ponte ET -Lotata el ah Tant à Te CEE - “ + + A4 - =-e . : 4 z & x Sn, = . o Me fu it ne € LP jh a 1 is ÿ ra FOR in 2010 with funding from University of Ot awa MC . Sec pooc ts HS43m Harvut, Hippolyte YA € NEUVIÈME ANNÉE ANNALES DE BRETAGNE | 74 PUBLIÉES PAR LA FACULTÉ DES LETTRES DE RENNES AVEC LA Collaboration de MM. les Archivistes Des cinq Départements de Bretagne PARAISSANT TOUS LES TROIS MOIS TOME IX N° 1 — Novembre 1893 D M é: ot A EN VENTE A LA FACULTÉ DES LETTRES ET CHEZ MM. PLIHON & HERYÉ, libraires, rue Motte-Fablet, 5 RENNES VICTOR BASCH M. JULES SIMON A RENNES Oserai-je bien l'avouer? Je connais presque toutes les œuvres de M. Jules Simon, je professe pour son caractère le plus profond respect, je m'intéresse depuis de longues années à tout ce qui le touche, mais — j'ignorais qu'il fût Breton. Après tout ne l’avait-il pas quelque peu oublié lui-même? Le patriotisme régional me semble bien ne dater que de ces toutes dernières années. Autrefois le premier souci des provinciaux arrivant et arrivés à Paris était d'oublier leur pays d’origine : on s’ingé- niait à s’acclimater le plus rapidement et le plus complètement possible; à prendre la tournure, l'allure, le langage, l’argot même du boulevard, à passer pour Parisien authentique et autochtone. Tout cela est bien changé maintenant, et c’est de la guerre que date ce changement. Il semble qu'après ce grand cataclysme on ait éprouvé le besoin de resserrer les liens qui attachaient chacun au coin de terre où il est né et où il a vécu ses premières années et qui est une parcelle de la patrie commune. C'est le grand patriotisme qui a véritablement sonné le réveil du patrio- tisme local. Et c’est de Paris — puisque aussi bien c’est de à que tout part en France — c’est de Paris que le mouvement est parti. C’est là que les habitants d’une même province se sont retrouvés et groupés; c'est là que se sont fondés Îles réunions, les sociétés et les diners, où l’on venait, une fois par mois, parler la langue ou le patois, chanter les vieilles chansons et manger les plats du « pays. » 4 M. JULES SIMON À RENNES. Et alors de vieux Parisiens se sont rappelés, qu'au fond, ils étaient eux aussi des provinciaux, et ils se sont mis avec leurs jeunes compatriotes à revivre les tant douces années du passé. C'est alors que le grand cosmopolite du Collège de France, qui s'était assimilé la fleur des civilisations antiques et modernes, qui avait été parmi nous le héraut de la science germanique, qui s’était fait, tour à tour, Sémite avec les pasteurs du Désert et les prophètes de Jérusalem; Français de ce XIV° siècle dont il a si admirablement décrit, avec Victor Leclerc, la littérature; Grec devant le Parthénon; Juif Hollandais avec Spinoza ; Anglais avec l’auteur de la Tempéle; c'est alors que ce voyageur à travers les siècles et les pays, à l’âme si large, à l'esprit si souple que depuis Gœthe peut-être nous n’en avons pas vu de pareil, a rebroussé chemin jusqu'à l’humble village breton d’où il était parti, et s’est mis à nous raconter dans un livre unique de charme, de grâce et en même temps d’intellec- tualisme, son chef-d'œuvre peut-être, ses impressions de jeunesse. C'est alors aussi que M. Jules Simon, un des esprits les plus modernes, les plus actuels, si je puis dire, de notre temps, qui dans sa longue et glorieuse carrière a cheminé, lui aussi, à travers les époques et les disciplines les plus différentes ; qui est allé des rêves mystiques de Plotin et de Proclus jusqu'aux dures réalités de l’ouvrière contemporaine; qui, lui, a non seulement vécu par la pensée, mais a voulu et a su agir; qui a tenu dans l'histoire de ce pays une place considérable; qui a prononcé des paroles qui ne s’oublieront plus, et a agi des actes qui, avec l’inimitié irréconciliable de tous les partis extrêmes, lui ont attiré le respect de tous les éléments modérés de la nation et lui vaudront, certes, une place enviable parmi les hommes de la troisième République dont l'histoire retiendra le nom ; qui presque aussi riche en métamorphoses que ce dieu de Plotin dont il a raconté les hypostases, s’est tourné dans ces dernières années vers un champ d'activité nouveau, où son zèle, enflammé de bien, a récolté la plus merveilleuse des moissons : - M. JULES SIMON A RENNES. D la vie de centaines d'enfants; c'est alors que l'illustre vétéran de la philosophie, des lettres, de la chaire de professeur et de la tribune d'orateur s’est rappelé lui aussi qu'il était Breton, qu'il était Vannetais et a donné dans ses Mémoires et dans ses Nouveaux Mémoires des autres un pendant charmant aux Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse de son illustre com- patriote. Et, fidèle à cette faculté et à ce besoin d'action qui — nous l'avons déjà dit ici même — nous parait le trait caractéristique de la physionomie de M. Jules Simon quand on le compare à ses grands compagnons de gloire, aux Renan et aux Taine, il n’a pas seulement écrit sur la Bretagne et pour la Bretagne, mais il a agi pour elle. Lorsque la question des Universités a été soulevée dans le Parlement, le plus fidèle des champions de l'Université bretonne a été M. Jules Simon, le Président de la commission du Sénat. Aussi, quand on a su à Rennes que M. Jules Simon allait y venir, le dimanche 23 juillet, présider les « Assises poétiques et littéraires de la Pomme, » ce fut partout une émotion joyeuse. À son arrivée s'étaient rendus, avec les Autorités, l'Association des anciens Élèves du Lycée, l'Association des Étudiants, l'Association des Amis de l'Université. Au vin d'honneur que lui offrit la Municipalité, M. Leroux, préfet d'Ille-et-Vilaine, en souhaitant la bienvenue à son hôte, le remercia des efforts qu'il avait tentés pour la création d’une Université Rennaise ; et dans sa réponse, la première des quatre allocutions qu'il a prononcées à Rennes, M. Jules Simon raconta par le menu les démarches qu'il avait faites, les dis- cussions qu'il avait présidées, et finit en émettant le vœu que cette rénovation des vieilles Universités dont il était grand partisan, se réalisät dans l’avenir le plus prochain et de la façon la plus conforme aux besoins et aux vœux du pays. L'après-midi du même jour les notabilités de Rennes étaient invitées à assister au Théâtre à ce que nous avons appelé tout à l'heure, avec les programmes, les « Assises poétiques et 6 M. JULES SIMON A RENNES. littéraires de la Pomme. » On savait que M. Jules Simon allait prononcer un discours, el je n'ai pas besoin de dire que la salle était comble. Il y a eu un concert dont je n'ai pas à parler, et une lecture de distribution de prix qui nous eût paru fort longue si nous n'avions eu l’occasion, en passant, d'applaudir le nom de notre cher collaborateur et ami Le Braz qui a obtenu la récompense du Gouvernement pour son poème légendaire « Sena. » Mais avant tout il y a eu un discours de M. Jules Simon. Le début de ce discours a été véritablement exquis. Impro- visateur impénitent, n'ayant jamais voulu lire ses discours, les journalistes parisiens voulaient avoir à toute force avant son départ le discours qu'il prononcerait à Rennes; il s’est rendu, il l'a écrit, et il s'apprétait à faire devant le public rennais ses débuts de lecteur, lorsqu'il s'en vit empêché par l'insuffisance de léclairage. Aussi, et il en est enchanté, va-t-il pouvoir, comme il en a l'habitude parler librement, sans papier devant les yeux. Il commence par donner un souvenir ému à l'illustre compa- triote qu'il accompagnait tous les ans en Bretagne, etavec lequel il partageait la mission de venir inaugurer les monuments élevés aux grands hommes bretons. Souvent ni M. Renan, ni M. Jules Simon ne savaient au juste ce qu'avait fait le grand homme qu'ils avaient charge de célébrer. Mais il vaut encore mieux élever des statues à des gens qui n’en sont pas dignes que de les refuser à ceux qui les méritent. Quelles que soient, en effet, les beautés de la nature en Bretagne, le plus beau pays de France, bien plus, le plus beau pays du monde, triste et gai tour à tour avec ses plages redoutables et ses coteaux embaumés, que sont-elles auprès de sa moisson de grands hommes”? Duguesclin, Descartes, M"° de Sévigné, Tournemine, Gerbier, Toullier, Lanjuinais et Le Chapellier, Le Sage et Ginguené, Duguay-Trouin, La Motte- Picquet et Surcouf, Brizeux, Lamennais et Chateaubriand ? N'y a-l-il pas là de quoipeupler toutes les places de Rennes, n’y a-t-il M. JULES SIMON A RENNES, 7 pas là de quoi construire une Voie sacrée comme aucune autre province française peut-être ne serait capable d'en fournir? Si M. Jules Simon en avait le pouvoir, il ferait avant de partir deux cadeaux à la cité rennaise : la statue de Descartes — et non seulement ce monument universitaire que demandait pour lui Cousin « qui n'avait pas l'âme républicaine, et qui n’admettait » de statues en place publique que pour les rois » — de Des- cartes « qui est le génie même de la Bretagne, la force dans la » règle, et dont la philosophie est plutôt une résolution qu'une » doctrine et relève autant de la volonté que du génie; et la statue de M”° de Sévigné, cette Parisienne naturalisée Bretonne, qui a écrit en Bretagne une partie de ses chefs-d'œuvre. Le moment parait propice à l’orateur pour élever à la fois ces deux statues « à une heure dont il admire la fécondité et qui n’aura eu » qu'une fécondité d'avortement si la philosophie renonce au » bon sens et les lettres à la chasteté. » Voilà, très imparfaitement rendu, le discours de M. Jules Simon qui a été salué, comme bien vous le pensez, par d’enthousiastes applaudissements. Il est aussi difficile de caractériser un orateur que de décrire un morceau de musique : il faut aller l'entendre. Cela est vrai surtout pour les orateurs comme Jules Simon dont la maitresse qualité peut-être est l’action oratoire. Un vieux journaliste parlementaire me racontait que quand Jules Simon se levait pour parler à l’Assemblée Nationale il courait comme un frisson parmi les auditeurs, l’on se rapprochait et l’on murmurail : « la Rachel, la Rachel! » C’est qu'en effet tout orateur — qu'il soit orateur politique, avocat, professeur, et même prédicateur — doit posséder, avec beaucoup d’autres qualités certes, des qualités de comédien. Il y a entre lui et l'écrivain la même diffé- rence qu'entre le romancier et l’homme de théâtre. Il faut que toutes ses paroles soient appropriées à son public, qu’elles fassent balle, pour ainsi dire, et qu’elles portent. Il faut qu'il s’établisse entre ses auditeurs et lui des courants continus que rien ne doit interrompre ni arrêter. Qu'importe après cela que l’orateur ne 8 M. JULES SIMON A RENNES. dise pas des choses bien originales, bien nouvelles, bien justes même? Les choses originales, le grand public est-il capable de les comprendre? Les choses nouvelles, a-t-1l le temps de se les assimiler, de les examiner et de leur donner son adhésion? Les choses peu justes, est-il en mesure de les rectifier? Ainsi on a pu contester, et avec raison à mon sens, que Descartes soit 3reton. Son père était bien conseiller au Parlement de Rennes ; et il semble établi que c’est bien là que celui qui devait être Descartes naquit à la vie, bien que ce fût, on le sait, àla Haye, en Touraine, qu'il vit le jour. Mais cela suffit-il vraiment pour faire de Descartes un Breton ? Sa famille était-elle de souche bretonne, ou son père, originaire du Poitou et de la Touraine, n'était-il qu'un fonctionnaire de passage à Rennes, et qui tenait si peu à celte nationalité bretonne que l’on revendique pour son fils, qu'il a empêché un autre de ses enfants de revenir comme magistrat à Rennes? Et M"° de Sévigné? Küût-elle accepté cette grande naturalisation qu'on lui a si libéralement octroyée? Ses lettres datant de Bretagne révèlent-elles une prédilection assez grande pour cette province, pour que celle-ci eût le droit dese l’annexer? Mais ce sont là des réflexions d’après coup, des chicanes. Tant qu'il parlait, M. Jules Simon nous à tous tenus sous le charme. II est impossible d'imaginer, quand on ne l’a pas entendu, la grace malicieuse avec laquelle il nous a raconté comment, faute de lampe, il lui a été impossible de lire son discours. Ceux qui ont eu l’occasion d'entendre souvent parler M. Jules Simon savent que dans presque tous ses discours il y a une « lampe » ou quelque chose de semblable. Ses exordes sont toujours gracieux, simples, familiers. Le débit est un peu lent, la voix faible, le geste rare, le ton paterne. Puis peu à peu le débit se presse, la voix s'élève, le geste s’amplifie, le ton s’enfle et tout à coup vous sentez passer sur vous le frisson que nous donnent les grands orateurs. À deux reprises nous l’avons senti, ce frisson, dans ce modeste discours d'inauguration de la « Pomme » : quand M. Jules Simon nous a parlé des mobiles bretons et dans la M. JULES SIMON À RENNES. 9 superbe phrase consacrée à Descartes. Les mobiles bretons, direz-vous, c'est un peu trop facile. Soit, mais la phrase sur Descartes, elle? Vous ne sauriez la trouver facile et banale. Et ce n’est pas tout d’ailleurs. À côté du frisson du sublime, M. Jules Simon sait en produire bien d’autres. Ce fut un sentiment exquis d'attente malicieuse qui s’éveilla chez tous les initiés lorsque M. Simon prononça le nom de Cousin. Nous savions bien qu'il n'y a pas plus de discours que de page de M. Simon où son maitre et sa victime illustre n’attrapät quelque horion, et notre attente n’a pas été déçue. Je songeais malgré moi, en écoutant le discours de l’éminent orateur, aux allocutions familières de son grand compatriote et ami. Quelle différence! L'un tout nerfs, au geste violent et dramatique, toujours prêt à l'attaque et à la riposte, allant sans effort du badin au pathétique, de l’anecdote à l’apostrophe véhémente, avec, même dans la plaisanterie d'apparence la plus inoffensive, le trait aigu du polémiste, avec, même dans l’élo- quence familière, l’ardeur de l’homme d'action pour lequel la parole n’est que la forme la plus élevée de l’action. L'autre tout chair, laissant tomber sans geste, sans mouvement presque des lèvres, affalé sur un fauteuil, les bras reposant lourdement sur les genoux, des paroles lentes, indulgentes et douces. Point de préoccupation de son public, nulle prétention à l'effet. Il semblait que M. Renan parlàt avant tout pour lui-même et continuàt devant les autres, à haute voix, le monologue ininter- rompu de sa pensée. Et c’étaient des pensées souples, légères, d’une coloration tendre, parfumées en quelque sorte qui s’élevaient dans l'air comme des spirales de quelque fumée embaumante. C’étaient comme des bulles de savon, délicates et éphémères, qui, une fois sorties de ce divin chalumeau, allaient pendant quelques instants ravir ceux qui les contemplaient, et surtout celui qui les avait produites, pour aller aussitôt se fondre et mourir dans l'atmosphère grossière. * * L 10 M. JULES SIMON A RENNES. Le soir de ce même dimanche — notez que M. Jules Simon a soixante-dix-huit ans et qu'il avait voyagé la nuit précédente — banquet à l'Hôtel-de-Ville et nouveau discours de M. Simon. C'est encore de l'Université bretonne que nous a entretenus l’inépuisable causeur. Il a levé son verre en l'honneur de cette Université à l'inauguration de laquelle il espérait assister encore et dans laquelle 1l comptait trouver la réalisation véritable de l'âme bretonne, de l'esprit breton, immortel. Le lendemain soir, après un déjeuner offert par la « Pomme, » où, à ce que l’on m'a dit, M. Jules Simon s’est contenté d'écouter les toasts des autres, grand banquet organisé par les Amis de l’Université, auquel ceux-ci ont libéralement convoqué plusieurs personnes restées en dehors de cette société. Et au champagne, les discours recommencèrent. Dans une allocution chaleureuse, le doyen de la Faculté de droit, M. Éon, souhaita au nom des Amis de l'Université la bienvenue à leur président honoraire. Ce fut au tour de M. Simon de répondre, et cette fois ce fut l’homme politique que nous eùmes le plaisir d'entendre. Il parlait devant un public composé en majeure partie d’universitaires auxquels il savait devoir la vérité. Aussi ne leur a-t-il pas caché, qu'à son sens, l'Université bretonne ne devait pas, pour le moment, compter sur les pouvoirs publics et n'avait par conséquent aucun intérét à recourir à eux. C'était à la ville de Rennes de rendre ce rêve viable : c'était à elle de rendre possible la transformation de l'École réorganisée de médecine et de pharmacie en École de plein exercice et plus tard en Faculté de médecine. La Munici- palité de Rennes avait promis de faire tout ce qui dépendrait d'elle, et le reste, qui n’est en somme qu'un nom, viendrait iné- vitablement et tout naturellement après. Puis ce fut notre cher rédacteur en chef, M. Loth, doyen de la Faculté des lettres, qui prit la parole, et son toast, que les journaux de Rennes ont reproduit, fut de tous points charmant. Je regrette fort que la place qui m'est assignée ne me permette pas de le donner en entier aux lecteurs des Annales de Bretagne. IIS connaissent, M. JULES SIMON A RENNES. 11 eux, le philologue austère, le linguiste fervent qui — surtout quand il s’agit d'étymologies — n'entend pas la plaisanterie et manie souvent la plume comme cet Alain le Grand dont il nous a parlé, dont le nom seul épouvantait les hordes scandinaves, maniait le marteau. Eh bien, ce soir-là — excepté peut-être à la fin de son discours — M. Loth avait oublié son marteau dans son laboratoire de celtisan. Il a revendiqué d’abord dans une très jolie phrase de début le droit de porter un toast à M. Jules Simon, en tant que professeur de grec, c’est-à-dire d'explicateur et de commentateur de ce Platon « qui attendra sans nul doute » bien longtemps encore le plaisir de s’entretenir avec l’un de » ses plus illustres disciples », en tant que professeur de celtique, et enfin en tant que doyen d’une Faculté à laquelle — ñous en sommes très fiers — M. Jules Simon a appartenu. Mais il a voulu le saluer surtout comme compatriote, « comme « pays » » au sens étroit et doux de ce mot en pays bretonnant, comme » enfant de cette petite patrie du Vannetais breton, si mal » connu même de ses enfants qui ont oublié jusqu'à son véri- » table nom, nom sacré que j'ai balbutié sur les genoux de ma » mère, le pays de Werec, Browerec; terre de granit, terre » stérile, fertile en hommes, depuis Werec, le chef de ces intré- » pides émigrants du VI* siècle qui avaient abandonné leur » pays pour conserver la liberté et l'honneur; depuis Nominoë, » qui écrasa à Bellon l’armée de Charles le Chauve et créa » notre Bretagne, Nominoë, le Charlemagne breton; depuis » Alain le Grand, le marteau des Normands, dont le nom seul » épouvantait les hordes scandinaves; depuis Alain Barbe- » Torte, le restaurateur au X° siècle de l'indépendance bre- » tonne, jusqu'à Arthur de Richemont; la patrie de Le Sage, » de Brizeux, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus. » Puis, après un Joli croquis des différentes races bretonnes, du Cornouaillais, du Trégorrois — ces Gascons à poigne — du Léonard et du Vannetais, il a conclu que c’est ce dernier qui réahse le plus pleinement les deux traits essentiels du caractère 12 M. JULES SIMON A RENNES. breton : la fermeté dans les idées et le culte de l'idéal, Ces deux traits, nul ne les incarne mieux que M. Jules Simon qui joint à ces qualités du terroir la « douceur dans la fermeté, la » patience dans la poursuite de ses revendications, vertu » difficile et qui n'a été chez lui que la confiance dans le » triomphe définitif de la justice. Aussi la Bretagne n'a-t-elle » pas de fils plus aimant. » Et cet amour elle le Lui rend et elle le lui témoignera. « Tous » les ans, dit l’orateur, je me trouve ramené aux sources du » Scorff. J'ai rêvé souvent (vous savez combien le culte des » fontaines est enraciné chez nous) de voir au-dessus de la » source mère, er Varñrinen, la statue d'un héros, d’un enfant » du pays, disons d’un saint pour parler breton. Je sais bien qui » Je choisirais et je suis sûr que dans quelques centaines » d'années ce serait un lieu de pèlerinage très suivi, et que le » saint, vous le reconnaitrez à ce trait, aurait pour vertu spé- » ciale de donner l’éloquence à ceux qui n’en ont pas, la parole » aux muets. » Tout cela n'est-il pas délicieux? Mais voici apparaitre le marteau d'Alain le Grand. Après avoir constaté que nulle province n'a plus de titres que la Bretagne à avoir une Université, que nulle province n’est plus riche en éléments intellectuels, et que ce n’est pas une aumône mais un droit qu'elle réclame, M. Loth affirme que ce n’est pas un amour- propre de clocher qui fait agir les promoteurs de l’idée d’une Université bretonne. Si son avis avait quelque poids dans la balance ministérielle quand la question des Universités viendrait à se poser à nouveau, il enverrait à la ville de Rennes un ulliimatuim. Il lui représenterait que si Rennes veut être le centre intellectuel breton, il faut qu’elle le mérite. Tandis que Lille, Montpellier, Nancy, Bordeaux ont créé des chaires d’his- toire et de linguistique locale, Rennes n’a pas encore trouvé les trois mille francs nécessaires pour la création d’une chaire de celtique, et l'École de médecine attend encore sa transfor- mation, Aussi, « malgré la sympathie profonde que nous avons M. JULES SIMON A RENNES. 15 » pour Rennes, s’il nous était démontré que les intérêts de la » haute culture intellectuelle en Bretagne sont chez elle en » péril, nous n'hésiterions pas à sacrifier nos préférences » à notre devoir. Tranquillisez-vous d’ailleurs, Messieurs, le » porteur de cet wllimatuin, mon ministre plénipotentiaire » serait M. Jules Simon. » Voilà cette fin de discours qui, — pourquoi le cacher? — a soulevé un véritable {o//e dans notre ville. J'avoue, pour mon compte, ne pas comprendre les raisons de cette émotion. M. Loth n’a fait que se placer sur le terrain que la Faculté des Lettres avait choisi dès que la question de l’Université se fut posée, il n’a fait que paraphraser ce que le Directeur de l’enseignement supérieur n’a pas cessé de répéter; bien plus, il n’a fait que reproduire, dans d’autres termes, ce qu'avait dit quelques instants avant lui M. Jules Simon, sans que personne en eût été choqué. Si c'est le terme d’ullimalum qui a froissé quelques personnes, c’est qu'elles n’ont pas compris que c'était là une figure. Enfin se leva M. Sirodot, le savant doyen de la Faculté des sciences, et c’est son toast qui a été le véritable « clou » de la soirée. Tout le monde en Bretagne et ailleurs, sait la compétence de M. Sirodot en fait d’éléphants préhistoriques et en fait d'algues. Mais qui se serait douté qu'il cultive, et admirablement, les fleurs de rhétorique? En quelques mots tout vibrants de passion il nous raconte qu'il a été à l'École normale l'élève de M. Jules Simon lors du coup d'État et qu'il a été de ceux qui ont acclamé la démission si noblement donnée de leur maitre. Puis il nous récite la poésie vengeresse composée par M. Dionys Ordinaire contre ceux qui étaient restés. Et lorsqu'il arriva à la strophe consacrée à M. Jules Simon, ce fut parmi nous tous un indescriptible enthousiasme. Et alors un autre des anciens élèves de M. Jules Simon, placé à sa droite, se mit à nous conter un autre sou- venir de cette même époque. C'était la veille du coup d'État. M. Jules Simon arrive à l’École et s’affale sur sa chaise sans pro- noncer un mot. On s'empresse autour de lui. [l raconte ce qui se 1% M. JULES SIMON A RENNES. passe, ce qu'il craint et s’écrie qu'il ne peut pas rester, qu’il va partir. « Calmez-vous, mon cher ami, dit alors le Directeur de l'École, — un de ceux qui restèrent, — nous partirons ensemble. » Et pendant qu'on évoquait devant lui ces souvenirs émou- vants, M. Jules Simon songeait, grave et silencieux, et per- sonne n’osa interrompre sa rêverie. Pour nous, les jeunes, à voir en face de nous, un des plus nobles acteurs de ces drama- tiques et déjà si lointains événements et à les entendre raconter par des témoins oculaires, nous avons vraiment senti passer sur nous le souffle vivant de l'Histoire. On m'a conté qu'après le banquet quelques-uns des plus graves universitaires des Facultés de Rennes, s'étaient rendus, comme font, à leurs fêtes universitaires, les plus éminents pro- fesseurs allemands, à l'Association des Étudiants et y avaient chanté de joyeuses chansons bretonnes et même gauloises : comme je n’y ai pas été.il m'est impossible de garantir le fait. En tout cas, les deux journées que M. Jules Simon a passées à Rennes ont été bonnes pour nous, et, nous l’espérons tous, aussi pour lui. Notre vieille ville somnolente avait pris un air d'animation inaccoutumée. Les rues étaient remplies d’une foule Joyeuse; des messieurs en habit noir, la boutonnière fleurie de fleurs de pommier, circulaient à travers les rues; des drapeaux claquaient au vent, et un de mes amis, un jeune poète, appar- tenant à cette pléiade de l'Æermine, à laquelle M. Loth a rendu dans son toast un si éclatant hommage, m'a demandé, s’est demandé si Merlin, Merlin s'était réveillé de son long sommeil. a Le H3493v HARVUT , M1 LES MALOUINS À TERRE-NEUVE On se souvient du bruit que fit, parmi les populations du littoral breton, la brûlante question des pêcheries de Terre-Neuve : les Anglais, fidèles à leur système d’envahissement, prétendaient, tout bonnement, chasser les Français de cette île, contestant les droits qui leur avaient été réservés par le traité d'Utrecht, déjà si désastreux pour nous. Le gouvernement français se préoccupant des moyens de sou- tenir ses droits, avec preuves à l’appui, choisit le seul moyen pratique pour se procurer les documents qui établissaient la suprématie de la France sur les pêcheries de Terre-Neuve dans les temps anciens. Il s’adressa aux ports connus pour faire, sur une grande échelle, la pêche de la morue, et Saint-Malo se trouva naturellement en première ligne. Le 3 mai 1891, M. Louis Martin, conseiller général d’Ille-et- Vilaine, maire de Saint-Malo, reçut, du Ministre de l'Instruction publique, la lettre autographe ci-après : « Paris, le 2 mai 1891. >» Monsieur le Maire, mon collègue des Affaires étrangères > aurait besoin de réunir tous les documents concernant la pêche » de la morue, qui peuvent exister dans les dépôts d'archives, > en vue de préparer le règlement de l’exercice de nos droits de » pêche à Terre-Neuve, qui doit se faire par voie d'arbitrage. > Je vous serai, en conséquence, obligé de prescrire des recherches pour savoir s’il existe à Saint-Malo, soit dans les YF 46 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. » archives municipales, soit dans les archives de la Chambre de » commerce, quelque titre montrant le caractère des établisse- » ments que nous avions à Terre-Neuve et les droits de souve- » raineté que, contrairement aux assertions des Anglais, nous » avions pu y posséder et y exercer antérieurement à 1713. » Je ne doute pas, Monsieur le Maire, que vous ne compreniez > toute l'importance que présentent ces questions au point de » vue national, et l'intérêt qu'il y a à ce que ce travail soit » effectué le plus promptement possible, et avec un soin tout » particulier. » Je vous prie de me faire connaître le résultat des recherches » dont il s’agit. » Recevez, Monsieur le Maire, l'assurance de ma considération » très distinguée. » Le Ministre de l'Instruction publique et » des Beaux-Arts, » (Signé) Léon BourGEo!Is. » En 1882, j'avais été chargé, par le même M. Louis Martin, de terminer le classement des archives antérieures à 1790. Il me communiqua donc de suite la lettre qu’il venait de recevoir, et me demanda s’il me serait agréable de faire les recherches demandées par le Ministre. Quoique mes fonctions de secrétaire en chef de la mairie me donnassent beaucoup d’occupations, étant donnée l'activité administrative de M. Louis Martin, j'acceptai avec plaisir, ayant toujours eu beaucoup de goût pour ce genre de travaux, et nous nous empressâmes d'écrire au Ministre une lettre ainsi conçue : « Saint-Malo, le 5 mai 1891. >» MONSIEUR LE MINISTRE, > J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre dépêche » du 2 mai courant. LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. 41 » Nous possédons dans les Archives communales, un certain » nombre de pièces fort intéressantes concernant la pêche de la » morue à Terre-Neuve, où les Malouins ont, depuis une époque » fort éloignée, envoyé un grand nombre de navires. Je fais » analyser ces documents, dont quelques-uns remontent à 1615, » et vous expédierai, sous quelques jours, le résultat de ce » travail. » La création de la Chambre de commerce de Saint-Malo date » de 1728 seulement ; il est donc peu probable qu’elle possède » des documents relatifs à la pêche de Terre-Neuve, antérieurs » au traité d'Utrecht. > Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de > mon profond respect. » Le Maire, Conseiller général d'Ille-et- Vilaine, » (Signé) Louis MARTIN. » Je me mis incontinent à l’œuvre, et, après avoir dépouillé un nombre considérable de documents de toutes sortes ayant trait à l'exploitation des pêcheries de Terre-Neuve, j'arrivai à ce résultat d'acquérir la certitude que Terre-Neuve, en tant que lieu de pêche, avait été fondée par nos pères, et que les Malouins exerçaient une souveraineté sur toute l'étendue du littoral de l'ile. Lorsque j'eus soigneusement analysé toutes les pièces que J'avais sous les yeux, en me reportant à la carte marine de l'île de Terre-Neuve, pour y retrouver les havres et baies dont il était question dans ces pièces, je rédigeai un rapport que le maire adressa au Ministre, et dont il lui fut accusé réception dans les termes suivants : « Paris, le S juin 1891. > Monsieur le Maire, j'ai l'honneur de vous accuser réception » de l’intéressant mémoire que vous m'avez envoyé, le 26 mai 2 18 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. » dernier, relativement aux pêcheries et établissements francais » de Terre-Neuve. » Je vous remercie de l’empressement que vous avez bien » voulu mettre à répondre à la demande que je vous ai adressée » au nom de mon collègue des Affaires étrangères. » Recevez, Monsieur le Maire, l’assurance de ma considération » très distinguée. » Le Ministre de l'Instruction publique et » des Beaux-Arts, » (Signé) Léon BourGEo1is. » M. Martin me fit aussitôt part de cette lettre, en me disant, avec cette courtoisie dont il avait le secret, que c'était à moi qu'elle s’adressait, et m'invita à prendre copie de toutes les pièces concernant cette affaire, pour en faire tel usage qu'il me conviendrait. .. C'est lui qui m’engagea à prendre part, avec ce rapport, au concours littéraire de « la Pomme, » en 1891, où j'obtins une médaille grand module. Après avoir communiqué à plusieurs personnes compétentes le résultat de mes recherches concernant l'action malouine à Terre-Neuve, j'ai, sur leurs conseils, consenti à publier ce travail qui, je l'espère, intéressera toute la population maritime de nos côtes, dont chaque famille compte un ou plusieurs membres parmi ceux qui se livrent au dur métier de pêcheur de morues. HARVUT. Avril 1893. LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. 19 LA QUESTION DE TERRE-NEUVE A SAINT-MALO La question des pêcheries de Terre-Neuve est l’objet de la plus sérieuse attention du gouvernement français. La pêche de la morue est, en effet, la principale ressource de la population mari- time du littoral breton, et c’est pourquoi cette question intéresse aussi vivement les nombreux armateurs, capitaines, marins et matelots qui vivent de cette industrie. Il résulte des recherches faites dans les archives de cette ville que, dès le XVI° siècle, les Malouins régnaient en maîtres à l'île de Terre-Neuve. C’est ce que l’on reconnaîtra lorsqu'on aura pris connaissance du présent rapport. Les pièces relatives à la pêche de la morue à Terre-Neuve, existant dans les archives malouines, sont fort nombreuses : beaucoup ont trait aux divers règlements déterminant les obli- gations auxquelles les pêcheurs étaient tenus de se soumettre ; nous allons analyser, aussi brièvement que possible, celles qui nous ont semblé les plus importantes au point de vue des droits de la France à Terre-Neuve. L'exploitation des pêcheries de Terre-Neuve paraît être anté- rieure à la découverte du Canada, par le Malouin Jacques Cartier : « Dès l’an 1504, dit Larousse, les Bretons y allaient faire la » pêche. » Il serait possible que les rapports de ces pêcheurs eussent fait concevoir à notre compatriote l’idée qu’un continent pouvait exister non loin de cette île, où Jacques Cartier fonda le premier établissement en 1540, d’après Lefebvre-Roncier, et, à l'appui de cette dernière assertion, nous trouvons une ordonnance royale du 27 février 1588 (Archives communales de Saint- Malo, série HH, 6), où il est question « du trafficq du Canada et de Terreneufve. » 20 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE, La découverte de l’île de Terre-Neuve est attribuée à Jean et Sébastien Cabot, matelots vénitiens ; mais cette assertion paraît avoir été mise en doute dès le XVII' siècle. En effet, des lettres patentes de Louis XIIT, en date du 26 juin 1615 (série EE, 4), commencent par ces mots : « Les roys nos predecesseurs ayant > aprins que leurs subjects avaient descouvert les pais de Terre- > neufues, abondants en la pesche des mollues...;» il apparaît dés lors, que ce seraient des Français qui, les premiers, auraient abordé en cette île. Lesdites lettres patentes démontrent également qu'il existait, dès cette époque, des établissements permanents pour l’exploitation des pècheries, car il y est dit qu’à la suite des réclamations des bourgeois de Saint-Malo : « il est faict deffenses > a tous subjects du roy employes a la pesche de Terre- » neufue dabattre ou degrader les echaffauds bastis en cette isle » pour ladicte pesche... » Le traité d'Utrecht n’a réservé à la France que le droit de pêche sur la partie de l’île comprise entre le cap Rouge et le cap Saint-Jean, en passant par le nord; mais les documents existant dans les archives de Saint-Malo établissent, d'une façon péremp- toire, que la France exerçait un droit de souveraineté sur toute l'étendue de l’île de Terre-Neuve, antérieurement à ce traité. En outre, il semble résulter des diverses pièces qui nous sont passées sous les yeux, que les Malouins avaient une sorte de mono- pole pour l'exploitation de la pêche, et, en tous cas, ce sont eux qui faisaient les règlements relatifs à cette exploitation et les soumettaient au Parlement de Bretagne. Le premier règlement de la pêche à Terre-Neuve est du 15 mars 1640 ; un arrêt de la Cour du Parlement de Bretagne l’approu- vant fut rendu le 31 du même mois. Ce reglement, dressé par les notables de Saint-Malo, avait pour but d'empêcher les abus qui se commettaient sur les lieux de pêche par les divers capi- taines des navires pêcheurs, et d'investir l’un d’eux d'une sorte d'autorité pour la campagne : « ... ayant meurement considere » combien chaque haure peut acomoder d'hommes selon les LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. 21 » gallays qu'il y a en chaque haure et que pour iceux prendre » sans confusion et par ordre il convient que tous les nauires >» aillent dans le haure du Petit mestre et auant que les nauires » ny aillent chacun nauire sera tenu d'y envoyer un bateau ou » patache qui premier posera lancre dans k dict haure du > Petit mestre demeurera pour admiral... et prendra tel haure » quil voira bon... » (Arch. série EE, 4). Les capitaines des autres navires étaient tenus de s’en rapporter à l'arbitrage dudit amiral pour toutes difficultés entre eux; suit la liste des havres d'une partie de la côte avec indication du nombre d'hommes que chacun pouvait contenir. La pêche de Terre-Neuve, faite, comme nous l'avons dit, presque exclusivement par les Malouins, prenait chaque année une plus grande extension; aussi, nos pêcheurs, dans le but d’être en mesure de se défendre contre les attaques des « sau- luaiges » de l’île et contre les déprédations dont nous parlerons plus loin, adressèrent une requête au Parlement de Bretagne qui, le 2 janvier 1647, rendit un arrêt autorisant l'armement d'un vaisseau de conserve pour protéger « les quaire mille hommes » qui allaient de Saint-Malo et Binic à la pêche de Terre-Neuve (Série EE, 4). L'entretien du navire et la solde de l'équipage étaient à la charge de ces deux villes, ce qui donna lieu à un procès entre Saint-Malo et Binic: cette dernière localité ayant fait des difficultés pour participer au payement dudit équipage. Ce chiffre de quatre mille hommes, employés à la pêche à Terre- Neuve, était considérable si l’on tient compte de l’époque où nous nous reportons | Le 7 janvier même année (1647), le roi de France délivra des lettres patentes autorisant le maintien dudit navire garde-pèche à Terre-Neuve, entre les caps du Degras etde Saint-Jean (Série EE). C'est donc aux Malouins que l’on doit l'institution des gardes- pêche sur les côtes de cette île! L'importance de la pêche de la morue à Terre-Neuve par les Français allait toujours grandissant, et l'exploitation le long de 29 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. la côte s’étendait de plus en plus : de nombreux baraquements se construisaient chaque année et cela n’était pas fait pour con- tenter nos voisins d'Outre-Manche, lesquels commencerent, dès lors, contre nous, cette petite guerre qui devait amener, quelques années plus tard, le bombardement de Saint-Malo et la machine infernale restée fameuse dans notre ville! Lors de la campagne de pêche de 1653-1654, des frégates de Jersey pillèrent la flotte de Saint-Malo, composée d’une quaran- taine de navires, qui se trouvait à Terre-Neuve. Aussitôt que la nouvelle leur en parvint, les habitants de Saint-Malo, par mesure de représailles, saisirent les meubles et objets mobiliers des Anglais résidant dans la ville. Ceux-ci s'empressèrent de se plaindre du procédé qu'ils trouvaient mauvais, dès l’instant qu'ils étaient les victimes; un procès s’en suivit! Les Malouins furent con- damnés à des dommages-intérêts; mais, fidèles à leur entêtement breton, adresserent une requête au roi, lui exposant les dommages causés par les Anglais à la flottille de Terre-Neuve, dommages qui justifiaient, dans une certaine mesure, les représailles qu’ils avaient exercées. Le roi, reconnaissant le bien fondé des récla- mations qui lui étaient soumises, rendit, le 29 juillet 1655, un arrêt par lequel il se contenta d'ordonner la restitution des effets pris aux Anglais habitant Saint-Malo, et annula la condamnation prononcée contre nos compatriotes (Série EE, 4). Nous avons dit que seuls, ou presque seuls, les Malouins pra- tiquaient la pêche à Terre-Neuve; nous en avons comme preuve les lettres patentes du roi de France nommant le sieur de Kereon gouverneur de cet île (1655). À cette époque, il n’y avait d’ha- bitée par les insulaires que la côte la plus septentrionale dite le Petit-Nord : le reste de l’île était absolument désert; aussi les Etats de Bretagne, sur la requête des Malouins eux-mêmes, s'op- poserent-1ls à l’entérinement de ces lettres patentes, alléguant les difficultés de relations entre Terre-Neuve et le continent. « Lorsqu'on y arrive, disait la requete, vers la Saint-Jean, on » trouve beaucoup de glaces, tant en route que sur la côte; les LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. D) » sauluaiges pillent souvent les établissements, et il ne semble > pas encore à propos d'y avoir un gouverneur. » Les déprédations des Anglais continuaient : le 29 avril 1659, un arrêt du Parlement de Bretagne (Série EE, 4), fut rendu contre plusieurs d’entre eux habitant Saint-Malo, lesquels, ayant su quelle route suivait la flottille malouine se rendant à Terre- Neuve, et le lieu où elle devait faire escale, en avaient donné avis à des frégates de Jersey qui l’attaquèrent et la pillèrent. Néanmoins, la France étendait toujours son domaine de pêche dans l’île de Terre-Neuve, et il en résultait que les règlements existant n'étaient plus suffisants pour réprimer les abus pouvant se commettre, puisqu'ils ne concernaient que la partie septen- trionale de la côte. Aussi, le 31 décembre 1661, la communauté de Saint-Malo prit-elle une délibération décidant qu’ « en raison » des abus des cappitaines qui uont a la pesche de la morue à la » cosle du chappeau rouge et lieux circonuoisins », désor- mais les vaisseaux qui arriveraient seraient obligés dans les vingt-quatre heures, de choisir le havre où ils voudraient faire pesche et secher (Série EE, 5). Il ressort de cette délibération qu’en 1661 les Malouins avaient des établissements et installations pour la pêche et le séchage de la morue dans la partie sud de l’île de Terre-Neuve, et, non seulement y exerçaient un droit de pêche, mais encore un droit de souveraineté, puisqu'ils réglementaient la pêche et Je mouil- lage des bâtiments dans les baies et havres de cette partie de l’île. Le 7 janvier 1662, était établi à Saint-Malo le reglement sui- vant, que nous transcrivons en son entier; l'importance de ce document n'échappera à personne (Série EE, 5/179). « Nous soubzignez, maistres, contremaistres et mariniers des » nauires qui auons deja voiaige plussieurs fois a la coste du > chappeau rouge, despendant de lisle de Terreneuffue a la pesche » des poissons mollues certiflions et attestons a tous qu'il appar- » tiendra nous estre plussieurs fois assemblez pour dresser estat >» » » > >» » » > LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. des haures et gallays de lad. coste servant a lad. pesche et secherys desd. poissons et du nombre d'hommes que les dictz haures et gallays peuuent contenir pour commodement faire lad. pesche, pour obtenir de la Cour un reglement touchant lesd. haures et gallays pour empescher les abutz et desordres qui sy commettent dans la prise desd. haures et gallays et après avoir meurement considere le tout et le nombre d'hommes que chacun dict haures et gallays peut contenir pour ladicte pesche ét secherys dud. poisson nous disons estre dauis que led, reglement soict faict en la forme qui ensuict. > PREMIER » Que le haure du petit Paradis ainsi que ses deppendances clayes et gallays soit pour 60 hommes cy..... 60 hommes. » Le haure daudierne et ses gallays soict pour cent hoMMESOT MAL REMISE 100 hommes. » Le haure de pemarq et ses deppendances pour GOLhomMESCT AE SALON SE TERME ER 60 hommes. > La bays du Grand martire ainsi que lanse du basdutpontils homnestcy er cUREPERRENReE 15 hommes. » Le haure de Rignault led. caps et son banc 40 hommes CAMES LA SN RATER 40 hommes. » Lisle des Dramas pour 22 hommes cy...... 22 hommes. » Le haure du petit Burin pour 40 hommes CYAN NAT A REINE TER ..... 