TES FRANÇAIS
DANS L'INDE
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1863
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LES NOUVEAUX
JESUITES FRANÇAIS
DANS L'INDE.
POITIERS. — TYPOGRAPHIE DE HENRI OUDIN.
LES NOUVEAUX
JÉSUITES FRANÇAIS
r ^ DANS L'INDE
OU
VIE DU E. P. PIEBRE PE
SUIVIE DE NOTICES SUR QUELQUES-UNS DE SES COMPAGNONS
PAR
LE P. LOUIS SAINT-GYR
MISSIONNAIRE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
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PARIS
LIBRAIRIE DE P.-M. LAROCHE, Rue Bonaparte , 66.
TOURNA Y
LIBRAIRIE DE H. CASTERMAN,
Paie aux Rats, 11.
1865
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MESSIEURS LES MEMBRES
DES DEUX CONSEILS
DE LA PROPAGATION DE LA FOI
ET DU CONSEIL DE LA SAINTE-ENFANCE
HOMMAGE DE L'AUTEUR
ET DE TOUTE LA MISSION DU MADURÉ.
Paris , le 34 juillet 4863 , fêle de saint Ignace.
L'Auteur de ce Livre , soumis de cœur à toutes les prescriptions du Saint-Siège, déclare en particulier vou- loir pleinement obéir aux ordonnances du Pape Urbain VIII, par rapport à la vie, aux vertus et aux miracles des saints personnages sur lesquels l'Église Romaine n'a point encore porté de jugement.
AVANT-PROPOS.
La nouvelle mission du Maduré , située vers l'extrémité méridionale des Indes Anglaises , ren- ferme dans son sein les vieilles chrétientés répan- dues sur toute la côte de la Pêcherie, si célèbre par les premières conquêtes et les miracles de saint François-Xavier. Elle s'étend de plus sur les anciens royaumes du Maduré, du Marava et de Tanjaour, encore aujourd'hui pleins du souvenir d'hommes apostoliques tels que Robert de Nobili , Venant Bouchet , Joseph Beschi , Xavier Borghèse et le Bienheureux Jean de Britto. Cette vaste chrétienté, jadis l'une des plus florissantes du monde entier, fut rendue à la Compagnie de Jésus, en 1837 , par le Souverain-Pontife Grégoire XYI.
AVANT-PROPOS.
De grands désordres s'y étaient introduits de- puis la mort des derniers apôtres que lui avait envoyés l'Ordre de saint Ignace , avant de périr lui-même au dix-huitième siècle. Pour en triom- pher, les nouveaux venus eurent à livrer de rudes combats , surtout contre l'obstination de certains prêtres rebelles de Goa , qui refusaient d'obéir aux ordres de Rome. La vie du Père Perrin et les notices que nous consacrons à trois des fondateurs de la nouvelle mission (Dieu nous a conservé jus- qu'ici le quatrième en dépit du poison des schis- matiques) , pourront donner une idée de ces luttes et des victoires remportées depuis 28 ans. La vie et les travaux du Père Perrin offriront , en même temps , d'admirables exemples des plus belles et des plus héroïques vertus. Le souvenir en sera utile, nous l'espérons, non-seulement à ses frères , mais à tous ceux qui s'intéressent ou se consacrent à l'œuvre si salutaire et si glorieuse de l'apostolat. Les rapports que nous avons eus , pendant de longues années , avec ce saint et zélé
AVANT-PROPOS. XI
missionnaire , le précieux recueil de ses notes spirituelles de chaque jour , et ses nombreuses lettres nous ont permis d'entrer dans des détails où l'on admirera, une fois de plus, les voies de Dieu sur ses élus. On y verra partout une droiture de cœur et de caractère , une générosité de senti- ments , un esprit de sacrifice que le ciel a voulu récompenser par les dons les plus précieux. Les citations fréquentes que nous emprunterons à sa correspondance , feront connaître au lecteur l'état le plus intime de son âme ; et nous avons la ferme espérance qu'elles ne paraîtront pas dépla- cées.
