brulette.

—Sachez, avant tout,ditcelle-ci,que je n*ai jamais eu d'a- mour pour Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous en dirais la cause.

Dites-la, je la veux savoir! s'écria Thérence.

Eh bien, la cause, dit Brulette, c'est qu'il ne m'aime pas comme je voudrais être aimée. J'ai connu Joseph dès ses premiers ans; il n'a jamais été aimable avant de venir ici, et il vivaifsi retiré en lui-même queje le jugeais égoïste. A présent, je veux croire qu'il ne l'était pas d'une mauvaise façon; mais, d'après l'entretien que nous avons eu hier en- semble , je suis toujours assurée^que j'aurais, en son cœur, une rivale dont je serais vilement écrasée, et cette maîtresse qu'il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas, Thérence, c'est la musique. .

J'ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit Thérence, après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien, par son air soulagé, qu'elle aimait mieux avoir à se battre contre la musique, dans le cœur de Joseph, que contre l'aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est très-souvent dans l'état j'ai vu quelquefois mon père, c'est-à-dire que le plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne compte auprès de celui-là ; mais mon père n'en est pas moins si aimant et si aimable, que je ne suis point jalouse de son plaisir.

Eh bien, «Thérence, dit Brulette, espérons qu'il rendra Joseph tout pareil à lui et par conséquent digne de vous.

De moi? pourquoi de moi plus que de vous? Dieu m'est témoin queje ne m'occupe pas de moi quand je tra- vaille et prie pour Joseph. Mon sort me tourmente bien peu, allez, Brulette, et je ne comprends guère qu'on se souvienne de soi-même dans l'amitié qu'on a pour une personne.

-— Alor dit Brulette, vous êtes comme une manière de sainte, ma chère Thérence, et je sens que je ne vous vaux

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point; car je mécompte toujours pour quelque chose, et même pour beaucoup, quand je me permets de rêver le bon- heur dans l'amour. Peut'-être n'aimez-vous point Joseph comme je me Timaginais; mais quoi qu'il en soit, je vous prie de me dire comment je dois me comporter avec lui. Je ne suis point du tout sûre qu'en lui ôtant l'espérance, je lui porterais le coup de la mort: autrement, vous ne me verriez pas si tranquille ; mais il est malade, c'est bien vrai, et je lui dois du ménagement. Voilà mon amitié pour lui est grande et sincère, et oîi je ne suis pas si coquette que vous pensez; car s'il est vrai que j'aie cinquante galants en mon village, serait mon avantage et mon divertissement de venir relancer en ces bois le plus humble et le moins recher- ché de tous? Il me semblait, au contraire, que je méritais mieux de votre estime, puisqu'à l'occasion, je savais lâcher sans regret ma joyeuse compagnie, pour venir porter assis- tance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon sou- venir.

Thérence, comprenant enfin qu'elle avait tort, se jeta au cou de Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais en lui marquant par des caresses et par des larmes qu'elle s'en repentait franchement.

Elles en étaient quand Huriel, suivi de ses mules, de- vancé par ses chiens, et monté sur son petit cheval, parut au bout de l'allée nous étions.

Le muletier venait nous faire ses adieux ; mais rien, dans son air, ne marquait le chagrin d'un homme qui se veut guérir, par la fuite, d'un amour nuisible. Il paraissait, au contraire, dispos et content, et Brulette pensa que Thérence ne l'avait mis au rang de ses amoureux que pour donner une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier dépit.

Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son départ, et, comme il prétendait avoir de l'ouvrage qui pres- sait, Thérence, de son côté, disant le contraire et s'efforçant A le retenir, Brulette, un peu piquée du courage qu'il nîar- quait, lui fit reproche de s'ennuyer en la compagnie des Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien changer

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à son dessein; ce qui finil par offenser Brulette et la porta à lui dire :

Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne peasez-vous pas, maître Uuriel, qu'il serait temps de me rendre un gage qui ne vous appartient pas, et qui vous pend toujours à l'oreille?

Oui*dà, répondit-il, je crois qu'il m'appartient comme mon oreille appartient à ma tête, puisque c'est ma sœur qui me l'a donné.

Voire sœur n'a pu vous donner ce qui est à Joseph ou à moi.

Ma sœur a fait sa première communion tout comme vous, Brulette, et quand j'ai rendu votre joyau è Joset, elle m'a donné le sien. Demandez^^Iui si ce n'est point la vérité.

Thétence rougit beaucoup, et Hurîel riait en sa barbe. Brulette crut comprendre que le plus trompé des 'trois était Joseph, qui portait, comme une relique, à son cou, le petit cœur d'argent de Thérence^ tandis que- le muletier portait toujours celui qui lui avait été confié d'abord. Elle ne se voulut point prêter à cette fraude, et s'adressant à Thé- rence : Ma inignonne , lui dit-elle, je crois que le gage que garde Josel lui portera bonheur, et m'est avis qu'il le doit conserver; mais puisque celui-ci est à vous, je vous requiers le redemander à votre frère, afin de m'en faire un don, qui me sera très-prpcieux venant de vous.

Je vous ferai n'importe quel autre don vous souhaiterez de moi, répondit Thérence, et ce sera de grand t^ur; mais celui-ci ne m'appartient plus. Ce qui est donné est donné, et je ne pense pas qu'Huriel me le veuille restituer.

Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra. Voyons, le commandez- vous?

Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore qu'elle^ regrettât son idée en voyant l'air fâché du muletier. U ouvrit aussitôt son anneau d'oreille et en retira le gage qu'il remit à Brulette, disant :<— Soit fait comme il vous plaît. Je serais consolé de perdre le gage de ma sœur, si je pensais que vous ne le donnerez, ni ne l'échangerez* ^

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La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l'at- tachant au collier de Thérence , c'est que je le lui donne en garde. Et quant à vous, dont voici l'oreille déchargée de ce poids, vous n'avez plus besoin d'aucun signe pour vous faire reconnaître quand vous reviendrez en mon pays.

C'est bien honnête de voire part, répondit le muletier; mais comme j'ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous savez, à présent, ce que vous aviez besoin de savoir pour le rendre heureux, je n'ai plus à me mêler de ses affaires. Je pense que vous l'emmènerez et que je n'aurai plus jamais occasion de retourner en voire pays. Adieu donc, belle Bru- lette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous laisse en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira ici et vous reconduira chez vous quand vous le souhai- terez.

Là-dessus, il s'en alla chantant :

Un malei, deox mulets, trois midets Sur la montagne, voyez-les ; Aa diable c'est la Innde.

Mais il me parut que sa voix n'était point -aussi assurée qu'elle s'efforçait de le paraître; et Brulette, qui se sentait mal à l'aise, voulant échapper à l'attention de Thérence, revint avec elle et moi auprès de Joseph.

QfuilonEtéiiie veillée*

Je ne vous ferai point le récit de chaque jour que nous passâmes en la forêt. Us furent d'abord peu différents les uns des autres. Joseph allait de mieux en mieux, et Thé- rence voulait qu'on le maintînt dans ses espérances , s'asso- ciant toutefois à la résolution que Brulette avait prise de ne point l'encourager à expliquer ses sentiments. La chose n'était guère malaisée à obtenir, car Joseph s'était juré à lui-

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môme de ne rien dire avant le moment il se croirait digne d'attention , et il eût fallu que Brulette fût provocante aYecIui, pour lui arracher un mot d'amourette.

Pour surplus de précaution, elle ^'arrangea de manière à n'être jamais seule avec lui. Elle retint si bien Thérence à son côlé, que Thérence en vint bientôt à comprendre qu'on ûe la trompait point et qu'on souhaitait môme lui laisser gouverner la santé et l'esprit du malade en toutes choses.

Ces trois jeunes gens ne s'ennuyaient pas ensemble. Thé- rence cousait toujours pour Joseph, et Brulette , m'ayant fait acheter un mouchoir de mousseline blanche, se mit à le festonner et à le broder, pour en faire offre à Thérence ; car elle y était adroite, et c'était merveille de voir une fille , de campagne faire des ouvrages si fins et si beaux, comme elle les faisait. Elle affichait même devant Joseph de n'aimer plus la couture et le soin des nippes, afin de se dispenser de travailler pour lui, et de le forcer à remercier Thérence, qui sV employait si bien ; mais, voyez un peu comme on est ingrat quand on s'est laissé déranger l'esprit par une fe- melle I Joseph ne regardait quasiment point les doigts de Thérence, usés à son service; il avait toujours les yeux sur les mains douces de Brulette, et on eût dit qu'à la voir tirer son aiguille, il comptait chaque point comme un moment de son bonheur.

Je m'étonnais comment Tamour pouvait ainsi remplir son esprit et occuper tout sou temps, sans qu'il songeât seule- ment à faire quelque ouvrage de ses mains. Quant à moi, feus beau essayer de peler de l'osier et de faire des paniers, ou, avec des pailles de seigle, des tresses pour les chapeaux, je ne fus point deux fois vingt-quatre heures sans avoir un si gros ennui, que j'en étais malade. Le dimanche est un beau jour, parce qu'il vous repose de six jours de fatigue ; mais sept dimanches par semaine, c'est trop pour un homme habitué à faire service de ses membres. Je ne m'en serais point aperçu, si l'une de ces belles eût voulu faire attention à moi ; mt^mement, la blanche Thérence, avec ses grands yeux, un peu enfoncés, et son signe hoir auprès de la bou-

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che, m'aurait bien tapé sur la tête, si elle Teût souhaité; mais elle n'était poânt d'une humeur à se laisser détourner de son idée. Elle causait peu, riait encore moins, et si Ton essayait le moindre badinage, elle vous regardait d*un air si étonné qu'elle vous ôtait la hardiesse de lui en donner explicalion.

Si bien qu'après avoir passé deux jours à fâfîoter avec ces trois personnes tranquilles, autour des loges, ou à m'as- seoir avec elle de place en place dans la forêt, m'étant bien assuré que Brulette était aussi en sûreté en ce pays que dans le nôtre, je commençai à chercher de l'occupation, et j'of- fris au grand bûcheux de l'aider à sa tâche. Il m'y reçut bien, et je commençais à me divertir en sa compagnie ; mais quand je lui eus dit que je ne voulais point èlre payé et que je bûchais à seules fins de me désennuyer en tra- , vaillant, il ne fut plus retenu par son bon cœur qui lui au- rait fait excuser mes fautes, et commença de me montrer qu'il n'y avait-point d*honrme plus malpatient que lui, en fait d'ouvrage. Comme je n'étais point dans mon métier et ne savais pas bien me servirties outils, je le fâchais par la moindra maladresse, et je vis bien qu'il se faisait tant de violence pour ne me point traiter d'imbécile et de lourdaud, que les yeux lui eu sortaient de la tête 'et que la sueur lui en découlait du front

Ne voulant point avoir des mots avec un homme si bon et si agréable en toutes autres choses, je m'employai avec les scieurs de long, et je m'en acquittai à leur contentement; mais là, je connus bien que l'ouvrage est triste et lourd quand ce n'est qu'un exercice de notre corps et qu'il ne s'y joint pas l'idée -d'un profit pour soi-même ou pour les siens.

Brulette me dit le quatrième jour : Tiennet , je vois que tu as de l'ennui, et je ne te cache pas que j'en ai aussi ma bonne part; mais c'est demain dimanche, et il nous faut inventer . quelque réjouissance. Je sais que les gens delà forêt se réunissent dans un bel adroit, le grand bû- cheux les fait danser. £h bien, il nous faut acheter du vin et quelque victuaille pour4eur donner un plus beau diman-

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(Ée que âe coutume, et faire honneur à notre pays chez ces étrangers. '

Je fis comme Brulette me commandait, et, le lendemain, nous étions sur un bel herbage avec tous les ouvriers de la Mt et plusieurs filles et femmes des environs, que Thé - rence avait invitées pour la danse. Le grand bûcheux cor- nemusait. Sa fille, superbe ep sou attifage bourbonnais, était grandement fêtée, sans se départir de son air sérieux. Joset, tout enivré des grâces de Brulette, qui n'avait point oublié d'apporter de chez nous un peu de toilette, et qui charmait tous les yeux par sa bonne mine et ses jolis airs, la regardait danser. Je me démenais à régaler tout le monde de mes rafraîchissements, et comme je tenais à bien faire les choses, je n'y avais rien épargné. Il m'en coûta bien trois bons écus de ma poche, mais je n'y ai ja- mais eu regret, tant on se montra sensible à mes honnêtetés. A l'heure de la vesprée, tout allait au mieux, et chacun disait que, de mémoire d'homme, les gens des bois ne s'é- taient si bien divertis entre eux. Il y vint même un frère quê- teur, qui était de passage, et qui, sous prétexte de mendier pour son couvent, remplit fort bien son estomac, et buvait aussi rude que bûcheux ou fendeux qu'il y eût; ce qui beau- coup me divertissait, encore que ce fût à mes dépens; car c'était la prendère fois que je voyais boire un carme, et favais toujours ouï dire que, pour lever le coude, c'étaient les premiers hommes de la chrétienté.

J'étais en train de lui remplir sa tasse, m'ébahissant de ne le pouvoir soûler de boire, quand il se fit dans la danse on grand dérangement et un grand vacarme. Je sortis de la ramée que je m'étais bâtie et je recevais le monde al- téré, pour regarder ce que c'était, et vis une bande de trois cents, et peut-être quatre cents mulets qui suivaient un dairin, lequel s'était mis en tête de traverser l'assemblée, et qui, repoussé d'un chacun à beaux coups de pied et de trique, s'en allait, épeuré, sautant de droite et de gauche ; en sorte que les mulets, qui sont animaux têtus et très-durs de leurs os, accoutumés de trancher le clairin tranchait, avaient pris leur passage emmi les danseurs, s'embarras-

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ISa LliS MAITRES SONNSUHS

sant peu qu'on leur battît en grange sur les reins, bouscu- lant tout le monde, et allant devant eux comme ils eussent fait en un champ de chardons.

Ces bétes n'allaient pas assez vite, chargées qu'elles étaient, pour qu'on n'eût point le temps de s'en garer. Il n'y eut donc personne de foulé ni de blessé; seulement, beaucoup de garçons, qui étaient échapffés à la danse, impatientés d'être interrompus dans leur plaisir, tapaient et juraient fort, au point que la chose était divertissante à voir, et que le grand bûchcux s'arrêta de sonner pour se tenir le ventre à force de rire.

Mais, connaissant Tair de musique qui rassemble les mules, et que je connaissais aussi pour l'avoir ouï en la forêt de Saint-Chartier, le père Bastion sonna en la propre manière qu'il fallait, et, tout aussitôt, le clairin et ses suivants, accou- rant autour de la piotle oîi il était monté, il se mit à rire de plus belle, d'avoir, au lieu d'une brave compagnie endiman- chée, une troupe de bêtes noires à faire danser.

Cependant Bruletle, qui, au milieu de la confusion, s'était retirée à côté de moi et de Joseph, paraissait angoissée et ne riait que du bout des dents. Qu'as-tu? lui dis-je; c'est peut-^tre notre ami Huriel qui repasse par ici et qui va venir danser avec toi.

Non, non, répondit-elle; Thérence, qui connaît bien les mules de son frère, dit qu'il n'y en a pas une seule à lui dans cette bande; et d'ailleurs, ce n'est point son cheval, . ni ses chiens. Or j'ai peur de tous les muletiers, hormis Hu- riel, et j'ai envie que nous nous retirions d'ici.

Et comme elle disait cela, nous vîmes une vingtaine de muletiers, qui débouchaient du bois environnant et venaient pour écarter leurs bêtes et regarder la danse.

Je rassurai Brulette; car, en plein jour et à la vue dotant de monde, je ne craignais point d'embûche, et me sentais bon pour la défendre. Seulement, je lui dis de ne point s'écar- ter de moi, et retournai à ma ramée dont je voyais les mu- letiers s'approcher avec peu de façons.

Et comme ils criaient: a A boire! à boire comme gens qui se croient au cabaret, je leur fis observer honnêtement que

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je ne vendais point le vin, et que s'ils le voulaient honnête- ment requérir, je serais content de leur donner le coup de vespres.

C'est donc une noce? dit le plus grand de tous, que je reconnus alors à son poil rouge, pour le chef de ceux dont nous avions fait si mauvaise rencontre au bois de la Roche.

Noce ou non, lui dis-je, c'est moi qui régale, et c'est de bon cœur envers qui me plaît; mais...

Il ne me laissa pas achever et répondit: Nous n'avons pas droit ici, et vous y êtes maître; merci pour vos bonnes intentions , mais vous ne nous connaissez point, et devez garder votre vin pour vos amis.

Il dit quelques mots aux autres dans son patois et les em- mena à l'écart, ils s'assirent par terre et firent leur sou- per très-sagement, tandis que le grand bûcheux alla leur parler, et marqua beaucoup d'égards à leur chef, le grand rouge, qui s'appelait Archignat, et passait pour un homme juste autant que peut l'être un muletier.

Ck)mme, au reste, ces gens étaient aussi considérés que d'autres par ceux de la forêt, nous nous gardâmes, Brulette et moi, de dire à personne qu'ils nous répugnaient, et elle retourna à la danse sans plus de crainte; car, sauf le chef, nous n'avions reconnu parmi eUx aucun de ceux qui avaient manqué de nous faire un si mauvais parti durant notre vojage ; et, en fin de compte, ce chef nous avait sauvés du méchant vouloir de ses compagnons.

Plusieurs de ceux qui étaient savaient comemuser, non pas comme le grand bûcheux, qui n'avait pas son pareil dans le monde, et qui eut fait sauter les pierres et batifoler les chênes de la forêt, s'il l'eût souhaité , mais beaucoup mieux que Carnat et son garçon ; si bien que la musette changea de mains, et arriva en celles du muletier-chef que je vous ai nommé Archignat, tandis que le grand bûcheux, qui avait le cœur elle corps encore jeunes,' prit le plaisir de faire danser sa fille, dont, à bon droit, il était aussi fier que, chez nous, pèreBruletde la sienne.

Mais comme il criait à Brulette de venir lui faire vis-à-vis, un vilain diable, sortant je ne sais d'où, se présenta et la

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voulut prendre par la main. Encore qu'il commençât de faire nuit, Braiette le reconnut toul d'abord pour celui qui» au bois de la Roche, avait menacé le plus, et même proposé d'assassiner ses deux défenseurs et de les enterrer sous quel- que arbre qui n'en dirait riiot.

La peur et l'aversion lui firent refuser bien vite et se ser- rer contre moi, qui, ayant épuisé mes provisions, me ren- dais à la danse avec elle.

Cette fille m'a promis la danse, dis-je au muletier qui s'y entêtait. Laissez-nous, et cherchez-en une autre/

C'est bien, dit-il; mais quand. elle aura balle celte bourrée avec vous, ce sera mon tour.

Non, dit Brulette vivement. J'aimerais mieux ne baller de ma vie.

C'est ce que nous verrons, fit-il; et il nous suivit à la danse, il se tint derrière nous, nous critiquant, je'pense, en son langage, et lâchant, à chaque fois que Brulette re- passait devant lui, des paroles que ses mauvais yeux me faisaient juger insolentes.

Attends que j'aie fini, lui dis-je en le heurtant au pas- sage ; je te baillerai ton compte enr un langage que ton dos saura bien entendre^

Mais, quand la bourrée fut finie, j'eus beati le chercher, il s'était si bien caché que je ne pus mettre la main dessus. Brulette, voyant comme il était lâche, cessa de le craindre et dansa avec d'autres, qui, tous, bien' joliment, lui faisaient hommage; mais, en un moment je n'avais plus les yeux sur elle, ce coquin la vint prendre au milieu d'une bande d'autres fillettes, l'attira de force au milieu du bal, et, pro- titant de la nuit, qui empêchait de voir la résistance de Brulette, il la voulut embrasser. En ce moment, j'accou- rais, ne voyant pas bien, et m'imaginant^ d'entendre Bru^ lette m'appeler ; naais , je n'eus point le temps de lui faire justice moi-même, car, devant que cette laide figure encharfeonnée eût touché la sienne, l'homme reçut au châ- gnon du cou une si jolie em^ignade, que les^yeux durent lui en grossir comme ceux d'un rat pris au piton.

Brulette, croyant que ce secours lui venait de naoi, se

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LES MAITRES SONNEURS 155

jeta vitemenl aux bras de son défenseur, et bien étonnée fut de se trouver dans ceux d'Huriel.

Je voulus profiter de ce que notre ami était embarrassé de ses mains pour empoigner, à mon tour, le méchant co- quin, et je lui aurais payé tout ce que je lui devais, si 4e inonde ne se^fût mis entre nous. Et comme cet homme nous accâgnait de sottises , nous traitant de lâches, pour Bous être mis deux contre lui, la musique s'arrêta : on se rassembla sur le lieu de la querelle, et le grand bûcheux rât avec le grand Archîgnat, l'un défendant aux muletiers, l'autre aux bûcheux et fendeux, de prendre parti avant que l'affaire fût éclaircie.

Malzac, c'était le nom de notre ennemi (et il avait une langue aussi mauvaise que celle d'un aspic), porta sa plainte le premier, prétendit qu'il avait honnêtement invité la Ber- richonne, qu'en l'embrassant ilVavait fait qu'user du droit et de la coutume de la bourrée, et que deux galants de cette fille, à savoir Huriel et moi, l'avions pris en traître et mauvaisement frappé.

Le fait est faux, répondis-je, et c'est à mon grand re- gret que je n'ai point roué de coups celui qui vous parle; mais la vérité est que je suis arrivé trop tard pour le pren- dre soit en franchise, soit en trahison, et qu'on m'a retenu la main au moment que j'allais cogner. Je vous dis la chose CQmme elle est ; mais lâchez-moi, et je ne le ferai point mentir!

Et quant à moi, dit Huriel , je l'ai pris au collet comme on prend un lièvre, mais sans le frapper, et ce n'est pas ma faute si ses habits n'ont pas garanti sa peau; mai9 je lui dois une meilleure leçon et ne suis venu ici, ce soir, que pour en trouver l'occasion. Or donc, je demande à maî- tre Archignat, mon chef, ainsi qu'à maître Bastien , mon père, d'être entendu sur l'heure ou après la fête, et de me faire justice si mon droit est reconnu bon.

Là-dessus arriva le frère capucin, qui voulut prêcher la paix chrétienne ; mais il avait trop fêté le vin bourbonnais pour mener bien subtilement sa langue, et il ne put se faire entendre dans le bruit.

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Silence ! cria le grand bûcheux d'une voix qui eûl couvert le tonnerre du ciel. Écartez-vous tous, et laissez- nous régler nos affaires; vous pouvez écouter, mais non point prendre voix à ce chapitre. Ici , tous les muletiers , pour Malzac et Huriel. Ici moi et les anciens de la forêt, servant de parrains et juges à ce garçon du Berry. Parlé, Tiennet, et porte ta plaitite. Quelles raisons avais-tu d'en vouloir à ce muletier? Si c'est pour avoir tenté d'embrasser ta payse, à la danse, je sais que c'est la coutume en ton endroit comme chez nous. Ça ne suffirait donc pas pour avoir eu même l'intention de frapper un homme. Dis-nous le sujet de ton dépit contre lui; c'est par qu'il faut commencer.

Je ne me fis point prier pour parler, et, malgré que l'as- semblée des muletiers et des anciens me causât un peu de trouble, je sus assez bien dérouiller ma langue pour racon- ter, comme il faut, l'histoire du bois de la Roche, et invo- quer le témoignage du chef Archignat lui-même, à qui je rendis justice, peut-être un peu meilleure qu'il ne la méri- tait ; mais je voyais bien que je ne devais point jeter de blâme sur lui, pour me l'avoir favorable, et je lui montrai en cela que les Berrichons ne sont pas plus sots que d'au- tres, ni plus aisés à mettre dans leur tort.

Tous les assistants qui, déjà, faisaient bonne estime de Brulette et de moi, réprouvèrent la conduite de Malzac; mais le grand bûcheux réclama enfore le silence, et s'a- dressant à maître Archignat, lui demanda s'il y avait du faux dans mon rapport.

Ce grand compère rouge était un homme fin et prudent Il îivait la figure aussi blanche qu'un linge, et, quelque dépit qu'on lui pût causer, il ne paraissait pas avoir une goutte de sang de plus ou de moins dans le corps. Ses yeux vairons étaient assez doux et n'annonçaient point la faus- seté; mais sa bouche, qui était à moitié cachée sous sa barbe de renard, souriait de temps en temps d'un air sot qui cachait mal un bon fonds de malice. Il n'aimait point Huriel, mais il faisait tout comme, e( il passait pour se conduire en homme juste. Au fond, c'était le plus grand pillard qu'il y eût, et sa conscience mettait les intérêts de

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sa confrérie au-dessus de tout. On t'avait pris pour chef à cause de la froideur de son sang, qui lui permetlail d'opérer par la ruse, et par d'éviter à sa bande les querelles, voire les pro- cédures, où il passait pour être aussi clerc qu'un procureur.

Tl ne répondit rien à la question du grand bûcheux, et on n'eût su dire si c'était bêtise ou prudence, car tant plus il avait Tesprit éveillé, tant plus il se donnait l'air d'un homme endormi, qui rêvasse en lui-même et n'entend point ce ' qu'on lui demande.

Il se contenta de faire un signe à Huriel, comme pour lui deniander si le témoignage qu'il allait faire serait conforme au sien ; mais Huriel qui, sans être sournois, était aussi bien avisé que lui, répondit : Maître, vous avez été invoqffé comme témoin par ce garçon. S'il vous plaît de lui donner raison, je n'ai pas à vous confirmer dans la vérité de vos paroles, et s'il vous convient de lui donner tort, les cou- tumes de ma confrérie me défendent de vous porter un dé- menti. Personne, ici, n'a rien à voir dans nos affaires, et si Malzac a été blâmable, je sais d'avance que vous l'aurez blâmé. Mais il s'agit pour moi d'une autre affaire. Dans la question que nous avons eue ensemble devant vous au bois de la Roche, et dont je ne suis point appelé à dire le motif, Malzac m'a, par trois fois, dit que je mentais, et menacé personnellement. Je ne sais si vous y avez fait attention, mais je le déclare par serment; et comme je m'en trouve offensé et déshonoré, je réclame le droit de bataille, selon . la coutume de notre ordre.

Archiguat consulta tout bas les autres muletiers, et, il pa- raît que tous approuvèrent Huriel, car ils se formèrent en rond, et le chef dit un seul mot : « Allez I » Sur quoi Malzac et Huriel se mirent eu présence.

Je voulais m'y opposer, disant que c'était à moi de ven- ger ma cousine, et que la plainte que j'avais portée était d'une plus grande conséquence que celle d'Huriel ; mais Archî- gnat me repoussa, en disant : Si Huriel est battu, lu te pré- senteras après lui; mais si c'est Malzac qui a le dessous, il faudra bien que tu te contentes de ce que tu auras vu faire.

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Que les fetames se retirent! cria le grand bûcheux ; elles sont de trop ici.

Et en disant cela, il était pâle ; mais il ne reculait point devant le danger que son Qls pouvait courir.

Qu'elles se retirent si elles veulent, dit Thérence, qui était aussi pâle, mais aussi ferme que lui; moi^ je dois être pour mon frère, s'il y a du sang à arrêter.

Brulette, plus morte que vive, suppliait Huriol et moi de ne pas donner suite à la querelle; mais il était trop tard pour récouter. Je la confiai à Joseph, qui l'emmena à dis- tance, et, posant ma veste, je me tins prêta venger Huriel, s'il avait le dessous.

^Je ne savais point quel serait le combat et je regardai bien, pour n'être pas pris au dépourvu quand mon tour vien- drait. On avait allumé deux torchères de résine et mesuré, avec des pas, la place dont les deux combattants ne devaient point sortir. On leur donna à chacun un bâton de courza^ noueux et court, et le grand bûcheux assista maître Archi- gnat dans toutes ces préparations, avec une tranquillité qu'il n'avait guère dans le cœur et qui faisait de la peine à voir.

Malzac, petit et maigre, n'était pas aussi fort qu'Huriel, mais il était plus vif de ses mouvements et connaissait mieux la bataille; car Huriel, encore qu'adroit au bâton, était d'un naturel si bon, qu'il avait eu bien peu souvent l'occasion de s'en servir.

Voilà ce qu'il me fut dit pendant qu'ils commençaient à se iâter, et j'avoue que le cœur me battait fort, autant de crainte pour Huriel que de colère contre son ennemi.

Pendant deux ou trois minutes, qui me parurent des heures d'horloge, aucun coup ne porta, étant bien paré de part et d'autre; enfin, on commença à entendre que le bois ne frappait plus toujours le bois, et le bruit sourd que faisaient ces bâton« sur les corps qu'ils rencontraient me donnait, chaque fois, comme une sueur froide. Dans notre pays, on ne se bai jamais .comme cela, dans les règles, avec d'autres armes que les poignets, et je confesse que je n'avais pas l'es-

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LES MAITRES SONNEURS ISH

prit endurci à Tidée des tètes fendues et des mâchoires bri- sées. Jamais temps ne m'a paru plus long et souffrance pire que dans cette occasion-là. Avoir Malzac si adroit, je trem- blais de peur pour moi aussi peut-être; mais, en même temps, j'avais tant de rage de ne, pouvoir m'en mêler, que, sien ne m'eût retenu, je me serais jeté au milieu.

La chose me faisait dégoût, malice et pitié, et pourtant, j'ouvrais la bouche et les yeux pour n'en rien perdre, car le vent secouait les torches, et, par moments, on ne voyait quasi plus rien qu'un moulinet blanchâtre ' autour des ba- tailleurs ; mais^ voilà que l'un des deux fit entendre un sou- pir comme celui d'un arbre cassé en deux par un coup de vent, et roula dans la poussière.

Lequel était-ce? Je ne voyais plus, j'avais des orblutes dans les yeux.; mais j'entendis la voix de Thérence qui di- sait : Dieu soit béni, mon frère a gagné I

Je recommençai h voir clair. Huriel était debout et atten- dait, en franc compagnon, que l'autre se relevât, sans pour- tant l'approcher, dans la crainte d'une trahison dont il le savait bien capable.

Biais Malzac ne se releva point, et Archignat, faisant dé- fense à personne de bouger, l'appela par trois fois. Il n'en eut point de réponse et s'avança jusqu'à lui, disant : Mal- zac, c'est moi, ne touchez point I

Malzac ne parut pas en ^voir grande envie, car il ne se mut non plus qu'une pierre ; et le chef, se penchant sur lui, le toucha le regarda, et, appelant, par leurs noms, deux muletiers, leur dit: C'est partie perdue pour lui; faites ce qui est à faire.

Aussitôt ils le prirent par les pieds et la tête, et s'en al- lèrent, toujours courant, suivis des autres muletiers, qui s'enfoncèrent dans la forêt, défendant à tout ce qui n'était pas do leur bande de s'enquérir du résultat ée l'affaire. Maître Archignat les suivit le dernier, après avoir parlé dans VoFeille da grand bûcheux, qui lui répondit seulement : Ça suffit, adieu I

Thérence s'était attachée à son frère et. lui essuyait la sueur de la figure avec son mouchoir, lui demandant s'il

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était blessé, et le voulant retenir pour Texaminer; maisil lui

parla aussi daris Toreille, et au premier mot, elle lui répondit :

Oui, oui... adieu I

Alors Huriel prit le bras de maître Archignat, et tous deux disparurent aussitôt dans l'ombre, car, du pied, en se sau- vant, ils renversèrent les torches, et Je me sentis comme quand, d'un mauvais rêve tout plein de bruits et de clar- tés, on s'éveille dans le silence et l'épaisseur de la nuit.

Halnsléme veillée*

Cependant ma vue s'éclaircit peu à peu, et mes pieds, que la souleur tenait comme chevillés en terre , me permirent de suivre le grand bûcheux qui m'entraînait du côté des loges. Je fus alors bien étonné de voir que nous étions seuls» avec sa fille, Joseph, Brulette et les trois ou quatre anciens qui avaient assisté au combat. Tout le reste du monde s'était ensauvé sitôt qu'on avait vu prendre les bâtons, afin de n'a- voir point à témoigner en justice si l'affaire tournait mal. Les gens des bois ne se trahissent point les uns les autres, et pour n'avoir point à être appelés et tourmentés par les hommes de loi, ils s'arrangent pour ne rien savoir et n'avoir rien à dire. grand bùcheux parla aux anciens dans leur langage, et je les vis retourïier sur le lieu du combat, sans pouvoir m'imaginer ce qu'ils y voulaient faire ; je suivis Jo- seph et les femmes, et nous revînmes aux loges sans lious dire un mot les uns aux autres.

Quant à moi, j'avais été si secoué en moi-même, que je ne me sentais point en train de causer. Quand nous fûmes rentrés en la loge, nous étions tous si blêmes que nousjious fîmes quasiment peur. Le grand bûcheux, qui nous avait rejoint, s'assit, l'air pensif et les yeux fichés en terre. Bru- lette, qui avait fait un grand effort pour ne questionner per- sonne, fondit en larmes dans un coin; Joseph, conïmo accablé de fatigue et de souci, s'étendit de son long sur le lit de fougère. Thérence seule allait et venait pour pré- parer la couchée ; mais elle avait les dents serrées, et quand

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elle faisait efiFort pour parler. Il semblait qu'elle fût devenue bègue.

Mais, au bout de quelques moments donnés à la réflexion ou à ^inquiétude, le grand bûcheux se leva, et nous regar- dant tous: Eh bien, mes enfants, nous dit- il, qu'est-ce qu'il y a donc? Une leçon a été donnée, en toute justice, h un mauvais homme, connu dans tous ses passages pour quel- que méchante action, et qui avait abandonné sa femme, laquelle en est morte de misère et de chagrin. Il y a long- temps que ce Malzac déshonorait le corps des muletiers, et s'il fût mort, personne ne l'eût pleuré. Faut-il que nous soyons tristes et tourmentés pour quelques bons coups que mon fils Huriel lui a portés en franche bataille? Pourquoi pleurez-vous, Brulette?Avez-voiisle cœur si doux que vous plaigniez le vaincu? et ne jugez-vous point que mon fils a bien fait de venger votre honneur et le sien ? Il m'avait tout raconté, et je savais que, par prudence pour vous, il n'avait- pas voulu punir sur Theure le méfait de son confrère. Il au- rait même souhaité que Tiennet n'en parlât point et n'y fût pour rien.' Mais moi, qui ne voulais point de manquement à la vérité, j'ai laissé parler Tiennet comme il a cru devoir faire. Je suis content qu'il n'ait pas pu s'exposer dans une bataille très-dangereuse pour celui qui n'en connaît point les feintes. Je suis content auçsi que la bonne chance ait été pour mon fils; car, entre un homme juste et un mauvais chrétien, j'aurais pris parti dans mon cœur pour le juste, encore qu'il n'eût point été le sang de mon sang et la chair de ma chair. Par ainsi, remercions Dieu, qui a bien jugé, et lui demandons d'être toujours pour nous, en ceci et en toutes choses.

Et le grand bûcheux se mit à genoux, et fit avec nous la prière du soir, dont chacun se sentit réconforté et tranquil- lisé ; puis, on se sépara de bonne amitié pour prendre du repos.

Je ne fus pas longtemps sans entendre que le grand bû- cheux, dont je partageais toujours la chambrette, dormait dur, malgré un peu d'angoisse dans ses rêvasseries. Mais, dans la loge des filles, j'entendais toujours pleurer Bruletle,

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qui en était malade et ne se pouvait remettre; et comme elle parlait avec Thérence, j'approchai mon oreille tout près de la cloison, non point par curiosité^ mais par souci de sa peine.

Allons, allons, rentrez vos pleurs et vous endormez, di- sait Thérence d'un ton décidé. Les larmes ne servent de rien, et, je vous l'ai dit, il faut que j'y aille ; si vous réveillez mon père, qui ne le sait point blessé, il voudra y aller, et ça peut le compromettre dans une mauvaise affaire, au lieu que moi, je n'y risque rien.

Vous me faites peur, Thérence; comment irez-vous toute seule trouver ces muletiers? Tenez, ils m'effrayent toujours beaucoup, et pourtant j'y veux aller avec vous. Je le dois, puisque c'est moi qui suis la cause de la bataille. Nous appellerons Tiennet...

Non pas ! non pas ! ni vous, ni lui ! Les muletiers ne regretteront pas Malzac s'il en meurt ; bien au contraire: mais s'il avait été mis à mal par quelqu'un qui ne fût pas de leur corps, et surtout par un étranger, à l'heure qu'il est votre ami Tiennet serait en mauvaise passe. Laissez-le donc dormir; c'est assez qu'il ait voulu s'en mêler, pour qu*il fasse bien, à présent, de se tenir tranquille. Quant è vous, Brulette, sachez bien que vous' y seriez mal reçue, puisque vous n'avez pas, comme moi, un intérêt de famille qui vous y attire, et personne, chez eux, ne s'avisera de me con- trecarrer. Ils me connaissent tous , et ne craignent jJas que je sois de trop dans leurs secrets.

Mais, croyez-vous donc les trouver encore dans la fo- rêt ? Votre père n'a-t-il pas dit qu'ils s'en allaient dans le haut pays et ne passeraient pas la nuit dans les environs?

Il faut toujours qu'ils y restent le temps de panser les blessés ; mais si je ne les trouvais plus, je serais tranquille ; car ce serait la preuve que mon frère n'a que peu de mal, et qu'il aurait pu se mettre en route avec eux tout de suite. '

Est-ce que vous l'avez vue, cette blessure? dites, ma chère Thérence, ne me cachez rien I

•— Je ne l'ai pas vue : on ne voyait rien ; il disait n'avoir

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reçu aucun mauvais coup et ne pensait point à lui-même : mais, regardez, Brulette, et ne vous écriez pas ; voilà le mouchoir dont je lui ai essuyé la figure et que je croyais mouillé de sa sueur. J'ai vu^ en arrivant ici, qu'il était tout trempé de son sang, et il m*a fallu du courage pour retenir mon saisissement devant mon père, qui était bien assez soucieux^ et devant Joseph, qui est bien assez malade.

Il se fit un silence, comme si Brulette, en regardant ou en prenant le mouchoir, eût été suflbquée ; puis, Thérence lui dit :

Rendez-le-moi ; il faut que je le lave dans le premier ruisseau que je rencontrerai.

Ah I dit Brulette, laissez-le-moi garder ; je le tiendrai bien caché.

Non, mon enfant, répondit Thérence; si les gens de justice avaient l'éveil de quelque bataille, ils viendraient toutbousculcrici,etmômemeDtfouiller les personnes. Ils sont, devenus très-tracassiers depuis quelque temps, et voudraient nous faire renoncer à nos coutumes, qui se perdent bien assez d'elles-mêmes sans qu'ils y mettent la main,

Hélas I dit Brulette, ne serai l-îl pas à souhaiter que la ' coutume de batailles aussi dangereuses fût ôtée de votre , pays?

Oui, mais cela dépend de bien des choses auxquelles les juges du roi ne peuvent ou ne veulent rien. Il faudrait qu'ils rendissent la justice, et ils ne la rendent guère qu'à ceux qui ont le moyen de la payer. En est-il autrement dans vos pays? Vous n'en savez rien, mais je gage bien que c'est comme chez nous. Seulement, les Berrichons ont le sang très-lourd et ils patientent avec le mal qu'on peut leur faire, sans s'exposer à en chercher un pire. Ici, ce n'est point do même. L'homme qui vit dans les forêts, s'il ne se défendait point des méchants comme des loups et des autres mau- vaises bêtes, ne pourrait point exister. Est-ce que, par hasard, vous blâmeriez mon frère d'avoir demandé justice devant son monde, d'une injure et d'une menace qu'il avait été forcé d'endurer devant vous? Il y a peut-être bien eu un peu de votre faute, dans la rancune qu'il en avait gardée ;

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songez à cela, Brulette, avant de Taccuser. Si vous n'aviez pas marqué tant de chagrin et de dépit pour les insultes de ce muletier, il les aurait peut-être oubliées pour sa pari, car il n'y a pas homme plus douxqu'Huriel et plus enclin à pardonner ; mais vous vous teniez pour offensée, il vous avait promis réparation, il vous l'a baillée bonne. Ce n'est pas un reproche que je vous fais, ni à lui non plus ; j'aurais peut-être été aussi chatouilleuse que vous, et, quant à lui, il a fait son devoir.

Non, non, dit Brulette se remettant à pleurer, il ne me devait point de s'exposer pour moi comme il Ta fait, et j'ai eu tort de lui montrer ma fierté. Je ne me le pardonnerai

•jamais, et, s'il lui arrive malheur d'une manière ou de l'autre, votre père et vous, qui avez été si bons pour moi, ne pourrez non plus me faire grâce.

Ne vous tourmentez pas de cela, répondit Thérence, Arrive ce que Dieu voudra, vous n'aurez point de reproche de nous. Je vous connais à présent, Brulette, et je sais que vous méritez l'estime. Allons , essuyez vos larmes, et tâchez de vous reposer. J'espère que je n'aurai pas de mauvaises nouvelles à vous rapporter, et je suis sûre que mon frère sera consolé et guéri à moitié, si vous me permettez de lui dire le chagrin que vous cause son mal.

Je pense, dit Brulette, qu'il y sera moins sensible qu'à votre «mitié, et qu'il n'y a point de femme au monde qu'il puisse aimer autant qu'une sœur si bonne et d'un si grand courage. C'est pourquoi, Thérence, je me reproche de vous avoir demandé votre gage de première communion, et s'il lui prenait envie de le ravoir, je pense que vous feriez bien de le lui rendre, puisque vous l'avez à votre collier.

—A la bonne heure, Brulette, dit Thérence, et pour cette parole, je vous embrasse. Dormez en paix, je pars!

Je ne dormirai pas, répondit Brulette, je prierai Dieu de vous assister jusqu'à ce que je vous voie de retour.

J'entendis Thérence sortir doucement de sa loge, et j'en

fis autant, une minute après. Je ne pouvais point m'accommo-

der la conscience de l'idée que cette heWe jeunesse allait

'osi s'exposer toute seule aux dangers de la nuit, et que,

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L'ES MAITRES SONNEURS ifô

par crainte pour moi-même, je ne ferais pas ce qui était eu moi pour lui porter assistance. Les gens qu'elle allait trou- ver ne me paraissaient pas si commodes et si bons chrétiens qu'elle le disait, et d'ailleurs, ils n'étaient peut-être pas les seuls à battre les bois à cette heure. Notre danse avait attiré des gredots, et Ton sait que tous ceux qui demandent la cha- rité ne la fcml pas aux autres quand l'occasion du mal leur est belle. Et puis, je nt sais pas pourquoi la figure rouge et luisante du frère carme, qui avait si bien fêté mon vin, me revenait en mémoire. Il m'avait semblé ne pas baisser souvent les yeux quand il passait auprès des filles, et je ne savais point ce quHl était devenu dans la bagarre.

Mais comme Thérence avait témoigné à Brulette ne vou- loir point de ma compagnie pour aller trouver les mule- tiers, souhaitant ne pas lui déplaire, je me déterminai de la suivre à portée de l'ouïe, sans me montrer à elle, si elle n'a- vait pas occasion de crier à l'aide. A cette fin, je lui laissai donc prendre environ une minute d'avance, mais pas da- vantage, encore que j'eusse aimé à tranquilliser Brulette en lui disant mon dessein; j'aurais craint de me retarder et de perdre la piste de la belle des bois.

Je la vis traverser la clairière et entrer dans le taillis qui descendait vers le lit d'un ruisseau, non loin des loges. J*y entrai après elle, par le même sentier, et, comme il s'y trou- vait beaucoup de crochets, je la perdis bien vite de vue ; mais j'entendais le petit bruit de son pas, qui, de temps en temps, cassait une branche morte parterre, ou faisait rouler un petit caillou.

Il me sembla qu'elle marchait vite, et j'en fis autant pour ne me point trop laisser dépasser. Deux ou trois fois, je me crus si près d'elle, que je me détardai un peu pour ne pas me faire voir. J'arrivai ainsi à l'une des routes tracées dans le bois; mais l'ombrage de la futaie y régnait si dru, que j'eus beau regarder à ma droite et à ma gauche, je pus rien voir qui me fît connaître quel côté elle avait pris.

J'écoutai, l'oreille penchée vers la terre, et j'en tendis, dans la sente qui continuait de l'autre côté du chemin, le même bruit de branches qui m'avait déjà servi. Je me hâtai d'aller

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par là, jusqu'à un autre chemin qui me conduisit au ruis- seau, et là, je commençai à croire que je n'étais plus sur la tra<*^ de Thérence, car le ruisseau était large et vaseux, et quand je Teus passé, en y enfonçant beaucoup , je ne trouvai plus aucune trace frayée. Il n'y a rien qui trompe comme les sentiers des bois : en des endroits, les arbres se trouvent plantés de manière qu'on croit avoir trouvé uûe allée ; ou bien les animaux, en allait boire à quelque mare, ont battu un passage ; mais tout à coup, on se trouve pris dans des ronces si méchantes, ou enfoncé dans un terrain si mouvant, que rien ne sert de s'y obstiner. On n'y entre- rait que pour s'y égarer de. plus en plus.

Cependant, je m'y entêtai, p^rce que j'entendais toujours du bruit devant moi, et même ce bruit devint si certain que je me mis de courir, me déchirant aux épines et m*enfon- çant au plus épais : mais une manière de grognement sau- vage que j'entendis me fît connaître que ce que je pour- suivais était un sanglier, qui commençait à s'enpuyer de moi et à m'avertir qu'il en avait assez.

N'ayant qu'un bâton pour défense, et ne connaissant d'ailleurs point la manière d'avoir raison d'une pareille bêle, je quittai la partie et revins sur mes pas , un peu inquiet que ce sanglier ne s'imaginât, par honnêteté, de me vouloir faire la conduite.

Par bonheur, il n'y songea point, et je remontai jusqu'au premier chemin, d'où, à tout hasard, je tirai du côté qui conduisait à l'entrée du bois deChambérat, nous avions fait la fête.

Encore que dérouté, je ne voulus point renoncer à mon idée, car Thérence pouvait aussi bien que moi faire rencon- tre d'une bête sauvage, et je ne pense point qu'elle sût des paroles pour s'en faire écouter.

Je connaissais déjà assez la forêt pour ne m'y point per- dre longtemps, et je gagnai l'endroit de la danse. Il me fal- lut quelques moments pour hi'assurer que c'était bien la même clairière, car j'avais compté y retrouver ma ramée que je n'avais pas pris le temps d'enlever, non plus que les

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LES MAITRES SONNEURS 107

ustensiles dont je Favai^garnie, et j'en trouvai la place aussi Dette que si elle rïy eut jamais été. «

Cependant, en y regarclant bien, je reconnus l'endroit j'avais enfoncé les pieux, et celui les pieds des dan- seurs avaient brûlé le gazon.

Je voulus me remettre en route vers le côté par les maletiers avaient- emmené Huriel et emporté Malzac; mais j'eus beau chercher à m.'pn souvenir, j'avais été si empêché de mes esprits dans ce moment-là, que je ne pus m'en faire une idée. Force me fut d'aller à l'aventure , et je marchai ainsi toute la nuit, bien las, comme vous pouvez croire, m'arrétant souvent pour, écouter, et n'entisndaut que les chevêches qui criaient dans les arbres, ou quelque pauvre i lièvre qui avait plus peur de moi que moi de lui. Encore que le bois de Chambérat ne fît, dans ce temps-là; qu'un seul bois avec celui de l'ÂJleu, je ne le connaissais PW, n'y ayant été qu'une. fois depuis que j'étais en ce pays. Je ne fus pas longtemps sans m'y trouver perdu, chose qui ne me tourmenta guère, car je savais que ni l'un ni l'autre de ces bois n'était d'une conséquence à me mener jusqu'à Borne. D*aiUeurs, le grand bûcheux m'avait déjà appris à m'orienter, i^on par les étoiles, qui. ne se voient pas tou- jouî^ en une forêt, mais par la direction des maîtresses branches, lesquelles, en nos pays, du mitant, sont souvent battues du. vent de galerne et s'étendent plus volontiers vers ie levant du jour. . ,

La nuit était très-claire^ et si douce, que, si je n'eusse été galopé de quelque souci d'esprit et fatigué de mon corps, j'aurais pris aise à la promenade. Il ne faisait point clair de lune; mais les étoiles brillaient dans le ciel, qui n'était em- broutllé d'aucune nuée ; et mêmement, sous la fouillée, je voyais très-bien à me conduire. Je m'étais fort amendé en ooufage depuis le temp3 j'avais peur en ^a petite forêt de Saint-Chartier ; car, tout au rebours , je me sentais aussi tranquille que dans nos traines, et voyant fuir jes animaux à mon approcl>e, je ne m*en souciais plus du tout. Je com- mençais aussi à reconnaître que ces endrols couverts, ces ruisseaux grouillants dans les ravines, ces herbages tins, ees

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chemins de sable, et tous ces arbres d'un beau croît et d'une gralide fierté pouvaient faire aimer ce pays à ceux qui en étaient. Il y avait de grandes fleurs dont je ne sais point le nom, qui sont comme gueules blanches picotées de jaune, et dont l'odeur est si vive et si bonne, que, par moments, je me serais cru en un jardin K

En marchant toujours vers le couchant , je gagnai les brandes et suivis longtemps la lisière, écoutant et regardant partout; mais je ne rencontrai signe de monde en aucun lieu, et m'en revins sur la pique du jour, sans avoir trouvé ni Thérence ni personne à qui parler.

Comme j'en avais assez et ne conservais plus espoir de m'utiliser, je rentrai sous bois, et, coupant tout à travers, je vis enfin, dans un endroit très-sauvage, sous un gros chêne, quelque chose qui me parut être quelqu'un. Le petit jour grisonnait jusque sur les buissons, et je m'avançai sans bruit jusqu'à portée de reconnaître le froc du frère carme. Ce pauvre homme, que j'avais soupçonné dans mon esprit, était bien sagement et dévotement agenouillé, et faisait ses prières sans paraître penser à mal.

Je in'approchai en toussant pour l'avertir et ne le point effrayer; mais ce n'était pas de besoin, car qe moine était un compère, ne craignant que Dieu, et pas du tout le diable ni les hommes.

Il leva la tête, me regarda sans élonnement, puis renfon-- çant sa figure sous son capuchon, se remit à marmonner tout bas ses orémus, et je ne voyais que le bout de sa barbe qui dansait à chaque parole, comme celle d'une chèvre qui croque-du sel.

Quand il me parut avoir fini, je lui souhaitai bonnes ma- tines, espérant avoir de lui quelque nouvelle ; mais il me fit signe de me taire, se leva , ramassa sa besace, regarda bien la place il s'étiil agenouillé, et avec son pied quasi nu, releva l'herbe et nivela le sable qu'il avait foulés ; puis, il m'emmena à une petite distance et me dit à voix cou- verte :

Protoblement la mélisse.

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LES MAITRES SONNEURS 169

Puisque vous savez ce qui en est, je ne suis pas fâché de vous parler avant que je reprenne ma tournée.

Le voyant en humeur de causer, je,me gardai de le ques- tionner, ce qui Teût rendu peut-être plus méfiant ; mais, au moment qu'il ouvrait la bouche, Huriel se montra devant nous et parut si surpris et même contrarié de me voir là, que j'en fus embarrassé de mon côté, comme si j'étais pris en faute.

Il faut dire aussi qu'Huriel m'eut peut-être effrayé si je l'eusse rencontré seul à seul dans la brume du matin. Il était plus barbouillé de noir que je ne l'avais encore vu, et un mouchoir, serré sur sa tête, cachait si bien ses cheveux et son front, qu'on ne voyait guère de sa figure que ses grands yeux, .qui paraissaient creusés et qui avaient perdu leur feu ordinaire. Il avait l'air d'être son propre esprit plu- tôt que son propre corps, tant il glissait doucement sur les bruyères, comme s'il eût craint d'éveiller même les grelets et les moucherons cachés dans l'herbe.

Le mwne prit le premier la parole, non pas comme un homme qui en accoste un autre, mais comme celui qui re- prend un entretien après un peu de dérangement : Puis- que le voilà, dit-il en me montrant, il est utile de lui faire des recommandations sérieuses, et j'élaisen train de lui dire.

Puisque vous lui avez tout dit... reprit Huriel en lui coupant la parole d'un air de reproche.

A mon tour, je coupai la parole à Huriel pour lui appren- dre que je ne savais encore rien, et qu'il était libre de me cacher ce qu'il avait sur le bout de la langue.

C'est bien à toi, répondit Huriel, de ne pas chercher à en savoir plus long qu'il ne faut; mais si c'est ainsi, frère Nicolas, quevous gardez un secret de cette conséquence, je regrette de m'être fié à vous.

Ne craignez rien, dit le carme. Je croyais ce jeune homme aussi compromis que vous I

—Il ne l'est pas du tout, dit Huriel, Dieu merci! C'est assez de moi I

Tant mieux pour lui s'il n'a péché que par intention, reprit le moine. Il est votre ami, et vous n'avez rien à en

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craindre; mais quant à moi, je serais bien aise qu'il ne dît

à personne que j*ai passé la nuit dans ces bois.

QuVst-ceque ça peut vous faire? dit Huriel; un mule- tier a é(é blessé par accident; vous lui avez donné des soins, et, grâce à vous, il sera vite guéri : qui peut vous blâmer de cette charité ?

Oui, oui, dit le moine : gardez bien la fiole et usez-en deux fois par jour. Lavez bien la plaie à l'eau courante; aussi souvent que faire se pourra ; ne laissez point les cbe- veux s'y coller, et tenez-la à couvert de la poussière : c'est tout ce qu'il faut. Si vous veniez à prendre la fièvre, faites- vous faire Une bonne saignée par le premier frater que vous rencontrerez.

Merci I dit Huriel. J'ai assez perdu de sang oonime cela, et ne crois point qu'on en ait jamais trop. Grâces vous soient rendues, mon frère, pour vos bons secours, dont je n'avais pas grand besoin , mais dont je ne vous sais pas moins de gré; et, à présent, recevez nos adieux, car voilà qu'il fait jour, et votre pri^e vous a retenu ici un peu trop.

Sans doute, reprit le moine; mais me laisserez-vous partir ^ns me faire un bout de confession ? J'ai soigné vo- tre peau, c'était le plus pressé; mais votre conscience estr (Bile en meilleur étati et pensez-vous d'avoir pas besoin de l'absolution, qui est pour l'âme ce que le baume est pour le corps ?

J'en aurais grand besoin, mon père, dit Huriel; mais vous auriez tort de me la donner; je n'en suis pas digne avant d'avoir fait pénitence : et quant à ma c^onfession, vous n'en avez que faire pour me prêcher^ vous qui m'avez vu pécher mortellement. Priez Dieu pour moi, voilà ce que je vous demande, et faites dire beaucoup de messes pour... les gens qui se laissent trop emporter à la colère.

J'avais cru d'abord que le niuletier plaisantait; mais je connus que non, à la manière triste dont il parla, et à l'argent qu'il remit au carme en finissant son discours.

Comptez que vous en aurez selon votre générosité, dit le carme eu serrant l'argent dans son aumônière ; et il ajouta d'un air qui ne sentait point le c>agot : a Maître Huriel, nous

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sommes tous pécheurs, et il n'y a qu'un juge qui soit juste. Lui seul, qui n*a jamais fait le mal, est en droit de con- damner ou d'absoudre les fautes des hommes. Recomman- dez-vous h lui, et comptez que tout ce qui est à votre dé- charge, il vous en fera profiter dans sa miséricorde. Quant aux juges de la terre, bien sot et bien lâche serait celui qui voudrait vous envoyer devant eux, qui sont faibles ou en- durcis comme des créatures fragiles. Repentez-vous, vous aurez raison, mais ne vous trahissez pas, et quand vous sentirez la grâce vous appeler au tribunal de pénitence, n'ayez affaire qu'à un bon prêtre, voire à un pauvre carme déchaussé ^omme le frère Nicolas.

Et vous, mon enfant, dit encore le bonhomme, qui se sentait en goût de prêcher et qui voulut me donner aussi son coup de goupillon , apprenez à modérer vos appétits et à surmonter vos passions. Évitez les occasions de pécher; fuyez les querelles et les rixes sanglantes.^.

C'est bon, c'est bon, frère Nicolas, dit Huriel en l'in- terrompant. Vous prêchez un converti, et vous n'avez pas de pénitence à commander à celui dont les mains sont res- tées pures. Adieu. Partez, je vous dis, il est temps.

Le moine s'en alla en nous donnant la main, d'un grand air de franchise et de bonté. Quand il fut loin, Huriel, me prenant le bras, me ramena vers l'arbre j'avais vu le carme en prières :

Tiennet, me dit-il, je n'ai aucune méfiance de toi, et, si j'ai fait semblant de rappeler ce bon frère au silence, (?est pour le rendre prudent. Au reste, il n'y a guère de danger de son côté : il est le propre oncle de notre chef Ar- chignat, et c'est, en outre, un homme sûr, toujours en bon- nes relations avec les muletiers, qui l'aident souvent à transporteries denrées de sa collecte d'un lieu à l'autre; mais si je suis Iranquille sur lui et sur toi, ce n'est pas une raison pour que je te dise ce que tu n'as pas besoin de sa- voir, à moins que tu ne le souhaites pour ne pas douter de mon amitié.

Tu en feras ce que tu voudras, lui répondis-je. S'il est utile pour toi que je sache les conséquences de la bat-

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terie avec Malzac, dis-les-moi, quand même j'aurais regret à les entendre ; sinon, j'aime autant ne pas trop savoir ce qu'il est devenu. ,

Ce qu'il est devenu ! répéta Hufiel, dont la voix sembla étouffée par un grand malaise ; et il m'arrêta aux premières branches que le chêne étendait vers nous, c-omme s'il eût craint de marcher sur un terrain je ne voyais pourtant nulle trace de ce que je commençais à deviner. Puis il ajouta, en jetant devant lui un regard obscurci de tristesse, et parlant de ce qu'il voulait taire, comme si quf Ique chose le poussait à se trahir : Tien net, te souviens-tu des pa- roles glaçantes que cet homme nous a dites au bois de la Roche? « Il ne manque pas de fosses dans les bois pour enterrer les fous, et ni les pierres, ni les arbres n'ont de langue pour raconter ce qu'ils ont vu ! »

Oui, répondis- je, sentant une sueur froide me passer par tout le corps; il paraît que les mauvaises paroles ten- tent le mauvais sort, et qu'elles portent malheur à ceux qui les disent.

Seizième Teille.

Huriel se signa en soupirant; je fis comme lui, et, nous dé- tournant de ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.

J'aurais voulu lui dire, comme le carme, quelqu»^ bonne parole pour le tranquilliser, car je voyais bien qu'il avait l'esprit en peine ; mais, outre que je n'étais pas assez sa- vant pour le prêche, je me sentais coupable aussi à ma manière. Je me disais, par exemple, que si je n'eusse point raconté tout haut l'histoire du bois de la Roche, Huriel ne se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu'il avait faite Brulette de la venger, et que si je ne me fusse point porté le premier son défenseur devant les muletiers et les anciens de la forêt, Huriel ne se serait pas tant pressé d'en avoir l'honneur avant moi vis-à-vis d'elle.

Tourmenté de ces idées, je ne pus m'em pêcher de les

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dire à Huriel et de m'accuser devant lui, comme Bruletle s'était accusée devant Théreoce.

Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es un bon cœur et un brave garçon. Je ne veux point que tu gardes du trouble en ta conscience, pour une chose que Dieu, au jour du jugement, n'attribuera ni à toi ni peut- être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul juge qui puisse rendre bonne justice, parce qu'il sait les choses comme elles sont. Il n'a pas besoin d'appeler des témoins et de faire enquête de la vérité. Il lit dans le fin fond ûe^ cœurs," et il sait bien que le mien n'avait juré ni comploté mort d*homme, au moment j'ai pris un bâton pour cor- riger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises; mais elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en pareil cas, et ce n'est pas moi qui en ai inventé l'usage. Certes, mieux vaudrait la seule force des bras et le seul office des poings, comme jious y avons eu recours une nuit, dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine; mais sache qu'un muletier doit être aussi brave et aussi jaloux de son renom d'honneur que les plus grands mes- sieurs portant l'épée. Si j'avais avalé l'injure de Malzac sans en chercher réparation, j'aurais mérité d'être chassé de ma confrérie. 11 est bien vrai que je n*ai pas cherché cela de sang-froid, comme on doit le faire. J'avais rencon- tré, hier matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de la Roche, je travaillais tranquillement, sans plus songer à lui. Il m'avait encore molesté de ses sottes paroles, pré- tendant que Brulette n'était qu'une ramasseuse de bois mort; ce qui, chez les forestiers, s'entend d'un fantôme qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux filles de mauvaise conduite pour n'être point reconnues, grâce à la peur que les bonnes gens ont de cet esprit fol- let. Aussi, dans l'idée des muletiers, qui ne sont point crédules, un pareil mot est une grande injure.

» Pourtant, je fus aussi endurant- que possible ; mais, à la fin, poussé à bout, je lui fis des menaces pour m'en débarrasser. Il me répondit alors que j'étais un lâche, ca- pable d'abuser de ma force en un endroit écarté, mais

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que je n'oserais pas le défier au bâton, en franche ba- taille, devant témoins; que chacun saVait bien que je n'a-, vais jamais eu occasion de marquer ma hardiesse, et que là, il y avait compagnie, j'étais toujours du goût de tout le monde, afin de n'avoir point à me mesurer en partie égale.

» Là-dessus, il me quitta, disant qu'il y avait danse au bois de Chambérat, que c'était Brulette qui régalait, et qu'elle en avait le moyen, attendu qu'elle était maîtresse d'un gros bourgeois en son pays ; et que, pour sa part, irait se divertir et courtiser la demoiselle à ma barbe, si j*avais le cœur de m'en venir assurer.

» Tu sais, Tiennet, que j'avais intention de ne plus re- ' voir Brulette, et celéf pour des raisons que je te dirai peut- être plus tard.

Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta sœur cette nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse Ion mouchoir et qui me prouve ce dont j'avais déjà une forte doutanee.

Si tu sais que j'aime Brulette et que je tiens à son gage, reprit Huriel, tu en sais autant que moi; mais tu ne peux en savoir davantage, car- je ne suis sûr que de son amitié, et quant au reste... Mais il ne s'agit pas de ça, et je te veux raconter comment le malheur m'a ramené ici. Je ne vdulais ni être vu de Brulette, ni lui parjer, parce que j'avais re- marqué le tourment qui serrait le cœur de Joseph à mon endroit; mais je savais que Joseph n'avait pas ses forces pour la défendre, et que Malzac était assez sournois pour s'échapper aussi de toi.

s> Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et je me suis tenu caché aux alentours de la danse, me pro- mettant de partir sans me faire voir, si Malzac n'y venait point. Tu sais le reste jusqu'au moment nous avons pris le bâton. Dans ce moment-là, j'étais en colère, je le con- fesse; mais pouvait-il*en être autrement, à moins de valoir autant qu'un saint du paradis? Cependant, je ne voulais que donner une correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire plus longtemps, surtout dans un moment oh Brulette était

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au pays, qu'à force d'être doux et patient, j'étais ua lièvre. Tu as vu que mon père, qui est las.de pareils propos, ne m'a pas empêché de prouver que je suis un homme; mais il faut que je sois'doué d'une mauvaise chance, puisque à mon premier combat, et quasi de mon premier coup... Ahî Tiennet ! on a beau avoir été forcé, et sentir en soi-même qu'on est doux et humain, on ne se c6nsole pas aisément, j'en ai peur, d'avoir eu la main si mauvaise I Un homme est un homme, si mar appris et mal embouché qu'il soit: celui-là était peu de chose de bon, mais il aurait eu le temps de s'amender, et voilà que je l'ai envoyé rendre ses comptes avant qu'il les eût mis en ordre. Aussi Tiennet, tu me vois, je f assure, bien dégoûté de l'état de muletier, et je reconnais, à présent, avec Brulette, ^u'il est malaisé à un homme juste et craignant Dieu de s'y maintenir en estime avec sa conscience et l'opinion des autres. Je suis obligé d'y passer encore un temps, à cause des engagements que j'ai pris ; mais tu peux compter que le plus tôt possible, je m'en retirerai et prendrai quelque autre métier plus tranquille.

C'est là, dis- je à HurieU ce que je dois rapporter à Bru* lette, est-ce pas ? -

Non, répondit Huriel, avec une grande assùranœ; î^ moins que Joseph ne soit si bien guéri de son amour et de^ sa maladie qu'il puisse renoncer à elle. J'aime Joseph au- tant que vous l'aimez, mes bons enfants; et d'ailleurs, il m*a fait ses confidences, il m'a pris pour son conseil et son soutien ; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.

Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari, et peut-être vaudrait-il mieux qu'il le sût le plus tôt pos- sible. Je me chargerais bien de le raisonner, si les autres n'osaient, et il y à chez vous une personne qui pourrait rendre Joseph heureux, tandis qu'il ne le sera point par Bru- letle. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le coup lui paraîtra dur à porter : au lieu que, s'il ouvrait les yeux sur la véritable attache qu'il peut trouver ailleurs...

Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le sourcil, ce qui hii fit faire la grimace d'un homme qui souffre d'un grand trou à la tête, comme il Tavait justement

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tout frais sous son mouchoir rouge : toutes choses sont en la main de Dieu ; et, dans notre famille, personne n*est pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres. Il faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop mal aux gens qui me demanderaient a passé Malzac, et jpourquoi on ne le voit plus au pays. Écoule seulement en- core un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est bien inutile de leur dire le malheur que j'ai fait. Excepté les muletiers, il n'y a que mon père, ma sœur, moine et toi qui sachiez que quand l'homme est tombé, c'était pour ne plus se rele- ver. Je n'ai eu que le temps de dire à Thérence tout bas : a II est mort; il faut que je quitte le pays. » Maître Archignat en a dit autant à mon père; mais les autres bûcheux n'en savaient rien et ne souhaitaient point le. savoir. Le moine lui-môme n'y aurait vu que du feu, s'il ne nous eût suivie pour porter secours aux blessés, et les muletiers étaient ten- tés de le renvoyer sans lui rien dire; mais le chef a ré- pondu de lui, et moi, quand j'aurais y risquer mon cou, je ne voulais pas que cet homme fût enterré comme un chien, sans prières chrétiennes.

» A présent, c'est à la garde de Dieu. Tu comprends donc, de reste, qu'un homme menacé, comme je suis, d'une mauvaise affaire, ne peut pas, de longtemps, songer à cour- tiser une fille aussi recherchée et aussi précieuse que Bru- lette. Seulement, tu peux bien, pour l'amour de moi, ne pas ' lui dire j'en suiç. Je veux bien qu'elle m'oublie, mais non qu'elle me haïsse ou me craigne.

Elle n'en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c'est pour l'amour d'elle...

Ah 1 dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur ses yeux, voilà un amour qui me coûte cher !

Allons, allons, lui dis-je, du courage I Elle ne saura rien, tu peux compter sur ma parole; et tout ce que je pour- rai faire pour qu'à l'occasion elle reconnaisse ton mérite, je le ferai bien fidèlement.

Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel; je ne te demande pas de te mettre de côté pour moi comme je m'y suis mis pour Joseph. Tu ne me connais pas autant, tu ne

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me dais pas la même amitié, et je sais ce que c'est que de pousser un autre en la place qu'on voudrait occuper. Tu en tiens aussi pour Brulette, et il faudra que^ sur trois préten- dants que nous sommes, deux soient justes et raisonnables quand le troisième sera préféré. Encore ne savons-nous point si nous ne serons pas pillés par un quatrième. Mais, quoi qu'il en advienne, j'espère que nous resterons amis et frères tous les trois,

Il faut me retirer de l'ordre des prétendants, répondis- je en souriant sans dépit. J'ai toujours été le moins em- porté, et, à présent, je suis aussi tranquille que si je n'y avais jamais songé. Je sais le secret du cœur de cette belle ; je trouve qu elle a fait le bon choix, et j'en suis content. Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t'assiste et que l'es- pérance t'aide à oublier cette mauvaise nuit î

Nous nou» donnâmes l'accolade du départ, et je m'enquis du lieu il se rendait.

Je m'en vas, dit-il, jusqu'aux montagnes du Forez. Fais-moi écrire au bourg d'Huriel, qui est mon lieu de nais- sance et nous avons des parents établis. Ils me feront passer tes lettres.

Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la tête? N'est-elle point dangereuse?

Non; non, dit-il,.ce n'est rien, et j'aurais souhaité que l'autre eût la tête aussi dur^ que moi!

Quand je me trouvai seul, je m'étonnai de tout ce qm était advenu en la forêt sans que j'en eusse ouï ou surpris la moindre chose. D'autant plus que, repassant, au grand jour, sur la place de la danse, je vis que, depuis le minuit, on était revenu faucher l'herbe et piocher la terre pour en- lever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d'une part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses en cet endroit; de l'autre, Thérence avait communiqué avec son frère, et, au milieu de tout cela, on avait pu faire un enterrement, sans que, malgré la nuit claire et le silence des bois, en les suivant dans toute leur longueur et en prê- tent grande attention , j'eusse été averti par la moindre ap- parence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser

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SUT la différeDce des habitudes et partant des caractères, entre les gens forestiers el les laboureurs des pays décou- verts. Dans les plaines, le bien et le mal se voient trop pour qu*on n'apprenne pas, de bonne heure, à se soumettre aux lois et à se conduire suivant la prudence. Dan$ les forêts, on sentqu*on peut échapper aux regards des hommes, et on ne s'en rapporte qu'au jugement de Dieu ou du diable, selon qu'on est bien ou mal intentionné.

Quand je regagnai les loges, le soleil était levé; le grand bûcheux était parti pour son ouvrage, Joseph dormait en- core, Thérenoe et Brulelte causaient ensemble sous le han- gar. Elle^ me demandèrent pourquoi je m'étais levé si ma- tin, et je vis que Tbérence était inquiète de ce que j'avais pu voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais rien, et comme si je n'avais pas quitté le bois de l'Alleu.

Joseph vint bientôt nous rejoindre, et j'observai qu'il avait beaucoup meilleure mine qu'à notre arrivée.

Je n'ai pourtant guère dormi, répondit-il, je me suis senti agité jusqu'à l'approche du jour; mais je crois que c'est parce que la fièvre, qui m'a tant accablé, m'a enfin quitté depuis hier soir, car je me sens plus fort et plus dis- pos que je ne l'ai été depuis longtemps.

Tbérence, qui se connaissait à la fièvre, lui questionna le pouls, et la figure de cette belle, qui était bien fatiguée et abattue, s'éclaircit tout d'un coup.

Allons! dit-elle, le bon Dieu nous envoie au moins ce bonheur, que voilà un malade en bon chemin pour gué- rir. La fièvre est partie et les forces du sang reviennent déjà.

S'il faut que je vous dise Ce que j'ai senti, reprit Jo- seph, ne dites pas que c'est une songerie; mais voici la chose. D'abord, apprenez-moi si Huriel «st parti sans bles- sure, et si l'autre n'en a pas plus qu'il ne faut. Avez-vous reçu des nouvelles du bois de Cbambérat?

Oui, oui , tépliqua vivement Tbérence. Tous deux sont partis pour le haut pays. Dites ce que vous alliez dire.

Je ne sais pas trop si vous le comprendrez, vous

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LES MAITRES SONNEURS 179

deux^ reprit Joseph^s'adrossatitaut jeunes filles, mais voilà Tiennet qui Pentondra bien. En voyant hier notre Huriel se battre si résolument, les jambes m'ont manqué, et, me sentant plus faible qu'une femme, j'aurais, pour un rien, perdu ma connaissance; mais, en même temps que mon corps s'en allait défaillant, mon cœur devenait chaud et mes yeux ne lâchaient point de regarder le combat. Quand Huriei a abattu son homme et qu il est resté debout, il m'a passé un vertige, et, si je ne me fusse retenu, j'aurais crié victoire, et mômement chanté comme un fou ou comme un homme pris de vin. J*aurais couru Tembrasser si j'avais pu; mais tout s'est dissipé, et, en revenant ici, j'étais brisé dans tous mes os, comme si j'eusse porté et reçu les coups.

N'y pensez plus, dit Thérence, ce sont de vilaines choses à voir et à se remémorer. Je gage que vous en avez mal rêvé ce matin ?

—Je n'en ai rêvé ni bien ni mal, dit Joseph; j'y ai songé, et me suis senti peu à peu tout réveillé dans mes idées, et tout raccommodé dans mon corps, comme si l'heure était venue, pour moi d'emporter mon lit» et de marcher, à la manière de ce paralyliq^ue dont il est parlé aut Évangiles. Je voyais Huriel devant moi, tout brillant de lumièrç, et me reprochant ma maladie comme une lâcheté de mon es- prit. Il avait l'air me dire: a Je suis un homme, et tu n'es qu'un enfant; tu trembles la .fièvre pendant que mon sang est en feu. Tu n'es bon à rien, et moi je suis bon à tout pour les autres et pour moi-môme, ^ Allons, allons, écoute cette musique... » El j'ententiais des airs qui gron- daient, comme l'orage, et <:|ui m'enlevaient sur mon Ut, comme le vent enlève les feuilles tombées. Tenez, Brulette, je crois que j'ai fini d'être lâche et malade, et que je pour- rais, à présent, aller au pays, embrasser ma mère et faire mon paquet pour partir, car je veux voyager, apprendre, et me faire ce que je dois être.

Vous voûtez voyager? dit Thérence, qui s'était allu- mée de contentement comme un soleil, et qui redevint blan- che et brouillée comme la lune d'automne. Vous espère;; trouver un meilleur maître que mon père, et de meilleurs

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IgO LES MAITRES SONNEURS

amis que les gens d'ici? Allez voir vos parents, vous ferez bien, si vous en avez la force; mais, à moins que vous n*ayez envie de mourir au loin...

Le chagrin ou le mécontentement lui coupèrent la pa- role. Joseph, qHi l'observait, changea tout de suite de mine et de langage.

Ne faites pas attention à ce que je rêvais ce mâtin , Th(^rence, lui dit-il; jamais je ne trouverai meilleur maître ni meilleurs amis. Vous m'avez dit de vous raconter mes songes; je vous les raconte, voilà tout. Quand je serai guéri, je vous demanderai conseil à vous trois, ainsi qu'à votre père. Jusque-là, ne pensons point à ce qui peut me passer par la tête, et réjouissons-nous, du temps que nous sommes ensemble.

Thérence s'apaisa; mais Bruletteet moi, qui connaissions bien comme Joseph était décidé et entêlé sous son air doux; nous, qui nous souvenions de la manière dont il nous avait quittés, sans rien contredire et sans se laisser rien persua- der, nous pensâmes que son parti était pris, et que per- sonne n'y pourrait rien changer.

Pendant les deux jours qui s'ensuivirent, je recommén- çai^de m'ennuyer, et Brulette pareillement, malgré qu'elle se dégageât beaucoup pour achever la broderie dont elle voulait faire don à Thérence, et qu'elle allât voir le grand bûcheux souvent, tant pour laisser Joseph aux soins de la fille des bois, que pour parler d'Huriel avec son père et -con- soler ce brave homme de la tristesse et de la crainte l'avait mis la bataille. Le grand bûcheux, touché de l'ami- tié qu'elle lui marquait, eut la confiance de lui dire toute la vérité sur Malzac, et loin que Brulette en voulût mal à Huriel, comme celui-ci l'avait redouté, elle ne s'en attacha que mieux à lui, par l'intérêt qu'elle lui portait et la recon- naissance qu'elle lui devait.

Le sixième jour, on parla de se séparer, car le terme ap- prochait, et il fallait s'occuper du départ. Joseph reprenait à vue d'œil; il travaillait un peu et faisait de tout son mieux pour vitement éprouver et ramener ses forces. H était décidé à nous reconduire et à passer un ou deux jours

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au pays, disant qu'il reviendrait au bois de TAlIeu tout de suite, ce qui ne nous paraissait pas bien certain, non plus qu'à Thérence, qui commençait à s'inquiéter de sa santé quasi autant qu'elle s'était inquiétée de sa maladie. Je ne sais si ce fut elle qui persuada au grand bûcheux de nous reconduire jusqu'à mi-chemin, ou si l'idée lui en vint de lui-même , mais il nous en fit l'offre, qui fut bien vite ac- ceptée de Brulette, et n(5 plut qu'à moitié à Joseph, encore qu'il n'en fît rien voir.

Ce bout de voyage ne pouvait que donner au grand bû- cheux une diversion à son chagrin, et, en s'y préparant, la veille du départ, il reprit une bonne partie de sa belle hu- meur. Les muletiers avaient quitté le pays sans encombre, et il n'y était point question de Malzac, qui n'avait ni pa- rents ni amis pour le réclamer. Il pouvait donc bien se pas- ser un an ou deux avant que la justice se tourmentât de ce qu'il était devenu, et encore, était-elle bien capable de ne s'en enquérir jamais; car, dans ce temps-là, 11 n'y avait pas grand'police en France, et un homme de peu pouvait dispa- raître sans qu'on y prît garde.

De plus, la famille du grand bûcheux devait quitter l'en- droit à la fln de la saison, et comme ni le père ni le fils ne se tenaient plus de six mois au môme lieu, il eût fallu être habile pour savoir les réclamer.

Pour toutes ces raisons, le grand bûcheux, qui ne crai- gnait que le premier contre-coup de l'événement, voyant que le secret ne s'ébruitait point, reprit confiance et nous l'cndit le courage.

Le matin du huitième jour, il nous fit tous monter dans une petite charrette basse qu'il avait empruntée, ainsi qu'un cheval, à un sien ami de la forêt, et,' prenant les rênes, nous conduisit par le plus long, mais par plus sûr che- min, jusqu'à Sainte-Sevère, nous devions prendre congé de lui et de sa fille.

Brulette regrettait, en elle-même, de passer par un pays nouveau, elle ne revoyait aucun des endroits elle avait cheminé en la compagnie d'Huriel. Pour moi, j'étais content de voyager et de voir Saint-Pallais en Bourbonnais,

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et Préveranges, qui sont petits bourgs sur grandes hau- teurs; puis, SaintrPrejet et Pérassay, qui sont autres bourgs, en descendant le courant de TJndre; et, comme nous sui- vions, quasi depuis sa source, cette rivière qui passe chez nous, je ne me trouvais plus si étrange et ne me sentais plus en un pays perdu.

Je me reconnus tout à fait à Sainte-Sevère, qui n'est plus qu'à six lieues de chez nous, et j'étais déjà venu une fois. Là, du temps que mes compagnons de route parliaient d'adietix, je fus m'enquérir d'une voiture à louer pour continuer notre voyage; mais je, ne pus en trouver une que pour le lendemain, aussi matin que je le souhaite- rais.

Quand j'en revins dire la nouvelle^ Joseph prit de l'hu- meur.—Quoi donc faire d'une ch^rreUe? dit-il ; ne pouvons- nous, de notre pied, nous en aller chez nous à la fraîcheur et arriver sur la tardée du soir? Brulette a fait souvent plus de chemin pour aller danser à quelque assemblée, et je me sens tout capable d'en faire autant qu'elle.

Thérence observa qu'une si longue course lui ferait reve- nir la fièvre, et il s'y obstina d'autant plus ; mais Brulette, qui voyait bien le chagrin de Thérence, coupa court en di- sant qu'elle se sentait lasse, qu'elle serait dise de passer la nuit à l'auberge et de s'en aller ensuite en voiture.

Eh bien, dit le grand bûcheux, nous ferons de même. Nous laisserons reposer notre cheyal toute la nuit, et nous nous départirons de vous autres au jour de demain. Et, si vous' m'en croyez, au lieu de nous restaurer en cette au- berge pleine de mouches, nous emporterons notre dîner sous quelque feuillade, ou au bord de l'eau, et y passerons la soirée à deviser jusqu'à I heure de dormir.

Ainsi fut fait. Je retins d^x chambres, Tune pour les filles, l'autre pour les hommes, et voulant régaler une bonne fois le père Bastien à mon idée, m'étant aperçu qu'à l'occa- sion il était beau mangeur, je fis remplir une grande cor- beille de ce qu'il y avait de mieux en pâtés, pain blanc, vin et brandevin, et l'emportai au dehors de la ville. Il est heu- reux que la mode de boire le café et la. bière ne jégnât pas.

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encore, car je n'y aurais pas regardé et y eusse laissé le restant de ma poche.

Sainte-Sevèrè est un bel endroit coupé en ravins bien arrosés, et réjouissant à la vue. Nous fîmes choix d*un ter- tre élevé, Fair était si vif que, du repas, il ne resta ni une croûte, ni une verrée de boisson.

Après quoi, le grand bûcheux se sentant tout gaillard, prit sa musette, qui ne le quittait jamais, et dit à Joseph :

Mon enfant, on ne sait qui vit ou qui meurt; nous nous quittons, selon toi, pour deux ou trois jours; selon moi, tu as Tidée d'une plus longue départie ; mais peut-^tre que, selon Dieu, nous devons point nous revoir. Voilà ce qu'il faut toujours se dire quand, au crois(»ment d'un chemin , chacun tire de son côté. J'espère que tu t'en vas content de moi et de mes enfants, comme je suis content de loi et de tes amis qui sont ; mais je n'oublie point que le principal a été de t'enseigner la musique, et j'ai regret aiux deux mois de maladie qui t'ont forcé de l'arrêter. Je ne prétends pas que j'aurais pu faire de toi un grand savant, je sais qu'il y en a dans les villes, messieurs et dames, qui sonnent sur des instruraenls que nous ne connaissons pas, et qui lisent des airs écrits comme on lit la parole écrite dans les livres. Sauf le plain-chant, que j'ai appris dans ma jeunesse, je ne connais pas beaucoup cette musique-là et Ven ai montré tout ce que je savais, c'est-à-dire les clefs, les notes et la mesure. Quand tu auras envie d'en connaître . plus long, tu iras dans les grandes villes, les violoneurs l'apprendront le menuet et la contredanse ; mais je ne sais pas si ra le servira, à moins que lu ne veuilles quitter ton pays et ta condition de paysan.

—Dieu m'en garde! répondit Joseph en regardant Brulette.

Or donc, reprit le grand bûcheux, tu trouveras ailleurs l'instruction qu'il te faut pour sonner la musette ou la vielle. Si lu veux revenir à moi, je t'y aiderai; si tu crois trouver ^u nouveau dans le pays d'en sus, il faut y aller. Tout ce y^^ j'aurais souhaité, c'est de te mener .tout doucement, jusqu'au temps ton souffle saura se donner sans effort, 6t tes doigts ne se tromperont plus ; car pour l'idée, ça

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ne se donne point, et tu as la tienne, que je sais être de bonne qualité. Je ne t*ai pas épargné la provision que j'ai dans la tête, et ce que tu auras retenu, tu t'en serviras s'il te plaît; mais, comme ton vouloir est de composer, tu ne peux mieux faire que de voyager un jour ou Tautre, pour tirer la comparaison de ton fonds avec celui d'autrui. Il te faut donc monter jusqu'à TAuvergne et au Forez, afin de voir, de Taulre côté de nos vallons, comme le monde est grand et beau, et comme le cœur s'élargit quand, du haut d'une vraie montagne, on regarde rouler des eaux vives qui couvrent la voix des hommes et font verdir des arbres qui ne déverdissent jamais. Ne descends pourtant guère dans les plaines des autres pays. Tu y retrouverais ce que lu aurais laissé dans les tiennes; car voici le mo- ment de te donner un enseignement que tu ne dois pas ou- blier. Écoute-le donc bien fidèlement.

Olx-sepileme- veillée*

Le grand bûcheux, s'étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention, poursuivit ainsi son discours :

La musique a deux modes que les savants, comme f ai ouï dire, appellent majeur et mineur, et que j'appelle, moi, mode clair et mode trouble; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris; ou encore, mode de la force ou de la joie, et mode de la tristesse ou de la songerie. Tu peux chercher jusqu'à demain, tu ne trouveras pas la fin des op- positions qu'il y a entre ces deux modes, non plus que tu n'en trouveras un troisième; car tout, sur la terre, est ombre ou lumière, repos ou section. Or, écoute bien toujours, Joseph I * La plaine chante en majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y retournant, lu verras le parti qu'un esprit comme le tien peut tirer de ce mode ; car l'un n'est ni plus ni moins que l'autre.

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» Mais, comme tu le sentais musicien complet, tu étais tourmenté de ne pas entendre sonner le mineur à ton oreille. Vos ménétriers et vos chanteuses l'ont par acquit, parce que le chant est comme Tair qui souffle partout et transporte le germe des plantes d'un horizon à Taulre. Mais, de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et passion- nés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t'a semblé que vos cornemuses jouaient faux.

» Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher dans les endroits tristes et sauvages, et sache qu'il faut quelquefois verser plus d'une larme avant de se bien ser- vir d'un mode qui a été donné à ï'homme pour se plain- dre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses amours. »

Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu'il le pria de jouer le dernier air qu'il avait inventé, pour nous donner échantillon de ce mode gris et triste qu'il appelait le mineur.

Oui-dà, mon garçon, dit le vieux, tu l'as donc guetté, l'air que je m'essaye d'emmancher sur des paroles depuis une huitaine? Je pensais bien l'avoir chanté pour moi seul; mais puisque tu étais aux écoutes, le voilà tel que je compte le laisser.

Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois, dopt il joua très-doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l'esprit souvenir ou attente de toutes sortes de choses, à l'idée de chacun qui Técoutait.

Joseph ne se sentait pas d'aise pour la beauté de l'air, et Brulette, qui l'entendit sans bouger, parut s'éveiller d'un songe quand il fut fini.

Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi, mon père?

Les paroles, répondit-il, sont comme l'air, un peu em- brouillantes et portant réflexion. C'est l'histoire du tintoin de trois galants autour d'une fille.

El il chanta une chanson, aujourd'hui répandue en notre

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pays, mais dont on a dérangé beaucoup les paroles. La voilà telle que le grand bûcheux la disait :

Trois fendeax y avait» Ab printemps, sur l'berbette; (J'entends le rossignolet) , Trois fendeax y avait, Parlant à la fillette.

Le plus jeune disait, (Celai qui tient la rose); (J'entends le rossignolet) , Le plus jeune disait : J'aime bien, mais je n'ose.

Le plus vieux s'écriait : (Celui qui tient la fende), (^entends le rossignoletj , Le plus vieux s'écriait : Quand j'aime je commande.

Le troisième chantait. Portant la fieur d'amande , (J'entends le rossignolet), Le troisième chantait : Moi, j'aime et je demande.

Mon ami ne serez , Vous qui portez la rose ; (J'entends le rossignolet), Mon ami ne serez , Si vous n'osez, je n'ose*

Mon maître ne serez , Vous qui tenez la fende , (J'entends le rossignolet), Mon maître ne serez. Amour ne se commande.

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LES MAITRES SONNEURS IW

if on amant yons serez y Voas qai portez Tamande, (J'entends le rossignolet), Von amant vous serez, On donne à qai demande.

Je goûtai beaucoup plus l'air ajusté avec les paroles, que je n'avais- fait la* première fois, et j'eu fus si content, que je Redemandai encore sur Ih musette; mais le grand bûcheux, qui ne tirait pas vanité de ses œuvres, dit que ça n*en va- lait pas la peine, et nous joua d'autres airs, tantôt sur un mode, tantôt sur l'autre, et mêmement en les employant tous deux dans un même cbant, enseignant à Joseph la manière de passer, à propos, du majeur dans le minçur, et pareillement du second dans le premier.

Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps, et que nous ne sentions pas l'envie de nous retirer; mê- mement les gens de la ville et des environs s'assemblèrent au bas du ravin pour écouter, au fi:rand contentement de leurs oreilles. Et plusieurs disaient : a C'est un sonneur du Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se con- naît à la science, et pas un de chez nous n'y pourrait jouter.» Tout on reprenant le chemin de l'auberge, le père Bastiea continua de démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s'en lassait point, resta un peu en arrière de nous à l'écouter et à le ques- tionner. Je marchais donc devant avec Thérence, qui, tou- jours très-serviable et courageuse, m'aidait à remporter les paniers. Brulette, entre les deux couples, allait seule, rêvant à je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût depuis quelques jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait. Rpgardez-le donc bien, Thérence, lui dis^je en un mo- ment où elle en paraissait toute angoissée; car votre père Ta dit : Quand on se quitte pour un jour, c'est peut-être pour toute la vie.

^ Oui, répondit-elle; mais aussi quand on croit se quit- ter pour toute la vie, il peut se faire que ça ne soit que pour un jour. '

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488 LES MAITRES SONNEURS

Vous me rappelez, repris-je, qu'en vous voyant, une fois, vous envoler comme une songerie de ma tète, je pen- sais bien ne vous retrouver jamais.

Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m'en a rafraîchi la souvenance , hier, en me parlant de vous : car mon père vous aime beaucoup, Tiennet, et fait de vous une estime très-grande.

J'en suis content et honoré, Thérence; mais je ne sais guère en quoi je la mérite, car je n'ai rien de ce qui an- nonce un homme tant si peu différent des autres.

Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce qu'il pense de vous, je le crois; mais pourquoi, Tiennct, cela vous fait-il soupirer?

Ai-je donc soupiré, Thérence? C'est malgré moi.

Sans doute, c'est malgré vous ; mais ce n'est point une raison pour me cacher vos sentiments. Vous aimez Brulette, et vous craignez...

J'aime beaucoup Brulette, c'est vrai; mais sans sou-, pirs d'amour, et sans regret ni souci de ce qu'elle pense à l'heure qu'il est. Je n'ai point d'amour dans le cœur, puis- que ça ne me servirait de rien.

Ah I vous êtes bien heureux, Tiennet, s'écria-t-elle, de gouverner comme ça votre idée par la raison !

Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la gouvernais par le cœur. Oui, oui, je vous devine et vous connais, allez ! car je vous regarde et je trouve bien le fin mot de votre conduite. Je vois, depuis huil^jours, comme vous savez vous mettre à l'écart pour la guérison de Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu'il y voie paraître le bout de vos mains. Vous le voulez heu- reux, et vous n'avez point menti en nous disant, à Brulette et à moi, que pourvu qu'on fît du bien à ce qu'on aime, on n'avait pas besoin d'y trouver son profit. C'est bien comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous

. tourne quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout de suite, et si saintement, que c'est merveille de voir la 4brce et la bqnté que vous avez! Convenez donc que si

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Pun de nous doit faire estime de Tautre, c'est moi de vous, et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez raison-, nable, voilà tout, et vaus êtes une fille d'un grand cœur et d'une rudo gouverne d'elle-même.

Merci pour ]# bien que vous pensez de moi , répondit Thérence ; mais peut-être que je n'y ai pas tant de mérite que vous crqyez, mon brave garçon. Vous voulez me voir amoureuse de Joseph ; cela n'est point I Aussi vrai que Dieu est mon juge, je n'ai jamais pensé à être sa femme, et rat- tache que j'ai pour lui serait plutôt celle d'une sœur ou d*une mère.

Oh ! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous trompiez pas sur vous-même, Thérence I votre naturel est emporté !

C'est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J'aime vivement et quasiment follement mon père et mon frère. Si j'avais des enfants, je les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule; mais ce qu'on appelle l'amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour Brulette, l'envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu'on s'ennuie seul et qu'on ne peut penser sans souffrance à ce qu'on aime... je ne le sens point et ne m'en embarrasse point l'esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s'il doit s'en trouver bien, j'en remercie Dieu, et ne me désolerai que s'il doit s'en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n'y comprenais plus grand'chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout le monde» et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès d'elle sans lui rien dire, et ne sachant guère s'en allait mon es- prit; car il me prenait pour elle des bouffées d'amitié, comme si j'allais l'embrasser d'un grand cœur et sans son- ger à mal. Puis, tout d'un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu'il me venait comme de la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l'auberge, je lui demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu'au juste son père lui avait dit de moi.

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Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l'homme du plus grand bon sens qu'il eût jamais connu.

Autant Vaut dire une bonne bote, pas vrai ? repris-je en riant, un peu mortifié.

Non pas, répliqua Thérence; voilà l«s propres paroles de mon père : a Celui qui voit le plusclair dans les choses de ce monde est celui qui agit avec le plus de justice... » Or donc, le grand bon sens fait la- grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe. .

En ce cas, Thérence, m'écriai-je un peu secoué dans le fond du cœur, ayez un peu d'amitié pour moi.

J'en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant* la main que je lui tendais; mais cela fut dit d'un air de franc cama- rade qui rabattait toute fumée, et je dormis là-dessus sans plus d'imagination (jti'il n'çn fallait avoir.

Le lendemain, quand vint l'heure des adieux, Brulette pleura en embrassant le grand bûcheux, et lui fil promettre qu'il viendrait nous voir chez nous avec Thérence. Et puis, ces deux belles filles se firent si grandes caresses et assu- rances d'amitié, qu'elles ne se pouvaient quitter. Joseph pré- senta ses remercîments à sou maître pour tout le bien et le profit qu'il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thé- rence, il essaya de lui rendre les mêmes grâces; mais elle 'le regarda d'un air de franchise qui le troubla, et, se ser- rant la main, ils ne dirent guère mieux que : « A revoir, portez- vous bien. »

Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence licence de l'embrasser, pensant en donner le bon exemple à Joseph; mais il n'en profita point et monta vitement sur la voiture pour couper court aux accolades. Il était comme mé- content de lui et des autres. Brulette se plaça tout au fond de la charrette, et tant qu'elle put voir nos amis du Bour- bonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, de- bout sur la porte, paraissait songer plutôt que se désoler. ^

Nous fîmes assez tristement quasi tout le reste du che- min. Joseph ne disait mot. Il eût peut-être souhaité que Brulette s'occupât un peu de lui ; mais à mesure que Joseph avait repris ses forces, Brulette avait repris sa liberté de

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penser à celui qui mieuï Jui plaisait; et, reportant bonne part de ses amitiés sur le père et la sœur d*Huriel, elle songeait à eux et en causait avec moi pour les louer et les regretter. Et, comme si elle eût laissé tous ses esprits der- rière elle, elle regrettait aussi le pays que nous venions de quitter. C'est chose étrange, me disait-elle, comme je trouve, à mesure que nous approchons de chez nous, que les arbres sont petits; les herbes jaunes, les eaux endormies. Avant d'avoir jamais quitté nos plaines, je m'imaginais ne pas pouvoir me supporter trois jours dans des bois; et, à celte heure, il me semble que j'y passerais ma vie aussi bien que Thérence, si j'avais mon vieux père avec moi.

Je ne peux pas en dire autant, cousine, lui répondis- se. Pourtant, s'il le fallait, je pense que je n'en mourrais point; mais que les arbres soient tant grands, les herbes tant vertes et les eaux tant vives qu'elles voudront, j'aime mieux une ortie en mon pays qu'un chêne en pays d'étran- gers. Le coeur me saute de joie à chaque pierre et à chaque buisson que je reconnais, comme si j'étais absent depuis deux ou trois ans, et quand je vas apercevoir le clocher noire paroisse, je lui veux, pour sûr, bailler un bon coup de chapeau.

Et toi, Joset? dit Brulelte, qtii prit enfin garde à Tair ennuyé de notre camarade. Toi qui es absent depuis pins d'une année, n'es-tu pas content d'approcher de ton en- droit? «

Excuse-moî, Brulette, répondît Joseph ; je ne sais pas de qifoi vous parlez. J'avais dans la tête de me àouvenir de la chanson du grand bûcheux, et il y a, au milieu, une petite revirade que je ne peux pas rattraper.

Bah I dit Brulette, c'est quand la chanson dit : TentendÊ fe Tomgnolei.

Et, le disant, elle le chanta tout au juste, ce dont Joseph, comme réveillé, sauta de joie sur la charrette en frappant ses mains.

Ah ! Brulette, dit-il, que tu es donc heureuse de te souvenir comme ça I Encore, encore Tentends rom- gnoîet !

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J'aime mieux dire toute la chanson, fit-elle, et elle nous la chanta tout entière sans en omettre un mot; ce qui mit Joseph en si grande joie, qu'il lui serra les mains en lui disant avec un courage dont je ne l'aurais pas cru capable, qu'il n'y avait qu'un musicien pour être digne de son amitié.

Le fait est, dit Bruletto, qui songeait à Huriel, que si j'avais un bon ami, je le souhaiterais beau sonneur et beau chanteur.

Il est rare d'être l'un et l'autre, reprit Joseph .-La son- nerie casse la voix, et sauf le grand bûcheux...

-r Et son fils! dit Brulette, parlant à l'étourdie.

Je lui poussai le coude, et elle voulut parler d'autre chose ; mais Joseph, qui n'était pas sans être mordu de jalousie, revint sur la chanson.

Je crois, dit-il, que quand le père Bastien Ta mise en paroles, il a songé à trois garçons de notre connaissance ; car je me souviens d'une causerie que nous avons eue avec lui à souper, le jour de votre arrivée dans les bois.

Je ne m'en souviens pas, dit Brulette en rougissant.

Si fait moi, reprit Joseph. On~parlait de Tamour des filles, et Huriel disait que cela ne se gagnait point à croix ou pile. Tiennet assurait, en riant, que la douceur et la soumission ne servaient de rien, et que, pour être aimé, il fallait plutôt se faire craindre que d'être trop bon. Huriel reprit pour contredire Tiennet, et moi j'écoutai sans par- ler. Ne serait-ce pas moi, celui qui porte la rose? le plus Jeune des trois ? Il aime, mais il n'ose? Dites donc le dernier couplet, Brulette, puisque vous le savez si bien I N'y a-t-il pas : On donne à gui demande ?

Puisque tu le sais aussi bien que moi, dit Brnlette un peu piquée, retiens-le pour le chanter à la première bonne amie que tu auras. S'il plaît au grand bûchAix de mettre en chansons les discours qu'il entend, ce n'est pas à moi d'en tirer la conséquence. Je n'y entends encore rien pour ma part. Mais j'ai les fourmis dans les pieds, et, pen-

. dant que le cheval monte la côte, je veux me dégourdir un peu.

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Et, sans attendre que j'eusse repris les rênes pour arrêter le cheval, elle sauta sur le chemin et se mil à marcher en avant, aussi légère qu'une bergeronnette.

J'allais descendre aussi; Joseph me retint par le bras, et, toujours suivant son idée : N'est-ce pas, dit-il, qu'on mé- prise également ceux qui marquent trop leur vouloir, et ceux qui ne le marquent pas du tout?

Si c'est pour moi que tu dis ça...

Je ne dis ça pour personne. Je reprends la causerie que nous avions là-bas et qui s'est tournée en chanson contre tesf paroles et contre mon silence. Il paraît que c'est Huriel qui a gagné le procès auprès de la fillette.

Quelle fillette? dis-je, impatienté; car Joseph n'avait point mis sa confiance en moi jusqu'à cette heure, et je ne lui savais point de gré de me la donner par dépit.

Quelle fillette? reprit-il d'un air de moquerie chagrine; celle de la chanson I

Eh bien, quel procès Huriel a-t-il gagné? Cette fil- lette-là demeure donc bien loin, puisque le pauvre garçon est parti pour le Forez?

Joseph resta un moment à songer; puis il reprit: —Il n'en est pas moins vrai qu*il avait raison, quand il disait qu'entre le commandement et le silence j il y avait la prière. Ça re- vient toujours un peu à ton premier dire, qui était que, pour être écouté, il ne faut point trop aimer. Celui qui aime trop ^st craintif; il ne se peut arracher une parole du ventre, et on le juge sot parce qu'il est transi de désir et de honte.

Sans doute, répondis-je.. J'ai passé par en mainte oo- .casion ; mais il m'est quelquefois arrivé do si mal parler, que j'aurais mieux fait de me taire : j'aurais pu me flatter plus longtemps.

Le pauvre Joseph se mordit la langue et ne parla plus. J'eus .regret de l'avoir fâché, et, cependant, je ne me pou- vais défendre de trouver sa jalousie bien mal plantée sur le terrain d'Huriel, étant à ma connaissance que ce garçon l*avait servi de son mieux à son propre détriment, et je pris, de ce moment, la jalousie en si mauvaise estime, que, de-

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puîs> je n'en ai plus jamais senti la piqûre, et ne Taurais sentie, je crois, qu*à bonnes enseignes.

J'allais cependant lui parler plus doucement, quand nous vîmes que Brulette, qui marchait toujours devant, s'était' arrêtée an bord du* chemin pour parler avec un moine qui me semblait gros et court comme celui dont noas avions fait connaissance au bois deChambérat. Je fouaillai le cheval, et je m'assurai que c'était bien W même frère Nicolas. Il avait demandé à Brulette s'il était loin de notre bourg, et, comme il s'en fallait encore d'une petite Meue et qu'il se disait bien fatigué, elle lui avait fait offre de monter sur notre voiture pour gagner l'endroit.

Nous lui fîmes place, ainsi qu'à un grand corbillon cou- vert qu'il portait, et qu'il posa, avec précaution, sur ses ge- noux. Aucun de nous ne songea à lui demander ce que c'é- tait, excepté moi peut-être, qui suis d'un naturel un peu curieux ; mais j'aurais craint de manquer à l'honnêteté que je lui devais, car les frères quêteurs ramassaient dans leurs courses toutes sortes de choses qu'ils se faisaient donner par la dévotion des marchands et qu'ils revendaient ensuite au proût de leur couvent. Tiwit leur était bon pour ce com- merce, mêmement des afOquets de femme, qu'on était quelquefois bien étonné voir dans leurs mains, et dont quelques-uns n'osaient pas trafiquer ouveîrtement.

Je repris trot, et bientôt nous avisâmes le clocher, et puis les vieux ormeaux de la place , et puis toutes les mai- sons grandes et petites du bourg, qui ne me firent pas au- tant de plaisir que je m'en étais promis, la rencontre de frère Nicolas m'ayanl remis en mémoire des choses tristes et qui me donnaient un restant d'inquiétude. Je vis cepen- dant qu'il était sur ses gardes aussi bien que moi, car il ne me dit pas un mot devant Brulette et Joseph, qui pût faire «roîre que nous nous étions vus ailleurs qu'à la fête, et que lui ou moi en savions plus long que bien d'autres sur ce qui s'y élait passé.

C'était un homme agréable et d'humeur joviale qui m'au- rait pourtant diverti dans un autre moment; mais j'étais pressé d'arriver et de me trouver seul avec lui, pour lui de-

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mander s'il avait eu, de son côté, quelque nouvelle de l'a- venture. A rentrée du bourg, Joseph sauta à terre, et, quelque chose que Brulette pût lui dire pour le faire venir se reposer chez son père, il prit le chemin de Saint-Char*- tier, disant qu'il viendrait saluer le père'Brulet quand il au- rait vu et embrassé sa mère. ' Il me sembla que le catme l'y (fjoussait comme àson pre- mier devoir, mais avec l'envie de le faire partir. Et puis, au lieu d'accepter l'offre que je lui fis de venir souper et cou- cher en mon logis, il me dit qu'il s'arrêterait seulement une heure en celui du père Brulet, à qui il avait affaire.

Vous serez le bienvenu, lui dit Brulette; mais con- naissez-vous donc mon grand-père? Je ne vous ai encore jamais vu chez nous?

Je ne connais ni voh^e endroit, ni voire famille, ré- pondit le moine; mais je suis pourtant chargé d'une com- mission que je ne peux dire que chez vous.

Je revins à mon idée qu'il avait, dans son panier, des dentelles ou des rubans à vendre, et qu'ayant ouï dire; aux environs, que Brulette était la plus pimpante de l'endroit, outre qu'il l'avait vue très^requinquée à la fête de Cham- Mrat, il souhaitait lui montrer sa marchandise, sans s'ex- poser à la critique, qui, dans ce temps-là, n'épargnait guère ni bons ni mauvais moines.

Je pensai que c'était aussi l'idée de Brulette, car, lors- qu'elle descendit la première devant sa porte, elle tendit les deux mains pour prendre la corbeille, lui disant: Ne craignez rien, je me doute de ce que c'est. Mais le carme refusa de s'en séparer, disant, de son côté, que c'était de valeur et craignait la casse. '

Je vois, mon frère, lui dis-je tout bas, en le retenant un peu, que vous voilà bien affairé. Je ne vous veux point déranger ; c'est pourquoi je vous prie de me dire vite s'il y a du nouveau pour l'affaire de là-bas.

Rien que je sache, me dit-il en parlant de môme point de nouvelles, bonnes nouvelles. Et, me secouant la main avec amitié, il entra en la maison de Brulette,

elle était pendue au cou de son grand-père.

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IM LES MAITRES SONNEURS

Je pensais cpie ce vieux, qui d'ordinaire éiait fort hon- nête, me devait quelque bon accueil et beau remercîtnent pour le grand soin que j*avais eu, d'elle ; mais, au lieu de me retenir un moment, comme s'il eût été encore plus pressé de l'arrivée du carme que de la nôtre, il le prit par la main et le conduisit au fond de la maison, en me disant qu'il me priait de l'excuser s'il avait besoin d'être seul avec sa fille pour des affaires de conséquence.

Dlx-haltléme irelllée.

Je ne suis pas beaucoup choquable, et cependant je me trouvai choqué d'être si mal reçu, et m'en fus chez nous remiser ma carriole et m'informer de ma famille. Et puis, la journée étant trop avancée pour se mettre au travail, je dévallai par le bourg pour voir si chaque chose était en sa place, et n'y trouvai aucun changement, sinon qu'un des arbres couchés sur le communal, devant la porte du sabo- tier, avait été débité en sabots, et que le père Godard avait ébranché son peuplier et mis de la tuile neuve sur son courlil.

J'avais cru que mon voyage dans le Bourbonnais aurait fait plus de bruit, et je m'attendais à tant de questions que j'aurais fort à faire d'y répondre; mais le monde de chez nous est très-indifférent, et, pour la première fois, je m'a- visai qu'il était même endormi à toutes choses, car je fus obligé d'apprendre à plusieurs que j'arrivais de loin. Ils ne savaient seulement point que je me fusse absenté.

Vers le soir, comme je retournais à mon logis, je ren- contrai le carme qui s'en allait à la Châtre, et qui me dit, de la part du père Brulet, qu'il me iroulait avoir à souper.

Qui fut.bien étonné, en entrant chezBrulette? ce fut moi, d'y trouver le grand- père, assis d'un côté et la belle de l'autre, regardant sur la table, entre eux deux, la corbeille du moine, ouverte, et remplie d'un gros gars d'environ un

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an, assis sur un coussin et s'essayant' à manger des guignes noires, dont il s'embarbouillait tout le museau I

Brulette me sembla d'abord très-pensive et même triste; mais quand elle vit mon étonnement, elle ne se put retenir de rire; après quoi elle s*essuya les yeux et me parut avoir versé quelques larmes, plutôt de chagrin ou de dépit, que de gaieté.

Allons, dit-elle enfin, ferme la porte et nous écoute. Voilà mon père qui veut te mettre au fait du beau cadeau que le moine nous a apporté.

^ Vous saurez, mon neveu, dit le père Brulet, qui jamais ne riait d'aucune chose plaisante, non plus qu'il ne se trou- blait d'aucun souci, que voilà un enfant orphelin dont nous nous sommes arrangés avec le carme, pour prendre soin, rapyennant pension. Nous ne connaissons à cet enfant ni père, ni mère, ni pays, ni rien. Il s'appelle Chariot, voilà tout ce que nous en savons. La pension est bonne, et le carme nous a donné la préférence, pour ce qu'il avait ren- contré ma fille en Bourbonnais; et, comme il lui avait été dit d'où elle était, et que c'était une personne bien comme il faut, n'ayant pas grand bien, mais n'étant chargée d'aucune misère et pouvant disposer de son temps, il a pensé à lui faire plaisir et à lui rendre service en lui donnant la garde et le profit de ce marmot.

Encore que la chose fût assez étonnante, je ne m'en étonnai pas dans le premier moment, et demandai seule- ment si ce carme était anciennement connu du père Brulet, pour qu'il eût fiance en ses paroles , au sujet de la pen- sion.

Je ne l'avais jamais vu, dit-il ; mais je sais qu'il est venu plusieurs fois dans les environs, et qu'il est connu de gens dont je suis sûr, et qui^m'avaient déjà annoncé de sa part, il y a deux ou trois jours, l'atTaire dont il me voulait parler. D'ailleurs, une année de la pension est payée par avance, et quand l'argent manquera, il sera temps de s'en tourmenter.

A la bonne heure, mon oncle ; vous savez ce que vous avez à faire; mais je n^ me serais pas attendu à voir ma

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cousine, qui aime tant sa liberté, s'embarrasser d*UQ mar- mot qui ne lui est de rien, et qui, sans vous offenser par conséquent, n'est pas bien gentil dans son apparence.

Voilà ce qui me fâche, dit Brulette, et ce que j'étais en train de dire à mon père^quand tu es entré céans. Et elle ajouta, .en frottant le bec du petit avec son mouchoir : J'ai beau l'essuyer, il n'en a pas la bouche mieux fen- due, et j'aurais pourtant souhaité faire mon apprentissage avec un enfant agréable à caresser. Celui-ci paraît de mauvaise humeur et ne répond à aucune risée. Il ne regarde que la mangeaille.

Bah ! dit le père Brulet, il n'est pas plus vilain qu'un autre enfant de son âge, et quant à devenir mignon, c'est ton affaire. Il est fatigué d'avoir voyagé et ne sait point il en est, ni ce qu'on lui veut.

Le père Brulet étant sorti pour aller chercher son couteau, qu'il avait laissé chez la voisine, je coirimençai à m'étonner davantage en me trouvant seul avec Brulette. Elle paraissait contrariée par moments, et même peinée pour tout de bon.

Ce qui me tourmente, dit-elle, c'est que je ne sais point soigner un enfant. Je ne voudrais oas laisser souffrir une pauvre créature qui ne se peut aider en rien; mais je m'y trouve si maladroite, que j'ai regret d'avoir été jusqu'à cette heure, peu portée à m'occuper de ce petit monde-là.

En effet, lui dis-je, tu^nè me parais point née à ce métier, et je ne comprends pas que ton grand-père, lequel je n'ai jamais connu intéressé, te donne une pareille charge pour quelques écus de plus au bout de Tannée.

Tu parles comme un riche, reprit-elle. Songe que je n'ai rien en dot, et que la peur de la misère est ce qui m'a toujours détournée du mariage.

Voilà une mauvaise raison, Brulette; car tu as été et tu seras encore recherchée par de plus riches que toi, qui t'aiment pour tes beaux yeux et ton joli ramage.

Mes beaux yeux passeront, et mon joli ramage ne me servira de rien quand la ]?eauté s'en ira. Je ne veux pas qu'on me reproche, au bout de quelques années j d'avoir

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dépensé ma dot d'agréments et.de n*en avoir pas apporté une pJus solide dans le ménage.

Cesl dooc que lu penses pour de bon à te marier, depuis que nous sommes revenus du Bourix>nnais? Voici la première fois que je t'entends faiire des projets d'épargne.

Je n'y pense pas plus que je n'y pensais, répondit-elle d'un ton moins assuré qu'à l'ordinaire ; mais je n'ai jamais dit que je voulusse rester fille.

Si fait, si fait, tu penses à t'établir, lui dis-je en riant. Tu n'as pas besoin de t'en cacher avec moi, je ne le demande plus rien, et ce que tu fais en te chargeant de ce pietit mal- heureux riche que voilà, lequel a desécus et point de mère, me marque bien que tu veux faire ton meuriol *. Sans cela, ton grand-père, que lu as toujours gouverné comme s'il était ton petit-fils, ne t'aurait pas forcé la main pour prendre un pareil gars en sevrage.

Brulette prit alors l'enfant pour l'ôter de dessus la table et mettre le couvert, et, en le portant sur le lit de son grand-père, elle le regarda d'un air fort triste.

PauVre Chariot I dit-elle, je ferai bien pour toi nion possible, car tu es à plaindre d'être venu au monde, et m'est avis qu'on ne t'y avait point souhaité.

Mais sa gaieté fut vite revenue, et mémement elle eut de grandes risées à souper^ en faisant, manger Chariot, qui avait l'appétit d'un petit loup et répondait à toutes ses pré- venances en lui voulant griffer la figure.

Sur les huit heures du soir, Joseph entra et fut bien ac- cueilli du père Brulet; mais j'observai que Brulette, qui ve- nait de remettre Chariot sur le lit, tira vilement la courtine ■comme pour le cacher, et parut tourmentée tout le temps que Joseph demeura. J'observai aussi qu'il ne lui fut pas dit un mot de cette singulière trouvaille, ni par le vieux ni par Brulette, et je pensai devoir m'en taire pareillement pour leur complaire.

Joseph était chagrin et répondait le moins possible aux

i Provision de fruits qa'oa fait mOrir après la eneiUette.

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questions de mon oncle. Bruletle lui demanda s'il avait trouvé sa mère en bonne santé, et si elle avait été bien sur- prise et bien contente de le voir. Et, comme il disait oui tout court à chaque chose, elle lui demanda encore s'il ne s'é- tait pas trop fatigué en allant à Saint-Cbartier, de son pied, et en revenant le soir même.

Je ne voulais point passer la journée, dit-il, sans ren- dre mes devoirs à votre grand-père, et, à présent, je me sens fatigué pour de vrai et m'en irai passer la nuit chez Tiennet, si je ne le dérange point. ,

Je lui répondis qu'il me ferait plaisir, et l'emmenai à la maison, où, quand nous fûmes couchés, il me dit :

Tiennet, me voilà autant sur mon départ comme sur mon arrivée. Je ne suis venu au pays que pour quitter le bois de l'Alleu, qui m'élait tourné en déplaisance.

Et c'est le tort que tu as, Joseph; tu étais chez des amis qui remplaçaient ceux que lu avais quittés...

Enfin, c'est mon idée, dit-il un peu sèchement ; mais, prenant un ton plus doux,il ajouta:— Tiennet 1 Tiennet! il y a des choses qu'on peut dire, et il y en a aussi qu'on doit taire. Tu m'as fait du mal aujourd'hui, en me donnant à entendre que je ne serais peut- êtje jamais agréé de Brulette.

Joseph, je ne t'ai rien dit de pareil, par la raison que je ne sais point si tu songes à ce que tu dis là.

Tu le sais, reprit-il, et mon tort est de n'eu avoir ja- mais ouvert mon cœur avec toi. Mais que veux-tu? je ne suis point de ceux qui se confessent aisément, et les choses qui me tracassent le plus sont celles dont je m'explique le moins volontiers. C'est mon malheur, et je crois que je n'ai pointd'autre maladie qu'une idée toujours tendue aux mêmes fins, et toujours rentrée au moment qu'elle me vient sur les lèvres. Écoute-moi donc; pendant que je peux causer, car Dieu sait pour combien de temps je vas redevenir muet. J'aime, et je vois que je ne suis point aimé. Il y a si longues années qu'il en est ainsi (car j'aimais déjà Brulette alors qu'elle était une enfant ), que je suis accoutumé à ma peine. Je ne me suis jamais flatté de lui plaire, et j'ai vécu avec la croyance qu'elle ne ferait jamais attention à moi. A

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LES MAITRES SONNEURS 201

présent, j'ai yu par sa venue en Bourbonnais que j'étais quelque'chose pour elle, et c'est ce qui m'a rendu la force et la volonté 6e ne point mourir. Mais je sais très-bien qu'elle a vu là-bas quelqu'un qui lui convien- drait mieux que moi.

Je n'en sais rien, répondis-je ; mais si cela était, ce quelqu'un-là ne t'aurait pas donné sujet dj3 plainte ou de reproche,

C'est vrai, reprit Joseph, mon dépit est injuste; d'au- tant plus qu'Huricl, connaissant Brulette pour une hon- nête fliie, et n'étant pas en position de se marier avec elle, tant qu'il sera de la confrérie des muletiers, a, de lui- même, fait ce qu'il devait faire en s'éloignant d'elle pour longtemps. Je peux donc avoir espérance de me revenir présenter à Brulette, un peu plus méritant que je ne le suis. A cette heure, je ne me puis souffrir ici, car je sens que je n'y apporte rien de plus que par le passé. Il a quelque chose dans l'air et dans les paroles de chacun qui me dit:

a Tu es malade, tu es maigre, tu es laid, tu es faible, et lu ne sais rien de bon ni de neuf pour nous intéresser à toil » Oui, Tiennet, ce que je te dis est certain : liia mère a eu comme peur de ma figure en me voyant paraître, et elle a versé tant de larmes en m'embrassant^ que la peine y était pour plus que la joie. Ce soir encore, Bru- lette a eu l'air embarrassé en me voyant chez elle, et son grand-père, tout brave homme et bon ami qu'il est pour moi, a paru inquiet si j'allongerais ou non sa veillée. Ne dis pas que je me suis imaginé tout cela . Comme tous ceux qui parlent peu, je vois beaucoup. Blon temps n'est donc pas venu: il faut que je parte, et le plu^ tôt sera le mieux.

Je crois, lui dis-je, qu'il faudrait au moins prendre quelques journées pour te reposer; car m'est avis que tu veux t'éloigner beaucoup d'ici, et je ne trouve pas de bonne amitié, que tu nous mettes sur ton compte dans des inquiétudes que tu nous pourrais épargner.

Sois tranquille, Tiennet, répondit-il. J'ai la force qu'il faut, et ne serai plus malade. Je sais une chose, à présent,

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c'est que les corps cbétifs, à qui Dieu ri*a pas donné grands ressorts, sont pourvus d*un vouloir qui les mène mieux que la grosse santé des autres. Je p'ai rien inventé quand je vous ai dit là-bas que j'avais été comme renouvelé en voyant Huriel se battre si hardiment, et que, tout éveillé, dans la nuit, j'avais ouï sa voix me dire : a Susl sus! je suis un homme, et tant que tu n'en seras pas un, tu ne compteras pour rien. » Je me veux donc départir de ma pauvre na- turjp, et revenir ici aussi bon à voir et meilleur à entendre que tous les galants de Brulette.

Mais, lui dis-je encore, si elle fait son choix avant ton retour? La voilà qui prend dix-neuf ans, et pour une fille courtisée comme elle Test, il est temps qu'elle se décide.

Elle ne se décidera que pour Huriel pour moi, répon- dit Joseph d'une voix assurée. Il n'y a que lui ou moi qui soyons faits pour lui donner de l'amour. Excuse-moi, Tien- net, je sais, ou, tout au moins, je crois que tu y as songé...

Oui, répondis-je, mais je n'y songe plus.

Et bien tu fais, dit Joseph, car tu n'aurais point été heureux avec elle. Elle a des goûts et des idées qui ne sont pas du terrain elle a fleuri, et il faut qu'un autre vent la secoue. Celui qui souffle ici n'est pas assez subtil et ne pour- rait que la dessécher. Elle le sent bien, malgré qu'elle ne le sache peint dire, et je te réponds que si Huriel ne me trahit point, je la retrouverai libre dans un an et même dans deux.

Là-dessus, Joseph, comme épuisé de s'être abandonné si longtemps, laissa retomber sa tête sur l'oreillor et s'endor- mit. Il y avait bien une heure que je me déballais pour ne pas lui en donner exemple, car j'étais las tout mon soûl; mais quand, à la levée du jour, j'appelai Joseph, rien ne me répondit. Je le cherchai ; il était parti sans réveiller per- sonne.

Brulette alla, dans le jour, voir laMariton, disant que c'é- tait pour lui apprendre doucement la chose et savoir ce qui s'était passé entre elle et son fils. Elle ne voulut point de ma compagnie pour cette visite, et me dit, au retour, qu'elle n'avait pu beaucoup la faire expliquer, parce que son maî-

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tre Benoît était malade et môme en danger pour un coup de sang. J'augurai que cette femme, obligée de soigner SOD bourgeois, n'avait pas pu, la veille, s'occuper de son garçon autant qn'elle l'aurait souhaité, et que Joseph en avait pris de la jalousie, comme son naturel annonçait de s'y porter en toutes choses.

Ckjla est vrai, me dit Brulette ; à mesure que Joset s'est déniaisé par l'ambition, il est devenu exigeant, et je crois qae je l'aimais mieux simple et soumis comme il était d'a- bord.

Et comme je racontai à Brulette tout ce qu'il m'avait dit la veille, avant de s'endormir : —S'il a un si boau vouloir, dit-elle, nous ne ferions que le contrarier en nous tourmen- tant de lui plus qu'il ne souhaite. Qu'il s'en aille donc à la garde de Dieul Si j'étais une coquette mauvaise comme tu me l'as quelquefois reproché dans le temps, je serais fière d'être la cause que ce garçon en cherche si long pour élever son esprit et son sort ; mais cela n'est point, et je regrette plutôt qq'il n'agisse pas seulement en vue de sa mère et de lui-même.

Mais n'a-t-il pas raison pourtant, quand il dit que tu ne pourras choisir qu'entre Huriel et lui ?

J'ai du temps pour penser à cela, dit-elle en riant des lèvres sans que sa figure en fût égayée, puisque voilà les deux seuls galants que Joseph me permette, s'enfuyant de moi de toutes leurs jambes.

Pendant une semaine, l'arrivée de l'enfant que le moine avait apporté chez Brulette fit la nouvelle du bourg et le tourment des curieux. Il en fut bâti tant d'histoires que, pour un peu. Chariot aurait été le fils d'un prince, et chacun "Voulait emprunter de l'argent ou vendre des biens au père Brulet, estimant que la pension qui avait pu décider sa fille i un métier si contraire à ses goûts devait être le revenu d'une province, à tout le moins. On s'étonna vite de voir que le vieux et la fillette ne changeaient rien à leur pauvre ^e, ne quittaient point leur petit logis et n'y ajoutaient qu'un *^Toeau pour coucher l'enfant, ei une écuelle pour lui faire 8* soupe. Il en fallut donc rabattre ; mais des commères, qui

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n'en voulaient point avoir sitôt le démenti, commencèrent à critiquer mon oncle sur son avarice, et même à le blâmer, prétendant qu'on ne faisait pas, pour le soin de cet enfant, tout ce qui était en rapport d'un si gros profit.

La jalousie des uns et le mécontentement des autres lui firent donc des ennemis qu'il n'avait jamais eus, dont bien il s'étonna; car il était homme simple et d'une si bonne reli- gion, qu'il n'avait pas seulement prévu qu'une telle chose ferait tant parler. Mais Brulette-n'en fit que rire, et lui per- suada de n'y point donner attention.

Cependant les jours et les semaines se suivirent, sans qu'il nous vînt aucune nouvelle de Joseph, d'Huriel, du grand bûcheux ni de Thérence. Brulelte envoya des lettres à Thé- rence, moi à Huriel, et il ne nous fut fait aucune réponse. Brulette s'en affligea et en prit même du dépit; si bien qu'elle me dit vouloir ne plus songer à des étrangers, qui n'avaient pas seulement mémoire d'elle et ne lui retour- naient pas l'amitié qu'elle leur avait avancée.

Elle recommença donc à se faire belle et à se montrer aux danses, car les galants se tourmentaient de son air triste et du mal de tête dont elle se plaignait souvent de- puis son voyage en Bourbonnais. Ce voyage même avait bien été un peu critiqué, et on avait dit qu'elle avait par une amour cachée, soit pour Joseph, soit pour un autre. On souhaitait qu'elle se montrât encore plus aimable que de coutume, pour lui pardonner de s'être absentée sans con- sulter personne.

Brulette était trop fière pour s'en tirer par des câlineries; mais le goût qu'elle avait pour le plaisir l'emportant de ce côté-là, elle essaya de confier la garde de Chariot à sa voi- sine, la mère Lamouche, et de se donner, comme par le* passé, de l'étourdissement.

Or, un soir que je revenais avec elle du pèlerinage de Vaudevant, qui est une grande fête, nous ouïmes Chariot brailler, du plus loin que nous pouvions accourir vers la maison. Ce maudit gars, me dit Brulette, ne décote pas d'être en malice, et je ne sais qui serait capable de le gou- verner.

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LES MAITRES SONNEURS 205

, —Es-tu sûre, lui dis-je, que la Lamouche en prend le soin qu'elle t'a promis?

r- Sans doute, sans doute. Elle n'a que ça à faire, et je l'en récompense de manière à la contenter.

Mais Chariot braillait toujours, et la maison nous parais- sait fermée comme si tout le monde en fût sorti.

Brulette se mit de courir et eut beau cogner à la porte de la voisine, personne ne répondit, sinon Chariot qui criait encore plus fort, soit de peur, soit d'ennui ou de rage.

Je fus obligé de monter sur le chaume de la maison et de descendre en la chambre par la trappe du fenil. J'ouvris vilement la porte à Brulette, et nous vîmes Chariot tout seul, se roulant dans les cendres, où, par bonheur, il ne- se trou- vait plus de feu, et violet comme une bette à force de hurler.

Oui-dà ! dit Brulette, est-ce ainsi qu'on garde ce pauvre petit malheureux? Allons I qui prend enfant prend maître. J'aurais le savoir, et ne me point charger de ^celui-ci ou renoncera tout divertissement.

Elle emporta Chariot en son logis, moitié apitoyée, moitié impatientée, et, l'ayant lavé, repu et reconsolé de son mieux, elle le mit dormir et s'assit bien soucieuse, la tête dans ses mains. J'essayai de lui remontrer qu'il n'était pas malaisé, en faisant le sacrifice de l'argent qu'elle empochait, de conûer ce petit à quelque femme bien douce et bien soi- gneuse.

Non, fit-elle. Il faudra toujours le surveiller, puisque f ai répondu de lui, et tu vois ce que c'est que la surveillance. Pour un jour qu'on croit pouvoir y manquer, c'est justement ce jour-là qu'il aurait fallu n'y manquer point. D'ailleurs, cela ne se peut, ajouta-t-clle en pleurant. Ce serait mal, et je me le reprocherais toute ma vie.

Tu aurais tort, si l'enfant doit y gagner. Il n'est point heureux chez toi ; il pourrait l'être ailleurs.

Comment ! il n'est point heureux ? Tes^tère que si, sauf les jours je m'absente. Eh bien, je ne m'absenterai plus.

'il

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a06 LES MAITRES SONNEURS

Je te dis qu'il n'est guère mieux les autres jours.

Comment! comment I dit encore Brulette, frappant ses ' mains avec dépit, prends-tu cela? M'as-tu jamais vue le maltraiter ou seulement le menacer? Puis-je l'empêcher d'être d'un naturel mal plaisant et| rechigneux ? Il serait à moi que je n'en saurais faire davantage.

Oh I je sais que tu ne lui fais aucun mal et ne le laisses souffrir de rien, parce que tu es douce' chrétienne; mais enfin, tu ne saurais l'airper, cela ne dépend pas de toi, et, sans le savoir, il le ^ent si bien qu'il n'est porté à aimer et à caresser personne. Les animaux ont bien la connaissance du bon vouloir ou de la répugnance qu'ils nous occa- sionnent? Pourquoi les petits humains ne l'auraient-ils pas ?

Dlx-neuYlème veillée*

Brulette rougit, bouda , pleura encore et ne répondit point ; mais le lendemain, je la trouvai menant ses bêtes aux champs et ayant avec elle, contre son habitude, le gros Chariot sur ses bras. Elle s'assit au lieu du pâturage, et l'enfant se roulant sur sa robe, elle me dit :

Tiennet, tu avais raison hier. Tes reproches m'ont ^ donné à penser, et mon parti en est pris. Je ne promets pas

d'aimer beaucoup ce Chariot, mais au moins d'agir tout comme, et peut-être que Dieu m'en récompensera un jour en me donnant des enfants plus mignons que celui-là.

Eh ! ma mie, lui répondis-je, je ne sais tu prends ce que tu dis et ce que tu penses. Je ne t'ai fait aucun re- proche, et je n'en ai h te faire que sur l'entêtement te voilà d'élever toi-même ce vilain gars. Voyons, veux-tu que je fasse écrire à ce carnie, ou que je l'aille trouver, pour qu'il lui cherche une autre famille? Je sais est son cou- vent, et j'aime mieux encore faire un voyage que de te voir condamnée à de pareilles galères.

Non, non, Tiennet, dit Brulette, il ne faut pas seule-

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ment penser à changer ce qui est convenu. Mon père a pro- mis pour moi, et j'ai Tapprouver. Si je pouvais te dire... mais je ne le peux pas. Sache seulement une chose, c'est que Fargent n'est pour rien dans*le marché, et que, ni mon père ni moi, ne voudrions accepter un denier en payement du devoir qui nous est commandé.

Voilà que lu m'étonnes de plus en plus. A qui donc cet enfant? c'est donc à des personnes de votre parenté? de la mienne, par conséquent?

