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MILLE ET UNE NUITS,

CONTES ARABES.

TOME L

MILLE ET UNE NUITS,

CONTES ARABES,

TRADUITS EN FRANÇAIS

Par m. GALLAND,

Membre de rAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres^ Professeur de Langue Arabe au Collège Rojal j

CONTINUÉS

Par m. CAUSSIN DE PERCE VAL,

Professeur de Langue Arabe au Collège Impcriaî. TOME PREMIER.

A PARIS,

CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRATRE,

RUE DES PRÊTRES SAINT- GERMAIK-l'aUXERROIS. 1806.

p

AVERTISSEMENT

DES ÉDITEURS.

Toutes les éditions des Mule et tJNE Nuits qui ont précédé celle-ci , sont tellement remplies de fautes d'impression et de ponctuation , que la lecture en est non-seulement pé- nible, mais qu'on y rencontre des pages tout à fait inintelligibles. L'édi- tion in-S°. qui fait partie de la biblio- thèque des Fées , est plus belle que les autres , mais non plus correcte. Xes éditeurs ont suivi, avec une espèce de soin , les fautes de tout genre qui ^éiîgur oient les éditions précédentes. Nous avons donc pensé que le pu-«

V) AVERTISSEMENT

blic accueilleroit avec plaisir une éclf- tion des Contes Arabes , purgée non- seulement des fautes d'impression et de ponctuation , mais même des nom- breuses incorrections qui appartien- nent au traducteur. C'est ce travail que nous publions aujourd'hui. En corrigeant ce qui nous a paru nuire à la clarté et à la correction , nous avons scrupuleusement respecté le fonds du style , qui a le mérite rare d'être facile et naturel , et par con- séquent convient parfaitement au genre.

Comme les Contes Arabes sont , sans contredit , l'ouvrage le plus pro- pre à faire connoître les moeurs , les usages et la religion des peuples orien- taux , nous avons joint au texte des notes rares et courtes , qui feront de

DES EDITEURS. Vlj

cet ouvrage un livre plus instructif sans être moins amusant.

Nous avons cru devoir aussi mettre en tête de cette édition , une Notice historique sur M. Galland ; nous avons préféré celle que M. Bose, se- crétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions, a prononcée dans cette société célèbre, dont le traducteur des Mille et une Nuits a été un des membres les plus distingués. Enfin , après cette Notice , on lira sûrement avec plaisir le jugement de M. de lia Harpe, sur les Contes Arabes. Ce morceau curieux est extrait d'une dissertation de cet habile critique sur les romans.

Nous renvoyons , pour de plus grands détails , à la préface que M. Caussin de Perceval , traducteur

Vlij AVERTISSEMENT, etC.

des deux derniers volumes de cette édition , a mise en tête du huitième tome,

ELOGE

DE M. GALLAND (i).

A-NTOINE Gal LAN D naquit en 1646, de pauvres mais honnêtes parens, établis dans un petit bourg de Picardie , nommé B.0II0, à deux lieues de Montdidier , et à six de Noyon .

Il n'avoit que quatre ans, et il étoit le septième enfant de la maison, quand son père mourut. Sa mère ne sachant à quoi l'employer, et réduite elle-même à vivre du travail de ses mains , fit tant qu'elle le plaça enfin dans le collège de Noyon , le Prin^ eipal et un chanoine de la cathédrale vou- lurent bien partager entr'eux le soin et les frais de son éducation.

Il y resta jusqu'à l'âge de treize à qua^- torze ans, qu'il perdit tout à-la-fois ses deux

(i) Cet Eloge a été prononcé à l'Académi» des Inscriptions et belles - Lettres , dans lii séance de Pâques lyiS, par M. BosE , secré- taire perpétuel de cette Académie,

X L O G E

pro lecteurs ; ce qui l'obligea à revenir chez sa mère arec un peu de latin, de grec , et même d'hébreu , dont elle ne connoissoit nullement le mérite , et dont il n'étoit pas non. plus en état de faire un grand usage.

Elle se détermina aussitôt à lui faire ap- prendre un métier. Antoine Galland obéit j et j malgré toute sa répugnance , il demeura un an entier avec le niaîlre chez qui onl'a- Voit mis en apprentissage. Mais , soit qu'il ne fût pas pour im art vil et abject, ou que plus vraisemblablement ce fût le goût des lettres qui lui élevât le courage, il quitta Un jour , et prit le chemin de Paris , sans au- tres fonds que l'adresse d'une vieille parente qui y étoit en condition , et celle d'un bon ecclésiastique qu'il avoit vu quelquefois chez son chanoine à Noyon.

Cette tentative lui réussit au-delà de ses espérances : on le produisit au Sous-Princi- pal du collège du Plessis , qui lui fit con- tinuer ses études , et le donna ensuite à M. Petitpied , docteur de Sorbonne. , il se fortifia dans la connoissauce de l'hébreu et des autres langues orientales , par la liberté qu'il avoit d'en aller prendre des leçons au collège Royal, et par l'envie qu'il eut de faire le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de Sorbonne.

De chez M. Petitpied , il passa au collège Mazarin, qui n'étoit pas encore en plein exercice j mais un professeur, nommé M. Go-

DE M. G AL L AND. XJ

âouin, y avoit rassemblé un certain nombre d'enfans de trois ou quatre ans seulement , parmi lesquels étoit M. le duc de la Meil- leraje; et il se proposoit de leur faire ap- prendre le latin fort aisément et fort vite, en mettant auprès d'eux des gens qui ne leur parleroient jamais d'autre langue. M. Gal- land , associé à ce travail , n'eut pas le temps de voir quel en seroit le succès : M. de Noin- tel, nommé à l'ambassade de Constanti- nople , l'emmena avec lui , pour tirer des Eglises grecques des attestations en forme sur les articles de leur Foi, qui faisoient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le ministre Claude. M. Galland, arrivé à Constantinople , y acquit bientôt l'usage du grec vulgaire , par les longues conférences qu'il eut avec un patriarche déposé, et plu- sieurs métropolites, qui, persécutés par les bâchas, s'étoient réfugiés dans le palais de France. Il tira d'eux et des autres chefs de l'Eglise, les attestations qu'on avoit deman- dées , et il joignit tout ce qu'il avoit pu re- cueillir de leurs entretiens.

M. de Nointel, de son côté, ayant renou- velé avec la Porte les capitulations du com- m^erce, prit cette occasion d'aller visiter les Echelles du Levant , d'où il passa à Jérusa- lem , et dans tous les autres lieux de la Terre- Sainte qui ont quelque réputation. M. Galland fut du voyage : il alloit à la découverte ; il annoûçoit ensuite à M. l'ambassadeur ce qu'il

Scîj ÉLOGE

avoit trouvé de curieux ; il copioit les ins» criptions , il dessinoit , le mieux qu'il pou- voit , les autres raonumens ,• souvent même il les enlevoit , suivant la facilité qu'il y avoit à les faire transporter,- et c'est à de pareils soins que nous devons , entr'autres, les marbres singuliers qui sont aujourd'hui dans le cabinet de M. Baudelot, et dont le V. Dom Bernard de Montfaucon a publié quelques fragmens dans sa Palœographie.

M. Galland ne jugea pas à propos de re- tourner à Constantinople avec M. de Nointel; il aima mieux revenir à Paris ; il y arriva en 1675 5 et à l'aide de quelques médailles qu'il a voit ramassées , il fit connoissance avec MM. Vaillant, Carcavj et Giraud. Ces trois curieux l'engagèrent, pour peu de chose, dans un second voyage au Levant, d'où il rapporta, l'année suivante , beaucoup de mé- daillons , qui ont passé dans le cabinet du roi.

En 1679 , M. Galland fit Un troisième voyage , mais sur un autre pied. Ce fut aux dépens de la Compagnie des Indes orien- tales , qui , pour faire sa cour à M. Colbert, avoit imaginé de faire chercher dans le Le- vant , par un connôisseur , ce qui pourroit enrichir son cabinet et sa bibliothèque. Le changement qui arriva dans cette Compa- gnie-là, fit cesser, au bout de dix-huit mois , la commission de M. Galland -mais M. Col- bert , qui ea fut informé , l'employa par lui-

DE M, G AL L AND. Xuj

même; et après sa mort, M. le marquis de Lou vois l'obligea à continuer encore quelque temps ses recherches, sous le titre d^Anti^ cmairedu roi.Pendant ce long séjour, M. Gal- land apprit à fonds l'arahe, le turc , le persan, et Et quantité d'observations sin-» gulières.

11 étoit prêt à s'embarquer à Smyrne , quand il pensa y périr par un prodigienx tremblement de terre.

La grande et première secousse vint sur le midi , temps auquel il y a commimément du feu dans toutes les maisons j et cette cir-' constance joignit au bouleversement général un incendie épouvantable : plus de quinze mille habitans furent ensevelis sous les rui- nes , ou dévorés par les flammes. M. Gai- land fut préservé du feu par un privilège assez ordinaire aux cuisines des philosophes; et les décombres de son toit l'enterrèrent de manière que par des espèces de petits canaux interrompus, il jouissoit encore de quelque respiration : c'est ce qui le sauva j car il n'en fut retiré que le lendemain.

Il repassa en France à la première occa- sion qu'il en eut ; et à son retour à Paris , M. Thévenot, garde de la bibliothèque du roi , l'employa jusqu'à sa mort , qui arriva quelques années après.

M. d'Herbelot l'engagea ensuite à lui prê- ter son secours pour l'impression de sa Bi- tiiothèque Orientale: mai* celui-ci mourut

I, 3

Xiv ÉLOGE

encore au bout de quelque temps, laissant son ouvrage à moitié imprimé. M. Galland le continua tel que nous l'avons , et en fit la préface.

Il n'eut pas moins de part à l'édition du Ménagiana qui parut alors : on croit même que c'est lui qui a fourni tous les matériaux du premier volume. Il avoit encore donné immédiatement auparavant une relation de ia mon de sultan Osman , et du couron- nement de sultan Mustapha , traduite du turc , et un Recueil de maximes et de bons mots , tirés des ouvrages des Orientaux.

Après la mort de M. d'Herbelot, il s'at- tacha à M. Bignon, premier président du grand conseil , qui, par un goût héréditaire à sa famille, vouloit toujours avoir auprès de lui quelqu'homme de lettres. M. Bignoa mourut aussi l'année suivante ;et ilsemhloit que ce fût le sort de M. Galland de perdre , en moins de rien, ces protections utiles que le mérite le plus reconnu est quelquefois très-long-temps à obtenir ; mais celle de ce digne magistrat passa les bornes ordinaires: il lui laissa une petite pension viagère j et par surcroît de bonheur ou de consolation , M. Foucault, conseiller- d'état, qui étoit alors intendant en Basse-Normandie, l'ap- pela auprès de lui.

Dans le doux loisir d'une situation si tran- quille, au milieu d'une ample bibliothèque et d'un riche amas de médailles , M. Gallaud

DE M. GALLAND. XV

composa plusieurs petits ouvrages , dont quel- ques-uns ont été imprimés à Caën même , comme un Traité de l'origine du café , traduit de l'arabe^ et trois ou quatre Let- tres sur différentes médailles du Bas-Em- pire, C'est encore qu'il a commencé Pim- mense traduction de ces Contes Arabes , si connus sous le nom des Mille et une Nuits , dont les premiers volumes ont paru en i 704 > et dont ou a vu jusqu'à présent dix tomes , qui ne sont guère que le quart de l'ouvrage. Quoique M. Galland demeurât encore à Caën en l'année 1701 , il ne laissa pas d'être admis par le roi dans l'Académie des Inscrip- tions, lors de son renouvellement ; et aussitôt il entreprit pour elle un Dictionnaire Nu- mismatique, contenant V explication des noms de dignités , des titres d'ho/ir- neur, et généralement de tous les termes singuliers qu'on trouve sur les médailles antiques , grecques et romaines.

Il revint enfin à Paris en 1706; et depuis ce temps-là jusqu'à sa mort, il a toujours été d'une assiduité exemplaire à nos assemblées; it

λ- a lu un très-grand nombre de dissertations: es unes tirées de son Dic.tionnaire Numisma- tique , ou de l'explication qu'il avoit faite de la plupart des médailles choisies du cabinet de M. Foucault j les autres du commei'ce de lettres; qu'il entretenoit avec plusieurs savans étran- gers, MM. Cuper, Barr}', Rhenferd , Ré- land ^ d'autres sur différens points de litté- rature agités dans la compagnie j d'autres

Xvj ÉLOGE

enfin sur des monumeus orientaux , au sujet desquels on le consultoit souvent , sur-tout depuis l'année 1709, qu'il avoit été nommé professeur en langue arabe au collège Royal.

Mais ce ne sont pas 1:'^ les seuls ouvrages qu'ait laissés M. Galland. On en a trouvé ua plus grand nombre encore dons ses papiers, et les plus considérables sont :

Une Relation de ses voyages , en deux porte-feuilles '\\i-/° j

Une DescripLion particulière de la ville de Constantinople ;

Des additions à la Bibliothèque orien- tale de M. d'Herbelot ^ dont ou feroit un volume in-Jblio aussi gros que celui qui est imprimé ;

Un Catalogue raisonné des historiens turcs f arabes et persans;

Une Histoire générale des empereurs turcs }

Une Traduction de V Alcoran, a-'ec des remarques historiques - critiques fort am- ples, et des notes grammaticales sur le texte; Une suite de ta t-aduction des iV/ille et une Nuits , pour la valeur d'environ deux •volumes ;

Tant d'ouvrages , qui semblent marquer «ne extrême facilité , étoient le fruit d'un travail dur et suivi , qui pour le nombre des productions, surpasse ordinairement la faci- lité même.

M. Galland travailloit sans cesse, en qupl- *jne situation qui! se trouvât , ïiyanl très-

DE M. GALLAND. XVlj

peu (Inattention sur ses besoins , n'en ayant aucune sur ses commodités j remplaçant quand ïi le falloit par ses seules lectures , ce qui lui manquoit du côté des livres ; n'ayant pour objet que l'exactitude, et allant toujours à sa fin sans aucun égard pour les ornemens qui auroient pu l'arrêter.

Simple dans ses moeurs et dans ses ma- nières comme dans ses ouvrages, il auroit toute sa vie enseigné à des enfans les premiers elémens de la grammaire , avec le même plai- sir qu'il a eu à exercer sou érudition sur différentes matières.

Homme vrai jusque dans les moindres cho- ses , sa droiture et sa probité ajloient au point, que rendant compte à ses associés de sa dé- pense dans le Levant , il leur comptoit seu- lement un sou ou deux, quelquefois rien du tout pour les journées, qui, par des con- jonctures favorables , ou même par des absti- nences involontaires 5 ne lui avoient pas coiàté davantage.

Il mourut le î7 février dernier (i) d'un redoublement d'asthme , auquel se joignit , «ur la fin , une fluxion de poitrine : il avoit 69 ans.

L'amour des lettres est la dernière chose qui s'est éteinte en lui. Il pensa, peu de jour» avant sa mort , que ses ouvrages , le seul , l'u- nique bien qu'il laissoit , pourroient être dis-

(0 1715.

Xviij ÉLOGE DE M. GAILAND.

sipés s'il n'y raettoitordrepl le fit, et delà façon la plus simple et la plus militaire , se contentant de le dire publiquement à un ne- veu qui ëtoit venu de Noyon pour l'assister dans sa maladie et suivant cette disposi- tion , qui a été lidellement exécutée, ses ma- nuscrits orientaux ont passé dans la bibliothè- que du roi ; son Dictionnaire Numismatique est revenu à l'Académie , et sa traduction de l'Alcoran a été portée à M. l'abbé Bignon, comme un gage de son estime et de sa recon- Boissance.

Cest avec une fortune si médiocre, que . Galland a eu la gloire de faire les plus illustres héritiers.

EXTRAIT

D'UNE DISSERTATION

SUR

LES ROMANS, PAR J. F. LA HARPE (i).

J'aurois du faire mention, en com- mençant, d'une espèce d'ouvrages qui ont précédé ceux dont je viens de par- ler , mais qui ne ressemblent à nos romans qu'en ce qu'ils appartiennent à Timagination. Il est vrai que la féerie et le merveilleux en sont l'abus j mais l'agrément fait tout pardonner» Je re- Jistous les ans les Contes Orientaux, et toujours avec plaisir. L'Orient, il faut

(i) Œuvres de La Harpe, t. m, pag. 382 et suivantes.

XX DISSERTATION

l'avouer, est le berceau de l'apologue et la source des contes qui ont rempli le monde. Ces peuples, amollis par le climat et intimidés par le gouverne- ment, ne se sont point élevés jusqu'aux spéculations de la philosophie , et n'ont qu'effleuré les sciences^ mais ils ont habillé la morale en paraboles , et inventé des fables charmantes que les autres peuples ont adoptées à l'envi. Quelle prodigieuse fécondité dans ce genre ! Quelle variété ! Quel intérêt ! Ce n'est pas que dans la mythologie des Arabes il y ait autant d'esprit et de goût que dans celle des Grecs. Les fables de ceux-ci semblent faites pour des homiiies , et celles des autres pour des enfans j mais ne sommes-nous pas tous un peu enfans dès qu'il s'agit de contes? Y a-t-il une histoire plus agréable que celle d'Aboulcasem , une histoire plus touchante que celle de Ganem ? D'ailleurs, l'amusement que ces livres procurent n'est pas leur seul mérite : ils servent à donner une idée très-fidellc du caractère et des mœurs de ces Arabes qui ont long -temps

SUR LES ROMANS. XXJ

régné dans l'Orient. On y reconnoît cette générosité qui a toujours été une de leurs vertus favorites, et sur laquelle Fâme et la verve de leurs poètes et de leurs romanciers semble toujours exal- tée. Les plus beaux traits en ce genre nous viennent d'eux : on ne sauroit le nier 5 et ce qui rend cette nation re- marquable, c'est la seule chez qui le despotisme paroît n'avoir ni avili les cœurs, ni étouffé le génie. Il n'y a point eu de despote plus absolu, plus redoutable que ce fameux Haroun ou Aaron, dont le nom revient à tout moment dans leurs contes , et dont le règne est l'époque la plus brillante du califat et de la grandeur des Arabes. On est toujours étonné de ces mœurs et de ces opinions singulières qu'ins- pifent à une nation ingénieuse et ma- gnanime , d'un côté , l'habitude de l'esclavage , et de l'autre l'abus du pouvoir. Cette disposition, dans uu prince d'ailleurs éclairé , à compter pour rien la vie des hommes; et, dans ces mêmes hommes, la facilité à se persuader qu'ils ne valent pas plus

XXI) DISSERTATION

qu*oa ne les apprécie, et à faire de la servitude politique un dévouement religieux: voilà ce qu'on voit à tout moment dans leurs livres; et peut-être ce mépris d'eux-mêmes tient en partie à ce dogme de la fatalité , qui semble de tout temps enraciné dans les têtes orientales. Il revient dans toutes leurs fables , dont le fond est presque tou- jours un passage rapide de l'excès du malheur au faîte des prospérités, et de l'ivresse de la joie au comble de l'af- fliction. Il semble qu'ils n'aient eu pour objet que de nous apprendre à quel point nous sommes assujétis à cette destinée éternelle; écrite sur la.

TABLE DE LUMIÈRE.

Les Mille et une Nuits sont une sorte de peinture dramatique de la nation arabe. Les artifices de leurs femmes, l'hypocrisie de leurs religieux, la corruption des gens de loi , les fri- ponneries des esclaves , tout y est fidel- îement représenté, et beaucoup mieux que ne pourroit faire le voyageur le plus exact. On j trouve aussi beaucoup Se traditions antiques, que plusieurs

SUR LES ROMANS. XXllj

nations ont rapportées à leur manière î

l'histoire de Phèdre et celle de Circé y sont très-aisées à reconnoitre plu- sieurs endroits ressemblent aussi à des traits historiques des livres juifs. Cette aventure de Joseph^ la plus touchante peut-être que l'antiquité nous ait trans- mise, cet emblème de l'envie qui anime des frères contre un frère , se retrouve aussi en partie dans les Contes Arabes-. Ce n'est pas qu'on puisse faire beaucoup de cas de la manière dont ces Contes sont amenés. On sait que l'aventure de Joconde sert de fondement aux Mille et une Nuits, et que le sultan Schahriar , irrité de l'infidélité de sa sultane , prend le parti de faire étran- gler, le matin, sa nouvelle épouse de la veille. Le moyen est violent^ mais enfin la fille de son visir par\âent à faire ces- ser ces noces meurtrières , et à sauver sa propre vie en amusant le sultan par des contes. On peut croire que Schahriar aimoit mieux les contes que les fem- mes, et qu'il étoit à-peu-près aussi raisonnable dans sa clémence que dans sa cruauté. Il faut pourtant avouer que

XXIV DISSERTATION j etc.

toutes les histoires du premier volume excitent tellement la curiosité dès les vingt premières lignes^ qu'en effet il est bien diflicile de n'avoir pas envie de savoir le reste ^ sur— tout lorsqu'on peut dire ce que le sultan disoit de sa femme en se levant ; Je la ferai tou- jours BIEN MOURIR DEMAIN.

La vogue qu'eurent les Mille et UNE Nuits dans leur nouveauté, fit bientôt éclore les imitateurs , qui mar- chent toujours à la suite des succès. Ainsi l'on vit paroître les Mille et UNE Heures, lesMilleetunQuart- d'Heure, etc. ouvrages ingénieux , fort au-dessous de leurs modèleSi.

A MADAME

LA MARQUISE

DO,

DAME DU PALAIS DE MADAME LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.

Madame,

Les bontés infinies que Monsieur De GuiLLERAGUES, votre illustrc père , eut pour moi dans le séjour que je fis, il y a quelques années, à Cons- tantinople , sont trop présentes à mon esprit pour négliger aucune occasion de publier la reconnoissance que je dois à sa mémoire. S'il vivoit encore pour le bien de la France et pour mon bonheur , je prendrois la liberté de lui dédier cet ouvrage, non-seules X. 3

ment comme à mon bienfaiteur , mais encore comme au génie le plus ca- pable de goûter et de faire estimer aux autres les belles choses. Qui peut ne se pas souvenir de l'extrême jus- tesse avec laquelle il jugeoit de tout? Ses moindres pensées toujours bril- lantes, ses moindres expressions tou- jours précises et délicates, faisoicnt l'admiration de tout le monde ; et jamais personne n'a joint ensemble tant de grâces et tant de solidité. Je l'ai vu dans un temps où, tout oc- cupé du soin des affaires de son maître , il sembloit ne pouvoir mon- trer au-delîors que les talens du mi- nistère , et sa profonde capacité dans les négociations les plus épineuses ; cependant toute la gravité de son emploi ne pouvoit rien diminuer de ses agrémens inimitables, qui avoient fait le clianne de ses amis, et qui se faisoient sentir même aux nations les plus barbares avec qui ce grand homr^a

B P I T R E. XXVI}

avoit à traiter. Après la perte irré- parable que j'en ai faite , je ne puis m'adresser qu'à vous, Madame, puis- que vous seule pouvez me tenir lieu de lui ; et c'est dans cette confiance €(ue j'ose vous demander pour ce livre, la même protection que vous avezi bien voulu accorder à la Traduction fiançaise de sept Contes Arabes que j'eus l'honneur de vous présenter, \ous vous étonnerez que, depuis ce temps-là, je n'aie pas eu Tlionneur de vous les offrir imprimés.

Le retardement. Madame, vient de ce qu'avant de commencer l'impres- sion, j'appris que ces Contes étoient tirés d'un Recueil prodigieux de Contes semblables, en plusieurs volumes, in- titulé : Les Mille et une Nuits. Cette découverte m'obligea de sus- pendre cette impression, et d'employer mes soins à recouvrer le Recueil. Il a fallu le faire venir de Syrie , et mettre en français le premier volume c|UQ

XXviij É PITRE.

voici , de quatre seulement qui m'ont été envoyés. Les Contes qu il contient vous seront, sans doute, beaucoup plus agréables que ceux que vous avez déjà vus. Ils vous seront nouveaux , et vous les trouverez en plus grand nombre; vous y remarquerez même avec plaisir le dessein ingénieux de l'Auteur Arabe, qui n'est pas connu, de faire un corps si ample de narra- tions de son pays, fabuleuses à la vé- rité , mais agréables et divertissantes. Je vous supplie. Madame, de vou- loir bien agréer ce petit présent que j'ai l honneur de vous faire : ce sera un témoignage public de ma recon- noissance , et du profond respect avec lequel je suis et serai toute ma vie,

MADAME,

Votre très-humble et très- obéissant serviteur, Galland.

PRÉFACE.

Il n'est pas besoin de prévenir le lecteur sur le mérite et la beauté des Contes qui sont renfermés dans cefi ouvrage. Ils portent leur recomman- dation avec eux : il ne faut que les lire pour demeurer d'accord qu'en ce genre on n'a rien vu de si beau jus- qu'à présent dans aucune langue.

En effet, qu'y a-t-il de plus ingé- nieux , que d'avoir fait un corps d'une quantité prodigieuse de Contes , dont la variété est surprenante , et l'enchaî- nement si admirable , qu'ils semblent avoir élé faits pour composer l'ample B ecueil dont ceux-ci ont été tirés? Je

XXX PREFACE.

dis l'ample Recueil , car l'original arabe, qui est intitulé Les Mille ET UNE Nuits, a trente-six parties, et ce n'est que la traduction de la première qu'on donne aujourd'hui au public. On ignore le nom de l'au- teur d'un si grand ouvrage 5 mais vraisemblablement il n'est pas tout d'une main ; car comment pourra- t-on croire qu'un seul homme ait eu l'imagination assez fertile pour suffire à tant de fictions ?

Si les Contes de cette espèce sont agréables et divertissans par le mer- veilleux qui j règne d'ordinaire, ceux- ci doivent l'emporter en cela sur tous ceux qui ont paru, puisqu'ils sont remplis d'événemens qui surprennent et attachent l'esprit , et qui font voir de combien les Arabes surpassent les»

PRÉFACE* XXXJ

autres nations en cette sorte de com- position.

Ils doivent plaire encore par les coutumes et les mœurs des Orien- taux , par les cérémonies de leur re- ligion, tant païenne que mahomé- tane 5 et ces choses y sont mieux marquées que dans les auteurs qui en ont écrit, et que dans les relations des voyageurs. Tous les Orientaux, Persans , Tartares et Indiens s'y font distinguer , et paroissent tels qu'ils sont, depuis les souverains jusqu'aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d'aller chercher ces peuples dans leurs pays , le lecteur aura ici le plai- sir de les voir agir et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs caractères , de ne pas s'éloigner

XXXI) r R E F A C B.

de leurs expressions et de leurs senti- mens ; et Ton ne s'est écarté du texte que quand la bienséance n'a pas per- mis de s'y attacher. Le traducteur se flatte que les personnes qui enten- dent l'arabe , et qui voudront pren- dre la peine de confronter l'original avec la copie , conviendront qu'il a fait voir les Arabes aux Français avec toute la circonspection que de- mandoit la délicatesse de notre lan- gue et de notre temps.

Pour peu même que ceux qui li- ront ces Contes, soient disposés à pro- fiter des exemples de vertu et de vice qu'ils y trouveront , ils en pourront tirer un avantage qu'on ne tire point de la lecture des autres Contes , qui sont plus propres à corrompre les mcEurs qu'à les corriger.

LES

MILLE ET UNE NUITS,

CONTES ARABES.

I/ES chronicnies des Sassaniens, an- ciens rois de Perse , qui avoieiit éten- du leur empire dans les Indes , dans les grandes et petites isles qui en dé- pendent, et bien loin au-delà du Gan- ge , jusqu'à la Chine , rapportent qu'il y avoit autrefois un roi de cette puis- sante maison , qui étoit le plus ex- cellent prince de son temps. Il se fai- soit autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu'il s'étoit rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avoit deux fils: l'ainé, I. I

2 LES 7»riLLE ET UNE NUITS,

appelé Schahriar , digne héritier de son père , en possédoit toutes les ver- tus; elle cadet, nommé Schahzenan, n'avoit pas moins de mérite que son irère.

Après un règne aussi long que glo- rieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan , ex- clus de tout partage par ]es lois de l'empire , et obligé de vivre comme un particulier , au lieu de souffrir im- patiemment le bonheur de son aîné , mit toute son attention à lui plaire, îl eut peu de peine ày réussir. Sciiah- riar , qui avoit naturellement de l'in- clination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excès d'amitié, voulant partager avec lui ses états , il lui donna le royaume de la Grande Tartarie. Schahzenan en £illa bientôt prendre possession , et il élabht son séjour à Samarcande, qui en étoit la capitale. IJ y avoit déjà dix ans que ces deux rois étoient séparés , lorsque Schah- riar, souhaitant passionnément de re- \ uir soa frère , résolut de lui envoyer

CONTES ARABES. 5

un ambassadeur pour l'inviter à le ve- nir voir. Il choisit pour cette ambas- sade son premier visir(i), qui partit avec une suite conforme à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de Samarcande , Scliahze- nan, averti de son arrivée, alla au- devant de lui avec les principaux sei- gneurs de sa cour, qui, pour faii'e plus d'honneur au ministre du sultan, s'étoient tous habillés magnifique- ment. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes démonstrations cle joie, et lui demanda d'abord des nouvelles du sultan son frère. Le visir satisfît sa curiosité 5 après quoi il exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage visir , dit-il , le sultan mon frère me fait trop d'honneur , et il ne pouvoit rien me proposer qui me fût plus agréable. S'il souhaite de me voir, je suis pressé de la même envie. Le temps , qui n'a point dimi- nué son amitié, n'a point affoibli la mienne. Mon royaume est tranquille,

(1) Premier ministre.

4 lES MILLE ET UNE NUITS ,

et je ne v^eux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi il n'est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je vous prie de vous arrêter en cet endroit et d'y faire dresser vos tentes. Je vais ordonner qu'on vous apporte des rafraichissemens en abon- dance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. » Cela fut exécuté sur-le-champ ; le roi fut à peine rentré dans Samarcande,quel6 visir vit arriver une prodigieuse quan- tité de toutes sortes de provisions , ac- compagnées de régals et de présens d'un très -grand prix.

Cependant Schahzenan , se dispo- sant à partir , régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son absence , et mit à la tète de ce con- seil un ministre dont la sagesse lui étoit connue et en qui il avoit une entière confiance. Au bout de dix jours , ses équipages étant prêts , il dit adieu à la reine sa femme , sor- tit sur le soir de Samarcaude , et, sui-

C 0 li T E s A Pv. A 2 E S. 5

vi des officiers qui dévoient êtie du vojage , il se rendit an pavillon royal qu'il avoit fait dresser auprès des ten- tes du visir. Il s'entretint avec cet am- bassadeur jusqu'à minuit. Alors vou- lant encore une fois embrasser la rei- ne , qu'il aimoit beaucoup , il retour- na seul dans son palais. Il alla droit à l'appartement de cette princesse , qui, ne s'attendant pas à le revoir ^ avoit reçu dans son lit un des derniers of- ficiers de sa maison. Il y avoit déjà long-temps qu'ils étoient couchés , et ils dormoient tous deux d'un profond sommeil.

Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisir de surprendre par son re- tour une épouse dont il se crojoit tendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise , lorsqu'à la clarté des flam- beaux , qui ne s'éteignent jamais la nuit dans les appartemens des prin- ces et des princesses , il aperçut un homme dans ses bras. Il demeura immobile durant quelques momens , ne sachant s'il devoit croire ce qu'il vojoit. Mais n'en pouvant douter :

0 LES MILLE ET UNE "NUITS ,

K Quoi ! dit-il en lui-même , je suis à peine hors de mon palais , je suis encore sous les murs de Samarcan- de , et l'on m'ose outrager ! Ah ! per- fide , votre crime ne sera pas impuni 1 Comme roi , je dois punir les forfaits qui se commettent dans mes états; comme époux offensé , il faut que je vous immole à mon juste ressenti- ment. « Enfin ce malheureux prince cédant à son premier transport , tira son sabre , s'approcha du lit , et d'un seul coup fît passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite les prenant l'un après fautre , il les jeta par une fenêtre dans le fossé dont le palais étoit environné.

S'étant vengé de cette sorte , il sor- tit de la ville comme il y étoit venu , et se retira sous son pavillon. Il n'j fut pas plutôt arrivé , que sans parler à personne de ce qu'il venoit de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir. Tout fut bientôt prêt, et il n'é- toit pas jour encore , qu'on se mit en marche au son des tymbales et de plusieurs autres instrumens qui ins-

CONTES A R A T> IL S. 7

piroient de la joie à tout le monde , îionnis au roi. Ce prince, toujours oc- cupé de l'infidélité de la reine , étoit la proie d'une affreuse mélancolie qui ne le quitta point pendant tout le vojage.

Lorsqu'il fut près de la capitale des Indes , il vit venir au-devant de lui le sultan (i) Schahriar avec toute ^a cour. Quelle joie pour ces princes de se revoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pour s'embrasser 5 et après s'être donné naille marques de ten- dresse 5 ils remontèrent à cheval , et entrèrent dans la ville aux acclama- tions d'une foule innombrable de peuple. Le sultan conduisit le roi son frère j usqu au palais qu'il lui avoit fait préparer. Ce palais communiquoit au sien par un même jardin ; il étoit d'autant plus magnifique , qu'il étoit consacré aux fêtes et aux divertisse- mens de la cour; et on en avoit en-

Ci) Ce mot arabe sii^nifie enjpcreur ou sei- gneur j on donne ce titre à presque tous les soiivoryins de TOrient.

core augmenté la magnificence par de nouveaux ameublemens.

Schahriar quitta d'abord le roi de Tartarie, pour lui donner le temps d'entrer au bain et de changer d'ha- bit; mais dès qu'il sut qu'il en étoit sorti, il vint le retrouver. Ils s'assirent sur un sofa, et comme les courtisans se tenoient éloignés par respect, ces deux princes commencèrent à s'entre- tenir de tout ce que deux frères, en- core plus unis par l'amitié que par le sang, ont à se dire après une longue absence. L'heure du souper étant ve- nue , ils mangèrent ensemble ; et après le repas, ils reprirent leur en- tretien , qui dura jusqu'à ce que Schahriar , s'apercevant que la nuit étoit fort avancée , se retira pour lais-» ser reposer son frère.

L'infortuné Schahzenan se cou- cha ; mais si la présence du sultaij son frère avoit été capable de suspen- dre pour quelque temps ses chagrins, ils se réveillèrent alors avec violence. Au lieu de goûter le repos dont il avoit besoin , il ne fît que rappeler

CONTES ARABES. 9

dans sa mémoire les plus cruelles ré- flexions. Ternies les circonstances de l'infidélilé de la reine se présentoient si vivement à son imagination , qu'il en ëtoit hors de lui-même. Enfin , ne pouvant dormir , il se leva 3 et se livrant tout entier à des pensées si affligeantes , il parut sur son visage une impression de tristesse que le sul- tan ne manqua pas de remarquer. « Qu'a donc le roi de Tartarie , disoit- il? Qui peut causer ce chagrin que je lui vois? Auroit-il sujet de se plain- dre de la réception que je lui ai faite? 3N^on : je l'ai reçu comme un frère que j'aime , et je n'ai rien là-dessus à me reprocher. Peut-être se voit-ii à regret éloigné de ses états ou de la reine sa femme. Ah ! si c'est cela qui l'afflige , il faut que je lui fasse incessamment les présens que je lui deUiue, afin qu'il puisse partir quand il lui plai- ra , pour s'en retournei' à Samar- cande, » Effectivement, dès le lende- main il lui envoya une partie de ces présens, qui étoient composés de tout ce (jue les Indes produisent de plus

lO

rare, de plus riche et de plus sin- gulier. Il ne laissoit pas néanmoins d'essayer de le divertir tous les jours

})ar de nouveaux plaisirs; mais les fêles es plus agréables, au lieu de le réjouir, ne faisoient qu'irriter ses chagrins.

Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées de sa capitale , dans un pays il y avoit particulièrement beaucoup de cerfs , Schahzenan le pria de le dis- penser de l'accompagner , en lui di- sant que l'élat de sa santé ne lui per- mettoit pas d'être de la partie. Le sul- tan ne voulut pas le contraindre , le Icdssa en liberté et partit avec toute sa cour pour aller prendre ce divertis- sement. Après son départ, le roi de la Grande Tartarie se voyant seul , s'enferma dans son appartement. Il s'assit à une fenêtre qui avoit vue sur le jardin. Ce beau lieu et le ramage d'une infinité d'oiseaux qui y faisoient leur retraite, lui auroient donné du plaisir, s'il eût été capable d'en res- sentir; mais toujours déchiré par le •souvenir funeste de l'action infâme

CONTES ARABES. II

(le la reine , il arrétoit moins souvent ses yeux sur le jardin , qu'il ne les le- voit au ciel pour se plaindre de son malheureux sort.

Néanmoins , quelque occupé qu'il fût de ses ennuis , il ne laissa pas d'apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s'ouvrit tout-à-coup , et il en sortit vingt femmes , au mi- lieu desquelles marchoit la sultane (i) d'un air qui la faisoit aisément distin- guer. Cette princesse , croyant que le roi de la Grande Tartarie étoit aussi à la chasse , s'avança avec fermeté jus- que sous les fenêtres de fappartement de ce prince , qui , voulant par cu- riosité fobserver, se plaça de ma- nière qu'il pouvoit tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnoient la sultane , pour bannir toute contrainte , se découvri-

(i) Le titre cîe sultane se donne à tontes les fpmnrifs c!c5 prinres tie TOrient. Cepen- dant le nom de snltune, tout court , désigne •rdinaireuient la favorite.

52 LES MILIE ET UNE NUITS,

teiit le visage , qu'elles avaient eu cou- vert jusqu'alors, et quittèrent de longs liabits quelles portoient par -dessus d'autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie qui lui avoit semblé toute composée de femmes j il y avoit dix noirs qui prire)it chacun leur maîtresse. La sultane de son côté ne demeura pas long-temps sans amant ; elle frappa des mains en criant: Masoud, Masoud* et aussi- tôt un autre noir descendit du haut d'un arbre , et courut à elle avec beaucoup d'empressement.

La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c'est un détail qu'il n'est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n'étoit pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de celte troupe amoureuse durèrent jusqu à minuit. Il se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d'eau, qui faisoitun des plus beaux ornemens du jardin ; après quoi ayant repris

CONTES ARABES* Ij

leurs habits , ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan; et Masoud , qui étoit venu de dehors par-dessus la muraille du jardin , s'en retourna par le niême endroit.

Comme toutes ces choses s'étoient passées sous les jeux du roi de la Grande Tartarie , elles lui donnèrent iieu de faire une infinité de réflexions* « Que j'avois peu de raison , disoit-il , de croire que mon malheur étoit si singulier! C'est sans doute l'inévitable destinée de tous les maris , puisque le sultan mon frère , le souverain de tant d'états, le plus grand prince du mon- de, n'a pu l'éviter. Cela étant, quelle foiblesse de me laisser consumer de chagrin! C'en est fait : le souvenir d'un malheur si commun ne troublera plus désormais le repos de ma vie.» En effet, dès ce moment il cessa de s'affliger - et comme il n'avoit pas voulu souper qu'il n'eût vu toute la scène qui ve- noit d'être jouée soûs ses fenêtres , il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu'il n'avoit fait depuis soa départ de Samarcande , et entendit

I. 2

14 I.ES MILLE ET UNE NUITS ,

même avec quelque plaisir un con- cert agréable de voix et d'instrumens dont on accompagna le repas.

Les jours suivans il fut de très- bonne humeur; et lorsqu'il sut que le sultan étoit de retour , il alla au- devant de lui , et lui fît son compli- ment d'un air enjoué. Schahiiar d'a- bord ne prit pas garde à ce change- ment; il ne songea qu'à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avoit refusé de l'accompagner à la chasse; et sans lui donner le temps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et d'autres animaux qu il avoit pris , et enfin du plaisir qu'il avoit eu. Schah- zenan, après l'avoir écouté avec- at- tention, prit la parole à son tour. Comme il n'avoit plus de chagrin qui l'empêchât de faire paroitre combien il avoit d'esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes.

Le sultan , qui s' étoit attendu à le retrouver dans le même état il l'avoil laissé, fut ravi de le voir si gai. « Mon frère , lui dit-il , je rends grâces

CONTES ARABES. 1 5

atî ciel de l'heureux changement qu'il a produit en vous pendant mon ab- sence 5 j'en ai une véritable joie , mais j'ai une prière à vous faire , et je vous conjure de m' accorder ce que je vais vous demT.nder. » «Que pourrois-je vous refuser , répondit le roi de Tar- tarie ? Vous pouvez tout sur Schah- zenan. Parlez; je suis dans l'impa-» tience de savoir ce que vous souhai- tez de moi. » « Depuis que vous êtes dans ma cour , reprit Schahriar , je vous ai vu plongé dans une noire mé- lancolie que j'ai vainement tenté de dissiper par toutes sortes de divertis- semens. Je me suis imaginé que votre chagrin venoit de ce que vous étiez éloigné de vos états ; j'ai cru même que famour y avoit beaucoup de part, et que la reine de Samar- cande , que vous avez choisir d'une beauté achevée , en étoit peut- être la cause. Je ne sais si je me suis trompé dans ma conjecture; mais je vous avoue que c'est particulière- ment pour cette raison que je n'ai pas voulu vous uiiportuner là- des-

l6 LES MILLE ET UNE NUITS,

SUS , de peur de vous déplaire. Ce- pendant , sans que j'y aie contribué en aucune manière , je vous trouve à mon retour de la meilleure humeur du monde et l'esprit entièrement dé- gagé de cette noire vapeur, qui en troubloit tout l'enjouement. Dites- moi de grâce , pourquoi vous étiez si triste , et pourquoi vous ne l'êtes plus ? «

A ce discours , le roi de la Gran- de Tait .rie demeura quelque temps rêveur , comme s'il eût cherché ce qu'il avoit à y répondre. Enfin il re- partit dans ces termes : « Vous êtes mon sultan et mon maitre ; mais dis- pensez-moi , je vous supplie , de vous Qonner la satisfaction que vous me demandez. » « Non, mon frère, ré-

Fhqua le sultan , il faut que vous me accordiez ; je la souhaite , ne me la refusez pas. » Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar. « bien ! mon frère , lui dit-il , je vais vous satisfaire , puisque vous me lie commandez. » Alors il lui raconta l'infidélité de la reine de Samarcande ;

CONTES ARABES. I7

et lorsqu'il en eut achevé le récit: «VoiJà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse; jugez si j'avois tort de m'y abandonuer. » « O mon frère ! s'é- cria le sultan d'un ton qui marquoit combien il entroit dans le ressenti- ment du roi de Tartarie , quelle hor- rible histoire venez - vous de me ra- conter 1 Avec quelle impatience je l'ai écoutée jusqu'au bout ! Je vous loue d'avoir puni les traîtres qui v^ous ont fait un outrage si sensible. On ne sauroit vous reprocher cette action : elle est juste 3 et pour moi j'a- vouerai qu'à votre place j'aurois eu peut-être moins de modération que vous. Je ne me serois pas contenté d'ôter la vie à une seule femme , je crois que j'en aurois sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis pas éton- né de vos chagrins ; la cause en étoit trop vive et trop mortifiante pour n'y pas succomber. O ciel ! quelle aventure ! Non , je crois qu'il n'en est jamais arrivé de semblable à person- ne qu'à vous. Mais enfin il faut louer Dieu de ce qu'il vous a donné

î8 LES MILLE ET UNE NUITS ,

de la consolation ; et comme je ne doute pas qu'elle ne soit bien fon- dée , ayez encore la complaisance de m'en instruire , et faites moi la con- fidence entière. »

Scliahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à cause de l'intérêt que son frère y avoit ; mais il fallut céder à ses nou- velles instances, « Je v^ais donc vous obéir , lui dit-il , puisque vous le vou- lez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus de cha- grins que je n'en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre qu'à vous-mê- me, puisque c'est vous qui me for- cez à vous révéler une chose que je voudrois enses^ehr dans un éternel oubli. » ce Ce que vous me dites, inter- rompit Schahriar, ne fait qu'irriter ma curiosité 5 hâtez-vous de me dé- couvrir ce secret , de quelque nature q^u'il puisse être. » Le roi de Tarta-' ne, ne pouvant plus s'en défendre, fit alors le détail de tout ce qu'il avoit vu du déguisement des noirs, de l'emnortemeiit de la sultane et

CONTES ARABES. If)

ses femmes , et il n'oublia pas Ma- soLid. « xA-près avoir été témoin de ces infamies , conlinua-t-il , je pensai que toutes les femmes y étoient na- turellement portées , et qu'elles ne pouvoient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion , il me pa- rut que c'étoit une grande foiblesse à un nomme d'attacher son repos à leur fidéhté. Celte réflexion m'en fit faire beaucoup d'autres; et enfin je ju- geai que je ne pouvois prendre un meilleur parti que de me consoler. Il m'en a coûté quelques efforts ; mais j'en suis venu à bout ; et , si vous m'en croyez, vous suivrez mon exem- ple. »

Quoique ce conseil fût judicieux , le sultan ne put le goûter. Il entra même en fureur. « Quoi 1 dit-il , la sultane des Indes est capable de se prostituer d'une manière si indigne I Non , mon frère , ajouta-t-il , je ne puis croire ce que vous me dites , si

Î"e ne le vois de mes propres yeux. [1 faut que les vôtres vous aient tromoé ; la chose est assez impor-

ao LES DIILLE ET UKE NUITS ,

tante pour mériter que j'en sois as- suré par moi-niême. » « Mon frère, répondit Schahzenan , si vous voulez en être témoin , cela n'est pas fort difficile : vous n'avez qu'à faire une nouvelle partie de chasse ; quand nous serons hors de la ville avec vo- tre cour et la mienne, nous nous ar- rêterons sous nos pavillons , et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement. Je suis assu- ré que le lendemain vous verrez ce que j'ai vu. » Le sultan approuva le stratagème, et ordonna aussitôt une nouvelle chasse ; de sorte que dès le même jour les pavillons furent dres- sés au lieu désigné.

Le jour suivant , les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils ar- rivèrent où ils dévoient camper , et ils y demeurèrent jusqu'à la nuit. Alors Schahriar appela son grand-visirj et, sans lui découvrir son dessein , lui commanda de tenir sa place pendant son absence , et de ne pas permettre que personne sortit du camp , poux* quelque sujet que ce pût cire. D'à-

CONTES ARABES. 2.1

bord qu'il eut donné cet ordre , le roi de la Grande Tartarie et lui montè- rent à cheval , passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu'occupoit Schahzenan. Ils se cou- chèrent ; et le lendemain de bon ma- tin , ils s'allèrent placer à la même fenêtre d'où le roi de Tartarie avoit Vu la scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur ; car le soleil n'étoit pas encore levé 5 et en s'entretenant , ils jetoient souvent les jeux du côté de la porte secrète. Elle s'ouvrit enfin 5 et , pour dire le reste en peu de mots , la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs déo;uisés ; elle appela Masoud 5 et le sultan en vit plus qu'il n'en falloit pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. « O Dieu ! s'écria-t- il , quelle indignité ! quelle horreur ! li'épouse d'un souverain tel que moi, peut-elle être capable de cette infa- mie? Après cela, quel prince osera se vanter d'être parfaitement heu-r- leux ? Ah ! mon frère , poursuivit -ii

22 LES ?,ÎILLE ET UME NUITS ,

en embrassant le roi de Tartarie, re- nonçons tous deux au monde, la bon- ne foi en est bannie ; s'il flatte d'un côté, il trahit de l'autre. Abandon- nons nos élats et tout l'éclat qui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure et cacher notre infortune. » Scliahzenaii n'approuvoit pas cette résolution ; mais il n'osa la combattre dans fem- portement il vojoit Schahriar» « Mon frère , lui dit - il , je n'ai pas d'autre volonté c[ue la vôtre ; je suis prêt à vous suivre partout oii il vous plaira ; mais promettez-moi que nous reviendrons , si nous pouvons ren- contrer quelqu'un c[ui soit plus mal- heureux que nous. » « .Te vous le pro- mets , répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions per- sonne qui le puisse être. « « Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, réphc[ua le roi de Tartarie, peut-être même ne voyagerons-nous pas long- temps. » En disant cela , ils sortirent secrètement du palais, et prirent un autre chemin c^ue celui par ils

CONTES A R. A B E S.

Ploient venus. Ils marchèrent tant qu'ils eurent du jour assez pour se conduire , et passèrent ]a première nuit sous des arbres. Sétant levés dès le point du jour, ils conlinuèrent leur marche jusqu'à ce qu'ils arrivè- rent à une beiJe prairie sur le bord de la mer , il y avoit , d'espace en espace, de grands arbres fort touffus. Ils s'assirent sous un de ces arbres pour se délasser et y prendre le frais. L'iniidéli:é des princesses leurs fem- mes fit le sujet de leur conversation.

Il n'y avoit pas long-temps qu'ils s'entretenoient , lorsqu'ils entendi- rent 'assez près d'eux un bruit hor- rible du côlé de la mer, et un cri ef- froyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s'ouvrit , et il s'en éleva comme une grosse colonne noire qui srmbloit s'aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut de f arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés , que regardant vers l'endroit d'uii le bruit par toit et

24 ^^5 MILLE ET UNE NUITS ,

la mer s'étoit entrouverte , ils remar- quèrent que la colonne noire s'avan- çoit vers le rivage en fendant l'eau ; ils ne purent dans le moment dé- mêler ce que ce pouvoit être , mais ils en furent bientôt éclaircis.

C'étoit un de ces génies qui sont malins , malfaisans , et ennemis mor- tels des hommes. Il étoit noir et hi- deux , avoit la forme d'un géant d'une hauteur prodigieuse, et portoit sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d'acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu'il vint poser justement au pied de l'arbre étoient les deux princes , qui , connoissant l'extrême péril ils se trouvoient, se crurent perdus.

Cependant le génie s'assit auprès de la caisse ; et l'ayant ouverte avec quatre clefs qui étoient attachées à sa ceinture , il en sortit aussitôt une da- me très - richement habillée , d'une taille majestueuse et d'une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et la regardant amoureu-

CONTES ARABES. 25

sèment : «Dame , dit- il , la plus ac- complie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté , char- mante personne , vous que j'ai en- levée le jour de vos noces , et que j'ai toujours aimée depuis si cons- tamment , vous voudrez bien que je dorme quelques momens près de vous ; le sommeil , dont je me sens accablé , m'a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela , il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame -, en- suite ayant alongé ses pieds qui s'é- tendoient jusqu'à la mer, il ne tarda pas à s'endormir , et il ronfla bien- tôt de manière qu'il fit retentir le ri- vage.

La dame alors leva la vue par ha- sard , et apercevant les princes au haut de l'arbre , elle leur lit signe de la main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts. lis suppliè- renl la dame, par d'autres signes , de les dispenser de lui obéir 5 mais elle , après avoir ôté doucement de dessus

I. 3

sG LES MILLE ET UîsE Î7UITS ,

ses genoux la tête du génie , et l'a- voir posée légèrement à lerre, se leva , et leur dit d'un ton de voix bas , mais animé : « Descendez , il faut absolument que vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire com- prendre encore par leurs gestes qu'ils craignoient le génie : « Descendez donc , leur répliqua-t-elle sur le mê- me ton ; si vous ne vous hâtez de m'obéir, je vais f éveiller , et je lui de- manderai moi - même votre mort. » Ces paroles intimidèrent tellement les princes , qu'ils commencèrent à descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le gé- nie. Lorsqu'ils furent en bas , la da- me les prit par la main ; et s'étant un peu éloignée avec eux sous les ar- bres , elle leur fit librement une pro- position très -vive; ils la rejetèrent d'abord ; mais elle les obligea , par de nouvelles menaces, à l'accepter. Après qu'elle eut obtenu d'eux ce qu'elle souhaitoit , ajant remarqué qu'ils avoient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt

CONTES AHABES. I^J

qu'elle les eut entre les mains , ç\\q aJla prendre une boîte du paquet étoit sa toilette 5 elle en tira un fil gar- ni d'autres bagues de toutes sortes de façons , et le leur montrant : « Savez- vous bien , dit-elle , ce que signifient ces jojaux 't » « Non , répondirent- ils ; mais il ne tiendra qu'à vous de nous l'apprendre. » « Ce sont, reprit- elle , les bagues de tous les hommes à qui j'ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre - vingt - dix - huit bien comptées , que je garde pour me sou- venir d'eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison , et afin d'avoir la centaine accomplie. Voilà donc, continua-t-elle, cent amans que j'ai eus jusqu'à ce jour , malgré Ja vi- gilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m'enfermer dans cette caisse de ver- re , et me tenir cachée au fond de la mer , je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous voyez par-là que quand une feinme a formé un projet , il n'y a point de mari ni d'amant qui puisse en empêcher rexécution. Les hom-

20 LUS MILLE ET UNE NUITS ,

mes feroient mieux de ne pas con- traindre les femmes ; ce seroit le moyen de les rendre sages. » La da- me leur ayant parlé de la sorte , passa leurs bagues dans le même fil étoient enfilées les autres. EUe s'as- sit ensuite comme auparavant, sou- leva la tète du génie , qui ne se ré- veilla point , la remit sur ses genoux', et fit signe aux princes de se retirer.

Ils reprirent le chemin par ils étoient venus ; et lorsqu'ils eurent perdu de vue la dame et le génie , Sciiahriar dit à Scliahzenan : « bien ! mon frère , que pensez - vous de l'aventure qui vient de nous arri- ver ? Le génie n'a-t-il pas une mai- tresse bien fidelle ? Et ne convenez- vous pas que rien n'est égal à la malice des femmes ? » « Oui , mon frère , répondit le roi de la Grande Tartarie. Et vous devez aussi demeu- rer d'accord que le génie est plus à plaindre et plus malheureux que nous. C'est pourquoi , puisque nous avons trouvé ce que nous cherchions, lekournons daiis nos états, et que cela

CONTES ARABES» PAJ

ne nous empêche pas de nous ma- rier. Pour moi, je sais par quel moyen je prétends que la foi qui m'est due , me soit iiiviolablement conservée. Je ne veux pas m'expliquer présente- ment là-dessus 5 mais vous en ap- prendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon exem- ple. » Le sultan fut de favis de son îrère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du troisième jour qu'ils en étoient partis.

La nouvelle du retour du sultan s'y étant répandue , les courtisans se rendirent de graud matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut d'un air plus riant qu'à l'ordi- naire , et leur fit à tous des gratifica- tions. Après quoi; leur ayant décla- ré qu'il ne vouloit pas aller plus loin, il leur commanda de monter à cheval , et il retourna bientôt à son palais.

A peine fut-il arrivé , qu'il cou- rut à fappartement de la sultane. Il lu fit lier devant lui , et la livra à son

3o LES JIILLE ET UXE NUITS ,

grand-visir , avec ordre de la faire étrangler ce que ce ministre exé- cuta , sans s'informer quel crime elle avoit commis. Le prince irrité n'en demeura pas 5 il coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux châtiment, persuadé qu'il n'y avoit pas une femme sage , pour prévenir les infidélités de celles qu'il pren- droit à l'avenir, il résolut d'en épou- ser une chaque nuit , et de la faire étrangler le lendemain. S'étant im-»

F osé cette loi cruelle , il jura qu'il observeroit immédiatement après le départ du roi de Tartarie , qui prit bientôt congé de lui, et se mit en chemin chargé de présens magni- fiques.

