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SOIR-NOËL 1911

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LES NAUFRAGÉS

pièce en un acte

par Léon SONNEMANS

E QUANT A SOI

pièce en trois actes

par F.-Ch. MORISSEAUX

Pièces primées au concours d'art dramatique du SOIR

EM. ROSSbX, imprimeur, Bruxelles.

Notre Concours dramatique

On parle beaucoup du théâtre belge en ce moment. De tous côtés des initiatives se font jour : des volontés agissent, des espoir* se forment. L'occasion était donc bonne de susciter un énergique effort. Le SOIR la saisit et orga- nisa un concours d'art dramatiqiie qui devait permettre aux auteurs dramatiques de demain d'exercer leurs juvéniles ardeurs. Nombreux furent ceux qui répondirent à notre appel. Plus de cent manuscrits nous ont été envoyés. Tous les genres étaient abordés, depuis le vaudeville à quiproquos, jusqu'à la tragédie de forme clas- sique, y compris le mélodrafne aux gros effets connus, la comédie dramatique, celle de mœurs et d'observation. Il y eut parmi ces pièces d'ex- pression française, des œuvres flamandes, wal- lonnes et même bruxelloises par l'esprit. Des poètes évoquèrent les souvenirs de Van Artevelde, de Till Ulenspiegel, voire même de Manneken Pis. Quelques-uns promenèrent leur fantaisie dans les domaines du rêve, imaginèrent des scénarios fantastiques et non sans saveur, intervenaient des personnages illusoires. D'autres s'appliquèrent à faire revivre des personnages du théâtre clas- siques, empruntèrent à Lesage ou à Cervantes le sujet d'une comédie subtile. D'autres encore, s'inspirant d'Ibsen, de Maeterlinck ou de Van Leerberghe, composèrent des drames mystiques. Il y en eut, enfin, qui entreprirent de discuter à la scène les grands problèmes sociaux et nous envoyèrent la pièce à thèse, ou bien esquissèrent des comédies à l'intrigue menue et frôle, sou- tenue par l'armature d'un dialogue vif, pétillant et spirituel. Ce fut une généreuse émulation.

Il y avait du talent, beaucoup de talent dans la plupart de ces œuvres. Un grand nombre d'entre elles furent soumises à un examen appro- fondi. Et notre hésitation fut grande lorsque nous dûmes nous prononcer sur le choix définitif. Une seule pièce bénéficiait de la prime et nous nous étions interdit de décerner des mentions honorables, de crainte de froisser des suscep- tibilités, ce qui se serait certainement produit si nous avions place, à côté du nom de l'élu celui de concurrents moins favorisés.

Nous avions devant nous, objets de nos délibé- rations, des drames psychologiques à l'écriture

originale, aux images hardies et neuves, mais manquant presque totalement d'intérêt scénique. Parfois notre choix semblait s'arrêter sur l'adap- tation de forme très littéraire d'un sujet classique mais nous hésitions à primer une œuvre dont l'idée première n'appartenait pas à son auteur. Certains concurrents négligèrent de se plier aux exigences matérielles du théâtre, compli- quant à dessein les difficultés de la 'mise en scène. A la plupart des concurrents le « métier » puisqu'il faut appeler par son nom cette condition essentielle de l'art dramatique fit défaut. Ils oublièrent aussi que le théâtre exige des déve- loppements concis et rapides, que dans une bonne pièce chaque phrase doit concourir soit à réaliser le dénouement, soit à peindre les caractères, soit à expliquer les situations. Ils oublièrent que l'auteur dramatique ne peut laisser « bavarder » ses personnages et que dans le dialogue clair et rapide, aucun mot inutile n'est permis. Nous indi- quons le mal. Quel est le remède ? Ce ne peut être que l'expérience scénique, et celle-ci ne s'ac- quiert qu'à l 'avant-scène, par le contact avec le public, c'est - à -'dire par la représentation des pièces. Le remède serait donc de donner aux jeunes les moyens et l'occasion de se faire jouer. Ne parle-t-on pas de fonder un théâtre d'auteurs belges ? C'est peut-être qu'il faut chercher la solution du problème.

Si nous prenons la moyenne des pièces en- voyées à notre concours, nous reconnaissons aux œuvres de cette moyenne des qualités pleines de promesses. Les défauts sont ceux de l'inexpé- rience et de la jeunesse. On s'en corrige par le travail. Il arriva souvent que l'un possédait ce qui manquait à l'autre. L'un fit preuve d'imagina- tion et d'originalité, l'autre d'une certaine habi- leté scénique. Le choix de la majorité du jury se porta sur les œuvres répondant le mieux aux conditions qui font une bonne pièce de théâtre. Le public jugera en dernier ressort des qualités et des défauts de ces pièces. En tout cas, un résultat est acquis, c'est l'émulation de nos auteurs dans le sens de l'art, du théâtre. Si notre concours n'avait eu que celui-là, nous nous déclarerions satisfaits.

PERSONNAGES

Monsieur Sixt 3Iadame Sixt Henri, leur fils Un Pâtre Un Guide

FQ

La scène se passe de nos jours, dans Je Tyrol.

LES NAUFRAGÉS

Pièce en un acte par Léon SONNEMANS

Au miU^a- troislèLln-naZt 7 f ^f ^'"^/^'«« - tertre dévalant vers le deuxième plan. <iesé,ouUs de roZs'^Z^re^H^lV^/^rJ^^^^^ '^ ^'^^^^^ ^^^^ ^^ ^^^'^^' - hver du rideau, un chalumeau égrène quel.ues modulations plaintives.

Scène Première.

LE GUIDE, puis HENRI MADAME et MONSIEUR SIXT, dans l'ordre.

Le Guide, surgissant du tertre^. Par ici Messieurs et Dame par ici ! (Des voix résonnent a la cantonade.) Encore un petit effort .. Donrez la main I...

Henri, sortant comme d'une trappe. Ilin hip, hourrah I A nous les cimes I A nous le géant' des monts rhétiques ! ^

Le Guide, qui recueille les autres touristes. A la bonne heure !

Henri Enfin, nous voici chez vous, ô dieux de 1 Olympe I Les Titans sont par terré et Jupiter est dégommé...

Madame SiXT, s' épongeant. ~ Eh bien, vrai

reux""! ^^" "' *^''°"*"' ^^ "'"^ pas malheu-

MONSIEUR SiXT, qui s^ ébroue. - Fichtre non

ce nest pas malheureux!... Ah I mes enfants I

rour une fameuse journée !...

Henri. Mais aussi, quelle récompense I Regardez donc, c'est admirable !.

Monsieur Sixt. - Parlons-en, pendard I Tu avais bien besoin de nous lancer dans cette folle aventure... Je ne s 3ns pflus mes jambes '

Henri plantant son bâton ferré d'un air magistral. ~ Qu'importe, si nous sommes les premiers à planter une oriflamme dans ce roc tiautam, majestueux et encore inviolé '

Monsieur Sixt, au guide et désignant le f^nalet ~ Alors, c'est ce machin-là, votre gourbi re^ur"!"^ r^^^c^/z/^ du tertre). Quelle hor-

MAtAME Sixt. - Le fait est qu'il ne paie pas de mine I ^

Monsieur Sixt. - Fichu pays tout de même... C en est farci, de chausse-trappes, ce pays d'en- fer ! A part ça, c'est délicieux.

Madame Sixt. - Pour les amateurs de haute voltige... Ta main, veux-tu?

Le Guide, frappant à la porte du chalet. Holà, ho !

Henri, toujours lyrique. ~ Enfin, voici la Terre-Sainte ! Tels les Croisés devant Jérusalem,

' Le guide s'exprime avec un fort accent tudesque.

je te salue humble cabane, avec une joie pro- fonde et triomphale !

Monsieur Sixt, au guide. ~ Eh bien, quoi, personne ? Il n'y a donc personne dans cette baraque ?

Madame Sixt. - Ah ! par exemple, ce serait

du joli I r , .

Monsieur Sixt, au guide. ~ Dites donc sans vous rendre malade, si vous frappiez plus tort .'' Et surtout vous éreintez pas, eh l'am- bassadeur I

Henri, aux écoutes. - Ah ! Il y a du bon I voila le patron qui s'amène...

Monsieur Sixt. C'est bien heureux '

Madame Sixt. - il n'y a pas... Je respire !

Scène II.

LES MÊMES, LE PATRE. Brouhaha, acclamations.

Henri, salut plongeant. Salut et fraternité ! LE PATRE, prodigue en révérences. Ja wohl I Gratulir !

Madame et Monsieur Sixt. Bonjour, mon ami, bonjour I

Le Pâtre. Gratulir I

Monsieur Sixt. Suffit, mon brave vous salue... Alors, c'est vous le gardien square .? Vous savez, tous mes compliments !

Madame Sixt. Très gentil, votre perchoir vous savez!. Un vrai nid d'aigle... Et d'un pit- toresque ! Seulement vous comprenez, quand on a tout ce tremblement sur les épaules

Monsieur Sixt. - Et ce sacré soleil, donc qu on a eu tout le temps en plein dans la figure ! G est dégoûtant... En attendant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je m'en vais toujours jeter du lest... Voyons, à qui les béquilles? A vous ? (Le pâtre attrape les bâtons ferrés à la volée). C est égal, dis donc, les voilà bien les bâtons de vieillesse !

Madame Sixt, même jeu. ~ Et dire qu'il y en a qui prétendent vous grimper cette pyramide jusqu'à la crête, en farandole, et avec le sourire ' Ah ! ouiche, va te faire lanlaire ! Je voudrais les y voir... Henri, veux-tu bien, Henri! (Celui-ci abandonne le parapet.) Incorrigible, ce gamin- ! Une vraie torpille !

Monsieur Sixt. - Ça ! On n'est pas casse-cou

on du

Les Naufragés

à ce point-là ! A croire qu'il veut les redescendre d'une traite... Dix-huit cent quatre-vingts mètres I Un rien I '

Madame Sixt, Pardon I Et quatre-vingt- douze ! Nous disons : dix-huit cent quatre-vingt- douze... Et je te prie de croire que les derniers, ils sont un peu là... (Au guide qui lui vient en aide) Ah ! çà, c'est une riche idée que vous avez là, mon garçon 1 C'est étonnant, avec ces maudits sacs, ce qu'on doit ressembler à des colporteurs.

Henri, revenant du fond. Alors, comme çà, on se déleste, on se débarrasse de son petit baluchon ?

Monsieur Sixt. Parlons-en, du baluchon I On serait encore plus à l'aise dans un sca- phandre...

Henri. Tenez I (Le pâtre reçoit encore Val- penstock à la volée.) Encore une lance, histoire de compléter la collection... (Désignant le pâtre) L'air un peu marmiteux, mais adroit comme un singe. (Il enlève son sac.) Il me colle littéra- lement à la peau, ce machin-là ! Harnaché, em- ballé, ficelé comme un colis de grande vitesse...

Monsieur Sixt. On ne le lui fait pas dire 1 Et on appelle ça se mettre au vert... Et avec quel déguisement, ma chère I (Il enlève son feutre empenné.) Parole d'honneur, avec ces petites plumes sur la tête, on nous prendrait pour des sauvages.

Henri. Ou des saltimbanques.

Monsieur Sixt. Dis donc !...

Henri. Oh I toi, fagoté comme tu l'es, pas de danger qu'on te prenne pour un archiduc.

Monsieur Sixt. Insolent !...

Henri. Un numéro de cirque ! (Au pâtre) Tenez ! Vous pourrez mettre tout ça au ves- tiaire...

Le pâtre emporte le fourniment à l'intérieur du chalet.

Scène III.

MONSIEUR et MADAME SIXT, HENRI, LE GUIDE.

Monsieur Sixt. C'est égal ! N'en déplaise à cette orgie de panoramas et de montagnes pelées, c'est encore sur ce banc-là que je m'en vais goûter ma joie la plus pure de la journée... (Il avise le banc vétusté.) Sapristi ! Un peu patraque, le mobilier pourtant...

Madame Sixt. Il n'est pas le seul. Dieu me pardonne ! J'ai les reins brisés et les jambes en foulard !

Ils s'assoient avec béatitude.

Le Guide, qui s'avance hésitant. Pardon !

Monsieur Sixt, sans entendre. Ah ! Pas fâché de me désenkyloser un peu les jointures... Positivement, un étage de plus, et j'étais mûr pour la civière...

Le Guide. Pardon, excusez !...

Monsieur Sixt. Hein I Quoi, qu'y a-t-il ?

Le Guide, tortillant son chapeau. Ici !... Frutighorn !...

Monsieur Sixt. Frutighorn ?... Ah ! oui, je comprends. Vrai, en voilà un que j'avais complètement oublié, par exemple... Minute, mon garçon, minute !... Henri !... diable est-il en- core fourré, celui-là... Henri I... Henri I

Madame Sixt. Henri !

Henri, surgissant comme un bolide. Pré- sent, voilà ! Ne vous égosillez pas !

Monsieur Sixt. Eh bien ! d'oiî sors-tu, tu es en extase ? Allons, grouille-toi un peu, sacris- toche l Allons, hop 1 Sors-lui ton viatique.

Henri. Bon, la douloureuse 1... Et allez donc, voyez facture 1 (Sifflement d'appel, le guide s* avance et, mezza-voce, il lui compte la somme convenue.)

Monsieur Sixt, avisant le chalet. Qu'est- ce que c'est ça ? Un fourgon, une guérite ou une boîte à cigares ?

Madame Sixt. Un peu bas de plafond, en effet I Au fait, Diogène vivait bien dans un tonneau.

Monsieur Sixt. N'empêche que si je devais jamais attraper la grande névrose, ce n'est pas encore dans ce tonneau-là que je vien- drais prendre mon petit bain de solitude. Ah ! non, alors 1

Madame Sixt. Et dire qu'il y a des gens qui savent se pâmer d'admiration devant de pa- reilles horreurs ! Décidément, ces affaires-là, il faut voir ça de loin. Du recul...

Monsieur Sixt. Oh ! oui, un recul énorme !

Henri, congédiant le guide. Quatorze... et quinze... Voilà I

Le Guide. Pardon ! C'est... vingt cou- ronnes...

Henri. Vingt couronnes ? Mazette ! Ce qu'il nous soigne I

Monsieur Sixt, à Henri. Eh bien ! ça y est ?

Henri. Ah ! Je vous le disais bien ! Les pépites, par ici, ça fiche le camp plus vite que ne le ferait la neige au beau soleil de messidor.

Mo>'SiEUR Sixt. Bon, qu'y a-t-il encore ?

Le Guide. C'est... C'est vingt couronnes !

Monsieur Sixt. Vingt couronnes ! Une paille... Eh bien, vous savez, mon garçon, je ne suis pas râleux, mais pour ce qui est de votre petit compte... j'ai dix ans de bouteille.

Madame Sixt. Bah I Donne-les lui, ses vingt couronnes. Il les a bien gagnées I

Monsieur Sixt. Non 1

Madame Sixt. Dis donc 1 Même sans les raccourcis, la montée était d'un raide !

Monsieur Sixt. Mais pas autant que l'ad- dition, bien sûr. Enfin I... IDu moment que tu prends sa défense... Henri) Emballe ! Al- longe-les lui, ses vingt couronnes. Et qu'il aille se faire pendre ailleurs !

Madame Sixt. A la bonne heure I

Monsieur Sixt. Et tu sais, c'est bien pour te faire plaisir, car en ce qui me concerne, je lui aurais plutôt flanqué vingt fois mon pied quelque part.

Henri, recongédiant le guide. Et vingt ! Voilà !...

Le Guide, saluant, Vair pointu. So ! Adieu !

Monsieur Sixt. Minute, hé, minute, jeune homme ! Ne vous pressez donc pas si fort ! Vous avez chaud, hein ? Ça se voit... Eh bien, je vous autorise à aller boire un bon coup à notre santé. Ça vous remettra d'aplomb !

Le Guide, saluant. So I (Il pénètre dans le chalet.)

Monsieur Sixt. Dame I Après une journée pareille !... A présent, mes enfants, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais moi aussi je prendrais bien quelque chose I

Mahame Sixt. i.Ia foi, c'est une idée. J'ai une soif extraordinaire.

Henri. Et moi je n'ai jdIus une goutte de salive.

Monsieur Sixt, frappant des mains. Holà, l'homme I

Henri. Hé, patron ! II y a du monde... Voyez terrasse 1

Appels divers.

Scène IV.

MONSIEUR et MADAME SIXT, HENRI, LE PATRE.

Monsieur Sixt, au pâtre qui s^ approche sans hâte. Ah ! Le voici I... Dites donc, mon

Les Naufragés

,

1

brave... De grâce, apportez-nous donc bien vite de quoi nous rafraîchir... Par tous les saints du paradis ! Tels que vous nous voyez, nous mourons de soif I

Madame Sixt. C'est épouvantable. (Un temps.)

Monsieur Sixt. Mais... on dirait qu'il s'in- cruste ! (Se rapprochant.) Vous entendez ? Nous mourons de soif... Soif! (Mimique expressive.)

Le Pâtre, hébété. Ja wohl I... Gratulir !

Madame Sixt. Qu'est-ce qu'il chante, avec son gratulir ?

Henri. Il ne court pas. Il vole !

Monsieur Sixt, haussant le ton. Nous mourons de soif!... Pas d'erreur, il est en zinc!

Henri. Ou dans les brumes de l'ivresse.

Madame Sixt. Voyons, qu'est-ce qu'il attend ?

Monsieur Sixt. Est-ce que je sais ? Il est empaillé... ! l'homme !

Le Patre, sans broncher. Gratulir I

Monsieur Sixt. Gratulir !... Pas moyen d'en tirer autre chose... Il ne veut rien savoir !

Madame Sixt. Veux-tu que je te dise ? Le bonhomme n'a pas compris un mot, mais pas un traître mot à ton charabia.

Monsieur Sixt. Mon charabia !

Henri. Parbleu ! Et il se moque de toi par dessus le marche. I L'homme I... Il est sourd comme une enclume.

Monsieur Sixt. Sourd I Allons donc ! Il faudrait être aveugl'e... Dites plutôt qu'il est idiot !

Madame Sixt et Henri. Non !

Monsieur Sixt. Et vous savez, la bonne mesure ! Mais vous ne l'avez donc pas regardé? Tenez ! Reluquez-moi cet œil trouble, cette lippe baveuse... Je vous le dis : La démence se lit sur 8g, figure I

Madame Sixt. Non !

Monsieur Sixt. Il retombe en enfance, vous dis-je 1

Madame Sixt. Ça, par exemple I

Le pâtre, lutine par Henri, arbore une phy- sionomie amusée.

Monsieur Sixt. Quand je vous le disais ? Et pas en sourdine encore... En plein dans le mille !

Henri. Le coup de soleil, la grande fêlure !

Le Patre. Sehr wohl !... Ja... Berzeihen sie ! (Rire incohérent.)

Madame Sixt. Pas d'erreur I

Monsieur Sixt. Quand je vous le disais !...

Le Patre, même jeu. Ja 1... Berzeihen sie... Halten sie ein ! f Sortie burlesque.)

Scène V.

MONSIEUR et MADAME SIXT, HENRI.

Henri. Eh bien, qu'est-ce que vous en dites ?

Monsieur Sixt. Par exemple ! Il me semble que c'est clair !

Madame Sixt. Si ?'est clair, parbleu ! C'est limpide, c'est lumineux.

Monsieur Sixt. C'est diaphane.

Madame Sixt. Il est toquard 1

Monsieur Sixt. Et timbré à fond, je vous l'assure !

Madame Sixt. Il est toquard I Eh bien, ça c'est le bouquet ! Ah ! La fête est complète... Nous voilà dans de jolis draps ! Et quand je pense qu'il a fallu friser la courbature et tirer la langue toute une journée pour venir piteuse- ment nous échouer ici... C'est à mourir de rire 1

Henri. Celle-là, par exemple, elle est drôle !

Madame Sixt. Ah ! Tu trouves ça drôle ?

Henri. Je trouve ça juteux.

Monsieur Sixt. Eh bien, tu n'es pas dur \ Et puis, tu sais, tu peux t'en vanter... Aussi bien est-ce à toi que revient tout l'honneur de cette sotte équipée 1

Henri. Ça y est ! C'est moi qui trinque...

Madame Sixt. A Dieu ne plaise ! Grâce à toi, notre séjour au sommet du Frutighorn ne manquera pas de saveur 1

Henri. C'est ma tournée.

Monsieur Sixt. Cette idée aussi, je te le demande, de nous avoir fait trotter ainsi pendant des heures... Ah ! Pour une fois que tu t'en mêles, tu nous as royalement servis, j'ose le dire !

Madame Sixt. Sans compter que si nous n'avions pas rencontré le guide, un rustre qui nous est vraiment tombé du ciel, entre paren- thèses, nous étions bel et bien dans les salades.

Monsieur Sixt. Et nous savourions toutes les joies d'une nuit en plein air. Un rêve !...

Henri. Oh ! Du moment que tu regrettes tes pantoufles...

INIONsiEUR Sixt. Et puis en voilà assez, ça suffit, hein ? Je ne te cache pas que ça commence à me chahuter vaguement les méninges 1

Henri, battant en retraite. ~ Oh ! moi, les scènes de famille !... Et puis à l'entresol, le bureau des réclamations... (Il s^ éloigne vers le fond et braque son kodak de-ci, de-là.)

Monsieur Sixt. C'est vrai aussi, c'est inouï ! Avec ses turlutaines... Ce pierrot-là, quand il vous a une idée en tête, on y perdrait son temps, parole d'honneur !

Madame Sixt. Et on y gagnerait des cheveux gris ! Eh bien, ça va être gai !... Ah ! Si on m'y repinre jamais, ce sera dans un rêve... Alors, quoi ? Que fait-on ? On s'installe ? Oui ?... Non ?... Alors, il n'y a plus qu'à camper ici ?

Monsieur Sixt. Au contraire ! II n'y a qu'à sauter dans l'omnibus...

Madame Sixt. En vérité ! Charmante pers- pective...

SCÈNE VI. LES MÊMES, LE GUIDE.

Le Guide, sortant du chalet. Adieu !

Monsieur Sixt. Ah ! En voilà un qui tombe à merveille, par exemple ! Dites donc, mon garçon I Venez donc un peu ici... Oui, vous ! Plus près... Là, parfait I Dites donc, c'est votre camarade, cet abruti là-bas ? Oui, cette vieille perruque, l'homme au chalet ! (Le guide esquisse un geste vague.) Eh bien ?

Le Guide. C'est... C'est im chevrier.

Monsieur Sixt. Ah ! C'est un chevrier ? C'est bien dommage ! Ce que je constate, c'est qu'il bat tout simplement la campagne, votre chevrier, mon bonhomme... Et que vous vous êtes simplement fichus de nous, et dans les grandes largeurs encore ! Compris r Décidément, ils sont tous sourds ou idiots dans ce pays-ci ! Vous entendez ? Il retombe en enfance, votre chevrier du diable... Je vous dis qu'il est gâteux, oui. gâteux I (Mimique adéquate.)

Le Guide, impassible. C'est... C'est un vieux chevrier...

Monsieur Sixt. Parbleu ! Je ne vous ai jamais ]3 rétendu non plus qu'il était en nourrice. Alors, vous n'en saviez rien ? Non ?... Extra- ordinaire, en vérité !... Alors, vous ne pouviez pas nous conduire ailleurs que dans cette ba- raque ?

Madame Sixt, au guide. Et Rivatz ?... Oui, Rivatz ?

Le Guide. Rivatz ? (Il ricane.) «Il » esta cinq heures de Frutighorn...

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Les Naufragés

Monsieur Sixt. Patatras I Une vraie guir- lande... Bloqués, bouclés, consignés... Délicieux, ma parole ! (Au guide) C'est bien I Vous nous conduirez à Rivatz demain... Allez !

Le Guide, se retirant. So ! (Henri le har- ponne pour IHdeiltification des lointaines ré- gions.)

Monsieur Sixt. Eh bien, pour une drôle d'aventure, ça, c'est une drôle d'aventure ou je ne m'y connais pas I

Madame Sixt. Oh I Depuis que l'idée t'a pris de faire le paladin j'en ai vu bien d'autres t Il n'y a que la tête que tu fais que je n'ai pas encore vue... Pour un rien, elle me donnerait presque l'envie de rire.

Monsieur Sixt. Possible, mais peut-être bien que tu te forcerais... Comment, si je les regrette, mes pantoufles I C'est rien de le dire 1

Madame Sixt. Pas autant que moi, bien sûr!

Henri, la main indicatrice (au fond). Et là-bas ? Oui, cette grosse dent creuse...

Le Guide, complaisant. Walzman I Fra- genstein I...

Henri. Et ? Le gros pain de sucre ?...

Le Guide. Heinmunde ! Uberwald, Ziegel- horn...

Monsieur Sixt. Penses-tu !... Les bons apôtres I

Madame Sixt. Hein ? Crois-tu que ces deux-là s'en fustigent la paupière 1

Monsieur Sixt. Voilà I Ils collent des éti- quettes... Inouï I

Le Guide, geste indicateur. Drei Zinnen I Hohemunde, Fraumytthen... (Uénumération con- tinue.)

Scène VII.

LES MÊMES, LE PATRE.

Le Pâtre, apportant cruchon et gobelets. So ! « Tiroler ! Tiroler ! »

Monsieur Sixt, feignant de s'écrouler. Non !

Madame Sixt. Pais possible I Est-ce un xêve ? suis-je ?

Monsieur Sixt. En voilà une surprise ! J'en ai la langue coupée. Il a compris I

Madame Sixt. C'est à n'y pas croire I

Monsieur Sixt. C'est à tomber des nues ! Allez voir!... Peut-être bien y a-t-il encore quel- ques lueurs quand même... Oh ! quelques vagues lueurs I

Madame Sixt. En tout cas, je croirais bien qu'il est temps de s'inscrire pour les dernières 1

Monsieur Sixt. Quant à ça, pas d'oph- talmie à craindre... (Ils s'approchent.)

Le Pâtre. « Tiroler I Tiroler ! »

Monsieur Sixt. C'est bon, vieux Caraïbe... Ne t 'échauffe pas, on y va!...

Madame Sixt. Mais qu'est-ce donc qu"il chante toujours avec son « tiroler » ?

Monsieur Sixt. Le vin du pays, parbleu ! (Us s'attablent.)

Henri, lâchant soudain le guide en pleine démonstration. Ah ! Chouette I Le bistro I... Enfin !... On va pouvoir se gargariser !

Monsieur Sixt. Oh ! toi, tu sais !... Il y a encore là-bas de sublimes contemplations qui t'attendent...

Henri. Tant pis ! Elles attendront que je me sois rincé la margoulette.. A moi, l'extra- lucide I f^// tend au. pâtre son gobelet.) Merci \... A nous le feu des rubis dans les coupes cristal- lines !

Ils boivent, tandis que le pâtre, béatement, les considère^ et que le guide, adossé contre le

parapet, découpe placidement le chanteau qu'il a sorti de son bissac.

Monsieur Sixt. Pas fameuse, la piquette ! Une drogue.

Henri. Un velours ! A côté de ça, voyez- vous, le Pauillac quatre-vingt-treize, ce n'est que de l'eau de vaisselle.

Le Pâtre. Noch... Noch eins ? (Il rit.) Ja wohl !...

Madame Sixt. Allez voir ! Il n'est peut- être pas encore tout à fait aussi plombé qu'il en a l'air.

Monsieur Sixt. A moins qu'il ne le soit davantage.

Madame Sixt. Il n'a pas l'air méchant. C'est déjà quelque chose.

Le Paret (Il chante). Die Trauben sind... schon zeitig und... Fiirchten sie nichts... schon zeitig... (Il s'esclaffe.)

Henri. Bravo, bravo I Très bien, la petite romance I

Monsieur Sixt. Un rude phénomène, allez !

Le Pâtre, chantant tout en regagnant le pavillon. Die Trauben sind... schon zeitig und... Fiirchten sie nichts... Ha, nein... Stozen, Stozen wir an! (Exit.)

Henri. Au revoir, mon vieux, au revoir 1 (Lyrique) Va I Retourne-s-y, à ton cabanon, et que les chimères soient douces aux ombres de ta nuit I (Il rit.) Décidément, à lui seul il valait le voyage !

Madame Sixt. Ah I Celui-llà ! Comme si on nous l'avait préparé sur commande. Et alors ?... s'en va-t-il ainsi ?

Monsieur Sixt. Est-ce que je sais ? Il va sans doute encore caresser son « tiroler ».

Madame Sixt. Grand bien lui fasse ! En tout cas, mes enfants, vous savez, je ne voudrais pas faucher vos illusions, mais si nous devons compter sur cet excentrique pour nous confec- tionner notre miroton, m'est avis que nous pour- rons planter un de ces ormes f

Monsieur Sixt. Qui ne sera pas dans une potiche, c'est sûr !

Madame Sixt. Aussi, vous me croirez si vous voulez, mais le mieux sera encore que j'y aille voir moi-même...

Monsieur Sixt, résigné. A ton aise !

Henri. C'est cela, va-s-y ! Et tu sais, si tu avais jamais besoin de quelqu'un qui ait le ':our de main pour le homard à l'américaine ?...

Madame Sixt. C'est bon, mon petit, ne t'iruquiète pas... On te soignera ça!

Henri. ça ? Sur la terrasse ?

Madame Sixt. Dans le salon mauve ! (Entre haut et bas) Du moment qu'il s'agit de faire le pitre... (Elle pénètre dans le chalet y, Henri rejoint le guide,^ au fond.)

SCÈNE VIII. MONSIEUR SIXT, HENRI, LE GUIDE.

Monsieur Sixt, compulsant son Baedecker. Bot zen... Brixen... Plus souvent que j'y res- terais moisir, dans cette soupente... Voyons un peu: Bienner... Vilpian...

Henri, après conciliabule, au fond. Et alors, c'est loin, ça, votre caverne du diable ?

Le Guide. Peuh !... Un petit quart jd'heure. Oui... Un petit...

Henri, indécis. Un petit quart d'heure ?...

Le Guide. Tout près, tout près, là, près de la madone !...

Henri. Oui, mais... Et là, vrai, sérieuse- ment, ça vaut le voyage ?

Le Guide. So ! So L « Kolossâl » I

Les Naufragés

Henri. En ce cas, mon bonhomme, en route f Et en quatrième vitesse, rapide comme un casoar... Bon ! Qu'est-ce que j'ai encore fait de mon antidérapant... diable ai- je encore bien pu le fourrer, celui-là... Ah I Le voilà I (Il brandit son alpenstok) Te voilà, bâton fidèle bâton magique ! (Avec emphase) Baguettes coudrier, vous faites jaillir les sources ; avec ce simple morceau de frêne, moi, j'aplanis les sommets I

Monsieur Sixt. Eh bien I quoi ? Encore le mors aux dents ?

Henri. Allons 1 Assez mariné, et en route pour les catacombes I En es-tu .? Non, tu es vacciné ? Les jambes cotonneuses ?. .

Monsieur Sixt. Ah ! ça, qu'est-ce encore que cette nouvelle histoire ?

Henri. A deux pas d'ici, là, près de la Madone... Une grotte. Oui, mon cher, une grotte merveilleuse et avec un écho épatant, (au guide) Pas vrai, l'aboyeur ? C'est un tuyau de l'aboyeur . Allons, y es-tu ?

Monsieur Sixt. Ah I ça, tu es fou ? Henri. Alors, tu me plaques .? Un, deux. Monsieur Sixt. Un peu I Henri. Et trois ?

Monsieur Sixt. Non, merci I Je ne prends plus rien aujourd'hui.

Henri. Tant pis I Du moment que tu es réduit à l'état de vieille compresse... Quant au cornac et moi, on se volatilise I

Monsieur Sixt. Dis donc! Tâche de ne pas t 'endommager les fémurs I

Henri, au guide. Ohé ! Le pilote ! Par ici, la sortie...

Monsieur Sixt. Ni de t 'offrir un stra- pontin gratuit dans les sous-sols ! "Henri, au guide. Attention ! Prière d.- u> pas lâcher la rampe... (Il chante.)

C'est le berger du Bois-Joli

LalailU Plus chamarré qu'un bengali

Lalaïli! Un rocher de jaspe est son lit; C'est le berger du Bois-Joli, Lalaïli! Henri et le guide s'éloignent; peu à peu le chant s'éteint. Cor alpin.

Scène IX.

MONSIEUR et MADAME SIXT.

Madame Sixt, apportant une hétéroclite vais- selle en bois. -~ Voilà toujours la vaisselle I Ouf I... Ce que je suis contente d'être sortie de cette boîte à migrame^ tu n'en as pas idée !

Monsieur Sixt. Et le vieux carcan, que fait-il là-bas ?

Madame Sixt. Oh ! celui-là I Une statue. Tu aurais le voir, dans son coin, me con- templer tout le temps comme un fétiche... Et d'un drôle, avec son piccolo, une sale flûte de deux sous qui vous a tout l'air d'un bâton de réglisse. Et avec çà, plus fier que s'il portait le saint-sacrement I Mais... Et Henri?

Monsieur Sixt. Henri.? Il ne faut pas le demander. Pfft 1

Madame Sixt. Non I Encore?

Monsieur Sixt. Ah I S'il n'a pas du sal- pêtre dans les veines, celui-là I

Madame Sixt. ~ C'est trop fort ! Et tu l'as laissé partir? Naturellement...

Monsieur Sixt. Dame I Autant mettre un feu-follet dans un filet à papillons.

Madame Sixt. Et est-il, amsi ? Encore quelque point de vue, sans doute ? Ou encore en

h?u?e"f^ " ^^"* ^''°"" ''"'" ^"^"^^^^ ^^^^ =°"

letait.~-Qah\ C'est jeune; laissons-le faire I L \ \ i'.x"!'^ (^''f^^^ apostolique) Et la foi, tout est î Car si c'est elle qui soulève les montagnes, c'est peut-être bien elle aussi qui les fait gravir I... Mais ce n'est pas tout ,a je sens que j'attrape une faim de loup... Vovor, ' un peu! Qu'est-ce que ce troglodyte de mal- heur a donc à nous offrir ?

Madame Sixt - Ah I Pas riche, le menu, tu sais I Pam gris, du lait et des châtaignes.

Monsieur Sixt. - Et des châtaignes... De Sw.'"''^''^% Pendant huit jours un bataillon poméranien. Enfin I... En attendant, encore un

?h?re am'ie..!'''°^'' '- ^^^ ''"""^'^ ^'' ^'^'^'^'^

ti.n^f?T',^'''^'-'''T''^"^- - C'^st cela, bap- tisons I A la majesté des cimes !

dreSf '''^ ^'^''- ^ ^^^ splendeur des pics

vell''^^^ ^'''^~. °^' '"^ Iyre!...r//5 boi- ïu J , regarde donc un peu, là, comme elle iiliïmine l

Monsieur Sixt. Qui ? Quoi ?

Madame Sixt. - La montagne, pardi I Avec le soleil, ne vois-tu pas ?... Le beau collier, ces flammes qui dansent ?

Monsieur Sixt. Superbe, ainsi !..

Madame Sixt. - Et tout autour, les nuages... Ils ondulent comme des écharpes... Brrr i Dis donc II ne s'agirait pas de s'en aller barboter dans les bas-fonds... Quelle embardée, seigneur! Hem ? ce qu on se ferait télescoper ?

Monsieur Sixt. - Comme im chapeau-claque 1 Moi, ça me rappelle... Sais-tu bien quoi? Notre premier voyage... T'en souvient-il?

Madame Sixt. - Ah! oui, les Pyrénées?, i^i je me souviens I Tiens, je te vois encore, té! un jeune cabri, souple et bondissant ! . Monsieur Sixt. - Tout bondissant de la joie que je lisais dans tes yeux de jeune nym- phe s ébattant au soleil !

Madame Sixt. - Au beau soleil, car après c était 1 Andalousie, et c'était Séville et ses mar- chands d oranges, ses gitanes et ses torreros

(EfrZ'uT '"''■ ~ ''■"^" '^ '■^""==^=' C>ès ce rnoment, une pénombre envahit la scène

et L obscurité, qu'atténue à peine quelques rayons

Lunaires, s'accentue jusqu'au rideau. Une cloche tinte faiélement.

Tz.h--ûT^^ ^'^'^" "■ "^^ entends ? D'où ça sorti- MoNSiEiUR Sixt. ~ L'angélus... Là-bas, la

petite chapelle... Oh 1 Pas la peme de te donner

un torticolis... Elle est tout au fond delà vallée

cri^al^'fêTe^I ^'^'^' ~ ^"^^ ^''''^^^ ^^^'^ ^°" ^^

Monsieur Sixt. - Evidemment, ce n'est pas le bourdon d'une cathédrale

Madame Sixt. - Comme le jour tombe!... Lt Henri qui ne revient pas... Veux-tu croire? Je commence à devenir vaguement inquiète. .