Ça se peut, dit-elle. Nous avons de la famille au loin d'ici. Mais prends que Je ne te dis rien, car je ne le peux ni ne le dois. Seulement laisse croire que ce marmot nous est étranger et que nous en sommes payés. Autrement les mau- vaises langues accuseraient peut-être des personnes qui ne le méritent point.

Diantre I lui dis-je, tu me mets le iftarteau dans la tête 1 Tai beau chercher...

Justement, il ne faut pas chercher. Je te le défends ; quand même je suis sûre que tu ne trouverais rien.

A la bonne heure ; mais alors, tu vas donc te mettre en sevrage de divertissements comme ce gars est en sevrage de nourrice? Le diable soit de la parole de ton grand-père I

Mon grand-père a bien agi, et si je l'avais contredit, j'aurais été une sans cœur. Aussi, je te répète que je ne veux point m'y mettre à moitié, quand j'y devrais périr d'ennui...

Brulette avait une tête. De ce jour-là^ il se fit en elle un changement tel, qu'on ne la reconnaissait point. Elle ne quittait plus maison que pour faire pâturer ses ouailles et sa chèvre, toujours en compagnie de Chariot; et, quand elle l'avait couché le soir, elle prenait son ouvrage et veil- lait au dedans. Elle n'alla plus à aucune danse et n'a- cheta plus de belles nippes, n'ayant plus occasion de s'en attifer. .

A ce dur métier-lè, elle devint sérieuse et même triste, car elle se vit bientôt délaissée. Il n'est si jolie fille qui, pour avoir de l'entourage, ne soit forcée d'être aimable, et Bru- lette, ne inontrant plus aucun souci de plaire, fut jugée

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nfaussade pour avoir trop donné de son esprit par le

passé.

A mon sens, elle n'avait changé qu'en mieux, car n'ayant jamais fait la coquette, mais seulement la princesse avec moi, elle me paraissait plus douce en son parler, plus sen- sée et plus intéressante en sa conduite; mais il n'en fut pas jugé ainsi. Elle avait laissé prendre assez d'espérance à tous ses galants pour que chacun se trouvât offensé de son abandon, comme s'il eût eu des droits; et, encore que sa coquetterie eût été très-innocente, elle en fut punie cérame d'un dommage qu'elle aurait fait supporter aux autres; ce qui prouve, à mon idée, que les hommes ont autant, sinon plus de vanité que les femmes, et ne trouvent pas qu'on en fasge jamais assez pour contenter ou ménager l'estime qu'ils ont d'eux-mêmes.

Ce qu'il y a de sûi^ à tout le moins, c'est qu'il y a bien du monde injuste, mêmement parmi ces jeunes gens qui pa- raissent si bons enfants et serviteurs si réjouis, tant qu'ils son! amoureux. Plusieurs de ceux-là tournèrent à l'aigre, et j'eus, plus d'une fois, des mots avec eux pour défendre ma cousine du blâme qu'on lui donnait. Ils se trouvèrent malheureusement soutenus par les commères et les inté- ressés qui jalousaient la prétendue fortune du père Brulel; si bien que Brulette, informée de ces malices, ftrt obligée de défendre sa porte à des curieux mal intentionnés, ou à do lâches amis qui, par faiblesse, répétaient ce qu'ils avaient ouï dire aux autres.

Ce fut de cette manière qu'en moins d'une année, la reine du bourg, la rose de Nohant, fut abîmée des méchants et abandonnée des sots. On.fit d'elle des diffamations ?i noires, que je tremblais qu'elle n'en eût connaissance, et que, moi- même, j'eu étais par des fois tourmenté, et embarrassé d'y répondre.

La plus forte des menteries, mais à laquelle le p^re Bru- let aurait bien s'attendre, c'est que Chariot n'était ni un pauvre champi abandonné, ni un fils de prince élevé en secret, mais bien l'enfant de Brulette. J'avais beau remon- trer que celte jeunesse ayant toujours vécu ouvertement sous

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les yeux du monde, et n'ayant jamais favorisé personne en particulier, ne pouvait pas avoir commis une faute si dif- ficile à cacher. On me répondait par l'exemple d'une telle et d'une telle, qui avaient bien gaillardement dissimulé leur état jusqu'au dernier jour, et avaient reparu, quasi le len- demain, aussi tranquilles et réveillées que si de rien n'était, et même avaient réussi à cacher les conséquences, jusque après s'être mariées avec les auteurs ou les dupes de leur faute. Cela était malheureusement arrivé plus d'une fois chez nous. Dans nospqtits bourgs de campagne, les mai- sons sont toutes parsemées emmi les jardins, et séparées les uqes des autres par des chènevières, des luzernières, voire des champs assez étendus, il n'est pas aisé de voir et d'entendre à toute heure de nuit les uns chez les autres, et, de tout temps, il s'est passé bien des choses dont \h bon Dieu seul a fait le jugement.

Une des plus enragées langues était celle de la mère La- mouche, depuis que Brulette l'avait surprise dans son tort et lui avait retiré la garde de l'enfant. Elle avait été si long- temps la servante volontaire et le chien couchant de Bru- ielte, qu'elle ne s'arrangeait plus de ne rien gagner avec elle, et, pour s'en revancher, elle inventait fout ce qu'on souhaitait lui faire dire. Jille racontait donc, à qui voulait l'entendre, que Brulette s'était oubliée dans son honneur avec ce chétif gars Joset, et qu'elle en avait eu tant de honte qu'elle lui avait commandé de partir. Joset s'y était soumis moyennant la promesse qu'elle ne se marierait avec aucun autre, et il avait été chercher fortune au loin, àseulesûns de^ l'épouser. L'enfant avait été, disait encore Lamouche, em- porté dans le Bourbonnais par des messagers tout barbouillés de noir qu'on disait muletiers, et avec lesquels Joseph s'était ménagé des accointances dans le temps, 'sous couleur d'a- cheter une cornemuse; mais il n'y avait jamais eu d'autre cornemuse en jeu que ce braillard de Chariot. EnQn, un an environ après sa délivrance, Brulette avait été voir son amant et son petit, en ma compagnie et en celle d'un mu- letier aussi laid queje diable. C'est que nous avions fait ta connaissance du frère quêteur, lequel s'était prêté à rap-

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porter Je petit avec nous, en conséquence de quoi nous avions, de concert, fabriqué l'histoire d'Un champi de riche, ce qui était d'autatït plus faux que ce champi-Ià n'avait pas fait entrer un sou de plus au logis de mon oncle.

Lorsque la Lamouche eût inventé cette explication, où, comme vous voyez, le mensonge se trouvait emmêlé avec la vérité, son dire prévalut sur tous les autres, et la visite, si courte et quasiment cachée, que Joseph était venu faire avec nous au pays acheva de persuader le monde.

Alors on en fit de grandes risées, et Brulette fut qualifiée de Josette , en manière de sobriquet.

Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette prenait si peu de soin de s'en défendre et marquait, par ses soins pour l'enfant, tant de mépris du qu'en dira-t-on, que je comnM>nçais à m'y embrouiller moi-même. Qu*ésl-ce qu'il y avait d'absolument impossible, après tout, à ce que j'eusse été pris pour dupe? Dans un temps, l'amitié de Brulette, pour Joseph m'avait donné de la jalousie. Quelque sage et retenue que ' soit une fille, quelque honteux que soit un garçon, l'amour et l'ignorance en ont surpris bien d^autres, et il y a des couples si jeunes 'qu'ils connaissent le mal qu'après y être tombés. Pour avoir été sotte une fois, Brulette aurait pu n'en être pas moins, par la suite, une fille de tête, capable de bien cacher son malheur, trop fière pour s'en confesser, et assez juste, nonobstant^ pour ne vouloir tromper personne. Était-ce par son commandement que Joseph vou- lait se rendre digne d'être un beau mari et un bon père de famille? C'était d'un vouloir sage et patient. M'étais-je trompé en supposant qu'elle avait du goût pour Huriel? J'en étais bien capable, et quand même ce goû^ lui serait venu malgré elle, comme elle n'y avait guère cédé, elle n'avait pas grand* tort envers Joseph. Enfin, était-ce par devoir de conscience ou par durée d'amitié qu'elle avait marché au secours de ce pauvre malade ? C'était son droit dans les deux cas. Finalement, si elle était mère, elle était bonne mère, encore que son naturel n'y fût peut-être pas porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes les femmes ne sont pas curieuses d'enfants pour cela, et

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Bralette n'en avait que plus do mérite à revenir au sien, en dépit de son goût pout ia compagnie et des#)utes qu'elle laissait prendre sur la vérité.

Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pou- vais supposer de pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié pour ma cousine. Seulement, je Tavais vue si diversieuse là-dessus dans ses paroles, que je me trouvais gêné dans ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse, s'il était vrai qu'elle aimât Joseph; et si elle ne Taimait point, elle avait donné trop d'aisé et d'oubFi à ses esprits pour une per-^ sonne résolue à faire son devoir.

Si elle n'avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de la fréquenter, tant ces doutes m'avaient ôté de mon assu- rance avec elle; mais je me commandai, tout au contraire, de Palier voir journellement et de ne pas lui marquer la moindre méfiance de ses paroles. Cependant j*étais toujours étonné de la peine qu'elle avait à se ranger à son devoir de mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le cœur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle jeunesse toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle n'étalait plus ni soie ni dentelle, elle n'en avait pas moins toujours ses cheveux lisses, son bas blanc bien tiré, et ses pieds mignons grillaient de sauter quand elle voyait une belle place verte ou entendait un son de musette. Quelque- fois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui revenait en mémoire, elle mettait Chariot sur les genoux du grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore pour la regarder; mais, au bout d'un moment, Chariot criait €t voulait aller au lit, ou être porté, ou manger sans faim et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes dans les yeux,, comme un chien à qui on remet son collier, et, en soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait se pourlicher de quelque galette.

Voyant conîme elle regrettait son beau temps, je tâchai de liii offrir ma sœur pour garder son petit, tandis qu'elle ii^itaux danses de Saint- Chartier. Il faut vous dire qu'en ce tempff-là, il y avait, au vieux château dont vous ne voyez

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plus que la carcasse, une demoiselle vieille, qui était de bello humeur et dînait bal à tout le pays environnant. Bourgeois ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui voulait; les salles du château étant si grandes qu'elles ne pouvaient jamais être trop remplies. Et Ton y voyait aller messieurs et dames montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par des chemins abominables, en bas de soie, boucles d'argent et tignasses poudrées à blanc comme Tétaient souvent de neige les arbres du chemin. On s'y amusait tant, que rien n'arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s'y voyait bien régalée de midi'à six heures du soir.

La demoiselle dame de Sain t-Chartier, qui avait remarqué Brulette dans les danses sur la place. Tannée d'auparavant, et qui était curieuse d'amener de jolies filles à ses bals de jour, la fit demander, et, par mon conseil, elle s'y rendit une fois. Je crus bien faire, car je m'imaginais qu'elle se laissait trop rabaisser, en ne voulant pas tenir tête aux méchants esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage si à propos, qu'il ne me paraissait point possible qu'on n'en revînt pas sur son compte, en la voyant si belle et si bien tenue.

Son entrée à mon bras fit d'abord chuchoter, sans qu'on osât davantage. Je la fis danser le premier, et, comme elle avait une grâce dont personne ne se pouvait défendre, d'autres vinrent l'inviter, qui peut-être furent tentés de lui dire quelque joyeuselé, mais n'osèrent point s'y risquer. Tout allait en douceur, quand des bourgeois arrivèrent dans la salle nous étions; car les paysans avaient leur bal à part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin, quand les dames, ennuyées d'être quittées de leurs danseurs, se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne, les- quelles attiraient mieux gens de toutes sortes par leur franc ' ramage et leur fraîche santé.

Brulette fut d'abord guignée comme la plus fine pièce de l'étalage, et les bas de soie lui firent tant de fête que les bas de laine n'en pouvaient plus guère approcher; et, par esprit de ^contradiction, après l'avoir bien déchirée pendant six mois, redevinrent tous jaloux en une heure, c'est-à-dire plus

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amoureux qu'auparavant ; si bien que ce fut cotmneutie rage à qui l'inviterait, et on se serait quasi battu pour lui donner le baiser de l'entrée en danse.

' Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de chez nous firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir pas mieux garder leur rancune ; mais ce fut comme si elles chantaient complies, tant le regard d'une belle a plus de baume que la langue d'une laide n'a de venin.

Eh bien, Brulette, lui dis-jê en la ramenant chez nous, n'avais-je pas raison de te secouer un peu de tes ennuis? Tu vois que la partie n'est jamais perdue, quand on sait la jouer franchement.

Je t'en remercie, cousin , me dit-elle. Tu es le meilleur de mes amis, et mômemerit, je pense, le seul fidèle et sûr que j'aie jamais eu. Je suis contente d'avoir eu raison de mes ennemis, et, à présent, ne m'ennuierai plus à la maison.

Diantre I tu vas vite 1 Hier, c'était tout bouderie; aujour- d'hui, c'est tout liesse I Tu vas donc reprendre ton rang de reine du bourg?

Non, dit-elle; tu ne m'entends pas. Voici la dernière fête oîi j'irai, tant que j'aurai Chariot; car, si tu veux que je te le dise, je ne me suis pas diverti une miette. J'ai fait bon visage pour te contenter, et je suis aise, à présent, d'avoir soutenu l'épreuve; mais, tout le temps que j'ai été là, je n'ai pensé qu'à mon pauvre gars. Je le voyais toujours pleurant et rechignant, quelque amitié qu'on pût lui faire chez toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu'il se sera ennuyé en ennuyant les autres.

Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J'avais oublié Chariot en la voyant rire et danser. L'amour dont elle ne se cachait plus pour lui me remit en lête tout ce qui me semblait ses mensonges passés; et je crus aussi pouvoir la regarder comme une affineuse sans pareille , qui se lassait de se contraindre.

Tu l'aimes donc de tes entrailles? lui dis-je, sans trop songer aux paroles que j'employais.

—Avec mes entrailles? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être

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2M LES MAITRES SONNEURS

qu'on aime comme cela tous les enfants, quand on réfléchit à ce qu'on Teur doit. Je n*ai jamais fait semblant, comme •bien des jeunesses que j'ai vues griller pour le mariage, d'avoir Tinstinct d'une bonne poule couveuse. J'avais peut- être la tête un peu trop éventée pour mériter d'entrer en famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner leurs seize ans sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai la vingtaine sans trouver que je suis en retard. Si c'est un tort, il n'y a pas de ma faute. Je suis comme Dieu m'a faite et j'ai marché comme il m'a poussée. A dire vrai, un petit enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui se- rait foi, obstiné comme une bête affamée. J'aime le raison- nement et la justice, et n^e serais plue en une compagnie douce et sage. J'aime aussi la propreté, et tu m'as souvent raillé de ce qu'un grain de poussière sur le dressoir me tourmentait, et de ce qu'une mouche dans mon verre m'ô- tait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la mal- propreté, quoi qu'on fasse pour l'en dégoûter. Et puis, j'aime à penser, à songer, à me ressouvenir; et le petit enfant veut qu'on ne songe qu'à lui, et s'ennuie dès que vous ne le re- gardez plus. Mais tout cela ne fait rien, Tiennet, quahd le bon Dieu s'en mêle. Il a inventé une espèce de miracle qui se fait dans nos entendements quand il \e^ faut, et, à présent, je sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu'elle m'advîot: c'est que n'importe quel enfant, fût-il laid et mé- chant, peut bien être mordu par uue louve ou piétiné par une chèvre, mais jamais par une femme, et qu'il viendra à la gouverner, à moins qu'elle ne soit faite d'un autre bois que les autres.

Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, Char- lot jouait avec les enfants de ma sœur. —Oh ! ma foi, vous faites bien d'arriver, dit ma sœur à Brulette ; vous avez le gars le plus farouche qu'il y ait sur terre. Il bal les miens, les mord, les enjure, et il faut avec lui quarante charretées de patience et de compassion.

Brulette s'approcha, en riant, de Chariot qui jamais ne lui faisait aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière, lui dit, comme s'il eût pii l'entendre : J'en étais bien sûre, que tu

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ne te ferais point aimor chez ces braves gens qui te suppor- tent, li n'y a donc que moi, mon pauvre chat-huant, qui sois accoutumée à ton t)ec et à tes griffes !

Quoique Cliarlot n'eût guère en ce temps-là que dix-huit mois, il eut Tair de comprendre ce que lui disait Brulette; car il se leva, après l'avoir regardée un moment d'un air peusif, puis, sautant après elle , se mit à lui manger les mains de baisers, comme s'il eût voulu la dévorer.

Oh ! oh I dit ma sœur, il a tout de même ses bons mo- ments, à ce qu'il paraît 1 '— Ma fine, dit Brulette, j'en suis aussi confondue que vous, car voilà le premier que je lui vois. Et, embrassant Chariot sur ses gros yeux ronds, elle se prit à pleurer de joie et de tendresse.

Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là comme si c'était chose morveilleuse. Et, au fait, si ce gars n'était point à elle, Brulette, en ce moment-là, changeait bien devant mes yeux. Cette fllle si accrêtée, qu'elle n'eût point voulu Jrai ter le roi de cousin, six mois auparavant, et que, le matin même, toute la jeunesse de l'endroit, bourgeois et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de pitié et de chrétienté dans son cœur qu'elle se trouvait ré- compensée de toutes ses peines par U'S premières caresses d'un mal plaisant petit bavoux, sans gentillesse et quasi sans connaissance.

J'en eus une larme dans l'œil, en songeant à ce que lui coû- taient ces caresses-là, et, prenant Chariot sur mon épaule, je le reportai avec elle à son logis.

J'eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander la vérité; car, si elle était fautive de Chariot, j'étais tout prêt à lui en remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait le fardeau du péché d'une autre, j'avais envie de lui baiser le bout des pieds, comme à la plus douce et patiente ga- gneuse de paradis.

Mais je n'osais lui faire de questions, et quand je disais mes doutes à ma sœur, laquelle n'a jamais été sotte, elle me répondait : Si tu n'oses point lui en parler, c'est que

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210 LES MAITRES SONNEURS

tu la sens innocente au fond de ton esprit. Et d'ailleurs, di- sait-elle encore, une si belle fille aurait fabriqué un plus beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu'une pomme de terre à une rose.

irin^èaie irelUce.

L'hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette vou- lût retourner à aucun divertissement. Elle n'y sentait même plus de regret, ayant compris qu'il ne tiendrait qu'à elle de se rendre encore maîtresse des cœurs, mais disant que tant d'amitiés d'hommes et de femmes l'avalent trahie, qu'elle n'en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant à la qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal qu'on lui avait fait. Tous l'avaient décriée ; aucun n'avait eu le courage de l'insulter. Quand on la regardait, on trouvait l'honnêteté écrite sur sa figure; quand elle avait le dos tourné, on se vengeait, par des paroles, de l'estime dont on n'avait pu se défendre, et on lui jappait de loin aux jambes, comme font les chiens couards qui n'osent sauter à la fi- gure.

Le père Brulet se faisait vieux, (îevenait un peu sourd, et pensait plus souvent en lui-même, comme font les person- nes d'âge, qu'il ne s'attentionnait aux paroles du monde. Le père et la fille n'avaient donc pas tout le chagrin qu'on eût souhaité leur faire, et mon père, à moi, ainsi que le restant de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me don- naient le conseil et l'exemple de ne point leur en tourmen- ter l'esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu'un temps viendrait les mauvaises langues seraient punies.

Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à emporter de lui-môme cette méchante poussière. Brulette eût méprisé d'en tirer vengeance et n'en voulut jamais avoir d'autre que de recevoir très-froidement les avances qui lui furent faites pour revenir en ses bonnes grâces, il se trouva comme il arrive toujours, qu'elle eut des amis parmi ceux

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LES MAITRES SONNEURS 217

qu'elle n'avait pas eu pour galants, et ces amis^ sans intérêt et sans dépit, la défendirent au moment qu'elle n'y comp- tait pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme une mère, et qui, dans son cabaret, faillit, plus d'une fois, jeter les pots à la tête des buveurs, quand ils se permet- taient de chanter la Josette^ mais de personnes qu'on ne pouvait accuser d'aller à l'aveugle et qui firent honte aux affronteurs,

Brulette s'était d(mc rangée, avec peine d'abord, mais peu k peu avec contentement, à une vie plus tranquille que par le passé. Elle était fréquentée de personnes plus raisonna- bles et venait souvent à la maison avec son Chariot qui, l'hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine échauffée et prit une humeur plus avenante. L'enfant n'était pas tant laid que bourru, et quand la douceur et l'amitié de Brulette l'eu- rent, à flne force, apprivoisé, on s'aperçut que ses gros yeux noirs ne manquaient pas d'esprit, et que, quand sa grande bouche voulait bien rire, elle était plus drôle que vilaine. Il avait passé par une gourme dont Brulette, autrefois si dé- goûtée, l'avait pansé et soigné si bravement, qu'il était de- venu l'enfant le plus sain, le plus ragoûtant et le plus pro- prement tenu qu'il y eût dans le bourg. 11 avait bien toujours la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli, mais comme la santé est le principal chez un marmot, on ne se pouvait défendre de s'écrier sur sa grosseur, sa force et son air décidé.

Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son œuvre, c*esf que Chariot devenait tous les jours plus mignon de ses paroles et plus franc de son cœur. Quand elle l'avait pris on garde, les premiers mots qu'il sût dire étaient des jurons à faire reculer un régiment; mais elle lui avait fait oublier ^ulcela et lui avait appris de jolies prières et un tas d'amu- seUes et de disettes gentilles qu'il arrangeait à sa mode et ^ réjouissaient tout le monde. Il n'était pas câlin et ne caressait pas volontiers le premier venu, mais il avait pour sa mignonne, comme il appelait Brulette, une attache si ' dolente, que quand il avait fait quelque sottise, comme de couper son tablier pour se faire des cravates, ou de mettre

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9i8 LES MAITRES SONNEURS

son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des re» proches et lui serrait le cou si fort pour Tembrasser qu'elle n'avait pas le courage de lui faire la morale*

Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d*uDe cott* sine qui se mariait au Ghassin et qui envoya, dès la vdlle, une charrette pour nous amener» faisant dire à Qrulette que. si elle ne venait avec Chariot, elle lui enchagrinerait son jour de mariage.

Le Ghassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à environ deux lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu le Bourbonnais ; et Brulette, qui était petite mangeuse, quitta le bruit de la noce et s'eîi alla promener au dehors pour dés- ennuyer Gharlot. Mômement, me dit-elle, je voudrais le conduire en quelque ombrage tranquille» car c'est Th^re il fait son somme, et le bruit de la noce Ten empêche. S'il y manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu'au soir.

Gomme il faisait grand chaud,je lui fis offire de la conduire dans un petit bois anciennement cultivé en garenne, qui joute le château ruiné , et qui, bien clos encore d'épines et de fossés, est un endroit bien abrité et retiré.— Allons-y, dit- elle. Le petit dormira sur moi^ et tu retourneras te divertir*

Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.

Je ne suis plus si curieux de noces que j'étais, lui dis-je, et je m'amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On s'ennuie quand on n'est pas dans son endroit et qu'on n'a rien à faire, et tu t'ennuierais ; ou bien tu y serais peut- être accostée de quelque monde qui, ne te connaissant point, te donnerait une autre sorte d'ennui.

A la bonne heure, répondit-elle ; mais je vois bien, mon pauvre cousin, que je te suis toujours un embarras ; et ce- pendant, tu t'y donnes de si grand'patience et de si bon cœur que je ne sais point m'en déshabituer. Il faudra pourtant bien que ça vienne, car le voilà dans l'âge de l'établir, et la femme que tu auras* me verra peut-être d'un mauvais oeil, comme font tant d'autres, et ne voudra point croire que je mérite ton amitié et la sienne.

C'est Irop tôt pour t'en tourmenter, lui dis^je en arran-

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LES MAITRES SONNEURS 2llB

géant le gros Chariot sur ma blouse que j'étendis sur le ga- zon, tandis qu'elle s'asseyait à côté de lui pour lui virer les mouches: je ne songe point au mariage, et s'il m'arrive de m'engager dans ce chemin-là, je te jure que ma femme fera bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage avec elle. Il faudrait qu'elle eût le cœur planté de travers pour ne point reconnaître que j'ai pour toi la plus honnête de toutes les amitiés, et pour ne pas comprendre que, t'ayant suivie dans tes joies et dans tes peines, je me suis accoutumé à ta eompagnie comme si toi et moi ne faisions qu'un. Mais toi, eousine, ne songes-tu pas au mariage et a5-tu donc fait la eroix sur ce chapitre-là ?

Oh I quanta moi, Tiennet,je crois que oui, n'en déplaise à la volonté du bon Dieu 1 me voilà bientôt fille majeure, et je crois qu'à attendre l'envie du mariage, je Tai laissée pas- ser sans y prendre garde.

Cest plutôt maintenant qu'elle commence peut-être, ma mignonne. Le goût du divertissement te quitte, l'amour des. enfants t'est venu, et je te vois t'accommoder de la vie tranquille du ménage; mais il n'en est pas moins vrai que tues toujours dans ton printemps, comme voilà la terre en fleurs. Tu sais que je ne t'en conte plus; ainsi tu peux me croire quand je te dis que tu n'as jamais été si jolie, en- core que tu sois devenue un peu pâle, comme était la belle Thérence des bois. Mêmement^ tu as pris un^etit air triste comme le sien, qui se marie assez bien ,avec tes coiffes unies et tes robes grises. Enfin , je crois que ton dedans a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n'es amou- reuse.

Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s'écria Brulette. J'aurais pu me tourner vers l'amour ou vers le ciel, il y a un an. Je me sentais, comme tu dis, changée en dedans; mais me voilà attachée aux peines de ce monde, sans y trouver ni la douceur de l'amour, ni la force de la rehgion. Il me sem- ble que je suis liée à un joug et que je pousse en avant, de ma tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu vois que j^ n'en suis pas plus triste et que je n'en veux pas mourir ; mais je confesse que j'ai regret à quelque chose

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220 LES MAITRES SONNEURS

dans ma vie, non point à ce qui a été, mais à ce qQi aurait pu

être.

Voyons, Brulette, lui dis-je enm'asseyant auprès d'elle et lui prenant la main, c'est peut-être Theure de la con- fiance. Tu peui, à présent, me dire tout sans crainte de ma jalousie ou de mon chagrin. Je me suis guéri de souhaiter autre chose que ce que tu peux me bailler. Baiiie-la-moi^ cette chose qui m'est bien due, baille-moi la conûdence de tes peines.

Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne pût dire un mot. On aurait cru que je la forçais de se con* fesser à elle-même et qu'elle s'en était si bien défendue qu'elle n'en savait plus le moyen.

Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions de- vant nous, car nous nous étions placés au bout du bois, sur un herbage en terrasse qui surmontait un joli vallon tout bosselé en tertres couverts de cultures.

Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de l'autre côté, le terrain se relevait tout droit sous une belle futaie de chênes peu étendue, mais si foisonnante en grands arbres qu'on eût dit d'un coin de la forêt de TAlleu. Je vis dans les yeux de Brulette à quoi elle pensait, et, lui reprenant sa main, qu'elle m'avait retirée pour se prendre le cœur, comme une personne qui souffre de ce côté-là : Ëst-ecv Hurle! ou Joseph? lui dis-je d'un ton je ne mettais ni moquerie ni malice.

Ce n'est pas Joseph ! répondit-elle vivement.

Alors, c'est Huriel; mais es-tu libre de suivre ton in-» clination ?

Comment aurais-je de l'inclination, répondit-elle en rougissant toujours plus, pour quelqu'un qui n'a sans doute jamais songé à moi ?

Ça n'est pas une raison I

Si fait, je te dis.

Eh non, je te jure. J'en ai bien eu pour toi !

Mais tu t'en es corrigé.

Et toi, tu te corriges à grand'peine; ce qui veut dire que tu en es encore malade. Mais Joseph?

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LES MAITRES SONNEURS m

Bh bien, quoi, Joseph?

Tu ne t'es donc jamais engagée à lui ?

Tu le sais bien I

Mais... Chariot?

Eh bien, quoi. Chariot?

Comme mes yeux étaient tombés sur Tenfant, les siens s'y tournèrent aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si clairs d'innocence, que je fus honteux de mon doute comme d'une injure que je lui aurais dite. Ce n'est rien, repli- quai-je vitement. Je disais i&/ Chariot, parce que je rnUma- jlnais le voir s'éveiller.

Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit en-^ tendre de l'autre côté de l'eau, dans les chênes, et Brulette en fut secouée comme une feuille par un coup de vent.

-- Oui-dà,lui dis-je, la danse va s'engager chezlanaariée, et je pense qu'on envoie la musique pour te chercher.

Non ! non I dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n'est ni un air, ni une musette du pays. Tiennet, Tiennet... ou je suis folle.... ou celui qui joue là-bas....

Le vois-tu? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regar- dant de tous mes yeux; serait-ce le père Bastien?

' Je ne vois personne, dit-elle en me suivant ; mais ce B'est pas le grand bûcheux,.. Ce n'est pas non plus Joseph... Cest...

Huriel peut-être I Ça me paraît moins sûr que la rivière qui nous en sépare; mais allons-y tout de même; nous h-ouverons un gué, et s'il est par là, il faudra bien que nous l'Altrapions au passage, ce beau muletier, et sachions ce <ïu'il pense.

Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger Chariot.

Au diable Chariot! Alors, attends-moi là; j'y vas tout seul.

—Non, non, non ! Tiennet ! s'écria Brulette en me retenant à deux mains; Tendroit est dangereux pour descendre.

Quand je m'y devrais casser le cou, je te veux sortir de h peine tu es ! m*écriai-je.

Quelle peine? fit-elle en me retenant toiyours et en

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222 LES MAITRES SONNEURS

se ravisant de son premier trouble, par un effort de sa fierté. Qu'est-ce que ça me fait, que ce soit Huriel ou tout autre qui passe dans ce bois? Crois-tu que je yeuilie faire courir après quelqu'un qui, me sachant là, passerait peut- être encore plus loin.

Si c'est ce que vous pensez, fit une douce voix der- rière nous, il faudra donc que nous nous en allions?

Nous nous étions retournés au premier mot : la belle Thé- rence était devant nos yeux.

A sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli, perdit tout son courage, et tomba dans ses bras en versant un grand flot de pleurs.

Eh bien, eh bien, dit Thérence en l'embrassant avec la force d'une vraie fille de fendeux qu'elle était, m'avez- vous crue oublieuse de nos amitiés? Pourquoi jugez-vous mal des gens qui n'ont point passé un jour sans songer à vous?

Dites-lui vitement si votre jTrère est 1^, Thérence, m*6^ criai-je, car... Brulette, se retournant, mit sa main sur ma bouche, et je me repris en riant pour dire : Car j'ai grand'- soif do le revoir.

Mon frère est là, dit Thérence; mais il ne vous sait point si près... Tenez, le voilà qui s'éloigne, car sa musi- que ne s'entend quasiment plus.

Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en riant: Il est trop loin pour que je puisse l'appeler; mais il ne tardera pas de tourner par ici et de venir au vieux châ- teau. Alors, si vous ne le méprisez pas trop, Brulette, et li vous ne m'en empêchez pas, je lui ferai une petite surprise, à quoi il ne s'attend guère ; car il ne croyait vous saluer que ce soir. Nous devions aller vous faire visite à votre bourg, et c'est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous sauver d'un retard dans nqtre rencontre. Rentrons sous ce bois, car s'il vous apercevait d'où il est, il serait capable de se noyer en passant la rivière, dont il ne connaît point en- core les gués.

Nous retournâmes nous asseoir autour de Chariot, que Thérence regarda, demandant, de son grand air simple et

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LES MAITRES SONNEURS 223

fhine, s'il était à moi. A moins que je ne fusse marié depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n'est pas... ^ Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c'est déjà un petit bonhomme ; mais vous auriez pu être marié quand vous êtes venu chez nous. Puis, elle avoua, en riant, qu'elle se faisait peu d'idée de la croissance des marmots, n'en voyant guère pousser dans les bois elle vivait tou- jours, et les humains ont peu coutume d'amener et d'élever leurs familles. Vous me retrouvez aussi sau- vage que vous m'avez laissée, reprit-elle, mais cependant moins quinteuse, et j'espère que ma douce Berrichonne n'aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.

En eflfet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie, mieux, portante, et si fort embellie qu'on a les yeux éblouis de. vous regarder.

C?é(ait une remarque qui m'avait brûlé la vue dès le. premier moment. Thérence avait fait une provision de santé, de fraîcheur et de clarté dans la figure qui la changeait en une autre femme. Si elle avait encore l'œil ijn peu enfoncé sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus pour en cacher le feu, et s'il y avait toujours de la fierté dans son rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments, faisait reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée dans une fleur. Ses joues n'étonnaient plus par leur blan- cheur de fièvre, le soleil de mai l'ayant un peu mordue en ;royage ; mais il y avait poussé des roses; et je ne sais pas quoi déjeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine me fit sau- ter le cœur à unp idée qui me vint, je ne sais comment, en regardant si le signe noir comme un velours, qu'elle avait au coin de la bouche, était toujours bien à la même place.

Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux, crêpelés naturellement, que la chaleur avait collés à son front, puisque nous avons un moment pour nous parier avant que mon frère soit ici, je vous veux, sans grimace et sans honte, régaler de mon histoire; car à cette histoire-là tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi, Brulette, si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est,

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^1 . LES MAITRES SONNEURS

comme il me parait, toigours le même, et si je peux re- prendre la causette avec toi comme le jour nous Tavons laissée , il y aura un an à la moisson qui vient ?

Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma cousine, contente d'en être tutoyée pour la première fois.

Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de bonne foi sans pareille, et qui la faisait bien différer de la retenue et craintive Brulette, je ne vous apprendrai rien en vous disant que Fan passé, avant votre visite chez nous, je m'étais attachée à un pauvre garçon triste et souSf^ant de son corps, comme une mère s'attache à son enfant. Je ne le savais pas encore épris d'une autre, et lui, voyant mon amitié, dont je ne me cachais point, n'avait pas le courage de me dire que j'en serais mal payée. Pourquoi Joseph , car je peux bien le nommer, et vous voyez, mes amis, que ça ne me fait point changer de couleur, pourquoi Joseph, à qui j'avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie, de me dire la cause de ses peines, m'avait-il juré n'en avoir point d'autre que le regret de sa mère et de son pays? Il me jugeait donc lâche et me faisait injure, car s'il se fût ouvert à moi, c'est moi qui aurais été chercher Brulette, sans sourciller, et sans tomber dans le tort de prendre une mauvaise opinion d'elle, comme cela m'est arrivé, dont je me confesse et lui demande* pardon.

Tu l'as déjà fait, Thérence, et il n'y a rien à pardonnei^ quand l'amitié y est déjà.

Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu oublies, je n'en ai pas moins gardé souvenance, et, pour tout au monde, j'aurais voulu le réparer auprès de Joseph en lui conservant mes soins, mon amitié, ma bonne hu^ meur après ton départ. Songez, mes amis, que je n'avais ja- mais menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon père, qui s'y connaît, m'avait surnommée Thérence la sin- cère. Quand, sur les bords de votre In^re, la dernière fois que je vous vis, à moitié chemin de chez, vous, je parlai seule à seul un moment avec Joseph , le priant de revenir chez nous et lui promettant que rien ne serait changé dans

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«LES MAITRES SONNEURS tt5

JDon intérêt pour son repos et sa sauté, pourquoi a-t-il ré- visé, dans son cœur, de me croire? Et pourquoi^ me pro- mettant, des lèvres, de revenir, mensonge dont je ne fus point dupe, se'retira-t-il de moi pour toigours on me mé- prisant, comme une fiile sans souci et sans honte qui le tourmenterait de quelque lâche foUeté d'amour?

Ëh quoi, dis-Je, est-ce que Joseph, qui n'a passé que vingt-quatre heures avec nous, n'est pas retourné auprès de vous autres, pour, à tout le moins, vous dire ses desseins et faire ses adieux? Depuis qu'il nous a quittés, nous n'avons point eu de nouvelles de lui.

Si vous n*en avez point eu nouvelles , reprit Thé* rence, je vas vous en dire. Joseph est retourné en nos bois sans nous voir, sans nous parler. Il est venu nuitamment comme un voleur qui a honte du soleil. Il est entré en sa loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est parti sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seule- ment détourner la tête de notre côté. Je l'ai vu, je ne dor- mais pas. J'ai suivi de l'œil toutes ses actions, et quand il ^ été enfoncé dans le bois, je me suis sentie aussi tranquille qu'une morte. Mon père m'a réchauffée au soleil du bon Dieu et de son grand cœur. M'emmenant avec lui dans la lande, il m'a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit, jus- qu'à ce qu'il m'ait vue prier et dormir. Vous connaissez un peu mon père, mes chers anUs, mais vous ne pouvez pas savoir comme il aime ses enfants, comme il les console, comme il sait trouver tout ce qu'il faut leur dire pour les rendre semblables à lui, qui est un ange du ciel caché sous l'écorce d'un vieux chêne.

» Mon père m'a guérie ; sans lui, j'aurais méprisé Joseph ; à présent, je ne l'aime plus, voilà touti

Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front, mouillé de sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et me tendit, en riant, une grande main blanche et bien faite, dont elle secoua la mienne avec la franchise qu'un garçon eût pu y mettre.

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LES MAITRES SONNEURS

WÈmgi «t «nlÀme veilla.

Je vis que firulette était portée à blâmer Joseph très-sé- vèrement et je pensai devoir le défendre un peu. Je suis loin d'approuver ce que sa conduite montre d'ingratitude envers vous, dis-je à Thérence ; mais, puisque vous en êtes assez revenue pour voir selon la justice, convenez qu'au fond de son idée, il y avait un respect pour vous et une crainte de vous tromper. Tout le monde n'est pas vous, ma belle fille des bois, et je pense môme que peu de gens ont le Cœur assez pur et le courage assez franc pour aller droit au but et dire, comme cela, les choses telles qu'elles sont Et puis, vous avez une somme de force et de vertu dont Joseph, et bien d'autres en sa place, ne se senthraient peut- être point capables.

Je ne vous entends point, dit Thérence.

Si fait moi, dit Brulette. Joseph craignait sans doute de se laisser jeter un charme par votre beauté, et de vous aimer pour cela, sans pouvoir vous donner tout son cœur, comme vous le méritez.

Oh I dit Thérence, toute rougissante d'orgueil fâché, c'est juste de cela que je me plains! Joseph a craint de m'en- tratner dans quelque faute, dites le mot. Il n'a pas compté sur ma raison et sur mon honneur. Eh bien, son estime m'eût consolée, au lieu que son doute est une chose humi- liante. N'importe, Brulette, je lui pardonne tout, parce que je n'en souffre plus et me sens au-dessus de lui; mais rien n'ôtera du fond de mon cœur que Joseph a été ingrat en- vers moi et qu'il a vu petitement son devoir. Je vous di- rais : N'en parlons plus, si je n'étais obligée de vous racon- ter le reste ; mais il le faut, autrement vous ne sauriez quoi penser de la conduite de mon fVère.

Ah! Thérence, dit Brulette, il me tarde bien d'appren- dre de vous d'il n'y a pas eu de suites à un malheur qui nous tourmentait tous là-bas !

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LES MAITRES SONNEURS 881

Mon firèfe, dit Thérence, n'a pas fait Ce qu'on sMma-^ ginait Au lieu de s^en aller cacher son malheureux secret dans Jes pays éloignés, il est rerenu sur ses pas au bout de huit jours. H a été chercher le carme à son couvent, qui est du côté de Montluçon^ il savait qu'il le trouverait re* venu de sa tournée;

» Frfere Nicolas, qu'il lui a dit , je ne peux pas vivre avec un mensonge si lourd sur le cœur. Vous m'avez dit de m'en confesser à Dieu, mais il y a sur la terre une justice qui, pour n'être pas toujours bien rendue, n'en est pas moins une loi venue du ciel. Il faut donc que je me con- fesse aussi aux hommes et que j'endure la peine et le blâme que j'ai pu mériter.

> Un moment, mon fils, a répondu le moine ; les hom- mes ont inventé la peine de mort, que Dieu réprouve, et ils. vous tueront peut-être volontairement pour avoir tué par mégarde*

» Ça n'est pas possible, a dit mon iVère. Jen'ai pas voulu tuer, et je le prouverai.

D^ Vous le prouverez par témoins, a dit le moine; alors vous compromettrez vos compagnons^ votre chef, qui est mon neveu et qui n'est pas plus assassin que vous dans son intention : vous les exposerez à être tourmentés et vous vous verrez entraîné à trahir les jurements que vou3 avez faits à votre confrérie. Tenez, restez à mon couvent et at- tendez-moi. Je me charge d'arranger tout, pourvu que vous ne me demandiez pas trop comment, b

»Là dessus le carme a été trouver son abbé, lequel Ta ren- voyé devant son évêque^ celui que, dans les campagnes, nous appelons le grand prêtre, comme dans les temps an- ciens, et qui est évêque de Montluçon. Le grand prêtre , qui a le pouvoir d'être écouté des plus grands juges, a dit et fait des choses que nous ne savons point; puis il a mandé mon frère devant lui et lui a dit : a Mon fils, confessez- vous à moi comme à Dieu, b Et Huriel ayant dit toute la vérité de bout en bout, Pévêque lui a dit encore: « Faites- en pénitence, mon fils, et repentez-vous. Votre affaire est arrangée devant les hommes; vous n'en serez jamais in-«

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j»S LJES MAITRES SONNEURS

quiété; mais tous devez apaiser le Tnécontentement de Dieu, et pour cela, je tous engage à quitter la compagnie atla confrérie des muletiers^qui sont gens sans .religion et dont les pratiques secrètes sont contraires aux lois du ciel et de la terre. » Et mon frère lui ayant humblement remon^ tré qu'il s'y trouvait pourtant d*honnêtes gens : a C'est tant pis, a dit le grand prêtre. Si les honnêtes gens qui s*y trou« vent refusaient les serments qui s'y font^ le mal sortirait de cette société-là, et ce serait une corporation d'ouvriers aussi estimable que toute autre.x>

. » Mon frère a réfléchi aux paroles du grand prêtre, et aurait souhaité réformer les mauvaises coutumes de ses confrères, ce qui lui paraissait plus utile que de les abandonner. Il a donc été les irbuver et leur a fort bien parlé, à ce qu'on m*a dit; mais, après l'avoir écouté très-doucement, ils lui ont répondu ne pouvoir et ne vouloir rien changer dans leurs usances. Sur quoi, il leur a payé le dédit convenu, a vendu tous ses mulets, et n'a gardé que son clairin pour notre ser- vice. Par ainsi, Brulette, ce n'est pas un muletier que vous allez voir, mais un bon et solide fendeux de bois qui tra- vaille avec son père.

Et qui a avoir un peu de peine à s'y habituer, peut-» être? dit Brulette, cachant malle plaisir qu'elle goûtait dans toutes ces nouvelles.

S*il a senti quelque peine à changer de travail, répon- dit Thérence, il s'en est consolé en se souvenant que vous aviez peur des muletiers, et que dans vos pays, on les avait en abomination. Mais puisque j'ai contenté votre impatience de savoir comment mon frère était sorti de ses peines, il faut que vous m'entendiez vous reparler de Joseph, pour vous en apprendre une chose qui vous fâchera peut-être, belle Brulette, et vous étonnera encore plus.

Comme Thérence disait cela avec un peu de malice et de gaieté, Brulette ne s'en inquiéta pmnt, et la pria de s'ex«« pliquer,

—Sachez donc, dit Thérence, que nous avons passé ces trois derniers mois en la forêt de Montaigu, nous avons rencontré Joseph bien portant, mais toiyours sérieux e^

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LES MÀITBES SONNEURS

comme recueilli en lui-môme; et, si vous voulez connattie il est, je vous dirai que nous l'avons laissé par avec mon père, qui Taide à se faire recevoir maître sonneur; car vous savez, ou ne savez pas, que cela aussi est une con* firérie, et qu'il y faut des pratiques dont on ne dit pas le se- ^ cret. Joseph a été embarrassé d'abord en nous voyant* Il se sentait honteux pour me parler, «t nous eût peut-être évi«<> tés, si mon père, après lui avoir reproché son manque de fiance et d'amitié, ne l'eht retenu, sachant bien qu'il lui était encore nécessaire. En s'assurant que j'étais tranquille et sans mauvaise ressouvenance, Joseph s'est enhardi & nous redemander notre amitié, et mêmement a tâché de s'excuser de sa conduite ; mais mon père, qui ne lui vou- lait point laisser mettre le doigt sur la blessure, a tourné la chose en plaisanterie, et lui a fait travailler le bois et la mu- sique, à seules fins de le mener vilement au bout de sa tâche.

Or, comme il ne nous parlait point de vous autres, je m'en suis étonnée, et l'ai questionné beaucoup sans en pou- voir tirer un mot. Ni mon frère ni moi n'avions de vos nou- velles, qui ne nous sont venues que la semaine dernière, quand nous avons passé par notre paysd'Huriel. Nous étions donc tourmentés à votre sujet, et mon père ayant dit un peu vivement à Joseph que s'il avait des lettres de son pays, il devait au moins nous dire qui vit ou qui meurt, Joseph lui a répondu : a Tout le monde va bien et moi aussi, d Et , il disait cela d'une voix qui sonnait bien creux.

Mon père, qui n'y va point par quatre chemins, lui 9 commandé de parier; mais lui, d'un ton raide: a Je vous dis, mon maître, que tous nos amis de là-bas sont contents, et que si vous me voulez accorder votre fille en mariage, je serai aussi content que les autres. »

Nous avons pensé d'abord qu'il devenait fou, et ne lui avons répondu qu'en riant, encore que son air nous donnftt de l'inquiétude; mais il y revint sérieusement deux jours après et me demanda à moi-même si j'avais de l'amitié pour loi» Je n*eus point d'autre vengeance à faire d'une oflbe si

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â» LES MAITRES SONNEUR

tardive que de lui répondre : a Oui, Joseph, j-ai de ramitté pour vous, comme Brulette en a. »

Il serra la bouche, baissa la tête et n'y revint pas.

Mais mon frère l'ayant pris dans un autre moment, en a eu cette réponse : a H uriel, je ne pense plus à Brulette, et te prie de ne m'en jamais parler. »

Il n'y a pas eu moyen d'en tirer davantage, sinon qu'il voulait, aussitôt qu'il serait reçu maître sonneur, aller pra- tiquer un bout de temps en son pays, pour montrer à sa mère qu'il était en état de la soutenir; après quoi, il irait se fixer avec elle dans la Marche, ou dans le Bourbonnais si je voulais être sa femme.

Alors il y a eu entre mon père, mon frère et moi de grandes explications. Tous deux me voulaient faire confesser que j'y consentirais peut-être ; mais Joseph y revenait trop tard pour moi, et j*avais fait trop de réflexions à son sujeL J'ai refusé tranquillement, ne sentant plus rien pour lui, et sentant bien aussi qu'il n'avait jamais rien eu pour moi. Je suis fille trop fière pour vouloir être un remède contre le dépit. J'ai pensé 'que vous lui aviez écrit pour lui ôter l'es- pérance...

Non, dit Brulette, je ne l'ai point fait, et c'est tout bon- nement grâce à Dieu qu'il m'a oubliée. C'elst peut-être qu'il vous connaît mieux, maThérence, et que...

Non, non, dit résolument la ûlle des bois: si ce n'est par dépit contre votre indifférence, c'est alors par dépit contre ma guérison. Il ne ferait donc cas de moi que parce que je n'en fkis plus assez de lui I Si c'est son amour, ce ne serait pas le mien, Brulette! Tout ou rien; oui pour

. la vie en toute franchise, ou non pour la vie en toute liberté!

» Mais voilà cet enfant qui s'éveille, et je vous veux emme- ner à ma demeurance du moment, qui est ce vieux château du Ghassin.

Ne nous direz-vous, au moins, fit Brulette, bien intri- guée de tout ce qu'elle apprenait, comment et pourquoi vous êtes dans le pays d'ici ?

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LES MAITRES SONNEURS 281

Vous ôte& trop pressée de savoir, répolQdit Thérence ; soyez-le donc un peu plus de voir !

fit la prenant par le cou avec son beau bras nu, tout brun dufoieil, elle remmena sans lui donner le temps de ramask ser Chariot, qu'elle prit comme un ehebrillon sous son autrp bras, encore qu'il fût déjà lourd comme un petit bœuf.

Le fief du Chassinaété un château, j'ai ouï dire, avecju»* tice et droits seigneuriaux ; mais, dans «e temps-là, il n'en restait déjà plii3 que le porche qui est une pièce de consé- quence, lourdement bâtie, et si «paisse qu'il y a des cham- bres logeables dans les côtés. Il me paraîtrait même que la bâtisse que je vous nomme un porche, et dont l'usage n'est guère facile à expliquer à présent (de la manière qu'il est construit), était une voûte servant d'entrée à d'autres bâti- ments; car, de ceux qui restent autour du préau et qui ne sont que mauvaises étables et granges délabrées , je ne sais quelle défense on aurait pu tirer, ni quelles aises on eût pu s'y donner. Il y avait encore cependant, à l'heure que je vous raconte, trois ou quatre chambres dégarnies qui pa- raissaient anciennes; mais si jamais gros seigneurs s'y sont logés pour leur plaisir, il ne leur en fallait^uère.

C'est pourtant dans cette masure que le bonheur attendait quelques-uns de ceux dont je vous dis l'histoire, et comme s'il y avait un je ne sais quoi de caché dans l'homme, qui le régale par avance des biens qui lui sont promis, Brulette et moi ne trouvâmes rien de laid ni de triste en cet endroit. Le préau herbu, entouré de deux côtés par les ruines, des deux autres par le petit bois dont nous sortions ; la grande haie déjà je m'étais étonné de voir des arbustes connus seulement dans les jardins des riches, ce qui marqaait que le lieu avait eu des soins et des agréments ; le gros portail trapu, tout encombré de décombres, l'on voyait pourtant des bancs de pierre, comme si au temps jadis quelque guet- teur avait eu charge de garder cette baraque réputée pr^ deuse ; des ronces si longues qu'elles couraient d'un bout à l'autre de ce chétif enclos : tout cela, encore que semblable à une prison fermée d'oubli et de délaissement plus qu'au- trefois de guerre et de méfiance, nous parut cependant ai-

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màUe comme le soleil de printemps qui en perçait les bar* rières et eil séchait l'iiumidité. Peut-être aussi que la vuede notre vieille connaissance^ le clairin d'Huriel, qui paissait en liberté/ nous fut un avant-goût de la présence d'un vrai ami. Je compte qu'il nous reconnut, car il vint se faire ca* resser, et Brulette ne se put tenir de baiser la lune blancbe qu'il avait au front.

Voilà mon cbâteau, dit Thérence en nous menant à une cbambre déjà étaient installés son lit et ses petits meubles, et vous voyez, à côté, celle de mon frère et de mon père.

Il va donc venir, le grand bûcbeux? m'écriai- je en sautant d*aise ; à la bonne heure 1 car je ne connais pas dQ chrétien plus à mon goût.

Et raison vous avez, fit Thérence en me tapant sur l'o* reille d'un air d'amitié. Il vous aime aussi. Eh bien, vous le verrez, si vous voulez revenir la semaine prochaine^ et même... l^ais c'est trop tôt vous parler de cela* Voilà le pa« tron qui arrive.

Brulette rougit encore, pensant que ce fût Huriel que Thérence appelait ainsi ; mais ce n'était qu'un bourgeois étranger, lequel avait acheté la coupe de la forêt du Ghassin.

Je dis forêt parce que, sans doute, il y en avait une au- trefois, qui continuait la petite et belle futaie de chênes que nous avions avisée de l'autre côté de l'eau. Puisque le nom s'en est conservé, il faut croire qu'il n'y a pas été donné pour rien. Par la conversation que cet acheteur de bois eut avec Thérence, nous fûmes bien vite au fait. Il était du Bourbonnais et connaissait, de longue date, le grand bû- cheux et sa famille pour gens de bon travail et de parole certaine. Étant en quête, par son état, de beaux arbres pour la marine du roi, il avait découvert cette cQupe vierge» chose rare en nos pays, et avait confié Tentreprise de l'a-* batage et du débiiage au père Bastion, à quoi cèlui-«i s*é« tait décidé d'autant mieux que son fils et sa fiHe, sachant Tendroit voisin du nôtre» avaient fait grand'fête à l'idée de venir passer tout l'été et peut-être partie de l'hiver aiHr près de nous. .

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LES MAITRES SONNEURS 988

Le grand bûcheux avait donc le ehoix et la gourerne de ses ouvriers par un contrat à forfait avec le fournisseur des chantiers de l'État; et pour faciliter son exploitation, ce fournisseur avait fait consentir le propriétaire de la forêt à lui céder gratis Tusance du vieu^f château, lui, bour* geois, se serait senti bien mal logé, mais une famille de bûcheux se trouverait mieux, dans la saison avancée, que sous ses cabanes de pieux et de bruyères.

Huriel et sa sœur étaient arrivés depuis le malin seule- ment; l'une avait commencé de s'installer, tandis que l'au- tre avait été faire connaissance avec le bois, le terrain et lesgensdu pays.

Nous entendîmes que l'acheteur rappelait à Thérence, qui paraissait s'entendre aussi bien qu'homine que ce fût aux affaires du bûchage^ une condition de son accord avec le père Bastien. C'était qu'il n'emploierail que des ouvriers bourbonneux pour le débitage des tiges, vu qu'eux seuls en savaient le ménagement, et non point ceux du pays, qui lui gâteraient ses plus belles pièces. « C'est bien, lui répondit la fille des bois; mais pour le fagotage, nous prendrons qui nous voudrons. Nous ne sommes point d'avis de retirer tout ouvrage aux gens d'ici, qui nous molesteraient et nous prendraient en haïtion. Ils y sont déjà assez portés envers tout ce qui n'est pas de leur paroisse.»

—Or donc, Bruletle, nous dit-elle quand fut parti le palron, qui avait établi son quartier à Sarzay, m'est avis que si rien ne te retient dans ton village, tu pourrais bien faire faire à ton grand-père un joli emploi de son été. Tu m*as dit qu'il était encore bon ouvrier, et il aurait affaire à un bon chef, qui est mon pèi^ et qui lui en laisserait prendre à son aise. "Vous vous logeriez ici sans rien dépenser, nous ferions mé- nage ensemble... ,

Et comme Bruletle mourait d'envie de dire oui, et n'osait point se trahir encore, Thérence ajouta :— Si tu barguignes, je croirai que tu as le cœur engagé dans ton endroit, et que mon frère arrive trop lard.

'^Trop tard? fit une voix bien sonnante qui venait de la

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petite fenêtre grillagée de lierre : que le bon Dieu fasse men- tir cette parole-là!

ËtHuriel, beau et frais comme un bomme joli qu'il était quand le charbon ne lui faisait plus de tort, entra vitement et enleva Brulette dans 6es bras pour lui baiser fortement les joues, car il n'était pas façonnier et ne connaissait point la retenue un peu glaçante des gens de chez nous. Il pa^ raissait si content, criait si haut et riait si fort qu'il n'y avait pas moyen pour elle de s'en fâcher. Il me bigea aussi comme du pain, et sautait par la chambre comme si la joie et i'**- mitié lui eussent fait l'effet du vin nouveau.

Il^is, tout d'un coup, ayant observé Chariot, il s'arrêta , regarda d'un autre côté, s'efforça pour dire deux ou trois mots qui n'avaient point rapport à lui, s*assit sur le lit de sa sœur et devint si pâle que je crus qu'il s'en allait en pâ- moison;

Qu'est-ce qu'il a donc? cria Thérence étonnée ; et, lui touchant la tête, elle dit : Ah ! mon Dieu, ta sueur se glace sur toi ! Tu le sens donc malade?

Non, non, fit Huriel en ce relevant et se secouant C'est la joie, le saisissement... ce n'est rien I '

A ce moment-là, la mère de la mariée vint nous deman- der pourquoi nous avions quitté la noce, et si Brulette ou l'enfant n'étaient point malades. Voyant que nous avions été retenus par une compagnie étrangère, elle invita très- honnêtement Huriel et Thérence à venir se divertir avec nous, au repas et à la danse. Cette femme, qui était ma tante, étant sœur de mon père et du défunt père à Brulette, me paraissait être dans le secret de la naissance de Chariot, car il n'avait été fait aucune question sur lui, et on en avait eu grand soin en son logis. Mêmement, elle avait dit à son monde que c'était un petit parent, et les gens du Chassin n'en avaient pris aucun soupçon.

Comme Huriel, qui était encore troublé dans ses esprits, remerciait ma tante sans se décider è rien, Thérence le ré^ veilla en lui disant que Brulette était obligée de reparaître à la noce et que s'il ne l'y suivait, il perdrait l'occasion de l'amener à ce qu'ils souhaitaient tous les deux. Mais Huriel

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LES MAITRES SONNEURS 235

était devenu inquiet et eomme hésitant, lorsque Brulette loi dit: Est-ce que vous ne me vouler point faire dan- ser aujourd'hui?

Vrai , Brulette? lui dit-il en la regardant bien aux yeux : souhaitez-vous m'avoir pour danseur ?

Oui, car je me souviens que vous dansez au mieux.

Est-ce toute la raison de votre souhait ?

Brulette fut embarrassée, trouvant que ce garçon était bien pressé de la faire expliquer, et n'osant cependant pas revenir à ses petits airs dégagés d'autrefois, tant elle crai- gnait de le voir se dépiter ou se décourager encore. Mais Thérence essaya de la retirer de sa peine en faisant rcpro- ahe à Huriel d'en trop demander pour le premier jour.

Tu as raison, sœur, répondit-il. Et pourtant je ne puis me comporter autrement. Écoutez, Brulette, et pardonnez- moi. Il faut que vous me promettiez de n'avoir pas d'autre danseur que moi à cette fête, ou je n'irai point.

Eh bien, voilà un drôle de garçon! dit ma tante qui était une petite femme gaie et prenant tout pour le mieux. h vois bien, ma Brulette, que c'est un galant pour toi, et m'est avis qu'il n'en tient pas à moitié ; mais apprenez, mon enfant, dit-elle à Huriel, que ce n'est pas la coutume de no- tre pays de tant montrer ce qu'on pense, et qu'on ne danse ici plusieurs fois de suite qu'avec une fille dont on a, en promesse, le cœur et la main.

C'est ici comme chez nous, ma bonne mère, répondit Huriel, et cependant il faut qu'avec ou sans promesse de son cœur, Brulette que voilà me fasse promesse de sa main pour toute la danse*

Si cela lui convient, je ne l'empêche pas, reprit ma tante. Elle est raisonnable et sait très-bien se conduire $ mais j'ai devoir de l'avertir qu'il en sera beaucoup parlé.

—Frère, dit Thérence, je crois que tu tieviens fou. Est-ce comme cela qu*il faut être avec cette Brulette que tu con- nais si retenue, et qui ne t'a pas encore donné les droits que tu réclames?

Oh I que je sois fou, qu'elle soit retenue, tout cela se peut, tlit Huriel ; mais il faut que ma folie ait raison et que

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236 LES MAITRES SONNEURS

fia retenue ait torl aujourd'hui, tout de suit^. Je ne lui de* mande rien autre chose que de me souffrir auprès d'elle jusqu'à la fin de cette noce. Si elle ne veut plus entendre parler de moi après, elle en sera maîtresse.

Ces! bien, dit ma tante ; mais le tort que vous lui aurez fait, si vous vous Vêtirez d'elle, qui le réparera?

Elle sait, dit Huriel, que je ne me retirerai pas.

Si tu le sais>^dit ma tante à Brulette, voyons, explique* toi ; car voilà une affaire à quoi je ne comprends rien. T'es-tu donc accordée avec ce garçon dans le Bourbonnais?

-* Non , répondit Huriel, sans laisser à Brulette le temps de parler. Je ne lui ai rien demandé, jamais 1 Ce que je lui demande à cette heure, c'est à elle, à .elle toute seule et sans consulter personne, de savoir si elle me le peut oc- troyer.

Brulette, tremblante comme une feuille^ s'était tournée vers le mur et cachait sa figure dans ses mains. Si elle était contente de voir Huriel si résolu auprès d'elle, elle était fâ- chée aussi de le voir prendre si peu d'égard pour son na- turel craintif et incertain. Elle n'était pas bâtie comme Thérence, pour dire comme cela un beau oui tout de suite et devant tout le monde; si bien que, ne sachant comment en sortir, elle s'en prit à ses yeux et pleura.

Xlmgi-étmLÎcm» Tctllée.

—Vous êtes un véritable imbriaque, mon ami, dit ma tante à Huriel, en lui donnant une tape pour le retirer de Bru- lette, dont il s'était approché tout ému; et, prenant les mains de sa nièce» elle la consola en la priant doucement de lui dure tout ce que cela pouvait signifier.

<— Si ton grand-père était là, lui dit-elle, c'est lui qui m'expliquerait de quoi il retourne entre toi et ce garçon étranger, et il faudrait s'en rapporter à son jugement ; mais, puisque je te sers ici de père et de mère, c*est à moi que tu dois confiance. Souhaites-tu que je te débarrasse des pour-r

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LES MAITRES SONNEURS SOJ

suites qu'on te fait, et qu'au lieu d'inviter ce badin ou ce brutal, car je ne sais de quel nom rappeler, je le prie de nous laisser tranquilles?

Eh bien, s'écria Huriel, ce que je réclame c'est qu'elle dise sa volonté, à quoi je me rangerai sans dépit, et en ]ui conservant mon estime et mon amitié. Si elle me croit badin ou brutal, qu'elle me consigne. Parlez, Brulette; je serai toigours votre ami et votre serviteur : vous le savez bien.

Soyez ce que vous voudrez, dit enfin Brulette en se le- vant et en lui tendant la main ; vous m'avez défendue dans une occasion si dangereuse, et vous avez souffert pour moi de tels soucis, que je ne peux ni ne veux vous refuser une aussi petite cbose que de danser ajrec vous tant qu'il vous plaira.

Songez à ce que vous dit votre tante, répliqua Huriel en lui tenant la main. Il en sera parlé, et s'il n'en résulte rien de bon entre nous deux, ce qui, de votre part, est en- core possible, tout arrangement ou projet que vous auriez pour .un autre mariage en sera gâté ou retardé.

—Eh bien, le mal n'en serait pas si grand, répondit Bru- lette, que celui où, sans réflexion ni crainte, vous vous êtes jeté pour moi. Ma tante, excusez-moi, ajouta-t-elle, si je ne peux pas vous expliquer cela tout de suite ; mais croyez que vôtre nièce vous aime, vous respecte , et n'aura jamais rien à se reprocher devant vous.

—J'en suis bien assurée, dit la bonne tante en l'embrassant; mais que répondrons-nous aux questions qui nous seront faites?

Rien, ma tante, dit résolument Brulette, rien du touti Je suis payée pour ne me point embarrasser des questions, et vous savez que j'en ai l'habitude.

Alors Huriel baisa, par cinq ou six fois, la main de Bru- lette, en lui disant :

^ Merci, la mignonne de mon cœur; je ne vous ferai pas repentir de ce que vous m'accordez là.

*- Venez-vous, grand obstiné? lui dit ma tante. Je ne peux pas me détarder plus longtemps, et si je n'emmène

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LES MAITRES SONNEURS

vitement Brulette, la mariée est capable de qaitter son monde pour la venir réclamer ici.

Allez, allez, Brulette, fit Thérence, et kdssez<-moi cet enfant; je vous réponds d'en avoir soin.

Ne venez- vous donc point, ma belle Bourbonnaise? dit ma tante, qui ne se pouvait lasser de regarder Thérence comme une merveille. Je compte bien sur vous aussi,

J'irai plus tard, ma brave femme, dit Thérence. Pour le moment, je veux donner à mon fr^e des habits conve- nables pour vous faire honneur; car nous voilà encore tous les deux dans nos effets de voyage.

La tante emmena Brulette, qui voulait emmener Chariot; mais Thérence insista pour le garder, voulant que son frère eût le loisir d'être avec sii mie sans le trouble et l'embarras de ce petit enfant. Cela n*était point du goût de Chariot, qui, voyant emmener sa mignonne, commença de brailler et de se débattre dans les bras de la Bourbonnaise; mais elle, le regardant d'un air sérieux et volontaire, lui dit : Tu vas te taire, mon garçon; il le faut, c'est comme ça.

Chariot, qui ne s'était jamais vu commander, fut si étonné d'un ton pareil qu'il accota tout de suite; mais, comme je voyais Brulette angoissée de le laisser dans les mains d'une fille qui, de sa vie, n'avait touché un marmot, je lui promis de le rsy^ener moi-même dès qu'il serait besoin , et la poussai à suivre notre petite tante, qui commençait à s'im- patienter.

Huriel, poussé, de son côté, par sa sœur, entra dans sa chambre pour se raser et faire sa toilette ; et moi, restant seul avec Thérence, je l'aidai à défaire ses coffres et à déplier les habits, tandis que Chariot, tout maté, la regardait d'un air ébahi. Quand j'eus porté à Huriel les effets dont Thérence me chargeait les bras, je revins pour lui demander si elle n'allait pas aussi s'habiller, et lui offrir de promener l'en- fant pendant ce temps-là.

Quant à moi, répondit-elle en mettant ses affîquets sur son lit, j'irai si Brulette s'en tourmente; mais, si elle peut m'oublier un peu, je vous confesse que j'aimerais mieux rester tranquille. Pans tous les cas, je serai prête en un

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LES MAITRES SONNEURS W

momeiity et n*ai besoin de personne pour me conduire. Je sais habituée à chercher et h préparer les logements en TOjage, comme un vrai sergent en campagne, et ne suis embarrassée de rien, en quelque lieu que je me trouve.

Vous n'aimez donc pas la danse, lui dis-je, puisque ce n*est pas la honte des nouvelles connaissances qui vous fait préférer de rester seule au logis?

Non, je n'aime pas la danse, répondit-elle,'ni le bruit, ni la table, [ni surtout le temps perdu qui laisse venir fennui.

Mais On n'aime pas toujours la danse pour la danse. Vous avez donc crainte ou répugnance des propos que les garçons font avec les jeunes filles?

Je n'ai répugnance ni crainte, dit-elle simplement. Gela ne m'amuse pas, voilà tout. Je n'ai pas l'esprit de Bru- lette. Je ne sais répondre à propos, ni plaisanter, ni pousser personne à la causerie. Je suis sotte et rêvasseuse, enfin je m'imagine d*être aussi mal placée en une compa- gnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait à danser.

Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous dansez d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les caresse.

Je lui en aurais dit davantage, mais Huriei sortit de sa chambre, beau comme un soleil, et plus pressé de s'en aller que moi, qui me serais bien convenu en la compagnie de sa sœur. Elle le retint un peu pour lui arranger sa cravate et lui nouer ses jarretières de dessus, ne le trouvant jamais assez bien pour être digne de danser toute une noce avec Brulette; et ce faisant : -- Nous expliqueras-tu, lui dit^elle, pourquoi tu t'es montré si jaloux de ne la laisser se divertir qu'avec toi? Ne crains-tu pas de la choquer par un si prompt commandement?

TiennetI dit Huriei, s'arrètant tout d'un coup de 3'ar- ranger, et prenant Chariot qu'il mit sur la table pour le regarder tout son soûl, à qui est cet enfant-là?

Thérence, étonnée, demanda d'abord à lui, pourquoi il

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aïO LES MAITRES SONNEURS

faisait cette question-là, et ensuite à moi, pourquoi je n*y répondais point.

Nous nous regardions tous les trois dans les yeux, comme trois essottis, et j'aurais donné gros pour pouvoir répondre^ car je voyais bien qu'une pierre menaçait de nous tomber sur la tête. Enfin, je pris courage en me souvenant de ce que j*avais senti, ce jour-là môme , d'honnêteté et de vérité dans les yeUx de ma cousine, à une pareille question que je lui avais faite; et allant lout de suite de Favant, je répondis à Huriel : Mon camarade, si tu viens en notre vil- lage, beaucoup de gens te diront que Chariot est l'enfant de Brulette.,.

Il ne me laissa pas continuer, et, prenant le petit, il le toucha et le retourna comme un chasseur qui examine un gibier de rencontre. Craignant quelque id^ de colère, je voulus lui retirer l'enfant, mais il le retint en me disant :

Ne crains rien pour ua pauvre innocent; je ne suis pas un mauvais cœur, et si je lui trouvais de la ressemblance avec elle^ peut-être qu'en détestant mon sort, je ne pourrais pas m'empêcher d'embrasser cette ressemblance; mais il n'y en a point, et j'ai beau me questionner le sang, cet en- fant, dans mes bras, ne me donne ni chaud ni froid.

Tienuet, Tiennet, répondez-lui I s'écria Thérence sor- tant comme d'un rêve ; répondez-moi aussi, car je ne sais point ce que cela veut dire, et je deviens folle d'y songer. Il n'y a point de tache dans notre famille, et si mon père le croyait...

Huriel lui coupa la parole. Attends , ma sœur, dit-il. Un mot de trop serait bien vite dit, et c'est à Tiennet de nous répondre. Une fois, deux fois, Tiennet, toi qui es un honnê^ homme, dis-moi à qui est cet enfant-là.

Je te jure Dieu que je ne le sais pas, lui répon- dis-je.

S'il était à elle, tu le saurais?

Il ne me semble point qu'elle eût pu me le ca- cher.

T'a-t-elle jamais caché quelque autre chose ?

Jamais.

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LES MAITRES SONNEURS 2H

•« Gonnaît^elle I^s parents de cet enfant? Oiri, mais elle ne veutpas seulement qu'on la questionne

Nie-t-ellc que l'enfant soit à elle?

Personne n*a jamais osé le lui demander!

Pas même toi?

Je racontai en trois mots ce que je savais, ce que je croyais, et je finis en disant: Rien ne peut me servir de preuve pour ou cont]re Brulette; mais, j'ai beau faire, je ne peux pas la soupçonner.

Eh bien, ni moi non plus! dit Huriel. Et, donnant un baiser à Chariot, il le remit par terre.

Ni moi non plus, dit Thérence; mais pourquoi cette idée est-elle venue à d'autres, et comment t'est-elle venue à loi, mon fVère, en regardant cet enfant? Je a'avais pas seu- lement songé à demander s'il était neveu ou cousin de Bru- lette. Je me disais qu'il était apparemment de sa famille, et il me sufflsait de le voir sur ses bras pour que je voulusse le prendre sur les miens.

Il faut donc que je t'explique cela, dit Huriel, encore que les mots me brûlent la bouche. Eh bien oui^ j'aime mieux le dire I Ce sera Tunique fois, car mon parti est pris» quoi qu'il y ait, quoi qu'il arrive! Sache, Thérence, qu'il y a trois jours, quand nous avons quitté Joseph à Montaigu... tu sais comme je partais le cœur libre et content ! Joseph était guéri, Joseph renonçait à Brulette, Joseph te demandait en mariage, et Brulette n'était pas mariée ! il le disait. Il la regardait comme libre aussi, et, à toutes mes questions, il répondait : 0 Comme tu voudras, je n'en suis plus amou- reux ; tu peux l'aimer sans que je m'en inquiète. »

<r Eh bien, sœur, au moment nous le quittions,'il me retint par le bras et me dit, pendant que tu montais sur la charrette : « Est-ce donc vrai? est-ce décidé, Huriel, que tu vas au pays de chez nous? Et ton idée est-elle de faire la cour à celle que j'ai tant aimé>e?

5— Oui, lui dis-je, puisque tu veux le savoir. C'est mon Idée, et tu n'as plus le droit de revenir sur la tienne, ou je

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S«2 LES MAITRES SONNEURS

croirais que ta as voulu te jouer de moi en me demandant ma sœur.

»— -Cela n'est pas, a répondu Joseph; mais je crois que je le trahirais, à cette heure, si je te laissais partir sans te dire une triste chose. Dieu m'est témoin q\ie de telles paroles ne me seraient jamais sorties de la bouche contre une personne dont le père m'a élevé, si tu n'étais pas tout prêt à faire une faute. Mais , comme ton père m'a élevé aussi, donnant rinstruction à mon esprit, comme l'autre avait donné le soin et la nourriture à mon corps, je crois que je suis obligé à la vérité. Sache donc, Huriel, qu'au temps je quittais Bru- lette par amour, Brulette avait déjà eu, à mon insu, de l'a- mour pour un autre, et qu'il y en a une preuve aujourd'hui bien vivante , qu'elle ne prend même pas le soin de cacher. A présent, fais comme tu voudras, je n'y veux plus penser. »

JD Là-dessus, Joseph a tourné le dos et s'est enfui dans le bois.

9 II avait l'air si agité, et moi, je sentais tant d'amour et de foi dans mon cœur, que j'ai accusé ce malheureux jeune homme d'un mouvement de folie et de mauvaise rage. Tu te souviens, ma sœur, que tu m'as trouvé changé et que tu m'as cru malade pendant que nous allions au bourg d'Huriel. Quand nous avons été là, tuas trouvé chez nos parents deux lettres de Brulette, et moi trois lettres de Tienne!, toutes déjà anciennes^ et qu'on avait manqué à nous envoyer, malgré qu^on nous l'eût si bien promis. Ces lettres-là étaient si sim- ples, si bonnes, et marquaient tant de vérité dans l'amitié, que j'ai dit : a Marchons ! » et les paroles de Joseph ont passé de mon esprit comme un mauvais rêve. J'en avais honte pour, lui; je ne voulais pas m'en souvenir. £t quand, tout à L'heure, j'ai vu là, Brulette, avec son air si doux, et sa mo- destie qui me charmait tant par le passé, je jure Dieu que j'avais oublié tout, aussi bien oublié que la chose qui n'a jamais été. La vue de cet enfant m'a tué! Et voilà pourquoi j'ai voulu savoir si Brulette était libre de m'aimcr. Elle l'est, puisqu'elle m'a promis de s'exposer pour moi à la critique et au délaissement des autres. Eh bien, puisqu'elle ne dépend

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LES MAITRES SONNEURS M3

de personne, si elle a eu un malheur dans sa vie... que jéle oroie un peu ou pas du tout... qu'elle le confesse ou s'en justifie... c'est tout un : je l'aime !

-^ Tu aimerais une fille déshonorée? s'écria Thérence. NOD, non! pense à ton père, à ta sœurl Ne va pas à cette noce avant que nous sachions la vérité. Je n'accuse pas Bruiettey je ne crois pas à Joseph. Je suis sûre que Brulette est sans tache, mais encore faut-il qu'elle le dise^ et elle fera mieux, elle le prouvera. Allez la chercher, Tiennet. U faut qu>Blle s'explique tout de suite, avant que mon frère fasse un de ces pas qu'un honnête homme ne peut plus faire en arrière.

Tu n'*iras pas, Tiennet, dit Huriel, je te le défends. Si, eomme je le crois, Brulette est aussi innocente que ma sœur Tbérence, il ne lui sera pas fait l'injure d'une question avant que je lui aie fait, moi, l'honneur de ma parole.

Penses-y, mon frère. ^ dit encore Thérence.

Ma sœur, répondit Huriel, tu oublies une chose : c'est que, si Brulette a fait une faute, moi, j'ai fait un crime, et que, si Tamour l'a entraînée à mettre un enfant dans le monde, moi, l'amour m'a entraîné à mettre un homme dans la terre 1

Et comme Thérence insistait : Assez, assez 1 lui dit-il en l'embrassant et en la repoussant. J'ai beaucoup à me faire pardonner avant de juger les autres : j'ai tué un homme 1 Disant cela, il s'enfuit sans vouloir m'attendre, et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait <le cuisiile et grouillait do vacarme emmi toutes celles du ▼illage. ^

*- Ah ! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre frère n'a pas oublié son malheur 1 et peut-être qu'il ne s'en consolera jamais !

n s'en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra aimé de celle qu'il aime, et je vous réponds qu'il l'est déjà et depuis longtemps.

Je le crois bien aussi, Tiennet; mais si cette fille n'était pas digne de lui!

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M4 LES MAITRES SONNEURS

Voyons, ma belle Thérence, ètes-rous donc si sévère que vous feriez péché mortel d'un malheur arrivé à une enfant; et, qui sait?... peut-être par surprise ou par force?

Ce n'est pas tant le malheur ou la faute que je blâme-» rais, que les mensonges de la bouche ou de la conduite qui en auraient été la conséquence. Si, du premier jour, votre cousine avait dit à mon frère : a Ne me recherchez pas» j'ai été trompée ou violentée, d j'aurais compris que mon frère n'en tînt compte et pardonnât tout à la frange con* fession ; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien dire... Voyons, Tiennet, ne savez^vous vraiment rien? Ne pouvez-vous, à tout le moins, deviner ou supposer quelque chose qui me tranquillise? J'aime tant Brulette, que je ne me sens point le courage de la condamner. Et pourtant que me dira mon père, s'il pense que j'aurais tout faire pour retenir Huriel dans un pareil danger?

^ Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins que jamais, je doute de Brulette; car, si vous voulez savoir quelle était la ^ule personne que je pusse soupçonner de l'avoir abusée, et sur qui les accusations du monde eussent un peu d'apparence de raison, je vous dirai que c'était Joseph, lequel m'en paraît aussi blanc que neige, d'après ce que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n'y avait au monde, à ma connaissance, qu'un autre garçon, je ne dis pas capable, mais en position, par son amitié avec Brulette, de se laisser détourner de son honneur par une mauvaise tentation. Ce garçon-là, c'est moi. Eh bien, le croyez-vous, Thérence? Regardez-moi dans les yeux avant de mfe répon- dre. Persqnne ne me Ta jamais imputé, que je sache, mais je pourrais en être le païen tout de même, et vous ne me connaissez point assez pour être sûre de mon honnêteté et dejna parole. Voilà pourquoi je vous dis, regardez à ma figure si le mensonge et la lâcheté s'y peuvent loger à' leur aise?

Thérence fit ce quo je lui disais et me regarda sans mon- trer d'embarras, puis elle me dit :

Non, Tiennet, vous n'êtes pas dans le cas de mentir.

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les: MAITRES SONNEURS ' 945

comme ça; et si tous êtes tranquille sur Bîulette, je sens que je dois l'être aussi. Allons, mon garçon, allez-vous^n à la fête : je n*ai plus besoin de vous ici*

Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser. Il D'est pas bien commode avec les personnes qu'il ne con- naît point, et je voudrais ou l'emmener ou vous aider à ie garder.

Il n'est pas commode? dit Thérence en le prenant sur ses genoux. Bahl qu'est-ce qu'il y a donc de si malaisé à gouverner une marmaille comme ça? Je n'y ai jamais essayé, mais il ne me paraît pas qu'il y faille tant de ma- lice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il? Veux-tu point manger?

Non, dit Chariot, qui boudait sans oser le m<Hi- trer.

Oui«dà, c'est comme il te plaira I Je ne te force point; mais quand tu souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander; je veux bien te servir, et mêmement t'amuser, si tu t'ennuies. Dis, veux-tu t'amuser avec moi?

Non, dit Chariot en fronçant sa figure bien fière- ment.

Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thé- rence en le mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit cheval noir qui mange dans la cour.

Elle fit mine d'y aller. Chariot pleura. Thérence fit semblant de ne pas Fëntendre, jusqu'à ce qu'il vtnt à eUe.

Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? dit-elle, comme étonnée ; dépèchè-toi de le dire, ou je m'en vas; je n'ai pas le temps d'attendre.

Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Chariot en sanglotant.

En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauvB quand il entend crier les enfants.

Chariot rentra son dépit et alla caresser et admirer le clairin.

Veux-tu monter dessus? dit Thérence.

Non, j'ai peur

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216 LES MAITRES SONNEURS

Je to Uendrai.

Non, j'ai peur.

Eh bien, n'y monte pas.

Au bout d'un moment, il y voulut monter.

Non, dit Thérenoe, tu aurais peur.

Non.

Si fait, je te dis.

Eh non 1 dit Chariot.

Elle le mit sur le cheval, qu'elle fit marcher en tenant l'enfant lûen adroitement, et, quand je les eus regardés un bon moment, je fus bien assuré que les caprices de Chariot ne pouvaient pas tenir contre une volonté aussi tranquille que celle de Thérence. Elle s'y prenait tout aussi bien, dès le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement dirâcile, que Brulette y était arrivée par une année de pa- tience et de fatigue, et l'on voyait que le bon Dieu Tavaii faite pour être bonne mère sans apprentissage. Elle en de- vinait les finesses et les forces, et s'y prêtait sans se tour- menter, s'étonner ni s'impatienter de rien.

Chariot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut étonné de voir qu'il ne l'était, avec elle, que de bouder contre lui-même,et qu'elle s'en embarrassait si peu, que c'était peine perdue. Aussi, au bout d'une demi-heure, devint-il tout à fait gentil, demandant de lui-même ce qu'U souhaitait, et se dépêchant d'accepter ce qui lui était offert. Thérence le fit manger, et j'admirai comme, de son* propre jugement, elle sut mesurer ce qu'il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme elle sut ensuite l'occuper à côté d'elle, touten s'occupant elle- même, causant avec lui comme avec une personne raison- nable, et lui donnant tant de confiance, sans avoir Tair de le questionner, qu'il lui eut bientôt défilé tout son chapelet de disettes, dont il avait l'habitude de se faire prier quand on s'en montrait trop curieux. Et mêmement, il se trouvait si content avec elle et si fier de savoir causer, qu'il s'impa- tientait contre les mots qu'il ne connaissait point, et rendait son idée par des mots de son invention,qui n'étaient du tout sots ni vilains.

Qu'est-ce que vous faites donc là, Tiennet? me dit«<eUe

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^ LES MAITRES SONNEURS 24T

tout d'un coup, comme pour me faire entendre que je res- tais trop longtemps.

Et, comme j'avais déjà inventé cinquante petites histoires pour ne pas m'en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien lui dire, sinon que j'étais occupé à la regarder.

Est-ce que ça vous amuse? fit-elle.

Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander au blé s'il est content de se sentir pousser au soleil.

Oh ! oh I il paraît que vous êtes devenu malin pour tourner les complimepts! mais pensez donc que c'est peine perdue avec moi, qui n'y comprends rien et n'y sais lien répondre.

Je n'y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je veuï dire, c'est qu'à mon idée, il n'y a rien de si beau et de si sahi à voir qu'une jeune ûlle prenant son plaisir dans la causette d'un' petit enfant.

-—Est-ce que ça n'est pas naturel? dit Thérence. Il me semble, à moi, que je rentre dans la vérité des choses du bon Dieu, en regardant et en écoutant ce marmot. Je sens bien que je ne vis pas, à l'ordinaire, comme une femme doit aimer à vivre; mais je n'ai pas choisi mon sort, et l'état voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir, puisque j'y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi» je ne m'^i plains pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait pas la sienne; seulement, je comprends bien le plaisir des autres; celui que Brulette a dans la société de son Chariot, qu'il soit à elle ou au bon Dieu, me serait très-doux aussi. Je n'ai pas eu souvent l'occasion d'un si gentil divertisse- ment, et je peux^ bien le prendre je le trouve. Vrai, c'est une jolie compagnie que ce petit bonhomâie, et je ne savais pas que ça pouvait avoir tant d'esprit et de con- naissance,

Et pourtant, mignonne, ce Chariot n'est aimable que par les grands soins de Brulette, et il lui a fallu s'amender beaucoup pour l'être autant que celui que Dieu a fait gentil le son naturel.

Vous m'étonnez grandement, dit Thérence. S'il y a des enfonts plus gentils que celui-là, on est trop heureux de

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ai8 LES MAITRES SONNEURS

pouvoir vivre avec eux. Mais en voilà assez» Tiennet. Allez- vous-en, ou Ton viendra vous chercher et on voudra aussi m'emmener, ce qui me contrarierait, je vous le confesse, car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d*ètre tran- quille avec ce petit, qu'on ne me rendrait pas service en me dérangeant sitôt.

11 fallut bien obéir, et je m'en allai le cœur tout rempli et tout révolutionné des idées qui me venaient au siyet de cette fille.

Wfai|rMr*isièaM veUlce.

Ce n'était pas seulement la beauté surprenante de Thé- rence qui m'occupait l'esprit, mais un je ne sais quoi qui me la faisait paraître au-dessus de toutes les autres. Je m'é- tonnais d'aimer tant Brulette, qui lui ressemblait si peu, et j'allais me demandant si l'une des deux était trop franche ou Fautre trop fine. Dans mon jugement, Brulette était plus aima- ble, ayant toujours quelque chose de gentil à dire à ses amis, et sachant les retenir autour d'elle par toutes sortes de petits commandements dont les garçons se sentent flattés, parce qu'ils aiment à se croire nécessaires. Tout au rebours, Thé- rence vous marquait franchement n'avoir aucun besoin de vous, et semblait môme étonnée ou ennuyée que l'on fît attention à elle. Toutes deux sentaient leur prix cependant; mais tandis que Brulette se donnait la peine de vous le faire sentir aussi, l'autre avait l'air de ne vouloir qu'une estime pareille à celle qu'elle pourrait vous rendre. Et je ne sais comment ce grain de fierté, plus caché, me paraissait une amorce qui donnait la tentation en même temps que la peur.

Je trouvai la danse enrayée tout au mieux, et Brulette voltigeant comme un papillon aux mains et aux bras d'Hu- riel. Il y avait tant de feu sur leurs visages, elle paraissait si ivrée au dedans et lui au dehors, qu'ils ne voyaient et n'entendaient rien autour d'eux. La musique les enlevait,^

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LES MAITRES SONNEURS M

mais je crois bien que leurs pieds ne se sentaient point toucher la terre, et que leurs esprits dansaient dans le paradis. Comme, parmi ceux qui mènent la bourrée, il y en a peu qui n'aient point une amour ou une grosse fantaisie en la tête, on ne faisait pas seulement attention à eux, et il y avait tant de vin, de bruit, de poussière, de cbansous et de joyeuses paroles dans Tair chaud de la noce, que le soir arriva sans que l'assistance prît grand souci du contente* ment particulier d'un chacun.

Brulette ne se dérangea que pour me demander nouvelles de Chariot et pourquoi îhérence ne venait point; mais elle se tranquillisa aisément sur mes réponses, et Huriel ne lui donna pas le temps d'en écouter bien long sur la conduite de son gars.

Je ne me sentais point^en goût de danser, car il se faisait que je ne trouvais aucune iQlle jolie, encore qu'il y en eût; mais pas une ne ressemblait à Thérence, et Thérence ne me sortait point de la tête. Je me mis en un coin pour regarder son frère, afin d'avoir quelque nouvelle à lui en donner quand elle me questionnerait. Huriel avait si bien oublié son tourment, qu'il était tout bonheur et toute jeuoesse. Il se trouvait bien assorti avec Brulette, en ce qu'il aimait le plaisir et le bruit autant qu'elle, quand il s*y mettait, et il avait le dessus sur tous les autres garçons, en ce qu'il ne se lassait jamais à la. danse. Chacun sait qu'en tout pays, les femmes enterrent les hommes à la bourrée et tiennent en** core sans débrider quand nous sommes crevés de soif et de diaud. Huriel n'était curieux de boire ni de manger, et on aurait dit qu'il avait juré de rassasier Brulette de son meil- leur divertissement; mais, au fond, je voyais bien qu'il y prenait son propre plaisir, et qu'il aurait fait le tour de la terre sur un pied^ pourvu que cette légère danseuse fUt' à son bras.

A la fin, . plusieurs garçons, ennuyés d'être refusés par Brulette, observèrent qu'il y avait un étranger bien favorisé d'elle, et on commença d'en causer autour des tables. Il faut vous dire que Brulette, qui ne s'était pas attendue à se tant divertir, et qui avait un peu de mépris dorénavant pour tous

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250 LES MAITRES SONNEURS

les galants des environs, à cause du mauvais comportement de leurs langues, ne s'était point mise dans de grands atours. Elle avait plutôt Pair d^une petite nonne que de la reine de chez nous; et, comme il y avait de grandes toilettes de gala, elle n*avait pas fait les beaux effets du temps passé* Cependant, quand elle se fut animée à la danse, force fut de se rappeler que nulle ne pouvait lui être comparée, et ceux qui ne la connaissaient point ayant questionné ceux qui la connaissaient, il en fut dit du mal et du bien autour de moi.

J'y prêtai l'oreille, voulant en avoir le cœur net, et ne donnai point à connaître qu'elle était ma parente. Alors j'entendis revenir l'histoire du moine et de Tenfant, de Joseph et du Bourbonnais, et il fut dit que ce n'était peut- être pas Joseph l'auteur du péché, mais bien ce grand garçon si empressé auprès d'elle et paraissant si sûr de son fail qu'il ne souffrait personne autre s'en approcher.

Eh bien, dit l'un, si c'est lui et qu'il vienne à répara- tion, mieux vaut tard que jamais.

Ma foi, dit un autre, elle n'avait pas mal choisi. C'est un gars superbe et qui paraît très-bon enfant,

Après tout, dit un troisième, ça fera un beau couple, et quapd le prêtre y aura passé, ça sera aussi bon qu'un autre ménage.

Par là, je vis bien qu'une femme n'est jamais perdue tant qu'elle a une bonne protection, mais qu'il en faut une fran- che et finale, car cent ne valent rien, et tant plus s'en mê- lent, tant plus la rabaissent et lui font tort.

Dans ce moment-là, ma tante prit Huriel à part, et, l'a- menant auprès de moi, lui dit :

Je vous veux faire trinquer une verrée de mon vin à ma santé, car vous me réjouissez l'âme de si bien danser, et de mettre si bien en train le monde de ma noce.

Huriel avait regret de quitter Brulette pour un moment; mais la maîtresse du logis était fort décidée, et il n'y avait pas moyen de lui refuser une politesse.

Ils s'assirent donc à un bout de table, qui se trouvait vide, une chandelle posée entre eux, et se voyant face à face. Ma

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LES MAITRES SONNEURS S51

tante Marghitonne était, comme je tous l'ai dit, une toute petite femme qui avait oublié d'être sotte. Elle portait la plus drôle de figure qu'on pût voir, très-blanche et très-fraîche, encore qu'elle eût la cinquantaine et mis au monde quatorze enfants. Je n'ai jamais vu un si long nez, avec de si petits yeux, enfoncés de chaque côté comme par une vrille, mais si vifs et si malins qu'on ne les pouvait regarder sans avoir envie de rire et de bavarder.

Je vis pourtant qu'Huriel était sur ses gardes, et qu'il se méfiait du vin qu'elle lui versait.Il trouvait dans son air quel- que chose de moqueur et de curieux, et, sans savoir trop pourquoi, il se mettait en défense. Ma tante, qui, depuis le matin, n'avait pas reposé une minute de remuer et de cau- ser, avait grand'soif pour de bon , et n'eut point avalé trois petits coups, que le bout pointu de son grand nez devint rouge cooime une senelle, et que sa grande bouche, il y avait des dents blanches et serrées pour trois personnes plu- tôt que pour une, se mit à rire jusqu'aux oreilles. Pourtant, elle n'était pas dérangée dans son jugement, car jamais femme ne porta mieux la gaieté sans outrance et la malice sans méchanceté.

Ah çà, mon garçon, lui dit-elle, après beaucoup de propos en l'air, qui ne lui avaient servi qu'à faire passer la première soif, vous voilà, pour tout de bon, accordé avec ma Brulette ? Il n'y a point à reculer, car ce que vous souhaitiez est arrivé : tout le monde en cause, et si vous pouviez enten- dre, comme moi, ce qui se dit de tous les côtés, vous verriez qu'on vous met sur le dos le futur aussi bien que le passé de ma jolie nièce.

Je vis que cette parole enfonçait un couteau dans le cœur d'Huriel et le faisait tomber des étoiles dans les épines; mais il y fit bonne contenance et répondit en riant :

Je souhaiterais, ma bonne dame, avoir eu le passé, car tou.t en elle n'a pu être que beau et bon ; mais si j'ai le futur seulement, je me tiendrai pour bien partagé du bon Dieu.

Et sage vous serez, riposta ma tante, riant toiyours, et le regardant de près avec ses petits yeux verts qui ne voyaient

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SSa LES MAITRES SONNEURS

pas de loin, de telle façon qu'on eût dit qa'elle lui voulait percer le front avec son nez efQlé. Quand on aime, on aime tout, et on ne se rebute de rien.

—C'est ma volonté, dit Uuriel d'un ton sec qui ne démonta point ma tante.

Et c*est d'autant mieux de votre part, que la pauvre Brulette a plus d'ordre que de bien. Vous savez sans doute que toute sa dot tiendrait bien dans votre verre, et si, n'y a- t-il point de louis d'or dans son compte.

£b bien, tant mieux, dit Huriel; le compte en sera fait vilement, et je n'aime point à perdre mes heures dans les additions.

D'ailleurs, fit ma tante, un enfant tout élevé est un em- barras de moins dans un ménage, surtout si le père fait son devoir, comme il le fera, je vous en réponds !

Le pauvre Huriel eut chaud et froid ; mais, pensant que ce fût une épreuve, il la soutint et dit :

Le père fera son devoir, moi aussi, j'en réponds 1 car il n'y aura pas d'autre père que moi pour tous les enfants nés ou à naître.

Oh! quant à ça, reprit-elle, vous n'en serez pas le maître, je vous en donne ma parole 1

J'espère que si, dit-il en serrant son verre, comme s'il l'eût voulu écraser dans ses doigts. Quiconque abandonne son bien n'a plus à y repêcher, et je suis un gardien assez fidèle pour ne point souffrir les maraudeurs.

Ma tante allongea sa petite main sèche et la passa sur le ftront d'Uuriel. Elle y sentit la sueur, encore qu'il fût très- pâle; et, changeant tout à coup sa mine de malin diable en une figure bonne et franche comme Tétait le fond de sen cœur:

Mon garçon, lui dit-elle, mettez vos coudes sur la ta- ble et venez ici tout auprès de ma bouche. Je vous veux donner un bon baiser sur la joue.

Huriel, étonné de son air attendri, se prêta à sa fantaisie* Elle releva les cheveux épais de sa tempe et avisa le gage de Brulette, qu*il portait toujours, et que sans doute elle connaissait. Alors, approchant sa grande bouche, conune si

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LES MAITR^ES SONNEURS 253

elle l'eût vouluf mordre, elle lui glissa quatre ou cinq paroles dans le tuyau de l'ouïe, mais si bas, si bas, que je n'en pus rien attraper. Puis elle €gouta tout haut, en lui pinçant le bout de l'oreille :

Allons I voilà une oreille très-fidèle, mais convenez qu'elle en est bien récompensée ?

Huriel ne fit qu'un saut par-dessus la table, renversant les verres et la cjiandelle que je n'eus que le temps de rattra- per. Il se trouvait déjà assis auprès de ma petite tante et l'embrassait aussi fort que si elle eût été la mère qui Tavait mis au monde. Il paraissait comme fou, criait et chantait, buvait et trinquait, et ma petite tante, riant comme une pe- tite crécelle, lui disait en choquant son verre :

A la santé du père de votre enfant!

C'est ce qui prouve, dit elle aussitôt en se retournant vers moi, que les plus malins sont quelquefois ceux qu'on croit les plus sots, de même que les plus sots se trouvent être ceux qui se croient bien malins. Tu peux le dire aussi, toi, mon Tiennet, qui as le cœur droit et la parenté fidèle, et je sais que tu t'es conduit avec ta cousine comme si tu lui eusses été frère. Tu mérites d'en être récompensé, et je compte que le l)on Dieu ne te fera pas banqueroute. Un jour ou l'autre il te donnera aussi ton parfait contenteme];it.

Là-dessus elle s'en alla, et Huriel, me serrant dans ses bras:

Ta tante a raison, me dit-il; c'est la meilleure des femmes. Tu n'es pas dans le secret, mais ça ne fait rien. Tu n'en es que meilleur ami : aussi... donne-moi ta parole, Tiennet, que tu viendras travailler ici tout l'été avec nous, car j'ai mon idée sur toi, et, si Dieu m'assiste, tu m'en remer- cieras bel et bien.

Si je t'entends, lui dis-je, tu viens de boire ton vin bien pur, et ma tan^e en a retiré le brin de paille qui t'aurait fait tousser; mais ton idée sur moi me paraît plus difficile à contenter.

Ami Tiennet, le bonheur se gagné, et si tu n'as pas une idée contraire à la mienne...

J'ai peur de l'avoir trop pareille; mais ça ne suffit pas.

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3il LES MAITRES SONNEURS

Sans doute ; mais qui ne risque rien n'a rien. Es-tu si Berrichon que tu ne veuilles tenter le sort?

Tu me donnes trop bon exemple pour que j'y fasse le couard, répondis-je; mais crois-tu donc...

Brulette vint nous interrompre, et nous vîmes à son air qu'elle ne se doutait toujours de rien.

Asseyez-vous là, dit Huriel en l'attirant sur ses genoux, comme cela se fait chez nous sans qu'on y v^e du mal ; et dites-moi, ma chère mignonne, si vous n'avez point envie de danser avec quelque autre que moi? Vous m'avez donné et tenu parole ; c'est tout ce que je souhaitais pour m'ôter un ebagrin que j'avais sur le cœur; mais si vous pensez qu'on en parlera d'une manière qui vous fâcherait, me voilà sou- mis à votre plaisir, et ne danserai plus qu'à votre comman- dement.

Est-ce donc, maître Huriel, répondit Brulette, que vous êtes las de ma compagnie, et que vous souhaitez faire con- naissance avec les autres jeunesses delà noce?

Oh 1 si vous le prenez comme ça,s'écria Huriel tout éperdu de joie, à la bonne heure! Je ne sais pas seulement s'il y a ici d'autres jeunesses que vous et ne veux pqs le savoir.

Alors, il lui présenta son verre, la priant d'y toucher avec ses lèvres, et but ensuite de grand cœur. Puis il cassa le verre pour qiie nul autre ne s'en pût servir, et emmena dan- ser sa fiancée, tandis que je me pris à réfléchir sur la chose qu'il m'avait donnée à entendre et dont je me sentais tout je ne sais comment.

le ne m'étais pourtant pas encore tâté de ce côté-là, et il ne m'avait jamais semblé que je fusse de nature assez ar- dente pour m'éprendre, à la légère, d'une fille aussi sé- rieuse que Thérence. Je m'étais sauvé du dépit de ne point plaire à Brulette, par mon humeur gaie et complaisante à la distraction; mais je ne pouvais pas penser à Thérence sans une sorte de tremblement dans la moelle de mes os, comme si l'on m'eût invité à voyager en pleine mer, moi qui n'avais jamais mis le pied sur un bateau de rivage.

«Est-ce que, par hasard, pensais-je, j'en serais tombé amoureux aujourd'hui, sans le savoir? Il faut le croire,

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LES MAITRES SONNEURS 255

puisque voilà Huriei qui m'y poiisse, et dont Toeil aura saisi la vérité sur ma figure; mais je n'en suis pas certain, parce que je me sens comme étouffé depuis tantôt, et il me sem- blait que l'amour devait prendre plus gaiement que ra. »

Tout en devisant avec moi même, je me trouvai, je ne saurais dire comment, arrivé au vieux chAteau. Ce vieux tas de pierres dormait à la lune, aussi muet que ceux qui Tout bâti; seulement une petite clarté, sortantde la chambre que Thérence y occupait sur le préau, annonçait que les morts n'en étaient plus les seuls gardiens. Je m'avançai bien doucement, et, regardant à travers le feuillage de la petite croisée, qui n'avait ni vitrage ni boisure, je vis la belle iille des bois disant sa prière, à genoux, auprès de son lit, Chariot était couché et dormait h pleins yeux.

Je vivrais bien cent ans que je n'oublierais point la figure qu'elle avait dans ce moment-là. C'était comme une image de sainte, aussi tranquille que celles que l'on taille en pierre pour les églises. Je venais de voir Brulette, aussi tmllante qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa danse ; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien à l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin.

Je ne sais point ce qui se fit en moi; mais voilà que, tout d'un coup, je pensai à Dieu, idée qui ne me venait peut- être pas assez souvent, dans ce temps de jeunesse et d'ou- bliacce j'étais, mais qui me plia les deux genoux, comme par un secret commandement, et me remplit les yeux do larmes qui tombèrent en pluie, comme si un gros nuage venait de se crever dans ma tête.

Ne me demandez point quelle prière je fis aux bons an- ges du ciel. Je ne m'entendais pas moi-même. Je n'f usse pas encore osé demander à Dieu de me donner Thérence, mais je crois bien que je le requis de me rendre mieux mé- ritant pour un si grand honneur.

Quand je me relevai de terre, je vis que Thérence avait

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lini son oraison et qu'elle s'apprêtait à dormir. Elle avait ôté sa coiffe, et j'appris qu'elle avait des cheveux noirs qui ' lui tombaient en grosses tresses jusqu'aux pieds ; mais devant qu'elle eût ôté la première épingle de son habillement, vous me croirez si vous voulez, je m'étais déjà sauvé, comme si j'eusse craint d'être en délit de sacrilège. Je n'étais pourtant pas plus sot qu*un autre, et je n'avais point coutume de bouder le diable; mais Thérence me tenait le cœur en res- pect comme si elle eût été cousine de la sainte Vierge.

Comme je sortais du vieux château, un homme, que jeue voyais pas dans l'ombre du portail, me surprit en me portant la parole :

Hé, l'ami, disait-il, apprenez-moi si c'est là, comme je pense, l'ancien château duChassin? ,

Le grand bûcheux 1 m'écriai-je, le reconnaissant à la voix. Et je l'embrassai d'un si grand cœur qu'il en fut étonné, car il n'avait pas autant souvenir de moi comme j'a- vais de lui.

Mais sitôt qu'il m'eut remis, il me fit grandes amitiés et me dit :

Apprends-moi vitement, mon garçon, si tu as vu mes enfants, ou si tu les sais arrivés en cet endroit.

Ils y sont depuis ce matin, répondis-je, ainsi que moi et ma cousine Brulette. Votre fille Thérence est là, bientran- qujlle, tandis que ma cousine est, ici près, à la noce d'une autre cousine, avec votre cher bon fils Hiu*iel.

Dieu merci 1 dil le grand bûcheux, je n'arrive pas trop tard, et Joseph est, à cette heure, sur la route de Nohant, il croit bien les trouver ensemble.

Joseph? il est donc venu comme vous? On ne vous at- tendait tous deux que dans cinq ou six jours, et Huriel nous disait...

Tu vas savoir comment tournent les choses de ce monde, dit le père Bastien en me tirant un peu sur le che- min, afin de n'être entendu que de moi. De toutes les choses qui vont au gré du vent, la cervelle des amoureux est la plus légère. Huriel t'a-t-il raconté tout ce qui regarde Joseph?

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Oui, de tous points, que je crois.

Joseph, en voyant partir Huriel et Thérence pour le pays d*ici, lui parla dans l'oreille ; sais-tu ce qu*il lui a dit?

Oui, je le sais, père Bastien; mais...

Tais-toi, car, moi aussi, je le sais. Voyant mon fils changer de couleur, et Joseph se sauver dans le bois d*un air tout singulier, j'allai après lui et lui commandai de me dire quel secret il venait de raconter à Huriel. « Mon maître, dit Joseph, je ne sais pas si j'ai bien ou mal fait ; j'ai cru y être obligé, et voilà ce que c'est; je vous le dois pareille- ment. » Lè-dessus, il me raconta avoir reçu une lettre de son pays, on lui apprenait que Brulette élevait un enfant qui ne pouvait être que le sien; et, me .disant cela avec beaucoup de souffrance et de dépit, il me conseilla for- tement de courir^ après Huriel pour l'empêcher d'aller faire une grande sottise, ou boire une grosse honte.

» Quand je l'eus questionné sur l'âge de Tenfant, et qu'il m'eut fait lire la lettre qu'il avait toujours sur lui, comme s'il eût voulu porter ce remède sur la blessure de son amour, je ne me sentis pas du tout persuadé qu'on ne se fût point moqué de lui, d'autant que le garçon Carnat, qui lui écri- vait cette chose, en réponse à un5 avance de Joseph pour se faire honnêtement agréer sonneur de musette eu son pays, paraissait y avoir mis de la malice pour empêcher son retour. Puis, me rappelant la décence et la modestie de la petite Brulette, je me persuadai de plus en plus qu'on lui fai- sait injure, et ne pus m'empôcher de railler et de blâmer Joseph pour avoir cru si légèrement à une affaire si vi- laine.

» J'aurais sans doute mieux fait, mon bon Tiennet, de le laisser, méprise ou non, dans la croyance que Brulette était indigne de son attachement; mais que veux-tu? l'esprit de justice conduisait ma langue et m'empêchait de songer aux conséquences. J'étais si mécontent de voir diffamer une pau- vre honnête fille, que je parlais comme je m'y sentais poussé. Cela fit sur Joseph plus d'effet que je n'aurais cru. Il tourna vitement du tout au tout, et, versant des larmes comme un enfant, il se laissa choir à terre, déchirant ses habits et s'ar-

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racbant les' cheveux, avec tantde chagrin et de colère contre lui-même, que j'eus grand* peine à l'apaiser. Par bonheur que sa sanlé est devenue pareille à la tienne, car, un an plus tôt, ce désespoir, qui le secouait si fort, l'aurait tué.

»Je passai le restant du jour et toute la veillée seul à seul avec lui à lâcher de lui remettre Tesprit. Ce n'était point facile pour moi. D'une part, je sais que mon fils, depuis le premier jour il a vu Brulette, s est pris pour elle d'une amour très-obstinée, et qu'il n'a été raccommodé avec la vie que le jour Joseph ne s est plus mis en travers de son espérance. Do Tautre part, j'ai pour Joseph une grande amitié aussi, et je sais que Brulette est dans son idée depuis qu'il est au monde. Il me fallait sacrifier l'un des deux, et je me deman<iais si je ne serais pas un égoïste de père en me prononçant pour la satisfaction de mon fils au détriment de mon élève.

» Tiennet, tu ne connais plus Joseph, et peut-être ne fas- tu jamais bien connu. Ma fille Thérence a pu t'en parler un peu sévèn ment. Elle ne le juge pas de la même manière que moi. Elle le croit égoïste, dur et ingrat. H y a du vrai dedans; mais ce qui l'excuse devant mes yeux ne peut l'excuser devant les yeifx d'une jeunesse comme elle. Les femmes, mon petit Tiennet, ne nous demandent que de les aimer. Elles ne prennent que dans leur cœur la subsistance de leur vie. Dieu 1rs a faites comme ça, et nous en sommes heureux quand nous sommes dignes de le comprendre.

Il me semble, observai-je au grand bûcheux, que je le comprends à cette heure, et que les femmes ont grandement raison de ne vouloir de nous que notre cœur, car c*est la meilleure chose que nous ayons.

Sans doute, sans.doute, mon fils 1 reprit œ grand brave homme. J'ai toujours pensé ainsi. J'ai aimé la mère de mes enfants plus que l'argent, plus que le talent, plus que le plaisir et la gaudriole, plus que tout au monde. Je vois bien que mon fils Huriel est de mon acabit, puisqu'il a changé, sans regret, d'état et de goûts pour se rendre capable de prétendre à firulette. Et je crois que tu penses de même, puisque tu le dis si franchement. Mais enfin le talent est

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quelque chose que Dieu estime aussi, puisqu'il ne le donne pas à tout le monde, et on doit du respect et du secours à ceux qu'il a marqués comme les ouailles de son choix.

Croyez-vous donc que votre fils Huriel n*ait pas au- tant d'esprit et plus de talent dans la sonnerie que notre Joset?

Mon fils Huriel a de l'esprit et du talent. Il a été reçu maître sonneur à dix-huit ans, et encore qu'il n'en fasse pas le métier, il en a la connaissance et la facilité; mais il y a une grande différence, ami Tiennet, entre ceux qui retien- nent et ceux qui inventent : il y a ceux qui, avec des doigts légers et une mémoire juste, disent agréablement ce qu'on leur a enseigné ; mais il y a ceux qui ne se contentent d'au- cune leçon et vont devant eux, cherchant des idées et fai- sant, à tous les musiciens à venir, le cadeau de leurs trou- vailles. Or je te dis que Joseph est de ceux-lè, et qu'il y a même en lui deux natures bien remarquables : la nature de la plaine, il est né, et qui lui donne des idées tranquilles, fortes et douces, et la nature de nos bois et de nos collines, qui s'est ouverte à son entendement et qui lui a donné des idées tendres, vives et sensibles. Il sera donc, pour ceux qui auront des oreilles pour entendre, autre chose qu'un son- neur ménétrier de campagne. Il sera un vrai maître sonneur des anciens temps, un de ceux que les plus forts écoutent avec attention et qui commandent des changements à la coutume.

Vous croyez donc, père Bastien, qu'il deviendra un se- cond grand bûcheux de votre ordre ?

Ah ! mon pauvre Tiennet, répondit ïe vieux sonneur en soupirant, tu ne sais de quoi tu parles, et j'aurais peut- être de la peine à te le faire comprendre I

Essayez toujours, lui dis-je, vous êtes bon à écouter, et il n'est pas bon que je reste toujours simple comme je suis.

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aeo LES MAITRES SONNEURS

'WlBgi-qaatrienie TctIIce»

Sache donc, reprit le grand bûcheux, oubliant son ré- cit aussi bien que moi (car il aimait à causer quand il se voyait entendu volontiers) , que j'aurais été quelque chose, si je m'étais donné tout entier et sans partage à la musique. Je l'aurais pu si je m'étais fait ménétrier, comme c'était ridée de ma jeunesse. Ce n'est pas qu'on gagne dii talent à brailler trois jours «t trois nuits durant à une noce, comme le malheureux que j'entends, d'ici, estropier notre branle montagnard. On s'y fatigueet on s'y rouille, quand on n'a en vue que l'argent à gagner; mais il y a manière pour un ar- tiste de vivre de son corps sans se tuer l'âme dans ce mé- tier-tà. Comme la moindre fêle rapporte deux ou trois pistoles, on peut en prendre à son aise, se soutenir fruga- lement et voyager pour son plaisir et son instruction.

» C'est ce que Joseph veut faire, et ce que je lui ai tou- jours conseillé. Mais voici ce qui m'arriva, à moi. Je de- vins amoureux, et la mère de mes chers enfants ne voulut potnt entendre à être la femme d'un ménétrier sans feu ni lieu, toujours dehors , passant les nuits en vacarme, les jours en sommeil, et finissant la vie en débauche ; car, par malheur, il est rare que l'on s'en puisse préserver toujours dans un pareil état. Elle me retint donc au travail des bois, et tout fut dit. Je n'ai jamais regretté mon talent tant qu'elle a vécu. Pour moi, je te l'ai dit, l'amour était la plus belle des musiques.

» Resté veuf de bonne heure et chargé de deux jeunes en- fants , je me suis donné tout à eux ; mais mon savoir s'y est , bien rouillé, et mes doigts sont devenus crochus, à manier toujours la serpe et la cognée. Aussi, je te confesse, Tien- net, que si mes deux enfants étaient établis heureusement et selon leur C/œur, je quitterais cette tâche pesante de lever le fer et de fendre le bois, et m'en irais, content et rajeuni, vivre à ma guise et chercher la causerie des anges jusqu'à

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LES MAITRES SONNEURS 261

ce que la vieillesse me ramenât engourdi et rassasié au foyer de ma famille.

«Et puis, je me lasse de couper des arbres. Sais-tu, Tien- net, que je les aime, ces beaux vieux compagnons de ma vie, qui m'ont raconté tant de choses dans les bruits de leurs feuillages et les craquements de leurs branches ! Et moi, plus malsain que le feu du ciel, je les en ai remerciés en le«r plantant la hache dans le cœur et en les couchant à mes pieds, comme autant de cadavres mis en pièces ! Ne ris pas de moi, je n'ai jamais vu tomber un vieux chêne, ou seulement un jeune saule, sans trembler de pitié ou ëe crainte, comme un assassin des œuvres du bon Dieu, Il me tarde de me promener sous des ombrages qui ne me re- pousseront plus comme un ingrat^ et qui me diront enfin des secrets dont je n'étais pas digne. »

Le grand bûcheux, qui s'était passionné à parler, resta pensif un moment, et moi aussi, étonné de ne point le trou- ver aussi fou que tout autre m'eût semblé en sa place, soit qu'il sût me rendre ses idées, soit que j'eusse moi-même la tête montée d'une certaine façon.

Tu penses sans doute, reprit-il, que nous voilà bien loin de Joseph; mais tu te trompes; nous y sommes d'au- tant mieux, et, à présent, tu comprendras pourquoi je me suis décidé, après un peu d'hésitation, à brusquer les pei- nes de ce pauvre enfant. Je me suis dit, et j'ai vu, à la tour- nure que prenait son chagrin, qu'il ne pourrait jamais ren- dre une femme heureuse, et que, partant, il ne serait jamais heureux lui-même avec une femme, è moins qu'elle ne fût remplie d'orgueil à cause de lui. Car Joseph, il faut bien le reconnaître, n'a pas tant besoin d'amitié que d'encourage- ment ou de louange. Ce qui Ta rendu si épris de Brulette, ^*est que, de bonne heure , elle l'a écouté et excité à la mu- ' sique; ce qui l'a empêché d'aimer ma fille (car son retour vers elle n'a été que du dépit), c'est-que ma fille lui deman- dait plus d'attachement que de savoir, et le traitait comme un fils plutôt que.comme un homme de grand talent.

» J'ose dire, à présent, que j'ai lu dans le cœur de ce gar- çon et que toute son idée était d'éblouir, un jour, Brulette;

lîi.

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et comme Brulelte élait ternie pour la reine de beauté et de fierté de son endroit, il aurait, grâce à elle, làté de la royauté tout son soûl ; mais Brulette, fanée par une faute, ou tout au moins rabaissée dans Tapparence, Brulette, moquée et critiquée, n'était plus son rêve. Et moi, qui connaissais aussi le cœur de mon fils Huriel, je savais qu'il ne condamnerait pas Brulette sans examen, et que si elle n'avait rien fait de condamnable, il Taimerait et la soutiendrait d'autant mieux qu'elle serait plus méconnue.

» Voilà donc ce qui m'a décidé, en fin de compte, à com- battre l'amour de Joseph, et lui conseiller de ne plus songer au mariage. Et mêmement, j'ai tâché de lui faire entendre ce dont j'étais quasiment certain, c'est que Brulette lui pré- férait mon fils.

»Il a paru se rendre à mes raipns, mais c'était, je pense, pour s'en débarrasser; car, au petit jour, hier matin, j'ai vu qu'il faisait ses dispositions pour s'en aller. Encore qu'il se crût plus fin que moi et comptât pouvoir déloger par sur- prise, je me suis accrochée lui, jusqu'à ce que perdant pa- tience, il m'ait laissé voir le fond du sac. J*ai connu alors que son dépit était gros, et qu'il était décidé à courir après Huriel pour lui disputer Brulette, si Brulette lui en parais- sait valoir la peine. Et comme il n'était pas, pour cela, assuré du dernier point, je pensai devoir le blâmer, voire me mo- quer d'un amour comme le sien, qui n'était que jalousie sans estime, et comme qui dirait gourmandise sans appétit.

dII a confessé que j'y voyais clair; mais il est parti quand même, et, à cela, tu reconnais son obstination. Au moment de recevoir la maîtrise de son art, et quand le rendez-vous était pris pour un concours du côté d'Ausances, il a tout quitté, sauf à être retardé encore longtemps, disant qu'il se ferait recevoir de gré ou de force en son pays. Le voyant si bien décidé que, pour un peu, il se serait emporté contre moi, j'ai pris le parti d^ venir avec lui, craignant quelque chose de mauvais dans son premier mouvement, ou quelque' nouveau malheur dans celui d'Huriel. Nous nous sommes départis l'un de l'autre, seulement à une demi-lieue en sus, au bourg de Sarzay; et tandis qu'il prenait le chemin de

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LES MAITRES SONNEURS 203

Nohant, j'ai pris celui qui m'a amené ici , espérant bien y trouver encore Huriei et pouvoir raisonner avec lui; et me disant, d'ailleurs, que mes jambes me porteraient bien en- core jusqu'à Nohant, ce soir, si besoin était.

Par bonheur, vous pourrez vous reposer tranquillement cette nuit, dis-je au grand bûcheux; nous aviserons demain; mais êtes-vous donc tourmenté pour tout de bon de la ren- contre de ces deux galants? Joseph n'a jamais été querel- leux à ma connaissance, et je Tai toujours vu se taire quand on lui montrait les dents.

Oui, oui, répondit le père Bastien, tu as vu cela dans le temps qu'il n'était qu'un enfant maladif et défiant de sa force ; mais il n'y a pire eau que celle qui dort, et il n'est pas toujours sain d'en remuer le fond.

Ne voulez-vous point entrer dans votre nouvelle de- meurance et voir votre fille?

Tu m'as dit qu'elle était bien tranquille; je n'en suis donc point en peine, et me sens plus pressé de savoir la vé- rité sur Brulette ; car, enfin, encore que mon cœur l'ait dé- fendue , mon raisonnement me dit qu'il faut qu'il y ait eu , en sa conduite, quelque petite chose qui prête au blâme, et j'en dois être juge avant que d'aller plus loin.

J'allais lui raconter ce qui s'était passé une heure aupara- vant, sous mes yeux, entre Huriei et ma tante, quand Huriei lui-même arriva vers nous, dépêché par Brulette, qui crai- gnait la gêne occasionnée à Thérence pour le dormir de Chariot. Le père et le fils eurent alors une explication Huriei , priant son père de ne point lui faire dire un secret il avait engagé sa parole, et dont Brulette même ne le savait pas instruit, lui jura, sur son baptême, que Brulette était digne en tout d'être bénie par lui.

Venez la voir, mon cher père, ajouta-tr-il ; cela vous est bien commode, car, en ce moment, on danse dehors, et vous n'avez pas besoin d'être invité pour vous trouver là. A la manière dont elle vous embrassera, vous verrez bien que jamais fille plus aimable et plus mignonne ne fut plus saine de sa conscience.

Je n'en doute plus, mon fils, et j'irai seulement pour te

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«I ^ LES MAITRES SONNEURS

contenter, ainsi que pour le plaisir de lavoir; mais demeu- rons encore un peu, car je te veux parler de Joseph.

Je pensai devoir les laisser s'en expliquer ensemble, et aller avertir ma tante de l'arrivée du grand bûcheux, sachant bien qu'elle lui ferait bon accueil et ne le laisserait point dehors. Mais je ne trouvai au logis que Brulette toute seule. Toute la noce, avec la musique en tête, avait été porter la rôtie aux nouveaux mariés, lesquels s'étaient retirés en une maison voisine, car il était environ les onze heures du soir. C'est une ancienne coutume, que je n'ai jamais trouvée bien honnête, d'aller ainsi troubler, par une visite et des chan- sons de joyeuseté, la première honte d'une jeune mariée; et, encore que les autres 'jeunes filles s'y fussent rendues avec ou sans malice, Brulette avait eu la décence de ne bou- ger du coin du feu, je la vis assise, comme surveillant un reste de cuisine, mais prenant un peu de repos dont elle avait besoin. Et, comme elle me paraissait assoupie, je ne la voulus point déranger, ni lui ôter la bonne surprise du ré- veil que lui ferait le grand bûcheux.

Bien las moi-même, je m'assis contre une table, j'al- longeai les deux bras et la tête dessus, comme [on se met quand on veut se refaire d'une ou deux minutes de som- meil; mais je pensai à Thérence et ne dormis point. Seule- ment j'eus, pour un moment bien court, les idées embrouil- lées, lorsque, à un petit bruit, j'ouvris les yeux sans lever la tête, et je vis qu'un homme était entré et s'approchait de la cheminée.

Encore qu*on eût emporté toutes les chandelles pour la visite aux nouveaux mariés, le feu de fagots, qui flambait, envoyait assez de clarté dans la chambre pour me laisser reconnaître bien vite celui qui était là. C'était Joseph, lequel, sans doute, avait rencontré sur le chemin de Nohant quel- ques noceux qui, lui apprenant nous étions, l'avait porté è revenir sur ses pas. Il était tout poudreux de son voyage et portait son paquet au bout d'un bâton, qu'il jeta en un coin, et resta planté, comme une pierre levée, à regarder Brulette endormie, sans faire attention à moi.

Depuis uii an que je ne l'avais vu, il s'était fait en lui au-

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LES MAltRES SONNEURS 265

tant de changement que dans Tbérence.La santé lui étant venue plus belle qu'il ne l'avait jamais eue, on pouvait dire qu'il était joli homme et que sa figure carrée et son corps sec marquaient plus de muscles que de maigreur. II était jaune de ligure, autant comme porté à la bile que comme recuit par le hâle, et ce teint obscur allait bien avec ses grands yeux clairs et ses longs *cheveux plats. C'était bien toujours la même physionomie triste et songeuse ; mais il s'y était mêlé quelque chose de décidé et de hardi qui montrait enfin le rude vouloir si longtemps caché au dedans.

Je ne bougeai, voulant savoir de quelle façon il aborderait Brulette et ce qu'on pouvait augurer de sa prochaine ren- contre avec Huriel. Sans doute il étudiait la figure de Bru- lette et y cherchait la vérité, et peut-être que sous ses yeux, clos par un léger somme, il reconnut la paix du cœur; car la fillette était bien jolie, vue comme cela au feu de l'âtre. Elle avait encore le teint animé de plaisir, la bouche sou- riante de contentement, et les fines soies de ses yeux abais- sés envoyaient sur ses joues une ombre très-douce, qui sem- blait cligner en dessous, comme ces regards fripons que les jeunes filles détournent pour mieux voir. Mais elle dormait pour tout de bon, et, rêvant sans doute d'Huriel» ne songeait pas plus à amorcer Joseph qu'à le repousser.

Je vis qu'il la trouvait si belle que son dépit ne tenait plus qu'à un fil, car il se baissa vers elle, et, avec une résolution dont je ne l'aurais jamais cru doué, il approcha sa bouche tout près de la sienne et l'eût touchée, si, par je ne sais quelle bisque qui me vint, je n'eusse toussé fortement pour arrêter le baiser au passage.

Brulette s'éveilla en sursaut; je fis comme si pareille chose m'arrivait, et Joseph se trouva un peu sot entre nous deux qui lui demandions ses portements, sans qu'il y eût appa- rence de confusion dans Brulette ni de malice dans moi.

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265 LES MAITRES SONNEURS

Y^ing-tp-clmiaiéiiie Tclllee.

Joseph se remit très-vite, et, reprenant son courage, comme s'il n'en eût point voulu garder le démenti : Je suis aise de vous trouver céans, dit- il à Brulette, et, après un an écoulé sans nous voir , ne voulez-vous plus embrasser votre ancien ami? Il s'approcha encore; mais elle se re- cula, étonnée de son air singulier, et lui répondit : Non, Joset, je n ai point coutume d'embrasser aucun garçon, quelque ami ancien qu'il me soit et quelque plaisir que j'aie à le saluer.

Vous êtes devenue bien farouche! reprit-il d'un aiç de moquerie et de colère. »

Je ne sache pas, Joset, dit-elle, avoir jamais été fa- rouche hors de propos avec vous. Vous ne m'avez point mise dans le cas de l'être ; et comme vous ne m'avez jamais de- mandé de me familiariser avec vous, je n'ai pas eu la peine de me défendre de vos embrassades. Qu'est-ce qu'il y a donc de changé entre nous, pour que vous me réclamiez ce qui n'est jamais entré dans nos amitiés?

Voilà bien des paroles et des grimaces pour un baiser 1 dit Joseph, se montant peu à peu. Si je ne vous ai jamais réclamé ce dont vous étiez si peu avare avec les autres, c'est que j'étais un enfant très-sot. J'aurais cru que vous me re- cevriez mieux, à présent que je ne suis plus si niais et si craintif.

Qu'est-ce qu'il a donc? me dit Brulette étonnée et mômement effrayée, en se rapprochant de moi. Est-ce lui, ou quelqu'un qui lui ressemble ? J'ai cru reconnaître notre Joset ; mais, à présent, ce n'est plus ni sa parole, ni sa figure, ni son amitié.

En quoi vous ai-je manqué, Brulette? reprit Joseph, un peu démonté et déjà repentant, au souvenir du passé. Est- ce parce que j'ai le courage qui me manquait pour vous dire que vous êtes, pour moi , la plus belle du monde, et que j'ai

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LES MAITRES SONNEURS 267

toujours souhaité vos bonnes grâces? Il n*y a point d'of- fense, et je n'en suis peut-être pas plus indigne que bien d'autres soufferts autour de vous?

Disant cela avec un retour de dépit, il me regarda en face, et je vis qu'il souhaitait chercher querelle au premier qui s'y voudrait prêter. Je ne demandais pas mieux que d'essuyer son premier feu. Joseph, lui dis- je, Brulette a raison de te trouver changé. Il n'y a rien d'étonnant. On sait com- ment on se quitte et non comment on se retrouvera. Ne sois donc pas surpris si tu trouves en moi aussi un petit chan- gement. J'ai toujours été doux et patient, te soutenant en toute rencontre et te consolant dans tes ennuis; mais si tu es devenu plus injuste que par le passé, je.suis devenu plus chatouilleux, et je trouve mauvais que tu dises devant moi à ma cousine qu'elle est prodigue de baisers et qu'elle souffre trop de gens autour d'elle.

Joseph me regarda d'un œil méprisant, et prit vérita- blement un air de diable emmalicé pour me rire à la figure. Et puis il dit, en croisant ses bras, et me toisant comme s'il eût voulu prendre ma mesure :

Ah vraiment, Tiennet? C'est donc toi? Eh bien, je m'en étais toujours douté , à l'amitié que tu me marquais pour m'endormir.

Qu'est-ce que vous ditendez par là, Joset? dit Brulette offensée, et pensant qu'il eût perdu l'esprit. avez-vous pris le droit de me blâmer, et comment vous passe-t-il par la tête de chercher à voir quelque chose de mal ou de ri- dicule entre mon cousin et moi? Êtes-vous donc pris de vin ou de fièvre, que vous oubliez le respect que vous me devez, et l'attachement que je croyais mériter de vous?

Joseph fut battu de l'oiseau, et prenant la main de Bru- lette dans la sienne, il lui dit avec des yeux remplis de larmes :

J'ai tort, Brulette ; oui, j'ai été un peu secoué par la fa- tigue et.par l'impatience d'arriver; mais je* n'ai pour vous que de l'empressement, et vous ne devez pas le prendre en mauvaise part. Je sais très-bien que vos manières sont re- tenues et que vous voulez soumission de tout le monde.

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268 LES MAITRES SONNEURS

C'est le droit de votre beauté, qui n'a fait que gagner au lieu de se perdre ; mais convenez que vous aimez toujours le plaisir, et qu'à la danse on s'embrasse beaucoup. Cest la coutume, et je la trouverai bonne quand j'en pourrai pro- fiter à mon tour. Il faut que cela soit, car je sais danser, à présent, tout comme un autre, et, pour la première fois de ma vie, je vas danser avec vous. J'entends revenir les mu- settes. Venez, et vous verrez que je ne bouderai plus contre le plaisir d'être au nombre de vos serviteurs.

Joset, répondit Brulette, que ce discours ne contenta qu'à demi, vous vous trompez si vous pensez que j'ai encore des serviteurs. J'ai pu être coquette, c'était mon goût, et je n'ai pas de compte à rendre de moi ; mais j'avais aussi le droit et le goût de changer. Je ne danse donc plus avec tout le monde, et, ce soir, je ne danserai pas davantage.

J'aurais cru, dit Joseph piqué, que je n'étais pas tout le monde pour l'ancienne camarade avec qui j'ai communié et vécu sous le même toit I

La musique et les noceux, qui arrivaient à grand bruit, lui coupèrent la parole, et Huriel entrant, tout animé, sans faire la moindre attention à Joseph, prit Brulette dans ses bras, l'enleva comme une paille et la conduisit à son père qui était dehors, et qui l'embrassa bien joyeusement, au grand crève-cœur de Joseph qui la suivait, et qui, serrant les poings, la voyait faire à ce vieux les amitiés d'une fille à son père.

Me coulant alors à l'oreille du grand bûcheux, je lui fis observer que Joseph était là, et, le prévenant de sa mauvaise humeur, je lui dis qu'il serait à propote qu'il emmenât Huriel, tandis que je déciderais bien aisément Brulette à se retirer "aussi. Par ce moyen, Joseph, qui n'était pas de la noce et que ma tante ne retiendrait point, serait bien obligé d'aller coucher à Nohant ou dans quelque autre maison du Chassin. Le grand bûcheux fut de mon avis, et faisant sem- blant de ne point voir Joseph, qui se tenait à l'écart, il se consulta avec Huriel, tandis que Brulette s'en alla voir dans quel endroit de la maison elle pourrait passer la nuit.

