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LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

I

Hark how l 'Il bribe you :

Ay, with such gifts that heaven shall share with yo«

.... With true prayers

That shall be up at heaven and enter there

Ere sun rise, prayers from preservcd soûls,

From fasting maids, whose minds are dedicate

To nolhing temporal.

Shakspeabe, Measure for measure.

Je croyais ma tâche terminée, mais j'entends comme un chœur de voix douces el pures qui sem- ble me reprocher d'avoir laissé dans l'ombre tout un côté du grand édifice dont j'ai entrepris de recon- struire le souvenir. Ces voix n'ont rien de plaintif. Mais elles ont une harmonie qui charme el trans- porte, et que la mémoire des hommes n'a point assez célébrée. Les âmes dont elles sont l'écho ne se plaignent pas d'être oubliées : c'est leur état et leur désir. Elles ont fait bien d'autres sacrifices que celui d'une place dans la mémoire des hommes. Elles respirent la force voilée sous la douceur. Quelque chose de net et de ferme, de sobre et de vif, ca- ractérise leur apparition dans l'histoire, en même temps que ce sacrifice de la vie dans sa fleur, qui est ce qu'il y a de plus touchant en ce monde. Ce sont les filles des rois et des seigneurs anglo-saxons, et avec elles, tout un peuple de vierges, prisonnières volon- taires pour l'amour de Dieu*, et consacrées à la vie

4. Dans cette prison volontaire elles se sont jetées pour Tamaur de Dieu. Bossuet, Exorde du sermon sur J.-C. comme sujet de scandale.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 257

monastique dans des cloîtres qui rivalisent de nom- bre et d'influence avec les monastères d'hommes, avec les plus importants foyers de la vie chré- tienne.

En dehors de leurs communautés, et mêlées au courant des faits historiques de leur temps, quel- ques-unes de ces fortes femmes, de ces vierges sages, de ces guerrières spirituelles, nous sont déjà appa- rues. Hilda et Ebba, Etheldreda et Elfleda, Ermen- burga et Ermenilda, ont tracé leur sillon dans l'histoire de leur pays. Mais ces figures isolées ne sauraient suffire à une étude attentive de l'état des âmes et des choses dans ces temps lointains. Il faut tenir compte de bien d'autres personnages du même ordre, et surtout, autant qu'on le peut, de l'armée féminine qui se rangeait à la suite de ces reines et de ces princesses. Il faut pénétrer dans cette foule pour essayer de connaître cetie branche féconde et puissante de la famille monastique, et à défaut de notions exactes ou précises que l'on rencontre trop rarement, il faut tâcher, au moins, d'y saisir quel- ques caractères saillants, d'y relever quelques traits propres à émouvoir ou à éclairer la postérité.

Et tout d'abord, pour se représenter exactement ce qu'étaient les religieuses anglo-saxonnes à leurs pro- pres yeux et aux yeux de leurs compatriotes, il faut se rappeler le grand rôle de la femme chez les races

IHE LiBRAKÎ 8RIGHAM YOUNG UNIVLE PROVO, UTAH

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LES

MOINES D'OCCIDENT

PARIS. TYPOGRAPHIE LAHURE Rue de Fleurus, 9

H^s LES MOINES

D'OCCIDENT

DEPUIS SAINT BENOIT JUSQU'A SAINT BERNARD

PAR

LE COMTE DE MONTALEMBERT

l'un des quarante de l'académie française

Fide ac veritat*

TOME CINQUIÈME

CONVERSION DE L'ANGLETERRE PAR LES MOINES

QUATRIÈME ÉDITION

LIBRAIRIE JACQUES LEGOFFRE

LECOFFRE FILS ET C'% SUCCESSEURS

PARIS I LYON

90, RUE BONAPARTE j RUE BELLECOUR, 2

1878

THÉOPHILE FOISSET

ANCIEN CONSEILLER A LA COUR d'appel DE DIJON

SOUVENIR UECONNAISSANT DE

t k e n t e a n s

d'une amitié

vraie, fidèle, entière,

SANS LACUNE ET SANS RIDE.

A M I C U S r I D E L I S EDICAMENTUM VlTiE ET IMMORT ALITATI

ECCLI., VI, 16.

SUITE DU LIVRE XV

CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE SAINT WILFRID

650-735

MOINES d'oCC, , V,

SUITE DU LIVRE XV

CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE SAINT WILFRID

650-735

MOINES d'oCC. , V.

CHAPITRE III

Fin de la dissidence celtique. Adamnan, Egbert, saint Aldhelm.

Le roi des Pietés demande à l'abbé Ceolfrid des architectes et des arguments en faveur de l'unité romaine : Réponse de Ceol- frid, qui cite Platon. Les Pietés renoncent au rite cel- tique. Note sur le prétendu pape-missionnaire Boniface. Les moines d'Iona abandonnent leurs colonies plutôt que d'adopter le rite romain. Ils ont pour abbé Adamnan, biographe de Co- lumba et le dernier grand personnage de l'Église celtique. Ses relations avec le roi Aldfrid et avec l'abbé Ceolfrid. Il essaye en vain de ramener les moines d'Iona aux usages ro- mains ; il réussit mieux en Irlande, il meurt. lona n'est réduite à l'unité que par l'Anglo-Saxon Egbert, chef d'une colonie de religieux saxons en Irlande. Sa vie austère et sainte; il perd son meilleur ami, qui lui reproche de vou- loir vivre sans lui. Il use de son influence sur les Anglo- Saxons pour en faire des missionnaires eiT Germanie. Après treize ans d'efforts, il vient à bout des résistances d'Iona. Il meurt le jour même de la fête de la Pâque célébrée en com- mun par les deux rites. L'Irlande et la Calédonie ainsi rame- nées à l'unité, il ne reste en dehors que les Bretons de Cambrie et de Cornouailles,par antipathie pour les conquérants saxons. Note sur l'injustice de Bède à leur égard. Tentative de saint Aldhelm pour les réunir. Sa naissance royale et son éduca- tion moitié celtique, moitié romaine, à Malmsbury et à Cantor- béry. Il devient abbé de Malmsbury. Sa grande renommée littéraire, plus grande que méritée; ses chants en langue vul- gaire ; développement intellectuel des cloîtres anglo-saxons. Etendue et diversité de ses études. Sa sollicitude constante pour les âmes. Sa grande existence monastique. Son zèle

ierv faire; d,r

CHAPITRE III

Fin de la dissidence celtique. Adamnan, Egbert, saint Aldhelm.

Le roi des Pietés demande à Tabbé Ceolfrid des architectes et des arguments en faveur de l'unité romaine : Réponse de Ceol- frid, qui cite Platon. Les Pietés renoncent au rite cel- tique. Note sur le prétendu pape-missionnaire Boniface. Les moines d'Iona abandonnent leurs colonies plutôt que d'adopter le rite romain. Ils ont pour abbé Adamnan, biographe de Co- lumba et le dernier grand personnage de l'Église celtique. Ses relations avec le roi Aldfrid et avec l'abbé Ceolfrid. Il essaye en vain de ramener les moines d'Iona aux usages ro- mains ; il réussit mieux en Irlande, il meurt. lona n'est réduite à l'unité que par TAnglo-Saxon Egbert, chef d'une colonie de religieux saxons en Irlande. Sa vie austère et sainte; il perd son meilleur ami, qui lui reproche de vou- loir vivre sans lui. 11 use de son influence sur les Anglo- Saxons pour en faire des missionnaires en Germanie. Après treize ans d'efforts, il vient à bout des résistances d'Iona. Il meurt le jour même de la fête de la Pâque célébrée en com- mun par les deux rites. L'Irlande et la Calédonie ainsi rame- nées à l'unité, il ne reste en dehors que les Bretons de Cambrie et de Cornouailles,par antipathie pour les conquérants saxons. Note sur l'injustice de Bède àleur égard. Tentative de saint Aldhelm pour les réunir. Sa naissance royale et son éduca- tion moitié celtique, moitié romaine, à Malmsbury et à Cantor- béry. Il devient abbé de Malmsbury. Sa grande renommée littéraire, plus grande que méritée; ses chants en langue vul- gaire; développement intellectuel des cloîtres anglo-saxons. Etendue et diversité de ses études. Sa sollicitude constante pour les âmes. Sa grande existence monastique. Son zèle

4 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

pour la prédication. Il intervient en faveur de Wilfrid. Il va à Rome obtenir le privilège de l'exemption pour Malms- bury, dont les moines s'obstinent à le garder pour abbé, même après sa promotion à Tépiscopat. Anecdote sur l'importation des bibles. Mort d'Aldhelm. Ce qu'il a fait pour ramener les dissidents celtiques. Sa lettre au roi de Cornouailles. Les Bretons de Cambrie, qui avaient résisté à tous les* efforts des missionnaires saxons et romains, adoptent le rite romain à la voix d'un de leurs évêques. Leurs pèlerinages à Rome. Fin de la lutte. Jugement de Mabillon. La résistance pro- portionnée aux dangers que court la nationalité. La réunion est l'œuvre des bénédictins. Dans les lies Britanniques, comme en Gaule, le monacbisme celtique demeure vaincu et éclipsé par l'institut bénédictin.

Le souvenir deCeolfrid s'est éteint, dansla contrée qui le vit mourir, avec celui de ses fidèles Anglais. Il appartient néanmoinsà l'histoire générale de l'Église par rinfluence directe qu'il exerça sur la conclusion decette grande lutte entre le christianisme celtique et l'unitéromaine, qui agitaitdepuisplusd'un siècle les Iles Britanniques, et qui avait coûté tant d'efforts et de soucis à tant de saints moines depuis Augustin jusqu'à Wilfrid. Ceolfrid, formé à l'école deWilfrid, eut la gloire de porter le dernier coup à cette sorte de schisme que Wilfrid avait vaincu à ses dépens, et cette victoire suprême fut remportée au moment même Wilfrid achevait obscurément sa longue et laborieuse carrière.

Un an après la mort de Wilfrid, Nechtan, le roi de ces Pietés qui occupaient le nord de laCalédonie et le

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 5

successeur de ce Bruidh qui avait accueilli le grand

apôtreceltiqueColumbaSe:cmitàrabbéCeolfndune lettre mémorable. Ce petit roi était non-seulement chrétien, mais fort occupé de questions religieuses. Il méditait assidûment les saintes Écritures, et se trouva ainsi conduit à comprendre et à regretter le bienfait de Tunité catholique, dont son peuple était séparé jusqu'à un certain point par la dissidence pas- cale. Il résolut de ramener tout son peuple à l'obser- vance romaine, malgré la résistance opiniâtre des moines d'Iona, des fils de saint Golumba, qui conti- nuaient l'œuvre apostolique de leur patriarche. Pour venirà bout deleur opposition, il résolut, par un sin- gulier retour des choses d'ici-bas, de s'adresser à cette Northumbrie que des missionnaires celtiques venus d'Iona et imbus de l'erreur traditionnelle de leur race avaient évangélisée, mais qu'il savait s'être déjà con- formée aux règles de l'Église romaine. Toutefois, en sollicitant le concours de l'Église anglo-saxonne, il ne s'adressa ni aux évêques qui s'étaient partagé la dépouille de Wilfrid, ni même au grand monastère de Lindisfarne, qui avait été si longtemps le point de jonction entre les deux races. Ilalla frapper à laporte des nouveaux sanctuaires des bords de la Wear et de laTyne,queBenoîtBiscopavaitplacésaupremierrang delà vénération publique; il invoqua doncle concours

1. Voir au tome HI, page 181.

6 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

(le l'abbé Geolfrid, qui depuis vingt ans occupait di- gnement la place du sain t voyageur . Il lui envoya toute une ambassade chargée de lui demander de bons ar- guments rédigés par écrit, pour réfuter les partisans de l'observance celtique quant à la Pâque et a la tonsure. Il le priait de lui envoyer en même temps des architectes pour lui bâtir une église en pierre à la façon des Romains^ promettant de la faire dédier en l'honneur de saint Pierre et en outre de suivre avec tout son peuple les usages de l'Église romaine, autant que la distance et la différence du langage le per- mettraient ^

Geolfrid lui envoya ses architectes qui étaient as- surément des moines de sa communauté, et dont la mission nous donne ainsi la date exacte de l'intro- duction d'une architecture chrétienne en Ecosse, jusqu'alors il n'existait que des églises en bois ou en osier à la façon irlandaise. Il écrivit en même temps au roi des Pietés une grande lettre dont Bède nous a conservé le texte. Il débute par citer, non pas l'Écri- ture ou les Pères, mais Platon et le passage si connu de la République il est dit que, pour le bonheur du monde, il faudrait que les rois fussent philosophes ou que les philosophes fussent rois. Dans la gloire si légitime du plus grand penseur de l'antiquité, il n'y a peut-être pas de rayon^plus pur etpluspré-

i, Bède, Hist. eccles., Y, 21.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 7

cieux que cette invocation de son nom et de son auto- rité, plus de mille ans après sa mort, par un prélat saxon auprès d'un prince celte, issus Tun et Tautrede deux races totalement ignorées de la Grèce et de ses grands hommes. «Mais», ajoute Ceolfrid, c< si ce sécu- lier a eu raison de penser et de parler ainsi en ce qui touche la philosophie de ce monde, combien plus les citoyens de la céleste patrie exilés ici-bas ne doivent- ils pas désirer que les puissants du siècle s'appliquent à connaître les lois du Juge suprême et à les faire ob- server par leur exemple et par leur autorité ! Aussi re- gardons-nous comme une faveur céleste, conférée à TEglise, chaque fois que les maîtres du monde s'ap- pliquent à connaître, à enseigner ou à observer la vé- rité ^ » Là-dessus il s'engage dans une discussion théologique et astronomique où, passant en revue les textes du Pentateuque et les divers cycles usités depuis Eusèbe jusqu'à Denis le Petit, il prouve que l'on doit célébrer la Pâque, comme l'Église catho- lique, la troisième semaine du premier mois lunaire et toujours le dimanche. Quant à la tonsure, il admet qu'elle est en soi indifférente, mais il insiste sur la tradition fabuleuse que tous les orthodoxes

1. Vere omnino dixit quidam ssecularium scriptorum.... Quod si de philosophia hujus mundi vere intelligere et de statu hujus mundi merito dicere potuit homo hujus mundi, quanto magis cœlestis pa- trisecivibus.... Bède, ibid.

8 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

tenaient alors pour des articles de foi, en attribuant à saint Pierre la tonsure romaine en forme de cou- ronne, et à Simonie Magicien la tonsure irlandaise, le devant de la tête était rasé.

Cetteleltrederabbénorthumbrien, qui paraît aux lecîeurs modernes aussi longue que fastidieuse, ob- tint un plein succès. Elle fut lue publiquement au roi picte, en présence de tous les savants de son pays, et traduite exactement en sa langue. Dès qu'il Teut en- tendue, il se leva du milieu des seigneurs entre les- quels il était assis, se mit à genoux et remercia Dieu d'avoir été assez heureux pour recevoir du pays des Anglais un tel présent. « Jesavais bien déjà », dit-il, « que c'était la vraie manière de célébrer la Pâque. c( Mais j'en vois maintenant si clairement la raison, (( qu'il me semble que je n'y entendais rien du tout « auparavant. C'est pourquoi je vous prends tous à «' témoin, vous qui siégez ici avec moi, que je veux « désormais observer ainsi la Pâque avec tout mon « peuple, et j'ordonne que tous les clercs de mon « royaume prennent aussi cette tonsure ^ » Cet ordre fut aussitôt exécuté, et des messagers du roi allèrent porter dans toutes les provinces les copies du nouveau comput pascal, avec ordre d'effacer tous les anciens . Les moines et les autresecclésias tiques durent aussi se faire tous tonsurer à la romaine. La joie fut

1. Bède, ibid.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 9

universelle, à ce qu'affirme Bède, au sein du peuple picle. Cependant les moines venus dlona, ceux de la famille de Columb-Kill, les Columbites^ comme les appelait Ceolfrid, firent ce qu'avaient fait leurs pareils à Ripon et à Lindisfarne cinquante ans au- paravant. Ils aimèrent mieux quitter leurs établis- sements, les colonies fondées depuis plus d'un siècle par leur patriarche et ses disciples, que de renoncer à leur tradition insulaire. Une seule ligne, mais aussi expressive que courte, des annales d'Irlande, témoigne de leur sort ; elle est ainsi conçue : «Le roi « Nechtan expulse la famille d'Iona du pays au delà « de l'épine dorsale de la Grande-Bretagne ^ »

Le pays qu'on appelle aujourd'hui l'Ecosse était alors partagé, comme on l'a vu, entre les Pietés au nord et à l'est, les Scots à l'ouest, les Bretons du Strath-Clyde et les Northumbriens au midi. La do- mination des rois northumbriens jusqu'à la catas- trophe d'Egfrid, surtout lepaysaumidi delaClyde et du Forth, avait suffire pour y faire prévaloir les usages romains, représentés par des hommes tels que Wilfrid et Cuthbert. La conversion des Pie- tés à l'observance pascale des Romains^ sous le roi Nechtan, établissait l'unité liturgique et doctrinale

1. Expulsio familiselœtiansdorsum Britanniae a Nectano rege.An- nales ligernachiiy ad ann. 717. Voir plus haut, tome III, 1. xi, page 179, ce que signifiait le dorsum Britanniœ,

1.

10 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

dans tout le nord de la Grande-Bretagne, à l'excep- tion de l'île d'Iona et du petit royaume des Scots Dalriadiens, qui restèrent probablement jusqu'à la dernière extrémité fidèles aux rites et aux traditions de leur sanctuaire nationale

Et cependant un très-éminent religieux irlandais, Adamnan, lui-même abbé d'Iona et le plus illustre des successeurs de saint Golumba, avait depuis long- temps tenté de ramener à l'unité romaine cette communauté mère et maîtresse de toutes les Eglises de la Calédonie et toujours si influente sur l'E- glise d'Irlande. Si nos lecteurs ont gardé le souve- nir de nos récits sur saint Golumba, ils nous par- donneront quelques détails sur celui des moines irlandais auquel la postérité est le plus redevable, puisqu'il nous a révélé non-seulement ce grand homme, immortel honneur de l'Église celtique, mais aussi l'esprit général et particulier, la vie in-

1. Une tradition singulière, consacrée par l'ancienne liturgie ca- tholique de rÉcosse, rapporte au règne de ce même roi Necthan l'apo- stolat d'un missionnaire romain, nommé Boniface, lequel aurait été pape pendant sept ans, et après avoir abdiqué le pontificat suprême serait allé prêcher l'Évangile aux Pietés, accompagné de sept évêques, de deux vierges, de sept prêtres, de sept diacres, sept sous-diacres, sept acolytes, sept lecteurs, sept exorcistes et sept portiers. Il aurait baptisé le roi Nechtan. i^rev. Aberdeen, pars hiem., Prop, Sanct., f, Lxx. Le vieil historien Boèce adopte cette tradition et affirme que ce saint Boniface construisit diverses églises dans la région orientale de la Calédonie, toutes dédiées à saint Pierre. Cf. James Stuart, Sculp- tured stones of Scotland, préface, p. 18. Edinburgh, 1867;:

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 11

tîme et locale de toute cette Église. Compatriote et proche parent de son saint prédécesseur, il était issu comme lui de la race souveraine des Nialls. Voué dès Tenfance à la vie monastique, et n'étant encore qu'écolier, il avait, d'après la légende, conquis la bienveillance d'un chef puissant, Finnachta leF^s- toyeur ou le Banqueteur. En quêtant sa vie selon l'usage d'alors, pour lui et ses cinq compagnons dont chacun allait quêter en son jour, il rencontre la ca- valcade du chef, veut fuir, bronche contre une pierre, tombe et casse la jarre de lait qu'il portait sur son dos et qui renfermait le produit de sa quête ^ « Ne sois pas triste », lui dit le grand chef, «je te proté- gerai. )) Quand Finnachta devint monarque de toute l'Irlande, Adamnan fut son Anmachara^ ou con- seiller spirituel. De le rôle important qu'il joua en Irlande pendant toute sa vie. Moine à lona, sous trois abbés, il y fut lui-même élu abbé en 679. Ald- frid, leprincenorthumbrien frère et successeur d'Eg- frid, alors exilé en Irlande, s'était réfugié à lona et y était devenu l'ami et le disciple d'Adamnan. Quand, après la catastrophe d'Egfrid, l'exilé fut devenu roi de Northumbrie, l'abbé Adamnan alla réclamer auprès de l'ancien hôte d'Iona les captifs, hommes et femmes, que les sodats d'Egfrid avaient ramenés de leur cruelle et sanglante invasion en Irlande,

1. Reeve, Append, ad Prcef., p. xlij.

12 FIIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

Tannée précédente ^ Sa mission ne fut pas tout à fait infructueuse : il obtint de son ami la restitution de soixante prisonniers, qu'il reconduisitlui-mêmeenlr- lande. Il revint plus d'une fois auprès du roi Aldfrid, dont le rapprochaient ses goûts littéraires. Il lui dé- dia sa description des lieux saints, qu'il avait rédigée d'après les récits d'un évêque gallo-franc nommé Arculfe, qui, en revenant par mer de la Palestine, avait été jeté parles vents sur la côte d'Irlande, d'où il était allé visiter le sanctuaire alors encore si célè- bre d'Iona. Grâce à la libéralité du savant roi Aldfrid, dont nous avons déjà signalé le goût prononcé pour les études géographiques, ce traité fut transcrit à un grand nombre d'exemplaires pour en répandre la lecture même parmi les petites gens ^

Ce fut pendant ces voyages que le docte et fer- vent abbé^ apprit à connaître les nouveaux usages introduits dans l'Église anglo-saxonne par les efforts de Wilfrid; et, bien qu'il n'y ait dans sa vie au- cune trace d'un rapprochement quelconque entre lui et le grand champion de l'unité romaine, il est certain qu'Adamnan se pénétra en Northumbrie de Tesprit que Wilfrid y avait fait prévaloir et qu'il

1. Voir au tome iV, page 507.

2. Bède a inséré plusieurs extraits de cette description dans son histoire. Mabillon Ta publiée en entier à la fin du tome lY de ses Acta Sanctorum.

5. Bède, V, 10, 21.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 15

en revint avec la résolution de préférer les rites de rÉglise universelle à ceux d'un petit peuple relégué à l'extrémité du monde * . Ceolfrid fut un de ceux qui contribuèrent le plus à l'éclairer; dans sa lettre au roi des Pietés, il raconte la visite d'Adamnan à Wearmouth et leurs conférences au sujet de la ton- sure. (( Mon saint frère, » disait l'abbé northum- brien au prélat irlandais, « vous qui prétendez à la « couronne immortelle, pourquoi en portez-vous une c< si imparfaite à votre tête? et si vous cherchez la « compagnie de saint Pierre, pourquoi portez-vous « la tonsure de celui qu'il a anathématisé? » Adam- nan répondit: « Sachez bien, très-aimé frère, que « si je porte la tonsure de Simon le Magicien, con- « fermement à la coutume de mon pays, je n'en dé- « teste pas moins l' hérésie simoniaque . Je veux su ivre « de mon mieux les traces du prince des apôtres. c( —Je le crois, » répliqua Ceolfrid, « mais alors il « vaudrait mieux porter à visage découvert le signe c< de Tapôtre Pierre que vous avez dans le cœur \ » On voit par que le principal chef de l'Église irlan- daise ne contestait pas Torigine à la fois fabuleuse et injurieuse de sa coutume nationale.

Mais lorsque, rentré à lona, il voulut ramener à sa conviction nouvelle et à l'observance romaine les

1. Bède, V,15.

2. Ibid., 21»

14 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

enfants de saint Columba, il rencontra une résis- tance invincible. Peu leur importait d'être traités de barbares et de rustiques ^ par les docteurs et les ' religieux northumbriens ; ils savaient très-bien que leurs aïeux spirituels avaient été initiés à la foi chrétienne deux siècles avant les Anglo-Saxons, qui n'avaient été retirés de la nuit du paganisme, pour la plupart, que grâce au dévouement apostolique de ceux dont ils dédaignaient les fils. Ils s'en tenaient donc avec obstination aux rites traditionnels de leurs glorieux ancêtres. Une légende irlandaise constate la surprise et Tindignation des moines d'Iona lors- qu'ils virent revenir leur chef avec ses cheveux tonsurés à la romaine \ La dissidence entre le su- périeur et sa communauté devint si pénible, qu'A- damnan, qui était avant tout humble et pacifique, n'y put pas tenir. Sans abdiquer, il cessa d'habi- ter son monastère et passa la plus grande partie du temps qui lui restait à vivre en Irlande ^ Il s'y con-

1. Bède, m, 4.

2. Mac Firbis ou Forbes, Irish Annals, MS, cité par Reeve, p. xlj. 5. Les annales d'Irlande y constatent sa présence en C92 et en 697.

A cette dernière date, il fit promulguer la Loi des Innocents, ou d'Adamnan (voir plus haut, t. III, p. 520). Il écrivait ses livres au mi- lieu de ses voyages, de ses sollicitudes pastorales, comme il le dit lui-même dans le préambule de son traité de Lacis sanctis : Quse et ego, quamlibet inter laboriosas et prope insustentabiles tota die undi- que conglobatas ecclesiasticas sollicitudines conslitutus, vili quamvis sermone describens déclara vi. Il écrit sa Vie de Columba entre ses

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE, 15

sacra avec ardeur à l'œuvre de l'unité et il y fut beaucoup mieux écouté que dans son propre mo- nastère. L'Irlande méridionale, on l'a vu, était déjà rentrée dans Punité, avant même que Wilfrid eût en- trepris son œuvre capitale en Angleterre. Adam- nan fut l'instrument de la réunion pour l'Irlande centrale et septentrionale. Il y fit triompher par- tout la tonsure et laPâque orthodoxes, sauf dans les communautés directement soumises à son propre monastère d'Iona. Ce ne fut pas sans avoir de gran- des difficultés à surmonter, mais il vint à bout de tout par sa douceur et sa modestie ^ Il mourut la même année que son ami, le savant roi Aldfrid. Avant de mourir, mais après avoir célébré la Pâ- que canoniquement en Irlande, il voulut faire une dernière tentative auprès de la famille de Columba, qu'il gouvernait depuis trente ans. Ce fut en vain : toutes ses instances furent repoussées ; mais Dieu fit la grâce, dit Bède, à cet homme qui aimait par-dessus tout la paix et l'unité, de gagner la vie

deux voyages d'Irlande, de 692 à 697. H n'y dit rien de ses dissenti- ments avec ses propres religieux sur la Pâque ; mais il parle de la' prophétie de Columba à Clonmacnoise sur la discorde a quse post dies « multos ob diversitatem Paschalis festi orta est inter Scotise Eccle- « sias. » Il resta probablement en Irlande de 697 à 703, époque où, selon Bède, il y était encore. Ce n'était pas trop pour la très-difficile tâche qu'il avait à remplir, 1. Bède, V, 15,

16 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE,

éternelle avant que le retour de la solennité pas- cale eût fait éclater la discorde entre lui et ses moines récalcitrants ^

La victoire que l'Irlandais Adamnan, le compa- triote et le successeur de saint Columba, n'avait pu remporter, était réservée à un homme d'une autre race, mais d'une égale sainteté, l'Ânglo-Saxon Egbert. La vie de ce religieux offre le type des rela- tions aussi nombreuses que salutaires qui régnaient entre les Celtes d'Irlande et les Anglo-Saxons, et qu'avait si odieusement troublées l'invasion inex- cusable du roi northumbrien Egfrid. C'est à l'occa- sion de cette invasion que le même Egbert a déjà paru dans notre récit ^ Il était du nombre de ces Anglais qui traversaient la mer en assez grand nom- bre pour remplir des flottes entières, et qui s'abat- taient sur l'Irlande comme des essaims d'abeilles, pour aller goûter l'hospitalité intellectuelle et maté- rielle des monastères irlandais, tandis que le Grec Théodore, archevêque de Cantorbéry et primat d'An- gleterre, par un échange heureux de procédés frater- nels, vivait entouré d'une troupe de jeunes religieux irlandais. De ces Anglo-Saxons qui allaient chercher

1. Adamnan a toujours été vénéré comme saint. Voir son article, ap. BoLLAND., t. VII Sept., die 24, et au Bréviaire d'Aberdeen. On a prétendu qu'il ne mangeait que deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi (Ann, des quatre Maîtres, ap. Reeve, p. lvii).

2. Voir au tome IV, p. 308.

■s

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 47

une éducation supérieure et ascétique dans les mo- nastères irlandais, les uns revenaient en Angleterre pour y occuper souvent les plus hautes dignités en édifiant leurs compatriotes par leur science et leur vertu \ les autres demeuraient pour toujours confondus dans les rangs monastiques des Irlan- dais.

Egbert était au premier rang de ces nombreux rejetons de la noblesse anglo-saxonne qui, jeunes encore, s'exilaient volontairement pour le Christ, afin de se consacrer, en Irlande, loin de leurs pro- ches et de leurs biens, à la vie pénitente et surtout à l'étude dessaintesEcrituresMl n'avait que vingt-cinq ans quand éclata la terrible peste qui, au lendemain du premier triomphe de Wilfrid à la conférence de Whitby, fit de si cruels ravages dans les Iles Bri- tanniques. Il était avec plusieurs de ses compatriotes dans un monastère dont le site est aujourd'hui repré- senté par les ruines pittoresques de Mellifont; il voyait mourir chaque jour quelqu'un des siens, et lorsque enfin la contagion l'atteignit à son tour, il

1. Entre autres, Ceadda, le premier rival de Wilfrid à York, puis iEdilwin, dont Bède dit : Ipse Hiberniam gratia legendi adiit, et bene instructus patriam rediit, atque episcopus in provincia Lindissi factus, multo ecclesiam tempore nobilissime rexit. Hist. eccles., III, 27. Voir ce que nous avons déjà dit (tome IV, p. 477, note 1) du frère aîné de l'abbé Ceolfrid de Yarrow.

2. V., 9.

18 FIN DE Ll DISSIDENCE CELTIQUE.

eut la force de sortir de l'infirmerie pour aller dans un lieu solitaire repasser sa vie et pleurer ses péchés. Il osa même demander à Dieu de lui laisser la vie jusqu'à ce qu'il pût expier les fautes de sa jeunesse en augmentant ses bonnes œuvres, et fit vœu, si sa prière était écoutée, de rendre son exil perpétuel et de ne jamais revoir TAngleterre, sa patrie. Après quoi il rentra et se recoucha à côté d'un autre jeune homme, son meilleur et son plus intime ami, déjà mortellement atteint et plongé dans une somno- lence voisine de la mort. Tout à coup le jeune mourant se réveilla et lui dit : c< Ah! frère c< Egbert, qu'avez-vous fait? J'espérais tant que c< nous entrerions ensemble dans la vie éternelle ! « Et voilà que vous voulez me laisser mourir sans «vous! Sachez au moins que votre vœu sera c( exaucé. » L'ami mourut dans la nuit; Egbert lui survécut soixante-cinq ans, et devint un modèle de toutes les vertus monastiques. Il ne s'attira pas seu- lement l'admiration affectueuse de ses compatriotes anglo-saxons ; même dans cette Irlande, si féconde en prodiges de sainteté, il parut un saint hors ligne. Il rivalisait avec les plus illustres par son zèle pour l'enseignement, par son empressement à distribuer aux pauvres les dons que lui prodiguaient les riches, par l'austérité de sa vie. Le grand historien des gloires chrétiennes de la race anglo-saxonne n'a pas

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 19

dédaigné de nous apprendre que, pendant le ca- rême et même pendant quarante jours avant Noël et cinquante jours après la Pentecôte, il ne prenait pour toute nourriture qu'un peu de pain avec du lait dont on avait soigneusement enlevé la crème. C'é- tait à ce prix que Ton acquérait alors le droit de parler avec autorité aux nations et de les précéder dans la voie du salut \

Il n'usait de cet ascendant sur les deux races qui s'honoraient à l'envi de sa sainteté que pour leur bien, leur honneur et le bien général de l'Eglise. S'il ne réussit pas, malgré ses instances, à détour- ner le roi de sa patrie northumbrienne, Egfrid, du crime de son abominable invasion en Irlande, il fut plus heureux auprès de plusieurs autres compa- triotes, qu'il transforma en missionnaires de la foi chez les Germains. Le premier parmi les Anglo- Saxons, au fond de son exil ascétique en Irlande, il conçut la généreuse, la divine pensée d'envoyer au secours de la mère patrie, de la terre de Germanie encore tout entière livrée à Satan, des fils de sa co- lonie britannique, pour lui montrer le chemin de la

1. Expergefactus sodalis respexit eum.... 0 frater Egbert, o quid fecisti? Sperabam quia pariter ad vitam aîternam intraremus, III, 27. Bède, qui a toujours soin de citer des autorités, nous apprend qu'il tenait tous ces détails d'un prêtre, veracissimus et venerandœ cani" tieiy à qui Egbert avait raconté toute sa vie. D'ailleurs Bède, en 673, avait plus de cinquante ans quand Egbert mourut.

20 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE,

vertu et de la vie^ Il savait très-bien d*où venaient ses ancêtres anglo-saxons, et qu'ils avaient laissé derrière eux dans les ténèbres une foule d'autres tribus de même souche et de même langue, dont l'image se présentait à lui comme celle de ces petits enfants irlandais dont la voix plaintive s'était fait entendre à saint Patrice dans ses rêves et avait décidé l'ancien esclave à devenir l'apôtre de leur

pays'.

Fidèle à son vœu qui lui interdisait d'aborder, même en passant, le sol de son île natale, Egbert avait frété un navire qui devait le conduire direc- tement d'Irlande sur les côtes septentrionales de la Germanie, en Frise. Mais au moment de s'embar- quer, un de ses compagnons de voyage qui avait été religieux à Melrose, en se recouchant pour prendre un léger sommeil après matines, vit en songe le prieur Boisil, le tendre ami de Cuthbert% le maître si aimé des novices de Melrose, l'un des grands saints de TÉglise celtique en Northumbrie, qui le chargea d'aller avertir Egbert que la volonté de Dieu

1. In Germania plurimas noverat esse nationes, a quibus Angli \el Saxones qui nunc Britanniam incolunt, genus et originem duxisse noscuntur.... Sunt autem Fresones, Rugini, Dani, Huni, antiqui Saxones, Boructuarii.... Christi miles circumnavigata Britannia dis- posuit si quos forte ex iilis ereptos Satanse ad Christum transferre valeret, Bède, V, 9.

2. Voir au tome II, p. 471.

3. Voir au tome IV, p. 409 et 426.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 21

lui prescrivait de renoncer à son projet germanique et de se dévouer, bon gré, mal gré, à instruire et à convertir les monastères columbites. « Leurs char- rues ne marchent pas droit », disait le prieur à son ancien élève, « il faut les remettre dans le bon sil- lon ^ » Ce songe, deux fois répété, ne fit aucun effet surEgbert; toutefois, le navire qu'il avait frété ayant été jeté à la côte, il reconnut la volonté de Dieu et renonça pour lui-même à son cher projet.

Mais à sa place il envoya tout ce qu'il put déter- miner de religieux fervents et zélés parmi ses com- patriotes; lorsque les uns revenaient découragés de leurinsuccès,ilen cherchait et il en trouvait d'autres plus capables ou plus heureux, et c'est ainsi que l'initiative de notre Egbert donna à l'Allemagne Vicbert, Willibrord, Swidbert, les deux Ewald et autres saints évêques ou abbés dont les noms sont jus- tement vénérés par l'Allemagne comjne ses apôtres et que nous y retrouverons, s'il nous est donné de poursuivre notre tâche jusque-là.

Ce fut en l'année même mourut Ceolfrid, onze ans après la mort d'Adamnan et sept ans après celle de Wilfrid, que l'Anglo-Saxon Egbert parvint à éteindre le foyer le plus vivace de la dissidence cel-

4. Cum expletls hymnis matutinalibus in lectulo membra posuis- sem.... apparuit magister quondam meus et riutritor amantissimus... Bède, y, 9.

n FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE,

tique et à faire triompher T uni romaine dans la mé- tropole monastique qu'avaient fondée les plus illus- tres saints de l'Église celtique. Cet homme, d'une race étrangère et trop souvent ennemie, réussit dans la tâche l'Irlandais Adamnan avait échoué. Il fut tout d'abord reçu avec les plus grands égards par les moines d'Iona ; et, sans employer d'autres armes que la charmante suavité de son caractère, la douce et persévérante influence de sa parole, et surtout l'exemple de sa vie si conforme à sa doctrine, il triompha de la répugnance invétérée des fils de saint Columba pour l'innovation qui devait les réunir au reste de la chrétienté. Il n'est pas probable qu'il réussit du premier coup, puisqu'il dut passer les treize dernières années de sa vie à lona, dans cette île, depuis longtemps si fameuse, et qu'il comp- tait couronner d'un nouvel éclat en la faisant ren- trer dans l'orbite de Tunité catholique. Mais sa vic- toire fut complète et définitive. Lorsque, à quatre- vingt-dix ans, il mourut, ce fut le jour même de Pâ- ques, en cette fête dont la célébration régulière avait préoccupé, agité, enflammé tant d'autres saints avant lui. Celte fête tombait, en l'année de sa mort, au 24 avril, c'est-à-dire en un jour elle n'avait jamais encore été observée et ne pouvait pas l'être, d'après le comput suivi par les Irlandais. Après avoir commencé à fêter la plus grande solennité de

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 23

rannée liturgique sur la terre, avec les frères qu'il avait eu la joie de ramener à l'unité, il alla Tache- ver dans le ciel avec Noire-Seigneur, les saints apôtres et tous les citoyens de la céleste patrie, pour n'en plus jamais cesser la célébration éter- nelle ^

Tous les monastères dépendant d'Iona suivirent l'exemple de leur métropole en adoptant l'obser- vance pascale et la tonsure orthodoxe. Il y a tout lieu de croire qu'ils adoptèrent en même temps la règle bénédictine, puisqu'aucun des très-nombreux moines et missionnaires qui en sortirent, pour ve- nir en France et surtout en Allemagne, n'y apporta d'autres usages ou d'autres règlements que ceux de l'ordre de Saint-Benoît ^

L'Irlande se trouva ainsi entièrement rangée sous les lois de la discipline romaine. C'était par elle et dans ses pro\inces méridionales qu'avajt commencé, au concile de 634% le mouvement de retour à l'u- nité, poursuivi par Adamnan avec un succès qui n'avait été démenti qu'à lona même et dans ses suc- cursales. La région la plus éloignée, la plus inac- cessible auxinfluences romaines, retranchée derrière le pays de Galles et la mer, qui lui faisaient un dou-

* Bède,V, 22.

2 Mabillon, in Prœfat, m sœc, Bened,, n<> 16.

5 Voir au tome IV, p. 159.

24 FIN DE Lx\ DISSIDE.NCE CELTIQUE,

ble rempart, avait été ainsi la première conquise par l'unité'. Puis était venue la Galédonie, ou l'Ecosse moderne, représentée par les Pietés, la race la plus septentrionale et la plus indomptable de toutes celles qui habitaient les Iles-Britanniques. Enfin lona elle- même avait fini par céder et par grossir, avec toute la nombreuse famille de Columb-Kill, les rangs pressés des enfants fidèles et dociles de TÉglise romaine'.

Les Bretons de Gambrie résistaient seuls encore, eux, les plus rapprochés de tous, exposés chaque jour au contact, à l'exemple, aux efforts, aux séduc- tions des orthodoxes, persistaient seuls dans les cou- tumes qu'ils avaient refusé de sacrifier à Augustin. Bède, l'illustre contemporain de ces dernières luttes, s'indigne de cette opiniâtreté insurmontable. Il lui oppose la docilité des Irlandais et des Scots, et cher- che à expliquer les causes de ce contraste ^ « La nation scotique », dit-il, « a franchement et généreusement

4. Varin, Mémoire déjà cité.

2. n faut avouer qu'à partir de ce moment Tinfluence et la renom- mée de ce célèbre sanctuaire ne firent plus que décroître, tout en re- tant encore hors ligne, en comparaison du reste de l'Église celtique.

3. Il admet cependant que, du temps d'Adamnan, l'exemple de l'Ir- lande fut contagieux pour un certain nombre de Bretons ; V, 17 : Plu- rima pars Scottorum in Hibernia et nonnulla etiain de Britonibus in Britannitty ecclesiasticum paschalis observantije tempus suscepit. n s'agit probablement, dans ce passage, des Bretons du Cumberland et du Strath-Clyde, plus directement soumis à l'action et à l'autorité des rois et des pontifes northumbriens.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 25

communiqué aux Anglo 'Saxons la vérité telle qu'elle la connaissait, par le ministère d'Aïdan et des autres missionnaires ; en revanche, elle a aux Anglo- Saxons d'avoir atteint la parfaite régularité qui lui manquait. Mais les Bretons qui n'ont jamais voulu révéler aux Anglo-Saxons la religion chrétienne, maintenant que les Anglais sont initiés à toutes les vérités de la foi catholique, eux s'enfoncent et s'en- racinent de plus en plus dans leur erreur; ils dres- sent leurs têtes tonsurées, mais sans couronne ; ils prétendent célébrer les solennités chrétiennes en se mettant en dehors de l'Église du Christ. »

Un peu de réflexion aurait suffire pour con- vaincre l'honnête Bède qu'il y avait à cette résistance acharnée des Bretons un autre mobile que le pré- jugé ou la passion religieuse : c'était le sentiment patriotique que les Anglo-Saxons avaient incurable- ment blessé, et que Bède lui-même, en véritable Anglais, ne semble pas pouvoir comprendre chez les victimesde l'invasionsaxonne. Les Anglo-Saxons n'avaient jamais attaqué l'Irlande avant l'incursion passagère d'Egfrid ; ils ne guerroyaient que par in- tervalles, ou en se tenant sur la défensive, contre les Pietés et les Scots d'Ecosse, tandis que contre les Bre- tons la guerre et la lutte étaient perpétuelles. Cette guerre datait du premier débarquement des Saxons; bien antérieure à la mission d'Augustin, elle durait

MOINES d'oGC, V. 2

26 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

depuis trois siècles quand Bède écrivait. Ce n'é- taient donc pas les doctrines ou les usages de Rome, c'était la suprématie ecclésiastique et l'invasion mo- rale des Saxons que repoussaient avec une énergie désespérée les débris de la nation bretonne, retran- chés dans rinaccessible réduit de la Cambrie. Pen- dant un siècle et demi, et jusqu'à l'arrivée d'Augus- tin, la religion et le patriotisme leur avaient inspiré une égale horreur de ces barbares païens qui étaient venus dévaster, puis dérober leur île natale. Ils avaient vu, avec autant de méfiance que de répu- gnance, s'introduire graduellement dans le bercail de l'Église tous ces sauvages envahisseurs dont la damnation éternelle leur semblait une sorte de consolante justice. En maintenant leurs usages an- ciens, en célébrant la Pâque à une date autre que les Saxons, en voyant leur clergé porter sur son front rasé le signe distinctif de leur tradition et de leur origine indépendante, ils témoignaient de leur in- crédulité à l'égard du christianisme de leurs enne- mis, et ils élevaient devant Dieu et devant les hommes une protestation suprême en faveur de leur nationalité vaincue, mais non encore extirpée ^

Or, pendant que Wilfrid consumait sa vie à lut- ter, dans le nord de l'Angleterre, contre les inimi-

1. C'est ce que Bède, en un langage trop semblable à celui qu'em- ploient les scribes moscovites de nos jours à Tendroit des Polonais

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 27

liés que fomentait et aggra^/ait probablement Top- position des Celtes à ses innovations, un célèbre religieux nommé Aldhelm, presque du même âge que Wilfrid et qui mourut en la même année, se signalait par ses efforts pour ramener à l'unité ro- maine les Bretons sujets ou limitrophes du royaume de Wessex en même temps que pour répandre et consolider la foi chrétienne chez les Saxons de rOuest. Il a laissé une renommée trop populaire au moyen âge, et il a été, de nos jours surtout, trop souvent cité parmi les précurseurs litté- raires, pour ne pas nous arrêter quelques in- stants ^

appelle une hame domestique et immorale : Britones maxima ex parte domestico sibi odio gentem Anglorum et totius Ecclesiae catho- licse statum Pascha, minus recte moribusque improbis pugnant. Il n'y a aucune raison valable pour imputer aux Bretons chrétiens des mœurs en quoi que ce soit inférieures à celles de^ Saxons convertis : mais notre vénérable historien, aveuglé par ses passions et ses préju- gés de race, ne s'arrête pas et cède, comme l'ont fait tant d'autres depuis lui, à la détestable tentation d'identifier avec l'œuvre de Dieu une conquête humaine.... Tamen et divina sibi et humana prorsus resistente virtute, in neutro cupitum possunt obtinere propositum : quippe qui, quamvisex parte sui sunt juris, nonnulla tamen ex parte Anglorum sunt servitio mancipati. V, 23. -— Il dit ailleurs (V, 18) que saint Aldhelm a écrit ce librum egregium adversus errorem Britonum, quo vel Pascha non suo tempore célébrant, vel alia perplura eccle- siasticce castitati et paci contraria gerunt. » Dans tout ce qui nous a été conservé d' Aldhelm on ne trouve pas la moindre allusion aux mœurs irrégulières du clergé celte. 1. Excepté quelques lignes de Bède (V, 18) et ce que l'on trouve

28 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

Aldhelm était issu de cette puissante race de Cerdic dont la généalogie officielle remontait au dieu Woden ou Odin* et qui régnait sur les Saxons de l'Ouest, en attendant le moment elle allait réunir sous sa domination tous les royaumes de rHeptarcliie. Voué, jeune encore, aux études religieuses et littéraires, il fut promptement attiré par une école qui venait de se créer dans sa province natale et qui allait lui de- voirsa principale illustration. Un religieux scotique, nommé Maïdulphe, par le même esprit qui en- traînait tant d' Anglo-Saxons vers les cloîtres ou les ermitages de l'Irlande, était venu chercher en An- gleterreunesolitudeoùil pût étudier et prier en paix. Il s'établit dans une immense forêt, sur les confins du Wessex et de la Mercie; il y vécut en ermite, à l'abri d'une hutte qu'on lui permit de construire sous les murs d'un vieux château devenu l'apanage

de détails biographiques dans les œuvres d'Aldhelm lui-même, nous n'avons point de témoignages contemporains sur sa vie. Mais au dou*' zième siècle, Guillaume de Malmsbury et, avant lui, un autre reli- gieux, Faricius, du grand monastère dont Aldhelm avait été abbé, ré- digèrent deux biographies séparées du saint, d'après les traditions de leur communauté. Celle de Guillaume est un monument fort curieux, dont Mabillon et les Bollandistes n'ont connu et publié qu'un abrégé, et dont le texte complet ne se trouve que dans YAnglia sacra de Whorton, t. IL Le rôle littéraire d'Aldhelm a été supérieurement étudié par Lingard [Anglo-Saxon Churc/i, t. H) et Ozanam {Études germaniques, "t. II, p. 489). 1. Chron. Saxon,, ad ann. 552.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 29

des rois saxons après avoir élé la demeure des chefs bretons, et seul débris d'une ville bretonne que les conquérants germaniques avaient détruite ^ Le soli- taire celtique, pour avoir de quoi vivre, ouvrit une école. Quelqu'un qui, de nos jours, dans n'im- porte quel pays du monde, excepté dans le Far- ff^est des États-Unis d'Amérique, ouvrirait une école dans un bois, courrait grand risque d'y mourir de faim. Mais alors une telle soif de l'instruction s'était allumée chez les Anglo-Saxons, et les sources ils pouvaient Tétancher étaient si rares, que la spéculation de Maïdulphe réussit parfaitement. Les écoliers lui vinrent en assez grand nombre pour former bientôt une communauté, et parmi eux Ald- helm, qui y fut d'abord élève, puis religieux ^ Il y passa quinze ans ; à la mort de Maïdulphe, il fut élu abbé, et, grâce à lui, la fondation de l'anachorète celtique devint un des principaux monastères de l'Angleterre, sans cesser de porter le nom du vieux et saint étranger que les Celtes s'honorèrent tou- jours d'avoir donné pour maître au célèbre Ald- helm^

1. Liber antiquitatum Meldunensis cœnobiij ap. Dugdale, Monasti- con. Le souvenir de cette catastrophe semble survivre dans le nom moderne de Broken-boroughj non loin de Malmsbury.

2. GuiLL. Malmsbur., Vita Aldhelmi, ap. Wharton, page 3.

3. Maildufs burgh, d'où Malmsbury. A quodam sancto vire de nostro gênera nutritus es. Epist. Scoti anonym,, ap. Giles, p. 98.

2.

50 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

Mais avant d'être appelé à gouverner ses condis- ciples, Aldhelm voulut connaîire d'autres enseigne- ments que ceux de son maître celtique. Il alla plus d'une fois à CanlorbéryS dont les grandes écoles monastiques reprenaient une nouvelle vie sous cet abbé Adrien que nous avons déjà tant de fois cité, et qui était venu d'Afrique avec le nouvel archevê- que, TAsiatiqueThéodore, pourprésider à l'éducation catholique des Anglo-Saxons. Cet homme éminent, qu'un historien monastique signalait encore quatre siècles après sa mort comme le maître des maîtres, la source et le foyer des lettres et des arts, gagna le cœur d'Aldhelm en développant la plénitude de son intelligence. Le jeuneWest-Saxon ne sortit des mains de ce précepteur africain qu'après avoir été pourvu de tout ce qui constituait alors l'enseignement litté- raire et religieux ^. Il lui en conserva pendant toute sa vie une ineffaçable reconnaissance, et se plaisait à faire dater de son séjour à Gantorbéry la véritable naissance de son esprit. « C'est vous, mon bien- aimé, » lui écrivait-il plus tard, c< qui avez été le vénérable précepteur de ma rude enfance, c'est vous

1. On ne s'explique pas comment Guillaume de Malmsbury a pu attribuer la première éducation d'Aldhelm à l'abbé Adrien. Aldhelm, mort septuagénaire en 709, devait par conséquent avoir au moins vingt ans en 669, époque Adrien débarqua en Angleterre. On constate du reste deux séjours différents d'Aldhelm à Gantorbéry.

2. Gu ^ Mauisb., p. 3.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 51

que j'embrasse toujours avec l'effusion d'une ten- dresse pure, et c'est auprès de vous que je brûle du désir de retourner*. »

C'est donc à Cantorbéry qu'Aldhelm puisa cette science approfondie de l'Écriture sainte, cet amour du grec, du latin et de l'hébreu, ces goûts et ces ha- bitudes littéraires qui lui ont valu la première place dans l'admiration universelle de ses compatriotes. Mais ce ne sont pas seulement des contemporains tels que Bède', c'est encore d'une postérité très-re- culée qu'il a recueilli les hommages qui ont attiré sur lui l'attention inaccoutumée de plusieurs écrivains modernes. Je sais bien qu'il est le premier des Saxons dont les écrits nous soient restés, le premier homme de race germanique qui ait cultivé la muse latine, comme il s'en est vanté' en s'appliquant à lui-même, tout jeune encore, les vers de Virgile :

Primus ego in patriam mecum, modo vita supersit, Aonio rediens deducam vertice Musas. Primus Idumœas referam tibi, Mantua, palmas.

Mais je ne puis m'empêcher de trouver qu'on a sin- gulièrement surfait sa valeur littéraire. De tous les

1. Reverendissimo patri meaeque rudis infantia; venerando prse- ceptori.... Mi charissime, quem gratia purœ dilectionisamplector,... Aldhelmi Opéra, p. 330, éd. Giles.

2. Bède, V, 18.

3. Epist. ad Acircium, éd. Giles, p. 527.

32 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

Pères de l'Église et peut-être de tous les écrivains ecclésiastiques, je n'en connais point dont la lecture soit plus fastidieuse que celle d'Aldhelm. Il n a rien, ni de la fougue originale de Ceadmon, ni de l'élo- quente et élégante simplicité de Bède. 11 est certai- nement fort instruit pour son temps, et ne manque pas d'une certaine chaleur, quand le pédantisme de la forme ne vient pas glacer son esprit. Il tire quelquefois assez heureusement parti des textes de la Bible, et dans ses fameux traités en prose et en vers sur les Vierges et la Virginité il se montre fort versé dans l'histoire sainte et ecclésiastique. Ses vers rimes et non rimes valent un peu mieux que sa prose, sans offrir ni charme ni véritable éclat, malgré la pompe affectée de ses images et de ses métaphores. Mais, en vers comme en prose, cet homme de race germanique, en qui l'on aimerait à trouver quelque chose de sauvage et de primitif, se complaît aux tours de force littéraires, aux acros- tiches, aux énigmes, à l'allitération, aux jeux de mots, aux périphrases, aux redondances puériles et grotesques, enfin à tous les raffinements ineptes de la décadence hellénique et latine ^

Nous le jugerions sans doute avec plus d'indul-

1. Je renvoie ceux qui me trouveraient trop sévère et qui n'auraient pas sous la main le commode volume publié par le docteur Giles, aux extraits que Lingard et Ozanam ont cités de saint Aldhelm.

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 35

gence, si nous connaissions ses productions anglo- saxonnes, qui durent assurément contribuer à sa re- nommée populaire. Mais il ne nous en reste que le vague souvenir qui se rattache au trait le plus cu- rieux et le plus touchant de sa jeunesse. Que ne donnerait-on pas pour avoir le texte de ces cantiques et de ces ballades qu'il chantait sur les ponts et sur les carrefours, il attendait au passage les paysans saxons lorsqu'ils sortaient en toute hâte des églises, aussitôt la messe finie, et sans vouloir écouter les sermons! En se présentant à eux comme un musi- cien, comme un de leurs bardes habituels, il cher- chait sans doute à leur insinuer sous cette forme attrayante et populaire les vérités de la religion dont la prédication en chaire les ennuyait ^ Ces chants, en langue vulgaire, restèrent populaires pendant plu- sieurs siècles et ont valu à Aldhelm l'honneur d'être proclamé le prince de la poésie anglo-saxonne par le grand roi Alfred.

Ce qui frappe surtout dans l'histoire d' Aldhelm et dans ses écrits, c'est la vie littéraire et intel-

1. Litteris ad plénum instructus, nativse quoque linguse non negli- gebat car mina... Carmen triviale quod adhuc vulgo cantitatur fe- cisse.... Populum eo tempore semi-barbariim, parum divinis sermoni- bus intentum, statim cantatis missis domos cursitare solitum; ideo sanctum virum super pontem qui rura et urbem continuât, abeun- tibus se opposuisse obicem, quasi artem canendi professum.... Guill. Malhsb., p. 4.

U FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

lectuelle qui se développe tout à coup dans les cloîtres saxons, à peine construits, et qui y fait éclore un souffle à la fois catholique et classique venu d'Italie et d'Orient, Le même phénomène se manifestait depuis deux siècles dans les monastères d'Irlande, sous une inspiration plus originale, mais moins facile à étudier. Cette vie littéraire a ses petitesses et ses nuages, son côté prétentieux et affecté. Ce n^en est pas moins un grand et singulier spectacle que cet épanouissement de la pensée hu« maine, de l'étude et de la science, de la poésie et de la parole, au sein d'une race barbare et belli- queuse, encore tout absorbée en apparence par la guerre, les invasions, les révolutions dynastiques et domestiques, tous les orages et tous les faux pa& qui caractérisent l'enfance des sociétés.

Nul ne personnifie mieux les bons et les mauvais côtés de cette phase littéraire que saint Aldhelm, et principalement par l'étendue et la diversité de ses connaissances. Il était excellent musicien, et s'exerçait avec ardeur sur tous les instruments connus de son temps ^ Chose bien plus rare alors, il avait étudié le droit romain, heureusement ignoré de tous les autres lettrés ou religieux anglo-saxons,

1 . Omnia instrumenta quse fidibus vel fistulis aut aliis varietatibus melodise fieri possunt.... in quotidiano usu habuit.... Faricius, Viia Aldhelm. t ap. Bolland., VI Maii, p. 83.

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y compris même le vénérable Bède, dont l'érudi- tion semblait universelles II possédait, comme on l'a vu, les trois langues sacrées, et savait assez d'hébreu pour lire la Bible dans le texte original. Il ne lisait pas seulement le grec, il le parlait et le prononçait comme un ancien, au dire de deux professeurs que le roi Ina, cousin d'Aldhelm, avait fait venir de Grèce pour l'aider dans ses études. Quant au latin, il n'en était que trop occupé : il disserte à foison sur les minuties de la gram- maire,'^ de la prosodie et de la métrique. Il cite à outrance Virgile et Lucain, Perse et Térence, Horace et Juvénal; il cite même Juvencus et même les Priapées!

Toutefois ces préoccupations littéraires ou clas- siques ne lui faisaient jamais perdre de vue les exigences ou les périls de Tâme. Dans une lettre souvent citée, il met en garde un -de ses com- patriotes, qui était allé étudier en Irlande, contre les dangers de la philosophie païenne et surtout de la mythologie. « Quel fruit, je vous prie, la vérité orthodoxe peut-elle retirer de ce qu'un homme s'évertue à scruter les incestes de l'impure Pro«

1. C'est lui-même qui le dit dans une lettre à son prédécesseur Hedda, éd. Giles, p. 96. Cf. Lappenberg, I, 196. Je ne sais oùPalgrave a vu qu'il existait quelque part un traité manuscrit d'Aldhelm sur le droit romain, dont il espérait en 1832 la prochaine publication.

56 FIN DE LA DISSIDEiNCE CELTIQUE.

serpine ou les aventures de la pétulante Hermione, ou les bacchanales des Luperques et des parasites de Priape? Tout cela a disparu, tout cela n'est plus rien devant la croix, victorieuse de la mort\ » C'est surtout dans sa correspondance que se révèle cette sollicitude pour le salut des âmes qu'il se plaisait à donner pour motif de tous ses écrits. Voici quelques mots d'une lettre qui semble adressée d'hier à la jeunesse mi-partie cléricale et mi-partie nobiliaire des universités d'Oxford et de Cambridge : tant cette nature anglo-saxonne reste invariable dans ses vices comme dans ses ver- tus : c( Très-cher Ethelwald, toi qui es à la fois mon fils et mon disciple, tu es encore bien jeune; mais je t'en conjure, ne te laisse pas trop asservir par les vains plaisirs de ce monde. Evite avec som les excès quotidiens de boisson, les repas superflus et interminables, même les parties de cheval trop prolongées et toute autre misérable délectation sen- suelle'. Je t'en conjure aussi, ne te laisse pas asservir par l'amour de Targent ou de la vaine gloire, et par cette jactance séculière odieuse à Dieu. Consacre plutôt ton temps, cher bien-aimé, à l'étude des

1. Ejnst, ad Wilfrid., éd. Giles, p. 337.

2. Sive in quotidianis potationibus et conviviis usu fijequentiore ac prolixiore inhoneste superfluis, sive in equilandi vagatione culpa- biii.... Seu in quibuslibet corporese delectationis voluptatibus exe- crandis....P. 332, éd. Giles.

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Ecritiires et à la prière ; et si tu veux t'occuper eu sus des lettres séculières, fais-le surtout afin de mieux approfondir les textes sacrés, dont le sens dépend presque partout de l'intelligence des rèoles de la grammaire. Mets cette lettre dans tes autres livres, afin de la relire sans cesse. »

En dédiant son volumineux traité de versification latine, après vingt ans d'absence, au chef de quel- que tribu northumbrienne on scotique', qui avait été son compagnon d'études et qui était devenu son fils spirituel, il insiste ardemment auprès de celui qu'il appelle son très-révérend fils pour que ce pauvre prince se fasse un devoir de lire d'un bout à l'autre cet ennuyeux volume. Il s'étend longue- ment sur la peine que lui a coûtée cette composi- tion au milieu des sollicitudes pastorales et des orages du siècle. « Il serait absurde », dit-il, « que tu ne prisses pas la peine, de manger ce que j'ai eu tant de mal à moudre et à pé- trir ^ » Puis il invoque aussi l'exemple du grand empereur Tbéodose, qui, tout en gouvernant le

1. On ne sait quel est cet Acircius, qu'il qualifie pompeusement de Aquilonalis imperii sceptra gubernanti, mais à qui il rappelle qu'ils ont contracté, au temps de leur puberté, inektricabile conglutinati fœderis ptgnus,

2. Absurdum nempe arbitrer si.... illud te pigeât valut insolescen- tem ac delicatum paulatim masticare ac ruminare, quod me non pi- guit, utpote pistoris pinsentis ofiicio functum, commolere et tollere. P. 328, éd. Gi!es.

MOINES d'0C€., V. 5

38 FIN DE LA. DISSIDENCE CELTIQUE.

monde, avait trouvé le temps de copier les dix- huit livres du grammairien Priscien. Mais il ajoute aussitôt : « Que le son de la trompette du jugement dernier ne sorte pas de tes oreilles; qu'il te rappelle toujours le livre de la loi qu'il faut méditer nuit et jour. Si tu songes toujours à tes fins dernières, jamais tu ne pécheras. Qu'est-ce que notre prospérité d'ici-bas? un songe, une fumée, une écume. Plaise à 'Dieu que la pos- session des biens présents ne nous tienne pas lieu de toute rémunération future, et que l'abondance de ce qui périt ne soit pas suivie de la disette de ce qui dure! Je le demande pour toi et pour moi à Celui qui pour nous a été suspendu au gibet de

îa croix. »

C'est encore dans les trop rares fragments de sa correspondance que l'on peut juger du cœur d'Aldhelm ; et ce cœur nous semble très-supérieur à son esprit. On y découvre une tendresse et une bonté qui, chez ce religieux de race barbare, touchent et attachent bien autrement que toute sa rhétorique et toute son érudition gréco-latine. On voit avec bonheur que son âme ne fut ni gonflée ni troublée par sa grande renommée chaque jour croissante, ni par l'affluence de disciples et d'admi- rateurs qui s'offrait à lui non-seulement dans les Iles Britanniques, mais jusqu'en GauleetenEspagne.

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il resta toujours l'homme doux et affectueux qui, pendant qu'il étudiait avec passion la prosodie, l'as- tronomie et le droit romain à Cantorbéry, écrivait à son évêque en gémissant de ne pouvoir célébrer les fêtes de Noël dans la joyeuse compagnie de ses frères de Malmsbury et le chargeait de saluer tendrement tous ses frères depuis le premier jusqu'au dernier*. C'est par que s'explique surtout la grande popularité dont il jouissait dans son pays. Elle était telle que, au refour de ses voyages, il voyait accou- rir au-devant de lui non-seulement la longue pro- cession de ses religieux avec leurs chants et leurs encensoirs, mais encore une foule de laïques qui se livraient à une sorte de danse rhythmée en son honneur \

Après cette mention trop prolongée du rôle litté- raire d'Aldhelm, il faut nous rappeler qu'il nous in- téresse surtout par sa grande existence monastique et par ses relations avec les dissidents celtiques.

Ce médiocre écrivain a été un grand religieux. Il partagea sa vie entre l'étude et la prière, mais l'é- tude n'était pour lui qu'une suite de ses entretiens avec Dieu. « Quand je lis », disait-il, «c'est Dieu qui

i. Salutate in Christo oranem sodalium meorum catervam a mi- nimo usque ad maximum.

2. Laicorum pars pedibus plaudunt choreas, pars diversis corpo- rum gestibus internas panduut Isatitias. Guiu. Malmsb., p. 19.

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me parle ; quand je prie, c'est à Dieu que je parle'. » Gomme ses contemporains Wilfrid et les saints ab- bés de la plage northumbrienne, il professa et pro- pagea la règle d^ saint Benoît, dont il a inscrit le panégyrique dans son poënie en Thonneur des Yierges, et qu il n'hésitait pas à regarder comme le premier auteur de la conversion de l'Angleterre, puisque ses disciples en avaient été les premiers apôtres Ml substituait ainsi les enseignements et les traditions puisés à Canlorbéry aux influences de son premier maître celtique. Mais ce n'était point par mollesse, car il n'en demeurait pas moins fidèle, comme Wilfrid lui-même, aux grandes austérités qui caractérisaient la vie monastique des Irlandais. Lui aussi s'imposait ces pénitences vraiment prodi-

1. Ut sicut ipse iii qiiadam epistola dicebat, legens Deum allo- qiientem audiret, orans Deum alloqueretur. Guill. Malmsb., p. 13.

2. On nous saura gré de citer ces vers ; c'est le plus ancien hom- mage rendu par une plume germanique à la gloire de saint Benoît et

de son institut :

Temporibus faustus Benedictus claruit îsdem, Quem Deus Ausoniae démens indulserat auctor.... Primo qui staluit noslrse certamina vitae, Qualiler optai am teneant cœnobia normam, Quoque modo properet direcio tramile sanctus, Ad sapera scandens cœiorum culmina cultor; Cujus praeclaram pandens ab origine vitam Gregorius prnesul chartis descripserat olim, Donec aelhialem felix miirraret in arcem. Hujus alumnorum numéro glomeramus ovantes. Quos gerit in gremio fœcunda Britannia cives, A quo jam nobis baptismi gratia fluxit, Atque magiitrorum veneranda caterva cucurrit.

De Laudibus Virgintim, p . 150.

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gieuses qui étaient habituellesaux moines scoliques. Pour dompter les révoltes de la chair, il allait la nuit se plonger jusqu'au cou dans une fontaine voi- sine du monastère, et y restait pendant la durée d'un psautier, et cela en hiver comme en été. Cette fon- taine, voisine du monastère, a longtemps gardé son nom avec la mémoire de ses redoutables austérités*. Je pense que c'est le seul poëte et le seul érudit dont on ait conservé de tels souvenirs.

était loin d'ailleurs de concentrer son zèle dans l'étroite enceinte de son monastère. Ce fut lui qui, par sa prédication, acheva la conquête du Wessex, ce royaume qui devait, un siècle après sa mort, ab- sorber les sept autres royaumes de l'Heptarchie. Mais cette œuvre fut aussi longue que laborieuse. Les po- pulations semblaientn'êtrechrétiennesque de nom : elles n'écoutaient pas les prêtres et ne fréquentaient point les églises. Aldhelm employait toutes les res- sources de son éloquence pour les y attirer. Il allait jusque sur les foires et les marchés publics, se mêlait aux groupes des acheteurs et des vendeurs, et réus- sissait, par la suavité de sa parole, à leur faire aban- donner pour un temps leurs denrées, et à les en- traîner sur ses pas jusqu'à l'église il les nourris- sait à loisir du pain de la parole divine '.

1. GuiiL. Malhsb., p. 13.

?. Virblandus verbis monens suavibus.,.. Mercatorum ex diversis

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Sa sollicitude pour lebien des âmes el l'honneur de rÉglise s'étendait même en dehors de sa province na- tale. Il ne fut pas indifférent, comme tant d'autres saintsévêques etabbés de son temps^ auxnobles luttes deWilfrid. On a une lettre de lui, adressée aux mem- bres trop nombreux du clergé deWilfrid qui avaient abandonné leur pontife au milieu de ses épreuves, lettre qui, pendant son exil, mendiait la faveur de ses persécuteurs. « Je vous en supplie à genoux, » leur écrivait Aldhelm, « ne vous laissez pas troubler par l'ouragan qui vient d'ébranler les fondements de votre Église, et dont le bruit a retenti jusqu'à nous. Sachez, s'il le faut, quitter avec votre pontife le pays de vos pères et le suivre dans l'exil. Quelle douleur, quel labeur pourrait vous séparer de ce- lui qui vous a nourris, élevés, portés dans ses bras et dans son cœur avec une si tendre charité?.... Voyez les séculiers, étrangers à toute science des choses divines. Que dit-on des laïques qui, après avoir aimé et servi leur seigneur dans sa prospérité, l'abandonnent quand il tombe dans le malheur et la pauvreté? Que dit-on de ceux qui aiment mieux goû- ter le doux repos de leur foyer que s'associer aux misères et à l'exil de leur prince? Par quelle explo- sion universelle de risée, de mépris et d'exécrations,

partibus multitude congregabatur maxima : cui pater iste extra ur- bera veniebat obviando.... Bolland., t. VI Maii, p. 85.

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ne sont-ils pas flétris^? Et de vous donc, devons, prêtres, que ne dira-t-on pas, si vous laissez partir seul dans son bannissement le pontife qui vous a instruits et ordonnés ? d On ne nous dit pas quel fut le succès de cette lettre; mais il n'en est pas moins curieux de voir notre abbé anglo-saxon, en digne descendant d'Odin, invoquer au profit de l'autorité épiscopale et chercher à réveiller dans le cœur de ses confrères cette tradition du dévouement personnel, ce sentiment passionné de la féauté au prince et au seigneur dont les Anglo-Saxons nous ont déjà fourni plus d'un exemple touchant.

Pendant les trente années que dura son abbatiat, Aldhelm fut le véritable fondateur de Malmsbury ; il lui donna cette existence puissante et populaire qui dura jusque fort avant dans le moyen âge. Il y attira une foule immense de religieux et d'étudiants ^ Par la grandeur et la variété de ses construclions, il en fit le plus bel édifice qu'il y eût alors en Angleterre. La sympathie qu'il inspirait aux rois et aux nobles du Wessex et de la Mercie valut au monastère situé sur les confins de ces deux régions de nombreuses

1. Ecce seculares divinse scientise extorres, si devotum dominum quem in prosperitate diîexerunt.... deseruerint.... Nonne execra- biles cachinni ridiculo et gannaturae strepitu ab omnibus ducuntur? Quid ergo de vobis dicetur? etc. Epistola ad cîerum WUfridi epi- scopi, p. 355.

2. GuiLL. Malmsb., p. 10,

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et vastes donations territoriales ; le domaine abbatial, qui ne contenait que trente métairies* quand il de- vint abbé, en comptait plus de quatre cents à sa mort. Atîn de mettre autant que possible la liberté et la propriété de la communauté à l'abri de la cupidité laïque ou ecclésiastique, il alla, avec rassenliment des deux rois de Mercie et de Wessex, jusqu'à Rome, et y obtint du pape Serge P"" un privilège destiné à mettre le monastère deMalmsburyetsesdépendances sous la protection spéciale du Saint-Siège et à leur ga- rantir l'indépendance absolue de toute aulorité sécu- lière ou épiscopale ^ Aldhelm eut soin de faire con- firmer cette exemption avec toute la solennité requise par son cousin le roi Ina, lorsqu'il devint évêque.

1. Je traduis ainsi les cassatos de Guillaume, que je suppose être réquivalent du terme si usuel de casata,

2. L'authenticité de ce diplôme donné par Guillaume de Malmsbury a été révoquée en doute, mais l'elfet même de l'exemption ne paraît pas douteux. Les Bollandistes disent à ce sujet : g Taies exemptiones (de la juridiction épiscopale], licet eo tempore rariores, non omnino inusitatas fuisse ostendit eruditissimiis Mabilio, de Ile diplomaticay 1. I, c, 3, ex quibus corrigas quse alibi forte in contrarium dixi- mus. y> On nous dispensera d'insister sur les fables grossières et peu honorables pour la papauté que les biographes d'Aldhelm ont mêlées au récit de son voyage à Rome ; pas plus que sur fépreuve extraordinaire que le saint auteur de ï Éloge de la Virginité, comme plus tard Robert d'Arbrissel, se serait imposée pour mieux constater sa victoire sur ses sens. Quomodo, dit avec raison Henschenius, mo- nacho id credam fuisse permisswn ? Et c'est bien le cas d'ajouter ce que dit Malmsbury lui-même, dans une autre occasion : Non enhn eget Aldhelmus ut mendaciis asseralur.

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Car lui aussi devint évêque, vers la fin de sa vie, et malgré tous ses efforts pour être délivré de ce far- deau. L'évêque des West-S axons, Hedda, étant venu à mourir, on profita de Toccasion pour appliquer le plan de l'archevêque Théodore et pour diviser son immense diocèse en deux. Un nouvel évêché fut créé à Sherburne; il embrassait encore une étendue beau- coup trop vaste, puisqu'il comprenait presque tout le sud-ouest de l'Angleterre et jusqu'à la pointe de la Cornouaille, que les West-Saxons n'avaient point en- core complètement conquise'. Aldhelm fut appelé à gouverner ce nouveau diocèse. Après sa promotion à l'épiscopat, il voulut que les religieux de ses diverses communautés \ ou, comme il disait, de ses familles, procédassent en toute liberté à l'élection d'un nouvel abbé. Mais tous refusèrent obstinément de lui donner un successeur. A ses instances réitérées, ils répon- daient : « Tant que tu vivras, nous voulons vivre avec « toi et sous toi . Mais voici ce que nous te demandons « unanimement : c'est de nous faire garantir parles c( saintes Écritures et le consentement des hommes

1. Le siège de rancien diocèse resta fixé à Winchester. Celui de Sherburne fut peu après transféré à Sarum ou Salisbury. H compre- nait les six comtés actuels de Wiltsliire, Berkshire, Somerset, Dorset, Devonshire et Cornwall. Il fut plus tard subdivisé, et on y découpa les deux diocèses de Bath et d'Exeter.

2. Il y en avait trois : MalmsLury, Frome et Bradford ; ces deux dernières étaient des colonies de la première.

3.

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« puissants que, après ta mort, ni roi, ni évêque, ni « qui que ce soit, ecclésiastique ou laïque, ne puisse « exercer sur nous une autorité que nous n'aurons « pas acceptée ' . » Aldhelm obtint de son cousin le roi Ina, de son collègue l'évêque de Winchester et de tout le clergé du Wessex assemblé en synode, la i-econnaîssance de la liberté perpétuelle du monas- tère qu'il continuait à gouverner. Puis il alla se faire sacrer à Cantorbéry, par son ancien camarade d'études, l'archevêque Brithwald, le successeur du grand Théodore.

A ce voyage du sacre se rattache un trait curieux. Itant à Cantorbéry, il apprit que des navires venant de France, du pays desMorins, avaient touché à Dou- vres : il y alla aussitôt, espérant trouver dans leur cargaison des livres ou autres objets utiles à son église. Il découvrit en effet, parmi les marchandises étalées sur le rivage, beaucoup de livres, et parmi ces livres un volume surtout dont il demanda le prix après l'avoir longtemps feuilleté. Les matelots, le voyant pauvrement vêtu, se moquèrent de lui et l'écartèrent avec force injures. Bientôt la tempête éclate et met en danger le navire à l'ancre : Aldhelm se jette dans une barque pour secourir l'équipage (comme les généreux marins des Life-boals d'aujour-

1. Ejnst. Âldhelmi de lihertate propriw eleclionis, ap. Gdill.

MaLMSB., BOLLAND.,et GiLES, p. 550.

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d'hui), par sa prière il apaise les flots et sauve la vie des matelots. Ceux-ci, confus et touchés, lui donnent pour rien le livre qu'il avait désiré : c'était une Bible complète, TAncien et le Nouveau Testament, qu'il emporta précieusement avec lui à Malmsbury^ Cette anecdote n'est pas sans intérêt pour l'histoire du com- merce matériel et intellectuel en x4ngleterre ; elle montre d'ail leurs que, bien loin de proscrire Tétude de la Bible, comme les Anglais modernes le lui re- prochent si aveuglément, l'Église, dès les temps les plus primitifs, ne négligeait aucune occasion d'en propager la connaissance.

L'épiscopat d'Aldhelm ne dura que quatre ans; il les passa à parcourir son vaste diocèse et à y prêcher jour et nuit. Il mourut en la même année que son maître, le fameux abbé africain, Adrien de Cantor- béry,etquesonillustrecontemporainWilfridd'York. La mort le surprit, comme le saint apô'tre de la Nor- lhumbrie% pendant une de ses courses apostohques, et dans un village^ Il voulut rendre le dernier soupir

1. Spatiabatur sanctus juxta mare, intentosque oculos mercimoniis infigebat. Conspicatus librum totius Testamenti Veteris et Novi se- riem continentem.... Gum gnarus folia volveret. Guill. Malmsb., p. 20. Cf. BoLLAND., loco Cit., p. 8. Cette Bible existait encore à Malmsbury du temps. de l'historien, par conséquent plus de quatre cents ans après la mort d'Aldhelm.

2. Voir au tome IV, p,47.

3. A Dulting, dans le Somersetshire. —Huit siècles après sa mort, sa fête se célébrait encore à Malmsbury, au milieu d'une telle af-

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dans la petite église construite en bois oii il venait de prêcher la parole de Dieu : on y montra long- temps la pierre il avait posé sa tête mourante. Tel était l'homme auquel on s'accorde à attribuer la principale part dans l'extinction de ce qu'on appe- lait le schisme dans l'ouest et le midi de la Grande- Bretagne. Il est donc intéressant de rechercher dans ses écrits comme dans sa vie toutes les traces de ses relations avec les Celtes. Elles sont peu nombreuses et semblent toutes se rapporter soit à sa première éducationsousleCelteMaïdulphe, soit à la suite deses études littéraires. On le voit recevoir des compli- ments pompeux de la part de différents Irlandais, dont un lui demande de lui prêter un livre, puis de le prendre pour disciple, et lui envoie un échantillon de ses vers latins, en annonçant qu'il saura bien se procurer des chevaux et un domestique pour faire le voyage, si la réponse d'Aldhelm est favorable \ Un autre, exilé, à ce qu'il disait, dans le coin le plus re-

fluence qu'il fallait, selon Camden, une troupe d'hommes armés, cohors militum, pour empêcher tout désordre. Puis vint la réforme de Henri VIII avec son cortège accoutumé de dévastations. La ma- gnifique église de Malmsbury eût été complètement rasée, si un filateur ne l'avait rachetée du roi pour y installer ses métiers. Le monastère fut saccagé. Les précieux manuscrits de sa bibliothèque servirent pendant longtemps à remplacer les vitres cassées des maisons voisines ou à chauffer les fours des boulangers. Maitland's Dark Ages, p. 281. 1. P.98, éd. Giles.

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culé du royaume des Francs, auprès du tombeau de son saint compatriote Fursy Lagny-sur-Marne), sollicite de celui qu'il appelle l'archimandrite des Saxons l'envoi de ses panégyriques latins ^ On voit encore le fils d'un roi d'Ecosse, fort versé dans la lit- térature du temps, lui adresser tousses écrits, afin que la lime d'un génie si accompli en fasse disparaître la rouille scotique\ On le voit lui-même féliciter un de ses amis anglo-saxons d'être revenu de la bru- meuse Irlande, après y avoir étudié pendant six ans. A cette occasion, il trace un tableau emphatique de ces allées et venues perpétuelles des étudiants anglais qui remplissaient des flottes entières pour passer en Irlande ou en revenir, afin d'y approfondir non-seu- lement les secrets delà grammaire, de la géométrie et de la physique, mais encore toutes les interprétations diverses de TÉcriture, « comme si » , dit-il, « dansla verte et féconde Angleterre, les maîtres grecs et latins manquaient pour expliquer à ceux qui veulent savoir les obscurités de la céleste bibliothèque. » Puis il cite son cher maître Adrien, d'une urbanité si ineffable, et le métropolitainThéodore,qu'il représente entouré d'une troupe de disciples irlandais, comme un san-

1. Aldhelm lui répond : Miror quod me tanlillum homunculum de famoso et florigero Francorum rure vestrae frateruitatis industria in- terpellât Saxonicse prolis prosapia genitum.... P. 331, éd. Giles.