Nous donnerons à la fin de ce volume le Cata- logue de tous les missionnaires qui ont succombé jusqu'à ce jour, victimes de leur zèle, au service de la nouvelle mission du Maduré. Cette longue liste funèbre n'effraiera pas les âmes généreuses. La mort des braves tombés au champ d'honneur n'arrête jamais l'élan des intrépides compagnons qui les suivent.
XII -„ AVANT-PROPOS.
Puisse ce petit travail intéresser en particulier les pieux associés de la Propagation de la Foi et ceux de la Sainte-Enfance : c'est un témoignage de reconnaissance que nous sommes heureux de leur offrir , pour tout ce qu'ils ont fait jusqu'à ce jour, en faveur de nos missions.
LES
JÉSUITES DANS L'INDE
VIE DU PÈRE PERRIN.
CHAPITRE PREMIER.
NAISSANCE DU PÈRE PERRIN. — SON ENFANCE. — SA JEUNESSE. — SA VOCATION A LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
Le Père Pierre Perrin vint au monde à Lyon , le 11 novembre 1807. Ses parents, riches négociants, s'étaient attiré par leur probité la considération générale. Monsieur Perrin , son père , qui savait allier à la science du commerce toutes les vertus chrétiennes , fut toujours pour ses enfants un modèle accompli. Madame Perrin , sa mère , était en tout point la digne sœur de Mademoiselle Jnrricot, qui la première conçut plus tard l'idée de l'œuvre admi- rable et si éminemment catholique de la Propagation de la Foi , puis institua la Dévotion du Rosaire vivant, et créa le pèlerinage lyonnais de sainte Philomène. Madame Perrin seconda toujours de ses conseils et de ses efforts sa vertueuse sœur si justement célèbre, en tout ce que son zèle et sa charité lui firent entre- prendre pour l'amour de Dieu. Dans sa famille , à
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2 LES JESUITES DANS L INDE.
son comptoir , dans ses magasins , Madame Perrin reproduisait , on peut le dire , tous les caractères de la femme forte de l'Écriture , et c'est à elle surtout que l'on attribuait la prospérité de la maison. D'un autre côté l'on voyait briller en elle toutes les vertus d'une mère vraiment chrétienne. Les grandes occu- pations commerciales ne lui firent jamais perdre de vue l'éducation de ses enfants ; c'était là sa première et principale sollicitude.
Pierre, qui était l'aîné de la famille, partagea bientôt avec deux frères et deux sœurs les soins empressés de Monsieur et de Madame Perrin, et l'on peut dire que tous les cinq furent dignes de leur famille. Cependant le jeune Pierre parut , dès son enfance , plus particu- lièrement prévenu des grâces de son Dieu et plus enrichi de ses faveurs. A l'âge de quatre ans , étant d'une frêle santé , il fut envoyé à la campagne , et confié aux soins d'une pieuse tante, que nous croyons avoir été Mademoiselle Jarricot elle-même. Celle-ci lui enseignait à lire et à écrire ; mais elle s'appliquait bien plus encore à tourner doucement vers Dieu son cœur et ses pensées. Chaque jour, avant l'Angelus du soir , elle le conduisait à l'église dont elle s'était fait remettre les clefs; et là, durant une heure, elle faisait à genoux, le plus souvent avec beaucoup de larmes , et dans des sentiments profonds d'humilité et de réparation , la plus touchante adoration. Elle consacrait sa personne et celle de son cher neveu qu'elle avait à côté d'elle, au sacré Cœur de Jésus et au Cœur Immaculé de Marie. L'enfant , éclairé par le Saint-Esprit , s'unissait volontiers à cette prière.
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE I. 3
Aux moments les plus pathétiques , il se mettait à genoux de lui-même , et de douces larmes coulaient sur ses joues. Tout cet ensemble faisait- sur son âme innocente des impressions qui ne s'effacèrent jamais, et il en retira la ferme résolution de plutôt mourir que pécher, et de ne vivre que pour aimer Dieu et Marie.