Monsieur Sixt, affectant un ton enjoué.- uis, tu ne va? pas commencer à ruminer des pensées tragiques, je suppose ? Viens plutôt voir la campagne, comme elle est belle... Et comme elle frissonne joliment dans sa rolbe violette! (Un temps. )^ En vérité, je me figure être ici comme ce citoyen de Lucrèce qui contemplait du rivage et avec quelle béatitude! des malheureux naviguant sur une mer démontée Ici, ç est le rivage... Par là-Jbas, c'est la mer démontée... La Vie qui chante son éternelle .chanson !

Madame Sixt. - il s'agit bien de chanson, vraiment I... Le plus clair, c'est que nous sommes

Les Naufragés

ici prisonniers comme des hannetons dans tme lanterne et que la nuit nous guette. Et le petit n'est pas là...

Monsieur Sixt, humant l'air avec délices.

Quel arôme ! Tu sens, l'odeur des mélèzes 1

Madame Sixt. Evidemment, ça ne sent pas la naphtaline. (Un temps.) Et ce silence... Oh ! ce silence I

Monsieur Sixt. Ça ! Pas de danger qu'on arrête ici quelqu'un pour tapage nocturne. (Du chalet monte la mélopée d'une flûte champêtre.) A la bonne heure ! Voilà qui est gentil... L'autre qui nous envoie son si bémol à présent I (Nou- veau temps.)

Madame Sixt, à mi-voix. Et Henri qui ne revient pas... Et le temps passe !

Monsieur Sixt. Pas folichon, ce qu'il nous joue là, notre berger d'Arcadie 1 Ce qui me console, c'est qu'il aurait tout aussi bien pu choisir l'ophicléide ou le cornet à piston... (To- quant au chalet) Ah I non, il exagère ! Pour un rien, ce que je t'enverrais le soliste par- dessus la barrière... Holà, vieux faune, assez !... Rien à faire... Tant pis ! Nous en serons quittes pour nous croire revenus au temps des églogues et des pipeaux antiques... (Il désigne le pavil- lon) L'antre de Silène I II ne manque plus que les cytises et les lauriers-roses et les appels stridents des dryades en péril !... (L'air de pi- peau cesse.) Tiens I Je crois qu'il a avalé sa flûte.

Madame Si!xt. Ah ! Tant mieux I II était temps...

Monsieur Sixt. Insupportable! Mais qu'as- tu donc ? On dirait que tu trembles ?

Madame SiXt. Tiens I II fait un froid de canard sur ces hauteurs...

Monsieur Sixt. C'est vrai. On se croirait en décembre...

Scène X. LES Mêmes, plus le pâtre.

Le Pâtre, apportant la provende. Hier ! So ! Der Tisch is gedeckt I

Monsieur Sixt. C'est bon, déposez ça làl...

Le Pâtre. Ich will lieber... Ja .wohl !... Trinken als essen !

Monsieur Sixt. Dites !... Dites donc, l'homme...

Le Pâtre. Ei ! Trinken als essen !

Monsieur Sixt. Dites, ! mon brave, la grotte ?...

Le Pâtre. Ganz, ganz vortrefflich... Ja wohl !...

Monsieur Sixt. Ecoutez donc ! D'après le guide... elle ne doit pas être bien loin d'ici, cette grotte, la grotte, vous savez bien ? Oui, la grotte !

Le Pâtre. Noch. .. Noch eins ?

Monsieur Sixt, éclatant. Elle est tout près d'ici. Vous devez la connaître I

Le Pâtre. So I (Il rit et désigne le chalet) Hier !

Monsieur Sixt. Tonnerre I

Le Pâtre. Theuer zu leben... Ei !... Stozen, sto^.en wir an ! (Il s'esclaffe et se retire^ toujours marmottant.) Die Trauben sind... schon zeitig und... Fiirchten sie nichts... Trinken einmal... Stozen, stozen wir an 1..,

Scène XI.

MONSIEUR ET MADAME SIXT.

Monsieur Sixt, s'attablant. Oh ! Cette brute I

Madame Sixt, anxiété croissante. Ainsi; Henri... C'était... C'est... pour ?...

Monsieur Sixt. Suffit I A table !... Il est l'heure... Voilà depuis ce matin que nous ne nous sommes plus rien mis. sous la dent... Et le grand air, ma foi, ça creuse ! Tiens ! Voici des châtaignes...

Madame Sixt. Je n'ai plus fahn.

Monsieur Sixt, ton ostensiblement dégagé. Des châtaignes... Pouah ! Penses-tu I Vrai, ce que je les regrette à présent, ces bonnes polentas transalpines !... Et vous donc, êtes- vous, raclettes savoureuses de la vallée du Rhône, arrosées de fendant nouveau et de vieille arvine ? (Un temps.) Eh bien, c'est tout ce que tu manges ? Ah I Je t'en prie ! Ne fais dont pas cette figure de l'autre monde... C'est insensé, ma parole ! (Il se lève.) Tu as l'air de porter le diable en terre...

Madame Sixt. J'ai peur!...

Monsieur Sixt. Encore ? Tiens, veux-tu que je te dise ? Tu déraisonnes !

Madame Sixt. Plût au ciel ! Mais songe donc, à une telle heure, l'avoir laissé aller ainsi tout seul, dans cette terre d'épouvante... Ah ! mon pauvre gros... Pourquoi l'as-tu laissé partir I

Monsieur Sixt. Là, ça y est ! Te voilà affolée comme une petite fille perdue dans la lande, un soir d'orage... Veux-tu chasser bien vite tous ces papillons noirs ? Il faut être raison- nable, voyons ! Et puis, quoi ! Le chemin est peut-être difficile... Et puis, que diantre! comme disait l'autre... «Ne couve pas trop l'enfant que tu aimes ! La lionne envoie son petit dans la vallée... » (Un temps.)

Madame Sixt. C'est impossible... J'en suis sûre 1 II a lui arriver malheur...

Monsieur Sixt. Lui ? Allons donc I II a la tête aussi sûre qu'un plombier zingueur ou un chat de gouttière... Sans compter qu'avec le guide, pas de danger cette fois qu'il se trompe de boulevard !

Madame Sixt. Le guide... Ah ! Parlons- en ! Joli cadeau... Cet escogriffe à tête de ga- lérien qui nous a racolés sur la grand'route I

Monsieur Sixt. Bon ! Une histoire de brigands dans l'air...

Madame Sixt. Oh ! cette attente 1... Vois donc, mais vois donc ! Mais il fait presque noir I... Et ce silence, ce silence !... Pas une branche qui remue, pas un oiseau qui vole... Et ces arbres;. .. avec leurs bras étendus, ils ont tout à fait l'air de vieux hommes en prière... Jusqu'au chalet, là, qui a l'air d'un catafalque... Quel calvaire ! Ah 1 S'il pouvait, s'il pouvait revenir ! J'ai peur !...

Monsieur Sixt, haussant les épaules. De ton ombre !

Madame Sixt, dans un souffle. Comme un vertige... Oh ! dis, j'ai peur, j'ai peur qu'il ne revienne plus...

Monsieur Sixt. Et allez donc ! Le grand jeu, le frisson tragique et les airs d'Ophélie... Et l'amour maternel porté les mains jointes, comme un ostensoir... C'est complet. C'est ridi- cule ! (nouvel air de pipeau) Allons ! voilà l'autre qui reprend son cantique. Ah ! Ce qu'il commence à me fatiguer le tympan, cet oiseau-là ! En tous cas, il ferait bien de changer d'octave...

Madame Sixt, arpentant la scène. Oh 1 celte musique, en de pareilles heures... Irritante 'comme des cris d'enfant... Il y a du rire et du sanglot, dans cette musique !... Et le temps passe... Ah I Si tout ça pouvait n'être qu'un mauvais rêve... Et le voir là, tout d'un coup, devant moi! Quel réveil!... En moi j'aurais toute la joie du monde..". Et la nuit monte, elle monte à pas de velours... Ah I qu'importent ici les plus grands crimes ! Appelez, criez.

Les Naufragés

9

donc... hurlez. La belle affaire ! Là, là, et là, rien que du granit, du granit partout... Rien qui tres- saille... Des draps de pierre... Le monde est sourd I... (Elle se dresse et prête soudain l'oreille.)

Monsieur Sixt, à voix basse. Eh bien ?...

Madame Sixt. Hélas ! Rien... toujours rien que cette musique maudite qui ricane et qui raille I Elle me nargue, elle me bafoue !... Elle me pénètre le cœur comme les dents d'une scie d'acier I

Monsieur Sixt. Décidément tu as l'âme chavirée et les nerfs à fleur de peau... Et tu as froid. Je vais chercher ton manteau.

Madame Sixt. Inutile I J'en mettrais dix que cet air glacé ne me pénétrerait pas moins comme le froid d'un sépulcre.

L'air de pipeau cesse.

Monsieur Sixt. Chance I La crise est passée... L'autre a fini de gésmir.

Madame Sixt. Oh ! Cette attente, cette attente et ce vide I... Plus lancinants qu'une couronne d'épines... Non, à côté de ça, vois-tu, la souffrance n'est rien, les pires supplices doivent être fades, l'agonie même doit sembler douce... Je bois mon sang goutte à goutte... Il me semble qu'il est parti depuis des siècles I...

Monsieur Sixt. Allons ! Te voilà en plein au pays des chimères... Il ne manque plus que les sons de cloches I... Et les fantômes... Non ! Ce que tu égrènes ton rosaire... Et ce que la folle du logis se démène et vagabonde !... Tu verras, bientôt tu riras toi-même d'avoir ainsi jonglé avec du clair de lune...

Pause.

Madame Sixt. Non, c'est impossible ! Rester ainsi les bras croisés... C'est impossible I "Ma tête éclate... Je t'en conjure, appelons, crions, remuons la terre s'il le faut, mais pour l'amour du ciel faisons quelque chose I

Monsieur Sixt. Mais quoi, quoi ?

Madame Sixt. N'importe I Je ne puis plus attendre, entends-tu ? Je ne peux plus, je ne peux plus I... Et d'abord, il faut absolu- ment que l'on sache est cette grotte maudite. Oià est la grotte ? Je t'en prie, dis-moi, dis vite, est, est cette grotte d'enfer ? (Geste vague de M. SiXi.) est la grotte, est la grotte ?

Monsieur Sixt, éclatant. Mais est-ce que je sais, moi, à la fin I Tu m'ennuies, tu m 'énerves, tu me crispes !... Que veux-tu que je te dise ? Près de la Madone... Des madones et des christs, par ici, il en pleut, ça sort de terre... Dans chaque coin, il n'y a qu'à choisir I (Il se ressaisit.) Fichu pays tout de même I Au moins vingt christs pour un poteau indicateur...

Madame Sixt. Ah I Je t'en prie, je t'en supplie, n'essaie pas de plaisanter davantage... Ça 'sonne faux et ça me fait mal I (Sur nouveau geste de M. Sixt) Oh I Je vois clair, va I Inutile de ruser ni de te faire une figure... Je ne suis pas dupe I Finies les bravades, les bonnes paroles qui trompent... Tes yeux te livrent I II n'y a plus chez toi qu'un pauvre sourire pénible qui avoue... qui avoue, tu entends ? Car toi ^aussi ne t'en défends pas I tu n'as plus ta voix ordinaire et tu trembles I Si, si, pas la peine de nier, va I Regarde, tu trembles comme une feuille, car toi aussi tu sens le malheur qui rôde, l'an- goisse et le doute affreux qui tenaillent...

Monsieur Sixt. Tais-toi ! Tu divagues...

Madame Sixt. Je vois clair I Ah ! mon pauvre gros, tu peux enlever ton masque, va I Nous marchons au supplice à deux.

Monsieur Sixt. Tu me fais rire I La peur t'égare ! Tu parles et tu parles...

Madame Sixt. J'ai peur bien plus encore quand on ne parle pas...

Monsieur Sixt. Tu divagues, te dis-je t

Madame Sixt. Non, je sens, je sens, je sens qu'il a lui arriver malheur ! Et nous sommes ici... Et le temps passe, et le temps passe, tandis qu'il se meurt peut-être... Et rien qui vienne broyer ce silence obstiné, ce silence 1... Le temps doit sembler moins long dans la chambre d'un mort... Henri I... J'ai en moi comme un fer rouge... (courant vers le fond.) Henri I Henri ! Riri !

Monsieur Sixt, la retenant. Allons, allons viens !

Madame Sixt. J'ai peur !... Je ne puis plus... Mon cœur se rompt, mon sang se glace I Riril... Riri!... (Sanglots.) Quand il était petit on l'appelait Riri...

Monsieur Sixt. Allons ! Allons, viens !

Madame Sixt. Riri ! Mon Riri !...

Monsieur Sixt. Viens donc I

Madame Sixt. Tout mon soleil riait dans ses prunelles... Riri !...

Monsieur Sixt. Il est prudent, il est fort... Il reviendra, te dis-je 1

Madame Sixt. Ce n'est qu'un petit en- fant... Riri !

Monsieur Sixt. N'as-tu pas honte ? Pleurer ainsi qu'une Madeleine...

Madame Sixt. Riri !... Jamais plus... ses caresses... si douces à ma vieillesse... Riri !...

Monsieur Sixt. Allons I... Il reviendra, Je te le jure I

Madame Sixt, les mains tordues. Il ne reviendra plus I... J'ai peur... J'ai le cœur en croix I... Riri !...

SCÈNE XII. LES MÊMES, LE PATRE.

Le Pâtre, un cruchon sur ponde. •— Hier J Was trinkt der Teufel ? (Il rit.)

Monsieur Sixt. Damnation I

Le Pâtre. Milch mit wasser vermischt I (Il dépose son cruchon sur la table.)

Madame Sixt. Non, c'est impossible !... Ces allures de dément... Une infâme co- médie !... (Elle bondit soudain vers le pâtre. ' Judas !... Je comprends, oui, je comprends tout... Des bandits, des bandits I Nous sommes tombés dans le piège... Et ils s'entendent... Il doit savoir... il sait ! Judas !... La grotte, est- elle, est la grotte ?

Monsieur Sixt, molestant le pâtre. Vite, la grotte I Parle !... Car tu nous serviras d'otage, entends-tu ?

Madame Sixt. La grotte, est-elle, est la grotte ?

Monsieur Sixt. Ah I Tu ris, tu ris comme l'autre tout à l'heure, tu ris comme un chacal I (Il serre le cou du pâtre gémissant.) Atifends un peu, nous allons bien voir ! Je m'en vais te dérouiller la langue ou tu y laisseras ta peau, tu y laisseras tes os !... Tous les os de ton vieux crâne, je les ferai sauter dans un étau, comme une pastèque mûre... Allons, parle I

Madame Sixt. Parle I mais parle donc 1 est, est la grotte ?

Monsieur Sixt. Parle ! Ou tu vas hurler, hurler comme un chien hurle à la mort... Vite, parle vite, ou je t'arrache les yeux et le corps par lambeaux... Et je t'arrache lentement tous les nerfs de ta chair I (Courte lutte.)

Le Pâtre, suffoqué, se dégageant. Donner ! Donnerwetter I

Monsieur Sixt. Va-t-en I

Le Pâtre, encore haletant. Nieder... Nie- der...

Monsieur Sixt. Va-t'en !... Va-t'en, Va- t'en I i

10

Les Naufragés

Le Pâtre, le geste maudissant, regagne le paiVdon il s'' enferme. Niedertrâchtiger... Morder ! Morder 1

Monsieur Sixt. Brute 1... Brute infâme!... (Les mains au front.) Sous ses oripeaux... Comme le spectre de ma propre folie I... Ah I oui, je crânais... A présent, je ne sais plus... J'étouffe... Je voudrais pleurer !...

Madame Sixt, pétrifiée. Je voudrais le voir mort... (Pause; soudain elle se dresse et, dans une clameur rauque) Il a crié I II a crié 1

Monsieur Sixt. Tu délires, c'est faux I

Madame Sixt. J'en suis sûre I II a crié !

Monsieur Sixt. Tu mens I

Le couple prête anxieusement V oreille.

Madame Sixt. On crie... On crie... Il a crié I J'en suis sûre... Il a crié, il a crié I (Elle arpente la scène en tous sens.) Henri I Henri !

Monsieur Sixt. Tais-toi I Au nom 'du ciel ! Tais-toi I

Madame Sixt. Henri I Henri I

Monsieur Sixt. Grand Dieu I Te tairas-tu !

Madame Sixt. Le petit m'appelle I... J'en suis sûre !... Je l'entends... Oui, je l'entends... J'entends sa voix... J'entends son souffle !... Henri I

Monsieur Sixt. Arrête !... Tu es folle !

Madame Sixt, vers Vahime. Henri !

Monsieur Sixt, la retenant. Malheureuse I

Madame Sixt. Henri I

Monsieur Sixt. Arrête I.,. Mais arrête donc I

Madame Sixt. Laisse!... C'est atroce!...

Là-bas, dans le noir... Peut-être est-il blessé et qu'il râle I...

Monsieur Sixt. Tais-toi ! Tu me tortures 1

Madame Sixt. A l'aide, à l'aide!... Tout seul, près d'ici... Il m'appelle, à deux pas, dans un trou !... Henri 1

Monsieur Sixt. Malheur à toi !...

Madame Sixt. Henri !

[Monsieur Sixt. C'est de la folie !

Madame Sixt. Et le gouffre, le gouffre qui est comme une tombe ouverte... Henri I Henri !

Monsieur Sixt. Tais-toi !... Tais-toi^ tu tne rends fou 1

Madame Sixt. Ah! Pitié!... Ses petits bras... ses pauvres petits bras d'enfant qui m'ap- pellent !... (Elle cherche à gravir le tertre et se traîne à genoux.) Henri I... Henri !...

Monsieur Sixt. Allons ! Viens !...

Madame Sixt. Autant implorer les rochers et les astres !... Henri I... Ah ! Terre maudite !... Avec mes dents, avec mes ongles... Je te fouil- lerai jusqu'au cœur... Tant que j'aurai des ongles... Je ferai sauter les roches... Mais tu me le rendras !

Monsieur Sixt (il P entraîne). Viens 1 Viens !... Nous le ramènerons, je te le jure !...

Madame Sixt. Riri ! Riri !.., Mon Riri !...

Monsieur Sixt, chancelant. Hélas !.., Je ne puis plus... Je n'ai plus la force...

Madame Sixt. Riri !

Monsieur Sixt. Je suis un vieil homme !...

Madame Sixt. Riri !...

Ainsi, se traînant Vun Vautre, ils entrent dans la nuit étouffant peu à peu leur détresse. Et il n'y a plus que la flûte champêtre symbole de la nature insouciante ou hostile qui reprend le rythme sautillant et dérisoire de ses modulations aigrelettes.

RIDEAU.

LE QUANT A SOI

Pièce en trois actes

par F.-Ch. MORISSEAUX

PERSONNAGES

Art In w Zup

l'élu-

Gustave THcoche

Marquis Achille de la Fouaillc

Lepoilu

Tatare Zup (12 ans)

Jean Dekosfer

Le comte de Baerdeniaeker

Un photographe

Un reposer

L* extra

Deux agents

Françoise Zup

Mme Zup

Fraiilein

Victoire

Olga

La comtesse de Baerdeniaeker

(Kate Nellie Annie

A Bruxelles de nos jours.

ACTE PREMIER

La scène représente une salle à manger bourgeoise. Tout y est cossu sans raffinement. Les meubles ne sont pas précisément de mauvais goût. Ils sont massifs et sans style bien défini, des meubles de tout repos.

Au centre du panneau de fond, un buffet, dont la partie supérieure a des portes vitrées. Aux murs des tableaux représentant des choses sans importance. Au centre de la scène, une table dressée pour le petit déjeuner du matin : larges tasses, pots de confitures, serviettes dans des anneaux. Vensemble doit donner l'impression d'un intérieur paisible et bon enfant chez des gens « qui ont de quoi ».

Au fond, vers la droite, grande baie vitrée donnant sur un jardin.

Porte au fond, un peu vers la gauche. Portes à droite et à gauche.

Au lever du rideau, Tatave déjeune. A côté de lui, le chien Amour, sur une chaise. La vieille cuisinière Victoire évolue autour de la table, avec l'effarement d'une poule inquiète.

Scène Première, tatave, victoire.

Victoire. Et moi je te dis que tu ferais beaucoup mieux de manger que de t 'occuper tout le temps du chien...

Tatave. Et moi je te dis que tu m'embêtes.

Victoire. C 'est-il possible qu'un gamin...

Tatave. Certainement c'est possible. Et puis, laisse mon chien tranquille. Est-ce qu'il te parle, lui ?

Victoire. Il n'y a plus d'enfants !

Tatave. Amène les tiens, on rigolera. On jouera aux billes. (Au chien) Pas vrai, mon vieux ?

Victoire. Bois ton lait, méchant garçon.

Tatave (se levant). Flûte ! (au chien) Mon vieux, on va au jardin.

Victoire. Veux-tu bien rester ici. Avec ton tapage, tu réveilleras Monsieur Félix.

Tatave. Ça, par exemple, ça m'est égal. Et puis comment ça se fait qu'il n'est pas encore levé, cette grosse andouille ?

Victoire. Jésus 1 s'il t'entendait !

Tatave. Sois tranquille ! Il va tm 'entendre... (Il sort au fond. Amour gambadant autour de lui. A peine sont-ils dehors qu'on entend des aboiements frénétiques.)

Victoire. Pour sûr qu'ils vont le réveiller ! (Entre Olga à gauche.)

Scène II.

VICTOIRE, OLGA.

Olga (C'est une femme de chambre coquette- ment habillée). Il n'est pas encore descendu ?

Victoire. Qui ça ?

Olga. Mais Monsieur Félix, donc I

Victoire. Nous l'attendons.

Olga. Pourvu qu'il ait bien dormi. Un homme ainsi, ça ne doit pas dormir comme les autres.

Victoire (bougonne). Evidemment, il fie fait rien comme les autres. Quel malheur ! Mais vous voilà attifée, à huit heures du matin, comme s'il était l'heure du dîner...

Olga (embarrassée). Je crois que pour Monsieur Félix, cela vaut mieux... Sûr, il n'aime pas qu'on soit en négligé... Mais vous-même. Victoire, vous avez un bonnet blanc d'une fraî- cheur...

Victoire. Oh ! à mon âge, ça n'a pas d'importance...

Olga. C'est un bel homme.

Victoire. Ça, on ne peut pas le nier, c'est un bel homme. Et distingué. Surtout distingué. La distinction ça dure plus longtemps.

Olga. Comme il parle, en faisant, ainsi, des gestes : on croirait un avocat.

Victoire. Il est fort majestueux. Depuis hier qu'il est dans la maison, j'avoue que je me sens toute chose... Que croyez-vous qu'il prend, à son petit déjeuner ?

Olga. Du chocolat, je suis sûre.

Victoire. Oui, à la vanille. (Réfléchissant.) Dans tout ça je ne vois qu'une chose : c'est que j'ai une personne de plus à servir...

Olga. Il ne peut pourtant pas se servir lui-même... Mon Dieu ! le voici...

(Entre Félix. C'est le type classique du valet de chambre important et solennel. Il a le crâne un peu dégarni. Il porte les favoris.)

Scène III.

LES MÊMES, FÉLIX.

Félix (avec un petit geste protecteur). . Bonjour mes enfants I

Victoire part). Mes enfants ! Quelle noblesse !

Olga (timide). Vous avez bien dormi, Mon- sieur Félix ?

TFélix. Passablement, ma petite. D'ailleurs, le lit est excellent.

Olga (rougissante). Je l'avais bordé moi- même.

Félix (avec grâce). Alors, cela ne m'étonne j)lus.

Olga part). Ce qu'il parle bien I

FÉLIX (avec autorité, inspectant la salle à manger. Il indique la table). Qu'est-ce que c'est que ça ?

Olga. C'est la table pour le petit déjeuner...

FÉLIX. Oui, je le vois bien, mais...

Victoire (volubile et gênée). Il faut vous dire que Tatave a déjà déjeuné et que...

FÉLIX. Qui ça, Tatave ?...

Victoire (volubile et gênée). Le petit... le benjamin à M. Zup... Enfin, Gustave.

FÉLIX. Ah I parfait. Vous voulez dire 'Mon- sieur Gustave.

Victoire. Oh I le chérubin n'est pas habi-

Le Quant a soi

13

tué à s'entendre appeler monsieur, Monsieur Félix.

FÉLIX. C'est une erreur, voilà tout...

Victoire. Je l'appelle Tatave parce que, l'ayant élevé...

FÉLIX (sévère). Alors, si vous aviez élevé Fallières, vous l'appelleriez chérubin ?

Olga part). Il a de belles connaissances.

Félix. Qui a dressé cette table ?

Olga. C'est moi, Monsieur Félix.

Félix. bien, c'est raté.

Olga. Oh I

FÉLIX. Je ne vous reproche rien. Vous ne saviez pas. Voyons : enlevez-moi tout ça. (Les deux femmes, rapidement, " et affolées un peu, font comme il dit. Félix ne touche à rieti, se contentant de diriger les opérations.) Il y a bien des nappes de couleur, des petites serviettes ?

Olga. D'ordinaire, on mettait ça le di- manche seulement...

FÉLIX. Alors on déjeune le dimanche autre- ment que les autres jours ? (Olga sort des nappes) Non, pas la bleue... la rose... j'ai remarqué qu'il y avait encore quelques roses roses dans le jardin... Allez donc en cueillir, Victoire.

Victoire part, sortant). Des roses ? Qu'est-ce qu'il veut faire avec des roses ?

FÉLIX. Les grandes tasses sont bien... Je les voudrais plus simples ; mais Bruxelles ne s'est pas fait en un jour.

Olga (sans savoir se qu'elle dit). Bien sûr, Bruxelles ne s'est... (elle casse une sou- coupe.) Oh ! mon Dieu ! Qu'est ce que Madame va dire I

FÉLIX. Quoi qu'elle dise, cela n'empêchera pas la tasse d'être brisée... alors ! D'ailleurs votre . système est encore le meilleur pour que le service soit remplacé à brève échéance.

Olga (sans savoir ce qu'elle dit). Je vous remercie beaucoup.

FÉLIX. Ce n'est pas ainsi que l'on ar- range les petites serviettes... Passez-moi cela... Regardez... La table du matin, ça' doit être rafraîchissant rien qu'à. la vue ; c'est une question de goût, mon enfant, de tact si vous voulez.

OiGA. Oui, je veux bien.

FÉLIX. On se lève, on a des aigreurs, on a mangé la veille de la langouste et la langouste, dans l'estomac, fait des manières. bien ! l'aspect de la table du premier déjeuner doit suffire à faire oublier la langouste. Une nappe printanière, des petites serviettes... Les petites serviettes ont ime psychologie...

Olga. Ça ne m'étonne pas.

Félix. Encore faut-il la découvrir. Elles ne doivent pas s'allonger inertes et bibiches : il faut en composer un jardin. Cette petite ser- viette-ci sera \n\ bouquet... Voyez, un rien chif- fonnée, les franges foiinent gerbe... C'est la place de qui, ici ?

Olga. De Mademoiselle Françoise.

FÉLIX. Quel âge ?

Olga. Dix-huit ans.

Félix. Voilà la serviette pour jeune fille de dix-huit ans, qui digère encore bien la lan- gouste... Celle de Monsieur Zup sera moins aban- donnée, moins moqueuse... Celle de Madame aura mie sorte de nonchalance sans affectation...

Olga. Je n'aurais jamais cru qu'il y avait tout cela dans des petites serviettes.

Félix. Evidemment, vous ne pouviez pas savoir... Voyez quel autre aspect a la table... Et voici les roses...

Victoire (Elle rentre avec les fleurs. Elle crie à la cantonade). Et je le dirai à ton père, mauvais garnement I

Voix de Tatave. Tu peux le dire au nou- veau phénomène, si tu veux.

Félix. Qu'est-ce ?

Victoire (gênée). Ce n'est rien... je gron- dais Tatave... Pardon, je veux dire Monsieur Fallières... Enfin...

FÉLIX. Donnez-moi les fleurs... Un vase, je vous prie... Mais non, voyons, pas un vase de cristal, quelque chose de simple. Tenez : cette potiche là-bas... Ce n'est pas de Copenhague, mais ça imite assez gentiment le Copenhague... Minute, il y a trop de feuilles... Et puis, deux ou trois roses su,ffisent... Ainsi... Là, dans le coin de la table, pas au milieu... Et les petites cuillers posées comme une mousse dans les ser- viettes... Où est le dressoir à toasts ? (Victoire et Olga se regardent effarées.) Il n'y en a pas ? Et le samovar ? (Même jeu.) Enfin on s'en passera pour aujourd'hui. Passez-moi le gué- ridon... un plateau... Prenez le courrier et les journaux. Disposez sans trop de symétrie... bien ? Ça a-t-il de l'œil à présent ?

Victoire et. Olga (avec respect). Oui, Monsieur Félix.

Félix. Maintenant, mes enfants, à vos oc- cupations, je ne vous retiens pas. Moi, je vais lire les journaux.

Olga. Bien, Monsieur Félix.

Victoire. Que prenez-vous pour votre petit déjeuner ?

Félix. Mais du thé, du pain grillé, un peu de viande froide, deux œufs mollets, comme tout le monde.

Victoire part à Olga). Il n'a peut-être pas un bon estomac. (Elles vont pour sortir et, ce faisant, échangent les répliques suivantes:)

Olga (bas). Si vous saviez ce qu'il a mis dans les serviettes I '

Victoire (bas). Il a mis quelque chose dans les serviettes ?

Ol-GA. De la nonchalance !

Victoire. Ce qu'on invente tout de même I (Elles sortent à gauche.)

Scène IV.

FÉLIX seul, puis ZUP, puis OLGA.

Î'ÉLIX. Il y a beaucoup à faire ici. (Il s'installe dans un fauteuil et feuillette les jour- naux. Zup, en négligé matinal, entre à droite.) Comment, Monsieur... déjà... il aura eu une insomnie... (Il se lève.) Bonjour Monsieur, Mon- sieur est souffrant ?

Zup (surpris). Moi, pas du tout. Je n'ai jamais été mieux portant. Pourquoi me deman- dez-vous cela. Monsieur Félix ?

FÉLIX. Le droit et même le devoir de Monsieur sont de ne pas m 'appeler Monsieur : Félix tout court.

Zup. Oh I pardon 1

FÉLIX. Il n'y a pas d'offense ; mais chacun a sa dignité. Jadis, les maîtres tutoyaient les laquais et les appelaient maroufles ; c'était le bon temps.

Zup (avec respect). Comme vous avez raison, Félix.

FÉLIX. Monsieur est bien bon de s'en aper- voir. D'ailleurs, tel maître, tel valet. Nous ne pouvons qu'y gagner tous les deux. C'est pour- quoi je me permettais de demander à Monsieur s'il était souffrant. Sans cela, je ne vois pas pourquoi Monsieur est si matinal.

Zup. Mais il est huit heures et demie. Je descends toujours à huit heures et demie...

FÉLIX. Monsieur doit se lever bien tôt pour cela.

Zup. Je me lève à l'instant.

FÉLIX (avec réticence). Oh 1 pardon !

Zup (inquiet). Ça ne se fait pas .''

14

Le Quant a soi

Félix. Dois- je l'avouer à Monsieur ; non, cela ne se fait pas. Monsieur condescend à me demander mon avis. Il convient donc que je le lui donne. Un homme de l'importance de Mon- sieur doit déjeuner en beauté...

ZuP. Ah I il faut que ?...

FÉLIX. Certainement. Il faut s'éviter à. soi-même et éviter aux autres le spectacle affli- geant d'uji premier déjeuner que l'on prend l'œil encore lourd de sommeil, la bouche pâteuse, le cheveu découragé, la chemise de nuit entre- bâillée... (Zup arrange sa chemise de nuit et se passe la main sur les cheveux.) Pour les gens du monde, chaque repas est une cérémonie, à laquelle il convient que l'on assiste dans une tenue décente. (Mouvement de Zup.) J'entends le mot au sens que lui donne son origine latine.

Zup. Vous connaissez le latin ?

Félix. Je suis bachelier. Monsieur ; la science conduit à tout, pour peu que l'esprit ait de la fantaisie...

Zup (avec effort). bien, Félix... quoi- que vous ne soyez à mon service que depuis hier, vous m'inspirez de la confiance, et même plus : de la sympathie... Oui, je suis comme cela, moi... je... Vous saisissez ?

FÉLIX. Je saisis avec reconnaissance.

Zup, J'ai à vous faire un... un aveu...

Félix. Je suppose qu'il est question d'une petite femme.

Zup. D'une petite ?... Oh ! non, jamais de la vie. Je suis un mari fidèle.

Félix. Question de goût. Monsieur. Mais la fidélité, cela ne se porte plus guère. Néan- moins, Monsieur est, bien entendu, libre de faire comme il veut.

Zup. Je suis libre ? je suis... Ah ! tant mieux, tant mieux I bien I voilà... Mais asseyez-vou(S donc.

FÉLIX. Un valet ne s'assied pas devant son maître.

Zup. C'est que moi, je voudrais bien m'asseoir.

FÉLIX. Il n'y a aucun inconvénient à ce que Monsieur s'asseye, pendant que je reste debout.

Zup (s'asseyant à demi). Non,, je vous assure... ça me couperait la parole...

FÉLIX (s'asseyant). Si Monsieur y tient. Mais ça ne se fait pas.

Zup. Bah I pour une fois... Félix, avant vous, je n'avais jamais eu de valet de chambre.

FÉLIX. Avant Monsieur, je n'avais jamais eu comme maître que des gens titrés.

Zup. Aussi vous suis-je reconnaissant d'avoir bien voulu...

Félix. Je l'ai dit à Monsieur, je suis un fantaisiste.

Zup. Je suis un ancien commerçant, moi. Je n'en roujgis pas.

Félix. J'ai bien un cousin qui a été mi- nistre... Toutes les familles ont leurs petits ennuis.

Zup. C'est dans les produits pharmaceu- tiques...

Félix. Cela n'a pas d'importance. 'Mon- sieur est un ancien industriel, voilà tout.

Zup. Je vous disais cela parce que mes amis m'appellent Zuzupe... vous comprenez à cause de... c'est très drôle... (Il rit. Félix ne bronche pas.) D'ailleurs c'est une plaisanterie stupide.

Félix (se croisant les jambes). Alors ?...

Zup (bredouillant). Alors, je... Mon fils... s'est marié... avec une dame... vous compre- nez... la veuve d'un... enfin, une baronne. Et j'ai remarqué que... je suis observateur... Le service chez les gens nous avons été, ! bien, c'était autre chose. Je croyais pourtant

me tenir sur mon quant à soi... Et j'ai con- staté que mon quant à soi était un quant à soi fort relatif...

FÉLIX. Oui, pas du sur mesure, du com- plet à soixante-deux francs cinquante.

Zup. Très bien... parfait. Et profond !

FÉLIX. Peuh I

Zup. Si, si ! Profond.

FÉLIX. Alors ?

Zup. Alors, pendant que les enfants sont en voyage de noces, j'ai résolu de modifier les allures de la maison. A leur retour, je veux leur faire honneur, comprenez-vous... ne pas les humilier... Ils ne viendraient peut-être plus aussi souvent... Seulement, moi, je n'ai pas fréquenté la noblesse comme vous, Félix...

FÉLIX. Dame I ce n'est pas donné à tout le monde.

Zup. Et j'ai pensé que vous pourriez me donner parfois l'une ou l'autre indication...

Félix (se levant). D'ailleurs, c'est assez séduisant ce que Monsieur me propose et je mets mon expérience au service de Monsieur.

Zup. Ah ! vous êtes bien gentil, mon ami.

FÉLIX. Il faut dire à Monsieur je suis observateur, moi aussi, comme Monsieur que je m'étais aperçu sur-le-champ de la néces- sité de certaines modifications. Ainsi, que dit Monsieur de cette table du petit déjeuner ?..

Zup. C'est une merveille... c'est prodi- gieux I Et ça donne faim ! Et moi qui n'avais même pas remarqué !

FÉLIX. Tout est là. Le chic, c'est quand on ne voit pas que c'est chic. Quand on le voit, ce n'est plus de l'argenterie, c'est du ruolz. Il manque . encore bien des petites choses, mais tout de même ça a de l'œil.

Zup. C'est même trop beau. Accoutré copime je suis je n'oserais jamais m 'installer devant cette tabjle de gala.

Félix. Justement. C'est bien pour cela que tout à l'heure je me suis respectueusement per- mis de faire remarquer à Monsieur son arrivée un peu matinale. Je vais donner à Monsieur un petit exemple. J'ai servi chez le duc de... peu importe le nom et, d'ailleurs, je dois respecter le secret professionnel. Le duc n'était pas jeune. Il avait fait une noce carabinée...

