^ LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN rnoPRIÉTÉ DES ÉDITEURS ? .K i- I <-" i 5" oc < O o Q co -a H ;>- o Q c a O) -O LES MYSTIiHES J DE L'()CEA?s^ l'A II AUTIIIU MANGIIS «^ TOURS ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS M HCCC 1, XIV t^' ( Voir la mer! C'est le rêve de tout liahitant de l'intérieur, citadin ou campagnard, pour peu qu'il soit curieux des grandes scènes de la nature. Les montagnes attirent de même l'habitant des plaines, mais moins fortement.|ll peut, avec quelques efforts, se les représenter, en s'aidant des peintures qu'il a vues, des descriptions qu'il a trouvées dans les livres. Certes, lorsque après cela il lui est donné de contempler de près ces gigantesques monuments des anciennes convulsions du globe; lorsqu'il voit, sur les assises qui n'en sont que les premiers degrés, se dresser des croupes énormes aux flancs desquelles les vastes forêts n'apparaissent que comme des lits de mousse , et que surmontent des entassements de roches dont les sommets semblent percer la voûte céleste, il ne leur trouve qu'une médiocre ressem- blance avec les pauvres tableaux qu'il s'en était faits. Et s'il entreprend de gi'avir ces escaliers deTilnns; si, — 2 — parvenu à quelques eeutaiues Je mètres, il promène sa vue sur les plaines; s'il s'incline sur les abîmes ouverts devant ses pas ; s'il voit les cascades bondir de rocher en rocher avec un bruit de tonnerre, et s'a- bîmer dans des gouffres où s'ensevelissent leurs flots écumeux ; s'il atteint les froides régions où les rochers sont de glace, où les neiges perpétuelles remplacent la mousse et le gazon, où Fou est comme perdu dans l'espace, où des masses de nuages mouvants dérobent aux yeux la terre, où l'air l'aréfié manque à la poitrine : alors il n'aura plus qu'un dédain mêlé de pitié pour les paysages mesquins enfantés par son imagination. Mais enfin les montagnes, c'est encore la terre. L'homme y peut vivre de sa chasse ou de son industrie. Il peut y construire des habitations. Il y voit des plantes et des animaux qui lui sont familiers. 11 y marche de pied ferme. Les dangers mêmes qu'il y court : les pré- cipices, les torrents, les orages, les avalanches, ne sont, pour ainsi dire, que le grossissement de ceux qui partout le menacent. En un mot, il y est chez hii comme dans les champs; la forme et l'aspect seuls diffèrent. Il n'en est pas ainsi de l'Océan. Celui qui ne l'a pas vu ne s'en fait aucune idée. Vainement il en cherche la ressemblance dans les tableaux les mieux peints. — 3 — dans les grands flonves, dans los grands lacs, dans la vaste étendne des champs, des landes ou des prai- ries Rien ne saurait lui peindre l'immensité liquide. Conduit en présence de l'Océan, il demeurera interdit, stupéfait. Et que sera-ce s'il monte sur un navire, perd de vue la terre et se trouve entre le ciel et l'eau, son- tenu par quelques planches au-dessus de l'abîme? Sur sa tête, l'espace infini; sous ses pieds, un élément mo- bile, capricieux — en apparence, du moins : — au- jourdliui calme, clément, immobile; demain furieux, implacable, heurtant les unes contre les autres ses vagues couvertes d'écume et prêtes à engloutir dans leurs formidables replis la frêle carène! C'est là qu'il sentira grandir en lui , avec la notion de l'infini, le sentiment de sa propre faiblesse. 11 sera d'abord étonné, effrayé de sa témérité. 11 songera avec admiration au héros oublié qui ]v premier osa lancer sur la mer ime barque et affronter l'inconnu; à ceux qui, plus hardis encore, tentèrent cette entreprise in- sensée : chercher la fin , la hmite du désert humide ; naviguer, naviguer de l'autre côté du monde, jusqu'à la rencontre de terres entrevues par leur esprit au delà de l'horizon. Puis le courage tranquille des ma- rins, leurs manœuvres habiles , leur familiarité avec ce grajid être qu'ils connaissent et qu'ils aiment; tout cela peu à peu le rassurera. Il croira être pour quelque chose dans leur œuvre savaute et hardie. Vu certain orgueil entliousiaste succédera en lui à la crainte humble du premier moment; il prendra goût à cette lutte de l'homme contre les éléments : vienne luu» tourmente, il se réjouira d'y assister, comme un jeune soldat se réjouit, après les premiers coups de feu, de prendre part à une bataille. Comme le soldat rentré dans ses foyers dit avec fierté : J'ai fait cette guerre, j'ai condjattu à tel endroit fameux, lui aussi s'écriera au retour : « J'ai vu la mer; non-seulement du port, du haut de la jetée ou de la falaise ; je l'ai vue sous mes pieds; je l'ai vue tour à tour sereine et irritée, endor- mie et agitée ; j'ai bondi sur ses flots aux mugissements de la tempête, j'ai lutté contre elle, et me voici ! » Voilà un homme heureux : il a vu l'Océan. L'a-t-il vu vraiment? Non. Car l'Océan n'est pas, comme les montagnes, un accident à la surface de la terre. C'est un monde deux fois et demi grand comme le nôtre, à ne considérer que sa surface, et qui l'enveloppe de toutes parts. C'est un monde qui nourrit dans ses ])ro fondeurs, dans ses forêts madréporiques, des mil- liards d'êtres étranges. C'est un monde que lliomme, après tant de siècles, au prix de tant de sacrifices, commence à peine à connaître, loin de l'avoir conquis. Semblable aux grands dieux des anciens barbares du Nord et de l'Orient, l'Océan, puissance avare et — D — torriblo, se fait [)ayt'r cliai^iic année de centaines de vies humaines les faveurs et les bienfaits qu'il nous accorde, les droits que nous nous arrogeons sur lui. Combieu le sphinx immense a-t-il dévoré de ceux qui tentaient de deviner ses énigmes, de s'initier à ses mystères ! Qu'importe ! l'œuvre se poursuit et s'avance. L'œil humain a pénétré cette nuit formidable. La science entrevoit déjà les lois qui régissent le monde marin et le rattachent au monde terrestre, le rôle des mers dans r(M]uihbre universel. C'est avec la science pour guide que nous allons , nous aussi, « voir la mer, » en tenter l'exploration. C'est avec elle que nous allons pénétrer dans son sein, comme Dante avec Virgile dans le séjour des ombres. C'est elle qui va nous enseigner l'origine de l'Océan, nous expliquer ses mouvements réguliers ou tumultueux, nous dévoiler les lois auxquelles il obéit, nous faire assister aux phénomènes intérieurs et ex- térieurs dont il est le théâtre. Puis nous étudierons les plantes qui croissent dans les champs de la mer, et les animaux «pu les ha- bitent. Enfin nous verrons l'Océan parcouru en tous sens, fouillé, dépeuplé, exploité par l'hounne, mais toujours invincible, et dans sa force majestueuse dé- fiant l'orgueil de ce roi de la terre, auquel il semble dire de sa voix énorme et nnigissante : « Va, pygmée, — G — règne sur ton domaine que mes flots ont couvert et qu'mi jour pent-être ils engloutiront encore. Mais ne te flatte pas de régner jamais sur moi. Je suis, sur ce globe où tu passes et menrs, l'instrument de la force suprême qui te tient sous sa main et peut te briser comme un fétu. Je suis l'emblème de l'infini où tu disparais et de l'éternité qui t'attend. » LES MYSTERES DE L^OCEAN PREMIERE PARTIE HISTOIRE DE L'OCÉAN CHAPITRE I NAISSANCE DE L'OCÉAN L'Océan est le frère aîné des continents, le père nourri- cier des premiers êtres doués de vie qui parurent à la surface du globe, et qui par myriades furent engendrés dans ses vastes flancs. ... Spiritus Dei ferebalur super aquas, dit la Genèse... El creavit Deus omnem animam vivenlcm et motahilem , quam produxerunt aquœ, in species suas ^ ... Mais lui-même, comment prit-il naissance? Essayons d'assister par la pensée à ce grand et magnifique acte de la création. 1 Genèse , chap. i , vers. 2 et 21. 8 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. C'est un fait aiijonrtriiui incoiitesti', que la terre, à sou origine, fut une masse immense de vapeurs et de gaz in- candescents, formant ce que les astronomes appellent une nébuleuse. Les plus grands philosophes des temps mo- dernes : Descartes, Leibniz, Buffon, Laplace, ont admis cette hypothèse, à laquelle les découvertes de la géologie donnent tous les caractères d'un théorème physique rigou- reusement démontré. Ils n'ont varié entre eux que sur des circonstances accessoires, dont la plupart sont demeiu'ées obscures et pourront longtemps encore exercer l'imagina- tion et le raisonnement, avant qu'on arrive, je ne dirai pas à la certitude, mais à des probabilités assez fortes pour tenir lieu de certitude. Descartes émit le premier l'idée de l'incandescence de notre planète, qu'il définit en ces mots :« La terre est un soleil encroûté. » Leibniz pensa aussi que la terre et les autres planètes étaient, dans le principe, des corps lumi- neux par eux-mêmes, qui, après avoir brûlé longtemps, s'éteignirent en se refroidissant et devinrent durs et obs- curs. C'est pour cela que, selon lui, la surface solide du globe est en grande partie composée de matières vitrifiées. Facile intelliyaSj dit-il, vitrum esse velut terrœ basin^. x\près Leibniz et avant Buffon , d'autres savants : Burnet, Wood, Ward, Whiston, ont proposé, sur les origines du monde, des hypothèses plus ou moins ingénieuses. Buffon, cherchant à expliquer la formation des montagnes, forma- tion dont M. Élie de Beaumont a rendu compte d'une façon si satisfaisante pour l'esprit par sa belle théorie des sou- lèvements, BufTon, dis-je, exposa successivement, dans sa 1 Leibniz, Protogœa, p. 5 (édition de Scheidius). LiTS MYSTKIIKS \)V: LOtiKAN. 9 T/u'urlc (le la Icrrc cl clans ses Epoques de la iialure, (Jrii\ vues très -différentes. La première attril)uail la formai ion des montagnes à l'action des eaux. Il ne tarda pas à l'aban- donner, et en émit mie autre qui se rapproche beaucoup de celle que M. de Beaumont devait plus tard faire [u-évaloir. Dans cette nouvelle hypothèse, il compare les effets de la consolidation « du globe de la terre en fusion » à ce qu'on voit arriver à une masse de métal ou de verre fondu, lors- (|u'elle commence à se refroidir. Il divise l'histoire de la nature, en d'autres termes celle de la création, en sept époques, correspondant aux sept jours de la Genèse. La première est celle où la terre et les planètes ont pris leur forme; La seconde est celle où la matière, s'étant consolidée, a formé la roche intérieure du p;lobe, ainsi (pie les grandes masses vitrescibles qui sont à sa surface; La troisième est celle où les eaux ont couvert nos conti- nents ; La quatrième, celle où les eaux se sont retirées, et où les volcans ont commencé à faire éruption; La cintpiième, celle où les éléphants et les autres ani- maux du midi ont habité les contrées septenlrionales; La sixième, celle où s'est opérée la sé[)aration des con- tinents; La septième, celle où Ihomme a commencé à réagir sur la nature. Mais Buffon, homme de génie, qui par intuition, pour ainsi dire, a entrevu de grandes vérités, manquait des élé- ments que l'observation rigoureuse et le calcul pouvaient seids fournir, et sans lesquels le plus beau système est un château de fées bâti sur de la poussière. 10 LES MYSTERES DE L'OCEAN. Voici venir enfin Laplace, dont la célèbre hypothèse est considérée avec raison comme une des plus lumineuses conceptions que la science ait inspirées à l'esprit humain. Cette hypothèse donne an soleil, et à tous les corps qui gravitent dans ce que Descartes appelait son tourbillon, une commune origine '. « Dans l'état primitif où nous « supposons le soleil, dit Laplace, il ressemble aux nébu- « leuses que le télescope nous montre composées d'un « noyau plus ou moins brillant, entouré d'une nébulosité « qui, en se condensant à la surface du noyau, le trans- « forme en étoile. » Cette nébuleuse était animée d'un mouvement de rotation autour de son axe. En se refroi- dissant et en se resserrant peu à peu , elle abandonna aux limites successives de son atmosphère des zones de vapeur condensées qui se disloquèrent. Les débris de ces anneaux formèrent de nouvelles nébuleuses animées d'un double mouvement de rotation et de translation , qui , n'étant que la continuation du mouvement antérieur, dut nécessaire- ment conserver le sens de la rotation solaire. Ces nébu- leuses, en se refroidissant et se resserrant tonjours, don- nèrent à leur lour et de la même façon naissance à leurs satellites. 1 C'était aussi ropiiiion de Buffon. Seulement ce dernier faisait tomber sur le soleil une comète qui aurait lancé dans l'espace des éclats, des morceaux de cet astre, lesquels, en s'arrondissant et se solidifiant, au- raient formé les planètes et leurs satellites. Laplace n'a pas eu de peine à démontrer que cette hypothèse était inadmissible : premièrement parce (jae les comètes sont elles-mêmes des masses trop diffuses pour pouvoir entamer et briser le soleil, et que, celui-ci étant à l'état de nébuleuse, une comète venant à le rencontrer n'eût pu que s'y engloutir; deuxième- ment parce que , en supposant la séparation des éclats dont parle Butfon , ces éclats se mouvant autour du soleil seraient venus à chacune de leurs révolutions raser sa surface, et auraient eu, au lieu d'orbites presque cir- culaires, des orbites ti'ès- excentriques. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 11 La lliiidite priinili\c des planclus esl une conséquence rijïoureuse de cette hypothèse. Cette fhiidité est d'ailleurs démontrée par Taplatissenient des pôles, dû à Taclion de la force centrifuge, et par tous les faits astronomi(|ues el géologitjues. Nous pouvons donc, en faisant nos réserves sur l'hypothèse de Laplace, dont nous n'avons pas à dis- cuter ici la valeur absolue, prendre pour point de deparl de notre histoire de l'Océan le moment où ce cpii devait être, après des millions d'années, le glohe que nous habi- tons, était encore un mélange de vapeurs ardentes tour- noyant dans l'espace. La terre existe déjà. Cette masse, qui semble un immense nuage de feu, renferme tous les élé- ments qui serviront plus tard à former le monde, tous les matériaux de la création terrestre. Peu à peu la nébuleuse se refroidit. Les substances qui la composent, obéissant à la fois à l'attraction centrale et aux lois de leurs propriétés physiques et chimi(iucs, se disposent en couches concen- triques, se liquéfient ou conservent l'état gazeux, se com- binent entre elles ou demeurent isolées, suivant leurs densités spécifiques, leurs degrés de cohésion et leurs alli- nités réciproques. An bout d'un certain temps, la planète nous aj)parait formée de deux parties distinctes : au centre, un noyau Tninide; autour de ce noyau, une atmosphère gazeuse occupant encore une étendue relativement im- mense. Mais, au fur et à mesure que le calorique se perd dans l'espace, le noyau augmente de volume par la con- densation successive des couches gazeuses en contact avec lui ; l'atmosphère diminue et se resserre proportionnelle- ment, jus(ju'à ce qu'elle ne contienne plus (jue les matières susceptibles de rester gazeuses à une température assez basse. La force centrifuge engendrée par la rotation du 12 LES MYSTÈRES DE L OCÉAN. noyjui li([iii(lc a produit raplatissement des pôles, et dans la région médiane un renflement d'anlant pins sensible qne les deux extrémités, perdant pins de calorique par leur rayonnement et en recevant moins du soleil, se cou- vrent les premières d'une pellicule solide. Cependant cette pellicule s'étend de proche en proche et s'épaissit, jusqu'à ce qu'enfin elle enveloppe la totalité de la sphère. Cette période est celle qne M. Flourens appelle période brute et où la vie n'a pu encore paraître. Nous entrons maintenant dans la seconde période, oii la vie va se ma- nifester. Le premier acte de cette nouvelle phase est la précipitation des eaux ou la formation des mers. Deux gaz répandus dans la nature avec une prodigieuse abondance, l'oxygène et l'hydrogène, se sont combinés pendant la période nébuleuse ou incandescente, et de leur combi- naison dans la proportion de 1 volume du premier pour 2 volumes du second , est résulté un autre gaz : la vapeur d'eau. Dès que la température de l'atmosphère dont cette vapeur faisait partie est descendue au-dessous de cent degrés centigrades, la vapeur a commencé de se changer en eau. La première pluie est tombée. Elle s'est d'abord vaporisée presque instantanément, au contact du sol brû- lant; mais elle l'a refroidi d'autant; puis elle s'est con- densée pour retomber encore, jusqu'à ce que des couclies li(piides ont pu se former et persister, puis augmenter d'étendue et de profondeur, et couvrir enfin une grande |)artie ou même la totalité de la surface du globe. Ainsi naquit l'Océan. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 1:', rjiAiMTin-: Il L'EAU Avant d'yller plus loin, il est bon de rappeler les pro- prirlés essentielles de Teau, C'est nn corps liquide à la température ordinaire. Son point de solidification ou de congélation et son point de vaporisation ont été pris pour limites extrêmes de l'échelle thermométriqne en usage en France et dans plusieurs autres pays. Le premier de ces points est marqué 0; le second est marqué 100. On dit donc (]ue Teau gèle à 0", et qu'elle bout à 100". Leau n'a ni odeur ni saveur. En petites quantités, elle est tout à fait incolore; mais, en grandes masses, elle prend une teinte verdâtre ou bleue très-pro- noncée, dont les nuances varient sous l'influence de diffé- rentes causes. La principale est l'état du ciel, dont la cou- leur se combine par réflexion avec la couleur propre de l'eau ; mais il est des mers, des lacs et des rivières qui ont une teinte bleue particulière, indépendante de celle du ciel, et qu'on n'a pu encore expliquer d'une manière satisfai- sante. D'autres masses d'eau empruntent aux substances qu'elles tiennent en suspension une couleur plus ou moins jaunâtre, grise ou noirâtre; mais il n'y a pas lieu de nous arrêter à ces phénomènes purement accidentels. J'aurai d'ailleurs orcasioi, de parler |)lus loin de la couhMir des mers. 14 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. L'eau lond incessamment à passer de retal liquide à celui de fluide élastique ou aériforme, c'est-à-dire à l'état de vapeur. Elle obéit à cette tendance toutes les fois qu'elle n'est pas hermétiquement enfermée ou comjirimée avec une certaine force, ou placée dans un milieu déjà saturé dhumidilé. La transformation lente de l'eau liquide en vapeur émanant de sa surface s'appelle évaporation. Lorsque, sous l'influence d'une température élevée, la \apeur se forme à la fois en quantités notables, on dit que l'eau se vaporise. Enfin il y a ébullition lorsque la vapeur se forme en même temps dans toute la masse liquide : ce qui a lieu ordinairement à la température de 100 degrés. Je dis ordinairement, parce que le point d'ébullition de l'eau s'élève ou s'abaisse suivant que la pression de l'atmo- sphère augmente ou diminue. Il est à 100 degrés sous la pression moyenne, qui est, comme on sait, de 76 centi- juètres. Mais dans le vide l'eau bout à la température ordinaire, et même au-dessous. Sur les hautes montagnes, ou l'air est très-raréfié, son point d'ébullition peut se trouver abaissé de 10, 15 et 20 degrés. C'est ainsi qu'au sommet du mont Blanc, dont l'élévation au-dessus du niveau de la mer est de ^,775 mètres, et où la pression atmosphérique est réduite à 417 millimètres, l'eau bout à 34". L'eau, d'ailleurs, comme tous les corps de la nature, se dilate par l'écliaufFement et se contracte par le refroi- dissement. C'est à la température de 4" au-dessus de 0 qu'elle atteint son maximum de contraction ou de densité. Si la température continue de s'abaisser au-dessous de ce point, le volume de l'eau demeure sensiblement le même, jusqu'à ce que l'eau se solidifie. Son volume augmente t LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 15 alors, et sa force de. dilatation est assez considérable pour hriser les enveloppes les plus' résistantes, si elle n'y trouM' pas la place nécessaii'e. La ditférence de densité entre l'eau à r au-dessus de 0 et la G;lace est de 70 millièmes. En d'antres termes, la densité spécifique de la glace est de 0,930, celle de l'eau à H-i" étant prise pour unité, l.a f^lace est donc plus légère que l'eau, et c'est pourquoi elle sur- nage toujours à sa surface. Ce fait, déjà très-remarquable par lui-mênje, l'est encore plus par ses conséquences. On conçoit, en effet, que si le passage de l'eau à l'état solide augmentait sa densité au lieu de la diminuer, les glaçons, à mesure (piils se forment, tomberaient au fond et s'y accumuleraient, de telle sorte que dans les climats rigou- reux, et même dans les climats tempérés où l'hiver est quelquefois très-froid, tous les cours d'eau, tous les lacs et les étangs seraient entièrement gelés, et les mers po- laires ne seraient que d'immenses glaciers dont les couches supérieures seules se liquéfieraient pendant l'été, si pâle et si court, de ces régions. Heureusement, grâce à la moindre pesanteur de la glace, celle-ci forme à la surface des eaux ime croûte qui les met à l'abri du froid extérieur, et, lorsqu'elles ont une certaine profondeur, empêche la congélation d'envahir leur masse entière. Le point de congélation de l'eau n'est pas susceptible de varier comme son point d'ébullition. Le zéro marque exactement pour l'eau normale la limite qui, indépendam- ment de la pression extérieure, sépare l'état liquide de l'état solide. En d'autres termes, la glace entre en fusion à une fraction quelconque de degré au-dessus de 0, et elle peut toujours se solidifier à une fraction (pielconque de degré au-dessous. Toutefois l'eau peul aussi , dans cer- -10 LES MYSTERES DE L OCÉAN. hiines circonstances, rester liquide, l).ien que sa tempéra- ture s'abaisse notablement aif-dessous de 0". Ainsi, privée (le l'air qu'elle contient presque toujours, elle peut être refroidie jusqu'à — 5" sans se solidifier. Son point de congé- lation est également abaissé, de même que son point d'é- bullition est élevé, par la présence d'une certaine quantité de sels tenus en dissolution. De là vient, notamment, qu'un froid de — 2" à — 3" au moins est nécessaire pour déterminer la congélation de l'eau de mer, niême la plus calme. Enfin, de l'eau distillée, privée d'air et parfaite- ment pure, maintenue dans un lieu tranquille, à l'aln-i de toute secousse, peut atteindre une température de — 12° en conservant l'état liquide; mais alors le moindre ébran- lement dans ses molécules suffit pour que la congélation s'opère presque instantanément, en même temps que la température l'emonte à 0". M. Pouillet rend compte de ce phénomène , en apparence étrange , en disant que le calo- l'ique des premières parties qui se congèlent se porte sur les parties voisines encore liquides, et qu'il les échauffe, mais pas assez pour les empêcher de se solidifier à leur tour : d'oii le double efl^et de la prompte congélation et du réchauffement de l'eau. L'action chimique de l'eau sur les corps est nulle, ou chi moins assez insignifiante, pour qu'il soit superflu d'en parler ici. Mais ce liquide, dont la propriété caractéris- tique est, si l'on peut ainsi dire, de n'aA^oir presque pas de propriétés, doit précisément à cette inertie, à cette passi- vité, toute l'importance de son rôle dans la nature. Il est, par excellence, le dissolvant et le véhicule d'une multitude de corps (jui , pour réagir les uns sur les autres, ont besoin (|ii(' leurs molécules se mélangent, (|ue leurs substances LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 17 respectives se pénètrent à l;i favonr dune division que la dissolution seule peut donner. D'autres liquides, sans doute, partagent avec Teau la propriété d'aiisorher, de s'assimiler les corps; mais, outre qu'aucun ne la possède à un aussi haut degré, ils ont l'inconvénient de faire inter- venir leur action là où celle action est inutile ou nuisible; tandis que l'eau, n'ayant aucune action propre, n'altère point les propriétés chimi(pie^ des substances qu'elle tient en dissolution; elle ne fait qu'en favoriser la manifestation, tout en en diminuant dans beaucoup de cas l'intensité. En général, la quantité de matières que l'eau peut tenir en dissolution est d'autant plus grande que sa température est plus élevée. C'est là un fait dont il faudra nous souve- nir au chapitre suivant. 11 ne faudra pas oublier non plus que tel corps, qui est soluble dans l'eau pure, devient insoluble et se précipite en se combinant avec un autre corps et en donnant naissance à un corps nouveau; que, réciproquement aussi , les réactions chimiques favorisées par l'eau même transforment souvent en matière soluble des corps primitivement insolubles. Enfin, on ne doit pas perdre de vue ce principe fondamental, que c'est à titre d'agent de dissolution et de dilulion que l'eau entre indis- pensablement, et pour une si forte proportion, dans la constitution des corps organisés et doués de vie. On peut juger, d'après ces considérations sommaires, de ce qu'il y avait de profondément vrai dans la vue des philosophes de l'antiquité, (pii faisaient de l'eau le premier de leurs quatre éléments. Aujourd'hui les chimistes ap- pliquent les noms d'éléments, de corps élémentaires ou de corps simples, aux sul)stances qui sont réputées ne con- tenir qu'une seule espèce de matière, et ne pouvoii- par 18 LES MYSTERES DE L'OCEAN. conséquent être décomposées. 11 est ordinaire d'entendre railler dans les écoles l'ignorance des anciens, qui appe- laient éléments TEan, où la chimie a découvert récemment la présence de deux gaz : l'hydrogène et Toxygène; — l'Air, qui est un mélango d'oxygène et d'azote; — la Terre, dont la composition complexe et variable ne comporte aucune définition précise; — enfin le Feu, qui n'est point à pro- prement parler une substance, mais un phénomène, un mode, un état particulier de certains corps fortement chauffés. J'ai insisté ailleurs *, et je reviens ici à dessein sur le peu de sens de ces railleries qui accusent non l'igno- rance des grands esprits à qui elles s'adressent, mais le défaut de réflexion de ceux qui s'érigent si légèrement en contempteurs de la sagesse antique. Les anciens attribuaient au mot élément un sens beau- coup plus large et plus élevé que celui que nous lui attribuons maintenant. Les éléments étaient, selon eux, les substances primitives, les agents primordiaux d'où pro- cèdent toutes les choses et tous les êtres. Témoin ce beau vers d'Ovide : Quatuor œternus genitalia corpora miindus Continet. (Métam., lib. xv.) Or, entendu dans ce sens, le nom d'éléments s'applique avec une admirable justesse : d'abord à l'eau et au feu, agents primaires, instruments essentiels de la création; ensuite à la terre, qui représente toutes les substances solides, et à l'air, élément subtil, cause immédiate du phénomène fondamental de la vie organique : la respira- 1 Voyage scientifique autour de ma cJiambre, cli. m, p. 53. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 19 lion; à l'air, sans lequel notre planète serait, comme sou satellite, non un monde, mais nu amas do matière brute, et sa surface un désert immense et glacé. CHAPITRE III L'OCÉAN U iN LV E R S E L Le règne du feu marque, comme nous Tayons vu plus haut, la première période de l'existence de la terre. A partir du moment où la croûte solide s'est formée autour de la masse encore fluide et incandescente, et où la tempé- rature de l'enveloppe gazeuse est descendue au-dessous de cent degrés, la vapeur aqueuse qui entrait pour une part énorme dans la composition de cette enveloppe, se con- dense et se précipite. La seconde période commence : c'est le règne de l'eau. Mais ces évolutions successives, que j'indique ici en quel- ques lignes, ne purent s'effectuer qu'avec une extrême lenteur. C'est par milliers d'années, par centaines de siècles peut-être, qu'il faudrait supputer le temps écoulé depuis le premier acte de la création jusqu'à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire jusqu'à la précipitation géné- rale des eaux et à la naissance de l'Océan : phénomène d'une importance capitale dans l'histoire de notre planète, et que Moïse paraît avoir eu en vue quand il dit (versets 0 et 7 du premier chapitre do la Genèse), (|u'au second 20 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. jour ' Dieu plaça le firmament au milieu des eaux, et qu'il sépara les eaux supérieures des eaux inférieures : « Dixit vero Deus : Fiat firmamentum in medio aquarum : et dividat aquas ab aquis. « Et fecit Deus firmamentum , divisitque aquas quœ erant sub firmamento ab his quœ erant super firmamentum. Et fac- tum est ita. « Le firmament, c'est l'atmosphère. Les eaux que Dieu place, ou plutôt qu'il laisse au-dessus, ce sont celles qui demeurent dans l'atmosphère à l'état de vapeur; ce sont les nuages suspendus dans ses couches supérieures, dési- gnées communément sous le nom de ciel. Les eaux qui sont au-dessous du firmament, ce sont celles qui se préci- pitent sur la terre, et qui , selon toute probabilité , couvrent d'abord sa surface entière. En effet, le sol qui les recevait n'avait encore qu'une faible épaisseur. Les bouillonnements intérieurs du noyau fluide et incandescent ne l'avaient pas encore déchiré, soulevé et bouleversé; et ses aspérités, relativement peu saillantes, furent d'autant plus aisément submergées par les eaux, que l'inondation même eut pour premier effet de les remanier et de les niveler. L'Océan, à son origine, fut donc iHiiversel. C'est l'opinion de Leibniz, de Buffon, de Cuvier, de M. Flourens et de la plupart des géologues. Dans la nouvelle phase où nous entrons, l'action de l'eau succède à celle du feu, qui reparaîtra plus tard, mais 1 Par le mot jours, qu'emploie l'historien sacré, on entend non des espaces de 24 heures représentant la durée d'une révolution de la terre autour de son axe, mais d'immenses périodes, des phases distinctes, dont chacune a vu s'accomplir un des grands actes de la création du monde. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 21 ffiii ne sera désormais que secondaire. Le feu avait régné sans partage durant la période brute. « Dans la période vivante, dit M. Flourens, Teau est le grand agent qui opère. C'est Teau qui a produit les couches successives des sédiments terrestres, et qui a façonné, pour ainsi dire, le globe dans son enveloppe la plus externe... Le feu et l'eau, voilà les deux forces qui ont tour à tour agi : un des principaux objets de la géologie est de dé- mêler aujourd'hui, dans la contexture du globe, ce qui fut l'effet du feu el ce qui a été l'effet de l'eau i. » Considérons premièrement le travail intime duquel est résulté ce qu'il est permis d'appeler la constitution de l'Océan , et d'où découlent les autres grands phénomènes que nous verrons tout à l'heure apparaître. Grâce à leur température élevée, les eaux primitives commencent par s'assimiler toutes les matières solubles qui, en vertu de leur légèreté spécifique, étaient venues surnager la masse fluide de la pyrosphère et s'étaient les premières refroidies et solidifiées à sa surface. Ces matières sont de natures très-diverses; mais les composés salins à base de soude, de potasse, d'ammoniaque, de magnésie, de fer, de chaux, etc., y dominent. A ce grand travail de dissolution s'ajoute un autre travail physique très -com- plexe, résultant de la chute même, de l'agitation et de l'ébullition des eaux. La poussière tout à l'heure sèche et brûlante, les minéraux vitrifiés et agglomérés sont violem- ment remués, soulevés. L'eau qui vient de tomber et qui envahit la terre est une eau chaude, épaisse, trouble, une sorte de bouillie où cuisent sur l'immense fover central 1 Ontologie naturelle, xxvuF leçon, p. 235. 22 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. tous les élémenls liquidcb et solides. A mesure (ju'elle sat- tiédit, des gaz viennent à leur tour s'y dissoudre; en sorle que presque tous les corps de la nature se trouvent là en présence, et réagissent les uns sur les autres avec toute l'énergie de leurs affinités et de leurs répulsions mutuelles. Qu'on se représente, si Ton peut, le globe terrestre trans- formé ainsi en une vaste chaudière, où le cliimiste suprême élabore les matériaux de ses créations ultérieures. C'est d'abord , si l'on veut me permettre d'employer le langage scientifique, un travail de chimie minérale, préparatoire au grand œuvre de l'organisation des êtres. Mais ce der- nier ne commencera que plus tard. En effel , comme le fait très-bien observer M. de Jouvencel : « Les êtres vivants n'ont pu naître qu'après que : \" la température s'était abaissée, au moins dans les lieux de leur naissance, jus- qu'à un degré compatible avec la vie; 2" lorsque l'atmo- sphère fut assez épurée pour leur fournir les mélanges gazeux convenables ; 3" lorsque les matières tenues en sus- pension par les eaux furent déposées , en partie du moins ; lorsque les réactions chimiques dont elles avaient été long- temps -empestées se trouvèrent à peu près épuisées, au moins sur les lieux oii les êtres prirent naissance. a La considération du temps nécessaire à ces opérations dans des masses aussi énormes que la mer universelle, en relation avec une telle atmosphère, nous amène à cette conclusion, que la période purement chimique dans ces mers fut extrêmement longue * . » Deux causes très-simples ont modifié, durant cette pé- riode, la composition des eaux de l'Océan et l'ont amenée 1 Les Déluges. Le règne de la mer, p. 101. LES MYSTERES DE I/OCEAN. 23 à peu près à ce qirelle est restée depuis. Ces deux causes sont : 1" rabaissement de la température, 2" les lois de la pesanteur. L'abaissement de la température a eu pour effet de rendre possible l'absorption d'une partie des gaz qui au- paravant faisaient partie de l'atmosphère : oxygène, azote, chlore, acide carbonique, vapeurs diode, etc., et de mettre ces gaz en présence des corps déjà dissous ou tenus en susj)ension, sur lesquels ils étaient susceptibles de réagir; enfin de laisser déposer, sous forme de cristaux plus ou moins purs, plus ou moins réguliers, l'excès des composés salins plus solubles dans l'eau chaude que dans l'eau froide. L'effet de la pesanteur, plus simple encore, a été d'en- traîner au fond les matières insolubles et lourdes, telles que les sels de chaux et de fer, l'argile, le sable siliceux. Parmi les sels solubles, il en est un dont les eaux océa- niques ont retenu une très-forte proportion, soit qu'il se trouvât tout formé dans la croûte solide, soit qu'il ait pris naissance flans le sein même de la masse liquide. Ce sel est celui que tout le monde connaît sous le nom de sel marin ou de sel commun, et qui est répandu dans la nature avec une si étonnante et si heureuse profusion. Ses deux éléments sont le gaz appelé chlore et le métal appelé so- dium. S'est- il formé durant la période ignée, et, comme on dit en chimie, par la voie sèche, ou durant la période aqueuse, c'est-à-dire par la voie humide? Il serait difficile de le dire, bien (pie la seconde hypotiièse semble plus pro- bable. Quoi qu'il en soit, on ne doute plus aujourdiiui qu'il n'ait fait partie, dès l'origine, de la composition de l'eau des mers. 24 LES MYSTERES DE L OCEAN. Cette double question : Pourquoi et depuis quand TOcéan est-il salé? a cependant préoccupé pendant longtemps les géologues et les météorologistes. Quelques philosophes du siècle dernier ont pensé que les sels dont l'Océan est chargé provenaient du lavage des terres par les rivières et par les eaux pluviales; et cette opinion a été partagée de nos jours par les hommes les mieux initiés aux phénomènes et à la constitution des mers : notamment par le naturaliste an- glais Ch. Darwin, et même par le commandant Maury, rillustre directeur de l'observatoire de Washington. « Cette opinion, qui n'était que la généralisation d'un cas particulier, dit M. le lieutenant de vaisseau Félix Ju- lien, était fondée sur l'exemple qu'offrent la mer Morte et quelques autres lacs, dont les eaux, sans écoulement au dehors, se saturent nécessairement de tous les sels qu'elles reçoivent. Procédant dès lors par analogie, il (le comman- dant Maurv) considérait la mer comme un lac sans issue, dans lequel les eaux, primitivement à l'état de pureté par- faite, se seraient chargées progressivement de tous les corps solubles que les fleuves entraînent. « Maury n'a pas tardé à reconnaître l'erreur de cette première supposition. En avançant dans le cours de ses études spéciales, en groupant ensemble tous les documents qui lui ont été fournis par les vcinds and currents charts, il a fini par se convertir à l'opinion contraire. Rien, en effet, dans l'état actuel de^nos connaissances géologiques, ne peut nous autoriser à penser que la mer ait jamais été douce ' . » Pour croire que l'Océan ail pu tirer tous ses sels des 1 Les Harmonies de la Mer, p. 45. LES MYSTÈRES DE LOCÉAX. 25 eaux de nos rivières, il faudrait que ces rivières elles- mêmes fussent salées, — et Ton sait ({uVUes ne le sont point, — ou bien qu'elles l'eussent été à leur origine ; ce qu'on ne saurait admettre, puiscju'elles n'ont pu se former que sur les continents, c'est-à-dire après la séparation des mers et des terres, et aux dépens des vapeurs atmosphé- riques. « C'est à compter de la retraite générale des eaux, dit Cuvier, que nos fleuves actuels ont commencé à couler et à entraîner leurs alluvions vers la mer '. » Il n'est pas improbable sans doute que les fleuves, ou du moins quelques-uns des fleuves primitifs, aient dissous et conduit à la mer des sels précédemment déposés par celle-ci; mais il est de toute évidence que la mer en avait d'avance dissous et entraîné, en se retirant, la plus grande partie. L'exemple de la mer Morte, qui est salée quoique n'ayant point de communication avec l'Océan, ne prouve absolument rien contre la salure originelle de celui-ci, et l'on peut affirmer que les sels qu'elle tient en dissolution ne lui viennent point des fleuves qui se jettent dans son sein, mais bien du lessivage opéré au commencement du monde par la mer universelle, dont elle n'est sans doute qu'un lambeau détaché par les révolutions du globe, et perdu au milieu des terres. La preuve que les fleuves ne fournissent pas aux masses d'eau qui les reçoivent des quantités appréciables de sels marins, c'est que si la mer Morte, la mer Caspienne, la mer d'Aral, qui sont isolées, sont restées salées, toutes les masses d'eau intérieures à écoulement se sont, au contraire, dessalées. « Dans les mers fermées qui reçoivent une masse consi- .' Discours SU)' les révolutions de la surface du globe. 26 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. dérahlo dcau douce, dit M. Alfred Maury, la salure est faible : ainsi celle de la mer Noire n'est que moitié de celle de rOcéan ; il en est de même des lacs. Ainsi tons les lacs à écoulement qui reçoivent des eaux douces ont perdu en totalité ou perdent graduellement leur salure, tandis que cette salure augmente dans ceux qui n'ont point d'issue, comme la mer lAIorte, la mer Caspienne, la mer d'Aral. Entre les lacs d'eau douce, ou plutôt entre les lacs complè- tement dessalés, on peut citer le lac de Genève, où tombe le Rhône, le lac de Constance, que traverse le Rhin, et, sur une plus grande échelle, les immenses lacs de l'Amé- rique du Nord, qui reçoivent tant de rivières, et d'où sort le Saint-Laurent. La salure primitive et l'origine maritime du lac Baïkal sont mises hors de doute par la présence des phoques et d'autres animaux marins, qui n'ont pas cessé d'habiter ces eaux, quoiqu'elles soient devenues graduel- lement douces '. » La proportion de sels contenus dans l'Océan est évaluée, d'après les analyses chimiques, à un peu. plus de 3 pour cent. Le commandant Maury dit 3 l, et il ajoute que, si tous ces sels étaient extraits des eaux et agglomérés en une seule masse, ils formeraient comme une immense montagne qna- drangulaire, dont la base couvrirait, par exemple, toute l'Amérique septentrionale, et s'élèverait au moins à 1,500 1 La Terre et l'Homme, p. 7G. J'aurai j)liisieurs fuis encore Toccasion de citer ce livre. L'auteurj membre de rinstitnt de France (Académie des inscriptions et belles - lettres ) , ne doit pas être confondu avec le com- mandant Maui'y, de la marine des États-Unis. Ce dernier, dont j'ai déjà invoqué l'autorité, a publié, sous les titrps à' Instructions nautiques et de Géographie pliysique de la Mer, deux ouvrages, les plus profonds et les plus complets qui aient paru sur le sujet que nous étudions. Inutile de dire que j'y aurai souvent recours. LES MYSTERES DE LOC.EAN. 27 mètres do haiileiir. Or cette monlagne saline, élanl dissoute dans les 2,()71,0i^i,173 kilomètres cnbes d'eau (jue con- tiennent rOcéan et les mers, n'en modifie pas sensible- ment le volume, mais elle en augmente d'une manière notable la densité. En efFet, Gay-Lussac a établi que la densité de Teau de mer est à celle de Teau pure -comme 1,0272 esta l'unité. Je reviendrai plus loin sur la composition et les pro- priétés des eaux de mer et sur leurs diirérents degrés d(^ salure, et je trouverai dans la nature des êtres qui s'y sont formés les premiers une nouvelle preuve de leur salure ori- ginelle. Je reprends pour le moment l'histoire sommaire de l'Océan primitif. Nous avons vu qu'il couvrait entièrement la surface du globe. Sa profondeur s'est accrue au fur et à mesure de la condensation des vapeurs, par le refroidissement graduel des parties les plus extérieures du sphéroïde. Je flis à des- sein le sphéroïde, et non la sphère, parce (pie, comme tout le monde le sait, la figure de la terre n'est pas exactement celle d'un solide engendré par la révolution d'un demi- cercle autour de son diamètre. Dans l'état de fluidité géné- rale où elle se trouvait au début, et qui est encore mainle- nant celui de son noyau, ou, pour mieux dire, de toute sa masse intérieure, elle a subi facilement l'action de la force centrifuge. Tandis que cette action était nulle aux extrémi- tés de l'axe, elle se faisait sentir de plus en plus énergique- ment vers le plan de l'écliplique, et acquérait entre les tropiques son maximum d'intensité. La terre s'est donp aplatie aux deux pôles et renflée vers l'éfiuateur. Elle a pris la forme que les géomètres appellent un ellipsoïde de révo- lution. 28 LES MYSTÈRES DK L'OCÉAN. Après la solidification des parties superficielles et la pré-' cipitation des vapeurs aqueuses, les eaux et les gaz, c'est- à-dire les parties restées fluides, ont dû continuer d'obéir en proportion de leur masse à la force centrifuge, et for- mer à l'équateur et dans les régions voisines des couches plus épaisses que dans les régions polaires. La moindre épaisseur de ces dernières a dû contribuer à accélérer leur refroidissement, que favorisait d'ailleurs leur situation par rapport au soleil : situation qui fait que les rayons calori- fiques ne les atteignent pas pendant une moitié de l'année, et ne les frappent que très -obliquement pendant l'autre moitié. Néanmoins ce ne fut pas encore dans cette période que les mers polaires se refroidirent assez pour devenir ce qu'elles sont : des mers glaciales. Il est probable aussi que, malgré l'abaissement de température, la vie ne s'y mani- festa pas beaucoup plus tôt que dans les mers plus cen- trales, et qu'elle y prit peu de développement. Car la cha- leur ne suffit pas à la vie : il lui faut encore l'action pro- longée de la lumière, et, pendant les six mois de l'été polaire, à peine les rayons du soleil pouvaient- ils percer l'atmosphère compacte et nuageuse qui enveloppait le globe. Toutefois, on a supposé (M. de Candolle entre autres) que l'électricité, le magnétisme et la chaleur terrestre elle- même suppléaient alors jusqu'à un certain point à la ra- diation solaire; qu'une sorte de photosphère analogue à celle du soleil, — et dont les aurores boréales sont comme des reflets accidentels, — fournissait à la planète une lu- mière qui lui était. propre, et que cette lumière, éteinte avant la création de Thomme, a suffi aux premiers besoins LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 29 des organismes riidimentaires par lesquels la vie a débuté sur le globe... Cette hypothèse n'a rien qui répugne à la raison. Elle -s'appuie sur les observations relatives à la constitution du soleil et à celle des nébuleuses planétaires, dont la lumière serait aussi toute superficielle. L'imagina- tion se représente volontiers le spectacle étrange et gran- diose de l'Océan sans bornes bouillonnant sur son lit vol- canique, et roulant en tous sens ses flots impétueux sur les- quels se reflétait la lueur rougeâtre d'un ciel ardent, voilé d'une brume épaisse et chaude; ef dans ses flots des mil- liards d'êtres invisibles, embryons des êtres futurs, s'es- sayant à la vie, montant à la surface pour chercher la lu- mière, et attendant au sein d'une agitation formidable que le jour, le vrai jour se levât sur le monde. Mais qui pourra dire jamais jusqu'à quel point ces hautes conceptions, ces vagues peintures que la science évoque et qui plaisent aux nobles esprits, se rapprochent ou s'éloi- gnent de l'impénétrable réalité?... Ce qu'on peut affirmer, c'est que la vie apparut pour la première fois dans les eaux tièdes et saturées de substances en dissolution : soit qu'alors l'inondation fût encore universelle, soit que déjà les bour- souflements du sol eussent ébauché la division des mers et fait surgir au-dessus des flots les premières assises des con- tinents. L'Océan primitif était placé entre deux s.ources de chaleur, l'une intérieure : c'était la masse incandescente, la pyrosphère dont le rayonnement se faisait sentir énergi- quement à travers la mince pellicule solide qu'on peut comparer à celle dont se couvre le lait récemment bouilli ; l'autre extérieure : c'était le soleil, ou bien l'atmosphère ardente que la terre possédait encore et qui allait s'étei- gnant peu à peu. Le refroidissement des eaux s'opérait 30 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. donc avec une lenteur dont on pourra se faire une idée lorsqu'on sanra que, depuis les temps historiques, la tem- pérature du globe n'a pas varié de la moitié d'un degré. Il est vrai que l'émission du calorique a toujours été se ralentissant, et que la plus grande partie de notre chaleur nous vient maintenant, non du foyer central, mais du soleil. A Torigine du monde il n'en était pas ainsi. La terre couvait, pour ainsi dire, elle-même, et fit éclore par sa propre chaleur les premiers êtres dont les germes s'abri- taient dans les profondeurs de son humide vêtement. « D'abord, dit M. Alfred Maury, l'atmosphère vaporeuse qui environnait notre globe entretenait une égalité de tem- pérature et faisait de ce monde une véritable serre-chaude. Les premières plantes, les premiers êtres qui apparurent étaient donc organisés pour vivre sous le climat très-chaud dont jouissaient toutes les parties de notre globe ; c'est ce que démontre l'organisation des végétaux qui appartiennent aux terrains les plus anciens. Ces terrains sont des dépôts sédimentaires comme ceux qui composent toutes les parties de la couche terrestre, n'ayant point été recouvertes ou modifiées par des roches ou des matières en fusion. Ces terrains primaires, qu'on désignait jadis sous le nom de roches de transition, alors qu'on regardait les, roches mé- tamorphiques comme constituant les terrains primordiaux , ont été appelés siluriens et devoniens, du nom des cantons d'Angleterre à la surface desquels ils ont été d'abord ob- servés ^ » La flore et la faune de ces âges primitifs ont un caractère particulier qui disparaît aux époques postérieures, et qu'on • ]a( Terre et l'Hoynme, chap. i, p. 13. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 31 retrouve dans certains terrains schisteux de la Bohème, de hi Scandinavie, de la Russie et de l'Amérique du Nord. Le règne végétal n'est encore représenté que par des algues et des fucus (|ui indiquent la prédominance des eaux. C'est par là que la vie organique a débuté. J'entends celle dont la science a pu retrouver les traces; car avant ces plantes, analogues à celles que nourrissent aujourd'hui les mers, combien d'autres végétaux rudimentaires avaient dû être créés, puis détruits ou transformés, et remplacés par d'autres! « La nature, disait Linné, ne fait point de saut (Natura non facit saltum). » La création n'est pas une œuvre capricieuse, procédant par bonds, par éclats; c'est une œuvre profondément méthodique, dont chaque phase est liée par une connexion nécessaire à celle qui précède et à celle qui suit; œuvre dune inconcevable complexité si on l'envisage dans ses résultats et dans ses détails, mais dont la simplicité apparaît dans toute sa majestueuse gran- deur lorsque l'esprit s'élève assez haut pour embrasser l'ensemble du plan général qui y a présidé, l'ordre suivant lequel elle s'est accomplie, et la succession logique des actes qui la composent. Ainsi la nature va toujours du simple au composé ; le plan primitif et fondamental suivi par elle dans la création de l'être le plus complexe est le même qu'on retrouve dans l'organisme le plus rudimentaire. Et l'étude des êtres éteints du règne végétal et du règne animal nous montre, en outre, que, dans l'un comme dans l'autre, les espèces inférieures ont constamment précédé les espèces supé- rieures. Enfin, deux séries d'êtres étant données, on peut toujours aflirmer que celle qui, dans son développement, s'est arrêtée au terme le moins élevé de l'échelle orga- 32 LES MYSTERES DE L'OCEAN. nique, a loujours précédé colle qui aboutit à un lype plus parfait. Donc, si nous cherchons à nous former une notion (le ce que fut la vie dans l'origine du monde, nous voyons la création marine, destinée à demeurer, si Ton peut ainsi dire, inférieure en dignité à la création terrestre, précéder celle-ci; nous voyons le règne végétal, inférieur en dignité au règne animal, apparaître avant lui, soit au sein des eaux, soit sur la terre. Et de même que, dans la création des êtres destinés à peupler l'Océan, des végétaux micros- copiques, agames ou cryptogames, ont précédé probable- ment les algues et les fucus dont on retrouve les débris ou les empreintes dans les terrains les plus anciens; de même aussi les animaux infusoires, les zoophytes ou ani- maux-plantes ont précédé les mollusques, les crustacés et les poissons. Les débris de leurs constructions madrépo- riques existent abondamment dans les terrains dits de transition. (( D'après la grande et belle idée de Léopold de Buch, dit M. de Humboldt, toute la formation du Jura consisterait en énormes bancs de coraux antédiluviens, qui entourent à une certaine distance les anciennes chahies de montagnes K » Nous verrons, du reste, bientôt quelle part importante ces animalciUes ont prise à la constitution de certaines couches de terrain, en accumulant sur le lit des mers les produits de leur fécondité et de leur activité pro- digieuses. Mfl 1 Tableau de la Nature. C4 Z < o c i-J Cd O Ci:; 1= -w H ■Xl C/2 LES MYSTKHKS DE L'OCEAN. 33 CHAPITRE IV PLUT ON ET NEPTUNE La Genèse (v. 9 et 10 du cli. i''') rapporte au troisième jonrde l'œuvre divine Tacte qui fit surgir du sein des eaux les continents et les îles, et qui resserra dans de certaines limites l'Océan universel : « Dixit vero Deus : Congregentur aquœ, quœ sub cœlo sunl , in îinicni locum : et appareat arida. Et factum est ita. « Et vocavit Deus aridmn terram , congregationeaque aqua- rwn ajjpellavit maria. » Il ne faut pas oublier qu'au moment de la précipitation des eaux le lit qui les reçut n'était, par rapport à la niasse restée fluide et incandescente, qu'une pellicule extrême- ment mince. Aujourd'hui môme, l'épaisseur de cette écorce n'est pas évaluée à plus de 160 kilomètres, soit à la SO** partie du diamètre terrestre, lequel est d'environ 12,800 kilomètres. Les volcans, par oii les matières minérales en fusion s'échappent sous forme de lave, les tremblements de terre, (pii çà et là se font sentir avec plus ou moins de force et parfois engloutissent des villes entières, prouvent assez que notre planète n'est pas encore tellement « encroûtée >; qu'il ne lui vienne de temps à autre comme des ressenti- ments de son état primitif. 3 34 LES MYSTÈRES DK l/OC KA N. Ou conçoiL donc qu'à ré|)oqu(' géologique dont il s'agit ses fluctuations et ses bouillonnements intérieurs durent réagir avec une Ijien autre énergie sur son faible épidémie, et y produire à plusieurs reprises des boursouflures, des dépressions, des crevasses, en un mot des irrégularités, insignifiantes sans doute, si l'on tient compte du volume total du globe et de l'étendue de sa surface, mais qui nous semblent fonuidables, et qui l'étaient réellement eu égard à la petitesse des êtres destinés à les mesurer. Ainsi le feu reprend maintenant dans l'œuvre créatrice sa fonction suspendue pour un temps, au moins dans les |)hénomènes les plus apparents (phénomènes physiques), et nous voyons se justifier l'opinion déjà citée de M. Flou- rens sur l'action alternative tion en faveur de l'opinion qui attribue à la violence irré- sistible des mers se ruant du nord vers le sud, le transport, difficilement explicable par d'autres causes, de ces masses pesantes à d'aussi énormes distances. Est-ce à dire cependant que la théorie des déluges pério- diques ne comporte pas aussi des objections? Il serait té- méraire de le prétendre. Une des plus fortes est donnée par Cuvier dans cette page qu'on dirait écrite en prévision de la thèse dont il s'agit : « Le pôle de la terre se meut dans un cercle autour du pôle de l'écliptique; son axe s'incline plus ou moins sur le plan de cette même éclipti(|ue; mais ces deux mouve- 62 LES MYSTERES DE L'OCEAN. ments, dont les causes sont aujourd'hui appréciées, s'exé- cutent dans des directions et des limites connues, et qui n'ont nulle proportion avec des effets tels que ceux dont nous venons de constater la grandeur. Dans tous les cas, leur lenteur excessive empêcherait qu'ils pussent expliquer des catastrophes que nous venons de prouver avoir été subites. (( Ce dernier raisonnement s'applique à toutes les actions lentes que l'on a imaginées... Vraies ou non, peu importe ; elles n'expliquent rien, puisque aucune cause lente ne poul avoir produit des effets subits. Y eût- il donc une diminu- tion graduelle des eaux, la mer transportât-elle dans tous les sens des matières solides, la température du globe di- minuât ou augmentât-elle, ce n'est rien de tout cela qui a renversé nos couches, qui a revêtu de glace de grands qua- drupèdes avec leur chair et leur peau, qui a mis à sec des coquillages aujourd'hui encore aussi bien conservés que si on les eût péchés vivants, qui a détruit eniin des espèces et des genres entiers '. » M. Adhémar et ses partisans semblent en eiïet manquer do logique en attribuant les déluges, les invasions brusques de l'Océan aux faibles et lentes oscillations que l'accumu- lation alternative des glaces à chacun des deux pôles pour- rait imprimer au centre d'attraction de la terre. 11 ne faul pas, de leur propre aveu , moins de 10,500 ans pour qu'une de ces oscillations s'accomplisse, et leurs calculs n'en éva- luent pas l'amplitude à plus de 3,100 mètres, soit 1,700 mètres au nord du centre de figure, et 1,700 mètres au sud. Est-il admissible qu'une déviation aussi insignifiante ' Discouru sur les vrrolKtinns ilc Ut surfjce du globe. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 03 puisse produire les révolutions qu'on lui attrii)ue?Si c'est le déplacement du centre de gravité de la terre qui amène le déplacement des eaux, il est clair que l'un doit s'efTec- tuer dans le même temps que l'autre : ce n'est plus alors à des déluges proprement dits qu'il faudrait croire, mais à une translation graduelle de la masse des eaux d'un hé- misplière à l'autre. Or la réalité des déluges est incontes- table; leurs effets violents, subversifs, destructeurs, sont d'une égale évidence; mais rien de tout cela ne s'ex[)li(pie d'une manière satisfaisante par les perturbations imper- ceptibles que le refroidissement des pôles pourrait amener dans l'équilibre terrestre. Le problème reste donc sans solution, et la science doit jusqu'ici se reconnaître im- puissante à pénétrer les causes de ces grands bouleverse- ments. Quoi qu'il en soit, des géologues, des naturalistes émi- nents ont établi qu'un dernier cataclysme a eu lieu à une époque relativement peu reculée, et qui coïncide à peu près avec celle que la chronologie assigne au déluge de Noé. Ainsi, de ses recherches sur les os fossiles, Cuvier a pu conclure que « toujours et partout la nature- nous tient le même langage, que partout elle nous dit que l'ordre actuel des choses ne remonte pas très- haut. » Il pensait avec Deluc, Dolomieu, Buckland, E. deBeauniont\ 1 Ce dernier géologue ne paraît pas croire qu'il soit besoin, pour exj)!]- quer les déplacements de l'Océan, d'imaginer d'autres causes que les soidèvements de l'écorce du globe. Les révolutions de la terre et celles de la mer sont à ses yeux dans deux formes d'un même phénomène dont il faut chercher la cause dans les réactions intérieures de la masse ignée. 11 a même émis l'opinion que le dernier déluge pourrait avoir été occa- sionné simplement par le soulèvement de la grande chaîne de montagnes du nouveau continent. « Comme l'émersion subite des grandes masses de 64 LES MYSTERES DE L'OCEAN. que s'il y a quelque chose de constaté en géologie, c'est que la surface de notre globe a été victime d'une grande et sid)ite révolution, dont la date ne peut remonter beau- coup au delà de cinq à six mille ans; que cette révolution a enfoncé et fait disparaître les pays qu'habitaient aupara- vant les hommes et les espèces d'animaux aujourd'hui les plus connues; qu'elle a, au contraire, mis à sec le fond de la demière mer, et en a formé les pays aujourd'hui habités; que c'est depuis cette révolution que le petit nom- bre des individus épargnés par elle se sont répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec, et par conséquent que c'est depuis cette époque seulement que nos sociétés ont repris une marche progressive, qu'elles ont formé des établissements, élevé des monuments, re- cueilli des faits naturels et combiné des systèmes scien- tifiques '. CHAPITRE VII LE PARTAGE DU MONDE Nous savons que la première répartition des terres au- dessus du niveau de l'Océan remonte à la troisième époque montagnes hors de l'Océan, dit-il, doit occasionner une agitation violente dans les eaux, ne se pourrait-il pas que le soulèvement des Andes eût donné lieu à ce déluge temporaire dont les traditions d'un si grand nombre de peuples font mention? » {Atmales des sciences naturelles, 1829.) 1 Discours sur les révolutions de la surface du globe. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 65 delà création : à cellfque les géologues appellent époque silurienne^. Alors, selon Alexandre de Humboldt, la terre ferme ne consistait qu'en îles détachées qui, dans les pério- des suivantes, se relièrent les unes aux autres , de manière à former des lacs nombreux et des golfes profondément dé- coupés. « Dans le monde silurien, dit Tillustre philosophe, l'étendue des terres émergées fut certainement moindre d'un pôle à l'autre qu'elle ne l'est aujourd'hui dans la mer du Sud et dans l'océan Indien. » Ce fut seulement , d'après le même auteur, au début de la période tertiaire, lors du soulèvement des Karpathes, des Pyrénées, des Apennins, que les grands continents apparurent presque sous la forme qu'ils ont à présent. Nous avons déjà vu que le principe plutonien avait joué le principal rôle dans cette phase de la création. 11 est facile de s'en convaincre en jetant les yeux sur une mappemonde. On est frappé alors de la solidarité intime qui existe entre la forme des conti- nents et des îles et la direction des grandes chaînes de montagnes. Je n'insiste point sur cette considération, dont le dé- veloppement nous éloignerait de notre sujet. Il suflît de l'indiquer pour rendre manifeste l'origine ignée du monde terrestre, pour montrer que c'est le feu qui a opéré le partage de la surface du globe entre l'élément solide et l'élément liquide : partage inégal, dans lequel l'Océan semble n'avoir cédé qu'à regret une faible partie de son empire, jadis universel. Dans l'état actuel de notre planète, la superficie de la terre ferme est à celle de l'élément li- 1 Du nom de l'ancien royaume de silures, dans la Grande-Bretagne, où les terrains de cette épocjue ont été d'abord observés. 06 LES MYSTERES DE L'OCEAN. (|Lii(l(3 dans le rapport de 4 à 2 | ou, d'après Rigaiid, dans le rapport de 100 à 270, ou enfin, selon d'autres auteurs, de 1000 à 284 '. Les îles réunies représentent à peine la vingt-troisième partie des continents, et elles sont réparties avec si peu de régularité, qu'elles occupent sur T hémi- sphère austral trois fois moins de surface que sur l'hémi- sphère boréal. Tandis que les terres abondent dans ce dernier, le premier, à partir du 40^ degré de latitude sud, est presque entièrement couvert d'eau. L'inégalité de ré- partition qu'on observe entre les deux moitiés du globe se retrouve, bien qu'à un moindre degré, entre l'hémi- sphère oriental et l'hémisphère occidental, que nous sup- posons séparés par le méridien de l'ile TénériCfe. En effet, l'élément liquide prédomine dans tout l'espace compris entre les côtes orientales de l'ancien continent et les côtes occidentales du nouveau. Là il est seulement parsemé de rares archipels, et il règne sur 145 degrés de longitude. Aussi cet immense bassin a-t-il été justement appelé grand Océan par le savant hydrographe Fleurieu. En résumé donc, l'Océan couvre la presque totalité de l'hémisphère austral et la plus grande partie de l'hémisphère occidental. Il n'y a guère que ^^ de la terre qui corresponde également à de la terre dans l'hémisphère directement opposé, et sous l'équateur, les \^, de la circonférence du globe sont recou- verts par les eaux. C'est du moins ce qu'on peut induire des connaissances encore imparfaites que nous possédons sur l'état extérieur de notre planète ; car il ne faut pas oublier 1 La superficie totale des terres émergées au-dessus des eaux est d'environ 37,657,000 milles géographiques carrés, soit 12,916 millions d'hectares. Celle des mers est d'environ 110,865,009 milles, soit 38,027 millions d'hectares. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 67 que nous savons peu de cliose du bassin polaire boréal, et qu'il existe entre le cercle polaire antarctique et le pôle austral un vaste espace encore inexploré. On sait cepen- dant, par (les découvertes récentes, qu'il existe près de ce pôle une grande masse de terre volcanique, qui semble faire compensation à la prépondérance des continents dans riiémisphcre boréal , et qui pourrait fournir un argument de plus aux adversaires de la théorie des déluges pério- diques. Outre leur infériorité d'étendue par rapport aux océans et leur concentration autour du pôle nord, les continents présentent d'autres particularités qui méritent d'être si- gnalées. C'est d'abord leur séparation en deux groupes tellement distincts, que leurs habitants sont demeurés, pendant une longue suite de siècles, totalement étrangers les uns aux autres, et réciproquement ignorants de leur existence. J(^ réduis ces groupes à deux , bien qu'on ait voulu consi- dérer l'Australie, ou Nouvelle -Hollande, comme un troi- sième continent, en raison de son étendue considérable. La série des îles qui forment, entre elle et la presqu'île hin- doue, comme une chaîne dont les anneaux auraient été brisés , ne permet point de la séparer géologiquement du groupe oriental. Les deux continents, u véritables îles entourées de tous côtés par l'Océan », dit Alexandre de Hund)oldt, otfrent , dans leur étendue, dans leui- structure, dans leur configu- ration, de frappants coidrastes, et aussi quelques analogies remarquables. Examinons premièrement leurs dimensions respec- tives. 68 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. La superficie de TEurope est évaluée à 2,720,000 milles carrés, ou 933 millions d'hectares; celle de l'Asie, à 12,191,000 milles carrés, ou 4,181 millions d'hectares; et celle de l'Afrique, à 8,500,000 milles carrés, ou à près de 2,916 millions d'hectares. Si à ces nombres on ajoute les 2,400,000 milles carrés, ou 823 millions d'hec- tares qui forment la superficie de l'Australie, on a, pour le groupe oriental, une étendue totale de 25,4-51,000 milles carrés, ou 8,853 millions d'hectares, auxquels on pourrait ajouter encore les quelques centaines de mille hectares des îles réunies de la mer des Indes, formant, entre l'Asie méridionale et l'Australie, la chaîne brisée dont |nous parlions tout à l'heure. D'autre part, on porte à 6 millions de milles carrés, ou 2,058 millions d'hectares, la superficie de l'Amérique septentrionale; à 140,000 milles carrés, ou 48 millions d'hectares, celle de l'Amérique cen- trale, et à 5 millions de milles carrés, ou 1,715 millions d'hectares, celle de l'Amérique du Sud; soit, pour la tota- lité du nouveau continent, 11,140,000 milles carrés, ou 3,821 millions d'hectares. La différence en faveur du groupe oriental est donc de 14,311,000 milles carrés, ou 3,821 millions d'hectares, c'est-à-dire que la superficie totale du second est plus que double de celle du premier. Si nous considérons à présent la disposition des terres sur les deux hémisphères oriental et occidental, nous re- connaîtrons que sous ce rapport aussi la nature s'y est comportée de façons très-dissemblables. Les forces intérieures qui ont élevé les deux grands continents au-dessus de l'abîme ont agi en sens opposé, c'est-à-dire presque parallèlement à l'équateur dans notre hémisphère, et suivant la direction (hi méridien dans le LES MYSTÈHES DE L'OCÉAN. 69 nouveau inonde. Aussi la configuration générale des deux continents et la direction de leurs grands axes sont-elles fort différentes. Le continent oriental est dirigé en niasse de l'ouest à Test, ou, plus exactement, du sud-ouest au nord-est, tandis que le continent occidental est dirigé du nord au sud, ou, plus exactement, du nord-nord-ouest an sud- sud-est. Toutefois , à côté de ces différences fonda- mentales , on aperçoit aussi des analogies ; mais celles-ci affectent surtout les contours des masses de terre et plus particulièrement ceux des côtes opposées d'un continent à l'autre. Ainsi les deux continents sont coupés au nord suivant un même parallèle (celui de 70°), et tous deux se terminent, au sud, en pointe ou en pyramide, avec des prolongements sous- marins signalés par la saillie d'îles ou de bancs : à l'extrémité de l'Amérique méridionale, l'ar- chipel de la Terre-de-Feu ; au sud du cap de Bonne-Espé- rance, le banc de LaguUas; au sud-est de l'Australie, la terre de Van-Diemen, Un fait qui a éveillé l'attention de tous les observateurs, mais dont on n'a pu jusqu'ici se rendre compte d'une ma- nière satisfaisante, c'est la tendance générale des terres à prendre la forme péninsulaire. Ce fait, très-remarquable en lui-même, le devient encore davantage par cette double circonstance , que presque toutes les péninsules sont diri- gées vers le sud , et que les plus importantes sont termi- nées, dans ce sens, en forme de coin. (( La forme pyramidale des extrémités méridionales de tous les continents, dit Alexandre de Humboldt, rentre dans la catégorie de ces simili tiidines physicœ in configu- ratione mimdi, sur lesquelles Bacon a tant insisté dans son Sovum organum, et que l'un des compagnons de Cook, 70 Î.ES MYSTERES DE L'OCEAN. Berthold Forster, a pris pour texte de considérations ingé- nieuses. Si l'on marche vers Test , en partant du méridien de Ténérilîe, on voit les pointes de trois continents, celle de l'Afrique (extrémité de tout l'ancien monde) , celles de TAustralie et de l'Américpie méridionale, se rapprocher graduellement du pôle sud. La Nouvelle-Zélande, longue de douze degrés de latitude, forme un membre intermé- diaire entre l'Australie et l'Amérique du Sud; elle se ter- mine également au sud par une île (New-Leicester). Il est aussi bien remarquable que les saillies des continents vers le nord et leurs prolongements vers le sud soient situés presque sur les mêmes méridiens. Ainsi le cap de Bonne- Espérance et le banc Lagullas sont situés sur le méridien du cap Nord; la péninsule de Malacca, sur celui du cap Taïmoura en Sibérie. Quant aux pôles mêmes, on ignore s'ils sont placés sur la terre ferme, ou au milieu d'un océan couvert de glaces *. » Humboldt fait également observer que la forme allongée et pyramidale, qu'affectent les continents à leurs extrémités, se reproduit fréquemment sur une moindre échelle, non- seulement dans l'océan Indien (presqu'îles arabique, hin- doue et malaise), mais encore dans les mers d'Europe : Méditerranée, mer du Nord et Baltique. Pour terminer ce qui est relatif ^uix analogies de forme entre les deux continents, nous remarquons la ressemblance de l'Afrique avec l'Amérique méridionale : toutes deux dessinées, pour ainsi dire, sur le même modèle, toutes deux d'une forme presque identique, simple, peu acci- dentée. D'une autre part, l'Amérique du nord ressemble à J Cosmos, f. I. LES MYSTERES DE l/OCEAN. 71 l'Europe, en ce que, comme celle-ci, elle est profondé- ment découpée par des golfes et par des mers intérieures. Les deux continents sont limités au nord par une W^uo très-hrisée, et leurs côtes sont bordées (Tlles nombreuses et de rochers, qui semblent n'être autre ciiose que les plateaux et les sommets des montagnes qui hérissent nne contrée sons- marine creusée en forme de coupe et oc- cupant tout le pôle nord. La haute et large protubérance volcanique entrevue récemment au pôle sud, plus inacces- sible encore que le pôle nord, ferait supposer que, dans l'origine, la croûte terrestre a subi, aux extrémités de Taxe, par l'action même de sa rotation et du ressac de la pyrosphère, des effets contraires, et donnerait une sin- gulière vraisemblance à l'idée hardie émise par un géo- logue contemporain sur les causes qui ont donné aux portions méridionales des deux grands continents leur forme triangulaire allongée. Ce savant fait remonter à l'époque même de la précipitation des eaux la formation et le dessin général des grandes masses continentales, leur amincissement vers le sud et leur élargissement vers le nord. « Tandis que la vaste coupe du nord, dit-il, se remplis- sait plus lentement pour atteindre le niveau supérieur du relief qui en fait les bords, l'eau, sur la calotte du sud, coulait rapidement dans tous les sens vers l'équateur... il en est résulté immédiatement d'immenses marées qui sont venues se heurter contre les reliefs équatoriaux , à mesure qu'ils se consolidaient par les progrès du refroidissement. . . , et l'impétuosité des flots ne s'est arrêtée qu'au pied des grands plissements originels héliçoïdes, déterminés par l'accélération du mouvement de rotation des pôles à l'équa- 72 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. teur; de là enfin la configuration, découpée en triangle, des continents, à leur limite niéi'idionale '. « Alexandre de Humboldt explique aussi par les mouve- ments de rOcéan, mais à une époque bien plus récente, le creusement du bassin de l'Atlantique, Tuniformité des côtes de l'Afrique et de l'Amérique méridionale, ainsi que le caractère accidenté des rivages de l'Asie. Il remarque que dans la vallée atlantique, de même que dans presque toutes les parties du monde, les rivages profondément dé- chirés et garnis d'îles nombreuses sont opposés aux rivages unis. Il ajoute, du reste, avec la sage réserve d'un grand esprit : (( malgré ces analogies et ces contrastes, il n'est pas donné à la science de scruter bien profondément les grands phénomènes qui ont dû présider à la naissance des continents. Ce que nous savons se réduit à ceci : la cause agissante est une force souterraine; les continents n'ont point été formés tout d'un coup tels qu'ils sont aujour- d'hui; mais leur origine remonte à l'époque silurienne, et leur formation occupe les périodes suivantes, jusqu'à celle des terrains tertiaires; elle s'est effectuée peu à peu, à travers une longue série de soulèvements et d'affaisse- ments successifs ; elle s'est accomplie enfin par l'aggluti- nation de petits continents d'abord isolés ^. » * A. Gautier, Introduction philosophique à l'étude de la géologie, livre III, ch. V. , 2 Cosmos, t. I. LES MYSTÈRES DE I/OCflAN. 73 CHAPITRE VIll DERNIERS EFFORTS L'histoire de l'Océan est inséparable , dans les âges géo- géniqiies, de celle des parties solides qn'il couvre ou qu'il environne. Elle se résume en une longue série de révolu- tions qu'il faut attribuer en grande partie aux actions sou- terraines, mais dont plusieurs aussi peuvent se rapporter à des causes encore inconnues. La dernière de ces révolu- tions est ce déluge attesté par les traditions anciennes, et dont on peut afliirmer deux choses : la première, c'est qu'il a eu lieu après que l'homme avait paru sur la terre, sans (juoi évidemment les hommes n'en auraient point conservé le souvenir; la seconde, c'est qu'il a été de courte durée, puisque des hommes et des animaux ont pu y survivre pour repeupler le monde. Par lui fut clause l'ère des révo- lutions géologiques. Je dis des révolutions, non des changements; car, ainsi (|ue je l'ai fait observer plus haut, la masse incandescente à l'intérieur et la masse des eaux à l'extérieur, bien que contenues depuis lors, n'ont cependant pas cessé d'agir : leur activité' s'est ralentie, atTaiblie, régularisée dans une certaine mesure, mais elle ne s'est pas éteinte; la délimi- tation des continents et des mers, déjà accomplie par les soulèvements antérieurs, et qui , après la retraite des eaux , 74 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. a (lii ?e retrouver à peu près telle qu'elle était auparavant, n'a pas cessé de subir encore de nouvelles modifications. Humboldt dit (ju'elle s'est achevée par l'agglutination des petits continents. Les terres paraissent en eflet avoir été, au début des temps historiques, plus divisées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Les cartes anciennes, monuments des connaissances vagues et incomplètes que possédaient en géographie les peuples même les plus civilisés de l'anti- quité, nous les montrent coupées par de nombreux détroits. Et s'il est sage de faire, dans ces dessins grossiers, une large j)art à l'ignorance et à l'erreur, rien ne nous autorise cepen- dant à les rejeter comme des documents sans aucune valeur. Toutefois, il n'est guère admissible qu'après laretraite des eaux du dernier cataclysme le partage du monde entre la mer et la terre ait continué de s'effectuer toujours au profit de celle-ci. Il est au moins probable que si, en plusieurs endroits, des îles ont surgi qui n'existaient pas autrefois; si d'autres se sont reliées entre elles ou au continent ; si des soulèvements, des alluvions , des atterrissements ont refoulé l'Océan, ailleurs le phénomène a été inverse : des affaissements, des failles, comme disent les géologues, ont fait disparaître sous les' flots des contrées plus ou moins étendues; la mer a miné, rongé, échancré ses rivages, et recouvert des plages d'abord mises à nu, L'Australie, loin de s'être agrandie par l'annexion d'îles voisines, sest vu enlever, au contraire, aune époque ré- cente, les terres de Yan-Diémen au sud et de la Nouvelle- Guinée au nord, maintenant séparées, par des détroits très- resserrés, du continent dont elles faisaient autrefois partie, comme le démontre leur structure géologique absolu- ment identique à celle de la Nouvelle-Hollande. Le célèbre LES MYSTÈRES DE J/OCÉAX. 