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LE"S MAITRES SONNEURS 2fî9

Mais ma lante, qui s'était vantée de nous héberger, n'avait pas compté qu'elle prendrait fantaisie de se coucher avant les trois ou quatre heures du matin. Les garçons ne se cou- chent môme point du tout la première nuit des noces, et font de leur mieux pour que la danse ne périsse point trois jours et trois nuits durant. Si l'un d'eux se sent trop fati- gué, il s'en va au foin faire un somme. Quant aux tilles et femmes, elles se retirent toutes en une même chambre; mais ce ne sont guère que les vieilles et les laides qui lâ- chent ainsi la compagnie.

Aussi , quand Brulette monta en la chambre oîi elle comp- tait trouver place auprès de quelque parente, elle tomba dans toute une ronflerie qui ne lui donna pas seulement un coin grand comme la main, et celles qu'elle réveilla lui dirent de revenir au jour, quand elles iraient reprendre le service de la table. Elle redescendit pour nous dire son embarras, car elle s'y était prise trop tard pour s'arranger avec les voi- sines, il n'y avait pas seulement une chaise en une chambre fermée, oîi oWe pût passer la nuit.

Alors, dit le grand bûcheux, il faut vous en aller dor- mir avec Thérence. Mon garçon et moi passerons le temps ici et personne n'y pourra trouver à redire.

J'avisai que, pour ôler tout prétexte à la jalousie de Jo- seph, il était aisé à Brulette de s*^chapper avec moi sans rien dire, et le grand bûcheux allant à lui et l'occupant par ses questions, j'emmenai ma cousine au vieux château, en * sortant par le jardin de ma tante.

Quand je revins , je trouvai le grand bûcheux, Joseph et Huriel attablés ensemble. Ils m'appelèrent, et je me mis à souper avec eux, me prêtant à manger, boire, causer et chanter pour éviter l'éclat du dépit qui aurait pu s'amas- ser dans les discours dont Brulette aurait été le sujet. Joseph, nous voyant ligués pour le forcer à faire bonne contenance, se posséda très-bien d*abord, et montra même de la gaieté ; mais, malgré lui, il mordit bientôt en caressant, et on sen- tait qu'à tout propos joyeux il avait un aiguillon au bout de la langue , ce qui l'empêchait d'y aller franchement.

Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un

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•270 LES MAITRES SONNEURS

peu de vin, et je crois que Joseph s'y serait prêlé de bon cœur pour s'oublier lui-même ; mais jamais le vin n'avait eu de prise sur lui, et, moins que jamais, ii en ressentit le bon secours. Il but quatre fois comme nous autres, qui n'avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos entende- ments, et il n'en eut que les idées plus claires et la parole plus nette.

Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint, sur la finesse des femmes et la traîtrise des amis, Huriel, frappant du poing sur la table et prenant dans ses mains le bras de son père, qui depuis longtemps le poussait du coude pouf le rappeler à la patience :

Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n'en puis endurer davantage, et il vaut mieux s'expliquer ouver- tement quand on y est. Que ce soit demain, ou dans une semaine, ou dans ime année, je sais que Joseph aura la dent aussi pointue qu'à cette heure, et si j'ai l'oreille fermée jusque-là, il faudra bien toujours qu'elle finisse par s'ouvrir aux reproches et aux injustices. Voyons,, Joseph, il y a une bonne heure que je comprends, et tu as dépensé beaucoup d'esprit de trop. Parle chrétien, j'écoute. Dis ce que tu as sur le cœur, le pourquoi et le comment. Je te répondrai de même.

Allons, soiti expliquez- vous , dit le grand bûcheux, en renversant son verre et prenant son parti comme il sa- vait le faire à l'occasion : on ne boira plus, si ce n'est pour trinquer de franche amitié, car il ne faut pas mêler le ve- nin du diable au vin du bon Dieu.

Vous m'étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph, qui devint jaune jusque dans le blanc de l'œil, et qui ce- pendant continua de rire mauvaisement. A qui diantre en avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous quand nulle mou- che ne vous pique? Je n'ai rien contre personne; seulement je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense pas que vous m'en puissiez ôter l'envie.

Peut-être 1 dit Huriel, dépité à son tour.

Essayez-y donci reprit Joseph toujours ricanant,

Assez I dit le grand bûcheux, frappant sur la table

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LES MAITRES SONNEURS 271

avec sa grosse main noueuse. Taisez- vous Tun et l'autre, et puisqu'il n'y a pas de franchise chez toi,, Joseph, j'en aurai pour deux. Tu as méconnu dans ton cœur la femme que lu voulais aimer ; c'est un tort que le bon Dieu peut te par- donner, car il ne dépend pas toujours d'un homme d'être confiant ou méfiant dans ses amitiés; mais c'est, à tout le moins, un malheur qui ne se répare guère. Tu es tombé dans ce malheur, il faut t'y accoutumer et t'y soumettre.

Pourquoi donc ça, mon maître? dit Joseph, se redres- sant comme un chat sauvage. Qu'est-ce qui s'est chargé de dire mon tort à celle qui n'en avait pas eu connaissance et qui n'a rien eu à on souffrir ?

Personne I répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.

Alors, qui s'en chargera? reprit Joseph.

Toi-même, dit le grand bûcheux.

Et qui m'y obligera?

La conscience de ton propre amour pour elle. Un doute ne va jamais seul, et si tu es guéri du premier, il t'en viendra un second qui te sortira des lèvres aux pre- miers mots que tu lui voudras dire.

M'est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c'est déjà fait, et que tu as offensé, ce soir, la personne que tu veux disputer.

C'est possible, répondit-il fièrement; mais cela ne regarde qu'elle et moi. Si je veux qu'elle en revienne, qui vous dit qu'elle n'en reviendra pas? Je me rappelle une chanson de mon maître dont la musique est belle et les paroles vraies:

On donne à qui demande.

Eh bien, marchez, Huriel i Demandez en paroles, moi je demanderai en musique, et nous verrons si on est trop en- gagé avec vous pour ne pas se retourner de mon côté. Voyons, allez-y franchement, vous qui me reprochez d'y aller de travers! Nous voilà à deux de jeu, nous n'avons pas besoin de nous déguiser. Une belle maison n'a pas qu'une porte, et nous frapperons chacun à la nôtre.

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272 LES MAITRES SONNEURS

Je le veux bien, répondit Huriel; mais vous ferez at- tention à une chose, c*est que je ne veux plus de reproches, ni sérieux, ni moqueurs. Si j'oublie ceux que j'aurais à vous

, faire, ma douceur nMra pas jusqu'à souffrir ceux que je ne mérite pas.

Je veux savoir ce que vous me reprochez 1 fit Joseph, à qui le trouble de sa bile ôtait la souvenance.

Je vous défends de le demander, et je vous commande de vous en aviser vous-même, répondit le grand bûcheux. Quand vous échangeriez quelque mauvais coup avec mon fils, vous n'en seriez pas plus blanc pour cela, et vous n'au- riez pas sujet d'être bien fier, si je vous retirais le pardon que, sans rien dire, mon cœur vous a accordé I

Mon maître, s'écria Joseph, très-échauffé d'émotion, si vous avez cru avoir quelque pardon à me faire, je vous en remercie ; mai§, dans mon idée, je ne vous ai pas fait d'of- fense. Je n'ai jamais songé à vous tromper, et si votre fille avait voulu dire oui, je n'aurais pas reculé devant mon offre; c'est une fille sans pareille pour la raison et la droi- ture; je l'aurais ainAée, mal ou bien, mais sincèrement et sans trahison. Elle m'eût peut-être sauvé de bien des torts et de bien des peines I mais elle ne m'en a pas trouvé di- gne. Or donc, je suis libre, è cette heure, de rechercher qui me plaît, et je trouve que celui qui avait ma confiance et me promettait son secours s'est bien dépêché de profiter d'un moment de dépit pour me vouloir supplanter.

Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit Huriel, soyez donc juste I Un mois, pendant lequel vous avez, par trois fois, demandé ma sœur. Je devais <ionc penser que vous en faisiez une dérision, et, pour vous justifier d'une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me blanchissiez de tout blâme. J*ai cru à votre parole, voilà tout mon tort: ne me donnez point à croire que c'en soit un dont je me doive repentir.

Joseph garda le silence ; puis, se levant : Oui, vous avez raison dans le raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux plus forts que moi, et j'ai parlé et agi comme un homme qui ne sait pas bien ce qu'il veut; mais vous êtes plus fous que

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moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on peut vouloir deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes un cœur franc, Huriel, je ie connaîtrai bientôt, et, si vous gagnez la partie de bon jeu, je vous rendrai justice et me retirerai sans rancune.

A quoi connaîtrez-vous mon cœur franc, si vous n'avez pas encore été capable de le juger et de m'en tenir compte?

A ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Jo- seph. Il vous est commode de l'indisposer contre moi^ et je ne peux pas vous rendre la pareille.

Attends ! dis-je à Joseph. N'accuse personne injuste- ment. Thérence a déjà dit à Brulette que tu l'avais deman- dée en mariage il n'y a pas quinze jours.

Mais il n*a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose, ajouta Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs 'que tu ne crois. Nous ne voulons pas t'ôter l'amitié de Brulette.

Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme pour prendre celle d'Huriel ; mais son bon mouvement de- meura en route, et il s'en alla, sans dire un mot de plus à personne.

:— C'est un cœur bien dur I s'écria Huriel, qui était trop bon pour ne pas souffrir de ces airs d'ingratitude.

Non ! c'est un cœur malheureux, lui répondit son père. Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder

ou le consoler, car il me semblait qu'il emportait la mort dans ses yeux. J'étais aussi mal content de lui qu'Huriel, mais l'habitude que j'avais eue de le plaindre et de le sou- tenir, m'emportait vers lui quand même.

Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l'eus bientôt perdu de vue; mais il s'arrêta au bord du Lajon, qui est un petit étang sur une brande déserte. L'endroit est triste* et n'a, pour tout ombrage, que quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre ; mais le marécage foi- sonne de plantes sauvages, et, comme c'était le moment de la pousse du plateau blanc et de mille sortes d'herbages de marais, il y sentait bon comme en une chapelle fleurie.

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274 LES MAITRES SONNEURS

Joseph s'était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas suivi, se croyant seul et caché, il gémissait et grondait en même temps, comme un loup blessé. Je rappelai, seulement pour l'avertir, car je pensais bien qu'il ne me voudrait pas répondre, et j'allai droit à lui.

Ça n'est pas tout ça , lui dis-je, il faut s'écouter, et les pleurs ne sont pas des raisons.

Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d'une voix assurée. Je ne suis ni si faible ni si heureux que de me pouvoir soulager de cette manière-là. C'est tout au plus si, dans les pires moments, il me vient une pauvre larme hors des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à cette heure, n'est pas de l'eau, mais. du fgu, que je crois, car elle me brûle comme un charbon ardent; mais ne m'en demande pas la cause; je ne sais pas la dire ou ne veux pas la chercher. temps de la conflance est passé. Je suis dans ma force et ne crois plus à l'aide des autres. C'était de la pitié; je n'en ai plus besoin, et ne veux plus compter que sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu. Laisse-moi.

Mais vas-tu passer la nuit ?

Je vas voir ma mère.

Il est bien tard, et il y a loin d'ici à Saint-Chartier,

N'importe! dilril en se levant. Je ne saurais rester en place. Nous nous re verrons demain, Tiennet,

Oui, chez nous, car c'est demain que nous y retour- nons.

Ça m'est égal, dit-il encore. elle sera, je saurai bien la retrouver, votre Brulette, et elle n'a peut-être pas encore dit son dernier mot!

Il s'en alla d'un air très-résolu, et, voyant que sa fierté le soutenait, je renonçai à le tranquilliser. Je comptai que la fatigue, le plaisir de voir sa mère et une ou deux journées de réflexion le ramèneraient à la raison. Je projetai donc de conseiller à Brulette de rester au Chassin jusqu'au sur- lendemain, et, revenant vers ce village, je trouvai, dans le coin d'un pré que je traversais pour m'abréger le retour,

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LES MAITRES SONNEURS 275

le graud bûcheux et son fils qui faisaient, comme ils disaient, leur couverture : ce qui signifiait qu'ils s'arran- geaient pour dormir dans l'herbe, ne voulant pas déranger les deux fillettes au vieux château, et se faisant un plaisir de reposer à la franche étoile en cette douce saison de printemps.

Leur idée me sembla"bonne, et le gazon frais meilleur que le foin écfiauffé, en quelque grenier, par une trentaine de camarades. Je m'étendis donc à leurs côtés, et, regardant les petits nuages blancs dans le ciel clair, respirant l'au- bépine, et songeant à Thérence, je in'endormis du meilleur somme que j'eusse jamais fait.

J'ai toujours été franc dymeur et m'en suis rarement tiré de moi-même dans ma jeunesse. Mes deux camarades de lit, ayant beaucoup marché pour venir au Chassin, laissèrent aussi lever le soleil, et s'éveillèrent en riant de se voir devancer par lui, ce qui ne leur arrivait pas souvent, fis s'égayèrent encore davantage en regardant comme je m'y prenais pour ne pas tomber dans la ruelle, en ouvrant les yeux sans savoir j'étais.

Or rà, dit Huriel, debout, mon garçon , ca» nous voilà en retard. Sais-tu une chose? c'est que nous sommes aujour- d'hui au dernier jour de mai, et que c'est chez nous la cou- tume d'attacher le bouquet à la porte de sa bonne amie, quand on ne s'est pas trouvé à même de le faire au premier jour du mois. Il n'y a point de risque qu'on nous^ait pré- venus, puisque, d'une part, on ne sait point sont logées ma sœur et ta cousine, et que, de l'autre, on ne pratique pas chez vous ce bouquet du revenez-y. Mais nos belles sont peut-être déjà éveillées, et si elles sortent de leur chambre avant que le mai soit planté à l'huisserie, elles nous traite- ront de paresseux,

Comme cousin, répondis-je en riant, je te permets bien de planter ton mai, et comme frère, ta permission serait bonne pour le mien; mais voilà le père qui n'entend peut-être, pas de la même oreille ?

Si faitl dit le grand bûcheux. Ituriel m'a dit quelque

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276 LES MAtTRES SONNEURS

chose décela. Essayer n'est pas difficile ; réussir, c'est autre chose ! Si tu sais t'y prendre, nous verrons bien, mon enfant. Cela le regarde 1

Encouragé par son air d'amitié, je courus au buisson voisin et coupai, bien gaiement, tout un jeune cerisier sau- vage en fleur, tandis qu'Huriel, qui s'était à l'avance pourvu d'un de ces beaux rubans tissus de* soie et d'or qu'on vend dans son pays, et que les femmes mettent sons leurs coiffes de dentelle, mêlait de l'épine blanche avec de l'épine rose et les nouait en un bouquet digne d'une reine.

Nous ne fîmes que trois enjambées du pré au château, et le silence qui y était nous assura que nos belles dormaient encore, sans doute pour avoir causé ensemble une bonne partie de la nuit; mais notre *étonnement fut grand lors- que, entrant dans le préau, nous vîmes un superbe mai tout chamarré de rubans blanc et argent, pendu à la porte que nous pensions étrenner.

Oui-dà 1 dit Huriel , se mettant en devoir d'arracher cette offrande suspecte, et regardant de travers son chien qui avait passé la nuit dans le préau. Gomment donc avez- vous gardé la maison, maître Satan ? Avez-vous fait déjà des connaissances dans le pays, que vous n'avez pas mangé les jambes de ce planteur de mai?

Un moment, dit le grand bûcheux, arrêtant son fils qui voulait ôter le bouquet : il n'y a, par ici, qu'una con- naissance que Satan soit capable de respecter et qui sache la coutume du revenez-y y pour Tavoir vue pratiquer chez nous. Or, tu as promis, à celui-là justement, de ne le point con- trecarrer. Contente-toi donc de plaire sans le faire prendre en déplaisance, et respecte son offrande, comme sans doute il eût respecté la tienne.

Oui, mon père, dit Huriel, si j'étais sûr que ce fût lui; mais qui nous dit que ce ne soit pas quelque autre? et pour Thérence peut-être?'

Je lui observai que personne ne connaissait Thérence et ne l'avait peut-être encore vue, et, en regardant les fleurs de nénufar blanc qui étaient liées en gerbes et fraîche-

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LES MAITRES SONNEURS 227

mpDt arrachées, je me rappelai que ces plantes n'étaient pas communes dans Tendroit et ne poussaient guère que dans les marais du Lajon, j'avais vu^Joseph s'arrêter. Sans doute, au^ lieu de s'en aller à Saint-Chartier, il était revenu sur ses pas, et il avait môme fallu qu'il entrât bien avant dans Teau et dans le sable mouvant, qui y est dan- gereux, pour en retirer une si belle provision.

Allons, dit Huriel en soupirant, c'est donc que la bataille commence entre nous! Et il attacha son mai d'un air soucieux que je trouvai bien modeste de sa part, car il me semblait pouvoir être sûr de son fait et ne craindre personne. J'aurais bien voulu être aussi assuré de ma chance auprès de sa sœur, et, en plantant mon bouquet, le cœur me battait comme si je l'eusse sentie derrière la porte, toute prête è me le jeter à la figure.

Aussi devins- je pâle quand cette porte s'ouvrit; mais ce fut Brulette qui parut la première, donna le baiser du matin au grand bûcheux, une poignée de main à moi, et montra une mine tout enrougie d'aise à HurieJ, à qui elle n'osa cependant rien dire.

Oh 1 oh 1 mon père, dit Thérence, arrivant aussi^ et embrassant bien fort le grand bûcheux, vous avez donc fait le jeune homme toute la nuit? Allons, entrez, que je vous fasse déjeuner. Mais, auparavant, laissez-moi regarder ces bouquets. Trois, Brulette? oh I comme vous y allez, mi- gnonne 1 Est-ce que celte procession-là va durer tout le matin?

-^ Deux seulement pour Brulette, répondit Huriel; le troisième est pour toi, ma sœur. Et il lui montra mon ceiri- sier, si chargé de fleurs, qu'il avait déjà fait une pluie blan- che sur le seuil de la porte.

Pour moi? dit Thérence étonnée. C'est donc toi, frère, qui as craint de me rendre jalouse de Brulette?

—Un frère n'est pas si galant que ça, dit le grand b(\cheux. N'as-tu donc aucune doutance d'un amoureux craintif et discret, qui serré les dents au lieu de se déclarer? Ifa. Thérence regarda autour d'elle, comme si elle cherchait;

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228 LES MAITRES SONNEURS

quelque autre que moi, et, quand elle arrêta ses yeux noirs sur ma figure déconfite et sotte, je crus qu'elle allait rire, ce qui m'eût percé le cœur. Mais elle n'en fit rien, et rougit même un si peu. Puis, me tendant la main^ bien franche- ment : Merci, Tiennet, fit-elle. Vous avez voulu me mar- quer votre souvenir, et je l'accepte , sans plus m'en faire accroire qu'il ne faut pour un bouquet.

Eh bien, dit le grand bûcheux, si tu l'acceptes, ma fille, il t'en faut, suivant l'usage, attacher un brin sur ta coiffe!

Mais non, répondit Thérence; cela pourrait fâcher quelque fille du pays, et je ne veux point que ce bon Tien- net ait à se repentir pour m'avoir fait une honnêteté.

Oh t ça ne fâchera personne, m'écriai-je ; et si ça ne vous fâche point vous-même, ça me contentera grande- ment.

Soitl dit-elle, en cassant une petite branche de mes fleurs qu'elle s'attacha d'une épingle sur la tête. Nous ne sommes ici qu'au Chassin, Tiennet; si nous étions en votre endroit, j'y ferais plus de façons, crainte de vous brouiller avec quelque payse.

Brouillez-moi avec toutes, Thérence, je ne demande pas mieux !

Pour cela? dit-elle, ce serait aller trop vite. Quand on dépouille son prochain, il faut le dédommager, et je ne vous connais pas asse/, Tiennet, pour dire que nous y ga- gnerions tous les deux. Puis, détournant ce propos avec l'oubli d'elle-même qu'elle faisait si naturellement:

C'est à ton tour, mignonne, dit-elle à Brulette ; quel remercîment vas-tu faire de ces deux mais, et dans lequel choisiras-tu ton fleuron ?

*— Dans aucun, si je ne sais d'où ils me viennent, répon- dit ma prudente cousine. Parlez donc, Huriel, et m'empê- chez de faire une méprise.

Je ne peux rien dire, dit Huriel, sinon que voilà le mien,

Alors, je le prends tout entier, fit-elle en le détachant ;

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LES MAITRES SONNEURS 279

et quant à ce bouquet de rivière, m'est avîs qu'il se déplaît bien, pendu à ma porte. Il se trouvera mieux dans le fossé. Parlant ainsi, elle orna sa coiffe et son corsage des fleurs d'Huriel, et après avoir serré le restant dans sa chambre, elle se disposait à jeter l'autre dans le reste d'ancien fossé qui séparait le préau du petit parc; mais comme elle y por- tait la main, Huriel s'étant refusé à faire une telle insulte à . son rival, un son de musette sortit du bois dont le taillis serrait la petite cour en face de nous, et quelqu'un, qui par conséquent se trouvait caché assez près pour entendre- et voir toutelfe choses, joua l'air des Trois Fendeux, du père Bastien.

Il le joua d'abord tel que nous le connaissions, et ensuite un peu différemment, d'une façon plus douce et plus triste, et enfin le changea du tout au tout, variant les modes et y mêlant du sien, qui n'était pas pire, et qui même semblait soupirer et prier d'une manière si tendre qu'on ne se pou- vait tenir d'en être touché de compassion. Ensuite, il le prit sur un ton plus fort et plus vif, comme si c'était une chan- son de reproche et de commandement, et Bruietle, qui s'é- tait avancée et arrêtée au bord du fossé, prête à y jeter le mai, mais ne s'y pouvant décider, recula comme effrayée de la colère qui était marquée dans cette musique. Alors Joseph, écartant les broussailles avec ses pieds et ses épaules, parut sur le revers du fossé, l'œil en feu, sonnant toujours» et semblant, par son jeu et sa mine, menacer Brulette d'un grand désespoir si elle ne renonçait point à L'affront qu'elle avait eu dessein de lui faire.

—Brave musique et grand sonneur! s'écria le grand bû- cheux , battant des mains quand ce fut fini. Voilà du bon et du beau, Joseph, et on se peut consoler de tout quand on tient comme ça le dragon par les cornes. Viens ici qu'on te complimente 1

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280 LES MAITRES SONNEURS

On ne se console pas d'une insulte, mon maître, ré- pondit Joseph, et il y aura, pour toute la' vie, un fossé plein d'épines entre Brulette et moi, si elle jette dans celui-ci les fleurs de mon offrande.

A Dieu ne plaise, répondit Brulette, que je paye si mal une si belle aubade! Viens ici, Joset; il n'y aura jamais d'épines entre nous, que celles que tu y planteras toi- même.

Joseph, brisant, comme un sanglier, les ronces drues comme un filet qui le retenaient sur la berge du fossé, et voltigeant sur la vase qui en verdissait le fond, sauta dans le préau, et, prenant le bouquet dans les mains de Brulette, il en arracha des fleurs qu'il lui voulut placer sur la tête, à côté de l'épine blanche et rose d'Huriel. Il agissait ainsi d'un air d'orgueil, et comme un homme qui a gagné le droit d'imposer sa volonté ; mais Brulette l'arrêtant, lui dit:

Un moment, Joseph ; j'ai mon idée, et c'est à toi de t'y soumettre. Tu dois être bientôt reçu maître sonneur, et puisque le bon Dieu m'a rendue si sensible à la musique, c'est que je m'y entends un peu sans avoir rien appris. J'ai donc fantaisie de faire ici un concours et d'y récompenser celui qui s'y comportera le mieux. Donne ta" musette à Huriel et qu'il fasse sa preuve, comme tu viens de faire la tienne.

Oui, oui, j'y consens tout à fait, s'écria Joseph, dont la figure brilla de défi. A ton tour, Huriel, et fais parler cette peau de bouc comme le gosier d'un rossignol, si tu peuxl

Ce ne sont pas nos conditions, Joseph, répondit Hu- riel. Tu as dit que tu me laisserais la parole et j'ai parlé! Je te laisse la musique, je reconnais que tu es au-dessus de moi. Reprends donc ta musette et parle encore en ton langage ; personne ici ne se lassera de t'enlBudre.

Puisque tu te confesses vaincu, reprit Joseph, je ne jouerai plus que par commandement de Brulette.

Joue, lui dit-elle ; et, tandis qu'il sonnait encore mer-

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LES MAITRES SONNEURS 281

Teineosement, elle tressa tine guirlande des fleurs de nénu* far blanc avec les rubans argentés qui liaient la gerbe. La chanterie de Joseph étant achevée, elle vint à lui et enroula cette guirlande autour du bourdon de sa cornemuse, en lui . parlant ainsi :

Joset, le beau sonneur, je te reçois maître en sonnerie et t'en donne le prix. Que ce gage te porte bonheur et gloire, et qu'il te marque l'estime que je fais de tes grands t<ilents.

Oui, oui, c'est bien ! dit Joseph. Merci, ma Bruletle. Achève donc de me rendre fier et content, eh gardant pour toi une de ces fleurs que tu me donnes. Cueille sur moi la plus belle et la mets vilement sur ton cœur, si tu ne la veux mettre sur ton front,

Brulette sourit en rougissant, et, belle comme un ange, regarda Huriel, qui pâlissait et se jugeait perdu.

Joseph, répondit-elle, je t'ai donné une belle maî- trise, celle de la musique I II t'en faut contenter et ne point demander la maîtrise d'amour, qui ne se gagne point par force ni par science, mais par la volonté du bon Dieu.

La figure d'Huriel s'êclaircit, et celle de Joseph s'em- brasa.

Brulette, s'écria-t-il, il faudra que la volonté du bon Dieu soit la mienne !

Oh! doucement, ditrclle; lui seul estile maître, et voilà an de ses petits anges qui ne doit point entendre de paroles contraires à la religion.

Elle disait cela, recevant dans ses bras Chariot, bondis-' sant après elle comme un agneau vers sa mère. Thérence, qui était rentrée en la chambre pendant la sonnerie de Jo- seph, venait de le lever, et, sans prendre le temps de se laisser habiller, il accourait, quasi nu, embrasser sa mi- gnonne, avec un air de maître et de jaloux qui se moquait bien de^ prétentions des amoureux.

Joseph, qui avait oublié tous ses soupçons et qui se croyait abusé par la lettre du fils Carnat, se recula du passage de Chariot, comme si ce fût un serpent ; et quand il le vii

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aB2 LES MAITRES SONNEURS

échaBger avec Brulette des caresses si vives, l'appelant mère mignonDe et maman au petit Chariot, il lui passa un vertige devant les yeux comme s'il allait tomber en pâmoi- son ; mais, tout aussitôt^ transporté de colère^ 11 s'élança sur Tenfant, et, Tattirant à lui très-brutalement :

Voilà donc enfin la vérité qui se montre! dit-il d'une voix suffoquée; voilà le jeu qu'on fait de moi, et la mattrise d'amour qui m'a devancé!

Bruletle, effrayée de la colère de Joseph et des crîs de Chariot, voulut le lui reprendre; mais, ne se connaissant plus, il le tirait à lui, riant d'une manière farouche, et di- sant qu'il le voulait regarder tout sdn soûl pour en trouver la ressemblance ; et, dans ce débat, il serrait l'enfant sans y songer et l'étouffait, au désespoir de Brulette, qui, n'osant pas ajouter, par sa défense, au risque qu'il y courait, se jeta vers Huriel en lui disant :

Mon enfant ! mon enfant ! il me tue mon pauvre en- fant!

Huriel n'y alla pas deux fois. Il empoigna Joseph par la nuque et le serra si vite et si fort, que ses bras raidis se des- serrant, je pus recevoir Chariot dans les miens et le rappor- ter quasi pâmé à Brulette.

Joseph .faillit pâmer aussi, autant de l'accès de rage qui lui était venu, que de la manière dont Huriel l'avait em- poigné. Il s'en serait suivi une bataille, et le grand bûcheux se jetait déjà au milieu, si Joseph eût compris ce qui s'était passé; mais il ne se rendait compte de rien, sinon que Brulette était mère et qu'il avait été trompé par elle et par nous.

-^ Vous ne vous en cachez donc plus? lui dit-il avec des mots entrecoupés d'un reste d'étouffement.

Qu'est-ce que vous prétendez donc me dire? répliqua Bruletle, qui était tout en larmes, assise sur le gazon, et adoucissant avec ses mains les meurtrissures que Chariot avait reçues aux bras. Vous êtes un fou très-méchant, voilà tout ce que je sais. Ne vous approchez* plus de moi, et n'ayez jamais le malheur de brutaliser cet enfant, si vous ne vou- lesi que Dieu vous maudisse!

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LES MAITRES SONNEURS £83:

-7- Un seul mot, Brulette ; dit Joseph, si vous êtes sa mère,

confessez-le. Vous aurez ma pitié et mon pardon ; je vous

soutiendrai même, au besoin ; mais si vous ne pouvez le

nier que par un mensonge vous aurez mon mépris et

mon oubli !

Sa mère? moi, sa mère? s'écria Brulette en se rele- vant comme pour repousser Chariot. Vous croyez que je suis ' sa mère? dit-elle encore, en reprenant contre son cœur le pauvre enfant, cause de tant de soucis. Alors elle regarda d'un air égaré autour d'elle, et, cherchant Huriel des yeux: Est-il possible, s'écria-t-elle, que Ton pense de moi une pa- reille chose?

La preuve qu'on ne le pense pas , répondit Huriel en s'approchant d'elle et en caressant Chariot, c'est qu'on aime l'enfant que vous aimez.

Dites mieux, mon frère, s'écria vivement Thérence^ dites ce que vous me disiez hier : a Qu'il soit à elle pu non,, il sera mien si elle veut être mienne. »

Brulette jeta ses deux bras au cou d'Huriél, et s'y tenant attachée comme une vigne à un chêne:

Soyez donc mon maître, dit-elle, car je n'en ai jamais- eu et n'en aurai jamais d'autre que vous.

Joseph regardait cet accord soudain dont il était la cause, avec une douleur et un regret si grands, qu'il faisait peine ht voir. Le cri de vérité de Brulette l'avait saisi, et il croyait avoir rêvé l'offense qu'il venait de lui faire. Il sentit que tout était fini entre eux, et, sans dire une parole, il ramassa sa musette et s'enfuit.

Le grand bûcheux courut après lui et le ramena, disant :

Non, non, ce n'est pas comme cela qu'il faut se quit- ter, après une amitié d'enfance. Abaisse ton orgueil, Joseph, et demande pardon à cette honnête fille. C'est ma fille, è cette heure, l'accord en est fait, et j'en suis fier; mais il faut qu'elle reste ta sœur. On pardonne à un frère ce qu'on île peut pardonner à un amant.

Qu'elle me pardonne si elle veut et si elle peut! dit Joseph; mais si je suis coupable, je ne peux recevoir l'ab-

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9BI LES MAITRES SONNEURS

solution que de moi-même. Haïssez-moi, Brulette , cela me vaudra peut-être mieux. Je vois bien que j'ai fait ce qu'il fallait pour me perdre dans votre esprit. Il n'y a pas à en revenir; mais si je vous'fais pitié, ne me.lè dites pas. Je ne vous demande plus rien.

Cela ne serait pas arrivé, répondit Brulette, si vous aviez fait votre devoir, qui était d'aller embrasser votre mère. Allez-y,' Joseph, et surtout ne lui dites pas de quoi vous m'avez accusée : vous la feriez mourir de cha- grin.

Ma chère fille, reprit encore le grand bûcheux, rete- nant toujours Joseph, j'ai idée qu'il ne faut gronder les enfants que quand ils sont dans un état tranquille. Autre- ment, ils entendent de travers ce qu'on leur dit, et ne profitent point des reproches. Pour moi, Joseph a des mo- ments de folleté, et s'il n'en fait pas amende honorable aussi aisément qu'un autre, c'est peut-être qu'il sent beau- coup son tort et souffre plus de son propre blâme que de celui d'autrui. Donnez-lui l'exemple de la raison et de la bonté. Il n'est pas malaisé de pardonner quand on est heu- reux, et vous devez vous sentir contente d'être aimée comme vous Têtes ici. Davantage ne serait pas possible, car je sais de vous, à présent, des choses qui me font vous tenir en si haute estime, que voilà des mains qui tordraient le cou à quiconque vous insulterait délibérément; mais il n'en est point ainsi de Tinsulte de Joseph. Elle est partie de la fièvre et non de la réflexion, et la honte Ta suivie de si près que son cœur vous en fait> à cette heure , parfaite réparation. Allons, Joseph, un mot de ta signature à la fin de mon dis- cours; je ne t'en demande pas plus, et Brulette s'en conten- tera, n'est-ce pas, ma fille?

Vous ne le connaissez guère si vous croyez qu'il le dira, mon père, répondit Brulette ; mais je ne l'exige pas, parce que, avant tout, je vous veux contenter. Par ainsi, Joseph, je te pardonne, encore que tu n'y tiennes point. Reste dé- jeuner avec nous, et parlons d'autre chose; ce qui a été dit est oublié.

Joseph ne dit mot, mais il ôta son chapeau et posa son

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LES MAITRES SONNEURS 285

bâton, comme décidé à rester. Les deux jeunes filles ren- trèrent en la maison pour apprêter le repas, et Huriel, qui avait grand soin de 'son cheval, se mit à Tétriller et à le panser. Je m'occupai de Chariot que Brulette m'avait confié ; «t le grand bûcheur, voulant distraire Joseph, lui parla musique et loua beaucoup l'arrangement qu'il avait donné à sa chanson.

Ne me parlez plus de cette chanson-là, lui dit Joseph. Elle ne me rappellerait que des peines, et je la veux oublier.

Eh bien, dit le grand bûcheux, joue-moi quelque autre chose de ton invention, et là, tout de suite, comme ridée t'en viendra.

Joseph s'éloigna avec lui dans le parc, et nous l'enten- dîmes sonner des airs si tristes et si plaintifs, qu'il sem- blait d'une âme prosternée dans le repentir et la contri- tion.

L'entends-tu? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de sevonfesser, sans doute, et si le chagrin est une réparation, il te la donne de son mieux.

Je ne crois pas à un bien tendre cœur sous une si rude ûerlé, répondit Brulette; je suis, à présent, comme Thé- rence : un peu de tendresse m'attire plus qu'un beau sa- voir; mais j'ai pardonné, et si ma pitié n'est pas aussi grande que Joseph la réclame en son langage, c'est parce que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le privera point : c'est l'estime que les autres et lui-même fe- ront de ses talents. Si Joseph n'y tenait pas plus qu'à l'a- mitié, il n'aurait pas la langue muette et l'œil sec devant tes reproches de l'amitié. On ne sait bien demander que ce dont on a grand besoin.

Eh bien, dit le ^and bûcheux, revenant seul du parc, l*avez-vous écouté, m'es enfants? Il a dit*tout ce qu'il pou- vait et voulait dire, et, content de m'avoir tiré les larmes des yeux avec ses inventions, il s'en va plus tranquille.

Vous ne l'avez pas pu garder à déjeuner, pas moins ! dit Thérence en souriant.

J^on, répondit le père. Il a trop bien sonné pour n'être

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28ft LÀS MAITRES SONNEURS

pas consolé aux trois quarts, et il a mieux aimé partir

là-dessus, [que sur quelque sottise qu*ii aurait pu dire à

table.

Tingi-seiilièiiie TelUce.

Quand nous fûmes au repas, nous nous sentions tous soulagés de Tappréhension de la veille, par rapport à la fâ- cherie d*Huriel et de Joseph, et, comme Thérence montrait bien, soit en sa présence, soit en son absence, qu'elle n'avait pour lui aucun ressentiment, bon ou mauvais du passé, je me trouvais, ainsi qu'Huriel et le grand bûcheux, en idées riantes et tranquilles. Chariot, se voyant choyé et caressé de tout le monde, commençait à oublier Vhomme qui Tavait épeuré et meurtri. De temps en temps, il se retournait en- core au moindre bruit, et Thérence le consolait en rianfet en lui disant qu'il était parti et ne reviendrait plus. Nous étions comme une seule famille , et , tout en servant Thérence avec un grand respect, je me disais que j'aurais le vouloir moins impérieux et plus patient avec mes amours que Joseph avec les siennes.

Brulette seule demeurait soucieuse et accablée, comme si elle eût reçu déns le cœur un mauvais coup. Huriel s'en in- quiétait; le grand bûcheux, qui connaissait bien Tâme hu- maine dans tous ses plis, et qui était si bon que sa figure et sa parole mettaient du miel dans toutes les amertumes, lui prit ses petites mains, et attirant sa jolie tête sur sotf cœur, lui dit, à la fin du repas :

-^ Brulette, nous avons une prière à t'adresser, et si tu as l'air triste et inquiète, voilà mon fils et moi qui n'ose- rons. Ne veux-tu point nous donner un sourire d'encoura- gement?

Parlez, mon père, et commandez-moi ? répondit Bru- lette.

Eh bien, ma fille, il faut que tu sois consentante de

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LES MAITRES SONNEURS 287

nous présenter dès demain à ton grand-père, à seules lins qu'il agrée mon Huriel pour son petit-fils.

C'est trop tôt, mon père, répondit Brulette, répandant encore quelques larfnes ; ou pour mieux dire, c'est trop tard. Car si vous m'aviez commandé cela, il y a une heure,, avant que Joseph lâchât de certaines paroles devant moi, j'eusse été consentante de bon cœur. A présent, j'aurais honte, je vous le confesse, d'accepter si librement la foi d'un hon- nête hbmme, quand je vois que je ne passe point pour une honnête fille. Je savais bien qu'on m'avait reproché une humeur légère et des goûts de coquetterie. Votre fils lui- môme m'avait doucement tancée là-dessus, Tan dernier. Thérence m'en blâmait, tout en me donnant son amitié. Aussi, vpyant qu'Huriel avait tant de courage pour me quit- ter sans me demander rien, j'avais fait de grandes ré- flexions. Le bon Dieu m'y avait aidée en m'envoyant la charge de ce petit enfant, qui ne me plaisait pas d'abord et qup j'aurais peut-être refusé, si, à mon devoir, ne se fût mêlée ridée que, par un peu de souffrance et de vertu, je serais plus digne d'être aimée, que par mon babillage et mes toilettes. Je pensais donc d'avoir réparé mes années d'in- souciance,.et d'avoir mis sous mes pieds le trop grand amour de ma petite personne. Je me voyais bien critiquée et dé- laissée chez nous; je m'en consolais en me disant : « S'il re- vient, lui, il ven-a bien que je ne mérite pas d'être blâmée pour être devenue raisonnable et sérieuse.» Mais voilà -que j'apprends bien autre chose, autant par la conduite de Jo- seph que par la parole de Thérence. Ce n'était pas seule- ment Joseph qui me croyait égarée depuis longtemps, c'é- tait Huriel aussi, puisqu'il avait l'amour assez fort et le cœur assez grand pour dire hier à sa sœur : a Fautive ou non fau- tive, je l'aime et la prends comme elle est. » Ah ! Huriel, je vous en remercie ! mais je ne veux pas que vous m'épou- siez avant de me connaître. Je souffrirais trop de vous voir critiqué comme vous allez l'être, sans doute, à cause de moi. Je vous respecte trop pour laisser dire que vous en- dossez la paternité d'un champi. Allons I convenez qu'il faut que j'aie été bien légère dans mes allures d'autrefois, pour

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288 LES MAITRES SONNEDBS

donner prise à une pareille accusation ! Eli bien, je veux que vous méjugiez par ma conduite de tous les jours, et que vous sachiez que je ne suis pas seulement belle dan* seuse à la noce, mais bonne gardienne de, mon devoir à la maison. Nous viendrons demeurer ici, crimme vous le sou- haitez; et, dans un an, si je ne suis pas maîtresse de vous prouver que je n'ai pas à rougir de mes soins pour Chariot, du moins je vous aurai donné, par toutes mes actions, la preuve que je suis raisonnable dans mes esprits autant que saine dans ma conscience.

Huriel arracha Brulette des bras de son père, embrassa dévotement les larmes qui coulaient de ses beaux yeux, et la replaçant il Tavait prise :

Bénissez-la donc bien, mon père, dit-il, car vous voyez si je vous ai menti en vous disant qu'elle en était digne. Elle a très-bien parlé, cette chère langue dorée, et il n'y a rien à lui répondre, sinon que nous n'avons pas besoin d'un an ni même d'un jour d'épreuve, et que nous irons, dès ce soir, la demander à son grand-père; car de passer encore une nuit dans l'attente de ce consentement, je ne m'en sens pas le courage, à présent que je n'ai plus que cela à obtenir pour me sentir le roi du monde.

Voilà donc, dit le père Bastion à Brulette, ce que tu as gagné à chercher du répit? Au lieu de te demander demain, nous te demanderons aujourd'hui. Allons, mon enfant, il t'y faut soumettre, et c'est le châtiment de ta mauvaise con- duite dans le temps passé.

Le contentement s'épanouit enfin sur le visage de Bru- lette, et le mal que lui avait fait Joseph fut oubhé. Cepen- dant, quand nous quittâmes la table, il lui en vint encore un relintement. Chariot entendant Huriel appeler le grand bûcheux mon père, l'appela de même, et en fut d'autant mieux caressé; mais Brulette s'en affligea encore un brin.

—Ne faudrait-il pas, dit-elle, se donner enfin la peine d'inventer une parenté à ce pauvre enfant? car chaque fois, à présent, qu'il m'appellera sa mère, il me semblera qu'il fait souffrir ceux qui m'aiment.

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LES MAITRES SONNEURS

On allait encore la rassurer sur ce point, lorsque Thé- rencedii:

Parlez plus bas, nous sommes écoulés. Et, tournant lous, comme elle, nos yeux du côté du portail, nous vîmes le bout d'un bâton appuyé à terre et la renflure d'une be- sace pleine, qui dépassaient le mur et marquaient bien qu'un mendiant était là, attendant qu'on f!t attention à lui, et pouvant entendre des choses qui le regardaient point.

Je m'avançai vers lui et reconnus le carme Nicolas, qui, tout aussitôt s'approchant, nous confessa, sans embarras, qu'il nous écoutait depuis un quart d'heure ety avait même pris .beaucoup de plaisir.

Il me semblait bien connaître la voix d'Huriel, dit-il; mais, en faisant ma tournée , je m'attendais si peu à le trouver céans, mes chers amis, que je n'en aurais pas été

•certain, sans diverses choses qui se sont dites ici, et Bruletle sait bien que je ne suis pas de trop.

Nous le savons aussi, dit Huriel.

Vous? fit le moine. Oui, cela doit être!

Et cela est, parce que la tante m'a tout contié hier soir, dit Huriel à Brulette. Vous voyez, mignonne, que je n'ai pas tant de mérite à vous croire.

Oui, dit Brulette bien soulagée, mais hier matin!... Eh bien, puisque vous voilà instruit de mes aflaires, ajouta- t-^lle en parlant au moine, que me conseillez-vous, frère Nicolas? Vous qui avez été employé dans celles de Chariot, ne trouverez-vous pas quelque histoire à répandre pour couvrir le secret de ses parents et réparer le dommage fait à mon honneur?

Une histoire? dit le carme. Moi, conseiller et aider le mensonge? Je ne suis point de ceux qui se peuvent damner pour l'amour des jeunes filles, ma miel II ne m'en revien- drait rien. 11 faudra donc que je vous aide autrement, et j'y ai déjà travaillé plus que vous ne pensez. Ayez patience, et tout s'arrangera aussi bien qu'une autre affaire, oii maître Huriel sait bien que je n'ai pas été mauvais ami.

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ttO LES MAITRES SONNEURS

Je sais que je vous dois le repos et la sûreté de ma vie,* répondit Huriel. Aussi, qu'on dise des moines ce qu*on vou- dra : j'en sais au moins un^pour qui je me ferais couper en quatre. Asseyez-vous donc, mon frère, et passez avec nous la journée. Ce qui est à nous est à vous^ et la maison nous sommes est aussi la vôtre.

Thérence et le grand bûcheux allaient faire aussi leurs honnêtetés au bon frère, quand ma tante Marghitonne ar- riva et ne nous voulut plus souffrir ailleurs qu'avec elle. Ou allait faire la cérémonie du chou, qui est la grande farce ancienne du lendemain des noces, et déjà la promenade commençait et venait de notre côté. On buvait, chantait et dansait à chaque repos. Il n'y avait plus moyen pour Thé-, rence de se tenir à Técart, et elle accepta mon bras 'pour aller au-devant du cortège, tandis qu'Huriel y menait Bru- lelte. Ma tante se chargea du petit, et le grand bûcheux, en- traînant le carme, le décida aisément à se divertir en bonne compagnie.

Le gar5 qui jouait le personnage du jardinier, ou, comme on dit encore chez nous, du païen, sur la civière, était orné d'une manière qui étonnait bien le monde. Il avait ramassé, auprès du petit parc, une belle guirlande de nénufars liée de rubans d'argent, et s'en était fait une ceinture sur sa bosse de niasse. Il ne nous fallût pas grand temps pour la recon- naître. Joseph l'avait perdue ou jetée en se retirant de nous. Les rubans faisaient envie aux ûlles de la noce, qui délibé<- rèrent de ne les point laisser gAter, et, se jetant toutes sur le païen-, encore qu'en se défendant il en embrassât plus d'une avec son museau barbouillé de lie» elles l'en dépouil- lèrent et se firent le partage de cette riche livrée de ma- riage. Ainsi les rubans dépecés de Joseph brillèrent tout le jour sur la coiffe des plus fraîches fillettes de l'endroit et { firent encore un meilleur usage qu'il ne pensait en les lais- J sant sqr le chemin. 1

La comédie donnée de porte en porte dans le village fut ' aussi folle que de coutume, et se termina par un grand re- pas et des danses jusqu'à la nuit. Après quoi , prenant congé, Brulelle et moi, accompagnés du grand bûcheux, de Thérenct)

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LES MAITRES SONNEURS 291

et d*Hurîel» nous partîmes pour Nohant, avec le moi De va tôte, qui conduisait leclairin par la bride, et sur leclairin, te g^os Chariot, un peu grisé de tout ce qu*il avait vu, riant comme un fou, et s*essayant à chanter comme il avait en- tendu faire tout le jour.

Encore que la jeunesse d'aujourd'hui soit bien dégénérée, vous avez tant de fois vu des fillettes de quinze ans faire cinq lieues le matin et autant le soir sur leurs jambes , pour une journée de danse par la plus forte chaleur, que vous ne pen- serez point que nous arrivâmes chez nous rendus de fatigue. Tout au contraire, nous avions encore dansé à quatre, plus d'une fois, le long du chemin, le grand bûcheux sonnant de la musette. Chariot dormant sur le cheval, et le carme nous traitant de fous, nous grondant, et ne se pouvant retenir de rire et de frapper des mains pour nous exciter.

. Enfin nous étions à la porte de Brulette sur les dix heures du soir, et le père Brulet dormait en son lit, quand la joyeuse compagnie entra dans la chambre. Comme il était pas mal sourd et dormait dur, Brulette coucha le petit, nous servit un bout de collation, et se consulta avec- nous sur le réveil qu'on lui ferait, avant qu'il eût fini son premier somme.

A la fin il se retourna de notre côté, vit la lumière, re- connut sa fille et moi, s'étonna des autres, et, «'asseyant sur son lit, d'un air aussi sérieux qu'un juge, écouta le discours que lui fit un peu haut et en peu de paroles, mais bien hon- nêtement, le grand bûcheux. Le carme, en qui le père Bru- let avait toute confiance, y ajouta l'éloge de la famille Hu- riel, et Hurlel déclara son inclination et tous ses bons sen- timents pour le présent et l'avenir.

Le père Brulet écouta le tout sans dire un mot, et j*avais crainte qu'il n'y eût rien compris ; mais encore qu'il parût rêver, il avait son entendement libre et répondit en homme sage, qu'il reconnaissait très-bien dans le grand bûcheux le fils d'un ancien ami ; qu'il faisait grand état de toute la fa- mille; qu'il estimait le frère Nicolas digne de foi, et que, par-dessus tout, il se fiait à l'esprit et au fin jugemc^nt de sa

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petile-fille. Selon lui, elle n'avait pas tant retardé son choix et refusé de si beaux partis, pour finir par une sottise, et puisqu'elle souhaitait épouser Huriel, Huriel devait être un bon mari.

11 parlait d'une manière avisée, et pourtant sa mémoire lui faisait défaut sur un point qui lui revint au moment nous nous retirions; c'est qu'Huriel était un muletier :

Et c'est , dit-il, le seul point qui me fâche... Ma petite- fille s'ennuiera donc seule à la maison les trois quarts de l'année ?

On le consola bien en lui apprenant qu'Huriel avaitquitté son état pour se mettre au fendage, et il agréa Tidée d'aller travailler au Chassin pendant la bonne saison.

Nous nous départîmes donc tous contents les uns des au- tres. Thérence resta avec Brulette, et j'emmenai les autres à mon logis.

Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s'était promené tout le jour, que Joseph, lequel n'avait point paru au bourg de Nohant, était allé passer une heure avec sa mère, après quoi il s'était mis en route pour courir les en- virons, disant que son idée était de rassembler les sonneurs du pays en un concours il demanderait la maîtrise et le droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette résolution-là, pensant que les Carnat et toute la bande des ménétriers du pays, qui était déjà plus nombreuse que de . besoin, s'y montreraient contraires et lui causeraient du trouble et du tort. Mais Joseph ne l'avait point écoutée, di- sant toujours qu'il la voulait retirer de servitude et emme- ner au loin avec lui, encore qu'elle n'y parût point disposée comme il l'eût souhaité.

Le surlendemain , tous nos apprêts étant faits, et les pre- miers bans d'Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de notre paroisse, nous retournâmes tous au Chassin. C'étail comme le départ pour un pèlerinage au bout du monde. Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que Brulette voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions loué une charrette, et tout le village ouvrait de grands

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yeux, à nous voir emporter de sa maison jusqu'aux paniers. Elle n'oublia ni ses chèvres ni ses poules, que Thérence se réjouissait d'avoir à soigner, elle qui ne. connaissait pas le gouvernement des bêtes et qui disait vouloir l'apprendre pendant que l'occasion s'en trouvait.

Gela me fournit celle de m'offrir en plaisanterie à sa gouverne, comme la plus soumise et fidèle bête de tout le trx)upeau. Elle ne s'en fâcha pas, mais ne jn'encouragea point à passer du badinage au sérieux. Seulement , il me sembla bien qu'elle n'était pas mécontente de me voir quit- ter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle ne m'attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.

Au moment le vieux Brulet et les femmes, avec Char- lot, montaient sur la voiture, Brulette étant fière de s'en aller avec un si bel amoureux, à la barbe de tous les amou- reux qui l'avaient méconnue, le carme vint comm(î pour nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux: Au fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin avec vous.

Il monta auprès du père Brulet, et au bout d'une lieue, iJans un chemin couvert, il fit arrêter.- Huriel conduisait son clairin, qui était aussi bon au tirage qu'au transport, et nous marchions un peu en avant, le grand bûcheux et moi. Voyant )a voiture retardée, nous retournâmes, pensant que ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs, embrassant Chariot, qui s'attachait à elle en faisant de grands cris, parce que le carme le voulait emporter. Huriel intercédait pour qu'on s'y prît autrement, car il était si peiné du chagrin de Brulette, que, pour un peu, il aurait pleuré aussi.

Qu'y a-l-il donc? dit le grand bûcheux, et pourquoi, ma fille, voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant? Est-ce donc la suite de votre idée de l'autre jour?

Non , mon père , répondit Brulette. Ce sont ses vérita- bles parents qui le réclament, et c'est pour son bien. Le pauvre petit ne comprend pas cela, et moi, encore que je le comprenne, le cœur me manque. Mais comme il y a des

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raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez- moi du courage, au lieu de m*en ôter.

Et, tout en parlant de courage, elle n'en avait point contrie les pleurs et les caresses de Chariot, car elle était arrivée à l'aimer d'une grande tendresse, et il fallut que Thérence s'en mêlât. La fille des bois avait dans son air et dans ses moindres discours une assurance de bonté qui eût persuadé les pierres, et que l'enfant sentait, encore qu'il ne sût com- ment. Elle réussit à lui faire entendre de s'apaiser, et qu'on ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nico- las put l'emporter sans violence , et qu'on se mit en route au son d'une manière de rondine qu'il lui chantait pour l'é- baubir, et qui ressemblait à un psaume d'église plus qu'à une chanson; mais Chariot s'en paya, et quand leurs voix se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes - du pauvre mignon.

Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous vous aimerons tant, que nous vous consolerons.

Huriel monta sur le brancard, afin d'être près d'elle, et, tout le long du chemin, l'entretint si doucement, qu'elle lui dit, à l'arrivée :

Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami ! J'ai eu le cœur faible un moment; mais je sais bien reporter l'amitié que j'avais pour cet enfant, et je retrouverai la joie qu'il me donnait.

Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au vieux château, etmémement y pendre la crémaillère. Il y avait plusieurs chambres habitables,encore qu'elles n'eussent pas de mine et qu'on les eût crues prêtes à nous choir sur la tête ; mais il y avait si longtemps que le vent en secouait les ruines sans les renverser, qu'elles pouvaient bien encore durer autant que nous.

La tante Marghitonne, enchantée de tiotre voisinage, nous fournit tout ce qui eût pu manquer aux petites aises dont nous étions coutumiers, et que la famille d'Huriel se laissa persuader de partager avec nous, malgré le peu d'ha- bitude qu'elle en avait et le peu de cas qu'elle en faisait.

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LES MAITRES SONNEURS 295

Les ouvriers bourbonnais que le graâd bûcheux avait em- baucbés arrivèrent, et il en embaucha d'autres dans l'en- droit même. Si bitsn que nous étions comme une colonie, campée partie dans le bourg, partie dans les ruines, tra- vaillant tous de bon cœur sous la conduite d'un homme juste qui savait ce que c'est que la peine à ménager et le couragef à récompenser, et nous réunissant tous les soirs pour manger ensemble sur le préau, écouter et raconter des histoires, chanter et folâtrer à la fraîche, et faisant bal, le dimanche, avec toute la jeunesse du pays, qui nous savait tant de gré de la musique bourbonnaise, qu'on nous appor- tait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait on ne peut plus.

Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui se trouvait quasiment à pic sur la rivière, et Tabatage of- frait de grands dangers. J'avais fait, au bois de l'Alleu, l'ex- périence du caractère vif du grand bûcheux. Comme il n'a- vait que des ouvriers de choix pour sa partie, et que les dépeceurs étaient à leurs pièces, il n'avait pas sujet de s'impatienter ; mais j'avais l'ambition de devenir un fen- deux du premier ordre pour lui complaire, et je craignais que mon apprentissage ne me fît encore traiter de maladroit et d'imprudent, ce qui m'eût bien mortifié devant Thérence. Aussi jpriai-je Huriel de m'en faire à part la démonstration et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s*y prêta de son mieux, et j'y portai un si bon vouloir, qu'en peu de jours j'étonnai le maître par mon habileté. Il m'en fit compliment, et mémement me demanda devant sa fille pourquoi je me donnais si vaillamment à un état qui no m'était point de nécessité en mon endroit. C'est, lui ré- pondis-je, que je ne serais pas fâché d'être bon à gagner ma vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et si j'aimais une femme qui me voulût emmener au fond des bois, je l'y suivrais, et l'y soutiendrais aussi bien qu'un autre.

Et, pour marquer à Thérence que je n'étais pas si câlin qu'elle le pensait peut-être, je m'exerçais à coucher sur la dure, à vivre sobrement, et à devenir un forestier aussi so-

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296 LES MAITRES SONNEURS

Hde que ceux qui renlouraient. Je ne m'en trouvais pas plus mai portant, et même je sentais bien mon esprit y devenir plus léger et mes idées plus claires. Beaucoup de choses que je n'entendais point sans de grandes explications au com- mencement, se débroiîllaient peu à peu d*elles-mômos devant mes yeux, et elle no riait plus de mes questions lour- daudes. Elle causait avec mol sans ennui et marquait de la confiance dans mes jugements.

Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j'eusse un peu dVspérance, et comme je me plaignais à Huriel de n*oser point dire un mot à une fille qui me paraissait trop au-dessus de moi pour me vouloir jamais regarder^ il me répliqua :

Sois tranquille, Tiennet, ma sœur a le cœur le plus juste qui existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses moments de fantaisie, il n*y a point d'imagination en elle qui ne cède à l'amour d'une belle vérité et d*une franche réparation.

Les discours d'Hurlel, qui étaient aussi ceux de son père avec moi, me baillèrent grand courage, et Thérence recon- nut en moi un si bon serviteur, j*étais Si attentionné à ce qu'elle n'eût peine, fatigue ou. impatience d'aucune chose dépendant de mon pouvoir; j'étais si soigneux de ne regar- der aucune autre fille, et d'ailleurs j'en avais si peu d'envie; enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui lui marquait si bien l'état que je faisais de son mérite, qu'elle y ouvrit les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder courir au-devant de ses souhaits, avec un air de réflexion très-doux, et m*en payer par des remercîmentsquimeren- . daient fier. Elle n'était pas habituée, comme Brulette, à se voir prévenir, et n'eût pas su, comme elle, y inviter genti- ment. Elle paraissait môme toujours étonnée qu'on y son- geât ; mais quand cela arrivait, elle en marquait une grande obligation, et je ne me sentais pas d'aise quand elle me di- sait, de son air sérieux, et sans fausse retenue :

Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon cœur. Ou bien: Tiennet, vous prenez pour moi tant de peine, que je vou- drais avoir à en prendre pour vous dans l'occasion.

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LES MAITRES SONNEURS 397

Un jour qu'elle me parlait en cette manière, devant les autres bûeheux, l'un d'eux, qui était un beau garçon bour- bonnaiSy observa, à moitié voix, qu'elle me gratifiait d'un grand intérêt.

Certainement, Léonard, lui répondit' Thérence en le regardant d'un air assuré. Je lui porte l'intérêt que je dois à sa complaisance pour moi et à son amitié pour les miens.

Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu'on n'agi-% rait pas aussi biefT que lui , si on croyait être payé de même?

Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si j'avais le goût ou le besoin des complaisances de tout le monde ; mais cela n'est point, et, de l'humeur dont je suis, l'amitié d'une seule personne me contente.

J'étais assis sur le gazon, auprès d'elle^ tandis qu'elle par- lait ainsi, et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus que de l'y retenir un petit moment. Elle me la retira, mais non sans me l'appuyer, en passant, sur l'épaule, en signe de confiance et de parenté d'âme.

Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à souffrir grandement de ma retenue avec elle, d'autant que les amours d'Huriel et de Bruletle étaient si tendres et si heureuses, que cela troublait le cœur et l'esprit. Leur beau jour approchait, et je ne voyais pas venir le mien.

WlB^-hattfèMe veillée.

Un dimanche, c'était celui du dernier ban de Brulette, le grand bûeheux et son fils qui, dès le matin, m'avaient paru se consulter secrètement, s'en allèrent ensemble, disant qu'une affaire regardant le mariage les appelait à Nohant. Brulette, qui savait bien en étaient les préparatifs de sa noce, s'étonna qu'ils y fissent tant de diligence inutile, ou <lu'on ne la mit point de la partie. Elle fut même tentée de

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bouder Huriel, qui annonçait d'être absent pour vingt- quatre heures ; mais il ne céda point et sut la tranquilliser, lui laissant penser qu'il ne la quittait que pour s'occuper d'elle, et lui ménager quelque belle surprise.

Cependant, Therence, que mes yeux ne quittaient guère, me paraissait faire effort pour cacher son inquiétude, et^ dès que son père et Huriel furent partis, elle m'emmena dans le petit parc, elle me parla ainsi : . Tiennet, je suis tourmentée, et ne sais quel remède y trouver. Écoutez ce qui se passe, et dites-mol ce que nous pourrions faire pour empêcher des malheurs. La nuit der- nière, ne dormant point, j'ai entendu mon frère et mon père faire accord de s'en aller au secours de Joseph, et, dans leur entretien, voilà ce que j'ai compris : Joseph, encore que tr^s-mal accueilli par tous les ménétriers du canton, aux- quels il s'est présenté pour réclamer le concours, s'est Qb- stinè à vouloir recevoir d'eux la maîtrise, chose queû somme ils ne lui peuvent refuser ouvertement, sans avoir mis ses talents à l'épreuve.

» Il s'est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place de son père, qui se retire du métier, par la corporation, au- jourd'hui même, si bîen que Joseph vient là, troubler une chose qui ne devait pas être contesiéo, et qui était promise et assurée d'avance.

»0r nos bûcheux, en se promenant dans les cabarets des environs, ont entendu et surpris les mauvais desseins de la bande des sonneurs de votre pays, lesquels sont résolus, d'évincer Joseph, s'ils le peuvent, en faisant û de sa science. S'il n'y risquait que le dépit d'endurer une injustice et une contrariété, ce ne serait point assez pour m'inquiéter commcî vous voyez; mais mon père et mon frère, qui sont maîtres sonneurs et qui ont voix à tout chapitre de musique, n'im- porte en quel pays ils se trouvent, ont cru de leur devoir d'aller réclamer leur place au concours , à seules fins d*y soutenir Joseph. Et puis, au bout de tout cela, il y a encore quelque chose que je ne sais point, parce que les sonneur» ont un secret de confrérie dont mon frère et mon père ne parlaient entre eux qu'à mots couverts et dans des paroles

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je D*ai pa rien entendre. De toutes manières, soit dans leur prétention au jugement du concours, soit dans quelque autre cérémonie Ton dit que les épreuves sont dures, il y a du danger peureux, car ils ont pris, sous leurs sarraux, les petits bâtons de courza qui sont une arme dont vous avez vu la morsure; et mômement ils ont afûlé leurs serpes et les ont cachées aussi sur eux, se disant Tuu à Tautre, vers le matin :

Le diable soit de ce garçon, qui n*a de bonheur pour lui ni pour les autres 1 II le faut pourtant secourir, car il va se jeter dans la gjiieule du loup, sans souci de sa peau ni de celle de ses amis.

D Et mon frère se plaignait, disant qu'à la veille de se ma- rier, il ne serait pas content de fendre encore une tête ou de ne point rapporter la sienne entière. A quoi mon père ré- pondait qu'il n'y fallait point porter de mauvais pronostics, mais aller devant soi, Thumanité commandait de secourir son prochain.

» Comme ils avaient cité notre ami Léonard parmi ceux qui avaient recueilli les mauvais bruiU, j*ai questionné ce Léo- nard un moment à Ja hâte, et il m*a dit que Joseph et con- séquemment ceux qui le voudraient soutenir étaient depuis une huitaine Tobjet de grandes menaces, et que vos sonneurs n'avaient pas seulement parlé de lui refuser la maîtrise à ce concours, mais encore de lui ôter Tenvie et le pouvoir de s'y présenter une autre fois. Je sais, pour l'avoir ouï dire chez nous, étant petite, à l'époque mon frère fut reçu mattre sonneur, qu'il s'y fallait comporter bravement et passer par je ne sais qnels essais de la force et du courage. Mais chez nous, les sonneurs menant une vie errante et ne faisant pas tous métier de ménétriers, ne se gênent point les uns les autres et ne persécutent guère les aspirants. Il paraît, aux précautions de mon père et au dire de Léonard, qu'ici, c'est autre chose, et qu'il s'y fait quelquefois des ba tailles d'où ne reviennent point tous ceux qui s'y rendent. Assistez-moi, Tiennel, car je me sens morte de peur et de tristesse. Je n'ose point donner l'éveil h nos bûcheux, car si mon père pensait que j'ai surpris et trahi quelque secret de

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la confrérie, il me retirerait l'estime et la œnfiance. Il est accoutumé à me voir aussi courageuse qu'une femme peut rêtre dans les dangers ; mais, depuis la malheureuse affaire de Malzac, je vous confesse que je n*ai plus de courage du tout, et que je suis tentée d'aller me jeter au milieu de la bataille, tant j'en crains les suites pour ceux que j'aime.

Et c'est là, ma brave ûilc, ceque vous appelez mancfber de courage ? répondis-je à Thérence. Allons, restez tran- quille et laissez*moi faire. Le diable sera bien malin si je ne découvre et surprends de moi-même, et sans qu'on vous soupçonne, le secret des sonneurs; et, que votre père m'en blâme, qu'il me châsse d'auprès de lui et me retire tout le bonheur que j'ai songé de gagner.,, ça ne fait rien , Tbé- renœ î pourvu que je vous le ramène ou que je vous le ren- voie sain et sauf, ainsi qu'Huriel, je serai assez payé, ne dussé-je point vous revoir. Adieu, contenez vos angoisses, ne dites rien à Brulelte, elle y perdrait la tête. Je saurai vi- tement ce qu'il faut faire. N'ayez point l'air de rien savoir. Je prends tout sur mon dos.

Thérence se jeta à mon oou et m'embrassa sur les deux joues avec toute l'innocence d'une bonne Olle ; et, rempli do courage et de conûance, je me mis à l'œuvre.

Je commençai par aller chercher Léonard, que je savais être un bon gars, très-fort et hardi, et grandement attaché au père Bastion. Encore qu'il fût un peu jaloux de moi au sujet de Thérence, il entra dans mon plan, et je le consultai sur ce qu'il pouvait savoir du nombre des sonneurs appelés au concours et du lieu nous pourrions les aller surveiller. Il ne me put rien dire du premier point. Quant au second, il m'apprit que le concours ne se faisait point secrètement et qu'on le disait fixé pour l'heure d'après vêpres, à Saint- Chartier, dans le cabaret de Benoît. La délibération qui devait s'ensuivre était la seule chose les sonneurs s(; retiraient entre eux; mais c'était toujours dans la maison même, et leur jugement était rendu en public.

Je pensai alors qu'une demi-douzaine de garçons bien résolus suffiraient à rétablir la paix, si, comme Thérence le

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pensait, il survenait des querelles, et que la justice étant de notre côté, nous trouverions bien, au pays, des bons en- faots qui nous donneraient un coup de main. Je fis doue I.e choix de mes compagnons avec Léonard, et nous en trou- vâmes quatre bien consentants à nous suivre, ce qui, avec nous deux, faisait le nombre souhaité. Ils n'hésitèrent que sur une chose, la crainte de déplaire à leur maître en lui portant secours malgré lui; mais je leur jurai que le grand bûcheux ne saurait jamais leurs bonnes intentions sMls le souhaitaient ; que nous serions amenés comme par le ha- sard, et enfin que, si quelqu'un en devait être blâmé, ils pourraient tout rejeter sur moi, qui les aurais attirés pour boire, sans les prévenir de rien.

Nous étant ainsi accordés, j'allai dire à Thérence que nous étions en mesure contre n'importe quel danger, et, nous munissant chacun d'une bonne trique, nous arrivâmes à Saint-Charlier à l'heure dite.

Le cabaret à Benoît était si rempli, qu'on ne s'y pouvait retourner et que force nous fut d'accepter une table en de- hors. En somme, je ne fus pas fâché d'y installer ma ré- . serve, et, leur recommandant bien de ne se point ivrt r, je me coulai dans la maison je comptai seize cornemuseux de profession, sans parler d'Huriel et de son père, qui étaient attablés au coin le plus obscur de la salle, le chapeau sur les yeux, et d'autant moins»aisés à reconnaître que peu de ceux qui se trouvaient les avaient aperçus ou rencontrés dans le pays. Je fis comme si je ne les voyais point, et, parlant haut à leur portée, je m'enquls à Benoît de cette bande de sonneurs réunis à son auberge, comme d'une chose dont je n'avais pas seulement ouï parler et dont je ne connaissais point le motif.

Commenjt, me dit le patron, qui relevait de sa maladie et qui était beaucoup blêmi et mandré,ne sais-tu point que Joseph, ton ancien ami, le garçon de ma ménagère, va passer au concours avec le fils Gamat? Je ne te cache pas que c'est une sottise, me dit-il tout bas. La mère s'en désole et craint les mauvaises raisons qui s'échangent dans ces sortes de conseils. Mêmement, elle en est si troublée qu'elle

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en perd la tête et qu'on se plaint d'être mal servi céans, pour la première fois.

Vous puis -je aider en quelque chose? lui dis-je, sou- haitant d'avoir une raison pour rester en dedans, et tourner autour des tables.

Ma foi, mon garçon, répondit-il, si tu y as bonne vo- lonté, tu me rendras service, car je ne te cache pas que je suis éticore faible, et ne peux pas me baisser pour tirer le vin, sans avoir le vertige ; mais j'ai confiance en toi : voilà la clef du cellier. Charge-toi de remplir et d'apporter les pichets. J'espère que la Marilon et ses aides de cuisine suf- firont au restant du service.

Je ne me le fis point dire deux fois ; j'allai avertir mes compagnons de l'emploi que je prenais pour le bien de la chose, et je fis la besogne de sommelier, qui me permit de tout voir et de tout entendre.

Joseph et Carnat le jeune étaient chacun au bout d'une grande table, régalant ^outela sonnerie, chacun par moitié. Il y régnait plus de bruit que de plaisir. On criait et chantait, pour se dispenser de causer, car on était sur la défensive de part et d'autre, et on y sentait les intérêts et les jalousies en émoi.

J'observai bientôt que tous les sonneurs n'étaient pas , comme je l'avais craint, du parti des Carnat contre Joseph ; car, si bien que se tienne une confrérie, il y a toujours quel- que vieille pique qui y met le désaccord ; mais je vis aussi, peu à peu, qu'il n'y avait rien de rassurant pour Joseph, parce que ceux qui ne voulaient point de son concurrent ne voulaient pas de lui davantage, et souhaitaient voirmandrer le nombre des ménétriers par la retraite du vieux Carnat. Il me parut môme que c'était le grand nombre qui pen- sait ainsi, et j'augurai que les deux aspirants seraient évincés.

Après qu'on eut festiné environ deux heures, le concours fut ouvert. Le silence ne fut point requis, car la cornemuse, en une chambre, n'est point un instrument qui s'embarrasse des autres bruits, et les chanteurs ne s*y obstinent pas long-

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temps. Il vint une foule de monde aux alentours de la mai- son. Mes cinq camarades grimpèrent du dehors sur la croisée ouverte; je ne me plaçai pas loin d'eux. Huriei et son père ne bougèrent de leur coin. Garnat, désigné par le sort pour commencer, monta sur Tarche au pain, et, encouragé par son père, qui ne se pouvait retenir de lui marquer la me- sure avec ses sabots, commença de sonner une demi- heure durant sur Tancienne musette du pays, à petit bour- don.

II en sonna fort mal, étant fort ému, et je vis que cela faisait plaisir à la plus grande partie des sonneurs. Ils gar- dèrent le silence, comme ils avaient coutume de faire pour se donner l'air important; mais les autres assistants le gar- dèrent aussi, ce qui fâcha bien le pauvre garçon, car il avait espéré un peu d'encouragement, et son père commença de ruminer en grand dépit, laissant voir la vengeance et la méchanceté de son naturel.

Quand ce vint à Joseph, il s'arracha d'auprès de sa mère, qui, tout le ten^ps, Tavait supplié, en lui parlant bas, de ne se point mettre sur les rangs. Il monta sur l'arche, tenant avec beaucoup d'aisance sa grande cornemuse bourbonnaise qui éblouit tous les yeux par ses ornements d'argent, ses miroirs et la longueur de ses bourdons. Joseph avait l'air ûer et regardait comme en pitié ceux qui l'allaient écouter. On remarquait la bonne mine qui lui était venue, et les jeu- nesses du lieu se demandaient si c^était Joset i'ébervigé, qu'on avait jugé si simple et qu'on avait vu si malingret. Toutefois il avait un air de hauteur qui ne plaisait poiiit, et, dès qu'il eut rempli la salle du bruit de son instrument, il y eut quasi plus de peur que de plaisir dans la curiosité qu'il . causait aux ûlleltes.

Mais comme 11 ne manquait pas de monde qui s'y con- naissait, et surtout les chantres de la paroisse, et puis les chanvreurs qui sont grands experts en idées de chansons, etmémement des femmes âgées qui étaient bonnes gar- diennes des meilleures choses du temps passé, Joseph fut vilement goûté, tant pour la manière de faire sonner son instrument sans y prendre aucune fatigue, et de donner le

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^ SOU juste^ que pour le goût qu*il montrait en jouant des airs nouveaux d'une beauté sans pareille. Et, comme il lui fut fait observation, par les Carnat, que sa musette^ mieux sonnante, lui donnait de l'avantage, il la démancha et nVn garda que le hautbois, dont il se servit si bien qu'on put encore mieux goûter TexcelleAce de ses airs. Enfin, il prit la musette de Carnat et la mena si habilement qu'il en tira encore des sons agréables, et qu'on eût dit d'un aulre instru- ment que celui qu'on avait entendu d'abord.

Les juges ne firent rien connaître de leur opinion, mais les autres assistants, trépignant de joie et. faisant grande ac- clamation, décidèrent que rien de si beau n'avait été ouï au pays de chez nous, et la mère Bline de la Breuille, qui avait quatre-vingt-sept ans et n'était encore sourde ni bègue, s'avançaut à la table des sonneurs, et frappant de sa bé- quille au milieu d'eux, leur dit en son franc parler que le grand âge autorisait:

Vous aurez beau faire la moue et branler la tôle, ça nVst aucun de vous qui pourrait jouter avec ce gars; on parlera de lui dans deux cents ans d'ici, et tous vos noms seront oubliés avant que vos carcasses soient pourries dans la terre.

Puis elle sortit, disant (et tout le monde avec elle) que si les sonneurs rejetaient Joseph de leur corporation, c'était la pire injustice qui se pûtcommettre et la plus vilaine jalousie qui se pût avouer.

C'était le moment de délibérer, et les sonneurs montè- rent en une chambre haute, dont j'allai leur ouvrir la porte à seules fins d'essayer de surprendre quelque chose en les écoutant causer sur l'escalier. Les derniers qui se pré- . sehlèreot à cette porte pour entrer furent le grand bûcheux et Huriel ; mais alors, le père Carnat, qui reconnaissait le fils pour l'avoir vu chez nous à la jaunée de Saint-Jean, leur demanda ce qu'ils souhaitaient, et de quel droit ils se pré- sentaient au conseil.

Du droit que nous donne la maîtrise, répondit le père Bastien, et si vous en doutez, faites-nous les questions d'u- sage, ou éprouvez-nous en quelle musique vous voulez.

On les fil entrer et on referma la porte. J'essayai bien d'en-

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tendre, mais on parlait à voix basse, et je ne pus m'àssurer d'autre chose, sinon qu'on reconnaissait le droit des deux étrangers, et qu'on délibérait sur concours, sans bruit et sans dispute.

A travers la fente de i'huis, je vis qu'on se formait en ras- semblements de quatre ou cinq, et qu'on échangeait dos rai- sons tout bas avant d'aller aux voix; mais quand ce fut le moment de voter, un des sonneurs vint voir s'il n'y avait personne aux écoutes, et force me fut de me cacher et de descendre aussitôt, crainte d'être surpris en une faute ou j'aurais eu de la honte sans excuse; car rien ne pouvait plus me donner à penser que mes amis eussent besoin de ixion aide en une réunion si tranquille.

Je retrouvai en bas mes jeunes gens et beaucoup d'autres de ma connaissance, qui s'étaient attablés, faisant fête et compliment à- Joseph. Le (ils Carnat était seul et triste en un coin, oublié et humilié au possible. Lo carme était aussi, sous la cheminée, s'enquérant auprès de la Mariton et de Benoît de ce qui se passait en leur logis. Quand il fut au fait, il approcha delà plus grande table chacun vou- lait trinquer avec Joseph et le questionner sur le pays il a^ait appris ses talents.

Ami Joseph, dit le frère Nicolas, nous sommes de con- naissance, et je vous veux complimenter aussi sur l'applau- dissement que vous venez d'avoir, à bon droit, céans. Mais permettez-moi de vous remontrer qu'il est généreux autant que sage de consoler les vaincus, et qu'à votre place, je fe- rais avance d'amitié au fils Carnat, que je vois là, bien triste et bien seul.

' Le carme parla ainsi d'une façon à n'être entendu que de Joseph et de quelques autres qui l'a voisinaient, et je pensai qu'il le faisait autant par conseil de son bon cœur que par incitation de la mère à Joseph, qui eût souhaité voir revenir les Carnat de leur aversion pour lui.

La manière dont le carme en appelait à la générosité de Joseph flatta ce garçon dans son amour-propre.

Vous avez raison, père Nicolas, fit-il; et, d'une voix

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Allons, François, dit-il au fils Carnat, pourquoi bou- der les amis? Tu n*as pas si bien joué que tu es en état de le faire, j'en suis certain ; mais tu auras ta revanche une autre fois ; et, d'ailleurs, le jugement n'en est pas encore porté. Ainsi, au lieu de nous tourner le dos, viens boire avec nous, et tenons- nous aussi tranquilles que deux bœufs attelés au même charroi.

Chacun approuva Joseph, et Garnat, craignant de j^rattre trop jaloux, accepta son offre et vint s'asseoir non loin de lui. C'était bien jusque-là; mais Joseph ne se put défendre de marquer combien il estimait mieux son savoir que ce- lui des autres, et, dans les honnêtetés qu'il fît à son concur- rent, il prit des airs de protection qui le blessèrent d'autant plus.

Tu parles comme si tu tenais la maîtrise , dit Camat, qui était pâle et hautain, et tu ne tiens rien encore. Ce n'est pas toujours au plus subtil de ses doigts et au plus adroit de ses inventions que ceux qui s'y connaissent donnent la meilleure part. C'est quelquefois à celui qui est le mieux connu et le mieux estimé au pays, et qui , par là, promet un bon^camarade aux autres ménétriers.

. Oh I je m'y attends bien , répliqua Joseph. J'ai été Iongtempsabsent,et,encoreque je mepique de mériter au- tant d'estime qu'un autre par ma conduite, je sais de reste qu'on se rejettera sur la mauvaise raison que je suis peu connu. Eh bien , ça m'est égal, François I Je ne m'attendais point à trouver ici une assemblée de vrais musiciens, ca- pables de me juger, et assez amis du beau savoir pour préférer mon talent à leurs intérêts et à leurs accointances. Tout ce que je souhaitais, c'était de me faire entendre et juger devant ma mère et mes amis, par les oreilles saines et les gens raisonnables. A présent, je me moque bien de vos beugleurs de musette criarde 1 Je crois, Dieu me pardonne , que je serais plus fier de leur refus que de leur agrément.

. Le carme observa doucement à Joseph qu'il ne parlait pas d'une manière sage. Il ne faut point récuser les juges

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LES MAITRES SONNEURS 307

qu'on a demaDdés librement, lui dit-il, et l'orgueil gâte tou- jours le plus l)eau mérite.

Laissez-lui son orgueil, reprit Carnat. Je ne suis point jaloux de celui qu'il p»mt montrer. Il lui faut bien un peu de talent pour se consoler de ses autres disgrâces , car c'est de lui qu'on peut dire : Beau joueur, bien joué.

Qu'est-ce que vous entendez par ? dit Joseph en po- sant son verre et le regardant entre les yeux.

Je n'ai pas besoin de le dire , répondit l'autre. Tout le monde ici l'entend de reste.

Mais je ne l'entends point, moi; et comme c'est à moi que vous parlez, je vous citerai comme lâche si vous crai- gnez de vous expliquer.

Oh! je peux bien te dire en face, reprit Carnat, une chose qui n'est point faite pour t'offenser; car il n'y a peut- être pas plus de ta faute à être malheureux en amour, qu'il n'y en a eu de la mienne à être malheureux, ce soir, en musique.

Allons, allons! dit un des jeunes gens qui se trouvaient- là, laissons la Josette tranquille. Elle a trouvé un épouseux, ça ne regarde plus personne.

Et m'est avis, ajouta un autre, que ce n'est point Jo- seph qui est joué dans cette histoire-là , mais bien celui qui va endosser son ouvrage.

De qui parlez-vous ? s'écria Joseph , comme pris de vertige. Qui appelez-vous Josette ? et quel méchant badi- nage prétendez-vous me faire ?

Taisez-vous! s'écria la Mariton, rouge et tremblante de colère et ^e chagrin, comme elle était toujours quand on accusait Brulette. Je voudrais que toutes vos méchantes langues fussent arrachées et clouées à la porte de l'église I

Parlons plus bas, dit un des jeunes gens; vous savez bien que la Mariton n*entend pas qu'on médise de la bonne amie à son Joset. Les belles se soutiennent entre elles, et celle-ci n'est pas encore trop mûre pour perdre sa voix au chapitre.

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Joseph s'éverluait à compreûdre de quoi on l'accusait ou le raillait.

Explique-moi donc ça, me disait-il en me tiraillant le bras. Ne me laisse pas sans défense ou sans réponse.

J'allais m'en mêler, encore que je me fusse interdit d'entrer dans aucune dispute ne seraient point le grand bûcheux et son fils, lorsque François Garnat me coupa la parole:

—Eh mon Dieu 1 fit-il à Joseph en ricanant, Tiennet t'en dira pas plus que je t'en ai écrit.

C'est donc de cela que vous parlez? dit Joseph. Eh bien, je jure que vous êtes un menteur, et que vous avez écrit et signé un faux témoignage. Jamais...

Bon, bon, reprit Carnat. Tu as pu faire ton profit de ma lettre, et si, comme l'on croit, tu étais Tauteur de l'enfant, tu n'as pas été trop sot d'en repasser la propriété à un ami. C'est un ami bien fidèle, puisqu'il est là-haut occupé à te soutenir dans le conseil. Mais si, comme je le pense, moi, tu es venu pour réclamer ton droit, et qu'on te l'ait refusé, ainsi qu'il résulterait d'une scène bien drôle qui a été vue de loia et qui a eu lieu au château du Chassin...

—Quelle scène? dit le carme. Il faut vous expliquer, jeune homme, car j'en étais peut-être le témoin, et je veux savoir de quelle manière vous racontez les choses.

Comme vous voudrez, répondit Carnat. Je la dirai comme je l'ai vue de mes yeux, sans entendre les discours qui s'y faisaient, mais vous en donnerez l'explication comme vous pourrez. Vous saurez donc, vous autres, que, le der- nier jour du mois passé, Joseph, s'étant levé de ton matin pour porter un mai à la porte de Brulette, et y ayant va un gros gars d'environ deux ans qui ne peut être que le sien , le voulut réclamer sans doute , puisqu'il le prit pour l'emporter et qu'il s'ensuivit une dispute, son ami le bûcheux bourbonnais, le même qui est là-haut avec son père, et qui épouse la Brulette dimanche qui vient, lui poiia de bons coups, et puis embrassa la mère et l'enfant; après quoi Joset l'ébervigé fut mis en douœur à la porte

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et n'y est point retourné du depuis. Or, voilà la plus belle histoire que j'aie jamais vue. Arrangez-la comme vous vou- drez. C'est toujours un enfant qui se voit disputé par deux pères , et une fille qui , au lieu de se donner au premier enjôleur, le chasse à coups de pied comme indigne ou incapable d'élever l'enfant de ses œuvres.

Au lieu de répondre , comme il s'en était vanté, à cette accusation, le père Nicolas était retourné vers la cheminée, et parlait bas, mais vivement, avec Benoît. Joseph était si saisi de voir interpréter de la sorte une aventure dont, après tout, il ne pouvait dire le fin mot, qu'il cherchait autour do Jui quelqu'un pour l'y aider, et la Mariton étant sortie de la chambre comme une folle, il ne restait que moi pour rem- barrer Carnat. Son discours avait occasionné de l'étonne- ment, et personne ne songeait à défendre Brulelte, contre laquelle il y avait toujours un gros dépit. J'essayai de pren- dre son parti; mais Carnat m'interrompit aux premiers mots.

Oh ! tant qu'à toi, le cousin, fit-il, personne ne t'accuse; tu peux y être de bonne foi, encore qu'on sache que tu t'es entremis pour attraper le monde en apportant au pays l'en- fant déjà élevé dans le Bourbonnais. Mais tu es si simple, que tu n'y as peut-être vu que du feu. Le diable me punisse, ajoute-t-il en s'adressant à l'assistance, si ce garçon-là u'est pas sot comme un panier. Il est capable d'avoir servi de parrain à Tenfant, croyant faire le baptême d'une cloche. Il aura été dans le Bourbonnais pour voir son filleul, et on lui aura prouvé qu'il avait poussé dans le cœur d'un chou. Il l'aura apporté chez lui dans une besace, pensant mettre, le soir, un .chebril à la broche. Enfin, il est si valet et si bon cousin à la fille, que si elle lui avait voulu faire entendre que le gros Chariot lui ressemble, il s'en serait trouvé content.

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310 LES MAITRES SONNEURS

l'inup^-neavlénie veillée.

J'avais beau répondre et protester en me fâchant, on était plus en train de rire que de ra'écouter, et c'a été de tout temps une grande amusette pour les garçons éconduits, de mé- dire d'une pauvre fille. On se dépêche de l'abîmer, sauf à en revenir plus tard, si Ton voit qu'elle ne le méritait point.

Mais, au milieu du bruit des mauvaises paroles, on enten- dit une voix forte, que la maladie avait un peu diminuée, mais qui était encore capable de couvrir toutes celles d'un cabaret en rumeur. C'était le maître du logis, habitué de longue date à gouverner les orages du vin et les vacarmes de la bombance.

Tenez vos langues, dit-il, et m'écoutez, ou, dussé-je fermer la maison pour toujours, je vous ferai sortir à l'in- stant môrne. Tâchez de vous taire sur le compte d'une fille de bien, que vous ne décriez que pour l'avoir trouvée trop sage. Et,quanl aux véritables parents de l'enfant qui a donné lieuà' tant d'histoires, dites-leur donc enfin, bien en face, le blâme que vous leur destinez, car les voilà devant vous. Oui ! dit-il en attirant contre lui la Mariton qui pleurait, tenant Chariot dans ses bras, voilà la mère de mon héritier, et voilà mon fils reconnu par mon mariage avec cette brave femme. Si vous m'en demandez la date bien au juste, je vous répondrai que vous ayez à vous mêler de vos affaires ; mais pourtant, à celui qui aurait de bonnes raisons pour me questionner, je pourrais montrer des actes qui prouvent que j'ai toujours reconnu l'enfant pour mien, et qu'avant sa naissance, sa mère était déjà ma légitime épouse, encore que la chose fût tenue cachée.

Il se fit un grand silence d'étonnement, et Joseph, qu| s'était levé aux premiers mots, resta debout comme changé en pierre. Le moine, qui vit du doute, de la honte et de la

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colère dans ses yeux, jugea à propos donner quelques ex- plications de plus. Il nous apprit que Benoît avait été empè- ché.de rendre son mariage public par l'opposition d'un pa- rent à succession qui lui avait prêté des fonds pour son commerce, et qui aurait pu le ruiner en lui en demandant la restitution. Et comme la Mariton craignait d*être attaquée dans sa renommée, surtout à cause de son fils Joseph^ elle avait caché la naissance de Chariot et Tavait mis en nourrice à Sainte-Sevère ; mais, au bout d'un an, elle l'avait trouvé, si mal éduqué, qu'elle avait prié Brulette de s'en charger, comptant que nulle autre n'en aurait autant de soin. Elle n'avait point prévu que cela ferait du tort à cette jeunesse, et quand elle l'avait su, elle avait voulu reprendre l'enfant; mais la maladie de Benoit avait fait empêchement, et Bru- lette, d'ailleurs, s'y était si bien attachée,qu'elle n'avait point voulu s'en séparer.

Oui, oui, dit vivement la Mariton, la pauvre âme qu'elle estl elle m'a montré son courage dans l'amitié. « Vous avez assez de peine comme cela, me disaiit-elle, s'il faut que vous perdiez votre mari, et que peut-être votre mariage soit at- taqué ensuite par sa famille. Il est trop malade pour que vous puissiez souhaiter qu'il se mette dans le.s grands em- barras qui résulteraient, à présent^ de la déclaration de votre mariage. Ayez patience, et ne le tuez point par des soucis d'affaires. Tout s'arrangera à vos souhaits, si Dieu vous fait la grâce qu'il en revienne. »

—Et si j'en suis revenu, ajouta Benoît, c'est par les soinsde cette digne femme, qui est ma femme, et par la bonté d'âme de la jeune fille en question, qui s'est exposée patiemment au blâme et à l'insulte, plutôt que de me poussera ma ruine en trahissant nos secrets. Mais voilà encore un fidèle ami, ajouta-t-il en montrant le carme^ un homme de tête, d'ac- tion et de franche parole, qui a été mon camarade d'écx>le, dans le temps que j'étais élevé à Montluçon. C*est lui qui a été trouver mon vieux diable d'oncle, et qui à la on, pas plus tard que ce matin, l'a fait consentir à mon mariage avec ma bonne ménagère. Et quand il a eu lâché la promesse qu'il me laisserait ses fonds et son héritage, on lui a avoué que

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le prêtre y avait déjà passé, et on lu^i a présenté ie gros Char- iot, qu'il a trouvé beau garçon et bien ressemblant à l'au- teur de ses jours.

Ce contentement de Benoît fit revenir la gaieté, et chacun fut frappé de cette ressemblance dont, pourtant, on ne s'é- tait point avisé jusque-là, moi pas plus que les autres.

Par ainsi, Joseph, dit encore Taubergisle, tu peux et dois aimer et respecter ta mère, comme je Taimeet la res- pecte. Je fais serment ici que c'est la plus courageuse et la plus secourable chrétienne qu*il y ait auprès d'un malade, et que je n'ai jamais eu une heure d'hésitation dans ma vo- lonté de déclarer tôt ou tard ce que je déclare aujourd'hui. Nous voilà assez bien dans nos affaires. Dieu merci, et comme j'ai juré à elle et à Dieu que je remplacerais le père que tu as perdu, si tu veux demeurer avec nous, je t'asso- cierai à mon commerce et te ferai faire de bons profils. Tu n'as donc pas besoin de te jeter dans le corncmusage, puis- que ta mère y voit des inconvénients pour toi et des inquié- tudes pour elle. Ton idée était de lui assurer un sort. Cane regarde plus que moi, et mêmement je m'offre à assurer le tien. Nous écouteras-tu, à la fin, et renonceras-tu à ta dam- née musique ? veux-tu point demeurer en ton pays, vivre en famille, et rougirais-tu d'avoir un aubergiste honnête homme pour ton beau-père?

Vous êtes mon beau-père, cela est certain, répondit Joseph sans marquer ni joie ni tristesse, mais se tenant as- sez froidement sur la défensive ; vous êtes honnête homme, je le sais, et riche je le vois : si ma mère se trouve heureuse avec vous...

Oui, oui, Joseph I la plus heureuse du monde, aujour- d'hui surtout ! s'écria la Mariton en l'embrassant, car j'es- père que lu ne me quitteras plus.

Vous vous trompez, ma mère, répondit Joseph. Vous n'avez plus besoin de moi, et vous êtes contente. Tout est bien. Vous étiez le seul devoir qui me rappelât au pays, il ne m'y restait plus que vous à aimer, puisque Brulette, il est bon pour elle que tout le monde l'entende aussi de ma

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bouche, n'a jamais eu pour moi que les sentiments d*une soDur. À présent me voilà libre de suivre ma destinée, qui n'est pas bien aimable , mais qui m*est trop bien marquée pour que je ne la préfère point à tout l'argent du commerce et à toutes les aises de la famille. Adieu donc , ma mère 1 Que Dieu récompense ceux qui vous donneront le bonheur; moi, je n'ai plus besoin de rien, ni d'état en ce pays, ni de brevet de maîtrise octroyé par des ignorants mal inten- tionnés pour moi. J'ai mon idée et ma musette qui me sui- vront partout, et tout gagne-pain me sera bon, puisque je sais qu'en tous^ lieux je me ferai connaître sans autre peine que celle de me faire entendre.

Ck)mme il disait cela, la porte de l'escalier s'ouvrit et toute l'assemblée des sonneurs rentra en silence. Le père Carnat réclama l'attention de la compagnie, et, d'un air joyeux et décidé qui étonna bien tout le monde, il dit :

François Carnat, mon fils, après examen de vos ta- lents et discussion de vos droits, vous avez été déclaré trop novice pour recevoir la maîtrise. On vous engage donc à étudier encore un bout de temps sans vous dégoûter, à soûles fins de vous représenter plus lard au concours qui vous sera peut-être plus favorable. Et vous, Joseph Picot, du bourg de Nohant, le conseil des maîtres sonneurs du pays vous fait assavoir que, par vos talents sans pareils, vous êtes reçu maître sonneur de première classe, sans ex- ception d'une seule voix.

Allons! répondit Joseph, qui resta comme indifférent à cette belle victoire et à l'approbation qui y fut donnée par tous les assistants, puisque la chose a tourné ainsi, je l'accepte, encore que, n'y comptant point, je n'y tinsse guère.

La hauteur de Joseph ne fut approuvée de personne, et le père Carnat se dépêcha de dire, d'un air je trouvai beau- coup de malice déguisée : Il paraîtrait, Joseph, que vous, souhaitez vous en tenir à l'honneur et au titre, et que votre intention n'est pas de prendre rang parmi les ménétriers du pays?

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Je n'en sais rien encore, répondit Joseph, par bravade assurément, et pour ne pas contenter trop vite ses juges : j'y donnerai réflexion.

Je crois, dit le jeune Carnat à son père, que toutes ses réflexions sont faites, et quMl n*aura pas le courage d'aller plus avant.

Le courage? dit vivement Joseph : et quel courage faut- il, s'il vous plaît?

Alors le doyen des sonneurs, qui était le vieux Pâillou, de Verneuil, dit à Joseph :

—• Vous n'êtes pas sans savoir, jeune homme, qu'il ne s'agit pas seulement de sonner d'un instrument pour être reçu en notre compagnie, mais qu'il y a un catéchisme de musique qu'il faut connaître et sur lequel vous serez ques- tionné, si toutefois vous vous sentez l'instruction et la har- diesse pour y répondre. Il y a encore des engagements à prendre. Si vous n'y répugnez point, il faut vous décider avant une heure et que la chose soit terminée demain matin.

Je vous entends, dit Joseph ; il y a les secrets du mé- tier , les conditions et les épreuves. Ce sont do grandes sot- tises, autant que je peux croire, et la musique n'y entre pour rien, car je vous défierais bien de'répondre, sur ce point, à aucune question que je pourrais vous faire. Par ainsi, celles que vous me prétendez adresser ne rouleront pas sur un sujei auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles d'un étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes.

Si vous le prenez ainsi, dit Rcnet, le sonneur de iMers, nous voulons bien vous laisser croire que vous êtes un grand savant et que nous sommes des ânes. Soit I Gardez vos se- crets, nous garderons les nôtres. Nous ne sommes point pressés de les dire à qui en fait mépris. Mais alors, souvenez- vous d'une chose : voilà votre brevet de maître sonneur, qui vous est délivré par nous, et rien ne manque, de l'avis de ces sonneurs bourbonnais, vos amis, qui font re-' digé et signé avec nous tous. Vous êtes libre d'aller exercer vos talents ils feront besoin et vous pourrez ; mais il

»

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TOUS est défendu d'y essayer dans retendue des paroisses que nous exploitons^ et qui sont au nombre de cent cin- quante, selon la distribution qui en a été faite entre nous, et dont la liste vous sera donnée. Et si vous y contrevenez, nous sommes obligés de vous avertir que vous n'y serez souffert de gré ni de force, et que la chose sera toute à vos risques et périls. Ici la Mariton prit la parole.

Vous n'avez pas besoin de lui faire des menaces, dit- elle, et pouvez le laisser à son humeur, qui est de cornemuser sans y chercher de profit. Il n*a pas besoin de ça,^ Dieu merci, et n'a pas, d'ailleurs, la poitrine assez forte pour faire état de ménétrier. Allons, Joseph, remercie-les de l'honneur qu'ils te donnent et ne les chagrine point dans leurs intérêts. Que ce soit une convention vilement réglée, et voilà mon homme qui en fera les frais, avec un bon quar- tant de vin d'Issoudun ou de Sancerre, au choix de la com- pagnie.

À la bonne heure, répondit le vieux Garnal. Nous vou- lons bien que la chose en reste là. Ce sera le mieux pour voire garçon, car il ne faut être ni sot ni poltron pour se frotter aux épreuves, et m'est, avis que le pauvre enfant n'est point taillé pour y passer.

C'est ce que nous verrons ! dit Joseph, se laissant prendre au piège, malgré les avertissements que lui donnait tout bas le grand bûcheux. Je réclame les épreuves, et comme vous n'avez pas le droit de me les refuser, après m'avoir délivré le brevet, je prétends être ménétrier si bon me semble, ou, tout au moins, vous prouver que je n'en serai empêché par aucun de vous.

Accordé I dit le doyen, laissant voir, ainsi que Carnat et plusieurs autres, la méchante joie qu'ils y prenaient.. Nous allons nous préparer à la fête de votre réception, l'ami Joseph ; mais songejz qu'il n'y a point à en revenir, à pré- sent, et que vous serez tenu pour une poule mouillée et pour un vantard si vous changez d'avis.

Marchez, marchez ! dit Joseph. Je vous attends de pied ferme. ,

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C'est nous, lui dit Carnat près de roreille,qui vous at- tendrons au coup de minuit.

Où? dit encore Joseph avec beaucoup d'assurance.

A la porte du cimetière, répondit tout bas le doyen ; et, sans vouloir accepter le vin de Benoît ni entendre les rai- sons de sa femme, ils s'en allèrent tous ensemble, promet- tant malheur à qui les suivrait ou les espionnerait dans leurs mystères.

Le grand bûcheux et Huriel les suivirent saûsdireunraot de plus à Joseph, d'où je vis que, s'ils étaient contraires au mal qui lui était souhaité par les autres sonneurs, ils n'en regardaient pas moins comme un devoir sérieux de ne lui donner aucun avertissement et de ne trahir en rien le se- cret de la corporation.

Malgré les menaces qui avaient été faites, je ne me gênai point pour les suivre, à distance, sans autre précaution que celle de m'en aller par le môme chemin, les mains dans les poches et sifflant, comme qui n'aurait eu aucun souci de leurs affaires. Je savais bien qu'ils ne me laisseraient point assez approcher pour entendre leurs manigances ; mais je voulais voir de quel côté ils prétendaient s'embusquer, aûn de chercher le moyen d'en approcher plus tard sans être observé.

Dans cette idée, j'avais fait signe à Léonard de garder les autres au cabaret, jusqu'à ce que je revinsse les avertir ; mais ma poursuite ne fut pas longue. L'auberge était dans la rue qui descend à la rivière et qui est aujourd'hui roule postale sur Issoudun. Dans ce temps-là, c'était un petit casse-cou étroit et mal pavé, bordé de vieilles maisons à pi- gnons pointus et à croisillons de pierre. La dernière de ces maisons a été démolie l'an passé. De la rivière, qui arrosait le mur en contre-bas de l'auberge du Bœuf couronné, on montait, raide comme pique, à la place, qui était, comme aujourd'hui, cette longue chaussée raboteuse plantée d'ar- bres, bordée à gauche par des maisons fort anciennes, à droite par le grand fossé, alors rempli d'eau, et la grande muraille alors bien entière du château. Au bout, l'église

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finit la place, et deux ruelles descendent Tune à la curr, Tautre le long du cimetière. C'est par celle-là que tournèrent les cornemuseux. Ils avaient environ une bonne portée dn fusil en avance sur moi, c'est-à-dire le temps de suivre la ruelle qui longe le cimetière, et de dél)oucher dans la cam- pagne, par la poterne de la tour des Anglais, à moins qu'ils ne fissent choix de s'arrêter en ce lieu, ce qui n'était guère commode, car le sentier, serré à droite par le fossé du châ- teau, et de l'autre côté par le talus du cimetière, ne pouvait laisser passer qu'une personne à la fois.

Quand je jugeai qu'ils devaient avoir gagné la poterne, je tournai l'angle du château par une arcade qui, dans ce temps-là, donnait passage aux piétons sous une galerie servant aux seigneurs pour se rendre à l'église parois- siale.

Je me trouvai seul dans cette ruelle, où, passé soleil cou- ché, aucun chrétien ne se risquait jamais, tant pour ce qu'elle côtoyait le cimetière, que parce que le flanc nord du château était mal renommé. On parlait de je ne sais com- bien de personnes noyées dans le fossé du temps de la guerre -des Anglais, et mômement on jurait d'y avoir ei;- tendu siffler la cocadriile dans les temps d'épidémie.

Vous savez que la cocadriile est une manière de lézard qui paraît tantôt réduit pas plus gros que le petit doigt, tan- tôt gonflé, par le corps, à la taille d'un bœuf et long de cinq à six aunes. Cette bête, que je n'ai jamais vue, et dont je ne vous garantis point l'existence, est réputée vomip un venin qui empoisonne l'air et amène la peste.

Encore que je n'y crusse pas beaucoup, je ne m'amusai point dans ce passage, le grand mur du château et les gros arbres du cimetière ne laissaient guère percer la clarté du ciel. Je marchai vite, sans trop regarder à droite ni à gauche, et sortis par la poterne des Anglais, dont il ne reste pas aijgourd'hui pierre sur pierre.

Mais là, malgré que la nuit fût belle et la lune levée, je ne vis, ni auprès ni au loin , trace des dix-huit personnes que je suivais. Je questionnai tous les alentours, j'avisai

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jusque dans la maison du père Bégneux, qui était la seule habitation ils auraient pu entrer. On y donnait bien tran- quillement, et, soit dans les sentiers, soit dans le découvert, il n'y avait ni bruit, ni trace, ni aucune apparence de per- sonne vivante.

J'augurai donc que la sonnerie mécréante était entrée dans le cimetière pour y faire quelque mauvaise conjuration, et, sans en avoir nuHe envie , mais résolu à tout risquer pour les parents de Thérence, je repassai la poterne et rentrai dans la maudite rouette aux Anglais, marchant doux, me serrant au talus dont je rasais quasiment les tombes, et ou- vrant mes oreilles au moindre bruit que je pourrais sur- prendre.

J'entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les couleuvres siffler dans l'eau noire du fossé ; mais ce fut tout. Les morts dormaient dans la terre aussi tranquilles que des vivants dans leurs lits. Je pris courage pour grimper le talusrét donner un coup d'oeil dans le champ du repos. J'y vis tout en ordre, et de mes sonneurs, pas plus de nou- velles que s'ils n'y fussent jamais passés.

Je fis le tour du château. H était bien fermé, et comme il était environ les dix heures, maîtres et serviteurs y dormaient comme des pierres.

Alors je retournai au Bœuf couronné^ ne pouvant m'ima- giner ce qu'étaient devenus les sonneurs, mais voulant faire cacher mes camarades dans la ruelle aux Anglais, puisque, de là, nous verrions bien ce qui arriverait à Joseph, à l'heure du rendez-vous donné à la porte du cimetière.

Je les trouvai sur le pont, délibérant de s'en retourner chez eux, et disant qu'ils ne voyaient plus aucun danger pour les Huriel, puisqu'ils s'étaient si bien entendus avec les autres dans le conseil de maîtrise. Pour ce qui regardait Joseph tout seul, ils ne s'en souciaient point et voulurent me détourner d'y prendre part. Je leur remontrai qu'à mon sens c'était dans les épreuves qui allaient se faire que le danger commençait pour tous les trois, puisque la mau- vaise intention des sonneurs avait été bien visible, et que les

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Huriel allaient y secourir Joseph, selon leurs prévisions de la matinée.

Êtes-Yous donc déjà dégoûtés de l'entreprise? leur dis- je. Est-ce parce que nous ne sommes que huit contre seize ^ el ne vous sentez-vous point chacun du cœur pour deux?

Comment comptez-vous? me dit Léonard. Croyez- vous que le grand bûcheux et son fils se mettent avec nous^ con tre leurs con frères ?

Je comptais mal, lui répondis-je, ciir'nous sommes neuf. Jose{th ne se laissera point manger la laine sur le dos^ si on lui chauffe trop les oreilles, et puisque les deux Huriel ont pris des armes, il me paraît biçn certain que c'est pour le défendre, s*ils ne peuvent se faire écouter.

Il ne s'agit pas de ça, reprit Léonard ; nous ne serions que nous six, et ils seraient vingt contre nous, que nous irions encore sans les compter ; mais il y a autre chose qui. nous plaît moins que la bataille. On vient d'en causer au cabaret, chacun a raconté son histoire ; le moine a blâmé ces pratiques-là comme impies et abominables; la Mariton a pris une peur qui a gagné tous les assistants, et, encore- que Joseph ail ri de tout cela, nous ne pouvons pas être cer- tains qu'il n'y ait quelque chose de vrai au fond. On a parlé d'aspirants cloués dans une bière, do brasiers on les faisait choir, et de croix de fer rouge qu'on leur faisait em- brasser. Ces choses-là me paraissent trop fortes à croire ;, mais si j'étais sûr que ce fût tout, je saurais bien donner une bonne correction aux gens assez mauvais pour y con- traindre un pauvre prochain. Malheureusement...

Allons, allons, luidis-je, je vois que vous vous êtes laissé- épeurer. Qu'est-ce qu'il y a encore? Dites le tout, afin qu'on s'en moque ou qu'on s'en gare.

^- Il y a, dit un des garçons, voyant que Léonard avait honte de tout confesser, que nous n'avons jamais vu la per- sonne du diable, et qu'aucun de nous ne souhaite faire connaissance.

Ohl ohl leur dis<*je, voyant que tous étaient soulagés* par cet aveu et allaient dire comme lui, c'est donc du propre-

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Luqjfer qu'il retourne ? Eh bien, à la bonne heurel Je suis trop bon chrétien pour le redouter; je donne mon âme à Dieu, et je vous réponds de prendre aux crins, è moi tout seul, Tennemi du genre humain, aussi résolument que je pren- drais un bouc à la barbe. Il y a assez longtemps qu'il porte dommage à ceux qui le craignent : m'est avis qu'un bon gars qui l'écornerait lui ôlerait la moitié de sa malice, et ça serait toujours autant de gagné.

Ma foi, dit Léonard, honteux de sa crainte, si tu te prends comme ça, je n'y reculerai pas, et si tu lui casses les cornes, je veux , à tout le moins, tenter de lui arracher la queue. On dit qu'elle est bonne, et nous verrons bien si elle est d'or ou de chanvre.

Il n'y a si bon remède contre la peur que la plaisanterie, et je je ne vous cache pas qu'en mettant la chose sur ce ton-là, je n'étais point du tout curieux de me mesurer avec Georgeon^ comme chez nous on l'appelle. Je ne me sentais peut-être pas plus rassuré que les autres ; mais, pour Thérence, je me serais jeté ^ en la propre gueule du diable. Je l'avais promis ; le bon Dieu lui-même ne m'eût point détourné de mon des- sein.

Mais c'est mal parler. Le bon Dieu, tout au contraire, me donnait force et confiance, et, tant plus je me sentis an- goissé dans cette nuit-là, tant plus je pensai à lui, et re- quis son aide.

Quand les autres camarades nous virent décidés, Léonard et moi, ils nous suivirent. Pour rendre la chose plus sûre, je retournai au cabaret, comptant y trouver d'autres artiis qui, sans savoir de quoi il s'agissait, nous suivraient comme eu partie de plaisir, et nous soutiendraient à l'occasion ; mais l'heure était avancée, et il n'y avait plus au B(Buf cou- ronné que Benoît qui soupait avec le carme , la Mariton qui faisait des prières, et Joseph qui s'était jeté sur un lit et dormait, je dois le dire, avec une tranquillité qui nous flt honte de nos hésitations.

Je n'ai qi^June espérance, nous dit la Mariton en se relevant de sa prière, c'est qu'il laissera passer l'heure et ne se réveillera que demain matin.

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Voilà les femmes! répondit Benoît en riant; elles croient qu il fait bon vivre au prix de la honte. Mais moi, j*ai donné à son garçon parole de le réveiller avant minuit, et je n'y manquerai point.

Ah ! vous ne l'aimez pas ! s^écria la mère. Nous ver- rons si vous pousserez notre Chariot dans le danger, quand son tour viendra.

Vous ne savez ce que vous dites, ma femme, répondit Taubergiste. Allez dormir avec mon garçon ; moi, je vous réponds de ne pas trop laisser dormir le vôtre. Je ne veux point qu'il me reproche de l'avoir déshonoré.

•— Et d'ailleurs, dit le carme, quel danger voulez-vous donc voir dans les sottises qu'ils vont faire? Je vous dis que vous rêvez, ma bonne femme. Le diable ne mange per- sonne; Dieu ne le souffrirait point, et vous n'avez pas si mal élevé votre fils, que vous craigniez qu'il se veuille damner pour la musique? Je vous répète que les vilaines pratiques des sonneurs ne sont, après tout, que de l'eau claire, des badinages impies, dont les gens d'esprit savent fort bien se défendre, et il suffira à Joseph de se moquer des démons dont on lui va parler pour les mettre tous en fuite. Il ne faut pas d'autre exorcisme, et je vous réponds que je ne voudrais pas perdre une goutte d'eau bénite avec le diable qu'on lui montrera cette nuit.

Les paroles du carme mirent le cœur au ventre de mts camarades.

^- Si c'est une farce, me dirent-ils, nous tomberons des- sus et battrons en grange sur le mauvais esprit; mais no ferons-nous point part à Benoît de notre dessein ? Il nous aiderait peut-être?

A vous dire vrai, répondis-je, je n'en sais rien. II passe pour un très-brave homme ; mais on ne tient jamais le fin mot des ménages, surtout quand il y a des enfants d'un premier lit. Les beaux-pères ne les voient pas toujours d'un bon œil, et Joseph n'a pas été bien aimable, ce soir, avec le sien. Partons sans rien dire, ce sera le mieux, (*t rheure n'est pas loin il faut que nous soyons prêts.

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aSâ LES MAITRES SONNEURS

Prenant alors le chemin de Téglise, sans bruit et passant un à un, nous allâtiies nous poster dans la rouetleaux Anglais. La lune était si ttasse, que nous pouvions, en nous couchant le long du talus, n*être pas vus, quand môme on eût passé tout près de nous. Mes. camarades, étant étrangers au pays, n'avaient point pour cet endroit les répugnances que j*avais senties d*abord, et je pus les y laisser pour jm'avanccîr et noie cacher dans le cimetière, assez près Me la porte pour voir ce qui entrerait, et assez près d'eux aussi pour les préve- nir au besoin.

TrèDtieiue veillée.

J'attendis assez longtemps, d'autant plus que les heures ne paraissent jamais courtes dans la triste compagnie des trépassés. Enfin minuit sonna à l'église , et je vis la tête d'un homme dépasser en dehors le petit mur du cime- tière, tout auprès de la porte. Un bon quart d'heure se traîna encore sans que je visse ou entendisse autre chose que cet homme, ennuyé d'attendre, qui se mit à siffler un air bour- bonnais, à quoi je reconnus que c'était Joseph, qui trom- pait sans doute l'espérance de ses ennemis en ne ressen- tant aucune frayeur du voisinage des morts.

Enfin, un autre homme, qui était collé contre la porte, en dedans, et que je n'avais pu voira cause d'un gros buis qui me le masquait, passa vivement sa tête par- dessus le petit mur comme pour surprendre Joseph, qui ne bougea point et qui lui dit en riant : Eh bien, père Carnat, vous êtes en retard, et, pour un peu, je me serais endormi à vous attendre. M'ouvrîrez-vous la porte, ou dois-je entrer dans lejardin-aux orties, par la brèche?

Non, dit le vieux Carnat. Cela fâcherait le curé, et il ne faut point braver ouvertement les gens d'église. Je vais à toi.

Il enjamba par-dessus le mur, et dit à Joseph qu'il se fal- lait laisser couvrir la tête et les bras d'un sac irès-épais, et marcher sans résistance.

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•^ Faites, dit Joseph, d'un ton de moquerie et quasi de mépris.

Je les suivis de l'œil par-dessus le mur et je les vis ren- trer dans la rouette aux Anglais. Je coupai droit jusqu'au talus étaient cachés mes jeunes gens; mais je n'en trou- vai plus que quatre. Le plus jeune avait déguerpi tout dou- cement sans rien dire, et je n'étais pas sans crnirfte que les autres n'en fissent autant, car ils avaient trouvé le temps long, et ils me dirent avoir entendu, en ce lieu, des bruits singuliers qui leur semblaient venir de dessous terre.

Nous vîmes bientôt arriver Joseph, marchantsans y voir, et conduit par Carnat. Us venaient sur nous, mais quittèrent le sentier à une vingtaine de pas. Carnat fit descendre Jo- seph jusqu'au bord du fossé, et nous pensâmes qu'il fy vou- lait faire noyer. Aussi étions-nous d^à sur nos jambes et prêts à empêcher cette traîtrise, lorsque nous vîmes que tous deux entraient dans Teau, qui n'était point creuse en cet endroit, et gagnaient une arcade basse, au pi^d de la grande muraille du château, qui baignait dans le fossé. Ils y entrèrent, et ceci m'expliqua par les autres avaient disparu quand je les avais si bien cherchés.

Il s'agissait de faire comme eux, et ça ne me paraissait guère malaisé ; mais j'eus bien de la peine à y décider mes compagnons. Ils avaient ouï dire que les souterrains du châ- teau s'étendaient sous la campagne jusqu'à Déols, qui est à environ neuf lieues, et qu'une personne qui n'en connaîtrait pas les détours ne s'y pourrait jamais retrouver.

Je fus obligé de leur dire que je les connaissais très-bien, encore que je n'y eusse jamais mis le pied, et que je n'eusse aucune idée si c'était des celliers pour le vin, ou^une ville sous terre, comme aucuns le prétendaient.

Je marchais le premier, sans, voir seulement je posais mes pieds, tâtant les murs qui faisaient un passage très- étroit et il ne fallait guère lever la tête pour rencontrer la voûte.

Nous avancions comme cela depuis un bon moment, quand il se fit, au-dessous do nous, un vacarme comme si c'était

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sa* LES MAITRES SONNEURS

quarante tonnerres roulant dans les cavernes du diable. Cela était si singulier et si épouvantable, que je m'arrôtai pour lâcher d'y comprendre quelque chose, et puis j'avançai vile- ment, ne voulant pas me laisser refroidir par Timagination do quelque diablerie, et disant à mes camarades de me sui- vre ; mais le bruit était trop fort pour qu'ils m'entendissent f)arler, et moi, pensant qu'ils étaient sur mes talons, j'a- vançai encore plus, jusqu'à ce que, n'entendant plus rien, et me retournant pour leur demander s'ils étaient là, je n'en reçus aucune réponse.

Gomme je ne voulais point parler haut, je fis quatre ou cinq pas en retour de ceux que j'avais faits en avant. J'al- longeai les mains, j'appelai avec précaution ; adieu la com- pagnie, ils m'^ûvaient laissé tout seul.

Je pensai que n'étant pas bien loin de l'entrée, je les rat- traperais dedans ou dehors; je marchai donc plus vite et avec plus d'assurance, et repassai l'arcade par j'étais en- tré, ^our regarder et chercher tout le long de la rouelle aux Anglais; mais il était arrivé de mes camarades comme des sonneurs, il semblait que la terre les eût dévorés.

J'eus comme un moment de malefièvre en songeant qu'il me fallait tout abandonner, ou rentrer dans ces maudites cavernes et m'y trouver tout seul aux prises avec les embû- ches et les frayeurs qui y attendaient Joseph. Mais je me de- mandai si, dans le cas il ne s'agirait que de lui, je me retirerais tranquillement de son danger. Mon âme de chré- tien m'ayant répondu que non, je demandai à mon cœur si l'amour de Thérence n'était pas aussi solide en lui que l'amour du prochain dans ma conscience, et la réponse que j'en reçus me fît repasser Tarcade noire et vaseuse bien résolument et courir dans le souterrain, non pas aussi gai,, mais aussi prompt que si c'eût été à ma propre noce.

Comme je tâtais toujours en marchant, je trouvai, sur ma droite, rentrance d'une autre galerie que je n'avais point sentie la première fois en tâtant sur ma gauche, et je me dis que mes camarades, en se retirant, avaient la ren-

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contrer et s'y engager, croyant aller à la sortie. Je m'y en- gageai pareillement, car rien ne me disait que mon prcmi(T chemin fût celui qui me rapprochait des sonneurs.

Je n'y retrouvai point mes camarades, mais quant aux sonneurs, je n'eus pas fait vingt-cinq pas que j'entendis leur vacarme de beaucoup plus près que je n'avais fait la pre- mière fois, et bientôt une clarté trouble me fit voir que j<; débouchais dans un grand caveau rond qui avait trois ou quatre sorties noires comme la gueule de l'enfer. ^ Je m'étonnai voir clair ou peu s'en faut dans un en- droit voûté ne se trouvait aucun luminaire, et, me bais- sant^ je reconnus que cette lueur venait du dessous et perçait le sol je marchais. J'observai aussi que ce /sol se renflait en voûte sous mes pieds, et, craignant qu'il n^fût point so- lide, je jne m'aventurai point au mitant, mais, suivant lo mur, je m'avisai de plusieurs crevasses où, en me couchant par terre, je collai ma vue bien commodément et vis tout ce qui se passait dans un autre caveau rond, placé juste au- dessous de celui j'étais.

C'était, comme j'ai su après, un ancien cachot, attenant à celui de la grande oubliette dont la bouche se voyait encore, il n'y a pas trente ans, dans les salles hautes du château. Je m'en doutai bien, à voir les débris d'ossements qu'on y avait dressés en manière d'épouvantail, avec des cierges de résine plantés dans des crânes au fond de l'enceinte. Joseph était \h tout seul, les yeux débandés, les bras croisés, aussi tranquiKe que je l'étais peu, et paraissant écouter avec mépris le tinta- marre des dix-huit musettes qui braillaient toutes ensemble, prolongeant la même note en manière de rugissement. Coite musique d'enragés venait de quelque cave voisine, les sonneurs se tenaient cachés, et où, sans doute, ils savaient qu'un écho singulier trentuplait la ré^nnance; moi, qui n'en savais rien et qui ne m'en avisai que par réflexion , je pensai d'abord qu'il y avait tous les cornemuseux du Berry, de l'Auvergne et du Bourbonnais rassemblés.

Quand ils se furent soûlés de faûre ronfler leurs instru- ments, ils se mirent à pousser des cris et des miaulements qui, répétés par ces échos, paraissaient être ceux d'une

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^G LES MAITRES SONNEURS

grande foule mêlée (f animaux furieux de toute espèce; mais à tout cela, Joseph, qui était véritablement un homme comme j'en ai peu vu dans les paysans de chez nous, se contentait de lever les épaules et de bâiller, comme ennuyé d'un jeu d'im béciles.

Son courage passait en moi , et je commençais à vouloir rire de la comédie, quand un petit bruit me fit tourner la léte, et je vis, juste derrière moi, à l'entrée de la galerie par j'étais venu, une figure qui me glaça les sens.

C'était comme un seigneur de§ temps passés, portant une cuirasse de fer, une pique bien affilée et des habits de cuir d*une mode qu'on ne voit plus. Mais le plus affreux de sa personne était sa figure, qui offrait la véritable ressemblance d'une tête de mort.

Je me remis un peu, me disant que c'était un 'déguise- ment pris par un de la bande pour éprouver Joseph; mais, en y pensant mieux, je vis que le danger était pour moi, puisque daas ce cas, me trouvant aux écoutes, il allait me faire un mauvais parti.

Mais, encore qu'il pût me vQir comme je le voyais, il ne bougea point et resta planté à la manière d'un fantôme, moitié dans l'ombre, moitié dans la clarté qui venait d'en bas; et comme celte clarté allait et venait selon qu'on l'agi- tait, il y avait des moments où, ne le distinguant plus, je croyais l'avoir eu seulement dans ma tète; mais tout d'un coup, il reparaissait clairement, sauf ses jambes qui res- taient toujours dans l'obscur, derrière une espèce de mar- che, de telle sorte que je m'imaginais le voir flotter comme une figure de nuages^

Je ne sais combien de minutes je passai à me tourmenter de cette vision , ne^pensant plus du tout à épier Joseph , et craignant de devenir fou pour avoir tenté plus qu'il n'était en moi d'affronter. Je me souvenais d'avoir vu, dans les salles du château, une vieille peinture qu'on disait être le portrait d'un ancien guerrier bien mal commode, que le sei- «rneur du lieu, lequel était son propre frère, avait fait jeter en l'oubliette. Le revôtissement de fer et de cuir que j'avais

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LES iIaITRES sonneurs 32T

devant moi/sur une figure de mc/ti desséchée, était si res- semblant à celui de l'image peinte, que l'idée me venait bien naturellement d'une âme en colère et en peine, qui venait épier la profanation de son sépulcre, et qui, peut- être bien, en- marquerait son déplaisir d'une manière ou do l'autre.

Ce qui me rendit mon calcul assez raisonnable, c'est que cette âme ne me disait rien et ne s'oC/Cupait point de moi, connaissant peut-être que je n'étais point à mauvaises intentions contre sa pauvre carcasse.

Un bruit différent des autres arracha pourtant mes yeux du cVarme qui les retenait, je regardai dans le caveau était Joseph, et j'y vis une autre chose bien laide et bien étrange.

Joseph était toujours debout et assuré, en face d'un êlr(> abominable, tout habillé de peau de chien, portant des cor- nes dans une tête chevelue, avec une figure rouge, des griffes, une queue, et faisant toutes les sauteries et grima- ces d'un possédé. C'était fort vilain à voir, et cependant jo n'en fus pas longtemps la dupe, car il avait beau changer sa voix, il me semblait reconnaître celle de Doré-Fratin, le comemuseux de Pouligny, un des hommes les plus forts et les plus batailleurs de nos alentours.

Tu as beau répondre, disait-il à Joseph, que tu le ris àe moi et que tu n'as aucune peur do l'enfer, je suis le roi des musiqueux et, sans ma permission, tu n'exerceras point que tu ne m'aies vendu ton âme.

Joseph lui répondit : Qu'est-ce qu'un diable aussi sot que vous ferait de l'âme d'un musicien? Il ne s'en pourrait point servir.

Fais attention à tes paroles, dit l'autre. Ne sais-tu point qu'il faut ici se donner au diable, ou être plus fort que lui?

Oui, oui, répliqua Joseph. Je sais la sentence : il faut tuer le diable, ou que le diable vous tue.

Sur ce mot-là, je vis Huriel et son père sortir d'une voûte de côté et s'approcher du diable comme pour lui par-

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3^ .LES MAITRES SONNEURS

lerj mais ils furent retenus par les autres sonneurs qui se montrèrent autour de lui; et Carnat le père, s*adressant à Joseph :

On voit, lui dit- il, que tu ne redoutes pas les sorti- lèges et on l'en tiendra quitte , si tu te veux conformer à l'usage, qui est de battre le diable, en marque de refus que tu fais chrétiennement de te soumettre à lui.

Si le diable veut être bien étrillé , répliqua Joseph , donnez-m'en la permission vilement, et il verra si sa peau est plus dure que la mienne. Quelles sont les armes?

Aucune autre que les poings, répondit Carnat.

C*est en franc jeu, j'espère? dit le grand bûcheux. Joseph ne prit pas le temps de s'en assurer, et encolèré

du jeu qu'on faisait de lui, il sauta sur le diable, lui arracha sa coiffure et le prit au corps si résolument qu'il le jeta par terre et tomba dessus.

Mais il se releva aussitôt, et il me sembla qu'il poussait un cri de surprise et de souffrance; mais toutes les muset- tes se mirent à jouer, sauf celles d'Huriel et de son père, lesquels faisaient semblant, et regardaient le combat d'un air de doute et d'inquiétude.

Cependant Joseph roulait le diable et paraissait le plus fort; mais je trouvais en lui une rage qui ne me paraissait point naturelle et qui me faisait craindre que, par trop de violence, il ne se mît dans son tort. Les sonneurs sem- blaient l'y aider, car, au lieu de secourir leur camarade, trois fois renversé, ils tournaient autour de la lutte, son- nant toujours et frappant des pieds pour l'exciter à tenir bon.

Tout d'un coup, le grand bûcheux sépara les combat- tants en allongeant un coup de bâton sur les pattes du dia- ble, et menaçant de faire mieux la seconde fois, si on ne l'écoulait parler. Huriel accourut à son côté, le bâton levé aussi, et tous les autres s'arrêtant de tourner et de sonner, il se fit un repos et un silence.

Je vis alors que Joseph, vaincu par la douleur, essuyait ses mains déchirées et sa figure couverte de sang, et que si

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LES MAITRES SONNEURS 329

Huriel ne Veùi retenu dans ses bras, il serait tomt)é sans connaissance 9 (andis que Doré-Fratin jetait son attirail, soufflait'de chaud, et n'essuyait en ricanant que la sueur d'un peu de fatigue.

- Qu'est-ce à dire? s'écria Camat, venant d'un air de menace contre le grand bûcheux. Êtes-vous un faux frère? De quel droit mettez-vous empêchement aux épreuves?

J'y mets empêchement à mes risques et à votre honte, répliqua le grand bûcheux. Je ne suis pas un faux frère, et vous êtes de méchants maîtres, aussi traîtres que dénatu- rés. Je m'en doutais bien, que vous nous trompiez, pour faire souffrir et peut-être blesser dangereusement ce jeune homme ! Vous le haïssez, parce que vous sentez qu'il vous serait préféré, et que il se ferait entendre, on ne vou- drait plus vous écouter. Vous n'avez pas osé lui refuser la maîtrise, parce que tout le monde vous l'eût reproché comme une injustice trop criante; mais, pour le dégoûter de pra- tiquer dans les paroisses dont vous avez fait usurpation, vous lui rendez les épreuves si dures et si dangereuses qu'aucun de vous ne les aurait supportées si longtemps.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit le vieux deyen, Pailloux de Verneuil, et les reproches que vous nous faites ici en présence d'un aspirant sont d'une insolence sans pareille. Nous ne savons pas comment on pratique la réception dans vos pays, mais ici, nous sommes dans nos coutumes et ne souffrirons pas qu'on les blâme.

Je les blâmerai, moi, dit Huriel, qui étanchait toujours le sang de Joseph avec son mouchoir, et, l'ayant assis sur son genou, l'aidait à revenir. Ne pouvant et ne voulant vous faire connaître hors d'ici, à cause du serment qui me fait votre confrère, je vous dirai, au moins., en face, que vous êtes des bourreaux. Dans nos pays, on se bat avec le diable par pur amusement et en ayant soin de ne se faire aucun mal. Ici, vous choisissez le plus fort d'entre vous et vous lui laissez des ai'mes cachées dont il cherche à crever les yeux et percer les veines. Voyez! ce jeune homme est abîmé, et, dans la colère l'avait mis votre méchanceté,

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330 LES MAITRES. SONNEURS

il s*y serait fait tuer, si nous ne l'eussions arrêté. Qu'en aurioz-vous fait alors? Vous l'eussiez donc jeté en celte ca- verne d'oubli, ont péri tant d'autres pauvres malheu- reux dont les ossements devraient se redresser pour vous reprocher d'être aussi méchants que vos anciens jsei- gtjeurs?

Cette parole d'Huriei me rappela l'apparition que j'avais oubliée, et je me retournai pour voir si son invocation l'at- tirerait à lui. Je ne la vis plus, et pensai à trouver le chemin du caveau d'en bas, où, d'un moment à l'autre, je sentais bien devoir être utile à mes amis.

Je trouvai tout de suite l'escalier et le descendis, jusqu'à l'entrée, je ne songeai même pas à me tenir caché, tant il y avait de dispute et de confusion, qui ne permettaient pas de faire attention à moi.