A cette époque , et peut-être par ce moyen , le jeune Pierre contracta l'habitude de cette oraison vraie et sincère qui consiste à se tenir en pré- sence de Dieu , à lui parler , à l'écouter , à lui faire des protestations d'amour et de dévoûment , à lui demander ses grâces et ses faveurs. Dès lors aussi, bien que dans un âge où l'intelligence d'un enfant sait à peine distinguer le bien du mal, parut com- mencer cette union intime de son âme avec Dieu, ce sentiment profond et ce goût de la présence du Seigneur qui semblèrent ne l'abandonner jamais du- rant tout le reste de sa vie.
Ainsi cet enfant de bénédiction croissait dans les effusions anticipées de l'amour de son Dieu. Par ins- tinct et comme par une sorte de nécessité , il ne se plaisait qu'avec des compagnons pieux comme lui , et n'aimait que les jeux innocents. Ses lectures, aussitôt qu'il fut capable d'en faire , étaient d'ordinaire la vie des Saints ; celle des martyrs lui plaisait surtout. Dès lors il apprit à aimer d'un amour de prédilection saint Ignace et saint François de Borgia; mais les saints Anges et saint Joseph, et par-dessus tout la très- sainte Vierge , reçurent dès ses premières années le tribut spécial et assidu de ses hommages et de ses prières.
4 LES JESUITES DANS L INDE.
Lorsque le temps de commencer ses études fut arrivé , ses parents , afin de le mieux surveiller eux- mêmes, le placèrent comme externe dans une insti- tution alors célèbre à Lyon : c'était celle de Monsieur Grand-Perret. La ferveur du jeune écolier ne semble point avoir diminué à cette époque si critique de la vie; cependant il s'accusait humblement d'avoir été parfois un peu paresseux à remplir ses devoirs de classe. Aimé de tous ses condisciples et les aimant tous , il n'avait de préférence que pour les plus fervents , les plus recueillis. Ses conversations avec eux étaient ordinairement sur des sujets utiles et pieux ; et il savait y répandre beaucoup de grâce et d'intérêt. Néanmoins comme il était plein d'ardeur et qu'il avait le talent d'électriser ses camarades , il préférait de beaucoup les jeux qui exercent et fortifient le corps des enfants , à ces conversations particulières où les élèves réunis en groupes ne s'entretiennent que trop souvent d'idées frivoles ou dangereuses , de plaintes et de mauvais esprit.
Depuis longtemps le jeune Perrin soupirait , avec toute l'ardeur d'une âme pure et initiée de bonne heure aux secrets de l'oraison , après le bonheur de faire sa première communion. Il eût certainement pu la faire plus tôt ; mais c'était encore l'usage de considérer plus les années que les dispositions pour ce grand acte de la vie. Ce ne fut donc qu'en 1819 qu'on lui permit de se placer au rang des premiers com- muniants. Il s'y prépara aussitôt avec un redoublement de ferveur ; mais son cœur impatient avait peine à supporter de si longs délais. C'est alors que lui arriva
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE I. 5
le fait suivant que nous aurions peine à citer, si nous ne le trouvions consigné dans les notes spirituelles qu'il écrivit peu avant sa mo:t. Il arriva donc peu de jours avant cette première communion , qu'un soir, le saint jeune homme se sentit tout à coup épris d'un amour ardent pour son Dieu , et passa trois heures dans les effusions de la tendresse la plus affectueuse envers la majesté infinie. Notre-Seigneur alors daigna lui apparaître sous des traits si aimables que l'heu- reux enfant n'en fut point effrayé, et lui adressa ces consolantes paroles : « Tu me presses tant de venir en « toi et de te bénir sans réserve à ta prochaine pre- « mière communion. Eh bien ! me voici dans cette « hostie à ta discrétion : montre-moi ce que tu peux « et sais faire. » A côté de Notre-Seigneur , apparut alors un autel sur lequel était déposée la sainte Eucha- ristie. Pierre ravi de tant de bonté tomba à genoux et s'épuisa en colloques d'amour aux pieds de son Bien-Aimé. « Ah ! mon Sauveur Jésus , s'écria-t-il « dans le plus intime de son âme , donnez-moi la « vie. Etes-vous content de moi? — Oui , je le suis, « répondit Notre-Seigneur , et je te bénis de tout « mon cœur. — Ce n'est point assez, mon Jésus, reprit « l'enfant, mais puisque vous avez daigné venir, « permettez que je me nourrisse de votre chair sacrée; « car la sainte Eucharistie est surtout faite pour « cela. » Et sur un signe du Sauveur, Pierre s'ap- prochant de l'autel , prend l'hostie et se communie lui-même. Puis il resta absorbé dans une douce extase pendant plusieurs heures. « La même faveur me fut « accordée quelquefois à Saint-Acheul en 1824 »,
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ajoute le Père dans ses notes. Nous nous abstenons de prononcer sur une grâce si extraordinaire. Fut- elle une réalité , comme nous sommes inclinés à le croire , ou bien un simple effet de l'imagination ? Dieu seul peut-être le sait. Au moins est-il certain que le jeune enfant en retira un accroissement consi- dérable d'humilité , d'amour , de ferveur et d'union à Jésus-Christ. Après cela il paraît superflu de dire que Pierre fit sa première communion avec les meil- leures dispositions. Peu de temps après il se fit enre- gistrer dans l'église de Saint-Just en la confrérie du sacré Cœur de Jésus; et depuis lors on peut dire que le divin Cœur a eu peu d'âmes qui lui aient été si pleinement, si parfaitement dévouées.