40 hommes. » Lisle Saint-Jean pour 15 hommes cy...... 15 hommes. » Le haure du grand burin pour 40 hommes DO ANAL ARIANE LA ANR ARE PARU EEE MENT 40 hommes. » Le haure apelle la Crevasse pour 40 hommes CARRE Re AN te GTS NS RES 40 hommes. CRE ane LE Aie 1e RLREMRERENE 30 hommes. » Le haure apelle le petit Saint-Laurent pour GO'hommesiene ANR Bla Jan RARE TEE 60 hommes. s 2 s 2 - > LES MALOUINS À TERRE-NEUVE. » Le grand Saint-Laurent pour 150 hommes savoir : » Le banc de lamiral..... 40 hommes. » Le banc du vis amiral avec ses clayes.......... 40 hommes. » Les deux chauffaux ap- pelles vis amiral à la coste AIO MENT 70 hommes cy. 150 hommes. » Le haure de la meline 60 hommes plus si l’on HÉROS SE PC EN: Reno 60 hommes. » Les Isles de Saint-Pierre sans scauoir le gallay dedamiral 60lhommes éy 00. LIU 60 hommes. » Le gallay du vis amiral 40 hommes cy ..... 40 hommes. » La pointe contre le vis amiral 25 hommes cy. 25 hommes. ° » Le gallay du Barachoua 40 hommes cy..... 40 hommes. » Le gallay du suroist du Barachoua 40 hommes LT Leu Ag ME A PME RER ESS ES CORSOTS 40 hommes, » Le gallay du trois® de lisle des grouesilles du HestdDUROMMeEEpIER UNIL, LUNA Ne UNE 40 hommes. » Le gallay sech’ dud. Trois’ desd. Grouesilles DR ADHIMES CYAN AN SOMRERT au CHAOIE 90 hommes. » Le gallay du banc des Grouesilles du coste du UAAO0 hommes CL LLPÉMMNNN EL Din 40 hommes. » Lislot du Millieu du haure 20 hommes cy... 20 hommes. » Lisle de Miclon 200 hommes et plus cy...... 200 hommes. » La rade de fortune 40 hommes cy......... 40 hommes. » La rade du Grand banc compris le barachoua Ones RAMAAMNMUNL ER CREUSE ULr UN 60 hommes. » Dans la baye de fortune et les breches pour lon Roimes Cyr nQN AMONT EME EU AR 150 hommes. » Dans les places neuffues que les nauires qui irront a lad. coste pourront habittuer aud. haures si bon leur semble. » Aux fins duquel estant cy devant ledict reglement poura estre donne sans qu'il porte prejudice a personne attendu que aux fins dicelluy ou poura faire la dicte pesche et sechery du 26 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE, » dict poisson commodement et sans se nuire les uns aux aultres. » Ce que nous attestons estre tres ueritable et a quoy nous desi- » rions nous estre fidellement portez. Arreste a Saint-Malo soubz » nos seigns le septiesme jour de janvier mil six centz soixante » deux. » Suivent lessignatures, parmi lesquelles nous relevons Duhamel, Joliff, Simon, Girard, Nicolas Chapelle, Michel Leroux, Francoys Busson, Guillaume Carbonnel, Pottier, etc., noms portés encore par des familles Malouines. Le 15 mars de la même année intervint l’arrèt du Parlement de Bretagne approuvant les « reglements ci-dessus » et ordonnant » quilz seront observes et executes à la Coste du Chapeau rouge » en Terreneufve selon leur forme et teneur » (série EE, 5/181). Or, chacun sait que la montagne et le cap rouge sont situés à l'entrée de la baie de Plaisance, partie sud de l'ile de Terre-Neuve ; que l'Iôt du milieu est dans cette baie; que les pierres de Lame- line se trouvent entre la baie de Plaisance et la baie de Fortune. Il est donc établi, d'une facon indiscutable, que les Français possédaient en 1662, dans la partie sud de l'ile, des apparaux servant à la sécherie des morues, ainsi que le prouvait, du reste, la délibération de la communauté de Saint-Malo du 51 dé- cembre ‘1661. Quant à la côte du Petit-Nord, cet état de choses existait depuis longtemps, comme nous l'avons vu. La souve- raineté de la France s’exerçait dans toute l'ile, d’une façon per- manente, puisque les règlements faits par les Malouins et approuvés par le Parlement de Bretagne, étaient rendus exécu- toires par le roi de France, et interdisaient la destruction des établissements dépendant des pêcheries. Vers 1668, Louis XIV, en raison des aptitudes commerciales et du développement donné par les Malouins au commerce du nord, exhorte la ville à fonder une Compagnie du Nord, à l'instar de la Compagnie des Indes. « Promettant aux Maloums » 90,000 livres de ses propres deniers, s'ils veulent créer une » société de 300,000 livres de fonds » (série EE, 5). LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. 97 Il fallait vraiment que le commerce que faisaient nos ancètres eut une importance considérable pour attirer à ce point l’attention et la sollicitude du grand Roi, sollicitude qui se retrouve encore dans une lettre autographe de Colbert, du 16 juin 1668 (même série) et par laquelle ce ministre propose aux Malouins, vu l'importance de leurs armements, des navires de guerre pour escorter et protéger leurs bâtiments à Terre-Neuve et autreslieux. Dès ce moment le gouvernement français prenait en mains la défense de nos intérêts à Terre-Neuve, et deux ans plus tard, le 18 juin 1670 une lettre autographe de Colbert informait les Malouins que les Français seraient seuls admis, dorénavant, à faire le commerce dans les colonies françaises de l'Amérique. Le 4 avril 1680, les pécheurs malouins proposaient un nouveau règlement réitérant la défense de démolir les echafjauds el loges construits à Terre-Neuve pour servir à la pêche et accom- modement des poissons mollues. Ce reglement fut approuvé par arrêt de la Cour royale en date du 8 février 1681, qui rappelait en même temps les prescriptions du règlement du 31 mars 1640 (Série EE, 6). Enfin, le 18 mars même année, en raison des dangers que pouvait faire courir à nos marins l'encombrement inévitable qui se produit à bord des navires pêcheurs, lors du départ et surtout du retour de la campagne, un arrêt du Parlement de Bretagne relatif aux places dans les havres de la côte du Chapeau rouge, rap- pelait la défense faite aux marins de prendre à bord, comme passagers, plus d’un homme par tonneau de jauge en plus de l'équipage. Mais déjà le nombre des navires pécheurs s'était considéra- blement accru, et chacun cherchait, par tous les moyens possibles, à prendre une plus grande quantité de poissous. Il importait donc de veiller à ce qu’une pêche mal entendue ne vint pas tarir cette source de richesse. C’est ce qui inspira cet arrêt du Parlement de Bretagne rendu, comme toujours, sur la requête des Malouins, qui semblent avoir eu constamment la direction de la pêche sur les côtes de Terre-Neuve. 28 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. Dans cette requête (EE, 6), les Malouins se plaignaient « des >» mauuaises coustumes et abus en la coste de Terreneufve pour » la pêche des poissons morues à la faux, qui est un instrument » de plomb en forme de petit poisson, auquel sont attachés 2 ains > sans hamecçon, et auec cet instrument le pescheur qui est dans » un bateau a la mer, secouant sa ligne en la mer; atteint quel- » quefois la morue au corps et la prend, mais le plus souvent il » ne fait que la blesser et ensanglanter, et en cet estat elle fuit » au fond de la mer et toutes les autres la suivent et ainsy epou- » vantees ne reviennent plus. » Le Parlement de Bretagne, soucieux de la conservation du poisson à la côte de Terre-Neuve, faisant droit à la requête de nos pêcheurs, rendit, le 13 mars 1684, un arrêt interdisant d'une facon formelle l'usage de la faux pour la pêche à la morue (Série EE, 6). Ainsi qu'on l’a vu par ce court exposé, il est formellement établi, et les preuves palpables et probantes existent, que depuis l'an 1600, au plus tard, les pêcheurs français pratiquaient la pêche à l’île de Terre-Neuve; non seulement cette pèche se faisait sur la côte dite le Pelil-Nord, devenue aujourd’hui le French- Shore, mais également dans toute la partie sud de l’île depuis le cap Rouge jusqu’au cap Saint-Jean, en passant par le sud, où on rencontre la baie de Fortune et la baie de Plaisance, citées dans le règlement du 7 janvier 1662 et l’arrèt du Parlement de Bretagne du 15 mars suivant. Nous pourrions, concurremment avec les pieces authentiques existant dans les archives de Saint-Malo et qui nous ont servi pour la rédaction du présent, invoquer comme preuves les noms suivants de la côte sud-est de l'île : Baie des Trépassés, Belle- Ile, Harbour, cap Frehel, qui révèlent les marins bretons et malouins À. 1. Près de Pen’march, en Basse-Bretagne, il y a la baie des Trépassés; à deux kilomètres en rade de Saint-Malo, un fortin nommé l’île Harbour, et dans les Côtes-du-Nord, le cap Fréhel qui commande l'entrée des passes de Saint-Malo, LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. 99 Le 11 avril 1713, intervint le traité d’Ufrecht, cédant la sou- veraineté de l’île à l'Angleterre; la France ne conservait que le droit de pêcher et sécher la morue sur la côte dite maintenant French-Shore; mais il n’en reste pas moins établi qu’antérieu- rement à ce traité, la France avait, dans toutes les parties de l’île, des établissements pour la sécherie ou la pêche de la morue, ainsi que le prouvent les documents dont nous avons donné plus haut l’analyse. Du reste, puisque la France cédail la souverai- neté à l'Angleterre, c’est donc qu'elle la possédait et l’exerçait elle-même !... Ce que nous retenons surtout de cette étude rapide de nos Archives communales, c’est que ce sont les Malouins qui, pendant des siècles, ont eu la prépondérance à Terre-Neuve, y régnaient en quelque sorte en maîtres, faisaient et appliquaient les règle- ments relatifs à l'exercice de la pêche et que c’est à eux que l’on doit cette source de richesse dont profite encore tout le littoral breton. C’est une page glorieuse de plus à ajouter à l’histoire de la Cité malouine. Saint-Malo, le 26 mai 1891. HARvUT. J'ai cru intéressant de faire suivre cette étude de quelques détails relatifs à la façon dont se pratique ja pêche de la morue. Ces renseignements m'ont été fournis par un vieux loup de mer qui a fait cette pêche pendant vingt ans, et j'ai transcrit son récit presque mot pour mot. Je n'aurai garde d'entrer dans une discussion historique pour savoir à quelle nation revient l'honneur d’avoir inauguré le trafic de Ja pêche à la morue. Ce que je constaterai c’est que les Bretons envoyèrent les premiers navires de pêche à Terre-Neuve en 1504, et qu'en 1540, Jacques Cartier y fonda le premier établissement. Trente ans plus tard, en 1570, cent cinquante bateaux portant le pavillon français se trouvaient réunis au même point, alors que l’Angleterre n'y comptait que trente bâtiments à peine. 30 LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. Notre suprématie et nos droits sur cette pêcherie, que les Ma- Jouins ont organisée et exploitée presque exclusivement pendant plusieurs siècles, ainsi que je l’ai établi dans l'étude qui précède, n'ont jamais pu être contestés sérieusement, et dans le courant de 1891, le Foreing-office et, en son nom, Lord Salisbury, le reconnaissaient formellement. Ils s’inclinaient devant les droits acquis de la France, en émettant le vœu de la voir se montrer tolérante et de bonne composition à l'égard des nations qui envoient tous les ans, dans ces mers glacées, des flottilles en- tières. Remarquons qu’en ce qui concerne la France, le mot flottille n'est pas exact. En effet, à l'heure actuelle, ces pêches qui enrichissent Saint-Malo, Binic, Granville, Saint-Brieuc, Bayonne, Dunkerque, emploient plus de quatre cents navires dont les équipages totalisés représentent douze mille matelots lesquels forment la plus sûre et la meilleure réserve de notre marine de guerre. C’est qu’ils sont à une rude école ces braves gens, dont l’ingrat et obscur labeur met en mouvement chaque année, quinze mil- lions de francs, au minimum, sans parler du coût primitif et de l'entretien des navires. Examinons comment l’on procède à la pêche et à la préparation de la morue sur les différents lieux de pêche, d’après notre vieux matelot. «€ À la côte est de Terre-Neuve, les navires sont mouillés à quatre amarres dans le havre par eux choisi : les pêcheurs vont le long de la côte dans de petits lougres ou doris dont l'équipage se compose de trois hommes (patron, avant de bateau et mousse). Ils pêchent à la seune ou à la ligne à main, amorcée avec du cape- lan frais. De bons pêcheurs peuvent prendre deux à trois cents morues par jour, avec leur barque ; la saison de pèche dure trois à quatre mois, et un bâtiment de 150 tonneaux peut faire 100,000 morues. » Chaque morue étant prise (à Islande du moins), on lui LES MALOUINS A TERRE-NEUVE. il coupe la langue et la part se compte, pour chaque matelot, d’après le nombre de langues; à Terre-Neuve, au contraire, les langues sont laissées à la tête. Ramenée à bord, la morue est ouverte par le décolleur; on arrache la tripaille, et on met le foie de côté; puis on la passe à /’habilleur qui la finit d'ouvrir et enlève l’arête du milieu à l’aide de ses gants garnis de plomb au bout des doigts. Ensuite, la morue est jetée dans une brouette et envoyée à la Zaverie où elle est nettoyée à l'aide de bâtons manis d’une boule ovoide à l’une des extré- mités. Retirée de l’eau au moyen d’un croc, elle est tassée dans des carrés par couches successives de morues et de sel. C'est ce qu'on appelle morue verte, telle qu’elle vient de Miquelon et d'Islande. -» À la côteest, la morue est séchée sur les lieux. A cet effet, au bout de quelques jours de salaison, on la lave et on l’expose au soleil, sur la grave, jusqu'à ce qu’elle ait pris cette belle teinte dorée qu'ont les morues séchées à Terreneuve. » Sur le banc de Saint-Pierre et Miquelon, on procède de la même façon pour la préparation, sauf que l’étal où on prépare la morue est à bord au lieu d'être à terre, et que l’on pêche avec des lignes dormantes au lieu de lignes à main. A Miquelon, ainsi qu'à Islande, lorsque la morue a rendu son sang et son eau, et qu'elle a été bien vadrouillée c’est-à-dire frottée dans une baille avec un bâton garni de toile, elle est empilée dans la cale où on l'envoie en la faisant glisser sur une dalle. Là, elle est placée par couches successives de morue et de sel comme dans les carrés à terre: » À Islande, la pêche se fait de dessus le pont des navires, les lignes sont passées sur les méêques, morceaux de bois fourchus plantés dans la lisse : Les pêcheurs doivent constamment tirer et filer la ligne pour agiter la boëtte au fond et faire mordre la mo- rue, La part se fait au las soit 1,600 kilogr. pesant : le métier de pêcheur est beaucoup plus dur à Islande qu’à Terre-Neuve et à Miquelon, mais rapporte davantage. 932 LES MALOUINS À TERRE-NEUVE, » Les Dunkerquois qui vont à Islande, ouvrent la morue jusqu'au nombril seulement : c’est ce qu’on appelle la morue ronde; elle est salée et arrimée en barils. Ce procédé est plus coûteux et plus encombrant, mais la morue est bien préférable comme qualité. » Telles sont les grandes lignes des travaux de préparation de la morue, véritable manne pour les populations du littoral armori- cain. C’est dans la pêche de Terre-Neuve qu'il faut rechercher l’o- rigine des grandes fortunes du pays Malouin, car nos ancêtres ont été les premiers, et longtemps les seuls exploitants de cette industrie. À. LE BRAZ LES SAINTS BRETONS D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE (Su ite) Est-il besoin de faire remarquer la sécheresse, le prosaisme de ce document? C’est tout au plus un fragment de chronique rimée, sans caractère et sans charme, écrite d’ailleurs en un style déplorable. Le choix de l’alexandrin lui-même est mal- heureux. Il alourdit encore la pièce, la fait paraître plus traînante et plus vide. L'auteur eût été mieux inspiré en s’en tenant au vers octosyllabique, consacré par la tradition pour les gwerz religieuses aussi bien que pour les profanes. Mais ce qui frappe surtout dans ce morceau, c'est moins l’aridité de la forme que la pauvreté du fond. Ni la figure, ni la personnalité du saint n’y sont dessinées nettement. À peine y est-il fait une mention rapide —et presque honteuse — de son séjour à Landeleau, dans le pays qui s’honore de porter son nom. L'origine du « tour des reliques, » cette grande solennité de la région, est expliquée vaille que vaille en deux vers. Cette absence, chez l’auteur, de tout patriotisme local suffirait à montrer que son œuvre est de fabrication récente. Voyons, en regard, comment la croyance populaire s'exprime sur le compte de saint Theleau. « Lorsque saint Theleau vint en ce pays, sa première intention fut de bâtir sa maison sur le Ménez Glaz, près de Lann-al- Loc'h. Il y planta dans le sol des pierres debout qu'il recouvrit, en guise de toit, d'une pierre plate. Tout enfant, je me suis 34 LES SAINTS BRETONS blottie plus d’une fois dans cette espèce de four, pour m'abriter contre la pluie. Mais depuis, paraît-il, la maison du saint s’est en partie écroulée, parce qu'on a voulu y faire des fouilles, sous prétextequ'il y avait là un trésor !. Sur la pierre plate qui servait de toit, on voyait les empreintes de mains énormes, les mains de saint Theleau, dit-on, qui se hissait parfois sur le faîte de sa demeure pour y soleiller ou pour y faire son oraison à ciel ouvert. » Il commença à construire son église dans la lande. Mais aussitôt qu'il eut disposé les premiers matériaux, il fut soudai- nement distrait de sa besogne par un tapage infernal. C’étaient les grenouilles d’une mare voisine, de Poull-al-Loc’h, qui coassaient toutes ensemble, comme pour lui dire : ». — Theleau, arrête-toi. » Le saint s'obstina. Le vacarme s’accrut. Et finalement les grenouilles eurent raison du saint. Ne pouvant plus ni prier, ni dormir en ce lieu, il s'enfonça plus avant dans le pays et arriva sur l'emplacement de Landeleau, auprès d'une fontaine et d’un petit bosquet. » Il trouva l'endroit à sa convenance et s’y bâtit une maison de bois. Il en ajusta les planches avec des chevilles qu'il façconnait sur son bonnet en guise de billot. » La maison bâtie, il édifia son église; puis il songea à se tailler dans le pays une paroisse. Le seigneur qui commandait sur la contrée lui dit : » — Je t’'abandonne tout le territoire dont tu pourras faire le tour en une nuit. Mais il est bien entendu qu'au chant du coq, quelque part que tu sois, tu feras halte. » Le saint, en rentrant de chez le seigneur, conta la chose à sa sœur qui était venue depuis quelque temps tenir son ménage. Celle-ci feignit la joie, mais concut dans son cœur une violente 1. Quand nos paysans voient pratiquer des fouilles sous un dolmen ou dans un tumulus, ils sont convaincus que c’est pour y découvrir des trésors cachés par des lutins. D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 39 jalousie. Theleau cependant se placa sur le seuil de la porteetse mit à siffler. Aussitôt un cerf sortit du petit bosquet et vint s'age- nouiller aux pieds du saint. Le saint monta sur son dos et, la nuit étant tombée, se mit en route. Le cerf galopait de toute la vitesse de ses jambes. Ils arrivèrent à Castel-Gall !. Comme ils traversaient la cour, les gens du manoir lächèrent sur eux les chiens. Le saint n'eut que le temps de sauter dans un chêne, tandis que le cerf se réfugiait dans une garenne. » Il ya peu d'années on voyait encore sur le lieu même une partie du tronc de l’arbre. La procession s’y arrêtait, pendant le tour des reliques, et l’un des prêtres y faisait un sermon. Mais, comme chaque pèlerin détachait un morceau de l'arbre pour l'emporter (la croyance étant que ce bois préservait de l'incendie), l'arbre entier a fini par s'émietter ainsi, de sorte qu’il n’en reste plus trace. » Saint Theleau fut tres mécontent de la conduite des gens de Castel-Gall à son égard. Même après sa mort il leur garda rancune de l’avoir retardé dans sa route et d’avoir obligé son cerf à prendre la fuite. Une année, au beau milieu de la procession, il survint une pluie torrentielle. Les pelerins se débandèrent. On dut mettre le reliquaire et les reliques à l'abri dans la grange du manoir. On y laissa également les croix et les bannières, sous la surveillance d’un gardien. Mais tout à coup, en pleine nuit, les cloches de Landeleau s’ébranlèrent, sonnant à toute volée. Dans les maisons du bourg, dans les fermes de la campagne, partout on se réveilla en sursaut. On se levait à demi- vêtu, on courait, on s’abordait, on se demandait avec stupeur : » — Qu'est-ce qu'il y a? Au nom de Dieu, qu'est-ce qu'il y a? > Nul ne savait. On se précipita dans l’église. Personne. Les cloches sonnaient toutes seules!... Les chemins s’emplirent 1. Ce Custel-Gall est célèbre dans notre histoire populaire, De là était origi- naire François, marquis de Mesle, que la plaintive et délicieuse Marie de Kéroulaz fut contrainte d’épouser (Cf. l'Æéritière de Kéroulaz, Gwerziou Breiz- Ier p 131); 96 LES SAINTS BRETONS de monde. Tout le pays était sur pied. Quelqu'un ayant levé la tête s’écria : > — Regardez donc! » Tous regardèrent et virent une chose surprenante. Le ciel était éclairé comme par des cierges et dans les nuages une procession passait. C’étaient le reliquaire et les croix qui n'avaient pas voulu demeurer à Castel-Gall et qui s’en retournaient d’eux- mêmes à Landeleau. Le lendemain matin, tous ces objets étaient à leur place ordinaire dans l’église. » Le saint eût sans doute rattrapé le retard que lui avaient causé les gens de Castel-Gall, si sa sœur n'avait fait le jeu de ses ennemis, par jalousie, pour l'empêcher d’avoir une grande paroisse. Vers les deux heures de la nuit, elle alla prendre un coq dans le poulailler et le fourra dans le tuyau de la cheminée ; puis elle mit le feu, dans l’âtre, à un fagot de bois vert. Le coq, cherchant à fuir la famée, battit des ailes, chanta désespérément, réveilla les basses-cours du voisinage. Tous les coqs d’alentour se prirent à chanter. Saint Theleau, lié par sa parole, dut faire halte. Sans quoi la paroisse de Landeleau se serait étendue jusqu'à Collorec d’un côté, jusqu'à Cléden de l’autre. » Je demande à la conteuse quelques explications sur « le tour des reliques. > C’est une cérémonie analogue à la Troménie de Locronan, avec cette différence qu’elle a lieu chaque année, tandis que la Troménie ne se célèbre que tous les sept ans. Comme pour cette dernière, moins cependant, l'affluence des pèlerins est considérable au tour des reliques. Francoise Hourmant l'a fait à trois reprises, deux fois nu-pieds. Le cortège part de l'église de Landeleau. Le reliquaire est placé sur le brancard : une douzaine d'hommes se relaient pour le porter. C’est un grand honneur d’être choisi pour cet office. Aussi le brigue-t-on longtemps à l’avance. Il en est qui, pour l'obtenir, font au saint des offrandes de deux cents francs et plus. Jadis même on mettait à l'enchère la corvée sacrée. La procession, au sortir du bourg, se dirige vers la chapelle du D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. | Lannac’h par le chemin qui mène vers Collorec. C’est la première station : on y chante le cantique de la Vierge. À partir de là, on s'engage à travers champs et landes, par des sentiers, de mauvais chemins ruraux. À l'arbre de saint Theleau, nouvelle halte, avec arrêt d’une demi-heure et sermon. La troisième et la quatrième stations se font au penèily de saint Laurent, sur la route de Collorec à Carhaix, où se dit la messe, et à la chapelle Saint-Roch, où l’on entonne la gwerz de ce saint. On revient alors à Landeleau. Le parcours total peut être évalué à cinq lieues environ. Il en est pour le tour des reliques comme pour la Troménie. Si on ne l’a fait de son vivant, on le revient faire après sa mort, avec son cercueil sur les épaules, et l’on n’avance, chaque jour, que de la longueur du cercueil. Quelquefois, cependant, Dieu permet au mort de se faire remplacer par un vivant. Voici ce que me raconte à ce propos notre hôtesse: « Une personne qui avait promis de faire le tour des reliques mourut avant d’avoir accompli son vœu. À quelque temps de là, elle apparut à une de ses amies et lui dit : > — Veux-tu me sauver des flammes du Purgatoire? » — Certes, oui, dis-moi seulement ce que je dois faire. > — Faire pour moi le tour des reliques. » — Je ne demande pas mieux. -> — Bien, mais il faudra que tu voyages de nuit et que tu n’adresses la parole à âme qui vive. > — Si pourtant les chapelles où je dois entrer sont fermées, je serai bien obligée de demander la clef. > — Nete mets pas en peine de cela. Fais comme je te dis. » La nuit suivante, l’amie commença le pèlerinage. Sachez, en effet, que si la procession des reliques n’a lieu que le jour du pardon, le tour des reliques peut se faire toute l’année. Il suffit de suivre, pas à pas, le chemin traditionnel, en s’arrêtant aux endroits consacrés et en y disant les prières d'usage. Arrivée au Lannac'h, la pelerine se dirigea vers la chapelle. La porte en était te) LES SAINTS BRETONS grande ouverte et, sur l'autel, les cierges brülaient, comme au jour de la procession. Il en fut de même dans toutes les chapelles du parcours. La femme put achever le tour sans recourir à per- sonne et, dans l’église de Landeleau elle vit devant elle, toute blanche, l’âme de la morte qui lui dit : » — Je te remercie. Maintenant, je suis sauvée. » Le pardon de saint Theleau se célèbre le dimanche de la Pente- côte ou, comme parlent les Bretons, le dimanche de Pâques de la Pentecôte (Zul Fask ar Pentécosl). Ce jour-là toutes ses ouailles se pressent dévotement autour de lui; il recoit même, à ce que l'on prétend, la visite et les hommages des autres saints de Bre- tagne. C’est encore de Françoise Hourmant que je recueille la légende ci-après, laquelle montre que saint Theleau jouit au ciel d'une haute considération, et aussi qu’il n’est jamais bon, fût-ce avec les intentions les plus pieuses, de déserter le pardon de sa paroisse. « Un homme de Landeleau avait fait vœu d’aller en peleri- nage à Sainte-Anne d'Auray, justement le dimanche où avait lieu la fète de saint Theleau. Il avait déjà fait un bon bout de chemin dans la direction du pays vannetais, quand il eroisa deux personnes vénérables, un vieillard à longue barbe blanche et une femme âgée, quoique belle encore. La femme lui adressa la parole : » — Oüallez-vous ainsi, brave homme? demanda-t-elle. Vous vous êtes mis en route de bonne heure et vous avez l'air de che- miner bon pas. » — Certes. C’est que j'ai aussi une fameuse distance à par- courir. Je vais en pelerinage à Sainte-Anne. > — D'où êtes-vous donc? > — De Landeleau. > — Tiens! mais n'est-ce pas aujourd’hui le pardon de saint Theleau, patron de votre paroisse? » — Si bien. > — Et vous n’y assistez pas? D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 39 » — Je n'eusse pas demandé mieux. Mais, j'ai fait un vœu, je dois l’accomplir à jour fixe. » — Eh bien! croyez-moi, retournez sur vos pas, rentrez à Landeleau, faites avec les autres de la paroisse le tour des reli- ques, et vous y gagnerez plus d'indulgences qu'en faisant le voyage de Sainte-Anne. C'est moi qui vous le dis. » La bonne dame parlait d'un ton sérieux. L'homme s’imagina cependant qu’elle voulait se gausser de lui; il haussa les épaules et continua son chemin. Il arriva à Sainte-Anne, pria dévotement, et, quand son tour fut venu, entra au confessionnal, » — D'où êtes-vous? lui demanda le prêtre. > — De Landeleau. > — Comment! Est-ce que ce n’est pas aujourd'hui le pardon dé votre paroisse? » —\Si. > — Eh bien! il fallait y rester. » — On me l’a déjà dit. > — Si vous aviez regardé en face ceux qui vous l'ont dit, vous auriez suivi leur conseil. > Le pelerin s’en revint de Sainte-Anne tout marri. Comme il approchait de son pays, il croisa de nouveau les deux personnages qu’il avait rencontrés à l'aller. Ils se honjourérent. > — Eh bien! demanda la vieille femme, avez-vous fait bon voyage? > — Ma foi, non! Le recteur de Sainte-Anne m’a grondé de la belle façon. Il n’a même pas voulu me donner l'absolution de mes péchés. Il a dit que j'aurais mieux fait de suivre votre conseil. » — Oui, mon brave homme. Et, si le recteur vous a si mal accueilli, c’est qu'aujourd'hui ni sainte Anne ni saint Joachim n'étaient chez eux. > Elle souriait étrangement, la vieille femme, en parlant ainsi. L'homme, cette fois, la dévisagea ainsi que son compagnon. Et, subitement, il les reconnut. C'était précisément sainte Anne et 40 LES SAINTS BRETONS saint Joachim qu'il avait devant lui. Ils revenaient de faire visite à saint Theleau, à l’occasion de son pardon. Le pelerin ne savait quelle contenance prendre. Il s'était découvert et tournait son chapeau entre les doigts d’un air embarrassé. Sainte Anne eut pitié de lui. >» — Consolez-vous, lui dit-elle. Il ne vous en coûtera rien, pour cette fois, d’avoir délaissé la fête du patron de votre paroisse. Mais que la leçon vous serve! Sachez désormais que les vraies indulgences se gagnent aux pieds des saints de son pays. » Au lendemain de cette veillée patriarcale dans cette auberge primitive, j’allai visiter l’église. Ici, comme dans toute la région que je venais de parcourir, je fus frappé de l’aspect de délabre- ment que présente le cimetière : c'est proprement un champ des morts. Des tertres herbeux, des dalles d’ardoise à peine taillées, sans une inscription funéraire, souvent même sans un nom, voilà les tombes. On dirait une terre en jachère, un arpent de garenne, avec cà et là de vagues sentiers. Et toutefois, nulle part ailleurs, en Bretagne, le culte des ancêtres n’est plus vivant qu’en ce pays. Ces tombes, en apparence si abandonnées, on s’y vient agenouiller chaque dimanche. Chacune est munie d'une écuelle servant de bénitier, celle-là même, me dit-on, où le mort avait coutume de manger sa soupe quand il était de ce monde !. On y renouvelle l’eau bénite pieusement. Le calvaire qui veille sur l’enclos fu- nèbre tombe de vétusté. Les jambes du Christ se sont effritées, mangées par le temps. Une Notre-Dame-de-Pitié se tient au pied de la croix, figure navrée de paysanne sous un mantelet de deuil, avec le cadavre de son fils en travers sur ses genoux. Un autre calvaire, plus neuf, a été dressé à l’entrée du cimetière et porte la signature de Larc’hantec, un des bons imagiers en pierre de la Basse-Bretagne contemporaine. À l’intérieur de l’église, rien à signaler. La patronne est la Vierge, invoquée, on ne sait 1. Ilest d'usage, dans les maisons bretonnes, que chacun ait son écuelle et sa cuiller. Souvent même on fait graver son nom sur la cuiller pour éviter les confusions. D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. Al pourquoi, sous le nom de Notre-Dame-de-Trémiohan, On dit, dans les « grâces. » En em laket dindan protection Itron Varia Tremiohan, Ar Penn hac ar Batronez, Tud Collorec, deuz ho parrez, (Mettez-vous sous la protection — de Madame Marie de Trémiohan, — la Tête et la Patronne, — Gens de Collorec, de votre paroisse.) Une autre sainte vénérée de ce pays fut sainte Barbe. Elle a sa fontaine à un kilomètre du bourg. Les gens qui revenaient le soir de leur journée ne pouvaient passer devant la source, sans être contraints par une force inconnue d'y tremper leurs mains et d'y boire une gorgée d’eau. A cette condition seulement on les laissait aller. S 9.— De Collorec à Landeleau.— Spézel.— Saint-Hernin. — Carhaix. Dans l'après-midi, nous prenons la route de Landeleau, par la traverse. Le paysage est d’un vert lumineux, sent bon l'odeur de miel des sarrasins en fleur. Nul bruit que la chanson des eaux courantes dans des vallées fraîches et mystérieuses. Et nous voici cependant près d’un lieu tragique : cette ferme, sur la hauteur, c'est l'ancien manoir du Granec, tout hanté encore des farouches souvenirs qu'a laissés dans ces parages le fameux Guy Eder de la Fontenelle. L'histoire dit que ce condottière de la Ligue pilla la maison; la légende ajoute qu’il y vécut, s’y trouvant bien. Comme nous entrons dans la cour, on nous montre, auprès du puits aux pierres élégamment sculptées dans le goût de la Renais- sance, une auge de chène où il avait coutume, paraît-il, de faire ses ablutions du matin et du soir, avant et après ses terribles équipées. 42 LES SAINTS BRETONS «€ En ce temps-là, nous raconte la fermière, il y avait ici une église à quatre tours. Quelquefois on entend encore les cloches inter. Fontenelle en fit une salle de banquet, de joyeux ébats et de danses. On buvait du vin dans des écuelles d'argent. Des jeunes filles, des femmes mariées même venaient à ces orgies, de Collorec, de Landeleau, de Plouyé, de toute la région. I] n’était pas de péché que l’on ne commiît. Le meilleur de la bande était encore le chef !. Il regardait s'amuser les autres mais, quant à lui, il demeurait grave. Il n’aimait pas les femmes, quoiqu'il les renvoyàt comblées de cadeaux et se plüt à les affubler de riches vêtements. € Quand il fait claire lune, on voit des demoiselles se promener dans les avenues, sous les grands arbres. Elles chuchotent entre elles, on ne sait quoi, personne n'ayant osé s’embusquer pour écouter ces conversations de mortes. Mais le nom de Fontenelle revient à tout moment dans leurs discours. » C'est par une de ces avenues que nous gagnons le grand chemin. Nous faisons, au passage, une visite au dolmen de saint Theleau qui n’est pas aussi ruiné que le prétendait notre hôtesse de Collorec. Tout au plus s'est-il tassé sur lui-même comme pour s’ensevelir sous les hauts ajoncs, les genêts et les fougères qui l'entourent. Un peu plus loin, sur notre droite, voici la chapelle de Notre-Dame du Lannac’h qui, au dire de notre guide momen- tané, Pierre Le Mentéour, était sœur de saint Théleau. C'est un édicule rustique abrité par un if gigantesque et ceint, comme tous nos oratoires, d’un modeste enclos. Nous arrivons à Lan- deleau, sur le soir. Bourg coquet, formé d’une seule rue en pente dévalant vers l’église. Dans les courtils, derrière les maisons, les machines à battre font leur bourdonnement traversé d'appels humains, de sonores éclats de rire. L'église avec son cimetière et sa fontaine occupe le fond de la vallée. Un bouquet d'arbres, 1. Ilest à remarquer que l'opinion populaire est en général sympathique à La Fontenelle, La] D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. à) ormes et hètres, ombragent ce lieu paisible où saint Theleau a dù méditer avec délices. Il faut croire que ces saints de Bretagne avaient le sentiment artistique très développé, les résidences qu'on leur prête en témoignent. Ils avaient le goût du pittoresque, savaient choisir entre mille endroits celui d’où ils pourraient le mieux jouir des merveilles de Dieu. On ne saurait rien imaginer de plus frais, de plus gracieux à l'œil et de plus reposant que ce coin de terre. Il semble que ce soit une oasis tout indiquée pour un rêve de vie érémitique. L'église toutefois ne fait plus grand honneur à son patron. Elle tombe en ruines littéralement. La façade occidentale s’est écroulée en partie; on a dû boucher les jours avec des planches. - La date primitive de l'édifice est probablement celle de 1627 qu'on lit encore sur une des pierres de la maçonnerie. En 1886, il a fallu reconstruire le clocher. Pendant les travaux, on se servit des arbres du cimetière pour y suspendre les cloches. De là le proverbe : « loti comme les cloches de Landeleau », c’est-à2 dire fort mal. A l’intérieur, l’objet le plus curieux est un sarco- phage en granit, désigné dans le pays sous le nom de quélé sant Thelo (lit de saint Theleau). Ce fut à la fois, s’il faut en croire la légende, le lit de repos du saint, sa couche mortuaire et sa tombe. Le maïître-autel, très lourd, mais très orné, est surmonté d’une balustrade derrière laquelle, dans une niche, apparaît saint Theleau sur son cerf. Il est représenté mître en tête, la figure jeune, le corps revêtu d’un manteau rouge à fleurs d’or. Dans sa main gauche il tient la crosse, et de la droite il semble bénir. A l'un des piliers du chœur est adossée une statue de saint Maudez. Ce saint partage avec saint Theleau la vénération des fidèles. Un des bassins de la fontaine est placé sous son invocation et a les mêmes vertus curatives que la source de Coat-ar-Roc'h; les pratiques aussi sont identiques (Cf. $ 3). Au pied du balustre qui ferme le chœur, on me montre une dalle en granit, Là-dessous repose François de Castell-Gall, 44 LES SAINTS BRETONS marquis de Mesle, dont la touchante élégie, l'Hérilière de Kéroulaz, à immortalisé le nom dans nos campagnes. Le soir est venu. Je prends congé de M. Podeur, qui rebrousse chemin vers Collorec, tandis que je me dirige sur Spézet. Ce voyage au crépuscule, à travers un paysage d’une beauté impo- sante, m'a laissé une impression singulièrement forte et profonde. Je suivis l’ancienne voie de Landeleau à Carhaix, une de ces vieilles routes abandonnées que les libres végétations ont reconquises et qui, s’il faut en croire la superstition bretonne, ne sont fréquentées, la nuit, que par le peuple mystérieux des âmes, par les êtres du silence (an dud didrouz). Elle me conduisit au pont du Meil-Glaz (Moulin-Vert). Il ne reste de ce passage, autrefois Je plus important de la contrée, que quatre piles monu- mentales mais croulantes: on les franchit sur des planches à moitié pourries. La rivière bondit avec un grand bruit sonore à travers les pierres lézardées d'un vieux barrage, puis s'étale, ralentie et apaisée, avant de s’aller perdre dans le canal de Nantes à Brest. Dans lés cartes, elle s'appelle l’Aulne. Les riverains de cette région ne la connaissent que sous la désignation de Ster Blomm, la rivière du Plomb, ainsi nommée parce qu'elle traverse le territoire de Poullaouen et le pays des mines. À mesure qu'elle se déroule entre les grasses prairies du Pratulo, elle s'élargit encore, se prélasse, a dans son allure quelque chose de la majesté d’un fleuve. Les hauteurs qui bordent sa vallée, couronnées de futaies antiques, lui font un cadre grandiose. À Pont-Treffin elle s’unit au canal, devient le S{er Aon. En cet endroit aussi s’amorce le chemin de Spézet. Il escalade des étages successifs de collines, derniers contreforts septentrionaux de la Montagne-Noire. Sur l’un des paliers, dans un pli de terrain, s'élève un oratoire dédié à sainte Brigide, santez Berhed. Quand j'y arrivai, malgré l'heure tardive, la porte était encore ouverte. J’ai su depuis que c'est à dessein qu'on ne la ferme pas, contrairement à ce qui se fait ailleurs, dès que l’angélus a tinté. Il faut qu'on puisse invoquer la sainte à toute heure de nuit D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 45 comme de jour, car elle est la patronne des femmes en couches. Si l’enfantement menace d’être laborieux, vite on envoie à sainte Brigide. On lui porte en offrande une coiffe ou une guimpe ayant servi à la malade, et, après heureuse délivrance, un des bonnets du nouveau-né. Les femmes stériles