2. GuiLL Malusb , p. 4.

50 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

glier enveloppé d'une meute de chiens furieux, qui les repousse comme à coups de boutoir, par la ner- veuse vigueur de sa dialectique et les traits serrés de ses syllogismes ^

Dans tout cela il ne se trouve aucune allusion aux dissidences religieuses qui séparèrent les Celtes des Anglo-Saxons; ce qui fournit une nouvelle preuve de la réconciliation déjà effectuée entre les Celtes d'Irlande et le clergé anglo-saxon, tandis que les Celtes bretons s'obstinaient dans leurs observances distinctes et* hostiles. Depuis les grandes victoires des rois northumbriens, c'étaient surtout les Saxons de l'Ouest qui continuaient la lutte contre les Bre- tons réfugiés dans les péninsules monlueuses de la Cambrie et de la Cornouaille, et dont l'infatigable résistance trouvait sans doute un concours imprévu et souvent dangereux chez les Bretons éparpillés dans les contrées depuis longtemps soumises aux Saxons. Après une de ces guerres ou des ces insurrections plus sanglantes encore que d'ordinaire, l'assemblée

1. Tarn creber meatus est (istinc illincque, istuc illucque) navi- gero sequoreas fretanlium calle gurgites.... Cur Hibernia quo cater- vatim istinc lectores classibus advecti confluunt.... ac si istic, fœ- cundo Britannise in cespite, didascali Argivi Romanive Quintes mi- nime reperiri queant.... Etiamsi Theodorus, Ilibernensium globo discipulorum (seu aper truculentus Molossorum catasta ringente vallatus), stipetur; limato perniciter grammatico dente rebelles pha- langes disculit, etc., p. 92-94, éd. Giles. Cf. Ozanam, op. cit., 492. Cette lettre est donc antérieure à 690, date de la mort de Théodore.

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nationale des Saxons de l'Ouest se préoccupa lon- guement des mesures à prendre pour faire dispa- raître un des principaux obstacles à la fusion des deux races, en ramenant les Bretons vaincus à Tu- nité de l'observance pascale. On délibéra plusieurs jours. Enfin, partant du principe qu'il ne fallait pas employer la force pour les réduire, mais uniquement la raison et la persuasion, il fut décrété que l'abbé Aldhelm^ aussi irréprochable dans sa vie que dans sa doctrine, seraitchargéde leur enseigner les véritables loisde l'Église et de terminer le schisme, pour l'hon- neur de sa patrie comme pour le salut commune Un concile national(probablement celui deBeccancelde) presque tout le clergé anglo-saxon était représenté confirma ce mandat que l'abbé de Malrnsbury avait reçu de ses compatriotes. Il accepta cette tâche avec sa charité ordinaire. Sans s'aventurer lui-même au milieu des populations réfractaires, il s'adressa par écrit à leurs chefs et à leur clergé. Un succès inat- tendu couronna ses efforts. Il ne nous est resté de tout ce qu'il dut écrire à ce sujet qu'une lettre adressée aune petit roi breton qui maintenaitencore son indépendance enCornouaille, à la pointecxtrême del'Angleterre méridionale. Il y trace un tableau sai- sissant de la séparation religieuse, de la répulsion morale qui s'élevait encore à la fin du septièmesiècle,

1. GUILL. MaLMSB., p. 14. Cf. BOLLAND., 1. c, p. 87.

52 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

comme un mur, entre les deux races, entre les vainqueurs et les vaincus. « Par delà l'embouchure de la Saverne,» dit-il, « les prêtres de la Cambrie, enorgueillis de la pureté de leurs mœurs, ont une telle horreur de communiquer avec nous qu'ils refusent de prier avec nous dans les églises et de s'asseoir à la môme table que nous ; bien plus, ce que nous laissons de nos repas est jeté aux chiens et aux pourceaux; il faut que la vaisselle et les bouteilles dont nous noussommes servis soient aussitôt frottées avec du sable, ou purifiées par la flamme avant qu'ils daignent y toucher. Les Bretons ne nous rendent ni le salut ni le baiser de paix ; et si quelqu'un d'entre nous autres catholiques va s'établir dans leur pays, les indigènes ne communiquent avec lui qu'après lui avoir fait endurer une pénitence de quarante jours. »

Aldhelm s'étend sur le scandale cruel de ces luttes et de ces haines dans l'Église du Christ, 11 dis- cute successivement la question de la tonsure et celle de l'observance pascale. « Nous vous en sup- plions à genoux, » dit-il, «en vue de notre future et commune patrie dans le ciel, et des anges nos fu- turs concitoyens; nous vous adjurons de ne pas per- sévérer dans voire arrogant mépris des décrets de saint Pierre et des traditions de l'Église romaine, par un orgueilleux et tyrannique attachement aux

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 55

statuts des vos ancêtres Quelle que soitla perfec- tion des bonnes œuvres , elles ne profitent point en dehors de l'Église catholique, pas plus aux cénobi- tes qui suivent le plus fidèlement leur règle qu'aux anachorètes cachés dans les solitudes les plus sau- vages.... Pour tout conclure en un mot, c'est en vain que se glorifie de la foi catholique quiconque ne suit pas le dogme et la règle de saint Pierre- Carie fon- dement de l'Eglise et la consolidation de la foi, pla- cés premièrement dans leChrist et secondement dans Pierre, ne vacilleront aux assauts d'aucune tempête. C'est à Pierre que la Vérité elle-même a conféré le privilège de TÉglise, en disant: « Tu es Pierre, et « sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ^ »

Il est généralement admis que le zèle et l'élo- quence d'Aldhelm ramenèrent à l'observance ortho- doxe une foule de Bretons, surtout de ceux qui vivaient sous la domination chaque jour plus étendue des rois de Wessex\ Mais les récits qui

1. Demetarum sacerdotes de privata propriae conversalionis mun- ditia gloriantes nostram cornmunionem magnopere abominantur.... reliquias epularum lurconum canum riclibus et immundis devoran- dos porcis projiciunt. Pages 83-89, éd. Giles. On remarque dans cette curieuse lettre l'emploi de deux mots encore peu usités au septième siècle, ceux de barones et de kathai^os, appliqués, le premier aux chefs militaires, et le second aux hérétiques, qui se croient plus purs que les autres. ^

2. Scripsit, jubente synodo suse gentis, librum egregium adversus errorem Britonum.... Bède, V, 18. On a quelque peine à croire

54 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

lui sont le pins favorables font assez comprendre que tous ne se soumirent pas. La plupart de ceux qui avaient gardé leur indépendance, au delà de la Saverne, demeurèrent, selon toute apparence, inaccessibles à ses efforts.

Et cependant ils finirent par céder, mais ce ne fut ni à la prédication ni à l'influence d'un étran- ger. La victoire que n'avait pu remporter ni le sa- vant abbé saxon ni le grand missionnaire romain, fut l'œuvre d'un prélat indigène ; Elbod,évêquede BangoretBrelondenaissance, réussit, non sans ren- contrer une vive résistance, à introduire le comput romain, d'abord dans le nord de la Cambrie, puis dans le midi, vers la fin du huitième siècle ^ A partir de cette date il n'est plus question de dissenti- ment entre les deux Églises. Pour tout ce qui touche au culte et à la foi, lesBretonscambriens, tout en dé- fendant avec une jalouse et intrépide fierté leur in- dépendance, ne se distinguent en rien des Anglo-

avec Mabillon que ce librum egregtum ne soit pas autre chose que la lettre au roi de Cornouaille dont on vient de citer quelques frag- ments. — Les historiens monastiques de Malmsbury donnent plus d'extension que Bède aux résultats obtenus par Aldhelm : Ad Domi- nicse fidei regulam, etipsos prsesules, etinnumeram populi revocavit multitudinem. Bolland., l. c, p. 85. Debent usque hodie correctio- nemsuam Aldhelmo; quamvis pro insita nequitia et virum nonagno- scantetYolumenpessumdederint. Guill. Malmsb., ap. Wharton, p. 15. 4. Anno DCCLXX Pascha mutatur apiiJ Britones, emendaiiteElbod, homine Dei. Ann. EccL Menevensis in Anglia sacra^ t. II, p. 648. Cf. Augustin Thierry, Histoire de la conquête d'Angleterre, t. I, p. 87.

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Saxons». Comme ceux-ci, ils affluent à Rome, leurs rois en tête*, et grossissent ces armées de pèlerins qui allaient confondre au pied de la chaire de Pierre leurs aspirations, leurs inimitiés, leurs diversités de race, mais qui en revenaient avec la certitude légi- time que le bienfait suprême de l'unité catholique n'exigeait le sacrifice d'aucune indépendance, d'au- cun droit, d'aucune tradition vraiment nationale. Ainsi s'éteignirent successivement les différents foyers de cette dissidence celtique, qu'on a fort in- justement qualifiée de schisme. Ainsi finit, sur le terrain de la religion, mais pour recommencer et se perpétuer ailleurs, la longue lutte entre les Celtes et les Saxons. Selon la destinée ordinaire des luttes et des passions humaines, tout ce grand bruit alla s'éteindre dans le silence et l'oubli, comme le Rhin va disparaître obscurément dans les sables

1. C'est ce qu'a parfaitement démontré F. Walter (Das alte Wales, p. 232), à rencontre des affirmations puérilement absurdes de Roberts' de Gieseler et même de Lappenberg. - Tout ce qu'on peut admettre, c'est que les évêques cambrions, qui avaient leur métropole indigène soit à Menevia (S. Davids), soit à Llandaff, ne reconnurent pas les droits métropolitains conférés par saint Grégoire à Augustin. La ques- tion ne fut définitivement tranchée que par Innocent III, qui soumit les évêques de la Gambrie à Cantorbéry.

2. Parmi les rois gallois qui se rencontraient à Rome avec les rois anglo-saxons, on signale dés 680 Gadwallader, mais sur la foi d'une tradition assez douteuse; tandis que les pèlerinages de Howel et de Cyngus au neuvième siècle, comme celui de Howel le Bon au dixième, reposent sur de meilleures autorités.

56 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE,

et les marécages de la Hollande, après avoir roulé ses eaux si majestueuses et parfois si bruyantes à travers tant d'illustres régions enorgueillies et charmées de sa présence.

En jetant un dernier regard sur ces contestations si prolongées, si insignifiantes au fond, si graves par les influences et les intérêts de race qui s'y ratta- chaient, si animées par les passions, les talents, les vertus de leurs principaux champions, on admire profondément la sagesse, je dirai même la grave beauté des paroles de celui qui fut le plus grand moine du grand siècle.

c( Cettedispute sur la date d'un jour, » dit notre Ma- billon, c( occupa l'Église pendant six siècles, et il fal- lut trois de ces siècles pour ramener l'union dans les esprits. C'est que la nature humaine reprend sa pente immodérée danscegenrede controverse : la chaleur de la dispute et la passion du succès s'emparent de l'âme sous les dehors de la religion ; elles ne con- naissent plus de bornes, et il arrive trop souvent que les lois de la charité chrétienne sont sacrifiées à des questions d'invention purement humaine. Dans des cas pareils, il n'est permis à personne de désobéir au jugement de l'Église ; mais il importe que les pasteurs de cette Église usent de leur autorité avec assez de modération pour ne pas provoquer impru- demment à la révolte des esprits faibles trop alta-

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 57

chés à leur propre sens, et pour ne pas faire naître d'une cause insignifiante les plus grands maux*. »

En même temps ce généreux fils de saint Benoît se félicite avec raison de ce que les bénédictins ont eu riionneur de ramener à Funité les Scots et les Bretons, séparés depuis si longtemps de l'Église ro- maine pour si peu de chose.

Il convient d'ailleurs de se rappeler que, pendant tout le septième siècle, l'Église celtique ou bretonne était bien pi us étendue que la nation bretonne : celle- ci était concentrée en Cambrie et dans les péninsules voisines ;celle-làembrassait,outrelelittoral occiden- tal de l'Angleterre, toute l'Irlande et toute TÉcosse actuelle, sans parler des colonies irlandaises en Gaule et en Belgique. Disons-le une dernière fois: l'oppo- sition que rencontra, au sein de cette Église, la con- formité aux rites et aux usages romains, fut exacte- mentproportionnée au degré de résistaijce patriotique qu'excitait l'invasion des Saxons, derrière lesquels apparaissaient les missionnaires romains. Cette ré- sistance fut acharnée chez les chrétiens bretons, qui conservaient la mémoire ou subissaient encore chaque jour le poids des excès sanguinaires de la conquête. Elle fut moins vive et moins prolongée dans la Calédonie et y prit fin dès que la lutte entre les Saxons et les Celtes se termina. Enfin, elle fut à

1. Mabillon, Prœfatio in III seouL Benedict,, n®* 14, 15.

58 FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE.

peu près nulle en Irlande, où, sauf rincursiond'Eg- frid, si universellement blâmée par les saints nor- thumbriens, les Saxons ne pénétrèrent jamais à main armée et les deux races vécurent en bonne et constante intelligence. Rien ne prouve mieux à quel point les vérités fondamentales du christianisme et l'autorité infaillible de l'Église étaient étrangères au débat, et combien la question était plutôt na- tionale que religieuse \

En ce qui touche le sujet spécial de ces volumes, on remarquera que le résultat de la lutte entre les deux grands éléments qui se disputaient l'empire du monde monastique a été le même dans les Iles Bri- tanniques que chez les Gallo-Francs. Cette lutte fut bien plus longue et plus sérieuse dans la Grande-Bre- tagne, parce qu'elle secompliquaitd'unerépugnance nationale, d'une résistance légitime, d'un ressen- timent implacable, qui n'étaient pour rien dans Tin- fluence exercée en France par Colomban de Luxeuil et ses Irlandais. La règle et l'ordre de saint Benoît s'identifiaient naturellement, aux yeux des Celtes vaincus et dépossédés, avec les féroces étrangers qui les poursuivaient jusque dans les gorges et les îles ils trouvaient un dernier asile. En outre, le Columba d'Iona,ce grand patriarche des moines celtiques de la Grande-Bretagne, est, ce nous semble,

i . Varin, second Mémoire,

FIN DE LA DISSIDENCE CELTIQUE. 59

un personnage tout autrement attrayant que son il- lustre homonyme de Luxeuil : ses fils, ses héritiers, Aïdan,Adamnanettantd'autres,ontbien plus d'éclat et de charme, bien plus d'action sur les masses et les événements, que les successeurs de Colomban chez les Gallo-Francs. Mais aussi les fils de saint Benoît, sortis vainqueurs de la lutte, depuis saint Augustin jusqu'à Bède, ont une bien autre grandeur que celle de la plupart des bénédictins gallo-francs de leur temps. Saint Éloi et saint Léger, dont nous al- lons bientôt raconter l'histoire, rivalisent à peine avec Wilfrid, Culhbert, Benoît Biscop, le vénérable Bède. Ceux-ci d'ailleurs sont plus m.oines, plus ex- clusivement identifiés avec l'institut bénédictin . Tou- jours est-il que, des deux côtés de la Manche, l'élé- ment ceUique échoue, s'efface et disparaît devant l'élément romain personnifié dans l'ordre de Saint- Benoît. La prépondérance bénédictine L'emporte par- tout et prépare partout à l'Église ces vaillantes lé- gions qui, après avoir édifié etdiscipliné la France, conquis et civilisé l'Angleterre, vont marcher à de nouvelles victoires et reculer au delà du Rhin et de l'Elbe les frontières de la chrétienté.

CHAPITRE lY Le vénérable Bède.

Toute cette époque se résume dans le vénérable Bède. Ses tra- vaux. — Caractère encyclopédique de son génie. Ses écrits théologiques et scienlifiques ; son amour pour les classiques

païens. Son Histoire des Anglais. Ses précautions scrupu- leuses pour démontrer sa véracité. Son âme. L'amour de la vertu et de la vérité ressort de tous ses récits. 11 est le type des belles vies qu'il raconte. La sienne s'écoule tout en- tière dans le cloître de Yarrow. Épargné tout jeune par la peste qui enlève toute la communauté, excepté lui et son abbé, Ses maîtres divers ; son assiduité au travail. Ses vastes re- lations. — Son amitié avec l'évêque Acca. Ses travaux sur l'Écriture sainte. Sa lettre célèbre à l'évêque Egbert d'York sur les abus du gouvernement ecclésiastique et de la vie monas- tique.— Sa rude franchise ne diminue en rien son autorité. Il est accusé d'hérésie dans les chansons à boire. Son inti- mité avec les moines de Lindisfarne. Récit de sa mort par un témoin oculaire. Son culte et ses reliques. Contraste du pays qu'il habitait avec l'état actuel de la Northumbrie.

0 vénérable Bede! The saint, the scholar, from a circle freed Of toil stupendous, in a hallowed seat Of learning, where thou heards the billows beat On a wild coast, rough monitors to feed Perpétuai industry. Sublime recluse ! The recréant soûl, that dares to shun the debt Imposed on human kind, must first forget Thy diligence, thy unrelaxing use Of a long life ; and in the hour of death The last dear service of thy passing breath.

WORDSWORTH.

La période que nous venons de raconter se cou- ronne par une de ces grandes figures qui surnagent

LE VÉNÉRABLE BEDE. 6t

dans l'océan des âges et qui triomphent de l'oubli comme du mépris systématique des générations frivoles. Le nom de Bède, après avoir été l'un des plus grands et des plus populaires de la chrétienté, demeure investi d'une ineffaçable notoriété. 11 est le type de la vie studieuse et savante qui, aux yeux de plusieurs, résume toute la mission des moines. Il a été l'homme le plus instruit, le plus grand personnage inlellectuel de son pays et de son siècle; mais il est bien plus encore, aux yeux de ceux qui l'ont eu pour guide et pour maître, dans une tâche laborieuse et confuse. Quand on a passé plusieurs années presque entièrement en sa com- pagnie, on le vénère comme un saint, on l'aime comme un ami, et, sans absoudre ses préjugés et ses partialités patriotiques, on s'incline devant son caractère encore plus que devant sa gloire. Parlons donc de ses travaux, de s6n âme, de sa

vie.

De ses travaux d'abord, qui ont fait de lui la merveille et l'honneur de son époque, en même temps qu'un Père et un docteur de l'Église. Cet Anglo-Saxon , à l'extrémité du monde chrétien,

etd'une race qui, un demi-siècle avant sa naissance, était encore plongée dans les ténèbres de l'idolâtrie, se montre tout à coup investi de la plénitude des lumières de son temps. Grâce à l'infatigable activité

moïses d'occ, t. a

62 LE YÉNÉRABLE BEDE.

de son esprit et à Tuniverselle extension de ses re- cherches, sa renommée devient européenne et se prolonge à travers tout le moyen âge. De son vi- vant, et pendant de longs siècles après sa mort, ce n'était pas seulement le grand historien qu'on admirait, comme nous l'admirons nous-mêmes; c'était encore et surtout le maître qui embrasse dans sa vaste érudition tout ce qu on étudiait et tout ce qu'on savait alors dans le monde. Le caractère encyclopédique de son génie est ce qui a le plus émerveillé ses contemporains, et ne laisse pas d'exciter encore la surprise des nôtres.

Il fut pour l'Angleterre ce qu'avait été Cassio- dore pour lit alie ou saint Isidore pour l'Espagne. Mais il eut, de plus que ces deux précurseurs, une action et un retentissement en dehors de son pays que personne n'a peut-être surpassés : son influence sur toute la chrétienté fut aussi prompte qu'étendue, et ses ouvrages , qui remplirent bientôt toutes les bibliothèques monastiques de l'Occident, la firent durer jusqu'à la Renaissance. Il écrivait à volonté en prose et en vers , en anglo-saxon et en latin ; et plusieurs de ses écrits prouvent qu'il savait le grec^

I

1. La traduction qu'il avait faite du grec en latin, de l'Évangile de saint Jean, est malheureusement perdue. Giles, Life of Bede, p. Ij. Dans ses Études germaniques, t. II, Ozanam cite un mémoire de M. Renan, couronné, mais inédit, qui prouve que l'étude du grec se

LE VÉNÉRABLE BÈOE. 63

La plupart de ses travaux avaient pour objet la théo- logie et les études qui en dépendent. Dans la liste, rédigée par lui-même trois ans avant sa mort, des quarante-cinq ouvrages qu'il avait composés jusque- là, il énumère en première ligne ses commen- taires et ses homélies sur TÉcriture sainte, tirés surtout des anciens Pères, de façon à résumer, pour Tusage de ses compatriotes et de tous les chrétiens, toute la doctrine traditionnelle de l'Église. Ces études bibliques l'occupèrent pendant toute sa vie ; il professait une prédilection marquée pour cette source de la connaissance humaine, qui l'emportait à ses yeux sur toutes les autres, autant par son antiquité que par son origine divine et son utilité morale ^ Il s'y plongea avec une ardeur si persé- vérante et si intelligente, qu'elle lui val ut d'être re- gardé par le plus illustre de ses compatriotes, saint Boniface, comme le plus sagace des investigateurs de l'Écriture sainte'. Dans son Martyrologe, ses sommaires historiques et ses biographies de saints, il ajoutait la démonstration du gouvernement de

perpétua chez les moines anglo-saxons longtemps après son introduc- tion par l'archevêque grec Théodore.

1. Sancta Scriptura cseteris omnibus scripturis, non solum aucto- ritate, quia divina, vel utilitate, quia ad vitam ducit œternam, sed et antiquitate ipsa prseeminet. De schemaUbus Scripturœ, ap Act SS. 0. s. B., t. III, p. 506.

2. Sagacissimi investi gatoris Scripturarum monachi Bedîe. S. Boni- face E^ist, ad Huethhertum ahbatem.

64 LE YÉxNÉRABLE BEDE.

Dieu par les faits et les hommes à Texposition théo- rique des enseignements de la foi.

Mais, loin de se bornera la théologie, il écrivit avec succès sur l'astronomie, la météorologie, la phy- sique et la musique, la philosophie et la géographie, l'arithmétique et la rhétorique, la grammaire et la versification, sans omeltre la médecine et sans dé- daigner de descendre jusqu'à l'orthographe et à la numération. Tous ces traités ont presque toujours la forme d'abrégés ou de catéchismes adaptés à l'édu- cation de ses disciples monastiques. Il pénétrait ainsi d'un pas hardi et infatigable dans toutes les voies ouvertes alors à l'esprit humain, avec une per- spicacité et une étendue de vues vraiment surpre- nantes pour l'époque et les circonstances il vivait. Il mérite par le beau nom de père de la science anglaise que lui a décerné le plus grand des Anglais modernes*. Ses traités scientifiques deRerumnatura et de Temporum ratione donnent un premier essai de chronologie universelle, puis résument avec méthode et précision les connaissances physiques et astronomiques qui avaient survécu, chez nos aïeux, à la misérable décadence de l'empire romain. De bons juges ont même reconnu qu'il y avait re- cueilli plus de vérités naturelles et moins d'erreurs

1. Father of English learning. C'est la qualification que lui donne Burke, Essay on English history, p. 229.

LE YÉNÉRABLE BEDE. 65

qu'il ne s'en trouve dans aucun des livres romains sur des sujets analogues ^ comme ailleurs notre docte Anglo-Saxon invoque avec une respectueuse confiance raulorité d'Aristote, d'Hippocrate et de Pline. Comme tous les savants et tous les écri- vains des âges chrétiens, il montre une certaine complaisance à étaler sa familiarité avec les au- teurs classiques. Il nous a laissé, ou du moins on lui atlribuedes collections de sentences tirées de Platon, de Sénèque et surtout de Cicéron, dont il était l'ad- mirateur enthousiaste. Il cite souvent Ovide et Lucain, Stace et même Lucrèce, plus souvent encore Virgile dont il insère des centons jusque dans les récits des miracles de ses saints northumbriens'. Il a même cherché à l'imiter dans une fort gracieuse

1. Sharon TuRNER, Historij of the Anglo-Saxons , t. III, p. 403. Selon cet auteur, cette seule œuvre de Bède suffit pour démontrer que Tin- vasion des nations teutoniques dans l'empire romain n'a nullement substitué la barbarie à la science.

2. C'est ainsi que, en racontant la guérison d'un démoniaque au- près de la tombe du saint roi Oswald à Bardeney, il emploie le vers si connu :

Gonticuere omnes, intentique ora tenebant.

L'illustre Newman a très-bien établi qu'il était absurde de suppo- ser, comme Milman, le savant doyen anglican de Saint-Paul, que Bède et les autres auteurs monastiques ne connaissaient l'antiquité clas- sique que par des extraits ou des fragments isolés et venus de se- conde main. Cette supposition est démentie par tous les monuments du temps ainsi que par la nature même de l'esprit et des études mo- nastiques. AtlantiSy 1859, n. 3, p. 31.

QQ LE VÉNÉRABLE BEDE.

églogue sur le retour du printemps Ml offre ainsi, dès le huitième siècle, le type dece rôle de scholar, c'est- à-dire d'homme ferré à glace sur l'antiquité clas- sique, que les Anglais d'aujourd'hui prisent encore si haut et que recherchent chez eux les princes de l'éloquence politique% non moins que les chefs de l'épiscopat. On ne voit nulle part que sa fami- liarité avec ces illustres païens ait affaibli chez lui le sens chrétien pas plus que l'esprit monastique; et rien dans sa vie ne dément la touchante prière par laquelle il termine l'énumération de ses travaux littéraires : « 0 bon Jésus ! qui avez daigné m'abreu- ver des ondes suaves de la science, accordez-moi sur- tout d'atteindre un jour jusqu'à vous, qui êtes la source de toute sagesse, et de ne jamais perdre de vue votre divine présence. »

Cette pensée de Dieu, de l'âme, du salut éternel, qui présidait à tous les travaux de celte vie labo- rieuse et de cette virile intelligence, se retrouve en tête de la grande œuvre qui lui vaut encore aujour- d'hui Tattention et la reconnaissance des amis delà vérité. c( Je conjure », dit-il dans le préambule, (( tous ceuxde notre nation qui liront ou entendront

1. CuculuSy sive Veris et Hiemis conflictus, t. I, p. 35, éd. Giles.

Cf. p. CLXIX.

2. M. Gladstone, commentateur d'Homère; lord Derby, traducteur d'Horace.

LE VÉNÉRABLE BEDE. 67

lire cette histoire de recommander souvent à la clé- mence divine les infirmités de mon âme et démon corps. Que chacun dans sa province, en voyant le soin que j'ai misa noter tout ce qu'il y a de mémo- rable et d'agréable aux habitants de chaque contrée, me paye de retour en priant pour moi. » « Cher- bon père, » écrit-il en envoyant le premier exem- plaire de son Hisloireà l'ami qui lui en avait inspiré la pensée, « ami si aimé dans le Christ, souvenez- vous, je vous en supplie, de ma fragilité, vousettous les servitèursdu Christ qui vivent avec vous; souve- nez-vous d'intercéder toujours pour moi auprès du Juge miséricordieux et faites prier de même par ceux à qui vous ferez lire mon humble travail*. » Cet humble travail, cet opuscule, comme dit le grand et modeste écrivain, n'est aulre chose que la fameuse « Histoire ecclésiastique de la nation des Anglais », qui a fait de Bède non^seulement le père de l'histoire anglaise, mais le véritable fon- dateur de l'histoire du moyen âge. Les juges les plus compétents ont reconnu en lui un chroniqueur aussi méthodique que bien renseigné, un critique habile et pénétrant, investi, par la précision rigou- reuse de son langage comme par la scrupuleuse

1. Hist. eccles., prcefatio gloriosissimo régi Ceoluulfo. - Semper atïiantissime in Christo pater optime.... Epht. ad Albinum abbal. Op. minora, p. 229.

68 LE VÉNÉMBLE BEDE,

exactitude de son récit, du droit de faire compter et peser son témoignage, même sur des faits dont il n'a pas été le contemporain'. Tout ce qu'il raconte d'ailleurs, sans l'avoir vu ou entendu de lui-même, n'est rapporté que d'après l'autorité des contempo- rains, toujours consciencieusement cités etsoigneu- sementdésignésouqualifiés par lui. «J'ai consulté,» dit-il, c< particulièrement pour ce qui touche la Nor- thumbrie, des témoignages innombrables, en dehors

de ce que j'ai pu connaître par moi-même. . . . Mais je prie humblement monlecteur, s'il trouve quoi que ce soit dans ce que j'ai écrit qui s'éloigne de la vérité, de ne pas m'en faire un crime, car, selon la véri- table loi de l'histoire, j'ai sincèrement travaillé à mettre par écrit, pour l'inslructionde la postérité, ce que j'ai pu recueillirde la renommée commune'. » On remarque surtout la rare prudence dont il use en racontant les miracles qui occupent une place si démesurée dans les annales , ou pour mieux dire dans les habitudes et les exigences de son temps. Il n'en cite pas un seul d'après son témoi- gnage personnel, mais toujours en nommant les personnes dont il tient ses récils et en constatant s'ils lui viennent de seconde ou de troisième main ^

i . Lappencerg, Oza>'am, Varin.

2. Prœfaiio.

3. On ne trouve pas un seul miracle dans la biographie des cinq premiers abbés de son propre monastère, qu'il avait tous personnel-

LE VÉINÉRABLE BEDE. 69

Aussi le lecteur le plus sceptique |ne saurait-il feuilleter les pages de Bède sans demeurer con- vaincu de sa sincérité en même temps que de son discernement historique, tandis que le chrétien, avide de connaître et d'admirer les œuvres de Dieu dans l'histoire des âmes encore plus que dans l'his- toire des peuples, n'aura jamais assez de reconnais- sance pour l'infatigable ouvrier qui nous a dotés de ce livre sans rival parmi les œuvres historiques du christianisme et qui a donné à l'Angleterre, à la race historique par excellence, le plus beau monument d'histoire nationale qu'aucun peuple moderne ait encore reçu de ses pères ^

lement connus, tandis qu'il en fourmille dans son récit de la Vie de saint Cuthbert, qu'il ne tenait que des moines de Lindisfarne. C'est la remarque du sage et pieux Lingard. Ânglo-Saxon Church, t, II, 102, 103.

1. Tous ceux qui ont eu à manier les historiens du moyen âge et qui tiennent à ne pas perdre leur temps et leurs yeux savent quel est le prix inestimable d'une bonne édition, portative et commode. Ils nous sauront gré de leur indiquer, parmi les nombreuses éditions du Vénérable Bède, celle publiée à Oxford en 1846 par Robert Husset, bachelier en théologie et professeur d'histoire. Elle contient en un seul volume toute YHistoria ecclesiaslica gentis Anglorum, avec la vie des abbés de Wearmouth et de Yarrow, et la lettre de Bède à l'ar- chevêque Egbert. Elle contient toutes les variantes essentielles et les notes de la grande édition de Smith (1722) rectifiées et complétées avec une clarté et une sobriété exemplaires par l'éditeur. S'il avait joint à son volume la vie de saint Cuthbert par Bède, la lettre de l'autre abbé Cuthbert sur la mort du Vénérable, et une carte, cette excellente pu-ôlication ne laisserait rien à désirer.

La justice nous fait un devoir de nommer ici^ à côté de Bède, un

70 LE VÉNÉRABLE BEDE.

Cet historien des âmes [nous fait connaître la sienne: car qui ne reconnaît, à la façon dont un homme raconte les épreuves de la vertu et de la vérité ici-bas, ce qu'il saurait lui-même faire ou souffrir pour elles? Or cette âme, qui se trahit à travers ses récits, est assurément une âme sainte et une âme charmante. Ce n'est pas seulement dans les beaux récits de ces dévouements sans cesse re- naissants et de toutes ces merveilles dont l'homme régénéré par la foi devient capable, c'est dans la personne de Bède lui-même qu'il faut étudier un type accompli de cette humilité, de cette sérénité, de cette généreuse ferveur, qui lui ont fait dé- cerner par la chrétienté entière le surnom de Véné- rable.

Les vertus chrétiennes s'unissaient tout naturelle- ment chez lui à cette soif de la science, à cet amour impérieux deTétude, à cette ardeur vivifiante du tra- vail, à ce noble souci des choses divines et humaines, qui font de notre moine historien un personnage si intéressant dans Thistoire de l'esprit humain. Un

écrivain de notre temps, M. W. B. Maccabe, qui, dans son Histoire catholique d'Angleterre (London, 1847-49, 2 voL in-8), s'est attaché à reproduire fidèlement les récits de Bède et des autres historiens an- ciens, et, en traçant un tableau fidèle et détaillé des trois premiers siècles de l'hisloire d'Angleterre, a mérité la gratitude de ceux qui tiennent à connaître la vérité, sans pouvoir aborder directement aux sources.

LE VÉNÉRABLE BEDE, 71

écrivain estimé 'lui reproche d'avoir été plusRomain qu'Anglais, Je tiens ce reproche pour parfaitement mal fondé. On ne trouve chez lui aucune trace du moindre sacrifice imposé au patriotisme par l'ortho- doxie. Il a certainement préféré l'esprit romain à l'esprit celtique; mais ce ne sont pas ses prédilec- tions romaines, c'est son patriotisme anglo-saxon qui lui a dicté certains jugemenls inspirés par une partialité toute nationale contre les Bretons vaincus dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre temporel. Il a eu, comme tous les hommes, ses préférences, ses faiblesses, ses aveuglements, mais jamais il n'a sciemment déguisé, mutilé ou trahi la vérité ; il l'a servie et aimée de son mieux ; il a également servi et aimé la justice, et, comme l'a très-bien dit un intègre historien de nos jours', l'impartialité consiste être juste, non pas à être neutre.

Sa vie peut être regardée comme le miroir fidèle de la vie laborieuse et sainte qu'on menait dans ces vastes cloîtres qui ne cessaient do s'élever en Angle- terre sous la règle de saint Benoît, et qui furent, au vni' siècle non moins nombreux qu'au \u\ Elle s'écoula tout entière dans le cloître qui avait abrité son enfance. en 673% dans un des soixante-

1. Lappetiberg

2. Franz de Champagny, Correspondant, t. XII, p. 785.

3. Selon Mabillon et Lingard, et non en 674, comme l'ont voulu Pagi et Stephenson.

72 LE VÉNÉRABLE BËDE.

dix manoirs détachésdu domaine public (Folc-Land) que le roi Egfrid venait de conférer à l'abbé Benoît Biscop lors de son quatrième retour de Rome, le petit Bède, dont le nom signifiait en anglo-saxon laprière, fut confié dès l'âge de sept ans, par ses proches, à Benoît^ qui venait d'achever son monastère de Wear- mouth. Mais bientôt le saint et savant abbé se dé- chargea de l'éducation de son jeune élève en lecon- fiantàsoncoadjuteurCeolfridavecles vingt religieux, jeunes et vieux, qui allaient fonder à quelques lieues de là, près de l'embouchure de la Tyne, la colonie de Yarrow. A peine installés, une peste cruelle vint fondre sur la naissante colonie: elle enleva tous les moines qui savaient chanter au chœur, excepté le seul abbé et ce jeune Bède, encore tout enfant, qui était son élève chéri : tous deux continuèrent à célébrer de leur mieux, entre leurs larmes et leurs regrets, l'of- fice canonial Hout entier, avec une exactitude obsti- née, jusqu'à ce quedeux nouveaux confrères leur fus- sent arrivés. Qui ne serait ému à la pensée de ces deux représentants de la chrétienté northumbrienne du monachisme anglo-saxon, l'un déjà mûr et illustre, l'autre, obscur adolescent prédestiné àla gloire, chan- tant tout seuls les louanges du Dieu vivant dans leur cloître dépeuplé par la mort, et attendant l'ave-

1. Bède, t. VI, App., p. 421. Voir ce qui précède dans la note de la page 48 i du tome précédent.

LE VÉNÉRABLE BEDE. 73

nir avec une confiance aussi invincible que rési- gnée !

Lorsque Ceolfrid, à la mort de Benoît Biscop, fut appelé au gouvernement des deux monastères réuiiis, qui ne formèrent plus qu'une seule commu- nauté', le jeune Bède resta à Yarrow et n'en sortit plus. C'est qu'il reçut, à dix-neuf ans, le diaconat et, à trente ans, la pi-êtrise des mains de saint Jean, dit de Beverley, qui occupait alors le siège de Wilfrid , à Hexham. C'est qu'il passa tout le reste de sa \in[ exclusivement consacrée à l'étude, à la méditationf'ê l'Écriture sainte, sans autre distraction quelechai.t quotidien du chœur, sans autre plaisir, à ce qu'il dit

lui-même, que d'apprendre, d'enseigner et d'écrire\ Toutefois, lorsque Bède nous dit qu'il passa toute sa vie dans le même monastère, il n'en faudrait pas conclure qu'il se refusait ces voyages qui entraient alors, comme depuis, pour une part s'i considérable

dans laviedesprincipauxreligieux.Malgré la grande et prompte autorité qui s'attachait à la double fon- dation de Benoît Biscop; malgré le grand nombre des religieux qui y affluaient, il est difficilede s'imaginer que Bède pût y suivre, sans en sortir, les leçons de tous ceux qu'il cite à diverses reprises, comme ses maîtres. Mais soit à Yarrow, soit ailleurs, il reçut

1. Voir au tome IV, p. 481 et 488,

2. Bède, Hist. eccles., V, 24.

«OIXES c'occ, T.

74 LE TÉNÉMBLE BEDE.

des enseignements aussi précieux que divers. Parmi ceux qui l'initièrent à l'étude de la Bible, il signale un religieux formé par saint Ceadda, l'humble et fervent rival de Wilfrid, imbu par conséquent de ce qu'il y avait de plus pur et de plus irréprochable dans la tradition celtiqueS tandis que le grec lui était enseigné par des religieux de l'école que le Grec Théodore avait fondée dans sa métropole de Can- torbéry% et le chant ecclésiastique par ce chantre de Saint-Pierre du Vatican que le pape Yilalien avait envoyé en Angleterre avec Benoît Biscop".

Bientôt d'élève il passa maître, et au premier rang des maîtres. On voit par divers passages de ses li- vres que ses journées et ses nuits, après une part bien modique faite au sommeil, se partageaient en- tre les recherches et les études qu'il poursuivit jus- qu'à sa dernière heure, l'enseignement qu'il distri- buait auxsix cents moines desadoublecommunauté,

sans compter tous les religieux étrangers qu'il ad- mettait à ses leçons, et la composition des ouvrages qui l'ont immortalisé. On imagine difficilement une existence plus occupée. Sauf pendant sa dernière maladie, il n'eut jamais personne pourl'aider.« Je « suis », disait-il, «mon propre secrétaire; je dicte,

4. Hist. eccles., IV, 3.

2. Voir au tome IV, page 228.

3. Voir au tome lY, page 477.

LE VÉNÉRABLE BEDE. 75

a je rédige, je transcris tout moi-même. » Tout en reconnaissant les obstacles que rencontrait son tra- vail dans les assujettissements ou, comme il disait encore, dans la servitude delà règle, il ne s'y déroba jamais'; et longtemps après sa mort, on vantait en- core sa scrupuleuse exactitude à en remplir toutes les obligations, surtout celle du chant de l'office en commun \

La sévérité laborieuse de cette vie claustrale ne mettait du reste aucun obstacle à des relations aussi étendues qu'importantes avec le dehors. Ces relations eurent presque foutes pour cause ou pour occasion la composition de son grand ouvrage historique. Il fut excité à l'entreprendre par cet Albin que nous avons déjà signalé comme le principal disciple de l'archevêque Théodore et de l'abbé africain Adrien, et comme le premier Anglo-Saxon qui ait été appelé à gouverner le grand monastère de Saint-Augustin à Gantorbéry. Albin lui fournit des Mémoires sur tout ce qui s'était passé dans le Kent et les pays environ- nants, du temps des missionnaires envoyés par saint Grégoire'; ilenvoyamêmeunprêtredu diocèsevoisin de Londres jusqu'à Rome, pour y chercher dans les

1. Injuncti me operis labori supposai : in quo (ut innumera mo- nastic» servitutis retinacula prseteream) ipse mihi dictator, simul no- tarius et librarius existerem. Epistola adAccam, Opéra, I, 179.

2. Alcoini Opéra, I, p. 282.

3. Bède le qualifie de vir per omnia doctissimtis.

76 LE YÉNÉRABLE BEDE,

archives de l'Église romaine, avec la permission du pape alors régnant, Grégoire II, les épîtres de ses prédécesseurs et autres documents relatifs à la mis- sion anglaise* . De leur côté, tous les évêques d'Angle- terre concoururent à cette œuvre, en transmettant à l'auteur tout ce qu'ils pouvaient recueillir sur l'ori- gine de la foi dans leurs diocèses, et les principales actions dessaints personnages qui les avaient habités. Les abbéset les religieux des monastères les plus im- portants fournirent également leur contigent. Les détails donnés à ce sujet par Bède lui-même démon- trent une abondance de relations entre les principaux foyers de la vie religieuse, et, chez leurs habitants, une activité intellectuelle faite pour exciter autant de surprise que d'admiration, quand on songe à la difficulté des communications et aux guerres intes- tines qui ravageaient l'Angleterre.

En dehors de sa grande œuvre historique, sa cor- respondance nous fournit la preuve des nombreuses visites qu'il faisait et qu'il recevait à l'occasion de ses études et de ses écrits. Rien ne démontre, comme on l'a cru longtemps^ qu'il ait été à Rome, oùcom- mençaient à affluer de son temps tant de religieux et

1 Terscrutato sanctse Ecclesiae Romanse scrinio., .. Prolog, 2. D'après une lettre du pape Serge, donnée par Guillaume de Malmsbury, mais qui ne s'appliquait pas à notre Bède, selon l\îabillon (AcT. SS. 0. s. B., t. m, p. 509), et Lingard [Aiitlquities, t. Il, p. 410, 415).

LE VÉNÉRABLE BEDE. 77

de princes anglo-saxons. On sait seulement qu'il fut en relations habituelles avec le roi des Norlhumbriens, à qui il dédia son histoire d'Angleterre, et avec le roi de Kent, à qui il adressa une lettre sur la célé- bration de la Pâque. Parmi les évêques de son temps, son plus intime ami fut Acca, le compagnon et le successeur de Wilfrid à Hexham \ Ce prélat, savant et magnifique, prenait un intérêt passionné aux let- tres et aux arts. Aux grands travaux dont il avait orné l'église abbatiale construite par son maître à Hexham il ajouta une bibliothèque, très- vaste et très- noble, au jugement de Bède, et dont celui ci sut cer- tainement tirer bon parti. Ils étaient en communi- calion intime et constante. Bède dédia plusieurs de ses ouvrages en prose et en vers au successeur de Wilfrid. Acca, qui aimait, comme Bède, à citer les classiques païens etqui ne reculait pas plus que saint Grégoire le Grand devant les jeux de mois, insistait pour que son laborieux ami, dont il avait déjà obtenu un commentaire sur l'évangile de saint Marc, y ajou- tât un commentaire sur saint Luc'. La correspon- dance de ces deux moines anglo-saxons, sans faire tort à leur esprit, fait surtout honneur à leur cœur,

1. Voir au tome IV, p. 352 et 379.

2. Beatum Lucamluculentosermoneexpone..., t.I,p. cliii, éd. Giles. Voir d'eutres textes, ap. Raine, the Priortj of Hexham, p. xxxii, 33, 34.

78 LE VÉNÉRABLE BEDE,

et montre à quel point la prière et Tétude dévelop- paient dans les cloîtres northumbriens les sentiments affectueux et les tendresses de l'intimité. Bède y pro- digue les assurances de son amitié à celui qu'il ap- pelleleplus aiméetle plusdésiréde tous les évêques du monde Ml s'y montre dominé et inspiré, comme il le dit lui-même, par cette confiante et mutuelle tendresse, qui croit tout etespère tout du cœur qu'on aimeMMais on y découvre encore les purs et nobles motifsquileguidaientdanssesétudcs et ses commen- taires surFÉcriture sainte, qui ont tenu la plus grande place dans sa vie et qui onttant contribué à grandir son influence sur la chrétienté. etailleurs on voit quelle pieuse et patriotique sollicitude l'animait à combattre l'ignorance et la tiédeur des nouveaux ca- tholiques d'Angleterre, en leur facilitant surtout la lecture et l'intelligence de la Bible ^ Mettre à la portée de tous les explications les plus approuvées des endroits obscurs; rechercher avec un soin scru- puleux le sens mystique et l'utilité spirituelle des

1. Dilectissime ac desideratissime omnium qui in terris morantur antistitum. Et ailleurs : Bene vale semper, amantissime antistes, nostri memor in Domino.... Domino beatissimo et omnium desidera- tissimo Accse episcopo Beda humilis presbyter....

2. Non hsec certe alia quam indubitata mutui fiducia facit amoris, quse de amico pectore omnia duntaxat quîe fieri possunt, crédit, omnia sperat. P. 179, éd. Giles.

3. Nostrse, id est, Anglorum gentis, inerties consulendum ratus. Epist, ad Eusebiunij p. 193, éd. Giles.

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récits bibliques; approfondir et m plifier à la fois cette étude des textes sacrés, si chère et si nécessaire à la vraie piété; y puiser les leçons el surtout les con- solations qu'indique l'apôtre saint Paul, et dont on a tant besoin dans les cuisantes angoisses de cette som- bre vie et pendant les délais trop prolongés delà justice divine^; répondre ainsi à la préoccupation constante des grands religieux quifurentles apôtres de TAn- gleterre eldes autres nations anciennes: telle fut la tâche de notre Bède. Il s'y livra avec une ardeur qui ne se démentit jamais, avec une persévérance qui consumait ses nuits et ses jours, avec une modestie touchante et sincère, avec des précautions délicates contre le danger de passer pour plagiaire% avec un courage qui succombait quelquefois sous l'immen- sité de la tâche et la multitude des obstacles, mais pour se relever plus invincible que jamais, enfin avec une solidité et une sûreté de doctrine qui lui ont gardé jusqu'à nos jours une place parmi les in- terprètes les plus autorisés de la foi catholique ^

i. Voir surtout Epislola ad Accam de Templo Salomonis, p. 171, éd. Giles.

2. Sollicitus per omnia ne majorum dicta furari, et heec quasi mea proprià componere.... EpisL ad Accam, p. 180, 184.

3. Chacun peut se faire une id^e de son esprit et de son style en lisant au Bréviaire romain l'office de la Toussaint et des deux jours suivants, dont plusieurs leçons sont empruntées à ses homélies de Sanctis.

8) LE YÉNÉRABLE BEDE.

Un autre évêque avec lequel notre Bède eut des relations fréquentes fut Egbert, évêque d'York, frère du roi des Northumbriens, et disciple de Bède lui- même. Tantôt le prince évêque venait voir son an- cien maître à Yarrow; tantôt Bède allait passer quel- ques jours dans le monastère épiseopal d'York, il s'occupait de régler l'école qu'Egbert y avait éta- blie, et il retrouvait les souvenirs de Paulin, de Wilfrid et de toute cette histoire religieuse de la Northumbrie, qui sans lui serait demeurée à jamais inconnue. Tous deuxpassaient le temps de ces visites à étudier en commun. Un an avant sa mort, n'ayant pu se rendre à l'invitation de son ami, Bède luiadressa une très-longue lettre qui a été conservée, et qui est comme une sorte de traité sur le gouverne- ment spirituel et temporel de la Northumbrie \ Elle démontre tout d'abord la virile indépendance du ju- gement et du langage de Bède ; puis la grande au- torité dont ce simple religieux était investi aux yeux des pontifes et des princes de son pays. Elle jette en même temps uneviveet franche lumière sur les abus qui s'étaient déjà glissés dans l'Église anglo-saxonne et dans la propriété monastique.

Il commence par recommander à l'évêquel'étude etla méditation de l'Écriture sainte, surtout des épî-

1. Cette lettre est de 734 ou 735. Egbert était monté sur le siège de Wilfrid en 732.

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très de saint Paul à Tile etàTimolhée, et du Pasto- ral de saint Grégoire ; ensuite il exhorte à eviler les conversations oiseuses ou médisantes et la mauvaise compagnie : « car », ajoute-t-il, « il y a certains évê- ques qui, au lieu de s'entourer de gens religieux et continents, ne se font accompagner que de bouffons et d'ivrognes, plus occupés à remplir leur ventre qu'à nourrir et à sanctifier leur âme. »

Puis il continue: « Votre diocèse est trop grand pour que vous puissiez en visiter tous les hameaux et tous les recoins, chaque année. Il vous faut donc éta- blir, pour coadjuteurs dans chaque village, des prê- tre: pour y prêcher la parole de Dieu, y célébrer les saints mystères, et pour y baptiser. Avant tout, il faut que ces prêtres fassent apprendre par cœur à tous vos diocésains le symbole des apôtres et l'Oraison dominicale : ceux qui ne savent pas le latin doivent pouvoir réciter et chanter le Credo et te Pater dans leur langue; et je dis cela non-seulement pour les laïques, mais encore pour les clercs et les moines qui n'entendent pas le latin. C'est précisément à l'usage de ces prêtres ignorants que j'ai traduit en anglais le Symbole et le Pater. En excitant par cette prière fréquente et en commun le peuple de Dieu à com- prendre, aimer, espérer et rechercher les dons célestes, votre sollicitude paternelle obtiendra du Pasteur des pasteurs une récompense d'autant plus

5,

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belle qu'elle est rarement méritée par les évêques de notre nation. » Bède conjure son ami de ne rien négliger pour donner à la population laïque des pasteurs capables de lui enseigner la doctrine du salut, la haine des péchés odieux au Seigneur et la pratique des bonnes œuvres; puis d'insister sur la communion fréquente et même quotidienne^ con- formément à l'usagede l'Eglise en Italie, en Gaule, en Afrique, en Grèce et dans tout l'Orient. « Chez nous, » dit Bède, « grâce à l'incurie des pasteurs, les laïques les plus religieux n'osent communier qu'à Noël, à l'Epiphanie et à Pâques, tandis qu'il y a d'innombrables chrétiens, jeunes et vieux, d'une vie très-chaste, qui pourraient sans aucun scrupule s'approcher des saints mystères tous les dimanches et les jours de fêtes d'apôtres et de martyrs, comme vous l'avez vous-même vu dans la sainte Église apostolique de Rome^ »

Cela dit, il n'hésite pas à signaler au prélat un abus destiné à prendre dans toute l'Église des pro- portions lamentables : « Prenez bien garde aussi, cher évêque, au crime de ceux qui ne sont occupés qu'à retirer un lucre terrestre de leur ministère. On dit qu'il y a beaucoup de villages de notre Nor-

1. Ipsi etiam conjugati, si quis sibi mensuram continentise osten- dat et virtutem castitatis insiniiet, idem et licenter possint et libenter facere velint.

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thumbrie, situés dans des montagnes ou des forêts inaccessibles,où Ton n'a jamais vu paraître un évêque pour baptiser, pour enseigner la foi et la distinction entre le bien et le mal, mais personne n'est exempté de payer à Téveque des redevances. Ainsi donc certains évêques, loind'évangéliser leur trou- peau gratuitement, comme le veut Noire-Seigneur, reçoivent, sans prêcher, l'argent qu'il leur a défendu de prendre même en prêchante »

Bède pensait qu'avec le concours du bon et pieux roi Ceolwulf il serait très -facile à l'évêque d'York, son parent et son ami, de porter remède à ces mi- sères, en revenant au plan de saint Grégoire le Grand, en rétablissant la métropole d'York, en sub- divisant ce diocèse encore beaucoup trop étendu, malgré les distractions qui avaient été imposées à Wilfrid, et en lui donnant douze suffragants. Avec son esprit pratique et logique, notre historien in- dique sur-le-champ les moyens d'arriver à ce ré-

1. Attende quid gravissimi sceleris.... autistes dilectissime.... Audi- vimus et fama est, quia multae villae ac viculi nostrse gentis in mon- tibus sint inaccessis ac saltibus dumosis positi, ubi nunquam multis transeuntibus annis sit visus antistes.... quorum tamen nec unus quidem attributis antistiti reddendis esse possit immunis.... sicque lit ut episcoporum quidam non solum gratis non evangelizent.... Lingard (Anglo-Saxon Church, 1. 1, p. 183) croit voir dans ce passage la première mention de la dîme, dont il n'est question nulle part ailleurs dans les œuvres de Bède et qui ne paraît pas avoir été régu- lièrement établie en Angleterre avant la fin du huitième siècle.

84 LE VÉNÉRABLE BEDE.

sultat, sans craindre de blesser les intérêts et de met- tre à nu les inflrmilés de son ordre. « Je sais bien », dit-il, « que, par l'incurie des anciens rois et leurs libéralités insensées, il n'est plus facile de trouver des domaines vacants pour doter de nouveaux évê- chés. C'est pourquoi je pense qu'après en avoir déli- béré dans le grand conseil, et de l'avis conforme du pontife et du roi, il faudrait prendre quelque mo- nastère déjà existant pour l'ériger en évêché. Etpour que l'abbé et les moines ne soient pas tentés de s'y opposer, il faut leur permettre d'élire parmi eux- mêmes le futur évêque, qui gouvernera en même temps le monastère et le nouveau diocèse, ou de le choisir selon les canons, au dehors, s'il ne se trouve personne de convenable dans la communauté. Il sera d'autant plus facile d'augmenter, s'il y a lieu, Il dotation des nouveaux diocèses, qu'il se trouve, comme nous le savons tous, des lieux innombrables qui portent le nom de monastères, sans qu'il y ait la moindre observance monastique. Ce serait substi- tuer la chasteté à l'incontinence, la tempérance à la gourmandise, et la piété à la vanité, que d'attri- buer de pareils endroits, par l'autorité des assem- blées publiques, à la dotation d'un nouvel évêché. Oui, il y a de vastes et nombreux établissements qui ne servent de rien, ni à Dieu ni aux hommes. Aucune règle monastique n'y est observée; aucun

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profit n'en revient aux comtes et aux chevaliers chargés de défendre notre nation contre les barba- res. Celui donc qui constituera de nouveaux évêchés ne sera ni un usurpateur ni un prévaricateur; il fera une œuvre de salut et un acte de vertu. » Bède va au-devant de Tobjection tirée de la sanc- tion donnée par les rois et les assemblées nationales aux donations qui avaient servi à doter les pseudo- monastères. c( Serait-ce donc un péché que de cor- riger les décisions injustes des anciens chefs par la révision de chefs mieux éclairés, et d'abroger les formules mensongères de certains scribes par Tautorité des prêtres et des sages, à l'instar des bons rois de Juda dont parle TÉcriture, qui ré- paraient le mal commis par leurs prédécesseurs impies ? Queleur exemple vous encourage, de concert avec notre religieux roi, à détruire ce qui a été fait et décrété d'injuste et d'irréligieux par les chefs an- térieurs de noire nation. Vous pourvoirez ainsi à la fois aux besoins spirituels et temporels de notrepays. Autrement nous verrons en même temps disparaître l'amour et la crainte de Celui qui lit dans les cœurs, et diminuer le nombre des guerriers qui sont chargés de défendre nos frontières contre les incursions des barbares; car, vous le savez mieux que moi, il y a tant de domaines occupés par de faux moines qu'il ne reste plus rien à donner aux fils des nobles

se LE VÉiNÉRABLE BEDE,

et des anciens guerriers ; ce qui les réduit soit à traverser la mer, en abandonnant la patrie qu'ils auraient défendre les armes à la main, soit à consumer leur virilité dans la débauche et l'oisiveté, faute d'établissement convenable pour y fonder une famille. »

A ces considérations d'intérêt politique et général qui jettent tant de jour sur la constitution militaire et territoriale des pays anglo-saxons, Bède en ajoute d'autres qui révèlent des abus non moins pernicieux dans l'ordre spirituel.

c< Il se commet », dit-il, « un crime plus grave en- core quand de simples laïques, qui n'ont ni l'expé- rience niFamour de la vie régulière, donnent aux rois de l'argent pour prix de certaines terres, sous pré- texte d'y construire des monastères, et puis se font at- tribuer un droit héréditaire sur ces terres, par des édits royaux qu'ils font ensuite confirmer par la si- gnature des évêques,des abbés et des grands du siè- cle. Dans les champs et les villages qu'ils ont ainsi usurpés, ils viventau gré de leur licence, exempts de tout service divin ou humain ; y commandant quel- quefois, eux laïques, à des moines, ou plutôt y ras- semblant, en guise de moines, ceux qui sont chassés des vrais monastères pour leur désobéissance, ceux qu'ils en peuvent débaucher, ceux qu'ils trouvent vaguant par le pays ; ou encore prenant quelques-

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uns de leurs vassaux, qu'ils font tondre et par qui ils se font promettre une sorte d'obéissance monas- tique. Quel spectacle monstrueux que celui de ces prétendues cellules, remplies de gens avec femmes et enfants, sortant du lit conjugal pour gérer l'intérieur du monastère ! 11 y en a qui ont l'effronterie de se procurer pour leurs femmes de semblables monastères, ces séculières se per- mettent sottement de gouverner les servantes du Christ \ N'est-ce pas le cas de dire, avec notre pro- verbe, que quand les guêpes font des ruches, c'est pour y mettre du poison au lieu de miel? »

Il continue à exposer les conséquences désas- treuses de ces abus qui ne dataient d'ailleurs que d'une trentaine d'années. Mais depuis la mort du roi Aldfrid et la fin du pontificat de Wilfrid, il n'y avait guère de grand seigneur ou d'Ealdorman qui n'eût voulu profiter de sa charge afin d'acquérir pour lui, et même pour sa femme, de semblables monastères, et peu à peu les officiers et les domes- tiques des rois avaient agi de même. Ils préten- daient tous être à la fois abbés et gouverneurs de provinces, ou officiers du roi, se faisant donner une

1. Modo conjugis ac liberorum procurandorum curam gerunt, modo exurgenles de cubilibus quid intra septa monasteriorum geri debeat.... pertractant.... Quae pari stultitia cum sintlaic^,famularum S3 Christi permiltunt esse rectrices.

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sorte de tonsure, pour s'ériger de leur propre auto- rité, eux simples laïques, non-seulement en moines, mais en abbés. «Tousces scandales », dilnotre Vé- nérable, c( auraient pu être évités ou réprimés, si les évêques eux-mêmes n'en avaient été les principaux fauteurs et complices, en confirmant par leurs signatures les concessions et les acquisitions de mo- nastères, et en se faisant payer à prix d'argent cette lâche complaisance par les faux abbés Je vous en conjure par le Seigneur, très-cher évêque, pré- servez votre troupeau de l'irruption de ces loups malhonnêtes. Rappelez-vous que, si vous êtes un vrai pasteur et non un mercenaire, votre devoir est d'examiner scrupuleusement tout ce qu'il se fait de bon ou de mauvais dans chaque monastère de voire diocèse, afin qu'il y ait partout des abbés et des abbesses initiés et soumis aux saintes règles, dignes de présider à la famille des serviteurs et des servantes du Christ, et non à une foule insolente, indisciplinée et dédaigneuse de toute règle spi- rituelle. Il faut leur apprendre résolument que les rois et les grands, à moins qu'il ne s'agisse de quelque crime contre les princes eux-mêmes, n'ont rien à voir dans les monastères, lesquels demeu- rent soumis à la seule autorité des prélats. Votre devoir encore est d'empêcher que le diable n'u- surpe ces lieux consacrés à Dieu, et n'y substitue

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la discorde à la paix, l'ivrognerie à l'abstinence, la débauche et le^ meurtre à la chasteté et à la charité.... Je sais bien que mes exhortations ren- contreront beaucoup de contradicteurs, parmi ceux surtout qui sont auteurs ou complices des excès que je réprouve. Mais vous saurez user de la vi- gueur apostolique contre ces misérables succes- seurs d'Ananie et de Sapphira, qui ont été retran- chés par la mort subite de la société des premiers moines, non pas même pour avoir voulu usurper le bien d'autrui, mais seulement pour avoir mal- honnêtement retenu le leur. En qualifiant d'ido- lâtrie l'avarice et la cijpidité, l'apôtre saint Paul a manifestement justifié ceux qui refuseront leur signature, quand même un roi l'exigerait, à ces honteux marchés, et ceux mêmes qui effaceront et ratureront toutes ces écritures funestes. Ne vous laissez donc jamais arrêter par ceux qui, pour protéger l'œuvre de leur concupiscence, vous présenteront des chartes et des diplômes revêtus de la signature des grands et des nobles. Ré- pondez-leur par les paroles de Notre-Seigneur : Tout ce que mon Père qui est dans le ciel n'a point ^planté sera déraciné.... Enfin ne laissez pas s'endormir dans une vaine confiance en leur salut ceux qui ne songent jamais à lulter contre la vo- lupté du corps ou de l'esprit, même dans les moin-

ÔO LE VÉNÉRABLE BEDE.

(ires choses; dissipez rillusion insensée de ceux qui croient que d'autres les rachèteront après leur mort par la célébration des saints mystères dont ils se se- ront rendus indignes par leur vie, ou qu'ils se fe- ront absoudre de leurs crimes par quelques au- mônes jetées aux pauvres du milieu de leurs passions et de leurs délices quotidiennes. 11 faut que la main qui donne à Dieu soit, comme la conscience elle- même, pure de tout crime et de toute souillure. Voilà ce que j'avais à dire contre le venin de l'a- varice. Je n'en finirais pas, s'il me fallait parler aussi longuement des autres vices, dont Dieu vous donne la grâce, mon très-cher évêque, de délivrer votre troupeau. »

Toute cette admirable lettre n'est autre chose que la protestation indignée d'un vrai moine contre les faux moines qui commençaient déjà à infecter la vie claustrale, et contre les évêques cupides ou lâches qui sanctionnaient ou toléraient ces indignes abus. Si partout et toujours l'exem- ple du vénérable Bède eût trouvé des imitateurs; s'il s'était élevé du sein de l'Église, surtout dans les siècles plus récents, des voix intrépides et pures comme la sienne, pour dénoncer les envahisse- ments de la corruption, de l'hypocrisie et de la cupidité séculière, on peut croire que jamais la main homicide du vandalisme protestant ou ré-

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volutionnaire n'eût réussi à faucher, sur toule la surface du monde chrétien, les glorieuses fonda- tions de la munificence et de la piété de nos pères. Ce qu'il faut constater avec bonheur, c'est que la rudefranchiseet la noble indépendance deBède ne lui suscitèrent aucun embarras et ne portèrent aucune atteinte à la grande et juste renommée dont il jouis- sait dans toule l'Angleterre, qui se répandit prompte- ment dans toute l'Europe et qui ne fit que grandir après sa mort, à tel point que le concile d'Aix-la- Chapelle, tenu cent ans plus tard, n'hésitait point à le qualifier de docteur Admirable^.

Cette vie si douce et si glorieuse ne fut pas toute- fois sans nuage. Comme tous les hommes supérieurs il excita l'animadversion de quelques esprits étroits et violents. On alla même jusqu'à le traiter d'héré- tique parce que dans sa Chronologie il avait com- battu l'opinion, alors répandue, que le monde ne devait durer que six mille ans, et parce que, dans sa division des six âges du monde, il avait paru s'é- loigner de la date ordinairement assignée à l'Incar- nation. Cette accusation d'hérésie fit tant de bruit qu'il en était question jusque chez les paysans, qui en riaient dans leurs chansons à boire, ce qui mon-

1. Quid venerabilis et modernis temporibus doctor Admirabilis, Beda presbyler sentiat, videaraus. Concil. Aquisgran. II, prœf. I. III, ann. 836, éd. Coletti, IX, 875.

92 LE VÉNÉRABLE BEDE .

tre du moins que, si les grands personnages étaient alors, comme toujours, exposés à la calomnie, les masses populaires de ce temps-là prenaient un in- térêt singulier à leur bonne renommée. Bède, qui s'honorait d'avoir toujours mis un soin scrupuleux à se maintenir dans la limite de la plus stricte orthodoxie, fut à la fois indigné et affligé de cette im- putation : il en pâlit de surprise et d'horreur, à ce qu'il dit dans une lettre apologétique à un moine de ses amis; lettre vive et fière, qu'il charge son cor- respondant d'aller lire à Wilfiid, évêque d'York, qui lui semblait avoir donné quelque encouragement à cette calomnie en permettant qu'elle fût émise à table devant \m\

S'il eut quelques ennemis, il eut encore bien plus d'amis.Parmieuxon aime à reconnaître au premier rang les moines de Lindisfarne. Leur union avec Bède maintient et constate le lien qui, malgré cer- taines différences d'origine et d'opinion, rattache le berceau insulaire de la foi chrétienne en Nor- thumbrie à la dernière des grandes fondations et

1. Hsec tristimox admistione confudit, addendo videlicet, quodme audires a lascivientibus rusticis inter hsereticos per pocula decan- tari.... Exhorrui, fateor, et pallens percunctabar, ciijus hœreseos ar- guerer.... Epist. ad Plegwinum monachum, t. I, p. 144-154. Ce Wilfrid n'est pas le grand saint Wilfrid, mais Wilfrid H, qui fut évêque d'York de 717 à 732, après saint Jean de Beverley et avant Egbert.

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au dernier des grands religieux qui illustrèrent cette plage glorieuse. Bède demanda que son nom fût inscrit sur le rôle des religieux du monaslère fondé par saint Aïdan. Il désirait surtout cette fa- veur, afin que son âme, après sa mort, pût avoir part aux messes et aux prières de cette nombreuse communauté, comme s'il avait été un des leurs*. Cette pieuse anxiété pour assurer à son âme le secours de la prière après sa mort se retrouve à chaque instant dans les lettres du Vénérable. Elle achève d'imprimer le cachet de l'humble et vrai chrétien à ce grand savant, dont la vie fut si bien remplie, et dont les derniers jours nous ont été ré- vélés jusque dans les moindres détails par un té- moin oculaire. Bien que ces pages aient été souvent reproduites % on ne se lasse pas de les relire, et il fa ut bien leurdonner place ici, parce qu'aucun monu- ment historique ne fait mieux renaître à nos yeux la vie à la fois spirituelle et littéraire des cloîtres anglo-saxons. « Vous désirez », écrit l'un des reli- gieux de Yarrow à son condisciple absent, « et vous

1. Prœfalio ad Vit. S. Cuthherli.

2. En dernier lieu par Ozanam, qui a tracé de la vie de Bède et de toute l'Église anglo-saxonne du huitième siècle un tableau auquel il ne manque rien. L'auteur du récit s'appelait Cuthbert : il était dis- ciple de Bède, et il écrivait de Yarrow à un de ses condisciples, nommé Cuthwine, qui se trouvait dans un monastère éloigné, probablement du rite celtique, d'après un passage signalé par Lingard, Anglo-Saxon Church, t. II, p. 197.

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attendez de moi que je vous dise comment Bède, notre père el notre maître, le bien-aimé de Dieu, est sorti de ce monde.... Deux semaines environ avant Pâques (17 avril 735), il fut pris d'une extrême faiblesse par suite de la difficulté de respirer, mais sans grande douleur. Il vécut ainsi jusqu'à FAscension (26 mai), toujours joyeux et gai, ren- dant grâces à Dieu jour et nuit, et même à toute heure de la nuit et du jour. Tous les jours il nous donnait ses leçons et employait le reste de sa journée à chanter des psaumes; et toutes les nuits, après un sommeil très-court, il les passait sans fermer les yeux, mais dans la joie et les actions de grâces. Dès son réveil, il se remettait à prier et à remercier Dieu, les bras en croix. 0 homme vrai- ment heureux ! Il chantait tantôt des texles de saint Paul et autres de l'Écriture sainte, et tantôt des vers dans notre propre langue, car il était fort savant en fait de poésie anglaise. » Ici le narrateur s'inter- rompt pour citer dix vers anglo-saxons, recueillis sur les lèvres du moribond, dans ce rhythme bref, sec et saccadé, qui caractérise les vers -du pâtre Ceadmon, que Bède nous a fait connaître. « Avant c< son départ forcé, » y est-il dit, « personne n'est plus « sage qu'il ne faut ; personne ne sait assez combien « il faut chercher, avant de sortir d'ici, quel^era le c< jugement de l'âme pour le bien et le mal, après le

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c< jour de sa mort^ » c< Ilchantait aussi, » continue le témoin deses jours, « ilchantait lesan tiennes selon sa liturgie et la nôtre, entre autres celle-ci : « 0 roi « de gloire, qui aujourd'hui êtes monté en triomphe « jusqu'au-dessus des cieux, ne nous abandonnez pas « comme des orphelins, mais envoyez l'Esprit de vé- « rite promis à nos pères. » A ces mots : comme de^ orphelins y il fondit en larmes. Une heure après il répéta la même antienne et nous mêlions nos larmes aux siennes. Tantôt nous pleurions et tantôt nous lisions, mais nous ne lisions jamais sans pleu- rer. Les quarante jours de Pâques à l'Ascension s'écoulèrent ainsi : il était toujours au comble de la joie, et remerciant Dieu de sa maladie \ Il disait avec saint Paul : Le Seigneur flagelle le fils qu'il va recevoir'^ ; et avec saint Ambroise : Je n'ai pas vécu de manière à rougir de vivre avec vous^ mais je ne crains pas non plus de mourir ^ parce que nous avons un bon Maître \

1. Ces vers, que Mabillon a omis dans la reproduction du texte de Cuthbert, d'après Siméon de Durham, se trouvent dans un manuscrit de Saint-Gall, pre>que contemporain de Bède, et nul ne doute de leur authenticité. Cf. Lingard, p. 409.

2. Prorupit inlacrymas.... luximus cum illo.... altéra vice legimus. altéra ploravimus. Immo semper cum fletu legimus ut tali Isetitia dies usque ad diem deduximus, et ille multum gaudebat.

3. Hebr.f xii, 6.

4. S. Paulinus, in VU. S, Ambrosii.

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« Pendant tous ces jours, et en sus des leçons qu'il nous donnait et des psaumes qu'il chantait avec nous, il entreprit deux ouvrages : une traduction de rÉvangile selon saint Jean dans notre langue anglaise, pour l'utilité de l'Eglise de Dieu, et quel- ques extraits d'Isidore, évêque de Séville : <( Car », disail-il, « je ne veux pas que mes enfants lisent « des mensonges, ni qu'après ma mort ils se livrent « à des travaux stériles. » Le mardi avant TAscen- sion, il se trouva beaucoup plus mal, sa respiration devint difficile et ses pieds enflèrent. Il continua néanmoins de dicter gaiement, et quelquefois il ajoutait: «Hâtez-vous d'apprendre, car je ne sais « combien de temps je resterai avec vous, ni si mon c( Créateur ne m'appellera pas bientôt. » La veille delà fête, aux premières lueurs du matin , il ordonna qu'on se hâtât d'achever ce qu'on avait commencé, et nous travaillâmes jusqu'à l'heure de tierce. Alors nous allâmes à la procession avec les reliques des saints, comme la solennité l'exigeait. Mais un d'entre nous resta auprès de lui et lui dit : « 11 « manque encore un chapitre, maître bien-aimé; c( serait-ce une fatigue que de vous faire parler c( davantage? » Bède répondit : « Je le puis encore ; « prends ta plume, taille-la et écrispromptement. » Et l'autre obéit. A l'heure de none, il envoya cher- cher les prêtres du monastère et leur distribua de

LE VÉNÉRABLE BEDE. 97

Tencens, des épices, des linges fins, qu'il gardait comme des objets de prix dans sa cassette; puis leur fît ses adieux, suppliant chacun d'eux de dire des messes pour lui. Il passa ainsi son dernier jour jus- qu'au soir. Et le disciple dont j'ai parlé lui dit encore : « Cher maître aimé, il reste un verset qui c( n'est point écrit. Ecris-le donc promptement», répondit-il. Etlejeune homme, ayantfinien quelques minutes, s'écria : «Maintenant c'est fini. » El lui: «Tu c( dis vrai, c'est fini. Prends ma tête dans tes mains et c< tourne-moi; car j'ai beaucoup de consolation à c( me tourner vers le lieu saint j'ai tant prié ! » Et, ainsi couché sur le pavé de sa cellule, il se mit à chanter une dernière fois : « Gloire au c( Père, au Fils et au Saint-Esprit », et rendit l'âme après avoir prononcé le dernier des noms divins \ » Le sanctuaire monastique vers lequel se tournait le regard mourant de Bède subsiste encore en partie, s'il faut en croire des archéologues fort autorisés. Son souvenir y a survécu aux vicissitudes

1. Nolo ut discipuli mei mendacium legant.... Totum illum diem hilariter dictabat.... Diserte cum festinatione.... Adhuc, magister di- leclissime, capitulum unum deest; videturne tibi difficile plus te iiiLer- rogari? —Facile est; accipe tuum calamum et tempera, et festinanter scribe.... Curre velociter et presbytères adduc ad me.... Accipe caput meum in manus tuas, quia multum me delectat sedere ex adverse loco sancto meo, in quo orare solebam.... In pavimento casulse suse decantans.

HOINES d'oCC. t. a

98 LE VENERABLE BEDE.

du temps. On y montre encore un vieux siège en bois de chêne qu'on prétend lui avoir servi. C'est la seule relique qui subsiste de ce grand saint. Car il fut saint au même titre et au même rang que les plus illustres du calendrier anglo-saxon. Le titre de Vénérable, qui ne lui fut attribué qu'au neuvième siècle, par une sorte de consentement universel, n'impliquait nullement alors, comme aujourd'hui, un degré inférieur à celui de saint ou de bienheureux, dans la hiérarchie céleste. Comme tous les autres saints de celte époque, sans exception , il fut canonisé par la vénération populaire, tacitement approuvée par l'Église. Divers miracles établirent ou confirmèrent la renommée de sa sainteté; des autels furent consacrés à sa mémoire; de nombreux pèlerins vinrent à Yarrow visiter sa tombe; ses reliques, dérobées au onzième siècle, comme il arriva tant de fois, par un prêtre qu'en- flammait une dévotion trop ardente, furent trans- portées à Durham, pour être réunies à celles de saint Cuthbert. Elles furent l'objet du culte des fidèles jusqu'à la profanation générale, sous Henri YIII, lequel fit démolir sa châsse et jeter ses ossements sur le fumier, avec ceux de tous les autres saints apôtres et martyrs de la Northumbri'e^

1. S'il faut en croire un juge compétent, M. Jewitt (Gentleman's

LE VÉNÉRABLE BEDE. 99

Il faut toutefois convenir que sa place dans le culte des fidèles n'est pas demeurée à la hauteur de la gloire qui s'est attachée à son nom et de la grande renommée qui, de son pays natal, se ré- pandit promptement sur toute la chrétientés Cette renommée rejaillit sur tout l'institut monastique. Bède apparut au monde catholique comme le mo- dèle de la vertu et de la science, dont les cloîtres devaient faire le patrimoine de la sociélé chrétienne. En lui se personnifiait ce grand monachisme romain dont il avait vu et raconté le triomphe sur les in- fluences celtiques. L'épée de sa parole, disait son

Magazine, décembre 1864), le chœur de la petite église actuelle de Yarrow remonte à l'église même construite par Benoit Biscop et ha- bitée, on peut le dire, par le Vénérable Bède. C'est la portion qui fut retrouvée, mais sans toit, par les trois moines qui vinrent en visiter les débris en 1075, selon le récit de Siméon de Durham. Le savant ar- chéologue croit reconnaître, dans l'appareil et dans les baies primiti- ves de ce cliœur, les caractères de l'architecture saxonne. Nous avouons qu'il nous est dilflcile d'admettre que cette construction, fort basse et fort chélive, représente une portion quelconque de l'édifice con- struit et orné avec tant de magnificence par le fondateur de Yarrow, et décrit avec tant d'enthousiasme par le plus illustre de ses hôtes'. Quant à la tour, qui est d'une assez belle architecture normande ou romane, elle peut fort bien dater de la restauration partielle de 1075. Une inscription, évidemment plus moderne que sa date, remémore k dédicace de l'église, le 24 avril 681, en la quinzième année du roi Egfrid et Ceolfridi abbatis ejusdem ecclesiœ Deo auctore condUoris anno IV. '

i. Anglia te célébrât : te tofus personat orbis.

Epitaphe ancienne citée par Leland : Collcctanea, t. III, 1. iv, c. 23,

IGO LE VÉNÉRABLE BEDE.

épitaphe, était la sauvegarde des forteresses qu'oc- cupaient ses confrères religieux * .

Mais ce fut surtout la nation anglaise, la dernière venue parmi les nationscatholiques, qui eut à s'enor- gueillir du grand homme qu'elle avait donné à la chrétienté. Tous les peuples del'Heptnrchie revendi- quèrent une gloire qui ne pouvai t plus être l'apanage exclusif des Northumbriens, et les missionnaires an- glo-saxons, répandus en Germanie, rivalisèrent avec les religieux restés dans leur île natalepar la fidé- lité de leur culte pour cette noble mémoire^.

Tous les peuples de l'Europe catholique envièrent à l'Angleterre un si grand docteur, le premierparmi les rejetons des races barbares qui eût conquis une

4, Glirystallus patriae, gregis astrum, lumen avorum,

Laus juris, bajulus legis, honorque jacet.

Beda datus sacris, gravitate senex, puer annis, Devotae mentis œthera thure replet....

Ense pio verbi confratrum castra tuetur, Ne Ghiisti miles, hoste ruente, ruât.

Epitaphe citée par Mabillon, d'après un manuscrit appartenant à de Thou.

Beda, Dei famuliis, monachorum nobile sidus, Finibus e terras profuit Ecclesiœ.

Autre épitaphe citée par Arnold Wion.

2. Et rectum quidem mihi videtur ut tota gens Anglorum in omnibus provinciis, ubicum que reperti sunt, gratias Deo référant, quia tam mi- rabilera virum illis in sua ratione donavit. S. Bonifach et Lulli Epist., éd. Jaffé, 134. Voir la lettre écrite par un abbé de Wearmouth à Lui, archevêque de Mayence, pour le remercier d'avoir envoyé d'Alle- magne une étoffe de soie destinée à envelopper les reliques de Bède.

LE VÉNÉRABLE BEDE. 101

place parmi les docteurs de l'Église. Ses illustres successeurs, Boniface et Alcuin, vantèrent à l'envi ses mérites et ses services, dans Tintérêt des âmes et afin de Tériger en modèle ineffaçable des géné- rations futures*. Alcuin insiste surtout dans ce sens, avec une précision de détails qui nous montre une fois déplus à quel point les penchants, les mœurs des conquérants saxons de l'Angleterre se reflètent dans les goûts modernes des Anglais. « Souvenez- vous, » écrivait-il aux moines de cette communauté de Yarrow que Bède avait auparavant illustrée, «r souvenez-vous de la noblesse de vos pères et ne soyez pas les indignes fils de si grands ancêtres ; contemplez la quantité devos livres, la beauté de vos églises et de vos édifices réguliers. Que vos jeunes gens apprennent à persévérer dans les louanges de Dieu et non à débusquer les renards de leurs ter- riers, ou à s'éreinter en courant apr^s les lièvres. Quelle folie de quitter la trace du Christ pour suivre la pisle d'un renard! Voyez le plus noble docteur de notre siècle, Bède; voyez quel zole il a montré pour la science, dès sa jeunesse, et voyez la gloire dont il jouit aujourd'hui parmi les hommes, bien moins grande encore et moins éclatante que sa récompense

1. Rogamus ut aliqua de opusculis sagacissimi investigatoris Scri- plurarum Bedam [sic) monachi, quem nuper in Domo Dei apud vos, \ice candelse ecclesiasticse, scientia Scripturarum fulsisse audivimus, conscripta nobis transmitleredignemini. Bonifacii ejmt. 6i, éd. Jaffé.