Le grand bûcheux avait ramassé la casaque de peau de . bête , et montrait comme quoi elle était garnie de pointes , comme une carde à étriller les bœufs, et les mitaines que ce faux diable portait encore avaient, à la panme des mains, de bons clous bien assujettis, la pointe en dehors. Les autres étaient furieux de se voir blâmer devant Joseph.— Voilà bien du bruit pour des égfatignures, disait Carnal. N'est»ii point dans l'ordre que le diable ait des ongles 1 et cet in- nocent, qui l'a attaqué sans prudence , ne savait-il point qu'on ne joue pas avec lui sans s'y faire échafFrer un peu le museau? Allons, allons, ne le plaignez point tant, ce n'est rien ; et puisqu'il en a assez, qu'il se retire et confesse qu'il n'est point de force à se divertir avec nous ; partant, qu'il ne saurait être de notre compagnie en aucune manière,

J'en serai ! dit Joseph , qui , en s'arrachant des bras d'Hurit'l , montra qu'il avait la poitrine ensanglantée et sa chemise déchirée . J'en serai malgré vous I J'entends que la bataille recommence, et il faudra que Tun de nous reste ici.

Et moi , je m'y oppose , dit le grand bûcheux , et j'or* donne que ce jeune homme soit déclaré vainqueur, ou bien je jure d'amener dans ce pays une bande de sonneurs, qui

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LES MAITRE^ SONNEURS 33t

feront connaître la manière de se comporter, et y rétabli- ront la justice.

Vous? dit Fratin, en tirant une manière d'épieu de sa ceinture. Vous pourrez ïe faire, mais non pas sans por- ter de nos marques, à seules fins qu*on puisse donner foi à vos rapports.

Le grand bûcheux et Huriel se mirent en défense. Joseph se jeta sar Fratin pour lui arracher son épieu, et je ne fis qu'un saut pour les jbindre; maisT, devant qu'on eût pu échan- ger des coups, la figure qui m'avait tant troublé se montra sur le seuil de l'oubliette, étendit sa pique et s'avança d'un pas qui suffit pour donner la frayeur aux malintentionnés. Et, comme on s'arrêtait, morfondu de crainte et d'étonne- ment, on entendit une voix plaintive , qui récitait la prose des morts dans le fond de l'oubliette.

C'en fut assez pour démonter la confrérie, et l'un des sonneurs s'étant écrié: « Les morts 1 les morts qui se lèvent ! » tous prirent la fuite, pêle-mêle , criant et se ppussant, par toutes les issues, sauf celle de l'oubliette, apparaissait une autre figure couverte d'un suaire, toujours psalmodiant de la manière la plus lamentable qui se puisse imaginer. Si bien qu'en une minute, nous nous trouvâmes sans enne- mis, le guerrier ayant jeté son casque et son masque, et nous montrant la figure réjouie de Benoît, tandis que le carme, déroulant son suaire, se tenait les côtes à force de rire.

Que le bon Dieu me pardonne la mascarade! disait-îl; mais je l'ai faîte à bonne intention, et il me semble que ces coquins méritaient qu'on leur donnât une bonne leçon, pour leur apprendre à se moquer du diable, dont ils ont plus de peur que ceux à qui ils le font voir.

J'en étais bien sûr, moi, disait Benoît, qu'en voyant notre comédie, ils trembleraient ^u beau milieu de la leur. Mais alors, avisant le sang et les blessures de Joseph, il s'inquiéta de lui et lui montra tant d'intérêt, que cela, joint au secours qu'il lui apportait, me prouva son amitié pour lui et son bon cœur, dont j'avais douté.

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33i LES MAITRES SONNEURS

Tandis que nous nous assurions que Joseph n'avait pas de mal trop profond , le carme nous racontait comme quoi le sommelier du château lui avait dit avoir coutume de per- mettre aux sonneurs et autres joyeuses confréries de faire leurs cérémonies dans les souterrains. Ceux nous étions se trouvaient assez distants des bâtiments habités par la demoiselle dame de Saint-Chartier, pour qu'elle n'entendît pas le bruit, et, dans tous les cas, elle n'eût fait qu'en rire, car on n'imaginait point qu'il s'y pût mêler de la méchan- ceté ; mais Benoît, qui se doutait de quelque mauvais des- sein, avait demandé au même sommelier un déguisement et les clefs des souterrains, et c'est ainsi qu'il se trouvait si à point pour écarter le danger.

Eh bien, lui dit le grand bûcheux, merci pour votre assistance ; mais je regrette que l'idée vous en soit venue, car ce3 gens sont capables dem'acxîuser de l'avoir réclamée, et, par là, d'avoir trahi les secrets de mon métier. Si vous m'en croyez, nous partirons sans bruit, et leur laisserons croire qu'ils ont vu des fantômes.

D'autant plus, dit Benoît, que leur rancune pourrait me retirer leur consommation , qui n'est pas peu de chose. Pourvu «ïu'ils n'aienl point reconnu Tiennet? Et comment diable, h propos, Tiennejt se trouve-t-il là?

Ne l'avez-vous pas amené ? dit Huriel.

Vraiment non, répondis-je. Je suis venu pour mon compte, à cause de toutes les histoires qu'on faisait sur vos diableries. J'étais curieux de les voir; mais je vous jure qu'ils avaient l'esprit trop égaré et la vue trop trouble pour me reconnaître.

Nous allions partir, quand des bruits de voix écolérées et des tumultes sourds, comme ceux d'une querelle, se firent entendre.

Oui-dà ! dit le carme, qu'y a-t-il encore? Je arois qu'ils n^viennent et que nous n'en avons pas fini avec eux. Et vite! reprenons nos déguisements I

Laissez faire, dit Benoît, prêtant l'oreille ; je vois ce que c'est, j'ai rencontré, en venant ici par les caves du château,

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LES MAITRES SONNEUBS 333

quatre OU cinq gaillards dont un m*est connu. C'esl Léo- nard, votre ouvrier bourbonnais, père Bastien. Ces jeunes gpns venaient aussi par curiosité sans doute; mais ils s'é- laient égarés dans les caveaux et n'étaient pas bien rassurés. Je leur ai donné ma lanterne en leur disant de m'allendre. Ils auront été rencontrés par les sonneurs en déroule, et ils s'amusent à leur donner la chasse.

La chasse pourrait bien ôlre pour eux, dit Huriel, s'ils ne sont pas en nombre. Allons-y voir!

Nous nous y disposions, quand les pas et le bruit se rap- prochant, nous vîmes rentrer Carnat, Doré-Fratin et une hande de huit autres qui , ayant, en effet, échangé quelques bonnes tapes avec mes camarades, étaient revenus de leur poltronnerie et comprenaient qu ils avaient affaire à de bons vivants. Ils se retournèrent contre nous, accablant les Hu- riel de reproches pour les avoir trahis et fait tomber dans une embûche. Le grand bûcheux s'en défendit, et le carme voulut mettre la paix en prenant tout sur son compte ^eten lour reprochant leurs torts ; mais ils se sentaient en force, parce qu'à tout moment il en arrivait d'autres pour les sou- Ipuir, et quïind ils se virent à peu près au complet, ils éle- vèrent le ton et commencèrent à passer des insultes aux menaces et des menaces aux coups. Sentant qu'il n'y avait- pas moyen d'éviter la rencontre, d'autant plus qu'ils avaient bu beaucoup d'eau-de-vie pendant les épreuves et ne sft connaissaient plus guère, nous nous mîmes en défense, serrés les uns contre les autres, et faisant face à l'ennemi (ie tous côtés, comme se tiennent les bœufs quand une bande de loups les attaque au pâturage. Le carme y ayant perdu sa morale et son latin, y perdit aussi sa patience, car,s'em- parant du bourdon d'une musette tombée dans la bagarre, il s'en servit aussi bien qu'homme peut faire pour défendre sa peau.

Par malheur, Joseph était affaibli de la perte de son sang, et Huriel, qui avait toujours dans le cœur la mort de Malzac, craignait plus de faire du mal que d'en recevoir. Tout oc- cupé de proléger son père, qui y allait comme un lion, il se mettait en grand danger. Benoît s'escrimait très-bien pour

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un homme qui sort de maladie; mais, en somme, nous n'étions que six contre quinze ou seize, et, comme le sang commençait à se montrer, la rage venait, et je vis qu'on ouvrait les couteaux. Je n'eus que. le temps de me jeter de- vant le grand bûcheux qui, répugnant encore à tirer Tarme tranchante, était l*objet de la plus grosse rancune. Je reçus un coup dans le bras, que je ne sentis quasiment point, mais qui me gêna pourtant bien pour continuer, et je voyais la partie perdue, quand, par bonheur, mes quatre camara- des, se décidant à venir au bruit, nous apportèrent un ren- fort suffisant, et mirent en fuite, pour la seconde fois, et pour la dernière, nos ennemis épuisés, pris par derrière, et ne sachant point si ce serait le tout.

Je vis que la victoire nous restait, qu'aucun de mes amis n'avait grand mal, et m*apercevant tout d'un coup que j'en avais trop reçu pour un homme tout seul, je tombai comme un sac, et ne connus ni ne sentis plus aucune chose de ce monde.

Trente ei nnlènie veillée.

Quapd je me réveillai, je me vis couché dans un même lit avec Joseph, et il me fallut un peu de peine pour récla- mer mes esprits. Enfin, je connus que j'étais en la propre chambre de Benoît, que le lit était bon, les draps bien blancs, et que j'avais au bras la ligature d'une saignée. Le soleil brillait sur les courtines jaunes, et, sauf une grande faiblesse, je no sentais aucun mal. Je me tournai vers Jo- seph, qui avait bien des marques, mais aucune dont il dût rester dévisagé , et qui me dit en m^embrassant : Eh bien, monTiennet, nous voilà comme autrefois, quand, au re- tour du catéchisme, nous nous rejposions dans un fossé, après nous être battus avec les gars de Verneuil? Comme dans ce temps-là , tu m'as défendu à ton dommage, et, comme dans ce temps-là, je ne sais point t'en remercier comme tu le mérites; mais en tout temps, tu as deviné peut-

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LES MAITRES SONNEURS * 335

être que mon cœur n*est pas si chiche que ma langue. Je Tai loujours pensé, mon camarade, lui répondis-je en Tem-' brassant aussi, et si je t*ai encore une fois secouru, j*en suis content. Cependant, il n*en faut pas prendre trop pour toi. J'avais une autre idée... Je m'arrêtai, ne voulant point cé- der à la faiblesse de mes esprits, qui m*aurait, pour un peu, laissé échapper le nom de Thérence; mais une main blanche tira doucement la courtine, et je vis devant moi la propre image Thérence qui se penchait vers moi, tandis que la !^]ariton, passant dans la ruelle, caressait et questionnait son fils.

Thérence se pencha sur moi, comme je vous dis, et moi, tout saisi, croyant rêver, je me soulevais pour la remercier de sa visite et lui dire que je n'étais point en danger, quand, sot comme un malade et rougissant comme une fille, je reçus d'elle le plus beau baiser qui ait jamais fait revenir un mort.

Qu'est-ce que vous faites, Thérence ? m*écriai-je en lui empoignant les mains que j'aurais quasi mangées; voulez- vous donc me rendre fou ?

Je veux vous remercier et aimer toute ma vie, répon- dit-elle, car vous m'avez tenu parole; vous m'avez renvoyé mon père et mon frère sains et saufs, dès ce matin, et je sais tout ce que vous avez fait, tout ce qui vous est arrivé pour l'amour d'eux et de moi. Aussi me voilà pour ne plus vous quitter tant que vous serez malade.

A la bonne heure, Thérence, lui dis-je en soupirant : c'est plus que je ne mérite. Fasse donc le bon Dieu que je ne guérisse point, car je ne sais ce que je deviendrais après.

Après? dit le grand bûcheux, qui venait d'entrer avec Hqriel et Brulette. Voyons, ma fille, que ferons-nous de lui après?

Après ? dit Thérence, rougissant en plein pour la pre- mière fois.

Allons! allons! Thérence la sincère, reprit le grand

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bûcheuxy parlez comme il convient à Id fille qui n'a jamais menti.

Eh bien, mon père, dit Thércnce, après j je ne le quitterai pas davantage.

Otez-vous de I m'écriai-je, fermez les rideaux, je me veux habiller, lever, et puis sauter, chanter et danser ; je ne suis point malade, j*ai le paradis dans Pâme^... Mais, disant cela, je retombai en faiblesse, et ne vis plus que dans une manière de rêve, Thérence, qui me soutenait dans ses bras et me donnait des soins.

Le soir, je me sentis mieux ; Joseph était déjà sur pied, et j'aurais pu y être aussi, mais on ne le souffrit point, et force me fut de passer la veillée lit, tandis que mes amis causaient dans la chambre, et que ma Thérence, assise à mon chevet, m'écoutait doucement et me laissait lui répandre en paroles tout le baume dont j'avais le cœur rempli.

Le carme causait avec Benoît, tous deux arrosant la con- versation de quelques pichets de vin blanc, qu'ils avalaient en guise de tisane rafraîchissante. Huriel causait avec Brulette en un coin ; Joseph avec sa mère et le grand bû- cheux.

Or Huriel disait à Brulette :

Je t'avais bien dit, le premier jour que je te vis, en te montrant ton gage à mon anneau d'oreille : « Il y restera toujours, à moins que l'oreille n'y soit plus. » Eh bien, l'o- reille, quoique fendue dans la bataille, y est encore, et l'an- neau, quoique brisé, le voilà, avec le gage un peu bosselé. L'oreille guérira, l'anneau sera ressoudé, et tout reprendra sa place, par grâce de Dieu.

La Mariton disait au grand bûcheux :

Eh bien, qu'est-ce qui va résulter de cette bataille, à présent? Ils sont capables de m'assassiner mon pauvre en- fant, s'il essaye de cornemuser dans le pays?

Non, répondait le grand bûcheux ; tout s'est passé pour le mieux, car ils ont reçu une bonne leçon, et il s'y est trouvé assez de témoins étrangers à la confrérie pouf qu'ils

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LES MAITRES SONNEURS 337

n'osent plus rien tenter contre Joseph et contre nous, lis sont capables de faire le mal quand cela se passe entre eux, et qu'ils ont, par force ou par amitié, arraché à un aspirant le serment de se taire. Joseph n'a rien juré ; il se taira parce qu'il est généreux, Tienne! aussi, de môme que mes jeunes bûcheux par mon conseil et mon commandement. Mais vos sonneurs savent bien que s'ils touchaient, à présent, à un cheveu de nos têtes, les langues seraient déliées et l'affaire irait en justice. Et le carme disait à Benoît :

Je ne saurais point rire avec vous de l'aventure, depuis que j'y ai eu un accès de colère dont il me faudra faire cx)nfession et pénitence. Je leur pardonne bien les coups qu'ils ont essayé de me porter, mais non ceux qu'ils m*ont forcé de leur appliquer. Ah! le père prieur de mon couvent a bien raison de me tancer quelquefois, et de me dire qu'il faut combattre en moi non-seulement le vieil homme, mais encore le vieux paysan, c'est-à-dire celui qui aime le vin et la bataille. Le vin, continua le carme en soupirant et en 'remplissant son verre jusqu'aux bords, j'en suis corrigé. Dieu merci ! mais je suis aperçu cette nuit que j'avais encore le sang querelleur et qu'une tape me rendait fu- rieux.

N'étiez-vous point en état et en droit de légitime défense? dit Benoît. Allons donc I vous avez parlé aussi bien que vous deviez, et n'avez levé le bras que quand vous y avez été forcé.

' Sans doute, sans doute, répondit le carme ; mais mon malin diable de père prieur me fera des questions. Il me tirera les vers du nez, et je serai forcé de lui confesser qu'au lieu d'y aller avec réserve et à regret, je me suis laissé em- porter au plaisir de taper comme un sourd, oubliant que j'avais le froc au dos, et m'imaginànt être au temps où, gardant les vaches avec vous, dans les prairies du Bour- bonnais, j'allais cherchant querelle aux autres pâtours pour la seule vanité mondaine de montrer que j'étais le plus fort et le plus têtu.

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338 LES MAITRES SONNEURS

Joseph ne disait rien, et sans doute il souffrait de voir deux couples hieureux qu'il n'avait plus le droit de bouder, ayant reçu d'Huriel et de moi si bonne assistance.

Le grand bûcheux, qui avait pour lui, en plus, un faible de musicien, Tentretenait dans ses idées de gloire. Il faisait donc de grand efforts pour voir sans jalousie lecontentement des autres, et nous étions forcés de reconnaître qu*il y avait, dans ce garçon si fier et si froid , une force d'esprit peu commune pour se vaincre.

Il resta caché, ainsi que moi, dans la maison de sa mère, jusqu'à ce que les marques de la bataille fussent effacées; car le secret de l'affaire fut gardé par mes camarades, avec menaces aux sonneurs toutefois, de la part de Léonard, qui se conduisit très-sagement et très -hardiment avec eux, de tout révéler aux juges du canton, s'ils ne se rangeaient à la paix, une fois pour toutes.

Quand ils furent tous debout, car il y en avait eu plus d*un de bien endommagé, et notamment le père Carnat, à qui il paraît que j'avais démanché le poignet, les paroles furent échangées et les accords conclus. Il fut décidé que Joseph, aurait plusieurs paroisses, et il se les fit adjuger, encore qu'il eût Tintention de n*en point jouir.

Je fus un peu plus malade que je ne croyais, non tant à cause de ma blessure, qui n'était pas bien grande, ni des coups dont on ni'avait assommé le corps,, que de la saignée trop forte que le carme m'avait faite à bonne intention. Hu- riel et Brulette eurent l'amitié bien charmante de vouloir relarder leur mariage, à seules fins d'attendre le mien ; et un mois après, les deux noces se firent ensemble, môme- ment les trois, car Benoît voulut rendre le sien public et en célébrer la fête avec la nôtre. Ce brave homme, heureux d'avoir un héritier si bien élevé par Brulette, essaya de lui faire aœepter un don de conséquence ; mais elle le refusa obstinément, et se jetant aux bras de la Mariton :

Ne vous souvient-il donc plus, s'écria-t-elle, que cette femme-là m'a servi de mère pendant une douzaine d'an- nées, et croyez- vous que je puisse accepter de L'argent quand je ne suis pas encore quitte envers elle?

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LES MAITRES SONNEURS 330

Oui, dit la MarJton ; mais ton éducation a été tout bon* neur et tout plaisir pour moi , tandis que celle de mon Char- lot t'a causé des affronts et des peines.

Ma chère amie, répondit Brulette, ceci est la chose qui remet un peu d'égalité dans nos comptes. J'eurais souhaité pouvoir faire le bonheur do votre Joset en retour de vos bontés pour moi; mais cela n'a pas dépendu de mon pau- vre cœur, et dès lors, pour vous compenser de la peine que je lui causals, je devais bien m'exposer à souffrir pour l'a- mour de votre autre enfant.

Voilà une fille 1... s'écria Benoît, essuyant ses gros yeux ronds qui n'étaient point sujets aux larmes. Oui, oui, voilà une fille I... Et il n'en pouvait dire davantage.

Pour se venger des refus de Brulette, il voulut faire les frais de sa noce, et celle de la mienne par-dessus le marché. Et comme il n'y épargna rien et y invita au moins deux cents personnes, il y fut pour une grosse somme, de laquelle il ne marqua jamais aucun regret.'

Le carme nous avait fait trop bonne promesse pour y manquer, d'autant plus que son père prieur l'ayant misa l'eau pendant un mois pour sa pénitence, le jour de nos noces fut celui l'interdit était levé de son gosier. Il n'en abusa point et se comporta d'une manière si aimable, que nous fîmes tous avec lui la même amitié qu'il y avait entre lui, Huriel et Benoît.

Joseph alla bien courageusement jusqu'au jour des noces. Le matin, il fut pâle et comme accablé de réflexions; mais, en sortant de l'église, il prit la musette des mains de mon beau-père et joua une marche de noces qu'il avait compo- sée, la nuit même, à notre intention. C'était une si belle chose de musique, et il y fut donné tant d'acclamation, que son chagrin se dissipa, qu'il sonna triomphalement ses plus beaux airs de danse et se perdit dans son délice tout le temps que dura la fête.

Il nous suivit ensuite au Chassin,et là, le grand bûcheux, ayant réglé toutes nos affaires : Mes enfants, vous voilà heureux et riches pour des gens de campagne ; je vous

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340 LES MAITRES SONNEURS

laisse Taffaire de celle fulaio, qui est une belle affaire, el tout ce que je possède d'ailleurs est à vous. Vous allez passer ici quasiment le reste de Tannée, et vous déciderez, pendant ce temps-là, de vos plans de campagnes pour l'avenir. Vous êtes de pays différents et vous avez des goûts et des habi- tudes divers. Essayez-vous à la vie que chacun de vous doit procurer à sa femme pour la rendre heureuse de tous points et ne lui pas faire regretter des unions si bien com- mencées. Je reviendrai dans un an. Tâchez que j'aie deux beaux petits enfants à caresser. Vous me direz alors ce que vous aurez réglé. Prenez votre temps, telle chose paraît bonne aujourd'hui qui paratt pire ou meilleure le lende- main.

Ef donc allez-vous, mon père ? dit Thérence en l'en- tourant de ses bras avec frayeur.

Je vas musiquer un peu par les chemins avec Joseph, répondit-il, car il a besoin de cela, et moi, il y a trente ans que j*en jeûne.

Ni larmes ni prières ne le purent retenir, et nous leur fîmes la conduite jusqu'à moitié chemin de Sainte-Sevère, Là, tandis que nous embrassions le grand bûcheux avec beaucoup de chagrin, Joseph nous dit : Ne vous désolez point. C'est à moi, je le sais, qu'il sacrifie la vue de votre bonheur, car il a pour moi aussi le cœur d'un père, el il sait que je suis le plus à plaindre de ses enfants; mais peut- être n'aurai-je pas longtemps besoin de lui, et j'ai dans l'idée que vous le reverrez plus tôt qu'il ne le croit lui-même.

Là-dessuS; pliant les genoux devant ma femme et devant celle d'Huriel :

Mes chères sœurs, dit-il, je vous ai offensées l'une et l'autre, el j'en ai été assez puni par mes pensées. Ne me voulez-vous point pardonner, afin que je me pardonne et m*en aille plus tranquille?

Toutes deux l'embrassèrent de grande affection, et il vint ensuite à nous, nous disant, avec une surprenante abon- dance de cœur, les meilleures et les plus douces paroles qu'il eût dites de sa vie^ nous priant aussi de lui pardonner $es fautes et de garder mémoire de lui.

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LES MAITRES SONNEURS iH

Nous montâmes sur une hauteur pour les voir le plus longtemps possible. Le grand bûcheux sonnait généreuse- ment dans sa musette, et, de temps en temps, se retournait pour agiter son bonnet et nous envoyer des baisers avec la main.

Joseph ne se retourna point. Il marchait en âlence et la tête baissée, comme brisé ou recueillie Je ne pus m'empê- cher de dire à Huriel que je lui avais trouvé sur la figure, au moment du départ, ce je ne sais quoi que j'y avais re- marqué souvent dans sa première jeunesse, et qui est, chez nous, réputé la physionomie d'un homme frappé d'un mau- vais destin.

Les larmes de la famille se séchèrent peu à peu dans le bonheur et l'espérance. Ma belle chère femme y fit plus d'effort que les autres ; car, n'ayant jamais quitté son père, elle semblait perdre avec lui la moitié de son âme , et je vis bien que, malgré son courage, son amitié pour moi, et le bonheur que lui donna* bientôt l'espoir d'être mère, il lui manquait toujours quelque chose après quoi elle soupirait en secret.

Aussi, je songeais sans cesse à arranger ma vie de ma- nière à nous réunir avec le grand bûcheux, dussé-je vendre mon bien, quitter ma famille, et suivre ma femme il lui plairait d*aller.

Il en était de même de Brulette, qui se sentait résolue à ne consulter que les goûts de son mari, surtout quand sou grand-père, après une courte maladie, se fut éteint bien tranquillement comme il avait vécu, au milieu de nos soins et des caresses de sa chère enfant.

Tiennet, me disait-elle souvent, il faudra, je le vois, que le Berry soit vaincu en nous par le Bourbonnais. Huriel aime trop cette vie de force et de changement d'air, pour que nos plaines dormantes lui plaisent. 11 me donne trop de bonheur pour que je lui souffre quelque regret caché. Je n'ai phis de famille chez nous; tous mes amis, hormis toi, m'y ont fait des peines, je ne vis plus que dans Huriel. Oh il sera bien, c'est que je me sentirai le mieux.

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3^ LES MAITRES SONNEURS

L'hiver nous trouva encore au bois duChassin. Nous avions bien gâté ce bel endroit dont la futaie de chênes était le plus grand ornement. La neige couvrait les cadavres de ces beaux arbres dépouillés par nous et jetés tous, la tète en avant, dans la rivière, qui les retenait, encore plus froids et plus morts, dans la glace. Nous goûtions, Huriel et moi, auprès d'un feu de copeaux qi^e no5 femmes venaient d'allumer pour y réchauffer nos soupes, et nous les regardions avec bon- heur, car toutes deux étaient en train de tetiir la promesse qu'elles avaient faite au grand bûcheux de lui donner de la survivance.

Tout d'un coup elles s'écrièrent, et Thérence, oubliant qu'elle n'était plus aussi légère qu'au printemps, s'élança quasi au travers du feu podr embrasser un homme que nous cachait la fumée épaisse des feuilles humides. C'était son brave homme de père, qui bientôt n'eut plus assez de bras et de bouche pour répondre à toutes nos caresses. Après la première joie, nous lui demandâmes nouvelles de Joseph et vîmes sa figure s'obscurcir et ses yeux se remplir de larmes.

Il vous l'avait annoncé, répondit-il, que vous me rever- riez plus tôt que je ne pensais I II sentait comme un avertis- sement de son sort, et Dieu, qui amollissait l'écorce de son cœur en ce moment-là, lui conseillait sans doute de réfléchir sur lui-même.

Nous n'osions plus faire de questions. Le. grand bûcheux s'assit, ouvrit sa besace et en tira les morceaux d'une mu- sette brisée.

Voilà tout ce que je vous rapporte de ce malheureux enfant, dit-il. Il n'a pu échapper à son étoile. Je pensais avoir adouci son orgueil, mais, pour tout ce qui tenait de la musique, il devenait chaque jour plus hautain et plus farour che. C'est ma faute, peut-être 1 Je voulais le consoler des peines d'amour en lui montrant son bonheur dans son ta- lent. Il a goûté au moins les douceurs de la louange ; mais à mesure qu'il s'en nourrissait, la soif lui en venait plus acre.

» Nous étions loin : nous avions poussé jusijue dans les montagnes du Morvan, il y a beaucoup de sonneurs en- core plus jaloux que ceux d'ici, mais non pas tant pour leurs

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LE6 MAITRES SONNEURS 343

intérêts que pour leur amour-propre. Joseph a manqué de prudence, ii les a offensés en paroles, dans un repas qu'ils lui avaient offert très-honnêtement et à bonnes intentions d'abord. Par malheur, je ne l'y avais point suivi, me trouvant un peu malade, et n'ayant pas sujet de me méfier de la bonne intelligence qu'il y avait entre eux au départ.

Il passa la nuit dehors, comme il faisait souvent; et comme j*avais remarqué qu'il était parfois un peu jaloux de l'applaudissement qu'on donnait à mes vieilles chansons^ je n&le voulais point gêner. Au matin, je sortis, encore un peu tremblant de fièvre, et j'appris, dans le bourg, qu'on avait ramassé une m^usette brisée au bord d'un fossé. Je courus pour la voir et la reconnus bien vite. Je me rendis à l'endroit elle avait été trouvée, et, cassant la glace du fossé, j'y découvris son malheureux corps tout gelé. Il ne portait aucune marque de violence, et les autres son« neurs ont juré qu'ils l'avaient quitté, sans dispute et sans ivresse, à une tieue dq là. J'ai en vain recherché les au- teurs de sa mort. C'est un endroit sauvage les gens de justice craignent. le paysan, et le paysan ne craint que le diable. Il m'a fallu partir en me cpnteQtant de leurs tristes et sots propos. Ils croient fermement en ce pays, ce que Ton croit un peudanscelui-ci,.à savoir: qu'on no peut devenir musicien sans vendre son âme à l'enfer, et qu'un jour ou l'autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l'égaré, le rend fou et le pousse à se détruire. C'est comme cela qu'ils expliquent les ven- geaûcès que les sonneurs tirent les uns des autres, et ceux- ci n'y contredisent guère, ce qui leur est moyen de se faire redouter et d'échapper aux consè:|uences. Aussi lestient^on en si mauvaise estime et en si grande crainte, que je n'ai pu faire entendre mes plaintes, et que, pour un peu, si je fusse resté dans l'endroit. Ton m'eût accusé d'avoir moi-môme appelé le diable pour me débarrasser de mon compa- gnon.

Héias 1 dit Brulette en pleurant, mon pauvre Joset I mon pauvre camarade l Et qu'est-ce que nous allons dire à sa mère, mon bon Dieu ?

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34t LES MAITRES SONNEURS

Nous lui dirons, répliqua tristement le grand bûcheux, de ne point laisser Chariot s*énamourer de la musique. C'est une trop rude maîtresse pour des gens comme nous autres. Nous n'avons point la tête assez forte pour ne point prendre le vertige sur les hauteurs elle nous mène !

Oh! mon père, s'écria Thérence, si vous pouviez l'abandonner , Dieu sait dans quels malheurs elle vous jettera aussi !

Sois tranquille, ma chérie, répondit le grand bûcheux. M'en voilà revenu I Je veux vivre en famille, élever ces pe- tits enfants-là, que je vois déjà en rêve danser sur mes ge- noux. Oh est-ce que nous nous fixons, mes chers en- fants?

Oîi vous voudrez, s'écria Thérence.

Et voudront nos maris, s'écria Brulette.

voudra ma femme, m'écriai-je aussi.

vous voudrez tous, dit Huriel à son tour.

Eh bien, dit le grand bûcheux, comme je sais vos hu- meurs et vos moyens, et que je vous rapporte encore un peu d'argent, j'ai calculé, en route, qu'il était aisé de contenter tout le monde. Quand on veut que la pêche mûrisse, il ne faut point arracher le noyau. Le noyau, c'est la terre que possède Tiennet. Nous allons l'arrondir et y bâtir une bonne maison pour nous tous. Je serai content de faire pousser le blé, de ne plus abattre les beaux om- brages du bon Dieu, et de composer mes petites chan- sons à l'ancienne mode, le soir, sur ma porte, au milieu des miens, sans aller boire le vin des autres et sans faire de ja- loux. Huriel aigae à courir le pays, sa femme est, à présent, de la même humeur. Ils prendront des entreprises comme celle de cette futaie, je vois que vous avez bien travaille, et iront passer la belle saison dans les bois. Si leur famille trop jeune les embarrasse quelquefois, Thérence est de force et de cœur à gouverner double nichée, et on se retrouvera à la fin de chaque automne avec double plaisir, jusqu'au, jour mon fils, après m'avoir fermé les yeux depuis long-

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LES MAITRES SONNEURS 3*5

temps, sentira le besoiD du repos de toute Tannée, comme je le sens à cette heure.

Tout ce que disait mon beau-père arriva comme il le conseillait et Taugurait. Le bon Dieu bénit notre obéissance ; et, conime la vie est un ragoût mélangé de tristesse et de contentement, la pauvre Mariton vint souvent pleurer chez nous, et le bon carme y vint souvent rire.

FIN.

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LA FILLEULE

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I^irfft, «» lar. DE LA LiBn^iKiE K9IJVELLE. -* A. Oelciiiibi«| 15, me Breda.

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fiEORGE SAND

FILLEULE

PARIS

LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULSTAltl» DES ITALnNS, 15, IH FACE ME Lk NAISOH

La traduction et la reprodnetion sont réservées !857

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LA FILLEULE

PREMIÈRE PARTIE

AMICEE

HÉMOIRES DE STÉPHEN

Tarais seize ans lorsque je fus reçu bachelier à Bourges. Les études de province ne sont pas très-fortes. Je n'en pas- sais pas moins pour Taigle du lycée.

Heureusement pour moi, j'étais aussi modeste que peut rêtre un écolier habitué au triomphe annuel des premiers prix. Un violent chagrin me préserva des ivresses de la vanité.

J'avais travaillé avec ardeur pour être agréable à ma mère et pour la rejoindre. Elle m'avait dit en pleurant, le jour de notre séparation : <c Mieux tu apprendras, plus tôt tu me seras rendu, d A chaque saison des vacances, elle m'avait répété ce vœu. Mon travail de chaque année avait été juste

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2 l^A FILLEULE

le double de celui de mes compagnons d*étude. Aucun d'eux n'avait sans doute une mère comme la mienne.

Je n'avais aimé qu'elle avec passion. Lorsque, à la veille de passer mes derniers examens, je songeais à sa joie, je me sentais si fort, l\\xe si l'on m'eût interrogé sur quelque sujet d'étude tout à fait nouveau pour moi, il me semble qu'inspiré du ciel, j'aurais su répondre.

Je venais de recevoir mon diplôme, et j'allais prendre congé du proviseur, lorsque la foudre tomba sur moi. Une lettre cachetée de noir me fut remise. Elle était de mon père, a Mon pauvre enfant, me disait-il, je n'ai pas voulu » t'annoncer cette fatale nouvelle avant l'épreuve de tes » examens. Quel qu'en soit le résultat, il faut que tu saches » aujourd'hui que ta mère est au plus mal et qu'il nous » reste bien peu d'espérance que tu puisses arriver à temps » pour l'embrasser... »

Je compris que ma mère était morte, et je sentis mourir en moi subitement quelque chose comme la moitié de mon âme.

Je ne pleurai pas, je partis ; je ne devais, je ne pouvais jamais être consolé ; je sortais de l'enfance, et je voyais déjà clahrement que je n'aurais pas de jeunesse.

Je ne trouvai plus de ma mère que ses longs cheveux noirs qu'elle avait fait couper pour moi une heure avant d'expirer.

J*dvai^ tout juste l'âge qu'elle avait eu en me donnant le jour, seize ans ! Elle venait de mourir du choléra dans toute la force de la vie, dans tout l'éclat de sa beauté. Je trouvai mon père plus accablé que moi. Sa douleur était morne, maladive ; mais elle ne pouvait pas être durable. <

Mon père était un homme d'une forte santé, d'une grande activité physique, d'une intelligence réelle, mais qui se mou- vait dans le cercle étroit des intérêts domestiques. C'était un

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LA FILLEULE 3

bourgeois de campagne , le plus riche de son hameau : il avait environ six mille livres de rente. La cbnservaiion et Tentretien de son fonds territorial était Tunique occupation de sa vie. Tant qu'il eut une femme et un fils^ il put app^er devoir ce qui était, en réalité et par soi-même, un plaisir sérieux pour lui. Au commencement de son veuvage, il lui sembla, comme à moi, qu'il ne pourrait plus s'intéresser à rien. Peu à peu, il se résigna à reprendre ses occupations par sollicitude pour moi. Plus tard, il les continua par be- soin d'agir et de vivre.

Je glisserai rapidement sur de tristes détails. Il suffira de dire une chose que dans notre province chacun sait être vraie. Une certaine classe de bourgeois aisés formait, à cette époque, une caste nouvelle. Ces nouveaux riches avaient, à grand' peine , cousu les lambeaux de quelques mincçs héritages ou acquisitions dont l'ensemble formait enfin un lot qui satisfaisait ou flattait leur ambition. Tout est r^atif : tel qui s'était marié ietvec une métairie de qua-> rante mille francs, se regardait comme riche quand il avait triplé ou quadruplé cet avoir. Alc»rs sa fortune était faite,* sa terre était constituée , elle pouvait s'arrondir dans son imagination; mais l'idée de la voir encore se diviser en plusieurs parts lui devenait inadmissible, révoltante; il ju- rait de n'avoir qu'un héritier, et il se tenait parole à lui- même.

Alors, à côté de l'épouse légitime, pour laquelle on avait généralement de l'affection et des égards quand même, venait s'implanter, de l'autre côté de la rue ou du chemin, la paysanne dont les nombreux enfants devaient être as- sistés et protégés , sans pouvoir prétendre à morceler Thé» ritage du protecteur. Cette paysanne était ordinairement mariée, sa postérité était donc censée légitime et connat- trait une sorte d'aisance relative. Gela était de notoriété

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4 LA FILLEULS

publique, mais ne troublait pas Tordre établi. Le bourgeois de province af)porte du calcul , même dans ses entraîne- ments.

^ l'époque je vins au monde, il y avait aussi, comme cause de ce trouble moral dans les unions de province, une différence sensible d'éducation entre les sexes. La vanité du paysan, récemment devenu bourgeois et sachant à peine lire, était de s'allier à une famille plus pauvre, il «st vrai , mais plus relevée et comptant quelque échevin de ville parmi ses ancêtres. Mon père apporta en mariage une for- tune de campagne, deux cent mille francs ; ma mère , une bonne éducation , des habitudes plus élégantes et un nom plus anciennement admis au rang de bourgeoisie: eHe s'ap- pelait Rivesanges; mon père, qui s'appelait Guérin, joignit les deux noms, comme c'était encore l'usage chez nous dans ces occasions. «

Mais ce n*est pas tant le nom que la terre, qui est Tidéal de ce bourgeois de campagne. Peu lui Importe le sexe de son unique héritier. En cela , il diffère de l'ancien noble, qui tenait à la terre à cause du nom et du titre. Le culti- vateur enrichi aime naturellement la terre pour la terre. Que celle qu'il a réussi à constituer subsiste et lui survive dans son entier, il mourra tranquille. Le noble s'e^X soumis à la suppression du droit d'aînesse ; le bourgeois proteste à sa manière. Il réduit sa famille , au risque de la voir s'é- teindre.

Il n'y avait donc pas de danger que mon père, encore jeune, se remariât. Mon sort l^t pire. La paysanne vint tenir son ménage, occuper sa maison et s'emparer de sa vie.

J'étais trop jeune, ma mère m'avait inspiré un trop grand respect filial pour que je pusse préserver mon père de cette tyrannie naissante. Je ne protestai que par ma tristesse ;

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LA FILLEtXE 5

elle déplut. Au bout d'un an, mon père m'appela et me dit : Vous vous ennuyez chez moi; vous avez reçu l'éducation d'un bourgeois de ville : donc vous avez perdu le goût de la campagne. Vous y reviendrez quand vous ne m'aurez plus. Mais, en attendant, il vous faut chercher une occupa- tion qui utilise les connaissances qu'on vous a données au collège. Voulez-vous être avocat ou médecin ?'Ne songez ni au notariat ni à la charge d'avoué. Pour vous acheter un?. étude, il nous faudrait vendre de la terre, et je n'ai pas réuni quatre jolis domaines pour les dépecer. Voyons, mon fils, prononcez-vous.

Je demandai timidement à mon père s'il désirait que je fusse avocat ou médecin ; je ne me sentais pas de vocation spéciale, mais ma mère m'avait enseigné l'obéissance.

J'aurais travaillé pour elle par amour; j'aurais travaillé pour lui par devoir.

Mon père parut embarrassé de ma question.

—J'aimerais bien, dit-il, que vous fussiez avocat ou mé- decin, ou toute autre chose qui vous fît gagner de l'argent.

Avez-vous besoin, repris-je, que je gagne de l'argent pour vous?

Pour moi? s'écria- t-il en souriant. Non, mon garçon, je te remercie; gagnes-en pour toi-même. Tu peux compter sur douze cents livres de pension que je te servirai. C'est peu à Paris, à ce qu'on dit; c'est beaucoup pour moi. Gagne de quoi être plus riche de mon vivant, voilà ce que je te conseille.

Combien me donnoz-vous de temps pour gagner de quoi vous épargner ce sacrifice?

Tout le temps que tu voudras, répondit-il. Je te dois une pension; ma fortune me le permet, ma position me le commande; mais ne songe pas à me réclamer autre chose jusqu'à ce que tu te disposes à te marier.

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6 LA FILLEULE

Là-deS5us, mon père me donna cent firancs pour mon premier mois, trente francs pour mon voyage, un manteau, une malle pleine de linge et une poignée de main^ Je vis qu'il était impatient de me voir partir ; je partis le soir môme, emportant les cheveux de ma mère, quelques livres qu'elle avait aimés et des violettes cueillies sur sa tombe.

J'esquisse rapidement ces premières années de ma vie. J'espère n'y apporter ni orgueil, ni aigreur , ni aucune em- phase de douleur ou de mélancolie. Je veux arriver au récit d'une phase de mon existence que j'ai besoin de me résu- mer à moi-même; mais j*ai besoin aussi de rendre compte succinctement des circonstances et des impressions qui m'y ont amené.

On m'a souvent reproché d'avoir un caractère exception- neh Voilà ce dont il m'est impossible de convenir, puisque je ne m'en aperçois pas et qu'il me semble agir en toutes choses dans le cercle logique de ma liberté légitime, et non- seulement dans celui de mes droits, mais encore dans celui de mes devoirs.

Ne connaissant personne à Paris, devant y reneentrer seu- lement quelques camarades de collège, je n'eus pas la tem- tation d'y faire une installation plus brillante que mes res- sources ne me le permettaient. Seulement, dès les premiers jours, je compris que l'hôtel rempli d'étudiants était un mi- lieu trop bruyant pour la tristesse j'étais encore plongé et que n^avait point adoucie les adieux de mon père. Je louai une mansarde dans le voisinage du Luxembourg et dans une maison tranquille. J'achetai à crédit un lit de fer, une table et deux chaises. Longtemps ma malle me servit de conuBOde et de bibliothèque. Peu à peu, m'étant aoqoitté de mes premiers achats, je pus m'instailer un peu mieux et me trouver matérieUement aussi bien que possible, selon mes goûts. Ma mère m'avait donné ceux d'une propreté ob

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LA FIIXEI7LE 7

peu recbeTchée pour ma condition et fort en dehors des habitudes de mes pareils. Mon père avait prédit que cela me conduirait à faire des dettes ou à ne me trouver bien nulle part. Il se trompait. Si Thomme habitué à un certain soin de sa personne a plus de peine à s'installer que celui qui se ocmtente du premier local venu, il a aussi, à s'y con- imer, une secrète jouissance qui le préserve de la vie tur-* bttlente du dehors. C'est ce qui m'arriva. Quand je me vis dans des murailles revêtues d'un papier IVais, et que je pus regarder les arbres du Luxembourg à travers des vitres bien claires, il me sembla que je pouvais passer ma vie dans cette mansarde, et j'y passai tout le temps de mon séjour à Paris.

J'ornai ma cellule à mon gré. Quelques fleurs sous le châssis de ma fenôtre inclinée au penchant du toit, mes re- liques dans une boîte à ouvrage de ma mère, un vieux chftle qu'elle m'avait donné autrefois pour en faire un tapis de table et que, de crainte de l'user, je relevais à la place j'installais mon travail, son pauvre petit piano que mon père consentit à m'envoyer, un couvre-^pied qu'elle avait tricoté pour moi, voilà de quoi je me composai un luxe d'un prix et d'un charme inestimables.

Mes anciens amis de collège vinrent me voir. Us me trou- vèrent doux et obligeant, mais assez morne, cachotier, di- saient-ils, parce que je ne leur confiais pas les aventures que je n'avais pas ; en somme, plus bizarre que divertissant. J'eus un peu de regret de leur avoir ouvert ma porte, et même une véritable terreur, un jour qu'ayant fait un efSoh pour leur sembler moins maussade et les mettre à l'aise^ je les vis poser leurs cigares allumés sur le châle de ma mère et ouvrir son piano pour y jouer à tour de bras des contre- danses. Je craignais de poêer la religion filiale; j'étais in- quiet, agité; je failUs un instant passer pour un avare, parce

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8 LA FILLBULB

que je refusai de prêter un lîyre qui lui avait ^partena. Un seul d'entre eux me devina, c'était Edmond Boque, qui de- vint mon ami de cœur. Dès que nos bruyants compagnons Airent partis:

Cette société ne te conviendra jamais, me dit-il. Tu n'es pas enfant, mon pauvre Stéphen, je ne sais môme pas si tu es jeune. Peut-être le deviendras-tu en vieillissant. Quant à présent, il te faut la solitude avec un ami ou deux. Choisis-les bien, et apprends un secret pour préserver ton repos de Foisiveté des autres, un secret dont je me trouve parfaitement bien.

Il fit le tour (Je ma chambre, trouva, le long de la cloi- son qui donnait sur le palier, un pan de bois, et me dit : -7 Domain , tu feras venir un ouvrier, si tu n'es pas assez adroit pour faire cette besogne toi-même. Un trou de la grosseur d'un tuyau de plume sera pratiqué ici. Tu verras qui frappe ou sonne à ta porte, et tu feras le mort pour quiconque ne sera pas ton ami. Ce n'est pas plus malin que ça. Entends-moi bien : tout l'avenir d'un homme dépend d'une circonstance ou. d'une précaution de cette impor- tance-là.

Et tout le caractère d'un homme, lui répondis-je, se révèle dans une pareille prévision. Eh bien , je ne saurais suivre ton conseil.

Edmond Roque était un esprit net et ferme. Il ne. con- naissait pas la susceptibilité et ne se piquait qu'à bon escient.

J'entends, me dit-il; tu sais que je ne suis pas égoïste, et je sais que tu es dévoué. Mais tu me reproches de ne pas étendre. assez l'obligeance; moi je te reprocherai de l'exa- gérer. J'aurais peut-être été jaloux de toi, si je n'avais compris que lu Femportais par l'intelligence et moi par le caractère. Tu travaillais pour l'amour de quelqu'un : ta mère! je le sais. Moi, je travaillais... tu vas dire. pour moi-

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LA FILLEULE 9

même? Non! pour l'amour de Ja science. Savoir pour sa- Toir, c'est une assez belle jouissance, et qui n'a pas besoin de stimulant étranger ou accessoire. Nous voici livrés à nos propres forces; je sais ce que je veux, et ce que tu veux, toi, tu ne le sais pas.

Il est vrai quant à moi, mon cher Edmond. Mais ne me parle que de toi. Quel est le but que tu poursuis? La gloire on la fortune?

Ni l'une ni l'autre I la science, te dis-je. J'en ai assez appris jusqu'à ce jour pour être certain que je ne sais rien du tout. Eh bien I je veux savoir, avant de mourir, tout ce qu'un homme peut apprendre. Nos camarades n'en deman- dent pas tant. Tous veulent savoir d'abord ce que c'est que le plaisir, puis quelques-uns pousseront l'ambition peut- être jusqu'à vouloir pénétrer les savantes profondeurs de la chicane, ou s'assimiler les phrases creuses et ronflantes du barreau, ou encore se promener dans le vaste champ des coi^ectures médicales. Je ne me contente pas de si peu, ni toi non plus, j'espère. Comme toi, j'ai quelque fortune dans l'avenir; comme toi, des parents qui ne m'imposent pas le choix d'un état: comme toi, des goûts simples, des habi- tudes de frugalité rustique qui me permettent de vivre avec le peu qu'on me donne. Tous deux , nous comprenons la douceur de l'étude ; tous deux, nous pouvons être heureux par là. Je suis résolu à l'être, je le suis déjà. C'est à toi d'é^ carter les vulgaires obstacles qui te feront perdre la seule chose précieuse qui soit au monde, le temps 1 les heures de celte vie si courte qui ne sont malheureusement pas comp- tées doubles pour l'esprit studieux et avide 1 C'est à toi sur- tout de chercher ta force et ta consolation, car je te vois brisé intérieurement et incapable de trouver dans le désor- dre la stufHide ressource des ivresses vulgaires. Allons, cou- rage, ferme ta porte, perce ton mur, endurcis ton cœur,

i.

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iO liA FILLEULE

non conire le Jiiesoin naturel que tout esprit Juste épronre d'assister son semblable, mais contre la oondesœndanoe ba-» nale qui dégénère vite en faiblesse et en duperie*

Edmond Roque raisonnait fort bien à son point de rue, mais il ne voyait pas parfaitement clair dans mon Ame. Comment Feût-il fait? Je ne me voyais moi*méme qu'à travers un nuage. Il était méridional^ il avait grandi sous oe ciel dont la lumière accuse vivement et un peu sèchement tous les objets. Moi j'étais du Berry, un pays les brmnes ëe TsMitomne sont profondes, les vents soufflent avec violence» la température, inconstante et capricieuse, rend l'homme très-incertain, moins grave en réalilé qu'en apparence, volontiers ind<^entet même fatigué de vivre, mdme avant d'avoir vécu.

Vaincu par ses eihortations, je perçai ma eleison; mais on no change pas ses instincts ; mon moyen tourna contre moiw J'avais résolu de n'otivrir qu'à ceu:s qui méril0r«i»dit une exception. Il arriva que je^ n'en trouvai pas an seul qui n*eût droit au sacrifice de mon temps et de mon trav^* Sans ce maudit point d'observation, j'eusse tenu bon peut-'ètie; mais dès que j'avais eu le malheur de regarder, je me fai- sais un reproche de rester sourd, et les plus imporUms, les plus désœuvrés, les moins-sympathiques étaieniprecisénent ceux que j'avais la patience de supporter, tant j'avais peur de devenir égoïste et insociable depuis que je m*étais assuré un moyen de l'êbre.

Heureusement pour moi, je n'étais pas assez riche dans le présent pour qu'on pût venir me demander beaucoup de services. Et puis je n'étais pas gai, je n'acceptais aucune par- tie de {Saisir. Le deuil que je portais encore à mon chapeau me permettait d'observer celui que je devais toujouf s porter dans mon cœur« Mes camarades de collège étaient tout en* tiers à l'ivresse de la première année de s^our à Paris.

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LA FJIXfiULB tl

J'eus doue pins de ealine que ma fatale douceur de tempé^ Fautât ne devait m'^ faire e^^péier, et je pus suivre les con* seils de Roque en m'adonnant à Tétude, sinon avec ardeuri du moins avec assiduité.

II

Il ne s'agissait pas pour moi de savoir si je persisterais, en d^t de mon chagrin , à être studieux et à m'instruire sMeusement. Je ne pouvais pas ne pas aimer Tétude. Soit que j'en eusse le goût inné, soit que la volonté d'obéir à ma mère m'en eût donné l'habitude précoce, je ne savais plus être oisif, et mes longues et fréquentes rêveries étaient plu- tôt des méditations que des contemplations. De toutes les distractions auxquelles je ne tenais plus, la lecture et la ré- flexion étaient encore pour moi les plus naturelles et les plus acceptables. Je travaillais donc machinalement, et, pour ainsi dire, d'instinct, comme on mange sans grand appétit, comme on marche sans but déterminé, comme on vit enfin sans songer à vivre.

Cependant Edmond Roque, qui vehait me faire de rares mais de longues et sérieuses visites, exigeait que je misse de l'ordre dans mes études, et que, comme lui, je suivisse une méthode pour arriver du détail è[ l'ensemble. Cela m'eût été possible si ma mère eût vécu, si elle eût pu me dire ou nf écrire ce qu'elle désirait. Mais j'étais un pauvre être de sentiment, et mon intelligence si vantée ne se trouvait en réalité que la très-humble servante de mes affections. Les affections brisées, le cœur était vide, et l'esprit s'en allait h la dérive par un calme plat, flottant comme une embarca- tion qui n'a rien perdu de ses agrès, mais qui n'a ni passa-

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i2 LA FiLLEGLE

ger k porter, lii pilote pour la conduire, et qui va le flot voudra la faire éctiouer, la briser ou lui faire rjeprendre le courant.

Roque s'étonnait de cette situation morale. Il n'y com- prenait absolument rien, et m'adressait de généreux et véhé- ments reproches.

Que fais -tu ? disait-il en examinant mes livres et mes notes. Quinze jours de philosophie, puis tout à coup des poètes, de l'art, de la critique 1 Des langues mortes, c'est.bcm ; mais au bout de la semaine, de la musique, des sciences naturelles, mêlées d'économie politique et de sculpture I Quel incroyable gâchis de facultés divines I quelle désotentfr perte de temps et de puissance I

Ne me disais-tu pas, lui répondais-je avec une lan- gueur un peu moqueuse au fond, qu'il fallait apprendre, avant de mourir , tout ce qu'un homme peut savoir?

Mais tu as pris , s'écriait-il , le vrai moyen pour ne jamais rien savoir, c'est d'apprendre tout à la fois. Les connaissances se tiennent, j'en conviens, mais c'est en se suivant comme les anneaux d'une chaîne, et n<m en se mê- lant comme un jeu de cartes.

Et pourtant, avant toute partie livrée, on- mêle les cartes I

Ainsi tu fais de. la vie un jeu le hasard sera tou- jours là pour se moquer de tes combinaisons, ou pour t'é- pargner la peine de rien combiner? Tiens, j'ai grand'peur qu'après avoir dépensé plus de temps et d'intelligence qu'il n'en faudra^ pour devenir réellement instruit, tu ne finisses par être un poète ou un critique, e'est-à'-dire quelqu'un qui chante sur tout, ou qui parle de tout parce qu'il ne cpunaît rien.

Je me défendais mal, si mal que cet esprit ardent et rude s'impatientait contre moi et me quittait fâché. Il revenait

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LA FILLEULE 13

pourtant, et après chaque bourrasque, H semblait qu'il m'ai- mât davantage. Un jour, je lui dis en souriant :

Tu me reproches de croire que Taffeclion est quelque chose de plus dans la vie de l'homme que sa raison et sa science-, et pourtant ta conduite avec moi prouve que, toi aussi, tu e^ gouverné par ce qu'il te plaît d'appeler la fai- blesse du cœur. Tu m'estimais sans m'aimer, au collège : c'était le temps tu me croyais ton égal, pafce que j'avais deia volonté. A présent, que tu me méprises un peu pour mon insouciance , tu m'aimes, conviens-en, puisque tu te donnes tant de peine pour me mettre dans le bon cb^nin ?

Oui, j'en conviens, s'écria-t-il avec une sorte de colère plaisante: j'ai de l'amitié pour toi depuis que je U) sens faible , et je suis indigné d'aimer la faiblesse, moi (]ui la déteste.

Roque s'en allait consolé et raffermi dens sa résolution de me surpasser, quand il avait trouvé une plaisanterie à m'op- poser. Mais, dans cette lutte livrée à mon âme, il n'oubliait qu'une chose, c'était de la comprendre; de même que, dans son ardente recherche de la vérité absolue, il oubliait d'étu- dier le cœur humain. Il ne l'a jamais connu: aussi a-t-il passé sa vie à s'étonner et à s'indigner des contradictions et des faiblesses d'autrui , sans éprouver ni la souffrance de les partager, ni la douceur de les plaindre.

Au bout de deux ans, je connaissais et comprenais infini- ment plus de choses que mon ami , mais je n'en savais à fond et rigoureusement aucune, tandis qu'il était ferré, c'est- à-dire absolu et convaincu, sur plusieurs points. Il n'avait pas plus que moi pour but une spécialité déterminée. Il admettait avec moi que rien ne pressait, et que la Provi- dence nous ayant mis, comme on disait chez nous, du pain sur la planche (sa famille était fixée en Berry), nous pou-^-

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14 LA FiLLEITLE

viODS bien donner à nos consciences la satisfaction de ne pas embrasser nn état dans la société avant de nous sentir propres h le bien remplir. Nous nous permettions, lui de critiquer , moi de plaindre nos condisciples pressés par la nécessité, ou par une étroite ambition, de se faire médecins sans connaître la médecine , hommes de loi sans connaître les lois. Il les traitait de bourreaux du corps et de Tesprît; Je les considérais comme des victimes condamnées à faire d'autres victimes. Tous deux nous aspirions , avant d'agir, à embrasser une certitude religieuse, philosophique, morale et sociale. On voit que notre ambition n'était pas mince. Chez Roque, elle était audacieuse et obstinée. Chez moi, elle était déjà mêlée d'un doute profond. Je craignais de décou- vrir que l'homme n'est pas capable d'affirmer quelque chose, et je prenais mon parti d'accepter cette destinée pour les autres et pour moi-môme. Roque ne voulait admettre rien de semblable ; il était résolu à devenir fou ou à se brûler la cervelle le jour où, après avoir péniblement gravi vers la lumière, il la trouverait enveloppée d'un nuage impénétra- ble. Ce Jour-là, il devait ou maudure l'humanité, ou se mau- dire lui-même. Heureusement, ce jour ne devait jamais venir d'une manière définitive. Jamais l'homme intelligMït ne se persuade qu'il a monté assez haut pour tout voir; ou si Torgueil hii donne le vertige, il ( roit voir ce qu'il ne voit réellement pas.

La saison des vacances arriva. Je ne désirais point passer ces deux mois chez mon père; mais je comptais aller le saluer pour lui témoigner ma déférence, et repartir. Il m'é- crivit que ce serait du temps et do l'argent perdus. Je com- pris que la Miehown$ (c'était le nom de sa gouvernante) m'interdisait l'approche du foyer paternel. Celte situation n'était pas faite pour me donner du courage.

Voilà, me dit Edmond Roque (le seul à qui Je fisse con-

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LA FILLEULE 15

fidence de mes chagrins domestiques), le résultat des entraî- nements du oœur« Tu dis que ton père est, malgré tout, bon et sensible : reconnais donc que c'est par l'abus de cette pvéleiidue bonté et de cette sensil^Hté égoïste qu'il manque aux deroirs de la famille. Philosophe là-dessus, au lieu de fen affecter. Pardonne, excuse, c'est fort bien ; mais pré- senre ton avenir d'une destinée semblable. Ne cultive pas en toi la pensée d'un amour idéal pour une créature mor- telle; on se fait, grâce^à cette rêvwie, un besoin d'intimité subSime qui n'aboutit qu'aux risibles déceptions de la vie réelle. Tu es poëte comme ta mère, mais tu es faible comme ton père, ne l'oublie pas, et [nrends garde de faire comme Pétrarque, pour qui Laure fût une abstraction , et qui. finit par s'accommoder, dit-on, delà poésie de sa cuisi- nière.

Boque voulut m'emmener passer les vacances dans sa famille. Il avait de très-bons parents qui donnaient l'exemple de toutes les vertus domestiques, daûs une vie calme et froi- dement réglée. Ce miUeu m'eût été salutaire, je le sentais. Mais la famille Roque demeurait à quelques Keues seulement de mon village, et il nae sembla que mon séjour chez elle affloberait, pour mon pauvre père, la honte de mon exil. Je refusai , j'étais résigné à rester seul à Paris et à léver, dans ma mansarde brûlante, la fraîcheur des ombrages de ma vallée.

Roque eut {»tié de ma tranquillité d'âme.

-^ (7est de l'apathie, me dit-il. Je ne veux pas te laisser ainsi, pour te retrouver dans deux mois à l'état de chrysa- lide. Tu vas aller passer ce temps de solitude dans le plus bel endroit du monde. Tu y seras poëte ou naturaliste jus- qu'à mon retour; c^ vaudra mieux que de te momifier l'entendement.

Nous partîmes ensemble par la route de Nemours, Mon-

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16 LA FILLKCLE

targis et Bourges ; c'était à peu près le chemin de notre pays* A un quart de lieue de son trajet, Roque roulut s'arrêter pour m'installer dans la retraite qu'il me ménageait.

Plus âgé que moi de deux ans , et sorti de collège avant moi, Roque avait déjà fait l'apprentissage d'un certain lurt dans le choix d'une solitude momentanée. Il me conduisît dans une maisonnette isolée du village d'Avon , et perdue dans les taillis , à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Cette pauvre demeure était habitée par un vieux couple hon- nête et propre, qui nous reçut à bras ouverts et se chaigea de moi pour une très-modique rétribution.

Jean et Marie Floche, tel était le nom de mes hôtes. Leur rustique demeure se composait de deux étages contenant chacun deux chambres. Un escalier extérieur, tout tapissé de lierre, montait au premier, qui me fut loué. Au rez-de- chaussée, le ménage Floche se chargeait de préparer mes repas et de respecter mon isolement.

Roque, résolu à consacrer deux journées à mon installa- tion, commença par me promener dans les plus beaux sites de la forêt. Il avait tracé lui-même un plan des principales localités, au moyen duquel je pouvais parcourir do vastes espaces sans me perdre ; mais il voulut jouir de mon ravis- sement en me faisant pénétrer avec lui dans la vallée de la Sole, dans les gorgesde Franchart, au carrefour du Grand- Veneur et dans tous ces beaux lieux dont les arbres sécu- laires étaient alors dans toute leur magnificence.

Cette journée fut la seule agréable que j'eusse passée de- puis mon malheur. Elle devait unir d'une manière fort triste.

Nous avions marché depuis le lever du soleil jusqu'à son déclin, ^ns prendre d'autre repos que le temps de faire un léger festin d'anachorète sur la bruyère en Ûeur. Roque avait commencé son cours de science universelle par la géo-

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LA FILLEULE 17

logie. li n'était c»ccupéqu'à fouitler à ses pieds, et, dans son ardeur, il oublia bientôt de jouir de l'ensemble des beautés de la nature. Sa vive intelligence n'avait cependant pas de portes complètement fermées; mais il se privait volontaire* ment des jouissances qui eussent pu détoiirner son attr^n- tion du sujet actuel de ses recherches. Il ramassait, brisait, creusait, et en môme temps démontrait avec feu. Je sentais que cette tension prolongée de sa volonté eût fatigué ma pensée ; mais je me devais à lui tout entier ce jour-là> et, tout en récoutant, je voyais rapidement passer devant mes yeux des tableaux enchanteurs, des rayons splendides, des détails d'une indicible poésie. Il ne fallait pas songer à in- terrompre mon bouillant compagnon pour lui demander de partager mon ivresse, a Je reviendrai, » me disais-je, et, à chaque pas, je marquais un but, je méditais une halte déli- cieuse pour mes futures excursions.

L*air suave de la forêt et le bienfaisant exercice du corps me retrempaient sans que j*en eusse conscience. Dans ces pittoresques décors d'arbres et de rochers, je ne retrouvais pas la physionomie uniforme et gravement mélancolique de mon pays; mais la marche prolongée dans des régions, soli* taires me rendait, à mon insu, l'énergie physique et la douce langueur morale de mes jeunes années. Je redevenais moi- môme, la vie rentrait dans mon sein.

Au coucher du soleil, chargés d'échantillons de toutes sortes, nous reprîmes le chemin de notre gîte. A un endroit sablonneux et découvert, deux blocs jetés le long du sentier, comme des autels druidiques, s'animèrent tout à coup d'une scène étrange, sauvage, presque effrayante.

Une femme affreusement brlle de pâleur, de haillons pit- toresques, d'expression farouche et de souffrance, était de- bout, adossée contre un des rochers, morne, les yeux fixés à terre, puis tout à coup levés vers le ciel avec un air de

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18 LA FILLEULE

reprodie et de malédiction inexprimables. Alors, à inter- yalies égaux, un rugissement sourd s'échappait de sa poi- trine» Elle cachait ausâtôt son front livide dans ses mains, elle crispait ses doigts maigres dans les flots noirs de sa rude chevelure éparse sur ses épaules. La sueur et les larmes coulaient sur son visage. Au-dessus d'elle, sur le rocher, un jeune garçon de neuf à dix ans et d'un beau type accentué, qui appartenait évidemment, comme sa mère, à la race er- rante et mystérieuse qu'on appelle improprement les bobé- mieps, semblait attendre un signal, ou chercher de Toeil un gîte secourable. Un petit mulet décharné paissait à deux pas de là. Ce groupe était l'image de la faim, de la détresse ou du désespoir.

Aux cris étouffés de la femme, nous avions doublé le pas. , . Je me hâtai de l'interroger; elle me fit signe qu'elle ne com- prenait pas. Elle ne savait pas un mot de notre langue : mais, d'un geste de découragement presque dédaigneux, elle nous engageait à passer notre chemin. Roque s'adressa à l'enfant. Il répondit en espagnol. Mais mon ami, qui avait étudié la philosophie universelle de la formation des lan- gues, n'entendait d'autre langue vivante que la sienne.

—Tiens là, me cria-t-il ; toi qui as étudié au hasard tant de choses, ne saurais-tu pas l'espagnol incidemmeni ?

C'était le mot dont il se servait pour railleries fragments sans ordre de mes connaissances superficielles. Je me sentais trop vivement ému pomr partager son sang-Aroid. En toute autre rencontre, j'eusse récusé ma compétence ; mais il n'y avait ni modestie ni mauvaise honte que la pitié ne dût faire taire. Je me hasardai à prononcer pour la première fois une langue que je lisais assez couramment et dont j'avais es- sayé de deviner l'euphonie* Je me fis comprendre, et le jeune vagabondme répondit : Nous sommes gitanos d'Andalou- sie. Mon père nous a quittéscet hiver pour aller chercher for-

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LA FILLEULE 19

tan© è Paris, d'où il nous a fait écrire de venir le rejoindre. Nous nous sommes mis en roule, il y a trois mois ; mais voilà ma mère très-malade tout d'un coup et qui va mourir ici, parce qu'on ne veut la recevoir nulle part.

Interrogé sur la cause de ce refus barbare, il sourit amè- rement, baissa les yeux, et, les relevant sur moi, encouragé peut-être par la compassion qu'il Usait dans les miens : Regardez ma mère! me dit-il d'un air suppliant.

La malheureuse, dans une nouvelle étreinte de souffi*ance, avait laissé tomber de ses épaules le lambeau de couverture dont nous l'avions vue drapée^ : elle était dans un état de grossesse avancé.

Il n'est pas nécessaire d'être, comme loi, passé maître bachelier de Salamanque, s'écria Edmond Roque en me re- joignant, pour voir que celle pauvre mendiante est en proie aux premières douleurs de l'enfantement. Ah çà 1 qu'allons- nous en faire ? car, de la laisser aux prises avec les seules ressources de la nature, qui sont pourtant les meilleures, c'est demander à la Providence de prendre une trop grande responsabilité.

La Providence, c'est nous qui nous trouvons , lui ré- pondis-je. Il nous faut essayer de transporter cette femme À notre gîte, et il faudra bien que la mère Floche s'exécute en fait d'hospitalité.

Nous étions en train de chercher comment nous pourrions improviser une sorie de brancard, quand la bohémienne, à qui son fils fit comprendre notre bon vouloir, vainquit sa souffrance avec un courage héroïque, et nous dit par signes qu'elle nous suivrait. Elle ne pouvait pas ou ne voulait pas parler. Nous n'entendîmes pas un mot soriir de sa bouche, scellée par la souffrance ou la fierté.

Un quart d'heure après, nous étions à la maison Floche.

Craignant de rencontrer une répugnance semblable à

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20 LA FILLEULE

celle qui avait fait repousser ailleurs la pauvre vagabonde, nous cachâmes sa situation à l'œil peu clairvoyant du vieux Floche, jusqu'à ce que notre protégée eût franchi le seuil de la porte. Alors il nous sembla qu'elle avait des droits sacrés à l'assistance de ses hôtes, et pendant que je haranguais les vieux époux, Boque partit pour aller en toute hâte chercher une sage-femme au village.

Le père Floche ne parut pas très-satisfait d'abord de l'aveu - ture ; mais sa femme, qui avait l'autorité dans le ménage, montra une charité toute chrétienne, et l'obligea de la secon- der dans les soins vraiment maternels et touchants qu'elle se hâta de prodiguer à l'étrangère. Roque revint avec la sage-femme d'Avon, et quand nous eûmes remis noire ma- lade entre ses mains, nous montâmes dans nos chambres, notre modeste souper nous attendait depuis longtemps.

Je ne pense pas que nous puissions porter aucun se- cours à la patiente, en cas d'accident, dit mon ami en atta- quant le repas avec la fureur d'un appétit de vingt-deux ans, à moins que tu n'aies appris incidemment la médecine et la chirurgie?

Heureusement que non, répondis-jo. Tu n'as doue pas à te préoccuper de l'éventualité d'un meurtre. Mange en paix. Si la matrone d'Avon n'a pas pris ses inscriptions, comme tant de jeunes assassins nos condisciples, elle a du moins pour elle l'expérience.

m

Sais-tu qu'elle est très-belle, cette misérable créature! disait Roque, tout en dévorant On voit bien en elle le spec- tre d'une de ces ravissantes gitanelles que Michel Cervantes

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LA FILLEULE 21

ne dédaigna pas déchanter. C'est un pan ruiné de TAlham- bra. A propos, toi qui apprends tout, sais-tu par hasard ce que c'est que cette race immonde qui porte encore au ftront le sceau de je ne sais quelle grandeur déchue?

Ce sont, lui répondis-je, des Indiens pur sang qu'on a baptisés de tous les noms des pays traversés par eux dans leur longue et obscure migration à travers le monde , Égyptiens, Bohèmes, Zingari...

Et cœtera, reprit Roque , en attaquant un autre plat. Il en est d'eux comme de ces fossiles que l*on trouve épars sur tous les points du globe, et que le vulgaire foule aux pieds sans se douter que ce sont les ossements du monde primitif.

Là-dessus Roque entama une dissertation qui, accom- pagnée d'une mastication acharnée, dura près d'une heure, et qui aurait pu durer toute la nuit, si la mère Floche ne fût entrée, portant dans son tablier quelque chose qu'elle pré- tendait nous faire embrasser et bénir. C'était un petit avor- ton roulé dans un vieux tapis de pied d'où sortait une fac» violacée, des yeux fermés, des traits informes.

Fil ôtez cela ! s'écria Roque, c'est aff'reux à voir quand on mange.

Un enfant qui vient de naître, c'est sacré, monsieur 1 répondit la vieille en m'apportant la progéniture de la bohémienne.

L'emphase de la mère Floche fit sur moi, à mon corps défendant, une certaine impression. Je lui laissai poser le petit être devant moi sur la table et le regardai curieuse- ment. Je n'avais jamais accordé autant d'attention à un pareil objet , et , comme tous les hommes chez qui les en- trailles paternelles n'ont pas encore parlé, je ne ressentais pour cette première manifestation de la vie humaine qu'un mélange de dégoût et pitié.

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22 LA FILLEULE

C'était bien la peine d'assister cette gracieuse perle d'Andalousie 1 disait mon ami en riant. Elle nous a gra- tifiés d'un petit monstre I

Ma foi , monsieur, vous n'y connaissez rien, reprit la mère Floche. Cette petite fille, quoique très-brune, est la plus jolie que j'aie jamais vue.

Joli, ça? s'écria Roque. Ainsi, mon pauvre Stéphen, nous avons été encore plus laids, nous autres I

a Admirons l'instinct des. femmes! p^isais-je ; nous ne voyons qu'une ébauche informe de l'œuvre divine, leur appréciation mystérieuse saisit la révélation de l'avenir. »

Mais de quoi avez-vous .revêtu cette pauvre créature ? demandai-je à mon hôtesse.

De ce que j'ai trouvé de plus propre dans les bardes de la bohémienne , répondit-elle. Mais la sage-femme est en train de couper des langes dans un de mes vieux draps, et mon homme a été chercher une mauvaise couverture dont nous lui ferons des couches.

En attendant , mettons ce marmot dans une enveloppe moins rude,)» pensai-je; et, ouvrant ma malle, j'y trouvai des mouchoirs de toile et un grand cache-nez en mérinos dont la mère Floche habilla l'enfant.

Ma sollicitude parut très-pu^ile à Roque , qui trouvait sage que l'enfant destiné à ne jamais connaître les dou* ceurs de la civilisation s'habituât, dès le premier jour, à s'é- battre nu dans une sorte de paillasson.

On appela d'en bas la mère Floche.

Ah 1 mes bons messieurs, s'écria-t-elle, je ne sais donner de la tête. Et mon homme qui n'a pas encore soupe ! Laissez-moi poser cette pauvre petite sur votre lit pour un moment ; je reviens la chercher. Elle sortit sur un second appel de son mari, qui paraissait s'impatienter, et nous restâmes chargés de la garde de l'enfant.

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LJL FILLEULE 23

EUe est honneî me dit Edmond en style d'écolier {Vor- venture est le mot sous-entendu de cette locution). N'aurais*- tu pas appris, ineidemmenty l'art de nourrir les marmots?

L'enfant criait ; nous imaginâmes de lui donner de l'eau sucrée.

Tiens 1 ça boit! disait Roque émerveillé.

L'enfant s'endormit sur mfts genoux. Roque reprit sa dissertation sur. le déloge, tout en fumant son cigare.

Cependant, au bruit et au mouvement qui se faisaient au rez-de-chaussée avait succédé un silonce complet.

Je crois, Dieu me pardonne, dis-je à mon ami en l'in- terrompant, que tout le monde^ vaincu par la fatigue, s'est endormi en bas, et que nous allons être obligés de bercer eette sorte d'être toute la nuit.

Voyons I voyons 1 donne-moi çà, répondit Roque en voulant prendre l'enfant. Je vais le reporter à sa mère.

Va voir ce qui se passe , lui dis-je , et envoie-moi la mère Floche.

Roque descendit Je restai seul avec l'enfant, sans trop m'apercevoir qu'il était sur mes genoux , le soutenant] in- stinctivement, et songeant à l'amour des mères, à la mienne par conséquent.

Puis ma rêverie prit un autre cours. Je me demandai ce que c'était que l'énigme de cette destinée humaine qui se pose si diverse à rentrée de chacun de nous dans monde, à cet incroyable jeu du hasard qui préside à la vie , et que nous avons besoin d'attribuer, pauvres êtres que nous som- mes, à des combinaisons inexplicables de la Providence, pour en justifier la rigueur ou la bizarrerie.

Tout à coup la porte s'ouvrit et je vis apparaître le petit bohémien. Son teint olivâtre n'était guère susceptible de ré- véler la pâleur de l'émotion ou de la fatigue; mais son oeil fixe, sa bouche contractée, donnaient à ce visage d'enfant

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ai LA FILLKULIS

une expression de douleur et de volonté au-dessus de son âge.

Rendez-moi ma sœur, dit-il laconiquement en espar gnol. Ma mère est morte !

Je gardai Tenfant dans mes bras, et je descendis à la hâte. Je trouvai Roque constatant que la bohémienne, épuisée de fatigue, de misère et peut-^tre de chagrin, venait de suo- comber à Tefifort suprême de l'enfantement.

Quand le petit gilano, qui m'avait suivi, se fut assuré de la vérité, dont apparemment il doutait encore, une crise de ' désespoir violent succéda à son apparente fermeté. Il se jeta sur le cadavre en criant^ puis il se mit à lui parler dans sa langue asiatique, sur un ton dolent, entrecoupé de sanglots qui, parfois, prenaient l'intonation d'un chant ou d^une dé- clamation. Pendant plus d'une heure il fut impossible de le calmer, et nos exhortations semblaient lui inspirer une sorte de rage impuissante bu de haine sombre. Cette scène, à la- quelle les autres assistants, occupés de remplir les forma- lités prescrites en pareil cas, donnèrent forcément peu d'at- tention , me pénétra vivement. Je ne pouvais en détacher mes yeux. La face pâle de cette morte, encadrée de longs cheveux noirs, représentait à mou imagination ma mère, dont je n'avais pu consoler l'agonie et contempler les traits flétris. Le désespoir de cet enfant était celui que j'aurais eu sans doute à son âge. Moi je n'avais pu pleurer. Ses san- glots produisirent sur moi un efifet magnétique; mes nerfs, ébranlés tantôt par la monotonie déchirante de ses gémis- sements, tantôt par ses brusques et bizarres exclamations dans une langue inconnue, se détendirent enfin, et je sentis des ruisseaux de larmes couler sur mes joues, en même temps qu'un élan sympathique me portait à une commisération in- finie pour cet être frappé d'une infortune semblable à la mienne.

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LA FILLBULB 25

A minuit, le décès légalement constaté, le maire et les té* moins partis, la sage-^femme fut payée et congédiée.

Qu'allaient devenir les enfants? Mes hôtes étaient si fati- gués qu'ils remirent au lendemain à s'en occuper. La mère Floche amena une de ses trois brebis et on put faire teter le nouveau-né. Bien que l'aîné fût arrivé mourant de faim, il refusa de rien prendre et voulut passer la nuit auprès du matelas gisait la morte. De plus en plus apitoyé sur son sort, j'envoyai dormir tout le, monde et je restai seul avec lui, le cadavre, la petite fille couchée dans une corbeille, la brebis et son agneau.

Alors le gitano se calma. Il s'assit au pied du matelas et me regarda attentivement, mais sans vouloir échanger avec moi une seule parole. Il semblait qu'il observât quelque prescription de sa religion, qui lui défendait de parler dans la chambre mortuaire. Enfin il parut s'assoupir, et, voyant tout tranquille autour de moi, je finis par m'endormir moi- même sur ma chaise.

Le chant du* coq qui vint sonner sa fanfare matinale au- près de la porte m'éveilla. Il faisait à peine jour. Je ne vis plus le petit garçon dans la chambre. Je pensai qu'il avait été voir son mulet, ou dormir dans l'étable. Je m'assurai que la petite fille reposait tranquillement. La brebis broutait à une brassée de feuilles vertes qu'on lui avait apportée dans la chambre par précaution. La morte s'était raidie sous la couverture. Sa main livide et maigre, extraordinairement petite et bien faite, sortait du linceul et pendait à terre. Elle était ornée d'un bracelet d'or trop large qui retombait jusqu'à la naissance des doigts. Je le pris pour le donner à son fils. J'étais si accablé, que je le mis dans ma poche sans le regarder, et que je me rendormis presque aussitôt.

Ce ne fut qu'au grand jour^ue l'on vint me relayer. Le gitanillo n'était pas rentré. Le mulet avait disparu avec lui.

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â6 LA FIIXBULB

Nous peDsftmes qu'ils avaient été, Tun portant Tautre, cher- cher Tasslstance de quelque vagabond de la tribu pour &k^ sevelir la mère et emmener Penfant ; mais cette journée et les suivantes s'écoulèrent sans qu'on entendît parler du fur- gitif ni d'aucun de sa race

Dans l'attente de quelque réclamation, le maire du village s'entendit avec la mère Floche et nous, pour assurer provi- soirement l'existence du pauvre être abandonné. Nous fû- mes tous fort embarrassés quand il s'agit de faire dressa son acte de naissance. Nous ne savions pas le nom de la mère, nous ignorions si l'enfant pouvait réclamer une pa* ternité quelconque. Il fallut donc l'inscrire au rentre de l'état civil comme de parents inconnus. La mère Floche porta la petite fille au baptême et la prit pour filleule, avec moi pour parrain, dans cette pauvre petite égUse d'Avon un simple nom gravé sur une dalle, Monaldeêchi ^, rap- pelle un des plus sombres drames amoureux du dix-sep- tième siècle.

Roque, bon et généreux, vida sa petite bourse sur le ber- ceau de notre protégée, mais n'en continua pas moins à rire de l'aventure. Il voulait qu'on donnât à la gitanilla quelque nom expressif ou burlesque. La mère Floche, qui tenait au sien, insistait pour qu'on l'appelât Sophistique» Le maire avait l'habitude de donner à tous les ^fants trouvés de sa commune le même prénom, Frumence, quel que fût leur sexe. Il me fallut soutenir plus d'un assaut pour baptiser à mon gré ma filleule; mais quand on m'eut concédé ce droit, je me trouvai fort embarrassé. Aucun nom ne me semblait assez caractéristique pour une destinée aussi étrange; mais il était dans celle de Tenfant d'en avoir un très-vulgaire. Je m'avisai de regarder le bracelet que j'avais retiré du

1. L'inscriplion porte : M^mMexi^

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poignet da la morte : c'était une grosse chaîne d'or fer- mée d'un cadenas sur lequel étaient gravées d'imposantes armoiries, et d'une plaque qui portait ce seul mot : M(h- rena.

Dans ma simplicité, je crus aroir fait une grande décou- verte, et j'allai fièrement montrer à mon ami Roque le nom de la mère, et la généalogie de l'enfant écrite dans la lan- gue hiéroglyphique du blason. Il éclata de rire.

Cela? s'écria-t-il, c'est un collier de chien volé à quel- que grande dame espagnole, et ce nom, si doux en fran- çais, qui, tu le sais, signifie tout bonnement »iotr« ou brune^ c'est le nom d'une petite chienne qui aura peut-être coûté bien des pleurs à sa maîtresse. Les gitanos sont grands es- camoteurs de chiens et de chevaux, surtout quand ces ani- maux de luxe sont ornés richement. Que ta grande flâneuse d'imagination daigne donc rabattre de ses fumées : tu n'au- ras pas pour filleule une descendante de quelque Médina- Cœli, enlevée à son berceau par les sorcières errantes de l'Andalousie : ce n'est que la fille d'une^ diseuse de bonne aventure ou d'une danseuse de carrefour, dont le mari ou l'amant (si ce n'est elle-même) s'adonnait au rapt des pe- tits chiens et des chaînes d'or.

L'explication était péremptoire, au point que, renonçant d'emblée à mes idées romanesques, je répondis sans hé- siter : ^ »

*-Eh bien , que le nom de Moréna lui soit léger! C'est un adjectif qui peut qualifier sans profanation une créature humaine aussi bien que toute autre créature de Dieu, et beaucoup de noms inscrits aux célestes archives du calen- drier n'ont pas une origine plus recherchée.

En ce moment, la mère Floche apporta la petite fille,, qu'elle avait attifée de son mieux et qui, grftce à cette rapi- dité prodigieuse avec laquelle la nature dégage son type de

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la première ébauche, semblait d'heure en heure prendre figure humaine. La teinte violacée avait disparu; les traits, encore vagues, étaient pourtant un peu raffermis, et ]a peau prenait un ton bronzé très-caractéristique,

C'est une négresse, s'écria Roque, une mulâtresse, tout au moins. Ëh bien! elle sera parfaitement nom- mée.

Ne m'en parlez pas, dit la mère Floche un peu conster- née; je doute qu'un être de cette couleur-là puisse devenir chrétien au baptême. Je m'imaginais que la mère et le gar- çon s'étaient noircis au soleil de. leur pays; mais voilà qu'au grand jour la petite en tient aussi , et je crains bien . que ce ne soit une race de diables.

Tranquillisez-vous , dit Roque, M. le curé va blanchir tout ça.

Nous nous rendîmes donc à la mairie et à l'église, il me fallut adjoindre au nom de Moréna, que le maire et le curé s'obstinaient à regarder comme un nom de famille, le prénom d*Anna. En fait de dragées, j'avais donné le ma- tin à ma commère un vieux manteau que son époux avait brossé, la veille, d'un air de convoitise. Les femmes de l'endroit, qui s'entretenaient, beaucoup de l'aventure, se pressèrent autour de nous pour voir l'enfant mystérieux. Mais la mère Floche, qui avait honte de la petitesse de sa liUeule, ramena avec soin sur elle le fichu de grosse xnousr- Staline qui lui servait de voile baptismal, et nous allâmes faire tous ensemble, c'est-à-dire à nous quatre, le repas classique. Après quoi Roque monta en diligence, me re- commanda l'étude de la géologie, m'embrassa et partit pour rejoindre sa famille.

Nous nous étions opposés à ce que l'enfant fût mis à l'hospice et inscrit aux enfants trouvés. La. mère Floche, ne voyant venir personne pour réclamer sa ûlleule, ne

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« PlLtEUl.fi â9

sMnquiéta pourtant pas. Elle était nierveilieusement bonne et aimante, cette pauvre vieille, et elle soignait tendrement Moréna (qu'elle persistait à appeler Anna]^ toujours nourrie avec succès par ia brebis noire.

Je crois en vérité que lors même que nous n'eussions pas contribué, Edmond et moi, aux premiers frais de cette humble éducation, elle les eût pris sur elle seule par cha- rité. Elle trouvait l'enfant si grêle, qu'elle craignit d'abord de le voir succomber dans ses mains. Mais elle put bientôt se convaina^ que cette apparence était trompeuse, que l'en- fant était ainsi dans les proportions normales de sa race, et qu'il était même d'une santé beaucoup plus robuste, d'un appétit plus facile à satisfaire et d'un développement plus précoce que tous ceux du même âge qu'elle avait sous les yeux.

Cette aventure ne pouvait alors prendre une longue place dans mes pensées. Après la première émotion produite sur moi par le drame de la mort de la bohémienne, mon ima- gination , qui s'était allumée un instant, se refroidit tout à fait. Pendant deux ou trois jours, j'avais rêvé une sorte d'adoption des deux orphelins que Dieu semblait avoir jetés dans mes bras. Mais la disparition ou plutôt la fuite du petit garçon, qui me paraissait avoir épié dans mes yeux la pitié dont sa sœur était l'objet, et s'être sauvé, sans rien dire, pour me contraindre à m'en chaîner, la circonstance du bracelet, le nom même que, dans un moment d'humeur peut-être, j'avais donné à la petite fille, tout contribuait à me faire envisager les choses sous leur véritable aspect. Les bohémiens [sont une race dégradée par la misère et l'abandon. Leur type étrange, leur mystérieuse origine, prê- tent sans doute à la poésie, et, à l'époque je faisais cette rencontre, ils étaient à la mode en littérature. Mais j'avais assez lu un peu de tout pour connaître la réalité des choses

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et pour voiTy à côté de ce diarme pittoresque que l'on avait le caprice de leur inréter ^ le mépris trop fondé qu'ils iospi^ rent aux Dations qui les cou&aissent et qui souffrent de leurs rapines, de leur malpropreté, de leurs ruses, de leur abjco ^on en un mot«^

L'enfant devint donc Mentôt pour moi \m olijet de curio* site physiologique, de pitié naturelle, et rien de plus». Qoacid je rendrais le soir de mes longues courses dans la forêt, je regardais sur la litière frakhe et parfumée de Fétable, le groupe de la brebis noire allaitant ses deux nourrissons, Tenfant et Tagneau, J'admirais la maternelle sollicitude de ma vieille hôtesse et la débonnaireié du père Floche, qui détestait les marmots et à qui sa femme persuadait de ber- cer celui-là. Ces deux vicsllards, rangés, probes el fiustères, me paraissaient alors bien plus dignes d'attention et d'in* térêt que la problématique.destinée de ma iiileiile.

IV

Ma santé de paysan avait beaucoup souffert pour s'aecli* mater à Fair de Paris et à la réclusion je- m'étais ptu à m'ouhlier moi-même. Dans cette bdle forêt* de Fontaine* bleau, qui a inspiré son poëte , Fauteur d*Ob$irrMtn, comme les forêts vierges de rAmérique ont inspiré Chateaubriand et Cooper, je me sentis bientôt renaître. Mon âme resta triste, mais non oppre£sée,et j'éprouvai moins qu'à Paris le besoin de m'ateorber dans les livres pour échapper aux réflexions amères.

Je me laissai prendre, non plus comme im désœuvré, mais comme un enftint, aux séductions de la nature ; je sen- tais, si je puis parler ainsi, mes yeux s'agrandir et ma vue

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s'édaireir pour embrasser le spectacle des choses éternelle- ment Traies dans Tordre de la beauté matérielle : les grarids arbres, ces monuments qui vivent et progressent; les fleurs sauvages, cette ornementation qu'on respire et qui renaît sous le pied qui la brise ; les ivresses bruyantes que répand le soleil sur les plantes et les animaux Vjes langueurs muettes la lune plonge délicieusement la création, toujours éveil- lée, même dans son silence* J'avais encotedans l'esprit un peu de ce vague contemplatif que ne secouent pas aisément ceux qui ont respiré en naissant l'air des vallées de ilndre '^ mais je m'initiais à l'appréciation d'une nature moins douce et plus belle. Je n'attendais plus, dans une promenade sans- but, les influences du dehors ; j'allais les chercher, les sur- prendre même dans ces sites qui résument ou rapprochent la grandeur et la grâce, l'immensité des horizons éblouis* ' sants, ou la sauvagerie des retraites cachées.

Un matin, je vis voler sur les bruyères, ou dormir sur l'écorce des bouleaux, de si beaux insectes, que je me pris de goût pour l'entomologie. « Ëocoare une étude incidente,pen^ saj-je en souriant; mais qu'importe, si elle me charme pen- dant une saison? jt>

Je.nie procurai quelques livres que je feuilletais le soir pour m'assimiler l'esprit des classifications établies. Je vis que ce n'était pas unesdence faite, mais un champ illimité d'ob- jservations ouvert à l'activité de l'explorateur. Poiu' devenir entomologiste , il faut consacrer sa vie à compter les fils d'une dentelle flottante, insaisissable, merveilleuse, que le soleil ou la brise secouent sur la végétation, à toutes les heures du jour et de la nuit. L'application de cette conquête est utile, dans un petit nombre de cas, à l'agriculture et à l'industrie ; mais dès qu'on se voue à une spécialité dans la pratique scientifique, adieu l'étude sans bornes, adieu l'ob- servation des mystères infinis, adieu l'inierminable récolte

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32 LA FILLEULE

dos richesses qui pullulent, dans l'air et la lumière I a Je ne serai pas entomologiste, pensais-je, car je ne pourrais pas être autre chose; et comme je ne peux pas tout savoir, quoi qu'en dise mon ami Roque, je veux au moins tout comprendre, selon mes moyens. »

J'étudiai donc les insectes selon ma méthode, qui consis- tait à n'en point avoir, à saisir au vol tout ce que la fécon- dité des cieux faisait pleuvoir autour de moi, à connaître les lois de la vie, à sentir les prodigalités inépuisables de la beauté dans chaque être, dans chaque objet livré à mon exa- men, et je vécus ainsi un mois qui passa comme un jour.

Le désir de surprendre telle ou telle espèce sur certaine plante m'emporta aussi dans le domaine de la botanique. Mêmes aperçus, même entraînement et mêmes réserves; mais dès lors, double jouissance. La plante et son parasite, beaux ou intéressants tous les deux, m'attirèrent dans les régions certaines espèces parquent leur existence. Dans ces courses motivées, toutes les splendeurs du cadre, tous les accidents pittoresques ou instructifs du chemin me sai- sissaient d'autant plus, qu'ils étaient le superflu de ma con- quête : c'était le vase de la vie universelle qui débordait sur moi au moment où, chercheur modeste, je ne lui en deman- dais qu'une goutte.

Heureux jours qui m'avez créé^une source d'intarissables compensations aux amertumes de la vie morale, je ne sau- . rais trop vous rappeler à ma mémoire et vous bénir ! a 0 ma mère I m*écriais-je quelquefois dans une extase soudaine, si, en ce moment, lu peux me voir, tu me regardes vivre et cela seul peut te consoler de ne plus vivre à mes côtés. »

Je ûs une rencontre qui me contraria d'abord , mais à la- quelle je me laissai aller peu à peu, par ce sentiment de com- misération morale que je ne pouvais vaincre. Sur plusieurs points de la forêt, je me trouvai face à face avec un garçon

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LA FILLEtLE 33

un peu plus âgé que moi, agréable de ûgure et mis avec plus de recherche que moi dans sa tenue de touriste. Il me prit d'abord pour un de ces maraudeurs problématiques qu'on voit errer dans les régions écartées, et dont il est souvent difficile de s'expliquer l'oisiveté inquiète. Quand il vit que j'herborisais et chassais aux insectes, il chercha à lier con- naissance et s'y prit avec tant de courtoisie, que je me laissai imposer plusieurs fois sa société.

Ce fut une société agréable par elle-môme, mais à laquelle pourtant j'eusse préféré la solitude. Je n'aime pas la conver-* salion; je suis de ces esprits qui s'assombrissent en se résu- mant.

Hubert Clet était un fils de famille dérouté dans Ja vie, qui était censé chercher un état, et qui avait la ferme réso- lution de n'en trouver aucun digne de ses facultés. et élevé à Paris, fils d'un industriel aisé, assez répandu déjà dans je monde des artistes élégants, plus spirituel que capa- ble et plus aimable qu'aimant, il cachait une imgiense va- nité sous les dehors du savoir-vivre. L'estime qu'il se portait à lui-môme ne se révélait donc pas par des affirmations de mauvais goût, mais elle se trahissait par sa manière de rai- sonner. ^

D'abord, il me crut au môme point de vue que lui. Il crut que je méprisais tous les moyens offerts par la société ac- tuelle à l'emploi de ma capacité. Mais quand il vit que, loin de là, je doutais assez de moi-môme pour vouloir prendre le temps de m'instruire avant de m'utiliser, que je ne reniais pas le devoir, mais que je m'y soumettais au contraire dans Tavenir, en vue de quelque affection future dont je sentais le germe couver en moi lentement, il fit comme Roque avait fait à un autre point de vue : il rabattit de soa estime pour mon intelligence et goûta un certain plaisir à se regarder comme mon supérieur.

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Voilà le résumé qu'il me contraignit à me faire à moi-^ même en le lui déclinant. J^en Ais attristé. Tétais encore dam» une situation d'esprit j'aurais voulu oublier l'avenir,, afin de m'habituer au souvenir du passé. Mais, devant ses théories insoisées sur le mépris qu'il affichait pour ses semblables, je sentis ma conscience se révolter. En cela, bien qu'il me fit souffrir, il ne d<»ina une leçon utile, tout au rebours de sa conviction.

Ge qjull y avait d'étrange dans son superbe détachement des hommes et des <^ses, c'est que, tandis que je vivais en ermite, sevré par ma pauvreté, ma tristesse et ma timidité, des jouissances de la jeunesse, du contact des arts, de la société des femmes et de toutes les élégances de la vie pari- sienne, il nageait en i^eine eau dans ce milieu tant dédai- gné. Il avait dansé avec la llalibrau, il allait chez Victor Hugo, il donnait à Balzac des sujets de roman, il était abonné au Conservatoire de musique. Sans doute il se van- tait un peU| car il allait jusqu'à prétendre que vingt éditeurs lui demandaient ses oeuvres, et que s'il n'avait pas de nom, c'est parce qu'il méprisait la gloire et voulait vivre en poëte, pour lui-même»

Par moments, je le pris pour un hâbleur et pour un fou. Il y avait un peu de cela, mais c'était le travers de sa première jeunesse, et il devait s'en corriger. Il pensait, comme tant d'autres, que, s'il n'était pas grand homme, c'est qu'il ne le voulait pas.

' Ge travers était déplorablement répandu alors. Je n'en ^avais rien, moi qui vivais seul ou avec des camarades très- simples de nceurs et encore à demi rustiques. Hubert Clet m'étonna done beaucoup au commencement. Un instant ii me parut un phénomène si curieux à observer, que je faillis négliger pour lui le eoléoptère. Je me demandais si, en effet, c^était un homme de génie dont il fallait combattre la

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LA FlIXEULE 35

sainte pudeur qui Tempêchait de se manifester, ou un soi à qui j*eu8se mieux fait de tourner le dos.

Au bout de quelques causeries, je le connus assez bien, pour un provincial et un apprenti savant que j'étais. Je vis qu'il avait trop d'esprit pour n^étre pas capable d'arriver au talent, mais que ce ne serait jamais un grand artiste litté- raire, parce qu'il vivait trop dans l'amour de lui-même» Je vis qu'il était plus naïf d*amour-propre et plus faible de cœur qu'il ne le pensait, et qu'il y avait môme en lui d'excellentes quartés qu'il eût rougi d'avouer comme étant trop naturelles et trop prosaïques, mais qui devaient t6t ou tard l'emporter sur ses affectations d'ennui et de désespoir.

Un soir, il m'accompagna pour la première fois à mon gtte. Il demeurait, lui, dans une superbe villa d'été appartenant à la sœur d'im de ses amis. Cet ami l'avait amené là, pour la saison de la chasse. Mais il méprisait la chasse comme tourt le reste, et il prétendait chérir la solitude ; voilà pourquoi il s'emparait de moi et ne me permettait plus d'être seuL

Il vit mon intérieur provisoire de la maison Floche, et le trouva plus original et plus poétique qu'il ne Tétait réelle- ment. L'histoire de la bohémienne et la vue de Moréna, qui, en réalité, était devenue, au bout de six semaines^ ittsie fort jolie petite créature, lui inspirèrent l'idée...

( Ici nous trouvons une lacune dans le manuscrit de Sté^ phen Rivesanges, soit qu'il ne Vait jamais remplie, soit qu'un de ses cqfoiers ait été perdu ou hrûlé. Mais nous trou- vonSj pour nous renseigner sur la suite de son histoire, di- verses lettres et fragments qui combleront cette lacune^ &t qui ont sans doute été réunis à dessein par lui à ses mé- moires,)

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36 LA FILLEULE

LETTRE DE liADAME DE SAULE A BfADAME MARANGE

« Mère chérie, dépêchez-vous de revenir. Savez-vous que c'est long, six mortels jours sans vous voir 1 Vous ne m'a- vez pas habituée à cela , et me voilà déjà comme une âme en peine, ou plutôt comme un corps sans âme. Vous me di- rez que j'ai un frère pour me tenir compagnie. Bah ! vous savez bien que c'est de votre compagnie à vous que j'ai be- soin , et que celle de M. Julien est une chose fantasque et passagère que je n'ai pas la prétention d'accaparer. Il chasse du matin au soir, ce cher enfant, et s'il est invisible tout le jour pour les gens sédentaires comme nous, du moins il rentre à la nuit, très-gai et très-aimable, quelque poudreux, crotté ou éreinté qu'il soit. Dormez en paix sur le compte de votre Benjamin, chère petite mère. Il se porte à ravir, et je crois qu'il est aussi sage que vous pouvez le souhaiter.

» Votre grande fille , je devrais presque dire votre vieille enfant, est moins raisonnable. Quand vous n'êtes pas là, elle s*ennuie de tout, elle ne sait que faire de sa vie. Que voulez-vous I il me semble que je ne suis rien par moi- même, que c'est par vous que je pense, que je raisonne et que j'existe.

» Quand vous allez revenir, je vous raconterai toute une histoire... Mais puisque vous n'arrivez' qu'après-demain , pourquoi ne vous la raconterais-je pas. tout de suite? C'est si bon de causer avec vous! il n'y a que cel^de bon. D'ail- leurs vous serez au courant d'avance, et vous ferez vos bonnes petites réflexions en chemin, car vous allez voir que j'attends votre décision, comme de coutume et pour toute chose.

x> Hier matin, l'ami de Julien, ce joli petit M. Hubert Clet, que je ne trouve ni sot ni fou, puisque vous ne voulez pas

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LA FILLEULE 37

que je juge trop séyèrement ies enfants que votre enfant distingue, s'est avisé, à déjeuner, de me raconter une triste aventure qui s'est passée, il y a six semaines, je crois, à trois lieues de nous, au village d'Avon : Avon-Monaldeschi, comme vous dites.

» Une pauvre Égyptienne, dont on n*a pu savoir le nom, est venue accoucher et mourir, dans l'espace d'une heure, cihez de bonnes gens qui ont gardé l'enfant et qui en pren- nent soin. L'enfant, ^quoique un peu noir (ou plutôt jaune), est Tjoli comme un amour. Le récit de M. Clet m'a donné ridée d'aller me promener jusque-là en voiture, avec lui pour guide et notre bon vieux chevalier pour chaperon, quoique, en vérité, il ne me semble pas qu'une femme de trente ans et un garçon de vingt ans puissent jamais se croire en tête-à-téte. Mais vous voulez que votre fille soit comme devait être la femme de César, et vous avez raison. Je suis trop fière que vous vouliez être fière de moi, pour risquer jamais une étourderie.

Tb Nous avons trouvé M. et madame Floche (c'est un an- cien jardinier et une ancienne laitière, qui ont bien cent trente ans à eux deux] occupés à laver et à babichonuer la petite Moréna avec autant de propreté, d'adresse et de ten- dresse que si c'eût été le fruit de leur antique union. Hélas I ces bonnes gens sont comme moi : ils n'ont pas eu d'enfants; mais ils ont vieilli ensemble, et moi, sans ma mère, je se- rais une triste veuve.

D La petite ûHe est un bijou ; la brebis noire qui la nour- rit est une bonne bête. Je suis restée là, une heure, à m'a- muser, comme un enfant que je suis encore malgré les trois cheveux blancs que vous m'avez trouvés l'autre jour sur la tempe droite.

» Et puis est arrivé le parrain et le protecteur de l'en* faut, car il faut que vous sachiez qu'il y a un bon être qui a

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promis de veiller sur elle et de la faire vivre aussi long- temps et aussi bien qu'il pourrait. C'est un tout jeune homme» 4e l'âge de notre Julien» qui jouit, le croiriez-vous» de douze cents livres de rente, et qui trouve moyen de faire la cha- rité avec cela 1 Et Julien, qui a douze mille francs de pen- sion et qui n'en trouve pas assez pour ses menus plaisirs ! Je lui ai foit la morale là-dessus en rentrant. Mais il m'a envoyé pattre, comme de coutume, et, comme de coutume aussi» il a uni par me dire que j'avais raison de ne pas faire comme lui. Je reviens à mon histoire, qui ressemble un^u à ceUe des sept châteaux du roi de Bohême.

JD Ce jeune homme il s'appelle Stéphen... je ne sais plus quoi, était à se promener dans la forôt avec un au- tre pauvre étudiant comme lui, quand ils ont rencontré et amené la bohémienne chez les Floche, ils avaient loué deux petites chambres. L'autre est parti, laissant pour l'or- phelin tout ce qu'il avait d'argent et disant que ses parents, payeraient son voyage à l'arrivée. M. Stéphen est resté pour passer les vacances dans la forêt; mais il a donné presque tout son. linge et il s^est procuré cinquante francs, qu'il n'a* vait pas, pour assurer à l'enfant les bonnes grâces de ses hôtes et compléter sa petite layette.

» La mère Floche m'a raconté tout cela, et elle a su après coup que ce jeune homme avait fait mettre sa montre au mont-de-piété, à Paris, pour avoir cette petite somme. Elle 9 voulu la lui rendre; il n'a jamais voulu y consentir.

B Voyez, chère mère, comme il y a des cœurs excellents, et parmi les gens les moins heureux! J'ai été vraiment atten- drie en voyant arriver ce jeune savant, tout brûlé par le so- leil, vêtu d'une blouse routier, marchant dans de gros souliers dont nos domestiques ne voudraient pas, et tout chargé de plantes, de cailloux et de boîtes d'insectes qu'il ses journées à recueillir» et une partie de ses nuits à

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LA FILLEULE 39

étudier. Il a été intimidé de nous voir là, au point de Youloir se sauver ; mais M. Clet, qui a fait connaissance avec lui dans ses promenades, me Ta présenté malgré lui. Le chevalier l'a interrogé sur ses recherches, et il est si modeste, qu'il s'est imaginé que notre ami était plus savant que lui. C'était fort amusant de le voir répondre avec déférence à des questions dont ce cher homme ne comprenait pas les réponses, et j*ai vu le chevalier si embarrassé, un moment, de continuer la conversation, qu'il a failli lui demander quelle différence il faisait entre les papillons et les lépidoptères.

» Moi qui n'en sais guère plus long que notre ami , je bornai à interroger le jeune homme sur la bohémienne. Ap- paremment qu'il s'était apprivoisé avec nos figures, car il me répondit sans se troubler et avec une élégance d'exprès* sions à laquelle je ne m'attendais pas de la part d'un écolier de cette apparence. J'ai su depuis, par M. Clet, que ce n'est pas une nature ordinaire; que, dès l'âge de seize ans, il avait fini toutes ses études, après avoir eu les premiers prix sept ans de suite. Il assure qu'il est aussi avancé dans son in- struction et dans sa raison qu'un homme fait et d'un ca- ractère sérieux. Enfin, il l'avoue presque pour son égal: jugez combien il faut que ce jeune homme lui soit supé- rieur 1

» J'ai eu bien envie, tant il me paraissait gentil et inté- ressant, de l'inviter à venir nous voir ; mais je n'ai rien voulu faire sans votre avis. Il me semble que ce serait pour mon jeune frère une connaissance plus utile que ce bel es- prit en herbe de Clet. Vous en déciderez, mère. Ce n'est pas ce qui me fait vous écrire. C'est l'envie désordonnée qui s'est emparée de moi de prendre et d'élever la petite Mo- réna. N'estH^ pas notre devoir à nous autres qui sommes riches, d'empêcher les pauvres de se sacrifier les uns pour les autres ? N'aurion&-nous pas honte de les voir se dévouer

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iSO LA FILLEULE

quand nous nous croiserions les bras? Tai failli mettre l'en- fant et la brebis , voire Tagneau, dans ma voiture ; mais j'ai dit : Ma mère arrive lundi, attendons et laissons-lui le plai- sir d'ordonner.

Adieu, vous que j'aime. Revenez donc vite. Votre pau- vre petite Marquise hurle tous les soirs en passant devant votre chambre, elle me donne envie d'en faire autant. »

ANCIE!^ JOURNAL DE STÉPHEN. FRAGMENTS

Avon, 97 septembre 1833.

Anicée de Saule 1 quel doux nom I et quelle douce créature «que celle qui le porte I ai-je vu une figure, un portrait •qui lui ressemble? Je ne m'en souviens pas, mais bien cer* Vainement ce n'est pas la première fois que je vois ce type aimable et pur.

Aujourd'hui, entre dix et onze heures, j'ai vu l'éclosion d^Elpénor, au pied d'une vigne sauvage. Je suis resté une •heure à attendre que ses ailes fussent développées. Elles étaient humides d'abord et semblaient lisses, incolores. A mesure qu'elles séchaient, je voyais apparaître le duvet si doux de son corps et la poussière si bien tamisée de ses ailes. Sqs portions de rose étaient juste de la couleur de l'écume de la vendange, et ses portions vertes de cellô de Tolive dans .la saumure.

Quand cette dame s'est retirée, j'ai gravi les rochers pour voir le lever de Procyon. Il monle entre deux fragments de

^hers qui sont ici à l'horizon et qui lui font un repoussoir

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LA FILLEULE 41

formidable ; il brille perdu dans les profondeurs de Téther que ce cadre fait reculer. Cela donne, à la vue même, le sen- timent de rinfini. Je n'avais jamais vu les étoiles si belles que ce soir.

30 septembre.

Elle est revenue, avec sa mère celte fois. J'ai été profon- dément ému. Cette mère, ô mon Dieu ! c'est la mienne ; elle lui ressemble, non pas trait pour trait; mais ieurs âmes étaient semblables, puisque tant de signes extérieurs établis- sent dans mon souvenir une similitude qui me pénètre et me bouleverse. C'est la voix de ma mère ; c'est son regard si ferme dans la franchise, si doux dans la bonté; c'est sa démàrche,«a manière de s'habiller, presque aussi ^imple, en vérité, quoique cette dame soit riche. C'est son esprit sur- tout, son jugement droit, sa tendre indulgence, sa modestie, sa grâce. Elle a quarante-six ans, dit-on; elle paraît à peine plus âgée que ne l'était ma chère défunte la dernière fois que je la vis. Comme les femmes de Paris se conservent longtemps I Nous n'avons pas .l'idée de cela dans nos cam- pagnes. La belle Anicée de Saule dit tout haut qu'elle a trente ans. Je ne puis le croire. C'est, à peu de chose près, l'âge qu'avait ma mère, et il ne me semble pas qu'elle soit plus âgée que moi d'un jour. Si l'on nous voyait ensemble dans mon pays, sans nous connaître, on croirait que je suis le frère de l'une et le fils de l'autre.

.... Les champignons pullulent dans la forêt ; c'est, quoi qu'on en dise, la plus saine nourriture qui se puisse trouver. Elle est presque aussi fortifiante que la chair des animaux et offrirait aux paysans une ressource véritable pendant la moitié de l'année. Malheureusement ils connaissent peu les

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espèces alimentaires, et quand ils ne s'empoisonnent pas, ils ont une méfiance qui va jusqu'à s'abstenir entièrement. J'en ai vu qui vendent des échantillons superbes pour la con- sommation, et qui, pour rien au monde, ne voudraient en manger.

J'ai trouvé l'agaric-améthyste en assez grande quantité ces jours-ci. Cest le plus élégant de ces cryptogames. Sa cou- leur lilas est d'une nuance admirable, et il exhale un parfum d'iris et de violette.

(Ici reprenait, dam Us cahiers, le récit écrit par Stéphen, d une époque très-postérieure de sa vie.}

Dans les premiers jours , je ne fus pas aussi occupé de cette rencontre que bien d^autres l'eussent été à ma place. Il faisait enoore un temps magnifique, et les chtrmes de la promenade m'empêchaient de songer avec regret que ma position ne devait pas me mettre en rapport avec des person- nes si haut placées dans ce qu'on appelle le monde. J'allais plier bagage , d'ailleurs Roque m'écrivait du Berry et me don- nait rendez-vous à Paris pour le 10 octobre.

Il fallait songer à établir mon budget pour la suite de l'éducation de Moréna. Je demandai un soir à la mère Floche si elle pourrait s'en charger pour vingt francs par mois. Je ne pouvais faire ce léger sacrifice sans m'imposer de sé- rieuses privations; mais gagner vingt francs par mois ne me paraissait pas impossible, n'importe à quelle besogne, et ne devait pas prendre beaucoup de temps sur mes études.

Monsieur, dit le père Floche d'un air grave, ou nous

allons nous brouiller ensemble, ou vous allez reprendre tout

'ue vous avez doliné pour Tenfant. C'enfant est née sous

toile, monsieur. Les dames qui sont venues ici l'ont prise

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en amitié et veulent s'en charger. Ça faisait de la peine à ma femme de s'en séparer si vite, mais moi je trouve que nous sommes trop vieux pour soigner un enfant si petit. Que nous soyons pris d'infirmités l'un ou l'autre, c'est lui qui en souffrira. La femme a donc entendu raison. On lui a fait, bon gré mal gré, un joli cadeau pour son bon cœur, et on emmène la petite au château de Saule le jour vous partirez pour Paris. On ne veut pas vous en priver jusque-là.

; Quoi! tout cela sans me consulter, père Floche? Je suis le parrain, moi, le seul parent, pour ainsi dire, puisque j*en ai accepté les devoirs, et, bien que ces dames me parais- sent d'excellentes âmes, j'ai voix au chapitre avant tout le monde. J'étais décidé à payer pour l'enfant le nécessaire et à veiller sur lui, non pas seulement un an ou deux, mais toujours. "

Eh bien, monsieur, qui vous empêchera d'y veiller? Est-ce que vous n'avez pas lu la lettre que M. Clet vous a apportée?

Non, dit Clet, qui venait d'entrer, puisqu'elle est encoire dans ma poche. J'allais au-devant de Stéphen sur un chemin, pendant qu'il rentrait par l'autre. Tenez, mon cher, lisez cette missive.

La lettre était de madame Marange.

a Laissez-nous faire notre devoir, monsieur ; vous n'en aurez pas moins îe mérite d'avoir fait le vôtre et au delà. Permettez-nous, à ma fille et à moi, de nous charger de la pauvre Moréua. Nous relèverons avec amour, et, je l'espère, avec sagesse. Pour cela, il eist nécessaire de nous consulter et de nous entendre avec vous. Vene^onc passer la journée chez nous demain, afin que nous ayons le temps d'en cau-^

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ser. Mon fils ira vous chercher pour vous montrer le chemin. Nous désirons que tous ne l'oubliiez pas.

» JULIE MA RANGE. »

Elle s'appelait Julie, comme ma mère, cette sainte fem- me ! Il y a une destinée! Ckîtte dernière circonstance , plus encore que la lettre et Témotion que certaines ressem- blances m'avaient causée, me décidèrent à vaincre ma sau- vagerie et à me tenir prêt dès le lendemain matin à accepter l'invitation.

Le jeune Marapge vint à dix heures, dans un tilbury pim- pant, traîné par un cheval superbe. Ce jeune homme, beau, grand et fort, déjà barbu jusqu'aux oreilles, paraissait beau- coup plus âgé que moi ; mais je vis bientôt que c'était un véritable enfant, et un enfant gâté, qui pis esU II était bien élevé et ce qu'on appelle bon garçon; mais ses vanités étaient puérilesé II plaçait son bonheur et sa gloire dans ses habits, dans ses équipages, dans ses armes de chasse, dans ses moustaches, que sais-jel jusque dans ses bottes. Il fut heureux, pendant le trojet, de la pensée que j'étais ébloui de son élégance. Un petit accident qui nous arriva me haussa un peu dans son estime. Son beau cheval perdit un fer et se mit à boiter. Je m'en aperçus le premier et le priai d'ar- rêter.

Pourquoi? me ditril ; au prochain village nous trouve- rons un maréchal ferrant.

Qui fera boiter Tanimal bien davantage, parce qu'il n'aura pas de chaussures -convenables pour son pied. Votre cheval est panard, monsieur, tout magnifique qu'il est, du reste. Il n'y a donc pas longtemps que vous l'avez T

Ma foi, non, huit jours.

Et vous l'avez acheté sans voir que ses fers de devant

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scml plus épais sur un bord que sur Tautre, parce que son pied ne pose pas également par terre ?

Vous êtes sûr de ça?

Très-sûr ; veçez vous en assurer vous-même.

Nous descendîmes , et pendant qu'il constatait le fait d'un air de mauvaise humeur, je fis quelques trentaines de pas sur la route que nous avions parcourue, et je retrouvai le fer.

Mon cher ami, vous êtes l'obligeance même , me dit mon compagnon, et, ma foi, je vous avoue, ajouta-t-il naï- vement, que je ne vous aurais pas cru si bon juge. J'ai été enfoncé de 1,000 fr. sur ce çheval-là. Vous qui ne l'avez examiné qu'un instant avant de partir, vous avez vu sa tare qui m'avait échappé, à moi, après trois heures d'examen et d'essai.

Ce n'est pas une tare. Ayez soin qu'il soit toujours ferré convenablement, et il vous fera autant de service qu'un autre.

diable avez-vous appris à vous connaître en che- vaux ? On me disait que vous étiez un savant en m, et je me suis toujours figuré les savants distraits, ignorant toujours les choses réelles, fort maladroits de leurs mains et ayant la vue basse.

Je ne suis pas savant, lui dis-je, et j'ai été élevé à la campagne. Mon père est propriétaire, mon grand-père était fermier, fils d'un simple paysan. J'ai le droit de savoir observer un peu les animaux.

Nous arrivAmes au château de Saule , une belle et suave retraite entre la Seine et la forêt, et jetée à mi-côte dans les collines rocheuses qui dominent le fleuve et la vallée. Du château, qui était une maison fraîche, vaste et plus commo- dément adaptée à la vie intime que nos vieux manoirs du

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Berry, on embrassait une vue à la fois riante et immense. Le jardin descendait en pente vers la Seine. Le parc montait vers la forêt, et couronnait de ses derniers arbres la crête du monticule. De aussi la vue était belle, plus belle à mon gré. Elle plongeait sur ces bassins de rochers épars dans la verdure, et embrassait ces horizons boisés, imposants et mélancoliques, qui font ressembler la forêt de Fontainebleau à quelque solitude inculte du nouveau monde.

Je n'avais pas apporté de toilette à Avon. La meilleure raison pour ne pas me présenter en habit, c'est que je n'en avais pas. Pour le reste, ne comptant rendre visite qu'aux grands chênes et aux petits ruisseaux de la contrée, je m'é- tais muni des vêtements les mieux appropriés au genre de vie que je devais mener. J'arrivais donc chez des dames du monde, en blouse, en grosses guêtres, et, comme je me rappelle les moindres circonstances de cette première visite, en linge fort propre mais assez grossier. J'avais encore mon trousseau du pays, des chemises du plus beau chanvre, filé dru par nos servantes; ma mère elle-même avait dû, plus d'une fois, charger les quenouilles et mettre la main au rouet.

A ma place, Roque n'eût pas été pris au dépourvu. La seule puérilité de cet esprit si sérieux [puérilité bien pardonnable à vingt ans) consistait ^ avoir tout de suite l'air d'un savant, ou tout au moins d'un homme grave. En conséquence, il était, dès le matin, partout, et dans toutes les saispns de l'année, vêtu de noir, en habit, en souliers, et portait la cravate blanche. Il a gardé ce costume toute sa vie, par goût d'abord, par habitude ensuite.

Malgré l'inconvenance de ma tenue, je me présentai sans aucun embarras : cette inconvenance étant involontaire, je m'en excusai tout de suite sans mauvaise honte. J'ai toigours été sauvage, réservé, je ne me suis jamais senti timide. Il

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me semble qu'il y dans la timidité, autant de sottise et de yanité que dans routrecuidance.

D'ailleurs , je crois que l'homme le plus gauche du monde se fût vite trouvé à l'aise auprès de madame Marange et de sa fille. Ni avant de les voir, ni dans tout le cours de ma vie ensuite, je n'ai connu de femmes plus simples, plus franches, plus faciles à juger à première vue. Ce qui gêne, en général, les gens ^sans usage ou sans expérience, c'est l'embarras de savoir à qui ils ont affaire, et la crainte de dire ou de faire quelque chose qui choque les inconnus qu'ils abordent. Avec Anicée et sa mère, à moinf d'être inepte, il était impossible de ne pas se rendre compte, d'emblée, de leurs caractères, de leurs goûts, de leurs sentiments, de leurs habitudes. Telles je les ai vues le premier jour, telles je de- vais les voir toute la vie : deux glaces sans défaut, deux mi- roirs de pureté qui, toujours placés en face l'un de l'autre, se renvoyaient l'image de la perfection pour la refléter à Tinfini dans leur transparente profondeur.

Quand j'entrai, elles étaient dans le parterre, occupées à greffer des roses. Elles s'y prenaient fort adroitement, et je m'of&is à les aider. J'avais si souvent pratiqué la greffe d'arrière-saison à ceil dormant, qu'elles m'accordèrent toute confiance dès le premier coup d'œil jeté sur ma be- sogne.

Rien n'est si agréable que cette manière de faire connais- sance en prenant part en commun à quelque occupation champêtre ou domestique. La journée passa pour moi comme un instant, grâce à l'activité et à la simplicité d'habitudes de ces deux femmes, et à la bienveillance délicate qu^elles mirent à m'associer à leurs délassements. Aussitôt après le déjeuner, Julien prit son fusil; Hubert Clet prit ua livre, et je restai seul avec les daihes. Je voulus parler de Moréna.

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Pas encore , nous avons le temps 1 dirent-elles. C'était une manière tout affectueuse de me retenir, et il ne fut ques- tion de Torpheline que le soir, après dîner.

Je me laissai faire. Pourquoi n*aurais-je pas accepté l'in- timité offerte avec tant de confiance ? Je les suivis dans le parc, elles cueillirent des ceps pour le dîner; sous les treilles, elles mirent les plus belles grappes de raisin dans des sacs; à la cueillette des poires, elles trièrent les es- pèces qui devaient être mangées à différentes époques; dans le fruitier, elles placèrent les plus beaux échantillons sur les rayons, après les avoir essuyés avec soin im à un, pour les préserver de la moisissure. C'était ainsi que je passais autrefois le temps de mes vacances , aidant ma mère dans tous ces soins que la femme intelligente et laborieuse sait rendre aussi poétiques qu'utiles. En vérité, par moments, j'oubliai mes années de douleur : je me crus auprès d'elle, aidée par une charmante sœur qui embellissait mon rêve el ne le dérangeait pas. Par moments, je faillis appeler ma- dame Marange maman et dire cï^ez tums en parlant de la maison.

Je vis arriver avec tristesse le moment de les quitter. Qui m'etit dit, le matin, que je passerais un jour entier sans dé- sirer de me retrouver seul, et que je le trouverais court, m'eût bien étonné; et voilà que je trouvais ce qui m'arrivait tout naturel, comme si j*eusse passé ma vie entre cette mère et sa fille.

Enfm , je pris mon chapeau de paille et demandai la permission de parler de Moréna. J'exposai que , sans doute, c'était un grand bonheur pour elle de trouver une protec- tion si brillante et si généreuse; mais qu'il y aurait peut-être un grand malheur à la suite, celui d'être élevée dans des conditions trop au-dessus de sa vraie condition, et de re- tomber dans la misère avec désespoir, avec opprobre peut-

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être, après avoir connu des douceurs trop grandes et ca- ressé des rêves trop brillants.

Vous parlez avez beaucoup de raison et de prudence , répondit madame Marange ; et je ne saurais vous faire un crime de ne pas nous connaître assez pour savoir que si nous nous cbargeons de cette enfant aujourd'hui, c'est pour ne l'abandonner et la négliger jamais. Prenez donc le temps d'avoir conûance en nous; revenez 1

Ah ! madame, m'écriai-je, ce n'est pas ce qui m'in- quiète. Je vous connais toutes deux, à l'heure qu'il est. Cest dire que je crois en vous, que je suis sûr de votre persévé- rance dans la charité; mais je vois comme on est heureux auprès de vous et comme on doit souffrir de vous quitter. Une telle existence rendra quiconque la goûtera si difficile jwirtout le reste, qu'il vous deviendra impossible de la faire cesser sans briser une âme généreuse, ou sans aigrir un cœur égmste. Que sera l'enfant de la bohémienne? un ange ou un démon, dans les conditions Vous allez la placer I Élevée par de pauvres gens, habituée aux privations, assu- jettie de bonne heure au travail, pourvu qu'elle soit proté- gée contre le vice et préservée de la misère qui y conduit, je voyais son avenir tout simple et assez clair. A présent, je ne le vois plus que dans un nuage. C'est un nuage doré, il est vrai, mais il n'en est pas moins impénétrable.

Pendant que je parlais, madame Marange regardait sa fille comme pour lui dire : or Je m'attendais à cela. » Quand j'eus parlé :

Voilà mot pour mot, dit-elle, les objections que j'ai faites à ma chère Anicée, lorsqu'elle m'a exprimé son désir d'élever celte pauvre petite. Ces objections sont très-fortes ^ et subsistent encore dans mon esprit, en partie. Mais ma fille dit à cela que nous serioDs coupables de donner à la prévoyance plus qu'à Tentraînemenl; et j'ai aussi bien de

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la peine à croire, je vous le confesse, qae le premier mou- vement du cœur, qui est toujours le meilleur, ne soit pas aussi le plus sage. Voyons, Moréna ne sera peut-être ni un ange ni un démon, mais tout bonnement une 011e insigni- fiante; et, dans ce cas-là, rien n'est si facile que de lui fiadre une existence appropriée à ses facultés et à ses goûts. Mais admettons votre hypothèse : si elle est un ange, nous Tai- merons assez pour satisfaire l'ambition d'un ange. Si elle €»st un démon, nous la plaindrons et lui pardonnerons assez pour qu'elle soit un peu nK)îns démon« Est-ce qu'on doit regarder, avant de faire ce que Dieu prescrit, si on en sera récompensé en cette vie? n<m sans doute. Je vois dans vas yeux que vous pensez comme nous; seulement, vous orai- gnez que le bien^-étre et la culture de l'intelligence ne dé- veloppent le mauvais germe qui peut se trouver dans cette petite créature. Là-dessus^ Anicée ne partage pas mes crain- tes ; elle dit que si le ver est d^à dans le fruit, un bon so- leil ne lui fera pas tant de mal, en nourrissant l'un et l'au- tre, que le ffoid qui gèle et tue le fruit avec le ver.

Je vous avouerai que le ver me fait grand'peur, ro- ,pri&-je.

Et je racontai de quelle manière le petit gitano, le frère de Moréna, avait subitement et sournoisement abandonné sa sœur auprès du cadavre de sa mère, après m'avoir at- tendri par le spectacle d'une douleur trompeuse.

Ce court récit fit une certaine impression sur madame Mérange.

Ma fille , dit-elle, pensons-y. Je peux braver et suppor- ter bien des chagrins ; mais ne pas te préserver de tous ceux -que je puis prévoir, je ne le dois pas, je ne le veux pas.

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VI

Je m'attendais à voir mon avis prévaloir. Il n'en fut rien. Madame de Saule était le reflet le plus pur de sa mère, mais c'était un reflet si splendide qu'il effaçait parfois, en dépit d'elle-même, le foyer il allait puiser la lumière. Dans eette adoration mutuelle qui semblait fondre deux âmes en une seule, il était difficile, dans les circonstances ordinaires de la vie, de trouver une différence. Anicée en paraissait même comme annihilée volontairement aux yeux vulgaires; et, dans le monde, j'ai vu plus tard qu'on lui reprochait cette naturelle et sainte vertu de l'amour filial, comme une faiblesse d'esprit qui l'empêchait d'exister, d'avoir une idée à elle, une volonté propre. C'était l'opinion d'Hubert Clet en particulier, comme je vais avoir bientôt à le dire.

On se trompait, et, dès le premier jour, je fus à même de ne point partager cette erreur. Anicée, qui était menée à l'habitude, entraînait parfois son guide. C'était l'affaire d'un' instant, il est vrai, mais dans cet instant, Tune faisait faire tant de chemin à l'autre par l'ardeur de son sentiment et le courage de son esprit, qu'elles ne pouvaient revenir sur leurs pas ni l'une ni l'autre.

Ma chère mère, s'écria*t-elle, vous dites que vous ne voulez pas que je m'expose à des chagrins; c'est impossible ; pour cela, il faudrait me rendre égoïste et commencer par m'en donner l'exemple : c'est ce que vous n'avez jamais pu et ne pourrez jamais faire. D'ailleurs, il n'y a pas de cha- grins que je ne puisse supporter sans grand mérite^ puisque je vous ai pour me consoler et me dédommager de tout. Laissez donc dire ce grand philosophe, cet homme mûr et

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froid qui fait comme vous faites toujours, cVsl-à-diro qu'il commence par se dépouiller, s'engager et se sacrifier, après quoi il donne aux autres des leçons de prévoyance et de méfiance. Demandez-lui donc s'il s'est occupé des mécomptes et des déceptions qui l'attendent peut-être, le jour il s'est chargé de cette enfant. Voulez-vous donc avoir à l'estimer plus que moi? J'en serai très-jalouse, je vous aveftis. e' vous, monsieur Stéphen, vous êtes un orgueilleux qui voulez garder tous les risques et toutes les peines pour vous seuL Vous craignez que je ne gâte votre filleule : vous supposez qu'elle aura tant d'intelligence qu'elle sera forcément comme un diable dans notre bénitier. Eh bien, je vous dis, moi, que si c'est une créature supérieure, c'est un crime d'étouflter l'intelligence et une lâcheté de ne pas la développer à tout prix : car l'intelligence a des droits sacrés, et si on les mé- connaît, c'est alors qu'elle s'irrite et devient ennemie des autres et d'elle-même:

Madame Marange était ébranlée, et moi j'étais vaincu.

Tenez, dit la bonne mère, pour terminer, il n'y a pas de théories absolues devant l'avenir, et, de tout ce que nous prévoyons là, si quelque chose arrive, ce sera d'une manière si imprévue que toute notre sagesse d'aujourd'hui ne nous servira de rien. Il faut faire le bien au jour le jour, et laisser à Dieu le soin du lendemain. Tout ce que nous pouvons ar- ranger, c'est une éducation appropriée aux facultés et au caractère que nous verrons poindre et grandir chez notre orpheline. Si la nature Ta faite pour une vie d'humble tra- vail, et qu'elle s'y porte sans réflexion avec de l'incapacité pour le reste, nous en ferons une bonne petite ouvrière ; si elle a de l'imagination et de l'ardeur, nous la ferons artiste; si elle est sage et bienfaisante, nous en ferons une demoi- selle. Mais nous avons besoin que le parrain surveille, juge et conseille. C'est son droit, et notre devoir, à nous, est de ne

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rien faire sans le consulter. Ain^, monsieur Stéphen, vous voilà forcé de nous voir souvent et d'être un peu de notre famille pour toujours.

Je baisai avec effusion la main de madame Marange. Ma- dame de Saule me tendit la sienne aussi. J'allais en faire autant; je m'arrêtai tout à coup : il me sembla qu'elle était trop jeune pour cette preuve de familiarité dans le respect.

On voulut me faire reconduire. J'aimais beaucoup mieux marcher, et je Taftlrmai si sineèrement qu'on me laissa libre. Hubert Clet me conduisit jusqu'à la sortie du parc, afin de me montrer la traverse, et quand il fut là» nôtre entretien remmena plus loin, presque jusqu'à mi-chemin d'Avon.

Allons, mon cher Stéphen, me dit-il aussitôt que nous fûmes sortis de la maison, voilà votre filleule adoptée, et vous aussi, le parrain, adopté avec enthousiasme !

Comme il y avait un dépit marqué dans son accent, je m'arrêtai, étonné et attendant qu'il s'expliquât mieujc. Il s'en aperçut, se prit à rire et passa outre; je le suivis.

Je vous fais mon compliment, reprit-il, quelques pas plus loin, d'un ton plus naturel, du succès que vous avez auprès de ces dames. Tout le monde n'est pas si heureux I c'est ce qui prouve qu'avec les femmes, quand il s'agit de plaire, il suffit de le vouloir.

Je comprends fort bien, lui répondis-je en riant, que vous ne l'avez pas voulu, puisque vous désirez que je le comprenne ; mais permettez-moi de ne pas le croire. Vous avez désirer de vous rendre agréable , et je pense (en tout bien, tout honneur, car je ne me permets jamais de plaisanter mal à propos) que vous avez d^ réussir autant que vous le méritez*

Oh ! oh I l'homme sérieux ! reprit-il, des compliment^ un peu moqueurs pour moi et de la diplomatie à propos de

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madame de Saulel Déjà? Gomme vous y allez, mon pro- vincial ! Vous devriez être plos confiant avec celui qui vous a valu cette belle connaissance.