Le jeune Perrin continua ses études sans rien perdre de sa piété. Il y joignit des leçons de musique, et plus tard d'équitation. Il se piqua même d'une certaine habileté à manier un cheval, et ne fut point toujours insensible aux éloges que lui attirait de ses amis la beauté de sa voix. Ennemi des lectures fri- voles, il n'eut jamais de goût pour ces ouvrages roma- nesques, dont les moins mauvais font cependant tant de mal. Néanmoins, nous ne savons en quelle année, pour obéir à certains conseils qu'il croyait devoir respecter, il se permit de lire un ou deux des meilleurs romans de Fenimore-Gooper. Il n'en retira que du dégoût. Mais cette lecture et ces petites vanités au sujet de la musique et de l'équitation, il se les reprocha toujours comme de grandes infidélités à Dieu.
Le pieux enfant semble avoir connu de bonne heure les avantages et la pratique de la mortification. Il la
VIE DU PÈRE PEKRIN. CHAPITRE I. '
regardait comme la garde assurée de la plus belle des vertus, de la pureté. Qui lui avait révélé ces secrets? Etait-ce sa sainte tante, ou le Saint-Esprit? Nous croi- rions bien plutôt que ce fut l'esprit de Dieu seul ; car étant d'une santé assez frêle, il n'est pas probable que ses parents, s'ils en avaient eu connaissance, lui eus- sent permis les pieux excès auxquels il se livrait dès lors. On peut juger, par les traits suivants, de ce qu'il faisait en cette matière.
Vers 1822, il avait alors quinze ans, un jour de ré- jouissance publique (c'était la fête du roi), ses parents, obligés de s'absenter, le laissèrent seul à la maison, occupé de ses devoirs de classe, et lui recommandè- rent, en forme de récréation, d'aller le soir, accom- pagné d'une jeune personne amie de la famille, assister à un magnifique feu d'artifice qui devait se tirer sur les bords de la Saône. Pierre obéit, mais avant de sortir, il se revêtit d'un cilice; et pour expier plus complètement ce qu'il sentait bien être une impru- dence de la part de ses chers parents, de l'avoir ainsi envoyé, la nuit, au milieu de la foule, il promit à Dieu de ne rien voir d'un spectacle si attrayant. Se rappelant donc la vie très-pure de saint Joseph auprès de Marie, et se recommandant à la Reine des Vierges, il demeura là plus d'une heure sans regarder une seule pièce d'artifice. Son esprit pensait alors aux ton- nerres et aux foudres qui gronderont sur les pécheurs au jour du jugement dernier. En même temps, il ^offrait à Dieu les mérites de Jésus, de Marie, de Joseph, pour tous les pécheurs qui se trouvaient là réunis, et qui vivaient joyeusement, sans y songer, en
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si grand danger de l'enfer. Puis, quand la fête fut terminée, le cœur plein de la sainte joie qui suit un noble sacrifice, il regagna la maison paternelle, sans que la personne qui l'accompagnait se fût un seul moment aperçue de rien.