6.

102 LE VÉNÉRABLE BEDE,

devant Dieu. Stimulez donc par son exemple les esprits de vos dormeurs; étudiez ses ouvrages, et vous y puiserez pour vous-mêmes et pour autrui les secrets de la beauté éternelle*. »

Cette gloire de Bède dut pendant longtemps un lustre spécial et croissant, non-seulement à ce qu'il fut le premier et le plus célèbre des Anglo-Saxons, mais à ce que, lui disparu, tout, chez eux, sembla retomber dans l'obscurité ^ et ce n'est pas sans raison que, sous ce rapport, on a pu le comparer à Homère, surgissant comme un météore étin- eelant au milieu de la nuit qui précède et qui suit son apparition sur l'horizon de l'histoire hellénique.

La nuit noire de l'idolâtrie qui couvrait la Nort- humbrie avant les saints prédécesseurs et contem- porains de Bède a été remplacée par la nuit noire de l'industrie. L'exploitation de la houille a trans- formé la face de cette contrée. Le jour y est liité-

1. Assuescant pueri laudibus astare superni Régis, non yulpium fodere cavernas, non leporum fugaces sequi cursus. Quam impium est Christi amittere obsequia et vulpium sequi vestigia I Discant pueri Scripturas sacras.... Recogitate nobilissimum hujus temporis magis- trum Bedam presbyterum.... qualem nunc habet inter homines lau- dem.... Alcusi epht. 13, éd. Froben, t. I, p. 22.

2. Certaines clironiqucs contemporaines ne trouvent rien à signa- fer dans Phistoire d'Angleterre, au septième et au huitième siècle, SI ce n'est l'existence de Bède : « Beda presbyter et monachus claret m Angha. d Chron. Holland. vetustiss., ad an. 696, cité par Mackin- tosh, t. I, p. 83.

;le vénérable bède. 103

ralement obscurci par les épais tourbillons et les lourds nuages de fumée que vomissent sans inter- valle les usines et les ateliers alimentés par l'iné- puisable richesse minérale du pays. Newcaslle, North et South-Shields, Sundefland, Slockton, Darlingfon, Hull, tous ces foyers de la manipulation et de l'exporlation houillère ont remplacé, dans l'attention et l'estime des hommes, les vieux ber- ceaux monastiques de la foi et de la civilisation chrétienne, Lindisfarne et Yarrow, Tynningham et Coldingham, Tynemouth et Wearmouth, Hartlepool et Whilby. Mais quel contraste, en ne s'arrêtant même qu'à la surface, entre Taspect d'autrefois et celui d'aujourd'hui ! Celte houille si recherchée a recouvert ce beau pays d'un voile de deuil. La verdure des bois et des champs en est décolorée, la limpidité des eaux souillée, la pureté de l'air qu'on respire infectée, la clarté du soleil inter- ceptée. Tout porte à croire que ce n'est encore que le symbole matériel des ténèbres intérieures et morales se débat l'immense et formidable population qui grouille dans ces cratères du com- merce britannique. La densité effrayante de ces masses inconnues et impénétrables recèle des abîmes d'ignorance, de vice, de misère et de colère. Le paganisme est revenu. Malgré de généreux efforts, des remèdes partiels et d'honorables exceptions;

J04 LE VÉNÉRABLE BEDE.

malgré Tobservation encore prescrite et respectée du repos dominical, Tamour du lucre a créé des armées d'esclaves du travail, outils sans âmes, maisdéjà avi- des à bon droit d'un sort meilleur, d'une condition plus douce que celle dont la durée et l'aggravation doivent faire trembler tout cœur chrétien et patriote.

La lumière de la foi et de la loi morale leur manque encore plus que celle du jour. Enlerrés tout vivants dans les mines et les usines, sans pon- tifes, sans guides spirituels, en proie à tous les désordres, à tous les excès, à tous les oublis qui peuvent accompagner le travail en commun, pres- que tous étrangers à la pensée de Dieu, à l'espérance delà vie future, aux habitudes de la pudeur \ vic- times et instruments du culte de Mammon, ils sont comme une menace perpétuelle à l'adresse de l'égoïsme aveugle et routinier des matérialistes de notre âge.

Nul n'admire plus que moi les prodiges de l'in- telligence et de l'activité humaine, réalisés parle libre génie de la race anglaise; nul ne rend un plus sincère hommage à ses instincts naturellement et invinciblement religieux. Mais comment ne pas s'effrayer de voir, dans cette région naguère si

féconde en sanctuaires de la prière, de la vertu,

*

1. Voir au tome IV, page 472, note 1, ce que nous avons dit des faits révélés par Tenquête parlementaire sur rindustrie houillère.

LE VÉNÉRABLE BEDE. 105

de la vie morale et intellectuelle, l'indifférence religieuse et la soif inassouvie des richesses rem- placer presque partout la tendre et vigilante sol- licitude de l'Église pour les âmes? Comment ne pas s'alarmer de l'abandon, du néant spirituel vivent tant de milliers de nos semblables? Comment ne pas regretter ces jours la docile ferveur du peuple répondait si bien au zèle, à la science, au désintéressement du clergé; où, comme les phares que l'on voit aujourd'hui sur le haut des promon- toires, à l'embouchure des rivières, au bord des écueils et tout le long de cette cote si dangereuse et si fréquentée, offrir au navigateur leur lumière tutélaire, on voyait sur cette plage alors déserte, ignorée, à peine peuplée de quelques sauvages, s'embraser d'année en année des foyers étincelants de vie intellectuelle et morale, laborieuse et pure, féconde et sobre, à Lindisfarne comme à Yarrow, à Whitby comme à Coldingham, à Wearmouth comme àTynemouth!

Un jour viendra peut-être, et puisse-t-il n'être pas trop lointain! où, comme autrefois, on verra, au milieu des merveilles et des périls de l'activité moderne, s'allumer l'un après l'autre de nouveaux foyers de charité, de lumière et de paix, comme au- tant de phares célestes pour guider et attirer les âmes dans leur pèlerinage vers la vie éternelle.

CHAPITRE V Les rois moines.

l'étoile de la Northumbrie pâlit, malgré l'érection du siège d'York en métropole. - Triste fin de la lignée d'Oswy. - Le roi Ceol- wulf, à qui Bède dédie son histoire, se fait moine à Lindis- farne; son successeur Eadbert fait comme lui. Autres rois moines. Presque chaque dynastie de l'Heptarchie fournit son contingent. - En Est-Anglie : Sigebert, qui meurt sur le champ de bataille. - En Essex : Sebbi, qui ramène son peuple à la foi et veut mourir sans témoins; Offa, qui va mourir à Rome. - Dans la Mercie, qui hérite de la prépondérance des Northumbriens : Cornred, compagnon du voyage et de la voca- tion d'Offa ; Eihelred, fondateur, inoine et abbé de Bardeney. Un autre roi mercien, Ceolred, meurt dans une orgie. Ethel- bald, poursuivi par Ceolred, se réfugie dans les marais de Groy- land, auprès du solitaire Guthlac, qui lui prédit qu'il sera roi de Mercie. ~ Ce qu'avait été Guthlac avant de se faire anacho- rète. Sa vie de solitaire reproduit divers traits de celle des plus illustres saints de l'Ordre monastique.- Mort de Guthlac. Fondation de la célèbre abbaye de Croyland sur l'emplace- ment de sa cellule. - Suite et fm du règne d'Ethelbald; re- montrances des missionnaires anglo-saxons en Allemagne. La suprématie passe de la Mercie au Wessex.— Trois rois west- saxons abdiquent pour se faire moines ou pèlerins à Rome; Centwin, puis Ceadwalla, l'ami de Wilfrid, qui meurt à peine baptisé par le pape, et enfin Ina, l'ami de saint Aldhelm. - Règne d'Ina, législateur, vainqueur et pacificateur des Bretons, restaurateur du sanctuaire celtique de Glastonbury, premier protecteur de saint Boniface. - A la suite d'une surprise pré- parée par sa femme, il va mourir en pénitent à Rome, il fonde la Schola Saxonum. - Affluence des pèlerins anglo- saxons des deux sexes à Rome. - Abus et désordres. - Les faux moines et les faux pèlerins. - L'âge d'or est une chimère dans l'histoire de l'Église comme ailleurs.

iES ROIS MOINES. 107

Must lose

The name of king? O'God's name, let it go ! ril give my jewels for a set of beads, My gorgeous palace, for a hermitage; My gay apparel, for an alm's man's gown^ My ligur'd goblets, for a dish of wood ; My sceptre, for a palmpr's walking staf; My subjects, for a pair of carved saints , And my large kingdom, for a little grave^ A little, little grave, an obscure grave.

Shakespeare, Richard II.

Bède avait dédié son Histoire des Anglais au roi de sa chère Northumbrie, à ce Geolwulf dont la tendre sollicitude pour les intérêts religieux lui faisait espérer une réforme prochaine des abus du gouvernement ecclésiastique dans le nord de TAn- gleterre^ Mais deux ans après la mort du grand historien monastique Geolwulf se fit lui-même moine. Ce prince était bien de la race d'Ida le Brûleur, mais d'une autre branche que toute cette progéniture d'Ethelfrid le Ravageur, dont les re- lations avec Aïdan et Wilfrid, avec Hilda et Ebba, avecLindisfarne et Melrose, nous ont si longuement occupés.

La lignée d'Ethelfrid avait bien mal fini dans ce jeune Osred, dont l'avènement avait coïncidé avec les dernières luttes de Wilfrid, et que l'on s'était plu à regarder comme le fils adoptif du grand évêque^ Loin de marcher sur les traces de soe

1. Epist. ad Eogbertum, c. 5.

2. Voir au tome lY, p. 358.

108 LES ROIS MOINES.

père Aldfrid et de son aïeul Oswy, il n'a laissé aucune trace de sympathie pour les institutions et les idées que les moines représentaient chez les Anglo-Saxons. A peine adolescent, il manifesta tous les penchants de la tyrannie en s'abandonnant à ses passions sauvages dont les explosions fré- quentes ne révèlent que trop combien était rude la tâche des docteurs et des ministres de la pureté chrétienne chez les races germaniques. Dans son précoce et impétueux libertinage, il se plaisait sur- tout à outrager les vierges consacrées au Seigneur, et courait de monastère en monastère pour y cher- cher une proie sacrilège \ En revanche, il obligeait les nobles qu'il poursuivait et qu'il daignait épar- gner dans les massacres à se faire tondre et à s'en- sevelir malgré eux dans les cloîtres ^ Une mort violente arrêta ses débordements (716).

1. Osredum spiritns luxurise fornicantem et per monasteria nonna- rum sacratas virgines stuprantem et furentem agitavit, usquequo ipse gloriosum regnum et juvenilem vitam et ipsam luxuriosam animam contemptibili et despecta morte perdidit. S. Bonifacii, Epist. 59 ad Ethelbaldum. Turpem vitam sanctimonialium stupris exagitans. GuiLL. Malmsb., I, 55.

2. Non proceres veneratus erat : non denique Ghristum. Hic igilur muUos miseranda morte peremit.

Ast alios cogit summo servire Parenti, Inque monasterii attonsos consistere septis... Anglorum proceres nimiura trucidante tyranno Servitiura Domini miles praefatus inibat....

Ethelwolfi Carmen de ahbatibus et viris jnis Undififarnens,^ c. 2 et 4. Mabillon (Act. SS. 0. S. B., t. IV, p. 317), en publiant ce poëme, a

LES ROIS MOINES. 109

Mais déjà l'étoile de la Norlhumbrie avait pâli sans retour. L'érection définitive du grand évêché sep- tentrional d'York en métropole, dont tous les évê- chés au nord de l'Humber durent relever, ne suffit point pour rendre à la Northumbrie l'ascendant qu'elle avait exercé sous des rois comme Oswald et Oswy, sous des évêques comme Aidan et Wilfrid. Ce fut Egbert, évêque d'York, correspondant de Bède, et lui-même prince de la dynastie régnante, qui obtint, à force d'instances auprès du pape Gré- goire II, le rétablissement de la dignité métropoli- taine qui avait été d'abord conférée au siège d'York par saint Grégoire le Grand, mais qui, depuis la fuite de Paulin, était tombée en désuétude, et que les décrets postérieurs des papes Vitalien et Agathon avaient paru sacrifier à la suprématie de Gantor- béry. Toutefois cette restauration ne profita qu'à la splendeur de la nouvelle métropole, et nullement au royaume dont elle était la capitale ; pas plus, du reste, que l'autorité longtemps universelle et tou- jours incontestée de la métropole de Gantorbéry n'avait valu la moindre suprématie aux rois de Kent sur le reste de l'iïeptarchie.

prouvé que, malgré son titre, il n'y était pas question du grand mo- nastère de Lindisfarne, dont nous avons tant parlé, mais d'un autre monastère du même nom, fondé par le duc Eadraund, dux nobtlis natu et moribus, et précisément l'un de ceux que le roi Osred avait forcés de se faire moines.

MOINES d'oCC, V. 7

110 LES ROIS MOINES.

Après deux règnes obscurs, Ceolwulf avait en vain essayé de lutter contre le désordre et la décadence de son pays. Vaincu et captif d'on ne sait quels enne- mis, il subit, comme cela était déjà arrivé à plus d'un prince mérovingien, l'affront d'une tonsure involontaire, et fut enfermé dans un cloître (731). Il s'en échappa, reprit la couronne et gouverna quelque temps de façon à mériter les éloges de Bède et à peser sur la décision du pape dans l'affaire de la mé- tropole d'York. Mais après huit ans de règne, il lui survint un regret ou un désir invincible de cette vie claustrale qui lui avait été naguère imposée malgré lui. Il pourvut de son mieux à la sécurité de son pays et à la bonne entente du spirituel avec le temporel, en désignant pour successeur un prince très-vaillant de sa race, qui était frère de l'archevêque Egbert. Puis, renonçant lui-même aux soucis du pouvoir et se montrant véritablement le maître des richesses qu'il abandonnait, il coupa sa longue barbe, se fit raser la tête en forme de couronne, et alla de nouveau s'ense- velir dans le principal sanctuaire monastique de son pays, à Lindisfarne. Il y passa les trente dernières an- nées desaviedansl'étudeet le bonheur* (737-767). Il avait, comme roi, enrichi cette abbaye de nouvelles

1. Vere beatus et litlerarum scientia'sufficienter conslitutus. Guill, Malmsb., I, 64. Sponte divitiarum non servus, sed dominus, quasi magnus viles abjecit. Henri Huntingd., Hist., l. IV, p. 340. Barbam

LES ROIS MOINES. 111

et vastes donations, et obtint la faculté de boire du vin et de la bière pour les moines, qui jusqu'alors n'avaient connu d'autre boisson que Teau ou le lait, selon la rigueur de l'ancienne discipline cel- tique,

Son successeur, Eadbert, imita son exemple ; après avoir, pendant un règne devingt et un ans, victorieu- sement combattu les Pietés, les Scots, les Merciens et les Gallois; après avoir reçu les présents et les offres d'alliance du premier des Carlovingiens, Pé- pin le Bref, il se fit moine à York, il avait déjà fondé ce que Ton appelait alors une très-noble biblio- thèque, et il s^enrôla parmi les religieux qui constituaient le clergé de la métropole de son frère Tarchevêque. Il y vécut encore deux ans, préférant, ditun annaliste, leservicedeDieu à tous les royaumes de la terre, et ravi par son violent amour de la céleste patrie ^ On a soin de constater qu'il reçut la tonsure romaine, celle de saint Pierre, et non celle des Celtes : c'est la dernière fois qu'il est question dans l'histoire de cette différence, qui un siècle plus tôt avait excité tant d'orages \

Ces deux rois de Northumbrie ne furent ni les

deposuit, coronam accepit. Simeon Dunelm., de Gest. reg,^ p. 69, et 139, ap. TwYSDEN, t. I.

1. SiM. Dunelm., Hist. Dunelm, eccles», 1. II, c. 3, ibid.

2. Dei amoris causa et cœlestis patrise violenlia, accepta S. Pétri tonsura, App. ad Bedam, ann. 758.

112 LES ROIS MOINES,

premiers ni les seuls à embrasser la vie monasti- que. Eadbert est le huitième de ceux que signalent les chroniqueurs anglais comme ayant préféré les huit béatitudes de la pauvreté volontaire aux gran- deurs de la terrée Certains annalistes vont même jusqu'à compter plus de trente rois ou reines des différents royaumes anglo-saxons, qui au septième et au huitième siècle allèrent peupler les cloîtres nouveaux \

Quelle transformation avaient donc subie ces païens, ces sauvages descendants d'Odin, ces chefs impétueux et sanguinaires d'une race qui ne res- pirait que la guerre et le pillage, qui ne connaissait pas de plus grande honte que de mourir au lit ! Les voilà pénétrés de l'esprit de douceur et de con- corde, recherchant l'union, la fraternité, l'égalité même, parfois avec les plus humbles de leurs sujets, sous le froc bénédictin, dans le chant nocturne des psaumes, dans les paisibles labeurs de l'agriculture ou de la bibliothèque monastique. Ils sollicitent, ils ambitionnent cette retraite comme le couronnement deleursexploitsbelliqueux, de leur carrière politique et militaire. Mais c'est à contre-cœur que les Anglo- Saxons se voyaient ainsi abandonnés par leurs rois.

1. RicH. CiRENc, p. 242. Mabillon en compte huit avant Eadbert, qu'il place le neuvième sur sa liste. Act. SS. 0. S. B., t. HI, p. 465.

2. Stevens, continuation de Dugdale, t. I, p. 19.

LES ROIS MOINES. 113

Comme chez tous les peuples germaniques, Tesprit de fière indépendance qui les rendait si souvent re- belles et intraitables n'excluait point de leur âme une affection passionnée ou plutôt un culte superstitieux pour le vieux sang des premiers chefs de la conquête. Jls faisaient de vains efforts pour retenir les rois loin du cloître, et se réservaient le droit d'aller les y cher- cher, au besoin, pour les remettre de gré ou de force à la tête de leur armée et marcher sous leurs ordres à Tennemi. On a vu ^ que tel fut le sort du roiSigebert d'Est-Anglie, le premier des rois anglo-saxons qui fût entré dans l'Ordre monastique, et qui, arraché de sa cellule par ses sujets éperdus pour les conduire au combat contre l'impitoyable Penda, alla finir sa vie, comme ses ancêtres païens, sur le champ de bataille. Chacune des dynasties deTHeptarchie fournissait successivement son contingent à cette nouvelle armée. Comme les Uffings de l'Est- Anglie et les descendants de l'Homme de Feu en Northumbrie, les petils-fils du dieu Saxnote, que l'on faisait renier en même temps que les dieux Thor et Wodan par les Saxons baptisés % eurent aussi leur roi tonsuré. Ils régnaient sur les Saxons de l'Est que le roi Sebbi avait eu le bonheur de ramener à la foi,

1. Livre xiii, ch. 3, p. 102 du volume précédée.

2. Lappenberg, p. 114.

114 LES ROIS MOINES.

après une première défection ^ Ce même roi, qui avait régné pendant trente ans (665-695) comme un fidèle soldat du Roi des cieux, oblint, non sans peine, de sa femme la faculté de prendre avant sa mort l'habit monastique après lequel il avait long- temps soupiré. MaiSj tout moine qu'il croyait être ainsi devenu, ce descendant des dieux et des héros Scandinaves, cet homme au cœur vraiment royal, selon Bède, craignait, en mourant dans son lit,depa- raître vaincu parla douleur \ En proie aux angoisses de sa dernière maladie, il tremblait, en se débattant contre les affres de la mort, que la souffrance ne lui arrachât des cris ou des gestes indignes de lui. Il ne voulut donc avoir d'autre témoin de ses in- stants suprêmes que Tévêque de Londres. Ce prélat, qui l'avait revêtu de la robe noire des moines, eut la consolation de lui voir rendre le dernier soupir dans une paix parfaite. Il l'ensevelit dans sa cathé- drale monastique de Saint-Paul, l'on vitpendant mille ans, et jusqu'au grand incendie qui consuma

1. Voir au tome IV, p. 118.

2. Vitam privatam et monachicam cunctis regni divitiis et honori- bus praeferens, quam et olim jam, si non obstinatus conjugis animus divortium negaret, subiisset.... Cumque annos triginta in regno mi- les regni cœlestis exegisset.... habitum religionis, quem diu deside- rabat, accepit.... Correptus infîrmitate maxima, timere cœpit homo animi regalis, ne ad mortem veniens, tanto aftectus dolore, aliquid indignum suse personse vel ore proferret vel aliorum motu gereret membrorum. Bède, IV, 11.

LES ROIS MOINES. 115

cet éditîce fameux sous Charles II (1666), le vaste cercueil de pierre qui renfermait le corps du roi- moine dont la taille était aussi colossale que son cœur était viril ^

Quinze ans après la mort de Sebbi (709) , son suc- cesseur et son pelit-neveu, le roi Offa, imita son exemple dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Aimé et recherché de tous, il sut renoncer a sa fiancée, à sa famille, à son pays, à sa couronne, et résister aux instances passionnées de ses sujets, pour aller embrasser la vie religieuse, non plus dans un cloître d'Angleterre, mais à Rome.

Le jeune Offa eut pour compagnon de son pèleri- nage et de son sacrifice le roi desMerciens, Coenred, qui avait été détaché du monde par le spectacle des derniers instants d'un de ses meilleurs cheva- liers % mort désespéré, pour avoir volontairement différé sa confession'. Avant de quitter TAngle-

1. Note de Smith dans son édition de Bède. «- « C'est le premier exemple que je sache de cette dévotion si fréquente dans les derniers siècles de mourir eu habit de religieux. » Fleury, 1. xj, c. 5.

'2. Vir in laico habitu atque officio militari positus. Bède, V, 13. Guillaume de Malmsbury le qualifie de miles : Gest. reg. AngL, 1. I, c. 78. Turner a prouvé que Tordre de chevalerie existait chez les An- glo-Saxons bien avant .la conquête des Normands. Hist, of AnglO' Saxons, liv. VII, c. 12.

3. On peut lire le récit de la vision de ce chevalier dans Bède, /„ c. Deux autres passages de Bède (III, 22, et V, 10) semblent démontrer que, dès son temps, le mot de miles s'appliquait non pas à tout sol- dat ou combattant, mais aux nobles ou patriciens.

116 LES ROIS MOINES.

terre, tous deux assistèrent au dernier acte de la vie apostolique du grand Wilfrid, à la dédicace du nouveau monastère d'Evesham, qu'ils avaient à la fois doté et affranchi de toute juridiction tem- porelle ^ Arrivés à Rome, tous deux reçurent la tonsure et l'habit monastique des mains du pape Constantin, devant la Confession de Saint-Pierre, et, après quelques années de vie pénitente, ils passèrent de la tombe des Apôtres à la béatitude céleste pour y jouir à jamais de la société des saints ^

Depuis la mort du dernier bretwalda northum- brienOswy, et surtout depuis la catastrophe de son fils Egfrid, dans sa lutte avec les Pietés (670-685), la Mercie avait repris la prépondérance qui échappait à la Northumbrie. Sous la postérité belliqueuse du terrible Penda, et grâce à l'esprit militaire qu'il avait inspiré à son peuple et à sa race, les Merciens dominèrent pendant près d'un siècle l'Heptarchie anglo-saxonne. Ce Coenred, qui alla mourir moine à Rome, après avoir vaillamment guerroyé contre les Bretons, était petit-fils de Penda ; et il fut loin d'être la seule recrue que cette progéniture de l'indomp- table champion du vieux paganisme devait fournir à

1 . Voir au liv. XIV, cb. vi, p. 374, du tome précédent,

2. Bepa, Hist, eccles., y, 19.

LES ROIS MOINES. 117

l'Ordre monastique^ Déjà le fils même de Fonda et son second successeur, le prédécesseur de Coenred sur le trône de Mercie, Ethelred, après un règne aussi long que belliqueux, touché de la grâce divine, était entré comme simple moine au monastère de Bardeney qu'il avait fondé, et l'avait gouverné dix ans (704-716) comme abbé, avant de mourir de la mort des saints ^

C'est ce même Ethelred que nous avons vu, d'abord Tadversaire, puis l'ami dévoué de Wilfrid% dont il avait soutenu la cause avec toute l'autorité que pouvait lui conférer sa double qualité de sou- verain et de religieux.

Mais ces deux rois, dévoués à l'institut bénédictin

1. Voir à l'appendice le tableau de sa descendance monastique. Voici la série des rois de Mercie depuis Penda :

626-655. Penda.

656-675. Wulfhere, fils de Penda.

675-70i. Ethelred, frère de Wulfhere.

704-709. Coenred, fils de Wulfhere.

709-716. Ceolred, fils d'Ethelred.

716-757. Ethelbald, dit Clito, petit-fils d'un frère de Penda.

757-797. Offa, arrière-petit-fils du même frère de Penda.

On sait que chez les Anglo-Saxons, comme chez les Mérovingiens, c'était souvent le plus âgé ou le plus populaire des princes de la dy- nastie souveraine qui succédait à la couronne, au détriment de l'hé- ritier direct, lequel pouvait retrouver plus tard son droit, s'il vivait assez longtemps pour que la succession fût ouverte de nouveau.

2. Omnipotentis benignitate visitatus fit monachus. Hekric. Hun- TixGD., Hist., 1. IV, p. 337.

3. Voir au tome précédent, liv. XIV, ch. v, p. 554.

118 LES ROIS MOINES,

jusqu'au point de s'y enrôler eux-mêmes pour y terminer leur vaillante existence, eurent pour suc- cesseur sur le trône de Mercie un prince d'une tout autre trempe. Ceolred (709-716), comme le jeune roi northumbrien dont on parlait tout à l'heure, ne se contenta point de méconnaître les droits et les libertés garantis aux monastères par les chartes de ses prédécesseurs ; il en arrachait les jeunes et belles vierges consacrées au Seigneur pour les pro- stituer à ses passions. Il mourut dans une orgie, au milieu de ses comtes, non-seulement sans se repentir, mais en invoquant le démon et en maudissant les prêtres chrétiens avec leur Évangile ^ Ce fut peut- être la dernière explosion du vieux paganisme vaincu ; non pas certes que les convoitises et les mœurs païennes fussent à jamais extirpées du sein de ces races farouches, mais depuis lors on ne voit plus qu'elles aient dominé un prince anglo-saxon au point deluifairerenier publiquement l'Évangile. Après ce digne petit-fils du sauvage Penda, la royauté mercienne échut à un rejeton collatéral de

1. In stupratione et adulterio nonnarum commorans.... Nam Ceol- rediim prsedecessorem tuum stupratorem sanctimonialium et eccle- siasticorum privilegiorum fractorem splendide cum suis comitibus epulantem spiritus maligniis invasit.... sine pœnitenlià et confessione, furibundus et cum diabolo sermocinans, et sacerdotes Dei abomi- nans.... ad tormenta inferni migravit. S. Bonifacii Epist. ad Ethelbal- diim regem Mercionum, n. 62, cd. Giles; 17, éd. Serrar.

LÉS ROIS MOINES. 119

la même race, à Ethelbald, connu sous le titre de Clito ou de Childe^ qui servait alors chez les An- glo-Saxons, comme plus tard celui d'Infant en Espagne, à désigner les princes de la dynastie ré- gnante. Ethelbald, poursuivi avec acharnement par Ceolred, eut une jeunesse aussi orageuse que pénible. Il ne fut pas moine, mais son histoire se rattache à celle d'un des moines les plus saints et les plus populaires du huitième siècle \ Pendant qu'il se dérobait, avec quelques compagnons dé- voués, à la persécution de son implacable ennemi, en errant de province en province et de réduit en ré- duit, il appritqu'un chefjeuneet belliqueux nommé Guthlac, issu commelui du sang des rois merciens, s'était retiré du monde pour se consacrer à l'étude et à la prière, dans un îlot entouré des marécages •qui couvraient alors toute une vaste région sur les confins de la Mercie et de FEst-Anglie. Il s'y fit conduire par un abbé du voisinage, qui connaissait les détours qu'il fallait suivre pour se reconnaître

1. Le dernier éditeur des Épitres de saint Boniface, le très-savant et exact Philippe Jaffé, croit que le roi Ethelbald avait été dans sa jeu- nesse l'élève de saint Aldhelm ; il lui attribue la lettre adressée à ce saint abbé et publiée avec celles de Boniface (éd. Jaffé, 5) et celles d'Aldhelm (éd. Giles,p. 100). Mais le texte de cette lettre semble prouver qu'elle est l'œuvre d'un jeune ecclésiastique et nullement d'un prince étranger, comme l'avait été Ethelbald, à la vie claustrale. C'est très- probablement le même étudiant auquel Aldhelm adressait la réponse dont nous avons cité un fragment plus haut, page 36 de ce volume

120 LES ROIS MOINES.

à travers les eaux noires et stagnantes, et les terres fangeuses de ces marais inaccessibles; tous deux, dans une nacelle de pêcheur, vinrent aborder à Croyland.G'étaitainsi qu'on appelait laretraile aqua- tique où séjournait le bon et pieux Guthlac et oùlefu- gitif trouva un accueil hospitalier avec un asile assuré. Il n'y resta pas toujours ; quand le repos lui avait rendu quelque confiance, il sortait du refuge Geolred ne pouvait ou n'osait point l'atteindre, pour reprendre sa vie aventureuse. Mais de nouveaux périls le ramenaient sans cesse à Groyland, Guth- lac le recevait toujours avec la même affection et lui prodiguait, dans de longs et fréquents entretiens, les consolations spirituelles et les enseignemenis divers dont il devait avoir tant besoin. 11 avait une cellule voisine de celle de Guthlac, son unique ami et son unique consolateur \ Un jour, au retour» d'une de ses courses périlleuses, il s'était trouvé séparé de tous les siens, serré de près par ses en- nemis, à bout de forces et de ressources, il arriva tout exténué et désespéré pour se jeter dans les bras de son protecteur et de son ami : a Cher enfant, » lui dit alors Guthlac, «je connais toutes vos misères « et toutes vos calamités ; j'ai suivi votre labo- « rieuse carrière depuis que vous existez ; c'est

4. In quadam casula.... Guthlaci, qui solus refugium et consolalio laborum ipsiuserat. Vita S. GuthL, c. 39.

LES ROIS MOINES. 121

(( pourquoi j'ai beaucoup prié Dieu pour vous, et il « m'a exaucé. Je vous annonce en son nom que vous « finirez par régner sur votre pays. Yous verrez la dé- « route de vos ennemis; vous les vaincrez l'épée à « la main, vous les foulerez aux pieds et vous de- « viendrez le maître de leurs biens. Sachez seulement « attendre: la royauté vous viendra, non par la rapine « et la violence, mais de la main deDieu , quand cette « main aura démoli leméchantquirègneaujourd'hui « et qui passera comme une ombrée» A partir de ce moment, Ethelbald n'espéra plus qu'en Dieu; il attendit avec patience et confiance. Deux ans après, la prédiction s'accomplit : Geolred périt dans son orgie ^ et le Clito fut aussitôt reconnu roi par tous les Merciens.

1. Est in mediterraneorum Anglorum partibus immensse magnitu- dinis sacerrima p slus, nunc stagnis, nunc flactris, interdum nigris vaporibus et laticibus, necnon crebris insularum nemoribus inlerye- nientibus, et flexuosis rivigarum anfractibus.... protenditur.... Arrepta piscatoriascaphula....Cumhucillucque....indiversisnatiombusjacta- retur.... usque ad prsefatam insulam pervenit.... Alio die, déficiente virium ipsius valetudine, suorumque inter dubia pericula, postquam inanitse vires defecere, tandem ad colloquium sancti viri Guthlaci, ut assolebat, pervenit.... 0 mi puer, laborum tuorum non snm expers, miseriarum tuarum ab exordio vitœ non sum inscius.... misertus ca- lamitatis tuse rogavi Dominum ut subveniret tibi.... Tribuet tibi do- minationem gentis tuse.... Terga eorumvidebis et gladius tuusvincet adversarios tuos.... VUa S. Guthlaci, auctore Felice monacho ejiis œquali, ap. Act. SS„ 0. S. B., ssec. UT, parsl*, ad ann. 714.

2. Voir plus haut, page 118.

122 LES ROIS MOINES.

Le solitaire qui prédisait l'avenir avec tant de confiance au futur roi de Mercie était lui-même issu de la dynastie qui régnait sur le plus vaste royaume de l'Heptarchie Ml avait passé sa jeunesse à combattre et à piller, comme tous les princes et les seigneurs de son temps. Enflammé par le sou- venir des exploits de ses ancêtres, il ne rêvait que bataille et dévastations; et, à la tête d'une bande nombreuse d'amis et de clients^ il avait vaincu tous ses ennemis, saccagé mainte ville, et maint château et ramassé un immense butin. Mais ses compa- gnons remarquaient déjà avec surprise qu'il était assez bon pour rendre à ceux qu'il spoliait le tiers de leur dépouille. De quinze à vingt-quatre ans, il mena cette vie de bandit, que ses compatriotes prenaient pour une vie de héros. Mais une nuit, pendant qu'il campait avec tout son monde dans une forêt, sa pensée évoqua tout à coup devant lui les crimes, les excès et la misérable fin des rois de sa race, puis sa propre mort inévitable et prochaine, enfin le néant des richesses et de la renommée qu'il avait poursuivies. Il se sentit comme incendié tout entier par une flamme intérieure, la flamme des célestes désirs. Son parti fut pris à l'instant. Dès

1. Hujus viri pro^enies, per nobilissima illustrium regum nomina, antiqua ab origine Icles digesto ordine cucurrit. Vitaf c. 4. Cet Icles était cinquième aïeul du terrible Penda.

LES ROIS MOINES. 125

que le premier chant des oiseaux eut annoncé Taube, il réveilla ses camarades et leur dit de se choisir un autre chef, parce que, quant à lui, il venait de se vouer au service de Jésus-Christ. Puis, malgré leurs protestations, leurs cris, leurs gémis- semenls, il se mit en route sur-le-champ, n'em- portant avec lui qu'une large et courte épée comme en portaient les laboureurs ^ C'était sans doute pour se défendre pendant le long et solitaire trajet qu'il avait devant lui, car il partit seul et s'en alla, loin de ses foyers et de ses amis, frapper à la porte d'un de ces monastères doubles, gouvernés par des abbesses, comme il y en avait déjà plusieurs en Angleterre, et l'humilité du religieux était d'autant mieux constatée qu'il y devait avoir une femme pour supérieure^ . Il y prit l'habit monastique, en faisant couper ses longs cheveux, selon la forme

i. Cum juvenili in pectore egregius dominandi araor fervesceret, valida priscorum herouiri facta reminiscens,...Cum adversantium sibi urbes et villas, vicos et castella igné ferroque vastaret.... tertiam par- tem aggregatse gazse possidentibusremittebat.... Post tôt prœdas, cse- des, rapinas.... lassi quieverunt.... Quadam nocte.... extemplo spiri- tualis flamma omnia prsecordia viri incendere cœpit.... Antiquorum regum stirpis suse per transacta ssecula miserabiles exitus et fïagitiosum vitse terminum contempîans.... ecce subito.... cum sol demoverator- tum, in qiio matutinse volucres avido forcipe pipant.... Vita, c. 10, 11.

2. A Ripadun ou Repton, dont l'abbesse s'appelait Elfnda; située sur la Trent, cette abbaye, les rois de Mercie avaient leur sépul- ture, fut détruite par les Danois et remplacée sous les Normands par u n prieuré de chanoines réguliers.

124 LliS ROIS MOINES.

de la tonsure romaine, et non celtique, a bien soin de nous dire son biographe. Il y passa deux années (697-699) consacrées à l'étude de TÉcriture sainte, des usages cénobitiques et des chants liturgiques \ A vingt-six ans, la lecture delà vie des Pèresdu désert illumina son âme d'une clarté nouvelle; il voulut s'enfoncer dans une solitude plus profonde et plus austère, et ce fut alors qu'il alla se cacher dans les forêts marécageuses de Groyland. Il y trouva un an- cien tumulus^ déjà fouillé par la cupidité des voi- sins, qui comptaient y trouver des trésors. On y avait creusé une sorte de citerne. Le jeune et belli- queux prince mercien y adapta un auvent de paille, en fit sa demeure et y acheva sa vie.

Cette vie offre divers traits qui se rencontrent dans celles des plus illustres saints de l'Ordre mo- nastique.

Comme saint Benoît, Guthlac excita par son austérité la malveillance de ses frères : en vrais Anglo-Saxons, ils lui reprochaient surtout sa réso- lution implacable de ne jamais boire ni bière ni hy- dromel, ni vin autrement que pour la communion ^

Comme saint Columba il vit sa solitude sans

4. Mysticam S. Pétri apostolorum principis tonsuram accepit.... Sacris litteris et monasticisdisciplinis erudiebatur.... psalmis, canticis, ora- tionibus precibusque ecclesiasticis per biennium imbutus. Vita, c. 15.

2. Omnibus fratribus illic cohabitantibus aspero odio habebatur. VUa, c. 12.

LES ROIS MOINESc^ 125

cesse troublée par Taffluence des fidèles qu'attirait la renommée croissante de sa sainteté et qui surmon- taient tous les obstacles que la nature avait amon- celés autour de sa retraite insulaire, pour lui de- mander des lumières, des consolations ou la guéri- son de leurs infirmités : il en venait de toutes les conditions comme de tous les pays, abbés et comtes, riches et pauvres, religieux et laïques, et non-seule- ment de tous les coins de la Mercie, mais des ré- gions les plus lointaines de T Angleterre ^

Comme les Pères du désert, il fut exposé à mille tentations, à mille visions diaboliques, dont la plus curieuse au point de vue historique est celle qui mon- tre que les maraudeurs cambriens ou bretons ne crai- gnaient pas de traverser toute la largeur de l'île pour inquiéter les conquérants jusqu'en Est-Anglie. On raconte en effet que Guthlac fut tout soulagé de dé- couvrir que les ennemis, dont il avait cru sa cellule entourée et menacée pendant toute une nuit, n'é- taient que des démons et non des Gallois, comme il l'avait cru d'après leur voix rauque et leurs accents gutturaux\

1. Inter densas arundinum compares.... abbates, fratres, comités, divites, vexali, pauperes.... confluebant.... Loca spinosa sine calle agresti rura gradiendo, înruit (quidam cornes exsulis Ethelbaldi) in spinulam sub incultse telluris herbislatentem.... Vita, c. 24, 31.

2. Cum Britones, irifesti hostes Saxonici generis, bellis, prsedis pu- blicisque vastationibus Aiîglorum gentem deturbarent.... Quadam

126 LES ROIS MOINES

Gomme tant de saints moines des pays celtiques et de la Gaule mérovingienne, il vivait dans une intime et touchante familiarité avec tous les êtres animes et surtout avec les oiseaux qui peuplaient les arbres et les grands roseaux de son île. Les cor- beaux lui servaient docilement de messagers, les hirondelles venaient en gazouillant se poser sur ses épaules ou sur ses genoux, sur sa tête ou sur sa poitrine ; et lui, de son côté, leur bâtissait de ses pro- pres mains des nids dans de petites corbeilles de joncs et de brins de paille, qu'il posait sous le chaume de sa cellule, chaque année ses aimables hôtesses venaient retrouver leur gîte accoutumé, a 0 mon « père ! » lui disait un visiteur étonné, c< comment c( avez-vous inspiré tant de confiance à ces filles de c< la solitude? Ne savez-vous pas », répondit- Guthlac, « que celui qui s'unit à Dieu dans la pureté c( de son cœur voit à son tour les êtres delà création c( s'unir à lui? Les oiseaux du ciel comme les anges c( peuvent fréquenter ceux qui ne fréquentent pas c( la société des hommes ^ »

nocte.... extra cellulam egressus, et erectis auribus adstans verba lo- queiitis vulgi Britannicaque agmina tectis succedere agnoscit : nam ille.... inter illos exsulabat, quoadusque eorum stridulentas loquelas intelligere valuit. Vita, c. 20.

1. Velut magna Iseiitia avino forcipe flexuosi gutturis carmen ca- nentes, veluli ad assuetas sedes.... sese humeris viri Dei imposuerunt, acdeinde cantulis vocibus garrulantes.... Ut quid incuit a3 solitudinis

LES ROIS MOINES. 127

Comme saint Romuald, il inspirait une telle vénération aux populations d'alentour que l'on commençait déjà à spéculer de son vivant sur le prix de ses reliques : le religieux qui venait tous les vingt jours pour lui faire sa tonsure pensait sérieusement à se servir de son rasoir pour l'égor- ger, ayant la conviction que le lieu périrait un si grand saint s'enrichirait par la vénération des rois et des princes ^

Enfin, comme saint Cuthbert% il eut pour amie une noble et pieuse abbesse, fille du roi des Est- x\ngliens, qui lui offrit en témoignage de leur mu- tuelle affection un cercueil de plomb avec un lin- ceul. Il accepta ses cadeaux, et, bien qu'il eût juré de ne porter ni laine ni toile, mais de ne se vêlir que de peaux de bête, il consentit, pour l'amour d'Edburge, que son cadavre fût enseveli dans la toile qu'elle lui avait tissée ^ Il mourut après une se-

volucres.... Nonne legisti quia qui Deo puro spiritu copulabitur, omnia sibi in Deo conjunguntur,. et qui ab hominibus cognosci dene- gat, agnosci a feris et frequentari ab angelis quserit? Ibid., c. 25.

1. Quidam clericus, nomine Beccelinus.... Cum ut adsolebat, post bis denos dierum cursus tonderare devenisset.... proponens ut si ipsum interimere potuisset, locum ipsius postea cum magna rerum principumque venerantia habiturus foret.... Ibid,, c. 21.

2. Voir livre XV, chap. i, pag. 441 du tome précédent.

3. Reverendissima \irgo virginum Christi et sponsarum Egburga abbatissa, Adulfi régis filia.... Nolui quidem juvenis ullo lineo tegmine corpus meum tegere, sed pro amore dilectse Christi virginis, quîB hsec

128 LES ROIS MOL\ES.

maine de cruelles souffrances, mais ayant encore eu la force de se lever le jour de sa mort (H avril 714) pour dire la messe, et plus lard pour prendre lui- même sur l'autel le saint viatique. Il était jeune encore; et pendant les quinze années qu'il avait passées dans ces marécages, il avait toujours gardé au milieu de son austère solitude cette grâce, cette bonté et celte gaieté, apanage inaliénable des saints et des vrais moines ^

A la nouvelle de la mort de son ami, Ethelbald accourut auprès du corps de celui qui avait si long- temps protégé son malheur et consolé sa misère. Il se jeta à genoux, tout baigné de larmes, devant le cercueil :[« Mon père, toi qui as connu toutes mes c( angoisses, et qui m'as toujours soutenu dans mes « dangers, tant que tu étais en vie, je pouvais ne c( pas me laisser aller au désespoir. Grâce à toi, je « savais invoquer le Seigneur, qui m'a sauvé jusqu'à « ce jour. Mais si lu m'abandonnes, à qui pourrai-je « avoir recours? Qui m'aidera? qui me consolera ? »

La nuit suivante, au milieu de ses larmes et de SCS prières, Guthlac lui apparut, tout resplendissant

munera mihi mittebat.... Ibîd., c 35, 35. Eg-burge ou Edburge gouvernait alors ce même monastère de Repton, d'où Guthlac était sorti, du temps de Tabbesse Elfrida, pour s'enfermer à Croyland.

1. Ut adsolebat hilari vultu successit; nam semper gratia eximise charitatis in ore ipsius et vultu l'ulgebat. Ibid.j c. 25.

LES ROIS MOINES. 129

de lumière, pour lui confirmer sa prédiction d'au- trefois et lui annoncer la fin de ses épreuves ^

En effet, deux ans après la mort de Guthlac, Ethelbald était installé sur le trône de Mercie, qu'il occupa pendant quarante ans (716-757). Lepremier usage qu'il fit de sa puissance fut de fonder un mo- nastère à Croyland,en l'honneur de celui qu'il con- tinuait d'appeler son ami et son consolateur. Malgré les difficultés qu'offrait cette construction, une im- mense abbaye, richement dotée et peuplée par une colonie de moines venus de la fondation récente d'Evesham % s'éleva sur l'emplacement de sa cellule. Ethelbald la fit bâtir au milieu des eaux stagnantes, sur des pilotis enfoncés dans un monceau de terre que l'on apportait de loin en bateau, pour con- solider le marais que l'industrie des moines allait bientôt assainir et transformer en prairies fertiles. Croyland fut surtout renommé par le savoir de ses moines et occupa pendant plusieurs siècles le pre- mier rang parmi les monastères anglais. Le cercueil

1. Pater mi, tu scis miserias meas, tu semper adjutor mei fuisti, te vivante non desperabam in angustiis..., Hsec proloquens, se solo sternebat, et supplex orans crebris lacrymarum fluentis totum vul- tum rigavit Totam cellulam immensi luminis splendore circumful- gescere vidit.... Noli trislari, dies enim miserise tuse prseterierunt.... Ibid.y c. 59.

2. Voir au tome IV, page 375, la fondation de cette abbaye par révêque Egwin et sa dédicace par Wilfrid.

130 LES ROIS MOINES,

de Gathlac, dérobé à la terre qui devait Teii- sevelir par la tendresse d'Ethelbald, et riche- ment décoré, forma le principal ornement de la grande église en pierre qui remplaça le modeste oratoire en bois Ethelbald et Gulhlac avaient prié ensemble. Souvent détruite, cette église fut toujours rebâtie avQC un surcroît de magnifi- cence, et sa grosse cloche, connue pour être la plus grande et la plus harmonieuse de Px^ngle- terre, garda jusqu'à son dernier jour le nom et le souvenir du solitaire que le royal fondateur avait tant aimé*.

On aimerait à croire qu'Ethelbald se montra toujours digne de la tendre sympathie dont son saint ami Tavait honoré dans sa jeunesse. Mais cette confiance n'est guère possible en présence de Tépître fameuse et vraiment éloquente qui lui fut adressée par six évoques anglais, occupés pendant tout son règne à évangéliser l'Allemagne, et ayant à leur tête le grand Boniface. Ce saint apôtre des Germains passa d'Angleterre sur le continent en

i. Vit., c. 37, 41. Il subsiste encore quelques débris de l'église abbatiale de Croyland, mais de celle qui fut reconstruite du douzième au quatorzième siècle. Dans le tympan du portail de la façade occi- dentale, cinq médaillons sculptés en bas-relief, et insérés dans un quatre-feuilles, reproduisent les principaux traits de la vie de Guthlac : son arrivée en barque dans le marais de Croyland, sa première en- trevue avec Ethelbald, sa mort, etc.

LES ROIS MOINES. 151

Tannée même Ethelbald devint roi (7 1 6) , et deux ansavant lafinde ce règne, il mourut de la mort des martyrs (755). La lettre épiscopale nous apprend que la conduite privée du roi excitait la douleur relii^ieuse et patriotique de ces nobles missionnaires de la foi et de la gloire des Anglo-Saxons. Ils lui reprochent, d'après le bruit public, d'avoir cherché dans le célibat, non pas la mortification chrélienne, mais la satisfaction de ses instincts sensuels, et de n'avoir respecté dans Teffervescence persistante de ses pas- sions ni les foyers domestiques de ses concitoyens, ni même les sanctuaires des vierges consacrées à Dieu ^ Ils lui rappellent, à cette occasion, Thonneur rendu à la chasteté par leurs ancêtres païens, les Saxons de Germanie, et les peines cruelles dont ils frappaient l'adultère. Ils le supplient de ne pas déshonorer sa vieillesse, de ne pas encourager par son exemple la nation anglaise à descendre par la débauche au rang de ces nations dégénérées de l'Espagne et du midi de l'Europe, dont les Sarra- sins avaient déjà fait leur proie. Ils lui reprochent, en outre, d'avoir violé les franchises et volé les biens de divers monastères, et d'autoriser ainsi par son exemple les seigneurs merciens à faire subir aux moines et aux prêtres des violences et

1. s. Bo^iFAcn Epktolœ, 59, éd. Jaffé,

132 LES ROIS MOLNES.

des servitudes inconnues jusqu'alors dans T Angle- terre chrétienne \

En revanche, ces témoins d'une si imposante autorité le félicitent hautement de sa charité en- vers les pauvres, comme de son zèle pour l'admi- nistration de la justice, la protection des faibles, la répression des désordres et des discordes locales.

D'autres témoignages nous apprennent qu'il fut un roi juste, généreux et intrépide; que, par ses guerres fréquentes et heureuses, l'ami de Guthlac éleva la Mercie à un degré de puissance qu'elle n'avait point encore atteint, et qu'il fut regardé comme le monarque suprême de l'Angleterre jus- qu'au jour où, après un règne aussi long que prospère, il succomba, en combattant les West- Saxons, dans une lutte dont la poésie populaire a enchâssé le récit pittoresque et passionné au milieu des annales historiques de cette époque ^

Le royaume des Saxons de l'Ouest, qui allait hé- riter de la prépondérance des Merciens, comm.e ceux-ci avaient hérité de celle des Norlhumbriens,

1. Et dicitur quod prsefecti et comités tui majorem violentiam et servitutem monachis et sacerdotibus irrogent, quam cseteri ante Christiani reges fecissent. Ibid, '

2. RE^iRicus EusTiyQ^oSf H Istoria Anglorum, 1. IV^ p. 341. L'ami de Guthlac s'intitulait dans un diplôme de 736 : Rex non solum Mer- ciorum, sedet omnium provinciarum quœ generali nomme Sut-Angli dicuntur; et ailleurs : Rex Britanniœ,

LES ROIS MOINES. 135

était destiné à absorber toutes les autres royautés de FHeptarchie et à créer ainsi cette unité de l'Angleterre qu'aucun morcellement n'a jamais entamée. Cette dynastie des fils de Cerdic, que la tradition faisait descendre lui-même au neuvième degré du dieu Odin, devait enfanter Egbert et le grand Alfred; elle préludait à ses glorieuses des- tinées en donnant trois de ses rois l'un après l'autre à rOrdre monastique, qui lui devait déjà le saint et savant abbé Aldhelm. Celui qui ouvrit la marche dans cette carrière si nouvelle pour les fils d'Odinfut Centwin, fils du premier roi chrétien de Wessex^ qui, après neuf ans d'un règne brillant et belliqueux (676-685), entremêlé de combats contrelesMerciens et les Bretons, avait voulu finir ses jours dans un des monastères qu'il avait fondés et dotés ^ Après

1. Cynegils, converti et présenté au baptême par son gendre Oswald de Northumbrie. Voir plus haut, t. IV, p. 106.

2. Son histoire ne nous est guère connue que par ces vers d' Aldhelm à sa fille Bugga, qui est peut-être la même que Tabbesse de ce nom à laquelle saint Boniface adressa plusieurs de ses épîtres :

Hoc lemplum Bugge pulchro molimine structum

Nobilis erexit Centwini filia régis,

Qui prius imperium Saxonum rite regebat,

Donec praîsentis contemnens culmina regni,

Divitias raundi rerumque reliquit liabenas ;

Plurima basilicis impendens rura novellis

Quse nunc Christicolae servant monastica jura...

Exin sacratam perrexit quaerere vitam,

Dum proprium linquit Christi pro nomine regnum...

Donec conversas cellara migravit in almam.

Éd. Giles, p. 117.

8

134 LES ROIS MOINES.

lui ce fut le tour deCeadwalla (685-689), le féroce dévastateur de l'îlede Wight, du royaumedeKentetde Sussex, resté opiniâtrement païen malgré la conver- sion de ses proches et de son pays, et qui, tou t à coup, à peine âgé de trente ans, se souvient des enseigne- ments qu'il avait puises, lui-même proscrit, auprès du grand proscrit WilfridS abdique sa royauté, traverse les mers, les Alpes, la Lombardie, et ap- paraît à Rome le premier d'entre les rois anglo- saxons, comme Wilfrid, trente ans auparavant, avait été le premier pèlerin monastique de la même race qui eût visité la ville éternelle. Il y demande le baptême au pape Serge (20 avril 689), qui lui confère en même temps le nom de Pierre, en souvenir de la grande dévotion qui l'avait amené de si loin au tombeau du prince des apôtres. Dix jours plus tard, avant même d'avoir dépouillé la robe blanche des catéchumènes, il meurt. Le pape ordonne qu'il soit enterré à Saint-Pierre, et fait graver sur sa tombe une épitaphe en vers assez beaux, destinée à enflammer le zèle des générations futures par l'exemple de ce jeune et formidable vainqueur, qui avait su renoncer à tout ce que ses pères et lui-même avaient conquis ou amassé, abjurer sa religion barbare pour devenir l'humble

1. Voir plus haut, 1. XIV, ch. iv, t. IV, p. 304.

LES ROIS MOINES. 135

filleul de saint Pierre, et aller, revêtu de la blan- cheur du baptême, grossir dans le ciel le troupeau du Christ ^

Après lui la royauté des Saxons de l'Ouest passa à un autre descendant de Cerdic, à Ina, Tamidesaint Aldhelm, oomme Ceadwalla l'avait été deWilfrid. Son règne, long et prospère (688-725) , jeta les fonde- menls de la pré pondérance future de sa race sur toute TAngleterre. Très-belliqueux et très-heureux à la guerre, conquérant des Saxons du Sud et de TEst, il doit surtout sa renommée au code qu'il donna à ses peuples et dont le texte complet a été conservé, comme celui des lois rendues un siècle auparavant parEthelbert de Kent, avec le concours des mission- naires romains ^ Il rédigea les siennes, sous l'in-

1. Culmen, opes, sobolem, pollentia régna, triumphos,

Exuvias, proceres, mœnia, castra, lares : Quœque patrum virtus, et quse congesserat ipse»

Csedival armipotens, liquit amore Dei, Ut Petrum sedemque Pétri rex cerneret hospes....

Barbaricam rabiem, nomen et inde suum Conversus convertit ovans.... Urbem Romuleam vidit, templumque verendum

Aspexit, Pelri mystica dona gerens. Candidus inter oves Christi sociabilis ibit :

Corpore nam tumulura, mente superna tenet : Commutasse magis sceptrorum insignia credas,

Quem regnum Christi promeruisse \'ides.

Apud Bède, V, 7.

2. Booms of Ina, apud Thorpe, Ancient laws and instituies of Ettgîand, p. 45.

136 LES ROIS MOINES,

spi ration et avec le concours des deux évêques moines de Winchester et de Londres S de ses comtes et de tous les sages [witan) qui composaient le parle- ment de ses trois royaumes, et en outre, selon sa propre déclaration, de beaucoup de religieux ou serviteurs de Dieu, dans le but de pourvoir au salut des âmes et à la prospérité de son peuple. Parmi ces lois on remarque celles qui garantissaient l'inviolabilité des mariages et la sainteté des fian- çailles ; qui consacraient le droit d'asile dans les églises, amélioraient la condition des paysans, tout en maintenant leur inféodation au sol de leurs seigneurs; pourvoyaient à l'entretien de leurs veu- ves et de leurs orphelins; interdisaient Texporta- tion des esclaves, et déclaraient affranchi de droit tout serf que son maître ferait travailler le di- manche ^

Il fit avec acharnement la guerre aux Bretons de Cambrie, et acheva d'incorporer à son royaume ceux de la Cornouaille en détrônant le roi de cette province auquel Âldhelm avait adressé sa fameuse lettre sur la Pâque celtique ^ Mais, lui-même d'une mère celtique, Ina, consultant à la fois les

1. Hedda, l'ami et le prédécesseur d' Aldhelm, etErconwald.

2. Texte latin donné dans la chronique de Jean de Brompton, ap, T vvisDEN, Scr/p^ Angl.j I, 761.

3. Voir plus haut, page 51.

LES ROIS MOINES. 137

préceptes de la morale chrétienne et les intérêts bien entendus de sa nation, acheva de pacifier les popu- lations conquises en garantissant la validité des ma- riages contractés entre Saxons et Bretons, et en con- tractant des relations avec les Celtes d'Armorique * . Il ro€onstruisit et dota avec magnificence le grand sanc- tuaire national des Bretons à Glastonbury% en con- sacrant à celte œuvre réparatrice les trente mille livres d'argent qu'il avait arrachées, le fer à la main, aux Jutes du royaume de Kent, à titre de were ou de compensation pour la vie d'un prince west- saxon qu'ils avaient brûlé vif ^ Il témoignait ainsi de la vénération des conquérants germains pour ce célèbre monastère qui, après avoir été le berceau du christianisme celtique* et servi de tombe au roi Ar- thur, allait devenir un des principaux foyers du mo- nachisme anglo-saxon et une des nécropoles de la royauté anglaise. C'est le seul exemple que l'on cite dans la Grande-Bretagne d'une fondation religieuse

1. Tradition juridique, notée par Lappenberg, p. 258.

2. Voir t. III, p. 28. Henschen, le savant et consciencieux Bol- landiste, après avoir cité deux chartes apocryphes d'Ina en faveur de Glastonbury, au tome I de février, p. 907-908, a reconnu et proclamé la fausseté de ces pièces au tome II d'avril, p. xxxi. Il ajoute modes- tement : (( Si eadem, quse nunc aprilem ahsolventibns, adfuisset scien- tia februarium tractantibus, explodi ista potuissent. »

3. Chron. Anglo-Sax.,Sid ann. 687 et 694. Lingard, Hlstonj, p. 161.

4. Voir tome III, pages 28 et 54.

8.

158 LES ROIS MOINES.

qui soit devenue également chère et sacrée aux deux races, aux vainqueurs comme aux vaincus.

Avec le concours des princes et des patriciens de son pays, In a fonda ou enrichit bien d' autres mo- nastères^ guidé surtout dans ces bonnes œuvres par le plus illustre des abbés du Wessex, par son ami et son cousin, Âldhelm, qu'il avait tiré du cloître de Malmsbury pour le faire évêque, et dont il suivait les conseils avec une affectueuse docilité.

Enfin, grâce à Ina, au moment le septua- génaire Aldhelm disparaît de la scène , on y Toit monter le plus illustre des saints que l'An- gleterre a donnés à l'Église, le grand Winefrede, dont la jeunesse s'écoula dans un monastère du Wessex, d'où Ina le tira pour le charger d'une négociation délicate auprès de l'archevêque de Can- torbéry\ Ce fut la première apparition dans l'his- toire de celui qui devait être le vainqueur du pa- ganisme germanique, le vrai conquérant chrétien de l'Allemagne, et inscrire son nom latinisé de

1. Voir, sur la part qu'il prit à la fondation d'Atingdon, les détails donnés par le Ckronicon monasterii de Abingdon, c. 12 et 13, nou- Tellement publié par J. Stevens, dans les Berum Britannic. Scripto- res. Dans une assemblée tenue en 704, il confirma les privilèges et les possessions des monastères du Wessex par un diplôme que signèrent tous \es imincipeSy senatores, judices et patricii. Kemble, Cod, Diplo- mat, y n. 50 et 5î.

2 S. WiLLEBALDi VUa S. Bonifacii, c. 4.

LES ROIS MOINES. 159

Boniface en caractères ineffaçables dans l'histoire, entre ceux de Charles Martel et deCharlemagne.

Après trente-sept ans d'un règne prospère et glo- rieux, et pendant qu'Ina était encore en pleine possession de sa puissance et de sa popularité^ sa femme Ethelburge, issue comme lui du sang bel- liqueux de Cerdic, et qui avait partagé toutes les sollicitudes de sa vie au point de combattre victo- rieusement en son absence à la tête de ses fidèles, lui persuada de renoncer au trône et au monde. D'après des récits qui malheureusement ne sont pas contemporains du fait, mais qui répondent bien aux conditions caractéristiques du naturel anglo- saxon, voici comment s'y prit la reine pour décider Ina au sacrifice qu'elle voulait partager avec lui. Un grand festin accompagné de tous les raffine- ments du luxe seigneurial de ce temps avait été donné dans une des villas royales. Dès le lende- main matin, les deux époux se mirent en route; mais, après avoir chevauché une heure ou deux, la reine pria son mari de retourner d'où ils venaient. Il y consentit et, en rentrant dans le château, il fut consterné de trouver le théâtre des réjouissances de la veille non-seulement silencieux et désert, mais bouleversé et souillé. Tout était plein de décombres

1. Sine alto insidiarum melu securus incanuit, sanctissimus amo- ris publici lenocinator. Guill. Malmsb., L 0.

140 LES ROIS MOINES,

et de fumier; et sur le lit même ils avaient cou- ché, une truie s'étalait avec sa litière. Le roi stupéfait interrogea du regard lareine, qui avait secrètement ordonné à l'intendant de la villa de tout disposer de la sorte. « Eh bien, seigneur époux, » lui dit Ethelburge, « en sont toutes nos joies d'hier? « sont nos tentures de pourpre ; nos parasites « bavards et pétulants; nos lourds plats d'argent <i et nos viandes délicates? Tout a passé comme la «fumée; et ceux qui s'attachent à tout cela pas- ce seront de même. Vois donc, je t'en prie, dans « quelle misère tombe cette chair que nous nour- « rissons si délicieusement. Et nous qui sommes « plus grassement repus que les autres hommes, ne « pourrirons-nous pas encore plus misérablement « qu'eux^? »

C'en fut assez, selon cette légende, pour détermi- ner le roi à ne plus songer qu'à son âme. L'histoire authentique constate son abdication au sein d'un par- lement des Witan à qui il annonça sa résolution de passer le reste de ses jours dans la pénitence\ Puis, accompagné d'Ethelburge, il partit pour Rome (726-728). Il y arriva après un long et pénible voyage, pour y achever sa vie dans la pénitence et

4. Et ubi sunt, ait, domine conjux, hesterni strepitus?... Nonne nos qui ingurgitamur ubcrius, putrescemus miserius?... Guill. Malmsd., /. c,

2 LiNGARD, I, 162.

LES ROIS MOINES. 141

l'obscurité. D'après les uns, il embrassa la vie mo- nastique selon la règle de saint Benoît*; d'après les autres, il aima mieux, par humilité, rester confondu dans la foule des pauvres pèlerins sans tonsure ni habit monastique, et en gagnant de quoi manger par le travail de ses mains ^

Sur la rive gauche du Tibre, alors presque dé- serte, et non loin du Vatican, le roi législateur fonda sous le titre de Schola Saxonum un établissement destiné à donner une éducation orthodoxe auxjeunes princes, aux prêtres et aux clercs de son pays qui voulaient achever leur éducation religieuse et litté- raire à l'ombre de la basilique deSaint-PierreMly joignit une église et un cimetière spécialement des- tinés à ses compatriotes, et il fut lui-même en-

1. AcT. SS. BoLLAND., 1. 1 Fcbr., p. 915. Mabillon, Act. SS. 0. S. B., t. m, p. 465.

2. GuiLL. Malmsb., /. c. « Duxfœmina facti )), ajoute l'historien mo- nastique, épris et imbibé, comme tous ses pareils, des souvenirs de Fantiquité classique.

3. Elle a été transformée par Innocent III en un hospice, qui est devenu le plus célèbre de Rome, sous le titre de S. Spirito in vico de Sassia. D'autres traditions attribuent cette importante fondation au jeune Offa d'Essex, que nous avons vu aller mourir moine à Rome (Richard de Cirencester, p. 229, éd. Mayor), ou encore au puissant Offa, roi de Mercie, mort en 796, dont il sera question plus tard. Dans tous les cas, celui-ci fut un grand bienfaiteur de la fondation nationale à Rome, dont il ouvrit les portes aux étudiants de tous les pays : Ut ibidem peregrini.... ex diversis mundi partibus barbari.... linguas quas non noverint, addiscerent. Matth. Paris, in Vitis abhatum S. AU banif c. 1.

142 LES ROIS MOINES.

terré: car il mourut à Rome, dans l'obscurité qu'il

avaitvoIonlairementrecherchée.SafidèleEthelburge

resta auprès de lui jusqu'à sa mort, puis revint se

faire religieuse en Angleterre.

Le grand bénédictin WllfridavaitinauguréTusage de ces pèlerinages à Rome, que personne n'avait connus avant lui \ Quelques années après sa mort ce devint une vraie contagion.

Pendant les septième et huitième siècles, Rome fut le rendez-vous d'innombrables pèlerins qui accouraient de tous les points de TOccident pour contempler la cité sainte et prier aux tombeaux des saints et des martyrs. Aucune nation ne porta plus de zèle et d'ardeur dans l'accomplissement de ce pieux devoir que les Anglo-Saxons. Leurs rois pre- naient les devanls% a la différence des Mérovingiens, dont on ne voit pas qu'un seul ait jamais franchi les Alpes pour aller à Rome. ,

Il se déclara bientôt chez les Saxons de tous les rangs un entraînement irrésistible vers la ville éter- nelle: princes et évêques, riches et pauvres,, prê- tres et laïques, hommes et femmes, entreprenaient ce pèlerinage avec une ardeur qui le leur faisait sou-

1. Voir t. IV, p. 144.

2. Lingard nomme jusqu'à huit de ces rois, mais en y comprenant Ethelwulf et Canut, qui sont d'une époque postérieure. Aniiquities^ I, 116.

LES ROIS MOINES. 145

vent recommencer une seconde fois, malgré les diffi- cultés et les dangers d'un si long voyagea Ils y furent si nombreux que, se groupant autour de la fondation de leur roi Ina, ils donnèrent leur nom à tout un quartier, le Viens Saxonum^^ situé dans le voi- sinage immédiat de Saint-Pierre et habité exclusive- ment par eux. Ils venaient, dit leur historien, se familiariser ainsi de leur vivant avec les saints dont ils espéraient être bien accueillis dans le ciel.

Mais comme il y avait de faux moines qui intro- duisaient jusque dans le cloître la mollesse et tous les désordres de la vie séculière, il y avait aussi de faux pèlerins que des motifs frivoles ou coupables attiraient à l'étranger : les écrivains monastiques n^ontpas manqué de flétrir les uns comme les autres. L'humeur vagabonde des races germaniques peut bien avoir contribué, après la première impulsion d'une fervente et sincère piété, à grossir le nombre de ces pèlerins peu dévots qui scandalisaient trop souvent par leur conduite les pays chrétiens qu'ils traversaient. C'étaient surtout les femmes, même les vierges consacrées à Dieu, dont les désordres et les chutes lamentables pendant leur voyage à Rome etàleur retour excitaient la juste indignation

1. Bède, V, 7.

2. D'où le nom de Sassia, encore conservé dans ce quartier de Rome.

144 LES ROIS MOINES.

des pasteurs et des fidèles de la France et de Tltalie. On ose à peine répéter les tristes révélations que le grand apôtre de la Germanie transmet sur ce point à son collègue et compatriote l'archevêque Cuthbert de Cantorbéry, et qui le portaient à demander aux assemblées et aux princes anglais d'interdire abso- lument aux femmes et aux religieuses le pèlerinage de Rome\

J'aurais bien mal réussi à faire comprendre l'his- toire de ces temps, et bien mal servi la vérité, si le lecteur n'était pas frappé du singulier mélange de bien et de mal, de paix et de guerre, de liberté et de servitude qui, dès ce premier siècle de la chrétienté anglo-saxonne, se manifeste dans toutes les rela- tions de l'Église avec la société. 11 est évident que le bien l'emportait sur le mal, mais que le mal était déjà formidable, les dangers constants et flagrants, les prévaricateurs et les malfaiteurs encore plus nombreux que les saints. C'est cependant ce que l'on a nommé Vâge d'or de la religion en Angleterre;

1. Aliquod levamentum turpitudinis esset, si prohibuerent synodus et principes vestri mulieribus et velatis feminis illud iter et frequen- tiam, quam ad Romanam civitatem veniendo et redeundo faciunt; quia magna ex parte pereunt, paucis remanentibus integris. Perpaucse enim sunt civitates in Longobardia, vel in Francis, vel in Gallia, in qua non sit adultéra vel meretrix generis Angloruin : quod scandalum est et turpitudo totius Ecclesise. S. Bonifacu Epist. ad Cuthbeiiîim ar- chiepiscopum.

LES ROIS MOINES, 145

non sans raison, s'il ne fallait que le comparer aux siècles postérieurs, mais à tort, s'il s'agissait de le juger par ses seuls mérites. C'est que dans l'histoire vraie il n'y a pas d'âge d'or. Tous les siècles, sans exception, sont infectés par le mal qui naît de la corruption naturelle de l'homme. Tous attestent son incurable infirmité ; mais tous aussi attes- tent sa grandeur et sa liberté, en même temps que la justice et la miséricorde d'un Dieu Créateur et Rédempteur.

MOINES DOGCi Y.

LIVRE XVI

INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE DES MOINES CHEZ LES ANGLO-SAXONS

Record we too, with just and faithful pen,

That many hooded cénobites Ihere are,

Wlio in thelr private cells hâve yet a care

Of public quiet ; unambitious men,

Counsellors for the world, of piercing ken ;

Whose fervent exhortations from afar

Move Princes to their duty, peace or war;

And oft-times in the most forbidding den

Of solitude, with love of science strong,

How patiently the yoke of thought they bear...

By such examples moved to unbought pains

The people work like congregated bées ;

Eager to build the quiet fortresses,

Where piety, as they believe, obtains

From heaven a gênerai blessing; timely rains

And sunshine; prospérons enterprise, and peace, and equity.

WORDSWORTH.

CHAPITRE UNIQliE

La conversion et Torganisation religieuse de l'Angleterre sont l'œuvre exclusive des moines. Leur patience et leur persé- vérance; lettre de Tévêque Daniel au missionnaire Boniface; nulle violence ; douceur et tolérance relative. Leur in- fluence sur la nation qu'ils avaient convertie; le mal survit, mais le bien l'emporte. Alliance entre l'Église et la so- ciété, sans prépondérance exclusive. Ces moines apôtres n'étaient plus les Pères du désert, mais les créateurs d'une Église et d'une nation. Des villes se forment autour des grandes communautés. Les monastères servent de cathé- drales et paroisses. Propagation de la règle bénédictine. Garanties assurées à l'Ordre monastique par les conciles de Beccancelde et de Cloveshove. Enseignement religieux en langue nationale. Liturgie musicale. Les croix en plein air. Services" rendus à l'enseignement par les monastères et les moines évêques. Saint Jean de Beverley. Passion des étudiants anglo-saxons pour les courses de chevaux. Ser- vices rendus à l'agriculture. Rôle des moines comme land" lords. Alliance intime entre l'Ordre monastique et l'aris- tocratie anglo-saxonne. Intervention dans les pouvoirs publics. Leur place dans les assemblées nationales. Souveraineté, composition et attribution de ces assemblées. La distinction entre le temporel et le spirituel n'y est pas méconnue. Influence des moines sur les assemblées et par sur les lois et les mœurs. Ils contribuent à créer l'unité na- tionale, qui n'a jamais été entamée depuis le neuvième siècle. Leur dévouement à l'intérêt des pauvres : l'assistance publique née de l'expiation des fautes des riches. Leur zèle pour l'af- franchissement des esclaves : lutte entre un archevêque et un abbé pour une jeune captive. Les droits de l'homme reven- diqués en même temps que ceux de Dieu dans toute l'histoire

150 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

de la conquête de l'Angleterre par les moines. La religion reste trop souvent désarmée, mais ses ministres respectent la liberté des âmes et l'honneur dans les choses de Dieu. Les missionnaires monastiques perfectionnent le caractère natio- nal sans l'altérer : l'âme des Saxons se retrouve dans l'Angle- terre moderne; la liberté politique, le self-government et le régime parlementaire plongent leurs racines dans ce passé. ^ Conformité de l'institut monastique avec l'esprit des institu- tions anglo-saxonnes. Munificence et prodigalité de l'aris- tocratie. — Motifs de ses donations. Abus des libéralités foncières. Le folc-land et le hoc-land. Les terres mo- nastiques exemptées du service militaire et de l'impôt. Dan- ger public signalé par Bède. Répression de plusieurs abus par le concile de Cloveshove ; ses décrets contre le luxe et l'opulence monastique, contre les fausses notions qui se ré- pandaient sur l'aumône. La richesse monastique née de la munificence des rois et des nobles provoque bientôt leur con- voitise; fluctuations et servitudes signalées par saint Boniface; nécessité d'une limite que l'Église même aurait poser aux accroissements de la propriété monastique ; leur richesse ser- vira de prétexte à la spoliation et à l'hérésie ; Lacordaire et Mabillon. Un bénédictin espagnol martyr en 1608. Avant d'en arriver là, l'Angleterre devient le foyer de la propagande chrétienne et l'initiatrice des races germaniques. Quand Bède disparaît, Boniface est déjà l'apôtre de l'Allemagne.

Un siècle el demi s'était écoulé entre rétablisse- ment d'Augustin à Cantorbéry (597) et l'érection définitive d'une seconde métropole à York (735) ; entre les premières lois écrites du premier roi

DES MOINES. 151

chrétien de Kent et les décrets du concile de Clo- veshove (747), qui établirent une sorte de confédé- ration entre les évêques anglo-saxons en même temps qu'ils consacrèrent, en le généralisant \ le système paroissial qui sert encore de base à la vie temporelle et spirituelle des campagnes anglaises*.

Pendant cet espace de temps, tous les habitants de la Grande-Bretagne étaient devenus chrétiens; et tous, Bretons et Saxons, avaient proclamé la suprématie du Saint-Siège, en substituant partout les usages romains aux anciennes coutumes du christianisme celtique.

Cette grande victoire avait été l'œuvre exclusive des moines.

Abordant tous les royaumes de THeptarchie l'un après l'autre comme missionnaires, sans aucun se- cours humain, ou tout au plus avec la sympathie protectrice d'une femme % ils y étaient restés comme évêques, comme pasteurs, comme prédicateurs permanents : ils avaient peu à peu conquis le sol

1. Pour tout ce qui regarde cet important concile tenu en pré- sence du roi mercien Etlielbald, l'ami du saint moine Guthlac> il faut lire, avec le texte des canons, Texcellent commentaire de Lin- gard, Ântiguities, t. I, p. 124 et note G.

2. Cap. 9, 10, 14. Cf. Le Vlky, la Réforme sociale déduite de V observation comparée des peuples européens^ t. U, ch. vu, § 55.

3. Berthe la Mérovingienne, dans le Kent ; sa fille Ethelburga en Northumbrie; la fiancée païenne du saint roi Oswalden Wessex, et la fiancée chrétienne du fils de Penda, en Mercie.

152 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

britannique, et l'avaient couvert de leurs établisse- ments. Tout dans leur œuvre avait été lent et difficile. Les incidents orageux, les péripéties dou- loureuses, ne leur avaient pas manqué. Ni les fils ne se laissaient toujours entraîner par l'exemple de leur père, ni les peuples par celui de leurs voisins. Que l'on se rappelle la première défection des Jutes du Kent, aussitôt après la mort d'Ethelbert; la double apostasie des Saxons de l'Est; l'acharne- ment des vieux chrétiens bretons contre les néo- phytes de race germaine ; la destruction par le fer et le feu de la chrétienté naissante en Norlhumbrie; les horribles ravages du païen Penda chez tous ses voisins chrétiens!

A tous ces obstacles, à toutes ces épreuves, ils n'avaient opposé qu'une invincible persévérance et une invincible douceur. Cent cinquante ans après le débarquement d'Augustin, un saint évêque, ami d'Aldhelm, et sorti comme lui du cloître de Malms- bury, révélai^ le secret de leur force à son illustre compatriote saint Boniface, déjà occupé à trans- porter la lumière évangélique ^ d'Angleterre en Allemagne. «Pour vaincre», lui disait-il, « l'obsti- nation des sauvages païens, pour féconder le sol stérile et rocheux de leurs cœurs, il ne faut ni les insulter ni les irriter, mais leur exposer nos dog- mes avec une modération et une placidité invîn-

DES MOINES. 153

cibles, qui les fassent rougir de leurs folles super- stitions sans les exaspérera »

Ainsi armés, les moines avaient fini par triom- pher partout, et partout avec le libre consente* ment des populations, constaté par les délibérations publiques des assemblées nationales de chaque royaume, chacun était interrogé à son tour^. Constatons encore une fois, à la gloire immortelle des conquérants monastiques de l'Angleterre, que ni eux, ni leurs disciples, ni leurs protecteurs, ne mirent la violence ou la persécution au service de la vérité évangélique^. Nulle part la foi, prêchée par les moines, ne fut imposée par un maître; nulle part elle ne fut admise sans examen, sans discussion ; nulle part aussi elle ne fut propagée ou défendue, chez nos Saxons insulaires, par les moyens sanguinaires qu'allait employer Gharle- magne contre les Saxons d'outre-Rhin. Plus tard, il est vrai, conformément à l'esprit général des peuples chrétiens, à mesure que les liens entre la religion et la société devenaient plus intimes, on

1 . Non quasi insultando vel irritando eos, sed placide ac magna objicere moderatione debes. Epist. 15 Mer Bonifacianas, éd. Jaffé.

2. Habito cum sapientibus consilio, sciscitabatur singillatim ab om- nibus qualis sibi doctrina hsec... videretur... Cseteri majores natu ac régis consiliarii... Bède, H, 13.

3. Voir au t. HI, p. 368 et 422. Nous avons constaté une seule ex- ception à cette règle, pour le Sussex, p. 501 du tome IV.

9.

154 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

vit la législation pénale se transformer souvent en auxiliaire de la morale chrétienne et de la discipline ecclésiastique. Les assemblées siégeaient les évêques et les abbés, à côté des rois et des pro- priétaires fonciers, décrétèrent souvent des peines afflictives ou infamantes contre l'apostasie \ la violation du repos dominical ou du jeûne qua- dragésimal ^ et surtout contre Tivresse et l'incon- tinence, qui étaient les péchés les plus habituels aux Anglo-Saxons. Mais jamais ces pénalités n'allèrent jusqu'à la torture ou l'effusion du sang, comme il arriva trop souvent lorsque le droit byzantin eut infecté les peuples catholiques de son venin. Jus- qu'à présent, grâce à Dieu ! dans ces siècles reculés, au milieu de ces mœurs grossières, à côté de scan- dales que nous n'avonsvoulu ni taire ni voiler, nous n'avons pas rencontré un seul acte sanguinaire ou cruel qui puisse être reproché à un évêque, à un prêtre, à un moine anglo-saxon. Fidèles aux pré- ceptes et aux exemples de leur premier et glorieux maître, saint Grégoire le Grand, ils surent gagner les cœurs et gouverner les âmes par une irrésisti- ble bonté. Sans être à l'abri des infirmités hu-

1. La plus sévère des peines prononcées contre Taposlasie était celle du healsfang, que les interprètes traduisent par le carcan ou pilori, mais dont on pouvait se racheter par les contributions de ses amis. Thorpe, I, 45; Lingard, I, 112,

2. Bède, ni, 8.

DES MOINES. 1^

maines, ils restèrent longtemps étrangers et super rieurs aux acrimonies, aux convoitises, auxviolences^ qui se rencontrent trop souvent dans T histoire de l'Église et dont elle a toujours payé la rançon avec des âmes.