Zup. C'est honteux.

Félix. Non, Monsieur, ce n'est pas hon- teux. La noce, c'est la dernière occupation que nos gouvernements démocratiques aient laissée à la noblesse. Il convient donc que la noblesse mette une grande vaillance à défendre cette prérogative. Les gens de peu ont essayé de faire la noce, ils arrivent difficilement à la faire avec élégance. Tandis que les gens nés f Si, par exemple. Monsieur avait vu mon duc quand il rentrait saoul : Monsieur, c'était admi- rable. Je n'ai jamais vu un homme qui se saou- lait avec plus de dignité. Il avait l'air de Louis XIV. Mais comme le duc avait pris pour habitude, tous les soirs, de ne rentrer que le matin, il était, vers la soixantaine, un peu dété- rioré. N'empêche qu'à dix heures tapant, il était debout. Ah 1 il faut avouer que ce n'était pas un beau tableau : aussi ne se montrait-il qu'à moi, qu'il honorait de sa confiance. On aurait pu croire, le voyant à son petit lever, qu'il allait tomber là, en petits morceaux de rien du tout. I bien non : quand je l'avais douché, massé, rasé, teint et légèrement repeint, il arri- vait tout guilleret devant la table du petit dé- jeuner et il criait d'une voix allègre : « Félix, j'ai vingt ans et un appétit de loup I » Et c'était un spectacle, j'ose le dire, de premier ordre.

Zup. Cela va bien I Puisque le sort des parents est de se dévouer pour leurs enfants, je me saoulerai, Félix,, comme Louis XIV.

Le Quant a soi

FéIJX. Ce n'est pas absolument indispen- sable. Mais il convient que Monsieur ne des- cende qu'une fois son tub pris et sa barbe faite, qu'il soit vêtu d'un pyjama...

ZvP. Ah ! diable, je n'ai pas de pyjama...

FÉLIX. J'en puis prêter à Monsieur.

ZUP. Nous arrangerons cela I En attendant, je puis déjeuner tout de même ?

FÉLIX. Pour aujourd'hui je n'y vois pas d'inconvénient ; mais Monsieur permettra que je ne le serve pas moi-même. Si je servais Mon- sieur en négligé, ça me gâterait la main. C'est une question de probité professionnelle, fil sonne )^ Pendant que Monsieur déjeunera, je pour- rai d'ailleurs, lui donner quelques indications. (Olga entre à gauche.) Le déjeuner de Mon- sieur.

Olga. On n'attend pas Madame pour com- mencer ?

FÉLIX. Mademoiselle, un ordre vous a été donné. Vous avez à l'exécuter sans donner votre appréciation.

,1^1^^^ ^fo«/«s^;. Oh! pardon! pardon... (Elle sort précipitamment.)

ZuP part). Eh bien I je l'avoue je n avais aucune idée de ce que c'est, un domes- tique.

(Olga rentre avec un plateau portant une cafetière, etc.)

f ÉLix. Plus haut, le plateau, plus haut ! (Olga levé le plateau, gauchement, au-dessus de sa tête; Félix le lui prend des mains.) Ce n est pas une raison pour le porter comme une relique. (Lui-même porte le plateau, à une main, avec un grand chic.) Voilà comment on porte un plateau : on ne vous a donc rien appris à 1 école .? (Il pose le plateau sur la table.)

Oi.G\ (ahurie). ~ Non, merci (Elle reste les bras ballants.)

Félix (ironique). Vous avez une com- munication à faire ?

Olga. Non... je ne crois pas.

Félix. Alors, vous pourriez peut-être vous en aller,

Olga. Oui, je crois... (Elle sort ahurie, en disant a part:) Pour sûr que c'est un an- cien sergent des grenadiers.

Félix. Voilà comment on leur parle: de I allure, de la fermeté.

Zup (tout en se versant du café au lait). Elles ne sont pas très malignes, elles viennent de. la campagne, vous savez.

^^}^^\ ~ ^" ^'^" aperçoit... Mais que vois- je t Quel est ce singulier breuvage }

Zup. C'est du café au lait...

Félix. Je ferai remarquer à Monsieur que le café au lait ne se porte plus: thé, tartines grillées, œufs au lard...

Zup. C'est que... je n'aime pas beaucoup tout cela, moi : je préfère le café au lait.

FÉLIX. Monsieur me permettra de lui faire observer qu'il oublie le quant à soi.

Zup (résigné). C'est vrai, Félix, je l'ou- bliais... ■"

"^^^^^i" ~ Manger ce que l'on aime, mais c est à la portée de tout le monde. L'homme chic mange, par chic, des choses dont il a hor- reur, mais pour lesquelles il manifeste le plus haut goût. Pourquoi est-il chic de toucher à certams mets et pas à d'autres ? C'est un mys- tère. Le chic tout entier est un mystère. Le mystère est la base de toutes les religions.

Zup part). Tout ça à cause de mon café au lait... (On entend des hurlements dans le jardin.) Qu'est-ce que c'est que ça ? _ Félix (ouvrant la verrière). C'est Mon- sieur Gustave... qui joue dans les plates-bandes avec un animal bizarre...

Zup (riant). Ah! oui, Tatave... il joue

_ 15

avec notre bon toutou, que par dérision nous avons nommé Amour.

Félix (sec). C'est drôle. (Tatave entre en coup de vent suivi d'Amour.)

Scène V.

LES MÊMES, TATAVE.

Tatave. Ah ! le sale chien ! Sais-tu ce qu'il a fait, papa 7

. 2uP. Ne me bouscule pas comme ça, voyons jeune oison. Qu'est-ce qu'il a fait, ce vieux cheri ?

Tatave. Il a fait pipi sur les rosiers...

Zup (riant). Ah I il a... (voyant la mine renfrognée de Félix.) bien, ton chien n'est qu'un sale.

Tatave. C'est justement ce que je lui disais... Pourquoi me fais-tu une tête.?... (Re- luquant Félix.) Ça y est, c'est à cause de l'an- douiUe.

Zup. Je te défertds d'employer des expres- sions dont tu ignores la portée.

Félix (indulgent). Monsieur Gustave n'y met pas de méchanceté.

Tatave. Monsieur ? Oh ! la ia ! Voilà l'an- douille qui m'appelle Monsieur parce que je l'appelle l'andouille. (Au chien.) bien, mon vieux I (Il joue avec le chien.)

Félix (confidentiel à Zup). Voici un petit détail, mais il a son importance : le chien

Zup. Le chien .?

FÉLIX. Parfaitement : cela se remarque, un chien, cela doit donc faire honneur à son maître. Monsieur a-t-il acheté celui-ci .?

Zup. Je ne l'ai pas acheté, c'est un chien trouve que nous avons recueilli. Il est malin comme un singe et d'une fidélité...

Félix. Ce sont évidemment des qualités honorables.

Zup. Et comme il est très laid, nous 1 avons appelé Amour.

FÉLIX. Ce nom paradoxal n'est pas dé- pourvu d'ironie, mais je ferai remarquer à Mon- sieur qu'Amour n'est pas un nom de chien ; c'est à peine un nom d'homme. Les sentiments dont Monsieur et sa famille ont fait preuve à l'égard de cet animal sont à coup sûr respec- tables. Malheureusement ce ne sont pas des sentiments chic. Si Monsieur tient à son quant à SOI, il remplacera ce cabot vulgaire par une chienne de race, qu'il appellera Diane. Mon- sieur comprendra qu'il n'est pas flatteur pour un domestique de bonne maison d'entendre l'avis goguenard des connaisseurs, quand il conduit un chien pareil faire ses petits besoins.

Tatave (qui s'est insidieusement approché). Je l'y conduirai bien, moi. Ça ne me gêne pas, mon vieux... Et puis, le premier qui touche à Amour... eh! ben, on verra... Et je ne te l'envoie pas dire, hé, l'andouille !

FÉLIX (vexé). ~ Sans compter Monsieur Gus- tave qui aurait peut-être besoin d'une gouver- nante allemande pour lui apprendre les subti- lités de la langue française.

Tatave. Quoi ?

Zup. Félix a raison, tu parles comme un petit voyou. Tu n'as aucun chic.

Tatave. T'as de ça, toi ?

Zup (énervé). Je te défends de parler sur ce ton à ton père. Et pour commencer nous allons supprimer ton sale chien.

Tatave. Faut voir.

•Zup (de plus en plus énervé). C'est tout vu. Et pour t'apprendre, voici pour toi... /// lui donne une claque).

16

Le Quant a soi

Tatave (suffoqué). Oh I papa, c'est la première fois que tu fais cela...

ZUP. Ce n'est pas la dernière fois ; tu es un polisson. (Tatave hurle, roulé dans un fau- teuil, Amour près de lui. Ricoche entre au fond.)

Scène VI.

LES MÊMES, PICOCHE.

PiCOCHE. Bonjour, Zuzupe... Hein ? quoi ? quelle tête fais-tu... Et le mioche qui hurle? Qu'est-il arrivé ?

Tatave (sanglotant). Paraît... qu'à cause... à cause de l'andouille... y a plus d'Amour.

PiCOCHE. Qu'est-ce que tu chantes ?... (bas, apercevant Félix.) Quel est ce fonctionnaire ?

Zup (agacé). C'est mon valet de chambre.

PiCOCHE. Bigre I Les produits pharmaceu- tiques conduisent loin...

Zup. Tu as des plaisanteries d'un goût...

Tatave (hoquetant, au chien). Si tu... si tu... si tu pars... eh I bien! moi aussi, je pars...

PiCOCHE. Qu'est-ce que tout cela Veut dire ? (A Tatave.) Mon petit, tu vas aller faire un tour au jardin, avec ton chien...

Tatave (toujours larmoyant). Il fait pipi sur les rosiers...

PiCOCHE. Il a raison ; c'est fort bon pour les rosiers. Va, mon gosse...

Tatave. Oui, parrain. (Sortant avec le chien et, à part, en lançant à Félix un regard haineux.) Andouille !

PiCOCHE Félix). Et vous, allez donc voir à la cuisine si j'y suis, mon ami.

FÉLIX (vexé et gourmé). Oui, Monsieur, part, en sortant au fond) En voilà un ma- lotru !

Scène VII.

ZUP, PICOCHE.

PiCOCHE. Et maintenant, mon bonhomme, à nous deux.

Zup. Quoi ?

PiCOCHE. Oh ! ^as de grands airs. Avec moi, tu sais ça ne prendrait pas. Pourquoi le petit pleurait-il ?

Zup. Il était insupportable. Je lui ai donné tme claque.

PiCOCHE. Toi ? Tu as claqué ton benjamin ! Ah I ça, c'est violent I

Zup. Je te répète qu'il est insupportable. Je puis bien manifester mon autorité pater- nelle, je présume ?

PiCOCHE. Ton autorité ? Ah ! ça, tu t'ima- gines donc que les claques prouvent de l'autorité ? Mais c'est tout juste le contraire ; elles prouvent que celui qui les donne est dans son tort, voilà tout.

Zup. Mon cher, il est entendu que tu es un parrain gâteau. Moi, jle n'entends pas être un papa bonbon. D'ailleurs, je vais mettre bon ordre à la conduite de mon fils...

PiCOCHE. Mais saprelotte ! qu'est-ce qu'il a fait, ce gosse ?

Zup. Je vais lui prendre une gouvernante allemande...

PiCOCHE. Pour faire quoi ?

Zup. Pour lui apprendre à se tçjiir. Pour lui apprendre que quand on parle aux domes- tiques, il faut être poli, pour...

PiCOCHE. Ah! voilà le grand mot lâché. C'est cet espèce de gros solennel qui t'a fait la loi ! Piqué par je ne sais quelle mouche, poussé par la plus sotte des vanités, tu as pris

un valet de chambre, dont tu n'as aucun besoin.

Zup. Qu'en sais-tu ?

PiCOCHE. Dame ! tu t'en étais .bien passé jusque maintenant. Et depuis que ton fils est marié, il y a une person ic de moins dans la maison. Tout de même, e'est admirable: Zup, le Zup des réglisses et des pastilles de potasse, à la tête d'un valet de chambre important et gourmé. Tiens, ce serait à pleurer do chagrin, s'il ne valait pas mieux en rire.

Zup. Ris à ton aise, mon cher. Je connais mes devoirs : la femme de mon aîné est baronuL-, ne l'oublie pas. Je ne veux pas que mon fils puisse rougir de ses parents. J'entends que le service soit organisé ici d'une façon chic : je tiens à mon quant à soi.

PiCOCHE. Alors, si tu n'avais pas de valet de chambre, ton fils rougirait de ses parents ? 11 a le cœur plus haut placé que ça. Ton quant à soi ! Mais ton quant à soi, c'est d'avoir les allures, les habitudes et la bonhomie d'un brave commerçant qui a fait son beurre, qui vit pai- siblement de ses bonnes rentes, de ses bonnes grosses rentes. Le quant à soi, ça dépend des classes de la société. Tu n'es pas Montmo- rency, que je sache ! Et en te donnant le faux chic d'im parvenu vaniteux, tu joues le rôle d'im pitoyable Monsieur Jourdain.

Zup. Je ne connais pas ton Monsieur Jour- dain, mais je sais ce que j'ai à faire. Ce n'est pas ma faute, si tu es jaloux.

PiCOCHE. Jaloux I Ah I mon pauvre vieux, faut-il que tu sois devenu bête pour me sortir des inepties pareilles I Moi, jaloux ! Tu me fais de la peine, voilà tout.

Zup. A ton aise. Mais tu me permettras de croire que mon avis vaut bien le tien.

PiCOCHE. Mais ce n'est pas ton avis que tu me dormes I C'est l'avis de ton valet de chambre. Je le sens bien : tu es ébloui par les manières importantes de cet imbécile en livrée.

Zup. Il a servi chez des nobles, mon cher.

PiCOCHE. Nous, nous n'avons servi chez personne : nous avons fréquenté chez des braves gens. Et nous sommes grotesques, entends-tu, grotesques, quand nous voulons nous affubler de façons qu'il faut des ancêtres et des siècles pour avoir sans ridicule !

Zup. Ce n'est pas mon avis.

PiCOCHE. Pour le moment peut-être. JEa attendant, peut-on savoir les grandes réformes que tu prépares ?

Zup. Je ne prépai'e pas de grandes' ré- formes. Dirait-on pas ! Je veux que ton filleul soit bien élevé, que le ton de la maison soit digne de ma bru, que le chien ne soit pas un infâme cabot de trente-six races mélangées...

PiCOCHE. Ça, mon ami, c'est tout simple- ment une crasse, une petite crasse : mais elle est significative. Tu adorais ce cabot, qui n'est pas beau, je te le concède, mais qui est bon. Pour plaire à ton valet, tu vas remplacer im vieux brave homme de chien par quelque levrette prétentieuse ou quelque sloughi dégoûté, qui seront beaux presque autant que bêtes. C'est un premier pas. Ça n'a l'air de rien, et c'est énorme. A ton âge, il n'y a que la première bêtise qui coûte. Et tout cela, pourquoi ? Car c'est vm prétexte, la prétendue humiliation que tu imposerais à ta bru. C'est loin d'être une pimbêche. Ce n'est qu'une brave petite bour- geoise de baronne. Elle s'est assez rasée avec son premier mari, un vieux macabre qui parlait de ses ancêtres avec une voix de gramophone triste et qui avait toujours l'air de mâchonner des armoiries en caoutchouc ! Cet homme-là n'a eu qu'une bonne idée dans sa vie : c'a été de claquer. La petite dame, sans doute, avait été séduite par le titre. Elle en est revenue. Elle

Le Quant a soi

est plus bourgeoise que toi, et elle a rudement raison. Non, ce n'est pas cela qui te fait agir, c'est ime sorte de vanité sénile qui te vient tout à coup, un besoin d'éblouir. Aujourd'hui, tu prends un valet de chambre, demain tu t'étu- dieras à dormir avec distinction, pour pouvoir devenir sénateur I

2up. En voilà assez, tu m'ennuies I PicoCHE. Parce que j'ai raison I Zup. Veux-tu un peu me fiche la paix, à la fin I

PicocHE (saisi). Te fiche la paix... (se reprenant, ironique). Vous n'êtes pas chic, Mon- sieur le comte I (Madame Zup entre à droite. Elle est en négligé du matin, « matinée » blanche, jupon de dessous, papillotes dans les cheveux.)

Scène VIII,

LtES MÊMES, MADAME ZUP.

Madame Zup. Mon Dieu I quel bruit vous faites I On croirait que vous vous disputez au'v a-t-il ? y > i y

PicocHE. II y a, ma chère sœur, que ton mari, Monsieur le comte Zup ici présent, devient fou.

Zw (exaspéré). —Je te dis que tu m'embêtes.

Madame Zup. Oh I Arthur...

PicocHE. Voilà !

Madame Zup. Mais enfin...

Zup Madame Zup). Oh ! toi, tu ne vas pas prendre parti contre moi, je suppose ? Et puis, quelle est cette toilette ridicule ? Tu es fagotée comme une fille de cuisine, ma parole.

Madame Zup (avec reproche). Sur quel ton tu me parles...

Zup. Sur le ton qui convient.

Madame Zup. Enfin, depuis que nous sommes mariés ai- je jamais mis une autre toilette pour le déjeuner du matin .''

Zup. Tu avais tort. Quand on tient à son quant à soi, on ne descend qu'une fois son tub pris, sa barbe faite et en pyjama.

Madame Zup. Ma barbe ?

PicoCHE. Je te le dis, Marie, il est fou.

Zup. -— Je suis fou, c'est entendu. Et cela parce qu'il me convient de rehausser le ton de ma maison, de donner satisfaction à une petite baronne que je dois considérer comme ma fille, après tout I Parce que je désire que Françoise..'.

PICOCHE. Fiancée à Jean Dekoster, fabri- cant de drap.

r-y^^ï: ~ ^^ "^ regarde pas... Que ma fille Françoise, que mon fils Gustave deviennent distingués...

PICOCHE. Tu oublies le chien.

Zup. Imbécile ! Parte qu'en somme je sacrifie ma^ tranquillité au bonheur de mes en- fants : voilà ce qu'on me sert : je Suis fou. C'est à vous dégoûter.

Madame Zup. Voyons, ne te mets pas dans un état pareil ; Gustave te taquine. Il ne faut rien exagérer... Tous ces changements, mon Dieu I on s'y habituera. Gustave lui-même...

PiCOCHE. Ah non, par exemple ! Ne comp- tez pas là-dessus, Marie. II est certain que je ne mange pas mon potage sans cuiller et que je ne me fourre pas les doigts dans le nez. Mais quant à singer le Monsieur de vieille souche qui a besoin d'un valet de chambre pour lui passer son jujube... Je vais te dire une chose, ma bonne Marie: Zup est en train de faire des bêtises qui l'entraîneront plus loin qu'il ne veut, il est occupé... (Félix entre à gauche.)

17

Scène IX.

LES MÊMES, FÉLIX.

FÉLIX. Monsieur le marquis de la Fouaille demande si Monsieur peut le recevoir... Voici sa carte.

Zup (éperdu). ~ Un marquis ! Tout le monde sait donc déjà que j'ai un domestique ?

Madame Zup (s'a/falané dans un fauteuil). Ah ! mon Dieu, un marquis...

(Félix considère leur émoi d'un air ironique )

PicoCHE part). Les pauvres gens... (haut.) Le marquis de la Fouaille... il me semble que j'ai déjà entendu ce nom-là...

Zup. Toi ? Ah I mon pauvre vieux 1

PICOCHE part). Nous verrons bien.

Félix. Que dois-je répondre à Monsieur le marquis.

Zup (affolé). Vous lui direz... (voyant le regard ironique de Félix posé sur Madame Zup, il fait de grands gestes pour indiquer à celle-ci que sa toilette n'est pas convenable. Puis, d'un air faussement dégagé) ! bien, mon Dieu, vous lui direz... (Brusquement, à Marie ^ Enfin qu'est-ce que tu fais ?

Madame Zup. Moi... euh... ! Rien. Un marquis !...

Zxjv (s' approchant, bas). Tu ne comprends donc rien ! Tu ne vois pas que depuis un quart d'heure, je te fais des signes. Ce n'est pas une toilette devant un domestique...

Madame Zup. C'est vrai, je n'y pensais pas... Ah I comme tout cela est difficile... Je vais m 'habiller, mon ami, je vais m 'habiller... (Elle se sauve à droite tout en disant, à part) J'aurais pourtant bien voulu déjeuner. Je vais passer par la cuisine.

Scène X.

LES MÊMES, moins MADAME ZUP.

Félix. Que dois-je répondre à Monsieur le marquis .''...

Zup. bien, euh I... Qu'est-ce que vous en pensez vous-même ?

PicocHE part). Ça c'est le comble 1

Félix. Monsieur connaît-il Monsieur le marquis et désire-t-il le recevoir ?

Zup. Je ne le connais pas, mais je désire le recevoir. Plus souvent, un marquis ! On n'a pas tous les jours l'occasion. Seulement, je ne suis pas habillé... Enfin, faites toujours entrer au salon... (pris d'une idée) Il y a des housses sur les meubles, au salon I

PicoCHE part). Quelle catastrophe pour le derrière de ce marquis I

FÉLIX. Je ferai respectueusement remarquer à Monsieur qu'en négligé il vaut mieux recevoir ici. Cela ne manque pas d'une certaine allure bon enfant, que savent apprécier à sa juste valeur les gens bien nés.

PICOCHE part). Que savent apprécier... Ça me fait suer, littéralement !

Zup. Alors vous croyez que les gens bien nés ?...

FÉLIX. Evidemment.

Zup. bien...

PicoCHE (intervenant). Un moment (le prenant à part). J'ai été un peu vif tout à l'heure. Mais j'ai peut-être des préjugés. Cela t'ennuierait-il beaucoup que je le voie un moment ici, ton marquis ? Cela modifierait sans doute ma façon de penser.

Zup (épanoui). Ah! Ah! tu vois bien... J'étais sûr que tu finirais par m 'approuver...

PICOCHE (évasif). Oui. (A Félix.) Vous

18

Le Quant a soi

ferez venir d'abord Tatave, avec le chien. Avec le chien et la laisse. Quand on sonnera, vous introduirez le marquis.

FÉLIX (interrogatif à Zup). Monsieur ?...

Zup (légèrement estomaqué). Mais... faites ce que vous dit Monsieur... (Félix sort au fond.) M'expliqueras-tu ?

PiCOCHE. Oh I certainement. J'emmène le chien puisque tu ne veux plus d'Amour.

Zup (sans saisir). Je savais bien que tu me comprendrais.

PiCOCHE. Je suis peut-être plus malin que je n'en ai l'air. (Entre, fond, Tatave avec Amour.)

Scène XI.

LES MÊMES, TATAVE, puis le MARQUIS.

Tatave. On va se balader, parrain ? Quelle veine !

PiCOCHE. Oui, on va se balader, mets le collier au chien... (Tatave arrange le chien.)

Zup. Vous en avez pour longtemps ?

PiCOCHE. Oh I tu peux faire entrer ton marquis... (Il sonne lui-même. Conduit par Fé- lix, entre, au fond, le marquis, type de rasta d^un chic légèrement exagéré. Le marquis con- sidère avec étonnement la scène, Zup en négligé. Ricoche tournant le dos à la porte, Tatave accroupi près du chien et occupé à le museler.)

Tatave (bas, à Picoche). Qui est ce Mon- sieur ?...

PiCOCHE (bas). Ne bouge pas. Occupe-toi du chien.

Tatave. Oui, parrain.

Le Marquis. Monsieur Arthur Zup ?... (Zup, sans répondre, la main sur le cœur, recule en s* inclinant profondément.)

FÉLIX part). Il a de la branche, ce de la Fouaille ; mais le patron ne sera pas facile à éduquer. (Il sort.)

Le Marquis (insistant, avec un sourire). Monsieur Arthur Zup ?...

Zup (avec une soudaine volubilité). Lui- même pour vous servir, Monsieur le marquis. Et quoique je n.'aie pas l'honneur... enfin... oui, l'honneur du... chose, je suis heureux de... (pris d'une idée) de vous présenter mon excel- lent ami... c'est-à-dire beau-frère... et, donc, parent : Monsieur Gustave de Picoche... (Zup ne s^est pas retourné pour faire les présentations. D^autre part, il cache Picoche. De façon que quand le marquis s'incline, c'est devant le dos de Picoche accroupi.)

Le Marquis. Monsieur je... oh ! pardon.

Picoche (se dressant vivement). C'est moi. Monsieur, qui m'excuse... mais nous muselions le chien.

Le Marquis (avec aisance). Il est mé- chant ?

Picoche. Cela dépend avec qui.

Le Marquis. C'est un fort joli chien.

Zup. Et nous y tenons énormément. Ce n'est pas qu'il soit de race, mais...

Picoche. Au contraire, il est même de plusieurs !

Zup (riant trop fort). J'allais le dire !

Picoche. Nous vous laissons... vous avez à causer probablement... A tout à l'heure, mon vieux Zuzupe.

Zup (furieux, à part). Animal I II me le paiera.

Tatave. Au revoir, p'pa, au revoir, m'sieur...

Le Marquis. Au revoir, mon petit ami...

Picoche (au chien). Passe, marquis. (Le

marquis fait un mouvement. Picoche le remarque et ajoute) : C'est le nom du chien. Monsieur.

Le Marquis (vert). Charmé I charmé !

Picoche part). Je n'ai jamais vu cette tête-là... mais ce nom ne m'est pas inconnu. On verra bien.

Tatave Picoche en sortant). Tu be trouves pas, parrain, qu'il est rudement familier, cet Espagnol ; il m'a appielé son petit ami. Fau- drait peut-être bien voir si cela me convient. (Ils sortent au fond.)

Picoche (rentrant une seconde). Et puis, je m'appelle Picoche sans particule. Gustave Picoche, des pâtes alimentaires... (il salue)... Monsieur... (il sort.)

Scène XII.

ZUP, LE MARQUIS. (Un silence embarrassé.)

Le Marquis (toussant). Hem ! Hem !

Zup (toussant). Hem ! Hem I (Silence.)

Le Marquis (rompant les chiens). Il est fort original, ce monsieur.

Zup. N'est-ce pas... il est... (un temps.) Il est original.

Le Marquis. Un parent, m'avez-vous dit ?

Zup. C'est-à-dire qu'il est le frère de ma femme et le parrain de mon fils cadet... mais en dehors de cela...

Le Marquis. Parfaitement I parfaitement ! (Silence.) bien ! Monsieur Zup, je n'irai pas par quatre chemins avec vous...

Zup. Vous avez bien raison. Monsieur le marquis. Parce que, n'est-ce pas, quatre chemins, c'est toujours un peu plus long... quoique tous, sans doute, conduisent à Rome...

Le Marquis. Et comme nous aimons autant rester à Bruxelles...

Zup. Justement. Au prix est le beurre (Tête du marquis. A part) J'ai dit une bêtise... (haut) Pardonnez-moi de vous recevoir en ce négligé...

Le Marquis. Pas du tout. Cela a une certaine allure bon enfant...

Zup part). Félix me l'avait bien dit... (Haut.) Et?...

Le Marquis. Je suppose que vous con- naissez ma famille ?

Zup. Comment, si je la connais ! Mais je ne connais qu'elle, Monsieur le marquis. Mon père me disais souvent : « Granide famille, les de Fouaille! grande famille...»

Le Marquis. Nous portons six merlettes sur champ de gueules...

Zup. Six merlettes I Et combien de gueules ? (Un temps.) bien ! il faut avouer que c'est quelque chose que six merlettes... Crebleu I six merlettes... Je me contenterais d'une, moi.

Le Marquis (désinvolte). Bah ! laissez donc. La noblesse a fait son temps.

Zup. Je ne vous permets pas. Monsieur le marquis, de dire une chose pareille. La no- blesse ! Mais on peut affirmer, sans crainte d'être contredit, que la noblesse a un devoir à remplir : faire la noce ! La noce, c'est la seule occupation que nos gouvernements démocratiques aient lais- sée à la noblesse.

Le Marquis. Je constate. Monsieur, que vous avez un grand cœur. Nous sommes faits pour nous entendre.

Zup. Mes oreilles, Monsieur le marquis, sont vos obligées.

Le Marquis. Faire la noce, hélas I oui, c'est à peu près la seule chose que décemment nous puissions encore faire. Mais si l'argent est

Le Quant a soi

19

F

le nerf de la guerre, il est aussi le nerf de la noce.

ZuP. Bien sûr ! bien sûr ! Mais le chic remplace tant de choses. Quand on a six mer- lettes... dame, on s'en tire toujours, hein ?

Le Marquis (se Levant). Qu'est-ce à dire, Monsieur ?

ZuP. Mais...

Le Marquis. J'entends bien. Vous imaginez que je suis de ces nobles qui vendent au plus offrant leurs armoiries, qui en font une sorte de denrée. De denrée alimentaire, c'est le cas de le dire. Sachez que je ne mange pas de ce pain-là.

ZuP (confus). Je n'ai pas voulu vous offenser, Monsieur le marquis. Ces sentiments vous honorent. Asseyez-vous.

Le Marquis (s' asseyant). Je possède en France de vastes propriétés. Mais comme j'ai fait de la propagande royaliste, l'infâme répu- blique m'exile et met la main sur toutes mes terres.

ZuP. C'est dégoûtant ! Elle a le droit de faire ça, l'infâme république ?

Le Marquis. Elle le prend : au point de vue du résultat, cela revient au même pour moi. Je suis trop fier pour me soumettre. Je pré- fère endurer les souffrances d'un exil doulou- reux...

ZuP (sincère). C'est affreux... la réfle- xion) Bruxelles est pourtant une ville assez agréable.

Le Marquis. Je ne parle que des souf- frances morales. Ce sont les plus cruelles.

ZuP. A qui le dites-vous I

Le 'Marquis. Dépouillé de tout, je travaille poiHL vivre...

ZuP. Un marquis ! Quel courage...

Le Marquis. Chaque classe de la société a ses martyrs. Alors, connaissant votre grand cœur, sachant que vous êtes un homme éminent... (Geste de protestation de Zup) Si, si éminent, capable de comprendre... (IL tire de sa poche un catalogue) Je suis venu vous proposer une petite 24 - chevaux, si'encieuse, souple, bon marché... (ton du camelot) 12 litres aux 100 ki- lomètres, fait gentiment du 65 en palier, trans- mission -par cardan, moteur six cylindres, toute montée, carrosserie de luxe, double phaéton ou landaulet, au choix : nous laissons pour vingt mille.

ZuP. Une automobile ! Vous vendez des automobiles ! Ah ! Monsieur le marquis, j'ai tou- jours aimé la noblesse. A présent, je la vénère. On la disait rétrograde ; et vous vendez des automobiles ! Avoir été aux croisades du moins je suis sûr que vos ancêtres y étaient et vendre des automobiles I Savez-vous, Monsieur le marquis, que vous êtes héroïque I

Le Marquis. Il est dur en effet... mais c'gst pour le Roy.

Zup. Et tenez, justement, j'avais envie d'une automobile, depuis longtemps. Ce que Félix va être content !

Le Marquis. Félix?

ZuP. C'est mon valet de chambre, lui gar- çon très bien. Je vous achète votre automobile. Monsieur le marquis. Pensez donc : une auto- mobile vendue par un marquis, ce ne sera jamais de la camelote... (avec esprit) de la camelote du Roy...

Le Marquis (avec un rire contraint). Très bien ! très bien ! (ton du camelot.) Ma voiture est livrée en trois semaines. Nous demandons un tiers de provision.

Zup. Comment donc... mais... je vais vous chercher cela...

(Françoise entre à droite.)

Scène XIII.

LES MÊMES, FRANÇOISE (jolie et très simple robe d'intérieur)

Françoise. Papa, veux-tu venir... Oh t pardon. Monsieur. . .

Le Marquis. Mademoiselle...

Zup. C'est ma fille, Monsieur le marquis; Françoise, je te présente mon excellent ami le marquis de la Fouaille, dont je t'ai souvent parlé...

Françoise. Mais papa, excuse-moi, je ne- me rappelle pas...

Le Marquis. Une aussi jolie femme que vous. Mademoiselle, a droit d'avance à toutes les excuses...

Françoise. Oh I Monsieur... part) Il est très distingué.

Zup. Ah ! folles têtes que ces jeunes filles,. Monsieur le marquis, folles têtes ! Je suis sûr que si je lui rappelais que vous portez douze merlettes sur un champ, elle aurait l'air toute étonnée I Ça ne songe qu'à des colifichets... C'est de leur âge, n'est-ce pas ? Quand nous avions leur âge...

Le Marquis (souriant). Mais...

Zup. Je parle pour moi, bien entendu, pour moi qui suis un vieux honhomme... Françoise) Et grâce au marquis, je vais pouvoir te faire un joli cadeau : une automobile 1

Françoise. Une automobile, grâce à Mon- sieur ? (Le marquis fait à Zup un petit signe.)

Zup (volubile). Oui, tu comprends, le mar- quis est... administrateur d'une société. Enfin, peu importe. Je vous laisse un mçmcnt, cher ami... ma fille vous tiendra compagnie. (Il sort à droite. A part) Et Picoche qui avait des pré- ventions. Quel imbécile 1

Scène XIV.

LE MARQUIS, FRANÇOISE.

Le Marquis part). Elle est très gen- tille... (haut) Je bénis le hasard qui me donne une aussi channante compagnie.

Françoise. Oh I Monsieur... part) Il a une jolie voix.

Le Marquis. Vous aimez beaucoup l'auto- mobile .''

Françoise. Je ne sais pas. Je n'en ai jamais fait, mais j'aime le mouvement, le soleil, les courses, le grand vent...

Le Marquis. Vous n'êtes pas sentimentale ?

Françoise. Moi... Oh I si ! Très !

Le Marquis. Il ne faut pas rougir pour cela ; d'ailleurs, cela vous sied à merveille de rougir un peu. Cette toilette simple vous rend exquise, et rien n'est plus radieux qu'une jeune fille joignant ce que nous appelons la grande allure à la grâce du cœur.

Françoise. Ce sont de bien grands mots pour de si petites choses.

Le MxRQVSis {d'une voix cajoleuse). C'est tout à fait bien ce que vous venez de dire là. Mais permettez-moi d'ajouter que ce n'est pas complètement exact. Je le sais, moi que l'exil retient loin de mon pays... Oui, je suis de vieille no^blesse française. La politique... Mais ce sont détails qui n'ont pour vous aucun intérêt... Non, non I ne protestez pas. Peut-être d'ailleurs, l'exil me fait-il mieux comprendre cer- taines choses. Je vois comme dans un rêve, hélas ! la jeune fille à la longue amazone bleu de roi, galopant fougeusement à travers bois,, sur quelque noble genêt d'Espagne. Et puis.

20

Le Quant a soi

quandj ivre de lumière, de vent et de joie, elle renti'e au château, elle est la sentimentale, com- préhensive de toutes les nuances du cœur et de toutes les grâces de l'esprit.

Françoise part, troublée). Mon Dieu ! co\.v:.\z je dois lui paraître godiche ! (haut: ' Je vous avoue. Monsieur, que je n'ai jamai? pensé à ces choses... Nous vivons bien tranquil- lement ici, nous sommes fort simples.

Le Marquis. La simplicité est rapana,ge de la véritable noblesse. Elle a plus de gran- deur qu'on ne peut croire.

Françoise. Pourtant, la galopade sur un genêt d'Espagne... Il me semble que j'aurais peur.

Le Marquis. Je suis persuadé du contraire. Au demeurant, c'est une métaphore. Mais mal- gré moi, je reviens en esprit à l'évocation d'un passé splendide et tumultueux. Je rêve un moment, et je retombe brutalement, terrassé par la réalité.

Françoise. Oh ! je crois que, sans ^le savoir, je vous ai fait de la peine.

Le Marquis. Vous ne m'avez pas fait de peine, Mademoiselle ; et puis, vous ne saviez pas... Puissiez-vous ne jamais savoir ce que l'e.xil est cruel 1 Loin du manoir de mes ancêtres, je suis comme un errant misérable...

Françoise. Oh 1 Monsieur, je ne puis dire à quel point je suis navrée de vous avoir fait penser à des choses douloureuses.

Le Marquis. Il n'importe : la souffrance finit par devenir une vieille amie. Et puis on ne peut pas toujours en parler à d'aussi ravis- santes femmes que vous...

Françoise. Je ne suis qu'une petite sotte... J'ai dix-huit ans, c'est mon excuse.

Le Marquis. Age troublant déjà la femme apparaît, on les souvenirs de l'enfance ne sont pas encore détruits par les soucis de la maturité. Mademoiselle, je ne vous connais que depuis une minute, et il me semble qu'un rayon de soleil printanier vient soudain d'illuminer ma vie...