Quelques années plus tard, après une fièvre mu- queuse qui avait mis sa vie en danger, il fut envoyé à Saint-Vallier, près Valence , chez une de ses tantes, pour y respirer un air moins humide et moins froid. Or cette dame avait deux de ses filles dans un pension- nat voisin ; et il arriva que vers Noël , elle fut invitée avec son neveu par les religieuses à une pièce que devaient jouer les élèves. Les deux cousines de Pierre y avaient leur rôle, et celui-ci , croyant devoir obéir à sa tante, s'y rendit; mais il eut soin de se revêtir encore de son cilice, et de se recommander à Marie et aux saints anges. Puis tout honteux de se trouver seul au milieu de cette assemblée de religieuses, de dames et déjeunes demoiselles, il sut bien s'en dédommager; car, durant toute la pièce qui dura près de trois heures, il ne leva les yeux vers aucune des jeunes ac- trices, ni des personnes qui l'environnaient, sans que sa tante, assise à côté de lui, s'en aperçût. Il est vrai qu'un crucifix et une image de Marie placés dans son chapeau qu'il tint tout le temps sur ses genoux, occu- paient ses regards, et lui fournissaient l'occasion de faire mille actes d'amour; et il priait en même temps les Anges gardiens de toutes les personnes présentes dans l'assemblée.
A une époque où l'effronterie était comme à la mode dans les grandes villes, il arriva à notre saint
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE I. \)
jeune homme d'être abordé deux fois dans les rues par quelqu'une de ces malheureuses qui sont la honte de nos cités. Celui-ci, sachant bien qu'en pareil cas, il n'y avait de salut que dans la fuite, se prit à courir à toutes jambes, pour se soustraire à un danger qu'il redoutait plus que la mort. Il invoquait Marie, se recommandait à son Ange protecteur. Puis rentré chez lui, il remerciait Dieu de l'avoir préservé du plus grand de tous les malheurs, implorait sa miséri- corde en faveur de ces misérables , et se revêtait d'instruments de pénitence, en expiation de leurs pé- chés.
C'est une coutume malheureusement trop générale, et dont les meilleurs parents ne savent point assez s'affranchir, défaire visiter aux jeunes gens, sous le prétexte de leur former le goût, les grands musées de peinture et de sculpture. Le jeune Pierre eut à subir cette triste nécessité. On voulut lui faire voir tout ce que Paris, Lyon et Versailles avaient de plus remar- quable en ce genre. Cependant il a pu se rendre le témoignage , d'autant plus consolant qu'il est plus rare, de n'avoir jamais regardé aucun tableau, aucune gravure, aucune statue inconvenante; et cela, non- seulement dans les musées, mais aussi dans les bouti- ques et magasins, où ces objets sont si souvent expo- sés, à la honte de notre patrie.
Le jeune Perrin vivait ainsi dans le monde sans être du monde. 11 achevait ses études d'humanités et de rhétorique, et n'avait encore que seize ans. Mais il sentait dès lors, et on le conçoit facilement d'après une si sainte jeunesse, des désirs ardents de se con-
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10 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
sacrer à Dieu dans le sacerdoce, et même dans la Compagnie de Jésus. Ses parents avaient à la vérité d'autres vues sur lui ; ils voulaient le faire entrer dans le commerce, et pensaient déjà à lui en enseigner tous les secrets. D'un autre côté, leur piété sincère et gé- néreuse leur faisait un devoir de ne point s'opposer à la vocation de leur fils , si réellement cette vocation venait du ciel. Pour s'en éclaircir, et pour mettre en même temps ce cher fils dans une position plus indé- pendante de la chair et du sang dans une chose de cette importance, ils prirent le parti de l'envoyer passer une année dans le collège, si célèbre alors, de Saint-Acheul, et ce fut là que le jeune Perrin alla faire de 1823 à 1824 son cours de philosophie.