De tels apôtres trouvèrent des néophytes dignes d'eux. « Aucune nation », a dit très-justement Ed| mond Burke, le plus illustre de leurs descendants, « n'a embrassé le christianisme avec plus de fer- veur et de simplicité que les Anglo-Saxons ^ » La lutte permanente et généreuse qui se manifeste partout, depuis leur conversion, entre leurs nou- veaux principes et leurs vieux instincts, leurs sau- vages traditions de meurtre, de vengeance, de débauche, démontre à la fois la sincérité de leur foi et le mérite de leur soumission. Longtemps on vit alterner ehez eux des crimes atroces et des péni- tences sans bornes; des rapines effrontées et l'ab- négation de tous les biens terrestres; d'odieux outrages à la pudeur et des vœux de chasteté per- pétuelle. Capables de tout pour assouvir la violence de leurs passions, ils étaient non moins capables de tout pour expier leurs excès. Mais à la longue, et quelquefois très-vite, le bien l'emporta, et, sauf des rechutes inévitables et terribles, il resta maître du

1. BuRKir, Essay towards an abîidgment of English history^ c* m.

156 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

champ de bataille, grâce aux efforts généreux et in- fatigables de ces apôtres monastiques. Partout, dans les mœurs comme dans les lois, dans les actes comme dans les paroles, partout peut atteindre la main, la parole, l'esprit du moine évêque ou missionnaire, on aperçoit une tendance uniforme et universelle à faire prévaloir la justice, Thuma- nité, l'amour du bien et du prochain ; à radoucir la férocité native de leurs compatriotes; à combattre les vices et les excès les plus populaires ; à intro- duire la culture intellectuelle; à créer ou à main- tenir la paix sociale par des motifs religieux. La grande mission qui échut à l'Église après la ruine de l'Empire, celle de contenir et d'ennoblir les barbares, de purifier et de transformer leurs âmes, ne fut jamais mieux remplie.

Peut-être aussi l'alliance entre les deux sociétés spirituelle et temporelle, entre l'Église et l'État, ne fut-elle jamais plus complètement et plus heureu- sement réalisée. Ce fut, du moins en Angleterre, son plus beau moment; moment qui eut ses taches et ses misères, comme tout ici-bas, mais l'on échappa de part et d'autre à tout excès systématique et permanent. Aucun roi de cette période ne pré- tendit gouverner ou exploiter l'Église à son profit ; aucun pontife, dans ces temps exclusivement mo- nastiques, ne revendiqua cette prépondérance abu-

DES MOINES. 157

sîve qui précède et appelle la décadence ou la ré- volte.

Certes, les moines anglo-saxons, instruments de cette révolution si féconde et créateurs de celte or- ganisation si brillante et si durable, n'avaient rien de commun que le nom, le célibat^ la foi en Jésus- Christ et en son Église, avec les Pères du désert, ni même avec les rares et austères compagnons de saint Benoît. Loin de fuir la compagnie des autres chré- . tiens, ils personnifiaient ou créaient autour d'eux toute une société chrétienne. Loin de ne songer qu'à leur propre salut, ils travaillaient sans relâche d'abord au salut des infidèles, puis au maintien de la foi et des mœurs dans les nouvelles chrétien- tés nées de leur parole. Loin de se borner à Forai- son ou au travail des mains, ils cultivaient et pro- pageaient avec ardeur toute la science et toute la littérature que possédait le monde de leur temps.

Les lieux écartés les avait d'abord conduits l'amour de la solitude se transformaient rapide- ment, et comme par la force des choses, en cathé- drales, en cités, en colonies urbaines ou rurales, destinées à servir de centres, d'écoles, de biblio- thèques, d'ateliers, de citadelles aux familles, aux bandes, aux tribus à peines converties. Aulour de ces cathédrales monastiques et des principales com- munautés, se formaient bientôt des villes qui ont

158 INFLUENCE SOGIALE.ET POLITIQUE

duré jusqu'aujourd'hui, et l'on voyait aussitôt éclore ces libertés municipales dont les garanties vitales subsistent encore avec le nom même des magistratures chargées de les défendre ou de les pratiquer ^ .

Comme toute la suite de notre récit a le dé- montrer, tous les évêques de l'Heptarchie sortaient des monastères; les moines formaient exclusive^ ment le clergé des cathédrales, ils vivaient en communauté avec le prélat diocésain pour chef. Pendant un siècle au moins, ils tinrent exclusive- ment lieu de clergé séculier ou paroissial. Les mo- nastères étaient les foyers d'où partaient les mis- sionnaires pour aller dans les stations rurales baptiser, prêcher, célébrer toutes les cérémonies du culte, et ils rentraient pour se refaire par l'étude et la prière. Les paroisses rurales ne se for- mèrent que lentement, sous l'impulsion de l'ar- chevêque Théodore dans le Midi, de l'archevêque Egbert et de Bède dans le Nord. Les monastères servirent donc longtemps à l'Angleterre chrétienne non-seulement de cathédrales, maïs de paroisses. La plupart des cathédrales conservèrent leur caractère monastique jusque fort après la conquête normande. Les décrets du concile de Cloveshove, en 747, sont

* Remble, t. II p. 330,358.

DES MOINES. 159

les premiers documents authentiques qui constatent, comme un fait général, la distribution des terres laïques en districts administrés par des prêtres sou- mis aux évêques, en dehors des églises situées dans les terres dépendant des monastères et desservies par des prêtres soumis aux abbés. Ces églises, le prêtre était toujours assisté d'un diacre et de plu- sieurs clercs, sont quelquefois appelées monaste" riuncula.

Quand les paroisses furent ainsi organisées, la plupart des prêtres placés à la tête des nouvelles circonscriptions furent naturellement tirés des mo- nastères ^ Tout avait été à faire ou à refaire dans cette œuvre capitale ; car, il faut le répéter, il ne restait rien de l'ancien christianisme breton, qui avait disparu depuis l'invasion des Saxons. Excepté à Glastonbury, qui avait été de tout temps un des grands foyers de la dévotion celtique % à la petite église romaine de Cantorbéry la reine Berthe al- lait prier", et à Evesham, l'on retrouva les dé- bris d'une petite église bretonne sous les brous- sailles que l'on défrichait pour fonder la nouvelle

1. Lingard [Antiquities of the Anglo-Saxon Church, t. I, p. 157, 171) a parfaitement expliqué tout ce qui touche Torganisation du clergé paroissial. Voir ce que nous en avons déjà dit, tome IV, p. 224.

2. Voir tome III, p. 28. '

3. Voir tome III, p. 366.

160 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

abbaye S on ne découvre, dans toute Tliistoire de la conquête de l'Angleterre par les moines, au- cun vestige du christianisme des Bretons ou des Romains.

Cette extension de leur rôle et de leur influence n'avait encore été atteinte chez aucune autre nation chrétienne; mais elle ne fit jamais perdre de vue aux moines anglo-saxons la nécessité de maintenir et de garantir les conditions fondamentales de leur institut. La règle de saint Benoît apportée en An- gleterre, avec l'Évangile, par les premiers envoyés du pape bénédictin saint Grégoire le Grand, avait suivi pas à pas les progrès de la propagande évan- gélique et de la suprématie romaine ; elle avait fini par supplanter tous les usages monastiques prove- nant des temps ou des pays celtiques. Depuis Wil- frid jusqu'à Bède, tous les saints dont la mémoire estrestée populaire, Cuthbert, Egwin, Benoît Biscop, Botulphe, Aldhelm, s'étaient signalés par leur zèle pour le maintien et la suprématie de la règle béné- dictine, tout en y apportant les additions ou les modifications légères que comportaient les temps et les lieux. Il n'y avait d'ailleurs nulle hiérarchie entre les divers monastères, nul chapitre général, et, sauf le lien formé par Wilfrid entre les neuf

1. Voir tome IV, p. 374.

DES MOINES. 161

OU dix maisons fondées par lui S nulle agrégation spéciale de communautés diverses, comme il s'en est tant formé depuis. Le seul lien entre les monas- tères de plus en plus nombreux qui couvraient le sol britannique se trouvait dans ce code, déjà sécu- laire, venu de Rome avec la foi chrétienne, et que le deuxième concile de Gloveshove nommait tout simplement la Règle^ comme si elle était désor- mais la seule reconnue et la seule pratiquée ^

La plupart des conciles tenus en Angleterre de- puis la fin du septième siècle donnent aux intérêts monastiques, dans leurs décrets, une place propor- tionnée à la prépondérance des prélats monastiques dans les assemblées ces décrets étaient discutés et promulgués. Notons le concile de Beccancelde^, convoqué en 694 par le roi de Kent, Wihtred, cin- quième descendant d'Ethelbert, présidé par Tarche- vêqueBrithwald, et auquel assistèrent avec le savant helléniste Tobie, évêque de Rochester, beaucoup d'abbés, de prêtres, de seigneurs et cinq abbesses\

Le roi résuma les délibérations de rassemblée. «Je veux », dit-il, « que les monastères et les

1. Voir tome IV, p. 387.

2. Cap. 24. Cf. Mabillon, prsef. in I ssecul., g 87.

3. Cet endroit doit être Beckenham, ou, selon Hook, Bapchild, près de Sittingbourne.

4. Proœm. ms, Cantuar., ap. Coletti ConciL^ t. YIII, p. 77. Nous parlerons plus loin de ces abbesses.

162 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

« églises qui ont été données ou léguées pour la « gloire de Dieu, au temps des rois fidèles, mes « prédécesseurs et mes proches, restent à Dieu pour « toujours. Car moi, Wihtred, roi terrestre, maïs « excité par le Roi céleste et enflammé par l'amour c( de la justice, j'ai appris de nos ancêtres qu'aucun c( laïque n'a le droit de s'emparer d'une église quel- « conque, ni de ce qui appartient à cette église. c< C'est pourquoi nous interdisons à tous les rois « nos successeurs, à tous les comtes ou autres laïques, c< toute domination sur les églises ou sur leurs ce possessions que moi ou mes prédécesseurs nous c( avons données en héritage perpétuel au Christ, à « la sainte Vierge ou aux apôtres. Quand un abbé « ou une abbesse viendra à mourir, qu'il en soit « donné avis à Tarchevêque, et que son successeur « ne soit choisi qu'après que la pureté de sa vie « aura été reconnue par l'évêque. C'est au roi à « choisir les eorls et les ealdormen^ les sheriffs <( et les juges; mais c'est à l'archevêque à gouverner « l'Eglise de Dieu, à élire et à constituer lésé vêques, « les abbés, les abbesses, les prêtres et les diacres, c( et à les confirmer par ses bons exemples \ »

1. Chron. Saxon., éd. Gibson, p. 48. Ni Bède ni Malmsbury ne parlent de ce concile. Mais Spelman en a tiré les décrets de cinq manuscrits divers : le double texte de ces décrets donné d'après lui, dans Coletti, t. VIIIj p. 77, est beaucoup plus long que celui de la Chronique anglo-saxonne, mais ne contient rien d'essentiel en sus.

DES MOINES. 163

Un autre décret du même concile exempte les monastères de Kent de toute servitude séculière, de toute charge pécuniaire, et notamment de nourrir les rois et les seigneurs pendant leurs voyages; ce qui indique que l'hospitalité monastique, toujours si généreuse et si spontanée, avait être cruelle- ment exploitée par la gourmandise et la rapacité des laïques puissants ^ Trois ans après (697), dans une nouvelle assemblée tenueà Berkhampstead, présidée par le même roi et le même archevêque, et qualifiée de concile, bien que beaucoup d'hommes de guerre y siégeassent à côté du clergé, la liberté de l'Église fut de nouveau garantie, avec celle de ses juridic- tions, de ses propriétés et de ses prières ^ Ces dispo- sitions des conciles tenus dans le royaume de Kent, sous la présidence du métropolitain, firent graduel- lement loi par toute l'Angleterre. Eli es furent solen- nellement confirmées au premier concile de Clo- veshove en 742,parEthelbald, roidesMerciens,quî était alors le prince le plus puissant de l'Heptar- chie, et toujours, depuis sa liaison de jeunesse avec

i. Concilia, t. VIII, p. 78, 80.

2. Libéra sit Ecclesia, fruaturque suis judiciis, etredditibus seu peit- sionibus. Pro rege preces fiant, mandatisque ejus, non cogente neces- sitate, sedexsponte obediunto. Cowa7., t. VIII, p. 99. Ce latin n'est qu'une traduction beaucoup plus récente du texte saxon des vingt-huit articles intitulés Judicia (Dooms) de Wihtred.

164 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

le solitaire Guthlac, bien disposé pour les moines \ Mais on y déclara aussi que l'exemption de toute contribution publique accordée aux monastères ne s'étendrait pas aux trois impôts levés pour les trois principales nécessités du temps [trinoda nécessi- tas)^ l'entretien des^ ponts et chaussées {brycgbote)^ des forteresses nationales [burghbote) et des expé- ditions militaires {fyrd).

Le deuxième concile de Cloveshove (747), qui fut la plus importante des assemblées anglo-saxonnes du huitième siècle ^ , provoquée par une lettre célèbre de saint Boniface à l'archevêque de Cantorbéry, et surtout par les injonctions sévères du pape Zacharie, ajouta de nouvelles garanties et aussi de nouvelles obligations à la mission déjà si importante des reli- gieux, en décrétant des mesures efficaces contre les abus et les oppressions qu'avaient signalés pres- que en même temps Boniface dans son épître à l'ar- chevêque de Gantorbéry, et Bède dans la sienne à l'archevêque d'York.

1. Concilia (t. VII, p. 267). Cloveshove ou Cliffs Hoo,o\x se te- naient ces conciles fameux, est placé par les meilleures autorités à Cliff, près Rochester, dans la partie du Kent qui est entre la Tamise et la Medway. D'autres supposent que ces conciles se tenaient à Abin- gdon ou à Tewksbury, qui fut depuis une des grandes abbayes du Glocestershire.

2. Voir plus haut, page 151, note 1, de ce chapitre.

DES MOINES. *6^

II

C'est donc aux moines, répandus à titre de missionnaires et de prédicateurs dans les campa- gnes ou réunis dans les communautés si nom- breuses des villes épiscopales et des autres grands foyers monastiques, qu'il est juste de faire remonter l'initiation du peuple anglo-saxon aux enseigne- ments de la religion comme aux pratiques si conso- lantes et si promptement populaires du culte catho- lique. Il leur était expressément commandé de faire apprendre et comprendre à leurs ouailles, dans la langue nationale, le Décalogue, l'Oraison domini- cale, le Symbole des apôtres, les paroles consacrées à la 'célébration de la messe et à l'administration du baptême; puis d'expliquer tous les dimanches, en anglais, l'épître et l'évangile du jour, et de prê- cher ou, à défaut de prédication, de faire une lec- ture utile aux âmes^

On a déjà signalé le zèle des rois^ et des peuples anglo-saxons pour l'enseignement religieux dans

1. Concil. Clovesh., can. 16. Cf. Thoupe, op. cit., p. 159, et L.N- GARD, Antiquities, t. I, p. 167.

2. Voir tome lY, p. 109.

166 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

leur langue. De ces homélies en anglo-saxon que l'on rencontre encore si souvent dans les manu- scrits de nos bibliothèques, et qui datent d'une épo- que antérieure de plusieurs siècles aux premiers mo- numents religieux de toute autre langue moderne. De aussi ces traductions de l'Écriture sainte si fréquentes dans les cloîtres dès le septième siècle et qui se répandaient probablement au dehors, tra- ductions dues, selon certains historiens, à la plume des moines les plus illustres, à celle d'Aldhelm et de l'infatigable Bède, qui auraient traduit, l'un le Psautier et l'autre l'Ancien et le Nouveau Testa- ment en entier ^

Le repos du dimanche, encore aujourd'hui plus scrupuleusement observé en Angleterre que dans n'importe quel autre pays chrétien, fut dès l'en- fance des missions monastiques T objet d'une sau- vegarde spéciale : le Pénitentiel de Théodore aborde les détails les plus minutieux, pour préserver les laboureurs, les vignerons, les jardiniers, tout comme les couturières, les fileuses, les blanchis- seuses, de toute dérogation à cette garantie essen- tielle de la liberté de l'âme et du corps ^

La solennelle beauté du culte célébré dans les églises monastiques ne pouvait qu'être rehaussée

t. Lappenberg, t. I, p. 197. 2. C. 38, § 8.

{DES MOINES. 167

parruiiiformité liturgique conforme au rite romain, lequel avait été substitué partout au rite celtique et formellement prescrit par le concile de Cloveshove ^ Elle dut exercer un prestige nouveau sur les popu- lations^ grâce à l'introduction graduelle des orgues, dont notre Aldhelm vantait déjà la puissante mélo- die % et dont la première mention en Angleterre se rattache à cette abbaye de Malmsbury, qui, située non loin de la Gambrie et fondée par un Celte, pouvait offrir par cette émouvante et majestueuse harmonie un nouvel attrait à la race essentiellement musicale des Gallois \

En dehors des cérémonies célébrées à l'intérieur des églises, encore trop éloignées les unes des autres pour subvenir à tous les besoins spirituels, la sollicitude des missionnaires monastiques avait propagé le culte de la Croix, pour l'instruction et la consolation des rudes habitants de la campagne. Le mystérieux symbole de la Rédemption du genre humain par le supplice du Fils de Dieu se dressait çà et sur les coteaux et dans les vallons de

1. Can, 15,

2. Maxima millenis auscultans organa flabris, Mulceat auditum ventosis follibus iste, Quamlibet auratis fulgescant csetera capsis.

De Lattdibus Virginum^ éd. Giles, fu 138.

3. Cf. Lappenberg, I, 198.

168 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

l'Angleterre rachetée du joug de l'idolâlrie païenne. Le crucifix, que saint Augustin avait présenté pour la première fois à Ethelbert, au lendemain de son débarquement sur les rives de la Tamise ; le crucifix que le saint et pieux Oswald avait planté pour la première fois, comme un signe d'espérance et de délivrance, sur le sol de la Northumbrie, à la veille de sa première bataille, ce crucifix apparais- sait en guise d'oratoire et de sanctuaire dans mainte région à peine défrichée. Dans chaque domaine seigneurial, une croix élevée au milieu des champs suffisait à la dévotion du thane^ de ses laboureurs, de ses bergers ; les réunissait pour la prière publique et quotidienne autour d'elle \ et leur inspirait une vénération non moins affec- tueuse que les sanctuaires de plus en plus nom- breux qui s'élevaient chaque jour, presque tou- jours sous l'invocation de la Mère du Christ et surtout de saint Pierre, car le prince des apôtres était alors le saint de beaucoup le plus universelle- ment et le plus fréquemment invoqué par les chré- tiens d'Angleterre ^

Le bienfait incomparable de la foi ne fut pas le seul que les bénédictins prodiguèrent à l'Angleterre convertie. On risque toujours de tomber dans la

i. Vita S. Willibaldi, ap. Mabillon, Act. SS. O.S. B., t. IV. 2. LiNGARD, 0/?. cit,, II, 87-107.

DES MOINES. 169

répétition et la banalité en insistant sur les services immenses qu'ils ont rendus, comme partout, si ce n'est plus que partout, à Tinslruction publique et à l'agriculture. Nous nous flattons d'avoir fourni presque à chaque page de ces volumes la démons- tration de ce qu'ils ont fait pour la nourriture in- tellectuelle de l'Angleterre. On y a vu que chez les Ânglo-Saxons comme chez les Celtes d'Irlande, de la Calédonie et de la Cambrie, les monastères étaient les seuls foyers de l'éducation religieuse et libérale, et que l'instruction y était à la fois très- recherchée, très-variée et très-liltéraire. Mais ce n'était pas seulement au sein des cloîtres isolés que se donnait l'éducation monastique. Les évoques, tous sortis des monastères, transformaient en écoles les cloîtres de leur cathédrale, et réunissaient au- tour d'eux une jeunesse nombreuse, ardente au travail et à l'étude*.

L'un de ceux qui se signalèrent le plus parmi les bienfaiteurs publics, dans cet ordre spécial, est ce Jean dont nous avons déjà rencontré le nom parmi ceux des intrus qui à diverses reprises se par-

1. Dans le dernier volume publié par les Bollandistes [t. XU Oct., p. 895, art. de S. Sigeherto)^ le savant P. de Buck insiste avec raison sur l'importance des écoles claustrales chez les Anglo-Saxons, et sur rétendue de l'éducation littéraire et classique que l'on y rece- vait.

MOINES d'occ, V. 10

170 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

tagèrent le diocèse de Wilfrid^ On pourrait à juste titre nous reprocher de n'en avoir pas parlé plus lon- guement, tant sa popularité fut grande chez les An- glais de son temps et jusqu'à la fin du moyen âge^ Bien qu'il soit surtout connu sous le nom de saint Jean de Beverley, du lieu il passa dans la solitude les quatre dernières années de sa vie, et qui de- vint un des plus grands établissements monastiques du nord de rAngleterre% il fut d'abord moine à Whitby, sous la grande abbesse Hilda, puis évêque successivement à Hexham et à York. Disciple de l'archevêque Théodore, ce fut lui qui eut l'hon- neur de conférer le diaconat et la prêtrise au

1. Voir tome IV, pages 3, note 323, et 360.

2. La bannière de saint Jean de, Beverley fut placée, avec celle de saint Wilfrid et de saint Cuthbert, sur le char sacré, à la bataille de rÉtendard, en 1138 (voir tome IV, p. 376). Cette même bannière servit d'oriflamme à Edouard I" dans une de ses grandes expéditions. Deux siècles plus tard, la popularité du saint abbé de Beverley fut renou- velée par la coïncidence de la fête de sa translation, célébrée en 1037, le 25 octobre, avec le jour de la victoire d'Azincourt, en 1415. Shakespeare (d'accord avec te bréviaire romain) ne parle que des saints Crépin et Crépinien, comme des patrons de ce jour. Mais en août 1421, Henri V vint rendre grâces de sa victoire devant la châsse du saint anglo-saxon à Beverley.

3. On y vit à la fois un monastère de bénédictins, une collégiale de chanoines et un couvent de religieuses. L'église, d'abord construite par saint Jean, détruite par les Danois, rétablie par Athelstane, res- pectée par Guillaume le Conquérant, et reconstruite avec magnifi- cence au treizième siècle, est un des plus beaux monuments de l'ar- chitecture anglaise.

DES MOINES. 171

Vénérable Bède. Entre ces deux grandes lumiè- res de l'Église anglo-saxonne, il brilla lui-même, pendant ses trente-deux années d'épîscopat, d'un éclat doux et pur, grâce à sa tendre sollicitude pour tous les besoins spirituels et temporels de ses ouailles, grâce surtout aux secours surnaturels qu'il leur apportait dans leurs maladies et leurs douleurs. Bède lui a consacré plusieurs chapitres pleins d'intérêt. Il nous le montre usant des plus minutieuses et des plus affectueuses précautions pour guérir un pauvre jeune homme estropié, teigneux et muet, de toutes ses infirmités, mais surtout de son mutisme, en lui apprenant avec le secours d'en haut à parler et à lire, en commençant par l'alphabet, comme le plus humble des institu- teurs * .

Mais ce qui touche de plus près à notre sujet, c'est de voir tout un groupe de jeunes gens, les uns ecclésiastiques, les autres, et en plus grand nombre, laïques, que ce moine devenu évêque formait à l'étude et à la musique, et ceFa sans étouffer en eux le goût des exercices violents, inhérent, dès lors comme aujourd'hui, à la race anglo-saxonne. Ces étudiants suivaient à cheval leur maître pen-

1. Dicito, inquiens, aliquod verbum, dicito Gœ..., Addidit episco- pus nomina litterarum: Dicito A: dixit ille A. Dicito B: dixit illeet hoc ... Hist. eccles., V, 2.

172 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

dant ses courses pastorales, et lorsqu'ils se trou- vaient en rase campagne, ils profitaient de l'occa- sion pour se provoquer à la course, au risque de se casser la tête, comme cela arriva à un jeune moine, devenu depuis abbé de Tynemouih et qui a raconté tous ces détails au Vénérable Bède. L'élan joyeux de ces jeunes cavaliers à la vue d'un beau champ de course, leurs efforts auprès de l'évêque pour obtenir la permission de courir sous ses yeux ; son consentement enfin arraché, mais à la condition de garder auprès de lui celui des jeunes gens qu'il aimaitleplus;rimpossibilitéoùsetrouvece favori de résistera l'impulsion, à l'exemple de ses camarades ; sa course à fond de train pour rejoindre les autres, son accident, son évanouissement, puis la tendre anxiélé du bon prélat, les soins qu'il prodigue au jeune imprudent en passant toute la nuit en prières auprès de lui,jusqu'à ce qu'enfin le moribond ouvre les yeux et dit : a Je vous reconnais^ vous êtes mon évêque que faime; » tout cela peint, et il en résulte un des tableaux les plus complets et les plus attrayants parmi ceux, qui abondent dans les pages du grand historien monastique*.

1. Cœperuntque juvenes, maxime laici, postulare episcopum ut cursu majore equos suos invicem probare liceret. At ille primo nega- vit.... sed ad ultimum mullorum unanima intentione devictus: Fa' cite, iiiquit, ut vuUis.,., Audivi illum post tergum mihi cum gemitu

DES MOINES. I'ï5

Il faut s'en tenir pour ne pas recommencer, comme nous aurons trop souvent à le faire, des récits aussi édifiants que monotones sur l'ardeur studieuse des maîtres et des élèves dans les écoles monastiques.

Mais il est impossible de ne pas revenir briève- ment sur ce que les moines ont fait en Angleterre pour l'agriculture; impossible de ne pas rappeler le parti qu'ils ont su tirer de tant d'immenses régions incultes et inhabitées, couvertes de forêts ou en- tourées de marécages. C'était là, on ne doit jamais l'oublier, la vraie nature des vastes territoires aban- donnés aux moines, et qui avaient ainsi le double avantage d'offrir aux communautés une retraite plus longtemps inaccessible qu'ailleurs, et d'im- poser de moindres sacrifices à la munificence des donateurs. Ainsi placés en face de toutes les difficultés de la mise en culture d'un pays nouveau, ilspes surmontèrent toutes : les forêts défrichées, les marais assainis ou desséchés, le sol irrigué ou drainé, selon les besoins de chaque loca- lité, les ponts, les chemins, les digues, les ports, les phares créés partout s'étendait leur patri- moine ou leur influence, témoignaient de leur infa- tigable et vigilante ardeur. La moitié au moins de

dicentem: 0 quant magnam facis mihi sic equitando !... Atego aperiens oculos aio : Etiam ; tu es autistes amatus /. . . Bède, V, 6.

10.

174 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

la. vaste Northumbrie était envahie par des landes et des bruyères stériles ; la moitié de l'Est-Anglie et une portion considérable de la Mercie étaient cou- vertes par ces marais si difficiles d'accès, le futur roi Ethelbald avait trouvé un refuge auprès du solitaire Guthlac : comme ici, les moines substituèrent à ces déserts inhabités de gras pâtu< rages et d'abondantes moissons *,

Cette région, dont le nom actuel {the Fens) rap. pelle seul encore la nature marécageuse et mal- saine, devint le principal théâtre des triomphes de l'industrie agricole des moines. Medehamstede', Ely, Croyland, Thorney, Ramsey, furent les premiers champs de bataille de ces vainqueursde la nature, de ces moines laboureurs, éleveurs etnourrisseurs, qui furent les véritables pères de l'agriculture anglaise, devenue et demeurée, grâce à leurs traditions et à leurs exemples, la première agriculture du monde.

Le mot anglais improvement, si fréquemment employé et si expressif pour tout ce qui louche aux travaux du corps et de l'esprit, semble avoir été inventé à dessein pour eux. On en dirait autant de cet autre mot bien plus ancien, mais non moins usité, de land-lord, qui exprime, à côté du senti- ment de la domination et de la possession terri-

« 1. Cf. LiNGARD, I, 267.

'2 C'est le nom primitif de Pet^rborough ; voir tome IV, p. 187.

DES MOINES. 175

toriale, cette sorte de sollicitude tutélaire et presque paternelle qui combine d'une si heureuse façon les obligations elles droits de la propriété. C'étaient les meilleurs des land-lords; tel est le témoignage rendu, par tous les observateurs attentifs et conscien- cieux du passé de rAngleterre, aux moines qui furent les créateurs de la propriété ecclésiastique dans ce pays, et qui en demeurèrent longtemps les seuls titulaires. Ce n'était pas seulement par leurs largesses, par leur habile et généreuse indulgence envers leurs clients directs, qu'ils exerçaient sur les classes inférieures une action toujours bienfaisante et toujours acceptée avec reconnaissance. C'était surtout par la protection efficace, éclairée, infati- gable, qu'ils étendaient sur les pauvres et les faibles soumis à d'autres lois, à d'autres maîtres qu'à la crosse abbatiale. « Ils furent», selon un des grands maîtres de l'érudition moderne, c( des médiateurs permanents entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, et, il faut le dire à leur éternel honneur, ils ont merveilleusement compris et mer^ veilleusement accompli les devoirs de cette très- noble mission. Eux seuls eurent ledroit et le moyen, d'arrêter la rude main du pouvoir, de mitiger les justes sévérités de la loi, de montrer une lueur d'espérance à l'œil du serf, et de trouver même, dès ce monde, une place et des ressources pour tous

176 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE.

les abandonnés dont TÉtat ignorait l'existence ^ » Ainsi donc, grâce aux bénédictins anglo-saxons, l'autorité maternelle de l'Église commençait déjà à s'étendre sur toutes les faiblesses et toutes les souf- frances. Elle grandissait à vue d'œil en intervenant déjà, quand il le fallait, contre toutes les violences et toutes les tyrannies.

III

Gomment fut-il donné aux abbés, aux religieux éminenls, aux évêques sortis des rangs monastiques, de remplir, dès les débuts du christianisme en An- gleterre, ce rôle à la fois si tutélaire et si glorieux? L'influence delà foi et des mœurs chrétiennes, dont ils étaient les interprètes et les gardiens, y con- tribua plus que toute autre raison. Mais il serait injuste de méconnaître une autre cause, presque aussi efficace : l'union intime et durable entre l'Ordre monastique et l'aristocratie anglo-saxonne.

Cette aristocratie, convertie par les moines, leur avait promptement et cordialement ouvert ses rangs. L'histoire n'a point conservé le souvenir d'une race qui ait adopté non-seulement les croyan-

1. Kemble, Saxons in England^ t. II, p. 375.

DES MOINES. i'77

ces, mais les préceptes et les conseils deTÉvangile, avec plus d'enthousiasme que celte haute noblesse qui composait les dynasties et les familles prépon- dérantes de THeptarchie. Jamais et nulle part on n'avait vu tant d'hommes issus de race royale ou patricienne se vouer à la fois soit à la rude dis- cipline de la vie claustrale, soit à la pénitence ana- chorétique, soit aux dangers inséparables des pèle- rinages et des missions dans les pays encore païens- Cette aristocratie, amoureuse des combats, de la bonne chère, de tous les plaisirs sensuels, d'une pompe et d'une magnificence devenue proverbiale S chez eux comme chez leurs descendants, s'est trou- vée tout à coup mûre pour les plus nobles exploits de la mortification, de l'humilité et de la chasteté évangélique. Après ses premiers maîtres venus de l'étranger, de nouveaux apôtres sortis de son propre sein continuèrent à lui montrer la voie de la vertu chrétienne, en y marchant résolument à sa tête.

De cette alliance entre l'aristocratie et le clergé, entre la religion et la patrie, plus caracté- risée, plus intime, plus cordiale, comme on l'a déjà dit, que partout ailleurs dans le nouveau monde germanique et chrétien. Les princes et les grands anglo-saxons devinrent rapidement moi-

i. Ex pompa Anglum intelliges. Guill. Malmsb., Vita Âldhelm., p. 7.

1Î8 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

nés, abbés, évêques; mais ces prélats, ces reli- gieux, sortis de la race souveraine et prépondérante, conservèrent dans leur pays et parmi leurs proches une place égale ou supérieure à celle qu'ils eussent occupée comme laïques. Ils furent sur-le-champ re- connus ou portés au rang des personnages les plus importants de la société anglaise. En revanche, ce rang et les fonct ions qu'il comportait furent prompte- ment convoités par des hommes qu'enflammaient souvent des passions fort différentes du feu sacré dont brûlait le cœur des Wilfrid, des Benoît Biscop, des Guthlac et autres saints issus des plus hauts rangs de l'aristocratie anglo-saxonne.

En Angleterre, comme ailleurs, et peut-être plus qu'ailleurs, cette alliance intime entre les chefs des deux sociétés spirituelle et temporelle, cette action constante et réciproque de l'une sur l'autre, enfanta des résultats longtemps chers et salutaires à l'Église comme à l'État. Mais aussi, presque toujours plus utile à l'État qu'à l'Église, elle devint quel- quefois compromettante et dangereuse pour celle- ci. Les abus devaient, comme partout, suivre iné- vitablement les bienfaits. Nous ne le verrons que trop tôt. Toutefois, avant de constater ces ombres, impossibles à nier ou à supprimer dans un tableau sincèrement historique, contemplons à notre aise la lumière qui les précéda.

DES MOINES. 179

Ce ne fut certes par aucun empiétement patent ou caché, par aucune voie souterraine ou violente, que les chefs de l'Ordre monastique montèrent au premier rang de la nation anglo-saxonne ; ils y fu- rent appelés par le cours naturel des choses et par la voix unanime des hommes. Représentants des fonctions sociales les plus élevées, initiés à toutes les exigences du régime électif, de la vie commune, de la subordination volontaire, ils prirent place tout naturellement dans un gouvernement qui re- posait d'abord sur une hiérarchie sociale consacrée par des services réciproques et par un dévoue- ment héréditaire ou librement offert; puis sur l'in- tervention souveraine et permanente des assemblées- Ces mandataires du christianisme apportaient une sanction essentiellement utile et désirée aux tradi- tions, aux usages, aux institutions qui substituaient, chez ces nobles rejetons de la Geimanie, à l'ab- jecte soumission des serfs abâtardis de l'empire ro- main, la fière indépendance d'un dévouement sou- vent héroïque, mais souvent aussi exigeant et rétif. Non-seulement les évoques, tous sortis des rangs monastiques, mais les abbés et souvent aussi les abbesses, occupèrent la première place dans ces assemblées nationales ou provinciales, déjà si sou- vent signalées dans ce récit, qui, sous le nom de Witena-Gemot ou Convention des Sages, furent le

180 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

berceau du parlement anglais ; qui garantissaient au peuple anglo-saxon le bienfait d'un gouvernement contenu et contrôlé par l'aristocratie laïque et ecclé- siastique, et dont aucun souverain n'eût impuné- ment violé ou méprisé les décisions.

A l'époque nous en sommes, chaque royaume de l'Heptarchie, et même chacune des peuplades comprises ou absorbées dans les plus vastes de ces royaumes S avait son assemblée spéciale, comme plus tard chaque shire ou province conserva la sienne, lorsque l'Angleterre fut réunie sous le scep- tre d'un seul monarque. Mais il y avait dès lors des assemblées plus ou moins générales dont l'au- torité était plus ou moins reconnue par l'ensemble des races conquérantes. C'était surtout celles que la présence de plusieurs moines-évêques présidés par le métropolitain, moine comme eux, pou- vait revêtir d'un caractère plus auguste, et que les historiens ecclésiastiques ont décorées du nom de conciles. Le concile de Hertford, présidé par le Grec Théodore^ avait décrété qu'il se tiendrait deux fois par an un synode général à Cloveshove. Mais, outre que cette assemblée paraît avoir été ex- clusivement ecclésiastique, on ne voit pas que son

1. Tels que les Hwiccas, les Middle-Angles en Merclo, les Gyrwaa en Est-Anglie.

2. Voir tome IV, p. 226.

DES MOINES. 181

décret ait été observé. Il se passa un siècle avant que TAngleterre eût une assemblée unique, perma- nente et régulière. Toutefois, dès l'introduction du christianisme, on voit des assemblées locales ou nationales constituer le grand conseil du pays et se réunir périodiquement à Noël ou à Pâques.

Les prélats monastiques y siégeaient à la fois comme les docteurs, les guides spirituels de la nation et comme grands propriétaires terriens, dont l'importance s'augmentait journellement par l'étendue des nouvelles donations qu'on leur prodi- guait et par le progrès agricole de leurs anciens domaines. Ils y siégeaient au premier rang avec les principaux seigneurs, les grands chefs de la noblesse, lesgouverneurs des provinces, qualifiés de comtesou ealdormen^^ et au-dessus des autres propriétaires^ qui, sous le nom de thaneSj composaient le gros de l'assemblée. D'après les données les plus généra- lement admises par les érudits modernes % tout

1. Ceux que Bède qualifie de duces ou de comités, en constatant qu'ils avaient le même rang que les évêques. ~ Ealdor ou clder ré- pond au latin senior, d'où est venu seigneur» Ce vieux titre, naguère ie premier de la hiérarchie saxonne, et dont les titulaires héréditaires ou à vie étaient presque les égaux des rois, se retrouve encore au- jourd'hui dans celui d'alderman, exclusivement dévolu, comme nous l'avons déjà remarqué, à des fonctionnaires municipaux électifs, à Londres et dans quelques autres cités.

2. Voir TuRNER, Histortj ofthe Anglo-Saxons, t. HI, p. 48, 115, 123, 130, 135 et 137 de l'édit. de Paris, 1840; Palgrave, Rise and pro-

MOINES d'OCC, y. 11

182 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

thane ou propriétaire pouvait monter au rang de comte, par le choix du roi ou la désignation de l'assemblée^ Tout eorl ou homme libre, quelle que fût son origine, pouvait compter parmi les thanes s'il possédait un domaine d'une certaine étendue; tout marchand qui avait fait trois voyages d'outre-mer passait également dans cette classe. Mais aucun noble de naissance ne pouvait siéger au Witena-Gemot, à moins d'être propriétaire foncier \

Quelle que soit l'incertitude qui règne sur lesqua- lifications distinctives des deux éléments principaux de ces assemblées, il est démontré que, loin de for- mer des castes différentes, les eorh et les thanes ^

gress ofthe English Commonwealth, 1. 11, p. 376, 385, et Kemble, The Saxons in England, t. I, c. v.

1. Cependant Kemble croit que, comme les rois, ils ne pouvaient être pris que dans certaines familles principales.

2. Il fallait posséder cinq hydes ou mansi, pendant trois généra- tions, pour être thane, et quarante pour être eorl ou ealdorman.

3. La signification du mot thane ou thelgn a évidemmen t varié comme celui de fidelisj de leude chez les Francs; mais il répond le plus généralement aux milites et barones des temps postérieurs. Pal- grave, t. II, p. 33, 376. Les membres des parlements anglo-saxons (conventuSf sijnodus, conciUicm) reçoivent aussi dans les diplômes et les auteurs contemporains toute sorte de désignations différentes dont voici les principales : Proceres, sapienteSy principes, senatores, 'primates, optimales t magnâtes, majores natu y procuratores patriœ (il y a cinq exemples de ce dernier titre dans Kemble, II, 199). Beaucoup de diplômes rendus dans ces assemblées et cités dans le Codex diplo- mations œvi Saxonici, sont revêtus de signatures qui aident à constater

DES MOirsES. 183

n ^étaient que les premiers parmi les hommes libres, les chefs et les représentants d'une aristocratie ter- ritoriale et accessible à tous, comme celle qui a fait la force, la grandeur et la liberté de TAngle- terre durant tant de siècles, et qui dès lors se por- tait fort pour toute la nation, dont elle représentait la force vitale, les intérêts , les volontés et les li- bertés immémoriales ^ On voit d'ailleurs, à me- sure qu'on avance dans l'histoire , apparaître et grandir lentement l'élément populaire. Tous les habitants du voisinage avaient le droit d'as- sister aux assemblées, qui se tenaient le plus souvent en plein air; ils y exerçaient au moins le droit de conclamation^ qui consistait à adhérer pu- bliquement aux décisions prises ; ils y pouvaient aussi, selon Palgrave, exposer leurs griefs et dé- noncer tous les méfaits commis à leur détriment ou à leur connaissance ^ Tout porte à croire que les

leur composition. Le nombre le plus considérable de signatures rele- vées dans une même assemblée (celle de Cloveshove en 825) est de 121, dont 95 moines ou clercs.

!• C'était le peuple, dit Kemble, qui était la vraie aristocratie; les nobles n'en étaient que les chefs, comme les pairs d'Angleterre sont aujourd'hui les chefs-nés de l'aristocratie des francs-tenanciers et des électeurs à 10 livres; tome I, p. 258.

2. Ainsi dans la donation faite par le duc Ethelstan au monastère d'Abingdon, la fixation des limites et l'excommunication prononcée contre les transgresseurs est confirmée de cette sorte : « Et dixit omnis populus qui ibi aderat : Fiat, fiât. Amen, j> En saxon ; Sy hit

184 LNFLDEiNGE SOCIALE ET POLITIQUE

simples religieux figuraient en grand nombre dans cette foule d'assistants, pendant que leurs chefs électifs, les évêques et les abbés des principaux monastères, prenaient une part décisive aux votes et aux délibérations*

Rien, dans le gouvernement temporel ou spirituel des peuples anglo-saxons, n'échappait à l'action de ces assemblées.

Elles ne décrétaient pas seulement des lois : elles partageaient le gouvernement avec les rois et inter- venaient dans tous leurs actes, au moins pour les sanctionner. Il n'existe aucune charte, aucun di- plôme royal, qui ne constate à la fois l'intervention de l'assemblée des Sages et la présence du clergé monastique dans cette assemblée. Le roi ne pouvait rien sans leur concours ou leur sanction ^

Aucune affaire importante n'était traitée, aucune décision souveraine n'était prise sans ce concours ou

swa. Codex diplom,, n. 1129. Une charte d'Ethelred en 931 dit que l'acte est confirmé iota plebis gêner alitate ovante.

1. Palgràve, t. I, p. 634 à 643. Lappenberg, t. I, p. 577. A côté des grands érudits qui ont renouvelé de nos jours l'étude des ori- gines anglaises, il est juste de nommer un écrivain français, M. Albert du Boys, qui, dans son Histoire du droit criminel des peuples mo- dernes, a très-consciencieusement étudié et jugé la législation et les institutions anglaises, et cela non-seulement dans son volume, qui est exclusivement consacré au droit féodal anglo-normand, mais aussi dans les volumes précédents, il a exposé le rôle du clergé an->lo- saxon dans l'organisation sociale et judiciaire.

DES MOINES. 185

cette sanction, pas plus la nomination d'un évêque que la fondation ou l'exemption d'un nouveau mo- nastère*. L'esprit d'association et les habitudes d'in- dépendance, qui étaient la base des libertés germa- niques,excluaient absolument touteidéed'abdication sociale ou politique entre les mains d'un maître chargé, avec ses principaux domestiques, de pen- ser, de parleret d'agir pourle compte de la nation. Chaque peuplade anglo-saxonne, petite ou grande, entendait faire elle-même ses affaires, tout comme la puissante et invincible Angleterre de nos jours. Nous avons vu ces assemblées avoir non-seulement voix consultative, mais décider souverainement de l'introduction du christianisme dans les différents royaumes. Aucun actepublic n'était valable, aucune loi nouvelle ne pouvait être rendue qu'après leur délibération. Les lois étaient promulguées par leur autorité jointe à celle du roi, jamais parla royauté seule. Elles prononçaient sur les alliances et les traités de paix comme sur l'élection et la dépo- sition des rois ; car, chez les Anglo-Saxons comme chez les Francs, l'hérédité de la royauté n'était nul- lement absolue ; l'assemblée nationale choisissait parmi les membres de la dynastie nationale le can- didat qui lui agréait le mieux. A chaque élection le

1. C'est ce que prouvent les expressions de Bède : Epist, ad Egber- thum. Cf. LiNGARD, t. 1, p. 412, 413.

186 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

contrat entre le roi et son peuple était renouvelé et avecdes clauses souvent nouvelles, comme on Ta vu jusqu'au sein de l'histoire moderne pour les capi- tulations des empereurs d'Allemagne et des rois de Hongrie. Quant à la déposition des rois, elle ne souf- frait pas de difficultés, lorsque leur gouvernement semblait injuste ou malheureux, et le clergé monas- tique y concourait sans scrupule, comme tous les autres membres du corps social ^ A plus forte rai- son les assemblées devaient-elles régler tout ce qui concernait la perception des taxes pour le servicepu- blic, la levée des troupes, l'emploi des amendes et des confiscations provenant de ceux qu'atteignait la loi pénale, les concessions territoriales prises dans le domaine public et faites soit aux monastères^ soit aux chefs de guerre. Enfin elles exerçaient les fonctions de cour suprême au civil et aucrimineP. On ne voit aucune trace, chez les historiens anglo-

1. Voir la déposition de Sigebert, roi de Wessex, en 753, par les princes et le peuple de tout son royaume (Provida deliberatione et unanime omnium consensu... Henri de Huntingdonj; puis celle de Beorn- red, roi de Mercie, en 757, pour faire place à Offa : Convenerunt in unum omnes, tam nobiles quam ignobiles, et Offa duce... ipsum a regno expulerunt. . . Quo facto, unanime omnium consensu, Offam in regem tam clerus quam populus coronarunt. Flores Histor,, ap. Pal- grave, II, 279.

2. Tous les diplômes de cette catégorie portent la mention : Ciim licentia et consensu jorocerum ou sapientium, etc.

3. Bède, passim. Chron. AngL Saxon., et Kemble, t. IL

DES MOINES. 187

saxonsy d'une distinction entre les assemblées qui devaient traiter des affaires ecclésiastiques et celles qui avaient à régler les affaires séculières. Les unes comme les autres était réglées par le même corps et parla même occasion. Il est cependant très-pro- bable que le clergé délibérait à part, au moins préa- lablement, sur les intérêts spécialement ecclésias- tiques, avec le concours du roi seuP et sauf la ratification de l'assemblée générale. La distinction du spirituel et du temporel n'en était pas moins maintenue, en ce que les décrets dogmatiques ou disciplinaires, rédigés par les évêques seuls, étaient publiés dans les actes des assemblées nationales en tête et à part des autres décisions soumises à la sanc- tion de l'autorité publique \

On ne trouve d'ailleurs dans rhistoire de ces deux premiers siècles de l'Eglise en Angleterre aucune trace des conflits entre les deux pouvoirs qui furent plus tard si fréquents, si acharnés et si prolongés. Quant aux empiétements du spirituel sur le tem- porel, dans la sphère de la vie nationale dont ces assemblées étaient le foyer, personne n'était alors tenté de s'en plaindre ou même de s'en apercevoir.

1. C'est ropinion de Kemble, qui croit qu'il y avait peut-être deux <îhambres, comme chez les Francs, l'une composée d'ecclésiastiques ■et l'autre de laïques, mais toutes deux présidées par le roi,

2. LiNGARD, Afitiquities, t. H, p. 33.

188 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

El cependant Ton était bien moins à même alors qu'aujourd'hui d'apprécier les salutaires et prodi« gieux résultats de l'influence desprélats et des mis- sionnaires monastiques sur les institutions comme sur le caractère du peuple anglo-saxon. Aujourd'hui les juges les plus prévenus sont réduits à admettre que l'action du clergé monastique dans la vie publi- que et sociale des Anglais fut aussi bienfai- sante qu'efficace. C'est à eux, depuis les pre- mières lois rendues par le parlement d'Ethelbert, sous l'inspiration des missionnaires romains % qu'il faut attribuer les progrès graduels de l'huma- nité et de l'équité dans une législation jusque-là trop impuissante à lutter contre les instincts féroces et cupides des conquérants barbares.

A eux l'honneur de cette transformation des mœurs et des âmes qui, malgré mille rechutes et mille tristes retours vers l'ancienne barbarie, se manifestait parla générosité et la piétédes laïques, par la régularité et la ferveur d'un clergé sortant de jour en jour plus nombreux du fond de la po- pulation indigène.

A eux l'honneur d'avoir introduit dans les lois et les coutumes un respect de la propriété et surtout de la vie humaine, dont il n'existe guère de trace avant

1. Juxta exemplum Romanovum. Eèds, II, 5. Voir t. [lî, p* ^^^f 416.

DES MOI.\ES. 189

eux chez les sauvages envahisseurs de la Bretagne. A eux l'honneur d'avoir contribué plus que per- sonne par l'uniformité de leurs sages conseils et de

leursbonsexemples,parrunitédeleurdoclrineetde leur discipline, à introduire chez le peuple anglo- saxon l'unité de législation et de gouvernement qui devaiten peu de temps aboutira l'unité nationale. Ils fortifiaient la royauté par l'enseignement et la prati- que des vertus chrétiennes; ils sanctionnaient et ré- gularisaient les vieux principes germaniques de la responsabilité des rois, de leur subordination aux lois, à la foi jurée, au contrat social; ils plaçaient ces principes sous la sauvegarde de la religion par la solennité du sacre; ils imprimaient ainsi à la royauté un caractère auguste et sacré, en même temps que limité et conditionnel. Déplus, en la prémunissant contre les excès et les usurpations des princes et des seigneurs, ils travaillaient énergique- ment à lui donner la force et l'autorité nécessaires pour triompher du morcellement de l'Heptarchieet créer celte unité, non pas absolue et absorbante comme celle qui a dévasté ou énervé d'autres na- tions illustres, mais suffisante, conforme au génie et aux besoins de la race anglaise, et qui, une fois établie au neuvième siècle, n'a jamais subi d'at- teinte ni d'altération'.

1. Palgrave, p. 635-650; Lappenberg, I, 203. On sait (iue depuis

H.

190 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

A eux surtout l'honneur d'avoir fait pénétrer dans les mœurs et les lois cette sollicitude pour les rangs inférieurs du peuple trop souvent absente du cœur des puissants de ce monde. Les découvertes de rérudition moderne ont mis hors de doute ce résultat inattendu, que la condition matérielle de la popu- lation inférieure et non libre n'était ni toujours ni partout très-dure. Leurs travaux n'étaient pas plus rudes ni leur rémunération moindre que de nos jours\

Toutefois on ne saurait douter des violences et des iniquités dont les faibles étaient trop souvent victimes dans l'ancienne société anglaise, comme dans toutes les autres. Que d'innocents opprimés, que de droits violés, que de crimes inconnus et im- punis au sein du silence et de l'isolement dans ces vastes régions encore si peu habitées ! Mais à mesure que la religion y pénétrait par la main des moines, la lumière s'y faisait, et la justice apparaissait. Peu à peu, et de plus en plus souvent, des voix impos- sibles à étouffer s'élevaient, des mains vengeresses se dressaient pour protéger, pour venger les vic- ia réunion de THeptarchie sous Egbert de Wessex en 800, l'Angleterre n'a jamais été morcelée, comme le fut si souvent la France sous les Carlovingiens et les Capétiens.

1. Chaque serf devait recevoir pour lui et sa famille 720 miches de pain par an, sans compter les repas de midi et du soir. Kemble, t. I, p. 213.

DES MOINES. 491

times. Il fallait s'arrêter en frémissant; il fallait s'incliner, puis se repentir, réparer, expier; et l'ex- piation prenait presque toujours la forme d'un acte de charité fraternelle, d'un service rendu à la com- munauté. Plus l'influence religieuse ou monastique grandissait au sein delà nation, plus l'adoucissement des souffrances et la réparation des injustices deve- naient des lois ou des habitudes générales. Dans chaque famille puissante, des actes fréquents de dépouillement volontaire se substituaient aux bri- gandages, aux spoliations, aux violences qui avaient été jusque-là leur pain quotidien.

Chaquecrime expié, chaque pénitence accomplie, par les soins des moines, contribuait ainsi à Tuti- lité et à la félicitépublique \ Ces coupables si long- temps impunis, à qui la foi nouvelle venait arracher un aveu tardif, un acte de contrition et une répara- tion, obtenaient souvent la rémission des pénitences corporelles, mais jamais sans être astreints à payer la rançon de celte exemption par des actes de cha- rité destinés non-seulement à soulager une misère actuelle, mais à pourvoir aux nécessités de l'a- venir.

Ce n'étaient pas seulement des œuvres pies ou des fondationsecclésiastiques queles moines imposaient

1. BuRKE; Essaij on English ïïistory, p. 223.

11)2 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

aux grands pécheurs pénitents, c'était encore et le plus souvent la délivrance des captifs, la réparation d'un chemin, le rétablissement d'un pont, la recon- siruction des chaumières, la nourriture ou l'entre- tien des paysans réduits à la misère par les guerres intestines^; c'étaient mille inventions, mille res- sources toutes consacrées au même but charitable et sacré.

Les donations si abondantes que la ferveur des nouveaux chrétiens, en memetempsqueles remords des pécheurs opulents, faisaient affluer aux églises et aux monastères, se transformaient ainsi en bienfaits efficaces et permanents à l'adresse des membres souffrants du corps social, des indigents, des vaga- bonds, des malades, des veuves, des orphelins, des pauvres voyageurs exposés à tant de périls et d'ava- nies par les mœurs grossières du temps. Il y avait comme un courant continuel par la munifî- .cence des riches, des forts et des heureux de ce monde s'écoulait sur les faibles, les pauvres et les malheureux.il y avait un grand servicepublic qui, sans être régularisé ou imposé par la loi, tenait lieu en fait de toutes les charges dont le droit moderne investit l'assistance publique^. Il y avait enfin la réalisation et l'application de cette grande loi de la

i. LiNGAUD, AntiqultieSi t. I, p. 258. 2. Kemble, t. n, p. 514 à 516.

DES MOINES. 193

miséricorde, de la compassion fraternelle, qui est une des bases les plus solides et les plus nécessaires de la société humaine.

Parmi les services rendus par les moines anglo- saxons à l'humanité souffrante, rien n'est plus tou- chantni plus constant que leur sollicitudepourceux qui occupaient le dernier échelon de la hiérarchie sociale, pour les esclaves. Au début de ce récit, le fameux trait des Angles rachetés sur le marché de Rome par saint Grégoire nous a montré que les fils, mêmes de la race conquérante n'étaient pas exempts de ce comble de misère. Mais sous l'action progres- sive de la foi prêchée par les missionnaires du pape Grégoire et leurs successeurs, le nombre des esclaves alla toujours décroissant^ Malgré les prohibitions cent fois répétées et trop souvent éludées des lois et des conciles, on en faisait encore volontiers le commerce^ mais on n'en gardait que peu dans l'in- térieur du pays. Ils ne formaient pas d'ailleurs une race à part, issue ou des conquérants saxons ou des Bretons vaincus : ils provenaient soit de la des-

1. Kemble, I, 220; Lappenberg, I, 575; Palgrave, I, 29. A la fin de la période anglo-saxonne, il n'y en avait que 25,000 en Angleterre, d'après le recensement fondé sur le Domesday Book, qui comportait 275,000 propriétaires.

2. Il était cependant défendu de les vendre aux païens : les loi d'Ethelred et de Canut contiennent des prohibitions formelles à cet égard.

194 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

cendance des esclaves romains, soit des prisonniers de guerre qui n'avaient pas pu payer de rançon, soit des délinquants condamnés à une servitude pé- nale. Les moines s'appliquèrent de leur mieux à réduire encore ce nombre. L'exemple du noble Wil- frid qui affranchit du premier coup les 250 serfs ou esclaves qui lui avaient été donnés par le roi des Saxons du Sud, avec le territoire destiné à son monas- tère épiscopal, prouve assez qu'ils savaient servir la liberté de leurs semblables à leurs propres dé- pens.

L'austère vérité nous contraint d'avouer qu'il n'en était peut-être pas de même partout. La plume intè- gre des collectionneurs monastiques a conservé le texte de la lettre d'un moine du sang royal de Mercie, Brithwald, devenu archevêquedeCantorbéryen693, il insiste sur la délivrance d'une jeune esclaveque l'abbé de Glastonbury tenait en captivité. « Puisque ' j'ai échoué», écrit-il à révêquedeSherborne,c( dans la première supplication que je lui ai adressée de vive voix en votre présence, je crois devoir vous en- voyer cette lettre par le frère de la jeune fille, et je vous conjure d'obtenir de cet abbé qu'il accepte trois cents sols que le porteur vous remettra pour la ran- çon de cette fille, et qu'il nous la renvoie, afin qu'elle puisse passer le reste de sa vie avec ses proches, non dans la tristesse de la servitude, mais dans les joies

DES MOINES. 195

de la liberté. Il ne perdra ainsi rien du droit qu'il peut avoir sur elle^ »

C'est l'unique exemple que j'ai pu découvrir d'un fait de ce genre, et heureusement la prompte et gé- néreuse réparation du mal s'y trouve à côté du mal lui-même. S'il en eût été autrement, avec quelle au- torité les moines auraient-ils pu travailler si con- stamment à l'extinction de ce fléau? Ils ne négli- geaient d'ailleurs aucune occasion de restreindre les cas la servitude pouvait être légalisée ou tolérée. L'émancipation ou le rachat des esclaves était l'œuvre de charité qu'ils recommandaient, qu'ils imposaient avec le plus d'insistance. Grâce à leur présence dans les assemblées politiques, ils firent introduire dans les lois ces dispositions qui affran- chissaient de droit l'esclave dont les forces auraient été abusivement exploitées par son maître, ou qui aurait été contraint de travailler le dimanche\ Grâce

1. Obsecro ut... tradat illam captivam puellam hue usque perdu- cendam, quod possit reliquum yitse suse spatium cum consanguineis suis, non in servilutis tristitia, sed in libertalis transigere Isetitia... Inter epist. S. Bonifacii, n. 7, éd. Jaffé. On a déjà vu que l'arche- vêque Brithwald avait été élevé à Glastonbury, avant d'être élu abbé du monastère royal de Reculver. Cf. Bède V, 8, et Hook, Lives of the archbishops, t. I, p. 178 et 188.

2. Voir notamment la loi rendue par Ina, de l'avis des deux évêques moines, Hedda et Erconwald : Si servus operetur Dominica die per prœceptum domini sul, sit liber. Le concile de Berkhampstead con- damnait à quatre-vingts sous d'amende le maître qui faisait travailler

196 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

à leur présence au lit de mort de tant de pécheurs pénitentSj ils purent introduire dans les testaments ces clauses qui pourvoyaient au salut de Tâme du moribond en accordant la liberté aux survivants. Rien de plus fréquent dans le Codex diplomaticm de l'époque anglo-saxonne que les actes de manu- mission ; et tous, ou presque tous, constatent les motifs religieux qui ont provoqué ces actes et les garanties religieuses qui les sanctionnent. C'était devant l'autel de l'église la plus voisine que l'es- clave affranchi était offert à Dieu, puis déclaré libre en présence des religieux et de la congrégation des fidèles. C/était sur les pages blanches des Evangé- liaires ou de quelque autre livre d'église que Ton enregistrait le diplôme d'affranchissement ^ Les premières revendications de la liberté individuelle et civile nous sont ainsi parvenues, inscrites sur la marge des missels monastiques, comme on retrouve les premiers indices du régime parlementaire dans les donations faites aux monastères sous la garan- tie des Witans assemblés.

Ces glorieux et persévérants apôtres des droits de Dieu ne méprisaient^ ne négligeaient aucun des droits de l'homme. L'honneur et la justice, l'huma-

son serf le dimanche. De le nom de Freolsday, ou jour de li- berté, donné au dimanche. Lîngard, I, 510. 1. Kemble, Saxons in England , t. I, p. 225.

DES MOINES. 197

nité et la piété, la science et la raison, étaient pla- cés, en même temps que la foi nouvelle et les mœurs chrétiennes, sous la sauvegarde de leurs préceptes, de leurs exemples et de leur infatigable vigilance. Toutes ces choses belles et splendides, douces et chères, que l'homme a le droit d'aimer et de vouloir, après sa conversion comme avant, et bien plus encore quand il est vraiment chrétien que lorsqu'il ne l'est pas; toutes les vertus naturelles, toutes les aspirations légitimes des enfants d'Adam, ont été appréciées, réclamées, défendues, sous les seules formes accessibles ou possibles en ces jours si loin de nous, par les apôtres monastiques de la Grande-Bretagne, avec une énergie, une vigilance, un courage dont il existe peu d'exemples dans l'histoire.

J'ai recherché avec une laborieuse attention, et raconté avec une scrupuleuse véracité tout ce qui pouvait élucider l'action du christianisme, prêché par les moines, sur les origines du peuple anglais. J'y ai reconnu que, alors comme partout, comme toujours, cette religion divine est demeurée trop souvent impuissante et désarmée devant les pen- chants grossiers ou pervers de l'humanité déchue. Mais, grâce à elle, j'ai rencontré à chaque pas les victoires éclatantes du dévouement et de la foi, du désintéressement et de la pureté, de la vraie gran-

498 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

deur, du vrai courage, de la plus magnanime cha- rité. Ce qui est plus merveilleux et plus consolant encore, et ce qui ne se rencontre pas au même degré dans des temps et des milieux plus vantés, c'est Tabsence totale de tout ce qui altère ou compromet la religion chez ceux qui renseignent et la repré- sentent. Je constate avec bonheur que dans la vie de tant d'apôtres et de ministres de la céleste vérité, je n'ai pas démêlé un seul trait de fanatisme, d'é- goïsme, de bassesse, de dureté, ou de béate indif- férence à l'endroit des souffrances humaines. On aura beau les fouiller, ces vies trop oubliées, on n'y rencontrera rien d'étroit, de sombre, d'inexo- rable ; rien qui puisse asservir ou énerver le cœur hu- main ; rien qui puisse blesser le bon sens, la raison la justice; rien qui sente ce pharisaïsme arro- gant et cruel dont tous les sacerdoces sont atteints ou menacés ; rien enfin qui ne respire le respect de la liberté des âmes et l'honneur le plus exquis dans les choses de Dieu.

IV

Mais il est un autre résultat dont il faut leur sa- voir un gré immortel. En transformant les mœurs et les croyances des conquérants anglo-saxons, les

DES MOINES. 199

missionnaires monastiques n'altérèrent en rien le génie natif de cette race germanique.

Ils surent faire une nation de chrétiens, plus fer- vents, plus aumôniers, plus soumis et plus attachés à l'Église, plus magnifique dans ses munificences envers les monastères, plus féconde en saints et en saintes^ qu'aucune autre nation contemporaine; mais ils ne lui dérobèrent aucune de ses vertus publiques, aucun de ses rudes et énergiques in- stincts; ils ne retranchèrent pas un atome de sa na- ture virile, ils n'entamèrent en rien l'indépendance et l'audace qui sont restées jusqu'à nos jours les traits distinctifs de l'Anglais.

Jamais aussi l'action d'une foi nouvelle ne res- pecta plus scrupuleusement l'unité, l'indépendance, l'originalité puissante de la race convertie, de sa langue, de ses mœurs, de ses institutions, de son vieux droit et de son esprit national.

Augustin et Paulin, Wilfrid et Théodore, ces émissaires de Rome^ comme les appellent certains

1. Sans parler des saints évêques, abbés, moines, solitaires, etc., on compte, du septième au onzième siècle, vingt-trois rois et soixante reines, princes ou princesses issus des diverses dynasties anglo- saxonnes parmi les saints reconnus par l'Église. Aucune autre nation n'a jamais fourni un contingent pareil.

2. C'est ce que reconnaît loyalement le protestant allemand Lap- penberg (t. I, p. 152, 141, 629), à rencontre des déclamations suran- nées de Hume, de Henry, de Sommes et du servum pecus de leurs copistes en Angleterre et en France.

200 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

historiens, et qui furent bien en réalilé les agents les plus directement, les plus immédiatement éma- nés du Saint-Siège, qu'on eût encore vus dans la chrétienté, n'ont introduit ni même tenté d'intro- duire aucun changement essentiel dans les institu- tions politiques et sociales, si différentes de celles du monde romain, que le peuple anglo-saxon avait apportées des plages de la Germanie ou retrouvées dans les ruines fumantes de la Bretagne. Satisfaits d'avoir déposé dans ces braves cœurs le secret de l'éternité, la règle de la vie morale, la force de lutter contre la corruption naturelle de tout homme de la femme, ils laissèrent intact le fond de la race, et, sousl'écorce chrétienne, le vieux Germain resta debout et entier.

Maintes fois déjà, et après bien d'autres, nous avons relevé dans ce récit la singulière immutabi- lité du caractère anglo-saxon. Mœurs, vices, ver- tus, lois, coutumes, droits, noms, titres, goûts, langue, esprit, et jusqu'aux jeux et aux exercices violents, tout ce que le monde moderne admire ou redoute, recherche ou repousse dans l'Angleterre d'aujourd'hui : tout cela se retrouve en germe ou en fleur dans T Angleterre d'il y a douze siècles ^ Jamais

1. 4 L'Anglais moderne est déjà tout entier dans [ce Saxon... Cha- cun chez soi, maître de soi, debout et entier, sans que rien le

DES MOINES. 201

nation n'a été moins entamée par le temps ou par la conquête.

Toutes les villes et la. plupart des villages de l'Angleterre moderne semblent avoir existé du temps des Saxons: les noms, les limites actuelles des pa- roisses, des comtés ou shires^ avec leurs subdivi- sions, avec leur mécanisme judiciaire et poli- tique, avec leur vie propre, religieuse et civile, tout cela date du septième au dixième siècle. Dans une charte de 704, le roi d'Essex, Suaebred, fait donation à l'évêque de Londres, Waldhere, de terres situées à Twickenham dans le Middlesex^ Dans quel autre pays pourrait-on retrouver ainsi, avec les mêmes dénominations et les mêmes limites, après plus de onze siècles, une localité insignifiante en elle-même, mais devenue, de nos jours, illustre et chère à tous ceux qui honorent tous les talents réunis à toutes les vertus, chez les rejetons de la plus glorieuse maison du monde, punis de leur patrio-

courbe ou rentame. » Taine, Hlstoh^e de la littérature anglaise. Quiconque voudra lire le tableau le plus fidèle et le plus complet que je connaisse de l'organisation politique et sociale de l'Angleterre mo- derne, devra recourir à M. Le Play, dans son admirable ouvrage : la Réforme sociale^ t. II, c. iv, 54 à 61 : on y sera frappé de la per- sistance des traits distinctifs du caractère et des institutions britan- niques, tels qu'on les retrouve chez les Saxons.

4. In provincia quse nuncupatur Middelseaxen, Codex Diplom.f no 52.

202 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

tisme par l'exil le plus immérité, en fournissant un nouvel et flagrant exemple de la déplorable instabi- lité des choses françaises?

Mais ce ne sont pas seulement les noms et les formes extérieures qui ont duré, c'est Tâme, la glo- rieuse et virile âme du Saxon converti qui se révèle dans l'Anglais moderne. Des vertus civiles, tout à fait inconnues aux chrétiens asservis de Rome et de Byzance, et par-dessus tout ce très-haut sentiment de soi-même, chez certainshommes ou cerlainesclasses, qui est le berceau de toute liberté, se développent à l'ombre de ces merveilles d'humilité, d'abnégation, de charité, de piété dont nous avons tant parlé, et servent de base à cet esprit public, à ce droit public qui n'ont cessé de grandir à travers les éclipses et les tempêtes. Le self-government^ c'est-à-direla fière indépendance de l'homme libre, avec ses associés, sa communauté, et le régime parlementaire ^ c'est- à-dire le partage inégal de la souveraineté entre . la royauté et les assemblées nationales, sont déjà dans leurs éléments essentiels. Quand il le faut^ par une éclosion naturelle, bien que trop souvent éphé- mère, la liberté publique sort armée et invincible de la garantie collective des libertés individuelles et locales.* Le droit coutumier des Anglais, la com- mon laWj cette loi traditionnelle et non écrite, <K dont les sources sont aussi inconnues que celles

DES MOINES. 205

du Nil ^ », plonge ses racines dans les vieux usages saxons, reconnus, sanctionnés et publiés dans les assemblées qu'inspiraient et que peuplaient nos moines; et toutes les chartes, comme toutes les révolutions ultérieures, n'ont servi qu'à définir ou à confirmer cette base antique et inébranlable de la liberté anglaise \

A des cœurs ainsi trempés, à une race ainsi régie, l'institut monastique, sous la forme qu'il avait re- vêtue en Angleterre, devait plaire et convenir en dehors même de la religion dont il était le pro- duit et l'instrument. Les monastères offraient le type de ces grandes existences, à la fois in- dividuelles et collectives, fondées par une grande idée morale, mais appuyées sur une grande pro- priété foncière, qui sont encore aujourd'hui un des caractères distinctifs du mécanisme social des Anglais; qui ont été partout une des conditions essentielles de la liberté publique; qui paraissent aussi naturelles au mâle et actif génie des races ger- maniques d'autrefois qu'antipathiques à la centrali- sation moderne et incompatibles avec le césarisme. De devait naître chez nos Anglo-Saxons une pré- dilection naturelle en faveur des monastères dont les premiers fondateurs apportaient, du sein même

1. Expression du célèbre lord chief justice Haies.

2. Cf. FiscHEL, Die Verfassimg Englands, p. 25.

204 INFLUEiNGE SOCIALE ET POLITIQUE

de la servitude romaine, un système de garanties communes, d'indépendance spontanée, de fonctions électives tout à fait conformes aux instincts et aux habitudes des peuples germaniques.

De là, sans doute, cette munificence inépuisable, cette sorte de prodigalité que déploya pendant si longtemps rarisfocratie comme la royauté anglo- saxonne dans ses relations avec l'Ordre monastique. Chaque jour voyait s'accroître le patrimoine de l'Église, qui n'était guère autre chose alors que le patrimoine des monastères, par des fondations nou- velles ou par des libéralités ajoutées aux fondations antérieures. Nous en avons signalé plus d'une fois les motifs tels qu'ils sont exprimés dans les diplômes du temps, ou tels qu'ils résultent de. l'étude des cir- constances et des dispositions qui accompagnaient ces actes :

Le sentiment intime de l'instabilité, de la cadu- cité de toute chose humaine, et surtout de la ri- chesse matérielle^;

L'humble reconnaissance envers le Dieu dont on tenait tout et à qui l'on croyait ne restituer qu'une partie de ses faveurs, en améliorant le sort de ses ministres^;

1. Diplôme d'Aldraed^ prince des Hwiccas, en 759, ap. Codex diplo- mat. œvi Saxoniciy 1. 1. Diplôme d'Offa, roi de Mercie, en 779. Ibid,

2. Quotiens sanctis ac venerabilibus locis vestris aliquid offerre vi-

DES MOINES. 205

Le désir et Tespoir d'expier les fautes d'une vie agitée, de racheter les chutes de la fragilité hu- maine ou de restituer le bien mal acquis, soit en ga- rantissant l'existence d'une classe d'hommes exclu- sivement voués au service de Dieu et à la pratique de la vertu % soit en assurant des secours obliga- .toires et des ressources permanentes aux pauvres, aux malades, aux délaissés ;

En l'absence d'héritiers naturels, l'espoir de se créer une sorte de postérité spirituelle astreinte à prier toujours pour l'âme des bienfaiteurs ;

Quelquefois, comme chez le Cliton Ethelbald, proscrit avant d'être roi^, un souvenir et un té- moignage de gratitude pour les bienfaits reçus, pour l'asile accordé par le sanctuaire monastique ; plus souvent encore le soin de créer pour soi et les siens une sépulture protégée par des lieux saints et de saintes gens, et servant elle-même de pro- tection à une communauté religieuse contre l'in- gratitude et la rapacité de l'avenir^; enfin et tou- jours la certitude de disposer de ses terres au pro- fit des hommes les plus laborieux, les plus utiles, les plus charitables qu'on pût alors rencontrer :

•demur, vestra nobis reddimus, nonnostra largimur. Quapropter, etc. Diplôme d'Ethelred, roi d'Essex, 692-693. Ihid,

1. LiNGABD, t. I, p. 251.

2. Voir au chapitre précédent. 5. BuRKE, op, cit., p. 225.

MOINES d'occ, V. 42

206 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

Telles sont les causes aussi légitimes que franche- ment avouées, qui portèrent tant de princes, de seigneurs et de riches anglo-saxons à se dépouiller au profit des monastères. Elles peuvent toutes se résumer dans le beau texte que TÉglise propose encore chaque année à nos méditations : Conclude" mus eleemosynam, insinu pauperis et ipsa exorabit pro nobis^.

Mais, comme toujours et partout, dans l'histoire de l'Église comme dans celle du monde, le mal sur- git à côté du bien, et Tabus s'introduit en maître à l'abri de la coutume la plus salutaire. Il est certain que les libéralités faites en biens-fonds aux monas- tères dépassèrent les limites de la justice et de la raison : donationes stultissimx, dit Bède en par- lant de celles des rois de Northumbrie\ Bien que faites ou sanctionnées^ par l'autorité royale de con- cert avec celle des parlements ou WitenOrGemot^ elles finirent par porter une atteinte grave à la sé- curité publique.

On le concevra facilement en se représentant la nature de la propriété foncièrechez les Anglo-Saxons. Lors de la conquête ou de l'établissement primitif de la propriété, à côté des hlot ou allods % attribués

1. Prière Attende^ tirée d'Eccli,, xxix, 15.

2. Voir plus haut, p. 84.

3. Lots, sortes.

DES MOINES. 207

aux premiers occupants, on avait réservé de vastes territoires pour le service public ou pour les répar- titions à venir, dont l'usufruit seul pouvait être re- connu aux hommes libres sous certaines conditions. C'était ce qu'on appelait le folc-land^ la terre du peuple, et ce qu'on a comparé avec raison à Vager publicus des Romains ^ On y découpait au besoin de nouveaux allods pour récompenser ou encourager de nouveaux services. C'est ainsi que Benoît Biscop, le jeune seigneur qui fut depuis le fondateur de Wearmouth et deYarrow^, avait reçu du roi Oswy un territoire convenable à son rang, qu'il n'hésita point à restituer au roi quand il se fit moine \ Ces concessions territoriales, faites soit aux laïques à titre héréditaire, soit aux communautés religieuses, ne pouvaient l'être que par le roi d'accord avec ses witan^ et en vertu d'une charte, d'un diplôme, qui ressemblait à un livre, d'où le nom de boc4and^ ou terre donnée par livre. Toutes les propriétés qui ne restaient pas dans le folc-landétaient ainsi désignées. Toutes les donations foncières faites à l'Église, c'est- à-dire aux monastères, prenaient ce nom et cette forme. Les sujets n'en pouvaient pas faire d'autres, puisque leboc-land seul était à leur disposition. Les

i, Kemble, t. I, ch. XI, p. 289.

2. Bède, Vita S. Bened.,%i, ap. Op. min., II, 140,

208 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

rois pouvaient détacher un domaine de leur boc- land particulier, pour en faire l'objet d'une do- nation, comme celle d'Egfrid à Benoît Biscop*; mais il fallait le consentement des i^if an pour trans- former en patrimoine héréditaire ou perpétuel une portion du folc-land^

Les terres ainsi données aux monastères étaient tout naturellement dérobées aux obligations relatives au service militaire, qui pesaient sur les proprié- taires de tous les domaines fonciers, ainsi qu'on le voit d'après les expressions dont se sert Bède en ra- contant la donation faite par le roi Osw^y lorsqu'il consacra sa fille Elfleda à la vie religieuse. Outre sa fille, dit l'historien, il donna à Dieu douze do- maines de dix familles chacun , qui furent déchargés du devoir de la milice terrestre, afin de fournir à des moines les moyens de se dévouer à la milice céleste, en priant pour la paix éternelle de la na- tion ^

Cette substitution des combats spirituels de la

1. Ut confestim ei terram septuaginta familiarum de suo largitus, monasterium inibi prseciperet facere. Bède, Hist. abbat., c. 4.

2. LiNGARD, t. I, p. 250, et note K, p. 407-411.

3. Bède, III, 24. Kemble et Lingard n'hésitent pas à supposer que ces douze domaines furent pris sur le folc-land, et transformés en boc-lands au profit des nouveaux monastères. Dans la traduction anglo-saxonne, attribuée au roi Alfred, le mot possessiu7icula est rendu par boc-land.

DES MOINES. 209

milice céleste aux obligations militaires des autres propriétaires anglo-saxons fut suivie ou accompa- gnée d'un privilège encore plus important, conféré aux nouveaux propriétaires monastiques. Les terres du folc-land ou domaine public, transformées en alleux ou boc-lands, c'est-à-dire en propriétés indi- viduelles, demeuraient assujetties à toutes les rede- vances d'intérêl public ou particulier qui pesaient sur ce domaine, en même temps qu'elles devenaient sujettes aux impôts ordinaires, lorsque ces conces- sions étaient accordées à des laïques. Mais lorsqu'elles avaient pour objet des monastères, elles en étaient exemptées; et lorsque cette exemption n'avait point été stipulée dans la donation originelle, elles deve- naient l'objet de privilèges ultérieurs que la pieuse munificence des générations subséquentes se faisait un devoir et un plaisir de conférer aux églises mo- nastiques \ On a vu plus haut que, dès la fin du sep- tième siècle, un concile avait reconnu comme une loi générale cette exemption de charges et d'impôts, assurée aux monastères, à la seule exception des trois tributs ou obligations dont personne n'était

1. Le Codex diplomatlcus contient d'innombrables diplômes qui rendaient la terre liheram ah omnibus terrenis difficultatihusy sive a vaslu régis, principis, exactoris... apastu et refectione omnium acci- pitrum et falconum tn ten'a Mercensium, etc.

1

210 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

dispensé \ et qui avait pour objet les frais des expé- ditions militaires, l'entretien des ponts et des for- teresses.

Le nombre croissant des fondations monastiques et la vaste étendue des donations territoriales dont elles furent l'objet produisirent, au bout d'un siècle environ, un résultat alarmant: la diminution des ressources militaires du pays. Ce n'est pas, quoi qu'on en ait dit, que la nation fût devenue moins belliqueuse, ou que le souci trop exclusif des choses de Tâme eût détourné les rois et les peuples de FHeptarchie de leurs devoirs publics. Mais le nom- bre des propriétaires astreints au service militaire personnel allait toujours en diminuant : d'une part, à cause de la transformation des terres laïques en possessions monastiques exemptées; et de l'autre, par suite de la quantité de vocations religieuses, vraies ou fausses, qui se produisaient au sein de la noblesse militaire. Le prince des moines anglo- saxons, l'illustre Bède, fut le premier à signaler ce danger avec la franchise qui lui était habituelle : « Au milieu de la paix et de la sécurité dont nous jouissons, » écrivait-il en 751, « beaucoup de Nor- thumbriens, les uns nobles, les autres simples par- ticuliers, mettent de côté les armes, se font couper

1 . C'était ce que les chartes appelaient trinoda nécessitas^ gène-- valu incommoditas. communis labor. Voir, plus haut, p. 164.