Schahzenan étant parti , Schahriar ne manqua pas d'ordonner à son grand-visir de lui amener la fille d'un de ses généraux d'armée. Le visir obéit. Le sultan coucha avec elle, et le lendemain , en la lui remettant en-v tre les mains pour la faire mourir , il lui commanda de lui en chercher

CONTES A E. A B E S. Ol

une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance qu'eût le visir à exécuter de semblables ordres , comme il devoit au sultan son maî- tre une obéissance aveuo^Je, il étoit obligé de s'y soumettre. Il lui mena donc la fille d'un officier subalterne, qu'on fit aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d'un bourgeois de la capitale ; et enfin cha- que jour c'étoit une fille mariée, et une femme naorte.

Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation gé- nérale dans la ville. Ou n'y enten- doit que des cris et des lamentations. Ici c'étoit un père en pleurs qui se désespéroit de la perte de sa fille ; et c'étoient de tendres mères , crui , craignant pour les leurs la même des- tinée , faisoieni; par avance retentir l'air de leurs gémissem.ens. Ainsi , au lieu des louanges et des bénédic- tions que le sultan s'étoit attirées jus- qu'alors, tous ses sujets ne faisoient plus que des imprécations contre lui.

Le grand -visir. (fui, comme on

32 LES MILLE ET UNE NUITS,

l'a déjà dit , étoit malgré lui le mi- nistre d'une si horrible injustice, avoit deux filles, dont l'aînée s'ap-

Îeioit Schelierazade , et la cadette )inarzade. Cette dernière ne man- quoit pas de mérite 5 mais l'autre avoit un courage au-dessus de son sexe, de l'esprit infiniment, avec vuie pénétration admirable. Elle avoit beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse , que rien ne lui étoit échappé de tout ce qu'elle avoit lu. Elle s' étoit heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l'histoire et aux arts; et elle faisoit des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle étoit pourvue d'une beauté extraordinaire^ et une vertu très-soKue couronnoit toutes ses belles qualités* Le visir aimoit passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu'ils s'entretenoient tous deux ensemble , elle lui dit : « Mon père , j'ai une grâce à vous demander 5 je vous supplie très-humblement de me l'accorder. » u Je ne vous la refuse-

CONTES ARABES. OJ

rai pas , répondit-il , pourvu qu'elle soit juste et raisonnable. » « Pour juste, répliqua Scheherazade , elle ne peut l'être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m'o- blige à vous la demander. J'ai des- sein d'arrêter le cours de cette bar- barie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissi- per la juste crainte que tant de mè- res ont de perdre leurs filles d'une manière si funeste. » « Votre inten- tion est fort louable , ma fille , dit le visir; mais le mal auquel vous vou- lez remédier, me paroît sans re- mède. Comment prétendez - vous en venir à bout Y » « Mon père , re- partit Scheherazade , puisque par vo- ire entremise le sultan célèbre cha- que jour un nouveau mariage , je vous conjure , par la tendre aflèclion que vous avez pour moi, de me procurer l'honneur de sa couche. » liC visir ne put entendre ce discours sans horreur. « O Dieu! interrom- pit-il avec transport. Avez-vous per- àu lesprit , ma fille ':* Pouvez - vous

34 l'Es MILLE ET UNE NUITS,

me faire une prière si dangereuse ? Vous savez que le sultan a fait ser- ment sur son ame de ne coucher qu'une seule nuit avec la même fem- me et de lui faire ôter la vie le len- demain , et vous voulez que je lui propose de vous épouser? Songez- vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret? » « Oui , mon père , répondit cette vertueuse fille, je con- nois tout le danger que je cours , et il ne sauroit m'épouvanter. Si je pé- ris , ma mort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise , je ren- drai à ma patrie un service impor- tant. » « Non , non , dit le visir , quoi que vous puissiez me représenter pour m'intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet afiTL-eux péril , ne vous imaginez pas que j'y con- sente. Quand le sultan m'ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein , hélas ! il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père! A.h! si vous ne craignez point la m;)rt, craignez du moins de me causer la douleur mortelle

CONTES ARABES. ÔJ

de voir ma main teinte de votre sang. » « Encore une fois , mon pè- re , dit Sclieherazade , accordez -moi la grâce que je vous demande. » « Votre opiniâtreté , repartit Je vi- sir , excite ma colère. Pourquoi vou- loir vous-même courir à votre per- te ? Qui ne prévoit pas la fin d'une entreprise dangereuse , n'en sauroit sortir heureusement. Je crains qu'il ne vous arrive ce qui arriva à l'â- ne , qui étoit bien, et qui ne put s'y tenir. » « Quel malheur arriva-t-il à cet âne , reprit Sclieherazade ? » « Je vais vous le dire , répondit le visir écoutez-moi ;

LES MILLE ET UNE NUITS,

FABLE.

l'ane, le bœuf et le laboureur.

« Un marchand très-riche avoit pki- sieurs maisons à la campagne, il faisoit nourrir une grande cman- tité de toute sorte de bétail. Il se relira avec sa femme et ses en fans à une de ses terres pour la faire va- loir par lui - même. Il avoit le don d'entendre le langage des bêtes mais avec cette condition, qu'il ne pou- voit finterpréter à personne , sans s'exposer à perdre la vie ; ce qui l'em- pêchoit de communiquer les choses qu'il avoit apprises par le moyen de ce don. » Il y avoit à une même auge un

CONTES A-R.ABES. ÔJ

bœuf et un âne. Un jour qu'il étoit assis près d'eux, et qu'il se cliver- tissoit à voir jouer devant lui ses enfans , il entendit que le bœuf di- soit à fane : « L'Eveillé^ que je te trouve heureux, quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu de travail qu'on exige de toi ! Un liom- 33ie te panse avec soin , te lave , te donne de forge bien criblé, et de feau fraîche et nette. Ta pins gran- de peine est de porter le marchand notre maître , lorsqu'il a quelque pe- tit voyage à faire. Sans cela , toute ta vie se passeroit dans l'oisiveté. La manière dont on me traite est bleu différente , et ma condition est aussi malheureuse que la tienne est agréa- ble. Il eài à peine minuit qu'on m'at- tache à une charrue que f on me fait traîner tout le long du jour en fen- dant la terre 5 ce qui me fatigue à un point, que les forces me man- quent quelquefois. D'ailleurs, le la- boureur , qui est toujours derrière moi , ne cesse de me frapper. A force de tirer la charme, j ai le cou tout écorclié, Eufîn , après avoir tra- ï. 4

^3 rKS MILLE ET ÎJNE NtJTTS ^

vaille depuis le matin jusqu'au soir, quand je suis de retour , on me don- ne à manger de méchantes fèves sèches , dont on ne s'est pas mis en peine d'ôter la terre, ou d'autres choses qui ne valent pas mieux- Pour comble de misère, lorsque je me suis repu d'un mets si peu ap- pétissant , je suis obligé de passer îa nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j'ai raison d'en- vier ton sort. »

» L'âne n'interrompit pas le bœuf; il lui laissa dire tout ce qu'il voulut; mais quand il eut achevé de parler :

« Vous ne démentez pas ^ lui dit-il , le nom d'idiot qu'on vous a donné ; vous êtes trop simple , vous vous

laissez mener comme Ton veut, el vous ne pouvez prendre une bonne résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les indi- gnités que vous souffrez "r* Vous- vous tuez vous-même pour le re- pos y le plaisir et le profit de ceux (jui ne vous en savent point de gré. On ne vous traiteroit pas de la sorte ,

CONTES ARABES. Ô()

m vous aviez autant de courage que de force. Lorsqu'on vient vous atta- cher à Tauge , que ne faites - vous résistance ? Que ne donnez-vous de bons coups de cornes? Que ne mar- quez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ? Pourquoi en- fin n'inspirez-vous pas la terreur par des beuglemens effroyables ? La na- ture vous a donné les moyens de vous faire respecter , et vous ne vous en servez pas. On vous apporte de mauvaises fèves et de mauvaise pail- le , n'en mangez point ; flairez-les seulement et les laissez. Si vous sui-» Vez les conseils que je vous donne , Vous verrez bientôt un changement dont vous me remercierez. »

» Le bœuf prit en fort bonne part les avis de 1 âne , il lui témoigna combien il lui étoit obligé. « Cher l'Eveillé , ajouta-t-il , je ne manque- rai pas de faire tout ce que tu m'as dit, et tu verras de quelle manière je m'en acquitterai. » Ils se turent après cet entretien , dont le mar- diand ne perdit pas une parole.

40 lES MILLE ET UNE NUITS,

)) Le iendemain de bon matin , Je laboureur vint jjrendre le bœuf ; il l'attaclia à la charrue , et le mena su travail ordinaire. Le bœuf, qui lî'avoit pas oublié le conse i de l'âne , fit tb't le méchant et jour-là ; et le soir, lorsque le laboureur l'ayant ra- mené à l'auge , voulut l'attacher com- me de coutume , le malicieux ani- mal , au lieu de présenter ses cornes ide lui-même , se mit à faire le rétif, et à reculer en beuglant; il baissa même ses cornes , comme pour en frapper le laboureur. Il fît enfin tout Je manège que 1 âne lui avoit ensei- gné. Le joiu' suivant , le laboureur vint le reprendre pour le remener au labourage ; mais trouvant l'auge encore remplie des fèves et de la paiDe qu'il j avoit mises le soir, et le bœuf couché par terre , les pieds étendus , et haletant d'une étrange façon , il le crut malade ; il en eut pitié , et jugeant qu'il seroit inutile de le mener au travail, il alla aus- sitôt en avertir le marchand.

» Le iiiarcliand vit bien que le^i

CONTES AEABES. 41

inauvais conseils de l'Eveillé avoient été siii\ds ; et pour le punir comme il le méritoit : « Va , dit-il au labou- reur , prends l'âne à la place du bœuf , et ne manque pas de lui don- ner bien de l'exercice. « Le laboureur obéit. L'âne fut obligé de tirer la charrue tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d'autant plus , qu'il éloit moins accoutumé à ce tra^^'ail. Outre cela , il reçut tant de coups de bâton , qu'il ne pouvoit se soutenir quand il fut de retour.

M Cependant le bœuf étoit très- content: il avoit mangé tout ce qu'il j avoit dans son auge , et s'étoifc reposé toute la journée 5 il se réjouis^ soit en lui-même d'avoir suivi les conseils de fEveilié ; il lui donnoit; mille bénédictions pour le bien qu'il lui avoit procuré , et il ne manciua pas de lui en faire un nouveau com- pliment lorsqu'il le vit arriver, L'â- ne ne répondit rien au bœuf, tant il avoit de dépit d'avoir été si mai- traité, a C'est par inon imprudence , se disoit-il à lui-même , que je me

42 LES MILLE ET UNE NUITS,

suis attiré ce malheur ; je vivois heu- reux ; tout me rioit ; j'avois tout ce que je pouvois souhaiter ; c'est ma faute , si je suis dans ce déplorable état ; et si je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m'en tirer, ma perte est certaine. » En disant cela , ses forces se trouvèrent tellement épuisées , qu'il se laissa tomber à demi mort au pied de son auge. »

En cet endroit le grand-visir s'a- dressant à Scheherazade , lui dit : « Ma fille , vous faites comme cet âne , vous vous exposez à vous per- dre par votre fausse prudence. Croyez- moi , demeurez en repos , et ne cher- chez point à prévenir votre mort. » « Mon père , répondit Scheherazade , l'exemple que vous venez de rappor- ter, n'est pas capable de me faire changer de résolution , et je ne ces- serai point de vous importuner , que je n'aje obtenu de vous que vous me présenterez au sultan pour être son épouse. « Le visir , voyant qu'elle persistoit toujours dans sa demande ,

CONTES ARABES. 43

lui répliqua : « bien , puisque vous ne voulez pas quitter votre obs- tination , je serai obligé de vous trai- ter de la même manière que le mar- chand dont je viens de parler , traita sa femme peu de temps après 3 et voici comment :

» Ce marchand ayant ajipris que l'âne étoit dans un état pitoyable , fut curieux de savoir ce qui se pas- seroiL entre lui et le bœuf. C'est pour- quoi , après le souper, il sortit au clair de la lune, et alla s'asseoir au- près d'eux , accompagné de sa fem- îTie. En arrivant, il entendit lane qui disoit au bœuf : « Compère , dites- moi, je vous prie , ce que vous pré- tendez faire quand le laboureur vous apportera demain à manger ? « « Ce que je ferai, répondit le bœuf, je continuerai de faire ce que tu m'as enseigné. Je m'éloignerai d'abord 3 je présenterai mes cornes comme hier je ferai le malade , et feindrai d'être aux abois.» «Gardez-vous-en bien , interrompit l'âue , ce seroit 1@

44 I^ES MILIE ET UNE îs^UITS ,

moyen de vous perdre ; car en arri- vant ce soir, jai oui dire au mar- chand notre maitre une chose qui m'a fait trembler pour vous. » « ! qu'avez - vous entendu , dit le bœuf? ne me cachez rien , de grâce , mon cher l'Eveillé. » « Notre maitre , re-^ prit l'âne , a dit au laboureur ces tristes paroles : « Puisque le bœuf » ne mange pas, et qu'il ne peut se » soutenir , je veux qu'il soit tué dès 5) demain. Nous ferons , pour l'amour i) de Dieu , une aumône de sa chair » aux pauvres; et quant à sa peau » qui pourra nous être utile , tu la « donneras au corroyeur; ne man- » que donc pas de faire venir le hon~. » cher. » « Voilà ce que j'avois à vous apprendre , ajouta fane ; Tinté- rêt que je prends à votre conserva-r tion , et l'amitié que j'ai pour vous , m'obligent à vous en avertir et à vous donner un nouveau conseil. 33'abord qu'on vous apportera vos fèves et votre paille , levez-vous , et vous jetez dessus avec avidité ; le maître jugera par-là que vous êtes

CONTES ARABES. 45

^nëri , et révoquera , sans doute , l'ar-» rét de mort: au lieu que si vous en usez autrement, c'est fait de vous. »

5) Ce discours produisit l'effet qu'en avoit attendu l'âne. Le bœuf en fut étrangement troublé et en beugla d'effroi. Le marchand , qui les avoit écoutés tous deux avec beaucoup d' at- tention , fit alors un si grand éclat de rire , que sa femme en fut très-sur- prise. « Apprenez-moi , lui dit-elle , pourquoi vous riez si fort , afin que j'en rie avec vous. « « Ma femme , lui répondit le marchand , contentez- vous de m'entendre rire.» «Non, re- prit-elle , j'en x-eux savoir le sujet.» ce Je ne puis vous donner cette satis^ faction , repartit le mari sachez seu- lement que je ris de ce que notre âne vient de dire à notre l^œuf ; le reste est un secret qu'il ne m'est pas per- mis de vous révéler.» « Et qui vous empêche de me découvrir ce secret , répliqua-t-eJIe? » « Si je vous Je di- 6ois , répondit-il , apprenez qu'il m'en coLiteroit la vie. » « Vous vous mo^ quez de moi ^ s'écria la femme 5 ce

46 LES MILLE ET UNE NUITS,

que vous me dîtes , ne peut pas être vrai. Si vous ne m'avouez tout-à- l'heure pourq^uoi vous avez ri, si vous refusez de m'instruire de ce que l'âne et le bœuf ont dit , je jure par le grand Dieu qui est au ciel , que nous ne vi- vrons pas davantage ensemble. »

» En achevant ces mots , elle ren- tra dans la maison , et se mit dans un coin elle passa la nuit à pleurer de toute sa force. Le mari coucha seul ; et le lendemain , voyant qu'elle îie discontinuoit pas de lamenter : •< Vous n'êtes pas sage, lui dit-il , de vous affliger de la sorte ; la chose n'en vaut pas la peine 3 et il vous est aussi peu important de la savoir ,

3u'il m'importe beaucoup, à moi, e la tenir secrète. N'y pensez donc plus , je vous en conjure. » « J'y pen- se si bien encore, répondit la femme, que je ne cesserai pas de pleurer , que vous n'ayez satisfait ma curio- sité. » « Mais je vous dis fort sérieu- sement, répliqua -t- il , qu'il m'en coûtera la vie , si je cède à vos indis- crètes instances, » « Qu'il en arriva

C O K T E s A R A B £ S. 47

tout ce qu'il plaira à Dieu , repartit- elle, je n'en démordrai pas.» « Je ^ois bien , reprit îe marchand , qu'il l'y a pas moyen de vous faire enlen- Ire raison ; et comme je prévois que vous vous ferez mourir vous - même par votre opiniâtreté , je vais appeler vos enfans , afin qu'ils aient la conso- lation de vous voir avant cpie vous mouriez. « Il fit venir ses enfans, el envoya chercher aussi le père, la mè- re et les parens de la femme. Lors- qu'ils furent asseinblés , et qu'il leur eut expliqué de quoi il étoit question, ils employèrent leur éloquence à faire comprendre à la femme qu'elle avoit tort de ne vouloir pas revenir de sou entêtement ; mais elle les rebuta tous, et dit qu'elle mourroit plutôt que de céder en cela à son mari. Le père et la mère eurent beau lui parler en par- ticulier , et lui représenter que la chose qu'elle souhaitoit d'apprendre , ne lui étoit d'aucune importance , ils ne gagnèrent rien sur son esprit , ni par leur autorité, ni par leurs dis- cours. Quand ses enfans virent qif elle

4i5 LES MILLE ET UNE TîUITS,

s'obstinoit à rejeter toujours les bon- nes raisons dont on combattoit son- opiniâtreté , ils se mirent à pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne savoit plus il en étoit. Assis seul auprès de la porte de sa maison , il délibéroit déjà s'il sacrifîeroit sa vie pour sauver celle de sa femme qu'il aimoit beaucoup.

« Or, ma fille, continua le visir en parlant toujours à Scheherazade , ce marchand avoit cinquante poules et un coq avec un chien qui faisoit bonne garde. Pendant qu'il éLoit as- sis , comme je l'ai dit , et qu'il révoit profondément au parti cfu'il devoit prendre , il vit le cluen courir vers le coq qui s'étoit jeté sur une poule , et il entendit qu'il lui parla dans ces ter- mes : «O coq! Dieu ne permettra pas » que tu vives encore long -temps ! « N'as-tu pas honte de faire aujour- » d'hui ce que tu fais ? » Le coq mon- ta sur ses ergots , et se tournant du côté du chien : «Pourquoi, répondit- » il fièrement, cela me seroit-il dé- » fendu aujourd'hui plutôt que les au-

CONTES ARABES. 4g

» très jours ? » « Puisque tu J'ignores ^ » répliqua le cliien , appiends que » notre maître est aujourd'liui dans » un grand deuil. Sa femme veut » qu'il lui révèle un secret qui est de » telle nature , quil perdra la vie si! » le lui découvre. Les choses sont en » cet état; et il est à craindre qu'il » n'ait pas assez de fermeté pour ré- » sister à lobstination de sa femme; » car il f aime , et il ejt touché des » larmes qu'elle répand sans cesse. Il » va peut-être périr ; nous en som- » mes tous alarmés dans ce logis. » Toi seul , insultant à notre tristesse,, » tu as l'imprudence de te divertir « avec tes poules, n

» Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien : « Que notre » maître est insensé 1 il n'a qu'une « femme , et il n'en peut venir à « bout , pendant que j'en ai cinquante » qui ne font que ce que je veux. Qu'il » rappelle sa raison, il trouvera bieu- » tôt mojen de sortir de l'embarras « il est. » « que veux-tu qu'il » fasse, dit le chien?» «Qu'il entre

I. 5

5o LES MILLE ET UNE NUITS ,

» dans la chambre est sa femme , » répondit le coq 5 et qu'après s être » enfermé avec elle , il prenne un bon « bâton , et lui en donne mille coups ; j) je mets en fait qu'elle sera sage » après cela , et qu'eue ne le pressera » plus de lui dire ce qu'il ne doit pas » lui révéler.» Le marchand n'eut pas sitôt entendu ce que le coq venoit da dire , qu'il se leva de sa place , prit uu gros bâton, alla trouver sa femme qui pleuroit encore , s'enferma avec elle , et la battit si bien , qu'elle ne put s'empêcher de crier : « C'est assez , » mon mari , c'est assez , laissez-moi 5 » je ne vous demanderai plus rien, n A ces paroles , et voyant qu'elle se repentoit d'avoir été curieuse si mal- à-propos , il cessa de la maltraiter; il ouvrit la porte , toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme reve- nue de son entêtement , et £t com- pliment au mari sur fheureux expé- dient dont il s'étoit servi pour la mettre à la raison. « Ma fille, ajouta le grand visir , vous mériterj'ez d'é- tie traitée de la même manière

CONTES ARABES. 5r

que la femme de ce marchand. » « Mon père , dit alors Scheliera- zade , de grâce , ne tro4.ivez point mauvais que je persiste dans messen- timens. L'histoire de cette femme ne sauroit m'ébranler. Je pourrois vous en raconter beaucoup d'autres qui vous persuaderoient que vous ne de- vez pas vous opposer à mon dessein. D'ailleurs , pardonnez-moi si j'ose vous le déclarer , vous vous y oppo- seriez vainement : quand la tendresse Î)aternel]e refuseroit de souscrire à a prière que je vous fais , j'irois me présenter moi-même au sultan. »

Enfin , le père , poussé à- bout par la fermeté de sa fille , se rendit à ses importunités 5 et quoique fort affligé de n'avoir pu la détourner d'une si funeste résolution , il alla dès ce moment trouver Schahriar , pour lui annoncer que la nuit pro- chaine il lui mèneroit Scliehera-* zade.

Le su j Lan fut fort étonné du sa-^ crilîce qiie son grand-visir lui fai^ soit. « Comment avez-vous pu, lui

52 LES MILLE ET UisrE NUITS ,

dit-il , vous résoii Ire à me livrer vo- tre propre fille i* » « Sire , lui répondit le visir , elle s'eit offerte d'elle-même, lia triste destinée qui l'attend , n'a pu l'épouvanter , et elle préfère à sa vie l'honneur d'être une seule îiuit l'épouse de votre majesté. » « Mais ne vous trompez pas , visir , reprit le sultan : demain , en vous remettant Scheherazade entre vos mains , je prétends que vous lui ôliez la vie. Si vous y manquez , je vous jure que je vous ferai inoiirir vous- même. » « Sire , repartit le visir, mon cœur gémira , sans doute , en vous obéissant -, mais la nature aura beau murmurer : quoique père , je vous réponds d'un bras fidèle. » Schahriar accepta fofFre de son mi- nistre 5 et lui dit qu'il n'avoit qu'à lui amener sa fille quand il lui plai- roit.

Le grand-visir alla porter cette nouvelle à Scheherazade , qui la re- çut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde, ^llç remercia soii père de l'avoir si

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sensiblement obligée ; et voyant qu'il étoit accablé de douleur , elle lui dit , pour le consoler, qu'elle espéroit qu'il ne se repentîroit pas de l'avoir mariée avec le sultan , et qu'au con- traire il auroit sujet de s'en réjouir le reste de sa vie.

Elle ne songea plus qu'à se met-^ tre en état de paroître devant le sultan; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en par-^ iiculier , et lui dit : « Ma chère sœur , j'ai besoin de votre secours dans une affaire très-importante , je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle îie vous épouvante pas ; écoutez- moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan , je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale , afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j'obtiens celte grâce , comme je l'espère , souvenez- vous de m'éveiller demain matin une heure avant le jour et de m'a--

54 l'Es MILLE ET UNE NUITS,

dresser œs paroles : « Ma sœur y si 5) vous ne dormez pas , je vous sup- » plie , en attendant le jour qui pa- » roitra bientôt, de me raconter un » de ces beaux contes que vous sa- » vez. » Aussitôt je vous en conte- rai un, et je me flatte de délivrer par ce moyen tout le peuple de la consternation il est. Dinarzade répondit à sa sœur qu elle feroit avec plaisir ce qu'elle exigeoit d'elle.

L'heure de se coucher étant enfin Venue , le grand-visir conduisit Sche- îierazade au palais , et se retira après l'avoir introduite clans l'appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plutôt avec elle , qu'il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle , qu'il en fut charmé ; mais s'apercevant qu'elle étoit en pleurs, il lui en demanda le sujet. « Sire , répondit Scheherazade , j'ai une sœm^ que j'aime aussi tendrement que j'en suis aimée. Je souhaiterois qu'elle passât la nuit dans cette chambre , pour la voir et lui dire adieu en- core une fois. Voulez-vous bien que

CONTES ARABES. 55

j'aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti , on alla chercher Dinarzade, qui vint en dili- gence. Le sultan se coucha avec Scheherazade sur une estrade fort élevée à la manière des monarques de l'Orient , et Dinarzade dans un lit qu'on lui avoit préparé au bas de l'estrade.

Une heure avant le jour, Dinar- zade s'étant réveillée , ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avoit recommandé. « Ma chère sœur , s'é* cria-t-elle , si vous ne dormez pas , je vous supplie , en attendant le jour c{ui paroîtra bientôt , de me racon- ter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j'aurai ce plai- sir. »

Scheherazade , au lieu de répon- dre à sa sœur , s'adressa au sultan : « Sire , dit-elle, votre majesté veut- elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur ? » « Très- volontiers , répondit le sultan, » Alors

55 LES MILLE ET UNE NUITS,

Sclieherazacle dit à sa sœur d'écou- ter ; et puis adressant la parole à Sclialiriar , elle commença de la sorte :

CONTES ARABES. 67

V .1 : . ' '■',,:'' ..u

PREMIÈRE NUIT.

XE MARCHAND ET LE GÉNIE.

S I n E , il y avoit autrefois un mar^ chand qui possédoit de grands biens , tant en fonds de terre, qu'en mar- chandises et en argent comptant. li avoit beaucoup de commis , de fac- teurs et d'esclaves. Comme il étoit obKgé de temps en temps de faire des voyages pour s'aboucher avec ses cor- respondans , un jour qu'une affaire d'importance fappeloit assez loin du lieu qu'il habitoit , il monta à che- val et partit avec une valise derrière lui , dans laquelle il avoit mis une petite provision de biscuits et de dat- tes , parce qu'il avoit un pays désert à passer , il n'auroit pas trouvé de

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quoi vivre. Il arriva sans accident à 1 enciroil il avoit affaire ; et quand il eut terminé la chose qui Vy avoit appelé , il remonta à cheval pour s'en retourner chez lui.

Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommodé d@ l'ardeur du soleil et de la terre échauf- fée par ses rayons, qu'il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu'il aperçut dans la campagne. Il j trouva, au pied d'un grand nojer , une fontaine d'une eau Irès-claire et coulante. Il mit pied à terre , attacha son cheval à une bran^ che d'arbre , et s'assit près de la fon- taine , après avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En man- geant les dalles, il en jetoit les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu'il eut achevé ce repas frugal , comme il étoit bon musulman, il se lava les mains , le visage et les pieds (0, et fit sa prière.

(î) L'ablution avant la prière est de pré- ceplc divin , dans Ja religion uinsuliuaiie ;

CONTES ARABES. 5()

Il ne l'avoit pas finie, et il étoit encore à genoux ; quand il vit paraître un génie tout blanc de vieillesse, et d'une grandeur énorme, qui, s' avan- çant jusqu'à lui le sabre à la main , lui ait d'un ton de voix terrible : « Lève- loi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tùé mon fils. » Il accompagna ces mots d'un cri effroyable. Le mar- chand , autant efFrajé de la hideuse figure du monstre, que des paroles qu'il lui avoit adressées , lui répondit en tremblant : « Hélas ! mon bon seigneur , de quel crime puis-je être coupable envers vous , pour mériter cjue vous m'ôtiez la vie ? « « Je veux, reprit le génie , te tuer ^e même

S.ie tu as tué mon fils. » « Hé! boa ieu , repartit le marchand, com- ment pourrois-je avoir tué votre fils ? Je ne le connois point , et je ne l'ai j amais vu. » « Ne t'es-tu pas assis en ar-

t< O vous croyans I lorsque vous vous disposez ;) à la prière, lavez-vous le visage et les mains ') jusqu''aux coudes ,' baignez -vous la tète et '> les pieds jusqu'à la cheville. »>

6o LES MILLE ET UNE NUITS,

rivant ici , répliqua le génie ? n'as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et , en les mangeant , n'en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche ? » « Jaf fait ce que vous dites, répondit le mar- chand , je ne puis ie nier. » « Cela élant , reprit le génie, je le dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans le temps cj^ue tu jetoistesnojaux, mon fils passoit ; il en a reçu un dans l'œil , et il en est mort ; c'est pour- quoi il faut que je te tue. » « Ah ! monseigneur, pardon, s'écria le mar- cJiand. » fc Point de pardon , répon- dit le génie, point de miséricorde. N'est-il pas juste de tuer celui qui a tué? » «J'en demeure d'accord, dit ie marchand; inais je n'ai assurément pas tué votre fils ^ et quand cela se- roit, je ne faurois fait que fort inno- cemment ; par conséquent je vous suppHe de me pardonner, et de me laisser la vie. » « Non , non , dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue de même que tu as tué mon fils. « A ces mots , il prit le marchand par le bras , le jeta la

Contes arabes. 6i

face contre lerre, et leva le sabre pour lui couper la tête.

Cependant le marchand tout en pleurs , et protestant de son inno- cence , regrettoit sa femme et ses enfans , et disoit les choses du mon- de les plus touchantes. Le génie ^ toujours le sabre haut , eut la patience d'attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations ^ mais il n'en fut nullement attendri. « Tous ces regrets sont superflus, s'écria-t- il', quand tes larmes seroient.de sang, cela ne m'empêcheroit pas de te tuer , comme tu as tué mon fils. » « Quoi ! répliqua le marchand , rien ne peut vous toucher? Vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent ? » « Oui , repartit le génie , fy suis résolu. » En achevant ces paroles

Scheherazade , en cet endroit , s'a- percevant qu'il étoit jour , et sachant que le sultan se levoit de grand ma- tin pour faire sa prière et tenir son conseil , cessa de parler, a Bon Dieu ! ma sœur , dit alors Dijiarzade , que

6

votre conte est merveilleux ! » « La suite en est encore plus surprenan- te , répondit Scheherazade , et vous en tomberiez d'accord , si le sultan vouloit me laisser vivre encore au- jourd'hui et me donner la' permis- sion de vous la raconter la nuit pro- chaine. » Schahriar , qui avoit écou- té Scheherazade avec plaisir , dit en liii-même : « J'attendrai jusqu à de- main; je la ferai toujours bien mou- rir quand j'aurai entendu la fin de son conte. » Ayant donc pris la ré- solution de ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là , il se le- va pour faire sa prière et aller au conseil.

Pendant ce temps-là le grand- visir étoit dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter la douceur du sommeil , il avoit passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille , dont il devoit être le bourreau. Mais si dans cette triste attente il craignoit la vue du sultan , il fut agréablement' surpris , lorsqu'il vit que ce prince entroit au conseil.

CONTES ARABES. 63

sans lui donner l'ordre funeste qu'il en attendoit.

Le sultan , selon sa coutume, passa la journée à régler les affai- res de son empire ; et quand la nuit fut venue , il coucha encore avec Scheherazade. Le lenî'emain avant que le jour parût , Dinar zade ne manqua pas de s'adresser à sa sœur , et de lui dire : « Ma chère sœur , si vous ne dormez pas , je vous sup- plie, en attendant le jour qui pa- roi tra bientôt , de continuer le conte d'hier. » Le sukan n'attendit pas que Scheherazade lui en demandât la

J permission. « Achevez, lui dit-il, e conte du génie et du marchand , je suis curieux d'en entendre la fin. » Scheherazade prit alors la parole , et continua son conte dans ces ter- mes:

64 l'Es MILLE ET UNE NUITi,

I r NUIT.

Sire, quand le marchand vit que ]e génie lui alloit trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit: « Ar- rêtez, ; encore un mot , de grâce ; ayez la bonté de m' accorder un dé- lai : donnez-moi le temps d'aller dire adieu à ma femme et à mes enfans, et de leur partager mes biens par un testament que je n'ai pas encore fait , afin qu'ils n'aient point de procès après ma mort ; cela étant fini , je reviendrai aussitôt dans ce même lieu mie soumettre à tout ce qu'il vous plaira d'ordonner de moi. » « Mais , dit le génie , si je t'accorde ]e délai que tu demandes , j'ai peur que tu ne reviennes pas. » « Si vous voulez croire à mon serment , ré- pondit le marchand, je jure par le

CONTES ARABES. 65

Dieu du ciel et de la terre , que je viendrai vous retrouver ici sans y manquer, » « De combien de temps souhaites-tu que soit ce délai , ré- pliqua le génie '^ » « Je vous demande une année , repartit le marchand il ne me faut pas moins de temps pour donner ordre à mes affaires , et pour me disposer à renoncer sans regret au plaisir qu'il j a de vivre. Ainsi |e vous promets que de demain en un an , sans faute , je me rendrai sous ces arbres , pour me remettre entre vos mains. » « Prends-tu Dieu à té- xnoin de la promesse que tu me fais , reprit le génie? » « Oui , répondit le marchand , je le prends encore une Cois à témoin , et vous pouvez vous Teposer sur mon serment. » A ces

Î paroles , le génie le laissa près de a fontaine et disparut.

Le marchand s' étant remis de sa frayeur, remonta c\ cheval et reprit son chemin. Mais si d'un côté il avoit de la joie de s'être tiré d'un si grand péril , de l'autre il étoit dans une tristesse mortelle , lorsqu'il sou^

66 LES MILLE ET UNE ÎTUITS,

geoit au serment fatal qu'il avoit fait. Quand il arriva chez lui , sa femme et ses enfans le reçurent avec toutes les démonstrations d'une joie par-, faite ; mais au lieu de les embras- ser de la même manière , il se mit à pleurer si amèrement, qu'ils ju- gèrent bien qu'il lui étoit arrivé quelr que chose d'extraordinaire. Sa femr: me lui demanda la cause de ses lar-t mes et de la vive douleur qu'il fai-r soit éclater. « Nous nous réjouissions, rlisoit-elle, de votre retour, etcepen-> dant vous nous alarmez tous par l'état nous vous voyons. Explir quez-nous , je vous prie, le sujet de votre tristesse. » « Hélas ! répondit le mari, le moyen que je sois dans un autre situation? je n'ai plus qu'un an à vivre. » Alors il leur raconta ce qui s'étoit passé entre lui et le génie , et leur apprit qu'il lui avoit donné pa- role de retourner au bout de l'année recevoir la mort de sa main.

Lorsqu'ils entendirent cette triste nouvelle , ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussoit des cris

C O îî T E s ARABES. 67

pitoyables en se frappant ]e visage et en s'arracliant les cheveux; lesenfans, fondant en pleurs , faisoient retentir la maison de leurs gémissemens; et le père , cédant à la force du san.^ , mêloit ses larmes à leurs plaintes. Ëi:^ un mot , c'étoit le spectacle du monde le plus touchant.

Dès le lendemain , le marchand songea à mettre ordre à ses affai-r res et s'appliqua sur toutes choses à paj'^er ses dettes. Il fit des présens à ses amis et de grandes aumônes aux pauvres , donna la liberté à ses escla- ves de fun et l'autre sexe , partagea ses biens entre ses enfans, nomma des tuteurs pour ceux qui n'étoient pas eur core en âge ; et en rendant à sa fem- me tout ce qui lui appartenoit , selon son contrat de mariage , il l'avantagea de tout ce qu'il put lui donner suivant les lois.

Enfin l'année s'écoula , et il fallut partir. Il fit sa valise , il mit le drap dans lequel il devoit être en- seveli 5 mais lorsqu'il voulut dire tidieu à sa femme et à ses enfans , ou

68 LES MILLE ET UNE NUITS,

n'a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvoient se résoudre à le per- dre 5 ils vouloient tous l'accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins comme il falioit se faire violence , et quitter des objets si chers : « Mes en- fans , leur dit-il , j'obéis à l'ordre de Dieu en me séparant de vous. Imi- tez-moi : soumettez - vous courageu- ment à cette nécessité, et songez que la destinée de l'iiomme est de mourir. » Après avoir dit ces paroles , il s'ar- racha aux cris et aux regrets de sa famille ^ il partit et arriva au même endroit il avoit vu le génie , le propre jour qu'il avoit promis de s'y rendre. Il mit aussitôt pied à terre , et s'assit au bord de la fontaine , il attendit le génie avec toute la tristesse qu'on peut s'imaginer.

Pendant qu'il languissoit dans une si cruelle attente , un bon vieillard qui menoit une biche à l'attache , parut et s'approcha de lui. Ils se saluèrent l'un l'autre ; après quoi le vieillard lui dit : « Mon frère, peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans

CONTES ARABES. 6g

re lieu désert , il n'y a que des es- prits malins , et l'on n'est pas en sûreté ? A voir ces beaux arbres , on le croiroit habité 5 mais c'est une vé- ritable solitude , il est dangereux de s'arrêter trop long-temps. »

Le marchand satisfit la curiosité du vieillard , et lui conta l'aventure qui l'obligeoit à se trouver là. Le •^deillard î' écouta avec étonnement ; et prenant la parole : « Voilà , s'é- cria-t-il , la chose du monde la plus surprenante; et vous vous êtes lié par le serment le plus inviolable. Je veux , ajouta-t-il , être témoin de Votre entrevue avec le génie. » En disant cela , il s'assit près du mar- chand, et tandis qu'ils s'entrete- ïioient tous deux

«Mais je vois le jour , dit Schelie- razade en se reprenant ; ce qui reste , est le plus beau du conte. » Le sul^ tan , résolu d'en entendre la fin , laissa vivre encore ce jour-là Sche^ tierazade.

70 LES MILLE ET UNE KUITS,

1 1 r NUIT.

X/A nuit suivante , Dinarzade fît à sa sœur la même prière que les deux précédentes. « Ma chère sœur , lui dit-elle , si vous ne dormez pas , je vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous sa- vez. » Mais le sultan dit qu'il vou- loit entendre ]a suite de celui du marchand et du génie ; c'est pour- quoi Scheherazade le reprit ainsi :

Sire j dans le temps que le mar- chand et le vieillard qui conduisoit la biche , s'entretenoient , il arriva un autre vieillard , suivi de deux chiens noirs. Il s'avança jusqu'à eux, et les salua , en leur demandant ce qu'ils faisoient en cet endroit. Le vieillard qui conduisoit la biche , lui apprit l'aventure du marchand et du génie,

CONTES ARABES. Jl

ce qui s'ëtoit passé entr'eux , et le ser- ment du marchand. Il ajouta , que ce jour étoit celui de la parole don- née, et qu'il étoil résolu de demeurer , pour voir ce qui en arriveroit.

Le second vieillard trouvant aussi îa chose digne de sa curiosité , prit la même résolution. Il s'assit auprès des autres -, et à peine se fut-il mêlé à leur conversation , qu'il survint ua troisième vieillard , qui , s'adressant aux deux premiers , leur demanda pourquoi le marchand qui étoit avec eux, paroissoit si triste. On lui en dit îe sujet, qui kii parut si extraordi- naire, qu'il souhaita aussi d'être té- moin de ce qui se passeroit entre le génie et le marchand. Pour cet effet ^ il se plaça parmi les autres.

Ils aperçurent bientôt dans la cam- pagne une vapeur épaisse , com- me un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s'civanca jusqu'à eux , et se dissipant tout-à- coup , leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer , s'approcha du mar- chand le sabre à la main , et le pre-

72 LES MILLE ET UNE NUITS,

liant par le bras : « Leve-toi , lui dit- il , que je le tue comme tu as tué mou fils. » Le marchand et les trois vieil- lards effrayés , se mirent à pleurer et à remplir fair de cris

Schelierazade , eu cet endroit aper- cevant le jour , cessa de poursuivre son conte , qui avoit si bien piqué la curiosité du sultan , que ce prince voulant absolument en savoir la fin , remit encore au lendem.ain la mort de la sultane.

On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand visir, lorsqu'il vit que le sultan ne lui ordonnoit pas de faire mourir Schelierazade. Sa famille, la cour , tout le monde eu fut générale- ment étonné.

CONTES A E. A B E S. yS

IV' NUIT.

V ERS la fin delà nuit suivante, Schehe- razade , avec la permission du sul- tan , parla dans ces termes :

Sire , quand le vieillard qui con- duisoit la biche, vit que le génie s'étoit saisi du marchand , et l'alloit tuer impitoyablement , il se jeta aux pieds de ce monstre , et les lui bai- sant : « Prince des génies , lui dit-il , je vous supplie très-humblement de suspendre votre colère, et de me faire la grâce de m' écouter. Je vais vous raconter m.on histoire et celle de cette biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et plus surprenante que l'aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter la vie , puis-je espérer que vous voudrez biejj remettre à ce pauvre

i- 7

74 Î"-2S MILLE ET U>^E KUITS ,

iTiailieureux le tiers de son crime '^ » - Le génie fut quelque temps à se consulter ià-dessus 3 mais enfin il ré- pondit : « bien , voyons , j j con- sens. »

CONTES ARABES. yS

HISTOIRE

D U PREMIER VIEILLARD ET DE LA BICHI.

«Je vais donc , reprit le vieillard , commencer le récit -, écoutez-moi , je vous prie , avec attention. Cette bi- che que vous voyez , est ma cou- sine et de plus ma femme. Elle n'a- voit que douze ans quand je l'épou- sai 5 amsi je puis dire qu'elle ne de- voit pas moins me regarder com- me son père , que comme son pa- rent et son mari.

» Nous avons vécu ensemble tren- te années sans avoir eu d'enfans; mais sa stérilité ne m'a point empê- ché d'avoir pour elle beaucoup de complaisance et d'amitié. Le seul de-

yG LES MILLE ET UNE NUITS,

sir d'avoir des enfans me fit ache- ter une esclave , dont j'eus un fils (0 qui promettoit infiniment. Ma fem- me en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l'enfant, et cacha si bien ses sentimens , que je ne les connus que trop tard.

» Cependant mon fils croissoit , et il avoit déjà dix ans , lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme , dont je ne me défiois point , l'esclave et son fils , et je la priai d'en avoir soin pendant mon absen- ce , qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour con- tenter sa haine. Elle s'attacha à la magie ; et quand elle sut assez de cet

(i) La loi civile chez les niohoniét;ms , re- connoît pour également légitimes les enfans qui proviennent de trois espèces de mariasse permises par <e\\r religion, suivant laquelle on peut licitement acheter , louer ou épouser «ne ou plusieurs femmes j de façon que si ua lîon;mc a de son esclave un fils avant d'en avoir de son épouse, le lils de Tesclave est re- connu pour l'aîné, et jouit des droits d'aînesse à l'exclusion de celui de la femme légitime.

CONTES ARABES. 77

art diabolique pour exécuter l'horrible dessein qu'elle méditoit, la scélérate inena mon fils dans un lieu écarté, lia , par ses enchantemens , elle le changea en veau , et le donna à mon fermier , avec ordre de le nourrir comme un veau , disoit-elle , qu'elle avoit acheté. Elle ne borna point sa fureur à celte action abominable ; elle changea l'esclave en vache , et la donna aussi à mon fermier.

» A mon retour , je lui deman- dai des nouvelles de la mère et de fenfant. «Votre esclave est morte, me dit-elle ; et pour votre fils , il y a deux mois que je ne l'ai vu , et que je ne sais ce cru'il est devenu. « Je fus touché de la mort de l'esclave ; mais comme mon fils n'avoit fait que disparoitre , je me flattai que je pourrois le revoir bientôt. Néan- moins huit mois se passèrent sans qu'il revînt , et je n'en avois aucune nouvelle , lorsque la fête du grand Baïram (i) arriva. Pour la célébrer , je

(i) Nom des deux seules fêtes d'obligatioïi

78 LES MILLE ET UNE NUITS ,

mandai à mon fermier de m'amener une vache des plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n'y manqua

F as. La vache qu'il m'amena , étoit esclave elle-même , la malheureuse mère de mon fils. Je la liai 5 mais dans le moment que je me prépa- rois à la sacrifier , elle se mit à faire des beuglemens pitoyables , et je m'a- perçus qu'il couloit de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me pa- rut assez extraordinaire ; et me sen- tant , malgré moi , saisi d'un mou- vement de pitié , je ne pus me ré- soudre à la frapper. J'ordonnai à

que les musulmans r.fent dans leur religion. Ce sont des fêtes mobiles , qui dans l'espace de trente-trois ans tombent dans tous les mois de l'année , parce que Tannée musul- mane est lunaire. La première de ces fêtes arrive le premier de la lune qui suit celle dii Uamazan , ou carême des mahométans. Ce Baïram dure trois jours, et tient tout à-la- fois de la pâque des juifs, de notre carna- val et de notre premier jour de l'an. Le se- cond Baïram se célèbre soixante - dix jours après le premier.

C 0 K T 5 s ARABES. 79

mon fermier de m'en aller prendre une autre.

« Ma femme , qui étoit présente , frémit de ma compassion ; et s'oppo- sant à un ordre qui rendoit sa malice inutile : « Que faites-vous , mon ami , s'écria-t-elle ? Immolez cette vache. Votre fermier n'en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l'usage que nous en voulons faire. » Par com- plaisance pour ma femme , je m'ap- prochai de la vache ; et combattant la pitié qui en suspendoit le sacri- fice , j'allois porter le coup mortel , quand la victime , redoublant ses pleurs et ses beuglemens , me dé- sarma une seconde fois. Alors je m.is le maillet entre les m.ains du fermier , en lui disant : « Prenez , et sacrifiez-la vous-même ; ses beu- glemens et ses larmes me fendent le cœur. »

» Le fermier moins pitoyable que moi , la sacrifia. Mais en fécor- chant, il se trouva qu'elle n'avoit que les os , quoicfu'elle nous eût paru très - grasse. J'en eus un véritable

6o LES MÏLLS "ET UKE yVlTf- ,

chagrin. « Prenez - la pour vous , dis-je au fermier, je vous l'aban- donne; faites -en des régals et des aumônes à qui vous voudrez; et si vous avez un veau bien gras , ame- nez-le moi à sa place. » Je ne m'in- formai pas de ce qu'il fit de la va- che; mais peu de temps après qu'il l'eut fait enle\'er de devant mes 3-eux , je le vis arriver avec un ^^eau fort gras. Quoique j'ignorasse que ce veau fût mon fils , je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté , dès qu'il m'a- perçut , il fit un si grand effort pour venir à moi, qu'il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds , la tête con- tre terre , comme s'il eut voulu ex- citer ma compassion , et me conju- rer de n'avoir pas la cruauté de lui ôter la vie , en m'avertissant , autant qu'il lui étoit possible , qu'il étoit mon fils.

« .Te fus encore plus surpris et plus touché de cette action , que je ne l'avois été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m'ii\-^

CONTES ARABE?, 01

téressa pour lui ou , pour mieux dire , le sang fit en moi son devoir. « Allez , dis-je au fermier , reiuenez ce veau chez vous; ajez-en un grand soin , et à sa place , amenez-en un autre incessamment. »

» Dès que ma femme m'entendit parler ainsi , elle ne manqua pas de s'écrier encore : « Que faiLes-vous , mon mari? Crojez-moi , ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là.» «Ma femme, lui répondis -je, je n'immolerai pas celui-ci. Je veux lui faire grâce , je vous prie de ne vous y point opposer. » Elle n'eut garde , Ja méchante femme , de se rendre à ma prière elle haïssoit trop mon fils , pour consentir que je le sau- vasse. Elle m'en demanda le sacri-^ fice avec tant d'opiniâtreté , que je fus obligé de le lui accorder. Je liai ie veau, et prenant le couteau fu- neste

Scheherazade s'arrêta en cet en- droit, parce qu'elle aperçut le jour. « Ma sœur , dit alors Dniarzade, je suis enchantée de ce conte j quisou^

'02 LES MILLE ET UNE NUITS

lient si agréablement mon attention.» « Si le sultan me laisse encore vivre aujourd'hui, repartit Scheherazade , vous verrez cjue ce que je vous ra- conterai demain , vous divertira beau- coup davantage. » Scliahriar , cu- rieux de savoir ce que deviendroit le fils du vieillard qui conduisoit Ja bi- che, dit à la sultane , qu'il seroit bien aise d'entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte.

CONTES ARABES.

V^ NUIT.

Sire, poursuivit Scheherazade , le premier vieillard qui conduisoit la Liche continuant de raconter son histoire au génie , aux deux autres vieillards et au marchand : « Je pris donc , leur dit-il , le couteau , et j'ai- lois l'enfoncer dans la gorge de mon fils , lorsque tournant vers moi lan- guissamment ses yeux baignés de pleurs , il m'attendrit à un point , que je n'eus pas la force de l'im- moler. Je laissai tomber le couteau , et je dis à ma femme que je vou- iois absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n'épargna rien pour mie faire chano;er de résolution j mais quoi quelle piit me représen- ter, je demeurai ferme , et lui pro- mis , seulement pour l'apaiser, que

84 LES MILLE ET UNE NUITS ,

je le sacrifierois au Baïram de l'an- née prochaine.

» Le lendemain matin, mon fer- mier demanda à me parler en par- ticulier. « Je viens , me dit-il , vous apprendre une nouvelle , dont j'es- père que vous me saurez bon gré. J'ai une fille qui a quelque con- noissance de la magie. Hier , com- me je remenois au logis le veau dont vous n'aviez pas voulu faire le sa- crifice , je remarquai qu'elle rit en le voyant, et qu'un moment après elle se mit à pleurer. Je lui deman- dai pourquoi elle faisoit en même temps deux choses si contraires r* « Mon père , me répondit-elle , ce )i veau que vous ramenez, est le » fils de notre maître. Jai ri de joie » de le voir encore vivant; et j'ai » pleuré en me souvenant du sacri- « fice qu'on fit hier de sa mère , cpii » étoît changée en vache. Ces deux » métamorphoses ont été faites par » les enchanteniens de la femme de » notre maître, laquelle haissoit la » mère et l'enfant. « « Voilà ce que

CONTÉS AHABÊS. 85

m'a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nou- velle. »

» A ces paroles , ô génie, conti- nua le vieillard, je vous laisse à ju- ger (juelle fut ma surprise ! Je par- tis sur le champ avec mon fermier , pour parler moi-même à sa fille. En arrivant , j'allai d'abord à fétable étoit mon fils. Il ne put répondre à mes embrassemens 5 mais il les reçut d'une manière qui acheva de me persuader qu'il étoit mon fils*

» La fille du fermier arriva. « Ma bonne fille^ lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première for- me ?3) « Oui, je le puis, me ré- pondit-elle. » « Ali î si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maî- tresse de tous mes biens. » Alors elle ine repartit en souriant : « Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état , qu'à deux conditions : la première , que vous me le donnerez pour époux .5

I. o

86 LES MILLE ET UNE NUITS ,

et la seconde , qu'il me sera permis de punir la personne qui Ta chan- gé en veau. » « Pour la première condition , lui dis-je , je l'accepte de bon cœur 5 je dis plus , je vous pro- mets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier , in- dépendamment de celui cpie je des- tine à mon fils. Enfin , vous verrez comment je reconnoîtrai le grand service que j'attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l'accepter encore. Une personne qui a été capable de faire une action si criminelle , mérite bien d'en être punie; je vous l'abandon- ne , faites-en ce qu'il vous plaira ; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. « « Je vais donc , répliqua-t-elle , la traiter de la mê- me manière qu'elle a traité votre fils. » « Jy consens , lui repartis-je; mais rendez-moi mon fils aupara- vant, «

« Alors cette fille prit un vase plein d'eau , prononça dessus des paroles que je n'entendis pas , et s'adressant

C O îf T E 3 A r. A S E 3. 87

ail veau : « O veau , dit-elle , si tu as « été créé par le Tout-Puissant et sou- » verain maître du monde tel que tu » parois en ce moment, demeure sous » cQjLte forme 5 mais si tu es homme , » et que tu sois changé en veau par «enchantement, reprends ta figure » naturelle par la permission du sou- » verain Créateur. » En achevant ces mots , elle jeta l'eau sur lui , et à l'instant il reprit sa première forme.

» Mon fils , mon cher fils , m'é- criai-je aussitôt en f embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maî- tî'e ! C'est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire l'hor- rible charme dont vous étiez envi- ronné , et vous venger du mal qui vous a été fait , à vous et à votre m.ère. Je ne doute pas que par re- connoissance , vous ne vouhez bien la prendre pour votre femme , com- me je m'y suis engagé. » Il y con- sentit avec joie j mais avant qu ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en bicbe , et c'est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu'eue-

S3 LES MULE ET UNE JÎUIT5 ,

eût cette forme , plutôt qu'une autre moins agréabJe , afin que nous la vissions sans répugnance dans la ft- mille. Depuis ce temps-là , mon fils est devenu veuf , et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n'ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d'en apprendre 5 et n'ayant pas voulu con- fier à personne le soin de ma fem- me, pendant que je ferois enquête de lui, j'ai jugé à propos de la me- ner partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. Nest- elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses

« J'en demeure d'accord , dit le gé- nie ', et en sa laveur , je t'accorde le tiers de la grâce de ce marchand. »

Quand le premier vieillard , sire , continua la sultane, eut achevé son histoire , le second , qui conduisoit les deux chiens noirs, s'adressa au génie , et lui dit : « Je vais vous ra- conter ce qui m'est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici , et je suis sûr que vous trouverez

CONTES ARABES. 89

mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d'enten- dre. Mais quand je vous l'aurai con- tée , m'accorderez - vous le second tiers de la grâce de ce marchand ? » « Oui , répondit le génie , pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement , le second vieillard commença de cette

manière

Mais Scheherazade , en pronon- çant ces dernières paroles, ayant vu le jour , cessa de parler. « Bon Dieu , ma sœur , dit Dinarzade , que ces aventures sont singulières ! » « Ma sœur , répondit la sultane , elles ne sont pas comparables à celles que j'aurois à vous raconter la nuit pro- chaine, si le sultan, mon seigneur et mon maître , avoit la bonté de me laisser vivre. » Schahriar ne répondit rien à cela mais il se leva , lit sa prière , et alla au conseil , sans don- ner aucun ordre contre la vie de la eharmante Scheherazade.

V I^ NUIT.

La sixième nuit étant venue, le sul- tan et son épouse se couchèrent. Di- îiarzade se réveilla à l'heure ordi- naire, et appela la sultane. Schah- riar , prenant la parole : « Je sou- haiterois , dit-il , d'entendre l'histoire du second vieillard et des deux chiens noirs. » « Je vais contenter votre cu- riosité , sire , répondit Schehera- zade.« Le second vieillard, poursui- vit-elle , s'adressant au génie , com- inencci ainsi son histoire :

CONTES ARABES-

HISTOIRE

ÎCOND VIEILLARD ET DES DEUX CHIENS KOIRS-

«Grand prince des génies , vous saurez que nous sommes trois frères, ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisième. Notre père nous avoit laissé en mourant à chacun mille sequins (i). Avec cette somme , nous embrassâmes tous trois la même profession : nous nous fî- mes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique , xnon frère aîné , l'un de ces deux cliiens , résolut de voyager et d'aller

(i) Monnoie d "or qui a grand cours à Venise cl dans le Levant. Lcscquin vaut 12 f, 4 t^t'îit^

03 Li:5 JÎILLE ET U>7E NUITS ,

négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds , et en acheta des marchandises propres au négoce qu'il vouioit faire.