Une nouvelle terre sembla se découvrir aussitôt à ses regards. Jusque-là, il n'avait guère eu pour sa di- rection quela voix intérieure du Saint-Esprit. Maintenant il trouvait des directeurs qui le comprenaient et pou- vaient éclairer ses voies. Aussi fit-il durant cette année de rapides progrès, et ses vertus se développèrent comme des plantes semées dans un sol fertile. Il se fît respecter et aimer de tous, et au milieu de ces mille élèves, il fut l'un des plus réguliers, sans que cette ré- gularité eût rien d'excentrique ou d'exagéré. Il avait une cordialité, une amabilité, un entrain qui lui ga- gnaient tous les cœurs. Mais cependant, quoiqu'il ai- mât tous ses condisciples, il allait de préférence avec les plus vertueux. Parmi ses maîtres, celui qui dès le principe gagna sa confiance et devint l'objet d'une vénération plus profonde, fut le vénérable Père Louis Sellier. Pour lui, son rêve de sainteté était de ressem-
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE 1. 11
bler un jour à celui qu'il regardait comme le type du vrai Jésuite, c'est-à-dire d'un homme tout dévoué à la gloire de Dieu et au salut des âmes ; et dès lors aussi, chaque vendredi soir, durant la récréation, suivant l'usage établi dans le collège par ce saint homme, Pierre ne manquait pas d'aller faire à la chapelle le Chemin de la Croix.
Tout en s'appliquant à ses études plus sérieusement peut-être qu'il ne l'avait fait par le passé , notre jeune philosophe s'occupait de sa vocation. Il cherchait par la prière et la réflexion à connaître la volonté de Dieu. Il consultait ses maîtres avec confiance; mais ceux-ci refusaient de rien décider , une affaire de cette importance devant se traiter entre l'âme et Dieu. Les désirs, les aspirations, les inclinations du jeune Perrin étaient pour la vie religieuse ; mais les espérances de ses parents l'appelaient ailleurs. Il était l'aîné de sa famille, et l'on comptait sur lui. 11 se trouvait donc indécis ; mais comme sa confiance était tout entière en Dieu qu'il savait bien ne pouvoir lui manquer , il n'éprouvait point les déchirements de cœur qui accom- pagnenl d'habitude ces sortes de délibérations, d'où doit dépendre après tout le sort de la vie, de l'éternité peut-être. A mesure que les mois s'écoulaient dans la ferveur et dans la paix , le parti de la vie religieuse prenait le dessus. Dans la retraite des philosophes qui se fait vers la fin de l'année scolaire , cet attrait de- vint encore plus prononcé ; il hésitait encore cepen- dant et finit par se dire : « Eh bien ! oui , je serai « Jésuite, mais un peu plus tard ». Il croyait de cette manière contenter Dieu et ses parents ; et comme il
12 LES JESUITES DANS L'INDE.
n'avait pas alors dix-sept ans, cette résolution pa- raît moins étrange. Mais le Seigneur, dans son amour pour une âme si pure, voulait faire chez elle une im- pression tellement profonde, qu'il pût traverser sans danger l'épreuve de la vie du monde.