DES MOINES. 211

les cheveux et s'empressent de s'enrôler dans les rangs monastiques, au lieu de s'exercer aux devoirs militaires. L'avenir dira quel est le bien qui en ré- sultera ^ »

Quatre ans plus tard, en 735, dans sa fameuse lettre à Tarchevêque d'York, que nous avons longue- ment citée % il exprime une réprobation beaucoup plus énergique; il dévoile en même temps la vraie cause du mal; il déclare sans détour que la défense du pays est compromise faute de bras militaires, faute aussi de domaines publics restant disponibles pour être donnés en fiefs aux nobles ou aux vétérans. Séduits par les exemptions d'impôt et les avantages de toute nature qui étaient devenus le privilège de la propriété monastique, beaucoup de nobles avaient sollicité et obtenu des rois et des wilan de vastes concessions territoriales, sous prétexte d'y fonder des monastères. Tantôt ces fondations étaient exécu- tées en effet, mais n'avaient rien de monastique ni même de chrétien; les donataires groupaient autour d'eux une poignée de leurs vassaux ou de religieux irréguliers et expulsés des vrais cloîtres; ils s'en di- saient abbés, et tous ensemble vivaient, avec femmes et enfants, sur le territoire extorqué à la nation, sans

1. Quse res quem siL habitura finem, posterior setas videbit. HisLf V, 23.

2. Voir plus haut, p. 80 à 91.

212 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

autre souci que celui de leur ménage et de leur in- térêt matériel. Tantôt, la concession obtenue, on en profitait sans songer au prétexte qui l'avait motivée, et aucun monastère n était fondé, pas même dans les conditions dérisoires dont on vient de parler. C'est pourquoi levénérableBèden'hésitaitpas à demander aux rois et aux évêques de procéder, avec le con- cours des assemblées nationales, à l'abrogation pure et simple de toutes ces concessions frauduleuses et scandaleuses \

Dix ans a près la mort de Bède, le second concile de CloveshoveMonnaraisonauxdoléancesdugrand reli- gieux, sans apporter toutefois un remède efficace à la situation désastreuse qu'il avait signalée. Ce concile (747) enjoignit aux évêques de visiter ces monastères, c< si tant est qu'on puisse leur donner ce nom, que la tyrannie de l'avarice, au mépris de la religion chré- tienne, retient entre les mains des séculiers qui en sont investis, non par une ordination divine, mais par une invention de la présomption humaine^ » Leurs visites pastorales devaient avoir pour objet d'avertir les hôtes de ces prétendues communautés du danger

1 . Le Codex dlplomaticus (n"» 46) nous montre le roi Ina de Wes- sox reprenant les terres concédées par Bissa à l'abbé Hean et à sa sœur Fabbesse Cille. « Terram... reipublicse restituit, nondum con- structo monasterio in eo, nec ullo*admodum oratorio erecto. »

2. Voir plus haut, page 164.

3. Cap. 5.

DES MOINES. 215

que couraient leurs âmes, et de pourvoir à ce qu'ils ne manquassent pas de prêtres en cas de maladie* mortelle. Mais rien n'indique que des mesures vigou- reuses aient été prises contre l'odieux abus qui avait produit ces pseudo-monastères. Les concessions abu- sives du domaine public, soit à de faux moines, soit, et bien plus souvent encore, à des laïques puissants, continuèrent impunément jusqu'à la fin de la pé- riode anglo-saxonne, et amenèrent dans le dévelop- pement de la population et la condition des hommes libres de graves perturbations qui favorisèrent les invasions danoises et normandes ^

Mais le concile de Clovcshove eut à réprimer d'au- tres abus encore que l'usurpation séculière. L'illustre Boniface, qui touchait déjà au terme de sa glorieuse carrière (670-755), et dont les véhémentes remon- trances au roi Ethelbald et au primat d'Angleterre avaient surtout provoqué la réunion de ce concile, ne s'était pas contenté de stigmatiser comme des sacrilèges et des homicides les laïques, fussent-ils rois ou comtes, qui s'érigeaient en abbés des monas- tères usurpés\ Il n'avait pas seulement dénoncé aux

1. A cette époque il ne restait peut-être pas un arpent defolc-land qui n*eûl été transformé en boc-lancl sous divers prétextes. Kemble. l, c.

2. nie autem qui laicus homo vel imperator, vel rex, sibi per vio- lentiam rapiat monasterium... et incipiat ipse yice abbatis regere et habcre sub se monachos, et pecuniam possidere, quse fuit Christi

214 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

évêques leurs propres faiblesses, entre autres ce vice national de l'ivrognerie, dont la dignité épiscopale ne préservait pas toujours les prélats anglo-saxons ^ Il avait signalé jusqu'au fond des cloîtres l'invasion d'un luxe coupable et d'ornements ridicules dans les vêtements des religieux : il avait constaté que ces puérilités servaient d'introduction à des excès bien autrement graves, d'abord aux mauvaises compa- gnies, puis à l'abandon de la lecture et de la prière, enfin à la débauche et à la perte des âmes.

Dociles aux instructions de leur illustre compa- triote, les douze évêques assemblés à Cloveshove avec le roi deMercie et ses nobles, interdirent aux moines et surtout aux religieuses tout changement dans le vêtement, la chaussure ou la coiffure, propre à rap- procher leur costume decelui deslaïques^ Le concile leur interdit également de fréquenter les demeures des séculiers et surtout d'y séjourner^; il ordonne

sanguine comparata, talem hominem nominant antiqui Patres rapto- rem et sacrilegum, et homicidam pauperum, et lupum diabolum in- trantem in ovile Christi, et maximo anathematis vinculo damnandum ante tribunal Christi. Epitola ad Cuthhertum, p. 351, éd. Hussey, No 70, éd. Jaffé.

1. Fertur quoque in parochiis vestris ebrietatis malum nimis ad- suetum esse, ut non solum episcopi quidam non prohibeant, sed etiam ipsi nimis bibenles inebrientur, et alios porrectis poculis ma- joribus cogant ut inebrientur. Ihid., p. 353.

2. Gap. 28.

3. Cap. 29.

DES MOINES. 215

aux abbés et aux abbesses de ne rien négliger pour maintenir dans leurs communautés et dans les écoles qui s'y rattachaient Tamour de l'étude et de la lec- ture, commele meilleur préservatif contre les vanités et les cupidités du monde ^, et pour faire de leurs monastères Tasile du silence, de Tétude, de la prière et du travail. Il réprouve et proscrit l'introduction dans les maisons religieuses des poètes, des ménes- trels, des musiciens et des bouffons ; puis les visites prolongées des séculiers admis à pénétrer et à vaguer longuement dans l'intérieur du cloître ; puis encore les repas somptueux et prolongés, mêlés de bouf- fonneries'; enfin et surtout ce penchant funeste à l'ivrognerie qui les portait non-seulement à boire eux-mêmes avec excès, mais à forcer leurs convives laïques de boire comme eux*.

Le concile termine cette humiliante énumération des misères que le luxe et l'opulence avaient intro- duites dans les cloîtres par une sorte de traité, aussi éloquent que sensé, contre les fausses idées qui com- mençaient à se répandre sur la nature de l'aumône,

1. Cap. 7.

2. Cap. 20.

3. Nonsint ladicrarum artium receptacula... poetarum^ citharî- starum, musicorum, scurrarum... Non habeant sseculares quique vas» gandi licentiam... per interiora monasterii domuncula... Ihid.

4. Ut monasteriales sive ecclesiastici ebrieatis malum non secten- tur... Neque alios cogant intemperanter bibere.r Sint convivia nequa

216 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

OU, en d'autres termes, sur la valeur morale des donations qui constituaient la richesse toujours crois- sante des monastères. On y retrouve l'écho des géné- reuses protestations de Bède dans sa lettre à l'arche- vêque d'York ^ L'aumône, disaient les Pères du concile, quand elle est jointe à la pénitence pres- crite, aide à obtenir de Dieu une rémission plus prompte du péché et la grâce de n'y pas retomber. A ceux qui ne sont pas de grands pécheurs, elle sert à assurer dans le ciel la récompense due à leur innocence et à leur charité. Mais l'aumône n'est pas faite pour que ceux qui la reçoivent se livrent aux excès de la boisson et de la table\ En outre aucune aumône faite en vue de se donner une plus grande licence ne peut racheter le moin- dre des péchés. L'aumône est une œuvre de pitié. Celui qui veut avoir pitié de son âme ne doit faire l'aumône qu'à ses propres dépens, et non en dé- pouillant son prochain. Offrir à Dieu des dons en- tachés de violence et de cruauté, c'est irriter la justice divine au lieu de l'apaiser. Car le Sage l'a dit : Faire V aumône aux dépens du pauvre, c'est égorger le fils en présence de son père^.

deliciis vel scurrilitatibus mixta... et ut... potationibus ebriosorum more non serviant. Cap. 21.

4. Voir plus haut p. 90.

2. Cap. 20.

3. EccL xxxiY, 24.

DES MOINES. 217

Supposer d'ailleurs que la justice divine soit ^ainsi vénale, c'est la provoquer à frapper avec autant de rapidité que de sévérité. C'est donc fort à tort que l'on dit partout que tels et tels font chaque jour des offrandes à Dieu afin de pouvoir se livrer impunément à leurs désordres. Ce sont des aveugles qui se figurent follement que le Juge céleste mettra €n balance leurs dons et leurs crimes ininterrom- ,pus : il ne leur sert à rien de donner leurs biens à Dieu, pendant qu'ils se donnent eux-mêmes au diable*.

Le concile insiste longuement sur la nécessité de prêcher sans cesse à tous que l'aumône ne saurait tenir lieu de la contrition ni des peines canoniques imposées pour la satisfaction des péchés. Il condamne ^nergiquement ceux qui prétendaient s'acquitter de leurs pénitences par l'entremise d'autres personnes qui jeûneraient ou chanteraient des psaumes pour leur compte, c'est-à-dire par les religieux qu'entre- tiendraient les dons des pécheurs. La chair, dit-il, qui a péché est celle qui doit être punie. Laisser croire le contraire aux pécheurs, ce serait les perdre ,par une adulation corruptrice. Car, si l'on pouvait

d. Ne per hoc quod venalem Dei justitiam ponat, ab eadem non soliim acrius, sed citius juxta mérita istius judicetur. Non sint, ut generaliter dicatur, eleemosynae ad hoc datge... Sua Deo dare viden- -tur, sed se ipsos diabolo per flagiria dare non dubitantur. Cap. 26.

MOITvES d'oCC, V. 15

218 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

à prix d'argent racheter ses fautes et satisfaire par autrui à la justice de Dieu, cette justice, encore une fois, serait vénale, et les riches se sauveraient plus aisément que les pauvres, au mépris de la parole expresse de l'Évangile. Que l'homme ne se trompe pas ainsi, car Dieu ne trompe personne, et, comme il l'a dit par son apôtre, nous apparaîtrons tous au même titre devant le tribunal du Christ^

On le voit, les chefs de l'Église anglo-saxonne, tous sortis des rangs monastiques, protestaient les premiers contre les fausses interprétations et les ap- plications abusives du dogme qui fait une obligation de Taumône. Ils protestaient du même coup et d'a- vance contre les calomnies et les exagérations qu'une postérité injuste et ingrate a débitées sur l'avarice et l'avidité des corporations ecclésiastiques, sur les hypocrisies et les captations du cloître.

Mais dans les abus que voulait atteindre et ré- primer leur vigilante et paternelle autorité, il n'y en avait pas un seul dont l'origine ne remontât au relâchement qu'une richesse trop grande et trop prompte avait introduit dans les monastères.

Et ils n'avaient pas tout dit. Car cette richesse entraînait d'autres périls encore que le relâchement

1. De hoc prolixius ideo disputandum est, quia nuper quidam di- ves,petens reconciliationem pro magno suo facinore... quod superni judicis quotidie justitiam inter se quasi venalem statuere... Cap. 27.

DES MOINES. 219

intérieur. Elle allumait la convoitise universelle. Tantôt c'étaient les héritiers naturels de l'abbé légi- time d'un monastère régulier qui venaient, après sa mort, s'emparer violemment des domaines monas- tiques sous prétexte que l'abbaye avait été la pro- priété du défunt, qu'ils y avaient un droit acquis, à la seule charge d'entretenir les moi nés ^ Tantôt c'étaient les rois et les princes qui venaient s'in- staller dans un grand monastère comme dans un lieu de repos et de plaisance, avec tout leur attirail, tout leur cortège d'ofticiers, de veneurs, de valets et d'écuyers, qu'il fallait loger, voiturer et nourrir, en même temps que les chevaux, les chiens, les fau- cons, ainsi que le constatent des privilèges qui, en exemptant certains monastères de cette charge, démontrent combien elle devait être habiluelle et onérelIse^ Puis il y avait d'autres rois beaucoup plus exigeants et plus redoutables qui révoquaient les donations faites par leurs prédécesseurs, et récla- maient les domaines qui en avaient été l'objet, sauf à débattre leurs prétentions et la résistance des

i. On a vu quelque chose de semblable dans les monastères irlan- dais de la famille de saint Columb Kill, il y avait deux lignées d'abbés, les abbés séculiers, ou héréditaires, et les abbés réguliers et ecclésiastiques. Voir tome III, page 303.

2. Paslus regum et principum, ducumetpr3efectorum,exactorum, equorum et falconum, accipitrum et canum... et omnes difficultates regalis vel saecularis servitii. Codex diplom., n. 28.

220 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

moines devant le Witena-Gemot, dont les décisions pouvaient bien n'être pas toujours conformes au droit du plus faible. Les grands et les nobles n'imi- taient que trop souvent les rois : ils revendiquaient les terres concédées aux monastères par leurs ancê- tres, ou s'emparaient de celles qui les avoisinaient, en laissant la trace de leurs déprédations dans ces chartes nombreuses qui prescrivaient des restitutions plus ou moins complètes ou tardives, mais démon- traient en même temps que la violence et la rapacité n'avaient que trop souvent raison de la pieuse muni- ficence des ancêtres.

Quelquefois les prélats eux-mêmes abusaient de leur autorité pour abandonner à leurs proches une portion du patrimoine conventuel. Enfin, les guer- res locales et intérieures, partout si fréquentes à cette époque, se faisaient surtout aux dépens des domaines monastiques, qui étaient toujours les mieux cultivés et les plus peuplés, qui offraient par conséquent une proie plus riche et plus at- trayante aux spoliateurs'. On s'explique ainsi les fluctuations singulières subies parla prospérité des monastères, bien que leur esprit de suite, leur solli- citude économique et laborieuse, leur soin paternel

1. Toutes ces causes rte ruine ou de détérioralion pour la propriété monastique sont très-bien expliquées par Lingard, Antiquities, t. I p. 220 et 253-256.

DES MOINES. 221

de la population agricole, aient presque toujours suffi pour rétablir leur fortune. Ce qu'on s'explique beaucoup moins, c'est le jugement porté à deux re- prises différentes par saint Boniface, qui, dans ses lettres au roi Ethelbald comme à Tarchevêque Gutli- bert, signale TAngleterre comme le pays les moines étaient soumis à la plus rude servitude par suite des exactions et des corvées qui leur étaient imposées pour les édifices publics par les officiers royaux. Il parle de ces oppressions comme d'une nouveauté inconnue sous les anciens rois et dans les autres pays de la chrétienté ; on n'en trouve aucune trace dans les monuments contemporains ; mais le témoignage du grand Boniface, observateur si attentif de tout ce qui intéressait l'Église dans sa patrie, est trop grave pour être écartée

La propriété a été, en Angleterre comme partout, la condition et la garantie de la liberté, pour l'Eglise comme pour les corporations et les individus. Mais les charges, les abus, les excès, les privilèges que la propriété entraînait à sa suite, ont été, en Angle- terre plus qu'ailleurs et de tout temps, le grand péril de l'Église, et c'est sur cet écueil que l'arche monas- tique a péri, en entraînant dans son naufrage toute l'Église catholique d'Angleterre. Il y a un mys-

1. Epist, ad Ethelbaldum, n<» 59. Epist. adXuthbertum, n. 70, éd. Jaffé.

222 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

tère redoutable, un problème dont nos pères n'ont pas assez compris la gravité ni la terrible diffi- culté. Pour le résoudre, il aurait fallu chez les chefs de l'Église et surtout des ordres religieux, un dis- cernement, une modération, une prudence plus fa- ciles à rêver qu'à rencontrer. Mais on ne conçoit que trop la réaction qui a suscité les sainls fondateurs des ordres mendiants, et qui enflamme toujours certaines âmes, éprises de la primitive mais éphé- mère simplicité des grandes fondations cénobitiques. « Mes frères, » disait le plus grand religieux de no- tre siècle, en prêchant pour l'inauguration d'une de ses nouvelles fondations, « mes frères, si je savais que votre maison dût s'enrichir d'une façon quel- conque, fût-ce de vos épargnes, je me lèverais cette nuit et j'y mettrais le feu aux quatre coins. )î>

Fatales richesses ! dirons-nous après ce grand homme, fatales richesses, filles de la charité, de la foi, d'une généreuse et spontanée vertu ; mères de la convoitise, de l'envie, de la spoliation , de la ruine ! A peine un siècle s'est-il écoulé depuis les sobres et modestes origines de l'Église ou de l'ordre monas- tique chez les Anglais, et déjà la voix intègre et in-

DES MOINES. 223

contestée d es saints , tels que Bède et Boniface, s'élève pour signaler le péril sans en apercevoir la cause. La lèpre est donc déjà là. En pleine jeunesse, en pleine sanlé, le germe mortel apparaît déjà. Viendra un jour le fruit empoisonné sera récolte par des mains avides et sanguinaires. Viendra le jour un monstre qui tenait à la fois de Caligula et d'Hélio- gabale, un Henri VIII, avec ses lâches courtisans et son peuple avili, s'armera du prétexte de la ri- chesse exorbitante des corporations religieuses pour anéantir, pour noyer dans le sang et dans la servi- tude l'œuvre d'Augustin, de Wilfrid et de Bède.

Je crois avoir le droit de mépriser les insinua- tions de ceux qui ont osé m'accuser de vouloir absoudre ou atténuer le crime des bandits sacrilèges, des lâches spoliateurs qui ont fait leur proie, en An- gleterre comme dans tout le reste de l'Europe, du patrimoine de l'Église. Mais qui donc ne regrettera pas avec moi que l'Église, qui avait seule le discer- nement et l'autorité nécessaires, n'ait pas elle-même assigné en temps opportun des bornes à l'accrois- sement indéfini de la fortune des corporations mo- nastiques ? Cet accroissement était légitime, naturel, le plus souvent même involontaire, mais périlleux et exorbitant. L'Église- pouvait et devait le compren- dre; l'Église, avec sa perspicacité surnaturelle, avec sa divine autorité, avec sa maternelle omnipotence,

224 INFLUEINCE SOCIALE ET POLITIQUE

pouvait et devait prévenir le péril par des interdic- tions prévoyantes, par une distribution équitable du superflu des grands ordres et des communautés opulentes au profit soit des classes indigentes et de la bienfaisance publique , soit des rangs infé^ rieurs et délaissés du clergé, soit enfin de tout autre besoin ou service social.

Nul ne peut dire les maux et les crimes qui eus- sent été épargnés au monde, si 1 Eglise, qui devait en être la principale victime, eût pris les devants sur les spoliateurs , déjoué leurs haines , désarmé leur perfidie en leur dérobant ce prétexte trop spé- cieux, en arrêtant d'une main prudente et inébran lable le flot toujours montant de la richesse ecclé- siastique, en lui disant: Usque hue venieSy et non procèdes amplius, et Inic confringes tumentes fluc- ttistuos\

Le désintéressement est la vertu sacerdotale par excellence: la pauvreté volontaire a toujours été la source intarissable du prestige et de l'ascendant des moines. C'est qu'ils ont toujours su, qu'ils sau- ront toujours se retremper et se rajeunir. C'est que se réfugiait la grande ame du plus illustre des béné- dictins modernes, de Mabillon, dans ces lamen a- tions généreuses, tombées de sa plume après le récit

1. Job, XI, 58.

DES MOIiNES. 225

de la conquête de TAngleterre par les moines, et qui peuvent s'appliquer aujourd'hui à tant d'autres pays catholiques, que la faux du vandalisme n'avait pas encore atteints desoa temps.

« Ah ! si aujourd'hui Grégoire et Augustin pou- vaient renaître et revoir ces contrées, quel (riste regard ne jetteraient-ils pas sur les fruits de leurs travaux dévastés, les pierres du sanctuaire disper- sées, et la demeure de la prière changée en demeure de la désolation? Ce n'est pas que nous pleurions l'opulence perdue de l'Eglise; ce ne sont pas nos monastères saccagés et renversés que les bénédic- tins regrettent. Non; mais'nous gémissons sur le sort de nos frères arrachés du sein de l'Eglise catholique et confirmés dans le schisme. Plût à Dieu que nous pussions acheter leur retour au prix de tout ce qui a pu nous appartenir jadis! Que ne donnerait pas l'Église, que ne sacrifierait pas notre ordre pour gagner l'âme de nos frères, et nous enrichir de la pauvreté du Christ^ ? »

C'était de ces rangs bénédictins purifiés par le travail et la frugalité, ou du sein d'autres ordres donnés par Dieu à l'Église pour la défendre et la consoler, que revenaient, au siècle de Mabillon, sur le sol anglais, de nouveaux missionnaires, mille ans

1. Ann. Bened., 1. IX, c. 44.

43.

226 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

après les compagnons d'Augustin et les disciples de Columba. Loin d'être accueillis comme l'avaient été leurs prédécesseurs par les Anglo-Saxons païens, avec une magnanime et intelligente tolérance, ils n'avaient à attendre des Anglais réformés que le martyre, souvent précédé par les horreurs d'une captivité interminable et par des tortures inconnues aux sauvages. Et néanmoins chaque jour quelque religieux, franchissant la mer, débarquait de nuit et déguisé sur le sol Augustin et les moines du mont Cœlius avaient arboré en plein jour la croix de Jésus-Christ, désormais proscrite et reniée par l'Angleterre chrétienne. Non loin des vieux monas- tères dévastés et confisqués, il recommençait, au péril de sa vie, l'exercice clandestin du culleque les envoyés de Grégoire le Grand avaient ouvertement célébré ; il distribuait le pain de la vérité et le pain dévie à quelques brebis de ce petit troupeau, qui a survécu à des persécutions plus atroces et plus pro- longées que celles de Dèce ou de Dioctétien, pour transmettre et garder jusqu'à nos jours, plus heu- reux et plus libres, la cendre encore chaude de la vérité. Il en vint de France, il en vint de Belgique, il en vint d'Italie, il en vint même d'Espagne pour cueillir ces lauriers sanglants et les disputer aux exilés de race anglaise. On les découvrait, on les interrogeait, on les torturaitet puis on les égorgeait

DES MOINES. 227

avec tous les raffinements d'une cruauté infernale. Parmi tant d'autres, nommons ce religieux dont le nom indique l'origine britannique, Georges Ger- vaise qui, capturé et interrogé par les juges du misérable fils de Marie Stuart sur sa profession, répondit : « Je suis moine bénédictin, de cet ordre c< qui a converti autrefois l'Angleterre à la foi chré- c( tienne. » Il renouvela cette profession au pied du gibet, on le pendit et d'où on le décrocha avant qu'il eût rendu le dernier soupir, pour lui ouvrir le flanc, lui arracher le cœur et lui couper les pieds, afin d'apprendre aux moines d'outre-mer qui ose- raient fouler le sol anglais quels supplices leur fer- meraient le retour dans leur patrie \ « Mais», dit le bénédictin espagnol qui a ajouté ce récit aux glo- rieuses annales de son ordre, « quel cœur des nôtres ne se sentirait pas enflammé, par cet exemple, à souf- frir pour le Christ et à répéter le texte sacré : Quam speciosi sunt pedes evangelizantium pacem, evan- gelizantium bona I D'ailleurs, continue l'annaliste castillan, a s'il est une entreprise qui appartienne en propre à l'ordre de saint Benoît, c'est la mission d'Angleterre, car nos pères ont conquis cette île au

1. Como amenaçando â los monjes de Espana que no pasen â aquella isla, por que ellos padeceran los mismos tormentos, y no tendran pies para bolver â su tierra. Yepes, Crônica gênerai de S. Be- nito, 1609, t. I, p. 448.

•228 INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE

Christ par leur parole et par leur sang. Ils y ont possédé en foule des monastères illustres parmi les plus illustres de l'Europe . Quand les généraux et les capitaines d'armes veulent animer leurs soldats au combat, ils leur rappellent leurs exploits passés, leurs victoires, la gloire de leur nation, le salut et l'honneur de leurs femmes et de leurs enfants. C'est ainsi qu'il me semble entendre notre père saintBenoît qui du haut du ciel parle à ses religieux ; qui leur rappelle comment l'Angleterre a été intro- duite au giron de l'Église par saint Grégoire et les moines apôtres de cette île ; qui prescrit aux reli- gieux de toutes ses congrégations d'y retourner pour l'honneur de la religion, de ne pas y lais- ser anéantir cette foi plantée par la main de ses fils; de ne pas oublier tant d'âmes qui soupirent oprès la vie religieuse, et de porter secours à notre mère la sainte Eglise, si cruellement persécutée par l'hérésie ^))

Mais détournons nos regards attristés de cet avenir sanglant, si différent et si éloigné encore du temps que nous venons de raconter . Malgré les abus et les périls qu'il faut signaler, pour être vrai, dès l'origine des missions monastiques, de longs siècles de fer-

1 . Yepes, /. c.

DES MOINES. 229

veur et de foi, d'union avec l'Eglise romaine et la chrétienté catholique, vont succéder à ces premiers beaux jours de l'Angleterre convertie par les moines . D'abondantes moissons vont naître, pendant tous ces siècles, dans les sillons creusés par les disciples d'Au- gustin et de Bède. Avant de produire le grand peuple que le monde admire etenvie,pourvu desinstitutions les plus nobles et les plus sages que les hommes aient connues, d'une littérature riche en génies incompa- rables, et d'une puissance plus vaste que celle de l'ancienne Rome, l'Angleterre va devenir la grande base d'opération des conquêtes spirituelles de la Papauté, le grand foyer de la propagande chré- tienne. C'est par elle que l'Église romaine va re- muer, éclairer et subjuguer le centre et le nord de l'Europe. C'est elle qui va servir d'initiatrice à toutes les populations germaines et Scandinaves, encore plongées dans la nuit du paganisme.

Et tout d'abord, de cette semence monastique jetée par la main du grand pape et du grand moine Grégoire, au sein de la race anglo-saxonne, va naître le grand apôtre et le grand martyr, Winifrède, celui dont le nom latin, Bom/acms, le bienfaiteur, traduit si exactement la glorieuse carrière. C'est lui que Dieu destine à porter la lumière de la vérité, la flamme de l'amour, la fécondité du martyre, dans le berceau de ses aïeux, au fond de ces forêts germaniques,

230 INFLUENCE SOCIALE JT POLITIQUE DES MOINES restées heureusement impénétrables aux Romains asservis, mais d'où sont sorties la liberté, la force, la vie des nations catholiques, et avec elles la civi- lisation chrétienne des deux mondes.

LIVRE XVII

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES

Quali colombe dal disio chiamate Con l'ali aperte e ferme al dolce nido Yolan, par Faer dal voler portate...

Dante, Inferno, c. V.

Indi, como orologio che ne chiami Neli'ora che la sposa di Dio surge A matlinar lo Sposo, perché l'ami,

Che l'una parte e l'altra tira ed urge Tin tin sonando con si dolce nota Che '1 ben disposta spirto d'amor turge;

Cosi vid'io la gloriosa ruota Moversi e render voce a voce in tempra Ed in dollezza ch' esser non puo nota

Se non cola dove'lgioir s'insempra.

Paradiso, c. l

Gome, pensive nun, devout and pure, Sober, steadfast and demure.

MiLTON, Penserosô.

CHAPITRîi UNIQUE

I

Les cloîtres de femmes aussi nombreux et aussi importants que les monastères d'hommes. Grand rôle de la femme chez le& races germaniques. Contraste avec les Romains de i empire.

Chez les Anglo-Saxons, descendants des Cimbres, l'in- fluence des femmes est plus considérable et plus heureuse que partout ailleurs. Importance des alliances dynastiques : les reines anglo-saxonnes.

Les barbares germaniques, moins corrompus que les Romains ? n'en exigent pas moins un immense effort de l'apostolat chré- tien pour réprimer leurs excès sensuels. Ce que les femmes doivent au christianisme. L'Église n'a émancipé la femme que par l'idéal de la virginité chrétienne. Aucun peuple n'honore plus cette virginité que les Anglo-Saxons. In- fluence et autorité des abbesses. —Elles figurent dans les as- semblées nationales. Cérémonial de la bénédiction solen- nelle d'une religieuse.

II

Les reines et les prmcesses anglo-saxonnes dans le cloître. Les premières religieuses sont formées en France, à Fare- moutier, Jouarre et Chelles ; saint Botulphe et les deux prin- cesses est-angliennes à Chelles.

Chaque dynastie de l'Heptarchie fournit son contingent de vierges, d'épouses et de veuves.

Les Korthumbriennes, déjà suffisamment connues, sauf Bega.

Légende de cette princesse, Irlandaise de naissance. Con- fusion perpétuelle de l'histoire et de la légende.

LesAscùigs ou princesses de la dynastie de Kent. Ethelburga, reine de Northumbrie, puis fondatrice de Lyminge. Sa sœur Eadburga et sa nièce Eanswida, fondatrice de Folkestone. ~ La légende de Domneva et de ses frères. La course de la

234 LES REOGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

biche dans l'île de Thanet. Grande popularité de sainte Mil- dreda.. Légende du soufflet. Les sœurs de Mildreda : Milburga et l'enfant mort.

Les princesses merciennes. La progéniture du sanguinaire Penda est celle qui fournit le plus de saintes et de religieuses. Il a trois filles religieuses et quatre petites-filles saintes.

Les Uffings d'Est-Anglie. Les trois filles du roi Anna, mort sur le champ de bataille : Withburga et sa communauté nourries par le lait des biches. Trois générations de saintes du sang d'Odin à Ely, qui a pour trois premières abbesses une reine de Northumbrie, une reine de Kent et une reine de Mercie. Wereburga, la quatrième sainte abbesse d'Ely et le berger de Weedon.

Religieuses de la race de Cerdic en Wessex: la femme et les sœurs du roi Ina. Sainte Cuthburga, fondatrice de Winbourne.

Le monastère de Frideswida, princesse west-saxonne, est le berceau de Tuniversité d'Oxford; le baiser du lépreux.

III

Études littéraires, bibliques et classiques chez les religieu- ses anglo-saxonnes. Surtout à Barking, sous l'abbesse Hildelida. Saint Aldhelm leur adresse son Éloge de la vir» ginité; ses lettres à d'autres religieuses. Winbourne, autre centre d'activité intellectuelle; l'abbesse Tetta et ses cinq cents religieuses; les novices dansent sflr la tombe de leur maîtresse.

lY

Winbourne était un double monastère : origine de ces singu- lières institutions; elles fleurissent surtout dans les colonies irlandaises en Gaule ; c'est de qu'elles sont introduites en Angleterre. A toutes les grandes abbayes de femmes est adjoint un monastère de religieux, toujours gouverné par l'abbesse. Interdits par l'archevêque Théodore, les doubles monastères disparaissent après l'invasion danoise ; rapproche- ment avec les écoles de garçons dirigées par les jeunes filles aux États-Unis. Au septième et au huitième siècle aucun

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 235

désordre n'y est signalé, sauf à Coldingham. Quels étaient les abus des cloîtres anglo-saxons. Luxe des vêtements ; atten- tats à la pudeur des religieuses prévus et punis par la législa- tion anglo-saxonne. Décrets des archevêques Théodore et Egbert contre les relations criminelles du clergé avec les reli- gieuses; il ne faut pas en exagérer la portée.

La correspondance de saint Boniface contient les révélations les plus sûres sur l'état des âmes dans les cloîtres anglo-saxons.— Tout n'y était pas douceur et bonheur. Caractère tendre et passionné des lettres adressées par les religieuses à Boniface et à ses compagnons. Réponses non moins. affectueuses des missionnaires. Les trois Bugga et :les deux Eadburga. Désir passionné des pèlerinages à Rome, Doléances de l'ab- besse Eangytha et de sa fille. Comment sainte Lioba entra en relations avec saint Boniface. Autres lettres écrites au saint par ses amies : Cena, Egburga.— Lamentations d'une religieuse sur l'absence de son frère.

VI

Ces orages du cœur disparaissent devant la mort, sans que la mort elle-même mette un terme aux belles amitiés du cloître. Sainte Galla. Hilda et son amie; Ethelburga et son amie; les filles du comte Puch. Les visions lumineuses. La fille du roi Kent et la converse jardinière à Faremoutier.— Le linceul lumineux à Barking; la lampe éteinte.

VII

L'histoiren'agardéqueces noms; mais combien d'autres n'ont péri qu'après avoir glorifié l'Église et la patrie ! Caractère viril de ces religieuses anglo-saxonnes : l'idéal monastique réunit les types de l'homme, de la femme et de l'enfant.

Conclusion. Tout a péri de l'ancien monde catholique, ex- cepté l'armée du sacrifice. Nombre et persévérance des vo- cations contemporaines.

256 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

Hark how l 'Il bribe you :

Ay, with such gifts that heaven shall share Y^ith yois

.... With true prayers

That shall be up at heaven and enter there

Ere sun rise, prayers from preserrcd souIs,

From fasting maids, whose minds are dedicate

To nolhing temporal.

Shakspeabe, Measure for measure.

Je croyais ma tâche terminée, mais j'entends comme un chœur de voix douces et pures qui sem- ble me reprocher d'avoir laissé dans l'ombre tout un côté du grand édifice dont j'ai entrepris de recon- struire le souvenir. Ces voix n'ont rien de plaintif. Mais elles ont une harmonie qui charme et trans- porte, et que la mémoire des hommes n'a point assez célébrée. Les âmes dont elles sont l'écho ne se plaignent pas d'être oubliées : c'est leur état et leur désir. Elles ont fait bien d'autres sacrifices que celui d'une place dans la mémoire des hommes. Elles respirent la force voilée sous la douceur. Quelque chose de net et de ferme, de sobre et de vif, ca- ractérise leur apparition dans l'histoire, en même temps que ce sacrifice de la vie dans sa fleur, qui est ce qu'il y a de plus touchant en ce monde. Ce sont les filles des rois et des seigneurs anglo-saxons, et avec elles, tout un peuple de vierges, prisonnières volon- taires pour l'amour de DieuS et consacrées à la vie

1 . Dans cette prison volontaire elles se sont jetées pour l'amour de Dieu. Bossuet, Exorde du sermon sur J.-C. comme sujet de scandale.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 237

monastique dans des cloîtres qui rivalisent de nom- bre ei d'influence avec les monastères d'hommes, avec les plus importants foyers de la vie chré- tienne.

En dehors de leurs communautés, et mêlées au courant des faits historiques de leur temps, quel- ques-unes de ces fortes femmes, de ces vierges sages, de ces guerrières spirituelles, nous sont déjà appa- rues. Hilda et Ebba, Etheldreda et Elfleda, Ermen- burga et Ermenilda, ont tracé leur sillon dans l'histoire de leur pays. Mais ces figures isolées ne sauraient suffire à une étude attentive de l'état des âmes et des choses dans ces temps lointains. Il faut tenir compte de bien d'autres personnages du même ordre, et surtout, autant qu'on le peut, de l'armée féminine qui se rangeait à la suite de ces reines et de ces princesses. Il faut pénétrer dans cette foule pour essayer de connaître cette branche féconde et puissante de la famille monastique, et à défaut de notions exactes ou précises que l'on rencontre trop rarement, il faut tâcher, au moins, d'y saisir quel- ques caractères saillants, d'y relever quelques traits propres à émouvoir ou à éclairer la postérité.

Et tout d'abord, pour se représenter exactement ce qu'étaient les religieuses anglo-saxonnes à leurs pro- pres yeux et aux yeux de leurs compatriotes, il faut se rappeler le grand rôle de la iemme chez les races

238 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

germaniques. Rien n'avait plus étonné les Romains de l'empire que l'austère chasteté des femmes ger- maines* ; que le respect religieux des hommes pour ces compagnes de leurs travaux, de leurs périls, dans la paix comme dans la guerre; que les hon- neurs presque divins dont ils entouraient les prê- tresses ou les prophétesses qui tantôt présidaient à leurs rites religieux, tantôt les menaient au combat contre les violateurs sanguinaires du sol national* . Quand le monde romain, miné par la corruption et le despotisme des empereurs, s'écroula comme la voûte d'un égout, rien ne signala mieux la diffé- rence entre les sujets avilis de l'empire et leurs conquérants, que cette sainteté du lien conjugal et domestique, ce sentiment énergique de la famille, ce culte du sang, qui reposaient sur la dignité de la femme, sur le respect de sa pudeur, non moins que sur la fière indépendance de l'homme et la con- science de sa dignité personnelle. C'est par sur- tout que ces barbares se montrèrent dignes d'in- stiller une vie nouvelle à l'Occident, et d'être les

1. Severa illic matrimonia : nec ullara morum parlera magis la"u- daveris... Ne se mulier extra virtutum cogitaiiones, exlraque bello- rum casus pulet, ipsis incipientis matrimonii auspiciis admonetur, venire se laborum periculorumque sociam, idem in pace, idem in prselio passuram ausuramque... Paucissiraa in tara nuraerosa gente âdulteria. Tacit., Demor. German.,c. 18, 19.

2. Ibid., c. 8. Cf. Ces*r, De bell. Gall., I, 50, 51.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 259

précurseurs des nouveaux peuples, des peuples chrétiens, dont nous sommes tous issus.

Qui ne se rappelle les Cimbres, que Marius eut tant de peine à vaincre, et dont les femmes lut- taient d'audace et d'héroïsme avec les hommes? Ces femmes qui avaient toutes suivi leurs maris à la guerre donnèrent aux Romains une leçon de pu- deur et de grandeur d ame, dont les futurs sup- pôts des proscripteurs et des Césars n'étaient déjà plus dignes. Elles ne voulurent se rendre que si le consul promettait que leur chasteté serait respectée et qu'on les donnerait pour esclaves aux vestales, mettant ainsi leur honneur sous la procteclion de celles qu'elles tenaient pour vierges et prétresses. Le grand initiateur de la dictature démocratique re- fusa : alors elles se tuèrent toutes avec leurs enfants, préférant généreusement la mort à la honte\ Les Anglo-Saxons sortaient précisément de ces contrées baignées de la mer du Nord, que les Cimbres avaient habitées^ : ils se montrèrent dignes de descendre d'eux, autant par la fougue irrésistible de leurs guerriers que par l'ascendant incontesté de leurs femmes. Chez eux, moins encore que chez les autres

1. Flobus, \. ni, c. 3.

2. Proximi Oceano Cimbri tenent, parva nunc civitas, sed gloria ingens. De morihus German,, c. 37. On sait que le Julland, le Schleswig et le Holstein, d'où sortaient les Jutes, les Anglais et les Saxons, portaient le nom de Chersonèse Cimbrique.

240 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

barbares, on ne rencontre aucune trace de ce vieil esprit romain qui avait mis l'épouse in manu dans h main de son mari, c'est-à-dire sous ses pieds. La femme est une personne et non une chose. Garantie conlre le moindre outrage par des pénalités sévères, protégée par le respect universel, elle vit, parle, agit pour elle-même. El!e hérite, elle possède, elle dispose de ses biens; parfois même elle délibère, elle combat, elle gouverne comme les plus fiers et les plus puissants d'entre les hommes^ Nulle part l'influence des femmes ne fut plus efficace, plus re- connue et plus prolongée que chez les Anglo-Saxons, et nulle part elle ne fut plus légitime et plus heureuse. Dès que le christianisme apparut , elles devin- rent partout, comme on l'a vu à chaque page de ce récit, les auxiliaires actives et persévérantes, intrépides et infatigables de l'apostolat chrétien , et la conversion de leur race une fois achevée, au- cune Frédégonde ne vint, comme chez les Gallo- Francs, renouveler les déportements des impéra- trices romaines. S'il y eut, parmi leurs reines

4. Sous ce rapport les conquérants et les vaincus ne différaient en rien; les femmes avaient toujours joué un grand rôle chez les Bre- tons, et souvent régné et combattu à leur tête : témoin Boadicea, immortalisée par Tacite. Les femmes libres, mariées et possédant cinq arpents de terre, votaient dans les assemblées publiques des claiîi ou tribus de la Bretagne. Ancient laws ofCamhria, ap. Palgrave -ei Lappenberg.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 241

et leurs princesses, quelques âmes violentes et cruelles, il n'en est pas une seule chez qui Ton si- gnale des mœurs relâchées ou des penchants impu- diques. La légende nationale est ici d'accord avec la légende monastique, la tradition populaire avec l'histoire . Depuis la belle Rowena , sœur du pre- mier conquérant Hengist, jusqu'à la fomeuse com- tesse Godiva ; depuis la fille d'Ethelbert, qui porta la foi en Northumbrie, jusqu'à la compagne dMna, qui détermina la conversion de son mari , on ne ren- contre guère que des figures attrayantes ou géné- reuses,en qui la beauté s'allie avec la pudeur, et la douceur naturelle à la femme avec une énergie qui atteint quelquefois l'héroïsme.

De Textrême importance qu'attachaient les Anglo-Saxons aux alliances matrimoniales qui unis- saient entre elles les diverses dynasties souveraines et les peuplades ou tribus dont ces dynasties per- sonnifiaient l'indépendance locale et les glorieux souvenirs.Cesalliances,en renouant périodiquement les liens de la nationalité commune, attribuaient aux princesses de la descendance d'Odin un rôle de mé- diatrices et de pacificatrices, qui justifiait le surnom touchant décerné à la femme dans les poésies pri- mitives des Ânglo-Saxons, elle est qualifiée de freodowebbe, celle qui tisse les liens de la paix ' .

1. Beowulf, vers 3880.

MOINES d'oCC, V. ^^

2 42 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Delà encore la grande situation faite aux reines dans tous les Etats de la confédération anglo- saxonne. Pourvue d'une cour, d'une juridiction et d'une dotation territoriale qui lui étaient propres*, entourée des mêmes hommages, investie quelque- fois des mêmes droits et de la même autorité que le souverain, sa compagne figurait à ses côtés dans le§ assemblées politiques et religieuses, et sa signature apparaît dans les actes de fondation, dans les décrets des conciles, dans les diplômes, suivie quelquefois de celles des sœurs du roi et autres princesses du sang royal. Associées comme lesGermaines dontpar- lait Tacite, aux soucis, aux travaux, aux dangers de leurs époux, tantôt ces princesses, comme Erme- nilda en Mercie, prodiguaient leurs soins à la con- version d'un royaume encore païen ^; tanlôt, comme SexburgaenWessex, elles exerçaient la régence avec la plénitude de l'autorité royale et une vigueur toute virile\ On n'a aucun exemple d'une femme qui ait

1. Lappenbï:rg, t. I, p. 564.

2. Voir plus haut, au tome IV, page 199.

3. Sexburga, veuve du roi de Wessex, Kinewalk, constituée ré- gente par son mari mourant en 673. Nec deerat mulieri spiritus ad obeunda regni munia. Ipsa novos exercitus moliii. veieres tenere in officio, ipsa subjectos clementer moderari, hoslibus minaciter infremere, prorsus omnia facere, ut nihil prseler sexum discerneres. Verumtamen plus quam femineos animes anheianiem vita destituit, vix annua potestate perfunctam. Guill. Malmsb,, I, 52. Ric. Cirenc, II, 40.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 245

régné seule, en vertu d'un droit héréditaire ouélec- tif. Mais le mystérieux attentat qui mit fin aux jours de la Norlhumbrienne Osthryda^, reine des Mer- ciens, nous fait déjà reconnaître que nous sommes dans le pays MarieStuart,en portant la première une tête couronnée sur l'échafaud, devait prouver que les femmes y étaient prédestinées à toutes les grandeurs comme à toutes les calamités du pouvoir suprême.

Toutefois on s'abandonnerait à une étrange illu- sion si ,ron se figurait que ce respect traditionnel des races germaniques pour la femme, ou plutôt pour certaines femmes, fût assez puissant, assez univer- sel pour comprimer chez nos Anglo-Saxons tous les excès de la passion la plus redoutable, de l'in- stinct le plus impérieux de l'humanité déchue. De toutes les victoires du christianisme, la plus salu- taire et la plus nécessaire, mais la plus laborieuse et la plus contestée, est celle qu'il a gagnée, gagnée seul, gagnée partout, mais qu'il lui faut recommen- cer chaque jour, sur le penchant déréglé qui souille et empoisonne les sources de la vie. C'est que

1. A suis, id est Merciorum primatibus, interempta. Bède, V, 24, Crudeliter necaverunt. Matth. Westmonast., ad. ann. 696.— Voir au tome IV, pages 131, 330, 341, 354, ce que nous avons dit d'elle, de sa dévotion pour son oncle saint Oswald et de son mari Ethelred, l'ami de Wilfrid, qui abdiqua pour se faire moine à Bardeney.

244 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

sa divinité éclate par un triomphe que nulle philo- sophie rivale, nulle doctrine ennemie n'a jamais aspiré et n'aspirera jamais à remporter. Sans doute les barbares, d'après le témoignage des Pères , étaient plus chastes que les Romains de Tempire. Pour venir à bout d'introduire le respect de la pudeur et le célibat sacerdotal au milieu des pourritures de la Rome impériale, pour dresser, au sein de cet avi- lissement universel de toute créature, le type de la virginité consacrée à Dieu, il fallut à la religion une force, une majesté, une constance que les san- glantes étreintes de trois siècles de persécutions pouvaient seules lui donner.

Mais ce n'était pas non plus une entreprise courte ou facile que de présenter, puis d'imposer le frein de la continence à ces masses de barbares, à mesure qu'ils se précipitaient sur leur proie et qu'ils s'y établissaient en maîtres de l'avenir. Quelle tâche glorieuse et pénible que de lutter chaque jour, dans ce trouble sanglant, dans l'obscurité désespérante de cette tempête, contre d'innombrables vainqueurs enflammés par toutes les convoitises de la force et de la conquête, et empoisonnés par le contact môme de leurs victimes! Cette lutte fut aussi longue que glorieuse, aussi difficile que triomphante. Ce n'étaient plus les débauches contre nature, les mons- trueuses orgies de l'empire romain qu'il fallait

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 245

proscrire, mais c'étaient encore les penchants vils et grossiers, les appétits brutalement désordonnés de la nature humaine, de la nature sauvage. Il y a des excès et des crimes qui, pour n'avoir pas été étalés dans les pages d'un Pétrone ou d'un Suétone, pour n'être entrevus qu'à travers les articles d'un PénitencieU les canons d'un concile, les textes mu- tilés d'une légende ou d'une chronique, n'en ré- vèlent pas moins des abîmes de honte et de douleur. Les hommes de race germanique respectaient mieux que les Orientaux ou les Romains celles d'entre les femmes qu'ils tenaient pour leurs égales ou leurs supérieures ; mais qui dira le sort de celles qui végé- taient dans les conditions inférieures et surtout dans les déplorables profondeurs de l'esclavage et du ser- vage? Qui dira les efforts sublimes et à jamais ignorés qu'il fallut aux prêtres du Dieu de pureté pour ar- racher tant de jeunes captives, tant de filles esclaves ou serves, aux gynécées des princes, aux impitoya- bles ardeurs des guerriers victorieux, aux caprices tyranniques du maître? Dieu seul les a connus, Dieu seul les a récompensés : l'histoire attentive et sincère ne peut que constater le résultat général, qui a été glorieux et immense.

La civilisation chrétienne a triomphé, et ce triom- phe repose avant tout sur le respect de l'épousé, de la vierge et de la mère; de cette femme transfigu-

14.

246 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

rée, dont la Mère de Dieu est devenue le type et la sauvegarde chez les peuples chrétiens ^

C'est le christianisme qui a armé la femme de sa faiblesse même et qui en a fait sa force, plus au- guste et plus respectée que toutes les autres : cum nfirmor^ tune potens sum. La religion chrétienne a été la vraie patrie de la femme ; la seule elle retrouve sa vraie liberté, sa vraie destinée, en sor- tant du servage de la terre d'Egypte, en échap- pant au paganisme, à la vie sauvage ou aux avilisse- ments plus ignominieux encore de la dépravation civilisée. C'est aussi et seulement que peuvent se donner un libre champ toutes les vertus qui lui appartiennent en propre, celles qui la rendent non- seulement égale, mais si souvent supérieure à l'homme, par la générosité, par l'héroïsme du dé- vouement et de la patience, par la souffrance accep- tée pour le soulagement d'autrui, par la défaite de Fégoïsme, par l'immolation de l'orgueil à l'amour. Cette œuvre de réparation et "de salut qui constitue la vraie, la seule émancipât on de la femme et, par elle, de l'âme et de la vertu, a été l'œuvre de l'E- glise, avec le concours des races germaines.

Elle n'y est parvenue qu'en élevant au-dessus et au delà duniveauqu'ilfallaitfairealteindre à toutes

1. Voir V Histoire de sainte Elisabeth, Introduction, pages 76 et i34.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONINES. 247

les femmes, cet idéal de la vertu et de la beauté morale, que peut seule réaliser la virginité consa- crée à Dieu. Elle a superposé cet idéal aux vertus les plus admirées et les plus dignes de l'être chez les peuples anciens, même chez le peuple juif, oùla fécondité était la gloire suprême de la femme. Elle a donné un corps, une discipline, une loi, une âme, une lumière inextinguible aux notions confuses ré- pandues dans l'antiquité; elle a transformé en armée splendide et immortelle ces petites groupes de vestales, de sibylles, de druidesses éparses dans le monde païen. De ce respect de la pudeur, qui n'était chez les peuples les plus généreux que le privilège d'une élite imperceptible, elle a fait le patrimoine inviolable de toute créature humaine; en même temps elle a fait du privilège de la virgi- nité consacrée à Dieu l'apanage commun de toute chrétienne, l'ambition légitime et suprême de la moindre fille du peuple comme de la fille des rois ; et depuis dix-huit siècles elle tire de tous les pays et de toutes les conditions des myriades de créatures sauvées, bénies, radieuses, qui accourent au pied des autels en apportant leur vie et leur cœur au Dieu qui s'est fait homme pour les racheter. Nos Anglo-Saxons ne furent ni les derniers ni les moindres instruments de cette transformation glorieuse. Au milieu des emportements de leur

248 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOr^NES.

intempérance naturelle, ils avaient conservé Tin- stinct et le besoin de la vénération des choses d'en haut : ils savaient au moins honorer les vertus qu'ils ne voulaient ou ne pouvaient pas pratiquer. Aussi demeure-t-on stupéfait de la foule de néophytes des deux sexes qui sortent de toutes les races de rileptarchie pour se vouer à la continence perpé- tuelle. Aucun des nouveaux peuples chrétiens ne semble en avoir fourni un si grand nombre, et chez aucun la virginité chrétienne ne semble avoir exercé un ascendant plus prompt et plus souverain. Nulle part on ne voit les religieuses entourées d'autant de vénération et revêtues d'une autorité aussi incontes- tée. Initiées d'abord à la vie claustrale dans les monastères gallo-francs, qui avaient sur tous ceux d'Angleterre l'avantage de l'antériorité, les jeunes Anglo-Saxonnesqui s'étaient données à Dieu avaient besoin de rentrer dans leur île pour apprendre tout ce qu'elles valaient aux yeux de leurs compatriotes. Les conquérants anglo-saxons contemplaient avec un tendre et étonné respect ces nobles filles de leur race qui leur apparaissaient entourées d'une auréole inconnue, d'une grandeur surnaturelle, d'une puis- sance à la fois divine et humaine; victorieuses de toutes les passions, de toutes les faiblesse et de toutes les convoitises dont la conquête n'avait que trop développé le germe. Ce respect se manifesta

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 249

aussitôt dans les lois nationales, qui s'accordèrent à placer sous la sauvegarde des pénalités les plus sévères l'honneur et la liberté de celles à qui les monu ments de la législation anglo-saxonne décernent le litre de fiancées du Seigneur, d'épouses de Dieu^. Quand une de ces saintes filles se trouvait investie, par le choix de ses compagnes ou la désignation épiscopale, du droit de gouverner et de représenter une nombreuse communauté de ses pareilles, les chefs et les peuples de l'Heptarchie lui reconnais- saient sans peine toutes les libertés et toutes les attri- butions du rang le plus élevé. Les abbesses, comme nous l'avons vu par l'exemple de Hilda, d'Ebba, d'Elfleda, eurent très-promptementune influence et une au torité qui rivalisaient a veccelles des évêques ou des abbés les plus vénérés. Elles avaient souvent un train et des allures de princesses j surtout quand elles étaient sorties du sang royal. Elles traitaient d'égal à égal avec les rois,les évêques et les plus grands sei- gneurs ; et comme la règle de la clôture semblen'avoir pas existé pour elles, on lesvoit aller partout bon leur semble% assister aux solennités nationales et

1. Godes brijde, Thorpe's Ancient laivs of England,i. II, p. 188, 206-207.

2. Rappelons ici le rendez-vous assigné par rabbesse Elfleda de Whitby à saint Cuthbert, dans l'île Coquet, puis le festin auquel elle convia le môme évêque pour la dédicace d'une église située dans une de ses terres. Voir tome IV, p. 319 et 439.

250 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

religieuses, aux dédicacesd'églises, et même, comme les reines, prendre part aux délibérations des assem- blées nationales et y revêtir de leur signature les chartes qui en constatent le résultat. Le vingt- troisième article des fameuses lois ou dooms d'Ina assimile, sous certains rapports, non-seulement les abbés, mais les abbesses, aux rois et aux plus grands personnages du pays^ Au concile de Beccancelde, tenu en 694 par le métropolitain et le roi de Kent, les signatures de cinq abbesses figurent au milieu de celles des évêques, à la suite des décrets destinés à garantir l'inviolabilité des propriétés et des li- bertés de l'Église ^

1. Si autem abbas vel abbatissa intersit, di vidant * eodem modo cum rege. Thorpe's Âncient laws and institutes of England, p. 471- 500, éd. in-fol.

2. C'est le concile dont il a été question plus haut, p. 158, et qui est aussi connu sous le nom de Bapchild et de Beckenham : le roi qui le présida, Withred, régna trente-trois ans; les décrets sont rendus de l'avis de l'archevêque de Cantorbéry, de l'évêque de Ro- chester, cum Abbaiibus, Abbatissis, Presbyleris, Diacofiibus, Ducibus et Salrajns. Wilkiks. Concilia^ I, p. 47. U y a dans Coletti, t. VHI, p. 79, cinq signatures d'abbesses :

Signum manus : Mildredse abbatissae ;

Etheldridse, abbatissse;

Aetae, abbatissse ;

Wilnodae, abbatissse;

Heresv^^idse, abbatissœ.

Les autres signatures sont celles du roi et de la reine Werburga, pour leur fils enfant; puis de deux princes ou seigneurs laïques, de Tarchevêque, de deux évêques, de sept prêtres ; il n'y a point d'abbés.

LES RELICÏEUSES ANGLO-SAXONiNES.

Gomment se recrutaient et comment vivaient les communautés dont les supérieures occupaient un rang si élevé dans la hiérarchie spirituelle et tempo- relle des Anglo-Saxons ? c'est ce qu'il serait aussi important que difficile de constater.

Aucun écrivain contemporain n'a tracé le tableau complet ou authentique de l'intérieur des grandes communautés anglo-saxonnes. Il n'existe aucun monument incontestable qui nous initie à l'ensemble des règles et des habitudes suivies par les milliers de religieuses qui se couvrirent de la robe noire et du voile des épouses du Seigneur. Nous en sommes réduits aux traits épars dans l'histoire des événe- ments du temps ou des familles régnantes dont sor- taienlla plupart des principales abbesses, et surtout dans la biographie des plus saintes ou des plus cé- lèbres d'entre ces femmes illustres. Mais, en rap- prochant ces -traits de ce que nous révèlent l'origine et les résultats de vocations analogues chez tous les peuples chrétiens, en les éclairant de la lumière qui

Kemble (t, U, p. 198) soutient que toutes les signatures de femmes, autres que celles des reines, qui se trouvent à la suite de certaines chartes d'ailleurs assez rares, ne peuvent être que celles d'abbesses convoquées aux assemblées il devait être question des intérêts de leurs communautés. Lingard (t. I, p. 239) se montre plus sceptique à cet égard. On voit que sous Henri III et Edouard II les quatre abbesses de Shaftsbury, de Barking, de Sainte-Marie de 'Winchester et de Wilton étaient convoquées au parlement en qua-* lité de pairesses.

252 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

brille dans l'histoire, depuis que le christianisme existe, nous arriverons à une appréciation peut- être suffisante et dont il faudra d'ailleurs bien nous contenter.

A défaut du texte des règlements ou des traités spéciaux, les monuments liturgiques de l'Église an- glo-saxonne nous révèlent quel était Tesprit qui animait les pontifes et les victimes de ces grands sacrifices, déjà si fréquents et toujours si féconds. Là, comme partout ailleurs, dans l'antique disci- pline, c'était à l'évêque, et à lui seul, qu'appartenait le droit de recevoir les serments définitifs de la vierge et de la consacrer solennellement à son Dieu. Bien que les Irlandais, avec leur hardiesse habituelle, permissent aux jeunes chrétiennes de prendre le voile dès l'âge de douze ans \ l'Église anglo-saxonne leur interdisait de faire des vœux irrévocables avant d'avoir accompli leur vingt-cinquième année, d'accord en cela avec l'usage qui tendait à s'intro- duire dans toute l'Église et qui dérogeait aux décrets du pape saint Léon et de l'empereur Majorien, les- quels avaient reculé jusqu'à quarante ans l'âge de la bénédiction solennelle. Au jour fixé pour cette cérémonie, qui n'avait lieu qu'aux principales fêtes de l'année et en présence d'un peuple nombreux,

1. Martene, De antiquis Ecclesiœ ritibus, lib. II, c. 6, t. III, p. 109,

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 255

l'évoque commençait par bénir la robe noire qui allait désormais être la seule parure delà fiancée de Dieu. Celle-ci s'en revêtait dans un lieu secret*, d'où elle sortait, ainsi couverte, pour être conduite au pied de l'autel, après l'évangile de la messe déjà commencée par le pontife. elle écoutait Texhor- tation que lui adressait le célébrant, qui ensuite demandait publiquement deux engagements indis- pensables à la validité de l'acte : d'abord le consen- tement des parents et des autres supérieurs de la jeune fille ; puis sa propre promesse d'obéissance à lui et à ses successeurs. Cela fait, il lui imposait les mains pour la bénir etil la consacrait au Dieu qu'elle avait choisi. Le Pontifical d'Egbert, archevêque d'York, et un manuscrit anglo-saxon trouvé dans l'abbaye normande de Jumiéges, nous ont conservé le texte des oraisons prononcées par l'évêque en ce moment suprême. La tendresse maternelle de l'É- glise s'y épanche avec une abondance et une majesté qui rappelle les Menées de l'Église grecque, à ce point qu'on pourrait supposer que le vieil arche- vêque Théodore, contemporain du plus illustre prédécesseur d'Egbert, avait apporté du fond de l'Asie-Mineure, au sein de la métropole northum- brienne, ce souffle ardent de l'inspiration orientale :

1. De papilione aut loco ubi benedictas vestes induerant, accerse- bantur par archipresbyterum virgines consecrand».

MOINES d'oCC, V. iS

254 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

« Que Dieu te bénisse, Dieu le créateur du ciel et de la terre, le Père tout-puissant qui a daigné te choisir à l'instar de sainte Marie, mère de Notre- Seigneur Jésus-Christ, pour conserver entière et immaculée ta virginité, comme tu Tas proriiis de- vant Dieu et les saints anges. Persévère donc dans tes résolutions et garde ta chasteté avec patience, pour te rendre digne de la couronne des vierges. Que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit te bé- nisse de toutes ses bénédictions, afin que tu restes intacte et immaculée sous le vêtement de sainte Marie, mère de Jésus-Christ. Que l'Esprit de Dieu, l'Esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science et de piété, repose sur toi et te rem- plisse de la crainte de Dieu. Qu'il daigne consolider ta fragilité, fortifier ta faiblesse, confirmer ta force, gouverner ton âme, diriger tes pas, inspirer tes pensées, approuver tes actes, achever tes œuvres; qu'il daigne t'édifier par sa charité, t'illuminer de sa science, te garder par sa miséricorde , t'exalter parla sainteté, t'aguerrir par la patience, te réduire à l'obéissance, te prosterner dans l'humilité, t'en- courager à la continence, t'enseigner la frugalité, te visiter dans l'infirmité, te relever dans la douleur, te ranimer dans la tentation, te modérer dans la prospérité, t'adoucir dans la colère, protéger ta pudeur, corriger tes péchés, pardonner tes chutes

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 255

et t'enseigner la discipline qui le conduira, forte de toutes ces vertus et resplendissante de Lonnes œu- vres, à n'agir jamais qu'en vue de la récompense éternelle. Puisses-tu avoir toiijourspour témoin Celui que tu auras un jour pour juge, afin que lorsque tu entreras dans la chambre nuptiale avec Ion flam- beau allumé à la main, ton divin Époux ne trouve en toi rien d'impur et de sordide, rien qu'une âme blanche comme la neige et un corps étincelant de pureté ; afin qu'au jour terrible du jugement la flamme vengeresse n'ait rien à consumer en toi, mais ladivine miséricorde tout à couronner ! Purifiée dès ce monde parla vie monastique, puisses- tu mon- ter au tribunal du Roi éternel, pour habiter son palais céleste avec les cent quaranl^-qualre mille Innocents qui suivent partout TAgneau, en chantant le cantique éternellement nouveau, et recevoir la récompense de tes labeurs d'ici-bas dans le séjour de ceux qui vivent toujours^ ! Sois bénie du haut des

1. Fragilem solidet, inYalidam roboret, validamque confirmet, pie- tate allevet, miseratione conservet, mentem regat, vias dirigat, cogi- tationes sanctas instituât, actus probet, opéra periiciat, caritaté sedi- iicet, sapientia illuminet, castitate muniat, scientia instruat, fide con- firmet, in virtute multiplicet, in sanctitate sublimet, ad patientiam prseparet, ad ojbedientiam subdat, in humilitate prosternât, ad conti- nentiam det fortitudinem, reddat sobriam, protegat pudicam, in infir- mitate visitet, in dolore relevet, in tentations erigat, in conversatione custodiat, in prosperitate lemperet, in iracundia mitiget, iniquitatera emendet, infundat gratiam, remittat offensa, tribuat disciplinam : ut

256 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

cieux par Celui qui est venu mourir sur la croix pour racheter le genre humain, Jésus-Christ Notre-Sei- gneur, qui vit et règne à jamais avec le Père et le Saint-Esprit. »

Ensuite Févêque lui posait le voile* sur la tête, en disant : « Reçois, jeunefiUe^, ce voile et puisses-tu le porter sans tache jusqu'au tribunal de Jésus-

his et his similibus virtutibus fulta et sanctis operibus illustrata, illa semper studeas agere, quaî digna fiant in remuneratione. Illum habeas testem quem habitura es judicem... Nihil in te reperiat fœtidum, nihil sordidum, nibil incultum, nihil corruptum, nihil inhonestum, sed niveam et candidam animam corpusque lucidum atque splendidum ; ut cum dies ille tremendus, remuneratio justorum retribulioque malorum advenerit, non inveniat in te ultrix flamma quod uret, sed divina pieias quod coronet, etc. Martene, op. cit., 116. Cette bénédiction se retrouve textuellement, mais au pluriel, dans le Pon- tifical romain : De bfmedictione et consecratione virginum,

1. Ce voile étaii quelquefois blanc, ainsi qu'il ressort du passage suivant de l'office De virgine vestîeticla, tiré d'un Pontifical en écri- ture irlandaise, à la bibliothèque de Zurich, cité dans le Blissale de Arbiithnott du docteur F orhes y p. xiv. Burnt Island, 1834, in-4 :

Oremus, fratres caris-imi, misericordiam ut cunctum bonum tri- buere dignetur huic puellœ N. quse Deo votum candidam vestem perferre cum integritate coronaî in resurrectione vitse seternse quam aclurus est, orantibus nobis, prœstet Deus.

Conserva, Domine, istius devotse pudorem castitatis, dilectionem continentioe in factis, in dictis, in cogitationibus. Per te, Christe Jesu, qui, etc.

Accipe, puella, pallium candidum, quod perforas ante tribunal Domini.

2. Accipe, puella, vel yidun, pallium.... Martene, oj^. cit., p. 117. On voit que ces formules servaient à la consécration des veuves comme à celle des vierges .

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 257

Christ, devant lequel tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans Tenfer

Puis il continue :

« 0 Dieu, qui daignez habiter les corps chastes et qui aimez les âmes virginales ; Dieu, qui avez res- tauré la substance humaine corrompue par la fraude diabolique, et l'avez rétablie par votre Verbe créa- teur, de façon non-seulement à lui rendre son inno- cence primitive, mais h lui procurer les biens éter- nels et à la faire monter du sein des créatures encore enchaînées dans les liens de cette viejusqu'au niveau des anges :

«Jetez un regard sur votre servante que voici, et qui, plaçant dans votre main la résolution de vivre à jamais dans la continence, vous offre la dévotion qui lui a inspiré ce vœu. Donnez-lui, Seigneur, par votre Saint-Esprit, une modestie prudente, une sagesse bienveillante, une gravité douce, une liberté chaste*. Comment, d'ailleurs, l'âme emprisonnée dans cette chair mortelle aurait-elle vaincu la loi de la nature, la liberté de la licence, la force de l'habitude, l'aiguillon de la jeunesse, si vous n'aviez vous-même allumé en elle la flamme de la virginité, si vous ne nourrissiez vous-même cette flamme par le courage que vous daignerez lui inspirer? Votre

1. Sitin ea.... prudens modestia, sapiens benignitas, gravis leni- tas, casta libertas. itiW., p. 119.

258 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOMES.

grâce s'est répandue sur toutes les nations qui sont SOUS le soleil, nombreuses comme les étoiles; et parmi toutes les vertus que vous avez enseignées à ces héritiers de votre Testament nouveau, il y a un don qui découle de la source intarissable de votre générosité sur certaines âmes et qui, sans diminuer en rien Thonneur des justes noces et la bénédiction que vous avez prononcée sur lelien conjugal, inspire à ces âmes plus hautes de dédaigner toute union mortelle, d'aspirer au sacrement qui unit Jésus- Christ à son Église, de préférer à la réalité naturelle du mariage l'union surnaturelle dont le mariage est l'emblème. Cette vierge bienheureuse a reconnu son Créateur, et, rivalisant avec la pureté des anges, elle ne veut appartenir qu'à Celui qui est l'époux et le fils de la virginité perpétuelle. Protégez donc, Sei- gneur, celle qui implore votre secours et qui vient ici pour être consacrée par votre bénédiction. Faites que l'antique ennemi , si habile à poursuivre les plus excellents désirs par les plus insidieuses embû- ches, ne réussisse jamais à^flétrir chez elle la palme de la parfaite continence.

c( Faites enfin, Seigneur, par le don de votre esprit, qu'elle sache garder la foi qu'elle vous a jurée, afin qu'au jour imprévu de votre avènement, loin d'être en rien troublée, elle puisse marcher au-devant de vous en toute sécurité et entrer libre-

LES RELIGIEUSES ANGLOSAXONNES. 259

nient, avec le chœur des vierges sages, par la porte royale de votre demeure éternelle ^ »

A la fin de la messe, le pontife prononçait sur la nouvelle religieuse une nouvelle bénédiction, dont les acclamations du peuple faisaient une sorte de dialogue.

« Répandez, Seigneur, la bénédiction céleste sur votre servante que voici, sur notre sœur, qui s'est humiliée sous votre main, et couvrez-la de votre divine protection. »

Et tout le peuple répondait : Ainsi soit-il.

1. Quomodo enim animus mortali carne circumdatus, legem na* turae, libertatem licentiae, vim consuetudinis et stimiilos setatis vinceret, nisi tu hanc ftammam virginitatis yehementer accen- deres, tu hanc cupiditatem in ejus corde benignus aleres, tu fortitudinem ministrares ? Effusa namque in omnes gentes gratîa tua, ex omni nations, quse est sub cœlo, in stellarum innume- rabilem numerum, novi Test amen ti bseredibus adoptatis, intercaete* ras virtutes, quas filiis tuis non ex sanguinibus, neque ex voluntate Garnis, sed de tuo spiritu genitis indidisti, etiam hoc donum ia quasdam mentes de largitatis tuse fonte defluxit, ut cum honorem Kuptiarum nulla interdicta minuissent, et super conjugalem copu- lam tua benedictione permaneret; existèrent tamen sublimiores animse, quae non concupiscerent quod habet mortale connubium; sed hoc eligerent quod promisit divinum Christi Ecclesise sacramen- tum; nec imitarentur quod nuptiis agitur, sed diligerent quod nuptiis prsenotatur. Agnovit auctorem suum beata \irginitas, et semula integritatis angelicse, illius thalamo, illius cubiculo se devovit, qui sic perpetuae integritatis est Sponsus, quémadmodum perpetuse virginitatis est fîlius. Ibid., p. 118. Cette prière se retrouve éga- lement, sous forme de Préface, dans l'office de la consécration des vierges, au Pontifical romain.

260 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOINNES.

L'ÉvÊQUE. Puisse-t-ello toujours fuir le péché, connaître et vouloir le bien, conquérir les profits sacrés du ciel !

Le PEUPLE. Ainsi soit-il.

L'évêque. Puisse-t-elle toujours obéir à >os préceptes divins, éviter avec voire secours les ré- voltes incendiaires de la chair, vaincre la volupté dépravée par l'amour delà chasteté, garder toujours en elle Thuile de la sainteté et se réjouir à la lu- mière des clartés éternelles !

Le peuple. ~ Ainsi soit-il.

L'ÉvÊQUE. Puisse-t-elle porter toujours à la main le feu sacré, et entrer ainsi par la porte royale du ciel, sur les pas du Christ, pour vivre à jamais auprès des âmes sages et chastes!

Le peuple. Ainsi soit-il.

L'ÉVÊQUE. Que celui-là daigne le lui accorder et^nous exaucer, dont Tempire est sans fin.

Le peuple. Ainsi soit-il.

L'ÉVÊQUE. Que la bénédiction de Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit demeure avec vous, ma sœur, ici-bas et à jamais.

Le peuple. Ainsi soit-iP.

1. Protège eam protectione tua divina. Amen.

Fugiat universa delicta, sciât sibi bona desideria prseparata, ut regni cœlestis sancta conquirat lucra . Amen.

Pareat semper divinis prgeceptis, ut, te adjuvante, vitet incendia carnis... et Isetetur cum lampadibus sempiternis. Amen.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. ^261

II

Il est douteux, vu le petit nombre d'évêques et la multitude toujours croissante des religieuses^ que ces formules touchantes et solennelles aient pu être employées pour toutes les vierges consacrées au Seigneur dans les cloîtres anglo-saxons \ Mais on peut croire qu'elles ne furent jamais omises lors- qu'une fille ou une veuve, issue d'une des dy- nasties régnantes et du sang de la race d'Odin, venait demander le voile des épouses du Sei- gneur.

Car en Angleterre, comme ailleurs et peut-être plus qu'ailleurs, les religieuses sortaient des condi- tions les plus élevées en même temps que des plus humbles. Plusieurs étaient nées de ces races conqué-

Gestet in manibus faces . sanctas, et apud sapientes et castissimas animas, duce Christo, introire mereatur januam regni cœlestis. Amen. Martene, op. cit., p. 121. Cf. Lingard, Antiqulties , t. U, p. 14.

1. Le 92 des Excerptlones de Tarchevêque Egbert renouvelle la défense faite par le pape Gélase de donner le voile aux religieuses en dehors des fêtes de TÉpiplianie, de Pâques ou des Apôtres, si ce n'est à Tarticle de la mort. Ap. Thorpe, p. 533.

15.

260 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

L'évêque. Puisse-t-ellc toujours fuir le péché, connaître et vouloir le bien, conquérir les profits sacrés du ciel!

Le PEUPLE. Ainsi soit-il.

L'évêque. Puisse-t-elle toujours obéir à vos préceptes divins, éviter avec votre secours les ré- voltes incendiaires de la chair, vaincre la volupté dépravée par l'amour delà chasteté, garder toujours en elle l'huile de la sainteté et se réjouir à la lu- mière des clartés éternelles !

Le peuple. Ainsi soit-il.

L'ÉvÊQUE. Puisse-t-elle porter toujours à la main le feu sacré, et entrer ainsi par la porte royale du ciel, sur les pas du Christ, pour vivre à jamais auprès des âmes sages et chastes!

Le peuple. Ainsi soit-il.

L'évêque. Que celui-là daigne le lui accorder et^nous exaucer, dont Tempire est sans fin.

Le peuple. Ainsi soit-il.

L'évêque. Que la bénédiction de Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit demeure avec vous, ma sœur, ici-bas et à jamais.

Le peuple. Ainsi soit-il \

i. Protège eam protectione tua divina. Amen.

Fugiat universa delicta, sciât sibi bona desideria prseparata, ut regni cœlestis sancta conquirat lucra . Amen.

Pareat semper divinis prseceptis, ut, te adjuvante, vitet incendia carnis... et Isetetur cum lampadibus sempiternis. Amen.

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LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

%1

II

Il est douteux, vu le petit nombre d'évêques et la multitude toujours croissante des religieuses, que ces formules touchantes et solennelles aient pu être employées pour toutes les vierges consacrées au Seigneur dans les cloîtres anglo-saxons ^ Mais on peut croire qu'elles ne furent jamais omises lors- qu'une fille ou une veuve, issue d'une des dy- nasties régnantes et du sang de la race d'Odin, venait demander le voile des épouses du Sei- gneur.

Car en Angleterre, comme ailleurs et peut-être plus qu'ailleurs, les religieuses sortaient des condi- tions les plus élevées en même temps que des plus humbles. Plusieurs étaient nées de ces races conqué-

ihv;

Gestet in manibus faces sanctas, et apud sapientes et castissimas animas, duce Christo, introire mereatur januam regni cœlestis. Amen. Marteke, op. cit., p. 121. Cf. LiNGARD, Antiqu'itieSf t. II, p. 14.

1. Le N*» 92 des Excerptiones de l'archevêque Egbert renouvelle la défense faite par le pape Gélase de donner le voile aux religieuses en dehors des fêtes de TÉpiphanie, de Pâques ou des Apôtres, si ce n'est à Tarticle de la mort. Ap. Thorpe, p. 333.

15.

262 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

rantes et souveraines dont on a vu les exploits, le sang des Mérovingiens venait parfois se croiser avec celui des rejetons de FOlympe Scandinave, et qui, en s'alliant toujours entre elles, maintenaient dans sa pureté native le prestige de la descendance d'Odin :

Du sang de Jupiter issues des deux côtés,

elles réunissaient tout ce que leurs compatriotes prisaient le plus en fait de grandeur et de ma- jesté.

Mais, à côté d'elles et quelquefôisau-dessus d'elles, quand l'élection les y avait placées, on voyait la fille du Saxon obscur, du ceorl^ peut-être du Breton vaincu ; puis d'autres venues de plus bas ou de plus loin encore, rachetées de l'esclavage et dérobées aux outrages, aux souillures qui étaient la conséquence trop fréquente de la captivité. Toutes marchaient sous le même étendard, celui du sacrifice : elles en portaient toutes la glorieuse empreinte. Les unes renonçaient à la royauté, à la grandeur, à la ri- chesse ; les autres à la famille, à l'amour, à la li- berté; toutes devaient renoncer à elles-mêmes. Les moindres par la naissance n'étaient certes pas celles à qui ce sacrifice avait le plus coûté. Il est trop probable que ces princesses et ces grandes dames angl >saxonnes étaient naturellement hautaines et

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 263

insolentes, dures et rudes au pauvre monde, quel- quefois sanguinaires et implacables, comme les héroïnes de l'épopée germanique, Chriemhilde et Brunehilde \ et de tous les prodiges opérés par le christianisme en Angleterre, il n^tn est guère de plus merveilleux que d'avoir transformé un si grand nombre d'elles, au sein des communautés nouvelles, en filles dociles, en sœurs cordiales, en mères vraiment tendres et dévouées à leurs inférieures par l'âge ou le rang.

Il faut l'avouer, rattention des annalistes de ces siècles reculés ne s'est guère portée que sur les reines et les princesses dont la vocation religieuse devait surtout édifier et toucher les âmes de leurs contemporains ; qui, belles, jeunes, recherchées en mariage par des princes leurs égaux, renonçaient au monde afin de réserver à Dieu toi^t leur amour, afin de consacrer, pour les générations futures des servantes de Dieu, maint refuge à la fois magni- fique et paisible. Nous ne pouvons que suivre les auteurs anciens, tout en profitant avec soin de toutes les indications qui jetteront quelque lueur sur l'âme et la vie des innombrables filles, d'origine plus humble, mais d'une vie aussi pure et d'un dé- vouement aussi courageux, qui se pressaient au- tour d'elles.

Ces reines et ces princesses nous offrent trois caté-

264 ' LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

gories principales : d'abord les vierges, vouées à Dieu dès le matin de leur vie, quelquefois même dès le berceau, comme les abbesses Ebba de Coldingham et Elfleda de Whitby, qui furent les amies et les protectrices si dévouées de Wilfrid. Puis les femmes qui se séparaient de leurs maris, du vivant de ceux ci et souvent contre leur gré, pour embrasser la vie religieuse : sainte Etheldreda en demeure le type le plus célèbre. Enfin les veuves , qui achevaient dans le cloître une vie le plus souvent consacrée sur le trône à l'active propagation comme à la généreuse pratique de la nouvelle religion. Nous en avons vu plus d'un touchant exemple, tel que celui de la reine Eanfleda , la première bienfaitrice de Wilfrid, qui, après la mort duroiOswy, son mari, voulut abri- ter son veuvage à Whitby et y finir ses jours sous la crosse de sa fille.