» Il partit , et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là , un pauvre qui ine parut demander l'aii- mône , se présenta à ma boutique. Je lui dis : « Dieu vous assiste. » « Dieu vous assiste aussi , me répondit - il ; est - il possible que vous ne me re- connoissiez pas ? « Alors l'envisageant avec attention , je le reconnus. « Ah ! mon frère , m'écriai-je en l'embras- sant , comment vous aurois-je pu re- connoître en cet état? « Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai des nouvelles de sa santé et du suc- cès de son voyage. « Ne me faites pas cette question , me dit-il ; en me X'ovant , vous voj^ez tout. Ce seroif renouveler mon affliction , que de vous faire le détail de tous les mal- heurs qui me sont arrivés depuis un an , et qui m'ont réduit à l'état je suis. »

» Je fis aussitôt fermer ma boutl-

CONTES ARABES. go

que ; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain , et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. «T'examinai mes registres de vente et d'achat; et trouvant que j'avois dou- blé mon fonds , c' est-a-dire , que j'é- tois riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. « Avec cela , mon frère , lui dis-je , vous pourrez oublier la perte que vous avez fai- te. » Il accepta les mille sequins avec joie , rétablit ses affaires , et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant.

» Quelque temps après , mon se- cond frère, qui est l'autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l'en détourner ; mais il n'y eut pas moyen. Il le vendit; et de l'argent qu'il en fit, il acheta des marchandises pro-

Î)res au négoce étranger qu'il vou- oit entreprendre. Il se joignit à une caravane , et partit. Il revint au bout de l'an dans le même état que son frère aine. Je le fis habiller ; et com-

^4 ^'^^ :\IILLE ET UNE ^"UITS,

me j'avois encore mille sequins par- dessus mon fonds, je les lui don- nai. Il releva bouticpe , et continua d'exercer sa profession.

» Un jour mes deux frère vin- rent me trouver pour me proposer de faire un voyage , et d'aller trafiquer avec eux. Je rejetai d'abord leur pro- position, ce Vous avez jvojagé , leur dis-je, quj avez -vous gagné ? Qui m'assurera que je serai plus heu- reux que vous En vain ils me re- présentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m' éblouir et m'encou- rager à tenter la fortune j je refusai d'entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu'après avoir , pendant cinq ans , ré- sisté constamment à leurs sollicita- tions, je m'y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voya- ge, et qu'il fut question d'acheter les marchandises dont nous avions be- soin, il se trouva qu'ils avoient tout mangé, et qu'il ne leur restoit rien des milles sequins que je leur avois donnés à ch?.cun. Je ne leur en fis

CONTÉS \ R_A B E S. ^J

pas le moindre reproche. Au con- traire , comme mon fonds étoit de six mille sequins , j'en partageai la moi- tié avec eux , en leur disant : « Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins , et cacher les autres en quel- que endroit sûr, afin que si notre voyage n'est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits , nous ayons de quoi nous en consoler, et re- prendre notre ancienne profession. » Je donnai donc mille sequins à cha- cun , j'en gardai autant pour moi , et j'enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous ache- tâmes des marchandises ; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois , nous fîmes mettre à la voile avec un Vent favorable. Après un mois de

navigation

n Mais je vois le jour, poursuivit Scheherazade , il faut que j'en de- meure là. « Ma sœnr , dit Dinar- 2ade, voilà un conte qui promet beaucoup ; je m'imagine que la suite en est fort extraordinaire. » « Vous

qS LES MILLE ET UNE NUITS ,

ne vous trompez pas , répondit la sultane 5 et si le sultan me permet de vous la conter, je suis persua- dée qu'elle vous divertira fort. » Schahriar se leva comme le jour précédent, sans s'expliquer là-des- sus, et ne donna point ordre au grand-visir de faire mourir sa fille.

CONTES ARABES. 97

Vir NUIT.

s u R la £n de la septième nuit , Di- iiarzade supplia la suJtane de conter îa suite de ce beau conte qu'elle n'a- voit pu achever la veille. « Je le veux bien , répondit Sclieherazade ; et pour en reprendre le fil , je vous dirai que le vieillard qui menoit les deux chiens noirs , continuant de raconter son histoire au génie , aux deux autres vieillards et au mar- chand ; « Enfin , leur dit - il , après deux mois de navigation , nous ar- rivâmes heureusement à un port de mer , nous débarquâmes , et fî- mes un très-grand débit de nos mar- chandises. Moi sur-tout , je vendis tii bien les miennes , que je gagnai dix pour un. Nous achetâmes des inarchandiijcs du pajs , pour les I- 9

t)8 lES MILLE ET UNE NUITS ,

transporter et les négocier au nôtre- » Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarcruer pour notre retour , je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, niais fort pauvrement habillée. Elle m'aborda , me baisa la main , et me pria , avec les dernières instances , de la prendre pour femme , et de l'embarcfuer avec moi. Je fis diffi- culté de lui accorder ce qu'elle de- mandoit ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader que je ne devois pas prendre garde à sa pau- \Teté , et que j'aurois lieu d'être con- tent de sa conduite , que je me lais- sai vaincre. Je lui fis faire des ha- bits propres 3 et après favoir épou- sée par un contrat de mariage en bonne forme, je l'embarquai avec moi , et nous mimes à la voile.

» Pendant notre navigation, je trou- vai de si belles qualités dans la fem- me que je génois de prendre, que je l'aimois tous les jours de plus en plus. Cependant mes deux frères , qui n avoient pas si bien fait leurs

CONTES ARABES. ^g

affaires que moi, et qui étoient ja- loux de ma prospérité , me portoient envie. Leur fureur alla même jus- qu'à conspirer contre ma vie. Une nuit, dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils. nous je- tèrent à la mer.

» Ma femme étoit fée , et par con- séquent génie ; vous jugez bien qu'elle ne se noj^a pas. Pour moi , il est cer- tain que je serois mort sans son se- cours 5 mais je fus à peine tombé dans l'eau , qu'elle m'enleva et me trans- porta dans une isle. Quand fut jour la fée me dit : « Vous voyez , mon mari , qu'en vous sauvant la vie , je ne vous ai pas mal récompensé du bien que vous m'avez fait. Vous sau- rez que je suis fée , et que me trou- vant sur le bord de la mer , lorsque vous alliez vous embarquer , je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus éprouver la bonté de votre cœur j je me présentai devant vous déguisée comme vous m'avez vue. Vous en avez usé avec moi géné~ reusement. Je suis ravie d'avoir Irou^

lOO

l'occasion de vous en marquer ma reconnoissance. Mais je suis irritée contre vos frères , et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôlé la vie. » » J'écoutai avec admiration le dis- cours de la fée ; je la remerciai le mieux qu'il me fut possible de la grande obligation que je lui avois. « Mais , Madame , lui dis-je , pour ce qui est de mes frères , je vous sup- plie de leur pardonner. Quelque su- jet que j'aie de me plaindre d'eux , je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte.» Je lui racontai ce que j'avois fait pour l'un et l'autre ; et mon récit augmentant son indigna- tion contr'eux : « II faut, s'écria-t-elle, que je vole tout-à-fheure après ces traîtres et ces ingrats , et que j'en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau , et les pré- cipiter dans le fond de la mer. » «TsTon, ma belle dame , repris-je , au nom de Dieu , n'en faites rien , modérez vo- tre courroux ; songez que ce sont mes frères , et qu'il faut faire le bien pour le mal. »

TONTES A R A B E -^. TOT

» J'apaisai la fée par ces paroles ; et lorsque je les eus prononcées , elle me transporta en un instant de l'isle nous étions, sur le toit de mon logis , qui étoit en terrasse , et elle disparut un moment après. Je des- cendis , j'ouvris les portes , et je dé- terrai les trois mille sequins que j'a- vois cachés. J'allai ensuite à la place étoit ma boutique ; je l'ouvris , et je reçus des marchands mes voisins des complimens sur mon retour. Quand je rentrai chez moi , j'aperçus ces deux chiens noirs qui vinrent m.'aborder d'un air soumis. Je ne sa- vois ce que cela signifîoit , et j'en étois fort étonné ; mais la fée , qui parut bientôt , m'en éclaircit. « Mon mari , me dit-elle , ne soyez pas sur- pris de voir ces deux chiens chez vous : ce sont vos deux frères. » Je frémis à ces mots , et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvoient en cet état. « C'est moi qui les y ai mis , me répondit - elle ; au moins, c'est une de mes sœurs , à qui j'en ai donné la commission , et qui , en

102 LES MILLE ET UNE NUITS ,

même temps , a coulé à fond leur w^isseau. Vous y perdez les marchan- dises que vous y aviez ; mais je vous récompenserai d'ailleurs. A l'égard de vos frères , je les ai condamnés à demeurer dix ans sous celte forme ; leur perfidie ne les rend que trop di- gnes de celte pénitence. «Enfin, après m' avoir ensei.ç^né je pourrois avoir de ses nouvelles , elle disparut.

» Présentement que les dix années sont accomplies , je suis en chemin pour l'aller chercher 5 et comme en passant \)RV ici j'ai rencontré ce mar- chand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux. Voilà quelle est mon histoire , ô prince des génies ; ne vous paroît-elle pas des phis extraordinaires?» «J'en conviens , répondit le génie , et je remets aussi en sa faveur , le second tiers du crime dont ce marchand est coupable envers moi. »

Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire , le troisième prit la parole , et fit au génie la me- ifte demande que les deux premiers ,

C O K T 3 s ARABES. 103

c'est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime , sup- posé cjue l'histoire qu'il avoit à Jui raconter , surpassât en événemens singuhers , les deux qu'il venoit d'en- tendre. Le génie lui lit la même pro- messe qu'aux autres. « Ecoutez donc^

lui dit alors ce vieillard »

Mais le jour paroît , dit Schehera- zade en se reprenant , il faut que je m'arrête en cet endroit, a Je ne puis assez admirer , ma sœur , dit alors Dinarzade , les aventures que vous venez de raconter. » « J'en sais une infinité d'au 1res , répondit la sultane , qui sont encore plus belles. « Sciiali- riar , voidant savoir si le conte du troisième vieillard seroit aussi agréa- ble que celui du second , différa jus- qu'au lendemain la mort de Scheli©- yazade.

104 I-ES MILLE ET UNE NUITS ,

V 1 1 r NUIT.

Dès que Dinarzade s'aperçut qu'il étoit temps d'appeler la sultane , elle supplia sa sœur , en attendant le jour, de lui faire le récit de quelque beau conte. « Racontez-nous celui du troi- sième vieillard , dit le sultan à Sche- herazade ; j'ai bien de la peine à croire qu'il soit plus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiens noirs. »

Sire, répondit la sullane, le troi- sième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai point , car elle n'est point venue à ma con- noissance ; mais je sais qu elle se trouva si fort au-dessus des deux pré- cédentes , par la diversité des aventu- res merveilleuses qu'elle conlenoit ^ que le génie en fut étonné. li n'en

CONTES A Pc A E E S. 1 o5

eut pas plutôt ouï la fin , qu il dit au troisième vieillard : « Je t'accorde le dernier tiers de la grâce du marchand ; il doit bien vous remercier tous trois de l'avoir tiré d'intrigue par vos his- toires ; sans vous il ne seroit plus au monde. « En achevant ces mots , il disparut , au grand contentement de la compagnie. Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois li- bérateurs toutes les grâces c[u'il leur devoit. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s'en retourna auprès de sa femme et de ses enfans , et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. «Mais , sire , ajouta Scheherazade , quelque beaux que soient les contes que j'ai racontés jus- qu'ici à votre majesté, ils n'appro- chent pas de celui du pêcheur. » Di- narzade voyant que la sultane s'arrê- toit , lui dit : « Ma sœur , puisqu'il nous reste encore du temps , de grâ- ce , racontez-nous l'histoire de ce pê- cheur ; le sultan le voudra bien. »

1 o5 LES BÎILLE ET UNE INUITS ,

Schahriar y consentit ; et Schehera-» zade reprenant son discours , pour« suivit de cette manière :

CONTES ARABES. IQJ

HISTOIRE DU PÉCHEUR.

S I E. E , i] y avoit autrefois un pêcheur fort âgé , et si pauvre, qu'à peine pouvoit-il gagner de c[uoi faire sub- sister sa femme et trois enfans , dont sa famille étoit composée. Il alloit tous les jours à la pèche de grand ma- tin ; et chaque jour , il s'étoit iait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.

Il partit un matin au clair de la lune , et se rendit au bord de la mer. Il se déshabdla, et jeta ses filets. Comme il les tiroit vers le rivage , il sentit d'abord de la résistance 5 il crut avoir fait une bonne pêche , et s'en réjouissoit déjà en lui-même. Mais

I08 LES MILLE ET UNE NUITS,

un moment après , s'apercevant qu'au lieu de poisson , il n'y avoit dans ses filets que la carcasse d'un âne , il en

eut beaucoup de chagrin

Scheherazade , en cet endroit , ces- sa de parler , parce qu'elle vit paroi- tre le jour. « Ma sœur, lui dit Dinar- zade , je vous avoue que ce commen- cement me charme , et je prévois que la suite sera fort agréable. » « Rien n'est plus surprenant que l'histoire du pêcheur, répondit la sultane 5 et vous en conviendrez la nuit prochaine , si le sultan me fait la grâce de me lais- ser vivre. » Schahriar , curieux d'ap- prendre le succès de la pèche du pê- cheur , ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C'est pourquoi il se leva , et ne donna point encore ce cruel ordre.

CONTES ARABES. IO9

I X^ NUIT.

iVlA chère sœur , s'écria Dfnarzade le lendemain à l'heure ordinaire , je vous supplie de nous finir le conte du pêcheur ; je meurs d'envie de 1 en- tendre. « Je vais vous donner cette satisfaction , répondit la sultane. » En même-temps elle demanda la per- mission au sultan ; et lorsqu'elle l'eut obtenue , elle reprit en ces termes le conte du pêcheur :

Sire , quand le pêcheur , affligé d'avoir fait une si mauvaise pêche , eut raccommodé ses filets , que la carcasse de l'âne avoit rompus en plu- sieurs endroits , il les jeta une secon- de fois. En les tirant , il sentit encore beaucoup de résistance , ce qui lui fit croire qu'ils étoient remplis de pois- son ; mais il n'y trouva qu'un grand

I. 10

IIO LES MILLE ET UNE NtJITS,

panier plein de gravier et de fange. I! en fut dans une extrénie affliction. « O fortune , s'écria-t-il d'une voix pitoya- ble , cesse d'être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l'épargner! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma v^ie , et tu m'annonces ma mort. Je n'ai pas d'autre métier que celui-ci pour subsister ; et mal- gré tous les soins que j'y apporte , ]e Euis à peine fournir aux plus pressans esoins de ma famille. Mais j'ai tort de me plaindre de toi , tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens , et à laisser de grands hommes dans l'obscurité , tandis que tu favorises les méchans , et que tu élèves ceux qui n'ont aucune vertu qui les rende recommiandables. » , En achevant ces plaintes , il jeta brusquement le panier ; et après avoir bien iavé ses filets que la fange avoit gâtés , il les jeta pour la troisième fois. Mais il n'amena que des pierres , des cocpiilles et de fordure. On ne sauroit expliquer quel fut son déses-

CONTES ARABES. lU

Foir: peu s'en fallut qu'il ne perdît esprit. Cependant comme le jour commençoit à paroître , il n'oublia pas de faire sa prière en bon Musul- man (0 ; ensuite il ajouta celle-ci: « Seigneur , vous savez que je ne jette ç mes filets que quatre fois chaque » jour. Je ne les ai déjà jetés que trois » fois sans avoir tiré le moindre fruit » de mon travail. Il ne m'en reste » plus qu'une ; je vous supplie de me >) rendre la mer favorable , comme » vous l'avez rendue à Moise (s). »

Le pécheur ayant fini cette prière , jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu'il devoit y avoir du poisson , il les tira comme aupara- vant avec assez de peine. Il n'y en avoit pas pourtant ; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui , à sa pesanteur , lui parut plein de quelque

(i) La prière est un des quatre grands pré- ceptes de TAicoran.

{-i) Les musulmans reconnoissent quatre grands prophètes ou législateurs , Moïse f David 5 Jésus-Christ et Mahomet.

I 13 LES MILLE ET UNE NUITS ,

chose; et il remarqua qu'il étoit fer^- et scellé de plomb , avec l'em- preinte d'un sceau. Cela le réjouit, « Je le vendrai au fondeur , disoit-il , et de l'argent que j'en ferai, j'en achè- terai une mesure de bled. »

Il examina le vase de tous côtés , il le secoua, pour voir si ce qui étoit dedans ne feroit pas de bruit. Il n'en-r tendit rien ; et cette circonstance , avec l'empreinte du sceau sur le cou^ vercle de plomb, lui firent penser qu'il devoit être rempli de quelque chose de précieux. Pour s'en éclair- cir j il prit son couteau , et avec un peu de peine , il fouvrit. Il en pen- cha aussitôt fouverture contre terre; mais il n'en sortit rien , ce qui le sur- prit extrêmement. Il le posa devant lui ; et pendant qu'il le considéroit at- tentivement , il en sortit une fumée fort épaisse qui f obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s'éleva jusqu'aux nues et s'é- tendant sur la mer et sur le rivage , forma un gros brouillard : spectacle (jui causa , comme on peut se fima^

CONTES ARABES. Ïl3

giner , un étonnement extraordinaire an pêcheur. Lorsque la fumée fut toute liors du vase , elle se réunit et devint un corps solide , dont il se for- ma un génie deux fois aussi liant que le plus grand de tous les géans. A Taspect d'un monstre d'une grandeur si démesurée , le pêcheur voulut pren- dre la fuite ; mais il se trouva si trou- blé et si effrayé , qu'il ne put mar- cher.

« Salomon (i) , s'écria d'abord le gé-

(i) Les mahométans croient que Dieu donna 5 Saloinon le don des miracles plus abondamment qu'à aucun autre avant lui : suivant eux , il commandoit aux anges et aux démons; il étoit porté par les vents dans tou- tes les sphères et au-dessus des astres," les animaux, les végétaux et les minéraux lui par- loient et lui obéissoient ; il se faisoit enseigne»: par chaque plante quelle étoit sa propre ver- tu , et par chaque minéral à quoi il étoit hon de l'employer ; il s''entretenoit avec les oiseaux, et c'étoit d'eux dont il se servoit pour faire l'amour à la reine de Saba , et pour lui persuader de la venir trouver. Tou- tes ces fables de l'Alcoraa sont prises dans le» Commentaires des juifs.

î 14 LES MILLE ET UNE NUITS ,

nie, Saloiiion , grand prophète de dieu , pardon , pai'don ! Jamais je ne m'opposerai à vos volontés. J'obéirai à tous vos commandemens. ...»

Schelierazade , apercevant le jour , interrompit son conte.

Dinarzade prit alors la parole: «Ma sœur, dit-elle, on ne peut mieux tenir sa promesse que vous tenez la vôtre : ce conte est assuré- ment plus surprenant que les au- tres. » « Ma sœur , répondit la sul- tane , vous entendrez des choses qui Vous causeront encore plus d'admira- lion , si Je sultan , mon seigneur , me permet de vous les raconter. » Schah- riar avoit trop d'envie d'entendre le reste de l'histoire du pêcheur , pour vouloir se priver de ce plaisir. Il re- mit donc encore au lendemain la mort de la sultane.

CONTES ARABES.

X^ NUIT.

DiNARZADE, la nuit siiivanf e , appelant sa sœur quand il en fut temps, la pria de continuer le conte du pêcheur. Le sultan , de son côté , témoigna de l'impatience d'apprendre quel démêlé le génie avoit eu avec Sa- lomon. C'est pourquoi Schelierazade poursuivit ainsi le conte du pêcheur.

Sire , le pêcheur n'eut pas sitôt en- tendu les paroles que le génie avoit prononcées , qu'il se rassura et lui dit : a Esprit superbe, c[ue dites-vous? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon , le prophète de Dieu , est mort , et nous sommes présentement à la fin de siècles. Apprenez-moi votre histoire , et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase. »

A ce discours, le génie regar-

Il6 LES MILLE ET TJNE NUITS,

dant le pêcheur d'un air fier, îuî répondit : « Parle-moi plus civile- ment ; lu es bien hardi de m'ap- peler esprit superbe. « « bien , re- partit le pêcheur , vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous ap- pelant hibou du bonheur r* » « Je le dis , repartit le génie , de me par^ 1er plus civilement avant (jue je te tue. » « pourquoi me tueriez-vous, répliqua le pêcheur? Je viens devons mettre en liberté ; l'avez - vous déjà oublié?» «Non, je m'en souviens, repartit le génie , mais cela ne m'em- pêchera pas de le faire mourir ; et je n'ai qu'une seule grâce à l'accorder.» « Et quelle est celte grâce , dit le pê- cheur ? » « C'est , répondit le génie , de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. » « Mais en quoi vous ai-je offensé, reprit le pêcheur? Est-ce ainsi que vous vou- lez me récompenser du bien que je \-ous ai fait ? » « Je ne puis le traiter autrement , dit le génie -, et afin que tu en sois persuadé, écoute mou Jiistoire :

CONTES ARABES. ÏI7

» Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies recon- nurent le grand Salomon , prophète de Dieu , et se soumirent à lui. Nous iïimes les seuls , Sacar et moi , qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s'en venger, ce puissant mo- narque chargea Assaf, fils de Ba- rakhia , son premier ministre , de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône du roi son maitre. Salomon , fils de Da- vid , me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnoitre son pou- voir , et de me soumettre à ses com- lïiandemens. Je refusai hautement de lui obéir; et j'aimai mieux m'ex- poser à tout son ressentiment, que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu'il exigeoit de moi. Pour nie punir , il m'enferma dans ce vase de cuivre ; et afin de s'assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ïna prison , il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau ,

1 1 8 LES MILLE ET UNE NUITS ,

le grand nom de Dieu étoit gravé. Cela fait , il mit le vase entre les mains d'un des génies qui lui obéissoient , avec ordre de me jeter à la mer; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma pri- son, je jurai que si quelqu'un m'en délivroit avant les cent ans achevés, je le rendrois riche , même après sa mort. Mais le siècle s'écoula , et per- sonne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis ser- ment d'ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me inettroit en li- berté ; mais je ne fus pas plus heu- reux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon Hbé- rateur , d'être toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes , de quelque nature qu'elles pussent être; mais ce siècle se passa comme le deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin , chagrin , ou j^lutôt enragé de me voir prisonnier si long-temps , je jurai que si quelqu'un me délivroit dans la suite , je le tuerois impitoya-

CONTES ARABES. II9

blement et ne lui accorderois point d'autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il vou- droit que je le fisse mourir. C'est pourquoi , puisque tu es venu ici au- jourd'hui , et que tu m'as délivré , choi- sis comment tu veux que je te tue. » Ce discours affligea fort le pécheur. « Je suis bien malheureux , s'écria-t- ii , d'être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Con- sidérez de grâce votre injustice , et révoquez un serment si peu raison- nable. Pardonnez - moi , Dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreusement la vie , il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. » « Non , ta mort est certaine , dit le génie ^ choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mou- rir » Le pêcheur le voyant dans la résolution de le tuer , en eut une dou- leur extrême , non pas tant pour l'a- mour de lui , qu'à cause de ses trois enfans dont il plaignoit la misère ils alloient être réduits par sa mort.

120 LES 3riLLE ET UNE NUITS,

Il lâcha encore d'apaiser le génie. « Hélas ! repril-il , daignez avoir pi- tié de moi , en considération de ce cjue j'ai fait pour vous. » « Je te l'ai déjà dit , repartit le génie , c'est justement pour cette raison que je suis obligé de t'ôter la vie. » « Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vou- liez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit , que qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas , en est toujours mal payé. Je crojois, je l'avoue , que cela étoit faux ; en effet , rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ; néan- moins j'éprouve cruellement que cela n'est que trop véritable.» «Ne per- dons pas le temps , interrompit le gé- nie , tous tes raisonnemens ne sau- roient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhai- tes que je te tue. »

La nécessité donne de fesprit. Le pé- cheur s'avisa d'un stratagème." Puis- c[ue je ne saurois éviter la mort , dit- il au génie , je me soumets donc à la volonté de I)ieu. Mais avant que je

CONTÉS Arx.ABES. 1 2t

choisisse un genre de mort , je vous conjure , par Je grand nom de Dieu qui étoit gravé sur le sceau du pro- pliète Salomon , fils de David , de me dire la vérité sur une question que j'ai à vous faire. »

Quand le génie vit qu'on lui faisoit une adjuration qui le contraignoit de répondre positivement, il trembla eu lui-même , et dit au pêcheur ; « De- mande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi »

Le jour venant à paroître , Schehe- razade se tut en cet endroit de son discours. « Ma sœur , lui dit Dinar- zade , il faut convenir que plus vous parlez , et plus vous faites de plaisir. J'espère que le sultan notre seigneur, ne vous fera pas mourir qu'il n'ait entendu le reste du beau conte du pê- cheur. « « Le sultan est le maitre , re- prit Scheherazade 5 il faut vouloir tout ce qui lui plaira. » Le sultan , qui n'avoit pas moins denvie que Di- îiarzade d'entendre ]a fin de ce conte , différa encore la mort de la sultane.

I, Il

122 LES MILLE ET UNE NUITS ,

X I^ NUIT.

S c H A H R I A R et la princesse son épouse, passèrent cette nuit de la, même manière que les précédentes » et avant que je jour parût Dinaizade les réveilla par ces paroles , qu'elle adressa à la sultane : « Ma sœur , je vous prie de reprendre le conte au pêcheur. » « Très-volontiers , répon- dit Scheherazade , je vais vous satis- faire , avec la permission du sultan. » Le génie, poursuivit -elle, ayant romis de dire la vérité , le pêcheur ui dit : « Je voudrois savoir si effec- tivement vous étiez dans ce vase ; oseriez -vous en jurer par le grand nom de Dieu?» « Oui, répondit le génie , je jure par ce grand nom que j'y étois; et cela est très -véritable. » « £a bumie foi , répliqua le pécheur.

l

CONTES ARABES. 1^3

je ne puis vous croire. Ce vase ne pourroit pas seulement contenir un de vos pieds ; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier ? « « Je te jure pourtant , re- partit je génie , que j y étois tel cpie tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t ai fait ? » « Won vraiment , dit le pê- cheur ; et je ne vous croirai point , à moins que vous ne me fassiez voir la chose. »

Alors il se fît une dissolution du corps du génie , qui , se changeant en fumée , s'étendit comme aupara- vant sur la mer et sur le rivage, et qui , se rassemblant ensuite , com- mença de rentrer dans le vase , et continua de même par une succession lente et égale, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien au-dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pé- cheur : « bien , incrédule pé- cheur , me voici dans le vase ; me crois-tu présentement r* »

Le pécheur , au lieu de répondre au génie, prit le com'ercle de plomb j

124 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,

et avant fermé promptement le vase : « Génie , lui cria-t-il , demande-moi grâce à ton tour , el; choisis de quelle morl tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te re- jette à la mer, dans le même en- droit d'où je t'ai tiré, puis je ferai bâ- tir une maison sur ce rivage, je demeurerai , pour avertir tous les pê- cheurs qui viendront y jeter leurs fijets de bien prendre garde de re- pêcher un méchant génie comme toi , qui as fait serment de tuer ce- lui qui te mettra en liberté. »

A ces paroles offensantes , le génie irrité , fit tous ses efforts pour sortir du vase 5 mais c'est ce qui ne lui fut pas possible 5 car l'empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David , l'en empêchoit. Ainsi , voyant que le pêcheur avoit alors l'avan- tage sur lui, il prit le parti de dis- simuler sa colère. « Pêcheur , lui dit - il d'un ton radouci , garde - toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j'en ai fait , n'a été que par plaisan- terie, et tu ne dois pas prendre la

CONTES ARABES. 125

chose sérieusement. » «O génie, ré- pondit le pêcheur , toi qui étois , il n'y a qu'un moment , le plus grand , et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m'as dit , tu pourras bien y demeu- rer jusqu'au jour du jugement. Je t'ai prié, au nom de Dieu , de ne me pas ôter la vie , tu as rejeté mes priè- res ; je dois te rendre la pareille. »

Le génie n'épargna rien pour tâ- cher de toucher le pécheur. « Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la li- berté , je t'en supplie ; je te promets que tu seras content de moi. » «Tu n'es qu'un traître , repartit le pê- cheur. Je mériterois de perdre la vie , si j'avois l'imprudence de me fier à toi. Tu ne manquerois pas de me traiter de la même façon qu'un certain roi grec traita le médecin Dou- ban. C'est une histoire que je le veux

126 LES MILLE ET UNE NUITS ,

HISTOIRE

ROI GREC ET DU BIÉDECIN DOUBAK,

«Il y avoit au pajs de Zouman , dans la Perse , un roi dont les sujets étoient grecs originairement. Ce roi étoit couvert de lèpre 5 et ses méde- cins , après avoir inutilement employé tous leurs remèdes pour le guérir, ne savoient plus que lui ordonner , lors- qu'un très-habile médecin, nommé Douban , arriva dans sa cour.

» Ce médecin avoit puisé sa science dans les livres grecs , persans , turcs , arabes , latins , syriaques et hébreux ; et outre qu'il étoit consommé dans la philosophie , il connoissoit parfaite- ment les bonnes et mauvaises qualités

C0NTE5 ARABES. 127

de tontes sortes de plantes et de dro- gues. Dès qu'il fut informé de la ma- ladie du roi, et qu'il eut appris que ses médecins l'avoient abandonné , il s'habilla le plus proprement qu'il lui fut possible, et trouva mojen de se faire présenter au roi. « Sire , lui dit- il , je sais que tous les médecins dont votre majesté s'est servie , n'ont pu la guérir de sa lèpre ', mais si vous vou- lez bien me faire l'honneur d'agréer mes services , je m'engage à vous gué- rir sans breuvage et sans topiques.» Xie roi écouta cette proposition. « Si vous êtes assez habile homme , ré- pondit - il , pour faire ce que vous dites , je promets de vous enrichir , vous et votre postérité ; et sans comp- ter les présens que je vous ferai , vous serez mon plus cher favori. Vous m'assurez donc que vous m'ô- ierez ma lèpre , sans me faire pren- dre aucune potion., et sans m'appJi- quer aucun remède extérieur «Oui, sire , repartit le médecin , je me flatte d'y réussir , avec faide de Dieu 5 et des demain j'en ferai fépreuve. »

123 LES MILLE ET UNE NUITS ,

)i En effet , le médecin Douban se retira chez lui, et fit un mail qu'ii creusa en dedans par le manche, ou il mit la drogue dont il prétendoit se servir. Cela étant lait , il prépara aussi une boule de la manière qu il la vouloit , avec quoi il alla le lende- main se présenter devant le roi; et se prosternant à ses pieds , il baisa la terre

En cet endroit , Scheherazade , re- marquant qu'il étoit jour, en avertit Schaliriar , et se tut. « En vérité, ma sœur , dit alors Dinarzade , je ne sais vous allez prendre tant de belles choses. » «Vous en entendrez bien d'autres demain , répondit Schehera- zade , si le sultan , mon maître , a la bonté de me prolonger encore la vie. » Schahriar , qui ne desiroit pas moins ardemment que Dinarzade , d'enten- dre la suite de l'histoire du médecin Douban , n'eut garde de faire mou- rir la sultane ce jour-là.

CONTES ARABES. IS9

X I r NUIT.

I/A douzième nuit étoit déjà fort avancée , lorscjue Scheherazade re-» prit ainsi le fil de l'histoire du roi grec et du médecin Douban :

Sire, le pécheur parlant toujours au génie qu'il tenoit enfermé dans le vase, poursuivit ainsi : « Le méde- cin Douban se leva, et après avoir fait une profonde révérence , dit au roi qu'il jugeoit à propos que sa ma- jesté montât à cheval , et se rendit à la place pour jouer au mail. Le roi fit ce qu'on lui disoit; et lorsqu'il fut dans le lieu destiné à jouer au mail à cheval , le médecin s'approcha de lui avec le mail qu'il avoit préparé , et le lui présentant : « Tenez, sire, lui y> dil-il, exercez -vous avec ce mail, » en poussant celte boule avec , par la

.1 JO LÉS MILLE ET UNE NUITS ,

« place , jusqu'à ce que vous sentiez » votre main et votre corps en sueur. « Quand le remèue que j'ai enfermé » clans le manche de ce mail , sera » échauffé par votre main , il vous » pénétrera par tout le corps ^ et sitôt » que vous suerez , vous n'aurez qu'à « quitter cet exercice; carie remède » aura fait son effet. Dès que vous se- » rez de retour en votre palais , vous « entrerez au bain , et vous vous fe- » rez bien laver et frotter ; vous vous » coucherez ensuite; et en vous levant « demain matin , vous serez guéri. »

« Le roi prit le mail , et poussa son cheval après la boule qu'il avoit jetée. Il la frappa; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouoienl avec lui; il la refrappa , et enfin le jeu dura si long-temps , que sa main en sua , aussi bien que tout son corps. Ainsi , le remède enfermé dans le manche du mail , opéra comme le médecin l'avoit dit. Alors , le roi cessa déjouer, s'en retourna dans son palais , entra au bain , et observa très-exactement ce qui lui avoit été prescrit. Il s'en

CONTES ARABES. l6l

trouva fort bien ; car le lendemain en se levant , il s'aperçut , avec autant d'ëtonneinent que cle joie , que sa lè- pre étoit guérie , et qu'il avoit le corps aussi net qtie s'il n'eût jamais été at- taqué de cette maladie. D'abord qu'il fut habillé , il entra dans la salle d'au- dience publique, il monta sur son trône , et se fit voir à tous ses courti- sans , que l'empressement d'appren- dre le succès du nouveau remède y avoitfait aller de bonne heure. Quand ils virent le roi parfaitement guéri , ils en firent tous paroitre une extrême joie.

» Le médecin Douban entra dans la salle , et s'alla prosterner au pied du trône , la face contre terre. Le roi l'ayant aperçu , l'appela , le fit asseoir à son côté , et le montra à rassem- blée , en lui donnant publiquement toutes les louanges qu'il méritoit. Ce prince n'en demeura pas -, comme il régaloit ce jour-là toute sa cour , il le fit manger à sa table seul avec lui

A ces mots , Scheherazade remar- quant qu'il étoit jour , cessa de pour-

iZo. LES MILLE ET UNE NUITS ,

suivre son conte. « Ma sœur , dit Di* iiarzade , je ne sais quelle sera la fin de cette histoire , mais j en trouve le commencement admirable. » « Ce qui reste à raconter , en est le meilleur , répondit la sultane; et je suis assurée que vous n'en disconviendrez pas , si le sultan veut bien me permettre de l'achever la nuit prochaine. « Schah- riar j consentit , et se leva fort satisiait de ce qu'il avoit entendu.

CONTES ARABES. iSj

X 1 1 1= NUIT.

VERS Ja fin de la nuit suivante j Scheherazade , pour contenter la cu- riosité de sa sœur Dinarzade , conti- nua , avec la permission du sultan , son seigneur, l'histoire du roi grec et du médecin Douban.

» Le roi grec, poursuivit le pê- cheur , ne se contenta pas de recevoir à sa table le médecin Douban ; vers la fin du jour, lorsqu'il voulut congé- dier l'assemblée , il le fit revêtir d'une longue robe fort riche , et semblable à celle que portoient ordinairement ses courtisans en sa présence ; outre cela, il lui fit donner deux mille se- quins. Le lendemain et les jours sui- vans , il ne cessa de le caresser. En- fin , ce prince, croyant ne pouvoir ja-

I. 12

3 04 LES MILLE ET UNE NUITS ,

mais assez reconiioîtreles obligations qu'il avoit a un médecin si habile , répandoit sur lui tous les jours de nouveaux bienfiiits.

» Or, ce roi avoit un grand -visir qui éloit avare, envieux et naturelle- ment capable de toutes sortes de cri- mes. Il n' avoit pu voir sans peine les présens qui avoient été faits au mé-* decin , dont le mérite d'ailleurs com^ mençoit à lui faire ombrage 5 il réso- lut de le perdre dans l'esprit du roi. Poury réussir , il alla trouver ce prin- ce, et lui dit en particulier, qu'il avoit un avis de la dernière importance à lui donner. Le roi lui ayant demandé ce que c'étoit : « Sire , lui dit-il^ il est bien dangereux à un monarque d'a- voir de la confiance en un homme dont il n'a point éprouvé la fidélité. En comblant de bienfaits le médecin Douban , en lui faisant toutes les ca- resses que votre majesté lui fait , vous ne savez pas que c'est un traître qui ne s'est introduit dans celte cour que pour vous assasiner. » « De qui tê^icz-vous ce que vous m'osez dire.

l

CONTES ARABES. lOJ

rt^pondille roi? Songez-vous que c'est à moi que vous parlez , et que vous ivancez une chose que je ne croirai as légèrement ? » « Sn-e, répliqua e visir , je suis parfaitement instruit (le ce que j'ai l'honneur de vous re- présenter. 'Ne vous reposez donc plus sur une confiance dangereuse. Si vo- tre majesté dort, qu'elle se réveille ; car enfin , je le répète encore , le méde- cin Douban n'est parti du fond de la Grèce , son -pays , il n'est venu s'é- tablir dans votre cour , que pour exécuter l'horrible dessein dont j'ai par- lé. » Non , non , visir , interrompit le roi , je suis sûr que cet homme que vous traitez de perfide et de traître , est le plus vertueux et le meilleur de tous les hommes j il n'y a personne au monde que j'aiine autant que lui. Vous savez par quel remède , ou plu- tôt par quel miracle il m'a guéri de ma lèpre ; s'il en veut à ma vie , pour- quoi me l'a-t-il sauvée ? Il n avoit qu'à m'abaudonner à mon maJ ; je n'en pou vois échapper ; ma vie étoit déjà à moitié consumée. Cessez donc

l35 LES MILLE ET UNE NUITS,

de vouloir m'inspirer d'injustes soup- çons ; au lieu de les écouter , je vous avertis que je fais dès ce jour à ce grand homme, pour toute sa vie, une pension de mille secjuins par mois. Quand je partagerois avec lui toutes mes richesses et mes états mê- mes , je ne le pajerois pas assez de ce qu il a fait pour moi. Je vois ce cjue c'est , sa vertu excite votre envie ; mais ne croj^ez pas que je me laisse injustement prévenir contre lui; je me souviens trop bien de ce qu'un visir dit au roi Sindbad , son maitre , pour l'empêcher de faire mourir le

prince son fils »

« Mais , sire , ajouta Schehera- zade , le jour qui paroît me défend de poursuivre.» « Je sais bon gré au roi grec , dit Dinarzade , d'avoir eu la fermeté de rejeter la fausse accusa- tion de son visir. » « Si vous louez aujourd'hui la fenneté de ce prince, interrompit Sclieherazade , vous con- damnerez demain sa foiblesse , si le sultan veut l3ien que j'achève de ra-« couler cette histoire. » Le sultan , çu-

CONTES ARABES* ïZy

rieux d'apprendre en qnoi le roi grec avoit eu de la foiblesse , différa en- core la mort de la sultane.

ï38 LES MULE ET UNE Is'UITS ,

XIV* NUIT.

a^jVl A sœur , s'écria Dinarzade sur la fin de la quatorzième nuit , repre-^ nez , je vous prie , l'histoire du pê- cheur ; vous en êtes demeurée à l'en-^ droit ou le roi grec soutient rinnocen- ce du médecin Douban , et prend si fortement son parti. » « Je m'en sou-^ viens, répondit Scheherazadej vous en allez entendre la suite. »

Sire , continua - 1 - elle , en adres- sant toujours la parole à Schahriar , ce que le roi grec vencit de dire tou- chant le roi Sindbad, piqua la curio- sité du visir , qui lui dit: «Sire, je supplie votre majesté de me pardon- ner si j'ai la hardiesse de lui demander ce que le visir du roi Sindbad dit à son maître pour le détourner de l'aire mourir le prince son fils. » Le roi grec

CONTES ARABES, l3(}

eut la complaisance de le satisfaire. Ce visir , répondit-il , après avoir re- présenté au roi Sindbad que sur l'ac- cusation d'une belle-mère , il devoit craindre de faire une action dont il pût se repentir , lui conta cette hisr- loire ;

140 LES MILLE ET UNE NUITS,

" -.

HISTOIRE

DU MARI ET DU PERROQUET,

«Un bon homme avoit une belle femme ; il l'aimoit avec tant de pas- sion 5 qu'il ne la perdoit de vue que le moins qu'il pouvoit. Un jour que des affaires pressantes l'obligeoient à s'éloigner d'elle , il alla dans un en- droit où l'on vendoit toutes sortes d'oi- seaux ; il y acheta un perrog^uet , qui non-seulement parloit fort bien , mais qui avoit même le don de rendre compte de tout ce qui avoit été fait devant lui. Il fapporta dans une cage au logis , pria sa iemme de le mettre dans sa chambre et d'en prendre soin pendant le voyage qu'il alloit faire 5 après quoi il partit.

CONTES ARABES. l4t

» A son retour , il ne manqua pas d'interroger le perroquet sur ce qui s'étoit passé durant son absence; et là-dessus, l'oiseau lui apprit des choses qui lui donnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme. Elle crut que quelqu'une de ses esclaves l'avoit trahie 5 elles jurèrent toutes qu'elles luiavoient étëfidelles^ et elles convinrent qu'il falloit que ce fut le perroquet qui eût fait ces mauvais rapports.

» Prévenue de cette opinion, la femme chercha dans son esprit un moyen de détruire les soupçons de son mari , et de se venger en même temps du perroquet. Elle le trouva : son mari étant parti pour faire un voyage d'une journée , elle comman-^ da à une esclave de tourner pendant la nuit , sous la cage de foiseau , un moulin à bras ; à une autre , de jeter de feau en forme de pluie par le haut de la cage -, et à une troisième , de prendre un miroir et de le tourner de-! vaut les yeux du perroquet, adroite et à gauche , h la clarté d'une chau-»

T4-?' l'Es MILLE ET UNE NUITS,

cieile. Les esclaves employèrent une ^r.aide partie de la nuit à faire ce que leur avoit ordonné leur maîtresse , et elles s'en acquittèrent fort adroite- ment.

» Le lendemain , le mari étant de retour, fit encore des questions au perroquet sur ce qui sétoit passé chez îi;i ; Toiseau lui répondit : « Mon bon m-ràtie, les éclairs , le tonnerie et la pluie m'ont tellement incommodé loule la nuit , que je ne puis vous dire ce que j'en ai souffert. »Le mari^ qui savoit bien qu'il n'avoit ni plu ni ton- né cette nuit-là, demeura persuadé que le perroquet ne disant pas la vé- rité en cela ne la lui avoit pas dite aussi au sujet de sa femme. Cest pourquoi , de dépit , l'aj^ant tiré de sa cage , il le jeta si rudement contre terre , qu'il le tua. Néanmoins , dans la suite , il apprit de ses voisins que le pauvre perroquet ne lui avojt pas menti en lui parlant de la conduite de sa fenuiie ; ce qui fut cause qu'il se

repentit de l'avoir !ué

j s'arrêta Sciierazade parcd

CONTÉS Ail A BE Si 14»!

qu'elle s'aperçut qu'il étoît jour. «Tout ce que vous nous racontez, ma sœur , dit Dinarzade , est si varié ^ que rien ne me paroît plus agréable. « «Je voudrois continuer de vous di- vertir , répondit Scheherazade ; mais je ne sais si le sultan , mon maître , m'en donnera le temps. « Schahriar , qui ne prenoit pas moins de plaisir que Dinarzade à entendre la sultane, se leva , et passa la journée sans or- donner au visir de la faire mourir.

I44 l'Es MILLE ET UNE Nt'iTS,

XV" NUIT.

D I N A R z A D E ne fut pas moîns exacte cette nuit que les précédentes , à réveiller Scheherazade , et à l'enga- ger à lui conter un de ces beaux con- tes qu'elle savoit. « Ma sœur , répon- dit la sultane, je vais vous donner cette satisfaction. » « Attendez , interrom- pit le sultan , achevez l'entretien du roi grec avec son visir , au sujet du médecin Douban , et puis vous con- tinuerez l'histoire du pêcheur et du génie. » « Sire, repartit Schehera- zade , vous allez être obéi. » En mê- me temps ehe poursuivit de cette manière :

» Quand le roi grec , dit le pêcheur au génie , eut achevé l'histoire du perroquet: «Et vous, visir, ajouta- t-il, par l'envie que vous avez con-

C 0 ÏS" T E s ARABES. l45

iue contre le médecin Doiiban , qui lie vous a fait aucun mal, vous vou- lez que je le fasse mourir ; mais je m'en garderai bien , de peur de m'en repentir , comme ce mari d'avoir tué son perroquet. » Le pernicieux visir étoit trop intéressé à la perte du mé- decin Douban , pour en demeurer là. c Sire , répliqua-t-il , la mort du per- roquet étoit peu importante , et je ne crois pas que son maître l'ait regretté long -temps. Mais pourquoi faut -il que la crainte d'opprimer l'innocence vous empêche de faire mourir ce mé- decin? Ne sulEt-ii pas qu'on l'accuse de vouloir attenter à votre vie , pour vous autoriser à liù faire perdre la sienne ? Quand il s'agit d'assurer les jours d'un roi, un simple soupçon doit passer pour une certitude , et il vaut mieux sacrifier l'innocent , que sauver le coupable. Mai.^ , sire , ce n'est point ici une chose incertaine : le médecin Douban v^eut vous assas- siner. Ce n'est point l'envie qui m'ar- me contre lui , c'est fintérêt seul que je prends à la conservation de votre I. i5

146 LES MILLE ET L'KE NUITS ,

majesté ; c'est mon zèle qui me porte à vous donner un avis d'une si grande importance. S'il est faux, je mérite qu'on me punisse de la même ma- ]iière qu'on punit autrefois un visir. » «Qu'avoit fait ce visir , dit le roi grec, 2")our être digne de ce châtiment':'» « Je vais , répondit le visir , rappren- dre à votre majesté ; qu'elle ait , s ii lui plait 3 la bonté de m écouter :

CONTES ARABES. 147

HISTOIRE DU VISIR PUNL

«IL étoit autrefois un roi, poursui- vil-il, qui avoit un fils qui aimoifc passionnément la chasse. Il lui per- meltoit de prendre souvent ce diver- tissement; mais il avoit donné ordre à son grand visir de l'accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de chasse , les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince qui crut que le visir le suivoit, se init après la bête. Il courut si long-temps, et son ardeur l'emporta si loin , qu'il se trouva seul. Il s'arrêta , et remar- quant qu'il avoit perdu la voie , il voulut retourner sur ses pas pour aller rejoindre le visir, qui n'avoit pas été assez diligent pour le suivra

'14^ LBS MILLE ET UNE NUITS ,

de près mais il s'égara. Pendant qu'il couroit de tous côtés sans tenir de route assurée , il rencontra au bord d'un chemin une dame assez bien faite, qui pleuroit amèrement. Il retint la bride de son cheval , de- manda à cette femme qui elle étoit , ce qu'elle faisoit seule en cet endroit , et SI elle avoit besoin de secours. « Je suis , lui répondit-elle , la fille d'un roi des Indes. En me promenant à cheval dans la campagne , je me suis endormie, et je suis tombée. Mon cheval s'est échappé , et je ne sais ce qu'il est devenu. » Le jeune prince eut pitié d'elle , et lui proposa de la prendre en croupe; ce qu'elle accepta. » Comme ils passoient près d'une masure , la dame aj'^ant témoigné qu'elle seroit bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité , le prince s'arrêta et la laissa descendre . Il descendit aussi, s'approcha de la, masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa surprise , lorsqu'il entendit la dame en dedans; prononcer ces paroles ; « Réjouissez-

CONTES A S. A B E S, 14»)

VOUS , mes enfans , je vous amène ï> un garçon bien fait et fort gras -, » et d'autres voix lui répondirent aussi^ tôt : « Maman , est -r il , que nous » le mangions tout -rheure3 car î) nous avons bon appétit?»

» Le prince n'eut pas besoin d'en entendre davantage , pour concevoir le danger il se trouvoit. Il vit bien que la dame qui se disoit fille d'un roi des Indes, étoit une ogresse , fem- me de ces démons sauvages , appelés ogres , c[ui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille ruses ppur surprendre et dévorer les passans. Il fut saisi de frayeur , et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesse parut dans le moment 3 et voyant qu'elle avoit man- qué son coup : « Ne craignez rien , cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? » « Je suis éga- ré , répondit-il , et je cherche mou chemin. » « Si vous êtes égaré , dit- plie , recommandez-vous à Dieu , il vous délivrera de fembarras vous vous trouvez. « Alors le prince leva

100 LES MILLE ET UKE NUITS,

les jeux au ciel.... « Mais, sire , dit Sclielierazade en cet endroit , je suis obligée d'interrompre mon discours ; le jour qui paroît , m'impose silence.» «Je suis fort en peine, ma sœur, dit Dinarzade , de savoir ce que de- viendra ce jeune prince j je tremble pour lui. »

« Je vous tirerai demain d'inquié- tude , répondit la sultane , si le sul- tan veut bien que je vive jusqu'à ce temps-là. » Schahriar, curieux d'ap- prendre ie dénouement de cette his- toire , prolongea encore la vie de Sclielierazade.

CONTES ARABES. l5r

X V I^ NUIT.

DiNARzADE avoit tant d'envie d'en- lendre la lin de l'histoire du jeune prince , qu'elle se réveilla cette nuit plutôt qu'à l'ordinaire. « Ma sœur , dit-elle , achevez , je vous prie , l'his- toire que vous commençâtes hier 5 je m'intéresse au sort du jeune prince , et je meurs de peur qu'il ne soit mangé par l'ogresse et ses enfans. » Schahriar ayant marqué qu'il étoit dans la même crainte : « bien , sire, dit la sultane , je vais vous tirer de peine. »

« Après que la fausse princesse des Indes eut dit au jeune prince de se recommander à Dieu , comme il crut qu'elle ne lui parloit pas sincèrement , et qu'elle comptoit sur lui comme s'il eût déjà été sa proie , il leva les mains

l52 LES MILLE ET UNE NUITS,

au ciel , et dit : « Seigneur , qui êtes tout-puissant , jetez les jeux sur moi, et me délivrez de cette ennemie.» A cette prière , la femme de l'ogre ren- tra dans la masure , et le prince s'en éloigna avec précipitation. Heureuse-r ment il retrouva son chemin , et ar- riva sain et sauf auprès du roi son père , auquel il raconta de point en point le danger qu'il venoit de cou^ rir par la faute du grand visir. Le roi 5 irrité contre ce ministre , le fit étrangler à l'heure même.

« Sire , poursuivit le visir du roi grec , pour revenir au inédecin Dou-t ban, si vous n'y prenez garde, la confiance que vous avez en lui , vous sera funeste ; je sais de bonne part que c'est un espion envoyé par vos ennemis pour attenter à la vie de vo- tre majesté. Il vous a guéri , dites-i vous ; qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut - être guéri qu'en ap]3arence et non radicalement. Que sait-on si ce remède , avec le temps , ne produira pas un effet pernicieux?»

» Le roi grec , qui avoil natureilçts

CONTES AHABES. l53

ïîient fort peu d'esprit, n'eut pas assez tle pénétration pour s'apercevoir de la méchante intention de son visir , ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce dis- cours fébranla. « Visir , dit-il , tu as raison ; il peut être venu exprès pour ni'ôter la vie ; ce qu'il peut fort bien exécuter par la seule odeur de queî-^ qu'une de ses drogues. Il faut voir ce qu'il est à propos de faire dans cette conjoncture. »

« Quand le visir vit le roi dans la disposition il le vouloit : « Sire, lui dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre re- pos et mettre votre vie en sûreté , c'est d'envoyer clierclier tout-à-l' heure le médecin Douban, et de lui faire couper la tête d'abord qu'il sera arri- vé. » «Véritablement, reprit le roi, je crois que c'est par-là que je dois pré-f venir son dessein. » En achevant ces paroles , il appela un de ses officiers , et lui ordonna d'aller chercher le mé- decin , qui, sans savoir ce quç le roi 4ui vouloit j courut au palais en dili^

I 34 LES r-IILLE ET UÎ7E NUITS ,

gence. « Sais - Lu bien , dit le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici?» u Non , sire, répondit-il , et j'attends que votre majesté daigne m'en ins- truire.» «Je t'ai fait venir , reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisaiit ôter la vie. »

» Il n'est pas possible d'exprimer quel fut fétonnement du médecin , lorsqu'il entendit prononcer l'arrêt de sa mort. « Sire, dit -il , quel sujet peut avoir votre majesté de me faire mourir :* Quel crime ai-je com- mis? » ce J'ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un es- pion , et que tu n'es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie ; mais pour te prévenir , je veux te ra- vir la tienne. Frappe , ajouta-t-il au bourreau qui étoit présent, et me délivre d'un perfide qui ne s'est in- troduit ici que pour m'assassiner. »

» A cet ordre cruel , le médecin jugea bien crue les honneurs et les bien Peu ts c[u'il avoit reçus, lui avoient suscité des ennemis , et que le foible roi s'étoit laissé surprendre à leurs

CONTES ARABES. IJJ

impostures. Il se repentoil: de l'avoir guéri de sa lèpre 5 mais c étoit un re- pentir hors de saison. « EsL-ce ainsi, lui disoit-il , que vous me récompen- sez du bien que je vous ai fait? » Le roi ne ['écouta pas , et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux prières. « Hélas ! sire, s'écria-t-il , prolongez-moi la vie , Dieu prolon- gera la vôtre; ne me faites pas mou- rir , de crainte que Dieu ne vous traite de la même manière. »

» Le pêcheur interrompit son dis- cours en cet endroit, pour adresser la parole au génie : « bien, génie , lui dit-il , tu vois que ce qui se passa alors entre le roi grec et le médecin Douban , vient tout-à-l'heure de se passer entre nous deux. »

» Le roi grec , continua-t-il , au lieu d'avoir égard à la prière que Je médecin venoit de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu , lui re- partit avec dureté : « Non , non , c'est une nécessité absolue que je te lasse périr. Aussi - bien pourrois-tu

l56 LES MILLE ET UXE NUITS,

m ôter la vie plus subtilement encore que tu ne m'as guéri. » Cependant Is médecin , fondant en pleurs , et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service qu'il avoit rendu au roi , se prépara à recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les jeux , lui lia les mains , et se mit en devoir de tirer son sabre.