s'adressent aussi à elle, trempent une de leurs chemises dans sa fontaine et la passent toute mouillée encore, au moment de se mettre au lit. Du reste, il n’est pas de maladie féminine que sainte Brigide n'ait pouvoir de guérir. Ce pouvoir, elle l’a reçu de la Vierge Marie elle-même, voici en quelles circonstances : « Quand Marie, dans l’étable de Bethléem, sentit que les grandes douleurs approchaient, elle dit à Joseph : > — Joseph, mes douleurs augmentent. Va trouver l'hôte et demande une de ses filles pour venir recevoir l'enfant. > Joseph alla. Mais l'hôte lui répondit que toutes ses filles étaient allées se coucher, sauf Berhed qui était restée se chauffer près de l’âtre. Joseph supplia Berhed de venir. »y — J'irais volontiers, dit-elle, mais je n'ai ni bras, ni mains: comment pourrais-je recevoir l'enfant? » Elle suivit néanmoins le père nourricier, et, dès qu'elle fut entrée dans l'étable, il se trouva qu’elle avait bras et mains; ce fut elle qui recut l’enfant Jésus et qui l’'emmaillota. » La Vierge lui dit: > — Pour ta récompense, tu seras désormais, dans le ciel, la patronne des femmes en couches. » Et elle ajouta. » Je veux même que ta fête précède la mienne, pour montrer aux gens en quelle amitié je te tiens. » — En effet, conclut Marie-Jeanne Collorec, qui me donne ces renseignements, la fête de Berhed se célèbre le 1° février, veille de la fète de Marie-des-Lumières (WMari-ar-Goulou), c'est-à-dire de la Chandeleur. L'épisode ci-dessus se retrouve plus au long dans une gwer: que j'ai recueillie naguère à Pleudaniel et qui a été publiée depuis AG LES SAINTS BRETONS dans les Soniou Breiz-lzel (t. II, p. 309). Mais l'héroïne differe, elle s'appelle Bertel (Berthe), au lieu de Berhed (Brigide). Il est probable que la similitude des deux noms aura produit une de ces confusions si fréquentes dans la mémoire populaire. Les chapelles sont nombreuses en Spézet. Celle de Sant Drien ou Drin (que le clergé à identifié avec saint Adrien) attire beaucoup de pèlerins à ses trois pardons qui se célèbrent le premier dimanche de mai, le deuxième dimanche de juillet et le troisième dimanche de septembre. Le saint estreprésenté, comme, le Renaud de la ballade, « tenant ses tripes dans sa main. » C’est sans doute à cause de cette figuration qu'il passe pour guérir des maux d'intestins (an drouk bouëéllou). On l’invoque surtout pour les « tranchées » des enfants. On trempe dans la fontaine une des chemisettes du petit malade et on la lui fait revêtir. Les offrandes consistent surtout en poules et poulets. La chapelle de saint Turek ou Tudek est située dans la direc- tion de Gourin, au pied des bois de Toul-Laëron. Le pardon a lieu le deuxième dimanche de septembre. Les pèlerins qui s'y rendent déposent aux pieds du saint des bonnets remplis de seigle. On le prie pour les maux de tête et surtout pour Ja surdité. Sant Dénés (saint Denis) a son oratoire sur la limite de Rou- douallec. C’est, dit-on, l’un des saints les plus puissants du paradis. On lui recommande les âmes des défunts; Dieu lui a octroyé la permission d’en délivrer une par jour et une autre par nuit des flammes du Purgatoire. On lui offre du blé noir, parce qu'il est le saint des morts. Sur les bords du canal s'élève la chapelle de saint Conogan qui fut évêque de Quimper et qui préserve de la fièvre. Dans les mèmes parages près de Pont-ar-Stank, la statue de saint Gonez- nou ou Iguinou survit seule, à côté de sa fontaine, sur l’empla- cement de son oratoire détruit. Son culte n’en est pas moins resté populaire. Les visiteurs abondent à la source sacrée. Ses eaux, D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 47 qu'on se verse dans le cou et le long des bras, ont la propriété de guérir des maux de reins et de communiquer aux membres une vigueur indomptable. Les lutteurs en faisaient autrefois grand usage. Par exemple, il faut avoir soin de faire ces ablutions avant le lever du soleil, sinon elles demeurent sans efficacité. C'est pour cette raison que le pardon de saint Iguinou n’est fré- quenté que le soir. Mais le grand sanctuaire de Spézet, c'est Notre-Dame du Crann. Le chemin creux qui y mène se détache de la route de Spézet à Châteauneuf, à environ un kilomètre du bourg. Un tronc de bois fruste avec une image de faience dans une niche grillagée indique où commence « la terre » de la Vierge. On descend entre de hauts talus plantés de vieux chênes jusqu’à un bas-fond ver- doyant, arrosé d'eaux vives que nulle sécheresse, au dire de la superstition locale, n’a jamais pu tarir. La chapelle est dans un enclos muré, ombragé par des frènes. Elle a grand air, tout armoriée d'écussons qui témoignent de ses origines seigneuriales, D’après l'inscription qui se lit sur un des contreforts du transept de droite, elle fut fondée par une dame du Crannhuël, en 1532. La sacristie a été bâtie plus tard et porte la date de 1655, Y. Guen, de Coatfraval, étant fabrique. L'édifice entier est de proportions élégantes et présente un des types les plus gracieux de l’architecture du X VI siècle en Cornouailles ; seule, la toiture paraîtrait un peu massive si le clocher, en forme de minaret, ne s’en élançait avec tant de sveltesse. L'intérieur est littéralement peuplé de merveilles, Le maître- autel est flanqué de deux niches à volets. Celle de droite contient une image de la Trinité : le père est assis, la tête auréolée du triangle mystique, une tiare au front. Il soutient par les aisselles son fils debout et demi-nu au-dessus duquel voltige, sous forme de colombe, le Saint-Esprit. Tout à l’entour des nuées d’anges jouent des instruments les plus divers; le biniou même n’a pas été oublié. À gauche est la niche de Notre-Dame du Crann; sur les volets sont sculptés les principaux épisodes de sa vie : son mariage 48 LES SAINTS BRETONS avec Joseph, l’Annonciation, la Visitation. Le panneau le plus curieux est celui qui représente les couches de la Vierge. Marie est étendue sur son lit de douleurs, les draps tirés jusqu’au men- ton. Près d’elle veille une matrone, et Joseph assis un peu à l'écart sur une chaise, semble attendre l'événement avec anxiété. Un ange à genoux tient dans les mains un cierge allumé. — D’autres sculptures encore, dans la frise de l’autel, mériteraient une étude attentive. Mais ce qui frappe surtout dans ce bèau sanctuaire, ce qui, dès l'entrée attire le regard, ce sont les vi- traux, Ils sont malheureusement détériorés en plusieurs de leurs parties, et, comme la paroisse de Spézet n'a pas de ressources suffisantes pour subvenir, je ne dis pas à leur restauration, mais à leur entretien, il est à craindre qu'on n'ait à déplorer avant longtemps la perte complète de ces chefs-d'œuvre. Les meneaux de la maîtresse-vitre renferment les principales scènes de la Pas- sion. L'épisode du baiser de Judas est particulièrement saisissant de naturel et de vérité tragique. Au tympan de l’ogive se déroule le tableau du Jugement dernier : Le Christ plane dans le ciel au milieu d’une troupe d’anges, assisté de la Vierge et de saint Jo- seph. Cette composition porte la date de 1548. La même date se lit sur le très remarquable vitrail de saint Jacques-le-Majeur, reproduisant la légende de ce saint; d’abord sa décollation sur l'ordre d’Hérode Agrippa, puis l'exhumation clandestine de son cadavre dans une plaine au fond de laquelle se découpent les murs à créneaux d’une Jérusalem féodale. Au troisième panneau, nous sommes en pleine mer : le corps de saint Jacques repose étendu dans une barque qui vogue seule, sans matelots et sans pilote : un ange la suit en volant et souffle dans la voile pour la gonfler. Voici maintenant Compostelle ; le mort vénéré a été placé sur un chariot attelé de bœufs qui se dirigent d'eux-mêmes vers la ville. — De 1548 encore est le vitrail qui représente le martyre de Saint- Laurent. Mais le plus curieux, le plus intéressant de tous est assurément celui qui nous retrace un des chapitres les plus populaires de la légende de saint Éloi, le maître forgeron. Il D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 49 - porte la date de 1550 que certain touriste de ma connaissance, prenant les chiffres pour des lettres, a cru devoir lire Zsso. Ne soyons donc pas étonnés d'apprendre bientôt que, grâce à la perspicacité de M. X.., on sait enfin à quoi s’en tenir sur l'auteur, jusqu'à présent inconnu, des magnifiques verrières de Notre-Dame du Crann, lequel n’est autre qu’un artiste du nom d’Isso dont la signature, etc... etc. Mais, revenons à saint Éloi. Il se dispose, avec l'aide de son fils Oculi, à ferrer un cheval om- brageux. Pour faciliter le travail, Oculi coupe à la bète le pied qu'il s’agit de ferrer, le tend à son père, qui le ferre, puis le rajuste à la jambe, sans se presser, en ayant l'air de dire aux spec- tateurs émerveillés : « Ce n’est pas plus difficile que cela! » Détail typique : Éloi et son fils sont habillés à la mode du règne de Henri II. Pour terminer, mentionnons deux autres vitraux de la même époque, représentant, l’un, le baptème de Jésus dans les eaux du Jourdain, l'autre, la mort et l’apothéose de la Vierge. Un seul nor est inscrit sur tous, celui de Charles Champion, fabrique. « Madame Marie du Crann, me dit Marie-Jeanne Collorec, est une bonne sainte et une excellente mère, Dieu la bénisse! Il n’est pas d’infirmité qu’elle ne puisse guérir, ni de malheur qu’elle ne puisse empêcher. « Telle que vous me voyez, je lui dois la vie. J'étais alors toute petite. Mon père charroyait de grosses pierres de taille : on m'avait assise sur le haut de la charretée. Les chemins en ce temps-là étaient mauvais, avec des ornières profondes. Il y eut un cahot violent : je tombai, et l’une des pierres me roula sur le corps. J’eus le sentiment que j'étais perdue : je promis un cierge de cinq sous à Notre-Dame du Crann si elle me sauvait. Mon père qui s'était précipité vers moi enleva l’énorme moellon aussi aisément que si c'eût été un caillou. Je n'avais qu'une légère meurtrissure au genou; je pus faire à pied le reste de la route, On avait laissé la pierre à l'endroit où elle gisait. Quand l 50 LES SAINTS BRETONS on la vint reprendre, le soir même, il fallut les efforts réunis : de six hommes pour la déplacer. Comment mon père l’eût-il soulevée, si Notre-Dame du Crann ne lui avait donné un coup de main ? » À deux cents mètres environ de la chapelle, dans un retrait du chemin creux, est située la fontaine. On y vient puiser de l’eau pour toute espèce de maladies internes ou externes. Quant au pardon, il a lieu le dimanche de la Trinité. Ce jour-là Notre- Dame de Cléden vient rendre visite à Notre-Dame du Crann, sa sœur. On les a vues causer ensemble en se promenant à la brune, dans le pré qui avoisine le sanctuaire. Toutes deux portaient de longues robes blanches, flottantes, et elles avaient la démarche si souple qu'on eût dit qu’elles volaient. Les offrandes consistent en beurre et en argent. On dispose les monceaux de beurre sur des tables de pierre, en forme d’autels rustiques, dressées à cet effet dans l’intérieur de la chapelle. Dans chaque monceau ou moche est plantée une croix de bois, et, dans ces croix, sont pratiquées des entailles où les pelerins qui n’ont pas apporté de beurre insèrent des pièces d'argent et même des pièces d’or. Le soir du pardon, le beurre est vendu à la criée sur les marches du calvaire. Ce sont là, comme on dit, les rentes de Notre-Dame du Crann. Il serait à souhaiter que le produit en fût assez élevé pour lui permettre de faire réparer et de tenir en état son admirable mo- bilier qui menace ruine. L'aspect du bourg de Spézet est des plus misérables que je connaisse. Les maisons en sont bâties pêle-mêle, en une pierre de schiste dont la teinte ardoisée tourne vite au gris sale. Des mares de purin croupissent devant les seuils. Par contre, en vertu d’un usage que je n’ai constaté qu'ici, tous les linteaux des portes sont marqués d’une croix à la chaux. Quant à la popula- tion, je ne crois pas qu'on puisse trouver nulle part ailleurs un type de notre race plus alerte, plus nerveux et plus fin. Les hommes sont grands, plutôt bruns que blonds, les traits expressifs, le regard intelligent et narquois. Parmi les jeunes filles que le D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. 51 travail des champs n'a pas déformées, il en est qui ont la figure et le corps d’une pureté de lignes remarquable. Rarement on voit chez des paysannes tant de fraicheur et de grâce. J'en ai rencontré qui, pour la suavité du visage, pourraient être compa- rées sans exagération aux madones des Primitifs. L'église est dans le style du XVIT siècle. C'est dire qu'elle n’a aucun caractère. Une inscription latine sur un des piliers nous apprend qu’en 1719, le neuvième jour de juillet, Hyacinthe de Plœuc, évèque et comte de Cornouailles dedicavit hanc eccle- siam el consecravil. L'intérieur est à peu près vide; le plafond figure un ciel étoilé où se font pendant, de chaque côté du transept, un soleil et une lune à face humaine. Tout cela, on le voit, est d’un art bien médiocre. A signaler, néanmoins, quelques peintures murales, malheureusement à demi-effacées, dont une représente saint Pierre, patron actuel de la paroisse. Près de l'église se trouve l’ossuaire qui sert en même temps de lieu de débarras. Des objets mis au rancart, des vieilleries hors d'usage, les fragments d’un autel, les jambes d’un Christ traînent là parmi des planches pourries de cercueils, des ossements, des têtes de morts, des boîtes percées d'une ouverture en forme de cœur, où se lit l’épitaphe traditionnelle « Ci-giît le chef de... » Deux crânes, posés sur le rebord d’une lucarne, ont l'air de gens qui se seraient mis à leur croisée. On a cependant en ce pays le plus grand respect pour les tré- passés. Il m'a été donné, pendant mon rapide séjour, de le constater par moi-même. Une femme du bourg étant morte dans l'après-midi, je vis arriver des points les plus éloignés de Ja commune tous les parents et amis de la défunte pour assister à la veillée funèbre. Notez que l’on était en pleine moisson ; en un tel moment, il faut un sentiment singulièrement fort pour arracher le paysan à sa besogne. Tout ce monde défila devant le lit de la morte, secoua sur elle le rameau de buis trempé d’eau bénite, puis se dispersa dans les maisons d’alentour, sûr d'y trouver pour toute la nuit place au feu et à la chandelle, Quand vint l'heure de 59 LES SAINTS BRETONS D'APRÈS LA TRADITION POPULAIRE. commencer « les grâces » dans la maison funéraire, un homme parcourut les rues et les impasses en faisant tinter la « clochette de la mort » cloc’h ar maro pour avertir les « veilleurs et les veilleuses, » 11 y eut durant la nuit quatre ou cinq de ces rappels lugubres. Et c'était à chaque fois un grand remuement dans le village, un bruit de portes qui s'ouvrent, d'innombrables claque- ments de sabots sur la terre sonore. On m'avait prévenu que je dormirais mal, mais je ne regrettai point mon sommeil inter- rompu, trop heureux d’avoir pu saisir sur le vif une de ces coutumes locales auxquelles on n’a pas souvent l’occasion d'assister. Le lendemain, 6 août, je prenais la route de Saint-Hernin. (A suivre). F.-M. LUZEL LES TROIS CHIENS Brise-Tout, Passe-Partout et Plus-Vite-que-le-Vent III (Suite) On s’informa partout si l’on n'avait pas vu entrer en ville un jeune chevalier monté sur un beau cheval pommelé bleu et couvert d'une armure couleur de la fleur du poirier. Personne ne l’avait vu. Il était retourné auprès des princesses du chàteau d'or. — Hé bien! Iui demandèrent celles-ci, le serpent a-t-il mangé la fille de votre roi? — Pas encore, répondit-il ; j'ai abattu quatre des têtes du monstre, et il a demandé quartier, jusqu'à demain matin, à dix heures. J'y ai consenti, et la princesse est alors retournée au palais de son père. Je lui ai promis de l’assister encore, demain, et je viens vous rapporter jusqu'alors l’armure, le cheval et le sabre que vous m'avez procurés, et grâce auxquels j'ai pu si maltraiter le serpent. À présent, qu'il ne lui reste plus que trois têtes, j'espère avoir plus facilement raison de lui. — Ne croyez pas cela, répondirent les princesses ; demain. il aura encore ses sept têtes et sera plus terrible que jamais. — Ce n’est pas possible! Mais, quoi qu'il arrive, j'ai promis à la princesse de l’assister encore demain, et je ne manquerai pas à ma parole. Mais, le soleil baisse, et il est temps que je ramène les vaches du roi à l’étable. D4 LES TROIS CHIENS — Baste! restez ici avec nous, et ne vous inquiétez plus nt du roi, ni de sa fille, ni de ses vaches. Vous êtes vraiment bien bon d'exposer ainsi votre vie pour eux. — Non! non! il est inutile d’insister; je veux, comme d'habi- tude, ramener ses vaches au roi, au coucher du soleil, et demain, j'irai encore défendre sa fille contre le serpent, comme je l'ai promis. Et il déposa son accoutrement de chevalier, n’en gardant que le manteau, reprit ses habits de vacher et alla rejoindre ses vaches. Les princesses, ne pouvant le retenir, lui firent encore la conduite et lui recommandèrent, avant de le quitter, de ne pas oublier de revenir, le lendemain matin, lui promettant de lui fournir encore ce qu'il fallait pour combattre victorieusement le serpent. Il embrassa les princesses et partit. Il trouva ses vaches couchées dans l'herbe, comme la veille, et les poussa hors du bois. La servante l’attendait, comme toujours, à la brèche du mur, et, feignant de tout ignorer, il lui demanda : — Hé bien! et la princesse? — La princesse, répondit-elle, grace à un chevalier inconnu, qui l’a défendue contre le serpent, a eu quartier jusqu'à demain matin, à dix heures, où elle doit retourner. — Tant mieux! réponditl, et espérons que cet inconnu réussira à la délivrer pour toujours. Et personne ne le connait, dites-vous ? — Personne ne le connait. — C’est bien singulier! En arrivant à sa chambre, Jean renferma soigneusement son manteau dans son coffre-bahut, puis il se rendit à la cuisine pour souper. Il n’y était question, entre les valets et les servantes, que du chevalier inconnu qui avait combattu le serpent. Quand il eut mangé, il se rendit immédiatement à sa chambre, pour se coucher Mais la princesse, en l’entendant passer dans le cor- ridor, ouvrit sa porte, l’appela et lui raconta comment elle avait obtenu quartier jusqu'au lendemain matin. s BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 09 — J'en suis bien aise, répondit-il, et je fais des vœux pour que demain le chevalier inconnu vous sauve la vie et vous délivre pour toujours du serpent. Elle lui souhaita le bonsoir et il se retira dans sa chambre. Le lendemain matin, à l'heure ordinaire, il conduisit ses vaches au pâturage, toujours accompagné de la servante, qui s’en retourna dès qu'ils furent dans la prairie. Jean poussa les vaches dans le bois et se hàta de prendre le chemin du château d'or. Il trouva bientôt les trois princesses, venues à sa rencontre, et qui lui sautérent au cou, pour l’embrasser, en lui disant : — A présent, vous resterez ici avec nous! — Hélas! répondit-il, je ne le puis pas; la fille du roi sera encore conduite aujourd'hui au serpent, dont elle a obtenu quartier pour vingt-quatre heures, et je lui ai promis de l’accom- pagner et de combattre encore pour elle, comme je vous lai déjà dit. — Que vous avez donc tort d'exposer ainsi votre vie pour cette princesse, lorsque vous pourriez en avoir une autre, ici, qui la vaudrait bien, pour le moins, et cela sans vous donner tant de mal! Croyez-nous, restez ici avec nous, et ne vous inquiétez plus ni du roi ni de sa fille. — Non, je ne le puis pas; j'ai promis à la princesse de com- battre encore pour elle, demain, et je ne voudrais, pour rien au monde, manquer à ma parole. — Hé bien! puisque nous ne pouvons vous retenir, nous vou- lons vous venir encore en aide, en vous procurant les moyens de combattre victorieusement le monstre, qui, aujourd'hui, sera plus furieux et plus redoutable que hier. Et elles Jui fournirent un autre cheval, une autre armure el un autre manteau couleur de la fleur du pommier, avec un nou- veau sabre trempé dans du venin d’aspic. Il les remercia, les embrassa, puis il monta à cheval et partit, en leur disant : à tantot! Le roi a encore conduit sa fille, en grand cortège, jusqu'à la 06 LES TROIS CHIENS lisière de la forêt, où elle est entrée, seule, personne n'osant l'y accompagner. Il a aussi recommandé à ses soldats, s'ils voient venir le chevalier de la veille, de l’arrèter au passage, afin de savoir de lui d’où il vient et qui il est. Ils sont donc aux aguets, rangés des deux côtés de la route. — Le voici! le voici!... crie tout à coup la foule. Et on se dispose à lui barrer le passage. Mais il passe encore, comme un éclair, en renversant tous ceux qui essayent de l'arrêter, et sans que personne ait pu le recon- naitre, ni même savoir s’il est homme ou femme. Cependant la fille du roi s’avance, seule et lentement, dans la forêt, se détournant souvent, pour voir si son défenseur de la veille n'arrive pas. Elle l’apercoit enfin, et se rassure. Jean, en la voyant, ralentit la marche de son cheval, arrive près d'elle et Jui dit : , — Bonjour, princesse! Me voici, comme je vous l'avais promis; montez en croupe, derrière moi, et ne craignez rien. Elle monta, sans se faire prier, et ils se dirigèrent vers la caverne du serpent. Celui-ci les attendait, à l'ouverture de la caverne, avec ses sept têtes, comme si quatre d'elles n'avaient pas été abattues, la veille, et plus terrible que jamais. — Jette-moi la princesse, cria-t-1l. — Viens la prendre, répondit Jean. Et le combat recommenca sur-le-champ. Le serpent lançait des torrents de flammes, par ses sept gueules; mais le cheval lançait aussi des torrents d'eau, qui éteignaient le feu, et Jean frappait comme un enragé avec son bon sabre. Le combat fut long et les combattants, des deux côtés, étaient épuisés et n’en pouvaient plus, quand le serpent, qui avait perdu trois têtes, demanda encore quartier, jusqu'au lendemain. — Soit, répondit Jean, je t'accorde encore quartier, jusqu'à demain, mais pour la dernière fois, car demain, j'en finirai avec toi. Et le serpent se retira dans sa caverne, pour panser ses bles- sures, et Jean reconduisit jusqu'à la lisière de la forêt la prin- BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. D7 cesse, qui, pendant le trajet, coupa encore une mèche de ses cheveux et un morceau de son manteau, qu'elle mit dans sa . poche. — Allons! princesse, lui dit-il, descendez ici et rejoignez votre père et votre mère avec tous vos autres parents, qui vous attendent avec inquiétude. Demain, vous me retrouverez, ici et je combattrai encore pour vous, pour la dernière fois. La princesse insista encore, mais en vain, pour qu'il la con- duisit à son père, et ils se séparèrent en se disant : à demain. Ils s’en allèrent chacun de son côté; lui, retourna au château d'or des géants, et elle rejoignit son père, sa mère et toute la cour, qui attendaient, dans une grande anxiété, à la lisière de la forêt. Dès qu'on la signala, les cris de joie éclatèrent, et le roi et la reine coururent l’embrasser, en lui demandant : — Tu es enfin sauvée pour toujours, ma fille chérie? — Pas encore, répondit-elle ; il me faudra retourner, demain matin, à dix heures : ce sera pour la dernière fois, et le chevalier inconnu qui a combattu pour moi, hier et aujourd'hui, m'a promis de le faire encore, demain. Nous pouvons donc avoir confiance, Car jamais on n'a vu de chevalier si vaillant. Et l’on rentra à Paris, au son des trompettes et des cloches et dans l’allégresse générale. Quand Jean arriva au château d'or, les trois princesses, qui l'attendaient avec impatience, lui demandèrent : — Hé bien ! est-ce fini? avez-vous tué le serpent et délivré la fille du roi? — Hélas! pas encore, répondit-il; je n'ai pu abattre que trois des têtes du monstre, et il m'a encore demandé quartier, jusqu'à demain, ce que je lui ai accordé avec plaisir, car Je n'en pouvais plus moi-même. A peine eut-il prononcé ces mots, quil s'évanouit. Les princesses Jui enlevèrent son armure et virent quil était presque cuit dessous. Elles le frottèrent avec une eau de leur D8 LES TROIS CHIENS composition, et aussitôt 1l se retrouva sain el‘vigoureux et dispos, comme devant. Le soleil était déjà bien bas, et il dit : — Il est grand temps que je ramène à l'étable les vaches du roi! Et 1l partit, malgré toutes les instances des princesses pour le retenir, en leur disant : — À demain! Il pousse ses vaches hors du bois, retrouve la servante qui l’attendait, à la brèche du mur, et lui demande, d’un air indif- férent, en marchant lentement derrière le troupeau : — Hé bien! et la princesse est-elle enfin délivrée pour toujours du serpent? — Hélas! non, répondit la servante: elle est encore revenue aujourd'hui à la maison, saine et sauve, grace au chevalier inconnu, qui a encore combattu pour elle; mais, il lui faudra retourner, demain, et ce sera pour la dernière fois. — Comment, et on n'est pas encore parvenu à connaitre ce vaillant chevalier ? — Non, on a bien essayé de l'arrêter, au passage, mais en vain; et pourtant, le roi ne demande qu'à le récompenser généreusement et même lui accorder la main de sa fille, s'il réussit à la délivrer pour toujours. — C'est bien singulier! dit Jean. Et, tout en causant ainsi, ils entrèrent dans la cour du palais, et, pendant que la servante rentrait les vaches à l’étable et était occupée à les traire, Jean se rendit à sa chambre, serra dans son coffre-bahut le manteau couleur de la fleur du pommier, à coté de celui couleur de la fleur du poirier, puis, il alla souper, à la cuisine. Il ny était toujours question, dans les conversations des valets et des servantes, que du chevalier inconnu, qu'on ne pouvait arrêter et sur l'identité duquel on n'avait toujours aucun renseignement. Jean prit peu de part à la conversation BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 09 et, comme il était fatigué, il se retira de bonne heure. La princesse l’arrêta, comme la veille, à son passage dans le corridor. Elle lui raconta comment elle avait été sauvée, pour la seconde fois, par le chevalier inconnu, et qu'elle devait encore se rendre, le lendemain matin, à la caverne du serpent, pour la dernière fois. Jean fit toujours l’ignorant, lui souhaita bonne chance pour le lendemain, lui dit bonsoir et alla se se coucher. Le lendemain matin, il partit, comme d'ordinaire, avec le troupeau et la servante. Aussitôt les vaches entrées dans le bois, il se hâta de se rendre au chäteau d'or, auprès des princesses. Celles-ci firent encore leur possible pour le dissuader de poursuivre l'aventure périlleuse dans laquelle il s'était engagé imprudemment. Mais, ne pouvant le fléchir et le trouvant bien décidé, elles lui fournirent de nouvelles armes. L'une lui donna un dromadaire noir, qui faisait sept lieues, à chaque saut, et dix, quand il lächait un pet; la seconde, une armure et un manteau couleur de la fleur de lande, et la troisième, un sabre qui coupait dix pieds plus profondément que l'endroit où il frappait, füt-ce sur la pierre la plus dure. Ainsi armé, il partit de nouveau, et les trois princesses le conduisirent encore jusqu'à la sortie du bois. Là, elles l'em- brassérent, puis le quittèrent, après lui avoir bien recommandé de ne pas les oublier. Le roi, de son côté, accompagné de toute sa cour, a encore conduit sa fille jusqu'à la lisière de la forêt, où on l’a laissée entrer, seule, et les soldats sont encore rangés des deux côtés de la route, avec ordre d'arrêter au passage le chevalier inconnu, afin de savoir son nom et que le roi puisse le remercier de l'assistance qu'il veut bien continuer à la princesse. Mais, le dromadaire que monte Jean, passe avec une telle rapidité, qu à peine peut-on l'entrevoir, comme un éclair. Mais, si on ne le voit pas bien, on sent du moins le vent qu'il produit sur son passage, et qui est si fort, qu'il jette par terre les soldats, et le roi et la reine eux-mêmes, 60 LES TROIS CHIENS Une fois entré dans la forêt, le dromadaire dit à Jean : — Écoute un conseil que j'ai à te donner : le serpent te demandera encore quartier, jusqu'à demain. Mais, garde-toi bien de le lui accorder, quelque fatigué que tu puisses être par la lutte, et combats toujours avec courage; je te seconderai de mon mieux, et en vomissant de l’eau pour éteindre le feu qu'il lancera par ses sept tètes, — car il a encore ses sept têtes — et en le mordant et le foulant aux pieds. Si tu lui accordes encore quartier, jusqu'à demain, tu es perdu : c'est à trois serpents, et non à un seul, que tu aurais alors affaire, car il a fait avertir deux autres serpents, aussi redoutables que lui, de venir à son secours. Je te le répète, ne lui accorde plus de quartier, pour rien au monde. — Je suivrai votre conseil, répondit Jean. Et ils s'avancèrent dans la forêt et trouvèrent bientôt la fille du roi, qui marchait lentement et en regardant souvent derrière elle, pour voir si son chevalier ne venait pas. — Bonjour, princesse, lui dit Jean, en la rejoignant. Montez en croupe derrière moi, je vous prie, et rassurez-vous, je ne vous abandonnerai pas. Elle monta sur le dromadaire, qui s’agenouilla pour la recevoir, et ils furent bientôt devant la caverne du serpent. — Jette-moi vite la princesse, dit le monstre, en les voyant. — Viens la prendre, si tu veux, répondit Jean. — Jette-la moi, te dis-je, ou je vais vous couvrir de flammes et vous réduire tous en cendres. — Il faut combattre, et la princesse sera à celui de nous deux qui l'emportera. Et le combat recommenca aussitôt, furieux. Le serpent lançait des torrents de flammes, mais, le dromadaire vomissait aussi des torrents d’eau, qui les éteignaient, et le chevalier frappait à coups redoublés de son bon sabre. Le serpent sifflait plus fort que le sifflet d’un chemin de fer; le dromadaire BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 61 _poussait des cris terribles; le sabre retentissait comme le tonnerre sur les écailles du monstre : c'était un vacarme épouvantable, et tout tremblait de frayeur, à plus d’une lieue à la ronde, hommes et bêtes. Le dromadaire, rendu furieux par les flammes, qui le brülaient, se précipita sur le serpent, le mordant et le foulant aux pieds, si bien qu'il lui fit au ventre une large ouverture, par où ses entrailles sortirent. — Quartier, jusqu'à demain ! cria-t-l. — Point de quartier! répondit Jean. Et il sauta à terre et abattit, l’une après l’autre, les sept têtes du monstre. Mais les vainqueurs eux-mêmes avaient été rudement éprouvés. Le dromadaire avait perdu tout son poil et souffrait beaucoup de ses brülures; Jean était à moitié cuit, sous son armure de fer, et la princesse elle-même, quoique abritée derrière lui, avait eu le visage roussi et les cheveux brülés. Jean et la princesse s'étaient assis l’un près de l’autre, pour respirer et se reposer un peu, lorsqu'ils s’aperçurent. que les tètes du serpent se rapprochaient de son corps et allaient le rejoindre. Aussitôt Jean se leva, coupa le monstre en plusieurs morceaux, qu'il jeta loin les uns des autres, et dispersa également les têtes, après en avoir coupé les langues, qu'il mit et emporta dans son mouchoir. Puis, ils remontèrent sur le dromadaire, pour sortir de la forêt, et, pendant le trajet, la princesse coupa encore une mèche des cheveux de son sauveur et un morceau de son manteau, qu'elle mit dans sa poche. Arrivé à l'endroit où ils se séparaient ordinairement, Jean dit à la princesse : — Je vais, à présent, prendre congé de vous, princesse. Vous êtes désormais délivrée à toujours du serpent, vous et tout le royaume, el vous pouvez l’annoncer à votre père. Descendez, je vous prie, pour continuer seule votre route, car je ne puis vous accompagner plus loin. 62 LES TROIS CHIENS — Oh! répondit-elle en le serrant dans ses bras, je ne vous Jlaisserai pas partir ainsi. Vous m'accompagnerez, aujourd’hui, jusqu’à mon père, qui désire vous connaitre pour vous remercier et vous récompenser généreusement. — Non, princesse, je ne puis aller plus loin avec vous, au- jourd’hui, n'insistez donc pas, je vous prie, et descendez à terre; nous nous reverrons encore plus tard. Et, comme elle ne voulait pas descendre et qu’elle le serrait toujours, il se dégagea de son étreinte, la déposa à terre et partit. Mais, elle courut après lui en criant : — De grâce, arrè- tez-vous un instant, pour écouter un dernier mot que j'ai à vous dire. Il s'arrêta et elle le rejoignit et lui dit : — Acceptez de moi cet anneau; c’est tout ce que je puis vous donner pour reconnaitre le service que vous m'avez rendu. Mais, venez me voir, à la cour de mon père, et vous serez récompensé par Jui... et par moi aussi. Sur la présentation de mon anneau, on vous introduira aussitôt auprès du roi. — J'irai vous voir, princesse, répondit Jean, dans un an et un jour. En attendant, prenez ces deux poires, en souvenir de moi. Et il lui donna les deux poires qui lui restaient de celles qu'il avait emportées du jardin d’en bas. — Ces poires, reprit la princesse, après les avoir examinées, ressemblent beaucoup à deux autres poires qui m'ont été données par un garçon vacher de chez mon père, et je n’ai jamais vu leurs pareilles, nulle part. Et ils se séparèrent alors et allèrent chacun de son côté. Jean repassa, avec la rapidité de l'éclair, au milieu du cortège et des soldats du roï, sans qu'on püt l'arrêter ni le reconnaitre, et le vent produit par le dromadaire sur son passage les jeta encore tous à terre. Quand il arriva au château d'or, les prin- cesses s’empressèrent autour de lui, demandant s’il avait enfin délivré pour toujours la fille du roi et tué le serpent. — Oui, répondit-il, la fille du roi est délivrée pour toujours et le serpent est mort. BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 63 Et il descendit de dessus le dromadaire et s’évanouit aussitôt entre les bras des princesses, tant il avait souffert, dans ce der- nier combat! Les princesses s’empressèrent de le frictionner encore, avec leur eau merveilleuse, et il retrouva bientôt et la santé et ses forces premières. Mais, pendant qu’il conte aux princesses les péripéties de son dernier combat, voyons ce que devient la fille du roi et ce qui se passa à Paris, à son arrivée. A peine Jean l’eut-il quittée qu'elle rencontra, dans la forêt, un charbonnier, qui l'aborda et lui dit : — Bonjour, princesse ; êtes-vous enfin délivrée pour toujours du serpent? — Oui, répondit-elle, je suis délivrée pour toujours, et toutes les jeunes filles du royaume le sont également, grâce à la vail- lance du chevalier inconnu qui a combatiu pour nous. — Oh! l'heureuse nouvelle! Mais, dites-moi, je vous prie, qui donc est cet inconnu, car vous devez le savoir, à présent? — Hélas! non, répondit-elle, car il a refusé de me dire son nom et de m'accompagner jusqu'à mon père; il m'a seulement promis de venir me voir à la cour, dans un an et un jour. — Dans un an et un jour et pas avant? — Non, et toutes mes instances et mes prières pour qu'il me reconduisit à mon père, qui veut le récompenser, ont été inutiles. — Et après avoir tué le serpent, qu'en a-t-il fait? — Il l'a coupé par morceaux, qu'il a dispersés de tous côtés, pour les empêcher de se rejoindre. — Et il n’a pas emporté les têtes? — Non, il a aussi laissé les têtes près de la caverne. — Voulez-vous me conduire sur les lieux et me faire voir où elles sont? — Oh! je ne puis, en ce moment, je suis pressée de rejoindre mon père et ma mère, qui m'attendent, à l'entrée du bois, pleins d'inquiétude sur mon sort? 64 LES TROIS CHIENS — Vous me conduirez sur les lieux, ou je vais user de violence. | Il lui fallut obéir et conduire le charbonnier à la caverne. Arrivé là, celui-ci ramassa les têtes du serpent, et les mit dans un sac à charbon. Puis présentant un papier à la princesse, il Jui dit : — Vous allez, à présent, me signer que c'est moi qui vous ai délivrée du serpent, et que vous m'épouserez, dans trois mois. — Je ne ferai pas cela, répondit-elle. — Vous le ferez, ou je vais vous ôter ia vie à l'instant. Elle était jeune et belle et elle ne voulait pas mourir encore. Elle signa. — À présent, reprit le charbonnier, je vais vous conduire à votre père et lui demander votre main, comme étant votre sauveur. Le charbonnier avait deux maigres chevaux. Il mit le sac qui contenait les tètes du serpent sur l’un d'eux, monta sur l’autre, prit la princesse en croupe, et ils sortirent ainsi de la forêt. Le soleil allait se coucher, et le roi et la reine et toute la cour étaient dans la désolation de ne pas voir revenir la princesse, et la pleuraient déjà comme perdue, quand enfin ils la virent arriver, avec le plus grand étonnement, en croupe derrière un charbonnier. On poussa des cris de joie, la princesse sauta à terre et courut à son père et à sa mère, qui la pressèrent sur leur cœur en pleurant de joie. — Tu es enfin sauvée pour toujours ? lui demandèrent-ils. — Oui, pour toujours, car le serpent est bien mort. — Et qui est ton sauveur et le nôtre, mon enfant? — Moi! répondit le charbonnier, qui s'était approché d'eux. —- Vous!... dit le roi, étonné; est-ce vrai, ma fille? — Oui, mon père, répondit la princesse avec hésitation. — Je ne l'aurais pas cru, reprit le roi. Et s'adressant au charbonnier : — Je vous suis très reconnaissant et pour moi- BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 6 - même et pour toute la ville de Paris, et je vous récompenscrai comme vous le méritez. — Je ne veux d'autre récompense, sire, répondit le char- bonnier, que la main de votre fille. — Rien de plus juste, si ma fille y consent, et soyez le bien- venu parmi nous, comme mon propre fils. Et l’on rentra à Paris, en chantant, en dansant, au son des trompettes et de toutes les cloches de la ville carillonnant à toute volée. Et pendant quinze jours entiers, il y eut des festins et des fêtes contimuelles. Le soir même, le charbonnier mangea à la table du roi, qui le pria, au dessert, de raconter les détails de son combat avec le serpent et lui demanda quelles étaient ses armes. — Je n'avais, répondit-il, d'autres armes que mon fouet el mon couteau. Cela parut extraordinaire à tous les convives, et l’on remar- quait aussi que la princesse paraissait assez triste, au milieu de l’allégresse générale. On voyait même un air de doute sur quelques figures. Mais le charbonnier alla chercher son sac, en tira les têtes du serpent, et l’on fut obligé de se rendre à cette preuve. Le mariage du charbonnier avec la princesse fut donc décidé, après les trois mois expirés, suivant l'engagement signé par la princesse, mais non de bon gré. On habilla alors le charbonnier en prince, on le décrassa, on le parfuma, et deux courtisans furent chargés de lui apprendre les manières et le langage de la cour, ce à quoi ils ne réussirent guère. Mais, pendant qu'ils se livrent sans grand succès, à cette besogne ingrate, voyons ce qu'est devenu Jean. Jean, comme je l'ai dit déjà, était retourné au château d'or, auprès des trois princesses, et celles-ci usaient de tous leurs moyens de séduction pour le retenir et lui faire oublier la fille du roi, mais en vain. — Il faut, disait-il, que je reconduise les vaches du roi à 121 66 n LES TROIS CHIENS l'étable, et que je voie aussi un peu les fêtes de Paris, car tout le monde y doit être en fête et en festins. Je reviendrai demain, à l'heure ordinaire. Et il partit, malgré toutes les instances des princesses pour le retenir. | Il ramena ses vaches hors du bois et trouva la servante qui l'attendait, comme d'ordinaire, assise sur une pierre, près de la brèche du mur. Il remarqua qu'elle était gaie et paraissait heureuse. — Qu'avez-vous donc, lui demanda-t-il, pour être aujourd'hui si gaie, quand vous étiez si triste, hier? — Comment, répondit-elle, vous ne connaissez done pas la bonne nouvelle? x — Non, vraiment, dit-il, faisant l'ignorant, apprenez-moi-la, vite, cette bonne nouvelle. — Tout le monde le sait, excepté vous : le serpent est mort et la princesse delivrée! — Ah! vraiment? j'en suis bien aise. Et qui donc a tué le serpent et délivré la princesse? Le chevalier inconnu, sans doute? — Hé! non, c’est un simple charbonnier, ce qui étonne tout le monde. — Il y à vraiment de quoi être étonné, un charbonnier !... Mais Comment, avec quelles armes a-t-il pu venir à bout d’un monstre si redoutable? — Avec son fouet et son couteau, tout simplement, dit-il. — C'est incroyable, il y a certainement quelque fourberie là-dessous. Et, tout en causant ainsi, ils arrivèrent dans la cour du palais. Le roi, en voyant revenir Jean, vint à sa rencontre, radieux et lui annonça la bonne nouvelle; la princesse la lui confirma, à son four. — Comment, princesse, lui demanda-t-il, et c'est bien un charbonnier, comme on me l’assure, qui a tué le serpent, et cela avec son fouet et son couteau, tout simplement? BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 07 La princesse parut hésiter un moment et répondit pourtant oui, pour ne pas aller contre sa promesse, mais de manière À faire sentir qu'elle en savait plus qu'elle ne voulait dire. — A présent, dit le roi à son vacher, {tu n'iras plus avec les vaches au grand pré, car on les gardera à l'étable, pour les engraisser, et elles seront tuées pour les noces de ma fille avec celui qui a tué le serpent. Mais, comme tu es un bon serviteur, je te conserverai à la cour et te trouverai quelque emploi qui te conviendra mieux que celui de gardeur de vaches. Et, à partir de ce moment, Jean n'eut d'autre occupation que de se promener et se divertir, selon ses goûts. Comme il plaisait au roi et encore plus à sa fille, ils l’emmenaient partout avec eux, dans leurs parties de plaisir et leurs voyages. Quand les trois mois furent révolus, le charbonnier demanda au roi de faire procéder à son mariage avec sa fille. Le roi en parla à la princesse, qui répondit que rien ne pressait et qu'elle voulait attendre jusqu'à ce que lan et le jour fussent révolus depuis sa délivrance, ajoutant qu'elle en avait, du reste, fait vœu et qu'elle ne voulait pas y manquer. Le charbonnier, qu'on avait fait prince, sous le nom de prince Dubois, en fut très contrarié et rappela la promesse de la princesse de l’épouser, dans les trois mois qui suivraient sa délivrance. Le roi lui répondit qu'il ne voulait pas aller contre la volonté de sa fille, en pareille matière, et lui conseilla de faire comme lui et d'attendre. Cependant la princesse se sentait de plus en plus attirée vers Jean; elle aimait à causer avec lui et on les voyait souvent ensemble. Un jour, Jean, enhardi par la familiarité qui régnait entre eux, la plaisantait sur son mariage projeté avec le prince Dubois. — Oh! répondit-elle, si je ne me marie pas avant d'épouser ce charbonnier, je ne suis pas encore sur le point de me marier | — À qui donc voudriez-vous vous marier, si ce n'est à celui vous a sauvé la vie? 68 LES TROIS CHIENS — Tout juste, répondit-elle, à celui qui m'a sauvé la vie, mais ce n'est pas celui-là ? — Qui est-ce donc, le savez-vous? — Tout ce que je sais, c'est que ses cheveux ressemblent beaucoup aux vôtres. Mon sauveur m'a, du reste, promis de venir me voir, chez mon père, dans un an et un jour après ma délivrance, et je l’attends, et alors seulement je saurai sûrement qui il est. Cependant, le prince Dubois, trouvant mauvais le pied d'intimité sur lequel il voyait que vivaient ia princesse et l’ancien vacher, s’en plaignit au roi et à la princesse et insista, de nouveau pour que le mariage fût célébré, sans autre délai. Mais, la princesse persistant à s’y opposer formellement, le roi lui répondit encore qu'il fallait se conformer à sa volonté. Jean mangeait, à présent, à la table du roi, au bas de la table, et le prince Dubois était en haut, entre le roi et la princesse, Celle-ci avait les yeux constamment fixés sur Jean, et, ayant remarqué que, souvent, il se retirait seul, aussitôt le repas terminé, elle fut curieuse d’en connaître la cause, et, accompagnée d'une suivante, elle alla, un soir, regarder par le trou de la serrure de sa chambre et fut tout étonnée d'y voir un jeune prince aux beaux cheveux blonds et portant un beau manteau de la couleur de la fleur du poirier. — Ah! s'écria-t-elle aussitôt, voilà celui qui a tué le serpent et m'a sauvé la vie! Et tirant de sa poche une mèche de cheveux et le morceau qu'elle avait emporté du manteau couleur de la fleur du poirier que portait, le premier jour, le chevalier inconnu, elle constata qu'ils ressemblaient absolument aux cheveux et au manteau de ce beau prince, et le fit remarquer à sa suivante. — Plus de doute, pensa-t-elle, voilà bien mon sauveur. J’en avais bien le pressentiment; mais, à présent, j'ai la certitude. Le jour suivant, aussitôt que Jean se fut retiré dans sa chambre, après le repas du soir, la princesse et sa suivante BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 69 -allèrent encore regarder par le trou de la serrure, et le virent qui portait, cette fois, un manteau de la couleur de la fleur du pommier, et elles constatèrent que la princesse possédait encore un morceau de drap absolument semblable au tissu de ce manteau, et elles remarquèrent aussi qu'au côté droit de ce manteau il manquait un morceau de la même dimension que celui qu'elles avaient entre les mains. — C'est là sûrement mon sauveur! dit la princesse, et il faut que je le dise à mon père, qui croit toujours que c’est le charbonnier. Elle le prévint, en effet, et le lendemain, dès que Jean se fut retiré, comme d'ordinaire, après le repas du soir, elle le conduisit à la porte de sa chambre, lui dit de regarder par le trou de la serrure, ce qu'il fit, et il vit, avec le plus grand étonnement, un beau prince portant sur ses épaules un superbe manteau couleur de la fleur de lande. — Voyez, mon père, lui dit la princesse, ses beaux cheveux blonds, et remarquez aussi qu'il manque un morceau au côté droit de son manteau. — Oui, répondit-il, il a de beaux cheveux blonds, et il manque un morceau au côté droit de son manteau. Alors la princesse tira de sa poche une mèche de cheveux et le morceau du manteau couleur de la fleur de lande que portait le chevalier inconnu, dans son troisième combat contre le serpent, les mit sous les yeux de son père et lui dit : — Voyez, à présent, mon père, si cette mèche de cheveux et ce morceau de drap ne ressemblent pas tout à fait aux cheveux et au manteau du prince. Le roi les examina attentivement, regarda de nouveau par le trou de la serrure et répondit : — Ils se ressemblent absolument, et il faut que ces cheveux aient été coupés sur la tête de ce jeune prince et que le morceau de drap provienne de son manteau. Mais, comment les pos- sèdes-tu, ma fille ? 