Par un privilège qui honore notre France, ce fut chez nous, dans la patrie de la reine Berthe, de la première reine chrétienne des Anglo-Saxons, que vinrent se former les premières religieuses d'Angle- terre. La France fut donc le berceau des religieuses anglo-saxonnes. Dès le temps des premiers mission- naires, etpendantque les monastères étaient encore peu nombreux, plusieurs d'entre les nouveaux chré- tiens d'Angleterre allaient chercher les règles de la vie religieuse chez les Gallo-Francs, qui y avaient été

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 265

initiés depuis plus d'un siècle par le glorieux saint Martin et, après lui, par saint Maur, le disciple chéri de saint Benoît, et par saint Colomban, l'illustre pro- pagateur du monachisnie celtique. C'était surtout leurs filles que les Anglais envoyaient ou amenaient en Gaule, et ces premières-nées de la grande chré- tienté qui allait éclore en Bretagne semblent avoir été spécialement recueillies et formées dans les com- munautés des bords de la Marne et de la Seine, à Jouarre, à Faremoutier, aux Andelys et plus tard à Ghelles^

Jouarre, Faremoutier et les monastères circon- voisins, on doit s'en souvenir, formaient une sorte de province monastique, relevant deLuxeuil et peu- plée par les disciples de saint Colomban^ La pieuse et courageuse Burgundofara, la noble baronne de Bourgogne, bénie dès son enfance par le saint patriar- che de Luxeuil, gouvernait à Faremoutier la grande fondation qui a illustré son nom pendant douze siè- cles; elle y avait toute une colonie de jeunes Anglo- Saxonnes. Hilda, la grande abbesse de Whitby, son- geait, elle aussi, dès qu'elle eut résolu de quitter le monde % à mener la vie religieuse dans un de ces

1. Bède, 1. m, c. 8.

2. Voir au tome H, livre IX, p. 612 et 620.

3. Voir au tome IV, p. 62. Bède dit que ce fut à Chelles qu'He- reswida se fit religieuse; Pagi, dans sa Critique de Baronius {ad

266 LES REimiEUSES ANGLO-SAXONNES,

eloîtres des bords de la Marne sa sœur, Hereswida, la reine d'Est-Anglie, arant même d'être veuve, avait déjà cherché un asile et devait achever ^a vie en pratiquant la règle monastïque \

Ce n'étaient pas seulement, comme on pour- rait le croire d'après ce rapprochement avec le grand apôtre celtique de la France orientale, les Northumbriennes, converties au christianisme par des missionnaires celtes, qui accouraient ainsi auprès des filles spirituelles de saint Colomban. C'étaient encore et surtout les jeunes princesses et les filles de grande maison du royaume de Kent, exclusivement converties par les missionnaires ro- mains. L'arrière-petite-fille du premier roi chré- tien des Anglo-Saxons, Earcongotha, ajouta un nouyeau lustre à la communauté de Faremoutier par la sainteté de sa vie et de sa mort. Ce fut, dit Bède, une vierge de grande vertu ^ digne en tout de

ann. 680, c. 14 à 20), soutient, par] des raisons trop longues à énu- mérer, que Bède et MabiHon se sont tous les deux trompés, Pun en supposant qu'Hereswida fut religieuse à Chelles, et rautre queHilda alla Fy rejoindre. U prouve qu'il n'y avait aucune trace de la pré- sence des deux sœurs dana les archives ou les calendriers de Chelles avant 1672, époque: la communauté obtint de l'archevêque de Paris, Harlay, sur le rapport du fameux casuiste Sainte-Beuve, la faculté de célébrer la fête de sainte Hilda le 27 novembre, et d'in- scrire le nom de sainte Hereswida au calendrier de la sacristie, à la date du 9 décembre.

1. Pagi croit qu'elle se fit religieuse sept ans avant la mort de son mari, mais avec le consentement de celui-ci.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 267

son illustre origine*. L'Est-Anglie fournit aussi son contingent à la puissante fondation delà noble Bur- gundofara : deux sœurs de cette Etheldreda, dont on a vu l'étrange histoire, gouvernèrent successivement, malgré leur qualité d'étrangères, l'abbaye gallo- franque de Faremoutier, pendant que leur sœur fon- dait le plus grand monastère de femmes qu'on eût encore vu en Angleterre^. Dix siècles plustard, une autre princesse étrangère, recueillie à Faremoutier et vouée à l'immortalité par le génie de Bossuet, lui donnait l'occasion de consacrer à cette fameuse maison un panégyriquCy plus applicable peut-être à la communauté du septième sièclequ'à celle du dix- septième. c< Dans la solitude devSainte-Fare, autant éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse si- tuation la sépare de tout commerce du monde ; dans cette sainte montagne, lesépouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours, les joies de la terre étaient inconnues, les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds ne paraissaient pas, sous la conduite de la sainte abbesse qui savait donner le lait aux enfants aussi bien que le pain aux forts, les commencements delà princesse Anne étaient heureux'. »

i.BÈDB, m, 8.

2. Ibid. Cf. BoLLAND., t. II Julii,p.48i.

3. Oraison funèbre de la princesse palatine, Anne de Gomague,

268 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Lorsque la reine Bathilde, elle-même Anglo- Saxonne de naissance, eut rétabli le céleste monas- tère de Chelles, Tillustre abbessequ elle y plaça vit sa communauté s'accroître par la foule de religieuses que la renommée de ses grandes qualités et de sa tendre bonté attira d'au delà de la Manche. Les chrétiens des deux sexes subirent cet attrait; car il y eut à Chelles autant de moines anglo-saxons que de religieuses. Tout y prospérait si bien, tout y respirait une piété si active, si ardente et si chari- table, que les rois de l'Heptarchie, séduits par le parfum de vertu et de bonne renommée qui s'exha- lait du double monastère peuplé par leurs compa- triotes , sollicitaient à l'envi l'abbesse Bertile de leur envoyer des essaims de cette grande ruche pour en peupler les nouvelles fondations de l'Angleterre K

C'est de que vint très-probablement ce Bo- tulphe, dont on a déjà dit un mot, et qui fut un des contemporains de Wilfrid les plus activement dé- voués à la propagation de l'institut monastique*. Avant d'être restitué à sa terre natale, il avait in- spiré un vif et profond attachement à deux jeunes princesses est-angliennes qui, à peine sorties du berceau, avaient été envoyées en France pour y ap-

1. Vita S. Bertilœ, c. 5 et 6, ap. Mabillon, Act. SS. 0. S. B.; voir t. m, p. 20.

2. Voir plus haut, au tome IV, p. 490.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 269

prendre la vie monastique. Elles aimaient en lui, nous dit-on, un grand maître de la vie sainte et chaste, mais encore plus le compatriote, l'homme de leur race. Quand elles surent qu'il allait rentrer dans la patrie, elles demeurèrent pénétrées d^une tristesse dont elles ne purent se consoler qu'en le re- commandant deleurmieuxà leur jeunefrère, qui était roi on ne sait trop où, sous la régence de leur mère : après quoi on n'entend plus parler d'elles^. Leur jeune et touchante image n'apparaît que pour té- moigner ainsi de la persévérance de leur patrio- tisme au sein du pieux exil qui leur était imposé. C'est un sentiment dont nous retrouverons maintes fois la trace chez les religieuses anglo-saxonnes.

Mais parmi ces premières religieuses de l'Hep- tarchie, n'y eut-il pas avant tout des vierges d'origine celtique, venues d'Ecosse et d'Irlande, comme tous ces moines missionnaires dont on a vu les exploits? Rien de plus probable, bien que l'on n'en trouve aucune preuve positive. On ne

1. Diligebant patrem Botulfum sicut doetorem sanctitatis et cas- timonise, et pluiimum ob studium gentis suae. Adhuc siquidem tenellulse missse fuerant ultra mare ad discendam in monasteriali gymnasio disciplinani cœlestis sophiee. Videntes beatum ac dilectum doetorem velle repatriare , mœrentes mandata imponunt prsefe- renda régi et fratri. Vita S. Bolulfi, ap. Acta SS. 0. S. B., ssec

ni, t. III. p, 3.

270 LES RELIGIEOSES ANGLO-SAXONNES.

saurait, à ce propos, passer sous silence une sainte princesse dont la mémoire est encore populaire dans le nord de l'Angleterre, et dont la plupart des anna- listes se sont longtemps accordés à proclamer l'ori- gine irlandaise, en même temps qu'ils reconnais- saient en elle l'initiatrice de la vie religieuse parmi les vierges etlesfemmesdela Northumbrie. A l'ouest de cette région, dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Cumberland, sur un promontoire baigné par les flots de la mer d'Irlande et d'où l'œil peut par un temps clair embrasser à la fois les côtes méridionales de l'E- cosse et les pics lointains de l'île de Man, un édifice religieux conserve encore le souvenir et le nom de sainte Bega\ Fille d'un roi d'Irlande, elle était, au dire de la légende, la plus belle personne de l'île, et le fils du roi de Norwége l'avait déjà demandée en mariage. Mais elle s'était vouée, dès sa plus tendre jeunesse, à l'Époux des vierges, et avait reçu d'un ange, comme sceau de ses fiançailles célestes,

1. En anglais Saint-Bee's ; c'est le nom que porte encore le promon- toire surmonté d'un phare situé un peu au midi de Whitehaven. Sur le revers méridional de ce cap, et abrité par sa hauteur contre les Tents de mer, au milieu d'un groupe de beaux arbres, s'élève le prieuré, bâti par Raoul de Meschines, en 1120, et restauré en 1817 pour servir de collège ecclésiastique anglican. 11 subsiste encore quelques débris précieux; des constructions du douzième et du trei- zième siècle, et même, selon quelques antiquaires, de l'édifice saxon, détruit par les Danois, qui a précédé la fondation nca-mande.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 271

un bracelet marqué du signe de la croix* . Dans la nuit qui précéda le jour fixé pour ses noces, pen- dant que les gardes du roi son père, au lieu de faire le guet selon la coutume, le sabre au côté et la double hache sur Tépaule, étaient plongés dans l'ivresse avec leurs hôtes, elle s'échappa seule, sans autre richesse que le bracelet dont l'ange l'avait dotée, se Jeta dans un esquif et alla débarquer sur la rive opposée, en Northumbrie, elle demeura longtemps dans une cellule au milieu des bois, mê- lant à la prière le soin des pauvres malades d'a- lentour^. La crainte des pirates qui infestaient les côtes la porta plus tard à gagner l'intérieur du pays . Que devint-elle ensuite ? Ici la confusion,, si fréquente dans tous ces récits entre la légende et l'histoire, devient à peu près inextricable . Est-ce elle qui, sous le nom d'Heïu, nous est désignée par Bède comme celle à qui l'évêque Aïdan, apôtre de la Northumbrie, fît prendre le voile et qu'il plaça à la tête de la première communauté de filles qui eût

1, Pone [ergo illud sicut signum super cor tuum et super bra- chiumtuum, ut nullumadmittaspraeteripsum... CL Cantic. viii, 6.

2. Erat speciosa forma prse cunctis filiabus regionis illius... Virga armiUam: super se fere indesin^nter porta vit... Uniuscujusque sica super feniur suum et bipennis super humerum et lancea in manu ejus... Omnia claustra ad tactum armillse clavis David virgini egre- gise egredieati aperuit... Vita S. Begœ et de miraculis ejusdem. Éd. Tomlinsoû, Garlisle,1842^p. 46-5^

272 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNKS.

été vue dans le nord de TAngleterre^? Est-ce en- core elle qui, sous le nom de Bega, après avoir abdi- qué la dignité d'abbesse, vécut pendant trente années humble et simple religieuse dans un des monastères soumis à la grande abbesse de Whtiby, Hilda, dont elle était devenue Tamie intime en même temps que la fille en religion*? Ce sont des queslions qui ont été longuement débattues par les érudits, et qu'il paraît impossible de trancher avec assurance^ Ce qui est certain, c'est qu'une

1. Voir plus haut, t. IV, p. Cl.

2. Bède, Hist, eccîes,, IV, 23.

3. La plupart des anciens auteurs ont cru à cette identité. Les Boliandistes eux-mêmes (t. II Sept., p. 694) semblent l'admettre, bien qu'ils n'aient point eu connaissance de la Vie de la sainte, écrite au douzième siècle par les moines de Saint-Bee's, et qui repose tout entière sur cette croyance. Mais ce document, intitulé Vita S. Begœ et de miraculis ejusdem, publié pour la première fois en 1S42, d'après un manuscrit du Musée britannique, par M. Tomlinson, dans la col- lection intitulée Carlisle Historical Tracts, ne saurait, à notre sens, prévaloir contre le témoignage contemporain de Bède. Celui-ci, toujours si attentif à signaler l'origine scotique des personnages da cette race quand il y a lieu, garde le silence sur celle de la pre- mière religieuse de Northumbrie ; et les deux passages du même chapitre (IV, 23) il parle de Heïu, la fondatrice de Hartlepool, et de Begu, contemporaine de la mort de Hilda, ne semblent nullement s'adapter à la même personne. Aussi le R. P. Faber, dans la Vie de sainte Bega y qu'il a publiée étant encore anglican, en 1844, paraît bien croire qu'il y a eu au moins deux saintes dont les actes ont été confondus par la tradition, et a soin de constater que son récit ne vise point à l'exactitude historique. Le poëte Wordsworth a con- sacré, dès 1833, quelques-uns de ses plus beaux vers aux souvenirs,

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 275

vierge, du nom de Bega, figura parmi les saintes les plus anciennement connues et les pi us longtemps populaires du nord-ouest de rAiigleterre. Célèbre dès son vivant par son auslérité, sa ferveur et une sollicitude pour les pauvres gens qui la portait, pen- dant la construction de son monastère, à préparer elle-même les aliments des maçons et à les aller servir dans leurs chantiers, en courant de place en place comme une abeille chargée de mielS elle de- meura jusque dans le moyen âge la patronne des populations laborieuses et trop souvent opprimées de la région la tradition nous la montre débar- quant, seule et intrépide, sur une plage étrangère, pour fuir son royal fiancé. Au douzième siècle, le fameux bracelet que l'ange lui avait apporté y était gardé avec une tendre vénération : la pieuse con- fiance des fidèles en avait fait une relique , sur la- quelle on faisait prêter serment aux usurpateurs, aux prévaricateurs , aux violents contre lesquels on n'avait pas d'autre défense, avec la certitude qu'un parjure commis sur un gage si cher et si sacré ne demeurerait pas impuni. C'était encore à Bega et à son bracelet que les cultivateurs avaient recours contre les impôts nouveaux et injustes dont les sei-

encore si populaires, de la sainte Irlandaise et des lieux qui portent son nom. 1. Vita S. Begœ, p. 55.

274 LES RELMEUSES ANGLO-SAXONNES.

gneurs voulaient les grever . En vain les pillards écos- sais ou lesprépotentsdnipdi'^s^ en foulant aux pieds de leurs coursiers les moissons des gens de Cumber- land, se moquaient-ils des plaintes et des menaces de la clientèle de sainte Bega. « Que me veut cette bonne vieille, et quel mal pourra-t-elle me faire? » disait l'un. « Qu'elle vienne donc, votre Bega ! » di- sait un autre, « qu'elle vienne, et qu'elle fasse tout ce qu'elle voudra ! elle ne fera pas seulement tom- ber les fers des sabots de nos chevaux Tôt ou tard la vengeance céleste atteignait les coupables ; et l'é- clat de ces châtiments venait confirmer la foi du peuple dans la puissante intercession de celle qui, six cents ans après sa mort, protégeait encore éner- giquement et efficacement contre la dureté féodale les captifs, les opprimés, la pudeur des femmes, les droits des petits, sur la rive occidentale de la Nort-

1. Versabatur illo tempore controversia inter eos qui dominabantur terrîe de Coupelandia, et homines subditos sibi, super quadamconsue- tudine qua boves solebant domiais pensari...

c( Quid mihi facere poterit vetula illa? » et manum ad secretiores partes natium admovens : « Hic, hic, inquit, sagittabit me. »... Qui- dam autem adolescentulus sagiltam... jaciens..., percussit illum in fonticulo fundamenti, quem ipse manu sua desiguaverat... « Veniat Bega,veniat,et quodpotest faciat. »... Demiraculis,i^. 68, 69, 62,66. On trouve dans cet opuscule un paragraphe curieux, p. 63, sur la terreur qu'inspiraient, dès le douzième siècle, aux routiers écossais ces flèches des archers anglais qui devaient être si fatales à la noblesse française dans les grandes batailles du quatorzième siècle.

LEE RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 275

humbrie, eomme le faisait saint Cuthbert dans tout le reste de cette région privilégiée ^

Du reste, à mesure qu'on entre dans les détails de la vie des saintes religieuses de l'Angleterre, la difficulté de tracer la ligne de démarcation entre rhistoire et la légende devient de plus en plus ma- nifeste. Mais, après tout, ne nous plaignons pas trop de cette confusion. La vraie histoire, « celle qui mo- difie les âmes, qui formeles opinions et les mœurs^ », ne se fait pas seulement avec des dates et des faits, mais avec les idées et les impressions qui remplis- saient et dominaient l'âme des contemporains. Ils ont traduit eux-mêmes en faits, en anecdotes et en tableaux les sentiments d'admiration, de reconnais- sance et d'amour qui les enflammaient pour des êtres qu'ils croyaient d'une nature supérieure à la leur, et dont les bienfaits et les exemples survivaient aux ravages du temps et de l'inconstance humaine.

II faut donc savoir se résigner à être poursuivi par

1. Voir plus haut, t. IV, p. 442, 443. —Le récit des miracles de sainte Bega est évidemment de la même époque et conçu dans le même esprit que le Ubellus de admirandis heati Cuthbertivirtutihus. Le plus populaire de ces miracles, et celui dont la mémoire est encore restée dans le pays, rappelle le miracle qui est commémoré à Rome à la fête de sainte Marie des Neiges, le 5 août ; une chute de neige, au cœur de l'été, vint délimiter exactement les possessions contestées du monastère, et qui étaient celles du domaine primitif de la sainte recluse.

2. LiTTRÉ, Jourmldes Savants, novembre 1862.

270 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

celte confusion dans toute la série de nos récits, des- tinés bien plutôt à reproduire les croyances et les passions, les vertus et les vices des nouveaux chré- tiens d'Angleterre, qu'à retracer, dans leur suite méthodique ou chronologique, des faits incer- tains ou insignifiants. Qu'il suffise à nos lecteurs d'être assurés que jamais nous ne nous permettrons de leur présenter, sous les apparences de la vérité, des actes ou des paroles qui ne sauraient prétendre à une certitude incontestée.

Pour mettre un peu d'ordre dans les notes que nous avons pu glaner sur les religieuses anglo- saxonnes, i! semble utile de les grouper par dynas- ties principales, d'après les familles et les contrées dont étaient issues toutes ces nobles femmes si dé- vouées à Dieu, à saint Pierre et à saint Benoît, qui ont pris place sur les autels de T Angleterre catholique.

Je crois n'avoir plus rien à ajouter sur les prin- cesses northumbriennes issues d'Ella et d'Ida, de V Homme de feu et du Ravageur. Les saintes et puissantes abbesses Hilda de Whitby, Ebba de Col- dingham, Elfleda, la fille d'Oswy, vouée à Dieu dès la naissance, comme rançon de l'affranchisse- ment de sa patrie, sa mère Eanfleda, qui, deve- nue veuve, alla finir sa vie dans l'abbaye de sa fille; ces noms, si souvent répétés, n'ont peut-être pas échappé à la mémoire de tous nos lecteurs.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 277

Ajoutons seulement que, d'après une tradition an- cienne assez répandue % bien que contestée par l'érudition moderne, les trois fils d'Oswy, qui ré- gnèrent successivement surlaNorthumbrie et dont il a été si souvent question dans la vie de Wilfrid, furent tous les trois abandonnés par leurs femmes, qui voulurent se consacrer à Dieu; sans toutefois que les deux princesses mariées à l'aîné et au plus jeune de ces princes aient suscité les mêmes luttes' ou acquis la même célébrité que leur belle-sœur sainte Etheldreda, la femme du roi Egfrid.

Passons maintenant aux princesses de la plus ancienne des dynasties anglo-saxonnes, la première convertie au christianisme, celle des Ascings qui régnait sur les Jutes du royaume de Kent.

La première et la plus historique des princesses de la descendance d'Hengist que nous rencontrons dans le cloître n'est autre que cette douce et dé- vouée Ethelburga, dont les aventures se lient d'une façon si intime à Thistoire des débuts du christia- nisme de laNortumbrie^ Fille du premier roi chré- tien du midi de TAngleterre, elle épousa le premier roi chrétien du nord, cet Edwin, dont la conversion

1. Cette tradition, acceptée par Pagi [ubi supra) d'après Guillaume de Malmsbury, Alford et bien d'autres, est contestée par Jes Bollan- distes, en ce qui touche les deux princesses mariées aux deux frères, Alchfrid, Tami de Wilfrid, etÂldfrid, son ennemi.

2. Voir plus haut, t. HI, p. 455 et 476.

MOINES d'oGC, V. 16

278 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

fut si difficile, le règne si prospère et la mort si glorieuse. Après la ruine si prompte de cette pre- mière chrétienté northumbrienne dont elle avait été, avec l'évêque Paulin, l'initiatrice, la reine Ethelburga, recueillie avec une tendre sympathie par son frère, le roi de Kent, ne voulut plus d'autre couronne que celle delà sainte pauvreté. Elle obtint de son frère le don d'une ancienne villa romaine, située entre Cantorbéry et la mer, du côté qui re- garde la France; elle y fonda un monastère elle prit elle-même le voile. Elle fut ainsi la pre- mière veuve de race saxonne qui se consacra à la vie religieuse. La vieille église de son monastère, du nom de Lyminge, subsiste encore; on y montre rem- placement du tombeau de celle qui y passa les qua- torze dernières années de sa vie, et qui, fille du fondateur de Cantorbéry et veuve du fondateur de York, servit ainsi de premier anneau entre les deux grands foyers de la vie catholique chez les Anglo- Saxons\

Nous n'ajouterons rien à ce qui a déjà été dit sur la fille d'Ethelburga, d'abord reine de Northumbrie,

1. On a cru retrouver des débris de constructions romaines dans certaines parties de l'église actuelle de Lyminge. C'est sous un arc- boutant au sud-est du chœur qu'était située la tombe de sainte Ethelburga. Rev. R. G. Jenkins, Account of the church of S* Mary and S. Eadburgh in Lyminge, London and Folkestone, 1859. Cf. Gentleman' s Magazine j august 1862.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 279

puis religieuse comme sa mère*, et sur sa petite- fille, l'abbesse Elfleda, Taimable cliente de saint Cuthbert et la généreuse protectrice de saint Wil- frid^ Mais elle eut une sœur, nommée Eadburga, qui fut reb'gieuse avec elle à Lymingeet qui, en- sevelie avec elle dans ce monastère, fut vénérée parmi les saintes d'Angleterre ^ Son frère, marié, comme l'avait été son père, à une princesse franque* , arrière-petite-fille de Clovis et de sainte Clotilde, peupla de sa postérité les cloîtres anglo-saxons et même étrangers. Sans parler de ses petiles-fiUes, Earcongotha, qui devint, comme on Ta déjà dit, abbesse de Faremoutier en France, et Ermenilda, reine deMercie, que nous avons déjà rencontrée et que nous retrouverons plus loin parmi les abbesses d'Ely% ce second roi chrétien du plus ancien des royaumes de THeptarchie eut une fille, nommée Eanswida. Élevée par les missionnaires romains de Cantorbéry, elle reçut de leur main le voile des fian- cées de Dieu. Elle se signala par la fondation d'un

1. Voir au tome IV, pages 51, 143, et les tableaux généalogiques A et B.

2. Voir tome IV, p. 319 et 439.

3. BoLLAND., AcL SS. Februar., t. II, p. 383, e- t.HI, p. 690.

4. Emma, fille de Glotaire II. Boll. t. VIII Ociob. p. 90.

5. Elles étaient toutes deux filles du roi Ercombert et de sainte Sexburga, elle aussi abbesse d'Ely après sa sœur Etheldreda. A^oir le tableau généalogique I>:

280 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

monastèrequ'elleconsacra,envraieRomaine, àsaint Pierre, et dont elle fut la supérieure, à Folkestone, au bord de ces blanches falaises surmontées de ver- doyants pâturages, qui attirent le premier regard des innombrables voyageurs que les nefs rapides de nos jours déposent en ce lieu sur la plage d'Albion. La légende s'est donné beau jeu à l'occasion de cettejeune et sainte descendante d'Hengist et deClo- vis; elle a comblé les lacunes de sa biographie au- thentique par divers traits qui nous initient à l'idée que se faisaient les Ânglo-Saxons de la puissance sur- naturelle dont la vocation monastique investissait les filles de race souveraine. Son père, disait-on, avait voulu la marier, comme sa tante, à un prince nor- thumbrien encore païen ; elle s'y refusa obstinément. Le roi Eadbald ne chercha point à la contraindre ; mais celui qui prétendait à sa main vint avec tout son cortège renouveler ses instances auprès d'elle, pendant qu'elle dirigeait elle-même les construc- tions de son cloître futur. Elle reconduisit sans pitié, en le défiant d'allonger, avec l'aide de ses faux dieux, une poutre qui se trouvait trop courte, tandis qu'elle réussit à obtenir la longueur nécessaire en priant de toute sa force le véritable Sauveur du monde. Une fois installée dans son monastère, elle en fit, comme toutes les fondations religieuses de ce temps, un grand établissement agricole en même

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOiNNES. ^281

temps qu'un sanctuaire ascétique et une école lit- téraire. On la vit, selon les récits populaires, d'abord apprivoiser les troupes d'oies sauvages qui dévas- taient ses récolles, mais que ses domestiques vo- laient dans sa basse-cour, et mangeaient à son grand déplaisir ; puis, du bout de sa crosse, creuser un canal d'un mille de long pour amener de l'eau douce à son monastère qui en manquait. Elle mou- rut, jeune encore, en 640. Son abbaye, construite trop près de la mer et sur un rocher qui surplom- bait, fut engloutie parles flots*; mais la mémoire de cette fille des conquérants, conquise par l'amour de Dieu et du prochain, survécut longfemps dans les prières des fidèles ^ Plus de six cents ans après sa mort, sous les Plantagenets, un puissant baron anglo-normand renouvela la fondation bénédictine de la princesse anglo-saxonne, et en consacra Té- glise à saint Pierre et à sainte Eanswida'.

La légende s'est également emparée de toute iiîic autre branche de la descendance de Hengist, issue d'un jeune frère d'Eanswida, mort avant son père*-

1. BoLL., t. IV August., p. 685, 686.

2. Les Bollandistes ont publié un fragment de son office.

5. Ce baron s'appelait Jean de Segrave, et sa femme Juliana de Sandwich. Stevens, I, 399, ex. Weevur, p. 270.

4. Il s'appelait Ermenfred, et sa mort laissa le trône de Kent à son frère Ercombert, troisième roi chrétien, père du roi Egbert et des saintes Ermenilda et Earcongotha. Voir le tableau généalogi- que B.

282 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Ce prince avait laissé deux fils et quatre filles; celles- ci furent toutes religieuses et comptées parmi les saintes^ Ses deux fils^ furent vénérés à titre de mar- tyrs, selon ridée généralement répandue à cette épo- que, qui assimilait au martyre toute mort violente subie par des innocents. Ils furent assassinés par uiï thane nommé Thunnor, lequel voulait ainsi plaire au roi Egbert, quatrième successeur de saint Ethelbert, en le débarrassant de sesjeunes cousinsqui pouvaient devenir des compétiteurs dangereuxMci la légende s'élève à la vraie poésie en même temps qu'elle con- sacre, comme presque toujours, la vraie morale. Pour mieux cacher, dit-elle, les ossements des vic- times, l'assassin eut beau les ensevelir dans le palais du roi et jusque sous le trône il siégeait dans les jours de fête*: une lumière surnaturelle vint dénon- cer le crime en brillant sur cette tombe inconnue et en la révélant à la dévotion des fidèles. Le roi» tout confus, dut expier le crime commis à son pro-

1. Ermenberga ou Domneva, Ermenburga, Etheldreda et Ermen» gytha.

2. Ethelbert el Ethelred.

5. Bèdene dit rien de tous ces faits; mais ils ont été racontes avec plus ou moins de détails par tous les historiens plus récents, Guil- laume de Malmsbury, Siméon de Durham, Mathieu de "Westminster, et surtout Thorne, dans sa Chronique de l'abbaye de Saint-Augustin de Cantorbéry. Cf. Lappenbebg, I, 259, et Thomas im Elmham, qui en contient une version très-détaillée, p. 207 à 239 de la nouvelle édi- tion donnée par Hardwicke.

4. In aula regia, sub regia cathedra. Mattii. Westmonast., p. 14*

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 285

fît, sinon par ses ordres. Appuyés par la clameur populaire, les deux illustres moines étrangers, qui étaient alors les justiciers et les pacificateurs du pays, le Grec Théodore, archevêque de Cantor- béry, et l'Africain Adrien, abbé de Saint-Augus- tin % lui firent comprendre qu'il fallait payer le prix du sang, c'est-à-dire la compensation prescrite par toutes les lois germaniques, à une sœur des victimes, d'autant plus que cette sœur, nommée Domneva, était mariée à un prince des Merciens, fils du sauvage et invincible Penda^ Ce prix du sang devait être soldé sous forme d'une donation territo- riale, destinée à fonder un monastère des vierges consacrées à Dieu prieraient à perpétuité pour ob- tenir le pardon céleste. Domneva demanda autant de terre que pourrait parcourir d'une seule traite une biche apprivoisée qui lui appartenait^ et cela dans cette île de Thanet, à l'embouchure de la Tamise, avaient débarqué leur ancêtre Hengist et, deux siè- cles plus tard, saint Augustin; qui était ainsi dou- blement chère à la nation, comme ayant été le site de la première occupation des Saxons et de la première apparition du christianisme parmi eux. C'était en outre une région très-fertile, la fleur et le bijou du pays, une sorte de paradis terres-

4. Voir leur rôle dans Thistoire de Wilfrid au tome IV, page 215. 2. Voir les tableaux généalogiques B et C.

284 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

tre^ Le roi Egbert ayant consenti à cet arrange- ment, on se r.endit sur le terrain : la biche fut lâchée, et le roi avec les siens la suivait des yeux, lorsque le scélérat Thunnor survint en s'écriant que Domneva n'était qu'une magicienne qui avait en- sorcelé le roi au point de lui faire abandonner de si bonnes terres à l'instinct d'une bête. Puis, étant à cheval, il se mit à poursuivre la biche pour Tarrê- ter; mais dans sa course effrénée, il rencontra un puits, il demeura englouti et qui s'appela, de- puis lors, Thunnor' s leapj le saut de Thunnor \ La biche courut si bien qu'elle sut enclore quarante- huit charruées de terre, en traversant toute l'île dans deux directions différentes avant de revenir aupris de sa maîtresse. Le territoire ainsi délimité fut abandonné à Domneva et à sa postérité spirituelle. L'archevêque Théodore consacra aussitôt la nouvelle fondation, qui prit le nom de Mmster, comme qui dirait le Monastère par excellence^.

1. Emissa cerva currit velociter, aspiciente rege cum suis liilari vultu ciirsum cervîB... Glamavit Dompnevam incantatricera, et insi- pientem regem qui terram fertilem et iiobilem bruti animalis in- dicio tradidit.

2. L'emplacement du puits et tout le tracé de la course de la bicliG se trouvent sur une vieille et curieuse carte de l'île de Tlianet, qui a été reproduite en petit dans le Monasticon de Dugdale (I, 84) et par les Bollandistes (t. IV de juillet, p. 513), mais dont le fac-similé exact se trouve dans la nouvelle édition d'Elmliam.

o. Ce monastère, comme tous ceux de l'Angleterre, fut détruit par

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXO.NNES. 285

Domneva5devenueveuve,etqui prit ensuite lenom d'ErmenbergaS fut la première abbesse de la nou- velle communauté, qui compta bientôt soixante-dix religieuses. Mais elle en abandonna promptement le gouvernement à sa fille Mildreda, qu'elle avait en- voyée en France, à Chelles, pour y recevoir une éducation littéraire et religieuse. L'abbesse de Chel- les, loin d'encourager la jeune princesse à embrasser la vie monastique, employa toutes sortes de menaces et de mauvais traitements pour la contraindre d'c- pouser un de ses proches : ainsi du moins le veut la légende, trop singulière, trop différente en ce point de tous les récits analogues pour ne pas tenir par quelque pointa la réalité des faits. Mais Mil- dreda résista victorieusement à cette tentation ; elle revint en Angleterre pour gouverner l'abbaye fondée par sa mère et pour donner l'exemple de toutes, les vertus monastiques à ses soixante-dix compagnes. On a très-peu de détails sur sa vie : on n'en est que plus étonné de la popularité extraordinaire et pro- longée qui s'attache à son nom, à ses reliques, à tout

les Danois, puis reconstruit sous les Normands. en reste encore une ■vaste et belle é^dise, qui vient d'être restaurée. On croit recon- naître les vestiges de la construction primitive de Domneva, dans une portion de la tour de cette église, bâtie en gros caiiloi^x et eii tuiles romaines. Gentleman s Magazine^ July 1862.

1. Selon une autre version, elle s'appelait au contraire Ermenbcrg» avant d'être abbesse, et ne prit qu'alors le nom de Dotnna Ebba, on Domneva. Bolland, t. VUI Octobr.., p. 91.

ÎSd LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

vestige d'elle. Celte popularité éclipsa celle de saint Augustin dans la contrée même qu'il avait le pre- mier conquise à la foi, au point que le rocher qui avait reçu l'empreinte des premiers pas d'Augustin*, ef qui est un peu à Forient de Minster, a pris et gardé jusqu'au dix-huitième siècle le nom de rocher jie Suinte-Mildreda.

Il faudrait tout un chapitre pour raconter les luttes violentes, les visions et autres incidents qui se rattachent à l'histoire de ses reliques, à ce que les hagiographes nomment sa gloire posthume. Son nom, comme celui de diverses autres religieuses anglo-saxonnes, est redevenu à la mode de nos jours, Tiiais ne rappelle plus à nos ingrats contemporains que la vague poésie du passé. Or, il se retrouve mêlé à l'histoire des Danois et des Normands, de Canut le Grand, d?Édouard le Confesseur, de Lan- franc, d'Edouard P"*, le terrible vainqueur des Écossais et des Gallois^ Le culte de Mildreda s'in- terpose au milieu de tous ces personnages avec toutes sortes d'anecdotes édifiantes ou amusantes, qui touchent aux fibres les plus délicates et les plus diverses du cœur humain. Dans ces anec- dotes, il y en a pour tous les rangs et pour tous

1. Voir plus haut, t. III, p, 361. Cf. Stanley, Historical mémo- riais of Ganter bury,

2. BoLLAND., loc. cit. Cf. Oam-ey, Life ofS^ Augustine, p. 134.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 287

les goûts. A côté de la scène touchante l'on voit la femme persécutée d'Edouard le Confesseur, abandonnée detoua, mais consolée par l'apparition de Mildreda; à côté de la translation solennelle de ses reliques par rarchevêque Lanfranc, on ren- contre des historiettes grotesques^ comme celle d'un sonneur de cloches qui, s'élant endormi devant sa châsse, est réveillé par un soufflet que lui admi- nistre la sainte princesse, en lui disant: « Onesticià l'oratoire et non au dortoir ^ » Dans cette prodigieuse efflorescenee de l'imagination vivifiée par la foi, qui a enlacé pendant plusieurs siècles toute la société chrétienne, la légende faisait ainsi la part de chacun, des têtescouronnées comme du petit peuple; elle sa- vait en même temps faire rire et pleurer. Rentrons dans l'histoire en constatant que Guillaume le Con- quérant, devenu maître de l'Angleterre, respecta formellement le droit d'asile revendiqué par les cri- minels auprès des reliques de Mildreda ; car, tout en détruisant la royauté anglo-saxonne, il eut grand soin de ne porter aucune atteinte à la dévotion per- sévérante de ses nouveaux sujets pour les saints et les saintes issus de leurs dynasties nationales.] Mildreda eut deux sœurs dont le nom se rap-

1. Insestimabili décore fulgida... elata palma, alapam ei dédit, docens oratorium, non dormitorium, ibi esse, Bolland., tom, IV Julii, p. 518.

288 LES RELIGIEUSES AINGLO-SAXOMES.

proche du sien en vertu de ce goût bizarre pour Fal- litération, qui caractérise les dénominations anglo- saxonnes. Elles s'appelaient Milburga et Milgytha ;

elles furent toutes deux religieusescomme leur sœur, comme leur mère, comme leurs trois tantes, comme leur grand'lante Eanswida, comme leurs arrière- grand'tantesEthelburga et Eadburga*. Nous voici à la quatrième génération de la descendance du pre- mier roi chrétien, et c'est bien le cas de dire avec Mabillon : Puellarum regiarum, quibus idem ani- mus fuit y numerus iniri vix potest\ Ces trois filles delà fondatrice de Minster étaient égale- ment belles : on les comparait à la Foi, à l'Espé- rance et à la Charité'. On ne sait rien de Milgytha, si ce n'est qu'elle fut religieuse à Cantorbéry*. Quant à Milburga, elle fut consacrée par Tarche- vêque Théodore, abbesse d'un [monastère fondé à Wenlock, au delà de la Saverne, sur les confms de la domination anglo-saxonne et du territoire encore maintenu par les Celtes de Cambrie. Comme Mil- dreda, elle a fourni à la légende monastique plus d^un trait expressif. La jeune abbesse fut exposée, comme tant de ses pareilles, aux poursuites d'un

i. Voir le tableau généalogique B.

2. AcT. SS. 0. s. B., sœc. lU, 1, p. 40.

5. BoLLAND., loc. Cit. y p. 516.

4. BôLLAND., t. n Januar., p. 176.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 289

prince voisin qui, voulant absolument l'épouser, es- saya de s'emparer, à main armée, de sa personne. Comme elle fuyait devant cette troupe sacrilège, une rivière qu'elle venait de franchir s'enfla tout à coup et opposa un obstacle insurmontable au trop amou- reux prétendant, qui renonça désormais à la pour- suivre. Un autre miracle, qui lui est attribué^ rap- pelle le plus touchant de ceux dont il est question dans la vie de Wilfrid. Une pauvre veuve vint la trouver un jour qu'elle était seule dans son oratoire et,' se jetant à genoux, tout en pleurs devant elle, la supplia de ressusciter son enfant mort dont elle lui apportaitle pauvre petit cadavre. Milburga lui de- manda si elle était folle. « Allez, » lui dit-elle, « en- ce terrez votre fils et préparez-vous à mourir vous- (( même, comme votre enfant ; car nous ne naissons «tous que pour mourir. Non, non, » reprit la veuve, «je ne vous quitterai pas jusqu'à ce que « vous m'ayez rendu mon fils vivant. » x\lorsrab- besse se mit en oraison auprès du cadavre, et aus- sitôt elle parut à la pauvre mère tout enveloppée d'une flamme descendue du ciel, emblème vivant de l'ardeur de sa prière. Au bout d'un instant, l'enfant revint à la vie . Quand Milburga fut arrivée au terme de sa propre vie, toute parfumée de charité et de chasteté, elle réunit autour de son lit de mort toute sa communauté . « Sœurs bien-aimées, » leur dit-

MOINES d'oCX.. V. 17

290 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

elle, c( je vous ai toujours aimées comme mon âme, c( et j'ai veillé sur vous comme une mère. Me voici « au terme de mon pèlerinage ; je vous laisse à Dieu « et à la bienheureuse vierge Marie. » Sur quoi elle expira (23 février 722). Quatre cents ans après sa mort, son monastère, dévasté par les Danois, fut rétabli par une colonie de moines de Cluny ; pendant qu'ils reconstruisaient l'église, un parfum céleste trahit le lieu de la sépulture de Milburga . Ses reli- ques furent exposées à la vénération publique; une foule innombrable y accourut ; vieux et jeunes, ri- ches et pauvres y arrivaient à l'envi. Tout le pays environnant était recouvert par les flots de pèlerins, tant était grande encore, malgré la double invasion des Danois et des Normands, malgré les siècles écoulés, la fidélité du peuple anglais à la mémoire des premiers saints de sa race ^ .

Pour ne pas séparer ces trois sœurs de leur mère, nous en avons parlé à la suite des saintes religieuses de la dynastie de Hengist et d'Ethelbert, dont elles étaient issues du côté maternel. Mais par leur père, qui appartenait à la famille régnante en Mercie, elles étaient les propres petites-filles de Penda, le plus terrible ennemi du nom chrétien \

1, Capgrave , ap. BoLLAND., t. ni Februar., p. 394. Guill. Malms- uury, De gest. reg., lib. H, c. 13.

2. Voir le tableau généalogique C.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 291

En effet, une transformation encore plus subite et non moins complète que celle des petites-filles du Ravageur et de V Homme de feu en abbesses et en saintes, fut celle de la postérité du féroce Penda deMercie, de ce belliqueux octogénaire, qui avait été le dernier et le plus redoutable héros du paganisme anglo-saxon\ De toutes les races descendues d'O- din, qui se partagèrent la domination de l'Angle- terre, aucune n'a fourni plus de religieuses et de saintes inscrites au calendrier national, que la pro- géniture de Penda; comme si elle avait voulu payer ainsi une noble rançon des calamités infligées aux nouveaux chrétiens d'Angleterre par leur plus cruel ennemi \ Nous ne parlerons plus ici de son premier- né, dont Tamour pour la fille d'Oswy fit le premier- de l'Église en Mercie, le premier chrétien baptisé de ce pays^; ni de son premier successeur Wulfhere, le généreux fondateur de Peterborough; ni de son autre successeur Ethelred, cet ami dévoué de Wil- frid, qui termina ses trente ans de règne par dix ans de vie dans le cloître : nous n'avons affaire en ce moment qu'aux filles et petites-filles du vain- queur sanguinaire qui avait exterminé tant de

1. Voir au tome IV, livre xiii, chap. 4, § 4.

2. Ita parons perpetuo in Deum rebellis sanctissimos cœlo fructus effudit. Thomas de Elmham, p. 189.

3. Voir au tome IV, page 121.

292 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

rois chrétiens chez les peuples voisins do ses États. Une tradition invétérée chez les anciens annalistes anglais veut que deux de ses filles, Kyneburga et Kyneswitha, aient toutes deux renoncé au mariage pour se consacrer à Dieu. L'aînée, mariéeàrami in- time de son frère Peada,aufils aîné du roi Oswy de Norlhumbrie, l'ami et le premier protecteur de Wil- frid*, l'aurait quitté de son consentement pour ache- ver sa vie dans le cloître. La plus jeune, recherchée en mariage parOffa, roi des Saxons de l'Est, n'avait usé de ce rapprochement que pour déterminer le jeune prince à embrasser la vie monastique, comme elle voulait le faire elle-même. Une érudition plus sfire a contesté l'authenticité decette tradition \ Mais elle a démontré que ces deux filles du sanguinaire Penda contribuèrent, avec leurs frères, à la construc- tion de la grande abbaye de Medehampstede, ou du BurgdePierre; que leurs noms figurent dansles actes de l'assemblée nationale qui garantitcettefondation, et que leur vie solitaire et virginale s'écoula dans une retraite voisine du nouveau sanctuaire. Après leur mort, elles furent enterrées à Peterborough ;

1. Voir plus haut, tome IV, page 121.

2. AcT. SS. BoLLAND., t. I Martii, p. 441. —On ne sait d'après quelle autorité le continuateur de Dugdale fait de Kyneburga la première abbesse du grand monastère de Glocester, dont l'église, aujourd'hui cathédrale, est un des plus curieux monuments de l'Angleterre Stevens, I, 266.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES, 293

leurs reliques, heureusement retrouvées après Tin- cendie du monastère et le massacre de tous les moines par les Danois, y furent rapportées lors de la restauration du grand monastère, et continuèrent à y être vénérées jusque dans le douzième siècle.

Une troisième fille du terrible Penda, Eadburga, fut, elle aussi, religieuse et même abbesse à Dor- muncester, selon le Martyrologe anglican. Son fils Merwald, qui ne régna pas, comme ses trois frères, et ne dépassa pas le rang de subreguhis ou d'ealdor- man, épousa celle qui fut depuis abbesse de Minster, et en eut les trois saintes sœurs, Milburga, Mildreda et Milgytha, dont on vient de parler. Un autre fils, Wulfhere, celui qui lui succéda sur le trône de Mercie, eut une sainte pour femme, et de cette al- liance sortit une autre sainte, Wereburga, qui fut la quatrième des petites-filles de Penda que TAngle- terre reconnaissante plaça sur les autels.

Le mariage de Wulfhere, fils et successeur de Penda, lui donnait pour épouse Ermenilda, fille du roi de Kent, et petite-fille, par sa mère, d'Anna, roi d'Est-Anglie, qui avait péri sur le champ de bataille en défendant son pays et sa religion contre les coups de Penda ^ Cette religion, désormais triomphante, réconciliait et unissait la postérité du meurtrier avec

1. Voir plus haut, t. lY, p. 104.

294 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

celle de la victime. Nous arrivons ainsi, à travers la dynastie toute chrétienne et monastique des Ascings de Kent, à la dynastie des Uffings d'Est-Anglie , également remarquable par la foule de saintes reli- gieuses qu'elle a produites. Le roi Anna, qui épousa la sœurdeHilda, la célèbre abbesse de Whitby, avait eu une fille naturelle qui fut religieuse en France en même temps que la fille issue d'un premier mariage de la femme de son père; toutes les deux, comme on Ta déjà dit, furent abbesses de Faremoutier\ et toutes deux sont comptées parmi les saintes.

De son union avec la sœur de Hilda, il eut trois filles et un fils. Ce fils devint à son tour père de trois filles, dont deux furent successivement abbesses du monastère de Hackness, en Northumbrie, fondé par leur grand'tante sainte Hilda, et la dernière, Eadburga, est cette abbesse de Repton que nous avons^déjà rencontrée comme amie deTillustreet généreux solitaire saint Guthlac\

Les trois filles du roi Anna comptent toutes trois parmi les saintes, Etheldreda, Sexburga et With- burga. Parlons d'abord de celle-ci, bien qu'elle fût la plus jeune des trois. Mise en nourrice à la cam- pagne, elle y était restée, quand elle apprit, toute jeune encore, la mort du roi son père sur le champ de

1. Voir plus haut, page 267, note 3, et le tableau g-éncalogique D.

2. Voir plus haut, p. 127.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 295

bataille (654). Elle résolut aussitôt de chercher un refuge pour le reste de sa vie dans la virginité claus- trale. Elle choisit pour asile un modeste débris du domaine paternel à Dereham, dans le Norfolk, et se mit à y construire un petit monastère. Mais elle était si pauvre qu'elle n'avait à manger que du pain sec pour elle, ses compagnes et les maçons qui bâtis- saient sa demeure future. Un jour, après qu elle eut longtemps invoqué la sainte Vierge, elle vit sortir de la forêt voisine deux biches qui venaient boire au ruisseau dont l'onde pure arrosait ce site retiré. Elles avaient les mamelles chargées de lait et se laissèrent traire par les mains virginales des compagnes de Withburga; elles revinrent chaque jour à la même place et fournirent ainsi une ration suffisante pour la nourriture de la petite communauté et de ses ou- vriers*. Cela dura jusqu'à ce que le prévôt du do- maine royal, homme sauvage et méchant, et qui voyait de mauvais œil la naissante maison de Dieu, entreprit de faire la chasse aux deux bêtes secou- rables. Il se mit à les poursuivre avec ses chiens à travers la campagne; mais ayant voulu franchir une haie fort élevée, avec celte fougue audacieuse qui ca-

1. BaLLAND., t. U, Martii, p. 606. Il existe encore à East-Dereham, petite paroisse du Norfolk, un puils qui porte le nom de sainte "With- burga; il est alimenté par une source qui avait jailli au lieu même avait été déposé le corps de la sainte avant sa translation à Ely. Notes and querieSf série HI, tome ni,p. 247.

296 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

ractérise encore aujourd'hui les cavaliers anglais, son cheval demeura embroché sur un pieu de la haie et le chasseur se cassa la tête^

Withburga acheva sa vie dans celte pauvre et humble solitude; mais le parfum de ses douces ver- tus s'en exhalait au loin. Le renom de sa sainteté se propagea dans tout le pays environnant. Le culte que lui vouèrent les gens du Norfolk se maintint avec la persévérance propre à la race anglo-saxonne, à ce poinl que, deux siècles après sa mort, ils prirent les armes pour disputer ses reliques aux moines d'Ely, qui venaient s'en emparer de par le roi pour les réunir avec celles de ses sœurs à Ely.

C'est aussi à Ely, dans cette métropole monastique de l'Est-Anglie, dans cette reine des abbayes an- glaises, qu'il faut nous transporter pour y contem- pler trois générations de princesses issues du sang des Uffings et des Ascings, et couronnées de l'au- réole des saintes. Ce sont d'abord les deux reines de Mercie et de Kent, Etheldreda, que nos lecteurs con- naissent déjà% et sa sœur aînée Sexburga. Cette

1. Le chroniqueur monastique décrit raccident avec toutTentrain d'un habitué de steeple-chase. Equus in obstantem sepem urgen- tibus calcaribus incurrit, secusque acuta sude transfixus ilia, dum resiliendo tergiversaretur , sessor superbus supino capite excutitur, fractaque cervice exanimalur.

2. Voir plus haut, dans rhistoire de Wilfiid, t. IV. p. 249.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 297

princesse accomplie avait épousé celui des rois de Kent qui, après Ethelbert, montra le plus de zèle pour la propagation de l'Évangile. Ce fut elle surtout qui Texcila à détruire les dernières idoles qui restaient encore dans son royaume. Après vingt- quatre ans (640-664) de vie conjugale, elle devint veuve et fut régente, pendant quatre autres an- nées (664-668), du royaume de son fils. Dès que celui-ci fut en âge de régner, elle abdiqua non- seulement la couronne, mais la vie séculière, prit le voile des mains de Tarchevêque Théodore, et alla fonder un monastère dans l'île de Shep- pey, située à Tembouchure de la Tamise, et sé- parée de la terre ferme par ce bras de mer Au- gustin, le jour de Noël 597, avait baptisé d'un seul coup dix mille Saxons. Ce monastère prit et garda le nom de Minster^ comme celui que fondait à la même époque sa nièce Domneva, dans l'île voisine de Tha- net. On en voit encore l'église non loin de la grande rade de Sheerness, qui est devenue Tune des princi- pales stations de la marine britannique . Elle y gou- verna une communauté de soixante-dix-sept reli- gieuses, jusqu'au jour elle apprit que sa sœur Etheldreda, se dérobant au roi son époux, d'après les conseils de Wilfrid, s'était réfugiée dans les ma- récages de leur pays natal et y avait créé un nouvel asile pour les âmes résolues à servir Dieu dans la

17.

298 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

solitude et la virginité. Sur quoi Sexburga résolut de retourner dans son pays pour y devenir simple reli- gieuse sous la crosse de sa sœur . « Adieu , mes filles, » dit-elle à ses compagnes réunies autour d'elle ; «je c( vous laisse Jésus pour protecteur, ses saints anges c< pour paranymphes, et une de mes filles pour su- ce périeure ... Je m'en vais en Est-Anglie, je suis c< née, afin d'y avoir pour maîtresse ma glorieuse « sœur Etheldreda, et de prendre part d'abord à ses « travaux ici-bas, puis à sa récompense là-haut. » Elle fui reçue avec enthousiasme à Ely : toute la communauté vint au-devant d'elle ; les deux reines, les deuxsœ.urs, pleurèrent de joie en se retrouvant. Elles vécurent ensuite dans l'union la plus douce et la plus tendre, en rivalisant de zèle pour le service de Dieu et le salut des âmes, mais Sexburga s'effor- çant toujours de prendre des leçons d'humilité et de ferveur auprès d'Etheldreda. Quand celle-ci mourut (679), ce fut Sexburga qui la remplaça comme abbesse, et qui gouverna pendant vingt ans le grand monastère est-anglien avant d'aller re- poser auprès de la tombe qu'elle avait érigée à sa sœur (6 juillet 699) \

1. Vobis, 0 filiae, Jesum derelinquo tutorem, sanctosque angelos paranymphos... Regina reginam excepit, soror sororem cum tripudio introducit, fundunt ubertim prse gaudio lacryinas, et ex vera caritate inter eas Isetitia germinatur. Federatse invicem beatse sorores in uni- tate fidei..» Historia Eliensis, \A, c. 18, 35.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOiNNES. 299

Outre ses deux fils qui régnèrent successivement sur le pays de Kent, Sexburga eut deux filles : l'une, Earcongotha, vécut et mourut, comme on l'a déjà vu,dans un monastère français ; l'autre, Ermenilda, mariée au fils et au successeur de Penda, avait été, avec l'illustre exilé Wilfrid, le principal instrument de la conversion définitive de la Mercie, du plus grand royaume de l'Heptarcliie. Comme sa mère, elle usa de toute J'influence que lui donnait l'amour de son mari pour extirper les derniers vestiges de l'idolâtrie dans le pays qui avait été le plus redouta- ble foyer et le dernier boulevard du paganisme an- glo-saxon^ L'exemple de ses vertus était d'ailleurs la plus efficace des prédications ; et, parmi toutes ces vertus, c'était par son invincible douceur , par sa piété pour tous les genres d'infortunes, par son infatigable miséricorde, qu'elle touchait surtout le cœur de ses sujets ^ Puis, comme sa mère, elle voulut s'offrir elle-même en holocauste au Dieu à qui elle avait achevé de ramener son peuple ; deve- nue veuve, elle se fit religieuse comme sa mère et sous sa mère, car ce fut à Ely qu'elle alla prendre le voile, afin d'y vivre dans l'humilité et la chasteté sous une autorité doublement maternelle ; la mère

1. Voir plus haut, t. IV, p. 205.

2. BoLLAND., t. II Februar., p. 691.

300 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

et la fille se disputaient à qui donnerait les plus beaux exennples d'humilité^ et de charité. Enfin^ et encore comme sa mère, à la mort de celle-ci, Er- menilda devint abbesse et fut ainsi la troisième princesse du sang des Uffings qui gouverna la com- munauté de plus en plus florissante d'Ely. La Chro- nique du lieu affirme que ce ne fut passa naissance, mais bien ses vertus et même son amour de la sainte pauvreté qui la firent préférer à toute autre par le suffrage unanime de ses nombreuses com- pagnes. Elle se montra digne de cette unanimité. Ce fut moins une supérieure qu'une mère. Après une vie pleine de sainteté et de justice, son âme alla recevoir au ciel la récompense éternelle, et son corps fut enseveli à côté de sa mère et de sa tante, dans l'église de la grande abbaye, qui eut ainsi le singulier privilège d'avoir pour ses trois premières abbesses une reine de Northumbrie, une reine de Kent et une reine de Mercie.

Mais cette célèbre communauté devait en outre être le foyer spirituel d'une quatrième abbesse et d'une quatrième sainte en qui se croisait le sang de Penda et d'Anna % des vainqueurs et des vaincus.

C'était Wereburga, fille unique d'Ermenilda, et qui

1. GoTSELLNus, Vitu S. Werehurgœ, ap. Bolland., t. I Februar., p. 388.

2. Voir les tableaux généalogiques B, G, D.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 301

avait, non pas suivi, mais précédé sa mère dans le

cloître .

Au sein de leurs palais, ces chrétiennes couron- nées avaient ressenti le mépris des richesses, du luxe et delà pompe mondaine ; elles s'y regardaient comme les captives de la vanité'. Malgré l'éclat d'une beauté vantée, comme celle d'Etheldreda, par les annalistes' , Wereburga repoussa tous les prétendants qui aspiraient à sa main. Un monas- tère lui paraissait le plus beau des palais. Elle alla donc rejoindre sa grand'tante Etheldreda à Ely, du consentement de son père, qui l'y con- duisit solennellement, accompagné du cortège royal. Quand sa grand'mère, la reine Sexburga, et sa mère, la reine Ermenilda, l'y eurent suivie, on vit trois générations de princesses issues du sang d'O- din et de Hengist, l'aïeule, la mère et la fille, re- vêtues du môme habit et astreintes à la même règle pour le service de Dieu et des âmes. Wereburga y vécut longtemps en simple et humble religieuse, remplissant à son tour touslesoffices delà couimu- nauté, jusqu'au jour où, après la mort de sa mère, elle fut appelée à la remplacer comme abbesse.

1. Viluerant divilise tam matri quam fili» : paîatium habebantpro monasterio : Act. SS. Bolland. , Febr . 1. 1, p. 587.

2. Cum formœpulchritudoinsignilerresponderetgenerositatisuse,

cœpit speciosa facie cum speciosissima mente ad eum... contendere... BoLLAS»., 1. 1 Februar., p. 587-388.

302 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Son oncle Ethelred, qui après un règne de trente ans devait finir sa vie dans le cloître, fut tellement frappé de la prudence et de la capacité qui chez Wereburga se mêlaient à la sainteté, qu'il lui confia une sorle de suprématie ou plutôt un droit d'inspec- tion générale sur les diverses abbayes de filles dans ses Etats*. Ce fut ainsi qu'avant de gouverner Ely elle passa tour à tour à la tête des communautés de Weedon, de Trentham, de Hanbury, laissant partout un parfum de vertu et de bonté, avec des souvenirs d'une si constante sollicitude pour le bien de tous, qu'ils ont rendu sa mémoire chère au peuple et que la légende s'en est emparée selon son habitude. De tous les traits qui ornent sa biographie, nous ne vou- lons en citer qu'un seul : il explique mieux que tout autre la popularité de sa mémoire. Il arriva un jour qu'un berger du domaine de son monastère de Wee- don,d'ailleurs recommandable par sa sainte vie,fut maltraité par l'intendant de ce domaine avec celte brutalité sauvage que les Anglais modernes n'ont que trop souvent empruntée à leurs ancêtres saxons. A ce spectacle, la nièce du souverain de la Mercie, la petite-fille du terrible Penda, alla se jeter aux genouxdu cruel régisseur : « Pour l'amour de Dieu, » s'ccria-t-elle, « épargnez cet innocent; il est plus « agréable que vous et que moi aux yeux de Celui « qui du haut du ciel contemple toutes nos ac-

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 303

<:< tiens, » Le bourreau ne l'écoutant pas, elle se mit à prier Dieu, jusqu'à ce que, paraylsé et retourné sur lui-même par une force miraculeuse, il se vit à son tour obligé d'invoquer l'intervention delà sainte pour obtenir d'être rendu à son état naturel.

A la mort de Wereburga, les populations voisines du monastère elle mourut et de celui elle de- vait être enterrée se disputèrent à main armée la possession de son corps, ce qui commençait à pas- ser en coutume, lors de la mort de nos saintes reli- gieuses. Deux siècles plus tard, pour dérober la chère dépouille aux Danois, Vealdorman de Mercie la fit transporter à Chester, ville déjà célèbre du temps des Bretons et des Romains, et s'éleva sur sa tombe une grande abbaye, avec une église qui est aujourd'hui admirée parmi les belles cathédrales d'Angleterre.

Pour achever cette énumération des princesses anglo-saxonnes dont l'éducation et la vocation claus- trale nous ont été révélées par suite du culte dont elles ont été l'objet, il nous reste à dire quelques mots des religieuses sorties de la race qui devait,un siècle plus tard, absorber tous les royaumes de rHeptarchieetcréerrunitépolitiquedel'Angleterre. Celte race de Cerdic, fondateur du royaume de

1. Parce, pro Dei amore, quare excarniticas hominem innocen- tem... Ibid.,^, 389.

k

504 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Wessex, nous a déjà donné un personnage essen- tiellement monastique dans le roi législateur Ina^ qui, au milieu d'un règne prospère et glorieux, abdiqua pour aller se faire moine à Rome. Ce fut sa femme, on s'en souvient peut-être, Etlielburga qui le détermina, par une scène habilement préparée, à délaisser la royauté, le monde et son pays. Elle seule ne le quitta point; elle raccompagna dans son exil volontaire, et, devenue veuve, revint se faire reli- gieuse à Barking, en Angleterre.

A côté de la femme d'Ina, issue comme lui du sang de Cerdic, viennent se placer, dans les an- nales monastiques, les deux sœurs de ce roi, Coen- burga' et Cuthburga, toutes deux vouées à la vie religieuse et comptées par mi les saintes anglaises. Cette dernière est de beaucoup la plus renommée. Mariée toute jeune à ce savant et pacifique A Idfrid, roi de Northumbrie, dont on a vu le rôle important dans la vie de Wilfrid, elle fut, comme sa belle-sœur Etheldreda , atteinte j usque sur le trône par les trai ts de l'amour divin; et, du vivant de son mari, elle voulut renoncer à la vie conjugale et à la royauté pour se consacrer au service de Dieu dans le cloître.

1. Voir plus haut, page 135, et le tableau généalogique E.

2. Placée parles Bollandistes (t. IV Sept., die 12) parmi les prœter- missi, parce que son culte ne leur a pas paru certain, bien qu'elle soit nommée dans une foule de martyrologes. Cf. Pagi, Crit. in Annal. Bauonii, ad ann. 705.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 505

Moins épris ou moins violent que son frère Egfrid, le roi Aid frid consentit à la séparations et Cuthburga alla prendre le voile dans le monastère de Bar- Jdng (700-705), sur la Tamise, dans le royaume des Saxons de l'Est. Fondée depuis quelque temps par un saint- évêque de Londres* pour sa sœur, en qui il avait reconnu une âme destinée à gou- verner celles qui voudraient se donner à Dieu, celte maison était déjà célèbre non-seulement par la ferveur de ses religieuses, mais par le zèle qu'on y déployait pour l'étude des saintes Écritures, des Pères de l'Église et même des langues classiques. La sœur d'Ina n'y resta d'ailleurs que quelques années : son frère, voulut qu'elle devînt supérieure d'une grande fondation due à leur race et dans leur pays. Il l'établit à Winbourne (705), dans une contrée particulièrement fertile% près de la ré- sidence royale des rois de Wessex et non loin de la mer qui baigne les plages de ce qu'on appelle au-

1. Florent. Wigorisensis. —Cf. Bolland., t. YI Augusti, p.

2. Cet évêque s'appelait Earconwald, et sa sœur Edilberga ou Ethelburga; il ne faut pas la confondre avec la veuve du roi Ina, qui fut plus tard religieuse et même abbesse à Barking. L'évêque se lit lui-même moine à Chertsey, autre monastère également fondé par lui sur les bords de la Tamise.

3 Quod Latine interpretatur vini fons, dici potest, quia propter nimiam caritatem et saporem eximium quo cseteris terrse illius aquis prsestare videbatur, hoc nomen accepit. Rodolphi VUa S. Liobœ, ap. AcTA SS. 0. S. B., saec. HI, p. 2.

1^

306 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

jourd'hui le Dorsetshire. La reine de Northumbrie, devenue abbesse de la nouvelle communauté, y transporta Tesprit et les habitudes de son premier domicile monastique; et bientôt Winbourne devint encore plus célèbre que Barking par le grand déve- loppement qu'y reçurent les études littéraires.

Mais avant d'insister quelque peu sur cette singu- lière germination de la littérature ecclésiastique et classique chez les religieuses anglo-saxonnes, et avant de quitter cette région du Wessex,qui a donné aux Anglais leur premier monarque, Egbert, et au monde germanique le plus illustre de ses apôtres, Boniface, il faut réserver une place à la touchante et populaire histoire de Frideswlda, fondatrice et patronne d'Oxford, c'est-à-dire d'un des foyers litté- raires et intellectuels les plus célèbres de l'univers. Fille d'un des grands chefs du pays, à qui la légende décerne le titre de roi ou au moins de subregulus^ comme toutes les héroïnes de la légende anglo- saxonne, elle fut recherchée en mariage par un autre roi ou chef nommé Algar, plus puissant que son père, mais dont elle refusa obstinément l'alliance, afin de se consacrer à la vie religieuse. Le prince, égaré par sa passion, résolut de la prendre de force. Pour se dérober à sa poursuite, elle se jeta, comme Bega, dans une barque, non pour traverser la mer comme la princesse irlandaise, mais pour mettre la

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 507

Tamise entre elle et son amoureux. Après avoir na- vigué pendant dix milles sur cette rivière, elle alla débarquer sur la lisière d'une forêt, ellesecacha dans une sorte d'abri recouvert de lierre, mais des- tiné primitivement aux pourceauxqui, alors comme depuis, allaient à la glandée dans le bois et consti- tuaient une des principales richesses des proprié- taires anglo-saxons ^ Cène fut pas pour elle un refuge assuré. Algar, de plus en plus ardent, la suivait à la piste, avec l'intention de la sacrifier à la brutalité de ses compagnons en même temps qu'à la sienne. Mais au moment où, épuisée de lassitude, il allait l'atteindre et la saisir, elle se rappela les grandes saintes qui, dès les premiers temps de l'Église, avaient défendu et sauvé leur virginité au prix de leur vie. Elle invoqua Catherine, la plus illustre martyre de l'Église d'Orient, et Cécile, cette hé- roïque et douce Romaine, dont le nom, inséré au canon de la messe, était déjà familier à tous les nouveaux chrétiens. Elle fut exaucée : Dieu frappa le sauvage Ânglo-Saxon d'une cécité subite qui mit un terme à sa poursuite furibonde.

De une tradition bizarre, mais invétérée, qui veut que les rois d'Angleterre, pendant plusieurs siècles, aient évité avec soin de séjourner ou même

1. Voir le premier chapitre ùUvanhoé.

508 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

de passer à Oxford, de peur d'y perdre les yeux. Fri- deswida, ainsi miraculeusement sauvée, obtint par ses prières que la vue fût rendue à son persécuteur ^ ; puis, avec le consentement de son père, et après quelques années passées dans la solitude, elle voulut fonder, au lieu même de sa délivrance, près d'Oxford, un monastère, une grande affluence de vierges saxonnes vint se ranger sous son autorité et elle acheva sa vie en la même année que le vé- nérable Bède, consolée pendant son agonie par l'ap- parilion des deux vierges martyres, sainte Cécile et sainte Catherine, qu'elle avait naguère invoquées avec tant de succès.

La tombe de Frideswida, la chapelle érigée par elle au fond du bois elle s'était cachée, la fontaine qu'elle y avait fait jaillir par ses prières, attirèrent jusqu'au treizième siècle une foule de pèlerins ame- nés par la renommée des guérisons surnaturelles qu'on y obtenait. Mais de tous les miracles recueil- lis après sa mort, aucun ne nous touche à l'égal de celui qui, raconté pendant sa vie, contribua surtout à grandir le renom de sainteté dont elle fut prompte- ment entourée. Il arriva un jour qu'un malheureux

i. Leland, Colleclaneaj ap. Ddgdale, t. I, p. 173. Cf. Bolland., t. Vni Octobr., p. 533 à 568. Henri UI fut le premier des rois anglais qui se mit au-dessus de ce préjugé en visitant Oxford, et l'on attribuait à cette présomption les malheurs de son règne.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 309

jeune homme, atteint de la lèpre, se rencontra sur son chemin ; dès qu'il l'aperçut de loin, il s'écria : « Je vous conjure, vierge Frideswida, par le Dieu « tout-puissant, de me donner un baiser au nom « de Jésus-Christ son fils unique. » La jeune tille, surmontant l'horreur qu'inspirait à tous cetle hi- deuse maladie, s'approcha de lui, et, après l'avoir marqué du signe de la croix, elle imprima sur ses lèvres un baiser fraternel . Peu après les écailles de la peau du lépreux tombèrent et son corps rede- vint sain et frais comme celui d'un enfant'.

L'église reposait le corps de Frideswida et le monastère qu'elle avait fondé furent l'objet de la vénération publique et des largesses de divers rois pendant tout le moyen âge. Il serait trop long de raconter commentée monastère passa aux chanoines réguliers et devint l'un des berceaux de la célèbre université d'Oxford. Toujours est-il que la première école aulhentiquement reconnue dans ce lieu des- tiné à tant d'éclat littéraire se rattache au sanctuaire de notre Ânglo-Saxonne\ Oxford et Westminster', les deux plus grands noms de l'histoire sociale et

1 Adjuro te, virgo Frideswida, per Deum omriipotentem, ut des miiii osculum ..... At illa caritatis igné succensa illico accessit... Bol- lAND., t. VIll Octobr., p. 565. h. 2. OzANAM, Notes inédites sur l'Angleterre. 3. Voir plus haut, t. 1, III, p. 431.

310 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

intellectuelle de l'Angleterre, datent donc l'un et l'autre de ces origines monastiques plongent les racines de tout ce que la vieille Angleterre a de grand et de sacré.

Le monastère de sainte Frideswida, transformé en collège par le cardinal Wolsey, est encore aujour- d'hui, sous le nom de Christ-Church, l'établisse- ment le plus considérable de l'université d'Oxford. Son église, reconstruite au douzième siècle, sert de cathédrale à cette ville'. Son corps, selon l'opinion commune, y repose encore, et on y montre sa châsse; mais faut-il ajouter que, sous Elisabeth, et lors du triomphe définitif delà réforme anglicane, un com- missaire de la reine, quia raconté lui-même le fait dans un rapport officiel, crut devoir placer à côté des reliques de Frideswida le cadavre de la reli- gieuse défroquée qui avait épousé un moine apostat, nommé Pietro Vermigli, lequel avait été appelé à Oxford comme réformateur et professeur de la nou- velle doctrine. Ce commissaire mêla les ossements de la sainte et ceux de la concubine de manière qu'il fut impossible de les distinguer, dans un même

1. On y admire surtout le chœur avec ses arcades supperposées, la tombe de Guitmond, premier prieur du monastère restauré en 1549, celle de sir Henry de Bath, justicier d'Angleterre en 1251 ; puis la très-élégante salle capitulaire du treizième siècle. C'est à Christ- Church que réside le célèbre docteur Pusey, chanoine de cette cathé- drale.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONiNES. 311

cercueil de pierre sur lequel ilfitgraver ces mots, aujourd'hui heureusement effacés : Hicrequiescit religio cum superstitione\

111

On pourrait s'étonner de ce que rien dans la légende de sainte Frideswida ni dans les souvenirs des premiers temps de sa fondation, ne se rapporte aux traditions incontestables qui constatent ce déve- loppement intellectuel et littéraire des grandes ab- bayes de femmes en Angleterre dont on a déjà dit quelquesmots.il importe d'y revenir, ne fût-ce qu'en passant et en nous réservant d'y insister de nouveau quand il sera question des essaims des savantes reli- gieuses qui, sorties de ces ruches insulaires, prêtè- rent un concours si efficace à saint Boniface et aux autres missionnaires anglo-saxons de la Germanie.

Il est constant, d'après des témoignages nom- breux et avérés, que les études littéraires étaient cultivées, au septième et au huitième siècle, dans les monastères de femmes avec non moins de soin et

1. Voir Tarticle si savant et si complet du P. Bossue sur sainte Frideswida, ap. Bolland., t. VIII Octobr., p. 553-556.

5J2 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

(le persévérance que dans les communautés d'hom- mes, et peut-être avec plus d'entraînement encore. Était-ce là, comme on Ta dit, une conséquence de l'esprit nouveau que l'archevêque Théodore avait apporté de Grèce et d'Italie, et qu'il avait inspiré à toute l'Église monastique d'Angleterre? ou ne fut- ce pas plutôt une tradition venue de la Gaule fran- que, les premières religieuses anglo-saxonnes avaient été formées, et l'exemple de Radegonde et de ses compagnes nous montre à quel point les habitudes et les réminiscences classiques trouvaient de l'écho dans les cloîtres de femmes ^ ?

Toujours est-il que les religieuses anglo-saxonnes interprétaient surtout par l'étude l'obligation du travail qui leur étaient imposé par la règle, pour oc- cuper le temps qui leur restait après l'accomplisse- ment de leurs devoirs liturgiques. Elles ne négli- geaient pas les occupations propres à leur sexe, comme on le voit par l'exemple des habits sacerdo- taux brodés pour saint Cuthbert, par l'abbesse- reine Etheldreda. Elles poussaient fort loin l'art de la broderie des étoffes d'or et d'argent, ou gar- nies de perles et de pierreries, à l'usage du clergé et des églises, car le terme « d'ouvrage anglais » ( opus Anglicum) fut longtemps consacré à ce genre de

1. Voir t. H, p. 356,

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 515

travail. Mais le travail des mains était loin de leur suffire. Elles quittaient volontiers la quenouille et l'aiguille, non -seulement pour transcrire des manu- scrits et les orner de miniatures ^ dans le goût de leur temps, mais surtout pour lire et étudier les livres saints, les Pères de l'Église et même les auteurs classiques. Toutes, ou à peu près toutes, devaient sa- voir le latin . Elles s'écrivaient de couvent à couvent en cette langue. Quelques-unes s'étaient familiari- sées avec le grec. Les unes s'enthousiasmaient pour la poésie, la grammaire et tout ce qu'on décorait alors du nom de science. Les autres se dévouaient plus volontiers à Tétude du Peniateuque, des Pro- phètes, du Nouveau Testament, en prenant pour guides les commentaires des anciens docteurs, et en recherchant les interprétations historiques, allégo- riques ou mystiques des textes les plus obscurs ^ On a vu parce que nous avons raconté du bouvier Cead- mon, transformé en poëte et en traducteur de l'E- criture sainte, jusqu'à quel point l'étude des textes bibliques était cultivée à Whitby, sous le règne de la grande abbesse Hilda ^

1. Mabillon, Amial. Bened.y t. H, p. 143; Lingard, Ânliquities, t. II, p. 193, et surtout Karl Zell, qui, dans un ouvrage récent : Lioba und die frommen Angelsâchsischen Frauen (Fribourg, 1860), a très-con- sciencieusement traité tout ce qui touche aux études et à tout le reste de la vie des religieuses anglo-saxonnes.

2. Voir plus haut, t. IV, p. 70.

MOINES D*OCC., V. 18

314 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Chaque communauté de femmes était donc à la fois une école et un atelier, et Ton ne voit aucune fondation monastique qui ne fût, pour les religieuses comme pour les moines, une maison d'éducation, d'abord pour les adultes qui en composaient le pre- mier noyau, puis pour la jeunesse qui s'y groupait à l'envia Ainsi se formèrent ces religieuses si bien instruites, qui, en écrivant à saint Boniface, lui ci- taient Virgile et ajoutaient trop souvent à leur prose des vers latins de leur façon* ; qui transcrivaient pour lui les ouvrages dont il avait besoin, tantôt les épîtres de saint Pierre en lettres dorées, tantôt les prophètes en gros caractères, comme il en fallait à sa vue affaiblie'; qui consolaient et nourrissaient son exil par l'abondance et la beauté des livres qu'elles lui envoyaient, et parmi lesquelles il recruta ces illustres coadjutrices, que l'un de ses biographes déclarait être grandement versées dans toute science libérale*, et qui apportèrent à la conversion de la Germanie un concours si efficace.

Mais l'exemple le plus souvent cité est celui de

1. C'est ainsi qu'il est dit de la fondation de saint Cuthbert à Car- lisle (voir plus haut, t. IV, p. 311, 312) : « Ubi sanctimonialium con- gregatione stabilita... in profectum diviuse servitutis scholas insti-

tuit. » SiMEON DUNELMENSIS, I, 9.

2. s. BoNiFAcn ET LuLLi Epistolœ, n*» 15, 23, 148, 149; éd. Jaffé.

3. Ibld., no» 13, 32, 55.

4. Othlo, De vita et virtutibus S. Bonifaciiy p. 490.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 515

cette abbaye de Barking, nous avons vu suc- cessivement la sœur et la femme d'Ina, la reine de Norlhumbrie et la reine de Wessèx, aller prendre le voile, l'une du vivant même de son époux, et l'autre après la mort du sien.

Elles y eurent toutes deux pour abbesse Hildelida, dont Bède a vanté la sage administration et la sainte vie prolongée jusqu'à un âge fort avancé', mais à qui ses relations avec saint Aldhelm et saint Boniface ont surtout fait une célébrité spéciale. C'est à elle et à sa communauté que le fameux abbé de Malms- bury a dédié son Éloge de la virginité, composé d'abord en prose et qu'il refit plus tard en vers. Dans sa dédicace il nomme, outre l'abbesseet la reine Cuthburga, huit autres religieuses qui lui étaient unies par les liens du sang ou d'une amitié intime, dont la sainte renommée lui paraît un honneur pour l'Église, et dont la correspondance affectueuse et abondante le comblait de joie'.

La lecture de ce traité, comme de tous les écrits un peu considérables d' Aldhelm, est rebutante, tant il y a de pédantisme et d'emphase. Mais elle offre un

1. Hist. EccLy IV 10. Cf. S. Bonifacii Epes^., 10; éd. Jaffé.

2. Necnon Osburgse mihi contribulibus necessitudinum nexibus conglutinatse, Aldgid» ac Scholasticse, Hildburgse et Burngidae, Eu- lalise ac Teclse, rumore sanctitatis concorditer Ecclesiam ornantibus, De laudihus virginitatis, p. 1, éd. Giles.

516 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

grand intérêt à qui veut se rendre compte des idées et des images que pouvait invoquer l'un des plus saints et des plus savants pontifes de l'Église anglo- saxonne, en s'adressant à des religieuses de son temps et de son pays. Il leur cite tous les grands exemples de la virginité que peuvent lui fournir l'Ancien et le Nouveau Testament , la vie des Pères et des Docteurs, et surtout l'histoire des Martyrs des deux sexes. Mais il leur cite aussi Virgile et Ovide, entre autres le vers si connu :

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum,

puis celui de V Ëpithalamium :

Mellea tune roseis hserescunt labia labris *.

Il ne se borne pas à les comparer, selon une image devenue promptement banale, aux abeilles qui butinent leur miel sur les fleurs les plus diver- ses. Il les assimile tantôt aux athlètes du cirque , et se complaît à cette occasion dans l'énumération de tous les exercices des jeux olympiques ; tantôt à des cohortes guerrières, engagées dans une lutte achar- née contre ce qu'il appelle les huit vices principaux ; et alors il emprunte ses images et ses exhortations à la vie militaire, mais toujours en entremêlant à son

1. De laudibus virginilatis, c. 55.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 517

singulier latin des mois et des tournures essentielle- ment helléniques et qui présupposent, au moins chez plusieurs de ses correspondantes, une certaine con- naissance de la langue grecque . Les dernières lignes de son traité respirent une humilité et une tendresse qui émeuvent. Il se compare à un peintre difforme qui aurait entrepris de reproduire les traits de la beauté, lui pauvre pécheur qui, encore plongé dans les flots de la corruption, montre au prochain le rivage de la perfection. « Au secours donc, chères écolières du Christ! » leur dit-il, c< que vos prières soient la récompense de mon travail, et, comme vous me l'avez si souvent promis, que votre com- munauté me protège auprès du Tout-Puissant... Adieu, vous qui êtes les fleurs de TÉglise, les perles du Christ, les bijoux du paradis, les héritières de la céleste patrie, mais qui êtes aussi mes sœurs par la règle monastique, et mes élèves parles leçons que je vous ai données *. »

Les religieuses de Barking ne furent d'ailleurs pas les seules à qui Aldhelm ait adressé les effu- sions de sa plume infatigable et de sa muse laborieu- sement classique; et Ton nous dit expressément que

1. Pulchrum depinxi hominem pictor fœdus, aliosque ad per- fectionis littus dirigo, qui adhuc in delictorum fluctibus versor... Valele, o flores Ecclesise, sorores monasticae, alumnse scholasticae, Christi margaritte, paradisi gemmse et cœlestis patrise participes. Ibid,, c. 60.

r.

318 LES RELIGIEUSES MGLO- SAXONNES.

les œuvres qu'il leur dédiait étaient recherchées par toutes celles qui suivaient la même carrière ^ Plu- sieurs de ses lettres et de ses poésies sont adressées à des religieuses dont il ne dit pas le nom, et dont il sollicite non-seulement l'intercession auprès de Dieu, mais la protection contre les critiques d'ici- bas ^ Toutes ces communautés qui étaient hono- rées de ses visites ou de sa correspondance prenaient sans doute plaisir aux jeux de mots, aux acrostiches et aux logogriphes gréco-latins, dont le célèbre prélat émaillait sa prose et ses vers; et quelque in- signifiant que nous semble aujourd'hui cegenrede productions, il implique néanmoins un certain de- gré de culture littéraire généralement répandue dans les cloîtres anglais.