Je ne la cherchais pas.

> Ge qui veut dire que vous ne voulez me savoir aucun gré d'avoir fait ici votre éloge et de vous avoir porté aux nues?

Si fait; si vos éloges sont sincères, quelque exagérés qu*ils puissent être, j'en suis reconnaissant, ainsi que de Fhcmneur que vous m'avez procuré en me faisant con- naître ,des personnes qui me paraissent dignes de tous les respects.

Allons, Stéphen, s'écria-t-il avec un pou d'humeur, ne le prenez pas sur ce ton. Vous me faites l'effet dans ee mo- ment-ci, vous qui avez pourtant de l'esprit, d*un maître d'école de village qui a dîné chez la châtelaine de l'endroit, et qui a été si ébloui de cette faveur qu'il n'a môme pas voulu regarder si elle était laide ou belle.

Je n'ai pas été tant de mon village : j'ai fort biep vu que madame de Saule est belle comme un ange.

Ah I j'en étais sûr. Vous aimez ces têtes-là? C'est fade, c'est calme, c'est ennuyeux comme un ciel sans nuages.

Permettez-^moi d'avoir mon goût. Peu vous importe, je présume.

Sans doute. Mais cela ne sera peut-être pas aussi in- différent à madame de Saule. Il faudra que je lui dise votre admiration.

De quoi vous mêlez-vous, je vous prie?

-> J'ai envie de m'amuser à lui faire la cour pour vous. €a me distraira.

. Je vous engage beaucoup, si vous ne voulez pas être inconvenant dans vos façons de vous divertir, de ne pas me prendre pour le suyet de vos plaisanteries.

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-• Bien, bien ! Vous vous fâchez, parce que vous vous sentez Je courage de Mre la cour pour votre compte. Bravo I mon savant. Vous avez plus de courage et d'aplomb que je ne me le serais imaginé avant de vous voir ici. Gomme vous vous tenez sur vos deux pieds 1 Allons, pardonnez mes sottes railleries, et habituez-vous, puisque vous voilà lancé dans le monde, à ne pas prendre au sérieux ces sortes de choses. Bien d'autres que moi vous feront compliment de vos bonnes fortunes; n'allez pas vous imaginer chaque fois que 'C'est par dépit ou par convoitise. Pour moi il n'en est rien. Madame de Saule est une i)elle personne et une excellente femme, mais si vulgaire d'esprit, si froide d'imagination et si dominée par sa mère, qu'elle en est abêtie, et ce n'est pas moi qui voudrais engager la lutte contre tant de vertu, de prosaïsme et do surveillance maternelle. D'ailleurs, quelle femme mérite d'^re aimée assez pour qu'on la dispute, ou seulement pour qu'on Tenvie à un camarade? Elle existe peut-être,* mais je confesse ne l'aVoir jamais rencontrée.

n me parla longtemps encore sur ce ton, et j'avoue que sa fatuité me déplut tant ce jour-là, que je faillis, à plusieurs reprises, le lui faire sentir durement. Plus il s'etforçait de dénigrer madame de Saule, plus je lisais clairement dans sa pensée qu'il en était vivement épris, et que n'ayant pas été encouragé, il n'avait pas même trouvé moyen de le lui dire ; il était blessé de me voir mieux accueilli au bout d'une jour- née, que lui au bout de deux mois, et il se mordait les doigts de m'avoir introduit dans la maison. J'ai su, depuis, qu'il avait imaginé de raconter l'histoire de Moréna et la mienne, pour se ménager un tête-à-tête avec madame de Saule, en l'accompagnant chez les Floche en l'absence de sa mère. Mais ce projet avait échoué. Madame de Saule s'était fait escorter d'un vieux ami de sa famille.

Si je me contins, ce fut par la crainte d'être aussi fat que

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lui en m'imagmant que madame de SaUle avait besoin de moi pour embrasser la cause de ses charmes et de ses mé* rites. Je pris le parti de ne plus écouter ce qu'il me disait; il s'en aperçut et me souhaita le bonsoir, en assuriftnt que j'étais amoureux fou et quej'étais capable de ne pas retrouver mon chemin.

Je le retrouvai fort bien. J*ignore si j'étais amoureuic. Je n'en avais pas conscience, car j'eusse pu jurer que je no l'étais pas. Je me sentais presque heureux ce soir-là. J'avais plus de conGance dans la vie, je marchais avec plus de plai- sir, la nuit me paraissait plus belle; je ne me sentes ph» seul et abandonné sur la terre : et pourtant je n'espérais rien, je n'eusse rien osé désirer. Hubert Glet avait gâté la première heure de ma course, en s'efforçant de donner une forme réelle à mes vagues et cbastes aspirations; mais, à mesure que je m'avançais seul dans la forêt, cette influence désagréable se dissipait, et je me retrouvais seul avec les bons souvenirs de ma journée.

La lune était splendide, le profond et majestueux silence des premières nuits d'automne n'était interrompu, par mo- ments^ que par la course eflRarée et soudaine des cerfe et des biches doot je troublais la retraite.

C'était l'époque de l'année les gardes de la forêt et les paysans de la lisière croient entendre passer la chasse fan- tastique du grand veneur. J'aurais bien souhaité quelque brillante vision de ce genre ; mais elles ne sont accordées qu'à ceux qui ont le bonheur d'y croire.

Il était près de minuit quand j'arrivai à la maison Floche. Je revenais souvent aussi tard. Je sortais même quelq\iefois au milieu de la nuit pour étudier la géographie céleste, et je rentrais, aux approches du jour, sans réveiller mon hôte. J'avais la clef de ma chambre, et l'escalier était extérieur.

Je fus surpris^ en approchant de la maison, de voir de la

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lumière au rez«-de-chaussée, comme si, par exception, on se fût inquiété de mon absence. Je doublai le pas, et remar- quai une ombre noire, qui semblait se détacher de la fenêtre, glisser le long du mur et s'enfoncer dans le buisson. Cétait évidemment quelqu'un qui épiait, du dehors, ce qui se pas- sait à l'intérieur. Je ne m'amusai pas à crier : Qui va ? comme font les gens qui ont peur et qui craignent de mettre la main sur le larron. J'allai droit à la maison en sifflant, comme si je n'eusse rien remarqué, et quand je fus arrivé è fendroit du buisson le fantôme avait disparu^ j*y entrai brusquement. Aussitôt un bruit de pas et de branches bri- sées m'apprit que le voleur ou le curieux fuyait en me sen- tant si près de lui. Je le suivis, mais il avait de l'avance sur moi et m'échappa. Un instant je le vis traverser le chemin à vingt pas de moi. C'était un homme; voilà tout ce que je pus distinguer. Je courus en vain ; ramené à mon gîte par crainte de quelque danger plus voisin pour mes hôtes, j'a- bandonnai ma poursuite inutile, et retournai vers eux par un autre chemin.

J'y étais à peine engagé que je vis accourir à ma rencontre une autre ombre plus petite et plus grêle, que je distinguais assez pour voir que c'était un enfant» Sans doute il croyait rejoindre par l'autre fugitif sans me rencontrer ; mais dès qu'il m'aperçut, il coupa droit dans le fourré, oh je ne perdis pas mon temps à le chercher.

Une bande de malfaiteurs menaçait peut-être la maison. Le mieux était d'aller avertir nos hôtes et de défendre la place avec le vieux Floche, qui possédait un bon fusil de munition ( il avait été de la garde nationale de Fontaine- bleau ), et qui, avec mon aide^ pouvait faire bonne conte- nance.

La lumière éclairait encore la croisée de leur chambre, et, au moment d'entrer, je crus entendre de sourds gémis-

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sements. Je poussai vivement la porte. La mère Floche était levée et fit un cri d'effroi. Bientôt rassurée, elle me rassura moi-môme en me disant que son mari souffrait de ses rhumatismes, et que rien de fâcheux d'ailleurs ne leur était arrivé. J'approchai du lit du père Floche. Il était en proie à de vives douleurs, et je crois que si on nous avait attaqués, il eût été hors d'état de se défendre. U avait un rhumatisme articulaire des plus aigus. Moréna dormait tranquillement dans sa oorbeiUe posée sur un coffire, au pied du lit de la vieille femme.

Je n'avais rien à indiquer qui pût soulager le malade; sa femme, habituée à le soigner, s'en acquittait fort Uen. Je fis une ronde attentive et minutieuse autour de la maison, et ne voyant plus rien qui pût donner des craintes, je ren- trai pour aider la bonne Floche à veiller son mari. Je lui demandai alors si elle avait vu ou entendu quelqu'un rôder sous sa fenêtre. Elle ne s'était aperçue de rien, mais elle me raconta que vers le cou(^r du soleil, un homme de fort mauvaise mine était entré chez elle pour allumer sa pipe, sans trop demander la permission. Il n'avait pourtant montré aucune hostilité, et même, en voyant le pèreFio<^ se traîner à son lit, il s'était approché de Moréna que la mère Floche tenait dans ses bras; il l'avait beaucoup regar- dée, offrant de la bercer pendant qu'elle-même aiderait son mari à se coucher; il avait fait cette offre d'un ton fort doux; «mais il avait une si vilaine figure et un regard si faux, ajouta la vieille, que je n'ai pas osé lui confier l'en- fant et que je Tai engagé .même à ne pas nous déranger plus longtemps. Alors il s*est mis à rire, en disant : Est-ce que vous croyez que je yexix vous la voler, votre petite fille?, elle n'est pas déjà si belle 1 Ma foi, elle n'est pas, lui ai«je dit de même, bien blanche ni bien grasse» mais vous n'avez rien à lui reprocher de ce c^é-là. »

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LA F1I.LBULE 59

C'était donc un bohémien? demandai-je à mon hô-

Je ne saurais pas trop vous dire, répondit-elie. C'était un homme très^brûlé du soleil ; mais malgré que ces gens- jse marient toujours entre eux, il y a Inen du sang mêlé dans leur race. J'en ai vu qui étaient noirs comme des nè- gres et d'autres qui étaient presque blancs. Je jurerais que notre Anna est la fille d'un chrétien d'Espagne, car elle n'a pas les grosses lèvres et les cheveux crépus, et quant à sa peau , il y a bien des gens du midi de la France qui ne l'ont pas plus blanche*

C'est vrai; mais continuez votre récit. J*ai dans l'idée que ce visiteur brun et laid était de la tribu, qu'il savait très-bien l'histoire de la naissance de Moréna et qu'il venait pour la réclamer ou pour l'enlever.

II ne Va pas récl€anée du tout. Je n'avais pas grande envie de faire la conversation avec lui, et je n'ai voulu ni le questionner ni l'écouter. Il s'est en allé en ricanant et en disant: c< Si votre mari est longtemps malade comme ça, voilà un petit enfant qui ne sera guère soigné ou qui vous gênera beaucoup. Vous serez forcée de le mettre en nour- rice*..'—C'est bien, x> lui ai-je dit. Et il est parti sans rien demander.

Tout cela et ce que j'ai vu tout à l'heure me confir- ment dans mon idée, mère Floche : l'homme qui r^ardait chez vous à travers la vitre était probablement le même que vous avez reçu et congédié; et quanta l'enfant, qui ne s'est pas présenté chez vous, mais qui s'est caché à mon appro- che, je jurerais que c'est le frère de Moréna.

Alors vous pensez, dit-elle, qu'ils ont l'idée de me vo- ler ma pauvre petite pour en faire une saltimbanque? Ce serait bien la peine de l'avoir fait baptiser et d'en avoir eu un si grand soinl Alors, monsieur, il faut nous réjouir de

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ce que ces daines charitables veulent s*en charger, et il faut la leur donner le plus tôt possible; car une fois que vous serez parti, avec mon mari malade comme ça, comment pourrai-je la défendre, cette pauvre créature innocente?

J'étais complètement de l'avis de la bonne femme, et les circonstances de cette soirée levaient tous mes scrupules. Je passai la nuit à veiller autour de la maison. Dès le jour, je courus à Avon, d*où je ramenai, primo, une femme que la mère Floche consentait à prendre pour Taider à soigner son mari; iecundo, une petite charrette attelée d'un âne robuste et couverte en toile. Je pris les rênes, après avoir caché la brebis noire au fond de ce modeste véhicule, à côté de Mo- réna bien couchée dans sa corbeille*

Je fis ces dispositions avec beaucoup de mystère; je pou- vais compter sur la prudente discrétion de mes hôtes, et je fis plusieurs détours dans la forêt, m'assurant bien partout et avec soin que je n'étais ni observé ni suivi. On eût dit que l'enfant comprenait mes desseins, car elle ne trahit pas une seule fois mal à propos sa présence par un vagisse- ment.

J'entrai par la porte du parc qui touchait à la forêt. J'y rencontrai madame de Saule , qui m'aida à m'introduire avec mon précieux bagage dans la maison, sans être vu de ses domestiques, dont elle n'était pas parfaitement sûre.

C'est ainsi que j'arrivai pour la seconde fois dans cet Éden que j'avais quitté la veille avec peu d'espoir d'y reve- nir aussi vite que je le souhaitais.

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VU

Je fus accueilli avec une joie siucère. Madame de Saule me remerciait avec effusion. Il semblait qu'elle crût me de- voir de la reconnaissance. Elle reçut l'enfant comme un dépôt sacré que je lui confiais, admira sa propreté, sa gen- tillesse, et s'épanouit au sourire de cette petite physiono- mie. C'était le premier sourire de Moréna. On eût dit qu'elle était frappée de la beaulé de son nouvel asile et de la ten- dresse de sa mère adoptive. Étrange destinie que la sienne, étrange destinée que la nôtre I

Comme Je n'avais annoncé l'exécution de mes promesses que pour la fin de la semaine suivante, on n'avait encore rien préparé pour l'installalion de l'enfant. On n'avait pas même décidé si elle serait nourrie dans la maison ou dans les environs. Le premier soin de madame de Saule fut de me prier de la porter dans sa chambre, nous devions trou- ver madame Marange.

Là, je racontai en détail les petits événements de la veille, et nous eûmes à nous consulter. Si Moréna avait réellement une famille qui vînt à la réclamer, nous ne pouvions la lui refuser. Mais quelle serait la preuve que cette famille fût celle de la bohémienne, puisque nous ne savions pas même ie nom de cette dernière?

Nous devions donc être très-circonspects avant d'accorder confiance à ceux qui se présenteraient, et défendre l'enfant contre des tentatives d'enlèvement. Par conséquent, la pre- mière éducation nous forçait à des précautions particuliè- res. De ce moment, la question fut tranchée. Moréna devait être et serait élevée dans la maison de madame de Saule.

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Tous les hasards poussaient Moréna dans les bras de cet ange.

Une des femmes les plus dévouées à son service' fut char- gée de veiller à toute heure sur l'enfant. On lui attribua une chambre aérée et commode dans Te corps de logis qu'habi- taient la mère et la fille. La brebis^ dont le lait paraissait si merveilleusement approprié à son tempérameht, puis- qu'elle n'avait jamais été et ne Ait jamais malade pendant l'allaitement, lui fut conservée pour nourrice.

Pendant qu'on vaquait à ces soins, j'eus le loisir et l'occa- sion d'apprécier tout à fait les instincts et l'flme maternelle d'Anicée. La Providence se trompe donc quelquefois, puis- qu'elle n'avait pas béni les entrailles d'une telle femme.

Pourquoi ne ferai&-je pas ici le portrait d*Anicée de Saule?... Le pourrai-jel Ma main n'a jamais essayé de le tracer ; elle tremble en l'essayant.

Elle était plus petite que grande, et toujours si chastement vêtue que tout le monde ne savait pas si elle était belle au- trement que par le visage. Il fallait une de ces rares occa- sions où, pour se soumettre aux exigences du monde, elle revêtait une toilette de ville, pour savoir que ses épaules étaient aussi parfaites que ses bras, et son corsage aussi fin que ses pieds étaient petits. A l'habitude, elle avait des ha- bits aisés, flottants, sous lesquels chaque mouvement gra- cieux trahissait pour moi la beauté de son être, mais qui, loin d'appeler le regard, semblaient vouloir y dérober sans affectation la femme pudique par instinct. Vivant tou- jours dans l'intimité de la famille, ne sortant de son inté^ rieur que contrainte et forcée par certaines convenances de position, on la voyait tous les jours semblable à elle-même de caractère, de manières et même de costume. Hubert^ dans ses jours d'humeur, disait qu'elle n'était pas assez femme, et qu'il y avait quelque chose d'insolemment apa-

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thique à passer sa vie en robe de chambre. D'autres fois, quand il la comparait aux autres femmes du monde, il avouait qu'avec sa robe blanche ou gris-de-perle à larges plis et à larges manches , ses beaux cheveux bruns noués et rele- vés comme au hasard , elle arrivait, on ne savait comment, à être toujours la plus richement habillée et la plus heureu- sement coiffée. Alors il prétendait que, sous cet air de né- gligence et d'oubh d'elle-même, il y avait une insigne co- quetterie ; car il n'était pas embarrassé pour se contredhre lui-même, en étudiant comme un problème désespérant cette femme si simple et si vraie,' dont la beauté mojale était aussi transparente que sa beauté physique était voilée- Tout le mystère de cet art qu'elle avait de plaire toujours aux regards en même temps qu'à l'âme, consistait dans un sentiment du vrai que je n'ai jamais vu en défaut chez elle. Si elle touchait à une broderie coloriée,* sans y songer et sans s'appliquer, elle peignait un chef-d'œuvre avec son aiguille ; si elle regardait une œuvre d'art, elle en sentait immédiatement le; fort et le faible avec une justesse pro- digieuse; si elle admirait un beau livre, on pouvait être sûr que ou l'auteur avait été le plus véritablement inspiré, aussi elle était le plus vivçment émue. Aussi, en nouant sa ceinture à la hâte, ou en relevant ses cheveux magnifiques sans consulter le miroir, elle se faisait, sans prémédi- tation, poétique et belle comme ces figures du Parthénon, largement et simplement conçues, qui semblent réaliser la perfection à l'insu de la main qui les a créées.

C'est dire assez que c'était un être de premier mouve- ment. Pourtant son imagination était calme, peut-être même froide; son éducation n'avait pas été plus approfon- die que celle des autres femmes de sa condition. Elle n'é- tait savante en rien de ce qui sort des attributions de son sexe. Elle avait même être un peu paresseuse dans son

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enfance, faute de vanité ou à force de bonheur; car, outre qu'elle avait eu la meilleure des mères, c'était une nature heureuse par elle-même. Mais son cœur, doué d'une bien- veillance, d'une commisération, d'un dévouement extrêmes, lui tenait lieu d'imagination, de science et d'activité. Elle devinait tout cela par le sentiment personnel, et, comme jamais son sentiment personnel n'avait rien d'égoïste, d'hy- pocrite ou de lâche, elle avait dans le cœur des décisions souveraines, des solutions sans réplique, des sagesses tou- tes divines.

Elle présentait donc ce contraste enchanteur d'une per- sonne très-raisonnable et très-spontanée, douce comme l'abnégation, résolue comme le dévouement ; faible devant tout ce qui demandait de la tolérance, forte devant tout ce qui exigeait de l'équité. Les gens qui la connaissaient peu la jugeaient froide et nulle, à cause de sa vie austère et de sa complète absence de coquetterie. Ceux qui la connais- saient davantage la trouvaient romanesque dans sa con- fiante bonté. Ceux qui la connaissaient tout à fait la ju- geaient comme je viens de la peindre.

« Elle est tout cœur des pieds à la tête, disait le vieux chevalier de Valestroit, l'ami d'enfance de son grand-père. Sa conscience, son esprit, son instruction, sa grâce, tout part de là. »

J*aurai Toccasion de parler davantage de ce vieillard qui l'appréciait si bien , parce que lui-même, ridiculement igno- rant pour un homme, avait, comme Anicée, des puissances de cœur qui suppléaient à tout. Il faut que je reprenne le fil de mon histoire ; je m'aperçois que je suis un narrateur bien malhabile, et que j'écris comme j'ai vécu, en m'arrê- tant à chaque pas pour admirer ce qui me charme, sans songer h gagner le but.

Je dois pourtant dire absolument, avant de passer outre,

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gue eette joaroée s'écoula comme la veille et le lendemain , comme bien des jours ensuite, sans que cet être divin m*oc- cupât de manière à me le faire définir. Il y avait en moi un instinct qui me commandait de l'estimer sans réserve , de Taimer sans réflexion. L'amour s'insinuait dans mon sein comme s'insinuent dans les veines ces vins doux de mon pa^is, qui , à la saison des vendanges, semblent inno- cents comme le lait , et qui vous font complètement ivre avant qu'on ait étanché la première soif. Tous les étran- gers y sont pris j leur raison est à peine troublée que leurs pieds sont enchaînés déjà par l'ivresse. Moi , étranger à l'amour, à la vie, j'étais déjà lié par une passion absolue et invincible, avant de croire que je fusse seulement amou- reux.

Tous les jours, vers cinq heures, je m'en retournais à la maison Floche, ne voulant pas abandonner mes hôtes à la tristesse, à la maladie et à Visolement. Tous les jours ma- dame Marangp, en recevant mes adieux , me disait : « A de* main , n'est-ce pas Et tous les jours j'arrivais à midi.

J'avais fixé mon départ au 10 octobre. Le père Floche commençait à se lever. Rien de menaçant ne s'était produit autour de sa demeure. On n'avait pas vu non plus la moin- dre trace du pied d'un gitano sur le sable des allées du paro de Saule. Le 9, comme j'allais décidément faire mes adieux, madame Marange me dit:

Pourquoi nous quitter? Nous sommes forcés par nos affaires de rester ici jusqu'à la fin du mois ; restez-y avec nous. Quittez votre maison Floche, qui devient froide, et vos bois, qui vous rendront misanthrope. Nous avons pour vous une petite chambre bien modeste, mais bien isolée, vous travaillerez tant qu'il vous plaira. Allez embrasser votre ami du Berry, puisqu'il vous attend, et revenez le lendemain. Vous ne serez pas trop en retard pour les cours

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que vous voulez suivre, et vous reviendrez avec nous à JParis. Comme nous comptons emmener Moréna, vous ne l'aurez pas perdue de vue un seul jour.

Peus le courage de refuser ; je sentais d'avance tout ce que Roque aurait à me reprocher' si je m'endormais ainsi dans les délices. Madame Marange insista.

Tenez, me dit-elle, ce n'est pas une offre que je vous fais, c'est une preuve d'amitié que je vous demande. Je ne peux pas vous dire pourquoi et comment vous nous ren- drez service en nous sacrifiant ces \ingt jours; je vous le dirai probablement plus tard.

Je n'hésitai plus, je promis. Tallai recevoir Roque à la di- ligence de Paris , car cette fois il n'avait pu revenir par Fontainebleau. Il me gronda, il me railla , il me menaça de m'abandonner à mon apathie si je le quittais. Je le quit- tai. Je revins à Saule le lendemain.

-7- Tenez, me dit madame de Marange, le soir même, en se promenant seule avec moi au jardin , je suis si recon- naissante de votre dévouement , que je veux vous dire de suite en quoi il consiste. Cest à nous préserver de la mal- veillance d'un petit ennemi que nous nous sommes fait. Ce pauvre M. Hubert Clet ne s'est-il pas imaginé de faire à ma fille la plus sotte, la plus ébouriflée, la plus ridicule dé- claration d'amour? Elle en a ri. Ça Ta blessé , et cependant il reste , après avoir toutefois juré de ne pas recommencer. Nous ne trouvons pas que nous devions le chasser, cela n'en vaut pas la peine. Ma fille a trente ans. Elle a déjà* derrière elle une vie si sérieuse et si irréprochable, qu'elle aurait mauvaise grâce à éloigner d'elle un si pauvre dan- ger. D'ailleurs, mon fils, qui, naturellement, ne sait rien de cela, et qui ,.sous ses airs d'enfant gâté, cache des in- stincts assez chevaleresques, pourrait bien faire un mauvais parti à son ami. M. Clet est volontiers rogue, et ne se lais-

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serait pas traiter comme un petit garçon. Devant cette crainte, nous avons nous taire; mais, bien que M. Clet soit redevenu fort convenable, son insistance à rester ici nous étonne. Il semble quMl se soit promis à lui-même de ne pas passer pour éconduit auprès,de ses amis de Paris, auxquels nous savons , par le chevalier, qu'il a fait la con- fidence de ses projets amoureux. Je crains qu'il ne s'obstine à retourner seulement le même jour que nous, et à se montrer assidu chez nous. Je crains que cette petite co- médie de mauvais goût ne fasse perdre patience à notre vieux chevalier, qui a la tête vive, et qu'il ne remette tout haut cet enfant à sa place. Alors... je vous avoue ma fai- blesse de mère , je crains un duel entre mon fils et M. Hu- bert.

Dois-je m'en charger, madame? répondis-je avec une naïveté qui fit sourire madame Mérange; Parlez, je provo- querai Hubert aujourd'hui même.

A Dieu ne plaise, mon cher enfant I s*écria-t-elle ; vous n'av^ pas mission de défendre ma fille, et une affaire qui nous atteint si peu ne mérite pas le plus petit coup d'épée. Il ne s'agit pas de cela, mais de détruire, par votre présence, l'efifet de l'outrecuidance de M. Clet. Sans vous, nous voici seules ici avec mon fils et lui qui se pose en don Juan. Nous avons de vieux amis, nous n'avions jamais reçu de jeunes gens dans l'intimité de la campagne. De ce que nous avons cédé au désir que montrait Julien de nous amener celui-là, il voudra faire conclure que ses préten- tions sont agréables. Si vous êtes ajmis dans cette intimité, il ne pourra se vanter d'une exception en sa faveur, et même , je veux vous demander de nous amener votre ami Roque un de ces jours, ne fût-ce que pour quelques heures. Nous l'aimons sans le connaître et nous voulons le voir à Paris. Puisqu'il faut que mon fils, en devenant un jeune

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bommcy ramène la jeunesse à notre foyer, je voudrais Yj entourer, en même temps que nous, de jeunes gens sé- rieux et d'un caractère sûr. Ils sont rares. Puisque nous sommes assez heureux pour vous avoir découvert, restez- nous. Peu à peu, je suis persuadée que vous prendrez de l'influence sur Julien, et que vous le dégoûterez des gens et des choses frivoles.

Cette bonne mère n'eut pas de peine à me convaincre. La pensée ne me vint seulement pas de lui dire qu'elle ve- nait d'imaginer un remèdn qui pouvait être pire que le mal. Je me sentais si fort de la conscience de mon respect pour sa iiile, que je n'imaginai pas une chose bien simple et qui devait arriver nécessairement : c'est que Clet, par dépit, donnerait à entendre, dans un sens ironique ou malveil- lant, que je lui étais préféré.

Dès ce jour laJutte fut engagée sourdement entre lui et moi. Il se borna d'abord à observer; puis me railla de filer le parfait amour, sans espoir et sans profit; enfin, il partit brusquement, résolu, non à calomnier madame de Saule (son âme n'était pas capable de cette noirceur pré- méditée), mais tout porté à dénigrer nos relations lors- qu'elles gêneraient son amour-propre.

Madame Marange avait de la fortune, mais la terre de Saule, qui avait appartenu à son gendre, était sans impor- tance. M. de Saule avait eu des emplois assez brillants pour suppléer à l'insuffisance de son patrimoine. Après sa mort, sa veuve, qui n'avait jamais eu le goût du monde, avait souhaité d'habiter la campagne une grande partie de l'an- née, et, aux fiiverses résidences qu'elle possédait, elle avait préféré celle-là à cause du site. On avait donc décoré avec une élégante simplicité le petit chûteau, et agrandi le jardin et le parc aux dépens des prairies environnantes ; l'exploitation agricole offrant un mince revenu, on n'avait

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FILLEULE 09

pas à s'eD occuper beaucoup, et on sortait peu de \9l réserve, si ce n*est pour aller^ rendre des services pleins de simpli- cité et de cordialité aux gens de la campagne, quelquefois pour visiter en voiture les plus beaux sites environnants. En général, ces deux femmes vivaient comme cacbées dans leur sanctuaire, subissant les visites avec une aménité rési- gnée, et préférant une vie réglée et uniforme à tout autre genre d'existence.

C'est ainsi que j'avais vécu près de ma mère , et la destinée t^'Ânicée dans le présent était si semblable à la mienne dans le passé, qu'auprès d'elle je croyais recom- mencer à vivre dans les conditions normales de mon être.

Roque, cédant à ma prière et aux aimables avances de madame Marange, vint passer une journée avec nous. Il était trop bon et trop droit pour ne pas apprécier de suite ces deux femmes; il remarqua vite une cbose qui ne m'avait pas frappé, et qui ne changea rien à mes sentiments quand il me la fit constater : c'est que madame Marang:e, avec son ton simple et sa vie modeste, était extrêmement intelligente et sérieusement instruite pour une femme. En cela, elle dépassait sa fille; mais elle. cachait ce genre de supériorité avec un soin extrême, et il fallait, pour s'en apercevoir, toute l'obstination naturelle que mettait Ed- mond Roque à ne vouloir pas s'intéresser aux choses vul- gaires, et le besoin qu'il avait continuellement d'élever la conversation à des résumés de science abstraite, quand il ne pouvait la faire rouler sur des faits de science positive. 11 était pédant, mais de bonne foi, avec tant d'amour et si peu de vanité, qu'il fallait bien l'accepter ainsi, et l'aimer quand même. Par obligeance, par bonté, par savoir-vivre, madame Marange lui laissa donc voir qu'elle le comprenait. Elle était la veuve d'un homme qui avait cultivé modestement les sciences par goût et par aptitude naturelle ; elle n'était pas

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une femme savante, mais rien de ce qui avait intéressé scm mari ne lui était étranger.

J'ai dit par quelle supériorité d'élan dans la tendresse Anicée redevenait l'égale, et à mes yeux, plus que l'égale de son admirable mère ; mais Roque n'en jugea pas ainsi : il trouva bien plus d'attrait è se faire écouter, et même ques- tionner par madame Marange, qu'à contempler madame de Saule. Elle lui sembla par conséquent la plus jeune, la plus belle des deux. Il est certain qu'elle était encore charmante et qu'elle pouvait éblouir un tout jeune homme. Ces sortes de sympathies,' que l'âge rend disproportionnées, et qui sont invraisemblables à la pensée, sont pourtant très-fré- quentes, par conséquent très-naturelles ; mais, entre une femme si saine de jugement, aussi vraiment chaste que ma- dame Marange, et un '^enfant aussi pur et aussi froid que mon ami, l'attrait ne pouvait qu'être tout moral , la sollici- tude toute maternelle.

Néanmoins, la jeunesse, quelque austère qu'elle se fasse, aime à exagérer ses appréciations; ses hyperboles sont vives, son vocabulaire est jeune. Aussi Roque me dit-il en riant, dès le premier jour, qu'il était amoureux de madame Marange.

Oui, amoureux est le mot, ajouta-t-il en reprenant son sérieux habituel; je ne sais pas si c'est une femme d'un âge mûr, cela m'est parfaitement égal ; elle me paraît beaucoup plus belle que sa fille, et nulle femme ne m'a jamais plu autant qu'elle. Tu peux donc lui dire de ma part qu'elle a en moi un adorateur dévoué, un mari très-ûdèle si bon lui semble.

C'est ainsi que, pendant plus de vingt ans. Roque parla de madame Marange et qu'il lui parla à elle-même fmais comme jamais il n'alla plus loin et ne songea même à lui baiser la main, cette sainte femme n'en fut pas com-

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promise^ et, à soixante-diz dns, elle l'appelait encore son amoureux, avec cette simplicité enjouée qui est le privil^e des matrones irréprochables.

Malgré le plaisir que Roque goûta dans cette journée, il ne manqua pas, dès qu'il fut seul avec moi, de me gronder énergiquement sur ma paresse. Je n'avais pas ouvert un livre depuis quinze jours ; je n'y avais pas même songé. Je ne sentais pas le besoin de la vie purement intellectuelle, depuis que celle du cœur m'était rendue. J'avais été sevré de cellerci depuis deux ans : il me semblait bien avoir le droit de la savourer pendant quelques jours.

—Quelques jours ! disait Roque indigné. Ne dirait-on pas que monsieur compte vivre plusieurs siècles ! et il mourra peut-être samedi ou dimanche. Il mourra sans avoir appris ce qu'on peut apprendre dans une semaine^ c'est-à-dire un monde, un des mondes dont se compose le monde infini de la science.

Roque prêchait d'exemple. Dans ses vacances, il avait ap- pris le sanscrit; il appelait cela respirer l'air natal et se re- tremper à la campagne.

Il blâma l'adoption de Moréna; il eut pour le faire toutes les raisons qui m'avaient fait hésiter. Il fut sourd à celles qui m'avaient vaincu ; ce qui ne l'empêcha pas de trouver la petite fille ravissante et de donner de fort bons conseils sur la manière de soigner son développement physique.

Vlil

Nous sommes encore une fois privés des souvenirs per- sonnels de Stéphen ; mais comme c*est à cette même époque que nous avons connu intimement les principaux person^

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72 1.A FILLKILE

nages de celte histoire, nous pourrons raconter très-fldèie- ment ce qui manque dans son récit

Madame Marange et sa fille occupaient à Paris une maison qu'elles avaient achetée rue de Gourcelles ; leur genre de vie y était à peu près le même qu'à la campagne; elles j avaient un grand et beau jardin qui les isolait du voisinage et leur permettait de ne pas trop se croire à la ville. Elles eussent préféré passer toute l'année aux champs ; mais Julien Ma- range n'eût pas été de cet avis, et elles le trouvaient trop jeune pour l'abandonner à lui-même. Dès le matin, Ànicée s'occupait de Moréna; elle surveillait sa toilette, et même, quand sa mère ne l'observait pas trop, elle s'en acquittait elle-même avec un plaisir naïf : elle n'avait jamais connu cette joie féminine de toucher adroitement à un petit être, de chercher à deviner ses désirs, à étudier le langage de ses vagissements et l'expression, chaque jour plus intelligible, de ses r^ards. Elle s'initiait, avec une amoureuse curio- sité, à ces mille petits soins dont Tintelligence est révélée aux mères et qu'elle regrettait si douloureusement d'être forcée d'apprendre. Elle rougissait presque de son ignorance ; elle avait hâte de n'avoir plus le secours d'une étrangère entre elle et cet enfant, à qui elle voulait pouvoir s'imaginer qu'elle avait donné la vie.

Madame Marange craignait un peu l'excès de cette ten- dresse, et s'efforçait de la réprimer ou de la contenir. Il y avait cinq ans déjà qu' Anicée était veuve. Sa mère désirait qu'elle se remariât, et redoutait un «bstacle dans l'adoption exclusive et jalouse de cet enfant étranger, qu' Anicée tendait à considérer comme le sien propre, jusqu'à concevoir déjà vaguement l'idée de ne le sacrifier à aucune affection nou- velle.

Anicée avait été mariée à un homme de mérite, mais qu'un fond d'ambition cachée avait bientôt privé des charmes de

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Fexpansion et de l'appréciation des douceurs du foyer domes- . tique. Elle avait souffert de cette déception sourde et lente, et peu à peu complète. Son mari avait des procédés exquis envers elle, selon le monde ; mais son intimité était devenue morne, préoccupée, froide, un peu hautaine. Anicée n'avait pas aggravé son mal par d'importuns et d'inutiles reproches. Elle avait sacrifié ses goûts et son idéal de bonheur tendre et caché. Elle ne s'était jamais voulu avouer qu'elle était malheureuse. Elle ne pouvait l'être complètement avec une âme si douce, tant de penchant à s'effacer ou à s'immoler, et les consolations d'une mère si assidue et si parfaite. C'était une victime souriante et parée, qui mourait de langueur et d'ennui au milieu de l'éclat du monde. Elle avait souffert sans jamais se plaindre ; mais sa mère ne s'y était pas trompée : elle avait essayé de le faire comprendre à M. de Saule. En sentant ses torts, il s'était aigri comme font les gens qui ne peuvent ou ne veulent pas les réparer. Il avait eu de l'amer- tume contre sa belle-mère, prétendant qu'elle exerçait sur sa ûlle une influence fâcheuse en l'encourageant dans sa manie de retraite; il songeait presque à séparer ces deux femmes, ce qui eût été la mort de l'une ou de l'autre, si la mort ne l'eût surpris lui-même.

Anicée n'avait donc connu dans l'amour et le mariage qu'un bonheur court et trompeur. Elle ne désirait pas faire une nouvelle expérience. La pensée d'être rapprochée pour toujours de.sa mère la dédommageait de la solitude de sa vie. Depuis cinq ans, elle faisait comme faisait Stéphen de- puis un mois. Elle se reposait d'avoir souffert, sans songrr à vivre complètement.

Dans la journée, elle ne recevait personne; en cela elle était d'accord avec madame Marange, qui pensait qu'on doit, pour conserver la santé de l'esprit, s'appartenir chaque jour un certai nombre d'heures. Elles déjeunaient avec Julien,

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gai suivait ou était censé suivre des cours. Dès qu'il était sorti, ^les lisaient et brodaient alternativement ensemble. Elles vivaient dans une telle fusion d^habitudes, qu'il n'y avait jamais qu'un livre commencé ou un ouvrage de femme sur le métier pour elles deux. De temps en temps on appor- tait Moréna, qui se roulait à leurs pieds sur une épaisse cou- verture de soie piquée. Peu à peu, Anicée obtint qu'elle y restât presque tout le temps. Elle éprouvait une jouissance infinie à contempler les mouvements souples et gracieux de cette ravissante petite créature qui, ne souffrant jamais et se sentant prévenue dans tous ses désirs, ne troublait fo^sque jamais de ses ctIs le calme de cette suave de- meure.

Après la lecture, Anicée et sa mère, qui avaient le goût de l'oi*dre dans les choses morales et matérielles, s^occupaient alternativement ou ensemble des détails de leur intérieur; elles renouvelaient ou arrosaient les fleurs choisies qui par- fumaient les appartements; elles ordonnaient le dîner selon te giM des hôtes qu'elles attendaient ; elles écrivaient leurs lettres, elles s'habillaient l'une l'autre.

Julien rentrait. On s'occupait de lui, de ses études, de ses plaisirs surtout, dont il était beaucoup plus pressé de rendre compte et de demander les moyens de renouvellement. Le chevalier de Valestroit, ou quelque autre vieux ami, venait dîner. Anicée allait ensuite s'occuper du souper et du cou- cher de Moréna. A huit heures, le terme moyen de la réunion était une dizaine de personnes intimes. Une fois dans la se- inaine on rendait des visites dans la journée; une autre fois on allait au spectacle le soir.

C'est à cette vie placide et délicieusement monotone que Stéphen fut associé. Elle semblait avoir été faite exprès pour fui. Ce jeune homme était un étrange composé- de moliesse et d'ardeur intellectuelle. Ses facultés, peu communes par

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leur précocité, leur variété et leur étendue, le rivaient à Vé^ tude solitaire pendant la journée. S*il paraissait y apporter moins d'acharnement que son ami Roque^ c*est qu'il y ap* portait réeilejnent plus de facilité. Il avait une mémoire prodigieuse et une rare promptitude d'assimilation. Il était de ces heureuses organisations qui. n'ont jamais l'air d'avoir travaillé, parce qu'elles n'ont pas besoin de résumer leurs conquêtes. Elles en jouissent en silejice et les possèdent sans les compter. Sa modestie excessive ne tenait pas à un effort de sa volonté pour rester dans les limites du bon goût. C'était plutôt une langueur naturelle et charmante qui le préservait du besoin de produire son mérite. Il avait un fonds de poésie dans l'âme qui ne lui permettait pas d'être systématique, et tandis que Roque voulait tout soumettre à la r^le de l'analyse pour arriver à la certitude, Stéphen trouvait la conviction par une intuition soudaine et sûre qui ressem blait au génie.

Ce génie humble et caché se sufQsait à lui-même tout le -temps il lui était impossible de vivre par le cœur; mais dès que le soir arrivait, si un obstacle imprévu retardait sa sortie accoutumée et sa course rapide du Luxembourg aux Champs-*Élysées, il se faisait en lui une impétuosité de vo- lonté dont on ne l'aurait pas oru susceptible. Les jours Anicée et sa mère allaient au spectacle, il entrait dans une sorte de crise singulière; il se demandait avec terreur, lui si doux, si patient et si facile à occuper, ce qu'il allait devo^ nir jusqu'à l'heure il avait l'habitude de les quitter les autres soirs. Pendant quelques semaines, il avait acheté une contre-marque pour avoir le droit d'entrer au parterre, de les regarder de loin et d'aller les saluer un instant dans l'entr'acte. Mais cette manière de les voir en public le fit souflrir davantage, et il y renonça.

Alors il ouvrit sa porte à quelques amis qui venaient cau-

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ser et fumer, ce soir-là, chez lui. Pour son compte, il causait peu et fumait encore moins ; mais il les écoulait et s'inté- ressait à réchange de leurs idées. Tout ce qui lui eût paru oiseux ou fatigant en d'autres moments, lui était, à celui- là, plus agréable que la solitude la mieux utilisée. Il avait besoin ou de S'étourdir, ou de faire un effort pour se rap- peler qu'il y avait d'autres êtres sur la terre que les deux femmes de la rue de Courcelles.

Roque venait aussi, les yeux brûlés par le travail, la voix brève et l'esprit tendu, ne voulant pas avouer qu'il avait besoin de cette heure de repos, et feignant de s'y laisser aller par complaisance.

Ces petites réunions, dans une chambre encore trop pe- tite pour les contenir, et la circulation du jeune sang suppléait parfois à l'insuffisance du combustible, ne man- quaient pas d'un certain charme. Les trois ou quatre amis •des deux amis étaient des sujets assez distingués pour les apprécier. Au milieu de la légèreté un peu folle de leur âge, l'influence pure de Stéphen, le souffle ardent de Roque fai- saient passer des rayons de poésie ou des éclairs d'esprit. On discutait sur toutes choses avec chaleur, avec ce mélange d'entêtement, de mauvaise foi et d'ingénuité insouciante qui est propre aux jeunes gens de tous les pays, mais à ceux de France particulièrement.

Quand deux ou trois oisifs de première année se trou- vaient là aussi, les fréquentes interruptions, les saillies pit- toresques, les applaudissements ou les huées de cet auditoire désintéressé dans les questions soulevées, brisaient forcé- ment l'obstination passionnée de Roque et faisaient passer dans la conversation d'autres courants d'idées que Stéphen aimait assez à saisir au vol, à fixer par une réflexion jetée comme au hasard, et à livrer à l'analyse hachée et variée des autros.

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Pendant ce temps, il rentrait dans son silence, et, tout en suivant leurs raisonnements ou leurs déraisonnements, il pensait un peu à autre chose. Quelquefois on le priait de jouer sur son piano un air du pays qui , comme une brise rafraîchissante,' planait sur ces jeunes têtes; et cependant on n'écoulait pas. Roque, qui n'avait jamais rien écouté d*tnti- tile, entamait une dissertation sur la musique des Chinois et des Indiens dans !e^ temps primitifs. On ne Técoutait pas non plus; mais on entendait de chaque oreille le musicien et le savant, et, au milieu de ce bruit de paroles, de cette fumée de tabac et de ce décousu d^idées qui flottaient au- dessus de sa tête, Stéphen s'oubliait au piano et improvisait sans le savoir, tout en recueillant quelques bribes de la causerie des autres. Il lui semblait être alors sous les noyers de son village ou sous les chênes de la forêt de Fontainebleau, et saisir au loin les sont vagues de la voix humaine emportée à chaque instant par les souffles de Forage.

Un soir que j'improvisais ainsi, dit Stéphen dans un fragment que nous nous sommes efforcé de rejoindre par ce qui précède, nous vîmes entrer chez moi une espèce de vieux Schmuck *, ancien chef d'orchestre allemand , qui vivait pauvrement à Paris de quelques leçons. Il demeurait à côté de moi depuis peu de temps : une cloison séparait ma chambre de la sienne. J'ignorais sa profession et son talent, sans quoi je me serais fait scrupule de troubler son repos et d'écorcher ses oreilles. Il fut accueilli par des rires homé- riques, car il n'y avait rien de plus plaisamment laid que sa figure et son accoutrement, et il arrivait de l'air effaré d'un homme réveillé dans son premier sommeil, qui demande grâce, vu l'heure indue, et qui menace d'invoquer la haute

1. Peisonnage de Balzac, dans le Couiin Pom.

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impartialité du portier. Je me levai, prêta céder à ses trop justes réclamations; mais il s'agissait du contraire.

Mon cher voisin, me dit-il, vous avez ici un ami qui parle fort bien sur la théorie musicale, mais qui parle trop près de la tête de mon lit, et qui m'empêche d'entendre les airs que vous jouez. Ces airs champêtres que vous répétez tous les soirs me sont agréables pour m'endormir, et l'élo- quence de monsieur me réveille. Si vous vouliez seulement changer le piano de place, le mettre monsieur cause, et faire causer monsieur à la place vous jouez maintenant, Je serais un voisin heureux et reconnaissant.

G*est une épigramme à deux tranchants I s'écria Roque. J'agace monsieur avec ma science, et tu l'endors avec tes mélodies.

Vive le voisin ! il a de l'esprit ! s'écria-t-on autour de moi. Que sa volonté soit faite ! mais qu'auparavant il nous joue quelque chose d'un peu plus neuf que les complaintes ou les bourrées de Sléphen.

Oui, dit le vieillard, je le veux bien, mes enfants. Vous aimez le neuf, n'est-ce past Je vais vous en donner.

Et, se plaçant au piano, il se mit à jouer admirablement quelque chose de sublime qui me jeta dans' une extase je restai plongé longtemps encore a près qu'il eut fini.

Mes amis l'écoUtaientavec plaisir et l'applaudissaient avec élan. Sur quoi Roque se remit à disserter, cette fois, sur la musique moderne comparée à celle du siècle dernier. Il avait lu la veille un ouvrage critique sur ce si]yet, et il nous le résuma avec beaucoup de précision et de clarté. Seulement, il trouva matière à prouver le raisonnement de son auteur, en faisant des remarques sur le prétendu motif- de Bellirii que l'Allemand venait de nous servir.

Je n'écoutais guère, et pourtant, bien que je ne fusse pas assez savant on musique pour deviner l'auteur de cette chose

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admirable ^ je sentais si bien que, par sa .{MTOfondeur et ssi simplicité , elle n'appartenait pas à Pécole moderne , qae je ne pus me défendre de hausser les épaules devà&t les ap- plications de mon ami. Alors le vieux maître se tourna V'ers moi ;

Vous voyez, monsieur, me dit-il, ce que c*est que la pré- vention sans Texpérience, et la théorie sans la pratique. Votre ami prétend que ces formes-là n'auraient pu être trou- vées il y a cent ans, et pourtant je viens de vous joiier tout bonnement un choral à trois parties de Sébastien Badii.

Roque s'en alla de fort mauvaise humeur, tous mes -amis ^n riant, et je restai seul avec le vieux maître d'har- monie. •••••••••••••• •••**•

Ici s'interrompt encore le fragment, etnous sommes foiûé d'y suppléer de nouveau. Ce que Sléphen oublie ou sup- prime, c'est ce que M. Schwartz lui dit ce soir-ià. Il lui dé- clara qu'il était un grand musicien et qu'il pouvait devenir un grand compositeur s'il le voulait, Stéphen, qui avait appris de sa mère, à l'âge de huit ans, les premiers éléments des règles musicales^ et qui , depuis, n'avait jamais ouvert un cahier de musique, eut bien de la peine à croire que l'Allemand ne continuait pas à se moquer de lui. D'après «on insistance, il pensa que le pauvre diable manquait de leçons, et il allait lui proposer, avec son irréflexion de charité habi- tuelle, de devenir son élève, lorsque Schwartz , conune s'il eût deviné sa pensée, s'écria :

Surtout ne prenez pas de leçons! Vous êtes d'une intel- ligence à étudier tout seul la partie scientifique, mais ne de- mandez jamais votre sentiment, votre goût, vos idées à personne. Vous savez l'harmonie ?

Non vraiment, monsieur, répondit Stéphen; c'est tout au plus si je sais qu'il y a une science pour régler ces lois

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qui, trop violées, déchirent l'oreille, et, trop observées, refroidissent Témotion.

Voilà une grafide parole I s'écria Schwartz. Ah ! mon- sieur , vous savez ce que c'est que l'harmonie mieux que tous ceux qui se sonl mêlés de la déûnir, et vous possédez la pratique sans connaître la théorie. Je me suis bien aperçu de cela en vous écoutant. Vous faites des fautes d'ortho- graphe musicale qui sont d'un grand artiste et que vous auriez le droit d'imposer comme'du purisme si vous étiez auteur célèbre.

Mes fautes d'orthographe , les voici , dit Stéphen en reproduisant sur le piano certains passages de ses airs du Berry. N'est-ce pas, c'est ce qui vous étonne et vous charme? Moi, cela me charme sans m'étonner, parce que mon oreille y est habituée et que mon sentiment en a be- soin. Je ne saurais vous dire le nom de ces accords ; je ne le connais pas. Us me plaisent parce que je les ai entendu faire aux ménétriers de mon pays. Quant à ces transitions, je sais bien qu'elles ne se rencontrent pas dans la musique officielle; mais elles sont dans la nature, et comme la na- ture ne peut pas ne pas avoir raison, c'est la musique offi- cielle, la musique légale, si vous voulez, qui a tort.

Bravo! s'écria Schwartz; et ils causèrent avec passion une partie de la nuit. Stéphen s'était plusieurs fois privé de dîner pour avoir de quoi payer la dernière des places aux Italiens les jours l'opéra était selon son cœur. Il avait un grand instinct du beau, du grand et du vrai dans tous les arts.

La conversation de Schwartz, entremêlée de l'exécution de divers courts chefs-d'œuvre , l'intéressa tellement que, dès le lendemain, il abandonna momentanément toutes ses autres études pour se livrer à la lecture de la musique. En peu de jours , ses doigts, qui s'étaient déjà exercés , avec

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beaucoup d'adresse naturelle et de moelleux InstiDClif, à exprimer sur Tinstrument ses souvenirs d'enfance et ses rêveries auditives, surent rendre la penSée d'autrui. Ses bons yeux prompts, soutenus par une attention surhumaine, par vinrent à lire sans effort les partitions et les manuscrits lar- gement griffonnés que Schwartz mit à sa disposition. Au bout de trois mois, Sléphen lisait à livre ouvert et il avait lu presque tout ce qu'il y a de beau et de bon à lire dans ce qui a été recueilli des œuvres des maîtres. Il était devenu bon musicien ; il improvisait avec plus de liberté morale, avec un sentiment plus étendu, qui n'avait pas cessé d'être naïf et individuel.

Schwartz, qu'il avait écouté d'abord avec enthousiasme, récoutait à son tour avec adoration. Roque n'osait plus dis- serter devant eux, si ce n'est sur l'inutilité relative de l'art. Stépheu avait appris incidemment la musique; il s'était, créé une nouvelle source de jouissances, et tous les soirs, en re- venant de la rue de Courcelles , il se racontait son propre bonheur dans cette langue de l'imagination et du sentiment que beaucoup de philosophes et de savants croient vague et creuse parce qu'elle est mystérieuse et inûnie.

Un jour, Stéphen, qui, malgré le conseil de Schwartz, ne voulait pas être compositeur de musique, reprit ses études générales et réserva ses jouissances musicales pour ses heu- res de loisir. Mais, le soir, il lui arriva un triomphe sur lequel il était loin de compter et qui fit entrer son âme dans une nouvelle phase d'ivresse et de joie. Il nous le racontera lui-même.

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82 . LA FILLEULE

IX

ANCIEN JOURNAL DE STÉPHEN

tS mars ISS3.

Elles ont parlé ce soir de partir I Eîles veulent retourner à Saule dans un mois. Et moi, que vais- je donc devenir? Je le savais pourtant, qu'elles passeraient la belle saison bas ! et je l'avais oublié à force de ne pas vouloir que ce fût possible.

Non, elles ne partiront pas, ou je trouverai moyen de les suivre ; elle me Ta presque dit; elle ne peut pas vouloir me tromper; elle parlait d'ailleurs malgré elle... Ah ! c'est ce qui me fait peur : si elle avait réfléchi, elle n'aurait pas dit cela. A quoi pensais-je quand j'ai mis une main distraite sur ce piano ? Je ne l'avais vu jamais ouvert. Je sais qu'Anicée chante un peu, mais avec tant de timidité ou de mystère que ce bel instrument est eomme un meublo de parade. J'ai cru qu'on attendait quelque artiste, j'étais curieux d'en- tendre un beau son. Moi qui suis habitué au petit instru- ment bien criard de ma pauvre mère, je n'en suis pas moins avide quelquefois ;de galoper sur un coursier plus souple et plus puissant. Avec un doigt j'interrogeais à petit bruit les dernières touches , celles dont est privée mon épinette surannée.

On a parlé de ce départ, je n'ai pas tressailli, j'espère, mais ma main droite s'est crispée involontairement et un sanglot rapide et sourd s'est échappé de l'instrument trop sonore.

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Ah ! il joue du piano, il est musicien l s'est écriée ma- dame Marange ; il est capable de tout savoir sans qu'on s'en doute. Allons, dites-nous quelque chose de bon. Tout à l'heure, une jeune parente vient de nous faire subir, de par sa marnai) , un rondo si féroce, que nous en avons encore les nerfs agacés. Guérissez-nous, si vous êtes médecin* Vous ferez une bonne action.

Clet, qui vient encore de temps en temps, est entré en ce moment. Clet méprise tout ce qui ose faire de la muaque, parce qu'il professe pour la musique en elle-même un culte que rien ne peut satisfaire. Il m'a supplié de ne pas jouer. Cela m'en a donné ^vie, ne fût-ce que pour distraire de sa conversation madame de Saule, qui le trouve insupportable. Pai joué d'une manière très-enfantine une chanson de mon pays. Elle a plu à madame Marange. Clet a daigné approuver la modestie de mon choix.

Anicée n'a rien dit du tout.

Là-dessus on est venu lui dire tout bas que l'accordeur était là.

Il vient trop tard, ce bon Schwartz, a répondu madame Marange. On l'avait demandé pour sept heures, il en est neuf, et nous avons avalé le rondo à huit. Priez- le de reve- nir demain dans la journée.

Le nom de Schwartz m'avait un peu surpris, mais tous les Allemands s'appellent plus ou moins Schwartz, et je n'y pen^ sais plus, quand Anicée dit à sa mère :

Ahl maman, c'est cruel de faire revenir ce pauvre vieux de la rue de l'Ouest jusqu'ici, pour une besogne qu'il ferait en cinq minutes si vous le permettiez. Je sais bien que c'est ennuyeux d'entendre accorder un instrument, mais nous voilà en si petit comité! Nous pouvons passer dans le petit salon et fermer les portes.

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Tu as raison, a dit madame Marange. Faites entrer ce bon Allemand.

—Il y a donc deux Schwartz dans ma rue ? pensais-je ; car, à coup sûr, un homme du talent de mon professeur n'est pas facteur à trois francs la course.

Ck)mme nous passions dans la pièce voisine, on a introduit Schwartz, le vrai Schwarlz, Thomme de génie, mon ami, mon maître. Des larmes me sont venues aux yeux. Je suis rentré dans le salon, je lui ai serré les deux mains.

Vous le connaissez donc? a dit Anicée qui était resiée près du piano pour accueillir avec bonté le pauvre vieillard.

Ne dites pas qui je suis, m'a dit Schwartz en allemand. Que voulez-vous, la misère fait faire tant de choses!

La misère ! et je ne le savais pas! Il manque de leçons et il ne me Ta jamais dit I II manque de pain peut-être, et il me l'a caché avec un orgueil stoïque I

Je lui ai désobéi. J'ai dit à Anicée :

Vous demandiez de la bonne musique pour vous re- mettre ; laissez-le accorder son piano, et priez-le d'en jouer.

Ohî je m'en doutais bien, a-t-elle' répondu. Il y a comme cela tant de talents qui se cachent ou s'ignorent! Eh bien, nous resterons au salon pendant qu'il donnera son accord, afin qu'il ne se sauve pas sans nous avoir charmés.

Madame Marange est rentrée au salon pour savoir ce qui nous y arrêtait. Elle ne quitte pas sa fille du regard; c'est la première fois que sa présence m'a fait souffrir entre nous deux. Jamais je n'avais désiré de me trouver seul avec Ani- cée; mais, ce soir, il me semblait qu'elle avait vu mon effroi, qu'elle devinait ma souffrance et qu'elle me parlerait de ce fatal départ pour m'en adoucir la pensée.

Sa mère, en apprenant que Schwartz était un grand mu- sicien, a compris sa situation.

Eh bien, nous a-t-elle dit tout bas, demain il viendra

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donner des leçons ici. Ce sera un prétexte pour l'entendre souvent, et nous lui donnerons un louis par cachet. Priez- le de rester avec nous pour prendre le thé; nous le ferons jouer ensuite; et nous aurons Tair de nous décider à cause de son talent et non à cause de votre recommandation.

Clet s'était endormi sur le divan du petit salon ; nous l'y avons oublié. Le chevalier est venu ; madame Marange a chu- choté avec lui, et il s'est engagé à trouver» en moins de huit jours, deux autres élèves à mon pauvre ami. On a servi le thé. Schwartz avait fini son accord. Anicée lui a sucré elle- même sa tasse. Clet, qui se tue à fumer de l'opium parce que c'est la mode, ne s'est pas éveillé. Le chevalier, qui ne com- prend rien à cette mode-là, avait envie de le jeter dans le jardin. C'est effrayant, ce que Schwartz a englouti de sand- wiches. Je jure que le malheureux n'avait pas dîné I Peut- 'être a-t-il été empêché de venir chercher ses trois francs à l'heure convenue, parce qu'il se sera trouvé mal en route.

Je n'ai rien dit de cela ; mais" madame Marange, qui de- vine tout, m'a dit tout haut:

Ce thé, c'est fade pour les jeunes gens. Démon temps, on servait, le soir, une galantine et une bouteille de vieux malaga.

Ma mère a des idées merveilleuses, s'est écriée ma- dame de Saule ; moi qui n'ai pas dîné I monsieur Stéphen, à votre âge, on a toujours faim, venez me tenir compa- gnie, et vous aussi, monsieur Schwartz, un peu de com- plaisance : c'est si triste de souper seule I

Nous avons passé dans la salle à manger. En un clin d'oeil tout était prêt. Mon pauvre Schwartz croyait rêver. On a eu soin de ne pas le regarder manger et boire. Seulement, madame Marange lui remplissait son assiette et son verre comme par distraction et en nous parlant de l'opéra nou- veau et de la séance de la Chambre.

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Quand nous sommes entrés au salon, Sehwartz ne mar- ehait pas très- droit. Il avait pourtant bu modérément, mais qui sait depuis combien de temps û ne boit que de Teau !

Il avait Toeil en leu, et sa laideur n'était plus risible. li s*est assis au piano en trébuchant «et en s'écriant d'une voix pleine que je ne lui connaissais pas:

A nous deux^ mon petit, è présent!

Il s'adressait à Tinstrument, dont ir venait d'être le ma- nœuvre, et dont il reprenait possession en maître. Il a été sublime. Anicée et sa mère ont été transportées. Ah î comme Anicée a compris ! Elle prétend qu'elle n'est pas musicienne I C'est possible : elle n*a besoin rien savoir, puisqu'elle sent et devine toutes choses.

Clet s'est éveillé au tonnerre formidable qu'évoquait Sehwartz sur le clavier; il est entré comme un homme en somnambulisme. Il était vivement secoué par le grandiose impétueux du vieux maître. Il n'a pas voulu le dire, mais il n'a osé faire aueune réflexion dédaigneuse.

Sehwartz, après avoir joué une heure, s'est levé malgré les réclamations i II était dégrisé.

En voilà assez, a-t-il dit : je vous ferais mal aux nerfs, car j'y ai mal moi-même. Je deviens bizarre, et je ne suis pas de ceux qdi croient être beaux quand ils sont fous. Il faut boire un peu de l'eau pure de la source après tout ce malaga. Viens ici, toi, m'a-t-il dit en me tutoyant pour la première fois ; joue-leur une fugue de Bach, bien tranquille et bien vraie : tiens, celle que tu disais l'autre soir en ren- trant.

J'ai Objecté que je ne la savais pas tout entière par cœur.

Tant mieux, s'est-il écrié, tu improviseras la fin et tu partiras de pour le pays de ta fantaisie.

Clet a pris son chapeau en disant :

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. —Ah 1 rélève va jouer! Attends, Stéphenl mon cher ami» je n'écoute jamais les amateurs.

On Ta laissé sortir, mais il est resté dans la pièce voisine pour m'écouter, afin de se ménager une rentrée accablante pour mon amour-propre.

J'ai eu le premier mouvement de vanité que j'aie jamais ressenti. J'aii joué avec audace... Et puis j'ai oublié Clet, et le chevalier, qui ne s'amusait pas beaucoup, et Julien, qui rentrait et q^i faisait un grand bruit de tasses, et Schwartz lui-même, qui croyait devoir m'encourager. Je me suis re- trouvé seul dans ma pensée avec elle. Je lui ai dit en mu- sique tout ce que l'âme endolorie et inquiète peut dire à Dieu qui veut se retirer d'elle. Par moments, je revoyais le pâle et doux visage de sa mère, cette ombre lumineuse qui s'attache au rayonnement de mon étoile. Je me laissais ras- surer et consoler par elles deux... Mais la nuit se faisait au- tour de moi ; elles s'envolaient ensemble vers FEmpyrée.

J'avais des sanglots dans le cœur... je jouais mal, très- mal... je ne suis pas encore sûr du clavier; mais j'avais des idées, de l'émotion surtout. Madame Marange m'a presque embrassé; Schwartz m'a embrassé tout à fait. Clet est ren- tré sans rien dire, pour observer Anicée, qui ne disait rien et me dérobait son visage. J'ai fermé le piano pendant qu'on faisait compliment de moi à Schwartz. Alors Anicée s'est penchée vers moi et m'a dit tout bas, avec des yeux pleins de larmes :

Stéphen, vous m'avez fait bien du mal; vous souffrez donc?

Vous partez !

*— Eh bien , et vous aussi .

Il m'a semblé d'abord que cela voulait dire :Vous partez avec nous... Mais, moi aussi, je m'en souviens, j'avais parlé, il y a quelques jours, d'aller en Berry voir mon père, qu'on

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me dit malade. J*ai rêvé qu'elle me disait de la suivre.., j'ai eu le vertige I Mais non, elle pleurait I 0 mon Dieu, elle a pleuré pour moil... Je crains de devenir fou.

17 mais.

Il me semble .que sa mère s'inquiète de ce qui se passe en moi. Pourquoi donc son regard pèse-t-il quelquefois sur le mien comme celui d'un juge sur un coupable? Ne peut- elle donc plus lire jusqu'au fond de mon âme? De ce que cette âme est devenue triste, n'est-elle, pas toujours aussi pure? Et si je souffre, si je m'alarme, si je sens que je ne peux pas vivre sans elle, que lui importe?

Si j*étais nécessaire au bonheur d'Anicée comme elle l'est au mien, sa mère pourrait sinquiéter... et encore... Si cela était, ne lui consacrerais-je pas ma vie entière? Moi qui m'attacherais à tous ses pas, rien que par égoïsme, que se* rait-ce donc si j'étais assez béni du ciel pour qu'elle invo- quât mon dévouement?

.... Hélas! je suis un enfant! L'amour s'empare de moi avec violence, et je veux encore me donner le change, me persuader que c'est de l'amitié, qu'on ne doit rien redouter de moi, que je ne dois rien craindre de moi-même. Mon Dieu ! il me semble pourtant que je ne demande, pour être le plus calme, le plus satisfait des hommes, que de la voir tous les jours, là, dans son paisible intérieur, auprès de sa mère, entourée de ses vieux amis, souriante, affectueuse, et ne m'aimant pas plus qu'elle n'aime Horéna ou même la brebis noire.

De l'amour ! est-ce de l'amour que j'ai pour, elle ? Je ne sais pas ce que c'est que l'amour, moi ; je suis trop jeune,

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OU j'ai vécu trop absorbé par raa mère. Le premier jour que j'ai vu Anicée, c'est à ma mère que j'ai songé, c'est sa mère que j'ai regardée. L'amour peut^il exister sans Fespé- rance du retour? Et il n'y a pas d'espérance, le désir peut-il naître? Elle m'aime comme son frère. Elle a rai- son : je l'aime tant, cette sœur-là 1

X

REPRISE DU RÉCIT DE STÉPHEN

Si j*avais pu la voir toigours, si sa mère m'eût invité à la suivre à la campagne, des mois, des ans, la vie peut-être, se fussent écoulés sans que j'eusse la conscience nette de ma passion. En cela, grâce à Dieu, sa mère se trompa : la meilleure sauvegarde entre deux êtres parfaitement purs et enthousiastes, c'est le respect, l'espèce de crainte qu'ils s'in- spirent l'un à l'autre en se voyant responsables devant Dieu de la liberté qu'on leur laisse.

Madame Marange crut devoir nous séparer. Avait-elle lu dans le cœur de sa fille une préférence trop marquée pour moi? Ah ! la plus sage des mères est donc imprudente paiv fois, puisqu'elle-même m'avait tendu les bras avec tant d'affection et m'avait placé si haut dans son estime ! Elle regardait donc comme impossible, au commencement, qu'Anicée me vît avec d'autres yeux que les siens? Elle ou- bliait donc que sa fille ne pouvait pas m'aimer comme elle, d'une maternelle amitié !

De ce qu'Anicée avait neuf ou dix ans quand je vins au

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monde, en résultait-il que je fasse née^saircment^ à yingt ans, un enfant à ses yeux?

Et d'ailleurs, qu'importe de quel sentiment une femme nous aime, pourvu qu'elle nous aime quand nous l'adorons? Je suis bien œrtain que si madame Marage eût voulu pren- dre au sérieux les naïves et respectueuses adorations d'Ed- mond Roque,, et qu'elle eût consenti à l'épouser, il eût été fier d'être son mari, et se fût trouvé, grâce à son caractère à lui, parfaitement heureux tout le reste de sa vie.

Lajiature a des lois imprescriptibles pour la généralité des êtres ; mais elle produit elle-même tant d'exceptions, elle donne à des enfants une âme si mûre, à des vieillards un esprit si ardent ou un cœur si naïf, elle ride de si jeunes fronts, elle respecte si longtemps de beaux visages, qu'on ne doit s'étonner de rien, A plus forte raison faut-il ad- mettre que l'âge ne fait pas toute l'expérience, toute la sé- curité, toute l'invulnérabilité de l'âme. Je ne me suis ja- mais senti d'un jour, d'une heure, plus jeune qu'Anicée; elle a eu des cheveux blancs avant moi; à présent c'est moi qui en ai plus qu'elle; elle savait lire sans doute avant que je fusse ; moi, à dix ans, j'en savais plus qu'elle à vingt; et à vingt ans j'étais un homme, et je voyais, je sentais en elle la simplicité, la candeur angélique, la sainte ignorance d'une jeune fille.

Auicée m'avait dit un mot qui me laissa, jusqu'au der- nier moment, l'espérance de la suivre à Saule pour toute la saison. C'est ainsi que je l'ent^idais; elle l'avait bien com- pris. La veille de leur départ, sa mère me dit : Vous inati- drez me voir, fi^est-^e pas ?

Ce fut un coup de massue pour moi. Je regardai Aniêée d'un air de reproche inexprimable. Elle pâlit. Sa mère nous regarda tous deux. Il n'y eut pas, i\ ne pouvait pas y avoir d'autre explication entre nous. A voir les choses d'une ma-

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nière positive, j'étais fou de rêver autre chose que l'hospi* talité d'une ou deux semaines. Mais moi, je trouvais ces convenances fausses et lâches. On m'estimait plus que les autres, j'étais le seul ami jeune en qui l'on eût et Ton dût avoir une entière confiance ; on m'avait donné cette con- fiance dès le premier jour, et, après six mois d'épreuve, quand on devait être arrivé à la certitude, on avait peur d'être jugée trop confiante, on me sacrifiait à la crainte de quelque jalousie d'entourage ou de quelque impuissante malveillance. Je me sentais brisé, je fis mes adieux sans amertume. Il me sembla que je n'aimais plus œtte mère que j'avais osé comparer à la mienne, et que sa fille, ordi- nairement si courageuse, en ce moment si craintive, ne mé* ritait plus une si enthousiaste admiration de ma part.

En un instant sans doute mon attitude et mon langage exprimèrent la tristesse résignée de cette déception. Ànicée, moins maîtresse d'elle-même, regarda, à son tour, sa mère d'un air de reproche plein d'anxiété, et comme je sortais, elle s*écria, plutôt qu'elle ne me dit, de revenir à l'heure du départ, le lendemain matin, pour l'aider à prendre ses der- nières dispositions. Je répondis que j'étais à ses ordres, mais d'un air de demi-détachement qui n'était pas joué. Je la voyais bien rougir et souffrir de son manque de parole ; mais je voulais qu'elle eût la force de le réparer ouverte- ment, ou de se repentir avec franchise de l'imprudence de sa promesse. Elle m'avait rendu la vie, elle me la reprenait sans motif et sans excuse. Je sentis pour la première fois que la douceur de won tempérament cachait une fermeté réelle, inébranlable. Non, non, je n'étais pas un enfant I

Je fis beaucoup de réflexions dans ma longue course pour revenir à pied chez moi. Schwartz, qui m'attendait toujours jusqu'à minuit, me sauta au cou.

Chcï enfant, cher ami I s'écria-til dans sa langue, que

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j'étais arrivé à connaître passablement, grâce à lui ; mon violon, mon cher violon, tu saisi que je voulais vendre cinq cents francs, et dont les brocanteurs ne voulaient pas me dpnner deux louis, on me Tacheté mille francs 1

Qui cela?

Devine?

Et san^ songer à ce qu'il disait, il me remit une lettre que madame Marange lui avait envoyée dans la soirée, sans me rien dire, et qui lui demandait le précieux instrument pour son fils Julien, en lui envoyant un billet de banque.

Puis en posl-scriptum, elle ajoutait : a Voilà mon fils qui est forcé tout d'un coup de partir pour une de nos terres. Comme il pourrait bien y passer quelque temps, il vous prie de lui garder ce violon jusqu'à ce qu'il vous le rede- mande, et de le jouer souvent pour l'entretenir. » Ces fem- mes étaient bonnes et d'une délicatesse exquise. Je leur avais dit que Schwartz cherchait à vendre son violon, mais que le jour il en viendrait à bout, il regretterait amère- ment le fidèle compagnon de toute sa vie. Elles le lui payaient donc avec l'intention bien évidente de trouver prétexte sur prétexte pour l'empêcher de le livrer.

Schwartz était fier, mais facile à tromper. Il ne se doutait pas de la reconnaissance qu'il devait à ces âmes ingénieuses dans l'art de rendre service. Mais il était sûr de son lende- main et heureux de ne pas se séparer de son violon. Il en joua toute la nuit.

J'avais esjjéré me sentir calme. Je ne me sentis que fort. Schwartz m'empêcha de dormir : je fleurai; je pensais à Anicée comme si elle était morte. Je fus exact au rendez- vous qu'elle m'avait donné. La mère et la fille affectèrent de me charger de mille commissions, et même elles me confièrent la surveillance de la maison de Paris, comme si elles eussent voulu me traiter en ami intime devant les au-

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très intimes qui étaient là. Un instant je me trouvai seul arec madame Marange, et elle s'empressa de me parler avec une affection que je rie pus m*empêcher de trouver diplomatique.

Que je regrette que vous n'ayez pas dix ans de plus ! me dit-elle. Vous ne seriez plus forcé de rester ici pour de- venir savant, comme c'est votre louable et trop juste ambi- tion. Vous viendriez passer tout Tété à Saule, n'est-ce pas?

Vous croyez, madame, lui répondis-je, que j'ai l'am- bition de devenir savant? Vous me confondez avec mon ami Roque.

Non pas, non pas, reprit-elle. (Et il me semblait que toutes ses réflexions étaient faites à dessein de m'ouvrir les yeux sur ma position vis-à-vis de sa fille, comme si j'eusse conçu quelque espoir insensé.) Vous devez vouloir être sa- vant en conscience. La vie d'un homme est consacrée d'avance par les dons qu'il a reçus. Quel dommage pour nous que vous soyez un être si intelligent, et, par là, respon- sable de sa propre destinée I Que n'êtes-vous un pauvre vieux malheureux comme Schwartz, avec tout ce que vous savez de plus que lui 1 nous vous eussions emmené pour re- faire l'éducation de Julien, et j'eusse été si contente de trou- ver un prétexte pour garder toujours un ami tel que vous ! Mais vous êtes un fils de famille, et personne n'a le droit de s'emparer de vous. Vous n'avez pas non plus celui de dis- poser de vous-même.

Elle avait tellement raison que j'en eus du dépit.

J'aurai toujours le droit, lui répondis-je, d'aller herbo- riser dans la forêt de Fontainebleau ; c'est ce qui me conso- lera un peu de vous voir partir.

J'espère bien que vous viendrez vous reposer quelque- fois chez nous de vos courses scientifiques, reprit-elle d'un air contraint et presque froid.

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J'avais provoqué mon arrêt. Je ne devais venir qu'en visite et le moins possible. Je Taimais mieux ainsi, moi qui vou- lais connaître mon sort. C'est dans Tordre : le bonheur ferme les yeux sur le lendemain , le malheur ne sait pas vivre au jour le jour. J*élais calme comme un martyr. Ani- cée me sembla plus calme que moi encore, car, ce jour-là, elle n'était pas même triste. Ses yeux avaient une expres- sion que je ne comprenais pas, et dont la tranquille douceur me faisait parfois l'effet d*une insulte.

Au moment de monter en voiture :

Venez ici, parrain, me dit-elle, en me présentant la petite.MDréna. Donnez votre bénédiction à votre filleule.

Et comme je me penchais sur le berceau pour embrasseî Fenfanl:

•^ Sléphen, me dit-elle à voix basse , comptez un peu sot l'avenir et sur moi; notre amitié est indissoluble.

Je relevai les yeux sur elle, je lus dans les siens cette sorte d'enthousiasme inspiré qu'elle avait quand elle prenait une résolution généreuse qui devait triompher de la prudente sollicitude de sa mère. Je ne sais ce qui se passa enmoi ; je passai de rabattement à une sorte de joie pleine de sécu- rité.

—.Merci! lui dis-je.

Et le chevalier nous sépara. Il partait avec elles.

Hubert Clet et Edmond Roque étaient aussi. Edmond était venu assez. rarement dans le courant de l'hiver, mais avec les gens qui lui plaisaient, il était ami, et mèmie naïve- ment familier dès le premier jour et poui: toute sa vie^ il . n'avait donc pas rtiaiiqué de venir faire les adieux de l'ami- tié à la dernière heure. Julien, qui restait quelques jours encore à Paris, avait invité son ami Clet à déjeuner, et con- tinuait à ne pas se douter que ce personnage fût antipathi- que à sa sœur. Mais, chose étrange et qui peint bien la

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diptomatie malerneUe, madame Marange, qui in*avait d'abord retenu dans son intimité pour écarter ou pour paralyser l'apparence de celle de Clet, avait, cessé de re- pousser ce dernier dès le monie^t il lui avait semblé que la mienne pouvait devenir dangereuse.

Dès que la voiture qui emportait mon âme et ma vie eut disparu, Julien exigea que nous vinssions déjeuner tous les trois avec lui au café de Paris. J'aurais voulu être seul, mais Clet m'observait d'un air narquoiS; et j'avais à faire bonne contenance. Je me laissai emmener.

Roque avec sa cravate blanche et ses lunettes d'or fit sen- sation au café de Paris. Je vis fort bien les sourires mo^ queurs des jeunes dandys, dont il frôla un peu gauchem^t les tables, et je devinai les mots dits tout bas à Julien par quelqu'un d'entre eux* Cette ligure de jeune pédant les di- vertissait. On ne me regarda pas. Je vis par que j'avais l'air de tout le monde, et j'en fus bien aise. J'aurais pu être ridicule sans m'en douter, et ce jour-là, pour la première fois, j'en aurais souffert. Celui que madame de Sauio aimait comme son frère n'avait pas le droit de faire rire, même les enfants; quant à Hubert Clet, il connaissait tout le monde, tout le monde le connaissait, il était chez lui. Ayant de la fortune, de l'usage, de l'élégance, et de l'esprit par-dessus le marché, il était tenu en grande estime par la jeune fashion parisienne.

Notre déjeuner fut gai. Rougissant, je crois, un' peu de son pédant, Julien avait demandé un salon pour nous quatre. Mais Roque fut extrêmement spirituel, et, contre son habi- tude, nullement fatigant; voué par goût et par système à une grande sobriété, mais parfaitement distrait, il se grisa dès le premier service. Il s'en aperçut lui-même, et, nous dé- clarant qu'il se trouvait dans un état de réplétion et à^éhriéié fort dékctahle, il fut étincelant d'érudition satirique et, lui

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le plus chaste des hommes, de graveture pantagruélesque. C'était son fait, au reste, de parler de tout ex professa, sans avoir jamais usé de rien.

Clet fut fort triste, dès qu'il se vit écrasé par la verve d'un- homme dont il s'était promis de faire un plastron.

Julien, qui était frivole comme un enfant riche et comblé, mais bon comme sa mère, au fond, et généreux comme sa sœur, donna les mains joyeusement au triomphe de Roque.

Clet, que le vin ne pouvait égayer, devint nerveux et tourna à l'irritation.

Il me serait impossible de dire par quel chemin de tra- verse nous nous trouvâmes arrêtés face à face, lui et mol, dans une impasse de plaisanteries assez aigres de sa part, un peu dures de la mienne. J*étais parfaitement de sang- froid , et s'il était ivre , il le paraissait si peu , que je ne pus tolérer ses sarcasmes.

Son animosité contre moi datait déjà de loin. Il avait su la contenir jusque-là. J'aurais me dire peut-être qu'il était sérieusement épris, puisqu'il souffrait, et que ce malaise demandait quelque indulgence de ma part. Mais 11 dénigrait si ouvertement pour moi l'objet de mon culte, que je perdis patience et le blessai plus que je ne voulais.

Roque faisait tant de bruit que nous eûmes le malheur de pouvoir nous dire, sans être entendus, tout ce que la présence et l'attention de Julien nous eussent forcés de refouler bien avant. Quand on se leva de table, Hubert Clet m'avait pro- voqué tout bas. Julien remarqua que tous deux nous étions pâles. Roque déclara que c'était la densité nébuleme de la fu- mée des cigares qui nous faisait paraître ainsi, et il sortit pour promener gaiement les fumées de son vin sur les bou- levards. Je vis bien que sa cravate blanche un peu relâchée, son grand chapeau rejeté en arrière et ses yeux myopes brillant derrière ses lunettes posées de travers faisaient rc-

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LA FILLEULE 97

tourner les passants; je le remmenai dans notre quartier latin.

Le lendemain, j'étais au bois de Boulogne avec lui, atten- dant Hubert Clet, qui y arriva bientôt, escorté de son témoin. Il n'avait pu choisir Julien, et pour cause : le sujet de notre querelle et notre querelle elle-même devaient lui être soi- gneusement cachés.

Je ne m'étais jamais battu, comme on peut croire. Clet, qui vivait dans le monde et qui affichait l'esprit frondeur, avait eu déjà une affaire. Il était d'un calme magnifique et s'y complaisait comme un acteur qui joue un rôle dans ses moyens. Je n'avais rien à affecter. Je n'ai jamais su si j'a- vais du courages mais il ne me semble pas qu'il en faille pour risquer sa vie au bout d'un pistolet ou d'une épée, quand elle est toujours en risque, à tous les moments de notre éphémère et fragile existence. Roque , qui m'aimait certai- nement autant que lui-même et qui eût souhaité se battre à ma place, avait autant de sang-froid que moi, ce qui était beaucoup plus méritoire.

Le témoin de Clet était un professeur émérite d'affaires d'honneur qui, à vingt-cinq ans, prenait les airs d'un pa- triarche du coupe-gorge. Il voulut d'abord essayer d'arran- ger l'affaire, et me demanda, dans la forme classique, si, en traitant M. Clet de fat impertinent, j'avais eu l'intention de l'offenser personnellement.

Je répondis qu'à coup sûr j'avais eu l'intention de lui prouver son impertinence et sa sottise, et que je persistais dans ce sentiment, à moins qu'il ne convînt lui-même de son toft et ne le réparât en rétractant les sottises et les imperti- nences qu'il m'avait dites.

C'était au tour de Roque d'aller demander à Clet s'il avait eu l'intention de m'offenser. Il s'y prit plus simplement et lui dit:

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LA. FUXSULK

Vous avez traité mon ami de tartufe de village et de petit don Juan de mansarde. C'est peut-être drôle, mais nous ne voulons pas en rire. On vous a répondu sans amphibologie que vous étiez un fat et un impertinent ; vous avez demandé à vous battre, nous voici ; que décidez-vous?

Le témoin de Glet trouva le procédé irrégulier, et après dix minutes de poiu'parlers très-inutiles, le témoin nous donna à tous trois de fortes envies de rire, nous fûmes pla- cés, Glet et moi, en face l'un de l'autre. Nous tirâmes en- semble. Glet me logea une balle dans les côtes. Je Ini cassai un bras. L*honneur était satisfait. Ma blessure n'était pas très-grave. La balle fut aisément extraite. Je ne soufi&is p^ de manière à perdre le courage ou la connaissance un seid instant. Sans être d'une apparence robuste, j'ai dans le sang un peu de la force tranquille du paysan berrichon, je ne suis pas très-sensible à la douleur.

Glet fut plus malade que moi« Son^Hrganisation nerv^ise, déjà très-excitée par un régime absurde, lui oocasicmna de violents accès de fièvre, et l'enflure du bras fut fort tenace. Roque le vit souvent de ma part, et lui rendit son estime en voyant que, reconnaissant son tort, il tenait fort secrets notre duel et sa cause.

J'étais au lit depuis trois jours, encore assez malade et affaibli par l'opération, lorsque je reçus une lettre de mon père qui m'annonçait de grosses pertes de bestiaux, et m'engageait à vivre de mon travail, sans compter davan- tage sur son assistance.

Gette contrariété me parut d'abord peu de chose, mais ce manque de parole et le ton froid et presque dur de la lettre m'affectèrent beaucoup. Mon pauvre père, lui, si loyal et si bon, il me retirait même ia jouissance du mince héritage de ma mère, et il m'abandonnait à mes propres ressources sans me donner le temps d'aviser.

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Ce n'esà pas du jour au lendemain qu'on trouve une oc- capation, si misérable qu'elle soit. J'arais contracté quel- ques obligations, en ce sens que f avais attribué d'avance, «ir lés termes de ma modique pension, deux petites sommes au payement des dettes d'un ami encore plus gêné que moi. J'étais donc forcé de lui manquer de parole à mon tour, et on a si mauvaise grâlce à accuser ses parents, que si je n'eusse été hors d'état de me mouvoir, j'aurais pris des cro- chets ou un fiacre à conduire, plutôt que d'en venir à cette honteuse excuse.

XI

le quittai mou lit pour me mettre en quête d'un emploi mais il me fallait, pour entrer dans une indu.strie quelcon- que, un répondant ^nnu des industriels, et je n'en connais- sais aucun, ne voulant pas invoquer l'appui de Glet et de sa famille*

Four oocuper une fonction dans le gouveraem^t, si ob- scure qu'elle fût, il me fallait des titres ou un surnumérariat. J'aurais pu donner des leçons, être répétiteur dans un col- lège, ou seulement maître d'études. Pour tout cela, il me fallait des protecteurs, des connaissances. J'avais vécu trop seul, et pour rien au monde Je n'aurais voulu m'adressera madame Marange ou à sa fille, par conséquent à aucune personne de lepr entourage.

Je vis quel affreux métier est celui de solKciteur. Je le fis avec courage et sans vouloir me sentir atteint d'une humi- liation, ni tressé d'aucune méfiance. Si on était peu acôes- sible fûUT le malheur, c'était la faute du genre humain, qui apparemment pullule de malheureux lâches et fourbes.

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Cependant la détresse arrivait avec une efrayante rapi- dité* J'écrivis à mon père pour lui demander trois mois de répit, lui remontrant avec soumission que c'était le temps nécessaire pour trouver à me caser. Il ne me répondit pas. J'ai su plus tard qu'une main avide et cruelle avait supprimé ma lettre.

Roque eût partagé sa cfaambre et son pain avec moi ; mais je l'aurais gêné dans ses études, et, en acceptant son assistance, je l'eusse empêché d'acheter des livres et des in- struments, car il apprenait en ce moment la médecine et la chirurgie, et je savais qu'il se privait souvent de manger pour se procurer cette satisfaction. Autant valait lui deman- der sa vie que ses moyens de développement intellectuel. Je lui cachai ma position.

Mon bon Schwartz commençait à retomber dans la mi- sère. Il avait naïvement confié ses mille francs à un com- patriote qui les lui avait emportés. La goutte l'avait pris, et, après de vains efforts pour descendre son escalier, il s'était vu forcé d'interrompre ses leçons dès le début. Rien ne fait plus de tort à un malheureux que de commencer par être malade. On l'avait em placé au bout de quinze jours.

Je n'avais ni le temps ni la force d'aller donner un coup d'œil à la maison de la rue de Courcelles ; par conséquent, je n'avais pas l'occasion d'écrire à Saule. Mon silence étonna et inquiéta. On envoya Julien savoir de mes nouvelles. Il vint deux fois sans me trouver et écrivit que je me portais bien, puisque j'étais toujours dehors. Puis il partit lui-même pour rejoindre sa mère et sa sœur.

Ma blessure était guérie, malgré le peu de soin que j'en avais pris; mais ma force, qui n'avait pas eu le temps de revenir, commençait à m'abandouner tout à fait. Parfois j'éprouvais des faims dévorantes que je n'avais pas le moyen

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de satisfaire. D'autres fois, j'éprouvais un dégoût invincible pour les aliments. Un jour je dépensai pour mon déjeuner et celui de Schwartz ma dernière pièce de monnaie. Je sor- tis en me disant qu'il fallait trouver du travail ce jour-là, ou avouer ma misère à mon pauvre Roque.

Je courus tout le jour; je rentrai sans succès et sans es- pérance. Le lendemain je voulus tenter encore une journée de démarches avant de me risquer à de tristes aveux. Je sortis à jeun, je rentrai de même, sans plus de succès que la veille.

J'avais vendu ou engagé au mont-de- piété mes pauvres hardes. Il ne me restait que les reliques de ma mère, au milieu desquelles j'allais mourir d'inanition plutôt que d'es- sayer d'en tirer un dernier morceau de pain.

Je me décidai à écrire à Roque que Schwartz avait faim et que je n'avais plus rien à partager avec lui. Je portai ma lettre à la première boîte, ne me sentant pas la force d'al- ler jusque chez mon ami qui demeurait auprès de l'Obser- vatoire. Je remontai avec peine mes cinq étages, j'entrai doucement chez Schwartz. Il dormait. Je savais que le pianp ne le réveillait pas. Je me mis à jouer très-doux la dernière chanson rustique que j'avais entendu chanter à ma mère. Je sentis un grand calme succéder aux battements préci- pités de mon cœur. La sueur se reftroidit sur mon front. La dernière goutte d'huile s'épuisa dans la lampe. Je m'en aperçus à peine, tant mon regard était déjà troublé; puis je ne sentis plus rien : mes mains se raidirent sur le clavier, ma tête tomba sur le pupitre; il me sembla que je m'endor- mais pour toujours. Je distinguai encore faiblement Thor- loge du Luxembourg qui sonnait dix heures ; puis je devins complètement inerte.

Quand je revins de cette défaillance, je vis autour de moi des fantômes qui me firent craindre de n'avoir échappé à la

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mort que pdtrr ^irrlfaBr à la folie. Anîcée et sa m^^ étaient prègde moi; elles me parlaient arec tendresse, ellesnie pfodigttaient tes plus doux soins. Sehwartz ^ le chevalier de Yaiestroit allaient' et venaient dans la ehambie. Je vis confusément des fioles, des tasses. On m*ayait' fait prendre quelque cordialy car Je me sentais ranimé ; mais je ne com- prenais pas encore.

Je Ais très^ongtemps avant de me rendre compte de rien. On metit lever, on .m'aida à descendre l'escalier, on me mit en voilure ; je me laissai conduire comme dans un rêve. Je ne me retrouvai moi-même que dans la maison delà rue de Gourcelles, devant un souper de famille, Schwaitz était assis. Les choses se passaient pour nous deux comme elles s'étaient passées deux mois auparavant pour lui sent. On nous disait qu'on avait faim, et on nous priait de mim- ger parcomplaisanœ^

La mémoire de cette soirée me revint entièrement, et Je sentis la honte de la misère m'accabler jusqu'à la douleur. Le bon Allemand était si facile à tromper qu'il trouvait l'ex- plication de madame Marange toute naturelle. Elle était ve- nue à Paris avec sa fille pour y passer deux jours. Étonnée d'apprendre de ses gens qu*on ne m'avait pas revu depuis son départ, elle avait envoyé le chevalier savoir si j'étais malade. On lui avait dit que j'étais sorti, mais que je n'é- tais pas rétabli d'un accident qu^on attribuait à une chute. Cette réponse l'avait surpris; il avait pensé que J'étais fort mal et que je ne voulais pas recevoir. Il n'avait osé forcer ma porte. Il en avait été grondé par madame Marange et sa fille, qui étaient montées en voiture à dix heures du soir, ne voulant pas rester toute la nuit dans l'inquiétude. On tes avait laissées monter. Elles m'avaient trouvé évanoui. En revenant à moi, j'avais accepté de venir souper avec elles pour partir le lendemain avec elles pour la campagne, car

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it' était évident que j'avais besoin de me remettee et de me reposer de mon travail.

Tout ce réoit était exact, mais la vérité n'en était pas complète, je le sentais. On feignait d'ignorer que je me fusse battu en duel et que la misère fût la cause de ma re- chute. Je voyais bien qu'on me trompait, qpe le portier de ma maison avait été plus explicite avec M. de Valestroit, ou que Schwartz lui-même, réveillé en sui^saut par la visite des deux femmes, leur avait tout avoué sans s'^n douter.

Je sentais la pitié de la mère peser sur moi comme une humiliation, l'inquiétude de la fille comme un doute : la première devait se dire que j'étais trop obscur, trop pauvre^ pour devenir jamais un égal ; la seconde, que je n'avais pas assez de courage physique et moral pour devenir un appui. La fatalité de mon malheur et lesentiment de ma faiblesse me navrèrent. Je m'étais ^nti assez î(ài naguère pour être le fils, le frère et l'ami de ces deux femmes, et voilà qu'elles m'apportaient chez elles comme un malade et medonnaient à manger comme à un pauvre.

Ces réflexions succédèrent rapidement à mon atonie, et je fondis en larmes, nouvelle preuve de faiblesse qu'il me fut impossible de leur dérober.

Madame Marange me prit la tête dans ses mains avec une bonté indicible, tandis qu'Anicée prenait les miennes et les caressait presque comme celles d'un enfant que l'on veut consoler ; puis, tout en me dorlotdmt de la sorte, elles dirent au chevalier, qui ne devinait pas comme elles ma pensée, que c'était une crise nerveuse dont il ne fallait pas s'éton- ner après mon évanouissement, lequel n'était lui-même qu'un état nerveux.

J'eus bien de la peine à retenir mes sanglots, je suffoquais. Madame Marange, craignant une crise plus forte, sortit pour me chercher de l'éther. Le chevalier prit une bougie pour

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l'accompagner. Schwartz, que ses robustes instincts physi- ques dominaient toigours un peu, et qui mangeait, comme les loups, un jour sur quatre, -avait la vue plongée dans son assiette. Anicée, qui était restée debout près de moi, passa ses bras autour de ma tête, l'attira contre son cœur avec une effusion angélique, et mit son mouchoir sur mes yeux pour essuyer mes larmes. Ma fierté fut vaincue par cette sainte caresse. Je sentis la sœur et la mère dans le sein de la femme, ces types sacrés qu'aucun autre genre d'amour n'efface dans les âmes complètes. Mes larmes coulèrent plus douces; elles se tarirent dans la batiste embaumée de ce mouchoir, qu'elle me laissa garder, couvrir de baisers et cacher dans mon sein quand sa mère rentra.

On me trouva mieux. Le bon chevalier répéta à plusieurs reprises : Ça ne sera rim, comme on dit à un enfant qui s'est fait une bosse à la tête. Madame Marange me prescri- vit de manger, prétendant que mon médecin avait me mettre à la diète parce que c'était la mode, mais que l'abus de ce système tuait les malades plus que le mal. Chaque - nagement inventé par elle pour sauver mon orgueil me ré- vélait sa bonté et mon humiliation. Mais déjà je ne sentais plus l'une et je m'abandonnai à l'autre. Je fis un effort pour lui obéir, mais j'avais une autre organisation que celle de Schwartz, et plusieurs jours se passèrent avant que je pusse manger sans dégoût et sans souffrance.

Il était deux heures du matin quand je me rendis compte du temps écoulé. Je voulus me retirer avec Schwartz. Ma- dame Marange nous dit que puisque nous devions partir tous deux avec elle et sa fille à dix heures le lendemain, nous coucherions, ainsi que le chevalier, dans le pavillon de son jardin. On avait tout préparé pendant le souper. J'étais vaincu par la fatigue, je dormis quelques heures, et quand, selon mon habitude, je m'éveillai au joiu*, le chant des merles et

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des pinsons qui peuplaient le jardin me causa la douce illu- sion de Id campagne. Ma tête était encore si faible, que je fus quelque temps à comprendre j'étais réellement, et quelles circonstances imprévues m'y avaient amené.

Alors ma honte me revint, en dépit du mouchoir d'Anicée qui était sous mon chevet, et que je pressai sur mon vi- sage comme pour en effacer la rougeur. Mais comment ne p^ rougir de rentrer ainsi chez elle en nécessiteux^ moi qui, en voulant la suivre, avais été fier de Tidée de lui sacrifier toute ma vaine science et tout mon avenir intellectuel I

Non ! non I m'écriai-je en me jetant hors de ce lit moel- leux où j'avais été déposé comme par le Samaritain de TÉ- vangile. Je n'accepterai pas leurs bienfaits ! Ce n*est pas ainsi que je veux faire fléchir la rigueur de ma destinée. Je suis trop jeune de dix ans, voilà mon tort. Il faut que je le ré- pare par une volonté surhumaine.

Mon parti fut bientôt pris. J'écrivis à madame Marange :

a Vous l'avez deviné, mon secret, je n'ai pas besoin de vous le dire; J'en conviens avec vous. Vous savez que je ne le lui ai jamais dit, à elle, car vous lisez dans son cœur, et j'espère que vous estimez un peu l'honnêteté du mien.

» Vous voulez qu'elle se marie, je l'ai bien vu. Vous ne repoussez pas d'auprès d'elle les hommes de quarante ans qui ont du mérite. C'est elle qui les refuse au bout de deux entrevues. A la première, c'est l'autorité qu'elle vous con- cède ; à la seconde, c'est son droit qu'elle reprend.

» Vous ne tenez ni à la naissance ni à la fortune. Vous êtes d'origine plébéienne. Vous êtes assez riche, et d'ailleurs votre esprit est trop élevé, votre âme trop noble pour ne pas préférer l'honneur et la vertu à toutes choses.

x> Mais vous vous méfiez de la jeunesse. En théorie vous avez raison. Je vous ai souvent entendue blâmer les amours

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disproportionnés sous le rapport de l'âgée* Vous disiez qu'une femme ^u v(Ate est vieille et qu'un époux 4e trenteM^inqjnts est eneoreun jeune homme. Fm bien tout compris, riea ne m'inquiétftity fxùis ravoùerai-je, je ne pr^is riea de cel« pour moi,

' » Vous n'avez pas voulu admettre d'exoepCton en ma fa-r veur, force m'a été de comprendre* Pourquoi donc me ra- menez^vous aujourd'liui ici? Parce que la maladie et la dé- tresse m'ont fait si petit devant la pitié^ que vous ne me craignez plus l

» Ange de bonté, je baise vos mains bienfaisantes et je pars ; je veux pouvoir emporter de diez vous TespéraBce. L'espérance de mériter votre cooâanee absolue, oui, je Tai, malgré vous et malgré moi. Quoiqu'il arrive, je serai votre fils par la volonié, par le dévouement, par le respect, par la soumission, par la tendresse^

» P. S. Retenez le pauvre Schwartz; faites-lui faire des chemises et des habits ; donnez-lui peu d'argent à la fois» C'est un enfatit, lui,et'il a soixante ans, madame I »

■■'•■■■ . -v

Je csKîhetai cette letlre, je la mis en évidence sur la table » etavant que persoime fftt encore éveillé dans la maison, je gagnai la rue et allai droit chez Roque.

Il venait de recevoir ma lettre. Il m'ouvrit ses bras ea me faisant de vifs r^(Mroehes lîe ma trop longye discrétion.

Eh bien» lui dis-je^ ce n'est plus Schwartz qui meurt de faim, c'est moi. Je ne sois jç^s seulement gêné, je suis ré- duit à la derrière extrémité.

Et je lui rdoontai tout ce qui s'était passé la veille. Il m'ap*- prouva et me remercia même de mon courage, comme s\ je l'avais eu à^n. intention. Puis il me sauva d'emWée, en me procurant de quoi vivre. On lui proposait un mince em-

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pk)i tftt jardin des Plantés, celai de préparateui' et ée omser- rateur d'objets d'iiistaire nalurette , à douze cents francs d'appointements. Plus hardi et plus confiant que moi, Roqae «rait déjà des protections; maî$ il avait quoi continuer ses élades à son gré , moyesinant un r^ime df existence stoïque, ^t il ne voulait pas sacrifier hcm teinps à gagner sa vie.

Puisque tu en es réduit , me «tit-il, accepte cet em-^ ploi que je me fais fort de pouvoir te céder. Tu anras tes soirées libres pour tes chères études ineidenUs^ et d'ailleurs nous te trouverons mieux avecie temps. Seulement, plus de projets de promenades dans la forêt de Fontainebleau^ du côté de certaines résidences; plus de soirées d'hiver dans un petit salon doré, Ton voit deux bien charmantes femmes, mais Ton dépense plus que Ton acquiert; plus d'interminables improvisations la nuit, plus d'amour ab- sorbant et de dithyrambes au clair de la lune«

J'étais résigné à tout, sauf à ne point aimer^ puisque c'était dans cet amour que je puisais mon courage» Au bout de trois jours, j'étais installé au cablEHH d'histoire naturelle^dahs un petit laboratoire j'empaillais des oiseaux* J*avais souvent £adt cette besogne à la campagne pour mon plaisir, et j y étais fort adroit. *

Mon apprentissage fut donc un morceau de réception qui me valut de grands éloges : on me trouva propre à plusieurs autres soins, et, au bout de trois mois, sans aucune récla- mation de ma part, mes appointements furent portés à deux mille francs.

J'étais riche 1 j*avais des habits et des chemises que per- sonne ne m'avait donnés; je n'avais pas été forcé do vendre le petit piano de ma mère, auquel je tenais comme Schwartz à son violon. Il me restait , grâce à Tattention et à la prestesse avec lesquelles j'expédiais ma besogne, six

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heures par jour pour travailler à ma fentaisie {de six heures à minuit). Ten dormais six. J'en consacrais dix à mon emploi. . .

. Un jour, on m'annonça upe nouvelle qui me remplit d'or- gueil et de joie. On me donnait trois mois de liberté pour faire, au profit du cabinet, une exploration scientifique dans la forêt de Fontainebleau. Il fallait remplacer certains indi- vidus précieux qui s'étaient détériorés aux collections. Je partis ivre de bonheur, et j'allai planter ma tente, pour com- mencer, à la maison Floche.

XII

Je trouvai me;s vieux amis en bonne santé, et l'accueil qu'ils me firent me toucha vivement. Tous deux pleuraient de joie et m'appelaient leur enfant. Ils se réjouissai^t de mon bien-être comme s'il leur eût été personnel. Je passai huit jours dans la région d'A von, bien décidé ànepasgoûter le bonheur d'aller à Saule avant d'avoir commencé nw mis- sion et de m'ôtre mis en mesure de la continuer sans inler ruption après ma première visite.

Au bout de la semaine, je pus donc me présenter. Cette fois j'étais encore revêtu de la blouse, comme lorsque j'avais fait ma première entrée. Mais ce n'était plus par pauvreté que je me montrjais ainsi. Je portais le costume, l'uniforme, si , l'on veut, de mon emploi.

J'arrivai à l'improviste et j'entrai par le parc, dont je con- naissais les issues dérobées. C'était la même époque, à peu près, que celle de l'année précédente. La chaleur était encore bonne à. savourer, les arbres pliaient sous les fruits, les jardins revêtaient cette, seconde parure de l'arrière-saison

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qui, pour être moins luxuriante que œlie du printemps, n'eu est que plus coquette et plus soignée.

Au détour d'une allée de bosquet qui aboutissait à la pe- louse, je me trouvai tout à coup face à face avec Anicée. Elle était assise sur un banc et lisait à l'ombre, pendant qu'à vingt pas d'elle, Moréna, sous l'œil de sa bonne, jouait sur l'herbe avec son ex-nourrice, la brebis noire. Moréna était sevrée.

Anicée, en me voyant, ne put retenir un cri. Elle laissa tomber son livre, accourut dans mes bras et me baisa sur les deux joues av€C l'effusion d'une sœur. Puis elle rougit après, ne sut me rien dire, se rassit sur le banc en me faisant signe de m'asseoir auprès d'elle, et là, devenue tremblante, elle fit de vains eiïorts pour retenir ses larmes.

J'eus peur d'abord ; je n'osais croire à tant de bonheur. Je pensai qu'un malheur était arrivé dans la famille, ou qu'il lui était interdit par sa mère de mereeevoir—ou enfin qu'elle s'était laissé fiancer à un autre que moi.

Il n'y avait rien de tout cela ! Justice et bonté du ciel, j'étais aimél Aussitôt que je l'eus compris, je cessai mes questions et ne demandai pas même la cause de cies larmes qui me ren- daient si fier. Elle avait pleuré deux fois pour moi, une fois de douleur et une autre fois de joie. Quel plus naïf aveu pouvais- je exiger ? Je n'ai jamais compris qu'un homme osât arra- cher à la femme qu'il veut aimer toute sa vie Une caresse ou un mot qui l'engage prématurément. C'est froisser la pudeur de l'âme, c'est violer la conscience. Jusqu*è Thymen complet des âmes, celui qui veut être véritablement aimé doit respec- ter la liberté et laisser grandir la confiance. Insensé celui qui croit avoir les droits du maître parce qu'il a surpris us mo- ment d'émotion et trraché ce mot : « Je vous aime, » après lequel la femme ressent parfois encore plus de peur de l'a- voir dit qu'elle n'a éprouvé d'entraînement à le dire.

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Non, non, je ne vouldis pas l'obtenir ainsi 1 je voulais laisser venir un jour elle me le dirait, sans polir et sans trem- bler, avec de la joie dans l'âme et de la sérénité dans le re- gard.

Sa mère vint nous joindre et me montra une affection sincère. Dès les premiers mots, elle fut aussi franche avec moi qu'elle avait été prudente; car Anicée nous ayant quit- tés ui) instant pour aller me chercher ma fllleule , qui s'était éloignée avec la bonne, elle me dit en me regardant tout droit dans les yeux et en me tenant les deux mains :

Non, vous n'êtes pas un enfant. Vous êtes un hoiUme de bien, et vous serez un homme de mérite. Je n'ai jamais' dit non, moi I à présent je ne dis pas oui, cela ne dépend pas de moi. Je tiens à ce que vous ne croyiez pas que j'abuse de mon influence et de mon autorité. Mais je suis mère avant tout, et je dois désirer que le temps consacre la confiance et l'affection.

Dix ans, s'il le faut 1 m'écrîai-jo en lui baisant les mains avec ardeur.

Hélas 1 dit-elle en souriant avec tristesse, dans dix ans elle en aura quarante I

En eût-elle cinquante ! répondis-je avec une femeté qui frappa madame Marange et dont elle m'a avoué depuis avoir subi l'influence plus qu'elle ne vouliait.

Moréna, qui marchait déjà seule, avec des pieds d'une adresse singulière, malgré leur petitesse phénoménale, vint m'embrasser sans se faire prier. Sa précocité était quelque chose de remarquable et dont je fus même un peu efftayé sans oser le dire à sa mère adoptive. Elle parlait déjà d'ttne voix claire et avec une prononciation nette. Son vocabulaire était du double au moins plus étendu que celui des enfants de son âge. Ses traits aussi se dessinaient prématuréiiient, et la beauté s'y faisait en dépit de la gentillesse. Quoique très-

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brune, elle n'avait rien dans les cheveux, dans le type et dans la peau , qui ne fût acceptable à la race européenne. La mère Floche avait raison, pensai-je, elle est fille d'un chrétien d'Espagne.

Anicée l'aimait trop. Elle se faisait son esclave avec un élan et une imprévoyance qui révélaient chez elle des sour- ces d'intarissable dévouement. Si je Teusse écoutée, j'aurais gâté ma filleule, et plusieurs fois elle me reprocha d'être trop sévère. Un jour même elle me dit presque tristement que je ne l'aimais pas assez. J'ai compris, j'ai su depuis que, se regardant déjà comme ma femme, elle youlait que je me crusse le père de cet enfant que je lui avais donné et pour lequel aussitôt elle s'était senti des entrailles de mère.

Je revins plusieurs fois à Saule durant mon excursion, et même ayant, à force d'activité et d'ardeur, recueilli les échan- tillons qui en étaient le but, j'eus presque un mois de sur- plus que je pus passer auprès d'Anicée.

On retarda pour moi la rentrée accoutumée à Paris, sans me le dire toutefois ; mais les tendres condescendances de la mère pour la fille étaient pour moi d'une transparence adorable. Des rares prétendants que madame de Saule avait consenti à laisser paraître un instant chez elle Tannée pré- cédente, il n'était plus question. De temps en temps, ma- dame Marange recevait une lettre de quelque amie qui la blâmait de laisser sa fille veuve si longtemps et qui lui pro- posait un parti convenable. Anicée, avec une malicieuse in- génuité, se faisait lire ces lettres tout haut devant moi, et elle riait ensuite avec une gaieté qui me touchait profondé- ment; elle forçait sa mère a en rire aussi, et en somme, l'homme de quarante ans, si longtemps rêvé par madame Marange, devenait un mythe qu' Anicée la forçait de relé- guer au nombre des fictions, comme Polyphème ou Croquc- mitsrino.

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Dans tout cela, pas un mot échangé entre nous deux, ni entre nous trois, qui pût donner un corps a la crainte ou a l'espérance. C'était comme une convention tacite de compter les uns sur les autres sans engager la conscience et la li - berté de personne. Le mot d'amour était toujours traduit dans la langue vulgaire de l'amitié; le mot de mariage n^é- tait pas même prononcé. Anicée n'arrêtait pas son ôsprit sur l'éventualité d'une union plus intime que celle qui ré-î gnait entre nous. Pour toutes les satisfactions personnelles, c'était l'enfant le plus soumis à ces lois de l'inconnu que l(^s mères appellent l'avenir de leurs filles. Elle avait la pureté tranquille d'une jeune vierge, à l'âge les passions boule- versent le cœur ou l'imagination des femmes.

Quel sanctuaire de céleste chasteté que Tintimilé de celle mère et de cette fille 1 l'une qui pouvait dire à l'autre sans rougeur et sans tressaillement : « Oui, j'aime et je veux ai- mer; » l'autre qui ne pouvait jamais craindre qu'une choso, c'est que sa fille ne fût pas aimée autant qu'elle le méri- tait.

Je travaillais avec délices à Saule. Nous nous séparions une heure après le déjeuner, et j'allais étudier dans ma chambre ou dans la campagne. Mais je préférais ma chambn», parce que, de temps en temps, j'entendais Anicée passci- doucement sous ma fenêtre, ou rire et chanter au loin pouf divertir sa Morénita, Avec certaines personnes on se trouve investi du don de l'ubiquité intellectuelle. On se sent avec elles sans sortir de soi-même. Anicée ne m'a jamais dérangé d'aucun travail, et jamais aucun travail ne m'a distrait d'elle. '

Nous nous retrouvions à l'heure du dîner avec un plaisir extrême. Pour bien savourer une société chère et précieuse, il faut la mériter par l'accomplissement soutenu d'un devoir.

L'âme humaine n'est pas faite d'ailleurs pour les félicités

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d'une constante effusion. Quand elle est assez forte pour ne pas s'y épuiser, elle s'y exalte, et la passion devient jalouse, exigeante, maladive. Le travail a été donné à l'homme C5omme le gouvernail de sa raison même et le stimulant de. ses affections.

Nos soirées étaient délicieuses. Je jouais du piano entre chieA et loup, sans vouloir permettre qu'on abusât de mon inspiration jusqu'à se blaser dans Tattention émue qu'on voulait bien m'accorder. On apportait les lampes et je fai- sais la lecture pendant que les femmes travaillaient. Ma- dame Marange occupait dès lors le métier à elle seule ; Ani- cée avait toujours quelque nippe à coudre ou à broder pour son enfant. Après la lecture, nous causions plus ou moins sans tenir compte de l'heure, et minuit venait quelquefois BOUS surprendre au coin du feu pétillant des premiers froids d'automne. Habitué à me lever à six heures, j'avais encore quatre heures de matinée pour mes études avant de revoir mes bicn-aimées compagnes.

Roque vint nous voir, ainsi que Schwartz, que madame lilarange, après l'avoir bien refait, avait réussi à placer . comme organiste à Fontainebleau. La présence de ces deux amis me fut plus douce qu'elle ne me Tavait jamais été, et Roque, qui commençait à se décourager de celte succession de spécialités qu'il avait prétendu tirer de lui-même. Ro- que, dont la vue et la mémoire s'usaient déjà, et qui sen- tait, à la fleur de l'âge, que les forces humaines ont une limite infranchissable à la volonté la mieux trempée. Ro- que, devenu philosophe, cessa de me railler et de me tour- menter.

Tu as raison, me dit-il en m'écoutant lui résumer les divers travaux dont je m'occupais, il faut se nourrir de la science, mais selon la loi de la vie physique qui veut qu'on mange pour vivre, et non qu'on vive pour manger. Les in-

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digestions ne tuent pas les corps robustes, mais elles dé- truisent Testomac à la longue. Hélas 1 la vie est trop courte et ne se renouvello pas à mesure qu'on Tépuise. On ne peut psiS savoir! 11 faut se contenter de comprendre. Oui, oui, tu as mieux procédé que moi, Stéphen, en étant plus modeste; il faut absolument choisir entre ces deux termes : connaître un peu tout, ou bien ne connaître qu'une chose à fond. Voyons, quel parti prendrair-je, et quel parti prendras-tu? Ou bien quel parti prendrons-nous tous deux?

Mon ami, lui répondis-je, nous allons prendre tous deux les deux partis : nous serons généraux et absolus, universels et spéciaux. Écoutenfnoi bien. Puisque tu as, comme nous disions, le pain cuit sur la planche au foyer paternel, et que tu m'as procuré le pain quotidien du tra- vail manuel, nous allons passer encore deux ou trois ans à comprendre, sinon à connaître le plus de choses possible, sans nous dessécher sur aucune. Alors nous serons tout bon- nement ce qu'on appelle des hommes instruits, ce qui n'est pas grand'chose, mais nous aurons des intelligences rom- pues au travail et encore saines, ce qui sera beaucoup. Alors nous prendrons une spécialité et nous nous y adonnerons pour le reste de nos jours.

Hélas ! c'est bien bête, une spécialité 1 s'écria-t-il.

C'est bête quand on est béte, lui répondis-je. Malheu- reusement le vulgaire a raison de dire : Béte comme un sa-- vant, en ce sens que la plupart d'entre eux se font spéciaux en partant de l'ignorance absolue. Or, comme toutes les sciences se tiennent, celui qui n'en possède qu'une et qui dédaigne ou néglige d'acquérir de bonnes notions sur toutes les autres, n'est plus qu'un rouage qui fonctionne seul et sans utilité pour la machine. Nous aurons paré à ce danger de l'atrophie des nombreux lobes de notre cerveau en les exerçant tous d'avance sans excès.

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» Puis, le jour venu d*en privilégier un seul, nous mar- cherons sans effort et avec une rapidité souveraine vers ce but. Nous ne,trouverons pas sur notre route les hésitations de notre propre ineptie, et nous ne nous dirigerons pas en aveugles entre des rivages inconnus. Nous serons savants dans notre partie, mais, à tous autres égards, nous s^ons encore des hommes. Si tu es médecin, une bonne somme de philosophie, un peu d'art, assez de métaphysique, beau- coup d'histoire et pas mal de littérature, t'auront aidé d'a- vance à connaître l'homme, ce grand problème en qui la vie de l'âme est si étroitement unie à celle du corps, que qui ignore l'une, ignore l'autre. Ainsi de toutes les branches scientifiques. Elles partent d'un tronc dont il faut bien avoir analysé la moelle, et la religion serait même le vrai point de départ,

Oui, oui, trois fois oui, dit Roque soucieux et convaincu en même temps. Donc, il est trop tôt pour que j'étudie Ta- natomie du corps, puisque, selon toi, je ne connais pas celle de l'âme.

Non, mon ami, étudie-les ensemble ; seulement, il faut le temps à tout. N'aie pas l'orgueilleuse rage d'être grand médecin en moins d'années qu'if n'en faut aux autres pour être des carabins passables. Examine toutes ces choses que je te dis, et ne sois médecin que dans dix ans.

XIII

Roque fut triste à dîner; pressé amicalement d'en dire la cause, il nous promit de s'expliquer au jardin, et là, marchant avec animation sous la lune nuageuse de no- vembre :

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Mes chers amis, s'écria-t-il av«5 une grande naïveté de cœur, sachez que, jusqu'à ce jour, j'ai été un âne, et, qui pis •est, un sot !

Et il résuma d'une manière brillante et claire le sujet de notre entretien. Il me plaça plus haut que lui, lui qui sans méchanceté, sans en avoir mêraeconsciencç,m'avait toujours traité en petit garçon devant Anicée et sa mère; il passa d'une extrémité à Tautre; et. passionné en tout, il déclara tjue j'étais l'esprit le plus juste , le génie le plus lucide qu'il eût jamais rencontré.

Je voulus rire de ces éloges que madame Marange écou- tait avec une sollicitude avide. Anicée me prit le bras en me disant d'un ton d'autorité jalouse :

Ne riez pas, taisez-vous : il a raison. Ne vous moquez pas; ne dépréciez pas celui dont il parle. C'est une chose que je ne souû'rirai de la part de personne, pas même de la vôtre.

Quand Roque eut tout dit, madame Marange conclut avec une grande sagesse d'application.

Stéphen avait raison, dit-elle. Qui ne sait pas la géo- logie ne saura jamais la botanicjue, et réciproquement^ qui n'entend rien à la musique manquera d'un sens dans la poésie; qui ne se doute pas de l'anatomie ne saura jamais dessiner. Il est vrai que de grands génies ont tout deviné, mais deviner équivaut à savoir. Donc l'exception confirme la règle. Maintenant, continua-t-elle, peut-on vous deman- der, sans indiscrétion, mon cher Stéphen, quelle spécialité vous comptez embrasser?

J'attends qu'on me le dise , répondis- je en pressant, contre mon cœur le bras qu' Anicée avait passé sous le mien çn me grondant. .

Qui donc vous le dira mieux que vous-même? demanda madame Marange.

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Vous, madame, répoiidis-j^ encore en m'adressant à elle et en regardant sa fille. Je vous ai entendu dire autre- fois qu'un homme ne pouvait se passer d'un état. Moi, j'aime tant toutes les choses que j'étudie, que je n'ai pas de préfé- rence marquée. Jadis, je comptais sur ma mère pour me désigner mon but. A quelle autre puis-je demander main- tenant de me rendre ce service? N'est-ce point à.vous qui m'avez témoigné tant d'intérêt et qui êtes un si bon

Madame Marange semblait attendre que sa fille parlât la première ; Anicée ainsi encouragée répondit :

Moi, je ne suis pas un grand esprit comme vous autres. Je comprends le bonheur de l'étude; mais la nécessité de s'illustrer, je n'y ai jamais rien compris.

S'illustrer, non! observa sa mère; mais se rendre utile.

Ah I c'est la prétention de tout le monde, Reprit Anicée avec un peu de tristesse. Tous les ambitieux se croient ou se disent nécessaires. Le mérite vrai est plus modeste. Il est utile à tout et à tous sans le savoir. Un jour vient il se révèle malgré lui, mais c'est quand il a déjà fait tout le bien qu'il est capable de faire.

L'oracle est obscur, dit Roque. Doit-on donc attendre que la profession vienne vous chercher et le succès vous surprendre?

Peut-être.

Alors point de spécialité ; nous retombons dans mon ancien système : tout savoir pour être propre à tout. Mais je sais à présent qne c'est impossible, car l'homme vit trop peu de temps.

Alors, dit Anicée, sanis songer qu'elle ne répondait qu'à moi, un emploi quelconque de l'intelligence, celui qui gênera le moins la vie du cœur.

T.

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Jfi fus bien heureux de cette réponse qui me disait tant de choses et que Roque trouva très-vague et très-insigni- fiante.

Anicée m'aimait tel que j'étais, sans nom, sans état, sans science réelle, peut-être sans avenir. Oh ! oui, j'étais bien heureux I Je comprenais ce que sa mère semblait oublier, qu'elle avait été mal aimée par un ambitieux, et que son rêve était un époux humble et dévoué. J'étais donc fort em- barrassé entre la mère et la fille. L'une qui me préférait inconnu et pauvre, l'autre qui m'eût voulu tout au moins distingué et indépendant de position.

Le problème était posé. C'est à Paris qu'il devait se ré- soudre. Il s'agissait de savoir si, au lieu de travailler pour mon instruction personnelle six heures par jour , j'irais passer toutes mes soirées, comme l'année précédente, à la rue de Gourcelles. En prenant ce dernier parti, je retardais de six mois mon développement intellectuel, je prolongeais les incertitudes de madame Marange sur mon état futur, je blessais la noble ambition qu'elle nourrissait de ne voir sa flUe unie qu'à un homme de talent ou de science. Il fallait cela pour me faire pardonner les malheureux dix ans qui me manquaient, et cependant elle sentait bien qu'il fallait dix ans encore pour que j'eusse un nom, et elle frémissait à ridée de ce long veuvage pour Anicée.

De son côté , Anicée me trouvait stoïque, cruel, presque égoïste de sacrifier ainsi le bonheur d'être auprès d'elle à l'espoir , peut-être chimérique, de lui donner un nom illustre.

J'ai trente ans, disait-elle à sa mère. Vous dites qu'on est vieille à quarante. Je n'aurai donc eu ni jeunesse ni amour. Je ne vous demande pas de nous marier, moi. Il n'j songe pas non plus. ' Mais ne me privez pas de la douceur de le voir. Quel plus humble bonheur que le mien ! voir

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tous les soirs moD ami derantctix personnes, puis-je moins demander?

J'essayai de satisfaire madame Marai^e en ne venant chex elle qu'une fois par semaine- Cette privation me fut un supplice. Je Favais supportée alors que mon orgueil, blessé par sa méfiance ouTanimé par mon propre espoir, m'avait soutenu dans cette lutte contre moi-même. Mais je n'avais plus un stimulant aussi at^if. Je me savais aimé, , on m'avait béni, on me laissait espérer, on venait de me donner un mois de bonheur sans mélange. Je ne pouvais me faire à l'idée de recommencer mon épreuve. Taimais cette femme de toutes les puissances de mon âme; je la sentais aussi nécessaire à mon esprit qu^à mon cœur, bien qu'elle n'eût que du cœur pour alimenter son intelligence et la mienne. Son caractère, dont sa beauté douce et tran- quille était l'expression constante, formait autour de moi une atmosphère de sérénité dont je ne pouvais plus me passer. Ce n'était peut-être pas de la passion, (fêtait mieux et plus, car c'était un amour que Roque ne pouvait com- parer, disait-il, qu'à une idée fixe, à une monomanie. Pour moi, c'était quelque chose comme la nostalgie. Rien ne pouvait me distraire, le matin, de l'impatience de lavoir le soir, et le soir passé loin d'elle était si aride que mon travail avortait dans ma tête.

Le bon Roque imagina un expédient auquel il sut faire consentir madame Marange : ce fut de dire à l'entourage que feu M. Marange avait laissé d'importantes recherches scientifiques à débrouiller et à mettre en ordre. Il y avait du vrai là-dedans. Seulement ces manuscrits ne valaient pas la peine que je me fusse donnée; mais il fut convenu que je ne me la donnerais pas. Les amis n'y verraient que du feu, et on trouverait plus tard un prétexte pour «e pas donner suite à l'idée d'une publication*

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En coùséquence, j'habiterais le pavilton du jardin de la rue de Courcelles, de sept heures du soir à cinq heures du matin , les prétendus manuscrits ne pouvant être en sûreté à mon domicile; Il y avait une bonne petite bibliothèque de choix à mon usage dansée pavillon. D'ailleurs, j'appor- terais les ouvrages spéciaux dont j'aurais besoin. Je paraî- trais rarement au dîner pour' n-ètre pas trop remarqué, et je pourrais voir la mère et la fille à la dérobée, me sentir auprès d'elles... Je n'en demandais pas davantage.

Cette bonne mère consentit à subir auprès de ses amis le petit ridicule de vouloir faire un succès posthume à son mari. Je passai donc ainsi un hiver bien heureux. On s*é~ tonna peu de me voir devenu le secrétaire d'un mort ; on m'oublia vite daus la poussière de ces écrits qui faisaient peur à tout le monde. Tavais le moyen de payer un cabriolet de louage qui venait me prendre de grand matin pour me conduire au jardin des Plantes. J'achevais ma nuit en som- meillant, en dépit du froid, dans ce rude véhicule. Je reve- nais à pied le soir, je dînais en route, j'étais à mon poste à sept heures. Je trouvais mon feu et ma lampe allumés et de douces recherches de bien-être pour ma veillée soli- taire, où je reconnaissais la main délicate d'Anicée.

Dans le courant de la soirée, elle quittait souvent le salon pour aller voir Moréna et trouvait presque toiyours moyen d'ouvrir la fenêtre de sa propre chambre qui don- nait en face de la mienne.; Malgré le froid et la neige, elle y restait quelques minutes, jusqu'à ce que, désespéré de la voir s'exposer à un rhume, je lui fisse comprendre en me retirant que mes remords m'arrachaient à ma joie.

Quand ses hôtes étaient . partis , c'était toujours d'assez bonne heure, à cause de l'éloignement du quartier, elle agitait une sonnette, et j'accourais près du feu, entre elle et

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sa mère. On me permettait d'y rester une demi-heure et je retournais travailler et dormir.

Insensiblement, madame Marange, sûre de moi autant que d'Anicée, nous laissa seuls ensemble» Tous lès domes- tiques se couchaient. Il n'y avait pas de malveillants parmi eux. Anicée était trop connue, trop aimée pour être ca lomniée dans son intérieur. Alors, nous prolongions dou- cement la veillée, malgré le reproche que se faisait mon amie de me dévorer mon temps. Puis elle riait de mes ÎMTOjets de gloire, elle se faisait fort de me conserver l'es- time et l'amitié de sa mère sans cela. Elle avait envie d'al- ler brûler mes livres; elle m'ordonnait de dormir au lieu de travailler en la quittant.

Je désobéissais : je veillais jusqu'à deux heures du ma- tin, non par besoin de travailler, mais pour mener de front la double ambition que sa mère me suggérait, être heureux par elle et digne d'elle. Je ne dormais donc plus que quatre heures sur vingt-quatre, quelquefois moins. Je n'en fus pas malade ni même accablé un seul jour. L'amour fait vivre ; c'est l'absence qui tue.

Un jour dans la semaine, on m'accordait pour récréation d'accompagner ces dames au théâtre. Je ne me le reprochai plus quand je vis que cela m'était utile aussi et développait en moi des jouissances d'art et des souffrances de critique qui formaient mon jugement éveillaient mon imagina- tion. Puisqu'il entrait dans mon plan de n'être volontaire- ment étranger à rien de ce qui intéresse, émeut, redresse on corrompt les hommes, je devais connaître cet art, qui, hien entendu, saurait résumer tous les autres.

Un soir que nous entrions à l'Opéra, elles allaient, mo- destement, dans une baignoire, et sans toilette, je fus frappé de la figure d'un gamin qui étendait un bout de tapis sur la roue des fiacres et recevait deux sous de ceux qui en des-

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ceQdaient. Bien qaMl se fût fait depuis dix-huit mois un chaDgement dans sa taille et dans ses traits^ je ne pouvais en douter, c'était le frère de Moréna.

Je ne voulus prfs en faire la remarque devant mes com- pagnes; mais, dès que je les eus installées dans leur loge, je revins au péristyle; je descendis les degrés et je rejoignis le gitano.

Le gitano vint à moi avec empressement dès que je l'eus appelé, et me reconnut sans hésitation.

Ahl ah! monsieur, me dit-il en français et avec une assurance extraordinaire, c'est vous qui m'avez volé ma sœur I

A cette apostrophe faite tout haut, plusieurs personnes qui passaient se retournèrent. On me prenait pour un suborneur de filles. J'emmenai l'enfant dans im endroit de la rue plus isolé et je lui demandai l'explication de sa fuite soudaine après la mort de sa mère, son nom, celui de son père, celui de sa sœur, enfin.

Monsieur, répondit-il, si vous voulez me promettre de me dire ce que vous avez fait de ma petite cœur, je vous apprendrai bien des choses.

Je ne promets rien, répondis^je, sinon de te rendre un peu moins malheureux que tu me semblés l'être, si tu en vaux la peine.

Et comme il parut mordre à l'appât d'une récompense, je lui donnai rendez-vous pour le lendemain, au labyrinthe du jardin des Plantes.

Dans la crainte qu'il n'y manquât, j'aurais- au moins voulu lui arracher tout de suite le nom et les indications princi- pales ; mais il prit un air de mystère, prétendit qu'il avait des secrets importants à me révéler et fut exact au rendez- vous du lendemain.

Quand je revis cet enfant au jour, je fus frappé de la

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beauté extraordinaire de ses traits et de Félégance gracieuse de son corps, en dépit des misérables haillons dont il était à peine couvert. Tout en lui annonçait une vive intelli- gence, son regard pénétrant, son sourire expressif, la jus- tesse de ses souvenirs, et la facilité avec laquelle il parlait un© langue dont il n'avait pas la première notion dix-huit mois auparavant. Son vocabulaire pittoresque frisant l'igno- ble était celui du milieu où, depuis Fontainebleau, il avait traîné son impudence et sa misère; et, malgré ce cachet impur, il y avait dans son accent espagnol peu accusé, dans sa voix suave, dans sa prononciation fine, je ne sais quelle distinction et qu^l charme qui formaient un douloureux contraste entre sa nature et sa situation.

Voici le récit vrai ou faux dont il me gratifia.

Son père était un gitano d'Andalousie, qui exerçait aux environs de Séville la profession de raseur de mulets. Il faut savoir qu'en Espagne on rase le poil des chevaux communs, des ânes et des mulets. Les bohémiens sont généralement employés à cette fonction sociale. Ce père était bon chrétien. (Tous les gitanes d'Espagne, terrifiés par l'inquisition, af- fectent une dévotion outrée, et encombrent de leurs adora- tions le porche des églises, sans réussir à persuader aux populations qu'ils ne pratiquent pas en secret le culte du diable.) Il s'appelait Antonio, et rien de plus; sa femme fai- sait des corbeilles, tirait l'horoscope, chantait et dansait sur la voie publique. Lui, le fils de cette union, tenait les casta- gnettes ou raclait la guitare. s'était bornée son éduca- tion.

Je traduirai de l'argot le reste du récit du gitanello.

Je vous ai dit, là-bas, monsieur, que mon père avait quitté ma mère enceinte pour aller chercher sa vie en France, et qu'il nous avait fait écrire de venir le retrouver à Paris. Je savais très-bien que mon père était fâché contre

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elle en la quittant, mais je ne savais [>as pourquoi» et je n'avais pas besoin de vous le dire. Quand ma pauvre mère fut morte, au milieu de mon chagrin, je regardai avec at- tention ma petite sœur et je vis qu'elle était blanche.