55 Alors les courtisans qui étoient présens, émus de compassion, sup- plièrent le roi de lui faire grâce,, assurant qu'il n' étoit pas coupable , et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible , et leur parla de sorte qu'ils n'osèrent lui ré- pliquer.

» Le médecin étant à genoux, les jeux bandés , et prêt à recevoir le coup qui devoit terminer son sort , s'adressa encore une fois au roi : « Sire , lui dit-il , puisque votre ma- jesté ne veut point révoquer farrét de ma mort , je la supplie du moins de m'accorder la liberté d'aller jusques chez moi donner ordre à ma sépul- ture, dire le dernier adieu a jna fa-

CONTES ARABES. îS^

mille , faire des aumônes , et légiief mes livres à des personnes capables d'en faire un bon usage. J'en ai un , entr'autres , dont je veux faire pré-^ sent à votre majesté : c'est un livre fort précieux et très - digne d'être soi- gneusement gardé dans votre trésor. » «Hé pourquoi ce livre est -il aussi précieux que tu le dis , répliqua le roi ? » « Sire , repartit le médecin , c'est qu'il contient une infiuité de choses curieuses , dont la princij^ale est, que quand on m'aura coupé la tête , si votre majesté veut bien se donner la peine d'ouvrir le livre au sixième feuillet et lire la troisième ligne de la page à main gauche , ma tête répondra à toutes les questions que vous voudrez lui faire. « Le roi , curieux de voir une chose si mer- veilleuse , remit sa mort au lende- main, et f envoya chez lui sous bonne garde.

« Le médecin , pendant ce temps- , mit ordre à ses affaires 5 et comme le bruit s'étoit répandu qu'il devoir arriver un prodige inoui après son

I. 14

1 58 LES MILLE ET UNE NUITS ,

trépas , les visirs ( i ) , les émirs (2) , les officiers de la garde, enrui toute la cour se rendit le jour suiv^ant dans îa salle d'audience pour en être téirioin. « On vit bientôt paroitre le méde- cin Douban , qui s'avança jusqu'au pied du trône royal avec un gros li- vre à la main. , il se fit apporter un bassin , sur lequel il étendit la cou- verture dont le livre étoit enveloppé; et présentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenez, s'il vous plaît, ce livre ; et d'abord que ma télé sera cou-

}Dée , commandez qu'on la pose dans e bassin sur la couverture du li\Te ; dès qu'elle y sera , le sang cessera d'en couler : alors vous ouvrirez le livre, et ma téie répondra à toutes vos demandes. Mais, sire , ajouta-l-iî, permeltez-moi d'implorer encore une fuis la clémence de votre majesté ; au nom de Dieu , laissez-vous fléchir^ je vous proteste que je suis innocent. »

(i) Les membres du cocseil dont le giajaà visir est le chef.

(2} Les premiers officiers civils.

CONTES ARABES, 1 5()

ce Tes prières , répondit le roi , sont inutiles ; et quand ce ne seroit que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures.» En disant cela , il prit le livre des mains du médecin , et ordonna au bourreau de faire son devoir.

« La tête fut coupée si adroitement, qu elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée sur la couverture , que le sang s'arrêta. Alors , au grand étonnementdu roi et de tous les spec- tateurs , elle ouvrit les j^eux 5 et prer nant la parole : « Sire , dit-elle , que votre majesté ouvre le livre. » Le roi l'ouvrit - et trouvant que le premier feuillet étoit comme collé contre le second, pour le tourner avec plus de facilité , il porta le doigt à sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fît la même chose jusqu'au sixième feuil- let ; et ne voyant pas d'écriture à la page indiquée : « Médecin ^ dit -il à la tête , ii n'y a rien d'écrit. » « Tour- nez encore quelques feuillets, repar- tit la tête. Le roi continua d'en tour-* ner , en portant toujours le doigt à sa

ï6o LES MILLE ET UNE NUITS,

bouche , jusqu'à ce que le poison , dont chaque feuillet étoit imbu, ve- nant à faire son effet , ce prince se sentit tout-à-coup agité d'un trans- port extraordinaire j sa vue se trou- bla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes convul- sions

A ces mots , Scheherazade aperce- vant le jour , en avertit le sultan , et cessa de parler. « Ah , ma chère sœur , dit alors Dinarzade, que je suis fâ- chée que vous n'ajez pas le temps d'achever cette histoire ! Je serois in- consolable si vous perdiez la vie au- jourd'hui. « Ma sœur , répondit la sultane, il en sera ce qu'il plaira au sultan ; mais il faut espérer qu'il aura la bonté de suspendre ma mort jus-^ qii à aemain. » Effectivement , Schah- nar , loin d'ordonner son trépas ce jour - , attendit la nuit prochaine avec impatience , tant il avoit d'envie d'apprendre la fin de l'histoire du roi grec , et la suite de celle du pê- cheur et du génie.

COÎîTES ARABES. j6î

XVir NUIT.

Qu E L Q u E curiosité qu'eût Dinar- zarde d'entendre le reste de l'histoire du roi grec, elle ne se réveilla pas cette nuit de si bonne heure qu'à l'or- dinaire ; il étoit même presque jour , lorsqu'elle dit à la sultane : « Ma chère sœur , je vous prie de continuer la merveilleuse histoire du roi grec ; mais hâtez-vous , de grâce , car le jour paroîtra bientôt. »

Scneherazade reprit aussitôt cette histoire, à l'endroit ellel'avoit lais- sée le jour précédent. Sire, dit-elle, le pêcheur continua ainsi : « Quand le médecin Douban , ou , pour mieux dire , sa tête , vit que le poison fai- soit son effet, et que le roi n'avoit plus que quelques momens à vivre : « Tyran , s'écria-t-elle^ voilà de quelle

362 LES BULLE ET UNE NUITS,

« manière sont traités les princes quî, » abusant de leur autorité, font périr « les innocens. Dieu punit tôt ou tard 5) leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à peine achevé ces paro- les , c[ue le roi tomba mort , et qu'elle perdit elle-même aussi le peu de vie qui lui restoit.

» Sire , poursuivit Sclielierazade , telle fut la fin du roi grec et du mé- decin Douban. Il faut présentement venir à Fhistoire du pêcheur et du génie ; mais ce n'est pas la peine de commencer, car il est jour. » Le sultan, de qui toutes les heures étoient réglées , ne pouvant l'écouter plus long - temps , se leva , et comme il vouloit absolument entendre la suite de fhistoire du génie et du pêcheur , il avertit la sultane de se préparer à la lui raconter la nuit suivante.

CONTES AHABES. l63

XVII F NUIT.

DiîTAiizABE se dédommagea cette nuit de la précédente; elle se réveil la long - temps avant le jour , et pria Sclieherazade de raconter la suite de l'histoire du pêcheur et du génie , que le sultan souhaitoit, autant que J3i- narzade, d'entendre. « Je vais, ré- pondit la sultane , contenter sa curio- sité et la vôtre. » Alors , s'adressant à Schahriar : Sire , poursuivit-elle , si- tôt que le pêcheur eut fini l'histoire du roi grec et du médecin Douban , il en fît l'application au génie qu'il îenoit toujours enfermé dans le vase.

« Si le roi grec, lui dit-il , eut voulu laisser vivre le médecin , Dieu l'au- roit aussi laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières , et Dieu l'en punit. Il en ezi de niênif de

1^4 I-^S MILLE ET UNE NUITS ,

toi , ô géaie : si j'avois pu te fléchir et obtenir de toi la grâce cjue je te demandois , j'aurois présentement pi- tié de l'état tu es ; mais puisque malgré l'extrême obligation que tu m'avois de t' avoir mis en liberté , tu as persisté dans la volonté de me tuer, je dois , à mon tour , être impitoya- ble. Je vais , en te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer , t'ôter l'usage de la vie jusqu'à la fin des temps : c'est la vengeance que je pré- tends tirer de toi. m

« Pêcheur , mon ami , répondit le génie , je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu'il n'est pas honnête de se venger , et qu'au contraire il est loua- ble de rendre le bien pour le mal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. » « Et que fit Imma à Ateca , répliqua le pêcheur? » « Oh si tu souhaites de le savoir , repartit ïe génie , ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison si étroite? Je t'en ferai tant cjue tu voudi'as quand

r O ^' T E s ARABES. 165

tu m auras tiré d'ici. « « ]Non, dit le pécheur , je ne te délivrerai pas ; c'est trop raisonner , je vais te précipiter au fond de la mer. » « Encore mi mot , pêcheur, s'écria le génie; je te promets de ne te faire aucun mal ; tien éloigné de cela , je t'enseignerai un moyen de devenir puissamment riche. »

L'espérance de se tirer de la pau- vreté , désarma le pêcheur, «Je pour- rois t écouter , dit-il , s'il y avoit quel- cpae fond à faire sur ta parole : jure- moi par le grand nom de Dieu , q^ue tu feras de bonne foi ce que tu dis , et je vais t'ouvrir le vase; je ne crois pas que tu sois assez hardi pour vio- ler un pareil serment. » Le génie le fit , et le pêcheur ôta aussitôt le cou- vercle du vase. Il en sortit à f instant de la fumée , et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu'au- paravant , la première chose qu'il fit, fut de jeter, d'un coup de pied , le vase dans la mer. Cette action effraya le pêcheur : « Génie, dit -il , qu'est- ce que cela signifie ? Ne vouiez-vou,a

î66 LES MILLE ET UNE KUITS ,

pas garder le serment que vous venez de faire '^ Et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disoit au roi grec : « Laissez -moi vivre, et Dieu prolongera vos jours? »

La crainte du pêcheur fit rire le génie , qui lui répondit : « Non , pê- cheur , rassure-toi 5 je n'ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serois alarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots , il se mit à marcher devant le pêcheur, qui; chargé de ses filets, Je suivit avec quelque sorte de défian- ce. Ils passèrent devant la ville, et montèrent au haut d'une montagne , d'où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang si- tué entre quatre collines.

Lorsqu'ils furent arrivés au bord de l'étang, le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets , et prends du pois- son. » Le pêcheur ne douta point qu'il n'en prit ; car il en vit une grande quantité dans l'étang : mais ce crui le surprit extrêmement , c'est qu'il re-

CONTES ARABES. t-)J

marqua qu'il j en avoit de quatre couleurs différentes , c'est-à-dire, de blancs, de rouges, de bleus, et de jau- nes. Il jeta ses filets, et en amena quatre , dont chacun étoit d'une de ces couleurs. Comme il n'en avoit jamais vu de pareils , il ne pouvoit se lasser de les admirer ; et jugeant qu'il en pourroit tirer une somme assez considérable, il en avoit beaucoup de joie. «Emporte ces poissons , lui dit le génie , et va les présenter à ton sul- tan; il t'en donnera plus d'argent que tu n'en as manié en toute ta vie. Ta pourras venir tous les jours pécher eu cet étang ; mais je t'avertis de ne je- ter tes filets qu'une fois chaque jour; autrement il t'en arrivera du mal , prends-j garde ; c'est l'avis que je te donne 5 si tu le suis exactement , tu t'en trouveras bien. » En disant cela, i! frappa du pied la terre, qui s'ouvrit, et se referma après f avoir englouti.

Le pécheur , résolu à suivre de point en point Jes conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de

l68 LES MILLE ET UKE NUITS,

ia ville , fort content de sa pêche et faisant mille réflexions sur son aven- ture. Il alla droit au palais du sul- tan pour lui présenter ses poissons...

«Mais, sire, dit Scheherazade, j'a- perçois le jour ; il faut que je m'arrête en cet endroit. » «Ma sœur, dit alors Dinarzade , c[ue les derniers événe- mens que vous venez de raconter, sont surprenans ! J'ai de la peine à croire que vous puissiez désormai.^ nous en apprendre d'autres qui le soient davantage. » «Ma chère sœur, répondit la sultane , si le sultan mon maître me laisse vivre jusqu'à de- main , je suis persuadée que vous trouverez la suite de fhistoire du pê- cheur encore plus naerveilleuse que le commencement , et incomparable- ment plus agréable. » Schahriar , cu- rieux de voir si le reste de fhistoire du pêcheur étoit tel que la sultane le promettoit , différa encore f exécu- tion de la loi cruelle qu'il s'étoit faite.

CONTES ARABES. l6g

XIX' NUI T.

V ERS la fin de la dix-neuvième nuit, Dinarzade appela la sultane, et lui dit : «c Ma sœur, je suis dans une extrême impatience d'entendre la suite de l'his- toire du pêcheur; racontez-nous-la, en attendant que le jour paroisse. » Sche- herazade , avec la permission du sul- tan , la reprit aussitôt de cette sorte :

Sire , je laisse à penser à votre ma- jesté , quelle fut la surprise du sul- tan lorsqu'il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l'un après l'autre pour les considérer avec attention ; et après les avoir ad- mirés assez long-temps : « Prenez ces poissons , dit-il à son premier visir , et les portez à l'habile cuisinière que l'empereur des Grecs m'a envoyée ; je m'imagine qu'ils ne seront pas I. i5

170 LES miliî: ht une xuîts,

moins bons qu'ils sont beaux. « Le visir les porta lui-même à la cuisi- nière , et les lui remettant entre les mains : «Voilà , lui dit-il , quatre pois^ sons qu'on vient d'apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s être acquitté de cette com- mission, il retourna vers le sultan son maître , qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d'or de sa m.onnoie ; ce qu'il exécuta très-fidèle- ment. Le pêcheur , qui n'avoit ja- mais possédé une si grande somme à la fois , concevoit à peine son bon- heur , et Je regardoit comme un son- ge. Mais il connut dans la suite qu'il étoit réel par le bon usage qu'il eu fit, en l'employant aux besoins de sa fa- mille.

Mais , sire , poursuivit Schehe- razade , après vous avoir parlé du pécheur , il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan , que nous allons trouver dans un grand embar- ras. D'abord qu'elle eut nettové les poissons que le visir lui avoit don- nés, elle les mit sur le feu dans une

COiNTES ARABES. lyi

casserole avec de l'huile pour les fri- re ; lorsqu'elle les crut assez cuiîs d'un côté, elle les tourna de l'autre. Mais , ô prodige inoui , à peine fu- rent-ils tournés, que le mur de la cuisine s'entrouvrit ! Il en sortit une jeune dame d'une beauté admirable , et d'une taille avantageuse; elle étoit habillée d'une étoffe de satin à fleurs , façon d'Egypte , avec des pendans d'oreille , un collier de grosses perles , des brasselets d'or garnis de rubis ; et elle tenoit une baguette de mjrte à la main. Elle s'approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisiniè- re , qui demeura immobile à cette Vue ', et frappant un des poissons du bout de sa baguette : « Poisson , pois- son , lui dit-elle , es-tu dans ton de- voir i* « Le poisson n'ayant rien répon- du , elle répéta les mêmes paroles et alors les quatre poissons levèrentla tête tous ensemble , et lui dirent très-dis- tinctement : «Oui, oui, si vous comp- » tez , nous comptons ; si vous payez » vos dettes , nous payons les nôtres; î) si vous fuyez , nous vainquons et

172 LES MILLE ET UJ<E KUITS ,

« nous sommes contens. » Dès qu'ils eurent achevé ces mois , la jeune da- me renversa la casserole, et rentra dans l'ouverture du mur , qui se refer- ma aussitôt et se remit dans le même état ou il éloit auparavant.

La cuisinière, que toutes ces mer- veilles avoieat épouvantée , étant re- venue de sa frayeur , alla relever les Eoissons qui étoient tombés sur la raise 5 mais elle les trouva plus noirs que du charbon , et hors d'état d'être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur , et se mettant à pleurer de toute sa force : « Hélas , disoit-eUe , que vais-je devenir 1 Quand je conte- rai au sultan ce que j'ai vu, je suis assurée qu'il ne me croira point ; dans quelle colore ne sera-t-il pas contre moi ? »

« Pendant qu'elle s'aflligeoit ainsi , le grand visir entra , et lui demanda si les poissons étoient prêts. Elle lui raconta tout ce qui étoit arrivé 5 et ce récit , comme on le peut penser , l'éi- tonna fort ; mais sans en parler ai; gultan, il inventa une excuse cjui le

CONTES ARABES. î yS

contenta. Cependant il envoya clier- cher le pécheur à l'heure même ; et quand il fut arrivé : « Pécheur, lui dit- il, apporte-moi quatre autres pois- sons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés ; car il est survenu certain malheur qui a em- pêché qu'on ne les ait servis au sul- tan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avoit recommandé ; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu'on lui demandoit , il s'excusa sur la longueur du chemin, et promit de les apporter le lende- main matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit , et se rendit à l'étang. Il y jeta ses filets , et les ayant reti- rés , il y trouva quatre poissons qui éloient comme les autres , chacun d'une couleur différente. Il s'en re- tourna aussitôt , et les porta au grand visir dans le temps qu'il les lui avoit promis. Ce ministre les prit et les porta lui-même encore dans la cui- sine , il s'enferma seul avec la cui- sinière j qui commença à les habil-

174 l'Es MILLr, ET UNE ÎTUÎTS,

1er devant lui, et cjui Jes mit sur le feu, comme elle avoit fait les quatre au- tres le jour précédent. Lorsqu'ils fu- rent cuits d'un côté, et qu'elle les eut tournés de l'autre , le mur de la cui- sine s'entrouvrit encore , et la même dame parut avec sa baguette à Id, main 3 elle s'approcha de la casserole, frappa un des poissons , lui adressa les mêmes paroles , et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.

« Mais, sire, ajouta Scheherazade, en se reprenant , voilà le jour qui pa- roit , et qui m'empêche de continuer cette histoire. Les choses que je viens de vous dire, sont, à la vérité, très-sin-^ guiières ;- mais si je suis en vie de- main , je vous en dirai d'autres qui sont encore plus dignes de votre atten-? tion. » Schahriar , jugeant bien que la suite devoitêlre fort curieuse, résolut de l'entendre la nuit suivante*

CONTES ARABES.

X X^ NUI T.

« ]\'I A chère sœur, s'écria Dinarzade, suivant sa coutume, si vous ne dor- mez pas , je vous prie de poursuivre et d'achever le beau conte du pê-^ cheur. » lia suhane prit aussitôt 1^ parole , et parla en ces termes :

Sire, après que les quatre poissons eurent répondu à la jeune dame , elle renversa encore la casserole d'un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d'où elle étoit sortie. Le grand visir ayant été té- moin de ce qui s'étoit passé : « Cela est trop surprenant , dit-il , et trop extraordinaire , pour en faire un mys- tère au sultan; je vais de ce pas l'in- former de ce prodige. » En effet , il i'alia trouver , et lui en fit un rap-. port fidèle.

Le sultan fort surpris , marqua

lyS LES MILLE ET UNE NUITS,

beaucoiipd'empressementde voir celte merveille. Pour cet efiët , il envoya chercher le pêcheur. « Mon ami , fui dit-il , ne pourrois-tu pas m'apporter encore cjuatre poissons de diverses couleurs ? » Le pêcheur répondit au sultan , que si sa majesté vouloit lui accorder trois jours pour faire ce qu'elle desiroit , il se promettoit de la contenter. Les ayant obtenus , il alla à l'étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres ; car du premier coup de filet , il prit quatre poissons de couleur différente. Il ne m^anqua pas de les porter à l'heure même au sultan, crui en eut d'autant plus de joie , qu'il ne s'attendoit pas à les avoir sitôt , et cjui lui fit donner encore qua- tre cents pièces de sa monnoie .

D'abord c(ue le sultan eut les pois- sons , il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui étoit nécessaire pour les faire cuire. Là, s'étant enfermé avec son grand visir , ce ministre les liabilla , les mit ensuite sur le feu daiis une casserole , et quand ils fu-

CONTES A"RABES. I77

rent cuits d'un côté , il les retourna de l'autre. Alors le mur du cabinet s'en- tr ouvrit ; mais au lieu de la jeune da- ine , ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avoit un habillement d'esclave ; il étoit d'une grosseur et d'une gran- deur gigantesque , et tenoit un gros bâton vert à la main. Il s'avança jus- qu'à la casserole , et touchant de son bâton un des poissons , il lui dit d'une voix terrible : « Poisson , poisson , es-tu dans ton devoir » ? A ces mots , les poissons levèrent la tête , et ré- pondirent «Oui, oui, nous j som- » mes 5 si vous comptez, nous comp-»- » tons 'y si vous pajez vos dettes , >i nous payons les nôtres ; si vous « fuyez , nous vainquons et nous » sommes contens. »

Les poissons eurent à peine achevé ces paroles , que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet et ré- duisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièi'ement, et rentra dans fouverture du mur, qui se referma et qui parut dans le même ^lat qu'auparavant. « Après ce que

ïyÔ LES 3ÎILLE ET UNE :NUITS ,

je viens de voir, dit le sultan à sou grand visir , il ne me sera pas possi- ble d'avoir l'esprit en repos. Ces pois- sons , sans doute , signifient quelque chose d'extraordinaire dont je veux être éclairci. » Il envoya chercher le

Î)écheur; on le lui amena. «Pécheur, ui dil-il , les poissons que tu nous as apportés, me causent bien de l'in- quiétude. En quel endroit les as-tu péchés ? » « Sire , répondit-il , je les ai péchés dans un étang qui est situé entre quatre collines , au-delà de ht montagne que l'on voit d'ici. » « Con- noissez-vous cet étang , dit le sultan au visir ? » « Non, sire , répondit le visir, je n'en ai jamais ouï parler 3 il y a pourtant soixante ans que je chas- se aux environs et au-delà de cette montagne. » Le sultan demanda au pécheur à quelle distance de son pa- lais étoit l'étang 3 le pêcheur assura qu'il n'y avoit pas plus de trois heures de chemin. Sur celte assurance, et comme il restoit encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de mon--

CONTES ARABES. ï*jg

ier R cheval, et le péclieur leur servit de <z;uide.

Ils montèrent tous la montagne ; et à la descente , ils virent, avec beau- coup de surprise, une vaste plaine que personne n'a\'X)it remarquée jus- qu'alors. Enfin ils arrivèrent à l'é- tang , qu'ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pécheur l'avoit rapporté. L'eau en étoit si transparente, qu'ils remar- quèrent que tous les poissons étoient semblables à ceux que le pêcheur avoit apportés au palais.

Le sultan s'arrêta sur le bord de l'é- tang ; et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses émirs et à tous les courtisans, s'il étoit possible qu'ils n'eussent pas encore vu cet étang ,

2ui étoit si peu éloigné de la ville. Is lui répondirent qu'ils n'en avoient jamais entendu parler. « Puisque vous convenez tous , leur dit-il , que vous n'en avez jamais ouï parler j- et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté , je suis ré--

î 80 LÈS MILLE ET UNE NUITS ,

solii à ne pas rentrer dans mon pa- lais , que je n'aie su pour quelle rai- son cet étang se trouve ici , et pour- quoi il n'y a dedans que des poissons de quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles , il ordonna de camper , et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les bords de l'étang.

A l'entrée de la nuit, le sultan , re- tiré sous son pavillon , parla en par- ticulier à son grand visir , et lui dit : « Visir, j'ai l'esprit dans une étrange inquiétude ; cet étanç transporté dans ces lieux , ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet , ces poissons que nous avons entendus parler , tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l'impatience de la satis- faire. Pour cet effet, je médite un des- sein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m' éloigner de ce camp 3 je vous ordonne de tenir mon absence secrète; demeurez sous mon pavil- lon; et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présente- ront à l'entrée, renvojez-les , en leur

CONTES ARABES. 101

disant que j'ai une légère indisposi- tion , et que je veux être seul. Les jours suivans vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu'à ce que je sois de retour. »

Le grand visir dit plusieurs choses au sultan , pour tâcher de le détour- ner de son dessein ; il Jui représenta le danger auquel il s'ex^osoit, et la peine qu'il alloit prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne renonça point à sa résolution, et se prépara à l'exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied il se munit d'un sabre j et dès qu'il vit que tout étoit tranquille dans son camp , il partit sans être accompagné de personne.

Il tourna ses pas vers une des col- lines , qu'il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente en- core plus aisée ; et lorsqu'il fut dans la plaine, il marcha jusqu'au lever du soleil. Alors apercevant de loin de- vant lui un grand édifice , il s'en ré- jouit, dans l'espérance d'y pouvoir ap-

I. i6

îB3 LES MILLE ET UNE NUITS,

prendre ce qu'il vouloit savoir. Quand il en fut près , il remarqua que c'étoit un paiais magnifique ou plutôt un château très-fort , d'un beau marbre noir poli , et couvert d'un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n'avoir pas été long-temps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa ciuiosité , il s'arrêta de- vant la façade du château et la con- sidéra avec beaucoup d'attention.

Il s'avança ensuite jusqu'à la porte , qui étoit à deux battans, dont fun étoit ouvert. Quoiqu'il lui fût libre d'entrer , il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez lé- gèrement et attendit quelque temps ; ne voyant venir personne , il s'ima- gina qu'on ne favoit pas entendu; c'est pourquoi il frappa unsecond coup plus fort 5 mais ne voyant ni n'enten- dant personne, il redoubla 5 personne ne parut encore. Cela le surprit extrê- mement; car il ne pouvoit penser qu'un château si bien entretenu fût abandonné." S'il n'y a personne, di- soit-il eu lui même, je n'ai rien à

CONTES ARABES. 1 83

craindre ; et s'il y a quelqu'un, j'ai de quoi me défendre. »

Enfin le sultan entra ; et s'avançant sous le vestibule : « 'N'y a-t-il per- sonne ici, s'écria-t-il, pour recevoir un étranger qui auroit besoin de se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois , mais quoiqu'il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse , et regardant de tous côtés pour voir s'il ne découvri- roit point quelqu'un , il n'aperçut pas le moindre être vivant

« Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, le jour qui paroît, vient m'imposer silence. » « Ah ma sœur , dit Dinarzade , vous nous laissez au plus bel endroit!» «Il est vrai , répon- dit la sultane 3 mais , ma sœur, vous en voyez la nécessité. Il ne tiendra qu'au sultan mon seigneur, que vous entendiez le reste demain. » Ce ne fut pas tant pour faire plaisir à Di- narzade c[ue Schahriar laissa vi- vre encore la sultane, que pour con-

î84 LES MILLE ET UNE NUITS,

tenter la curiosité qu'il avoit d'ap- piendre ce qui se passeroit dans le château.

CONTES ARABES. loi)

XX r NUIT,

13 1 N A R z A D E ne fut pas pares- seuse à réveiller la sultane sur la fin de cette nuit. « Ma chère sœur, lui dit-elle , je vous prie de nous racon-r ter ce qui se passa dans ce beau châ- teau où vous nous laissâtes hier. » Scheherazade reprit aussitôt le conte du jour précédent ; et s' adressant tou- jours à Schahriar : Sire , dit-elle , le sultan ne voyant donc personne dans la cour il étoit , entra dans de grandes salles , dont les tapis de pied ëtoient de soie , les estrades et les so- fas couverts d'étofïe de la Mecque , elles portières , des plus riches étoffes des Indes, relevées d'or et d'argent. Il passa ensuite dans un salon mer- veilleux , au milieu duquel il y avoit un grand bassin avec ui^ lion d'or

1 36 LES MILLE ET UNE NUITS ,

massif à chaque coin. Les quatre lions jetoient de l'eau par la gueule , et cette eau, en tombant, formoitdes ^iamans et des perles 5 ce qui n'ac- compagnoit pas mal un jet d'eau, qui, s'élancant du milieu du bassin , alloit presque frapper le fond d'un dôme . peint à l'arabesque.

Le château , de trois côtés , ëtoit en- vironné d'un jardin , que les parter- res , les pièces d'eau , les bosquets et mille autres agrémens concouroient à embellir ; et ce qui achevoit de ren- dre ce lieu admirable , c'étoit une in- finité d'oiseaux , qui y remplissoient l'air de leui's chants harmonieux, et qui y faisoient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais , les empê- choient d'en sortir.

Le sultan se promena long-temps d'appartemens en appartemens , tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu'il fut las de marcher , il s'as- sit dans un cabinet ouvert , qui avoit vue sur le jardin ; et là, rempli de tout ce qu'il avoit déjà vu et de tout

CONTES A E. A B ïï 3. I 07

ce qu'il vojoit encore, il faisoit des réflexions sur tous ces difFérens ob- jets , quand tout-à-coup une voix plaintive , accompagnée de cris la-, nientables , vint frapper son oreille. Il écouta avec attention , et il enten- dit distinctement ces trisles paroles : « O fortune , qui n'as pu me laisser » jouir long-temps d'un heureux sort^ » et qui m'as rendu le plus infortuné » de tous les hommes, cesse de me per- « sécuter , et viens , par une prompte » mort, mettre fin à mes douleurs. « Hélas! est -il possible que je sois 3) encore en vie après tous les tour- » mens que j'ai soufferts? »

Le sultan touché de ces pitoyables plaintes , se leva pour aller du côté d'où elles étoient parties. Lorsqu'il fut à la porte d'une grande salle , il ouvrit la portière , et vit un jeune homme bien fait , et très-richement vêtu, qui étoit assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse étoit peinte sur son visase. Le sultan s'ap- procha de lui 5 et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui fai-

l88 LES MILLE ET UNE NUITS,

sint une inclination de lête fort basse 5 e' comme il ne se levoit pas : « Sei- gaeur, dit-il au sultan , je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles 3 mais une raison si forte s'y oppose , que vous ne de- vez pas m'en savoir mauvais gré. » « Seigneur , lui répondit le sultan , je vous suis fort obligé de la bonne opi- nion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, quelle que puisse être votre ex- cuse , je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines , je viens vous offrir mon se- cours, plût à Dieu qu'il dépendît de moi d'apporter du soulagement à vos maux , je m'y emploierois de tout jmon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l'histoire de vos malheurs ; mais de grâce appre- nez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d'ici , et f on voit des poissons de quatre couleurs différentes 5 ce que c'est que ce châ- teau 3 pourquoi vous vous j trouvez ,

CONTES ARABES. 189

et d'où vient que vous j êtes seul'i:' » Au lieu de répondre à ces questions , le jeune homme se mit à pleurer amèrement. « Que la fortune est in- >i constante, s'écria-t-il ! Elle se plaît à » abaisser les hommes qu'elle a é]e- 3) vés. sontceux qui jouissent tran- » quillement d'un bonheur qu'ils tien- » nent d'elle, et dont les jours sont 3) toujours purs et sereins ? «

Le sultan , ému de compassion de le voir en cet état, le pria très-ins- tamment de lui dire le sujet d'une si grande douleur. « Hélas 1 seigneur , lui répondit le jeune homme , com- ment pourrois-je ne pas être affligé; et le mojen que mes ^^eux ne soient pas des sources intarissables de lar- mies i' « A ces mots ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu'il n'étoit homme que depuis la tête jusqu'à la ceinture , et que l'autre moitié de son corps étoit de marbre noir. ....

En cet endroit , Scheherazade in- terrompit son discours , pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paroissoit. Schaliriar fut telle-

igo LES BULLE ET UNE NUITS,

ment charmé de ce ^u'il venoit d'en- tendre , et il se sentit si fort attendri en faveur de Sclieherazade , qu'il ré^ solut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son or- dinaire , sans lui parler de sa résolu- tion.

CONTES ARABES. KJl

XX ir NUIT.

J)iNARZADE avoit tant d'impa- tience d'entendre la suite du conte de la nuit précédente , qu'elle appela sa sœur de fort bonne heure , en la sup- pliant de continuer le merveilleux conte qu'elle n'avoit pu achever la veille. « J'y consens , répondit la sul- tane, écoutez-moi :

Vous jugez bien, poursuivit -'elle , c[ue le sultan fut étrangement étonné , quand il vit l'état déplorable étoit le jeune homme. « Ce que vous mon- trez là , lui dit-il, en me donnant de l'horreur , irrite ma curiosité 5 je brille d'apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange; et je suis persuadé que l'étang et les poissons y ont quelque part: ainsi, je vous conjure de me la raconter; vous v trouverez quelque sorte de consola-

tion, puisqu'il est certain que les mal- heureux trouvent une espèce de sou- lagement à conter leurs malheurs. » « Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles , votre esprit et vos yeux mêmes à des choses qui surpassent tout ce que l'imagination peut concevoir de plus extraordi- naire. »

CONTES ARABES. 1 9^

HISTOIRE

D V

Jeune s.oi des ïsles noibIes.

<c V ous saurez, seigneur, coniinua- t-il , que mon père , qui s'appeloit Mahmoud , étoit roi de cet état. C'est le royaume des Isles Noires , qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces monta- gnes étoient ci-devant des isles ', et la capitale le roi mon père faisoit son séjour, étoit dans l'endroit est pré- sentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instrui- ra de tous ces changemens.

3) Le roi mon père mourut à l'âge de soixante et dix ans. Je n'eus pas plutôt pris sa place j que je me mariai;

î. 17

J 94 .LES MILIE ET UNE NUITS ,

et la personne que je choisis pour par- tager la dignité royale avec moi , étoit ma cousine. J'eus tout lieu d'être con- tent des marques d'amour qu'elle me donna ; et de mon côté , je conçus pour elle tant de tendresse , que rien îî'étoit comparable à notre union , qui dura cinq années. Au bout de ce temps -là, je m'aperçus que la reine ma cousine n'avoit plus de goût pour moi.

» Un jour qu'elle étoit au bain l'a- près-dîné , je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes qui se trouvèrent alors dans ma chambre , vinrent s'as- seoir 5 l'une à ma tête , et fautre à mes pieds , avec un éventail à la main , tant pour modérer la chaleur , que pour me garantir des mouches qui auroient pu troubler mon sommeil. Elles me crojoient endormi, et elles. s'entretenoient tout bas ; mais j'avoîs serJement les jeux fermés , et je ne perdis pas une parole de leur conver- sation.

» Une de ces fem^mes dit h l'autre :

CONTES ARABES. iq5

'<t N'est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre? » «Assurément, répondit la seconde. Pour moi , je n'y comprends rien ^ et je ne sais pour- quoi elie sort toutes les nuits , et le laisse seul. Est-ce qu'il ne s'en aper- çoit pas ? » « comment voudrois-tu qu'il s'en aperçût, reprit la première? Elle mêle tous les soirs dans sa bois- son un certain suc d'herbe qui le fait dormir toute la nuit d'un sommeil si profond , qu'elle a le temps d'aller il lui plaît; et à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille , en lui passant sous le nez une certaine odeur. »

» Jugez , seigneur , de ma surprise à ce discours , et des sentimens qu'il m'inspira. Néanmoins, quelque émo- tion qu'il me pût causer , j'eus assez d'empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m' éveiller , et de n'a- voir rien entendu.

» La reine revint du bain ; nous sou- pâmes ensemble, et avant que de nous coucher , elle me présenta elle-méine

ÏCjG LES BULLE ET UNE NUITS ,

la tasse pleine d'eau , que j'avois cou- tume de boire ; mais au lieu de la porter à ma bouche , je m'approchai d'une fenêtre qui étoit ouverte , et je jetai l'eau si adroitement , qu'elle ne s'en aperçut pas. Je lui remis en- suite la tasse entre les mains , afin qu'elle ne doutât point que je n'eusse bu.

« Nous nous couchâmes ensuite ; et bientôt après , croyant que j'étois endormi , quoique je ne le fusse pas , elle se leva avec si peu de précau- tion, qu'elle dit assez haut : «Dors , « et puisses-tu ne te réveiller jainais ! » Elle s'habilla promptement, et sortit de la chambre »

En achevant ces mots , Schehera- zade s'étant aperçu qu'il étoit jour, cessa de parler. Dinarzade avoit écouté sa sœur avec beaucoup de plaisir. Schahriar trouvoit fhistoire du roi des Isles Noires si digne de sa curio- sité , qu'il se leva , fort impatient d'en apprendre la suite la nuit suivante.

C O I-î T s s ARABES. I p7

X X 1 1 1^ NUIT,

Une heure avant le jour , Dinarzade s'étant réveillée , ne manqua pas de prier la sultane , sa chère sœur , de continuer l'histoire du jeune roi des quatre Isles Noires. Scheherazade , rappelant aussitôt dans sa mémoire l'endroit elle en étoit demeurée , la reprit en ces termes :

« D'abord que la reine ma femme fut sortie , poursuivit le roi des Isles Noires , je me levai et m'habillai à la hâte ; je pris mon sabre, et la suivis de si près , que je l'entendis bientôt marcher devant moi. Alors réglant mes pas sur les siens, je marchai dou- cement , de peur d'en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s'ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu'elle prononça ,• et la dernière qui s'ouvrit , fut celle du

I()8 LES MILLE ET UNE NUIIS,

jardin elle entra. Je m'arrêtai à celte porte , afin qn'elle ne pût m'aper- cevoir pendant qu'elle traversoit un parterre ; et la conduisant des jeux autant que l'obscurité me le permet- toit , je remarquai qu'elle entra dans ini petit bois dont les allées étoient bordées de palissades fort épaisses. Je m'y rendis par un autre chemin ; et me glissant derrière la palissade d'une allée assez longue, je la vis qui se promenoit avec ini homme.

» Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leurs discours ; et voici ce que j'entendis : « Je ne mé- » rite pas , disoit la reine à son amant, « le reproche c[ue vous me faites de i> n'être pas assez diligente : vous sa- « vez bien la raison qui m'en empê- » che. Mais si toutes les marques » d'amour que je vous ai données jus- « qu'à présent , ne suffisent pas pour » vous persuader de ma sincérité , jev » suis prête à vous en donner de plus « éclatantes : vous n'avez qu'à corn- » mander ^ vous savez quel est mon « pouvoir. Je vais , si vous le soiihai-

CONTES ARABES. I qa

5> tez , avant que le soleil se lève , » changer cette grande ville et ce beau « palais en des ruines affreuses, qui » ne seront habitées que par des » loups, des hiboux et des corbeaux. » Voulez-vous que je transporte tou- » tes les pierres de ces xnurailles si » solidement bâties , au-delà du mont » Caucase, et hors des bornes du « monde habitable ? "Vous n'avez qu'à » dire un mot , et tous ces lieux vont » changer de lace. »

» Comme la reine achevoit ces pa- roles , son amant et eJle se trouvant au bout de l'allée , tournèrent pour entrer dans une autre , et passèrent devant moi. J'avois déjà tiré mon sabre ; et comme l'amant étoit de mon côté , je le frappai sur le cou , et le renversai par terre. Je crus l'avoir tué ; et dans cette opinion , je me relirai brusquement sans me faire connoître à la reine , que je voulus épargner , à cause qu'elle étoit m.a parente.

» Cependant le coup que j'avois porté à son anaant étoit mortel 3 mais

elJe lui conserva la vie par la force de ses enchantemens , de manière toutefois qu'on peut dire de lui, qu il n'est ni mort ni vivant. Comme je traversois le jardin pour regagner le palais , j'entendis la reine qui pous- soit de grands cris ; et jugeant par-là de sa douleur , je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie.

« Lorsque je fus rentré dans mon appartement , je me recouchai; et satisfait d'avoir puni le téméraire qui m'avoit offensé , je m'endormis. En me réveillant le lendemain , je trouvai la reine couchée auprès de moi.....

Scheherazade fut obligée de s'arrê- ter en cet endroit, parce qu'elle vit paroîtrele jour. «Bon Dieu , ma sœur, dit alors Dinarzade , je suis bien fâ- chée que vous n'en puissiez pas dire davantage. » « Ma sœur , répondit la sultane , vous deviez me réveiller de meilleure heure ; c'est votre faute. » « Je la réparerai , s'il plait à Dieu , la nuit prochaine , répliqua Dinarzade; car je ne doute pas que le sultin n'ait

CONTES ARABES. 201

autant d'envie que moi de savoir la fin de cette histoire 5 et j'espère qu'il aura la bonté de vous laisser vivre encore jusqu'à demain, »

202 LES MILLE ET UNE NUITS,

X X I V NUIT.

Effectivement, Dinarzade, comme elle se toit promis, appela de très- bonne heure ia sultane , par l'extrême envie de lui entendre achever l'a^^réa- ble histoire du roi des Isies Noires , et de savoir comment il fut changé en marbre. « Vous l'allez apprendre , répondit Scheherazade , avec ia per- mission du sultan. «

» Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi , continua le roi des quatre Isles Noires ; je ne vous dirai point si elle dormoit ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet , j'ache- vai de m'habiller. J'allai ensuite te- nir mon conseil 5 et à mon retour, la reine , habillée de deuil , les cheveux épars , et en partie arrachés , vint se présenter devant moi. « Sire , me

CONTES ARABES. 20O

dit-elle , je viens supplier vôtre ma- jesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l'état je suis. Trois nou- velles affligeantes que je viens de re- cevoir en même temps , sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les foibles marques. » « quelles sont ces nouvelles , ma- dame, lui dis-je? » « La mort de la reine ma chère mère , me répondit- elle , celle du roi mon père , tué dans une bataille , et celle d'un de mes frè- res, qui est tombé dans un préci- pice. »

» Je ne fus pas fâché qu'elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction , et je jugeai cju'elle ne me soupçonnoit pas d'avoir tué son amant. « Madame , lui dis- je , loin de blâmer votre douleur , je vous assure que j'y prends toute la part que je dois. Je serois extrême- ment surpris que vous fussiez insen- sible à la perte que vous avez faite. Pleurez : vos larmes sont d'infaillibles marques de votre excellent naturel. J'espère néanmoins que le temps et

204 ^ï^S MILLE ET UNE NUITS ,

la raison pourront apporter de la mo* dération à vos déplaisirs. »

» Elle se retira dans son apparte- ment, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s'affliger. Au bout de ce temps-là , elle me de- manda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l'enceinte du palais , elle vouloit , disoit - elle , demeurer jusqu'à la fin de ses jours* Je le lui permis , et elle fit bâtir un palais superbe , avec un dôme qu'on peut voir d'ici -, elle l'appela le Palais des larmes.

» Quand il fut achevé , elle y ^t porter son amant, qu'elle avoit fait transporter elle avoit jugé à pro- pos , la même nuit que je l'avois blessé. Elle favoit empêché de mou- rir jusqu'alors par des breuvages qu'elle lui avoit fait prendre j et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours dès qu'il fut au Palais des larmes.

« Cependant, avec tous ses enchan- temens , elle ne pouvoit guérir ce

CONTES ARAEES. 2o5

nialheiiveux. Il étoit non-seulement hors d'état de marcher et de se sou- tenir , mais il avoit encore perdu l'usage de la parole, et il ne donnoit aucun signe de vie que par ses re- gards. Quoique la reine n'eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvoit lui inspirer de plus tendre et de plus passionné , elle ne laissoit pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J'étois bien informé de tout cela ; mais je feignois de l'ignorer.

» Un jour j'allai par curiosité au Palais des larmes ^ pour savoir quelle y étoit foccupation de cette princesse ; et d'un endroit je ne pou vois être vu , je l'entendis parler dans ces ter-* mes à son amant : « Je suis dans » la dernière afiliction de vous voir en » l'état vous êtes ; je ne sens pas » moins vivement que vous-même les y> maux cuisans que vous souffrez ; ï) mais , chère ame , je vous parle tou- » jours , et vous ne répondez pas. .Tus- » ques à quand garderez-vous le silen- » ce ? Piles un mot seulement. Héla» !

I. 18

20^ LES BÎILLE ET UNE NUITS ,

» lesplusdoux momeiisde ma vie sont » ceux que je passe ici à partager vos » douleurs. Je ne puis vivre éloignée » de vous, et je préférerois le plaisir » de vous voir sans cesse à l'empire » de l'univers. »

3) A ce discours , qui fut plus d'une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots , je perdis enfin patience. Je me montrai 5 et m'approchant d'elle : « Madame, luidis-je, c'est assez pleu- rer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c'est trop oublier ce que vous me devez , et ce que vous vous devez à vous-même. » « Sire , me répon- dit-elle , s'il vous reste encore quel- que considération , ou plutôt quelque complaisance pour moi , je vous sup- plie de ne me pas contraindre. Lais- sez-moi m'abandonner à mes cha- grins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »

« Quand je vis que mes discours , au Jieu de la faire rentrer en son de- voir , ne servoient qu'à irriter sa fu- reur , je cessai de lui parler , et me

CONTES ARABES. 207

relirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant ; et durant deux années entières , elle ne fit que se désespérer.

» J'allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu'elle y étoit. Je me cachai encore , et j'entendis qu'elle disoit à son amant : « Il j a » trois ans qne vous ne m'avez dit une » seule parole , et que vous ne répon- » dez point aux marques d'amour que « je vous donne par mes discours et » mes gémissemens ; est-ce par insen- » sibilité ou par mépris? O tombeau , « aurois-tu détruit cet excès de ten- » dresse qu'il avoit pour moir* Aurois- 3' tu fermé ces yeux qui me mon- » troient tant d'amour , et qui fai- » soient toute m.a joie ? Non, non , » je n'en crois rien. Dis-moi plutôt 5) par quel miracle tu es devenu le » dépositaire du plus rare trésor qui » fut jamais. »

» Je vous avoue , seigneur , que je fus indigné de ces paroles ; car en- fin , cet amant chéri, ce mortel adoré, n'étoit pas tel que vous pourriez vous

20B LES MILLE ET UI?E ÎTUITS ,

l'imaginer : c'étoit un Indien noir , originaire de ces pays. Je fus , dis-je, tellement indigné de ce discours , que je me montrai brusquement ; et apos" trophant le même tombeau : « O tombeau , m'écriai-je , que n'englou^- lis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature 5 ou plutôt que ne consu^ mes-tu l'amant et la maîtresse ! »

» J'eus à peine achevé ces mots, que la reine , qui étoit assise auprès du noir , se leva comme une furie.

« Ah cruel , me dit - elle , c'est toi qui causes ma douleur ! Ne pense pas que je l'ignore , je ne fai que trop long-temps dissimulé. C'est ta bar^- bare main qui a mis l'objet de mon amour dans l'état pitoyable il est ; et tu as la dureté de venir in-- sulter une amante au désespoir. »

« Oui , c'est moi , interrompis - je transporté de colère , c'est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méri-r toit 5 je devois te traiter de la même manière 5 je me repens de ne l'avoir pas fait , et il y a trop long - temps qup tu abuses de ma bonté, » En d'ir-

CONTES ARABES. 2,0^

saut cela je tirai mon sabre , et je le- vai le bras pour la punir; mais re- gardant tranquillement mon action: « Modère ton courroux , me dit-elle avec un souris moqueur. » En mê- me temps elle prononça des paroles que je n'entendis point , et puis elle ajouta : « Par la vertu de mes enchan- » temens , je te commande de devenir » tout- à -l'heure moitié marbre et » moitié homme. « Aussitôt , sei- gneur , je devins tel que vous m.e voyez, déjà mort parmi les vivans ,

et vivant parmi les morts

Scheherazade, en cet endroit, ayant remarqué qu'il étoit jour , cessa de poursuivre son conte. « Ma chère sœur , dit alors Dinarzade , je suis bien obligée au sultan ; c'est à sa bonté que je dois l'extrême plaisir que

I'e prends avons écouter. « «Ma sœur, ui répondit la sultane , si cette même bonté veut bien encore me laisser vivre jusqu'à demain , vous entendrez des cnoses qui ne vous feront pas moins de plaisir que celles que je viens de vous raconter.» Quand 8chali-

Î210 LES 3IILLE ET UNE NUItS ,

riar n'aaroil pas résolu de différer d'un mois la mort de Schehera- zade, il ne l'aiiroit pas fait mourir ce jour-là.

CONTES ARABES. 211

XXV^ NUIT.

S 17 R la fin de la nuit , Scheherazade s'étant réveillée à la voix de sa sœur, se prépara à lui donner la satisfaction qu'elle dernandoit, en achevant l'his- toire du roi des Isies Noires. Elle com- mença de cette sorte : Le roi demi- marbre et demi-homme continua de raconter son histoire au sultan :

« Après , dit-il , que la cruelle ma- gicienne , indigne de porter le nom de reine, m'eut ainsi métamorphosé , et fait passer en cette salle par un autre enchantement , elle détruisit ma capitale , qui étoit très-florissante et fort peuplée 5 elle anéantit les mai- sons , les places publiques et les mar- chés , et en fit l'étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l'étang, sont les quatre sortes

ÛI2

d'habitans de difFérenles religions qui la composoient ; les blancs étoient les Musulmans 5 les rouges , les Perses , adorateurs du feu; les bleus, les Chré- tiens ; les jaunes, les Juifs : les quatre collines étoient les quatre isles qui donnoient le nom à ce roj^aumcv J'appris tout cela de la magicienne , qui , pour comble d'affliction , m'an- nonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n est pas tout encore ; elle n'a point borné sa fureur à Ja destruction de mon empire et à ma métamorphose ; elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues , cent coups de nerf de bœuf, crui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé , elle me couvre d'une grosse étoffe de poil de chèvre , et met , par-dessus , cette robe de brocard que vous voyez, non pour me faire Honneur, mais pour se moquer de moi. »

»En cet endroit de son discours, le jeune roi des Isles Noires ne put rete- nir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré , qu'il ne put pronon-i cer une parole pour le coiisoler. Peu

CONTES ARABES. 2l5

de temps après , le jeune roi , levant les yeux au ciel , s'écria : « Puissant » créateur de toutes choses, je me sou- » mets à vos jugemens et aux décrets de » votre Providence ! Je souffre patiem- » ment tous mes maux , puisque telle » est votre volonté ; mais j'espère que » votre bonté infinie m'en récompen- » sera. »

Le sultan , attendri par le récit d'une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prin^ ce , lui dit : « Apprenez-moi se retire cette perfide magicienne , et peut être cet indigne amant qui est enseveh avant sa mort. » « Seigneur , lui répondit le prince , l'amant, com- me je vous l'ai déjà dit , est au Palais des larmes , dans un tombeau en for- me de dôme ; et ce palais communi-- que à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne , je ne puis vous dire précisément elle se retire ; mais tous les jours au lever du soleil , elle va visiter son amant , pprès avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé 3 et

ai 4 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,

VOUS jugez bien cjue je ne puis me défendre d'une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu'à pré- sent , elle l'a empêché de mourir ; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu'il a toujours gardé depuis qu'il est blessé. »

« Prince qu'on ne peut assez plain- dre , repartit le sultan , on ne sauroit être plus vivement touché de votre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinaire n'est arrivé à per- sonne; et les auteurs qui feront votre histoire, auront l'avantage de rappor- ter un fait qui surpasse tout ce qu'on a jamais écrit de plus surprenant. Il ii'j manque qu'une chose : c'est la vengeance qui vous est due ; mais je n'oublierai rien pour vous la pro- curer. »

En efïet , le sultan , en s'entrete- nant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il étoit , et pourquoi il étoit entré dans ce châ- teau, imagina un moyen de le venger, qu'il lui communiqua. Ils convinrent

CONTES ARABES. 2l5

(les mesures qu'il y avoit à prendre

Î)Our faire réussir ce projet , dont 'exécution fut remise au jour suivant. Cependant la nuit étant fort avancée , le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince , il la passa à son ordi- naire, dans une insomnie continuelle ( il ne pouvoit dormir depuis qu'il étoit enchanté ) ; mais avec q'uelque espérance néanmoins d'être Dienlôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain , le 'sultan se leva dès qu'il fut jour et pour commen- cer à exécuter son dessein , il cacha dans un endroit son habillement de dessus , qui l'auroit embarrassé , et s'en alla au Palais des larmes. Il le trouva éclairé d'une infinité de flam- beaux de cire blanche , et il sentit une odeur délicieuse qiii sortoit de plu- sieurs cassolettes de fin or , d'un ou- vrage admirable , toutes rangées dans un fort bel ordre. D'abord qu'il aper- çut le lit le noir étoit couché, il tira son sabre, et ôta, sans résistance, la vie à ce misérable , dont il traîna Je corps dans la cour du château , et

21 6 LES MILLE ET UNE NUIfS

le jeta dans un puits. Après cette ex- pédition , il alla se coucher dans le lit du noir , mit son sabre près de lui sous la couverture, etj demeura pour achever ce qu'il avoit projeté.

La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d'aller dans la cham- bre où étoit le roi des Isles Noires , son mari. Elle le dépouilla , et com- îîiença par lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf , avec une barbarie qui n'a point d'exemple. Le pauvre prince avoit beau remplit le palais de ses cris, et la conjurer de la manière du monde la plus tou- chante , d'avoir pitié de lui , la cruelle ne cessa de le frapper , qu'après lui avoir donné les cent coups. «Tu n'as pas eu compassion de mon amant, lui disoit-elle , tu n'en dois point at- tendre de moi

Scheherazade aperçut le jour en cet endroit, ce qui l'empêcha de conti- nuer son récit. «Mon Dieu, ma sœur, dit Dinarzade , voilà une magicienne bien barbare ! Mais en demeurerons- nous '^ et ne nous apprendreg-vous

rOKÏES ARABES. 21^

pas si elle reçut le châtiment qu'elle niéritoit?» «Ma chère sœur, répondit la sultane , je ne demande pas mieux que de vous l'apprendre demain ; mais vous savez que cela dépend de la volonté du sultan. » Après ce que Schahriar venoit d'entendre , il étoit bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade. « Au contraire , je ne veux pas lui ôter la vie , disoit-il en lui-même, qu'elle n'ait achevé cette histoire étonnante , quand le récit en devroit durer deux mois. Il sera tou- jours en mon pouvoir de garder le serment que j'ai fait. »

x;

2IO LES MILLE ET UNE ^^UIT.?,

X X y V NUI T.