Françoise part). Comme il me parle ! Le Marquis. Voulez-vous bien me donner la main ?

Françoise. Mais avec plaisir. Monsieur. Le Marquis (gardant la main de Françoise dans la sienne). Cette petite main jettera sur son passage toutes les fleurs de la vie. Heureux celui qui, pour toujours, la tiendra dans la sienne, comme je la tiens, moi, pour un fugi- tif instant...

Françoise part). Jean ne m'a jamais dit des choses aussi jolies.

Le Marquis. Je souhaite. Mademoiselle, que l'existence vous soit douce. Acceptez qu'un pauvre exilé fasse ce vœu... (Il lai embrasse la main, Françoise frissonne légèrement, mais laisse sa main dans celle du marquis, sans mot dire, jusqu'au moment rentre Zup. Alors le marquis et Françoise se séparent précipitamment. Zup n'a rien vu.)

Scène XV.

LES MÊMES, ZUP.

Zup (au marquis, jovialement). Elle n'a pas beaucoup de conversation, hein 1 ma fille ?

Le Marquis. -— Mais je trouve, au contraire... part) Ce qu'elle me botterait, cette gosse !

Françoise part). Qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que j'ai...

Zup (au marquis). Voici... (insistant) les renseignements demandés... J'espère, mon cher ami, que nous nous verrons souvent...

Le Marquis (lentement, avec intention, en re-

gardant Françoise). Mais le plus souvent sera le mieux...

Françoise part). Oh !

Zup. C'est moi qui suis ravi, mon cher marquis. (Madame Zup entre à droite dans une toilette qui conviendrait pour assister à un dîner, mais qui, le matin, est parfaitement ridicule. Elle reste, gênée, près de la porte.) Justement, voici ma femme, je vais me permettre de vous pré- senter... (bas) C'est une personne fort simple.

Scène XVI.

LES MÊMES, MADAME ZUP, puis FÉLIX.

Le Marquis. Je suis ravi, ravi.

Zup. Chère amie, le marquis de la Fouaille (révérence trop accentuée de Madame Zup), mon excellent ami.

Le Marquis. Puisque mon ami, Monsieur Zup, me l'affirme, je veux bien croire que vous êtes la mère de cette délicieuse demoiselle ; mais on pourrait jurer que vous êtes deux sœurs...

Madame Zup. Tout l'honneur est pour moi. Monsieur le marquis.

Zup part). Ce qu'il parle bien, le bou- gre !

Le Marquis. A présent. Madame, permet- tez-moi de me retirer... Le comité royaliste m'at- tend.

Zup. Oui, oui, mon cher, allez donc cons- pirer...

Françoise (sans réfléchir). Vous ne courez pas de danger, au moins ?

Le Marquis (souriant). Aucun danger, tvous êtes trop charmante... part) Elle ne l'envoie pas dire ! (haut) Madame, j'espère que vous m'accorderez la permission de venir vous voir...

Madame Zùp (trop empressée). Le plus souvent possible. Monsieur le marquis...

Zup. Monsieur, à bientôt, n'est-ce pas ?...

Le Marquis. Mon cher... (et s' inclinant devant Françoise) Mademoiselle... (Il va pour sortir, escorté de Zup, à gauche. Félix surgit au fond.)

Félix (bas à Zup). C'est au valet de chambre à reconduire les visiteurs...

Zup (id.) Oh ! pardon ! (haut) Je vous laisse, mon cher, à bientôt.

(Le marquis sort suivi de Félix.)

Scène XVII.

ZUP, FRANÇOISE, MADAME ZUP.

Zup. Eh bien ! j'ose dire que voilà un tMonsieur chic.

Madame Zup. Je le trouve tellement distin- gué... Enfin, il m'impressionne.

Zup. La noblesse, ma chère. FIcureusement, tu étais en toilette. Ainsi, mon négligé a passé inaperçu... Elle est très bien, cette toilette, très comme il faut, simple...

Madame Zup. Il va falloir se mettre ainsi tous les matins, avec un corset ? J'aimais tant déjeuner sans corset !...

Zup. Ma chère, quand on a ua valet de chambre et un marquis... Il n'y avait que Fran- çoise qui ne nous faisait pas honneur...

Françoise. Moi, pourquoi ?

Zup. Cette petite robe de quatre sous...

Françoise. Le marquis l'a trouvée exquise, c'est son mot.

Zup. Il te l'a dit ?

Françoise. Certainement.

Zup. Alors, c'est par politesse.

Le Quant a soi

Françoise. Mais papa...

ZuP. Ma petite fille, je connais les nobles mieux que toi, je présume. Et puis, perd donc l'habitude de m'appeler papa; appelle-moi: mon père. C'est plus distingué.

Françoise. Oui, mon père.

ZuP. Très bien, mon enfant. Ah ! on peut dire que, comme Titan, je n'ai pas perdu ma journée. (A Madame Zup) Et puis, as-tu remar- qué l'allure de F^lix quand il a reconduit le marquis ? Quel chic ! Ah ! je finirai par croire, ma chère, que notre bru n'est pas une vraie baronne. Sans doute, il y a quelque chose de différent de nous, chez elle... mais pas cette grâce, ce brio, enfin ce je ne sais quoi qu'il y a chez Félix.

Françoise. Et chez le marquis.

Zup. Ah ! ce brave de la Fouaille ! Ma bonne amie, nous nous tutoyons presque... et il m'a fait acheter une automobile !

Madame Zup (effarée). ~ Une automobile, pour quoi faire ?

Zup. Pas pour jouer du piano, bien sûr ! Nous parlerons d'ailleurs de cela... (remarquant que Françoise est pâle, assise dans un fauteuil) Qu'est-ce que tu as, toi ? qu'est-ce qui t 'arrive ? Mais elle est souffrante...

Françoise, qu'est-ce que

je vous assure, rien.

voyons

Madame Zup, c'est ? Fillette...

Françoise. Rien, (Elle pleure.)

Zup. Voyons... voyons... je ne comprends pas... Quelqu'un t'a-t-il contrariée ? Réponds, au moins... On t'a fait du chagrin ?... (illuminé) le marquis, peut-être ?

Françoise. Oh I non, au contraire...

Zup. Au contraire ?

Françoise (hoquetant). C'est parce que tu as trouvé que je ne te faisais pas honneur devant le marquis...

Zup. Ah ! c'est cela... ah ! Eh bien... (fou de joie) Veux-tu bien ne pas te faire de bile, petite sotte... puisque le marquis t'a trouvée exquise... Puisque... (Prenant sa femme par les deux bras et la secouant) Sais-tu ce qu'elle a, cette petite ?

Madame Zup (affolée). Ah ! mon Dieu ! non, je ne sais pas... Est-ce que c'est grave ?

Zup (dansant presque). Elle a le coup de foudre, ma bonne amie !

Madame Zup. Le coup de foudre ? Pour qui ?

Zup. Mais pour le marquis, parbleu ! Ah ! bourgeoise!

Madame Zup. Elle est fiancée... elle est promise... voyons, Françoise I

Zup. Fiancée avec un Jean Dekoster... est- ce que cela compte, un Jean Dekoster!... Un mar- chand de draps, je vous demande un peu ; quand il y a un marquis... un marquis de premier ordre... Ah! fillette! fillette! comme tu me fais plaisir!

Françoise (très confuse). Je ne sais pas, moi... il faut me laisser un peu... je ne com- prends pas moi-^même. Il ne m'a dit que quelques mots... mais si doucement... si tristement... Je ne sais pas. Pourtant, il faut attendre, j'aime encore Jean... un brave garçon de fiancé... Mais ceci, c'est autre chose... que je ne puis pas expliquer. Je me sens très heureuse et très malheureuse... enfin, je ne sais pas...

Zup. Mais le coup de foudre, ma chérie, le coup^ de foudre... comme dans les ronians ! Et on dira que ce n'est pas épatant, la noblesse !

Madame Zup. Vous me mettez dans un bel état, vous deux, avec vos histoires... Je ne sais pas si c'est l'émotion... ou bien si c'est mon corset...

Zup. De la tenue, voyons, Madame Zup...

Françoise (sanglotant tout à coup). Il ne reviendra peut-être pas !

Zup. Mais si, il reviendra. D'ailleurs, tu vas voir... (Il sonne, Félix apparaît.)

Scène XVIII.

LES MÊMES, FÉLIX, puis OLGA.

Madame Zup. Que vas-tu faire ? (Elle va vers Françoise et reste auprès d'elle.)

Zup Madame Zup). Attends. (A Félix) Nous avons ce soir... (clignant de l'œil du côté de Françoise) nous avons un marquis à dîner.

Félix. Je félicite respectueusement Mon- sieur de cet événement considérable.

Zup. Quoique cela n'entre pas dans vos fonctions, je vous serais reconnaissant d'élaborer un menu. (A part) Son adresse?... ah! oui, j'ai sa carte.

Félix. Un menu, c'est grave, mais je tâcherai.

Zup. Je compte sur vous, Félix. Mettez- vous là. Préparez-nous un chef-d'œuvre. Tenez, voici mon crayon et mon block-notes...

ZifP va vers Françoise. Qu'en dites- vous, petite marquise ?

Françoise (éperdue). Je suis folle ! je suis folle I

Olga (entrant au fond). Monsieur Jean Dekoster...

ZuP. Ah ! tonnerre ! II choisit bien son moment, celui-là ! Il n'a aucune espèce de tact !

(Entre Jean, timide et empressé.)

Scène XIX.

LES MÊMES, DEKOSTER.

Dekoster. Ha ! ha ! quelles bonnes nou- velles ?...

ZuP. Taisez-vous ! malheureux... On tra- vaille là... '(Il indique Félix, qui écrit au coin de la table.)

Dekoster. Ah! on travaille... Et...

Zup. Chut !

Dekoster (sur la pointe des pieds va vers Françoise et bas). Bonjour, Françoise...

Françoise (embarrassée). Bonjour... bon- jour, Jean.

Dekoster. Qu'est-ce que vous avez ? Ah ! ça...

Zup. Silence, donc !

(On silence.)

Félix (lentement, comme dans un rêve, écri- vant). — Tartines au caviar...

Tous sauf Dekoster (en chœur, avec respect:) Tartines au caviar...

(Ils se rapprochent de Félix, qui écrit; et lais- sent Jean seul, isolé dans un coin de la scène, suivant tous leurs mouvements avec stupéfaction.)

FÉLIX (écrivant). Potage Montmorency...

Dekoster (complètement ahuri). Qu'est- ce qu'ils ont, qu'est-ce qu'ils ont ?

FÉLIX (écrivant toujours). Côtelettes de saumon à la Lithuanienne...

Tous. Côtelettes de saumon à la Lithua- nienne.

Dekoster (seul et machinalement). Côte- lettes de saumon à la Lithuanienne ?... (Haut) Ah ! ça, il est donc arrivé quelque chose ici... (Grands gestes de tous pour le faire taire) Enfin, s'il est arrive quelque chose, je ne suis pas difficile... mais je voudrais bien savoir ce .qui est arrivé... (Même jeu des autres) Parce que... s'il est arrivé...

RIDEAU.

ACTE DEUXIEME

Un petit salon chez Zup. Tout, on le voit au premier coup d'ceil, a été transformé. Luxe criard €t de mauvais goût. Trop de dorures. Tout cela donne V impression qu'on se trouve chez un parvenu vaniteux.

A gauche, au fond, sorte de pièce en retrait, se trouve un buffet dressé.

Au fond, presque au centre, vaste baie donnant sur un grand salon que Von aperçoit de biais.

Une porte à gauche.

A droite, premier plan, grande porte. Au second plan, porte plus petite.

A l'extrême premier plan, droite, guéridon chargé d'un service à thé en or.

Quelques chaises et fauteuils; notamment à gauche, premier plan, un fauteuil à haut dossier, le dossier tourné vers le public.

Au lever du rideau, un photographe, son appareil devant lui, est occupé à opérer. Un reporter est à côté de lui. Sont rangés en demi-cercle, assis en souriant tous d'un air contraint, Zup, Madame Zup, Françoise, Fraiilein, Tatave ; au fond, légèrement à gauche, Félix, en livrée trop voyante. Au buffet, l'extra. Au fond, vers la droite. Victoire et Olga, en tablier blanc. Et, un peu en avant du groupe central, les Hixon girls en robe courte. Tous doivent être placés de manière à entrer 'dans le champ de l'objectif. Au moment le rideau se lève, immobilité souriante des personnages.

Scène Première.

2up, félix, madame zup, françoise, fraulein, tatave, victoire, olga, le photographe, le reporter, les hixon girls, l'extra.

Le Photographe. ...Très bien... ne bou- geons plus... souriez... (Un éclair de magnésium) C'est encore raté ! Le jeune homme a bougé...

Tatave. Mon col me fait mal.

Fraulein. Sie miissen scheigen und sich ruhig halten.

Tatave. la, Fraiilein. (A part) La barbe !

Fraulein (se levant). C'est affreux, si cette vodogravie ne bas réussir. (Extatique) Mon viancé l 'attendre !

Tatave part). Ohl I chochotte, tu !me fais mal ! Son fiancé, ça doit être un type aveugle nommé Mathusalem.

Zup (se levant, au reporter). Pardon, Mon- sieur... (A part) Sapristi ce que j'ai mal à l'estomac.

Le Reporter. Monsieur ?

Zup. Je voudrais me permettre de formuler un vœu...

Nellie TIixon. I also wish. Je veux boire du pale aie.

Zup. Ça n'a aucun rapport. Tout à l'heure. Voici, nous attendons notre excellent ami de la Fouaille, le marquis de la Fouaille... Il est pour ainsi dire de la famille... Il ne me serait pas désagréable qu'il fût dans le groupe... Sans doute va-t-il arriver d'un moment à l'autre.

Le Reporter. Nous regrettons, Monsieur, nous regrettons vivement, mais notre revue ne peut attendre. Le premier numéro de Corolles écloses doit paraître demain soir : le temps de développer les clichés...

Fraulein. Corolles égloses... comme c'est chôli 1 Colossal !

Le Reporter. N'est-ce pas, c'est chôli... je veux dire joli. C'est un titre délicieux.

Zup (spirituel). Les titres ça a toujours beaucoup d'importance. (A part) J'ai vraiment très mal à l'estomac.

Le Reporter. D'ailleurs, pour ce qui est

de la présence de Monsieur le marquis, elle n'est pas indispensable. Nous avons inventé une ru- brique nouvelle : « Avant le thé ». Ce doit être familier, pas apprêté, comme ceci... Les personnes de la maison... la domesticité ; et les artistes qui doivent égayer l'assemblée tout à l'heure par leurs gracieux ébats. Tout cela dans un aimable abandon. Le buffet dressé, les bonnes coquettes...

Victoire Olga). On parle de nous, je crois.

Olga. Et vous avez votre bonnet de travers.

Victoire. Oh ! mon Dieu. (Elle s'arrange) On ne sait plus comment on vit ici...

Zup. Alors commencez. Monsieur, je vous prie.

Le Photographe (bougon). La pose est à refaire. Tout le monde a changé de place.

Tatave. Moi pas.

Zup. On ne vous parle pas, Gustave.

Fraulein. Personne ne vous parle : nie- mand spricht mit Ihnen.

Tatave. Vous me parlez. Il est vrai que vous ou personne, c'est kif. (Fraulein le gour- mande.)

Annie Hixon. Je voudrais aussi boire le pale aie.

Zup. A l'instant, miss... quand Monsieur... (bas à Félix) Croyez-vous que ce sera chic ?...

Félix (bas). Je vais expliquer à Monsieur... (Il lui parle en faisant des gestes gracieux.)

Madame Zup Françoise). Voilà encore ton père en consultation avec Félix. Ce domes- tique a tant de distinction que chaque, fois qu'il parle, je crois faire des fautes de français en l'écoutant.

Françoise (riant, un peu nerveuse). Voyons, maman, ce n'est pas si effrayant que cela... part) Il est en retard. (Elle regarde vers la droite.)

Zup (bas). Très bien, j'ai compris... (haut, s'avançant) Pour qu'un groupe soit bon, il ne faut pas qu'il soit un groupe...

Le Photographe. Comment, il ne faut pas ?...

Madame Zup part). Qu'est-ce qui va arriver ?...

Le Quant a soi

23

ZuP (regardant tout le temps Félix, qui lait des signes d'approbation). Il faut qu'il soit une touffe de flaurs...

Fraulein. Une douffe I

ZuP part). Ce garçon est d'une intel- ligence... (haut) Si Monsieur le photographe veut bien me permettre...

Le Photographe. Oh I moi, pourvu qu'on ne bouge pas...

ZuP. Ainsi que Monsieur le reporter nous l'expliquerait si aimablement...

Le Reporter (au photographe). Il est bien élevé...

Le Photographe (au reporter). Oh ! moi, pourvu qu'on...

ZuP. Il faut de l'abandon. Ceci est un peu symétrique. Si Francine voulait bien s'avancer... (Françoise ne bouge pas) Francine...

Françoise. Oh 1 pardon ! (A Madame Zup) J'oublie -toujours que je m'appelle Francine à présent.

Zup. Par ici... fort bien... une rose à la main... l'air pensif. Gustave à cheval sur une chaise, (Tatave ne bouge pas) Gustave, eh bien ?

Tatave. Je veu.x bien, mais si je craque ma culotte ?

Fraulein (outrée). Les berzonnes gonfe- naples ne bas barler te gulodde !

Tatave. Puisqu'on en met I

Zup. Ici, je ferai bon effet... de trois quarts, dégagé, la main au gousset. (Au fur et à mesure que Zup donne des indications, les personnages se placent gauchement et ont, bien entendu, un air beaucoup plus emprunté que précédemment.) Une des trois charmantes danseuses pourrait aller au buffet... -Les Hixon (ensemble). Moi !

Le Photographe. Mais tout ça disloque le groupe, voyons. Je n'ai pas tout le monde dans l'objectif.

Zup (digne). Je parle en artiste, Monsieur parle en photographe. Il y a une nuance.

Le Photographe (bas, au reporter). En voilà un mal élevé.

Le Reporter (de même au photographe). Taisez-vous ! Sans ça nous serons encore ici dans une heure. Et j'ai une partie de piquet qui m'attend au « Pot carré ».

Kate. Qui boit le pale aie ?

Zup. Mademoiselle, si elle veut part) Ces jeunes filles sont originales (haut, pendant que Kate va au buffet et que les deux autres font une tête) Un sourire général...

Victoire (se tordant). Ha I ha ! ha !

Zup. Qu'est-ce qui vous prend. Victoire ? Pas vous 1 Les domestiques, graves... Graves comme il est convenable. Olga, voulez-vous sortir ?

Olga. Ah ! mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? (Elle va pour sortir, vers la seconde porte à droite.)

Zup. Halte ! Restez ainsi, de dos, la main sur la clinche de la porte.

Olga. De dos ? Mais on ne me reconnaîtra pas;

Zup (sentencieux). Il n'est pas nécessaire qu'on vous reconnaisse. C'est le ton de la maison qu'on doit reconnaître.

Olga (dos tourné). Oui, Monsieur.

Le Photographe (au reporter, bas:) Dites donc, vous ne croyez pas que nous sommes tom- bés sur une bande de fous ? (Le reporter hausse les épaules.)

Zup Vextra). Versez à boire à Mademoi- selle... Ça lui donnera du naturel.

L'Extra (mécaniquement). Thé, limonade, café glacé, consommé...

Kate. Non pas de malpropres choses. Don- nez le pale aie et le veau froid.

Zup. Je crois que nous y sommes... Victoire pourrait prendre un visage moins renfrogné... Oui, comme ça... à peu près. Moi ici... Félix là... Ça va très bien part) Il n'y a que mon esto- mac : mais ça ne se verra pas.

Le Photographe (reculant son appareil). La lumière est changée part) C'est assomant.

Zup Madame Zup). Y a-t-il du veau froid ?

Madame Zup (navrée). Je crois qu'il n'y en a pas.

Zup. C'est impardonnable. A un thé, il faut du veau froid.

Françoise. Est-ce qu'il y en a encore pour longtemps ? part) Je dois avoir un air stupide, avec cette rose.

Le Photographe. Ça ira tout de .même...

Le Reporter (prenant des notes). Allez-y ! Allez-y I

Le Photographe. Ne bougeons plus... souriez Victoire) Non pas vous, -bas.. Comme ça... Fraulein) mais souriez donc...

Fraulein. Ch' upliais...

Tatave (entre ses dents). Ce qu'on va en avoir, des museaux 1

Le Photographe. Nous y sommes ?... Une, deux...

PicoCHE (entrant à droite). Monsieur Pico- che... je m'annonce moi-même... (Personne ne le regarde)... Tiens, qu'est-ce qu'ils ont à faire cette tête-là ? (Le reporter lui fait des signes) Ça doit être une séance d'hypnotisme. (Eclair de magné- sium.) Ah ! sacrebleu 1

Scène II.

LES MÊMES, PICOCHE.

Le Photographe (machinalement). C'est pour avoir. Mesdames et Messieurs, l'honneur de vous remercier...

(Détente générale. Annie et Nellie courent au buffet et se disputent avec Kate. Tatave se préci- pite vers Ricoche.)

Tatave (bas). Comment qu'y va ?

PiCOCHE (id.). Il va bien, sois tranquille.

Fraulein (au reporter). Ce sera chôli ?

Le Reporter. Ce sera colossal.

(Toutes les répliques suivantes presque simul- tanément.)

(A droite : premier plan. )

Zup (au photographe). Nous vous avons donné bien du mal.

Le Photographe. Oh 1 moi, vous savez, pourvu qu'on ne bou^e pas... (Il replie bagages.)

Zup (au reporter). Je vous suis bien recon- naissant de vous être dérangé. Mon fils cadet est un peu turbulent, n'est-ce pas ? (Geste poli du reporter) Et vous nous ferez un article soigné, comme vous les écrivez toujours si spirituelle- ment...

Le Reporter part). C'est mon premier reportage ! (haut) Bah I question d'habitude. L'a- grément du métier, c'est qu'on ne fréquente que chez des personnes distinguées.

Zup. Vous me flattez, cher ami.

Le FIeporter part). S'il offrait quelque chose à boire au moins...

Le Photographe (ayant terminé). Eh bien ! nous y sommes ? En route pour le « Pot Carré »...

Zup. Le... quoi ?

Le Reporter. Un cercle littéraire qui a pris ce nom pittoresque.

Zup. Charmant 1 Messieurs, quand je pour- rai vous rendre quelque service...

Le Photographe. C'est nous. Monsieur, au contraire, qui...

24

Le Quant a soi

(H les reconduit à droite avec mille saluta- tions.)

Le Reporter part, sortant). Pas même un verre de limonade !

Le Photographe (id.). Quel tas de iyeaux !

(En même temps ou presque, les différentes répliques qui suivent sont échangées. Cette scène doit être jouée dans une sorte de brouhaha et très rapidement. Il n^y aurait pas d^ inconvénient à ce que les répliques qui précèdent et celles qui suivent soient entrecroisées au lieu de se suc- céder. C^est une question de mise en scène.)

(A gauche.)

Kate (devant le buffet, à Vextra). Le pale aie est plus jeune que vous-même, dear old boy !

L'extra. Thé, limonade, café glacé, con- sommé...

Annie. Oh ! quelles choses faibles ! Avez- vous de la ginger aie ?

Nellie. Et le roastbeef avec pickles ?

L'extra. Thé, limonade...

(Au centre.)

PicoCHE Tatave). Tu as un costume ru- dement beau.

Tatave. Et qui m'embête !

Fraulein (intervenant). On dit : Le gos- duine êdre un beu ingommode... (Elle s^ éloigne., remontant vers le buffet. Les girls lui font des salutations ironiques. Elle boit, puis redescend et vient s'asseoir à gauche.)

Tatave. Je veux bien, moi. « La gosdume êdre un peu ingommode »... (navré) Voilà que j'apprends l'espéranto ! Ah I parrain...

.PicocHE. Rassure-toi, mon vieux... Tu n'au- ras qu'à l'oublier.

(Au fond, vers la droite.)

Madame Zup Victoire). C'est vrai aussi que vous ne pensez à rien !

Victoire. C'est pas ma faute. Monsieur Félix me bouscule tout le temps : il m'appelle cordonnet bleu.

Madame Zup. C'est bon ! Et ne restez pas ici toutes les deux, maintenant que le photogra- phe est parti.

(Olga et Victoire sortent, afiuries.)

Françoise. Je trouve que nos invités n'ar- rivent pas vite.

Madame Zup. Ton père m'avait prévenue. Il paraît que c'est plus chic.

(A ce moment, Zup est au milieu de la scène, dos tourné au public.)

Zup part). Ça irait fort bien, si je n'avais pas si mal à l'estomac.

Scène III.

LES MÊMES, moins LE PHOTOGRAPHE, LE REPORTER, OLGA et VICTOIRE. (Un si- lence brusque. Embarras. Voix aiguë de Ta- tave.)

Tatave. Et maintenant qu'est-ce qu'on va faire ?

(Zup jette un regard suppliant du côté de Félix.)

Fraulein (assise). Ça ne fus recarte bas !

FÉLIX (s'approchant de Zup, bas). Il serait convenable que les personnes -se répandissent dans les salons.

Zup (même jeu). ...Dissent... vous croyez ? (haut) Eh bien ! mais il serait convenable que les personnes se répandissent... (A Madame Zup et Françoise qui redescendent) N'ayez donc pas tou-

tes les deux cet air effaré. A vous voir, on croirait qu'il s'est passé ici des choses extraordinaires. Un petit thé tout simple, voilà qui n'est pas bien méchant, cependant !

Madame Zup. Tu appelles... je veux dire : vous appelez cela un petit thé tout simple... Avec trois danseuses !

Françoise. Mon père, le marquis connais- sait donc ces trois dames ?

Zup. Fi ! la petite jalouse. Mais oui, il les connaissait, coinme tous les gens chic les connais- sent. Il paraît qu'elles fréquentent les maisons les plus huppées. D'ailleurs, rassure-toi : ce sont des personnes un peu excentriques, comme tous les artistes, mais elles sont fort comme il faut. Elles vivent dans une pension de famille avec leur grand 'mère, une vieille dame respectable et fort rigoriste.

Kate (au buffet, riant fort). Je lève la jambe... et pan ! (du bout du pied elle fait sauter une assiette à sandwiches que Félix portait et se tord, de même que ses sœurs.)

L'Extra. En voilà une drôle d'idée, (chan- geant de ton) Thé, limonade, café glacé...

FÉLIX (indulgent). Ce qu'elles sont origi- nales.

(Picoche s'est assis près de Fraiilein et Tatave. Aucun ne parle. Tatave bâille. Seule con- tinue la conversation entre Zup, Madame Zup et Françoise.)

PicocHE (bas à Tatave). Ce qu'on rigole ici, tu ne trouves pas ?

Tatave (même jeu). Je voudrais bien jouer aux billes.

Zup (continuant, à Françoise). Et puis, sans indiscrétion, qu'est-ce qu'il te racontait, l'autre jour, à table, pendant le dîner, ton marquis... hein ?

Françoise. Mais, mon père, ce n'est pas mon marquis.

Zup. Je m'entends.

Madame Zup. Tu la troubles.

Zup. Mary !

Madame Zup. Vous la troublez, pardon. Ah ! c'est dur de changer ses habitudes après vingt-cinq ans de mariage.

Zup. Et le quant à soi, ma chère, qu'en faites-vous ? Françoise) Voyons, cachottière, raconte-nous.

Françoise (hésitante). Il me parlait de politique.

Zup. De politique, voyez-vous cela ! Petite diplomate.

Françoise. En attendant, il n'arrive pas, personne n'arrive.

Zup (finement). Pour le marquis, cela n'a rien d'extraordinaire, la politique le retient...

Françoise. Oh !

Madame Zup. En somme, que faisons-nous ici ?... Je voudrais bien m'asseoir, moi.

Zup. Mais justement, allez donc dans le grand salon... (désinvolte) Vous, Mary, prenez quelque broderie. Toi, Francine, erre dans ma galerie, dans ma nouvelle galerie de tableaux... admire pensivement mon Bouguereau...

Françoise. Pourquoi faire ?

Zup. Pour rien. C'est une attitude... Allons, allons, de l'allure, une noble simplicité, un accueil digne, sans être hautain... Et notre premier thé dansanc sera un succès mondain.

(Madame Zup et Françoise remontent. Zup descend vers Picoche.)

Madame Zup Françoise). Moi, je vou- drais bien que ce soit fini. Ton père m'effraie positivement... Il a pris un genre ! Je n'étais pas faite pour ces choses-là.

Françoise. Mais, maman, c'est amusant... part) Pourvu qu'il vienne.

(Elles sortent au fond.)

Le Quant a soi

25

Scène IV.

ZUP, FÉLIX, PICOCHE, FRAULELN, TATAVE, LES HIXON, L'EXTRA.

ZuP Picoche, Frauieln et Tatave). Mais, saperlotte, qu'est-ce que vous faites tous les trois ? Vous avez l'air d'être dans une mortuaire.

Picoche. Dame 1 on attend les attrac- tions.

ZuP. Des attractions ! Mais pas du tout. Tu es ici chez toi, un petit thé tout simple. Cela se passe en famille... Quelques amis, c'est tout. On a même admis ton filleul... Tu vois donc...

Tatave part). ~ Ce que je m'embête, moi !

Picoche. Et le thé ?

ZuP. Le thé est un prétexte : il y en a, mais jamais on n'en boit. Ah 1 mon pauvre vieux, tu es indécrottable. As-tu vu mon Bouguereau ? l'as-tu admiré ?...

Picoche. Je l'ai vu, mais je ne l'ai pas admiré. Je trouve ça affreux. Et puis, c'est un faux Bouguereau. Faut-il que l'homme qui a fait ça soit poussé par l'esprit d'imitation !

ZuP. Tu n'y connais rien.

Fraulein. Le Puguereau drès chôli.

Tatave part). Colossal !

ZuP. Tu vois : Fraiilein, qui est une per- sonne instruite...

Tatave part). Ah ! oui, alors !

ZuP. Gustave, peux aller rejoindre ta mère, ou jouer à des jeux pas salissants.

Tatave (indiquant les gir/s). Je puis-t-y-z- aller jouer avec les trois vieilles petites filles ?

Fraulein. Sie miissen sagen : « Buis-che chuer afec les fiell bedides vill... »

ZuP. Certainement ; mais sois convenable...

{Tatave remonte en courant vers le buffet. Les f[irls l'accueillent avec des rires et des cris et se mettent à le cajoler.)

Picoche. Tu envoies ton fils s'amuser avec des danseuses ? Ce n'est pas dans l'ordre des choses.

Fraulein. Che suis un beu te l'afis te Môsié Bigoche...

ZuP. Pardon, Fraulein, vous seriez bien aimable d'aller dans ma galerie... Admirez pensi- vement mon Bouguereau... ou même pas pensive- ment. Enfin, comme vous voudrez.

Fraulein (pincée). Ja, Herr Zup. (Elle prononce «Soupe » ; sortant au fond, à part) Drisde étugation !

Scène V.

LES MÊMES, moins FRAULEIN.

ZuP. Tu es stupide à la fin, ces trois jeunes filles sont fort convenables. Elles ont une grand'- mère, le marquis les connaît bien. Et tu m'avoue- ras que son avis vaut bien celui d'une gouver- nante.

Picoche. Il n'y a que pour les faux Bou- guereau...

ZuP. Ah ! tu m'ennuies... Si c'est pour me chiner tout le temps, pourquoi viens-tu ?

Picoche. Eh bien, justement pour te chi- ner ! Et puis quel ingrat tu fais. Tiens, je suis venu dans l'intention de t'écrire un compte rendu "pour La Lorgnette, dans les échos mondains...

ZuP (épanoui). Ah I ça, c'est gentil, c'est vraiment gentil : je te remercie. Tu es donc jour- naliste, à présent ?

Picoche. Non, mais j'ai des relations.

Zup. Tu y viendras, tu y viendras... Tu permets que je m'occupe de mon monde ?

Picoche. Comment donc I Moi, je vais

inscrire les premières notes... (// va s'asseoir à gauche, premier plan, dans un large fauteuil, dos au public, tout en disant à part) Si ion ne l'arrête pas sur cette pente-là, il va commettre d'énormes sottises. Je n'aurais jamais cru qu'un homme d'une intelligence, même moyenne, en puisse arri- ver à ce degré de gâtisme délirant..

Zup (qui est remonté, à Félix). Venez donc par ici Félix...

(Ils descendent à droite.)

Tatave Kate). T'avais donc pas mangé avant de venir ?

Kate (riant). Oh ! la chère drôle petite chose !

Nellie. La jolie petite bonhomme !

Annie. Vous n'avez pas appétit/ litt'e boy ?

L'Extra. Thé, limonade, consommé...

Nellie. Voilà un sandwich.

Tatave. Vous n'avez pas froid avec îes mollets nus ? (Rire des girls).

Zup (qui a continué à causer avec Félix, se re- tournant). — Gustave, quand ces demoiselles auront fini de se restaurer, tu les conduiras voir mon Bouguereau. Et sois galant.

Tatave (de loin, la bouche pleine). Tu parles...

(Quelques instants après, Tatave et les girls sortiront par le fond, non sans que ces dernières emportent des victuailles.)

Picoche part). Il est devenu complète- ment idiot.

Scène VI.

ZUP, FÉLIX, PICOCHE, et, par intermittences, L'EXTRA.

FÉLIX. II faut que je félicite Monsieur.

Zup (épanoui). Ah ! bah !

FÉLIX. Sans vouloir aucunement flatter Monsieur, je dois à la vérité de reconnaître que Monsieur fait des progrès étonnants.

Zup (avec une vaniteuse bonhomie). Laissez donc, mon cher ; il n'y a que les imbéciles pour ne pas savoir s'élever au-dessus de leur propre niveau social. Le tout est d'avoir de la volonté. Et puis, mon Dieu ! peut-être faut-il avoir aussi quelques dispositions. Je suis, quant à moi, entré dans cette nouvelle vie, la seule qui vaille la peine de s'y attacher, avec une aisance qui m'a d'abord étonné moi-même. A présent, j'y suis fait et ce n'était pas bien difficile. Sait-on jamais, au surplus, quelles ascendances mystérieuses nous ont mis dans le sang la tendance aux belles ma- nières et à la distinction ? (se retournant vers le buffet) Apportez-moi donc un cocktail, je vous prie, mon ami part) Ça fera peut-être passer mon mal d'estomac. (L'extra apporte le cocktail demandé.)

FÉLIX part). Il répète avec une extra- ordinaire facilité les phrases que je lui ai ap- prises. Et le plus curieux, c'est qu'il a l'air de les inventer. Allons, je crois que j'en ferai quelque chose.

Zup (ayant bu). Sans doute, tout le monde, chez moi, n'est-il pas encore arrivé à ïna hauteur, mais ce sont choses que modifiera le temps. Franchement, Félix, depuis un mois que vous êtes ici, depuis le fameux soir le marquis nous fit l'honneur de dîner chez, nous pour la première fois, vous devez constater que tout s'est heureu- sement transformé ?

FÉLIX. C'est bien pour cela que je me per- mettais de féliciter Monsieur. Je me rappelle qu'alors. Monsieur n'avait pas encore que Monsieur me pardonne de lui dire cela son véritable quant à soi.

. Zup. J'étais ankylosé par une vie stupide, je le reconnais.

26

Le Quant a soi

FÉLIX. Tandis qu'à présent... Ainsi, tout à l'heure, quand Monsieur a disposé le groupe, ce groupe qui va rapidement faire le tour des salons et établir à Monsieur la réputation d'un mondain brillant, j'étais émerveillé...

ZuP (naïf). Vous n'en avez rien dit...

FÉLIX. Parce que j'ai aussi mon quant à soi. Il n'est pas le même que celui de Monsieur, mais il existe néanmoins. Le tout est de savoir distinguer l'un de l'autre.

ZuPI Evidemment. A certains moments je confesse que j'ai éprouvé de la fatigue, du découragement. . .

FÉLIX. Oh 1 Monsieur 1

ZuP. Si, si, du découragement : on est humain, que diantre ! Malgré vos conseils, mal- gré le bienveillant appui de mon noble ami le marquis, je sentais autour de moi une sorte d'hostilité sourde, mais j'ai relevé le front, comme François 1er à la bataille de Gibraltar...

FÉLIX. Pardon, Monsieur, c'est à Marignan.

ZuP. Vous croyez ? Elnfin dans les environs... Et j'ai dit: «Rien n'est perdu, fors l'honneur... »

FÉLIX part). C'est le contraire, mais peu importe. Et puis ça, c'était à Pavie. (haut) Ce sont de nobles paroles.