75 I.popolrl (lo Biicli regardait même tonte la longue chaîne d'îles et d'îlots qui commence à la terre de Van-Dic'niien , comprend la Nonvelle-Zélande, la Nonvelle-Calrdonie, les Nouvelles-Hébrides, les îles Salomon, rarchipel de la Nou- velle-Bretagne, et rejoint ainsi la Nouvelle-Guinée, comme ayant formé jadis la côte orientale et septentrionale de l'Australie. On pourrait soutenir avec non moins de vrai- semblance ijue toutes ces îles avec l'archipel de la Sonde, les Moluques, Bornéo, les Philipj)ines, etc., reliaient pri- mitivement l'Asie à l'Australie; en d'autres termes, que la presque totalité de la Malaisie et de la Mélanésie actuelles formaient, avant la catastrophe qui les a converties en groupes d'archipels, un vaste continent analogue à l'Amé- rique méridionale, et que la langue de terre de Malacca rattachait à l'Asie comme l'isthme de Tehuantepec rattache l'Amérique du Sud à l'Amérique septentrionale. Et semblablement, il y a lieu de croire que ces deux derniers continents n'ont pas toujours été aussi éloignés l'un de l'autre qu'ils le sont maintenant; que le golfe (hi Mexique a été dans l'origine une véritable mer intérieure communiquant avec l'océan Atlantique par le seul détroit de la Floride ; et que le cordon dessiné par la presqu'île du Yucalan, Cuba, Haïti, Porto-Rico et les Petites-Antilles, n'est autre chose que l'ancienne limite nord de l'Amérique méridionale. L'identité des restes fossiles de quadrupèdes éteints, trouvés sur la terre ferme et dans l'archipel des Indes occidentales; l'énergie encore si puissante des feux souterrains de l'Amérique centrale, la nature volcanique de plusieurs des Antilles, dont plnsieurs ont encore des volcans mal éteints; enfin la fréquence des tremblements de terre auxquels toute cette région est sujette : tout in- 76 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. dique qu'il s'est produit là uu bouleversement formidable, et que la croiUe terrestre s'est enfoncée sur une étendue et sur une profondeur énormes. Cet aflaissenient ne remonte pas à une époque bien reculée, puisqu'il est postérieur à la destruction des grandes races de mammifères. Peut-être est-il contemporain du soulèvement du plateau mexicain ; peut-être aussi a-t-il été plus considérable encore que je ne viens de le supposer, et a-t-il creusé non-seulement la mer des Antilles, mais le golfe du Mexique lui-même. Quoi qu'il en soit, voilà déjà, ce me semble, pour l'Océan , d'assez belles conquêtes, et pour la terre ferme des pertes sensibles. On pourrait , en parcourant la map- pemonde, trouver sur les deux hémisphères et jusqu'en Europe des traces manifestes de ruptures l)rusques ou lentes accomplies entre des portions de continent : le dé- troit de Gibraltar, le Pas-de-Calais, sont des résultats d'un phénomène de ce genre. Sur plusieurs points des côtes de France et d'Angleterre, on aperçoit, dans les marées très- basses, des forêts de chênes, de sapins, de bouleaux, en- glouties par les flots, et l'on a retiré du sein de ces forêts sous-marines les ossements et les bois des espèces de cerfs qui les habitaient. A ces affaissements, qui ont agrandi en plus d'un lieu le domaine de l'Océan, se joint l'action érosive des vagues, qui sans cesse battent en brèche ses rivages. Il est vrai que cette action est souvent compensée par une action con- traire, et que dans beaucoup de cas la mer, transportant ou accumulant sur la plage les matériaux qu'elle a enlevés à la falaise, rend, pour ainsi dire, au continent ce qu'elle lui a pris. Mais ces sortes d'alluvions marines sont peu de chose, comparées aux alluvions pluviales, dont l'accumu- TU LES MYSTERES DE L'OCEAN. 77 lation lente, mais continuée durant de longues suites de siècles, a constitué des dépôts immenses, des couches en- tières de terrain, et contribué d'une manière notable aux empiétements de la terre ferme sur TOcéan. La formation des dépôts d'alluvion est surtout sensible dans ce qu'on nomme les deltas, où l'on en peut suivre les progrès pres- que année par année. On sait que les anciens Égyptiens considéraient leur pays comme un présent du Nil, dont les débordements pério- diques laissaient chaque année sur le sol une nouvelle couche de ce limon fertile auquel la terre des Pharaons était redevable de sa fécondité proverbiale. Plusieurs des contrées les plus petites du globe , celles 011 précisément la civilisation paraît s'être développée plus tôt qu'ailleurs, ne sont aussi que l'œuvre des grands fleuves qui les arrosent. Une partie des terres charriées par ces vastes cours d'eau se sont déposées peu à peu sur les rives, à la suite d'inondations fréquentes. L'autre partie est trans- portée jusqu'à la mer, et là, arrêtée, refoulée par les va- gues, elle forme d'abord des hauts fonds , des bancs, des barrages, qui plus tard s'élèvent au-dessus des eaux et donnent naissance à des îles ou à des groupes d'îles. Peu à peu, la même cause continuant d'agir, les bras de mer, qui séparent ces îles les unes des autres ou les isolent du continent, finissent par se combler ; aux canaux, aux la- gunes succèdent des marécages , et enfin de vastes plaines que l'homme ne manque guère de s'approprier, car elles sont presque toujours d'une fécondité remarquable. Ces plages obligent le fleuve à se diviser, à se ramifier pour arriver jusqu'à la mer, et elles prennent ainsi, le plus souvent, une forme triangulaire qui leur a fait donner le 78 LES MYSTÈRES DE I/OCÉAN. uoiii de deltas, parce que la lettre grecque ainsi appelée figure un triangle. Le delta du Nil est le plus célèbre de tous. Il commence à ii kilomètres au-dessous du Caire. Une grande partie de ses côtes, en tout un développement de 180 kilomètres, sont bordées de lagunes dont le fond est incessamment exhaussé par le limon du Nil. On en compte cinq, séparées de la mer par des langues de terre sur lesquelles s'élèvent çà et là de petites dunes. Une de ces lagunes, le lac Maréotis, a déjà disparu une première fois , et a été remplacé par une vaste plaine de sable tout imprégné de sel. L'Afrique possède un autre delta bien plus considérable que celui du Nil, mais beaucoup moins connu. C'est le delta du Niger, dans le golfe de Guinée, dont on évalue la superficie à plus de 88,000 kilomètres carrés. On ren- contre aussi, sur les côtes de 1 Asie, de nombreux et vastes deltas. Le plus fameux est celui que forment les deux branches réunies du Gange et du Brahmapoutra, et sur lequel s'est élevée la grande capitale de l'empire Indo-Bri- tannique, Calcutta. Le delta du Gange occupe tout le fond du golfe de Bengale, sur une largeur d'environ 300 kilo- mètres, et remonte dans les terres à peu près à la même distance. La quantité de terre charriée chaque année pai' le fleuve sacré est évaluée à 200 millions de mètres cubes. La mer en est quelquefois troublée jusqu'à 96 kilomètres de la côte. Les deltas les plus remarquables du nouveau continent sont : dans l'Amérique du Sud celui de l'Orénoque, et dans l'Amérique du Nord celui du Mississipi. Plusieui's fleuves d'Europe ont produit des efl'ets semblables, mais en général sur une moindre échelle. On peut citer les LES MYSTERES DE L'OCÉAN. 79 iloltas du Danube, du Pô, du Rliône, de la Meuse, de l'Escaut et du Rliin. a Des alluvions considérables, en se formant sur les rives de ce vieux Rhin, dit M. Alfred Maury, ont donné naissance à une partie de la province de Hollande. A l'embouchure de ce fleuve, comme à celle de la Meuse, de l'Escaut , de l'Ems, du Weser et de l'Elbe, il se produit, lors de la marée montante, un calme durant lequel sont précipitées les matières terreuses tenues en sus- pension dans les eaux. De là résulte un sédiment que les vents répandent sur la plage. Ces dépôts successifs élèvent le rivage, et il se forme une alluvion étendue qui reste à sec dans les marées moyennes. On nomme polders ces terres nouvelles, d'une fertilité vraiment surprenante, el les Hollandais en tirent un grand parti dans leurs cul- tures. Durant les hautes marées, ou pendant les tempêtes, les polders se trouveraient submergés, si l'industrie active des habitants n'avait établi des digues qui s'opposent ù l'invasion des eaux de l'Océan ^ » H est un autre phénomène qui, de même que la forma- tion des deltas, appartient à l'ordre des changements géo- logiques contemporains, et qu'on peut à juste titre consi- dérer comme une sorte de retentissement alTaibli des anciennes convulsions du globe. Je veux parler des affais- sements et des exhaussements qu'on a observés en diveis pays, soit dans l'intérieur des terres, soit sur les rivages de la mer, et qui, dans ce dernier cas, continuent sous nos yeux la lutte opiniâtre des deux éléments. Il est parfaite- ment démontré, par exemple, que, depuis le temps des Ro- mains, une assez grande étendue de la côte de Naples s'esl • La Terre et l'Homme, eh. m. 80 LES MYSTERES DE L'OCEAN. d'abord abaissée au-dessous du niveau de la mer, puis s'est relevée au-dessus, et cela sans secousse, sans que les édiBces construits sur ce rivage aient été renversés ni ébranlés : témoin le temple célèbre bâti sur la côte de Pouz- zoles, vers le ni' siècle, et dédié à Jupiter -Sérapis. Il ne reste aujourd'hui de ce monument, situé à peu près au niveau de la mer, que trois colonnes de marbre. Au xv'' siè- cle, le sol avait éprouvé une dépression telle, que ces co- lonnes plongeaient dans Teau jusqu'à une profondeur de près de cinq mètres, et des coquilles lithophages les ont alors creusées sur une hauteur d'environ deux mètres. De- puis, les colonnes sont peu à peu sorties de l'eau; aujour- d'hui le pavé sur lequel elles reposent est complètement à sec, et les traces qu'ont laissées les lithophages dépassent d'au moins trois mètres le niveau de la mer. Ce curieux phénomène ne peut évidemment être attribué à un mou- vement delà mer, car ce mouvement se serait fait sentir dans toute la Méditerranée et y aurait causé d'épouvan- tables inondations; c'eût été un nouveau déluge. Il ne s'ex- plique donc que par un affaissement du sol, suivi bientôt après d'un relèvement graduel ; et cela n'a rien qui doive étonner sur cette côte volcanique, où l'on voit en un autre point, à 7 mètres au-dessus du niveau de la mer, des dé- pôts de coquillages tout à fait semblables à ceux qui vivent encore dans la Méditerranée. A l'autre extrémité de l'Europe, sur les côtes de Suède, des rochers, naguère submergés, se dressent aujourd'hui au-dessus des flots. Leur lente émersion avait été signalée, dès le commencement du siècle dernier, aux académiciens d'Upsal, qui, pour s'en assurer, firent, en 1731, sur ces rochers, des entailles à fleur d'eau, et constatèrent, au Li:S MVSTKllKS DK L'OCKAN. Si bout de (|iiol(|iies années, que ces marques se Irouvaient remontées de plus d'un pouce au-dessus de la surface de la mer. On a compté que, dans le golfe de Bothnie, la côte s'élevait en moyenne de 1"',30 par siècle; ailleurs l'éléva- tion est moindre; sur d'anties points du littoral de la liai tique, elle est nulle, ou même elle est remplacée pai- un affaissement; ce qui prouve l)ien que ces changements de niveau sont dus, non pas à une perturbation dans l'équilibre de lOcéan, mais aux contractions et aux dila- tations de l'agent plutonien, qui réagit sourdement contie l'Océan, son éternel ennemi. La guerre entre eux se ranimera-t-elle un Joui-, et faut-il nous attendre à voir de nouveau la vie remise en question sur le globe par quelque catastrophe pareille à celles qui ont tant de fois changé sa faceP C'est là un mystère qu'il ne nous appartient pas de sonder. Nous avons vu le passé de l'Océan ; n'entrepienons pas de prédire ses destinées futures, et contentons-nous de demander à la science ce qu'elle a pu découvrir sur son état présent. G' DEUXIEME PARTIE PHÉNOMÈNES DE L'OCÉAN CHAPITRE I LES MARÉES « Les grands mouvements de l'atmosphère et des mers, écrivait, au commencement de ce siècle, le savant Romme, commandent, comme ceux des corps célestes, l'attention et l'admiration des hommes. Ils ont en partie leur source dans des causes semblables; ils paraissent être un des grands développements de la puissance de la nature; et c'est à l'étude de ces mouvements, ainsi que de leurs cir- constances, qu'on pourrait recourir, comme à celle du cours des astres, pour remonter aux principes généraux de l'organisation de cet univers ^ » Nul doute que, dès la plus haute antiquité, dès lors que l'homme, sorti des langes de la barbarie, commença de s'élever au-dessus des préoccupations matérielles, qui, au début de sa lutte contre la nature, durent absorber ses 1 Introduction aux Tableaux des veiits, des marées et des courants, Paris, 1 800. LES MYSTERES DE E'OGEAN. 83 laciillc'S, le spectacle de lOcéaii ii"ail été poui' lui un des pi'eniiers sujets de méditation philosopliiciue. Il a \u se mouvoir cette masse li({nide do[it il ne pouvait mesurer ni l'étendue ni la profondeur, et s'il n'a pu de longtemps pénétrer la cause des mouvements tumultueux et irrégu- liers qui Tagitent à la surface; si ces mouvements, soumis pourtant, comme tous les phénomènes physiques, à des lois iminuables, lui ont fait considérer la mer comme un élément capricieux et perfide, il n'a pas tardé à recon- naître qu'en dehors de ses prétendus caprices l'Océan est animé de mouvements généraux, réguliers, périodiques; que chaque jour ses eaux s'élèvent et s'avancent sur ses rivages, puis s'abaissent et s'éloignent pour revenir en- core et se retirer de nouveau; Ce phénomène de flux et de reflux, bien des siècles avant (jue Newton découvrît les lois de la gravitation, révéla aux penseurs de l'antiquité l'attraction universelle. La coïncidence des oscillations de l'Océan avec les phases de la lune était un fait ti'op remarquable pour échapper à une observation tant soit peu attentive et suivie, et l'on n'ignore pas que l'homme est toujours porté à confondre les rapports de coïncidence avec les rapports de cause à elTet. Cette tendance, qui a fait naître et entretenu tant d'erreui's, a conduit dans ce cas, presque d'emblée, à la vérité. La réalité est ici confoi'me à l'apparence, et la science moderne n'a eu qu'à préciser, à conqjléter par ses calculs les notions des anciens : elle n'a eu presque rien à en retrancher. Aristote avait dit, dans son Vwre du Monde, que les marées suivent le mouvement de la lune. Pline est plus explicite, et, par extraordinaire, le crédule natura- liste, tout en s'abandonnani eucoreà sou ii'i'ésistihle aiuoiii' Ni- i.Ks MvsTi;i;i:s dk j/ockax. poiiî' le iiKMvcMllt'iix, (''nonce dans cette {^lave question, sous inie foi me poétique, la même idée qui devait être donnée plus tard pour l)ase inébranlable à la mécanique céleste. « La cause des marées, dit-il, réside dans Taction du soleil et de la lune : les eaux se meuvent en obéissant à lin astre avide, qui soidl've et attire à lui les mers. » l'armi les modernes, Kepler et Descartes ajoutèrent peu de chose à cette grande et simple vue du plus majestueux des phénomènes de l'Océan. Newton le premier, vers 1687, posa , dans son livre des Principes, les bases de la théorie scientitique des marées. Il détermina les forces avec les- (pielles le soleil et la lune élèvent les eaux des mers, mais en considérant celles-ci, par hypothèse, comme une couche (Teau dune épaisseur uniforme et couvrant toute la sur- face du globe. Cette théorie abstraite ne tenait aucun compte des nombreuses circonstances qui modifient sur les diiTérents points du globe les effets de Tattraction luni- solaire. 1-a question ne pouvait donc être considérée comme résolue; aussi fut-elle mise au concours, en 1738, [)ar lAcadémie des sciences de Paris. Les plus illustres géomètres de l'époipie répondirent à l'appel de la docte compagnie, et Daniel Bernouilli fit paraître un travail qui mit en lumière les lois principales auxquelles est soumis le phénomène des marées. Toutefois ce fut seulement un demi-siècle plus tard, grâce à la belle analyse de Laplace, que la science fut en possession d'une théorie à peu près complète des marées. Encore l'illustre astronome avait-il dû négliger bien des points accessoires , qui n'ont été eclaircis que de nos jours par MM. Chazallon et Gaussin *, ' Aiiniinlrr th'n Marres. ])iiblié an dépôt de la Marine. LES MYSTÈRKS ])V. I/OCKAX. Hh Les i-(>cli(Mrlit's Lie ces sa\iiiits iiii^ciiieiiis ont juMniis de rectifier les erreui-s qui résiillaieiil eneoiH^ (l'observntions insuffisaiiles, et de (^''terminer avec plus de cerlitnde riieure et la liauteiir des marées sur les pi'inci[)aii\ points de notre littoral. Disons maintenant en (juoi consistent les marées, (>t comment elles se produisent sous l'influence des attractions combinées du soleil et de la lune. Nous savons déjà qu(> la terre est gouvernée, si l'on peut ainsi dire, par le soleil, (jui est son centre de gravitation. Nous savons aussi (jue la lune est gouvernée de la môme manière par la terre, l/ohéissance de notre planète à l'attraction du soleil se manifeste essentiellement par son mouvement de transla- tion suivant l'éclipticpie. Mais on conçoit (jne si la inass(^ terrestre, revêtue de sa croûte solide, cunseive dans ce mouvement sa forme à peu pi-ès l'égulière, grâce à la cohé- sion des molécules qui la composent , il ne puisse en être de même de la couche li(pnde, et pai- consécpient ti'ès- mo- bile, qui couvre la plus grande [)aitie de sa surface; en d'autres termes, on conçoit que l'attraction solaire se fasse sentir d'une manière particulièi'e sur l'Océan. Et en ellet, sous l'inlluence de cette attraction, les eaux delà mer s(> soulèvent périodiquement et prennent l'apparence d'une montagne liquide très-étendue, qui suit le cours apparent du soleil, et se meut, par consé(iuent , dans le sens opposé à celui de la rotation du globe. Mais ces premières oscil- lations de l'Océan, ces mai'ées solaires ne sont lien , coni- pai'ées aux mai'ées lunaires, et ne deviennent sensibles ([uCn se combinant avec celles-ci; car bien (pie la force altracti\e du soleil soit incompai'ablement plus considérable (pie celle de la lune, cependaid , en raison de la distance 86 LES MYSTÈRES DE I/()GÉAN. aussi bonucoiip plus grande du pioniifM'do ces deux astres, la di iTérence de TefFet qu'éprouvent les molécules liquides sur les surfaces diamétralement opposées du globe (différence d'où résulte le phénomène) est beaucoup moindre. Ainsi la lune, c servante de la terre », joue le principal rcMe dans la production des marées. Comme entre les corps l'attrac- tion est toujours réciproque, mais que le plus fort, celui qui a le plus de masse, entraîne le plus faible, la lune est contrainte d'obéir à la terre et gravite autour d'elle; mais les mers, immenses à nos yeux, ne représentent qu'une minime fraction de la masse terrestre, et notre satellite est assez fort et assez voisin de nous pour entraîner à sa suite une partie des eaux de notre océan , autour de la pla- nète dont il ne peut les séparer. Le soleil, de son côté, agit sur elles de la même façon, mais beaucoup plus fai- blement, comme on vient de le voir; le phénomène est donc double. Il y a marée solaire et marée lunaire : la pre- mière est environ trois fois moindre que la seconde. En fait , on ne l'aperçoit jamais comme phénomène distinct et isolé; elle ne devient sensible que par les modifications (ju'elle apporte dans la hauteur et dans la périodicité de la marée lunaire. Nous verrons tout à l'heure ([uelles sont ces modifications. Chaque jour les eaux de l'Océan s'élèvent et s'abaissent deux fois entre deux retours consécutifs de la lune au mé- ridien. Une oscillation complète s'effectue dans l'espace d'environ 12 heures 50 minutes. On appelle flux, flot ou marée montante le mouvement ascensionnel de la mer vers les côtes; reflux, jusant ou mer descendante le mouvement contraire et rétrograde qui lui fait abandonner les plages tout à l'heure inondées. Après le llu\ on dit LES MVfeTKKKS DE LUGKAN. «7 (|U(' lii mer est pleine on haute ; elle est ba^se lorscjiu» lo l'ollux Ta ramenée à son maximnm de dépression; elle est étale pendant le temps d'arrêt de sept à luiit minutes (pii sépare le fln\ du reflux, et réciproquement; en sorte que l'étalé est tour à tour de haute et de basse mer. Il s'en faut de beaucoup (ju'à chaque llux la mer s'élève d'une même hauteur, qu'à chaque reflux elle éprouve la même dépression. On remarque entre les marées des iné- galités régulières et périodiques comme les marées elles- mêmes, et correspondant à la fois aux phases de la lune et aux différentes périodes de l'évolution de notre planète. Ainsi c'est au moment des syzygies, c'est-à-dire lors(fue le soleil et la lune arrivent ensemble au méridien, ce qui a lieu vers l'époque des écpiinoxes, que les marées, toutes choses égales d'ailleurs, atteignent leur plus grande élé- vation. Au contraire, c'est aux quadratures , qui coïncident à peu près avec les solstices, alors que les deux astres sont à 90" de distance l'un de l'autre, qu'on a les marées les plus basses. Au reste, comme tout se compense dans la nature, plus la mer s'élève dans une marée parle flux, plus aussi elle descend par le reflux. On donne le nom de grandes eaux aux marées des syzygies on d'équinoxe, et celui de mortes eaux aux mai'ées des quadratures ou de solstice. La marée est d'ailleurs un phénomène très-complexe, et une foule de circonstances modifient, soit d'une manière générale, soit dans des cas particuliers, les effets de l'ac- lioii soli-lunaire sur l'Océan. La disposition des côtes, l'étendue et la situation des mers, les vents, exercent siu" la hauteur des marées, sur leur périodicité , sur l'impétuosité du flot, des influences très-diverses, dojit on ne parvient SS I,f;s MVSTÈFIES DK l/()GF,AN. pas toujours à se rendre roniple, et (jui (léjoiieiil (juehjne- Fois les prévisions les mieux calculées. Les mers intérieures, en raison du peu de développe- ment de leur bassin , ne sont j^uère accessibles au flux et au reflux. La mer Noire et la mer Blanche, par exemple, en sont totaleuient exemptes. La Méditerranée présente des espèces de marées; mais elles sont dues plutôt à l'action des vents, à celle des courants marins et fluviatiles et à la pression atmosphérique, qu'à la loi astronomique qui régit les marées |)roprement dites. On en peut dire autant des mers isolées et des grands lacs où Ton observe des os- cillations périodiques, à savoir de la mer Caspienne, des grands lacs de T Amérique, du lac de Genève, du lac Wet- lern en Suède, etc. Dans les mers ouvertes, la force des marées dépend beaucoup de l'orientation et de la configu- ration des côtes. Sur la côte ouest de l'Amérique méridio- nale , les marées ne dépassent guère 1™,50 à 2 mètres; sur ia côte occidentale des deux presqu'îles de l'Inde, elles at- teignent 6 et 7 mètres, et elles montent jusqu'à 10 mètres et plus à répo({ue des syzygies, dans le golfe de Cambaye. Dans la baie de Fundy , située au sud de l'isthme qui joint la Nouvelle -Ecosse au Nouveau -Brunswick, les ma- rées d'équinoxe s'élèvent à une hauteur de 20 à l2o mètres; elles atteignent à peine 3 mètres dans la Baie-Yerte, au nord du même isthme. On [)eut observer en Europe, dans des parages très-voi- sins, des différences non moins frappantes. Une marée qui ne monte qu'à 6™, 70 au port de Cherbourg, à l'extrémité d'un des côtés de l'angle formé par la baie de Cancale, s'é- lève à une hauteur presque double au port de Saint-Malo, situé vers le fond de cet angle. Une inégalité seud)lable co < o Q co ce [s: 3 'O O LES MYSTKHKS DK !/( )(: K A X. 89 ovisto enlrc los liaiilciirs des marri's ;'i r('ml)()iicliiifo du canal ilo Hi'istol à Swansca (riiiic pari , cl d'aulrc part à la hauteur de (^hepstow, plus avant dan^ le même canal. Les vents exercent sur les marées une influence plus remar(jual)le encore, puisipielle peut aller juscpi'à les sup- primer en partie. C'est ce (jui a lieu dans le golfe de la Vera-Cruz, où, an lien de deux marées en vin^l -rpiatre heures, il n y en a ([uchpiefois (|u'une seule en trois ou (piatre jours, lorsque le vent souflle avec violence dans la direction opposée au Ilot. La même anomalie se prodiul iré(piemment sous les tropiques, particulièrement dans l'archipel Indien; on la aussi constatée sur la cote méri- dionale de la Tasmanie. Si la force du vent contraire est capable de refouler ainsi le flot des marées montantes, on conçoit qu'il doive accroître d'une manière formidable Té- nerp;ie du flux lorsqu'il souffle dans la direction du flol. La mer donne alors de rudes assauts aux remparts (pu^ la nature ou la main des honnues oppose à ses fureurs , cl elle peut causer sur les rivages mal protégés des sinis!res lerribles. « Les côtes très-basses du Danemark et de la Hollande sont la partie de l'Europe où ces désastres se répètent h* plus souvent. I/Océan les atta(]ue et les envahit, produi- sant (piehiuefois, par l'impétuosité de ses irruptions, des inondations effroyables. C'est ainsi qu'une tempête (pii jeta sur l'île de Nordstrand une haute mer d'automne, en lG3i, causa en une seule nuit la perte de treize cents maisons, de six mille habitants et decincpianle nulle têtes de bétail '. » ' Klie Maiùollc''. les l'Iirim, acnés r conlcinpicr, — - à distance respectueuse, — le re(lou(al)le pluMiomène. (y était , ou jamais, le cas de voir la mer dans son beau. La compagnie des chemins de ter de l'Ouest crut devoir faire en sorte de mettre cette partie de plaisir à la portée de toutes les bourses; elle organisa et annonça, par affiches imprimées en lettres énormes, des trains de plaisir. Le |)rix était fixé à 45 francs, aller et retour, tous frais compris; il eut fallu n'avoir pas 4o francs dans sa poche pour manquer une si séduisante occasion. Le 8 au soir, la gare de la rue Saint- Lazare était encombrée d'excursionnistes à destina- tion du Havre et de Dieppe. On part , on arrive , on court au port et sur les falaises, on regarde. Le flot montait, mais sans se presser. Chacun avait sa montre en main et attendait l'heure du cataclysme. Enfin les aiguilles inar- (pient onze heures. La mer était haute; mais ce n'était i)as là le déluge annoncé. La jetée n'était point couverte; les na\ires restaient dans les bassins, au lieu de fiotter dans les rues de la ville; le port et la côte avaient leur aspect accoutumé. Un quart d'heure se passa; on attendait tou- jours, croyant que la mer monterait encore. Au lieu de monter, elle redescendit. Ce n'était qu'une marée d'équi- noxe des plus ordinaires. Les édiles en furent pour leurs frais; les habitants, honteux de la peur qu'ils avaient eue, injurièrent l'Océan et son pi'ojihète. Les Parisiens déçus, l'oreille basse, regagnèrent l'embarcadère, et ne rappor- tèrent de leur voyage d'autre impression qu'un amer désappointement. L'astronome fourvoyé fut bientôt assailli de lazzi. Tous les journaux de Paris et des villes maii- limcs lui (Iccoclièrcnl Icui's sai'casmes. 11 n'osa ]ias pnraîtiv 92 LES M Y ST En ES DE I/OCÉAN. le lundi sni\;ml à rAcadrmie des scicMices, et jura, mais un peu laid, (|u'il ne se mêlerait plus de prédire la hauteur des marées, et laisserait désormais à la Connais- sance (les temps la responsabilité entière des erreurs qu'elle pourrait commettre. Parmi les quolibets qui célébrèrent la mystification du 9 mars 1860, les uns étaient en prose, les autres en vers. Un petit journal scientitique, rédigé par un docteui' en médecine, se mit, à propos de ce grand évé- nement, en frais d'éloquence lyrique, et le docteur rédac- teur en chef ne dédaigna pas de composer et d'imprimer, sous forme de feuilleton , ime pièce devers, — disons le mot, — une chanson , où un des excursionnistes mystifiés exhalait en termes burlesques son mécontentement. Cette chanson avait pour refrain : Ah ! que je les regrette , Mes quarante- cinq francs ! CHAPITRE il CIRCULA T 1 0 -N DK L " 0 C L A N C'est beaucou|) pour la science d'avoir explique les marées, de les soumettre à des calculs même approximatifs, de rendre compte de leurs variations, de leurs anomalies. Mais sous ces oscillations tout extérieures imprimées |)ai' l'attraction des astres, l'Océan a d'autres mouvements (pii LKS M VST i; m; S i»k i/ockax. 03 lui sont propres, et auxquels les actions étrangères ne lon- tribuent que pour une faible part. Ceux-là n'étaient |)oinl connus il y a trois quarts de siècle, ou ne Tétaient qu'em- piriquement. On savait l'existence de courants et de contre- courants; on avait constaté à peu près leur étendue, leur direction. Du reste, on ignorait s'ils étaient ou non soumis à des lois constantes, s'ils étaient variables ou permanents; et quant à leurs causes, on ne les soupçonnait point. A peine s'avisait-on d'y chercher au hasard une explication telle quelle. Les marins ne songeaient point, pour la plu- part, à tenir compte de ces courants, et ne semblaient i)as s'apercevoir du temps qu'ils perdaient à lutter contre eux. Franklin, éclairé par les indications d'un vieux capitaine baleinier nommé Folger, appela le premier l'attention des navigateurs sur cette importante question, et signala l'em- j)loi du thermomètre comme lui moyen de reconnaître les courants et d'en présumer l'origine. C'est grâce à lui que cet instrument est devenu entre les mains des navigateuis une véritable sontle. L'application du thermomètre à ce genre de recherche a conduit Humphry Davy et Alexandre de Humboldt à d'importants résultats, qui ont été le poini de départ de découvertes plus complètes. C'est rilliislre commandant Maury, de la marine des Etats-Unis, qui a pénétré, avec une admirable sagacité et une puissance de conception qui n'appartient qu'au génie, les mystères de ce ({u'on ajustement appelé l'organisme de l'Océan. Avant les recherches de Mauiy, l'Océan n'apparaissait aux obsei- vateurs les plus judicieux que comme une grande masse d'eau inerte, passive, obéissant à des forces aveugles el changeantes. 11 a démontré que l'ordre et l'harmom'e ré- gnent lii comme ailleurs, (jue tout y est uioliNc, pondère, s 04 LES MYSTHRES DE L'OCEAN. ('()inj)ensé; l)ien plus, que rOcéaii est doué d'un enscm])le de nioiivenients comparables à ceux qui eutrelicnneut la vie chez les piaules et les animaux; qu'il a une circulation, un pouls, des veines et des artères, un cœur même, et qu'en outre des causes purement physiques auxquelles on peut attribuer cette circulation il existe un agent essentiel qu'on chercherait vainement ailleurs, une force vitale : celle des milliards d'êtres invisibles qui naissent, s'agitent, multiplient et meurent au sein des eaux. « Chacun de ces imperceptibles, dit- il, change l'équilibre de l'Océan; ils l'harmonisent et sont ses compensateurs. » Essayons donc de nous former, d'après Maury et ses éloquents interprètes, MM. Julien, Michelet, Margollé, une idée du vaste ensemble de mouvements qui constitue la circulation de l'Océan. Les agents de cette circulation sont au nombre de trois principaux : Le premier et le plus apparent, c'est le calorique, le rayonnement solaire; mais celui-là seul, entrevu dans le principe, ne suffirait pas. Le second, non moins important et plus encore, c'est le sel. Le troisième c'est l'animalité, « l'infini vivant de la mei", » dit M. Michelet; ce sont les infusoircs. Expliquons sommairement l'action de chacun d'eux. Il est bon de noter ici que tous les mouvements de l'Océan, hormis ceux qui sont occasionnés par des convulsions de la pyrosphère dé- terminant l'élévation ou la dépression de l'écorce terrestre, n'affectent jamais que ses couches supérieures. Les couches inférieures forment sur le lit solide connue un second lit, (pic sa densité, due à l'énorme pression qu'il sujjporle et ^. LES MYSTKRKS DK I/OCKAX. OÙ (|iii peut être c' val liée à plusieurs centaines d'almosplières, maintient dans une immobilité complète. « Tout concourt , dit M. Julien, à dcMuontrer l'existence d'un calme absolu et d'un véritable coussin d'eau dormante interposé entre le fond des hautes mers et les régions agitées où se croisent et se divisent les courants et les contre-courants. » On conçoit qu'il n'en peut être autrement, sans quoi ces courants, labourant sans cesse le fond des mers, y creuseraient rapi- dement des sillons de plus en plus profonds, et finiraient par entamer et perforer la croûte solide interposée entre eux et le noyau incandescent du glo])e. Cela dit, reprenons notre sujet. Nous avons vu que le calorique est une des causes qui engendrent les courants océaniques et qui en expliquent la permanence et la régularité. En effet, les inégalités de température qui existent dans les différentes régions du globe et qui, en dilatant ou en contractant son enveloppe gazeuse, déterminent les grands courants atmosphériques, ne peuvent manquer d'exercer une action analogue sur la masse des eaux. Les eaux, ainsi que les gaz, se dilatent par la chaleur, se contractent par le froid, prennent, en un mot, des degrés différents de densité qui troublent l'équi- libre de l'Océan et donnent naissance à divers mouvements tendant tous à le rétablir sans jamais y parvenir. Si l'on ajoute à cela l'évaporation, presque nulle dans les régions froides, énorme dans les contrées torrides, on comprendra que les seules lois de la gravité rendent inévitable l'échange continuel des eaux tièdes de la zone tropicale et des eaux froides des zones polaires. C'est donc à l'intervention des rayons solaires, à leur puissante influence, qu'il faut attri- buer l'origine des courants et descontre-coui-auts cpii cou- 'Hl I.KS xMY^TKIlKS DK I.()i;1':AN. stiliHMil Tappaml circulatoire de l'Océan. Mais celle acliuii ne devient vraiment elTuaee que grâce à la présence des autres agents dont nous avons parlé, à savoir: des sels et des innond)ral)les animalcules dont la mer est chargée. Maury voit dans les sels une des forces qui président à la formation des courants réguliers par lesquels sont trans- portées et mélangées les eaux des dilTérentes parties de rOcéan , et la démonstration de ce fait est une réponse pé- remptoire à la question tant de fois soulevée : Pourquoi la mer est -elle salée? La salure des mers a été considérée longtemps comme un caprice de la nature. On sait aujour- d'hui qu'elle a, ainsi que tons les antres phénomènes, sa raison d'être, son rôle dans l'ordre général du monde, dans la j)hysiologie terrestre. La circulation de l'Océan est indispensable à la distribution des températures, au main- tien des conditions météorologiques et climatériques qui régissent sur notre planète le développement de la vie; et cette circulation n'aurait pas lieu , ou plutôt elle changerait complètement de caractère si les eaux de l'Océan étaient douces au lieu d'être salées, u Supposons, dit à ce sujet i\L Julien, que la mer, entièrement composée d'eaux douces, se trouve un instant à une température uniforme au pôle el à l'équateur, à la surface el dans les couches les plus pro- fondes. La chaleur pénétrera les couches liquides les plus voisines de l'équateur, elle les dilatera, les élèvera au-dessus de leur niveau piimitif, et par le seul etl'et de la pesanteui- elle les fera glisser à la surface vers les zones polaires, que l'absence de tout rayonnement solaire tendra, au contraire, à refroidir et à contracter sans cesse davantage. Un échange s'établiia donc des extrémités vers le centre, ou, pour mieux diie, un conlre-courant d'eaux froides el lourdes, LES MYSTKRES DE L'OCEAN. 97 destiné à remplacer les pertes occasionnées par l'action des rayons solaires, descendra des pôles, tout en se maintenant immédiatement au-dessous du courant chaud et léger qui arrive de Téquateur. Dans un pareil système de circulation générale, la propriété ph\si(pie que possède l'eau pure d'atteindre son maxinuun de densité à quatre degrés au- dessus de zéro produirait les plus singulières conséquences. Qu'on élève, en elFet, ou qu'on abaisse la température au-dessous de ce point, l'eau devient toujours plus légère, et tend dans les deux cas à monter vers les couches supé- rieures '. » D'après cela, le courant équatorial, rencontrant, vers le pôle des eaux froides, se refroidirait lui-même. Et lorsque sa température aurait atteint quatre degrés au- dessus de zéro, se trouvant plus lourd que le courant po- laire, il devrait laisser monter celui-ci à la surface et des- cendre lui-même dans les couches inférieures. Le courant polaire, de son côté, continuant de descendre vers l'équa- teur, irait s'échauffant graduellement jusqu'à la même tem- pérature de quatre degrés, oii, devenu plus lourd, il redescendrait vers le foiul tandis que le courant équatorial remonterait de nouveau. De là une sorte d'enchevêtrement de courants qui donnerait à l'Océan d'eau douce la plus étrange physionomie, et entraverait à chaque instant la circulation régulièi'e de ses eaux. 11 n'en est pas ainsi dans la mer salée. Ce n'est qu'à deux degrés an -dessous de zéro que l'eau de cette mer atteint son maxinuun de pesanteur spécilique. En s'évaporaut à la surface, elle se concentre et se précipite, tandis que les couches inférieures viennent la remplacer pour se modi- 1 Les Hariitun'tcs ilf la Mif. 08 LES MYSTERES DE L' OCEAN. fiev à leur tour et se précipiter de la même manière. « Ainsi s'établit ee continuel jnouvement ascendant et descendant qui entraîne dans les profondeurs de la mer la masse d'eau écliautfée à la surface par le soleil de la zone torride. Ce double courant vertical facilite et prépare la formation du irrand courant horizontal, qui met en communication ces réservoirs sous- marins de chaleur avec les couches infé- rieures de la mer glaciale '. » Dans le bassin arctique, les nuages, la fonte des neiges et les grands fleuves qui ont leur embouchui'e au nord des deux continents répandent une quantité considérable d'eau douce qui, en se mêlant aux flots de la mer polaire, forme une couche d'une den- sité moyenne, assez légère pour se maintenir à la surface et couler vers l'océan Atlanticpie. « Ces mouvements de surface déterminent dans la région inférieure des mouve- ments contraires. De là l'origine de ce puissant contre- courant sous -marin qui remonte le détroit de la mer de Baffin, et va reparaître au sein de la mystérieuse Polynia de Kane, en y répandant les trésors de chaleur dérobés à la surface de la zone intertropicale-. » Les sels de l'Océan ont dans l'économie générale du globe une autre fonction, plus importante encore que. celle (pii vient d'être indiquée : ils modèrent et règlent l'évapo- ration des eaux marines, et par conséquent leur conden- sation à l'état de nuages, de pluie, de neige, etc. Le professeur Chapman a démontré que l'eau douce abau- doime, à la faveur du rayonnement solaire et des vents, plus de vapeurs que les eaux salées de la mer n'en perdent dans des conditions identiques. La différence est de çin- ^ Les Harmones de la Mer. . • ■i Ibid. LKS MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 99 qiiaiile-qiialro ceiilièiiii's pour cent, un \iiigt-(iualre heures. (( On comprend dèslors, dit encore M. Julien, quel serait le genre de perturbation auipiel pourrait donner lieu TelTet d'une évaporation excessive, si les vents alizés ne rencon- traient pas à la surface de l'Océan un obstacle naturel , un véritable frein destiné à s'opposer à une absorption indé- finie de vapeurs, qui ne tarderaient pas à aller se résoudre en pluies diluviennes dans les régions extra- tro[)icales. » Voilà pour les sels. Venons aux animalcules. 11 sendile incroyable au premier abord que ces imperceptibles aie.nl aucune iiilluence sur les mouvements de ce grand être, l'Océan, synd)ole })our nous de Timmensité; mais autant vaudrait nier l'action des gouttes, des molécules d'eau et de sel qui le composent. Qu'importe la petitesse, quand le iiond)re y supplée? Or le nombre des animalcules qui tra- \ aillent et pullulent au sein des mers es-t aussi incalculable que celui des gouttes d'eau. Leur fécondité est inconce- vable; les eaux en sont littéralement composées, dit notre auteur (un marin) : ce sont les u Ilots animés » de l'Ecri- ture, les (' faiseurs de monde » de M. Michelet. Ils conser- vent toujours identique la composition de la mer en ab^^or- bant les sels, la plupart à base de chaux, (|ui proviennent du lavage des terres. Ils s'assimilent ces éléments solides et les transforment en cocjuilles, en madréj)or('s, en coraux , dont les cellules se groupent, s'entrecroisent, se super- |)osent, s'amoncèlent en couches épaisses et servent de base à des iles, à des archipels, peut-être à des continents. « Considérons isolément, au fond des mers, un de ces aj-chi- tectes imperceptibles : il s'enq)are des éléments en suspen- sion dans l'eau; il les élabore, les triture dans nu estomac aiiiiuhiirc dune prodigieuse j)nissaiice; il les transforme 100 LES IVI.YSTÈRES DE L'OCÉAN. enfin, et en extrait les sécrétions calcaires destinées à embellir et à étendre le palais de corail qui lui sert de de- meure. lAIais la goutte d'eau au centre de laquelle il opère, et dont il vient d'épuiser toute la partie minérale, ou du moins toute la substance calcaire, cette goutte d'eau est rendue nécessairement de plus en plus légère. Sous la pres- sion uniforme des molécules plus denses qui l'environnent, elle tend à monter et à s'élever jus({u'à la surface avec une vitesse croissante. Les couches supérieures, soumises à l'ac- tion absorbante des vents, enrichies de tous les sels aban- donnés par l'évaporation, tendent, au contraire, à descendre pour venir renouveler les approvisionnements de nos infa- tigables ouvriers. C'est donc une nouvelle source de mou- vement et de vie qui se manifeste au milieu des eaux. C'est un nouvel agent dynamique qui entretient et qui accélère le double courant vertical dont nous connaissons déjà l'ori- gine, et dont Tinfluence se fait directement sentir dans la circulation générale de l'Océan ^ » Je n'insiste pas pour le moment sur les prodiges qu'accom})lissent ces légions d'in- visibles habitants des mers; il y faudra revenir lorsque nous étudierons particulièrement les êtres animés que recèle l'Océan ^ Aux actions mécaniques que nous venons d'indiquer, et qui semblent être les grandes forces motrices des courants de la mer, d'autres forces s'ajoutent : la rotation de la terre, les vents; peut-être aussi l'électricité, le magnétisme. Ici le champ est ouvert aux hypothèses; mais sur ce qui concerne cette face obscure d'un problème déjà si vaste, la science positive s'abstient et se tait. Satisfaite, pour le mo- ' Les Harmonies de la Mer. '^ Voyez cil. I do la iii<' iiartie LES MYSTERES DE L'OCEAN. 101 iiK'iit, (le découvertes qui éclaircisseiil les points les plus importants, elle attend de Tobservation et du temps de nouvelles lumières. Sans doute Maury n'a pas tout dit sur rOcéan : il n'en a pas sondé tous les abîmes; il n'a pas disséqué ce corps immense comme Tanatomiste dissèque un cadavre; mais quelle tache accomplie! quelles lumières jetées sur des ténèbres avq)aravant inexplorées! quelle sé- curité donnée aux marins, jus(pi"alors réduits à s'abandon- ner au caprice des flots et des courants, maintenant munis du fd d'Ariane, sûrs de la route à suivre et n'ayant plus à redouter que les tempêtes! L'entreprise du savant et labo- rieux directeur de l'oliservatoire de Washington eût décou- ragé toute une administration. Il s'agissait de dépouiller et de mettre en ordre les documents informes, mal rédigés, souvent tronqués, que renferment les livres de loch. De ce chaos, Maury a fait les Directions nautiques, la Géographie physique de la mer : autant de chefs-d'œuvre où l'inspira- tion du génie s'ajoute aux elforts soutenus d'une patience laborieuse et d'une incorruptible exactitude. 11 était juste que dans un livre ayant pour sujet l'Océan , et dont l'obscur auteur puise après bien d'autres à cette abondante source, un hommage fût rendu à l'homme éminent qui a été le créateur de la science nouAclle dont ou essaie de donner ici un faible aperçu. 1(12 LF.S .MVSTKIIKS DE I/OCKAN. C 11 A P 1 T R i: 111 Lb: GULF-STREAM Cv (|iio Maiiry iioinine le cœur de rOcéaii , c'est la grande yoiie ('([iiatoriale, le foyer des tn)|)iqiies. De là })artent les grands courants, les gros vaisseaux (jui portent aux extré- mités Teau chaude, riche en sels et en matières organiques, le sang artériel; là se rendent les contre-courants d'eau froide et pauvre en substances solubles, qui, de même que le sang veineux des animaux, viennent au cœur se concentrer, s'échauffer, se transformer, pour retournera leur point de départ en répandant sur leur passage la chaleur et la vie. Le beau livre de Maury, Géographie jj/iysiquc de la mer, s'ouvre par une description splendide et saisissante de la plus célèbre de ces artères énormes, de celle dont le tronc et les rameaux embrassent la plus vaste étendue, et qu'il est permis d'appeler l'aorte de l'Océan. « Il est, dit le savant écrivain, un fleuve dans la mer. Dans les plus grandes sécheresses, jamais il ne tarit ; dans les plus grandes crues, jamais il ne déborde. Ses eaux tièdes et bleues coulent à flots pressés sur un lit et entre des rives d'eau froide. C'est le Gulf-Stream! Nulle part dans le monde il n'existe un courant aussi majestueux. Il est plus rapide que l'Amazone, plus impétueux que le Mississipi , et la masse de ces deux fleuves ne représente pas la mil- LES iMYSTÈKES 1)K l/OCKAN. 103 licme partie du volimie clV'aii (ju il drplace. » Le (julC- Slreain * {Courant du Golfe) a été aiii^i nommé parce (ju'il semble avoir sa source dans le golfe du Me\i([ue. Selon liundjoldt, il faudrait en chercher Torifiine au sud du cap de Bonne -Espérance; mais cette origine s'expliquerait dif- ficilement. Les observations récentes des na^igateurs la [)lacent, avec plus de vraisemblance et de logique scienti- fique, dans le bassin brûlant enfermé entre les côtes inté- rieures des trois Amériques. C'est là qu'il fut reconnu pour la [iremière fois par le voyageur Pedro Martyr de An- ghiera (1323), et bientôt après par sir Humphrey Gilbert. Quelle cause le produit? Franklin le premier hasarda une réponse à cette question. ïl supposait le Gulf-Stream engendré et alimenté par les eaux que les vents alizés accu- mulent dans la mer des Antilles. Or ces ^ents ne peuvent contribuer que pour une part relativement très -faible à la formation de ce torrent océanien. L'explication de Franklin suppose d'ailleurs le niveau de la mer des Antilles plus élevé que celui de l'Atlantique : il n'en est rien , et, circon- stance bien remarquable, on a prouvé que le Gulf-Stream, au lieu d'obéir, comme les courants ordinaires, aux lois de la pesanteur, et de suivre une pente descendante, est poussé par une force inconnue sur un plan incliné qui re- nionle du sud vers le nord. Les marins enqiloient pour déterminer la direction des couiaids un mo>jen aussi simple (pi'ingénieux. Ils jettent à la mer des bouteilles bien bouchées, renfermant une feuille (le papier roulée sur laquelle sont marquées la date et le lieu de l'immersion. L'amiral anglais Beecliey a dressé une ' M. F. .Julien (Miit Golfstrim, parce (pic cette (ii'tliotiraphe est celle i|Mi leiiil le niieiix !;i pcoiKuicial idii aiii:lai>e. 104 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. carie qui ropn'scnfo approxiniativonitMit les routes suivies par un f^rand noniln'e de ces (lotteurs recueillis au large ou sur les eûtes. Cette carte démontre que de tous les points de l'Atlantique les eaux aflluenl vers le golfe du Mexicjue et vers le Gulf-Sireani. 11 faut donc avoir recours aux causes indi({uées par Maury, à savoir, Tinégalité de tem- pérature et, par suite, de concentration, d'évaporation et de dilatation sous les différentes latitudes : d'où résulte la tendance constante des eaux chaudes des tropiques vers les pôles et des eaux froides des pôles vers l'éqùateur. Sans doute la chaleur solaire n'agit pas seule sur cette vaste chaudière du golfe mexicain, qu'enveloppent de toutes parts des côtes et des îles hérissées de cratères mal éteints, encore agitées de fréquentes secousses, et dénonçant à l'ob- servateur la fournaise ardente qui fermente sous les flots. Qui sait si ce n'est pas à l'action des feux sous-marins que le Gulf-Stream, ?orti de cet jcstuaire, doit la force d'expan- sion irrésistil)le, très analogue à la délente de la vapeur, qui le fait se frayer, à travers la masse des eaux un passage jus- qu'au cercle arctique? Qui sait s'il ne puise à ce même foyer l'énorme provision de chaleur (pi'il prodigue sur son parcours, et dont il lui reste encore assez à la fin pour fondre les glaces de la mer polaire? Au moins est-il curieux de voir un antre courant prescpie aussi puissant partir du point de notre hémisphère dont les conditions météorolo- giques et géologiques sont à peu près les mêmes que celles du golfe du Mexique. Je veux parler de l'autre grande artère d'eau chaude et salée qui prend naissance au golfe du Bengale, au milieu d'un autre cercle de feu, et sur un lit que les convulsions intérieures du globe ont hérissé diles volcani(jnes. Nous reviendrons tout à Theure à ce o Q co C5 LES MYSTÈRES DE LOi^KAX. 105 fleuve de la mer des Indes. Tenons- nous pour le moment h son frère d Amoricjue. Le Gulf-Slream sort du golfe du Me\i(|ue |)yr le canal de Bahama. « Comme tous les apjents (|ue la nature emploie, dit M. Julien, il a une mission à poursuivre, un r(Me important à remplir. Aussi rien ne |)eut Técarter du but (pTil doit atteindre. Sa route est im- muable; elle est tracée d'avance, aussi précise, aussi nette- ment indiquée que l'orbite ellipti(iue que décrit la planète autour de son foyer. Comme la chaleur, la lumière, l'i'lec- tricité, en un mot, comme tous les fluides en mouvement, (jue nul obstacle n'arrête, les eaux du Gulf-Stream suivent la ligne la plus courte (pi'on puisse tracer du lieu de leur naissance au terme marqué pour accomplir leur tâche. Sur notre globe, on le sait, la plus courte distance entre deux points donnés est un arc de grand cercle; cette courbe est précisément celle que décrit le grand courant (pii sort de Bahama, relie Terre-Neuve aux îles Britanniques, et va se perdre dans les régions polaires, en contournant au nord l'blurope occidentale. Toutefois, dans sa course rapide, il dévie légèrement à l'est, subissant l'impulsion transversale ([ue la rotation de la terre imprime à tous les corps qui se meuvent à sa surface. )) 11 suit la côte de la Floride, et sa direction reste parallèle à la côte orientale de l'Amérique du Nord, ou ne s'en écarte que fort peu jusqu'à la hauteur du cap Hatteras; de là il va se dirigeant de plus en plus vers la droite, jusqu'aux lianes de Terre-Neuve, où il s'in- fléchit à l'est. Arrivé- aux îles Açores, il se partage en deux branches : l'une longe le continent africain et va rejoindre le grand coui'ant équatorial ; l'autre rej)rend sa route vers le nord, vient envelopper les rivages de l'Irlande ci du sud de l'Angleterre. Ici s'opère une nouvelle bifurcation. La branche ll»l) LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN, (]iii son (KMaclic alors poiii' contourner le golfe de Gas- cogne, vient heurter i)i'esque normalement nos côtes de la Manche; et c'est sans doute à la pression qu'elle exerce en refoulant les eaux de l'Océan, qu'il faut attri])uer les irré- gularités du mouvement des marées sur les plages de Saint-Malo, de Granville et du Havre. Le rameau septen- trional va baigner l'Islande, la Norwége. Au cap Nord, il disparaît, ses eaux ayant atteint la température de quatre degrés; il passe à l'état de courant sous-marin; « il s'en va, dit poétiquement un célèbre écrivain ', consoler le pôle, y créer la mer tiède (je veux dire non glacée) (pi'on vient d'y découvrir. » « C'est probablement, dit de son côté M. II. iMargollé, ce courant sous-marin qui, remontant à la surface aux environs du pôle, y fait régner une tempé- rature moins rigoureuse et y rend les eaux libres. (( L'existence d'une mer ouverte dans cette région incon- nue, annoncée comme possible par les plus hardis ex[)lo- rateurs des mers polaires, Wrangel, Scoresl)y, Pari'y, a été constatée par le docteur Kane, des États-Unis, dans sa dernière .expédition -. Cette mer s'étendait sur un espace libre de phis de quatre mille mètres carrés. Après une tour- mente de vent du nord de plusieiu's jours, dit la relation de Kane, il ne se présenta aucune accumulation de glaces floltautes : preu\e évidente que des eaux encore libres existaient aux lieux d'où le vent soufllait. » Le Gulf-Stream emporte sur tout son parcours des dé[)ris proNenant des contrées où il prend sa source. Il dépose jusque sur les fivages de l'Irlande, des Hébrides, de l'Is- I M. iMicliclol. La Mer. ■^ Voyez les Voyages et Décuuverles oidre-iHvr an A7A''' siècle, i voL iii-8". ToMis, A'I ^tiuiic l'I Ciu. (■■dilcins. LKS MYSTKIIKS DE L'OCEAN. li»7 lande et de hi Nor\vép;e, des graines tropicales et des bois dont les habitants s'emparent ponr se ehanller. On sait (pie des tubes de l)and)ons, des i)ois sculptés, des troncs d'un pin jusfpi'alors inconnu, et d'autres objets poussés aux îles AçoricpiesdeFayal, de Flores et deCorvo par leGulf-Streain, contrii)uèrent à la découverte de l'Amérique en confirnianl Christophe Colomb dans la supposition (pion trouverait de l'autre côté de rAtlanti(pie des Indes occidentales. Nous connaissons l'itinéraire du Gulf-Stream. Yovons (piels sont les caractères de cette « merveille de la mer. » Jeu eni[)iunle la description en t^rande partie à M. F. Ju- lien, rélo([uent interprète du commandant Maury. <( A la sortie du golfe du Mexicjue, la largeur du Gulf-Stream est de (juatorze lieues, sa profondeur de mille pieds (environ neuf cent trente mètres), et la ra[)idité de son cours, ipii s'élève d'abord à près de huit kilomètres par heure, dimi- nue [)eu à peu, en conservant toutefois une xitesse rela- tive en("ore considérable dans toute l'étendue de son par- cours. « Sa température, beaucoup j)lus élevée (pie celle des milieux qu'il traverse, ne varie (jue d'un demi- degré [)ar centaine de heiies. Aussi parvient-il en hiver jusqu'au delà des bancs de Terre-Neuve, avec les abondantes réserves de chaleur que ses eaux ont absorbées sous le soleil des zones tropicales. Alternativement plongé dans le lit du conrani ou en dehors des limites qu'il suit, le thermomètre indi(pie des écarts de douze et même(pielcpiefois de dix-sept degrés. Si l'on compare cette tem[)érature à celle de l'air emiioii- nant, le contraste est plus frap})anl (>ncore. .\u delà du (piarantième parallèle, lorsque l'atmosphère se refroidit parfois jus(pr;ui-dessous de la glace fondante, le Giilf- 108 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Streain se iiiaiiitieiit à mie tempéra liirc de plus de vingl-six degrés au-dessus de ce point. Ses eaux, comme celles do toutes les mers très-riches en matières salines, se distin- ii;uent par leur teinte foncée et par leurs heaux reflets bleus, se dessinant en lignes nettes et tranchées sur le fond vert des eaux communes de l'Océan. Jus(iu'au quarantième parallèle, il n'y a entre les eaux bleues et les vertes aucun mélange; c'est seulement à partir de cette latitude que les premières franchissent leurs digues, sortent de leur lit et se répandent au loin sur les couches froides de l'Océan. Leur marche en même temps se ralentit, et l'action du rayonne- ment de leur caloricpie sur ratmos|)hère devient plus sen- sdjle. Elle adoucit notal)lement les climats de l'Europe sep- tentrionale; sans lui, l'Angleterre et une partie de la France seraient condamnées à des hivers aussi rigoureux que ceux du Labrador. C'est grâce au Gulf-Stream que, dans le nord du Spitzl>erg, la limite des glaces et des neiges éternelles, au lieu de s'abaisser jusqu'au ni\eau de la mer, se main- tient à plus de cent soixante-dix mètres au-dessus. Un autre caractère très-extraordinaire du grand courant américain, c'est la saillie cpi'il forme au-dessus des eaux qui le serrent et le comprimeid à gauche et à droite sans pouvoir le pénétrer. Cette saillie est évaluée à plus de soixante-cinq centimètres. La surface du courant alTecte une courbure convexe, et présente sur sa ligne médiane une crête de chaque côté de laquelle s'étendent deux plans inclinés : en sorte ipie tout objet flottant à la surface glisse à droite ou à gauche. « Ce fait a été constaté par plusieurs bâtiments, dont la carène, profondément immergée, subis- sait entièrement l'action du courant principal, tandis qu'à leur côté de légers canots dérivaient en travers, emportés LES MYSTKRKS PK I/OCKAX. 100 vers les bords dans une direction perpendiculaire à celle du navire. Le Gnlf-Stream a pour compensateur le contre-courant d'eau froide et peu salée qui, par le détroit de Davis, descend- de l'océan Glacial arctique dans une direction précisément contraire. C'est au nord de Terre-Neuve que ravalanche liquide du nord rencontre le fleuve chaud du midi. Ce choc produit la première déviation du dernier, et oblige le premier à se partager en deux rameaux, dont l'un plonge sous les eaux bleues et continue sa route vers le sud, tandis que l'autre s'infléchit à l'ouest, longe dans toute son étendue la cote orientale des États-Unis, en pé- nètre toutes les sinuosités. Cette région lui doit la rigueur de son climat, bien plus froid que celui des contrées de l'Europe et de l'Asie situées sous la même hUitude. On a d'abord attribué aux grands batics de Terre-Neuve la déviation qu'éprouve en cet endroit le Gulf-Stream. C'était prendre l'eiïet pour la cause. En réalité ces bancs sont pré- cisément un résultat de la rencontre des deux courants. D'une part, les glaces charriées par le courant polaire se fondent au contact des eaux chaudes, et déposent là les matières terreuses et les blocs de rocher (pie la débâcle arrache chaque année aux côtes du Spitzberg et du Groen- land. D'autre part, les mollus(pies et les autres animaux qu'alimentent les eaux du Gulf-Stream ne peuvent suppor- ter la brusque transition de leur milieu tiède, chargé de sels et de principes nutritifs, à la basse température du flot polaire, fade et glacé. Ils périssent par millions, et leurs dépouilles s'amoncellent mêlées aux substances miné- rales. « Terre-Neuve, dit M. Michelet, n'est autre chose que le grand ossuaire de ces voyageurs tués par le froid. 110 LES IMYSTERES DE L'OCÉAN. Les plus légers, {juoi(jue morts, restent en suspension, mais finissent par pleuvoir comme neige au fond de rOcéan. Ils y dfc'posent ces bancs de coquilles microscopiques qui, de rirlande à l'Amérique, occupent ce fond. » Les bancs de Terre-Neuve sont le plus remarquable exemple qu'on puisse citer d'alluvion marine. L'accu- mulation incessante de débris organiques et inorganiques amenés du pôle et de l'équateur dans ces parages a mo- difié du côté du nord, sur une immense étendue, le lit de 1 Océan, qui s'élève suivant une pente douce jusqu'à la ligne de démarcation parfaitement distincte des deux cou- rants contraires. Puis, à partir de cette ligne, l'atterrisse- ment cesse tout à coup et la sonde accuse la présence d'un abîme. En deçà, elle s'arrête à quelques centaines de brasses; au delà, elle plonge jusqu'à deux mille cinq cents mètres et plus. La formation de cette crête immense, dont les bancs de Terre-Neuve ne sont que des saillies dues au voisinage de la terre ferme, donne la clef d'un des problèmes (pii ont le plus occupé les géologues, celui de l'origine des blocs crratiqws. On s'est longtemps demandé (piellc cause avait déplacé ces masses c^ rocher, quelle caus'e les avait arrêtées en chemin. Cette question est aujour- d'hui résolue : les deux phénomènes s'expliquent à la fois : le lransj)()rt des blocs par la débâcle "des glaces (jui les enveloppaient, et leui- dé|)ôl par la fusion de ces mêmes glaces au contact des tlols tièdes venus de la zone tropi- cale, u Telle est, dit M. F. Julien, la conclusion à laquelle s'est arrêtée, en 1816, la Société des géologues de France, lorsqu'elle a fait remonter l'origine des blocs erratiques à l'époque où les plus hautes terres disparurent sous l'en- vahissemenl des eaux de l'Océan. » LES MYSTÈRES DE L'()(;É.\.\. 11' CHAPITRE IV FLEUVES, PRAIRIES ET GLACIERS — LA MER DÉSOLÉE Le mouvement dhirue de la terre, la marclie progressive des marées et l'impulsion des vents alizés déterminent, sous les tropiques, un courant de surface qui s'avance d'orient en occident, et qu'on nomme courant éqnaton'al ou courant de rotation. Sa vitesse a été évaluée à 10 milles marins ( 1 ,806 mètres) par 24 heures. Christophe Co- lomb avait reconnu l'existence de ce courant pendant son troisième voyage, où il tenta pour la première fois d'at- teindre les régions tropicales par le méridien des Canaries. « Les eaux, disait-il, se meuvent avec les cieux (las agucis van con lôs dielos). » Ce courant n'est ([ue superficiel ; il s'étend en une large nappe mobile qui se meut entre les tropiques, porte dans la merdes Antilles ses eaux tièdes et salées, et, par conséqueni , alimente le Gulf-Stream. Au cap San-Roque, il se divise, et d'un côté descend vers le sud, pour aller se perdre, ou plutôt se transformer en courant sous-marin, à sa première rencontre avec le cou- rant polaire antarctique. De l'autre côté il suit sa direction transversale en baignant les rivages du Brésil et de la Guyane, et reçoit les a])ondanls tributs de l'Amazone et de l'Oi-éncxpic. 112 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Il a 616 dit un mot déjà de Tautre « fleuve de la nier », si sembla!)le au courant de Bahama , et qui, de même, prend naissance dans un bassin volcanique chautTé d'en haut par les rayons perpendiculaires du soleil , et d'en bas probablement par la fournaise intérieure. Le Gulf-Stream de rhémisphère oriental se distingue aussi, par sa couleur indigo, des eaux vertes du grand Océan. Les Japonais le connaissent sous le nom de Fleuve-Noir (A'(/ro-Sm'o). Sorti du golfe de Bengale, oii afïluent, connue dans le golfe du Mexique, les eaux chaudes des moindres courants équatoriaux, il passe à travers l'étroite issue du détroit de Malacca , remonte tout le long de la côte d'Asie , débouche au nord des Philippines, et s'élance delà dans le grand Océan, en décrivant un arc de grand cercle, jusqu'aux îles Aléoutiennes. Comme le Gulf-Stream dans l'Atlantique, il adoucit le climat des contrées qu'il traverse. L'analogie entre ces deux puissantes artères de l'Océan est frappante, et se retrouve jusque dans les moindres circonstances. L'un et l'autre s'échappent par des passes étroites. A la sortie du courant indien, Bornéo représente assez exactement Bahama, avec ses grands bancs à l'ouest, et le vieux canal de la Providence au midi, u Plus loin , continue M, F. Ju- lien , qui nous sert de guide dans cette curieuse étude, les Philippines répondent aux Bermudes, les îles du Japon à l'île de Terre-Neuve. Les côtes de la Chine, baignées par un courant froid qui sort du Kamtchatka et qui s'interpose conmie un corps isolant entre l'Asie et le grand courant chaud du golfe du Bengale, les côtes de la Chine, disons- nous, se présentent avec le même climat et l'aspect gé- néral des rivages des États-Unis, baignés eux aussi par le contre-courant polaire de la mer de Baiïin, qui se répand lllllilil'J'ililllllllllllililillIilillirM; aiiiiiiiniiiMi;iii,iiiii'niii iiiuiiiiii'iniic-)iiiiiriiiiiiiiiiiii|iiiiiK^ii|iiiiiiiii|iiiiiiiii^^ lilirn: LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 413 vers le sud en se frayant un passage entre le Gulf-Strcam et la terre. Sans issue vers le nord, les eaux chaudes du Pacifique sont arrêtées dans leur cours par la presqu'île d'Alaïska. La configuration des terres les oblige à dévier vers Test, puis vers le sud, et à redescendre le long des Fucus natans. côtes de la Nouvelle-Calédonie (Amérique du Nord) et de la Californie, de même que les eaux du Gulf-Sireain viennent baigner l'Europe et rAfri([ue occidentales jusqu'au delà des 8 114 LES MYSTÈRES DE I/OCÈAN. îles (lu cap Vert. Nous avons vu le Gulf-Stream porter aux malheureux habitants de l'Islande et du Spitzberg des bois et des graines d'Amérique. Le fleuve indien charrie de même jusque sur les rivages des îles Aléoutiennes des cam- plu'iers de Formose et des bois noirs dont l'essence et l'origine ne sont point douteuses. Enfin les circuits des deux grandes artères océaniques donnent lieu à un phéno- mène des plus curieux, et dont les anciens navigateurs ont été vivement frappés. Au centre de chacun de ces circuits s'étendent de vastes bassins où, à la faveur de l'immo- bilité relative des eaux, les plantes marines, les vareclis flot- tants (fucus natam) se sont développés avec une fécondité prodigieuse, au point de former comme d'immenses prairies marines (pradcrias de ycrva, disait Oviedo), que les marins nomment mers des Sargasses (du mot espagnol sargazo, qui signifie varech). La mer des Sargasses du Gulf-Stream est située dans l'espace triangulaire compris entre les Açores , les Canaries et les îles du cap Vert. Les premier^ explorateurs de l'Atlantique, malgré leur intrépidité, ne s'y aventurèrent d'abord qu'avec terreur. « On trouva tant d'herbe dès le point du jour, disait Christophe Colondj dans le journal de son premier voyage, cpie la mer pa- raissait prise connue elle l'eût été par la glace. » Et ce témoignage est confirmé par celui des observateurs mo- dernes. Ces herbes marines sont tellement serrées et enche- vêtrées, que les navires ne s'y fraient pas sans peine un passage, et que leur marche en est quelquefois retardée. Eh bien, le grand Océan, ainsi que l'Atlantique, a sa mer de Sargasses, sa prairie de ^arechs, qui occupe toute la partie centrale de l'espace enveloppé par le fleuve ■Soir. LES ^[YSTÈRES DE L'OCÉAN. Ilf. Ce courant n'est pas le seul rpii parte des régions tropi- cales de l'ancien hémisphère. Les eaux chaudes et dilatées, que la pression du torrent polaire fait déborder de la mer des Indes, ne trouvent pas, par le détroit deMalacca, un Sargassum (fucus baccifri us ). assez large passage. Une certaine quantité se répand vers le sud-est, va baigner les îles de la Sonde, traverse la mer de Corail, puis, passant entre l'Australie et la NouNelle- Zélaiide, s'avance jusqu'à la rencontre des Ilots polaires, die LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et va creuser dans les glaces antarctiques récliancrure pro- fonde qui a permis au capitaine James Ross de pousser plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs l'exploration de ces parages inhospitaliers. Enfin un troisième fleuve d'eau tiède a sa source dans la mer d'Arabie. Il est connu sous le nom de courant de Lagullas. Il se dirige au sud -ouest, passe par le canal de Mozambique, et va rencontrer, au cap des Aiguilles, le cou- rant transversal qui, à cette hauteur, entre de l'Atlantique dans le grand Océan. A partir de ce point, les deux cou- rants, confondus en un seul, descendent au sud, et vont former, en avant du cercle polaire, une mer de Sar- gasses analogue à celles de l'Atlantique et du grand Océan boréal. Tous les courants que nous venons d'étudier, et qui sont les troncs principaux du réseau circulatoire de l'Océan , dépassent peu la zone des tropiques. Les deux grands tleuves d'eaux chaudes qui partent de la mer des Indes et du golfe du Mexique, n'envoient vers le sud que des ra- meaux secondaires, et les courants éqvuitoriaux suiveni invariablement la direction circulaire que leur tracent le mouvement diurne de la planète et la marche des vents alizés. Les mers du Sud présentent donc une circulation beau- coup moins active que celle des mers qui s'étendent au nord de l'équateur; et tandis que, dans ces dernières, la prédominance appartient aux courants chauds sur les cou- rants froids, le contraire a lieu dans les premières. Aussi la moyenne de la température y est-elle sensiblement moins élevée, et la région des glaces polaires inconq^arablement plus étendue. LES MYSTÈMES DE L'OCÉAN. 117 Au pôle nord, la vie ot lo mouvement ne cessent que vers le To' degré de latilude; jusque-là on rencontre des rudiments de vie animale et végétale, quel({ues terres à la rigueur habitables, puis, au delà d'un désert de glaces, région funèbre où tout semble fini, on est étonné de voir la température tout à coup s'adoucir, de rencontrer de nouveau la mer: une mer liquide, vaste et presque tiède. « Dans son second voyage d'exploration, dit M. E. Mar- gollé, lo docteur Kane, après avoir hiverné dans le détroit de Smith, à la latitude de 79", fit au printemps une recon- naissance vers le pôle, et s'avança en ligne directe jusqu'à 125 milles. A cette hauteur, on retrouva la mer «'étendant à perte de vue au nord , dans un espace libre dont la sur- face fut évaluée à plus de 4,000 milles carrés. Des flots ^erdatres roulaient aux pieds des explorateurs, comme les vagues sur le rivage de l'Océan. L'observation du flux et du reflux, l'élévation du thermomètre, la présence d'oi- seaux et d'animaux marins qui habitent ordinairement les eaux libres, tout semblait indiquer une mer profonde et la permanence d'un climat moins rigoureux. » « Jusqu'où, dit le docteur Kane lui-même, peut s'é- tendre cette mer? Existe-t-elle comme un trait de la région immédiate, ou comme partie de la vaste surface inexplorée formant le bassin polaire? Quels peuvent être les arguments en faveur de l'une ou de l'autre hypothèse, et comment expliquer la mystérieuse fluidité de l'eau au milieu d'im- menses bordures de glaces? » — La science a résolu jusqu'à un certain point ces questions par la théorie des courants; on n'est pas éloigné de croire que l'influence des eaux chaudes venues de l'équateur se fasse sentir juscpi'au pôle même, qu'elle y entretienne une mer sillonnée par des •H8 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. coui'aiils, et dont les eaux, au moins pendant Tété, ne se congèlent pas. Le commandant Maury ne doute point de Texistence de (■(>tte mer, et il Tattrilnie à rafïluence des eaux tièdes de rAtlauti(iue, qui par le détroit de Davis pénètrent dans le bassin arctique. Entin, dans la séance tenue, au mois de mars I86U, [)ar h\ Société américaine de Géoyvaphic et de Statistique, le docteur Hayes, qui devait ])artir quatre mois plus tard pour vérifier et continuer les courageuses recher- ches de son illustre compatriote et confrère K. A. Kane, s'exprimait en ces termes : « Il y a un peu [)lus de quatre ans que le docteur Kane revenait du Nord, annonçant la découverte d'une mer po- laire ouverte. Les savants avaient depuis longtemps pensé (ju'une telle mer existait probablement; qu'au centre des terres arctiques une vaste étendue d'eaux profondes restai 1 libre de toute accumulation de glaces, au moins durant l'été. La première contirraation de cette théorie fut donnée par les Russes qui, sous Hedenstrom , en '1810-lJ, et de nouveau, sous Wrangel et Anson, en 1820-i2i, décou- \ rirent, au nord des iles de la Nouvelle-Sibérie, une mer ouverte qu'ils nommèrent Polynia. Il était réservé à notre compatriote le docteur Kane de trouver sur un méridien opposé des preuves plus concluantes , qui ont toute l'im- poi-tance d'une grantle découverte. « .... L'océan .Vrctique a un diamètre moyen de t2,oOO milles anglais, et une surface estimée à 5,000,000 de milles carrés. Les terres ani entourent ce vaste bassin forment A. la limite sud d'un grand banc de glaces, s'étendant comme un anneau autoiu' de la région polaire, à travers les di- vers canaux qui lient l'océan Arctique à l'Atlantique et au LES MYSTERES DE LOCEAN. 119 Pacitique. Dans son preniiei" voyage arctique avec l'expé- dition dirigée par le lieutenant Haven, en 1850, le doc- teur Kane avait recueilli des observations importantes sur les courants et le mouvement des glaces dans la baie de Halfin. En rapprochant ensuite les diverses relations des navigateurs (jui avaient tenté de franchir la barrière de glaces, il tut conduit à conclure que la véritable route ('tait le détroit de Smith, non encore exploré, et (jui s'ouvre à l'extrémité nord de la baie de Bafïin. « .... Les efforts (pie Kane put tenter dans cette direction, grâce au généreux patronage de notre compatriote Grin- nell, devaient être d'abord de simples expériences, il choisit son port d'hivernage sur la côte est du canal, pai- 78" 37' de latitude. Cette position était défavorable. On y était exposé à toute la force du courant qui descend du nord par le canal récemment découvert de Kennedy. L^s glaces, en- traînées par ce courant, s'opposèrent d'abord au dé'part, et, l)riséesen glaçons par les terres, elles rendirent ensuite la navigation vers le nord extrêmement laborieuse. Mais les mêmes causes qui encombrent ainsi la côte du Groen- land doivent rendre libres les côtes de la terre de Grinnell, rive opposée du détroit. En visitant ce rivage au printemps de 1834, je trouvai une bande de glace peu épaisse, s'éten- dant le long de la terre jusqu'à la latitude de 80". Cette glace avait été é\idemment loiin(>e durant un seul hiver; d'où résultait qu'à l'entiée de l'hiver 18o3-5i, l'eau était libre dans toute cette direclion. C'est la connaissance de ce fait qui m'a conduit à croire qu'on peut atteindre à une plus haute lalilude en suixant le côté occidental du détroit, .le chercherai donc à m'assurer un port sur les côtes de la terre de Grinnell, et j'ui toute conliance qu'un •120 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. bàtimoiil y peut liivernor avec sécurité près du 80" paral- lèle. » Ainsi l'océan Arclicpie serait accessible et navigable dans tontes ses parties, et le moment ne serait pas éloigné, — si déjà même ce grand acte n'est accompli an moment 011 j'écris, — où d'intrépides voyageurs atteindraient et dépasseraient le sommet du pôle nord '. Rien ne permet d'espérer qu'un pareil prodige puisse jamais se réaliser au pôle antarctique. L'exploration de cette extrémité du monde est loin d'ofTrir le même intérêt j)rati((ue, et les dilTicultés et les périls y semblent insur- montables. Aussi ne compte-t-on qu'un petit nombre triiommes (|ui s'y soient aventurés, et l'expédition la plus lointaine, celle de James Ross, poussée jusqu'au SC pa- rallèle, n'a pu qu'entrevoir un coin de ce désert immense et glacé. Des bancfuises - gigantesques, des remparts cyclo- [)éens de glaces et de rochers, qui s'avancent en certains |)oints jusqu'au 62" parallèle, interdisent l'accès de la région mystérieuse — abîme ou montagne? — qui occupe l'intérieur du cercle polaire antarctique. Là point d'habi- tants (pii puissent, comme les Esquimaux, porter secours aux Européens; point d'animaux terrestres, point de res- sources pour l'alimentation ou le travail; partant, point d'hivernage possible. Les rares voyageurs qui ont visité le cercle antarctique le représentent comme défendu par d'im- posantes et infranchissables murailles, desquelles se déta- chent des blocs flottants qui menacent sans cesse d'écraser les navires ou de les enfermer dans de funèbres prisons. 