70 LES TROIS CHIENS — Eh bien! mon père, je les ai moi-même pris au chevalier inconnu qui combattit et tua le serpent, quand il me menait en croupe sur son cheval, à la caverne du monstre et m'en ramenait. Mais, alors, le vainqueur du serpent serait donc le garçon vacher et non le charbonnier. — Comme vous le dites, mon père. — Tout ceci demande à être éclairci. Et ils se retirèrent là-dessus et allèrent se coucher. Le roi songea, toute la nuit, à ce qu’il venait de voir et d'en- tendre et à la faute qu'il avait été sur le point de commettre en accordant légèrement la main de sa fille à un charbonnier, et la princesse rêva du beau chevalier, heureuse de le savoir si près d’elle. Le lendemain, il y avait un grand diner à la cour, et comme le terme fixé pour le mariage de la princesse était à la veille d'expirer, le prince Dubois voulait que le roi annonçàt devant tous les convives, à la table du festin, son intention bien arrétée de lui accorder la main de sa fille et fit connaitre l’époque fixe du mariage. Je donnerai ma fille, dit le roi, à celui qui fera la preuve, devant tous les convives, que c'est lui qui a tué le serpent et délivré la princesse. — Je ferai la preuve, répondit le prince Dubois. Le festin fut magnifique, et les convives étaient nombreux. Toute la cour et les principaux dignitaires du royaume se trou- vaient là. Vers la fin du repas, le prince Dubois demanda à faire la preuve que c'était bien lui qui avait tué le serpent et sauvé la vie à la princesse et que, par conséquent, son mariage avec celle-ci devait être célébré immédiatement, le délai demandé étant expiré. Le roi le lui permit, persuadé que Jean, qui assistait aussi au repas, au bas de la table, protesterait et ferait la preuve que le véritable vainqueur du serpent était Tu. BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. jh Alors, le prince Dubois alla chercher son sac, et fit rouler les sept têtes du serpent sur le pavé de la salle, en disant : — Voilà mes preuves! J'espère qu'elles sont bonnes et que personne ne pourra en produire de meilleures! On examina les têtes et l’on reconnut, le roi lui-même, que c'étaient bien celles du serpent et que nul autre que celui qui l'avait tué ne pouvait les posséder, que, par conséquent la récompense promise était due au prince Dubois. Cependant, le roi et la princesse regardaient Jean, pour l'inviter à parler, à son tour. Mais, il ne dit mot, ce qui les con- traria beaucoup. Le roi, voyant cela, reprit : — Oui, voilà bien les têtes du serpent, mais, ma fille, avant de se marier, veut qu'on lui rapporte encore son anneau qu'elle a donné à son sauveur, et de plus, deux poires pareilles à celles- ci, qu'elle a reçues de lui. Et le roi montra les poires aux convives, qui les firent circuler autour de la table. Le prince Dubois murmura et témoigna son mécontentement ; mais il se mit pourtant, dès le lendemain, à la recherche de l'anneau et des poires et visita tous les bijoutiers et tous les jardiniers de Paris, où il fit provision d'anneaux et de poires. Pendant ce temps, Jean descendit au jardin des géants et en “apporta deux poires pareilles à celles qu'il avait données à la princesse. Au jour fixé pour faire la preuve, devant toute la cour, le prince Dubois produisit ses anneaux et ses poires. La princesse les examina et dit : — Non, ce n’est pas cela. Jean montra à son tour son anneau et ses poires, et la prin- cesse les reconnut tout de suite pour être les véritables, et mettant la main sur l'épaule de Jean, elle dit : : — Voici celui qui a tué le serpent et m'a sauvé la vie, et c'est lui et pas un autre qui sera mon époux ! Le prince Dubois, furieux, dit : 12 LES TROIS CHIENS — Des anneaux! des poires! De belles preuves, en vérité! et il courut chercher son sac, et le vida sur le pavé de la salle, en criant : — Voilà des preuves sérieuses et telles que nul autre que moi ne pourra en produire | — Oui, voilà bien les têtes du serpent, dit Jean, que tu as ramassées près de la caverne, où je les avais laissées ; mais ces têtes avaient aussi des langues; où donc sont-elles ces langues? qu'on examine, et l’on verra que toutes les langues manquent. L'on ouvrit les gueules du serpent et l’on constata qu’en effet aucune d'elles n'avait sa langue. — Oui, où sont les langues? demanda le roi au prince Dubois. Celui-ci, confondu, ne put répondre. — Eh bien! reprit Jean, je vais vous les faire voir aussi, les langues. Et il tira sept langues d’un petit sac, les mit dans les gueules du serpent et dit : — Voyez, sire, ne sont-ce pas là les vraies langues du serpent? Je les avais coupées et emportées, après avoir tué le monstre, en laissant, comme trop lourdes, les têtes, que ramassa plus tard le charbonnier. — Il y a encore d'autres preuves, dit à son tour la princesse. Et montrant les mèches de cheveux et les morceaux coupés aux trois manteaux : — Voyez si ces cheveux et ces morceaux de drap, que j'ai coupés sur la tête et sur les trois manteaux que portait mon sauveur, dans ses trois combats contre le serpent, ne ressemblent pas aux cheveux et aux manteaux que va vous faire voir le vrai vainqueur. On rapprocha les mèches de cheveux de ceux de Jean, les morceaux de drap furent comparés aux tissus des manteaux, el l'on reconnut qu'ils étaient absolument semblables et qu'ils ne BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. HS pouvaient provenir d'ailleurs. I n’y eut alors qu'une voix pour proclamer que le vainqueur du serpent était l’ancien garçon vacher et que le prince Dubois n'était qu'un imposteur effronté. Celui-ci essaya de fuir; mais le roi dit : — Qu'on arrête ce charbonnier et qu'on le jette en prison, en attendant qu'on ait le temps de s'occuper de lui et de le récom- penser comme il le mérite! Ce qui fut fait sur le champ !. IA / Alors, tout s'expliqua clairement, et le mariage de l’ancien vacher avec la fille du roi fut arrêté. Le roi dit en conséquence à Jean : — Situas des parents que tu désires voir assister à ton ma- riage avec la princesse, dis-moi où ils sont, et je leur enverrai un courrier. — Je n'ai plus de parents, répondit Jean, qu'une sœur qui demeure bien loin d'ici. Je me charge du reste de la prévenir et de l’amener par un courrier qui saura où la trouver et qui est plus rapide que les vôtres. — Je ne le pense pas, répondit le roi, car j'ai dans mes écuries des chevaux qui n’ont pas leurs pareils pour la course. — Mon courrier à moi, reprit Jean, est un chien, quine craint 1. Cet épisode du serpent et de la fille du roi me paraît être une interpo- lation dans la fable originaire. On est, en effet, étonné, dans le combat contre le serpent, de ne pas voir intervenir les chiens, destinés à tirer le héros de toutes les mauvaises passes. C’est là, du reste, un des épisodes dont les conteurs usent et même abusent le plus ordinairement, quand l'intérêt de leur auditoire com- mence à languir, ou tout simplement pour allonger leurs récits, car on aime généralement les longs contes, qui durent toute une veillée ou davantage, et où les conteurs qui aiment à se donner carrière peuvent déployer toutes leurs ressources. Ce tribut d’une jeune fille de sang royal dû périodiquement à un monstre, rappelle la fable grecque de Thésée et du Minotaure de Crète, et aussi un passage du roman de Trystan, qui n’est, du reste, qu'une amplification d’un lai ou conte breton. 74 LES TROIS CHIENS aucun cheval à la course, et qui nous amènera promptement ma sœur, sur son dos. — Comment, tu as un chien qui porte des personnes sur son dos, comme un cheval? Je voudrais bien le voir, pour le croire. — J'en ai même trois, et vous allez les voir, dans un instant. Jean donna trois coups de sifflet, et aussitôt les trois chiens arrivèrent, et ils le regardaient dans les yeux, comme pour lui dire : — Nous voici, maitre; qu'y a-t-il pour votre service? — Oh!les beaux chiens! ne put s'empêcher de crier le roi, en les voyant. Et Jean lui dit leurs noms, en posant successivement sa main droite sur leurs têtes : — Celui-ci s'appelle Brise-Tout, et il n’a pas son pareil pour la force; celui-ci est Passe-Partout, que rien n'arrête et qui pénètre partout où il veut, et celui-ci, qui a nom Plus-Vite-que- le-Vent, ne craint nul autre animal à la course. C’est lui que je vais charger de nous amener ma sœur. Et parlant au chien : — Allons! Plus-Vite-que-le-Vent, mon bon chien, va chercher ma sœur Jeanne, et amène-la ici, promptement. Et le chien partit comme un trait. Quand il arriva au chàteau qu'habitait Jeanne avec son géant, elle était en train de le battre, avec un manche à balai, et le géant criait : — Ah! méchante femme! Je voudrais que le diable t’em- portàt et que je ne te revisse plus jamais! Plus-Vite-que-le-Vent entrait, au moment où il prononçait ces mots. Il se jeta sur la méchante femme, la mit sur son dos et partit. Le géant, qui croyait que c'était le diable lui-même qui l’emportait, s’en réjouit et dit : — Puissè-je ne jamais plus la revoir, la méchante! Quand Jeanne arriva à la cour du roi, on l’y reçut comme on BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 75 aurait fait pour la fille d'un empereur. La reine lui délégua toute autorité sur les domestiques et tout le personnel du palais, et elle les menait durement, comme c'était son caractère. On était au plus fort des préparatifs de la noce: Quand il fut question de dresser le lit des nouveaux mariés, la reine en chargea trois dames d'honneur, sous la direction de Jeanne. Mais celle-ci dit : — Laissez-moi m'en charger, seule, c'est mon frère bien- aimé, et personne ne saurait le traiter mieux que moi. Et on la laissa seule. Elle commanda à un forgeron de lui fabriquer trois fourches de fer à pointes tres aiguës, et elle Les plaçca sous les matelas, une en tête, une autre au milieu et la troisième au pied du lit, disposées de telle façon que les pointes, affleurant les matelas et dissimulées par un drap blanc étendu dessus, devaient, à la moindre pression, entrer dans le corps des nouveaux mariés. Le jour des noces venu, il y eut un festin magnifique, suivi d'un bal superbe. Vers minuit, comme tout le monde dansait, au son de la musique, Jean et la princesse disparurent discrè- tement et se rendirent à leur chambre à coucher. Jean se mit le premier au lit; mais, dès qu'il s’y fut étendu, il poussa un cri de détresse, et expira aussitôt. La fourche du milieu lui avait traversé le cœur de part en part. La princesse poussa des cris de désespoir, appela au secours, et on accourut de tous côtés. Des médecins, qui étaient parmi les invités, vinrent aussi mais hélas! ils ne purent rien. Le pauvre Jean était bien mort. Les trois chiens eux-mêmes étaient accourus, et ils ne quittèrent pas un seul instant leur maitre et le suivirent jusqu’au bord de la tombe. La désolation et le désordre régnaient partout dans le palais. On visita le lit, et on découvrit les fourches de fer. Qui pouvait être l’auteur d’un crime si abominable? Qui avait préparé le lit? La reine répondit que la sœur de Jean avait démandé qu'on lui confiàt ce soin, à elle seule. 76 LES TROIS CHIENS — Où est-elle? On la chercha partout, mais en vain; elle avait disparu. Le roi se rappela ce que Jean lui avait dit de ses chiens, et il dit à Passe-Partout : — Passe-Partout, toi que rien n'arrête et qui pénètre, partout, cherche et amène-nous la coupable, celle qui est la cause de la mort de ton maitre. Et Passe-Partout partit aussitôt. Il trouva Jeanne, dans un grenier, où elle s'était retirée avec des provisions de bouche pour plusieurs jours, et l’amena de force devant le roi. Celui-ci, furieux, tira son épée, pour la tuer sur la place. Mais, il se retint et dit : — Rendons d'abord-les derniers devoirs à ce malheureux prince, puis, nous verrons comme nous devrons punir un crime si abominable. Qu'on la jette en prison, en attendant. Et on la mit en prison. On fit à Jean des obsèques royales. On l’enterra dans l’église de Saint-Louis, à Paris, sous les pieds de la sainte Vierge, et les trois chiens, tristes et la tête basse, le suivirent jusqu'au tom- beau, à la grande admiration de tous les assistants. Quand la cérémonie fut terminée, chacun rentra chez soi. Mais, les trois chiens restèrent sur la tombe de leur maitre, et on ne put les faire sortir de l’église. On en informa le roi, qui dit : — Laissez-les, ces pauvres bêtes, qui aimaïent si bien leur maitre. Et, la nuit venue, on ferma sur eux les portes de l’église. On dit communément que la langue du chien est un bon mé- decin et qu'elle peut même ressusciter les morts, ce que ne font pas les meilleurs médecins. Restés seuls dans l’église, les chiens! déterrèrent le cercueil, avec leurs pattes, en tirèrent le corps, et se mirent alors à le lécher avec leurs langues, tant et si bien qu'ils finirent par le ressusciter. Il se leva, se frotta les yeux, comme s'il sortait d’un profond sommeil, sortit de l’église, dont BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 77 Brise-Tout ouvrit la porte, d’un coup de patte, et se dirigea vers le palais du roi, suivi de ses trois chiens, un peu avant que le jour parüt. Pendant le trajet, les chiens lui parlèrent de la sorte : — Vous avez été mort, maitre, tué par trahison, et nous sommes parvenus à vous ramener à la vie, et, aujourd’hui, vos épreuves sont terminées. Mais, à présent, il faut que vous nous meltiez aussi à mort... — Moi, vous mettre à mort, après que vous m'avez si souvent sauvé la vie! Je ne ferai jamais cela! — Il faut pourtant nous séparer, pour un moment, par la mort; mais, ne craignez rien, c'est pour votre bien et pour le nôtre, et nous nous retrouverons encore réunis, et sans tarder. Tenez, voilà un sabre, avec lequel vous nous couperez le cou. Et Brise-Tout lui présenta un sabre et continua ainsi : — Quand nous serons morts, vous couperez nos corps en menus morceaux, puis les jetterez dans une vieille carrière abandonnée, qui est ici près, parmi les ronces et les épines. Vous répandrez dessus la poudre contenue dans ce sac, — et Passe-Partout lui présenta un petit sac rempli de poudre, — puis, vous nous laisserez là, dans cet état, et vous retournerez auprès de votre femme et de son père, qui sont inconsolables de votre perte. Tout cela parut bien étrange à Jean. Mais, il avait déjà vu tant de choses merveilleuses, et sa confiance dans ses chiens était si grande, qu'il leur obéit. Il leur coupa le cou, les hacha en menus morceaux, vida dessus le sac contenant de la poudre, et jeta le tout dans la vieille carrière abandonnée, parmi les ronces et les épines. Puis, 1l continua sa route vers le palais du roi, seul, triste et rêveur. Mais, à peine avait-il fait quelques pas, qu'il sentit une main se poser sur son épaule droite. Il se détourna vivement et fut étonné de se trouver en présence de trois jeunes seigneurs de bonne mine, qu’il ne connaissait pas. Et ils lui dirent : ŸV 1 LES TROIS CHIENS — Bonjour, maitre: pourquoi êtes-vous si triste? Ce mot de maitre l’étonna. Il répondit : — J'avais trois chiens, les meilleurs qui fussent au monde, el qui m'avaient rendu les plus grands services, et je les ai tués, de mes propres mains. Et voilà pourquoi je suis triste, et je ne m'en consolerai jamais. — Rassurez-vous, pourtant, car le mal n’est pas aussi grand que vous le croyez; vous les retrouverez bientôt. — Et comment voulez-vous que je les retrouve, puisque je les ai tués moi-même et hachés en menus morceaux ? — Mais, rappelez-vous donc que vous-même vous avez été mort, tué par trahison, et vous voici pourtant encore en vie, et bien portant. — C'est vrai. Ah! s'il en pouvait être ainsi de mes pauvres chiens! — Oui, et c'est nous-mêmes vos trois chiens, Brise-Tout, Passe-Partout el Plus-Vite-que-le-Vent, qui vous avons accom- pagné et secouru, dans vos aventures périlleuses. Nous sommes trois princes, fils de rois, qui avions été métamorphosés en chiens, par la mère des géants du château d’or, pour avoir tenté de délivrer les princesses qu'ils détenaient captives. Vous avez été plus heureux que nous, et vous avez délivré et les princesses et nous-mêmes |, Is se jetèrent dans les bras les uns des autres, en pleurant de joie de s'être retrouvés, et Jean invita les trois princes à l'accompagner au palais du roi. 1. J'ai publié une autre version moins développée de ce conte, sous le titre de L'homme aux deux chiens, dans mon petit volume de Contes bretons (Th. Clai- ret, Quimperlé, 1870). Là, en effet, les chiens ne sont que deux et se nomment Brise-Fer et Sans-Pareil. Au dénouement, les chiens redeviennent aussi des hommes et nous apprennent qu'ils sont le père et la mère du héros, et que Dieu leur a permis de venir, sous cette forme, assister leur fils, dans ses aventures périlleuses. Là aussi, on nous laisse ignorer qui est le personnage mystérieux qui échange ses chiens contre un agneau ou une chèvre. C’est peut-être le bon ange du héros, ou le bon Dieu lui-même, car il est évident que la fable, païenne à l’origine, a été christianisée. BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. 79 Mais, pendant qu'ils s’y rendent, voyons ce qui se passe dans l’église où Jean avait été enterré, et aussi à la cour. Quand le sacristain pénétra, le lendemain matin, dans l’église, pour sonner l’Angelus, il fut étonné de trouver la porte forcée , la tombe ouverte, le mort disparu de son cercueil et les chiens partis. Il alla, en toute hâte, en instruire Île roi et la princesse. Celle-ci, à cette nouvelle, remplit le palais de ses lamentations, criant : — Ah! je suis la femme la plus malheu- reuse du monde, moi qui perds mon mari deux fois, et en vie et après sa mort!... Pendant qu'elle se lamentait ainsi, Jean entra tout à coup et courut l’'embrasser, et les larmes et les cris de douleur furent aussitôt changés en cris et en démonstrations de joie et de bonheur. Jean présenta les trois princes au roi et à la princesse, leur expliqua les grands services qu'ils lui avaient rendus, sous la forme de chiens, et ils en reçurent le meilleur accueil. Il fut décidé que le mariage de Jean avec la princesse serait célébré de nouveau, et qu’il y aurait même quatre mariages, au lieu d’un, le même jour, et voici comment : Jean proposa aux trois princes, pour reconnaitre les services qu'ils lui avaient rendus, de les marier aux trois princesses du château d’or, ce qu'ils accep- tèrent avec empressement. On alla alors, en grande pompe, visiter les princesses en leur château, et leur faire part de l’arrangement convenu. Elles auraient toutes préféré épouser Jean; mais, ne le pouvant pas, elles acceptèrent volontiers les trois princes qu’on leur pro- posait, et qui, du reste, étaient de forts beaux partis, de toutes les façons. On revint donc à Paris, avec les trois princesses, à qui il fut fait une belle réception, et on fixa le jour de la cérémonie des quatre mariages. En attendant cet heureux jour, le roi voulut régler l'affaire du charbonnier et de Jeanne. Il les fit sortir de prison, pour paraître 80 BRISE-TOUT, PASSE-PARTOUT ET PLUS-VITE-QUE-LE-VENT. devant toute la cour assemblée, et surtout devant Jean et les trois princes, constitués en tribunal pour les juger. — Voilà vos juges, leur dit Le roi; à eux, qui ont tant souffert par vous, 1l appartient de prononcer votre sentence et de choisir la peine à laquelle ils voudront vous condamner, pour vos trahi- sons abominables. Comme ils diront il sera fait. Jean était le président du tribunal. — À quelle peine les condamnerons-nous ! demanda-t-il aux (O1S princes. — À la mort! répondirent ceux-ci, d’une seule voix. — Bien; mais, à quel genre de mort? — Il faut les précipiter dans le puits de l'enfer, où votre sœur vous a fait précipiter vous-même par la sorcière mère de son séant, et d’où nous vous avons retiré. Nous verrons bien s'ils s'en tireront aussi, eux. — Qu'ils soient donc précipités dans l'enfer ! dit le roi. Aussitôt le jugement rendu, on lia l’un contre l’autre le char- bonnier et Jeanne, et on les mena au puits de l'enfer, où on les précipita, et ils doivent y être encore, car je n’ai pas entendu dire qu'ils en soient revenus. On célébra ensuite les quatre mariages, le même jour, et tout Paris était en liesse. Il y eut, à cette occasion, pendant un mois entier, des fêtes et des festins continuels, comme je n’en ai jamais vus... que dans mes rêves. Conté en breton par François THÉPAUT, garçon boulanger, né à Botsorhel (Finistère). Recueilli et traduit, en janvier 1890, par F.-M. LUZEL. J. LOTH LA VIE DE SAINT TELTAU d’après le Livre de Llandaf. Llandaf, aujourd'hui bourgade sans importance, située sur le Taf non loin de la mer (Zlandaf signifie monastère sur le Taf) a joué, à l’époque de l'indépendance galloise, un rôle des plus importants au point de vue religieux. Le titre d'évèque de Llandaf porté par un anglican au milieu de populations appartenant en grande partie aux sectes pro- testantes dissidentes, n’est plus qu'une vaine distinction qui ne rappellerait en rien le rôle joué par les anciens dignitaires gallois, si de belles rentes n'y étaient restées attachées. L'évèché de Llandaf, centre religieux du pays de Giwent (Monmouthshire), puis du royaume de Morganwg (Glamorgan) sans parler de quelques autres petites principautés, parait avoir été fondé par Dubricius (mort en 612 d’après les Annales Caimbriæ), mais semble avoir dù son éclat et son importance surtout à saint Teliau, successeur de Dubricius (vieux gallois Dibric, gall. mod. Dyfrig). H n’est pas douteux que Llandaf n'ait eu des archives assez anciennes. Les documents gallois trouvés en marge du livre de saint Chad, aujourd'hui la propriété de Lichfield, mais qui avait appartenu à Llandaf, sont en effet du IX° siècle. Cependant le recueil connu sous le nom de Zäber Laudavensis ou Livre de Llandaf est une compi- laüon du milieu du XIT° siècle, faite spécialement en vue de prouver les droits de Llandaf contre saint David sur les districts (nl 82 LA VIE DE SAINT TELIAU. entre les rivières Neath et Towy, ainsi que sur une part de 3recknock contre Hereford sur le district d’Archenfield. Plusieurs de ces documents ont été inventés ou falsifiés. D’autres paraissent sincères. Les délimitations de territoires en langue galloise paraissent antérieures au XIT° siècle. Il est assez difficile de dire quel a été l’auteur de la compilation. M. G. Evans dans l'édition diplomatique qu'il vient d'en donner veut que ce soit Gaufrei de Monmouth. Le contraire est certain pour des raisons de divers ordres que j'expose dans la Revue cel- lique. Le seul argument qu'apporte M. Evans, c’est que dans la rubrique à la copie de la vie de saint Teliau du Zivre de Llandaf (manuscrit Vesp., AÀ., 14), le nom de l’auteur est Gal/frid, frère de l’évèque Urban de Llandaf : /ncipit vita S. Teliavi episcopit «a magistro Galfrido fratre Urbani Landavensis ecclesiæ episcopi dictala. On ne connait qu'un frère à Urban, du nom d'Esni, et il serait assez singulier, suivant M. Evans, qu'il y ait eu en même temps à Llandaf deux Galfrid de cette importance. Pourquoi non? D'ailleurs dans le passage cité par M. Evans lui-même, je lis au-dessus de Galfridus une correction qui me parait décisive : 4. Stephano. Le compilateur serait un Etienne, frère d'Urban. Une première édition de ce précieux recueil a été donnée en 1840 par M. Rees. Elle a été l’objet de Justes critiques. M. Rees n’a pas toujours su lire son original, et pour original, il n’a pas pris le manuscrit du XIT° siècle dont il connaissait l'existence, mais des transcriptions bien pos- térieures. M. (Gwenogfryn Evans en a donné, avec sa compé- tence ordinaire, une édition diplomatique !, fondé sur le manuscrit du XIT° siècle ou manuscrit de Gwrysaney. ’armi les documents de Lib. Land.. la vie de saint Teliau offre pour nous un intérêt particulier. Nous ne possédons, en 1. The text of the book of Llan Dü&v reproduced from the Grysanty manus- cript, by J. Gwenogvryn Evans, with the cooperation of John Rhys, professor of celtic in the university of Oxford. Oxford, 1893 (Collection des O!d- Welsh Texts), La traduction et l'explication du gallois des notes du Livre de saint Chad sont dues à M. Rhys. LA VIE DE SAINT TELIAU. 83 effet, aucune vie armoricaine de ce saint qui a été tout aussi honoré en Bretagne qu'en Galles. Il a donné son nom à plusieurs paroisses : Zan-Deleau, paroisse de l’ancien évèché de Cornouailles, aujourd’hui commune du Finistère, située entre Carhaix et Chäteauneuf-du-Faou; Saint-Thélo, paroisse de Saint-Brieuc, à quatre lieues de Quintin; et enfin Pledeliac, non loin de Saint-Brieuc. Pledeliac appartient à une zone qui a été bretonnante au IX-X° siècles. On prononce dans le pays Pledelia; les noms en -ac- d’origine gallo-romaine se pronon- çant -a, on a écrit Pledeliac, comme on a écrit Saint-Suliac, tandis qu'il eût fallu écrire Ple-Deliaw, Saint-Suliarw. Le témoignage des chartes est d’ailleurs décisif : charte de 1219, 1234, Pludeliau; 1234, Pludeliau; 1248, 1298, Pludelia: 1286, Pledelia (Geslin de Bourgogne et Anat. de Barthélémy, Anciens évêéchès de Bretagne, HI, pp. 52, 57, 81, 109, 142, 143, 175, 198). É La source unique des vies manuscrites ou imprimées parail être le Zib. Land. Les vies de Dubricius, Teliau, Clitauc du manuscrit Cotton, manuscrit Vesp., À., 1%, du British Museum, ne sont que des transcriptions plus ou moins correctes de notre original. Le texte que je donne sera donc celui du Lib. Land.; je re- produis en note les variantes du manuscrit Cotton, Vesp., A., 14, données en appendice (p. 360) par M. Evans, lorsqu'elles me paraissent avoir quelque signification. La vie du saint, si on en dégage les traits principaux de la phraséologie de l’hagiographe, est des plus faciles à résumer. Teliaw où pour employer l'orthographe et la prononciation galloise, Teilo, naît dans le sud du pays de Galles, de parents nobles. [l'est instruit par l'archevêque Dubric. Il se lie avec David, le futur évêque de Mynyw (Saint David’s). Les deux saints, sur un ordre de Dieu, partent pour Jérusalem, de concert avec Patern. Is arrivent heureusement à la cité sainte au milieu d’un grand concours de peuple. Trois sièges sont là dans 34 LA VIE DE SAINT TELIAU. l'église; deux de métal précieux et ornés, le troisième de cèdre sans décorations. Teïlo choisit le siège de cèdre. Tous les trois sont élevés à la dignité épiscopale : Teilo remplace saint Pierre. Chacun d'eux reçoit un don précieux : Patern, un bâton et une chape de chanteur, hommage rendu à ses talents de musicien; David, un autel magnifique : nul ne célébrait avec autant d'agrément ; Teilo, une cloche miraculeuse : elle sonnait toute seule jusqu'à ce que les péchés des hommes qui voulurent porter sur elle dés mains souillées la rendirent muette : cette cloche éclatante élait le symbole de la prédication retentissante de Teilo. Revenu dans sa patrie avec ses compagnons, Teilo devient évêque de Llandav et du district voisin sur lequel avait régné Dubric. La peste jaune désolant le pays, Teilo le quitte, sur un ordre de Dieu, avec des évêques suffragants et un grand nombre de fidèles, passe quelque temps auprès de Gérent, roi de la Cornouaille anglaise, puis va chercher un refuge en Armorique auprès de Samson, archevéque de Dol, son compatriote, comme lui disciple de Dubric. Il reconnait cette hospitalité par divers services. Il fait jaillir une fontaine du nom de Cai, fontaine miraculeuse ; les marins du pays la vident, pour obtenir un bon vent. C'est lui avec Samson qui planta les arbres fruitiers de Dol sur une étendue de trois milles, et ces vergers portent encore leurs noms. La peste jaune ayant disparu, Teilo se prépare au retour. Au moment du départ, le roi d’Armorique zudic, se présente à lui avec son armée, en lui demandant de le délivrer d’une énorme vipère qui a déjà détruit le tiers du pays. Teilo en étant venu à bout sans peine, Budic et son peuple obtinrent de lui qu'il vint à Dol, décidés à l'en faire évêque. Comme ils lui offraient le meilleur de leurs chevaux, un cheval envoyé par Dieu apparut. C'est sur ce cheval que Teilo fit son entrée dans la ville sainte. Il l’offrit à Budic, et devant tout le peuple, pria Dieu de faire des cavaliers armoricains les premiers du monde; prière qui fut exaucée, car, au dire de l’hagiographe, de son temps les Armoricains étaient sept fois plus forts à cheval LA VIE DE SAINT TELIAU. 0) - qu'à pied. On trouve chez Gaufrei de Monmouth un écho de cette légende. Lorsque Aurelius fait appel aux Bretons insulaires et continentaux contre les Saxons, il convoque trois mille cavaliers armoricains. Les Saxons allaient l'emporter dans la bataille qui suivit, sans l'intervention de la cavalerie armoricaine !. Cette légende a un fonds de vérité : c’est à cheval que les Bretons armoricains ont livré les grands combats pour l'indépendance et qu'ils ont notamment remporté la décisive victoire de Ballon sur Charles le Chauve. Après un court séjour auprès du roi de la Cornouaille insulaire, Teilo regagne sa ville épiscopale, et reprend sa supré- matie sur tous les évêques de la Bretagne du sud. Il consacre Ismael, évèque de Mynyw, à la place de saint David, décédé. La nuit de sa mort, le clergé de ses trois principales églises se disputa son corps. Ils décidèrent de s’en remettre au juge- ment de Dieu et passèrent la nuit en prières. Le lendemain matin, au lieu d’un corps, ils en apercurent trois exactement semblables. Ainsi furent satisfaites les trois églises : Pen- nalun, aujourd’hui Penaly, près Tenby en Pembrokeshire, Llanderlo farwr en Carmarthenshire, et Zlandaf. Une triade galloise mentionne le miracle : « Dieu fit trois corps pour Teiliaw : l’un est à Llandav en Morganwg, le second à Llandeïlovawr; le troisième à Pen Alun en Dyvet, comme le dit l’histoire ?. » C'est le sujet d'une ode à Teilo par Jeuan Liwyd ab Gwilym, poète du XV* siècle (Zo/o ma- nuscripls, p. 296). (A suivre). 1. Postremo prævaluissent Saxones, nisi equestris turma Armoricanorum Britonum supervenisset (G. ist. reg. Brit., VIII, 15; cf. ibid., 14). 2. J. Loth, Mabinogion, II, p. 259. G. DOTTIN CONTES IRLANDAIS MODERNES (Suite) Il Monachar agus Manachar !. * Bhi Monachar agus Manachar ann, fad 6 Soin, agus is fad 6 bhi, agus dà mbeidheadh siad ann ant ? am sin, n1 bheidheadh siad ann anois. Chuaidh siad amach le chéile ag baint sugh-craobh, agus an méad a bhaineadh Monachar d’itheadh Manachar iad. Dubhairt Monachar go rachadh sé ag iarraidh slaite a dheunfadh gad le crochadh Mhanachair à d’ith a chuid sugh-craobh agus thäinig se chum na slaite. «Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar sant-slat. — « Go-mbean- nuighidh Dia ’gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » — « Agiarraidh slait a dheunfadh gad a chrocfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. > — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar sant Slat, « go bhfägh’ tu tuagh a ghearrfas mé. » Thäinig se chum na tuaighe. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit. » — « Go-mbeannuigidh Dia ’gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? >» — « Ag iarraidh tuaighe, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. » — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar san tuagh, « go bhfägh’ tu leac a chuir- feas faobhar orm. » 1. Leabhar sgeulaigheachta, p. 1-7. 2, Dans l'orthographe moderne on joint ordinairement le # de 4n au mot sui- vant commençant par une voyelle, d’après l’analogie des cas où ce # éclipse uns initial suivant. Nous avons suivi sur ce point l'orthographe étymologique, CONTES IRLANDAIS MODERNES (Suite) Il Monachar et Manachar 1. Il y avait une fois Monachar et Manachar, il y a longtemps et tres longtemps de cela, et s'ils étaient dans ce temps-là, ils ne seraient pas maintenant. Ils sortirent ensemble pour cueillir des framboises, et toutes celles que cueiïllait Monachar, Manachar les mangeait. Monachar dit qu’il irait chercher l'osier qui ferait un lien pour pendre Manachar qui avait mangé sa part de fram- boises, et il alla trouver l’osier. « Que Dieu te bénisse ?, >» dit l’osier. — « Que Dieu et Marie te bénissent. >» — « Jusqu'où vas-tu? >» — « Chercher l'osier qui ferait un lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. » — « Tu ne m’auras pas, » dit l'osier, « jusqu'à ce que tu aies la hache qui me coupera. » Il alla trouver la hache. « Que Dieu te bénisse. » — « Que Dieu et Marie te bénissent. » — « Jusqu'où vas-tu? >» — « Chercher la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Mana- char qui a mangé ma part de framboises. >» — «Tu ne m'auras pas, » dit la hache, « jusqu’à ce que tu aies la pierre qui m'ai- guisera. » 1. Ce conte a été recueilli dans le comté de Roscommon. 2. C’est la formule de la salutation en irlandais, fee) CONTES IRLANDAIS MODERNES. Thainig se chum na leice. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar san leac, — « Go-mbean- nuighidh Dia ’gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » — « Ag iarraidh leice, leac a chuirfeadh faobbar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Ma- nachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. >» — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar san leac, « go bhfigh’ tu uisge a fliuchfas mé. » Thäinig se chum an uisge. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar sant uisge. — « Go- mbeannuighidh Dia ’gus Muire dhuit. >» — « C’ fad a rachas tu? » — « Ar iarraidh uisge, uisge a fliucfadh leac, leac a chuirieadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. » — & Ni bhfuighidh tu mise, » ar sant uisge, « go bhfägh’ tu fiadh a snämhfas mé. » Thäinig se cum an fhiaidh. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar san fiadh. — « Go mbe- annuighidh Dia ’gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » — « Ag iarraidh fiaidh, fiadh a $nämfadh uisge, uisge a fliuch- fadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-chraobh. >» — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar san Fiadh, «go bhfägh’ tu gadhar a ruaigfeas mé. » Thäinig se chum an ghadhair. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar san gadhar. — « Go- mbeannuighidh Dia ‘gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » —« Agiarraidh gadhair, gadhar a ruaigfeadh fiadh, fiadh a $nämh- fadh uisge, uisge à fliuchfadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. » — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar san gadhar, « go-bhfàägh’ tu greim ime a chuirfeas tu ann mo ladhar. » Thäinig se chum an ime. € Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar sant-im., — <« Go- CONTES IRLANDAIS MODERNES. d1) Il alla trouver la pierre. « Que Dieu te bénisse, » dit la pierre. — « Que Dieu et Marie te bénissent. » — « Jusqu'où vas-tu? > — « Chercher la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l'osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. » — « Tu ne m'’auras pas, » dit la pierre, « jus- qu’à ce que tu aies l’eau qui me mouillera. » Il alla trouver l’eau. « Que Dieu te bénisse, » dit l’eau. — « Que Dieu et Marie te bénissent, >» — « Jusqu'où vas-tu? >» — « Chercher l’eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l'osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises, >» — « Tu ne m'auras pas, » dit l’eau, « jusqu’à ce que tu aies le daim qui nage dans moi. » Il alla trouver le daim. « Que Dieu te bénisse, » dit le daim. — « Que Dieu et Marie te bénissent. » — « Jusqu'où vas-tu? >» — « Chercher le daim, daim qui nagerait dans l’eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. » — « Tu ne m'auras pas, » dit le daim, « jusqu'à ce que tu aies le chien qui me poursuivra. » Il alla trouver le chien. « Que Dieu te bénisse, » dit le chien. — « Que Dieu et Marie te bénissent. 3» — « Jusqu'où vas-tu? » — « Chercher le chien, chien qui poursuivrait le daim, daim qui nagerait dans l’eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. >» — « Tu ne m'’auras pas, » dit le chien, « jusqu’à ce que tu aies un morceau de beurre que tu mettras entre mes griffes. » Il alla trouver le beurre. « Que Dieu te bénisse, » dit le beurre, — « Que Dieu et 90 CONTES IRLANDAIS MODERNES. mbeannuighidh Dia ’gus Muire dhuit, » — « C' fhad a rachas tu? » — « Ag iarraidh ime, im a rachadh i ladhar ghadhair, gadhar à ruaigfeadh fiadh, fiadh a énämhfadh uisge, uisge a fliuchfadh leac, leac a cuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat à dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar, a d’ith mo chuid süugh-craobh. > — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar sant-im, « go bhfagh’ tu cat a sgriobfas mé. » Thäinig se chum an chait. « Go-mbeannuighidh Dia dhuit, » ar san cat, — « Go-mbean- nuighidh Dia ‘gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » — « Ag iarraidh cait, cat a sgriobfadh im, im a rachadh i ladhar gadhair, gadhar à ruaigfeadh fiadh, fiadh a $énamhfadh uisge, uisge a fliuchfadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfad Manachar à d’ith mon chuid sugh-craobh. > — « Ni bhfuighidh tu mise, » ar san cat, « go bhfägh’ tu bainne a bhéarfas tu dham. » Thäinig sé chum na bo. € Go mbeannuighidh Dia dhuit, » ar san bhô. — « Go mbean- nuighidh Dia ’gus Muire dhuit. » — « C’ fad a rachas tu? » — « Ag iarraidh braoin bainne, bainne a bhearfainn don chat, cat a sgriobfadh im, im a rachadh i ladhar ghadhair, gadhar à ruaigfeadh fiadh, fiadh a énämhfadh uisge, uisge a fliuchfadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad à chrochfadh Manachar, a d’ith mo chuid sugh-chraobh. > — « Ni bhfuighidh tu aon deor bainne uaimse, » ar san bho, « go bhfägh’ mé sor tuighe uait. » Thäinig se chum na mbuailteoiridh. € Go mbeannuighidh Dia dhuit, > ar sna buailteoiridh. — « Go mbeannuighidh Dia ’gus Muire dhaoïbh. » — « C’ fad à rachas tu? » — « Ag iarraidh suip tuighe uaibh a bhéarfainn don bh6, an bho a bhéarfadh bainne dham, an bainne a bhéar- CONTES IRLANDAIS MODERNES, 91 Marie te bénissent. » — « Jusqu'où vas-tu? » — « Chercher le beurre, beurre qui irait entre les griffes du chien, chien qui poursuivrait le daim, daim qui nagerait dans l'eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. >» — « Tu ne m'auras pas, » dit le beurre, « jusqu’à ce que tu aies le chat qui me rongera. » Il alla trouver le chat. « Que Dieu te bénisse, » dit le chat. — « Que Dieu et Marie te bénissent. » — « Jusqu'où vas-tu? » — « Chercher le chat, chat qui rongerait le beurre, beurre qui viendrait entre les griffes du chien, chien qui poursuivrait le daim, daim qui nagerait dans l’eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. » — « Tu ne m'’auras pas, » dit le chat, « jusqu'à ce que tu aies du lait que tu m’apporteras. » Il alla trouver la vache. « Que Dieu te bénisse, » dit la vache. — « Que Dieu et Marie te bénissent. >» — « Jusqu'où vas-tu? » — « Chercher une goutte de lait, lait que j’apporterais au chat, chat qui rongerait le beurre, beurre qui irait entre les griffes du chien, chien qui poursuivrait le daim, daim qui nagerait dans l’eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises. » — « Tu n’obtiendras pas de moi une larme de lait, » ditla vache, « jusqu’à ce que j'aie reçu de toi une botte de paille. » Il alla trouver les bouviers. «Que Dieu te bénisse, » dirent les bouviers.— « Que Dieu et Marie vous bénissent, » — «Jusqu'où vas-tu? > — « Vous demander une botte de paille que j’apporterais à Ja vache, la vache qui me don- x) nerait du lait, le Jait que j'apporterais au chat, le chat qui ron- 99 CONTES IRLANDAIS MODERNES. fainn don chat, an cat a sgriobfadh ant im, ant im a rachadh i ladhar ghadhair, gadhar a ruaigfeadh fiadh, fiadh a snämhfadh uisge, uisge a fliuchfadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. > — « Ni bhfuighidh tu aon $op tuighe uaimse, » ar sna buailteoiridh, « go dtiubhraidh tu ädhbhar cäca dhuinn ôn Muilledir sin $uas. » Thäinig se chum an Mhuilleora. < Go mbeannuighidh Dia dhuit ar san Muilleôir. >» — « Go mbeannuighidh Dia ’gus Muire dhuit, » — « C’ fad a rachas tu? » — « Ag iarraidh ädhbhair cäca a bhéarfainn dona buail- teôiribh, na buailteôiridh à bhéarfadh sop tuighe dham, sop tuighe à bhéarfainn don bhô, an bhô a bhéarfadh bainne dham, an bainne a bhéarfainn don bhô, an bho a bhéarfadh bainne dham, an bainne à bhéarfainn don chat, an cat a sgriobfadh ant im, ant im à rachadh i ladhar ghadhair, an gadhar a ruaigfeadh fiad, an fiadh a Snämhfadh uisge, ant uisge a fliuchfadh leac, leac a chuirfeadh faobhar air tuaigh, tuagh a ghearrfadh slat, slat a dheunfadh gad, gad a chrochfadh Manachar a d’ith mo chuid sugh-craobh. 5 — « Ni bhfuighidh tu aon adhbhar cäca uaimse, » ar san Muilleoir, « go dtiubhraidh tu län an chria- thair sin d’uisge ôn abh4inn chugam. » Ghlac Monachar an criathar ann a läimh, agus thäinig sé chum na haibhne, agus thosuigh sé ag lionadh an chriathair leis an uisge, acht chomh luath agus bhi ant uisge dul asteach ann, bhi sé rith amach as aris. Chuaiïdh preuchän thairis os a cheann. — « Däb, däb, » ar san preuchän — « M’anam do Dhia, is maith i do chômhairle! » ar Monachar; agus ghlac sé an chréafôg ruadh, agus chuimil sé le tôin a chriathair i, gur lion sé na puill a bhi ann agus chong- bhaigh an criathar ant uisge ann sin, agus rug sé chum an Mhuilleôra é agus thug an Muilleôir ädhbhar cäâca dhô, agus CONTES IRLANDAIS MODERNES. 93 serait le beurre, beurre qui viendrait entre les griffes du chien, chien qui poursuivrait le daim, daim qui nagerait dans l'eau, eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l’osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui a mangé ma part de framboises, » — « Tu n'ob- tiendras pas une botte de nous, » dirent les bouviers, « jusqu'à ce que tu obtiennes pour nous, de ce meunier là-haut, la ma- tière d’un gâteau. » Il alla trouver le meunier. « Que Dieu te bénisse, » dit le meunier. — « Que Dieu et Marie te bénissent. > — « Jusqu'où vas-tu? >» — « Chercher la matière d'un gâteau que j'apporterais aux bouviers, aux bouviers qui m'apporteraient une botte de paille, botte de paille que j'ap- porterais à la vache, la vache qui me donnerait du lait, le lait que j'apporterais au chat, le chat qui rongerait le beurre, le beurre qui irait entre les griffes du chien, le chien qui poursuivrait le daim, le daim qui nagerait dans l’eau, l’eau qui mouillerait la pierre, pierre qui aiguiserait la hache, hache qui couperait l'osier, osier qui ferait le lien, lien qui pendrait Manachar qui à mangé ma part de framboises. >» — « Tu n’obtiendras pas de moi la matière d'un gâteau, » dit le meunier, « jusqu’à ce que tu me donnes plein ce crible d’eau de la rivière. » Manachar prit le crible à la main et alla à la rivière et se mit à emplir d’eau le crible, mais aussi vite que l'eau était entrée dedans, elle s’écoulait au dehors de nouveau. Un corbeau traversa au-dessus de sa tête. « Dab!, däb, » dit le corbeau. — « Sur mon âme, il est bon ton conseil, » dit Monachar, et il prit de la terre rouge et il la frotta contre le fond de son crible en sorte qu'il boucha les trous qui étaient dans ce crible, et le crible retint alors l’eau, et Monachar le porta au meunier, et le meunier lui donna la matière d’un gâteau, et il 1. C’est l'irlandais ddib, espèce de terre rouge, 94 CONTES IRLANDAIS MODERNES. thug sé ant ädhbhar cäca dona buailteoiribh, agus thug na buail- teoiridh sop thuighe dh6, thug sé an sop tuighe don bh6, thug an bh6 bainne dh6, thug sé an bhaïnne don chat, sgriob an cat ant jh, chuaidh ant im i ladhar ghadhair, ruaig an gadhar an fiadh, sSnämh an fiadh ant uisge, fliuch ant uisge an leac, chuir an leac faobhar air an tuaigh, gheärr an tuagh ant-slat, rinne se gad de ’nt-slait, agus nuair bhi an gad réidh deunta aige, creid mise ga raibh Manachar imthighthe fada go leor uaidh. III An piobaire agus an püca !. Ann sant-sean-aimsir, do bhi Jeath-amadän ’nna chômh- nuidhe à nDünmor, i gcondaé na Gaillimhe, agus cidh go raibh düil mhôr aige annsa gceol, nior feud sé nios m6 ‘na aon phort ambäin d'fôghlaim, agus budh hé sin an Rôgaire Dubh. Do gheibheadh sé cuid mhaith airgid 6 na daoinibh uaisle, mar do gheibheadh siad greann as. Oidhche Samhna, bhi an piobaire a° teacht abhaile o theach damhsa, agus é leath air meisge. Nuair thäinig sé go droichiod beag anaice le teach a mhäthar, d'faisg sé na piobaidh air, agus thoisig sé ag seinm an Rôgaire Dubh. Thäinig an Puca taobh-$iar dé, agus chaïith sé air a dhruim féin é. Bhi adharca fada air an bPüca, agns fuair an piobaire greim daingean orra. Ann sin dubhairt sé : « léirsgrios ort! a bheithigh ghränna, leig abhaïle mé, tà piosa deich bpighne agam do mo mhäthair agus tà uireasbhuidh snisin uirri. >» — « Nà bac le do mhäthair, » ar san Püca, « acht congbhuigh do ghreim, mä thuitfidh tu, brisfidh tu do mhuineu] agus do phiobaidh. » 1. Leabhar sgeulaigheachta, pp. 96-100. Le lutin appelé péea apparaît tou- jours sous la forme d’un animal, CONTES IRLANDAIS MODERNES. 95 donna la matière du gâteau aux bouviers, et les bouviers lui donnèrent une botte de paille, il donna la botte de paille à la vache, la vache lui donna du lait, il donna le lait au chat, le chat rongea le beurre, le beurre alla entre les griffes du chien, le chien poursuivit le daim, le daim nagea dans l'eau, l'eau mouilla la pierre, la pierre aiguisa la hache, la hache coupa l'osier, il fit un lien avec l’osier, et quand il eut le lien tout prêt, croyez bien que Manachar était parti suffisamment loin de là. IT Le joueur de cornemuse et le lutin !. Dans l’ancien temps il y avait un homme à moitié fou qui de- meurait à Dunmore, dans le comté de Galway; bien que cet homme eût beaucoup de goût pour la musique, il n'avait pu apprendre qu’un seul et unique air; c'était le Rôgaire Duv ?. » Il recevait de l'argent des messieurs parce que ceux-ci s'amusaient de lui. Une nuit de Samhain *, le joueur de cornemuse rentrait chez Jui au sortir d'une salle de danse; il était à moitié ivre. Quand il arriva à un petit pont près de la maison de sa mère, il pressa sa cornemuse et se mit à sonner le Rôgaire duv. Un lutin vint à l'ouest de lui et se jeta sur son dos. Le lutin avait de longues cornes, et le sonneur les empoigna fortement. Puis il dit : « Destruction sur toi, horrible bête, laisse-moi ren- trer chez moi, j'ai sur moi une pièce de dix pence, à ma mère, et elle a besoin de tabac à priser. > — « Peu m'importe ta mère, » dit le lutin, « mais continue à me serrer; si tu tombes, tu vas te briser le cou et ta cornemuse avec. » Puis le lutin lui dit : « Sonne-moi 1. Ce conte a été recueilli à Ballinrobe, comté de Mayo. 2. Littéralement « le coquin brun. » 3. Samhain, le premier novembre, est le nom de la fête païenne qui coïncide avec la Toussaint du christianisme. Dans la littérature irlandaise, la nuit de Samhain est pleine de prodiges et d'apparitions, 96 CONTES IRLANDAIS MODERNES. Annsin dubhairt an Puüca leis : « séid suas dam ant-Sean-bhean Bhocht. » — « Ni’l eôlas agam air, > ar san piobaire. — « Nä ac le d’eolas, » ar san Puüca, « séid suas agus béarfaidh mise eôlas duit. » Do chuir an piobaire gaoth ann a mhäla agus Sinn sé ceôl do chuir iongantas air féin. — « Dar m'’focal, is maith an mäighistir ceôil thu, » ar san piobaire, « acht innis dam anois cà bhfuil tu dom’ thabairt? > — «Tä fleadh mhôr i dteachnamnä-sidhe air bhärr Chruach-Phädraic, anocht, » ar san Puüca, & agus tà mé do d’thabhairt ann le ceol do $einm, agus glac m'focal go bhfuighidh tu luach do thrioblôide. » — « Dar m’focal säbhälfaidh tu aistear dam, » ar san piobaire, « chuir ant athair Uilliam tu- rus orm go Cruach-Phädraic, mar gheall gur ghoid mé gandal bän uaidh an féil Mhärtain seo chuaiah thart. » Thug an Puüca tar cnocaibh agus portachaibh é go dtäinig sé go bärr Chruach-Phädraic. Ann sin, do bhuail an Püca tri buillidh le na chois, agus d'fosgail doras mor. Chuadar asteach i seomra breägh. Chonnaire an piobaire bord ôir i lär ant-seomra, agus ceudta de chaïlleachaibh ’nna suidhe timchioll air. Nuar thäinig an Püca agus an piobaire asteach, d’éirigh na cailleacha, agus dubhairt siad : « Ceud mile füilte romhat, a Phüca na Samhna, cia hé seo atä leat? » — « An piobaire is feärr i n-Eirinn, » ar san Puca. Do bhuail aon de na cailleachaibh buille air an talamb, agus d'fosgail doras i dtaoibh an bhalla, agus creud d’ieicfeadh an piobaire a ’teacht amach, acht an gandal bän do ghoid sé Ô n athair Uilliam. — « Dar mo chôinsias, » ar san piobaire, « d’ith mé féin agus mo mhäthair uile ghreim ce ’n gandal sin, acht aon sgiathän amhäin do thug mé do Mhäire-Ruadh, agus is i a d'innis do ‘nt-sagart gur b'’é mise a ghoid an gandal. » Do thôg an gandal an bord leis, agus dubhairt an Püca leis an bpiobaire : « Séid suas ceôl do na mnäibh uaisle. » Do $éid an piobaire suas, 1. Littéralement « La vieille femme pauvre, » nom allécorique de l'Irlande. >, Montagne située au sud de la baie de Clew, comté de Mayo. CONTES IRLANDAIS MODERNES. 97 Je « Shan van vocht 1, »— «le ne lesais pas, » ditle sonneur. — « Peu m'importe que tu le saches, » dit le lutin, « sonne, et je te donnerai la science. » Le joueur de cornemuse gonfla d'air son sac, et sonna un air qui l'étonna lui-même, — « Sur ma parole, tu es un bon maître de musique, » dit le sonneur, « mais raconte- moi maintenantoù tu me conduis. » — « Il y a un grand festin chez les fées sur le sommet de Cruach Phâdraic ?, cette nuit, » dit le lutin; « je t'y conduis pour que tu joues de la musique, et je te donne ma parole que tu seras récompensé de ton dérangement. » — € Par ma foi, tu m'épargneras un voyage, » dit le sonneur, « l'abbé * Guillaume m'a imposé un pèlerinage à Cruach Phädraic, pour lui avoir volé un jars à la Saint-Martin dernière, » Le lutin le conduisit à travers collines et tourbières, jusqu'à ce qu'il atteignit le sommet de Cruach Phâdraic. Alors le lutin frappa trois coups a@ec le pied, et il s'ouvrit une grande porte. Ils entrèrent dans une belle salle. Le sonneur vit une table en or au milieu de la salle, et des centaines de vieilles femmes assises à l’entour, Quand le lutin et le joueur de cornemuse entrèrent, les vieilles se levèrent et elles dirent : « Cent mille bienvenues sur toi *, lutin de Samhain, qui est celui qui est avec toi? > — « Le meilleur sonneur de l'Irlande, » dit le lutin. Une des vieilles frappa un coup sur la terre, ils'ouvrit une porte dans un côté du mur, et le sonneur vit s’avancer quoi?, .. le jars blanc qu'il avait volé à l’abbé Guillaume. « Sur ma conscience, » dit le sonneur, « nous avons mangé moi-même et ma mère ce jars tout entier, sauf une aile que j'ai donnée à Marie la Rouge, et c'est elle qui a raconté au prêtre que c'était moi qui avais volé le jars. » Le jars enleva la table, et le lutin dit au joueur de cornemuse : € Sonne un air aux dames. » Le joueur de cornemuse sonna, et les vieilles se mirent à danser et dansèrent jusqu'à ce 3. Littéralement « le Père. » Ce titre honorifique est donné en Irlande au clergé séculier comme au clergé régulier, | {. Formule de salutation que l’on adresse aux étrangers à leur arrivée dans ul pays. { 98 CONTES IRLANDAIS MODERNES. agus thoisigh na cailleacha ag damhsa, agus bhidheadar ag damhsa go rabhadar säruighthe. Annsin dubhairt an Puca « loc an piobaire. » Do tharraing gach cailleach piosa ir amach, agus thug do ’n phiobaire 6. — « Dar fiacal Phädraic, » ar seisean, € täim comh saidhbhir le mac tighearna. >» — « Tar liomsa, » ar san Püca, « agus béarfad abhaile thu. » D’ imthigheadar amach, agus nuair bhi sé dul a’ marcui- gheacht air an bPüca, thäinig an gandal agus thug sé piobaidh nuadh dho. Ni raibh an Püca a bhfad go dtäinig sé go Dünmor, agus leag sé an piobaire air an droichiod beag. Annsin dubhairt sé leis : « Éirigh abhaile, anois atà dhä nidh agad nach raibh agad ariamh roïmhe seo, tà ciall agus ceol agad. Chuaïdh an piobaire abhaile agus bhuail ag doras a mhäthar ag radh : « leig asteach mé, täim comh saidhbhir le tighearna, agus is mé an piobaire is feärr in Éirinn. » -£ « Tair air meisge, » ar san mhäthair, — « Ni ‘lim go deimhin, » ar san piobaire, € nior 01 mé braon. » Leig an mhäthair asteach é, agus thug sé dhi na piosaidh ôir. — « Fan anois go gcluinfidh tu mé ag seinm ceoil, » ar seisean. D'fäisg sé na piobaidh nuadh air, acht in äit ceoil thäinig toran mar bheidheadh an méad gé agus gandal in Éirinn ag sgreadaoil. Mhuüsgail sé na comharsanna agus bhidheadar a’ deunamh magaidh faoi, no gur chuir sé na sean-phiobaidh air, agus Sinn sé ceol binn doibh. Annsin, d’'innis sé an méad a thärla air, an oidhche sin. Air maidin, an là air na mhärach, nuair d’ feuch an mhâthair air na piosaibh, in ait ôir ni raibh ionnta acht duilleoga luibhe. Chuaidh an piobhaire chum ant-sagairt, agus d'innis an sgeul dé, acht ni chreidfeadh an sagart focal uaidh, no gur chuir sé na piobaidh air, agus thoisigh an sgreadaoil gandal agus gé. Annsin dubhairt an sagart : « Imthigh as mo radharc, » acht ni dheunfadh nidh air bith do ‘n phiobaire go geuirfeadh sé na sean- phiobaidh air, le taisbeunt do’ nt-sagart go raibh an sgeul fior, D’ faisg sé na piobaidh air agus $inn sé ce6l binn. CONTES IRLANDAIS MODERNES. ” 99 qu'elles fussent fatiguées. Puis le lutin dit : « Paye le sonneur, » Chacune des vieilles tira une pièce d’or et la donna au sonneur. « Par la dent de saint Patrice, » dit celui-ci, « je suis aussi riche qu'un fils de seigneur. » — « Viens avec moi, » dit le lutin « et je te porterai chez toi. » Ils partirent; comme il chevauchait sur le lutin, le jars vint, et lui donna une nouvelle cornemuse. Le lutin ne fut pas long à arriver à Dunmore et il laissa le sonneur sur le petit pont. Puis il lui dit : « Va t’en chez toi, maintenant tu possèdes deux choses que tu n'avais pas aupa- ravant : l'esprit et la science musicale. » Le sonneur alla à sa maison et frappa à la porte de sa mère en disant : « Laisse-moi entrer, je suis aussi riche qu’un seigneur, et c'est moi le meilleur joueur de cornemuse de l'Irlande. » — «Tues gris, » dit la mère. — « Je ne suis certainement pas gris, » dit le sonneur, « je n’ai pas bu une goutte. » La mère le fit entrer et il lui donna les pièces d’or. — « Attends mainte- nant, que tu m'entendes jouer de la musique, » dit-il. Il pressa la nouvelle cornemuse, mais au lieu d’un air il se pro- duisit un bruit, comme si toutes les oies et les jars d'Irlande s'étaient mis à crier. Il réveilla les voisins qui se moquerent de lui, jusqu'à ce qu'il eût pris son ancienne cornemuse, et qu’il leur eût sonné un air harmonieux. Puis il leur raconta tout ce qui lui était arrivé cette nuit-là. Le lendemain matin, quand la mère regarda les pièces, au lieu d'être en or, elles n'étaient formées que de feuilles de plomb. Le sonneur alla trouver le curé et lui raconta son histoire, mais le curé n’en crut pas un mot, jusqu’à ce qu’il eût pris sa cornemuse, et que se fit entendre le cri du jars et de l’oie. Alors le curé Jui dit : « Retire-toi de ma vue, » mais le sonneur ne fut content que quand il eût pris l’ancienne cornemuse, pour montrer au curé que l’histoire était vraie, Il pressa la cornemuse et joua un air harmonieux. 400 É CONTES IRLANDAIS MODERNES. O ’n là sin go bhfuair sé bas, ni raibh aon phiobaire i gcondaé na Gaillimhe chomh maith lets. IV Och gan mé siar !. Bhi fear i gConnachtaibh agus phôs sé cailin as chondaé Mhuigh-E6, agus budh bhreägh sgiamhach an cailin i, Ni raibh locht air bith ag a fear le faghail uirri i dtosach. Acht ni raibh si a bhfad pôsta, sul a thosaigh si ag osnaighil 6 am go ham, agus ni raibh oidhche nach dtéideadh si amach agus nach seasadh si ag binn an tighe agus nach leigeadh si osna, agus nachn-abradh si; — « Tä mise chowh sean leis, » ar san triomhadh duine. — « Cad é an chaoï a dtiucfadh leatsa bheith chomh sean leosan? Cad é an aois atà agad? > — « Fuair mé lucht slüip de snäthadaibh cruaidhe, nior chaïll mé ceann aca, agus nior phronn mé ceann aca, acht à gcathadh lig go léir ag corughadh mo chuid eudaigh. » « Nil fios agam, » dubhairt an righ, « cé agaibh a ndeunfaidh mé an choill do; acht cé agaibh is gasta? >» — «Tä mise, » dubhairt an cheud fear. — « Cad é an ghastacht thiucfadh leat a dheu- namh? » — « An beathach is gasta rith ariamh, chuirfinn crüdh air, agus é air a râsa. >» — « Tà mise chomh gasta leis, » ar san CONTES IRLANDAIS MODERNES. 105 de ce bois-ci, que nous nous battons, » dit le plus âgé d’entre eux. « Mon père m'a laissé ce bois-ci, le sec et le vert. » Le second dit que son père Jui en avait laissé autant. — « Comment, » dit le roi, « comment aurait-il pu t'en laisser un brin, et laisser le bois tout entier à celui-ci? Comment t'en-a-t-il laissé autant? » — « Peu m'importe comment il le lui a laissé, il m'a laissé à moi ce qui était courbe et ce qui était droit. » Le troisième dit: « Il m'en a laissé à moi autant qu'aux deux autres. » — « Comment te l’a-t-il laissé? I] à laissé ce qui était sec et vert à l'aîné; il a laissé ce qui était courbe et droit au second, comment aurait-il pu t'en laisser un brin? » — « Si, je vais te le dire; il m'a laissé ce qui était dessous et dessus le sol. » Le roi dit : «Je ne sais auquel de vous trois attribuer ce bois, mais quel que soit le plus âgé d'entre vous, c’est à celui-là que j'attribuerai le bois. >» — « C'est moi, » dit l’un. — « Quel âge as-tu ? » — « Je suis si vieux que je me suis procuré plein un sloop de rasoirs ; je n’en ai pas donné un, je n’en ai pas perdu un, mais je les usés tous sans exception à me couper la barbe. » — « Je suis aussi vieux que lui, » dit le second. — « Quel âge as-tu? Tu ne peux pas être aussi vieux que cet homme-là. » — « Je suis si vieux que je me suis procuré plusieurs sloops remplis de dés ; je n’en ai pas perdu un, je n’en ai pas donné un, mais je les ai usés tous sans exception à faire des vêtements. » — « Je suis aussi vieux que Jui, » dit le troisième. — « Comment pourrais-tu être aussi vieux qu'eux ? Quel âge as-tu ? >» — « Je me suis pro- curé plusieurs sloops pleins d’aiguilles d’acier, je n’en ai pas perdu une, et je n’en ai pas donné une, mais je les ai usées toutes sans exception à arranger mes habits. » | —- « Je ne sais pas, » dit le roi « auquel de vous j’attribuerai le bois; mais quel est le plus actif d’entre vous? » — « C'est moi, » dit le premier. — « Quel tour d'activité pourrais-tu faire? » — « La bête la plus rapide qui ait jamais couru, je la ferrerai pendant qu'elle court, » — « Je suis aussi 106 CONTES IRLANDAIS MODERNES. dara fear. — « Cad éan ghastacht thiucfadh leatsa a dheunamh? » — « Dà mbeidhadh teach fada agad, leag bonn a dhà thaobh- bhalla, agus a dhä bhinn; nà fàg ’nna seasamh acht ceithre coir- néil : lion län eunach dä chuid an chnuic: thiucfainn thart air na ceithre coirneul chomh gasta, nach leigfinn aon cheann amach nach mbéarfainn air. » — « Tä tu gasta, » dubhairt an righ. — « Tä mise chomh gasta leis, » ar san triomhadh fear. > — « Nior bhféidir duit bheith chomh gasta ; cad é an ghastacht a thiuc{adh leat a dheunamh? — « Tabhair leat mäla chluimh go dti an cnoc is airde; sgaoi]l amach é là gaoithe moire ; chruinneôchainn iad, agus ni chaillfinn aon cheann amhäin d'à raibh ann san mäla. » « Ni] fios agamsa, » ar san righ, « cia aca a ndeunfaidh mé an choill dô, acht cia b’é air bith agaibhis fallsa. » — « Tà mise, » dubhairt an cheud fear. — « Ni féidir a radh go bhfuil tusa fallsa agus tu chomh gasta a'’s bhi tu air ball! cadéan fallsacht is m6 a dheunfä? » — « Dä bhfägfaidhe mé ’mo luidhe i sean-teach suithche, ni leigfeadh m° fallsacht mo süil a dhruid, go dtuitfeadh braon süitche asteach ann mo $ûil agus go ligh- feadh sé ant-sûil as mo cheann. 3» — « Täà mise chomh fallsa leis, » ar san dara fear. — « Cad éan fallsacht a thiucfadh leatsa a dheunamh? » — « Däi bhfägfaidhe mé mo luidhe ann äit a raibh tri bheallach casta air a chéile, luidhfinn air chül mo chinn, agus ni leigfeadh m'fallsacht dam corrughadh go dtiuc- fadh na cartacha air mo mhullach agus go marbhfadh siad mé. » — « Tà mise chomh fallsa leis, » ar san triomhadh duine. — « Cad é an fallsacht a thiucfadh leatsa a dheunamh? >» — « Dà bhfigfaidhe me mo $easamh ag taoibh chruaiche mhôna, cuir teine ann a ceann, agus ni leigfeadh m’ fallsacht dam cor- rughadh. » | — « Nil fios agam cia agaibh a ndeunfaidh mé an choill CONTES IRLANDAIS MODERNES. 107 actif que lui, » dit le second. — « Quel tour d'activité pourrais-tu faire? » — « Si tu avais une maison longue et que tu jettasses par terre la partie inférieure des deux murs et les deux pignons; si tu ne laisses debout que les quatre angles, si tu remplis les deux tiers de la colline ! plein d'oiseaux; je tournerai autour des quatre angles si rapidement que je n’en laisserai pas un sans l’attraper. — « Tu es actif, » dit le roi. — < Je suis aussi actif que lui, » dit le troisième. >» — Il n'est pas possible que tu sois aussi actif; quel est le tour d'activité que tu pourrais faire? >» — « Emporte avec toi un sac de plume jusqu’à la colline la plus élevée; dissémine-les un jour de grand vent; je les rassemblerai et je ne perdrai pas une de celles qui étaient dans le sac. » — « Je ne sais pas, » dit le roi, « auquel de vous j'attribuerai le bois, mais je l’attribuerai à celui d’entre vous, n'importe lequel, qui est le plus indolent, 3 — «C'est moi, » dit le premier. — « Tu ne peux pas dire que tu es indoleni toi qui étais si actif à l’ins- tant même. Quel est le plus grand acte d’indolence que tu accomplirais? > — « Si on me laissait coucher dans une vieille maison en suie, mon indolence ne me permettrait pas de fermer l'œil, en sorte qu’une pincée de suie tomberait dans mon œil et qu'elle ferait couler mon œil hors de ma tête. » — « Je suis aussi indolent que lui, » dit le second. — « Quel est l’acte d’indolence que tu accomplirais? > — « Si on me laissait me coucher dans un endroit où seraient trois chemins embranchés les uns sur les autres je me coucherais sur le derrière de ma tête et mon indolence ne me permettrait pas de bouger jusqu’au moment où les voitures passeraient sur ma tête et me tueraient. » — « Je suis aussi indo- lent que lui, » dit le troisième. — « Quel est l’acte d’indolence que tu accomplirais? » — « Si on me laissait me tenir à côté d’un monceau de tourbe, mets-y le feu et l’indolence ne me per- mettrait pas de bouger. » — « Je ne sais auquel de vous attribuer le bois. » Il ne put 1. Sans doute à l’intérieur de l'enceinte formée par les murs de la maison. 108 CONTES IRLANDAIS MODERNES. dô. » Ni thäinig leis na tri ceiste d’ fuasgailt agus thuit sé as a seasamh. Fuair sé bäs. Chuaïdh an triuür air ais. Bhi siad ’nna gcomhnuidhe i gcuirt an righ. VI Caiïlleach na fiacla fada agus an mac righ !. Bhi righ 1 gConnacht à bhfad 6 soin. Bhi sé bliadhain agus fiche pôsta, gan aon duine cloinne do bheith ag an mbainrio- ghain, agus saoil sé nach mbeidheadh aon oidhre aige. Bhi sé siubhal amach aon là amhäin, nuair thâinig fairrge mhér uisge timchioll air. Ni raibh fios aige creud do dheunfadh sé, nuair thäinig cailleach chuige agus dubhairt : « Cad tà tu ag jarraidh? » — « Slighe éigin a bhéarfas amach as an äit se mé, » ar san righ. — « Béarfaidh mise amach thu, » ar san Chailleach, « maà thugann tu dham do mhac is sine. » — « Ni ‘ aon mhac agam, » ar san righ, « tà mé blia- dhain agus fiche posta, agus ni cosmhuil go mbéidh aon oidhre agam anois. » — « Tabhair d’ focal dam go dtiubhraidh tu dham do cheud mhac nuair a bhéidh sé bliadhain agus fiche d’aois, » ar san chailleach. — « Bheirim m' focal duit, » ar san righ. Annsin, do tharraing an chailleach meuracän amach, agus rinne bäd dé. Chuaidh si féin agus an righ asteach ’sa’mbäd, agus tharraing an chailleach dà fiacail amach agus rinne maididh ramha dhiobh. D'oibrigh si iad i féin, agus nior bhfada go dtug si an righ tar an uisge. D’imhigh an righ abhaïile lionta d'ion- gantas. Nior bhfada go raibh mac 6g ag an mbainrioghain. D’fàs an mac righ suas, ’nna fear Jûthmhar Jäidir, go raibh sé bliadhain agus fiche d’aois. Thäinig brôn mor air an righ, mar bhi fios 1, Leabhar syeulaigheachta, pp. 144-148. CONTES IRLANDAIS MODERNES. 109 résoudre les trois questions et il tomba de son haut !. Il mourut. Les trois frères revinrent. Ils demeurèrent à la cour du roi. VI La vieille aux longues dents et le fils du roi :. Il y avait un roi en Connaught, il y a longtemps. Il était marié depuis vingt et un ans, sans que la reine eût eu un enfant, et il pensait qu'il n'aurait pas d'héritier. Un beau jour il se promenait quand un océan d’eau vint l’en- tourer. Il ne savait que faire quand une vieille vint à lui et lui dit : « Que cherches-tu? » — « Une route qui me conduise hors d'ici, » dit le roi. — « Je te conduirai hors d'ici, » dit la vieille, «si tu me donnes ton fils aîné, > — « Je n’ai pas un seul fils, » dit le roi, «il y a vingt et un ans que je suis marié, et il n’est pas vraisemblable que j'aie maintenant un héritier. » — — « Donne-moi ta parole que tu me donneras ton premier fils quand il aura vingt et un ans d'âge, » dit la vieille. — « Je te donne ma parole, » dit le roi. Alors, la vieille ôta son dé à coudre et en fit un bateau. Elle et le roi entrèrent dans le bateau ; la vieille se tira deux dents et en fit des rames. Elle les fit manœuvrer elle-même, et elle ne mit pas longtemps à faire traverser l'eau au roi. Le roi retourna chez lui, plein d’étonnement. Peu de temps après, la reine eut un fils. Le fils du roi grandit et devint un homme vigoureux et fort, en sorte qu'il atteignit l’âge de vingt et un ans. Un grand chagrin s’empara du roi, car 1. Au sens propre. 2. Ce conte provient de Pallinrobe, comté de Mayo. 110 CONTES IRLANDAIS MODERNES. aige go dtiucfadh an chailleach ag toruigheacht an mhic oig. Chuaidh sé chum an choôcaire, agus thug ceud puünt di, ag rädh léithe go raibh cailleach na fiacla fada ag teacht ag toruigheacht an oidbhre ôig, agus go dtiubhradh sé di mac an chocaire in äit a mhic féin. Annsin chuaidh sé chum caillighe na gcearc agus thug ceud eile dhi-se, agus dubhairt léithe mar dubhairt sé leis an gcocaire. Air maidin, là air na mhärach, thainig cailleach na fiacla fada chum caisleäin an righ, agus tharraing si an cuaile-comhraic. Thäinig an righ amach agus dubhairt si leis : « Cuir amach do mhac, tà sé bliadhain agus fiche d’aois. » Chuir sé amach mac an chocaire chuici. Rug si léithe é go dtäinig si chum guirt mhoôir ghlais. Annsin dubhairt si leis : « Creud tà do mhäthair à deu- namh ‘sa ’mbaile anois? > — « Tà si ag gleus dinéir do ’n righ, » ar san fear Og. — « Ni tu an mac righ, » ar san chailleach. Annsin bhuail si buille slaitin-draoigheachta air, agus rinne cloch mhor dé. Annsin thänig si air ais chum caisleäin an righ, tharraing si an cuaile-comhraic agus dubhairt leis an righ : « Cuir amach do mhac chugam, no leagfaidh mé an caisléan ort. » Do chuir an righ amach mac caillighe na gcearc chuici. Rug si léithe é go dtäinig si chum au ghuirt ghlais. Annsin dubhairt si leis € Creud tà do mhaäthair ag deunamh ‘sa ’mbaile anois? >» — «Ta si à faire na gcearc » ar san fear ô6g. — « Ni tusa an fear ceart, » ar san chailleach. Thug si buille de’nt-slaitin draoïgheachta dh6, agus rinne cloch dé. Annsin thäinig si chum caisleäin an righ. Tharraing an cuaile- comhraic agus dubhairt leis an righ : » — « Tu n'es pas le fils du roi, » dit la vieille. Alors, elle le frappa d’un coup de baguette magique et elle en fit une grosse pierre. Puis elle revint au château du roi, elle tira le marteau de la porte et elle dit au roi : « Amène-moi ton fils ou je renverserai le château sur toi. » Le roi lui amena le fils de la vieille femme de basse-cour. Elle le conduisit avec elle jusqu'à ce qu’elle arriva au jardin vert. Alors elle lui dit : « Que fait ta mère à la maison en ce moment-ci? » — « Elle est en train de garder les poules, » dit le jeune homme. — « Tu n'es pas le vrai fils du roi !, » dit la vieille. Elle lui donna un coup de la baguette magique et en fit une pierre. Puis elle alla au château du roi, Elle tira le marteau de la porte et elle dit au roi : « Si tu ne m'amènes pas ton fils cette fois-ci, je renverserai le château sur toi. » Le roi eut peur et il lui amena son propre fils. Elle le conduisit avec elle jusqu’au jardin vert et lui demanda ce que faisait sa mère à la maison. — « Elle est en train de se lamenter, » dit le fils du roi. — « Tu es le vrai fils du roi, » dit la vieille. Puis elle lui donna un coup 1. Mot à mot : € tu n'es pas le vrai homme. » 142 CONTES IRLANDAIS MODERNES. Aunsin thug si buille de ’nt-släitin draoigheacta dhô, agus rinne seabhac dé. Rinne si seabhac eile dhi, agus thug an mac righ léithe chum oileäin. Bhi teach breägh aici air an oileän agus dubhairt si leis : « Ta aon nidh agam duit le deunamh, agus mà ghnidh tu é, béidh m'inghean agad, agus muna dtig leat an obair a dheunamh, caillfidh tu do cheann. » Air maïidin, là air na mhärach, dubhairt an chailleach leis : « Chaill mé biorän ann san stäbla dä-fichid bliadhain 6 &£oin, téidh agus fägh dham é. » Chuaidh sé chum an stabla agus thoisigh sé ’gà ghlanadh. Ni raibh sé ag cur greim amach nach raibh a dhà oiread ag teacht asteach. Thug sé an obaïir suas, agus Suid sé sios bronach go leor. Thäinig inghean na caillighe chuige, agus d’ fiafruigh dhé creud do bhi air. D’ innis sé dhi, agus annsin tharraing si pice amach agus le casadh do läimhe, bhi an stabla glan. Annsin thug si an biorän dhô agus dubhairt : « Nàû hinnis dom mhà- thair go ndearna mé an nidh seo dhuit. » Bhi cailleach na fiacla fada as an mbaile, acht nuair thäinig si air ais ‘san trathnona, thug an mac righ an biorän di. « Go deimhin, is maith an buachaill thu, » ar san chailleach, « téidh chum an stäbla, agus luidh air phonnann anaice leis an lür dhuinn, » Nior bh’' fada go dtäinig inghean na caillighe chuige, agus dubhairt : « Is olc an leabuidh tà agad. » —« Ni T ärach air, » ar san mac righ. — « Tà g0 deimhin, » ar san cailin. Annsin chuaidh si do ’n läir dhuinn, agus tharraing leabuidh breägh cluimh as a cluais, agus $ocruigh si do ’n mhac righ é. Annsin thug si dhô mairtféoil, caoirféoil, agus fion, agus dubhairt leis : « bi süugach. » D'ith sé agus d'ôl sé a säith. D'imthigheadar go teach an righ. Bhi fäilte mhôr ag an righ roimh a mhac. An là air na mhärach, phôs mac an righ inghean na caillighe. Bhi bainfeis aca air feadh seacht n-oidhche agus seacht là. CONTES IRLANDAIS MODERNES, 11H16: de baguette magique et en fit un faucon. Elle fit un second faucon d'elle-même et elle emmena le fils du roi avec elle dans une île. Elle avait sur l’île une belle maison, et elle lui dit : « J’ai une chose à te faire faire et, si tu la fais, ma fille sera à toi, mais si tu ne peux faire cet ouvrage, tu perdras la vie !. » Le lendemain matin, la vieille lui dit : « J’ai perdu une épingle dans l'étable il y quarante ans de cela; va, et trouve-la-moi. » Il se rendit à l’étable et se mit à la nettoyer. Il n'avait pas mis dehors une fourchée qu'il en rentrait dedans deux fois autant. Il abandonna l'ouvrage et s’assit, tout attristé. La fille de la vieille vint à lui, et lui demanda ce qu'il avait. I] le lui raconta, et alors elle tira dehors une fourchée et en un tour de main, l’étable fut nettoyée. Puis elle lui donna l’épingle et dit : « Neraconte pas à ma mère que j'ai fait cela pour toi. » La vieille aux longues dents était hors de chez elle, et quand elle revint au soir, le fils du roi lui donna l'épingle. « En vérité, tu es un bon garçon, » dit la vieille, « va à l’écurie et couche-toi sur la paille près de la jument noire. » Peu de temps après la fille de la vieille vint le trouver et lui dit: — « Il est mauvais, le lit que tu as. >» — « Je n’y puis rien, » dit le fils du roi. — « Si, vraiment, » dit la jeune fille. Alors elle alla à la jument noire et tira un beau lit de plumes de son oreille et elle l’arrangea pour le fils du roi. Puis elle lui donna de la viande de bœuf, du mouton, du vin et lui dit : « Satisfais-toi. » Il mangea et but à satiété. Ils partirent pour la maison du roi. Le roi fit grand accueil à son fils. Le lendemain, le fils du roi épousa la fille de la vieille, Il y eut repas de noces chez eux pendant sept nuits et sept jours. 1. Littéralement « ta tête, » 414 CONTES IRLANDAIS MODERNES. VII Ridire na cleasa 1. Ann sant-sean-aimsir, bhi duine-uasal ann. Ni raibh acht aon mhac amhäin aige, agus nuair d’ fàs ant Ogänach suas, chuaidh ant athair ag toruigheacht mnä dhô. Thäinig sé go teach feilméara a raibh inghean le posadh aige, agus d'iarr sé air an bhfeilméar a inghean do thabhairt d'a mhac mar chéile. Dubhairt an feilméar leis nach dtiubhradh sé a inghean do fear air bith acht d’fear-ceirde. Bhi mac an dhuine uasail i ngrädh le hinghin an feilméara agus dubhairt sé le n-a athair : Caithfidh mé ceird foghlaim, agus fanfaidh inghean an feilméara liom. » An là air na mhärach, d'imthigh ant athair agus an mac, agus bhidheadar ag siubhal, go dtängadar go bruach na fairrge. Chonnaire siad fear air luing, d’ fiafruigh sé dhiobh creud do bhi siad ag toruigheacht : — « Tà mé toruigheacht fir a mhuin- feadh céird do m° mhac, » ar sant athair. — « Mi leigfidh tu liomsa é, » ar san Ridire, « müinfidh mise céird do, agus bhéarfaidh mé aris duit é, faoi ceann là agus bliadhain. » — « Tim sästa, » ar sant athair. Do thug an Ridire Cormac (b’ é sin ainm mhic an duine uasail) air bord luinge. Thog sé an crann seoil agus chuir amach go fairrge. Budh fear-draoigheachta an Ridire, agus nuair chuaidh sé tamall amach, do bhuail sé buille de ’nt-slaitin-draoigheachta air Chormac, agus rinne poc gabhair dé. Rug sé leis é go dtängadar chum oileäin air an bhfairrge. Bhi teach breägh ag an Ridire air an oileàn. Bhi dà bhuachaill deug eile air teurma ag an Ridire. Chuaidh Cormac air aghaidh go maith, go raibh an bhliadhain criochnuighthe agus bhi cuid mhaith draoigheachta foghlamtha aige. Thug an Ridire Cormaec leis air an luing, go 1. Leabhar sgeulaigheachta, pp. 149-152. CONTES IRLANDAIS MODERNES. 