DiNARZADE n'eut pas plutôt jugé qu'il éloit temps d'appeler la sultane, quelle la supplia de raconter ce qui se passa dans le Palais des larmes. Sclialiriar ayant témoigné qu'il avoit la même curiosité c[ue Dinarzade , la sultane prit la parole , et reprit ainsi l'histoire du jeune prince enchanté :

Sire , après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bœuf au roi son mari , elle le revêtit du gros habillement de poil de chèvre , et de la robe de brocard par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des larmes ; et en y entrant, elle renouvela ses pleurs , ses cris et ses lamentations ; puis s approchant du lit ou elle crovoit que son amant étuit toujours : «Quelle cruauté, s'écria-t-clle, d'a- voir ainsi troublé le contentement

CONTES ARABES. 2T^

d'une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! O toi qui me reproches que je suis trop inhu- maine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment , cruel prince , ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah traître, en. attentant à la vie de l'objet que j'a- dore, ne m'as-tu pas ravi la mienne? Hélas ! ajouta-t-elle , en adressant la parole au sultan , croyant parler au noir , mon soleil , ma vie , garderez- vous toujours le silence ? Etes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire en- core que vous m'aimez ? Mon ame , dites-moi au moins un mot , je vous en conjure. »

Alors le sultcui , feignant de sor- tir d'un profond sommeil , et contre- faisant le langage des noirs , répon- dit à la reine , d'un ton grave : « » n'j a de force et de pouvoir qu'en 3) Dieu seul , qui est tout-puissant. » A ces paroles , la magicienne , qui ne s'y attendoit pas , lit un grand cri pour marquer fexcès âe sa joie

S20 LES MILLE ET UNE NUITS,

K Mon cher seigneur , s'écria-t-elle , ne me trompé -je pas? Est -il bien vrai que je vous entends , et que vous me parlez ? » « Malheureuse , reprit le sultan , es-tu digne que je réponde à tes discours? » « pourquoi , ré-^ pKqua la reine, me faites -r vous ce reproche ? » « Les cris , repartit - il , les pleurs et les gémissemens de ton mari , que tu traites tous les jours avec tant d'indignité et de barbarie , m'empêchent de dormir nuit et jour. Il j a long-temps que je serois guéri, et que j'aurois recouvré l'usage de la parole , si tu l'avois désenchanté : voilà la cause de ce silence que je garde , et dont tu te plains. » « bien , dit la magicienne , pour vous apaiser je suis prête à faire ce que vous me commanderez : voulez-vous que je lui rende sa première forme?» « Oui , répondit le sultan , et hâte-toi de le mettre en liberté , alîn que je ne sois plus incommodé de ses cris. »

La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse d'eau j et prononça dessus des parole^

CONTES ARABES, 221

qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle étoit le jeune roi son mari ; elle jeta de cette eau sur lui , en di- sant : «Si le Créateur de toutes choses n t'a formé tel que tu es présentement » ou s'il est en colère contre toi , ne » change pas mais si tu n'es dans » cet état que par la vertu de mon en-î* « chantement , reprends ta forme na- » turelle , et redeviens tel que tu étois » auparavant. » A peine eut-elle ache" ces mots , que le prince se retrou- vant en son premier état , se leva libre^ ment, avec toute la joie qu'on peut s'imaginer , et il en rendit grâces à Dieu. La magicienne reprenant la parole : « Va , lui dit-elle , éloigne- toi de ce cJiâteau , et n'y reviens ja-r ]piais , ou bien il t'en coûtera la vie. » Le jeune roi , cédant à la néces- sité , s'éloigna de la magicienne, sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté , il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venoit de commencer l'exécution avec tant de bonheur.

3:>2 LES MILLE ET UNE NUITS,

Cependant la magicienne retour- na au Palais des larmes ; et en en- trant, comme elle crqyoit toujours parier au noir: « Cjier amant , lui dit-elle , j'ai lait ce que vous m'avez ordonné : rien ne vous empêche de vous lever , et de me donner par-là une satisfaction dont je suis privée depuis si long-temps. »

lie sultan continua de contrefaire le langage des noirs. « Ce que tu viens de faire, répondit-il d'un ton brusque , ne suffit pas pour me gué- rir 5 tu n'as ôté qu'une partie du mal, il en faut couper jusqu'à la racine.» «Mon aimable noiraut, reprit-elle, qu'entendez - vous par la racine ? » « Malheureuse , repartit le sultan , ne comprends-tu pas que je veux parier de cette ville et de ses liabitans, et des quatre isles que tu as détruites par tes enchantemens ? Tous les jours à minuit , les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l'étang , et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérisoji. Va

GONTES ARABES. 22^

promplement rétablir les choses en leur premier état , et à ton retour, je te donnerai la main , et tu m'aideras à me lever. »

La magicienne , remplie de l'es- pérance cpie ces paroles lui firent con- cevoir , s'écria , transportée de joie : « Mon cœur , mon ame , vous aurez bientôt recouvré votre santé j car je vais faire ce que vous me comman- dez. » En effet , elle partit dans le mo- ment; et lorsqu'elle fut arrivée sur le bord de fétang , elle prit un peu d'eau dans sa main , et en fit une aspersion

dessus

Sclieherazade , en cet endroit,, voyant qu'il étoit jour, n'en voulut pas dire davantage. Dinarzade dit à ki sultane : « Ma sœur , j'ai bien de la joie de savoir le jeune roi des quatre Isles Noires désenchantéj et je regarde déjà la ville et les habitans comme ré- tablis en leur premier état; mais je suis en peine d'apprendre ce que de- viendra la magicienne. « « Donnez- vous un peu de patience, répondit la aurez demain la satis-

224

faction que vous desirez, si le suU tan , mon seigneur , veut bien y con-r sentir. » Scliahriar , qui , comme on l'a déjà dit , avoit pris son parti là=* dessus ; se leva pour aller remplir ses devoirs.

CONTES ARABES, 225

XXVir NUIT.

ScHEHERAZADE , désirant tenir su

Î)roiiiesse , se mit à raconter quel fut e sort de la reine magicienne , en ces termes :

La magicienne ajant fait l'asper- sion, n'eut pas plutôt prononcé quel^ ques paroles sur les poissons et sur l'étang , c[ue la ville reparut à l'heure même. Les poissoui^ redevinrent iiomr mes : femmes ou enfans , mahomé- lans , chrétiens , persans ou juifs , gens libres ou esclaves , chacun re^ prit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt rem- plies de leurs habitans , qni j trouvé-^ rent toutes choses dans la même si-^ tuation et dans le même ordre elles étoient avant fenchantement. La suite nombreuse du sultan , qui se trou\ a campée dans la plus grande place , m

2 LES MILLE ET UA^E NUIT5,

fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d'une ville belle , vaste et bien peuplée.

Pour revenir à la magicienne , dès qu'elle eut fait ce changement m.erveilieux , elle se rendit en dili- gence au Palais des larmes , pour en recueillir le fruit. « Mon cher sei- gneur , s'écria -t- elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j'ai fait tout ce que vous avez exigé de moi : le- vez - vous donc , et me donnez la main. « «Approchez , lui dit le sultan, en contrefaisant toujours le langage des noirs, j) Elle s'approcha. « Ce n'est pas assez, reprit -il, approche - toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva , et la saisit par le bras si brus- quement , qu'elle n'eut pas le temps de se reconnoître; et, d'un coup sabre , il sépara son corps en deux parties , qui tombèrent , fune d'un côté, et fautre de fautre. Cela élaii* fait , il laissa le cadax^re sur la place , et sortant du Palais des larmes , il alla trouver le jeune prince des Isles Noi*

CONTES ARABES. 22-7

res, qui l'attendoît avec impatience. «Prince, lui dit-il en l'embrassant, réjouissez:- vous , vous n'avez plus rien à craindre : votre cruelle en- nemie n'est plus. »

Le jeune prince remercia le sultan d'une manière qui marquoit que son cœur étoit pénétré de reconnoissance; et pour prix de lui avoir rendu un service si important , il lui souliaita une longue vie , avec toutes sortes de prospérités. « Vous pouvez désor- mais , lui dit le sultan , demeurer pai- sible dans votre capitale , à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine; je vousj recevrai avec plaisir, et vous n'y serez pas moins honoré et res- pecté que chez vous. « « Puissant monarque à qui je suis si redevable , répondit le roi, vous croyez donc êti'e fort près de votre capitale ? » « Oui , répliqua le sultan , je le crois; il n'y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin. » « Il y a une an- née entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vou*

asB LES MILLE ET TJNÉ NUITS ^

êtes venu ici de votre capitale dans peu de temps que vous dites , parce que la mienne étoit enchantée 5 mai^ depuis qu'elle ne l'est plus , les choses ont bien changé. Cela ne m'empê- chera pas de vous suivre , quand ce seroit pour aller aux extrémités de terre. Vous êtes mon libérateur- et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnoissânce , je prétends vous accompagner, et j'a- bandonne sans regret mon rojaume.» Le sultan fut extraordinairement surpris d'apprendre qu'il étoit si loin de ses états , et il ne comprenoit pas comment cela se pouvoit faire. Mais le jeune roi des Isles Noires le convain- quit si bien de cette possibilité , qu'il n'en douta phis. « il n'importe , re- prit alors le sultan : la peine de m'en retourner dans mes états, est suffi- samment récompensée par Ja satis- faction de vous avoir obligé , et d'a- voir acquis un fils en votre personne; car , puisque vous voulez bien me faire l'honneur de m'accompagner , et que je n'ai point d'enfans , je voua

CONTES ARABES. 22^

regarde comme tel , et je vous fais ^ dès-à-présent , mon héritier et mon successem\ «

L'entretien du sultan et du roi des Isles Noires , se termina par les plus tendres embrassemens. Après quoi , le jeune prince ne songea qu'aux- préparatifs de son vojage. Ils furent achevés en trois semaines , au grand regret de toute sa cour et de ses su- jets , qui reçurent de sa main un de ses proches parens pour leur roi.

Enfin , le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent cha- meaux chargés de richesses inesti- mables , tirées des trésors du jeune roi , qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits , parfaitement montés et équipés. Leur vojage fut heureux ; et lorsque le sultan , qui avoit envoyé des courriers pour don- ner avis de son retardement et de l'aventure qui en étoit la cause , fut près de sa capitale , les principaux of- ficiers qu'il y avoit laissés , vinrent le recevoir , et l'assurèrent que sa longue absence n'avoit apporté aucun chaii-

I. 20

gement dans son empire. Les habi- tans sortirent aussi en foule, le recu- rent avec de grandes acclamations l et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.

Le lendemain de son arrivée , le sultan fit à tous ses courtisans assem- blés , un détail fort ample des choses qui , contre son attente , avoient ren- du son absence si longue. Il leur dé- clara ensuite l'adoption qu'il avoit faite du roi des quatre Isles Noires , qui avoit bien voulu abandonner un grand royaume pour l'accompagner et vi- vre avec lui. Enfin, pour reconnoître la fidélité qu'ils lui avoient tous gar- dée , il leur fit des largesses propor- tionnées au rang que chacun tenoit à sa cour.

Pour le pêcheur, comme il étoit la première cause de la délivrance du

I'eune prince , le sultan le combla de )iens , et le rendit , lui et sa famille, Irè^-lieureux le reste de leurs jours. Scheherazade finit le conte du pêciieur et (ki génie. Dinarzade lui marqua qu'elle v avoit pris un plaisir

CONTES ARABES. 23 1

infini -, et Schaliriar lui ayant témoigné ia même chose , elle leur dit qu'elle en savoit un autre qui étoit encore plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui vouloit permettre , elle le racon- teroit le lendemain, car le jour com- mençoit à paroître. Schaliriar se sou- venant du délai d'un mois qu'il avoit accordé à la sultane, et curieux d'ail- leurs de savoir si ce nouveau conte se- roit aussi agréable qu'elle le promet- toit , se leva dans le dessein deTenten^ die la nuit suivante.

2Û2 LES MILLE ET UNE NUITS,

XXVIir NUIT.

JJiNAnzADE, suivant sa coutume , n'oublia pas d'appeler la sultane, lors- qu'il en fut temps. Scheherazade, sans lui répondre , commença un de ses beaux contes ;

CONTES ARABES. 20J

HISTOIRE

s TROIS CALENDERS , EILS DE ROIS, ET DE Cmq DAMES DE BAGDAD.

S IRE 5 dit-elle en adressant la parole au sultan , sous le règne du calife (i),

(i) Ce mot sisrnifie en aralic, successeur ^ relativement à Mahomet. Après la mort de ce législateur, en 634, Abouriekre, son beau- père , élu pour lui succéder , prit le titre de calife , qui servit long-temps à désigner les chefs de la religion mahométane. On distingue trois branches de califes : les Rachedis , c'est- à-dire de la ligne droite , ainsi appelés, parce que tous étoicnt parens ou alliés de Mahomet. La plupart residèrent à Médine en Arabie. Damas , ville de Syrie , fut le siège des califes de la seconde branche : ils régnèrent depuis 6ÔI jusqu'en 7^9. Le trôae passa ensuite dans la famille des Abassides qui donnaaus Musul- mans trente-sept califes. Le siège principal de leur empire fut Bagdad , ville de Tlraque, près l'ancienne Babylone , sur le bord oriental du

2.)4 LES MILLE ET UNE NUITS,

Haroun Alraschid (i), il y avoit à Bagdad , il faisoit sa- résidence , un porteur , qui , malgré sa profes-

Tygre. La pnissa'ice des Abrissides , d'abord aft"oil)Iie par les califes particuliers qui s'éle- vèrent en Espa«nf , tn Afrique , en Arabie , fut entièrement éteinte en 12 ,8. Un prince de cette famille s'étant réfu£;ié en Egypte , les Mameluks le reconnurent pour leur chef , mais seulement dans ce qui concernoit la relf^ ^ion , et lui conservèrent le nom de calife que ses desoen-ians portèrent jusqu'à la conquête des Ottomans , en I ^117.

(i) Ou Aacron Piaschild , cirKjuiènie calife de la race des Abassides , contemporain de Charlemapne. C'ét >it un prince inconcevable par lejn-îlange de ses jjonnes et de ses mau- vaises qualités. Brave , pacifique , libéral , il répan 'it la terreur chez ses ennemis et les bienfaits sur ses peuples ; perfide , capricieux^ ingrat , il sacrifia les droits les plus sacrés de la feconnoissance, de la justice et de Phumanitô à ses injustes défiances et à la bizarrei'ie de se$ goûts. Une grande partie de l'Asie , de TA' frique et de l'Europe , depuis l'Espagne jus- qu'aux Indes , plia sous ses armes. Huit vic- toires remportées en personne, les arts et le* sciences raniiués , ont rendu son nom illustre, Il mo^jrut 1 an 800 de J. C. et le 25^ de .sou règne. On trouvera souvent le nom de ce calilo dsBs îa suite de ces contes.

CONTES ARABî:5. 235

sion basse et pénible , ne laissoit pas d'être hoinme d'esprit et de bonne hu- meur. Un matin qu'il étoit à son or- dinaire avec un grand panier à jour près de lui , dans une place il at- tendoit que quelqu'un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille , couverte d'un grand voile de mousseline , l'aborda , et lui dit d'un air gracieux : « Ecoutez ^ » porteur, prenez votre panier, et » suivez -moi» Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement , prit aussitôt son pa- nier, le mit sur sa tête , et suivit la dame , en disant : « O ioiti' heureux ! ô jour de bonne rencontre ! s

D'abord, la dame s'arréla devant tine porte fermée, et frappa. Un Chré- tien vénérable par une longue barlîe blanclie, ouvrit, et elle lui mit de l'argent dans la main , sans lui dire ua seul mot. Mais le Chrétien , qui sa- voit ce qu'elle demandoit, rentra, et peu de temps après , apporta une grosse cruche d'un vin excellent, a Prenez cette cruche , dit la dame au

235 LES MILLE ET UNE TÎTTITS,

porteur , et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait , elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher , et le porteur continua de dire : « O jour de féli- cité ! ô jour d'agréable surprise et de joie ! »

La dame s'arrêta à la boutique d'un vendeur de fruits et de fleurs , elle choisit de plusieurs sortes de pommes , des abricots , des pêches , des coins, des limons, des citrons, des oranges , du mjrte , du basiKc , des lis , du jasmin , et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier , et de la suivre. En passant devant l'étalage d'un boucher , elle se fit peser vingt- cinq livres de la plus belle viande cju'il eût ; ce que le porteur mit en- core dans son panier par son ordre. A une autre boutique , elle prit des câpres , de l'estragon , de petits con- combres , de la percepierre et autres jierbes , le tout confit dans le vinaigre ; il une autre , des pistaches , d«s noix ,

CONTES ARABE s. 23^

des noisettes , des pignons , des aman- des , et d'autres fruits semblables ; à une autre encore, eJle acheta toutes sortes de pâtes d'amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier , remarquant qu'il se remplis- soit, dit à la dame : « Ma benne dame , il falloit m'avertir que vous feriez tant de provisions , j'aurois pris un cheval , ou plutôt un cha- meau pour les porter. J'en aurai beaucoup plus que ma charge , pour

Çeu que vous en achetiez d'autres. » jel dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.

Elle entra chez un droguiste , elle se fournit de toutes sortes d'eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade , de poivré , de gingembre , d'un gros morceau d'ambre-gris, et de plusieurs autres épiceries des In- des ; ce qui acheva de remplir le pa- nier du porteur, auquel elle dit en- core de la suivre. Alors ils marchè- rent tous deux, jusqu'à ce qu'ils fus- sent arrivés à un liôtel magnifique 3

ii33 le;

dont la façade étoit ornée de belles co- lonnes , et c[in avoit une porte d'ivoire. Ils s'y arrêtèrent , et la daine frappa

un petit coup

En cel endroit, Schelierazade aper- çut qu'il étoit jour, et cessa de parler. «Franchement, ma sœur, dit Dinar- zade , voilà un commencement qui donne beaucoup de curiosité. Je crois que le sultan ne voudra pas se priver au plaisir d'entendre la suite. » Effec- tivement, Schahriar, loin d'ordonner la mort de la sultane , attendit impa- tiemment la nuit suivante , pour ap- prendre ce qui se passeroitdansl'Jiôlel dont elle avoit parlé.

CONTES ARABES.^ Qog

XXIX^ NUIT.

DiNARZARDE,. réveiilëe avant le jour , adressa ces paroles à la sultane : a Ma sœur , je vous prie de pour- suivre l'histoire que vous commen- çâtes hier. « Scheherazade , aussitôt , Ja continua de cette manière :

Pendant que la jeune dame et le porteur attendoient que l'on ouvrît la porte de Thôtel , le porteur faisoit mille réflexions. Il étoitétonné qu'une dame faite comme celle qu'il vojoif , fît l'office de pourvoyeur ; car enfin il jugeoit bien que ce n'étoit pas une esclave : il lui trouvoit fair trop noble pour penser qu'elle ne fût pas libre , et même une personne de distinction. Il lui auroit volontiers fait des ques- tions pour s'éclaircir de sa qualité | mais dans le temps qu'il se préparoit à lui parler, une autre dame, qui

240

vint ouvrir la porte, lui parut si beHe, qu'il en demeura tout surpris ; ou plu- tôt il fut si vivement frappé de f éclat de ses charmes , qu'il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui étoit dedans , tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n'avoit jamais vu de beauté qui approchât de celle qu'il avoit devant les yeux.

La dame qui avoit amené le por- teur, s'aperçut du désordre qui se passoit dans son ame , et du sujet qui le causoit. Cette découverte la diver- tit; et elle prenoit tant de plaisir k examiner la contenance du porteur , qu'elle ne' songeoit pas que Ja porte étoit ouverte. « Entrez donc , ma sœur , lui dit la belle portière , qu'at- tendez-vous ? Ne vojrez-vous pas que ce pauvre homme est si char- gé , qu'il n'en peut plus'i:' »

Lorsqu'elle fut entrée avec le por- teur , la dame qui avoit ouvert la porte , la ferma ; et tous trois , après avoir traversé un beau vestibule, pas- sèrent dans une cour très-spacieuse , et environnée d'une galerie à jour , qui

CONTES ARABES. 241

commimiqiîoit à plusieurs apparte- mens de plain-piecl, de la dernière magnificence. Il j avoit dans le fond de celte cour un sofa richement garni , avec un trône" d'ambre au milieu , soutenu de quatre colonnes d'ébène , enrichies de diamans el de perles d'une grosseur extraordinaire , et gar- nies d'un satin rouge relevé d'une bro- derie d'or des Indes , d'un travail ad- mirable. Au milieu de la cour , il y avoit un grand bassin bordé de mar- bre blanc , et plein d'une eau très- claire , qui y tomboit abondamment par un mufle de lion de bronze doré. Le porteur , tout chargé qu'il étoit , ne laissoit pas d'admirer la ma- gnificence de cette maison , et la pro- preté qui y régnoit partout 3 mais ce qui attira particidièrement son at- tention , fut une troisième dame , qui lui parut encore plus belle c[ue la se- conde , et qui étoit assise sur le trône dont j'ai parlé. EJle en descendit dès qu'elle aperçut les deux premières dames , et s'avança au-devant d'elles. Il jugea par les égards que les autres

I. 21

avoient pour celle - , que c'ëtoit la principale ; en quoi il ne se tronipoit pas. Cette dame se nommoit Zobéide; celle qui avoit ouvert la porte s'appe- loit Safie ; et Aniine étoit le nom de celle c[ui avoit été aux provisions.

Zobéide dit aux deux dames en les abordant : « Mes sœurs , ne voyez-vous pas que ce bonhomme succombe sous le fardeau qu il por- te? Qu'attendez-vous pour le déchar- ger y » Alors Aminé et Safie pri- rent le panier , l'une par devant , l'autre par derrière. Zobéide y mit aussi la main , et toutes trois le posè- rent à terre. Elles commencèrent à le vuider ; et quand cela fut fait , l'agréa- ble Aminé tira de l'argent, paya li- béralement le porteur....

Le jour venant à paroître en cet endroit, imposa silence à Schehera- zade , et laissa non -seulement à Di- liarzade , mais encore à Schahriar , im grand désir d'entendre la suite ; ce que ce prince remit à la nuit sui- vante.

CONTES AKABES. 24^

X X X^ NUIT.

li E lendemain , Dinarzade , réveil- lée par l'impalience d'entendre la snite de l'histoire commencée, dit à la sultane : « Au nom de Dieu , ma sœur , je vous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames de toutes les provisions qu'Aminé avoit achetées. » « Vous l'allez savoir , ré- pondit Scheherazade , si vous voulez m'écouter avec attention. » En mê- me temps elle reprit ce conte dans tes termes :

Le porteur , très - satisfait de l'ar- gent qu'on lui avoit donné , devoit prendre son panier et se retirer 3 mais il ne put s j résoudre : il se sen^ toit malgré lui arrêter par le plaisir de voir trois beautés si rares , et qui lui paroissoient également char- mantes ; car Aminé iivoit aussi ôlé

244 l'^S MILLE ET UXE NUITS,

son voile , et il ne la trouvoit pas moins belle que les autres. Ce qu'il ne pouvoit comprendre , c'est qu'il ne voyoit aucun liomme dans celte maison. lN"éanmoins la plupart des provisions qu'il avoit apportées , com- me les fruits secs , et les différentes sortes de gâteaux et de confitures , ne convenoient proprement qu'à des gens qui vouloient boire et se réjouir. Zobéide crut d'abord que le por- teur s'arrétoit pour prendre haleine ; mais voyant c[u'ii restoit trop long- temps : « Qu'attendez-vous , lui dit- elle , n'êles-vous pas payé suffis im- ment ? Ma sœur, ajouta -t- elle, en s' adressant à Aniine, donnez-lui en- core quelque chose : qu'il s'en aille content. « « Madame , répondit le por- teur, ce n'est pas cela qui me r^-lient; je ne suis que trop paj^é de ma peine. Je vois bien c[ue j'ai commis une inci- vilité en demeurant ici plus que je ne devois ; mais j'espère que vous aurez la bonté de la pardonner à f étonne- ment je suis de ne voir aucun komiîie avec trois dames d'une beauté

CONTES ARABES. 24D

si peu commune. Une compagnie de femmes sans iiommes , est pourtant une chose aussi triste qu'une compa- gnie d'hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce qu'il avançoit. Il n'oublia pas de citer ce qu'on disoit à Bagdad , qu'on n'est pas bien à table , si l'on n'y est quatre ; et enfin il finit en concluant que puis- qu elles étoient trois , elles avoient besoin d'un quatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après c^la, Zobéide lui dit d'un air sérieux : «Mon ami, vous poussez un peu trop loia votre indiscrétion 3 mais quoique vous ne méritiez pas que j'entre dans au- cun détail avec vous , je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrète- ment nos affaires , que personne n'en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d'en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur que nous avons lu , dit : « Garde ton secret y et » ne le révèle à personne : qui le ré-

24S LES MILLE -ET UNE KUITS ,

» vèle , n'en est plus le maître. Si ton » sein jie peut contenir t<)n seci'-et , » coinment le sein de celui à qui tu » l'auras confié , pourra-t-il le con- » tenir ? »

« Mesdames , reprit le porteur , à votre air seulement, j'ai jugé dabord que vous étiez des personnes d un mérite très- rare et je m'aperçois que je ne me suis pas tforn'pé. Quoi- que la fortune ne m'ait pas' donne assez de biens pour m'éîeve'r à une profession au-dessus de la mienne, je n'ai pas laissé de cultiver mon es- prit autant que je l'ai pu , par ja lec-^ ture des livres de science et d'his- toire; et vous me permettrez, s'il vous plait , de vous dire , que j'ai lu aussi . dans un autre auteur, une maxime que fai toujours heureuse- ment pratK^uée : « Nous iie cachons » notre secret, dit-il, qu'à des gens » reconnus de tout le monde pour S) des indiscrets , qui abuseroieut de » noire confiance; mais nous ne fai- » sons nulle difficulté de le découvrir s aux sages , parce crue nous sommes

CONTES ARAEES. 247

« persuadés qu'ils sauront Je garder. » « Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté c[ue s'il étoit dans un cabinet dont la clef fût per- due , et la porte bien scellée; »

Zobéide connut cjue le porteur ne manquoit pas d'esprit; mais jugeant qu'il avoit envie d'être du régal qu'elles vouloient se donner , elle lui repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons à nous ré- galer 5 mais vous savez en même temps ([ue nous avons fait une dé-* pense considérable, et il ne seroit pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. » La belle Safîe appuja le sentiment de sa sçeur* «Mon ami, dit-elle au porteur, n'a- vez-vous jamais oui dire ce que i'on> dit assez communément : « Si vous » apportez quelque chose , vous serez a quelque chose avec nous ; si vous » n'apportez rien, retirez-vous avec » rien. »

Le porteur , malgré sa rhéto- rique, auroit peut-être été obligé de se retirer avec confusion 3 si Aminé ^

243 LES MILLE ET UNE KUITS ,

prenant forlement son parti , n'eût dit à ZybéiJe et à Safîe : «Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu'il demeure avec nous : il n'est pas besoin devons dire qu'il nous diver- tira ; vous voyez bien qu'il en est ca- pable. Je vous assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n'aurois pu venir à bout de faire tant d'emplettes en si peu de temps. D ailleurs , si je vous répélois toutes les douceurs qu'il m'a dites en chemin , vous seriez peu surprises de la protection que je lui donne. »

A ces paroles d'Aminé , le por- teur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante per- sonne 5 et en se relevant : « Mon ai- mable dame, lui dit -il, vous avez commencé aujourd'hui mon bon- heur 5 vous y mettez le comble par une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnois- sance. Au reste , mesdames , ajou- ta-t- il , ea s'adressaiit aux trois

CONTES ARABES. 249

sœurs ensemble , puisque vous me faites un si grand honneur , ne croyez pas que j'en abuse , et que je me considère comme un homme qui le mérite ; non , je me regar- derai toujours comme le plus hum- ble de vos esclaves. » En achevant ces mots , il voulut rendre l'argent qu'il avoit reçu ; mais la grave Zobéide Iiii ordonna de le garder. « Ce qui est une fois sorti de nos mains , dit- elle , pour récompenser ceux qui nous ont rendu service , n'y retourne

plus

L'aurore qui parut , vint en cet en- droit imposer silence à Scheherazade. Dinarzade , qui l'écoutoit avec beau- coup d'attention , en fut fort fâchée , mais elle eut sujet de s'en consoler , parce que le sultan , curieux de sa- voir ce qui se passeroit entre les trois belles dames et le porteur, remit la suite de cette histoire à la nuit sui- vante, et se leva pour aller s'acquit- iP.T de ses fonctions ordinaires.

iSo LES MILLE ET UNE NUITS,

XXXr NUIT.

DiNARZADE, le lendemain , ne manqua pas d'engager sa sœur à pour- suivre le merveilleux conte (pi'elJe avoit commencé. Scheherazade prit alors la parole , et s'adressant au sul- tan : i( Sire, dit-eile, je vais, avec votre permission , contenter curio- sité de ma sœur. » En même temps elle reprit ainsi l'histoire des trois Ca- lenders (i) :

(0 Rfligieux mohonietiins . ;.insi appelos du nom de îeur fondntenr , Kalenderi. Sts disciples U représeiitenl comnx un excellent niéi.ecin et un savant pi iL soplie qui posse'- doit des vertus surnaturelles, )ar le n)o\>n. desquelles il fuisoit des miracles. Il ;illoit la tèt* hue et le corps p!eiii de pinics; il n'avoit poir;t de chemise , ni d'autre l);tbit que la peau d''une l.èic sativztfje sur les e'paules. Il avoit ù la ceinture quelques pierres bien po-

CONTES ARABES. 25l

Zobéide ne voulut donc point re- prendre l'argent du porteur. « Mais, mon ami , lui dit-elle , en consentant que vous demeuriez avec nous , je vous avertis que ce n'est pas seulement à condition que vous garderez le se- cret que nous avons exigé de vous , nous prétendoQs encore que vous obr serviez exactement les règles de la bienséance etdellionnéteté.» Pendant qu'elle tenoit ce discours , la char- mante Aminé quitta son habillement de ville , attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté , et pré- para la table j elle servit plusieurs

Jies, et h ses bras des pierres fausses qui jetoient Ijeaucoup d éclat. Ses disciples aiment îa joie et le plaisir; ils vivent sans souci, s;ins einharras d'esprit, et disent d''ordinaire entre eux : « Avijourd'hui est à nous^ demain » est à lui : qui sait sM en jouira? » D'après cette uiaxiuie , ils passent tout leur temps à manger et à boire. Quand ils sont chez des personnes riches , ils clierchent à se rendre agréables par burs contes et leurs plaisan- teries, afi'i qu'on leur lasse faite bonne chère. La plupart sont des va^;ihonds qni croient taverne aussi sainte que la mosquée.

Î252 LES MILLE ET UNE NUITS ,

sortes de mets , et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d'or* Après cela , les dames se placèrent , et firent asseoir à leurs côtés le por- teur , qui étoit satisfait au-delà de tout ce qu'on peut dire , de se voir à table avec trois personnes d'une beauté si extraordinaire.

Après les premiers morceaux , Aminé , qui s' étoit placée près du buffet , prit une bouteille et une tasse , se versa à boire , et but la première , suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l'une après l'autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la même tasse , elle la présenta au porteur , lequel , en la recevant , baisa la main d'A- mine , et chanta , avant que de boire , une chanson , dont le sens étoit que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par il passe , de même le vin qu'il alloit boire , venant de sa main , en recevoit un goût plus exquis que celui qu'il avoit naturellement. Cette chan- son réjouit les dames, qui chantèrent

CONTES AHABES. 256

à leur tour. Enfin , la compagnie fut de très-bonne humeur pendant le re- pas , qui dura fort long - temps , et fut accompagné de tout ce qui pouvoit le rendre agréable.

» Le jour alloit bientôt finir , lors- que Safîe 5 prenant la parole au nom des trois dames , dit au porteur : « Levez-vous , partez , il est temps de vous retirer. » Le porteur, ne pou- vant se résoudre à les quitter , répon- dit : « Eh , mesdames , me com- mandez - vous d'aller en l'état je me trouve ? Je suis hors de moi- même , à force de vous voir et da boire : je ne retrouverois jamais la chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnoitre -, je la passerai il vous plaira mais il ne me faut pas moins de temps pour me remettre dans le même état ou j'étois lorsque je suis entré chez vous; avec cela , je doute encore si je n'y laisserai pas la meilleure partie de moi-même. »

M Aminé prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs , dit-

I. " 32

ê

?54 LES MILLE ET UNE NUITS,

elle , il a raison ; je lui sais bon gré de Ja demande cju'il nous fait. Il nous a assez bien diverties ; si vousf voulez m'en croire , ou plutôt si vous m'ai- mez autant que j'en suis persuadée , nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. « «Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refu- ser à votre prière. Porteur , continua- t-eile en s' adressant à lui , nous vou- lons bien encore vous faire cette grâce; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose , gardez-vous bien d'ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison ; car en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nulle- ment , vous pourriez entendre ce qui ne vous plairoit pas. Prenez-j garde , et ne vous avisez pas d'être trop cu- rieux , en voulant approfondir les motifs de nos actions. »

« Madame , repartit le porteur , je vous promets d'observer cette condi- tion avec toiit d'exactitude, que vous

CONTES ARABES. 25;>

n'aurez pas lieu de me reprocher d'y avoir contrevenu , et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue , en cette occasion , sera immobile , et mes jeux seront comme un miroir , qui ne conserve rien des objets qu'il a reçus. » « Pour vous faire voir , re- prit Zobéide d'un air très - sérieux , que ce que nous vous demandons n'est pas nouvellement établi parmi nous , levez-vous , et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans. »

Le porteur alla jusques - et y lut ces mots qui étoient écrits en gros ca- ractères d'.or : « Qui parie des choses » qui ne le regardent point, entend 5) ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les tirois sœurs : «Mes- dames , leur dit-il , je vous jure que vous ne m'entendrez parler d'aucune chose qui ne me regardera pas , et vous puissiez avoir intérêt. »

Cette convention faite , Aminé apporta le souper ; et quand elle eut éclairé la salle d'un grand nombre de bougies préparées avec le bois d'aloës et l'ambre-gris , qui répandirent une

256 Ll-S MILLE ET UI^E KUITS,

odeur agréable , et firent une belle il- lumination , elle s'assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencè- rent à manger , à boire , à chanter et à réciter des vers. Les dames pre- noient plaisir à enivrer le porteur , sous prétexte de le faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin , ils étoient tous de la meilleure humeur du inonde , lors- qu'ils ouïrent frapper à la porte....

Scheherazade futobhgée , en cet en- droit, d interrompre son récit, parce qu'elle vit paroître le jour. Le sultan ne doutant point que la suite de cette histoire ne méritât d'être entendue, la remit au lendemain , et se leva.

COîiTES ARABES. lô'J

XXXir NUIT.

s u R la fin de la nuit suivante , Dî- narzade dit à la sultane : « Ma sœur , je suis dans une extrême impatience d'entendre le conte de ces trois belles filles , et de savoir qui frappoit à leur porte. » « Vous i' allez apprendre , ré^ pondit Schelierazade ; je vous assure que ce que je vais vous raconter , n'est pas indigne de l'attention du sultan mon seigneur :

« Dès que les dames , poursuivit- elle , entendirent frapper à la porte , elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir; mais Safie, à qui cette fonction appartenoit parti- culièrement, fut la plus diligente ; les deux autres se voyant prévenues , de-- meurèrent, et attendirent qu'elle vînt leur apprendre qui pouvoit avoir af- faire chez elles si tard. Safie revint.

258 LES MILLE ET UNE NUITS ,

« Mes sœurs , dit-elle , il se présente une belle occasion de passer une bon- ne partie de la nuit fort agréablement ; et si vous êtes du même sentiment que moi , nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois Calenders; au moins ils me parois- sent tels à leur habillement 3 mais ce qui va sans doute vous surprendre , ils sont tous trois borgnes de l'œil droit , et ont la tête , la barbe et les sourcils ras. Ils ne font , disent-ils , que d'arriver tout présentement à Bagdad, ils ne sont jamais venus; et comme il est nuit, et cjuils ne sa- vent où aller loger , ils ont frapj^é par hasard à notre porte , et ils nous prient , pour famour de Dieu , d'avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous vou- drons leur donner , pourvu qu'ils soient à couvert ; ils se contenteront d'une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paroissent même avoir beaucoup d'esprit ; mais je ne puis penser , sans rire , à leur figure plai- sante et uniforme. » En cet endroit ,

CONTES A Pc A B ES. ajQ

Safie s'interrompit elle-même , et se mit à rire de si bon cœur , que les deux autres dames et le porteur ne purent s'empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs , reprit - elle , ne voulez - vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu'avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n'achevions la journée encore mieux que nous ne l'avons commencée. Ils nous diver- tiront fort , et ne nous seront point à charge, puisqu'ils ne nous deman- dent une retraite que pour cette nuit seulement , et que leur intention est de nous quitter d'abord qu'il sera jour. MZobéide et Aminé firent difficulté d'accorder à Safie ce qu'elle deman- doit , et elle en savoit bien la raison elle-même ; mais elle leur témoigna ime si grande envie d'obtenir d'elles cette faveur, qu'elles ne purent la lui refuser. « Allez , lui dit Zobéide , faites-les donc entrer ; mais n'oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas , et de leur faire lire ce qui est écrit au-des-

20O LES MILLE ET U.NE NUITS

SUS de la porte. « A ces mots , Safîe courut ouvrir avec joie ; et peu de temps après , elle revint accompa- gnée des trois Calenders.

» Les trois Calenders firent en en- trant une profonde révérence aux dames qui s'éloient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeam- ment qu'ils éLoient les bien-venus ; qu'elles éloient bien aises de trouver l'occasion de les obliger et de contri-^ buer à les remettre de la fatigue de leur voyage ; et enfin elles les invi-* tèrent à s'asseoir auprès d'elles. La magnificence du lieu , et l'honnêteté des dames , firent concevoir aux Ca-r lenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place , avant par hasard jeté les yeux sur le porteur , et le voyant habillé à- peu-près comme d'autres Calenders , avec lesquels ils étoient en différend sur plusieurs points de discipline, et c[ui ne se rasoient pas la barbe et les sourcils , un d'entr'eux prit la pa-r rôle : « Voilà , dit-il , apparemment un de nos frères arabes les révoltés.»

CONTES ARABES. 2(Sî

« Le porteur , à moitié endormi , et la tête échauffée du vin qu'iJ avoit bu , se trouva choqué de ces paroles ; et sans se lever de sa place , il répondit aux Calenders, en les regardant fière- ment : « Assejez-vous , et ne vous mêlez pas de ce que vous n'avez que faire. W'avez-vous pas lu au-dessus de la porte, l'inscription qui y est? IN^e prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. »

« Bon-homme , reprit le Caiender qui avoit parié , ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandemens.)) La querelle auroit pu avoir des suites ; mais les dames s'en mêlèrent, et paci- fièrent toutes choses.

j) Quand les Calenders se furent as- sis à table , les dames leur servirent à manger, et l'enjouée Safie particuliè- rement, prit soin de leur verser à boire

Scheherazade s'arrêta en cet en- droit, parce qu'elle remarqua qu'il

P.()2 LES MILLE ET UNE NUITS ,

étoit jour. Le siiltau se leva pour al- ler remplir ses devoirs, se promet- tant bien d'entendre la suite de ce conte le lendemain; car il avoit grande envie d'apprendre pourquoi les Ca- lenders étoient borgnes , et tous trois du même œil.

CONTES ARABES. 2b0

XXXIir NUIT.

Une heure avant le jour, Schelie- razacle continua de cette manière ce qui se passa entre les dames et les Caienders :

Après que les Caienders eurent bu et mangé à discrétion , ils témoi- gnèrent aux dames qu'ils se feroient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avoient des instru- mens , et qu'elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l'offre avec joie. Le belle Safie se leva pour en aJler chercher. Elle revint un mo- ment ensuite, et leur présenta une flûte du pays , une flûte persanne , et un tambour de basque. Chaque Ca- lender reçut de sa main finstrument qu'il voulut choisir , et ils commencè- rent tous trois à jouer un air. Les dames , qui savoieat des paroles sur

sG'i LES MILLE ET L'NE NUIT«; ,

cet air , qui éLoit clés plus gais , rac- compagnèrent de leur voix; mais elles s interrompoient de temps en temps par de grands éclats de rire que leur faisoient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement , et lorsque la compagnie étoit le plus en joie , on frappa à la porte. Safie cessa de chan- ter , et alla voir ce que c'étoit.

Mais , sire , dit en cet endroit Scheherazade au sultan , il est bon que votre majesté sache pourquoi l'on frappoit si tard à la porte des dames ; en voici la raison. Le calife Haroun Alraschid avoit coutume de mar- cher très -souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout étoit tranquille dans la ville ; et s'il ne s'j commeltoit pas de désordre.

Cette nuit-là le calife étoit sorti de bonne heure, accompagné de Gia- far (i)son grand visir, et de Mes-

(i) Giafar le Barmécide. Haroun Alras- cLid lui donna en maria2;e sa sœar Abassa , k condition qu'ils ne ^oûteroient pas les plaisirs de l'amour. L'ordre fut bientôt oublie. Il»

C 0 Tn T E s An .\ B E S. ib'J

roiir , chef des eunuques de son pa- lais , tous trois déguisés en mar- ciiands. En passant par la rue des trois dames , ce prince , entendant le son des instrumens et des voix, et le bruit des éclats de rire , dit au visir : « Allez , frappez à la porte de cette maison l'on fait tant de bruit; je veux y entrer et en apprendre la cause. » Le visir eut beau lui repré- ter que c'étoient des femmes qui ré- galoient ce soir-là ; que le vin appa- remment leur avoit écliauffé la tête , et qu'il ne devoit pas s'exposer à re- cevoir d'elles quelqu'insulle ; qu'il n'étoit pas encore heure indue , et qu'il ne falloit pas troubler leur diver- tissement. « Il n'importe, repartit le calife, frappez, je vous l'ordonne. » C'étoit donc le grand visir Giaiar

eurent un fi's , qu'ils envoyèrent secrètement élever à la Mecque. Le calife en ayant eu con- noissance , Giafar perdit la faveur de son maître, et peu après la vie; et Abassa, chassée du palais , fut réduite à Tétat le plus misé- rable.

T I. 20

266 LES MILLE ET UNE NUITS ,

qui avoit frappé à la porte des dames par ordre du caiife , qui ne vouloit pas être connu. Safie ouvrit ; et Je vi- sir remarquant à la clarté d'une bou- gie qu'elle lenoit , que c'étoit une dame d'une grande beauté , joua par- faitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence , et lui dit d'un air respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul , arrivés depuis environ dix jours , avec de riches marchandi- ses que nous avons en magasin dans un khan(i) nous avons pris loge- ment. Nous avons été aujourd'hui chez un marchand de cette ville qui nous avoit invités à l'aller voir. W nous a régalés d'une collation ; et comme le vin nous avoit mis de belle humeur , il a fait venir une troupe de danseuses. Il étoit déjà nuit et dans le temps que f on jouoit des ins-

(i) Khan ou Caravanserai : bâtiment qui <]îins rOiient sert c!e magasin ou d'auberge 430ur les marchands ; les caravanes y sont reçues gratuitement ou pour un prix mo- dique.

CONTES ARABES. 2.6<J

trumens , que les danseuses dan- soient, et que la compasjnie faisoit grand bruit, le guet a passé et s'est fait ouvrir. Quelques-uns de la com- pagnie ont été arrêtés. Pour nous , nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille; mais , ajouta le visir , comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin , nous craignons de rencontrer une autre escouade de guet , ou la même , avant que d'arri- ver à. notre khan , qui est éloigné d'ici. Nous j arriverions même inuti- lement 'j car la porte est fermée , et ne sera ouverte que demain matin , quelque chose qui puisse arriver. C'est pourquoi , madame , ayant ouï en passant des instrumens et des voix, nous avons juge que l'on n'étoit pas encore relire chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper , pour vous supplier de nous donner retraite jus- qu'au jour. Si nous vous paroissons clignes de prendre part à votre diver- tissement , nous tâcherons d'y contri- buer en ce crue nous pourrons, pour

268 LES MILLE ET UNE NUITS,

réparer rinterruption que nous y avions causée ; sinon , faites-nous seu- lement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule. »

Pendant ce discours de Giafar , la belJe Safie eut le temps d'examiner le visir et les deux personnes qu'il disoit marchands comme lui; et jugeant à leur physionomie que ce n'étoient pas des gens du commun , elle leur dit qu elle n'étoit pas la maîtresse , et que s'ils vouloient se donner un moment de patience , elle reviendroit leur ap- porter la réponse.

Salle alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu'elles dévoient prendre. Mais elles étoient naturellement bien- faisantes; et elles avoient déjà fait la même grâce aux trois Calenders. Ainsi , elles résolurent de les laisser entrer...

Sclieherazade se préparoit à pour- suivre son conte; mais, s'étanl aperçu qu'il étoit jour , elle interrompit son récit. La qualité des nouveaux

CONTES ARABES* 26()

acteurs que la sultane venoit d'intro- duire sur la scène , piquant la curio- sité de Schahriar , et le laissant dans l'attente de quelqu événement singu- lier , ce prince attendit la nuit sui- vante avec impatience.

270 LB3 MILLE ET UNE NUITS ,

XXX IV^ NUIT.

DiNARZADE, aussi ciirieuse que le sultan d'apprendre ce que produiroit l'arrivée du calife chez les trois dames , n'oublia pas d'engager Scheherazade à reprendre , avec la permission du sultan , l'histoire des Calenders.

Le calife , son grand-visir , et le chef de ses eunuques , dit la sultane , ayant été introduits par la belle Salie , saluèrent les dames et les Calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands 5 et Zobéide , comme la principale , leur dit d'un air grave et sérieux qui lui convenoit : « Vous êtes les bien-venus 5 mais avant toutea choses , ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. » « quelle grâce , madame , répon-

CONTES ARABES. l'-J l

dit le visir ? Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames ! » « C'est , reprit Zobéide , de n'avoir que des jeux et point de langue , de ne nous pas l'aire de questions sur quoi que vous puissiez voir , pour en apprendre Ja cause , et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas , de crainte que vous n'entendiez ce qid ne vous seroit point agréable. » « Vous serez obéie , madame , reprit le visir. Nous ne sommes ni censeurs , ni curieux indiscrets ; c'est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous re- garde , sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » A ces mots , chacun s'assit , la conversation se lia , et l'on recommença à boire en faveur des nouveaux venus.

Pendant que le visir Giafar entre- tenoit les dames , le calife ne pouvoit cesser d'admirer leur beauté extraor- dinaire , leur bonne grâce, leur hu- meur enjouée , et leur esprit. D'un autre côté , rien ne lui paroissoit pins surprenant que les Calenders , tous trois borgnes de l'œil droit. Il se se-

2.-1 LES MILLS ET UNE NUITS,

roit volontiers informé de celte sin- gularité ; mais la condilion qu'on ve- noit d'imposer à lui et à sa compa- gnie , l'empêcha d'en parler. Avec cela , quand il faisoit réflexion à la richesse des meubles , à leur arrange- ment bien entendu , et à la proprel(* de cette maison , il ne pouvoit se per- suader qu'il n'j eût pas de l'enchante- ment.

L'entretien étant tombé sur les di- vertissemens et les différentes ma- nières de se réjouir , les Caienders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse , qui augmenta la bonne opi- nion que les dames avoient déjà con- çue d'eux , et qui leur attira feslime du calife et de sa compagnie.

Quand les trois Caienders eurent achevé leur danse , Zobéide se leva , et prenant Aminé par la main : « M:\ sœur , lui dit-elle , levez-vous ; lu compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne nous contraignions point ; et leur présence n'empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avon,^ coutume de faire. » Aminc, qui com-

CONTES" ARABES. 275

prit ce que sa sœur vouloit dire , se leva et emporta les plats , la table , les flacons , les tasses et les instru- mens dont les Calenders avoient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire j elle baîaja la salle , mit à sa place tout ce cjui étoit dérangé , moucha les bougies , et y appliqua d'autre bois d'aloës et d'autre ambre-gris. Cela étant fait , elle pria les trois Ca- lenders de s'asseoir sur le sofa d'un côté, et le calife de l'autre avec sa compagnie. A l'égard du porteur , elle lui dit : « Levez-vous et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire ; un homme tel que vous , qui est comme de la maison , ne doit pas demeurer dans l'inaction. »

Le porteur avoit un peu cuvé son vin ; il se leva promptement , et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt , dit-il , de quoi s'agit-il ':' » « Cela va bien , répondit Safie , attendez que l'on vous parle ; vous ne serez pas long- temps les bras croisés. » Peu de temps

274 ^^^ MILLE ET UNE NUITS ,

après , on vit paroître Aminé avec un siège , qu'elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d'un cabinet , et l'ayant ouverte , elle fit signe au porteur de s'approcher. « "Venez , lui dit-elle , et m'aidez. « Il obéit ; et y étant entré avec elle , il en sortit un moment après , suivi de deux chiennes noires , dont chacune avoit un collier attaché à une chaîne qu'il tenoit , et qui paroissoient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s'avança avec elle au milieu de la salle.

Alors Zobéide , qui s'étoit assise entre les Calenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu'où étoit le porteur. « , dit-elle en poussant un grand soupir , faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu'au coude , et après avoir pris un fouet que Safîe lui présenta : «Porteur, dit-elle , remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Aminé , et approchez-vous de moi avec l'autre. »

Le porteur fît ce qu'on lui com- mandoit ; et quand il se fut ap])roché

C vO N T E s A P». A E E S, 2.-":}

de Zcbeïde, la cliienne qu'il tenoit commença à faire des cris , et se tour- na vers Zobéide en levant Ja tête d'une manière suppliante. Mais Zo- béide, sans avoir égard à la triste con- tenance de la cliienne qui faisoit pi- tié , ni à ses cris cjui remplissoient toute la maison , lui donna des coups de fouet à perte d'haleine ; et lors- qu'elle n'eut plus la force de lui en donner davantage , elle jeta le fouet par terre; puis prenant la chaîne de la main du porteur , elle leva la chienne par les pattes ; et se mettant toutes deux à se regarder d'un air triste et touchant , elles pleurèrent l'une et l'autre. Enfin , Zobéide tira son mouchoir , essuya les larmes de la chienne , la baisa ; et remettant la chaîne au porteur : « Al!ez , lui dil- e}\e , remenez-la vous l'avez prise , et amene^-nioi fautre. »

Le porteur remena la chienne fouettée au cabinet ; et en revenant , il prit Fautre des mains d'Aminé , et lalla présenter à Zobéide qui l'atten- doit. « Tene^-la comme la première ,

276 LES I^ÏÎLLE ET UNE NUITS,

lui dit-elle. « Puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle , essuya ses pleurs , la baisa , et la remit au porteur à qui l'agréable Aminé épargna la peine de la remener au cabinet 5 car elle s'en chargea elle- même.

Cependant les trois Calenders , le calife et sa compagnie furent extraor- dinairement étonnés de cette exécu- tion. Ils ne pouvoient comprendre comment Zobéide , après avoir fouet- té avec tant de force les deux chien- nes , animaux immondes , selon la religion musulmane , pleuroit ensuite avec elles , leur essujoit les larmes , et les baisoit. Us en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife sur-tout , plu^ impatient que les autres , mouroit d'envie de savoir le sujet d'une action qui paroissoit si étrange , et ue cessoit de faire signe au visir de parler pour s'en informer. Mais le visir tournoit la tête d'un autre côté Jusqu'à ce que pressé par des signes si souvent réité- rés , il répondit par d'autres signes.

CONTES ARABES. 277

que ce n'étoit pas le temps de satis- faire sa curiosité.

Zobéide demeura queique temps k la même place au milieu de la salle , comme pour se remettre de la fatigue qu'elle venoit de se donner en fouet- tant les deux chiennes. « Ma chère sœur , lui dit la belle Safie , ne vous plait-il pas de retourner à votre place , afin cju'à mon tour je fasse aussi mon personnage ? » « Oui , répondit Zobéide. « En disant cela , elle alla s'asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife , Giafar et Mesrour, et à sa gauche , les trois Calenders et le por- teur

« Sire, dit en cet endroit Schehera- zade , ce que votre majesté vient d'en- tendre , doit , sans doujj^ , lui paroitre merveilleux ; mais ce qui reste à ra- conter , Test encore bienjiavantage. Je suis persuadée que vous en con- viendrez la nuit prochaine , si vous vouiez bien me permettre de vous achever cetle histoire. « Le sultan y consentit , et se leva , parce qu il étoit jour.

I, 24

27B LES MILLE ET UNE NUITS,

XXXV^ N UIT.

1/ A sultane ne fut pas plutôt éveillée , que se souvenant de l'endroit elle en étoit demeurée du conte de la veil- le , elle parla aussitôt de cette sorte , en adressant la parole au sultan :

Sire, après que Zobéide eut repris sa place , toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin , Sa- ne , qui s'étoit assise sur le siège au milieu de la salle , dit à sa sœur A- mine : « Ma chère sœur , levez-vous , je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. « Aminé se leva , et alla dans un autre cabinet que celui d'où les deux chiennes avoient été amenées. Elle en revint , tenant un étui garni de satin jaune , relevé d'une riche broderie d.'or et de soie verte. Elle s'approcha de Safie, et ou- vrit l'étia, d'où elle tira un luth qu elle

CONTES ARABES. D.JC^

îiû présenta. Elle le prit; et après a^-oir mis quelque temps à l'accorder , eWe commença à le toucher ; et l'ac- compagnant de sa voix , elle chanta une chanson sur les tourmens de l'ab- sence , avec tant d'agrément , que le calife et tous les autres en furent char- més. Lorsqu'elle eut achevé , comme eWe avoit chanté avec beaucoup de passion et d'action en même temps : « Tenez , ma sœur , dil-elle à l'agréa- ble Aminé , je n'en puis phis , et la voix me manque ; obligez la compa- gnie en jouant et en chantant à ma place. « « Très -volontiers , répondit Aminé, en s'approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains , et hii céda sa place. »

Aminé , ayant un peu préludé , pour voir si finslrument étoit d'ac- cord , joua et chanta presque aussi long-temps sur le même sujet , mais avec tant de véhémence , et elle éLoit si touchée , ou , pour mieux dire , si pénétrée du sens des paroles qu'elle chantoit , c{ue les forces lui manquè- rent en achevant.

1^00 LES MILLE ET UNE .NUITS ,

Zobëïde voulut lui niarqiîer sa sa- tisfaction : « Ma sœur , dit-elle , vous avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous expri- mez si vivement, j) Aminé n'eut pas le temps de répondre à celte honnê- teté 5 elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu'elle ne songea qu'à se donner de l'air , en laissant voir à toute la compagnie une gorge et un sein , non pas blanc, tel qu'une dame comme Aminé devoit l'avoir , mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce d'horreur aux spectateurs. ]N"éanmoins cela ne lui donna pas de soulagement , et ne rempécha pas de s'évanouir

« Mais , sire , dit Scheherazade , je ne m'aperçois pas que voilà le jour. » A ces mots, elle cessa de parier , et le sultan se leva. Quand ce prince n'au- roit pas résolu de différer la mort de Ja suitane , il n'auroit pu encore se résoudre à lui ôter la vie. Sa curiosité étoit trop intéressée à entendre jus- qu'à la fin un conte rempli d'événe- iiiens si peu attendus.

CONTES ARABES. D.3i

XXX Vr NUIT.