1 Voyez dans les Voyar/es et Découvertes otitre-mor le récit des pi-ia- cipaiix épisodes de rexpédition du docteur Kane. 2 Bancs ou montagnes de glace, de forme tabulaire. - ridionale qui fait saillie à l'ouest, le courant se recourbe comme la côte elle-même, et s'en écarte en allant de Test à l'ouest; en sorte qu'en continuant de gouverner au nord, le na^igateur sort du courant et passe brusquement de leau froide dans leau chaude *. » Cette large et profonde veine d'eau froide a conser\é le nom de courant de Ilumboldt. Dans l'angle compris entre elle et la chaude artère qui du centre du Pacifique vient à sa rencontre, il existe un vaste espace, un désert humide, d'aspect sinistre, désolé, stérile, où rien ne vit ni ne se meut , et qu'on dirait frappé de malédiction. « La mer immobile, dit M. F. Julien, y parait déserte, abandonnée. Jamais la baleine ne sillonne ses Ilots; jamais l'alcyon, le pétrel, ne rasent sa surface. Loin des grandes routes ou\ertes au commerce par la navigation, elle est restée longtemps peu connue et presque inexplorée; le lijisard seul des vents et des tempêtes y entraînait parfois un navire égaré. Ce n'est (pie depuis la découverte de l'oi- de l'Australie et depuis l'exploitation du guano du Pérou, ' C.oHmoa, t. L 124 LES MYSTERES DE L'OCEAN. qu'elle est fréquentée par les bàlimcnts qui vont des mers (lu Sud à Hobart-Town et à Sidney. (( Tous les journaux de bord, toutes les relations de voyage s'accordent pour représenter sous les mêmes cou- leurs le tableau qu'offre effectivement cette mer désolée. Quand on a doublé le cap Horn, on est entouré, poursuivi pendant des semaines entières par des nuées d'oiseaux très-communs dans les régions australes. Le fou, le sata- ni(jue, le damier, le pétrel, la mouette du cap, escortent le navire, plongent autour de lui, se posent sur ses mâts, et suivent sans fatigue son rapide sillage. Perdu au sein des mers, on se lie d'amitié avec ces gracieux compagnons de voyage. Après une nuit de tempête, quel est le marin (jui ne retrouve avec joie ces amis de la veille, bercés dans le creux d'une lame ou prenant leur essor sur la crête des flots? Il n'est pas jusqu'au gigantesque albatros qui n'a- bandonne aussi la région des orages, pour demeurer fidèle au navire avec lequel il cingle vers des cieux moins sévères. Mais dès qu'on approche de la mer désolée, tout fuit, tout disparaît, tout change. On n'aperçoit plus l'alcyon, on n'entend plus le cri de la mouette. L'atmosphère est sans bruit, les flots de la mer sont muets, rien ne vient animer les horizons déserts. L'univers tout entier semble ])rivé de vie, et c'est sous l'impression de cet inexprimable sentiment de tristesse que l'homme se retrouve seul en présence de Dieu et de l'immensité '. » ' Les Harmoidbs de la Mer, ch. VL LES MYSTÈRES DE L'OGÊAN. 125 CHAPITRE V LES SPASMES DE L'OCÉAN Les marées et les courants sunt des iiiuuveinenls nor- manx, réguliers, sauf les variations (rintensité et les mofli- fications secondaires qu'ils peuvent subir. De ces pulsa- tions et de cette circulation résulte ce que, par métai)hore, on a appelé la vie de l'Océan. Mais ce grand organisme est sujet à un troisième ordre de mouvements, à des convul- sions violentes, à des secousses plus ou moins profondes, plus ou moins étendues. « 11 se fait de temps en temps dans la mer, dit Maury, des commotions qui semblent avoir pour but d'assurer les époques de ses travaux. Ces phénomènes peuvent être considérés comme les spasmes de la mer, » Ces paroles du savant hydrographe américain ne s'appliquent pas, sans doute, à toutes les commo- tions de la mer, mais seulement à celles qui lui sont intrinsèques et par lesquelles elle réagit contre les ob- stacles qui viennent entraver ou interrompre le jeu de ses fonctions, déranger son équilibre. Il ne faut point con- fondre ces « spasmes » , qui sont encore des manifestations de son autonomie, avec les perturbations produites par des causes extérieures, et dont l'Océan ne reçoit en réalité que le contre -cou p. Malheureusement la distinction n'est pas 12G LES MYSTERES DE l/oGEAN. toujours Cacile à étal)lir; il reste dans la théorie des coiivnl- sions de la mer bien des poinl;s obscurs, bien des lacunes, inalg;ré les progrès admirables que les observateurs mo- dernes, Romme, Peltier, Piddington, Reid, Maury, Jansen, ont fait faire à la physiologie des éléments. On voit les effets, on les prévoit même par des indices qui trompent rarement ; ou détermine jusqu'à un certain point leur marche; leur liaison , leur mode de production; c'est beau- coup : les causes, le plus souvent, échappent. On a invo- qué le magnétisme, l'électricité ; on a bâti des systèmes, mais purement hypothétiques. Nous ne nous y arrêterons point. Ce livre n'est qu'un tableau, une esquisse, où Ton s'efforce de faire assister le lecteur à quelques-unes des scènes de la nature, et d'expliquer celles dont la science a pu pénétrer le mystère. La discussion des systèmes n'y saurait trouver place. Au plus on a cru devoir ex])osei-, sous réserve, ceux que leur haute portée philosophique et l'autorité de leurs promoteurs ne permettaient point de passer sous silence. Parmi les phénomènes qui ont leur siège dans le sein même des eaux, il en est qui s'expli(}uent aisément par les lois ordinaires de la mécanique, et par l'antagonisme des forces entre lesquelles l'équilibre, un moment troublé, tend nécessairement à se rétablir. Tant que cet écpiilibre subsiste, la mer est calme, c'est-à-dire immobile en appa- rence; sa surface est unie et limpide. Mais on conçoit sans peine qu'une cause quelconque venant à influer sur cette masse essentiellement mobile y détermine aussitôt une agi- tation dont le caractère et l'intensité dépendent du nom- bre , de la direction et de l'énergie des forces mises en jeu. Cette agitation se traduit le plus souvent par des inlumes- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 127 cences, par des soulèvements qu'on désigne sous le nom de va(/it('s ou de lames; on dit alors ([île la mer est houlcusr. Ces lames, dans les grandes commotions de l'Océan, prennent des proportions formidables, retombent et rou- lent sur elles-mêmes en écumant, s'entrechoquent, se re- poussent ou s'entassent les unes sur les autres. On les a comparées maintes fois , non sans raison , à des montagnes mouvantes séparées par des vallées profondes comme des abîmes. Lancées contre les côtes, elles y défci'lent, s'y brisent avec des mugissements dont aucun bruit, aucun sou ue peut donner l'idée. Tout est grandiose et lerrible dans les tunudtes de la mer, et dépasse ce que peut ima- giner quiconque n'y a point assisté. « Nous de\ons aux navigateurs, nous autres hommes de terre, dit M. Michelet , ce respect de tenir grand compte des faits qu'ils attestent , de ce qu'ils ont vu et souffert. Je trouve de très-mauvais goût la légèreté sceptique que des savants de cabinet oui montrée relativement à ce que les marins nous disent , par exemple, de la hauteur des vagues. Ils plaisantent les na\ i- galeurs qui la portent à cent pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre mesure à la tempête, et calculer précisé- ment que l'eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un excellent observateur nous assure, tout au contraire, avoir vu fort nettement, du rivage, en sécurité, des entassements de vagues plus élevés que les tours de Notre-Dame et plus (jue Montmartre même. « 11 est trop évident qu'on parle de choses différentes. De là la contradiction. S'il s'agit de ce qui fait comme le champ de la tempête, son lit inférieur, si l'on parle des longues rangées de vagues qui roulent en lignes et gardent dans leur fureur cpieUpie l'égularitc, le ra|)|)()rt des ingé- ♦ 5» 128 LES MYSTERES DE L'OCEAN. iiieurs est exact. Avec leurs crêtes arrondies et leurs val- lées alternatives qu'elles présentent tour à tour, elles dé- ferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt-cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui ne vont pas en- semble s'élèvent à bien d'autres hauteurs. Dans leur choc, elles prennent des forces prodigieuses d'ascension , se lan- cent, retombent d'un poids d'une incroyable lourdeur, à assommer, briser, enfoncer le vaisseau. Rien de lourd comme l'eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, ces retombées épouvantables dont les marins parlent, phé- nomènes dont on ne peut nullement calculer la grandeur réelle. » Les obstacles que rencontrent les lames semblent exciter leur fureur. Dans les marées montantes et dans les gros temps, la mer assiège partout les rochers du rivage, les flancs des falaises, avec une violence telle que la côte en est ébranlée. Dans certains parages, elle rencontre au large, dans son propre lit, des brisants et des précipices qui donnent à ses mouvements un caractère elïrayant et bi- zarre, et dont le marin ne s'approche pas sans danger : il court risque d'être écrasé contre les premiers ou englouti dans les seconds. Quelques-uns de ces écueils ont acquis une célébrité funeste. La mythologie antique avait person- nifié sous les traits de deux monstres hideux les groupes de Charybde et de Scylla, moins redoutés aujourd'hui, grâce aux progrès de la navigation et à la disparition des idées superstitieuses qui frappaient de terreur les anciens et leur ôtaient d'avance tout espoir de salut. A Charybde (aujourd'hui Colfaro), la mer bouillonne, mugit et se dé- bat comme au milieu d'un cratère sans fond ; à Scylla , elle se heurte et rejaillit contre d'énormes rochers. Les liords LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 429 OU petits golfes qui découpeut la cote de Norwège et les nombreux îlots qui la bordent, § mVilI 'i. < ■a o o m Q a -a H en ai o o -a c3 o p p o LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. i;il d'albâtre, ou plutôt d'une cataracte de quatre à cin({ milles de long et trente pieds d'élévation , se mouvant tout d'une pièce. Bientôt il atteignit l'avant-garde de cette flotte (jui attendait son approche. Ne connaissant que la hari'e du Gange, dont on a tant de peine à se préserver, et qui ne manque pas de faire chavirer les navires qui se présentent mal, je ne laissai pas d'avoir de fortes appréhensions pour la vie de ces équipages. Lorsque ce mur flottant arriva, tous étaient silencieux, attentifs à maintenir l'avant tourné vers la lame qui semblait vouloir les engloutir. Tous furent portés sains et saufs sur le dos de la vague. Le spectacle fut du plus haut intérêt quand le flot eut passé seulement sous la moitié de la flottille. Les uns se reposaient sur une eau parfaitement tranquille, tandis qu'à côté, au milieu d'un tumulte épouvantable, les autres sautaient dans cette cascade comme des saumons agiles. Cette grande et émouvante scène ne dura qu'un moment. Le flot courut encore en dimiiuianl de force et de vitesse, et finit d'être perceptible à une dis- lance que les Chinois disent être de quatre-vingts milles. Le trafic interrompu reprit peu à peu, les navires furent de nouveau amarrés au rivage, femmes et enfants s'occu- pèrent à recueillir les objets perdus dans la mêlée, les rnes étaient couvertes d'écume, et une quantité considérable d'eau vaseuse remplissait le grand canal. » D'après Humboldt, les marées qui, à l'embouchure de rOrénoque, ne sont que de 80 centimètres à I mètre, se font sentir au mois d'avril, époque des plus basses eaux du fleuve, jusqu'à Angostura, à 85 lieues dans l'intérieur des terres, et leur hauteur, à 60 lieues, est encore de plus de 1™,30. Dans le fleure des Amazones, le flux remonte jusqu'à 200 lieues à l'intérieur; aussi lui faut-il plusieurs 132 LES MYSTÈRES DE- L'OCÉAN. jours pour paicourir une si grande distance. A l'entrée de cet immense cours d'eau , la marée montante se préci- pite avec une vitesse inouïe. Le célèbre voyageur la Con- damine, ({ui dirigeait la commission envoyée vers le milieu du siècle dernier dans l'Amérique du Sud, par l'Académie des sciences de Paris, rapporte qu'au temps des syzygies deux minutes suffisent à la mer pour parvenir, dans l'em- bouchure du fleuve des Amazones, à la hauteur qu'elle n'atteint d'ordinaire qu'en six heures. « On entend, dit- il, d'une ou deux lieues de distance, un bruit elTroyal)le qui annonce la prororoca. A mesure qu'elle approche, le bruit augmente, et bientôt on voit un promontoire d'eau de douze à quinze pieds, puis un autre, ensuite un troisième et quel- quefois un quatrième; ils se suivent de près, et ils occu- pent toute la largeur du canal. Cette lame avance avec une rapidité prodigieuse, rase ou brise dans son cours tout ce qui lui résiste, déracine et emporte de très -gros arbres, et partout où elle passe le rivage, est net comme s'il eût été balayé. » On confond souvent, à tort, le mascaret ou prororoca avec un autre phénomène plus redoutable encore , et qu'on désigne sous le nom de ras de marée : nom impropre, car ce phénomène ne paraît avoir aucun rapport avec les marées. On ne l'observe guère que sous les tropiques, là où l'action des marées est presque insensible. Il n'a rien de régulier, ni de périodique; mais il se produit toujours pendant l'hivernage, à l'époque où régnent presque cons- tamment les vents alizés. On voit alors ces vents inter- rompre subitement leur cours, le temps devenir calme, et la mer, très-unie au large, soulever aux abords des rivages, sans aucune cause apparente, des vagues monstrueuses. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 133 (|ni vionnont se briser avoc IVarns sur la plago, rommo si elles élai(Mil poussées par une tem})èle furieuse. Les navires au mouillap;e en deçà de la ligne où eomuience le ras de marée peuvent d'autant moins résistera la violence du Ilot, que l'absence du vent ne leui' permet pas d'user de leurs voiles pour regagner le large. Ils chassent sur leurs ancres, sont emportés et périssenfinévitablement. Ce terrible phé- nomène ne dure, le plus souvent, qu'une journée; cepen- dant on l'a vu (piehpiefois se prolonger pendant plusieurs jours, et occasionner des destructions épouvantables. C'est ainsi que la mer envahit l isbonne il y a près d'un siècle, et que, vers la même époque, elle engloutit sous ses ondes déchaînées le port de Callao, sur la côte du Pérou. La science n'a pu, jusqu'à présent, découvrir la cause de ces tourmentes. Quelques auteurs les attribuent à des trem- blements de terre sous-marins; d'autres y voient l'effet de perturl)ations atmosphéri({ues (pii surviennent loin du lieu où se nuuiifeste le ras de marée, mais qui agitent assez la masse des eaux pour que de pi'oche en proche le mouve- ment se propage dans une direction donnée, jusqu'à la rencontre d'un obstacle sur lequel se décharge toute sa violence. La baisse notable du mercure dans le baromètre, ({ui souvent annonce quelques heures à l'avance le ras de marée, donne à cette explication une certaine vraisem- blance. Mais, d'autre part, on ne comprend pas bien com- ment une tempête éclatant à plusieurs milles de distance pourrait détermiufM- à la côte des effets aussi terribles, sans (ju'il en parut rien dans l'intervalle. On remarcpu' d'ail- leurs qu'au inomenl où la coin motion se ])réj)ai'e la mer conunence par se l'etircr du rivage. « Elle se i'ej)lie sur elle- même, dit M. F. .Julien; elle se concenti'e, elle send)le re- 134 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. cueillir ses forces; puis elle revient tout à coup furieuse, irrésistible, en sortant de sou lit et bondissant au delà de toutes ses limites. » Le même auteur signale comme causes probables des ras de marée les gontlemenls, les dénivel- lations subites i|ue détermine dans les mers tropicales une brusque variation dans la temjjérature, ou plutôt la condensation d'énormes quantités de vapeur pompées par le soleil et retombant en pluies torrentielles. Il fait obser- ver à ce sujet que la chute de deux ou trois centimètres de pluie, sur la cinquième partie seulement de l'Atlantique, représente un poids total bien plus considérable que celui de toutes les eaux qui coulent, dans l'espace d'une année entière, entre les rives larges et profondes du Mississipi. M. E. MargoUé partage cette opinion, u Dans le voisinage des calmes de l'équateur, dans la région des pluies perpé- tuelles, dit-il, on voit souvent des ras de marée qu'on peut attribuer à l'action des eaux douces abondamment versées par la pluie: Cette cause, au premier abord, paraît insufTi- sante; mais lorsqu'on en calcule les effets pour une vaste surface, on est étonné de l'intensité des forces qu'elle met en jeu. » Ajoutons que des phénomènes très -sembla blés aux ras de marée, sinon identiques, précèdent, accompa- gnent presque toujours les grands ouragans des tropiques. Les grands lacs sont aussi sujets à des perturbations ana- logues, qui prennent alors le nom de seiches. Les seiches sont assez fréquentes sur le lac de Genève. LES MYSTÈRES DE LOCÉAN. -135 CHAPITRE M l/ATMOSPHERE ET LES VENTS Au-dessus d(.' Tocran des eaii\ qui baigne les eontiiients et les îles, s'étend un autre océan, hien plus \aste, qui cou Me à la fois les terres et les mers, et enveloppe de toutes parts notre planète. C'est cette couche gazeuse qu'on ap- pelle atmosphère , et que l'anahse cliiniique iious montre essentiellement formée du mélange intime de deux gaz, à savoir : le gaz oxygène, agent indispensable de la combus- tion, de la respiration, de la vie; et le gaz azote, corj)s inerte, qui dans l'air a poui' principale mission de diluei", d'étendre l'oxygène et d'en tempérer l'action, comme l'eau atténue la force d'un vin généi-eux. Les proportions du mé- lange sont d'environ vingt-une parties du pi'emier gaz et soixante-dix-neuf du second. Il s'y ajoute de faibles quan- tités de vapeur d'eau et d'acide carbonique. La vapeur d'eau , condensée sous forme vésiculaire, constitue les nuages et les brouillards; ceux-ci, précipités sous forme de pluie, de grêle, de neige, retournent incessamment à la masse des eaux terrestres, fjni de nouveau les rend à l'océan supérieur. L'atmosphère est , ainsi que les mers, le siège de courants et de contre-courants que la subtilité et la mobilité de sa •!;W LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. suhstnnco rend iiicoinpartil)k'inent plus rapides. Il est sujet aussi à des pertiirl)ations fréquentes, à des eonvulsioiis occasionnées par des causes multiples, parmi lesrpielles il faut citer en première ligne les changements de tempé- rature, l'accumulation et la condensation des vapeurs, les actions électriques et la rotation du globe. Les courants de l'ensemble desquels résulte la circulation de l'atmo- sphère sont connus sous le nom de vents. Le vent n'est donc autre chose que de l'air en mouvement. Les courants aériens exercent, on l'a entrevu déjà, une influence non douteuse sur l'équilibre de la surface des eaux , et il existe entre les mouvements de l'air et ceux de l'Océan une con- nexion intime et de remarquables analogies. On conçoit en premier lieu que, si l'Océan obéit à l'at- traction luni-solaire et se déplace périodiquement par l'efTet de cette attraction, l'air y soit soumis le premier, et que son extrême mobilité l'y rende encore plus sensible. C'est, en effet, ce qui a lieu. Le phénomène des marées océani- ques ne se produit que parce que l'attraction de la lune, avant d'agir sur les mers, agit d'abord sur l'atmosphère, et détermine ce qu'on appelle les marées atmosphériques. Ces marées, plus ou moins sensibles en temps ordinaire, deviennent souvent, à l'époque des syzygies, de véritables tempêtes, connues sous le nom de tempêtes d'équinoxe. Indépendamment de ces oscillations périodiques, il règne ilans l'atmosphère des vents constants et généraux, dus au mouvement diurne de la terre, ainsi qu'au transport vers les pôles de l'air dilaté par la chaleur sous les tropiques, et à l'espèce de tirage qu'exerce sur l'air froid des pôles la tendance ascensionnelle de l'air échauffé des régions équa- toriales. Il existe aussi des vents particuliers, dus à des LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 137 caiisos loralos j)liis rostrointcs (l;nis leur (Mciidiu» et (l;ms leur (hiroe. Aux alternatives du jour et de la nuit répondent des alternatives d'échaulTemcnt cl de refroidissement , (|ui na- tui-ellement donnent naissanee à des venis de direction ditlerente. Sur tout le li Moral des régions intertropieales, l'échaufTement inégal de la terre et de la mer par les rayons solaires produit ces vents particuliers qu'on nomme brinca, et qui soufflent tour à tour du large vers la terre et de la terre vers le large. (( Pendant Tété, dit M. F. Julien, ce phénomène' se pro- duit encore dans les régions tempérées, et même sur les côtes des contrées les plus froides. Dans cette saison, en effet, l'action du soleil sur la terre commence dès le matin à se faire sentir. Vers les dix heures, elle est déjà capable de maintenir la surface du sol à une température supé- rieure à celle de la mer. Dès ce moment l'équilibre est détruit; l'air échauffé se dilate et s'élève; il est remplacé par les couches voisines qui viennent de la plage , plus denses et plus fraîches. Bientôt le mouvement se transmet sur les flots; il se propage et finit par s'étendre à une dis- tance de plusieurs milles au large. Mais avec la cause cesse aussitôt l'elïet qu'elle a fait naître. « Oiiiïnd le soleil s'incline à l'horizon, la i)i'ise de la mer perd de son énergie. Elle s'affaiblit peu à peu, et tombe vers le soir dès que la terre a laissé échapp(*r, j)ar le rayonnement, l'excès de calorique qui en fait dans le jour un foyer d'attraction. Avec la nuit, le refroidissement du sol continue à s'accroître. L'équilibre, un instant réta- bli, s'altère de nouveau ; mais c'est sur les flots, cette fois, que s'élèvent les couches chaudes et légères; c'est de la 138 LES MYSTKHES DE L'OCEAN. côte que se prcVipileut les colonnes d'air frais qui entre- tiennent jusqu'au retoui' des premiers layons du soleil la brise vivifiante qui souille du rivage. « ... C'est sni'tout dans la zone des calmes de la ligne que Ton peut observer dans toute sa régularité le phénomène des brises de terre et des brises du large. « Dans le golfe de (îuinée et sur les côtes de la mer des Autilles, la succession l'égulière du jour et delà nuit amène dans la circulation de l'air des révolutions tout aussi pério- diques et aussi régulières. Au Chili, le renversement jour- nalier de la brise prend un caractère vraiment très-sin- gulier dans la saison où la zone des calmes du Capricorne atteint, daiis ses oscillations extrêmes, sa limite méridio- nale. C'est pour Valparaiso l'époque des chaleurs. Le ciel est pur, l'air transparent ; le rayonnement dans l'espace s'opère sans obstacles. L'atmosphère, dans cet état d'équi- libre parfait, semble être admirablement disposée à obéir à la moindre impulsion (pii lui sera donnée par le plus léger changement dans la tempéi'aiure. « Dès dix heures, en effet, la terre a ressenti les effets du soleil : l'air échauffé se dilate et remonte. La brise se forme sur les Ilots, elle fraîchit, court vers la terre. A deux heures environ, elle souffle du large avec une vio- lence extrême. Les navires mouillés en sont très -souvent toui-mentés; ils chassent sur leurs ancres, et la circulation sur rade est rendue impossible. Mais à six heures le vent commence à épuiser ses forces. Il tombe promptement, il s'éteint, il expire, et le calme du soir devient aussi profond que celui du matin '. » ' Les Harmonies de la Mer, cli. IX. LES MYSTÈKES DE L'OCEAN. 139 Lo \oiit poiil d'ailloiirs, en vcM'fii de (livd'scs cirron- stances uiéléorologiqiies, ('lianger de direction plusieurs fois dans la même journée. Il peut aussi persister pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois. Mais il faut distinguer, parmi ces vents persistants, ceux qui sont dus à des causes accidentelles de ceux qui résultent de la constitution même des climats et des lois générales de la nature. Ce sont les derniers qu'on nomme, suivant le cas, vents réguliers ou périodiques, comme les brises, les moussons et les vents étésiens; vents permanents, comme les alizés. C'est encore dans les régions intertropicales que régnent ces grands courants atmosphériques , engendrés par les actions combinées de la température et du mou\e- ment diurne de la terre. Tels sont les vents alizés, qui souf- flent sans interruption des deux côtés de l'équateur, du nord-est au sud-ouest dans l'hémisphère boréal, et du sud-est au nord-ouest dans l'hémisphère austral. Au voisinage de l'équateur, à partir du SO*" parallèle , la rapidité croissante du mouvement de lair fait dé^ier ces vents, dont la direction varie alors du nord-nord-est à l'est- nord-est et du sud-sud-ouest à l'ouest -sud -ouest. Enfin, à l'équateur même, le mouvement de l'air (pi'cn- Iraîne la rotation de la terre devient si rapide, qu'il neu- tralise complètement la forx'e d'impulsion que les vents ont prise en venant du nord ou du sud, et le vent alizé souffle exclusivement de l'est à l'ouest. On l'appelle alors le Ijrand rcnf alizé. Entre les tropiques, tous les vents se réduiraient à celui-là, si les continents ne lui barraient le passage. Mais l'Afrique intercepte l'alizé de l'océan In- dien, l'Amérique celui de l'Atlantique, et l'Australie celui du Pacifique. Ce dernier commence à se faire sentir à une 140 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. certaine distance des côtes occidentales de rAmériqne, et sonfile constamment jnsqii'aiix côtes de TAustralie. Ce conrant nord-est se montre dans tonte sa régnlarité entre les 2' et 25" degrés de latitude sud; mais en été il se rap- proche du nord. C'est poussés par cet alizé que Magellan et ses compagnons effectuèrent le premier voyage autour du monde, et que pendant deux siècles les fameux galions es- pagnols, chargés de Tordu nouveau monde, se rendaient d'Acapulco à Manille en toute sécurité. De là le nom de Pacifique donné à cet océan. Dans la l)ande qui s'étend du â'' degré sud au S*" degré nord, et qui sépare les alizés des deux hémisphères, la dilatation et la force ascensionnelle de l'air, suréchauffé par le soleil, sont assez intenses pour paralyser le mouvement oriental dû à la rotation du globe. Il en résulte le calme complet qui caractérise cette zone, appelée pour ce mo- tif région (1rs câlines. Mais cet état d'équilibre n'est rien moins que stable, et peut être troublé par le moindre accident. Aussi voit-on souvent , près de l'équateur, succé- der tout à coup aux calmes plats des tempêtes accompa- gnées de pluies torrentielles, et de ces coups de vent si redoutés des marins, que les Espagnols appellent iorna- (Ins, et les Portugais travados. Durant ces bourrasques, il n'est pas rare de voir l'aire du vent décrire un cercle complet. Dans l'océan Atlanti(pie, la région des calmes n'occupe pas la même position que dans le Pacifi(pie; elle se trouve an -dessus de l'étpiateur. Son étendue varie d'ailleurs sui- A'ant les saisons; mais elle se maintient toujours entre le 2' et le 25' degré nord. « 11 n'était donné qu'à un marin de nous dépeindre, LES MYSTERES DE L'OCEAN. 141 comme F. Maury Ta fait dans ses Sailing Directions, les régions tropicales de l'Océan, ces vastes et si)lendides soli- tudes sans cesse parcourues par une brise fraîclie et vivi- iianle (pie les Anglais ont a[)i)elée '-(■ vents de commerce {trafJr irinds) «, et à kupielle nous avons conservé le doux nom de vents alizés. 11 y règne un beau temps éternel; le ciel est pur, Thorizon net et limpide. La mer est toujoni's l)elle, et le bleu foncé de ses flots fait ressortir la blancheur éclatante de la crête des lames. Tout sourit, tout vient en aide au naxigateur; rien ne peut lincpiiéter dans sa route. Vers le soir seulement, quelques vapeurs légères s'élèvent à Touest, et ne semblent flotter dans un ciel sans nuages que pour conserver pendant quelques instants de plus les splendides reflets du soleil noyé sous Thorizon. Quel est le marin qui ne se rappelle avec émotion les longues heures ainsi écoulées dans la contemplation des merveilles de la mer et des cieux ? « Quand on traverse ces régions fortunées de TOcéan, en avançant vers Téquateur, on arrive sans transition dans une zone de nuages et de pluies presque continuelles. La brise vivifiante des journées précédentes manque su- bitement : l'air devient lourd, l'atmosphère étouflante. L'homme y subit une sensation de malaise cpi'il ne peut définir. On entre ainsi dans la zone des calmes équato- riaux, qui s'étend tout autour de la terre comme une infranchissable ligne de démarcation entre les alizés du nord et ceux de l'hémisphère sud. C'est là que ces vents viennent accumuler toutes les vapeurs absorbées à la sur- face des régions tropicales. La plus légère cause, les moindres changements dans la température suflisent ])our y déterminer des précipitations abondantes. De là cette 142 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. soiiiljrc et éternelle ceinture de nuages que Maury compare àTanneau de Saturne, et qu'il désigne dans ses ouvrages sous le nom de Cloud-ring. Sa largeur ne dépasse pas cinq degrés, et son jnouvement annuel, suivant le sens de la déclinaison, lui fait parcourir l'espace compris entre le cinquième degré de latitude sud et le quinzième de riiémi- sphère nord *-. » Les vents n'ont pas dans l'océan Indien la même régula- rité que dans les deux grands océans. Cela s'explique par le caractère méditerranéen de cet océan , qui est comme un immense golfe enfermé entre les trois grandes masses con- tinentales de l'Asie, de l'Afrique et de l'Australie. Ici donc, l'alizé du nord -est, arrêté par le continent asiatique, ne peut se faire sentir, et la circulation atmosphérique n'est plus l'églée que par les différences d'échautfement et de refroidissement des terres voisines pendant l'hiver et pen- dant l'été. On n'a plus que des vents de saison fetesiœ, vents étésiens des anciens), qui soufflent régulièrement six mois dans un sens et six mois dans l'autre. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui les moussons, mot dérivé de l'arabe uioussin, saison. La mousson du nord-est souffle pendant l'hiver dans l'Inde et sur la partie de l'océan Indien située au-dessus de la ligne, parce qu'alors l'été règne en Afrique, et que la dilatation de l'air par la chaleur attire vers cette contrée l'air plus froid de l'hémisphère boréal. Le con- traire a lieu après l'équinoxe d'avril : le vent vient du sud-ouesl , parce qu'alors l'Inde et l'Asie sont plus échauf- fées que l'Afrique; c'est la mousson d'été. Les moussons des régions plus tempérées situées au-dessus de la zone ' F. Julien. Les Hurinoiiifs de lu Mer, oli. VllL LKS MYSTKRKS DE L'OCEAN. 14:5 tropicalo ont les mêmes causes. Les Latins avaient donné à celles de la Méditerranée le nom d'etcsiœ (du grec éVoç, année). Ces vents soufflent pendant l'été, dKiirope en Afrique, parce qu'alors l'air de nos contrées est entraîné avec force vers le Sahara. En hiver, leur direction est ren- versée, parce que dans cette saison la température du désert est inférieure à celle de la mer. CHAPITRE VII LES TEMPÊTES Les renversements des vents périodiques, la production de coui'ants contraires engendrés par des causes diverses, telles que les marées aériennes, les perturbations élec- ti'iques, les changements de densité résultant d'une abon- dante évaporation, occasionnent dans l'air des mouvements brusques, qu'on peut appeler aussi les spasmes de l'océan atmosphérique, et que tout le monde connaît sous les noms de tempêtes et d'ouragans. Les tempêtes se manifestenl par un vent d'une extrême violence, accompagné de phénomènes très -variables : orages, coups de tonnerre, ti'ond)es, quelquefois même tremblements de terre. Sur l'Océan, les tempêtes, n'étani arrêtées par aucun obstacle, se déchaînent ordinairement avec un degré d'intensité qu'elles n'atteignent point sur 144 LES MYSTERES DE L'OCEAN. la terre ferme, si ce n'est dans les contrées où elles sont favorisées par le climat et par la configuration du sol : par exemple, dans les déserts de l'Afi'ique et de l'Asie ou dans les pampas et les savanes de l'Amérique tropicale. Elles se compliquent toujours d'une agitation terrible des Ilots soulevés par la force du vent, et les malheureux navires ont alors à soutenir contre la fureur des deux éléments une lutte inégale, dont l'issue leur est souvent funeste. On sait, hélas! de combien de noms se grossit chaque année la liste des naufrages! Je reviendrai j)lus loin sur ce fd nbre sujet. Le moment n'est pas venu de faii'e appa- raître l'homme sur ce théâtre mouvant où se jouent les di'ames imposants de la nature. Les tempêtes ont leurs climats de prédilection : ce sont les climats extrêmes : très-froids ou très-chauds. Dans les derniers surtout, elles ont une fréquence et une fureur extraordinaires. La mer des Antilles, l'océan Indien, les zones de l'Atlantique voisines de l'équateur sont les ré- gions les plus tourmentées. Aux Anlilles, les ouragans s'élèvent d'ordinaire du 15 juillet au lo octobre, pendant r hivernage ou saison des pluies. Les plus redoutables sont les cyclones ou tempêtes tournantes, qui embrassent dans leur tourbillon de vastes étendues, parcourent en tour- noyant des distances énormes avec une rapidité prodi- gieuse, et détruisent tout sur leur passage. Les marins n'ont pas seuls à les redouter : les habitants des îles du golfe mexicain, de la merdes Indes, de la Mahùsie, de l'Océanie, en éprouvent souvent les ravages. (( Dans le grand ouragan qui dévasta les Antilles en \ 772, la mer s'élança de vingt -cinq mètres au-dessus de son niveau habituel. Près de trois cents personnes qui fuyaient LES MYSTERES DE L'OCEAN. 145 (levant le fléau, chercliant à gagner les montagnes, ne purent atteindre ce refuge et furent englouties. Au mois d'octobre 1780, deux tempêtes affreuses dévastèrent les mêmes parages. « A Savana-la-Mar, dit le rapport ofliciel adressé an gouvernement français sur ces tristes événements, le coup de vent commença le 3 octobre, au sud -est, à une heure de l'après-midi, mollissant vers huit heures; la mer, durant cette première période, présentait la scène la pins terrible : les lames s'élançaient à une liauteur étonnante, se brisaient sur la côte avec une impétuosité indescrip- tible, et en quelques minutes déterminèrent la chute de toutes les maisons dans la baie. Vers dix heures, les eaux commencèrent à baisser, et à ce moment on ressentit un léger choc de tremblement de terre; trois navires furent portés si loin dans les marai"s, qu'on ne put jamais les en tirer. » Le second ouragan dévasta la Martinique; les environs de Saint-Pierre et de Port-Royal furent surtout maltraités. « Un ras de marée des plus furieux, dit le même rapport, mit le comble au malheur qu'on éprouvait : il détruisit en un. instant plus de cent cinquante maisons au bord de la mer, dont trente à quarante nouvellement bâties ; celles qui étaient derrière furent enfoncées en grande paitie, et les marchandises qu'elles contenaient entièrement perdues. C'est avec beaucoup de peine que leurs habitants sont par- venus à se sauver. » Suivant M. E. Margollé, le tremblement de terre qui ac- compagne quelquefois les cyclones doit être la principale cause de ces énormes lames, qui d'un coup submergent avec le rivage les campagnes et les villes qui l'avoisinent. 10 -14G LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Toutefois il ai'ii\c> aussi (juc lu vent fait rclluor vers leur source les grauds courants de TOcéau, et soulève le Ilot destructeur. (( Mais, ajoute cet auteur, qui partage en cela la pensée de Maury et de son collaborateur le capitaine Jansen, ces terril)les perturbations de la mer proviennent sans doute, dans la })lupart des cas, de causes encore in- connues : elles sont appelées à rétablir réquilii)re dans la nature, à remettre dans leur condition normale les forces puissantes et mystérieuses qui les ont engendrées. ' » (( Dans la mer de Java, dit M. Jansen, durant le mois de février, la mousson d'ouest souffle presque continuellement avec force; en mars, elle souffle irrégulièrement et par violentes rafales; mais en avril ces rafales deviennent moins fréquentes et moins fortes. Le changement de mousson commence ; des coups de vent soudains viennent de Test : ils sont souvent suivis de calmes. Les nuages qui se croisent dans le ciel clair indiquent la lutte des cou- rants opposés qui se rencontrent dans les hautes régions de ratmosphère. (' L'électricité qui se dégage des masses au sein desquelles elle accomplit mystérieusement, dans le calme et le silence, la puissante tache que la nature lui impose, se manifeste alors avec une éblouissante majesté. Ses éclairs et son fracas remplissent d'inquiétude l'espiùt du marin, sur lequel aucun phénomène atmosphérique ne fait une im- pression plus profonde qu'un violent orage par un temps calme. Nuit et jour le tonnerre gronde; les nuages sont en mouvement continuel, et Tair obscur, chargé de vapeurs, tourbillonne. Le combat que les nuages semblent à la fois 1 Les Phénomènes de la Mer, ch. iv. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 147 appeler ot redouter les rend, pour ainsi dire, plus altérés, et ils ont recours aux moyens les plus extraordinaires pour attirer Teau. Lorsqu'ils ne peuvent remprunter à l'atmo- sphère, ils descendent sous forme d'une trombe et l'as- pirent avidement à la surface 'de la mer. Ces trombes sont fréquentes aux cliangements de saison, et surtout près des petits groupes d'Iles qui paraissent faciliter leur foimation. Lèvent empêche fréquemment les tromjjes d'eau de se pro- duire; mais à leur place des tiombes de vent s'élèvent avec la ra])idité d'une flèche, et la mer semble faire de valus efforts pour les abattre. Les vagues furieuses se soulèvent, écument et mugissent sur leur passage; malheur au marin qui ne sait pas les éviter. ((... En contemplant la nature dans son universalité, oii l'ordre est si parfait que toutes les parties , par le moyen de l'air et de l'eau , seml)lent se prêter un mutuel concours, il est impossible de ne pas admettre l'idée de l'unité d'ac- tion. Nous pouvons alors conjecturer qu'au moment oii cette union des éléments est troublée ou détruite par l'in- fluence de causes externes et locales, la nature montre sa puissance par les efforts qu'elle fait pour combattre les forces perturbatrices, pour rétablir l'harmonie par l'action des forces souveraines, mystérieuses, qui maintiennent l'ordre et l'équilibre. » A l'île Maurice et à la Réunion, les tempêtes éclatent surtout dans les mois de janvier, février et mars. Elles sont précédées de chaleurs excessives et de calmes absolus. L'atmosphère se charge de vapeurs épaisses, la mer grossit sur les côtes, et, le vent une fois déchaîné, la |)luie tondje presque sans interruption. Chose étrange, et qu'on n'eût point soupçonnée autre- 148 LES MYSTERES DE L'OCEAN. fois : dans leur désordre apparent, les tempêtes sont sou- mises à des lois, suivent une marche déterminée, ce qui est conforme aux vues de Maury, de Jansen, et de leurs disciples, sur la « mission » des tempêtes. On les a com- parées aux maladies qui sont les crises de notre organisme, oii la nature réagit contre les causes perturbatrices qui l'affectent. Comparaison ingénieuse et qui ne manque pas de justesse. Seulement nos maladies souvent nous tuent ; les crises de la nature sont toujours passagères, n'inté- ressent jamais Tordre général et immuable des choses. Du reste, les unes et les autres sont définies ou définissables ; ce sont mystères qu'il est donné à la science d'étudier, de pénétrer. Le hasard, vain mot, n'y est pour rien; tout y arrive, tout s'y suit avec ordre. Il y a donc un diagnostic des ouragans comme il y a un diagnostic des maladies. D'abord, dans la période d'incubation, certains signes ou symptômes précurseurs annoncent à l'homme de l'art la crise qui menace. Il peut, d'après cela, prévoir ce qu'elle sera, se prémunir en conséquence. Puis l'ouragan éclate, se déroule, arrive à son maximum, s'apaise ou s'éloigne, suit la marche qui lui est assignée, et que récemment on a pu tracer. De là une science des tempêtes qui sera la base d'un art de salut par lequel on parviendra quelque jour non à les combattre, mais à en conjurer les effets funestes, et qui sait? — peut-être à s'en servir! J'ai nommé plus haut les créateurs de cette science nou- velle. Romme, le premier, établit, en réunissant, comme Maury l'a fait depuis, un grand nombre d'observations, que l'ouragan proprement dit est un cyclone animé du mouvement giratoire. Après lui, Brande en Allemagne, et Redfield à New-York, ont montré que la tempête est LES MYSTERES DE L'OCEAN. 149 généraliMueiil un tourbillon progressil" qui uvaiice vu Unw- iiaiit sur lui-même. A sou tour, Piddiniiton, ingénieur anglais, a découvert et formulé une loi plus générale encore: dans riiémisplière boréal, la tempête tourne de droite à gauche , c'est-à-dire part de Test et revient à son point de départ en passant par le nord> Touest et le sud ; dans riiémisphère austral, elle tourne, au contraire, de gauche à droite. In ingénieur français, M. Keller, a été {)lus loin que son confrère doutre-Manche; il a déterminé la courbe que décrit le cyclone. « C'est, dit-il, une courbe parabolique, dont le sommet est situé du côté de l'ouest, et dont les branches s'écartent vers l'orient *. » M. F. Julien a pu constater par lui-même la direction du mouvement giratoire des cyclones, dans un terrible ouragan au centre duquel la frégate la Belle-Poule se trouva engagée le 16 décembre 1846, par le travers de l'île de la Réunion. a La brise, dit-il, souillait du sud-est; la mer était houleuse. Vers le soir, le baromètre descendit brusque- ment au-dessous des dernières limites marquées sur son échelle. Les vents, en fraîchissant, s'inclinèrent au sud; ils forcèrent progressivement, et finirent par se déchaîner avec une irrésistible violence. A minuit, malgré les plus énergiques efforts, la frégate désemparée, sans gouver- nail, sans voiles, se couchait sur bâbord , avec sa mature en lambeaux et son pont balayé par une mer furieuse. Ce ne fut que deux heures après que nous atteignîmes le centre du cyclone. Un calme subit succéda à la première crise de cette convulsion atmosphérique, mais il fut de ' Des ourayans, lijjiJiOKs, toriKclns rt tcinpèlvs. 1847. 150 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. courte durée. Les vents (jui ikmis nvaieiil abandonnés au sud reparurent à l'ouest et au nord avec la rapidité de la foudre. Nous entrions dans le deuxième segUKMit du cercle d'ouragan. Pris par la gauche cette fois, notre bâtiment s'inclina de nouveau, ne pouvant résister à l'énorme pres- sion qui le tenait couché sur le côté. » Les vents avaient donc suivi la marche indiquée par Piddinglon pour les ouragans de l'hémisphère austral. Cette tempête fut marquée par un épisode étrange et lu- gul)re, par une de ces scènes à la fois fantastiques et na- vrantes, que l'implacable Océan réserve, comme une ironie suprême, aux infortunés qu'il a plongés dans le deuil. La corvette le Berceau, qui voyageait de conserve avec la Belle-Poule , avait disparu dans la tourmente. Échappés au danger et parvenus à gagner avec une mâture de for- tune le lieu du rendez-vous, fixé à Sainte-Marie de 3Iada- gascar, les marins de la Belle -Poule fouillèrent en vain toutes les criques et toutes les sinuosités du rivage; en vain chaque jour ils interrogeaient de toutes parts l'horizon, dans l'espoir que la corvette, seulement emportée hors de sa route par la tempête, reviendrait au port. Un mois s'était écoulé dans une profonde anxiété, et déjà l'attente avait fait place aux plus douloureux regrets, lors- qu'un matin la vigie signala, à l'ouest, un navire désem- paré dérivant vers la terre. « Ce n'était point un rêve, dit M. Julien, à qui je laisse maintenant la parole. Le soleil était resplendissant, le ciel limpide et pur. L'air échaulïe vibrait à l'horizon. Toutes les longues-vues, braquées dans cette direction, ne firent que confirmer la réalité de cette première nouvelle. Mais l'émo- tion devait bientôt devenir plus poignante. Ce n'était plus z < -m o O en P3 -W H c/2 -9 -3 LES MYSTERES DE LOCEAN. 151 un navire en dérive qui nous apparaissait, c'était un radoaii chargé criiommes et remorqué par des enil)arcations sur lesquelles flottaient des sif2;naux de détresse. Les images, d'ailleurs, étaient nettes et arrêtées; les lignes se dessi- naient parfaitement distinctes. A bord de la frégate, ofli- ciers, commandant, matelots, tous, pendant plusieurs heures, sous le coup d'une hallucination fiévreuse, purent suivre de leurs propres yeux les détails de cette indescrip- tible scène de mer. L'amiral Desfossés, commandant alors la station de l'Inde, fit appareillera la hâte le premier stea- mer qui se trouvait sur rade, pour voler au secours de ces débris vivants que l'Océan semblait nous renvoyer du fond de ses abîmes. (' Le jour commençait à baisser; la nuit, comme sous les tropiques, tombait déjà sans crépuscule, (juand rArchi- nieclc arriva au but de sa mission. Il stoppa au milieu des épaves flottantes, et mit ses canots à la mer. Tout autour, il continuait à voir des niasses d'hommes s'agiter, tendre les mains au ciel; on entendait déjà le jjruit sourd et confus d'un grand nombre de voix mêlées aux battements des avi- rons dans l'eau. Encore quelques secondes, et nous allions serrer dans nos bi'as des frères arrachés à une mort certaine... Illusions des nuits, vous jouiez-vous de nous? « Nos canots s'enfoncèrent dans les épaisses branches de grands arbres arrachés à la côte voisine, et entraînés avec tout leur feuillage dans les contre -courants qui remon- tent au nord. Ainsi s'évanouit cette étrange vision. Ainsi se dissipa la dernière espérance qu'un mirage trompeur avait, pour ainsi dire, évoquée du fond de l'Océan. Ainsi 152 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. sombra de nouveau sous nos yeux rinfortuné Berceau y avec les trois cents victimes eni2;loulies dans ses flancs! » Trompés par la ressend)lance de certains effets, plusieurs auteurs (M. Mjchelet, entre autres) confondent les cyclones avec les trombes, et emploient indiff'éremment l'un ou l'autre de ces deux mots pour désigner les tempêtes tour- nantes, les tourbillons de vent, auxquels le premier seul s'ai)pli(pie. (( La forme ordinaire, dit l'éloquent écrivain, est celle d'un entonnoir. Un marin, qui s'y laissa prendre, me dit : « Je me vis comme au fond du cratère d'un énorme volcan ; « autour de nous, rien que ténèbres; en haut, une échap- « pée et un peu de lumière. » C'est ce qu'on appelle tech- niquement Vœil de la tempête. (( Engrené, il n'y a plus à s'en dédire; elle vous tient. Rugissements sauvages, hurlements plaintifs, râle et cris de noyade, gémissements du malheureux vaisseau qui rede- vient vivant comme dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet affreux concert n'empêche pas d'entendre aux cordages d'aigres sifflements de serpents. Tout à coup un silence... Le noyau de la trombe passe alors dans l'hor- ril)le foudre, (|ui rend sourd, presque aveugle. Vous reve- nez à vous. Elle a rompu les mâts sans qu'on ait rien entendu. « L'équipage parfois en garde longtemps les ongles noirs et la vue affaiblie. On se souvient alors avec horreur qu'au moment du passage la trombe , aspirant l'eau, aspirait aussi le navire, voulait le boire, le tenait suspendu dans l'air et hors de l'eau; puis elle le lâchait, le faisait replon- ger dans l'abîme. » Dans cette peinture saisissante, chef-d'œuvre de style LES MYSTÈRES DE 1/OCKAX. 153 doscriplif, on reconnaît \o cyclùne on li'oinL'c diiir, OiiaiiL à la trombe proprement dite, elle accompagne (piehpiefois le cyclone; mais elle se prodnit anssi indépendamment de ce phénomène, et paraît due surtout à une rnptuie vio- lente d'é(jnilil)re dans Tétat électri(pie de ratmosplièi"(>. C'est assurément de tous les phénomènes orageux le plus curieux à observer et le plus terrible dans ses effets. Elle consiste en un nuage très-épais, surchargé de fluide électrique, et animé de mouvements irréguliers d'une rapi- dité extraordinaire. Ce nuage affecte presque toujours la forme d'un cône renversé. Sa teinte est gris foncé, son aspect effrayant, ainsi que les symptômes qui le plus sou- vent la précèdent. Le ciel se couvre; le jour s'obscurcit; la lumière du soleil devient blafarde et jaunâtre; l'air est en proie à une violente agitation; l'ouragan se déchaîne sur les campagnes ou sur les flots avec des sifflements sinistres accompagnés d'un bruit sourd : il semble qu'un volcan bouillonne et mugisse dans les entrailles de la terre... puis la trombe éclate. Alors les éclairs et les coups de tonnerre se succèdent précipitamment; la grêle tombe ou plutôt ^oltige avec fracas.. Mais ce ne sont encore là que des phé- nomènes accessoires. Ce qu'il y a de vraiment effroyable, c'est ce nuage noir qui s'allonge de haut en bas, faisant le vide au-dessous et autour de lui, et attire par la force du fluide dont il est chargé les arbres, qu'il dessèche, lord et déracine; les maisons, dont il fait des ruines en un clin (l'œil; les hommes et les animaux, (ju'il enlève et s'en va jeter meurtris et broyés sur le sol, à des distances énormes. Entre la trombe terrestre et la trondie marine, il n'v a de difféi'ence que dans les effets, (jui naturellement varient, suivant que le météore rencontre sur son passage la terre 154 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. ferme et des coi-ps solides, ou une niasse d'eau ('^tendue et profonde. L'action de la trondje sur la mer ne peut mieuv se comparer (pfà une sorte de succion. Immédiatement au- dessous de la |)ointe (\u cône nuageux se forme, à la surface Tioinbe marine. des flots, un cône symétrique, qui s'élève d'autant plus haut et dont la hase est d'autant plus large que le volume de la tromhe est plus grand et sa force électrique plus considé- rahle. En même temps, la mer se soulève au loin; des LES MYSTÈRES DE LOCÉAN. 155 proripicos sans fond, loni hlnncliissants d'rcnnio, so rrcn- sent alentour de la montagne hnniide; les \ap;ues se lienr- tent et roulent les unes sur les autres, avec des mugisse- ments qui se mêlent aux roulements du tonnerre. Mallieur au navire qui se lron\e, non pas seulement sur le passage du fléau, — dans ce cas il est perdu sans ressource, — mais h une courte distance de la ligne qu'il parcourt. Lui aussi est attiré, entraîné sans résistance possible. Ses mâts sont rompus, ses voiles déchirées par la violence du vent ; le gouvernail ne peut plus diriger sa marche; il faut qu'il suive le météore. On voit queUjuefois des vaisseaux enlevés au-dessus des flots, puis rejetés dans l'abîme, où ils s'en- gloutissent loin de tout secours. Pourtant, chose singulière, les marins ne sont pas toujours sans défense contre ce redoutable ennemi. Des auteurs respectables aflirment que des coups de canon , tirés à propos dans le flanc de la mon- tagne d'eau, la coupent en deux parties : l'inférieure s'af- faisse, rentre au sein de la mer; le tronçon supérieur est emporté par le nuage, et un peu plus loin retombe en pluie. iMais il est difficile aux vaisseaux de prendre une position (jui leur permette d'atteindre la trombe par leur bordée, sans pourtant s'en approcher assez pour être saisis par le tourbillon. Les trombes se dissipent d'elles-mêmes comme les orages ordinaires, lorsque l'équilibre électrique se réta- blit dans l'atmosphère. Elles sont heureusement assez rares, même sous les tropiques. Enfin leur violence n'atteint pas chaque fois assez d'intensité pour donner lieu à des cata- strophes, surtout en mer, où elles peuveiÉ(f)arcourir d'as- sez grandes distances sans rencontrer aucun navire. TROISIEME PARTIE LE MONDE MARIN CHAPITRE I MER VIVANTE — MER DE LUMIÈRE L'Océan, disais-je au début de ce livre, n'est pas nn accident à la surface de la terre : c'est un monde doué d'une existence propre, siège d'une création à part, et au sein duquel des milliards d'êtres vivent d'une vie qui diflère complètement de la nôtre. Les marées et les courants, les pulsations et la circulation de la mer nous ont montré qu'il y a une mécanique océanienne comme il y a une mécanique céleste. Nous savons aussi que cette mécanique a un ca- ractère spécial; qu'elle n'est pas régie seulement par des forces physiques, mais que les forces chimiques et les forces vitales y ont la plus grande part. C'est que l'Océan est le grand réservoMne ces forces. Sans lui, notre planète serait, ainsi que son satellite, un corps rigide et froid. Supposons, au contraire, un instant, (ju'elle fût demeurée dans l'état où elle se trouvait immédiatement après la précipitation des LES MYSTÈRES DEL'OCÉAX. 157 eaux, à la seconde époque de la création; supposons que le soulèvement des continents et des montagnes n'ait pas en lieu : la vie ne se fût pas moins développée à la surface du globe. Des êtres marins en seraient les seuls habitants, mais ces êtres peuvent se passer de la terre : les êtres terrestres ne pouvaient ni naître ni se conserver sans le secours de l'Océan. On connaît le vieil axiome de l'école : Corpora non agunl nisi soluta. Sans le feu ' qui liquéfie et vaporise les corps, sans l'eau qui les dissont, point d'action des corps les uns sur les autres, point de combinaisons ni de décompositions. Mais le feu est impuissant à rien engendrer de stable : ce qu'il fait, il le défait aussitôt. Le règne du feu est incom- patible avec la vie, telle au moins que nous la pouvons concevoir. Il a fallu, pour que la vie pût apparaître sur le globe, que sa surface, solidifiée et refroidie, devînt le lit de l'Océan ; et lorsque les continents eurent émergé au-dessus de la surface des eaux, il fallut encore, pour qu'ils devins- sent aptes à engendrer et à nourrir des êtres vivants, que la mer les couvrît à plusieurs reprises, y déposât ce limon, cette vase féconde dont Tliomme fut pétri, dit la Genèse, par la main divine. Grave motif pour nous de respecter l'Océan. Si la terre, selon le langage des poètes, est « notre mère », l'Océan n'est-il pas notre aïeul?... C'est à peine une métaphore de dire que l'Océan est vivant, tant la vie est intimement confondue avec sa sub- stance, inhérente à sa composition chimique. Les analyses qu'on trouve dans les livres ne donnent pas de cette com- position une juste idée : elles représentent l'eau de mer 1 II est entendu ([ue le mot feu est pris ici dans un sens figuré , et comme synonyme de chaleur, ou plus scientifiquement de calorique. ir)8 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. comme nno oaii minérale, renfermaiil en moyenne ponrun kilogramme : 'O' Chlorure de sodium (sel marin). . 25 gr. 10 Sulfate de magnésie 5, 78 Chlorure de magnésium .... 3, 50 Acide carbonique 0, 23 Carbonate de chaux et de magnésie. 0, 20 Sulfate de chaux 0, 15 plus des traces de potasse, d'iode, de brome et d'oxyde de fer. Ces analyses négligent le mucus, la matière gélatineuse appartenant ou ayant appartenu aux êtres innombrables que nourrit l'eau de mer, et qui fait proprement de cette eau une eau organiqup. Puisez de l'eau à la rivière, à une source, fîltrez-la et mettez-la dans un vase : vous pourrez la con- server très-longtemps saine et potable; à la longue seule- ment, elle croupira. Mais de Teau de mer, à peine séparée de la masse, enfermée dans une bouteille ou dans un baril, meurt, se corrompt, devient fétide. On ne peut la trans- porter, la conserver. Ce ne sont point assurément les sels qu'elle renferme qui se décomposent : non, c'est ce mucus dont je parlais tout à l'heure, ce sont ces myriades d'ani- malcules invisibles qui périssent aussitôt et entrent en pu- tréfaction. Aussi la mer n'est fortifiante, tonique, salutaire, que pour les baigneurs qui vont se plonger dans ses flots. On a essayé d'étalilir des Ijains de mer à Paris, en y faisant venir de l'eau puisée au Havre, à Dieppe. Ils n'avaient aucune efficacité : on ne se baignait plus que dans une eau morte, inerte, sans vertu. Les substances minérales et organiques qui entrent dans la composition des eaux de l'Océan y sont tellement incor- LES MYSTf:RES DE L'OCÉAN. 159 port'CS que, loin d'en altérei' In limpidité, elles semblent, au contraire, raccroître. L'eau de roche la plus pure n'égale pas en transparence celle de l'Océan. Dans certaines par- ties de l'océan Arcticpie, on aperçoit distinctement des coquillages à la profondeur de 145 mètres, et dans les Antilles, à cette même profondeur, le lit de la mer est aussi visible que s'il était tout près de la surface de l'eau; mais la lumière solaire ne pénètre plus en assez grande (piantité pour permettre de distinguer les objets, et l'on admet qu'à 300 mètres environ l'obscurité devient com- plète. La lumière de la lune, dans les circonstances les plus favorables, n'éclaire pas une couche d'eau de plus de i 3 mètres d'épaisseur. La mer ne devient trouble et jaunâtre (pie dans les endroits où son lit est peu profond, vaseux; lorsque ses flots agités soulèvent le sable et le retiennent en suspension. Sa transparence varie néanmoins ainsi (|ue sa couleur, indépendamment de ces troubles accidentels, en raison du plus ou moins de salure de ses eaux et d'autres circonstances parmi lesquelles il faut compter la nature de son lit, l'état du ciel et de l'atmosphère et l'incidence des rayons solaires. Sa couleur propre est cette teinte sui fjeneris qu'on a appelée le veîi de mer, et qu'il est impos- sible de définir. La peinture ne parvient qu'avec peine à limiter par des combinaisons très - étudiées. Les eaux très-concentrées, comme celles du Gulf-Stream et du fleure iSoir, sont d'un bleu indigo très-pur. Celles de la ^léditer- ranée sont dans le même cas, dilTérentes en cela de l'eau des autres mers intérieures, en général moins salées que celles de l'Océan, parce qu'elles reçoivent plus des fleuves d'eau douce qu'elles n'en perdent par évaporation. Le con- traire a lieu dans la Méditerranée : la quantité d'eau que IGO LES MYSTERES DE L'OCEAN. lui enlève raction de la chaleur solaire est supérieure à celle qu'elle reçoit de ses fleuves, et c'est Tafilux de l'At- lantique qui maintient son niveau. La mer Noire doit son nom à l'inclémence de son ciel et à la fréquence des tem- pêtes qui l'agitent plutôt qu'à la couleur de ses eaux; mais la mer est réellement noire dans d'autres parages : par exemple, autour des îles Maldives. Elle est blanche dans le golfe de Guinée, d'un vert pur dans le golfe Persique, vert olive dans plusieurs parties de l'océan Polaire. Les infu- soires, animaux et végétaux, jouent aussi vm rôle impor- tant dans la coloration de la mer. Ce sont des animalcules microscopiques qui donnent à la mer Vermeille sa teinte rougeàtre; et la mer Rouge, que les anciens déjà appelaient Erythrée, fourmille à certaines époques d'une espèce de conferve fdamenteuse de couleur pourpre, le Trichodcs- mium crythrœum. ^ Qne des infusoires puissent teindre la mer, c'est là sans doute un merveilleux phénomène ; mais ils font plus en- core : ils l'éclairent, ils Tilluminent! La phosphorescence de l'Océan a été longtemps pour l'homme un mystère de- vant lequel sa raison demeurait confondue, et qui lui inspi- rait un mélange d'admiration et de terreur : l'eau lumi- neuse! la mer en feu, et pourtant inoffensive, conservant sa température froide ou tiède! quel extraordinaire mirage, quelle étrange anomalie! C'est seulement dans les temps modernes que la science a cherché à ce miracle une expli- cation; et cette explication, qu'on a enfin trouvée, repose sur un autre prodige qui n'est guère moins étonnant que le premier ! Dans nos climats, sur cette partie de l'océan-Atlantique qui avoisine les côtes de France, on ne voit guère la mer i.f:s m ysti: lii'.s dk l'ockan. p. ii; Mer phosphorescente. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 164 devenir phosphorescente qu'en été, par les temps très- chauds et calmes. Alors Técume des vagues qui viennent expirer sur la plage, celle que soulèvent les avirons des barques ou les roues des steamers, le sillage des navires, les gouttes que fait jaillir une pierre jetée dans l'eau, tout cela semble formé d'une neige lumineuse aux bleuâtres reflets. Mais ce spectacle n'est rien auprès de celui qu'offre la grande mer des tropiques, électrique et chaude, où fermente la vie. Là le phénomène se manifeste également avec le beau et le mauvais temps. Dans ce dernier cas, les vagues semblent lancer des éclairs comme les nuages orageux. Cook et plu- sieurs autres navigateurs ont observé la phosphorescence dans ces parages par des temps brumeux et sur une mer houleuse, k Celui qui n'a pas été témoin de ce phénomène dans la zone torride et surtout sur le grand Océan, dit Hum])oldt, ne peut se faire qu'une idée imparfaite de la majesté d'un si grand spectacle. Quand un vaisseau de guerre, poussé par un vent frais, fend les flots écumeux, et qu'on se tient près des haubans, on ne peut se rassasier du spectacle que présente le choc des vagues. Chaque fois que dans le mouvement du roulis le flanc du vaisseau sort de l'eau, des flammes rougeâtres, semblables à des éclairs, paraissent partir de la quille et s'élancer vers la surface de la mer. » Deux naturalistes français, qui ont fait partie de plusieurs expéditions autour du monde et parcouru TOcéan en tous sens, MM. Quoy et Gaimard, ont été maintes fois à même d'admirer cette magique illumination des eaux. « A peine le jour a-t-il disparu, disent-ils, que la scène com- mence, et des millions de corps lumineux semblent rouler au milieu des flots. L'intensité de la lumière augmente sur les flancs du vaisseau ou des rochers contre lesquels la 11 162 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. lame vient se briser; chaque coup de rame d'une embar- cation fait jaiUir des jets de lumière, et le navire qui fuit laisse au loin derrière lui un long sillon de feu dont T in- tensité s'affaiblit à mesure qu'il s'éloigne. » En général, c'est par une agitation naturelle ou artificielle des eaux que la phosphorescence devient sensible ; mais parfois aussi la mer est spontanément phosphorescente, et l'on voit d'immenses nappes lumineuses se former sur la plaine liquide, s'é- tendre, se rétrécir ou s'allonger, en suivant toutes les courbes de ses ondulations. On conçoit que dans les temps d'ignorance de telles apparitions aient dû donner lieu à bien des croyances superstitieuses; aucun phénomène n'est plus propre à inspirer à l'homme une sorte de religieuse stupéfaction. Depuis que la science s'est mise en devoir de pénétrer les secrets de la nature, de trouver le mot de cha- cune de ses énigmes, la phosphorescence de la mer n'a rien perdu de ses droits à notre admiration, et j'ai dit que si l'on est parvenu à en découvrir la cause, il reste encore à expliquer cette cause elle-même. L'abbé Nollet avait attribué la phosphorescence de la mer à l'électricité : cette explication était un peu vague et tout hypothétique. Leroy, de Montpellier, ne la rendit pas plus précise en ajoutant que si l'électricité était pour quelque chose dans ce phénomène, la présence des sels que l'eau de la mer tient en dissolution y contribuait aussi. D'autres savants ne tardèrent pas à s'aviser de considérations fort simples, qui les mirent tout de suite sur la voie d'une solu- tion plus satisfaisante. Ils réfléchirent que l'eau de mer n'a pas seule la propriété de devenir lumineuse dans l'obscu- rité : elle la partage avec quelques matières minérales et avec un grand nombre de composés organiques. Sans parler LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 4G3 (lu pliospliore, dont le pouvoir éclairant paraît dû à une réaction cliiniique extrêmement lente, il est avéré que les substances végétales et animales peuvent devenir phospho- rescentes à un certain degré de décomposition, ou môme sans aucune apparence de putréfaction. Des auteurs dignes de foi citent une foule d'exemples de viandes fraîches ou avancées qu'on a vues briller pendant la nuit d'une clarté plus ou moins vive. On a reconnu une propriété semblable aux excrétions de personnes ayant fait usage du phosphore, aux urines de certains malades et aux plaies de plusieurs blessés. Le poisson, et surtout le poisson de mer, lorsqu'il cesse d'être frais, acquiert une phosphorescence qui s'avive pendant la première période de la putréfaction. Si de l'étal de mort et de mahidie nous passons à l'état normal de vie et de santé, nous vovons des êtres vivants manifester des propriétés phosphorescentes non moins remarquables. Tout le monde a vu dans la campagne, pendant les nuits d'été, apparaître çà et là, au milieu des herbes et des broussailles, des points lumineux qui sont dus à la présence du petit animal connu sous le nom de ver luisant. Les insectes phos- phorescents se rencontrent par milliers dans les pays chauds, et surtout outre les tropiques. A Cuba, les pauvres gens s'en servent en guise de luminaire. Une calebasse cril)lée de trous, dans laquelle ils mettent une quinzaine de cocuyos, leur tient lieu de lampe et de bougie. « C'est, disent-ils, une lanterne qui ne s'éteint point. » Il n'y avait donc rien de déraisonnable à sui)i)oser a priori, d'une part, que des animaux semblables existassent dans l'Océan en nombre tel que, remontant à sa surface, ils lui communiquassent leur propriété lumineuse; d'autre part, que les cadavres de poissons et la grande quantité de 464 • LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. matière pliosphorée que Teau de mer leur emprunte, fus- sent, sinon la cause, du moins une des causes du phéno- mène. L'observation et l'expérience ont pleinement confirmé ces deux hypothèses. En 1778, Tabhé Dicquemare reconnut à l'aide du microscope et même à la simple vue la présence d'animalcules phosphorescents dans de l'eau puisée au port du Havre. Le célèbre Cook avait déjà observé, en 1772, à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, des animalcules sem- blables. M. Ehrenberg les a décrits dans un mémoire publié en 1835. Pendant le premier voyage autour du monde de Dumont d'Urville, la corvette r Astrolabe, étant mouillée, par un beau temps, en vue de la petite île de Rawak, re- marqua un soir sur l'eau des lignes d'une blancheur écla- tante. Les deux naturalistes de l'expédition, Quoy et Gai- mard, firent mettre un canot à la mer pour voir le phéno- mène de près. En traversant cette eau lumineuse, ils vou- lurent en enlever quelques gouttes avec la main; mais la lueur s'éteignait entre leurs doigts. Peu de temps après, ils virent la nuit sur la mer calme, près du vaisseau, beaucoup de bandes semblables, blanches et fixes. Ils les examinèrent avec attention, et reconnurent qu'elles étaient produites par des zoophytes d'une petitesse extrême, mais qui pos- sédaient un principe de phosphorescence tellement puis- sant et diffusible, qu'en nageant avec rapidité en zigzag, ils laissaient derrière eux un long sillage de lumière. Deux de ces animaux, placés dans un bocal rempli d'eau, suffi- rent pour rendre toute cette eau lumineuse. Quoy et Gai- mard constatèrent aussi que la chaleur accroît la faculté phosphorescente de ces noctiluques, comme cela a lieu pour les vers luisants de nos climats. Voici une autre observation plus récente, que M. E. Mar- LES MYSTÈRES DE I/OCEAN. iOn go] lé a empruntée à une lettre écrite au commanda ni Maury par le capitaine Klingman, du clipper américain Shootnig-Star, en date du 27 juillet i8o4. « A sept heures quarante-cinq minutes du soir, mon a(- tention fut attirée par la couleur de la mer, qui devenait rapidement de plus en plus blanche Nous étions» dans des parages très-fréquentés (8'^ i6' S., et 103" 10' E.) , et ne me rendant pas compte de ce que je voyais, je mis en panne pour sonder, sans trouver fond à HO mètres. Je remis donc en route. La température de l'eau était de 25° 8 centigrades, comme à huit heures du matin. Nous remplîmes de cette eau une jarre d'environ 270 litres, et reconnijmes qu'elle était pleine de petits corps lumineux qui, lorsqu'on agi- tait l'eau, offraient l'aspect de vers et d'insectes en mou- vement : quelques-uns d'entre eux semblaient avoir 0"", 015 de long. Nous pûmes en prendre avec la main, et ils con- servaient alors leur éclat jusqu'à quelques pieds d'une lampe; mais si on les approchait davantage, ils devenaient invisibles; à la loupe, leur apparence était celle d'une sub- stance gélatineuse et incolore. Un des échantillons que nous saisîmes ainsi avait environ 5 millimètres de long et se voyait à l'œil nu; sa grosseur était celle d'un cheveu assez fort, avec une sorte de tête à chaque extrémité. La surface de la mer ainsi couverte pouvait avoir environ 23 milles du nord au sud; j'ignore sa dimension de l'est à l'ouest. Au milieu se trouvait une bande irrégulière, de couleur foncée et d'environ un demi-mille de large. « J'ai déjà observé ce phénomène de coloration blanche dans plusieurs mers du globe ; mais jamais je ne l'avais vu aussi complet, soit pour la teinte, soit pour l'étendue. Bien (jue le navire filàt neuf milles à l'heure, il glissait dans 16() LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Teaii sans y produire aucun bruit. L'Océan semblait une plaine couverte de neige, et son éclat phosphorescent était tel, que le ciel, malgré sa pureté, laissait à peine \'oir les étoiles de première grandeur. L'horizon était noir jusqu'à une hauteur d'environ 10 degrés, absolument comme s'il se fut préparé (pielque mauvais temps, et la voie lactée du firmament était effacée par la blancheur de celle que nous traversions. C'était en effet aussi grandiose qu'effrayant. . « Après être sortis de cette région, nous remarquâmes que le ciel était notablement éclairé, jusqu'à 4 ou 5 degrés au-dessus de l'horizon, comme il eût pu l'être par une faible aurore boréale ; puis tout rentra dans le cours nor- mal, et le reste de la nuit fut très-beau. » L'influence des poissons, tant morts que vivants, sur la phosphorescence de la mer, n'est pas démontrée d'une ma- nière moins évidente par les expériences et les observations de MM. J. Canton, Becquerel et Breschet. Le premier, en agitant des poissons morts dans de l'eau de mer, vit qu'à la température de 2o à 30" ils rendaient cette eau lumineuse; il constata que des poissons d'eau douce ne produisaient pas le même effet, non plus que des poissons marins dans l'eau douce , et que la présence du sel rendait plus abon- dante la sécrétion de la matière lumineuse qui couvre sou- vent la surface de la mer, et que les pêcheurs désignent sous le nom de graissin. Les bancs nombreux de harengs et d'autres poissons qui parcourent certains parages laissent toujours après eux une grande quantité de cette matière, dont le rôle important dans la' phosphorescence de la mer est facile à vérifier par l'expérience suivante : Abandonnez pendant deux ou trois jours des poissons marins morts dans de l'eau de mer non lumineuse; au bout de ce temps, LES .MVSTFJiES DE l/OCEAX. 