115 VII Le chevalier aux tours d'adresse 1. Dans l’ancien temps, il y avait un gentilhomme. Celui-ci n'avait qu’un fils, et quand le jeune homme fut grand, le père lui alla chercher une femme. Il se rendit chez un fermier qui avait une fille à marier et il demanda au fermier de donner sa fille pour compagne à son fils. Le fermier lui dit qu’il ne donnerait sa fille à personne, sinon à un homme qui aurait un métier. Le fils du gentilhomme aimait la fille du fermier et il dit à son père: « Il faudra que j'apprenne un métier, et la fille du fermier m'attendra. » Le lendemain, le père et le fils partirent et ils marchèrent jusqu’à ce qu'ils arrivassent sur le rivage de la mer. Ils virent un homme en bateau; il leur demanda ce qu'ils cherchaient. — « Je cherche un homme qui apprendrait un métier à mon fils, » dit le père, — « Si tu me le laisses, » dit le chevalier, « je lui enseignerai un métier et je te le ramènerai au bout d'une année et un jour. » — « J'y consens, » dit le père. Le chevalier prit Cormac (c'était le nom du fils du gentilhomme) à bord de son bateau. Il dressa le mât et cingla vers la mer. Le chevalier était un magicien, et quand ils furent un peu loin, il frappa un coup de la baguette magique sur Cormac et en fit un bouc. Il le conduisit avec lui jusqu’à ce qu'ils arrivassent à une île sur la mer. Le chevalier avait une belle maison sur l’île. Il y avait douze autres garçons qui faisaient leur apprentissage chez le chevalier. Cormac tourna bien ; et l’année était terminée, qu'il avait appris une bonne partie de la sorcellerie. Le chevalier le prit sur son bateau, et ils se rendirent à l'endroit où il avait reçu 1. Ce conte provient de Ballinrobe, comté de Mayo. 416 CONTES IRLANDAIS MODERNES. dtäinig siad chum na häite a bhfuair sé Cormac Ô’n athair. Bhi seisean air bhruach na fairrge, agus bhi lüthghäire mhor air nuair chonnaire sé Cormac. « Seo é do mhac, » ar san Ridire « tà céird mhaith aige, acht mà figfaidh tu agam bliadhain eile é, béidh dà chéird aige. » — « Fägfaidh mé agad é, » ar sant athair, « agus fäilte. » Rug an Ridire Cormac air ais leis, agus bhi sé ag münadh draoigheachta dhô, go raibh an dara biadhain criochnuighthe, agus bhi fios ag Cormac nach dtiübhradh an Ridire a-bhaile é, mar när chuir ant athair ann san margadh é do thabhairt air ais an dara huair. An uair nach dtäinig an mac a bhaiïle ag deireadh na dara bliadhna, chuaïidh ant athair dà thôruigheacht. Bhi sé ag siubhal, go dtäinig sé goteach an Ridire agus dubhairt leis : « Cad fà nach dtug tu mo mhac a bhaiïle? >» — « Ni raibh sé ann mo mhargadh, » ar san Ridire, « acht tig leat é do bheith agad air maidin amärach. » La air na mhärach, thug an Ridire ant athair agus an mac leis, gur fig sé iad air bhruach na fairrge. Ann sin dubhairt an mac, — « Tà räsaidh môra le bheïth i nGaillimh amärach, deunfaidh mé capall diom féin go ngnôthui- ghidh mé uile räsa, Cuir uile phighin a thig leat d’ faghail, orm: nuair à bhéidheas na räsaidh thart, tiucfaidh Ridire na Cleasa le mise do cheannach, geobhfaidh tu dä cheud pünt orm; na sgar le mo $rian, agus béidh me ’sa mbaile romhad féin. » Air maidin, là air na mhärach, rinne an mac capall dé féin, le diallaid agus le srian ôir. Chuaïdh ant athair ag marcuigheacht air, agus chuaidh chum na räsaidh. Ghnôthuigh sé uile räsa, agus fuair ant athair dà cheud pünt air, acht nior sgar sé leis ant-srian, agus bhi an mac ‘san mbaiïle roimhe. Là air na mhärach chuaidh an bheirt go teach an feilméara, agus d'iarr siad an inghéan. — « Taisbéan dam bhfuil céird ag do mhac, » ar san feilméar. Chuadar amach agus rinne an mac teach breägh a raibh ceithre reithe faoi. Chuadar uile asteach, agus d'imthigh an teach air na reithibh mar choiste mor. « Ta mé sästa go bhfuil céird ag do mhac, » ar san feilméar, « tig leis CONTES IRLANDAIS MODERNES. air Cormac des mains de son père. — « Voici ton fils, » dit le chevalier, « il a un bon métier, mais si tu me le laisses une seconde année, il aura deux métiers. >» — « Je vais tele laisser, » dit le père, « et salut. » Le chevalier ramena Cormac avec lui et lui enseigna la sorcel- lerie, en sorte que la deuxième année terminée, Cormac savait que le chevalier ne le ramènerait pas chez lui, parce que le père n'avait pas mis dans son marché de le lui ramener la seconde fois. Comme le fils n’arrivait pas chez lui à la fin de la seconde année, le père alla le chercher. I] marcha jusqu'à ce qu'il arrivât à la maison du chevalier et il lui dit : « Pourquoi ne ramènes-{u pas mon fils à la maison? » — « Ce n'était pas dans mon marché, » dit le chevalier, « mais tu peux le prendre demain matin. » Le lendemain, le chevalier prit avec lui le père et le fils et les laissa sur le rivage de la mer. Alors le fils dit : « Il va y avoir demain de grandes courses à Galway, je me ferai cheval et je gagnerai toutes les courses. Mets sur moi tous les sous que tu pourras te procurer; quand les courses seront terminées, le chevalier aux tours d'adresse viendra pour m'acheter; tu trouveras de moi deux cents livres; ne te sépare pas de ma bride et je serai à la maison avant toi. » Le lendemain matin, le fils se changea en cheval avec une selle et une bride d’or. Le père monta dessus et se rendit aux courses. Il gagna toutes les courses, et le père le vendit deux cents livres, mais il ne se sépara pas de la bride, et le fils était à la maison avant lui. Le lendemain ils se rendirent tous deux chez le fermier, et ils demandèrent la fille en mariage. « Montre-moi si ton fils a un métier, » dit le fermier. Ils sortirent et le fils fit une belle maison qui reposait sur quatre béliers. Tous entrèrent et la maison sur béliers se déplaçait comme une grande voiture. « Je suis satisfait que ton fils ait un métier, » dit le fermier, « ma fille peut être 118 CONTES IRLANDAIS MODERNES. m'inghean a bheith aige. » Pôsadh an länambain, agus bhi mic agus ingheana go léor ann san teach-air-reithibh. Fuair siad-san ant àth agus sinne na clochäin, bäitheadh iad-san agus thäinig sinne slän. VIII Minic à thig !. Bhi fear ann aon uair amhäin, agus bhi inghean sgiamhach aige, agus bhi uile dhuine i ngrädh léithe. Bhidheadh beirt oga- nach ag teacht i gcomhnuidhe faoi ‘na déin ’gà cüirtéireacht. Do thaithnigh fear aca leithe, agus nior thaithnigh an fear eile. An fear nar chuir si suim air bith ann, do thigeadh sé go minic go üigh a hathar le hamharc uirri féin, agus le bheïth ann a cui- deachta, acht an fear a raibh duil aici ann, ni thigeadh sé acht go hanamh. B' feärr leis an athair i do phôsadh an bhuachaill a bhi teacht chuici go minic, agus rinne sé dinéir mhoôr, aon là amhäin, agus chuir sé cuireadh air uile dhuine. Nuaiïr bhi na daoine uile cruinnighthe, dubhairt sé le na hinghin, « OI deoch anois, » ar sé, « air an bhfear is feärr leat ann san gcuideachta so, » mar $aoil sé gon olfadh si deoch air an bhfear budh mbaith leis féin. Thôg si an ghlaine ann a läimh, agas seas si suas, agus dhearc si ’nna timchioll, agus annsin dubhairt si an rann so : Olaim do $slante a Mhinic-a-thig Faoi thuaïrm slainte à Mhinic-nach-düg : Is truagh é nach Minic-nach-dtig À thigeas chomh minic le Minic-a-thig. Suidh si sios nuair dubhairt si an cheathramha, agus nior labhair si aon focal eile an trathnôna sin. Acht nior thäinig an fear Ôg « Minic-a-thig » chomh fada léithe aris, mar thuig sé nach raibh sé a ’teastäl, agus phôs si fear a rogha féin, le toil a hathar. Nior chualaidh mé aon nuaidheacht eïle däà taoibh 0 Soin. 1. Leabhar sqeulaigheachta, pp. 153-154. CONTES IRLANDAIS MODERNES. 119 à lui. » Le couple se maria, et il y eut nombre de fils et de filles dans la maison sur béliers. Ils trouverent le gué et nous la mare: ils furent noyés et nous en sortimes sains et saufs !, VIIT Vient-Souvent :. Il y avait une fois un homme et il avait une fille jolie, et tous les hommes aimaient cette fille. Il y avait deux jeunes gens qui la recherchaient continuellement pour lui faire leur cour. L'un d’entre eux lui plaisait, et l’autre ne lui plaisait point. Celui à qui elle ne faisait point attention venait souvent à la maison de son père pour la voir, et pour être en sa eompagnie, mais celui qu’elle désirait ne venait que rarement. Le père préférait la marier au garçon qui venait souvent la voir; et il donna un grand dîner un beau jour, et il y invita tout le monde. Quand tout le monde fut rassemblé, il dit à sa fille : « Bois maintenant, » dit-il, «à l’homme que tu préfères dans cette société-ci; » car il pensait qu'elle boirait à l’homme qui lui plaisait à lui. Elle leva le verre dans sa main, se mit debout et regarda autour d'elle, puis elle dit ces vers : Je bois à ta santé, Vient-Souvent, Je porte ta santé, Vient-pas-Souvent, IL est malheureux que ce ne soit pas Vient-pas-Souvent Qui vienne aussi souvent que Vient-Souvent. Elle s’assit quand elle eut dit ce quatrain, et elle ne dit pas une autre parole ce soir-là. Mais le jeune Vient-Souvent ne revint plus la voir, car il avait compris qu’elle se passait bien de lui *, et elle épousa l’homme de son choix, avec l’assentiment de son père. Je n’ai rien appris de nouveau à son sujet depuis lors. Rennes, le 11 février 1893. G. Dorrin. 1. Formule finale fréquente dans les contes irlandais, 2. Ce conte provient de Ballintubber, comté de Roscommon, 3, Mot à mot : « Qu'il ne lui manquait pas. » F.-M. LUZEL SERMON EVIT GOUEE- ANN HOLEZE NM ANN DE KENTA A VIZ DÜ Je ne connais pas l’auteur de ce sermon burlesque, qui est une satire, parfois spirituelle, dela manière dont se comportaient en chaire quelques-uns de nos anciens curés de campagne, Il doit avoir été écrit dans le Léon ; la langue l’indique suffisamment, et il m'a été donné d’ailleurs par un de mes amis, qui se l'était procuré à Landerneau, mais en ignorait également l’auteur. Ne serait-ce pas Le Laë, l’auteur du Michel-Morin breton, qui est Va farvassianis keaz, ar bloaz tremenet, deiz evit deiz, am eus lavaret d'eoc’h calz a draou mad da ober ha da virad en ho calo- nou. Hogen oc'h eus ancounac’het anezho, pe na fell ket d’eoc'h heulia va aliou. Hirio a lavarin adarre va zermon ar gouel diveza, gant traou nevez am eus laket enhan, ar bloaz-ma. Tleout a reomp hirio pedenna ar zent a zo en nef da dougen dorn warnomp ha d’hon zicour evit pignad d’ann nef. Evit tapad ar seurt tra, n’eo ket awalc’h flach ar muzellou, en ilis, ha caout ann nouenn, aroc ar maro ; red eo en em dioual diouz ar pec'hed ha kinniga da Doue oberou mad, pe sant Pezr, ar porzier, na digoro ket d’eoc’h. Gouzoud a ret er-vad a zo bet zent en peb- leac'h, en peb amzer hac en peb stad. Sant Vazé a z0 eur scouer evidomp. Henès ’n eus gounezet ar barados, petrabenac ma oa maltoter, en he jiaouankis. Eun deiz, he aour, en he zier, a oe F.-M. LUZEL SERMON POURVWEAMPRÉTE (DE. LA TOUSSAINT LE PREMIER NOVEMBRE (Traduction littérale) mort sénéchal à Landerneau, en 1791. C'est bien son genre d'esprit et aussi sa langue. Il y à, certainement, de l'exagération, mais pas autant que l’on serait porté à le croire, et, il a quarante ou quarante-cinq ans, j'ai entendu, dans nos campagnes, des sermons bretons qui ne le cédaient guère à celui-ci, en fait de burlesque. Mes chers paroissiens, l’année passée, jour pour Jour, je vous ai dit beaucoup de choses bonnes à faire et à conserver dans vos cœurs. Mais vous les avez oubliées, ou vous ne voulez pas suivre mes conseils. Aujourd'hui, je vous répéterai mon sermon de la dernière fête (de la Toussaint), avec des choses nouvelles que j'y ai ajoutées, cette année. Nous devons, en ce jour, prier les saints qui sont au ciel de nous prêter la main et de nous aider à monter au ciel. Pour obtenir pareille chose, il ne suffit pas de remuer les lèvres, à l’église, et de recevoir l’extrèéme-onction, avant la mort; il faut se garder du péché et offrir à Dieu de bonnes œuvres, autrement, saint Pierre, le portier (du ciel), ne vous ouvrira pas. Vous savez bien qu’il y a eu des saints en tout pays, en tout temps et de toute condition. Saint Mathieu est un exemple pour 122 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. troët en deliou zeac’h gant ann aotro Jesus, a oa Doue. Neuze a em distroas, ha à reas betec he varo eur binijenn vraz meurbed ; heman a roas he danvez hol d’ann ilis hac a deuas da veza clasker- boued. Er stad-ze, Maze a debre ar boued roët d’ezhan, en ter, hac a vire gant ewez ann arc’hant roët d'ezhan evit digass da eur bélec, da gaout offerenniou. Pa oe deut da veza coz, na c'heile mui bale dre ar vro, hac aliès n’hen doe evit magadurès nemet preonved ha ieoteier. Hogen ar vreinadurès o veza comerret he dreidigou, ar sant a oe maget gant eur vor-vran, pehinin a zigasse d’ezhan eur pesk, bep deiz, hac eur biz da Vaze a c'hore bep creiz-deiz. Na varvas ket evel ann dud all; heman a bignas d’ann nef adreuz war he viz, a oa bet roët diou askel d’ezhan gant ann Aotro Doue: ar vor-vran à nizé a-roc, gant eur goulaou war he lost, evit sclezrijenni ann hent. Kement-ze na rafeac'h ket, c’hui! Ar garantez direiz evit ann arc'hant, ar vezvenü, al licaourès à zo ann abec a goll hoc’h ineou. En gwirionez, ez it da glevoud ann offeren, bep sul ha bep gouel-berz ; mès ar baotred iaouanc a sell ouz ar merc’hed, hac ann dud diskiant a gousk, evel ma ra ‘to Job Kerboriou, al lue. Pa zistroit, goude ann offeren, ho calonou a frailfe, mar ve rèd d’eoc’h rei eul liard d’ar beorien a zo e kichen dor ann ilis; c’hui a gav gwell palad eun toul en douar ha lacad enhan ho pec’hejou, pe goullonteri ho ialc’h en ti ann tavarner. En aner a dastumet madou, mar na rofeac’h ket eul lod benac da Doue, da lavaroud eo d’ann ilis ha d’ar veleienn, laket gant ann Aotro Doue evit prezeg ann Aviel ha distrei ann dud holl d’ho deveriou. Evit eun aluzenn bihan, eur gwennec roët d'annilis, ho peus en nef eun tensaour a gant gwennec. Heuliet ar scouer à Nonn Kerdroubar, a varvas bezan a z0 tric’huec’h miz : pa ree he amann, ann daouzecvet lodenn a gasse d’ar presbital, hac he c'huec’h vioc’h a oa ar brava euz ar barrès. Pa lac'her eur penn- oc'h en he di, Nonna a roë d’am c’hegineres daou damm braz, unan lard hac unan treut, hep lavaroud ar goadegennou hac ar bouzellou. Bep-wech ma âle eur vioc'h, Nonn a roë eur gou- SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. 193 nous. Celui-là a gagné le paradis, quoiqu'il eût été maltôtier, dans sa jeunesse. Un jour, l'or qu'il avait dans ses sacs fut changé en feuilles sèches par le Seigneur Jésus, qui était Dieu; alors il se convertit et fit grande pénitence, jusqu’à sa mort. Il donna son bien aux pauvres et devint mendiant. En cet état, Mathieu mangeait la nourriture qu'on lui donnait, dans les maisons (où il mendiait), et conservait l'argent qu'il recevait, pour le donner à un prêtre, afin d'obtenir des messes. Quand il devint vieux, il ne pouvait plus courir le pays, et souvent il n'avait d'autre nour- riture que des vers et de l'herbe. Mais la pourriture s'étant mise dans ses pauvres pieds, le saint fut nourri par un corbeau de mer (cormoran), qui lui apportait un poisson, tous les jours, et un de ses doigts s’apostumait, chaque jour, à midi. I] ne mourut pas comme le commun des hommes; il monta au ciel, à califourchon sur son doigt, auquel des ailes avaient été données par le Seigneur Dieu. Le corbeau de mer volait devant, avec une chandelle sur sa queue, pour éclairer le chemin. C'est ce que vous ne feriez pas, vous! La passion de l'argent, l'ivrognerie, la lubricité sont les causes de la perte de vos âmes ! Il est vrai que vous allez à la messe, les dimanches et fêtes observées; mais les jeunes hommes lorgnent les jeunes filles, et les imbéciles dorment, comme le fait toujours Joseph Kerboriou, le veau. Quand vous vous en retournez de la messe, vos cœurs se fendraient, s’il vous fallait donner un liard aux pauvres qui sont à la porte de l’église; vous aimez mieux creuser un trou en terre, pour y enfouir vos péchés, ou vider vos bourses dans la maison du tavernier. C’est en vain que vous amassez du bien, si vous n’en donnez une part à Dieu, c'est-à-dire à l’église et aux prêtres, établis par Dieu pour prêcher l'Évangile et ramener les hommes à leurs devoirs. Pour une modique aumône, un sou donné à l'église, vous avez au ciel un trésor de cent sous. Suivez l'exemple de Nonn Kerdroubar, qui mourut il y a dix-huit mois : quand il faisait son beurre, il en portait la douzième partie au presbytère, 124 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. laouenn da sant Fiacr, ha gouvezit ho doa muioc’h a lueou eget ar re-all. Goude ann eost, Nonn à gassé eur sac’had ed hac eur sac’had gwiniz-dü. Da Santes Nonn, he vaeronès, e kinnige canab. A-roc mervel, hen deus laket eun offerenn bep sizun evit he ine. Evel-se a heulias ato ar scouer a santès Nonn, pehini a roë he dillad d’ar beorien a gave war ann hentjou. Eun deïz, e c’hoar- vezas gant-hi rei he hol gwiscamanjou, nemet he hinvis, d’eur c’hlasker coz hac he c'hreg. Hogen, pa distroë d’he c’houent, e tigwezas gant-hi, en creiz ann hent, ann aotro sant Houardon, harpet war he vâz, o clasq bara gant he vissac. Heman, enebour braz d’al luxur, kerkent ma welas eur plac'h coant, gant he hinviz hep-ken, a gredas a oa eur stroden, eur gast o veza grêt eun avoultriach. Neuze e couezas warnezhi gant he vàz, en hevelep giz ma vanquas mervel santès Nonn. Hogen ar Werc'hes na fellas ket d’ezhi coll eur seurt santès, scouer ar merc’hed war ann douar. Dre eun hunvre, mamm ann aotro Jesus a disclezrias d’al leanës eul louzou a oa tost da eur stivel. O veza laket bervi al louzou-ze, malet, al leanès a evas ann dour hac a lacas al louzou war he gouli, ha dioc'htu a oë pareet. N'è ket evidoc’h a rafe ar Werc’hès eur seurt burzud ! Rancout a ra d’eoc’h lacad offerniou evit ho tadou coz, a z0 er purgator; neuze ho pô offern digant ho pugale, goude ho maro. Hirie ann deiz, er gwezit ervad, ann ineou ho deus pec’het a zistro war ann douar, en niver brasoc’h eget ann deliou seac’h, er coajou. Mont a reont da welet ho zi gwech-all, hac al lec’hiou ho deus caret, en pelec’h ho deus pec’het. Pa glevfet ar Maro o skoi war ho tor, da greiz noz, neuze a crenfet, abalamour na ouvezfet ket evit piou a sco. Ar c’horf à deuio ien, hac a vezo casset d’ar verred, en eun dumporel tennet gant eur march n'hen deus kig ebed war he eskern gwenn. Pa distrofet ive war ann douar, goude ho maro, da zelled ouz ho pugale, ho devezo ancounaket ac’hanoc'h, evel a ret brema : gant ho kerent. D'ann noz-ma, na vouget ket ho tan, abalamour d’ann ineou SERMUN POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. 495 et ses six vaches étaient les plus belles de la paroisse. Quand on tuait un cochon chez lui, Nonna (sa femme) en donnait à ma cuisinière deux grands morceaux, un gras et un maigre, sans parler des boudins et.des boyaux. Chaque fois qu’une de ses vaches vêlait, Nonn donnait un cierge à saint Fiacre, et apprenez que ses vaches avaient plus de veaux que celles des autres. Après la moisson, Nonn m'apportait un sac de blé blanc et un sac de blé noir. À sainte Nonn, sa marraine, il donnait du chanvre. Avant de mourir, il a institué une messe par semaine pour son âme. C'est ainsi qu’il suivit toujours l’exemple de sainte Nonn, qui donnait ses vêtements aux pauvres qu’elle trouvait sur les routes. Un jour, elle donna tous ses vêtements, à l'exception de sa chemise, à un vieux mendiant et à sa femme. Mais, en s’en retournant à son couvent, elle rencontra en route monsieur saint Houardon, qui, apouyé sur son bâton, cherchait du pain avec un bissac. Dès que le saint, qui était un grand ennemi de la luxure, vit une jolie fille en chemise, il crut que c'était une coureuse, une fille de mauvaises mœurs, qui venait de commettre un adultère. Alors, il tomba sur elle, à coups de bâton, si bien que sainte Nonn faillit en mourir. Mais la Vierge ne permit pas que périt (ainsi) une telle sainte, le modèle des jeunes filles, sur la terre. Dans un songe, la mère du Seigneur Jésus révéla à la religieuse une herbe qui se trouvait auprès d’une fontaine. Ayant fait bouillir dans de l’eau cette herbe, moulue, la religieuse but l’eau, appliqua l'herbe sur sa blessure, et, à l'instant, elle se trouva guérie. Ce n’est pas pour vous que la Vierge ferait un pareil miracle! Il faut que vous fassiez dire des messes pour vos pères qui sont dans le purgatoire; de la sorte, vos enfants, après votre mort, feront aussi dire des messes pour vous. Aujourd'hui, sachez-le bien, les âmes pécheresses reviennent sur la terre, plus nom- breuses que les feuilles sèches dans les bois. Elles vont visiter leur maison d'autrefois et les lieux qu’elles ont aimés et où elles ont péché. Quand vous entendrez la Mort frapper à votre porte, au milieu de la nuit, alors vous tremblerez, parce que vous ne 196 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. a gar dont da domma, war ann oaled, rac ho bez a zo ien, dindan ann douar : na lemit netra diwar ho taol, goude ho coan, na boued nac evach, evit ma cavo ho re varo da debri ha da eva, mar ho deus naoun; roït calz a aluzen d'’ar beorien a deu da gana War dreuzou ho tor, rac ann ineou a laca anezho da brezec; mar clevet eur vouez clemmus en ho ti, eun ine eo, o c’houlen pedennou ann ilis, ha na daleït ket da lacad eun offern, evit tenna ho tad pe ho mamm diouz ar purgator. Selaouit, paroissianis; pell braz amzer a zo a varvas er barrès- man eun toker hanvet Kergarel, ha lezhanvet ann Touzer, aba- lamour d'he avariez. Coulzgoude, a-roc mervel, e roas aluzennou d'ann ilis ha d’ar beorien, e reas eur binijenn vezr, e c'houlennas ann nouënn bac e c'hourc’hemenas d’he vab lacad offerenniou vit he ine. Hogen, abalamour ma hen doa bet keuz da he aluzennou, Sant Pezr na digoras ket d’ezhan dor ar Barados, ha Kergarel a ieas er purgator. Evit ann tad da vezan avaricius, avariciusoc’h c'hoas à oa ar mab, pehinin a vije marvet, mar vije bet collet d’ezhan eul liard. Goude maro he dad, na fellas ket d’ezhan roi nac arc'hant d’ar c'halvez, evit eun arched, nac eul linsell evit sebelia ar c'horf, hac he galon à oe rannet, en distro deus ar verred, pa oe red d’ezhan rei da breja d’he gerenta oa deut d’ann interramant. Na baëas ar soniou glaz nemet dre ar serjant, ha na senntas ket euz he dad, hen doa gourc’hemenet d’ezhan lacäd offerniou evit-han. Ann tad paour a c'houzanvas poaniou criz, dre avaristed he vab. Da noz gouel ann anaoun, ine Kergarel a ieas en he di gwech-all, en peleac’h na gavas na tan en oaled, na boued war ann daol. Neuze, evit dishunva he vab, a reas eun drouz vraz, gant eur morzol, hac e c’hourc’hemenas d’ezhan, a-nevez, lacäd offerenniou evit-han. Hogen, ar mab fall na fellas ket d’ezhan adarre zennti ouz he dad, ha d’ann abardaez noz, ann aotro sant Loeiz, paeron he dad, a lacaas ar mab er purgator, e-leac'h ann tad, ha Kergarel à denas adarré war ann douar, en doare he vab. Kergarel a baeas ar c’hloc’her hac ar c’halvez, hac ann aotro ar person, evit arsao hep dale er Barados. Ilann SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. 117 saurez pas pour qui elle frappe. Le corps deviendra froid et sera porté au cimetière, dans un tombereau traîné par un cheval qui n’a pas de chair sur ses os blancs. Quand vous reviendrez sur la terre, après votre mort, pour voir vos enfants, ils vous auront oubliés, comme vous oubliez aujourd’hui vos parents (défunts). Cette nuit, n’éteignez pas votre feu, à cause des âmes qui aiment à venir se chauffer au foyer, car leur tombe est froide, sous la terre : n’ôtez rien de dessus votre table, après le repas du soir, ni nourriture ni boisson, pour que vos morts trouvent à manger et à boire, s'ils ont faim; donnez largement l’aumône aux pauvres qui viennent chanter au seuil de votre porte, car ce sont les âmes qui les font parler; si vous entendez une voix plaintive dans votre maison, c'est une âme qui demande les prières de l'Église, et ne tardez pas à commander une messe pour retirer votre père ou votre mère du Purgatoire. Écoutez, paroissiens : Il y à longtemps, mourut dans cette paroisse un chapelier nommé Kergarel, et surnommé le Tondeur, à cause de son avarice. Pourtant, avant de mourir, il donna des aumônes à l’Église et aux pauvres, fit une courte pénitence, demanda l’extrême-onction et recommanda à son fils de faire dire des messes pour son âme. Mais, comme il regretta ses aumônes, saint Pierre ne lui ouvrit pas la porte du Paradis, et Kergarel alla au Purgatoire. Si le père était avare, plus avare encore était le fils, qui en serait mort, s’il avait perdu seulement un liard. Après la mort de son père, il ne voulut donner de l'argent ni pour le cercueil fourni par le charpentier, ni pour un linceul pour ensevelir le corps, et son cœur se fendit lorsqu'’au sortir du cimetière il lui fallut donner à manger aux parents qui étaient venus à l'enterrement. Il ne paya la sonnerie des glas que sur l'intervention du sergent, et il n'obéit pas à son père, qui lui avait recommandé de faire dire des messes pour son âme. Le pauvre père endura des souffrances cruelles à cause de l’avarice de son fils. La nuit de la fête des âmes (le jour des morts), l'âme de Kergarel se rendit dans sa maison d'autrefois, où elle ne trouva 198 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. Kergarel jaouans a c’houzanvac poaniou eriz, er purgator. Eun drouc-speret à dennas anezhan, he c'houg liamet gant eur c'hadenn houarn, hac a oe laket bars ar moged dû. An tân ann ifern a zo tommoc'h evit glaou bew, war ann douar. Ann avari- sius na c'helle ket c'houezan, o iudal hac o lammed evel eur c'hi counnaret. He gorf a c'houeze ar goad, ar mel en he eskern a verve, hac e chomas er poaniou criz-ze ter noz ha tri dez, epad ma oa he dad en he leac'h war ann douar. Pa digwezas er gèr, he vadou hol a roas d’ann ilis, hac a reas eur binijenn vraz, en eur glasq he vara, betec ar maro. Gouvezit ervad, ma faroissianis keaz, morse na ve leusket den a-bed gant Doue da vervel gant ann naoun, rac eun deiz, ar Christ a vagas pemp mil den, heb niverra ar vaouezed hac ar vugaligou, gant daou dluz ha pemp dorz vara. Eur pec’hed braz eo labourad d’ar zul, hac ive d’ar goueliou, evel eo bet dis- clezriet d’imp gant ann Aotro Jesus. Heman, o veaji en bro Kerné, en eur brezec ann aviel, a digwezas eur zul en Huëlgoat, hac o vezan eat d’ann ilis, evit pedenna, a-roc ann offerenn, a welas tud euz à bep micher o werza, o prena hac ive oc’h eva, en ilis, o c’hortos ann offerenn. Neuze Jesus a scoas anezho, gant he vâz hir ha teo, hac ar varc’hadourien a dec’has-cuit, nemet ar c'hemenerrien, a eseas brouda anezhan, gant ho nadoz. Mès, dre eur burzud saouezus, ann nadoziou holl a em iennas en ho c’hic. Ar c'hemenerrien a dec’hos neuze, oc’h hirvoudi hac o lammad, ha calz anezho a deuas da veza cacouz. A-baoue ann deiz-ma, ar c’hemenerrien a zo gwell’ gant-ho mont d’ann davarn eget d’ann ilis. Ar vezventi a zo mamm da galz a bec'hejou. Ha re a arc’hant hoc'h euz-hu eta? Goullonteret ho ialc'h oc’h ober aluzennou, rac pa ‘Z oc'h mezo, a ret avoultriach hac a wallet ar merc'hed. En he iaouankis, ann aotro Priam a ieas d’ann davarn, goude ann offerenn, ha pa oe mezw, e lac’has he dad, a dimezas d’he vamm, hac hen doe pevar mab hater verc’h, hac a-benn seiz vloaz, pe eun dra bennac goude, he c'hreg, pehinin a oa he vamm, SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT, 129 ni feu au foyer, ni nourriture sur la table. Alors, pour réveiller son fils, elle fit un grand bruit, avec un marteau, et lui recom- manda de nouveau de faire dire des messes pour elle. Mais, le mauvais fils n'obéit pas encore à son père, et le soir, M. saint Louis, le parrain de son père, mit le fils dans le Purgatoire, à la place de son père, et Kergarel revint sur la terre, sous la forme de son fils. Il paya le sonneur de cloches et le charpentier et M. le Recteur, afin de remonter sans délai au Paradis. Jean Kergarel le jeune endura des souffrances cruelles, dans le Purga- toire. Un démon l’attira à lui, ayant au cou une chaîne de fer, et il fut placé dans la fumée noire. Le feu de l'Enfer est plus chaud que la braise ardente, sur la terre. L'avare ne pouvait plus souffler, hurlant et sautant comme un chien enragé, Son corps suait le sang, la moëlle bouillait dans ses os, et il demeura dans ces peines cruelles trois jours et trois nuits, pendant que son père était à sa place sur la terre. Quand il revint à la maison, il donna tous ses biens à l’Église et il fit grande pénitence, en mendiant son pain, jusqu’à sa mort. Sachez-le bien, chers paroissiens, jamais Dieu ne laisse per- sonne mourir de faim, car un jour le Christ nourrit cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants, avec deux truites et une tourte de pain. C’est un grand péché de travailler le dimanche et aussi les jours de fête, comme il nous à été déclaré par le seigneur Jésus. Celui-ci voyageant dans la Cor- nouaille, en prêchant l'Évangile, arriva un jour à Huëlgoat, et étant entré dans l'église, pour prier avant la messe, il y vit des gens de toute sorte qui vendaient, achetaient et buvaient, en attendant la messe. Jésus les frappa avec son bâton, qui était long et gros, et les marchands se retirèrent tous, à l'exception des tailleurs, qui essayèrent de le piquer avec leurs aiguilles. Mais, par un miracle étonnant, leurs aiguilles entrèrent dans leurs propres chairs. Les tailleurs se retirèrent alors, en gémissant et en sautant, et beaucoup d’entre eux devinrent lépreux. Depuis ce jour-là, les tailleurs aiment mieux aller au cabaret qu'à l’église. 9 130 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. a varvas, hac en eun hunvré, he zad a rebechas d’ezhan he maro hac a c'houlennas ma teuje da veza dall. Neuze hen doe eur c'heuz braz, hac a ieas dious he vro, gant he der verc’h, he vibien o veza deut da veza cacous. Priam a ouelas kement, ken a deuas da veza dall. Frealzet a oe eun nebend gant he verc'hed, pere a rene anezhan. Hogen buanedigès Doue na oa ket c’hoas couezet. He verc'hed a c'hoantaos eur paotr. Ann hini henan a lavaras d'he diou c’hoar : —« Hon madou hol a zo collet, den ebed na sell ouzimp; evel claskerezed omp o hentja eun dall. Mar cavet mad, e prenfomp gwinn, da rei nerz d'hon zad, ha pa vezo mezw, peb- hinin ac hanomb d'he zro a gousko gant-han. >» Ann ali a oe cavet mad gant ann diou al}, hac ar verc'h henan a gouskas gant he zad, ann noz kenta, antronoz, ann eil verc'h, ha goude, ann derved. Ann ter flac'h a denas da veza dougerezed. Bugel ar c'hentan à oa tort, hinin ann eil, cam, hac hinin an derved, bouzar. En eun hunvré, ann tad a anavezas he bec’hed nevez. Neuze e cassas-cuit he verc'hed milliget, hac he-unan neuze, hep eur c’hi zoken, a valeas dre ar vro, betec ann heur euz he varo. Dre ar scouer-man eo disket d’imb penaoz ar pec'her à z0 bepred castiet. En miz here e hader ed, hac er c'horerz e rer pinijenn. Hirie a pedfomb ann holl zent, warc'hoas e pedfomb evit ann anaoun. Pedit, arbedit Doue da gaout truez ouzoc'h. Me ann eus envor Annaïc Gwisarn a deus collet he onner. Rèd eo d’ann hinin hen eus hi c'’havet digass anezhi d’ar vaouès paour-ma, ha tleout a ret zoken clasq anezhi, mar na n’è ket bet cavet c’hoaz. Eun ober mad a vezo, en deiz ar varnediges. Gwiz Tangui Kerfaohir hac he c'huec’h oc'hic a zo bet debret gant ar bleizdi, er parc tost da goad ann dorghenn. Rèd eo d’eoc’h mont gant ho chass ha fuzuillou evit lac'han ar bleizdi-ze, pe e colfet ho chatal hol, er goan-ma. Jakes Kergribet, perac na gasses-te ket da vugel diveza d'ar c’hatekiz? Te a losk anezhan da luguda, hed ann deiz, War ann hentjou, da glasq neizou, ha da ober ar c'hanfard. Te a losq ive da verc'h hena da vont d’ar SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. ol L'ivrognerie est la mère d’un grand nombre de péchés. Avez- vous donc trop d'argent? Videz votre bourse, alors, en faisant l’aumône, car, quand vous êtes ivres, vous commettez des adul- tères et abusez des filles. Dans sa jeunesse, le seigneur Priam (c'est Œdipe) alla au cabaret, après la messe, et s'étant enivré, il tua son père etse mariaavec sa mère et eut d’elle quatre fils et trois filles, et, au bout de sept ans ou un peu plus, sa femme, qui était sa mère, mourut, et, dans un songe, son père lui reprocha sa mort et souhaïta qu’il devint aveugle. Alors, il eut un grand repentir, et il quitta son pays avec ses trois filles, ses fils étant devenus cacous (lépreux). Priam pleura tant qu'il en devint aveugle. I] fut un peu consolé par ses filles, qui le conduisaient; cependant la colère de Dieu n'était pas encore tombée. Ses filles désirèrent avoir maris. L’ainée dit à ses deux sœurs : « Nous avons perdu tous nos biens; personne ne nous regarde et nous sommes comme des mendiantes conduisant un aveugle. Si vous le trouvez bon, nous achèterons du vin, et, quand il sera ivre, chacune de nous dormira avec lui, à son tour. » L'avis fut trouvé bon par les deux autres, et l’aînée dormit avec son père, la première nuit; le lendemain, la puînée, puis la troisième. Les trois filles devinrent enceintes. L'enfant de la première fut bossu, celui de la seconde boîteux et celui de la troisième sourd. Dans un songe, le père connut son nouveau péché. Alors, il renvoya ses filles maudites, et, seul désormais, sans avoir même un chien, il marcha par le pays, jusqu’à l'heure de sa mort. Par cet exemple, il nous est montré que le péché est toujours puni !. Au mois d'octobre, on sème le blé et pendant le carème, on fait pénitence. Aujourd'hui, nous prierons tous les saints pour les âmes des morts. Priez, priez encore Dieu d’avoir pitié de vous. Je me rappelle que Annaïc Gwisarn à perdu sa génisse. Il faut que celui qui l’a trouvée la ramène à cette pauvre femme, et vous 1, C’est l’histoire des filles de Loth, avec cette différence que, dans la Bible, elles ne sont que deux, et qu'il n’est pas dit que leurs enfants naquissent infirmes, 129 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. c'hoad gant ar baotred; hen difennet am boa ouzit, coulzgoude, ha breman ez eo dougerès! Penn avelet! Den divez! Va breudeur keas, dalc’hit mad va c'homzou, hac heuliet va aliou : Evit ober amann mad, ez eo rèd pilad crenv ann dien. Evel-se à ran ganeoc’h; skei a ran warnoc’h, evit ma vefet gwelloc’h. C'hui a zo holl va bugale; hervez sant lann, en aviel, ez on ar paotr-saout, hacez oc’h va chatal : marc’h, cazec, ebeul, ebeulès, azen, azenès, azennic, ijenn, bioc'h, taro, lue, onner, maout, danvadès, oan, boc'h, gavr, boc’hic, porhel, gwiz : ar manac'h eo ar c'hi. Me a fell d'in c’hoas comz d'eoc’h euz al licaourès. Mar ho pije envor euz ar pez am eus bet lavaret d’eoc’h, er bloaz treme- net, c'hui a anavezfe penaos va c'’homzou na int ket sorc’hennou, hace redfeac'h d’am selaou. Hon c’horfou a zo templou ar Speret- Santel, hac arabad eo ho saotra. Berzit mad ho merc'hed da vonet d’ar gèr, Aliès e teuont da veza landourchen, evel ma ’z eo bet Marc’harit Hesked. Er goan-man, e deus chenchet he zrabidennou gant dillad al livastred ar c’hèriou braz. Al libour- c'hen-ma zo gwisket breman evel eun itron; mès savit he lostenn, hac a welfot al libistri ar pec’hed. Iann Hesked, coz tousec, contamm ann ifern, mar as bije troc'het eur wialenn ounn evit frotta keinn ha cov da c’hoar, e vije c’hoas ama. Tankerru! ki counnaret, lacat à rez butun malet en da fri moc’h, epad ma 2omzan ac'hanout! Mar as tapan, torlosken douar, a weli penaos hec’h hijan al laou. Ha Javaret-hu c'hoas ez à ma c'homzou borod, pa à peurarruët va diouganou! Piou hen eus disket d'eoc’h, Anna Kerbri, a oa dougerès ann hini a z0 brema greg Jakès Malard? Ha n’è ket me eo? Ha mar n’am bije comzet gant Jakès, na vije ket c'hoas Anna dimezet. Tec'hit euz ar pec'hed; diouallit ive euz ar c'hoant-lic; heuillit ar scouer dudius euz a Abraham, Isaac ha Jacob, Abraham a oa eur paotr brav. Epad ma oa gant he dud, e c'hoarvezas eur vatès en ho zi. Homan a oa hanvet Agar, abalamour ma oa atô lupr, hac à pedas Abraham da bec’hi gant-hi; mès ann den santel a harluas SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. 155 - devez méme Ja chercher, si elle n’est pas encore retrouvée. Ce sera une bonne œuvre, le jour du jugement dernier. La truie de Tanguy Kerfaohir et ses six petits pourceaux ont été mangés par les loups, dans le bois qui est voisin du champ de la Motte. Il faut que vous alliez, avec vos chiens et vos fusils, tuer ces loups-là, ou vous perdrez tout votre bétail, cet hiver. Jacques Kergribet, pourquoi n’envoies-tu pas ton dernier enfant au catéchisme? Tu le laisses flâner, toute la journée, par les chemins, chercher des nids et faire le polisson. Tu laisses aussi ta fille aînée aller au bois avec les garçons; je te l'avais pourtant défendu, et la voilà, à présent enceinte! Tête légère! homme sans pudeur ! Mes chers frères, retenez bien mes paroles et suivez mes conseils : pour faire de bon beurre, il faut battre fort la creme. C’est ainsi que j'agis avec vous; je frappe sur vous, pour que vous deveniez meilleurs. Vous êtes tous mes enfants : suivant saint Jean, dans son évangile, je suis le garcon vacher, et vous êtes mon bétail : cheval, jument, poulain, pouliche, âne, ânesse, ânon, bœuf, vache, taureau, veau, génisse, bélier, brebis, agneau, bouc, chèvre, chevreau, pourceau, truie; le chien est le moine. Je veux vous parler encore de la lubricité. Si vous vous rappeliez ce que je vous ai dit, l'an passé, vous reconnaîtriez que mes paroles ne sont pas du radotage, et vous accourriez m’écouter. Nos corps sont les temples du Saint-Esprit, et il ne faut pas les souiller. Recommandez bien à vos filles de se rendre à la maison. Souvent elles deviennent des ribaudes, comme l'était Marguerite Hesked. Cet hiver, elle a échangé ses haïllons contre les vêtements des drôlesses des grandes villes. Cette drôlesse est habillée aujour- d'hui comme une dame; mais levez son jupon traïnant et vous verrez les souillures du péché. Jean Hesked, vieux crapaud, poison de l'enfer, si tu avais coupé (dans la‘haie) une gaule de frène, pour frotter le dos et le ventre de ta sœur, elle serait encore parmi nous. 1534 SERMON EVIT GOUEL ANN HOL-ZENT. ar plac’h, en eur roi d’ezhi ugent tol-troad en he reor, ha mar na vije deut eun el a-beurz Doue da digas bouet da Agar ha d’he bugale, en desert, a vijent bet marvet gant ann naoun. Selaouit breman ar burzud braz c'hoarvezet gant Isaac. Pell- amzer à oa a-baoue ma oa dimezet da Sarah, ha n’ho doa ket a vugale. Eun abardeïiz, setu ma tigwezas eun eal en ho zi, en giz eur c’hlaskerbara. Isaac a bedas anezhan da goania gant he c’hreg hac hen, ha goude ar pred, ann eal a lavaras : « en gwirionez a lavaran d’eoc’h, a-roc ma vezo ann dero glaz a-nevez, Sarah à c'hano eur mab.» Mès Isaac a c'hoarzas, o clevet kement-ze, hac a lavaras : lu! Coulzgoude Sarah a willioudas, en amzer lavaret, hac hi meurbed coz. Na vefe ket grêt kement a bec’hejou braz, mar na antrefe ket assambles ar baotred hac ar merc'hed er c'hoajou hac er wennojennou goloët, o tistroi euz at par- doniou. Coulzgoude Doue a denn ar vad diouz ann drouc. Setu aman eur scouer euz à gement-ze : eun den hen doa evit mevel eun aerouant, roët gant Guillou goz he-unan. Ar paotr-man a zennte en peb-tra ouz he vestr, den dizimez ha gadal, hac a zicoure anezhan da wallan ar merc’hed coanta euz ar vro. Mès o veza deut keuz ha mez d’ezhan euz ar vuhe-ze, e tistroas hac a fellas d'ezhan cass-cuit he vevel. Eun deiz, pa oant o vale, tost da eur ster, ar mestr a lavaras d’he vevel : « Sell euz ann dour! > Hac a leuscas kerkent eur bramm ha na oa ket dic'’houez, ha na oa ket gant-han ive c'’houez ar roz, hac a laras d’he baotr : « Red war-he-lerc'h, buhan, ha digass d'in ma bramm! » Hac ann aerouant à lammas er ster, hac a oe beuzet. Ahlha! ha!... Setu aze eur sarmon ha na n'è ket evit ho lacad da lenva, a gredan! Crenit! ar c'hontron a zo en ho corfou dic’hlan! Loui a ret ar flear euz ar pec’hed? Hastit ober pinijenn, hac e pingnfot d’ann nef war-eùn, ar peZ a c’hoantaan d’eoc’h, en hano ann Tad, ar Mab hac ar Speret-Glan, Amen. SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. 