DiNARZADE, suivant sa coutume, supplia sa sœur de continuer l'histoi- re des dames et des Calenders. Sche- herazade ]a reprit ainsi:

Pendant que Zobéide et Safie cou- rurent au secours de leur sœur , un .des Calenders ne put s'empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l'air , que d'enti'er ici , si nous avions cru y voir de pareils spec- tacles. » Le calife , qui l'entendit , s'approcha de lui et des autres Calen- ders , et s' adressant à eux: « Que si- gnifie tout ceci , dit-il '^ « Celui qui venoit de parler , lui répondit : « Sei- gneur, nous ne le savons pas plus que vous. » Quoi , reprit le calil'e , vous n'êtes pas de la maison? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ce^ deux chiennes noires , et de cette da-

!?.82 LES MILLE ET UNS NUITS,

me évanouie et si indignement mal- traitée r*» «Et, seigneur , repartirent les Calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n'y sommes entrés que quelques m.omens avant vous. »

Cela augmenta l'étonnement du calife. « Peut-être , repliqua-t-il , que cet homme qui est avec vous , en sait cfuelcfue chose. » L'un des Calenders lit signe au porteur de s'approcher, et lui demanda s'il ne savoit pas pour- ([uoi les chiennes noires avoient été ibuettées , et pourquoi le sein d'Ami-' lie paroissoit meurtri, u Seigneur , répondit le porteur , je puis jurer par le grand Dieu vivant , que si vous ne savez rien de tout cela , nous n'en sa- vons pas plus les uns que les autres, îi est bien vrai cj^ue je suis de cette vil- le 5 mais je ne suis jamais entré qu'au- jourd'hui dans cette maison 3 et si vous êtes surpris de m'y voir , je ne le suis pas moins de m'y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise , ajouta-rt-il , c'est de ne voir ici aucuu homme avec ces dames, »

CONTES ARABES. 285

Le calife , sa compagnie , et les Ca- lenders avoient cru que le porteur ëtoit du logis, et qu'il pourroit les in- former de ce qu'ils desiroient savoir. Le calife, résolu. de satisfaire sa cu- riosité à c[uelcjue prix que ce fût , dit aux autres : « Ecoutez , puisque nous voilà sept hommes , et que nous n'a- vons afÉiire qu'à trois dames, obli- geons-les à nous donner les éclaircis- semens que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré , nous sommes en état de les y contraindre. «

Le grand-visir Giafar s'opposa à cet avis , et en fît voir les conséquen- ces au calife , sans toutefois faire con-^ noître ce prince aux Galenders ; et lui adressant la parole , comme s'il eût été marchand : « Seigneur , dit-il , consi- dérez , je vous prie , que nous avons notre réputation à conserver. Vous saviez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles ; nous l'avons acceptée. Que diroit-on de nous, si nous y contrevenions r* Nous serions encore plus blâmables ^

284 LES MILLE ET UNE NUITS,

s'il nous arrivoit quelque malheur. Il n ja pas d'apparence qu'elles aient exigé de nous cette promesse , sans être en état de nous faire repentir , si nous ne la tenons pas. »

En cet endroit, le visir tira le calife à part, et lui parlant tout bas : « Sei- gneur , poursuivit-il , la nuit ne du- rera pas encore long-temps ; que vo- tre majesté se donne un peu de pa- tience. Je viendrai prendre ces dames demain matin , je les amènerai devant votre trône , et vous apprendrez d'el- les tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce conseil fût très-judicieux , le calife le rejeta , imposa silence au visir , en lui disant qu'il ne pouvoit attendre si longtemps , et qu'il préten- doit avoir à l'heure mêmç l'éclaircisse- ment c[u'il desiroit.

Il ne s'agissoit plus que de savoir qui porteroit la parole. Le calife tâ- clia d'engager les Calenders à parler les premiers mais ils s'en excusèrent. A la fin , ils conv^inrent tous ensemble que ce seroit le porteur. Il se prépa- roit à faire la question fatale , lorsque

CONTES APcABES. 285

Zobéide , après avoir secouru Ami- né , qui étoit revenue de son éva- nouissement 5 s'approcha d'eux. Com- me elle les avoit ouï parler liant et avec chaleur , elle leur dit : « Sei- gneurs, de quoi pariez-vous? Quelle est votre contestation? »

Le porteur prit alors la parole : « Madame , lui dit -il , ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir mal- traité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles , et d'où vient que la dame qui s'est évanouie , a le sein cou- vert de cicatrices ? C'est, madame , ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »

Zobéide , à ces mots , prit un air fier; el se tournant du côté du caliie , de sa compagnie , et des Galenders : V Est-il vrai , seigneurs , leur dit-elle , que vous l'ayez chargé de me faire cette demande? » Ils répondirent que oui, excepté levisir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu , elle leur dit d'un ton qui marquoit combien elle se te- lioit oiïensée : w Avant que de vous

accoroer la grâce que vous nous avez demandée , de vous recevoir , afin de prévenir tout sujet d'être méconten- tes de vous , parce que nous sommes seules , nous l'avons fait sous la con- dition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous re- garderoit point, de peur d'entendre ce qui ne vous pîairoit pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux cju'il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la faci- lité que nous avons eue ; mais c'est ce qui ne vous excuse point , et votre procédé n'est pas honnête. » En ache- vant ces paroles, elle frappa forte- ment des pieds et des mains par trois fois, et cria : «Venez vite. » Aussi- tôt une porte s'ouvrit, et sept escla- ves noirs , puissans et robustes , en- trèrent le sabre à la main , se saisirent chacun d'un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête. Il est aisé de se représenter (pielle

COTATES ARABES. 287

iut la frayeur du calife. Il se repentit alors , mais trop tard , de n avoir pas voulu suivre le conseil de son visir. Cependant , ce malheureux prince , Oiafar , Mesrour , le porteur et les Calenders, étoient prêts à payer de leurs vies leur indiscrète curiosité ; miais avant qu'ils reçussent le coup de la mort , un des esclaves dit à Zobéi- de et à ses sœurs : « Hautes , puissan- tes et respectables maîtresses , nous commandez-vous de leur couper le cou? » «Attendez, lui répondit Zobéi- de , il faut que je les interroge aupa- ravant. » « Madame , interrompit le porteur effrayé , au nom de Dieu , ne jne faites pas mourir pour le crime d'autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les coupables. Hélas , conti- îiua-t-il en pleurant , nous passions le temps si agréablement! Ces Calen- ders borgnes sont la cause de ce mal- heur. Il n'y a pas de ville qui ne tom- be en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame , je vous ^uppUe de ne pas confondre le pre- mier avec le dernier , songez qu'il est

288 LES MILIE ET UNE NUITS ,

plus beau de pardonner à un misé- rable comme moi , dépourvu de tout recours , que de l'accabîer de votre pouvoir , et de le sacrifier à votre ressentiment. »

Zobéide , malgré sa colère , ne put s'empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais sans s'arrêter à lui , elle adressa la parole aux autres une seconde fois : « Ré- pondez-moi, dit-elle, et m'apprenez qui vous êtes ; autrement vous n'a- vez plus qu'un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d'iion- iiêtes gens , ni des personnes d'auto- rité ou de distinction dans votre pajs , quel qu'il puisse être. Si cela étoit , vous auriez eu plus de retenue et plus d'égards pour nous. » - Le calife impatient de son naturel, soufFroit infiniment plus que les au- tres, de voir que sa vie dépendoit du commandement d'une dame offen- sée et justement irritée ; inais il commença à concevoir quelque espé- rance ; quand il vit quelle vouioit sa- voir qui il§ étoient tous 5 car U s'ima-

CONTES ARABES. 289

gina qu'elle ne lui feroit pas ôter la vie, lorsqu'elle seroit informée de son rang. C'est pourquoi il dit tout bas au visir, qui ëtoit près de lui , de dé- clarer promptement qui il étoit. Mais le visir , prudent et sage , desiroit sauver l'honneur de son maître, et ne voulant pas rendre public le grand affront qu'il s'étoit attiré lui-même , il répondit seulement : « Nous n'avons que ce que nous méritons. » Mais quand, pour obéir au calife, il au- roit voulu parler , Zobéide ne lui en auroit pas donné le temps. Elle s'é- toit déjà adressée aux Calenders , et les voyant tous trois borgnes , elle leur demanda s'ils étoient frères. Un d'entr'eux lui répondit pour les autres : « Non , madame , nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu'en qualité de Ca- lenders , c'est-à-dire , en observant le même genre de vie. » « Vous , reprit-elle , en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de nais- sance? » «Non, madame, répon- dit-il , je le suis par une aventure si

I. 25

surprenante, qu'il n'y a personne qui n'en profitât , si elle étoit écrite. Après ce malheur , je me fis raser la barbe et les sourcils , et me lis Calen- der , en prenant i'habil; que je porte. »

Zobéide fit la même question aux deux autres Calenders , qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla , ajouta : « Pour vous faire connoitre , ma- dame , que nous ne sommes pas des personnes du commun , et afin que Vous ayez quelque considération pour nous , apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connoitre les uns aux autres pour ce que nous sommes ; et j'ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour ont fait quelque bruit dans le monde. «

A ce discours , Zobéide modéra son courroux , et dit aux esclaves : « Donnez-leur un peu de liberté , mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire , et le sujet

CONTES ARASES. 2^1

qui les a amenés dans cette maison , ne leur faites point de mal , laissez- les aller il leur plaira ; mais n'é- pargnez pas ceux qui refuseront de

nous donner celte satisfaction

A ces mots , Scheherazade se tut ; et son silence , aussi bien que le jour qui paroissoit , faisant connoitre à Schaiiriar qu'il étoit temps qu'il se le- vât , ce prince le fit , se proposant d'en- tendre le lendemain Scheherazade , parce qu'il souhaitoit de savoir qui étoient les trois Calenders borgnes.

292 LES MILLE ET UNE NUITS,

XXXVir NUIT.

I; A sultane, voyant que sa sœur pre- noit toujours un plaisir extrême aux contes qu'elle lui faisoit , poursuivit i'agréable histoire des Calenders , après en avoir demandé la permission au sultan ; et l'ayant obtenue :

Sire , continua - t- elle , les trois Calenders , le calife, le grand visir Giafar , l'eunuque Mesrour et le porteur étoient tous au milieu de la ^alle , assis sur le tapis de pied , en présence des trois dames , qui étoient sur le sofa , et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu'elles vou- dr oient leur donner.

Le porteur ayant compris qu'il ne s'agissoit que de raconter son Histoire pour se délivrer d'un si grand dan- ger , prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savez déjà mon his~

C 0 î^ T E r, ARABES. 2f)0

toire et le sujet qui m'a amené chez vous. Ainsi , ce que j'ai à vous racon- ter sera bientôt achevé. Madame vo- tre sœur que voilà , m'a pris ce ma- tin à la place , , en qualité de por- teur , i'attendois que quelqu'un m'em- plojât et me fit gagner ma vie. Je l'ai suivie chez un marchand de vin , chez un vendeur d'herbes , chez un vendeur d'oranges , de limons et de citrons ; puis chez un vendeur d'a- mandes , de noix , de noisettes et d'au- tres fruits ; ensuite chez un confi- seur et chez un droguiste 3 de chez le droguiste , mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvois être , je suis venu jusques chez vous , vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu'à présent. C'est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire. »

Quand le porteur eut achevé , Zo- béide satisfaite , lui dit : « Sauve-toi , marche , que nous ne te voyons plus.» « Madame , reprit le porteur , je vous supplie de me permettre en- core de demeurer. Il ne seroit pas

2()4 LES MILLE ET UNE NUITS,

juste cju'après avoir donné aux autres le plaisir d'entendre mon histoire , je n'eusse pas aussi celui d'écouter la leur. » En disant cela , il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d'un péril quil'avoit tant alarmé. Après lui , un des trois Ca- lenders prenant la parole, et s' adres- sant à Zobéide , comme à la princi- pale des trois dames , et comme à celle qui lui avoit commandé de par- ler 5 commença ainsi son histoire :

CONTES ARABES. 2()5

HISTOIRE

D U

premieh calender, fils de roi.

« !M A DAME, pour vous apprendre pourquoi j'ai perdu mon œil droit , et la raison qui m'a obligé de prendre riiabit de Calender , je vous dirai que je suis fils de roi. Le roi mon père avoit un frère , qui régnoit comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfans , un prince et une prin- cesse ; et le prince et moi; nous étions à-peu-près du même âge.

» Lorsque j'eus fait tous mes exef •< cices 5 et que le roi mon père m'eut donné une liberté honnête , j'allois régulièrement chaque année , voir le roi mon oncle , et je demeurois à

29^ LES 3ÎILLE ET UNE NUITS,

sa cour un mois ou deux , après quoi je me renrlois auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion , au prince mon cousin et à moi , de contracter ensemble une ami- tié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis , il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu'il n'avoit fait encore ; et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordi- naires. Nous fûmes long-temps à ta- ble ', et après que nous eûmes bien soupe tous deux : « Mon cousin, me dit-il , vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il v a un au qu'après votre départ , je mis un grand nom- bre d'ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J'ai fait faire un édifice qui est achevé , et on y peut loger présentement ; vous ne serez pas facile de le voir ; mais il faut au- paravant que vous me fassiez serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que j'exige de vous. »

CONTES ARABES. 2Q7

« L'amitié et la famiiiarilé qui étoient entre nous , ne me permettant pas de lui rien refuser , je fis sans hésiter un serment tel qu'il le sou- haitoit ; alors il me dit : « Atten- dez-moi ici , je suis à vous dans un moment. » En effet il ne tarda pas à revenir , et je le vis entrer avec une dame d'une beauté singulière , et ma- gnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle étoit , et je ne crus pas devoir m'en informer. Nous nous re- mîmes à table avec la dame , et nous y demeurâmes encore quelque temps , en nous entretenant de choses indif- férentes , et en buvant des rasades à la santé l'un de f autre. Après cela , le prince me dit : « Mon cousin , nous n'avons pas de temps à perdre ; obli- gez-moi d'emmener avec vous cette dame , et de la conduire d'un tel cô- té , à un endroit vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le connoîtrez aisément; la por- te est ouverte ; entrez-j ensemble , et m'attendez. Je m'y rendrai bientôt.»

» Fidèle à mon serment , je heu

2()8 LES MILLE ET UNE ÎTUITS ,

voulus pas savoir davantage. Je pré- sentai la main à la dame; et au mo- yen des renseignemens que le prince m.on cousin m'avoit donnés , je la con- duisis heureusement au clair de la lune , sans m' égarer. A peine fâmes- nous arrivés au tombeau , que nous vîmes paroi tre le prince , qui nous suivoit , chargé d'une petite cruche pleine d'eau , d'une houe et d'un pe- tit sac il y avoit du plâtre.

M La houe lui servit à démolir le sépulcre vuide qui étoit au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l'une après l'autre , et les rangea dans un coin^ Quand il les eut toutes ôtées , il creusa la terre , et je vis une trappe qui étoit sous le sépulcre. Il la leva; et au-des- sous j'aperçus le haut d'un escalier en limaçon. Alors mon cousin s'a- dressant à la dame , lui dit : « Mada-. me , voilà par l'on se rend au lieu dont je vous ai parlé. » La dame , à ces mots , s'approcha , et descendit , et le prince se mit en devoir de la sui- vre ; mais se retournant auparavant de mou côté : « Mon cousin , me dit'*

CONTES ARABES. ^()g

il , je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise 5 je vous en remercie : adieu. » «Mon cher cou- sin , m'écriai-je , qu'est-ce c[ue cela si- gnifie? » « Que cela vous suffise , me répondit-il , vous pouvez reprendre le chemin par vous êtes venu. »

Shéhérazade en étoit là, lorsque le jour venant à paroitrO; l'empêcha de ■passer outre. Le sultan se leva , fort en peine de savoir le dessein du prince et de la dame , qui sembioient vouloir s'enterrer tout vifs. Il attendit im- patiemment la nuit suivante pour en ^tre éclairci.

7)00 LES MILLE ET UNE NUITS ,

•\r -xr

XVIir NUIT

bcHAHRiAR ayant témoigné à la sultane qu'elle lui feroit plaisir de continuer le conte du premier Ca- lender , elle en reprit le fil dans ces termes :

n Madame , dit le Calender à Zo- béide , je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin , et je fus obligé de prendre congé de lui. En m'en re- tournant au palais du roi mon oncle , les vapeurs du vin me montoient à la télé. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement , et de me coucher. Le lendemain , à mon réveil , faisant réflexion sur ce qui m'éLoit arrivé la nuit , et après avoir rappelé toutes les circonstances d'une aventure si singulière , il me sembla que c'étoit un songe. Préveiui de celte pensée, j'envoyai savoir si le

CONTES A R -i E E S. OO î

prince mon cousin étoii: en éLat d'être vu. Mais lorsqu'on me rapporta qu'il n'avoit pas couché chez hii , qu'on ne savoit ce qu'il étoit devenu et qu'on en étoit fort en peine , je jugeai bien que l'étrange événement du tombeau n'é- toit que trop véritable. J'en fus vive- ment affligé 5 et me dérobant à tout le monde , je me rendis secrètement au cimetière pubhc, il j avoit une infinité de tombeaux semblables à celui cjue j'avois vu. Je passai la jour- née à les considérer fun après fautre; mais je ne pus démêler celui que je cherchois , et je fis , durant quatre jours , la même recherche inutile- ment.

» Il faut savoir que pendant ce temps-là , le roi mon oncle étoit ab- sent. Il y avoit plusieurs jours qui! étoit à la chasse. Je m'ennujai de l'at- tendre 5 et après avoir prié ses mi- nistres de lui faire mes excuses à son retour , je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père , dont je n'avois pas coutume d'être éloigné si long-temps. Je laissai les

I. 2^>

Ô01 LES MILLE ET UNE NUITS,

ministres du roi mon oncle fort en

Ï)eine d'apprendre ce qu'étoit devenu e prince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j'avois fait de lui p[arder le secret , je n'osai les tirer a inquiétude , et ne voulus rien leur communicjuer de ce que je savois. » J'arrivai à la capitale le roi mon père faisoit sa résidence ; et contre l'ordinaire , je trouvai à la porte de son palais une grosse garde , dont je fus environné en entrant. J'en demandai la raison , et fofficier pre- nant la parole, me répondit : « Prince, l'armée a reconnu le grand visir à la place du roi votre père, qui n'est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. j^ A ces mots , les gardes se saisirent de moi , et me con- duisirent devant le tyran. Jugez, ma- dame , de ma surprise et de ma dou- leur. , » Ce rebelle visir avoit conçu pour m.oiune forte haine, qu'il nourrissoit depuis long-temps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse, j'ai- mois à tirer de l'arbalète ; j'en tenois

COîîTES ARABES. 3o3

une vu. jour au haut du palais sur la teriasse , et je me divertissois à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi , je le mirai , mais je ie man- quai , et la flèche , par hasard , alla donner droit contre l'œil du visir qui prenoit l'air sur la terrasse de sa maison , et le creva. Lorsque j'appris ce malheur , j'en fis faire des excuses au visir , et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d'en conserver un vif ressentiment 5 dont il me don- noit des marques quand l'occasion s'en présentoit. Il le fit éclater d'une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d'abord qu'il m'aperçut ; et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l'arracha lui-même. Voilà par qr.elle aventure je suis borgne.

« Mais l'usurpateur ne borna pas sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse , et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais , et de m'abandonner aux oi- seaux de proie , après m' avoir coupé la tête. Le bourreau , accompagné

3o4 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,

d'un autre homme , monta à cheval, chargé de la caisse , et s'arrêta dans la campa2;ne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes , que j'excitai sa com- passion. «Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez- vous bien d'j revenir ; car vous y rencontreriez votre perte , et vous seriez cause de la mienne. « Je le remerciai de la grâce qu'il me faisoit , et je ne fus pas plutôt seul , que je me consolai d'avoir perdu mon œil , en songeant que j'avois évité un plus grand malheur.

» Dans l'état j'étois , je ne faisois pas beaucoup de chemin. Je me re- tirois en des lieux écartés pendant le jour , et je marchois la nuit , autant que mes forces me le pouvoient per- mettre. J'arrivai enfin dans les états du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.

« Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état il me vojoit. « Hélas , s'écria- t-il , n'étoit-ce pas assez d'avoir perdu

CONTES ARABES. 3o5

mon fils? Falloit-il que j'apprisse en- core la mort d'un frère qui m'étoit cher, et que je vous visse clans le déplorable étal vous êtes réduit ! » Il me marqua l'inquiétude il étoit de n'avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils , quelques perquisi- tions qu'il en eut fait faire , et quel- que diligence qu'il y eût apportée. Ce malheureux père pleuroit à chau- des larmes en me parlant ; et il me parut tellement affligé , que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j eusse fait au prince mon cousin , il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savois. Le roi m' écouta avec quelque sorte de con- solation 3 et quand j'eus achevé : «Mon neveu , me dit -il , le récit que vous venez de me faire, me donne quel- qu'espérance. J'ai su que mon fils faisoit bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit : avec l'idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puis- qu'il fa fait faire secrètement, et qu'il

ZoG L'ES :,ÎILLE ET UXE NUITS ,

a exigé de vous le secret , je suis d'avis que nous l'allions chercher tous deux seuls , pour éviter l'éclat. » Il avoit une autre raison , qu'il ne me disoit pas 5 d'en vouloir dérober la connois- sance à tout le monde. C'étoit une raison très - importante , comme la suite de mon discours le fera con- noître.

» Nous nous déguisâmes l'un et l'autre , et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvroit sur la campagne. Nous fûmes assez heu- reux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tom- beau , et j'en eus d'autant plus de joie, que je l'a vois en vain cherché long- temps. Nous y entrâmes , et trouvâ- mes la trappe de fer abattue sur l'en- trée de l'escalier. Nous eûmes de la peine à la lever , parce que le prince îavoit scellée en dedans avec le plâtre et l'eau dont j'ai parlé 3 mais enfin nous la levâmes.

« Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis , et nous des- cendîmes environ cinquante degrés.

C 0 ^' T E s A R A E E S. 007

Quand nous lûmes au bas de l'esca- lier , nous nous trouvâmes dans une espèce d'antichambre , remplie d'une fumée épaisse et de mauvaise odeur , et dont la lumière que rendoit un très-beau lustre , étoit obscurcie.

» De cette antichambre , nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colon- nes , et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avoit une citerne au mi- lieu , et Ton vojoit plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d'un côté. Nous fûmes assez surpris de n'y voir personne. Il y avoit en face un sofa assez élevé , Ton montoit par quelques degrés , et au-dessus duquel paroissoit un ht fort large , dont les rideaux étoient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble , mais brûlés et changés en charbon , comme si on les eût jetés dans un grand feu , et qu'on les en eût retirés avant que d'être consumés. » Ce qui me surprit plus que toute

3oo LES MILLE ET UNE NUITS,

autre chose , c'est qu'à ce spectacle , qui faisoit horreur , le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l'affliction en voyant le prince son fils dans un état si "affreux , lui cracha au visage , en lui disant d'un air indigné : « Voiîà » quel est le châtiment de ce monde ; » mais celui de l'autre durera éternel- 5) lement. » Il ne se contenta pas d'a- voir prononcé ces paroles , il se dé- chaussa , et donna sur la joue de son fils nn grand coup de sa pantoufle.

« Mais , sire , dit Scheherazade , il est jour , je suis fâchée que votre ma- jesté n'ait pas le loisir de m' écouter davantage.» Comme cette histoire du premier Calender n'étoit pas encore finie , et qu'elle paroissoit étrange au sultan , il se leva dans la résolution d'en entendre le reste la nuit sui- vante.

CONTES ARABES. ZoQ

XXXIX' NUIT.

X/A sultaî^, voyant que sa sœur se inouroit d'impatience de savoir la fia de l'histoire du premier Calender , lui dit : bien , vous saurez donc que le premier Calender , continuant de raconter son histoire à Zabéide :

» Je ne puis vous exprimer , ma- dame , poursuivit-il , quel fut mon étonnement, lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. » « Sire , lui dis-je , quelque douleur qu'un objet si funeste, soit capable de me causer , je ne laisse pas de la suspendre pour demander à votre majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin , pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. » « Mon neveu , me répon- dit le roi 5 je vous dirai que mon fils ,

^10 LES MILLE ET UNE NUITS,

indigne de porter ce nom , aima sa sceur dès ses premières années , et que sa sœur l'aima de même. Je ne m'opposai point à leur amilié nais- sante , parce que je ne prévojois pas le mal qui en pourroit arriver. Et qui auroit pu le prévoir ? Cette ten- dresse augmenta avec l'âge , et par- vint à un point , que j'en%*aignis en- fin la suite. J'y apportai alors le re- mède qui étoit en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre inon fils en particulier, et de lui faire une forte réprimande, en lui présentant l'horreur de la passion dans laquelle il s'eiigageoit , et la honte éternelle dont il alloit couvrir ma famille , s'il perbistoit dans des sentimens si cri- minels ; je représentai les mêmes choses à ma fille , et je la renfermai de sorte , qu'elle n'eut plus de com- munication avec son frère. Mais la malheureuse avoit avalé le poison, et tous les obstacles que put mettre ma prudence à leur amour , ne ser- virent qu'à l'irriter. Mon fils ; per- suadé que sa sœur étoit toujours la

CONTES ARABES. Zil

même poui lui , sous prétexte de se faire bâtir un tombeau , fit prëparer cette demeure souterraine , dans l'es- pérance de trouver un jour l'occasion d'enlever le coupable objet de sa flam- me , et de l'amener ici. Il a choisi le temps de mon absence pour forcer la retraite étoit sa sœur 5 et c'est une circonstance que mon honneur ne m'a pas permis de publier. Après une action si condamnable , il s'est venu renfermer avec elle dans ce lieu , qu'il a muni , comme vous vovez , de toutes sortes de provisions , afin d'j pouvoir jouir long-temps de ses dé- testables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n'a pas voulu souffrir cette abomina- tion , et les a justement châtiés fun et fautre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles , et je mêlai mes larmes avec les siennes.

« Quelque temps après, il jeta les jeux sur moi. « Mais , mon cher ne- veu , reprit-il en m'embrassant , si je perds un indigne fils , je retrouve heu- reusement en vous de quoi mieux

Ô12 LES MILLE ET UNE NUITS ,

remplir la place qu'il occiipoit. » Les réflexions qu'il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille, nous arrachèrent de nouvelles larmes,

» Nous remontâmes par le même escalier , et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer , et la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avoit été bâti , afin de cacher, autant qu'il nous étoit possible , un effet si terrible de. la colère de Dieu.

« Il n'y avoit pas long-temps que nous étions de retour au palais , sans qvie personne se fût aperçu de notre absence , lorsque nous entendîmes un bruit confus ae trompettes , de tjm- baies , de tambours et d'autres iiis- trumens de guerre. Une poussière épaisse dont fair étoit obscurci, nous apprit bientôt ce que c'étoit , et nous annonça l'arrivée d'une armée formi- dable, t'étoit le même visir qui avoit détrôné mon père et usurpé ses états, qui venoit pour s'emparer aussi de ceux du roi mon oncle , avec des troupes iimombrables.

CONTES ARABES. 3l3

>) Ce prince, g;iii n'avoit alors que sa garde ordinaire , ne put résister à tant d'ennemis. Ils investirent la ville 'y et comme les portes leur fu- rent ouvertes sans résistance, ils eu- rent peu de peine à s'en rendre maî- tres. Ils n'en eurent pas davantage à pénétrer jusqu'au palais du roi mon oncle , qui se mit en défense ; mais il fut tué ^ après avoir vendu chère- ment sa vie. De mon côté , je com- battis quelque temps; mais voyant bien qu'il falloit céder à la force , je •songeai à me retirer, et j'eus le bon- heur de me sauver par des détours , et de me rendre chez un officier du roi , dont la fidélité m'étoit connue.

» Accablé de douleur , persécuté par la fortune , j'eus recours à un stra- tagème , qui étoit la seule ressource qui me restoit pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils 5 et ayant pris fhabit de Ca- lender , je sortis de la ville sans qu© personne me reconnût. Après cela , il me fut aisé de m'éloigner du royau- me du roi mon oncle , en marchant

I, 27

par des chemins écartés. J'évitai de jDasser par les villes , jusqu'à ce c|u'é- tant arrivé dans l'empire du puissant Commandeur des crqyans i^) ,ie glo- rieux et renommé calife Haroun Al- rascliid , je cessai de craindre. Alors me consultant sur ce cpie j'avois à faire , je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque , dont on vante partout la générosité. « Je le toucherai , disois- je , par le récit d'une histoire aussi suprenante que la mienne ; il aura pi- tié , sans doute , d'un malheureux prince , et je n'implorerai pas vaine- ment son appui. «

» Enfin , après un voyage de plu- sieurs mois , je suis arrivé aujourd'hui il la porte de cette ville; j'y suis entré sur la fin du jour ; et m'étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de cpiel coté je tournerois mes pas , cet autre Calender que voici près de moi , arriva aussi en voyageur. 11 me salue , je le salue de même. «A

(i) Titre ocs califes.

CONTES A R AB E S. O I 5

VOUS voir 5 lui dis-je , vous êtes étran- ger comme moi. » Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le mo- ment qu'il me fait cette réponse , le troisième Calender que vous voj^ez , survient. Il nous salue , et fait con- noître qu'il est aussi étranger et nou- veau venu à Bagdad. Comme frères , nous nous joignons ensemble , et nous résolvons de ne nous pas séparer.

» Cependant il étoit tard , et nous ne savions aller loger dans une ville nous n'avions aucune habitude, et nous n'étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous avant con- duits devant votre porte , nous avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté , que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà , madame , ajouta-t-il , ce que vous m'avez corn.- mandé de vous raconter , pourquoi j'ai perdu mon œil droit , pourquoi j'ai la barbe et les sourcils ras, et pour-^ quoi je suis en ce moment chez vous.» « C'est assez , dit Zobéide , nous sommes contentes : retirez-vous ou il

DlG LES MILLE ET UNE NUITS ,

VOUS plaira. » Le Calencler s'en excu- sa, et supplia la dame de lui permet- tre de demeurer , pour avoir la satis- faction d'entendre l'histoire de ses deux confrères , qu'il ne pouvoit , di- soit-il , abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.

« Sire , dit en cet endroit Schehera- zade , le jour que je vois , m'empêche de passer à l'histoire du second Calen- der ; mais si votre majesté veut l'en- tendre demain , elle n'en sera pas moins satisfaite que de celle du pre- mier. » Le sultan jT^ consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.

CONTES ARABES. Ôl 7

X L^ NUIT.

I}iNAnz ADE ne cioufant point qu'elle ne prît autant de plaisir à l'histoire du second Calender , qu'elle en avoit pris à l'autre , ne manqua pas d'éveiller la sultane avant le jour , en la priant de commencer l'histoire qu'elle avoit promise. Scheherazade aussitôt adres- sa la parole au siiltan , et parla dans ces termes :

Sire , l'histoire du premier Calen- der parut é-trange à toute la compa- gnie et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leurs sa- bres à la main , ne l'empêcha pas de dire tout bas au visir : « Depuis que je me connois , j'ai bien entendu des histoires, mais je n'ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce Calen- der. » Pendant qu'il parloit ainsi , le second Calender prit la parole , et l'a- dressant à Zobéide ;

3j 8 LES 3ÎILLE ET V:^^ KUITS ,

HISTOIRE

SECOND CALENDER , EILS DE ROI,

« iVi A D A Di E , dit-il , pour obéir à votre commandement ,. et vous ap- prendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l'œil droit , il faut que je vous conte toute lliis- toire de ma vie.

» J'ctois à peine hors de l'enfance , que le roi mon père ( car vous saurez , madame, que je suis prince), remarquant en moi beaucoup d'es-

Îrit , n'épargna rien pour le cultiver. 1 appela auprès de moi tout ce qu'il y avoit dans ses états de gens qui excelloient dans les sciences et dans les beaux- arts. Je ne sus pas plulôt lire et écrire , que j'appris par cceur

CONTES AUABSS. ûig

]' Alcoran tout entier , ce livre admira- ble qui contient le fondement , les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m'en instruire à fond , je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés , et qui l'ont éclairci par leurs commentaires. J'ajoutai à cette lecture la connoissance de toutes Jes traditions recueillies de la bouche de nos px'opbètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me conten- tai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardoit notre religion , je me fis une étude particulière de nos histoi- res ; je me perfectionnai dans les bel- les-lettres 5 dans la lecture de nos poè- tes , dans la versification. Je m'atta- chai à la géographie , à la chronolo- gie , et à parier purement notre lan- gue , sans toutefois négliger aucun des exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j'aimois beaucoup , et à quoi je réussissois principalement , c étoit à former les caractères de notre langue arabe. J y fis tant de progrès , que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre

^20 LSS MILLS ET UNE NUITS ,

rojaiime , qui s'étoient acquis le plus de réputation.

» La renommée me fit plus d'hon- neur que je neméritois. Elle ne secon- tenta pas de semer le bruit de mes ta- lens dans les états du roi mon père , elle le porta jusqu'à la cour des In- des , dont le puissant monarque , cu- rieux de me voir , envoja un ambas- sadeur avec de riches présens , pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plu- sieurs raisons. Il étoit persuadé que rien ne convenoit mieux à un prince de mon âge , que de voyager dans les cours étrangères; et d'ailleurs il étoit bien aise de s'attirer l'amitié du sul- tan des Indes. Je partis donc avec l'ambassadeur, mais avec peu d'équi» page , à cause de la longueur et de la diffîcuîté des chemins.

» Il y avoit un mois que nous étions en marche , lorsque nous découvrî- mes de loin un gros nuage de pous- sière , sous lequel nous vîmes bientôt paroître cinquante cavaliers bien ar- més. G etoient des voleurs qui ve-

CONTES ARABES. 5^1

noient à nous au grand galop

Sclieherazade , étant en cet endroit, aperçut le jour , et en avertit Je sul- tan , qui se leva ; mais voulant savoir ce qui se passeroit entre les cinquante cavaliers et l'ambassadeur des Indes , ce prince attendit la nuit suivante im- patiemment.

C!>.0. LES BULLE ET UNE NUITS

X L r N U I T.

Il étoit presque jour, lorsque Sche- herazade reprit de cefte manière i'iiistoire du second Calender :

» Madame , poursuivit Je Calender en parlant toujours à Zobéide , com- me nous avions dix chevaux char- gés de notre bagage et des présens que je devois faire au sultan des In- cîes , de la part du roi mon père , et que nous étions peu de monde , vous jugez bien que ces voleurs ne man- quèrent pas de venir à nous hardi- ment. N'étant piis en état de repous- ser la force par la force , nous leur di- mes que nous étions des ambassa- deurs du sultan des Indes , et que nous espérions qu'ils ne'feiK)ient rien contre le respect qu'ils lui dévoient, ]N ous crûmes sauver par-là notre équi- page et nos vies 3 mais les voleurs nous

CONTES ARABES. 320

répondirent insolemment : « Pour- quoi voulez-vous que nous respec- tions le sultan votre maître ? Nous ne sommes pas ses sujeLs ; nous ne som- mes pas même sur ses terres. » En achevant ces paroles , ils nous enve- loppèrent et nous attaquèrent. Je me défendis le plus long-temps qu'il me fut possible ; mais me sentant blessé, et voyant que l'ambassadeur , ses gens et les miens avoient tous été jetés par terre , je profitai du reste des forces de mon cheval, qui avoit été aussi fort blessé , et je m'éloignai d'eux. Je le poussai tant qu'il m.e put.porter 3 mais venant tout-à-coup à manquer sous moi , il toraiba roide mort de lassitude et du sang qu'il avoit perdu. Je me dé- barrassai de lui assez vîle^ et remar- quant que personne ne me poursui- voit , je jugeai que les voleurs n'a~ voient pas voulu s'écarter du butin qu'ils avoient fait.

En cet endroit, Scheherazade s'a-

percevant qu'il étoit jour , fut obligée

de s'arrêter. « Ah ! ma sœur , dit Di-

narzade , je suis bien fâchée que vous

3^4 LES MILLE ET UNE NUI-JS ,

ïie puissiez pas continuer cette histoi- re. » « Si vous n'aviez pas été pares- seuse aujourd'hui , répondit la sul- tane , j'en aurois dit davantage. » « bien , reprit Dinarzade , je se- rai demain plus diligente , et j'espère crue vous dédommagerez la curiosité du sultan de ce que ma négligence kii a fait perdre. « Schahriar se leva sans rien dire , et alla à ses occupa- tions ordinaires.

CONTES ARABES. 3^5

XLir NUIT.

D I N A Pc z A D E ne manqua pas d'ap- peler la sultane de meilleure heure que le jour précédent, et Schehera- zade continua , dans ces termes , le conte du second Calender :

» Me voilà donc , madame , dit le Calender , seul , blessé , destitué de tout secours , dans un pays qui m'é- toit inconnu. Je n'osai reprendre le grand chemin , de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie , qui n'étoit pas dangereuse , je marchai le reste du jour, et j'arrivai au pied d'une mon- tagne , j'aperçus à mi - côte l'ou- verture d'une grotte; j'y entrai et j'y passai la nuit un peu tranquille- ment, après avoir mangé quelques fruits que j'avois cueillis en mon che- min.

j. 38

$26 LES MILLE ET UNE KUITS,

» Je continuai de marcher le len- demain et les jours suivans , sans trou- ver d'endroit m'arrêter. Mais au bout d'un mois je découvris une grande ville très - peuplée et si- tuée d'autant plus avantageusement , qu'elle étoit arrosée , aux environs y de plusieurs rivières , et qu'il j ré- gnoit un printemps perpétuel. Les ob- jets agréables qui se présentèrent alors à mes jeux , me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques momens , la tristesse mortelle j'é- tois de mie voir en l'état je me trou- vois. J'avois le visage , les mains et les pieds d'une couleur basanée , car îe soleil me les avoit brûlés ; à force de marcher , ma chaussure s'étoit usée 5 et j'avois été réduit à marcher nu - pieds 3 outre cela , mes habits étoient tout en lambeaux.

» J'entrai dans la ville pour pren- dre langue , et m'informer du lieu j'étois 5 je m'adressai à un tailleur qui travailloit à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquoit autre chose que je ne paroisscis , il

CONTES ARABES. 0'?q

me fit asseoir près de lui. Il me de- manda qui j'étois , d'où je venois , et ce qui m'avoit amené. Je ne lui dé- guisai rien de tout ce qui m'étoit ar- rivé j et ne fis pas même difficulté de iui découvrir ma condition. Le tail- leur m'écouta avec attention ; mais lorsque j'eus achevé de parler , au lieu de me donner de ]a consolation , il augmenta mes chagrins. « Gardez- vous bien , me dit-il , de faire confi- dence à personne de ce que vous venez de m' apprendre ; car Je prince qui règne en ces lieux, est le plus grand ennemi qu'ait le roi votre père, et il vous feroit ; sans doute , quel- qu'outrage, s'il étoit informé de votre arrivée en cette ville. » Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m'eut nommé le prince. Mais comme l'inimitié qui est entre mon père et lui , n'a pas de rapport avec mes aventures , vous trouverez bon, madame, que je lapasse sous silence.

« Je remerciai le tailleur de l'avis qu'il me donnoit , et lui témoignai

323

que je m'en remettois entièrement à ses bons conseils , et que je n'oublie- rois jamais le plaisir qu'il me feroit. Comme il jugea que je ne devois pas manquer d'appétit , il me fit ap- porter à manger , et m'offrit même un logement chez lui 5 ce que j'ac- ceptai.

5) Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j'étois assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venois de faire , et n'ignorant pas que la plupart des princes de notre religion , par précaution contre les revers de la fortune , apprennent quelqu'art ou quelque métier (1), pour s'en servir en cas de besoin , il

(0 II est assez curieux que ce soit dans Je» Mille et une Nuits que J.-J. Rousseau ait pris son principe de la ndcessité d'apprendre un métier aux princes , aux grands et aux riches. Le tailleur des Mille et une Nuits raisonne nbsolunient comme le philosophe de Genève. Il faut observer toutefois , à Pavantage du pre- mier , que ce qui est absurde dans nos socie'tcs *»uropcennes , peut être fort raisonnable dans les ^ouvernemeus de l'Orient.

CONTES ARABES. Ù2^

me demanda si j'en savais quelqu'un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que jesa- vois l'un et l'autre droit, que j'étois grammairien , poète , et sur-tout que j'écrivois parfaitement bien. « Avec tout ce que vous venez de dire , ré- pliqua-t-il , vous ne gagnerez pas dans ce pajs-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n'est ici ])ius inutile que ces sortes de con- iioissances. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous pren- drez un habit court ; et comme vous me paroissez robuste et d'une bonne constitution , vous irez dans la foret prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l'exposer en vente à la place , et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu , dont vous vi- vrez indépendamment de personne. Par ce moyen , vous vous mettrez en état d'attendre que le ciel vous soit favorable , et qu'il dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre vie , et vous oblige à cacher votre naissance. Je mo

7)7)0 LES MILLE ET UNE NUITS ,

charge de vous faire trouver une corde et une cognée. «

» La crainte d'être reconnu , et la nécessité de vivre, me déterminèrent à prendre ce parti , malgré la bassesse et la peine qui y étoient attachées. Dès le jour suivant , le tailleur m'a- cheta une cognée et une corde , avec im habit court ; et me recommandant à de pauvres habitans c[ui gagnoient leur vie de la même manière , il les pria de me mener avec eux. Ils me coa- duisirent à la forêt ', et dès le premier jour , j'en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois , que je vendis une demi-pièce de monnoie d'or du pa)^s ; car quoique la forêt ne fût pas^ éloignée , le bois néanmoins ne lais- soit pas d'être cher en cette ville , à cause du peu de gens qui se donnoient la peine d'en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup , et je ren- dis au tailleur l'argent qu'il avoit avancé pour moi.

5) Il y avoit déjà plus d'une année que je vivois de cette sorte, lorsqu'un jour ayant pénétré dans la forêt plus

C 0 îî T E s ARABES. D.U

avant crue de coutume , j'arrivai dans uji endroit fort agrétible , je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d'arbre , j'aperçus un anneau de fer attaclié à une trappe de même métal. J'ôtai aussitôt la terre qui la couvroit 5 je la levai , et je vis un es- calier par je descendis avec ma cognée. Quand je fus au bas de l'es- calier, je me trouvai dans un vaste palais , (jui me causa une grande ad- Jiiiration , par la lumière qui féclai- roit , comme s'il eût été sur la terre dans l'endroit le mieux exposé. Je m'avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des bases et des chapiteaux d'or massif; mais voyant venir au-devant de moi une dame , elle me parut avoir un air si noble , si aisé , et une beauté si ex- traordinaire , que détournant mes jeux de tout autre objet, je m'atta- chai uniquement à la regarder. »

, Scheherazade cessa de parler , parce qu'elle vil qu'il étoit jour. « Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je vous avoue que je suis fort coiiLciits

.'î)03 LES MILLE ET UNE NUITS ,

de ce que vous avez raconté aujour- d'hui, et je m'imagine que ce c^uï vous reste à raconter , n'est pas moins merveilleux. »

« Vous ne vous trompez pas , ré-

Fondit la sultane 3 car la suite de histoire de ce second Calender , est plus digne de l'attention du sultan mon seigneur, que tout ce qu'il a entendu jusqu'à présent. » « J'en doute , dit Schahriar en se levant ; mais nous verrons cela demain. »

MONTES ARABES. ÙÙCt

X L 1 1 r NUIT.

Di N A R z AD E fut encore très - dili- gente cette nuit ; et la sultane , pour satisfaire à l'empressement cîe sa sœur, se mit à raconter ce qui se

Î)assa dans ce palais souterrain entre a dame et le prince. Le second Ca- îender , continua-t-elle , poursuivant son histoire : » Pour épargner à la belle dame , dit' il, la peine de venir jusqu'à moi, je me hâtai de la joindre , et dans le temps que je lui faisois une profonde révé- rence , elle me dit : « Qui êtes - vous ? Etes-vous homme ou génie ? » « Je suis homme , madame , lui répondis- se en me relevant , et je n'ai point de commerce avec les génies, j) « Par quelle aventure , reprit-elle avec un grand soupir , vous trouvez-vous ici ?

ÔÔ4

lij a vingt-cinq ans que j'y demeure, et pendant tout ce temps-là , je n'y ai pas vu d'autre homme que vous. »

» Sa grande beauté, qui m'avoit déjà donné dans la vue , sa douceur et l'honnéleté avep laquelle elle me recevoit , me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame , avant que j'aie l'honneur de satisfaire votre cu- riosité , permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue , qui m'offre l'oc- casion de me consoler dans fafîliction je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n'ê- tes. )) Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyoit en ma personne le fils d'un roi , dans l'état je paroissois en sa présence , et comment le hasard avoit voulu que je découvrisse feutrée de sa prison magnifique , mais ennujeuse , selon toutes les apparences. »

«Hélas ! prince, dit -elle en sou- pirant encore , vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse , ne laisse pas d'être un

CONTES ARABES. ÔÛJ

séjour fort ennujeux. Les lieux les plus charmans ne sauroient plaire lorsqu'on y est contre sa volonté. Il n'est pas possible que vous n'ayez ja- mais entendu parler du grand Epiti- marus , roi de l'isle d'Ebène , ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu'elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m'avoit choisi pour époux un prince qui éloit mon cousin ; mais la première nuit de mes noces , au milieu des réjouissances de la cour et fie la capitale du royaume de l'isle d'Ebène , avant que je fusse livrée à mon mari , un génie m'enleva. Je m'évanouis en ce moment , je perdis toute connoissance j et lorsque j'eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J'ai été long-temps inconsolable ; mais le temps et la né- cessité m'ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l'ai déjà dit, que je suis dans ce lieu je puis dire que j'ai à souhait tout ce qui est nécessaire k la vie , et tout ce qui peut conten-

536 LES MILLE ET UNE NUITS ,

ter une princesse qui n'aimeroit que les parures et les ajustemens. De dix jours en dix jours , le génie vient cou- cher une nuit avec moi ; il n'y cou- che pas plus souvent, et l'excuse qu'il en apporte , est qu'il est marié à une autre femme , qui auroit de la jalou- sie , si l'infidélité qu'il lui fait , venoit à sa connoissance. Cependant si j'ai besoin de lui , soit de jour , soit de nuit , je n'ai pas plutôt touché un ta- lisman qui est à l'entrée de ma cham- bre , que le génie paroit. Il J a au- jourd'hui quatre jours qu'il est venu ; ainsi je ne l'attends que dans six. C'est pourquoi vous en pourrez de- meurer cinq avec moi , pour me te- nir compagnie , si vous le voulez bien , et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite. »

» Je me serois estimé trop heureux d'obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain le plus propre , le plus commode et le plus somptueux que l'on puisse s'iinagi-

CONTÉS Arabes, 3^7

ner ; et lorsque j'en sortis , à la place de mon habit j'en trouvai un autre très-riclie, que je pris moins pour sa richesse, que pour me rendre plus digne d'être avec elle. Nous nous as- sîmes sur un sofa garni d'un super- be tapis, et de coussins d'appui, du plus beau brocard des Indes et quel- que temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble ; nous passâ- mes le reste de la journée très-agréa- hJement , et la nuit elle me reçut dans son lit.

» Le lendemain , comme elle cher- choit tous les moyens de me faire plaisir , elle me servit au dîner une touteilie de vin vieux j le plus excel- lent c[ue l'on puisse goûter ; et elle voulut bien , par complaisance , en })oire quelques coups avec moi. Quand j'eus la tête échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse , luidis-je , il J a trop long^temps que vous êtes enterrée toute vive j suivez- moi, venez jouir de la clarté du vé- ritable jour dont vous êtes privée

I. 29

338 LES MILLE ET UNE NUITS ,

depuis tant d'années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici.» ce Prince , me répondit-elle en sou- riant, laissez ce discours. Je comp- te pour rien le plus beau jour du mon- de , pourvu que de dix , vous m'en donniez neuf; et que vous cédiez le dixième au génie. » « Princesse , re- pris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi , je le redoute si peu , que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu'il vienne alors , je l'attends. Quelque brave, quelque redoutable qu'il puisse êti'e, je lui ferai sentir le poids de mon l)ras. Je fais serment d'exterminer tout ce qu'il y a de génies au monde , et lui le premier. » La princesse, qui en savoit la conséquence , me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce seroit le moyen , me dit-elle , de nous perdre vous et moi. Je connois les génies mieux que vous ne les con- noissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse; je donnai du pied

J

CO]MTES APV.ABES. 53()

dans le talisman , et le mis en plu- sieurs morceaux.

En achevant ces paroles , Sclielie- razade, remarquant qu'il étoit jour, se tut, et le sultan se leva. Mais com- me il ne douta point que le talisman brisé , ne fût suivi de qiielque événe- ment fort remarquable , il résolut d'entendre le reste de l'histoire.

340 LES MULE ET UKE NUITS

X L I V^ NUIT.

Je vais vous apprendre, dit Schehe- razade , ce qui arriva dans le palais souterrain, après que le prince eut brisé le talisman 3 et aussitôt , repre- nant sa narration , elle continua de parler ainsi sous la personne du se- cond Calender :

» Le talisman ne fut pas sitôt rompu , que le palais s'ébranla , prêt à s'écrouler, avec un bruit effrojable et pareil à celui du tonnerre , accom- pagné d'éclairs redoublés et d'une grande obscurité. Ce fracas épouvan- table dissipa en un moment les fu-< mées du vin , et me fit connoitre , mais trop tard , la faute que j'avois faite. « Princesse , m'écriai-je , que signifie ceci? » Elle me répondit toute effrajée , et sans penser à son propre

COKTES ARABES. ^41

malheur : « Hélas ! c'est fait de vous , si vous ne vous sauvez. »

» Je suivis son conseil; et mon épou- vante fut si grande que j'oubliai ma cognée et mes babouches. J'avois à peine gagné l'escalier par j'étois descendu , que le palais enchanté s'en- ^ rouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse : « Que vous est-il arrivé ? Et pour- quoi m'appelez-vous? « « Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m'a obligée d'aller chercher la bou- teille que vous voyez ; j'en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j'ai fait un faux pas , et je suis tombée sur le talisman , qui s'est brisé. Il n'j a pas autre chose. »

» A celte réponse , le génie furieux lui dit : ce Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les ba- bouches que voilà , pourquoi se trou- vent - elles ici i* » « Je ne ies ai ja- mais vues qu'en ce moment , re- prit la princesse. De fimpétuosité dont vous êtes venu , vous les avez peut-être enlevées avec vous , en pas-

i4^> l'Es MILLE ET ITNE NUITS ,

sant par quelqu' endroit , et vous les avez apportées , sans y prendre garde. »

» Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j'enten- dis le bruit. Je n'eus pas la fermeté d'ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d'une ma- nière si cruelle. J'avois déjà quitté riiabit qu'elle m' avoit fait prendre , et repris le mien que j'avois porté sur l'escalier, le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi j'achevai de monter , d'autant plus pénétré de douleur et de compassion , que j'étois la cause d'un si grand malheur , et qu'en sacrifiant la plus belle princesse de la terre à In barbarie d'un génie implacable , je m'étois rendu criminel et le plus ingrat de tous les hommes. « Il est vrai, disois-je, qu'elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans , mais la liberté à part , elle n'avoit rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur , et la soumet à la cruauté d'un démon impitoyable. » J'abaissai la trappe , la recouvris de

CONTES ARABES. S^O

lerre , et retournai à la ville avec une charge de bois , que j'accommodai sans savoir ce que je faisois , tant j'é- tois troublé et affligé.

» Le tailleur mon hôte marqua une grande joie de me revoir, u Votre absence , me dit-il , m'a causé beau- coup d'inquiétude , à cause du secret de votre naissance que vous m'avez confié. Je ne savois ce que je devois penser , et je craignois que quelqu'un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour. » Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m'étoit arrivé, ni de la raison pour laquelle je retournois sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre , je me reprochci mille fois f excès de mon imprudence. « Rien , me disois-je , n'auroit égalé le bonheur de la princesse et le mien , si j'eusse pu me contenir , et que je n'eusse pas brisé le talisman. » Pen- dant que je m'abandonnois à ces pen- sées afïbgeantes , le tailleur entra , et me dit : « Un vieillard que je ne ccn-

Û44 Ï-ES MILLE ET UNE NUITS ,

nois pas, vient d'arriver avec votre cognée et vos babouches qu'il a trou- vées en son chemin , à ce qu'il dit. Il a appris de vos camarades , qui vont au bois avec vous , que vous demeu- riez ici. Venez lui parler , il veui vous les rendre en miain propre. « A. ce discours , je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m'en demandoit le sujet , lorsque le pavé de ma chambre s'entrouvrit. Le vieillard qui n'avoit pas eu la patience d'attendre , parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C'é- toit le génie ravisseur de la belle prin- cesse de l'isled'Ebène, qui s'étoitainsi déguisé , après l'avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie , nous dit-il , fils de la fille d'Éblis , prince des génies. N'est-ce pas ta cognée, ajouta-t-il en s'adressant à moi ? Ne sont-ce pas tes babou- ches ? »

Scheherazade , en cet endroit , a- perçut le jour , et cessa de parler. Le sultan trouvoit l'histoire du second Çiûendcv trop belle pour ne pas voti-

CONTES ARABES. 345

loir en entendre davantage. C'estpour- quoi il se leva , dans l'intention d'en apprendre la suite le lendemain.

34G l'Es MILLE ET UNE NUITS

XLV^ NUIT.

liE jour suivant, Scheherazade, pour satisfaire sa sœur , fort curieuse de sa- voir comment le génie traita le prin- ce , se mit à racunler de cette sorte riiistoire du second Calender :

« Madame , dil-il à Zobéide , le gé- nie m' ayant fait * etle »-{uestion , ne me donna pas le temps de lui répondre , et je ne l'aurois pu faire , tant sa pré- sence affreuse m'avoit mis hors de moi-même. li me pi'it par le milieu du corps, me traina hors de la cham- bre ; et s' élançant dans l'air , m'en- leva jusqu'au ciel avec tant de force et de vitesse , que je m'aperçus plutôt que j'étois monté si haut , que du che- min qu'il m'avoit fait faire en peu de momens. Il fondit de même vers la terre -, et l'ayant fait entrouvrir eu

CONTES ARABES, 047

frappant du pied , il s'y enfonça , et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté , devant la belle princesse de l'isle d'Ebène. Mais hélas , quel spectacle 1 Je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse étoit nue et toute en sang , étendue sur la terre , plus morte que vive et les joues baignées de larmes. « Perfide , lui dit le génie en me montrant à elle , n'est-ce pas ton amant? « Elle jeta sur moi ses jeux languîs- sans , et répondit tristement : « Je ne le connois pas ; jamais je ne l'ai vu qu'en ce moment. « « Quoi , reprit le génie , il est cause que tu es dans Té- tât où te voilà si justement , et tu oses dire que tu ne le connois pas ! » « Si je ne le connois pas , repartit la prin- cesse , voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa per- te 't n «Hé bien , dit le génie , en ti- rant un sabre , et le présentant à la princesse , si tu ne l'as jamais vu , prends ce sabre et lui coupe la tête. » ce Hélas , dit la princesse , comment pourrois-je exécuter ce que vous exi-

348 LES MILLE ET UNE NUITS,

gez de moi ? Mes forces sont telle- ment épuisées , que je ne saurois le- ver le bras ; et quand je le pourrois , aurois-je le courage de donner la mort à une personne que je ne con- nois point, à un innocent? « « Ce re- fus , dit alors le génie à la princesse , me fait connoitre tout ton crime. » Ensuite se tournant de mon côté : «Et toi , me dit-il , ne la connois-tu pas? »

3) J'aurois été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes , si je n'eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu'elle avoit pour moi , qui étois la cause de son malheur.

» C'est pourquoi je répondis au gé- nie : « Comment la connoîtrois-je , moi qui ne l'ai jamais vue que celte seule fois?» « Si cela est , reprit-il , prends donc ce sabre , et coupe-lui la tête. C'est à ce prix que je te mettrai en liberté , et que je serai convaincu que tu ne Tas jamais vue qu'à pré- sent, comme tu ie dis. » « Très-volou- liers , lui repartis- je. Je pris le sabre de sa main....

uMais , sire, dit Scheherazade en

CONTES A E. A B E S. 349

s'interrompant en cet endroit , il est jour , et je ne dois point abuser de la patience de votre majesté. » « Voilà des événemens merveilleux, dit le sul- tan en lui-même , nous verrons de- main si le prince eut la cruauté d'o- béir au génie. »

ÙO

ÙOO lES MILLE ET UNE NUITS.