167 cette eau sera couverte d'une pellicule de matière grasse, et elle ne tardera pas à devenir phosphorescente. Les observations faites par MM. Becquerel et Breschet sur les eaux de la Brouta , rivière qui se jette dans la mer Adriatique près de Venise, prouvent également que le graissin contribue à rendre la mer phosphorescente, puis- qu'il communique cette propriété singulière à des eaux presque douces. Celles de l'embouchure de la Brenta , en etfet, s'éclairent de lueurs très-vives pendant les grandes chaleurs , lorstiu'elles sont ébranlées ou agitées par une cause quelconque. Les deux savants physiciens ont com- paré leur aspect à celui d'un bol de punch enflammé, qu'on agite avec une cuiller. Le corps le plus léger qu'on jette dans l'eau suffit pour faire naître ia lumière, non- seulement au point frappé, mais encore dans toutes les ondes produites par l'ébranlement du liquide. Il n'y a évi- demment qu'une matière intimement coml)inée avec l'eau qui puisse donner lieu à un tel phénomène, puisque toutes les parties du liquide jouissent de la même faculté lumi- neuse. M. Becquerel va plus loin : il pense que les matières organiques qui se trouvent dans l'eau douce et stagnante sont, à la suite de la chaleur du jour, dans un état |)arti- culier de décomposition qui les rend phosphorescentes; et l'on sait que la vase des marais, toujours riche en sub- stances organiques décomposées, possède aussi quelque- fois cette propriété. C'est ainsi que dans l'œuvre immense, aux infinis dé- tails, de la création, on trouve, lorsqu'on y veut apporter un esprit attentif et réfléchi, des sujets d'admiration là où le vulgaire ne voit qu'objets d'indifférence ou de dédain. Ces atomes organisés, ces zoophytes imperceptibles, in- d68 LES MYSTERES DE L'OCEAN. formes, ce sont les flambeaux de rOcéan : ils ont en eux le principe subtil que toutes les religions, toutes les phi- losopliies, toutes les poésies ont proclamé Femblème de l'esprit divin : la lumière ! Et cette matière graisseuse et gluante, résidu de la décomposition d'innombrables êtres, plantes et animaux , ce mucus sécrété par les poissons, est encore une source de lumière : que dis -je? c'est une source de vie : c'est l'aliment universel de la flore et de la faune océaniennes; c'est le lait au sein duquel naissent et dont se nourrissent toutes ces créatures éphémères, si faibles, si délicates : infusoires, mollusques, rayonnes; ces infini- ment petits dont la puissance pourtant est incalculable grâce à leur nombre, grâce à leur exubérante fécondité, et qui jouent dans le monde marin un rôle bien plus im- portant que ne font les monstres gigantesques : requins , cétacés et autres. Car ces molécules vivantes se nomment logions et myriades -de myriades de légions; et ce sont elles , on ne l'a pas oublié , qui font de l'Océan un immense réservoir de vie, un vaste organisme où la matière se meut, circule, se renouvelle, se transforme, s'organise, accomplit et recommence sans fin le cercle de ses mysté- rieuses évolutions, sous l'impulsion de la puissance in- visible, incompréhensible, mais partout sensible, partout présente, qui régit l'univers. LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 169 (^.HAPITUE II LES OUVRIERS DE LA MER La circulation de TOcéan, sa phosphorescence et la colo- ration de certaines mers ne font connaître qu'ini})arfai- tement ce que peuvent le nombre incalculable, la fécon- dité prodigieuse et Tactivité dévorante des petits animaux , à peine perceptibles individuellement et d'organisation si élémentaire, dont il est peuplé. Ce sont eux , la géologie le démontre, qui ont commencé la vie animale dans cet im- mense berceau, dans cette inépuisable nourricerie (nur- sery, mot expressif de Maury) ; ce sont eux qui maintiennent toujours identique la composition de ses eaux, en absor- bant, en élaborant les principes minéraux et organiques tlont elles se chargent incessamment. Les uns servent d'ali- ment aux espèces plus fortes et déjà supérieures, aux mol- lusques, aux rayonnes dont se nourrissent les poissons et les crustacés, qui eux-mêmes sont dévorés, soit par des poissons de plus grande taille, soit par les cétacés et les amphibies. Les autres , architectes infatigables , construisent ces édifices aux formes capricieuses qui du fond des mers montent à la surface, s'étendent, se ramifient et finissent par devenir des récifs et des îles. M. IMichelet les appelle des faiseurs de mondes. D'autres enfin, en mourant, ont entassé sur certains points leurs dépouilles calcaires ou siliceuses, et 170 LES MYSTERES DE L'OCEAN. forme, eux aussi, des l)ancs, des hauts-fonds, des couches entières de terrain , où le géologue peut, à l'heure qu'il est , étudier ces premiers-nés de la création. Ces infusoires, ces polypes furent précédés, dans la mer primitive, dans l'Océan universel, par des végétaux proprement dits, algues et fucoïdes, analogues à ceux qu'on retrouve aujourd'hui sous la zone torride. Ces espèces végétales sont donc restées à peu près stationnaires : leur nombre s'est maintenu dans des limites relativement étroites, et l'on ne voit rien dans cette flore neptunienne qui approche de l'étonnante variété de la flore terrestre. Ce qui compose vraiment la flore de rOcéan, ce sont ces zoophytes (animaux -plantes), ces Utiiophyk's (plantes -pierres) qui couvrent ses montagnes et ses vallées de forêts de coraux et madrépores, aux gigan- tesques et inextricables rameaux; ce sont ces anémones, ces actinies, ces merveilleux coquillages qui, grâce à leurs formes élégantes et à leurs brillantes couleurs, ne sont pas, pour les prairies sous-marines, des ornements moins riches et moins curieux que ne sont pour nos campagnes les fleurs écloses aux rayons du soleil et sous la rosée du matin. Ces être mixtes, à vie végétative , pourvus cependant d'or- ganes propres au règne animal et doués d'instincts et de facultés rudimentaires , il est vrai, mais manifestes, sont un des traits les pins caractéristiques de la création neptu- nienne. 11 n'est même nullement certain que cette création ait produit des plantes proprement dites, et que les algues, les fucus qu'on a si longtemps et sans hésitation classés dans le règne végétal, ne soient aussi des polypiers bâtis, comme les coraux et les iithophytes, par des polypes qui s'y logent , s'y développent et s'y reproduisent à l'infini. L'organisation singulière et surtout le mode de repro- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 471 (luction de ces algues ou liydrophytes donnent à cette vue hardie et nouvelle un haut degré de probabilité. En effet, les plantes marines sont entièrement formées d'un tissu composé dune midlitude de poches ou cellules, dont chacune paraît vivre de sa vie propre, indépendamment de toutes les autres, en absorbant les substances dissoutes Dasyphlaea Tasmanica. dans l'eau. « Les algues marines, dit M. E. Margollé, peu- vent être flottantes ou cramponnées aux rochers par des 17-2 LES MYSTÈRES DE 1/OCÉAN. attaches organiques. Leur tissu homogène est phis ou moins consistant, suivant les régions où elles se trouvent. Dans les mers agitées, elles sont coriaces et ligneuses, tandis qu'elles n'ont qu'une consistance molle dans les mers tranquilles. Elles varient aussi de grandeur, depuis les espèces microscopiques jusqu'aux laminaires et aux macrocystes, qui atteignent 40 et 50 pieds de longueur, et dont la tige a la grosseur de nos arbres moyens. Le capitaine Cook et Georges Forster citent une espèce de fucus gigantesque, vu depuis par d'autres navigateurs, et qui aurait jusqu'à 300 pieds de tige. Un mucilage abondant transsude à travers le tissu des algues, et doit contribuer, ainsi que l'enduit gélatineux qui couvre tous les animaux marins et dont un grand nombre sont entièrement formés, à donner à la mer son apparence luisante et ses propriétés nourricières « Les algues, dont plusieurs espèces sont remarquables par la beauté de leurs formes et la vivacité de leurs cou- leurs, sont aussi intéressantes par leur mode de repro- duction. Les corpuscules qui représentent la graine et aux- quels on a donné le nom de zoosphores, à cause de leur mobilité singulière, se forment dans certaines cellules, d'oii ils paraissent sortir, suivant les remarquables obser- vations du célèbre botaniste Unger, « par un acte de leur propre volonté. » Ils se dirigent toujours vers la lumière, et leurs mouvements spontanés , qui durent quelquefois plusieurs heures, ne cessent qu'au moment où, fixés sur un corps étranger, Us commencent à germer pour repro- duire une algue semblable à celle qui leur a donné nais- sance. On retrouve le même phénomène sur les petites algues qui croissent quelquefois sur la neige et la colorent LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 173 en rose. Ces algues, au moment de leur propagation, se transforment aussi en animalcules qui redeviennent ensuite des algues du même genre. Nemastoma ffelinarioïde. « L'étude attentive de ces transformations , rapprochée d'études analogues sur le mode de dévelop])emont des végétaux qui croissent sous nos yeux, pourrait conduire à d'importantes découvertes. Il y a quelques années, M. Payen, en faisant hommage à l'Académie des sciences d'un volimie contenant l'ensemble de ses recherches sur la vie végétale, faisait entrevoir que les tissus végétaux pourraienl n'être que l'enveloppe protectrice de corps animés travaillant à la formation des diverses parties de la plante '. » ï E. MareoUé. Les Phénomènes de In Mer, cli. t. 174 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. Déjà , quelques années auparavant, M. de Mirbel avait été conduit à des idées semblables. En examinant avec un fort microscope, dans le dracœna, la couche utriculaire délicate située entre l'écorce et la région intermédiaire et qu'il nommait tissu générateur, il avait vu se produire et s'accu- muler des granules d'une extrême petitesse. « A cette espèce Halymenia Floresia. de chaos succèdent l)ientôt, dit-il, l'ordre et la symétrie: les granules se meuvent, se rencontrent comme s'ils étaient animés, et, j'ose le dire, bâtissent des utricules. » Plus récemment encore, M. Paul Laurent, s'appuyant sur les travaux de MM. de Mirbel et Payen et d'autres physio- logistes, a émis à son tour l'opinion que les varechs, les fucus, et même les végétaux terrestres, pouvaient être assi- milés aux |)olypiers sous-marins, et remplissaient comme LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 175 ceux-ci la fonction (répurer le milieu au sein duquel vivent les animaux d'ordre supérieur. Cette opinion, si elle était confirmée, amènerait dans la science une révolution pro- fonde, en efTaçanl la démarcation jusqu'ici admise entre le règne animal et le règne végétal, et en donnant une éclatante consécration à l'idée si longtemps hypothétique, soutenue par quelques philosophes, de l'unité de plan dans la création. Un autre fait important, quoicjue d'une moindre portée, ressort de l'examen des animaux et des végétaux primitifs. C'est qu'ils étaient tous non-seulement aquatiques, mais essentiellement marins; qu'ils n'ont pu naître et se déve- lopper que dans un milieu riche en matières salines, et qu'ils diffèrent complètement des êtres lacustres et fluvia- tiles dont les débris se montrent dans les formations beau- coup moins acniennes, appartenant aux époques oii les continents avaient émergé au-dessus des mers, où les eaux douces s'étaient séparées des eaux salées. C'est là une preuve décisive de la salure originelle d-e l'Océan , démon- trée d'ailleurs par d'autres considérations qui ont été indi- quées dans la première partie de ce livre '. Revenons maintenant aux infusoires, aux faiseurs de mondes, dont les débris se retrouvent en quantités pro- digieuses parmi les restes de la création primitive. On leur a donné le nom d'infusoires, parce qu'ils ont été d'al)ord observés dans des liquides tenant en dissolution ou en infusion des matières animales. Les dépouilles amoncelées de ces infiniment petits constituent une partie notable de la croûte solide du globe, et nous assistons 1 Voy. ch. III do la Tre partie. 170 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. encore aux phénomènes de reproduction et de destruction continues par lesquels ils ont préparé, à l'époque des an- ciennes formations géologiques, la demeure de Thomme. Selon Ehrenberg, un pouce cube du tripoli qui se forme encore aux environs de Bilin, en Bohême, contient 41 mil- lions de carapaces provenant des infusoires qui produisent cette substance friable. D'après le même naturaliste, leur puissance de reproduction est telle, qu'un million de ces animalcules peut naître en dix jours d'un seul individu. (( On comprend quel immense amas de matière ont dii dé- poser les innombrables générations qui se sont succédé pendant les longues périodes des époques primitives, et qui ont couvert de couches accumulées , mêlées aux ter- rains de sédiment, les roches d'origine ignée, première écorce de la terre. Les débris fossiles de coquilles telles que les ammonites, les nautiles, les nummulites, se trou- vent aussi en vastes amas , qui indiquent assez l'infinie multiplication de la vie dans les eaux épaisses et tièdes des mers primitives '. » D'après le géologue anglais Buck- land, les nummulites forment une partie considérable de la masse entière de plusieurs montagnes ; témoin les ter- rains calcaires tertiaires de Vérone et du Monte- Bolca, et les terrains, stratifiés secondaires des formations crétacées dans les Alpes, les monts Carpathes et les Pyrénées. Le fameux Sphinx gigantesque et la plus grande des Pyra- mides d'Egypte sont construits avec un calcaire entière- nient composé de ces foraminifères ^, très -répandus par- ' E, MargoUé. Les Phénomènes de la Mer. 2 Du latin foramen, trou, pore, et fero , je porte; parce que ces ani- maux sont pourvus d'une coquille lenticulaire à l'extérieur, sans ouverture apparente, mais qui présente à l'intérieur une spirale divisée par des LES MYSTERES DE L'OCEAN. 177 tout , et qui, par leur (luaiitité innombrable, semblent, dit le docteur Chenu , vouloir racheter leur extrême petitesse. (i Le sable de tout le littoral des mers, dit le même au- teur, est tellement rempli de foraminifères, qu'on peut dire Foraiiiiiiifères. 1 Gaudryina pupoïdes. 2 Dentalina multicostat.i 3 Marginuliiia gradata. 4 Textulaire pygmée. 5 Frondicularia radiata. ti Adélosine sliiée. 7 Bulimina variabilis. 8 Cristellaria rotulatii. t> Rosalina clemeutiana. lu Orbuline universelle. qu'il en est à moitié composé. Dans une once de sable des Antilles, on en a compté près de quatre millions d'indi- vidus. Les bancs formés par les restes de ces êtres de- cloisons en une infinité de petites chambres ou cellules. On les rangeait autrefois parmi les mollusques testacés; mais M. Dujardin a démontre- que leur organisation les rattachait plutôt à l'embranchement des zoo- phytes, où ils forment la deuxième classe du sous-endiraiicliciiit'nt des radiaires ou rayonnes. 12 178 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. viennent de vérital)les obstacles qui gênent la navigation , obstruent les golfes, comblent les ports, et forment avec les madrépores des îles qui surgissent de temps à autre dans les régions chaudes du grand Océan; et ce rôle, joué ' actuellement par les espèces vivantes, l'a été également autrefois par celles qu'on ne retrouve plus aujourd'hui qu'à l'état fossile. A l'époque des terrains carbonifères anciens, une seule espèce du genre Fusuline a formé en Russie des bancs énormes de calcaire. Les terrains crétacés en mon- trent une immense quantité dans la craie blanche, depuis la Champagne jusqu'en Angleterr-e; enfin dans les terrains tertiaires de nombreuses localités, et principalement de nos environs, les calcaires grossiers en renferment une quantité infinie, et l'on a calculé qu'un mètre cube de cette pierre, extraite des carrières de Gentilly, en contenait plus de trois milliards d'individus. Paris, de même que plusieurs villes environnantes et de nombreux villages, est presque entiè- rement bâti avec des foraminifères... Ainsi ces animaux, à peine saisissables à la vue simple, changent aujourd'hui la profondeur des eaux , et ont , aux diverses époques géolo- giques, comblé des bassins d'une étendue considérable. Cela nous démontre que chaque animal a son rôle marqué, et qu'avec le temps (le temps que la nature ne mesure point) des animaux qui nous paraissent méprisables par leur peti- tesse peuvent changer l'aspect du globe *. » Ce n'est point là le seul exemple, ni même le plus curieux qu'on puisse citer de la part immense qui revient aux zoophytes dans la constitution de la croûte terrestre et du lit de l'Océan, Les foraminifères n'ont eu dans ce grand 1 Chenu. Encyclopédie d'histoire naturelle: crustacés, mollusques et zoophytes. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 179 phénomène qu'un rôle passif, consistant uniquement dans l'accumulation de leurs coquilles sur les lieux longtemps couverts par les eaux. Il n'en est pas ainsi des anlliozoaires ou polypes, dont j'ai déjà mentionné l'étonnant travail. Ceux-là ne sont pas seulement remarquables par leur fécon- dité : ce sont des ouvriers, des ingénieurs, qui édifient dans les profondeurs de la mer, avec les matériaux qu'elle tient en suspension , des monuments auprès desquels les plus gigantesques constructions des peuples anciens et modernes ne sont que des œuvres de pygmées. (( Dans la zone torride, où les lithophytes sont nombreux en espèces et se propagent avec une grande force, dit Cuvier, leurs troncs pierreux s'entrelacent en rochers, en récifs, et, s'élevant jusqu'à fleur d'eau, ferment l'entrée des ports, tendent des pièges terribles aux navigateurs. La mer, jetant des sables et du limon sur le haut de ces éeueils, en élève quelquefois la surface au-dessus de son propre niveau, et en forme des îles plates, qu'une riche végétation vient bientôt vivifier *. J'emprunte au commentateur de Cuvier, le docteur Hœfer, les détails suivants sur ces récifs et ces îles de lithophytes. Parmi les nombreuses espèces de zoophytes qui con- courent à leur formation, les plus communs appartiennent aux genres astrée, méandrine, caryophylUe , etc. Ces poly- piers sont exclusivement propres aux régions chaudes et dépassent rarement 27° de latitude nord et sud, si ce n'est en quelques endroits placés dans des conditions spéciales, comme ceux où l'Atlantique est échauffé par le Gulf- ' Discours sur les révolutions de la surface du globe. 180 LES MYSTERES DE L'OCEAN. Streani. On en trouve aussi aux îles Bermudes, par 32" de latitude nord. L'océan Pacifique offre sous les tro- piques des quantités prodigieuses de coraux On sait que l^aryophyllia lamea. ces lithophytes ont donné leur nom à la mci' de Corail comprise entre la côte nord -est de la Nouvelle -Hollande, la côte sud-est de la Nouvelle- Guinée, les îles Salomon, les Nouvelles -Hébrides et la Nouvelle-Calédonie. On en trouve aussi beaucoup dans les golfes Arabique et Per- LEt5 MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 181 sicjiie, ainsi que dans la partie de Toccan Indien comprise entre la côte du Malabar et l'Ile de Madagascar. Flinders donne à nn récif de polypiers situé sur la côte orientale de la Nouvelle -Hollande une longueur de 362 lieues, et il le décrit comme ne présentant aucune solution de continuité dans une étendue de 127 lieues. Il existe dans le Pacifique d'autres groupes de coraux ayant de 390 à 434 lieues de longueur sur 109 à 145 de largeur : tels sont V archipel Dangereux et celui (jue le navigateur russe Kotzebue a nommé Radack. Les bancs de lithophytes ne se développent en général qu'avec une extrême lenteur. Ehrenberg accorde à certains polypiers isolés du golfe Arabique, ayant seulement de deux à trois mètres de diamètre, une antiquité de plusieurs milliers d'années. Les récifs de coraux affectent des formes très-variées; toutefois, le plus ordinairement ils consistent, au moins dans le Pacifique, en une bande de terre sèche, circulaire ou ovale, entourant une lagune d'eau dormante peu profonde où abondent les zoophytes et les mollusques. Ces lies annulaires dépassent à peine le niveau de la mer, et l'eau qui les environne est souvent d'une profondeur dont les sondes ne peuvent atteindre la limite. Sur les trente- deux îles de corail visitées par Beechey dans son voyage à la mer Pacifique, vingt-neuf avaient des lagunes en leur centre. Le diamètre de la plus grande était de trente milles Tenviron onze lieues) ; celui de la plus petite était à peine dun mille L'aspect de ces îles avec leurs lagunes au centre n'est pas moins remarquable par sa beauté que par sa sin- gularité. Qu'on se figure une bande de terre de quelques centaines de mètres de large, couverte de cocotiers très- élevés, au-dessus desquels s'étend la voûte azurée du ciel. 182 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Cette ceinture verdoyante est limitée à l'intérieur par un banc de sable d'une lilancheur éclatante. L'extérieur est entouré d'un anneau de brisants qu'on dirait de neige, et au delà duquel on voit osciller les flots noirâtres de l'O- céan. L'eau claire et tranquille de la lagune paraît d'un vert très-vif, malgré son lit de sable blanc, lorsqu'elle est éclairée verticalement par les rayons du soleil. Le naturaliste Cliamisso, qui accompagnait Kotzebue dans ses voyages, nous apprend comment ces polypiers font des îles. « Quand le récif, dit- il, est d'une hauteur telle qu'il se trouve presque à sec au moment de la basse mer, les zoophytes abandonnent leurs travaux. Au-dessus de la ligne qu'ils ont tracée, on aperçoit une masse pier- reuse continue, composée de coquilles, de mollusques et d'échinides avec leurs pointes brisées, et des fragments de coraux cimentés par un sable calcaire provenant de la pul- vérisation des coquilles. Il arrive souvent que la chaleur du soleil pénètre cette masse calcaire quand elle est sèche, et occasionne des pertes en plusieurs endroits; alors les vagues ont assez de force pour diviser des blocs de coraux qui ont jusqu'à 2 mètres de long sur 1 mètre ou l'^jSO d'épaisseur, et pour les lancer sur les récifs; ce qui finit par en élever tellement la crête, que la haute mer ne la recouvre qu'à certains moments de l'année. Le sable cal- caire n'éprouve ensuite aucun changement, et offre aux graines de plantes que les vagues y amènent, un sol sur lequel ces végétaux croissent assez rapidement pour om- brager bientôt sa surface éblouissante de blancheur. Les troncs d'arbres entiers qui y sont transportés par les ri- vières d'autres pays et d'autres îles, y trouvent enfin un point d'arrêt après une longue course. Quelques petits ani- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 183 maux, tels que des insectes ou des lézards, sont transportés avec eux et deviennent d'ordinaire les premiers habitants de ces récifs. Même avant que les arbres soient assez touf- fus pour former un bois, les oiseaux de mer y construi- sent leurs nids; les oiseaux de terre égarés viennent y chercher un refuge dans les buissons; et plus tard enfin, lorsque le travail des polypiers est depuis longtemps achevé, Thomme paraît et bâtit sa hutte sur le sol devenu fertile ' . » CHAPITRE 111 LES JARDINS DE L'OCÉAN — LES AQUARLl La connaissance du monde marin, de son histoire, de ses phénomènes, de sa configuration, de sa flore et de sa faune passées et présentes , cette connaissance , — encore que restreinte jusqu'ici dans des limites que jamais peut- être on ne pourra dépasser, — est sans contredit une des plus belles et des plus glorieuses conquêtes du génie de l'homme. Toutes les sciences, ainsi qu'on en a pu juger par ce qui précède et qu'on le verra encore par la suite, ont concouru à cette œuvre difficile, qui sans elles ne pou- vait même être tentée : l'astronomie et la physique ont expliqué les mouvements et la circulation de l'Océan; la i Voyages de Kotzebue {\Sib-\SlS) , t. m. 184 LES MYSTERES DE L'OCEAN. chimie a fait connaître la composition de ses eaux; la géo- logie nous raconte son histoire, qui n'est, si l'on nous per- met cette expression , (pi'iin chapitre de l'histoire de la terre; enlin toutes les sciences natnrelles : la minéralogie, la b6tani(iue, la zoologie, la paléontologie, la physiologie, s'appliquent pour une part considérable à l'étude des êtres innombrables qui depuis l'origine du monde ont peuplé tour à tour ce monde mystérieux. Mais une chose nous fait défaut pour rachèveraent de cette vaste étude; ce sont les moyens d'observation. En effet, nos regards ne peuvent pénétrer dans la masse li- quide (ju'à une faible profondeur, au delà de laquelle il n'y à plus que ténèbres, et que les plus vigoureux plon- geurs ne pourraient atteindre sans être étouffés, écrasés. Nous possédons sans doute un instrument précieux, et qui a reçu depuis peu d'admirables perfectionnements : la sonde. Olle qua imaginée l'aspirant américain Brooke a déjà rendu à la science d'inappréciables services. A l'aide de cet instrument, d'une grande simplicité, on a pu re- lever avec une justesse suffisante toute l'orographie de l'Atlantique; on a pu explorer jusqu'à des profondeurs de huit kilomètres le lit de l'Océan, et en ramener des spécimens parfaitement intacts des débris de coquillages et de zoophytes dont il est tapissé. D'autre part, il n'est peut-être pas une des espèces animales ou végétales que nourrit l'Océan , dont les naturalistes n'aient étudié l'or- ganisation , qu'ils n'aient décrite et classée avec autant de certitude qu'ils ont pu faire des espèces terrestres. Et pourtant leurs investigations laissent toujours un desideratum. Nous connaissons dans ses moindres détails le monde marin; mais l'ensemble nous échappe. La mer LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 485 recèle dans ses profondeurs des arcanes (lu'ancnn rejinid ne saurait entrevoir, que notre esprit ne peut se repré- senter qu'imparfaitement en iinafïination. Dans le monde terrestre et aérien, et jusque dans les espaces célestes, la nature déroule libéralement à nos yeux ses merveilleux tableaux; nous pouvons d'un pôle à Tautre explorer toutes les parties de notre domaine ; nous pouvons fouiller les entrailles de la terre, ou, élevant nos regards vers le tirmameni, contempler l'immense panorama des mondes, mesurer les dimensions et les distances des astres, suivre leurs cours, calculer leurs orbites et jusqu'à leurs densités. Et de cet Océan, mince couche d'eau de quelques mille mètres d'épaisseur étendue sur notre petite planète, nous ne connaissons de visu que la surface et les bords. Là seulement l'homme peut prendre sur le fait la nature nep- tunienne; et ce qu'il lui est donné d'en embrasser, le carac- tère étrange et grandiose et la variété — plus grande ([u'on ne croit — des scènes que présente l'Océan dans certaines ré- gions et dans des circonstances favorables, augmentent nos regrets de nous voir réduits à des aperçus si restreints et si fugitifs, en nous faisant présumer, d'après le peu que nous voyons, la magnificence de ce que nous ne voyons pas. (( Un marin placé au milieu de l'Océan, dit Maury, éprouve, en contemplant sa surface, des sentiments analogues à ceux de l'astronome lorscpiil observe les astres et inter- roge la nuit les profondeurs des cieux. » Qu'on juge, en effet, de ces sentiments par la description suivante, qu'un savant professeur et voyageur allemand, M. Schleiden, a donnée, dans son livre la Plante et la Vie, du spectacle qui s'offre aux navigateurs dans les plaines sans limites de la mer des Tropi(pies. 186 LES MYSTERES DE L'OCEAN. « Si nous plongeons nos regards dans le liquide cristal de l'océan Indien, nous y voyons réalisées les plus mer- veilleuses apparitions des contes féeriques de notre en- fance : des buissons fantastiques portent des fleurs vi- vantes; des méandrines et des astrées massives contrastent ■■'miMk..--' Meandrina cerebriformis. avec les explanarias touffns qui s'épanouissent en forme de coupes, avec les madrépores à la structure élégante, aux ramifications variées. Partout brillent les plus vives cou- leurs; les verts glauques alternent avec le brun et le jaune; de riches teintes pourprées passent du rouge vif au bleu le plus foncé. Des nullipores roses, jaunes ou nuancées comme la pêche, couvrent les plantes flétries, et sont elles-mêmes enveloppées du tissu noir des rétipores, qui ressemblent LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 187 aux plus délicates découpures d'ivoire. A côté se balan- cent les éventails jaunes et lilas des gorgones, travaillés comme des bijoux de filigrane. Le sable du sol est jonché de milliers de hérissons et d'étoiles de mer, aux formes Astrea cavernosa, Astrea argus. bizarres, aux couleurs variées. Les flustres, les escares s'attachent aux branches de corail comme des mousses et des lichens, et les patelles striées de jaune et de pourpre s'y fixent comme de grandes cochenilles. Semblables à de gigantesques fleurs de cactus, brillantes des plus ardentes couleurs, les anémones marines ornent les anfractuosités des rochers de leurs couronnes de tentacules, ou s'éten- dent au fond comme un parterre de renoncules variées. Autour des buissons de corail jouent les colibris de l'O- 188 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. céan, petits poissons étincelants, tantôt d'un éclat métal- lique rouge ou bleu, tantôt d'un vert doré ou du plus éblouissant reflet d'argent. (( Légères comme les esprits de l'abîme , flottent les clochettes blanches ou bleuâtres des méduses , à travers ce monde enchanté. Ici se poursuivent l'isabelle violette et vert d'or et la coquette jaune de feu, noire et striée de vermillon. Là serpentent à travers les massifs les bandes marines, comme de longs rubans d'argent aux reflets roses et a/Airés, la némerte, la sépia resplendissante des cou- leurs de l'arc-en-ciel, qui tour à tour s'entre-croisent, brillent ou s'effacent. (( Et toute cette vie merveilleuse nous apparaît au milieu des plus limpides alternatives de lumière et d'ombre, qu'a- mènent chaque soufïle, chaque ondulation qui rident la surface de l'Océan. Lorsque le jour décline et que les ombres de la nuit descendent dans les profondeurs, ce jardin radieux s'illumine de splendeurs nouvelles. Des mé- duses et des crustacés microscopiques semblables à des lucioles font étinceler les ténèbres. La pennatule, qui le jour est d'un rouge de cinabre, flotte dans une lumière phosphorescente. Chaque coin rayonne. Tout ce qui, brun et terne, disparaissait peut-être pendant le jour au milieu du rayonnement universel des couleurs, brille maintenant de la plus charmante lumière verte, jaune ou rouge, et, pour compléter les merveilles de cette nuit enchantée, le large disque d'argent de la lune de mer (orthagoriscus mola, vulgairement appelé poisson lune à cause de sa forme arrondie) s'avance doucement à travers le tourbillon des petites étoiles. « La végétation la plus luxuriante des contrées tropi- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 189 cales ne peut développer une plus grande richesse de formes, et, pour la variété et l'éclat des couleurs, elle reste bien en arrière des jardins magnifiques de l'Océan, composés presque entièrement d'animaux. Cette faune ma- rine n'est pas moins remarquable par son développement extraordinaire que l'abondante végétation du lit de la mer dans les zones tempérées. Tout ce qui est beau, merveil- leux ou extraordinaire dans les grandes classes des pois- sons et des échinodermes, des méduses, des polypes et des mollusques à coquilles, pullule dans les eaux tièdes et limpides de l'Océan tropical , y repose sur les sables blancs, ou y couvre les roches abruptes, et, lorsque la place est déjà prise, se fixe en parasite, ou nage à la sur- face et dans les profondeurs, au milieu d'une végétation relativement rare. Il est d'ailleurs remarquable que la loi d'après laquelle le règne animal, qui se plie plus facilement aux circonstances extérieures, a un développement plus étendu que le règne végétal, s'applique à l'Océan aussi bien qu'à la terre. Ainsi les mers polaires abondent en baleines, phoques, poissons, en oiseaux aquatiques, et sont peuplées d'une multitude innombrable d'animaux infé- rieurs, lorsque depuis longtemps toute trace de végétation a disparu au milieu des glaces. Cette même loi s'observe également si l'on considère la direction verticale de l'Océan; car, à mesure qu'on descend dans ses profon- deurs, la vie végétale disparaît beaucoup plus rapidement que la vie animale, et même dans les abîmes oià ne pénètre plus aucun rayon de lumière, la sonde découvre encore des infusoires vivants. » Qu'il y a loin de ce féerique spectacle au peu que nous apercevons du monde marin, nous aiilics gens de 190 LES MYSTERES DE L'OCEAN. terre! Ceux qui habitent les côtes ou qui les visitent en curieux voient la mer du rivage; quelques-uns s'embar- quent pour quelque petite promenade, vont en bateau à vapeur du Havre à Trouville ou à Honfleur, ou traversent la Manche de Boulogne ou de Calais à Folkestone, à Douvres ou à Ramsgate. Hélas! le mal de mer ne leur permet de rien voir, et aussi bien Teau opaque, sombre et froide, resserrée entre ces côtes, n'offrirait à leur curiosité qu'un maigre aliment. Tout au plus verraient-ils çà et là quelques poissons sautillante la surface, quelques méduses aux reflets irisés nageant près du navire, quelques mouettes rasant de leurs longues ailes aiguës la crête immense des lames. La plage, mise à nu par le reflux des grandes marées, donne mieux que la mer elle-même la notion de ce que doit être le fond de l'abîme. Là sur le sable, dans les flaques d'eau, parmi les galets ou sur les bancs de rochers, se dé- ploie l'étonnante variété des produits de l'Océan. Le sable est émaillé d'une multitude de coquillages; des astéries (étoiles de mer), des oursins, des méduses gisent ou ram- pent sur la plage ; des chevrettes sautent dans les lagunes où nagent en tout sens de petits poissons aux brillantes écailles; des crabes courent de toute la vitesse de leurs pattes se cacher dans les crevasses des rochers au flanc desquels sont fixés des moules , des huîtres et d'autres mollusques testacés. Les bancs de roches tabulaires dispa- raissent sous les longues franges entrelacées des algues aux teintes sombres et des mousses vertes, sous les bruyères nacrées, les corallines, les spirorbes, et forment ainsi comme de vastes tapis où s'épanouissent en fleurs vivantes, en arbustes déliés, les actinies et les polypiers nains. On a donc devant soi, sur une étendue de quelques LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 191 centaines de mètres carres, facile à parcourir dans l'in- tervalle de denx marées, un aperçu assez complet de la flore et de la faune de l'Océan. Malheureusement , il y manque le milieu vivifiant de tous ces êtres; et aussi sont- ils en proie à une agitation, à un malaise visibles. Plusieurs périssent avant le retour de la nier. Mais voici que la science moderne, non moins ingénieuse dans ses procédés de vulgarisation que patiente et hardie dans sa recherche des secrets de la nature, a trouvé un moyen de nous faire assister aux scènes du monde sous- marin. Elle a créé de petits océans en miniature, de petites mers d'appartement, oii l'on peut voir à travers des murs de cristal les poissons, les crustacés, les mollusques et les zoophytes vivre de leur vie normale au sein de « Tonde amère, » parmi les rochers, les coraux et les fucus. Je veux parler des aquaria qui ont été établis depuis peu d'années dans quelques musées d'histoire naturelle, notamment au Zoological garden de Londres, et au Jardin d'acclimatation de Paris. L'aquarium de Londres est le plus ancien. Il a été inau- guré en 1832. C'est un bâtiment dont les murs et la toiture sont presque entièrement construits en fer et en vitrage, de telle sorte que la lumière y pénètre de toutes parts. Dans l'intérieur sont disposés un grand nombre de bassins ou bacs.quadrangulaires , à parois de verre, renfermant les uns de l'eau douce, les autres de l'eau de mer, qui se renouvelle incessamment. Ces bacs, garnis de coquillages, de galets , de fragments de rocher, servent^ de demeure à une grande variété d'animaux aquatiques qui, sauf l'espace et la liberté, retrouvent à peu près, dans leur prison trans- parente, les conditions d'existence pour lesquelles la nature 192 LES MYSTERES DE L'OCEAN. les a formés. Le voisinage de la mer, qui permet tle fournir toujours à ces exilés de l'eau fraîche et vive, est, pour l'aquarium de Regent's Park, une circonstance singuliè- rement favorable. La ménagerie marine peut aussi , grâce à cette proximité, être maintenue au complet, et les vides qui s'y produisent a par suite de décès » sont aussitôt comblés. Mais ce qu'on peut appeler la mise en scène de cette exhibition n'approche pas de l'arrangement artistique et des heureuses dispositions que présente l'aquarium de Paris, œuvre pourtant d'un ingénieur anglais, M. W. Alford Lloyd, qui s'est occupé spécialement, pendant plusieurs années, de ce genre de travaux. Le bâtiment, au lieu d'être une sorte de palais de cristal, comme celui de Londres, est, au contraire, en maçonnerie de briques, avec des sou- bassements et des corniches en pierres de taille. Il n'a point de fenêtres, et n'offre à l'intérieur qu'une longue galerie éclairée seulement par les deux portes situées à chacune des extrémités, et par la lumière qui pénètre à travers les viviers. Ceux-ci sont construits dans l'épaisseur du mur et disposés sur une seule rangée. La paroi qui donne du côté de la galerie et celle qui sert de couvercle sont en verre bien blanc, soigneusement poli; les quatre autres parois sont en ardoise. (3n voit d'après cela que la lumière qui pénètre dans les viviers vient exclusivement du dehors, tandis qu'une demi- obscurité règne dans la galerie. Ce système d'éclairage est d'un effet saisissant , et produit une illusion singulière. Le regard n'étant point distrait par lès objets environnants, l'attention se concentre tout entière sur le polyorama vivant qu'on a devant soi; et, comme l'idée de grandeur n'est LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 193 que relative, les tableaux prennent bientôt aux yeux des spectateurs des dimensions de plus en plus grandes, ou plutôt leurs dimensions réelles disparaissent poui- faire j)lace, dans la perception de chacun, à celles que l'imagi- nation veut bien leur prêter. La décoration de ces théâtres d'un nouveau genre, où se joue au sérieux le drame de la vie sous-marine, est d'ailleurs des mieux entendues. Ce sont des grottes de rocailles, des voûtes de coquilles, des rochers de diverses natures , ayant les formes les plus bizarres et les plus variées, au milieu desquels végètent les plantes marines et les anthozoaires. Inutile d'ajouter qu'une balustrade, qui règne d'un bout à l'autre de la galerie, tient les visiteurs à distance respectueuse des vitrines. Les viviers sont au nombre de quatorze, sur lesquels quatre seulement contiennent des animaux d'eau douce ; les dix autres sont réservés aux habitants de la mer. La capacité de chacun est de mille litres ou un mètre cube. Ils sont alimentés d'eau de mer par un appareil particulier, qui établit dans tous les bassins un courant continu. L'eau est fournie par trois réservoirs souterrains, dont le plus grand a une capacité de 22,000 litres, et les deux autres peuvent contenir 5,400 et 3,600 litres. L'appareil qui la fait circuler est une machine hydraulique et pneumatique qui peut fonctionner environ vingt -trois heures sur vingt- quatre, et permet de se servir pendant assez longtemps de la même eau, toujours filtrée et aérée. Il est seulement né- cessaire d'entretenir constannnent les filtres en bon état, et de compenser par une petite quantité d'eau de pluie celle qui se serait perdue par l'évaporation dans les viviers. Comme beaucoup d'animaux maiins ont besoin d'alter- 494 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. natives d'immersion dans Teau et d'exposition à l'air, on s'est ménagé le moyen de produire un flux et un reflux artificiels : ce qu'on fait la nuit, afin de ne pas nuire à la beauté du coup d'œil pendant le jour. Notons aussi qu'un système d'écrans est adapté aux ouvertures qui éclairent les viviers, afin de n'y laisser entrer que la quantité de lumière qui convient aux animaux, et en même temps d'éviter la formation d'une quantité trop considé- rable de conferves ; cette végétation a été longtemps un des plus sérieux obstacles à la réussite des aquaria. Du reste, les glaces sont nettoyées tous les jours avec soin des dépôts qui s'y produisent, et qui ne tarderaient pas à les obscurcir. Ce qu'on peut reprocher à l'aquarium du jardin d'accli- matation de Paris, — et ce reproche s'applique également à celui de Londres, — c'est d'être établi sur une trop petite échelle. Malgré l'illusion fort habilement préparée qui résulte de la disposition des viviers, l'effet obtenu est loin de ce qu'il serait si l'on avait pu y affecter des capitaux suffisants pour donner aux réservoirs et aux bassins de plus grandes dimensions K Car toute la question est là : Les 1 Qu'on veuille bien se rappeler ici ce que je disais quelques pages plus haut de la facilité avec laquelle l'eau de mer meurt et se corrompt lorsqu'elle est en petite quantité et séparée de la masse. Il est certain que les animaux marins trouveraient des conditions beaucoup plus favo- rables, qu'ils seraient plus vivaces et mieux portants, dans de vastes bassins où l'eau de mer serait amenée de réservoirs beaucoup plus spa- cieux encore, et fréquemment renouvelée. L'aquarium du Jardin d'accli- matation de Paris a fait, depuis son installation, des pertes nombreuses. La mortalité qui y règne doit être attribuée sans aucun doute à la parcimonie qui préside à l'approvisionnement des réservoirs en eau de mer fraîche. On s'est probablement trompé aussi en admettant que l'eau de mer se conserverait mieux sous terre qu'exposée à l'action de la LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 495 difficiillés d'exécution sont secondaires, et toutes se résou- draient aisément si l'argent ne manquait point. On pour- rait alors exposer aux regards du pul)lic non plus seule- ment quelques douzaines de petits animaux étroitement emprisonnés, quelques chétils échantillons de végétaux marins, mais un choix plus varié et plus abondant des principaux représentants de la faune et de la flore océa- niennes. Et ce n'est pas à une société de particuliers, animés sans doute d'un zèle sincère pour la vulgarisation des sciences, mais dont les intentions lil)érales sont né- cessairement limitées par l'étal de leur furtune , c'est à notre Muséum d'histoire naturelle, pourvu de ressources mieux en rapport avec sa haute mission, qu'il appartien- drait d'élever à la science un semblable monument. Alors ce bel établissement, qui déjà dans son étroite enceinte, avec ses collections écourtées et mal entretenues, et ses maigres revenus, excite l'admiration des étrangers, de- viendrait enfin ce que, dans la pensée de ses fondateurs, il devait être un jour, à savoir : un abrégé de la création, une exposition universelle et permanente des œuvres de la nature. lumière. On a oublié cet aphorisme d'Hippocrate , confirmé par la science contemporaine : « Sol aquas illustrât et castùjat. Le soleil clai-ifie et purifie les eaux. » 496 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. CHAPITRE lY LES FOSSILES Nous avons Yu les imperceptibles et infatigables ouvriers de rOcéan élevant du fond de ses abîmes des récifs qui peu à peu montent juscpi'à la surface, grandissent, émergent et forment au milieu du désert liquide des oasis couvertes de verdure. Nous avons vu les matériaux élaborés par les foraminifères tapisser le lit des mers sur des étendues et des épaisseurs telles, que Buckland a pu dire avec raison que les ossements des éléphants, des cétacés, des géants de la création, occupent dans Tenveloppe solide du globe une place incomparablement moindre que les dépouilles microscopiques des iufusoires. L'œuvre de ces petits êtres est immense. Ils remplissent une double mission : la plus apparente, celle d'architectes, de terrassiers, n'est que secondaire ; la principale consiste dans l'incessante épura- tion des eaux de la n^^Là est vraiment leur raison d'être, leur brevet d'immortalité.' Ils sont à la fois le point de départ et les agents conservateurs de la création océa- nienne. M. Margollé remarque judicieusement que dans l'Océan primitif, dont ils furent les premiers habitants, aux épo- ques des plus formidables révolutions géologiques, ils ont échappé constamment aux causes de destruction si fré- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 197 quentes, si terribles alors, et qui ont anéanti tour à tour des espèces bien supérieures. Il attribue cette indemnité à leur petitesse même, à leur jurande vitalité, à leurs ingé- nieuses constructions, à leurs coquilles très-solides qui les protégeaient, entin à leur nombre prodigieux. 11 me parait négliger justement la raison supérieure à laquelle ils ont dû ces moyens de défendre leur vie, de perpétuer leurs espèces. Celte raison, c'est qu'ils étaient dès le principe et, qu'ils sont restés nécessaires au développement et à l'entre- tien des animaux d'ordres plus élevés, d'organisations plus parfaites, au profit desquels s'accomplit leur continuel travail; c'est qu'ils sont indispensables aussi, comme on l'a va plus haut, à la circulation océanique. Ils ont donc vu paraître et disparaître successivement d'innombrables générations d'êtres de toute forme et de toute grandeur ; eux seuls sont demeurés et n'ont subi que des modifications secondaires; leur organisation extrêmement simple a pu s'accommoder des conditions diverses de température et de composition chimique, auxquelles ils ont été soumis. Au- jourd'hui encore on ne les rencontre guère en moins grande abondance dans les mers glacées des pôles que dans les parages brijlants de l'équateur et des tropiques. Ils ont suivi sans difiiculté les déplacements des eaux qui ont noyé des populations entières d'animaux et de végétaux ter- restres, et laissé périr sur- le lit desséché des anciennes mers des myriades d'animaux marins. Et telle est leur fécondité, telle est leur insensibilité ou, si l'on aime mieux, leur résistance inerte aux influences extérieures, qu'ils se fussent multipliés au delà de toute mesure si des légions d'animaux voraces n'étaient venues mettre un frein à leurs envahissements. 198 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. C'est ainsi que dans la nature entière, les différentes espèces servent à la fois à se conserver et à se limiter réci- proquement; que Téquilibre se maintient, et que les êtres vivants se détruisant et se reproduisant à chaque instant, la quantité de vie sur le globe reste toujours sensiblement la même. Cette loi fondamentale n'est nulle part plus ma- nifeste que dans le formidable tourbillon du monde marin. L'esprit profondément religieux du commandant Maury a vivement senti l'austère beauté de cet ordre inaltérable qui résulte précisément d'une cause propre, en apparence, à produire un effet entièrement contraire; je veux dire de la lutte qui se livre sans cesse et partout entre la vie et la mort. (( Quand on contemple, dit- il, les œuvres de la nature, on est nécessairement frappé de l'admirable système de compensation qui y a présidé , et de l'exactitude avec la- cpielle tout y est balancé. Mille agents divers accomplissent des fonctions distinctes et nettement tranchées, et pourtant l'équilibre de tous ces éléments est si parfait, que la plus entière harmonie règne dans l'ensemble. » Tl faut rapporter à la même loi d'équilibre le caractère méthodique et progressif de l'œuvre cosmogonique, carac- tère sur lequel j'ai insisté en parlant des révolutions de l'Océan, et en vertu duquel l'apparition de chaque série de créatures a dû être précédée et préparée par celle d'une série d'ordre inférieur, c'est-à-dire plus simple; — si tant est que la simplicité d'organisation constitue réellement une infériorité. Les couches superposées des roches et des terrains qui constituent l'écorce du globe sont les feuillets où la science a pu lire, ainsi que dans un livre ouvert, l'histoire des créations successives qui ont précédé celle LES MYSTERES DE L'OCEAN. i99 dont l'homme a été le couroniiemont. C'est de là qwo je vais extraire, pour les mettre sons les yeux du leeteur, les types les plus remaïquables de l'antique faune océanienne. 1 Ammonite Rhotomagensis. '^ Ammonite giganteus. 4 Ammonite vertebralis 2 Am.monite Gulielmi. Les premiers animaux qui prirent naissance, après les infusoires et les zoopliy tes microscopiques , dans les eaux encore épaisses et tièdes des mers primitives , furent, dans la classe des zoophytes, des radiaires ou rayonnes de la famille des échinodermes : astéries et oursins, dont les or- 200 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. planes plus nombreux présentent une disposition symétri(|ue (ju'on ne trouve pas dans les infusoires; encrinites ou lis de mer, pentacriniteset apiocrinites. « Ces beaux zoophytes, qui ressemblaient à des fleurs, dit M. IMargoUé, recou- vraient le fond de la mer où ils étaient fixés, s'élevant, '^ "AR^iLMT Ammonite catena. comme une forêt sous-marine^ à une hauteur de plusieurs mètres. Les diverses parties solides de leur corps avaient déjà quelque analogie avec celles qui constituent le sque- lette des animaux supérieurs, et formaient ainsi, autour dune tige ou colonne vertébrale, une charpente très-com- pliquée destinée à protéger les organes et à donner un point d'appui au système musculaire. Les osselets pétrifiés de cette famille remplissent de nombreuses couches calcaires, LES MYSTERES DE I/OGKAX. 201 OÙ se trouvent surtout des débris de pentaeriniles et d'en- crinites-lis. » Viennent ensuite des l)ryozoaires, des inoUuscoïdes, puis des mollusques proprement dits, tous protégés par de Tories coquilles. Ceux-ci sont des hranchiopodes, des plé- ropodes, principalement des céphalopodes. Parmi eux il faut citer principalement les ammonites et les nautiles. Le Ammonite serratus. premier de ces deux genres est entièrement fossile. 11 com- prend les co(juillages généralement connus sous les noms de cornes d'Ammon, à cause de leur ressemblance gros- sière avec les cornes d'un bélier. Leur forme est en ell'cl celle d'une spirale enroulée sur elle-même et comprimée sur les côtés. Leur cavité est partagée en une iniiltitiidc de compartiments, par des cloisons (pii semblent a\()ii' eu pour 20-2 LES MYSTERES DE L'OCEAN. objet (raiigmenter leur résistance à l'énorme pression de Teau, en même temps que les cellules, en se remplissant d'air, permettaient à Tanimal de remonter et de flotter à la surface. Cette disposition se retrouve également dans les nautiles, ce qui fait supposer que les animaux qui habi- taient ces sortes de navires submersibles à volonté ilcvaient avoir avec ces derniers la plus grande analogie. .f;fj)r^f^^ Ammonite annatiis. Les ammonites se trouvent presque partout dans les ter- rains oolilhiipies et crétacés; elles abondent surtout dans les premiers, depuis le lias jusqu'aux couches les plus superficielles. On en connaît un assez grand nombre d'es- pèces, dont plusieurs sont de grandes dimensions et atteignent un diamètre de 3i à 36 centimètres. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 203 Quant aii\ nautiles, tant fossiles (|n(> contemporains, il ne faut pas les confondre avec les argonaiilcs, dont il existe encore trois espèces voisines sans doute, mais dis- tinctes du p;enre nautile, et dont nous parlerons au cha- pitre sui\aiit. 1 Nautilus giganteus 2 Nautilus undulatus. U Nautilus rocralis. A des époques moins anciennes apparaissent successive- ment bien d'autres espèces de mollusques testacés, dont les coquilles se voient dans le grand dépôt conchylien de lu 204 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. période triasiqiie, et dans les calcaires plus compactes de la période jurassique. Ici des gryphées, des avicules, et une iiuître énorme, la lijna girjantea, sont associées à quelques espèces d'ammonites dilTérentes de celles des époques anté- rieures. 1 Triloliite ( Ilarpides). 1 Trilobito (Calyménides). Le plus ancien des crustacés est le robuste trilobite, contemporain des mollusques brauchiopodeset ptéropodes du terrain silurien. Les trilobites, dont les débris ont été regardés longtemps comme devant se rapporter à des co- quilles à trois lobes (d'où leur nom), étaient répandus jadis dans les contrées les plus éloignées, car on en a dé- couvert des restes dans les diverses parties de l'Europe, dans le sud de l'Afrique et dans les deux Amériques. On en connaît aujourd'hui plus de deux cents espèces. C'étaient des animaux trapus, à grosse tête ovale en forme de bou- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 205 cher, sans antennes; leur thorax, composé d'un jioinl)re variable d'anneaux, était divisé en trois régions par deux sillons longitudinaux; leur al)domen n'était pas bien dis- tinct du thorax. On n"a vu sur leur dépouille aucune trace de pattes; mais plusieurs d'entre eux avaient la faculté de se replier en boule, comme font nos cloportes. Ils possé- daient en outre un appareil visuel très-développé, qui nous apprend, comme le remarcpie M. E. Margollé, que les mers 1 Trilobite (Lichasides). 1 Trilobite (ParadoxiJes). au sein desquelles ils vivaient avaient acquis assez de lim- pidité et de transparemce pour doiuier accès, juscpià une assez grande profondeur, aux rayons du soleil. Les poissons commencent à se montrera partir de l'étage silurien supérieui'. Les premiers en date sont le pteraspis 206 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et le ptcrlchthys, dont les dures nageoires semblent à la fois destinées à la défense et à la locomotion ; le cepha- laspis de Lyell , et les acanthodes aux nageoires pres([ue microscopiques et aux dents inégales. A ces premiers re- présentants de la classe des poissons ont succédé une multitude d'espèces. M. Agassiz n'en compte pas moins de vingt-cinq mille, toutes disparues. Ces espèces, en 1 Ptcraspis truucatus. 2 Pleraspis Banksii. ?> Ganoïde poisson. général, ditlerent peu, quant aux caractères essentiels, des poissons d'aujourd'hui. On en cite une, cependant, celle des ganoïdiens, — propre à l'époque représentée dans la série géologique par le terrain penéen ou permien, — qui avait encore, comme les crustacés, le corps enfermé dans une carapace, ou couvert d'une cuirasse d'écaillés LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 207 osseuses propres à garniilir r;niimal contre les chocs des débris entraînés par les mouvements tumultueux de la mer. Mais on sait que certains poissons contemporains, les requins, sont aussi revêtus d'une épaisse et dure cui- rasse qui ne craint d'autres armes que celles de Tlionime. osïïË!5^^ il II II 0 I Ptorirlithys Millorii. 2 Coccosteus decipions. Jusqu'à présent donc on n'observe, entre les habitants primitifs de l'Océan et ceux qui y vivent depuis la créa- tion de l'homme, que des différences secondaires. La fa- mille môme des squales est représentée dans le teri'ain houillier par des individus dont les dents formidables et la 208 LES MYSTERES DE L'OCEAN. puissante ossature rappellent nos plus grands reptiles. Leurs dents paraissent plutôt destinées à broyer des co- quillages ou des crustacés qu'à couper une proie charnue, qui A raisemblablement n'existait pas encore. Cepïmlaspis Lyelli On trouve aussi dans le lias des ossements d'un requin, Ihybodus, que M. Agassiz a reconnu à ses dents acérées et à ses fortes épines osseuses. Mais nous voici arrivés à un groupe d'animaux dont on chercherait vainement les analogues dans l'époque actuelle. LES MYSTÈRES DE I/OCÉAN. 209 Les premiers sauriens (du grec ffaCpo;, lézard) avaient fa il leur apparition dans le terrain houiilier en même temps que les crustacés suceurs ou xiphosures, et les grands scorpions qui commencent à cette époque la classe des insectes. Dans la période du calcaire conchylien, les sau- riens acquièrent des dimensions gigantesques. On voit - -^-^s^-^^^m 'ilf Diplacanlluis striatus. apparaître alors le palœosaurus , le thccodontosaurus et plusieurs espèces de notJwsaurus. Enfin c'est dans ce lias (ju'on trouve les ossements de ces êtres étranges, moitié poissons, moitié crocodiles, dont la présence dénote la fin du règne exclusif de Neptune, et dont les dimensions colossales montrent quelle était alors la puissance de dé veloppement du règne animal. Les plus extraordinaires de ces monstres amphibies (|ui infestaient les mers et les 210 LES MYSTERES DE L'OCEAN. côtes sont sans contredit Vichthyosaurus et le plesiosaurus. Georges Cuvier, guidé par ces lois admirables de corréla- tion des organes dont la découverte est la gloire de Tana- tomie comparée, a donné une description complète de ces êtres bizarres, « ceux de tous les animaux fossiles qui Ichthyosaurus chiroligostinus. ressemblent le moins à ce que l'on connaît, et qui sont le plus faits pour surprendre le naturaliste par des combi- naisons de structure qui, sans aucun doute, paraîtraient incroyables à quiconque ne serait pas à portée de les observer lui-même. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 21 « Dans le premier genre, continue Cnvier, un museau de dauphin, des dents de crocodile, une tête et un sternum de lézard , des pattes de cétacé, mais au nombre de quatre; enfin des vertèbres de poisson. 1 Plesiosauius ilolicliodoiiiis. 2 Squelette du plésiosaure. « Dans le second, avec ces mêmes pattes de cétacé, une tête de lézard et un long cou semblable au corps d'un ser- pent : voilà ce que le plesiosaurus et Tichtliyosaurus sont venus nous offrir, après avoir été ensevelis pendant tant de milliers d'années sous d'énormes amas d(; pierres et de 212 LES MYSTERES DE L'OCEAN. marbres : car c'est aux anciennes couches secondaires qu'ils appartiennent. On n'en trouve que dans ces bancs de pierre marneuse ou de marbre grisâtre remplis de pyrites et d'ammonites, ou dans les oolitlies, tous terrains du même ordre que notre chaîne du Jura. C'est en Angleterre surtout que leurs débris paraissent abondants; aussi est-ce au Plesiosaurus macrocephalus. zèle des naturalistes anglais que la connaissance en est due. Ils n'ont rien épargné pour en recueillir beaucoup de dé- bris, et pour en reconstituer l'ensemble autant que l'état de ces débris le permet. » Le célèbre paléontologiste anglais R. Owen a réuni dans une famille, celle des énaliosauriens \ les nombreux ' Du grec èv, dans, a/,o;, mer, et «raupoç, lézard : lézards vivant dans la mer. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 2!r5 représentants des genres ichthyosauriis , plesiosaurus et pliosaurus. Le premier renfermait pkisienrs espèces , dont (jiielqnes-iines de taille gigantesqne. On a trouvé des restes fort bien conservés d'individus mesurant jusqu'à dix mè- tres, dont deux pour la tête seule. Chez les plesiosaurus, au contraire, la tête était petite; le cou n'avait pas moins de trente vertèbres; le corps et la queue étaient plus gros, et les nageoires plus allongées que dans le genre précé- dent. Les pliosaurus se rapprochent beaucoup des plesio- saurus; ils s'en distinguent toutefois par une tête plus forte et par un cou plus court. C'étaient des animaux de grande taille; leurs membres ressemblaient à ceux des plesiosau- rus. On a découvert leurs ossements en Angleterre, dans l'argile de Kimmeridge et d'Oxford. On suppose que ces monstrueux amphibies remplissaient à l'époque jurassique la fonction actuellement dévolue aux cétacés : celle d'arrêter dans l'Océan l'excessive multipli- cation des mollusques et des poissons. Les iclithyosaurus étaient particulièrement doués pour cette œuvre de des- truction. Leurs yeux étaient d'une grosseur extraordinaire; leur puissance de vision leur permettait à la fois de décou- vrir leur proie aux plus grandes distances, et de la pour- suivre pendant la nuit ou dans les obscures profondeurs de la mer. On a vu des crânes d'iclithyosaurus dont les cavités orbitaires avaient un diamètre de 35 à 36 centimètres. Dans la plus grande espèce, les mâchoires, armées de dents aiguës, ont une ouverture de près de deux mètres. La voracité de ces animaux les exposait assez fréquenunent à perdre leurs dents; mais ces dents, comme celles des cro- codiles, ne tardaient pas à être remplacées. Leur appareil digestif était proportionné à la dimension de leur gueule. 214 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. LY'stoniac oct'n])aiL la plus grande [)arlio du corps, cl. pou- vait recevoir les proies que riclithyosaiirus engloutissait la plu|)art du temps sans les mâcher. En outre, la structure particulière de ses organes respiratoires permettait à l'ani- mal d'y emmagasiner une grande quantité d'air et de res- ter très-longtemps sous l'eau. Ses pieds palmés, semblables aux vigoureuses nageoires de la baleine, faisaient de lui un excellent nageur; mais il est probable que, jeté à la côte, il pouvait à peine ramper sur le sable ou sur les rochers. La voracité des ichthyosaurus ne respectait pas même leur propre espèce : on a reconnu des os de jeunes individus parmi les débris de toute espèce d'animaux, à demi di- gérés, qui se trouvent à l'intérieur du squelette des grands adultes. Quant au plesiosaurus, les petites dimensions de sa tête et son col mince et allongé supposent chez lui des appétits analogues à ceux de nos grands serpents. Il est, du reste, comme l'ichthyosaurus, remarquable parle volume relative- ment énorme de ses yeux. Les proportions de leur tronc et de leur queue étaient à peu près celles des quadrupèdes ordinaires; mais par la structure de leurs côtes, ils rappel- lent les caméléons. « 11 est probable, dit M. E. Margollé, que cet étrange animal, qui ne pouvait, à cause de la lon- gueur de son cou, se mouvoir rapidement à travers les flots, nageait à leur surface ou se tenait près du rivage dans des eaux peu profondes oii, caché au milieu des algues, il pouvait à la fois guetter sa proie et se soustraire à la vue des ichthyosaures, ses plus redoutables ennemis. » Auprès de la famille des énaliosauriens se placent celles des mosasauriens et des dinosauriens. La première em- prunte son nom à la Meuse (Musa'), parce que les restes LES MYSTERES DE L'OCEAN. 215 des animaux qu'elle comprend ont été découverts sur les l)ords de cette rivière, dans la craie de Maëstricht. On n'en connaît qu'un seul genre et quelques groupes, dont l'his- toire est incomplète. ■ « Les fameuses carrières de lu (Tau de la montagne de Mosasaurus (tête). Saint-Pierre, près de Maëstricht, dit Guvier, ont donné, à côté de très- grandes tortues de mer et d'une infinité de coquilles et de zoophytes marins, un genre de lézards non moins gigantesques que \e megalosaurus (dont nous allons parler ci-après), et qui est devenu célèbre par les recher- ches de Camper et par les figures que Faujas a données de ses os, dans son histoire de cette montagne. « Il était long de vingt -cinq pieds et plus; ses grandes 216 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. mâchoires étiiient armées de dents 1res- fortes, coniques, nn peu anpiées et relevées d'une arête, et il portait aussi quelques-unes de ces dents dans le palais. On comptait plus de cent trente vertèbres dans son épine, convexes en avant, concaves en arrière. Sa queue était haute et plate, et for- mait une large rame verticale. M. Conybeare a proposé de l'appeler mosasaunis. » Ce nom a été adopté par les natu- ralistes préférablement à celui beaucoup trop vague cV ani- mal de Maëstricht, donné à cet animal fossile par Faujas de Saint-Fond, qui l'avait pris pour un crocodile. La famille des dinosauriens [hvjk, en grec, signifie for- midable, énorme) est un groupe de reptiles gigantesques découverts en Angleterre par Buckland et Mantell. Cette famille renferme trois genres. Le plus remarquable est le mégalosaure de Buckland, sorte de crocodile marin qui, avec la forme des lézards et particulièrement des monitors (crocodiles du Nil), dont il avait les dents aiguës et dente- lées, atteignait une taille si énorme qu'en lui supposant, dit Cuvier, les proportions des monitors, il devait dépasser vingt -trois mètres de longueur. C'était un lézard grand comme une baleine. Cependant Owen ne lui accorde que dix mètres. A la même famille appartient V iguanodon, dé- couvert par Mantell. Mais la forme des dents de cet ani- mal, dont la taille devait être d'environ neuf mètres, in- dique qu'il se nourrissait de végétaux. M. OAven pense qu'il était plus élevé sur ses jambes qu'aucun reptile connu. Mais voici sans contredit le plus bizarre de tous ces anciens habitants de l'Océan. C'est un animal qui tenait à la fois du reptile, de la chauve-souris et de l'oiseau. On l'a nommé ptérodactyle, parce que le cinquième doigt de ses membres antérieurs s'allongeait prodigieusement en une LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 217 tige formée de quaire phalanges, eldeslinée évidemment à soutenir une membrane formant une aile aussi puissante que celle des grandes roussettes. Le museau s'allongeait aussi en une soi'le de bec armé de dents semblables à celles des reptiles, u II est probable, ditBnckland, que les pté- rodactyles possédident la facilité de nager, comme la Pterodactylus crassirostris. chauve-souris vampire, et que les plus grandes espèces se nourrissaient de poissons sur lesquels ils se précipitaient à la manière des oiseaux de mer. Leur tête était très- forte et très-développée ; leurs yeux énormes ont porté Cuvier à conclure que c'étaient des animaux nocturnes. Les mem- bres antérieurs, convertis en ailes, portaient des doigts allongés, armés de griffes. Le volume et la forme des pieds 218 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. prouvent que ces animaux pouvaient se tenir debout avec fermeté, les ailes pliées , et possédaient ainsi une progres- sion analogue à celle des oiseaux; comme eux aussi ils ont pu se percher sur les arbres en même temps qu'ils avaient la faculté de grimper le long des rochers et des falaises, en s'aidant des pieds et des mains, comme le font aujourd'hui les chauves-souris et les lézards. » « Ce qui frappe surtout dans ce singulier animal , dit M. le docteur Hœfer, c'est l'assemblage bizarre d'ailes vi- goureuses attachées au corps d'un reptile; l'imagination des poètes en a seule fait jusqu'ici de semblables. De là la description de ces dragons que la Fable nous représente comme ayant, à l'origine des choses, disputé la possession de la terre à l'espèce humaine, et dont la destruction était un des attributs des héros fabuleux, des dieux et des demi- dieux . a Aujourd'Inii un seul reptile est pourvu d'ailes; c'est le lézard-dragon de Java; mais ces dragons modernes, de très-petite taille, ne sauraient être comparés au ptérodac- tyle de l'ancien monde : leurs ailes, trop faibles pour frapper l'air et les faire voler à la manière des oiseaux, ne servent qu'à les soutenir comme un parachute lorsqu'ils sautent de branche en branche. » Il ne faudrait pas croire, du reste, que les ptérodactyles approchassent des dimensions colossales des autres reptiles marins qui viennent d'être décrits. C'étaient, au contraire, des animaux de petite taille; leur envergure, dans les plus grandes espèces, ne dépassait pas 3o centimètres. D'après M. le docteur Chenu, le ptérodactyle à long bec (ptero- dactylus longirostris d'Owen) présentait les dimensions sui- vantes : longueur de la tête, 104 millimètres; longueur du LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 219 COU, 80 millimètres; longueur du tronc, 08 millimètres; longueur de la queue, 18 millimètres : ce qui donne une longueur totale d'environ 26 centimètres. A mesure que l'ère des révolutions géologiques approche de son terme, que les continents se forment et se dessinent, que les mers se circonscrivent dans leurs bassins définitifs, que la température générale du glol)e s'abaisse et que les climats se distribuent suivant des lois plus constantes, la faune terrestre et la faune marine s'enrichissent d'espèces nouvelles, de plus en plus semblables à celles que nous connaissons, et qui remplacent peu à peu celles des âges primitifs, victimes, soit des bouleversements et des cata- clysmes dont nous avons indiqué la succession dans l'his- toire de rOcéan, soit même de leur propre voracité. C'est ainsi que les reptiles monstrueux qui longtemps avaienl infesté les mers et leurs rivages , ne retrouvant plus de nour- riture suffisante , ont dû s'anéantir en dé\orant , comme les ichthyosaures, des individus de leur propre espèce, et faire place à des générations d'animaux supérieurs, tels (pie les mammifères marins : lamantins, baleines et dauphins. Ceux-ci font leur apparition dans la période dite éocène, et continuent de se développer dans les périodes suivantes : miocène et pliocène. Cette dernière a précédé immédiate- ment l'époqne quaternaire, qui touche à l'Age actuel. Les cétacés fossiles sont encore assez mal connus. On sait cependant que les baleines des anciennes mers diffé- raient sensiblement des espèces contemporaines. Leur forme était plus élancée, et la structure de leurs mâchoires, ainsi (pie la forme et la puissance de leurs dents, prouvent qu'elles ne se contentaient pas, pour leur nourriture, de petits animaux, mais qu'elles dévoraient aussi de plus 220 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. grosses proies , el qu'elles participèrent à leur tour au rôle destructeur que leurs prédécesseurs, les énaliosauriens , avaient rempli avec une si effrayante activité. Leurs osse- ments sont associés, dans les couches supérieures des ter- rains tertiaires, à ceux de diverses espèces de dauphins et de narvals, et même à quelques débris plus rares de la- mantins et de phoques. Ces animaux mammifères marquent le terme le plus élevé de la création océanienne, qui s'est arrêtée là, après avoir suivi à travers les âges et les révolutions du globe sa marche progressive, son système de compensations constantes, de transformation et de renouvellement des êtres, et fait passer la vie animale par une étonnante série de formes et d'organismes ayant tous leur raison d'être à un moment donné , et disparaissant après avoir accompli la tâche qui leur était assignée. La création terrestre avait traversé parallèlement des phases send^lables. Là aussi se retrouve la série progressive qui débute ])ar des êtres élé- mentaires, pour s'élever graduellement à des êtres supé- rieurs chez lesquels les admirables fonctions de la vie vont toujours se perfectionnant, se régularisant, et, faut -il le dire? — se simplifiant en raison même de la complication des organes ; — chez lesquels aussi, à cette perfection crois- sante du mécanisme physiologique, correspondent la beauté des formes et des couleurs, le développement des sens et des instincts, — jusqu'à ce que l'homme, chef-d'œuvre de la création, vienne régner sur l'empire si longuement préparé pour le recevoir. Mais l'étude de ce vaste sujet ne saurait entrer dans le plan de cet ouvrage, où il ne nous est possible, hélas! de contempler qu'une faible partie des merveilles du monde marin. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 221 CHAPITRE V LES ANIMAUX-PLANTES « Sons une snrface moins variée que celle des conti- nents, dit Humboldt, la mer contient dans son sein une exubérance de vie dont aucune autre région du globe ne pourrait donner l'idée. Charles Darwin remarque avec raison, dans son intéressant Journal de voyage, que nos forêts terrestres n'abritent pas, à beaucoup près, autant d'animaux que celles de l'Océan. Car la mer a aussi ses forêts : ce sont les longues herbes marines qui croissent sur les bas fonds, ou les bancs flottants de fucus que les courants et les vagues ont détachés, et dont les rameaux déliés sont soulevés jusqu'à la surface par leurs cellules gonflées d'air. » Ce sont plus encore ces lithophytes, ces madrépores arborescents qui embrassent, en largeur et en hauteur, d'immenses étendues , et dont les envahissements deviendraient redoutables, n'était l'extrême lenteur avec laquelle les polypes accomplissent leur œuvre indestruc- tible. Nous avons déjà jeté un coup d'œil sur ces forêts, ainsi que sur les riches jardins où l'Océan étale tous les brillants trésors de sa flore vivante. Arrêtons-nous encore à considérer en particulier quelques-unes de ces plantes animées qui ont causé longtemps tant de perplexités et d'embarras aux classiflcateurs : perplexités bien légitimes, 222 LES MYSTERES DE L'OCEAN. et qui n'ont cessé qu'en changeant (rol)jet, puisque aujour- d'hui, on se le rappelle, les naturalistes, ayant une fois reconnu des animaux dans tous ces êtres indécis qu'ils avaient d'abord pris pour des plantes, en sont venus à se demander si les autres êtres réputés plantes ne sont pas aussi des animaux, ou du moins des polypiers; en d'autres termes, à douter si le règne végétal n'est pas une fiction ! Les ÉPONGES sont peut-être, de tous les zoophytes, ceux dont la place dans la série des êtres a été la plus difficile à déterminer. Les anciens auteurs ne doutaient point que ce fussent des animaux, et ils leur accordaient même un rang plus élevé que ne le comporte leur organisation. C'est ainsi que Pline et Dioscoride crurent distinguer des éponges mâles et des éponges femelles, et affirmèrent qu'elles étaient douées de mouvements volontaires, qu'elles s'at- tachaient aux rochers par une force qui leur était propre, et qu'elles se dérobaient sous la main lorsqu'on voulait les saisir. Dans les temps modernes, au contraire, et jusqu'en notre siècle, on n'a plus considéré les éponges que comme des végétaux. Linné lui-même avait adopté cette opinion, qu'on trouve explicitement énoncée dans les premières éditions de son Systema naturœ. Mais on est revenu en dernier lieu à l'opinion des anciens, modifiée toutefois en ce sens qu'on leur refuse le sexe et la locomotion, sauf en leur plus bas Age; qu'on leur reconnaît au plus, à l'état adulte, une sen- sibilité et une contractilité très-bornées, et qu'en les admet- tant dans le règne animal, on ne leur y assigne, comme par grâce, que la dernière place. Leur mode de reproduction est, à ce qu'on croit, ovipare. A certaines époques de l'an- née, suivant les observations de M. Grant, de petits corps LES MYSTERES DE L'OCEAN. 223 sphéroïdaux se développent à rintérieur des éponges, tonil)ent dans les lacunes dont elles sont percées et sont expulsés avec l'eau qui les traverse. Ces corpuscules, germes reproducteurs des éponges, sont alors munis de cils, de fdaments à l'aide desquels ils se meuvent dans l'eau Éponge (Spongia Cyma). avec assez de rapidité, et vont se tixer sur un corps quel- conque d'où ils ne l)ougent plus. D'ordinaire ils choi- sissent de préférence les rochers, les pierres calcaires, el s'y creusent môme une espèce de loge qui d'abord leur '224 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. sert (rji])ri , puis leur assure, lorsqu'ils grandissent, une attache plus solide. Ce qui a valu surtout aux éponges leur brevet d'anima- lité, c'est leur composition chimique, où l'azote, élément caractéristique des matières animales, entre pour une forte part. Brûlez un morceau d'épongé, vous sentirez une /i^^'^'^>^'^<'#^^''~'-^-'^"^-^-^^- '— >^^- ^^■^'^^^' Iphitica panicea. odeur analogue à celle de la corne ou de la laine l)rûlée. Leur substance est donc une sorte de chair disposée en fibres très-ténues, plus ou moins élastiques, enchevêtrées de manière à former un tissu mou, traversé par une multi- tude de canaux de diamètre variable, qui vont se ramifiant , et soutenu par des aiguilles et des filaments en partie cal- caires et siliceux, en partie cornés, qui sont comme les os et les cartilages du zoophyte. L'éponge est imprégnée, à LES MYSTERES DE L'OCEAN. 