PicocHE part). On se demande avec angoisse lequel est le plus bête des deux.

ZuP. A propos, vous ne trouvez pas que les invités tardent un peu ?

FÉLIX. Cela est parfaitement convenable.

ZuP. C'est bien ce que je me disais, cela est parfaitement convenable. Il me serait agréable néanmoins, que mon ami le marquis fût un peu plus empressé ; j'ai sur lui certains projets...

FÉLIX (avec un demi sourire). Je me suis. Monsieur, permis de les deviner. Et ces projets sont d'autant plus admirables que le marquis est vraiment un gentilhomme de race.

ZuP. Nous nous sommes reconnus, Félix ; c'est tout naturellement que nous nous sommes donc compris, le marquis et moi. C'est un blason et un cœur que ce garçon-là.

FÉLIX part). Pas mal, pas mal du tout I (haut) C'est pourquoi, si Monsieur le marquis arri- vait trop tôt, il manifesterait un empressement du goût le plus fâcheux.

ZuP. C'est bien ce que je me disais : du goût le plus fâcheux. Et ce vrai gentilhomme ne craint pas, dans son exil, de se livrer au travail, ce qui l'ennoblit encore à mes yeux.

PicocHE part). Il est joli, le travail de son rasta.

ZuP. Il a senti sur-le-champ que nous étions de la même lignée. Et il s'est montré d'une obligeance ! C'est grâce à lui que j'ai cette superbe galerie de tableaux anciens... un Bourguereau, un LaGandara... Il me les a fait- acheter pour rien, une misère. Et il a tant de chic qu'il a toujours refusé d'accepter la moindre bagatelle. C'est à peine si j'ai pu lui offrir un pauvre brillant monté en épingle. Il doit me parler aujourd'hui de l'arrivée de mon auto. Il y a quelques jours, il m'a fait venir ce superbe lévrier noir, une merveille...

Félix. Diane est en effet une chienne admirable.

ZuP. Et fantaisiste ! Et racée ! Elle ne fait ses petits besoins qu'au salon.

FÉLIX. C'est la race qui parle.

PicoCHE part). Elle a une drôle façon de parler, la race !

ZuP. Voyons, Félix, sans réticence, commencé- je à ressembler à votre duc à la Louis XIV ?

PICOCHE part). Toute l'histoire de France y passera !

FÉLIX. Monsieur commence à s'en rappro- cher furieusement.

PicoCHE part). Comme les fous !

Félix. Et je suis fier d'être au service de Monsieur part) Il exagère un peu, mais ça n'est pas mauvais signe.

ZuP. Ainsi, à présent, j'ai un mal d'esto- mac... un mal indiscutable.

Félix. Dyspepsie.

ZuP. Dyspepsie, oui. ! bien, il n'y paraît pas ; je me maintiens. Ce n'est pas com- mode tous les jours. Et on dit que les gens qui vivent de leurs rentes n'ont rien à faire ! Hier, au cercle, j'ai pris par ma foi, une culotte de trois louis !

FÉLIX. Trois louis, ce n'est pas encore une culotte, c'est un petit pantalon.

ZuP. I I on ne peut tout faire à la fois. Et je pense que j'étais gris, légèrement gris...

FÉLIX. Cela va très bien à Monsieur.

ZuP. Cela m'a-t-il empêché ce matin de descendre en pyjama et de vous dire tout siniple- ment : « Félix j 'ai vingt ans et un appétit de loup ».

FÉLIX. Il est de fait que Monsieur rajeunit véritablement.

PicocHE part). Il retombe même en enfance !

ZuP. C'est ma nouvelle existence qui veut cela. Et vous, êtes-vous satisfait de la maison ?

FÉLIX. Je n'en suis pas mécontent. Mon- sieur. Il y a encore quelques petites choses à modifier. (Condescendant : ) Mais le nouvel amé- nagement de l'hôte! a pris tous les loisirs de Monsieur.

PiCOCHE part). L'hôtel. Auparavant c'était une maison et c'est resté le même immeuble I

Zup (inquiet). Vous avez à vous plaindre de quelque chose ?

Félix. Oh ! des riens ! Et je ne voudrais pas... Ainsi Victoire a hier déplorablement raté le canard aux olives.

Zup. Raté, c'est le mot. Et j'y pense ; mon mal d'estomac provient de ce canard. Je mettrai Victoire à la porte. Olga aussi.

FÉLIX (vivement). Non, Olga se tient bien. Et puis elle -est piquante...

Zup. ! !

FÉLIX (fat). Mon Dieu, oui... tout homme, fût-il domestique, a ses faiblesses.

PiCOCHE part). C'est un simple polisson que cet individu !

Zup. Comment trouvez-vous les petites dan- seuses ?... Aguichantes, hein ? Mais honnêtes, voilà.

FÉLIX. Les femmes honnêtes, c'est un peu plus cher que les autres, voilà tout.

PiCOCHE part). Il me le débauche, à présent ! Les affaires vont se gâter.

FÉLIX. Puisque nous sommes au chapitre des réformes, je trouve que Monsieur Gustave a fait certains progrès. Néanmoins, une éducation mondaine un peu négligée au commencement fait qu'il ne se rend pas compte des limites du quant à soi : c'est ainsi ([ue Monsieur Gustave, avec lequel je me montre d'une courtoisie en quelque sorte paternelle, m'appelle encore je ne sais pas au juste pourquoi l'andouille. I bien, c'est plus fort que moi : ça me fait de la peine.

PiCOCHE part). Il m'attaque mon gosse à présent 1 Ça devient exaspérant !

Zup. Félix, je suis consterné ; ainsi, mon fils, malgré les conseils de Fraùlein... Oh ! mais, je vais de ce pas y mettre bon ordre.

Félix. Si Monsieur veut bien m'entendre. Monsieur n'en fera rien. Au surplus, Moiisieur Gustave m'appelle non plus andouille, mais an- touille, avec l'accent allemand : c'est une sen- sible amélioration.

Zup. Tout de même c'est encore excessif.

PiCOCHE part). Moi, je sais bien ce qui

Le Quant a soi

va m 'arriver : je vais devenir enragé. (Haut, se levant) Tu sais, mon vieux, c'est fait.

ZuP (saisi). Comment ? tu étais encore toi. Je t'avais oublié.

PicocHE. Je n'en attendais pas moins de toi. D'ailleurs, je travaillais.

FÉLIX. Je vais surveiller l'antichambre.

ZuP. C'est entendu.

PicocHE part). En voilà un bonhomme que je ne puis pas sentir... (haut) Je vais te lire •cela...

FÉLIX (en sortant ; deuxième porte, droite). Je ne peux pas sentir cet individu. Monsieur serait un élève passable, mais il a de bien mau- vaises fréquentations.

Scène VII.

ZUP, PICOCHE, et KATE, un moment.

PicocHE. Je pense que tu seras content de mon compte-rendu pour La Lorgnette.

ZuP. Voyons ton chef-d'œuvre, vieil entêté.

PiCOCHE (lisant). Voici : « Jeudi dernier, thé dansant extrêmement brillant chez le sym- pathicjue M. Arthur Zup, l'industriel connu... »

ZuP. Pourquoi mets-tu : l'industriel ? Mets simplement : le mondain. Le mondain bien connu : les lecteurs de La Lorgnette n'ont pas besoin de savoir que j'ai été industriel.

PicoCHE. Je veux bien, moi, Donc : le mondain bien connu... part) Croirait-on, hein ? (Haut) «Une assemblée nombreuse... »

ZuP. Mets plutôt : « une assemblée d'élite...» C'est plus discret.

PicoCHE. « Une assemblée d'élite se pres- sait dans les vastes et somptueux salons de son hôttl. Par une originalité que chacun trouva du meilleur goût. Monsieur Zup avait invité chez lui les gracieuses ballerines Hixon, les délicieuses danseuses mondaines dont...

Kate (survenant au fond). Si nous pouvons commencer, dites-le, piease. Nous ne pouvons plus danser si nous sommes saoul.

Zup. 'A l'instant, miss, à l'instant, Pico- che) Elles sont très originales.

PicocHE. Très. (Kate va au buffet, boit, emporte un verre avec elle et sort) Mais dis donc, à propos : sais-tu bien que tu n'as pas très bonne mine, toi.

Zup. J'ai un peu mal à l'estomac.

PiCOCHE. Tu devrais prendre quelque chose. II te reste bien, de ton ancien stock, l'une ou l'autre boîte de pastilles.

Zup. De mon ancien stock... Tu es vrai- ment trop spirituel, tu sais. Tu te feras du mal. Mais j'aime mieux en rire. D'autant plus qu'un bon cocktail fera l'office. Tu ne prends rien ?

PicocHE. S'il y a un verre lambic, je ne dis pas non.

Zup. Tu es fou I A mon thé, du lambic ! Veux-tu de la limonade ?

PicocHE. Va pour la limonade. (L'extra les sert.)

Zvp (buvant). Un cocktail, mon cher, rien de tel pour ravigoter un homme.

PicocHE. Tu crois que c'est bon pour l'estomac ?

Zup. C'est-à-dire que cela vaut infiniment mieux que toutes les sales drogues qu'on ingur- gite sous prétexte de se guérir.

PiCOCHE. Tu ne disais pas cela dans le temps.

Zup. Pardon I Je ne le disais pas à mes clients, voilà tout. Et puis, parlons de ton compte- rendu.

PiCOCHE. bien ! dame... j'en suis là. Il a encore fallu que je déploie une certaine

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imagination, tu sais. A présent, j'attends. J'attends l'assemblée d'élite : j'ai laissé un blanc. Ah! j'ai encore ajouté, avant le blanc: «Re- marqué notamment... » Comme je n'ai encore remarqué personne... Et après: «Tous les invités de M. Zup se sont retirés émerveillés de cette ra- vissante fête artistique et mondaine. »

Zup. Ça fera très bien.

PiCOCHE. Parbleu ! part) Il est encore beaucoup plus malade que je ne le croyais (haut) En attendant que nous nous jetions dans le tour- billon de la fête c'est encore un petit tour- billon, un tourbillon pour enfants, mais il peut grandir, tu peux toujours me donner le nom de quelques invités de marque... part) Et même de contre-marque.

Zup (embarrassé). Eh bien, il y a le pia- niste, un accessit du Conservatoire qui ira loin.

PiCOCHE part). Au purgatoire I

Zup. Et puis... euh ! nos relations mondai- nes...

PiCOCHE. C'est un peu vague.

Zup. Il y aura le marquis de la Fouaille.

PiCOCHE. Oui, ton béguin.

Zup. Mon béguin ! Tu as de ces mots ! C'est un homme délicieux.

PiCOCHE. Que tu connais tout juste depuis un mois.

Zup. Parfaitement. Et c[uoi de miraculeux, s'il te plaît, à ce qu'il soit devenu 'mon ami, mon très cher ami ? Les gens distingués n'ont pas besoin d'un stage de longue durée pour appren- dre à se connaître et à s'apprécier. Le marquis est un être exquis. Les soucis politiques le ren- dent parfois mélancolique. Mais sa mélancolie est charmante. Il a une façon à lui de faire un petit geste de la main, en disant : « Chassons ces vains soucis et revenons à l'heure présente »... qui est d'autant plus jolie qu'elle n'a rien d'ap- prêté. Et puis, il y a autre chose. Je ne t'en avais pas encore parlé, craignant de faire un pas de clerc. A présent, j'en suis sûr : le marquis aime Francine.

PiCOCHE. Francine ?... Ah ! oui, Françoise.

Zup. Non, Francine. On dit « Francine » dans le grand monde.

PiCOCHE. Et même dans le grand demi- monde !

Zup (vexé). Tu permets que je continue ?

PiCOCHE. Je t'en supplie. Tu ne peux pas savoir à quel point tu m'intéresses.

ZuP; Donc le marquis aime Francine. Il ne le lui a pas encore avoué, mais je suis assez psy- chologue pour l'avoir deviné...

PiCOCHE. Tu es ça, toi ? Eh bien, je n'au- rais jamais cru que tu avais des dispositions. Enfin, tout arrive.

Zup. C'est parce que tu manques de perspi- cacité. Quand on te retire des... (regardant au- tour de lui) quand on te retire des pâtes alimen- taires...

PiCOCHE. Pourquoi me dis-tu d'un air som- bre et en regardant autour de toi avec inquiétude : «Quand on te retire des pâtes alimentaires » ?... Ça n'a rien de tragique, les pâtes alimentaires. Quelqu'un entrerait, à voir ton air, il croirait que nous préparons une révolution à la dynamite. Or, moi, en fait de poudre, je ne connais que le poivre.

Zup (sarcastique). Il n'y a pas de quoi se vanter.

PiCOCHE. Et toi, tu confonds la nitro-gly- cérine avec le vinaigre.

Zup. En tout cas, je ne tiens pas essentiel- lement à ce que tous mes invités...

PiCOCHE. La multitude inconnue de tes in- vités...

Zup (haussant les épaules). ...Sache que tu vends du macaroni 1

28

PicocHE. Ta guimauve tourne à l'aigre de- puis quelque temps. Et je ne sache pas qu'il soit honteux de vendre du macaroni.

ZuP. Je ne te dis pas que ce soit honteux. Tu prends tout de travers.

PicoCHE. Ça vaut peut-être mieux que de prendre tout de trop haut... et à l'envers.

ZuP. Tu recommences à prêcher ?

PiCOCHE. Oh ! pas pour un sou ! D'ailleurs^ je n'ai pas d'observations à te faire.

ZuP. C'est encore heureux.

PiCOCHE. Et si je ne m'inclinais pas devant tes nouveaux goûts, je ne serais pas ici, pour te faire plaisir.

ZuP. - T 'incliner ? Tu as la courbette ru- gueuse. Mais- enfin, puisque tu fais des comptca- rendus...

PiCOCHE. C'est toujours cela. Je fais encore beaucoup d'autres choses que tu ne soupçonnes pas une minute.

ZuP. Je les soupçonne parfaitement. A cha- cun des projets que je forme, tu mets des bâtons dans les roues.

PiCOCHE. Des bâtons ? Jamais de la vie.

ZuP. Alors ?

PiCOCHE. . - Des inadriers I Comme la char- rette risque de dégringoler la pente un peu trop vite à mon gré, j'encombre les roues, non de bâtons, mais de madriers.

ZuP. Ah ! mon pauvre vieux ! Tes madriers pourraient bien n'être que des allumettes qui veu- lent faire de leurs embarras.

PiCOCHE. Nous verrons bien. En attendant, te conduisent toutes ces transformations qui séduisent ta gloriole ?

ZuP. Ma gloriole ! Encore une fois ! Mais tu es littéralement exaspérant ! Est-ce pour moi, tout cela ? Moi, je m'en moque. Je songe à l'ave- nir de mes enfants, rien de plus. A leur bonheur.

PiCOCHE. Alors, tu es si sûr que ça du bonheur conjugal de Françoise avec ton marquis ?

ZuP (confidentiel). Ecoute bien ceci : Fran- cine adore le marquis ! Hein ? qu'en dis-tu ?

PiCOCHE (hésitant). J'en dis... C'est surpre- nant. Elle t'a avoué cette brusque passion ?

Zup (triomphant). Mais elle ne l'avoue pas : elle la crie, elle la hurle.

PiCOCHE. Je n'aime pas beaucoup les hur- lements de petites filles dans ces affaires-là... Il y a ainsi des gens qui chantent, le soir, dans les chemins déserts, pour faire croire qu'ils sont rassurés. Mais l'autre, le fiancé... officiel... Jean Dekoster, que devient-îl ?

Zup. Il ne devient rien. Je vais le suppri-. mer. Et puis, ça existe-t-il un Jean Dekoster... qui est dans les draps. Il n'a aucune distinction. Et il est stupide. Quand on imagine que ce benêt-là, depuis un mois, n'a pas encore compris ! Il arrive parfois quand le marquis est là. Le marquis a une façon à lui de faire la cour à ma fille : discrète, galante, distinguée, exquise... Il accueille Jean avec un de ces sourires... Jean ne dit rien, ce Dekoster dont le nom s'écrit en un seul mot !

PiCOCHE. Le tien aussi !

Zup (continuant).. Il reste dans un coin. 11 regarde Francine, de loin, avec des yeux de bétail attendri. Puis, il s'en va. C'est un imbécile.

PiCOCHE. Ou un roublard.

Zup (affirmatif). i Un. imbécile !

PiCOCHE. Soit. Mais sais-tu qu'à La ré- flexion, ta conduite vis-à-vis de Dekoster n'est peut-être pas d'un scrupule excessif. Quand on a promis quelque chose aux gens et qu'on ne peut ou qu'on ne veut plus leur donner ce qu'on leur a promis, on les prévient, au moins. Et cette rencontre perpétuelle, aux côtés d'une jeune fille, de deux hommes dont l'un n'est plus le fiancé et

Le Quant a soi

dont l'autre ne l'est pas encore, me paraît une chose passablement répugnante.

Zup. Tu traites cela en commerçant. Or, c'est une question mondaine. Dans le monde, sache-le, ces situations-là se rencontrent tous les jours.

PiCOCHE. Tant pis pour le monde. Zup. D'ailleurs, aujourd'hui même, je pré- viendrai M. Dekoster... discrètement, sans avoir l'air... Car le marquis ne s'est pas encore ouvert à moi de ses sentiments.

PiCOCHE. Et tu veux garder une poire pour la soif.

Zup. Je veux sauvegarder l'avenir de ma fille.

PiCOCHE. Jean souffre, peut-être. Zup. J'imagine qu'entre la souffrance éven- tuelle d'un marchand de drap et une couronne de marquise, tu auras le bon goût de ne pas hésiter.

PiCOCHE (avec intention). Oh ! il est de fait que je n'hésite pas une seconde.

Zup. Parbleu ! Le marquis, ne l'oublie pas, porte douze merlettes.

PiCOCHE. Oià ça ? Au clou ? Zup. Sur son blason, animal ! Je ne serais pas fâché de voir Francine les partager avec lui. PiCOCHE. Ça n'est peut-être pas très nour- rissant, les merlettes ; mais quand on aime cela... En somme, je vois que tu t'es jeté à corps perdu dans une nouvelle existence. Grand bien te fasse. Si j'en parle avec toi, c'est en amateur. Tu fais ce qui te plaît. Je constate une chose... je la constate même de plus en plus : c'est que tu as une fichue mine. Qu'est-ce que tu as mangé à midi ?

Zup. Des riens... très simples... des tomates à l'ananas... une purée de foies de mauviettes... une petite truffe...

PiCOCHE. Moi, j'ai mangé une côte de porc aux choux rouges. C'était rudement bon...

Zup (avec envie). Ah I oui... une... (se re- prenant) Seulement, ça n'a aucun chic. Devant mon valet de chambre, je n'aurais jamais osé... PiCOCHE. Quand tu voudras, chez moi. Zup (les bras au ciel). Si tu crois que j'ai le temps ! Hier soir, je suis resté au club jus- qu'à des heures impossibles.

PiCOCHE. Au club, pourquoi faire ? Zup. Mais pour lire mes journaux ! Pour faire ma partie d'écarté !

PiCOCHE. Tu as besoin d'aller au club pour faire une partie de cartes, au lieu d'aller faire un piquet à la Boule d'Or, comme jadis ? Zup. Mais cela ne se fait pas. PiCOCHE. Tu as besoin d'aller au club pour lire les journaux, au lieu de les lire ici ? Zup. Mais puisque cela tie se fait pas I PiCOCHE. Ça ne se fait pas ! ça ne se fait pas ! Tu n'as que ce mot-là à la bouche ! Quand tu le faisais, ça se faisait, que diable 1 Et main- tenant veux-tu me dire, s'il te plaît, ce qui se fait ?

Zup (grave). Ce qui se fait, mon cher Gus- tave, c'est de se tenir comme un homme de ma situation doit se tenir. C'est de s'imposer quel- ques petites fatigues supplémentaires pour être chic et pour assurer à ses enfants un avenir bril- lant. Ce qui se fait, c'est d'avoir de l'allure et de ne se montrer qu'en beauté, en semblant planer par-dessus les petites faiblesses humaines. Tout cela procure des satisfactions qu'un grognon comme toi ne peut pas concevoir. Cela me per- met, quand je lis les lettres envoyées par ma bru elle va rentrer bientôt de voyage de noces, des lettres qui sont faussement bour- geoises pour nous mettre à l'aise, de sourire et de me dire : « Attendez donc, mes enfants.

Le Quant a soi

la bonne surprise que vous prépare ce vieux bour- geois de papa Zup. Vous verrez comme c'est tenu chez lui I Vous allez avoir un beau-frère, mar- quis I Et quand il y aura ça ne peut tarder une Restauration, vous aurez un papa qui sera pair de France ! » Voilà, monsieur l'entêté, ce qui se fait !

PiCOCHE. Perrette ! Et pour tout cela il faut que tu aies une maladie d'estomac, un faux Bouguereau...

Zup. Un vrai !

PiCOCHE. Un vrai faux Bourguereau, si tu y tiens... des danseuses anglaises, de nouveaux meubles en toc... affreux, mais dorés... (indiquant le guéridon) un service hideux...

Zup. Mais en or !

PiCOCHE. C'est sa seule excuse. Et il a déjà l'air assez bête, ce chambeUan du faux luxe, sur son guéridon ! Il " faut que ta fille épouse un ténébreux inconnu, il faut que mon filleul soit dressé par une vieille fille solennelle et bafouillante, il faut que tu aies à ton service un bellâtre affublé du rôle d'organisateur des cérémonies, et qui croit que c'est arrivé, et qui te le fait croire ; il faut que tu te fasses photogra- phier par des publications bébêtes et arrogantes ! Eh bien, mon vieil Arthur, je préfère ma côtelette de porc à tes truffes... D'ailleurs, si mon porc n'avait pas existé, tu n'aurais peut-être jamais eu tes truffes ! fUn temps. Zup /musse les épau- les) Sans compter tes ir.Ait 's. , . l's nnt ])rc;Klr(' un train de banlieue, tes iiuit -s.

FÉLIX (entrant à droite). ~ Monsieur Le- poilu...

Zup (radieux). Voilà pour te démentir... part ) Seulement, je ne sais pas du tout c[ui est ce Lepoilu... c'est quekju'un que le mar(iuis aura invité sans me prévenir... (Entre Lepoilu, qui a l'as.pect hirsute, mais un peu timide d'un inspec- teur de police en tenue civile). Ce qu'il a l'air distingué...

Scène VIII

zri'

icot'iii.:.

.i':i'()ii.r. I

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Zup (s'avançant). Ravi, cjicr .Monsieur Le- poilu, que vous ayez consenti à venir prendre chez moi une tasse de thé.

Lepoilu (gauche). Pardon, Monsieur, je suis un peu myope. Et je n'ai pas l'honneur de vous remettre...

FÉLIX part). ~(^)u'est-ce que c'est que ça pour un individu ?

Zup (décontenancé). Sans doute... sans doute... .Mais mon noble ami, le iiMiiinis dr l,i Fouaille m'avait prévenu de votre visiti-.

Lepoilu. Je connais un peu de vue le marcjuis de la Fouaille ; mais je puis affirmer que lui ne me connaît pas du tout.

PiCOCHE (qui riait sous cape, intervenant). Alors c'est bien simple, mon vieux. Lepoilu, est un ami à moi.

Zup (un peu refroidi). Ravi, [Monsieur, abso- lument ravi.

Lepoilu. Tout l'honneur est pour moi.

PiCOCHE. J'ai pris sur moi de l'inviter, c'est un collectionneur passionné de tableaux.

Lepoilu. Oh ! passionné, quant à ça.

Zup (rasséréné ). Bravo ! Je vais vouï

montrer mon Bouguereau.

Lepoilu (qui regarde furtivement de droite et de gauche). Ah! Ah! Bouguereau,... le peintre ?

FÉLIX part, sortant). Il n'a pas l'air très calé, pour un amateur passionné.

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Scène IX.

LES MÊMES, moins FÉLIX.

Zup part). Sapristi ! Comme il est distrait... Et puis, à l'examen, il n'a pas l'air fort distingué : mais, au milieu des autres, cela passera inaperçu. (Lepoilu passe une sorte d'ins- pection, sans s'occuper le moins du monde de ses deux interlocuteurs. Il se dirige vers le gué- ridon, à droite.)

Zup Ricoche). ' Dis donc, qu'est-ce qu'il a à fureter comme cela ?

PiCOCHE. C'est sa manie. Il ne faut pas le tracasser à ce sujet-là. C'est un amateur de peinture, mais l'architecture lui est très fami- lière aussi. Tu verras, il est étonnant. Tu seras émerveillé. Il a ainsi un air absent : c'est qu'il trouve ta maison originale.

Zup. Je suis enchanlé... .V le voir, je t'avoue que je l'avais pris pour un crétin...

PiCOCHE. Oui, oui, beaucoup de gens croient ça au premier abord. Mais il faut le connaître, l'ar exemple, il semble n'axoir jias de conversa- tion. Hé bien ! c'est le ( ontraire : il fourmille en anecdotes. C'est un h mime prodigieux. Un peu fruste, à l'extérieur : mais d'une science ! Un peu ours, quand on ne le connaît pas ; mais après... Il faut le laisser faire à sa manière, tu sais, ne pas le tracasser... 11 te paraîtra bi- zarre ; mais n'y prends pas garde ; s'il r(-niarquait que ses allures ne te vont pas, il m- re\ iendrait plus.

Zup. Ah .' sapristi ! il ne maiu[uerait que cela ! Et, au fait, un collertionneur... c'est très chic. C'est xviiie...

PiCOCHE. C'est pour ( ela ijue j'ai songé à te l'amener.

Zup. Sais-lu ce cpic je me demande?... Je me demande si, un jour, cpii n'est pas loin, i)as loin du tout, tu n'auras pas sur le ([uant à soi des opinions absolument identiques aux miennes.

PiCOCHE. Qui sait ! Tout est possible.

Lepoilu (qui examinait le service à thé, se retournant ). C'est bien, ce service en or.

Zup (ébloui). ^ \'<nv^ troiuiz, cher Monsieur Lepoilu ?

Lepoilu. Et puis, c'est lourd.

Zup (décontenancé). A\\ !

I.i l'oii.i-. Il faut vous dire, Monsieur Zup,

que l'ai luir tille, Irène Lepoilu, une très gentille personne. l'îllc fait de la peintur.' p )ur se dis- traire. Elle peint des colombes. L.i i olombe est l'oiseau qu'elle réussit le mieux. Il lui est rare- ment arrivé de rater une colombe. C'est, comme qui dirait, une vocation.

ZuP (un peu ahuri). C'est très intéressant.

Lepoilu. Je lui dis toujours: «Irène... » (changeant de ton et indiquant la porte à gauche) C'est votre cabinet de travail par ?

Zup. Oui... mais pourquoi ?

Lepoilu. Oh ! rien... l'architecture me pas- sionne. Alors, quand je suis dans une pièce, je m'amuse ainsi à deviner ce que sont les autres pièces... C'est une petite manie.

Zup. C'est: très curieux... (A Piroche, bas) Il est extraordinaire (Signe approbatif de Pi- coche.)

Lepoilu. Pour en revenir à ma fille. Irène qui, comme je vous l'ai dit, peint des colombes... (Félix apparaît à droite.)

Scène X.

LES MÊMES, FÉLIX, LE COMTE et LA COMTESSE DE BAERDEMAEKER.

FÉLIX (annonçant). Monsieur le comte et jnadame la comtesse de Baerdemaeker. (lixit.)

30

Le Quant a soi

Zup (s^ avançant). Ah I quelle bonne grâce, comtâsse...

(Le comte a une trogne rougeaude de vieux cocher et il est sourd. La comtesse ressemble à une cuisinière endimanchée.)

(Pendant que Ricoche, narquois, regarde le couple, Le poilu, après un coup d'œil, remonte vers le fond, à gauche.)

La Comtesse (accent flamand). Mais de rien ! Ça est nous qui est si heureux... Le comte est justement besoin d'une fois rire...

Le Comte. 1 bien, Zup, ça est toujours comme on veut ? est le bal donc ?

Zup. Mon cher comte, je...

Le Comte (riant bêtement). Oui, mais ça ne sait pas être vrai. Moi, je veux bien rire, mais pas avec des craques.

PICOCHE part). Il est sourd comme un pot.

Zup. Je vais vous conduire auprès de mon épouse, comtâsse.

L'Extra (au fond). Thé, limonade...

Lepoilu. Un peu d'eau de Vichy, mon ami.

La Comtesse. Je serai quand même Isi contcate de la voir.

Li: Comte.. Moi, pas ! Avec mes rhumatis- S"r,f Ça n'est plus un temps, au jour d'aujour- d'hui.

Zup. Vous avez raison.

Le Comte. Miais non, je ne suis pas mieux à la maison... je sais quand même ce que je dis.

La Comtesse (criant). Venez seulement : en \ ous expliquera... (Le comte ne bouge pas.) Je vous dis quelque chose, Alexandre.

Le Comte. Vous ne devez pas crier, je ne suis pas sourd. (A Zup) C'est une embêtante.

PiCOCHE part). Comme attractions, c'est réussi. Il y a l'amateur de vieux tableaux qui ne doit pas s'ennuyer.

Zup. Comtâsse, permettez-moi de vous pré- senter mon beau-frère, monsieur Gustave Picoche.

La C0MTIÊ.SSIL (souriant). Mais c'est moi qui a l'avantage...

Picoche. Picoche, des pâtes alimentaires, pour vous servir... (Zup fait une tête!)

La Comtesse (grande dame). Ah 1 oui... part) On doit tout partout rencontrer des crapuleux.

(Lepoilu a disparu un moment à Vangle gau- che du buffet.)

Zup. Et puis. Monsieur Lepoilu, le grand collectionneur qui... (il se retourne. A part) Tiens, est-il passé, celui-là ? (haut) Il est au salon... Je vous en prie, comtâsse... Cher comte... (Il les suit avec mille courbettes. Ils sortent par le fond.) \

Scène XI.

LEPOILU, PICOCHE.

Lepoilu (réapparaissant et descendant). C'est, en effet, une maison fort curieusement construite... Ainsi... (voyant que Picoche est seul) Il faut. Monsieur Picoche, que je vous donne un renseignement tout à fait remarquable sur ma fille Irène, qui s'est spécialisée dans la peinture des colombes. C'est que ma fille Irène n'a jamais existé... Irène, c'est le nom que je donne à un établissement certaines obligations me con- duisent parfois.

Picoche. Ah 1 bah !

Lepoilu. C'est bien comme j'ai l'honneur de vous le dire, Monsieur Picoche. Si surprenant que cela puisse paraître, je suis célibataire, parce que mes goûts m'y invitent et un peu aussi parce que je n'ai jamais eu le temps de me marier : j'ai une clientèle qui me prend tout mon temps.

Picoche. Oui, je sais que vous avez beau- coup de clients et que votre diagnostic est in- faillible.

Lepoilu. Euh I euh 1 infaillible, c'est beau- coup dire. Mettons qu'il a parfois un certain à-propos. Voyez - vous, le principal, pour ne pas se tromper, ce n'est pas tant d'être malin : c'est que les autres soient un peu moins malins que vous. Et généralement, ils y mettent beaucoup de bonne volonté... Ainsi, ma fille Irène, c'est un dérivatif. Quand on m'entend parler d'elle et dire avec attendrissement qu'elle peint des colombes, on se dit : « C'est peut-être un brave homme, mais il n'a pas inventé le beurre fondu. » ...Et alors, j'examine le client tout à mon aise.

Picoche. Croyez-vous que mon beau-frère soit gravement atteint ? C'est un cas bien spécial, n'est-ce pas ?

Lepoilu. On ne peut pas dire que ce soit un cas spécial. Cette crise de folie des grandeurs est au contraire assez commune. Le tout est de voir jusqu'où ça va. D'après ce que vous m'avez conté et d'après ce que je viens d'observer... I I ça pourrait bien être grave... Mais ces personnes-là, il faut les prendre en douceur : moi, je suis enneini de la violence. D'ailleurs, si j'ai noté certaines choses, je crois bien. Monsieur Picoche, qu'elles n'ont pas une fort grande im- portance. A mon avis je puis me tromper, évidemment, c'est un incident impossible à prévoir pour le moment, un incident, qui provo- quera la crise salutaire ou fatale. Je dois dire que dans notre métier il ne faut jamais prévoir : cela brouille les idées. Le plus ennuyeux, c'est qu'il y ait si peu de monde... (On entend dans le grand salon jouer du piano. Rires éclatants. Bravos.) Ha ! ha ! cela prend un peu d'animation. Bien entendu, le marquis n'est pas encore Vous m'auriez prévenu... Ça vaux mieux qu'il ne soit pas encore là. On verra bien tout à l'heure.

Picoche. Zup est navré, vous savez, que le marquis ne soit pas encore arrivé. Il aurait tant voulu que ce grand seigneur figurât sur le groupe fait tout à l'heure pour une revue mondaine.

Lepoilu. Que voulez-vous que nous y fas- sions, monsieur Picoche. Il est évidemment bien regrettable pour monsieur Zup que le marquis ne soit pas photographié. Mais il y a des gens, c'est fort curieux, qui n'aiment pas du tout la photo- graphie. Le marquis est peut-être de ceux-là. Nous ne pouvons pas, n'est-ce pas, monsieur Picoche, empêcher le marquis d'avoir ses petites préférences.

Picoche. Ce qui me surprend, c'est que Zup ne soit pas comme un affolé à cause du retard de son noble invité.

Lepoilu. ! I il a déjà un comte et une comtesse à se mettre sous la dent. Attendez qu'il ait digéré ce rôti avant de déguster le perdreau.

Picoche. Inouïs, hein, ces Baerdemaeker ?

Lepoilu. Mon Dieu ! si l'on veut. Moi, qui suis habitué à tous ces cas pathologiques, je vous dirai qu'ils ne m'éblouissent pas. C'est ce que nous autres, hommes de l'art, appelons un couple de respectables canailles. Seulement, ce qui est affligeant, c'est que monsieur Zup reçoive cela chez lui.

Picoche. Je puis affinner qu'il les connaît à peine.

Lepoilu. Je l'espère bien pour lui, mon- sieur Picoche, je l'espère bien. Baerdemaeker, pour l'appeler de son vrai nom, est un ancien cocher qui a, un beau jour, gagné un gros lot. Il était assez ivrogne, mais avait conservé un flair miraculeux de maquignon. Il n'a jamais fait qu'une gaffe dans sa vie, mais de dimension : celle d'épouser une cuisinière qui le terrorise. Mais pour ce qui était du truquage des autres

Le Quant a soi

31

vieilles biques, il n'a jamais rencontré son maître. Il a été fait comte par je ne sais quel prince des Balkans, auquel il avait acheté, pour le tirer d'affaire, des canassons absolument hors d'usage. Il n'a pas le droit de porter son titre en Belgi- que, mais comme il appartient avec ostentation à différents groupements philanthropiques, on le laisse faire. C'est du joli monde, monsieur Pico- che, c'est du joli monde. {Recrudescence dans le grand salon du bruit du piano. Rires de plus en plus forts. On entend des : « Bravo! bravo! » Puis le bruit d'une chute et un oh! général de commisération. Un silence, puis le tapage recom- mence.) Je crois, qu'il y a du nouveau... en vérité, oui, il y a du nouveau... Mais (Qu'est ceci ? Ah ! ah ! nous allons bien savoir... (Tatave entre au fond en se tordant de rire.)

Scène XII.

LES MEMES, TATAVE.

Tatavk. Ah ! parrain, viens donc voir... c'est tordant.

PicoCHE. Qu'est-ce qu'il est arrivé ?

Tatave. Il y a une des vieilles petites filles... qui dansait. Elle est tombée sur les genoux du vieux Monsieur. Et elle rit tellement... et tout le monde rit tellement... (sérieu.x, dési-' gnaiit Le poilu, bas) Qui est-ce, ceiui-là, parrain ? (Pendant ce temps, Le poilu, sans avoir Vair de rien, remonte vers le fond : on entend la voix de Zup qui crie .• « Enfin, voici Monsieur Le poilu retrouvé! Venez donc, cher Monsieur Le poilu, c'es* très curieux, ces danses... » et la voix d'une des Hixon qui crie: «Mon jambe est cassé! y>)

PiCOCHE. C'est un camarade à moi, un hommç pour qui tu dois avoir beaucoup d 'affec- tion?,

Tatave. Je veux bien... il a une bonne tête... (désinvolte) Présente-moi !

PiCOCHE (saisi). Que je te... part) Lui aussi fait des progrès, beaucoup trop de progrès... (haut) Monsieur Lepoilu, voulez-vous... (Mais Le poilu disparaît sans entendre) Il est un peu distrait, tu vois...