Un jour donc que le jeune philosophe se trouvait dans ces dispositions, il fut tout à coup saisi d'un recueillement extraordinaire. Sentant alors Notre- Seigneur présent au dedans de son âme, mais presque caché pour ainsi dire , et ne se révélant à lui qu'à demi , Pierre voulut se sonder lui-même; et comme si Notre-Seigneur lui eût adressé la parole et qu'il ne fît que répondre au divin Sauveur, s'engagea peu à peu un dialogue intime et ineffahle dont nous ne citerons ici que quelques extraits : « Mais si tu entres « dans ma Compagnie, lui dit Jésus-Christ, il faudra <c être parfaitement obéissant. — Obéir c'est tout ce « qu'il me faut. — Il faudra que tu sois indifférent au « degré , au lieu , à l'habitation , aux emplois , aux <r personnes; le seras-tu?... — Ah! Seigneur, pourquoi « le demander? Le moindre frère coadjuteur , le « moindre marmiton n'est-il pas mieux chez vous « que tous les potentats du monde? Il peut, en tout, « savoir et faire votre sainte volonté ; n'est-ce pas la « vie? — Bien : j'aime cette disposition large, pacifi- er que, fondamentale de l'esprit; mais pour le cœur, à « quoi te porterait ton inclination dans la Compa- « gnie? » Et alors, comme si Notre-Seigneur, lui rappelant les divers degrés de la Société, eût demandé ce qu'il désirait être, il répondit : « Mon Sauveur « et mon chef, eh bien ! faites de moi un bon frère
Vif: DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE I. 13
« coadjuteur ; ou , si je n'en suis pas incapable et que vous répondiez de moi , n'ayant de ma part qu'à faire bonnement ma besogne , faites de moi un bon coadjuteur spirituel. » Il lui sembla que Notre- Seigneur lui dit alors : « Soit, je t'accepte pour coad- juteur spirituel ; mais auquel voudrais-tu ressem- bler des Pères que tu connais? demande-le-moi, mon fils , et je te l'accorderai. — Au Père Sellier , répondit sans balancer le jeune homme. A lui seul, mêmedebien loin et bien au-dessous. Eh! pourquoi? dit Notre-Seigneur. Parce que je le connais, sans détriment ni comparaison d'aucun autre , pour un apôtre fervent qui s'expédie et s'anéantit dans les missions , les prédications , les congrégations et ailleurs, et cependant paraît toujours riant et rayon- nant de joie. Ah! Seigneur, oserai-je prétendre si haut? Oui, je vous le demande avec, pour , et par votre saint amour. Accordez-le-moi , ô Seigneur , et olives sum satis née aliud quidquam ultra posco.» Alors il lui sembla que sa demande était accordée; et là se termina cette méditation , si l'on ne veut pas l'appeler un entretien tout surnaturel et divin.
On conçoit qu'il ne resta plus dès lors aucun doute au jeune Pierre sur sa vocation. Cependant le Seigneur qui se plaît avec les âmes pures et simples, daigna , le jour de son départ de Saint-Acheul , lui faire une faveur encore plus extraordinaire , trop extraordinaire même pour que nous osions en racon- ter ici tous les détails. Nous nous contentons d'en ciler les points principaux.
Le jour de la fête du sacré Cœur en cette année
14 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
1824 , on avait inauguré dans l'église de Saint-Acheul deux tableaux qui représentaient, l'un le Cœur Sacré de Jésus , l'autre le Cœur Immaculé de Marie. Ils faisaient l'admiration des maîtres et des élèves , qui souvent passaient des récréations entières à les con- templer. Pierre crut que c'était une bonne occasion de se mortifier , et par amour pour Jésus et Marie , s'imposa de ne pas même les regarder. Il fut fidèle à sa résolution, quoique souvent il servît la messe aux deux autels où ces tableaux étaient exposés , et que sa place à l'église se trouvât juste vis-à-vis. Cependant le jour du départ et sur le point de quitter la maison, il sentit un espèce de remords de n'avoir pas con- templé, au moins une fois, ces belles représentations de ce qu'il aimait uniquement, au monde. Il se rend à l'église seul, sans être aperçu ; et là, les yeux bai- gnés de larmes , l'âme remplie d'une vive émotion, il jette un regard d'abord sur le tableau qui représentait le cœur de sa Mère , puis , comme si Marie lui disait : « Allez à mon Fils, et faites tout ce qu'il vous dira»; il se rend à l'autel du Sacré Cœur de Jésus , et en envisage avec bonheur l'emblème ravissant. A ce moment ses compagnons de voyage impatients de son retard , viennent l'interrompre brusquement. Il les suit, mais au moment où il franchit la cour du collège, il sent que deux personnes invisibles le suivent , et l'appellent par son nom. Il se retourne et voit, à n'en pouvoir douter, Jésus et Marie. « Mon fils , lui « dit alors Jésus , je t'admets dans ma Compagnie ; « entends-le bien.» — « Et quoi! Seigneur, répondit « le jeune homme, est-ce donc vous qui me parlez