225 l'état vivant, d'une matière gélatineuse et gluante. On en extrait même une matière grasse particulière; elle donne à l'analyse du carbone, de l'hydrogène, de l'azote, de l'iode, du soufre, du pliospliore, plus des quantités nota- bles de phosphate, de carbonate et de sulfate de chaux, du sel marin, de la silice, de la magnésie, de l'alumine et du sulfate de fer. On trouve les éponges sous toutes les latitudes, tantôt à des profondeurs considérables, tantôt plus ou moins près de la surface, ou même sur des rochers qui sont alternativement couverts et abandonnés par les (lots. Elles affectent, selon les espèces, des formes très- variables, comme celles de tubes, de vases, de globes, d'arbustes, d'éventails, etc., et ces formes sont le plus souvent très-irrégulières. Leur couleur est un blanc jau- nâtre ou un brun roux, qui n'a rien d'agréable à l'œil. La nutrition et la respiration sont pour les éponges une seule et même fonction, qu'elles accomplissent eu absor- bant l'eau aérée. Leur accroissement se fait par l'augmen- tation du parenchyme glutineux daus lequel sont déposés les éléments de leur charpente osseuse. Les parties non absorbées sont entraînées hors des oscules ou canaux par le mouvement des eaux. Si les naturalistes ont pu savoir comment les éponges se reproduisent, se nourrissent, l'es- pirent et grandissent, ils ne nous ont point appris comment elles meurent. Probablement par ossification ou pétrifica- tion, par l'invasion des éléments minéraux dans le tissu spongiaire, et par sa substitution finale à l'intégralité de ce tissu. C'est du moins ce qu'il est permis d'induire de l'exis- tence d'épongés siliceuses et calcaires qu'on a prises pour des espèces distinctes de l'éponge cornée, dont elles ne seraient que les cadavres. Autrement, je demande aux -15 22G LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. naturalistes de nous dire à quel genre de mort la nature condamne les éponges : car elles doivent mourir de façon ou d'autre, sans quoi il faudrait encore une fois les expulser du règne animal où elles ne sont entrées qu'à si grand'peine. En s'élevant dun degré sur l'échelle zoologique, on ren- contre le groupe curieux des anthozoaires, parmi lesquels nous avons signalé déjà quelques-unes de ces fleurs vivantes qui, bien mieux que les algues et les varechs, créent au sein de l'Océan des jardins et des forêts. On divise ces polypes marins, suivant leur organisation et leurs mœurs, en trois ordres, dont le plus intéressant est sans contredit celui des zoanthaires. Ces animaux ont ordinairement la forme d'un cylindre ou d'un cône tronqué, fixé inférieure- ment, mais dont la partie supérieure reste libre, et présente à son sommet une bouche entourée d'un grand nombre de tentacules etlilés simulant les pétales d'une fleur. Leur ca- vité abdominale est garnie d'une multitude de lamelles enti'e lesquelles sont placés les organes reproducteurs. L'ordre des zoanthaires comprend deux grandes familles : celle des zoanthaires charnus et celle des zoanthaires pier- reux ou madréporiques. Les premiers sont tantôt isolés, tantôt réunis en agrégations plus ou moins nombreuses; mais leurs segments conservent toujours de la mollesse et n'offrent partout qu'une consistance charnue. Telles sont ces actinies, plus vulgairement connues sous le nom (ïorties ou (ïanémones de mer, dont il a été plusieurs fois parlé précédemment, et dont on a réuni plusieurs spécimens dans les aquaria de Londres et de Paris. On peut considé- rer leur corps comme une sorte de sac adhérent par une de ses extrémités au lit de la mer, et pourvu à l'autre LES MYSTERES DE I/OCEAN. 227 extrémilo d'une ouverture qui sert à la fois à l'introduc- tion des aliments et à Texpulsion des cxcréuienls. Cette ouverture est entourée de plusieurs rangées de tentacules teints des couleurs les plus vives, et à l'aide desquels l'ani- mal saisit et maintient sa proie jusqu'à ce qu'il l'ait dé- vorée. Car ces animaux-fleurs sont carnassiers, et pour les conserver en vie et en santé dans l'aquarium , on leur four- nit de temps à autre des morceaux de viande, de poisson, ou des vers, qu'ils saisissent avec avidité. Peu d'heures après qu'ils ont mangé, ils grossissent presque à \ue dœil et manifestent une vitalité qui prouve que la nourriture, selon l'expression populaire, leur profite à souhait. Leur entretien en captivité exige du reste des précautions assez minutieuses. Ainsi, pour suppléera l'absence des courants et de l'agitation naturelle des eaux qui apportent inces- samment aux actinies leur nourriture, et éviter d'autre part l'inconvénient qu'il y aurait à laisser séjourner dans les bassins des matières animales qui ne tarderaient pas à se décomposer, on est obligé de présenter à chaque individu, au moyen dune longue pince, le repas qui lui est destiné. Il faut ensuite, toujours pour prévenir l'infec- tion de l'eau, enlever les excréments chaque fois qu'ils sont rejetés. Parmi les actinies, les mies restent constamment en- fouies dans le sable et dans les galets, d'où elles ne laissent saillir que leurs tentacules; d'autres, au contraire, sem- blent vouloir se rapprocher autant que possil)le de la surface, et élisent domicile sur les rochers qui sont presque à fleur d'eau. Bien que ces animaux restent le plus souvent fixés à l'endroit où ils se sont une fois attachés, ils peuvent cependant se déplacer et choisir au besoin uw autre séjour 228 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. qui leur convienne mieux. Ce fait a été plusieurs fois observé dans les aquaria : on a vu des anémones passer d'une pierre à une autre, grimper même le long des parois du bassin, venir quelquefois émerger à la surface et demeu- rer là quelque temps exposées à Tair, pour redescendre ensuite vers le fond. On connaît plusieurs belles espèces j,% ,°;ft^ .'«ïiîS ^^- ^;^'- -¥ ^^ ■■ï-'--- s. comme les précédents, fait partie de Tordre des zoanthaires, appartient le genre co- rail, si connu j)Our la belle substance rouge qu'il fournit à la bijouterie, et sur la nature de Uujuelle les natuialistes anciens étaient en grand désaccord : les uns le regardaient comme un minéral, les autres comme un végétal, et pas un ne soupçonnait son origine réelle. Théoplu'aste compa- rait le corail à l'hématite. Dioscoride le représentait comme un arbrisseau marin qui, tiré de l'eau, se durcissait au contact de l'air. Cette opinion fut généralement admise du- rant tout le moyen âge et jusqu'au commencement dn wuf siècle; et Marsigli vint en 170G lui donner une sorte de confirmation, en décrivant ce qu'il prenait pour les fleurs du prétendu végétal, et qui n'était autre chose que les ani- maux du polypier. Enfin cependant, grâce aux travaux de Peyssonnel ( 17o0) et à ceux de M. Milne-Edwards, on est maintenant assuré que le corail est en réalité le résultat de l'endurcissement intérieur d'un polypier voisin des alcyons, des gorgones, des antipathes et des isis. Ce qu'on prenait autrefois pour l'écorce en est la partie la pins ré- cente, et ptu' conséquent la moins consistante. C'est dans les nombreux enfoncements dont cette enveloppe est cri- blée, que se logent les animaux dont le corail est à la fois le produit et le support. Ces animaux, analogues par leur aspect aux actinies, ressend)lent assez à des tleurs pour qu'on ait pu s'y tromper. Ils sont blanchâtres et nuinis de liuit tentacules à bords frangés. « La substance tul)uleuse qui réunit les animaux entre eux, dit le docteur Chenu , est remplie de sortes de petites aiguilles crétacées, et connue '232 LES MYSTERES DE L'OCEAN. sillonnée par une grande quantité de canaux (jui commu- niquent avec les diverses cavités digestivcs; du carbonate de chaux, mélangé à une matière colorante sanguine et sécrété en abondance par l'animal, unit entre elles les di- Coraux, verses masses de polypes et produit une tige dont la gros- seur s'accroît par l'uddition de nouvelles couches, et dont rallongement se fait par suite du développement de nou- veaux animaux à l'extrémité de l'agrégation. » L'ensemble LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 233 présente Taspect d'un arbrisseau rameux très- enchevêtré, sans feuilles ni menues branches. Le diamètre du tronc ne dépasse pas vingt à vingt-cincj millimètres. La snbslance calcaire du polypier est déposée par couches concentri- {|ues. Elle est d'un grain très-fin, d'une gi'ande durcie, facile à travailler et à i)olir. La couche extérieure, — ce qu'on nomme encore communément ïécorce, — est gri- sâtre et parsemée de tubercules dont le sommet est percé d'une ouverture divisée en huit compartiments, j)our donner issue aux huit tentacules du polype. La couleur in- térieure du corail est ordinairement un beau rouge vif; mais on eu trouve aussi d'une teinte plus piÀle, quelquefois même rose ou blanchâtre. On donne aux coraux , selon leur nuance, les dénominations (V écume de sang, fleur de sang, premier, second, troisième sang. Le corail adhère au rocher par un épatement de sa base. La piofondeur à la- (pielle on le trouve varie dans de certaines limites. 11 est (pielquefois presque à fleur d'eau ; mais le plus souvent il faut l'aller chercher à 200 ou 250 mètres. On ne l'a ren- contré jusqu'à présent que dans la Méditerranée, près de Marseille, sur les côtes delà Corse, de la Sardaigne, de la Sicile et des îles Baléares, et surtout dans les parages de Tunis et de la Calle en Algérie. Ce dernier point est depuis longtemps celui qni fournit la plus grande partie du corail répandu dans le commerce. La nature marine semble se complaire à donner aux animaux inférieurs des formes imitant celles des végétaux terrestres. Les zoanthaires semblent encore dépassés sous ce rapport par un groupe nombreux, dont les naturalistes, après l'avoir joint tour à tour à la classe des molIus(jues, à celle des crustacés et à celle des annélides, ont lini par 2:m. lks mystèrks de lockan. l'aire une classe isolée qui [)ai1ici[)e à la lois des caractères propres aux trois précédentes. Ce groupe est celui des cirrliiphh's ou cirrliopodes ; êtres bizarres, d'organisation beaucoup plus complexe que les zoanthaires, mais comme eux fixés, dans Tâge adulte, à un corps submergé , immobile ou flottant, par une véritable tige plus ou moins longue, flexible, rétractile, au sommet.de laquelle s'étalent, comme une flenr ou comme un fruit, le corps et les organes de l'a- nimal. Ainsi que tous les autres animaux condamnés à Tim- mobilité, les cirrhipèdes jouissent au début de la vie d'une liberté éphémère. La nature leur laisse le temps de se chercher un domicile; mais ce domicile une fois choisi, bon ou mauvais, elle ne leur permet plus d'en bouger. Les cirrhipèdes, en se fixant, changent complètement de forme. Ils s'enveloppent dans un vêtement appelé manteau, recouvert lui-même de valves analogues à celles des mol- lus(iues testacés, mais toujours au nombre de plus de deux, et suivant tous les mouvements du manteau qu'elles pro- tègent et qu'elles cachent au besoin. Le manteau présente des traces évidentes de divisions circulaires ou d'anneaux. L'animal n'a point d'yeux. Sa bouche est un composé for- midable de mâchoires latérales et de mandibules ressem- blant à celles des plus féroces crustacés. Son al)domen est muni d'une double rangée de pieds- tentacules nommés cirrhes, et composés d'une multitude de petites articula- lions ciliées. Ces cirrhes sont au nombre de douze paires. L'animal les fait constamment sortir et rentrer par l'orifice de sa gaine. Il possède en outre des branchies (appareil respiratoire), un appareil circulatoire avec un cœur ou quekiue chose d'analogue, un système nerveux et des or- ganes digestifs. On divise les cirrhipèdes en deux familles : LES MVSTKUKS DE L'OCEAN. '■1X^ celle des anatifcs ou cirrliipcdes pédicules, et celle de? balnncs ou cirrhi|)èdes.vc55//es. La première comprend cinq genres. Le genre aruUifr proprement dil se reconnaît à sa cocpiille composée de cin(| valves rapprochées en forme de cône aplati ou de tulipe, réunies par une mendjrane et supportées par un long pé- dicule creux et contractile. C'est par la base de ce pédicule (pie l'anatife adhère aux rochers, à la quille des navires, aux morceaux de bois flottants, etc. L'espèce la plus ré- Aiintila lu'vis ( Anatife lisse). pandue dans nos mers est Vanatifc lisse. Ce nom d'anatife (du latin anus, canard) rappelle un préjugé encore très- répandu dans les contrées maritimes du nord de l'Europe, et d'après lequel cescirrhipèdes auraient la faculté miracu- leuse d'engendrer des bernaches, des macreuses, et d'au- 236 LES I\rYSTl-:RF.S DE L'OCÉAN. très volatiles |)alnii])è(les du même genre. Quelle est l'ori- gine de celle l'uhle absurde? Peut-être la grossière ressem- blance de forme qu'on trouve entre la coquille de l'anatife et un oiseau. A la famille des anatifes appartiennent aussi : Volion de 1 Pouce-pied imbriqué. ti Otion de Lluvier. Cuvier, dont le pédoncule est Irès-allongé, le test rudi- mentaire, et le corps enveloppé d'une tunique ornée de flammes de diverses couleurs; et le pouce-pied (pollicipes) , dont le pédoncule court, large et écailleux, porte des pièces nombreuses, larges à la base, aiguës à Textrémité. LES MYSTERES DK I.'OGEAX. 237 Ce ptHloMCiilo, CCS pièces cliarmics et les cils (|iii en occu- pent le centre, oITrent une riaj)pantc ressemblance avec les organes essentiels d'une llcnr. Dans la famille des balanes (de balanus, gland), le genre- type est celui des haianes proprement dits. Ces animaux Balanus balanoïdes. sont contenus en entier dans une espèce de cocpiille courte, conique, composée de plusieurs pièces articulées, et sessile, c'est-à-dire fixée directement et sans tige sur son support. Leur ressemblance éloignée avec le fruit du chêne leur a valu le nom de glands de mer. Leur fécondité est prodi- gieuse. Ils tapissent quelquefois les flancs des navires en si grand nombre, (prils en ralentissent la marche. Ils agitent leurs cirrhes dans Teau avec une grande vitesse. A Laide des plus longs ils déterminent un petit tourbillon où s'en- 238 LKS MYSTÈRES DE L'OCÉAN. gagent les animalcules dont ils font leur proie, et qu'ils saisissent et retiennent avec les cirrhes les plus courts. Mais au moindre danger ils deviennent immobiles, et s'enfer- ment dans leur manteau et dans leurs valves. Les balanes sont répandus dans toutes les mers, et Ton rencontre les mêmes espèces dans des parages très-éloignés et des climats très-différents; de sorte qu'il est fort difficile de dire de quelle région ils sont indigènes. Leur chair, quoique peu succulente, sert à la nourriture des habitants de certaines côtes. Les i)alanes d'Egypte étaient fort estimés des anciens Grecs, et l'on dit que les Chinois mangent le balane lulipp, au sel et au vinaigre, comme un mets très-délicat. CHAPITRE YI ÉPAVES VI V A N T E S Lorsqu'on se promène sur la plage après le reflux de la mer, on rencontre fréquemment sous ses pas des objets singuliers, ressemblant à de petites masses d'une sul)stance molle et diaphane d'apparence nacrée ou opaline, quelque- fois incolore, [)lus souvent teinte de nuances irisées, de bleu, de rose, de violet, de lilas. En les examinant de près, on reconnaît qu'elles sont composées d'un disque plus ou moins ])on)bé en forme d'ombrelle ou de cloche, et de divers appendices qui tantôt bordent comme une fiange LES INIYSTERES DE 1/OGEAN. 'Ï.V.) délicate le limbe du disque, tantôt partent du centre de sa concavité. En mer, on voit à chaque instant des êtres sem- blables flotter, disons mieux, nager autour du navire, soit isolément, soit en troupes nombreuses. Leurs jolies nuances brillent alors d'un vif éclat, tjui la nuit devient pliospho- Pélagie noctiliiqiie. rescent. M. Michelet proteste avec raison contre le nom terrible de méduses qu'on a donné à ces animaux faibles, gracieux et inofïensifs. Ce nom vient sans doute de Tespcce de chevelure qui les enveloppe, et qu'on aura^comparée à 240 LES MYSTERES DE L'OCEAN. celle de la redoutable gorgone : je ne sais trop pourquoi, car les filets déliés qui constituent les organes respiratoires et manducatoires des méduses ne ressemblent guère à des serpents. Cyanée aux beaux cheveux. La taille des méduses varie depuis deux millimètres jus- qu'à trente -cinq centimètres. Leur corps est presque en- tièrement formé d'une substance gélatineuse demi -trans- parente, traversée en tous sens par des fibres et des vais- seaux. Ces fibres leur servent à imprimei' à leur ondjrelle LES MYSTERES DE L'OCEAN. 241 des contractions péristal tiques qui leur permeltont de se mouvoir, quoique lentement, au sein des eaux, et même de résister jusqu'à un certain point aux vagues et aux courants. Cependant, loiscpie le vent souffle avec force dans la direction des côtes, elles sont jetées sur le rivage où, mises à sec, elles périssent presque aussitôt. Rien donc de plus faible, de plus désarmé que ces pauvres créatures; aussi servent-elles par milliers de pâture aux animaux forts et voraces qui peuplent l'Océan. Leur unic|uc moyen de .c^;iï?-"--:'^v^,iii: ^ Ceinture de Vénus. défense est une li(jueur acre qu'elles sécrètent par les temps chauds, et qui produit à la peau, lorsqu'on les touche, une sensation de brûlure analogue à celle que causent les orties. C'est pourquoi les Grecs les avaient appeU^'s aca- Itphcs ( i/xA/ioyj , or l ie ) . 46 '2i2 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Une espèce de rayonnes, voisine des méduses, échappe au danger par sa légèreté même, par sa transparence et par son extrême mobilité. On l'a nommée ccste ou ceinlure de Vénus, parce qu'elle ressemble à un grand ruban long de près de deux mètres, large de cinq à six centimètres et garni à ses coins de folets ou cils vibratiles. Le corps de ce rayonné est pourtant très -petit, et ce long ruban n'est qu'un double appendice qui le prolonge à droite et à gauche et flotte dans les eaux avec des plis gracieux. La ceinture de Vénus est d'une consistance encore plus molle et, pour ainsi dire, plus fluide que les méduses. Tirée de l'é- lément dont elle semble une demi-condensation, elle fond, meurt, disparaît. Vivante dans la mer, elle s'aperçoit à peine, tant elle a peu de corps; ce n'est qu'un léger nuage ondoyant et azuré. Bien différents d'aspect sont ces autres rayonnes si connus, qu'on voit aussi en grande quantité sur les plages et aux creux des rochers : les échinodcrmes, plus vivaces, plus robustes que les méduses, mieux défendus par leur peau épaisse et rugueuse. Ceux-ci ne nagent point ou na- gent mal : ils rampent sur le &a])le ou s'attachent aux pierres avec les nombreux tentacules qui passent au tra- vers des trous dont leur peau est criblée. Ces tentacules sont de petits tubes terminés au dehors par un disque faisant roffîce de ventouse. La partie qui reste à l'inté- rieur est vésiculaire, et sécrète un liquide qui, à la volonté de l'animal, afllue dans le tube extérieur, le distend, ou l)ien rentre dans le réservoir, et alors le tentacule s'alTaisse. C'est en allongeant et en raccourcissant ainsi leurs cen- laines de petits pieds et en les fixant par les ventouses qui les terminent, que ces rayonnes marchent et se main- LES MYSTÈRES DE L'OCKAX. 24S lionuLMit au fond. Us possèiloiil (railloiir.s un appareil v'w- culaloiro distinct de l'appareil dip;eslif, un système ner- veux et une charpente osseuse. Ce sont en somme les plus parfaits, les mieux organisés des zoophytes. Leurs formes ne sont pas gracieuses, mais elles sont régulières et symé- triques; leurs couleurs sont lernes, mais c'est là pour eux un bienfait qui, joint à la dureté de leur enveloppe, hé- rissée en outre, chez plusieurs, d'épines acérées (d'où leur nom générique, dérivé det/hoç, hérisson, et ôiou.^, peau), les préserve de bien des dangers. Le mieux armé contre ses ennemis est Voursin, juste- ment appelé aussi hérisson de mer, chàtaiçjne de mer. Il vit solitaire et à peu près sédentaire, caché dans le sable, ou parmi les algues, ou cramponné à quelque roc. Quelques auteurs prétendent même qu'à l'aide de ses piquants il se creuse lui-même un trou dans le roc. M. IMichelet n'hésite pas à l'afTirmer, et donne à l'oursin le nom de piqueur de pierres. Le fait est qu'on trouve souvent ces animaux logés dans des cavités si régulières et si bien proportionnées à leur taille, qu'on peut croire qu'ils les ont sinon creusées entièrement, au moins agrandies et arrondies. Cela n'a rien d'improbable lorsque la pierre est de nature molle et argileuse; mais souvent ou voit des oursins logés dans du granit, et l'on a peine à comprendre comment l'animal a pu entamer une matière aussi dui'e. Le corps de l'oursin n'est qu'une boule plus ou moins aplatie ou allongée, revêtu d'une cuirasse solide, calcaiie, composée d'une multitude de pièces mobiles symétrique- ment disposées sur vingt rangs, et dont chacune porte un dard, une épine roide, cassante. Cette cniiasse est en outre percée de petits trous aussi nond)i'eux (jue ses pi- 244 LES MYSTERES DE L'OCEAN. qiinnts, et par lesquels passent les pieds ou tentacules. Une échancrure plus grande découvre la bouche, inerme chez quelques espèces, qui sont les espèces carnassières, mais munie, chez les oursins proprement dits, de cinq dents Oursins. 1 Echiuu.s Dclalandi. 2 Echinus peiforans. qui leur servent à broyer les fucus dont ils font leur nour- riture. Les oursins sont ovipares, et c'est Tovaire très- volumineux des femelles qu'on mange dans les espèces comestibles, particulièrem.ent dans Vechinus csculoitus de LES MYSTERES DE L'OCEAN. 245 Linné, lecjuel entre pour une part not;»l)l(' (hins la nour- riture des pauvres gens sur les bords de la Méditerranée. L'importance alimentaire des oursins est cependant heanconp moindre que celle d'un autre genre d'échino- dermes : les holothuries , que leur forme allongée a fait nommer communément concombres de mer. Ces animaux ont le corps à peu près cylindrique, quelquefois vermi- forme, généralement coriace, pourvu de suçoirs tentacn- laires nombreux , très-extensibles, complètement rétrac- tiles. A chaque extrémité se trouve un orifice. La bouche occupe l'extrémité antérieure; elle est entourée de tenta- cules branchus très-compliqués, que l'animal peut rentrer totalement, et qui sont portés sur un cercle de pièces osseuses. L'appareil circulatoire des holothuries est très- compliqué, leur tube digestif fort long; leurs organes sécréteurs sont nombreux, et leurs muscles puissants. Quand elles sont in(iuiétées, il leur arrive souvent de se contracter avec tant de violence qu'elles déchirent et vo- missent leurs intestins. Il v a des holothuries dans toutes les mers, et notre littoral en possède quelques espèces qui vivent sur les rochers près de la côte. Quelques-unes atteignent 33 centimètres de longueur. L'holoturie ananas ou tubulcuse est une des plus grandes ; elle loge et nourrit le singulier poisson parasite qu'on a nommé Fierasfer Fontanesii. C'est la substance coriace de ces rayonnes qui, dans certains pays, sert d'aliment. Les pauvres habi- tants des côtes de Naples en font, selon Délie Chiaje, une assez grande consommation, et les peuples de l'Asie re- cherchent avec passion une espèce d'holothurie à laquelle ils attribuent des vertus particulières. (( Célèbre depuis longtemps sous le nom de trépan (j, 2'S LES MYSTÈRES DE L OCÉAN. qiio Ini ont donni» les Malais, dil Lesson, cotlo holothurie est Tobjel trun immense commerce de toutes les îles in- diennes de la Malaisie avec la Chine, le Camboge et la Cochinchine. Des milliers de jonques malaises sont armées vi Hololliuiie ananas et son poisson parasite. chaque année pour la pèche de ce zoopliyte, et des navires anglais et américains se livrent eux-mêmes à la vente de cette denrée... Les trépangs ou les suala des habitants de Sumatra se vendent (juarante-cinq dollars le picul, et forment une des branches les plus considérables du com- I LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 247 merce de cal)otage entre Bornéo, Sumatra, les Mohicjues, les terres Papoues de la Malaisie et la Chine. » — « Du reste, ajoute le docteur Chenu, cette substance, au dire des voyageurs, n'a aucun goût spécial, à moins que ce goût ne soit masqué par l'énorme dose d"é])ices ou d'aro- mates dont est surchargée la cuisine des peuples malais. La pêche des holothuries exige beaucoup de patience et de dextérité. Les Malais, penchés sur le devant de leur em- barcation, ont dans leurs mains plusieurs longs bambous disposés pour s'adapter les uns à la suite des autres, et dont le dernier est garni d'un crochet acéré. A l'époque favorable, c'est-à-dire pendant les temps de calme, les yeux de ces pêcheurs exercés percent la pi'ofondeur des eaux, et aperçoivent avec facilité, jusqu'à une distance qui souvent, assure- t-on, n'est pas de moins de trente-cinq mètres, l'holothurie accrochée aux coraux ou aux rochers. Alors le harpon, descendant doucement, va frapper sa victime, et rarement le Malais manque son coup. Quelque- fois les trépangs se retirent loin des côtes, ou bien la rareté des calmes rend la pêche très-peu productive; aussi croit-on que les Malais se rendaient, pour pêcher ces animaux, jusque sur les côtes de la Nouvelle- Hollande, et cela longtcnqis avant que les Européens eussent abordé ces rivages ^ » On ne peut (juitter la classe des échinodermes sans dire (|uelqnes jnots des astéries ou étoiles de mer. L'espèce com- mune de nos côtes, Vaste rus rubens , a bien la forme qu'on donne conventionnellement aux étoiles célestes dans les dessins héraldiques et sur les enseignes. Les rayons, ([u'on 1 Encydojjédic dltinloirc naturelle. 248 LES MYSTERES DE L'OCEAN. prend vulgairement à tort pour des pattes, et qui font bel et bien partie du corps de ces animaux , sont en gé- néral au nombre de cinq, réunis très -symétriquement autour (Tnn disque central. Dans quelques espèces, les rayons sont beaucoup plus multipliés, et leur nombre . Astrophyton verrucosum. peut aller jusqu'à trente et au-dessus. Ils deviennent alors plus déliés, plus allongés et plus flexibles, et donnent à l'animal l'aspect d'une racine chevelue. On en peut juger par Vastrophijton verrucosum, que représente la figure. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 249 Leur diamètro est varial)lo; Tastérie commune atteint do 15 à 20 centimètres. La partie supérieure de son corps est couverte d'une peau dure, épaisse, rugueuse et de couleur rougeâtre. La partie inférieure est blanchâtre, et Ton y voit s'agiter \'onime des vermisseaux, lorsque 1 Asterias paposa. 2 Cidarites impciialis 3 Comatula Mediterranea. lanimal est vivant, ses innombrables tentacules. Au centre se trouve la ])ouche. Ehrenberg n'est pas éloigné de leur accorder un organe de la vision . 250 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. (( Les étoiles de mer, souvent petites et plus rarement de taille moyenne, sont toutes, comme l'indique leur nom, iial)itantes des eaux marines, et on les trouve à diverses profondeurs; mais beaucoup d'entre elles sont littorales, et le rellux les laisse souvent à sec sur la plage. On en connaît un grand nombre d'espèces répandues dans toutes les mers, et plus généralement dans celles des pays chauds. Les astéries proprement dites, parvenues à l'âge adulte, se meuvent avec assez de rapidité, soit en nageant, soit en rampant. Ces rayonnes se nourrissent de substances animales mortes ou vivantes; il en est de très-voraces : leur proie a été parfois retrouvée tout entière dans leur estomac. Souvent elles mangent des mollusques. Au prin- lemps et au commencement de l'été, leurs ovaires se gon- flent considérablement; elles jettent leur frai dans des lieux convenables, et surtout sur les plages sablonneuses exposées aux rayons solaires; c'est ce frai (pii, dit-on, rend les moules dangereuses à manger à une certaine époque de l'année. Sur les rivages où elles sont très-abon- dantes, on les ramasse pour fumer la terre : c'est le seul avantage que l'homme ait su en tirer '. » Le trait le plus remarquable de l'organisation des astéries, c'est leur puissance de reproduction. Un, deux, trois de leurs rayons peuvent être abattus sans compromettre non- seulement leur existence, mais l'intégrité de leur individu, Poui'vu ([u'il leur en reste un seul avec le disque central, ces pertes ne tardent pas à être réparées. Il paraît même que la chute et le renouvellement des rayons se font, dans certains cas, spontanément. Cette faculté merveilleuse ' E)icijclopè(lic d'hisloii'C nalmxllc. LES MYSTÈRES UE LOGÉAN. 251 semi)lciait indiquer, chez les astéries, une vitalité très- intense. 11 est pourtant une cause de mort à larpielle elles ne résistent guère (jue (jueUjues heures : c'est l'exil do la nier. Laissées par le Ilot sur le rivap;e, elles ne peuvent vivre. En captivité même, dans les aquaria, elles lan- i^Mu'ssent et meurent, soit faute de proies, soit parce ipi'il leur faut le mouvement des flots incessamment re- nouvelés. CHAPITUK MI LES CRUSÏAC1':S Pour restreindre l'infinie multiplication des êtres infé- rieurs et pour nettoyer ses rivages des épaves d'animaux morts ou moribonds qu'y laissent les marées, l'Océan a des êtres hideux de laideur et de voracité, mais forts, in- vulnérables, admirablement organisés, armés en vue de leur tache fatale, la guerre et la destruction. Ces animaux, ce sont les crustacés : — ne pourrait -on pas dire les cuirassés'.' — les homards, les langoustes et surtout ces affreuses araignées de la mer, à la démarche oblique, aux pattes crochues, démesurément longues dans quelques es- pèces, aux tenailles énormes, d'une force extraordinaire, au corj)s trapu couvert d'une carapace dure, épaisse, sa- vamment composée de pièces qui ne présentent entre elles aucune prise, et pourtant laissent au.x mouvements toute 252 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. liberté. On a reconnu la légion infernale des crabes, des monstres à dix pieds {décapodes). « Si Ton visite d'abord notre riche collection des armures du moyen âge, dit M. Michelet, et qu'après avoir contemplé ces pesantes masses de fer dont s'affublaient nos chevaliers on aille immédiatement au musée d'histoire naturelle voir les ar- mures des crustacés, on a pitié des arts de l'homme. Les premières sont un carnaval de déguisements ridicules, en- combrants et assommants, bons pour étouffer les guerriers et les rendre inoffensifs. Les autres, surtout celles des terribles décapodes, sont tellement effrayantes que, si elles étaient grossies seulement à la taille de l'homme, personne n'en soutiendrait la vue; les plus braves en seraient trou- l)lés, magnétisés de terreur. « Ils sont là tous en arrêt, dans leurs allures de combat , sous ce redoutable arsenal offensif et défensif qu'ils por- taient si légèrement: fortes pinces, lances acérées, mandi- Juiles à trancher le fer, cuirasses hérissées de dards qui n'ont qu'à vous embrasser pour ^ ous poignarder mille fois. On rend grâce à la nature qui les fit de cette grosseur. Car qui aurait pu les combattre? Nulle arme à feu n'y eût mordu. L'éléphant se fût caché; le tigre eût monté aux arbres; la peau du rhinocéros ne l'eût pas mis en sûreté. « Il semble que la nature favorise spécialement des serviteurs si utiles. Contre son infini fécond, elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils sont partout, sur toutes les plages, aussi diversifiés que la mer. Ses vautours, goélands, mouettes, partagent avec les crustacés la fonc- tion essentielle d'agents de la salu])rité. Qu'un gros animal échoue : à l'instant l'oiseau dessus, le crustacé dessous et dedans, travaillent à le faire disparaître. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 253 « Le crabe ininime et sauteur, qu'on prendrai! pour un insecte (le talitre), occupe les plages sablonneuses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quantité les méduses ou antres corps, vous voyez le sable onduler, se mouvoir, {)uis se couvrir des nuées de ces croque-morts danseurs qui, fourmillants, sautillants, approprient gaiement la plage, s'eflbrçant de balayer tout entre deux marées. « Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien l'instinct de la guerre, qu'ils savent employer jusqu'au bruit pour effrayer leurs ennemis. En attitude menaçante, ils vont au combat les tenailles hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela, circonspection devant une force supérieure. Au mo- ment de la basse mer, du haut d'un roc, je les voyais. Mais quoique je fusse bien haut, dès qu'ils se sentaient regardés, l'assemblée battait eu retraite ; les guerriers courant de travers, comme ils font, en un moment rentraient chacun sous sa guérite. Ce ne sont pas des Achille, mais plutôt des Annibal. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent. Ils manoent les vivants et les morts. L'homme blessé a tout à craindre. On conte qu'en une île déserte ils mangèrent plu- sieurs des marins de Drake, assaillis, accablés de leurs grouillantes légions. » En songeant à la puissance presque invincible que don- nent aux crustacés leur armure, leur vigueur musculaire, leur férocité, leur nombre, on se demande comment ces écumeurs n'ont pas encore dépeuplé les rivages, où ils ne rencontrent guère que des victimes et point d'ennemis capables de lutter contre eux à armes égales. Car, redou- tables pour tout ce peuple de mollusques et de zoophytes, qu'ont-ils à craindre, hormis dans (jnelques contrées, 2r)4 LES MYSTERES DE L'OCEAN. cerlaiiis inaniniil'ères ainpliihios ou hahitanls des cotes, lesquels encore pour la plupart ne les attacpient qu'au pis aller, cherchent de préférence des proies plus faciles à dévorer, et les aident dans leur œuvre d'extermination plu- tôt qu'ils ne les combattent? Les grands poissons, les cé- tacés aux dents d'acier qui broieraient aisément leur ar- mure et sur lesquels leurs pinces n'auraient point de prise, habitent la haute mer. Les mollusques carnassiers aux longs l)ras cril)lés de ventouses, au bec dur et crochu, n'osent les attaquer. Leur tyrannie semble donc au premier abord absolue et sans contre-poids; et l'on est tenté de cioire qu'ici la grande loi d'équilibre et de compensation subit, au profit de ces brigands invulnérables, une injuste exception. Il n'en est rien pourtant. Outre que l'homme fait presque partout aux plus forts d'entre eux, — à ceux dont la chair est la plus ferme et la plus savoureuse, — une guerre où leurs pinces, leurs lances, leurs scies et leurs cuirasses épineuses ne leur ser- vent de rien , les crustacés traversent à certaines époques des crises fatales qui otTrent aux opprimés une vengeance facile, et les livrent sans défense aux chocs du dehors et aux coups de leurs ennemis. Ces époques sont celles de la mue. 11 leur faut bon gré mal gré, à grand'peine, au prix d'efforts douloureux et quelquefois mortels, quitter leur armure, mettre à nu leur chair vive à peine couverte d'une mince et molle pellicule, et s'enterrer pitensement sous le sable, en attendant que la sécrétion calcaire se soit refor- mée et solidifiée de nouveau. A eux alors de fuir, de trembler. C'est l'heure des repré- sailles; leur cachette n'est rien moins qu'introuvable, et une fois découvert le brigand désarmé est perdu sans l'es- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 255 source. Des milliers périssent ainsi dévorés pai' (Taulres animaux ou l)royés entre les galets, écrasés, déchirés anx angles des rocs par le mouvement des vagues. La mue est plus ou moins fréquenlc selon Tespcce, selon la rai)idilé de raccroissement et selon Tàge. Elle n'a lieu qu'une fois l'an chez les décapodes; mais en revanche elle est beaucoup plus lente que dans les espèces inférieures, dont l'accrois- sement est rapide et la vie courte, et qui en deux ou trois jours réparent la perte de leur cuirasse. Il existe des crustacés incomplets, auxquels la nature n'a accordé que la moitié de l'armure défensive de leurs congénères; mais elle les a doués en échange d'un instinct qui les fait suppléer aisément à cette apparente disgrâce. Ces crustacés, dont le thorax, les serres et les grands pieds sont seuls revêtus d'un test calcaire, et dont l'alxlomen en forme de sac n'est couvert que d'une membrane molle et ridée, ce sont les pagures. Ils habitent les côtes de tous les continents et d'un grand nombre d'îles, et partout ils sont un objet de curiosité et d'amusement. Les espèces propres aux côtes de l'Europe, et en particulier de la France, sont désignées vulgairement sous les noms de cénobite , de soldat et de heniard Vermite , assez bien justifiés par leurs mœurs singulières et par l'arlifice (ju'emploient ces animaux pour se donner mieux que la cnirasse qui leui" manciue : nne maison, une forteresse portative, oii ils logent et abrilenl la partie vulnérable de leur corps, et qui laisse à leurs mouvements toute liberté soit pour la chasse, soit pour la locomotion. Le premier soin du petit jjernard l'ermite en venant au monde, est de se mettre en quête d'une co- quille univalve à sa taille et à sa convenance. \)H qu'il l'a trouvée, il s'y installe après en avoir préalablement déNoré i256 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. le propriétaire légitime, si propriétaire il y a. Lorsqu'au bout d'un certain temps, ayant grossi, il se sent à l'étroit dans ce premier logement, il le quitte et s'en procure un autre plus spacieux, où il demeure jusqu'à ce qu'un nou- veau déménagement soit devenu nécessaire. Rien de plus Bernard l'ermite et son parasite. bizarre que l'aspect de cet animal mixte, mi -partie écre- visse et coquillage, qui se traîne sur ses grandes pattes en chancelant sous le poids de sa maison. Rien de plus amu- sant que d'assister à son déménagement et aux essais réi- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 2Ù7 térés qu'il est souvent obligé de faire, avant clc rencontrer une cocjuille où il ne se trouve ni gêné ni trop au large. Le bernard Termite [paguriis bernhardus) ne le cède point aux crustacés complets sous le rapport de la voracité. 11 se ^..^yi^ ^^-et-^u ■J^V '-'"AN' -.^-F -■^-a.cifji Hoinaid américain. nourrit de petits animaux, principalement de mollusques, et même de bêtes de sa famille plus faibles que lui , et saisit sa proie avec beaucoup d'adresse. On a remarqué ])hisieurs fois l'association du bernard 17 258 LES MYSTERES DE L'OCEAN. l'ermite avec une espèce d'actinie, la sagartie parasite, qui se fixe de préférence sur les cotiuillages qu'il habite. Cette association, à vrai dire, n'est pas toujours du goût du pagure. On le voit souvent faire des efforts pour s'y sous- |l'< •:-•:"- -S.- -!".-t-,ï — '*fîîr-:; ■-' ".; \ ïf^^ï., v,;-^-;;--^®^^!^^!* rseudocarcimis géant. traire, chercher des coquillages sur lesquels il n'y ait pas de sagartie; et c'est seulement lorsqu'il a reconnu l'impos- sibilité d'éviter cette compagnie incommode, qu'il finit par s'y résigner, et qu'il consent à promener sur son dos le paresseux zoophyte. LKS MYSTERES DE L'OCEAN. 'i:)0 Les crustacés ont tous un aspect dcsa£^rca])le et (\\\\ , connue le dit avec raison M. Miclielet , serait très-elVravaiit même pour riiomnie, s'ils avaient la taille cpie le (Créateur a donnée à un assez j^rand nond)re d'animaux marins. Heureusement ils sont petits, relativement à nous, et, loin d'avoir à nous plaindre d'eux, nous les trouvons douhle- :^ Paithéiiope cpiiunise. ment utiles : d'abord par les fonctions de nettoyeurs qu'ils remplissent avec tant d'activité sur nos plages; en- suite par la saveur délicate de leur chair ferme et hlanclie. Les plus grands et les plus terribles sont des homards et des crabes. Le homard américain, avec ses pinces énor- mes, plus ou moins inégales^ est long d'environ KO cen- timètres. Le psciidocarcimts géant n'est pas moins bien armé ; son diamèlie en largeur n'est pas moindre de 40 cen- 260 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. timètres, et ses formes trapues accusent une vigueur peu commune. Mais son aspect n'est pas aussi effrayant que celui de la parthénope épineuse. Ce crabe est assez com- mun sur les côtes de la Réunion , de Maurice et de Mada- gascar. Tout son corps, ses pattes, et ses longues pinces sont hérissés de véritables épines dures, longues, acérées, ramifiées, menaçantes. Le dessin que nous en donnons ici est la copie réduite de celui qui accompagne la monogra- i4#^- Ranine dentée. phie des crustacés de la Réunion, par M. Alphonse Milne- Edwards'. La plus petite espèce comestible, la crevette, peut passer pour assez bien douée sous le rapport physique. Elle est ï Notes sur Vile de la Réunion, par L. Maillard. LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 261 svelte, agile; ses palpes et ses antennes elHlées, la crête recourbée, acérée et dentelée qui surmonte sa tête entre deux petits yeux noirs comme des points de jais, tont cela forme un ensemble (|ui devient presque joli, lors- que la cuisson a donne à la crevette cette couleur rose ([ui la rend si appétissante pour les gourmets. Mais, pour cette unique exception, combien, dans la laideur générale Pvcliuoiiuiiûii litloiMl. de rembranchement, de types où la ditïormité atteint le dernier degré de Thorrible! On peut les voir aux galeries du Muséum de Paris, et dans les ouvrages d'histoire natu- relle illustrés. Le groupe entier des décapodes brachijures (à courte queue) n'est composé que de monstres. Ils sont encore dépassés en laideur par les anomoures (à queue dif- forme, irrégulière). Je ne cite, parmi ces derniers, que la ranine dentée , animal nageur, aux pattes courtes, au corps ramassé et tronqué, aux pinces rocailleuses. Imaginez les plus détestables parasites de l'homme et des animaux 2:12 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. I(>rrcstrcs, grossis quelques centaines de fois nu micros- cope, et vous aurez une idée de la plupart des isopodes narjcurs. La classe des crustacés renferme, du reste, toute une sous-classe de parasites hideux. Voyez, par exemple, \e pychnof/onon littoral : une sorte d'araignée qu'on dirait formée de huit pattes torses, velues et crochues, et d'un 1 Limiile des Moluqiies. '2 Liiniile longue-épine. énorme suçoir. Ces parasites vivent sur et dans les pois- sons, qu'ils rongent et sucent avec l'avidité et la ténacité qui sont le propre de tous les êtres parasites. Bref, de tous les crustacés, les moins atTreux sont peut- être ceux qu'on prendrait le moins pour des animaux. Tel est le crabe des Moluques, limule dentée ou limule pohj- p/ième, type du groupe des xiphosures (queues- glaives), dont le corps est enfermé tout entier dans un double bou- LES xMYSTÈRES DE L'OCÉAN. 263 clicr, large ot arrondi en avant, aminci et liérissé en arrière, laissant à peine passer de petites pattes, et terminé par un long dard droit et aigu. Les limules sont de grande taille; elles atteignent souvent une longueur de 65 centi- mètres. Ce sont des animaux très- lents, qui ne viennent guère à terre que le soir. Ils marchent avec peine, toujours en ligne droite, et sans qu'on devine d'abord par quel moyen, car on n'aperçoit point leurs pattes. Les femelles sont plus grosses que les mâles, et quelquefois les portent sur leur dos. Dans les pays qu'habitent ces étranges bêtes, on les considère comme très-malfaisantes et comme pouvant blesser dangereusement avec leur dard aigu et souvent barbelé. Les sauvages prennent, dit-on, ce dard pour en armer leurs ilèches, et mangent la chair de l'animal. CHAPITRE VIII LES MOLLUSQUES A COQUILLES 11 est une matière répandue dans la nature avec une abondance prodigieuse : c'est celle qui résulte de la com- binaison de l'acide carbonique avec la chaux , et que , d'après les règles de la nomenclature chimique, on désigne sous le nom de carbonate de chaux. Celte substance oc- cupe dans le règne minéral une place immense, et, sous les diverses formes qu'elle revêt, constitue pour l'homme 264 LES MYSTERES DE L'OCEAN. iino (le ces richesses ([u'il apprécie d'autant moins qu'elles lui sont plus indispensables et qu'elles lui ont été plus libéralement prodiguées. Le carbonate de chaux, c'est la marne , c'est la craie , c'est la pierre de taille , c'est aussi l'albâtre et le marbre. Dans le règne animal, la même substance absorbée, élaborée et sécrétée par ces milliards de milliards d'ouvriers visibles ou invisibles dont nous avons parlé précédemment, devient pour eux aussi, — comme pour nous, — la matière dont ils bâ- tissent et façonnent leur abri, leur demeure. Le carbonate de chaux, c'est la carapace de ces innombrables foranii- nifères qui ont servi à bâtir des villes capitales; c'est le polypier du zoophyte, c'est l'armure du crustacé, c'est enfin la maison du mollusque; ce sont ces beaux coquil- lages de toutes dimensions, aux formes si variées, aux couleurs si vives, aux reflets si chatoyants, que nous ad- juirons et aimons à bon droit comme des chefs-d'œuvre de l'inimitable artiste; c'est la nacre, c'est la perle même, chantée par les poètes et mise au rang des plus précieux joyaux. Les mollusques sont tout l'opposé des crustacés, c'est- à-dire des êtres essentiellement vulnérables, sans consis- tance, mous, — leur nom l'indique. Ils ont des muscles, sans doute, quelques-uns même les ont assez robustes; mais ce qui fait la force effective des muscles , c'est le point d'appui et d'attache, c'est la charpente osseuse, — inté- rieure chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons, — extérieure chez les crustacés, car l'armure de ceux-ci n'est autre chose qu'un squelette. Donc les mol- lusques, animaux d'ailleurs assez parfaits, munis d'organes complexes, manqueraient de tous les moyens indispensables LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 265 au jeu (le leurs organes, et seniieiil en même temps livrés sans aucune défense aux emburlies de leurs ennemis, si la Nature ne leur eût donné cette faculté merveilleuse de se faire une enveloppe solide, qui leur tient lieu de squelette, j)uisque leurs muscles s'y attachent, et dans laquelle ils peuvent se retirer, s'enfermer ainsi (|u*eii une forteresse. Un très-petit nombre seulement s'en })assent, y suppléent, soit par une sorte de coquille intérieure, soit par le déve- loppement et la vigueur exceptionnels de leurs a[)pareils de locomotion, d'attaque et de défense. La presque totalité ne vivent (pie dans leurs coquilles, et périssentdès qu'(^n les en arrache. Toutefois ils ne naissent point avec cette enveloppe; mais ils ne sont pas plutôt sortis de l'œuf ([ue la sécrétion calcaire commence à se produire, et, en «pielques instants, prend assez de consistance pour pro- téger le jeune animal. L'histoire naturelle des molhisipies est donc inséparai)le de celle de leurs coquillages; aussi l'a-t-on longtemps ap- pelée conchyliologie , et cette dénomination n'a été aban- donnée que parce que, dans les rigoureux procédés de la science, une seule exception suffît, — contrairement au dicton vulgaire, — pour infirmer la règle. C'est pourquoi la conchyliologie est remplacée aujourd'hui par la malaco- logie (deaaAa/.o-, animal mou, mollusque, et /ôyo:, discours, traité). Il nous est impossible, on le comprend, de nous engager bien avant dans cette étude, qui est à elle seule une vaste science, et nous devons nous bornera quelques aperçus rapides. Aussi bien , ce que les mollusques ollVent , sans contredit, de plus intéressant à qui ne prétend point s'armer du microscope et du scalpel pour examiner à fond l'anatomie et les fonctions de leurs organes, ce sont pré- 206 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. cisémcnl leurs demeures; ce sont ces cliannants ouvrages dont les teintes riches et variées, les formes élégantes et gracieuses contrastent si singulièrement avec Taspect peu agréahle, il faut l)ien l'avouer, des êtres qui les produisent. j^ 1 Tridacne gigantesque. '2 Tridacne des Porites. Or de quelle valeur serait une description nécessairement aride, incomplète et inexacte, là où suffisent au plus le crayon et le pinceau les plus exercés? — Pour apprécier de tels objets d'art, il faut les voir, les considérer avec attention dans leurs infinis détails, dont pas un n'est à LES MYSTERES DE L'OCEAN. 267 néi^ligor. C'est là un travail , un plaisir (|uo jo rooommande à mes lecteurs, et au(|uel tous, heureusement, pourront se livrer sans difficulté, soit en se promenant au bord de la mer, soit plutôt en visitant les musées publics ou les collections particulières. ,5:-— '«a3=:c iS ^ ' [ Triton émailli''. 2 Nautile flambé. 7" .:.: ^r'/l'^'-rj^^Q^J^^^^-^ ' 3 Hélix ovala. 4 Argonaute papyracé. Car la richesse de nos mers n'est point com[)arable à celle des mers tropicales. C'est de là seulement (pie vien- nent les gigantesques //'/t/rtC7ics(les]jt3nitiers de nos églises), 208 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. dont le diamètre dépasse souvent nii mètre et dont les Polynésiens font des pioches et d'autres outils; les stromhcs et les grands tritons, dont on peut se servir comme de trompes en soufflant dans le bout brisé de la spire; les porcelaines, dont on fait des tal)atières; les nautiles, qu'on taille et qu'on monte en beaux vases opalins; les burgaux, Ostrea liyotis et SiiondyUis. les hahjotides [ostrea lujotis), qui fournissent la nacre; Varonde ou avicule perlière, ou pintadine mère perle y dont les valves larges et épaisses, presque entièrement formées de la plus l)elle nacre (nacre franche), renferment en outre les perles fines, ces précieuses concrétions calcaires dont nous parlions au commencement de ce chapitre; enfin d'autres co(|uillages de toutes formes et de toutes gran- deurs, dont la seule énumération occuperait plusieurs LES MYSTERES DE L'OCEAN. 269 pages : les grands casques grisâtres et raboteux à l'exté- rieur, mais tapissés à Tintérieur d'un émail du blanc rosé le plus tendre, les volutes, les olives, les rochers, les cônes, les turhonilles, les scalaires i)r(k-ieuses et ces innombrables Madrépore aux longues alvéoles attaché sur ime Piutadine mère poilt petits bijoux marins, d'un travail si fin qu'aucun lapidaire ne saurait l'imiter, et que l'œil n'en saisit qu'avec peine toutes les perfections. Les coquillages peuvent se diviser en trois grandes 270 LES MYSTflRES DE L'OCÉAN. classes ; les imrvnlves, les bivalves et les mulliualvcs. Les premiers sont d'une seule pièce, qui alTecte presque tou- jours une forme de spirale plus ou moins modifiée. Les j)lus remarquables par leur beauté appartiennent presque ycî9 ^SSzV-VT'i'-»- 1 Casque de Madagascar. 'i Rocher fine épine. 3 Placiine selle. tous à cette classe. Il faut en excepter cependant les tri- dacnes ou bénitiers, qui sont bivalves, c'est-à-dire formés de deux moitiés symétriques s'appliquant exactement Tune &ur l'autre. L'aionde perlière, Véthérie, et la plupart des LES MYSTERES DE L'OCEAN. 27-1 coquillages comestibles, tels que lliuître comiuuiie, le peigne (vulgairement appelé coquille de Saint -Jacques) , Vhi'ppope (pied de cheval), la moule, etc., sout également i)ivalves. '■.-, — ^■^i.-zJ--'-'.'-'-^ '-^■' «-iv'f'<-: 1 Voluta diadeuia. 2 Trochus niloticus. 3 Pholas dactylus. L'organe qui sécrète la matière calcaire dont se forme la coquille simple, double ou multiple, est appelé nianleau, parce que Tanimal peut y cacher, en les rétractant, la plu- part de ses autres organes. Tous les molhisipies ont un 272 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. manteau; mais il en est, comme la seiche, cliez lesquels ce manteau ne sécrète qu'une sorte de coquille interne, et d'autres, le poulpe, par exemple, chez lesquels il est tout à fait inactif. Chez tous les mollusques à coquilles, le bord du manteau reste toujours libre et mobile. Certains mol- ^m-iz^^^' ( • i Trochus afrgliitinaii^;. '2 Yuhita iiviperiali> his{[ues univalves, tels que les gastéropodes, ferment l'ou- verture de leur demeure avec une sorte de couvercle corné, calcaire et poreux, qu'on nomme opercule. L'opercule est sécrété par l'extrémité dorsale du pied , organe important qui sert de soutien à l'animal, et qui n'est autre chose qu'un prolongement charnu du manteau. Le manteau des acéphales bivalves produit encore des filaments cornés qu'on désigne sous le nom de byssus, et qui servent à fixer le LES MYSTERES DE L'OCÉAN. 27;^ coquillage aux rochers ou aux autres corps marins. Le ins- sus (le certains mollusques lamellibranches consiste en fila- ments plus ou moins longs; mais celui du janibonnccm ou pinnp-marine eèt surtout remarquable par son abondance, 1 Éthéfie de Caillaud. '2 Yoluta Tnnonia. 3 Murex brandaris. par sa finesse, par son brillaid et son jnoelleux, qui le font ressembler tout à fait à de la soie. Aristole avait reconnu dans ce byssus une fdire textile, et désignait le jainhuiineau sous le nom de coquillp porte-soie. En Sicile, où ce mollus([ue 18 274 LES MYSTERES DE L'OCEAN. est très-abondant, on récolte son byssus, on le peigne, on le file, et on le livre an commerce oii il est connu sous le nom iXablaque. On fabrique avec Tablaque divers ouvrages tri- cotés : bonrses, gants, mitaines, etc., et même une étofl'e 1 Ilippopus maculatus. '2 Pinna nobilis. 3 Fusiis longissimus. très -belle, très- moelleuse, et qui n'a d'autre défaut que sa rareté et son prix élevé. Les deux moitiés des coquilles bivalves sont réunies par un ligament élastique formant charnière, et qui tend sans cesse à les ouvrir; mais Tani- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. '27b mal est pourvu d'autre part de deux muscles puissants,;» l'aide descpiels il tient sa maison close en rap[)r()cliant les coquilles. Les mollustpics univalves ont des muscles plus nombreux, (pii leur servent principalement à sortir de leur demeure et à y rentrer suivant le besoin. Parlerai -je des mœurs des mollusques? Qui ne sait que ces animaux sont devenus dans le langage populaire l'em- blème de Tinertie, de la stupidité, d'une existence séden- taire et monotone? Presque tous les bivalves demeurent toute leur vie attachés par leur byssus à une même place, et leurs mouvements consistent seulement à ouvrir leurs coquilles pour donner accès aux aliments que les flots leur apportent. Cependant certains peignes ont la faculté de se déplacer à plusieurs reprises, par une sorte de battement de leurs valves. Parmi les univalves, les uns rampent lente ment sur le sol, comme nos colimaçons; d'autres peuvent nager avec assez de rapidité, s'élever du fond à la surface ou redescendre, à l'aide des bras ou pattes dont ils sont pourvus, et du tube locomoteur, qui refoule l'eau absoriîée par les autres ouvertures de leur corps. C'est le cas des céphalopodes : poulpe, seiche, calmar, argonaute. Les appétits et le mode d'alimentation des mollusques varient selon la disposition particulière de la bouche dans les diverses espèces. Certains céphalés ( mollusques à tête) possèdent une sorte de trompe qui leur permet de saisir de petits animaux ou des plantes, qu'ils dévorent; d'autres, bien plus redoutables, ont de longs bras armés de ventouses et font une guerre meurtrière à des animaux assez gros. « Parmi les acéphales (mollusques sans tête) il n'en est plus de même, surtout pour ceux qui par leur adhérence à divers corps ne peuvent aller au-devant de 270 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. leur noiirritiiro, et n'en trouvent les éléments tout pré- parés que dans l'eau qu'ils aspirent et dans les molécules animales ou végétales que cette eau tient en sus}5ension. Ces aliments, bien pauvres en apparence, se composent néanmoins de parties qui, après avoir parcouru tout le tube intestinal et fourni à l'absorption tout ce que l'animal peut s'assimiler, sont rejetées au dehors. Un grand nombre de mollusques ne se nourrissent que de végétaux et d'ani- maux morts; presque tous avalent de la terre, des grains de sable, de petites pierres, etc. Ces animaux peuvent en général supporter un long jeûne sans mourir pour cela : c'est ainsi que les colimaçons, après avoir beaucoup mangé pendant tout l'été, ferment leur coquille au moyen d'une exsudation particulière, et vivent dans un repos complet pendant tout l'hiver ^ » Ce qui chez les animaux supérieurs excite pins que toute nuire chose la curiosité, — l'instinct, l'intelligence, — se rédnit chez les mollusques aux actes les plus élémentaires d'une existence presque végétative, et l'on doit reléguer au rang des romans scientifiques tous les récits relatifs à l'instinct navigateur des nautiles et des argonautes, et aux ruses de guerre des seiches, des poulpes et de leurs con- génères. L'Iiistoire de ces animaux, qui ont été le sujet de tant de fables, mérite toutefois que nous nous y arrê- tions quelques instants. Ils appartiennent tous, disons-le d'abord, à la première classe des molluscjues : celle des céphalopodes. Ils ont une tête et des bras : cause réelle d'une incontestable supério- rité. Les uns ont une coquille externe, les autres une co- 1 Chenu. Encyclopédie dliistoire naturelle. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 277 quille interne; les antres n'en ont point du tout, ils sont bons nagenrs, marcheurs médiocres, mais eittin ils mar- chent : autre supériorité. Les céphalopodes à coquille sont Yammonite, le nautile et V argonaute . Ces deux derniers sont souvent confondus par les auteurs, (jui attribuent volontiers au premier les caractères propres seulement au second. C'est de ce dernier que nous nous occupons spécialement. Son corps est ovoïde, entièrement contenu dans sa co- (piille, mais sans adhérence musculaire. Autour de sa tête, munie d'un tube locomoteur, s'étalent huit longs bras flexi- bles, garnis sur leur face interne de ventouses pédiculées. Deux de ces bras se terminent en une sorte de palme ou de raquette membraneuse. La coquille mince, fapyracée, fragile et transparente, a la forme d'un petit navire élé- gant et léger, et semble faite pour voguer à la surface des eaux, les bras palmés du mollusque tenant lieu de voiles et les autres faisant l'oflice d'avirons. Aussi, pendant des siècles, n'a-t-on point douté que ce molluscpie ne fût essen- tiellement navigateur. De là le nom de nautile que lui don- naient les anciens, et celui non moins significatif d'argo- naute, que lui ont imposé les naturalistes modernes. (( Le nautile, dit Pline, est une des merveilles de la nature. On le voit s'élever du fond de la mer en maintenant sa coquille dans une situation telle, que la carène soit tou- jours en dessous et l'ouverture en dessus. Dès qu'il atteint la surface de l'eau, sa barque est bientôt mise à flot, parce qu'il est pourvu d'organes au moyen desquels il fait sortir l'eau dont elle était remplie, ce qui la rend assez légère pour que les bords s'élèvent au-dessus de l'eau. Alors le mollus(|ue fait sortir de sa coquille deux bras nerveux qu'il 278 LES .MYSTEllES DE L'OCÉAN. élève comme des mAts. ('hacun de ces bras est muni d'une membrane très -fine et d'un appareil pour l'étendre: ce sont les voiles. JMais si le vent n'est pas favorable, il faut des rames : le nautile en dispose sur les deux côtés de sa barque: ce sont d'autres membres plus souples, allon- gés, capables de se mouvoir dans tous les sens, et dont l'extrémité est constamment plongée dans l'eau. Ainsi la navigation peut commencer, et le conducteur de l'esquif va déployer son habileté; si quelque péril le menace, il replie sur-le-champ (ous ses agrès et disparaît sous les Ilots. » Malheureusement des observations récentes et positives ont démontré que l'argonaute nage comme les autres cé- phalopodes, en refoulant l'eau à l'aide de son tube loco- moteur. « L'argonaute n'est plus, dit Alcide d'Orbigny, cet élégant nautonnier des anciens, enseignant aux hommes à fendre l'onde au moyen d'une voile et de rames, ce joli vaisseau portant en lui-même tous les attributs de la na- vip^ation, aidant le marin dans sa course aventureuse et lui présageant une heureuse traversée. Ce n'est plus cet habile physicien qui, bien avant MontgoHier, avait décou- vert les ballons; car lorscjue, placé au fond des eaux, il retournait sa coquille pour y faire le vide et se rendre plus léger, il suivait les règles indiquées pour faire élever les aérostats dans l'air. Ce n'est plus cet être doué de sens si parfaits. Il faut renoncer aussi à cette jolie fiction d'Op- pien, qui nous représente les argonautes entraînés par la joie la plus vive à la vue des vaisseaux qui sillonnent les mers, les suivant à l'envi, sautant et se jouant à la proue de ces chars maritimes. » C'est à M. Rang qu'on doit les études les plus attentives et les plus concluantes sur les LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 279 habitudes réelles des argonautes. Ce naturaliste les a ob- servés avec soin, soit dans la mer, soit dans des bassins assez vastes et assez profonds pour qu'ils y pussent agir comme en pleine liberté. Or il n'a rien vu dans leurs ma- nœuvres qui justifiât les assertions des anciens; il leur a Argonaute d.ius ses trois iiositioiis. reconnu, au contraire, toutes les allures des autres cépha- lopodes. Les bras palmés, qu'on avait pris pour les voiles de Targonaute ne lui servent qu'à envelopper, retenir et protéger sa trop fragile coquille. Tantôt il rampe au fond 'im LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. sur ses autres bras, tantôt il uage entre deux eaux avec une assez grande rapidité. Il est bien vrai qu'il peut s'éle- ver à la surface de la mer; mais c'est par des moyens sem- blables à ceux qu'emploient les seiches et les poulpes. Lors- (pi'il est inquiété, il peut se cacher entièrement dans sa coquille, qui, perdant l'équilibre, se renverse sur le dos et coule au fond de l'eau. J'ai dit plus haut que l'argonaute n'était point attaché intérieurement à sa coquille comme le sont les mollusques bivalves. Aussi quelques naturalistes ont-ils douté si cette coquille était bien son œuvre et sa propriété légitime, ou s'il ne s'y prélassait pas en usurpateur, comme fait le pa- gure dans celles dont il s'empare. Cette question, après de longs débats, a été résolue à la pleine justification de l'argonaute. La cause de ce mollusque intéressant a été gagnée par Alcide d'Orbigny, qui a développé dans son plaidoyer trente -deux arguments victorieux. Le plus con- cluant repose sur ce fait,- que l'argonaute a la faculté de réparer les avaries faites à sa coquille; d'où il résulte lo- giquement qu'il peut aussi la produire tout entière. CHAPITRE IX SEICHES ET POULPES - LE KRAKEN Les argonautes sont les derniers des mollusques auxquels la nature ait donné une coquille; encore cette coquille est- elle si mince qu'elle les protège à peine. C'est, si l'on peut LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 281 ainsi dire, une aniuirc de luxe, déjà inutile à des anini;ni\ (|ui possèdent d'ailleurs, dans leurs hras hérissés de suçoirs, des armes capables de les faire respecter et craindre. I^n même temps, ces mômes bras constituent, avec le tul)c particulier dont j'ai parlé plusieurs fois, des organes loco- moteurs qui donnent à l'argonaute la facidté d'éviter le danger par la fuite : faculté refusée aux autres mollusques testacés. Sur l'échelon immédiatement supérieur de la série zoologique, nous trouvons des mollusques tout à fait nus, mais en revanche mieux armés encore, plus grands et plus robustes que les argonautes et les nautiles. Ce sont les seiches, les calmars et les poulpes. Ces animaux on(, comme l'argonaute, une tête distincte du corps, entourée de bras très -longs et rétractiles, et quelquefois de véri- tables nageoires, munie d'un tube locomoteur, et ayant, au centre du disque formé par les attaches des bras, une bouche armée d'un bec corné très-dui', semblable à celui des perroquets. Leur corps a la forme d'un sac enveloppé par le manteau. Celui de la seiche renferme une sorte de coquille ou plutôt un os ovale, aplati, bombé sur les deux faces, blanc, dur et corné dans les couches externes, tendre et friable dans les couches intérieures. C'est Vos de seiche, bien connu dans le commerce. Il est essentiellement formé de phosphate et de carbonate de chaux. On trouve ces os en abondance sur les bords de la mer, où les (lots viennent les déposer. On les employait autrefois en médecine; au- jourd'hui les orfèvres s'en servent pour polir les métaux et pour faire des moules; mais on les recherche surtout pour les placer dans la cage des petits oiseaux. Ceux-ci y usent leur bec, qui sans cela acquerrait une longueur in- commode, et ils y puisent, en le rongeant peu à peu, les 282 l.KS MYSTKI{ES DE L'OCEAN. éléments calcaires de leurs os, de leurs plumes et de la coquille de leurs œufs. Les animaux dont nous parlons sont pourvus d'une sorte de poche sitnée profondément dans l'abdomen, adhérente au foie et contenant une matière noire fluide, qu'ils lan- cent an dehors lorsqu'ils se voient menacés par ({ueUpie ennemi. Cette liqueur trouble Teau et forme un nuage, au Seiche corniiiune. milieu ducpu'l le céphalopode se cache comme faisaient les dieux d'Homère pour échapper aux coups des guer- riers. Chez la seiche et chez le calmar, la poche à encre est plus volumineuse que chez les poulpes. On recueille cette encre, que les peintres emploient sous le nom de sépia. Quelques auteurs, le docteur Clienu entre autres, ont commis une erreur en disant que l'encre de Chine se LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 283 prépare aussi avec la sépia. Cette encre n'est autre chose (|uo (lu noir de fumée extrêmement fin, agglutiné avec de la gomme et parfumé avec du musc. On a découvert à Tétat fossile des réservoirs d'encre de calmar, assez Ijien conservée pour qu'on ait pu s'en servir comme de sépia fraîchement extraite. Ce fait n'a, du reste, rien de sur- prenant , la sépia étant presque en totalité formée de car- bone, corps simple éminemment inaltérable. Les seiches sont des animaux côtiers, plutôt ([ue péla- giques. Toutefois elles ne restent pas habituellement toute l'année sur les côtes qu'elles habitent; il paraît (jue les froids dans les régions tempérées, ou tout autre motif dans les pays chauds, les font s'absenter momentanément et ne se montrer de nouveau qu'au printemps. Peut-être est-ce le besoin de la ponte qui les arrache des profondeurs de la mer j)our les pousser vers le littoral. Sur nos côtes, il n'y a pas de seiches en hiver; tandis que dès les premiers jonrs du printemps, on les voit en troupes composées exclu- sivement d'individus adultes, et dès ce moment elles com- mencent à pondre. Ou trouve des seiches dans presqne toutes les mers, mais surtout dans celles des contrées chaudes. Ces mollnsques se tiennent d'ordinaire près du fond. Ils nagent en arrière avec vitesse en refoulant l'eau par leur tube locomoteur, et se servent de leurs nageoires et de leurs Ijras quand ils veulent s'approcher d'une proie pour la saisir; mais alors ils nagent très-lentement. Une fois hors de l'eau, ils ne peuvent se mouvoir et meurent promptement. Le calmar, genre très-voisin de la seiche, emprunte son nom au mot latin calamarium (en vieux français calamar) , par lequel on désignait autrefois les écritoires renfermant 2S4 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. « tout ce qu'il faut pour écrire, » et que portaient toujours avec eux les clercs et les tabellions. C'est le même animal que nos pêcheurs appellent encornet. Sa forme est plus allongée que celle de la seiche. Son os est aussi très- allongé, mince, corné, transparent comme du verre, et assez semblable à une plume à écrire qu'on aurait ébarbée sur une partie de sa longueur. L'organisation intérieure Calmar .sviljulé. 1 Vu eu dessous. 2 Vu eu dessus. des calmars diffère d'ailleurs fort peu de celle des seiches, et leurs mœurs sont les mêmes, à peu de chose près. Ce sont des animaux très-sociables, et vivant en troupes nom- breuses. Ils sont côtiers, nocturnes, voyageurs. Tous les ans ils suivent luie direction déterminée dans leurs mi- grations des régions tempérées vers les contrées chaudes, LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 285 de même que font certains poissons, principalement les harengs et les sardines. Ils ne séjournent guère près des rivages que pendant le temps de la ponte, et disparaissent ensuite. Leur nourriture consiste surtout en poissoll:^ el en mollusques. Ils ont pour ennemi, outre l'homme qui ne dédaigne pas leur chair pour son propre usage et s'en sert aussi comme d'appîit pour la pêche, les cétacés et les gros poissons, qui en font un grand carnage. Les poulpes sont sans contredit le genre le plus intéres- sant de la tribu des céphalopodes sans coquille. Ces ani- maux ont servi, comme l'argonaute papyracé, de sujet à des fables très -accréditées parmi les gens de mer; mais la fiction a pris ici un tout autre caractère : elle est ef- frayante et sinistre. Nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser de ces légendes. Commençons par décrire en quelques mots l'animal tel que le connaissent tous les naturalistes. La conformation et l'organisation des poulpes ne diffèrent pas essentiellement de celles des autres céphalopodes, sauf en ce qu'ils n'ont point d'osselet interne. Leur corps mou, ovoïde, est en partie contenu dans un manteau en forme de sac, d'où sort la tète, proportionnellement très-grosse et terminée par une couronne de huit bras très-longs. Au milieu et au fond de cette couronne s'ouvre la bouche, ou plutôt le bec dur et robuste avec lequel le poulpe peut broyer de petits crustacés et des coquillages. A côté et en arrière des bras sont placés les yeux qui sont saillants, assez petits, et dont la conformation rappelle ceux des poissons. Les bras remplissent à la fois l'office d'organes locomoteurs pour la natation et la reptation, et d'organes de préhension pour saisir et enlacer les proies vuhimi- 28G LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. neuses. Leur face interne est armée d'une double rangée de ventouses sessiles et sans griffes. Ces ventouses ne sont pas, comme on le croit communément, des suçoirs destinés à pomper le sang des animaux que le poulpe attaque : ils Poulpe commun. ne servent qu'à faire adhérer fortement les bras à la proie et à l'empêcher de se soustraire à leurs étreintes. Les poulpes sont ou sociables et voyageurs, ou soli- taires et sédentaires. Ce dernier cas parait être le plus or- dinaire. Ils vivent alors retranchés dans les anfractuosités fît LES MYSTERES DE L'OCEAN. 287 des rochers, ou dans des trous qui leur servent de repaire. Car ils sont essentiellement carnassiers et féroces, faisant la guerre à des poissons et à d'autres animaux d'assez grande taille, tuant même autour d'eux sans besoin im- médiat, et comme par un instinct inné de destruction. Leur audace va-t-elle réellement, comme on l'a prétendu, jus- qu'à attaquer l'homme? Cela est au moins douteux, et il ne semble pas, en tout cas, qu'ils puissent être pour lui des ennemis bien redoutables, si ce n'est en paralysant, par l'enlacement de leurs bras, les mouvements des nageurs qui, la frayeur aidant, sont alors exposés à se noyer. Mais le poulpe , — je parle des espèces communes, — ne dépasse guère en longueur 70 ou 80 centimètres, dont les bras forment la plus grande partie, le corps même de l'animal n'ayant que de 12 à 16 centimètres. On a parlé souvent de poulpes gigantesques vivant soit dans les mers des pôles, soit dans celles des tro{)iques : monstres féroces et redoutables, assez grands et assez forts pour étoufTer et dévorer des cétacés, à plus forte raison [JOur faire périr les mallieureuv matelots tombés à la mer, ou les imprudents qui se hasardent à nager dans leurs eaux. Rien n'est moins vraisemblable que l'existence de pareils animaux. « On doit ranger parmi les récits fabuleux , dit le docteur Chenu, ce qui a été dit par Aristote , Pline, Élien, Aldo- vrande, et répété récemment encore par des voyageurs sé- rieux et par des naturalistes tels que Denys de Montfort, par exemple, relativement à des poulpes gigantesques, capa- bles d'enlacer des vaisseaux et de saisir avec leurs bras, non- seulement des hommes, mais encore des cétacés de grande taille. On a parlé d'un poulpe dont les l)ras avaient 288 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. dix iiièlres de long, et étaient si gros qu'à peine un homme aurait pu les embrasser; on a cité d'autres animaux du même genre, qui auraient des bras longs de vingt-cinq à trente -cinq mètres; enfin le célèbre Kraken, sur lequel on a lu'odé tant de romans, aurait sa partie supérieure d'une circonférence d'au moins une demi-lieue, et pourrait faire chavirer les plus grands navires, si l'on ne parvenait à couper les bras qui enlacent les mâts, etc. Ce qui semble vrai, c'est qu'il existe dans l'océan Pacifique une espèce qui a près de deux mètres de développement. M. Rang assure aussi qu'il a rencontré au milieu de l'Océan un poulpe ayant les bras courts et le corps de la grosseur d'un tonneau '. » D'autres assertions souvent reproduites tendraient à éta- blir tjue les mers tropicales nourrissent dans leurs profon- deurs des animaux appartenant, soit à la classe des mollus- (jucs, soit à celle des rayonnes, et dont les dimensions dé- passeraient (le beaucoup celles des espèces qui nous sont connues. Ainsi les nègres qui font la pêche des perles dans la baie de Panama ont à redouter, dit-on , outre les requins très-communs dans ces parages, des espèces d'étoiles de mer d'une taille énorme, qui se cramponnent à leur corps et leur sucent le sang. Mais il ne faut point perdre de vue qu'on n'a jamais pu se procurer que des renseignements extrêmement vagues sur le compte de ces bêtes mysté- rieuses; que, selon toute probabilité, l'imagination, la peur, le mensonge ont la plus large part dans les récits dont elles sont l'objet, et que, si ce n'est pas là une raison de déclarer ces récits absolument faux , c'en est une au moins de les considérer comme très-exagérés. 1 Encii<]oji(''.(lie dliif^friire naturelle. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 280 Cependant un des naturalistes les [)lus éininents de notre époque, M. Ehrenber*^, n'u pas craint de se faire, devant r Académie des sciences de Berlin, Tavocat d'une thèse abandonnée par presque tous ses confrères aux romanciers et aux conteurs de merveilleux. Le mémoire, très- intéressant d'ailleurs, de M. Ehrenberg, est relatif aux sondages faits sur les côtes du Groenland par le navire anglais le Bull- Dog, et se trouve dans le Bulletin du mois de novembre 186 1 de la docte compagnie. On y lit ce qui suit : (( Le docteur Wallisli, naturaliste de l'expédition, croit (|ue les étoiles de mer (ophicoina) , retirées vivantes de la ligne de sonde, habitent les profondeurs, et il convient d'attendre les motifs qu'il donnera à l'appui de son opinion. Elle concorderait d'une manière frappante avec les vieilles légendes qui parlent de monstres marins vivant au fond de la mer, et enveloppant de leurs bras tout ce qui les approche. Ce que dit Pline d'énormes polypes de trente pieds de long et pesant sept cents livres, a été considéré comme une exagération. Mais d'après une communication faite récemment à la Société des naturalistes de Bei'lin par le professeur Steenstropp, on aurait péché dans le Sund, en 1o4-9, un grand animal entièrement inconnu. 