Mais l'intérêt qui s'attache à cette l'évélation sur le mouvement des études chez les religieuses anglo- saxonnes ne peut que s'accroître quand on s'aper- çoit que les préoccupations intellectuelles, tout in- tenses qu'elles fussent, étaient loin de tenir la pre- mière place dans le cœur ou l'esprit de ces aspi- rantes novices à la gloire littéraire. Le salut des âmes et la tendre union des cœurs l'emporte de

1. GUILLELM. MaLMESB., I, 35.

2. Sed vos virgineis comit quas infula'sertis,

Hoc opus adversus querulos defendite scurras, etc.

s. Aldhelmi 0<7era, p. 213, éd. Gilôs.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 319

beaucoup sur tout le reste. Dans une lettre écrite à une abbesse, aussi distinguée par la naissance que parla science et la piété, pour lui envoyer une série de vers léonins sur un voyage qu'il avait entrepris en Cornouaille, Aldhelm a soin de constater qu'il est inspiré surtout par sa tendre reconnaissance envers celle d'entre toutes les femmes dont la fidèle affection lui était le mieux démontrée*. Et à une autre, nommée Osgitha, qu'il exhortait à une étude assidue des saintes Écritures, il déclare qu'elle est sa sœur bien-aimée, dix fois et même cent fois, mille fois bien-aimée ^

Prenons congé d'Aldhelm et de ses doctes corres- pondantes, en rappelant que l'un de ses actes les plus importants, celui par lequel il consentait à res- ter abbé de ses trois monastères après son élévation à l'épiscopat, avait été daté de Winbou^ne^ Or, Winbourne était la grande communauté féminine du Wessex, fondée par le roi Ina et gouvernée par sa sœur Cuthburga. C'était en même temps le mo- nastère le plus renommé par l'activité littéraire qui y régnait. L'éducation des jeunes novices y était

1. NuUam reperisse me istic habitantium feminini sexus personam fideliorem... Ibid., p. 104.

2. Dilectissim» atque amantissiin» sorori... Saluto te diligenter, Osgitha, ex intimo cordis cubiculo... Vale! decies dilectissima, ico centieset millies. Ibid., p. 90.

3. Ap. Giles, p. S51. Cf. plus haut, p. 46.

320 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

l'objet des soins les plus actifs et les plus scrupu- leux. Les travaux intellectuels alternaient avec les ouvrages d'aiguille ; mais il est dit expressément de celle dont le nom a jeté le plus de lustre sur cette communauté, de Lioba, la sainte compagne de Bo- niface dans son apostolat germanique, qu'elle con- sacrait bien plus de temps à la lecture et à l'étude de l'Écriture sainte qu'au travail manuel . N'ou- blions jamais que le développement de la ferveur spirituelle par la prière et la célébration solennelle de la liturgie monastique occupaient de beaucoup la première place dans l'emploi du temps et des forces de toutes ces âmes jeunes et généreuses.

Il y avait à Winbourne cinq cents religieuses qui assistaient toutes à la fois à l'office de la nuit\ Cn conçoit tout ce qu'il fallait d'autorité, d'intelligence et de vigilance pour gouverner cette foule déjeunes femmes, toutes enflammées sans doute par Tamour du ciel, mais toutes aussi nées de races trop nou- vellement chrétiennes pour n'avoir pas gardé l'em- preinte profonde de la rudesse, de la fierté saxonnes. Cette nécessité explique pourquoi l'on recherchait surtout pour supérieures de ces grandes commu- nautés des princesses issues des anciennes dynas- ties que ces Anglo-Saxons étaient habitués à suivre

1. Vita S. Liobœ, auct. Ruuolpho, c. 7, ap. Acta SS. 0. S. B., t. lY.

2. Ibid,, c. 5,

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 321

sans les respecter toujours; et pourquoi, après la sœur du roi Ina, ce fut une autre sœur de roi, Telta^ , qui fut appelée au gouvernement de Win- bourne, à l'époque Lioba y fut élevée. Parmi la foule d'officières qui prêtaient leur concours à cette très-pieuse et très-zélée abbesse, on remarque dès lors la prévôté [prxposita), la doyenne {decana) ^ la sœur portière, chargée de fermer l'église après complies et de sonner le réveil pour matines, et mu- nie d'un énorme trousseau de clefs, les unes d'ar- gent, les autres de cuivre ou de fer, selon l'impor- lance de leurs diverses destinations\ Mais ni le rang ni l'ascendant moral de la princesse-abbesse ne réussissaient toujours à contenir la fougue barbare de cette jeunesse monastique. Celle des religieuses qui avait le premier rang après Fabbesse et qui s'oc- cupait principalement des novices s'était rendue odieuse par son extrême sévérité : lorsqu'elle vint à mourir, la haine qu'elle avait inspirée éclata sans pitié : à peine eut-elle été enterrée, que les novices et les jeunes religieuses coururent au cimetière et se mirent à sauter et à danser sur sa tombe, comme pour fouler aux pieds ce cadavre détesté. Elles en firent tant que la terre fraîchement remuée qui cou- vrait les restes de leur ennemie s'enfonça d'un

1. Vita S. Liobœ, c. 2.

2. Jbid,, c. 5.

322 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

demi-pied. L'abbesse eut toutes les peines du inonde à leur faire comprendre ce qu'elle appelait la cruauté et la dureté de leur cœur, qu'elle leur fit du reste expier par trois jours de jeûne et de prières à l'intention de la défunte \

lY

Au nom de Winbourne peut et doit se rattacher ce qu'il nous reste à dire sur une institution aussi bizarre que généralement répandue à cette époque^ celles des doubles monastères, deux commu- nautés distinctes de moines et de religieuses vivaient réunies dans un même lieu ou sous un même gou- vernement. Winbourne est de tous les établissements de ce genre celui dont l'organisation nous est le mieux connue. Nous les avons déjà rencontrés dans^ la Gaule franque, avec sainte Radegonde et saint Colomban, à Poitiers, à Remiremont et ailleurs \ Nous les retrouverons en Belgique et en Allemagne,

1. Nec tamen conquievit animus juvenum odientium eam, quin... ascend entes tumulum, et quasi funestum cadaver conculcantes, in solatium doloris sui amarissimis insuit ationibus mort use exprobra- rent. Vita S. Liobœ, e. 3.

2. Voir t. II, p. 556, 647.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 323

dèsque les missionnaires monastiques y auront porté le flambeau de l'Évangile. On a longuement discuté sur leur origine \ et nous ne prétendons rien déci- der à cet égard. On en voit des exemples jusque chez les Pères du désert enÉgypte et dès le temps de saint Pacôme% qui toutefois, avait mis le Nil entre les deux communautés soumises à son gouvernement. Nous en avons signalé un remarquable essai en Es- pagne, lors de cette prodigieuse affluence de néo- phytes monastiques des deux sexes qui vint se ran- ger sous l'autorité de saint Fructueux ^ Malgré l'assertion contraire de Muratori, le témoignage irréfutable de Bède prouve qu'il y avait au moins une communauté de ce genre à Rome même, au milieu du septième siècle*.

Mais c'est surtout en Irlande qu'on les voit germer spontanément dès lespremiers temps de la conversion de cette île, à tel point que l'apôtre du pays, saint Pa- trice, se vit obligé de prévenir par de sages précau- tions les désordres et les scandales qui auraient pu

1. Mabillon, Ann.Bened.y t. I, p. 125; Lanigan, EccL Hist, oflre- land,t. II, p. 19-20; Lingard, i^i^wzVies, t. I, p. 212, et surtout

' Varin, Mémoire, déjà maintes fois cité.

2. Voir tome I, p. 83. Cf. Palladius, Hist. Lausiaca, 30-42; Bgllaivd., t. m Maii, p. 304.

5. Voir plus haut, liv. VII, t. II, p. 255.

4. Hist. EccL, IV, 1. Muratori soutient que les doubles monas- tères ont toujours été inconnus en Italie. AntiquiL medii œvL t V- ! p. 527.

524 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

provenir du rapprochement trop intime ou trop fré- quent des religieux de différents sexes'. Toutefois les premiers pontift s et missionnaires de rHibernie, | forts de la chasteté exceptionnelle du tempérament îrlandais,quiestdemeuréjusqu'ànosjours1eglorieux

privilège de cette race, forts surtout de leur propre ferveur et de leur passion exclusive pour le salut des âmes, ne redoutaient ni la société des femmes qu'ils avaient converties ni la charge de les gouverner quand elles voulaient se consacrer à Dieu'. Moins rassurés, si ce n'est plus humbles, leurs successeurs, ceux qui sont qualifiés de saints du second ordre dans les annales hagiographiques de l'Irlande, décli-

\. JocELLNus, Vit, s. Pair., ap. Bollaî^d., p. 592. - Le canon 9 du concile, qui lui est attribué, est ainsi conçu : « Monachus et virgo, unus ab hinc et alia ab aliunde, in uno hospitio non commeant, nec in uno curru a villa in villam discurrant, nec assidue invicem con- fabulationem exerceant. » Ap. Coletti, t. IV, p. 754.

2. A cette catégorie de saints se rattache l'évêque Dega Maccaryl (déjà cité plus haut, t. m, p. 91), mort en 580, et dont il est dit :^ Confluxerunt undiquead eum sanctse virgines, ut stib ejus régula de^ gèrent... Moniales illas versus septentrionem ducens, in diversis locis| diversa monasteria, in quibus cum aliis virginibus seorsum Deo ser- virent, eis, prout decuit, construxit. » Bolland., t. lll, Augusti p. 660. On voit d'ailleurs qu'un abbé voisin fit des reproches au saint évêque,, ut eum de susceptlone virginum objurgaret, |

Il y a aussi Texemple des trente filles éprises de saint Mochuda,1 qui finirent par devenir religieuses sous son autorité; déjà cité, t. III, j p. 93. Puis celui de sainte Monynna, contemporaine de saint Pa-f trice, qui, avec huit autres vierges et une veuve, va chez un saint} évêque Ibar, et longo tempore sub ipsius disciplma cum multis almi virginibus permansit, Bolland., t. lIJulii, p. 291.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 523

nèrent la responsabilité de cette administration des communautés pi us ou moins nombreuses de vierges qui s'étaient groupées autour des saints plus an- ciens '. Ils poussaient la rigueur au point de refuser l'accès de leur retraite même aux recluses qui ve- naient leur demander le viatique\ Cependant on voit persévérer l'habitude de combinera fondation ou au moins l'administration des monastères de femmes avec celle d'une communauté analogue d'hommes. Mais comme les saints abbés ne voulaient plus se charger de gouverner les religieuses, on ren- versa le problème. De là, sans doute, cet usage sin- gulier, mais universellement établi à partir du septième siècle, non pas en Irlande, je n'en ai trouvé aucun exemple, mais dans toutes les colonies irlandaises comprenant deux communautés réunies, qui soumettait non les religieuses à l'autorité d'un supérieur ecclésiastique, mais les moines à celle de l'abbessedes religieuses leurs voisines.

i. Abnegant mulieram administrationem, séparantes eas amonas- teriis. Texte cité par Ussher.

2. C'est ce que l'on raconte de saint Senan, fondateur, vers 550, d'un monastère dans une île à l'embouchure de la Shannon, il n'était permis à aucune femme de débarquer ;

Cui prœsul : « Quid feminis Commune est cum raonachis ? Née te nec uUam aliam Admittemus in insulam. »

Vita rhythmica, ap. Lasica , II, 7. HOINES d'occ, t. . J9

526 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Tel était l'état des choses dans les fondations que nous avons vues éclore sous l'influence de saint Colomban, l'apôtre irlandais des Gaules, dans les Vosges, dans la vallée de la Marne et de la Seine ; tel est celui que nous retrouverons en Belgique, lorsque nous y constaterons l'influence monastique des Ir- landaisetdesBretons. Les princesses anglo-saxonnes vouées au cloître avaient donc trouvé cet usage éta- bli dans les maisons de la Gaule elles avaient reçu leur éducation religieuse, à Faremoutier, aux Ândelys, à Chelles, à Jouarre^ Elles le rapportè- rent en Angleterre, il fut immédiatement et universellement adopté; carde toutes les grandes abbayes de femmes dont nous avons parlé, il n'y en a pas une seule l'on ne trouve un monastère de clercs ou de prêtres placés aux portes de la commu- nauté de religieuses et gouverné par ^abbesse^ Rappelons seulement Whitby, la princesse Hilda dirigeait le monastère-école, qui fut la pépinière de tant d'évêques et de missionnaires, mais dont le bouvier-poëte Ceadmon, déjà tant de fois cité, demeure la principale célébrité'; puis Ely, la reine Elheldreda attira par son exemple et rangea

1. Bède, III, 8. - Mabiilon, Acta SS. 0. S. B., t. I, p. 420 ; t. III,

p. 20.

2. BoiLAM., De S. Cedmono, t. II Febr., p. 552.

3. Voir plus haut, t. IV, p. 70.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 327

SOUS ses lois non-seulement de saints prêtres, mais encore des hommes d'un rang élevé dans la vie séculière*. Ce qui dut contribuer plus que toute autre raison à faire prévaloir un si singulier usage, ce fut sans doute la nécessité de pourvoir aux be- soins spirituels d'abord des religieuses si nom- breuses qui peuplaient ces monastères, puis de la population laïque répandue sur les vastes domaines dont la fondatrice, qui était le plus souvent une prin- cesse de la dynastie régnante, avait fait le patrimoine de sa communauté. Les prêtres et les clercs chargés de cette double mission se trouvèrent naturellement réunis, eux aussi, dans une sorte de communauté, mais soumise à l'autorité de celle qui était à la fois la supérieure spirituelle etla dame, hseigneuresse, si l'on peut ainsi s'exprimer, du territoire monas- tique'. Tous ensemble formaient une sorte dévaste famille, gouvernée par une mère à défaut de père, et la maternité devait être la forme naturelle de l'autorité, d'autant plus que les néophytes étaient souvent admis avec toute leur descendance, témoin Geadmon lui-même, qui n'entra à Whitby qu'avec tous les siens, et ce petit enfant de trois ans que

i 1. Voir plus haut, t. lY, p. 358. Rappelons encore Repton, saint Guthlac alla se faire moine sous l'autorité de Fabbesse Elfrida ; voir plus haut, p. 123 de ce volume. 2. LiNGARD, Antiquities, t. I, p. 212.

328 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Bède nous monlre nourri et soigné dans la cellule

des savantes religieuses de Barking*.

L'archevêque gréco-asiatique, Théodore, lorsqu'il vint de Rome pour achever Torganisation de TÉglise anglo-saxonne % paraît n'avoir pas goûté cette insti- tution, qui n'avait pas été inconnue de l'Orient chré- tien, mais qui probablement y avait laissé des sou- venirs équivoques. On a de lui un capitule qui interdit loute fondation de ce genre, tout en res- pectant celles qui existaient déjà^ Mais, comme tant d'autres canons et décrets, celui-ci demeura inexé- cuté : des communautés fondées après sa mort, comme Winbourne, étaient en pleine fleur au hui- tième siècle, et rien n'annonce que les doubles mo- nastères aient cessé de fleurir jusqu'à la ruine générale des cloîtres par les Danois à la fin du neu- vième siècle. Ils furent ensevelis dans cette cata- strophe, et Ton n'en retrouve aucune trace dans la renaissance monastique dont le roi Alfred et le grand abbé Dunstan furent les auteurs. C'était un fruit

1. Hist. eccL, IV, 24. Ibid., IV, 8. On rencontre plusieurs exemples de la mère et de la fille , ou de deux sœurs, vouées à Dieu dans le même couvent. Cf. Bède, V, 3.

2. Voir plus haut, t. IV, p. 214.

3. Non licet viris femlnas habere monachas, neque feminis viiosj tamen non destruamus illud quod consuetudo est in hac terra. Capitula et fragmenta, ap. Thorpe, Ancient Laws and InstituteSf^ p. 307.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 529

propre à la jeunesse de l'Église, laquelle, comme toutes les jeunesses, a connu des hardiesses, des dangers, des orages, des désordres d'une nature propre à cet âge, mais qui disparaissent en temps utile.*

C'était surtout une nouvelle et très-frappante preuve de cet ascendant de la femme dans l'ordre social, que nous avons déjà signalé, d'après Tacite, chez les Germains comme chez les Bretons \ Main- tenu, consolidé et, sous certains rapports, sanctifié par l'esprit chrétien chez les Anglo-Saxons, il est demeuré tout-puissant chez cette race . Il a enfanté cette déférence à la fois officielle et populaire pour le sexe faible, et je dirais volontiers cette pudeur publique dont les Anglo-Saxons d'aujourd'hui nous donnent aux États-Unis un si lumineux et si liono- rable exemple dans leurs écoles primaires de gar- çons, dirigées, souvent au sein des plus grandes villes, par des jeunes filles que protège contre tout outrage, contre tout sarcasme même, le respect universel des pères et des fils *.

Hâtons-nous d'ajouter que, même à cette époque primitive, on ne rencontre aucune trace des abus ou

1. Neque enim sexum in imperio discernunt. Agric, c. 16. Soli- tumBritannis feminarum ductu bellare. Annal,, XIV, 35.

2. Emile de Laveleye, de V Instruction publique en Amérique^ con- firmé d'ailleurs par les récits de tous les voyageurs impartiaux.

330 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

des désordres que l'esprit soupçonneux du critique moderne pourrait supposer. Cela s'explique parles précautions que Ton retrouve partout, lors de la construction des doubles monastères et dont il ne pa- raît pas qu'on se soit jamais départi. La double fa- mille habitait séparément, dans deux édifices tout à fait distincts S bien que rapprochés. En règle géné- rale, les religieuses ne sortaient pas de leur clôture, et il était strictement interdit aux moines de péné- trer dans l'enceinte réservée aux religieuses, sans la permission de l'abbesse et hors de la présence de plusieurs témoins. A Winbourne, qu'il faut tou- jours citer comme le type des établissements de ce genre, ces deux monastères s'élevaient côte à côte, comme deux forteresses entourées chacune de murs crénelés . L'austérité de la discipline primitive y était en pleine vigueur du temps y séjourna cette Lioba, qui devait, sous les auspices de saint Boni- face, introduire en Allemagne la vie claustrale des femmes . Les prêtres étaient tenus de sortir de l'é- glise aussitôt leur messe célébrée ; les évoques eux- mêmes n'étaient point admis dans le monastère des femmes, et Tabbesse ne communiquait avec le

1. Muld de fratribus ejusdem monasterii qui aliis erant in sedibus (Bède, III, 8), à propos de Faremoutier. Eam monasterii partem qua ancillarum Dei caterva a virorum erat sécréta contubernio. Ibid,, IV, 7, à propos de Barking.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 331

dehors, pour donner ses ordres à ses sujets spiri- tuels et temporels, qu'à travers une fenêtre grillée*. De toutes les grandes communautés de ce genre dont rhistoire nous parle, Goldingham est la seule dont la mémoire ne soit pas restée irréprochable : nous l'avons dit plus haut, en constatant le rôle his^ torique de la princesse northumbrienne, Ebba, fon- datrice de cette maison ^ Encore faut-il bien consta- ter que les scandales qu'y signalait Bède, le sévère et sincère Bède, ne sont pas de ceux qu'on serait tenté de supposer : il s'agissait bien plutôt de man- quements à la régularité claustrale que de prévarica- tions contre les mœurs chrétiennes. Et, d'ailleurs, petits ou grands, ces scandales furent glorieuse- ment expiés au siècle suivant, lorsque, sous une autre Ebba, les religieuses de Goldingham, pour se dérobera la brutalité des conquérants danois, se coupèrent le nez et les lèvres, et par cette héroïque mutilation surent ajouter la palme du martyre à celle de la virginité ^

A part celte unique exception, le témoignage una-

1. Porro ipsa congregationis mater, quando aliquid exteriorum pro utilitate monaslerii ordinare vel mandare necesse erat, per fenestram loquebatur. Vita S. Liobœ, auct. Rudolpho, c. 2, ap. Acta SS. 0. S. B., ssec. ni, p. 2.

2. Voir t. IV, p. 83 et 437.

3. Exemplum... non solum sanctimonialibusillisproficuum, verum etiam omnibus successuris virginibus aeternaliter amplectendum.- Matth. West., Rog. Wendoy., Ric. Cirenc, II, 70.

332 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

nime des auteurs contemporains comme des anna- listes plus récents rend un hommage éclatant a la régularité, à la ferveur, à l'austérité même des mo- nastères doubles chez les Anglo-Saxons. Parmi les saintes les plus illustres, parmi les prélats les plus distingués par leurs vertus ou leur science, un grand nombre avaient été élevés dans ces commu- nautés, qu'entourait la vénération universelle et dont le souffle de la calomnie n'osa jamais ternir la pure et sainte renommée ^

Est-ce à dire que tout fût parfait dans les institu- tions monastiques du pays et du temps que j'ai en- trepris de faire connaître? A Dieu ne plaise que je veuilleà ce point tromper mes lecteurs. Plusj'avance dans ma tâche ingrate et laborieuse, c'est-à-dire plus j'approche du bord de ma tombe, et plus je me sens saisi, pénétré, dominé par l'ardent et respec- tueux amour de la vérité, plus je me crois incapable de la trahir, même au profit de ce que j'ai le plus aimé ici-bas. La seule idée d'ajouter une ombre à toutes celles qui la recouvrent déjà me fait horreur. La voiler, la taire, la déserter, sous prétexte de servir la cause de la religion, qui n'est autre chose que la suprême vérité, ce serait, âmes yeux, aggraver le mensonge par une sorte de sa-

1, LiNGARD, /. C,

LES RELIGIEUSES i^NGLO-SAXO.NNES. 535

crilége. Que les âmes timorées ou scrupuleuses me le pardonnent ! mais je tiens que dans l'histoire tout doit être sacrifié à la vérité, qu'il faut la dire toujours, sur tout et tout entière. Le panégyrique mensonger, la vérité est sacrifice par voie de prétention," me répugne autant que l'invective ca- lomnieuse.

J'ai donc recherché avec une consciencieuse at- tention la trace de tous les abus et de tous les désor- dres qui pouvaient se produire dans les monastères anglais, et surtout dans les communautés de fem- mes. Si je n'ai presque rien trouvé, ce n'est pas faute d'avoir suffisamment fouillé les historiens et les autres écrivains du temps; j'ose donc en con- clure que le mal, inséparable de tout ce qui est hu- main, avait laissé dans les cloîtres anglo-saxons moins de traces qu'ailleurs.

J'hésite vraiment à relever, avec autant de sévé- rité que les pontifes et les docteurs du temps, le premier de leurs griefs contre les communautés anglo-saxonnes, ce goût excessif pour les étoffes trop riches ou trop fines dont certaines religieuses ai- maient à se vêtir, après les avoir fabriquées elles- mêmes. Ces merveilles de la quenouille et de l'ai- guille à broder, telles qu'on les maniait dans les cloîtres d'Angleterre excitaient non-seulement la sollicitude, mais l'indignation des maîtres de la vie

19.

554 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 1

spirituelle. Bède ne trouve rien de plus grave gnaler dans les délits qui devaient attirer sur Col- dingham la colère céleste'. Boniface, devenu arche- vêque et légat pontifical en Allemagne, ne dédaigne pas de les dénoncer à l'archevêque de Cantorbéry comme un des plus dangereux écueil s d'e la vie mo- nastique'. Aldhelra évoque toute sa rhétorique pour préserver ses amies de Barking du luxe révoltant que déployaient, dans leurs vêtements, le clergé des deux sexes, et surtout ces abbesses et ces reli- gieuses qui portaient des tuniques écarlales et vio- lettes, des capuchons et des manchettes garnies de fourrures ou de soieries; qui se frisaient les cheveux avec un fer chaud tout autour du front; qui trans- formaient leur voile en parure, en le disposant de manière à le faire retomber jusqu'à leurs talons ; qui, enfin, aiguisaient et recourbaient leurs ongles de manière à les faire ressembler aux griffes des faucons et autres oiseaux de proie, destinés par la nature à pourchasser la vermine dont ils se nourrissent^

i. Texendis suMilioribus indumentis operara dant, quibus aut seipsas ad viccm sponsarum in periculum sui status aiiornent, aut externorum sibi virorum amicitiam comparent. Hist. eccL, IV, 25.

2. GuiLi. Malmsb., c. 82, p. H5. - Voir plus haut le texte de la

lettre.

3. ïïngues ritu falconum et accipitrum, seu certe cavannarum quos naturaliter ingenita edendi nécessitas instigat, obunca pedum

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 335

Du reste, le concile de Cloveshove donna raison à ces dénonciations, en prescrivant aux religieux des deux sexes de s'en tenir aux vêtements de leurs pré- décesseurs, et aux religieuses en particulier, de se rappeler l'habit simple et pauvre qu'elles avaient revêtu au jour de leur profession, pour ne plus ja- mais ressembler, par leur extérieur trop orné, aux filles laïques ^

Passons à des faits d'une nature plus grave. Ne rencontrerons-nous pas sur notre chemin quelques- uns de ces désordres dont on a, dans les siècles mo- dernes, fait un crime irrémissible aux ordres reli- gieux? La contrainte n'a-t-elle jamais été employée pour imposer aux jeunes Anglo-Saxonnes la vie claustrale ? Je suis porté à croire qu'il en a été ainsi quelquefois, quand je lis dans le Pénitentiel de l'ar- chevêque Théodore que les filles que leurs parents avaient obligées à se faire religieuses étaient impli- citement exemptées de toute peine, même spirituelle^ si elles venaient ensuite à se marier ^

fuscinula et rapaci ungularum arpigine alites et sorices crudeliter insectando grassari. De laudibus virgnit., c. 58. Cf. c. 17 et 56,

1. Non debent iterum habere indumenta saecularia, et ornatis et nitidis vestibus incedere, quibus laicœ puellse uti soient. Gan. 28, ap. COLETTI, t. VIII, p. 331.

2. Puellse quse nonimrentum coactœ imperio, sed spontaneo judicio , virginitatis propositum atque habitum susceperunt, si postea nuptias diligunt, praevaricantur, etiamsi consecratio non accesserit. Liber pœnitentiaUs, c. xvi, § 24, ap. Thorpe, 282.

m

556 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOISNES.

La pudeur virginale de ces fiancées du Seigneur, qu'entourait une vénération si nationale et si popu- laire chez les Anglo-Saxons, fut-elle toujours res- pectée par ceux qui occupaient les premiers rangs des peuples nouvellement convertis et qui leur de- vaient à ce titre l'exemple du respect?

Je suis bien obligé d'admettre qu'il n'en fut pas ainsi. Les monuments contemporains d'une autorité incontestable constatent que plus d'un roi anglo- saxon semble avoir trouvé un plaisir spécial à faire sa proie des vierges consacrées au Seigneur \ Il est . probable que les princes et les grands n'imitèrent que trop souvent l'exemple de leurs i^ois. A côté de divers traits signalés par l'histoire, les dispositions nombreuses des lois pénales, portées par les rois anglo-saxons et anglo-normands , depuis Alfred jusqu'à Henri P% contre le rapt des religieuses, même suivi de mariage , ou contre d'autres ou- trages à leur pudeur, démontrent que ces crimes étaient de ceux qui exigeaient une répression aussi énergique qu'habituelle'. On ne conçoit que (rop

1. Voir ce qui a élé dit plus haut d'Osred, roi de Northumbrie, de Ceolred et d'Ethelbald, rois de Mercie, d'après les épîtres de saint

Boniface.

2. Les lois d'Alfred prévoient et châtient les délits contre la chasteté des religieuses par les dispositions suivantes :

Voir § 8. et g 18. (Ap. Thorpe, p. 52, 34, éd. in-fol.)

Voir aussi § 4 des lois ecclésiastiques du roi Edmond (940-946),

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 337

Tattrait tout particulier que devaient exercer sur des hommes encore à demi barbares ces jeunes filles, souvent très-belles et de haut lignage, toujours pures, bien élevées, initiées par l'éducation à toutes les délicatesses de la civilisation d'alors, réunies en foule dans ces forteresses spirituelles qui pouvaient bien les garantir contre les tentations delà vie sécu- lière, sans les préserver des attentats de ces grands de la terre, traditionnellement habitués à tout im- moler pour assouvir leurs passions. f- Ce qui surprend et afflige bien autrement encore, ce sont les décrets rendus par les principaux légis- lateurs spirituels du pays, par les grands archevê- ques, Théodore de Cantorbéry et Egbert d'York, qui prévoient et punissent des prévarications contre la continence claustrale la violence n'entre pour rien, et qui feraient supposer que ces crimes pou- vaient être commis par ceux-là mêmes qui étaient tenus de veiller sur la pureté du sanctuaire, par ceux à qui leur caractère sacré devait imposer un frein invincible^ par des prêtres et même par des évêques^ Constatons toutefois que, au moins à l'é-

Tart. 39 des lois de l'assemblée d'Enham sous Ethelred, et enfin la loi de Henri I*"", art. 73, qui prescrit au coupable d'aller à Rome : adeat Papam et consilium cjus scire faciat.

1 . Voirie Pénitentlel de Théodore (chap. xvi, § '20 et 26, et chap. xvii). Ap. Thorpe, p. 282-283. Cf. Ecgberti, arch. Ebor., Confessionale^ art. 13 ; Excerptwncs, n"* 134 et 136

338 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

poque dont nous avons eu à parler, l'histoire ne rapporte aucun trait connu à l'appui de ces humi- liantes prévisions de la loi. Ajoutons que l'arche- vêque Théodore a bien pu rapporter de sa patrie orientale la crainte ou le souvenir de certains excès, de certaines corruptions, parfaitement étrangères au caractère comme aux habitudes des peuples du Nord, et leur donner place dans sa législation, sous forme d'appréhensions superflues. Ajoutons encore qu'on risquerait de tomber dans l'injustice et l'ab- surdité, en tirant de telle ou telle disposition d'un code pénal la conclusion que les crimes ainsi si- gnalés et châtiés sont habituellement commis au sein de la nation dont la législation les proscrit*.

En outre, l'impartialité nous commande de rappe- ler tout ce qui a déjà été dit sur les abus qui s'étaient introduits dans l'Ordre monastique, dès le temps de Bède ; sur les faux monastères, qui n'étaient que des domaines exploités au profit de donataires laïques, ridiculement affublés du titre d'abbés; sur les faux religieux des deux sexes qui peuplaient ces monas- tères de contrebande et y vivaient dans tous les genres de désordres\ Comme ceux-ci n'en portaient

1. Que penserait-on, par exemple, d'un historien qui conclurait du texte de l'art. 310 de notre Code pénal, que le crime prévu et puni par cet article est fréquent en France ?

2. Bed-e, Epist. ad Ecghert., c. 6.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 539

pas moins le titre de monachi etde sanctimoniales , c'est, sans aucun doute, à eux que Ton peut et que l'on doit le plus souvent imputer les excès flétris par les décrets des métropolitains anglais et par les épîtres de saint Boniface ; c'est encore, espérons- le, à cette même catégorie qu'il convient d'appli- quer l'accusation portée par les terribles et intra- duisibles paroles de sa lettre au roi de Mercie : Illx meretrices, sive monasteriales, sive sxculares *. Disons enfin que le grand apôtre, enflammé à la fois par l'amour de la religion et l'honneur de sa race, ne parle que par ouï-dire ; que ses plus san- glantes objurgations sont tempérées par quelques formules dubitatives; qu'il ne rappelle jamais des excès qu'il aurait vus ou connus par lui-même avant son départ pour l'Allemagne, mais seulement ce qui lui avait été rapporté par des récits plus ou moins avérés pendant le cours de ses missions en Germa- nie.

Cette correspondance de saint Boniface, qui est une mine si précieuse et si unique^ de renseigne-

1. Epistolœ s. BoNiFAcii, n* £9, éd. Jaffé, p. 175. Voir aussi sa lettre à l'archevêque Egbert d'York. Ibid., 61.

2. Disons toutefois que remploi de cette collection est singulière-

340 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

ments sur les idées elles inslilutions des races ger- maniques à leur début dans la société chrétienne, nous révèle en outre, par divers côtés, l'esprit qui régnait dans les cloîtres peuplés par les religieuses anglo-saxonnes. Avant comme après son apostolat en Allemagne, Winefred, devenu promptement le plus illustre religieux du Wessex, entretenait des relations fréquentes et iatimes avec les religieuses les plus dislinguéesde son pays. Les lettres qu'il leur écrivait, celles surtout qu'il recevait d'elles, redou- blent d'intérêt après son départ pour les régions en- core inexplorées il devait trouver le martyre. Il ne nous en reste qu'un trop petit nombre ; mais celles qui nous ont été conservées suffisent pour nous laisser entrevoir ce qui se passait dans l'âme de ces femmes généreuses, intelligentes et passion- nées, dont la vie s'écoulait à l'ombre de ces monas- tères où le grand missionnaire rencontrait non- seulement des sympathies si dévouées, mais encore des alliées si actives et si utiles. ^

I

ment entravé parla manie qu'ont eue chacun des éditeurs (Wiird- wein en 1789, Giles en 1844, Migne en 1863) postérieurs à la pre- mière publication faite par Serrarius, en 1605, de changer Tordre et la numération des épîtres. Nous avons adopté les chilfres de la der- nière et très-correcte édition donnée par Jaffé ( Monumenta Mogun- tina, in Bihliotheca rerum Germanicorum, t. III, Berolini, 1S66 ), qui croit avoir réussi à y introduire un certain ordre chronologique, dont les éditions plus anciennes étaient totalement dépourvues.

) LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 541

On y voit tout d'abord que fout n'était pas dou- ceur et bonheur dans l'enceinte du cloître. Nous sommes tous portés à nous exagérer, dans le passé comme dans le présent, la paix et la suavité de la vie religieuse, au milieu des orages soit de cette société d'autrefois, si violente, si belliqueuse, si troublée, soit de la société moderne, si frivolement agitée, si mobile dans sa servilité. On a raison de se repré- senter le cloître comme un nid suspendu dans les branches d'un grand arbre secoué par le vent, ou comme la chambre intérieure d'une barque battue par les flots . On est au milieu de la tempête, mais on y est à l'abri ; dans un abri toujours menacé, toujours fragile, toujours périssable, mais enfin un abri. On entend du dehors le bruit des vagues, de la pluie, du tonnerre; on sent bien qu'à chaque in- stant la perte est possible, ou même prochaine. Mais en attendant on se sent à couvert, on est tranquille, protégé, préservé, et on vogue avec une humble confiance vers le port. C'est une jouissance suffisam- ment tempérée par le sentiment de l'insécurité pour ne pas devenir un danger, une tentation de mollesse ou d'orgueil.

Mais dans ce nid et dans cette barque, préservés des tempêtes du dehors, que d'orages, que de pé- rils, que d'écueils intérieurs! Même au sein de la communauté la plus paisible et la mieux réglée,

342 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

quelle épreuve que cette mort quotidienne de la vo-^ lonté individuelle ; que ces longues heures d'obscu- rité et de silence qui succèdent à l'effort et à l'élan du sacrifice ; que cette durée perpétuelle du sacri- fice sans cesse subi, sans cesse renouvelé! Un maî- tre très-moderne de la vie spirituelle l'a dit avec une sévère perspicacité : « La continuité seule des exercices qui, bien que variés, ont toujours quelque chose de contraire aux penchants humains, dès qu'ils sont réglés et qu'ils se font pour Di^?^, fatigue beaucoup ^ » Quel implacable rayon de soleil jeté sur l'infirmité du cœur humain! On se familiarise avec les règlements, avec les habitudes, avec les obli- gations même onéreuses qui ont un but purement terrestre . Mais dès qu'il s'agit de Dieu, la répu- gnance reparaît. Il faut la retrouver et la surmonter sans cesse. C'est qu'est le labeur et aussi le mérite infini de la vie du cloître.

S'il en est ainsi pour les âmes de nos contempo- raines, depuis si longtemps façonnées à Téducation et à la discipline chrétiennes, que ne devaient pas ressentir, au fond de leurs citadelles monastiques, ces Saxonnes du septième ou du huitième siècle, issues d'une race encore si jeune et si neuve dans

1. Notice sur la Société de la Sainte-Retraite, commencée aux Fon- tanelles, diocèse de Besançon, en 1787, par M. Receveur, p. 49 du texte rédigé en 1791.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 345

les voies du Seigneur, et restée si impétueuse, si turbulente, si éprise de sa force, de sa liberté, de son indépendance indomptée! À la contrainte maté- rielle qui, bien que volontairement acceptée, devait tant leur peser, venaient se joindre bien d'autres privations dont elles n'avaient peut-être pas mesuré d'avance toute l'étendue. De sans doute ces agi- tations contenues mais incurables, ces cris de dou- leur, ces désirs vagues mais ardents et fougueux, qui se font jour dans les quelques pages qu'on nous a conservées de leurs épanchements intimes avec le plus grand et le plus saint de leurs compa- triotes.

On regrette que ces âmes candides et ardentes aient eu recours au latin pour exprimer leurs émo- tions et leurs confidences. Si elles avaient employé leur idiome national, au lieu d'une langue qui, sans être morte, puisque c'était celle de la vie spiri- tuelle, n'en avait pas moins leur coûter bien des efforts avant de leur devenir familière, nous aurions vu sans doute leur pensée s'épancher, se précipiter en flots tumultueux, en mouvements abrupts, mais frappée au coin d'une originalité puissante et pas- sionnée, comme les vers de Ceadmon ou du poëme de Beowulf. Et néanmoins, sous la forme artificielle et un peu contrainte les enserre l'usage du latin, on sent déborder la sève et la vie avec toute la

544 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES, f

vigueur d'une nature originale, sincère et véhé- mente.

Ce qui éclate le plus dans ces lettres, elles tra- duisaient d'une main inexpérimentée, en un latin plus ou moins classique et en superlatifs plus ou moins élégants, les bouillonnements de leur cœur, c'est le besoin d'exprimer la tendresse, on dirait volontiers la passion qui les anime. On peut juger de l'intensité des affections qui unissaient certaines d'entre elles les unes aux autres par le tendre élan de leur parole quand elle s'adresse aux religieux qui avaient su gagner leur confiance. En voici un échan- tillon tiré d'une lettre adressée à Winefred, après les premiers succès de sa mission en Allemagne, par l'abbesse Bugga,que l'on croit avoir été fille d'un roi du Wessex, et qui était par conséquent de la même tribu que son illustre correspondant^ :

c( Je ne cesse de remercier Dieu de tout ce que j'ai appris par votre bienheureuse lettre ; de ce qu'il vous a conduit miséricordieusement à travers tantde pays inconnus; de ce qu'il a favorablement incliné

1. Il y eut deux et peut-être trois religieuses du nom de Bugga, parmi les correspondantes de Boniface. Nous supposons, avec Téditeur des Notes sur les tombes monastiques découvertes à lïackness, p. 35, que celle dont il s'agit ici est la même dont un poëme de saint Aldhelm a céiébré les constructions ecclésiastiques (Migne, Patro- logie, t. LXXXIX,p. 289) et à qui saint Boniface écrivait sa lettre 86, éd. Jaffé, qui commence : 0 soror carissima.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 345

vers vous le cœur du pontife de la glorieuse Rome ; de ce qu il a prosterné devant vous l'ennemi de l'Église catholique, Radbod le Frison. Mais je vous déclare qu'aucune révolution du temps, aucune vicissitude humaine ne changera l'état de mon âme envers vous et ne la détournera de vous aimer comme j'y suis résolue. L'ardeur de Tamour m'enflamme d'autant plus que je suis intimement convaincue d'arriver à un certain repos par la grâce de vos prières. Je vous renouvelle donc mes instances pour que vous in- tercédiez en faveur de ma bassesse auprès du Sei- gneur. Je n'ai pas pu encore obtenir les Passions des Martyrs que vous m'avez demandées. Je le ferai dès que je le pourrai. Mais vous, mon très-cher, en- voyez-moi, pour me consoler, ce remeû à' Extraits des saintes Écritures que vous m'avez promis dans votre lettre si douce. Ensuite je vous supplie d'offrir l'oblation de la sainte messe pour l'un de mes pa- rents, qui s'appelaitN..., et que j'aimais par-dessus tout. Je vous envoie par le porteur de ces lignes cin- quante sols et un drap d'autel : je n'ai pas pu me procurer quelque chose de mieux. C'est un petit don, mais qui vous est offert avec un grand

amour \ »

1. Venerando Dei famulo... Botiifacio sive Wynfritho dignissimo Dei presbytère, Bugga, vilis yernacula, perpétuée caritatis salutem... Eo magis confiteor, quod nuUa varietas temporalium yicissitudinum

546 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Boniface et ses compagnons de mission ne met- taient guère moins d'affection et d'abandon dans leurs communications épistolaires avec leurs sœurs en religion. Il écrivait d'avance à celles qu'il comp- tait attirer auprès de lui et associer à son œuvre de propagande apostolique : c< A mes vénérables, esti- mables et très-chères sœurs, Leobgitha, Thekla et Cynegilda, et à toutes les autres sœurs qui demeu- rent avec vous et qu'il faut aimer, comme vous, en Jésus-Christ, le salut d'une éternelle affection ! Je vous conjure et vous enjoins de continuer à faire ce que vous avez déjà fait et ce qu'il vous faut faire toujours, c'est-à-dire de prier le Dieu qui est le re- fuge des pauvres et l'espoir des humbles, de me délivrer de mes nécessités et de mes tentations, moi le dernier et le pire de tous ceux à qui l'Eglise ro- maine a confié la prédication de l'Evangile. Implo- rez la miséricorde de Dieu pour qu'au jour le loup viendra, je ne m'enfuie pas comme un merce- naire ; mais pour que je puisse, à l'exemple du bon Pasteur, défendre courageusement les brebis et les agneaux, c'est-à-dire l'Eglise catholique avec ses fils et ses filles contre les hérétiques, les schismati-

statum mentis mese inclinare queat... Sed ardentius visamoris in me calescit, dum pro certocognosco... Et tu, mi carissimus (sic), dirige mese parvitati ad consolationem, quod per dulcissimas litteras tuas promisisti... /sptsMC.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 347

ques et les hypocrites. De votre côlé, dans les mau- vais jours nous sommes, ne soyez pas impruden- tes. Recherchez avec intelligence est la volonté de Dieu. Agissez virilement, avec la force que donne la foi, mais faites tout avec charité et patience. Puis souvenez-vous des apôtres et des prophètes, qui ont tant souffert et qui ont reçu une récompense éter- nelle ^ »

Une confiance encore plus tendre semble l'in- spirer, quand il écrit aux abbessesdes grandes com- munautés anglaises, et surtout à cette Eadburga qui devait succéder à sainte Mildreda dans le gouverne- ment du monastère fondé par sa mère sur la plage avait débarqué saint Augustin' . Il Tappelle c< bien- heureuse vierge et sa très-aimée dame^ maîtresse émérite de la règle monastique'. » Il la conjure de prier pour lui pendant qu'il est ballotté par tous les orages qu'il lui fautbraver au milieu des païens, des faux chrétiens, des faux prêtres et des clercs forni- cateurs* . « Ne vous fâchez pas de ce que je vous de-

1. Yenerandis et amandis, carissimis sororibus... seternse caritatis salutem... Obsecro et pr^cipio quasi filiabus carissimis.. Quia ulti- mus et pessimus sum omnium legatorum. Ep, 91.

2. Voir plus haut, p. 286 de ce chapitre. L'abbesse Eadburga ne mourut qu'en 751, quatre ans avant saint Boniface. H était déjà en correspondance avec elle, comme avec l'abbesse de Barking, avant son départ pour TAllemagne.

3. Beatissimae virgini, imo dilectissimse dominse Eadburgse. Ep. 10.

4. EpisL 87, éd. Jaffé; 27, éd. Serrarius. Celui-ci conclut,

t

548 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. ^

mande toujours la même chose. Il faut bien que je demande souvent ce que je désire sans cesse. Mes tribulations sont quotidiennes, et chaque jour elles m'avertissent de solliciter les consolations spirituelles de mes frères et de mes sœurs \ » Plus sa tâche lui semble laborieuse et plus son cœur a besoin de s'épancher avec sa vieille amie. c< Amabien-aiméesœur, TabbesseEadburga, depuis longtemps entrelacée à mon âme par les liens de la clientèle spirituelle... A ma sœur Eadburga que j'enserre avec les liens dorés de l'amour spirituel et que j'embrasse avec le divin et virginal baiser de la charité, Boniface, évêque, légat del'Église romaine, serviteur des serviteurs de Dieu... Sachez que, grâce à mes péchés, le cours de mon pèlerinage est battu par la tempête. Partout la peine, partout la tristesse. Et ce qu'il y a de triste par-dessus tout, c'est que les embûches des faux frères l'emportent sur la malice des infidèles. Priez donc l'Agneau de Dieu, unique défenseur de ma vie, de me protéger au milieu de tous ces loups... Priez aussi pour ces païens, qui nous ont été confiés par le Siège apo- stolique, afin qu'il daigne les arracher à l'idolâtrie

d'après certains passages, que cette épîLre a être adressée à Ead- burga, bien que Tintitulé ne porte pas de nom et dise seulement, Reverendissimce ac dilectissimse ancillse Christi N. 1. Ep. 87, éd. Jaffé.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONINES. 549

et les agréger à notre mère l'Église catholique, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et que tous arrivent à la connaissance de la vérité... Que l'éternel rémunérateur de toute bonne action fasse triompher à jamais, dans la glorieuse compagnie des anges ma sœur chérie, qui, en m'envoyant un exemplaire des saintes Écritures, a consolé le pau- vre exilé germanique. Lui qui doit parcourir les re- coins les plus ténébreux de ces nations germaines, ne pourrait que tomber dans les embûches de la mort s'il n'avait pas la parole de Dieu pour éclairer ses pas... Priez, priez toujours pour que Celui qui du haut des cieux ringarde tout ce qu'il y a de plus humble ici-bas me pardonne mes péchés et me donne, quand j'ouvre la bouche, l'éloquence néces- saire pour que l'Évangile de la gloire du Christ coure et brille comme une flamme parmi les nations païennes ^ »

Il écrivait, avec non moins d'effusion et de ten- dresse, à l'abbesse Bugga% elle aussi accablée d'é-

1. Dilectissimse sorori et jamdudum spiritalis clientelse propinqui- tate connexse,.. Aureo spiritalis amoris vinculo amplectandse et divino ac virgineo carltatis osculo stringendse sorori Eadbiirgse abbatissse... Undique labor, undique mœror... Caiissimam sororem remunerator seternus... Isetificet... quse, sanctorum Librorum mimera transmit- tendo, exulem Germanicum... consolata est... Qui tenebrosos angulos Germanicarum gentium lustrare débet... Ejnst. 73, 75, éd. Jaffé.

2. CetteBugga s'appelait aussi Eadburga. Est-ce bien, comme on l'a souvent dit, la même que la Heahurg, cognomento Bugga, qui figure

20

MOINES D OCC, V. ^"

550 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

preuves dans le gouvernement de son double mo nastère, qui avait cherché auprès de lui des con- solations et qui désirait achever sa vie par un pè- lerinage à Rome : « A ma bien- aimée dame et à la sœur que j'aime dans l'amour du Christ, mieux que toutes les autres créatures du sexe féminin, le petit Boniface, évêque indigne... Ah! très-chère sœur, depuis que la crainte de Dieu et l'amour des voya- ges ont mis entre nous tant de terres et tant de mers, j'ai appris de plusieurs quelles tempêtes de tribula- tions ont assailli vos dernières années. J'en suis pro- fondément attristé, et j'ai gémi de ce que, après avoir écarté les principales sollicitudes du gouvernement de vos monastères, parTamour delà vie contempla- tive, vous ayez rencontré des croix plus fréquentes et plus douloureuses encore. Or donc, sœur vénéra- ble, plein de compassion pour vos maux, plein aussi du souvenir de vos bienfaits et de notre ancienne amitié, je vous écris pour vous exhorter et vous con- soler, comme un frère... Je veux que vous soyez toujours heureuse et joyeuse dans cette espérance

dans l'intitulé de Tépître 14, éd. Jaffé; 38, éd. Serrarius; 30, éd. Giles ? Rien n'est plus douteux, à notre sens ; mais la force et le temps nous manquent pour discuter cette question d'ailleurs peu importante. Cet usage anglo-saxon de porter deux noms, que nous avons déjà rencontré chez Domneva ou Ermenberga, fondatrice de Minster, chez Winefrid ou Boniface, etc., ajoute à la confusion et à la difficulté, souvent inextricable, des études sur les premiers temps de rÉglise anglo-saxonne.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 351

dont parle TApôtre, qui est enfantée par l'épreuve et qui ne trompe jamais. Je veux que vous méprisiez de toutes vos forces les tribulations mondaines, comme les ont toujours méprisées les soldats du Christ de l'un et de l'autre sexe .*. Au printemps de votre jeunesse, le père et l'amant de votre chaste vir- ginité vous a appelée à lui, avec l'accent irrésistible de l'amour paternel : c'est celui-là même qui, aujour- d'hui que vous n'êtes plus jeune, veut accroître et orner la beauté de votre âme par tant de labeurs et d'épreuves. Opposez donc, très-chère, à toutes les souffrances du cœur et du corps le bouclier de la foi et de la patience, afin d'achever dans votre belle vieillesse l'œuvre commencée dans la fleur de votre jeunesse. Cependant, je vous en conjure, souvenez- vous toujours de votre ancienne promesse, et ne cessez jamais de prier le Seigneur pour qu'il délivre mon âme de tousses périls... Adieu, et sachez bien que la foi que nous nous sommes jurée l'un à l'autre ne faillira jamais ^ »

1. 0 soror carissima, beneficiorum tuorum et antiquarum amici- tiarum memor... Einst, 86, éd. Jat'fé. ... Dominée dilectissimse et in amore Christi omnibus cseteris feminini sexus prseferendse sorori..^ Bonifacius exiguus... Fidem antiquam internos nunquam deficere scias. Epist. 86, 88,^ éd. Jaffé.

Cette abbesse Bugga, qu'il ne faut pas confondre avec celle dont on a cité un passage plus haut, survécut à Boniface ; elle est qualifiée à!honorabilis abbalissa dans une lettre de l'archevêque de Cantorbéry

552 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Quant au projet de pèlerinage à Rome, il ne veut se prononcer ni pour ni contre ; mais il l'engage à attendre l'avis que lui transmettrait, deRome même, leur amie commune, une abbesse nommée Weth- burga, qui y était allée chercher la paix de la vie contemplative, après laquelle soupirait Rugga, mais qui n'y avait trouvé que des orages, des rébellions et la menace de l'invasion des Sarrasins ^

Les moines anglo-saxons qui avaient accompagné le futur martyr dans sa mission apostolique rivali- saient avec leur chef parla vivacité de leurs expres- sions, en écrivant à leurs sœurs cloîtrées. Lui le, qui devait remplacer Boniface sur le siège archiépi- scopal de Mayence, mandait, en même temps que deux de ses compagnons, à Tabbesse Cuneburga, issue d'une des dynasties anglo-saxonnes, qu'elle oc- cupait la première place, au-dessus de toutes les au- tres femmes, dans le sanctuaire le plus intime de leur cœur*. Cemême Lulle écrivait à l'abbesse Eadburga, si chère à son maître, pour la supplier de ne pas lui

au successeur de Boniface (Ep. 113, éd. Jaffé). C'est probablement la même qui alla en pèlerinage à Rome, et dont il sera question plus loin.

1. Epist. 88, éd. Jaffé.

2. Dominse dilectissimse Christique religiosissimse abbatissse, rega- lis prosapise generositateprseditae... Agnoscere cupimus almitatis tuse clementiam, quia te prae caeteris cunctis feminini sexus in cordis cubiculo cingimus amore... Epist. 41, éd. Jaffé.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOiNNES. 355

refuser la douceur de recevoir des lettres d'elle, et pour lui affirmer que la fraternité spirituelle qui les unissait tous deux le rendrait capable de tout pour lui plaire ^ Il nous reste enfin une lettre d'un reli- gieux anonymeàunereligieuseégalementinconnue, lettre qui a eu l'honneur de traverser les siècles à la suite des épîtres de saint Boniface, ce dont il faut se réjouir, car elle jette un jour aimable sur ks tendres et naïves émotions dont débordaient ces cœurs honnêtes et simples, humbles et ardents, qui ont conquis l'Allemagne à la foi de Jésus- Christ.

c(N., bien qu'indigne d'une affection vraiment intime, à N., salut et bonheur dans le Seigneur.., Sœur très-aimée, bien que la vaste étendue des mers nous sépare quelque peu, je m'efforce chaque jour de redevenir votre voisin par la mémoire. Je vous conjure de ne pas oublier les paroles que nous avons échangées et ce que nous nous sommes pro- mis le jour de mon départ. Salut, très-chère; vivez longtemps, vivez heureuse en priant pour moi. Je vous écris ces lignes, non pour vous imposer arro- gamment mes volontés, mais pour vous demander

1. Et si quid mihi... imperare volueris, scit caritas illa quae inter nos est copulata spiritali germanitale, id meam parvitotem totis nisi- bus implere velle. Interearogo ut mihilitteras tuse dulcedinis desti- !i a e non deneges. Epist. 75, éd. Jaffé.

20.

554 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

humblement les vôtres, comme à ma propre sœur, si j'en avais une^ »

Quelque tendre et expansif que fût le ton des lettres qui arrivaient d'Allemagne dans les cloîtres anglo-saxons, il semble y avoir quelque chose de plus intime et de plus ardent dans ce qui nous reste de celles qui s'écrivaient dans les cellules de Win- bourne, de Minster, comme de bien d'autres monas- tères, et que l'on dépêchait de là, quand un messa- ger sûr se présentait, en y joignant force présents de livres, vêtements, épices, linges sacrés, etc., aux religieux engagés au delà des mers dans la grande œuvre des missions germaniques.

1 . Intimse dilectionis amore quamvis indignus. . . Amantissima soror, licet longuscula alta marium sequalitate distem... Sis memor, caris- sima, verborum nostrorum, quaepariter pepigimus, quando profectus fueram... Vale, vivens sevo longiore et vita feliciore, interpellans pro lïie. Hsec pauca ad te scripsi, non arroganter mea commendans, sed humililer tua deposcens seu... proprise germanae nuper nactae. Vale. Episl. 139, éd. Jaffé. Cette aimable prose est malheureusement suivie d'une effusion en vers latins, beaucoup moins de notre goût :

Vale, Christi virguncula, Ghristi nempe tiruncula, Mihi cara magnopere Atque gnara in opère, etc.

Cf. les lettres 96 et 9J7 de la même collection. Ajoutons que l'on retrouve cette même tendre et simple familiarité de religieux à reli- gieuse cinq siècles après nos Anglo-Saxons, dans la très-intéressante collection des lettres du B. Jourdain de Saxe, deuxième général des dominicains, aux religieuses de Sainte-Agnès de Bologne, et à la B. Diane, leur fondatrice, récemment publiées par le père Bayonne, Paris et Lyon, chez Bauchu, i865.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 355

On y trouve le plus souvent, comme nous Tavons déjà vu, un ardent et invincible désir de voyager, de courir à Rome, malgré les obstacles si nombreux et si formidables que ce pèlerinage devait rencontrer, malgré les périls de tout genre auxquels s'exposaient les femmes qui l'entreprenaient, et que saint Boni- face et ses collègues avaient si énergiquement si- gnalés. La dernière trace qui nous reste de l'activité exemplaire de l'illustre Elfleda, abbesse de Whitby, morte en 714, après soixante ans de religion, est une lettre de recommandation adressée à la fille du roi d'Austrasie, abbesse d'un monastère près de Trêves, en faveur d'une religieuse anglaise qu'elle qualifiait de sa fille parce qu'elle l'avait élevée depuis l'adolescence : elle l'avait retenue le plus long- temps possible auprès d'elle pour le bien des âmes, mais lui avait enfin permis de satisfaire son ardent désir de visiter les tombeaux de saint Pierre et de saint Paul \ L'une des principales amies de saint Boniface, l'abbesseBugga, qu'il ne fautpas confondre avec celle que nous avons déjà citée, eut non-seule- ment la force et le droit d'accomplir ce voyage, mais encore le bonheur de se rencontrer avec lui à Rome, d'où elle revint saine et sauve pour repren- dre le gouvernement de sa communauté^ .

1. EpisL 8, éd. Jaffé.

2. Voir la lettre curieuse et intéressante du roi de Kent, Ethel-

1 356 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Une troisième Bugga, celle qui s'appelait aussi Eadburga, partageait au plus haut point ce même désir et Ta exprimé dans une longue lettre écrite à Boniface, de concert avec sa mère Eangytha, qui était abbesse du monastère elles vivaient toutes deux. Quel était ce monastère? on l'ignore, mais il est probable que c'était Whitby ou Hartlepool, ou quelque autre maison située sur les rochers qui dominent la mer du Nord, tant les images qu'em- ploient la mère et la fille semblent empruntées à une vie habituée aux émotions d'une plage mari- time. Toutes deux, en le consultant sur leur projet, lui ouvrent leur cœur, lui confient leurs épreuves : à travers leur style brusque et incohérent et leur latin incorrect, elles nous permettent de plonger un re- gard sur les agitations et les misères qui devaient trop souvent troubler la paix et la lumière d'un in- térieur claustral. <r Frère très-aimant, » lui écrivent-elles, « frère par l'esprit plutôt que parla chair, et enrichi des dons de l'esprit, dans ces pages que vous verrez baignées de nos larmes, nous vou- lons vous confier à vous seul, et avec Dieu seul pour témoin, que nous sommes accablées des misères

bertll, à Boniface, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Epist. 103, éd. Jaffé; 75, éd. Giles. On y voit que cette Bugga était issue de ladynastie desAscings : Utpote consanguinitate propinquitalis nostrce admonita.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES, 557

accumulées sur nous et par le tumulte des affaires séculières. Comme les vagues écumeuses et tourbil- lonnantes de la mer viennent se briser contre les ro- chers du rivage, quand le souffle de vents furibonds soulève l'immensité de l'Océan, lorsqu'on voit la quille des bateaux en l'air et les mâts sous l'eau, ainsi la nef de nos âmes est ballottée par un tour- billon de misères et de calamités. Nous sommes dans la maispn dont il est parlé dans l'Évangile : Descendit pluvia^ venerunt flumina et impegerunt in domo illa (Mat th., vu, 25, 27). Ce qui nous af- flige par-dessus tout, c'est le souvenir de nos innom- brables péchés et l'absence de toute bonne œuvre vraiment complète. Et outre le souci de nos propres âmes, il nous faut subir, ce qui est beaucoup plus dur, celui de toutes les âmes de tout âge et des deu)^ sexes qui nous ont été confiées, et dont nous aurons à rendre compte devant le tribunal du Christ, et non- seulement quant à leurs actions, mais quant à leurs pensées connues de Dieu seul. A quoi il faut ajouter le labeur quotidien des affaires domestiques, la dis- cussion de toutes les querelles que l'ennemi de tout bien se plaît à semer parmi les hommes en général, mais surtout parmi les religieux et dans les monas- tères. De plus, nous sommes tourmentées par notre pauvreté, par l'espace restreint de nos terres culti- vées, et plus encore par l'hostilité de notre roi, qui

358 LES RELIGIEUSES AMLO-SAXOJNNES.

écoute les accusations de nos envieux; par les cor- vées qu'impose le service de ce roi, de la reine, de Tévêque, du comte, de leurs satellites et serviteurs, toutes choses qui seraient trop longues à énumérei^ et qu'il est plus facile d'imaginer que de décrire. A toutes ces misères il faut ajouter la perte de nos amis et de nos proches, qui formaient presque toute une tribu et dont il ne nous reste plus rien. Nous n'avons plus ni fils ni frère, ni père ni oncle ; nous ne sommes plus qu'une fille unique, privée de tout ce qu'elle aimait au monde, excepté de sa mère, qui est bien vieille, et d'un fils de son frère, qui est lui aussi bien malheureux, sans qu'il y ait de sa faute, mais parce que le roi déteste notre famille. Il ne nous reste donc personne à qui nous puissions nous fier. Dieu nous les a tous enlevés par différents moyens. Les uns sont morts dans leur patrie et attendent dans leurs noirs tombeaux le jour de la résurrection et du jugement dernier, ce jour l'envie sera vain- cue et consumée, et tout deuil et toutes douleurs disparaîtront de la présence des élus. Les autres ont abandonné leur rivage natal pour se confier aux plaines de l'Océan et visiter les tombeaux des apô- tres et des martyrs. Par toutes ces raisons et par d'autres qui ne pourraient être racontées en un jour, pas même en un des longs jours de juillet ou d'août, la vie nous est à charge.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 359

c< Tout être malheureux et se défiant de lui-même se cherche un ami fidèle à qui il puisse se confier et livrer tous les secrets de son cœur. Ah oui ! on a bien raison de le dire, quoi de plus doux que d'avoir quelqu'un à qui Ton puisse parler de tout comme avec soi-même? Or nous avons cherché cet ami fi- dèle, en qui nous puissions avoir plus de confiance qu'en nous-mêmes; qui regarderait nos misères et nos douleurs comme les siennes; qui compatirait à tous nos maux et les consolerait par ses discours sa- lutaires. Oui, nous l'avons cherché longtemps. Et enfin nous croyons avoir trouvé en vous cet ami que nous avons désiré et si ardemment espéré.

« Plût à Dieu qu'il daignât nous transporter par le bras de son ange, comme il l'a fait jadis pour le prophète Habacuc et le diacre Philippe, dans ces terres lointaines que vous parcourez, et nous y faire entendre la vivante parole de votre bouche, qui nous serait plus douce que le miel ! Mais puisque nous ne l'avons pas mérité et que nous sommes sé- parées par tant de terres et de mers, nous voulons néanmoins user de notre confiance en vous, frère Boniface, pour vous apprendre que depuis longtemps nous désirons, comme tant de nos parents et amis, aller visiter cette Rome qui fut autrefois la maîtresse du monde, pour y obtenir le pardon de nos péchés. Moi surtoutjs Eangylha, j'ai ce désir, moi qui suis

560 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

vieille et qui, par conséquent, ai beaucoup plus de péchés que d'autres. J'ai confié mon dessein autre- fois à Wala, qui était alors mon abbesse et ma mère spirituelle, et à ma fille, qui était alors toute jeune. Mais nous savons qu'il y a beaucoup de gens qui ré- prouvent notre intention, parce que les canons en- joignent à chacun de rester il a fait son vœu et d'y rendre compte à Dieu de ce vœu. Agitées par ce doute, nous vous supplions toutes deux d'être notre Âaron et d'élever vos prières vers Dieu, afin que, par votre intermédiaire, il nous montre ce qu'il y a de plus utile pour nous, soit de rester dans notre pays, soit de nous exiler pour ce saint pèleri- nage. Nous vous supplions de répondre à ce que nous vous écrivons dans un style rustique et qui n'a rien de poli. Nous n'avons pas grande confiance dans ceux qui se glorifient au dehors, mais nous en avons beaucoup en votre foi et envotrecharité envers Dieu et le prochain... Adieu, frère spirituel, frère très- fidèle, très-aimable et très-aimé, d'un amour aussi pur que sincère... Un ami se cherche longtemps, se trouve rarement et se conserve plus rarement en- core. Adieu; priez pour que nos péchés ne nous por- tent pas malheur^ ! »

1 . Amantissime frater, spiritalismagis quam carnalis, et spiritalium gratiarum munificentia magnificatus, tibi soli indicare voluimus et Deus solus testis est nobis, quas cernis interlitas lacrymis... Et ut

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 351

Ecoutons maintenant la belle et savante Lioba {rf^^iï^è^,labien-aimée),etvoyonscomment elle s'y prend, toute jeune encore, pour entrer en relation, du fond de soncx)uvent de Winbourne, avec le grand homme qui devait plus tard l'appeler à lui, pour l'aider à initier les peuples de la Germanie aux lu- mières de l'Evangile et à la vie monastique :

c( Au très-révéren4 seigneur et évêque Boniface, très-aimé dans le Christ, sa parente Leobgylha^, la dernière des servantes de Dieu, santé et salut éter- nel. Je conjure votre clémence de daigner se sou- venir de l'amitié qui vous unit jadis à mon père, le- quel se nommait Tinne, habitant du Wessex, et qui a quitté ce monde il y a huit ans, en sorte que vous vouliez bien prier pour le repos de son âme. Je vous recommande aussi ma mère Ebba, votre parente, comme vous le savez mieux que moi, qui vit encore dans une grande peine, et depuis longtemps acca- blée d'infirmités. Je suis leur fille unique ; et plaise

dicitur, quid dulcius est quam habeas iUum ciim quo omnia possis loqui ut tecum?... Diu qusesivimus, et confidimus quia invenimus in te illum amicum, quem cupivimus, et optavimus et speravimus., Vale, fraler spiritalis fidelissime atque amantissime, et sincera et pura dilectione dilecte... Amicus diu quseritur, vix in venitur, diffi- cile servatur. Ej^ist. 14, édit. Jaffé.

1. Elle aussi avait deux noms en anglo-saxon, Truthgeba et Leob- gtjtha, mais elle reçut le surnom de Lioba ou Lieba, sous lequel elle est généralement connue, parce que, selon son biographe, tout le monde l'aimait. Zell, 0/?. cit,<, p. 262,

MOI^TS d'occ, V. 21

562 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

à Dieu, tout indigne que j'en suis, que j'aie l'hon- neur de vous avoir pour frère! car nul homme de notre parenté ne m'inspire autant de confiance que j'en ai mis en vous. J'ai pris soin de vous envoyer ce petit présent, non que je le croie digne de vos re- gards, mais pour que vous vous souveniez de ma petitesse, et qu'en dépit de la distance des lieux, le nœud d'une véritable tendresse nous unisse pour le reste de nos jours. Yoici donc, frère très-aimable, ce que je demande avec supplication : c'est que le bou- clier de vos prières me couvre contre les traits em- poisonnés de l'ennemi. Je demande aussi que vous excusiez la rusticité de cette lettre, et que votre af- fabilité ne me refuse point quelques mots de réponse après lesquels je soupire. Vous trouverez ci-dessous des vers que j'ai cherché à composer selon la règle de Fart poétique, non par confiance en moi-même, mais pour exercer le peu d'esprit que Dieu m'a donné et pour solliciter vos conseils. J'ai appris ce^ que je sais d'Eadburga \ ma maîtresse, qui ne cesse d'approfondir l'étude de la loi divine. Adieu : vivez d'une vie longue et heureuse, intercédez pour moi.

Que le Juge puissant, Créateur de la terre, Qui règne glorieux au royaume du Père,

1. Encore une EadLurga qu'il ne faut confondre, puisqu'elle était maîtresse des novices à Winbourne, ni avec Eadburga, abbesse de Thanet, ni avec Eadburga, surnommée Bugga, qui figurent toutes deux parmi les correspondantes de Boniface.

I

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 365

Vous conserve brûlant de son feu chaste et doux. Jusqu'au jour le temps perdra ses droits sur vous*!

A côté de la célèbre Lioba, citons une inconnue, qui se qualifie de Cena V indigne iPontifici Bonifa- cio, Christi amatori, Cena indigna^ mais qui n'hési- tait pas à écrire au grand apôtre avec une simplicité fière et naïve dont l'accent me touche et dont je re- mercie les anciens compilateurs de m'avoir conservé le souvenir avec celui du grand apôtre : « Je vous avoue, mon très-cher, que, tout en ne vous voyant que très-rarement avec les yeux de mon corps, je ne cesse de vous contempler avec les yeux de mon cœur... Et je vous déclare ceci, que jusqu'à la fin de ma vie, je me souviendrai toujours de vous dans mes oraisons. Je vous conjure par notre affection et notre bonne foi mutuelle d'être fidèle à ma petitesse comme je serai fidèle à votre grandeur, et de m'ai- der par vos prières, afin que le Tout-Puissant dis- pose ma vie selon sa volonté. Si jamais l'un des vô- tres vient dans ce pays-ci, qu'il ne dédaigne pas d'avoir recours à ma pauvreté; et si je puis ren- dre un service quelconque, soit temporel, soit spiri- tuel, à vous ou aux vôtres, je le ferai de toutes

1. J'emprunte cette traduction au beau livre d'Ozanam : la Civili^ sation chrétienne chez les Francs, p. 226, et j'aurai bien d'autres emprunts à lui faire, s'il m'est donné de continuer mon œuvre et de raconter la conquête de l'Allemagne par les moines anglo-saxons.

364 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

mes forces, au très-grand profit de mon âmeS »

Cette lettre était adressée à Boniface, déjà évoque, et très-probablement par une de celles qu'il avait transplantées d'Angleterre en Allemagne. f

Voici maintenant une autre Anglo-Saxonne, con-, temporaine de sa jeunesse, Egburga, que quelques- uns tiennent pour celte fille d'un roi d'Est-Aiiglie qui fut abbesse et amie de saint Guthlac^ (718-722). Elle écrit à Boniface pendant qu'il était encore abbé | d'un monastère anglais, pour lui confier ses dou- leurs intimes. « Au saint abbé, au véritable ami Winifrede, plein de science et de religion, Egburga, la dernière de ses élèves, salut éternel dans le Sei- gneur ! Depuis que j'ai goûté le lien de voire affec- tion, il m'en est resté dans l'âme une saveur d'une incomparable suavité ; et, bien que je sois désormais frustrée de votre présence corporelle, je ne cesse d'enserrer votre cou de mes embrassemcnts de sœur. Vous étiez déjà mon très-aimable frère ; vous êtes maintenant mon père. Depuis que la mort, l'amère éternelle mort, m'a enlevé mon propre frère Oshere que j'aimais plus que personne, c'est vous que je préfère à tous les autres hommes. Il ne se passe ni

1. Jam fateor tibi, carissime... el Iioc tibi noîum facio, quod usque ad finem vitae mcse te semper in meis oraiionibus recordor, et te rogo per creditam amicitiam ut mex parvitati fidelis sLs sicut in te credo... Epist. 94, édit. Jaffé.

2. Voir plus haut, page 127 de ce volume.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 565

jour ni nuit que je ne me souvienne de vos leçons. Croyez-moi, car Dieu m'en esttémoln, je vous aime d'un suprême amour. J'ai confiance que vous n'ou- blierez jamaisl'amitié qui vous unissait à mon frère. Je suis bien peu de chose et bien au-dessous de lui par le mérite de la science ; mais je ne lui cède en rien par mon affection pour vous. Le temps a coulé depuis lors ; mais le sombre nuage de la douleur ne m'a jamais abandonnée. Au contraire, plus j'ai vécu et plus j'ai souffert; j'ai éprouvé la vérité de ce qui est écrit, que r amour de rhomme enfante la dou- leur, tandis que Vamour du Christ illumine le cœur. Mon cœur a reçu une nouvelle blessure par la perte de ma très-chère sœur Wethburga. Elle a disparu subitement d'auprès de moi, elle avec qui j'avais grandi, elle qui avait sucé le même lait que moi, j'en atteste Jésus... ï>

Ici la pauvre tille veut sans doute montrer à son ancien maître qu'elle n'a pas été indigne de ses leçons. Elle se met à citer son Virgile :

... Crudelis ubique Luctus, ubique pavor, et plurima mortis imago* .

Mais elle le cite de travers sans s'en apercevoir, pas plus que de deux ou trois solécismes terribles qui

1. JEneich, U, 360, 370.

m

566 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

lui ont échappé dans ce qui précède \ Après quoi

elle continue:

c( J'aurais voulu mourir si Dieu l'avait permis. Mais ce n'est pas la cruelle mort, c'est une sépara- tion plus cruelle encore qui nous a éloignées l'une de l'autre; elle pour son bonheur, à ce que je pense, et moi pour mon malheur, puisqu'elle m'a laissée comme une sorte de gage au service du siè- cle, elle que j'ai tant aimée et qui est maintenant renfermée, à ce que j'entends dire, dans je ne sais quelle prison de Rome^ Mais l'amour du Christqui fleurit dans son cœur est plus fort que toutes les entraves. Elle gravit la voie étroite et ardue ; et moi je suis encore gisante dans les bas-fonds, en-

1. Ego autem, licet scientia tardiora et meritis viliora illo sim, lamen erga tuse caritatis obsequium dispar non sum. On me reprochera peut-être de m*arrêter à ces minuties. Je le veux bien ; mais tout ce qui touche à l'histoire des âmes, surtout au berceau de la foi, me ^séduit invinciblement. Quoi de plus touchant que cette inexpérience de style, dans une langue classique, sous la plume de cette femme barbare qui veut à tout prix épancher dans un cœur ami les émotions dont son âme est inondée?

2. L'auteur anonyme des Notes sur sainte Hilda et sainte Bega a con- clu de ce passage qu'Egburga avait remplacé comme abbesse sa sœur Wethburga, et que celle-ci était la même dont il est question dans une lettre déjà citée de Boniface (voir plus haut, p. 540) comme étant déjà fixée à Rome. Cette dernière conjecture paraît assez plausi- ble. Ces deux sœurs, ainsi que leur aînée, toutes trois filles d'un roi d'Est-Anglie, auraient été successivement abbesses de Hackness. Voir le tableau généalogique D.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 367

chaînée par la loi de la chair. Au jour du jugement, elle chantera joyeuse avec le Seigneur : fai été en prison et vous m'avez visité. Vous aussi, dans ce grand jour, vous siégerez siégeront les douze apôtres, et vous serez fier, comme un chef glorieux, d'avoir conduit devant le tribunal du Roi éternel tant d'âmes conquises par vos labeurs. Mais moi, dans cette vallée de larmes, je pleure mes péchés qui m'ont rendue indigne d'une telle compagnie. « C'est pourquoi ni le nautonnier battu par la tempête ne désire rentrer au port, ni les champs altérés n'ont soif de la pluie, ni la mère qui erre le long des sinuosités du rivage dans l'anxiété de l'attente n'attend son fils avec autant d'ardeur que j'en éprouve en désirant jouir encore une fois de votre présence. Mes péchés empêchent qu'il en soit ainsi, et j'en suis désespérée. Mais, toute pécheresse que je suis, prosternée à vos pieds, je vous im- plore du fond de mon cœur, je vous crie des extré- mités de la terre, ô bienheureux seigneur, pour que vous m'emportiez au sommet du rocher de vos prières, car vous êtes mon espoir et ma citadelle contre l'ennemi visible et invisible. Pour consoler mon immense douleur, pour apaiser les flots de ma tristesse, pour donner quelque appui à ma fragilité, il faut m'envoyer du secours , soit sous forme de saintes reliques , soit au moins par des paroles de

1

568 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

votre main, quelque courtes qu'elles soient , mais que je pourrai toujours contempler comme si c'était vous-même ^ . »

On voit à quel point les affections naturelles en- flammaient encore ces cœurs impétueux, et cela sans préjudice des amitiés et des confraternités nou- velles que développait en eux la vie religieuse avec ses relations si actives et si étendues dans Tordre spi- rituel. L'inappréciable collection des épîtres de saint Boniface en renferme plusieurs écrites par des reli- gieuses anglo-saxonnes à leurs frères, toujours en latin, et dans un latin fort peu classique, mais toutes marquées au coin d'une passion aussi tendre que sin- cère . c( A mon frère unique et bien-aimé », écrit Tune d'elles, qui se qualifie de la dernière des ser- vantes du Christ . c( Comment, très- cher frère, peux- i tu me faire attendre si longtemps ta venue ? Corn- ' ment ne songes-tu pas que je suis seule au monde? que nul autre frère, nul autre proche ne viendra me visiter ? Tu agis peut-être ^ainsi parce que je n'ai

1. Abbate (sic) sancto veroque amico... Wynfrido, Egburg ullima dis- cipulorum seu discipularum tuarum... Caritatis tuse copulam fateor... Et licet intérim... ab aspectu corporali visualiter defraudata sim, so- roris tamen semper amplexibus collum tuum constrinxero... Crede irihi, Deo teste, quia summo te complector amore... Sed... ut scrip- tum est : Amor hominis deducit dolorem, amor autem Christi illu- minât cor... Non sic tempestate jactatus nauta portum desiderat, non sic sitientia imbres arva desiderant, non sic curvo littore anxia filiura mater expectat, quam ut ego visibus vestris fruere cupio... Epist. 13.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 369

pas encore pu faire pour ton service ce que j'aurais voulu; mais comment oublier à ce point les droits de la charité et de la parenté? Ah ! mon frère, mon cher frère, pourquoi remplir ainsi de tristesse mes jours et mes nuits par ton absence? Ne sais-tu donc pas qu'aucune âme vivante ne m'est plus chère que toi? Mais voici qu'il m'est impossible de dire par écrit ce que je voudrais. Je sens d'ailleurs que tu ne te soucies plus de ta pauvre petite sœur ^ . »

On ne sait plus même le nom de celle qui écri- vait ainsi ; on sait le nom, mais rien de plus, d'une autre religieuse, dont le frère unique comptait parmi les compagnons de Boniface. Elle ne pouvait se consoler de son absence, et elle épanche celte tristesse en écrivant à ce frère avec un accent poé- tique et poignant, qui rappelle les plaintes exhalées par sainte Radegonde, deux siècles plus tôt, dans son couvent de Poitiers, en songeant aux calamités de sa jeunesse'. Notre Anglo-Saxonne a voulu aussi

1. Fratre uiiico atqueamantissimo... N. H., ultima ancillarumDei... Quarenon vis cogitare quod egosola in hac terra?... Ofrater, ofrater mi, cur potes menlem parvitatis meae assidue mœrore, fletu atque tristitia die noctuque caritatis tuae absentia affligere?... Jam certum teneo, quod tibi cura non est de mea parvitate. Epist, 144, édit. Jaffé.

2. Voir tome II, p. 361.— M. Zell acruque cette Bertgytha était la même que la religieuse de ce nom qui accompagna Lioba en Allemagne, et que c'est de qu'elle écrivait à son frère; mais cette supposition est inconciliable avec le texte des lettres, il est dit que la sœur fut aban-

21.

370 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

traduire en vers latins les gémissements de son cœur. Mais ses vers sont bien loin de valoir ceux que Forlunat mettait au service de l'abbesse-reine de Sainte-Croix de Poitiers.

Sa prose est à la fois plus correcte et plus tou- chante : « A Balthard, mon frère unique, si aimé dans le Seigneur, et plus aimé que personne dans le monde... J'ai reçu avec une tendre reconnais- sance le message et les dons que tu m'as envoyés par ton fidèle messager Âldred. Je ferai, avec l'aide de Dieu, tout ce que tu me recommandes, mais à la condition que tu daigneras revenir me voir. Je ne puis plus larir la source de mes larmes quand je vois ou entends que les autres vont rejoindre leurs amis. Alors je me rappelle que j'ai été abandon- née, toute jeune, par mes parents et que je suis restée seule ici. Gependantje n'ai pas été abandon- née de Dieu, et je bénis sa miséricorde, puis- qu'il t'a conservé la vie en même temps qu'à moi. Et maintenant, frère chéri, je l'en conjure et je

donnée toute jeunepar ses parents, tandis que le seul historien qui parle des compagnes de Lioba dit que Berclitgyd passa en Germanie avec sa mère, et que toutes deux devinrent abbesses en Thuringe. Othlo, Viia S. Bonifacii, éàit Jaifé, p. 490. Le messager qui servait d'inter- médiaire entre le frère et la sœur est ce même Aldred ou Aldraed, qui portait d'Allemagne en Angleterre les messages du diacre LuUe, le principal coadjuteur de Boniface {Epkt. 78), d'où l'on a conclu que le frère de Berchigyd devait être employé dans la même mission.