Blanche ? observai-je ; pas précisément*

Elle Test toujours plus que moi, reprit-il. Vous n'avez qu'à me regarder et à comparer, si elle vit encore et si vous savez elle est.

Je ne répondis pas à cette question détournée, et je con- statai qu'en effet ce jeune garçon ne pouvait renier sa race, tandis que Moréna pourrait toujours faire douter de la sienne.

Il reprit :

Cet enfant blanc me fit peur. Je me souvins d'avoir entendu mon père me dire en colère, avant de quitter TEs^ pagne : a Le frère ou la sœur que ta mère va te donner viendra au monde avec une peau blanche. Si tu fais bien, tu lui mettras la tête sous une pierre , et tu danseras des- sus. x> Mon père est méchant, je ne le suis pas ; seulement, je me dis : a Si je ne tue pas cette enfant, mon père viendra nous tuer tous les deux. » Et je me sauvai. Je n'ai rien volé à ma sœur. Ma mère avait deux choses, un petit mulet et un bracelet d'or; j'ai pris le mulet pour moi, j'ai laissé le bra- celet à la petite. Qu'est-ce qu'il est devenu?

Ça ne te regarde pas. Continue.

Je montai sur la bête et je gagnai Paris où, sans cher- cher mon père, je ne tardai pas à le rencontrer. Il fut con-r tent de me voir, et me dit que ma mère avait bien fait de mourir si son enfant était blanc. Je lui dis que l'enfant était mort aussi; mais il voulut savoir la vérité et se fit conduire par moi à la maison Floche. Il y entra , regarda la petite et me dit en revenant : a Ce n'est pas ma fllle ; qu'elle devienne ce qu'elle pourra. » Il ne s'en est pas oc-

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cupé depQis, et m'a empêché d*aller savoir de ses nou- velles.

Cette partie de ton histoire me semble un peu louche, mon garçon, ou tu es bien lâche. Si tu croyais ton père capable, de tuer ta sœur, pourquoi Tas-tu conduit auprès d'elle? Ne pouvais-tu pas dire que tu ne saurais pas re- trouver l'endroit?

Il ne m'aurait pas cru et m'aurait battu jusqu'à ce que je parle. Un gitano de mon âge qui ne se souviendrait pas d'un endroit il a pasasé, ce n*est pas possible à croire!

"^ Alors, par crainte des coups, tu as risqué la vie de la sœur? Je vois que tu es sans cœur et sans courage* C'est plus malheureux pour toi que tout le reste.

Je ne vous dis pas le contraire, répondit l'enfant avec une naïveté dont ie ftis consterné.

EiQfin, repris-je, que s'est-il passé dans l'esprit de ton père en voyant cette enfant? Tu ne mêle dis pas. Tu oublies que je vous ai surpris tous deux, ce soir- là, vers minuit, guettant et rôdant autour de la maison Floche.

Ah ! c'était vous? dit le gitanillo en souriant; je m'en doutais bien. Vous n'avez pas abandonné ma sœur ; vous aviez eu l'air de l'aimer.

Je ne réponds pas , mon drôle, j'interroge. Que faisiez- vous là, si vous n'aviez pas de mauvaises intentions?

Ah I voilà, monsieur. Mon père, après avoir dit que, sa femme étant morte, il ne lui en voulait plus et laisserait vivre l'enfant, se ravisa et dit : « Je vais la prendre et la porter au duc de Florès. Ou il me donnera de l'argent pour l'élever et me taire, ou je la tuerai sous ses yeux. »

est-il , ce duc de Florès?

A Paris, monsieur... Mais, en vous voyant là, mon père s est caché. Puis nous sommes revenus bien douce- ment dans la nuit. Nous vous avons vu veiller et fqire la

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ronde avec un fusil. Nous avon^ eu peur, et nous ne som- mes revenus qu'au bout de huit jours, espérant que vous seriez parti. Vous étiez parti en effet et l'enfant aussi , et nous n'avons pas pu savoir elle était.

L'enfant est morte, lui dis-je, ne la cherche plus.

-^ Comment , elle est morte aussi , cette pauvre petite ! s'écria le gitanillo en jouant ou en laissant voir une cer** taine émotion. Ëh bien, tant mieux, ajouta-t-il en repre- nant ses airs cyniques ; elle ne risque plus rien.

Il y avait quelque chose fourbe dans son accent qui ne m'échappa point. Il était évident que j'allais être ob- servé^ exploité ou rançonné, si je ne me tenais sur mes gardes. Je résistai donc au désir que j'avais éprouvé de sauver aussi cet enfant de l'opprobre et de la misère, s'il était possible , et , l'abandonnant à son sort , je lui donnai quelque argent, en lui disant que je quittais Paris le len- demain et que j'allais vivre en province. Je ne m'éloignai pourtant pas sans lui demander son nom et sa demeure, si toutefois il en avait une. Il me dit qu'il s'appelait Rosa- rio, et qu*il n'avait pas de domicile, son père logeant à la nuit tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Il ne voulut me rien dire de clair sur l'industrie que cet homme pouvait exercer.

XIV

Pour me débarrasser du gitanillo, je me perdis dans les groupes de promeneurs, qui étaient nombreux, ce jour-là, dans le jardin. Je gagnai mon laboratoire, sans me croire suivi; mais, ayant eu à passer par l'extérieur, dans un autre corps de logis, je vis, à peu de distance, le gitanillo qui pa-

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raîssait jouer avec d'autres polissons de sou âge, et qui se retrouva encore quand je revins à mon poste- Si bien qu'il fût dressé à l'espionnage, il avait douze ans, et sa figure trahissait ses desseins.

Quand j'eus à me retirer vers six heures, j'eus soin de ne pas sortir par les jardins ; mais, à la porte de la rue, je vis en observation une figure sombre et basanée qui ne pou- vait être que celle du père de Rosario.

Je n'essayai pas de tromper sa vigilance ni de lutter de ruse avec lui. J'avais eu occasion d'observer les mœurs des bohé- miens dans les fréquentes apparitions qu'ils font dans nos campagnes. Je savais ce que le premier venu de ces indivi- dus peut déployer de persévérance, de fourberie, je dirais presque de génie dans la science de tromper, pour dérober une poule ou seulement un œuf. A plus forte raison, mon espion devait-il déjouer toutes mes précautions, si réelle- ment il avait un intérêt de vengeance ou de cupidité à re- trouver Moréna. Mon parti fut bientôt pris. J'appelai un fia- cre et lui dis de m'attendre. Puis je rentrai , bien certain que mon bohémien passerait autant d'heures qu'il me plairait d'en faire gagner au fiacre.

J'ajlai trouver un des agents de police qui veillent à la sû- reté des richesses du cabinet, et je lui déclarai qu'un homme que j'avais de fortes raisons pour croire dangereux al mal- intentionné depuis longtemps , était en train de me guetter à la porte ; que c'était un de ces bohémiens qui font souvent le métier de voler les enfants, et que je croyais celui-là dé- terminé à me suivre pour opérer quelque chose en ce genre dans une maison j'allais souvent.

Je connaissais les principaux agents dont l'office était de prêter main-forte aux g'ardiens. Tous me connaissaient, et celui-là particulièrement, parce que, dans une tentative de vol au cabinet de minéralogie, j'avais eu à échanger des

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renseignements avec lui. Il me savait donc inca pable de Tinduirp en erreur pour ma satisfaction particulière, et il mo répondit avec ce ton de suprême paternité que ce genre de fonctionnaire aime à prendre dans certains cas: «Allez, mon petit, montez dans votre fiacre, je vous réponds qu'il ire vous suivra pas, et que nous saurons ce qu'il est et ce qu'il veut. »

Au moment je montais en voiture, c'est-à-dire moins de trois minutes après, quatre agents -de police cernaient mon gitano,qui, avec l'instinct du gibier devant les chiens, avait senti leur approche et s'était éloigné. Mais il trouva le passage fermé par un de ces messieurs qui lui mit la main au cx)llet et lui ht décliner ses noms et qualités. Je les laissai aux prises avec lui , assuré que, dans le cas il pourrait . justifier de son droit à fouler le pavé de Paris, on l'occupe- rait assez longtemps pour l'empêcher de me suivre, et qu'en même temps on l'effrayerait assez pour l'empêcher de re- commencer de sitôt. Le bohémien est excessivement pol- tron. De tous les bandits c'est le moins redoutable : dès qu'il se voit observé, comme certains animaux de proie ou de rapine, il revient rarement aux endroits il a été chafssé. _^^— '-i^TTendemain, j'appris du même agent de police que mon homme s'appelait ou 3e faisait appeler Antonio, qu'il était bohémien de race ou de profession, qu'il ne pouvait justifier d'aucun moyen d'existence, et qu'on l'avait arrêté provisoi- rement. On était slir la trace de ses méfaits, parce qu'il avait un enfant qui se faisait appeler Dariole, et dont on obser- vait toutes les démarches.

Au bout de quelques jours, les rensi^igpements furent plus complets. Antonio exerçait assez fructueusement le mé- tier de voleur à la tire, auquel il voulait dresser son (5ls. Celui-Kîi, paresseux, vagabond, menteur, insolent, était ce-

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pendant, soil par frayeur, soit par un fonds de probité natu- relle, un fort mauvais élève que son père rouait de coups pour sa résistance ou sa gaucherie. Comment on avait su tous ces détails, je Tai oublié ; mais ils étaient certains, et l'agent de police, qui, après tout, rentré dans sa famille , était, à ses heures, un homme aussi doux et aussi moral que bien d'autres, s'apitoyait sur le sort de ce petit malheu- reux dont il hésitait à s'emparer.

Tirer un enfant du bourbier du crime et du vice, pour es- sayer, à tout risque, d'en faire un honnête homme, c'est un devoir qui m'a toujours paru d'une pratique irrésistible , quand les moyens de m'en acquitter no m'ont pas été abso- lument interdits par ma position. Je priai donc l'agent do police d'arrêter Bariole, de manière à Teffrayer beaucoup, puis de me ramener et de consentir devant lui, sur mes in- stances, à me le laisser gouverner. Comme on ne pouvait constater encore aucun fait ouvertement coupable de sa part , il n'appartenait qu'en herbe aux tribunaux. C'était l'expres- sion dL' mon interlocuteur.

Autant les agents subalternes de la police sont haïs quand ils fonctionnent dans Tordre des passions politiques, autant ils étonnent parfois par leiir bon sens et leur équité dans les choses qui sont du véritable ressort de leur institution civile. Le jour les discordes humaines ne confondront plus for- cément ces deux attributions si diverses, la police devra être et sera une mission toute paternelle dans ses plus justesse- vérités, et on se fera un honneur de lui appartenir.

L'homme qui m'aida à essayer la conversion du frère de Moréna s'y prit avec autant d'habileté que de charité ; et bientôt débarrassé, grâce è lui, d'Antonio, .qui fut mis jus- qu'à nouvel ordre hors d'état de nuire, je pus confier l'édu- cation physique et morale de Rosario dit Dariole à de bra- ves gens que je connaissais et que j'aidai de mon mieux à

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le corriger. Ce n'est pas le moment de dire si nous j parvîn- mes aisément ; comme je n'ai jamais perdu ce garçon de vue , j'aurai beaucoup à parler de lui dans la suite de ces mémoires.

Avant de faire part à mes amies de la rue de Courcelles des faits que je viens de rapporter, je voulus continuer mes re- cherches sur la naissance de Moréna , et faire tout ce qui était eu moi pour assurer la possession aussi légitime que possible de cette enfant tant aimée, à ma chère Anicée.

Je pris des informations, grâces auxquelles je sus bientôt qu'il existait en effet un duc de Florès, jeune, beau, riche et libéral, habitant Paris depuis peu avec sa jeune femme, qui était môme fort à la mode, et qu'on disait être en mêrtie temps fort coquette dans le monde et fort jalouse de son mari. Je trouvai son domicile, je vis une belle v<»ture à ses armes dans la cour; je tirai de ma poche le bracelet de la bohé- mienne, je m'assurai bien que c'était le ipême écusson, les mêmes emblèmes, la même couronne.

Je me demandai alors comment je procéderais. Je pensai que je devais chercher à connaître assez cet homme pour lui inspirer de la confiance, et j'allais me retirer avec cette résolution, lorsqu'en relevant la'lêtC) je vis devant moi le duc en personne, qui regardait d'un air étonné l'objet que je tenais daus mes mains. Sa figure me plut, la mienne fit apparemment le même effet sur lui, car, en nous toisant mutuellement, nous échangeâmes un sourire de bienveil- lance instinctive.

Je crus devoir profiter de ce moment de vague sympathie qui ne reviendrait peut-être plus, et je n'hésitai pas à lui adresser la parole.

Monsieur, lui dis-je, vous êtes sans doute un peu sur- pris de voir entre mes mains un objet qui a appartenu soit à voas, soit à quelqu'un de votre famifle. Pourrai-j<s

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à ce sujet, vous entretenir en particulier quelques in- stants?

-F- Certes, monsieur, répondit-il avec la môme francliise, et je vous avoue que cet objSt m'intrigue un peu. Mais je suis absolument forcé de- sortir; voulez- vous m'obliger de monter avec, moi dans ma voiture .jusqu'à la porte Maillot, j'ai donné rendez-vous à la duchesse? Gomme nous montons à cheval, je vous ferai reconduire vous vou- drez.

Ce sera inutile, répondis-je, j'ai précisément affaire de ce côté.

Il me fit passer le premier avec beaucoup de courtoisie, et quand nous fûmes assis côte à côte, il me demanda avec une familiarité polie qui j'étais.

Stéphen Rivesauges, lui répondis-je; un nom complè- tement obscur, mais porté par un honnête garçon, attaché pour le moment au cabinet d'histoire naturelle.

Un jeune savant I c'est fort bien. Vous êtes plus que moi , qui suis un ignorant. Mais je suis aussi un honnête garçon. Voyons, montrez-moi ce collier dont vous avez si bien étudié le blason dans ma cour.

Il.i|ggarda le bracelet, sourit encore, eut un impercepti- ïÀe mouvement d'embarras, puis me le rendit en disant :

C'est bien ça. C'est le collier de ma pauvre chienne, qui est morte, par parenthèse. On vous l'a vendu î

Non, monsieur.

Vous l'avez trouvé?

Pas davantage.

Alors, dit-il en souriant encore, on vous l'a donné ?

Encore moins, répondis-je.

Ah çà ! vous ne l'avez pourtant pas volé? Vous n'avez pas du tout la mine d'un voleur. Expliquez-vous donc. D'où vous vient le collier de. ma diienne?

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Je rai pris aubras d'une morte.

Morte! dit-il avec une légère émotion. Déjà? pauvre femme!.,. Ah çàl est-ce que vous Tavez connue? Oui, je le vois... Nombre! j'espèfe que son mari ne Ta pas tuée?

En disant c«s mots, le jeune duc parut sérieusement af- fecté.

Monsieur le duc, lui dis-je, j'allais vous faire plusieurs questions qui deviennent inutiles. Je vois qu'on ne m'a pas trompé, et je sais ce que je voulais savoir. A pré- sent, vous saurez ce que ja sais, car je vais vous le dire. Son mari ne l'a pas tuée, il l'avait abandonnée en Espagne. Elle est morte dans la forêt de Fontainebleau, en essayant

, d'aller le rejoindre. Ce collier, dont elle s'était fait un orne^ ment, je l'ai pris, pour le donner à sa fille, si vous voulez bien le permettre. -

A sa fille! elle n'avait pas d'enfant! s'écria le duc.JSlle élevait un petit garçon qui était le fils de son mari et non le sien.

Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là, monsieur le duc?

Très-sûr. Cette, tribu de gitanes a campé longtemps sur mes terres; la. belle Pilar n'avait que vingt ans lors- qu'elle est morte, puisque vous dites qu'elle est morte. Voyons, racontez^moi donc...

Avant tout, je dois persister à vous.demander à qui je dois remettre ce gage. Est-ce l'héritage dûment acquis à la fille dont Pilar est devenue mère, une heure avant de mourir? . ,

Ah! c'est donc certain? Elle a eu une fille? à quelle époque?

-* Le âO août 1832. Une fille dont la peau n'est pas plus brune que la vôtre, monsieur le duc.

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Alors, moDsieur, dit le duc avec une grande franchise, c'est ma fille I Je ne peux pas, je ne veux pas le nier. Je lui ferai un sort, c'est mon devoir.

Personne, repris-je, n'a le droit de refuser les dons d'un père pour sa fille ; mais e dois vous dire que la vôtre B'a besoin de rien* quant à présent; qu'elle a été recueillie avec bonté, avec tendresse ; qu'elle est nourrie et élevée avec soin «t même avec luxe.

Je racontai toute la vérité au duc. Elle lui fit une grande impression, et il me serra la main avec beaucoup de viva- cité; il m'embrassa presque en apprenant que j'étais le par- rain de sa fille. A son tour il me raconta l'histoire de la bohémienne:

—Elle était belle, jeune et sage. On la reèheircha.it dans les châteaux d*alentour. Il n'était pas une fête, une noce on ne la mandât pour figurer les danses mystérieusement vo- luptueuses de sa tribu , et pour tirer l'horoscope des jeunes époux. Les dames la comblaient de présents et la paraient d'atours et de bijoux. On ne rappelait que la belle Pilar. Tous les jeunes gens en étaient amoureux, tous les hommes lui faisaient la cour; mais elle était méfiante et farouche avec les chrétiens d'Espagne, comme le sont beaucoup de gitanas, en dépit de la liberté de leur langage et de la lasci- veté de leurs poses mimiques.

D Elle était mariée selon les rites de sa tribu à Antonio dit Àigol. Aucun Jien civil n'existait entre eux. Ainsi, dit le duc, rassurez-vous sur les prétentions que cet homme pour- rait vouloir élever. Ni dans le fait, ni selon les lois de votre ' pays et du mien, il ne peut revendiquer la paternité de ma fille.

» Pilar, continua-t-il, avait aimé ce gitano dès l'âge de douze ans, qui est l'âge nubile pour les filles de cette race. Mais lorsiiu'elle vint camper chez nous avec lui, elle redou-

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tait extrêmement sa jalousie, et ne lui était, ûdèle que par crainte de sa vengeance.

0 Je fus cependant aimé d'elle. Cest dans mon château, peu de temps après mon mariage, qu'elle laissa voir h tous sa préférence, je devrais dire sa fantaisie, son engouement pour moi. Gomme elle n'avait écouté aucun Espagnol et qu'elle partageait Thorreur secrète qu'ont encore beaucoup de gitanas pour quiconque n'est pas de leur race, ce fut une sorte de triomphe pour mon amour-propre, dont je com- mençai par rire, bien que je fusse très-envié des jeunes gens de mon entourage.

» Peu à peu, malgré l'amour très-réel que j'avais pour la duchesse, j'eus le malheur, la déraison, je commis la faute de succomber à l'enivrement que la belle Piter produisait par la grâce sensuelle de ses danses, par le charme étrange de ses chansons, par l'ardeur de sa bizarre passion pour moi.

» La duchesse eut des soupçons. Je fus forcé de refuser à Pilar de l'enlever à son mari. Il la quitta en la dépouillant de ses bardes et de ses bijoux. Je voulus au moins l'indem- niser de cette perte, tout en la félicitant de recouvrer une liberté dont je ne voulais plus profiter. Son désespoir fut extrême, presque tragique, et j'eus beaucoup de peine à l'empêcher de troubler mon ménage. Il y avait de la gran- deur chez cette pauvre femme, car je ne pus rien lui faire accepter; elle qui dépouillait avec avidité les autres fils de famille, en les leurrant de vaines promesses, elle ne vou- lut rien recevoir de cçlui a qui elle avait jeté et livré son ciieur .

» Un soir, en revenant de la chasse , je la rencontrai , pôle, échevelée, errant sur la bruyère, couverte de gue- nilles,, amaigrie, presque laide. C'était l'ouvrage de deux .mois de désespoir jet de découragement» Eile me demanda

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un souvenir; je savais qu'elle repousserait ma bourse avec colère. Je n'avais sur moi aucun bijou. Elle avisa le collier de ma chienne et le demanda. €k>mme il était en or massif et de quelque pViî, je fus content de le lui donner; mais par je ne sais quelle malice, quelle jalousie ou quelle super- stition inexplicable, car tout est mystère chez lesgitanos, elle tua ma chienne en lui détachant son collier. L'animal fit un hurlement de détresse. Il me fut impossible de voir si ce fut l'effet d'un poison violent ou d'une strangulation ra- pide; mais il bondit comme pour mordre la bohémienne, essaya de venir se réfugier vers moi, et tomba mort à mes pieds.

n> Pilar s'éloigna en silence et disparut. Je sus bientôt qu'elle avait quitté le pays avec le jeune Rosario, qui n'est pas, je vous le répète, le frère de sa fille, car ce qui l'empê- diait de se croire infidèle à Algol, c'était la pensée de n'a-^ voir jamais eu d'enfant de lui. Rosario était un beau gar- çon, assez doux, peu nuisible pour un gitano, mais lâche, mutin et menteur avec Pilar, qu'il aimait pourtant, car elle lui tenait lieu de mère, et vous savez que chez les bohé- miens l'adoption équivaut à la maternité.

» Maintenant que je vous ai dit toute la vérité, comme un honnête homme la doit à un honnête homme, voyez et appréciez ma situation. J'ai, je vous l'avoue, le préjugé de mon pays, et tout en subissant le prestige de l'amour et de la beauté de Pilar, je n'ai pu vaincre le dégoût moral que sa race inspire à la mienne. Fussé-je libre, je vous jure bien que jamais je ne donnerais mon nom à la fille d'une gitana, me ressemblât-elle trait pour trait, eût-elle toutes les grâces, toutes les vertus de la mère adoptive dont vous me cachez le nom.

Écoutez-moi encore, monsieur. Si j'étais libre, ou si j'avais subi cet entraînement de jeunesse^ avant mon ma-

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riage, je ne rougirais pas d'avouer que j'ai eu un enfant de la beJle Piiar.Mais ici, je suis trop coupable pour n'être pas un peu honteux , et c'est à vous qui m'avez témoigné tant de loyauté et de sympathie, à vous qui m'inspirez tant do confiance, à vous enfm qui avez recueilli et adopté cette en- fant, que je livre un secret d'où dépend le repos et l'hon- neur de mon ménage. Vous avez l'intention de garder ce secret, n'est-il pas vrai ?

J'en ai la ferme volonté, lui répondis-je, et s'il en est besoin, je vous en donne ma parole d'honneur.

Il sufGt, je suis tranquille, dit le duc. Gardez ce brace- let pour Morénita, mais «tfacez-en les armes, je vous le de- mande.

Vous pouvez y compter; mais nous, monsieur, nous les parents adoptifs de cette, enfant, nous qui allons lui donner une âme, une conscience, des talents, des vertus, s'il est possible... et qui sait, peut-être un nom, une fortune, pou- vons-nous compter que si, par suite de je ne sais que-Ile ca- tastrophe imprévue, nous venions à disparaître sans l'avoir établie, vous lui accorderiez une protection efficace et vrai- ment paternelle?

Ostensiblement, jamais; indirectement, toujours, et, dès à présent, je demande à lui constituer une rente.

Cela ne me regarde pas, monsieur ; j'en parlerai à m mère. C'est ainsi que s'intitule celle qui s'en est chargée, et je viendrai, si vous le permettez, vous faire part de ses inten- tions, en vous la nommant si elle y consent.

Pas chez moi , dit le duc, qui paraissait inquiet à mesure que nous approchions de la porte Maillot, l'attendait sa femme. Écrivez-moi à l'adresse que voici, et j'irai vous trou- ver chez vous. Il me donna en même temps l'adresse de son banquier.

Je vois, monsieur le duc, lui dis-je, que ma présence

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auprès de vous peut sûrprendroi et que je dépasse but de ma coufse. Veuillez me faire descendre ici.

Nous tious séparâmes après nous être serré la main avec cordialité, presque avec affection.

XV

Je fus joyeux de porter ces bonnes nouvelles à madame de Saule. Sa fille adoptive lui était légitimement acquise, non- seulement par les droits de la charité, mais encore par la volonté de son père. Ce père occupait un rang dans le monde, non-seulement par la naissance et la fortune, avan- tages que nous n'avions point enviés pour notre enfant, mais par son caractère, qui était des plus honorables. La mère de Morénîta n'était pomt à nos yeux une vile créature. Sa race ne nous répugnait point. La France est le pays où, sous ce rapport, on est lo plus équitable et le plus dégagé de préjugés barbares ; juifs, nègres, bohémiens, sont des hommes différents nous en fait, mais ^aux en droits; où, enfin, Ton a la justice et la raison de comprendre que rabaissement ou la corruption des races longtemps oppri- mées sont l'ouvrage fatal de la persécution, de la honte et du malheur.

Cette belle Pilar était par elle-même, d'après le récit du duc, une nature aimante et spontanée, a la fois capable d'une grande retenue dans ses mœurs et d'une grande affection dans sa vie. Elle intéressait beaucoup Anicée, qui ne se lassait pas d'interroger mes souvenirs de la soirée du 20 août.

Nous étions fort satisfaits surtout de savoir que notre, pu- pille n'appartenait en rien au misérable bohémien qui avait

8.

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menacé ses jours, ni même au gitanillo, dont, malgré mon adoption, l'avenir était si douteax*

Néanmoins madame Marange et sa fille voulurent contri- buer aux frais de l'éducation de ce dernier, mais il fut con- venu qu'on ne mettrait jamais ces deux enfants en rapport. J'effaçai moi-même avec soin les armoiries du bracelet, et Anicée m'ayànt autorisé à confier son nom au duc, le secret réciproque fut gardé avec une scrupuleuse fidélité.

Personne n'ignorait pourtant, dans le monde s'éten- daient les relations de mes deux amies, qu'elles eussent re- cueilli et adopté un enfant. Mais, inquiets jusqu'à ce jour des projets d'enièvement'que j^vais surpris à la maison Floche, nous avions inventé une fable à laquelle le maire d'Avon et les vieux Floche s'étaient prêtés avec intelligence. Le jour j'avais emmené Morénita au château de Saule, on se rap- pelle que j'avais pris mes précautions pour n'être pas suivi et pour entrer au château, où^ pendant plusieurs jours, des domestiquer fidèles nous avaient aidés à cacher sa présence* Ainsi, selon nous, l'enfant de la bohémienne avait été res- titué à ses parents, qui l'avaient réclamé, et celui que, vers le même temps, on avait recbdlli au château de Saule était celui d'une mystérieuse amie qui l'avait envoyé de loin, et dont on saurait le nom plus tard. Hubert Clet et Edmond Roque étaient naturellement dans la confidence.

Ce plan adopté à la hâte n'avait pas été merveilleusement con^u ; mais nous n'avions pas eu le loisir de mieux faire, et je ne sais quel concours de circonstances fortuites le fit réussir mieux que nous ne l'espérions d'abord.

Certaines gens n'avaient pas manqué de dire que cette en- fant appartenait à madame de Saule. Cette calomnie était tombée d'elle-même devant sa candeur et le charme d'une vertu qui se faisait trop aimer pour qu'on éprouvât le be- soin de la révoquer en doute. Ensuite, nous imaginâmes de

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dire, en voyant l'enfant persister à être fort brune, qu'elle était fille d'une Indienne et d'un Anglais; et lorsque le duc de Florès nous eut ôté l'espoir de lui donner un nom, nous résolûmes de lui en donner un quelconque auquel les oreil- les s'habitueraient. C'est une loi applicable à tous les hu- mains , que les mots tranchent toutes les questions insolu- bles à Tesprit et satisfont la curiosité d'autant plus qu'ils n'expliquent rien. Morénita fut, dès ce jour, débaptisée pour le public et s'appela, par l'ordre \de ses parents, disions- nous, Ana'is Hartwell. Nous lui gardâmes son petit nom comme un sobriquet de l'intimité. Son existence , son bap- tême, son inscription au registre de la mairie d'Avon, n'a- vaient pas assez marqué dans l'endroit pour qu'on s'en souvînt quand l'enfant aurait grandi. D'ailleurs, une cir- constance arriva qui nous éloigna de ce voisinage, et c'est ici que, laissant de côté Thistoire de nos enfants adoptifs, je rentre dans celle de mon amour.

Vers la fin de l'hiver que je viens de raconter, je reçus une lettre du curé de mon village qui m'engageait à venir recevoir les derniers adieux de mon père. Il mourait d'une maladie du foie dont il avait négligé l'invasion et qui s'é- tait développée avec une rapidité effrayante. Il s'affligeait de ne pas recevoir de mes nouvelles. Il m'accusait de le bouder. Il ignorait qu'on avait intercepté nos relations avec une lâche et criminelle persistance.

J'assistai à ses derniers moments , qui furent très-dou- loureux et empoisonnés par l'aversion et la terreur subites que sa maîtresse lui inspira. Il crut, à tort sans doute, qu'elle avait voulu hâter sa mort pour le dépouiller plus vite ; inévitable châtiment qu'entraînent souvent de telles unions. H était saisi du itemords de m'avoir méconnu et né- gligé, et de s'être laissé entraîner à profaner le foyer de sa chaste épouse pour le livrer à la cupidité d'une marâtre im-

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pure. Je le consolai de mon mieux par ma tendresse, et notre bon curé s'efforça de rassurer sa conscience purifiée par le repentir. Il mourut en me bénissant. La Michonne avait fui déjà, emportant ce qu'elle avait pu accaparer d'ar- gent et de nippes. Je ne voulus pas souiller d'une lutte d'intérêts grossiers la maison mes parents avaient cessé de vivre. Je laissai la pillarde en repos, je conduisis mon père au cimetière, sans préoccupations indignes de la solen- nité de ma douleur. Une seule consolation pouvait me la faire accepter, c'était d'avoir subi l'injustice sans me plain- dre, et de n'avoir pas eu même un sentiment d'aigreur à me reprocher envers l'auteur do mes jours.

Le malheur qui frappait mon âme changeait ma situa- tion matérielle. Je me trouvais, malgré les dilapidations de la Michonne, possesseur d'un fonds de terre qui m'assurait un revenu bien supérieur à mes besoins, et qui, vendu ou mieux exploité, pouvait me rapporter dix mille francs de rente.

Anicée avait épousé M. de Saule moins riche que moi de patrimoine. Je savais que la question d'argent n'occupait pas sa mère plus qu'elle. Mais j'étais satisfait de pouvoir me dire que désormais je ne tiendrais mon bien-être et ma liberté que de moi-même.

Cetto aisance me permettait aussi de me débarrasser de l'emploi gagne-pain qui absorbait la meilleure partie de mon temps dans des occupations matérielles. J-aime le travail manuel; mais dix heures par jour, c'est trop pour l'intelligence.

Je devenais donc libre de m'instruire plus vile, de pren- dre plus tôt un état, si madame Marange persistait à le dé- sirer,, et de ne pas sacrifier à l'étude les heures bénies que je pouvais consacrer à l'amie de mon cœur.

Ily avaitalorsuneterre dequelqueimportanceen ventedans

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mon pays, une terre les miennes se trouvaient presque enclavées. A mon retour, j'appris que madame Marànge était rentrée dans une somme assez considérable dont jus- que-là des débiteurs de son mari lui avaient servi Tintérét. Elle désirait placer cette somme en terres, et, comme elle me consultait sur toutes choses,je lui indiquai naturellement celle de Briole, qui lui présentait de fort bonnes condi- tions.

Elle teignit de voulotr Tacheter et Tacheta en effet. Son but, en paraissant très-soucieuse de cette affaire, était de voir mon pays, mes relations, de s'informer de ma famille, et de pouvoir dire à ceux qui en douteraient que j'avais une existence et un nom honorables, quoique Tun fût obscur et l'autre médiocre. Elle pensait aussi que si elle devait con- sentir à mon bonheur, comme un tel mariage donnerait lieu à beaucoup de critiques, il serait bon d'avoir au loin un asile contre les propos , nous nous laisserions oublier quelques années, pour revenir en possession d'un bonheur domestique et d'une dignité d'attitude, dont rien n'aurait troublé la paisible conquête. Elle redoutait pour sa fille et pour moi, beaucoup plus que pour elle-même, l'effet des premiers haut^-crU qu'on ne manquerait pas de pousser.

Au lieu d'aller à Saule, nous partîmes donc pour le Berry, elle, Anicée et moi. Morénita, ne courant plus aucun dan- ger, fut laissée à Saule pour une quinzaine, sous la garde des bons serviteurs, dont on était sûr comme de soi-même.

Que mon émotion fut douce et profonde quand, de la hauteur de ***, j'embrassai les horizons violets de ma vallée natale! J'étais monté sur le siège de la voiture, et Anicée y était à mes côtés, voulant jouir de ce beau point de vue que je lui iivais annoncé en traversant les maigres steppes qui y conduisent. Nous étions ravis tous deux, elle de se voir dans mon pays, moi de l'y avoir amenée, et, dans notre admira-

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tiop pour ce vaste paysage embrasé des reflets du soleil couchant, à chaque détail observé , à chaque perspective ouverte, nous nous disions notre amour dans chaque jouis- sance de nos regards, dans chaque parole de notre atten- tion descriptive. Je ne suis pourtant pas certain que nous ayons rien vu en réalité. Nous étions emportés comme dans un rêve de bonheur champêtre, tout était nous-mêmes.

Je conduisis mes deux amies dans la chambre <îue ma mère avait habitée et que, dans mon précédent voyage, j'avais fait rafraîchir et remeubler avec soin , comme du temps où, petit enfant, je Thabitais avec elle. La joie de voir Anicée dans cette chambre, devant reposer à la même place j'avais dormi sur le sein de ma mère, me rendit délicieux un passé qui jusque-là m'avait déchiré l'âme. L'horreur des regrets s'eflàça entièrement pour donner place à toutes les tendresses, à toutes les dévotions du souvenir. Mon cœur se fondit en douces larmes , et je tombai invo- lontairement à genoux. Anicée me comprit et fut heureuse. Sa mère, attendrie et vaincue, prit nos mains dans les sien- nes en nous disant : a Oui, je le vois et je le sais : il est des affections si belles et si pures qu'elles doivent tout vaincre I Dieu soit avec nous, quoi qu'il arrive I »

On s'étonna, on s'émerveilla beaucoup dans mon village de l'arrivée de ces belles dames. Malgré la simplicité de leur toilette et de leurs manières, on sentait iastmctivement la distinction de ces êtres supérieurs.

Quand on les vit entrer en pourparler av(îc les hommes d'affaires et visiter la propriété de Briole, on ne fit plus de commentaires fantastiques sur leur présence chez moi; car, sur l'article des intérêts matériels, les campagnards devien- nent sérieux. On désira que l'acquisition fût faite par ces bonnes personnes qui ne paraissaient pas vouloir humiliet le monde, et qui plaisaient déjà à toute la paraissée.

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Notre séjour s'y prolongea d'un mois, et m«idaine Ma- range se décida à acheter Briole. C'était une terre de cinq cent miiie francs qu'elle payait comptant, ce qui ûi grand bruit dans le pays. Alors personne n'osa plus penser ce qu'on avait été fort tenté de publier au commencement, à savoir que la jeune dame était ma maîtresse. Quelques-uns me firent l'honneur de me dire que sans doute elle devien- drait ma femme. De plus positifs m'apprirent que j'étais tout bonnement son homme d'affaires et me conseillèrent de prendre les biens en régie plutôt qu'en ferme , parce qu'il y avait moins de risques à courir.

Les formalités nécessaires à cette acquisition et les arran- gements du domicile devaient bien durer encore un an ou dix-huit mois. En revenant à Saule, mon cœur débordait. Madame Marange venait de me dire :

Je suis fOTcée de convenir que ces six semaines de tête- à-tête avec vous (car ma fille et moi ne comptons jamais que pour une) ont passé comme un jour. Je ne sais à quoi cela tient. Est-ce l'air de votre pays qui rend heureux î est- ce votre société qui ne ressemble à aucune autre? Il est cer- tain que je n'ai pas eu un moment d'ennui, de contrariété ou même d'inquiétude. Ah ! Stéphen, vous êtes un roué, avec votre air candide. Vous travaillez habilement à me sé- duire, et vous ferez si bien, que j'arriverai à croire aussi qu'on ne peut pas se passer de vous quand on vous a connu quelques jours.

C'était me dire que, par mes soins et la sincérité de mon amour, j'avais levé tous ses doutes. Mais Anicée n'ajoutait pas un mot à cet encouragement, et bien que sûr d'elle, je tremblais presque convulsivement en prenant ses mains avec celles de sa mère dans les miennes. Elle ne m'avait jamais dit ce que je n'avais pas demandé à savoir, ce que je savais bien au fond ; car si aucun langage n*était plus

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réservé que le sien, aucune physionomie n'était plus naïVo, aucune conduite plus loyale. Mais comment allait-elle fran- chir cet abîme de crainte pudique qui nous séparait encore? De quelle voix enivrante ou timide allait*elle dire ce oui tant désiré?

EMe parut se recueillir. Nous étions entrés dans la forél de Fontainebleau. La voiture roulait sur le sable, qui amor- . tissait le bruit des chevaux et des roues. Nous étions aux plus beaux jours de Tété. La lune projetait sur le chemin blanc et moelleux les ombres allongées des arbres. Un air frais et suave, que doublait la rapidité tranquille de notre course, faisait entrer jusque dans l'âme un bien-être déli- cieux.

Anicée, qui était au fond de la voiture auprès de madame Marange, glissa comme à genoux sur le coussin repo- saient les pieds de sa mère, et ainsi courbée devant elle, on eût presque dit devant moi aussi, elle dit avec une émotion vive, mais assurée dans son expression :

Ma mère, j'aime Stéphen de toutes les puissances de mon âme, vous le savez bien* Stéphen , j'aime ma more plus que moi-même, vous n'en doutez pas. Décidez ensem- ble de ma vie. De quelque façon que je vous appartienne à tous deux, comme fille, épouse ou sœur, je serai heureuse. Mais si je dois me séparer de l'un de vous, ma mère sait bien que je ne m'en consolerai jamais.

Ne nous séparons jamais 1 m'écriai-je. Sachez, Anicée, ■que mon âme et la vôtre ne comptent que pour une devant

Votre mère, comme elle le disait tout à l'heure en pariant "À'elle et de vous, et ne croyez pas qu'il me fût plus facile do ^ine séparer d'elle que cela ne l'est pour vous-même. Est-ce qu'elle n'est pas ma mère par le choix de mon cœur? est-ce qu'elle ne ressemble pas d'âme et de visage à celle que j'ai perdue? est-ce qu'elle ne s'appelle pas Julie? est-ce que,

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avaat de vous regarder pour la première fois, je ne Tavais pas vue, elle, comme une apparition de mon bonheur passé, comme une vision de mon bonheur futur? Voilà ce que je désire^ moi : nou3 ne nous séparerons pas, parce que nous ne le pouvons pas. Quel serment ferions-nous qui ne fût puéril à nos propres yeux ?

-r-Eh bien , oui, mes enfants, je le sais, je vous crois, dit madame Marange en m'embrassant au front et en serrant sa OUe contre son cœur, et je suis comme vous doux. Voilà donc un trio inséparable; mais comment faire accepter cette union sans scandale? Je me ris comme vous de la calomnie, mais nous devons le bon exemple, et les rela- tions les plus pures sont d'un exemple dangereux pour les faibles 1

Stéphen, dit Anicée avec sa résolution naïve, vous voilà donc forcé de m'épouser ? Je ne vous demande pas pardon d'avoir dix ans de plus que vous, puisque je ne vous ai ja- mais reproché d'avoir dix ans de moins que moi. Je ne rougis pas non plus de vous êti* très-inférieure par l'es- prit, je sais que je suis bonne et que je vous aime assez pour chérir votre supériorité. Ce dont je m'afflige pour vous, c'est do la critique de vos amis; c'est du soupçon des malveillants et de la calomnie des ennemis. Ils diront que vous épousez une vieille femme parce qu'elle est riche, comme ils diront de moi que j'épouse un enfant parce que je suis folle. Voyons, cela m'est égal à moi^ mais votre po- sition est plus difficile, et l'accusation qui pèsera sur vous sera plus grave. Il faut bien aimer une femme pour se lais- ser méconnaître à cause d'elle. M'aimez-vous à ce point-là?

0 Anicée 1 m'écriai-je, dites-moi si vous en doutez!

NonI répondit-elle, et se tournant vers moi, toujours agenouillée, elle appuya son front sur mon épaule et baisa mon vôtement avec une passion si vraie et en même temps

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avec une chasteté qui semblait si respectueuse, que je faillis m*évanouir«

Deux ans devaient cependant s'écouler encore avant qu'il me fût permis de presser cet ange contre mon cœur. Toute candide qu'elle était, elle n'avait point l'embarrassante igno-. rance qui trouble les sens par sa gaucherie. Le respect était facile auprès d'elle; elle l'imposait par cette droiture même et ce complet abandon de l'âme qui n'excite point les pas- sions, parce qu'il vous communique la certitude. Le non des coquettes donne la fièvre; le oui d'Anicée donnait la santé morale, la sérénité, la force.

Madame Marange ne faisait plus d'objections sur Pavenir, mais j'avais compris qu'elle souffrirait toujours de mon obscurité. Un peu de gloire pouvait seule me faire pardon-* ner ma jeunesse aux yeux du monde : je résolus de faire la chose qui m'était le plus antipathique, c'est-à-dire d'es- compter mon mérite à venir en me faisant connaître avant l'époque de maturité j'en serais vraiment digne, puisque la célébrité, cette torture du talent, est considérée par le vulgaire comme sa récompense.

Que pouvais-je faire pour arriver d'emblée à ce but? Je surmontai mon dégoût, j'arrêtai ma pensée sur un moyen prompt. Je publiai un mémoire philosophico-scientifique dans une revue, sous le nom de Louis Stcphen. Je fis exé- cuter au Conservatoire un fragment d'oratorio avec chœurs, éous le nom de Jean Guérin. J'écrivis, pour une revue lit- téraire, un petit roman sous le nom de Paul de Rivesanges. de ces trois choses, pensais-je, une réussira peut-être. Si toutes trois échouent, mon avenir n'en sera pas compro- mis, puisque j'ai du temps pour faire oublier ma chute, et que je puis me cacher, sans mentir, sous les trois pseudo- nymes que je me suis composés avec mes véritables noms et prénoms.

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Si j*avais su ce qu'il faut de pas el de démarches, de pro- tections et d'entregent pour se faire imprimer ou entendre dans des conditions favorables, j'aurais, certes, renoncé à ma folle entreprise. Heureusement, je n*en savais rien, et j'y allai avec une modeste confiance qui fut prise pour la conscience de ma force, jointe à une bonhomie qui plut, La société est ainsi faite, que le hasard dispose souvent des existences particulières au rebours du légitime, du logique et du vraisemblable.

J'allais livrer à la publicité les échantillons choisis, mais véritablement naïfs, de ce que Roque avait appelé mes étu- des incidentes, et non-seulement je devais trouver ce jour- toutes les portes ouvertes devant moi, mais encore, dans chaque lieu, des gens disposés à me sauter au cou.

Mon fragment musical fut applaudi avec transport; deux morceaux eurent les honneurs du his. Les journaux, notez que je ne connaissais pas un seul journaliste, déclarèrent que Louis Stéphen était un jeune compositeur destiné- à remplacer tous les maîtres morts, à effacer tous les maîtres vivants. J'étais tombé sur une veine de bienveillance de ces messieurs pour le seul être parfaitement inconnu dont ils. n'eussent pas de mal à dire. "^

Ma nouvelle littéraire et mon mémoire scientiflque eurent un succès égal dans les deux classes de public auxquelles ils s'adressaient. J'étais le premier écrivain de l'époque, au dire de bien des gens qui ne s'y connaissaient pas, et de plusieurs écrivains qui en ' voulaient à leurs con- frères.

Ma gloire dura environ six semaines. Durant six semaines on s'entretint dans le monde, tantôt d'une de mes œuvres, tantôt de l'autre. Un feuilleton qui avait pour titre les Jeunes Gloires, décréta que l'avenir appartenait à un nouveau littérateur, à un nouveau compositeur de musique, à un

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nouveau savant, qui avaieut fait simultanément leur ap- parition dans le monde. Un parallèle ingénieux établissait qui si Louis Stéphen n'avait pas la grâce de Jean Guérin, en revanche il avait la profondeur qui manquait peut-être à ce dernier , mais que ni l'un ni l'autre n'avait le bril- lant, le passionné de Paul Rivesanges, et qu'il existait entre ces trois génies, sortis d'écoles toutes différentes, une di- versité merveilleuse qui leur permettait de grandir sans se gêner mutuellement.

Un instant je crus que Clet , avec qui je m'étais lié de nouveau, et qui avait, par d'excellents procédés, réparé tous ses torts envers moi et envers mes amis, était l'auteur de cette plaisanterie. Mais Clet, qui ne me connaissait que sous le nom de Stéphen Rivesanges (car j'avais pris l'ha- bitude de ne porter que le nom de ma mère), et qui n'avait pas fait attention à l'habile arrangement de mes pseudo- nymes, ne se doutait pas que je fusse le résumé du trio en faveur. Je vis, dès les premiers mots, qu'il était de bonne foi, et je ne voulus pas le détromper.

J'étais resté seul un mois à Paris pour lancer ma triple publication à l'insu d'Anicée et de sa mère. Pendant vingt- quatre heures après leur retour, elles ne se doutèrent de rien. Mais un soir, en rentrant de leur journée de visites, je les vis fort intriguées, la tille inquiète, la mère radieuse, et me demandant comment il se faisait que trois succès se trouvassent signés chacun de deux de mes noms. Je me pris à rire et j'avouai tout. Madame Marange m'embrassa avec enthousiasme. Anicée me dit avec un peu de tristesse et de crainte :

Vous voilà donc célèbre I c'est pour cela que nous avons été un mois sans vous voir 1

Chère bien-aimée, lui dis-je en m'asseyant à ses ge- noux, c'était une fantaisie de notre aimable mère, il fallait

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bien la contenter. A présent, elle n'en aura peut-être plus de ce genre. Elle voit ce que c'est que la célébrité et ce que prouve le succès. De véritables savants, de grands philo- sophes, des maîtres respectables, des artistes consommés se le voient refuser ou contester toute leur vie. J'arrive, moi enfant, avec quelques élucubrations nées d*un moment d'enthousiasme, de conviction ou d'attendrissement. Tout mon mérite, c'est d'avoir eu assez de lucidité dans ces heutes-là pour m'exprimer sous une forme claire ou facile qui plaît aux ignorants ; je ne suis ni savant, ni ipaestro, ni poëte : les Aristarques me couronnent pour faire pièce aux vrais maîtres. Le public les croit sur parole, et me voilà passé grand homme comme on est reçu bachelier, avocat ou médecin, pour avoir répondu à propos à des questions sur lesquelles on est ferré de frais. Savez-vous que, si ce n'était pas si bouffon, ce serait fort triste ! A la bonne heure, dit Anicée, vous n'êtes point eni- vré, et je vous retrouve le môme.

Moi, Stéphen, dit madame Marange, je comprends la leçon que vous me donnez. Nous avons voulu lire vos pu- blications dans notre voiture ; nous avons acheté les nu- méros de ces revues; et quant à votre fragment de Ruth et Noémi, une de nos amies nous en a indiqué les princi- paux motifs sur le piano. Nous avons reconnu votre âme et votre esprit; mais je conviens que, dans quelques paroles que vous nous dites au coin du feu, de même que dans quelques phrases que vous nous improvisez sur le piano, il y a encore plus que dans ces échantillons livrés à l'exa- men de tous. Oui, vous avez raison : vous avez l'instinct, le germe, le sentiment du beau et du vrai ; mais vous ne serez vous-même que dans quelques années, et cette gloire escomptée est une faveur pure, qui vous rendrait ridicule si vous la preniez au sérieux.

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Pire que ridicule 1 répoudis-je ; elle me jetterait dans la honte du fiasco, à mon prochain essai.

Je ne le crois pas, reprit Anicée ; vous ne ferez jamais rien de faux ni de vulgaire. Mais la nécessité de soutenir vos succès vous créerait une foule de préoccupations mi- sérables qui vous empêcheraient de vous compléter. Puis- que c'est votre avis, laissons dormir cette gloire. Si vous y tenez, vous serez toujours à temps de la ressaisir.

Vous avez mis le doigt sur la plaie, lui dis-je, frappé de son bon jugement. Les hommes d'un talent médiocre commencent, comme moi, par d'heureux succès ; mais ils se laissent enivrer, et, livrant leur âme et leur temps au besoin de briller, ils oublient de vivre et avortent. Voyons, bonne mère, ajoutai-je en m'adressant à madame Marange, est-ce ce que vous voulez de moi?

Dieu m'en préserve 1 répondit-elle ; mais je ne vous en remercie pas moins d'avoir eu vos succès : ils aplanis- sent bien des obstacles, à ce qu'il me semble. Tout en gar- dant votre mcognito , vous me donnez des armes pour re- pousser les. dédaigneuses observations de mon monde sur votre jeunesse et votre inconsistance, A la première cri- tique sur notre engouement pour vous, j'insinuerai que vous avez fait preuve de grande supériorité sur tons les prétendants à la main de ma fille, et, au besoin, je lâche le grand mot : je déclare , comme en confidence , à tout le monde, que ce petit garçon s'appelle Jean, Louis, Stéphen, Guérin, Rivesanges.

Oui , si dans ce temps-là, répondis-je, les feuilletons qui m'ont fait trois noms dans une semaine tie sont pas complètement oubliés, vous pourrez dire que votre gendre est un jeune homme bien doué , et qui a beaucoup de fa- cilité.

Nous passâmes la soirée à rire en lisant ces fameux ar-

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ticles, et le bon chevalier de Valeslroit, qui vint apprendre de nous la vérité de cette histoire, s'en amusa aussi, bien qu'il nous trouvât singuliers de ne pas vouloir en tirer meilleur parti.

Madame Marange était complètement convertie au senti- ment d'Anicée , que le vrai mérite grandit dans l'obscurité, et que c'est à ceux qui savent l'apprécier de le faire mûrir en le rendant heureux.'Rien ne semblait plus s'opposer à notre union, lorsqu'un obstacle que nous n'avions pas prévu (ce sont toujours les seuls réels dont on ne s'avise pas) vint apporter de nouvelles entraves à mon bonheur.

Julien, le frère d'Anicée, était un brave, bon et beau garçon que j'aimais de tout mon cœur et qui me le rendait. Mais il avait "peu d'intelligence, beaucoup de paresse, aucune in- struction, et par conséquent le goût du monde, le besoin des choses frivoles et l'habitude des relations superficielles. Un jour il lui arriva , lui qui avait vu sans méfiance et sans hostilité mon admission dans l'intimité de sa famille , de recueillir...

Ici, les manuscrits de Stéphen sont interrompus par des années de souvenirs omis ou supprimés. Nous allons être forcé de franchir cette distance et de substituer di- verses narrations à la,sienne , divers fragments à ses mé- moires, en attendant que nous en retrouvions la suite.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIR

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DEUXIÈME PARTIE

morEnita

J0URT9AL D UNE JEUNE FILLE. FRAGMENTS

20 août 1846. Briole.

J'ai aujourd'hui quatorze ans. Je ne suis ni grande ni forte; je ne sais pourquoi ceux qui me voient pour la pre- mière fois prétendent que j'en ai dix-huit ou vingt, et que ma bonne mère cache mon âge. Qui sait? c'est pe^t-élre vrai I J'ai «ne destinée si bizarre, moi, et ma naissance est si mystérieuse I

La grand'maman Marange dit à ceux qui s'étonnent de mes manières, que je suis d'une intelligence fort précoce. Ou cela est certain , ou l'on me dissimule mon âge , car lorsque je suis en compagnie des jeunes filles de quatorze à seize ans, elles me paraissent idiotes, et j'aimerais autant revenir à mes poupées, au temps qu'en causant avec elles je faisais les questions et les réponses, que de faire la conver- sation avec de pareils mannequins.

Il y a longtemps que j'ai envie d'écrire, jour par jour, ce qui m'intéresse. J'ai voulu attendre mon anniversaire , et je

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commence. Aurai-je la patience de continuer? Je ferai là- dessus ce qu'il me plaira. Peut-être ne s'ennuie-t-on jamais de ce qu'on est toujours libre de planter là,

A mon réveil, j'ai trouvé sur le pied de mon lit trois gros bouquets. Tous les ans on invente une manière différente de me souhaiter ma fête. Cette fois-ci j'avais à deviner. J'ai tout de suite compris que les roses mousseuses blanches ve- naient de maman, les pensées de grand'mère, et que l'hé- liotrope avait été cueilli de la part de mon parrain. Comme ils sont malins tous trois 1 Ce sont les fleurs que chacun examine ou respire avec prédilection.

Puis, sur la table de ma chambre , il y avait une jolie robe toute brodée par maman, un beau coffre à ouvrage choisi par bonne maman, un portrait de toutes deux crayonné par mon parrain. Comme il dessine et comme il voit bien, lui! Elles ressemblent que c'est incroyable I Oui, c'est bien la grand'mère avec ses yeux pénétrants et son petit air doux qui est quelquefois si sévère. C'est bien mamita *, avec ses beaux cheveux à minces filets argentés, ses traits admi- rables, son sourire si tendre, sa jolie taille souple... Comme elle est encore belle et jolie, mamita I Et comme mon parrain l'admire et la comprend, puisqu'il l'a reproduite ainsi de mémoire I

Avec son cadeau, il y avait une lettre d'envoi que j'attache ici avec une épingle. Il me semble que mon journal sera complet si j'y ajoute les lettres qui m'intéressent.

« Manille, le 3 mai 1846.

» Ma bien-aimée filleule, cette lettre arrivera, j'espère, à temps pour que mamita te la remette le jour de ton anni-

1. En espagnol, petite maman.

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versaire, avec la copie d'un dessin que j'ai fait à bord du navire qui m'a amené ici, et qui , s'il ressemble, comme je me l'imagine, à tes deux anges gardiens, est le plus doux souvenir que je puisse t'envoyer. Cet envoi, chère enfant, est le dernier que j'aurai à l'adresser, et si Dieu le permet» j'arriverai peu de temps après cette lettre. Jusque-là, con- tinue d'être la joie et le bonheur de tes deux mères, à les chérir, à leur épargner l'ombre d'un chagrin, à leur parler de moi, et à prier pour le bonheur de celui qui t'aime et te bénit!

D STÉPHEN. »

Il va donc enfin revenir, mon cher parrain, mon bon Sté- phen I Quand je pense qu'il y a deux ans que nous ne l'a- vons vu! Deux ans! c'est deux siècles, à mon âge! Cest tout au plus si je me souviens de sa figure, et pourtant je pense à lui bien souvent, tous les jours. Je l'aimais tant, lui, et il était si bon pour moi ! Pas meilleur que roamita cependant, c'est impossible; moins tendre môme, moins indulgent, quelquefois un peu grondeur. Mais je ne sais pas ce qu'il y avait en lui de si persuasif, de si imposant par- fois, de si attrayant toujours. C'était peut-être sa grande supériorité sur tout ce qui m'entoure, dont je ne me rendais pas bien compte alors, mais que je subissais par instinct. Et puis, il est plus jeune que mamita, et ce qui est jeune plaît toujours mieux aux enfants.

Pourtant il me paraissait un homme mûr , et, à présent, quand je demande son âge et qu'on me dit qu'il n'a que trente-quatre ans, je suis tout étonnée. Je me rappelle cepen- dant qu'il avait les yeux un peu creusés , le teint pâle et quelques cheveux blancs. Voilà tout ce que je peux me re- présenter de sa figure. C'est singulier comme on regarde peu et mal à douze ans, comme on se fait des idées vagues et

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fausses I je trouvais mamila vieille dans ce temps-ià, et bonae maman décrépite. Aujourd'hui, celle-ci me paraît encore belle, et mamila si charmante que j'en serais jalouse si je ne Tadorais pas.

Le fait est qu'elle a être cent fois plus jolie que je ne le serai jamais; elle est blanche comme la neige, et moi, il me semble que je suis noire, comme un corbeau. On dit que cela me sied; je n'en suis pas sûre. On me voit ici avec des yeux abusés par la tendresse. Je voudrais bien aller dans le monde, fût-ce qu'une fois... ne fût-ce que pour me voir là, en toilette de bal, devant une grande glace, afin de me juger et. de me cwinaître ; mais on dit qu'on ne se voit jamais tel qu'on est ! Eh bien , je verrais daiis les regards des autres si je plais à tout le monde autant qu'à ma fa- mille.

Quand je demande à mamita si je suis jolie, elle me ré- pond :

A mes yeux tu es parfaite, parce que je t'aime.

C'est bien bon, cette réponse-là, mais ce n'est pas une réponse. Grand'mère alors hausse un peu les^ épaules, et me dit ;

Eh bien, si nous te trouvons à notre gré, que t'im- porte le reste?

Ah I pardon, bonne maman'; je ne vous le dis pas, mais cela m'importe beaucoup à présent, et je ne suis pîus d'âge à me payer de ces raisons-là. Je vois bien qu'une fille laide paraît toujours maussade, qu'on la plaint si elle en souffre, qu'on s'en jnoque si elle ne s'en doute pas.

Je vois bien que la première chose qu'on apprécie, en regardant mamita, c'est sa beauté qui plaît aux yeux et qui fait qu'on l'aime tout de suite. Oui , oui, je vois bien que la beauté est la première richesse, la première puissance d'une femme, la seule durable , quoi qu'on en dise, puisque avec

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ses quarante-quatre ans, mamita écrase encore bien des jeunes personnes, et ([ue grand'mère, avec sa soixantaine, a encore un amoureux, ce singulier M. Roque, qui la de- mande tous les ans en mariage devant tout le monde. Il ne faut pas m'en donner à garder, bonne maman, vous avez encore un petit brin de vanité au fond des yeux, quand on vous dit que vos mains sont des chefs-d'œuvre de la na- ture.

Moi, j'ai une bien petite main, si petite que je défie toutes celtes de France et de Navarre de mettre mon gant. Mais, mon Dieu, qu'elle est grêle et jaunâtre ! Ils disent que je suis de race indienne par ma mère... Et voilà mon parrain qui s'en va dans la mer des Indes conduire une mission scientifique! Qui sait s'il ne verra pas ma vraie mère, s'il ne me la ramènera pasl C'est peut-être une surprise qu'on me ménage ! Moi, je crois à tout ce qui me passe par la tête. Il y a des moments je crois que mon parrain est mon père. Il y a des gens qui le croient aussi ou qui se l'imagi- nent. Pourtant... ma mère est morte. Oui, mamita me l'a dit si sérieusement, encore aujourd'hui, que cela est cer- tain... Mais mon père? Non, ce n'est pas Stéphen, il n^est pas assez riche pour...

îraoftt.

Pour... Que voulais-je dire hier? Si c'est ainsi que j'é- cris mon journal, je n'aurai jamais le temps de me rendre compte de tout. Je vois, en relisant ce que je n'ai pu conti- nuer hier soir, grâce au sommeil qui m'a écrasée tout d'un coup, que je n'ai fait que babiller avec moi-même, comme font les serins en cage, et que je n'ai rien raconté au papier de l'emploi de ma journée.

N'importe. Celle d'aujourd'hui n'a rien amené de bien

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intéressant. Je vais reprendre celle de mon anniversaire; ce n'est pas tous les jours fête.

J'étais à peine levée, que mes deux mamans sont venues m'embrasser et me dire qu'il fallait me dépêcher de m'habiUer, parce qu'il y avait en bas quelque chose pour inoi.

C'était le cadeau mystérieux de tous les ans, le cadeau de mon père, car il existe, celui-là, il s'occupe de moi, il me comble, il me pare, il me gâte... Dirai-je qu'il m'aime? Hélas I je ne Tai jamais vu, je ne saurai peut-être jamais son nom. S'il m'enrichit et me protège, d'où vient qu'il se cache si bien?

J'étais un peu avide de voir ce nouveau cadeau. Je n'avais guère dormi de la nuit, à force d'y songer. Ah 1 je le vois bien, je n'ai pas dix-huit ansl

Mamita m'a conduite sur le perron du jardin, et j'ai vu arriver, en piaffant et en bondissant, à la main de notre vieux domestique André, le plus ravissant petit cheval arabe que j'aie jamais imaginé : noir comme la nuit, l'œil d'une gazelle en colère ^ des naseaux tout en feu, des jambes de lévrier, des pieds qui touchent pas la terre; et avec cela doux comme un mouton, n'ayant peur de rien pour- tant, solide comme un pont sur ses petits jarrets d'acier , enfin les dehors les plus brillants du monde, et pas un dé- faut de caractère, ni de conformation, à ce qu'on dit. J'ai entendu dire aux domestiques qu'un cheval comme cela â peut-être coûté vingt mille francs. Donc mon père, ou celui qui le remplace auprès de moi, est immensément riche.

Ce bel animal était tout caparaçonné, tout sellé, tout bridé, avec des glands, des boucles, des tresses, des rubans, des fleurs, des perles. On lui avait fait, pour me le présen- ter, une toilette folle, comme pourofl^r un jouet à un en- fant. Oui, j'ai bien quatorze ans ! Si j'en avais davantage, on

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me donnerait plus sérieusement quelque chose de plus sé- rieux.

Alors ma bonne maman m'a fait le discours de tous les ans : « Morénita, vous avez, de par le monde, un ami in- connu, un bon génie qui vous chérit et vous [wrotége; il sait tout ce que vous faites, tout ce que vous dites, tout ce que vous pensez. » Puis elle a ajouté : a II a donc su que vous mouriez d'envie de monter à cheval avec votre mamita, et que nous n'y avions pas encore consenti, parce que nous ne pouvions pas trouver tout de suite un cheval qui fût, en môme temps, parfaitement sûr et d'une allure assez douce pour une petite personne comme vous. Alors ce bon génie a été dans les écuries de la reine des fées, et il y a trouvé ce cheval, qui s'appelle Ganope, et auquel il nous écrit que nous pouvons vous confier sans aucune crainte, car il est aussi bon qu'il est joli. »

J'ai demandé en grâce qu'on me laissât monter dessus. On y a consenti, en recommandant bien à André de le con- duire au pas par la bride, le long de l'allée. Mes mamans me suivaient. J'ai eu d'abord peur de me voir perchée a haut sur quelque chose qui remue. Ce cheval, qui est tout petit, comme celle qui doit le monter, me paraissait grand comme un dromadaire. J'ai crié quand j'ai senti qu'il mar- chait. Mamita s'est moquée de moi.

Voyez, a-t-elle dit, quelle belle écuyère nous avons I Elle grillait de monter des girafes, et elle a peur de se voir sur un chevreuil I

Gela m'a piquée d'honneur; je me suis rassurée tout d'un coup, j'ai dit à André de le faire marcher un peu plus vite, et nous avons été au tournant de l'allée avant nos mar- cheuses. Alors, me voyant hors de leur vue, j'ai dit à André de lâcher la bride ; il me l'a mise dans la main sans mé- fiance, m'a appris la manière de la tenir» et s'est remis à

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marcher à la tête du cheval, s'attendant à m'entendre lui crier de m'arrôter. Mais moi, j'avais mon idée. Aussitôt que je me suis sentie en liberté, j'ai secoué la bride et frappé du talon au hasard.

Aussitôt Canope est parti au galop, et me voilà lancée. An- dré s'est mis à courir. Maman, qui arrivait, s'est mise à crier. Moi, qui me trouvais fort à Taise et qui n'avais plus peur, j'ai redoublé, me divertissant à faire tirer la langue au vieux André, et en un clin d'œil j'étais au bout de la grande allée de marronniers* Là, j'ai eu peur, parce qu'il y avait un tournant, et que j'ai entendu dire à mamita qu'on pouvait tomber quand on ne savait pas sur quel pied le che- val galopait. J'aurais été bien embarrassée de le dire; aussi j'ai préféré tirer sur la bride, et Canope s'est arrêté tout court; si court, que ne m'attendant pas à tant d'obéissance, j'ai failH passer par-dessus sa tête. De ce moment -là, j'ai compris tout de suite à qui j'avais affaire. C'est comme le bon piano de mamita, qui ne rend plus de sons si on l'atta- que trop fort, et dont il faut se servir avec du moelleux dans les mains. J'ai fait retourner ce cher petit animal sur lui-môme. Je ne savais trop comment m'y prendre; mais je crois qu'il devine ce qu'on veut. C'est un vrai cheval d'enfant ; je suis venue vers mamita, m'amusant à passer du pas au galop et du galop au pas, tout cela si aisément qu'il me semblait n'avoir fait autre chose de ma vie.

Mamita était pâle. Bonne maman m'a grondée. J'ai de- mandé si mon cheval ou moi avions fait quelque sottise et ce qu'on avait à me reprocher, puisque j'avais vaincu ma peur et que je revenais saine et sauve.

Vous avez entendu que votre mère vous rappelait, a d bonne maman^ et vous n'avez point obéi.

J'ai dit que je n'avais pas entendu.

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—Eh bien , a repris la grand'mère, votre cœur aurait dû' entendre que le sien battait d'effroi et de souffrance.

J*ai embrassé mamita en lui demandant pardon. Elle a dit à André d'allervite chercher son cheval afin de m'accompa- gner, et m'a permis de faire le» tour du parc avec lui. Je l'ai fait trois fois ; j'étais comme ivre, comme folle. Dieu I que plaisir de monter à cheval I J'avais bien raison d'y rêver toutes lés nuits. C'est le paradis des fées !

En revenant, André a dit à maman:

Vraiment, madame, je crois que nous n'aurons rien à lui enseigner. Elle trouve d'elle-même tout ce qu'il faut faire, et n'a peur de rien.

Comme j'étais^ fière de savoir déjà mener mon cheval ! J'aurais voulu que mon père me vît I et mon parrain surtout, qui disait autrefois que je ne serais jamais brave, parce que j'étais trop nerveuse.

Ce matin , mamita a monté à cheval avec moi et André. J'ai été un peu jalouse d'elle, parce que, vraiment, elle est plus tranquille que moi, tandis que j'ai encore des moments de peur affreuse, quand Canope prend ses airs mutins. Mais il n'en est pas plus méchant pour cela et je m'y habituerai. Je me garde bien de dire que j'ai peur. Peut-être qu'elle est comme moi, mamita, et qu'elle ne s'en vante pas; mais non, c'est une nature si calme ! Elle n'avait jamais monté à cheval de sa vie, il y a deux ans. Les médecins le lui ordon- nent , sa mère l'en prie , et voilà qu'elle a du courage , de l'aplomb et de la grâce tout de suite, par ordonnance. Je vou drais bien voir si j'ai une bonne tournure à cheval. J'ai peu d'avoir l'air d'un fagot. Il faut que je me perfectionne avant que mon parrain arrive. Je me souviens que j'étais furieuse quand il se moquait de moi.

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I août... midi.

J'ai bien mal pris ma leçon d'harmonie aigourd'hui, et le père Schwartz s'est impatienté. C'est un brave homme, mais il est trop vieux; ce n'est pas ma faute s'il m'ennuie. J'aimais bien mieux les leçons de mon parrain ; je le craignais da- vantage, mais je comprenais mieux. Il est pédant, ce vieux Allemand : le voilà qui prend de l'humeur parce que je monte à cheval, et qui dit que cela me tournera la tête !

Il est certain que cela me grise un peu et que je saute des fossés toute la nuit, en rêve. Ah I que j'ai envie de sauter un fossé comme André I mais mamita ne veut pas, et si elle le voulait, je ne sais pas si j'oserais. Mon Dieu, que c'est joli, que c'est beau, le mouvement, le grand air ! Aller loin, bien loin I... Le parc m'ennuie ; mamita veut toujours rentrer, et voilà grand'mère qui trouve déjà qu'une heure par jour dans le manège du jardin, c'est beaucoup pour mon petit corps.. Mais je me sens très-forte, moil Est-ce qu'elle se fi- gure que j'ai soixante ans?

Quatre heures.

La journée est mauvaise décidément : mamita n'a pas voulu me laisser monter à cheval aujourd'hui. Elle prétend que cela me donne la fièvre et me rend irritable. Je crois qu'en effet j'ai été un peu mauvaise. Et puis, la grand'mère est venue, par là-dessus, dire que le manège, de deux jours l'un, c'était assez ; que le cheval devait être un exercice, un délassement, mais non une passion, une rage. Je comprends^ bien cela chez mamita, mais, pour moi, c'est autre chose, et me voilà un peu furieuse. Maman est triste I... Allons, j'ai tort. Je vais l'embrasser, mais c'est bien enn^^eux de tou-

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1«2 LA FILLEULS

jours céder. C'est bien la peine que mon père m'ait envoyé un si beau cheval pour que je ne m'en serve pasi Je suis sûre que s'il était là, il me donnerait raison. Que c'est triste, de ne pas être élevé par ses parents !

€iDq heures.

Maman m'a fait pleurer. Elle est si bonne, ma pauvre ma- niita I si douce, si tendre, si vraie I Eh ! mon Dieu I je l'aime plus que tout au monde. Pourquoi ai-je tant de peine à lui obéir?

II

LETTRE DE STEPHEN A AMICEE. FRÂGtfENTS

Manille, le 3 mai 1846.

Oui, ma bien-aimée, c'est la dernière lettre. Je m'embar- querai le 27, et s'il plaît aux cieux de bénir ma traversée, je serai à tes pieds vers la mi-septembre. 0 Anicée, c'est la première fois que je te quitte depuis dix ans d'un bonheur si complet qu'il est divin, et je jure bien que c'est la dernière. Tu l'as voulu, cruelle amie, généreuse créature ! Je ne pou- vais refuser cette mission sans manquer à mes devoirs, di- sais-tu. Après tant de travaux consciencieux et assidus, j'é- tais forcé de rendre à la science, ne fût-ce qu'une fois en ma vie, un service éclatant, de faire à l'humanité un grand sacrifice. Eh bien , je l'ai fait, j'ai immolé deux années de ma viel J'ai consentie mourir tout vivant pendant deux années I Je suis quitte, n'est-ce pas? j'ai payé mon tribut,

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j'ai apporté ma pierre à Tédifice; on ne me parlera jamais plus d'aller dans un lieu tu ne pourras pas me suivre ! Non, tu ne sais pas ce que c'est que de vivre sans toi. Com- ment le saurais-tu ? Il est impossible que quelqu'un au monde soit senàblable à toi, pour que tu te fasses un^ idée de ce que tu es pour moi. 0 mon amie, ma sainte , mon âme , mon avenir, ma vie, mon toutl... Je ne puis rien trouver qui soulage mon cœur en t'écrivant. Les mots sont nuls; il n'en existe pas pour exprimer mon amour, ma passion... Oui, c'est une passion dévorante que cet amour si calme auprès de toi, si déchirant de loinl Tu remplis l'âme qui te pos- sède d'une joie si complète, qu'à tes côtés on savoure l'in- fini : mais être séparé de toi par des continents, par des mer3, par d'autres étoiles que celles qui ferment notre ho- rizon, passer des jours, d^s mois, des années sans te voir, sans t'entendre, sans te presser sur mon cœur, c'est l'hor- reur de la tombe, moins le repos de la mort. Jamais, jamais je ne recommencerai cette épreuve. Je ne sais comment j'ai

puyrésister

Que ta mère chérie te donne la force qui me manque; que cet ange béni te verse une double tendresse., qu'elle essuie tes larmes en secret, qu'elle me conserve. ces beaux yeux qui sont mon Empyrée, mon ciel sans limites, ma

source sans fond I . .

Folle, qui croit que je la trouverai vieillie! C'est moi qui suis vieux maintenant. Loin de toi j'ai cent ans. Je n'ai ni cœur, ni volonté, ni force, ni repos. Ah ! je n'étais pas pour ce qu'on appelle les grandes choses, moil Je ne sais pourquoi j'ai aimé les sciences et les arts avant de te con- naître. C'était le besoin de te rencontrer qui me faisait chercher mon idéal dans l'univers. Je t'ai trouvée, je n'ai plus cherché. Je n'ai .plus travaillé que pour te mériter aux yeux du monde. Ce jour est-il enfin venu, mon Dieu? Ah !

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pourquoi n'a-t-on pas laissé œs deux pauvres cœurs s'ado- rer et se fondre ensemble dans Poubli de tout ce qui n'était pas eux I C'était donc un crime de notre part que de n'avoir besoin de rien et de personne ?

Oui , certainement , les lettres de laMorénita sont char- mantes, je dirais surprenantes pour son âge, si je n'avais assisté au rapide développement de cette étrange petite créature. Elle sait exprimer, avec une facilité rare, toutes ses jeunes lubies; et ce qui ne la fait ressembler à aucune des petites merveilles qu'on rencontre de temps en temps dans les arts ou dans les sciences, c'est qu'elle n'a ni science ni art, et qu'elle garde, dans l'expression, le naturel qu'à son âge on dédaigne et farde presque toujours.

Mais ce n'est pas une raison pour la croif e supérieure à toi, mon Anicée. Prends garde à ce besoin que tu éprouves de V^ffacer devant ce que tu aimes. Si la pauvre enfant s'en aper- çoit jamais, la vanité la prendra. Comment veux-tu qu'on se croie plus que toi, et que la raison tienne contre une tellecause d'orgueil? Moréna avait des défauts qui ne lui permettront jamais d'aller jusqu'à ta ceinture. Ahl j'ai peur de trouver ma filleule horriblement gâtée, chère amie. Heureusement la bonne maman estlà. Mais je n'aime pasl'engouementaveugle de ce père qui la traite en princesse des Mille et une Nuits, et qui ne veut la voir qu'à travers le trou d'une serrure. donc l'a-t-il vue sans qu'elle s'en soit doutée? Tu me conteras cela. Mais je dis que, puisqu'il n'a pas d'enfants après quinze ans de mariage, et que sa femme n*est plus ja- louse de lui, il ferait mieux de l'adopter sans l'éloigner de toi. Tu vois, je parle en vieux. C'est moi qui suis le raison- neur, le bonhomme Prévoyance. Je crains l'avenir pour cette enfant, qui s'habitue à croire qu'elle est fille d'un roi, et qui dédaignera tous les partis, pour arrivera découvrir que cer- tains partis la dédaignent.

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Je lui envoie, pour son anniversaire, un don tout de senti- ment. J'ai grand'peur que, ce jour-là, enivrée par quelque nouvelle folie de ce cher duc, qui est un homme d'imagina- tion plus que de jugement, elle ne méprise un peu mon ca- deau de parrain, pour se regarder au miroir, revêtue de quelque robe de brocart, coiflee de quelque escarboucle tiirée de Técrin des fées.

Vous ne me parlez pas de Rosario, donc vous n'avez pas encore découvert ce qu'il est devenu. Je confesse que je ne m'en tourmente plus guère. Nous Tavons pourvu d'un état, en ne refusant aucun développement à son éducation musi- cale. Il en a profité tant bien que mal. Ses défauts se corri- geront peut-être forcément dans le contact du monde bril- lant qu'il recherche , monde indulgent à l'ordinaire, mais hautain parfois, et qui, tout en applaudissant les seguidillas du gitano, lui pèsera lourd sur la tête, s'il ne sait esquiver la rencontre des humiliations. J'ai dans l'idée qu'il s*est dé- robé aux études du Conservatoire et aux sermons de Roque, pour-aller briller dans quelque petite cour d'Allemagne, ou dans quelque pays à festival, sous un nouveau nom de guerre. Il nous reviendra encore avec quelques dettes. Ce n'est rien, si l'honneur est sauf. Espérons-le. S'il a peu de sentiment de la vraie dignité morale, il a du moins peu de vices, et sa vanité immense le préserve des entraînements qui abaissent sans retour.

Laisse le père Schwartz ennuyer Morénita et lui prouver que l'imagination .et la facilité ne sufQsent pas. Dis à cet excellent ami que je lui rapporte de la musique? indoue, chi- noise, japonnaise, plein mon cerveau, car je me fie plus à ma mémoire et à mon sentiment pour lui traduire tout cela, qu'à une version écrite, où, malgré moi, j'altérerais Tétrangeté du texte.

Roque m'a écrit de Paris une lettre de vingt pages. Bon

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Roque I il est parvenu à être un médecin de renom, lui qui méprisait tant la science des conjectures ! C'est égal, si tu es malade, j'aime mieux que tu consultes le vieux médecin du village, n procédera" par la routine de Texpérience, au lieu que Roque, par la route des idées pures, m'effrayerait beau- coup encore dans la pratique. Il faudra que je tâche de mettre encore beaucoup d'eau dans son vin. J'espère qu'il viendra passer trois jours avec nous pour mon arrivée.

Et notre ami Glet est donc enfin accouché d'un joli poëme, qui ne méritait pas tant de façons? Je m'en doutais bien 3 les montagnes accouchent toujours de la même manière. N'importe, je serai aise de le revoir. Je l'aime depuis que tu m*as fail'un si grand mérite de mon premier duel. Dieu sait que mon mérite n'était pas grand , et que, pour ne pas être un blanc*-bec, j'aurais, dans ce temps-là, cassé cent bras et reçu cent balles dans le corps, sans me plaindre et sans plaindre personne. Qui croirait cela, à me voir? Mais il fal- lait bien prendre cette inscription-là I

Quand je songe que dans trois mois je serai à tes pieds!... c'est à devenir fou 1 II me faudra séjourner une semaine à l'isthme de Suez. Je t'écrirai des bords de la mer Rouge.

m

JOURNAL DE MORÉKITÀ

1C septembre. Briole.

Il est donc enfin revenu , mon cher parrain ! Mais il est vieux!... Gomme j'ai été surprise de le voir avec un visage hâlé, amaigri, des cheveux blancs sur les deux tempes! Cela

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in'a intimidée, et j'ai retrouvé plus de la peur que de la ten- dresse que j'avais pour lui autrefois.

Il était arrivé à cinq heures du matin; je ne le savais pas. Mamita, en entrant dans ma chambre, ne m'en a rien dit. C'est une surprise qu'on me ménageait. Nous nous sommes mises à table ; en voyant un couvert de plus, je me suis dou- tée de quelque chose; mais le père Schwartz a dit d'un ton si sérieux que M. Ciet était arrivé et venait passer trpis mois avec nous, que je n'ai pu m'empêdier de faire la moue. J'ai ce Clet en horreur, je ne sais pas pourquoi. Aussi quelle joie quand mon parrain est entré ! J'ai été si émue que je n'osais pas l'embrasser. Il en a été étonné ; et puis, après les pre- mières tendresses, il s'est mis à m'examiner. J'étais bien mal à y aise, et ses remarques n'étaient pas trop obligeantes. a Tu n'as guère grandi, et je crois que tu es plus brune qu'à mon départ. Quelle petite sauterelle Ah ! je vois bien que, décidément, je suis laide ; mais il aurait pu se dispenser de me le faire entendre si clairement. Alors il faudra que je m'arrange pour avoir beaucoup d'esprit; autrement, per- sonne ne prendra garde à moi . . .

90 septembre.

Depuis quatre jours, j'ai pris mes leçons avec assiduité, j'ai étudié mon piano avec ardeur. C'est que mon parrain m'a encouragée. H a été content de mon jeu, mais il a trouvé que je ne lisais pas la musique assez vite, et il a dit qu'il ne me ferait travailler que quand Schwartz serait très-content de moi. Il me trouve instruite et avancée pour mon âge, mais il fait entendre que si j'en restais là, je ne serais qu'une petite sotte. Allons, je vois bien qu'il faut que je me donne

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beaucoup de peine pour lui plaire» à ce bourru de parrain ! Eh bien, on s^en donnera.

Gomme il aime mes deux mamans I Je crois qu'il préfère mamita. Oui, c^est une adoration qu'il a pour elle. Ce sont des soins, des attentions.^ et quand il croit que je ne le vois pas, il la regarde comme Taigle épris de la beauté du so- leil. Que je suis peu de chose, moi, entre ces deux êbres si parfaits et qui se comprennent si bien I Pourquoi ne sont- ils pas mariés ensemble 1 C'est singulier celai car tous ceux qui les abordent sans les connaître leur parlent comme sMIs étaient mari et femme et n'hésitent pas à me croire leur fille.

Leur fille 1 Ah I je voudrais l'être ! mamita ne m'aimerait peut-être pas mieux, mais mon parrain ne serait pas si clairvoyant sur mes défauts , et s*il s'imaginait que je lui ressemble, il me trouverait belle. Je ne sais pas pourquoi j'ai tant d'amour-propre avec tui 1 Quand grand'mère me réprimande, cela m'impatiente, voilà tout; quand c^est mamita, cela m'afflige; quand c*e^ lui... cela me vexe et m'humilie.

Qu'est-ce que ça me fait, après tout, de ne pas être pour lui, comme pour mamita, une petite merveille? Il n'est ni mou père ni mon futur mari, et voilà les deux seuls hom- mes à qui je sois forcée de plaire I >

Si septembre.

M. Roque et M. Clet sont arrivés ce matin. Quelle drôle de figure que M. Roque, avec ses lunettes d'or qui tombent sur son nez à chaque mouvement qu'il fait ! Comme il est brus- que, gauche, anguleux, grand, maigre, avec des habits trop larges, et des pieds si longs, des souliers si baroques I Je ne

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peux pas le regarder sans rire. Heureusement il ne s'en aperçoit pas. Je crois que plus il est savant et spirituel, plus je le trouve ridicule. Mon parrain est cependant plus savant que lui , à ce qu'on assure, et quant à de l'esprit, il en a cent fois davantage, je m'en aperçois bien. Pourtant jamais personne ne trouvera M. Rivesanges plaisant ni bizarre. Je voudrais bien Tentendre jouer du piano. Je ne m'y connais- sais pas autrefois. Il me semble qu'à présent cela me ferait un grand plaisir. Il ne veut pas me faire plaisir apparem- ment, car il m'a refusé net hier, et puis il a ajouté en se tournant vers mamita :

A moins pourtant que vous ne l'exigiez I

Non, lui a-t-elle répondu, pas encore. Il faut, pour que cela vous plaise, que vous vous sentiez en train de rêver, et c'est trop tôt.

Oui, oui, a-t-il repris : la rêverie, c'est le bonheur qu'on savoure, et je ne suis pas encore assez remis de la joie de me trouver ici.

J'ai écrit ses phrases pour ne pas les oublier. Je ne le» comprends guère, mais elles me font rêver aussi, moi. C'est donc un bien grand bonheur que l'amitié, puisque voilà un homme si heureux de la société de mamila !

Ah I je suis trop seule, moi ! Je ne connais pas toutes ces douceurs de sentiment dont on parle autour de moi. Mamita est heureuse de ne jamais quitter sa mère ; M. Roque est heu- reux de revoir mon parrain. Schwartz est heureux de voir les autres si heureux. Il n'y a que moi qui me sente triste souvent et ennuyée au fond du cœur. Je les aime certaine- ment autant qu'on peut aimer, ces bons parents adoptifs; mais cela ne fait pas que je ne désire et ne rêve rien hors d'ici. Quoi? je ne sais pas! quelque amitié qui me fasse trouver que je suis heureuse cçmme les autres, ou quelque distraction qui me fasse oublier que je ne le suis pas.

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M. Giet, que je continue à détester cordialement, et qui» j& crois, me le rend bien, a beaucoup parlé du monde, et des fêtes, et des spectacles de Paris, toutes ces belles choses que j'entrevois à peine, du fond de notre chartreuse de la rue de Courcelles, et que mes mamans déclarent si puériles et si maussades! Quelle étrange idée ont les gens graves de vou- loir dégoûter les autres de ce qui leur déplaît I Mon parrain est de leur avis. Eh bien, pourquoi est-il un homme de si grand mérite? Pour qui s'est-il donné la peine de savoir tant de choses? Est-ce que ce serait pour mamita toute seule, comme il a l'air de le lui dire avec ses yeux, quand il reçoit son éloge? Elle doit être bien fière au fond de son cœur, si cela est ainsi!

Oui, oui, je comprends qu'avec une admiration si con7 stante et si flatteuse auprès d'elle, elle'ne désire pas celle des autres et fuie le monde pour se renfermer dans l'amitié. Mais moi, personne ne m'admirç, et je trouve cela fort triste. Mon parrain a eu l'air de me dire aujourd'hui que j'étais vaine. Non, puisque je n'ai pas sujet de l'être. J'aurais besoin d'être tout pour quelqu'un; je serais tout pour mamita si elle n'avait pas sa mère, son frère, et mon parrain qu'elle aime certainement encore plus que moi I

25 septembre.

J'ai essayé aujourd'hui défaire une étude d'après nature de la flgure de mon parrain, pendant qu'il lisait. J'étais forcée de le regarder, et comme il ne me regardait pas, jamais je ne l'ai si bien vu. Je ne sais plus s'il est vieux comme je me l'étais imaginé à son arrivée; je crois que c'est parce que je m'étais fait de lui une toute autre idée que je l'ai trouvé ainsi. Aujourd'hui, il m'a semblé jeune, ou tout atu moins si beau, qu'il n'a pas besoin de jeunesse. Non, je me trompe

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encore, il n'est pas béaa. II a une physionomie si expressive, si ilistinguée, si agréable, quMl n'a pas plus besoin de beauté que de fraîcheur. Il a beaucoup gagné, d^ailleurs, depuis le peu de Jours qu'il est ici. Son teint s'est éclairci, reposé; son regard a pris une expression plus douce. Un peu plus de toilette aussi a rajeuni sa tournure. Oui, il a tout à fait Pair d'un jeune homme quand il rit : et quelles dents de perles I Ses yeux sont alors comme ceux d'an enfant; mais s*il de- vient sévère, s'il blâme mes idées, s'il raille mes fantai- sies, il est vieux, bien vieux 1 II me fait peur; mais je ne sais pourquoi je l'aime encore plus après qu'il m'a groijdée.

9B septembre.

Puisqu'il le veut, je monterai à chevaj moins souvent et prendrai mon plaisir avec plus de tranquillité. C'est vrai que je suis une nature immodérée! Comme il a deviné cela tout de suite I et mamita qui ne s'en doutait pasi Vraiment, je crois que s'il ne me chérit pas comme elle , du moins il fait plus d'attention à moi. It faut donc que je sois calme et pa- tiente. Allons, j'en aurai l'air, dussé-je en mourir!

97 septembre.

Il a enfin joué et improvisé ce soir. Oh I quel talent, quelle âme, quel cliarme I Voilà la seule de ses grandes facultés que je sois un peu capable de comprendre, n^oi I Pour le reste, j'admire sur parole. Mais la musique, c'est une chose que je sens, que je possèdje dans mon cœur , comnîe lui, quoiqu'il en dise, et quoique je ne la possède pas encore dans ma tête, comme Schwartz. Non, non, je ne l'ai pas seule-

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ment au bout des doigts, comme ils le prétendent, cet art divin I Mon cher Stéphen l'a fait passer aujourd'hui dans tout mon être. J'étais émue, brisée, j'avais envie de pleurer, je tremblais. Il n'a pas daigné voir cela, lui, mais mamita s'en est bien aperçue. Elle m'a embrassée en disant : a Eh bien, tu vois qu'il vaut mieux posséder un don comme celui-là, qui fait tant de bien aux autres, que d'être habile à sauter les fossés pour leur faire peur? »Elle a bien raison, mamita 1 Et puis, elle sait que tout me sera possible si mon parrain s'en mêle un peu, et elle attire toujours son attention sur moi; mais ce n'est pas facile : on dirait qu'il ne veut m'en accorder qu'à ses moments perdus.

28 septembre.

Il m'a fait beaucoup de peine aujourd'hui. Il est venu à quatre heures, comme tous les jours, et je me suis trouvée seule au salon lorsqu'il y est entré. J'étudiais mon piano, je me suis levée bien vite pour ne pas l'ennuyer II m'a dit de continuer et a pris le journal. Je l'ai supplié de ne pas m'entendre.

Oh parbleu I sois tranquille, a-t-il répondu, je ne t'en- tends pasi

J'ai trouvé cela bien cruel, je le lui ai dit avec des larmes dans les yeux. Il m'a regardée alors d'un air si étonné, si froid, si sévère, que j'ai failli m'évanouir.

Vous ne m'aimez pas du tout, me suis-je écriée.

Allons, a-t-il répondu, je vois bien que tu es folle.

Et il a repris son chapeau, il est sorti sans me donner la moindre assurance d'affection. Oh I il est étrange, mon par- rain 1 il a les caprices d'un homme qui sent tout le monde au-dessous de lui. C'est un orgueilleux I... ou bien je lui dé-

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LA FJLLBUtE 173

plais particulièrement. H me trouve laide. C'est donc que je le suis. Si j'en étais sûre, je me tuerais I

IV

JOUBNAL DE STÉPHEN. FRAGMENTS

39 septembre.

Pour la première fois , aujourd'hui, j'ai goûté l'indicible charme de mes anciennes rêveries. Loin d'elle, cela m'était impossible. Je tournais à la tristesse, h la douleur, presque au désespoir. Et puis, ces climats brûlants, ces aspects splendides de l'Inde ne sont pas faits pour ce genre de contemplation. La nature tropicale est trop vigoureuse pour l'homme ; elle l'énervé de chaleur ou elle l'accable de ma- gnificences. Ces brises, chargées d'acres parfums, ne ca- ressent pas, elles enivrent ; ce ciel étincelant ne souffre pas le regard de l'homme. Tant de vigueur semble faite pour les êtres la matière domine l'intelligence. L'éléphant et le tigre sont les rois de ces contrées. L'Indien est faible comme un roseau.

Depuis mon retour, je n'avais pas eu une matinée de loisir. Tant de travaux h mettre en ordre I tant d'idées à repasser au crible de la réflexion I tant d'aperçus à sou- mettre à Fexamen de la conscience I Oui, suis sincère, j*aime la vérité, je suis son serviteur, je serais son cheva- lier au besoin. Produire de brillants travaux, tout le monde le peut, avec quelque savoir et de l'imagination. Mais don- ner à la science une forme attrayante, lui ouvrir un nouvel horizon sur un point quelconque, sans hasarder de lérné*

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raifes assertions, voir plus loin que la méthode aride, sans Toir faux pour se singulariser, c'est plus qu.'un travail à faire, c'est un devoir à remplir. Ce devoir accompli fera enfin de moi, à trente-quatre ans, un homme qu'on jugera peut-être digne d'avouer son bonheur intime. Il y a long- temps que j'eusse pu extorquer ce droit. Le bruit et le suc- cès sont si souvent le prix de l'audace et du sophisme I mais ce n'est pas ainsi quç je voulais mériter ma récom- pense.

Me voilà donc enfin dans ma chère vallée, sous mon ciel pâle , dans une atmosphère appropriée à mon organisation physique et morale I

Je puis enfin me posséder, moi, et oublier ce monde de l'infini, je m'épouvante d'être si petit, pour me sentir renaître et pour retrouver mon individualité, ma jeunesse, ma puissance relative dans le monde de mes affections et de mes goûts I Arrière le journal du savant CTihié de mots grecs, latins et arabes I Ne fûtr-ce que pour quelques jours, je veux reprendre le jourml de l'écolier amoureux.

Il fait depuis dvant->hier une chaleur exceptionnelle dans la saison de nofere climat. On se croirait aux premiers jours d'août. Après avoir fermé et scellé mes derniers cahiers, je me suis senti un besoin d'enfônt de courir seul dans la campagne, sans volonté, sans but, comme autrefois. Ce n'é- tait pas encore l'heure d'aller rejoindre ma biMi-aimée. J'avais un tiers de journée à dépenser en songeant à elle sans douleur, sans inquiétude, sans impatience.

J'ai pris la rive gauche de ma petite rivière et je l'ai sui- vie en herborisant. Il n'y a pas ici un pauvre brin d'herbe que je ne regarde avec plaisir comme un vieux ami. Au lieu de ces noms barbares que la science leur donne, je pourrais les baptiser tous de quelque mot charmant qui serait un souvenir de ma vie intime.

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LA FfLLGtLE 175

Au bout d'une heure de marche, je suis revenu sur mes pas, ne voulant pas perdre de vue ce cher manoir de Briole dont j'ai été* bien assez longtemps séparé par des horizons sans nombre. J'étais content de me voir assez près pour me dire que, si je voulais, d'un trait de course, en quelques minutes, je serais là. Mais j'avais la rivière à traverser et plus d'une heure de marche sans passerelle. Pour n'avoir pas cet obstacle qui gênait déjà la liberté de mon rêve, j'ai fait un paquet de mes habits et j'ai traversé à la nage le ruisseau calme et profond à cet endroit-là. L'eau était en- core si agréable que j'y suis resté dix minutes ; après quoi, à demi rhabillé sur l'autre rive, étendu sur le sable tiède que perçaient de vigoureuses touffes de brome, j'ai goûté un indescriptible bien-être, et j'ai dépensé , complète- ment inerte, complètement heureux , les deux heures qui me restaient.

0 douceur infinie de l'air natal I placidité des eaux pares» seuses, complaisant silence du vent dans les arbres, dé- bonnaire magesté des bœufs couchés sur Pherbe courte et brûlée des prairies, jeux naïfs des canetons que la poule veut ramener au rivage, pays simple et bon, prose char- mante de la poésie rustique I

Je n'étais pas loin du moulin. J'entendais le cri plaintif et doux de la roue vermoulue qui semble se plaindre du travail et pleurer avec l'eau qui l'entraîne. Les jeux des en- fants et le chant des coqs envoyaient de temps en temps une fusée de gaieté dans l'air somnolent. Une fraîcheur molle pénétrait dans tous mes pores. L'arôme des plantes aquatiques planait sur moi sans chercher à m'écraser. Rien de violent, rien de sublime dans cette nature paisible. j'étais couché, je n'avais rien à admirer : l'horizon était fermé pour moi, d'uu côté par les buissons épais de la rive gauche, au bout d'un travers de ruisseau qui n'a pas vingt

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176 LA FILLEULE

pieds de large ; de l'autre, par le terrain qui se relevait en talus inégal à deux mètres au-dessus de ma tête. Par une échancrure, j'apercevais seulement la cime de quelques ar- bres et un pan de toit, dont les ardoises se confondaient avec la végétation bleuâtre des saules. C'était Briole, mon nid, mon asile, mon Éden , tout près, pour ainsi dire sous m^ main.

Que pouvais-je désirer? Une forêt vierge? des précipices? une végétation -hérissée qui déchire les regards? les vents maritimes qui abrutissent? les cimes qui donnent le ver- tige? les cataractes qui ébranlent les nerfs? Non, non! Je ne regrettais rien de tout cela, je ne voulais rien de mieux, rien de plus que cet horizon de pauvres herbes, ce ruis seau sablonneux, ce gloussement de la poule, cette apathie des bœufs qui venaient tremper leurs genoux cagneux dans la vase, à mes côtés, et qui, en se dérangeant fort peu pour moi, ne me dérangeaient pourtant nullement.

De quoi l'homme pensant a-t-il besoin pour être heureux? De spectacles, d'émotions, de surprises, de découvertes, de conquêtes? Non, il a besoin d'être aimé d'abord, et puis de quelques instants de repos absolu après son travail.

Ce repos de l'âme et du corps n'est pas l'oubli de la vie. Ce n'est pas la végétation de la plante ni la digestion de l'animal ; c'est quelque chose qui participe de ces mornes extases de la matière, mais qui n'empêche pas le principe divin de se* sentir en possession de lui-même. L'amour rassasié chez les végétaux et chez les bêtes semble ne plus exister quand sa phase est épuisée. Chez l'homme il s'éter- nise dans sa pensée, et cette pensée n'admet pas que la mort même puisse l'anéantir, tant elle est puissante et pro- fondément hée à son principe vital. Le souvenir du bonheur et son attente sont vivants jusque dans le sommeil.

Pendant deux heures de cette complète inaction, je n'eus

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pas une seconde d'ennui, et il me semble pourtant qu'elles ont duré deux siècles: Je ne sais si je pensais, je ne sou- geais pas à penser; j'ai pourtant très-bien vu et entendu toutes choses autour de moi. Les myriades d'ablettes argen- tées qui s'ébattaient au soleil dans les petits lacs creusés sur le sable de la rire par le pied des bœufs ; la gourmandise capricieuse du chevreau qui est venu goûter à toutes les plantes et qui a fini par s'accommoder d'une écorce à ron- ger ; le sillage muet de la loutre le long des roseaux ; la Chasse ardente de la fauvette qui a guetté et poursuivi la même mouche pendant un quart d'heure entier, au milieu de mille autres qu'elle dédaignait; le niveau de la rivière qui a baissé, à mesure que s'ouvraient les déversoirs des moulins, et qui a laissé les mousses inondées de ses mar- ges bâiller au soleil; l'ombre des arbres qui était à mes pieds et qui, passant sur moi, a fui derrière ma tète... est le plaisir de contempler ou seulement de remarquer tout cela? Ce n'est ni un plaisir de savant, ni même un plaisir de poëte. Tous deux sont difficiles à satisfaire. Il faut à l'un du beau, à l'autre du rare. Bfa jouissance s'accommodait de ce qu'il y avait de moins insolite, de plus vujgaire dans le premier milieu venu, un coin d'herbe et de sable au revers d*un fossé, un réseau de ronces pour cadre et quelques ar- doises pour lointain.

Anicée I... tu es dans tout, tu es tout pour moi. Au delà de ces lignes bleues qui encadrent le ciel autour de ta de- meure, il n'y a rien dans l'univers dont je me soucie sans toi, comme il n'y a rien que je ne puisse supporter à cause de toi. tu vis ma vie se renferme, tu passes elle s'attache à tes pas... Trésor sans prix, inépuisable source d'orgueil intérieur et de pieuse reconnaissance qiie la pos- session d'une âme sans tache, d'une clarté sans ombre, d'une tendresse sans défaillance ! Les soleils mêmes ont des

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i78 LA FILLEULE

obscurcissements, et, dans les abîmes de l'Empyrée, on voit l'éternelle lumière subir, au sein des astres, de mystérieuses intermittences. L*amour et la douceur de cette femme n'en ont pas. Elle sera toujours jeune , puisqu'elle pourra mou-"^ rir courbée sous le poids de l'âge sans avoir commis une faute, sans avoir connu une mauvaise pensée. Trouvez-moi donc une vierge de quinze ans qui puisse me garantir qu'elle fournira encore deux fois cette carrière, sans pécher une seule fois contre le ciel et contre moi, pas même dans le secret de son imagination I Couronne ton front de che- veux blancs, ma sainte compagne; moi, j'y ajouterai la couronne de lis et de jasmin des madones.

A trois heures je suis rentré chez moi pour m'hahiller. Malgré la liberté de la campagne et de l'absence d'étiquette qu'a toujours pratiquée ma bonne mère, je ne veux jamais me présenter devant elle ou devant sa fille sans être d'une pifopreté scrupuleuse. L'abandon des soins de la personne est un manque de respect envers le^ femmes, et je venxres- pecter ces deux femmes-là jusque dans, les plus humbles détails de la vie, et à tous les instants de ma vie.

Je ne regrette pas de ne point habiter officiellement le château. Tout y est élégant, commode^ agréable à voir et ingénieusement adapté aux aises de c^tte vie tranquille. J'ai moi-même arrangé ce séjour avec un 3Qin jaloux d'y voir hien-aimée ne manquer et ne souffrir de rien. Comme l'oisillon tisse et ouate 3on nid, nous autres, pauvres hu- mains, nous bâtissons ^os demeures avec amour pour cette courte saison qui s'appelle la vie. Plusieurs y mettent de l'orgueil. L'orgueil la maison que j'ai préparée, c'est celle qui devait l'habiter.

Mfiis la possession des choses n'est pas ce que s'imagiiie te vulgaire. Toujours illusoire et précaire, elle est une jouis- sance à laquelle l'homme raisonnable ne peut attacher qu'un

y Google

LA FILLEULB 179

prix relatif. Il ne peut aimer sa maison et son jardin qu'en transformant, dans sa pensée, ces objets matériels en té- moins de son bonheur passé ou présent. Si de tels objets deviennent ehers, c'est parce que, de l'état de choses, ils passent à Tétat de souvenirs.

J'aime donc Briole comme on aime un être abstrait. Ces l'auréole de suavité que respire mon amie» c'est la mienne par conséquent. Jo possède cette chose ainsi idéalisée. Mais que je sois seul, que celle dont la présence l'éclairé me soit ravie., que ferais-je de ce sanctuaire vide? Une relique qui, ap^ moiy serait inévitablement profanée. Ah I il faudrai* pouvoir anéantir tout ce qui a appartenu à un être adoré, comme on brûle ses habiU plutôt que do les voir toucher par des mains étrangères I

Je trouve notre vie si bien arrangée que je souhaite n'y rien changer. Les unions qu'on appelle disproportionnées sous le rapport de la fortune seraient purifiées, même aux yeux jaloux, si l'amour et la religion, et non les intérêts matériels, en formaient le seul lien.

Que le sentier est doux qui, de mon verg^er, conduit jardin d'Anicéel En prenant à travers les prés, je n'ai pas pour dix minutes de trajet. Au bout de la prairie, le pla- teau s'abaisse assez brusquement, mes pas avaient creusé, avant le grand voyage dont j'arrive, une sorte d'escalier sur la coulée rapide* J'ai trouvé à mon retour la rainure com- blée et mon doux chemin de gazon prolongé en pente moel- leuse jusque sous les premiers chênes <ie la réserve*

...J'ai fait en cet endroit une rencontre singulièrement amenée* Je passais vite, prenant plaisir à frôler les 'feuilles sèches qui commencent à joncher la terre, lorsque je mi» suis vu comme enveloppé d'un nuage bleu et parfumé. C'était une pluie de violettes effeuillées qui tombait d'en haut sur ma tête. J'ai regardé au-dessus de moi, j'ai vu «

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180 Uk FILUBULB

vingt pieds au moins, sur uue longue branche qui forme comme un pont au-dessus du sentier, quelque chose qui d'abord m'a paru inexplicable. C'était un pan d'étoffe flot- tante, et puis un bras humain qui se croyait caché dans les feuilles et qui s'enlaçait à la brajQChe pour retenir un corps, un être, que la branche même supportait et m'empêchait de voir. Du point oîi j'étais placé, j'ai reconnu pourtant bientôt ce petit bras mince, assez rond, très-joli quoique très-brun, un vrai bras d'alméé, souple, faible et fort gracieux. Quand la main qui secouait le tablier plein de violettes eut fini son aspersion, elle se hâta d'embrasser aussi la branche, et le feuillage, un instant écarté, redevint immobile. La personne était redevenue invisible.

Je ne. crus pas devoir remarquer cet hommage de ma fil- leule. L'adolescence de certaines organisations est bizarre. L'imagination est malade d'une inquiétude qui s'ignore elle-même et qui se porte au hasard sur le premier objet venu. Anicée ne comprend pas celte vague et pénible agi- tation qu'elle n'a jamais ressentie. Je ne veux pas la lui faire deviner. Elle s'en effrayerait plus que de raison. Un fait naturel, si connu, si passager, l'engouement d'une fillette pour son tuteur, ne doit ni étonner, ni tourmenter sérieusement. Le mieux est de n'y pas faire attention. Cette fantaisie de l'âme sera vite remplacée par une autre.

Je feignis d'être distrait; je baissai la tête , je passai outre. A quelque distance, je me glissai dans les buissons et j'ob- servai Morénita, pour voir comment elle s'y prendrait pour descendre de si haut, prêt à lui porter secours au besoin.

Elle a été d'une agilité, d'une souplesse et d'une témérité extraordinaires dès son enfance ; elle grimpait comme un écureuil et nageait comme une mouette. Nous ne pensions pas devoir contrarier ses instincts ni gêner son développe- ra)ue physique. Avant mon voyage, Anicée se laissait en-

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LA FILIiKVLE 181

core persuader de voir dans cette enfant un phénomène à étudier avec indulgence et tendresse, plus qu*un être à chérir passionnément. J'ai toujours senti couver en elle quelque chose de violent et de sauvage dont l'éducation adoucira la forme, mais qu'elle ne vaincra jamais entièrement. Je vois bien qu*en mon absence, celte femme qui aime, comme la Providence, un peu en aveugle, a redoublé d'illusions en même temps que de sollicitude pour son bizarre trésor. Elle s'imagine acclimater la plante exotique dans son atmosphère de pudeur et d'aménité. Dieu le veuille ! mais je doute d'un tel mirade. La plante projettera ses épines acéréos le jour s'épanouira la floraison.

Si Anicée voyait maintenant sa prétendue miss Hartwell courir ainsi dans les arbres comme un chat sauvage, elle en serait effrayée. Devant elle, l'enfant, dont le premier mouvement est impétueux, mais dont la réflexion est bonne, se contient assez. Mais voici déjà plusieurs fois que je la vois s'exercer en cachette à des choses excentriques dont le péril enivre sa curiosité ardente.

Elle resta quelque temps couchée sur sa branché , avec une grâce étudiée ou naturelle qui eût allumé certainement la verve descriptive de Clet. Glet passe se.s soirées à lui faire des vers spirituels il la compare à tous les lutins, à tous les djinns de la poésie romantique orientalisée. Morénita , qui a beaucoup de goût en littérature, et qui trouve le style échevelé de Clet plus grotesque que flatteur, se fâche de ces dithyrambes. Clet la trouve sotte de n'en être pas charmée. Ils se querellent, et véritablement, en dépit de nous-mêmes, il nous oblige à reconnaître qu'il n*est pas de force contre cette langue de quatorze ans qui énumère ses travers avec une volubilité inouïe.

Je n'ai pas l'imagination opiacée de Clet. Je n'ai pas été ému dn spectacle de cette liane vivante qui s'était enroulée

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autour de la branche; j*ai une filleule charmante et qui allumera des passions 9 cela n'est que trop certain; mais malgré moi, en la comparant à une liane, je songeais aussi aux serpents de Tlnde, qui n'ont pas plus de malice dans le caractère que les autres animaux, mais qui ont du venin dans le sang, et que le passant n'aime guère à rencontrer.

Elle était incroyablement jolie pourtant dans sa pose adroite et nonchalante. Sa petite tête un peu conique, inon- dée de magnifiques cheveux noirs, s'était penchée comme pour dormir ou pour pleurer. Le rameau de chêne est fort et assez large pour lui f^ire un lit, mais il est si long et si feuillu à l'extrémité, que le moindre vent l'ébranle^j^t cette enfant ainsi bercée, insouciante du danger et comme acca- blée d'une mystérieuse tristesse, me rappelait complète- ment, pour la promit fois, le type dont nous nous ré- jouissions de la voir s'écarter : c'était la vraie gitana, la créature paresseuse, hardie, fantasque, insoumise, inquiète, dangereuse aux autres , dangereuse à elle-même.

Elle se décida enfin à descendre; elle s'y prit si adroite- ment que fe ©'eus aucun sentiment d'inquiétude pour elle. Elle disparut plusieurs fois, dans le feuillage et reparut tou- jours debout, s'acGrochant aux branches voisines et descen- dant, sans broncher, vers le tronc énorme du chême, qui, brisé jadis par la foudre, présente une plate-forme moussue assez voisine du sol. Morénita franchit cette distance en se laissant glisser comme une couleuvre sur la bruyère. Elle se releva, rattacha ses cheveux dénoués, débarrassa ses vête- ments de la mousse qui s'y était attachée, et partit comme une flèche dans la direction du château.

Je m'épluchai à mon tour; je ne voulais pas qu'un seul pétale de ses violettes restât dans mes cheveux ni sur mes habits. Je la laissai prendre de l'avance et rentrai sans la rencontrer.

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LA FILLEULE 183

A dîner, elle m'a boudé. Je n'y ai pas pris garde.'Le soir, elle a passé à une gaieté nerveuse assez bruyante. Elle a été plus taquine avec Clet; elle l'eût blessé tout à fait si je ne fusse intervenu. Je l'ai un peu grondée. Elle m'a regardé avec des yeux ardents de colère ; puis, tout à coup, c'était une tendresse extatiqife. Anicée m'a presque grondé à son tour de ma sévérité. J'ai tourné le tout en plaisanterie. Mo- rénita nous a dit bonsoir. Comme de coutume,elle est venue me présenter son front. Il était humide et brûlant. Je me suis essuyé les lèvres en me plaignant de cette transpiration des enfants qui résiste à la fraîcheur du soir. Elle a été blessée et humiliée au dernier point. Il y avait presque de la haine dans le reproche de ses yeux noirs et hautains. Allons, j'espère que c'est le dernier accès de cette fièvre do croissance, et que le galop de Canope la consolera demain.

Pauvres enfants, tardifs ou précoces, faibles ou forts, il vous faut accomplir tous les développements de votre pre- mière existence à travers des soufïlrances particulières. Ces souffrances changent avec Fêtre qui se transforme, mais âo phase en phase, de fièvre en fièvre, ou de langueur en lan- gueur, la vie n'est qu'un travail ascendant jusqu'à l'heure de maturité commence le travail inverse de la dissolution de l*être.

Faisons l'âme forte, puisque le corps est si faible, et la vie pleine de sainteté, puisqu'elle est semée de tant de périls !

Anicée, tu e$ Tarehe sainte qui a toujours vogué en paix sur les flots troublés!

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184 LA FlLtBtLE

LETTRE DE LA DUCHESSE DE FLORÈS A MADAME DE SAULE

« Paris f le 15 novembre 1846.

» C'est une amie inconnue qui vous écrit , une âniie c|ui comprend la vôtre, qui l'admire el qui la cherche. Oui, ma- dame, j'ai toujpurs désiré vivement de vous rencontrer dans le monde ; mais vous n'y allez pas. Pour vous trouver, il faut pénétrer dans les sanctuaires de Tinlimilé. Étrangère, voyageuse, un peu errante, je n'ai pu saisir l'occasion de former autour de vous des relations qui me missent à même d'arriver jusqu'à vous. Il faut pourtant qu'il vienne, ce mo- ment tant désiré I Mon bonheur domestique en dépend. Cet aveu fait, je sais que vous ne me refuserez pas.

» Vous êtes un être calme comme la perfection. Aucun souci poignant ne peut vous atteindre. Tout le monde n'a pas mérité comme vous du ciel le don de ne plus souffrir. Moi, Espagnole et passionnée, j'ai beaucoup souffert, je souffre encore; mais je suis peut-être excusable : tout mon crime est d'avoir trop aimé mon mari. Ah ! madame, vous le connaissez, lui, je le sais. Vous avez daigné sans doute le recevoir quelquefois. Vous avez donc pu deviner, sinon comprendre, la violence de mon affection pour lui.

» Ma jalousie l'a rendu malheureux pendant longtemps. Elle s'est calmée, elle s'est même dissipée. Devant une con- duite loyale comme la sienne, j'ai prendre confiance, me

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LA FlLLKlhE 185

repentir de mes soupçons, et pardonner dans mon cœur à l'uiiique faute de sa vie.

» Cette faute, vous la connaissez, vous, la tendre et gé- néreuse mère adoptive de Morénita. J'ai passé des années à lâcher d'en surprendre le secret, mais pendant ces années- là, je me nourrissais du vain espoir d'être mère; tout le châtiment que j'eusse voulu infliger à l'infidélité de mon mari, c'eût été de lui donner un fils héritier de son nom, ou une fille plus belle que l'enfant de la gitana. Dieu m'a refusé ce bonheur. J'ai trente ans ; il y a fluinze ans que je suis mariée, je ne puis conserver aucune illusion. Le duc doit subir le malheur d'avoir une épouse stérile..

» Devant cette infortune, mon orgueil de femme est tombé. J'ai pleuré amèrement. Je me suis repentie d'avoir agité et troublé la vie de mon noble duc par les orages de la jalou- sie, mbi qui ne pouvais lui donner ces joies paternelles qu'une misérable bohémienne a pu lui faire connaître I

» J'ai su alors une chose qui m'a consternée d'abord , et dont j'ai enûn pris bravement mon parti. Le duc aime cette enfant avec passion. Attaché à ses pas comme un amant à ceux de sa maîtresse, n'osant la voir ouvertement chez vous, dans la crainte d'ébruiter son secret, il cherche toutes les occasions de la rencontrer, ne fût-ce que pour la voir passer en voiture ou l'apercevoir de loin, au concert, aux Bouffes, dans les promenades. Il s'ingénie à la surprendre agréable- ment , h lui envoyer des cadeaux mystérieux ; enfin , il est comme malade du besoin d'embrasser et de bénir son enfant. Pauvre duc, pauvre ami I

» Mais cela a duré assez longtemps pour l'expiation de sa faute envers moi, trop longtemps pour la satisfaction de mon injuste dépit. Je rougis d'avoir résisté si longtemps à la voix de mon cœur. Je viens à vous, madame, pour que vous m'aidiez h réparer mon tort et à rendre le bonheur à

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celui qui, par son dévouement et son respect pour moi, est redevenu digne à mes yeux de tout mon dévouement, de tout mon respect.

D Yeuiliez, madame, me recevoir demain dans la mati-- née ; nous avons à causer ensemble sans témoins. J'ai besoin de vos conseils, j'ose dire de votre sympathie. J'y ai droit par mes chagrins, je la mérite par les sentiments de tendre vénération que je professerai toiyours pour vous.

DOLORÈs, duchesse de florès.

x> P. S. Je n'ai pas besoin de dire à la femme la plus gé- néreuse et la plus délicate qui existe, que ma lettre et notre entrevue doivent être ignorées de tous, et du duc particu- lièrement. »

NARRATION DE l'ÉCRIVAIN QUI A RECUEILLI LES DOCUMENTS DE CETTE HISTOIRE

Madame de Saule consulta Stéphen sur la lettre qu'on vient de lire et le questionna sur le caractère de la duchesse. Sté- phen avait été invité plusieurs fois par le duc de Florès à des réunions choisies. Il connaissait l'entourage des deux époux ; il avait vu plusieurs fois la belle Dolorès, qui l'avait reçu et traité avec une distinction particulière.

Voici le portrait qu'il ûl de cette femme à Anicée. C'était une beauté espagnole accomplie, et l'hyperbolique Hubert Clet n'exagérait rien en la comparant à une sirène. EHe avait des séductions irrésistibles, une grâce enchanteresse, re- haussée par une élégance luxueuse d'un goût exquis. Elle ne paraissait nulle part sans éclipser toutes les autres fem-

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mes; aussi aimait-elle à paraître partout. Sa coquetterie était effrénée, et longtemps elle avait eu un cortège d'esclaves qui auraient vendu leur âme pour un de ses sourires. Mais on se lasse pourtant, à la longue, d'une vaine poursuite. Outre que les fréquents voyages de la duchesse en Espagne, en Angleterre, en Italie, en Orient même (car elle avait Thumeur voyageuse), avaient souvent rompu ses relations et changé son entourage, il était enfin de notoriété publique que cette agaçante beauté était d'une vertu invincible ou d'une fidé- lité de cœur à son mari qui rendait sa fidélité conjugale inébranlable.

Savez-vous , dit Anicée en souriant , que ce portrait ressemble un peu à celui de la belle Pilar, et que le duc parait destiné à inspirer les passions les plus rares, celles qui subjuguent la coquetterie même ?

Il y a plus d'analogie qu'on ne pense, répondit Sté- phen, entre les vieux et les nouveaux chrétiens d'Espagne, Chez les méridionaux , quand le cœur et les sens s^aUa- cbent exclusivement à un être de leur choix, Timaginatioa

* ne reste pas moins accessible à la fantaisie de plaire à tous, et c'est une fantaisie ardente, soutenue, qui leur semble un dédommagement légitime- de la vertu. La gitana alimente sa coquetterie par la cupidité , l'Espagnole par la vanité. Il faut bien qu'il y ait une cause à cette antique jalousie clas- sique des Espagnols pour leurs femmes. Celle-là me semble dssez fondée.

Et le duc> est<-il jaloux? demanda madame Marange^

Il l'a été , répondit Sléphen , et il faut que ces deux époux aient l'un pour l'autre un fonds d'affection bien sin- cère et bien solide, pour qu'il ait résisté aux tempêtes de leur intérieur. Tout cela s'est calmé avec le temps. La du- chesse s'est lassée de confier ses chagrins domestiques à une visigtaine d'amis , qui se sont lassés à leur tour d'es-

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suyer, sans profit, ses belles larmes. J'ai vu des scènes moitié dramatiques , moitié comiques , notre ami Clet , enrégimenté parmi les soupirants , se croyait toujours à la veille de devenir le consolateur de cette lionne rugissante, laquelle , en dépit de Topium du poëte blasé , l'émouvait fortement par ses pleurs , ses évanouissements , sa noire crinière éparse sur ses blanches épaules , et toute cette mise en scène de la passion espagnole , qui pose toujours un peu, lors même qu'elle n'est pas jouée. Il y avait aussi à se faire admirer, plaindre et désirer, une sorte de ven- geance morale chez la duchesse ; mais tout reflfet a élé produit, les aspirants en ont été pour leurs frais, et depuis que îes époux semblent fixés définitivement à Paris, leur ' intérieur, en continuant de resplendir dans un cadre assez brillant, est devenu plus voilé, plus calme, par conséquent plus digne et plus heureux, je le présume.

Cette conversation avait lieu dans le petit salon de la rue de Courcelles, tandis que Morénita courait dans le jardin.

Ainsi , pour nous résumer, reprit Anicée , c'est une coquette à demi corrigée , une jalouse à demi réconciliée. Sa lettre vous paraît-elle sincère , et n'y voyez-vous pas un piège? On plaide quelquefois le faux pour savoir le vrai. Le secret qu'elle me demande m'inquiète un peu. Si ses intentions sont généreuses , pourquoi les cache-l-elle à son mariî

Vous êtes trop généreuse vous-même, répondit Sté- phen, pour trahir une femme qui se confie à vous ; mais votre scrupule est fondé , et c'est à moi de déjouer les em- bûches, s'il y a lieu. Laissez-moi faire ; accordez l'entrevue pour demain, je vous dirai ce soir quelle attitude vous y devez garder.

Anicée écrivit deux mots à la duchesse pour lui donner le rendez-vous qu'elle demandait. Stéphen alla trouver le

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duc à la Bourse, il jouail un peu de temps en lomps, et il flânait presque tous les jours. C'était un homme un peu désœuvré, d'une imagination^ vive que ne soutenait pas une éducation assez sérieuse, et qui , parfois, ne savait que faire de son intelligence active et de sa volonté ar- dente.

Il n'était guère plus âgé que Stéphen et pouvait passer pour un des hommes les plus beaux, les plus élégants et les plus aimables de l'aristocratie espagnole et parisienne.

Stéphen, qui avait toujours conservé un certain ascen- dant sur lui , exigea sa parole d'honneur qu'il ne parlerait jamais à sa femme de la lettre qu'il lui montrait , et lui promit, en retour, que madame de Saule, dans son en- trevue avec la duchesse, ne parlerait et n'agirait que con- formément aux intentions du père de Moréna.

Le duc parut vivement touché de la lettre de sa femme.

Fiez-vous à elle, s'écria-t-il ; elle est fière et vindi- cative; mais quand elle a pardonné, elle est loyale et géné- reuse! Je suis ravi de l'idée d'un rapprochement possible entre ma fille et moi ; et ma reconnaissance pour la du- chesse est profonde. Je garderai pourtant le secret de votre délicate indiscrétion, je le dois; mais j'attendrai avec im- patience la surprise que ma femme me ménage, et je m'y laisserai prendre avec une joie extrême.

A la bonne heure I dit Stéphen. Mais vous parlez d'un rapprochement possible. Il faut que je sache comment vous l'entendez.

Comment puis-je vous le dire ? reprit le duc. Ce sera comme ma femme l'entendra, car vous conviendrez qu'elle a chez elle des droits impre'scriptibles.

Attendez I dit Stéphen. La duchesse peut vouloir vous réunir à votre fille en la prenant sur ce pied dans sa mai- son. Si telle est votre volonté, madame de Saule n'a rien à

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objecter. Elle subira avec courage la profonde douleur de se voir arracher l'enfant qu'elle a recueillie et élevée avec tant d'amour, ainsi que la crainte assez fondée de voir achever Téducation de cette enfant dans des conditions trop brillantes pour être aussi salutaires.

—Non I s'écria vivement le duc, jamais je ne payerai par régoïsme et l'ingratitude le dévouement d'une si noble femme« Mettez à ses pieds mon coeur et ma volonté* Je ne lui reprendrais ma fille que le jour elle me dirait : y&i suis lasse, je ne m'en charge plus*

Je n'attendais pas moins de vous, dit Stéphen. A pré- sent, voici l'autre éventualité. La duchesse peut vouloir, p^ bonne intention, s'arroger certains droits d'adoption mater- nelle sur cette jeune fille, l'emmener dans le monde, la séparer momentanément de sa véritable mère adoptive; enfin, contrarier beaucoup, à son insu, les idées que celle^^i s'est fautes de l'avenir moral de son enfant. Un conflit de sollicitudes diversement entendues peut s'élever entre ces deux protectrices; à laquelle des deux, vous qui, seul, avez l'autorité naturelle et légitime devant Dieu , donnerez-vous raison, si l'on vient à invoqua votre décision ?

A madame de Saule, n'en doutez pas, répondit le duc avec un peu d'entraînement A celle qui.-

Il s'arrêta, craignant d'établir entre ces deux femmes un parallèle trc^ désavantageux pour la sienne. U se reprit:

Acelle^ dit41, qui a, par quatorze années de soins a^ sidus et de dévouements sublimes, acquis, devant Dieu et devant les hommes, une autorité plus légitime et plus sa* crée que la mienne. Êtes-vous contât , et croyez-vous que madame de Saule serait plus tranquille si j'allais moi-4nème, dès ce soir, la confirmer .dans ses droits? Ma femme a si longtemps surveillé toutes mes démarches, que je n'ai ja* mais osé aller remercier, de vive voix^ cet ange de vertu et

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de bonté. Je craignais aussi, en voyant de pi^s ma fille, en lui parlant, de ne pouvoir contenir mon émotion* Mais puis- que aujourd'hui...

•— Attendez à demain, dit Stéphen; si la duchesse se fait un noble et doux plaishr de pousser elle^nême votre fille dans voshras, nous ne devons pas l'en priver d'avance. Je reviendrai demain vous dire le résultat de l'entrevue, et nous aviserons. Jusque-là, madame de Saule agira, avec it duchesse, selon la conscience de son affection pour More* , nita, et conformément à l'autorité que vous lui transoœUex par ma bouche.

On voit, par ce qui précède, que jamais le duc n'avait parlé à madame de Saule ni à Morénita. Il les avait guettées ou rencontrées assez souvent pour bien connaître les traits de l'une et de l'autre. Un double enthousiasme s'était allumé en lui, l'orgueil paternel et une admiration pour Anicôe dont il lui eût été difficile à lui-même de définir la nature.

Au fait, c'était un couple idéal, en même temps qu'un cojd* tcaste charmant, que ces deux êtres si divers : Anioée avec son incontestable beauté, image de la sérénité de son âme; Moréna avec sa physionomie expressive et sa vivacité nec* veuse. D'un côté, le charme profond et doucement péné^ trant ; de l'autre, la séduction impétueuse et saisissante. Mo* réna se trompait en se croyant laide. Sa petite personne, dont elle s'inquiétait à fort, était un chef-d'œuvre delà na* ture. Stéphen, observateur savant, voyait, avec ses yeux de parrain et de philosophe, certains indices révélateurs de fa-, cultes morales incomplètes dans certaines grâces que l'ar- tiste seul eût adorées. Mais l*homme est généralement plus poëte que sage, il aime mieux ce qui l'étonné et l'in- quiète que ce qui le rassure et le charme. Personne, si ce n'est Stéphen ou Roque, ne pouvait voir Morénita sans subir une sorte de fascination, ou tout au moins une curiosité

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maladive d'étudier l*étrangeté de cette grâce, de cet esprit, de cette destinée.

Faible de muscles, robuste de santé et de volonté, remar- quablement petite, mais taillée, comme les figures des ca- mées antiques, dans des proportions si élégantes qu'elle paraissait grande quand on la voyait isolée ; blanche aux lumières à force de finesse et de transparence dans la peau, bien qu'elle fût d*un ton olivâtre en réalité ; nonchalante et contemplative, mais tout aussitôt capable d'une attention soutenue et d'une assimilation rapide; colère et craintive, tendre par accès, glaciale dans la bouderie, inconstante et tenace, selon que sa fantaisie devenait passion ou sa passion fantaisie, elle était un problème pour quiconque s'engouait de ce qu'elle avait d'attrayant, sans vouloir faire la part de la fatalité de Torganisation, ce ver mystérieux qui ronge les plus belles fleurs.

Le duc était saintement et naïvement épris de sa fiile. Il chérissait en elle non-seulement le fruit de ses entrailles, mais encore le souvenir de ce type qui l'avait enivré et en- traîné jadis, en dépit de son amour pour sa femtne et de la religion du serment conjugal, qui n'était point une chimère à ses yeux. Il se sentait dominé d'avance par cette enfant expansive et téméraire.

La duchesse vint à la rue de Gourcelles è l'heure indiquée. Elle exprima tout d'abord à madame de Saule le désir d'em- mener Morénita et de ne plus s'en séparer. L'étonnement que le refus formel d'Anicée lui causa étonna Ânicée à son tour. Celle-ci s'aperçut que la duchesse ne comprenait rien à l'affection maternelle, et regardait l'adoption d'un enfant comme une charge plus méritoire qu'agréable.

Elle se rabattit alors sur la proposition d'emmener Mo- réna chez elle pour quelques jours. Anicée s'y refusa égale- ment.

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Cela est impossible, lui dit-elle avec la fermeté qu'elle savait mettre dans la douceur, à moins que Moréna ne soit officiellement adoptée par son père. Jusqu'ici, telle n'a pas été rintention du duc. Or, tant qu'elle ne sera pas mariée, elle ne doit pas mettre les pieds sans moi dans une maison on peut la croire étrangère.

Vous êtes bien rigide, répliqua la duchesse avec un peu de dépit. Je pensais pouvoir me préoccuper aussi, et avec quelque succès peut-être, de l'établissement de celte jeune personne. Dans la retraite vous l'enfermez, elle trouvera difficilement le moyen de s'éclairer sur son choix. Est-ceque vous ne croyez pas le temps venu de la produire un peu dans le monde, et, dans ce cas, la première maison elle doit paraître n'est-elle pas la mienne?

Oui, madame, répondit Anicée; mais le moment n'est pas venu, selon moi. Ma fille n*a que quatorze ans.

Eh bien, je me suis mariée à quinze! dit la duchesse presque irritée.

Et moi à seize, reprit doucement Anicée, et croyez-moi, madame, c'était beaucoup trop tôt pour toutes deux.

Enfin, madame, concluons, dit la duchesse, qui ne s'attendait pas à faire si peu d'effet sur madame de Saule. De toutes fàçoDs, même pour un jour, même pour une heure, même avec vous, vous me la refusez ?

Non, madame; si M. le duc exige que je vous la pré- sente chez lui, je n'ai pas le droit de m'y refuser.

Fort bien! s'écria la duchesse, tout à fait piquée ; vous ferez le sacrifice de déroger à vos habitudes de retraite pour complaire à l'époux infidèle ; vous ne ferez rien pour l'épouse généreuse qui pardonne, et dans l'intérêt même de l'enfant, vous ne la confierez pas à sa protection?

Anicée réussit, par sa raison pleine d'égards et de dou- ceur, à calmer cette âme irritable et à lui faire comprendre

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qu'il ne fallait pas placer le duc dans l'alternative d'avouer sa faute aux yeux du monde, ou de ne pas recevoir sa fille avec la distinction particulière qu'elle méritait de lui.

La duchesse subit, en dépit d'elie-m^e, l'ascendant de cette femme plus forte qu'elle de sa conscience, et con- sentit à se laisser guider par elle dans l'acte de généro- sité conjugale dont elle voulait se faire un mérite auprès^de son mari.

Il lui fallut d'abord renoncer ou paraître renoncer à avoir ce mérite aux yeux du monde. Anicée exigea que tout se passât , jusqu'à la manifestation des volontés paternelles, dans le secret de l'intimité.

La duchesse céda et partit en remerciant madame de Saule de son bon conseil.

VI

Deux jours après cette entrevue de ses deux protectrices, Morénita reprenait son journal.

JOURNAL DE MOftÉNITA

Paris, 19 norembre t846.

Je ne voulais plus rien écrire. Gela m'avait fait trop de mal ! Il me semblait qu'en me racontant mes peines, je les augmentais et lem: donnais une réalité qu'elles n'auraient pas eue sans cela. Augourd'hui que mon esprit est dans une disposition plus riante, je veux enregistrer le souvenir de cette soirée.