11 a été décrit et représenté par Rondelet, Belon, Gesner, qui lui donnent le nom de moine de mer [piscis monachus). En 18o3, un semblable animal, pesant cent kilogrammes, fut pris près du Jutland, et reconnu comme une seiche gigantesque. Steenstropp le range, avec une seiche d'une autre espèce prise dans l'Atlantique en 1858, dans un genre particulier, sous les noms iïarchiteuthus monachus et architeuthus dux. Ce dernier pourrait être aussi appelé le tueur de baleines, car on Ta pris pendant qu'il luttait 49 290 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. avec un de ces cétacés. Quelques parties du corps.de ces polypes géants sont conservés au Musée de Copenhague. « On ne peut donc mettre en doute que les profondeurs de la mer, où croissent des végétaux longs de huit cents pieds, comme le fucus gigantesque de Forster, sont aussi peuplées par de monstrueux animaux, dont l'organisme est adapté à ces régions inconnues, d'où ils ne sortent que rarement. Leurs apparitions très-réelles ont formé le fond des traditions mystérieuses que, depuis deux mille ans, se transmettent les marins, et qui ont donné naissance aux fantastiques créations du kraken et du serpent de mer. (( De même que les masses de petites méduses gélati- neuses qui flottent à la surface servent de nourriture aux énormes baleines, il y a aussi ;, au fond des mers, une abon- dante proie pour ces animaux prodigieux. » Il y aurait plus d'une objection à faire aux vues de M. Ehrenberg. On ne peut se défendre de quelque éton- nementen voyant un esprit aussi sérieux prêter avec tant d'empressement l'appui de son autorité à des assertions qui n'ont rien, en définitive, de bien positif. Il est permis de se montrer plus réservé que lui en ce qui concerne la réa- lité de cet « animal inconnu » péché dans le Sund il y a trois cents ans. Quant aux deux autres, à savoir l'animal du poids de cent kilogrammes et le tueur de haleines, dont la découverte et la capture auraient eu lieu en 1853 et 1858, on se demande comment il se fait que le Musée de Copenhague ne possède que quelques parties de leurs corps, et l'on serait bien aise de savoir au moins quelles sont ces parties. En un mot, l'illustre naturaliste semble obéir ici plutôt à un élan de son imagination qu'à la froide raison que le savant doit toujours prendre pour guide, et qui lui LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. '291 eût sans doute, avec un jx'u de réllexiou, fait découvrir le véritable motif pour kH^uel, en dépit des témoignages in- voqués jusqu'ici, l'existence de ces poulpes géants est, a priori j inadmissible. Ce motif est tout philosophique, et je suis étonné qu'aucun des naturalistes qui se sont mis en peine de réfuter les fables dont il s'agit ne s'en soit encore avisé. Le voici : Il n'y a rien, je l'ai dit déjà, de capricieux dans la créa- tion; la nature est soumise à des lois constantes; et croire que tous les animaux peuvent indifféremment s'y présenter avec des dimensions quelconques est une erreur qu'on ne peut excuser que chez les personnes complètement étran- gères à la philosophie naturelle. Il existe, de toute évi- dence, entre le degré de développement des différents ani- maux et leur organisation physiologique, une corrélation nécessaire, en vertu de laquelle il est aussi impossible de croire rationnellement à l'existence d'un rotifère de trois mètres de haut qu'à celle d'un éléphant microscopique, à une araignée grosse comme un cheval qu'à un rhinocéros gros comme une mouche. Et c'est en vertu de la même loi qu'il ne peut y avoir de poulpe ou de seiche de la taille d'une baleine. En effet, le poulpe et la seiche sont des mollusques, et leur organisation est radicalement incom- patible avec une taille aussi énorme, qui ne peut appar- tenir qu'à des animaux vertébrés pourvus : — en premier lieu, d'un squelette, d'une charpente osseuse puissante, capable de contenir leurs organes, de servir d'attache et de point d'appui à leurs muscles; — en second lieu, d'un système cérébro-nerveux, d'un système respiratoire et cir- culatoire et d'un appareil digestif, propres à faire mou- 292 LES MYSTERES DE L'OCEAN. voir leurs corps, à y accomplir incessamment le gi'and tra- vail (le nutrition, de réparation et de renouvellement, qui constitue la vie des animaux supérieurs. Un mollusque capable de lutter avec un cétacé, a fortiori d'enlacer et de faire sombrer un vaisseau; un mollusque même de la taille de celui que M. Rang croit avoir aperçu, est donc, non dans le sens figuré, mais dans la rigoureuse acception du mot, un monstre, c'est-à-dire un être impossible, extra- naturel tout comme la chimère, Thydre de Lerne, le niino- taure et les autres animaux composites inventés par la mythologie. Après avoir réduit à sa juste valeur, au point de vue scientifique, la fiction du poulpe géant, hatons-nous de reconnaître que cette fiction , en tant que sujet de contes fantastiques, ne manque ni de grandeur ni de poésie. Elle est certainement d'origine danoise ou norvvégienne, comme le dénote la consonnance toute septentrionale du nom sous lequel le monstre est désigné : le kraken. Le kraken est, selon la légende, une bête immonde et gigantesque, au corps informe, aux bras aussi longs que les plus longs serpents, armés d'innombrables suçoirs. Il ne se contente pas de faire la guerre aux autres habitants des mers : il est encore avide de la chair et du sang de l'homme. C'est surtout la nuit, au milieu des tempêtes, qu'il monte du fond de l'abîme pour attaquer les malheu- reux navigateurs aux prises avec la tourmente. Il enve- loppe alors dans les replis de ses bras les agrès et la mâ- ture, et s'efforce d'entraîner sous les flots le bâtiment et ceux qui le montent. Le seul moyen de salut est de couper à coups de hache ses immenses tentacules; encore n'est-il pas bien certain qu'ils ne renaissent pas aussitôt, comme LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 293 les têtes de Thytlre. On eomprend ais(^meiit la terreur que devait inspirer autrefois à des esprits iîjnorants et enclins aux croyances surnaturelles, le récit des ellrayants ex- ploits d'un tel ennemi. CHAPITRt: X LE SERPENT DE MER Puisque nous parlons des habitants fantastiques de rOcéan, nous ne pouvons moins faire que de consacrer un chapitre au plus célèbre d'entre eux, au fameux ser- pent de mer, qui est au moins cousin germain du kraken, et le plus ordinairement confondu avec ce dernier dans les traditions maritimes du Nord. Feu Lecouturier en a donné, dans le Musée des sciences^ une excellente monographie à laquelle j'emprunte la plus grande partie des faits qui suivent. L'histoire fabuleuse du grand serpent de mei' remonte, comme celle des polypes ou poulpes géants, à une assez haute antiquité. Pline et Valère Maxime parlent tous deux d'un serpent amphii)ie qui naît sur le rivage, et ne se rend à l'eau (pie lorsqu'il a acquis en grandissant des dimen- sions qui rendraient ses mouvements impossdjles, ou tout au moins très-difficiles, autre part (pie dans l'Océan. 1 Deuxième année (tome II) 1857-58. 294 LES MYSTERES DE L'OCEAN. Un auteur français, Belleforest, dans sa Cosmographie, a commenté le passage de Pline relatif au serpent marin, et n'a pas craint de donner sur ce reptile des détails très- circonstanciés. C'était, selon lui, un animal gigantesque, doué d'une agilité extrême. Il se jetait sur les barques et sur les petits navires, les renversait et les mettait en pièces en les fouettant avec sa queue, et engloutissait ensuite un à nn tous les nautonniers. Belleforest ajoute,, avec une parfaite naïveté, que si le navire était trop grand pour que le monstre pût le briser, il le jetait ou plutôt le poussait à la côte, quelle que fijt la direction du vent; là il attendait patiemment que les hommes de l'équipage, pressés par les privations ou par l'espoir de s'échapper, s'aventurassent sur le pont ou essayassent de gagner la terre. C'est alors qu'il les saisissait et les croquait à belles dents; car ce serpent, — toujours d'après Belleforest, — avait des dents. Il avait aussi une tête de chien-loup, avec des oreilles rejetées en arrière. Ajoutez à cela un corps « tout couvert d'écaillés jaunissantes » et une « croupe se recourbant en replis tor- tueux » , et vous aurez le portrait ressemblant du monstre : — le même probablement que suscita Neptune pour dé- vorer le fils de Thésée. Dans le nord de l'Europe, la croyance à des êtres ma- rins de forme étrange et de taille prodigieuse, est très- répandue et fortement enracinée dans l'esprit des masses. Quant à s'enquérir des dimensions exactes et de l'espèce de ces animaux, il va sans dire que les pêcheurs et les marins s'en gardent bien ; car dès qu'ils croient en aper- cevoir un, ils n'ont rien de plus pressé que de fuir à force de voiles ou de rames. De là la confusion qu'ils font entre le kraken proprement dit, ou poulpe géant, et le grand LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 295 serpent de mer, en les désignant tous deux sous le nom de kraken , et en leur atti'ihuant libéralement les caractères et les formes les plus bizarres et les plus incompatibles. « La Norwége, dit Lecouturier, a une foi inébranlable dans Texistence du grand serpent de mer, et elle lui donne les mers du Nord pour demeure. Pontoppidan, évêque de Berghen, dit qu'on y croit si fortement à la réalité de ce reptile monstrueux, que toutes les fois que, dans le manoir de Nordland, il s'avisait d'en parler dubitativement, il fai- sait sourire comme s'il eût douté de l'existence de l'an- guille ou de tout autre poisson vulgaire. Le nom de ce serpent marin dans ces régions est le kraken; on le désigne encore sous le nom de soe-trolden (fléau de la mer). (( Les pêcheurs norwégiens, raconte Pontoppidan, af- (( firment tous sans la moindre contradiction, dans leurs « récits, que lorsqu'ils poussent au large à plusieurs milles , « particulièrement pendant les jours les plus chauds de (( l'année, la mer semble tout à coup diminuer sous leurs « barques; et s'ils jettent la sonde, au lieu de trouver « quatre-vingts ou cent brasses de profondeur, il arrive « souvent qu'ils en trouvent à peine trente. C'est un ser- « peut de mer qui s'interpose entre les bas-fonds et l'onde « supérieure. Accoutumés à ce phénomène, les pécheurs « disposent leurs fdets, certains que là abonde le poisson, (t surtout la morue et la lingue, et ils les retirent richement « chargés. Mais si la profondeur de l'eau va toujours di- « minuant, et si ce bas-fond accidentel et mobile remonte, « les pêcheurs n'ont pas de temps à perdre : c'est le ser- « peut qui se réveille, qui se meut, (pii vient respirer l'air (( et étendre ses larges plis au soleil. Les pêcheurs font « alors force de rames, et ([uand, à une distance raison- ^ÎOC) LKS MYSTÈRES DE I/()CÉAN. « nahle, ils j)euvent enfin se reposer avec sécurité, ils « voient en effet le monstre qui couvre un espace d'un (' mille et demi de la partie supérieure de son dos. Les « poissons surpris par son ascension sautillent un mo- (( ment dans les creux humides formés par les protu- « bérances de son enveloppe extérieure; puis de cette u masse flottante sortent des espèces de pointes ou de ecouturier, la croyance populaire à propos du serpent de mer. Les anciens écrivains Scandinaves, de leur côté, lui attribuent six cents pieds de longueur, avec une tète qui ressemble beaucoup à celle du cheval, des yeux noirs et une espèce de crinière blan- che. Suivant eux , on ne le rencoritre que dans l'Océan, où il se dresse tout à coup comme un mât de vaisseau de ligne, et pousse des sifflements qui effraient comme le bruit d'une tempête. Les poètes norw^égiens comparent la marche du serpent de mer au vol d'une flèche rapide. Lorsque les pêcheurs l'aperçoivent^ ils rament dans la direction du LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 297 soleil, lo monstre ne pouvant les voir lorsque sa tête est tournée vers cet astre. On dit qu'il se jette queUiuefois en cercle autour dune hanjue, et que réqui[)age se trouve ainsi enveloppé de tous côtés. » On lit dans la relation du second voyage de Paul Egède au Groenland, qu'au mois de juillet un animal dressa sa tête au-dessus des flots jusqu'à moitié environ de la hau- teur du grand màt. Cette tête se terminait en un long mu- seau pointu, et, — ce qui n'avait été dit jus([ue-là d'aucun serpent de mer, — elle rejetait l'eau par un seul évent placé à son sommet. Le monstre avait, en guise de nageoires, d'immenses oreilles comparables à celles d'un éléphant, et qu'il agitait comme des ailes pour maintenir hors de l'eau la partie supérieure de son corps. Il plongea au bout de quelque temps en se rejetant en arrière , et en faisant une sorte de culbute, ({ui montra successivement toutes les autres parties de son corps couvert de larges écailles. Dans ce serpent de mer d'une nouvelle espèce, avec son évent et ses ailes-nageoires, on croit reconnaître un autre animal fantastique, la grande baleine blanche des côtes du Groenland , chassée pendant deux siècles par les baleiniers écossais, qui l'appelaient Mabij Dick, et la regardaient comme l'épouvantail des mers arctiques. Elle apparaît encore de temps en temps, au dire de ces marins; mais elle est si vieille , si vieille , que son corps est tout couvert de végétation, d'algues et de mousses marines, au milieu desquelles vivent attachés, comme sur un rocher, des mul- titudes de coquillages et de polypes. Les traditions du Nord parlent encore d'un monstre ma- rin qui vint un jour s'échouer sur une plage des îles Or- cades. On raconte (pi'il avait (puitre-vingts pieds de long 298 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et quatorze de circonférence, qu'il portait une crinière longue et hérissée, et que cette crinière, lumineuse dans l'obscurité, redevenait terne pendant le jour. Malgré ce qu'il y a de fantastique dans cette description , on ajoute que la véracité en est attestée par des procès- verbaux dressés en présence des autorités locales, et que même un natura- liste écossais , sir Edward Ham , proposa de classer ce monstre parmi les poissons de la famille des squales, sous le nom de squalus maximus. Mais laissons là les fables, les légendes, les visions noc- turnes et les récits apocryphes, et voyons ce que l'histoire contemporaine, les rapports des hommes réputés sérieux et les discussions des savants nous apprendront sur cet être problématique, dont l'existence a été tantôt traitée de mystification ridicule, tantôt affirmée comme un fait avéré, sans que, jusqu'à une époque très-rapprochée du moment actuel, il ait été possible de se prononcer avec certitude entre ces opinions contraires. En Angleterre et aux Etats-Unis, la croyance au grand serpent de mer est très-populaire. La Société linnéenne de Boston a rédigé, il y a quelques années, un rapport authen- tique, constatant qu'à plusieurs reprises un animal pro- digieux avait été vu dans la baie de Glocester; qu'il se montra une fois entre autres, en 1817, à trente milles en- viron de Boston, et put être examiné par quelques hommes compétents, prévenus de son retour. D'après le rapport dont nous parlons, le monstre offrait bien la forme et les contours d'un serpent. Son agilité était extrême. Lorsque le temps était calme et le soleil chaud , il se tenait à la sur- face, plongeant alternativement dans l'eau et dans l'air les différentes parties de son corps roulé en anneaux. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 299 On conserve dans les archives de la ville de Plvmoiith un long procès- verbal des dépositions verbales faites par une multitude d'hommes de mer, qui tous constatent la présence dans l'Océan du mystérieux animal. Et , chose remarquable, toutes ces dépositions, sauf de légères difïérences de détail , s'accordent pleinement sur la conformation générale et les dimensions énormes du monstre. Un pêcheur atteste avec serment avoir vu un étrange animal de la forme d'un serpent, d'une taille extraordi- naire, de couleur brune, et qui tantôt restait tranquille à ileur d'eau, tantôt nageait avec une vitesse incroyable. Un autre témoin affirme avoir vu dans le même lieu une bête immense dont la tête, dit-il, ressemblait à celle d'un ser- pent à sonnettes. Un troisième a vu le monstre ouvrir sa gueule énorme , qu'il compare aussi à celle d'un serpent terrestre. D'autres individus avancent des faits analogues, et les accompagnent de détails qui paraissent fort naturels. Ainsi un matelot raconte qu'il tira un coup de fusil au monstre, dans l'instant où celui-ci, assez rapproché de la barque, plongeait comme pour l'éviter; mais qu'à une faible dis-' tance de là on vit de nouveau sa tête sortir de l'eau ; qu'au même instant on sentit le frôlement d'un corps raboteux contre la quille de l'embarcation, et que bientôt après on vit la queue du serpent qui battait la surface de la mer, d'où il fit jaillir l'eau jusque sur les marins. VUîiited Service Journal insérait au mois d'août 1819 une lettre dans laquelle un témoin oculaire racontait une apparition de serpent de mer sur la plage de Nahant. <( J'avais avec moi, dit ce témoin, une excellente lunette. En arrivant sur la plage, je trouvai beaucoup de gens as- 300 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. semblés, et l)ientôt après nous vîmes paraître, à quelque distance du rivage, un animal dont le corps formait une série de courbes noirâtres dont je pus compter juscprà treize. D'aulres personnes comptèrent quinze de ces in- tlexions. Le monstre passa trois fois avec une vitesse mo- dérée, traversant la J)aie dont Teau écumait sous sa pres- sion. Nous pûmes facilement estimer que sa longueur ne devait guère s'écarter de cinquante à soixante pieds... Ce que je [mis affirmer, sans oser dire à quelle espèce appar- tient l'animal que je viens de voir, c'est que ce ne peut être ni une baleine, ni un cachalot, ni aucun fort souf- fleur, ou tout autre volumineux cétacé. Aucun de ces gigantesques animaux n'a le dos ondoyant comme ce- lui-ci » Peu de temps après, les autorités du comté d'Essex , État de Massachussets, recevaient le procès -verbal en bonne forme que voici : « Je soussigné, Gresham Bennelt, contre-maître, déclare que le 6 juin, à sept heures du matin, naviguant à bord du sloop la Concorde, dans son passage de Ne^Y-York à Salem, le bâtiment étant à environ quinze milles de Race- Point, en vue du cap Sainte-Anne, j'entendis le pilote pousser un cri et m'appeler, disant qu'il y avait près du navire (piclque chose qui méritait d'être vu. Je fus immédiate- ment du côté qu'il m'indiquait, et je vis un serpent d'une grosseur énorme qui flottait sur l'eau. Sa tête était environ à sept pieds au-dessus de la surface de la mer; le temps était clair et la mer calme. La couleur de l'animal dans toutes ses parties visibles était noire, et la peau paraissait unie et sans écailles. Sa tête avait la longueur de celle d'un cheval; mais c'était parfaitement une tête de serpent, se LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 301 lerminant en liant par une surface aplalie. On ne distin- guait pas ses yeux. Je le vis clairement pendant se})! à huit minutes; il nageait dans la même direction que le sloop et allait presque aussi vite. Le dos était composé de bosses ou d'anneaux de la grosseur d'un gros baril, séparés par des interstices d'environ trois pieds. Ces anneaux paraissaient tixes, et ressemblaient à un chapelet de tonneaux liés en- semble; la queue était sous l'eau. La partie de l'animal que j'ai bien vue est d'environ cinquante pieds de longueur; le mouvement des anneaux paraissait ondulatoire... » Depuis lors et jusqu'à une époque très -rapprochée du moment où nous sommes, il ne se passa pas une année sans que la présence du serpent de mer fût signalée sur quelque point de l'Océan. Mais le public ne tarda pas à se blaser sur ces histoires, et la grande majorité des gens éclairés ne vit dans leurs auteurs que des visionnaires ou des mys- tificateurs. Cependant, en 18o7, la question du serpent de mer fut de nouveau posée devant le monde savant par un marin anglais d'un mérite reconnu, le capitaine Harrington, com- mandant du navire le Castillan. Il s'ensuivit dans les so- ciétés et les journaux scientifiques, à Londres surtout, une polémique très-animée, mais d'un caractère nouveau, où chacun prit parti pour ou contre le serpent de mer; seule- ment les opposants, au lieu de nier purement et simple- ment son existence, soutinrent que ce qu'on avait pris pour un animal n'était autre chose que quelque énorme épave végétale. Mais n'anticipons point, et laissons parlei' les ob- servateurs. M. Harrington prétendait avoir vu, de ses yeux vu le serpent marin. Selon lui, la tête du monstre avait la forme 302 LES MYSTERES DE L'OCEAN. triin tonneau dont le plus grand diamètre serait de deux à trois pieds. Sur le sommet de cette tête se dressait une sorte de crête membraneuse et ridée. A plus de trente-cinq mètres autour de Tanimal, la mer était trouble et décolo- Serpent de mer légendaire. rée, de sorte que la première impression du capitaine fut que son navire était envahi par ce qu'on appelle en terme de marine les eaux brisées, qu'on attribue à quelque phé- nomène volcanique sous -marin. Mais un examen plus at- tentif le convainquit qu'il avait devant les yeux un être LES MYSTERES DE L'OCEAN. 303 vivant, d'une longueur extraordinaire, et qui paraissait se diriger lentement vers la terre. Le vaisseau marchait trop vite dans le moment pour qu'il fût possible de mesurer les dimensions de l'animal; mais d'après le calcul, tel qu'on put le faire, il paraissait avoir plus de deux cents pieds de long. « Je suis convaincu , ajoutait M. Harrington , que cet animal appartenait à l'espèce des serpents; il était de cou- leur sombre et couvert de taches blanches. » Le récit, dans son ensemble, était clair et précis. Le ca- pitaine écrivait hardiment à l'amirauté que, comme marin, il ne pouvait se tromper, et qu'il serait aussi capable de prendre une anguille pour une baleine, que des algues ou tonte autre production marine pour un animal vivant. « S'il avait été éloigné, disait-il enfin, j'aurais cru me trom- per; mais je l'ai vu passer à vingt mètres de mon navire. Vingt personnes l'ont vu aussi bien que moi et mes deux officiers, et je puis vous assurer que je l'ai vu aussi dis- tinctement que je vois dans ce moment le bec de gaz à la lumière duquel je vous en écris la description, n En présence d'affirmations aussi nettes, aussi catégo- riques, les plus incrédules devaient hésiter; beaucoup s'a- vouèrent convaincus, et peu s'en fallait que la cause du serpent de mer ne fijt gagnée, quand tout à coup un nou- veau champion parut dans l'arène. C'était un autre marin, M. Frédéric Smith, qui se posait comme témoin oculaire de la non-existence du serpent! M. F. Smith se trouvait, au mois de décembre 18i8, à bord du navire le Pekinçj , appartenant à son père, près de Moulmein, par un temps calme, lorsqu'il vit à une certaine distance « quelque chose d'extraordinaire qui se balançait sur les vagues, et qui paraissait être un animal d'une Ion- 304 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. giieiir démesurée. Avec nos longues-vues, ajoute-t-il, nous pouvions du Peking distinguer parfaitement une tête énorme et un cou d'une grosseur monstrueuse, recouvert d'une crinière qui paraissait et disparaissait tour à tour. Cette apparition fut également vue de tout l'équipage, et tout le monde s'accorda à dire que ce devait être le grand ser- pent. Je pris la résolution de faire avec ce monstre célèl^re plus ample connaissance, et à l'instant même je fis mettre à la mer une embarcation avec un officier et quatre hommes à bord, nmnis de quelques armes et de quelques brasses de cordage. Je les guettai attentivement. Le monstre ne semblait point s'inquiéter de leur approciie. Enfin ils ar- rivèrent tout près de la tête. Ils me parurent hésiter, puis je les vis s'occuper à dérouler la corde qu'ils avaient appor- tée pendant que le monstre continuait toujours à hocher la tête et à déployer sa longueur énorme. Tout à coup le canot fit le mouvement de se diriger vers le vaisseau, suivi par le monstre redoutable. En moins d'une demi -heure celui-ci fut hissé à bord. Le corps paraissait doué d'une cer- taine souplesse tant qu'il restait suspendu. Mais il était tel- lement couvert de parasites marins de toute espèce, que ce ne fut qu'au bout d'un certain temps que nous parvînmes à découvrir que cet animal effrayant n'était autre chose {|u'une algue monstrueuse, ayant plus de cent pieds de long et quatre pieds de diamètre, et dont la racine figurait de loin la tête, tandis que le mouvement imprimé par les flots la faisait paraître vivante. « En quelques jours cette algue -curiense, se desséchant , répandit à bord une odeur tellement infecte, que je fus obligé de la faire jeter à la mer. Aussitôt après mon arri- vée à Londi'es, le Dœdalus rapporta sa rencontre avec le ■'îiiirilii Q 1/3 Ci « ■■IMiilWall; 1) 3 O S c o 3 bJ3 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 305 grand serpent à peu près dans les mômes parages, et je ne pus douter que ce ne fussent des épaves de la même algue dont je viens de rapporter l'histoire. Toutefois cette illusion est tellement justifiée par l'apparence de l'objet, que, s'il m'eût été impossible dans ce moment d'envoyer l'embarcation comme je l'ai fait, je serais demeuré toute ma vie dans la conviction que j'avais vu le grand serpent de mer. » Ce rapport n'a pas besoin de commentaires : il tranche définitivement la question, expliquant par le fait le plus naturel du monde les erreurs de tous ceux qui j)rétendaient avoir vu le serpent de mer, mais qui ne l'avaient jamais vu qu'à distance, et n'avaient pas osé, comme M. F. Smith, l'aj)- préhender au corps. M. Smith rend parfaitement compte de ["illusion dont ses confrères ont été du[)es, et que lui-même éprouva ainsi que tout son équipage. 11 est certain que le séjour de l'Océan dispose singulièrement aux hallucina- tions. Je n'en veux pour preuve que ce fait si étonnant et si dramatique dont M. Julien a été témoin et acteur, et dont j'ai reproduit le récit au chapitre vu de la deuxième partie de ce livre. On comprend donc sans peine que, sous cette influence, les marins les plus sérieux et les plus éclairés aient été trompés, effrayés même par l'apparition de tron- çons d'algues du genre de celles qu'a signalées Forster, et dont la tige immense, ondulante la surface des flots, peut imiter en effet, à s'y méprendre, la forme et les mouve- ments d'un gigantesque reptile. 20 306 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. CHAPITRE XI LES POISSONS La conclusion de riiisloire du grand serpent de mer suffirait à prouver une fois de plus que, comme l'a dit un célèbre écrivain du siècle dernier, « il y a toujours quelque chose de vrai dans un mensonge, » et qu'au fond de ton le erreur on trouve, en cherchant bien, une réalité. Nous devons ajouter, pour la justification de ceux qui ont cru au grand serpent de mer, que si l'Océan ne nourrit aucun être ayant exactement la forme et approchant des dimen- sions de celui de la légende , on y rencontre bien réellement des animaux que leur corps très-allongé et leurs allures tortueuses font ressembler beaucoup aux serpents de terre. Mais ces animaux sont des poissons, c'est-à-dire des ani- maux organisés pour la vie aquatique, pourvus de na- geoires, et chez lesquels les poumons sont remplacés par des branchies, qui leur permettent d'absorber l'air dissous dans l'eau, mais ne leur permettent pas de respirer direc- tement l'air atmosphérique. Ces poissons serpentiformes , le vulgaire les confond tous sous la dénomination d'an- guilles '. Les naturalistes les distinguent en plusieurs genres dont un, — le genre op/usure, — est surtout remarquable ])ar sa ressemblance avec les serpents de terre : ressem- 1 Du latin anguis, serpent. LKS MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 307 l)lance si frappante, qu'une espèce de ce genre a reçu le nom mérité de serpciU de mer. Il existe donc un serpent de mer. Seulement il n'atteint jamais une longueur de pins de deux mètres, ce qui n'approche guère, connue on le voit, Le Serpent de mer (opliisure). des dimensions attribuées à l'être fantastique dont il a été question au chapitre précédent. Sa grosseur est à peu près celle du bras d'un homme; son museau est grêle et pointu, son corps brun en dessus, d'un blanc argenté en dessous. Il habite la Méditerranée. 308 LES MYSTERES DE L'OCEAN. C'est aussi dans la Méditerranée que vit une autre espèce d'anguille : la murène (miirœiia hdcna) , si estimée des Romains, qui élevaient, dans des viviers construits à grands frais au bord de la mer, un si grand nombre de ces pois- sons, que, i)our fêter un de ses triomphes, Jules César en i La Murène. '2 La Lamproie. lit distribuer six mille à ses officiers et à ses amis. Afin de donner à leurs murènes l'embonpoint qui devait rendre leur chair plus succulente, ou ne refusait rien à ces pois- sons voraces et carnassiers, et quelques personnages al- laient jusqu'à faire jeter vivants dans les piscines ceux de leurs esclaves qui avaient commis quelque faute. Un cer- tain A^edius Pollio s'est acquis, par ces actes de gourman- dise féroce, une horrible célébrité. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 300 Les anciens associaient anx murènes, dans lenrs prédi- lections gastrononii([nes, la lampioie, qui s'en rapproche |)ar son corps anguiforme et par ses appétits sanguinaires. Les lam])roies sont des poissons suceurs, que leur organi- sation imparfaite a fait placer au dernier rang des verté- brés. Leur bouche n'est qu'une sorte de ventouse circulaire, armée de dents fortes, aiguës et nombreuses, et à l'aide de laquelle elles s'attachent au corps des plus gros pois- sons pour, ronger leur chair et sucer leur sang. La taille des lamproies ne dépasse pas un mètre; elles ont, selon l'expression vulgaire, (( la vie très- dure, » et guérissent aisément des blessures les plus graves. Ces animaux se rattachent , par la cousistance molle de leur squelette très- simple et très-peu développé, à la classe des poissons car- tilagineux (chondroptérygiens), classe peu nombreuse, mais (|ui, en revanche, renferme les espèces les plus grandes, les plus redoutables par leur force et leur voracité. Le premier rang, sous ce double rapport, appartient sans contredit à la tribu des squales, et parmi eux au terrible l'equin [squahis carcharias de Linné), dont le vrai nom, de sinistre augure, est requiem. Cela signifie que lorsqu'un iiomme tombe à la mer en présence du lugubre animal , on [)eut dire pour lui les prières des morts. Le corps du re- ([uin est allongé par rapport à son diamètre. Sa tète, large et aplatie, se termine en avant par un museau, au-dessous et en arrière duquel s'ouvre la formidable gueule du monstie, avec son arsenal de dents aiguës, triangulaires et dente- lées, dis})osées sur cinq et six rangs autour de chaque mâchoire; à trente par rangée, cela fait un total de près de quatre cents dents. Ajoutez à cela l'énorme ouverture de ses mâchoires, — d'un à (piatre mètres de diamètre, — et vous 3i0 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. comprendrez la légitime terreur qu'inspire aux marins ce crocodile de la mer, Tanimal le plus glouton et le mieux armé que Ton connaisse. Notez aussi que les dents du requin ne sont pas enchâssées dans un os comme celles des qua- drupèdes, mais dans des cellules cartilagineuses, ce qui leur Le Requin. donne la facilité de se replier en arrière et de se relever suivant le besoin. Ordinairement, le premier et le second rang sont seuls relevés; mais, lorsque l'animal veut saisir une victime d'une grande vigueur, toutes les dents se meu- vent à la fois ou successivement , et multiplient les bles- sures ou les points d'arrêt. Aussi couper un homme en LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 311 deux, ce n'est, pour un requin de taille moyenne, (jue l'afTaire d'un coup de mâchoires. On conçoit, d'après cela, que dans les mers frécpientées par ces ell'royables animaux, il ne soit pas possible de se baigner. Souvent, dans la mer des Antilles, les nègres qui montent luie embarcation cessent de ramer, et d'un air significatif montrent au voyageur un recjuin qui nage à l'arrière, et semble attendre un faux coup de barre, une imprudence qui fasse chavirer le canot. Souvent aussi dans les nuits de bourrasques, quand le vent et la mer font crier les ais du navire, le requin apparaît au milieu des vagues; les marins le reconnaissent à Féclat phospliorique dont il brille, et savent qu'il est là pour eux. En tout temps il suit les navires avec une infatigable patience, prêta engloutir tout ce qui tombe à la mer : immondices, cadavres ou êtres vivants. Il nage très-vite quand il veut; toutefois, il n'aime pas, en général, à se presser, et abandonne au bout d'un certain temps les navires bons marcheurs, voi- liers ou sleamers. Le requin se rencontre dans tous les parages; mais il hante surtout les mers tropicales, dont il est le fléau. Il ne craint que deux ennemis : le gigantesque cachalot {pliy- srter îiiacrocephalus) , qui lui fait une guerre meurtrière, — et l'homme. Le plaisir d'une lutte pénible et même dangereuse, la satisfaction de détruire un destructeur, suffiraient })our animer les équipages à la pêche du requin; mais on tire, en outre, de cet animal des produits utiles : sa peau épaisse, dure, susceptible d'un beau poli, est employée dans la gaînerie. Son foie contient une huile identique par ses propriétés à l'huile de foie de morue, et susceptible d'être ;?I2 LES MYSTERES DE L'OCEAN. appli(|iipo i\\\ cliamoisage des peaux. Sa chair est coriace, mais nianp;cal)le à la rigueur. J'emprunte à un témoin ocu- laire le récit de la capture d'un de ces animaux. « Un requin de grande taille, qui sans doute a une dizaine de mètres de long (il n'est pas rare d'en trouver de cette force), s'est aventuré près du navire. On n'avait rien à faire (le navire était en calme), et l'équipage a su gré au requin de la distraction qu'il venait apporter. Par précaution, et pour l'occuper, on lui a jeté une paire de vieilles bottes, qu'il a consciencieusement avalées. Il n'était cependant pas nécessaire de l'allécher; car tant que le calme durera, et même tant que la vitesse du navire ne dé- passera pas trois à quatre milles à l'heure, le requin ne bougera pas des eaux de la maison flottante, d'où il s'at- tend toujours à voir tomber quelque régal. « Pendant qu'il s'amuse à plonger sous Tarrière du bali- inent, tout le monde est en agitation sur le pont. On dis- pose les engins, et l'on se prépare à la lutte. Un énorme liameçon est fixé par un bout de chaîne en fer à l'extrémité d'une longue et forte corde, d'un fili7i, comme disent les matelots. L'appât est un gros morceau de lard, comme celui qui trempait dans la mer pour le dîner de l'équipage, et que le requin a déjà englouti. « Tout est prêt. Le harpon, bien graissé, est dans la main du capitaine; les nœuds coulants de filin glissent parfaitement, et sont déposés à portée de la main. Tout le monde est sur le pont de la dunette. Un matelot jette l'ha- meçon à la mer, et la pêche commence. « Le requin cesse alors de plonger et de tourner autour du navire; il flaire l'appAt, et nage paresseusement vers le morceau de lard qui flotte. Il a appris depuis longtemps LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 313 qu'une si petite proie ne saurait lui échapper. Aussitôt (pi'il peut toucher l'engin du l)out de sou museau, il se tourne vers le côté, ouvre la gueule et l'avale. Mais à ce moment une violente secousse imprimée au tiliu l'ait péné- trer riiamecon dans une mâchoire; dix mains se cram- Pêche au requin. ponnent à la ligne et la roidissent, pendant (pie le recpiiii se débat en faisant voltiger l'écume de l'eau. Il arrive quel- quefois (jue l'hameçon se brise; on reconmience alors. Le requin, la gueule toute déchirée, se jette avec la même avidité sur le second appât. 314 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. (( Aussitôt qu'on voit l'hameçon fixé, on tire l'animal le long du bord. L'homme placé au poste d'honneur, ordi- nairement le capitaine, lui lance un vigoureux coup de harpon dans le corps. Il faut que le fer pénètre assez avant dans les chairs pour que la partie mobile se mette en croix avec l'axe de la lance. On a alors deux points d'attache, et l'on soidève le requin hors de Teau au moyen de la ligne de l'hameçon et de la corde du harpon, sur les- quels on tire en même temps. L'animal , une fois sorti de la mer, perd une partie de sa force : ses nageoires et sa queue n'ont plus de point d'appui. Rien n'est plus facile, quand il est sur les flancs du navire, que de lui passer un nœud coulant à la queue. Toutes les cordes qui le tiennent sont vivement passées dans des poulies fixées aux vergues, et le requin fait son entrée sur la dunette par-dessus le bord. (( Le prisonnier est capturé. Son supplice ne sera pas long. Il se débat en vain , et donne des coups de queue à défoncer le plancher. Un matelot lui enfonce une barre d'anspcc dans la gueule, pour le maintenir droit, pendant qu'un autre lui coupe la queue à coups de hache. Dans cet état, il ne pourra plus nuire; mais un coup de queue tue- rait un homme, ou lui casserait infailliblement la cuisse. Quand le monstre est sans défense, on lui ouvre le ventre et on lui retire le cœur, puts on le jette encore tout palpi- tant par-dessus le bord. Quelquefois on prélève un mor- ceau du ventre pour le manger; quelquefois on le dépouille pour sécher la peau, ou pour conserver l'épine dorsale, dont on fait une jolie canne. Il est probable .que mainte- nant on utilisera les foies, qui sont très-riches en huile iodée K » 1 Musée des Sciences, t. IV (4'' année), art. de M. L. Platt. LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 315 Le requin a un satellile, un compai-non , (|ui paiionl le suit. C'est un petit poisson que les marins appellent son pilote, et sur lequel ils ont imaginé bien des contes. La vérité est que ce poisson suit le requin [)our manger ses excréments. On trouve aussi t'récpiemment sur le re(jnin un autre petit poisson à ventre aplati, ([ui dailleius sal- Le Grand Pèlerin. lâche aussi à la carène des navires, et dont les mœurs sont peu connues. Un autre squale , le grand pUer in, égale et surpasse même le requin par ses dimensions; mais il est loin d'être aussi redoutable, et c'est bien injustement qu'on l'a représenté 31 G LES MYSTERES DE L'OCEAN. comme un des persécuteurs acharnés de la haleine. Quoique carnassier comme tous les squales, il ne se jette pas aveu- fj;lément sur tout ce qu"il rencontre, et ne se nourrit (jue de poissons de petite taille. Son singulier congénère, la scie, est inlininient plus suspecte, et il est hien difïicile La Scie vulgaire. d'accorder des mœurs inoffensives à un animal pourvu d'une arme aussi cruelle. En effet, son museau, allongé et déprimé en forme de lame d'épée , est hérissé de chaque côté de fortes épines osseuses, pointues et tranchantes, implantées comme des dents. La forme du corps est al- longée et, comme chez les autres squales, éminemment LES MYSTERES DE L'OCEAN. 317 propre à la nago. La scie peut atteindre une longueur to- tale de quatre à cinq mètres. Les naturalistes anciens et plusieurs auteurs modernes ont atïirnié qu'à l'aide de l'arme meurtrière qui lui a valu son nom, elle attaque la baleine, et lui livre des combats opiniâtres où elle a sou- Le Marteau -maillet. vent le dessus. Certains squales ne sont remarquables que par la bizarrerie de leurs formes. Les deux plus étranges sont le squale marteau et la squatinc ou anrjp de mer. Le marteau doit ce nom à la forme de sa tête, aplatie liorizontalemeut, tronquée eu avant, et dont les cotés se l)rolongent à droite et à gauche en deux branches, (jui 318 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. figurent assez bien la tête d'un marteau ou d'un maillet. Le marteau commun est répandu dans l'océan Atlanticjue, et se trouve aussi dans. la Méditerranée. Sa longueur est d'environ trois mètres; il peut peser jusqu'à deux cents kilogrammes. ],'An"e de mer. C'est par antiphrase sans doute, ({u'on a donné le nom (Vange de mer h. la squatine, à moins que ce ne soit à cause du développement de ses nageoires pectorales et ventrales, qui jusqu'à un certain point ressemblent à des ailes. Ce LES MYSTERES DE L'OCEAN. 319 poisson a la tête grosse cl ronde, les yeux placés sur la face dorsale, la bouche fendue en avant du museau, le dos hérissé de fortes épines. Si ce doux nom d'ange pouvait, sans profanation, être appliqué à des créatures aussi généralement hideuses et aussi invariablement stupides que les poissons, il convien- Le Pléroïs volant. drait plutôt à ceux que la nature a doués de nageoires mem- braneuses assez grandes pour leur permettre de s'élever quelques instants hors de Teau, et qui , en conséquence, sont appelés poissons volants. Cette faculté semble être, au premier abord, un bienfait pour eux, puisqu'ils peuvent ainsi se soustraire aux poursuites de leurs ennemis marins; mais en réalité elle ne fait que les jeter d'un péril dans un 320 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. autre, puiscju'ils n'échappent le plus souvent à la voracité des autres poissons que pour devenir la proie des oiseaux ichthyopliages. Le plus extraordinaire des poissons volants est le pégasp- ih'agon, avec son long museau, son corps large, déprimé, Le Pégase-dragon. cuirassé de pla(jues écailleuses et dures, et dont la partie postérieure, bruscpiement tronquée, donne naissance à une queue mince qu'on pourrait, sans les nageoires dont elle est pourvue, comparer à celle d'un crocodile. Le pégase-dragon appartient à la même famille que le célèbre hippocampe ou cheval marin. Un corps comprimé, et, si LES MYSTERES DE L'OCEAN. 321 l'on peut ainsi dire, rocailleux, terminé en avant par une tête à museau tubuleux, en arrière par une queue sans nageoires qu'on prendrait volontiers pour la racine noueuse et effilée de quelque plante marine; la courbure que prend , après la mort , la partie antérieure du corps , et qui lui donne quelque ressemblance avec l'encolure du 1 Oréosome de rAtlantiquo. 2 Hippocampp pointillé. cheval : tels sont les caractères qui , chez ce singulier pois- son , ont tant excité, — à juste titre, — l'étonnement et l'attention du vulgaire, et même des naturalistes. S'il est vrai , du reste, comme je l'ai dit plus haut, que la plupart des coquillages marins défient, par l'exquise élégance du dessin et par la beauté des nuances, toute description, il faut bien avouer, en revanche, que la classe 21 .122 LES MYSTERES DE L'OCEAN. des poissons oflVe une collection de types difformes et de physionomies repoussantes et grotesques, à désespérer Técrivain et l'artiste; et Boileau a bien prouvé sa complète ignorance de Ticlithyologie, lorsqu'il a dit: Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, (^ui, par l'nrt imité, ne puisse plaire aux yeux. Lo l'elor lilainenteiix. Il n'avait vu, certes, ni Voréosome de l" Atlantique , ni le /it croîs volant , ni l'affrenx peJor filament cu.v , ni le salarias à quatre cornes, ni V amblyope hermannien , ni le stomias-boa, ni même la baudroie commune. . . J'en passe, et des plus laids. Les moins disgraciés, ceux qui « plaisent aux yeux » par leur corps élancé, par leurs écailles aux brillants effets LES MYSTERES DE E'OCEAN. 323 d'argent, de nacre on dazni', ne raclièlent point parées avantages ce qu'il y a de disgracieux dans la partie essen- tielle de leur être : la tète. Nous pouvons donc dire, sous un certain j)oint de vue, que la beauté chez le poisson n'existe pas. Mais ce qui , aux yeux du philosophe, le réha- bilite, c'est sa parfaite appropiiation au milieu qu'il habite; Le Salarias à quatre,' cornes. ce sont ses branchies à l'aide desquelles il extrait, pour le respirer, l'air en dissolution dans l'eau; ce sont ses na- geoires si bien disposées pour la coordination de ses mou- vements; ce sont ses muscles puissants; c'est son corps souple et fort; c'est cet organe particulier, connu sous le nom de vessie nataioirc, et qui , en se gonllant d'air ou en se vidant à la volonté de l'animal , augmente on accroît sa légèreté spécitique, le l'ail nionlei' ou descendie avec lUie 324 LES MYSTERES DE L'OCEAN. extrême facilité. En un mot, le poisson est Tanimal aqua- tique par excellence. Il a donc, comme tous les êtres, sa perfection propre, partant sa beauté, qui résulte de cette perfection même. « Au total, ce vrai fds de l'eau, mobile autant que sa mère, glisse à travers par son mucus, fend de sa tête, Stomias-boa. choque des muscles (contractés sur ses vertèbres, sur ses fines côtes onduleuses) ; enfin de ses fortes nageoires il coupe, il rame, il dirige. La moindre de ces puissances sufiîrait. Il les unit toutes , type absolu du mouvement '. » C'est pourquoi l'on a plaisir à le voir nager, comme à voir voler l'oiseau; — on le sent si bien dans son élément! 1 Michelet. La Mer LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 325 — et le peuple, en sa naïveté, dit avec raison : « Heureux comme le poisson dans l'eau. » L'agilité, la. rapidité des évolutions, telle est donc la faculté dominante et caractéristique des poissons. Quant — ■^-— , La Baudroie. à leurs moyens d'attaque ou de défense, ils se réduisent, en somme, à peu de chose. Les grands squales, tels que le requin et la scie, sont à peu près seuls vraiment armés })our le combat : le premier avec son terrible râtelier mobile, la seconde avec son glaive dentelé. 326 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. D'autres espèces, de la famille des scombéroïdes, sont aussi pourvues d'une sorte de bec formé par l'allongemenl horizontal des os de la tête, et qui les a fait désigner dans toutes les langues anciennes et modernes sous les noms équivalents de xiphias, de gladius, l\q pesec-spada , de sironl-fish, d'espadon, etc. Mais il ne semble pas que ni 1 Le Voilier des Indes. 2 LEspadon. ce dard osseux, ni la grande taille de ces poissons, qui atteignent souvent une longueur de trois et quatre mètres, les rendent bien redoutables. Ils sont de mœurs inotfen- sives, sociables même, et c'est le plus souvent par mala- dresse, ou lorsqu'ils sont exaspérés par les morsures de leur parasite (un crustacé de la famille des lernes) , qu'ils enfoncent et brisent leur broche dans la carène des na- vires, ou dans d'autres corps inertes. Mais la nature a donné à certains poissons une arme plus efficace et tout à fait bizarre, telle que n'en possède aucun animal terrestre. Je veux parler de l'appareil élec- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 327 triqiio à l'aide duquel les yymuolcs et les lori)illes frappent de secousses plus ou moins violentes, soit Tennemi (|iii les attaque, soit la proie dont elles veulent s'emparer. Les tor- pilles seules sont des poissons marins. On en connaît plu- sieurs espèces qui habitent divers parages. La torpille mar- La Torpille marbrée. brée est assez commune dans la Méditerrauée et dans le golfe de Gascogne. Les appareils électriques des torpilles consistent en deux glandes réniformes, assez volumineuses, situées à la partie supérieure du corps, de chaque côté de Tarète médiane. La dissection y fait reconnaître une nudtitude de petits parai- 328 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. lélipipèdes à six pans, tous de même structure, et séparés les uns des autres par des cloisons de tissu cellulaire, dans lesquelles arrivent des vaisseaux sanguins et des filets ner- veux très-nombreux. Mais comment l'électricité se dégage- t-elle, à la volonté de l'animal , dans ce singulier appareil? C'est là un problème dont les observations des plus savants physiologistes n'ont encore pu fournir la solution. CHAPITRE XII LES CETACES Le poisson est le type le plus élevé des êtres marins pro- prement dits. Aux échelons supérieurs, on rencontre en- core des animaux vivant dansTOcéan; mais une démar- cation bien nette sépare ces derniers des précédents. Leur conformation extérieure, leurs mœurs les rapprochent plus ou moins des poissons; mais ils en diffèrent par leur orga- nisation, qui est celle des animaux terrestres. L'Océan n'est point leur élément : c'est leur demeure. Ils y trouvent leur nourriture ; mais pour l'accomplissement de la fonction la plus importante de la vie, la respiration, il leur faut l'air libre; ceux d'entre eux qui sont ovipares se rapprochent de la terre au moment de la ponte, et vont confier leurs œufs au sable du rivage. En un mot, si l'on veut me per- mettre cette distinction figurée un peu subtile, ils sont plutôt les hôtes que les citoyens de l'Océan. Ils établissent LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 329 la Iransilion entre la eréation iieptunienne et la création terrestre. Plusienrs trompent (ra])onl , et ont longtemps tromp6 les observateurs superficiels et le vulgaire, qui confond indistinctement sous le nom de poisson tout ce qui vit dans l'eau. En fait, ce sont les plus marins, les cétacés, créés exclusivement pour la nage, et en conséquence présen- tant exactement les mêmes formes que les poissons : le corps tout d'une venue, s'amincissant à la partie posté- rieure en une queue bifurquée, et de vraies nageoires pec- torales; rien enfin qui rappelle les quadrupèdes terrestres même les plus pesants, — si ce n'est après un examen at- tentif. — En y regardant de plus près , on remarque que la peau des cétacés est sans écailles, souvent même parsemée de quelques poils gros et roides. Les nageoires sont char- nues; leur charpente est formée d'os articulés comme ceux des pieds et des mains de mammifères terrestres, et se rattachant par un cubitus et un radius soudés ensemble à un humérus très-court , il est vrai , mais néanmoins dis- tinct. On retrouve en outre dans leur squelette toutes les pièces principales du squelette des grands animaux ter- restres. Les membres postérieurs seuls manquent, et Ion n'aperçoit que des vestiges du bassin. Si l'on pénètre plus profondément dans l'examen de leur organisme , on voit les liens qui rattachent les cétacés aux quadrupèdes supérieurs se multiplier et devenir de plus en plus manifestes. Leur sang est rouge et chaud, et de deux espèces : artériel et veineux ; leur respiration s'ef- fectue à l'aide de poumons par l'absorption directe de l'air; leurs systèmes circulatoire, nerveux et digestif sont aussi complets que chez les carnassiers et les herbivores 330 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. qui nous sont familiers. Enfin, ils sont tons vivipares; les femelles allaitent leurs petits, et un observateur, qui a plu- sieurs fois goûté du lait de baleine, affirme qu'il ne diffère pas sensiblement de celui de la vache. L'ordre des cétacés renferme les animaux les plus grands, non -seulement parmi les habitants de la mer, mais parmi tous les êtres actuellement existants. La ba- leine franche peut atteindre jusqu'à vingt-trois mètres de longueur; mais on en a rarement rencontré qui eussent plus de vingt mètres. Cette dernière dimension est déjà colossale; elle suppose un poids d'environ 70,000 kilo- grammes, et une baleine de cette longueur n'a pas moins de douze à treize mètres de circonférence , mesurée un peu en arrière des nageoires pectorales. Celles-ci sont longues de deux et demi à trois mètres; la caudale, qui est à peu j)rès triangulaire, a une largeur de six à sept mètres. On attribue à quelques espèces de balemoprcrcs des dimensions encore plus gigantesques. Ainsi on dit que la jubarte dépasse (pielquefois vingt-sept mètres; et les deux espèces (pii habitent les parages des îles Aléoutiennes , le culammak et l'umgullik de Pallas atteindraiéîit, au dire de quelques auteurs, la longueur prodigieuse de cinquante-six mètres. Le cachalot est à peu près de la taille de la baleine franche; cependant on en a, dit-on, rencontré qui, comme la ju- barte, mesuraient vingt- six et vingt- sept mètres de lon- gueur. Les cétacés sont répandus à peu près dans toutes les parties de l'Océan; mais parmi les cinquante espèces en- viron qui composent cet ordre, quelques-unes ont des habitats assez restreints. Les herbivores (lamantins^ du- gongs, stellères), qui vivent de fucus, se tiennent dans les LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 331 parties peu pioroiules et favorables à la végétation sous- marine, principalement près des îles et dans les détroits (pi'elles forment entre elles. Ainsi les stellères se trouvent parmi les îles Aléoutiennes, et les dugongs parmi les Mo- luques; mais les lamantins habitent les uns les côtes de r Afrique, les autres celles de T Amérique. « Les mêmes I Le Narval. '2 La Baleinoptèro. raisons ne peuvent être applicables aux souflleurs, (pii vivent dans les grandes mers; cependant ils ont des de- meures circonscrites, dont l'étendue paraît proportionnée à la grandeur et à la puissance de chaque espèce. Les souf- fleurs ttuviatiles ne s'avancent pas dans la mer; la baleine franche est confinée dans les mers boréales, comme la baleine du cap dans l'hémisphère austral; les rorquals semblent habiter des mers circonscrites; le cachalot seul 332 LES MYSTERES DE L'OCEAN. se trouverait indislinctement dans toutes les mers, s'il n'existe réellement qu'une seule espèce de ce genre. Les dauphins et les groupes qui en sont voisins ont chacun un habitat distinct, soit dans l'Atlantique, au nord ou au sud, soit dans la Méditerranée, dans le grand Océan, ou dans les mers qui baignent l'Amérique, ou rOcéanie, etc. ' » On a partagé les cétacés en deux sous-ordres : le pre- mier comprend ceux qui se rapprochent le plus des am- phibies. Ce sont les cétacés herbivores de Frédéric Cuvier, ou les Siréniens des naturalistes contemporains. Le .second est formé des mammifères pisciformes que Cuvier appelait les cétacés ordinaires, et qu'on appelle aussi cétacés souf- fleurs, à cause de l'appareil singulier dont ils sont pourvus et qui leur permet de prendre leur nourriture au sein de l'eau , sans avaler en même temps le liquide qu'ils sont forcés d'engloutir. Ce liquide passe au travers des narines au moyen d'une disposition particulière du voile du palais, et s'amasse dans un sac placé à l'orifice extérieur de la cavité nasale. De là, comprimée par des muscles puis- sants, l'eau est expulsée avec violence par un ou deux conduits (selon l'espèce) percés à la partie supérieure de la tête. C'est ainsi que les souffleurs produisent ces jets d'eau qui de loin signalent leur présence aux navigateurs. L'évent existe aussi chez les herbivores; seulement il se trouve à l'extrémité antérieure ou à la partie moyenne supé- rieure du muffle. Placés, comme on le voit, bien au-dessus des poissons par leur organisation complexe, qui corres- pond à une activité vitale et à une sensibilité incompara- blement supérieures, les cétacés ne s'en distinguent pas • D'' Chenu. Encyclopédie dlii^toirc nalinclle. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 333 moins par le développement de leur intelligence. Un pro- fond instinct de sociabilité semble être un des traits carac- téristiques de leur nature, et cet instinct se manifeste, dans quelques espèces, par la puissante et réciproque affection des mères et de leurs petits. Le même attachement existe entre les mâles et les femelles, et, comme le sentiment ma- ternel, revêt un caractère touchant, puisqu'il remporte presque toujours sur Tinstinct qui prime tous les autres chez la plupart des animaux — et trop souvent chez rhomme même : — T instinct de conservation. Les mœurs des cétacés diffèrent, du reste, beaucoup, selon les groupes. Celles des cétacés herbivores sont très- douces, et l'instinct de la famille est aussi chez eux très- développé. On en peut dire autant de la gigantesque ba- leine, qui, malgré son apparence formidable, est un animal très-inoffensif et ordinairement très-craintif, prêt à fuir devant toute apparence de danger. Un coui'age intrépide s'allume dans ce colosse lorsqu'il voit un des siens attaqué ou blessé; mais c'est seulement pour le soustraire au dan- ger, pour s'exposer à sa place aux coups qu'on veut lui porter, et, s'il meurt, pour mourir avec lui, que la pauvre bête ne le quitte point. Sans armes, elle ne peut autre- ment le défendre et ne l'essaie même pas : l'instinct de la lutte, du combat semble lui manquer totalement. Les ba- leines, comme les lamantins et les dugongs, vivent en fa- mille plutôt qu'en troupes. Leur nourriture est exclusive- ment animale. Elles mangent des poissons, des vers, des mollusques, de petits animaux articulés qui s'engloutissent en immense quantité dans leur énorme gueule, et, après les avoir fait entrer dans leur gosier, elles rejettent par leurs évents l'eau qu'elles ont avalée. On sait que les dents 334 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. sont remplacées , chez ces cétacés, par de longues et minces lames d'une matière fibreuse et cornée extrêmement flexi- bles, effilées à leur bord et implantées dans la mâchoire supérieure , et qui remplissent l'office d'un crible pour re- La lialeine IVaiicht tenir dans la gueule de l'animal les petits animaux dont il fait sa nourriture. Ces lames, longues d'environ trois mètres, sont au nombre de sept à huit cents. Les natu- ralistes les appellent fanons; mais elles sont connues vul- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 335 gairement sous le nom de baleines, et employées dans riiulustrie à divers usages, en raison de leur flexibilité et de leur ténacité. Des organes et des appétits différents correspondent , chez les autres cétacés pisciformes, à des mœurs plus sau- Le Cachalot. vages et à des instincts féroces. Les dents du cachalot, nulles ou riidimentaires à la mâchoire supérieure, sont longues et fortes à la mâchoire inférieure, et, lorsque la gueule de l'animal est fermée, elles s'emboîtent dans les cavités osseuses qui bordent le palais. Un tel arsenal in- dique un animal cai'nassier, et en elTet le cachalot n'est pas 33G LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. moins que le requin lui-même le fléau des mers qu'il ha- bite. Il fait, dit on, la guerre à son vorace concurrent, et, non content de dévorer des poissons, attaque aussi les cétacés plus faibles que lui , notamment la baleine. On assure même qu'il éventre les femelles pleines pour dé- vorer leur petit. Enfin un observateur digne de foi, Beale, dit avoir vu des cachalots se battre entre eux avec fureur, en cherchant à se saisir par la mâchoire inférieure. Ces animaux parcourent ordinairement les mers en troupes noml)reuses. Beale en a rencontré qui se composaient de deux à trois cents individus. On dit que ces troupes re- connaissaient pour chef un mâle qui nage en avant, et donne le signal du combat ou de la fuite en poussant une sorte de mugissement comparable au son d'une grosse cloche. D'après le même auteur, un cachalot peut de- meurer sous l'eau sans respirer pendant plus d'une heure et quart, et faire de quinze à seize kilomètres à l'heure. Lorsqu'il nage le plus vite, il élève et abaisse rapidement son immense queue; le corps, suivant ce mouvement, se découvre et se plonge alternativement dans la mer. A chaque impulsion , il s'élève ainsi de huit à neuf mètres hors de l'eau, et parfois même il se montre tout entier au- dessus des flots. On rencontre des cachalots dans toutes les mers, bien qu'ils soient surtout communs dans les mers australes. On en a pris jusque dans l'Adriatique. Les delphinidés se rapprochent des cachalots par leurs appétits carnassiers, mais ils n'atteignent pas les propor- tions de ces gigantesques cétacés. Les plus grands ne dé- passent pas huit mètres de longueur. Dans cette famille sont compris, outre les dauphins proprements dits, les marsouins, qu'on rencontre en troupes nombreuses sur les LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 337 côtes de rAllaiitique. Quelques espèces lial)ilenL de prél'e- rence les mers polaires : tels sont Vépaulard ou dauphin gladiateur, ainsi nommé à cause de sa nageoire dorsale, haute de plus d'un mètre, pointue et recourbée en arrière; — et le narval ou nionodon , remarquable par la longue dent implantée dans sa maciioire supérieure et dirigée en avant, suisanl Taxe de son corps. A côté de cette défense 1 Le Marsouin. 2 Le Dauphin vulgaire. et dans le môme os maxillaire, il s'en trouve une autre semblable, mais toujours moins développée, et, le plus ordinairement, à peine apparente, en sorte que l'animal qui, théoriqueinrnt , aurait deux défenses parallèles, n'en possède réellement qu'une seule : celle du côté gauche. Cette dent, dont la matière est pareille à celle de l'ivoire et susceptible des mêmes usages, est moins pour l'animal une arme de combat qu'un instrument de travail. (.< Elle sert à cette espèce, qui est par excellence le cétacé des 338 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. mers polaires, disent MM. Paul Gervais et van Beneden, à percer la glace de manière à pouvoir arriver jusqu'à la surface pour y respirer ; et comme les narvals vivent en troupes, ce sont les mâles adultes qui sont spécialement chargés de ce soin '. » On sait de qiielle réputation d'intelligence et de philan- thropie jouissaient dans l'antiquité les dauphins, et com- bien de traits de sagacité, d'amabilité, de dévouement les auteurs anciens ont racontés, en les attribuant à ces ani- maux. IMalheureusement , les observateurs modernes n'ont jamais rien vu qui pût justifier ces histoires merveilleuses, et l'on cherche en vain parmi les habitants de l'Océan une espèce qui réponde au signalement des dauphins classiques. Les cétacés qu'on désigne aujourd'hui sous ce nom sont, au contraire, d'après Frédéric Cuvier, les plus carnassiers, et, proportionnellement à leur taille, les plus cruels de l'ordre des cétacés. — « Les dauphins actuels, dit d'autre part M. Boitard, sont des animaux stupides, bru- taux, voraces, n'ayant d'intelligence que juste ce qu'il en faut pour dévorer leur proie et reproduire leur espèce. Toutefois, en étudiant les véritables mœurs de ces cétacés, peut-être arriverons- nous à deviner l'origine de ces contes puérils. Lorsqu'un navire est à la voile , il est constamment escorté par des troupes de poissons, attirés par les débris de cuisine , les balayures et les vidanges qui leur fournissent une nourriture abondante. Les dauphins , attirés à leur tour par ces légions de poissons dont ils ont l'habitude de faire leur nourriture, se rassemblent autour des navires et les suivent pour avoir continuellement une proie à leur portée; 1 Zoologie médicale, t. L LES MYSTERES DE L'OCEAN. 339 et en cela ils sonl imités par les requins. Des matelots au- ront i^emarcuu'' que ces derniers alla(iiiaient et dévoraient les hommes qui tombaient à la mer, tandis que les dau- phins ne leur faisaient aucun mal. Et, au lieu d'attribuer sinqjlement ce fait à une dillerence d'organisation, ils l'au- ront mis sur le compte d'une prétendue amitié (juc le dau- phin aurait pour l'homme. » Il est vrai que, parmi les au- teurs des récits merveilleux dont j'ai parlé, il en est un (Pausanias) qui affirme, avec l'accent de la vérité, a\oir été témoin du fait étonnant qu'il rapporte. « J'ai vu moi- même, dit-il, à Proséléné, un dauphin qui, blessé par des pécheurs et guéri par un enfant, lui témoignait sa recon- naissance; je l'ai vu venir à la voix de l'enfant, et, quand celui-ci le désirait, lui servir de monture pour aller où il voulait. )) Il est évident que, si ce fait est vrai, il se rapporte à un animal autre que le dauphin, probablement à un phoque. « Si Pausanias, dit Boitard, a pris un phoque pour un dauphin, son histoire s'explique parfaitement, et peut être vraie de tout point. » Elle serait possible aussi, s'il s'agissait d'un cétacé herbivore, tel que le lamantin ou le dugong. En effet, ces animaux sont de beaucoup les plus intelligents des cétacés, dont quelques naturalistes les ont, du reste, séparés, pour en former un ordre à part, voisin des phoques, avec lesquels ils ont plus d'un point de ressemblance. Le nom de Siréniens qui leur a été donné raj)j)ell(» ces êtres fabuleux, moitié hommes ou femmes, moitié pois- sons, dont il est si souvent parlé dans la mythologie. En effet, un grand nombre de naturalistes ont cru ivconnaître dans les lamantins et les dugougs les triions, les sirènes, les néréides, mis en scène parles poëmes grecs et latins. 340 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Mais il faut pour cela, ce semble, un bien vif désir de trouver qiiatid même une réalité au fond de toutes les créa- tions enfantées par Fimagination humaine; et en tout cas on doit rendre aux poètes cette justice, que si tels étaient en effet les types primitifs de leurs divinités amphibies, — types qu'ils n'avaient sans doute jamais vus, — ils ont eu du moins le bon goût de les embellir et de les idéaliser de façon à les rendre tout à fait méconnaissables. Il y a loin 1 Le Dugong des Indes. 2 Le Lamantin. de ces belles femmes aux blonds cheveux flottants, aux yeux glauques, à la voix si harmonieuse qu'elle exerçait sur les plus fermes un charme irrésistible, aux très-laides créatures qu'on a bien voulu appeler Siréniens, et qui , au surplus, habitent bien loin des parages oii la fable place les sirènes. Des trois genres qui composent le sous-ordre des cé- tacés herbivores, le premier, celui des lamantins, habite LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 341 les côtes du Sénégal ou celles de l'Amérique méridionale; le second, celui des dugongs, ne se trouve (jue dans rarcl]i[)el Indien; le troisième enfin, celui des stellères, est confiné dans les baies de la côte nord de l'Amérique, aux environs des îles Kuridcs et Aléoutiennes, et dans la mer qui iîaigne la presqu'île du Kamstchatka. Les lamantins et les dugongs ont le corps allongé en forme d'outre, la peau revêtue de poils rares et roides, la (jueue ovale ou triangulaire, point de nageoire dorsale, les nageoires latérales pourvues de rudiments d'ongles, le cou court et gros, la tête petite, terminée par un museau ou mufïle court, garni de moustaches. Ils vivent en troupes composées d'un assez grand nombre de familles, et les femelles ont pour leurs petits un si vif attachement, que les nègres des îles de l'archipel Indien, frappés de cette parti- cularité chez le dugong, ont donné à la femelle de cet animal le nom significatif de marna di Veau. On assure que les lamantins peuvent acquérir uae lon- gueur de plus de six mètres et un poids de 3,500 à 4,000 kilogrammes; mais ceux qu'on prend communément ont en moyenne cinq mètres. Leur chair est excellente; on l'a comparée à celle du bœuf et du veau , qu'elle égale au moins en qualité. Les naturels de l'Amérique méridionale font périodiquement de grandes chasses aux lamantins, quand ces animaux , à l'époque des basses eaux , descendent les grands fleuves pour regagner la mer. Dans tous les pays habités par la race malaise, la chair du dugong est telle- ment estimée qu'on la réserve pour la table des princes, et l'on fait à ce cétacé une guerre d'extermination (pii tend à le faire disparaître. Les stellères sont peu connus. Tout ce qu'on en sait est 342 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. dii au naturaliste Steller, dont Cuvier leur a donné le nom. On les appelle vulgairement veaux ou bœufs marins, vaches marines, bien qu'ils n'aient aucune ressemblance avec ces ruminants, si ce n'est par leurs habitudes herbivores, leur naturel inolTensif et la saveur agréable de leur chair. Les habitants du Kamtschatka leur font la chasse pour leur chair dont ils sont très-friands, pour leur graisse solide et de bon goût, comme celle du porc, et pour leur cuir épais et propre à divers usages. ciiAPiïRE xni LES riloQUES Des cétacés herbivores aux pho([ues la transition est presque insensible. Les premiers ne peuvent que nager : à terre ils ne savent point se mouvoir. Les seconds, excellents nageurs aussi, viennent spontanément sur le rivage ou sur les glaçons, — car beaucoup habitent les mers gla- ciales;— c'est là qu'ils dorment, c'est là que la femelle met bas et allaite ses petits. Les cétacés n'ont que deux nageoires pectorales; les pieds postérieurs manquent. Les phoques ont leurs quatre membres ; seulement ceux de derrière sont enveloppés dans la peau jusqu'au talon , et souvent réunis ensemble et avec la queue, de manière à former avec celle-ci comme une large et forte nageoire caudale. Les pattes de devant sont courtes, avec les doigts LES xMYSTÈRES DE L'OCÉAN. 343 enveloppés aussi dans la peau, cpii cependant laisse passer les ongles et saillii' les j)lialanges. Ainsi empêtrés avec leurs pieds -nageoires, les phoques rampent à terre ou plutôt marchent par soubresauts, lourdement, lentement, et sans jamais s'éloigner heaueoup de Teau; mais enfin ils marchent. Les autres particularités de leur organisation les rapprochent tellement des animaux terrestres, que les naturalistes les ont rangés parmi les carnassiers, dont ils ne sont pas les moins intéressants, sous le nom de car- nassiers amphibies. Ce mot amphibies, qui signifie à double vie, ne donne pas une idée juste de leur nature. Pris dans son sens ri- goureux, il ferait croire que ces animaux sont organisés de manière à vivre indilleremment sur terre et dans l'eau , à respirer l'air soit directement, comme les autres mammi- fères et comme Thomme, soit indirectement, comme les poissons. Nous savons qu'il n'en est rien; que si les phoques ont réellement la faculté de demeurer sous l'eau pendant quelques minutes, ils ne pourraient y rester longtemps sans être asphyxiés, noyés, tout comme le serait un chien ou un canard; qu'en un mot ils ne sont amphibies que parleurs mœurs, et que si la mer est leur élément nouri'icier, il leur faut toujours, après qu'ils y ont cherché leur proie, revenir à l'air pour respirer, et sur le sol ferme pour se reposer. On n'a pas manqué de dire des phoques, comme des la- mantins et des dugongs, — et peut-être avec plus de vrai- semblance, — (pi'ils avaient donné lieu dans l'antiquité et dans le moyen âge aux fal)les qui représentaient certains parages comme habités par des êtres bizarres, moitié honnnes ou femmes, moitié poissons, ou hantés par les 344 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. ombres des malheureux naufragés. Le fait est que la croyance aux hommes marins, croyance dont Torigine se perd dans la nuit des temps, s'est conservée jusqu'à nos jours; et cela, non-seulement parmi les pêcheurs ignorants et superstitieux, mais même parmi des gens fort éclairés, à qui leur goût pour le merveilleux a fait prendre au sé- rieux les contes débités à ce sujet, comme d'autres ont pris au sérieux le poulpe géant et le grand serpent de mer. Au moyen âge, la croyance aux hommes marins repo- sait sur quelques faits, évidemment dénaturés par ceux qui les rapportaient, les tenant d'autres personnes, qui les te- naient de témoins oculaires, lesquels, soit illusion et naï- veté, soit désir d'imposer par leurs récits, avaient eux- mêmes orné d'accessoires extraordinaires quelque animal amphibie, n'ayant en réalité qu'une ressemblance très-éloi- gnée et très-grossière avec un être humain. On explicpie aisément de cette façon que les phoques aient donné lieu aux fables dont il s'agit, et dont je citerai seulement un exemple emprunté à Rondelet, qui écrivait vers le milieu du xvi" siècle. « De notre temps, dit cet auteur, on a pris en Norwége un monstre de mer après une grande tourmente, lequel tous ceux qui le virent incontinent lui donnèrent le nom de Moine y car il avoit la face d'homme, rustique et mi- gracieuse, la tête rasée et lisse;, sur les épaules, comme un capuchon de moine, dont les deux ailerons au lieu de bras; le bout du corps fuiissoit en une queue large. Le portrait sur lequel j'ai fait le présent m'a été donné par très-illustre dame Marguerite de Valois, reine de Navarre, lecpiel elle avoit eu d'un gentilhomme qui en portoit un semblable à l'empereur Charles- Quint, qui étoit alors LES MYSTERKS DE LOCÉAN. 345 en Espagne. Le gentilhomme disoit avoii' mi ee monstre comme son portrait le portoit, en Norwége, jeté par les flots et la tempête de mer sur la plage, au lieu iiomnH' Dièze, près d'une ville nommée Danelopoek. J'ai vu un pareil j)ortraità Rome, ne difTéranl (mi rien du mien. Entre Le Phoque- moine. les bêtes marines, Pline tait mention de l'homme marin et du triton comme choses non feintes. Pausanias aussi fait mention du triton. .J'ai vu un portrait d'un autre monstre marin , à Rome, où il avoit été envoyé avec lettres par les- (pielles on assuroit pour certain que Tan 1531 on avoit vu ce monstre en habit irévêquc, comme est le portrait, puis 346 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. en Pologne > et porté au roi dudit pays, faisant certains signes pour montrer qn'il avoit grand désir de retourner à la mer, où, étant amené, se jeta incontinent dedans. » Après qu'on eut reconnu que les piioques n'étaient rien moins que des êtres humains, on ne laissa pas de vouloir Le riioqiu' à capuchon. les assimiler à toutes sortes d'animaux terrestres. De là les dénominations de veau marin, de vache marine, de cheval marin , et aussi de chien et de lion marins, sous lesquelles on les désigne communément, et qui ne leur conviennent en aucune façon. Les premières notamment se justifient d'autant moins que, comme on l'a ^u ci-dessus, ces am- phibies sont tous camassiers, ou, si l'on aime mieux, LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 347 piscivores, et ne s'accoinmodcnl niilleiiUMil d'une nourri- lure végétale. Toutefois, ils se rapprochent de nos animaux domestiques par le de\eloppemcnt de leurs instincts et de leur intelligence, et [)ar leur naturel doux et sociable. Aussi un savant très-illustre a-t-il pi'oj)osé récemment de Le Lion niiuiii les acclimater sur nos côtes et de les réduire en domesti- cité, ce qui serait prohahlement facile, et en tout cas })lus profitable que de les détruire aveuglément comme on Ta fait jusqu'à présent. Car, outre que leur chair est assez bonne à manger, leur i)eau et leur graisse constituent des produits dont l'industrie tire un parti très-avantageux, et qui, au train dont on y va, ne tarderont [)as à devenir d'une extrême rareté. 