155 Tankerru! (feu rouge!) tu mets du tabac moulu (tabac à priser) dans ton nez de cochon, pendant que je parle de toi! Si je t’attrape, ver de terre, tu verras comme je secoue les poux. Et dites encore que mes paroles sont du radotage, quand ma prédic- tion s’est accomplie! Qui vous a appris, Anne Kerbri, qu'elle était enceinte, celle qui est, à présent, la femme de Jacques Malard? N'est-ce pas moi? Et si je n’en avais parlé à Jacques, Anne ne serait pas encore mariée. Fuyez le péché; évitez les désirs impudiques; imitez l'exemple admirable d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Abraham était un joli garcon. Pendant qu'il demeurait avec ses parents, vint une servante dans leur maison. Elle s'appelait Agar !, parce qu'elle était toujours portée à la lubricité, et elle sollicita Abraham de pécher avec elle; mais le saint homme renvoya la fille, en lui donnant vingt coups de pied au derrière, et si un ange n'était venu de la part de Dieu apporter de la nourriture à Agar et à ses enfants, dans le désert, ils seraient morts de faim. Écoutez, à présent, le grand miracle dont Isaac fut le sujet. Il y avait longtemps qu'il était marié à Sarah, et ils n'avaient pas d'enfants. Un soir, voilà qu’un ange vint dans leur maison, sous l'apparence d’un mendiant. Isaac l’invita à souper avec sa femme et lui, et, apres le repas, l’ange dit : « — Je vous le dis, en vérité, avant que le chène reverdisse de nouveau, Sarah donnera le jour à un fils. >» — Isaac rit, en entendant cela et dit : — C'est ridicule! — Cependant, Sarah accoucha, au temps prédit, bien qu'elle fût fort âgée. Il ne secommettrait pas tant de grands péchés, si les garçons et les filles n’entraient pas ensemble dans les bois et les sentiers couverts (obscurs), en s’en revenant des pardons. Cependant Dieu tire le bien du mal. En voici un exemple : Un homme avait pour valet un démon, donné par le vieux Guillou (le diable) lui-mème. Cet homme (le valet) obéissait en toute 1. À gar, qui aime. 136 SERMON POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT. chose à son maitre, non marié et aimant le plaisir, et l’aidait à gâter les plus jolies filles du pays. Mais, s'étant repenti et ayant eu honte de la vie qu'il menait, il se convertit et voulut congédier son valet. Un jour qu’ils se promenaient ensemble au bord d’une rivière, le maître dit à son valet : « Regardez l’eau. » Et il làcha aussitôt un pet, qui n’était pas inodore, et qui ne sentait pas non plus la rose, et dit à son valet : — « Cours après, vite, et rapporte-le moi! » Et le démon sauta dans l’eau et fut noyé! Ah!ha!ha!... Voilà un sermon qui n’est pas pour vous faire pleurer, je crois! Tremblez! Les vers sont dans vos corps impurs! Vous puez le péché! Hätez-vous de faire pénitence, et vous monterez tout droit au Ciel, ce que je vous souhaite, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen! BIBLIOGRAPHIE Un mot de critique historique. Un article bibliographique, contenu dans le dernier numéro de nos Annales, demande, me semble-t-il, un complément rectificatif de deux erreurs en sens contraire, mentionnées par l’auteur et non suffi- samment éclaircies par lui. Il paraît que, dans une tradition ou un récit examiné par M. P., on présentait Cathelineau comme ayant préparé dans son ensemble le soulèvement vendéen, et l'ayant dirigé pendant la première période de la guerre, en qualité de généralissime, tradition qu'il a critiquée avec de longs détails. Il n’était pourtant besoin ni d’un volume ni même d’une dissertation pour réfuter cette fable. Elle est insoutenable en présence du témoi- gnage de Madame de Lescure !, ainsi que je le montrerai tout à l'heure. Mais, pour le même motif, il est impossible de mettre en doute que Cathelineau eût jamais commandé en chef la grande armée vendéenne. Ce qui est vrai, c’est que son commandement suprème, terminé par sa mort, n’a duré que trois semaines el qu'il n'appartient ni au commencement ni à la fin de la guerre, voici les faits. Cathelineau n'avait rien préparé. Il se mit à la tête des jeunes gens de sa paroisse (le Pin-en-Mauge) lorsqu'ils revinrent de Saint-Florent, le 40 mars 1793, après avoir refusé de tirer au sort pour la levée des 300,000 hommes et détruit les papiers et la caisse du district, en représailles du coup de canon tiré sur eux, coup de canon qui d'ailleurs n’avait tué personne. C'était la persécution religieuse, du- 1. Dont les mémoires portent le nom de Mémoires de Madame de la Roche- jaquelin, parce qu’elle avait épousé, quelques années après la mort de Lescure, Louis de la Rochejaquelin, frère de Henri, 158 BIBLIOGRAPHIE. rant déjà depuis deux ans quoique non sanglante encore, qui avait inspiré à la population une haine profonde pour le nouveau gouver- nement. Les Vendéens ne se sont pas soulevés pour délivrer Louis XVIT, mais pour défendre leur liberté de conscience; la royauté fut surtout pour eux un accessoire et un mot de ralliement. Ce fut bien Cathelineau qui engagea ces jeunes gens à prendre les armes, en leur faisant comprendre qu'après ce qui venait de se passer ils étaient perdus s'ils ne combattaient pas. Il groupa autour de lui quelques centaines d'hommes, et il s’empara sans relard de deux postes et de quatre pièces de canon. Forêt et Stofflet firent de même, près de là et en même temps; naturellement les trois troupes se réunirent et elles s'emparèrent ensemble de la petite ville de Chollet. D'autres faits semblables se produisirent dans le bas Poitou. Charrette y était le chef principal et la force de son rassemblement (20,000 hommes) lui donnait la prépondérance sur les chefs voisins; mais il luttèrent ordinairement sans connexion avec les chefs des autres régions. Quant à l’Anjou, le chef supérieur était alors, non Cathelineau, mais M. de Bonchamps, M. d'Elbée commandait près de là aussi un groupe considérable. Mais, pendant trois mois, 1/ n'y eut point de général en chef. Henri de la Rochejaquelin était allé rejoindre les mécontents au moment du soulèvement opéré pour la levée des 300,000 hommes; mais il l'avait si peu organisé qu'il dit à son cousin de Lescure, en le quittant : € Je vais aller examiner les choses de plus près; Je verrai si cette guerre à quelque apparence de raison. » Après son départ, de Lescure lut arrêté et conduit à Bressuire avec sa femme, son beau-père et sa sa belle-mère; mais bientôt les succès de la Rochejaquelin amenèrent l'évacuation de cette ville, par le général Quiétineau, et les prisonniers recouvrèrent leur liberté. De Lescure retourna dans son château de Clisson et immédiatement il envoya des émissaires qui donnèrent le signal du soulèvement à quarante paroisses immobiles jusque-là. Il y a done eu dans ce canton un initiateur, mais il opéra seulement pour une partie du Poitou central et ce n’était pas Cathelineau. Alors commença la grande guerre pour l’histoire de laquelle les mémoires nommés apportent des rensei- snements très précieux, mais ils n’en sont point une histoire générale. Je dis très précieux même pour la critique, parce que l’auteur ne BIBLIOGRAPHIE, 139 rapporte que ce qu'elle a vu ou su immédiatement !, ou ce qui s’est passé dans le corps d'armée de son mari. Ge corps se réunit bientôt avec d’autres, mais jamais avec tous les autres, si ce n’est acciden- tellement. Madame de Lescure ne dit donc que ce qu’elle sait très bien, mais cette part dés faits suffit pour éclaircir la question posée. Pendant les mois d'avril et de mai, la guerre se poursuivit active- ment, mais sans que l'on fit seulement la proposition d'établir un commandement général, même dans ce qu'on appelait la grande armée. Ge ne fut qu'après la prise de Saumur (10 juin) que, par le conseil de Leseure, on décida de nommer un général en chef; sur son indication aussi, Cathelineau fut choisi immédiatement, et, paraît-il, à l'unanimité des chefs présents. De Lescure, qui avait été blessé dans le combat, vint se faire soigner au château de la Boulaye où sa femme le rejoignit aussitôt. Elle à donc connu, de sa bouche et sans aucun retard, la résolution qu'il avait fait prendre. L'armée continua sa marche par Angers sur Nantes, qui fut attaqué sans succès le 29 du même mois. C'est dans cette attaque que Cathe- lineau fut blessé à mort; il ne tarda pas à succomber. Telle est l'histoire « au vrai » de son commandement supérieur. D'Elbée fut élu dans la seconde moitié de juillet. Blessé à son tour, il fut conduit à Noirmoutier el ne put passer la Loire. N'avais-je pas raison de penser que la question de Cathelineau ne constitue pas un problème? Est-ce queM. P. n'aurait pas lu le document qui l’éclare définitivement? Félix Rorrou, 1. Le Pin-en-Mauge n'est qu'à une dizaine de lieues du château de Clisson (le Clisson des Deux-Sèvres) où la famille de Lescure résidait alors. CHRONIQUE DE LA FACULTÉ LICENCE ES LETTRES Session de juillet 1893. Composition en grammaire. I. Expliquer les formes nominales suivantes; en donner les équi- valents attiques : À° @épes, ceio, Xeouauv, Bosmouv, Ooñouv, vsécouv, Apnos (Homère, IL. XV). 20 ros xporapos, Godç, patpi, Eyousay, xa\iova (Théocrite, Id. XI). IL. Transerire les phrases suivantes en latin classique; étudier les particularités de syntaxe qu'elles présentent : 4° Telebois jubet sententiam ut dicant suam; si sine vi et sine bello velint rapta et raptores tradere, si qvæ asportassint reddere, se exer- citum extemplo domum redueturum. 20 Convénit vicüi utri sint eo prælio urbem uti dederent. 30 Eloqvar multo adeo melius qvam 1h, qvom sum Juppiter. Plaute, Amphitryon. | II. Quelles particularités de syntaxe présentent les phrases sui- vantes; étudier au point de vue de la phonétique et de la morpho- logie les mots soulignés. 0 Il est usage et droiz que quant molins qui sicl en eve est vanduz, que cil qui l’achate en doit v. s. de vantes; et est apelez meuble puisque l'en le puit mener de leu à leu sanz empirer. 2 Il est droiz et usage que home qui est apeles de chose qui torne a desloy et qui pour ce est mis en prison, n’a nule voiz de plaidoier pour autre en cort jusques il soit espurgez don fet dom l'en accuse. Coutumes et institutions de l'Anjou et du Maine, par Beautemps- Dupré, t. 1, p. 50. CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 141 Composition en métrique. 1. De la prosodie de « final dans la déclinaison grecque. IL. Étudier les particularités de métrique que renferment les vers suivants : 40 © GTÉpu ’ATpéns, Ds moÀ4 ruboy de” Elevbepias pos Ëñ)Gec Tâ vDv Gpuñ Tel:mbEv. Sophoele, Electre, 1507-1509. 20 qi pa To otôua Xñs' Epepoy dé Toun npivaeuxa, A pérxoy drahuv Epubpa rhutayon Éyoucav. 3° Ego sum ille Amphitrus qvoju ’st servos Sosia, Idem Mercurius qui fit qvando commodum ‘st In superiore qui habito cœnaculo Qui interdum fio Juppiter qvando lubet. 111. Seander les vers suivants; en étudier la métrique. Dist l’arcevesques : Alez e repaidriez... Croisiedes at ses blanches mains, les beles Dieus, meie colpe, par la tœ vertut... Totes voz anemes ait Dieus li glorios... Dissertation philosophique. Question théorique : Du criterium de la certitude. Dissertation philosophique. Histoire de la philosophie : Exposer sous ses divers aspects la doctrine de l'harmonie préétablie de Leibnitz. Dissertation française. « Le Don Juan de Molière, quoique très remarquable à beaucoup d'égards, surtout au point de vue qui nous occupe (Le romantisme des classiques), est, pour dire le mot, un peu bâclé, pas très bien fondu, mêlé d'éléments disparates; au reste extrêmement roman- tique. » E. Deschanel (Le romantisme des classiques). Expliquer et apprécier les différentes parties de ce jugement. Dissertation latine. Qualem, cum universe de carminibus scribendis, tum peculiariter de Lucani poemate opinionem dato infra loco expresserit Petronius Arbiter, exponendum et dijudicandum proponitur. 49 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. «€ Multos, o juvenes, carmen decepit; nam, ut quisque versum pedibus instruxit, sensumque tleneriorem verborum ambitu intexuit, putavit se continuo in Heliconem venisse. Sic, forensibus minisierus excilali, frequenter ad carminis tranquillitatem, anquam ad portum faciliorem refugerunt, credentes facilius poema exsirui posse quam controversiam sententiolis vibrantibus pictam. Ceterum neque generosus spiritus vanitatem amat, neque concipere aut edere partum mens potest, nisi ingenti flumine ltierarum inundata. Effugiendum est ab omni verborum, ut ila dicam, vilitate, et sumendæ voces a plebe submotæ, ut fiat » Odi profanum vulgus et arceo. » « Præterea curandum est ne sententiæ emineant extra corpus orationis expressæ, sed intesto vestibus colore niteant. Homerus Lestis, et lyrici, Romanusque Vergilius, et Horatii curiosa felicitas. Ceteri enim, aut non viderunt viam qua iretur ad carmen, aut visam timuerunt calcare. Ecce belli civilis ingens opus quisquis alligerit, nisi plenus lilteris, sub onere labetur. Non enim res gestæ versibus comprehendendæ sunt, quod longe melius historiet faciunt; sed per ambages, deorumque ministeria, et fabulosum sententiarum lormentum præcipilandus est liber spiritus, ut polius furentis animi vaticinatio appareat quam religiosæ orationis sub testibus fides. Composition en vers latins. Athalie, acte [, scène IV. Depuis : € Tout l'univers est plein de sa magnificenee, » jusqu’à : Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs. » Thème grec. Un Sériphien disait un jour à Thémistocle que ce n’était pas à lui- même mais à sa patrie qu'il devait sa gloire : « Tu dis vrai, répondit celui-ci; si j'avais été de Sériphe, je ne me serais jamais illustré, ni Loi, quand tu serais né à Athènes. » Un capitaine athénien qui croyait avoir rendu à la république un service important, s’en vantant avec fierté devant Thémistocle, et comparant ses actions avec celles de ce général, Thémistocle répondit que le jour de fête eut un jour une dispute avec son lende- main : il n'avait pas, en effet, un moment de loisir et il était accablé de CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 143 travail, tandis que le jour de fête n'avait d'autre soin que de faire jouir tout le monde des biens qu'on avait amassés les autres jours. Tu as raison, aurait répondu le jour de fête, moi si je n'avais pas été, tu ne serais pas. € Moi aussi, ajouta Thémistocle, si je n'avais pas été, où seriez-vous maintenant? » Comme il affectait en tout la sin- gularité, un jour qu'il avait mis en vente une de ses terres, il fil annoncer par le erieur publie qu'elle avait un bon voisin. La Morale de Spinosa. Examen de ses principes et de l'influence qu'elle a exercée dans les temps modernes, par René Worms, ancien élève de l’école normale supérieure, agrégé de philosophie. Ouvrage couronné par l'Institut. Paris, Hachette et Cie, 1892. Précis de philosophie, d'après les lecons de philosophie de M. E. Rabier, id., ibid., 1891. Éléments de philosophie scientifique et de philosophie morale, id., ibid., 1891. M. Worms est un breton; ses succès doivent donc intéresser nos lecteurs, et il y a naturellement place, dans les Annales de la Faculté, pour un comple rendu de ses publications philosophiques. Mais comme les ouvrages dont on a lu les titres touchent à toutes les questions de philosophie, nous nous interdirons forcément, faute d'espace, tout examen critique et toute discussion pour nous borner à une analyse et à quelques rapprochements. C'est à peine s'il nous sera possible de dire chemin faisant tout le bien que nous pensons de la science et du talent de notre jeune philosophe. Commençons par la plus importante des trois publications, le livre sur la Morale de Spinosa, couronné par l’Académie des sciences morales et politiques. Üne introduction de vingt-deux pages (nous donnons ce chiffre pour qu'on ne eraigne rien de semblable à la longue introduction de Saisset) est consacrée aux origines de celte morale. Les éléments du système se trouvent dans la pensée juive et dans celle de Descartes; la construction est de Spinosa lui-même. La religion juive est utili- taire et ce caractère se retrouvera dans la morale de Spinosa. Mais 144 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. comment l'homme juste est-il récompensé? Par un Dieu personnel suivant les orthodoxes, parmi lesquels on peut compter, sur cette question du moins, Avicebron et Maïmonide. Suivant les hétérodoxes, aimer Dieu et trouver le bonheur dans cel amour serait la seule récompense du sage. Ces hétérodoxes sont ou des adeptes de la Kabbale, qui enseigne que Dieu est la substance dont émanent les êtres individuels, ou des disciples hébreux d'Avicenne et d’Averroës, péripatéticiens arabes, qui admettent la théorie de lintellect universel et divin. L'union avec cet imtelleet divin par le développement de notre intellect actif, voilà le bonheur pour l’homme. Les influences gréco-arabes et alexandrines se combinent avec l'esprit à la fois religieux et pratique de la nation juive chez le docteur juif Chasdaï Creskas, auquel M. Worms parait accorder une importance que M. Franck trouve exagérée (Journal des savants, juin 1892). À côté des origines juives il y a les origines cartésiennes. M. Worms s'abstient de reproduire ce qui ‘a été dit maintes fois sur la parenté métaphysique de Descartes par rapport à Spinosa; mais 1l nous pré- sente une interprétation très remarquable de la morale de Descartes, telle que le philosophe français l’expose dans le Discours de la mé- thode, les Lettres à Élisabeth et le Traité des passions et telle qu'il aurait pu la faire s’il avait achevé son œuvre. Nous recommandons ces pages, que l’on peut rapprocher de celles de M. Fouillée dans ses articles récents de la Revue des Deux-Mondes sur le Cartésianisme. Descartes avait conçu la morale comme une science; or, pour Des- cartes toute science était déductive. Spinosa a donc construit la morale que Descartes n'avait fait qu'annoncer. Le judaïsme avait fourni à la morale de Spinosa sa matière, le cartésianisme lui avait donné sa forme; mais la synthèse de cette forme et de celte matière est l’œuvre personnelle de Spinosa, et pour expliquer cette œuvre il faut connaître l’ouvrier. Il y eut, dans la vie de Spinosa, comme dans celle de Descartes, une crise qui est décrite dans les premières lignes du traité De la réforme de l’entendement, mais dont on ignore malheureusement la date. Gette crise fut, non pas logique comme celle de Descartes, mais morale. Spinosa s’aperçut de la vanité de tous les biens auquels il s'était attaché jusque-R, il résolut donc de s'appliquer à la recherche du seul bien capable de Ti donner le bonheur. Mais comment y arriver? Par la science; et en CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 145 attendant que la science soit faite, il suivra des règles de conduite qui, sans être absolument semblables à celles de Descartes, ont du moins le même but : permettre de travailler en paix à l'œuvre de la science et de la morale définitive. L'inviolable fidélité à ces règles fut la vie même de Spinosa, courageux sans forfanterie, sobre sans ascétisme, comparable à son contemporain Pascal, avec cette diffé- rence que l’un aimait la douleur et l’autre se tenait toujours en joie. Cette vie de Spinosa fut sa morale même, vécue avant d’être formulée. Ajouterons-nous quelque chose à ces intéressantes considérations de M. Worms sur les origines de la morale spinosiste? Parlerons- nous des suggestions évidemment chrétiennes que l’on entrevoit dans tel passage du Théologico-politicus ou de la 5° partie de l'Ethique? Mais M. Worms nous dira quelque chose d’équivalent dans son appré- lation au chap. XIIT de la 4" partie. Dirons-nous avec Leibnitz, que Spinosa était un esprit alambiqué et tortueux, jouant à la démons- tration ? (Réfutation inédite, publiée par M. Foucher de Careil). Nous représenterons-nous, avec Saisset, le solitaire chez qui tous les ressorts de la vie sont faibles et impuissants, le spéculatif à outrance, ayant plus de souei d'accorder ensemble ses idées au dedans de lui-même que de les mettre d’accord avec la réalité des choses? (Saisset : Descartes, ses précurseurs et ses disciples, p. 328). Nous demande- rons-nous si les agissements de la synagogue d’Arasterdam n'étaient pas faits pour mettre hors de mesure un penseur original, ami de la tolérance pour lui et pour les autres? Ce serait à n’en pas finir. Louons plutôt M. Worms d’avoir su se borner dans son Introduction, en laitant une de ces questions de provenance qui ne sont jamais réso- lues et sur lesquelles il est impossible de tout dire. Après cette introduction, l'ouvrage est divisé en deux parties que nous allons étudier. La première est intitulée : Exposé critique de la morale de Spi- nosa. Fallait-il dans cet exposé de la morale supprimer complètement la métaphysique? Non; car le commencement de l'Éthique, sur Dieu, donne la main à la conclusion sur l’affranchissement de l'homme ; l'idée de Dieu, point culminant du traité de la Réforme de l’entendement étant celte idée adéquate par excellence, en laquelle nous devons transformer nos idées confuses, c’est-à-dire nos passions 10 146 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. el nos pemes, pour arriver à la paix, à la liberté, au bonheur. Mais fallait-1l, d'autre part, entrer dans les détails de la théologie spinosiste? On pouvait s'en dispenser. Aussi M. Worms y consacre-t-il seulement un chapitre court et précis (chap. IT) qui, venu après tant d’autres expositions, n'a cependant rien de banal. Il nous représente aussi clairement que possible ces fractions d'étendues et ces moments de pensées contenus dans Pétendue et la pensée de la substance unique. Dans une note intéressante, il compare les modes pensants de Spi- nosa aux monades de Leibnitz, à ces myriades de miroirs dont la nature est de refléter le tout chacun à leur manière. Ce sommaire net et bien frappé nous donne un instant l'illusion de lintelligiblité. Ne faut-il pas en rabattre un peu quand on étudie la chose par le menu dans Spinosa lui-même? Mais poursuivons notre analyse. Trois chapitres sont consacrés aux discussions critiques que l’on peut regarder comme les préambules de la morale de Spinosa : eri- tique de la liberté (ch. HD), critique du bien en soi (ch. IV), critique des théories morales courantes (ch. V). C'est une heureuse idée de grouper ainsi des vues un peu dispersées dans différentes parties de l'Ethique, dans les autres ouvrages de Spinosa et dans sa correspon- dance. M. Worms en fait une exposition très nelte et parfois drama lique et, sans trop anticiper sur l'appréciation définitive, il en reconnait quelquefois les points faibles, notamment à propos de la liberté (V. au bas de la page 49). Après la critique vient la doctrine et nous arrivons, avec le ch. VI, à la théorie spinosisie du bien. « Spinosa refuserait d’opposer, aussi absolument que Kant, à la conduite que tiennent les hommes, la con- duile qu'ils devraient tenir; il ne chercherait pas hors de la vie réelle la règle du devoir; il ne distinguerait pas le droit du fait. Au contraire son système repose sur une confusion voulue du fait et du droit... Le droit, pour Spinosa, n'est donc rien de plus que le fait. Le devoir, lui aussi, n'est rien de plus » (pp. 74-75). On voit que les mots droit, devoir, obligation, responsabilité, perdent leur signification morale el deviennent affaire de logique, de métaphysique, de physique. Cest une conséquence naturelle du système et tout cela nous est très bien expliqué soit dans le chap. VI, soit dans le VIIE:, sur l’idéal de la vie rationnelle. Spinosa nous enseigne d’abord, dans un langage que l’on CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 147 croirait emprunté à Hobbes, que notre bien est notre intérêt per- sonnel et la conservation de notre être; puis, se tournant vers Des- cartes, il ajoute que notre être est la pensée, d’où il conclut, comme s'il s'inspirait de Malebranche, que notre but suprême est de voir tout au point de vue de l'éternité, de connaître Dieu et d’éprouver, en le connaissant, cel amour intellectuel qui seul peut faire notre bonheur. On sait que la troisième partie de l'Ethique est consacré aux pas- sions. Les passions sont, d’après Spinosa, des idées confuses, parce que nous n'avons qu'une connaissance imparfaite des causes exlé- rieures qui nous réduisent à pâtir au lieu d'agir. Le principe des passions est notre tendance à persévérer dans l'être et à perfectionner notre être, en tant que cette tendance est contrariée par les objets extérieurs. Les passions fondamentales sont la joie, la tristesse et le désir. [1 n’est pas facile, d'après les textes de Spinosa, de savoir s'il place le désir avant ou après la joie et la tristesse. M. Worms pense, avec raison peut-être, que c’est le désir qui précède, puisque le désir est une forme de la tendance à persévérer dans l'être. Toutes les autres passions sont des dérivés de ces passions fondamentales, diversifiées suivant les circonstances et combinées entre elles. M. Worms admire cette déduction ou plutôt cette construction, qui nous rappelle cer- laines élégantes synthèses de l’éthologie contemporaine. (Voir, par exemple, l’article de M. Ribot sur Les diverses formes du caractère, dans la Revue philosophique de novembre 1892.) Le résumé de M. Worms est intéressant et instructif, même après les thèses de MM. Carrau et Maillet, Dans la quatrième partie de l'Ethique, De servitute humana,Spinosa montre combien peu l'homme est un empire dans un empire, combien sa puissance est faible auprès de celle de la nature qui l'enserre de toutes parts, à quel point il est esclave des passions et subit l'influence des choses extérieures. Il décrit en géomètre ce que Malebranche exprime avec son éloquence habituelle dans le cinquième livre de la Recherche de la vérité. Mais, parmi les passions, il en est de bonnes et de mauvaises. Les principes du philosophe sur le bien lui per- meltent de distinguer les unes des autres. Les bonnes passions sont celles qui dérivent de la joie, les mauvaises celles qui viennent de la tristesse, Comment arrivons-nous à cet affranchissement qui est l’objet de la . 148 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. cinquième et dernière partie de l'Ethique, De libertate humana? Par le progrès de la pensée, en transformant nos passions, nos émotions pénibles, nos idées confuses en idées adéquates. Nous n’avons qu'à suivre la marche indiquée dans le traité de la Réforme de l’entende- ment, où bien encore les cinq moyens énumérés dans le Scholie de la proposition 20. Seulement M. Worms a raison d’ajouter en note : € Voilà, certes, de fort bons moyens de dominer la passion. Mais il est bien peu vraisemblable que l’homme réellement passionné songe à s’en servir. Ce sont là des remèdes qu'emploient seuls les gens guéris. » Mais, enfin, si nous réussissons à transformer nos passions en idées adéquates, qu'arrive-t-11? Nous voyons toute chose au point de vue de l'éternité, nous voyons tout en Dieu et Dieu en tout, nous prenons conscience de notre identité avec la substance unique, nous l’aimons d’un amour intellectuel qui assure notre bonheur; Dieu nous le rend même cet amour, puisqu'il s'aime en chacun de nous. Alors nous goûlons le calme des eaux profondes; nous participons à l’éter- nilé, nous trouvons la paix, la béatitude, le salut. Cette doctrine de Spinosa est résumée par M. Worms dans différents chapitres qui en détachent nettement toutes les parties. L'exposition abondante et animée nous semble parfaitement exacte ; aucune difii- culté d'interprétation n’est éludée. Nous ne nous étendrons pas sur le chapitre consacré à la politique de Spinosa. L'auteur montre en quoi elle se rapproche de celle de Hobbes, en quoi elle en diffère. Suivant la remarque de M. Wadington (rapport à l’Institut), il introduit ici des critiques de détail que lui sugotrent les théories de l'Ethique et sur lesquelles, par conséquent, ln Quels sont, d’après M. Worms, les mérites de la morale de Spi- nosa? Elle contient une vaste synthèse de tous les principes sur lesquels repose là morale universelle; principe de l'utilitarisme, puis- qu'elle nous enseigne amour de Dieu sous la forme de la persistance de notre être; principe du stoïeisme, puisqu'elle nous prescrit de nous rendre indépendants des passions et de tout ce qui est extérieur; principe de la morale chrétienne, puisqu'elle nous dit que le dernier lerme est l'amour de Dieu et de l'humanité. M. Franck, dans l'article déjà cité, conteste cette apologie. Un égoïste épicurien, dit-il, ne se à pas à revenir dans son appréciation générale du système. contentera pas de la conservation abstraite de son être; un stoïcien CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 149 voudra une liberté plus personnelle que cet affranchissement final par la pensée, qui s'opère fatalement, quand il s'opère; un chrétien n'aimera pas une abstraction. Si cette morale convient à de pures intelligences elle n'est pas faite pour des hommes. — Le dernier chapitre de la première partie a pour objet les défauts de la morale de Spinosa. Cette morale supprime le sentiment, puisqu'elle le ramène à la pensée, idée confuse pour les sentiments inférieurs, amour intel- lectuel dans la vie supérieure. De plus, la morale de Spinosa est purement quantitative (p. 177-178); elle ne veut que nous donner la plus grande somme de bonheur possible ; aussi caleule-t-elle sans cesse. « Or, pour ies plus moralistes, c’est l’idée de la qualité du bien, au contraire, qui doit prédominer » (p. 178). « Spinosa ignore totalement ce qu’on a nommé l'ordre moral » (ibid). Enfin, Spinosa nie la liberté. Or, sans liberté, une morale est-elle possible? L’est-elle surtout avec une substance unique dont l’homme n’est qu'un mode? € Spi- nosa n'a pas aperçu l’incompatibilité de ces deux idées, et c’est là que réside le vice de son système. La théorie métaphysique sur laquelle s'appuie cette morale en fait à la fois la grandeur et la fai-° blesse » (p. 184). Ainsi, dirons-nous, la morale de Spinosa n’est pas une morale, comme son Dieu n’est pas Dieu, comme l’homme qu'il nous décrit n'est pas un homme. Saisset, dans ses études de philosophie religieuse, soutient qu'un panthéiste est un myslique ou un athée. Or, suivant M. Worms, Spinosa n'est pas mystique (p. 121). Son panthéisme serait-il done, suivant l'expression de Gratry, l'athéisme plus un mensonge? Et ne faudrait-il voir, dans le sage de La Have, que ce petit juif de Voltaire, au long nez, au teint blême, qui dit à Dieu : Je soupconne entre nous que vous n’existez pas? N'allons pas jusque-là, puisque certaines idées sur la divinité sont communes au panthéisme et un spiritualisme; surtout ne traitons plus de monstre et d’impie un philosophe qui condamnait tout sentiment de dérision et de mépris. Faisons seulement un retour bien vulgaire mais toujours utile sur la grandeur et la faiblesse de l'esprit humain, dont nous avons ici un exemple mémorable. 150 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. La seconde partie du livre de M. Worms est l'histoire de l'influence exercée par la morale de Spinosa. Suivant la remarque de M. Franck, ce travail était relativement facile, sans être cependant exempt de difficultés; il exigeait à la fois beaucoup de discernement et d'immenses lectures, puisqu'il fallait parcourir les principaux systèmes de philosophie et de théologie du XVIT, du XVIIe et du XIX: siècles, et que M. Worms embrassait, dans son étude, plusieurs romanciers de nos jours, chez qui l'influence de Spinosa se fait sentir, mêlée peut-être à celle de Schopenhauer et de Hartmann. Disons tout de suite que cette partie est doublement intéressante, par le sujet et par la manière dont il est traité. L'auteur nous montre au XVII: siècle, en Hollande, un spinosisme chrétien. Cette tentative de conciliation entre deux choses aussi différentes devait aboutir à un échec; mais elle est curieuse. En France, dans le même siècle, on ne trouve, parmi les ineroyants, aucun spinosiste, quoique, dans leurs réfutalions de la métaphysique de Spinosa, Huet, Malebranche, Fénelon, Massillon et François Lamy semblent supposer qu'il y en avait beaucoup. C'est plutôt parmi les maitres chrétiens qui le combattent, Fénélon ou Malebranche, que l’on pourrait trouver ses analogues. Mais y a-t-1l eu filation ou simple coïncidence? La filiation est inadmissible pour Fénélon; car il n'avait pas lu Spinosa, et la preuve qu'il ne lavait pas lu c’est la manière dont il le réfute. Quant à Malebranche, 1l faut distinguer entre son Traité de Morale qui est platonicien et même kantien et son Traité de l’amour de Dieu, dirigé plus tard contre le quiétisme et qui rappellerait quelquefois le point de vue utilitaire de Spinosa. Malebranche se rend-il compte de l'opposition de ces deux traités? Non. A-t-il conscience de devoir quelque chose à Spinosa? Il eût certainement repoussé cette idée. L'avait-il lu et a-1t-il subi incons- ciemment son influence dans le second traité? C’est possible. A propos de Leibnitz, M. Worms constate d’abord qu'il connaissait personnellement Spinosa, qu'il avait correspondu et conversé avec lui sur des problèmes d'optique, qu'il témoigna un vif désir de voir ses manuscrits, que souvent dans ses propres œuvres il eite el discute l'auteur de l'Ethique. Sa morale offre des analogies frappantes avec celle de Spinosa, mais elle en diffère aussi à raison de la différence des deux métaphysiques. En somme, conclut M. Worms, « l'accent CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 151 est différent, la pensée est la même. » Je suis tenté de trouver cette assimilalion exagérée. Je reconnais que la morale de Leibnitz n’est pas celle de Kant; mais ce n’est pas non plus, ce semble, cette morale purement quantitative que notre jeune critique à Justement reprochée à Spinosa. En Angleterre influence de Spinosa fut à peu près nulle au XVII: et au XVIIF siècles. L'utilitarisme religieux de Locke rappelle un peu la morale de l'Ethique, mais sans lien de parenté. Les écrivains orthodoxes maltraitent Spinosa à propos de telle ou telle de ses théories. L'un d’eux, Alexander Innes, publie en 1728 un livre spé- cialement dirigé contre Mandeville, et dont le titre annonce une réfutation non seulement de Mandeville, mais de Machiavel, de Spinosa, de Hobbes et de M. Bayle. Mais, dans l'ouvrage même, 11 n’est plus question de Spinosa, non plus d’ailleurs que de Hobbes et de Bayle. Les athées eux-mêmes, loin de se réclamer de Spinosa, ne parlent de lui qu'avec mépris, tant son nom est décrié! Toland seul ose louer sa personne, tout en combattant sa métaphysique. Parmi les écrivains indépendants qui, sans professer les doctrines de Spinosa, n’ont aucun intérêt à le décrier, les uns, comme Hutcheson, Shaftesbury et Adam Smith paraissent ignorer l'Ethique, les autres, comme Gibbon et Dugald-Stewart en parlent d'une manière qui ne témoigne pas d’une connaissance bien intime. Spinosa est révélé à la France du XVIII siècle par un article de Bayle, et sa notoriété bénéficie des réfutations que cet artiele provoque de la part des écrivains religieux, le cardinal de Polignac, le cardinal de Bernis et l'abbé Pluquet. Mais le fait le plus curieux est lex- pédient du comte de Boulainvilliers, spinosiste convaincu, qui, voulant faire connaître son philosophe sans se compromettre, imagine de donner à son exposition ou traduction abrégée le titre de réfutation, sauf à laisser modestement à de plus dignes le soin de réfuter réellement les odieuses doctrines qu'il a démasquées. Malgré ces iniliations, Spinosa fut, suivant l'expression de Voltaire, « moins lu que célébré » dans la société française, dans le monde, où régnait du reste une mode de sensiblerie peu compatible avec le rationalisme de l’'Ethique. Quant aux philosophes, on peut les partager en deux groupes. Dans le premier, comprenant nos plus grands écrivains du XVIIe siècle, il ne faut pas chercher la postérité française de Spinosa, 152 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. malgré certaines analogies partielles qui s'expliquent par l'influence de Locke et lesprit du temps. Il en est autrement dans le second groupe, où prennent place des auteurs moins illustres comme écrivains, mais penseurs plus systématiques et plus résolus, qui ont exercé une influence considérable dans la seconde moitié du XVIII siècle. I y a d’abord l'abbé Sabatier, qui dirait volontiers comme plus tard Schleiermacher : allons offrir une boucle de nos cheveux aux mânes de saint Spinosa. Il déclare que le philosophe de la Haye à raffermi sa foi religieuse, qu'il lui doit d’être chrétien. Mais, chose singulière, les incrédules auxquels il oppose son spino- sisme sont précisément ceux qui ont subi, dans la plus large mesure, l'influence de Spinosa. Helvétius reproduit la critique de Spimosa sur la liberté et le bien en soi; il voudrait donner à la morale la rigueur de la géométrie ; il regarde l'amour de soi comme le principe de la morale. Mais & en faisant dériver l'amour de soi de la sensibilité, en restreignant à des objets finis l'effort de l'individu, Helvétius montrait doublement combien il était, en métaphysique, inférieur à Spinosa. La morale d’'Helvétius a presque tous les défauts de la morale spinosiste, sans en avoir les mérites : elle n’est qu'un utilita- risme découronné, sans mélaphysique et sans poésie » (p. 253). D'Holbach est plus décidément matérialiste et plus profond métaphy- sicien qu'Helvétius. En morale, il critique non seulement le libre arbitre et le bien en soi, comme Spinosa, mais toute idée religieuse. Par suite, après être parti de l'intérêt personnel, il aboutit, comme point d'arrivée, à l'utilité sociale, sans aller au delà. (Voir, sur d'Holbach, l'article de M. Lalande dans la Revue philosophique de juin 1892. Cette étude fait bien comprendre les éloges que M. Worms donne à d’Holbach comme interprète des doctrines matérialistes). Voici venir maintenant deux religieux : Robinet et dom Deschamps, le premier panthéiste en métaphysique et précurseur de Darwin, abandonne Spinosa en morale, rétablissant le bien en soi et le hbre arbitre dans l’homme. Le second, précurseur de Hégel comme la montré M. Beaussire, attaque bien Spinosa, mais 1l lui emprunte ses principes et en tire une morale communiste, réalisation physique de cette union des hommes que Spinosa laissait dans l'idéal. La Mettrie ne se rapproche de Spinosa que par quelques détails. Saint Lambert et Volney rappellent quelquefois les principes et la marche de CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 155 Ethique; mais ils relèvent souvent et surtout de Locke et du senti- mentalisme de Rousseau. En somme, de tous les Français du XVIII: siècie, c’est le bon abbé Sabatier, qui, dans son enthousiasme, a le mieux compris Spinosa. La renaissance du spinosisme vint d’ailleurs. Les grands esprits qui, en Allemagne, mirent le spinosisme à la mode, Lessing, Jacobi, Mendelsohn, Gœthe, n'étaient pas réellement des disciples de Spinosa, Jacobi surtout, le philosophe du sentiment. Ils se prononçaient même tous contre sa conception de la morale, sans en excepter Gœthe, converti à la morale de Kant par Schiller. Mais tous l’admiraient et sans doute le comprenaient. L'admiration devint même de l'enthousiasme chez Herder, qui proclamait le sage de La Haye bien plus divin que saint Jean, chez le théologien Schleiermacher qui, du haut de la chaire chrétienne, priait ses auditeurs de sacrifier une boucle de leurs cheveux aux mânes du saint proserit Spinosa, chez le romantique Novalis qui appelait Spinosa « un homme enivré de Dieu. » On dirait que la doctrine de l’'Ethique, associée en France au matérialisme, devient, en Alle- magne, notamment chez le mystique Franz Baader, l'allée du sen- üment religieux. Elle le sera de la philosophie pure dans le grand mouvement spéculatif qui vint à la suite de la révolution kantienne el qui eut pour représentants les plus illustres Fichte, Schelling et Hegel. La morale spinosiste est restaurée et plus ou moins modifiée par ces trois éminents penseurs. Mais, après Hegel, elle fut attaquée comme trop théologique par le chef de la gauche hégélienne, la maté- rialiste Feuerbach, et comme trop optimiste par le nouveau moraliste de la sympathie et de la pitié Schopenhauer. Aujourd’hui, en Alle- magne, le spinosisme semble n'être plus qu'un objet d’érudition. En Angleterre, Spinosa est moins délaissé au XIX° siècle qu’au XVII. I a pour admirateurs des poètes, Coleridge, Wordsworth, Shelley, des théologiens et penseurs religieux, F. D. Maurice et Mathew Arnold, puis un philosophe formé à l’école de la science, Georges Lewes. Quant à la morale, les utilitaires, Bentham et Stuart Mill rappellent Spinosa par la manière dont ils rattachent l'intérêt général à lintérêl personnel; ils en diffèrent au point de vue de l'élément religieux, que Bentham supprime et que Mill remplace par des idées chrétiennes. Mais, chose remarquable! Une sorte de spino- 154 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. sisme évolutioniste se montre chez Herbert Spencer, avec une morale tout à fait semblable à celle de l'Ethique. C’est probablement une simple coïncidence; mais, suivant M. Worms, le fait n’en est que plus digne de remarque « Voir aboutir à une même conclusion l'ontologie déductive de Spinosa et la science expérimentale de M. Spencer, voir s’accorder sur tous les points essentiels de la morale le plus con- séquent des disciples de Descartes et le plus savant des élèves de Bacon, n'est-ce pas un instructif phénomène, et qui renverse bien des théories préconçues? » (p. 309) Et voyez donc s’il n'y aurait pas de quoi réjouir l'ombre d’Auguste Comte : morale théologique chez Spinosa, métaphysique chez les successeurs de Kant, scientifique chez Herbert Spencer! En France, dans notre siècle, l’histoire de la philosophie recut une vive impulsion de Cousin et de son école. Spinosa, comme tous les philosophes, fut étudié et mieux compris que par le passé. IT obtint à peu près la sympathie de tout le monde et l'adhésion au moins par- lielle des écoles et des écrivains qui inclinaient vers le panthéisme. Les chefs du positivisme le mirent au nombre des plus grands penseurs des temps modernes, et c’est chose très remarquable que l'admiration vouée à Spinosa par ces deux grands écrivains que la France vient de perdre, Taine et Renan. Nous recommandons les pages qui leur sont consacrées, ainsi qu'à MM. Maurice Barrès el Paul Bourget. En terminant, M. Worms constate que la pensée contemporaine, dans le monde entier, subit l'influence de la spéculation spinosiste. Mais, en morale, on voit reparaitre ou persister la lutte entre les doctrines extrêmes, ulilitarisme et kantisme, psychologie de l'intérêt et métaphysique du bien. Faut-il s'en applaudir? L'avenir en déci- dera, « Une chose cependant est certaine, c’est qu'on ne rejette jamais impunément les solutions larges, celles qui donnent, aulant que possible, satisfaction aux tendances opposées » (330). Or la doctrine de Spinosa nous fait comprendre comment se coordonnent ces trois mobiles de l'activité humaine, amour de soi, amour des autres hommes, amour de Dieu; el sa vie nous dit comment on peut, par la contemplation de l'ordre universel, arriver à la béatitude et devenir un modèle de vertu. L'analyse qui précède montre par sa longueur combien le livre de CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 155 M. Worms nous a intéressé; mais elle ne peut en donner qu'une idée bien incomplète. Un résumé ne saurait reproduire les détails caracté- ristiques, les traits bien saisis et marqués avec force, la précision et l'ampleur de l'exposition. Nous promettons un plaisir accompagné de profit à ceux qui liront ce volume élégant et substantiel. [ls reconnai- tront avec nous que l’Académie des sciences morales et politiques ne pouvait placer mieux ses récompenses. Un tel succès nous fait prendre en très sérieuse considération les traités élémentaires dont nous avons donné les litres. Nous espérons bien pouvoir en rendre compte dans une de nos prochaines livrai- sons. Ù ER Défauts que Maine de Biran signale chez Locke, et moyens qu’il propose pour les éviter. Le nom de Locke est un des plus fréquemment cités par Maine de Biran : ses théories sont de celles qu'il discute le plus souvent. Cest qu'en Maine de Biran s’incarne pour ainsi dire la réaction contre le sensualisme, au commencement du XIX:° siècle. La durée du succès de Locke s’expliquait plus ou moins par le ton indécis et peu compromettant de ses doctrines. Il s'était, comme on sait, arrêté à mi-chemin entre Descartes et Condillac et n'avait pas été, comme ce dernier, sensualiste jusqu’au bout. Il n’était pas arrivé aux faits primitifs de la psychologie, faute d’une méthode rationnelle, et faute d'analyses assez scrupuleuses des faits de conscience. Ces défauts ont frappé Maine de Biran : 1l les a signalés, en indiquant leurs conséquences, dans son livre sur les Fondements de la Psychologie, et 11 a essayé à son tour d’appliquer à cette science une méthode plus rationnelle, et aux faits de conscience une analyse plus rigoureuse et plus radicale. 