Scène XIII.

PICOCHE, TATAVE.

Tatave (repris de son fou rire). Non, parrain, si tu avais vu ça... Le gros vieux Monsieur rouge ne comprenait pas ce qui arri- vait... et la grosse femme qui était avec lui criait : « Mais, Alexandre, qu'est-ce que ça est maintenant pour des manières... » Et Fraùlein, qui disait : « C'est tanchereux I c'est tanche- reux ! » Et les deux autres petites filles vou- laient aider leur sœur et elles ne pouvaient pas, parce qu'elles riaient trop fort... Ah ! c'est ru- dement rigolo, tu sais, un thé dansant ! (Et il rit toujours. Pendant la scène qui suit, le tapage redouble à côté ; le piano fait un bruit d'enfer. C'est un vrai tohu-bohu. On entend des excla- mations, etc.)

PiCOCHE (remonte, va voir ce qui se passe. A part). Les pauvres imbéciles ! (haut, re- descendant, et un peu grave) Alors, tu trouves ça si amusant ?

Tatave (éclatant soudain en sanglots et se jetant dans les bras de Ricoche). Non, par- rain, ce n'est pas amusant ! non ce n'est pas amusant ! Emmène-moi ! emmène-moi !...

PiCOCHE part). La détente, je prévoyais ça... Brave petit bonhomme I (haut) Allons, ne pleure pas... viens près de moi, mon gosse.. (Il s'installe dans un fauteuil, Tatave sur ses genoux) Là, tu es bien ?

Tatave. Oh ! oui... je suis bien.

PiCOCHE. Alors, il ne faut plus pleurer. Qu'est-ce que tu as ? Tu riais comme un fou, tantôt, et maintenant...

Tatave travers ses larmes). Est-ce que je sais, moi... Je vais te dire une chose, parrain. Ça n'est pas très poli, tu sais... mais tu ne me gronderas pas et surtout, tu ne le diras pas à Fraùlein. bien, tout ça, vois-tu parrain, ça me dégoûte. On n'est plus comme avant... per- sonne. On rit tout le temps, on met tout le temps son beau costume... et on a envie de pleurer... Papa me fait de gros yeux... Et qu'est-ce que tu veux : moi, ça m'embête d'appeler maman « ma mère » et de ne pas pouvoir dire que ça m'em- bête ! (Il pleure pus fort.)

PiCOCHE. Allons, allons ! Tu es le plus raisonnable de la maison, toi... Tiens, mouche- toi... Ne pleure plus, je te dis. Tu aimes bien ton parrain ?

Tat.we. Je crois bien que je t'aime, toi ! Toi et le chien.

Vxcocn-p. (riant). —Ah ! bien 1 Je te remercie...

Tatave. Oh I pas le chien d'ici, le nou- veau, Diane qu'y disent. En voilà un chien qui est bête. Il ne comprend rien de ce qu'on y dit. Il vous reluque avec des yeux... non, mais des yeux stupides ! C'est pas comme Amour ! Il parlait, celui-là, on comprenait bien ce qu'il vou- lait dire rien qu'en le regardant. Il va bien, dis... il mange bien ?

, PiCOCHE. Il va très bien, tu peux être tranquille.

Tatave. Il ne demande pas après moi ? (Il re pleure.)

PiCOCHE. Mais si, il demande après toi... comme y peut, en aboyant, comme ça « Ouap ! ouap 1 » Mais ris donc !

Tatave. J'ai plus envie de rire... (sautant des genoux de Ricoche et, presque farouche, indiquant le salon du fond) Dis, parrain, tu ne vas pas flanquer tout ce monde à la porte ?

PiCOCHE. Ça serait peut-être un peu vif. Mais, entre nous... Tu sais garder un secret ?

Tatave (ferme). Un secret de toi, oui... Les autres, je ne dis pas.

PiCOCHE. Ça c'est franc. bien I ton vieux bonhomme de parrain y songe, à flanquer tout ce monde à la porte... Seulement, cela ne se fait pas ainsi, d'un coup... Il faut garder son quant à soi.

Tatave (trépignant). Oh I non, pas ce mot-là, je t'en prie, pas ce mot-là î II y a trop longtemps qu'on nous le sert, ce mot-là I On ne parle plus que de ça, à la maison 1 C'est à cause de ça et je ne sais même pas ce que c'est que papa est devenu méchant avec moi, c'est à cause de ça que l'andouille est ici et qu'il a toujours l'air d'un agent de police qui dresse procès-verbal 1 C'est à cause de ça que je n'ai plus mon chien... et que j'ai Fraù- lein... une foie... C'est à cause de ça c[u" n veut que je parle en allemand... c'est à cause de ça qu'on invite des gens qu'on ne connaît pas, qu'on peut plus dire un mot, qu'on parle plus à Jean, un si brave type... C'est à cause de ça (il regarde autour de lui craintivement.)

PiCOCHE. Hc bien, quoi ? Qu'est-ce que tu n'oses pas dire-?

Tatave. J'ai peur d'être grondé.

PiCOCHE. Tu sais oien que je ne te gron- derai pas.

Tatave (rageur). C'est à cause de ça qu'il y a l'Espagnol !

PiCOCHE. Hé, il paraît que tu n'aimes pas beaucoup le noble marquis de la Fouaille ?

Tatave. Veux-tu que je te dise : c'est un... c'est un individu 1 . PiCOCHE. Comme appréciation, c'est peut-

32

Le Quant a soi

être un peu vif... part) Mais ça pourrait bien être assez exact.

(Entre Françoise.)

Tatave (bas). Parrain, prends garde, voici Francine... (haut) Tu vois qu'elles sont très co- miques, ces trois petites filles...

PicoCHE part). Et le résultat ? Il devient menteur ! Ah ! mais... ah ! maïs... (haut) Vous cherchez quelqu'un, Françoise ?

Scène XIV.

LES MÊMES, FRANÇOISE.

Françoise (hésitant). Mais... je vous cher- chais, mon oncle...

PicoCHE part). Elle aussi devient men- teuse... (haut) Ah ! bah ! Et peut-on savoir ?

Françoise. On va... jouer aux charades... et... comme on veut que les artistes se reposent... part) Comment n'est-il pas encore ? (elle regarde vers la porte d^ entrée.)

PicocHE (suivant son regard). Tiens ! tiens ! on a besoin de ce vieil oncle Picoche pour jouer aux charades... Pourtant, ce vieil oncle Picoche n'est pas bien fort dans ce genre de distractions. Les pâtes alimentaires ne l'ont pas disposé à avoir beaucoup d'esprit... Mais enfin, il en a toujours bien autant que Monsieur le com',:e de Baerdemaeker, et même que la com- tesse, sa femme... Allons-y donc. Mais, un mot, Françoise... Que fait Monsieur Lepoilu ?

Françoise. Hé, bien ! c'est difficile... Il ne fait qu'entrer et sortir. Quand on croit qu'il est là, il est sorti ; quand on croit qu'il est sorti, il est là.

Picoche part). Comme dans Carmen! (haut) Ah 1 bah 1 ah ! bah ! bien, nous, Fran- çoise, nous causions. Oui... nous nous racontions des fables.

Tatave part). Ce qu'il devient men- teur !

Picoche. Et j'en connais une ï^ien jolie...

Françoise. Mais...

Picoche. Oh ! elle n'est pas longue, rassu- rez-vous, Françoise. La voièi. Et puis, c'est pres- que autant un conte de fées qu'une fable : Il y avait une fois un papillon, un papillon fort gracieux. Ses ailes n'étaient pas ornées de cou- leurs extraordinaires. C'était un papillon simple ; mais il avait un excellent petit cœur de papillon. Il aimait, le matin, à se poser sur des fleurs aussi simples que lui ; et les bons rayons du soleil lui d imienc les ailes et le pénétraient de joie. C'était toute sa vie. Mais un soir, on ne pourrait au juste dire pourquoi, le papillon n'arriva pas à dormir ; peut-être avait-il vu un autre papillon plus beau que lui, mais moins malin. Il entra dans une maison. Au milieu du salon, il y avait un lustre ; et notre papillon, ébloui, crut qu'il faisait jour. Il s'approcha du lustre et, bien vits, il s'y brûla les aiies. Parce que ce qu'il avait pris pour le soleil, c'était tout simplement, Françoise, un bec Auer.

Françoise. Mais, mon oncle, qu'est-ce que cela veut dire ?

Picoche. Rien. Cela ne veut rien dire. C'est une fable. (Zup parait au fond donnant le bras à Kate, d'un côté, à Nellie de l'autre.)

Picoche part, les voyant). II est gro- tesque !

Scène XV.

LES MÊMES, ZUP, KATE, NELLIE.

Zup. Mais non, mes enfants, je ne peux pas vous dire comment on confectionne u.i oystsr cocktail... Le marquis, m an noble ami, pourra sans doule vous renseigner tout à l'heure.

K.\TE. Oh ! je voudrais cette chose.

Nellie. Si joliment bonne.

Zup. En attendant, hein ? si vous interrogiez le barman... hein ? le barman...

Kate. Certainly. (Elles vont au buffet, toutes les deux, en sautillant et causent en rian: avec l'extra.)

Zup (descendant). Hein... barman... l'homme du bar : c'est une idée.

Picoche. C'est une idée enfantine. Il n'est plus de ton âge de jouer au bar... ni de danser.

Zup. Va toujours ! va toujours ! tu m'amu- ses.

Picoche. Je n'en pourrais pas dire autant de toi.

Zup. Ton oncle est insupportable, Francine.

Françoise. Mais...

Zup. - Et puis ce n'est pas tout ça... Vous l'estez tous trois, à l'écart de la fête.

Picoche part). Elle est gentille, la fête.

Zup. On va jouer aux charades, on a besoin de vous.

Picoche part). Réellement, il me fait de la peine.

Zup. Car, entre nous, ça manque un peu d'animation. Les autres n'arrivent pas... Mais ils vont arriver. Picoche. Que tu dis !

Zup. Que... Certainement, que je dis. Mais il faut qu'ils tombent au milieu du grand mouve- ment. Et comme les petites Hixon sont un peu fatiguées... Allons, venez faire des charades au lieu de conspirer.

Françoise. Nous ne conspirons pas : nous écoutons l'oncle Picoche qui nous disait des fables...

Tatave. Des histoires de papillons.

Zup (éclatant de rire). Picoche ! Des papil- lons ! Très drô'e, vraiment très drôle ! Je ne vois pas fort bien... Enfin, venez tout de même... le comte de Baerdemaeker est un homme charmant. Seulement il est un peu dur d'oreille.

Picoche. Comme un pot.

Zup. Si tu veux, comme un pot. Ça rend la conversation difficile. La comtesse aussi est char- mante ; mais voilà une demi-heure qu'elle discute avec ta sœur sur une recette de cuisine. Alors le comte dit tout le temps : « Mais certainement, madame, je le connais : nous avons fait nos classes ensemble. » Comme c'est une recette pour préparer le cochon de lait, Mary est un peu embarrassée.

Picoche. Il reste Lepoilu.

Zup. Ah ! oui, Lepoilu. Celui-là, on ne sait jamais on il se trouve. Quel singulier bonhomme ! 11 est charmant aussi. Evidemment, il parle beau- coup de sa fille Irène, qui peint des colombes. Mais enfin il est charmant.

Picoche. ! bien, allons rejoindre tous ces gens charmants.

Tatave part). Sans compter Fraùlein. qu'on oublie.

fils sortent au for.d. Un moment, ne restent en scène que les girls et l'extra, qui rient et plai- santent.)

Kate. Bientôt, je ne danse plus : quand je suis saoul.

Nellie. Oh ! Kate, comment pouvcz-vous faire cette chose !

Kate. Je fais le même comme vous ! (bas) Did you find samething ^ ?

Nellie (montrant les objets). This little tan and this toffee jar -.

FÉLIX droite). Monsieur Jean Dekoster part) Quel empoté, ce laissé pour compte !

1 AVC/.-V0I18 trouvé (,tu-l.|"<- '-l'-'S,- .' 2 Ci- i,clit (•vcntail vt rotto tx.n1x.ii-

Le Quant a soi

33

Scène XVI.

LES MÊMES, JEAN.

Jean (saluant, sans voir qu'il n'y a personne, les Hixon étant cachées par le retrait du mur de fond.) C'est inoi qui suis très honoré... très honoré... (relevant la tête) Tiens, il n'y a per- sonne... (Les sisters L'ont aperçu et rient à haute voix.) Je me trompe, il y a... Félix) Quelles sont ces dames, domestique ?

FÉLIX. Monsieur ignore que je me nomme Félix ?

Jean. Non, non, je ne l'ignore pas, je le sais fort bien. Vous voyez comme je suis conci- liant.

Félix part). Il l'est même plus qu'il ne croit (haut) Ce sont des danseuses.

Jean. 11 me semblait bien, mais... part) Pourquoi y a-t-il des danseuses ?... (Il reste ahuri au milieu de la scène, ne sachant que faire.)

Kate (riant). He seems to be a jolly boy '

Nellie (de même). A jolly boy, it's a thing to say, in truth -'.

Toutes deux (saluant de loin en riant). Good day, jolly boy ''. (Elles se sauvent au fond.)

Jean. Moi de même ; très honoré... (il salue).

Scène XVII.

FÉLIX, JEAN.

Félix part). Si celui-là a jamais fré- quenté les coulisses de la Monnaie... (haut) Mon- sieur désire-t-il que je l'introduise ?

Jean. C'est une bonne idée et... Eh bien, non ! part) Je suis venu pour savoir, pour savoir exactement et... (haut) Féli.x, pourriez-vous me donner un renseignement ?

Félix (digne). Si ma conscience ne s'y oppose pas, si ma dignité professionnelle ne doit subir aucune tache du fait de ce renseignement, je ne vois pas pourquoi je refuserais de satisfaire au désir que monsieur vient d'exprimer.

Jean. Ah ! ah I la réflexion) Ça signifie oui ou non, ce que vous venez de dire ?

Félix. Et puis, cela dépend un peu de? honoraires.

Jean. Les... Ah I parfaitement part) Ho- noraires ! (haut, tendant une pièce). Voici.

FÉLIX (dédaigneux, à part). Deux francs ! (haut, avec impertinence) Monsieur ne désire pas que je lui rende du nickel ?

Jean. Non, merci : gardez tout.

FÉLIX. C'est que, pour ce prix-là... Les ren- seignements ont beaucoup augmenté, ces temps-ci.

Jean. Je comprends... je comprends... tenez, voici vingt francs.

FÉLIX part). Il commence à se civiliser un peu... {haut) Et monsieur désire ?

Jean (d'une traite). Eh bien, chaque fois que j'arrive ici, tout le monde s'en va. Ainsi, tantôt, ces deux jeunes personnes. Elles, je dois dire que ça m'est égal... Mais les autres font la même chose ; et, dame 1 les autres, cela a plus d'importance... surtout... Enfin, je me comprends. Si on ne m'invitait pas et que j'arriverais tout de même, naturellement, ce serait possible ; mais on m'invite. Pourquoi m'invite-t-on si c'est pour avoir l'air de me flanquer à la porte ?

FÉLIX. C'est là, monsieur, tout le secret du quant à soi.

Jean. Oui. Et alors ?

Félix. Alors... le nom de monsieur s'écrit en combien de mots ?

Jean. Mais, en un mot.

1. Tl H Tnir d'un (çarçon jovial. 2. Un gnrço .3. Hoiijour, jrarçon juvial !

vial, disons-le, en v^'-rité.

FÉLIX. C'est un malheur. Un grand mal- heur. Et monsieur est dans les draps ?

Jean. Bien sûr, que je suis dans les draps, tout le monde sait ça !

FÉLIX. Eh bien, c'est encore un malheur... ou plutôt, non : puisque monsieur est dans les draps, monsieur fera bien d'y rester. Ainsi, il se tiendra au chaud. Voilà tous les renseigne- ments que je puis donner à monsieur. (// va pour se retirer. A ce moment Tatave entre à re- culons au fond. Il se retourne, voit Jean, mais ne souffle mot.)

Scène XVIII.

LES MÊMES, TATAVE.

Jean Félix). Comment, vous vous en allez ! Mais tout ce que vous m'avez dit, je le savais.

FÉLIX. Pourquoi monsieur m'interrogeait-il, alors ?

Jean. Nous n'y sommes pas, nous n'y sommes pas... Et puis rendez-moi mes vingt-deux francs.

Félix (hautain). Ça ne se fait pas (// sort à droite.)

Scène XIX.

JEAN, TATAVE, puis FRANÇOISE.

Jean. C'est extrêmement ennuyeux. Je ne suis pas fort avancé...

Tatave la cantonade). Mais non, je ne regarde pas... Et puis appelez-moi quand je pourrai rentrer... (se retournant) Ne dis rien : j'avais vu que tu étais là. Je vais t'expliquer. moi, ce que l'andouille n'a pas voulu, je vais te raconter ça, parce que je t'aime bien, toi. Tu es un bon gros... tu n'as pas beaucoup de con- versation...

Jean. Mais, Tatave...

Tatave. Ne m'interromps pas tout le temps... Si ma guenon de Fraiilein arrivait, ou quelqu'un d'autre, je me ferais attraper... Tu n'as pas beau- coup de conversation, mais je suis sûr que tu aimes Françoise de toutes tes forces...

Jean. De toutes mes forces, de tout mon coeur...

Tatave. Tu ne le dis jamais !

Jean. Mais puisque nous sommes fiancés, je n'ai pas besoin de le lui dire tout le temps, que je l'aime I

Tatave. Ah ! mon pauvre vieux, ce que tu connais peu les femmes ! Et pendant que tu restes dans les coins, tout seul, comme si tu disais tes prières, tu ne vois donc pas l'Espagnol ?

Jean. Quel Espagnol ?

Tatave. Le marquis, donc... Il ne com- prend rien, ce Jean... L'Espagnol qui fait des yeux... oh I la, la ! et qui se frise la moustache, et qui fait la tourterelle !

Jean. Mais si, je vois tout ça ; que veux-tu que j'y fasse ?

Tatave. Ah I bien, elle est raide, celle-là t T'as qu'à lui dire, je ne sais pas, moi, une phrase, n'importe quoi... Par exemple : « Dites donc, vous, savez-vous bien que c'est pas vos oignons, cette demoiselle... » Voilà comment on parle.

Jean. Je suis bien malheureux !

Tatave. C'est pas ça qu'il faut dire, sa- pristi ! Un peut de nerf. Si tu restes là, planté comme un chandelier, l'Espagnol nous prendra Françoise.

Jean. Oh I {avec énergie) Tu as raison, Tatave, et je vais...

{Françoise entre au fond. )

Tatave (bas). Attention, voilà l'enfant.

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Scène XX.

LES MÊMES, FRANÇOISE.

Françoise. Ah ! c'est vous, Jean... Je ne croyais pas...

^ Tatave (bas). Pousse-lui ton boniment : c est le moment.

^ Jean. Bonjour, Françoise. Ce n'est peut- être pas moi que vous attendiez, n'est-ce pas ? Je suis pourtant invité, vous savez...

Françoise. Mais si... au contraire, Jean, je vous attendais... Je ne savais pas que vous étiez là... Entrez donc, on sera très content de vous voir.

Jean (un peu amer). Oui, vous m'attendiez, comme vous attendiez n'importe qui. Et vous êtes, comme tout le monde, contente de me voir. Mais auparavant vous n'étiez pas comme cela avec moi, Françoise... Quand j'arrivais, vous vous attardiez un moment . . . nous ne disions pas grand 'chose, et quand nous parlions, nous ne disions, mon Dieu 1 rien de bien exceptionnel. Mais vous gardiez vos mains dans les miennes. Et c'était un petit moment bien agréable.

Françoise (presque sèche). Vous trouvez ?

Jean.^ Mon Dieu ! oui... je trouve... Mais si vous n'êtes pas du même avis quç moi; je suis disposé à me ranger au vôtre...

Tatave (qui s'est un peu écarté à gauche, à part). Quelle moule 1

Françoise. Eh bien, alors, je ne vois pas, Jean, pourquoi vous prenez l'air lamentable d'un monsieur myope qui sort du bain et qui ne retrouve pas sa cabine.

Jean. Je ne crois pas avoir cet air-là.

Tatave part). Et il l'a pourtant !

Jean. Seulement, nous sommes fiancés, n'est-ce pas... et entre fiancés, l'habitude...

Françoise (froide). Evidemment... Mais l'habitude... quelle habitude ? Je ne puis pourtant pas me jeter à votre cou.

Jean. Je ne vous demande pas cela... je vous demande simplement... Enfin, je vous aime.

Tatave part). Ça y est : il va y venir. Ce ne sera pas trop tôt !

Françoise. Je le sais. Et puis?...

Jean. Et puis, c'est fini. Mais, enfin, c'est déjà quelque chose... (Françoise regarde la porte de droite.) Je vois bien que vous ne prêtez pas une grande attention à ce que je vous dis... Mais, tout de même, je serais bien content de savoir..! (Félix apparaît à droite.)

Scène XXI.

LES MÊMES, FÉLIX, LE MARQUIS, puis KATE.

Félix. Monsieur le marquis de la Fouaille.

Françoise. Ah ! enfin !

Jean part). Oh ! celui-là, je vais...

Tatave (qui s'est approché, bas). ~ V'ià l'Espagnol I Vas-y mon vieux : mets-lui ta main sur truffe, part:) Ah ! c'est bon de parler français. (Il remonte vers le fond à gauche.)

Le Marquis (avec aisance). Je suis bien désolé, mademoiselle, d'arriver aussi tardivement: les exigences de la politique m'obligent parfois à mille démarches ennuyeuses. Au demeurant, je ne les déplorerais pas trop, le service du Roy étant en lui-même une récompense suffisante, n'était que ces démarches me privent un peu plus long- temps du plaisir de vous voir.

Tatave part). Et c'est avec ça qu'on plaît aux femmes !

Françoise (rougissante). Mais, monsieur le marquis, je suis trop heureuse...

Le Quant a soi

Félix (a part, sortant). C'est la tête de Dekoster qui est de tout premier ordre I

Françoise. ...Trop heureuse que vous dai- gniez accepter notre hospitalité, parfois

Le Marquis. Elle est réconfortante au cœur de 1 exile, sans compter que, peut-être, un sen- timent plus doux...

Jean (^(7«/ a été calme jusque-là, s'avance brus- quement). ~ Pardon, Monsieur le marquis

Tatave part). ~ Ça va chauffer: y' a du bon ! (Il est au fond, près, du buffet, de manière a ce que les personnages en scène n'aient pas à s'occuper de lui.)

Le Marquis. Oh ! cher monsieur Dekoster, je ne vous avais point aperçu : je vous fais mille excuses. Pardonnez-moi.

Jean. Mais c'est moi... au contraire...

Le Marquis. Et vous désirez me dire ?

Jean (décidé). ~ Monsieur le marquis, je vous avouerai franchement...

Françoise part). Ah ! mon Dieu !

Le Marquis (hautain, mais affable). Vous m'avouerez, cher monsieur Dekoster ?

Jean (un peu aplati). Il faut me prendre comme je suis... je suis marchand de draps. Monsieur le marquis.

Le Marquis (souriant). Je ne songe nul- lement à vous le reprocher, cher Monsieur... Et SI jamais j'ai besoin de drap... Mais... (Et il fait exactement les mêmes gestes que Zup à la scène VII) chassons ces vains soucis et revenons à l'heure présente.

Jean. Mais pourtant...

Le Marquis. ! tout à l'heure, monsieur, tout à l'heure...

Jean part). C'est extraordinaire, mais je n'arriverai jamais à enguirlander un marquis.

Tatave part). Non, mais... a-t-on idée... Quelle femmelette ! (Jean remonte vers Tatave, qui lui fait de grands gestes en indiquant le marquis.)

Kate (entrant au fond, gaffeuse, voyant le marquis). Aôh ! Kiki... how are you, dear ?

Le Marquis. Very well... thank... (se re- prenant, à Françoise) Quelle est cette jeune per- sonne ?

Kate (se sauvant). It is a mistake.

Françoise (prête à pleurer, bas). Oh ! je sais bien que vous la connaissez... c'est une des sœurs Hixon... et elle vous appelle Kiki !

Le Marquis. Cela n'a aucune espèce d'im- portance... Dans le monde nous connaissons tant de gens, des artistes, des danseuses... Ma chère, il ne faut pas que cela vous frappe... Vous voyez d'ailleurs que j'avais même oublié les traits de cette ballerine délurée.

Françoise part). II m'a appelé ma chère... (haut) Pardonnez-moi, je suis jalouse.

Le Marquis (avec une feinte surprise). Ja- louse ? Bah I part) Ça y est I (haut) I bien... je vais tout à l'heure causer un moment avec votre père et...

Françoise. Causer avec mon... Oh ! mon- sieur le marquis 1

Le Marquis. Ne m'appelez pas monsieur le marquis... Appelez-moi tout simplement Achille.

Françoise. Ach I... Oh I

(Zup paraît au fond.)

SCÈNE XXII. LES MÊMES, ZUP, puis LEPOILU.

Zup. Voyons, Gustave, la charade est finie... Mais que vois-je ? Comment, mon cher marquis, vous étiez là... et on ne m'avait pas prévenu ! C'est impardonnable... Je dois vous gronder : vous êtes en retard ; nous avons déjà plusieurs amis...

Le Quant a soi

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Le Marquis. Vous avouerai- je, mon cher ami, que je causais avec mademoiselle Françoise et que je m'attardais volontiers à cette conver- sation.

ZuP. Voyez-vous ça I Petits cachottiers que vous êtes !

Jean (s^ avançant). Bonjour, monsieur Zup...

ZuP (refroidi). Bonjour, bonjour. Monsieur Dekoster part) il arrive toujours à propos celui-là... (haut, au marquis au moment Le- poilu parait au fond) Justement, cher ami, je voulais vous demander un renseignement. Savez- vous comment on confectionne un oyster cock- tail ?...

Le Marquis. C'est fort simple.

Lepoilu (au fond, à part, désignant le mar- quis). — C'est bien l'oiseau en question.

Le Marquis. Vous prenez une huître bien fraîche que vous laissez mijoter dans du sherry sec...

Tatave part). En voilà une saleté I

Le Marquis. Mais Madame Zup, peut-être, doit se demander...

Zup. Vous avez toutes les attentions...

Tatave part). Attentions ? Tournant? dangereux I

Zup. Venez, je vous prie... je vous pré- senterai à... (il aperçoit Lepoilu) Tout justement voici Monsieur Lepoilu, un grand collectionneur... le marquis de la Fouaille...

Lepoilu. Je suis bien heureux, Monsieur. Je connais votre famille. C'est une famille consi- dérable... Moi j'ai une fille, Irène : c'est une brave enfant, elle peint des colombes...

Le Marquis. C'est, pour une jeune fille, une occupation délicieuse... (tout en remontant vers le fond, Zup, le marquis, Lepoilu et Fran- çoise continuent à causer.)

Tatave part en désignant Jean). Ça y est, il recommence à dire ses prières ! (haut ) Je vais te dire une chose : toi aussi, t'es une andouille.

Jean. J'ai du chagrin, qu'est-ce que tu veux I

Tatave (péremptoire). C'est pas une rai- son 1

(Ils sortent tous au fond en discutant avec animation. Quand ils entrent dans le grand salon, on entend des exclamations. Puis le bruit du piano. Lepoilu, sorti un instant à la suite du groupe, rentre en scène très tranquillement.)

Scène XXIII.

Lepoilu (seul). Ce ne sont pas des jeux pour un homme de mon âge... Tout ceci m'a l'air de se passer dans une - maison de fous. D'ailleurs entre les fous et les gens raison- nables, il n'y a pas tant de différence. Mais ce n'est pas une raison, il faut voir... Ce que je m'ennuie ! Ah I quelle corvée ! Pourtant je voudrais bien savoir s'il y a deux portes là... (Il indique la gauche. Marchant vers le buffet) C'est facile... (Il disparaît à V angle gauche du retrait est le buffet. La scène reste vide. Puis, au fond, apparaissent le marquis et Fran- çoise.)

Scène XXIV.

LE MARQUIS, FRANÇOISE (au fond)

Le Marquis. Rassurez-vous, ma chère en- fant. Et puis, je vous assure, ces danses ne m'in- téressent que strictement au point de vue mondain : j'ai tant d'autres préoccupations.

Françoise. Je le sais bien. Et j'ai tort d'être ainsi, vis-à-vis de vous, une petite ;sotte.

Le Marquis. Vous n'êtes pas du tout une petite sotte... pas du tout. Et au contraire, vous me flattez infiniment... Sans compter... oui, oui, je vais voir Monsieur Zup... je vais lui dire... des choses qui peut-être vous feront plaisir.

Françoise. Je vais bien vite prévenir mon père.

Le Marquis. Pas si vite. Je vais l'attendre ici. N'interrompez pas ces danses charmantes.

Françoise (agressive). Chai-mantes !

Le Marquis (lui baisant la main). Pour d'autres que moi...

Françoise part, sortant). II est exquis 1

SCÈNE XXV.

(Pendant cette scène on entend de temps à autre le bruit du piano et des rires.)

LE MARQUIS, seul, puis LEPOILU.

Le Marquis. C'est d'un toc, cette histoire ! Ils ne se rendent donc pas compte qu'ils ont tous l'air parfaitement imbécile... Enfin, c'est tout de même la grosse affaire, mon petit marquis ! Par exemple, il faudra changer tout cela : ce mo- bilier ! On verra bien... (Il s'assied près du gué- ridon, à droite. Pendant qu^il soliloque Lepoilu entre à gauche, très doucement.)

Lepoilu part). C'est très commode, ces deux portes... (voyant le marquis) Oh ! oh ! nous attendons le beau-père... Ça n'est peut-être pas très discret ce que je fais là... mais j'aime à m 'instruire... pas de loup, il va jusqu'au grand fauteuil, à gauche, et s'y assied, le dossier le cachant au marquis.)

Le Marquis. ...Le papa Zup, pas bien dif- ficile à embobiner : il n'est pas fort, le pauvre cher homme ! (regardant le service posé sur le guéridon) Il faut avoir un goût de Peau-Rouge pour acheter des choses pareilles... (prenant un petit plateau) C'est laid... ! c'est laid, mais c'est en or... (regardant autour de lui) Je suis seul, seul enfin... comme des Grieux : la soli- tude de ce petit salon... (il inet le plateau dans <sa poche) me plaît énormément... Voilà qui remet un peu de beurre dans les épinards... en attendant mieux.

Lepoilu (qui a vu le vol commis par le mar- quis, à part). Un petit incident... je l'avais bien dit à Picoche... il suffit d'un tout petit incident... Le hasard, il n'y a rien de tel... (bâil- lant, comme quelqu'un qui s'éveille) Aaaah I

Le Marquis (saisi, à part). Fichtre ! Il y avait du monde...

Lepoilu. Tiens, vous étiez là, monsieur le marquis... (il se lève) Il faut m'excuser : je dor- mais comme un bienheureux. *

Le Marquis part). Il n'a rien vu... (haut) Mon Dieu, c'est bien votre droit. Mon- sieur Lepoilu.

Lepoilu. N'est-ce pas que c'est mon droit ? Je suis bien content de vous entendre dire cela. Parce que, voyez - vous, les vieux bonshommes comme moi ne sont plus fort agréables en société. L'âge, Monsieur le marquis. On croit qu'on va faire le malin, le brillant causeur... Et puis, fft ! un fauteuil, ef on s'endort comme un vieux grand' père (// vient s'asseoir près du marquis).

Le Marquis part). Il est un peu en- nuyeux, mais, bah I (haut) Vous exagérez, mon- sieur Lepoilu.

Lepoilu. Non, non, je commence à baisser, je le sens. Tout de même, je suis content du hasard qui nous sépare des autres personnes de la société. Vous attendez quelqu'un ici ?

Le Marquis. J'attends M. Zup, avec qui •j'ai à causer. Seulement, j'ai prié qu'on ne le dé-

36

Le Quant a soi

rangeât point avant que les danses fussent finies.

Lepoilu. Bien entendu ! Je vois que, quoi- que jeune, vous êtes sérieux. Les plaisirs mon- dains ne vous attirent pas.

Le Marquis. Il y a des choses plus impor- tantes.

Lepoilu. Beaucoup plus importantes, vous avez bien raison. Monsieur le marquis. Ma fille Irène, avec laquelle vous ferez certainement con- naissance, me le dit souvent... Ça ne vous ennuie pas de causer avec moi ?

Le Marquis (souriant). Au contraire.

Lepoilu. Comme c'est aimable à vous. Voyez-vous, c'est une de mes manies, la con- versation ! Et avec vous, c'est un délice : vous parlez aA ec une si rare élégance. Ah ! on a beau dire ce qu'on veut : la race, il n'y a que ça. Je vous disais donc que ma fille Irène, une excel- lente enfant, fait parfois des remarciues fort justes. Un exemple. Voici ce qu'elle m'exposait l'autre jour : « Papa, dans la vie, il suffit par- fois de bien peu de chose pour transformer les destinées... »

Le Marquis (esquissant un bâillement). Evidemment... c'est très juste... Transformer les destinées, part) Quel vieux raseur I

Lepoilu. ... « Et tel qui aurait pu arriver au sommet s'arrête au bas de la montagne, à cause d'un incident, d'un tout petit incident de rien du tout... »

Le Marquis. Parfaitement raisonné.

Lepoilu. Ainsi, une supposition : vous êtes absolument décavé...

Le Marquis (inquiet). Mais...

Lepoilu. Une supposition, vous dis-je, une simple supposition... Je dis : vous, comme je dirais n'importe qui. Et malgré l'absence de tout numéraire, vous vous arrangez pour vivoter jus- qu'au jour vous rencontrerez la grosse affaire qui va vous remettre à flot. {Le marquis esquisse un mouvement. ) Restez donc assis, monsieur le marquis : nous avons tout le temps ; vous enten- dez bien que les danses ne sont pas terminées. Donc, vous la rencontrez, la grosse affaire, sous couleur de... heu ! par exemple, mettons, si vous voulez, sous couleur d'un mariage cossu... {chan- geant de ton) Mais vous n'êtes pas souffrant, au moins ?

Le Marquis (blême). Mais pas le moins du monde.

Lepoilu. Je craignais... Et au moment même l'affaire va se conclure, pan ! vous démasquez vos batteries et l'affaire ne se conclut pas.

Le Marquis (avec un reste de hauteur). Mais... monsieur, je ne vois pas fort bien pour- quoi vous me racontez tout cela...

Lepoilu. Oh ! histoire de causer, tout sim- plement. Je vous ai dit, n'est-ce pas, que j'avais la manie de causer. Et aussi histoire de vous dire que vous avez eu tort de voler, là, un petit pla- teau en or.

Le Marquis (se levant). Monsieur, vous mentez !

Lepoilu. Restez donc assis. Je vous assure, ça vaut mieux (Le marquis se rassied) Et puis, fi ! des gros mots, entre gens du monde. Puisque cela ne sert à rien: je, vous ai vu.

Le Marquis. Vous avez très mal vu, mon- sieur... {instinctivement il met la main sur la poche contenant le plateau).

Lepoillt. N'appuyez donc pas la main sur votre redingote : je sais bien que l'objet est dans votre poche gauche...

Le Marquis. Monsieur, vous me rendrez raison de cette infamie...

Lepoilu. Allons, allons, on ne va pas se fâcher avec ce vieux papa Lepoilu, pour des bêtises.

Le Marquis. Cette conversation a assez duré !

Lepoilu. C'est aussi mon avis. Je n'ai qu'un mot à ajouter : c'est que je suis inspecteur de police et... {A ce moment, il saute sur le mar- quis. Mais celui-ci a prévu le coup et mord Le- poilu à la main.) Ah 1 le bandit ! il m'a mordu. {La lutte continue et juste au moment Zup entre au fond Lepoilu arrive à reprendre le petit plateau d'or dans la poche du marquis.) Vous voyez bien qu'il y était. Monsieur le marquis !

Scène XXVI

LES MÊMES, ZUP.

Zup (affolé). Qu'y a-t-il, qu'arrive-t-il ? Monsieur le marquis, voyons...

Le Marquis (qui a repris son sang-froid). Il y a, monsieur Zup, qu'on rencontre du drôle de monde chez vous : un inspecteur de police, et qui m'accuse de vol, encore bien !

Zup. Un inspecteur, Lepoilu ? Et un vol... Voyons, j'entends mal... quelle est cette plaisan- terie ?

Lepoilu. Ce n'est pas une plaisanterie. Je suis bien inspecteur de police, pour vous servir, Monsieur Zup. Et j'ai pris Monsieur le marquis sur le fait... Il m'a même un peu mordu... (il montre sa main qui saigne) Et ça mord rudement fort, un marquis, fichtre !