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Que signiQe-4-elle ? je n'en sais trop rien. Mais il y a encore du mystère là^essous. M. Glet dit qu'il n'y a d'agréable dans la vieque l'inconnu. Bonnemaman appelle cela un paradoxe* A-t-^Ue raison? Les cachotteries qui m'environnent ont leurs moments de charme, mais je sens souvent aussi les épines de la curiosité inassouvie m'atleindre au milieu de toutes ces guirlandes de roses Ton enferme mon petit horizon...

Nous venions de dîner, et mon parrain prenait son café au coin du feu. J'avais étendu mamita défendre sa porte, excepté pour deux personnes qu'elle n'avait ni nommées, ni décrites à ses gens, mais qui devaient demander M. Stépben tout court. Elle avait ditceia, ne croyant pas être entendue de moi. Et je croyais, moi, que c'était quelque rendez-vous d'affaires; je m'attendais à m'ennuyer.

On a demandé mon parrain; il est sorti du seàon et y a ramené aussitôt une beUe, jolie, charmante lîMnme, parée comme pour une demi-soirée, mais avec quel goût et quelle recherche! Elle avait une robe de soie blanche à grandes fleurs flambées, dés fuchsias de corail moiKtés en or, des dentelles magnifiques et une proôisk)n de bfaeelets, tous plus beaux les uns que les autres. Cest bien joli d'avoir une quantité de bijoux différents. Mamka m'a donné tous les siens. Elle dit que ce sont des objets d'art agréables à re- garder, incommodes à porter, mais que, si cela m'amuse, il n'y a pas de raison pour m'en priver. Mais elle n'est pas immensément riche, ma bonne mamita; elle n'a jamais été coquette, et elle fait tant de bien, ^pie son écria n'était pas très-éclatanL Mon*parrain me biâme d-atmer follement la parure, depuis que nous sommes revenus ici. Que vei^il donc que j'aime? il n'a qu'à m'aimer un peu plus, lui ; il verra si je me sow»e des chiffons et des affiquets dont j'es- saye de m'amuser.

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La belle dame, après les politesses un peu mhs façon qu^elle a adressées à mes deux mamans, s'est mise à me re- garder avec tant de curiosité, que moi, qui ne suis pas timide, j*ai failli en être décontenancée. Cela commençait même à devenir impertinent , lorsqu'elle est venue à moi et m'a demandé avec beaucoup de grâce la permission de m'embrasser. J'ai été fort surprise, j'hésitais, je regar- dais mamita. Celle-ci m*a dit : « Madame a connu des per- sonnes de ta famille et s'intéresse à toi réellement. Re- mercie-la de la bonté qu'elle te témoigne. »

La belle dame m'a tendu sa belle main, j'ai encore jeté un coup d'œil furtif sur mamita, mais elle ne m'a pas fait signe de la baiser. Je me sens bien d'être un peu fière ; et, ne me souciant pas de faire plus de frais (}u*il n'en faut, j'ai pré- senté mon front, qu'on a baisé avec assez de franchise, à ce qu'il me semble.

Alors nous avons été bonnes amies. Cette dame a l'aplomb et le ton familier des personnes du grand monde. Nous n'en voyons pas beaucoup , mais celles qui viennent chez nous de temps en temps ont toutes un air de famille. Pourtant Celle-là est Espagnole. Sa physionomie et son accent lui donnent une certaine originalité.

Gomme elle me paraissait un peu indiscrète dans sa ma- nière de m'inlerroger sur mes goûts et mes plaisirs, j'ai pris mon ouvrage pour rompre la conversation ; mais elle paraissait décidée à me faire la cour. Elle a rapproché sa chaise de la mienne, et regardant mon crochet, elle m'a demandé si je savais faire un certain point que je ne con- naissais pas. Elle a pris ma soie et mon moule pour me l'enseigner, louant avec exagération l'adresse avec laquelle j'apprenais à le faire. Pendant qu'elle démontrait, je m'avi- sai de regarder ses bracelets. Elle me les passa tous dans les bras, disant que je les verrais mieux. Je me suis laissé

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faire, comptant les lui rendre, et pensant qu'elle me prenait pour un joujou. Comme cette dame est assez potelée, j'avais de ses bracelets jusqu'au coude.

Nous étions dans cette espèce de camaraderie improvisée, quand on a demandé mon parrain pour la seconde fois. Il est sorti et est rentré avec un beau et grand jeune homme qu'on a appelé plusieurs fois, par mégarde^ je pense, mon- sieur le duc. Son premier mouvement a été de saluer raa- mita et bonne rcaman, auxquelles il a baisé la main. Puis apercevant sa femnae qu'apparemment il ne s'attendait pas à trouver là, il a fait une exclamation de surprise et a paru embarrassé. Je ne suis pourtant pas sûre que tout cela ne soit pas une comédie. Est-c« pour moi qu'elle a été jouée? Je ne comprends pas pourquoi.

La duchesse, après lui avoir tendu la main, qu'il a reçue presque à genoux, ce qui m'a encore étonnée passablement, me l'a présenté comme son mari, en ajoutant que, lui aussi, avait connu mes parents et prenait à moi un grand intérêt. - Puis, comme le duc me saluait et me regardait d'un air at- tendri, elle m'a poussée vers lui en me disant de l'embras- ser. J'ai rougi beaucoup. Je n'ai pas l'habitude d'embrasser les hommes, et mon parrain m'a bien fait sentir que je n'é- tais plus assez petite fille pour prendre cette familiarité, même avec lui.

Le duc, qui paraissait plus troublé que moi, a pris mes deux mains dans les siennes et les a portées à ses lèvres en me disant :

Ma chère miss Harlwell, j'ai l'âge qu'aurait votre père et j'ai été son ami. J'ai peut-être le droit de vous donner la bénédiction qu'il vous donnerait en vous voyant si char- manie et si intéressante. Mais je veux vous inspirer de la confiance avant de vous demander un peu d'amitié. Les présentations solennelles sont toujours gênantes à votre

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âge : permettez-moi de causer avec vous, et faites-moi taire si je vous importune.

Je me suis sentie tout à coup si à l'aise et si complète- ment gagnée, que j*ai regretté de ne pas l'avoir embrassé. Il ne m'aurait pas repoussée comme fait mon parrain, lui I

Mamita nous a aidés à nous mettre en rapport plus vite, en lui disant, avec une modestie maternelle « que je com- prenais l'espagnol. Quand sa femme et lui ont vu que je parlais leur langue tout aussi bien qu'eux, et comme si c'é* tait la mienne propre, ils ont fait des cris d^admiration et ont béni mamita sur tous les tons pour l'excellente éduca- tion qu'elle m'a donnée. J'ai un peu souri de cet orgueil na* tional et leur ai recommandé de ne pas dire trop de mal de mamita devant elle, en espagnol, vu qu'elle le comprenait tout aussi bien que moi. Mamita s'est obstinée à leur ré- pondre en français, prétendant qu'elle ne voulait pas leur fatiguer l'oreille (»ar une prononciation défectueuse, et qu'elle ne connaissait un peu la langue que pour m'avoir, entendue prendre mes leçons avec mou parrain.

Dans le fait, je crois que mamita faisait un acte de res- pect envers sa mère, qui n'entend pas cette langue, et, pro-^ fitant de l'exemple, voulant paraître aussi une bonne fille bien élevée, j'ai reparlé français tout le reste de la soirée. Vraiment, je me suis senti beaucoup d'amour-propre de- vant ce duc, qui me plaît à la folie. J'ai très-bien joué du piano et très-joliment chanté en espagnol devant lui. Pour un peu, j'aurais dansé le boléro, que j'ai appris toute seule, en secret, devant la psyché de ma chambre, après l'avoir vu danser à Fanny Elssler. Je sais bien que je le danse, si- non mieux qu'elle, du moins plus dansle vrai caractère.

Le duc était enchanté de moi, et sa femme aussi. Il n*y a pas d'éloges qu'ils n'aient faits de moi à mamita, à tel point qu'elle les a priés de ne pas me gâter.

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Elle a trop de bon sens pour être vaine, leur a-t-elle dit. Dites-lui surtout de continuer à être modeste ; cela vau- dra encore mieux que tous ses petits talents et toutes ses gentillesses.

Elle disait cela pour moi, cette bonne mère ; mais, au fond, elle était très-ûère de mon succès devant ces étran- gers, je le voyais bien. Quand ils ont pris congé, comme ils ne parlaient pas de revenir^ j'ai cédé à un élan qui m*est venu de dire au duc :

-' Eh bien, est-ce que nous^ ne nous reverrons pas?

Vous le voyez, a-t-il dit à mamita en me pressant un peu sur son coeur, nous sommes déjà si bons amis que nous avons de la peine à nous quitter, et que me voici tout à fait triste et malheureux si vous ne. permettez à la duchesse et à moi de revenir.

Mamita a dit qu'elle comptait bien quMls reviendraient souvent. J'ai voulu alors remettre tous les bracelets à la du- chesse ; mais elle m'a priée de les garder, et comme ma- mita objectait que j'étais trop jeune pour tant de luxe, elle a dit qu'elle reviendrait les chercher et qu'elle désirait qu'ils me fissent penser à elle en attendant. Je vois bien qu'elle veut me donner tout cela. C'est insensé, il y en a pour une somme folle, j'ai été étourdie d'un pareil cadeau. Mamita a dit, quand nous avons été seules avec mon parrain, que si on insistait, je n'aurais pas bonne grâce à refuser ; alors je me suis vue à la tête de tant de bracelets, que, pendant un moment, je les ai examinés l'un après l'autre, ccnnme une enfant que je suis.

Hélas ) mon parrain est bien oruel pour moi ! tantôt il me reproche de faire la demoiselle, et tantôt de n'être qu'une morveuse. Que veutr-il donc que je sois? On m'a aidée et poussée à faire des progrès qui, je le vois bien, dépassent la portée de mon âge en bien des choses, et si je m'abandonne

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à mes idées, il me fait taire ou me rembarre ; si je redeviens enfant pour m'amuser à des hochets, il me prend en pitié ! Il ne m'a pourtant pas chapitrée ce soir; mais mamita ayant essayé de savoir si ces personnes m'étaient également sympatiiiques, comme j'hésitais un peu avant de répondre, a a dit, lui, d'un ton moqueur :

Bah I croyez-vous qu'elle puisse songer, ce soir, à autre chose qu*à ses bracelets?

J'ai eu alors du dépit, et, n'hésitant plus à me prononcer, j'ai dit que tous les bracelets du monde ne m'empêcheraient pas de juger que la duchesse était une bonne femme un peu commère, et le duc un homme presque aussi parfait que mon parrain, mais beaucoup plus indulgent pour moi*

Cette réponse a paru étonnor mamita, qui a, certes, une grande affection et même de Fengouement pour mon par- rain. Elle a failli me contredire, puis elle s'est arrêtée, et sans prendre note de mon reproche, elle a fait l'éloge du duc. J'ai demandé son nom; mamita a paru hésiter; mon parrain s'est hâté de dire :

Jusqu'à nouvel ordre, il n'a pas de nom ici. Des rai- sons de famille l'obligent à y venir incognito.

Il a fallu me payer de cette réponse. Mon parrain, qui de- meure un peu loin d'ici, nous a souhaité le bonsoir, et moi, me sentant le cœur très-gros de son air toujours froid et dur avec moi, j'ai été me coucher. Mais loin d'avoir envie de dormir, voilà que je griffonne encore dans mon lit à une heure du matin.

Mon Dieu ! à quoi cela me sert-il ? Cela ne me soulage pas. Si je lui écrivais, à lui, ce serait différent ; mais il se moque- rait de moi, et pourtant il me semble que je saurais lui faire par écrit des reproches mieux tournés que je ne peux les dire.

Allons, altons ! qu'ai-jc besoin do penser toujours à lui ?

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C'est un homme bizarre ; personne ne le croit, mais moi je le sais. Je sais que sa bienveillance, son grand esprit, sa to- lérance, son savoir-vivre, ne Tempêchent pas d'avoir des manies , des grippes, et que je suis l'objet d'une des mieux conditionnées. Pourquoi moi, hélas? moi qu'il aimait tant quand j'étais petite ! moi qu'il faisait sauter sur ses genoux avec tant d'amour ! moi qu'il a pris ensuite tant de soin à instruire et à qui il parlait toujours comme un père à sa fille I moi à qui il écrivait, durant son grand voyage , des lettres si bonnes ! Il m'a revue, et, dès le premier jour, j'ai senti que je ne lui plaisais plus; qu'il me regardait avec curiosité, avec ironie, avec aversion I... Oui, c'est de la haine qu'il a pour moi maintenant I

Gomment ai-je pu mériter cela,. moi qui fais tous mes efforts pour corriger en moi ce qu'il blâme, moi qui renonce si courageusement à tous les amusements qui lui déplaisent ? Avant-hier encore, j'avais envie d'aller à l'Opéra. Nous n'y allons pâs trois fois par an. Mamita y consentait. C'était pour entendre Guillaume Tell! il a dit qu'il valait mieux, à mon âge, entendre de la musique au Conservatoire, et surtout ap- prendre à lire soi-même, que de se brûler les yeux et de se blaser les oreilles au théâtre. J'avais envie de pleurer, j'aime tant le spectacle 1 L'effort que je fais pour cacher le plaisir que j'y goûte me donne chaque fois la fièvre. Eh bien , je me suis soumise sans raisonner, j'ai renfoncé mes larmes, ot il ne m'en a pas su le moindre gré. Âh ! je suis bien mal- heureuse I

Deax heures dn matin.

Je pleure et je m'agite saus pouvoir dormir. J'aime autant me remettre à écrire que de me battre comme cela avec mes idées noires. Qu'est-ce que j'ai donc, mon Dieu î et

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pourquoi suis-je si sensible à Findifférence <f im homme qui, après tout, n'est pas mon père et n'est peut-être pas seulement mon tuteur? Mon ami, mon protecteur véritable, c'est probaUement ce duc qui est venu hier soir et qui pa- raît si bon. n paraît aussi plus jeune, et il est certainement plus beau que M. Stéphen. J*ai fait tout mon possible pour iui plaire, et j'y ai réussi. Sa femme lui a dit en espagnol, avant qu'elle sût que j'entendais cette langue, qu'elle me trouvait jolie, jolie comme un démon; il a répondu : a Non ! jolie comme vous, joUe comme nn ange, b

Je suis donc jolie, enfin? Pourquoi mon parrain me trouve-t-ril laide? Il n'est pas comme mamita, qui m'admire en tout ! Décidément, je no veux plus l'aimer. Je veux pen- ser à mon cher duc. Qui sait une idée folle I si ce n'est pas lui qui est mon père? Non, c'est imposable, sa femme n'est pas ma mère, je le sais bien, et d'ailleurs ma mère est morte. Mais il pourrait avoir été marié deux fois... Alors pourquoi me cacherait-il que je suis sa fille? Ah! peut-être que cette belle dame qu'il a épousée en secondes noces n'a pas voulu qu'il m'élevât dans sa maison. Elle a sans doute d'autres enfants, et elle est jalouse de moi. A présent, elle se sera repentie de sa cruauté et elle vient pour me conso- ler, en attendant qu'elle me permette de rentrer dans la mai- son paternelle I Oui, voilà enfin une supposition assez vrai- semblable, après toutes celles que j'ai déjà faites et qui se sont trouvées absurdes. Il est certain que mon père est vivant, parce que mamita, qui ne sait pas, qui ne peut pas mentir, ne m'a jamais dit avec insistance ni avec assurance qu'il fût mort.

Et tous ces c»leaux que je reçois chaque année pour mes étrennes et le jour de ma naissance? C'est sans doute la du- chesse qui me les envoyait pour me dédommager de m'avoir privée des caresses de mon père. . . . '

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LA FILLEUtB 203

La rêverie, le sommeil ou les larmes avaient interrompu le joarnal de Morénita; elle ne le reprit pas les jours sui- vants. Elle fut assez sérieusement indisposée*

Cette jeune ûlle éprouvait pour Stéphen une passion nais- ' santé dont le début s'annonçait avec la violence qu'elle portait dans tous ses engouements. Mais malgré la précocité de son développement physique, élevée par madame de Saule, elle avait encore toute l'ignorance de son âge, et donnait encore le nom de tendresse filiale à ce sentiment qui l'agitait.

Stéphen vit le danger, non pas de se laisser séduire un seul instant par tant de beauté, dMnnocence, de jeunesse et de flamme', mais celui de laisser croître dans ce pauvre cœur un mai incurable. D'abord il ne crut pas ce mal aussi sé- rieux qu'il Fêtait; mais il vit des progrès si rapides qu'il en ftit etfrayé, et pensa sérieusement au moyen de le conjurer. Les affectations de froideur et d'éloignement amenant tmo sorte de désespoir chez sa pauvre filleule, il essaya d'un au- tre système, celui de la douceur et de la bonté. Mais, dès le premier jour, il dut y renoncer entièrement : Tefifet était pire. Morénita arrivait à une joie délirante ; elle lui baisait les mains avec ardeur, et dès qu'il voulait lui persuader de contenir son émotion , elle l'accablait de reproches d'une véhémence incompréhensible. L'orage de la passion boule- versait cette jeune tête. Elle semblait commencer à com- prendre ce qu'elle éprouvait et avoir déjà perdu la force d'en rougir et d'y résister.

Stéphen se résolut, ou plutôt fut entraîné fatalement à lui faire un aveu t^rible pour elle, hasardé pour lui et pour Anicée, car c'était la révélation d'un secret que Morénita n'aurait peut-être pas la prudence de garder et d'où dépen- dait encore le repos de la famille.

Mon enfant, lui dit-il un soir qtf elle était presque foïh? et le menaçait de mourir de chagrin s'il ne promettait de

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Taimer comme elle l'aimait, plus que tout le monde, ce que vous me demandez est tout à fait impossible. Il est une personne que j'aime et que j'aimerai toujours plus que tous^ parce que je l'ai aimée avant vous.

Je sais qui, s'écria l'enfant avec des yeux ardents de * colère, c'est mamital Vous allez me dire qu'elle le mérite mieux que moi, je ne dis pas ie contraire ; mais vous n'en

- êtes pas moins injuste de me la préférer, car elle n'a pas besoin que vous l'aimiez tant; elle vous aime avec piété, et moi je vous aime avec rage I

—-Qu'en savez-vous;, Morénita? reprit Stéphen stupéfiait de ce mélange d'audace et d'innocence, de ces paroles in- sensées avec une ignorance si complète de leur portée. Sa- vez-vous que pour aimer parfaitement il faut être trois fois éprouvé, trois fois saint devant Dieu, et que cela n'est pas donné aux enfants terribles comme vous, qui veulent tout dominer, tout accaparer, tout briser autour d'eux? £t que m'importe que vous m'aimiez avec rage, comme vous dites, à moi qui suis aimé avec religion?

Eh bien, non! s'écria Morénita, pleine de l'amer triomphe d'une vengeance de femme déjà bien sentie, vous n'êtes pas aimé avec religion ; et, comme mamita est la vertu même, elle ne vous aime pas du tout.

Qu'est-ce que cela signifie? demanda Stéphen, Texa- minant avec surprise et méfiance.

Cela signifie, répondit Morénita, que si maman vous aimait comme vous dites, elle vous aurait épousé. Eh bien, quoique je sois une petite fille, je sais qu'on ne doit pas trop aimer un homme dont on ne veut pas, ou dont on ne peut pas faire son mari*

—Alors, ne m'aimez pas trop, Morénita, dit Stéphen avec un sourhre de pitié, car je ne peux ni ne veux être le vôtre. Puisque vous savez tant de choses et faites de si beaux rai-

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LA FIIXEULE 205

sonnemenis, vous auriez vous dire cela avant de m'ai- mer à la rage.

Est-ce donc que vous êtes le mari de mamita? s'écria la petite fille frappée de terreur ; et, se levant, elle ajouta avec une énergie mêlée d'une grandeur extraordinaire : Si je le croyais, je demanderais pardon à Dieu de tout ce que j'ai osé dire et penser.

Eh bien, je suis le mari de mamita, répondit Stéphen, gagné par la solennité que prenait cet entretien, un entre- tien terrible, bizarre, et qui certes ne pouvait pas se re- nouveler.

Le monde Tignore, ajouta-t-il ; mais nos amis, nos ser- viteurs le savent... Il allait lui expliquer par quelles circon- stances étranges et cruelles il avait été forcé de tenir son mariage secret jusqu'à ce jour; mais Morénita ne l'enten- dait plus : elle était tombée sur un fauteuil, elle était éva- nouie.

Stéphen, qui avait réussi à cacher è sa femme la cause des bizarreries de leur fille adoptive, et qui avait choisi pour cette conversation avec elle un jour Anicée était sortie avec sa mère, secourut l'enfant sans vouloir appeler les domesti- ques. Elle n'eut pas une larme, pas une plainte, pas une réflexion, et se renferma dans un morne silence. Il essaya alors de lui raconter succinctement sa vie, et comment Ju- lien, le frère d'Anicée, avait failli périr dans un duel dont il était la cause involontaire et fatale. Le jeune homme n'a- vait pu entendre dire que sa sœur allait faire, à trente ans, la folie d'une mésalliance inouïe; lui, qui ne croyait pas à l'amour d'Anicée et de Stéphen, et qui n'y eût rien com- pris, il avait souffleté un de ceux qui se livraient à ces com- mentaires et qui répandaient dans son monde de sanglan- tes critiques sur l'absurde passion de sa sœur, sur l'hypocrite ambition de Stoplion, sur la tolérance philosophique de la

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mère. Il s'était battu, il avait éfté grièvement blessé. On rat- vait sauvé à grand'peine ; mais cette catastrophe avait rendu impossible un mariage officiel qui, chaque jour, eût exposé Julien à des périls semblables ; car il persistait à estimer Stéphen et à croire sa sœur innocente de la fantaisie qu'on lui attribuait.

Devant de tels obstacles, il avait fallu tromper ce monde injuste et méchant, ce frère généreux mais obstiné dans ses préjugés. Stéphen et Anicée s'étaient mariés en pays étran- ger, sous les yeux de madame Marange et du chevalier de Valestroit, lequel était mort peu de temps après. Roque, Clet, Schwartz et les vieux domestiques avaient gardé fidè- lement le secret de cette union. Julien s'était marié aussi. Il habitait le midi de la France. Il témoignait toujours la plus vive affection à sa sœur, la plus haute estime à Stéphen, et commençait h leur écrire que, toute réflexion faite, il regret- tait qu'ils ne fussent pas unis. Le monde aussi commençait à dire la même chose. CTest que Stéphen avait conquis l'ad- miration de tous par des travaux d'un mérite reconnu, par une attitude constamment digne, par une conduite toujours noble et généreuse. Il allait publier la relation de son voyage scientifique. Si un succès sérieux couronnait Fœuvre de sa vie, il espérait pouvoir bientôt déclarer son mariage, ap- porter à sa femme autant d'honneur qu'il lui eût attiré de blâme et d'ironie en agissant prématurément.

Mais quelque liberté que cette déclaration dût apporter dans leurs relations officielles, Stéphen, satisfait d'être légi- timement et indissolublement uni à la seule femme qu'il eût jamais aimée, fier de pouvoir enfin lui donner le nom que sa mère avait porté, était décidé cependant à ne pas faire régulariser son mariage par les lois civiles de la France. N'ayant pas d'enfants, cette ré^: ilarisation ne pou- vait servir qu'à lui assurer la jouissancG des biens de sa

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femme, et c'est à quoi il ne voulait jamais descendre. Ani- cée elle-même eût rougi de Vy faire songer, Stéphen était par lui-môme riche au delà de ses besoins, qui étaient restés fort simples. U aimait à babiter en Berry la maison de sa mère, et à Paris un modeste appartement il pou- vait recevoir ses amis sans être forcé de les éblouir d'un luxe qui n'eût pas été sien. D'ailleurs il avait pris une si douce habitude de se regarder comme l'amant de sa femme, ils étaient si sûrs Tun de l'autre, la séparation de. chaque jour rendait la réunion de chaque lendemain si douce^ le mystère redore d'une si douce chasteté les relations trop souvent indiscrètes du mariage, il écarte si absolument les commentaires grossiers par lesquels beaucoup de gens se plaisent à en avilir la sainteté, que les heureux époux ne se sentaient nullement pressés de modifier le tranquille et solide arrangement de leur vie.

VII

De tout ce que nous venons de dire au lecteur, Stéphen ne dit à Morénita que ce qu'elle devait savoir et pouvait comprendre : la différence des fortunes entre Anicée et lui, les préventions impitoyables du monde, la résistance déjà presque vaincue de Julien, les efforts que Stéphen avait faire pour mériter, par le talent, la science et la conduite , l'honneur d'appartenir à une femme comme Anicée, le désir qu'il avait de prolonger encore le temps de son épreuve, afin d*être complètement digne de se déclarer son protec- teur et sou protégé.

Morénita écouta cette explication d'un air calme.

C'est bien, dit-elle quand Stéphen eut tout dit. Vous

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ne me méprisez pas assez, j'espère, pour craindre que je trahisse jamais le secret de ma mère. Veuillez oublier ma folie; moi, je jure qu'elle est passée. J'ai fait un rêve, j'ai été malade, voilà tout; je sens que je mourrais si quelqu'un me le rappelait. J'ose croire que personne au monde ne me causera cette humiliation.

Morénila parut très-satisfaite et presque consolée d'ap- prendre que mamita n'avait pas eu le moindre soupçon de son égarement, et que madame Marange n'avait jamais semblé s'en apercevoir. Elle s'en était aperçue cependant, c^tte femme pénétrante et sage; mais, n'ayant pas le moin- dre doute sur la prudence de son gendre, elle s'était tue, comptant bien qu'il trouverait le remède.

Stéphen , voyant sa filleule calmée et en apparence très- raisonnable, lui témoigna de l'amitié et s'efforça, avec un enjouement tout paternel, de lui persuader qu'elle s'était absolument trompée sur le sentiment qu'elle éprouvait pour lui. Il feignait de n'avoir jamais cru qu'à un mouvenaent filial exprimé avec l'exaltation d'une tête vive. Mais Moré- nita l'interrompit, et, prenant tout à coup l'attitude d'une femme fière et forte :

Taisez-vous, lui dit-elle ; vous ne me connaissez pas, vous ne me comprendrez jamais, ni les uns ni les autres. Ce que je suis. Dieu seul le sait, et l'avenir me le révélera à moi-même I

Elle se leva et sortit. Stéphen fut un p?u inquiet de son air froid et sombre. Il alla dire à la vieille bonne qui l'avait élevée qu'elle paraissait souffrante, et l'engagea à la sur- veiller.

Morénita se voyant observée, fit un effort héroïque pour cacher sa souffrance et feignit de s'endormir avec calme. Mais, au milieu de la nuit, elle eut un violent accès de fièvre, et Anicée fut éveillée en sursaut par ses cris.

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LA FILLEULE 209

Morénita fut malade pendant quelques jours- Roque, qui voyait partout des cas de la maladie qu'il était en train d'étudier particulièrement, prononça le mot do méningite et voulut traiter la petite fille comme pour une fièvre céré- brale. Heureusement Stéphen, qui ne vit qu'une irritation nerveuse, s'opposa aux saignées et conseilla des calmants. Au bout de la semaine, la malade était guérie.

Le duc et la duchesse vinrent la voir pendant et après sa courte maladie. La sollicitude qu'ils lui témoignèrent parut soulager et consoler beaucoup Morénita, dont l'accablement moral était extrême, et qui parut enfin reprendre la volonté de .vivre. Cette enfant, au milieu de ses souffrances, avait montré à Stéphen une sorte de courage sombre et soutenu. Pas un mot d(î sa bouche, pas une expression de son visage n'avait trahi le secret de son âme, môme dans quelques moments de délire que lui avait donné la fièvre. Elle avait pris une résolution inébranlable.

Un jour, Morénita reçut une lettre aipsi conçue, qui se trouva dans un envoi de fleurs de la duchesse :

(( Si vous voulez savoir tous les secrets qui vous con- » cernent, et que jamais ni le duc, ni sa femme, ni » votre mamita« ni son mari ne vous révéleront, don- » nez un rendez-vous à la personne qui vous écrit ces » lignes à l'insu de tous, et qui ira prendre votre réponse, y> cette nuit, dans la branche du sapin qui dépasse, en » dehors, la crête du mur de votre jardin. Il n'y en a j> qu'une. »

Morénita, chose étrange à son âge et avec l'éducation qu'elle avait reçue, n'hésita pas un instant sur ce qu'elle voulait faire. La nature, si longtemps et si patiemment combattue en elle par les exemples et les leçons d'Anicée ,

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MO LA FILUKILH

reprenait tous ses droits sur cette organisation inquiète, té- méraire et aventureuse. Rien ne peignait mieux la situation de ces deux femmes que le mot vulgaire du vieux Schwartz, lorsqu'il parlait d'elles avec Sléphen : a C'est une poule, di- sait-il , qui a couvé un oeuf de canard ; et de canard sau- vage, encore I » £n effet, le moment approchait la pau- vre poule, éperdue sur la rive , allait voir la progéniture étrangère se lancer dans la première eau courante qui ten- terait son insurmontable instinct.

Morénita prit le costume qu'on lui avait fait faire pour ses leçons de gymnastique, leçons qui, par parenthèsci n'avaient pas atteint leur but, qui était de la faire grandir. Elle attendit l'heure son parrain était parti, et tout le monde était endormi. Elle s'enveloppa de sa pelisse fourrée, se glissa dans le jardin , gagna le mur, grimpa lestement dans le sapin jusqu'à la branche indiquée, et attendit résolument l'aventure.

De l'autre côté de cette muraille, médiocrement étevée, s'étendait le jardin petit et touffu d'une maison voisine. L'appartement du rez-de-chaussée d'où ce jardin dépendait n'était pas loué. Morénita, sans faire semblant de rien, s'é- tait assurée de ces détails dans la soirée.

Au bout d'une heure d'attente, elle entendit s'agiter les branches d'un autre massif d'arbres, dont les cimes se con- fondaient avec celles du jardin d'Anicée. On posa une échelle contre le mur, où^ l'on monta avec précaution. La nuit était tiède et voilée de nuages. L'ombrage épais du double massif que séparait le mur mitoyen rendait l'obscu- rité presque complète en cet endroit.

Morénita, tapie dans son arbre, tout près de la tige, sentit s'agiter la branche qu'elle surveillait. Il n'y avait pas un souffle de vent, elle reconnut qu'on interrc^ait l'extrémité de cette branche pour y trouver la réponse qu'on lui avait

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I^A FiLLBULB 2ii

demandée ; alors elle retira brusquwment la branche vers elle, en disant : a Écoutez I »

Le premier mouvement'de la personne qui venait ainsi fut de fuir. Mais Morénita ayant répété de sa voix douce et enfantine : « Écoutez ! » on se rassura, on se rapprocha, et une tête d*homme se montra au-dessus du mur.

Écoutez I dit Morénita pour la troisième fois, et ne bougez pas. Il n'y a pas de lettre, et c'est moi en personne qui suis pour entendre ce que vous avez à me dire.

Merci pour cette confiance, répondit en espagnol une voix d'homme , plus douce que celle de nos climats , et d'une fraîcheur harmonieuse, qui sembla être à Morénita l'écho renforcé de la sienne propre.

Ne comptez pas trop là-dessus, reprit-elle, je ne sais pas qui vous êtes, et, avant tout, je veux le savoir. Ce n'est pas que je vous craigne : la branche qui nous sert de con- ducteur ne pourrait pas vous porter, et je serais à la maison avant que vous eussiez franchi le mur. Je n'ai qu'un coup de sonnette à donner pour réveiller tout le monde ; je crierais au voleur, et alors gare à vous I

Je vois, Morénila, que je m'étais trompé, répondit la voix; vous vous méfiez de moi. Un autre à ma place s'en affligerait; moi, je m'en réjouis et vous en félicite. Voulez- vous savoir pourquoi t

Oui , quand vous aurez dit qui vous êtes.

Un seul mot répondra aux deux questions : Morénita, je suis ton frère I

0 mon Dieul est-ce vrai? s'écria l'enfant crédule. Ohl que je voudrais vous voir!

C'est bien facile, répondit l'inconnu, qui était à cheval sur le mur; je vais vous passer mon échelle, qui est fort lé- gère. Nous irons dans Tappartemeni de ce jardin, dont le

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portier, qui me coBDaît et qui a confiance en moi, m*a remis les clefs.

Non, non, dit Morénita en se ravisant. Ce serait mal.

Mal I reprit le jeune homme. Un frère et une sœur*?

Et qui me prouve que vous disiez la vérité? Voyons, êtes- vous noir comme moi ?

Plus noir que vous.

Alors, vous êtes d'origine indienne.

Précisément.

Il me semble que votre voix ressemble à la mienne et qu'elle m'est connue, comme si ce n'était pas la première fois que je l'entends.

C'est pourtant la première fois que je vous parle, et comme vous ne pouvez pas vous souvenir du jour de voire naissance, c'est la première fois que vous me voyez.

C'est-à-dire, observa Morénita en riant, que je ne vous vois pas du tout. Est-ce que vous me voyez, vous?

Pas distinctement. Mais je vous ai vue plusieurs fois a votre insu.

Vous vous intéressez donc un peu à moi ?

Je vous aime de toutes les puissances de mon âme, s'écria-t-il, parce que vous êtes belle tîomme la Vierge d'É- gj'pte... et parce que tu es ma sœur! ajouta-t-il avec une tendresse presque aussi passionnée que son exclamation.

Un charme inconnu pénétra dans l'âme incertaine de Mo- rénita. Elle qui avait tant d'envie de se savoir belle , elle s'entendait louer par cette voix mystérieuse qui avait les ac- cents de l'amour et dont elle ne pouvait se méfier, si c'é- tait, en effet, celle d'un frère. Agitée, curieuse, elle s'écria :

Je veux vous voir I je saurai bien si nous nous res- semblons, et si la voix du sang parle à mon cœur. Mais je ne sortirai pas du jardin de maman. Si elle s'éveillait, si elle ne me trouvait plus dans ma chambre ni dans le jardin, elle en

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mourrait de peur et 8e chagrin. Voyons, il y a chez nous, tout près d'ici, un pavillon inhabité ; je vais chercher la clef et de quoi allumer les bougies. Attendez-moi.

Elle retourna à la maison, s'assura que tout y était tran- quille, prit une petite lanterne sourde, les clefs du paviHon et s'y rendit, afin que la porte fût ouverte au moment elle y introduirait son prétendu fVère. Il y était déjà, car i! ^paraissait connaître parfaitement les localités, et ils entrè- rent ensemble. Morénila tremblait. L'inconnu paraissait fort à Taise, et son premier soin fut d'allumer les bougies comme un homme très-avide de se montrer et très-sûr d'être admiré.

C'était, en effet, le plus charmant garçon de vingt-quatre ans qui existât peut-être au monde. Saris ressembler à Mo- rénita, il avait avec elle des similitudes de race qui devaient la frapper. Gomme elle , il était frêle et d'une petite stature qui, par l'élégance rare de ses proportions, ôtait l'idée d'une organisation chétive et faisait un charme de ce qui eût sem- blé pauvre dans celle d'un Européen. Il était fraûchement bronzé, mais d'un ton si fin, si ambré, si uni, que sa peau semblait transparente. Tous ses traits étaient d'une perfec- tion délicate. Une barbe fort mince qui ne devait jamais épaissir, mais dont la finesse et le noir d'ébène encadraient avec bonheur sa bouche mobile et ses dénis éblouissantes; une chevelure crépue qui semblait abondante par le moiive^ ment naturel de sa masse légère, un regard dont la har- diesse paraissait brûlante, des pieds et des mains d'une pe- titesse et d'une beauté de forme incomparables, une voix suave comme la plus douce brise, une prononciation mélo- dieuse dans toutes les langues, tel était succinctement le gi- tanillo.

Morénita fut éblouie de cette beauté de type qui répondait si complètement à l'idéal dont le moule, si l'on peut dire

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214 LA FILLSULE

ainsi, était dans son imagination. Elle cfkit se voir elle-même sous une forme nouvelle, et, jetant un cri de surprise :

Oh ! oui, dit-elle, tu es mon frère, je le vois biea, et il y a en moi quelque chose qui me le dit.

Eh bien, laisse-moi donc embrasser ma sœur! s'écria le jeune homme en la pressant sur son cœur avec une effu- sion que Morénita crut chaste, et qui cependant l'effraya.

Elle rougit et détourna la tête ; le gitano ne put qu'effleu- rer les tresses noires de sa chevelure.

Se ravisant aussitôt, et craignant de se trahir, il reprit le calme attendri qui convenait à son rôle et raconta à Moré- nita tout ce qu'elle ignorait de sa propre histoire. Il ne lui cacha qu'une chose : c'est qu'il n'était pas son frère.

Ce récit bouleversa Morénita ; elle ne le comprit qu'à moi- tié. Elle était si simple, au milieu de la témérité de sa con- duite, qu'elle ne savait pas qu'on pût être la fille d'un homme marié avec une autre femme et d'une femme mariée avec un autre homme. Ses questions enfantines sur ce point firent éclater de rire le gitanillo, dont la délicatesse de sentiments n'était pas excessive. Cette gaieté, à propos d'une chose c[ui lui semblait si sérieuse, étonna Morénita, la fâcha et la trou- bla intérieurement, sans qu'elle sût pourquoi.

Rosario, qui tenait à gagner sa confiance , et chez qui la ruse pouvait se prêter à tout, reprit des manières plus gra- ves; il essaya de lui dire qu'il y avait, en dehors des lois humaines, des mariages que Dieu ne maudissait pas tou- jours.

Tenez, s'écria la pauvre enfant, humiliée instinctive- ment, si ces mariages-là sont criminels, ne me le dites pas, ne me dites plus rien ! Ne me forcez pas à blâmer mon père et ma mère I

Puis, réfléchissant malgré elle, elle ajouta tristement :

Oui, je le vois bien, se marier avec une personne.

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LA FILLEULE 215

quand on Test déjà avec une autre, c'est mal : on la trompe; on désobéit non-seulement aux lois faites par les hommes, mais à Dieu, par qui on a juré de n'avoir pas d'autre ami- tié. Yoilà du moins ce qu'on m'a enseigné, ce que je crois; ^ et puisque mon père rougit de moi au point de ne pas vou- loir que je sache qui je suis, puisqu'il m'a cafchée si long- temps à sa femme, et paraît décidé à me cacher au monde , * c*est que ma naissance est une honte pour lui, et que je suis, moi, un être méprisable et méprisé !

Non , ma sœur, répondit Rosario; les enfants sont in- nocents de la faute de leurs parents.

Vous avouez donc que c'est une faute? reprit-elle avec vivacité. Allons! je comprends tout maintenant! Mon père a eu deux femmes, ma mère a eu deux maris. Ma pauvre mère en est morte de chagrin en me mettant au monde ; je ne puis que la plaindre et prier pour elle 1

Ici, Morénita, gagnée par une émotion soudaine, fondit en larmes sans trop se rendre compte de ce qu'elle éprou- vait et de ce qu'elle disait; puis elle se calma brusquement en ajoutant :

Mais mon père est bien coupable, lui, puisqu'il l'a abandonnée à son malheur, à son repentir, à la misère, à la pitié d'aulrui. Pauvre femme! être renvoyée, oubliée, mé- prisée ainsi parce qu'elle n'était pas noble, parce qu'elle était pauvre! Pourquoi l'avoir aimée, si elle n'était pas digne de lui? Ah! tenez, vous m'avez fait bien du mal ! vous m'avez fait maudire mon père!

Elle pleura encore beaucoup; puis, passant à un sentiment contraire, elle s'effraya de ce qu'elle pensait et supplia Rosario d'oublier ce qu'elle venait de dire. Elle chercha des raisons pour excuser le duc de Florès, elle s'efforça d'en trouver pour le respecter et pour l'aimer encore. Mais ces révéla- tions, trop fortes pour son âge et très-dangereuses pour un

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216 LA FILLEULE

caractère comme le sien, jetèrent un si grand trouble dans son âme et une si grande confusion dans ses idées, que Ro- sario, qui n'avait rien su prévoir de tout cela, se repentit d'avoir été si vite.

II faisait son possible pour la consoler, et elle ne l'é- cpulait guère. Tout d'un coup, ses idées prirent un autre cours.

Vous dites que nous sommes gitanos? s*écria-t-elle. Qu'est-ce donc que cette race maudite? J'en ai entendu par- ler quelquefois. Je crois que j'ai vu passer de ces gens qu'on appelle en France des bohémiens. Ils étaient laids, sales, misérables, affreux I Ahl oui, je me rappelle tout! Un soir, M. Roque (vous dites que vous le connaissez) a parlé lon- guement devant moi de cette tribu vagabonde : c'est bien M. Roque 1 le savant qui ne se rappelle rien quand il dis- serte I A présent je me souviens, moi, et je comprends pour- quoi mamila voulait toiyours changer la conversation, pour- quoi sa mère toussait pour l'interrompre. Tout cela m'éton- uait. Mon parrain n'était pas là; M. Clet prenait la défense des pauvres gitanos , et surtout des charmantes filles de la bohème, comme il disait. Et il me regardait ; je prenais note dejtoutçela, et pourtant je ne comprenais pas. J'étais donc stupide? M. Roque disait que nous faisions pitié et dégoût dans toute l'Europe, mais qu'en Espagne surtout on allait jusqu'à l'horreur et au mépris, ce qui n'empêchait pas que les belles gitanillas ne plussent aux hommes. Elles allu- maient!» parfois des passions. Là-dessus, oui, je crois le voir encore, il s'est arrêté court : ses yeux se sont portés et fixés sur moi d'une manière si étrange, que je me suis mise h rire de sa figure, comme une enfant que je suis, une enfaot qui no comprend rien, qui ne devine rien. Il s'aper- cevajt enfin que j'étais là, moi, et que j'étais une bohé- mienne 1

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LA FILLBULB 217

En parlant ainsi avec feu, Morénita, exaltée et désespérée, cacha sa figure dans, ses mains, et, oubliant ce jeune frère qu'elle avait été si curieuse de voir et si ravie de trouver charmant, elle se mit à penser à Stéphen qu'elle aimait, à qui. elle s'était sentie si violemmçnt désireuse de plaire, et qui l'avait tirée du bourbier de la bohème, ramassée pour ainsi dire au coin de la borne, et débarrassée de ses haillons . pour la mettre dans son mouchoir comme un pauvre animal perdu qu'on trouve sous ses pieds, et à qui l'on prend fan- taisie de conserver l'existence. L'orgueil de Morénita se révoltait contre la découverte de ces faits trop réels, dont le gitanillo ne lui avait sauvé aucun détail. Elle se sentait humiliée jusqu'à la moelle de ses os, elle qui, dans ses rêves romanesques, avait été jusqu'à se croire appelée à hériter de quelque archipel fantastique découvert par Sté- phen.

Elle ne pleurait plus, mais elle tordait ses mains avec désespoir et ne songeait plus à son frère, qui l'examinait avec stupeur. Il l'arracha enfin à cette sombre méditation en l'entourant de ses bras et en l'appelant sa sœur.

Ta sœur? dit Morénita en le repoussant avec amertume. Toi, enfant de la nuit, noir comme elle, beau comme une étoile, j'en conviens, mais haï et redouté de ceux qui se di- sent les fils de la lumière? Eh bien , oui, nous sommes frè- res, il le faut bien I. Nous portons tous les deux au front le sceau de notre abjection, et si on ne nous eût élevés par charité , nous irions par les rues demander l'aumône ou errer avec les chiens perdus des carrefours I Ahl vraiment, je suis une belle miss Hartwell! c'était bien la peine de me donner tant de talents et de me façonner aux manières du grand monde 1 Voilà ce que je suis, moi, une bohémienne ! Ah I maudits soient les insensés qui se sont fait un amuse- ment de me traiter ainsi I Ils m'ont donné le goût de l'or-

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218 LA FILLEUtB

gueil el les besoins de Topulence. Que comptent-ils donc faire de moi? Mamita parle de me marier. Vraimentl avec qui donc? trouvera-t-elle un homme de sa race, ayant quel- que fierté, qui voudra se mésallier à ce point? A-t-elle fait pousser en serre chaude, ou dans quelque ménagerie, un gitano débarbouillé comme moi de sa fange natale, et tout prêt à produire dans le monde la rareté d'un couple de notre espèce, civilisé à l'européenne et travesti à la fran- cise?

Morénita éclata d'un rire amer, et, regardant le beau gitanillo qui la contemplait d'un air indéfinissable, elle lui prit la main avec un mélange d'affection et de dépit, en ui disant :

C'est grand dommage que tu sois mon frère, car, en vérité, je ne vois que nojis deux qui, au milieu de celte race d'étrangers et de maîtres, eussions pu nous consoler Tun par l'autre de cet esclavage doré, de cet abaissement montré aa doigt 1

VIII

Morénita parlait en espagnol avec une isorte d'éloquence sauvage que nous>enonçons à traduire. Grande diseuse de riens et amoureuse de puérilités folles quand elle redevenait petite fille, elle trouvait, dans l'émotion de la colère ou du chagrin , une abondance étrange de sentiments exaltés et de paroles acerbes. Rosariô eut un instant peur d'elle. Ce n'est pas qu'il ne fdt de force à lui tenir tête dans l'occasion: mais il se sentait épris d'elle d'une façon tout à fait insolite dans sa vie déjà usée et blasée, et il se demandait, lui qui avait eu tant de succès vulgaires êi faciles, s'il triompherait

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LA FILLEULE 219

jamais de cette âme mobile et violente dans laquelle il sen- tait enfin son égale.

Morénita , lui dit-il en se mettant à genoux auprès d'elle et en prenant ses petites mains dans les siennes, vous êtes une enfant, une enf&nt gâtée, qui plus est.Vous Reprochez à votre destinée, à vos parents, à ceux qui vous ontélevée^ des choses pour lesquelles vous devriez bénir le hasard à toute heure. Je ne me plains de rien, moi qui n*ai pas été choyé et adoré comme vous du ciel et des hommes. Je suis plutôt reconnaissant envers votre parrain et ses amis , qui m'ont jeté le pain de la pitié et qui voulaient me condamner au travail mécanique, s'imaginant que celioL était encore trop bon pour moi. Je n'ai jamais connu ni caresses ni tendres paroles. M. Stéphen était assez doux et ne refusait pas de me faiïe donner les connaissances élémentaires ; le père Schwartz,que j'ai suivi quelque temps à Fontainebleau, était tantôt fort grognon, tantôt niaisement débonnaire : c'est selon le dîner qu'il avait fait. Si j'ai appris le langage et les manières d'un homme qui ne sera jamais déplacé dans aucun monde, c'est à moi seul que je le dois. J'ai lu , j'ai regardé, j'ai écouté, j'ai deviné tout ce qui m'était nécessaire pour l'avenir que j'ai rêvé. M. Roque est un pédant et M. Clet un sot, que je donnerais toas deux volontiers au diable, si je n'avais su pa-ofiter d'eux en étudiant leurs travers et en pénétrant, par cet examen, dans les travers leur espèce. Par l'un je connais les prétentions des gens capables ; par l'autre, celles des gens frivoles. Depuis, en courant le mondei j'ai regardé à tous les étages de la société. Le vernis et le cadre changent selon les degrés, mais cfesttoigours la môme peinture. En somme, je prends les choses comme elles sont, et, me moquant un peu de tout, je ne me sens irrité contre personne, Yous pensez que nous sommes une race d'escla- ves. Quant à moi, qui n'ai pas un grand d'Espagne pour

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âdO LA FILLEULE

père, carie mien a vécu dans les rues et péri dans les pri- sons avec ce quUi y a de pire au monde ; moi qui ne suis comblé ni de douceurs ni de bijoux, et qui ne puis dire, comme vous, que mes chaînes sont dorées ; moi qui suis un bohémien complet, destiné à me frayer mon chemin sans l'aide de personne, et peut-être malgré tout le monde, je me sens assez fort pour me faire libre et pour me moquer de ceux qui se diront ou se croiront mes maîtres. Voyons, Mo- rénita, belle petite fée aux rêves ambitieux, réconciliez-vous avec rétoile des bohémiens. Il n'y a pas que nous, allez,' qui soyons des enfants perdus et des produits d'aventure. Leur race de maîtres, comme vous l'appelez, a un trop-plein de besoins et de désirs que leur société ne peut pas contenter, et le mot de bohémiens s'applique maintenant par méta- phore à une bonne partie des vieux chrétiens d'Ëurçpe. La France en fourmille, et les autres nations, qui toutes copient celle-là , accueillent fort bien tous les aventuriers d'esprit , de talent ou de hlague, sans leur demander leur origine ou leur extrait de baptême. Nous deux, chère petite, nous intéressons par cela même que nous étions destinés au mal- heur avant de naître, et les idées philosophiques , qui sont de mode, nous feront même la part meilleure qu'aux bohé- miens volontaires. Ainsi, plus de honte, plus de décourage- ment, plus de jalousie. Vous êtes jolie comme le démon Astarté, et d'une beauté qui ne ressemble à celle d'aucune femme du monde. Il faut briller dans ce monde et y régner. Vous avez trente mille fois plus de talent et d'esprit qu'il n'en faut pour cela : mais il faut sortir de l'ombre Ton vous tient et chercher le soleil de la mode, le sceptre de l'engouement. Vous ne vous connaissez pas, vous vous pre- nez pour une pauvre petite fille élevée par charité, destinée à trembler et à rougir à toute heure , en attendant l'aumône d'un mariage de convenance qu'on vous assurera à prix

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LA FILLEULE 221

d'argent. Otez ces idées-là de votre esprit. Vous êtes un oiseau de liberté et de proie, qui rompra bientôt les fils do- rés de sa cage et quî fera bien.

Je ne comprends pas, dit Morénita, qui écoutait avec une surprise croissante. Que puis-je donc faire pour m'af- fVanchir de cette vie de famille je souftre, j'en conviens, d'un ennui et d'un chagrin profonds? Si je demande à en sortir, on dira que je suis ingrate, et une fois condamnée comme mauvais cœur, qui est-ce qui s'intéressera à moi?

Il ne faut jamais sortir des prisons par les grandes portes, elles sont trop en vue; il y a toujours des portes de dégagement : prenez-en une qui s'ouvre en ce moment-cil La duchesse de Florès a la fantaisie de vous avoir avec elle. Votre mamita, qui a plus d'influence sur le duc que sa pro- pre femme, fait résistance, parce qu'elle croit qu'on ne vous prendra pas assez au sérieux dans cette nouvelle famille, et qu'on vous y donnera des goûts frivoles. Ces goûts de luxe, de bruit et de triomphe qu'on appelle frivoles, ce sont les seuls goûts sérieux qu'une femme puisse avoir. Sans eux, elle passe sa vie à avoir quatorze ans, comme votre mère adoptive, qui est encore sous la tutelle de sa maman, et qui n'ose pas avouer qu'elle est mariée. La voilà vieille femme dans une situation ridicule, tandis que, belle encore et charmante, on le dit, elle pourrait briller dans le monde, avoir tous les triomphes de la jeunesse avec tous les profits de l'âge mûr.

Oui, tout cela est vrail s'écria Morénita, dont les se- crets instincts de liberté longtemps comprimés répondaient à la doctrine du gitaniHo jusqu'à un certain point. Mamita est esclave de tout et voudrait me river à sa vie d'escla- vage et de captivité. Mais elle m'aime et m'a habituée à avoir besoin d'être année. La duchesse ne m'aimera pas.

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2^ LA FILLEULE

Elle fera de moi un jouet comme un petit chien, une né- gresse ou un perroquet. Et quand elle se dégoûtera de moi , que deviendrai-je, si mamita fôdiée ne veut pas me reprendre ?

Votre mamita vous reprendra toujours, ne fût-ce que pour conserver son rôle d'ange, qui est sans doute sa co- quetterie, à elle. Et d'ailleurs, quel besoin avez- vous de ces tendresses de femme? Ne saveat-vous pas qu'elles sont fort précaires, sinon tout à fait menteuses? Croyez bien que vous êtes destinée à être haïe de toutes celles qui vous caressent aujourd'hui, car vous leur mettrez bientôt votre petit pied sur la tête, et la duchesse sera votre ennemie, ce jour-là. Que- vous importe I Croyez-Tousdonc aussi que la mamita ne vous exécrerait pas, un de ces matins, si votre cher Stéphen s'avisait de reconnaître que sa filleule est plus jeune que sa femme?

Stéphen l s'écria Morénitaen se levant. Ce nom avait réveillé tous les orages de son âme. Elle se rassit sans rien dire, sentant déjà grandir en elle cette force qu'ont les êtres passionnés, pour refouler et cacher leurs secrets. Mais le gilanillo avait senti vibrer la corde sensible. Il se hâta d'ajouter ;

Jamais vôtre parrain w vous fera cet honneur, tant que vous pousserez sous ses yeux comme un petit animal domestique; mais étendez vois ailes et planez, devenez une reine de la mode, et vous verrez s'il se souviendrai de vous avoir ramassée si bas, à moins que ce ne soit pour enrager de vous avoir ,laissée envoler si »haut. Alors ne comptez plus sur les papas et les mamansde la ruedeCourcelles.,Moquez- yous de la diichease aussi. Vous aurez une cour, ce qui vau- dra mieux qu'tji|0 fanwlle, et dies esclaves, ce que vous pré- férerez à des maîtres.

. Vous me tentez, dit Morénila ; mais vqus m'abusez peut-

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LA FILLEULE 223

être. est donc loa puissance pour conquérir ainsi une royauté?

Regarde-toi donc, ma sœur, dit Rosario la condui- sant vers la glace.

Oui, dit-elle naïvement. Depuis que je vous ai vu, vous qui me ressemblez, je m'imagine que je dois être jolie, et à présent que vous vous regardez dans la glace avec moi, en ayant l'air d'être enchanté de ma figure, je me vois par vos yeux et je me plais. Mais suis-je donc mieux que la duchesse et que toutes ces belles dame#?

Vous êtes autre, dit Rosario. Vous ne ressemblez à aucune; vous êtes étrange; c'est être supérieure à toutes, c'est être unique et légitime souveraine chez une race régnent la lassitude et la fantaisie.

Mais avec cela il me faudrait de l'esprit, de l'instruc- tion et des talents ! Mes parents adoptifs disent que" j'aurai tout cela dans quelques années, mais que je n'ai rien et ne sais rien encore.

Ah I je connais cette chanson-là I répliqua le gitanillo en riant. C'est toujours le même air et 4es mêmes paroles. Us m'ont élevé au son de cette serinette. C'est bien eux, avec leur intelligence épaisse et leur croissance paresseuse 1 Ils ne savent pas que lesgitanillos mûrissent plus vite. Et puis, ces gens qui veulent tout approfondir et qui ne savent pas que la jeunesse n'a pas besoin d'autre chose que de n'être pas vieille ! Ils sont tous plus ou moins Roque, ces philo-^ sophes! Ne crains rien, Morénita de mon âme, nous ircms plus loin qu'eux sans nous donner tant de peine I Si tu viens à me seconder, nous aurons de l'éclat, de l'argent et la liberté!

Que sais-tu donc? dit Morénita étonnée ; tu as un état, de l'honneur, un nom ?

En espérance l et l'espérance chez moi, c'est la volonté.

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Je ne suis pas encore lancé à Paris, et n'y suis revenu que pour te voir, pour te sauver de Tenterrement somptueux que Tamour de ta mamita et de ton parrain préparc à ton étoile. Suis mon conseil, quitte-les, et compte qu'aussitôt sortie de celte maison, tu me trouveras à tes côtés pour te diriger et te protéger contre le despotisme hypocrite de tes nouveaux maîtres.

Est-ce que tu parles de mon père, Rosario ?

Ton père est un grand enfant qui t'aime en égoïste, et qui te négligera de nàême qu#nd il verra... Mais il est trop tôt pour t'édairer 5ur certaines choses que tu ne compren- drais pas. On t'a tenue dans une si grande ignorance de la

' vie, que je dois attendre un peu que tu t'éclaires toi-même. Veux-tu faire et dire tout ce que je te dicterai ? veux-tu croire aveuglément en moi, ton seul ami, ton seul véritable pa- rent ?

Oui, je le veux, ditMorénita, fascinée par la résolution de Rosario et par la promesse d'un incompréhensible ave- nir. Que faut-il faire?

Il faut s'affranchir de tous ces liens factices de la recon- naissance par lesquels la protection nous enchahie. Il ne faut plus aimer personne dans ce monde d'étrangers ; il faut m'ai- mer, moi.

—Eh bien, oui, je t'aimerai, mon frère I Mais ne me quil- teras-tu pas? Ne me trouverai-je jamais abandonnée sur les chemins, repoussée de toutes les portes comme l'a été notre pauvre mère?

—Notre mère n'avait pas de frère. Moi, je ne le quitterai plus dès que tu n'auras plus besoin que de moi. Jusque-là il faut un peu tromper, Morénita, tromper sans malice, et dans le but légitime de racheter la liberté qu'on t'a ravie. Il faut plaire à ton père et l'installer chez lui. Il faut flatter la du- chesse et l'amener à le produire dans le monde. Il faut y

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LA FILLEULE 225

plaire, y être remarquée, admirée, y faire beaucoup parler de toi.

Comment cela î

Il faut être coquette, c'est bien facile : tu n'auras qu'à regarder la duchesse; mais garde-toi de faillir, garde-toi d'aimer, tu serais perdue !

Oui, je le sens bien, dit Morénita, qui songeait à Sté- phen, je serais perdue, je serais humiliée, sacrifiée, traitée comnie une mendiante d'affection ; comparée, avec des rires de pitié ou de mépris, aux reines et aux saintes de leur inonde. Non, non, je ne dois aimer aucun de ces hommes qui ne sont pas mes frères I

A la bonne heure I dit Rosario. Il se fait tard, je vais le quitter. Demain je vais quitter Paris, j'irai t'attendre.

donc?

Dans un pays tu viendras inévitablement me rejoin- dre au printemps,

Et jusque-là je ne te verrai plus?

Si fait, quelquefois en secret, si lu es discrète, prudente et résolue.

Je le suis I

Eh bien, à loi pour toujours ! s'écria impétueusement le gitano en la pressant dans ses bras avec une énergie qui ne troubla plus Morénita.

Elle ne doutait plus, elle croyait sentir la voix du sang, elle subissait une influence qui plaisait à son imagination et dont les promesses la jetaient dans un monde nouveau de rêves et d'étonnements.

Quand elle se retrouva seule^ elle fut quelque temps encore sous l'empire de cet enivrement, jusqu'à ce que, couchée dans son petit ht, sous son édredon couleur de rose, et ber- cée par le souffle paisible et régulier de la bonne qui dor-

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inait dans une chambre voisine, elle tâcha de résumer ses idées et de voir clair dans sa situation.

La pensée de quitter Anicée s'était présentée .cent fois à son esprit depuis le jour où, elle avait entendu dire à Slé- phen qu'il n'avait jamais aimé, qu'il n'aimerait jamais une autre femme que celle à laquelle il était uni pour la vie. De- puis ce jour, Morénita a^ait ressenti des accès de jalousie bien voisins de la haine. Elle les avait combattus, mais il s'était fait en elle un détachement profond de la plus pré- cieuse, de la meilleure affection de sa vie : du moins elle le croyait ainsi, car les symptômes de l'aversion étaient en elle. Elle ne pouvait plus embrasser Anicée sans pâlir ou sans rougir. Elle sentait le feu de la colère monter à. son front ou le froid du désespoir le couvrir d'une sueur glacée. Inha- bile à se résumer, malgré les efforts de son intelligence, parce que l'inconséquence de sa nature l'arrêtait à chaque instant, il lui restait tout juste assez de religion dans l'âme pour qu'elle désirât fuir sa mère adoptive plutôt que d'arri- ver à la détester.

L'espèce de perversité de cœur du gitanillo J'effraya bien un peu, mais il y avait dans le sien un écho afifaibli de celte personnalité, sinon de cette ingratitude. Elle se rassura à ses propres yeux par la pensée de ce qu'elle souffrait, de ce qu'elle aurait à souffrir enœre dans sa famille adoptive, torturée par une passion qu'elle ne savait pas combattre de- puis le jour de délire elle l'avait manifestée.

Dans cet esprit impétueux et avide de bonheur, la crainte 4e la douleur morale n'était envisagée qu'avec épouvante, a Non, je ne veux plus souffrir I se dit-elle en tombant ac- ^îablée de fatigue sur son oreiller. Je n'ai rien fait pour être malheureuse, moîl Mon frère dit qu'avec de la volonté on est heureux, triomphant, hbre. Je veux l'être, je le serai, 4iussé-je briser et fouler aux pieds tous ces liens, sacrés

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pour les autres, qui n*exislent pas pour les enfants du hasard et du désespoir I d

JOURNAL DE STÉPHEN. FRAGMENTS

Paris 4 5 décembre i84&

C'est un fait accompli. Morénita a suivi aujourd'hui la du- chesse de Florès à son hôtel. L'étrange obstination de cette enfant à nous quitter reste un impénétrable mystère pour ma pauvre Anicée. Le peu de résistance que j'ai fait à celte résolution étonnait et affligeait presque mon bon ange. Sainte et digne femme I si je lui disais la vérité, elle ne voudrait pas y croire , elle croirait plutôt que je rêve. Ah I combien peu elle devine cette nature indomptable et bizarre I Jamais le hasard n'a rapproché des êtres plus différents, plus inca- pables de se comprendre l'un l'autre. Sans doute Morénita n'est pas dépourvue de cœur, car elle a souffert en quittant sa mère adoptive; mais elle manque absolument de con- science, car elle n'a pas hésité à lui faire cet affront, à lui causer cette douleur.

Elle était si pressée de secouer la poussière de ses pieds en quittant le seuil de son asile, qu'elle n'a pas voulu atten- dre un prétexte quelconque. La brusquerie de sa détermina- tion va révéler à tous le secret de sa naissance. Il est étrange que le duc, si jaloux jusqu'à ce jour de le cacher, en ait pris son parti avec tant d'abandon et de philosophie. A-t-il de- viné la folle passion de sa ûlle, ou a-t-elle eu le courage de la lui révéler? Est-ce un élan des entrailles amené par la détresse morale de ce pauvre être, ou bien une condescen- dance envers sa femme, dont l'engouement pour Morénita

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lient de l'extravagance î Non, ce n'est rien de tout cela : c'est quelque chose qui me paraît absurde à croire, et que je suis forcé de constater. Morénita exerce une influence ma- gnétique sur la plupart des êtres qui l'approchent. Elle at- tendrit, persuade et domine. Elle charme comme le basilic. Ma chère Anicée a subi ce prestige la première, et plus que tous.les autres. Ma belle-mère n'y a résisté qu'à demi. Roque, à qui tout ce qui constitue la nature de cette enfant et de sa race entière est essentiellement antipathique, n'a jamais eu pour elle qu'indulgence et faiblesse. Clet, sans en rien dire et sans y céder, en est agité, je dirais amoureux, s'il pouyait l'être. Moi seul, je l'ai considérée avec autant de froideur et de clairvoyance que le vieux Schwartz. Oh 1 je n'ai pas eu de mérite à la préserver d'elle-même en ce qui me concerne ; je ne sens pour elle que de la pitié dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.

' C'est son avenir surtout qui me semble déplorable : c'est celui d'une barque sans pilote et sans gouvernail. Un rouage essentiel, ou pour mieux dire le moteur principal, manque à cette organisation charmante, anomalie fatale, richesse décevante et stérile.

Elle a sa force relative, car elle a résisté à l'interrogatoire le plus ingénieux, le plus serré, le plus saisissant qu'ait ja- mais suggéré la tendresse d'une mère. Pauvre Anicée I elle était stupéfaite de cette opiniâtreté. Jusqu'au dernier mo- ment elle a cru la vaincre. Quand la duchesse a monté dans sa voiture, Anicée était encore persuadée que Morénita al- lait se jeter dans son sein et refuser de la quitter.

Elle a été vaincue, ma pauvre sainte femme! et à présent la voilà consternée.

L'angélique créature a eu la force de nous cachei" son dés- espoir. Voyant dans mes yeux et dans ceux de sa mère com- bien nous étions inquiets et affectés pour elle, elle a eu le

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LA FILIEULB 229

courage de rentrer dans la maison en souriant, en nous te- nant la main et en nous disant : «c Que voulez-vous, voilà les enfants ! une autre à ma place serait désolée ; mais de quoi puis-je souffrir entre vous deux ?uJ

Elle a fait semblant de dîner : jamais elle n'a été plus at- tentive pour nous, plus occupée de nous distraire et plus ado- rablement tendre en nous remettant sous les yeux à chaque instant tous les éléments de notre bonheur domestique. Elle était môme gaie, et tout en riant, elle ne sentait pas couler sur ses joues deux intarissables ruisseaux de larmes.

Je voudrais l'emmener en Berry ou la faire voyager, car, pendant longtemps, tout dans son intérieur, ici ou là-bas, lui rappellera le souvenir de cette fatale enfant. Je Ty ai préparée par quelques mots jetés comme au hasard. Elle a compris, et m'embrassant, elle m'a dit : c Ne crains rien. Je ne suis pas née ingrate, moi 1 II n'appartient à personne de m'empècher d'être heureuse par ton affection. Je ne rougis pas devant toi d'éprouver ce chagrin inattendu. Il y a peut-être plus de surprise que de douleur dans l'ébranlement qu'il me cause. Mais sache bien que c'était à cause de toi plus encore qu'à cause d'elle-même que je chérissais Morénila. C'était le pre- mier lien entre nous, c'était comme une enfant à nous. Nous nous étions trompés. Ces enfants-là n'appartiennent jamais à personne. Je l'avais toujours senti sans Tavouer. J'étais beaucoup plus à Morénita qu'elle n'était à moi. Elle ne rele- vait que d'elle-même.

« Tiens, s'est-elle écriée en se jetant dans mon sein, laisse- moi pleurer sans t'inquiéter de moi ; contre ton cœur, les larmes ne peuvent pas être amères. Je ne te promets pas de l'oublier, tu ne l'exiges pas, mais je te jure de m'habituer à cette séparation et de ne sentir que davantage l'ineffable bonheur de t'appartenir. Restons ici, si tu le permets, pour veiller quoique temps sur cette pauvre petite qu'on va Wen

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mal diriger peutr-ôixe, et qui pourra bien revenir nous de- mander protection contre les hasards, de sa nouvelle des- tinée.

Restons, ai-je dit à. ma bien-aimée, le temps que tu jugeras nécessaire à cette épreuve ; mais considère ce reste de sollicitude comme un devoir que tu accomplis jusqu'au bout. Ne te flatte pas de voir Tentent s'améliorer dans ce milieu si bien fait pour le côté dangereux de ses instincts, et surtout n'engage plus désormais contre ses volontés folles une lutte tu serais décidément brisée; ne t'étonne même pas de m'entendre te dire que je m'opposerais à ton zèle. Je sais que, dans le tourbillon se lance Morénita, tu se- rais si fourvoyée, si étrangère, si impuissante, que ton rôle perdrait forcément de sa dignité.

—Tu sais tout mieux que pipi, a répondu ma douce corn- pagne. Je ne ferai jamais que ce que tu jugeras utile et

IX

NARRATION

Morénita fut introduite et installée dans la maison du duc de Florès avec si peu de préambule, qu'en huit jours tout Paris, comme disent les gens du monde, savait qu'une jolie petite bâtarde (fruit d'une erreur de jeunesse), élevée my&* térieusement par une madame de SauJe [personne fort.ho^ noràble, mais point répand^e]^ avait été réintégrée dans lia maison paternelle par les soins généreux et délicats de la duchesse de Florès. On ne fit pas de longs commentaires sur l'aventure, bien qu'on ne parlât pas d'autre chose dans

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LA F1IX£ULB 231

certains salons. L'histoire de la belle Pilar ne fut point uu mystère, la ducl^esse ayant eu soin de la raoonter en secret à quarante, personnes de sa oonnaissanc^. La seule chose dont on ne sut rien, ce fut la honteuse existence et la triste Qn d'Antonio dit Algol. Ce détail eût gâté le charme du ro- man que la duchesse faisait circuler; et Rosario étant en- core parfaitement inconnu à Paris, il ne fut pas question <]e lui.

Le duc avait oublié jusqu'à l'existence de cetenfant, qu'il avait nécessairement perdu de vue et qui, n'ayant aucun lien direct avec sa fille, ne ppuvait aucunement l'intéresser. 11 n'avait pas même su que Stéphen Teût fait élever, celui- ci n*ayant pas l'habitude de proclamer ses bonnes oeuvres. La duchesse étaitrelle dans la même ignorance que son mari? D*où Rosario, inconnu à ce couple, tenait-il tous les détails de leur intérieur qu'il avait confiés à Morénitaî Voilà ce que Morénita ^o demandait quelquefois; mais discrète, méfiante et résolue comme son frère lui avait recommandé de l'être, elle ne hasarda pas la moindre question, et. le nom de Bosario ne sortit. pas une seule fois de ses lèvres.

C'avait été un assez étrange ménage que celui des deux époux espagnols, mais ils vivaient en bonne intelligence depuis que la passion était épuisée entre eux , et la du- chesse mettait le sceau à cette pacification en ouvrant ses bras à l'enfant de la gitana.

Le duc^ par la fantaisie d'un cœur romanesque, géné- reux, et mal satisfait de la vie» aimait en ellet Morénita comme on aime quelquefois les bâtards, c'est-^-dire avec une prédilection qui l'emporte sur celle qu'on aurait ou qu'on a pour des enfants légilimest II avait beaucoup perdu en.France de ses préjugés contre la race des gitanoa; la pas* sion de la pauvre Pilar s'était embellie de la poé$ie de ses souvenirs, jusqu'à lui faire croire qu'il l'avait sérieusement

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232 LA FILLEULE

partagée. Enân, en voyant Tattrait qu'exerçait Morénita à première vue sur son entourage , Taccueil qu'on faisait à son esprit précoce, à ses talents oîi perçait sinon une grande conscience, du moins une grande originalité, il arriva à présenter sa pupille, miss Hartwell, avec un sourire de triomphe modeste qui disait à tout le monde : C'est ma fille, et si je ne le dis pas tout haut, c'est par respect pour les convenances.

On ne pouvait pas douter qu'il n'eût l'intention de lui donner une belle dot. La richesse de sa parure et les joyaux dont elle était couverte attestaient la prodigalité de la solli- citude paternelle. La duchesse la montrait dans tous les bals, dans tous les théâtres aristocratiques, et, n'étant point d'âge à pouvoir être effacée, elle semblait se faire un ornement, un attrait de plus du voisinage de cette jolie tête pâle, parée de fleurs et de perles. Elle posait la jeune mère avec une grâce ravissante, et disait à qui voulait l'entendre qu'elle considérait Morénita comme sa propre fille. Aussi les partis ne tardèrent-ils pas à se présenter. Artistes ambitieux, no- bles ruinés, exilés polonais ayant un nom et de la pres- tance, aspirants dij^omates, tous beaux ou jeunes, titrés dans l'art ou dans le patriciat, formèrent une cour assidue, enjouée, brillante, à l'enfant de la bohémienne. La prédic- tion de Rosario se réalisait avec une rapidité incroyable. La jeunesse, l'argent, l'esprit et la beauté, c'est bien assez pour (aire oul)lier une peau un peu brune, des cheveux plantés un peu bas et une mère un peu saltimbanque. Il arriva môme que l'on fit, après coup, une célébrité à cette pauvre femme, à cette pâle rose d'Andalousie qui avait brillé un instant dans un coin de province, et dont on fit la perle des Espagnes. On se disait à l'oreille en regardant Morénita:

C'est la fille du duc de Florès et de la belle Piiar ; vous savez, la fameuse Pllarl

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LA FILLEULE :23S

Non, connais pasi

Bah I il n'a été bruit que d'elle en Espagne... à ce qu'il paraît I

Si une femme un peu collej-monlé s'avisait de dire:

Une bohémienne I mais c'est afifreux, celai

Il se trouvait toujours quelqu'un pour répondre :

Oh! celle-là était une exception, une vertu. Elle n'a eu qu'un amour, elle n'a commis qu'une faute en sa vie. On dit que son histoire est fort touchante et qu'elle est morte dans un coin, fuyant les bienfaits du duc, et dans les sen- timents les plus religieux.

Au milieu de tout ce triomphe, que se passait-il dans le cœur de bronze de la gitanilla? Son journal nous la mon*- trera moins endurcie que sa conduite ne le ferait croire.

JOURNAL DE MORÉNITA

Paris , 1er janvier 1M7.

Les étrennes d'aujourd'hui ont été si magnifiques, si va- riées, mon père a été si bon, tous mes amis si aimables, j'ai reçu tant de fleurs, de bonbons, de colifichets ruineux, de caresses et de compliments, que je me suis laissé dis- traire et que j'ai oublié ma tristesse pendant tout un jour.

Mais me voilà seule et j'y retombe. Que me manque-t-il donc, et pourquoi suis-je forcée de feindre la satisfaction et l'enjouement? Me voilà mise comme un ange, avec une robe de soie d'un rose si pâle, si pAle, qu'on dirait qu'elle est blanche et seulement éclairée d'un reflet. Cela, avec le bur- nous rose vif lamé d'argent que m'a donné aujourd'hui la duchesse, est d'un efl'et cbarmant. Mes cheveux, naturelle-

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2M LA FILLEULE

ment ondes, s'arrangent si bien que je fais le désespoir de toutes les Jçunes personnes qui veulent imiter mai coiffure. Ce soir, comme il ne restait plus au salon que la comtesse de Palma, qui prétendait qu^on était toujours forcée de mettre de faux cheveux pour se bien coiffer, en eût-on au- tant qu'elle, qui en a beaucoup de faux et de vrais, mon père, qui savait bien à quoi s'en tenir sur mon compte, a dit en riant :

«Est-ce vrai, et la Morénita a-t-elle déjà besoin de cf^t artifice? Voyons donfcl »

Il a défait ma coiffure et s'est plu à me couvrir de ma richesse naturelle, qui vraiment n'est pas commune. La comtesse s'est récriée d'admiration, mais elle n'était pas très-<X)ntente. La duchesse l'était beaucoup de la voir en- rager.

Ahl pauvre mamita!... vous étiez fière de mes cheveux, vousl plus lière que s'ils étaient les vôtres 1 Vous les mon- triez à Stéphen quand j'étais enfant, et vous ne vouliez pas me les laisser arranger moi-même, prétendant que , dans ma pétulance, j'en cassais toiyours quelques-uns. C'était donc bien précieux pour vous, un cheveu de ma tète I

Allons, voilà que je pense encore à mamita ! j'oublie tou- jours que je la déteste. Oh I que de mal vous m'avez fait, cruelle mamita I Vous m'avez aimée comme je ne le serai jaQiais de personne, pas même de mon père, qui ne chérit de moi que ce qu'il voit. Vous,, vous connaissiez mes dé- fauts et vous tes aimiez aussi ! J'aurais été méchante et con trefaite, que vous m'eussiez élevée avec le même amour. Pourquoi donc vous ôtes-vous laissé aimer par l'homme que j'aimais? Comment n'avez-vous pas deviné, vous qui cher- chiez mes moindres fantaisies jusque dans mes regards, que je ne voulais plaire qu'à, lui, et qu'il ne fallait pas lui plaire, vous? Ëst-ce que vous aviez besoin de son amour, vous si

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beureuso, si raisonnable, et d'un âge le cœur n'a plus besoin e passion?... Hélas ! j'oublie toujours que Stéphen est plus près de Tâge de mamita que du mi^n 1 Ob ! c'est lui que je haisi lui qui m'a bumiliée et qui n'a pas eu le plus petit effort à faire pour me trouver si inférieure à sa femme 1

Comme la visite que^nous leur avons faite hier soir m'a irritée ! Il fallait bien aller soubaiter la bonne année à ma mère adoptive. Le duc est réellement enthousiaste d'elle, je crois; la duchesse, qui dit les mots tels qu'ils sont, prétend en riant qu'il en est amoureux fou. Il est singulier qu'elle n'en soit pas jalouse, elle qui l'a été, dit-on, avec excès. Moi, je le suis : j'étais, blessée de voir mou père regarder une autre que moi, et çn parler avec cette admiration. La duchesse s'amuse des engouements de son mari. Elle raille un peu les femmes qui y croient. Elle a eu l'air de dire hier, mais sans aucun dépit, que mamita était contente de plaire au duc, et, comme je disais qu'elle n'avait jamais été vaine :

« Ne croyez pas cela, m'a-4-elle dit : les femmes qui s'en cachent le mieux sont celles qui y mordent le plus. »

Est-ce possible? Ahl si mamita était coquette, j'en serais bien contente ! Stéphen ne serait plus si fier ni si heureux I

Ahl je. sens que je devieps méchante! Oui, il faut l'être, puisque je suis haïe. .

Et pourtant je ne peux pas oublier I Oh I que j6 ne retourae jamais avec mamita, car s'il fallait m'en séparer encore une fois, j'en deviendrais folle ! C'est elle qui ne me connaît guère 1 Ne s'est-elle pas imaginé qu'elle avait du chçigrin et que je n'en avais pas 1 i^le se seraiconsQlée le spir même -en sentant le baiser que Stéphçn met chaque sw sur sa main! Âbl quel baiserl J'ai été bien longtemps sans le comprendre! mais le jour je l'ai compris, il me.faisait tressaiUir, il me mettait chaque fois la rage et le désespoir, dans l'âme! Que de choses dans une caresçf^ si respectueuse et dans un regard

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236 LA FILLEULE

si passionné 1 Ah 1 toutes les mères devraient être veuves ou vieilles comme madame Marange I

Je ne suis pourtant pas jalouse des amis de la duchesse. Je ne Taime pas^ la duchesse; elle ne m*aime pas non plus. Devant le monde, ce sont des caresses et des chatteries char- mantes. Quand nous sommes tête à tête^ nous n'avons phis un mot à dire, et tout ce que nous pouvons faire pour dissi- muler notre antipathie naturelle, c'est de nous occuper de chiffons et de projets de toilette.

Pourquoi fait-elle semblant de me chérir ? pourquoi m'a- t-elle attirée et amenée ici? Évidemment je lui sers à quelque chose. Gare à elle quand je Taurai découvert ou deviné! je lui ferai sentir qu'on ne se joue pas impunément de la bohé- mienne!

JOURNAL DE STÉPHEN

8 lauvier.

Ce soir Anicée m'a demandé si j'avais renoncé à mon pro- jet de voyage en Italie, et si je ne croyais pas que cela ferait du bien à sa mère, qui est souffrante.

J'avoue que pour mon compte, a-t-elle «goûté, je serais contente de changer d'air et de me retrouver tout à fait seule avec vous deux.

Toujours plus seule! lui ai-je dit. Tu ne crains pas de feffrayerun jour de cet éloignement de toutes choses?

Non, mon ami, a-t-elle répondu; il commence à me tarder, je te l'avoue, d*ôtre regardée comme ta femme.

Surpris, et voyant s'ouvrir une nouvelle perspective à ses idées, je l'ai pressée de s'expliquer.

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LA FILLBULB 337

Maman trouve notre vie parfaitement arrangée» a-t-elle dit en riant; toi aussi, n'est-ce pas? Mais moi, je penche à présent vers les idées folles, et j'ai une grande envie de me compromettre avec toi, pour que maman, effrayée de notre situation, se décide à nous laisser publier que nous ne sommes pas de jeunes amants, mais de vieux époux.

Je me suis agenouillé devant elle, je lui ai dit que je la comprenais. Nous n'avons pas dit un mot deMorénita. Nous partirons demain.

NARRATION

Le duc de Florès, en retournant le sprlendemain à la rue de Courcelles, il allait rarement avec sa femme et sa fille, mais seul le plus souvent possible, apprit que la famille était partie pour le Berry, oh l'appelaient des affaires imprévues. Il se mordit les lèvres et rentra pour annoncer cette nouvelle à Morénita.^orénita était au manège avec une dame de compagnie. La duchesse s'habillait pour aller la rejoindre. Elle reçut son mari avec un éclat de rire. .

Eh bien, fUi de mon âme, lui dit-elle en espagnol de- vant la femme de chambre qui n'entendait que le français, voilà une figure allongée qui m'annonce que vous venez de la rue de Courcelles. Vous n'avez trouvé personne, et pen- dant votre absence, Morénita a reçu une lettre de sa mamita qui lui envoie un charmant couvre-pied tricoté par 'ses belles mains, et qui lui fait ses adieux pour quelques mois.

Le portier m'a dit quelques jours, répliqua le duc avec

un secret dépit.

Mon cher Almaviva, reprit la duchesse, vous serez tou- ours un franc étourdi. Ce qui se passe, voyez-vous, est pour

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238 l'A FILLBCLB

moi clair comme le jour. Vous avez toujours voulu douter de- la venté. Je vous ai pourtant dit eent fois que madame de Saule était sé^ètement mariée «vec M. Rivesanges: Yous n'avez pas voulu me croire ; vous avez risqué t^p tôt votre déclaration. Le mari s*est aperçu de votre amour. 14 emi^ne sa femme, et il fait bien, car chacun sait que vous êtes irré- sistible.

J'espère , ma chère Dolorès , dit le duc troublé et con- trarié, que tout ceci est une plaisanterie que vous me faites?

Une pure plaisanterie, répondit-elle en l'embrassant au front. Et elle sortit en riant encore.

Il y avait du vrai dans les suppositions de la duchesse. Le duc, vivement épris d'Anicée, s'était exprimé avec elle*trop claîrementw Avec un^ femme aussi modeste , aussi éloignée de l'idée de plaire, il n'était pas possible d'être comïMis à demi-mot. Anicée, sentant dès lors qu'elle ne pouvait plus continuer ses relations avec la'famille de Morénita sans en- courager des prétentions qui, loin de la flatter, l'offensaient, avait pris vite un parti décisif. voi^nage de4tette étrange enfant, son attitude singulière et presque hautaine dans leurs rares entrevues, la faisaient souffrir. EDe était restée à sa portée par un reste de dévouement. Mais leurs liens officiels rompus par l'imprudence du duc, elle cédait au besoin de consacrer sa vie entière à Stéphen. Elle redevenait libre de vivre enfin pour elle-même en vivant pour lui seul.

Le duc n'était ni un' ftit ni un sot; mais il avait les pas- sions vives et comptait d'assez beaux succès dans sa vie pour ne pas croire offenser une femme plus âgée que lui, et qu'il supposait libre, en lui offirant son cœur. Il avait les mœurs faciles des gens privilégiés de la fortune et de la nature, et, sans perversité audacieuse, il n'avait pas de notions bien précises sur la vertu. C'était un peu la faute de sa femme.

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LA FULLEUtE 239

qui» sans manquer essentiellement à ses devoirs, ne lui avait jamais fait une vie sérieuse et vraiment digne. Avec une femme comme Anioée, il eût été le modèle des époux. II le sentait, et il l'avait dit à celle-<îi avec une ingénuité très-* grande.

Vous ne savez donc rien de ma vie ? lui avait dit Ani- oée, étonnée de sa conQance.

Non, madame» avait répondu le duc; je crois, je sens que Stéphen vous a aimée et qu'il vous aime encore. Mais vous si loyale et si courageuse, vous ne Vavet point épousé. Je crois donc que vous ne l'avez jamais aimé que d'amitié.

Anicée avait été sur le point de dire qu'elle était mariée ; mais, craignant d*avoir l'air de se retranchier èuT son de- voir et de laisser par ïk quelque espérance au duc, elle lui avait répondu avec douceur et simplicité qu'elle aimait Sté* phen d'amour et d'amitié, et comptait l'épouser, mainte- nant qu'elle n'avait plus à se préoccuper de l'avenir de Morénita.

Stéphen avait interrompu cette conversation. If avait vu rémotion du duc : il avait compris ce que, depuis quelque temps déjè, il croyait pressentir. Le calme d^Anicée n'eût pas permis un soupçon, lors même que sa vie entière n'eût^ pas éloigné un tel sentiment comme un outrage. U ne lui avait pas fait une seule question ; il n'en avait reçu aucune confidence. A quoi bon, quand on s'aime parfaitement? Il semblerait qu'on attache quelque mérite à être resté inébran- lable dans cette fidélité du cœur et de Fesprit qui est le pre- mier besoin de l'affection vraie. Anicée ne mettait pas plus de gloire à être insensible k la passion du duc, que Stéphen ne s'en attribuait d'avoir résisté à celle de Morénita. lis par- tirent ensemble^' le matin du jour le due, agité et vérita- blement affecté, revenait pour demander à Anicée d'oublier sa folie et pour lui offrir de s*éloigner momentanément.

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240 1^ FILLEULE

plutôt que de priver la d||chesse et Morénita de ses re- lations.

Ce départ fut ud coup violent porté au cœur de la jeune fille. Jusque-là elle ne s'était pas crue séparée de sa ma- mita. Gomme un enfant boudeur et entêté, elle s'était ima- ginée qu'elle ou Stéphen la supplieraient bientôt de revenir faire la joie de leur intérieur, et, tout en se promettant de ne pas céder , elle s'était réjouie de songer qu'elle serait toi^yours à même de le faire ; mais Anlcée n'était pas faible et Stéphen était fort. La conscience d'avoir pris en pure perte une dé- termination folle et cruelle lui fit verser en secret un tor- rent de larmes.

Mais le repentir ne dura pas longtemps. Morénita n'était pas de nature à se dire qu'elle eût faire un grand effort de modestie et de religion, rentrer en elle-même, vaincre sa passion pour Stéphen, et se guérir par le sentiment du bonheur de sa mère. L'idée de résister à ses propres entraî- nements ne semblait pas admissible chez elle. Était-ce le résultat de cette paresse de Tâme, de cette nullité de la con- science qui était eonmie sa tache originelle, et qui la domi- nait fatalement ? Pouvait-elle et ne voulait-elle pas, ou ne pouvaiirelle pas vouloir? Hardi et savant celui qui tranchera de tels problèmes au fond des cœurs humains 1 Qu'il prenne garde d'être trop indulgent pour notre nature, mais qu'il prenne garde aussi d'être trop cruel !

Le cœur était vivant et chaud (nous ne dirons pas bon) en elle, malgré ce désordre de la volonté. Si elle était sauvage- ment éprise de Stéphen, elle était attachée plus profondé- ment encore à sa mamita. Elle ne s'était pas endormie ou éveillée un seul jour dans son lit de satin de la rue de la Paix, sans songer à son petit lit de mousseline de la rue de Gourcelles , et sans tremper son oreiller de larmes, en se rappelant ce dernier baiser du soir, ce premier baiser du

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LA FILLEULE 241

vaatin qu'Anicée, pendant quatorze ans, était venue déposer sur ses paupières appesanties. Tout était changé dans sa vie, et, à chaque moment, elle sentait le prix de ce qu'elle avait dédaigné. Comblée de présents et couverte d^atours, sa soif de parures était déjà assouvie. Une toilette nouvelle ap- portée par la couturière, sans qu'elle l'eût désirée et prévue, ne lui causait plus ce plaisir d'enfant qu'elle goûtait à choi- sir elle-même, à consulter vingt fois Ânicée ou madame Marange, à l'emporter après une petite lutte qui exerçait sa volonté et allumait sa convoitise. Personne ne savait plus rhabiller et la coiffer comme cette mère intelligente et enjouée qui , en satisfaisant sa vanité , réussissait à la mo- dérer par le sentiment du goût. Au spectacle, ce n'était plus la petite loge sombre et cachée l'on n'allait que pour sa- vourer quelque chef-d'œuvre, et chaque beauté était sentie. C'était la loge brillante, exposée à tous les regards, il n'était pas question d'écouter, mais de paraître. On ne choisissait plus; on subissait le hasard de la représentation. La duchesse avait un sentiment assez borné des arts. Elle s'extasiait sur une roulade , sur une pirouette, lorgnait un bel acteur ou critiquait les toilettes de l'avant-scène, mais n'était pas réellement touchée d'une phrase bien dite, d'un sentiment bien exprimé , d'une grâce vraiment poétique. MoréDita se sentait comme rabaissée dans sa société, elle qui s'était sentie parfois véritablement artiste auprès de ce jugement droit et de cette délicatesse exquise d' Anicée. Elle se disait à elle-même qu'elle allait devenir nulle, et ressen- tait, au bout de six semaines d'enivrement, la fatigue et le dégoût de cette vie d'apparat. Toutes les conversations iiii semblaient vides, pauvres, niaises, ou d'un esprit tendu et d'une gaieté factice. Sans bien se rendre compte de cette infériorité générale et de la supériorité d' Anicée, elle s'é- tonnait d'avoir connu l'ennui maladif de la puberté auprès

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â42 LA FILLEULE

d'elle, depuis qu'elle ne sentait plus ni tooMon, îbI plaiâr, ni désir d'aucune chose dans sa nouvelle existence.

Après avoir sangloté longtemps le soir de ce départ , ^le passa au dépit et à la fâcherie. Elle voulut s'imaginer mille extravagances : qu'Anicée ne l'avait jamais aimée ; qu'elle avait donné la main à leur séparation avec une joie seerèle; qu'elle s'était sentie gênée par sa présence, jalouse de sa jeunesse, que sais-je I Après bien des divagations, elle s'en- dormît en pensant au bonheur que Bosario lui avait promis et qu'elle ne trouvait pas dans ses triomphes.

Pendant deux jours elle fut de cette humeur qu'on appeJte vulgairement massacrante ; le mot est juste. On dénigre, on analyse, on rabaisse, on détruit tout dans sa pensée quand on est mécontent de son propre fonds.

Le duc s'en affligea et s'en plaignit. La duchesse s'en moqua et n'y fit pas grande attention. Elle paraissait préoc- cupée, et donnait pour prétexte le soin de préparer une grande soirée musicale.

X

Morénita se ranima un peu au moment de paraître à cette réunion dont^ elle devait aider officiellement la du- chesse à faire les honneurs. Depuis qu'elle vivait chez son père, il n'y avait point encore eu de gala chez lui. La du- chesse paraissait pressée enfin de montrer Morénita à tout son monde. Le duc se laissait faire.

Clet et Roque, qui venaient de temps en temps et que la duchesse affectait de traiter comme des amis plus intimes de son mari qu'ils n'étaient réellement, arrivèrent des pre- miers. Roque, qui ne pouvait pas perdre l'habitude d'em-

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LA FILLEULE 243

brasser Morénita au front en arrivant et de la tutoyer, Tint s'asseoir auprès d'dle, et regardant confusément ^a pa- rure :

Yertudieul lui dit-il en riapt, si je n'étais Famoureux de ta bonne maman Marange, je serais le tien, ce soir. Tu ine fais l'effet de la reine de Saba. Ab çà I tu n'oublies pas, j'espère, au milieu de tes splendeurs, d'écrire à ta mamita et à cette obère grand'mère, et à ton parrain qui t'aime tant?

. La duchesse s'approcba et dit à Roque, en riant, de parler plus bas s'il roulait continuer à tutoyer miss Hartwell.

Bien, bien, fit-il, c'est juste, je ne dois plus la traiter comme une enfant.

Et -il redoubla sans s'en douter.

Heureusement, l'arrivée de plusieurs grands personnages donna à Morénita un prétexte pour le laisser avec un autre médecin qui engagea avec lui une discussion sur l'homœo- pathie. C'était la bête noire de Roque que cette invention nouvelle. Le salon se remplit, la musique commença, et entre les premières phrases du récitatif d'un chanteur en renom, on entendit des interruptions étranges.— Vincemmo, 0 padrif disait la voix suave et vibrante.

Vos pères étaient des ânes, disait en fausset le doc- teur homœopathe à Roque indigné, qui venait d'invoquer la science des classiques.

Le chanteur s'arrêta stupéfait.

Restons-en là, si vous le prenez ainsi 1 s'écria Roque de sa voix sèche et impérieuse, répondant à son antago- niste.

Un immense éclat de rire accuefiyt l'étrange mal-à-pro- pos de cette sortie. La duchesse pria gaiement et. familière- ment les deux disputeurs de passer dans une galerie ils

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244 LA FILLEULE

De seraient pas gênés par la musique. Roque ne demandait pas mieux.

On recommença la ritournelle, et le chanteur fut dédom- magé par un grand succès.

Cet incident avait favorisé l'inaperçu de l'introduction d*un nouveau personnage, qui se glissa dans la foule^ et que la duchesse présenta fort légèrement au duc, en lui disant que c'était un jeune artiste espagnol qu'on lui re- commandait, et qu*il faudrait encourager un peu, parce qu'il allait se faire entendre pour la première fois devant une aussi nombreuse compagnie.

L'artiste salua avec assez d'aisance et passa du côté des musiciens.

Çà ? dit le duc à la duchesse en le suivant de Toeil, c'est un gitanol

Possible ! reprit-elle avec indiflTérence. •— Pur sang I observa le duc.

Eh bien> répliqua la duchesse avec un sourire aimable des plus mordants, est-ce que nous méprisons ces gens-là, nous autres?

Le duc regarda involontairement sa ûlle, qui n'avait pas vu entrer l'artiste, et qui causait avec Clet, également inat- tentif à cet incident.

Morénita n'écoutait plus la musique qu'avec distraction. Elle savait par cœur tous les morceaux, elle avait vu tous les artistes sur les planches. Elle était déjà rassasiée des meilleures choses, aguerrie contre les plus mauvaises. Tout à coup, un Tiêm ! expressif de Cle.t lui fit lever la tête; mais, nonchalante, elle ne remarqua pas l'objet de sa surprise.

Qu'avez-vous donct lui dit-elle.

Rien, répondit Clet.

Et il recommença à lui faire la cour à sa manière, moitié

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LA FILLELLB 245

ai^e, moitié tendre, et en somme assez ridicule, maigre beaucoup d'esprit.

Morénita ne le haïssait plus depuis qu'elle avait quitté Ani- cée. Il lui rappelait ce tranquille petit monde de la rue de Courcelles et cette quiétude du château berrichon qu'elle regrettait en dépit d'elle-même.

Tout à coup elle cessa de l'écouter et de lui répondre. Une voix d'argent, qui semblait sortir à travers le duvet d'un cygne , chantait quelque chose d'étrange dans une langue inconnue. Le son d'une guitare vigoureusement attaquée contrastait, par sa sécheresse et ses rauques étouffements, avec la douceur caressante et la monotonie mélancolique du chant. C'était comme un soupir de la brise, interrompu par le rugissement sourd de quelque animal fantastique, comme la plainte des sirènes emportées par les tritons hen- nissants. Une partie de l'auditoire, composée de personnes de diverses nations, frénjissait de surprise et d'entraînement. - Une moindre partie, exclusivement composée d'Espagnols et de Portugais, souriait gravement ou haussait les épaules de pitié. Morénita, palpitante, avait mis les deux mains sur son cœur. Elle regardait avec une étrange attention. La du- chesse était invisible derrière le mouvement rapide de son éventail et ne paraissait pas écouter.

Morénita, qui s'était placée un peu en arrière des princi- paux groupes, comme une personne ennuyée de se mon- trer, et qui était trop petite pour voir au-dessus des autre têtes, sfe leva brusquement pour regarder le chanteur. Son mouvement fut remarqué, ainsi que le rapide regard qu'é- changèrent les deux gitanos au-dessus de tout ce monde plus grand qu'eux par le rang et la stature. Morénita se rassit aussitôt.

Eh bien , lui dit Clet à voix basse, à mon tour, je vous demanderai : Qu'avez-vous donc?

14.

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SM LA FILLEULE

A montour, je vous répondrai : Rienî dit Morénita^ avec un sang-froid extraordinaire.

Est-ce que vous avez vu la figure de ce garçon qui chante ?

Non, je regardais sa guitare, qui a un son bizarre et désagréable. Ce n'est pas une guitare comme les autres. Si M. Roque était là, il nous expliquerait au moins les paroles de la chanson, peut-^tre.

Je l'en défie bien I dit Clet.

Bah î si ce n'est que du chinois ou du sanscrit, reprit tforénita, il ne sera pas embarrassé pour si peu. Allez donc le chercher ; ceci l'intéressera peut-être.

Et, changeant de place, elle se déroba aux investi- gations de son interlocuteur d'un air parfaitement na- turel.

Quand Rosario eut fini ;ses trois couplets, il y eut un mou- Tement d'hésitation qu'on pouvait ^prendre pour un mur- mure d'encouragement. On parlait beaucoup de ce qu'on venait d'entendre : on n'applaudissait pas. Ceux qui étaient charmés se le disaient les uns aux autres; ceux qui n'étaient qu^étonnés^demandaient l'explication de cette chose insolite. Obux qui n'avaient pas d'opinion, et c'est toujours le plus grand nombre, recommençaient à parler bourse, chemins de fer ou politique. Les graves Espagnols disaient aux ques- tionneurs :

Nous serions bien embarrassés de vous dire ce qu'il a chanté. Mais nous connaissons tous les sons de cette lan- gue : c^est du gitano tout pur. Vraiment, ce n'est pas la peine de venir en France pour entendre cela. Cela court les rues chez nous. C'est absurde, c'est affreux, et l'on ne com- prend pas que, dans une maison espagnole, on fasse chanter «Ht bohémien après mademoiselle Grisi. \

Cependant les artistes italiens, et tout ce qui se trouvait

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LA FILLEULE 247

de gens de goût, de sentiment ou de science musicale dans l'auditoire^ disaient:

C'est du gitano si l'on veut, ms^is c'est de l'art, chaaté ainsi. Cela peut rappeler des chants barbares éçQTchés dans les rues par des chanteurs inhabiles; mais ce garçon-là en a découvert les vrais types, et il leur restitue de son chef tout ce que le temps et l'ignorance ont altéré, ou bien il nous les traduit avec une science qui n'étouJOTe pa$ rorigina* lité d'un génie tout empreint de la couleur originale. C'est un grand artiste qui ne sait peut-être rien, mais qui ne res- semble à rien, qui est magnifiquement doué, et qui remue le cœur et l'imagination d'une façon magique. Comment I ayoutaîent ces dilettanti, est-ce qu'il a déjà fini?

Ah! mon Dieu, est-ce qu'il va recommencer? disaient les autres.

Le gitanillo écoutait ce croisement d'opinions^ d'un air fort calme, saisissant une parole à droite, épiant un regard à gauche, et accordant sa guitare avec beaucoup de lenteur et de majesté. Le programme de la soirée portait deux ro-- mances de lui, séparées par plusieurs autres, morceaux chantés par les Italiens. Il n'en tint compte, et, voulant pro- duire son effet, cramponné à sa chaise et rivé au plancher, sans qu'il y parût à la grâce aisée de son attitude, il com- mença un second air sans se faire prier par les uns, sans se laisser intimider par les autres.

Il emporta son succès d'assaut. Les vrais amatpurs étaient fixés, et, sentant une résistance injuste, le couvrirent d'ap- plaudissements plus chauds et plu^ bruyants qu'il n'est d'usage dans le grand mpnde. . -

Il y eut, sur quelques fauteuils, une muette indigna- tion. L'Espagnol de race hait le gitano, comme le Polonais hait le juif, comme l'Américain hait le nègre, comme l'In- dien hait le paria.

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248 LA FItLEULB

Cest assez, dit le duc bas au gitanillo, en lui parlant d'un air fort poli, au milieu du groupe de musiciens oti il était rentré, et il lui glissa dans la main un petit rouleau d'or, en lui désignant la porte d^un regard furtif , sans du- reté, mais sans appel. Rosario, content de son succès, s'éclipsa; mais comme il serrait sa guitare dans Fanticham- bre, il revit près de lui la figure du duc, qui lui dit, en le regardant avec attention :

Gomment vous appelle-t-on ? -— Algénib, répondit le gitano.

Vous êtes gitano, vous ne vous en cachez pas î

Je ne m'en cache pas, au contraire : c'est mon état.

Vous avez raison. De quelle province d'Espagne ôtes- vous?

Je suis en Angleterre, on nous appelle gypsies»

Comment s'appelait votre père?

•— Je n'en sais rien. Je n'ai jamais connu ni père ni mère. Pai été abandonné chez des paysans, qui m'ont élevé jus- qu'à l'âge de douze ans, et qui m'ont ensuite rendu à des gens de ma tribu qui venaient d'Espagne et qui m'y ont conduit.

Vous ne connaissez personne à Paris?

Personne encore, monseigneur.

Qui vous a recommandé à la duchesse?

La comtesse de Fuentes.

C'est bien. Je vous ferai demander, si j'ai besoin de vous.

Je pars demain pour la Russie, monseigneur.

A, la bonne heure I dit le duc

Et Rosario sortit, emportant sa guitare et ses dix louis.

Je m'étais trompé, pensa le duc en rentrant dans ses salons. Gomment me rappellerais-je la figure de cet enfant au point'de le reconnaître?

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LA FILLEULE 249

Ciel causait avec Roque derrière une pyramide de fleurs.

Conçoit-on Firapudence de ce gaillard-là 1 disait Ed- mond Clet en regardant le programme de la soirée, imprimé en or sur du satin blanc. Se faire appeler du nom d'une des plus belles étoiles du ciel, quand on s'est appelé Dariolel et venir chanter ici, sous notre nez, quand on a tenu le tor- chon sur la roue des sapins I

Eh bien, pourquoi pas? disait Roque, que rien n'éton- nait dans les choses de ce monde. Est-ce qu*on le connaît?

Mais le duc?

Comment le connaîtrait-il, depuis le temps? Il n'a ja- mais fait la moindre question sur son compte, et notre protégé est trop fin pour n'être pas venu ici sous un nom supposé, sans avoir une histoire toute prête.

Hais s'il prétend se faire connaître à Paris, voilà peut- être un grand embarras pour la petite?

La petite ne sait seulement pas s'il existe.

Elle l'a écouté et regardé avec une agitation très-frap- pante.

La cigale a reconnu la musique de sa bruyère. Les bêtes ont bien des instincts sauvages qui survivent à la do- mestication, pourquoi les êtres humains n'en auraient-ils pas? Je suis fâché de n'avoir pas entendu chanter notre Indien dans sa langue, au lieu d'avoir bavardé en pure perte avec cet homœopathe saugrenu. Voyez un peu la mé- moire des enfants I J'aurais cru qu'il n'en savait plus un mot. Il a eu du succès?

Un succès d'enthousiasme.

Tant pis, il n'apprendra plus rien, le paresseux I

Qu'apprendrait-il de mieux? Il a trouvé sa veine.

Allons donc le trouver, et sachons comment il vit et il perche. Au fond, je ne le hais pas, ce garçon : c'est un drôle de corps.

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236 LA FILLEULR

Et Roque chercha s(m protégé, qu'il De trouva plus.

Morénita avait suivi des yeux les mouvements de Bosario et de son père ; puis, tous deux avaient disparu, et elle cher- chait avec préoccupation à r^oindre l'un ou l'autre, quand elle entendit une douairière castillane, qui ne la savait pas derrière elle, dire à sa voisme ;

Voilà une grande maison qui s'en va en quenouille d'une façon déplorable. Que feront-ils de cette gitanilla?Le duc estfou,vraim.ent, et la duchesse encore plus folle! Ils auront beau la requinquer, ils ne la blanchiront pas, et, à moins de la marier avec un gratteur de guitare comme celui qui nous a écorché les oreilles tout à l'heure, je crains pour eux qu'elle ne reste fille.

-— Une gitana rester fille I répliqua l'autre vieille en rica- nant j il n'y a pas de risque, et le mariage est bien le moin- dre de leurs soucis, à ces pauvrettes.

Tant pis. pour le duc, reprit la première. Il verra que de race le chien chasse, et ce sera bien fait. Çtomment ose- t-on montrer aux gens comme il faut le produit d'une pa- reille incartade ? Il y a de quoi éloigner de chez lui ICvS femmes honnêtes. Je ne croyais pas. la duchesse extrava- gaEute à ce poinHà; si cela continue, on n'amènera plus les jeunes personnes chez elle. Pour moi, je suis aux regrets que ma petile-fiUe soit ici, et je vais lui défendre de ré- pondre à cette moricaude, si elle se permet de lui adresser la parole.

Morénita sentit faiblir ses genoux. Elle fut sur le point de tomber évanouie ; mais ranimée par la colère, elle frappa d'un grand coup d*éventail le turban de la douairière au moment oî^ celle-?ci se levait, La dame jse retourna d'un air courroucé. »

■^ Pardpn, sdaojra, dit Morénita de^ l'air iç, plys insolent qu'elle put se donner, je ne vous voyais pas.

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LA FILLEULE ^1

Ce n'est pas étonnant, répondit la dame; vous êtes si petite I

Cest vrai, madame, j'ai pris votre turban pour un coussin, et je le trouvais placé trop haut, Tai cru que sa placé devait être sous mes pieds, et j'allais Fy mettre; mais j'ai vu votre figure et j'ai eu peur,

L'insol^ite! s'écria la vieille femme en s'éloignant; c'est une vraie gitana de la rue !

Cette altercation avait été entendue de quelques personnes. En peu d'instants elle circula dans des groupes nombreux. C'était la demi-heure d'itftervalJe entre la première et la seconde partie du concert. Tous les Français jeunes furent du parti de Morénita et dirent entre eux qu'elle avait bien fait de river le clou à une vieille sorcière. Les gens sérieux trouvaient la chose fâcheuse. Les jeunes femmes en rk&ii aux dépens des deux parties. Plusieurs précieuses en furent formalisées. Bon nombre de vieux Espagnols des deux sexes se retirèrent fort irrités, la dame outragée en tête, et se plaignant au duc, avec l'aigreur et la rudesse presque grossière que prennent tout à cbup les gens du grand monde quand ils se croient provoqués par leurs infé-- rieun.

Le duc, Yivement affecté de cette algarade, chercha par- tout sa lille. Elle avait quitté le salon. Morénita, pâle de rage, tremblante, et prête à suffoquer, s'était enfuie*dans sa chambre, et, tirant les verrous pour cacher une émotion qu'elle voulait paraître surmonter, s'était jetée sur un sofa. Elle avait laissé sa toilette fort éclairée, afin de pouvoir revenir au besoin, de temps en temps, rajuster sa coiffure^ Elle fut surprise de se trouver dans l'obscurité, et sérieuse- ment eifirayée lorsqu'elle se sentit entourée de deux bras sojiples et forts qui l'enlaçaient comme deux serpents» ^Elle allait crier lorsqu'elle reconnut la voix de Rosario qui l'ap-

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252 LA FILLBULB

pelait sa sœur» sa bien-aimée, son unique amour sur la terre.

Alors Morénita fondit en larmes, et, reprenant son éner- gie, elle lui raconta en deux mots quel outrage elle venait de subir.

Ce n*est rien,. dit legitanillo en riant. Moi, j'ai été mis à la porte. On m'a glissé de l'argent dans la main cooufne à un valet, et on m'a empêché de compléter mon succès en chantant dans la seconde partie du concert. Mais qu'est<ce que cela nous fait, Morénita ? Nous ne sommes pas méprisés, va 1 On n'insulte que ce qif on déteste, et on ne déteste que ce qu*on redoute. Ce qu'on dédaigne réellement, on n'y fait pas attention. A l'heure qu'il est, vois-tu, cent femmes sont amoureuses de moi dans le salon dont on me chasse, et tous les hommes ont la tête à l'envers pour la gitanilla qu'on dé- nigre. Laisse passer ce flot d'injures, petite sœur chérie : c'est ton véritable règne qui commence I Est-ce qu'une véri- table n^iss Hartwell, avec des yeux en couhsse et la bouche en cœur, baisant la main des vieilles guenons de cette race de singes, et mendiant leur pitié protectrice , ne serait pas bientôt reléguée au petit cercle et au mariage de raison avec un maître clerc de notaire ou quelque sous-secrétaire d'am- bassade? Allons donc 1 II faut être adorée par tous leurs prin- ces de la terre. Ils croiront pouvoir te séduire ; mais, après qu'ils ausont fait mille fohes pour toi, tu leur diras : Arrière» vieux chrétiens l je n'aime que mon semblable, que mon ami... que mon frère I

L'idée de cette lutte efï^ayait Morénita ; mais celle d'une passion nouvelle, qu'elle croyait chaste et sainte dans son but, plaisait à son esprit exalté.

Oui, oui, s'écria-t-elle en enlaçant étroitement ses mains crispées à celles de Rosario, toi seul, mon sang, mon âme^ rca force , ma haine, mon refuge, mon secret ! Ne me quitto

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LA FILLBULB %3

plus OU reviens bientôt. Je ne peux plus vivre sans être aimée exclusivement, et je sens que c'est ainsi que tu m'aimes I On frappa à la porte.

Venez, chère enfant, dit la voix de la duchesse; votre père vous cherche ; il' est inquiet de vous. Sortez avec moi, ne craignez rien.

Dans son trouble, Morénita ne remarqua pas la protection que semblait accorder la duchesse à son entrevue avec Ro- sario. Celui-ci la poussa hors de la chambre en lui disant:

Ne t'inquiète pas de moi, je sortirai.

Et Morénita alla retrouver le duc sans voir ce que la du- chesse était devenue après l'agiroir avertie.

Le duc venait à sa fille avec plus de sollicitude que de cour- roux. Quand il la vit forte et audacieuse, il s'effraya davan- tage et essaya de la dominer par une remontrance. Mais elle n'accepta aucun blâme, et, se plaignant vivement d'avoir été insultée dans la maison du duc:

Si c'est ainsi que votre'monde m'accueille, lui dit- elle, j'ai bien mal fait de quitter mamita, dont tous les amis la respectaient trop pour ne pas me respecter aussi, et qui ne recevait pas chez elle des gens disposés à lui faire un crime de sa tendresse pour moi.

Le duc, la voyant exaspérée, lui dit qu'elle était souffrante et qu'elle ferait bien de se retirer.

Si vous me le commandez, répliqua l'indomptable en- fant, je subirai l'humiliation de cette pénitence publique ; mais je vous avertis que je quitterai demain votre maison pour n'y plus rentrer.

Et donc irez-vous, ma pauvre Morénita? dit le duc qui se repentait un peu tard d'avohr cédé au caprice de sa femme en adoptant ouvertement l'enfant terrible. N'avez- vous pas abandonné avec beaucoup de dureté la généreuse

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254 LA FILLEULE

I

femme qui vous tenait lieu de mère? et ne savez- vous pas, d'ailleurs, qu'elle est maintenant en Italie ?

Eh I mon Dieu, répondit Morénita avec un accent et une expression de visage se peignait l'instinct de la liberté fa- rouche élevé à sa pluB haute puissance, est-ce donc si diffi- cile à trouver, l'Italie? Est-ce que la terre manque de che- mins pour nous porter et le ciel d'étoiles pour nous guider? Voyons, monsieur le duc, est-ce vrai ce que j'ai entendu toe à la marquise d'Acerda ? Suis-je une bohémienne ?

A-t-elle dit cela? dit le duc embarrassé.

Elle Ta dit, et bien d'autres choses encore.

Quoi donc ?

Elle a dit que j*étais votr^ fille 1

Morénita ! s'écria le duc perdant la tète , nous cause- ♦rons demain. Pour l'amour de moi et de vous-même, tenez- vous tranquille jusque-là.

Eh bien, qu'est-ce donc? dit la duchesse en venant les rejoindre sur l'escalier dérobé le père et la fille cau- saient ainsi avec animation; nt)us allons faire remarquer notre absence.

Et elle les emmena dans la galerie, tandis que Rosarîo s'esquivait par le chemin qu'ils lui laissaient hbre.

De quoi vous tourmentez- vous? dit la duchesse à son mari et à Morénita, avant de rentrer avec eux dans les sa-

. Ions. Comme vous voilà déconfits pour un incident ridicule les rieurs sont pour nous I Est-ce (jue ces prises de bec entre femmes n'arrivent pas tous les jours dans le monde? Est-€e qu'il n'^est pas peuplé de sottes cancanières, jalouses des jolies personnes î Votre grand tort, mon duc, est d'être apprécié par les jeunes, et c'est toujours un dépit pour les vieilles ; le vôtre, ma petite miss, est de faire fureur par vos beaux yeux. Eh bien, le grand malheur, quand notre salon serait débarrassé, une fois pour toutes , de ces anti-

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quailles I Si cela n'avait pas coûté une attaque de nerfs à cette chère enfant, je m'en réjouirais. 11 paraît qu'elle a ré- pondu avec l'esprit d'un diable. Elle nous contera ça ; mai rentrons, il le faut. Voilà la Persiani qui va chanter.

XI

Morénita fut entraînée à un mouvement de reconnais- sance pour la duchesse et l'embrassa. La duchesse s'ar- rangea pour lui rendre cette caresse sur le seuil de la grande porte, qui, de la galerie, s'ouvrait sur le salon prin- cipal. C'était une protection ouvertement déclarée , dont la plupart des hommes lui surent gré, dont une partie des femmes la blâma. La duchesse tenait beaucoup moins à satisfaire les unes qu'à éblouir et charmer les autres. Après le concert, on soupa. Il était assez tard. Les trois quarts de l'assemblée s'étaient écoulés peu à peu. On retint quelques artistes , les amis restèrent ; des gens aimables et distingués furent naturellement retenus aussi par cette réunion plus choisie-. Des femmes gaies ou coquettes prirent leur parti de s'amuser pour leur compte , sans se soucier de se lier trop avec la gitanilla, qui leur inspirait, au reste, une grande curiosité. D'autre^, meilleures ou plus intimes, l'acceptaient sans marchander, et même il y en avait quelques-unes d'assez mûres et d'assez honorables pour consoler la famille de l'échec de la soirée.

Le souper fut très-brillant. Roque se grisa un peu, mais il eut beaucoup d'esprit et fut fort convenable. Les artistes et les littérateurs s'animèrent et furent charmants. Ciel, un peu éclipsé, partant un peu morose, se sentit consolé par quelques attentions gracieuses de la duchesse.

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La conversation, devenue générale au bout de la table qu'occupait Morénita, vint à rouler sur le gitanillo. Des es- prits compétents en parièrent avec enthousiasme. Une jeune et jolie femme, un peu grisée par son propre entrain, dé- clara en riant à un de ses voisins, non loin de Morénita, qui l'entendit, qu'elle en avait la tête tournée. Morénita la regarda et sentit un mouvement de triomphe mêlé d'un éclair de jalousie qu'elle ne s'expliqua pas à elle-même. Une ex-c>antatrice italienne, un peu vieillotte, prisée pour son esprit et sa rondeur, porta aux nues la grâce et la beauté du bohémien , disant qu'à son âge elle n'avait plus besoin de faire l'hypocrite. Un peintre estimé regretta de ne pas s'être enquis de sa demeure : il eût voulu voir encore ce beau type et en fixer le souvenir par quelque croquis. La duchesse demanda à Roque, d'un ton fort naturel, s'il Faviait déjà entendu quelque part, et à Clet s'il ne pourrait pas le retrouver pour lui demander la musique de sa ro- mance. L'un et l'autre répondirent d'une manière évasive, regardant le duc, qui ne se doutait plus de rien, mais qui se promettait intérieurement de ne plus laisser aucun gitano pénétrer chez lui pour y fournir matière à des rapproche- ments désagréables pour sa fille.

Malgré le resserrement de bienveillance ou d'engouement qui se fit autour du duc, de sa femme et de Morénita, cette soirée laissa des traces pénibles dans leur -monde, et pour qu'on ne s'aperçût pas de la désertion de plusieurs gros bonnets, il fallut que la duchesse étendît ses relations dans le monde de la jeunesse, de la mode et du talent. Ce n'est jamais difficile à une jolie femme riche. Morénita se rit donc bientôt entourée et courtisée de plus belle. Mais le bonheur n'est pas dans cette vie mêlée d'éléments hé- térogènes. Morénita continua à s'ennuyer sans savoir pour- quoi.

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LA FILL1£L'LE 257

Chose étrange, ce cœur avide de se répandre, cette orga- nisation enfiévrée par l'inquiétude des sens, celte imagina- tion active, cet être tout concourait à l'irruption de quelque délire, repoussait froidement les séductions de la flatterie et les entraînements du plaisir. Deux types obsé- daient sa pensée et remplissaient le cadre de sa prédilection secrète, Stéphen et Rosario : le frère mystérieux, charmant et persuasif; le père adoptif, parfait mais rigide; deux ab- sents, deux êtres dont Texistence ne. lui paraissait jamais pouvoir s'assimiler à la sienne. Pour tous les autres hom- mes, Morénila n'éprouvait qu'un mélange de méfiance, de dédain et même d'antipathie qu'elle avait peine à leur ' cacher.

Elle sentait pourtant que Rosario lui avait dit la vérité, en lui répétant que, dans sa situation, elle ne pouvait que s'é- lever par la coquetterie, que redescendre par l'humilité. Elle était donc coquette, mais avec âpreté, avec tyrannie, avec une malice profonde et cruelle dans l'occasion. Aussi inspirait-elle de l'amour et de la haine. Personne ne pou- vait lui faire connaître la douceur de l'amitié, personne n'en pouvait ressentir pour elle.

Sou âme s'aigrissait rapidement dans cette position fausse et pénible. Le duc n'avait pas su contribuer à la guérir. Il avait reculé devant l'aveu du lien qui l'unissait à elle. Au moment de le lui révéler, il s'était arrêté, effrayé de son ca- ractère, impétueux et des exigences qui pouvaient surgir. Trompé par la feinte ignorance de sa fille, il avait traité les propos de la vieille marquise de rêverie , de méchanceté pure. Morénila était restée miss Hartwell, la fille d'un ami de Calculla et d'une Anglaise morte sur le navire qui l'ame- nait en Franco, en lui donnant le jour.

Morénita, en se voyant mystifiée ainsi, avait écrit sur une page de son journal :

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258 LA FILLEULE

« Vous me faites orpheline, mon père î Eh bien, tant mieux 1 vous me faites libre I »

Elle s'était donc redressée de toute sa petite taille, et Clet, qui prenait du dépit contre elle, comme bien d'autres, com- mençait à la comparer à un petit serpent qui veut toujours mordre, parce qu'il rêve toujours qu'on lui marche sur la queue.

Altière avec les valets, souple, caressante et moqueuse avec le duc, qui souffrait toujours de ses instincts violents ; raide et hautaine avec la duchesse, qui supportait ses frasH ques de caractère avec une douceur et une insouciance inouïe chez une personne autrefois violente et impérieuse, elle remplissait la maison paternelle de ses caprices et l'agitait parfois de ses fureurs. Elle réparait tout très-vite par d'in- volontaires élans de tendresse pour son père, qui s'y lais- sait gagner ; par de prudentes soumissions envers la du- chesse, qui accueillait son retour avec des rires pleins de bonhomie; par des prodigalités aux laquais, qui, dès lors, souhaitaient voir revenir l'orage destiné à crever en pluie d'or sur leurs têtes.

UNE LETTRE DE MORÉNITA A ANICÉE

« Nice, 15 avril 1847.

» Mamita , me voici dans un beau climat qui ne me fait pas de bien, vu que je ne suis pas malade. Toute ma mala«* die,, c'est de vous avoir quittée, et comme je ne peux pas vous rejoindre, cette maladie est mortelle.

» Mortelle pour mon âme. Mon petit corps robuste vivra quand même. Alors, vous voila tranquille? Dans ce monde,

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LA FILLEULE 259

c'est toujours comme cela* Pourvu que les gens no soient pas enterrés, on suppose qu'ils vivent et que cela leur suf- fit. Cela sufQt à vous, mamita^ qui êtes parfaite et qui ne pouvez pas être malheureuse. Moi, Je ne m'arrange pas d'être ce que je suis.

» Vous dites que je vous écris par énigmes. C'est singu- lier! il me semble que je suis de v«rre, et que je laisse trop voir le peu de bien, le beaucoup de mal que je sens en moi.

D Le duc est en Espagne pour des raisons de politique. On m'a expliqué de quoi il s'agissait. J'aurais pu comprendre, je n'ai pas écouté : c'était bien assez d'avoir le cœur brisé par son départ sans vouloir me casser la tête de ce qui le cause.

La duchesse s'amusait à Paris; mais elle s'est imaginé qu'elle s'amuserait ici davantage. Moi qui m'y ennuyais, il m'a été indifférent de continuer à m'ennuyer ici.

» Je devrais vous dire que je me trouve mieux d'être moins loin de vous. Hélas 1 je suis plus loin, chaque jour plus loin, de mon bonheur, de mon passé, de mon enfance, le seul beau temps de ma vie, quand vous étiez toute ma vie!

» Si cela peut vous intéresser, j'ai grandi un peu, et on dit que je suis fort embellie. Mais je sens, moi, que j'enlai- dis au moral. Je suis affreusement gâtée : aussi je suis mauvaise, colère, hargneuse, fantasque. J'ai fait souvent beaucoup de peine au duc, je me suis fait détester de beau- coup de gens, et je me trouve fort ingrate envers la du- chesse.

» Adieu, mamita. Mamita... ô maniita! je suis moins mé- chante que malheureuse, allez 1 »

Telles étaient les lettres de cette bizarre enfant. Anicée

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ne les comprenait pas. Madame Marange les devinait. Sté- phen ne pouvait les expliquer.

Ils s'étaient établis pour Tété à Gastellamare, près de Na- plos. Ils avaient écrit à Paris pour déclarer leur mariage à ceux de leurs amis qui l'ignoraient ou qui en doutaient en- core. Le temps était enfin venu Stéphen, reconnu homme de science et homme de cœur éprouvé, tout le monde s'é- criait en apprenant cette nouvelle : « Bahl ils étaient mar- ries? Eh bien, ils avaient raison. C'est le couple le mieux assorti, le plus sage et le meilleur qui existe. »

Après quelques jours passés à Nice, la duchesse écrivit au duc que l'air ne lui convenait pas et qu'elle louerait une villa aux environs de Gênes pour y passer le printemps. Morénita lui avait servi de prétexte pour ne pas suivre son mari en Espagne. Là, en effet, l'adoption de la gitanilla eût fait le plus mauvais effet. Le duc, en prenant sa ûUe avec lui, n'avait pas prévu qu'elle s'emparerait si despoti- quement de sa vie et ne lui permettrait jamais de la tenir cachée. La duchesse acceptait cet inconvénient, qui déran- geait toute leur existence, avec une longanimité inouïe.

La villa génoise était ravissante. Dans cet admirable pays, Morénita eut une première journée de calme, suivie d'un lendemain d'enivrement qui ne lui permit plus de s'en- nuyer.

Comme elle était le soir à sa fenêtre, rêvant aux étoiles et entendant le bruit majestueux de la mer que lui appor- tait la brise au milieu Tl'un silence énervant, la voix magi- que et la guitare sauvage de la bohème résonnèrent sous sa croisée. Cette croisée, au rez-de-chaussée, s'ouvrait sur les jardins. Rosario, d'un bond souple et vigoureux comme celui du léopard, s'élanra dans la chambre et tomba à ses pieds.

N'aie {MI& peur, luidit-41 en ^nbrassant ses bras nus

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avec transport. La duchesse ne peut nous entendre. Les va- lets sont absents ou gagnés. D'ailleurs, quand un gitano se laissera surprendre par d'autres gens que ceux de sa race, il fera beau ! Me voici enfin, Morénita de mon âme I Ne te l'avais-je pas promis, que tu viendrais dans un beau pays tu me retrouverais? Nous sommes libres de nous voir pendant trois mois. La duchesse ^ un amant, elle ne s'avi- sera pas...

Quoi I s'écria Morénita, cette femme trompe mon père?

Ton père a bien trompé notre mère !

Oh ! mon Dieu ! nous sommes les enfants du mal et du mensonge!

Qu'importe? il y a une chose vraie, c'est que nous nous aimons, nous deux.

Je n'aime plus que toi, mon frère, dit Morénita en fai- sant un effort de volonté pour arracher Stéphen de son âme avec cette parole. Mais dis-moi donc comment tu sais tout ce que tu m'apprends et comment tu savais que nous viendrions ici.

J'ai voulu le savoir, voilà tout. Comment peux-tu me faire une pareille question, toi, gitanilla? Ceux qui n'ont pas la force ont la ruse : c'est le bienfait des cieux qui dé- dommage notre pauvre famille errante de toutes les misè- res. Depuis le .jour oli j'ai su que tu existais, je n'ai jamais reperdu tes traces, ni celles d'aucun des êtres auxquels ta vie était liée.

Raconte-moi donc ce jour-là.

C'était un jour que ton parrain Stéphen m'avait dit que tu étais morte. Ce jour-là, ce méchant homme...

Lui, un méchant homme, Stéphen I Tu le hais donc, à présent?

Je l'ai toujours haï depuis ce jour-là ! Écoute : il fit ar- rêter mon pauvre père, il le fit jeter en prison, il est

4S.

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mort. Le gitano résiste aux supplices, au fouet, à la faim, aux rigueurs des plus affreux climats, aux nuits sans abri sur la terre durcie par la gelée, lui le fils du soleil ! Mais la captivité le tue. Cest Stéphen qui a tué mon père 1

Dieu rivant î pourquoi cette cruauté?

C'était par amitié pour toi, parce que mon père vou- lait te tuer,

Moi? Mais c'est affreux, tout ce que lu me racontes au- jourd'hui, mon pauvre frère 1

Le moment est venu de tout te dire. Mon père n'était pas le tien, ne le plains pas! il était cruel; il voulait me rendre voleur ; moi, j'étais trop intelligent pour vivre si bas. Je résistais. Il me frappait jusqu'au sang 1

Ah 1 les gitanos I c'est horrible ! s'écria Morénita avec un accent de terreur et de détresse.

Lès gitanos aiment pourtant leurs petits avec passion, reprit Rosario ; mais il faut que leurs enfants se soumettent à leurs idées, et quand l'un de nous veut agir autrement et traiter à sa guise avec le monde des étrangers, son père et sa mère le maudissent, l'abandonnent ou le font mourir. Mon père avait été si dur pour moi que je n'ai pas pu le re- gretter; mais c'était mon père, vois-tu, et je n'en dois pas moins haïr son assassin. En le voyant saisir et emmener par la police, que Stéphen avait avertie (il est rusé aussi, Stéphen î), je ne me jetai pas dans le filet avec lui ; je sui- vis Stéphen, je m'attachai à ses pas. Je sus, dès le soir même, tu étais, et comme quoi il était, lui, l'amant de ta niaman. J'espérais que cette découverte servirait à mon père, mais elle ne lui servit de rien. Il était pris. On m'ob- serva bientôt moi-même, on m'arrêta et on me livra à celui qui me tuait mon père et qui me volait ma sœur. Tu sais le reste. Cet homme m'a fait élever; il s'est établi mon bien- faiteur. Ces gens-là nous ont toujours traités comme des

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I.A FILLEULE 363

, ohiens, jetant à Peau ceux de nous qui leur déplaisent, met- tant les autres à rattache et leur donnant du pain pour les faire grandir. J*ai ramassé le pain, j*ai léché la main du maître et j'ai brisé rattache. N'est-ce pas ce que tu as fait avec ta mamita?

Hélas ! oui, mon Dieul dit Morépita en fondant en lar- mes; mais j'ai mangé le pain sans appétit, j'ai léché la main sans dégoût, et j'ai brisé l'attache sans plaisir. Ahl je ne suis qu'à demi bohémienne, moi!

Oui, oui, c'est rrai, reprit durement Rosario ; il y a du sang chrétien dans tes veines, pour ton malheur, pauvre fille, car cela te rend lâche, et, au lieu d'aimer ton frère le ^itano, tu aimes ton parrain qui te crache au visage.

«-Non, non, ce n'est pas vrail s'écria Morénita épouvan- tée de la pénétration de Rosario* .

r- Ne mentez pas! reprit-il avec colère et en lui tordant le bras d'un air farouche. Ce n'est pas moi que l'on trompe. Je suis votre frère, le fils de l'homme que votre mèje a trompé. Il m'avait fait jurer de vous tuer, j'ai violé mon serment, et, vous voyant si jolie, j'ai senti, qu'au lieu de vous haïr, je vous aimais avec passion; mais il faut oublier le chrétien, il faut le haïr, il faut m'aimer.,. ou bien, moi, je.,.

Tu me tuerais? dit Morénita glacée de terreur et es- sayant de fqir,

Non I je t'abandonnerais, répondit froidement Rosario, en lui lançant un regard d'inexprimable mépris qui l'effraya plus que sa colère.

Elle plia involontairement le genou devant lui, en lui ré- pondant, comme fascinée par une puissance inconnue:

Oui, je l'oublierai 1 et quant à la haine... c'est déjà fait, val ajouta-t-elle en se relevant et en retrouvant son éner- gie avec cette mobilité d'émotion qui lui était propre.

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264 LA FILLEULE

Viens jurer cela sur mon cœur, dit Rosario en lui ou- vrant ses bras.

£tle s*y jeta, mais se sentant étreindre avec une force convulsive, elle eut peur encore et poussa un cri.