LES RELIGIEUSES AJNGLO-SAXONiNES. ' 571

t'en supplie, délivre mon âme de cette tristesse, car elle m'est très-nuisible. Je te le déclare, quand même tu ne resterais qu'un seul jour auprès de moi pour te remettre en route dès le lendemain, la dou- leur fuirait de mon cœur. Mais s'il te déplaît trop de m'accordermademande,je prends Dieu à témoin que jamais du moins notre tendresse ne sera trahie par moi. Peut-être aimerais-tu mieux me faire veniroù tu es que de t'attendreici ; pour moi, j'irais aussi vo- lontiers là reposent les corps de nos parents, afin d'y achever ma vie temporelle et de parvenir de dans la région de ces vivants la paix et la joie sont éternelles... Adieu, cher disciple de la croix, aimé de ta sœur; garde à jamais ta bonne renommée.» Un autre jour, elle lui écrit encore: « Mon âme est lasse de la vie à cause de mon amour pour toi. Je suis ici seule, abandonnée, dépourvue de toute parenté. Mon père et ma mère m'ont délaissée^ mais le Seigneur m'a adoptée. Entre loi et moi il y a l'abîme des grandes eaux dont parle l'Écriture; mais nous sommes réunis par l'amour, car le véritable amour n'est jamais vaincu, ni par l'espace ni par le temps. Toutefois je t'avoue que la tristesse ne me quitte jamais. Mon âmeen est troublée jusque dans le sommeil, car l'amour est fort comme la mort. Or, je te supplie, mon frère bien-aimé, de venir à moi ou de me faire venir, afin queje te re-

572 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOMES

voie avant de mourir ; car ton amour ne sort jamais de mon cœur. Mon frère, ta sœur unique te salue dans le Christ. Je prie pour toi comme pour moi- même, jour et nuit, à chaque heure et à chaque minute... Je prie en pleurant et prosternée sur la terre, afin que tu vives heureux ici-bas et que tu . deviennes tout simplement un saint ^..))

Je plaindrais ceux qui, par dédain sceptique pour toute tradition religieuse, ou par rigorisme moderne, pourraient écouter avec indifférence ou malveillance ces cris de douleur et d'amour qui jaillissaient, il y a plus de mille ans, du fond des cloîlres anglo-saxons, et qui attestent, avant et après tant d'autres témoignages , l'immortelle vitalité des ardeurs et des exigences du cœur humain, sous tous les climats et dans toutes les sociétés. Quoi de plus touchant que ces explosions de l'humaine ten- dresse, chez cette rude engeance des Anglo-Saxons, et sous la rugueuse écorce de leur sauvage nature? Quoi de plus intéressant que l'effort de ces âmes pour traduire, en une langue qu'elles réputaient plus civilisée que la leur, les émotions qui les agitaient et surtout pour se retremper dans les vérités et les préceptes delà foi chrétienne, si récemment substi- tuée au culte de leurs aïeux? Pour moi, je prête Toreille, le long des siècles, à ces cris du cœur, à

1. Ernst. 148, 149, édit. Jaffé".

1

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 375

ces voix de l'âme, avec plus d'intérêt mille fois qu'aux victoires et aux conquêtes qui ont absorbé l'attention des historiens ; et je remercie mille fois les biographes [des saints et les compilateurs de leurs œuvres d'avoir admis et enclos dans leurs in-folio, comme des fleurs dans un herbier, ces vestiges ru- dimentaires du cœur de Thomme et de ses orages.

« Il serait singulier », a dit l'austère et tendre Lacordaire, « que le christianisme, fondé sur l'a- mour de Dieu et des hommes, n'aboutît qu'à la sé- cheresse de Pâme à l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu.. . Le détachement de soi-même, loin de dimi- nuer Tamour, l'entretient et l'augmente. Ce qui ruine l'amour, c'est l'égoïsme, ce n'est pas l'amout de Dieu ; et il n'y eut jamais sur la terre d'ardeurs plus durables, plus pures, plus tendres que celles auxquelles les saints livraient leur cœur, à la fois dépouillé d'eux-mêmes et rempli de Dieu*. »

VI

Mais les orages du cœur comme les orages de la vie ont un terme qui est la mort, cette mort qui dé- livre de tout, qui couronne tout et quelquefois expli- que tout. Comment mouraient nos religieuses an-

1. Lacoudaire, Lettres à des jeunes gens, Toulouse, 9 nov. 1852.

574 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

glo-saxonnes ? Autant que nous pouvons le savoir, elles mouraient heureuses et mênie joyeuses, sans démentir ou abdiquer les tendres affections qui avaient agité leur cœur ou animé leur vie. On se tromperait fort en croyant qu'elles fussent les seu- les ou les premières, parmi les religieuses d'autre- fois,à entretenir jusqu'à leur dernier jour ces belles et saintes amitiés. Saint Grégoire le Grand nous a conservé le souvenir de cette noble Romaine, Galla, fille du patrice Symmaque, qui, devenue religieuse dans un monastère près de la basilique de Saint- Pierre, et atteinte d'une maladie mortelle, eut une vision trois jours avant sa mort. Le prince des apô- tres lui apparat en songe et lui annonça que ses péchés étaient pardonnes. Elle ne se contenta pas de cette grâce suprême : elle osa de plus demander à son saint protecteur qu'une religieuse, sœur Bene- dicta, celle qu'elle aimait le plus dans toute la com- munauté, pût mourir avec elle! L'apôtre lui ré- pondit que cette amie ne mourrait pas en même temps qu'elle, mais la suivrait au bout de trente jours. Dès le matin, Galla annonça à sa supérieure ce qu'elle avait vu et entendu , et tout se passa comme elle l'avait prédit. Les deux amies, au bout d'un mois, furent réunies par la morL^

La grande abbesse Hilda, dont nous avons tant

1. s. Gri: G., Z)ea/., L IV, ap. Brev. Rom. off. propr. Cler. Rom. die 5 Cet,

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 375

parlé, qui fui pendant trente ans la lumière et To- racle de la Norlhumbrie, avait aussi dans sa com- munauté une religieuse préférée, ou du moins qui l'aimait, dit le vénérable Bède, d'un immense amour. Celte religieuse n'eut pas le bonheur de mourir en même temps que son amie. Mais lors que la sainte abbesse, dévorée depuis sept ans par une fièvre cruelle qui n'interrompit pas un seul jour l'exercice de sa maternité spirituelle, fut arri- vée au terme de son épreuve ; lorsqu'elle eut rendu le dernier soupir au milieu de ses filles réunies pour entendre sa dernière exhortation à garder la paix de l'Evangile entre elles et avec tous les hommes, l'amie qui était en ce moment retenue au noviciat, situé dans un coin fort éloigné du domaine monastique, eut la consolation de voir en songe l'âme de Ililda conduite au ciel par un cortège resplendissant d'anges^

Lxta mortem vidit^ elle vit la mort avec bon- heur 1 Ces paroles de Bède sur sainte Hilda sem- blent pouvoir s'appliquer à toutes les saintes et même à toutes les religieuses dont il nous a gardé le souvenir. Il y en eut une à Barking, qui, après avoir été longtemps l'humble et zélée coadjutrice delà première abbesse Ethelburga,fut avertie delà mort de cette abbesse, qui était en même temps son

1. Bède, IV, 23.

57G LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

amie, par une vision noclurne elle vit sa chère Ethelburga enveloppée d'un linceul plus éclatant que le soleil, et enlevée au ciel par des chaînes d'or qui représentaient ses bonnes œuvres. Privée de sa mère spirituelle, elle vécut encore pendant neuf ans en proie aux plus cruelles infirmités, afin, dit Bède, que la fournaise de cette tribulation quoti- dienne pût consumer tout ce qu'il pouvait rester de souillure parmi tant de vertus. Elle avait fini par être paralysée de tous les membres et même de la langue. Trois jours avant sa mort elle retrouva la vue et la parole; on l'entendit échanger quelques mots avec un visiteur invisible : c'était sa très-chère Ethelburga qui venait lui annoncer sa délivrance. « Je puis à peine supporter cette joie », disait la malade, et dès la nuit suivante, affranchie à la fois des liens de la chair et de la maladie, elle entra dans la joie éternelle*.

On montre encore dans la belle église de Bever- ley un monument sépulcral qui se nomme la tombe des vierges; c'est celle des deux filles d'un comte, bienfaiteur de la grande abbaye de Saint-Jean, elles avaient pris le voile. En la nuit de Noël, selon la légende, elles sortirent les dernières de la messe de minuit et ne reparurent plus dans leurs stalles. Après l'office de la nuit suivante, l'abbesse, inquiète

1. Bède, IV, 9.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 377

de leur absence, alla les chercher et les trouva en- dormies dans les bras l'une de l'autre. Réveillées, elles dirent qu'elles pensaient n'avoir dornrii qu'une heure, en rêvant du paradis. Elles redescendirent au chœur et là, agenouillées devant l'abbesse, après avoir demandé et récusa bénédiction, elles mouru- rent en s'embrassant^

L'un des plus célèbres païens de notre siècle, Gœthe, est mort en demandant de la lumière. Plus de lumière! ce furent, dit-on, ses dernières paroles. On se les rappelle involontairement en lisant le ré- cit des morts heureuses et joyeuses, douces et lumi- neuses de ces vierges, qui préparaient, au fond de leurs cloîtres aujourd'hui oubliés ou méprisés, la conversion de la patrie de Gœthe. C'est avant tout la lumière, mais une lumière céleste et surnatu- relle, qui inonde leurs lits de mort et leurs tombes.

Le privilège de ces visions lumineuses et de ces douces morts semble avoir été accordé à nos Anglo- Saxonnes, et non-seulement à celles qui mouraient sur le sol natal, mais aussi à celles qui avaient passé leur vie dans les cloîtres étrangers.

1 . Le comte Puch, père de ces deux sœurs, est celui dont il est question dans Bède (V, 4], l'on raconte la guérison miraculeuse de sa femme par saint Jean de Beverley. Une de ses filles s'appelait Yol- frida ; l'histoire constate qu'elle fut religieuse à Beverley et y mourut en 742. Dugdale, Monaslicon, I, 170 ; Mabillon, Act, SS. 0. S. B., U Hl, p. 413.

378 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

A Faremoutier, en France, la fille d'un roi de Kent, Earcongolha, dont nous avons déjà parlé*, avait édifié tous les habitants par les prodiges de sa vertu. Avertie de sa fia prochaine, elle alla dans l'infirmerie du monastère solliciter de cellule en cellule les 'prières des religieuses malades. Elle mourut la nuit suivante, aux premiers rayons de Taurore. A celte môme heure, les moines qui occu- paient un autre quartier du double monastère, en- tendirent comme le bruit d'une multitude qui venait, au son d'une musique céleste, envahir l'édi- fice claustral. Étant sortis en plein air pour savoir ce qui en était, ils se virent tout inondés d'une lu- mière prodigieuse au milieu de laquelle Tàme de la princesse étrangère montait au cieP.

Dans ce même cloître de Faremoutier, la fille des rois de Kent, petite-fille de Clovis etd'Elhelbert, vivait et mourait de la sorte, une humble converse, elle aussi Anglo-Saxonne de naissance, eut, comme sa royale compagne, le pressentiment joyeux de sa mort et le cortège lumineux des anges pour l'escor- ter au ciel. Un jour que Willesinda (c'était son nom) travaillait au jardin du monastère avecd'autres sœurs converses, elle leur dit : « Une de celles qui culti- « vent ce carré va mourir incessamment; soyons donc

1. Voir plus haut, p. 266 et, 279

2. Bède, III, 8.

LES REUGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 379

« prêtes, afin que notre tiédeur ne nous porte pas « dommage dans rélernité, » En vain lui demanda- t-on quelle serait la première à mourir. Bientôt elle tomba malade, et pendant toute sa maladie elle re- gardait le ciel avec des yeux rayonnants de bonheur, en récitant de longs passages de l'Écriture sainte, qu'elle n'avait cependant jamais appris par cœur. Comme le bouvier-poëte que Tabbesse Hilda avait initié à la vie monastique et à la connaissance de la Bible, elle étonnait les assistants en leur racontant par ordre l'Ancien et le Nouveau Testament .

Aprèscela, elle se mit à chanter avec une douceur infinie les offices tels qu'elle les avait entendu chan- ter par les prêtres. Puis tout à coup elle dit à ses compagnes stupéfaites : « Place, place à celles qui c< vont venir ! » On ne voyait personne, mais on l'enr- tendit dire à plusieurs reprises, en inclinant la tête avec l'expression du respect et de la joie : « Soyez « les bienvenues, mes chères dames, soyez les bien- « venues. A qui donc parlez-vous?» lui dit-on. c( Eh quoi ! » répliqua-t-elle, « ne reconnaissez-vous « pas vos propres sœurs, celles qui sont parties de « cette communauté pour le ciel?... Begarde donc, « toi, Anstrude, voilà Ansilde, ta propre sœur, qui « est morte il y a longtemps. La voilà revêtue de la « blanche robe des élues . » Sur quoi elle rendit le dernier soupir, et Ton entendit aussitôt le chœur des

580 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

anges qui venaient au-devant de cette âme sauvée*.

Mais c'était surtout parmi les savantes de Barking, dans ce monastère les enseignements classiques d'AIdhelm et de Boniface devaient trouver tant d'écho, que la mort apparaissait douce et radieuse. Lors de la grande peste de 664, qui désola si cruel- lement la naissante Eglise d'iVngleterre, les reli- gieuses étant sorties une nuit de leur église, à la fin de matines, pour aller prier sur la tombe des moines qui les avaient précédées dans l'autre monde, elles vi- rent tout à coup le ciel s'éclairer tout en tier , et comme un grand linceul lumineux les couvrir toutes. Elles en furent si effrayées que le cantique qu'elles chantaient expira sur leurs lèvres. Bientôt cette clarté, plus éclatante que celle du soleil, les guida vers le cimetière elles devaient reposer à leur tour, puis disparut ; et alors elles comprirent que cette lumière d'en haut leur indiquait à la fois le ciel qui attendait leurs âmes et la terre leurs corps attendraient le jour de la résurrection \

Parmi celles qui moururent en si grand nombre dans. cette fatale année, il en est deux dont l'histo- rien national des Anglo-Saxons n'a pas dédaigné de mêler le modeste souvenir à ses récits sur les événe- ments politiques et militaires de l'Essex et de l'Est-

1. VitaS. Burgundofarœ, cviiy ap.MAB., Act.SS.O.S.B., t.II,p.425.

2. Bède, IV, 7.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 381

Anglie. L'une d'elles se portait encore bien, lors- qu'on vint lui ;dire qu'un petit enfant, recueilli et maternellement soigné par les sœurs, venait de mourir, et de son dernier soupir l'avait appelée trois fois par son nom : Edith I Edith ! Edith! Aussitôt elle se mit au lit, et mourut le même jour, pour suivre au ciel son innocent précurseur ^

Une autre, toute jeune, mais malade depuis plus longtemps, et à toute extrémité, enjoignit tout à coup à celles qui la veillaient d'emporter la lampe qui les éclairait: a Eteignez, éteignez y>, disait-elle sans cesse et sans qu'on lui obéît. « Vous me prenez pour « une folle, mais je ne le suis pas, et je vous dis que «je vois toute celte maison pleine d'une telle lu- « mière que votre lampe m'offusque de sa lueur « obscure. y> Plus tard, comme on s'obstinait à ne pas l'écouter, elle reprit : « Eh bien ! rallumez vos c( lampes et gardez-les tant que vous voudrez. Sa- c( chez seulement que je n'ai pas besoin de votre « lumière : la mienne est ailleurs, et, à Taube du « jour, elle viendra me chercher. » A l'aube du jour, elle était morte^

4. Bède, IV; 8. 2. Ibid.

582 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

Yll

L'histoire n'a gardé que ces noms, et encore n'est-ce pas sans peine qu'il faut les arracher du fond des chroniques et des légendes. Le voile de l'oubli et de l'indifférence s'est abaissé entre nous et ces siècles loin lains. Ce grand foyer , allumé par la foi et la charité dans toutes ces âmes de chrétiennes neuves et ferventes, s'est éteint ; c'est à peine si quel- ques rayons affaiblis pénètrent à travers la nuit des âges jusqu'à nous. Ce grand jardin de fleurs par- fumées, de fruits éclatants et bénis, n'est plus vu et respiré que de Dieu ; c'est à peine si un léger souffle nous apporte le vestige éphémère de ce parfum. On ne saura jamais quelles myriades d'âmes candides et vaillantes, simples et délicates, douces et ferventes, ont peupler ces immenses et innombrables mo- nastères d'autrefois. Que de jeunes et touchantes destinées ensevelies dans les ténèbres de l'oubli, jusqu'au jour où, devant l'univers assemblé, elles resplendiront des feux de la gloire éternelle !

Mais alors, en ces temps reculés, elles formaient déjà, pour la gloire etla consolation de leur patrie et de l'Église, toute une armée nombreuse, aguerrie, indomptable, portant les glorieuses enseignes du

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 383

sacrifice avec une sérénité magnanime, avec une humble ferveur. Elles confessaient victorieusement devant la chrétienté naissante et la barbarie refou- lée, comme leurs sœurs d'aujourd'hui devant notre civilisation trop orgueilleuse, la divinité de Jésus- Christ, les souffrances expiatrices, l'empire im- mortel de Tâme sur la nature inférieure.

Dans toutes ces nobles filles fiancées à Dieu, il appaîraît quelque chose d'intrépide et de fort qui est au-dessus de leur sexe. C'est le propre delà vie reli- gieuse de transfigurer ainsi la nature humaine en donnant à l'âme ce qui lui manquerait presque tou- jours dans la vie ordinaire. Elle inspire à la jeune vierge je ne sais quoi de viril qui la dérobe à toutes les faiblesses de la nature, qui en fait, au jour voulu, une héroïne, mais unehéroïne tendre et douce, sur- gissant des abîmes de l'humilité, de l'obéissance et de l'amour, pour monter au niveau des pi ils généreux essors et atteindre tout ce qu'il y a de lumineux et de puissant dans le courage humain.

EUeversedanslecœurdu moine, du vrai religieux, du vrai prêtre, des trésors d'une compassion intelli- gente, d'une tendresse sans bornes, d'une douceur sans mollesse, d'une patience sans relâche, tels que le cœur d'une femme semble seul capable d'en contenir.

Quelquefois à Tune comme à l'autre, à la fiancée

384 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXOiNNES.

de Dieu comme à son ministre, à Théroïne de la charité comme au maître de la doctrine et de la parole, elle ajoute par un don surnaturel le charme incomparable de l'enfant, avec sa candeur ^naïve et caressante; et alors le regard attendri contemple sur un visage vivant cette simplicité dans la beauté et cette sérénité dans la force, qui sont la plus belle parure de la vertu et du génie. De sorte que parfois tout ce qu'il y a de grand et de pur dans ces trois types si divers de l'espèce humaine, l'homme^ la femme et Tenfant, se trouve ainsi combiné en un seul être, qui accomplit tout ce que l'âme peut faire de plus grand ici-bas pour se relever de sa chute et se rendre digne du Dieu qui l'a créée et sauvée ^

Je parle au présent, car tout cela subsiste encore. Tout cela se retrouve et se reproduit chaque jour au sein de notre civilisation moderne.

De ce monde perdu, dont nous nous efforçons de retrouver l'empreinte, tout a disparu, tout a péri ou tout a changé, hormis l'armée du sacrifice. Le vaste et magnifique édifice de l'ancienne so- ciété catholique s'est écroulé sans retour. Il en sur- gira, il en surgit déjà une autre qui aura, comme l'ancienne, ses grandeurs et ses misères. Mais ce

1. AuBREY DE Vere, Thouçhts on saint Gerlrude. Cf. T. W. Allies, The formation of Christendom, 1865, part. I, lect. 6. Création of vir- ginal life.

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 585

que nous venons de raconter a duré, dure encore et durera toujours.

Douze siècles après ces Anglo-Saxonnes dont on vient de parler, la mênie main vient s'abaltre sur nos foyers, sur nos cœurs désolés, pour en arracher nos filles et nos sœurs. Et jamais, depuis que le christianisme existe, ces sacrifices n'ont été plus nombreux, plus magnanimes, plus spontanés qu'au- jourd'hui.

Oui, chaque jour, depuis le commencement du siècle nous sommes, des milliers de créatures ai- mées sortent des châteaux comme des chaumières, des palais comme des ateliers, pour offrir à Dieu leur cœur, leur âme, leur corps virginal, leur tendresse et leur vie. Chaque jour, parmi nous et partout, des filles de grande maison et de grand cœur, et d'autres d'un cœur plus grand que leur fortune, se donnent, dès le matin de la vie, à un époux immortel.

C'est la fleur du genre humain , fleur encore char- gée de sa goutte de rosée, qui n'a encore réfléchi que le rayon du soleil levant et qu'aucune poussière terrestre n'a encore ternie ; fleur exquise et char- mante, qui, respirée même de loin, enivre de ses chastes senteurs, au moins pour un moment, les âmes les plus vulgaires. C'est la fleur, mais c'est aussi le fruit ; c'est la sève la plus pure, c'est le sang le plus généreux de la tige d'Adam ; car chaque

MOINES d'occ, V. 22

386 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

jour ces héroïnes remportent la plus étonnante des victoires, grâce au plus courageux effort qui puisse enlever la créature aux instincts terrestres et aux liens mortels.

Âvez-vous vu, en mars ou avril, un jeune enfant respirer les premiers épanouissements de la na- ture, et les premières lueurs de l'admiration étince- 1er dans son beau regard au contact du réveil de la vie dans les bois et les champs? C'était le prin- temps de la vie en présence du printemps de la na- ture, et c'était un enchantement. Mais il y a quelque chose de plus enchanteur et qui ravit j'âme aux plus hautes cimes de l'émolion humaine, c'est la vierge déjà adolescente, toute rayonnante de jeu- nesse et de beauté, qui se détourne de tous les par- fums de la vie pour ne plus respirer et regarder que

vers le ciel.

Quel spectacle! et en trouver un qui manifesta plus visiblement la nature divine de l'Église, qui- fasse mieux oublier les misères et les taches dod sa céleste splendeur est parfois voilée?

Mais redisons-le sans cesse, ce spectacle nous esl donné partout, et non-seulement dans notre Europa vieillie et malsaine,mais dans cette Amérique ' qiae

1 . « Nous sommes pénétrés du plus profond respect pour ces vierge saintes qui remplissent nos communautés religieuses. Nous accom^ plissons un devoir Uen doux en rendant un témoignage public à l

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 387

contemplent avec espoir et confiance tous les esprits généreux ; partout rÉvangile est prêché, partout un crucifix est dressé, car partout le Christ sait, de ses bras invincibles, saisir et déraciner ces fleurs terrestres pour les transplanter dans une région plus voisine du ciel.

Les spoliateurs et les proscripteurs auront beau recommencer leur œuvre, chaque jour prédite et provoquée par les scribes du césarisme révolution- naire : la chasteté dévouée recommencera la sienne. Dans les greniers et les caves des palais habités par les triomphateurs de l'avenir, sur leurs têtes ou sous leurs pieds,ily aura des vierges qui jureront à Jésus- Christ de n'appartenir qu'à lui, et qui garderont ce serment, s'il le faut, au prix de la vie.

En ce siècle de grande mollesse et d'universel af- faissement, ces victorieuses ont retrouvé, ont gardé le secret de la force, et, dans la faiblesse de leur sexe, ne nous lassons pas de le répéter, elles mani- festent la mâle et persévérante énergie qui nous manque pour aborder de front et dompter l'égoïsme,

vertu et à Théroïsme de ces vierges chrétiennes, dont la vie répand partout la bonne odeur de Jésus-Christ, et qui, par leur dévouement et leur esprit de sacrifice, ont contribué peut-être plus qu'aucune autre cause à produire un heureux changement dans l'esprit d'un grand nombre de ceux qui étaient éloignés de notre loi. » Lettre pastorale des archevêques et évêques des États-Unis assemblés en concile pié- nier à Baltimore, le 21 octobre 1866.

588 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

la lâcheté, le sensualisme de notre temps et de tous les temps. Cette tâche, elles l'accomplissent avec une chaste et triomphante hardiesse. Tout ce qu'il y a de noble et de pur dans la nature humaine est mené au combat contre toutes nos bassesses et au secours de toutes nos misères. Ne parlons plus du charme de la vie contemplative, des joies suaves de la médita- tion, de la solitude. Ce n'est plus que le lot du petit nombre. La foule des dévouées se précipite dans une autre voie. Elles accourent, elles affluent pour prodiguer des soins infatigables aux infirmités les plus rebutantes, les plus prolongées de la pauvre nature humaine; pour défricher les déserts de l'i- gnorance, de la stupidité enfantine, souvent si re- vêche et si rétive. Bravant tous les dégoûts, toutes les répugnances, toutes les dénonciations, toutes les in- gratitudes, elles viennent par milliers, avec un cou-' rage et une patience indomptables, courtiser, cares- ser et soulaf^er toutes les formes de la souffrance^

3 et du dénûment. 1

Et comme elles ont la force, elles ont aussi la^i lumière, la prudence, la vraie perspicacité. Elles ont^ compris la vie avant d'en avoir goûté. Qui donc leur en a enseigné les douloureux secrets? A elles si pures et si passionnées, à elles, dans l'âge le cœur commence à être dévoré par la soif insatiable des sympathies et des tendresses humaines, qui

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 389

donc a appris que cette soif ne sera jamais assou- vie en ce monde? Qui leur a révélé Tignominieuse fragilité des affections d'ici-bas, des plus nobles et des plus douces, des plus tendres comme des plus enracinées, de celles-là mêmes qui se croyaient im- mortelles et qui tenaient le plus de place dans les cœurs elles ont misérablement péri? Ce ne peut être qu'un instinct divinement libérateur, qui les affranchit en nous les dérobant. Les voilà délivrées des cruels étonnements de l'âme qui rencontre le mécompte, la trahison, le mépris dans le chemin de l'amour, et quelquefois, après tant d'efforts et tant d'illusions, le silence de la mort dans la plénitude de la vie. Elles ont deviné l'ennemi, elles l'ont tourné, déjoué, vaincu; elles lui ont échappé pour toujours : Anima nostra sicut passer erepta est de laqueo venantium : laqueus contritus est et nos liberatxsumns.

Elles vont donc porter à Dieu, dans sa première fraîcheur, tout leur cœur, tous les trésors du pro- fond amour, du complet abandon qu'elles refusent à l'homme. Elles vont tout ensevelir et tout consu- mer dans le secret du dépouillement volontaire, des immolations cachées.

Cela fait, elles nous affirment qu'elles ont trouvé la paix et la joie, et dans le sacrifice d'elles-mêmes la perfection de l'amour. Elles ont gardé leur cœur

22.

390 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES,

pour Celui qui ne change pas et ne trompe jamais, El à son service, elles rencontrent des consolations qui valent tout le prix dont on les paye, des joies qui ne sont pas sans nuages parce qu'alors elles se- paient sans mérite, mais dont la saveur et le parfum durent jusqu'à la lombe.

Ce n'est pas qu'elles aient voulu nous oublier ou mous trahir, nous qu'elles aimaient et qui les ai- mions. Non, la flèche qui est entrée dans notre cœur et qui y reste a d'abord traversé le leur. Elles par- tagent avec nous le poids et l'amertume du sacri- fice. Le détachement n'est point l'insensibilité. Il n'y a que la fausse spiritualité qui rende dur, arrogant, impitoyable. Toute religion qui dessèche ou endur- cit le cœur est une tyrannie menteuse. Ici, dans le vrai sacrifice, dans la mortification suprême, Taffec tion humaine ne perd aucun de ses droits : ils sont tous respectés, mais tous épurés, tous transformes en offrande au Dieu qui a promis de nous consoler plus qu'une mère : Miserebitur tui magis quam mater. L'ardeur d'une tendresse souffrante, mais si pure, si droite, si sûre d'elle-même, se révèle encore dans chaque accent, dans chaque regard. Le bonheur d'être à Dieu ne ferme point un cœur bien aux peines d'autrui, et ne l'isole d'aucune émotion géné- reuse. Ce cœur devient, au contraire, plus tendre et plus intimement occupé de ceux qu'il aime à me-

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 3M

sure qu'il s'enlace d'une étreinte plus passionnée au cœur de Jésus ^

Est-ce un rêve? une page de roman? Est-ce seulement de l'hisloire, l'histoire d'un passé à ja- mais éteint? Non, encore une fois, c'est ce qui se voit et se passe chaque jour parmi nous.

Ce spectacle quotidien, nous-même qui en par- lons nous l'avons vu et subi. Ce que nous n'avions entrevu qu'à travers les âges et à travers les livres s'est dressé unjour devant nos yeux baignés des lar- mes d'une angoisse paternelle. Qui ne nous pardon- nera d'avoir, sous l'empire de cet ineffaçable souve- nir, allongé plus que de raison peut-être cette page d'une œuvre trop longtemps inachevée? Combien d'aulres n'ont pas, eux aussi, traversé cette an-

1. « Quelque ferme que fût la résolution de Thérèse en se séparant de son père, l'amitié tendre qu'elle lui portait rendit cette séparation déchirante pour son cœur. « Je crois, dit-elle, que quand j'aurais été « près de mouiir je n'aurais pas plus souffert que je le fis alors. U « me semblait que tous mes os se disloquaient, parce que mon amour « pour Dieu n'était pas assez fort pour me faire entièrement triom- c( pher de la tendresse naturelle que j'avais pour mes parents. Je fus « obligée de me faire une extrême violence pour les quitter ; et si le « Seigneur ne m'eût aidée, mes bonnes réflexions n'auraient jamais « suffi pour suivre jusqu'au bout mes résolutions; mais sa bonté me c( donna du courage contre moi-même. Au moment je pris l'habit, « Dieu me fit sentir aussi combien il favorise ceux qui se font violence « pour Tamour de lui. Ce combat intérieur ne fut connu que de lui « seul : à Textérieur, on ne vit dans ma conduite que courage et fer- « meté. » Histoire de sa vie, c. ni, ap. Le Boucher.

392 LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES.

goisse et contemplé d'un regard éperdu la dernière apparition mondaine d'une fille ou d'une sœur bien- aimée !

Un matin, elle se lève et s'en vient dire à son père et à sa mère : Adieu ; tout est fini. Je vais mourir, mourir à vous, mourir à tout. Je ne serai jamais ni épouse ni mère; je ne serai plus même votre fille. Je ne suis plus qu'à Dieu. Rien ne la re- tient. Statim, relictis retibus et pâtre, secuta est eum. La voilà déjà parée pour le sacrifice, étince- lante et charmante, avec un sourire angélique, avec une ardeur sereine, rayonnante de grâce et de fraî- cheur, le vrai chef-d'œuvre de la création ! Fière de sa riante et dernière parure, vaillante et ra- dieuse, elle marche à l'autel, ou plutôt elle y court, elle y vole comme un soldat à l'assaut, contenant à peine la passion qui la dévore, pour y cour- ber la tête sous ce voile qui sera un joug pour le reste de sa vie, mais qui sera la couronne de son éternité.

C'en est fait: elle afranchi l'abîme avec cet élan, cet essor, ce magnanime oubli de soi qui est la gloire de la jeunesse, avec cet enthousiasme invin- cible et pur que rien ici-bas ne saura plus ni étein- dre ni égaler.

Mais quel est donc cet amant invisible, mort sur un gibet, il y a dix-huit siècles, et qui attire ainsi à

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES. 595

lui la jeunesse, la beauté et l'amour? qui apparaît aux âmes avec un éclat et un attrait auquel elles ne peuvent résister? qui fond tout à coup sur elles et en fait sa proie? qui prend toute vivante la chair de notre chair et s'abreuve du plus pur de notre sang ? Est-ce un homme? Non: c'est un Dieu. Voilà le grand secret, la clef de ce sublime et douloureux mystère. Un Dieu seul peut remporter de tels triom- phes et mériter de tels abandons. Ce Jésus, dont la divinitéest tous les jours insultée ou niée, la prouve tous les jours, entre mille autres preuves, par ces miracles de désintéressement et de courage qui s'ap- pellent des vocations. Des cœurs jeunes et innocents se donnent à lui pour le récompenser du don qu'il nous a fait de lui-même ; et ce sacrifice qui nous crucifie n'est que la réponse de l'amour humain à l'amour d'un Dieu qui s'est fait crucifier pour nous.

Orléans, vendredi saint, 1866.

FIN DU TOMB CINQUIEME

APPENDICE

I

LINDISFARNE

(Voir tome IV, p. 20.)

Lindisfarne porte aujourd'hui le nom d'Ile-Sainte, Holy Island, qui lui a été donné en 1093 par les moi- nes, alors transplantés à Durham, en mémoire du grand nombre de religieux massacrés lors de l'invasion da- noise, et vénérés comme martyrs.

Sauf Tîlot noirâtre et à peine visible situé au sud ouest, à cinquante toises du rivage, qui porte encore le nom de Saint Cuthbert's Isle^ et l'on prétend dis- cerner quelques débris de sa cellule, Vile-Sainte de Lin- disfarne ne conserve aucune trace matérielle soit du séjour de ce grand saint, si populaire, soit de Tan- rienne cathédrale monastique de la Northumbrie. Mais #n y voit les ruines importantes et très-pittoresques de l'église reconstruite, en 1093, par l'évêque Carilef. Cet évêque s'est immortalisé par la construction de la magnifique cathédrale actuelle de Durham, dont l'église de Lindistarne, construite en belle pierre rouge, comme les églises des bords du Rhin, est un diminutif. Elle est du style roman ou normand le plus pur, sauf le

APPENDICE. 3ig

chœur et le chevet rectangulaire, ajoutés au treizième siècle. Elle a eu pour architecte le moine Eadward, dontReginald, dans sonLibellus demiracutis CuthberM, fait un si bel éloge, et qui fit venir de la cité voisine, avec Taide empressée des habitants, la bonne pierre qui manquait à Lindisfarne, celle de l'île étant trop friable et trop prompte à être rongée par l'écume de la mer. On y admire surtout un arc doubleau diagonal, orné d^ r'i- ches moulures dentelées, seul débris subsistamt de la voûte centrale delà croisée du Iran&sept entre la m^î el le chœur. Cette arche, jetée de l'angle nord-ouest à l'an- gle sud-est et comme suspendue, se découpe «mr le ciel avec hardiesse et majesté. Elle a vingt-quatre pieds anglais de diamètre et s'élèviC à quarante-quatre pieds du sol surhaussé par lies décombres. Le bas-côté diî nord est encore entier, ainsi que deux travées du même côté de la nef, qui en avait six. Le chœur primitif était terminé par une abside circulaire : il enresie une moi- tié, défigurée et mutilée par l'adjonction d'un chevet carré en matériaux différant du reste. Le transsept a deux absides circulaires, du même style que le chœur primitif. Le revers de la façade occidentale à rintérieur de l'église est dan grand effet. Toute la ruine est fort bien reproduite dans les Architectural ÀMiquities of Durham, par Billing, in-4°.

Il y a quelques restes de rancira monastère autour de l'église. Un beau château f^rt du seizième siècle, construit sous la reine Elisabeth, occupe un môle coni^ que à l'extrémité méridionale de l'île.

396 APPENDICE.

Il existe une description tres-détaillée de Lindis- farne dans Touvrage de l'érudit James Raine, intitulé : The history and antiquities of North Durham, or the shires of Norham, Island and Bedlington, now united to the county of Northumberland. London, 1852, in- folio. L'article Holy Island est très-long ; il renferme de minutieux détails sur T histoire du prieuré fondé en 1093; il est accompagné d'une planche faite en 1728 par Buck, et qui montre l'état des ruines de cette époque; elles n'étaient guère plus considérables qu'au- jourd'hui.

Bamborough, l'ancienne résidence des rois de Nor- thumbrie, situé sur la plage, en vue de Lindisfarne, est placé sur un roc immense, qui domine la mer et tout le pays environnant. Le château très-modernisé a été transformé, par lord Crevée, en école charitable et en établissements divers, consacrés à l'œuvre du sauve- tage, si nécessaire et si énergiquement dirigée sur cette côte dangereuse.

Je ne résiste pas à l'envie de citer ici les beaux vers de Walter Scott, qui consoleront le lecteur de l'aridité des détails précédents, et qui dépeignent si exactement ce site de Lindisfarne, sauf en ce qui touche à la gran- deur des ruines : les Anglais exagèrent toujours l'effet de la dimension de leurs monuments, presque tous bien moins vastes que les nôtres.

And now the vessel skirts ihe strand

Of mountainous Northumberland...

... Thy tower, proud Bamborough, marked they there.

King Ida's castle, huge and square

APPENDICE.

From its tall rock look grimly down,

And on tlie sweling océan frown ;

Ten from the coast they bore away

And reached the Holy Island's Lay.

The tide did now its flood-mark gain,

And girdled in the Saint's domain :

For with the flow and ebb, its style

Varies from continent to isle :

Dry-shod, o*er sands, twice every day ,

The pilgrims to the shrine fmd way:

Twice every day, the waves efface

Of staves and sandalled feet the trace.

As to the port the galley flew,

Higher and higher rose to view

The castle with is battled walls,

The ancient monastery's halls,

A solemn, huge, and dark-red pile,

Placed on the margin of the isle.

In Saxon strength that Âbbey frown'd

With massive arches broad and round

That rose alternate, short and low,

Built ère the art was known

By pointed aisle, and shafted stalk,

The arcades of an alley walk

To emulale in stone.

On the deep walles, the heathen Dane

Had poured bis impious rage in vain;

And needful was such strength to thèse,

Exposed to the tempestuous seas,

Scourged by the wind's eternal sway,

Open to it)vers fîerce as they,

Which couid twelve hundred years withstand

Winds, waves, and northern pirates hand,

Not but that portions of the pile

Rebuilded in a later style,

Showed were the spoiler*s hand had been;

Not but the wasting sea-breeze keen,

Had worn the pillar's carving quaint,

And mouldered in bis niche the saint,

And ruonded with consuming power,

The pointed angles of each tower :

Yet still entire the Abbey stood,

Like a vétéran, worn, but unsubdued.

Marmion, cant. II.

MOINES D CGC. V.

598 APPENDICE.

II

PETERBOROUGH

(Voir tome IV, page 191.)

Ce célèbre monastère a été le berceau d'une ville assez importante du Northampton-shire, qui envoie deux représentants à la Chambre des communes, et qui a été érigé en évêché de l'Église anglicane par Henri VIII. Le dernier abbé devint évêque en 1541, et l'église abbatiale fut transformée en cathédrale du nouvel évêché ; elle conserve cette destination.

Peterborough avait été construit dans un îlot de la légion marécageuse, qui recouvrait, lors de l'occupa- tion saxonne, une portion considérable des comtés actuels de Nortliampton, de Cambridge, de Lincoln et de Norfolk, et qui est encore connue sous le nom de the Fens. Il y avait, dans ces vastes marécages, quel- ques terrains un peu plus solides, qui s'adaptaient par cela même au pâturage, et que l'industrie des moines devait promptement transformer en belles cultures. De le nom primitif de Peterborough, Medehamstede , ou, en anglais moderne, the Home in the Meadows, la demeure dans les prairies. Telle fut aussi l'origine des abbayes encore plus célèbres d'Ely et de Croyland, ainsi que de plusieurs autres : Ranisey, Thorney, Kirk- stead, etc. Toute cette contrée est rangée aujourd'hui parmi les régions les plus fertiles de l'Angleterre.

APPENDICE. 599

Il ne reste rien de l'église du monastère construit au septième siècle par les rois des Merciens. Les Da- nois le détruisirent lors de la grande invasion de 870, après avoir massacré tous les moines. Reconstruit un siècle plus tard, et de nouveau dédié à saint Pierre, par le fameux Ethelwold, évêque de Winchester, le sanctuaire fut de nouveau incendié par accident, en 1067 et en 1116. C'est à la suite de ce dernier incen- die que fut commencée, en 1118, par l'abbé Jean de Séez, la construction actuelle. Le chœur fut consacré en 1143, et les chapelles, à Torient du transsept, de 1133 à 1145, sous un abbé fort distingué, nommé Martin du Bec. La nef actuelle, commencée en 1155, ne fut achevée que vers 1190. Les bas-côtés de la nef remontent à 1117-1143.

Comme toutes les cathédrales anglaises, celle de Peterborough a conservé de vastes dépendances, et s'élève au milieu de jardins, de pelouses fleuries et de plantations qui en relèvent la grandeur et la beauté. La tranquille majesté du vaste enclos qui Tentoure rappelle tout naturellement son origine monastique : le silence et la sérénité qui y régnent ne sont guère troublés que par le vol et les cris des oiseaux qui ni- chent dans les tours et les flèches de l'immense église. Les vastes et nombreux édifices que renferme ce close semblent reproduire, au moins en partie, l'ensemble des bâtiments claustraux qui constituaient la grande abbaye avant sa sécularisation. On pénètre de la ville dans Tenceinte sacrée par un portail en forme de tour

400 APPENDICE.

carrée, percé d'une arcade cintrée, et surmonté d'une chapelle dite de Saint-Nicolas, qui sert aujourd'hui d'école de musique. A gauche est une autre chapelle, dite de Saint-Thomas-Becket, qui sert aux exercices des choristes. Ce portail franchi, on entre dans le spacieux parvis qui précède Téghse ; à droite et au sud, on a l'ancien palais abbatial aujourd'hui épiscopal, bâti en 1319, dont la grande porte est flanquée par deux sta- tues, l'une d'un abbé et l'autre d'un moine, plus gran- des que nature. A gauche et au nord, on a le Doyenné, édifice assez beau, de 1518. Mais les regards sont aus- sitôt attirés et enchaînés par la magnifique façade occi- dentale de l'église abbatiale. Cette façade, construite de 1200 à 1227, dans le style ogival primitif, que les Anglais appellent early English, est aussi originale que splendide : on la dit, et peut-être avec raison, sans parille parmi tous les monuments de l'architecture chrétiennne. Elle se compose de trois immenses porches ou arcades ogivales, d'égale hauteur, qui occupent toute l'élévation de la façade ; elles sont surmontées de trois pignons ou frontons (riangulaires et flanqués, au nord et au midi, de deux tours carrées fort élégantes, avec des flèches. Ces arcades sont d'une profondeur aussi surprenante que leur hauteur; les flancs des parois intérieures et tout l'ensemble de celte façade sont ri- chement fouillés par la sculpture, recouverts d'arca- tures innombrables, percés partout cela est possible de baies et de roses du meilleur style. L'effet en est vraiment prodigieux, grâce aux dimensions tout à fait

APPENDICE. 401

extraordinaires de ce triple porche et aux masses d'om- bre et de lumière qui ressortent de renfoncement de» arcades.

Les deux façades du grand transsept, au nord et au midi, flanquées de tourelles polygonales et d'architec- ture normande ou romane, sont aussi d'un très-bel effet. Rien de plus beau que la façade du transsept nord avec ses sept étages d'arcatures et de baies cintrées. Ce transsept est, à l'extérieur, la partie la mieux con- servée et plus intéressante de l'ancienne église nor- mande, qui y apparaît sans le mélange désagréable des additions en style perpendiculaire ou flamboyant qui ont été faites dans les bas-côtés de la nef, dans les me- neaux dutriforium^ dans le pourtour du chœur, et même dans certaines parties de la grande façade occidentale.

On voit en outre Tabside circulaire de l'église primi- tive s'élever au-dessus du quadrilatère oblong qui y a été accolé au seizième siècle, et, malgré la dispa- rate causée par Farchitecture flamboyante des grandes fenêtres de cette abside, l'effet est encore considéra- ble. Outre ce grand transsept, situé entre le chœur et la nef, il y a un autre transsept, de moindre dimension, situé entre la nef et la façade occidentale, et flanqué de quatre tourelles, dont deux à terrasses crénelées et deux autres à flèche, déjà signalées à propos de la façade principale. Il y a aussi une tour centrale, mais basse et disgracieuse; elle est, de plus, garnie aux qua- tre angles de ces horribles clochetons qui défigurent la plupart des clochers anglais.

402 APPENDICE.

Celte cathédrale de Peterborough a donc beaucoup de tours et de tourelles ; leur peu d'élévation en dimi- nue l'effet; il en est de même de Tensemble de la toiture, qui là, comme dans toutes les cathédrales an- glaises, est trop basse et blesse l'œil par l'absence de cette belle proportion entre la hauteur et la longueur de l'édifice, à laquelle nous ont habitués les grandes cathédrales de France et d'Allemagne.

Mais ce qui peut manquer à l'extérieur de Peterbo- rough est grandement compensé par la majestueuse et solennelle beauté de l'intérieur. Je ne me rappelle pas d'église au monde qui frappe davantage, au premier abord, par son unité. Tout semble y être du plus pur roman ou normand. Et il en est bien ainsi de la nef cen- trale, d'une longueur prodigieuse^, puisqu'elle compte onze travées (Notre-Dame de Paris n'en a que sepi), divisées par de gros piliers, alternativement cylindri- ques et octangulaires. La voûte, au lieu d'être en ber- ceau, est remplacée par un plafond en bois, que Ton croit de la même date que l'édifice, et revêtu de pein- tures anciennes, qui rappellent celles qui ont été ré- cemment restaurées avec tant de succès à l'église de Saint-Godehard à Hildesheim. Le triforium, dont chaque travée ne se compose que d'une arcade cintrée et gé- minée, est d'une simplicité grandiose qui efface et rem- place le fâcheux effet des fenestrages flamboyants de la

1. Elle a 266 pieds anglais de long sur 55 de large et 85 de hau- teur. La longueur totale de l'église est de 479 pieds ; la façade occi- dentale a 156 pieds de large La lanterne de la tour centrale n*a que 135 pieds de haut.

APPENDICE. 405

claire-voie, dont les baies cintrées sont d'ailleurs moins hautes que celles du triforium.

Les bas-côtés de la nef sont du même style, mais avec des voûtes à plein cintre en pierre; leurs parois intérieures sont entièrement recouvertes d'une série d'arcatures cintrées et entrelacées ; malheureusement les fenêtres de ces bas-côtés ont été modernisées au seizième ou dix-septième siècle.

Le grand transsept est également du plus beau style normand, et rivalise de grandeur et de splendeur avec la nef : il y a quatre travées dans chaque bras de ce transsept, et six de ces travées s'ouvrent sur six cha- pelles orientées parallèlement au chœur, dans le genre des églises cisterciennes. Les deux façades de ce trans- sept, au nord et au midi, sont percées de trois rangs superposés de baies cintrées à meneaux trèfles.

Le chœur a quatre travées et se termine par un che- vet à cinq pans. Mais ce chevet est lui-même inscrit dans une vaste construction carrée, oblongue et beau- coup moins élevée que le reste de Téglise. Ainsi se re- trouve cette façon désagréable de terminer les plus belles églises par un parallélogramme, que les archi- tectes anglais ont toujours affectionnée et qui donne à leurs édifices un caractère si inférieur aux nôtres. Cette addition, qualifiée de Lady Chapel, ou chapelle de No- tre-Dame, a été érigée en 1496; elle est recouverte d'une voûte très-richement sculptée, et de cette forme particulière aux monuments anglais de cette époque, que l'on remarque surtout au King's Collège de Cam-

AU APPENDICE.

bridge et à la chapelle de Henri VII à Westminster.

Dans le pourtour du cbœur se trouve le monument le plus ancien de Téglise ; c'est le tombeau de l'abbé Hedda, massacré par les Danois, en 870. Il a la forme d'une châsse ; on y voit les statues de Notre-Seigneur, et les douze apôtres, en bas-relief ; on l'attribue à Good- ric, qui fut abbé de 1099 à 1103.

Un peu plus loin, on rencontre la pierre sépulcrale, à peine visible, de Calherine d'Aragon, première femme de Henri VIll, et, vis-à-vis, l'emplacement de la tombe de Marie Stuart, dont le corps y fut enseveli après son supplice, au château voisin, de Fortheringay, et y resta jusqu'à ce que son lils, Jacques V\ le fit trans- porter à Westminster. Ces deux grandes victimes delà Réforme reposèrent donc ensemble dans la vieille église abbatiale de Peterborough, pendant que l'ini- que et sanguinaire Elisabeth achevait en paix son règne triomphal.

Cette admirable église ne saurait nous donner une idée des édifices du temps des Anglo-Saxons ; mais elle représente, dans toute leur majesté, les grandes con- structions d'une des plus grandes époques de l'histoire monastique, du douzième siècle, de l'ère de saint Bcrnnrd et de Pierre le Vénérable ^

1. On trouve une histoire abrégée de ce grand monastère dans les notes biographiques sur ses abbés, publiées par Stevens, Continuation of Dugdale; London, 1722, t. I, p. 496. Je profite de cette occasion pour recommander à tous les amis des antiquités chrétiennes cet excellent ouvrage, plein de renseignements curieux et enflammé d*un zèle touchant contre les profanateurs sacrilèges des monuments et des institutions catholiques de l'Angleterre.

APPENDICE. 405

Je réserve pour un volume subséquent mes notes sur rétat actuel de deux autres monastères, Croyland et Ely, qui comptèrent, dès leur origine, parmi les plus célèbres de l'Angleterre, mais dont la grande splen- deur est postérieure à l'époque dont j'ai parlé jus- qu'ici.

Juillet 1862.

III

HEXHAM

(Voir tome IV, page 247, note 1.)

DESCRIPTION DE l'ÉGLISE CONSTRUITE AU MONASTÈRE DE HEXHAM PAR SAINT WILFRID, DE 674 A 680.

Igitur profunditatem ipsius ecclesiae criptis et ora- toriis subterraneis, et viarum anfractibus inferius cum magna industria fundavit.

Parietes autem quadratis et bene politis columpnis suffultos et tribus tabulatis distinctos, immensse lon- gitudinis et altitudinis, erexit. Ipsos etiam et capitella columpnarum quibus sustentatur et arcum sanctuarii, historiis etymaginibus et variis cœlaturarum fîguris ex lapide prominenlibus et picturarum et colorum grata varietate mir abilique décore decoravit. Ipsum quoque corpus ecclesise appentitiis et porticibus undique circumduxit quae, miro atque inexplicabili artificio, per parietes et cocleas inferius et superius distinxit. In

"Zô.

406 APPENDICE.

ipsis vero cocleis^, et super ipsas, ascensoria ex la- pide, et deambulatoria, et varios viarum amfractus, modo sursum , modo deorsum , artificiosissime ita machinari fecit, ut innumera hominum multitudo ibi existereet ipsum corpus ecclesise circumdare possit, cum a nemine tamen infra in eo existentium videri queat. Oratoriaque quam plurima, superius et inferius, se- cretissima et pulcherrima, in ipsis porticibus cum maxima diligentia et cautela constituit, in quibus alta- ria in honore Beatse Dei Genitricis semperque Virginis Mariae, et sancti Michaelis Archangeli, sanctique Joha- nis Baptistee et sanctorum Apostolorum, Martyrum, Confessorum, atque Virginum, cum eorum apparati- bus, honeslissime prseparari fecit. Unde etiam, usque hodie, qusedam illorum ut turres et propugnacula, su- pereminent. Atrium quoque templi magnse spissitudinis et fortitudinis muro circumvallavit . Praeter quem in alveo lapideo aquaeductus, ad usus officinorum, per mediam villam decurrebat.

RiCHARDi prioris historia Hagulstadcnsis Ecctèsise, c. iir, ap. Twysden, Historiée Anglicanœ scriptores decem, et Raine's Priory ofHexham, p. 11.

1. Ducange, au mot Gochlea, dit: Cochlese sunt altse et rotundœ turres, et dictée cochlese quasi cyclese, quod in eis, tanquam per cir- culum orbemque, conscendatur.

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME V

SUITE DU LIVRE XV

CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE SAINT WILFRID

(650-75.5)

Chap. III. Fin de la dissidence celtique, Âhdamnan^ Eghert, saint Aldhelm.

Pages. Le roi des Pietés demande à l'abbé Geolfrid des architectes et

des arguments en faveur de l'unité romaine. ...... 5

Réponse de Geolfrid, qui cite Platon 6

Les Picl.es renoncent au rite celtique 8

Les moines d'Iona abandonnent leurs colonies plutôt que

d'adopter le rite romain 9

Ils ont pour abbé Abdamnan, biographe de Columba et le der- nier grand personnage de l'Église celtique 10

Ses relations avec le roi Aldfrid et avec l'abbé Geolfrid. . . 11 Il essaye en vain de ramener les moines d'Iona aux usages

romains 15-14

Il réussit mieux en Irlande, il meurt. 15

lona n'est réduile à l'unité que par l'Anglo-Saxon Egbert,

chef d'une colonie de religieux anglo-saxons en Irlande. . 10

Sa vie austère et sainte, 17

Il perd son meilleur ami, qui lui reproche de vouloir vivre

sans lui 18

Il use de son influence sur les Anglo-Saxons pour en faire des

missionnaires en G ernianie. 19

Après treize ans d'efforts, il vient à bout des résistances

d'Ionn U

408 TARLE DES MATIERES.

Pages. Il meurt le jour même de la fête de la Pâque célébrée en

commun par les deux rites 22

L'Irlande et la Galédonie ainsi ramenées à Tunité, il ne reste en dehors que les Bretons de Cambrie et de Cornouailles,

par antipathie pour les conquérants saxons 24

Note sur l'injustice de Bède à leur égard 26-27

Tentative de saint Aldhelm pour les réunir 27

Sa naissance royale et son éducation moitié celtique, moitié

romaine, à Malmsbury et à Cantorbory 28

11 devient abbé de Malmsbury 29

Sa grande renommée littéraire, plus grande que méritée. . 31

Ses chants en langue vulgaire 35

Développement intellectuel des cloîtres anglo-saxons. . . 33-34

Étendue et diversité des études d' Aldhelm 34

Sa sollicitude constante pour les âmes 35

Sa grande existence monastique 39

Son zèle pour la prédication 41

Il intervient en faveur de Wilfrid 42

Il va à Rome obtenir le privilège de l'exemption pour Malms- bury, dont les moines s'obstinent à le garder pour abbé,

même après sa promotion à l'épiscopat 44

Anecdote sur l'importation des bibles 46

Mort d'Aldhelm 47

Ce qu'il a fait pour ramener les dissidents celtiques. ... 48

Sa lettre au roi de Cornouailles 51

Les Bretons de Cambrie, qui avaient résisté à tous les efforts des missionnaires saxons et romains, adoptent le rite romain

à la voix d'un de leurs évêques 54

Leurs pèlerinages à Rome 55

Fin de la lutte Ib

Jugement de Mabillon , 56

La résistance proportionnée aux dangers que court la natio- nalité 57

La réunion est l'œuvre des bénédictins 59

Dans les îles Britanniques, comme en Gaule, le monachisme

celtique demeure vaincu et éclipsé par l'institut bénédictin. Ib.

Chap. IV. Le vénérable Bède.

Toute celte époque se résume dans le vénérable Bède. ... 60

Ses travaux 61

Caractère encyclopédique de son génie 62

TABLE DES MATIÈRES. 409

Pages.

Ses écrits théologiques et scientifiques 62-63

Son amour pour les classiques païens 64

Son Histoire des Anglais 66

Ses précautions scrupuleuses pour démontrer sa véracité. . 68

Son âme 70

L*amour de la vertu et de la vérité ressort de tous ses récits. Ib,

Il est le type des belles vies qu'il raconte 71

Sa vie s'écoule tout entière dans le cloître de Yarrow. . . Ih. Il est épargné tout jeune par la peste, qui enlève toute la

communauté, excepté lui et son abbé Ib.

Ses maîtres divers 73

Son assiduité au travail 74

Ses vastes relations 75

Son amitié avec l'évêque Acca 77

Ses travaux sur l'Écriture sainte Ib,

Sa lettre célèbre à l'évêque Egbert d'York sur les abus du

gouvernement ecclésiastique et de la vie monastique. . . 80

Sa rude franchise ne diminue en rien son autorité. .... 91

Il est accusé d'hérésie dans des chansons à boire Ib.

Son intimité avec les moines de Lindisfarne 92

Récit de sa mort par un témoin oculaire 03

Son culte et ses reliques 98

Contraste du pays qu'il habitait avec l'état actuel de la Nort-

humbrie 102

CiiAP. Y. Les rois moines.

L'étoile de la Northumbrie pâlit, malgré l'érection du siège

d'York en métropole 107

Triste fin de la lignée d'Oswy Ib,

Le roi Ceolwulf, à qui Bède dédie son histoire, se fait moine

à Lindisfarne 110

Son successeur Eadbert fait comme lui 111

Autres rois moines 112

Presque chaque dynastie de l'Heptarchie fournit son contin- gent 113

En Est-Anglie : Sigebert, qui meurt sur le champ de bataille. Ib, En Essex : Sebbi, qui ramène son peuple à la foi et veut

mourir sans témoins Ib.

OlTa, qui va mourir à Rome 115

1)ans la Mercie, qui hérite de la prépondérance des Norlhum- briens : Coenred, compagnon du voyage et de la vocation d'Offa. ' Ib.

410 TABLE DES MATIERES.

Pages.

Ethelred, fondateur, moine et abbé de Bardeney 117

Un autre roi mercien, Ceolred, meurt dans une orgie. . . . 118 Ethelbald, poursuivi par ce Ceolred, se réfugie dans les ma- rais de Croyland, auprès du solitaire Gutblac, qui lui prédit

qu'il sera roi de Mercie. . . . , 119

Ce qu'avait été Guthlac avant de se faire anachorète. ... 122 Sa vie de solitaire reproduit divers traits de celle des plus

illustres saints de l'Ordre monastique. 124

Mort de Guthlac 127

Fondation de la célèbre abbaye de Croyland sur l'emplacement

de sa cellule 123

Suite et fin du règne d'Ethelbald. . 130

Remontrances des missionnaires anglo-saxons en Allemagne. Ib,

La suprématie passe de la Mercie au Wessex 132

Trois rois west-saxons abdiquent pour se faire moines ou pè- lerins à Rome 133

Centw^in, puis Ceadv^^alla, l'ami de Wilfrid, qui meurt à peine

baptisé par le pape Ib.

Et enfin Ina, l'ami de saint Aldhelm 155

Piègne d'Ina, législateur Ib,

Vainqueur et pacificateur des Bretons ^. . 136

Restaurateur du sanctuaire celtique de Glastonbury 137

Premier protecteur de saint Boniface , . . 138

A la suite d'une surprise préparée par sa femme, il va mourir en pénitent à Rome, il fonde la Schota Saxo^

nitm, 139

Affluence des pèlerins anglo-saxons des deux sexes à Rome. . 142

Abus et désordres 143

Les faux moines et les faux pèlerins Ib.

L'âge d'or est une chimère dans l'histoire de l'Église comme ailleurs 144-145

LIVRE XYI

INFLUENCE SOCIALE ET POLITIQUE DES MOINES CHEZ LES ANGLO-SAXONS

CHAPITRE UNIQUE.

La conversion et l'organisation religieuse de l'Angleterre sont l'œuvre exclusive des moines 150-151 ^

TABLE DES MATIÈRES. 411

Pages.

Leur patience et leur persévérance; lettre de l'évêque Daniel au missionnaire Boniface ; nulle violence : douceur et tolé- rance relative 152

Leur influence sur la nation qu'ils avaient convertie; le mal

survit, mais le bien l'emporte 155

Alliance entre l'Eglise et la société, sans prépondérance ex- clusive 156

Ces moines apôtres n'étaient plus les Pères du désert, mais

les créateurs d'une Église et d'une nation. *..-.... 157 Des villes se foi ment autour des grandes communautés. . . Ib. Les monastères servent de cathédrales et de paroisses. . * . 158

Propagation de la règle bénédictine 160

Garanties assurées à l'Ordre monastique par les conciles de

Beccancelde et de Cloveshove 161-164

Enseignement religieux en langue nationale. . 165

Liturgie musicale 167

Les croix en plein air Ib,

Services rendus à l'enseignement par les monastères et les

moines évêques 169

Saint Jean de Beverley Ib-

Passion des étudiants anglo-saxons pour les courses de

chevaux 171

Services rendus à l'agriculture 173

Rôle des moines comme landlords 175

Alliance intime entre l'Ordre monastique et l'aristocratie anglo- saxonne 176

Intervention dans les pouvoirs publics 179

Leur place dans les assemblées nationales Ib,

Souveraineté, composition et attributions de ces assem- blées 180-186

La distinction entre le temporel et le spirituel n'y est pas

méconnue 186-187

Influence des moines sur les assemblées et par sur les lois

et les mœurs 188

Ils contribuent à créer l'unité nationale, qui n'a jamais été

entamée depuis le neuvième siècle 189

Leur dévouement à l'intérêt des pauvres: l'assistance publique

née de l'expiation des fautes des riches. . . .- 100

Leur zèle pour l'affranchissement des esclaves 192

Lutte entre un archevêque et un abbé pour une jeune captive. 194 Les droits de l'homme revendiqués en même temps que ceux de Dieu dans toute l'histoire de la conquête de l'Angleterre

par les moines 193

La religion reste trop souvent désarmée ; mais ses ministres

412 TABLE DES MATIERES.

respectent la liberté des âmes et l'honneur dans les choses

de Dieu 197

Les missionnaires monastiques perfectionnent le caractère

national sans l'altérer 198-200

L'âme des Saxons se retrouve dans l'Angleterre moderne ; la liberté moderne, le self-government et le régime parlemen- taire plongent leurs racines dans ce passé . 20O

Conformité de l'institut monastique avec l'esprit des institu- tions anglo-saxonnes 205

Munificence et prodigalité de Taristocralie 204

Motifs de ses donations Ih,

Abus des libéralités foncières 206

Le folc-land et le boc-land 206-207

Les terres monastiques exemptées du service militaire et de

l'impôt 208

Danger public signalé par Bède 210

Répression de plusieurs abus par le concile de Cloveshove. . 212 Ses décrets contre le luxe et l'opulence monastiques. . , . 214 Contre les fausses notions qui se répandent sur l'aumône. 215-216 La richesse monastique née de la munificence des rois et des

nobles provoque bientôt leur convoitise 218-220

Fluctuations et servitudes signalées par saint Boniface. . . . 221 Nécessité d'une limite que l'Église même aurait poser aux

accroissements de la propriété monastique. . 222

Cette richesse servira de prétexte à la spoliation et à l'hérésie. Ib.

Lacordaire et Mabillon 222-225

Un bénédictin espagnol martyr en 1608 220-227

Avant d'en arriver là, l'Angleterre devient le foyer de la pro- pagande chrétienne et l'initiatrice des races germaniques. 228-229 Quand Bède disparaît, Boniface est déjà l'apôtre de l'Alle- magne 229

LIVRE XVII

LES RELIGIEUSES ANGLO-SAXONNES CHAPITRE UNIQUE

Les cloîtres de femmes aussi nombreux et aussi importants

que les monastères d'hommes 236

Grand rôle de la femme chez les races germaniques 237

TABLE DES MATIERES. 415

Pages.

Contraste avec les Romains de l'empire 258

Chez les Anglo-Saxons, descerxdants des Cimbres, l'influence des femmes est plus considérable et plus heureuse que

partout ailleurs 239

Importance des alliances dynastiques ; les reines anglo-

saxonnes ^^^

Les barbares germaniques, moins corrompus que les Romains, n'en exigent pas moins un immense effort de l'apostolat

chrétien pour réprimer leurs excès sensuels 245

€e que les femmes doivent au christianisme. ..... 245

l'Église n'a émancipé la femme que par l'idéal de la virginité

chrétienne ^^*

Aucun peuple n'honore plus cette virginité que les Anglo- Saxons 2^^

Influence et autorité des abbesses 249

Elles figurent dans les assemblées nationales 250

Cérémonial de la bénédiction solennelle d'une religieuse. . . 252

les reines et les princesses anglo-saxonnes dans le cloître. . . 261 Les premières religieuses sont formées en France à Faremou-

tier, Jouarre et Chelles 264

^aint Botulphe et les deux princesses est-angliennes à Chelles. 2t38 Chaque dynastie de l'iieptarchie fournit son contingent de

vierges, d'épouses et de veuves 270

Les Northumbriennes déjà suffisamment connues, sauf Bega. 271

Légende de cette princesse, Irlandaise de naissance Ib,

^Confusion perpétuelle de l'histoire et de la légende /^.

Les Ascings ou princesses de la dynastie de Kent 277

Ethelburga, reine de Northumbrie, puis fondatrice de Lyminge. Ib. Sa sœur Eadburga et sa nièce Eanswida, fondatrice de Fol-

kestone. ...•..•..••• '

Xa légende de Domneva et de ses frères ^»^

La course de la biche dans l'île de Thanet ^«5

Grande popularité de sainte Mildreda ^«^

Légende du soufflet

Les sœurs de Mildreda: Milburga et l'enfant mort ij-

Les princesses merciennes * '.V* *.Ii*

La progéniture du sanguinaire Penda est celle qui fournit le

plus de saintes et de religieuses ^^^

Il a trois filles religieuses et quatre petites-filles saintes. . . Ib.

Les Uffings d'Est-Anglie ''' \\\' '

les trois filles du roi Anna, mort sur le champ de bataille. Withburga et sa communauté nourries par le lait des biches

414 TABLE DES MATIÈRES.

Trois générations de saintes du sang d'Odin à Ely, qui a pour trois premières abbesses une reine de Northumbrie, une

reine de Kent et une reine de Mercie 294

Wereburga, la quatrième sainte abbesse d'Ely, et le berger de

Weedon 300

Religieuses de la race de Cerdic en Wessex 303

La femme et les sœurs du roi Ina. 304

Sainte Guthburga, fondatrice de Winbourne 305

Le monastère de Frideswida, princesse west-saxonne, est le

berceau de l'université d'Oxford 306

Le baiser du lépreux. 309

Etudes littéraires, bibliques et classiques chez les religieuses

anglo-saxonnes 311

Surtout à Barking, sous l'abbesse Hildelida 315

Saint Aldlielm leur adresse son ^Zo^rc c?e /a F^V^^m7e. ... Ib.

Ses lettres à d'autres religieuses 317-318

Winbourne, autre centre d'activité intellectuelle: l'abbesse

Tetta et ses cinq cents religieuses 319

Les novices dansent sur la tombe de leur maîtresse. ... 321 Winbourne était un double monastère; origine de ces singu- lières institutions \ ... 522

Elles fleurissent surtout dans les colonies irlandaises en Gaule. 326

C'est de qu'elles sont introduites en Angleterre Ib.

A toutes les grandes abbayes de femmes est adjoint un mo- nastère de religieux, toujours gouverné par l'abbesse. . Ib. Interdits par rarchevéque Théodore, les doubles monastères

disparaissent" après l'invasion danoise 328

Rapprochement avec les écoles de garçons dirigées par les

jeunes filles aux États-Unis 329

Au septième et au huitième siècle, aucun désordre n'y est

signalé, sauf à Coldingham 331

Quels étaient les abus des cloîtres anglo-saxons 353

Luxe des vêtements . jj^

Attenta-f^ à la pudeur des religieuses, prévus et punis par

la législation anglo-saxonne .' 336

Décrets d s archevêques Théodore et Egbert contre lesVelal lions criminelles du clergé avec les religieuses; il ne

faut pas en exagérer la portée 337-339

La correspondance de saint Boniface contient les révélations les plus sûres sur l'état des âmes dans les cloîtres anglo- saxons 339

Tout n'y était pas douceur et bonheur 341

Caractère tendre et passionné des lettres adressées par les religieuses à Boniface et à ses compagnons 344

TABLE DES MATIÈRES. 415

Pages.

Réponses non moins affectueuses des missionnaires. . . . 346

Les trois Bugga et les Eadburga 349

Désir passionné des pèlerinages à Rome 550

Doléances de Tabbesse Eangytha et de sa fille 356

Comment sainte Lioba entre en relations avec saint Boniface. 361 Autres lettres écrites au saint par ses amies : Cena, Eg-

burga 363

Lamentations d'une religieuse sur l'absence de son frère. 569 Ces orages du cœur disparaissent devant la mort, sans que la mort elle-même mette un terme aux belles amitiés du

cloître 373

Sainte Galla 374

Hilda et son amie. ... * 375

Ethelburga et son amie; les filles du comte Puch 376

Les visions luminenses 377

La fille du roi de Kent et la converse jardinière à Faremou-

tier 378

Le linceul lumineux à Barking 580

La lampe éteinte 381

L'histoire n'a gardé que ces noms; mais combien d'autres

n'ont péri qu'après avoir glorifié l'Église et la patrie ! . . 382

Caractère viril de ces religieuses anglo-saxonnes 383

L'idéal monastique réunit les types de l'homme, de la femme

et de l'enfant 384

Conclusion. tout a péri de Tancien monde catholique, ex- cepté l'armée du sacrifice Ib,

Nombre et persévérance des vocations contemporaines . . 387

416 TABLE DES MATIÈRES,

APPENDICE

Pages.

I. Lindisfarne 594

II. Peterborough « 398

III. Hexham 405

Tableaux généalogiques des religieuses issues :

C. De la race de Hengist et des rois de Kent;

C. De la race de Penda et des rois de Mercie;

D. De la dynastie des Uflings, rois d'Est-Anglie ;

E. De la dynastie des rois de Wessex.

FIX DE LA TAELE DU TOME

2(}Ô09.— Typographie Lahiire,' rue de Fleurus, 9, à Paris.

I

ss| rois de Kent.

isœur

du

ge,

Etli Ethd|

ler

E6BERT,

roi de 664 à 673,

5'« Elhelburge,

mariée au roi Edwin

de Norlhumbrie.

Veure en 633,

fondatrice et religieuse

de Lyminge.

Eanfleda, femme d'Oswy, roi de

Northumbrie,

puis religieuse à Whitby,

sous sa fille.

Elfleda,

née 655, 1 71 5.

Vouée à Dieu par son

père, pour prix

de la victoire sur Penda ;

Abesse de Whitby.

416

TABLE DES MATIERES.

APPENDICE

Pages.

I. Lindisfarne 594

IL Peterborough , 398

III. Hexham , . 405

Tableaux généalogiques des religieuses issues :

B. De la race de Hengist et des rois de Kent;

C. De la race de Penda et des rois de Mercie;

D. De la dynastie des Uffmgs, rois d'Est-Anglie ;

E. De la dynastie des rois de Wessex.

m

FIN DE LA TABLE DU TOME

i

20601).— Typographie Lahiire, rue de Fleiirus, 9, à Paris.

B TABLEAU GÉNÉALOGIQUE

des religieuses issues de la race de Hengist et de la dynastie des Asoings, rois de Kent.

ETHELBERT,

roi de Kenf, descendant à la 5* génération

de Hengist, et à la 8'^ deAVodin ou Odin.

.Berthe,

EADBALD,

roi de 616 à G64.

Ép. Emma,

fille de Clotaire II,

roi d'Austrasie.

Ermenred,

•|- avant son père,

ép. Oslava.

Eanswide, -J- 640, abbesse de Folkestone.

Etbelred, Ethelbritb,

tués par leur cousin

Egbert,

et vénérés comme

martyrs, le 17 octobre.

Ermcnberga

ou Domneva, ép. Merewald, prince

des Mercicns.

Devenue veuve,

fondatrice et abbesse de

Minster en 670.

Ermenburga,

Etheldreda, Ermengylha,

vénérées

comme saintes.

S" Mildreda,

abbesse no, Minster.

S'* Milburga,

abbesse de W'enlock.

S" Milgilka,

religieuse à Cantorbôry.

petite-fille de Glovis et de S" Clotilde.

Eadburga,

religieuse avec sa sœur

à Lyminge.

ERGOMBERT,

roi de 640 à 664. Ép. Sexburge, fille du

roi d'Est-Anglie,

qui, autres son veuvage,

devient religieuse

à Sheppey

et abbesse d'Ely.

(Voy. tableau C]

Ermenilda,

ép. Wulfhere roi des

Merciens, en 658.

Veuve en 675,

religieuse à Sheppey,

puis abbesse d'Ely.

S" Wereburga, 4" abbesse d'Ely.

[Vo]). tableau D.)

Earcongotha,

abbesse à Faremoulicr

en Brio, f 700.

E6BBRT,

roi de 664 à 673.

5'" Elhelburge,

mariée au roi Edwin

de Northumbrie.

Yeure en 633,

fondatrice et religieuse

de Lyminge.

Eanfleda, femme d'Osvry, roi de

Northumbrie,

puis religieuse à Whitby,

sous sa iille.

Elfleda,

i 655, 1 7

Vouée à Dieu par soa

père, pour prix

de la victoire sur Penda j

Abesse de Whitby.

ercie.

en 585.

ilburga, ubregulus de lurrey, avec lui le mastère Ghertsey.

ETHELFRED,

roi en b75.

Ép. Ostryde

de Northumbrie.

Moine

et abbé de Bardeney

en 707, f 715.

GEOLRED,

roi en 709.

Se fait moine à Rome

en 716.

1

Eadburgay

abbesse de Dortmuncester,

t 680

selon le Martyrologe

anglais.

recèdent, sont X origines des onne, Florent s Bède et les auteurs.

i!

TABLEAU GÉiNÉALOGIQUE

des religieuses issues de la dynastie des rois de Mercie.

GRIDDA,

10* descendant d'Odin ou Wodin, fondateur du royaume des Angles de Mercie, en 585.

I

PTBBA ou WIBBA,

roi de 593 à o9G. I

PENjDA,

roi de (326 à 655.

PEADA, WULFHERE,

premier chrétien roi de 65G à 075.

de Mercie, Ép. Ermenilda, fille du roi roi de Kent.

desMiddle-Angles, Abbesse d'Ely après son •jf 657. veuvage.

S" Werehurga,

religieuse à Ely,

puis abbesse de Weedon.

de Trenlham,

de Hanbiiry,

et enfin d'Ely ;

patronne de Chester,

oili elle lut transférée

en 875.

MEREWALD,

prince ou caldorman

des Merciens.

Ép Domneva ou

Ermenberga

de Kent.

GOENRED,

roi en 704, moine en 709,

à Rome,

avec le roi Ofla

d'Essex.

S'^ Mitburga,

abbesse de Wenlock.

S" Krjiicburga,

Ép. Alchf'rid, roi de

Korthumbrie,

mais reste vierge et se

tait religieuse. 1 " abbesse de Gloucester.

S'" Kynesivitha, rccberchce par Ol'fa,

roi d'Essex,

mais le délermins à

se faire moine.

S'o Milclreda,

ou

Mlldritha,

abbesse de Minster.

S'« Milgitha, religieuse

à Cantorbéry.

Wilburga,

ép. le subregulus de

Surrey,

fonde avec lui le

monastère

de Ghertsey.

ETHELFRED,

roi en 075.

Ép. Ostryde

de Northumbrie.

Moine

et abbé de Bardeney

en 707, + 715.

GEOLRED,

roi en 709.

Se fait moine à Rome

en 716.

Eadburga,

abbesse

de Dortmuncester,

f 680

selon le Martyrologe

anglais.

Les dates et renseignements qui ont servi à établir ces Tableaux et celui du volume précédent, sont empruntés surtout à Lappenberg, qui a attaché avec raison une grande importance aux origines des dynasties saxonnes, en se fondant sur les listes données par la Chronique anglo-saxonne, Florent de Worcester, Neiuims, etc. - Nous les avons ensuite contrôlés et complétés d'après Bède et les Ballundistes Ceux-ci ont contesté plusieurs des traditions recueillies par les anciens auteurs.

it pris le voile.

' ALDULPHE,

gst-Anglie, de 663 à 713.

Sœthryd,

abbesse de Faremoutier

en France.

sses de

ilda, ;e.

Ecbu 'ga r a Edburga,

abbesse de Repton,

puis

de Hackness,

amie de S* Guthlac.

(Cf. Bêde, IV, 23; Liber Eliensis, p. 15; Lappeîîberg,

Uelwold, qui furent envoyées toutes jeunes, tenelUdœ*

i

i

^Mflf.

TABLEAU GÉNÉALOGIQUE

des princesses de la race des Upfings, rois d'Est-Anglie, qui ont pris le voile.

Edilbèrga,

fille naturelle du roi Anna,

abbessc de Faremouùer,

en France.

ANNA,

roi d'Est-Anglie de 635 n 054.

Ép. Hereswitha ', princesse norlliumbrienne,

Sœur de S'= Hilda, et mère en preruinres noces de-

5'* Sexburga,

veuve d'Ercombert.

roi de Kent,

fondatrice de Sheppcy,

l* abbesse d'Ely après sa sœur,

de 679 à 699 environ.

S^' Ermenilda,

reine de iMcrcie,

puis Z" abbesse d'Ely après

sa mère.

I S" Wereburga, abbesse d'Ely.

{Voij. tableau C.)

S'" Etlieldreda,

mariée : à Tombert,

prince des Girwiens;

au roi Egfrid de

Northumbrie.

l'«abbessed'Ely, f 679.

5'* Wilhburga,

religieuse à Ely,

puis

abbessi- et fondatrice de

Dereliam en Norfolk.

ALDULPHE,

roi d'Est-Anglie, de 663 à 713.

Edelburga

et

Withburga,

successivement abbesses

Hackness,

fondé par S" IHlda,

leur grand'tante.

de

Sœthryd,

abbesse de Faremoulier

en France.

Ecbu 'ga r i Edburga,

abbesse de Repton,

puis

de Hackness,

amie de S. Guthlac.

1. Selon quelques auteurs, Hereswitha épousa non pas Anna, mais son frère Adelher ou Edelher, dont elle eut le roi Aldulphe. (Cf. Bède, IV, 23; Liber Eliensis, p. 15; Lappexberc, p. 237.) Les Bollandistes (t. VI Septemb.,. p. 106) croient qu'elle épousa successivement les deux frères.

Il y eut deux autres princesses est-angliennes, filles de la reine Siwara, sœurs du roi Adelmund et cousines des rois Adelher et Adelwold, qui furent envoyées toutes jeunes, tenelUdce, en France pour y prendre le voile.

Cutha. GBDRic, 591-597.

QYNEGILS, 611-643,

premier roi chrétien.

\ j

[.GH, GENTWINB, 676-685,

Penda, meurt moine.

Bugga, abbesse

m

TABLEAU GÉNÉALOGIQUE

des rois de Wessex. (Ligne directe sans tenir compte des rois issus de branches collatérales.)

OERDIG,

descendant d'Od

n au degré,

débarque en

1

494, t 534.

GEMRIO,

1

GEAWLIN,

Cutha.

534-560.

500-591.

Trais générations qui ne régnent pas.

GEDRIG, 591>597. GTNEGILS, 611-643,

!

ubregulus.

premier roi chrétien.

B, 676-685

1

GEADWALLA,

1

Coenred, s

1 1

GENWALGH, OENTWIN

685-088,

gendre de Penda, meurt moine.

va mourir à Rome

643-672.

en 689.

Ingild.

Cwcnburga,

Cuthburga.

'\L.

Bugga, abbesse

j

religieuse à Winbourne.

mariée à Alfrid,

roi en 688,

1

Trtis générations qai oe

roi de Northumbrie,

abdique en 725 pour

régnent pas. 1

puis religieuse à Barking

se faire moine à Rome. Ép. Ethelburga,

! BGBERT,

et

depuis

roi en 800, ^ 83G.

abbesse à Winbourne,

religieuse à Barking.

Réunit

t 7'20.

toute rileplarchie. 1

1

BTHELWOLF,

^^36-857.

1

ALFRED LE GRAND

871-905.

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