Zup. Je réponds que le marquis est inca- pable...

Lepoilu. Oh 1 monsieur Zup, je l'aurais bien cru comme vous, allez... Mais, que voulez- vous ? j'ai aperçu ce petit plateau en or sur le guéridon ; quelques instants après je l'ai retiré de la poche dans laquelle monsieur le marquis venait de le serrer précieusement... Alors, j'ai trouvé que ce n'était pas naturel.

Zup (après un temps presque imperceptible). Quelle folie, monsieur Lepoilu ! C'est cela qui... {riant d'un rire forcé) Permettez-moi de vous dire que votre perspicacité a été mise en défaut... Cette petite babiole, mais c'est moi qui venais à l'instant de prier le marquis de vouloir bien l'accepter. {Mouvement de foie du marquis. Zup, à part) Encore un coup politique, infortuné marquis ! Pourquoi ne m'a-t-il pas prévenu qu'il en était ?...

Lepoilu (déconcerté). Ah ! c'est vous qui... Toutes mes excuses... Vous affirmez bien, mon- sieur Zup, avoir offert au marquis ce petit plateau d'or?

Zup. Je l'affirme.

Lepoilu. En ce cas, il ne me reste plus qu'à faire à Monsieur le marquis, ainsi qu'à vous, toutes mes excuses.

Zup. Et je pense que, vous étant introduit chez moi sous un faux titre de vague collec- tionneur, vous souffriez que je ne vous retienne pas.

Lepoilu. Je comprends bien. D'ailleurs, vous me retiendriez même que je ne resterais pas. Je sens bien que je suis de trop. Je vous salue, messieurs... Peut-être, aurons-nous l'occa- sion de nous retrouver.

Le Marquis (qui a repris son arrogance). C'est peu probable, monsieur ; vous faites un assez vilain métier.

Lepoilu. Sait-on jamais ! Et puis, on fait le métier qu'on peut. {A part, sortant) Monsieur Zup est beaucoup plus malade que je ne croyais.

Le Marquis part). La partie sera dure. Il faudra payer d'audace, mais le jeu en vaut la chandelle.

Le Quant a soi

37

Scène XXVII.

ZUP, LE MARQUIS.

*

ZuP (vite). Mon malheureux ami, pourquoi ne m 'avoir pas prévenu d'une misère aussi grande ?

Le Marquis (inconscient). Parce que Je isuis trop fier.

ZuP. Je vais vous signer un chèque. Et surtout, pas un mot de tout ceci ; je serais désho- noré. Quant à Picoche, il me paiera cela. Vous êtes un martyr de la politique.

Le Marquis. Vous avez un noble cœur, cher monsieur Zup : ma vie vous est acquise. {A part) C'est incroyable qu'il existe des gens aussi bêtes.

Zup. Noble jeune homme ! {Brouhaha dans le salon.) Mais cju'est ceci?

[La comtesse, furibonde, entre au fond, traînant son mari, ahuri. )

Scène XXVIII.

LES MÊMES ; LE COMTE, LA COMTESSE ; puis PICOCHE, Mme ZUP, FRANÇOISE ; puis JEAN, TATAVE, LES HIXON, FÉLIX, L'EXTRA, FRAULEIN.

La Comtesse (hurlant). Vous allez comme ça un petit peu rentrer à. la maison, sale garçon c^ue vous êtes !

{Picoche apparaît goguenard, au fond.)

Le Comte. Ça est quand même curieux que vous voulez déjà partir 1

Zup. De grâce, comtâsse, qu'y a-t-il ?

La Comtesse. Il y a, monsieur Zup, que le comte Bst un dégoûtant : il cause les danseuses. Et je dirai mieux : vous êtes aussi un dégoûtant, d'amener ici des filles qui dansent des choses «héroïques »... Et maintenant, salut ! {Au comte) Et venez, vous, sale gamin I

Zup (effondré). Ah ! mon Dieu !

Le Comte. Ça est quand même curieux que vous voulez déjà partir !

La Comtesse (le bousculant). Alexandre, je vous dis quelque chose... Venez, je vous dis ; sans ça, une tarte... {Ils sortent à droite, la comtesse poussant le comte devant elle.)

Zup (prêt à pleurer). Je suis déshonoré tout de même !

Le Marquis. Voyons, cher monsieur... Je suis là.

Picoche (descendant, à gauche, relisant son compte rendu). « Par une originalité que cha- cun trouva du meilleur goût... Tous les invités de M. Zup se sont retirés émerveillés de cette ravissante fête artistique et mondaine... »

(Une ronde folle entre au fond: les Hixon glrls entraînant Fraiilein, Tatave et Jean; elles sont décoiffées et grises. Madame Zup entre au fond avec Françoise: toutes deux lèvent les bras au ciel.)

Jean {tout en suivant le mouvement). Mais je vais tomber, mademoiselle !

Kate. Moi aussi...

Fraulein. Nicht so schnell : ich verliere meine Haare... Je perds mes cheveux !

Félix (olympien, à gauche). Une petite orgie romaine !

(Et comme la ronde continue, Kate tombe, en- traînant Fraiilein . )

Kate. Je suis saoul !

Fraulein. Ich auch I Ich auch !

(On ne parvient pas à les relever.)

Tatave (indiquant Fraulein, à part). Si son fiancé était ! {Haut) Flûte, cette fois-ci, ça y est : j'ai craqué ma culotte !

Zup part). Mon Dieu, comme j'ai mal à l'estomac !

Picoche (Usant toujours). ...«de cette ra- vissante fête artistique et mondaine... »

/'Toutes ces répliques avec une extrême rapi- dité.)

RIDEAU.

ACTE TROISIÈME

La scène représente le cabinet de travail de Zup. C'est presque somptueux, mais toc. Pourtant, ce décor-ci est d'un mauvais goût moins éclatant que le précédent. La pièce, trop bien rangée, est le cabinet de travail de quelqu'un qui ne travaille pas.

Au fond, vers la droite, grande porte. Vers la gauche, fenêtre. Entre les deux, riche bibliothèque contenant des volumes luxueusement reliés. A droite, cheminée. Presque au centre de la pièce, bureau ministre. Par-ci par-là, sièges et fauteuils de cuir. Une chaise longue sur laquelle, au lever du rideau, Félix, moelleusement étendu, lit les journaux.

Scène Première.

FÉLIX seul, puis PICOCHE.

FÉLIX (il fume). Une chose à reconnaître, c'est qu'il n'y a jamais rien dans les journaux... Politique... prix du beurre... conflit européen. Qu'est-ce que tout cela peut bien nous faire ? Si j'étais journaliste, moi, il me semble que je trouverais des choses intéressantes... des inter- views de valets de chambre... le quant à soi au siècle de Périclès, enfin, des articles que tout le monde lirait. {Changement de ton) Les cigares de Monsieur sont vraiment trop secs : il faut que je change cela... C'est comme le médoc. Beau- coup trop jeune, le médoc. {Soupirant) Ah ! il y en a, de la besogne, ici ! Si on n'était pas con- sciencieux. Mais on est consciencieux. {Lisant) Sapristi I les chemins de fer de Bilbao vont mal... il faudra que je prenne une couverture... Ah ! bah ! Ceci est curieux : on a cambriolé chez le comte de Baerdemaeker... Très intéressant ceci... un coup du fameux Eustache Loupiot que, depuis son évasion de Saint-Gilles, on n'est pas encore parvenu à rattraper... un collier de perles I Fichtre I il va bien, Eustache Loupiot... (Picoche entre au fond.)

PicoCHE. Tiens, qu'est-ce que vous faites là, vous ?

FÉLIX part). Toujours là, celui-là. On n'est pas tranquille une minute, (haut) Je tra- vaille. Monsieur.

Picoche. Vous avez tort de vous sur- mener: vous allez vous abîmer la santé. Et peut- on savoir en quoi consiste votre travail ?

Félix. Parfaitement : je lis les journaux. Tout à l'heure, je conterai les nouvelles, en ré- sumé, à M. Zup.

Picoche. Ça doit être très fatigant. Mais je croyais que Zup allait lire les journaux au club ?

Félix. Pas ces jours-ci. Ces jours-ci. Mon- sieur a beaucoup d'occupations, sur lesquelles il convient que je garde un silence discret : Monsieur, notamment, achète des chevaux, marie sa fille, reçoit des journalistes.

Picoche part). Il a une façon éclatante de comprendre le silence. (Haut) est-il, Zup ?

Félix. Monsieur fait visiter l'hôtel au pho- tographe de Corolles écloses, c'est pour une série de clichés.

Picoche part). Oui, il se fait encore une fois taper : c'est lamentable. {Haut) Je vais l'at- tendre ici, en lisant vos journaux... à moins que cela vous dérange ?

Félix. Cela me dérangerait même que j'au- rais le bon goût de n'en pas informer Monsieur. (A part, se dirigeant vers le fond) Quel mal embouché I II me dégoûte, ce marchand de se- moule. (Haut, amèrement, redescendant) Si cela

peut intéresser monsieur, on a cambriolé chez le comte de Baerdemaeker... là... deuxième page, en haut de la colonne.

Picoche. Comment, on a cambriolé chez cette vieille canaille I Je crois bien que cela m'in- téresse... (// ///).

FÉLIX part, dédaigneusement). Et voilà la bourgeoisie d'aujourd'hui! Seulement, depuis le dernier thé, le patron ne le gobe plus beau- coup : il faudra voir. Enfin, heureusement, Olga a une conversation plus intéressante, beaucoup plus intéressante... Sans cela!

(Il sort par le fond.)

Scène II.

PICOCHE, seul, puis MADAME ZUP.

Picoche (lisant et poussant de temps en temps des exclamations de joie). Ah I elle est bonne celle-là ! Elle est même excellente... Cet Eustache Loupiot dégotte tous les Arsène Lupin. Il est d'un pittoresque! Je trouve qu'on devrait lui élever une statue... Ce coffre-fort refermé à clé... C'est trouvé... Mon Dieu! je ne suis pas méchant; mais cette histoire me cause un bien grand plaisir.

(Madame Zup entre à gauche, tout en disant à la cantonade : Mais certainement. Monsieur ; mais certainement. )

Picoche. Bonjour, Marie. Comment cela va-t-il ?

Madame Zup. Je suis contente que tu sois là... Ça va très mal.

Picoche. Je m'en doutais. C'est pour cela que je suis venu. Car depuis le fameux thé dansant, M. le comte Zup me fait un accueil qui n'a rien d'encourageant.

Madame Zup. Je me demande même pour- quoi.

Picoche. Bah I une nouvelle lubie ! (A part) Je lui ai promis de me taire ; puisque, sans cela, il ne me recevrait plus... Et on a rudement besoin de moi, ici. {Haut) Il est heureux que les pâtes alimentaires soient calmes pour le moment ; car je les néglige un peu, les pâtes alimentaires. A qui parlais-tu ?

Madame Zup. Mais au photographe. Il y a deux heures qu'il est là. On me chasse d'une pièce à l'autre. Tantôt, on a photographié ma chambre à coucher: j'étais honteuse.

Picoche. Ta chambre ? Votre chambre...

Madame Zup. Non 1 non ! ma chambre. C'est encore une nouveauté: il pjaraît que c'est plus chic de faire chambre à part. Je ne suis pas habituée à cela, moi. Il y avait vingt-cinq ans que nous faisions chambre commune. Alors la nuit, j'ai froid. Je ne dors plus.

Picoche. Et Zup ?

Madame Zup. Il a froid aussi. Mais il ne

Le Quant a soi

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l'avoue pas... Et quelle idée, ce photographe ! En pensant que tout le monde va voir le cliché, je suis gênée. Je n'oserai plus me montrer dans la rue. Arthur trouve cela très bien; je ne veux pas le contrarier... il n'est pas bien portant. Et tout le temps le photographe qui répétait : «J'aime mieux que Madame ne soit pas là. Comme ça je suis sûr qu'on ne bougera pas... »

PicocHE. A propos, une nouvelle : On a cambriolé chez de Baerdemaeker.

Madame Zup. Ah I mon Dieu ! Et Arthur qui est en pourparlers avec lui pour acheter des chevaux... Car il lui faut des chevaux, à cette heure.

PiCOCHE. On a cambriolé chez de Baerde- maeker... et il vend des chevaux à Zup: c'est ce que nous pourrions appeler une revanche pré- ventive de ce vieux bandit... Tu sais, c'est Eus- tache Loupiot qui a fait le coup.

Madame Zup. Qui çà, Eustache Loupiot ?

PiCOCHE. Tu ne connais donc pas ton his- toire de la Belgique .-* Eustache Loupiot, le rival d'Arsène Lupin, celui qui s'est évadé deux fois de Saint-Gilles et qu'on ne parvient pas à repincer. Ah ! c'est que le bougre est adroit : on cite de lui des exploits inouïs. Chez de Baer- demaeker, il a forcé un coffre-fort, y a pris un collier de perles, a mis à la place, dans l'écrin, une carte de visite avec ces mots : « Eustache Loupiot et sa bande vous présentent leurs affec- tueux remerciements», a refermé soigneusement le coffre-fort et est parti sans laisser la moindre trace 1

Madame Zup. Mais c'est effrayant I

PiCOCHE. Ce n'est pas mon avis : je trouve ça très drôle, moi. Il n'y a pas lieu de s'apitoyer sur le sort de de Baerdemaeker; il n'est pas intéressant... Ce qui vient de la flûte s'en va par le tambour. Chose plus intéressante, c'est de constater combien Arthur a changé depuis quel- que temps.

Madame Zup. Ah I mon pauvre Gustave, bien plus encore que tu ne crois. Lui qui était si bon, dans le temps, qui me laissait tranquille- ment m 'occuper de mon ménage... Maintenant, il est grognon, maussade, gourmé. Il veut tout surveiller lui-même, de peur, dit-il, qu'on ne commette un. attentat au quant à soi : ce sont ses propres paroles. Au commencement, j'avoue que je l'ai laissé faire; j'avoue même que ce luxe, cette vie nouvelle me flattaient. Et puis, Arthur prétend que c'est pour le bonheur des enfants; et quand on me dit ça, je suis sans résistance, moi. Mais je suis en train de me demander nous allons. Ça coûte très cher, tout cela; on a dépensé un argrent fou depuis quelques se- maines. Il y a des tas de gens qui demandent de l'argent à Zup. Lui, si économe jadis, a tou- jours le portefeuille ouvert. Il vient encore de souscrire un abonnement d'honneur aux Corolles écloseSf un abonnement de 500 francs... au lieu de prendre un abonnement de 12 francs comme tout le monde.

PiCOCHE. C'est que voilà, ma bonne Marie : Monsieur Zup n'est plus tout le monde.

Madame Zup. Il n'est surtout plus Mon- sieur Zup... Ainsi, ce cabinet de travail. Il n'en avait pas besoin, puisqu'il est rentier. Il a pré- tendu que c'était nécessaire. C'est bien possible. A présent, quand il lui faut écrire une carte postale, il s'enferme ici, pendant deux heures, comme s'il écrivait une pièce de théâtre... Et tous ces livres! Sans compter qu'il croit devoir les lire : ça lui donne des maux de tête et le cauchemar. Ainsi, la nuit dernière, il ne pou- vait pas s'endormir... Alors, il se promenait dans sa chambre à grands pas en criant : « Ma mère Jézabel devant moi' s'est montrée... ma mère Jézabel devant moi s'est montrée... » Un

homme comme lui, qui avait toujours été convenable. Et sa mère s'appelait Catherme, la pauvre chère femme. J'avais l'œil collé au trou de la serrure et ça me faisait de la peine, une peine, de le voir dans cet état-là ! Je n'osais pas intervenir: il se serait fâché. Ah! si j'avais pu prévoir ! Je me serais toujours bien arrangée pour n'avoir pas de domestique...

PiCOCHE. Evidemment, sans ce chef du protocole, la vie n'aurait pas été transformée ici comme elle l'est. Pourquoi le garder ?

Madame Zup. Mon Dieu ! parle donc plus bas, Gustave! Si Arthur t'entendait! Mais il ne voit et n'entend plus que par l'intermédiaire de Félix. Quand il ne sait pas si une chose se fait ou ne se fait pas, il faut voir avec quels yeux implorants il regarde Félix... On a beau dire, on doit être pris tout petit pour s'habituer à ces manières là... Je ne savais pas, moi. Je croyais qu'un domestique, c'était fait pour travailler... pas trop, mais enfin un peu, tout de même. Il faut croire que je me trompais. Félix ne fait rien: il donne des ordres, voilà tout. Il lit les journaux, il fume les cigares d'Arthur, il boit notre vin. Il paraît qu'il doit se soigner l'estomac et éviter le surmenage : c'est bien possible, en somme. Mais pourquoi vient-il se faire soigner ici ?

PiCOCHE. Ah ! dame, s'il se trouve bien !

Madame Zup. Bien sûr, qu'il se trouve bien. C'est lui qui fait les menus à sa façon. Nous mangeons des choses extraordinaires: on ne sait jamais si c'est de la viande ou des lé- gumes. Chaque repas a l'air d'une cérémonie. Quand j'entre dans la salle à manger, il me semble toujours qu'il va arriver des événements atroces. Je m'assieds sur le bord de ma chaise, pendant que Félix nous contemple tous d'un air supérieur. Je ne sais plus comment tenir ma fourchette... Encore, tout cela, je le supporterais; mais il y a plus grave... (Elle se rapproche et parle à voix basse).

PiCOCHE part). Ah I ah ! je crois que vous y voici.

Madame Zup. Depuis quelque temps, Gus- tave, il souffle un mauvais vent sur la maison. Ce n'est pas seulement au point de vue matériel, c'est aussi, je crois, au point de vue moral. Nous vivons à présent dans une atmosphère qui n'est plus saine. Je sais bien que je ne suis pas fort clairvoyante dans ces affaires-là; mais j'ai tout de même un petit bout de jugeotte. Et il me semble à chaque moment que je vais découvrir des choses... des choses ignorées, qui me font peur d'avance.

PiCOCHE. Sapristi, Marie, quelles choses si épouvantables crains-tu de découvrir? Il ne faut pas non plus s'exagérer la situation; sans compter que ton langage devient furieusement littéraire.

Madame Zup. Sans m'en douter, je me mets à parler presque aussi bien que le domes- tique. Oui, le côté matériel a son importance. La santé d'Arthur m'inquiète plus que je ne puis le dire. Il a une mine effroyable. Ma santé à moi n'est pas très bonne non plus ; j'avais jadis bon appétit, mais rien de ce qu'on sert mainte- nant ne me plaît. Enfin j'ai une ressource: quand je puis m'échapper, je vais chez une amie, une ancienne voisine et je bois du café, en mangeant des tartines. Ce n'est pas de ma faute, je préfère ça aux truffes, moi, et aux côtelettes de saumon à la Lithuanienne. Mais, Tatave : il ne va pas bien non plus. Il est triste, depuis que Victoire, à cause du quant à soi, ne peut plus s'occuper de lui. Il devient grincheux et taci- turne en même temps. Et puis, Françoise... voilà ce qui m'inquiète le plus.

PiCOCHE. Elle est souffrante aussi, Françoise ?

Madame Zup. Est-ce que je sais I Oui et non. Tantôt elle rit et gambade, comme une

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Le Quant a soi

petite folle. Elle parle du marquis avec une chaleur... Et puis, elle est sombre, triste...

PiCOCHE. L'amour, ça produit souvent ainsi des effets diamétralement opposés.

Madame Zup. Justement, voilà ! Si elle l'aime, mon Dieu... qu'elle l'épouse. C'est bien un homme au-dessus de nous, je le sais. Mais si c'est son bonheur, à cette petite... Encore faudrait-il en être sûr. Et moi, je n'en suis plus si sûre que cela. L'autre nuit, elle m'arrive toute éplorée dans ma chambre. Elle avait des yeux de somnambule. Elle me dit, elle me crie, plu- tôt : « Maman, je crois malgré tout que s'il arri- vait un malheur à Jean, je mourrais ». Moi, j'étais saisie, tu comprends. Tout de même, quoique ce ne fût pas l'heure des discussions, je lui réponds : «Hé bien, épouse-le: comme cela il ne lui arri- vera rien. » Ce n'était pas une phrase fort maligne... mais, dans ces moments-là, on trouve ce qu'on peut. Alors, elle se remet à pleurer et crie : « S'il arrivait un malheur au marquis, je mourrais aussi... » Que voulais-tu que je réponde à tout cela ! Ce sont des situations bien embar- rassantes pour une mère. Elle ne peut pourtant pas les épouser tous les deux.

PicoCHE. En effet, ça me paraît un peu difficile. Il n'y a guère de précédents que chez les nègres.

Madame Zup. En d'autres circonstances, il me semble que j'aurais trouvé quelque chose à lui dire. Je ne sais pas quoi, mais enfin, quel- que chose. Cette fois-ci, je n'ai rien trouvé. Je me suis levée, je lui ai demandé, sans savoir, si elle voulait de l'eau de mélisse. Elle n'a pas voulu. Alors nous avons beaucoup pleuré. Et comme nous étions en chemise de nuit, nous avons eu froid. bien, ces choses-là ne de- vraient pas arriver, Gustave, elles ne devraient pas arriver.

PicoCHE. Evidemment, non.

Madame Zup. Et une mère devrait pouvoir donner des conseils à sa fille. Je ne puis plus, j'ai la cervelle à l'envers. Je pense à trop de choses à la fois. Figure-toi que je suis jalouse,, moi, maintenant.

PicocHE. C'est une maladie de tous les âges.

Madame Zup. Ainsi, quand, l'autre jour. Arthur faisait des belles manières avec ces dan- seuses anglaises, j'avais du chagrin. Oh! je sais bien que je suis égoïste, que j'ai tort, que ces personnes sont fort convenables ; mais on ne se refait pas. Et puis, voir Zup aller au club comme il dit tous les soirs, sans qu'il me raconte ce qu'il y fait, je n'aime pas ça, je n'aime pas ça.

PiCOCHE. Bah I il y perd un peu d'argent, voilà tout.

Madame Zup. Si ce n'était que cela ! Mais j'ai peur des conseils que Félix peut lui donner, car...

PicocHE. Félix ?

Madame Zup. C'est vrai, tu ne sais pas, Gustave: Félix fait la cour à Olga, maintenant.

PicocHE. A la réflexion, il n'y a pas igrand mal à cela.

Madame Zup. Si c'était pour le bon îmotif... Mais... Enfin, Olga brode des pantoufles à Félix et elle me casse ma vaisselle. Ça se fait peut-être dans le grand monde. Mais pour moi, c'est mau- vais signe.

PICOCHE. Pas pour Félix !

Madame Zup. Tout ça, ce n'est pas des choses convenables pour une maison comme ici. J'en ai le vertige. Je ne me sens plus chez moi; il me semble que je suis l'invitée du domestique. Je n'ose plus même regarder le chien, Diane, le fameux lévrier; il est trop beau... et puis j'ai peur qu'il me morde. Pour nous, c'est un chien

trop comme il faut, vois-tu, Gustave. Et puis Arthur et moi, se dire : « Vous » au lieu de se tu- toyer... depuis si longtemps qu'on se tutoyait ; je ne peux pas m'habituer à ça. On se nomme Mary, et Francine, et monsieur Gustave. On est malade, on a tout contre soi,: tout cela pour le quant à soi! C'est peut-être bien beau, le quant à soi. Mais c'est tout de même bien ennuyeux... Sans compter mon corset, que je mets depuis le matin! {Un temps) Oui, tu ne dis rien, tu as raison : je sens bien que je suis un peu ridicule. Mais, pour tout, je me fais du mauvais sang. Ainsi... {con- fidentielle) une chose que je n'ai pas encore osé dire à Arthur... Au thé dansant, il a disparu plusieurs objets... une bonbonnière, un éventail...

PicoCHE part). Tiens, Lepoilu m'avait parlé d'un plateau d'or... et qui n'a pas été volé, pour cause.

Madame Zup. Ce sont des objets auxquels je ne tenais pas particulièrement. Mais enfin, je suis bonne ménagère et je n'aime pas que les choses s'égarent. Arthur ne serait pas content... (Bruit de conversation dans la coulisse, à gauche) Mon Dieu \ le voici : pas un mot.

PiCOCHE. Sois tranquille, je suis discret. part) Plus qu'elle ne croit. Il n'y a pas à dire, c'est une bien brave femme que ma sœur.

(Zup et le photographe entrent à gauche.)

Scène III.

LES MÊMES, ZUP, LE PHOTOGRAPHE.

Zup. Ça fera beaucoup d'effet, j'en suis sûr.

Le Photographe. Certainement. D'autant plus que, comme il n'y avait personne, personne n'a pu bouger.

Madame Zup (qui ne dit ceci au photographe que pour faire plaisir à Zup.) Alors vous êtes satisfait, Monsieur ?

Le Photographe. Oh I moi, vous savez. Madame, pourvu qu'on ne bouge pas... Et ce sera. Mesdames et Messieurs, pour avoir l'honneur de vous remercier. (A part, sortant au fond) On aurait bien pu m'offrir un verre de bière.

Scène IV.

PICOCHE, ZUP, MADAME ZUP.

PicoCHE part). Il est de fait qu'il ,a une mine effroyable, (haut) Bonjour, Arthur.

ZuP (froid). Bonjour. (// s'assied, au bu- reau, et feuillette une publication illustrée ; un temps.)

PICOCHE Madame Zup). Voilà l'accueil annoncé ; on ne peut pas dire que ce soit excitant.

Madame Zup. Je t'en prie, ne le taquine pas.

PiCOCHE. Il n'y a pas de danger : pour attraper à la tête tous les volumes de cette bi- bliothèque fastueuse ! N'empêche que je retour- nerai volontiers aux pâtes alimentaires, moi ! Zup) bien ! Arthur, tu n'as pas beaucoup de conversation, aujourd'hui.

Zup. Mon cher, je n'estime pas qu'il soit indispensable de perdre son temps à parler de la pluie et du beau temps. J'ai en tête de trop importants projets. (A part) Si je ne craignais pas qu'il parle, mon beau-frère, ce que je le mettrais à la porte !

PicoCHE. I justement. Tes importants projets pourraient bien nous intéresser, ta femme et moi : nous sommes un peu de la famille, en somme. Ainsi, tu regardes de belles images. Nous ne pourrions pas regarder aussi ces belles images ?

Zup (aigre). Je n'y vois pas d'inconvé-

Le Quant a soi

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nient, quoique chaque effort que je tente ait le malheur de susciter ta verve... une verve de goût douteux, au demeurant.

Madame Zup. Voyons, mon ami, ne vous fâchez point...

Zup (radouci). Vous avez raison, Mary : ce serait indigne d'un homme de c\mi\'\té...( montrant la revue) C'est le numéro de. Corolles écloses.

Madame Zup (regardant). Mon Dieu, comme c'est réussi !

PicocHE (de même). C'est effectivement magnifique. Le photographe doit être content : on n'a pas bougé, Fraùlein... part) Non, cette tête : c'est quelque chose de miraculeusement im- bécile... (haut) Fraiilein a l'air d'être en bois. Madame Zup (suppliante). Voyons, Gustave. PicoCHE. Oh ! en bois sculpté : ça a de la valeur. Il faut tout de suite montrer ca à Fraii- lein, vous savez.

Zup. Mon cher, Fraiilein a été brusquement appelée à Francfort, chez son fiancé.

PicocHE. Ah ! bah ! Et qu'est-ce que c'est que le fiancé de Fraiilein ?

Zup. C'est un garçon fort distingué, un sous-officier supérieur des pompiers.

PicoCHE. Un cteignoir ! Avec Fraiilein, ça

en fera deux ! (haut) Ce pompier est malade ?

Zup. En allumant sa pipe, il a failli mettre

le feu à l'abat- jour de la lampe. Alors il a eu

un grand saisissement.

PicocHE part). Il a être encore beaucoup plui; saisi en voyant arriver Fraùlein. (haut) Je trouve, Arthur, que cette photographie est fort intéressante... part) C'est déjà pres- que un vieux tableau.

Zup. C'est frappant de ressemblance et de vie. On dirait que nous allons parler.

PrcoCHE part). On dirait même qu'ils vont dire des bêtises, (haut) D'ailleurs, il y a d'autres journaux qui t'intéresseront. Ainsi, celui-ci...

Zup. Il y a quelque chose aux échos mon- dains ?

PicoCHE. Pas tout à fait. C'est plutôt aux faits-divers.

Zup (prêt à se fâcher). Aux faits-divers ? Quelle est celte mauvaise plaisanterie ?

Madame Zup. Ne vous fâchez pas, mon ami, encore une fois. Il s'agit tout simplement d'un cambriolage dont a été victime le comte de Baerdemaeker.

Zup (sursautant). Tout simplement ! Mais vous êtes étonnante, ma chère ! C'est un évé- nement de la plus haute importance mondaine.

PicocHE part). Surtout pour le cam- brioleur I

M.'Vdame Zup. C'est un nommé Eustache Loupiot qui a fait le coup.

Zup. Eustache Loupiot ! Notre Arsène Lu- pin national ! C'est très grave. Il faut que j'aille présenter au comte, à ce brave ami...

PicocHE part). A cette brave canaille. Zup. ...mes condoléances. D'autant plus qu'il a été gentil pour moi. Il a consenti à s'occuper lui-même des chevaux que je désire acheter. Il me procurera deux superbes bêtes de son élevage.

PicoCHE part). II devrait plutôt dire : « enlevage ».

Zup. Mais à présent, je ne puis im 'absenter : j'attends le marquis.

PicocHE. En ce cas, je me sauve. Zup. Tout au contraire, je te prie de demeurer ici. Tu vas voir comment se fiancent des jeunes gens distingués.

Madame Zup (affolée). Il va f.iire la demande! Il va faire la demande ' 'r \:iis ',i'.c mettre des gants blancs.

Zup. Ma chère amie, je vous prie de n'en

rien faire. Il convient que nous ayons l'air d'être un peu surpris, pas trop ; un peu flattés, pas trop non plus. D'ailleurs, il n'y aura pas de demande, à proprement parler. Le marquis m'a consulté : et je lui ai accordé la main de ma fille.

PICOCHE part). Cette fois, cela va mal tourner.

Madame Zup. Mais, Francine ? Zup. J'ai confessé cette chère enfant. Elle a le cœur haut placé et je ne doutais pas de ses sentiments. Quand je lui ai demandé si elle aimait le marquis, si elle voulait l'épouser, elle m'a répondu par ces mots dont la noblesse et la distinction m'ont touché : « Mon père, je vais mettre une robe blanche ! » Et pour le moment, elle met une robe blanche. Ce sera très émo- tionnant.

Madame; Zup (qui dans un fauteuil, va pleurer). Je crois que je vais m 'évanouir.

Zup. Mary, il y a des circonstances il est convenable, pour une femme du monde, de s'évanouir. Il en est d'autres ce n'est pas convenable. Celle-ci, notamment. Je vous serais donc reconnaissant de vouloir bien ne pas vous évanouir.

Madame Zup. Je tâcherai. Mais il faudra, pour cela, que je reste assise tout le temps. Zup. Bien entendu : c'est l'attitude la plus distinguée pour une mère.

Picoche. bien ! mon cher, je te féli- cite. Tu vas pouvoir faire graver sur tes cartes de visite : « Marquis de la Fouaille, beau-père ». II n'y a pas à dire, c'est flatteur. Mais, un mot : d'ordinaire, la demande, si je ne me trompe, est faite par le père du fiancé...

Zup. Le marquis est orphelin, tu \e sais bien.

Picoche. Ou, à défaut du père, par le plus proche parent.

Zup. Tu essaies encore une fois de faire preuve de mauvaise volonté...

Madame Zup part). Il va se fâcher, c'est certain.

Zup. Mais je te préviens que cela ne prendra pas. Le marquis, mon gendre, n'a plus comme parent qu'un vieil oncle habitant l'An- gleterre.

Picoche part). Comme par hasard ! Zup. Ce respectable vieillard, m'a conté le marquis, s'est Ujé la santé en défendant ses principes monarchistes. Il est impotent. Il est d'ailleurs, à la tête d'une fortune colossale, ayant pu sauver son patrimoine des griffes de l'infâme république. Mais nous ne pouvons pas, décem- ment, forcer un homme impotent à se faire véhi- culer jusqu'ici : ce serait un manque de tact.

Picoche. Il aurait tout de même pu en- voyer, pour le remplacer, sa colossale fortune. C'eût été une bonne idée, ça I

Zup. Je t'assure que tes plaisanteries sont médiocrement drôles.

Picoche. Les tiennes le sont tellement ! Alors, j'équilibre, tout simplement.

Zup. Les miennes ! Je suis occupé à dis- cuter des choses les plus sérieuses, je dirai même les plus sacrées, et tu parles de plaisan- teries ! Je commence à douter du bon état de tes facultés mentales-.

Picoche. Ne t'en occupe pas. Mes facultés mentales sont des petites personnes modestes qui ne frayent pas avec les grands hommes. Au demeurant, elles ont quelquefois des inspirations assez bonnes.

Zup. Peut-être en ont-elles justement pour le moment ?

Madame Zup (dans une grande agitation). Soyons calmes, pour l'amour de Dieu ! vSoyons calmes. Je me sens déjà tellement troublée. Si

42

Le Quant a soi

vous continuez à vous quereller, c'est bien simple, je vais tomber par terre.

ZUP. Nous ne nous querellons pas ; Mon- sieur votre frère expose ses théories. Elles sont à la fois surannées et enfantines, ses théories. Mais elles m'amusent, au fond.

PicoCHE. En ce cas, je continue. Je me permets, avec tout le respect nécessaire, de trouver bizarre que tu acceptes un gendre, qui t'est presque inconnu et sur la famille duquel tu n'as de renseignements que ceux qu'il a bien voulu te donner.

Zup. Des renseignements ! Des renseigne- ments sur un marquis de la Fouaille ! Tout homme qui se respecte un peu connaît cette grande famille I Sache-le. On peut, quand on est dans les pâtes alimentaires, ignorer ce détail. On peut, dans les pâtes alimentaires, prendre des renseignements sur la solvabilité de certains clients. Mais quand on a l'honneur de voir la main de sa fille briguée par un marquis, on ne s'abaisse pas à prendre des renseignements ! Voilà ce que je tenais à te dire, Monsieur Picoche.

Madame Zup (toujours éperdue). Soyons calmes I Pour l'amour de Dieu, soyons calmes ! '

Picoche (se montant un peu). Nous sommes très calmes. Ton mari trouve lui - même que je l'amuse. bien ! je veux continuer à l'amuser. Si bizarre que puisse paraître le mys- tère dont s'entQure le marquis...

Zup. Tu ne connais rien aux exigences de la politique.

Picoche. Absolument rien, c'est vrai. Du moins, dans la circonstance actuelle. Donc, j'ad- mets ce mystère. Il reste un point à élucider : tu supprimes Jean Dekoster, n'est-ce pas .?

Zup. En voilà une question singulière i Mais, bien entendu, je le supprime. Je lui ai envoyé une lettre recommandée, lui enjoignant de ne plus mettre les pieds ici. Un marchand de draps, mon gendre ! Ce serait piteux.

Picoche. Qu'est-ce que Françoise en dit ?

Zup. Mais elle est ravie, Francine I (Pi- coche regarde Madame Zup, en haussant les épaules. Madame Zup lui fait signe de ne rien dire.) Elle est ravie avec la plus grande dis- tinction. Elle a vraiment du sang aristocratique dans les veines, ma fille. Elle a dit : « Ce que vous faites est bien fait, mon père... » Voilà une réponse digne de Mademoiselle de Sévigné.

Picoche part). Il veut dire Mademoi- selle de la Seiglière... mais à ça près ! (haut) De façon que tout est arrangé ?

Zup. Parfaitement. Et tu n'as pas besoin de faire cette tête-là. Et tu me feras le plaisir car tu n'es vraiment bon qu'à çà I de communiquer à la Lorgnette cette nouvelle sen- sationnelle. D'ailleurs le compte-rendu de mon thé dansant n'a pas encore paru : c'est inouï, ta négligence I

Picoche. Il n'a pas pu paraître : la Lor- gnette, c'est après-demain.

Zup. Enfin, admettons. Je désire donc qu'après-demain les fiançailles officielles de Fran- cine soient annoncées... Il faut qu'elles le soient avant le retour des jeunes mariés, qui seront rentrés dans quelques jours. Tu entends : il le faut.

Picoche (net). Non.

Zup. Tu dis ?

Picoche. Je dis non. Ce n'est pas un mot difficile à comprendre. Tu donnes à ce mariage, ton consentement : je ne donne pas le mien.

Zup {furibond). On ne te le demande pas. Et puis, tiens, va-t'en ; ou je te fais mettre à la porte par mes gens !