348 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN, (( Les phoques, dit le docteur Chenu, vivent en grandes tron})cs dans presque toutes les mers du globe; cependant il paraît que la plupart de leurs espèces varient, selon qu'elles appartiennent au voisinage de l'un ou de l'autre pôle; car il esta remarquer qu'ils préfèrent les pays froids ou tempérés aux climats chauds de la zone torride. C'est en général à travers les écueils et les récifs qui bordent toutes les mers, et jusque sur les glaces des pôles, qu'il faut aller chercher les grandes espèces... Ils sont très-bons nageurs, (pioi(|ue les cétacés les surpassent encore sous ce rapport. Un fait des plus singuliers, mais qui semble établi d'une manière certaine, c'est que ces animaux ont l'habitude constante, quand ils vont à l'eau, de se lester comme on fait d'un navire, en avalant une certaine quantité de cail- loux, qu'ils rejettent lorsqu'ils retournent sur le rivage. Les uns recherchent les plages sablonneuses et abritées; d'autres, les rochers exposés à l'action des eaux, et il en est qui se trouvent dans les touffes épaisses d'herbes (jui croissent sur les rivages. A terre, les phoques ne mangent pas; aussi, s'ils y restent quelque temps, maigrissent- ils beaucoup. En captivité, pour dévorer la nourriture (|u'on leur donne, ils la plongent habituellement dans l'eau, et ils ne se déterminent à manger à sec que lorsqu'ils y ont été habitués dès leur première jeunesse, ou qu'ils y sont poussés par une faim extrême. « En liberté, dans la mer, les plioques passent presqiie toute la journée à nager et à chercher leur proie, qui con- siste pricipalement en poissons, mollusques et crustacés. Ils dévorent aussi des oiseaux marins, lorsqu'ils peuvent les attraper. K Dans un de ses voyages, le naturaliste Lesson vit un LES MYSTERES DE L'OCEAN. 349 plioque, qui nageait très-près de la corvette, se saisir (rnnc sterne qui volait au-dessus de l'eau en compagnie d'un très- grand nond)re de mouettes. Ces oiseaux rasaient la mer, et se précipitaient les uns sur les autres pour prendre les débris des poissons dévorés par le phoque; celui-ci, sortant vivement la tête de l'eau, s'etTorçait chacpie fois Lp Phoque marbré. de happer un des oiseaux, et il y parvint sous les yeux des voyageurs. » Buiron, dans son Histoire nalurcUe , a donné sur les mœurs des phoques des détails qui ont été confirmés pres- que de tous points par les observations ultérieures des naturalistes et des voyageurs. (( Les [)hoques, dit-il, vivent en société, ou du moins 350 LES MYSTERES DE L'OCEAN. en grand nom])re dans les mêmes lieux. Leur climat na- turel est le Nord, quoiqu'ils puissent \ivre aussi dans les zones tempérées et même dans les climats chauds, car on en trouve quelques-uns sur presque tous les rivages de l'Europe, et jusque dans la Méditerranée. On en rencontre aussi dans les mers méridionales de l'Afrique et de l'Amé- rique; mais ils sont infiniment plus communs, plus nom- breux dans les mers septentrionales, et on les retrouve en aussi grande quantité dans celles qui sont voisines de l'autre pôle; au détroit de Magellan, à l'ile Juan Fer- nandez , etc. (( Les femelles mettent bas en hiver. Elles font leurs petits à terre, sur un banc de sable, sur un rocher ou dans une petite île, et à quelque distance du continent. Elles les allaitent pendant douze ou quinze jours dans l'endroit où ils sont nés, après quoi la mère emmène ses petits avec elle à la mer, où elle leur apprend à nager et à cberclier à vivre; elle les prend sur son dos lorsqu'ils sont fatigués. Comme chaque portée n'est que de deux ou trois petits, ses soins ne sont pas fort partagés, et leur éducation est bientôt achevée. D'ailleurs ces animaux ont naturellement assez d'intelligence et beaucoup de sentiment; ils s'enten- dent, ils s'entr'aident et se secourent mutuellement; les petits l'econnaissent leur mère au milieu d'une troupe nom- breuse; ils entendent sa voix, et, dès qu'elle les appelle, ils arrivent à elle sans se tromper « On a remarqué que le feu des éclairs et le bruit du ton- nerre, loin d'épouvanter les phoques, semble les récréer. Ils sortent de l'eau dans la tempête, ils quittent même leurs glaçons pour éviter le choc des vagues, et ils vont à terre s'amuser de l'orage et recevoir la pluie, qui les réjouit LES MYSTERES DE L'OCEAN. 354 beaucoup... Ils ont une ([iianlité |)i'0(liu;ieuse de sang, et, comme ils ont aussi une grande surcharge de graisse, ils sont, [)ar cette raison, d'une nature lourde et pesante. Ils dorment beaucoup, et d'un sommeil profond. Ils aiment à dormir au soleil sur les glaçons, sur des rochers, où Ton peut les approcher : c'est la manière la plus ordinaire de Le Phoque à trompe. les prendre. On les tire rarement avec des armes à feu, parce qu'ils ne meurent pas de suite, même d'une l)alle dans la tête; ils se jettent à la mer, et sont perdus pour le chasseur; mais, comme on peut les approcher de près lors- qu'ils sont endormis, ou môme quand ils sont éloignés do l'eau, parce (ju'ils ne peuvent fuir (pie très-lentement, on les assomme à coups de bAton et de perche. » 352 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Ajoutons à ces particularités celles qu'un savant voya- geur a fait connaître, et qui achèvent de prouver que ces carnassiers amphibies sont un des groupes d'animaux les plus curieux à étudier. « Le quartier de rocher mousseux sur lequel un phoque a l'habitude de se reposer avec sa famille devient sa pro- priété relativement aux autres individus de son espèce qui lui sont étrangers. Quoique ces animaux vivent en grands troupeaux dans la mer, qu'ils se protègent, se défendent vraiment les uns les autres, une fois sortis de leur élément favori, ils se regardent, sur leur rocher, comme dans un domicile sacré, où nul camarade n'a le droit de venir trou- bler leur tranquillité domestique. Si l'un d'eux s'approche de ce foyer de la famille, le chef, ou, si l'on veut, le père, se prépare à repousser parla force ce qu'il regarde comme une agression étrangère , et il s'ensuit toujours un combat terrible, qui ne finit que par la mort du jiropriétaire du rocher, ou par la retraite forcée de l'in- discret étranger. Jamais une famille ne s'empare d'un es- pace plus grand qu'il ne lui est nécessaire, et elle vit en ])ai.\ avec les familles voisines, pourvu qu'un intervalle de quaranfe à cinquante pas les sépare. Quand la néces- sité les y oblige, ils habitent encore^ sans querelle, à des distances beaucoup plus rapprochées; trois ou quatre familles se partagent une roche, une caverne, ou même un glaçon ; mais chacun vit à la place qui lui est échue en partage, s'y enferme, pour ainsi dire, sans jamais aller se mêler aux individus d'une autre famille. » On a divisé de nos jours la tribu des phoques ou pho- cidés en deux sous- tribus : celle des phoques proprement ciils, qui n'ont pas d'oreilles externes, mais seulement un LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 353 trou aiidilif à lliMir de tète, et celle des otaries, dont les oreilles sont munies d'une conque plus ou moins sailkuite. Chacune de ces deux divisions comprend plusieurs genres, subdivisés en un grand nombre d'espèces. Otarie. On a formé une hiini à part des morses, auxquels on a jugé à propos de donner le nom fort peu euphonique de fricJiechidés, qui se traduirait simplement, en français vul- gaire, j)ar le mot relus, et dont on comprend didicilemenl 23 354 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. la portée, puisque les morses ne sont ni plus ni moins velus que certains phoques proprement dits. Ils ne dif- fèrent pas non plus sensiblement de ceux-ci par leurs mœurs, et ne s'en distinguent d'une manière sensible que par leur système dentaire, et notamment par les deux grandes défenses, dirigées de haut en bas, dont est armée leur mâchoire supérieure. Ces dents fournissent un ivoire très-recherché dans le commerce. Les morses sont de très -grande taille, et d'une force redoutable. Avant de connaître les hommes, ils ne crai- gnaient d'autres ennemis que les ours blancs , et l'on raconte qu'ils s'approchèrent sans défiance des premiers vaisseaux qui parurent dans les mers du Nord. Mais la guerre d'extermination que les pêcheurs leur ont déclarée les a refoulés parmi les glaces du pôle, et ils sont devenus plus farouches et plus agressifs que les phoques propre- ment dits. L'instinct social, celui de la défense mutuelle et celui de la famille sont, chez eux, plus puissants peut- être que chez ces derniers, et ils combattent les uns pour les autres avec un courage et un acharnement que leur force et les armes terribles dont ils sont pourvus rendent souvent funestes aux chasseurs. « Le morse, dit M, X. Marmier, est une bête lourde, in- forme, de douze à quinze pieds de longueur et de huit à dix de circonférence. Sa peau épaisse est recouverte de poils, et sous cette peau s'étend une forte enveloppe de graisse, qui préserve les morses des rigueurs de l'hiver. Souvent les morses gisent en grand nombre le long des bancs de glace. Ils sont là immobiles et entassés pêle- mêle l'un sur l'autre. Mais l'un d'eux, pendant leur repos, fait l'ofTice de sentinelle. A la moindre apparence de péril, LES MYSTÈRES DE L'UGÉAN. 355 il se précipite clans les vagues. Tous les autres essaient aussitôt de le suivre; mais dans ce moment critirpie la len- tenr de leurs mouvements produit parfois des scènes assez grotesques. Dans Tétat de confusion où ils sont couchés, ils ont peine à se dégager des masses de chair pesantes l.e Morse. qui les serrent de tous côtés. Les uns roulent maladroite- ment dans l'eau; les autres s'avancent péniblement sur la glace. La pesanteur de leur corps et l'énorme disproportion de leurs membres leur rendent tout mouvement sur la glace très-difficile... Mais lorsque ces pesants cl informes animaux sont dans l'eau, ils reprennent toute leur vigueur, 350 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et s'ils sont attaqués, ils se défendent avec un étonnant courage. (( Quelquefois ils engagent eux-mêmes la lutte : ils s'é- lancent sur les embarcations des pêcheurs, en saisissent les bords avec leurs longues dents pareilles à des crochets, et les tirent à eux avec fureur. Quelquefois ils se glissent sous la chaloupe et s'elTorcent de la faire chavirer. Leur peau dure, rocailleuse, résiste aux coups de pique et de lance, et ce n'est pas sans peine et sans danger que les pauvres pêcheurs se délivrent de ces redoutables adver- saires. Dans ces batailles acharnées, les morses sont ordi- nairement conduits par un chef que l'on reconnaît facile- ment à sa grande taille, à son ardeur impétueuse. Si les pêchevu's parviennent à tuer ce chef de bande, à l'instant même tous ses compagnons renoncent à la lutte, se réu- nissent autour de lui, le soutiennent, à l'aide de leurs dents, à la surface de l'eau, et l'entraînent en toute hâte loin des embarcations agressives et loin du péril. Mais ce qu'il y a de plus dramatique et de plus touchant à voir, c'est lorsque les morses combattent pour la sécurité de leurs petits. Ordinairement ils essaient de les déposer sur un banc de glace pour lutter ensuite plus librement. S'ils n'ont pas le temps de les mettre ainsi en sûreté , ils les prennent sous leurs pattes, les serrent contre leur poitrine, et se jettent avec une audace désespérée contre les pêcheurs et contre les chaloupes. Les jeunes morses montrent le même dévouement et la même intré- pidité quand leurs parents sont en péril. On en a vu qui, ayant été déposés à l'écart, s'échappaient hardiment de l'asile que leur avait choisi une tendresse inquiète, pour prendre part à la lutte dans laquelle était engagée leur LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 357 mère, la soutenir dans ses elïbrls el partager ses périls. Les douces lois de la nature se retrouvent partout : dans les déserts brûlants de l'Afrique comme dans les ondes glaciales du Nord, dans l'instinct d'nn monstre sauvage comme dans les doux soupirs de l'oiseau des prés. » CHAPITRE XIV LES THALASSITES Le lecteur a fait connaissance, au chapitre des Fossiles, avec ces gigantesques et terribles animaux, moitié pois- sons, moitié crocodiles, qui désolaient les mers primitives. Les révolutions de la surface du globe ont anéanti ces monstres, et la classe des reptiles n'est plus représentée aujourd'hui , dans le monde marin , que par quelques es- pèces de grande taille, mais de mœurs fort douces ;, et qui n.e se nourrissent guère que de fucus , tout au plus de pe- tits mollusques ou de zoophytes. Ces espèces appartiennent toutes à la famille des tortues ou chéloniens. On leur donne le nom de thalassites (du grec pyly.rjay., mer) pour les distinguer des tortues de terre {chersites), des tortues de marais (éloditcs) et des tortues fluviatiles (potnniitcs). Ce sont les plus grands de tous les chéloniens. Elles en ditrèrent d'ailleurs par la conformation de leurs pattes, qui, comme celles de tous les animaux destinés à passer leur vie dans la mer, sont changées en nageoires, et telle- 358 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. ment aplaties, que les doigjs ne peuvent exécuter les uns sur les autres aucun mouvenient volontaire. Celles de devant sont beaucoup plus longues que celles de derrière. Toute la structure des thalassites est appropriée à leur mode d'existence essentiellement aquatique. Leur respira- tion seule est aérienne comme celle des reptiles terrestres , et à ce titre elles doivent être rangées parmi les hôtes de rOcéan. Leur carapace est très-déprimée; elle présente la forme d'un écu élargi en avant, avec une large échancrure, et se terminant en pointe à l'autre extrémité. Elle est dis- posée de telle sorte que l'animal n'y peut cacher entière- ment sa tète et ses pattes. Leur tête, presque carrée, est armée d'une sorte de bec corné, très-fort, recourbé et crochu en haut et en bas. Les mâchoires sont robustes; la langue est large, courte, charnue et très-mo])ile : c'est, avec le bec, le seul organe de préhension de ces reptiles. Le cou est long, la queue courte, ronde et assez grosse. On divise les thalassites, suivant la nature de leur carapace, en deux genres : les chéhnées, dont la carapace dorsale et le plastron sont recouverts de lames ou plaques d'une matière dure, douée de propriétés particulières, et que tout le monde connaît sous le nom iV écaille; et les sphargis, ciiez lesquels les écailles sont remplacées par un épidémie épais et coriace. La croissance des tortues de mer est très- lente, et l'on suppose qu'elles vivent fort longtemps. Par un instinct particulier, toutes les femelles des mêmes parages se ren- dent de toutes parts, et à des époques à peu près fixes, sur des plages sablonneuses et désertes. Là elles se traînent, pendant la nuit, à des distances assez grandes, creusent des trous profonds qu'elles garnissent d'herbes, et y dé- LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 359 posent leurs œufs. Elles en pondent, dit-on, jusqu'à cent h la fois, et cela à deux ou trois reprises, dans l'espace de (punze à vingt jours. Après avoir recouvert sa nichée de sable léger, la tortue s'en retourne à la mer, laissant ses œufs exposés à l'action des rayons solaires, dont la chaleur tient lieu d'incubation. Les œufs des thalassites sont par- faitement sphériques, et d'un diamètre de six à huit milli- mètres. Ils cclosent quinze à vingt jours après la ponte. Les petites tortues qui en sortent n'ont pas encore de carapace; elles sont de couleur blanchâtre; quoique très- faibles, elles ne laissent pas de gagner aussitôt la mer, où leurs premiers développements s'efYectuent avec rapidité. Hormis à l'époque de la ponte, il ne semble pas que les thalassites (piittent jamais l'Océan; toutefois quelques voyageurs assurent que plusieurs espèces abordent pen- dant la nuit sur les rivages de quelques îles désertes, et qu'elles gravissent les bords des rochers isolés en pleine mer, pour y brouter certaines herbes marines dont elles sont friandes. Quoi qu'il en soit, elles ne se meuvent sur le sol qu'avec beaucoup de lenteur et de difficulté, et c'est avec raison que, sous ce rapport, on les a comparées aux phoo|ues, et surtout aux manchots, auxquels elles ressem- blent par la structure de leurs pattes, transformées en rames. Comme les autres amphibies aussi, elles plongent et nagent admirablement, et tandis que les animaux que je viens de citer viennent à terre pour se reposer, les thalas- sites dorment très-bien en pleine mer, en se laissant bercer par les flots. On les rencontre en troupes plus ou moins nombreuses dans toutes les mers des régions chaudes, principalement entre les tropiques : dans l'archipel des Grandes -Antilles et dans tout le golfe du Mexique; dans 3G0 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Tocéan Indien, snr les côtes des îles de France el: de Mada- gascar; et dans le Pacifiqne, aux îles Sandwich et Gala- pagos. Rarement on en trouve dans le grand Océan et dans la Méditerranée; elles sont alors isolées, et semblent s'être égarées. Les chélonées sont de beaucoup les })lus com- munes; mais, malgré leur prodigieuse fécondité, leur nom- bre a déjà diminué d'une manière appréciable, par suite de la guerre qu'on leur fait pour se procurer leur écaille. Cette substance est recherchée à cause de sa dureté , de sa transparence, de ses nuances agréables, du beau poli dont elle est susceptible, et de la facilité avec laquelle on la travaille. Bien qu'elle ait une assez grande ressemblance avec la corne, elle s'en distingue aisément en ce qu'elle n'est pas, comme celle-ci, formée de fibres parallèles; elle semble être plutôt le résultat d'une exsudation, et consister en une sorte de mucus solidifié. Sa texture est homogène; elle peut être coupée et polie dans tous les sens; enfin elle se ramollit sous rintluence de la chaleur, ce qui permet de la façonner, de lui donner par le moulage des formes variées, qu'elle conserve en se durcissant par le refroidissement. Les espèces de chélonées les plus inté ressantes, celles dont l'homme tire le plus grand parti à cause de la dimension et de l'épaisseur de leur écaille, sont la tortue franche , le caret et la caouanne. La tortue franche [chelonia mydas) est appelée aussi tor- tue verte, à cause des reflets verdâtres de sa carapace. ?]lle abonde dans l'océan Atlantique et dans les mers du Sud, et se tient habituellement loin des côtes; mais elle fait de longs trajets pour déposer ses œufs dans le sable, et semble affectionner, pour cet objet, les îles de l'Ascension et de Saint-Vincent. Elle dort en pleine mer à la surface de LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 3G1 Teau; et coiniuc elle a le suiiiiucmI 1res- lourd, il csl alois aisé de la prendre en lui passant an cou un n(LMid conhint. On dit même que les |)ècheurs malais vont, en nageant entre deu\ ean\, attaelier une corde à la [)atte de la tortue endormie, et la prennent ainsi vivante. ['^':?^^i-^s:S Chélonée franche. La tortue franche est de très-grande taille; sa longueur atteint souvent deux mètres et sa largenr un nièlrc el demi, et Ion en a vu qui pesaient jusqu'à 400 kilo- grammes. Sa chair est très-recherchée, sni'tont en Angle- 36'i LES MYSTERES DE L'OCÉAN. terre, où Ton en fait une espèce de ragoût trcs-épicé, qu'on décore du nom fallacieux de soupe [lurtle-soup), et qui se vend fort cher dans les hôtels et dans les eatiiuj- houses. Pour se procurer la matière première de cette pré- Pêcheur malais prenant une tortue. l)aralion culinaire, le commerce britannique envoie des vaisseaux jusque dans la mer des Indes, et des spécula- teurs ont même établi sur le littoral britannique des parcs où ils élèvent et engraissent des tortues. La graisse de LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 363 CCS animaux est lics-délicale, malgré sa Iciiitc Ncrclàlic (|iii répugne au premier al)or(l. Enfin lenr carapace conslilnc une (les princi|)ales espèces commerciales (récaillc. On connaît plusieurs variétés de tortues franches. Telles sont la cliélonée à raies (chcl. vù'fjata) de la mer Ronge, la chélonée tachetée (chcl. maculata) de la côte du Malabar, et la chélonée marbrée (c/tcl. niannorala) (|ui iiabite les parages de l'Ascension, /V\V ;■■■ '■■ " •'''' ' ■ '■■ ■ ■ffil'frviiel. Chélonée iiuliri(iiiée. Le caret est appelé aussi par les naturalistes clicloncc imbriquée, à cause de la disposition des phupies de sa ca- rapace, (pii sont imbriquées comme les tuiles d'une toiture. Ces plaques sont jaunâtres, marbrées ou jaspées de brun foncé, et parfaitement dislinctes les unes des autres. Elles fournissent la plus belle sorte d'écaillé que l'on connaisse; 364 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. mallieiirciiseraent roUc sorte est peu al)ondante, jniisqiie les plus grauds individus (dont le poids est de cent kilo- grammes et au-dessus) ne donnent pas plus de deux kilo- grammes de substance propre à être travaillée. On pèche le caret dans Tocéan Atlantique, dans la mer des Indes, et jusque sur les côtes de la Nouvelle -Guinée. La caouanne (chelonia caouanea) habite Focéan Atlan- tique et la Méditerranée. On la rencontre accidentellement sur les côtes de France et d'Angleterre. Sa longueur est d'un mètre à un mètre un tiers, et son poids de loO à ^00 kilogrammes. Sa carapace est allongée, de couleur brune ou marron foncé, et fournit une écaille assez esti- mée. Sa chair est médiocre; sa graisse n'est pas mangeable, mais on en tire une bonne huile à brûler. A cette espèce se rattache la chélonée de Dussumier, dont la carapace est plus large, et qui se trouve dans les mers de la Chine, ainsi que sur les côtes du JMalabar et sur celles de l'Abys- sinie. Le genre sphargis ne renferme qu'une seule espèce : le sphargis-liith , ainsi nommé parce que sa carapace (non écailleuse, mais coriace, comme il a été dit ci-dessus) est creusée de sept rainures longitudinales, qui rappellent les sept cordes de la lyre antique. Il est de couleur brun clair, avec des bandes fauves; sa tète est brune, et ses pattes noirâtres, bordées de jaune. C'est la plus grande de toutes les tortues. Sa longueur est de deux mètres à deux mètres et demi, et son poids de 500 à 000 kilogrammes. M. Chenu, par une erreur typographique sans doute, a dit de 7,000 à 8,000 kilogrammes » , ce qui est tout à fait inadmissible. Ce chélonien habite l'océan Atlantique et la Méditerranée; mais il est très -rare. Rondelet parle d'un luth long de LES MYSTERES DE L'OCEAN. 365 cinq coudées, qui fut pèche de son temps à Fronti^nan. Amoreux en a décrit un autre qui avait été pris, en 1729, dans le port de Cette. En 1756, on en prit un troisième à remboucbure de la Loire. Eidin Bordasc a donné la é^;,^■,«^iP?p!5|■r-"^^, Sphargis. figure d'un de ces animaux, capturé sur les côtes de Cor- nouailles en Angleterre. Les mœurs des spliargis sont les mêmes que celles des cbélonées; mais, au contraire de toutes les autres tortues qui sont sans voix, ces thalassites 366 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. font entendre, lorsqn'elles se sentent prises, une sorte de cri on de mugissement. De là leur nom, dérivé du mot grec rrtpâpaYoç, tjui siguific bruit du gosier. CHAPITRE XV LES OISEAUX DE :\F E R Le monde nuirin, incomparablement plus vaste que le nôtre, — puisque, avec une étendue triple en surface, il a en outre son immense profondeur, — remporte encore sur celui-ci par le privilège de posséder, outre les innom- brables espèces qui lui sont propres, des animaux appar- tenant, par les caractères essentiels de leur organisation, à l'autre moitié du règne. Ne dirait-on pas que ces animaux ont déserté autrefois leur berceau primitif, pour adopter la grande patrie mouvante et féconde, qui, en les façon- nant à ses lois, leur a donné, avec une « seconde nature » , la jouissance de ses vastes domaines et de ses inépuisables richesses? Les cétacés, les phoques (des mammifères); les thalassites (des reptiles), semblent autant de trans- fuges du monde terrestre. Les oiseaux aussi ont fourni leur contingent, qui n'est pas le moins considérable, et ren- ferme les types les plus accusés : depuis la frégate, qui est tout ailes et montre le vol porté à sa plus haute puissance, jusqu'au manchot avec ses moignons-nageoires, et ses plu- mes écailleuses, aussi libre dans l'eau que le poisson, aussi LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 3G7 misérable à terre que le |)li()(}iie ou la chélonéc, cl loul autant ([u'eux incapable de voler. Les oiseaux de nier appartiennent tous à Tordre des palmipèdes, c'est-à-dire que leurs doigts sont reliés en- sem])le par une membrane pins on moins développée, (jiii transforme les pattes en nageoires susceptibles de s'étendre et de se replier tour à tour dans Tacte de la natation. Il ne faudrait pas conclure de là que ces oiseaux soient nécessairement bons nageurs. S'il en est, comme le pingouin et le manchot, qui nagent très-bien et ne volent point, il en est aussi, comme la frégate, qui volent admirablement et ne peuvent nager. Néanmoins la grande majorité jonis- sent des deux facultés, et plusieurs sont à la fois de bons nageurs et d'excellents voiliers. G. Cuvier avait réuni dans une même famille, parfaite- ment définie, les oiseaux-poissons, chez lesquels l'aile s'est atrophiée, transformée en une rame auxiliaire, tout à fait comparable aux nageoires des amphibies. 11 les avait fort bien appelés brachyptères (à ailes courtes). D'antres après lui ont voulu mieux faire, ont dispersé dans d'autres groupes ces espèces que la nature a si manifestement rap- prochées ; ils leur ont imposé des dénominations anti- euphoniques, bizarres, dont il faut chercher le sens à grands coups de dictionnaires grecs et latins; ils ont créé des cohjmbinœ , des podicipinœ, des hcliornithmœ, des pha- laropodinœ; — que sais-je encore.^ — Le lecteur me saura gré de laisser là ce jargon pédantesque et de m'en tenir à Cuvier. D'après la classification créée pai' le célèbre naturaliste, tous les oiseaux de mer sont réunis dans trois familles : celle des brachyptères, celle des totipalmes (à pattes en- 308 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. tièremont palmées) et celle des longipennes. Nous ne nous écarterons guère de ce système en les divisant en nageurs qui ne volent pas ou qui volent peu , nageurs qui volent bien, et voiliers qui nagent mal. Au premier groupe appartiennent les plongeons, les Lo PloiiiJeon imbiiin. pingouins et les manchots. On connaît plusieurs espèces de plongeons. La plus remarquable est le plongeon im- Ijrim, des mers Arctiques {colymbus glacialis). Cet oiseau est long de 80 centimètres. Il a la tête et le cou noirs, avec des reflets verts et nn collier Ijlancliatre; le dos brun-noii'. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 369 piqueté de blanchâtre, et le ventre blane. Il plonge et nage avec une étonnante facilité, et vole rarement; mais, quand il s'y décide, il ne s'en acquitte point mal , et peut, avec ses ailes courtes, s'élever assez haut et parcourir de grandes distances. Un instinct merveilleux lui fait pres- sentir les tempêtes, qui jamais ne le surprennent près des côtes. Averti, il gagne le large, se met sous la protection de la mer, son élément favori. Aussi, tandis qu'après les grandes tourmentes on trouve souvent sur les côtes des pingouins et des manchots échoués ou tués, jamais pareil accident n'arrive au plongeon. Les marins regardent les cris de l'imbrim comme l'annonce certaine de quelque gros temps , et c'est presque un crime à leurs yeux que de tuer cet oiseau fatidique. Mais les Lapons, qui n'ont pas pour lui le même respect, se font avec sa peau des vêtements e( des bonnets fourrés. « Cet oiseau, dit le docteur Chenu, enfouit son nid plat d'herbes sèches parmi les glaïeuls, les roseaux des petites îles parsemées sur les lacs et les étangs du Nord , aux douces et fraîches eaux. Chaque paire y habite à part, et se dérobe assez habilement aux recherches pour qu'on ait ciu longtemps que l'imbrim couvait au fond de la mer, ou que, nageant à la surface, il maintenait sous ses ailes, dans les deux cavités qu'elles recouvrent, ses deux gros œufs d'un brun olivâtre vai'ié de (pielques taches plus sombres. « Un sentier tracé sur Therlie par les fréquents voyages de l'oiseau a fini cependant par trahir au chasseur ce nid si bien caché, et sur lequel la femelle du plongeon s'aplatit de façon à disparaître au milieu des joncs. Si elle est trou- blée dans cet asile, si quelque puissant ennemi l'approche 370 LES MYSTERES DE L'OCEAN. de trop près, Timbrim, qui no saurait se servir de ses courtes jambes placées trop en arrière pour le soutenir, glisse sur le ventre par saccades, se pousse, se traîne le corps incliné en avant, et va se précipiter dans l'eau, oii il p^T""-'-,^ ,^--a^S^;;l 1 Le Pingouin impenne. 2 Le Pingouin commun. 3 Le Macareux commun. plonge. S'aidant alors tout à la fois de ses ailes et de ses puissantes pattes palmées, il nage avec rapidité. « J'ai « poursuivi cet oiseau, dit un chasseur anglais, dans un (( bateau que faisaient voler sur la mer quatre robustes « rameurs, sans avoir jamais pu le gagner de vitesse, « quoique les décharges de nos fusils, aussitôt qu'il se « montrait, l'eussent contraint à plonger constamment. » LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 371 « C'est lorsqu'il est caché dans les anfractuosités des rocs, près de ces criques dont on distingue le fond sablon- neux à travers l'eau peu profonde, qu'il faut épier et at- tendre Timbrim. Il fréquente ces anses écartées, tellement âpre à la poursuite des petits poissons, sa proie ordinaire, que plus d'une fois il s'est trouvé pris à lliameçon ou en- traîné dans les filets disposés pour la pèche du hareng. Lorsqu'on tire sur l'inibrim , il faut bien viser et le tuer du coup; blessé, il se sauve, et il y a peu de chance de le rejoindre à portée de fusil. » Les pingouins habitent, comme le plongeon, les régions arctiques de l'Europe, ils doivent leur nom Çpinguis, gras) à l'épaisse couche de graisse dont leur corps est revêtu. Ils sont, en outre, couverts d'un plumage très-épais. Leurs ailes et leur queue sont courtes; leurs pieds sont totale- ment palmés. Ces oiseaux sont d'un naturel indolent et peu accessible à la peur. Ils vivent en troupes quelquefois si nombreuses, qu'on peut ramasser leurs œufs par milliers dans les trous que la femelle creuse pour les y déposer, ou dans les anfractuosités des rochers. Le pingouin commun est à peu près de la taille d'un canard. Il vole assez vile en rasant la surface de l'eau; mais il ne peut voler long- temps. 11 descend quelquefois, en hiver, jusque sur nos côtes. Le nom des manchots est significatif. Chez ces oiseaux, les ailes atrophiées sont tout à fait impropres au vol , et ne sont, en réalité, des ailes que parla place qu'elles oc- cupent. L'oiseau ne peut s'en servir que comme de rames qui, avec ses larges pattes palmées, font de lui un nageur et un plongeur incomparable. Il peut rester très-longtemps sous l'eau, et lorsqu'il remonte, il s'élance en ligne droite 372 LES MYSTERES DE L'OCEAN à la surface de Teaii, avec une vitesse si prodigieuse qu'il est très-difficile de le tirer. La balle, d'ailleurs, ne traverse pas aisément l'espèce de cuirasse écailleuse qui lui tient lieu de plumage , et qui recouvre une peau épaisse et résis- tante. En revanche, lorsque les manchots sont à terre, oii Le Grand Manchot. ils viennent en troupes immenses, on en peut prendre ou tuer autant qu'on veut. Narborough raconte que, dans une île où il descendit avec une chaloupe, ses hommes prirent trois cents manchots dans l'espace d'un quart d'heure. « On en aurait pris facilement trois mille, dit-il, si la cha- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 373 loupe avait pu les contenir; on les chassait en troupeaux devant soi, et on les tuait d'un coup de bâton sur la tête. »> Les gorfous, qui font partie de cette famille, sont extrê- Chasse aux Manchots. mement renianpiables par l'instinct qu'ils ont de se réunir entre eux et avec d'autres espèces voisines, pour déposer et couA^er leurs œufs dans des camps (appelés rookcrics par les Américains) qu'ils disposent avec un art merveilleux et une régularité parfaite. 374 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. (( Lorsqu'ils commencent un camp, dit à ce sujet le capi- taine Dclano, ils choisissent une pièce de terre située aux environs de la mer, aussi nivelée et dégagée de pierres que possible, et disposent la terre en carrés; les lignes se Le Gorfou. croisant à angles droits, aussi exactement que pourrait le faire un arpenteur, formant les carrés justement assez larges pour des nids, avec une chambre pour ruelle entre eux... Après avoir préparé leur camp, ces oiseaux choi- sissent chacun un carré pour un nid, et en prennent pos- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 375 session. Toutes les dillerentes espèces qui gîtent dans les rookeries, l'albatros excepté, soignent leur nichée comme une famille, et sont gouvernées par une seule et même loi; elles ne quittent jamais un moment leurs nids, 1 Le Grèbe cornu. "■1 L'Anhin^a à ventre noir. jusqu'à ce que leurs petits soient assez grands pour se soi- gner eux-mêmes. Le maie se tient près du nid, tandis que la femelle est dessus, et, lorsqu'elle est sur le point de se retirer, il s'y glisse lui-même aussitôt qu'elle lui fait place; car, si elle laissait apercevoir ses œufs, ses voisins 376 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. les plus proches les lui voleraient. Le gorfou royal, ajoute notre voyageur, était le premier à faire des vols de cette sorte, et ne perdait jamais Toccasion de voler ceux qui se trouvaient près de lui. Quelquefois aussi il arrivait que. Le Pélican à lunettes. lorsque les œufs étaient éclos, il y avait trois ou quatre espèces d'oiseaux dans un nid. » Les grèbes, quoique classés parmi les brachyptères, ren- treraient^ pour nous, dans le second des trois groupes que nous avons indiqués, c'est-à-dire dans celui des oiseaux à la fois nageurs et voiliers. En effet, la membrane qui gar- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 377 nit dos den\ côtés chaque doigt de leurs grandes pattes fait de chacun de ces doigts une excellente et robuste na- geoire, et leurs ailes sont assez fortes aussi pour (pi'ils |)uissent voler très-bien et parcourir en l'air de grandes distances : ce qui leur arrive deux fois l'an, dans leur migration. Nous rattacherons au même groupe trois genres ([ue Cuvier rangeait dans la famille des totipalmes : le pélican, le cormoran et Tanhinga. Les pélicans sont de gros oiseaux à grandes et fortes ailes, à pattes courtes et largement palmées. Leur taille dépasse celle du cygne, mais leur cou est plus gros et moins long que celui de cet oiseau, ils se distinguent de tous les autres palmipèdes par la structure particulière de leur bec très-long et très- robuste, dont la mandibule su- périeure est aplatie et crochue, et dont Tinférieure est formée de deux branches osseuses qui soutiennent un sac membraneux et dilatable, oîi l'animal emmagasine, i)Our la faim à venir ou pour la nourriture de la couvée, le surplus de ses aliments. On sait que, selon une croyance vulgaire, Le Grand Pélican blanc Se perce le flanc Pour nourrir ses enfants, et qu'il est devenu, par ce prétendu héroïsme, le type et Temblème du dévouement paternel. Ce qui évidemment a donné naissance à cette fable, c'est que le pélican, poui' faire sortir les aliments qu'il destine à ses petits, presse son sac œsophagien contre sa poitrine, et semble ainsi re- tirer de son estomac, avec son bec crochu, ce qui réelle- ment sort du commode réservoir dont la nature Vu gratifié 378 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Les pélicans ne s'aventurent jamais en pleine mer. Ils vivent en troupes sur les côtes de Tancien et du nouveau continent, et se nourrissent de poissons, qu'ils ont, dit Mauduyt, deux manières de prendre : ou étant seuls, ou se réunissant en bandes. Dans le premier cas, ils s'élèvent à une certaine hauteur, se soutiennent en l'air en rasant la surface de l'eau, jusqu'à ce que^ apercevant une proie qui leur convienne, ils tombent dessus « en pic » et comme un trait ; frappant en même temps l'eau de leurs longues ailes, ils la font bouillonner, ce qui ôte au poisson tout moyen d'échapper. Dans le second cas, les pélicans se réu- nissent en cercle à la surface des eaux, et, rétrécissant toujours le cercle en nageant, ils se saisissent du poisson qu'ils ont rassemblé et poussé devant eux dans un espace étroit. Ils en avalent des poids de trois et demi à quatre Ivilogrammes; mais une grande partie reste dans le sac dont leur bec est muni. Leur pêche terminée^ ils reviennent à terre pour se reposer, manger, digérer et dormir à l'aise. On assure que le poisson se conserve très- longtemps frais dans leur réservoir. On prétend aussi que les Chinois et quelques sauvages de l'Amérique, mettant à profit cette particularité, ont des pélicans apprivoisés qu'ils dressent à la pêche, et qui leur rapportent d'un seul coup autant de poissons que six personnes en pourraient consommer en un seul repas. Les cormorans se rapprochent des pélicans par la con- formation de leur bec, bien que celui-ci soit beaucoup moins long, et sa poche œsophagienne beaucoup moins dilatable. Ils sont aussi de plus petite taille, ont le col plus long, le plumage plus foncé, la queue plus développée. Essentiellement ichthyophages, ils sont tellement voraces LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 379 et si habiles pêcheurs, qu'ils peuvent dépeupler en peu de temps les eaux les plus poissonneuses. Ils ne dédaignent pas plus le poisson d'eau douce que le poisson de mer; cependant ils ne s'avancent januiis loin dans Tinténeur des terres, non plus qu'ils ne s'aventurent bien au large. Ils Le Grand Cormoran. préfèrent le voisinage des côtes. Leurs mœurs sont à peu près celles des pélicans; ils sont aussi bons nageurs, et meilleurs plongeurs. Ils poursuivent leur proie avec une étonnante rapidité, la jettent en l'air et la font retomber la tète la première dans leur bec, sans jamais manquer leur coup. Mais, posés à terre, ils sont presque aussi em- pêchés que des pingouins ou des manchots. Ils marchent 380 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. difTicilemcnt , gauchement, et ont beaucoup de peine à s'enlever, bien qu'une fois lancés ils volent très-rapide- ment. Il faut ajouter qu'ils ne viennent à terre qu'après s'être gorgés de nourriture, pour faire leur sieste et leur digestion. Ils sont donc très- alourdis, et l'on peut alors les approcher et les tuer : ce qu'on fait non pour tirer au- cun parti de leur dépouille, mais pour préserver les pièces d'eau et les rivières de leurs dévastations. Les Chinois en apprivoisent et en dressent à la pêche comme ils font des pélicans. Cet usage existait aussi autrefois en Angle- terre; mais nos voisins paraissent l'avoir abandonné de- puis longtemps. L'anhinga est remarquable par sou col mince et aussi long que son corps, et par son bec grêle, très- droit et à bords finement dentés vers la pointe. Ses pattes sont entière- ment palmées, et ses ongles forts et crochus. Il est à la fois nageur et percheur, et fréquente indifTéremmcnt les eaux douces et la mer. Il est d'une méfiance extrême, plonge à la moindre alerte, et nage pendant des heures entières entre deux eaux, ne sortant sa tête que de temps en temps pour respirer. Aussi sa chasse est-elle très -difficile : ce qui, du reste, n'est pas un grand mal, car sa chair n'est pas mangeal)le. On distingue deux espèces de ce genre : l'an- hinga de Levaillant, qui est propre à l'Afrique, et l'an- hinga à ventre noir, qui habite l'Amérique. Voici maintenant les grands voiHers, les oiseaux aux longues pennes, qui réalisent le triomphe de l'aile, ne viennent à terre que pour y déposer leurs œufs, et vivent du reste constamment entre le ciel et l'Océan. Ceux-ci ne nagent pas : leurs pattes palmées ne leur servent qu'à poser, à glisser sur les flots, où ils se tiennent toujours les ailes LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 381 étendues. Ouelques-iins seulement fréquentent volontiers les côtes et les ports de mer, et parfois remontent les ri- vières jusqu'à de grandes dislances. Tels sont les goélands et les mouettes : celles-ci plus petites que ceux-là. On'pour- rait les appeler les corbeaux blancs de la mer. Lâches, vo- 1 Le Goéland à manteau noii-. 2 T.e Fou-Boubie. faces et criards, ils fourmillent sur tous les rivages, où ils cherchent les poissons plutôt morts que vivants, et dis- putent aux crustacés les charognes et les immondices re- jetées par les vagues sur la plage. On les a nommés 382 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. stercoraires. D'autres oiseaux de formes plus lourdes, les fous, viennent aussi quelquefois à terre; ils y sont tout dépaysés et se laissent atteindre et frapper, ne pouvant courir avec leurs pattes trop courtes, ni s'élancer tout d'un coup dans l'air, à cause de la longueur de leurs ailes. Mais on les voit d'ordinaire planer avec une admirable légèreté au-dessus des vagues , et enlever prestement les poissons qui viennent à la surface. D'autres fois, perchés sur une pointe de rocher, dans une immobilité complète, ils atten- dent les harengs et les sardines dont ils font de préférence leur nourriture, et, dès qu'ils en aperçoivent, étendant leurs ailes, ils se laissent tomber, presque verticalement, sur leur proie, qui jamais ne leur échappe. Tous les longi pennes, — j'y comprends la frégate, bien qu'on l'ait classée parmi les totipalmes: je ne sais pour- quoi, car ses pattes ne sont que très-incomplétement pal- mées, tandis que ses ailes aiguës, d'énorme envergure par rapport à sa petite taille, et sa queue fourchue la placent en tête des meilleurs voiliers, — tous les longipennes, dis-je, sont afïligés de la même infirmité. Ils ne peuvent s'enlever comme font nos petits oiseaux; ils sont obligés de partir d'un point élevé, de plonger dans l'air. Mais une fois lan- cés, on voit aisément que l'aérostation est leur état normal. On les rencontre à des centaines de lieues de toute côte. 11 est évident que le repos ne leur est pas nécessaire, ou plutôt qu'ils se reposent sur leurs ailes et se laissent bercer par les vents, dont la violence ne les gène ni ne les effraie : au contraire, ils semblent se complaire au sein des tourmentes qui, soulevant les flots, amènent à la surface des restes d'animaux morts (des mollusques et des rayonnes) dont ils se nourrissent. Les marins ont depuis longtemps appelé les LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 383 pétrels oisoaiix des tempêtes, et les naturalistes ont étendu ce nom, en le latinisant, aux gigantesques al])atros et aux thalassidromes. Les procellaires (protW/r/.^ tempête) plongent fort mal, et mettent à peine la tête dans l'eau pour atteindre leur proie. Quelques auteurs, en lisant dans les récits des 1 La Fréfrate ordinaire 2 Le Pétrel- damier. voyageurs qu'on prenait ces oiseaux à la ligne, ont supposé qu'ils plongeaient; mais ils ignoraient sans doute (pic dans les lignes propres à ce genre de pêche, l'hameçon et l'appât sont soutenus à la surface de l'eau par un morcean de i)ois ou de liège. 384 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. On lit aussi, dans plusieurs ouvrages, que ces oiseaux dévorent des poissons volants et autres, et du frai de pois- sons. Mais il n'y a de poissons volants que sous les tro- piques, et les albatros et les pétrels sont surtout communs L'Albatros-mouton. dans les régions l'ioides. Quant aux autres poissons, on n'en voit pas en pleine mer, pas plus que du frai. On a souvent parlé de la guerre que se font entre eux les oiseaux de mer pour s'arracher réciproquement leur proie. Cela est vrai des stercoraires, des pétrels et surtout des frégates, véri- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 385 tables écumeiirs do mer, qui vivent en grande partie de brigandage; mais les albatros, malgré la supériorité de leur force, n'attaquent jamais les autres oiseaux. On voit, au contraire, les frégates et les plus petits pétrels venir leur disputer leur proie. Leur bec, avec sa pointe crocliue et tranchante, est plutôt destiné à déchirer une matière inerte qu'à saisir des poissons au passage. Ils sentent de loin les cadavres des cétacés abandonnés })ar les pécheurs, et se réunissent en grand nombre pour les dépecer. Ils s'abattent de même sur tout corps qui tombe d'un navire à la mer, et n'épargnent pas les hommes. VEcho du monde savant a raconté que le subrécargue d'un navire français étant, par bravade, monté sur une vergue, et le pied lui ayant manqué, il tomba à la mer. Malheureusement ce navire n'était pas muni de bons appa- reils de sauvetage; avant d'être secouru, le subrécargue se soutenait assez bien pour qu'on eut eu le temps de mettre une embarcation à la mer; mais tout à coup une Iroupe d'albatros se jeta sur ce malheureux, le frappant et le déchirant à la tête et aux bras. Il ne put soutenir la lutte à la fois contre les vagues et contre ces voraces ennemis, et succomba sous les yeux de l'équipage. On a donc dit juste- ment que les albatros sont les vautours de l'Océan, La fré- gate a été de môme décorée du snrnom d'aigle de mer. Elle le mérite par ses instincts rapaces, par la hardiesse, la puis- sance et la rapidité de son vol. K C'est, dit M. Michelet, le petit aigle de mer, le premier de la race ailée, l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais la voile, le pi'ince de la tempête, contempteur de tous les dangers : le guerrier ou la frégate. « Nous avons atteint le terme de la série commencée par 25 .'^80 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. Toiseaii sans aile. Voici l'oiseau qui n'est plus qu'aile. Plus de corps : celui du coq à peine, avec des ailes prodigieuses, qui vont jusqu'à quatorze pieds'. Le grand problème du vol est résolu et dépassé, car le vol semble inutile. Un tel Combnt de Frégate et de Fou. oiseau, naturellement soutenu par de tels appuis, n'a qu'à se laisser porter. L'orage vient? Il monte à de telles hau- > Ceci est une exagération. L'albatros seul atteint un tel développe- ment. Les ailes étendues de la frégate ne dépassent pas deux mètres à deux mètres et demi. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 387 leurs qu'il y trouve la sérénité. La métaphore poétique, fausse de tout autre oiseau , n'est point figure pour celui-ei : à la lettre, il dort snr l'orage. S'il veut ramer sérieusement, toute distance disparaît. Il déjeune au Sénégal, dîne en Amérique *. » Pourtant cet oiseau, si bien armé, mène une triste vie. Ses ailes mêmes en sont la preuve. De quoi lui serviraient- elles, s'il n'était obligé de battre incessamment les champs de l'air, d'inspecter sans relâche de son œil rouge et per- çant la surface de la mer, et cela pour trouver à grand'- peine une chétive pâture : si chétive, qu'il vit souvent an\ dépens d'autrui, disputant un lambeau de chair ou de pois- son à de plus forts que lui, risquant sa vie pour ne pas mourir de faim. Ainsi cet être libre, qui parcourt en tous sens l'atmosphère et les mers, qui peut en quelques jours faire plusieurs fois le tour du monde, est esclave de sa liberté même. C'est l'emblème et le type de la vie errante et misérable. « N'envions rien, dit encore M. Michelet. Nulle existence n'est vraiment libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste, nul vol assez grand, nulle aile ne suffît. La plus puissante est un asservissement. Il en faut d'autres quel'àme attend, (Jemande et espère : Des ailes par-de.=5sus la vie , Des ailes par delà la mort '^ ! ' L'Oiseau. •>■ Ibiil. QUATRIÈME PARTIE L'HOMME ET L'OCÉAN CHAPITRE I LA NAVIGATION Les premiers seiUiments de T homme en présence de rOcéan sont Tétonnement, Tadmiralion et l'effroi. Il l'ad- mire pour sa grandeur, qni éveille l'idée de l'infini, pour ses mouvements majestueux dans leur calme comme dans leur tumulte, pour sa grande voix dont les mugissements ont une mélodie grave et une harmonie sauvage. Il le craint à cause de sa'force, à cause de son étendue et de sa profon- deur pleines de mystères, à cause de ses dangers réels et imaginaires; dangers tels qu'une ame inaccessible ù la crainte, « cuirassée d'un triple airain, » selon le mot du poëte, peut seule en supporter la pensée. Puis peu à peu l'impression se modifie ; l'esprit se ras- sied. La réflexion et un examen plus attentif lui font envi- sager sous des aspects nouveaux cette grande chose où il sent comme un principe de vie, dont le calme ressemble au sommeil et l'agitation à la colère d'un être animé, il conçoit LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 380 la pensée d'entrer en conimiinication avec l'Océan, d'appri- voiser ce monstre, de pénétrer cet inconnu, de faire servir cette puissance à l'accomplissement de ses desseins. L'Océan devient alors, pour l'artiste et pour le poëtc, un magnifique tableau, un panorama aux scènes chan- geantes et splendides. Pour le philosophe et pour l'homme de science, son immensité, ses abîmes peuplés d'êtres étranges, ses mouvements, ses phénomènes sont autant de sujets d'observation, d'étude, de méditations et de décou- vertes, c'est-à-dire autant de sources de jouissances éle- vées. Pour l'homme aventureux, pour le voyageur, ce sont des voiles à déchirer, des hasards à courir, des luttes à soutenir. Pour l'économiste, pour le spéculateur, c'est une voie de communication qui relie les continents et les îles au lieu de les séparer; c'est un vaste champ d'exploitation ; c'est une mine de richesses inépuisables. Enfin, pour le pauvre besogneux, habitant des rivages, c'est un gagne- pain, comme la terre pour le laboureur, mais avec des latigues et des périls en plus. Ces diverses manières d'envisager l'Océan peuvent se ramènera trois: le point de vue esthétique, sur lequel je neveux pas insister; le point de vue scientifique et philo- sophique, qui est celui où nous nous sommes placés dans les études qui précèdent; enfin le point de vue utilitaire, qui dans la pratique se rattache étroitement au second, et que nous allons considérer plus particulièrement dans cette quatrième partie. L'Océan semblait être pour T homme un ol)stacle invin- cible. Cette masse d'eau qui couvre les trois quarts de la surface du globe, qui en réduit la partie habitable à si peu de chose, et sans cesse assiège la terre de ses flots mena- 390 LES MYSTERES DE L'OCEAN. çants, c'était, à ce qu'on pouvait croire, autant de place perdue. Que tenter contre un tel boulevard? Quel parti tirer de ce désert mouvant et sans limites? Quel secours espérer de cet ennemi? Le plus sage n'est-il pas de s'en tenir à distance? Voilà ce que se dirent sans doute les premiers hommes qui virent la mer. Mais d'autres vinrent ensuite qui, se sentant plus nombreux, plus forts, plus ambitieux surtout, entreprirent de faire servir l'Océan à l'accroisse- ment de leur bien-être, au développement de l'industrie et du commerce. Et l'entreprise — au prix d'efforts et de sacrifices inouïs — a réussi. Comment? Par un art admi- rable, celui de tous assurément qui fait le plus d'honneur à l'audace et au génie de l'homme : par la navigation. C'est du jour où l'homme a inventé le navire qu'il a réel- lement pris possession de son domaine; et à partir de ce jour les progrès de la civilisation et ceux de la navigation se sont partout suivis de si près, qu'il est impossible de les séparer; que la seconde est demeurée la plus haute et la plus significative manifestation en même temps que l'ins- trument le plus efficace de la première, et qu'on ne peut pas plus concevoir les hommes policés sans marine , que des navigateurs ignorants et grossiers. Voulez-vous apprécier la puissance, la prospérité d'un peuple? Comptez le nombre et examinez la structure de ses vaisseaux. Voulez -vous savoir quelle contrée nourrit les nations qui ont le plus marqué dans les sciences, dans les arts, dans la politique? Consultez une mappemonde, et cherchez-y la portion de continent la plus découpée par la mer, celle qui, par conséquent, a, pour ainsi dire, con- traint ses habitants à faire le plus grand usage du vaisseau. « Les articulations nombreuses, la forme richement acci- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 391 dentée d'un continent, dit lluini)oldt, exercent nne grande influence sur les arts et la civilisation des peuples qui l'oc- cupent : déjàStrabon j)réconisait comme un avantage capi- tal « la forme variée » de notre petite Europe. L'AIVicpie et l'Amérique du Sud, cpii ollrent, sous d'autres rapports, tant d'analogies dans leur configuration, sont , de tous les continents, ceux dont les côtes présentent le plus d'unifor- mité. Mais le rivage oriental de l'Asie, décliiré, [)our ainsi dire, par les courants de la mer, est terminé par une ligne fortement accidentée; sur cette côte, les péninsules et les îles voisines du rivage se succèdent sans interruption, de- puis l'équateur jusqu'au 60* degré de latitude '. » L'histoire des sociétés humaines donne la confirmation la plus manifeste à cette vue de l'illustre philosophe. Les peuples de l'Asie, qui les premiers se sont fait une civili- sation et qui ont poussé le plus loin cette civilisation, (pii ont atteint le plus haut degré de puissance et de richesse, sont précisément ceux qui possèdent ces « rivages dé- chirés » dont parle Humboldt : ce sont les Chinois et les Indiens. L'Afrique, dont Pline a dit avec raison : IScc alla pars tcrrarum pauciores recipit simis, l'Afrique, a^ec son immense étendue continentale, est restée barbare, sauvage et en grande partie déserte'-. Autant on en peut dire de l'Amérique méridionale. Dans l'Amérique septentrionale, < Cosmos, t. I. '''- Parmi les anciennes nations africaines, deux seulement ont joue un rôle important : l'Egypte , assise entre deux mers ; et Carthagc , une colonie de Tyriens , c'est-à-dire des plus lundis et des plus savants navigateurs de l'antiquité. Au moyen âge et dans les temps modernes, les Arabes établis sur les côtes barbaresques, à Tunis, au IMaroc, à Alger, ont pu s'enrichir et se faire redouter, grâce à l'habileté et à l'audace de leurs marins , })ar leur trafic et leurs pirateries. 392 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. les conquérants espagnols ont trouvé une civilisation, où? Au Mexique, à la base de l'isthme, entre deux mers. Et dans quelle portion de ce continent les Européens ont-ils fondé leurs plus grandes et leurs plus florissantes colonies ? Dans la portion orientale, creusée de golfes profonds, dé- coupée de baies, d'embouchures de fleuves et de sinus innombrables. Là aussi s'est formée une des plus éner- giques, des plus actives et des plus industrieuses nations du globe, et la seule qui représente vraiment la civilisation moderne dans le nouveau monde, qu'elle a, pour ainsi dire, personnifié, puisqu'en parlant d'elle on dit d'ordinaire: (( le peuple Américain », ou même plus brièvement: « l'A- mérique. » Revenons à l'ancien monde, et jetons un coup d'œil sur les peuples dont l'histoire nous est la plus familière. Voyez- vous, à l'extrémité orientale et méridionale de l'Europe, cette petite presqu'île à laquelle se rattache, par un fil délié, une autre presqu'île plus petite encore et découpée comme une feuille de mûrier? C'est la Grèce. Ce nom seul suffît : tout commentaire serait superflu. Aujourd'hui, si déchue qu'elle soit de son antique splendeur, la Grèce n'a plus, avec sa glorieuse histoire d'autrefois et ses monu- ments qui commandent encore le respect et la sympathie des autres nations, qu'un seul élément de prospérité : sa marine commerciale. Voici dans la Méditerranée une autre presqu'île : l'Italie. Voici à l'embouchure du Tibre Rome, la ville éternelle. Le peuple romain a donné des lois au monde; mais sa puis- sance ne date réellement que du jour où une galère cartha- ginoise, échouée sur ses rivages, lui servit de modèle pour construire ses premiers vaisseaux. Avec ses flottes il conquit Z O o Q -a «3 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 393 la Grcco, (roù il rapporta des arts, uno littérature, une philoso})hie... Quelles furent au moyen âge, après Rome, — devenue la capitale du monde chrétien après avoir été celle du monde païen, — (juelles furent les cités reines de ritalie? Venise, Gênes et Naples : des cités maritimes. L'Kspagne et le Portugal, — encore une péninsule, — ont jeté au xv*" et au xvi* siècle un vif éclat, et pris, parmi les nations européennes, la suprématie. C'est que leurs ma- rins avaient découvert et conquis , au delà des océans , des terres jusqu'alors inconnues, et que leurs galions reve- naient chaque jour chargés des trésors des Indes orientales et occidentales. Puis ce fut le tour des Provinces -Unies : une république de marchands et de navigateurs, qui surent acquérir et conserver pendant près de deux siècles le mo- nopole du commerce maritime et des grandes pêches. <( La mer, dit un auteur contemporain ' , a été pour les nations modernes, mais plus particulièrement pour la Hollande , un grand théâtre de développement moral. L'influence quçf cette masse d'eau a exercée sur la civilisation a été jusqu'ici trop peu remarquée : sans elle l'homme n'eût point acquis pleinement le sentiment de ses forces; il n'eût point tourné les yeux vers le ciel avec une persévérance intrépide i)our observer le mouvement des astres : les sciences physiques, l'industrie, les arts utiles n'eussent point franchi d'un pas si assuré les limites du moyen âge. La Hollande est fille de l'Océan, et elle a marché sur les eaux pour aller à la conquête des richesses. » Le sceptre des mers est tombé un jour tles mains de la république batave, pour passer dans celles de la Grande- 1 M. Alph. Esquiros. La Néerlande et la Vie hollandaise. 31)4 LES MYSTERES UE L'OCEAN. Bretagne. Aujoiinriiiii la marine militaire de l'empire bri- tannique égale à elle seule toutes les marines des autres Etats du monde, et sa marine commerciale n'avait naguère d'autre rivale que celle des Etats-Unis. Le développement colonial de l'Angleterre est le plus étendu et le plus forte- ment organisé qu'on ait jamais vu; elle est, par son indus- trie, son commerce, son énergie entreprenante et sa puis- sance politique, la première nation du monde. La France, qui vient immédiatement après, est aussi, après elle, l'Étal qui possède la flotte la plus nombreuse, la plus belle; et nos marins, nos ingénieurs ne le cèdent point, sous le rapport du savoir, de l'intelligence et du courage, à leurs émules d'outre-Manche. La navigation ne fait pas seulement les peuples éclairés, industrieux, opulents, puissants dans la paix et dans la guerre : ces peuples lui doivent encore les meilleures pages de leurs annales , leurs gloires les plus pures. Je ne sache pas d'épopée héroïque qui soit comparable à l'histoire des grandes explorations maritmies du xv*" et du xvi'' siècle, et à celle des expéditions que notre siècle même a vu s'eff"ectuer dans les régions arctiques. Je ne sache pas de noms plus dignes de la vénération et de la reconnaissance des hommes que ceux de Barthélémy Diaz , de Vasco de Gama, de Chris- tophe Colomb, de Magellan, des frères Cortereal, de Bou- gainville, deCook, de Lapérouse, deFreycinet,deDumont d'Urville, de James et de John Ross, de Back, de John Franklin, et de cette phalange sacrée d'hommes au cœur intrépide, (pii, avec lui et après lui, au prix de fatigues et de souffrances inouïes, au prix même de leur vie, se sont efforcés d'ouvrir aux navigateurs un passage à travers la mer polaire, et qui ont fini par y réussir. LES MYSTERES DE L'OCEAN. 395 Du moins, en éclianp;e de leurs sacrifices, ils onl eu, les uns sous les tropicjues, les autres au milieu des glaces, les hautes satislaelions réservées aux âmes d'élite, aux esprits cultivés, aux cœurs remplis de religieuses pensées. Ils sentaient que la patrie, — et la pairie du philosophe est I)artout où Ton pense, — avait les yeux sur eux, et de loin applaudissait avec enthousiasme à leurs exploits, ils trou- vaient, ils contemplaient des choses que personne avant eux n'avait vues. Ils savaient que la gloire les attendait : non la gloire banale qui éblouit le vulgaire, mais une gloire plus modeste en ai)parence, plus solide et plus en- viable en réalité : celle que donnent les choses saintes et utiles bravement accomplies. Donc, ne plaignons pas ces martyrs de la science : la pitié est pour les faibles, et riiomme de mer est, par excellence, Tliomme fort. La lutte, le danger, c'est sa vie. Depuis l'amiral (jui commande des escadres jusqu'au plus obscur matelot, jusqu'au plus humble pêcheur, tous sont des héros. Le soldat n'a besoin de son courage que dans la guerre; et encore la guerre [)our lui n'est-elle pas impitoyable. Une armée vaincue peut se retirer, s'abriter. Les privations, les fatigues aussi sont tolérables. 11 y a des haltes, des répits fréquents; les bles- sés, les malades vont à l'ambulance, ou restent dans les villes, et y retrouvent la paix. Mais la guerre, sur l'Océan, quoi de plus effroyable? Là, à la lettre, il faut vaincre ou mourir : Una salus victis nullam sperare salutem. Souvent même l'abhîie engloutit le vainquenravec le vaincu. Les blessés, les malades, entassés à fond de cale, ballotés par les lames, sauteront ou couleront bas avec la forte- 306 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. resse flottante qui, dosemparce, privée de ses agrès, ne peut regagner le port. Et pourtant ces combats terribles ne sont que des épi- sodes dans la vie du marin. En pleine paix, il combat, non contre d'autres hommes, mais contre les éléments. Et puis aux privations physiques que souvent il lui faut endurer, s'ajoutent celles qui les aggravent toutes : l'isolement, l'en- nui des longues et monotones traversées, l'éloignement de ceux qu'il aime, que peut-être il ne reverra plus, ou qu'il ne reverra que pour les quitter presque aussitôt. Et pourtant cette existence aventureuse, ces lointains voya- ges, ces périls sans cesse renaissants ont pour la plupart un charme infini. La mort, ils ne la craignent pas : ils sont prêts. La solitude, la vue des grandes scènes de la nature, la contemplation de l'infini, élèvent leur âme, la forti- fient, font naître des sentiments et des idées qui la rem- plissent, la préservent de l'engourdissement et du dés- espoir. « Si toutes les émotions qui remplissent le cœur du navigateur devant les beautés de l'univers pouvaient être inscrites sur les livres de bord, dit le capitaine Jansen , combien plus rapidement nous avancerions dans la con- naissance des lois de la nature! Ce qui frappe d'abord celui qui s'aventure sur l'Océan, c'est l'immensité de la scène qui l'entoure, son immutabilité et le sentiment des abîmes. Le plus magnifique navire est perdu sur cette surface sans limites, qui nous fait connaître tout notre néant. Les plus grands vaisseaux sont les jouets des vagues, et la carène semble à chaque moment mettre notre existence en péril. Mais lorsque le regard de l'esprit a sondé l'espace et les profondeurs de l'Océan, il s'élève à une conception de l'in- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 397 lini et (le la Tuulc-Piiissance, à une idée de sa propre gran- deur qui éloigne toute crainte du danger. Les dislances des corps célestes sont exactement mesurées; éclairé par Tas- tronomie et par la science nautique, dont les cartes de Maury sont une partie si importante, le navigateur trace sa route sur l'Océan avec sécurité, comme il pourrait le faire s'il n'avait à traverser qu'une plaine immense Le mouvement des vagues couronnées d'une écume ar- gentée, à travers lesquelles passent les poissons volants, les dauphins aux couleurs brillantes, les bandes de thons plongeurs, tout bannit la monotonie de la mer, et éveille l'amour de la vie dans l'esprit du jeune marin, en inclinant son cœur vers la bonté. » « Certes, dit d'autre part Humboldt, la mer n'offre aucun phénomène plus digne d'occuper l'imagination que cette profusion de formes animées, que cette infinité d'êtres mi- croscopiques dont l'organisation , pour être d'un ordre infé- rieur, n'en est pas moins délicate et variée; mais elle fait naître d'autres émotions plus sérieuses, j'oserai dire plus solennelles, par l'immensité du tableau qu'elle déroule aux yeux du navigateur. Celui qui aime à se créer en lui-même un monde à part , où puisse s'exercer librement l'activité spontanée de son âme, celui-là se sent rempli de l'idée sublime de l'infini , à l'aspect de la haute mer libre de tout rivage. Son regard cherche surtout l'horizon lointain; là le ciel et l'eau semblent s'unir en un contour vaporeux où les astres montent et disparaissent tour à tour. Mais bien- tôt cette éternelle vicissitude de la nature réveille en nous le vague sentiment de tristesse qui est au fond de toutes les joies humaines. « Une prédilection toute particulière j)our la mei*, un 398 LES MYSTERES DE L'OCÉAN. souvenir plein de gratitude de Timpression que Télément liquide, en repos au sein du calme des nuits, ou en lutte contre les forces de la nature , a produites en moi , dans les régions des tropiques, ont pu seules me déterminer à si- gnaler toutes les jouissances individuelles de la contempla- tion, avant les considérations générales qu'il me reste à énumérer. Le contact de la mer exerce incontestablement une influence salutaire sur le moral et sur les progrès in- lellectuels d'un grand nombre de peuples; il multiplie et resserre les liens qui doivent un jour unir toutes les fractions de l'humanité en un seul faisceau. S'il est possible d'arriver à une connaissance complète de la surface de notre planète, nous le devrons à la mer, comme nous lui devons déjà les plus beaux progrès de l'astronomie et des sciences phy- siques et mathématiques. Dans l'origine, une partie seule- ment de cette influence s'exerçait sur le littoral de la Médi- leri'anée et sur les côtes occidentales du sud de l'Asie; mais elle s'est généralisée depuis le xvi^ siècle; elle s'est étendne même à des peuples (fui vivent loin de la mer, à l'intérieur des continents. Depuis l'époque oii Christophe Colomb fui envoyé pour délivrer l'Océan de ses chaînes (une voie in- connue lui parlait ainsi dans une vision qu'il eut, pendanl sa maladie, sur les rives du fleuve de Belem), l'homme a pu se lancer dans les régions inconnues avec un esprit désormais libre de Ion te entrave. » LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 399 CHAPITRE H LA PÊCHE l.'lionimc a vu cle bonne heure clans l'Océan un immense réservoir de snhslances alimentaires. Il a commencé par ramasser sur le rivage les huîtres, les moules et d'autres coquillages, les crustacés que la mer laisse à découvert sur le sable. Puis avec la barque, le navire, il s'est lancé sur les Ilots; il a inventé des engins, des fdets pour prendre le poisson; il a créé ainsi une industrie qui a grandi au point de devenir en certains pays une des l)ranches imi)or- lantes du travail, une des sources de la richesse nationale. Les pêcheurs forment la classe la plus intéressante dn peuple, — en France, notamment, — et bien distincte de toutes les autres. Séparés du reste de la société, voués à un métier rude, qui fait subsister à peine et souvent fait périr, ils vivent au jour le jour, la plupart du temps en mer. Ils sont bons, honnêtes, braves et simples, ignorant les choses dn monde, tout à fait illettrés. Ils conservent et se trans- mettent, avec leur ferveur religieuse et leur foi naïve, (pielqnes superstitions, mais inolïensives, consolantes, et toujours d'un fond religieux. C'est leur poésie, ce sont leurs légendes, qu'ils racontent autour du foyer aux petits enfants, avant la ]M'ière du soir, tandis que la mer gronde en se brisant au pied de la falaise, el ((ne le vent siffle 400 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. dans les ouvertures mal fermées de la pauvre cabane. Les mœurs sont douces et pures au village de la côte; la cor- ruption ne vient que sur les vaisseaux , ces villes flottantes de l'Océan. Il y a dans toute industrie des degrés. Ces degrés, dans la pêche, sont fort tranchés. On distingue la petite pêche, ou pêche côtière, qui ne pousse jamais loin au large, et que les pêcheurs exercent pour leur compte sur des barques qui leur appartiennent; souvent ces barques sont montées m famille par le père et ses fils, après lai par les frères; quelquefois par un patron assisté d'un équipage de deux ou trois hommes. La petite pêche, en général, n'a pas toujours un objet déterminé. Le pêcheur jette son filet à la grâce de Dieu, et ramène ce qu'il peut. Il en est toutefois qui ont des spécialités, et suivant les saisons, suivant le temps, se munissent d'engins pour telle ou telle pêche. Les poissons qui se pèchent le plus abondamment près des côtes de l'Europe sont le hareng et le maquereau, la sardine, l'anchois, le thon, la sole, le turbot, l'anguille de mer, et quelques espèces de squales qui ne servent guère d'aliment qu'aux pauvres habitants des côtes, et pa- raissent rarement sur les marchés des villes de l'intérieur. Parmi ces poissons quelques-uns sont à la fois de grande et de petite pêche. Tels sont le maquereau et le hareng; l'un et l'autre sont bien connus de tout le monde. Le pre- mier est moins abondant que le second, mais il est plus estimé; sa chair est plus ferme et plus savoureuse. Il est remarquable par l'éclat de ses couleurs. Dans nos parages il ne fait que passer. C'est au nord -ouest de l'Europe que sa pêche est vraiment abondante et lucrative. Les maquereaux émigrent annuellement en troupes nom- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 401 breiisos. D'apivs Anderson, ils passent riiivor dans le Nord et descendent an printemps dans TOcéan A(lanti(jne, et jnscpie dans la Méditerranée, ponr remonter en an- tomne dans les froides mers du Nord. Le maquereau de petite j)cciie, déljarcpié dans les ports au fur et à mesure qu'il est pris, est aussitôt expédié sur les marchés pour être vendu et mangé frais. Celui de grande pêche est en majeure partie salé et conservé dans des barils, et destiné aux approvisionnements de terre et de mer. Le hareng est aussi un poisson voyageur, et accomplit à peu près, à ce qu'on croit, les mêmes migrations que le maquereau. Il est peu de poissons aussi abondants; sa fécondité est prodigieuse, et malgré ses nombreux enne- mis, au premier rang desquels il faut placer Thomme, qui en prend chaque année des millions, Tespèce ne parait pas avoir sensiblement diminué : les pêches sont toujours en moyenne aussi productives, bien qu'elles ne le soient pas également chaque année. Le hareng habite tout l'océan Boréal , les baies du Groenland, de l'Islande, de la Laponie, des îles Feroë, de la Grande-Bretagne; il peuple les golfes de la presqu'île Scandinave, du Danemark, la mer du Nord et la Baltique. On le trouve aussi dans la Manche et le long des côtes de France, jusqu'à la Loire; mais on ne le pêclie plus dans le golfe de Gascogne, et il ne pénètre pas dans la ^léditerranée. Il ne s'engage que rarement dans les grands fleuves ; malgré cela, on ne peut mettre en doute, parce que l'expérience en a été plusieurs, fois tentée avec succès, que ce poisson ne soit susceptible d'être acclimaté dans les eaux douces. La pêche du hareng est d'origine flamande ou hollan- daise. Les Pays-Bas en ont eu longtemps le monopole. Le 20 402 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. hareng était là véritahleinent un produit national, et, bien que la pêche y soit aujourd'hui fort au-dessous de son an- cienne splendeur, elle joue encore un rôle considérable dans Tensemble de la production néerlandaise. Le principal port d'armement est celui de Vlaardingen, petite ^ille si- tuée sur un bras de la Meuse, que divise en cet endroit une île récemment formée. Sur une population de 7,000 habi- tants, on compte à Vlaardingen i2,000 pêcheurs. Aussi n'y rencontre-t-on en été que des femmes et des enfants : les hommes sont à la mer. « C'est à Vlaardingen, dit M, A. Esquiros, un des écri- vains qui ont le mieux fait connaître la Néerlande, qu'il faudrait écrire l'histoire de la pêche du hareng, au milieu de ces filets qui ont pesé dans les destinées du monde, de ces huizen (navires construits exprès pour la pêche) qui ont provoqué pendant longtemps la jalousie de l'An- gleterre, de ces ])auvres familles par lesquelles s'est élevée en grande partie la fortune des Pays-Bas. Quoique abon- dante, la pêche de ce poisson frais n'eût jamais constitué une branche importante du commerce national, sans la découverte que fit;, en 1380, Guillaume Benkelszoon. Ce fut Uii qui inventa l'art de préparer et de conserver le hareng dans le sel. On ne sait rien de sa vie, sinon qu'il naquit à Biervliet, petit village de la Zélande. Il est cependant peu de découvertes qui aient produit tant de richesses en ne demandant aucun sacrifice à l'humanité.... Charles- Quint, sachant ce que la Hollande devait au hareng caqué, voulut perpétuer le souvenir d'un si grand service rendu à la patrie. Se trouvant, en loo6, à Biervliet, il fit ériger un tombeau à Benkelszoon, qui était mort en 1397. Il y a peu d'exemples d'un monument funèbre aussi bien mérité. » LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 403 Une antre circonstance vint compléter la découverte de Bonlv(>lszo()ii. A Iloorn, en lil(), se fit le premier grand fdet pour la pèche du hareng. Avec Tart de prendre et de conserver le hareng, cette pêche s'étendit, puis se déplaça. Vers le commencement du xv" siècle, elle s'établit à Enk- huisen et à Hoorn. Puis, les guerres avec l'Espagne et en- suite avec la France étant survenues, elle passa prescpie tout entière dans les deux provinces de Nord-Hollande et de Sud-Hollande, où elle se maintint pendant longtemps à un degré très -élevé de prospérité. On la regardait comme une brauche si précieuse du commerce national , que dans plusieurs édits elle est appelée la mine dor de hi République bafavc. Aussi était-elle soumise à des règle- ments fort sévères^ et jouissait-elle, par compensation, de grands privilèges. Les pêcheurs de hareng formaient une corporation, dont chaque membre s'engageait par un ser- ment solennel à respecter et à observer les usages établis. « Jusqu'à ces dernières années, continue ^ï. Esquiros, le départ des bateaux pour la grande pêche était fixé à la Saint-Jean (l2i juin). Ce départ était précédé de fêtes. Jl existe un livre de vieilles chansons hollandaises, que chantaient les pêcheurs avant de se mettre en mer. On portait des toasts au succès de la pêche , et l'on priait Dieu de bénir les fdets. Enfin on hissait les voiles, et la flottille pacifique allait à la conquête du hareng. Aujourd'hui les doggers partent dans les premiers jours de juin, et peuvent dès lors ouvrir la pêche; mais, fidèles aux traditions, ou si l'on veut aux préjugés, les pêcheurs ne profitent (ju'à contre-cœur de cette liberlé toute nouvelle. « Le hareng, « disent- ils dans leur langage naïf, n'aime point à être (( pris avant la Saint-Jean. » En 1755, le nombre des huizcn 404 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. partant pour la grande pédie était de 23-4. En 1820, il était encore de 122; il est aujonrd'hni de 90. Ce groupe de voiles se dirige vers les côtes d'Ecosse. Ceux navires de guerre les accompagnent pour les protéger et les sur- veiller. Il est interdit aux pêcheurs de toucher terre. Ils ne doivent pas non plus vendre de poissons à bord. La flottille se maintient à la hauteur des Shetlands, d'Edimbourg, et sur les côtes d'Angleterre. La réputation du hareng hollan- dais tient surtout à la puissance des doggers, excellents bâtiments de mer, dont la constitution nautique permet de jeter les filets dans des eaux très-profondes. Là seule- ment se trouvent les harengs de grande taille et d'une qualité supérieure. Treize à quatorze cents hommes en- viron prennent part à ce travail de mer. A peine saisi par les mains du pêcheur, le hareng est caqué, c'est à -dire ouvert avec la lame d'un couteau, et mis dans des barils; on y ajoute du sel , (jui fond et dans lequel le poisson se conserve. Depuis une douzaine d'années, une corvette accompagne la flottille. Les cent premiers barils son! chargés sur cette corvette, qui les transporte à toute vitesse dans le port de Alaardingen. » Les Hollandais distinguent trois espèces de harengs : le hareng pcc ou caqué, qu'ils nomment gekaakte -haring , el qui se pêche pendant l'été au nord de l'Ecosse; — le steur- liaring, qu'on prend en automne sur les côtes de Yar- mouth, qu'on sale d'abord pour le fumer plus tard, et qui, fumé, prend le nom de bakking; — et \q pan-haring , (ju'on prend dans le Zuyderzée, et qui se mange frais. Ce dernier sert de nourriture aux classes pauvres. La décadence de la pêche hollandaise est due à des causes économiques que nous n'avons point à examiner. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 405 Cette décadence est-ello (l(''liiii(ivo on soiilomoiit passagère? La (jueslion est fort controversée. Quoi ([ii'il en soil , le monopole du hareng a passé, depuis le commencement de ce siècle, aux mains de la Grande-Bretagne. Tandis que l'ensemble de la pêche néerlandaise occupe à peine aujour- dhui une centaine de navires et produit de (renie à trente- (Muq mille barils de hareng caqué, l'Angleterre a sur les mers environ quinze mille bateaux pêcheurs montés par plus décent mille hommes, et remplit près de huit cent mille barils de hareng caqné. Quant à la pêche française, elle emploie annuellement de cinq cents à cinq cent cinquante bateaux jaugeant ensemble de quatorze à quinze mille tonneaux, et montés par sept mille cinq cents hommes environ. Ses produits, non compris le hareng consommé à Tétat frais, sont de cent quarante à cent cinquante mille barils, du poids de 127 à 128 kilogrammes. La France n'exporte pas de harengs; le marché intérieur suOTit pour absorber tous les produits de notre pêche. La pêche de la morue est beaucoup plus importante cpie celle du hareng; elle exige des navires d'un plus fort ton- nage, munis d'engins et d'approvisionnements considé- rables, en un mot, armés pour une navigation lointaine et pour de longues opérations. Cette pêche est actuellement celle qui mérite le mieux le nom de grande pêche. C'est une excellente école de navigation ; elle peut presque instanta- nément fournir à l'Etat une foule de marins aguerris; aussi a-t-elle toujours été l'objet de la sollicitude particulière des gouvernements, qui lui ont accordé des encouragements sous les noms de primes darmements et primes de produits. On estime à cinq ou six mille le nombre des navires anglais, américains, français, russes, norwégiens, danois, ([ni se 406 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. livrent tous les ans à cette pêche, et qui rapportent dans le monde entier trente- six millions de morues préparées et conservées de différentes manières. La France seule envoie annuellement à cette pêche environ cinq cent soixante-dix navires, jaugeant ensemble soixante-dix-sept mille tonneaux, et montés par quinze mille marins. Le produit de la pêche française dépasse trente-cinq millions de kilogrammes de poisson, dont une moitié se consomme dans l'intérieur de l'empire, tandis que l'autre est exportée à l'étranger ou dans nos colonies, et contribue ainsi pour une part importante à enrichir notice commerce et à entre- tenir notre mouvement maritime. La pêche de la morue, comme celle du hareng, est d'origine hollandaise; mais elle a suivi dans les Pays-Bas la même marche descendante, tandis qu'elle s'est, au contraire, rapidement développée en France, en Angleterre, en Russie et aux Etats-Unis. On pêche la morue dans les mers qui baignent le nord de l'Europe, principalement au Dogger's-Bank ', en Islande, au cap Nord, et sur d'autres points épars des mêmes mers; mais on la pèche en bien plus grande quantité sur les côtes septentrionales de l'Amérique, particulièrement sur le grand l)anc de Terre-Neuve, aux atterrages de Saint-Pierre et Miquelon^ et dans le voisinage du continent, depuis le Canada jusqu'au golfe Saint- Laurent. Possédant autrefois les côtes de l'Acadie , du cap Breton , du golfe Saint -Laurent et de Terre-Neuve , la France a eu pendant longtemps les pêcheries les plus florissantes du monde. Mais pendant le xvnf siècle elle perdit successive- ment ces colonies, qui toutes tombèrent au pouvoir des 1 Grand banc situé dans la mer du Nord, entre la Grande-Bretagne, la Hollande et le Danemark. LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 407 Anglais ; et il ne lui reste plus aujounriuii de ces vastes et riches possessions, que les petites îles de Saint- Pierre et Miquelon, avec le droit de pêche et de sécherie sur une partie des rivages de Terre-Neuve. C'est donc surtout dans ces parages que les Français font la pêche de la morue. Un certain nombre de navires vont aussi chercher ce poisson au Dogger's-Bank et dans les mers d'Islande. L'éloignement de nos ports, le manque d'établissements fixes et permanents sur les lieux de pêche, et aussi le moindre développement de notre marine commerciale nous mettent hors d'état de soutenir la concurrence de nos rivaux plus favorisés, les Anglais et les Américains. Ceux-ci, notamment, grâce à leur position géographique, peuvent économiser une grande partie des frais d'arme- ment. Ils emploient à la pêche, comme les Miquelonnais, de très-petits bâtiments, qui font trois ou quatre voyages par saison, et rapportent sans beaucoup de peine et de dépense d'énormes quantités de poisson frais ou salé. La morue, qui porte des noms différents selon les pays où on la prend, reçoit aussi, dans le commerce, diverses dénominations qui indiquent les préparations qu'elle a reçues. Ainsi la morue fraîche est appelée généralement cabelliau ou cabillaud. Lorsqu'elle a été salée sans être sé- chée, on la nomme morue verte; si elle a été salée etséchée, on l'appelle morue sèche; elle prend le nom de stock -fish lorsqu'elle a été sécliée sans être salée. On distingue enfin dans le commerce la morue grenier;, en barils, en bou~ cauts, etc. La pêche du cabillaud est très-productive; c'est à l'entrée de la Manche, sur les côtes de la Belgi(pie et des Pays-Bas et dans la mer d'Allemagne, (prelle a le plus d'activité; mais la grande pêche est plulùl celle (|ui 408 LES MYSTERES DE L'OCEAN. a pour objet la morue destinée à être conservée. Il n'est personne qui n'ait va la morue telle qu'on la trouve dans le commerce, c'est-à-dire divisée suivant sa longueur, étalée et coupée en longs morceaux ; mais ce poisson est peu connu dans son état naturel des personnes qui n'ont point habité les ports de mer. Il n'est donc pas tout à fait inutile d'en donner une courte description. La morue (gadm morrhua) est le genre type de la famille des gadoïdes, ordre des malacoptérygiens subrachiens. Sa forme est à peu près celle d'un merlan gigantesque. Elle atteint souvent une longueur de un mètre vingt à un mètre trente cinq centimètres, et une largeur de trente à trente- cinq centimètres. Son corps, très-charnu, est couvert de grandes écailles grises sur le dos, et blanches avec des taches dorées sous le ventre. Elle a deux nageoires dor- sales, trois ventrales, et un barbillon ou appendice fili- forme à la mâchoire inférieure. Sa tête est volumineuse et comprimée, sa bouche énorme, ses yeux gros, ronds, à tteur de tête, et voilés par une membrane transparente. Ses dents sont simplement implantées dans la peau, et mobiles comme celles du brochet. Comme ce dernier, la morue est d'une gloutonnerie aveugle et insatiable. Elle se nourrit de toutes sortes d'animaux, principalement de harengs, de capelans et même de crabes, dont elle digère sans peine en quelques heures les carapaces. Elle avale d'ailleurs indistinctement tout ce qu'elle voit remuer autour d'elle, même des corps absolument indigestes. Aussi peut- on la prendre en lui présentant pour appât des morceaux de drap rouge. Les morues sont si abondantes au banc de Terre-Neuve, qu'nn seul bateau peut en prendre en un jour plusieui's LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 409 centaines. Cette pêclic se fait au moyen de longues lignes, au\(iuelles on met pour amorce des entrailles de morues qu'on a vidées, des morceaux de viande ou de poisson , etc. La pêche a lieu, sur le grand banc de Terre-Neuve, au mois de mai. Les navires sont, en général , de cent vingt à cent trente tonneaux, avec quinze à vingt hommes d'é(|ui-- page. Ils ont au moins deux fortes chaloupes. Ils déposent à terre les passagers pêcheurs, les mousses et les novices, qui doivent s'occuper du séchage et de la salaison ; puis ils se dirigent vers le banc, oii ils vont mouiller par soixante- dix ou quatre-vingts mètres de fond. Les deux chaloupes sont mises à la mer, et chaque soir elles vont, montées chacune par cinq hommes, tendre les lignes, qui sont armées de quatre à cinq cents hameçons. La partie de Téquipage restée à bord du navire s'occupe aussi de la pêche avec des lignes de fond. Chaque pêcheur ne prend qu'une seule morue à la fois. Néanmoins ce travail est rendu fatigant et pénible par la longueur des lignes et le poids du poisson , et par le grand froid qu'il fait dans ces parages. Une fois les morues prises, on les sale ou bien on les fait sécher. Dans les deux cas, on les éventre, on les vide et on leur coupe la tête. Outre leur chair, ces poissons donnent des produits accessoires qui ne sont pas sans importance : leurs langues, qui sont salées et conservées à part, et qui passent pour un mets très-délicat; leurs œufs, (jui, sous le nom de rognes, sont apportés en Europe et servent d'appal pour la pêche de la sardine; enfin les foies, d'où l'on ex- trait en grande quantité une huile dès longtemps connue et employée dans l'industrie, et qui , depuis un certain nom- bre d'années, a été applicjuée au traitement des scrofules, du rachitisme et des maladies de poitrine. 410 LES MYSTERES DE L'OCEAN. CHAPITRE III LA CHASSE AUX CÉTACÉS Le mot ptk'he paraît impropre pour désigner la guerre que fait riiomme aux mammifères marins. Ce n'est plus la ligne et l'hameçon, ce ne sont plus les filets qui en sont les instruments ; c'est celte espèce de javelot qu'on appelle un harpon , et qui sert non à prendre l'animal , mais bien à le tuer : arme plus terrible et plus puissante que les armes à feu, puisque celles-ci ne l'ont point fait abandonner. De plus, il faut poursuivre le gibier, lui donner la chasse, puis engager avec lui une lutte oii l'homme n'est pas toujours sûr de la victoire. C'est donc bien là une chasse, et une chasse des plus difficiles, où le marin doit déployer une habileté, une vigueur et une audace peu communes. Ce- pendant l'usage s'est maintenu de dire : la pêche de la baleine, du cachalot, du lamantin, du phoque même : c'est une vieille habitude, issue du préjugé qui faisait consi- dérer autrefois tout animal marin ou aquatique comme un poisson. La pêche donc, ou mieux la chasse des grands cétacés, est justement célèbre. Elle a été tant de fois décrite, que je ne pourrais guère, en la décrivant de nouveau, que répéter à mes lecteurs ce qu'ils ont sans doute déjà lu et relu ailleurs. Ce qui est moins connu et qui mérite de LES MYSTERES DE L'OCEAN. 411 l'être, c'est l'histoire de cette guerre aux colosses de l'Océan : i;uerre vraiment *i;lorieuse, pleine d'épisodes hé- roïques, et que ceux (jui jadis y ont pris part ne doivent point se rappeler sans émotion et sans orgueil. Dans les annales de certains peuples, cette guerre figure avec non moins d'éclat que les faits politiques et militaires les plus vantés; elle a exercé sur les destinées de ces peuples une inlluence comj)aral)le à celle des conquêtes les plus impoi- tantes accomplies par l'homme sur la nature. On conçoit, en effet, que si la pêche d'un petit poisson tel que le ha- reng a pu devenir pour ceux qui la prati(|uaient sur une grande échelle a une mine d'or, » celle des grands cétacés ait dij. être une source de richesse bien autrement pro- ductive. Enfin les chasseurs de baleines ont rendu à la science, à la civilisation, à l'humanité, des services d'une haute portée, dont on a à tort attribué tout le mérite aux navigateurs qui n'ont atteint le but qu'en suivant les che- mins déjà frayés par leurs devanciers inconnus. A tous égards, l'histoire de cette grande industrie maritime est donc digne d'attention. J'essaierai de la résumer en quel- ques pages. La pêche de la baleine n'était pas étrangère aux anciens. D'après Appien, Xénocrate, Pline, Strabon et (juelques autres écrivains de l'antiquité, elle était pratiquée par les Tyriens, les Grecs, les Romains et les peuples habitant le littoral du golfe Arabicjue. Elle était en honneur chez les Chinois dès les temps les plus reculés, et formait au w" siècle un des principaux objets de leurs opérations maritimes. A la même époque, les peuples du nord île l'Europe s'y livraient avec succès sur les côtes de la pres- qu'île Scandinave, de la Finlande, de la Germanie, du Jut- 412 LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. land et de la Grande-Bretagne. Mais les Basqnes l'empor- tèrent sur eux tous en adresse, en courage et en activité. D'abord ces intrépides marins se bornèrent à chasser les baleines dans le golfe de Gascogne, où elles étaient alors très-nombreuses; mais peu à peu il leur fallut poursuivre les cétacés, qui devant leurs attaques répétées se retiraient, fuyaient du côté du pôle. Chaque année leurs navires s'a- vançaient davantage vers le nord- ouest, jusqu'à ce qu'enfin au xv^ siècle ils pénétrèrent dans les régions glacées du cercle polaire, et là, cherchant une terre où l'on pût re- lâcher, ils abordèrent au Groenland, à Terre-Neuve, au Labrador. Ainsi, tandis que les savants et les érudits d'Europe discutaient l'existence hypothétique d'un autre hémisphère habitable, et que les navigateurs hésitaient encore à l'aller chercher, eux, ces pêcheurs ignorants, ils l'avaient trouvé. Tant il est vrai que l'audace est du génie, ou que souvent du moins elle en tient lieu. Pendant longtemps les marins de l'Aunis, de la Guienne, de la Bretagne et de la Normandie partagèrent avec les Basques les profits considérables ^que procurait la chasse à la baleine. Ils partaient au printemps avec cinquante à soixante navires, qu'ils ramenaient à la fin de l'été chargés d'huile. Eux seuls fournissaient à toute l'Europe cette pré- cieuse marchandise. Mais^, au commencement du xyu*" siècle, ils se trouvèrent avec étonnement en face de concurrents redoutables : les marines néerlandaise et britannique ve- naient d'entrer dans la lice. Les Provinces -Unies, après avoir secoué le joug de l'Espagne, avaient donné un pro- digieux essor à l'esprit d'entreprise et à l'énergie persévé- rante qui est le caractère distinctif de ce peuple indus- trieux. En quelques années, ils s'étaient révélés comme LES MYSTERES DE L'OCEAN. 413 les plus liabilos trafiquants, les plus savants et les plus hardis navigateurs de l'Europe, et ils avaieni débuté dans la carrière par une- suite d'expéditions à la recherche d'un passage conduisant par le nord-est de l'Europe à la Chine et aux Indes : tentatives héroïques, où leurs marins avaient acconq)li des prodiges de patience et de courage, et qui ne furent point stériles. C'était beaucoup déjà d'avoir osé pénétrer dans ces pa- rages réputés jusqu'alors absolument inaccessibles, d'avoir reconnu et décrit des contrées où nul homme auparavant n'avait pénétré, et d'avoir jeté dans le monde une hypo- thèse dont il était réservé à notre siècle de démontrer la réalité. Ce ne fut pas tout. Les Hollandais avaient rencontré dans les mers arctiques des troupeaux de cétacés gigan- tesques : c'étaient des flots d'huile, qui, versés sur l'Eu- rope, reviendraient en flots d'or au commerce de la ré- publique. Les armements pour la chasse aux baleines commencèrent. En 1612, deux navires hollandais partis d'Amsterdam et de Saardam parurent près des côtes du Spitzberg. Ils avaient été devancés par des Anglais, qui, sous prétexte du droit de priorité, prétendirent exploiter seuls ces parages. Ces Anglais étaient en nombre et bien armés. Ils menacèrent les Hollandais de saisir leurs navires et leurs cargaisons. Cette fois il fallut céder- devant la force; mais la marine des Provinces-Lnies n'accepta point cette exclusion arbitraire. L'année suivante, cinq ou six bâtiments firent voile vers le Spitzberg, et, sans tenir compte des menaces des Anglais, commencèrent leurs opérations. Ils furent attaqués et dé- pouillés de leur butin. Une véhémente protestation s'éleva contre cet acte d'agression brutale. Les ])rincipales villes 414 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et les ports de mer néerlandais formèrent une ligue dont le centre fut établi à Amsterdam , et une compagnie de riches négociants se fit concéder par les États-généraux le privilège de la pêche pour trois années, dans toutes les mers comprises entre la Nouvelle-Zemble et le détroit de Davis. Encouragée par la protection de l'État, cette compagnie enrôla des harponneurs biscayens, et fit accompagner ses navires baleiniers par quatre bâtiments de guerre armés chacun de trente canons. Cela formait une flottille de dix- huit voiles. Les Anglais, qui n'avaient alors dans ces mers que treize grands navires et deux pinasses, n'osèrent en- gager la lutte avec des forces supérieures, et pendant trois ans les Hollandais purent se livrer tranquillement à la chasse des baleines. Mais, au bout de ce temps, la jalousie de l'Angleterre éclata de nouveau. Une escadre britannique, commandée par un vice -amiral, attaqua des baleiniers zélandais, et s'empara de leur huile, de leurs canons et de leurs muni- tions. En 1617, les pêcheurs de la Zélande, décidés à venger cet outrage, mirent en mer trente -trois navires bien armés, et à leur tour prirent roffensive. Trois navires anglais furent mis hors de combat, plusieurs marins tués, leurs tonneaux brCdés, et un de ces navires fut ramené triomphalement ayec sa cargaison dans le port d'Amsterdam. Il n'en fallait pas tant pour qu'une guerre terrible éclatât entre les deux puissances rivales, si les Etats-généraux, usant de modération, n'eussent fait res- tituer le navire et accorder au capitaine anglais une in- demnité. Le gouvernement anglais, de son côté, jugea pru- dent de faire des concessions. Il s'ensuivit un arrangement en vertu diKpiel chaque nation devait poursuivre la baleine LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 415 sur certaines côtes, et se mainlonir dans des limites déter- minées. Ce partage fait, les Hollandais ne tardèrent pas à sui- passer les Anglais eux-mêmes dans leurs entreprises à la recherche d'une proie si convoitée. La première compagnie fondée à Amsterdam parvint à conserver jusqu'en 1612 le privilège qui ne lui avait été accordé, dans le princi|)e, (pie pour trois ans. Mais enfin les réclamations des spéculateurs exclus du bénéfice de la pèche firent céder les États-géné- raux, qui autorisèrent la création de deux autres compa- gnies. Ces deux compagnies ne tardèrent pas à se réunir à la première pour constituer un nouveau monopole qui, pour être plus étendu, n'en était pas moins exclusif. Enire les mains de cette société riche et puissante, la chasse à la baleine acquit une situation florissante que favorisait, du reste, la nature des choses. Les cétacés abondaient encore à cette époque dans les mers glaciales, et venaient sans défiance, en immenses troupeaux, s'ébattre autour des navires. Il arriva souvent, dit un historien, que la compagnie fut obligée de recruter sur mer des bâtiments vides pour rapporter en Hollande le produit surabondant de sa pêche. Ce succès lui inspira une confiance funeste. Elle crut que son exploitation se maintiendrait toujours au même degré de prospérité; elle dépensa des sommes énor- mes pour fonder dans les îles désertes des mers polaires dévastes et magnifiques établissements. Un village hollan- dais s'éleva sous le nom de Smarenberg dans l'île dite d'Amsterdam. Cette colonie, visitée chaque année par (juinze à dix -huit mille nuuins des Pays-Bas, prit un développement inattendu. La république eut, selon une heureuse expression , sa Ihlavia des (jlaces. 4'IG LES MYSTERES DE L'OCÉAN. Mais, au bout d'un certain temps, la chasse devint moins productive; puis la compagnie, dépouillée de son privilège, se vit obligée d'en partager les bénéfices avec tous les aven- turiers que la liberté des mers, décrétée par les Etats-gé- néraux, amena dans les mêmes parages. La pêche de la baleine entra dès lors dans une nouvelle phase, celle de la concurrence illimitée. Sous ce régime, cette industrie prit un développement qui porta à son apogée la puissance et la richesse des Provinces-Unies. Le nombre des navires baleiniers, qui chaque année sortaient des ports néerlan- dais, s'éleva jusqu'à deux cent trente. Les marins qui les montaient acquirent une adresse et une intrépidité qui firent oublier les Biscayens ; les produits réalisés devinrent fabuleux. Un seul navire pouvait, en faisant deux voyages dans la même saison , rapporter deux cents barils d'huile. Pendant ce temps, les Anglais ne demeuraient pas inac- tifs : leurs armements s'accroissaient dans des proportions analogues. Des navires norwégiens, danois, russes, français, vinrent aussi prendre leur part de l'immense butin ; puis les colonies de l'Amérique du Nord se mirent de la partie: si bien qu'en peu d'années les baleines disparurent de toutes les vastes mers situées au nord de l'Europe, et qu'on dut les poursuivre à l'ouest jusque dans la mer de Bafïin, au delà du détroit de Davis. La décadence de la pêche com- mençait : elle s'est depuis précipitée avec une désastreuse rapidité. Les États-Unis seuls envoient encore dans les mers arctiques des navires soi-disant baleiniers ou cacha- lotiers; mais ces navires ne font, en réalité, que la chasse aux amphibies. Quant aux. grands cétacés, il n'en existe plus que dans l'océan Austral. C'est là que vont croiser, en se rapprochant de plus en plus des parages inhospita- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 417 licrsdu cercle antarctique, les baleiniers anglais. Eux seuls persistent encore à exercer cette chasse lointaine et péril- leuse, que l'absence complète du gibier qu'ils recherchent les forcera d'abandonner dans un avenir qu'on peut dès aujourd'hui clairement entrevoir. C'est ainsi qu'insatiable de lucre, aveuglé à la fois par la cupidité et par cette fièvre de carnage qu'allume en lui toute guerre , l'homme a transformé en une œuvre de des- truction ce qui fut dans l'origine une entreprise grandiose, et qui eût dû demeurer une industrie féconde et durable. La famille entière des cétacés est déjà presque éteinte. On semble n'avoir point songé que ces grands animaux n'ont qu'une fécondité très-limitée, et ne se reproduisent qu'avec une extrême lenteur. Loin de leur en laisser le temps, on ne s'est fait aucun scrupule de tuer les femelles pleines et les jeunes individus. C'était « égorger l'avenir; » et il est triste de penser qu'une si ruineuse expérience n'a pas encore pu faire pénétrer dans l'esprit de ceux qui font la guerre aux races de l'Océan les préceptes de la sagesse la plus vulgaire. Tandis que, dans la vie commune, chacun se préoccupe de conserver et d'accroître pour ses enfants et ses neveux les avantages dont la Providence l'a lui-même gratifié, et ne les considère que comme un dépôt confié à ses soins; tandis que la chasse du menu gii)ier est soumise à des règlements conservateurs, on semble prendre à tâche de dépeupler les mers de tous les animaux utiles qu'elles nourrissent. On traque, on massacre ces animaux avec la même fureur que déploient les paysans contre les loups et les autres bêtes de proie. Enfin , ce (pii se comprend moins, les gouvernements, loin de chercher à ralentir cette manie d'extermination, ne s'en occupent (|ue pour l'encourager, 27 418 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. en accordant aux chasseurs de baleines et de caclialots des primes qui vont en augmentant à mesure que la pêche se ralentit : comme s'il suffisait de promettre de l'argent aux spéculateurs pour repeupler l'Océan ! CHAPITRE IV LA CHASSE AUX AMPHIBIES Les cétacés manquant, ce sont, je viens de le dire^ les amphibies, phoques et morses, que les marins américains, anglais .et autres vont maintenant chercher parmi les glaces du cercle arctique. Cette chasse est beaucoup moins diffi- cile et moins dangereuse que l'autre; elle n'exige pas le même appareil d'engins meurtriers, et c'est moins une guerre qu'une boucherie. Bien avant que des vaisseaux européens fussent arrivés dans ces régions avec leurs vais- seaux et leurs armes perfectionnées, elle était la principale ressource des peuplades sauvages qui habitent les contrées polaires, et qui tirent de ces animaux non-seulement une grande partie de leur nourriture, mais encore les éléments essentiels de leur miséral)le industrie et de leur commerce rudimentaire. L'épaisse couche de graisse interposée entre la chair et la peau des amphibies fournit en grande quan- tité une huile qn'on emploie aux mêmes usages que l'huile de baleine, et qui a sur celle-ci l'avantage de n'exhaler aucune mauvaise odeur. Quelques espèces ont une fourrure LKS MYSTERES DE L'OCEAN. 419 p:rossièrc , dont les Iribus septenlrionales se font des vête- ments. Les naturels de l'Amérique du Nord utilisent encore, dif-on, les peaux de certaines espèces d'une façon singulière. Us en ferment, le plus lierméti((uemcnt possible, toutes les ouvertures, et les gonflent d'air comme des vessies. Eu réunissant ensemble cinq ou six de ces outres, et en y étendant des joncs ou de la })aille, ils construisent une sorte de radeaux très-légers et insubmersibles, avec lesquels ils s'abandonnent sans danger au courant des fleuves les plus impétueux. Les Kamstchadales font aussi, avec les peaux de phoques, de petites pirogues. La graisse sert à l'alimentation et à l'éclairage; la chair, quoique coriace et d'une saveur désagréable, est la nourriture ordinaire de ces pauvres peuplades, qui échangent encore contre des outils, des armes et de la poudre, des peaux de phoques, des dents de morse, et le surplus de la graisse destinée à leur consommation. Quant aux nations civilisées, telles que l'Angleterre et les Etats-Unis, elles équipent chaque année des navires qui font la chasse aux phoques : entreprise hardie, mais dont les bénéfices compensent bien les dangers. Le natu- raliste Lesson a donné, d'après M. Dubaut, d'intéressants détails sur cette branche de leur industrie maritime, branche importante, puisqu'elle occupe chaque année une soixantaine de navires de !2oO à 300 tonneaux. « Les navires destinés pour cet armement sont solidement construits. Tout y est installé avec la plus grande éco- nomie. Par cette raison, les fonds du navire sont doublés de bois. L'armement se compose, outre le gréement très- simple et très-solide, de barriques pour metti-e l'huile, de six yoles armées comme j)our la ppchede la baleine, et d'un 420 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. petit bâtiment de quarante tonneaux mis en botte à bord, et qu'on monte et qu'on met à la mer lorsqu'on approche des îles ou des côtes habitées par les phoques. Les marins qui font cette chasse ont coutume d'explorer préalable- ment les lieux , ou bien ils s'établissent en un point con- venable et font alentour de nombreuses battues. Ainsi il n'est pas rare de voir un navire mouillé dans quelque anse tranquille et sûre, tandis que ses agrès sont débarqués, et que les fourneaux destinés à faire fondre les graisses re- cueillies, sont placés sur la grève. Pendant ce temps, le petit bâtiment dont il vient d'être parlé, très-bon voilier et fin marcheur, monté par la moitié environ de l'équi- page, fait le tour des terres environnantes. Des embarca- tions sont expédiées, chemin faisant, vers les rivages où l'on aperçoit des phoques, et on laisse çà et là à l'affût des hommes chargés d'épier ceux de ces animaux qui s'aven- turent hors de l'eau. La cargaison totale du petit bâtiment se compose d'environ deux cents phoques, coupés par gros morceaux, et qui peuvent fournir quatre-vingts à cent barils d'huile, chaque baril contenant environ cent vingt litres, dont la valeur est à peu près de quatre-vingts francs. Au port où est mouillé le grand navire, les quartiers de phoque sont transportés siu" la grève où sont établies les chaudières dans lesquelles on fait fondre la graisse. La chair musculaire et les autres résidus servent à alimenter le feu. Les hommes composant les équipages des navires armés pour ces chasses travaillent à la tâche, en sorte que chacun est intéressé au succès de l'entreprise. La cam- pagne dure quelquefois jusqu'à trois ans, au milieu de pri- vations et de dangers inouïs. Il arrive souvent que des na- vires jettent des hommes sur une île pour faire des chasses. à. ■ 7^ ■a o p Ci C/3 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 421 s'en vont à cinq cents et mille lieues de là en déposer d'autres, puis poussent plus loin encore. Ils reviennent ou ne reviennent pas. C'est ainsi que plus d'une fois de mal- heureux marins ont péri abandonnés sur des terres dé- sertes, parce que le vaisseau auquel ils appartenaient, et qui devait revenir les prendre à une époque fixée, avait fait naufrage. >) Quid non mortalia pedora cogis , Auri sacra famés ! Les morses, dont les défenses offrent à la spéculation un supplément considérable de bénéfices , sont aussi , plus encore que les phoques, de la part des marins qui fréquentent les régions polaires, l'objet d'une poursuite acharnée. Déjà, vers le milieu du siècle dernier, le nombre de ces animaux avait notablement diminué. « On trouvait autrefois, dans la baie d'Horisart et dans celle de Klock, dit Zordrager, beaucoup de phoques et de morses; mais aujourd'hui il en reste fort peu. Les uns et les autres se rendent, lors des grandes chaleurs de l'été, dans les plaines qui sont voisines, et l'on en voit quel- quefois des troupeaux de quatre-vingts, cent, et jusqu'à deux cents, particulièrement de morses, qui peuvent y rester quelques jours de suite et jusqu'à ce que la faim les ramène à la mer... On voit beaucoup de morses vers le Spitzberg ; on les tue à terre avec des lances. On les chasse pour le profit qu'on a de leurs dents et de leur graisse ; l'huile en est presque aussi estimée que celle de la baleine; leurs deux dents valent autant que toute leur graisse. L'inté- rieur de ces dents a plus de valeur que l'ivoire, surtout dans les grosses dents, (jui sont d'une substance plus compacte 422 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. et plus dure que les petites... Une dent médiocre pèse trois livres, etun morse ordinaire fournit unedemi-tonne d'huile. . . Autrefois on trouvait de grands troupeaux de ces animaux sur terre; mais nos vaisseaux, qui vont tous les ans dans ce pays pour la pêche de la baleine^ les ont tellement épou- vantés^ qu'ils se sont retirés dans les lieux écartés, et ceux ([ui y restent ne vont plus sur la terre en troupes, mais demeurent dans Feau, ou dispersés çà et là sur les glaces. Lorsqu'on a joint un de ces animaux sur la glace ou dans l'eau, on lui jette un harpon fort et fait exprès, et souvent ce harpon glisse sur sa peau dure et épaisse ; mais, lorsqu'il a pénétré, on tire l'animal avec un cable vers le timon de la chaloupe, et on le tue en le perçant avec une forte lance faite exprès; on l'amène ensuite vers la terre la plus voi- sine, ou vers un glaçon plat; il est ordinairement plus pesant qu'un bœuf. On commence par l'écorcher, et l'on jette sa peau parce qu'elle n'est bonne à rien ' ; on sépare de la tête avec une hache les deux dents, ou l'on coupe la tête pour ne pas endommager les dents, et on la fait bouillir dans une chaudière. Après cela, on coupe la graisse en longues tranches , et on la porte au vaisseau ^ » Ce n'est pas seulement dans les parages du cercle arc- tique qu'on va chercher la graisse et le cuir des amphi- bies. Les découvertes des navigateurs modernes ont ouvert • Ceci n'est pas exact, et ne l'était plus depuis longtemps. La peau du morse est employée aux mêmes usages que celle des phoques. Déjà du temps de Buffon on en faisait un très -bon cuir pour les soupentes de carrosse , les sangles et les courroies. Si de nos jours l'emploi de cette peau est peu répandu, il ne faut l'attribuer qu'à la rareté de plus en plus grande des animaux qui la fournissent. '>■ Description de la prise de la haleine et de la pêche an Groen- land, etc. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 423 ;iii commerce de ces produits de riches et vastes champs d'exploitation (huis l'océan Austral. Là se trouve un genre de phoques de très-grande taille, remarquables par le dé- veloppement du nez, qui chez le mâle s'allonge en une sorte de trompe. Cette particularité leur a valu les noms de phoque à trompe, phoque à museau ridé, éléj)hant de mer, etc., que les voyageurs leur ont donnés, et celui de macrorhinus prohoscideus , qui leur est assigné dans la no- menclature zoologique. Habitant exclusif des régions australes, le phoque à trompe se complaît particulièrement sur les îles désertes; mais il en est qu'il semble fréquenter de préférence. On les rencontre en grand nombre dans celle de 'Juan Fer- nandez, aux Malouines, sur les terres de Kerguelen et des Etats. C'est principalement vers cette dernière contrée que les Anglais dirigent leurs navires destinés à la chasse de ces amphibies. « Avant l'établissement des Anglais au port Jackson , disent Pérou et Lesueur, dans la relation de leur voyage aux terres Australes, les phoques à trompe jouissaient dune tranquillité parfaite dans les îles du détroit de Bass. H n'en est plus ainsi : les Européens ont envahi ces re- traites si longtemps protectrices; ils y ont organisé partout des massacres qui ne sauraient manquer de faire éprouver bientôt un alTaiblissement sensible et irréparable à la po- pulation amphibie de ces parages. Des pêcheurs, en petit nombre, sont envoyés de la colonie de Port-Jackson sur les îles où les phoques sont le plus communs, et dont ils font leur résidence habituelle. Nous en trouvâmes dix dans lile King. Ces hommes étaient chargés de préparer, en huile et en peaux de pluxiues, la cargaison de (pielques navires 424 LES MYSTERES DE L'OCEAN destinés pour la Chine. Ils étaient pourvus des objets né- cessaires pour subsister pendant le temps de leur séjour, qui avait déjà duré treize mois, et de futailles pour re- cueillir l'huile qu'ils séparaient de la graisse en la faisant bouillir dans de grandes chaudières... « Pour tous les phoques, il suffit de leur appliquer un seul coup de bâton sur l'extrémité du museau ; mais ce moyen n'est pas celui que les pêcheurs emploient : ils font usage d'une lance de douze à quinze pieds de longueur, dont le fer, extrêmement acéré, n'a pas moins de vingt- quatre à trente pouces. Ils saisissent avec adresse l'instant où l'animal, pour se porter en avant, soulève sa nageoire antérieure gauche ; c'est sous cette partie que la lance est plongée de manière à percer le cœur; et les hommes chargés de cette opération cruelle y sont tellement exer- cés, qu'il leur arrive rarement de manquer leur coup. Le malheureux amphibie tombe aussitôt en perdant des flots de sang. » La chair des phoques à trompe est non-seulement fade, huileuse, indigeste et noire, mais il est impossible de la retirer des couches de graisse qui l'enveloppent. La langue seule fournit un aliment assez bon. Les pêcheurs salent les langues avec soin , et les vendent au prix des meilleures salaisons. Le foie paraît avoir quelques propriétés nui- sibles; car des pêcheurs anglais, ayant voulu essayer de s'en nourrir, éprouvèrent un assoupissement irrésistible qui dura plusieurs heures, et qui s'est renouvelé toutes les fois qu'ils ont voulu goûter de ce perfide aliment. La graisse fraîche jouit parmi les pêcheurs d'une grande répu- tation pour la guérison des plaies. La peau est épaisse et forte. On l'emploie à couvrir de grandes malles. On l'es- LES MYSTERES DE L'OCEAN. 425 lime surtout convenable pour les harnais des chevaux et pour la carrosserie. 3lalheureusenienl celles des vieux in- dividus, qui, à en ju^Cr par leurs dimensions et leur épais- seur, devraient être les meilleures, sont, au contraire, les plus mauvaises, parce qu'elles portent toujours de nom- breuses et larges cicatrices , témoins des combats acharnés que se livrent entre eux ces animaux. L'huile qu'on tire de la graisse du phoque à trompe est l'objet immédiat des entreprises des Anglais sur les îles où ces animaux abondent. La quantité qu'un seul phoque peut en fournir est prodigieuse. On l'estime, pour les plus grands individus, à 700 ou 7o0 kilogrammes. On l'extrait comme celle des autres amphibies. Péron rapporte que les dix pécheurs de l'île King en préparaient environ quinze cents kilogrammes par jour. Elle est abondante surtout chez les femelles, avant l'allaitement des petits. On peut l'employer aux usages culinaires : elle ne communique pas de mauvais goût aux aliments. A la lampe, elle brûle avec une flamme vive, sans donner de fumée ni d'odeur, et elle dure plus longtemps que nos huiles végétales. Elle reçoit en Angleterre diverses autres applications dans l'économie domestique et dans l'industrie, particulièrement dans les fabriques de draps. Elle se vendait sur le marché de Londres, au temps oii écrivait Péron, six schellings le gallon, c'est" à-dire les quatre litres et demi. Mais depuis sa valeur a notablement augmenté. La chasse aux amphibies de la mer Glaciale arcli(iue n'est pas, actuellement encore, moins productive (pie celle des phoques à trompe ; mais comme elle se fait avec aussi peu d'économie et de discernement, sa décadence n'est pas non plus moins imminente. « Dans une seule campagne, dit 426 LES MYSTERES DE L'OCEAN. M. Haiitefeuille , les pêclieurs anglais ont tué plus de vingt- cinq mille phoques; en 1838, les pêcheurs norwégiens en ont pris au Spitzberg cinquante-quatre mille '. » ïl est évi ■ dent que Tespèce, si nombreuse qu'elle soit, ne saurai! tenir longtemps contre de pareilles tueries, et que la chasse dont elle est l'objet finira bientôt, comme celle de la ba- leine, par la disparition du gibier, si les nations civilisées ne se décident enfin à prendre de concert des mesures éner- giques pour la restreindre dans de justes limites. niIAPITRE V LES PLONGEURS L'Océan recèle sous la masse de ses eaux, à des profon- deurs variables, diverses substances sur lesquelles nous avons déjà jeté un coup d'œil, et dont quelques-unes ont paru à l'homme particulièrement dignes de sa convoitise. Aucune assurément n'est comparable pour son utilité à la chair des poissons, à la graisse des cétacés ou des pho- (pies; mais nous sommes ainsi faits, que, sous prétexte de civilisation et de progrès, nous en venons à estimer les choses en raison inverse des services qu'elles nous rendent ; que nous qualifions de précieuses celles dont nous n'avons 1 Dictiomiaire universel du commerce et de la navigation, atl. Pêches maritimes. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 427 mil besoin, et (ju'aiicun sacrifice ne nous paraît liop grand pour les obtenir. Nous dédaignons ou nous gaspil- lons les vrais trésors que la Providence a libéralement mis (m abondance à notre portée, et nous souiïrons que de pau- vres gens s'exposent à la mort, endurent toutes sortes de fatigues et de privations pour nous procurer quelques brim- borions aux brillantes couleurs, aux reflets éclatants, qui, loin de rien ajouter à notre bonheur, ne font que nous détourner de la recherche des biens vraiment enviables, au premier rang desquels il faut placer la vertu. Non contents donc de fouiller la terre pour en retirer les pierres que nous appelons précieuses, il nous a fallu pénétrer aussi sous l'élément liquide pour arracher au lit de la mer des produits dont il est pourtant si aisé de se I)asser, que des millions de personnes s'en passent en etîet et ne s'en trouvent ni moins heureuses, ni plus pauvres. On entend que je veux parler ici de la nacre, de la perle et du corail. Il est un quatrième produit sous-marin qui mérite plus d'indulgence et dont on ne peut même mécon- naître l'utilité, tout en se demandant si cette utilité est ])ien en proportion avec les efforts qu'il en coûte pour le con- ({uérir. et avec sa valeur vénale : ce sont les éponges. Je n'insisterai pas davantage sur les questions de morale et d'économie que soulève l'usage de ces diverses substances. Je me propose seulement de compléter cette rapide étude de l'exploitation de l'Océan par le travail humain, en jetant un coup d'œil sur la singulière industrie dont elles sont l'objet. Il n'est point de métier, si pénil)le et si homicide soil-il, pour lequel on ne trouve des ouvriers. Des milliers d'honnnes consentent à s'enterrer vivants dans des galeries 428 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. de mines à des centaines de mètres de profondeur, pour exploiter des gisements de houille ou des fdons métalli- fères. D'autres ne font point difficulté de descendre sous les flots, afin d'aller recueillir sur le sable ou sur le roc des éponges, des branches de corail, des coquillages nacrés. Ces mineurs de l'Océan, ce sont les plongeurs. Un exercice violent et malsain sans cesse renouvelé , des dangers ter- ribles, des maladies qu'ils contractent presque infaillible- ment et qui plus ou moins abrègent leurs jours : voilà par quels sacrifices, par quel martyre ces malheureux achètent un modique salaire. Ils appellent cela « gagner leur vie, » et beaucoup se sont volontairement condamnés à cette existence amphibie, foncièrement antipathique à l'organi- sation physique de l'homme! Il est à remarquer toutefois que la profession de plongeur n'est point de celles que le premier venu consent à embrasser. Elle est demeurée de- puis longtemps l'apanage de certaines populations, chez lesquelles elle se transmet le plus souvent de père en fils, et qui s'y sont, on le dirait, aguerries peu à peu par la puis- sance de l'habitude, par la dilliculté de trouver un autre emploi de leur force et de leurs facultés, et par les modi- fications qu'un genre de vie anormal fait lentement subir au tempérament et aux fonctions physiologiques. C'est ainsi que la pèche des éponges est exclusivement pratiquée par des Grecs et des Syriens ; celle du corail par des Génois et des Napolitains; celle de la nacre et des perles, en Asie par des Chingalais et des Malais, en Amérique par des Indiens et des nègres. On péchait autrefois les éponges * dans la mer Rouge et 1 Voir au chap. v de la III* partie l'histoire naturelle de ces zoophytes et celle du corail. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 429 sur une grande partie de la cote septentrionale d'Afritiiie. De nos jours, cette pêche se fait principalement dans la mer de rarchipel Grec, et sur le littoral syrien. Elle est libre pour toutes les nations indistinctement; mais les Grecs et les Syriens sont, ainsi que je viens de le dire, les seuls qui s'y livrent d'une manière suivie, et qui fassent de ses produits l'objet d'un commerce régulier avec les Occi- dentaux, Les opérations commencent ordinairement vers les premiers jours de juin et finissent en octobre; mais les mois les plus favorables sont ceux de juillet et d'août. Les barques partent de Tripoli, de Batroun, de l'île de Rouad, de Latakié, de Kalki, de Stampalie, de Castcl-Rosso, de Simi et de Kalminos; chacune d'elles est ordinairement montée par quatre ou six hommes. Les éponges se trouvent à la distance d'un à deux kilomètres au large, sur des l)ancs de rochers formés par des débris de mollusques. Les belles éponges ne se rencontrent qu'à la profondeur de douze à vingt brasses. Celles qu'on récolte dans les eaux plus basses sont de qualité inférieure. A l'ouverture de la pèche , les Grecs et les Syriens arrivent à Smyrne, à Beyrouth, à Latakié, à Rhodes, sur de grandes chaloupes qu'ils désarment pour s'embarquer sur de petits bateaux de louage destinés à cet usage, et ils se dispersent sur les côtes. La pèche se fait de deux manières. Pour les espèces communes, on se sert de harpons à trois dents, à l'aide desquels on arrache les éponges. Mais cet instrument détériorerait les éponges fines ; il faut donc que d'habiles plongeurs descendent au fond de la mer, et les détachent avec précaution au moyen d'un couteau dont ils sont ar- més. C'est ce qui explique l'énorme différence de prix entre les éponges plongées et les éponges harponnées. 430 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. Les plongeurs grecs sont, en général, plus hardis et plus adroits qne les Syriens. Ceux de Kalminos Pt de Psora sont les plus renommés. Bien qu'ils restent dans Teau moins longtemps qne les Syriens, leur pêche est d'ordinaire plus abondante. Ils plongent jusqu'à vingt-cinq brasses de pro- fondeur, tandis que leurs rivaux, pour la plupart, ne descendent pas au delà de quinze à vingt brasses au plus. Le produit de la pêche des éponges varie d'ailleurs suivant le temps et les circonstances. En 1827, on l'évaluait en moyenne à 75 ou 80 oqucs (de \ kilogramme 270 grammes) pour une barque montée par cinq ou six plongeurs, et ce chiffre est encore celui que donnent les documents les plus récents. Les proportions des diverses qualités dans ce total sont évaluées approximativement à un tiers de superfines, et les deux autres tiers de fines-dures et de grosses. Entre ces deux dernières sortes, la proportion varie selon les localités. Les Grecs s'appliquent plus particulièrement à la pêche des grosses éponges dites Venise, bien qu'elles se vendent au poids quatre ou cinq fois moins cher que les éponges fines; mais l'infériorité du prix est compensée par la plus grande facilité de la pêche. Les Anglais ont introduit dans le commerce d'Europe, depuis un certain nombre d'années, des éponges qu'on ré- colte sur les côtes des îles Lucayes, dans la mer des An- tilles, et qu'on désigne sous le nom d'épongés de Bahama. Ces éponges ont une apparence séduisante, grâce à leur tissu fin et serré et aux préparations qu'on leur fait subir pour leur donner une jolie nuance blond pâle; mais elles sont dures, pierreuses et sans solidité. La pêche du corail est une industrie toute française par son origine. Dès le milieu du xv' siècle, la France possé- LES MYSTÈRES DE L'OCEAN. 4^1 (lait à la Calle un établissement fondé et entretenu en vue de cette pêche, exploitée alors par une compagnie (jui en avait obtenu le privilège à la condition de n'y employer que des marins provençaux. En J791, cette compagnie perdit son privilège, et la pêche devint libre pour tous les Français faisant le commerce avec le Levant et la Barbarie. Mais elle fut bientôt accaparée par des Italiens qui, de- venus maîtres de Tancien établissement de la compagnie, se mirent au service de TÉtat , moyennant une rétribution en nature. En 1796 (24 nivôse an IV), un arrêté du Direc- toire créa, pour la pêche du corail, une nouvelle société (pii ne pouvait enrôler que des marins français ou établis en France, et ne devait armer ses bâtiments que dans un port français. Mais ce règlement fut mal observé. En 1802, la Calle fut enlevée à la France par les Anglais, qui ne la lui rendirent qu'en 1816, et qui durant cet intervalle y firent la pêche du corail sur une très-grande échelle. Ils n'y em- ployaient pas moins de quatre cents barques. Depuis 1830, la pêche du corail à la Calle est de nouveau régie par l'ad- ministration française. Les Italiens qui l'exercent sont as- sujettis, comme autrefois, à une redevance dont nos natio- naux sont exempts ; malgré cela , le nombre des bateaux de pêche français est de beaucoup inférieur à celui des ba- teaux étrangers. On pêche aussi le corail dans les parages de Messine, sur les côtes de la Sardaigne et sur celles de France, dans le golfe du Lion. Le corail de cette dernière provenance est renommé pour sa belle couleur rouge. Voici comment se fait habituellement la pêche du corail. Huit hommes montent une felouque, petit bateau qui prend, dans ce cas, le nom de coraline. Ces hommes sont toujours d'excellents ])lungeurs. Ils ont avec eux une 432 LES MYSTERES DE L'OCEAN. grande croix dont les branches sont égales, longues et fortes ; à chaque bras est fixé un solide filet en forme de sac. On attache une forte corde au milieu de la croix, et on la descend horizontalement dans la mer, en la char- l'èche du corail. géant de poids assez lourds pour l'entraîner au fond; puis le plongeur descend à son tour pour manœuvrer l'appareil, dont il pousse les branches l'une après l'autre, de manière à racler les rochers auxquels le corail est attaché , et à en- gager ce dernier dans les filets. Au bout d'une dç^mi minute LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 433 environ de ce travail, ceux qui sont demeurés dans la fe- louque tirent vigoureusement la corde et ramènent le tout , y compris le plongeur, à la surface. La plus grande partie des coraux ainsi récoltés est ra- menée à Livourne; là une certaine quantité est vendue à Tétat brut pour l'exportation; le reste est livré aux lapi- daires. Il existe à Livourne quatre grands établissements pour le travail des coraux, outre les établissements de second et de troisième ordre. Chacune de ces grandes ma- nufactures occupe de deux cent cinquante à trois cents ouvrières, en sorte que cette industrie fait vivre au moins un millier de femmes. Les objets de parure et d'ornement qu'on fabrique avec le corail sont expédiés en grande partie aux Indes orientales et en Russie; on en exporte peu dans le reste de l'Europe, si ce n'est en Allemagne, où l'on a coutume, dans certaines contrées, de parer les morts de colliers de corail commun avant de les ense- velir. Il me reste à parler de la plus difficile, de la plus péril- leuse, mais aussi de la plus productive des pêches sous- marines, de celle qui se pratique le plus en grand dans l'ancien et dans le nouveau monde : de la pêche des co- quillages qui fournissent la nacre et la perle. Ces deux substances sont identiques quant à leur composition : elles sont formées de carbonate et de phosphate de chaux unis à de la gélatine. L'énorme différence qui existe entre les valeurs qu'on leur accorde s'explique premièrement par ce fait, que la nacre, se trouvant comme principe constituant normal dans plusieurs espèces de molkisques testacés (l'avicule, l'haliotide, la burgandine, etc.), est relativement abondante; tandis que les excrétions globuleuses qui cons- 28 434 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. «^ titiient les perles ne sont qu'accidentelles, même dans l'es- pèce qui en renferme le plus souvent (l'avicule ou aronde perlière), et qu'il faut quelquefois explorer deux à trois douzaines de ces coquillages, avant d'y trouver une perle de forme régulière et d'un certain volume. En second lieu, la disposition que les couches de substance nacrée affectent dans la perle donne réellement à celle-ci des nuances opalines , un éclat doux et chatoyant , en un mot , cet aspect particulier que les joailliers appellent orient , et qu'on a vainement tenté d'imiter en taillant et en polissant avec soin de petites boules de nacre. La formation des perles est toujours due à la présence, entre les valves de la coquille, d'un corps étranger, grain de sable ou esquille d'écaillé, autour duquel se dépose la substance nacrée sécrétée par le manteau du mollusque. Sa forme et sa grosseur dépendent de la position où le hasard a placé ce noyau, soit à l'endroit où les valves ont le phis d'écartement, soit près des charnières, soit entre les plis chai-nus du mollusque. Les plus grosses et les plus belles perles sont désignées dans le commerce de la joaillerie sous le nom de parangones. Les petites, qu'on employait autrefois en médecine, et qu'on vend maintenant à la mesure de capacité pour la bijouterie commune, sont dites semence de perles. L'avicule perlière (avicula margaritifera) , que les pê- cheurs appellent également p/;?faf//«e et mère aux perles, et qui donne aussi la nacre franche ou vraie, la plus estimée, est un large coquillage bivalve, qui rappelle par son aspect extérieur l'huître commune, mais avec de plus grandes dimensions. Son diamètre dépasse souvent deux décimètres, et l'épaisseur des valves est de vingt- cinq à trente milli- LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 435 mètres. Les avicules ou arondes pcrlièrcs se pèclienl princi- palement dans le détroit de Manaar, entre TiledeGeylan et la pointe du Dekkan; mais elles habitent aussi, dans l'ancien monde, les côtes du Japon, le golfe Persiqueet la mer Rouge, et, dans le nouveau monde, le golfe du Mexique et les côtes de la Colombie, de l'Equateur, du Chili, du Pérou et de la Guyane. Les pêcheries du détroit de Manaar appartinrent d'abord aux Hollandais. Les Anglais s'en emparèrent en 179o , et ils en sont demeurés possesseurs en vertu du traité d'Amiens, qui leur a définitivement cédé l'ile de Ceylan, Le gisement de Manaar comprend plusieurs bancs, dont un occupe à lui seul , vis-à-vis de Condatchy, une longueur de vingt milles. Pour ne pas épuiser ce banc en l'exploitant à la fois sur toute son étendue, on a adopté, depuis bien des années, le système des coupes réglées; on a divisé le banc en sept parties, dont une seule est livrée aux pêcheurs pour chaque campagne; en sorte que, lorsqu'on a exploité la septième, les coquillages de la première ont eu le temps de se repro- duire et de se développer. La pêche commence au mois de février et se termine au mois d'avril ; mais, comme il y a, dans le calendrier hindou, à peu près autant de jours fériés que de jours ouvrables, elle ne dure pas, en somme, plus d'un mois. Les barques armées en pêche portent chacune une ving- taine d'hommes, tant matelots que plongeurs, plus le pa- tron et le pilote. Elles partent le soir, à dix heures, et, poussées par la brise de nuit, elles arrivent avant l'aube sur les bancs. Elles regagnent le port vers le milieu de la journée, à l'heure où la bise a changé de direction et soufïle vers la terre. 436 LES MYSTERES DE L'OCEAN. Dès que le jour paraît, les plongeurs se mettent à l'œuvre. Ceux d'un même équipage se partagent en deux groupes, qui plongent et se reposent tour à tour. Le plongeur saisit entre les orteils du pied droit une corde qui traverse dans Pèche aux perles. sa hauteur une grosse pierre en forme de pyramide tron- quée; cette pierre est destinée à faciliter sa descente, et à le maintenir au fond de l'eau. Elle est amarrée au bateau par une corde qui joue en même temps le rôle de corde d'appel. Le pêcheur plonge debout ou accroupi, et non LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 437 pas la tête la première, comme on le croit vulgairement. 11 tient du pied gauche son filet, de la main droite la corde à pierre; de la main gauche il se pince les narines; ses oreilles sont bouchées avec du coton imbibé d'huile. Arrivé au fond de Tcau, il se hâte d'arracher les coquillages qui sont à sa portée, les met dans son filet qu'il s'est passé autour du cou, et, sur un signal qu'il fait au moyen de la corde d'appel, on le remonte. La plus grande profondeur à laquelle puisse s'opérer le travail du plongeur ne dépasse pas quinze mètres , et le temps qu'il peut y séjourner, une demi-minute au plus. Les récits d'après lesquels certains plongeurs demeure- raient une ou plusieurs minutes sous cette masse d'eau, dont la pression fait plus que doubler celle de l'atmosphère, sont controuvés : il n'y pas au monde d'homme capable d'un pareil tour de force. Lorsque le temps est favorable, un plongeur robuste peut exécuter dans la matinée quinze à vingt descentes , séparées par des intervalles de repos de dix à quinze minutes. Dans le cas contraire, il ne plonge pas plus de quatre ou cinq fois. Cet exercice, répété pen- dant une trentaine de jours chaque année, sulfit pour al- térer promptement la santé de ces pauvres gens. Un plon- geur devient rarement vieux. Beaucoup contractent de bonne heure une maladie affreuse, qui leur rend bientôt impossible l'exercice de leur profession. Leur vue s'affai- blit, leurs yeux s'ulcèrent, tout leur corps se couvre de plaies. D'autres sont quelque jour frappés d'apoplexie au sortir de l'eau , ou meurent étouffés au fond du la mer. Je ne parle pas de ceux qui deviennent la proie des requins. Le requin est la terreur des pécheurs de perles ; la présence d'un de ces gigantesques et voraces poissons, signalée à 438 LES MYSTERES DE L'OCEAN. ^ tort ou à raison dans une pêcherie, suffit pour que toute la llottille se disperse, et que chacun regagne le port, sans même avoir essayé de vérifier la cause de l'alerte. Il y a quelques années qu'une campagne de pêche aux bancs de Panama fut arrêtée dès son début par une série d'accidents affreux survenus pendant les premiers jours, et qui jetèrent parmi les plongeurs une panique telle, qu'on ne put, ni par promesses, ni par menaces, les décider à continuer la pêche. Dans une seule semaine, onze nègres avaient été dévorés par les requins; seize autres avaient été remontés étouffés par les étoiles de mer ou par les raies (dont j'ai parlé au chapitre ix de la troisième partie), qu'il avait fallu couper en morceaux pour les détacher du corps de ces malheureux K CHAPITRE VI LES TRIBUTS A L'OCÉAN Nous avons dit l'influence de l'Océan sur les progrès de la civilisation ; nous avons vu quelles richesses il recèle : richesses vivantes qui se reproduisent incessamment au sein de ce milieu fécond , et qu'il ne tiendrait qu'à nous 1 Voir, pour plus de détails sur la pêche des arondes et sur rindustrio et le commerce auxquels elles donnent lieu, le chap. xii du Voyage scientifique autour de ma chambre (1 vol. in-8% Bibliothèque du Musée des Familles), d'où j'ai extrait ce qu'on vient de lire. LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 439 d'accroître au lieu de les épuiser, si nous savions en user sagement et respecter les lois de la nature; si nous son- gions que le monde, domaine de Thumanité présente, est aussi celui de rinimanité future, et que chacpie généra- tion doit compte à la génération (pii la suit de ce qu'elle a ajouté ou retranché au commun patrimoine. Donc les bienfaits de l'Océan sont immenses; mais il n'en est pas, il faut bien le dire, de plus chèrement achetés. Certains peuples de l'antiquité s'étaient fait des divi- nités avides et sanguinaires : le Moloch des Chananéens, le Tentâtes des Gaulois, ([ui n'accordaient rien aux prières des mortels si ces prières n'étaient accompagnées d'hor- ribles présents. Les parfums, l'or, les pierreries, le sang des animaux, ne leur suffisaient pas : ils voulaient des vic- times humaines; plus ces offrandes coûtaient de larmes, plus elles leur étaient agréables; il fallait qu'elles se renou- velassent à des époques déterminées, ce qui n'empêchait point le dieu d'en exiger par surcroît en maintes circon- stances. La guerre et la paix, les récoltes, les grandes entreprises, les calamités publiques étaient pour les mal- heureux soumis aux caprices de ces monstres autant d'oc- casions de verser pieusement le sang de leurs prisonniers , de leurs esclaves, de leurs concitoyens, souvent même de leurs propres enfants. Hélas! les sacrifices humains n'ont point cessé avec le culte des faux dieux; et ce ne sont plus (|uel(]ues peuplades barbares, ce sont les nations chré- tiennes les plus policées, les plus éclairées, qui paient au nouveau Moloch, à l'Océan, les plus lourds tributs. Je ne parle pas des navires perdus, des riches cargaisons en- glouties : ce serait peu de chose; mais on frémit en son- geant aux innondjrables victimes qui ont péri au sein des 440 LES MYSTERES DE L'OCEAN. flots, et dont chaque année vient grossir la liste funèbre. L'année \ 862 a été sous ce rapport une des plus désastreuses qu'on ait vues depuis longtemps. Les tempêtes d'octobre et de novembre ont anéanti des centaines de bâtiments avec leurs équipages et leurs passagers. On a pu compter aisément les personnes qui sont parvenues à se sauver; mais la statistique des morts n'a pas même été tentée. Il est difficile de rien imaginer de plus lugubre qu'un naufrage. Plusieurs sont demeurés fameux, et l'on en peut lire les récits dans divers recueils. Celui du Saint-Géran, arrivé le 25 décembre M A4 sur la côte de l'Ile-de-France, a fourni à Bernardin de Saint- Pierre la touchante et tragique catastrophe de son beau roman de Paul et Virginie; la perte de la Méduse et la sombre odyssée des malheureux qui s'étaient réfugiés sur un radeau construit avec les débris de ce navire, ont inspiré plus tard à Géricault le chef-d'œuvre qui l'a immortalisé. J'ai presque assisté à un autre naufrage célèbre, celui de r Amphitrite , qui a eu lieu , il y a vingt-cinq ans environ , près de Boulogne. Je n'étais alors qu'un enfant ; mais l'im- pression que m'a laissée cet épouvantable événement , accompli à quelques centaines de mètres de la maison que j'habitais, ne s'effacera jamais de ma mémoire. J'entends encore retentir à travers les mugissements de la tourmente les éclats du canon de détresse, les tintements de la cloche d'alarme. Je vois encore les habitants de la ville courant avec des torches vers la plage où les attendait cet affreux spectacle. On ne dormit pas cette nuit là. V Amphitrite était un gros trois-mâts anglais, qui emme- nait à Botany-Bay des femmes condamnées à la déporta- tation. On a dit qu'il était vieux, en fort mauvais état, et X l;r\^Liij LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 441 l'on a imputé le désastre à la coupable incurie des arma- teurs et du gouvernement britanniiiue. Quoi qu'il en soit, la tempête était assez violente pour briser le vaisseau le plus solide. VAmphUritc fut jetée sur les bancs de rochers qui bordent la plage de Boulogne. Elle ne s'ouvrit pas tout de suite, et Ton put espérer pendant quelques heures qu'on sauverait au moins une partie de ceux qui la mon- taient. Des elïbrts héroïques, surhumains, furent tentés. Un marin du port, nommé Pierre Hénin, homme robuste, excellent nageur, se fit attacher une corde autour des reins, et par trois fois s'élança à travers les vagues furieuses , au risque d'être broyé. 11 ne put parvenir jusqu'au navire, qui, sous les assauts répétés de la mer, s'ouvrit enfin et disparut. Hors cinq ou six matelots qui, s'ac- crochant à des épaves et nageant avec la vigueur du désespoir, eurent le bonheur d'arriver vivants au rivage, les flots ne jetèrent sur la grève que des cadavres et des débris. On retrouva de pauvres femmes qui tenaient en- core leurs enfants serrés entre leurs bras. Peu d'années après, à Calais, je fus témoin d'un sinistre à peu près semblable , qui arriva en plein jour, à portée de voix de la jetée du port. Les hurlements du vent cou- vraient seuls les cris des naufragés. Le navire le Habet- Ankcr, un trois -mâts norwégien, était venu s'échouer sur les fascines mêmes qui servent de base à la jetée. Ses mats étaient brisés, son arrière complètement immergé. Il ne lui restait que son beaupré, sur lequel se tenaient cramponnés encore quelques hommes de l'équipage. De minute en minute, une montagne d'eau écumeuse et bon- dissante venait les couvrir. On avait mis plusieurs embar- cations à la mer; mais, si courte que fût la distance, au- 442 LES MYSTERES DE L'OCEAN. ciine ne put atteindre le but. Un coup de mer plus furieux que les autres couvrit le navire; lorsqu'il fut passé , tout avait disparu ! Si encore les marins n'avaient à redouter que les tem- pêtes ! mais combien d'autres dangers les menacent et peuvent surgir terribles, inévitables, alors qu'ils se croient le plus en sûreté! — Chose étrange 1 rien au milieu de la plaine liquide n'est plus à craindre que le feu. On ne l'éteint qu'en faisant couler bas le navire, et l'on n'a que le choix entre les deux genres de mort. Point de refuge ; nul moyen de salut, si ce n'est les chaloupes où l'on se précipite en désordre, et qui, surchargées, coulent bas le plus souvent. Une des causes de sinistres les plus fréquentes, c'est l'abordage, la collision de deux navires qui dans la nuit ou dans la brume se rencontrent, et dont l'un défonce l'autre ou passe par- dessus. Ce danger pourtant semble plus facile à conjurer. On y réussirait dans une certaine mesure, si les règlements étaient mieux observés, si les vaisseaux avaient toujours en temps voulu leurs feux al- lumés. Mais on néglige ces précautions qui, du reste, se- raient dans certains cas insuffisantes, et il en résulte des malheurs affreux sans doute pour ceux qui en sont vic- times, plus affreux encore pour ceux qui en sont les auteurs involontaires. L'habitude a sur l'homme une étonnante puissance. Les braves affrontent d'abord le danger avec courage : ils en ont conscience, ils le voient, ils le craignent, et néan- moins vont au-devant, soutenus qu'ils sont par la foi, par le patriotisme, par le point d'honneur. A la longue ils s'accoutument à voir la mort en face, et, pour ne point LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. 443 la fiiii-, pour no pas seulemont chercher ;i Téviler, ils n'ont plus besoin de faire effort sur eux-mêmes : leur conrap:c est devenu insouciance, et cette insouciance dégénère aisé- ment en une témérité inutile. Qu'importe un danger de plus ou de moins à qui a fait une fois pour toutes abandon de sa vie? C'est ainsi que beaucoup de marins en viennent littéralement à ne plus connaître le danger. Mais l'homme de terre, qu'une circonstance accidentelle force à s'embar- quer pour une longue traversée, ressent dans toute leur vivacité les émotions qui naissent pour lui de sa situation inaccoutumée, des scènes inconnues qui se déroulent sous ses yeux, de l'immensité cjui l'environne, des périls dont il se voit menacé, des accidents qui se produisent dans le voyage, des récits auxquels ces accidents servent de thème. Celui-là ne songe pas sans frémir aux caprices homicides de l'Océan ; il lui semble voir planer sur les flots les ombres des naufragés, et entendre des voix plaintives qui lui ra- content les horreurs de l'abîme. Washington Irving, historien et poëte, une des gloires littéraires de l'Amérique, a dit admirablement, dans un récit de quelques pages qui est un chef-d'œuvre, les impressions de son premier voyage sur mer. Voici l'épi- sode le plus caractéristique de cette courte et charmante composition : « Un jour, nous aperçûmes quelque chose qui flottait à" une certaine distance. — En pleine mer, tout ce qui fait diversion à la monotonie du spectacle environnant attire vivement l'attention. — En approchant de cet objet, nous reconnûmes que c'était le mât d'un vaisseau naufragé; on y A'oyait encore les lambeaux de mouchoii's au moyen des- (|uels quehjues hommes de l'éciuipage s'y étaient attachés 444 LES MYSTERES DE L'OCEAN. pour n'être pas balayés par les lames. Aucun vestige du nom du bâtiment auquel il avait appartenu ; il devait flotter ainsi depuis plusieurs mois , car il était couvert de coquil- lages, et de longues herbes marines pendaient à ses côtés. — Mais, pensai-je, qu'est-il avenu des hommes qui mon- taient ce navire? — Sans doute il y a longtemps que la mort a terminé leur agonie; ils ont été engloutis au milieu des mugissements de la tempête, et leurs os blanchis re- posent au fond des cavernes de l'Océan; l'oubli, le silence pèsent sur eux ainsi que la masse des eaux , et nul ne peut dire l'histoire de leur désastre. Combien de soupirs ont suivi et cherché ce vaisseau ! Combien de prières se sont élevées pour lui du foyer solitaire! Combien de fois une fiancée, une femme, une mère, n'ont -elles pas dévoré avi- dement les journaux, cherchant quelque nouvelle qui pût les éclairer sur le sort de ce rôdeur de mer ! — L'attente est devenue inquiétude, l'inquiétude terreur, la terreur désespoir! — Hélas! pauvres marins, ceux et celles de qui vous étiez aimés attendront vainement jusqu'au dernier jour un signe qui leur indique oii vous êtes. Tout ce qu'on saura jamais de votre navire, c'est qu'un jour il est sorti du port , et puis qu'on n'en a plus entendu parler. « Comme c'est l'ordinaire en pareil cas, la vue de cette épave donna lieu à divers récits lugubres; chacun dit son histoire de naufrage; mais je fus particulièrement frappé de celle qui nous fut racontée par le capitaine. « Je naviguais, dit-il, sur un beau et fort bâtiment, « au milieu des bancs de Terre-Neuve. Nous étions en- <( tourés d'un de ces brouillards très -communs dans ces (( parages, et tellement épais, qu'en plein jour nous ne (( voyions pas à un mille devant nous. La nuit, il était LES MYSTERES DE L'OCEAN. 445 « impossible de rien distinguer l\ une dislance de deux (( fois la longueur du navire. J'avais une lumière au « haut du grand mât, et un nègre se tenait constamment (( à l'avant pour reconnaître les barques de pêcheurs à « l'ancre sur les bancs. Nous avions vent arrière, un « vent violent, qui nous faisait fendre l'eau avec une « vitesse extraordinaire. Tout à coup la vigie pousse le (( cri : « Une voile à l'avant! » A peine l'avions -nous « entendu, que déjà nous étions sur la voile signalée. « C'était un petit schooner en panne, et qui nous tournait (( en plein le flanc. Tout son équipage dormait, et il avait (( négligé de hisser sa lanterne. Nous le heurtâmes au beau (( milieu de son bordage. La vitesse, la forme et le poids « de notre navire le chavirèrent, et nous passâmes par- « dessus sans que notre course en fût arrêtée. Comme il « sombrait sous nos pieds, je crus apercevoir deux ou trois « malheureux à demi vêtus, s'élançant hors de la cabine, « qui ne ({uittèrent leur lit que pour être engloutis sous « les flots. J'entendis leur cri de détresse se mêlant au « mugissement du vent; mais la rafale qui l'apporta jus- (' qu'à nos oreilles nous mit hors de portée d'en entendre a un second. Jamais je n'oublierai ce cri. « Nous étions lancés avec une telle force, qu'il se passa (( du temps avant que nous pussions virer de bord et revenir « en arrière. Nous y parvînmes néanmoins, et nous nous (( rapprochâmes autant que possible de l'endroit où nous (( avions vu le schooner à l'ancre. Nous y croisâmes même « pendant plusieurs heures au milieu du brouillard. Je fis (( tirer des coups de fusil pour indiquer notre présence, « et j'écoutai, espérant (|ue (juelques naufragés nous ré- « pondraient encore. Mais tout demeura silencieux; nous 446 LES MYSTÈRES DE L'OCÉAN. « n'entendîmes ni ne vîmes plus rien de ce malheureux « navire. » Revenons en terminant à des idées plus consolantes, et que la triste pensée des sinistres de mer ne fasse naître en nous ni amertume ni découragement. L'homme, non con- tent de posséder la terre, a prétendu régner aussi sur rOcéan. De quel droit se plaindrait- il des pertes qu'il a essuyées dans sa lutte persévérante contre l'indomptable élément? Cette lutte sans doute durera autant que lui; mais aucune n'aura été plus glorieuse et plus féconde; aucune ne l'aura plus élevé en dignité, en force et en vail- lance; aucune ne l'aura fait pénétrer plus profondément dans les secrets de la nature, et n'aura mis son intelligence en communication plus directe et, pour ainsi dire, plus intime avec la puissance mystérieuse qui régit l'univers. FIN TABLE PREMIÈRE PARTIE HISTOIRE DE L'OGKAN CiiAP. I. — Naissance de l'Océan 7 II. — L'Eau 13 III. — L'Océan universel 19 IV. — Pluton et Neptune 33 V. — Les Déluges 39 "VI. — Les Déluges (suile) 48 MI. — Le Partage du monde 64 VIII. — Derniers efforts 7 73 DEUXIÈME PARTIE PHÉNOMÈNES DE L'OCÉAN Chap. I. — Les Marées 82 II. — Circulation de l'Océan 92 III. — Le Gulf-Stream 102 IV. — Fleuves, prairies et glaciers. — La Mer désolée. . . 111 V. — Les Spasmes de LOcéan 125 VI. — L'Atmosphère et les Vents 135 VIL — Les Tempêtes 143 TROISIÈME PARTIE LE MONDE MARIN Chap. T. -^ Mer vivante. — Mer de lumière 156 II. — Les Ouvriers de la mer 169 III. — Les Jardins de l'Océan. — Les A'I'iai'ia 183 IV. — Les Fossiles 196 448 TABLE. CnAP.V. — Les Animaux-plantes 221 VI. — Épaves vivantes 238 VII. — Les Crustacés 251 VIII. — Les Mollusques à coquilles 203 JX. — Seiches et Poulpes. — Le Kraken 280 X. — Le Serpent de mer. . . 293 XL - Les Poissons 306 XII. — Les Cétacés 328 XIII. - Les Phoques 342 XIV. - Les Thalassites 357 XV. — Les Oiseaux de mer 366 QUATRIEME PARTIE T.' H GAI ME ET I/O G É AN Chap. I. — La Navigation 388 11. - La Pêche 399 III. — La Chassé aux cétacés 4i0 IV. — La Chasse aux amphibies 418 V. — Les Plongeurs 426 VI. - Les Tributs à l'Océan 438 Tours. — Imp M.\me. f,«;*« ;V. jif^'i'* i**^.'"*"* ^■■■."- •.1"' •■'»-■«■'»■"■•■•■- • ■. - ,■• «W:':.^ -^r-it