X L V I^ NUIT.

Sur la fin de la nuit, Schelierazade , pour satisfaire à l'empressement de sa sœur , lui dit : Vous saurez que le second Calender poursuivit ainsi :

M Ne croyez pas , madame , que je m'approchai de la belle princesse de l'isle d'Ebène , pour être le ministre de la barbarie du génie. Je le fis seu- lement pour lui marquer par des ges- tes , autant qu'il me l'etoit permis , que comme elle avoit la fermeté de sacrifier sa vie pour l'amour de moi , je ne refuserois pas d'immoler aussi la mienne pour l'amour d'elle. La princesse comprit mon dessein . Mal- gré ses douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obli- geant , et me fit entendre qu'elle mou- roit volontiers et qu'elle étoit contente de voir que je voulois aussi mourir

CONTES ARABES. OOl

Eoiir elle. Je reculai alors , et jetant î sabre par terre : « Je serois , dis-je au génie , éternellement blâmable de- vant tous les hommes , si j'avois la lâ- cheté de massacrer , je ne dis pas une personne que je ne connois point , mais même une dame comme celle que je vois , dans l'état elle est , prête à rendre l'âme. Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement bar- bare. »

« Je vois bien , dit le génie , que vous me bravez l'un et l'autre , et que vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai , vous connoitrez tous deux de quoi je suis capable. » A ces mots , le mons- tre reprit le sabre , et coupa une des mains de la princesse , qui n'eut que le temps de me faire un signe de l'au- tre, pour me dire un éternel adieu; car le sang qu'elle avoit déjà perdu , et celui qu'elle perdit alors , ne lui permirent pas de vivre plus d'un mo- ment ou deux après cette dernière

OOZ LDS MILLE ET UNS NUITS ,

cruauté , dont le spectacle me fit évanouir,

3) Lorsque je fus revenu à moi , je me plaignis au génie de ce qu'il me faisoit languir dans l'attente de la mort. « Erappez , lui dis - je , je suis prêt à recevoir le coup mortel ; je l'attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me l'ac- corder : « Voilà , me dit - il , de quelle sorte les génies traitent les femmes qu'ils soupçonnent d'infidé-' lité. Elle t'a reçu ici 5 si j'étois assuré qu'elle m'eût fait un plus grand ou- trage , je te ferois périr dans ce mo- ment ; mais je me contenterai de te changer en chien , en âne , en lion , ou en oiseau. Choisis un de ces chan- gemens* je veux bien te laisser maî- tre du choix. »

» Ces paroles me donnèrent quel^ qu'espérance de le fléchir. « O génie , lui dis -je , modérez votre colère 5 et puisque vous ne voulez pas nVôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votr(^

CONTES ARABES. 353

démence y si %^ous me pardonnez , de même que le meilleur homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portoit une envie mortelle. » îie génie me demanda ce qui s'étoit passé entre ces deux voisins , en me disant qu'il vouloit bien avoir la pa- tience d'écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le ré- cit. Je crois , madame , que vous ne serez pas fâchée que je vous la ra- conte aussi.

OJ4

HISTOIRE

DE l/ ENVIEUX ET DE l' EN VIE.

«Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuroieiit porte à porte. L'un conçut contre l'autre une envie si violente , que celui qui en étoit l'objet , résolut de changer de demeure, et de s'éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avoit attiré lanimosité de son voisin ; car quoi- qu'il lui eût rendu de bons offices , il s'étoit aperçu qu'il n'en étoit pas moins haï. C est pourquoi il vendit sa mai- son avec le peu de bien qu'il avoit ; et se retirant dans la capitale du pajs , cjui n'étoit pas éloignée, il acheta une petite terre environ à une demi-lieue de la ville. Il y avoit une maison assez commode, un beau jardin et une

CONTES ARABES. 355

cour raisonnablement grande , dans lac|uelle étoit une citerne profonde, dont on ne se servoit plus.

» Le Bon-homme ayant fait cette ac- quisition , prit riiabit de derviche ( i ) , pour mener une vie plus retirée , et fit faire plusieurs cellules dans la mai- son , il établit en peu de temps une communauté nombreuse de der- viches. Sa vertu le fit bientôt connoî-

(i) Dcrvis ou Derviche j ce nom , qni signi- fie pauvre^ répond chez, les Mahométans à celui <le moines chez les Chrétiens. Ils font vœu do pauvreté , de chasteté et d'obéissance. Cepen- dant Mévéléva , leur fondateur , leur a permis de rentrer dans le monde et même de se ma- rier , si leur foiblesee l'exigeoit. Ils portent de grosses chemises de serge , et n'ont qu'un man- teau de gros drap , dont ils s'enveloppent. Leurs bonnets ressemblent assez, bien à nos feutres ,ou grands chapeaux blancs sans bord , et faits de poil de chameaux; ils ont les jambes nues et la poitrine découverte ; leur ceinture est une lanière de cuir , à laquelle ils attachent des boucles d'ivoire, de porphyre, etc. Outre les jeûnes prescrits par l'Alcoran, ils en obser- vent encore tous les jeudis : il ne leur est per- mis alors de manger qu'après le coucher du soleil.

556 LES IMILLE ET UNE NUITS ,

tre , et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde , tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin , chacun l'honoroit et le cliérissoit ex- trêmement. On venoit aussi de bien loin , se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se retiroient d'auprès de lui , publioient les bénédictions qu'ils crojoient avoir reçues du ciel par son mojen.

» La grande réputation du person- nage s'éLant répandue dans la ville d'où il étoit sorti , l'Envieux en eut un chagrin si vif, qu'il abandonna sa inaison et ses affaires , dans la réso- lution de faller perdre. Pour cet efFel, il se rendit au nouveau couvent de derviches , dont le chef , ci-devant son voisin , le reçut avec toutes les mar- ques d'amitié imaginables. L'Envieux lui dit qu'il étoit venu exprès pour lui communiquer une affaire impor- tante , dont il ne pouvoit l'entretenir cju'en particulier. « Afin , ajouta-t-ii , que personne ne nous entende , pro- menons-nous, je vous prie, dan« votre cour ; et puisque la nuit ap~

CONTES ARABES. OOy

proche , commandez à vos derviches de se retirer dans leurs ceihiles. Le chef des derviches fit ce qu'il sou- haitoit.

w Lorsque l'Envieux se vit sei!» avec îe Bon-homme, il commença à lui raconter ce qui lui plut, en marchant l'un à côté de l'autre dans la cour , jusqu'à ce que se trouvant sur le bord de la citerne , il le poussa et le jeta dedans , sans que personne fût témoin d'une si méchante action. Cela étant fait , il s'éloigna prompte- ment , gagna la porte du couvent , d'où il sortit sans être vu , et retourna chez lui fort content de son voyage , et persuadé que l'objet de son envie n'étoit plus au monde; mais il se trompoit fort....

Scheherazade n'en put dire davan^ lage, car le jour paroissoit. Le sultan fut indignéde la malice de l'Envieux. « Je souhaite fort , dit - il en lui- même, qu'il n'en arrive point de mal au bon derviche. J'espère que j'ap-f prendrai demain que le ciel ne faban- donna point dans cette occasion, a

5j8 les mille et une nuits.

XL VIT NUIT

DiNARZADE, à son rëveîl , con- jura sa sœur de lui apprePxdre si le bon derviche sortit sain et sauf de la citerne. « Oui , répondit Schehera- zade.» Et le second Calender poursui- vant son histoire : «La vieille citerne, dit-il , étoil habitée par des fées et par des génies , qui se trouvèrent si à pro- pos pour secourir le chef des der- viches , qu'ils le reçurent et le sou- tinrent jusqu'au bas , de manière qu'il ne se fit aucun mal. Il s'aperçut bien qu'il y avoit quelque chose d'ex- traordinaire dans une chute dont il devoit perdre la vie 5 mais il ne voyoit , ni ne sentoif rien. Néan- moins il entendit bientôt une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce Bon- Homme à qui nous venons de rendro

CONTES ARABES. ojg

ce bon office? » Et d'autres voix ayant répondu que non , la première reprit : « Je vais vous Je dire. Cet homme , par la plus grande charité du monde , a abandonné la ville il demeuroit, et est venu s'étabhr en ce lieu , dans l'espérance de guérir un de ses voi- sins de l'envie qu'il avoit contre lui. Il s'est attiré ici une estime si géné- rale, que l'Envieux ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de le faire périr ce qu'il auroit exécuté sans le secours que nous avons prêté à ce Bon-homme , dont la réputa- tation est si grande , que le sultan , qui fait son séjour dans la ville voi- sine , doit venir demain le visiter, pour recommander la princesse sa fille à ses prières. »

» Une autre voix demanda cpiei besoin la princesse avoit des prières du derviche ; à quoi la première re- partit : « Vous ne savez donc pas qu'elle est possédée du génie Mai- nioun , fils de Dimdim , qui est de- venu amoureux d'elle? Mais je sais bien comment ce boa chef des der-

36o LES MILLE ET UNE NUITS

viches poiirroit la guérir ; la chose est très-aisée , et je vais vous la dire. Il a dans son couvent un chat noir , qui a une tache blanche au bout de la queue , environ de la grandeur d'une petite pièce de monnoie d'ar- gent. Il n'a qu'à arracher sept brins de poil de cette tache blanche , les brûler , et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. A l'instant elle sera si bien guérie et si bien dé- livrée de Maimoun , fils de Dimdim , que jamais il ne s'avisera d'approcher d'elle une seconde fois. »

3) Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit , après avoir dit ces paroles. Le lendemain , au com- mencement du jour , dès qu'il put distinguer les objets, comme la ci- terne étoit démolie en plusieurs en- droits , il aperçut un trou , par ii sortit sans peine.

» Les derviches qui le cherchoient, furent ravis de le revoir. Il leur ra- conta en peu de mots la méchanceté

CONTES ARABES. o5 1

tle l'hôte qu'il avoit si bien reçu le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir dont il avoit oui parler la nuit dans l'entretien des fées et des génies, ne fut pas long- temps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit , lui ar- racha sept brins de poil de la tache blanche qu'il avoit à la queue , et les mit à part , pour s'en servir quand il en auroit besoin.

« Il n j avoit pas long-temps que le soleil étoit levé , lorsque le sultan , qui ne vouloit rien négliger de ce qu'il crojoit pouvoir apporter une prompte guérison à la princesse , arriva à la porte du couvent. Il or- donna à sa garde de s'y arrêter , et entra avec les principaux officiers qui l'accompagnoient. 3 /es derviches le reçurent avec un profond respect.

» Le sultan tira leur chef à f écart : a Bon scheik (i) , lui dit-il , vous savez

(i) Mot nrabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l'Orient les chefs des com- munautés religieuses et séculières , et les doc-

3G2 LES MILLE ET UKE NUITS,

peut-être déjà le sujet qui m'amène. « «Oui, sire, répondit modestement le derviclie : c est , si je ne me trompe, la maladie de la princesse qui m'attire cet honneur que je ne mérite pas. » « C'est cela même , répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je l'espère , vos prières obtenoient la guérison de ma fille. » « Sire , repar- tit le Bon-homme , si votre majesté veut bien la faire venir ici , je me flatte par l'aide et la faveur de Dieu , Cju'elle retournera en parfaite santé.» » Le prxuce , transporté de joie , envoya sur-le-champ chercher sa fille , qui parut bientôt accompagnée d'une nombreuse suite de femmes et d'eunuques, et voilée de manière

SLi'on ne lui vojoit pas le visage. Le lef des derviches fit tenir une poêle au-dessus de la tête de la princesse 5 et il n'eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu'il avoit fait apporter , que le génie Mal-

t«nrs distingués. Los Mahoni^'l ans àonaciil •.11I5SÎ ce ncui ù Iciir-s prôdiculeur».

CONTES A E. A B T: S. Ôi, )

moiin , fils de Dirndim, fit de graiids cris , sans q^ue l'on vit rien , et laissa la princesse libre. Elle porta d'abord la main au voile qui kii couvroit le visage , et le leva pour voir elle éloit. « suis-je , s'écria-t-elle ? Qui m'a amenée ici ? « A ces paroles , le sultan ne put cacher l'excès de sa joie; il embra.ssa sa fille , et la baisa aux veux 3 il baisa aussi la main du chef des derviches , et dit aux officiers qui i'accompLignoient : «Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu'il méritoit de fé- pouser. « C'est ce que j'avois dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon gendre dès ce moment. »

» Peu de temps après , le premier visir mourut. Le sultan mit le dervi- che à sa place , et le sultan étant mort lui-rné.'ne sans enfans mâles , les ordres de religion et de milice assemblés, le Bon -homme fut dé- claré et reconnu sultan d'un commun consentement

Le jour qui paroissoit , obhgea

364 l'Es MILLE ET UNE NUITS ,

Sclieherazade à s'arrêter. Le derviche parut à Schahriar digne de la cou- ronne qu'il venoil d'obtenir; mais ce F rince étoit en peine de savoir si Envieux n'en seroit pas mort de cha- grin ; et il se leva dans la résolution de l'apprendre la nuit suivante.

CONTES ARABES.

XLVIir NUIT.

V o ICI comme le second Calender , dit Sclieherazade, poursuivit la fin de l'histoire de l'Envié et de l'Envieux :

M Le bon derviche , dit-il , étant donc monté sur le trône de son beau- père 5 un jour qu'il étoit au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut l'Envieux parmila foule du monde qui étoit sur son passage. Il fit approcher im des visirs qui T'accompagnoit , et lui dit tout bas : « Allez , et amenez- moi cet homme que voilà , et prenez bien garde de l'épouvanter. » Le vi- sir obéit -, et quand l'Envieux fut en présence du sultan , le sultan lui dit :

V Mon ami , je suis ravi de vous voir. » Et alors s'adressant à un officier: «Qu'on lui compte , dit-il , tout-à-fheure mille pièces demonnoie d'or de mon trésor. De plus, qu'on lui livre vingt charges

Z'36 LES MILLE ET UNE NUITS ,

de mardianclLses les plus précieuses de mes magasins , et qu'une garde suffisante le conduise et l'escorte jus- ques chez lui. » Après avoir chargé l'officier de cette commission , il dit adieu à l'Envieux , et continua sa marche.

» Lorsque j'eus achevé de conter celte histoire au génie, assassin de la princesse de l'isle d'Ebène , je lui en fis l'application. « O génie , lui dis-je , vous voyez que ce sullan bienfaisant ne se contenta pas d'oublier qu'il n'a- voit pas tenu à l'Envieux qu'il n'eût perdu la vie , il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. « Enfin , j'em- ployai toute mon éloquence à le prier d'imiler un si bel exemple , et de me pardonner 3 mais il ne me fut pas pos- sible de le fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi , me dit-il , c'est de ne te pas ôter la vie j ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enclianteniens. « A ces mots il se saisit de moi avec ^^loience _,

COI^^TES ARABES. 3 yj

et m'einporlant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s'entrouvrit pour lui faire un passage , il m'enleva si haut , que la terre ne me parut qu'un petit nuage blanc. De cette hau- teur , il se lança vers la terre comme la foudre , et prit pied sur la cime d'une montagne.

» il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles , auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur moi : w Quitte, me dit-il, la figure d'hom- » me , et prends celle de singe. « Il disparut aussitôt , et je demeurai seul , changé en sin^e , accablé de douleur , dans un pays inconnu , ne sachant si i'étois près ou éloigné des états du roi inon père.

» Je descendis du haut de la mon- tagne, j'entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l'extrémité qu'au bout d'un mois , que j'arrivai au bord de la mer. Elle étoit alors dans un grand calme 5 et j'aperçus un vaisseau , à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion , je roui-

36S LES MILLE ET UNE KUITS,

pis une grosse brandie d'arbre , je la lirai après moi clans la mer , et me mis dessus , jambe de-çà , jambe de- là , avec un bâton à chaque main , pour me servir de rames.

» Je voguai dans cet état , et m'a- vançai vers le vaisseau. Quand j'en fus assez près pour être reconnu , je don- nai un spectacle fort extraordinaire c\ux matelots et aux passagers qui pa- rurent sur le tillac. Ils me regardoient tous avec une grande admiration. Ce- pendant j'arrivai à bord ; et me pre- nant à un cordage , je grimpai jus-, cjues sur le tillac. Mais comme je ne pouvois parler , je me trouvai dans un terrible embarras. En eiïet , le danger que je courus alors , ne fut pas moins grand que celui d'avoir été à la discrétion du génie.

» Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterois jnalheur à leur navigation , si on me recevoit ; c'est pourquoi l'un dit : « Je x^ais l'assommer d'un coup de mail- let. » Un autre : « Je veux lui pas.'^er xme lîèche au travers du corps, r, Uu

CONTES ARABES. of)f)

autre : «Il faut le jeter à la mer. » Quel- qu'un n'auroit pas manqué de faire ce qu'il disoit^ si , me rangeant du côté du capitaine , je ne m'étois pas prosterné à ses pieds 3 mais le prenant par son habit , dans la posture de sup- pliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu'il vit couler de mes yeux , qu'il me prit sous sa protection , en me menaçant de faire repentir celui qui me feroit le moin- dre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté , au défaut de la parole , je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnoissance qu'il me fut possible.

« Le vent , qui succéda au calme , ne fut pas fort ; mais il fut favorable : il ne changea point durant cinquante jours , et il nous fit heureusement aborder au port d'une belle ville très- peuplée et d'un grand commerce , nous jetâmes fancre. Elle étoit d'au- tant plus considérable , que c'étoit la capitale d'un puissant état.

» Notre vaisseau fut bientôt envi- ronné d'ime infinité de petits bateaux ,

3-0 LES MILLE ET UNE NUITS ,

remplis de gens qui venoient pour fé- liciter leurs amis sur leur arrivée , ou s'informer de ceux qu'ils avoient vus au pays d'où ils, arnvoient, ou sim- plement par la curiosité de voir un vaisseau qui venoit de loin. Il arriva entr' autres quelques officiers qui de- mandèrent à parler, de la part du sultan , aux marchands de notre bord, lies marchands se présentèrent à eux ; et l'un des officiers prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu'il a bien de la joie de votre arri- vée , et de vous prier de prendre la peine d'écrire sur le rouleau de pa- pier que voici , chacun qiielques li- gnes de votre écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein , vous saurez qu'il avoit un premier visir , qui , avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires , écri- voit dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé; et com- me il ne regardoit jamais les ^xiitures de sa main , sans admiration , il a fait

CONTES ARABES. .-jri

un serment solennel de ne donner sa place qu'à un homme qui écrira aus- si bien qu'il écrivoit. Beaucoup de gens ont présenLé de leur écriture; mais jusqu'à présent il ne s'est trouvo personne dans l'étendue de cet em- pire, qui ait été jugé digne d'occuper la place du visir. »

« Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité , écrivirent l'un après l'autre ce qu'ils voulurent. Lors- qu'ils eurent achevé , je m'avançai , et enlevai le rouleau delà main de celui qui le tenoit. Tout le monde, et par- ticulièrement les marchands qui ve- noient d'écrire , s'imaginant que je voulois le déchirer , ou le jeter à la mer , firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenois le rouleau fort proprement , et que je liiisois signe de vouloir écri- re à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiratiou. Néanmoins, comme ils n'avoient jamais vu de sin- ge qui sût écrire , et qu'ils ne pou- voient se persuader que je fusse plus

.072 LES MILLE ET UNE NUITS ,

liabiîe que les iiutres , ils voulLirent in'arraclier le rouleau des mains mais le capitaine prit encore mou parti. « Laissez-le faire , dit-il : qu'il écrive. S'il ne fait que barbouiller le papier , je vous promets que je le pu- nirai sur-le-champ ; si au contraire il écrit bien , comme je l'espère , car je n'ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui com- prit mieux toutes choses , je déclare que je le reconnoîtrai pour mon fils. J'en avois un qui n'avoit pas à beau- coup près tant d'esprit que lui. »

» Voyant que personne ne s'oppo- soit plus à mon dessein , je pris la plume et ne la quittai qu'après avoir écrit six sortes d'écritures usitées chez les arabes ; et chaque essai d'écriture conlenoit un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n eiTaçoit pas seulement celle des marchands , j'ose dire qu'on n'en avoit point vue de si belle jus- qu'alors en ce pays-là. Quand j'eus achevé , les officiers prirent le rou- leau, et le portèrent au sultan

CONTES ARABES. 075

Scheherazade en étoit , lors- qu'elle aperçut le jour. « Sire , dit-elle à Schahriar, si j'avois le temps de continuer , je raconterois à votre ma- jesté des choses encore plus surpre- nantes que celles que je viens de ra- conter. » Le sultan , qui s'étoit pro- posé d'entendre toute cette histoire , se leva sans dire ce qu'il pensoit.

I. '>a

074 I.ES MILLE ET UNE NUITS,

XLIX'^ NUIT.

Le lendemain , Dinarzade à son ré- veil , dit à la sultane : « Je crois , ma sœur , que le sultan , mon seigneur , n'a pas moins de curiosité que moi d'entendre la suite des aventures du singe.» « Vous allez élre satisfaits l'un et l'autre , répondit Scheliera- zade ; et pour ne vous pas faire lan- guir , je vous dirai que le second Ca- iender continua ainsi son histoire :

» Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures^ il ne regarda que Ja mienne^ qui lui plut tellement, qu'il dit aux ofRciers : « Prenez le cheval de mon écurie ie plus beau et Je plus richement harnaché , et une robe de brocard des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont js six écritures , cl amencz-ia inoi. »

(.1

C O T E s A K A E E 5. .)7 J

51 A cet ordre du sultan , les olri- clers se mirent à rire. Ce prince , ir- rité de leur hardiesse , étoit prêt à les punir; mais ils lui dirent : «Sire, nous supplions votre majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas d'un homme, elles sont d'un singe. » « Que dites-vous , s'écria le sultan , ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d'un homtne? « « 'Non , sire, répondit un des officiers, nous assurons votre majesté qu'elles sont d'un singe , qui les a faites devant nous.» Le sultan trouv^a la chose trop surprenante , pour n'être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi promptement un singe si rare. »

» Les officiers revinrent au vais- seau, et exposèrent leur ordre au ca- pitaine, qui leur dit que le sultan étoit le maître. Aussitôt ils me revê- tirent d'une robe de brocard très-ri- che 5 et me portèrent à terre , ils me mirent sur le cheval du sultan , qui m'atlendoil dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa

070 LES MILLE ET UNE NUITS ,

cour, cru' il avoit assemblées pour me faire plus d'honneur.

» La marche commença. Le port , les rues , tes places publiques , les fe- nêtres , les terrasses des palais et des maisons , tout étoit rempli d'une mul- titude innombrable de monde de tout sexe et de tout âge , que la curiosité avoit fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir 5 car le bruit s' étoit répandu en un mo- ment ; que le sultan venoit de choisir un singe pour son grand-visir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple , qui par des cris redoublés ne cessoit de marquer sa surprise, j'arrivai au palais du sul- tan.

» Je trouvai ce prince assis sur sou trône au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes; et , à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute rassemblée ne pouvoit se lasser de m'admirer , et ne com- prenoil pas comment il étoit possible

CONTES A E. A B E S. OJ-J

qu'un singe sût si bien rendre aux sul- tans le respect qui leur est dû- et le sul- tan en étoit plus étonné que personne. Enfin , la cérémonie de l'audience eût été complète, si j'eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et l'avantage d'a- voir été homme ne me donnoit pas ce privilège.

» Le sultan congédia ses courtisans , et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d'au- dience dans son appartement, il se fît apporter à manger. Lorsqu'il fut à table, il me fît signe d'approcher et de manger avec lui. Pour lui inar- quer m.on obéissance , je baisai la terre , je me levai, et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

» Avant que Ton desservît, j'aper- çus une écritoire : je fis signe qu'on me l'approchât 5 et quand je feus , j'é- crivis sur une grosse pêche des vers de ma façon , qui marquoient ma recon- noissancc au sultan; et la lecture qu'il

'7)J?) LE-Î ^ÎILLE ET UNE NUITS ,

en fît après que je lui eus présenté la pêche , augmenta son étonnement. La table levée , on lui apporta d'une boisson particulière , dont il me fit pré- senter un verre. Je bus , et j'écrivis dessus de nouveaux vers , qui expli-

3 noient l'état je me trouvois après e grandes souffrances. Le sultan les lut encore , et dit : «Un homme qui seroit capable d'en faire autant, seroit au-dessus des plus grands hommes. » » Ce prince s'étant fait apporter un jeu d'échecs , me demanda , par signe, si j'y savois jouer, et si jevoulois jouer avec lui. Je baisai la terre; et en por- tant la main sur ma tête^ je marquai que j'étois prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième ; et m'apercevant que cela lui faisoit quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disois que deux puissances armées s'étoient battues tout le jour avec beau- coup d'ardeur , mais qu'elles avoient fait la paix sur le soir , et qu'elles avoient passé la nuit ensemble fort

CONTES ARABE S. o^c)

tranquillement sur le champ de ba- taille.

» Tant de clloses paroissant au sul- tan foFtau-deià de tout ce qu'on avoit jamais vu ou entendu de l'adresse et de l'esprit des singes , il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avoit une fille qu'on appeloitDame de beauté, « Allez , dit-fl au chef des eunuques , qui étoit présent et atta- ché à cette princesse , allez , faites ve- nir ici votre dame, je suis bien aise qu'elle ait part au plaisir cjue je prends. »

» Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avoit le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre , qu'elle se le couvrit promptement de son voile , en disant au sultan : « Sire , il faut que votre majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu'elle me fasse venir pour paroître devant les hom- mes. » Comment donc , ma fille , ré- pondit le sultan , vous n'y pensez pas vous-même. Il n'y a ici que le petit esclave, l'eunuque votre gouverneur.

53o LES iVlILLE ET UNE îJUITS,

et moi , qui avons la liberté de vous voir le \àsage ; néanmoins vous bais- sez votre voile , et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. « « Sire , répliqua la princesse , votre majesté va connoitre que je n'ai pas tort. Le singe que vous vojez , quoi- qu'il ait la forme d'un singe , est un jeune prince , fils d'un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie , fils de la fille d'Eblis , lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l'isle d'Ebène , fille du roi Epitimarus. »

» Le sultan , étonné de ce discours, se tourna de mon côté , et ne me parlant plus par signe , me demanda si ce que sa fille venoit de dire , étoit véritable. Comme je ne pouvois par- ler , je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avoit dit la vérité. « Ma fille , reprit alors le sultan , comment savez - vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement?» «Sire, répondit la princesse Dame de beauté, votre ma-

CONTES A E. A B E S. Oo I

jeslé peut se souvenir qu'au sortir de mon enfance , j'ai eu près de moi une \'ieille dame. C'étoit une magicienne très-habile ; elle m'a enseigné soixan- te - dix règles de sa science , par la vertu de laquelle je pourrois , en un clin-d'œil, faire transporter votre ca- pitale au milieu de lOcéan , au-delà du mont Caucase. Par cette science , je connois toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir 5 je sais qui elles sont , et par qui elles ont été enchantées : ainsi ne sojez pas surpris si j'ai d'abord dé- mêlé ce prince au travers du charme qui l'empêche de paroitre à vos jeux tel qu'il est naturellement. » « Ma fille, dit le sultan , je ne vous crojois pas si habile. « « Sire , répondit la princesse , ce sont des choses curieu- ses qu'il est bon de savoir; mais il m'a semblé que je ne devois pas m'en vanter. » « Puisque cela est. Ainsi , re- prit le sultan , vous pourrez donc dis- siper l'enchantement du prince r*» « Oui , sire , repartit la princesse , je puis lui rendre sa première forme. »

532 LES MILLE ET V^:iL ÎÎUITS ,

« Reiidez-la-lui donc , interrompit le sultan , vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir , car je veux qu'il soit mon grand visir, et qu'il vous épouse. » « Sire , dit la princesse , je suis prête à vous obéir en tout ce

qu il vous plaira de mordonner

Sclieiierazade , en achevant ces der- niers mots , s'aperçut qu'il étoit jour, et cessa de poursuivre l'histoire du second Calender. Schahriar, jugeant que la suite ne seroit pas moins agréa- ble que ce qu'il avoit entendu , réso- lut de 1 écouter le lendemain.

CONTES A Pv. A E E S- 333

U NUI T.

La sultane , voyant l'empressement de sa sœur pour savoir comment la Dame de beauté remit ]e second Ca- Jender dans son premier état, lui dit : Voici de quelle manière le Caiender reprit son discours :

« La princesse Dame de beauté alla dans son appartement , d ou elle ap- porta un couteau qui avoit des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite , le sultan , le chef des eunuques , le petit esclave et moi , dans une cour secrète du pa- lais ', etià , nous laissant sous une ga- lerie qui régnoit autour, elle s'avança au milieu de la cour , ou elle décri\ it un grand cercle , et y traça plusieurs mots en caractères arabes , anciens et autres , qu'on appelle caractères de Ciéopâtre.

J04

» Lorsqu'elle eut achevé , et pré- paré le cercle de la manière qu'elle le souhaitoit , elle se plaça et s'arrêta au milieu , elle fit des abjurations , et récita des versets de l' Alcoran. Insen- siblement l'air s'obscurcit , de sorle qu'il sembloit qu'il fût nuit , et que la machine du monde alloit se dissou- dre. Nous nous sentîmes saisir d'une f rajeur extrême ; et cette frayeur aug- menta encore , quand nous vîmes lo ut-à-coup paroi Ire le génie , fils de la fille d'Eblis , sous la forme d'un lion d'une grandeur épouvantable.

» Dès que la princesse aperçut ce monstre , elle lui dit: « Chien , au lieu de ramper devant moi , tu oses te présenter sous cette horrible forme , et tu crois m' épouvanter!:' » ce Et toi , reprit le lion , tu ne crains pas de con- trevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel , de ne nous nuire , ni faire aucun tort l'un à l'autre ? » « Ah maudit, répli- qua la princesse , c'est à toi que j'ai ce reproche à faire.» «Tu vas, in- terrompit brusquement le lion , être

CONTES ARABES. 385

paj^ée de la peine que tu m'as àouiiée de venir. » En disant cela , il ouvrit une gueule effroyable , et s'avança sur elle pour la dévorer. Mais elle , qui étoit sur ses gardes , fit un saut en arrière, eut le temps de s'arracher un cheveu ; et en prononçant deux ou trois paroles , elle le changea en un glaive tranchant , dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête , qui se chan- gea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent , et livra un rude combat au scorpion , qui , n'ayant pas l'avantage , prit la forme d'un aigle, et s'envola. Mais le serpent prit alors celle d'un aigle noir

{)lus puissant , et le poursuivit. Nous es perdimes de vue l'un et l'autre.

« Quelque temps après qu'ils eu- rent disparu , la terre s'entrouvrit de- vant nous , et il en sortit un chat noir et blanc , dont le poil étoit tout héris- sé , et qui miauloit d'une manière ef- frayante. Un loup noir le suivit près , et ne lui donna aucun relâche.

'7'y

I. 33

38(S LES MILLE ET UNE NUITS j

Le cliat , trop pressé , se changea en un ver , et se trouva près d'une gre- nade tombée par hasard d'un grena- dier qui étoit planté sur le bord d'un canal d'eau assez profond , mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant , et s'y cacha. La grenade alors s'enfla , et devint grosse comme une citrouille , et s'éleva sur le toit de la galerie , d'où , après avoir fait quel- ques tours en roulant,, elle tomba dans la cour , et se rompit en plusieurs morceaux.

» Le loup, qui pendant ce temps- s'étoit transformé en coq , se jeta sur les grains de la grenade , et se mit à les avaler l'un après l'autre. Lors- qu'il n'en vit plus , il viiit à nous les ailes étendues , en faisant un grand bruit , comme pour nous demander s'il n'y avoit plus de grains. Il en res- toit un sur le b:)rd du canal , dont il s'aperçut en se retournant. Ilj courut vite ; mais dans le moment qu'il al- loit porter le bec dessus , le grain roula dans le canal , et se changea en petit poisson

TONTES A P. A B 1 S. 087

« Mais voilà le jour , sire , dit Sclie- herazade ; s'il n'eiil pas sitôt paru, je suis persuadée que votre majesté au- roit pris beaucoup de plaisir à euten- dre ce que je lui aurois racoulé. » A ces mots , elle se tut , et le sultan se leva rempli de tous ces événemens inouis , qui lui inspirèrent une forte envie et une extrême impatience d'ap- prendre le reste de cette histoire.

333 LES MILLE ET UNE NUITS,

L r NUIT.

ScHEHERAzADE, pour Satisfaire sa sœur , curieuse d'entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rap- pela dans sa mémoire l'endroit elle en étoit demeurée ; et puis adressant la parole au sultan : Sire , dit-elle , le second Calender continua de cette sorte son histoire :

» Le coq se jeta dans le canal , et se changea en un brochet qui pour- suivit le petit poisson. Ils furent l'un et l'autre deux heures entières sous l'eau , et nous ne savions ce qu'ils étoient devenus, lorsque nous enten- dîmes des cris horribles qui nous fi- rent frémir. Peu de temps après , nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent fun contre fautre des flammes par la

CONTES AT. A E. E S. u; h')

bouclie jusqu'à ce qu'ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s'augmentèrent , et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s'é- leva fort haut. Nous craignîmes avec raison , qu'elle n'embrasât tout le pa- lais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pres- sant 5 car le génie s'étant débarrassé de la princesse , vint jusqn'à la gale- rie où nous étions, et nous soufîla des tourbillons de feux. C'étoit fait de nous , si la princesse , accourant à notre secours , ne f eût obligé , par ses cris , à s'éloigner et à se garder d'elle. Néanmoins , quelque diligence qu'elle fît, elle ne put einpêcher que le sultan n'eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étoLiné et consumé sur le champ, et qu'une étincelle n'entrât dans mon œil droit , et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt nous ouïmes crier : «Victoire, Victoire; » et nous vîmes tout-à-coup paroître la princesse sous sa forme naturelle et le

ÔQO

fiéiiie réduit en un monceau de cen- dres.

» La princesse s'approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps , elle demanda une tasse pleine d'eau , qui ]ui fut apportée par le jeune esclave , à c[ui le feu n'avoit fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques pa- roles prononcées dessus , elle jeta l'eau sur moi , en disant : « Si tu es » singe par enchantement , change de » figure , et prends celle d'homme , « que tu avois auparavant. « A peine eut-elle achevé ces mots , que je re- devins homme tel que j'étois avant ma métamorphose , à un œil près.

» Je me préparois à remercier la princesse ; mais elle ne m'en donna pas le temps. Elle s'adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire , j'ai rem- porté la victoire sur le génie , comme votre majesté le peut voir ; mais c'est une victoire qui me coûte cher. -Il me reste peu de morne n s à vivre , et vous n'aurez pas la satisf^iction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m'a pénétrée dans ce combat terrible,

CONTES A R A B E 5. OQ ï

et je sens qu'il me consume peu-à- peu. Cela ne seroit point arrive , si je ni'étois a|3erçu du dernier grain de la grenade , et que je l'eusse avalé comme les autres , lorsque j'étois changée en coq. Le génie s'y étoit réfugié comme en son dernier retran- chement 5 et de dépendoit le suc- cès du combat , qui auroit été heu- reux et sans danger pour moi. Cette faute m'a obligée de recourir au feu , et de combattre avec ces puissantes armes , comme je f ai fait entre le ciel et la terre , et en votre présence. Mal- gré le pouvoir de son art redoutable et son expérience ; j'ai fait connoître au génie que j'en savois plus que lui; e fai vaincu, et réduit en cendres. 'lais je ne puis échapper à la miort

qui s'approche

Scheherazade interrompit en cet endroit fhisloiredu second Calender , et dit au sultan : « Sire , le jour qui paroi t , m'avertit de n'en pas dire davantage; mais si votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu'à demain , elle entendra la fm de cette

ï:

,):)2 LES r.IÎLLE ET UNE NUITS,

histoire. » Schahriar j consentit , et se leva suivant sa coutume, pour aller vaquer aux aiFaires de son em- pire.

CONTES ARABES. SqO

L 1 1^ NUIT.

J_iA sultane, éveillée, prit aussitôt la parole, et poursuivit ainsi l'histoire du second Calender :

« Madame, dit le Calender à Zobéide, le sultan laissa la princesse Dame de beauté achev^er le récit de son combat ; et cjuand elle l'eut fini, il lui dit d'un ton qui marquoit la vive douleur dont il étoit pénétré : « Ma fille , vous voyez en quel état est votre père. Hélas ! je m'étonne que je sois encore en vie. L'eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de déli- vrer de son enchantement , a perdu im œil. » Il n'en put dire davantage : les larmes, les soupirs et les san- glots lui coupèrent la parole. Nousfû^ mes extrêmement touchés de son af- fliction , sa fille et moi , et nous pieu-

394 I-ÎÏS MILIE ET UNE NUITS ,

râmes avec lui. Pendant que nous nous affligions comme à lenvi l'un de l'autre , Ja princesse se mit à crier : « Je brûle, je brûle. » Elle sentit que le feu qui la consumoit , s'étoit enfin emparé de tout son corps , et elle ne cessa de crier , je brûle , que la mort n'eût mis fin à ses douleurs insuppor- tables. L'effet de ce feu fut si extraor- dinaire, qu'en peu de momens elle fut réduite toute en cendres comme le génie.

» Je ne vous dirai pas , madame , jusqu'à quel point je fus touché d'un spectacle si funeste. J'aurois mieux aimé être toute ma vie sin^je ou chien , que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sul- tan , affligé au-delà de tout ce qu'on peut s'imaginer , poussa des cris pi- toyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine , jus- qu'à ce que succombant à son déses- poir , il s'évaifouit et me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan 5 qu'ils n'eurent pas peu de

CONTES ARABES. 3g3

peine à faire revenir de sa foiblesse. Ce prince et moi n'eûmes pas besoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en cpioi la prin- cesse et le génie avoient été réduits , la leur firent assez concevoir. Comme le sultan pouvoit à peine se soutenir , il fut obligé de s'appujer sur ses eunu- cjues , pour gagner son appartement. » Dès que le bruit d'un événement si tragique se fut répandu dans le pa- lais et dans la ville , tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté , et prit part à l'afflic- tion du sultan. Pendant sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la prin- cesse dans un vase précieux , pour v être conservées ; et ce vase lut déposé dans un supeîbe mausolée que l'on bâtit au même endroit les cendres avoient été recueillies.

» Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille , lui causa une

5()6 l'Es MILLE ET UNE KUITS,

maladie qui l'obligea de garder le lit un mois entier. Il n'avoit pas encore entièrement recouvré sa santé, qu'il me fit appeler. « Prince , me dit-il , écoulez l'ordre que j'ai à vous don- ner : il y va de votre vie si vous ne l'exécutez. » Je l'assurai que j'obéirois exactement. Après quoi, reprenant la parole : « J'avois toujours vécu , poursuivit-il , dans inie parfaite féli- cité , et jamais aucun accident ne l'a- voit traversée ; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouis- sois. Ma fille est morte , son gouver- neur n'est plus , et ce n'est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces mal- heurs , dont il n'est pas possible (:[\\iô je puisse me consoler. C'est pourquoi retirez-vous en paix; mais retirez- vous incessamment , je périrois moi- même si vous demeuriez ici davan- tage; car je suis persuadé que votre présence porte malheur : c'est tout ce que j'avois à vous dire. Partez , et prenez garde de paroitre jamais dans mes états ; aucune considération ne

CONTES ARABES. 0C)7

mempêcheroit de vous en faire re- pentir. » Je voulus parler ; mais il me ferma la bouche par des paroles remplies de colère , et je fus obligé de m'éloiguer de son palais.

« Rebuté , chassé , abandonné de tout le monde , et ne sachant ce que je deviendrois , avant que de sortir de la ville , j'entrai dans un bain , je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l'habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j'avois causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire connoi- tre ; enfin je résolus de venir à Bag- dad , dans l'espérance de me fairepré* senter au Commandeur descroyans , et d'exciter sa compassion par le récit d'une histoire si étrange. J y suis ar- rivé ce soir , et la première personne que j'ai rencontrée en arrivant , c'est le Calender notre frère qui vient de parler avant moi. Vous savez.le reste. Madame, et pourquoi j'ai f honneur de me trouver dans votre hôtel. » Quand ie second Calender eut ache- I. 34

5o8 LES MILLE ET UNE NUITS ,

son histoire, Zobéïde, à qui il avoit adressé la parole , lui dit : « Voi- là qui est bien; allez, retirez-vous il vous plaira , je vous en donne la permission. « Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu'au premier Calender , auprès duquel il alfa prendre place.

« Mais , sire , dit Scheherazade , en achevant ces derniers mots , il est jour , il ne m'est pas permis de con- tinuer. J'ose assurer que c[uelqu'a- ^réable que soit l'histoire du second Calender , celle du troisième n'est pas « moins belle. Que votre majesté se consulte ; qu'elle voie si elle veut avoir la patience de l'entendre. » Le sultan , curieux de savoir si elle étoit aussi merveilleuse c|ue la première , se leva , résolu de prolonger encore la vie de Scheherazade , quoique le délai qu'il avoit accordé fut û\ù de- puis plusieurs jours.

O N T E S ARABES. 0()^

Llir NUIT.

» J E voudroîs bien , dit Sclialiriar sur la fin de la nuit, entendre l' his- toire du troisième Gaiender. « « Sire , répondit Sclielierazade , vous allez être obéi. » Le troisième Gaiender , ajouta-t-elie , voyant que c'étoit à lui à parler , s' adressant , comme les au- tres , à Zobéide , commença son his- toire de celte manière :

400 LES MILLE ET TJNE NUITS

HISTOIRE

TROISIÈME CALENDER, FILS DE ROI.

«Tr ès-honorable dame , ce que j ai à vous raconter, est bien dif- férent de ce que vous venez d'enten- dre. Les deux princes qui ont parlé avant moi , ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée 5 et moi je n'ai perdu le mien que par ma faute, qu'en prévenant moi-même et cher- chant mon propre malheur , comme vous j apprendrez parla suite de mon discours.

» Je m'appelle Agib , et suis fils d'unroiquisenommoit Cassib. Après sa mort, je pris posijession de e;es étals, et établis mon séjour dans la même

CONTES ARABES, 40 1

\'ille il avoit demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer , elle a un port des plus beaux et des plus sûrs , avec un arsenal assez grand pour fournir à l'armement de cent cin- quante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l'occasion ; pour en équiper cinquante en marchan- dises , et autant de petites frégates lé- gères pour les promenades et les di- vertissemens sur f eau. Plusieurs belles provinces composoient mon royaume en terre terme , avec un grand nom- bre d'isles considérables, presque tou-r tes situées à la vue de ma capitale.

» Je visitai premièrement les pro- vinces; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte , et j'aJlai descendre dans mes isJes , pour me concilier y par ma présence, le cœur de mes sujets , et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j'en fus re- venu, j'y retournai; et ces voyages^ en me rfonnant quelque teinture de la navigation , m'y firent prendre tant de. goût, que je résolus d'aller faire des déçpiivertes au - delà de mes isles..

40*?. LES MILLE ET XTNE NUITS,

Pour cet effet , je fis équiper dix vais- seaux seulement. Je m'embarquai , et nous mîmes à la voile. Notre navi- gation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du qua- rante - unième , le vent devant con- traire et même si furieux, que nous fûmes battus d'une tempête violente qui pensa nous submerger. Néan- moins , à la pointe du jour , le vent s'apaisa , les nuages se dissipèrent , et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une isle , nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîcliissemens. Cela étant fait , nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation , nous com- mencions à espérer de voir terre 5 car la tempête que nous avions es- suyée 5 m'avoit détourné de mon des- sein , et j'avois fait prendre la route de mes états , lorsque je m'aperçus que mon pilote ne savoit nous étions. Effectivement, le dixième jour^ un matelot, commandé pour ï^he la découverte au haut du grand mât , rapporta qu'à la droite et à la gauche il

CONTES A Pv A B E S. 4o3

îi'avoit vu que le ciel et la mer qui bornassent Inorizon -, mais que devant lui , du côté nous avions la proue, il avoit remarqué une grande noir- ceur.

» Le pilote changea de couleur à ce récit , jeta d'une main son turban sur le tillac , et de l'autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s'écria-t-il , nous sommes perdus! Personne de nous ne peut échapper au danger nous nous trouvons; et avec toute mon ex- périence, il n'est pas en mon pou- voir de nous en garantir. » En disant ces paroles , il se mit à pleurer comme un homme qui croyoit sa perte inévi- table j et son désespoir jeta l'épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avoit de se désespérer ainsi. «Hélas! sire, me répondit-il^ la tempête que nous avons essuvée , nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi nous nous trou- verons près de cette noirceur , qui n'est autre chose que la Montagne Noire ; et cette Montagne Noire est une mir*e d'aimant , qui clès-à-préseiit

,4o4 l'SS MILLE ET U^fE NUÏTS ,

attire toute votre flotte, à cause àes clous eL des ferreniens qui entrent dans la structure des vaisseaux, Lors- que nous en serons demain à une cer- taine dislance , la force de faimant sera si violente , que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissou- dront, et seront submerges. Comme laimant a la vertu d'attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction , cette montagne , du côté de la mer , est couverte des clous d'une, infinité de vaisseaux qu'eJle a fait périr; ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu. Cette montagne , poursuivit le pilote, est très-escarpée; et au sommet, il y a un dômede bronze fin , soutenu de colonnes du même métal ; au haut du dôme , paroit un cheval aussi de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d'une plaque de pJomb , sur laquelle sont gravés des caractères talismani- ques. La tradition, sire , ajouta-t-il , est que cette statue est la cause prin- cipale de la perte de tant de vaisi^ear.iL

CONTES ARABES, 400

et de tant d'hommes cjui ont été sub- mergés en cet endroit , et qu'elle ne cessera d'être funeste à tous ceux qui auront le malheur d'en approcher jus- qu'à ce c|u'elle soit renversée. »

« Le pilote, a^^anttenu ce discours, se remit à pleurer , et ses larmes exci- tèrent celles de tout l'équipage. Je ne doutai pas moi-même cpie je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de songer à sa conservation , et de prendre pour cela toutes les mesures possibles 5 et dans l'iiicertitiide de lévénement , ils se firent tous héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se sauveroient.

M Le lendemain matin, nous aperçû- mes à découvert la Montagne Noire; et f idée que nous en avions conçue , nous la fit paroitre plus affreuse qu'elle n'étoit. Sur le midi, nous nous en trou- vâmes si près , que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avoit prédit. Nous vimes voler les clous et tous les autres ferremens de la flotte vers la monta- gne , , par la violence de l'attrac-

4oG LES MILLE ET UNE NUITS,

tion , ils se collèrent avec un bruit hor- rible. Les vaisseaux s'entrouvrirent , et s'abjmèrent dans la mer, qui étoit si haute en cet endroit , qu'avec la sonde nous n'aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noj^és ; mais Dieu eut pitié de moi , et permit que je me sauvasse , en me sai- sissant d'une planche qui fut poussée par lèvent, droit au pied de la monta- gne. Je lie me fis pas le moindre mal , mon bonheur m' ayant fait aborder à un endroit il y a voit des degrés pour monter au sommet...

Scheherazade vouloit poursuivre ce conte ; mais le jour qui vint à paroîlre , lui imposa silence. Le sultan jugea bien par ce commencement , que la sultane ne l'avoit pas trompé. Ainsi , i\ n'j a pas lieu de s'étonner s'il ne la fit pas encore mourir ce jour-là.

CONTES ARABES. 407

L I NUI T.

« A. V nom de Dieu , ma sœur , s'é- cria le lendemain Dinarzade , conti- nuez , je vous en conjure , l'histoire du troisième Calender. » Ma chère sœur , répondit Scheherazade , voici comment ce prince la reprit :

« A la vue de ces degrés , dit-il (car il n'y avoit pas de terrain ni à droite ni à gauche l'on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver ) , je re- merciai Dieu , et invoquai son saint nom en commençant à monter. L'es- calier étoit si étroit , si roide et si dif- ficile , que pour peu que le vent eût eu de violence , il m'auroit renversé et précipité dans la mer. Mais enfin , j'arrivai j'usqu'aubout sans accident ; j'entrai sous le dôme , et me proster- nant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu'il m' avoit faite.

4o8 LES MILLE ET UNE NUITS,

» Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je donnois , un véné- rable vieillard ni'apparut , et me dit : « Ecoute , Agib : lorsque tu seras » éveillé , creuse la terre sous tes pieds. » Tu y trouveras un arc de bronze, et » trois flèches de plomb , fabriquées >> sous certaines constellations , pour « délivrer le genre humain de tant de 3) maux qui le menacent. Tire les trois « flèches contre la statue : le cavalier » tombera dans la mer, et le cheval de « ton côté , que tu enterreras au même « endroit d'où tu auras tiré l'arc et les « flèches. Cela étant fait , la mer s'en- » flera , et montera jusqu'au pied du » dôme , à la hauteur de la montagne. i-i Lorsqu'elle j sera inontée , tu ver- » ras aborder une chaloupe, il n'y » aura qu'un seul homme avec une ra- « me à chaque main. Cet homme sera » de bronze , mais diflerent de celui » que tu auras renversé. Embarqiie- « toi avec lui sans prononcer le nom » de Dieu , et te laisse conduire. Il te » conduira en dix jours dans une au- » tre luer , tu trouveras le inojen

CONTES A R A B Ê S.- 40f^

3> de retourner chez toi sain et sauf , » poui'vu que , comme je le l'ai déjà 35 dit , tu ne prononces pas le nom n de Dieu pendant tout le voyage. »

« Tel fut le discours du vieillard. D'abord que je fus éveillé , je me levai extrêmement consolé de cette vision , et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m" avoit commandé. Je aé- terrai Tare et les flèches , et les tirai contre le cavalier. A la troisième flè- che , je le renversai dans la mer , et le cheval tomba de mon côté. Je l'en- terrai à la place de l'arc et des flèches , et dans cet intervalle , la mer s'enflât et s'éleva peu-à-peu. Lorsqu'elle fut arrivée au pied du dôme , à la hau- teur de la montagne , je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venoit à moi. Je bénis Dieu , voyant que les choses succédoient conformément au songe que j'avois eu.

>/Enfin la chaloupe aborda , et j'y vis fhomme de bronze tel qu'il m'a- voit été dépeint. Je m'embarquai , et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu je ne dis pas même un ieixl j. 33

410 LES MILLE ET UNE NUITS,

autre mot. Je m'assis ; et l'homme de bronze recomm.ença de ramier en s'é- loignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu'au neuvième jour que je vis des isles , qui me firent espérer que je serois bientôt hors du danger que j'avois à craindre. L'ex- cès de ma joie me fît oublier la dé- fense qui m'avoit été faite : « Dieu « soit béni , dis-je alors ! Dieu soit » loué ! »

» Je n'eus pas achevé ces paroles , que la chaloupe s'enfonça dans la mer avec J'homme de bronze. Je demeu- rai sur l'eau , et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda ; et comme je ne savois plus j'étois , je nageois à faventure. Mes forces s'épuisèrent à la fin , et je corn- mençoJLs à désespérer de me sauver , lorsque le vent venant à se fortifier , une vague plus grosse qu'une mon- tagne , me jeta sur une plage , elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre , de crainte qu'mie a^trç vagu§ ne me re^

CONTES ARABES. 41I

prît ; et la première chose cjiie je fis , fut de me dépouiller , d'exprimer l'eau de mon habit , et de l'étendre pour le faire sécher sur le sable qui étoit encore échauflé de la chaleur du jour.

» Le lendemain , le soleil eut bien- tôt a(iîievé de sécher mon habit. Je le repris , et m'avançai pour reconnoître jétois. Je n'eus pas marché long- temps, que je connus que j'étois dans une petite isle déserte fort agréable , il y avoit plusieurs sortes d'arbres fruitiers et sauvages. Mais je remar- quai qu'elle étoit considérablement éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j'avois d'être échappé de la mer. Néanmoins je me remeltois à Dieu du soin de disposer de mon sort selon sa volonté , quand j'aperçus un petit bâtiment qui venoitde terre fer- me à pleines voiles , et avoit la proue sur l'isle j'étois.

» Comme je nedoutois pas qu'il n'y vînt mouiller , et que j'iguorois si les gens qui étoient dessus , seroient amis ou ennemis , je crus ne devoir pas me montrer d'abord. Je montai sur uu

arbre fort tOLifFLi,d'oii je poiivois impu- nément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans une pe- tite anse 5 débarquèrent dix esclaves qui portoient une pelJe et d'autres instrumens propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l«isle , ou je les vis s'arrêter et remuer la ter- re quelque temps 3 et à leur action , il me parut qu'ils levoient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de pro- visions et de meubles, et en firent chacun une charge, qu'ils portèrent à l'endroit ou ils avoient remué la terre; ils y descendirent ; ce qui me fit com- prendre qu'il y avoit un lieu sou- terrain, cfe les vis encore une fois al- ler au vaisseau , et en ressortir peu de temps après avec un vieillard qui ine- noit avec lui un jeune homme de qua- torze ou quinze ans, très-bien fait. Ils descendirent tous la trappe avoit été levée ; et lorsqu'ils furent remontés , qu'ils eurent abaissé la trappe , qu'ils 1 eurent recouverte de terre , et qu'ils reprirent le chemin de

CONTES AE.ABES. 4! 5

l'anse étoit le navire , je remarquai que le jeune homme n'étoit pas avec eux d'où je conclus qu'il étoit resté dans le lieu souterrain : circonstance qui me causa un extrême é tonne - ment.

» Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent et le bâtiment ayant remis à la voile , reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloi- gné, que je ne pouvois être aperçu de l'équipage , je descendis de l'arbre , et me rendis promptement à l'endroit j'avois vu remuer la terre. Je la îemuai à mon tour, jusqu'à ce que trouvant une pierre de deux ou trois pieds en quarré , je la levai , et je vis qu'elle couvroit l'entrée d'un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre oùil j avoit un tapis de pied et un sofa garni d'un autre tapis et de coussins d'une riche étofiPc , le jeune homme étoit assis avec un éven- tail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies , «lussi bien crue des fruits et des uols

4^4 ÏE'5 MILLE ET UNE NUITS,

de fleurs qu'il avoit près de lui. Le jeune homme fut effrayé de me voir; mais pour le rassurer , je lui dis en entrant : « Qui que vous soyez , sei- gneur , ne craignez rien : un roi et fils de roi , tel que je le suis , n'est pas capable de vous faire la moindre in- jure. C'est au contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, il semble qu'on vous ait enterré tout vivant pour des raisons que j'ignore. Mais ce qui m'embarrasse , et ce que je ne puis concevoir ( car je vous dirai que j'ai été témoin de tout ce qui s'est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette isle ), c'est qu'il m'a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans résistance....

Schelierazade se tut en cet endroit ; et le sultan se leva très-impatient d'ap- prendre pourquoi ce jeune homme avoit ainsi été abandonné dans une isle déserte j ce qu'il se promit d'en-, tendre la nuit suivante.