Madame Zup. Ah I mon Dieu... mon Dieu )

Picoche. Tes gens... (se rapprochant, bas)

Je leur raconterai, à tes gens, une petite histoire de plateau d'or qui les intéressera.

Zup (bas). Tu n'es qu'un lâche I

Picoche (haut). J'estime que ce mariage est une folie, ce qui ne serait rien ; et que, par- dessus le marché, c'est une sottise : ce qui est quelque chose. Et une action malhonnête, non seulement vis-à-vis de Dekoster, mais surtout, avant tout, vis-à-vis de Françoise !

Zup {se fâchant davantage). Vous entendez, Mary, ce que votre frère ose proférer ? Qu'en dites-vous ?

Madame Zup (toujours éperdue). Euh ! euh !... je dis... Soyons calmes ! soyons calmes !

Zup (très monté). Oui, soyons calmes ;

car c'est par le mépris seul que l'on doit traiter

de semblables insinuations. Vous avez bien parlé,

Mary. Je reconnais la digne compagne de

mes jours.

Madame Zup part). Il va reparler de Jézabel 1 Je suis sûre qu'il va reparler de Jé- zabel 1

Zup Picoche). Et tu sauras, Monsieur Picoche, qu'il ne restera de ton attitude insensée que les restes dont parle le poète Molière : « Des restes affreux, que des chiens dévorants se dis- putaient entre eux ! »

Madame Zup part). Je l'avais bien dit qu'il reparlerait de Jézabel I

(Françoise entre à gauche.)

Zup. D'ailleurs, voici Francine, interroge- la toi-même. Monsieur le censeur I

Scène V.

LES MÊMES, FRANÇOISE.

Picoche. Vous voilà bien belle, Françoise. Un grand événement se prépare, m'a-t-on dit ?

Françoise (les yeux baissés). Oui, mon oncle.

Zup sa femme). Vous voyez comme elle a l'air contente et comme, néanmoins, son main- tien est timide. Chère enfant !

Madame Zup. Oui, je vois. A quelle heure le marquis arrive-t-il ? (Ils causent, tout en sui- vant des yeux Picoche qui parle à Françoise.)

Picoche. Et vous êtes heureuse, Fran- çoise ?

Françoise (ton neutre). Je suis très heu- reuse, mon oncle.

Picoche (bas, concentré). Et moi, je te dis, petite sotte, que ce n'est pas vrai. Tu mens à tout le monde et tu te mens à toi-même. Rap- pelle-toi la fable du papillon : elle pourrait être plus vraie que tu ne crois.

Françoise. En vérité, je ne vous com- prends pas, mon oncle. Je vous affirme que je fais librement ce que je fais et que j'apprécie infiniment...

Picoche. Tu apprécies ! Ce sont des mots, ma petite, que ne prononce pas une femme qui aime. Et Jean Dekoster ?

Françoise (avec un mouvement). Jean... (se reprenant) C'est un nom qui ne doit plus être prononcé ici.

Picoche. Ah ! bien... part) Je voudrais casser quelque chose ! (il remonte)

Zup (de loin, ironique). Es-tu fixé, main- tenant ?

Picoche. Oui, je suis fixé.

Madame Zup (prenant soudain Françoise dans ses bras) Ah I ma fille ! Il y a des jours qui sont bien terribles pour une mère... sur- tout quand elle n'a pas dormi toute la nuiti (Elle pleure.)

Françoise. Maman I

Zup. Voyons, voyons ! Ne pleure ■^ pas.

Le Quant a soi

43

Mary. Tout à l'heure, si vous voulez... et en- core, discrètement : le pleur maternel, en une cir- constance aussi grave, doit être distingué et dis- cret. (Tatave entre à gauche) Que voulez-vous, mon fils ? (Tatave est encore plus gourmé qu'au commencement du deuxième acte.)

Scène VI.

LES MÊMES, TATAVE.

Tatave. Puis-je me permettre de parler, mon père ?

ZuP. Parlez, mon fils. (A part) Il com- mence à s'exprimer fort bien.

PiCOCHE part). Le pauvre petit gosse !

Tatave. Mon père, le chien nommé Diane est allé au jardin.

ZuP (furieux). Ce n'était pas la peine d'en- voyer une ambassade pour annoncer cela !

Tatave. Seulement, il pleut...

ZuP. II pleut ! La belle affaire ! Il pleut toujours, à Bruxelles !

Tatave. Il ne pleut pas toujours sur Diane. Et, cette fois-ci, il a plu sur Diane.

Zu'P. Ça peut arriver, que diantre !

Tatave. Oui, mon père. Mais Diane était noire. Et après qu'il a eu plu sur Diane, elle est devenue grise : elle déteint !

ZuP. bien ! qu'on l'envoie chez le tein- turier !

Tatave part). C'est pas Amour qui aurait déteint.

(Félix apparaît au fond.)

FÉLIX. Monsieur le marquis de la Fouaille demande si Monsieur peut le recevoir.

Scène VII.

LES MÊMES, FÉLIX, puis LE MARQUIS.

Madame Zup. Ça y est, je sens que je vais mourir !

Tatave part). L'Espagnol ! Et Jean qui n'est pas !

Zup (bas). Voyons, du maintien, Madame Zup. Songez que cette minute-ci est destinée à devenir historique.

Françoise. Dois-jc m'en aller, mon père ?

ZuP. Jamais de la vie (^ Félix) Un moment, Félix. (Aux autres.) Quand le marquis entrera, ayez tous un air légèrement étjnné, mais con- tent... enfin, assez content.

FÉLIX part). Il commence à s'en tirer fort bien tout seul.

Zup. Vous, ma fille, rêveuse, dans ce fau- teuil... une rose à la main...

Tat.we part). Ça y est : on va encore nous photographier !

Zup. Vous, Mary, dans l'attitude d'une mère en proie à la fois au déchirement de la sépa- ration et à la joie de voir sa fille heureuse...

Madame Zup. Je ne pourrai jamais avoir toutes ces attitudes-là à la fois.

Zup. Vous, mon fils, avec l'air de ne rien comprendre du tout.

Tatave. Ça, c'est facile.

Zup. Moi, je feuillette distraitement quelque revue. Nous somnes prêts ?

PicoCHE (qui était dans un coin, s^ avançant ) Et moi ?

Zup. Toi, ça n'a pas d'importance. Mets-toi tu veux.

PicoCHE. Merci I merci ! (A part) Je crois que, tout de même, l'oncle Picoche gagnera son avoine, aujourd'hui.

Zup Félix). Veuillez introduire le mar- quis. (Un temps, pendant lequel tous les person-

nages, sauf Picoche, ont un air compassé. Félix sort au fond et rentre presque immédiatement, précédant le marquis.)

FÉLIX. Si Monsieur le marquis veut bien se donner la peine d'entrer...

(Entre Le marquis : il est en redingote, très chic, trop chic. Il a des gants blancs. Sa mous- tache est rasée.)

Zup. Ce cher marquis, quelle bonne sur- prise !

(Le marquis baise la main à Mme Zup, puis, en s' attardant un peu, à Françoise.)

FÉLIX part, pendant ce jeu de scène). Quel gentilhomme de race ! Et c'est moi qui aurai fait ce mariage ! Je vais écrire un livre intitulé : «De l'influence des domestiques sur la natalité mondaine ». (Il sort au fond.)

Scène VIII.

ZUP, picoche, TATAVE, LE MARQUIS, MADAME ZUP, FRANÇOISE.

Madame Zup qui son mari fait des signes pour qu'elle dise quelque chose). Ah ! oui... Comme le dit mon mari, c'est vraiment une bonne surprise.

Le Marquis Picoche). Bonjour, cher Monsieur. Les pâtes alimentaires se portent bien ?

Picoche (goguenard). Comme vous et moi, Monsieur le marquis.

Le Marquis. Tant mieux I tant mieux ! Tatave) Bonjour, mon jeune ami.

Tatave (sec). Bonjour, Monsieur.

Françoise part). Il me semble que, sans moustaches, il est moins bien.

Madame Zup (même feu que plus haut). C'est vraiment une bonne surprise...

Le Marquis (au milieu de la ^scène). Je suis heureux d'être au milieu de vous tous, en ce jour qui a pour moi une grande importance, devant m'apporter la plus grande joie ou le plus grand chagrin de ma vie.

Zup (faussement désinvolte). I marquis, qu'est-ce qui peut donc vous troubler à ce point ?

Françoise part). Sa voix est délicieuse. Oh ! je suis sûre que je l'aime, même sans mous- taches.

Madame Zup part). J'ai envie de me sauver.

Tatave Picoche, bas). Pourquoi c 'est-il qu'il fait un discours, l'Espagnol ?

Picoche (id.). Chut ! Tu vas le savoir !

Le Marquis. Les royalistes tiennent en Angleterre une assemblée décisive.

Françoise part). Hein ?

Le Marquis. C'est même à cause de cela que j'ai un peu changé l'aspect de ma physio- nomie, à laquelle il convient d'être britannique... Je dois partir.

Zup (inquiet). Pas pour longtemps .''

Le Marquis. -- Qui sait !

Picoche part). Voilà qui est curieux ; mais j'aime mieux cela.

Françoise part). J'entends mal...

Le Marquis. J'ai dû, tout d'abord, vous énoncer ces détails un peu puérils. Mais tel n'est que le but accessoire de ma visite... {Se tournant vers Françoise) Un objet plus doux conduit ici mes pas.

Picoche part). Aïe I j'aime moins ça !

Le Marquis. Je me suis permis, mademoi- selle, d'interroger votre père au sujet des senti- ments que je pouvais vous inspirer. Il ne m'a pas découragé. Il reste à savoir si, étant ma femme, vous consentiriez à me suivre dans mes pérégrinations d'exilé ?

44

Le Quant a soi

Françoise (d'un élan). Je vous suivrais au bout du inonde !

Le Marquis. Ces mots, dignes d'une hé- roïne, me perme;;tent de parler : Francine, je vous aime... Voulez- vous mettre votre main dans la mienne ?

Françoise. La voici.

PicoCHE part) . ~ Brabançonne à l'or- chestre.

ZuP. Les yeux me piquent... C'est émou- vant... Mon cher marquis... je... mon cher mar- quis... je... Mme Zup, bas) Mary ! dites donc quelque chose !

Madame Zup (bas). Il faut que je dise quelque chose ? (Elle se lève et va vers le mar- quis) Euh ! euh !... C'est une bonne surprise. (Et elle se met à sangloter.)

Le Marquis. C'est pour moi, chère Ma- dame, qu'est toute la joie. Ne pleurez point, je vous en conjure. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour rendre heureuse cette enfant bien-aimée. Je ne perds pas l'espoir de rentrer un jour avec elle à mon bras, dans le manoir de mes ancêtres.

Zup part). II n'y a pas à dire, c'est flatteur. (Haut) Mon cher gendre, nous n'avons point, n'est-ce pas, l'intention de retarder plus longtemps la célébration officielle de votre bon- heur... Qu'en penses-tu, ma chère Francine ?

Françoise. Oh I mon père !

Zup. Oui, oui, je vois ce que c'est. Tu dé- sires le plus vite possible aller comploter en Angleterre.

Tatave Picoche). Tu ne dis rien, toi ?

PiCOCHE. Minute !

Le Marquis. Un peu présomptueux peut- être, je m'étais permis, ma chère fiancée...

Madame Zup part). J'en serai malade, c'est certain !

Le Marquis. ...de vous apporter un bibelot destiné à commémorer cet heureux jour. (Il tire un écrin de sa poche et le remet à Françoise.)

Françoise. Oh ! Monsieur le marquis !

Le Marquis. Non, plus jamais : « Monsieur le marquis ». Achille, désormais.

Françoise. Je n'oserais pas !

Le Marquis. Osez, puisque je vous en prie,

Françoise. Achille... Mais ce collier de perles est une merveille ! Voyez ma mère... {Elle montre le collier à Madame Zup qui fait de grands gestes et veut mettre le bijou au cou de sa fille.)

Madame Zup (pleurant de nouveau). Je n'y vois pas... je n'y vois pas !

Zup (bas, au marquis). Vous avez fait des folies' mon gendre.

Le Marquis (même jeu). Vous m'y avez bien un peu aidé, beau-père !

Zup (même jeu). Chut ! Chut ! Ne parlons pas de ça ! (haut) bien ! il faudra que le papa fasse quelque chose aussi. Il devient vieux, le papa. Alors, les automobiles, ça va trop vite pour lui. Les chevaux sont un moyen de loco- motion qui hii conviennent mieux. Justement j'en ai acheté. L'auto doit arriver aujourd'hui, n'est- ce pas, mon gendre ?

Le Marquis. Je le suppose.

Zup. bien ! mes enfants, vous pouvez faire peindre vos armoiries sur les panneaux : je vous offre l'auto !

Le Marquis. Oh ! beau-père, vraiment ! part) Fichue idée, qu'il a eue !

Picoche (descendant brusquement). Mon- sieur le marquis, je ne suis qu'un modeste com- merçant...

Zup (inquiet, à part). ~ Qu'est-ce qu'il va encore nous sortir, celui-là ?

Picoche. Je vous apporte, ainsi qu'à Fran- çoise, de bien chaleureuses félicitations.

Le Marquis. Merci, mon cher oncle.

Picoche. En attendant, mon cher neveu, que je vous offre, selon l'usage, quelque bibelot, par exemple un petit service à thé en or...

Le Marquis (inquiet). Mais...

Picoche. ...ou autre chose... je vais vous raconter une petite histoire...

Zup (bas, à Picoche). Te tairas-tu, misé- rable !

Le Marquis. Ce n'est peut-être pas Je moment...

Picoche. Mais si I mais si ! C'est toujours le moment. Il était une fois...

(Grand bruit dans la coulisse. On entend la voix de Félix qui crie: « 'Mais je vous dis qu'on ne reçoit pas! » Et une grosse voix rauque qui hurle: «.Je vous dis qu'on me recevra, moi! » Meubles renversés, etc.)

Madame Zup. Mon Dieu, que veut dire ceci ?

Le Marquis (blême). Il faut voir...

Françoise part). Comme il est pâle...

(A ce moment, la porte du fond est violemment ouverte. Félix roule sur le sol, jusqu'au premier plan. Un cocher de fiacre à forte barbe grise apparaît au fond.)

Scène IX.

LES MÊMES, FFLIX, LE COCHER.

Zup. Quelle est cette mauvaise plaisan- terie ?

FÉLIX (se relevant, endolori). C'est cet énergumène qui a absolument voulu entrer.

Le Cocher. La ferme, le larbin !

Le Marquis (rasséréné, à Françoise). C'est en somme un petit incident assez comique... (Il continue à causer avec elle.)

Zup (au cocher). Voyons, que voulez-vous ? En voilà des manières !

Le Cocher. Pardon, excuse. Messieurs dames... C'est rapport à un client...

Zup (impatienté). Qu'est-ce que ça peut nous faire ? «

Le Cocher. Faut voir ! faut voir ! (Chan- geant de ton) ! Eustache Loupiot ? (Le mar- quis se retourne brusquement.)

Le Marquis. Ah ! nom de...

Le Cocher (enlevant sa barbe et sa houppe- lande: c'est Le poilu). C'est un vieux truc, mais ça prend toujours... (S' avançant vers le marquis) Cette fois-ci, t'es chocolat, ma petite colombe.

Zup. Monsieur Lepoilu, ici I (Effarement de tous les personnages.)

Lepoilu. Mais oui. Monsieur Zup, c'est bien moi. Il faut avoir de l'ingéniosité, quand on veut être reçu chez les gens. Dame, ça n'est pas toujours facile ! Mais je tenais beaucoup à causer avec mon camarade Eustache Loupiot, ici présent.

Zup. Le marquis ? Vous êtes fou.

Lepoilu. Il s'appelle aussi le marquis de la Fouaille, je sais bien ! Et kiki ! Mais c'est surtout Eustache Loupiot, son nom.

Madame Zup part). Je deviens folle !

Picoche (id.). Ça commence à être amu- sant.

Lepoilu (voyant le marquis se diriger subrep- ticement vers le fond). Pas la peine, mon petit Eustache. T'es pris...

Le Marquis (voix canaille). Pas encore, im- bécile ! (Il bondit sur la porte du fond. Il l'ouvrn et trouve un agent, revolver au poing.)

Françoise. C'était donc vrai ! Quelle honte, mon Dieu I quelle honte I (Elle s'affale.)

Le Quant a soi

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Lepoilu. Tu vois, ma tourterelle, y a du monde par-là. C'est curieux, ça, qu'on ne veuille pas causer un instant avec son vieux Lepoilu. On est avec lui d'une minute et on veut déjà s'en aller : vraiment, ce n'est pas poli.

Le Marquis (bondissant à la porte de gauche) Idiot, qui crois qu'on prend comme ça Eus- tache Loupiot ! (même jeu à gauche qu'à droite : second agent) Ah ! je suis rôti !

Tatave Picoche). Parrain, j'ai peur!

PICOCHE. Ne crains rien : reste près de moi. C'est tantôt qu'il fallait avoir peur. Main- tenant, le danger est écarté.

Lepoilu (au marquis). On avait pris ses précautions, mon camarade. Dame I Quand on veut tirer du gibier de choix, faut vérifier son fusil de chasse. Enfin, j'avais comme ça ma petite idée. J'ai de la coquetterie, moi: c'est mon péché mignon. J'avais envie d'arrêter Eus- tache Loupiot. (Le marquis regarde autour de lui comme une bête traquée.) C'est pas la peine, je te dis, ma poulette : on a pris ses précautions, je te le répète.

ZuP. Je suis anéanti, un homme qui n'avait jamais rien accepté, sauf une épingle... Je ne puis encore croire...

Lepoilu. Bien sûr, qu'il n'acceptait rien. Il volait ; ainsi, il pouvait choisir. Ah ! ir choisissait bien, il faut lui rendre cette justice. (Le marquis, cette fois, bondit vers la fenêtre, l'ouvre, va l'enjamber. Picoche l'aperçoit à temps et le rattrape par une jambe.)

Picoche. !. I Voilà des façons peu convenables pour un marquis I Fi ! sortir par la fenêtre. Il est vrai que c'est par que Roméo entrait.

Lepoilu. Vous êtes bien aimable. Monsieur Picoche ; mais, vous savez, ce n'est pas la peine, j'a\;ais, en bas, dans le jardin, quelques bons amis. Leur conversation aurait certiiinement tant captivé monsieur le marquis qu'en leur société il n'aurait pas hésité à m 'attendre. Tout de même, c'est curieux ce que tu as envie de prendre l'air, mon brave Kiki. Et pourtant il pleut. D'ailleurs, nous allons nous en aller tout de même. J'ai fait chercher un taxi. Un marquis, ce n'est que juste de le transporter dans de bonnes condi- tions. En attendant, mes enfants... ( Aux agents:) mettez un peu à ce gentil camarade le petit bracelet que vous avez apporté à son intention.

Le Marquis (s'asseyant, résigné). Je suis f I

Lepoilu (pendant que les agents mettent les menottes au marquis). Pas de gfos mots, mon petit Eustaciie ; il y a des dames. (Aux agents) Si vous le tiriez un peu par les cheveux, ce ché- rubin ?

Françoise. Quelle horreur 1

Madame Zup. C'est abominable !

Lepoilu. Oh ! rassurez-vous, Madame Zup ! Cela ne lui fera pas grand mal. Regardez plu- tôt. {Les agents ont enlevé la perruque noire du marquis. Il a des cheveux ras, presque roux : une tête ignoble.) Je sais bien qu'il est moins joli comme cela, mais que voulez-vous...

Tatave Picoche). Oh I parrain. Voilà le marquis qui fait comme Diane : il déteint aussi.

Picoche. Oui, mais lui, ce n'est pas chez le teinturier qu'on va l'envoyer... c'est plutôt, comme qui dirait, chez l'encadreur.

Féllx part). J'avais toujours pensé que c'était un faux marquis. Quelle sale tête !

Lepoilu. Et voyez quel homme de précau- tions, que cet excellent Eustache. Il s'était déjà rasé les moustaches, pour aller faire un petit tour chez Irène. Je le lui avais bien dit, qu'il ferait connaissance avec Irène. Irène, voyez-vous, Mon- sieur Zup, c'est la prison de Saint-Gilles. Je lui ai

donné ce nom-là, en manière de plaisanterie : ça n'a rien de méchant. Dame ! il fait peut-être moins luxueux que dans le manoir des ancêtres de Monsieur le marquis. Mais c'est proprement tenu et il y a bon air. Les merlettes de Monsieur le marquis y seront fort bien en cage et- Irène, si elle ne lui prépare peut-être pas des oyster-cock- tails elle ne les réussit pas, la chère enfant ! lui offrira tout de môme une nourriture saine et abondante. Depuis ce matin, elle l'offre déjà à trois jolies demoiselles, les demoiselles Hixon, qui sont les bonnes camarades de ce brave Eustache Loupiot, et ^ui lui ont rendu pas mal de petits services. Et leur respectable grand 'mère qui n'est ni leur grand 'mère, ni respectable, est hospitalisée chez Irène, elle aussi.

Zup. Les Hixon ! Je crois avoir un cau- chemar 1

Lepoilu. Oui, oui, on croit ça, ^Monsieur Zup. Mais la vie est si drôle I Ainsi, regardez notre petit chérubin, il ne cause plus, lui qui parlait avec tant d'élégance... Le Marquis. Vieux crétin 1 Lepoilu. Ou, au moins, il ne prononce plus que des paroles sans importance. Et c'est convenable ! Au moment il allait faire un beau mariage, il est un peu ennuyé d'avoir un empê- chement. Il est d'ailleurs bigame, le pauvre cher garçon. Il a eu une vie un peu mouvementée. Il a de l'adresse, de l'audace, du courage même. Malheureusement, il a aussi ses faiblesses et no- tamment une manie un peu dangereuse : il aime à voler, même des petites choses, pour le plaisir. Depuis que je l'avais vu l'autre jour, ici, dérober un bibelot, j'avais comme une vague idée... IMais Monsieur Zup avait pris ça sur lui... Alors ! Madame Zup Zup). Ici ? Tu savais ? Zup. De grâce, tais-toi 1 Regarde Fran- çoise... {Françoise, les yeux fixes, semble mé- dusée. )

Lepoilu. Mais, voilà ! Monsieur le marquis de la Fouaille ressemblait si peu à Eustache ! Et quand on ne sait pas, il faut s'abstenir. Je ne pouvais pas, dans un salon, demander au marquis d'enlever sa perruque. Ça ne se fait pas, et il aurait pu prendre froid. Dans notre pays, c'est très facile d'arrêter les gens qui n'ont rien fait, mais quand ils ont fait quelque chose, ça devient extrêmement compliqué. (Allant à Françoise) Je vous demande pardon de vous faire du chagrin. Mademoiselle ; mais, quelquefois, pour guérir une blessure, le médecin est obligé de faire un peu soiiffrir le malade. 11 est heureux que votre oncle Picoche soit venu me trouver. Sans ça ! (Autre ton) Une petite question ?

Françoise voix basse). Posez, monsieur Tatave part). Ma pauvre petite sœur t Picoche. Au contraire : ne la plains pas. Lepoilu. Il y a longtemps que vous avez ce beau collier ?

Françoise. Oh ! quelle abomination 1 {Elle arrache le collier et le jette.)

Lepoilu (le ramassant). C'est bien ce que je pensais : ce collier ressemble étrangement à celui que ce bon Eustache a volé chez le comte de Baerdemaeker. C'est encore un des petits travers de Kiki : il est vaniteux. Le vol de chez de Baerdemaeker était du bel ouvrage, il faut le reconnaître." Eustache Loupiot, qui s'y connaît, était aussi de cet avis. Alors il a, si je puis dire, signé son œuvre. Seulement, ça a définiti- vement éclairé ce vieux Lepoilu... {Voyant que le marquis ricane:) Oui, oui, je sens bien que le collier n'est pas très lourd.

Le Marquis. Il est faux, ma vieille bran- che : l'autre est en sûreté.

Lepoilu. Bah I bah I ça se retrouve, un collier.

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ZuP part). J'avais pourtant payé pour un véritable... et pas pour un collier volé !

Lepoilu. Je crois qu'à présent l'équipage ■de Monsieur le marquis doit être avancé ; inutile de rester davantage ici. Il ne me reste qu'àm'ex- cuser du dérangement. D'ailleurs, je reviendrai un de ces jours, quand j'aurai présenté Irène à Monsieur le marquis. Je tâcherai de vous faire remettre un éventail et une bonbonnière qu'on a trouvés, avec bien d'autres choses intéressantes, chez les charmantes danseuses Hixon. Vous ver- rez, monsieur Zup, comme tout cela est instructif ! Allons, en avant, mes enfants. Dites adieu à la société. Monsieur le marquis : ce n'est pas encore cette fois-ci que vous irez en Angleterre, re- trouver votre bon oncle... et un bateau pour l'Amérique !

Le Marquis (qui a repris son aplomb). \ Mon cher Monsieur Picoche, mes félicitations : vous faites-là un drôle de métier !

Picoche. Bah ! chassons ces vains soucis et revenons à l'heure présente ! {On entend l'aboi d'un chien, à gauche.)

Tatave Picoche). Parrain, tu as en- tendu ?

Picoche. Oui, j'ai entendu.

Le Marquis Françoise). Il faut en faire votre deuil, ma chère fiancée : vous ne serez pas marquise.

Françoise (les dents serrées). Canaille !

(Entre les agents, le marquis sort au fond, escorté de Lepoilu. Juste au moment il va franchir le seuil, Tatave ouvre la porte de gau- che: le chien Amour entre.)

Picoche. Passe, marquis !

Tatave (fou de joie, e\mbrassant le chien). Ah ! mon brave vieux chien, te voilà. (Il le garde dans ses bras et s'assied dans un fauteuil ■au fond.)

Scène X.

ZUP, PICOCHE, TATAVE, FÉLIX, Mme zUP FRANÇOISE.

FÉLIX part). Ceux-là, je ne crois pas que ce soit la peine de les reconduire ! Quel drôle de monde on voit ici !

(Moment de stupeur et d'effondrement gé- néral.)

Picoche (doucement). bien, Arthur ?

Zup. bien... (brusquement) Tu n'aurais pas pu nous prévenir, toi !

Picoche. Elle est raide, celle-là !

FÉLIX (s' avançant). Si je puis me permettre de faire à Monsieur une petite observation.

Zup. Qu'est-ce qu'il y a ?

Félix. Il y a. Monsieur, que quand on reçoit de faux marquis et que ces faux marquis sont des cambrioleurs réputés, il n'est pas chic de les faire arrêter chez soi. Ce sont choses qui arrivent dans le monde; mais les arrestations ne se font pas à domicile: le quant à soi s'y oppose.

Zup. Vous... vous... (soudain illuminé) Y ous, vous allez faire votre malle et décamper d'ici au galop, mon garçon. Fichez-moi la paix ! Fi- chez-nous la paix ! Allez au diable, au diable !

Félix (estomaqué). Je me permettrai de dire à Monsieur que son langage me surprend...

Madame Zup (suppliante). ~ Arthur, je t'en prie...

Tatave Picoche). Il y a l'andouille qui ne rigole pas !

Picoche. Mais moi, je rigole, et ça vaut T:aucoup mieux !

Zup (exaspéré). C'est vrai, je comprends tout! C'est à cause de vous que cela est arrivé, cause de vous seul I A cause de vous que cette

Le Quant a soi

maison, jadis si calme est devenue une pétau- dière, un antre de bandits et de voleurs. Fichez- moi le camp, je vous dis, fichez-moi le camp. FÉLIX (digne). Je n'ai pas pour habitude de m'imposer. C'est bien, je me retire. Mais Monsieur me permettra de li^i faire remarquer que, si j'ai déjà été flanqué à la porte de maisons fort distinguées, je ne l'ai jamais été en des termes aussi dépourvus d'aménité. (A part, sor- tant au fond) Quel monde 1 quel monde !

Scène XI.

ZUP, PICOCHE, TATAVE, Mme ZUP, FRANÇOISE.

Zup. Marie... ma pauvre Marie ! qu'est-ce que j'ai fait ! J'étais donc devenu fou ! Tout bouleversé ici... tout ! Mon Dieu ! ma pauvre vieille femme...

Madame Zup. Mon brave homme, il ne faut pas t 'occuper de moi. Moi, ça ne compte pas. Mais dis-lui un mot, à elle... {Elle indique Fran- çoise qui, depuis la sortie du marquis, est restée assise, sans bouger, dans la même position. )

Zup. Je n'ose pas lui parler... {S'avançant tout de même, et doucement) Françoise...

Françoise. Mon père ?

Zup. Non : appelle-moi papa, ton petit papa.

Françoise. Papa... (Elle sanglote.)

Zup genoux près d'elle et pleurant). Je te demande pardon ! je te demande pardon ! J'ai été imprudent, j'ai été un mauvais père... Mais, tout ça, je ne l'ai pas fait par méchanceté. Je me suis laissé entraîner... je te demande pardon !

Tatave Picoche). Mon pauvre papa... je crois qu'il est bien malade...

Picoche. Non, Tatave, au contraire, il est guéri maintenant.

Françoise. Mon petit papa, relève-toi. Je suis bien coupable, moi aussi. Et je suis bien punie. J'ai fait la sotte et la vaniteuse. Et je n'ai même pas le mérite de pouvoir dire que je n'aimais pas... ce... cet homme. C'est pourtant vrai, je ne l'aimais pas. Et je suis toute seule !

Zup (debout). Veux-tu que je demande à Jean de revenir ?

Françoise. Il ne reviendra pas ! (Jean entre au fond.) Lui !

Scène XII.

LES MÊMES, JEAN DEKOSTER.

Jean. J'arrive toujours mal à propos... Je sais bien. Seulement, voilà: j'ai reçu de M. Zup une lettre recommandée me disant de ne plus venir. Alors, je suis venu tout de suite pour savoir pourquoi je ne dois plus venir... Mais vous pleurez, Françoise... {Picoche lui fait des signes) Oui, oui, je sais : Lepoilu m'a mis au courant. Ce pauvre marquis est dans de bien vilains draps...

Picoche part). S'il ne parlait pas de draps, celui-là !

Jean (s'avançant). Vous avez beaucoup de chagrin, Françoise ?

Françoise. Oui, Jean, j'ai beaucoup de cha- gtin ; mais pas le chagrin que vous croyez. J'ai du chagrin parce que je vous ai fait de la peine, parce que j'ai été méchante pour vous, parce que...

Jean. Oh ! mais il ne faut pas faire atten- tion à tout ça. Moi, ça n'a aucune importance. Je suis dans les draps ; mais je ne sais pas

Le Quant a soi

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faire de belles phrases. Et je voyais que vous ne m'aimiez plus ; alors... {Françoise fait un mouvement) Oh I si vous m'aimez encore, vous pouvez le dire : je n'y vois pas d'inconvénient.

Françoise. Oserai-je encore vous dire cela ?

Jean. Oui, je vous assure, pourquoi pas ? Ah I je dois avouer que j'ai bien souffert... très fort. Mais, en somme, j'ai un bon caractère, moi: je suis optimiste. Il me semble que tout finit par s'arranger. Seulement, cette fois-ci, il y a eu faute de ma part. Que voulez-vous ? Je ne sais pas parler, moi, je ne parle jamais. Je crois que je suis un peu timide. Je ne fais pas de roucou- lades. Il y a des clioses que je sens: je ne peux pas arriver à les dire. Oh! j'avais du chagrin! Mais je ne sais pas expliquer ça! C'est même très curieux au fond. Il y a des gens qui ne disent pas ce qu'ils pensent et d'autres qui ne pensent pas ce qu'ils disent!

Françoise. Les premiers valent mieux, Jean.

Jean. Oui 1 Vous croyez ? Et vous suppo- sez qu'un jour oh! pas tout de suite un jour lointain, vous pourrez encore m'aimer, un petit peu, un tout petit peu ?

Françoise. Je sens bien à présent, et je vous dis cela, Jean, dans toute la sincérité de mon cœur, que je n'ai jamais cessé de vous aimer.

Jean (pleurant). Ah ! mon Dieu, comme je suis heureux!

Madame Zup {pleurant aussi). Je suis bien heureuse également.

Jean. Voyez-vous, Françoise, c'est terrible d'être jaloux ; mais, en le montrant, j'avais si peur d'être ridicule. Et vis-à-vis de vous, je ne voulais pas être ridicule.

PicocHE part). Il ne parle pas souvent, mais quand il s'y met!

Jean. Aujourd'hui, malgré tout, j'avais l'in- lentipn de venir. Et si j'avais rencontré le mar- quis, je lui aurais dit : Dites donc, vous ; savez- vous bien que ce n'est pas vos oignons, cette demoiselle !

Tatave part). Ah ! il me la coupe !

{Olga entre au fond.)

Scène XIII.

LES MÊMES, OLGA.

Olga. Monsieur, c'est une lettre.

Zup. Donnez. Et puis, quelle mine faites- vous ?

Olga. Félix est parti !

Tatave part). L'andouille est partie : ça c'est un peu chouette !

Zup. Naturellement : je l'ai flanqué à la porte !

Olga. Il m'avait promis de m'épouser. Et maintenant, il ne veut plus.

Zup. bien ! ma fille, félicitez-vous ! Vous en auriez bouffé, du quant à soi !

Olga part, sortant). Quel dommage I Un si bel homme I Et il a emporté mes pantoufles !

,SCÈNE XIV.

LES MÊMES, moins OLGA.

Zup (lisant). Ils sont rentrés de voyage de noces I

Madame Zup. Us sont rentrés ? Zup. Et savez-vous ce que m'écrit ma bru ? Madame Zup. Mais dis-le, voyons ! Zup. Elle m'écrit qu'ehe voudrait bien nous inviter à dîner, mais qu'elle n'a pas de servante et qu'elle est obligée de faire la popote elle- même! Et elle a l'air de trouver ça très amusant I PicocHE. Je t'avais toujours dit que c'était une petite bourgeoise!

Zup. Et tu avais raison, mon bon Gustave! Ah ! j'ai été bien injuste pour toi.

PicoCHE. Ne parlons pas de ça. Le résultat est là: c'est l'important.

Madame Zup. J'ai encore envie de pleurer. Et je n'ai jamais été plus contente.

Zup. Parbleu ! Et maintenant, venez près de moi, tous: j'ai besoin que vous soyez près de moi. (Tous se rapprochent) Ce soir, mes enfants, on va tous dîner ensemble : il y aura des jeunes mariés, il y aura de vieux fiancés. 11 y aura cette bonne Marie, il y aura cet excellent Gus- tave, sans qui nous serions loin...

PiCOCHE. Oh! je t'aurais rattrapé! Zup. Il y aura Amour, ce bon vieux cama- rade. Il y aura Tatave, à qui, quand je pense, j'ai un jour donné une claque...

Tatave. Oh ! tu sais, cette claque-là, je ne l'ai pas inscrite à mon livre de comptes !

Zup. Et il y aura ce pauvre vieux fou de papa Zup, qui n'avait pas compris que le vrai quant à soi c'est tout simplement de vous aimer tous, de toutes ses forces, et qui vous demande pardon de ne pas toujours l'avoir compris.

Tatave. Mais non, t'es un bon petit papa: ce qui est arrivé, c'est la faute à l'andouille, voilà tout !

Zup. On mangera un bon pot-au-feu, des fricadelles...

Madame Zup. Des fricadelles ! En voilà une bonne idée.

Zup. Et demain, on reprendra sa bonne petite vie tranquille. On écrira au photographe de ne pas venir, parce qu'il fait des photogra- phies trop laides ; à de Baerdemaeker qu'il peut faire trotter ses chevaux ailleurs. Gustave n'en- verra pas de compte rendu à La Lorgnette...

PiCOCHE. Oh ! ça, tu peux être tranquille ! Je n'en ai jamais envoyé !

Zup. On ne mettra pas son corset le matin... Madame Zup. Je vais même aller l'enlever tout de suite I

Tatave. Et Fraiilein ?

Zup. On écrira à Fraiilein de se marier, tant qu'elle est là... et d'y rester !

Tatave. Ce que tu es chic, papa... On peut même envoyer des félicitations à son mari : moi, je m'en charge !

Zup. Et on restera ensemble, comme des braves gens, comme des braves gens que nous sommes... (Bas à Mme Zup) Et cette nuit, nous n'aurons pas froid !

Madame Zup. Oh I Arthur ! Jean Françoise). Et je vous promets. Françoise, que nous n'aurons jamais de valet de chambre. Chaque matin, je descendrai moi-même vous préparer votre chocolat.

PiCOCHE. Mais non, vous resterez dans les

draps, mon vieux ! vous resterez dans les draps !

Tatave son chien). Et maintenant, viens,

mon vieux : on va aller faire pipi sur les rosiers !

RIDEAU.

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Sonneraans , on Les naufragés