1° La théorie erronée de Locke sur la méthode psychologique est celle dont Bacon avait déjà voulu faire une méthode générale et dont les résultats avaient été féconds pour les sciences physiques, mais très contestables en psychologie : la méthode mductive. — Gette méthode envisage les faits de conscience, comme des faits extérieurs dont la cause est inconnue. À chaque espèce d'idées doit correspondre 156 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. une cause, que Locke, suivant la tradition, désigne du nom de faculté. Maine de Biran lui reproche cette mulüplication indéfinie et arbitraire des puissances distinctes de l’âme. Rien ne permet plus, une fois entré dans cette voie, de limiter le nombre de ces facultés. On peut en imaginer autant que d'idées et que de perceptions. Ces pouvoirs localisés séparément dans l'âme, introduits ainsi dans la science, la ramènent aux erreurs de ces scolastiques, qui réalisaient en de vaines entités toutes les idées abstraites. Comme eux Locke n’ap- profondit pas, ne recherche pas la réalité et l'unité vivante derrière la multiplicité des phénomènes intérieurs. Il ne sait pas retrouver la forme commune et essentielle dans les formes dérivées. Leur classi- fication est arbitraire et artificielle, au lieu d’être fondée sur une subordination naturelle. En outre, il ne remarque pas que l’un des procédés fondamentaux de la méthode expérimentale, l’expérimentation, indispensable et facile à appliquer à la science physique, ne peut s'appliquer en psy- chologie qu'à très peu de cas, et seulement aux faits limitrophes des deux sciences (Voir Introduction générale, IV, p. 72). Telles sont sur la méthode de Locke les critiques de Maine de Biran. 11 les fait suivre d’une courte, mais précise exposition de la méthode qui lui semble devoir être vraiment féconde pour la seience de l’âme. Le point de vue auquel il se place est opposé à celui de Locke. Il indique, en effet, une méthode inverse de celle des sciences physiques. Sans doute l'observation est le point de départ de toute psychologie, comme de toute physique; mais en observant les faits primitifs du sens intime, nous observons directement les causes de toute une série de phénomènes dérivés; tandis qu'en physique nous ne pouvons observer d’abord que les effets compliqués de causes inconnues. Ge n’est que par une série de généralisations et de compa- raisons de phénomènes que nous arrivons à nous représenter les caractères ou les conditions d'efficacité de la cause physique. En psy- chologie, au contraire, nous pouvons dégager immédiatement de l'ob- servalion le principe de loutes nos connaissances, de toutes nos idées qui est notre activité volontaire elle-même, en exercice. Il faut done «observer soigneusement » le fait primitif de l’activité : l'effort, le caractériser nettement, et constater progressivement le développement CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 157 de la conscience, et la formation des idées, en allant des plus simples aux plus compliquées. Il s’agit, après avoir isolé par l'analyse le fait primiuf, de retrouver par la synthèse les caractères des notions que nous acquérons, au cours de notre développement ({ntr., IV, p. Ti). 20 Locke ne soupçonnait pas la possibilité d’un tel renversement de sa méthode. Il semble pourtant s'être aperçu qu’en restant, comme psychologue, l'élève de Bacon, il avait fait fausse route. C'est pour cela qu'il ne reste pas conséquent avec lui-même, el qu'après avoir multiplié sans raison les facultés, il entreprend de faire rentrer toutes les connaissances dans deux divisions fonda- mentales. Elles se ramènent toutes, en eflet, d’après ce point de vue de Locke, à deux origines distinctes : la sensation et la réflexion. Cette tentative de simplification paraïitra-t-elle remplacer avantageusement la méthode de distinctions stériles que Locke à renoncé à appliquer rigoureu- sement? Tel n'est pas l'avis de Maine de Biran. La méthode erronée est échangée pour une méthode d'observations incomplètes et mal définies. Parmi les analyses de ces notions que Locke a classées sous le nom d'idées simples de la sensation ou de la réflexion, il y en a peu qui ne laissent à désirer comme l'avait déjà montré la critique de Leïbnitz, et comme le confirme ici notre auteur. Il attaque, en effet, tout d’abord la division elle-même, cette distine- lion artificielle des deux origines de nos idées. D'après celui-ci, Locke, en parlant d'idées simples de la sensation a subi inconsciemment l'influence d’une tradition illégitimement accréditée : l'hypothèse de notions toutes faites venant des objets extérieurs, hypothèse qui est au fond un souvenir des espèces im- pressionnelles de l’atomisme antique. Il n’a pas su reconnaître par lui- méme qu'une donnée des sens, comme telle, n’est pas une édée, qu'il n'y à d'idées que par la réfleæion. 1 n'a pas non plus distingué la sensation elle-même du jugement qui en fait une notion repré- sentalive, — Quant à la réflexion el aux idées qui en dérivent, telles que les conçoit Locke, elles n’ont pas de fondement plus positif dans son système, à l'avis de son critique. Locke, en effet, diminue le rôle véritable des faits de ce genre, en les réduisaut à l'élaboration de certaines idées abstraites, comme les idées ontologiques. En néglisgeant de montrer dans l'activité réfléchie du moi le fait 158 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. primilif de la connaissance proprement dite, il fait de la réflexion une sorte de mécanisme encombrant que Condillac eroira inutile pour expliquer la vie intellectuelle de l'homme, en lui reprochant celte concession trop peu justifiée à l’innéité. Ainsi préoccupé par le désir d'arriver au résultat et d'étudier la psychelogie dans son en- semble, « Locke a laissé tout à faire pour la science des principes. » (ntr. AT p 51 et atr. EM pm); Maine de Biran renonce à cette distinclion superficielle et ramène à une seule forme primitive : celle de la réflexion, les sources de nos idées simples ou complexes. Ge ne sont donc pas seulement quelques abstractions privilégiées, mais toutes les perceptions distinctes, toutes les connaissances qui naissent de la réflexion. Sans une inter- vention de l’activité de l'âme, la sensation est un état passif el non une représentation. Ainsi l'âme agit pour connaître, pour savoir qu'elle sent, pour avoir une conscience distincte de ses états, avant d'élaborer les idées les plus abstraites et les plus complexes. I n'y à done pas lieu d'établir la distinction de Locke. 3° Ce n'est pas seulement l'analyse générale de ces deux sources d'idées que le philosophe français critique. Il critique encore l'analyse de quelques-unes des idées ou notions que Locke prétend puisées à l'une ou à l’autre de ces sources. Parmi ces critiques, les unes s'adressent à la théorie de la formation de la conscience réfiéchie, ou idée de l'existence distincte du moi, les autres à celles de la notion de notre corps et des corps extérieurs, de la notion d'identité et de celles que l’on désigne sous le nom de catégories : substance, cause, force, ete. Locke croit que la conscience du moi, du moi percevant ou modifié, en un mot que l’aperception, pour conserver le terme en usage au XVII siècle, ne se sépare pas de la perception. Leibniz, tenant pour une opinion contraire avait insisté déjà, dans les Nou- veaux Essais, sur cette distinction, sans laquelle il n’y a pas de place pour les perceptions insensibles ou obscures qui jouent un si grand rôle dans l'âme humaine. Maine de Biran continue la tradition de Leibnitz dans ce qu’elle a d’essentiel. 11 reproche à Pauteur de l'Essai sur l'Entendement d'identifier le moi avec ses perceptions actuelles, de faire de la conscience distinete la limite même de l'âme. Cette théorie nie tous les caractères positifs de la notion d'une substance vivante, d’un absolu intérieur, identique à l’âme. CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 159 A ce point de vue la science n’a plus aucune base réelle, aucun prin- cipe primitif. Maine de Biran oppose à celte conception relativiste et sceptique la notion d’un fondement immédiat de la science déterminé par la cons- cience même de noire activité propre. Cette activité fondamentale du moi se manifeste à elle-même dans son exercice primitif, en s'appliquant à un terme résistant. De l'effort, d'abord instinctif et irréfléchi, naît la conscience réfléchie, qui met peu à peu de l’ordre et de la distinction dans les perceptions obscures et confuses. L'âme reconnaît son activité dans la conscience distincte ; et de cette conscience dérivent toutes les notions qu'elle acquiert (Fond. de la Psy., 1" part., sect. IT, chap. IP. L'opinion de lempiriste anglais sur la connaissance du corps, pèche, à l'avis de Maine de Biran, par un vice de même ordre. Il a, en effet, le tort de croire que les perceptions des sens nous donnent immédiatement l'idée de notre corps et des corps étrangers, que les sensations se localisent spontanément, qu’elles ont dès l’origine leur aspect actuel dans la conscience; en d’autres termes, que pour repré- senter ce qu'elles nous représentent, elles n’ont besoin d'aucune action étrangère, qu'elles s'objectivent primitivement. Maine de Biran retrouve encore, dans la connaissance du corps, l'intervention de celte activité qui nous donne la notion de notre existence personnelle. La réflexion rattache et associe différents états de conscience à d’autres états de conscience, ou phénomènes, dont la cause nous semble indépendante de nous, et qui dans l'expérience ne se séparent pas, comme la chaleur du feu. Elle associe au moi d'autres sensations, comme celle de la douleur, et les rapporte à leur condition apparente dans le corps. Ces caractères de la perception actuelle des corps sont l'œuvre progressive de notre activité (Fond., ire part., sect. Il, chap. III, pp. 242 et suiv.). L'origine rationnelle de nos idées métaphysiques échappe également au philosophe empiriste. Il va chercher le type de l'identité dans les objets extérieurs. Sous les phénomènes qui les représentent il suppose que nous Imaginons quelque chose de permanent et d’identique, le substratum de l’école, dont nous faisons la cause et la raison d’être de leur durée. C’est celte conception superficielle de l'origine de nos idées qui explique comment il a pu se demander si une substance 160 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. pourrait transmeltre à une autre substance sa personnalité et ses souvenirs. Il a encore le tort de chercher la notion d'identité dans la percep- tion du corps et de ses parties et dans le fait de la mémoire. On doit de même lui reprocher d’avoir admis tout d’abord l’idée abstraite d’une substance inerte el passive, qu'il représente comme le récep- tacle indéfinissable de nos perceptions, enfin, d’avoir cherché un symbole sensible de l'unité, de la cause et de la force dans les choses extérieures, au lieu d’avoir cherché leur fondement à la fois empirique et rationnel dans l’âme. Toutes ces idées, en effet, s'expliquent d’une manière simple el féconde par l'analyse des faits primitifs du sens intime, telle que la comprend Maine de Biran. Le moi trouve dans sa conscience propre le type de l'identité et de l'unité. Les souvenirs sont rapportés au moi parce que le moi a déjà une idée de lui-même; et de ces souve- nirs qu'il rattache aux divers moments d'une même activité, il cons- Litue les caractères spéciaux de sa personnalité. La notion de substance est au fond la même que celle de cette activité identique. La cause est encore l’idée du moi, agissant sur une résistance; la force exprime lintensité de la cause. L'idée des substances, des causes et des forces extérieures à pour origine ces diverses conceptions primitives de l’activité du moi. Ni les unes ni les autres ne sont donc arbitraires. Par celte explication, la raison se simplifie; la science à un fondement réel; l’innéité et l'empirisme se concilient (Voir Fond., 1'“part., sect. IL, chap. IV). En somme, les critiques de Maine de Biran sur Locke, telles que nous les avons réunies ici, ont une portée considérable, loin de ne s'adresser qu'aux délails secondaires d’un système particulier. Elles sont constamment inspirées par la même conviction, qui se résume ainsi : nécessité de déterminer les bases naturelles de la science. Ces bases, il les trouve dans ce que nous avons de plus intime : l'activité, inséparable de l'être. Toute la psychologie, et toutes les conceptions primitives des sciences s’y ramènent d'une manière plus où moins directe. Lui-même ne fait que reprendre une traduction dont lau- Lorité nous semble reposer sur les noms d’Aristote, de Saint-Thomas, de Leibnitz. De nos jours, où la forme la plus savante et la plus subtile du CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 161 sensualisme, le phénoménisme a repris trop de crédit, le point de vue de Maine de Biran, qui concilie, dans une synthèse précise, les anlithèses vagues de l'empirisme et de linnéilé, est celui dont les applications à la psychologie donne le moins de prise au scepticisme universel. >, CAEN Étudiant de la Faculté des lettres. Le Philèbe de Platon (suite) Le bien de la vie humaine, on l’a vu, ne consiste ni dans le plaisir seul n1 dans la seule intelligence, mais dans le mélange de l’un et de l’autre. Mais, puisque le premier prix appartient à la vie mixte, à qui appartiendra le second ; en d’autres termes, dans ce mélange d'intelligence et de plaisir, qui l’emportera du plaisir ou de l'intelligence ? Pour résoudre celle question, Platon a recours à une de ces grandes vues synthétiques qui enlèvent, pour ainsi dire, la solution de haute lutte, au lieu d’y arriver par les lenteurs de l’analyse. C’est en même temps un des exemples de cette union de la métaphysique et de la morale que l’on peut admirer dans d’autres dialogues, tels que le Phèdre, le Gorgias, etc., et qui donnent à ces ouvrages tant d’in- térêt et de grandeur. Notre philosophe classe toutes les existences réelles et possibles, visibles et invisibles, pour déterminer ensuite, par la comparaison, à laquelle de ces existences correspond le plaisir, à laquelle correspond l'intelligence. Par ce moyen il saura quelle est leur importance relative, et comment doit s’opérer ce mélange qui constitue la vie heureuse. Il y a quatre genres d'existence : l’indé- terminé, le déterminé, le mélange de l’un et de l'autre et la cause de ce mélange. 1. L'indéterminé comprend tout ce qui n’a rien de fixe et de précis, tous ces phénomènes variables qui ont pour caractères le plus et le moins, par exemple le chaud et le froid, la lenteur et la vitesse. On ne peut jamais dire, en effet, qu'une chose est chaude ou froide absolument, qu'un mouvement est absolument lent ou rapide; ce qui est chaud relativement à tel objet est froid relativement à tel autre; ce qui est lent par rapport à ceci est rapide par rapport à cela. Les 11 162 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. noms par lesquels nous essayons de désigner ces qualités n'expriment que des apparences, des phénomènes. Ce monde de l'indéterminé, de lPimdéfini est celui de la matière. Aristote complétera l’idée en disant que la matière est simple puissance et aptitude et qu’elle a besoin de la forme, principe de détermination, pour devenir ceei ou cela, pour être un objet complet, saisissable à l'intelligence. 2. À coté de cet être inférieur, sans règle et sans forme, il y a des objets dont le caractère est la détermination, objets positifs et précis, qui sont une chose et non une autre, à un degré et non à un autre. Ainsi le nombre deux est une quantité déterminée qui ne peut se confondre avec une autre quantité. En général, à ce monde du déter- miné appartient tout ce qui est égalité, proportion, accord, tout ce qui est comme un nombre est à un autre, comme une mesure es à une mesure. Ce principe, que Platon appelle le déterminé, est évidemment ce qu'Arislote appellera la forme; c’est le reflet de la pensée divine dans les objets, et c’est le côté par où ces objets sont intelligibles pour nous. 3. Arrivons à la troisième espèce d’être, le mélange. Ces deux manières d’être, que nous venons de décrire, n’ont pas chacune une réalité à part. I n'v a rien, dans la nature, qui soit exclusivement indé- termination ou déterminalion. Si l'indétermination était livrée à elle- même, ce serait un retour au néant; mais la détermination est un mouvement vers l'existence véritable. Le corps humain, les qualités physiques, les choses de l'âme nous en offrent des exemples. Dans le corps humain, l’indétermination produit le chaos, le désordre, par suite la maladie ; mais la détermination, en v ramenant l’ordre et la proportion, produit la santé. Considérons les qualités des objets malériels, le son, le mouvement, le chaud et le froid. Le son laissé à l'état d'imdétermination est moins un son qu’un bruit vague; mais s’il se précise et se détermine il devient ce mélange qui est la musique. De même le mouvement indéterminé ne dit rien à notre intelligence, mais en se déterminant il devient le rythme et la mesure. Il en est de même du chaud et du froid. Nous les avons vus tout à l'heure à l'état d’indéterminalion sans rien de fixe et de saisissable, mais réglés el proportionnés ils deviennent le retour périodique des saisons, une des plus belles choses qu'il y ait dans la nature. La même nécessité d’un principe déterminant se fait remarquer aussi dans les états de CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 165 notre âme comme le plaisir. « Ta déesse, Protarque, la déesse du -plaisir, faisant réflexion à l’intempérance et à la dépravation des hommes, et voyant qu'ils ne mettent aucune borne à la satisfaction de leurs désirs, y a fait entrer la loi et l'ordre qui sont du genre déterminé. Tu prétends que régler, borner le plaisir c’est le détruire, et moi je soutiens au contraire que c’est le conserver. » 4. La quatrième espèce d’être c’est la cause. Il faut, en effet, une cause pour expliquer cette juste proportion du déterminé et de lin- déterminé dans chaque être. Cette cause est le pont culminant auquel arrive la pensée. Ainsi, quatre degrés dans l'ordre des existences : l’indéterminé ou la matière sans forme, le déterminé ou la forme qui s'ajoute à la matière; le mixte, c’est-à-dire, ce monde, qui offre le rapport harmonique du déterminé et de l'indéterminé; enfin la cause ordonnatrice. Si l’on veut leur assigner des rangs et les nommer par ordre de dignité, on aura : 1° la cause, 2 le mélange, 3° le déterminé, 4e l'indéterminé. Cela posé, rappelons-nous la question débaitue entre le plaisir et l'intelligence : 1l s'agit de savoir lequel des deux l'emporte sur l’autre. Pour le savoir examinons auquel de nos quatre modes d’exis- tence il faut les rapporter. A quelle classe appartient le plaisir? On sait qu'il a pour caractère la mobilité, le plus et le moins, l’impatience de tout état fixe et déterminé. Dès lors, il n’est ni au premier rang de la cause ordonna- lice, ni au second du mélange ordonné avec mesure, ni au troisième du déterminé. [1 est donc au dernier de tous, dans la classe de l'indéterminé, de l’indéfini. Reste maintenant à reconnaitre la place de l'intelligence. Rentre- t-elle dans l’indéterminé, comme le plaisir, ou dans le déterminé, ou dans le genre mixte, ou dans la cause? Est-elle au premier rang on au dernier? Pour le savoir Platon jette un coup d'œil sur l'univers pour chercher le rôle de l'intelligence; et il va constater que ce rôle est de répandre dans l'univers l’ordre et la beauté. Et d’abord il y à une âme dans l’univers. En effet, il y a bien une âme dans chaque ètre organisé. Or l'univers est en grand ce que chaque corps vivant est en petit. Donc 1l y à une âme dans l'univers comme dans chaque corps, De plus notre âme est douée de raison. Par suite, en vertu de analogie, l'âme de l'univers doit aussi être douée de raison. Et 164 CIRONIQUE DE LA FACULTÉ. quel est le rôle de cette raison de l’univers? C’esi le rôle de toute raison, savoir de répandre l’ordre, et du reste, en observant l'univers, . on ne peut y méconnaitre le rapport des parties, l'harmonie du méca- nisme. À quelle existence appartient donc cette raison qui répand dans l'univers l’ordre et la beauté? Elle appartient évidemment à la cause première; elle est identique à cette cause. Donc, conclut Platon, c’est au genre de la cause qu'appartient l'intelligence en général. Done elle est au premier rang de lêtre, comme le plaisir est au dernier. Et par là se trouve terminée d’un seul coup la dispute sur la prééminence du plaisir et de l'intelligence dans ce mélange dont se compose le souverain bien. Telle est la synthèse hardie par laquelle Platon résout une question de morale au moyen d'un rapprochement emprunté à l’ensemble des choses, à la cosmologie métaphysique. Ce rapprochement nous fait comprendre que, dans l’homme, l'intelligence est au plaisir ce que, dans l'univers, la cause ordonnatrice est à la matière informe et confuse. Par lui-même, le plaisir n'a rien de bon; il est relégué au dernier rang de l'existence, dans la catégorie de l'indéterminé; s'il était abandonné à lui-même et manquait de mesure et de frein, il irait se perdre dans un désordre et une dissolution perpétuelle. Mais l'intelligence le détermine, elle le règle et le façonne; par là, elle fait ce mélange qui pour nous est le bien. Jusqu'à présent que savons-nous sur le souverain bien? Nous savons : 4° qu'au lieu de consister seulement dans le plaisir et dans l'intelligence, il consiste dans un mélange des deux; 2° Que dans ce mélange c'est l'intelligence qui a la prééminence. Mais tout n’est pas encore dit sur la nature du bien; nous savons qu'il y faut du plaisir et de la science, mais nous ne savons pas encore quelles sortes de sciences et de plaisirs. Pour le savoir il faut classer les plaisirs et les sciences. À cette occasion Platon parle des classifications en général, introduisant ainsi, dans un ouvrage de morale, une importante discussion de logique qui nous ramène à l’idée de la science développée dans le Théétete, le Sophiste, etc. Il remarque d’abord que tout est à la fois un et plusieurs. « Ge rapport d'un et de plusieurs se trouve partout et toujours, de tout temps comme aujourd’hui, dans chacune des choses dont on parle. Jamais 1l ne cessera d’être et il n’a jamais commencé d'exister; c’est une CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 165 qualité inhérente au discours, immortelle et incapable de vieillir. » Par suite nous aimons à unir et à diviser. « Le jeune homme qui se sert pour la première fois de cette formule, charmé comme s'il avail découvert un trésor de sagesse, est transporté de joie jusqu'à l’en- thousiasme, et il n’est point de sujet qu'il ne se plaise à remuer, tantôt le roulant et le confondant en un, tantôt le développant et le coupant par morceau, sembarrassant lui-même et quiconque l'approche, plus jeunes, plus vieux ou du mème âge que lui; il ne fait quartier ni à son père, ni à sa mère, n1 à aucun de ceux qui l'écoutent : il attaque non seulement les honines, mais en quelque sorte tous les êtres ; et je réponds qu'il n’épargnerait aucun barbare, s’il pouvait se procurer un truchement. » Ainsi nous aimons naturellement à réunir et à diviser. Mais il ne faut pas que cela se fasse au hasard. Il y à deux défauts dans lesquels on tombe souvent; ou bien on n'aperçoit que l'unité du genre suprême, ou bien on se perd dans la multitude indéfinie des choses individuelles. La véritable science tient compte surtout des nombres déterminés qui sont entre la multitude indéfinie et lunité. Ge sont ces intermédiaires qu'il faut découvrir; ce sont eux qui distinguent la discussion conforme aux lois de la dialectique de celle qui n’est que contentieuse. Donc, il faut se servir de classification; sans cela point d’intermé- diaire entre l'indéfini et l'unité et partant point de science. Appliquons ces préceptes à notre sujet et classons les plaisirs et les sciences. Aucun philosophe n’a plus insisté que Platon sur la différence des vrais et des faux plaisirs, des plaisirs purs ou mélangés. Il y a des plaisirs faux; ainsi certains hommes se réjouissent de choses qui n'arriveront jamais. Les méchants sont continuellement le jouet de pareilles chimères. Leurs plaisirs sont faux parce que l'opinion qui les leur donne est fausse. IL y a des plaisirs mélangés. Ge sont ceux que nous donnent les objets mobiles et variables de la nature. Ces couleurs, ces figures, ces sons de toute espèce qui nous charment el nous entraînent, mêlent toujours à la vivacité des plaisirs qu’ils nous procurent quelque chose d’inégal et de douloureux; on en jouit avec inquiétude, on les perd avec désespoir. Mais il y a des plaisirs vrais et sans mélange. Pour les trouver il faut pénétrer par la pensée au 11* 166 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. delà des vaines apparences. Là on découvre un autre monde qui est loujours ouvert au sage et où il trouve des plaisirs loujours nouveaux dont la jouissance n'est accompagnée d'aucun trouble. Dans ce monde, au lieu des formes, des couleurs et des sons que perçoivent nos sens, il y a les lignes idéales et les formes incorruptibles que nous révèlent les mathématiques, puis les couleurs primitives, les tons simples dont se compose toute mélodie. Dans ce monde où tout est pur, tout est par suite beau et vrai. Par exemple, la blancheur la plus vraie et la plus belle n’est pas celle qui renferme la plus grande quantité de blane moins pur, mais celle qui est la blancheur la plus pure et qui renferme le moins d'éléments étrangers. Il en est ainsi des plaisirs que nous trouvons dans ce monde toujours ouvert au sage. Ces plaisirs sont purs et dégagés de toute douleur et, quoique en petite quantité, ils sont plus du plaisir, ils sont plus vrais et plus beaux que la plus grande quantité de plaisir mélangé. Maintenant que nous connaissons les différentes sortes de plaisirs, il nous sera facile de savoir quels sont ceux que nous pourrons admettre dans le composé de la vie heureuse. — Mais 1l faut faire le même travail sur les produits de l'intelligence, sur les sciences. « Qu'on ne puisse pas nous reprocher, dit Socrate, qu'après avoir examiné le plaisir avec la plus grande rigueur, nous avons l'air d'épargner l'intelligence et la science. Frappons-les hardiment de lous côtés, jusqu'à ce qu'ayant découvert ce qu'il y à de plus pur dans leur nature, nous nous servions de ce que l'intelligence d’une part, et le plaisir de l’autre, ont de plus vrai. » Dans les sciences il y a une partie abstraite et pure, et une partie concrète et moins pure. Ainsi comme pureté idéale, comme rigueur et certitude, quelle différence entre la géométrie et lagricuiture! La géométrie même et l'arithmétique sont plus ou moins pures suivant qu'on les envisage au point de vue du vulgaire ou au point de vue du penseur, de l’homme de science. Mais, au-dessus de toutes les sciences, il faut placer la dialectique. Ge qui lui donne ce rang ce n’est pas un genre d'utilité comme celui que Gorgias attribue à la rhétorique, utilité de fortune ou de réputation; la dialectique l'emporte sur les autres sciences parce qu'elle les connait, dit Platon, ce qui veut dire qu'elle se rend compte de leurs principes et de leurs méthodes. Elle leur est aussi supérieure parce qu’elle a pour objet ce qui existe CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 167 - réellement, ce dont la nature est toujours la même. Le naturaliste, qui étudie les phénomènes extérieurs, ne s'occupe que de choses qui passent; mais sur ces choses on ne peut avoir aucune connaissance fixe puisque les objets ne sont pas fixes eux-mêmes. Ces choses sont l'objet de l'opinion. Le véritable objet de linteligence et de la science, c’est l’immuable, le vrai, le pur, et c’est l’objet de la dialectique. Tel est en raccourci l'inventaire des produits de l'intel- ligence. Maintenant que nous avons distingué les différentes sortes de plaisirs et les différentes sortes de sciences, nous ressemblons, dit Platon, à des ouvriers devant lesquels on a mis la sagesse et le plaisir, comme des matériaux qu’ils doivent allier ensemble pour en former quelque ouvrage, et 1l est temps de faire cet alliage qui sera la vie heureuse, « faisons cet alliage, Ô Protarque, après avoir adressé nos vœux aux Dieux, soit Bacchus, soit Vulcain, soit toute autre divinité sous l’invocation de laquelle ce mélange doit se faire. Semblables à des échansons, nous avons à notre disposition deux fontaines : celle du plaisir qu'on peut comparer à une fontaine de miel, et celle de la sagesse, à laquelle le vin est inconnu, et d’où sort une eau austère et salutaire. Voilà ce qu’il faut nous efforcer de mêler ensemble de notre mieux. » Et d’abord parmi les sciences quelles sont celles qu’il faut admettre dans le mélange? Naturellement d’abord les sciences les plus élevées et les plus pures. Mais cela suflira-t-il? Non, car un homme ne serait pas assez instruit s'il ne connaissait que les choses divines, et nullement les choses humaines. € Veux-tu donc que, semblable à un portier pressé et forcé par la foule je cède, j'ouvre les portes toutes grandes, et laisse toutes les sciences entrer et se mêler ensemble? Protarque : Je ne vois pas Socrate, quel mal il y aurait à emprunter à toutes les sciences, pourvu que l’on fit passer en première ligne les sciences les plus pures — Socrate : soit, je leur ouvre la porte, qu'elles entrent toutes. Mais ferons-nous de même pour les plaisirs, les laisserons-nous entrer tous? — Protarque : Il faut d’abord pour plus de sûreté, ne donner entrée qu'aux véritables. — Socrate : Qu'ils passent done. Mais s'il y a quelques plaisirs nécessaires, faul- il les admettre? — Protarque : Pourquoi non, le nécessaire du moins? — Socrale : Mais faut-il, comme pour la science et les arts, 168 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. faut-il les admettre tous? — Protarque : Que dirons-nous à cet égard et quel parti prendrons-nous? — Socrate : Nous n'avons pour le savoir, qu'à consulter la sagesse et les plaisirs eux-mêmes. La sagesse nous dira : les plaisirs purs sont mes amis, fais entrer dans le mélange tous ceux qui accompagnent la santé et la tempérance. Mais pour les autres, je n’en ai que faire. Et les plaisirs eux-mêmes répondront, il n’est pas bon que nous soyons séparés de l’intelligence et de la sagesse, sous peine de périr. » Tels sont les ingrédients de notre mélange. Et qu'est-ce qui en fera l'excellence? Ge sera sa proportion, sa beauté et sa vérité? Ge sera son rapport avec ces principes immuables de toute règle et de toute mesure qui forment un monde purement intelligible, mais qui a servi de modèle au monde sensible et doit encore servir de modèle à notre conduite. En définitive, comment s’échelonne cette énumération des biens qui, suivant Platon, forment le bien total de l'homme? Au-dessus de toute chose et de l'homme lui-même le monde divin et immuable des idées; immédiatement après, ce qui est l’image de ce monde immuable, la proportion, la beauté et la vérité du mélange; au troisième rang, l'intelligence ou la sagesse; au quatrième rang, l'ensemble des sciences et des arts suivant leur ordre d'excellence ; au cinquième, les plaisirs purs; au sixième, les plaisirs nécessaires. Telle est l'énumération des biens dont se compose la vie heureuse. Ainsi finit le Philèbe de Platon. Louons encore une fois le caractère large et sensé de cette doctrine également éloignée de l'épicurisme et du stoïcisme. Mais remarquons, avec tousles critiques, la part Insufli- sante faite à l'activité de cette théorie du bonheur. Aristote comblera cette lacune. La morale dans Platon est celle d’un géomètre et d’un artiste; la morale d’Aristote sera celle d’un psychologue et d'un naturaliste, possédant au plus haut degré le sentiment de l’activité et de la vie. LR CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. 169 SUJETS DE DEVOIRS Le premier sujet devra être remis le 25 novembre, et Le second le 920 décembre. Philosophie (LICENCE ET AGRÉGATION). Y a-t-il, dans le système épicurien, malgré son caractère matérialiste, des théories qui s'élèvent ou tendent à s'élever au-dessus du matérialisme ? Jusqu'à quel point les données de la science permettent-elles l'établissement d'une morale? Littérature française. Étudier et apprécier la théorie de l'Épopée dans le troisième chant de l'Art poétique de Boileau. Des sources grecques des ldylles de Chénier. Littérature latine. Version latine. — Suélone, Calig. 51. « Non immerito... pugnæ perterritum. » Dissertation latine. — Num sine exceptione dicendum est cum Horatio : « Græcia capta ferum victorem cepit? » Métrique. — Scander les octonaires trochaïques de l’Am- phitrus. Version latine. — Pline, Ep. III, 6 : « Ex hereditate... vale. » Dissertation latine. — Quæ- ritur quanam mente M. Tullius Ciceron philosophiæ studium susceperil. Syntaxe latine. — Expliquer l'emploi du génitif dans ces phrases : Ennius : Patris mei meum factum pudet, optumi viri. Cicéron : Ne tui quidem tes- üimoni veritus. Virgile Justitiéne prius mirer belline laborum ? Histoire ancienne et du Moyen-Age. Les relations de la Perse et de la Grèce durant la guerre du Péloponèse. La quatrième croisade. 170 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. Histoire moderne. Le gouvernement royal et la Bretagne au XVII siècle (Marion, Machaut, Carré, le duc d’Aiguillon et La Chalotais). Géographie. Extension de l'empire colonial anglais au XIX° siècle. Grammaire. 10 Étudier la déclinaison de ro dans les dialectes attique, ionien et dorien. 20 Du rhotacisme en latin. Thèmes N’allez pas, gardant la neu- tralité, vous laisser détruire : opposons-nous plutôt d’un com- mun accord à lenvahisseur. N'y consentez-vous pas? Dès lors, ou bien écrasés, nous quit- lerons le pays, ou bien, si nous y demeurans, nous traiterons avec l'ennemi. Et, en effet, que pouvons-nous faire, si vous ne voulez pas nous soutenir? Mais voire sort n'en sera pas pour cela plus heureux. Car le Perse ne vient pas plus contre nous qu'il ne vient contre vous- mêmes et, certes, 11 ne vous ménagera pas, content de nous avoir soumis. Nous vous don- nerons une preuve convaincante de la vérité de nos paroles. Si c’élait contre nous seuls que le Perse eût dirigé cette expé- Étudier les formes et la syn- taxe du verbe dans les mor- ceaux de Villehardouin inscrits au programme de la licence ès lettres. grecs. Nous disons que, trois géné- rations avant nous, vivait à Lacédémone un certain Glaucus, fils d'Epicydes; cet homme, aJoutons-nous encore, avail, parmi bien d’autres avantages, celui d'être renommé pour sa justice plus qu'aucun de ceux qui alors habitaient la ville. Or voici ce qui lui advint en une circonstance décisive pour sa réputalion. Un Milésien qui s'était rendu à Sparte voulut l'aller voir : « Glaucus, dit-il tout d’abord, Je suis Milésien et Je viens ici jouir du bénéfice de ta probité. Comme dans toute la Grèce et dans l’Iomie, on ne parlait que d’elle, j'ai refléchi que l'Ionie était tou- jours en péril, que l’état du Péloponèse était au contraire solidement établi, et que nulle part on ne voit les mêmes hommes rester toujours maîtres CHRONIQUE DE LA FACULTÉ. a | - dition, afin sans doute de venger son ancienne servitude, il eûl dû, ménageant tous les autres, venir droit à nous, et il eûl ainsi bien fait voir qu'il nous en voulait uniquement. Mais non, depuis qu'il a passé sur ee con- linent, il conquiert sans re- che les nations qu'ilrencontre. de leur fortune. Voilà ce à quoi J'ai refléchi et, après délibé- ration, J'ai résolu de convertir en argent la moitié de mes biens pour l'en confier le dépôt, convaineu qu'il demeurera in- tact entre Les mains. Recois donc celte somme et prends ce sceau : tu reslitueras l’argent à quiconque te présentera un gage semblable. Langue et littérature allemandes. Agrégation. — Thème. — La Fontaine, Livre VII. Les Souhaits, jusqu’à : Souhaiter. Version. — Lenau. Die Hei- deschenke, jusqu’à : Bald Kehrt ich ein. Dissertation. — Hat Deut- schland eine Klassische Litte- ra{ur ? Licenceet Certificat d'aptitude. — Thème. — La Fontaine, Livre VII. Les Souhaits, jus- qu'à : Souhaiter. Version. — Lenau. Die Hei- deschenke, jusqu'à : Bald Kehrt ich ein. Dissertation. — Du thème d'imitation. Agrégation. — Thème. — La Fontaine, Livre VII Les Souhaits, depuis : Souhaiter, jusqu’à la fin. Version. — Lenau. Die Hei- deschenke, depuis : Bald Kebrt ich ein, jusqu’à la fin. Dissertation. — Luthers Spra- che. Licenceetl Certificat d'aptitude. — Thème. — La Fontaine, Livre VIT. Les Souhaits, depuis : Souhaiter, jusqu’à la fin. Version. — Lenau. Die Hei- deschenke, depuis : Bald Kehrt ich ein, jusqu’à la fin. Dissertation. — Des préposi- lions séparables et inséparables. Langue et littérature anglaises. Agrégation. — Thème. — La: Fontaine. Livre VII. Les Souhaits, jusqu’à : Souhaiter. Version. — Milton. Paradise Lost, Book 1, 1f thou beest he. jusqu’à : AIT is not lost. Agrégation. — Thème. — La Fontaine, Livre VIl. Les Souhails, depuis : Soubhaiter, jusqu’à la fin. Version. — Milton. Paradise Lost, Book [, depuis : All is not lost, jusqu'à : O Prince, NPC Er Eye < : 172 CHRONIQUE DE LA FACULTÉ, Dissertation. — Estimate the Dissertation. — Fr influence of the French Revolu- Chaucer. Ra tion upon poetical literature in We: England. sa Licenceet Certificat d'aptitude. Licenceet Certificat à — Thème. — La Fontaine, — Thème. — La Livre VII. Les Souhails, jus- Livre VII. Les Souhaits, qu'à : Souhaiter. Souhaiter, jusqu'à la fin. Version. — Milton. Paradise Version. — Milton. Par Lost, Book 1, If thou beest Lost, Book 1, depuis : he..., jusqu'à : AIT is not lost. not lost, jusqu’à la fin. Dissertation. — Du thème Dissertatian. — Des Postpo d'imitation. tions. Les Annales de Bretagne croient devoir signaler à leurs lecteurs les succès remportés par les candidats aux concours de langues glais. MM. Godal et Hamelin ont été admis au certificat d'aptitude Eu et M. Fridblatt a été admissible au certificat tan re au même certifical. AR ÿ Le gérant, C. OBERTHÜR. Typ. Oberthür, Rennes—Paris (533-93) ge de Fo 5 * M Acme Library Card Pocket Library Under Pa*. ‘Ref. Index File’”” University of T DO NOT REMOVE THE CARD FROM THIS POCKET Made by LIBRARY BUREAU ——— FL RS ee EE i "AAHMOUAOÏ 40 ANVN “4Lva DO San Sté) à Euro ST PL ER UISPCH D SDS es nr Ne ; 9YLTOdÜTH fanATer 1oy}ny 0H 0922 Cd