CONTES ARABES.

L V^ NUIT.

DiNAnz ADE , lorsqu'il en fut temps , appela la sultaue; et Sclielierazade , sans se faire prier , poursuivit de cel- te sorte l'histoire du troisième Calen- der:

» Le jeune homme, continua le troisième Calender , se rassura à ces paroles, et me pria , d'un air riant, de m'asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince , me dit-il , je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands hiens par son travail et par son habileté dans sa profes- sion. Il a un grand nombre d'esclaves et de commissionnaires , qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d'entretenir les correspondances qu'il a en plusieurs

6 LES MILLE ET UNE NUITS ,

tours il fournil les pierreries dont on a besoin. Il y avoit long-temps qu'il étoit marié sans avoir eu d'en- fans , lorsqu'il apprit qu'il auroit un fils , dont Ja vie néanmoins ne seroit pas de longue durée ; ce qui lui don- na beaucoup de chagrin a son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu'elle étoit grosse 5 et le temps qu'elle crojoit avoir conçu , s'accordoit fort avec le jour du songo de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père , qui avoit exactement ob- servé le moment de ma naissance , consulta les astrologues , qui lui di- rent : « Votre fils vivra sans nul acci- « dent jusqu'à l'âge de quinze ans. » Mais alors il courra risque de per- » dre la vie, et il sera difficile qu'il » en échappe. Si néanmoins son bon- « heur veut qu'il ne périsse pas , sa i> vie sera de longue durée. C'est qu'en » ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue » équestre de bronze qui est au haut V de la injntcigue d'aimant , aura été

CONTES ARABES. 417

« renversée dans la mer par le prince M Agib , fils du roi de Cassib , et que » les astres marquent , que cinquante » jours après , votre fils doit être tué » par ce prince. » Comme cette pré- diction s'accordoit avec le son^e de mon père , il en fut vivement frappé et afîlî,2;é. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation , jusqu'à cette présente an- née ; qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier , que depuis dix jours , le cavalier de bronze avoit été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs , et causé tant d'alarmes , qu'il n'est pas recon- noissable dans l'état il est. Sur la prédiction des astrologues , il a cher- ché les moyens de tromper mon ho- roscope , et de me conserver la vie. Il y a long-temps qu'il a pris la précau- tion de faire bâtir cette demeure , pourm'j tenir caché durant cinquante jours, dès qu'il apprendroit que la statue avoit été renversée. C'est pour- quoijcommeilasuqu'ellel'étoitdepuis

4lB LES BÎILLE ET UNE NUITS,

dix jours , il est venu promptement me cacher ici , et il a promis que dans quarante il viendroit me reprendre. Pour moi , ajouta-t-il , j'ai bonne es- pérance ; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre , au milieu d'une isle déserte. Voilà , seigneur , ce que j'avois à vous dire. » « Pendant que le fils du joaillier me racontoit son histoire , je me moquois en moi-même des astrologues qui avoient prédit que je lui ôterois la vie; et je me sentois si éloigné de vé- rifier la prédiction, qu'à peine eut- il achevé de parler , je lui dis avec transport : « Mon cher seigneur , ayez de la confiance en la bonté de Dieu , et ne craignez rien. Comptez que c é- toit une dette que vous aviez à payer, et que vous en êtes quitte dès-à-pré- sent. Je suis ravi, après avoir fait nau- frage , de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux quivoudroient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjec- tures des astrologues vous font appré»

CONTES ARABES. 419

hender. Je vous rendrai , pendant ce temps-là , tous les services qui dépen- dront de moi. Après cela , je profiterai de l'occasion de gagner la terre ferme, en m' embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de retour en mon royaume , je n'oublie- rai point l'obligation que je vous au- rai 5 et je tâcherai de vous en témoi- gner ma reconnoissance , de la ma- nière que je le devrai. »

M Je rassurai , par ce discours , le fils du joaillier , et m'attirai sa con- fiance. Je me gardai bien , de peur de l'épouvanter , de lui dire que j'é- tois cet Agib qu'il craignoit, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu'à la nuit , et je connus que le jeune homme avoit beaucoup d'esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avoit une si grande quantité , qu'il en au- roit eu de reste au bout de quarante jours, quand il auroit eu d'autres hôtes que moi. Après le souper ,

^20

nous continuâmes à nous entretenir quelque temps , et ensuite nous nous touchâmes.

» Le lendemain à son lever , je lui présentai le bassin et l'eau. Il se lava , je préparai le diner , et le servis quand il lut temps. Après le repas , j'inven- tai un jeu pour nous désennuyer, non-seulement ce jour-là , mais en- core les suivans. Je préparai le souper de la même manière que j'avois ap- prêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour pré- cédent. Nous eûmes le temps de con- tracter amitié ensemble. Je m'aperçus qu'il avoit de l'inclination pour moi ; et de mon côté ; j'en avois conçu une si forte pour lui , que je me disois souvent à moi-même , que les astro- logues qui avoient prédit au père que son fils seroit tué par mes mains, éloient des imposteurs , et qu'il n'é- toit pas pos-sible que je pusse com- mettre une si méchante action. Enfin, madame , nouo passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

COîîTES ARABES. 42 1

» Le quarantième arriva. Le ma- tin , le jeune homme en s'éveillant , me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince , me voilà aujourd'hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort , grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnoissance , et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta- t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l'eau pour me laver tout le corps dans le bain portatifj je veux me décrasser et changer d'habit , pour mieux recevoir mon père. » Je mis de l'eau sur le feu ; et lorsqu'elle fut tiède , l'en remplis le bain portatif. Le jeune nomme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit en- suite , se coucha dans son lit que j'a- vois préparé , et je le couvris de sa couverture. Après qu'il se fut reposé, et qu'il eut dormi quelque temps : « Mon prince , me dit-il, obligez-moi

ï. oti

4^2 LES MILLE ET UNE KUITS ,

de m'apporter un melon et du sucre , que j'en mange pour me rafraîchir. » De plusieurs melons qui nous res- toient , je choisis le meilleur, et le mis dans un plat^ et comme je ne trouvois pas de couteau pour le couper , je de- mandai au jeune homme s'il ne savoit pas il y en avoit. Il y en a un, me répondit -il, sur cette corniche au- dessus de ma tête. Effectivement , j'y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre , et dans le temps que je l'avois à la main , mon pied s'einbarrassa de sorte dans la couver- ture , que je glissai, et je-tombai si mal- heureusement sur le jeune homme , que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

« A ce spectacle , je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit , et me jetai [)ar terre avec une douleur et des regrets inexprima- bles. « Hélas ! m' écriai- je , il ne lui restoit que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avoit cherché un asile , et dans le temps

CONTES ARAEES. 42 J

que je compte moi-même que îe pé- ril est passé, c'est alors que je deviens son assassin , et que je rends la pré- diction véritable. Mais,Seigneur, ajou- tai-je en levant la tète et les mains au ciel , je vous en demande pardon et si je suis coupable de sa mort , ne me laissez pas vivre plus long-temps.... Scheherazade , vojant ]>aroître le jour en cet endroit , fut obligée d'in- terrompre ce récit funeste. Le sultan des Indes en fut ému ; et se sentant quel([ue inquiéiude sur ce que de- viendroit après cela le Caîender, il se garda bien de faire mourir ce jour-là Scheherazade , qui seule pouvoit le tirer de peine.

424 LES BULLE ET UNE NUITS

L V I^ N U I T.

li A sultane , engagée par sa sœur k raconter ce qui se passa après la mort du jeune lion-tiîxe , prit la parole , et continua de cette sorte :

» Madame , poursuivit le troisième Calender en s'adressant à Zobéïde, après le malheur qui venoit de m'ar- rirer , j'aurois reçu la mort sans frayeur , si elle s'étoit présentée à moi. Mais le mal , ainsi que le bien , ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins , fai- sant réllexion que mes larmes et ma douleur ne feroient pas revivre le jeune homme , et que les quarante jours finissant , je pouvois être sur- pris par son père , je sortis de cette demeure souterraine , et montai au haut de fescalier. J'abaissai La grosse

CONTES ARABES. 2?J

pierre sur l'entrée , et la couvris de terre.

^) J'eus à peine achevé. , que por- tant la vue sur la mer du côté de la terre ferme , j'aperçus le bâtiment qui venoit reprendre le jeune hom- me. Alors me consultant sur ce que i'avois à faire , je dis en moi-même : « Si je me fais voir , le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer peut-être par ses esclaves , quand il aura vu son fils dans l'état je fai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier , ne le per- suadera point de mon innocence. Il vaut mieux , puisque j'en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment , que de m'y exposer. » Il y avoit près du jieu souterrain un gros arbre , dont l'épais feuillage me parut propre à me cacher. J'y montai , et je ne me iiis pas plutôt placé de manière cpie je ne pouvois être aperçu , que je vis aborder le bâtiment au môme endroit que la première fois.

« Le vieillard et les esclaves débar- quèrent bientôt, et s'avancèrent vers

4*6 LES î\riLLE -e:

îa demeure souterraine, d'un air qui marquoit qu'ils avoient quelque espé- rance ; mais lorsqu'ils virent la terre nouvellement remuée , ils changèrent de visage, et particulièrement le vieil- lard. Ils levèrent la pierre , et descen^- dirent. Ils appellent le jeune homme par son nom , il ne répond point : leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur son Ht , pvec le couteau au milieu du cœur ; car je n avois pas eu le courage de l'ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de douleur , qui renouvelèrent la mien-' ne : le vieillard tomba évanoui 5 ses esclaves , pour lui donner de l'air , l'ap- portèrent en haut .entre leurs bras , et ie posèrent au pied de l'arbre j'é- lois. Mais malgré tous leurs soins , ce malheureux père demeura long- temps en cet état , et leur fit plus d'une fois désespérer de sa vie.

» Il revint toutefois de ce long éva- nouissement. Alors les esclaves ap- portèrent le corps de son fils , revêiu de ses plus beaux habillemens, et dès que la fosse qu on lui faisoil, futache-

CONTES ARABES. 427

vée , on l'y descendît. Le vieillard , soutenu par deux esclaves , et le vi- sage baigné de larmes, lui jeta le pre- mier un peu de terre , après quoi les esclaves en coinblèrent la fosse.

» Cela étant fait , l'ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provi- sions. Ensuite le vieillard , accablé de douleurs, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard , et transporté dans le vaisseau , qui remit à la voile. Il s'éloigna de fisle en peu de temps , et je le perdis de vue....

Le jour , qui éclairoit déjà l'appar- tement du sultan des Indes , obligea Scheherazade à s'arrêter en cet en- droit. Scliahriar se leva à son ordi- naire , et par la même raison que le jour précédent , prolongea encore la vie de la sultane qu'il laissa avec Di- narzade.

420

L V I r NUIT.

Le lendemain , Schelierazade , pour- snivant les avenlnres du troisième Ca- lender , dit : Ma sœur , vous saurez que ce prince continua de les racon- ter ainsi à Zobéide et à sa compagnie :

» Après le départ , dit-il , du vieil- lard , de ses esclaves et du navire , je restai seul dans l'isle : je passois la nuit dans la demeure souterraine qui n'a- voit pas été rebouchée , et le jour, je me promenois autour de l'isle , et in'arrélois dans les endroits les plus ]:)ropres à prendre du repos , quand j'en avois besoin.

» Je menai cette vie ennuyeuse pen- dant un mois. Au bout de ce temps- , je m'aperçus que la mer dimi- nuoit considérablement, et que l'isle devenoit plus grande ; il sembloit que la terre ferme s'approciioil. EiFecti-

CONTES ARABE 5. 4'2()

vement , les eaux devinrent si basses , qu'il n'y avoit plus qu'un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai , et n'eus de l'eau que jusqu'à mi-jambe. Je marchai si long- temps sur la plage et sur le sable , que j'en fus très-fatigué. A la fin, je 2;ao;nai un terrain plus ferme: et ] etois déjà assez éloigne de la mer , lorsque je vis fort loin devant moi romme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je trouverai quelqu'un , disois-je , et il n'est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m'en approchois , mon erreur se dis- sipoit, et je reconnus bientôt que ce que j'avois pris pour du feu , étoit un château de cuivre rouge , que les rayons du soleil faisoient paroitre de loin comme enflammé.

» Je m'arrêtai près de ce château , et m'assis , autant pour en considé- rer la structure admirable , que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n'avois pas encore donné à cette maison m.agnifique toute fattentioa

4^0 LES MILLE ET UXE NUITS ,

qu'elle inëritoit , quand j'aperçus dix ieiines hommes fort bien faits, qui paroissoient venir de la promenade. Mais , ce qui me pjo-ut assez surpre- nant , ils éioienl lous borgnes de l'œil çlroit. Ils accompagnoient un vieil- lard d'une taille haute, et d'un air vénérable.

» J'étois étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois , et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchois dans mon esprit par quelle aventure ils pou- vqient être rassemblés , ils m'abordè- rent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers com- plimens , ils me demandèrent ce qui m'avoit amené là. Je leur répondis que mon histoire étoit un peu lon- gue , et que s'ils vouloient prendre la peine de s'asseoir , je leur donnerois la satisfaction qu'ils souhaitoient. Ils s'assirent , et je leur racontai ce qui in'étoit arrivé depuis que j'élois sorti de mon rojaum.e jusqu'aloi^; ce qui leur causa une grande surprise.

» Après que j'eus achevé mon dis-

CONTES ARABES. 4.1 1

cours , ces jeunes seigneurs me prièrent d'entrer avec eux dans le cliâleau. J'acceptai leur offre ; nous traversâmes une enfilade de salies, d'antichambres , de chambres et de cabinets fort proprement meublés , et nous arrivâmes dans un grand saloii il y avoit en rond dix petits so- fas bleus et séparés , tant pour s'as- seoir et se reposer le jour , que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond étoit un onzième sofa moins élevé , et de la même couleur , sur lecpiel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs s'assirent sur les dix autres.

3) Comme chaque sofa ne pou- voit tenir cpi'une personne , un de ces jeunes gens me dit : « Camarade , assejez-vous sur le tapis au milieu de la place , et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous re- garde, non plus que du sujet pour- quoi nous sommes tous borgnes de J'œildroitj contentez-vous de voir, et ne portez pas plu5 loin votre cu- jiosité. »

4^33 LES MILLE ET UNE NUITS,

« Le vieillard ne demeura pas long- lemps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques momens après , apportant le souper des dix seigneurs , auxquels ils distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne , que je mangeai seul à l'exemple des autres -, et sur la fin du repas , le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.

« Mon histoire leur avoit paru si extraordinaire , qu'ils me la firent ré- péter à l'issue du souper , et elle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des seigneurs , faisant réflexion qu'il étoit tard , dit au vieillard : « Vous voyez qu'il est temps de dormir , et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » A ces mots , le vieillard se leva , et entra^ dans un cabinet , d'où il apporta sur' sa tête dix bassins l'un après l'autre , tous couverts d'une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaqiie seigneur.

» ils découvrirent leurs Jjassins ,

CONTES ARABES» 4bÔ

^:ins lesquels il y avoit de la cendre , d^ charDon en poudre , et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces cho- ses ensemble , et commencèrent à s'en frotter et barbouiller le visage, de manière qu'ils étoient affreux à voir. Après s'être noircis de la sorte, iis se mirent à pleurer, à se lamen- ter et à se frapper la tête et la poi- trine , en criant sans cesse : « Voilà » le fruit de notre oisiveté et de nos » débauches. »

« Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils la cessèrent enfin ; après quoi le vieil- lard leur apporta de l'eau dont ils se lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits , qui é:oient gâtés , et en prirent d'autres; de sorte qu'il ne paroissoit pas qu'ils eussent rien fait des choses étonnan- t'?s dont je venois d'être spectateur.

^) Jugez 5 madame , de la contrainte j'avois été durant tout ce temps-là. J avois été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs m'avoient imposé 5 pour leur faire des ques-

I. 37

4^4 I-ES r,IILLE ET UKE NUITS ,

tions ; et il me fut impossible de dor- mir le reste de la nuit.

)5 Le jour suivant , d'abord que nous fûmes levés, nous sortîmes pour pren- dre fair , et alors je leur dis : « Sei- gneurs , je vous déclare que je renon- ce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis fobserver. Vous êtes des gens sages , et vous avez tous de l'esprit infiniment, vous me favez fait assez connoitre 5 néanmoins je vous ai vu faire des actions dont tou- tes autres personnes que des insensés , ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m'arri^er , je ne saurois m'empêcher de vous deman- der pourquoi vous vous êtes barbouil- le visage de cendre , de charbon et de noir à noircir , et enfin pourquoi vous n'avez tous qu'un œil 5 il faut que quelque chose de singulier en soit la cause 5 c'est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma curiosité. » A des instances si pressantes , ils ne répondirent rien, sinon que Jes de- mandes que je Jeur l'aisois , ne me re- gardoient pas 5 (|ue je ny avois pas le

CONTES ARABES. 435

moindre intérêt , et que je demeuras-^ se en repos.

» Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et quand la nuit fut venue , après avoir tous soupe séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus; les jeunes seigneurs se barbouillèrent , ils pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de noire oisiveté et de » nos débauches. » lis firent le lende- main et les nuits suivantes, la même aclion.

» A la fin , je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très-sérieuse- ment de la contenter, ou de m'ensei- gner par quel chemin je pourrois re- tourner dans m.on royaume 5 car je leur dis qu'il ne m'étoit pas possible de demeurer plus long-temps avec eux , et d'avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire , sans qu'il me fût permis d'en savoir les motifs.

» Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous éton» nez pas de notre conduite à votre égard; si jusqu'à présent nous n'a-

40J lES MILLE ET UNE NUITS,

VOUS pas cédé à vos prières, ce n'a été que par pure amitié pour vous , et que pour vous épargner le cha- grin d'être réduit au même état vous nous vojez. Si vous voidez bien éprouver notre malheureuse desti- née, vous n'avez qu'à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. » Je leur dis que j étois résolu à tout événement. « Encore une fois , reprit le même seigneur , nous vous conseillons de mf)dérer votre curiosité ; il j va de la perte de votre œil droit. » « Il n'im- porte, repartis -je, je vous déclare que si ce malheur m'arrive, je ne vous en tiendrai pas conpabtes , et que }e ne l'imputerai qu'à moi- même. » Il me représenta encore , que quand j'aurois perdu un œil, je ne devois point espérer de demeurer avec eux , supposé que j'eusse celte pensée , parce que leur nombre étoit complet , et qu il ne pouvoit pas être augmenté. Je leur dis que je me fe- rois un plaisir de ne me séparer ja- mais d'aussi honnêtes gens queux 3

CONTES ARABES. 407

mais que si c'étoit une necessilé, j'élois prêt encore à m'y soumettre , puisqu'à quelque prix que ce fût , je souhaitois qu'ils m'accordas.^eiit ce que je leur demandois.

« Les dix seigneurs , voyant que j'étois inébranlable dans ma résolu- tion , prirent un ïnouton qu'ils égor- gèrent 5 et après lui avoir ôtéla peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s'étoient servis , et me dirent : « Pre- nez ce couteau , il vous servira dans l'occasion que nous vous dirons bien- tôt. Nous allons vous coudre dans cette peau , dont il faut que vous vous enveloppiez 5 ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d'une gros- seur énorme, qu'on appelle Roc (i),

(i) Ou Ruch: oiseau fabuleux , qui joue un ^rand rôle dans les Contes arabes, etqueBuffon a rapporté au Condor, mais nial-à-propos, car le Condor est un oiseau des contre'es méridio- nales de r Amérique , cl qui n'existe point en Arabie, On trouve sur le Roc , dans les édi- tions précédentes des Mille et u.'ie Nuits', une note remarquable par son absurdité. La voici :

4"B LES 3IILLE ET UNE NUITS,

paroîtra dans l'air , et vous prenar t pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu'aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il reprendra son vol vers la terre , et vous posera sur la cime dune mon- tagne. D'abord que vous vous senti- rez à terre , fendez la peau avec le couteau, et développez-vous. Le Roc ne vous aura pas plutôt vu , qu'il s'envolera de peur, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point , mar- chez jusqu'à ce que vous arriviez à un château d'une grandeur prodi- gieuse , tout couvert de plaques d'or, de grosses émeraudes et d'autres pierreries fines. Présentez -vous à la porte , qui est toujours ouverte , et entrez. Nous avons été dans ce châ- teau tous tant que nous sommes i( i. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu , ni de ce qui nous

« Marc-Paul, dans ses Voyages, et le père Mar- » tini, dans son Histoire «Je la Chine , parlent 5) de cet oiseau , et iliseul qu'il enlève l'ëlti- » phant et le rhinocérof. »

CONTES ARABES. 43^

est arrivé -, vous l'apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire , c'est au'il nous en coûte à chacun notre œil droit; et la péni- tence dont vous avez été tém )in , est une chose que nous sommes obhgés de faire pour y avoir été. L'histoire de chacun de nous en particuHer , est remphe d'aventures extraordinaires , et on en feroit un gros hvre; niais nous ne pouvons vous en dire da- vantage...

En achevant ces mots, Schehera- zade interrompit son conte , et dit au sultan des Indes : « Sire, comme mu sœur m'a réveillée aujourd'hui un peu plutôt que de coutume , je com- mençois à craindre d'ennuj^er votre majesté 5 mais voilà le jour qui paroît à propos , et m'impose silence. » La curiosité de Schahriar l'emporta en- tore sur le serment cruel qu'il avoit fait.

44^ ^'^^ MILLE ET UîfE NUITS,

LVUr NUIT.

Di N A R z A D E ne fut pas si mati- neuse cette nuit que la précédente; elle ne laissa pas néanmoins d'appe- ler la sultane avant le jour , et de prier sa sœur de continuer l'iiistoire du troisième Calender. Schelierazade- la poursuivit ainsi, en faisant toujours parler le Calender à Zobéide :

» Madame , un des dix seigneurs borgnes m'ajant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m'en- veloppai dans la peau de mouton , muni du couteau qui m'avoitété don- né ', et après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre de- xians, ils me laissèrent sur la place , et se retirèrent dans le salon. Le Roc dont ils m'avoient parlé, ne fut pas îong-tçnaps à se faire voir 5 il fondit

COUTES ARABES. , 44C

sur moi , me prit entre ses griffes , comme un mouton , et me transporta au haut d'une montagne.

» Lorsque je me sentis à terre , je ne manquai pas de me servir du cou- teau ; je fendis la peau , me dévelop- pai , et parus devant le Roc. , qui s'en- vola dès qu'il m'aperçut. Ce Jtloc est un oiseau blanc , d'une grandeur et d'une grosseur monstrueuse. Pour sa force, elle est telle, qu'il enlève les éléplians dans les plaines , et les porte sur le sommet des montagnes, il en fait sa pâture.

» Dans f impatience que j'avois d'ar- river au château , je ne perdis point de temps , et je pressai si bien le pas , qu'en moins d'une demi-jour- née, je m'j rendis; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu'on ne me f avoit dépeint. La porte étoit ouverte. J'entrai dans une cour carrée et si vaste , qu'il y avoit au- tour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d'aloës , et une d'or , ^ans compter celle de plusieurs es- caliers magnifiques qui condidsoient

44^^ l'Es MILLE ET UNE NUITS,

aux appartemens d'en haut , et d'au- tres encore que je ne voyois pas. Les cent que je dis , donnoient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses , ou enfin dans des Keux qui renfermoient des cho- ses surprenantes à voir.

» Je vis en face une porte ouverte , par j'entrai dans un grand salon , étoient assises quarante jeunes da- mes d'une beauté si parfaite, que fi- magination même ne sauroit aller au- deJà. Elles étoient habillées très-ma- gnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble , sitôt qu'elles m'aperçu- rent; et sans attendre mon comph- ment, elles me dirent, avec de gran- des démonstrations de joie : « Brave seigneur , soyez le bien venu , soyez le l3ien venu ^ » et une d'entr'elles pre- nant la parole pour les autres : « Il y a long-temps^ dit-elle , que nous at- tendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas

COÎyTES ARABES. 44:)

notre compagnie désagréable et indi- gne de vous. »

3) Après beaucoup de résistance de ma part , elles me forcèrent de m'as- seoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme je témoi- gnois que cela me faisoit de la peine : (c C est votre place , me dirent-elles ; vous êtes de ce moment notre sei- gneur, notre maître et notre juge, et nous sommes vos esclaves , prêtes à recevoir vos commandemens. »

)3 Pden au monde , madame , ne m'é tonna tant que l'ardeur et l'em- pressement de ces belles filles à me rendre tous les services imaginables. L'une apporta de l'eau chaude , et me lava les pieds ; une autre me versa de l'eau de senteur sur les mains ; celles- ci apportèrent tout ce qui étoit néces- saire pour me faire changer d'habil- lement ; celles-là servirent une colla- tion magnifique ; et d'autres enfin ne présentèrent le verre à la main, ])rêtes à me verser d'un vin délicieux; et tout cela s'exécutoit sans confusion , avec un ordre

444 I-^'S MILLE ET UNE NUITS >

et des manières dont j'étois charmé* Je bus et mangeai. Après quoi toutes les dames s'étant placées autour de moi , me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes aventures , qui dura jusqu'à l'en- trée de la nuit....

Scheherazade s'étant arrêtée en cet endroit , sa sœur lui en demanda la raison. « Ne voyez-vous pas bien qu'il e.^'t jour, répondit la sultane? Pour- quoi ne m'avez-vous pas plutôt éveil- lée ? » Le sultan , à qui l'arrivée du Calender au palais des qnarante bel- les dames , prometLoit d'agréables choses , ne voulant pas se priver du

} plaisir de les entendre , difïéra encore a mort de la sultane.

O îï T s s ARABES. 44^'

L I X^ NUIT.

Di N A R z A D E ne fut pas plus dili-* geiite celte nuit que la dernière ; et il ctoit presque jour , lorsqu'elle en- gagea la sultane à lui apprendre ce ([ui se passa dans le beau château. I' Je vais vous le dire y répondit Sciieherazade ; » et s'adressant au sul- iin : Sire, poursuivit-elle, le prince Calender reprit sa narration dans ces termes :

» Lorsque feus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames , quelques-unes de celles qui étoient as- sises le pkis près de moi , demeurè- rent pour m' entretenir , pendant que d'autres , voyant qu'il étoit nuit , se levèrent pour aller chercher des bou- gies. Elles en apportèrent une prodi- gieuse quantité , qui répara merveil- leusement la clarté du jour ^ mais clles-

44^ "LES IMILLE ET UNE NUITS ,

les disposèrent avec tant de symé- trie , qu'il sembloit qu'on n'en pou- voit moins souhaiter.

» D'autres dames servirent une ta- ble de fruits secs , de confitures et d'autres mets propres à boire , et gar- nirent un buffet de plusieurs sortes devins et de liqueurs ; et d'autres en-- fin parurent avec des instrumens de musique. Quand tout fut prêt , elles m'invitèrent à me mettre à table. Les dames s'y assirent avec moi, et nous V demeurâmes assez long-lemps. Cel- les qui dévoient jouer des instrumens et les accompagner de leurs voix , se levèrent et firent un concert char- mant. Les autres commencèrent une espèce de bal , et dansèrent deux à deux les unes après les autres , de la meilleure grâce du inonde.

» Il étoit p]us de minuit lorsque tous ces divertissemens finirent. Alors une des dames prenant la parole , me dit : « Vous éles fatigué du chemin que vous avez fait aujourd'hui , il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé; mais avant

CONTES ARABES. 447

que de vous y retirer , choisissez , de nous toutes , celle qui vous plaira da- vantage , et menez-la coucher avec vous.» Je répondis que je me 2;arde- rois bien de faire le choix qu'elles me proposoient , qu'elles étoient toutes également belles , spirituelles , dignes de mes respects et de mes services , et que je ne commettrois pas l'incivilité d'en préférer une aux autres.

» La même dame qui m'avoit par- lé , reprit : k Nous sommes très-per- suadées de votre honnêteté , et nous voyons bien que la crainte de faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertis- sons que le bonheur de celle que vous choisirez , ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues que tous les jours , nous aurons Tune après l'autre le même honneur , et qu'au bout des quarante jours, ce sera à re- commencer. Choisissez donc libre- ment , et ne perdez pas un temps que vous devez donner au repos dont vous &vez besoin. »

44^ I-^'S MILLE ET UNE NUITS,

» Il fallut céder à leurs instances; je présentai la main c\ la clame qui por- toit la parole pour les autres. Elle me donna la sienne , et on nous condui- sit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls , et les autres da- mes se retirèrent dans les leurs

« Mais il est jour , sire , dit Sche- herazade au sultan , et votre majesté voudra bien me permettre de laisser Je prince Calender avec sa dame. » Schahriar ne répondit rien ; mais il dit en lui-même en se levant : « Il faut avouer que le conte est parfaite- ment beau ', j'auroisle plus grand tort du monde de ne me pas donner le loi- sir de l'entendre jusqu'à la fin. »

CONTES ARABES. ^If}

LX' NUIT.

IjE lendemain la sultane , à son ré- veil , dit àDinarzade : Voici de quelle manière le troisième Calender reprit le fil de sa merv^eilleuse histoire :

» J'avois , dit-il , à peine acheva de m'habiller le lendemain , que les trente-neuf autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées au- trement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bon jour , et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain , elles me lavèrent elles- mêmes 5 et me rendirent malgré moi tous les services dont on j a besoin ; et lorsque j'en sortis , elles me firent prendre un autre habit qui étoit en- core plus magnifique que le premier.

» Nous passâmes la journée pres- que toujours à table 5 et quand l'heu-*

4'5o LES MILLE ET UNE NUITS ,

re de se coucher fut venue , elles me prièrent encore de choisir une d'en- tr'elles pour me tenir compagnie. En- fin , madame , pour ne vous point en- nuyer en répétant toujours la même chose , je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante da- mes , en les recevant dans mon lit l'une après l'autre , et que pendant tout ce temps -là cette vie volup- tueuse ne fut point interrompue par le moindre cha^^rin.

» Au bout de Tannée ( rien ne

Î)Ouvoit ine surprendre davantage ) , es quarante dames , au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordi- naire , et de me demander comment je me portois, entrèrent un matin dans mon appartement les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m'embrasser tendrement l'une après fautre , en me disant : « Adieu , cher prince , adieu , il faut que nous vous quittions. » Leurs larmes m'attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont çlles me parloient. « Au nom de Dieu,

CONTES ARABES. 4.JI

mes belles dames , ajoutai-je , appre- nez-moi s'il est en mon pouvoir de vous consoler , ou si mon secours vous est inutile. » Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu , dirent- elles , que nous ne vous eussions ja- mais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers , avant vous , nous ont fait l'honneur de nous visiter mais pas un n'avoit cette grâce , cette douceur , cet en- gouement et ce mérite que vous avez. iN^ous ne savons comment nous pour- rons vivre sans vous. « En achevant ces paroles , elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames , repris-je , de grâce , ne me faites pas languir davantage : dites- moi la cause de votre douleur. » «Hé- las ! répondirent-elles , quel autre su- jet seroit capable de nous affliger , que la nécessité de nous séparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous ja- mais ! Sipourtantvouslevouhezbien , et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela , il ne seroit pas impos- sible de nous rejoindre.» «Mesdames, repartis-je , je ne comprends rien à

45^ LES MILLE ET UNE NUITS ,

ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement. « « bien , dit une d'elles , pour vous satisfaire , nous vous dirons que nous sommes toutes princesses , filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l'agrément que vous avez vu ; mais au bout de cnaque année , nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu'il ne nous est pas permis de révé- ler ; après quoi nous revenons dans ce cliâteau. L'année est finie d'bier,il faut que nous vous quittions aujourd'hui; c'est ce qui fait le sujet de notre afflic- tion. Avant que de pariir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses , particulièrement celles des cent por- tes , vous trouverez de quoi con- tenter votre curiosité , et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier , nous vous recomman- dons de vous abstenir d'ouvrir la porte d'or. Si vous fouvrez , nous ne vous x^everrons jamais ; et la crainte que jious eu avons , aumnenle notre don-

CONTES ARABES. 453

leur. ISFous espérons que vous profi- lerez de l'avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-j garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité , vous vous feriez un tort considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute , et de nous donner la consolation de vous retrou- ver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d'or avec nous 5 mais ce seroit faire une offense à un prince tel que vous , que de douter de sa discrétion et de sa retenue....

Scheherazade vouloit continuer , mais elle vit paroître le jour. Le sul- tan , curieux de savoir ce que feroit le Calender seul dans le château après le départ des quarante dames , remit au jour suivant à s'en éclaircir.

^54 LÏ5 MILLE ET UXE NUITS ,

LXr NUIT.

1/ OFFICIEUSE Dlnarzade s'étant réveillée assez long-temps avant le jour , appela la sultane , en lui disant : K Songez , ma sœur , qu'il est temps de raconter au sultan , notre seigneur, la suite de l'histoire que vous avez commencée. » Scheherazadealorss'a^ dressant à Schahriar , lui dit : Sire , votre majesté saura que le Calender poursuivit ainsi son histoire :

y> Madame , dit-il , le discours de ces belles princesses me causa une vé- ritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causeroit beaucoup de peine , et je les remerciai des bons avis qu'elles me donnoient. Je les assurai que j'en profiterois , et c{ue je ferois des cho- ses encore plus dilîicilespourme pro^ curer le bonheur de passer le resle

C O î? T É s A R A B E S. 45'5

de mes jours avec des dames d'un si rare mérite. Nos adieux turent des ])lus tendres 5 je les embrassai toutes l'une après l'autre ; elles partirent en- suite , et je restai seul dans le château.

3) L'agrément de la compagnie , la bonne clière , les concerts , les plai- sirs m'avoient tellement occupé du- rant l'année , que je n'avois pas eu le temps ni la moindre envie de voir les merveilles quipouvoient être dans ce ]:)alais enchanté. Je n'avois pas même fait attention à mille objets admira- bles que j'avois tous les jours devant les yeux , tant j'avois été charmé de la beauté des dames , et du plaisir de les voir uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement af- fligé de leur départ 5 et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours , il me parut que j'allois passer un siècle sans elles.

» Je me promettois bien de ne pas oublier favis important qu'elles m'a- voient donné, de ne pas ouvrir la por- te d'or ; mais comme , à cela près , il in'étoit permis de satisfaire ma ciirio-

4j(i les mille et une nuits ,

silé 5 je pris la première des clefs des autres portes , qui étoierit rangées par ordre.

» J'ouvris la première porte , et j'en- trai dans un jardin fruitier , auquel je crois que dans l'univers il n'j en a point qui soit comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort ,

Î5uisse le surpasser. La sjmétrie , a propreté , la disposition admirable des arbres , l'abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté , tout ra- vissoit ma vue. Je ne dois pas négli- ger , madame , de vous faire remar- quer que ce jardin délicieux étoit ar- rosé d une manière fort singulière : des rigoles creusées avec art et pro- portion , portoient de feau abondam- ment à la racine des arbres qui en avoient besoin pour pousser leurs pre- mières feuilles et leurs fleurs ; d'au- tre^ en portoient moins à ceux dont Jes friûls étoient déjà noués ; d'autres encore moins à ceux ils grossis- i.oient ; d'autres n'en portoient que ce

CONTES ARABES. /i,\J-]

tfil'il en falloit précisément à ceux dont le fruit avoit acquis une grosseur convenable , et n'attendoit plus que la maturité ; mais celte grosseur sur- passoit de beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles enfîn qui aboutissoient aux arbres dont le fruit étoit mûr , n a- voient d'humidité que ce qui éloit nécessaire pour le conserver dans le même état sans le corrompre. Je ne pouvois me lasser d'examiner et d'ad- mirer un si beau lieu 5 et je n'en se- rois jamais sorti , si je n'eusse pas conçu dès-lors une plus grande idée des autres choses que je n'avois point vues. J'en sortis l'esprit rempli de ces merveilles ^ je fermai la porte , et j'ouvTis celle qui suivoit.

» Au lieu d'un jardin de fruits, j'en trouvai un de fleurs qui n'étoit pas moins singulier dans son genre. Il renfermoit un parterre spacieux , ar- rosé non pas avec la même profusion (jue le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas four- nir plus d'eau que cnaque fleur n'en

I. 33

45;> Lr.S r.îILLE ET UNE NUITS j

avoit besoin. La rose , Je jasmin , la Violette, le narcisse , l'hj'acinthe , i'a- nemone , la tulipe , la renoncule , l'œil- let , le Ijs et une infinité d'autres fleurs qui ne fleurissoient ailleurs qu'en diffëreas temps , se trouvoient flep.ries toutes à la fbis^ et rien n'é- toit plus doux que l'air qu'on respi- roit dans ce jardin.

M J'ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très-vaste. Elle étoit pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs , du plus fin , du moins commun. La cage étoit de san- dal et fie bois d'aloës ; elle renfermoit une infinité de rossignols , de char- donnerets , de serins , d'al(3uettes , et d'autres oiseaux encore plus harmo- nieux dont je n'avois entendu parler de ma vie. Les vases étoit leur grain et leur eau , étoient de jaspe ou d'agate la plus précieuse. D'ailleurs , cette volière étoit d'une grande pro- preté : à voir son étendue, je jugeois qu'il ne falloit pas moins de cent per- sonnes pour la tenir aussi nette qu elle étoit 5 personne toutefois n'y parois-

CONTES ARABES. 45^

soit, non plus que dans les jardins j'avois été, dans lesquels je n'avois pas remarqué une mauvaise herbe , ni la moindre superfluité qui m eût blessé la vue. Le soleil étoit déjà cou- ché , et je me retirai charmé du ra- mage de celle multitude d'oiseaux qui cherchoient alors à se percher dans l'endroit le plus commode , pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement , résolu d'ouvrir les autres portes les jours suivans , à l'exception de la centième.

Le lendemain , je ne manquai pas d'aller ouvrir la quatrième porle. Si ce que j'avois vu le jour précédent avoit été capable de me causer de hi surprise , ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnée d'un bâtiment d'une architecture merveilleuse , dont je ne vous ferai point la description , pour éviter la prolixité. Ce bâtiment avoit quarante portes toutes ouver- tes, dont chacune donnoit entrée dans un trésor j et de ces trésors , il y en avoil plusieurs qui valoient naieux

4^0 LES MILLE ET UNE NUITS,

que les plus grands royaumes. Le premier coiitenoit des monceaux de perles ; et ce qui passe toute croyan- ce, les plus précieuses, qui étoient grosses comme des œufs de pigeon , surpassoient en nombre les médio- cres. Dans le second trésor , il y avoit des diamans , des escarboucles et des rubis ', dans le troisième , des éme- raudes ; dans le quatrième , de l'or en lingots 3 dans le cinquième, de l'or monnojé ; dans le sixième , de l'ar- gent en lingots ; dans les deux sui- vans , de l'argent monnoyé. Les au- tres contenoient des améthistes , des chrjsolites , des topazes , des opales , des turquoises , des hyacinthes , et toutes les autres pierres fines que nous connoissons , sans parler de l'agate , du jaspe , de la cornaline. Ce même trésor contenoit un magasin rempli , non - seulement de branches , mais même d'arbres entiers de corail.

» Rempli de surprise et d'admira- tion , je m'écriai , après avoir vu tou- tes ces richesses : « Non , quand tous les trésors de tous les rois de l'uni-^

r 0 I-f T E s A ïl A B E .:. 4G1

vers seroient assemblés en un même Jieii , ils n'approclieroient pas de ceux- ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant d'aimables princesses !

» Je ne m'arrêterai point, mada- me , à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivans. Je vous dirai seulement qu il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes , et ad- mirer tout ce qui s'offrit à ma vue. Il ne restoit plus que la centième porte ^ dont l'ouverture m'étoit défendue

Le jour , qui vint éclairer l'appar- tement du sultan des Indes , imposa silence à Scheherazade en cet endroit. Mais cette histoire faisoit trop de plai- sir à Schahriar , pour qu'il n'en vou- lût pas entendre la suite le lendemain. Ce prince se leva dans cette résolu- tion.

4^2 LES MILLE ET UNE NUITiS,

LXir NUIT.

DiNARZADE, qui 116 souliaitoît pas moins ardemment que Scliahriar d'apprendre quelles merveilles pou- voient être renfermées sous la clef de la centième porte , appela la sultane de très-bonne heure , en la soUicitanl d'achever la surprenante histoire du troisième Calender, Il la continua de cette sorte , dit Sr.heherazade :

» J'étois au Quarantième jour de- puis le départ des charmantes prin- cesses. Si javois pu ce jour-là conser- ver sur moi le pouvoir que je de^-ois avoir, je serois aujourd'hui le plus heureux de tous les hommes , au lieu que j'en suis le plus malheureux. El- les dévoient arriver le lendemain , et le plaisir de les revoir devoiL servir de frein à ma curiosité ; mais par une fgiblesse dont je ne cesserai jamais d,e

C O ]S" T E . A K A B E S. 4^)3

me repenti^ , ;e succombai à la ten- tation du démon , qui ne me donna point de /epos que je ne me fusse li- vré moi-même à la peine que j'ai éprouvée.

» J'ouvris la porte fatale que j'avois proiTiis de ne pas ouvrir. Je n'eus pas avancé le pied pour entrer , qu'une odeur assez agréable , mais contraire à mon tempérament , me fît tom- ber évanoui. Néanmoins je revins à xnoi 5 et au lieu de profiler de cet aver- tissement , de refermer la porte et de perdre pour jamais fenvie de satis- faire ma curiosité , j'entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur , je n'en fus plus incommodé.

» Je trouvai un lieu vaste , bien voûté , et dont le pavé étoit parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d'or massif, avec des bougies allumées qui rendoient l'odeur d'aloës et d'am- bre-gris, y servoient de lumière^ et cette illumination étoit encore aug- mentée par des lampes d'or et d'ar- gent, remplies d'une huile composée

4^4 ï'-ES MILLE ET UNT! NTITS ,

de diverses sortes d'odeiïr. Parmi iiii assez grand nombre d'objets qui atti- rèrent mon attention , j'aperçus un cheval noir , le plus beau et le mieux fait qu'on puisse voir au monde. Je m'approchai de lui pour le considérer de près 5 je trouvai qu'il avoit une selle et une bride d'or massif, d'iui ouvra- ge excellent; que son auge d'un côté étoit remplie d'orge mondé et de sé- same (i) , et de fantre , d'eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai , et voulus le faire avancer ; mais coni-

(i) riante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sesaaie op.iental est originaire de l'Inde; mais de temps imme'morial , on le cultive dans tout TOrient. On mange ces se- mences cuites dans du lait , comme le millet j on les mange aussi gri Ices au lour ou en ga- lettes pe'tries avec du beurre ou de l'huile. C'est un aliment fort nourrissant et assez agréa- ble, quelesenfans sur-toui recherclient beau- coup. On tire aussi de ces semences, par ex- pression, ou par le moyen de Teau bouillante, une huile presqu'aussi bonne que celle Je Tolive , dont on se sert pour assaisonner le* alimens et brûler dan? les lampes.

CONTES ARABES. 466

me il ne braiiloit pas , je le frappai d'une lioussine que j'avois ramassée dans son écurie magnifique. A. peine eut -il senti le coup , qu'il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis étendant des ailes , dont je ne m'étois point aperçu , il s'éleva dans l'air à perte de vue. Je ne songeai plus qu'à me tenir ferme ; et malgré la frayeur dont j'étois saisi , je ne me tenois point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre , et se posa sur le toit en terrasse d'un château , , sans me donner le temps de mettre pied à terre , il me secoua si violemment , qu'il me fifc tomber en arrière j et du bout de sa queue il me creva l'œil droit.

» Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de ce que m'avoient prédit les dix jeu- nes seigneurs. Le cheval reprit son vol , et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j'avois cher- ché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisoit beaucoup de douleur. Je descendi.î , et me trouvai dans un sç^-»

466 LES P.IILLl! ET UNE NUITS,

Ion qui me fît connoître par dix so- fas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce châ- teau étoit celui dou j'avois été enlevé par le Roc.

» Les dix jeunes seigneurs borgnes n'étoient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir , ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bien fâchés , me dirent - ils , de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaite- rions 5 mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. » « J'aurois tort de vous en accuser , leur répon- dis-je 3 je me le suis attiré moi-même , et je m'en impute toute la faute.» « Si la consolation des mallieureux , reprirent - ils , esi d'avoir des sem- blables , notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé, nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière; et nous aurions continué de jouir du même

CONTES ARABES. 467

bonlieur, si nous n'eussions pas ou- vert la porte d'or pendant l'absence des princesses. Vous n'avez pas été plus sage que nous , et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons , et dont nous ne savons pas de com- bien sera la durée ; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C'est pourquoi retirez-vous -, allez à la cour de Bagdad j vous y trouverez celui qui doit dé- cider de votre destinée. »

» Ils m'enseignèrent la route que je clevois tenir , et je me séparai d'eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils , et pris fhabit de Ca- lender. Il j a long-temps que je mar- che. Enfin , je suis arrivé aujourd'hui dans cette ville à l'entrée de la nuit. J'ai rencontré à la porte ces Calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du mê- me œil. Mais nous n'avons pas eu le temps de nous entretenir de cette dis-

4G(J LES MILLE ET UNE NUITS,

grâce qui nous est commune. Nous n'avons eu , madame , que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé. »

Le troisième Calender aj^ant ache- vé de raconter son histoire , Zobéide prit la parole, et s'adressant à lui et à ses confrères : « Allez , leur dit-elle , vous êtes libres tous trois , retirez- Vous il vous plaira. » Mais l'un d'entr'eux lui répondit : « Madame , nous vous supplions de nous pardon- rier notre curiosité, et de nous per- mettre d'entendre l'histoire de ces sei- gneurs qui n'ont pas encore parlé. » Alors la dame se tournant du côté du calife , du visir Giafar , et de Mes- rour , qu'elle ne connoisoit pas pour ce qu'ils étoient, leur dit : « C'est k vous à me raconter votre liistoire , parlez. «

Le grand-visir Giafar qui avoit tou- jours porté la parole, répondit encore à Zobéide : « Madame, pour vous obéir, nous n'avons qu'à répéter ce que nous avons déjà dit avant que (i entrer chez vous. Nous sommes.

CONTES ARABES. 4%

poûrsuivit-il, des marchands de Mous- son! , et nous venons à Bagdad négo- cier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan nous som- mes logés. Nous avons dîné aujour- d'hui avec phi sieurs autres personnes de notre profession , chez un mar- chand de cette ville , lequel , après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis , a fait venir des dan- seurs et des danseuses , avec des chan- teurs et des joueurs d'instrumens. Le grand hruit que nous faisions tous ensemble , a attiré le guet qui a arrêté ime partie des gens de l'assemblée. Pour nous , par bonheur , nous nous sommes sauvés mais comme il étoit déjà tard , et que la porte de notre khan étoit fermée, nous ne savions nous retirer. Le hasard a voulu que nous ajons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu'on se réjouis- soit chez vous : rela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, mada- me , le compte que nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. » Zobéide , après avoir écouté ce dis- I. * 40

470 LES MILLE ET UNE NUITS ,

cours , semWoit hésiter sur ce qu'elle devoit dire. De quoi les Calenders s'apercevant , la supplièrent d'a- voir pour les trois marchands de Moussoul la même bonté qu'elle avoit eue pour eux. « bien , leur dit-elle , j'y consens. Je veux que vous m'ajez tous la même obligation. Je vous fais grâce 5 mais c'est à con- dition que vous sortirez tous de ce logis présentement , et que vous ^'ous retirerez il vous plaira. » Zobéide ayant donné cet ordre d'un ton cj^ui marquoit qu'elJe vouloit être obéie , le calife , le visir, Mesrour , les trois Calenders et le porteur sortirent sans répHquer ; car la présence des sept esclaves armés les lenoit en res- pect. Lorsqu'ils furent hors de la maison , et que la porte fut fermée , le calife dit aux Calenders , sans leur faire connoitre qui il étoit : « Et vous, Seigneurs^ qui êtes étrangers et nou- vellement arrivés en cette ville , de quel côté allez -vous présentement qu'il n'est pas jour encore î*» «Sei- gneur 5 lui répondirent-ils, c'est ce

CONTES ARABES. 471

qui nous embarrasse. « « Suivez-nous, reprit le calife , nous allons vous ti- rer d'embarras. « Après avoir acbevé ces paroles, il parla bas au visir, et lui dit : « Conduisez - les chez vous ; et demain matin vous me les amène- rez. Je veux fciire écrire leurs histoi- res : elles méritent bien d'avoir place dans les annales de mon règne. »

Le visir Giafar emmena avec lui les trois Calenders 5 le porteur se re- tira dans sa maison , et le calife , ac- compagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l'œil , tant il avoit l'esprit agité de toutes les choses extraordi- naires qu'il avoit vues et entendues. Il étoit sur-tout fort en peine de sa- voir qui étoit Zobéide , quel sujet eJie pouvoit avoir de maltraiter les deux chiennes noires , et pourquoi Aminé avoit le sein meurtri. Le jour parut , qu'il étoit encore occupé de ces pen- sées. Il se leva , et se rendit dans la chambre il tenoit son conseil etdon- noit audience j il s'assit sur son trône.

Le grand visir arriva peu de temps

47?^ LES MILLE ET UNE NUITS,

après , et lui rendit ses respects à son ordinaire. «Visir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement , ne sont pas fort pres- santes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires fest davantage. Je n'aurai pas f esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m'ont surpris. Allez , faites venir ces dames , et amenez en même temps les Calenders. Partez , et souvenez-vous que j'attends impa- tiemment voti'e retour. »

Le visir , q-ui connoissoit l'humeur vive et bouillante de son maître , se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d'une manière très-lionnête Tordre qu'il avoit de les conduire au calife , sans toutefois leur parler de ce qui s'étoit passé la nuit chez elles. Les dames se couvri- rent de leur voile , et partirent avec le visir , qui prit en passant chez lui les. trois Calenders , qui avoient eu le temps d'apprendre qu'ils avoient vu le calife , et qu'ils lui avoient parlé sans le connoitre. Le visir les mena

CONTES ARABES. 4^5

au palais , et s'acquitta de sa commis- sion avec tant de diligence , que le calife en fut fort satisfait. Ce prin- ce , pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étoient présens , fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisoit à son appartement , et retint près de lui les trois Calenders , qui firent assez connoître par leurs respects , qu'ils n'igncroient pas de- vant qui ils avoient f honneur de pa- roitre.

Lorsque les dames furent placées , le calife se tourna de leur côté , et leur dit : « Mesdames , en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand , je vais , sans doute , vous alarmer ; vous craindrez de m'avoir ofïënsé , et vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment; mais rassurez-vous: soyez persuadées que j'ai oublié le passé , et que je suis même très-content de votre conduite. Je souhaiterois que toutes les dames

474 ^^E3 MILLE ET UNE NUITS,

de Bagdad eussent aiUant de sagesse que vous m'en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modéra- tion que vous eûtes après l'incivilité que nous avons commise. J'étois alors marchand de Moussoul 5 mais je suis à présent Haroun Alraschild , le cin- quième calife de la glorieuse maison d'Abbas , qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes , et vous demander pour quel sujet l'une de vous , après avoir maltraité les deux chiennes noires , a pleuré avec elles ? Je ne suis pas moins curieux d'apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cica- trices ? »

Quoique le calife eût prononcé ces paroles très-distinctement , et que les trois dames les eussent entendues , levisir Giafar, par un air de cérémo- nie , ne laissa pas de les leur répé- ter

« Mais , Sire , dit Scheherazade, il est jour. Si votre Majesté veut que je lui raconte la suite, il faut qu'elle ait

CONTES ARABES. 475

la bonté de prolonger encore ma vie jusqu'à demain. » Le sultan y con- sentit, jugeant bien c[ue Sclieheraza- de lui conteroit l'histoire de Zobéide , c[u'il n'avoit pas peu d'envie d'en- tendre.

riN DU PREMIER VOLUME.

TABLE

DU TOME PREMIER.

jriLVERTissEMCNf DE l'éditbur. . « . pag. V

Éloge de M. Galland ix

Extrait d'une Dissertation sur les Romans ,

par La Harpe xix

A madame la marquise d'O xxx

Préface xxis

Fahle. L'Ane , le Bœuf et le Laboureur. 36 PREMIÈRE NUIT. Le Marchand et le

Ge'nie 67

II* NUIT 64

ïll* NUIT 70

IV® NUIT 73

Histoire du premier Vieillard et de la Bi- che. 75

V* NUIT 83

VI* NUIT go

Histoire du second Vieillard et des deux

Chiens noirs gr

TIl* NUIT. . . . 97

viii* NUIT. . . 104

Histoire du Pêcheur 107

IX* NUIT loq

R* NUIT ni5

47^

T ABI- E.

XI NTITT , , 12^

Histoire du Roi Grec et du Médecin

Douban 126

xn* NUIT 129

XHl^ NUIT l55

XIV® NUIT ris

Histoire du Mari et du Perroquet. ... 1^0

XV*^ NUIT IZJq

Histoire du Visir puni 147

XVI® NUIT. . l5l

xvn* NUIT. j6r

xvni* NUIT. . , . i65

XIX® NUIT , . . . . 1G9

XX® NUIT. 175

XXI® NUIT. . l85

XXII® NUIT. . 191

Histoire du jeune Roi des isles Noires. igS XXIII® NUIT 197

XXIV® NUIT 202

XXY® NUIT 211

XXVI® NUIT 218

XXVII® NUIT. . 225

XXVIII* NUIT 23*5

Histoire de trois Calenders , fils de rois, et de

cinq Dames de Bagdad 235

XXIX® NUIT 239

XXX® NUIT 243

XXXI® NUIT 25o

XXXII® NUIT ." 257

XXXUI® NUIT. . 265.

XXXIV® NUIT 270

XXXV® NUIT 278

XXXVI® NUIT 23 1

TABLE. 479

XXXVIl® NTJIT. . _ 29'J!

Histoire du premier Calender, fils de roi. sgS

XXXVIII^ KDIT 3oO

XXXIX^ NTJIT 3o9

XL® NUIT 3l7

Histoire du second Calender, fils de roi. 3i8

XLl^ NUIT 323

XLII® NUIT 3^5

SLIII** NUIT. . . . , . . 333

XLIV® NUIT 340

XLV® NUIT 346

XLVI® NUIT 35o

Histoire de PEnvieux et de l'Envié. . , . 4^4

XLVll^ NUIT 358

XLVIIl* NUIT 365

XLIX® NUIT 374

NUIT 383

11** NUIT , 388

LU® NUIT 3g3

riTl® NUIT 399

Histoire du troisième Calender, fils de roi. 400 XIV® NUIT. . . . , 407

XV® NUIT - 4x5

»XVI® NUIT 4^4

Xvn^ NUIT 4^8

xvin* NUIT 44o

XIX® NUIT 445

XX® NUIT 449

XXI® NUIT. 454

ï-XIl® KUIT 4^34

yiN DE LA TABLE,

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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRAR

PJ Arabian Nights

7721 Les mille et une nuit;

G3

1806

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