Tais-toi, malheureuse! dit Rosario en lui mettant la main sur la bouche. Que crains-tu de moi? ne suis-je pas ton frère? n'ai-je pas le droit de t'embrasser, de te gron- der, de te sauver de toi-même?

Rosario ou plutôt Algénib, car c'était le nom mystérieux qu'il avait reçu de ses parents, et l'autre n'était que le nom chrétien que les gitanos méprisent en secret ; Algénib éprou- vait pour Morénita un amour effréné, qui, à chaque instant, menaçait de l'emporter sur sa ruse; mais il la voyait pure, et 11 sentait que la passion seule vaincrait son effi*oi et sa surprise. Cette passion ne pouvait naître dans son co&iaœ tant qu'elle le regarderait comme son frère , et le gttano redoutait ce moment il lui faudrait avouer son men- songe, dévoiler son plan de séduction et s'exposer peut- être à une méfiance invincible. Morénita avait avec lui la crédulité d'un enfant; elle n'avait pas seulement songé à demander sur quelles preuves il établissait leur parenté. Trompée une fois, ne craindrait-elle pas de Fôtre encore, et ne reculerait-elle pas épouvantée devant la pensée d'un amour incestueux?

Pour certaines tribus de bohémiens errants, l'union entre frère et soeur n'est pas plus criminelle qu'elle ne l'était chez les patriarches de la Bibles Mais soit qu' Algénib ne fût

1. L*aatear de cette histoire, caosaat un joor avec nue très-belle fille de bohème qui faisait métier de devancer les chevaax II la coarse, et remarquant avec pitié qn^elle était enceinte, lai demanda lequel des bohémiens qoi rentonraieat était son mari. Il n*est pas % âii^lte. C'est mon frère. Vous parla ainsi de tous les hommes de votre tribu ? Non pas, répondit-elle. C'est le fils de moB pèro et de ma mère, qui a denx ans de moins qne moi.

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pas dans celte secte, ou qu*il craignît avec raison que Morénita, chrétienne, n'eût horreur d'une telle pensée, il ne voulait se dévoiler que le jour il lui fournirait la preuve qu'il n'était pas le fils de la belle Pilar. ûr il atten- dait cette preuve. Il ne l'avait pas dans les mains. Il ne pouvait invoquer que la parole de son père et le souvenir de sa véritable mère, morte quatre ou cinq ans avant l'union d'Algol avec Pilar.

Algénib enfant avait aimé Pilar comme sa propre mère. Chez les bohémiens, comme chez plusieurs peuplades sau- vages, l'adoption est une seconde nature. Pilar était une créature douce et aimante, à laquelle il devait certainement des instincts meilleurs que ceux de son père. Une organi- sation exquise, un génie naturel et le goût du bien-être l'avaient séparé de sa race et jeté dans la civilisation avec le besoin d'y rester; mais aucune notion de religion sé- rieuse n'avait adouci en lui l'âpreté du vouloir personnel ; aucun lien de solidarité ne l'attachait au monde chrétien. Tout ce qui lui semblait désirable lui semblait légitime, tout ce qu'il croyait inévitable lui paraissait permis.

Mais, ne pouvant effîrayer la pudeur de Morénita sans compromettre toutes ses espérances, il fut maître de lui tout le temps nécessaire. Il l'étonnait bien parfois par qud- que regard trop brûlant, par quelque parole trop énergique, par quelque étreinte trop impétueuse; mais il ne donnait pas à son esprit le temps de s'arrêter sur cette frayeur : il la chassait par ce doux nom de soeur qui était en eux comme une invisible protection du ciel.

Pendant trois mois, Rosario vint presque tous les soirs passer trois ou quatre heures avec Morénita. Ce fut une vie étrange que celle arrangée par la duchesse pour sa pupille et pour elle-même» Contrairement à ses habitudes de luxe, de mouvement et de bruit, elle s^enferma dans une retraite

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absolue, disant à Morénîta qu'elle voulait lui rendre un peu du bonheur tranquille qu'elle avait goûté chez madame de Saule et qu'elle avait peut-être raison de regretter. A ses amis, elle écrivait qu'elle était soufiârante; aux personnes qu'elle connaissait à Gênes et aux environs! elle disait en riant que, n'ayant pas son mari auprès d'elle, elle se con- sidérait comme une veuve momentanément inconsolablet et n'avait l'appétit d'aucun autre plaisir que le repos des champs. S'il y avait à s'étonner de cette résolution dans son caractère et dans ses habitudes, il n'y avait rien à y repren- dre, car sa conduite extérieure était irréprochable, et, dans sa maison même, malgré l'assertion de Rosarlo, personne n'eût pu surprendre la trace d'une intrigue pour son propre •compte.

L'intrigue surprenante par sa liberté et sa sécurité, c'é- tait celle que Rosario entretenait dans la maison avec l'in- nocente Morénita. A neuf heures du soir, la duchesse se «couchait et s'endormait très-réellementj pour se réveiller à cinq heures du matin. Elle se promenait dans son jardin toute seule, brodait ou lisait d'un air fort calmé, ensuite ^iéjeunait avec Morénita à midi, recevait ou rendait avec elle quelques visites ou faisait quelque promenade en voi- ture, rarement une course à Gênes pour des emplettes, ou pour examiner à loisir une des belles collections de tableaux qui enrichissent les palais. Soit qu'elles dînassent dehors ou <5hez elles, tête à tête ou avec quelques personnes, ces deux femmes se retrouvaient seules, le soir, de fort bonne heure. La duchesse commençait aussitôt à' bâiller, riant de l'haM- tude qu'elle prenait de se coucher comme les poules, disant qu'elle s'en trouvait fort bien, et engageant Morénita à se refaire comme elle des fatigues du nionde, pendant ce répit qui leur était accordé. Morénita disait qu'elle aimait mieux étudier jusqu'à minuit dans sa chambre et dormir

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plus tard dans la matinée; que cette manière de vivre lui plaisait beaucoup aussi, et que jamais elle n'avait employé son temps plus à son gré.

La duchesse n'avait que deux domestiques qui couchas- sent dans la maison, laquelle était fort jolie, mais fort petite. Les autres serviteurs étaient dés gens du pays, loués à la semaine, qui, chaque soir, retournaient dans leur fa- mille, le hameau qu'ils habitaient étant situé à cinq mhiuteb de chemin de la villetta.

L'appartement de la duchesse était tourné vers l'est, ce- lui de Morénita vers le couchant.

Il semblait donc que tout fût disposé avec soin pour fa- voriser les relations secrètes des deux gitanes. Rosarîo habitait Gènes et y menait aussi une existence très-cachée. Il ne s'y faisait pas entendre, il n'y recherchait aucune pro- tection, il n'y établissait aucun lien avec les gens d'aucune classe, n'étant, lui, d'aucune classe en réalité. Il ne s'était jamais présenté chez la duchesse, et il ne semblait pas que celle-ci eût gardé le moindre souvenir son existence, car il ne lui arriva pas une seule fois de prononcer son nom devant Morénita.

Xll

La saison était magnifique. Il n'y avait pas, de Gênes à la villa, une demi-heure de chemin. Tous les soirs, entre neuf et dix heures, si Morénita quittait la duchesse un peu plus lard, elle trouvait son frère installé dans sa chambre; si c'était un peu plus tôt, e\\e l'attendait dans le jardin et le faisait entrer sans bruit et sans trouble.

Ils causaient ensemble ou Itavaillaient jusqu'après mi-

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nuit, souvent plus tard, à mesure que Fétude prit une place importante dans leurs veillées. Aigénib souhaitait avec pas- sion que sa sœur apprît la langue, les chants et les danses de sa tribu. Celte fantaisie, qui d'abord parut étrange à Morénita, la gagna à mesure qu'elle consentit à la satisfaire. Sa voix charmante, un peu voilée, et que les leçons de Sehwartz n'avaient encore osé développer, à cause de scm Jeune âge, n'avait rien perdu de ce timbre guttural propre i^ux gosiers de sa race. Son corps souple trouvait en lui- même, et sans autre guide que Tinstinct, toute la grâce des aimées. Aigénib n'avait plus qu'à régler à sa guise les pas et les poses de sa danse, comme il n'avait qu'à meubler sa mémoire des airs et des paroles de ses chants.

Il était réellement doué d'un génie musical particulier. Il avait appris la musique officielle^ comme disait Sehwartz, avec beaucoup de facilité, mais il s'était toujours senti op- pressé de ses idées propres et du vague souvenir de ces chants par lesquels Pilar avait charmé son enfance. H se rappelait quel prestige cette chanteuse illettrée avait exercé dans les campagnes et les châteaux de l'Andalousie. Il avait hasardé devant Stéphen et Sehwartz quelques fragments de ces souvenirs incomplets. Il avait été frappé de l'intérêt qu'ils y avaient pris et de l'impression qu'ilç en avaient re- çue. Dès lors il s'était lu, disant qu'il ne se rappelait pas autre chose, et voulant mettre en réserve son petit tonds pour l'avenir, sans en faire part à personne.

Quand j'ai vu, en poursuivant mes éludes classiques, dit-il à Morénita, un soir qu'elle l'inlerrogeait plus partieu- lièrement sur son passé, qu'il fallait, pour percer la foule, avoir des prolecteurs puissants et dévoués, chose impossible à un bohémien, ou que, pour gagner misérablement sa vie, il fallait piocher ou ramper toute sa vie, j'ai planté irré- vocablement les protecteurs obscurs ou tièdes, le métier

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pénible et impuissant* J'avais déjà voyagé en promenant ma petite science classique dans diverses contrées. J'étais gentil, je ne chantais pas mal, mais il y en avait tant d'au- tres comme moi I M. Stéphen ne me faisait espérer qu'un sort médiocre. Alors je suis reparti à pied et arrivé en guenilles au cœur de la bohème, dans le faubourg de Cor- doue qui est abandonné aux gitanes. Mes haillons étaient le costume de Tordre, j'ai été bien accueilli, grâce aux princi- pales formules de nos rites originels que je n'avais point oubliées. J'ai passé six mois parmi eux, voyant^ écoutant, m'imprégnant de leur génie et laissant grandir mon inspi- ration. De j'ai été à Séville, j'ai recueilli encore bien des richesses, car je ne me bornais pas aux chants et aux danses des gitanes, je voulais aussi m'assimiler l'art espa- gnol dans ce qu'il a de primitif, dans ses origines mores- ques. Pauvre, sale, hideux, vivant de rien, j'étais heureux de travailler dans un galetas, écrivant avec un mauvais crayon sur du papier que je réglais moi-même par écono- mie. J'ai parcouru aussi une partie de l'Allemagne et de la basse Pologne, étudiant les formes juives et tziganes. Toutes ces formes viennent originairement des pays que bénit le soleil et se tiennent par des relations plus étroites qu'on ne pense.

Revenu en France, j'ai puisé dans mes souvenirs, j'ai composé, j'ai traduit, j'ai rajusté, j'ai imité, j'ai enfln crééi^ J'ai essayé mes premières compositions devant toi, chez le duc. Les Français les ont admirées, les Espagnols les ont méprisées. J'étais heureux , j'avais réussi. C'était du gitano pur, et pourtant c'était de l'art. On l'a dit, on l'a senti, et, à présent, je suis mon maître. J'ai une spécialité unique je brave toute espèce de concurrents. Je vais courir le monde avec mes chansons. Dans les endroits je trouverai des auditeurs trop barbares, je danserai peut-être I ne pouvant

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parler à l'âme par les oreilles, je parlerai au sens par les yeux : je ferai les deux choses que la fourmi conseillait à la cigale, et que la cigale eût faire.

Quoi! lu veux me quitter? dit Morénita effrayée. Tu avais juré de ne plus jamais m'abandonner chez la race étrangère !

Que puis-je faire pour une sœur qui a un père grand d'Espagne? répondit Algénib, qui ne perdait pas une occa- sion de détacher Morénita de ses liens avec le monde. Et quel besoin a de moi la fille adoptive du beau Stéphen et de la tendre mamita? Ils ont une fortune ou un rang à lui donner; moi, je ne lui offrirais que le travail, la vie errante et une pauvreté relative.

-—La pauvreté! De quoi vis-tu donc aujourd'hui? Tu as de beaux habits^ du linge fin, des bijoux et rien à faire, puisque tu es libre de ton temps et de tes actions?

Cela, c'est mon affaire, dit Algénib en souriant. A côté de l'art qui ne nourrit plus l'artiste dès qu'il se repose, il y a l'intelligence des secrets du cœur humain qui lui crée d'autres ressources. Je te dirai cela plus tard. A présent, tu ne comprendrais pas. Chantons.

Pourquoi chanter? pourquoi étudier ensemble, reprit Morénita, si nous devons ne plus nous connaître dans quel- ques jours, nous séparer pour jamais?

Tu veux le savoir? Eh bien » les gitanos font le métier de découvrir le secret des destinées, et moi je lis clairement dans la tienne. Tu te brouilleras avec la duchesse et même avec ton père; l'une te chassera, l'autre te laissera partir. La mamita te recevra peut-être, mais, ou le divin Stéphen t'a- breuvera d'afi^onts que tu ne pourras longtemps supporter, ou il cédera à ta passion, et alors mamita et sa mère...

Tais-toi, tais-toi, esprit i^échant, âme cruelle! s*écria

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Morénita ; jamais je ne repasserai le seuil de leur maison ! je l'ai juré, et je ne suis pas si faible que tu crois.

Eh bien, alors, tu n'auras pas d'autre refuge que le sein de ton frère, et il faudra bien que tu fasses avec lui le métier de bohémienne. Seulement, je te l'ai préparé un peu moins dur, un peu moins vil qu'il ne l'est pour tes pauvres sœurs. Au lieu de chanter ou de danser dans la rue, tu bril- leras sur les théâtres; au lieu de te parer d'oïipeaux et de clinquant, tu auras de la soie et du velours ; au lieu de cou- cher à la belle étoile ou dans les granges des châteaux, lu voyageras en poste et tu descendras dans des palais. Tu seras enfin une artiste, une cantatrice vantée, adorée. Tu seras entourée d'hommages, et comme tu les aimes...

Tu mens, je les déteste!

Si c'est vrai, tu fais bien, car je veux que tu les reçoi- ves, mais je ne veux pas que tu y cèdes, et le jour tu ai- merais un ailtre homme que ton gitano, malheur à toi, ma sœur I Apprends donc vite et bien ce que je t'enseigne; ce ,n*est peut-être pas demain que celante servira, mais je sais que le jour doit venir tu m'appelleras à ton aide et tu me remercieras de t'a voir donné un état plus utile que tous les talents d'agréments par lesquels. Dieu merci, au reste, on t'y a préparée.

Le ton de domination tantôt protectrice, tantôt menaçante d'Algénib, n'effrayait déjà plus Morénita. Elle s'y était habi- tuée; elle se sentait aimée, ce qui diminuait beaucoup le sentiment de la peur; elle se sentait disputée, ce qui satis- faisait son besoin d'occuper exclusivement un cœur agité et exigeant comme le sien propre.

Le mois d'août approchai!. Morénita avait fait des progrès si rapides, elle prononçait si bien sa langue maternelle, elle chantait d'une façon si adorable les ravissantes créations d'Algénib, elle mimait avec lui des scènes chorégraphiques

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d'une grâce si voluptueuse, que le gltano se sentait ivre d'oj^ueil, de joie et d'amour. Éperdu et tremblant quand leurs voix argentines et fraîches mariaient leurs doux ac- cords au milieu du silence de la nuit , ou quand Jeurs bras s'enlaçaient devant )a glace se rencontraient leurs brû- lants regards, vingt fois il faillit s'oublier, se trahir, et ha- sarder pour un moment d'ivresse l'avenir de bonheur et de fortune qu'il se préparait.

Cependant jamais aucun écho indiscret ne s'était réveillé dans la^illa, au bruit léger de leurs pas, aucune brise n'a- vait porté leurs doux awîents à des oreilles attentives ou cu- rieuses. Morénita eût se dire que cela était d'autant ptus extraordinaire, que Rosario n'y mettait aucune prudence. Mais la conflante ou téméraire jeune fille n'y songeait guère et se laissait persuader que la duchesse était trop occupée de son propre secret pour épier ou pour vouloir troubler le sien.

Ce secret de la duchesse n'était pourtant guère vraisem- blable. Rien n'en trahissait, rien même n'en pouvait faire soupçonner l'existence.

Une nuit que Rosario se relirait et longeait le mur exté- rieur du jardin, un petit caillou, tombé à ses pieds, l'avertit de lever la tête. Il passait en ce moment au pied d'un kiosque qui formait l'angle de l'enclos. Plusieurs fois déjà il avait obéi à ce signal. Le kiosque avait une sortie sur le chemin qu'il suivait, et il était situé de manière que Morénita ne vît rien de ce qui se passait, lors même qu'elle serait res- tée à sa fenêtre pour écouter les pas de son frère se perdre dans l'éloignement.

Le gitanp, averti et soumis, poussa la porte du kiosque et y entra.

Eh bien , mon cher enfant, lui dit la duchesse du ion de bonté prolectrice qu'elle avait toujours eu avec lui dans

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leurs rares mais significatives entrevues, vous avez donc vu votre sœur, ce soir? Concevez-vous les cachotteries de celte chère enfant, qui ne me parle jamais de vous? Si le hasard ne me faisait vous voir sortir de la maison quelquefois, comme aujourd'hui, par exemple, je ne me douterais pas que vous y venez souvent. Je dis souvent, je n'en sais rien, après tout. N'abusez pourtant pas de ma tolérance. Le monde est méchant, et le duc,' qui a de terribles préjugés, ne me pardonnerait pas d'avoir permis ces relations trop légitimes et trop naturelles d'une sœur et d'un frère, quelque secrètes qu'elles fussent.

Ah î madame la duchesse , répondit Rosario , jouant la même comédie que son interlocutrice, bien qu'il ne songeât pas plus à la tromper qu'elle ne devait espérer de le tromper lui-même, vous êtes un ange de bonté et de justice. Vous seule au monde êtes assez grande pour comprendre le besoin qu'éprouvent deux pauvres parias, perdus ou tout au moins déplacés daus un monde ennemi , de se rapprocher et de goûter les douceurs d'une amitié sainte. C'est un bonheur qu'eux seuls peuvent se donner l'un à l'autre, car ils seront toujours, quoi qu'on fasse, exclus de la famille dès vieux chrétiens!

J'ignore absolument quelles sont les intentions du duc pour l'avenir de votre sœur, reprit la duchesse, mais je suis certaine qu'il ne vous permettra jamais de la voir, et qu'il vous chasserait de sa maison si vous vous hasardiez à y re- paraître. Il l'a fait une fois déjà avec tant de rigueur I Ah I mon cœur en a saigné, je vous l'ai dit. Mais que voulez- vous 1 dans notre race comme dans la vôtre, les femmes sont esclaves, et les hommes aussi sont esclaves de leurs propres préjugés 1 Le duc est pourtant le meilleur des hommes î

Oui, madame, on le dit; mais on assure qu'il a des moments de colère il est implacable 1

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« Quoi 1 pensa la ducnesse en frissonnant, le gitano sau- rait-il?..« Oui, ces gens-là savent tout dès qu'ils se mettent en tête de savoir quelque chose I Eh bien, n'importe, j'ai passé ce Rubicon dans ma pensée. »

Mon cher enfant, dit-elle avec calme, je ne vous en- gage pas à dire à Morénita que je suis dans votre confidence. Puisqu'elle ne me le dit pas elle-même, vous comprenez qu'elle se méfie de ma tendresse. Et moi, je me méfierais de sa discrétion auprès du duc. Dans un jour de dépit contre lui ou contre moi , elle pourrait me trahir en se trahissant elle-même.

Tout cela était convenu, senora, répondit le gitano. Vous croyez que j'ai été assez fou pour manquer à la parole que vous avez daigné exiger de moi?

-^ Non, dit la duchesse d*un ton expressif, car ma protec- tion est à ce prix. A propos, cher enfant, avez-vous trouvé quelque chose à gagner à Gênes?

Non, madame, je n'ai pas cherché. Je craignais trop de me faire remarquer, et que le bruit de ma présence dans votre voisinage ne vînt quelque jour aux oreilles de M. le duc.

Ah ! c'est juste ! dit la duchesse d'un air fort naturel qui en eût imposé à tout autre ; vous avez bien fait. Mais de quoi vivez-vous, alors?

Du présent que madame la duchesse a daigné me faire en quittant Paris,

Vous ai-je donné quelque chose? je ne m'en souviens pas. Ah ! par exemple, j'ai fait une grande étourderie de vous dire nous allions ; j'aurais prévoir que vous nous suivriez, que vous saisiriez l'occasion de voir cette chère sœur! Hélas 1 c'est une occasion et une liberté qui ne se retrouveront peut-être plus. Le duc revient d'Espagne dans un mois, ot il nous faudra le rejoindre à Paris.

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J'entends! pensa Rosario, il est temps que j'enlève Mo- rénita.

Allons, il se fait tard, reprit la duchesse, et je vois que vous vous oubliez quelquefois à babiller avec cette «chère enfant. Je crains que cela ne la fatigue. Quant' à la compro- mettre, il n'y a pas de^danger, j'espère? Tout le monde ne sait pas qu'elle est votre sœur ; vous êtes prudent ?

Gomme personne ne le sait , je suis plus que pru- dent. Dès que j'ai passé le seuil de cette maison, je suis gitano.

Bonsoir^ gitanillo, dit la duchesse en souriant. Ah ! tenez I pondant que j'y pense, et en cas que je ne vous ren- contre plus, car il ne faut pas que vous me rendiez visite 1 si vous avez besoin de quelque chose , je ne veux pas que le frère de Morénita soit dans la gêne : vous pourrez passer chez mon banquier à Turin, ou à Londres, si vovis y allez, comme vous en aviez l'intention. Ces messieurs sont avertis. Vous vous présenterez sous le nom que je vous ai dit. Ils vous remettront chacun dix mille francs, ce sera de quoi vous mettre à flot, car il ne faut pas aborder le public avec le ventre creux. Il faut faire payer très-cher, si vous voulez avoir beaucoup de monde; en Angleterre surtout! Bonsoir, bonsoir! Ne me remerciez pas :<c'est de l'argent placé pour l'honneur de mon jugement, car vous êtes un grand artiste, et vous aurez de la gloire. Le duc me saura gré un jour de n'avoir pas souffert que le frère de sa fille fût forcé d'affi- cher la misère en chantant dans les cafés. D'ailleurs, ne vous doisp-je pas de la .reconnaissance pour tous les services que vous m'avez rendus? N'est-ce pas à vous que je dois d'avoir connu l'existence de cette chère Morénita et l'his- toire de sa naissance, par conséquent le bonheur que j'ai éprouvé h, la rapprocher de son père et à amener celui-ci à remplir ses devoirs envers elle? Allez-vous-en, mon

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garçon. Si je ue vous revois pas, bonne chance et boa voyage I

a Ainsi, se disait Algénib en reprenant le chemin de Gènes, il faat*que je me hâte; c*est en Angleterre que je dois me rendre d*abord, et j'ai vingt mille francs pour mes frais.- Après -cela, on essayera de m*abandonner à mes propres forces, mais je ne le permettrai qu'autant qu'il me plaira, car je ne suis dupe de rien et je ^is tout. . Et d'ailleurs, qu'importe ? J'ai du talent , j'ai du génie, et je suis aimé de Morénila... Mais cette maudite preuve qui n'arrive asi D

Le lendemain matin, Algénib alla sur le port, comme il y allait tous les jours depuis une quinzaine, espérant voir débarquer un petit intrigant qu'il avait connu affamé et faisant tous les métiers à Sévilie. Il lui avait écrit de cher- cher son acte de baptême dans deux ou trois localités il supposait qu'il avait naître, car il ne le savait pas préci- sément. Ce personnage devait le lui rapporter lui-même, et, en récompense, Algénib devait lui payer son voyage et lui donner de quoi vi\Te pendant huit jours à Gênes, il espé- rait s'utiliser. Telles étaient leurs conventions. Mais l'aven- turier subalterne n'arriva pas, et, le jour même, Algénib reçut par la poste une lettre de lui qui luiapprenait que la paroisse d'Andalousie il avait pu naître était introuvable. Algénib commenta le post-s<^ptum de la lettre. Son ami lui annonçait qu'il ne désirait plus passer en Italie. Pour le moment, il avait trouvé moyen de s'établir chirurgien et maquignon dans les environs de Sévilie, Algénib comprit que son ami ne s'était pas donné la peine de chercher son acte, et, perdant l'espérance de se le procurer, il résolut de brusquer le dénoûment de sa passion.

II retarda volontairement sa visite à la villa, voulant préparer l'émotion de l'entrevue par l'inquiétude et Fim-

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patience de Morénita. Il arriva vers onze heures, pâle et tremblant. Il était positivement fort ému, car il avait beau être fourbe, il était éperdument amoureux, et n'abordait pas sans effroi Forage qu'il allait soulever.

Ohl mon Dieu, que t'est-il arrivé? s'écria Morénita en le pressant dans ses bras.

Elle croyait à un accident, elle l'examinait, craignant qu'il ne fût blessé.

Laisse-moi, laisse-moi, dit-il en la repoussant; ne me tue pas... Morénita, je ne peux plus vous aimer, je ne peux plus recevoir vos douces caresses. Il faut que je vous quitte, je viens vous dire adieu pour toujours.

Il tomba suffoqué sur le sofa, et, comme elle restait stupé- faite et terrifiée devant lui :

Oui, s'écria-t-il avec angoisse, je serais un lâche si je vous trompais seulement un jour, seulement une heure. Vous me mépriseriez. Il faut tout vous direl... Hélas I mon Dieul en aurai-je le courage? Oui, je l'aurai. Morénita, on m'avait trompé, je ne suis pas le fils de ta mère , je ne suis pas ton frère, je ne te suis rien !

Morénita demeura pâle et interdite; un nuage de sombre défiance passa sur son front, car elle avait, comme tous les caractères extrêmes , ces fréquentes alternatives d'aveugle abandon et de sauvage fierté.

Vous n'êtes pas mon frère ? dit-elle. Eh bien, il y a des moments j'en ai douté. Et vous? vous n'avez pas eu de ces moments-là?

J'aurais les avoir, car je me suis senti à chaque instant troublé par un excès d'admiration et de jalousie qui eût m'éclairer sur mes propres sentiments! J'étais forcé de me combattre moi-même, de me rappeler ce que nous étions l'un à l'autre. Ohl mon Dieu, pourquoi mon père m'a-t-il trompé ainsi?

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Oui, au fait, dit Morénita, dout le regard profond lui faisait subir un rude interrogatoire, dans quel but tous avail^il trompé? Vous seriez embarrassé de me le dire! S'il voulait me tuer et vous contraindre à me retrouver pour me livrer à sa vengeance, il avait tout intérêt à vous faire savoir que vous ne me deviez ni protection ni pitié 1

Algénib ne s'était pas attendu à tant de sang-froid et de ré- flexion, a Elle se méfie, pensa-t-il ; elle ne m'aime pas, je suis perdu 1 »

Alors il cessa de feindre. Une douleur réelle, mêlée de dé- pit et de jalousie, s'empara de lui. Il se leva.

Vous me haïssez, dit-il ; c*est bien I Vous pensez que je vous ai trompée pour vous séduire. Il me semble pourtant que je vous ai respectée I Mais quand il serait vrai que , pour vous voir, pour me faire aimer de vous, je me serais servi d'une vraisemblance, d'une fiction qui vous préservait de lout danger puisqu'elle m'imposait à moi-même une si pénible retenue, serait le mal? Si vous aviez un peu d'affection pour moi, vous ne m'en feriez pas un crime. Mais vous voilà prête à m'accuser des plus mauvaises intentions et à me chasser comme un intrigant, parce que vous n'aimez et ne rêvez que votre Sléphen !

Taisez-vous I dit Morénila avec hauteur et sécheresse. Vous n'avez pas le droit de fouiller dans ma pensée, vous n'avez aucun droit sur moi. Ne nommez pas un homme à qui vous devez tout, et qui est incapable d'un mensonjge, lui !

Ah I nous y voici 1 s'écria le gitano furieux. Elle l'aime toujours , et moi elle me méprise ! Ah ! fille de chrétien, race d'Espagnols, vous dédaignez le sein qui vous a portée I Allez donc, retournez à ces parents d'emprunt qui flattent votre vanité, mais qui vous châtieront cruellement de votre tache originelle.

C'est assez, dit Morénita offensée, allez-vous-en. Vous

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n'êtes pas mon frère ; votre présence chez moi h cette heure- ci n'est plus jamais possible.

Lâche que tu es ! s'écria le gitano, tu crains d'être blâ- mée ! Te voilà comme ces demoiselles hypocrites qui n'ont jamais un jour d'imprudence, et dont l'esprit corrompu est accessible à toutes les fantaisies il ne faut ni franchise ni courage 1 Eh bien, malheur à toi dans l'avenir ! Quant au présent, n'espère pas te débarrasser si aisément de moi. Tu es mauvaise, mais tu es belle ; je n'estime plus ton cœur, mais je suis encore amoureux de ta beauté, et il ne sera pas dit qu'un homme de la race ennemie respirera avant moi le premier parfum do ton souffle. Tu m'appartiens de droit, quoi que tu dises, et tu vas me donner le baiser de l'amour, ou mourir.

Je ne vous crains plus, dit Morénita outrée , en prenant le cordon de la sonnette qu'elle tira avec violence. Je sais que les gitanes sont lâches ! Fuyez donc, je vous le conseille : je dirai qu'un voleur m'a effrayée, ou que j'ai fait un mau- vais rêve.

Tu verras si je suis lâche, moil répondit Algénib en s'asseyant avec audace sur le lit de Morénita. Commande donc à tes valets de m'ôter de I Mais auparavant tu leur ex- pliqueras comment je m'y trouve.

Je dirai la vérité ! s'écria Morénita en se dirigeant vers la porte, je dirai que je vous ai cru mon frère et que vous ne l'êtes pas.

D'un bond rapide, Algénib se plaça devant la porte.

N'espère pas m'échapper, dit-il, personne ne viendra. Tout le monde est sourd ici 1

Excepté moi ! dit une voix d'homme à travers la porte, qui, brusquement poussée, envoya le gitano frapper du corps contre la muraille.

C'était le duc de Florès. Morénita s'élança dans ses bras.

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Laissez-moi, dit le duc en l'éloignant, je vous parlerai plus tard. Avant tout, je veux châtier ce drôle.

Et s*avançant sur Algénib, il le prit au collet, et le pliant en deux comme un roseau , il le fit tomber à genoux.

Le gitano, éperdu et vaincu par une terreur qui fit rou- gir Morénita jusqu'au fond de l'âme, n'essaya pas de se dé- fendre. Mais aucune parole ne sortit de sa bouche, et le duc, qui ne l'eût maltraité qu'avec répugnance, ne put lui arracher ni prières ni promesses. L'œil fixé à terre, morne, farouche, plein de haine, mais résigné comme l'homme sans espoir et sans ressource, ce rejeton d'une race dévouée depuis quatre siècles à la persécution et aux supplices, semblait attendre la mort avec le fatalisme oriental. Il y avait quelque chose d'effrayant dans cette malédiction muette, dans cette pro- testation faite à Dieu seul de la faiblesse contre la force.

Le duc résista à la tentation de le frapper.

Va-t'en, ver I lui dit-il en espagnol ; mais souviens-toi que si je te retrouve jamais sous mes pieds, je t'écrase I

Et il le lança vers la fenêtre, par le gitano prit sa volée comme un papillon de nuit et disparut sans bruit dans les ténèbres. •(

Morénita, muette de terreur, et voyant son père irrité pour la première fois, n'essaya pas de l'attendrir. Au reste, il ne lui en donna pas le temps, car il sortit après l'avoir enfer- mée à double tour, pour aller explorer et fermer le jardin. Il alla ensuite chercher un des domestiques qu'il avait ra- menés d'Espagne et sur lequel il pouvait compter. Il lui mit un fusil dans les mains et lui ordonna de faire bonne garde contre les voleurs du dehors ou contre quiconque bougerait de la maison. Puis il donna d'autres ordres et rentra.

La duchesse avait vu et entendu arriver son mari. Atten- tive et prudente , elle devina ce qui se passait, et s'arran- geant tout de suite le rôle qu'elle voulait garder encore, elle

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retira les verrous de sa chambre, se recoucha et feignit d*élre plongée dans le plus profond soonneil.

Le duc approcha avec précaution, observa en silence le paisible aliM de sa femme. Il ne pouvait l'accuser que d'a- voir manqué de surveillance. Mais de quel droit lui aurait- il imposé ce devoir "l

Il la réveilla: elle feignit la joie. Il lui raconta ce qu^il venait de surprendre : elle joua la surprise. Il lui exprima son mécontentement contre l'imprudence de Morénita: elle fît semblant d'intercéder ; elle ne-paraissail rien comprendre à cette aventure et n*en pas croire ses oreilles. Le duc ne dor-, mit pas, il était en proie à une grande irritation. Dès le point du jour, il rentra chez Morénita et la trouva assise à la place oh il l'avait laissée, plus rêveuse qu'abattue, et comme per- due dans ses réflexions.

Monsieur le duc, lui dit-elle dès les premiers mots d'explication qu'il prononça, si vous avez été à portée d'en- tendre la scène que,, pour moi, vous avez si heureusement dénouée, vous savez que vous n'avez aucun reproche à m'a- dresser, et vous me connaissez assezj j'espère, pour croire que je ne veux demander pardon de rien à un protecteur qui n'est pas mon père. J'ai peut-être eu tort de recevoir chez moi un jeune homme qui n'était pas mon frère, et de ne pas deviner qu'il me trompait. Mais ce manque de pé- nétration est un tort léger à mon âge : peut-être n'en est- ce pas un du tout dans la situation particulière me. jette l'ignorance de mon sort dans le passé et dans l'avenir. Le jour je saurai de qui je suis la fille, à qui je dois confiance et soumission entière, je serai fort coupable si je manque à des devoirs si doux et si fdciles. Jusque-là, il est tout sim* pie que je m'étonne, que je m'inquiète, que j'ouvre l'oreille à toutes sortes de révélations et que je sois la dupe du pre- mier veni%

ir.

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Ainsi, dit le duc un peu rassuré, ce gitano s'était fait passer pour votre frère? Mais quel est-il? C'est le même qui a chanté chez moi cet hiver? D'où sort-il, et comment s'est- il introduit chez vous, ici, à Tinsu de la duchesse?

Ah ! dit Morénita railleuse et triomphante, vous ne sa- vez rien ? et vous êtes arrivé à temps pour m'empêcher d'être tuée par cet aventurier que vous supposiez aimé de moij et seulanent un peu trop pressé d'en obtenir l'aveu?

» Jene sais absolument rien , Morénita, que ce que vouis voudrez bien m*apprendre, dit duc, espérant la désarmer par sa franchise et sa douceur ; ce que vous m'accusez d'a- voir pensé, en vous trouvant aux prises avec ce misérable, tout autre Feût pensé à ma place. Je venais plein de joie et de confiance, pour surprendre la duchesse et vous par mon retour, et j'étais loin de m'attendre à vous trouver dans un pareil danger. J'ai rougi pour vous de voir que vous vous y ^tiez volontairement exposée. . .

Ne rougissez [)lus, monsieur le duc, dit Morénita avec amertume, puisque vous savez que jusqu'à ce jour j'ai pris Algénib, fils d'Algol, pour mon ftrère.

Fils d'Algol! s'écria le duc soudainement troublé.

Oui, dit Morénita d'un ton de légèreté féroce, le mari de la belle Pilar, que vous avez connue, à ce qu'il préfend, et dont il disait d'abord être le fils.

Le duc, bouleversé, se leva.

C'^st assez, Morénita, dit-il ; une pareille conversation entre vous et moi ne peut aller plus loin. Je veux ignorer ce qu'on a pu vous dire ; j'aurais souhaité vous voir moins empressée de le croire. Vous pourriez penser, aujourd'hui du moins, que le lâche capable de vous tromper en se disant votre frère vous a menti sur tout le reste. Mais, vous mepa- raissez disposée à écouter les plus fâcheuses histoires et à laisser approcher jusqu'à vous les plus étranges bandits I

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Cette tendance au romanesque tient d'assez près à la folie, et j'y dois prendre garde. Je n'ai rien à vous expliquer sur les mystères qui obsèdent votre imagination. Sachez seulement que vous n'avez pas le droit de m'interro- ger, et que j'ai celui de surveiller et de diriger votre con- duite.

Deux heures après, le duc, la duchesse et Morénita pre- naient en poste la route du Turin. Le duc était profondément blessé contre sa fille, assez embarrassé devant sa femme, et en proie à une irritation intérieure qui, chez lui, rempla- çait rarement, mais radicalement, la douceur et la faiblesse habituelles.

La duchesse était calme, bonne, généreuse envers Moré- nita, qu'elle s'efforçait de réconcilier avec le duc.

Morénita était inquiète, mais, trop fière pour s'humilier, elle ne faisait aucune question .

Les ordres que le duc avait donnés n'avaient amené au- cun résultat. Les gens chargés de suivre et de retroUver Algénib sur la route de Gênes ne Tavaient pas aperçu.

Deux jours après, le duc conduisait Morénita en visite chez une parente qui était supérieure d'un des plus riches cou- vents de Turin. Il la laissa seule avec elle pour quelques instants, prétextant une autre visite avec la duchesse, qui sortit du couvent, ayant l'air de pleui^r. Ils ne revinrent pas. Morénita était cloîtrée .

De tous les mauvais partis que le duc avait à prendre, celui-là était le pire. Peut-être le meilleur eût-il été de lais- ser Morénita courir à sa destinée. Avec certaines natures, les obstacles irritent la résistance et changent la velléité en résolution, la volonté en désespoir.

La pauvre gitanilla, en entendant les grilles et les ver- rous se refermer sur elle, frémit de la tête aux pieds. Elle se rappela ces mots d'Algénib, à propos de son père :

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<x Les gitaoos supportent la faim, le froid, toutes les mi- sères; mais la captivité les tue I »

Oui, oui, se dit-elle, voilà ce qu'on fait de bous! Algénib avait raison. On séduit nos mères, et on les abandonne; on ramasse leurs enfants, on leur jette du pain et on les met à rattache. Tant pis pour ceux qui m^i- rentl

De ce moment, le sang de la race proscrite et sacriûée se ranima en elle. Elle sentit qu'elle haïssait son père. Elle maudit le mouvement d'orgueil qu'elle avait eu en se croyant afl[ï*anchie de ses liens avec la bohème, au moment le duc avait terrassé Algénib sous ses pieds.

Oh! qu'il revienne, ce malheureux pariai s'écria-t-elle en tordant ses mains dans le silence de sa cellule, et je te grandirai de toute la puissance de ma haine contre mes tyrans !

Le couvent qu'on lui avait assigné pour retraite et pour prison était une véritable forteresse. Dans les premiers jours, il sembla à l'infortunée jeune fille qu'elle était enterrée vi- vante, et tout plan d'évasion lui parut inadmissible. Elle garda pourtant un profond silence et ne daigna pas faire entendre une plainte. Les religieuses , que le duc avait aver- ties, s'attendaient à une explosion terrible. Il n'en fut rien. La captive fut muette, froide, polie, et d'une rare dignité dans sa douleur.

C'était le beau côté de cette nature mêlée de grandeur et de misère. Si elle avait la vanité puérile, l'ingratitude et la personnalité déréglée de l'instinct sauvage dans le triom^- phe, elle avait aussi le stoïcisme, la patience, la ûerté dans la défaite.

Avec son admirable divination, Anicée, sans se piquer de la science de l'analyse du cœur humain, avait compris ce qu'il fallait k cette enfant. Alors qu'on l'accusait d'être

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aveugle et de la gâter, elle suivait la seule ligne de con- duite appropriée à son caractère. Elle ne brisait aucune spontanéité, et, faisant la part de la fatalité de Torganisa- tion, elle satisfaisait les appétits invincibles, toutes les fois qu'ils n'avaient pas de danger immédiat ou sérieux. Le duc, tour à tour plus faible et plus rigide, devait amener sa fille à cette complète révolte intérieure qui est pire que la révolte ouverte et passagère.

Morénild eut l'intelligence de comprendre que Toppres- sion est, à la longue, un fardeau aussi pénible à ceux qui Texercenl qu'à ceux qui le subissent; que, dans les desseins de Dieu, personne n'est prédestiné à l'état de geôlier, et que, sans les continuelles révoltes des captifs, qui donnent à la volonté des gardiens une tension factice et maladive, les liens les mieux serrés se relâcheraient forcément plus tôt qu'on ne Tespère.

Elle s'était fait haïr dans le monde, elle se ût aimer dans le couvent. Le duc, à qui la supérieure écrivit pour faire l'éloge de sa belle pénitente, s'applaudit du parti qu'il avait pris.

Avec ces natures indisciplinées, disait-il à sa femme, la rigueur est salutaire. Elles ne cèdent qu'à une volonté plus ferme que la leur.

Savoir! répondait la duchesse avec un sourire étrange. En toute chose il faut considérer la fin. Les âmes vraiment énergiques savent attendra. Elles ne plient que pour mieux se relever. Je crois votre fille plus forte que vous.

C'est ce que nous verrons I reprenait le duc avec hu- meur.

Et pourtant son cœur saignait déjà à l'idée des pleurs que Morénita versait peut-être en secret. Il était bon par tempé- rament ; mais malgré l'intention d'être juste, il ne savait pas rêtre.

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Dans six mois ou un an , disait-il, quand nous nous serons bien assujés que tout lien entre elle et ce drôle est rompu par l'oubli et Tabsence, nous la reprendrons et nous la marierons tout de suite. Cherchons-lui un mari; tout est là. Nous augmenterons sa dot en raison la sottise qu'elle a faite et du danger auquel elle s'est exposée en recevant ce gitano. Si le coquin se vante, nous le ferons taire. L'époux de Morénita, recevant de nous protection et richesse, ne sera pas bien à plaindre.

Marier Morénita devint donc l'idée fixe du duc de Flores. Il était impatient de mettre un terme à la captivité de sa fille. Lui aussi savait bien que les bohémiens ne supportent pas longtemps la privation de la liberté. On lui écrivait qu'elle était souffrante ; il craignait qu'elle ne fût malade, et puis il était las de vouloir.

Il sonda toutes les personnes de son entourage qui pou- vaient être desiépoux sortables. A sa grande surprise, mal- gré les cinq cent mille francs de dot qu'il fit délicatement sonner à leurs oreilles, il n'en trouva pas une seule qui vou- lût comprendre. Il pensait cependant que l'aventure de la villetta était restée fort secrète. Aucun de ses amis ne lui avoua que la duchesse l'avait mis dans la confidence. Tous y étaient initiés, et chacun se croyait le seul.

Le duc ne voulait pas se rabattre sur des gens sans fierté, il n*en eût pas manqué ; ni sur des hommes trop laids ou trop âgés, Morénita les eût repoussés. Enfin, il découvrit, dans un coin de sa cervelle, la pensée de s'en ouvrir fran- chement à Hubert Clet.

Clct, le poëte, l'homme de lettres, le sceptique à l'endroit des choses sérieuses, l'enthousiaste à propos des choses fri- voles, Clet, qui avait mangé sa fortune, ouvrit l'oreille à cette proposition, mais sous toutes réserves.

Je sais toute la vérité sur l'aventure de Gênes, dit-il au

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duc; je vous remercie de la conôance et de la franchise avec laquelle vous m'en parlez. Mais je tiens tous les détails de la bouche d'Algénib en personne.

Vous l'avez dont vu? il est donc à Paris? s'écria le duc.

Je l'y ai vu peu de jours après votre retour. Il n'a fait que traverser et doit être maintenant en Angleterre. J'ai protégé et assisté l'enfance de ce pauvre garçon , qui n'est pas si méprisable que vous croyez. Il a confiance en moi, il m'a tout raconté. Morénita a été non-seulement invulnéra- ble à son plan de séduction, mais encore dure, hautaine, cruelle pour lui. Il la déteste maintenant autant qu'il l'a aimée, et y renonce avec d'autant plus d'empressement qu'il a grand'peur de vous. Je ne vois donc pas trop pourquoi vous vous êtes cru forcé de mettre cette pauvre petite au couvent. Vous dites qu'elle y est devenue sage : je crains que vous ne l'y retrouviez folle. Voyons 1 vous lui donnez une fortune, el je suis amourc^ux d'elle : deux motife pour que je l'épouse sans folie et sans bassesse, si elle veut de moi ; mais je doute qu'elle s'accommode de mes quarante ans et surtout de l'absence de prestige à laquelle doit se ré- signer un homme qui vous a bercée, et qu'on voyait déjà vieux alors qu'il était encore jeune. Or, écoutez, mon cher duc, je ne veux pas être la condition sine qud non de la dé- livrance de Morénita. L'amour de la liberté pourrait lui ar- racher le oui fatal, et que voulez-vous ? j'ai encore la pré- tention d'être aimé, ne fût-ce que dans les premières années de mon mariage.' C'est peut-être par amour-propre que j'y tiens, car, au fond, je suis assez philosophe, mais j'y tiens* Je vous avertis donc que Morénita ne sortira pas du couvent à cause de moi, à moins que je ne lui aie parlé moi-même.

Est-ce que vous croyez, dit le duc , que cela ne vau- drait pas la peine de faire le voyage de Turin?

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Oui, si VOUS me donnez votre parole d'honneur de ne la prévenir en aueune façon.

Le duc s'y engagea et donna à Çlet une lettre d'introduc- tion auprès de sa parente la supérieure, afin qu'il pût voir Morénita comme pour lui apporter des nouvelles du duc et de duchesse.

XIII

FRAGMENT d'UNE LETTRE DE CLET A STÉPHEN ET A AKICÉE

« Toriu, 10 décembre îiff.

» A présent , chèrs amis, que je vous ai raconté toute l'af- faire, et que vous savez prendre votre pauvre Morénita, dont vous êtes si inquiets, je vais vous dire comment je l'ai retrouvée et ce qui s'est passé entre nous.

» Aussitôt qu'elle a paru à la grille du parloir, j'ai été frappé du changement qui s'est fait en elle depuis huit mois que je ne l'avais vue. Elle n'a pas beaucoup grandi ; elle n'est ni plus grasse ni plus colorée, mais sa beauté diabolique a pris un caractère de sérieux et de fermeté qui montre l'ange à travers le démon beaucoup plus que par le passé. Elle m'a accueilli avec beaucoup de grâce et même d'enjoue- ment ; elle a plus d'esprit que jamais.

» Pressée par moi de dire franchement si elle s'ennuyait au couvent , elle a répondu avec une hypocrisie de fierté vraiment admirable qu'elle s'y trouvait fort bien et ne dé- sirait pas en sortir.

» J'ai été dupe de sou assurance, et j'ai commencé à lui

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LA FiLLEUUS â^

faire un peu la cour, ne craignant plus d*étre considéré comme un pi^-aller entre la chaîne du mariage et celle du cloître. Au cas qu'elle m'eût écouté, je vous jure bien que je n'eusse point passé outre.sans vous demander votre agrément, car le duc aura beau faire, à mes yeux, vous êtes et serez^ou- jours les véritables parents de cette pauvre perle d'Andalousie;

i>Nous étions seuls au parloir, séparés par la grille. La mur-écùute, avertie apparemment par Tabbesse que j'avais à entretenir Morénita d'affaires de famille, s'était retirée.

» Voyons, chère enfant, ai-je dit à rotre pupille, soyez franche. Si je ne vous déplais pas , si vous avez confiance on moi , écrivez-en à mamita et demandez-lui conseil. Si c'est le contraire , souvenez-vous que je suis son ami res- pectueux et dévoué, le vôtre, et que ni elle, ni votre maman Marange, ni votre parrain, ni moi, ne voulons vous laisser ïT.ourir de chagrin ici. Ouvrez votre. cœur altier à la con- fiance, et comptez sur nous. J'ose affirmer que mamita ob-^ iiencîrait du duc de vous reprendre avec elle.

» Cela... jawais l a-t-elle dit avec la môme énergie d'obstination que vous lui avez vue dès le commencement de sa résolution. L'étrange fille n'a pas voulu ajouter un mot, ni changer un iota à db laconique progranmie, quelques in- stances q le j'ai(' pu lui faire.

»> Alors, lui ai-je dit, je vais donc vous dire adieu, et vous laisser indéfiniment ici.

» Monsieur Clet, s'est-elle écriée en me voyant disposé à partir et en passant ses pauvres petites mains à travers la grille pour me retenir, ne m'abandonnez pas I Et les san- glots l'ont étouffée.

» Que voulez-^vous donc que je fasse? lui ai-je dit en- core. Si vous voulez cacher votre ennui et votre déplaisir d'être ici, il n'y a pas de raison pour qu'on ne vous y laisse encore longtemps ; car on ne veut vous en tirer que pour

n

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VOUS marier, et ce n'est pas bien facile ht présent, outre que vous êtes fort difficile vous-même. Vous repoussez la pro- tection de l'adorable mamita, vous boudez le duc, vous ne roulez pas vous expliquer avec moi...

D Tenez 1 je ne veux pas vous tromper ! vous êtes un vieil ami et vous me plaignez. Je ne vous aime pas assez pour vous épouser; sachez-moi quelque gré de ma franchise, et sau- vez-moi, puisque je vous sauve d'un malheur et d'une folie.

D Allons, merci pour cela, Morénita. A présent, que voulez- vous que je fasse pour vous?

D Que vous m'aidiez à tromper le duc et que vous me fas- siez sortir d*ici en lui laissant croire ce que je vais lui émre.

» —Et vous allez lui écrire que vous consentez à m'épou- ser? Ma foi, non, merci; faites et dites ce que vous vou- drez, mais moi, je ne peux me résigner à un pareil rôle.

» Pourquoi donc? vous avez trop de vanité pour vouloir paraître dupe de ma petite rouerie ?

X) Ce n'est pas cela, mais c'est la déloyauté envers le duc qui me répugne.

» Si fait, c'est celai a-t-elle repris avec colère; et l'an- cienne Morénita a reparu pour quelques moments. Elle m'a dit pas mal d'injures, et, abusant de son malheur, elle a fait son possible pour me blesser. Tout cela s'est noyé dans les larmes, et je n'ai pu la cahner et la quitter qu'en lui promettant de faire ce qu'elle me demande. Mais je vous confesse que j'ai promis cela comme on promet la lune aux enfants qui crient. Je ne me sens pas la force de jouer le duc et la duchesse à ce point , et je vous écris bien vite pour que vous veniez me tirer d'embarras.

B Faut-il que cette enfant souffire et languisse en prison pour avoir prêté l'oreille aux romances et aux romans de son frère en bohème, le plus innocemment du monde, après tout ? Je vous répète que le duc n'entend rien au méti^ de

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père, et tous pensez avec moi qu'on fait toujours fort mal ce métier- quand on ne le fait pas franchement et ouver- tement. Morénita juge la question avec un bon sens qui ef- fraye. Elle refuse toute soumission, toute confiance à un père qui rougit de rappeler sa fille. Vous me direz qu'elle n'a pas mieux agi avec vous iiui n'aviez pas ces torts-là envers elle. Que voulez-vous I il 7 a là-dessous un secret de race, ou une manie d'enfant que je ne puis vous expliquer, car cette fillette est une énigme sous bien des rapports.

» Venez, ou écrivez-moi, mes amisi Je reste le bec dans l'eau et le cœur à votre service. »

Stéphen, Anicée et madame Marange étaient à Genève, Roque les avait rejoints pour quelque temps, lorsque cette lettre, adressée par Clet à Naples, leur fut renvoyée par la poste, après les avoir cherchés à Venise, ils avaient passé une quinzaine ; elle avait donc déjà plus de douze jours de date.

Anicée n'avait reçu aucune lettre de Morénita depuis celle de Nice que nous avons transcrite. Elle avait su son séjour de trois mois à Gènes, et avait attribué son silence à Toubli le plus complet ; elle en avait souffert, mais sans élever une plainte qui pût faire remarquer à son mari et à sa mère^les^-., torts de l'enfant qu'elle chérissait toujours. Elle avait su en- suite le retour d'Espagne du duc de Florès et le départ de sa famille pour Paris. Mais elle ignorait qu'on eût laissé Moré- nita à Turin. Seulement, au bout de deux mois, elle avait reçu en Italie des nouvelles de Clet, qui, ne voulant pas s'expliquer clairement sur cette aventure, l'avait jetée dans de grandes perplexités. Ses instances avaient obtenu qu'il fût plus explicite, et la lettre qu'on vient de lire, et dont nous avons omis le commencement, lui révélait enfin la vérité.

Madame Marauge s'était trouvée assez grièvement malade

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à Genève, au moment de retourner à Briole avec ses enfants. Elle était encore hors d'état de supporter un voyage quel- conque. Ânicée, ne pouvant la quitter^ supplia Stéplien de courir à Turin, afin de pénétrer enfin le motif de la con- duite de Morénita envers elle, de vaincre sa résistance et de la ramener avec ou sans l'assentiment du duc, celui-ci se paraissant pas remplir avec intelligence ses devoirs de tuteur ou de père.

Stéphen éprouvait une grande répugnance à se charger de cette mission. Il eût voulu la confier à Roque, mais per- sonne n'était moins propre à la remplir, quelque bonne vo- lonté qu'il pût y mettre,

Stéphen voyait l'angoisse de sa femme si pénible, qu'il ne savait que faire pour y remédier sans risquer auprès de Mo- rénita une démarche qui lui paraissait pourtant de nature à empirer sa situation.

Il se résolut à éclairer Anicée sur les causes mystérieuses de l'abandon et de l'ingratitude de sa fille adoptive.

N'est-ce que cela? dit la magnanime et généreuse femme. Eh bien^, c'est la fantaisie involontaire d'un cerveau malade. Pourquoi ne me l'avoir pas dit plus tôt? Je l'aurais guérie, moi qui la connaissais si bien, cette pauvre petite créature bizarre. Je ne lui aurais pas brisé la coupe de la vé- rité sur la tête si brusquement. Je lui aurais laissé, pendant quelques jours, l'espérance de te plaire et même de t'épou- ser. C'est une nature qu'il ne faut pas heurter.de front et qui n'entre en pour par 1er avec le possible qu'après avoir fait acte d'omnipotence dans son imagination. Je n'aurais de- mandé que trois mois pour la guérir. A présent que cette manie a été froissée et qu'on l'a laissée couverdans le silence, elle sera plus difficile à extirper. C'est égal, je m'en charge. Qu'on me rende ma pauvre malade , et lu m'aideras tout le premier h débarrasser son âmo de cette posjiession diaho-

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LA FILLEULE S93

lique. Ahl Stéphen, comment se fait-il que les anges aient <luelquefois peur du démon ? C'est ce qui t'est arrivé pour- tant* Si je te connaissais moins, je dirais que tu as douté de toi-même, puisque lu^as douté de Dieu et reculé devant cet exorcisme. Allons, allons, marche et ne crains rien. Je ne peux pas être jalouse , malgré mes quarante-cinq ans I Pour cola, il faudrait douter de toi, et j'y ai plus de foi que toi- même. Bamène-moi mon Astarté, mon djinn, ma bohé- mienne. Je connais ses dents : elles s'émousseront dans les fruits que nous cueillerons pour elle aux arbres de notre pa- radis. Et puis, quand elle nous ferait un peu souffrir! ne lui devons-nous pas de subir toutes les conséquences, de rem- plir tous les devoirs de Tadoption? Est-ce sa faute si elle a dans les veines un peu de flamme infernale? N'avions-nouà pas prévu qu'il pouvait en être ainsi, le jour nous avons juré de lui servir de père et de mère ? Rappelle-toi que tu te méûdis de ma persévérance, que lu craignais pour ta lilleule; et aujourd'hui, c'est toi qui es un mauvais parrain, c'est toi qui me conseilles l'abandon et l'égoïsme! Non, non! tu vas partir et tu vas me la ramener. Écoute, tu lui diras: « Mamita est malade, elfe a besoin de toi pour la soigner, o\\e te demande, » et tu verras qu'elle accourra bien vite, car elle m'aime et m'aimera d'autant plus maintenant qu'elle sentira ses mouvements d'aversion plus injustes.

Aht ma sainte femme! s'écria Stéphen, tu parles des anges qui ne devraient jamais douter de Dieu 1 Les anges ne sont rien auprès de toi, et, après quinze ans d'efforts pour te mériter, on se sent encore si petit devant toi qu'on en est effrayé!

Stéphen partit pour Turin avec Roque, ne voulant pas, malgré tout, exposer Morénila à l'émotion de se trouver seule avec lui en voyage. Cependant Clet, voyant huit jours écoulés sans recevoir de

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nouvelles de ses amis, perdait complètement la tête. Il* se voyait aux prises avec la plus dangereuse des tentatrices, son imagination ; nous pourrions dire sa vanité, bien que le temps et Texpérience en eussent amoindri Tépanouissement primitif.

Morénita, dont le premier mouvement avec lui avait été sincère, voyant qu'elle ne pouvait le décider à seconder son plan, revint à la fourbe féminine dont elle croyait avoir le droit d'user dans ses détresses. Elle feignit de se raviser; elle fut coquette. Il n'eut pas la forcé de suspendre ses visites au couvent jusqu'à l'arrivée de Stéphen, qu'au reste il n'es- pérait pas beaucoup voir venir à temps pour le diriger. Le duc écrivait à Clet d'insister et de faire sa cour. L'abbesae, avertie d'encourager le projet de mariage, laissait les visites se répéter et se prolonger sans témoins. Morénita usa de toutes les ressources de son esprit et de sa malice ; Glet l'aida lui-même à le duper. Voici comment.

Il se défia d'abord de la sincérité de ce retour vers lui, et, avant d'y croire, il voulut la preuve de cette affection trop soudaine.

Quelle preuve ? dit la jeune 'fille, toigours innocente dans son astuce.

Aucune, à coup sûr, répondit Clet surpris et charmé de sa candeur, que vous, moi ou le duc puissions jamais avoir à nous reprocher. Donnez-moi un gage, écrivez-moi une lettre, que sais-jel Établissons un lien qui, s'il n'enchaîne pas votre conscience, mette au moins ma loyauté à couvert auprès du duc et de mamita.

Écoutez, dît-«Ue, êtes-vous autorisé par le duc à me faire sortir du couvent et à me ramener vers lui, si je m*en- gage à vous épouser?

Non certes 1 Que vous connaissez mal les convenances du monde, vous qui y avez pourtant brillé un instant !

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Un instant si court, que je ne me rappelle rien ou n'y ai rien compris. Alors, tenez, si les convenances vous défen- dent de me ramener à Paris, c'est raison de plus : enlevez moi I j'espère que je serai assez compromise avec vous ; que ni vous ni mon père ne pourrez plus douter de moi, et que ce sera un engagement indissoluble.

Pas sûrl dit Clet fort ému. Shakspeare a dit, en par- lant de la femme : a Pevôde comme l'onde 1

Ah ! vous vous méfiez encore? Eh bien, vous êtes un niais ! Vous devriez vous dire que si je viens à me rétracter, après m'être perdue de réputation pour vous, vous n*en re- cevrez pas moins de compliments pour votre ascendant sur les femmes, et que vous pourrez crier partout que c'est vous qui m'avez trompée.

Vous êtes un méchant diable, dit Clet en riant; mais vous êtes folle I Je ne veux pas jouer ce rôle-là.

Vous êtes donc devenu bien moral?

Non, mais je suis un honnête homme, l'ami du duc et de Stéphen. Toute sottise que je vous laisserais faire serait une tache, pour votre mamita surtout. Il ne faut pas que l'enfant qu'elle à élevée soit perdue de réputation, comme vous dites.

Ah 1 toujours mamita 1 dit Morénita avec colère. Si l'on tient à mon honneur, c'est à cause du sien 1 Moi, je ne compte jamais I Tenez, vous ne m'aimez pas !

Morénita pleura. Clet se sentit bien faible. Deux jours de cette lutte épuisèrent ce qui lui restait de forces. Il n'en gaïdaplus que pour résister à une fuite en Angleterre, à un mariage de Gretna-Green que lui proposait Morénita. Il était si bien convaincu, que tout ce qu'il put obtenir fut de con- duire directement Morénita à Paris et de tenir sa main de celles du duc et de la duchesse. Il fallut promettre de renon- cer à attendre l'avis de Stéphen et de sa femme.

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S96 ' LA FILLBLXB

It ne restait plus qu*à effectuer renlëvement. Ciet n'était muni d'aucun pouvoir du duc auprès de la supérieure pour faire sortir Morénita du couvent; mais Morénita avait tout prévu; elle était sûre de son fait.

r-- S'en aller la nuit par-dessus les murs, lui dit-elle, des- cendre par les fenêtres, tout ce qu'on peut imaginer de plus difQciie et de plus périlleux, est absolument impossible. U y a longtemps que j'y songe et je sais à quoi m^en tenir.

Il y a longtemps? dit Ciet. Vous ne devriez pas me dire celai

Ai-je dit longtemps? reprit-elle. Eh bien, va pour longtemps, car il y a huit jours, et c'est un siècle I

Allons! si le difficile est l'impossible, le possible est donc dans le facile? Explique-toi.

La chose impossible à tous, facile à vous seul, c'est l'entrée et la sortie de ce parloir, c'est le téte-à-iète nous voilà. Eh bien, faites-moi sortir à travers cette grille qui nous sépare, et tout est dit.

.Glet examina la grille : elle était en fer, très-massive et solidement scellée dans la muraille.

Que les hommes sont bétes! dit Morénita qui le regar- dait en riant. Et cette petite fenêtre, au milieu, pour faire passer les cadeaux, les jouets ou les brioches que les parents apportent à leurs enfants?

Elle est grillée aussi et fermée en dedans avec un ca- denas.

«- Yoid l'empreinte, dit Morénita en la tirant de sa poche, vous allez faire faire une clef.

Sublime ! dit Glet, qui, malgré lui, s'amusait comme un enfont de Tidée d'enlever une femme qu'on lui donnait d'avance avec une dot. Mais quand nous aurons une clef, vous ne passerez pas par cette étroite ouverture.

^ J'y passerai, dit Morénita.

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- Impossibiel II y a de quoi vous briser. Je ne veux pas d'une femme passée au laminoir.

ry passerai, dU Morénita, et je n'aurai pas uii cheveu de moins.

~ A la bonne heure 1 dit Clet, bien résolu à ne pas flaire faire de clef et à ne pas exposer Morcnita à cette affreuse et impossible épreuve.

Elle le devina, et, se ravisant, elle lui dit:

J'ai une autre idée. Oui, un moyen sûr, naturel, excel- lent, mais je ne veux pas vous le dire, vous le feriez manquer par votre peu de sang-froid. A demain. Ne venez ici qu'à la nuit, ayez une voiture à la porte, un grand manteau sur les épaules, une chaise de poste à la sortie de la ville, et je vous réponds de tout.

Clet n'en croyait rien, mais elle lui arracha sa parole d'honneur de se tenir prêt pour l'enlèvement le lendemain à l'heure dite. I^Iorénita, pour lui donner confiance, lui re- mit une lettre adressée au duc, dans laquelle elle lui dé<- clarait gaiement sa résolution d'épouser M. Hubert Clet, et qu'elle chargeait celui-ci de mettre à la poste le soir même»

Mais, sMl en est ainsi, dit Clet en mettant la lettre dans sa poche après avoir consenti à la lire, à quoi bon l'équipée que nous allons faire? Dans quatre jours, gr✠à cette lettre, le duc sera ici, vous sortirez le jour même, et nous retournerons tous les trois à Paris, sans scandale, sans danger.

Ahl V0U3 craignez le scandale, à présent? dit froide- ment Morénita* 1^ bien ! renoncez à moi. Je ne veux pas d'un mari passé au laminoir des convenances, qui, au pre- mier nuage, me reprocherait de l'avoir choisi par haine du couvent, car je pourrais bien lui reprocher, moi, de m'avoir délivrée par amour de ma dot- Je nie ferai jamais qu'un ma-

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riage d'amour, je vous le déclare. Fuyons comme deux amants, sans cela nous ne serons jamais époux, je vous le jure par Tâme de iça mère 1

Clet se relira aussi effrayé qu'enivré. Si la dot lui plaisait, la femme le charmait encore plus. Il en avait peur, mais son amour-propre lui persuada qu'il vaincrait le démon. Il ne se diluait pas qu'il avait bu et fumé trop d'opium dans sa crise romantique pour n'être pas facile à endormir par le chant de la sirène.

11 passa une nuit fort agitée et se retrouva assez froid le lendemain. Au fond du cœur, sa passion pour la gitanilla était un peu factice. Elle avait plutôt son siège dass l'ima- gination. Quand il se rappelait le pauvre enfant noir de la maison Floche, allaité sur la paille par une brebis, les pre- miers cris, les premiers rires, les premiers pas du marmot dans le parc de Saule, les premières malices de la petite fille, les premières coquetteries de l'adolescente, bien qu'il n'eût pas naturellement les entrailles très-paternelles, il se figu- rait qu'il faisait la cour à sa propre fille, et il se trouvait tout au moins fort ridicule. .

Il se remit sur ses pieds en se disant qu'allumer une pas- sion, malgré tant do souvenirs propres à l'empêdier de naître, et toute cette prose que l'habitude répand dans la poésie de l'amour, était une conquête d'autant plus glo- rieuse. Il lui était passé aussi quelquefois par la tête que Stéphen inspirait cette passion qtuind même à sa filleule. Sans se l'avouer précisément, il eut du plaisir à se persuader qu'il l'emportait sur un homme qu'il avait toujours senti su- périeur à lui, et, à tout événement, il commanda la chaise de poste à la sortie de la ville, se munit du manteau, et monta dans le fiacre pour se rendre au couvent. Il n'avait oublié que la clef de la grille du parloir.

Il faisait nuit, et il eut à s'approcher du portier, qui était

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fort clairvoyant, fK>ur se faire reconnaître. Cette clairvoyance était moindre à la sortie des visiteurs qu'à leur entrée, per- sonne ne pouvant prévoir qu'il fût possible de traverse^ les grilles du parloir.

Ordinairement Clet, lorsqu'il venait dans la soirée, atten- dait dan» Tobscdrité qu'on eût averti Morénita. Elle arrivait alors avec une religieuse qui apportait de la lumière, qui s'assurait qUe le visiteur était bien celui dont les parents au- torisaient l'assiduité, et qui se retirait après avoir échangé quelque politesse avec lui.

La surprise de Clet fut grande en voyant le parloir éclairé et Morénita seule devant lui, non derrière la grille, mais dans le compartiment de la pièce il se trouvait lui-même. Elle portait un coSreX étaient ses bijoux, et une mantille noire enveloppait sa taille.

Est-ce vous, grand Dieu? s'écria-t-il. Par êles-vous sortie?

Morénita lui montra ses bras meurtris, ses mains ensan- glantées.

J'ai passé au laminoir, dit-elle en souriant. A présent ne voulez-vous plus de moi?

Clet, éperdu et enthousiasmé, la prit dans ses bras, et re- devenu le cavalier espagnol des rêves de sa jeunesse litté- raire, il s'écria, comme dans une de ses nouvelles :

A toi pour la vie, mon âme, ma lionne, ma pan- thère I etc.

Morénita avait tout son sang-froid. ' HÂtons-nous, ditr-elle. Le portier sonne dans le cloître pour m'avertir de votre visite... Écoutez... ouil Nous avons le temps avant qu'il soit retourné à son poste. Il n'est même pas nécessaire que vous me cachiez sous vôtre manteau. Cela nous retarderait; il faut courir!

Et, sans attendre sa réponse, elle s'élança vers la porte du

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parloir, qu'il avait laissée ouverte, franchit, avec la rapidité d*ane flèche, le couloir qui conduisait dehors, passa devant . la loge du portier, oh il n'y avait personne, et franchit la porte extérieure avant que Glet, embarrassé dans son man- teau et craignant d'éveiller l'attention ou la méfiance par Irop d'empressement, eût traversé la cour.

Il s'applaudit de son calme en entendant le portier rentrer sans émoi dans sa loge. Alors il se hâta, franchit le seuil de la rue, vit la portière de son fiacre ouverte, et Morénita assise au fond. Il s'élança à ses côtés, ordonna au cocher de sortir tranquillement de la rue, puis de fouetter de toutes ses forces jusqu'à la sortie de la ville. . Son premier mouvement fut de serrer Morénita contre son coeur; mais elle se dégagea aveceffiroi, et, ramenant sa mantille autour d'elle, cachant sa figure dans ses deux mains, elle se renfonça dans son coin, muette, farouche, et comme épouvantée du tête-à-tête.

Cette terreur soudaine de la part d'une personne si réso- lue l'instant d'auparavant, surprit Glet, mais, loin de le blesser, le flatta beaucoup. Cette crainte, ce trouble, cette pudeur auxquels il ne s'attendait pas, c'était de l'amour, c'était l'aveu d'une faiblesse sur laquelle il n'avait pas compté*

Chère Morénita, dit-il en tâchant de porter à ses lèvres mie main qu'elle lui retira obstinément, que pouvez-vous donc craindre de votre meilleur ami, de votre serviteur dé- voué? A présent, disposez de moi comme d'un esclave. Je ne peux plus douter de votre amour,, ne doutez pas de mon respect. Tous feriez injure à celui qui se regarde comme votre époux, et qui ne veut vous dévoir qu'à vous-même.

La tremblante fugitive ne répondit pas un mot, et Clet épuisa vainement son éloquence à vouloir la rassurer.

Ils arrivèrent à un endroit fort sombre, la chaise tout

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attelée attendait. Morénita y monta avec empressement. Clet paya son fiacre, donna ses ordres à la hâte, et reprit sa course avec sa fiancée.

Elle s'entêta dans son silence, et Clet Teût crue évanouie, sans le soin qu'elle jbrenait de s'éloigner de lui aussitôt qu'il essayait de se rapprocher d'elle. Pour lui marquer son res- pect, il s'installa sur la banquette de devant et ne lui adressa plus la parole. Elle, cachée toujours dans sa mantille et im- mobile dans son coin, ne bougea de toute la nuit et feignit de dormir. Clet trouva peu à peu cette façon d'agir très- bizarre, très-prude et trop anglaise pour une Espagnole.

Il essaya de dormir aussi; mais un dépit croissant Ten empêcha. Évidemment Morénita l'avait joué, elle n'avait pour lui que du dédain, de la haine peut-être. Aussitôt que le jour paraîtrait et qu'elle se verrait hors d'atteinte dans sa fuite, elle allait le réveiUer de ses illusions par le plus dia- bolique éclat de rire.

Le jour vint, en effet, et la voyageuse s'était endormie pour tout de bon. Alors Clet, sortant comme d'un rêve, exa- mina peu à peu sa compagne à la clarté douteuse de l'aube. 11 fut surpris 4e la malpropreté de sa robe brune et de la grossièreté de la chaussure qui cachait son petit pied. La figure et les mains restaient voilées et enveloppées avec soin, mais de quel lambeau de soie craquée et rougie par Tusurel

Sans doute Morénita s'était déguisée à dessein en pauvre fille pour n'être pas reconnue à la sortie du couvent ; mais il ne semblait pas à Clet qu'elle fût affublée de ces guenilles au moment rapide elle lui était apparue dans le parloir et elle lui avait parlé à visage découvert.

Une soudaine méfiance s'empara de lui. Il avança douce- ment la main, saisit le voile à poignée sur l'épaule de la dormeuse, et l'arracha brusquement.

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302 LA FILLEULE

Que devint-il en découvrant la plus laide et la plus mal- propre gitanilla qu'il fût possible de ramasser au coin de la rue ! une vraie guenon, crépue, hérissée, noire comme l'en- fer, au regard stupide, au sourire sournois, à la griffe cro- chue! Petite, menue et jeune comme Morénita, bien faite d'ailleurs et assez gracieuse dans ses mouvements, comme toutes les bohémiennes, elle avait joué avec succès ce rôle évidemment préparé d'avance, et tout autre que Clet eût pu y être pris. Il eut le courage d'éclater de rire et de lui de- mander si elle avait bien dormi. Elle lui répondit dans un idiome incompréhensible qu'elle n'entendait pas te fran- çais.

Clet fut en ce moment un grand philosophe. Au lieu de lancer le petit monstre par la portière, il se rappela que de- puis trois heures il avait envie de fumer. Il tira son tabac, roula gravement une cigarette et l'alluma. La gitanilla avança sa maigre patte comme pour demander Taumône de la même jouissance. Clet, sans sourciller, lui donna du papier, du ta- bac et du feu.

Tout en fumant, il s'avisa d'une nouvelle mystification fort possible et plus sanglante encore de la p^rt de Morénita, s'il ne brusquait la séparation avec la doublure qu'elle s'étmt procurée : il allait peut-être, au premier relais, se voir en- touré d'une bande de bohémiens qui l'accuseraient publi- quement d'avoir enlevé cette jeune merveille, et qui feraient un esclandre pour le rançonner. 11 pensa ne devoir pas pousser la chevalerie jusqtfà ee risque, et, appelant le pos- tillon, après s'être assuré que Pendroit était désert, il fit arrêter la voiture. Alors, prenant la petite par un bras, il la planta sur le chemin, en lui donnant un louis et en lui di- sant:

Si tu entends le français, ma mie, reçois mes remercî- ments pour le service que tu m'as rendu, et dis à ceux quii

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LA FUXEULB 303

t'emploient que je les bénis pour m*avoir épargné la pire sottise que je pusse jamais faire.

Après quoi il remonta en voiture et continua sa route vers Paris, il alla raconter l'affaire au duc de Flores, en le priant de ne plus compter sur lui pour épouser miss Hartwell.

Le duc entra dans une véritable fureur contre Morénita, eC rendit Clet témoin d'une scène d'intérieur bien étrange.

Lai duchesse était entrée dans le cabinet de son mari pour prendre sa part du récit de Clet. Un sourire involontaire illuminait son visage expressif pendant qu'il parlait. Leduc s'en aperçut et sa colère augmenta.

En vérité, madame, s'écria-t-il, on dirait que vous vous réjouissez de la honte et du ridicule que vous avez attirés sur moi I

Que voulez-vous dire ? demanda la duchesse en le re- gardant avec audace.

N'est-ce pas vous qui, malgré mes objections et ma ré- sistance, avez soufQé à cette malheureuse petite fille la pensée de quitter ses parents adoptifs et de venir demeurer chez moi? N'avais-je pas prévu que vous ne sauriez pas la diriger, que vous lui tourneriez la tête pçur vos exemples, et que vous l'abandonneriez ensuite à tous les dérèglements de son caractère?

Par mes exemples? reprit la duchesse avec une froideur effrayante. Vous avez dit cela, je crois? Auriez-vous la bonté de vous expliquer, monsieur le duc ?

Ehl madame, vous me comprenez bien! répliqua le duc hors de lui.

-r* Certainement; mais notre ami, M. Clet, ne comprend . pas, et il faut que je lui explique...

Quoi? qu'expliquerez-vous? s'écria le duc en pâlissant' Taisez-vous, madame; vous êtes folle I

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Clet prit son chapeau pour s'en aller*

Restez, monsieur Clet, dit ia duchesse avec autorité ^t en se jetant presque dans ses bras; car j'ai à dire à no^n- sieur le duc des choses bien graves, et si je les lui dis tête à tête, je vous jure qu'il me tuera.

Clet, effrayé, demeura incertain.

Elle a raison, dit le duc; je sens qu'die va dire des choses qui me rendront fou. Beslez, Clet, vous êtes homme d*honneur. Protégez madame contre moi, s'il le faut; il faut ibien que je la laisse implorer la pitié des autres!

Écoutez et jugez I reprit la duchesse avec une énergie extraordinaire. Il y a quinze ans que vous nous connaissez, monsieur Clet; vous savez avec quelle passion, quelles souf- frances, quelle fidélité j'ai aimé M. le duc de Florès. Vous saviez, vous, qu'il me trompait, qu'il m'avait toiqoors trompée ; que, dès les premiers jours de notre mariage, il m'avait fait l'injure de me préférer une vile gitana, çt que, depuis, il avait eu d'autres maîtresses. Lasse de souffrir et de rougir, une fois, une seule fois dans ma vie, Dieu qui m'en- tend le sait bien, j'ai aimé un autre homme. Je n'ai pas cédé à sa passion, je n'ai pas manqué à mes devoirs, mais je l'ai aimé de toutes les forces de mon cœur! C'était lord B..., que vous avez vu ici. Je puis bien le nommer à présent qu'il est mort; on ne peut pas le tuer deux fois! Eh bien, lord B... passe pour avoir été assassiné, il y a deux ans, dans son parc, en Angleterre. C'est la vérité ; mais ce qu'on ne sait pas, c'est que l'assassin, c'est M. le ducde Florès.

Vous mentez! s'écria le duc; je l'ai provoqué en duel; nous nous sommes battus loyalement.

Sans témoins; c'est un assassinat, monsieur, dans tous les pays du monde et selon toutes les lois humaines. Vous

* l'avez tué par jalousie, parce que je l'aimais, vous qui no m'aimiez pas, lorsque j'avais respecté votre honneur tandis .

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LA FILLEULE 305

que vous m'étiez cent fois infidèle. C'est la* loi du monde. Vous pensiez que c'était votre droit; je ne me suis pas ré-- voltée, je ne me suis pas séparée de vous, je n'ai fait en- tendre aucune plainte; vt)us ne m'avez vue ni pâlir, ni dé- faillir, ni pleurer. Frappé de mon courage et touché de ma soumission, vous avez daigné me pardonner vos soupçons, et cacher au monde la cause de mon secret désespoir.

Eh bien, dit le duc, cachons-la. toujours et taisez-vous, madame. Vous voilà assez confessée, et moi aussi!

Le duc, oppressé par de cruels souvenirs, voulut se retirer. La duchesse le retint.

Mais moi, je ne vous ai pas pardonné I s'écria-t-^lle l'œil en feu et la bouche frémissante. J'ai juré de me venger et j'ai tenu parole. L'occasion m'a servie, je ne l'ai pas laissée échapper. Le gitano Algénib est venu un jour me révéler secrètement l'histoire de la belle Pilar et l'existence de l'in- téressante Morénita. J*ai payé la confiance et le dévouement de cet aventurier : je lui ai confié soin de ma ven- geance!

» C'est par lui, par moi par conséquent, que Morénita a su de qui elle était la fille, par moi qu'elle s'est laissé per- suader de quitter madame de Saule, et M. Stéphen dont elle était follement amoureuse, pour venir imposer à M. le duc l'humiliation et le ridicule de .cette indigne paternité. C'est par moi que le gitano, épris d'elle, malgré la haine et la jalousie qu'il avait éprouvées pour elle avant delà voir, a pu entretenir avec elle une intrigue dont voici le résultat. Il l'enlève ! Libre à vous, monsieur le djjc, de courir après eux, et de tuer l'amant de votre fille comme vous avez tué ramant de votre femme. Ce ne sera pas trop de deux meurtres pour la gloire d'un si bon père et d'tin époux si fidèle ! Mais, quoi que vous fassiez, vous boirez la honte de votre alliance avec la race égyptienne, liliss Hartwell a fait

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trop de bruit dans Paris, elle a brillé d'un trop vif édtAàims vos salons pour qu'on oublie son apparition et pour qu'on ignore sa destinée. Rendue aux bons instincts de sa sature^ elle va courir les cbemins en secouant les grelots d'un tam- bour de basque et en profilant sa gracieuse cambrure à la lueur des étoiles, comme feu madame sa mère, d'irré-^ sistible mémoire. Moi, qui ai mené toutes ces choses & bonne fin, à rintention de M. le duc et de madame Rivesanges, cette Klivine madone qui a donné à sa chère Morénita de si bons exemples à défaut de bons principes; moi qui me venge ainsi des premières et des dernières trahisons de mon noble maître, j'attends le châtiment qu'il voudra bien m'in- fliger pour tant de scélératesses. Me fera-tril le plaisir de m'abandonner? Hélas, non! le monde en parlerait. Se don- nera-t-il celui de me battre ou de me tuer? Non, car voici un témoin qui dirait que M. le duc est un assassin et un lâche. Enfin égorgera-t-il mon amant dans mes bras? Je l'en défie, car je n'ai point d'amant, et j'ai au moins la consolation de pouvoir le maudire et le braver en face !

Ayant ainsi parlé d'une voix étranglée parla douleur et la colère, cette terrible Espagnole tomba raide sur le tapis, en proie à des convulsions effrayantes. L'infortuné duc s'arra- chait les cheveux. Clet les sépara, et les ayant laissés aux soitas de leurs gens, rentra chez lui consterné, malade lui- même, et frémissant désormais à l'idée d'entrer dans une famille si déplorablemeïil troublée.

Pendant que ces choses se passaient à Paris, Stéphen et Roque cheminaient de Genève à Turin, et Morénita avec ' Algénib cheminaient de Turin à Genève. L'intention de ces derniers était de gagner l'Angleterre par l'Allemagne.

Au sortir du couvent, Morénita, qui durant sa captivité avait réussi à échanger secrètement quelques lettres avec le gitano, trouva celui-ci au poste qu'elle lui avait assigné, il

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LA FILLBIJLB 907

était à la porte de la nie avec une petite compatriote que, moyennant finances, il avait facilement décidée à jouer le rôle indiqué. Il la fit lestement monter dans le fiacre de Clet, sans que le cocher lui-même s'en aperçût.

Aussitôt que Moréuita eut franchi la porte du monaslère, les deux jeunes gens se prirent par le bras, et, tournant la première rue, s'éloignèrent en courant, comme savent cou- rir les chevreuils et les amoureux. Ils gagnèrent ensuite, sans se trop presser, un faubourg ils furent reçus dans une matison de mauvaise mine par un homme basané qui portait le costume d'un villageois des environs, mais en qui le type gitano était fortement caractérisé. Il échangea quelques paroles dans sa langue avec Algénib, et servit de guide et d'éclaireur aux fugitifs jusque dans la campagne. A rentrée d'un pauvre cabaret mangeaient et buvaient d'autres bohémiens, ils trouvèrent une de ces longues voi- tures à deux roues qui servent aux colporteurs aisés pour le transport de leurs marchandises. Ils montèrent dans le large compartiment destiné aux ballots. Un nouveau bohé- mien s'installa dans la partie qui sert de cabriolet au con- ducteur. Un maigre cheval traînait au pas ce véhicule qui gagna ainsi la grande route, sans passer sous les yeux des douaniers ni de la police, et qui marcha toute la nuit, sans crainte et sans danger, au pied des montagnes.

Cette fuite tranquille, obscure, sans émotion et ssms drame, laissa Morénita tout entière au sentiment de sa situa- tion morale. L'espèce de chambre elle voyageait ainsi était propre, garnie de matelas et de couvertures, et éclairée par une petite lampe dont la clarté ne perçait pas au dehors. Les parois élevées ne permettaient pas qu'on pût voir le pays qu'on traversait ; l'air ne venait que de deux lucarnes placées trop haut pour que Morénita assise pût se distraire en suivant des yeux les objets extérieurs.

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Cet Isolement, ce calme, cette sorte d'emprisonnement avec Àlgénib, sans espoir d'aucune autre protection que la sienne, jetèrent une grande épouva'nte dans Fâme de More- nita. Elle n*avait échangé que quelques mots avec lui dans le trajet du couvent à la voiture, des mots qui n'avaient rapport qu'à l'action présente, rien sur le passé, rien sur l'avenir. Algénib, froid, contraint ou indifférent avec elle, ne paraissait pas disposé à rompre le silence le premier. Après s'être assuré, avec l'air de dégoût d'im homme qui se pré- tend civilisé, que la cabine roulante des bohémiens était aussi propre qu'il l'avait exigé, il s'installa dans un coin pour dormir, donnant, par cette manière d'être farouche et bizarre, un singulier pendant à la scène qui se passait à la même heure dans la voiture de Clet.

Sans doute Algénib, en faisant à la fausse Morénita le pro- gramme de son attitude vis-à-vis de Clet, avait adopté le sien propre dans des conditions analogues. Un instant même il avait eu l'idée de jeter un double outrage à la face de ceux qu'il appelait ses ennemis naturels, en substituant à lui- même dans sa fuite un affreux gitano, pour confondre l'or- gueil de Morénita. Selon lui, Morénita avait renié son rang et parjuré sa religion en le laissant maltraiter par le duc après avoir repoussé son amour. îl la haïssait depuis ce jour- là. Il avait juré de se venger d'elle. Il croyait n'être revenu lui offrir son assistance que pour arriver à ce but. Mais la jalousie et la passion qui couvaient sous cette haiûe ne lui avaient pas permis de confier à un autre le soin de sa ven- geance.

Morénita eut peur de ce silence et comprît ce qui se passait dans ce cœur si vindicatif. Elle se fût jouée faci- lement de tout autre; mais elle sentait un homme délié d'esprit, aussi pénétrant, aussi insaisissable au piège que la femme la plus habile, et je ne sais quel respect in-

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stinctif pour un caractère si semblable au sien se mêlait à sa crainte.

Elle prit le parti de lui tenir tête de la même manière, et , gardant le silence, elle feignit de s'assoupir aussi ; mais elle n'ouvrit pas une seule fois les yeux à la dérobée sans voir les yeux ardents du gitano attachés sur elle avec une expression indéfinissable. Dès qu'il se voyait observé, il reprenait sa feinte indifférence ou son sommeil simulé.

La nuit entière se passa ainsi. Au point du jour, le voitu- rier s'arrêta à l'entrée d'un bois. Il faisait très-froid. Moré- nita était glacée, elle avait faim. Algénib, qui paraissait insensible à tout, ne parut pas non plus s'inquiéter d'elle et descendit comme pour marcher un peu, sans lui demander si elle voulait en faire autant, et sans lui dire elle était. Le conducteur s'éloigna aussi. Morénita se crut abandonnée à quelque péril inconnu ; en proie à une affreuse inquié- tude, elle eut l'idée de fuir de son côté pour se soustraire à son étrange protecteur. Elle le pouvait, la voiture restait ouverte. Elle l'eût osé, mais elle ne le voulut pas. « C'est de la confiance qu'il exige peut-être, pensa-t-elle. Je feindrai d'en avoir. » Elle se sentait sous la main d'un maître.

Au bout d'une demi-heure, Algénib reparut avec le bohé- mien.

Venez, dit-il à Morénita.

Il la laissa descendre sans lui offrir le bras, paya son conducteur en lui secouant la main d'un air affectueux, et marcha le premier ou prenant à travers le bois, sans se retourner pour voir si sa compagne le suivait.

Elle le suivit résolument, quoique brisée, et arriva avec lui à la maison d'un garde forestier elle fut reçue dans une pièce fort propre, bien chauffée et servie d'un déjeuner

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confortable. Âlgénib Ty laissa seule. Jjbl femme du garde loi conseilla de se reposer quelques heures dans un bon lit. Cette femme paraissait honnête et bien intentionnée. More- nita accepta, se remit da f^oid et de la fatigue, et , relevée vers midi, attendit Algénib sans oser faire la moindre ques- tion sur son compte, et sans vouloir témoigner Tirapatience de le revoir.

Cette impatience était vive pourtant. La curiosité comment çait à remplacer l'inquiétude.

Algénib entra enfin, après lui avoir fait non pas demander si elle voulait le recevoir, mais dire simplement qu'il avait à lui parler. '

Sefiorita, dit-il sans s'asseoir, je viens de pourvoir à la suite de votre voyage. Ce soir, une voiture de louage vien- dra vous prendre ici. Je vous conseille, malgré le froid, de ne voyager que la nuit et par courtes étapes, sans prendre ni la poste ni les voitures publiques. Quand on se sauve, il faut toujours se laisser dépasser. Le duc vous cherchera en Angleterre. Il faut n'y arriver que quand il en sera parti. Prenez donc votre temps. Voici de l'argent, il vous en faut* Vous me le restituerez quand vous aurez vendu quelques diamants. Rien ne presse ; j'ai de quoi attendre. J'ai acheté pour vous une pelisse fourrée que vous trouverez dans votre voiture, et sur ce, je vous souhaite un bon voyage et de brillantes destinées.

Vraiment, Algénib, vous m'abandonnez ainsi ? ditMo- rénila stupéfaite ; sont-ce vos promesses?

Vous voulez dire mes offres. Or, des offres ne sont pas des engagements dès qu'elles ont été rejetées, et c'est ce que vous avez fait des miennes.

Quoi I je suis avec vous, et vous prétendez que je n'ai pas accepté vos services?

Mes services, oui; mon dévouement, non! Ne jouons

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pas sur les mots, Morénita Florès. Yoîci ma dernière lettre, et voici votre réponse.

Et tirant deux lettres d^ sa poche, Algénib les relut avec une sorte de pédantisme amer.

Je vous écrivais, dit-il : a Morénita , vous m'avez hu- milié, foulé aux pieds. Je vous pardonne, vous êtes assez - punie. Je suis près de vous, j'attends vos ordres. » Ce n'était pas long, mais c'était clair ; cela signifiait : Je vous aime, diS' posez de moi. Votre réponse n'est ni moins courte ni plus ob- scure: « Je ne veux pas de conditions. Sauvez-moi. Je n'ai rien à me faire pardonner. Je suis prête à fuir, j'attends la preuve de votre affection, d Cela signifie : Je ne vous aime pas, servez-moi. Eh bien, à un homme que la vanité n'a- veuglé pas comme M. Clet, il ne faut pas espérer de dorer la pilule. Il sait avaler le fiel de la vérité, celui qui a beaucoup lutté et beaucoup souffert ! Mais il vaut peut-être mieux que bien d'autres. Le gitano abject a bien voulu vous prouver qu'il est plus généreux et en même temps plus fier que vos beureux du monde, qui ne vous délivrent et ne vous proté- g^entqu'à la condition de vous posséder, au risque d'être trom- pés le lendemain. J'étais bien aise de vous donner cette leçon, senorita, et je n'ai pas insisté dans ma correspondance: elle n'a plus roulé entre vous et moi que sur les moyens d'é- vasion. Vous voilà libre, grand bien vous fasse I Je vous de- vais cela, parce que, malgré le noble sang de votre père, vous êtes gitana, et que les gitanes, ces êtres si dégradés et si misérables, se doivent entre eux l'assistance fraternelle et ne l'oublient jamais. Quoique votre mère ait trompé mon père, je me suis souvenu aussi qu'elle m'àV^ait adopté avec amour, qu'elle m'avait porté dans ses bras, qu'elle avait par- tagé son dernier morceau de pain avec mol comme avec l'enfant de ses entrailles, et j'ai eu pitié de sa fille; voilà out!

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Algénib, qui avait dit tout cela avec emphase et dédain, ne put cependant réveiller en lui le. souvenir de la pauvre Pilar sans éprouva une émotion profonde. Ceux qui mépri* sent le plus cruellement les gitanos ne sauraient Jeur re- fuser la force et la tendresse dans les affections de famille. lA voix d'Algénib fût un instant voilée, et ses yeux brûlants se remplirent de larmes.

Morénita se leva et lui prit la main :

Vous êtes meilleur que je ne pensais, dit-elle, et je vous ai méconnu, pardonnez -le-moi,

A la bonne heure I reprit-il. Adieu!

Non. 11 est impossible que nous nous quittons ainsi! s*écria Morénita. Malgré tout, nous sommes les enfants du malheur et de la persécution, et il n'est pas nécessaire d'a- voir été portés dans le même sein pour nous sentir frères. Je le vois bien, je suis plus gitana qu'Espagnole, et si je rougis de quelque chose à présent, c'est d*avoir rougi de vous. Ne soyez pas si sévère, songez à l'éducation que j'ai reçue!...

Vous mentez , Morénita ; ni votre mamita ni même votre cher Stéphen ne vous avaient enseigné à mépriser les bohémiens. Ils ne vous en parlaient pas assez peut-être, mais quand l'occasion les y forçait, ils vous disaient qu'il fallait plaindre et secourir les descendants des pauvres sou- dras, plus soudras, plus parias encore en Europe qu'ils ne Tétaient jadis dans leur patrie. Oh 1 je sais bien ce que Bté- phen pensait de la cruauté de sa race, et à présent je lui rends justice. C'est chez votre père que vous avez appris à nous dédaigner. C'est que votre cœur s'est corrompu. C'est peut-être ma faute, je vous ai donné de mauvais con- seils, et vous en avez profité contre moi et contre vous- même. Adieu, vous dis-je, vous êtes vaine et menteuse pour deux gitanillas, car vous l'êtes comme une Espagnole.

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LA FIIXKrLE 313

Je ne yeux pas que vous me. haïssiez! s'écria Morénita. —Je ne vous hais pas, répondit Algénib, vous m'êtes in- différente.

Vous m'aimiez pourtant encore, il y, a un mois, quand vous êtes revenu de Paris à Turin pour me chercher, au lieu d'aller seul en Angleterre?

Ah I je vas vous dire ! répondit-il avec un sourire amer, j'avais reçu de l'argent pour vous enlever. J'aurais voulu le gagner, parce que j'aime l'argent. Mais je ne suis pas voleur, quoique gitano, et quand j'ai su que vous ne me suiviez pas de bon cœur, j'ai renoncé à l'argent et à vous. A présent, sachez que si je vous emmenais, je n'aurais pas de quoi faire vivre longtemps une princesse comme vous. Il me faudrait recourir à la duchesse ; ce serait très-avilis- sant, n'est-ce pas? Eh bien, si je vous aimais, si vous m'ai- miez, je m'en moquerais bien ! Je ne serais pas vil, je serais méchant. Il y a manière de faire les choses. Je ran- çonnerais pour vous cette femme qui paye ses vengeances et qui serait forcée de payer notre -bonheur. Mais ne pen- sons pas à tout cela, nous ne pourrions pas nous aimer !

Non , ne pensons pas à rançonner nos ennemis, dit Morénita, qui comprit aussitôt la conduite de la duchesse envers elle, et qui en frémit, songeons à les fuir, à ne ja- mais retomber dans leurs mains. Algénib, sauve-moi et je t'aimerai peut-être I Ne veux-tu donc pas me mériter, toi qui m'aimais tant à la villetia ! Je n'ai pas besoin d'argent, j'ai des bijoux, ils sont à moi : c'est mon père qui me les a donnés. C'est de quoi attendre que nous soyons assez ou- bliés de nos persécuteurs, assez libres pour gagner notre pain nous-mêmes. Prends-moi pour ta sœur comme autre- fois. Figurons-nous que nous ne nous étions pas trompés sur notre parenté. Soyons amis comme dans ce temps-là. C'a été le plus pur et plus doux de ma vie, rends-le-moi !

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3U LA FILLEULE

*- Jamais I dit Àlgénib. J'ai été avili, jeté à genoux^ frappé presque sous vos yeux par votre père, et vous avez regardé, vous n'avez rien dit, vous n'avez pas maudit le sang chré- tien; vous étiez contente!

-—Mon Dieu! vous aviez voulu me tuer, vous, ou me con- traindre à vous obéir sans amour I

J'étais fou dans ce moment-là, j'avais la passion pour excuse. Vous, vous étiez de sang-froid en me voyant mal- traiter, et vous aviez la lâcheté pour refuge.

Ainsi, vous me dédaignez, et après m'a voir enlevée, vous allez m'abandonner? Mais songez donc que c'est une honte pire que celle d'avoir été séduite!

Vous ne savez pas ce que c'est que d'être séduite, ma pauvre seflorita : vous^ne le serez jamais, je vous en ré- ponds, vous êtes trop méfiante ! mais vous serez outragée. C'est le sort de celles qui promettent et ne tiennent pas. Allons 1 je vois que vous avez peur de vous trouver seule et que vous tenez à ce que j'aie l'air d'être votre dupe. Je me ris de cette prétention, je saurai la déjouer; partons, si vous voulez. Mais alors il vous faudra aller oh je veux.

Oîi donc voudriez- vous me conduire?

Chez votre mamita et voire parrain Stéphen, qui, seuls, vous feront grâce et vous accorderont leur protec- tion.

Vous voulez me conduire chez mon parrain, vous qui étiez si jaloux de lui, et qui, vingt fois, m'avez menacée de me tuer si je ne l'oubliais?

—Je vous ai dit que je ne vous aimais plus, par consé- quent je ne suis plus jaloux de personne. Vous doutez donc encore de celât Vraiment, vous avez la fatuité bien tenace, miss Hartwell I

—Eh bien, partez donc, dit Morénita, blessée jusqu'au

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LA FILLEULE 315

fond de Pâme. J'irai seule vous m'offrez de me conduire. Pour retrouver mes vrais amis, je n'ai pas besoin de vous.

Oui* oui, allez-y, dit Algénib, vous ferez fort bien, et allez-y seule, vous me ferez grand plaisir.

Il sortit Avec fermeté et sans détourner la tête. Morénita crut voir qu'il ]u\ cachait des larmes de rage.

Il reviendra, dit-elle.

Elle me laisse partir! pensa Algénib en sortant de la maison. C'est qu'elle ne croit pas à mon courage. Il faut que je lui dise adieu de manière à briser le sien.

Il revint frapper à sa porte.

J'en étais sûre*! se dit Morénita.

Senora, dit Algénib, je viens de m'in former si la route est sûre pour une femme qui voyagerait seule la nuit dans une voiture de louage. On -me dit que, pourvu que le Voi- turin soit un brave homme, il n'y a aucun risque. La police est trop bien faite pour qu'il y ait des voleurs. Soyez donc sans inquiétude. L'homme que j'ai choisi est sûr et ne se fera pas payer deux fois; il Test d'avance. C'est à Genève qu'il vous conduira.

Pourquoi à Genève?

Parce que M. et madame Rivesanges sont là. Présen- tez-leur mes compliments et recevez mes adieux.

Il la salua avec aisance et disparut. Il quitta bien réelle- ment la maison du garde, et Morénita, qui, de sa fenêtr,e, le suivait des yeux avec consternation , le vit disparaître au loin dans la direction de Turin.

Alors elle fondit en larmes. S'il l'eût implorée, elle l'eût joué ou brisé. Il la bravait, il était aimé.

Puis, la terreur de l'isolement s'empara de son âme en détresse.

Seule, seule! abandonnée! s'écria-t-elle. Non! c'est impossible ! Hier, j'avais deux chevaliers qui se disputaient

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riionneur de m'enlever; à Theurc' qu'il est, tous deux mo înéprisent! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu, et que vais-je de- venir? Qui sait si mamita ne va pas me chasser comme une ûiLe perdue? 0 Algénib, c'est pourtant toi qui es cause de mon malheur, et tu m'abandonnes I

Elle appela le garde, lui ordonna de monter à chevaU de rejoindre Âlgénib et de le lui ramener tout de suite.

••— S^ii ne veut pas, dit-elle, éperdue et sans songera s'ot- server devant son hôte, dites-lui que je me tuerai en voms voyant revenir sans lui.

Le garde monta à cheval et partit. Morénita le vit mettre son petit poney au galop, suivre Taliée qu' Algénib ayiJt suivie, et disparaître derrière les mêmes masses d'arbres. Elle compta les minutes, les heures... La nuit viat. Le garde n'avait pas reparu. Morénita, en proie à une ai;goisse in- soutenable, sortit de sa chambre pour s'informer si cet homme n'était pas revenu par im autre chemin.

Il n'est pas revenu du tout, dit la forestière. Ça m'é- tonne; mais ne voulez-vous pas partir vous-mênie, signo- rina? Voilà votre voiture qui arrive... Ah ! s'écria-t-elle en regardant vers la direction opposée, et mon homme aussi I avec votre frère... et deux autres messieurs.

Morénita regarda du même côté, étouffa un cri, rentra dans la maison et courut s'enfermer dans sa chambre. Les deux hommes qui accompagnaient Algénib étaient Stépben et Roque.

La confusion et l'épouvante de cette pauvre enfant étaient si grandes, qu'un instant elle eut la pensée de se jeter p^ la fenêtre et de se tuer pour échapper à Thumiliation de se voir rendue à l'homme qui l'avait dédaignée, par celui qui la dédaignait.

On frappa à sa porte, elle ne répondit pas. Elle était comme paralysée.

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LA FIlLEtXB 317

Attendons qu*il lui plaise (f ouvrir, disait la voix de Stépben.

Non , répondait celle de Roque. Il y a là-dessous quel- que chose de louche; enfonçons la porte.

Roque l'eût fait comme il le disait. Horénita se hâta d'ou- vrir; mais son parti était déjà pris. Il lui avait suffi d'un instant pour se reconnaîtreet se décider.

Quoi! c'est vous, mon parrain? dit-elle, metlant son .émotion sur le compte de la surprise ; et U. Roque ? Je suis' heureuse de vous revoir. Oserai-je vous demander des nou- velles de ces dames, qui probablement ne me permettent plus de les appeler mes deux mamans ?

Morénita, dit Stéphen , je suis chargé pour vous de la commission que voici : ct^is-lui que sa mamita est malade, qu'elle la demande, qu'elle a besoin d'elle, Que répondez- vous T

—0 mon Dieul elle est donc bien malade? s'écria Moré- nita en pâlissant. PartonsI Elle me demande... c'est donc qu'elle va mourir? Et l'enfant repentante, oubliant sa situa- tion personnelle, tomba défaillante sur une chaise. Tout son ancien amour pour Anicée lui revenait au cœur, et les sanglots l'étouffèrent subitement.

Non, non, dit le bon Roque en lui prenant la tête comme H eût fait dix ans auparavant, ta mamita n'est pas malade. (Tétait une épreuve. Puisque ton cœur vaut mieux <|ue ta cervelle, reviens avec' nous, enfant prodigue, et nous tuerons le voau gras pour ton rétour.

Merci, monsieur Roque, dit Morénita en portant à ses lèvres la main de ce paternel àiîài. Oh! vous me rendez la vie. Puisque mamita se porte bien et m'aime encore, j'irai lui demander pardon à deux genoux, pourvu que mon com- pagnon de voyage me le permette, ajouta-t-elle en baissant los yeux, et j'espère qu'il me le permettra.

fS.

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318 * LA FILLEULB

Qu'est-ce à dire, et qui est ce compagnon de voyage? dit Roque en regardant Algénib; c'est donc lui? Il préten- dait t'avoir rencontrée ici par hasard, comme nous venons de le rencontrer lui-même sur la route de Turin, nous allions te chercher. Nous ne l'avons pas cru absolument; nous le connaissons pour un fieffé conteur d'histoires, ce moricaud-là 1 Mais, enfin, il nous a amenés vers toi, et comme il eût pu se dispenser de cette partie de la vérité, nous lui en savons gré. Voyons, maître Rosario, expliquez- vous devant elle. H est temps. Nous voulons tout savoir^ et vos affaires seront meilleures si vous ne ofientez pas. Pour- quoi et comment est-elle ici? allait-elle, et pourquoi re^ tourniez- vous seul à Paris?

Monsieur Roque , répondit Algénib avec une froide as- surance , dès les premiers mots que vous m'avez dits en m'arrêtant sur le chemin, j'ai vu que vous saviez tout jus- qu'au moment M. Clet est arrivé à Turin pour épouser... cette demoiselle I Vous m'avez parlé fort durement, M. Sté- phen aussi... Il en avait le droit, au reste.

Cest fort heureux, dit Roque ; et moi, je ne l'avais pas? N'importe, passons. Tu sais que nous connaissons ta conduite; à présent, veux-tu nier ce qui nous paratt dé- montré quant au reste ?

. Roque, dit Stéphen , cette explication en présence de Morénita est déplacée. Qu'ils s'expliquent séparément, puis- qu'il est indispensable que nous connaissions leurs senti ments et leurs projets. Causez avec ma filleule; elle aura, j'espère, confiance en vous. Moi, je me charge d'arradier la confession de ce malheureux, s'il lui reste un peu de cœur et de conscience que je puisse invoquer encore.

Épargnez-moi les reproches, monsieur Stéphen, ré- pondit Algénib fort ému. De vous je dois tout supporter; mais il n'est pas sûr que maintenant cela me fût possible.

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LA FlLLEVIiE . 31^

Je vous ai dit ce que je voulais. vous dire; vous n'en saurez pas davantage. Ce dont on m'a accusé auprès de vous n'est que trop vrai. J'ai trompé votre filleule, je l'aimais ! Elle m'a puni en me repoussant et en me méprisant, le jour elle a su que je n'étais pas sou frère. Je n*ai pas à m'expiiquer sur autre chose. Je vous ai dit que vous ne sauriez rien de moi, que vous alliez la voir, qu'elle parlerait elle-même et dirait ce qu'elle, voudrait. Qu'elle le fasse ! Quoi qu'elle dise,, que ce soit vrai ou faux, je ne la contredirai pas. Elle est ma sœur devant le Dieu de mes pères, et vous avez eu beau faire, je suis resté gitano. C'est-à-dire que votre vérité n'est pas la mienne, et que je ne vous dois pas le fond de ma pensée. Allons, senorila, parlez! Et tenez, voulez-vous que je m'en aille? Oui, ce sera mieux, vous serez plus libre de vos réponses. Je ne crains pas que les miennes vous contre- disent, je n'en ferai aucune.

Allons ! dit Roque, il a fait un progrès ; il refuse la vérité; autrefois il mentait en promettant de la dire.

Algénib s'apprêtait à sortir; Morénita le retint.

Restez, dit-elle, je veux parler devant vous. Mon par- rain, ajouta-t-elle avec fermeté en pliant le genou devant Stéphen, pardonnez-iUQi, en attendant que mamita me par- donne. J'ai disposé de moi sans votre permission. J'aime ce jeune homme, non pas malgré sa tromperie^ mais à cause de ce qu'il a imaginé et osé pour se faire aimer de moi. J'ai pris l'habitude de Taimer en le croyant mon frère. Il ne m'a pas été possible de la perdre, maigre un moment de colère que j'ai eu contre lui. C'est lui qui m'a enleyép hier soir, c'est avec lui que je me sauvais en Angleterre, où. nous de- vions nous marier. Voyez si vous croyez qu'il soit possible au duc de Florès de s'y Opposer, et si mamita me conseille- rait de manquer à ma parole.

En parlant ainsi à Stéphen sans hésitation et sans trou-

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aaO LA PILLBULB

bie, Morénita» triomphante d'elle-même et de la résistance d'Algénib» vit les yeux de ce beau jeune homme s'illuminer de tous les rayons de l'orgueil, de la joie et de l'amour. Il était pur, il était grand dans ce moment-là, pour la pre- mière fols de sa vie peut-être. Quand Morénita eut parié, il tremblait, il se soutenait à peine, il songeait à la prendre dans ses bras, à l'emporter, à fuir avec elle au bout du monde, si Stéphen hésitait à la lui accorder. Il avait même du courage, non pas peut-être le courage agressif refusé è son organisation, mais le courage passif, persévérant, in- domptable.

Stéphen, qui avait regardé attentivement Morénita pen- dant qu'elle se dédarait ainsi, se retourna v^s Algénib et le regarda de même.

C'est bien, dit-il après un moment de silence. Pour moi, j'acquiesce à votre liberté autant que mes droits d'adop- tion sur vous deux me le permettent. Je vous demande seulement de venir consulter ma femme sur les moyens de fléchir la répugnance que le duc de Florès apportera sans doute à cette union.

Le duc de Florès n'est pas mon père ! dit Morénita avec force. Il me l'a dit, je dois le croire. Il n'a aucun droit sur moi. Je n'ai qu'une parente, qu'une mère, qu'une tutrice, c'est votre femme, mon pairain, c'est mamita bien-aimée. Les lois ne me font dépendre d'aucune autorité. Mon cœur est. libre de choisir celle qu'il me convient de regarder comme légitime et sacrée. Allons, mon parrain, retournez vers mamita, ajouta-t-elle. Dites-lui que j'arrive; nous vous suivrons de près, mon ttère et moi.

Doucement, dit Roque, ceci n'est pas régulier. Vous n'êtes pas mariés, et nous sommés chargés de ramener une jeune personne, et non deux jeunes époux, à mamita.

Pardonnez-moi, monsienr Roque, dit Morénita en rô-

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LA FILLEULE ^1

gardant Algénib, et en dissi^nt ainsi Le nuage qui déjà obscureissait son âme inquiète et jalouse; mais sans mon liancé, cela n'est ni convenable ni possible.

Stéphen comprit cette fermeté et l'admira. Il était trop pé- ' uétrant pour ne pas voir. que Morénita faisait un dernier effort pour se rattacher à Algénib; mais comme il suppo- sait leur liaison plus intime, il désirait qu'elle fût franche^ mont acceptée.

^- Morénita a raison, dit-il, nous voyagerons tous ensem- ble* Je vais chercher la voiture que nous avons laissée sur le chemin. Préparez-vous tous trois à y monter avec moi.

XIV

FRAGMENTS DES MÉMOIRES DE STÉPHEN

La révolution de février n'avait rien changé à nos paisi- bles habitudes, et nous passâmes presque toute l'année 1848 à Briole, heureux quand mèà^ dans notre intérieur, bien qu'attristés et consternés fétki retentissement des dis- cordes civiles.

Je n'étais pas, je n'ai jamais été un homme politique. J'ai les mœurs trop douces pour ce rude métier. Je les trouve oaifs, ces gens qui vous disent qu'il ne faut que de .la vo- lonté et du courage pour être un instrument actif dans l'œuvre du progrès de son siècle. Je ne crois pas manquer de volonté; je ne crois pas manquer de courage, ni au mo- ral, ni au physique ; mais il est des temps de fatalité dans Phistoire la lutte des idées disparaît derrière la lutte des passions. Ce ne sont plus tant les systèmes qui se combat- tent que les hommes qui se haïssent. Puis viennent des

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322 Jéé. FILLEULE

jours néfastes ils s'égprgent, et le lendemain, ivres ou brisés dans la défaite ou la victoire, *ils se demandent avee effroi pour quelle cause, pour quel principe ils ont commis ce parricide I

Je ne sais point haïr. Je ne le peux pas. Je n'en fus pas ' moins souvent victime des vexations du fait et des injustices de l'opinion. Pourquoi aurais-je été oublié, dans mon coin, par la colère ou la souffrance générale? A cette triste épo- que, pas un homme ne fut épargné par Tesprit de parti, qu'il eût remué ou mûri quelque idée dans la politique, dans Tart ou dans la science. »

Mais notre sanctuaire domestique resta inattaquable. Comme, en aucun temps, je n'avais eu ambition et souci d'aucune chose vénale, retentissante ou flatteuse dans les prospérités de ce monde, les vicissitudes de la politique et les orages de la société passèrent autour de notre nid sans y faire pénétrer les préoccupations personnelles, les ambi- tions déçues ou satisfaites, les vengeances avortées ou as- souviesy les mauvais désirs ou les poignants remords.

Les événements avaient chassé de France beaucoup d'é- trangers de marque, inquiets ou avides du contre-coup que nos agitations produiraient dans leur pays. Le duc de Flo-. rès était retourné en Espagne sans exiger que sa femme l'y suivît. Leur union était devenue si malheureuse, qu'ils ne cherchaient plus qu'un prétexte pour en relâcl^r les liens sans les briser. La duchesse alla vivre en Italie, oîi les symptômes d'une dévotion exallée ne tardèrent pas à se manifester chez elle.

Le duc ne nous donna plus signe de vie et parut vouloir ignorer ce que nous déciderions pour l'avenir de Morénita. L'abandon fut Tinévitabje dénoûment d'une tendresse pa- ternelle ai peu sage et si peu courageuse.

Les six premiers naois dje la république furent pour tous

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LA nLLEULB 323

les arts un temps d^arrêt; un temps d'effroi, de gêne ou de misère pour la plupart des artistes. Algénib consentit à ne s'occuper de son avenir qu^en trayaillant pour se l'assurer plus sérieux et plus honorable. Il reprit ses études avec Schwartz, avouant enfin que cet admirable professeur lui donnait beaucoup sans hii rien ôter. Morénita lui inspira* du courage et de la suite dans le travail, en lui donnant l'exemple. .

Dans les premiers jours notre réunion à Genève, ma belle-mère, Roque et moi, avions pensé qu'il n'y avait qu'un parti à prendre^ qui était de marier les deux gitanes et de veiller ensuite à établir leur existence dans les conditions les moins anormales qu'il nous serait possible de leur créer. A cet effet, j'avais écrit au duc, qui ne m'avait»pas répondu, soit qu'il n'eût pas reçu ma lettre, soit qu'il ne sûtà quoi se décider, soit qu'il voulût témoigner de son mépris pour une fille rebelle. Je n'insistai pas. Ma chère Anicée était satis- faite de n'avoir plus de concurrents funestes dans sa solli- citude pour Morénita ; mais quand je lui parlai de conclure le mariage, devenu inévitabfe et nécessaire selon toutes les apparences, elle me dit en souriant : « Vous vous trompez tous. Bien ne presse, Morénita est pure. Je n'ai pas eu be- soin de l'interroger. J'ai senti dans son premier regard, dans son premier baiser, qu'elle me revenait enfant comme elle était partie. Elle aime Algénib, je le crois. Elle a la vo- lonté de n'aimer que lui, j'en suis sûre, il y a plus, je te déclare que ma conscience est tranquille, parce que je crois que c'est le seul homme qu'elle puisse aimer. Pourtant je veux le connaître, ce cœur aigri par les premières impres- sions de la vie. Je veux savoir si la somme du bien peut l'emporter radicalement en lui sur celle du mal. Gela n'ar- rivera peut-être pas si nous ne sommes décidés à nous en mêler. Il le faut donc! Je ne sais si ce sera très-divertis-

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JS4 LA FILLBtXE

sant, car ii ne paraît maniable qu*à la surface, ion gitane; mais nous devons à Morénita de lui faire le meilleur é{K)ux possible, ou de la préserver de lui, si décidément c'est uu cœur la haine doit tenir plus de place que l'amour. »

Nous étions revenus à Briole en mars 1848, avec le jeuoe ' couple, et voici quelle était, vers la fîn de Tautomne, la situation de nôtre famille. Je ne sais par quel art magique, révélé à la délicatesse d'un cœur de femme et à la persud- sion d'un cœur de mère, Anicée avait arraché, des profon- deurs de la conscience tortueuse d'Âlgénib, un serment inviolable à ses propres yeux. Il avait juré de regarder, pen- dant six mois entiers, Morénita comme sa sœur. En retour, il avait exigé d'Ânicée une confiance absolue dans ses rela- tions avec Morénita. Il tint parole en voyant que cette nobio femme comptait sur lui, et malgré l'ardeur de ses sens, les fluctuations de sa volonté rebelle et les dangereux souvenirs d'une dépravation précoce, il ne compromit par aucun en- traînement trop marqué la chasteté de sa fiancée.

Ainsi, pendant qu'on disait dans le monde, quand par hasard on s'y souvenait de l'apparition de miss Hartweil, qu'elle s'était sauvée avec un chanteur des rues, et que, déjà abandonnée par lui, elle avait été recueillie par ma femme, qui était occupée à cacher les suites de sa faute, Algénib et Morénita vivaient innocemment épris sous nos yeux, l'une ignorant encore la nature des égarements qu'on lui imputait, l'autre combattant Qt dominant avec une sorte d'héroïsme les révoltes de sa passion. Ce n'est pas le seul exemple que j'aie vu de ces vérités invraisemblables. J'ai surpris, sous des dehors austères, des turpitudes inouïes. J'ai découvert, au fond d'existences calomniées, des can- deurs surprenantes. L'opinion n'est donc plus, pour moi, un critérium de la moralité. Elle n'est pas volontairement injuste, mais elle n'est pas toujours éclairée, et je n'aime

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LA FILLEULE 325

pas qu'on y tienne trop. On devient trop habile à se conci- lier Testime publique sans se priver d'aucun vice, quand on la préfère à la libre quiétude de la conscience.

L'engouement bizarre que ma âlleule avait ressenti pour moi n'iùquiéta pas un instant Anicée. Morénita, en la re- trouvant à Genève, s'était jetée dans ses bras avec une pas- sion trop franche, une émotion trop sentie, pour que la jalousie, l'amour par conséquent ne fût pas vaincu.

Il n'en fut pas de même d'Algénib. Il fut longtemps om - brageux et sournoisement atteiitif à mes manières avec su fiancée. Je sentais souvent, au milieu de ses retours vers moi, un accès de haine ou de méfiance plus fort peut-être jque sa volonté. Je lui pardonnais, je feignais de ne m'a- percevoir de rien.

Dans les premiers temps, Morénita fut ravissante de grâces, de tendresses, d'adorations pour sa mamita. Je fus vraiment surpris de voir tout, ce que ce cœur inégal, facile à troubler, renfermait d'ardeur dans la reconnaissance. Elle avait trouvé tout simple d'être gâtée et choyée dans ce qu'elle appelait naïvement son temps d'innocence, c'est-à- dire avant sa phase d'ingratitude. Elle ne se reprochait que cela dans sa vie. La vanité, la coquetterie, la tyrannie, la duplicité féminine, l'indépendance sans frein, tous les dé- fauts qui avaient fait explosion durant son absence, ne comptaient pas beaucoup à ses yeux. Ils lui étaient trop na- turels pour qu'elle les condamnât sévèrement en elle-même. Mais le crime d'avoir boudé et affligé sa mère, elle ne com- prenait déjà plus comment elle avait pu le commettre, et, à chaque souvenir de ce temps-là, on la voyait rougir et pâ- lir, interroger, de son œil d'animal sauvage, l'œil si divi- nement humain d' Anicée , saisir à la dérobée sa main ou les plis de sa robe, les embrasser avec ardeur, et quelque- fois avec une sorte de désespoir enfantin et sauvage, en-

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foncer ses ongles ou ses dents dans sa propre chair comme pour se punir de sa folie. Le repentir était dans cette âme . altière une sprte de soulagement efljréné aux tortures de son propre orgueiU Devant les reproches d'Anicée, elle fût entrée en révolte , elle fût redevenue impie. Devant son inaltérable mansuétude, elle était vaincue et trouvait une secrète joie à Tôtre.

Nous ne pouvions voir aussi facilement ce qui se passait dans l'âme d'Alg^ib. Une cuirasse impénétrable cachait, à rhabitude, ses émotions intimes, au point que nous pen- sions souvent avec effiroi qu'il ne comprenait pas et ne sen- tait pas les choses morales. C'était une nature plus impres- sionnable et plus nerveuse encore que celle de Horénita devant les choses extérieures. L'amour, le désir, le soupçon, faisaient passer des lueurs sinistres sur son visage sombre, des éclairs ou des rayons dans ses yeux embrasés ou ravis. Lorsqu'il contemplait Morénita, c'était parfois un être trans- figuré ; mais Anioée craignait que les sens ne fussent émus aux dépens du cœur.

Ses chants pénétrants, qui chaque jour prenaient plus de charme; ses compositions, qui annonçaient de plus en plus un génie original, un talent ingénieux et souple ; sa facilité à s'assimiler toutes les connaissances dont les éléments tombaient sous sa main, et à en exprimer pour ainsi dire le suc sur les conceptions de son art; son esprit vif, mordant, prompt à la réplique ; sa beauté peu commune, en faisaient certainement un homme à part, un type d'artiste émouvant pour l'imagination. Biais il y avait en lui une personnalité inquiète à propos de tout, un empressement à la méfiance, qui faisaient parfois redeuter une ingratitude incurable.

Cette disposition nous inquiétait d'autant plus qu'elle pa- raissait souvent systématique. Non-seulement le cœur n'é- prouvait pas le besoin de se livrer, mais encore il semblaii

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fju'il eût celui de se défendre, et un secret plaisir à se re- fuser.

Morénita, portée aux mêmes défauts, ne les remarquait pas ou ne les haïssait point , et Anicée me disait souvent: «Ils sont heureux à leur manière; ils s'aiment autrement que nous. »

Cependant il nous était impossible de pénétrer complète- ment dans ces deux âmes, et nous sentions bien qu'il y avait des différences essentielles entre elles et nous, qu£ nous rendaient, à plusieurs ^ards, étrangers les uns aux autres.

. Madame Marange avait u^ prédilection avouée pour Al- génib ; elle en augurait beaucoup pour l'avenir et se sentait portée à le préférer à Morénita. Celte mère parfaite, cette femme émineute, avait au fond du caractère une certaine irrésolution que l'idée de la force avait toujours charmée et subjuguée. Elle aimait tout ce qui était un symptôme d'énei^ie morale, et un peu de tendance à la domination ne la choquait pas. Selon elle, Morénita n'avait que des velléités, Algénib avait des puissances. *

Algénib avait beaucoup de respect extérieur et de défé- rence apparente pour ma femme et pour sa mère; mais il ne s'épanchait jamais avec personne. Il travaillait avec un soin extrême ses manières, sa toilette^ son extérieur. Long- temps il avait copié la teaue, le langage et les modes de ce monde qu'il affectait de mépriser, avec le mauvais goût des parvenus. Chez nous, il épurait tout cela avec une attention sérieuse, et sa préoccupation dominante semblait être de demander à madame Marange les traditions de la bonne compagnie. Morénita paraissait fort sensible à ses progrès, elle qui, d'instinct, avait toigours eu l'aisance et Taplomb d'une petite princesse.

Elle était plus souvent mélancolique que riante auprès de

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328 LA FILLELLE

lui. Elle n'essayait plus d'être coquette : elle craignait son ironie ou son blâme. Il ne la gâtait pas, il faut le dire. Il la dominait par cette passion muette et concentrée qu'elle paraissait subir avec orgueil plutôt que partager avec joie.

C'était ainsi seulement, je pense, que Morénita pouvait aimer. Elle était de ces natures qui abusent, qui épuisent, qui se lassent, et qui ne conservent que ce qu'on les force d'épargner par la crainte de le perdre. Sous ce rapport , Algénib était un amant de génie, et je me disais souvent avec admiration que vingt ans d'analyse du cœur humain ne m'avaient pas donné le quart de la science qu'il possé- . dait à l'endroit de celui de sa fiincée. Il est vrai que la pos- session de cette femme n'eût jamais été pour moi un idéal capable de me donner tant d'empire sur moi-même.

Un soir que nous étions réunis au salon, Morénita, qui était dans un moment d'expansion et de gaieté, jouait avec une petite caille apprivoisée dont nous avions tous admiré la grâce et la gentillesse.

Elle est si belle et si sage, dit-elle, que je veux que vous Tembrassiez, inamita I

Elle l'approcha des lèvres de ma femme, qui causait avec Roque, arrivé chez nous la veille. Anicée baisa machinale- ment le dos lisse et propret du petit animal, et continua sa conversation. Roque lui parlait tout bas de Clet, qui venait de faire un assez brillant mariage.

Morénita, qui n'entendait pas, et qui , malgré la rouerie insigne de son aventure avec le pauvre Clet, était toigours un petit enfant, posa sa caille sur la table pour la voirmar cher. L'oiseau alla du côté d' Algénib et se blottit dans sa main. Algénib la porta à ses lèvres et l'embrassa aussi.

Morénita devint pâle, et lui dit à demi-voix, d'un ton irrité :

Pourquoi l'embrassez-vous, vous qui n'aimez pas les bêtes?

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LA FILLEULE 329

Je ne sais pas, dit Algéoib, qui avait l'esprit de n'être jamais galant avec elle.

-T- Moi, je le sais! reprit Morénita, impétueuse et comme désolée.

Si vous le savez, dites-le donc.

Vous savez, vous, que je ne peux pas le dire. Mais ré- pondez , est-ce cela ?

-r Oui , c'est cela , répondit Algénib , la regardant en face.

Ah ! mon Dieu 1 c'est donc pour me rendre folle et mé- chante encore une fois? s'écria Morénita en se levant. Don- nez-moi ma caille, je veux Itii tordre le cou 1

Que dit-elle donc là? demanda Anicée surprise, en se retournant.

Elle vil Morénita qui allait étrangler sa caille. Algénib la lui reprit avec autorité, et la donnant à ma femme :

Sauvez-la, madame, dit-il d'un air fort animé, vous qui plaignez tout ce qui est faible, et qui relevez tout ce que le monde foule aux pieds.

Anicée regarda Morénita, qui tremblait de colère. C'était le premier orage depuis son retour.

-^ Mais qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle en s'adressant à sa nière et à moi, qui avions contemplé cette petite scène avec la même stupéfaction.

11 y a que ta fille est jalouse de toi, dit madame Ma- range en levant les épaules, moitié riant, moitié grondant.

Morénita jeta un cri de douleur, et s'élançant vers ma femme, elle tomba à ses genoux et cacha sa figure dans ses mains, qu'elle prit pour les couvrir de larmes et de baisers.

Algénib souriait' d'un air de dédain ; ma femme caressait Morénita avec inquiétude et ne comprenait pas.

Madame, dit Algénib, j'ai dérobé un baiser à cette char- mante petite créature que vous avez dans votre manche,

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330 JLA VILLBULE

et Morénila troure que c*est une injure que je lui ai faite. Voilà pourquoi elle veut la tuer. •^ Tuer sa caille? Mais elle est donc folle 1 dit Anicêe.

Mamita, dit Morénita en se levant , je vous aime, mais vous me ferez mourir, je sens cela. Ce n'est pas votre faute, ce qui arrive, mais c'est égal, il faut que je vous quitte. H y a huit jours que j'y pense, et ce soir, je le veux, renvoyez- moi au couvent. J'en mourrai, puisque je ne peux pas vivre sans vous; mais je mourrais ici, puisque je ne peux pas vivre avec vous I

Elle s'enfuyait» hors d'elle-même et en proie à un véri- table accès de démence. Algénib courut après elle, la prit dans ses bras et la rapporta plutôt qu'il ne l'amena aux pieds d'Anicée.

Morénita de mon âme I s'écria-t-il rayonnant d'enthou- siasipe et de joie, sois bénie pour ce mouvement-là ! Tu au- rais quitté ta mère pour moi, aussi? Tu en as eu la pensée, c'est tout ce qu'il me faut. A présent, écoute. Pai embrassé ton oiseau par méchanceté pure, comme j'ai pris l'autre jour devant.toi les fleurs du bouquet; comme je l'ai dit, ce matin, que les femmes blanches étaient plus belles que les noires. Tu as été furieuse, je ne trouvais pas que ce fût assez. Ce soir, je suis content, je suis heureux, je te remercie I

Algénib, dit Anicée d*un ton sévère, tout ce que je comprends de vos mystères d'enfants, c'est qu'elle* souffre et que cela vous amuse.

Madame, répondit Algénib en pliant, aussi le genou de- vant ma femme, si je n'étais pas un pauvre gitano indigne, je dirais que je vous aime conmie ma mère; ne vous fâchez pas de cette parole-là ; c*est la première fois de ma vie, c'est probablement la dernière que je me sentirai assez ému, assez exalté par la joie pour avoir tant de confiance et de présomp- tion. Vous avez été pour moi plus que celle qui m'a donné

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LA FILLEVLB 931

la vie, plus que la pauvre Pilar qui me l'avait conservée par ses soins. Vous m'avez donné une ftme en m'accordant de Testime, en réclamant de moi une promesse et en y croyant I Je ne'dis pas que je ne mentirai plus jamais aux hommes; mais je ne mentirai pas plus à vous qu'à Dieu. Groyez-moi donc quand je vous dis que je rendrai votre enfant heureuse et qu'elle n'aura jamais à rougir de moi. Donnez-la-moi pour femme, car je commence à devenir fou, etc*est demain que je suis dégagé de mon serment

JOURNAL DE STÉPHEN

15 août 185;S. -^Briole, six heures do matin.

C'est aujourd'hui l'anniversaire d'Anicée. Hier soir, Moré- nita lui a écrit de Vienne, notre jeune couple d'artistes fait fureur. Sa lettre est charmante. Elle y parle de sa gloire au moins autant que de son bonheur, ou plutôt elle confond ces deux choses. A chacun sa destinée I

Il n'a manqué à la nôtre que la joie d'avoir des enfants. Cela nous imposait le devoir d'élever ceux qui n'avaient pas de parents. Nous l'avons rempli le mieux possible.

Quel beau bouquet je vais porter sous les fenêtres d'Anicée I La iucca filamenteuse a fleuri derrière la haie des troënes. Il y a quinze ans aujourd'hui que nous avons planté cette fleur mystérieuse dont l'épi luxuriant dort quelquefois si longtemps dans le sein de la terre. Auicée la croyait infé- conde et ne la regardait plus. L'épi s'est élancé enfln et s'est couvert d'une girandole de fleurs d'un blanc pur, un vrai bouquet do mariool

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332 LA FILLËLLE

Déjà quinze ans d'hyménée! que c'est court, mon Dleul et que cela passe vite 1 Quoi ! ce n'est que le temps de faire éclore une petite plante I Celle-ci est Timage de notre félidté cachée, et ce jour me semble celui de la première floraison de mon amour et de mon bonheur.

FIN

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