VIE DU PERE PERR1N. CHAPITRE 1. 15
« de la sorte ? — Oui , moi Jésus, répartit le Sauveur , « je te choisis et je t'admets dans ma Compagnie. »• Puis Marie ajouta d'une voix ineffable : « Et je t'y « ferai mon privilégié. » Puis après quelques autres paroles la Mère et le Fils ajoutèrent : « Nous , la « Trinité de la terre (et dans ce même instant l'heu- « reux Pierre, vit à côté de Jésus et de Marie , saint « Joseph son saint patron), nous te bénissons au nom «du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Tout ceci ne dura qu'un instant et ne fut vu ni entendu que du jeune homme seul. Mais l'effet produit en son âme par une faveur si extraordinaire fut d'abord un surcroît d'humilité et d'anéantissement de lui-même , avec un désir sincère de se dévouer corps et âme à Dieu dans la Compagnie de Jésus, et il en garda au fond de son cœur une impression ineffaçable qui le soutint , l'anima et le surnaturalisa en quelque sorte, durant tout le reste de sa vie. Quoique Jésus et Marie , après ces ineffables paroles, semblassent s'être dérobés à sa vue, saint Joseph et plusieurs Anges éclatants de beauté voulurent bien sous une forme visible l'accompagner durant le voyage qui se passa entre eux en indicibles colloques d'amour, et où les délices du Paradis ne cessèrent d'inonder son âme. Depuis cette époque surtout le jeune Perrin conçut la plus vive dévotion envers saint Joseph et les saints Anges.
Il n'avait alors que dix-sept ans ; il rentra donc dans sa famille et y passa quatre années. Mais le monde n'avait rien qui pût lui plaire , rien qui pût fixer ses affections. Pour condescendre à la volonté de ses parents, qui voulaient encore éprouver la solidité de
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sa vocation, il s'appliqua sans murmure au commerce, en étudia les différentes branches , et descendit dans les détails de l'administration d'une grande maison. Il fréquenta les meilleures sociétés de Lyon . Les soirées musicales avaient pour lui un attrait particulier et il devint membre du corps de musiquedeSaint-Polycarpe, sa paroisse. Mais quelle que fût sa bonté de caractère à l'égard de ses amis, son goût.pour la belle musique, et l'engouement de cette époque pour les opéras, jamais il ne consentit à mettre les pieds dans un théâtre.
Il avouait toutefois dans la suite que sa ferveur s'était un peu refroidie, faute d'aliment et de lectures de piété. Mais le livre du Père deLombez, capucin, inti- tulé : « Adieu au monde » , lui étant tombé entre les mains, il se ranima sur-le-champ.
Durant ces années, Monsieur Perrin, quoique solide- ment vertueux, nepouvaitdétourner son esprit du sacri- fice que lui demandait son fils. Une indicible tristesse s'était répandue dans son âme ; une secrète amer- tume semblait empoisonner sa vie. Il s'en ouvrit quel- quefois à celui qui en était la cause involontaire. « Mon cher fils, lui répétait-il, pourquoi donc veux-tu « nous quitter? A quel genre de bonnes œuvres dé- « sires-tu te consacrer ? Aux pauvres ? tu en as ici « partout à secourir , autour de toi. Aux malades ? « Rien ne t'empêche de les assister. Aux prisons ? Elles « te sont ouvertes. Ma fortune est à ta disposition ; « dépense-la comme tu l'entendras. » Et comme le pieux jeune homme ne répondait alors que par des larmes: « Eh bien! ajoutait son père, désires-tu t'ap- « pliquer au saint ministère ? reste au moins dans le
VIE DU PÈRE I'EHRIN. CHAPITRE I. 17
« diocèse, où tous les postes te sont ouverts. » Mais Pierre ne paraissant pas encore céder , son père ajou- tait : « 0 Dieu, j'espérais que mon fils serait la conso- « lation de ma vieillesse , qu'il me fermerait les yeux « à ma mort; et le voilà qui veut m'abandonner !!! » Leur émotion était alors trop profonde pour qu'une scène semblable se prolongeât. Le père quittait son fils , le cœur navré ; le fils se retirait en pleurant et la mort dans l'âme, mais toujours décidé cependant à obéira Dieu plutôt qu'aux bommes.
Le Seigneur , qui ne se laisse jamais vaincre en générosité , permit , par un concours presque miracu- leux de circonstances , que plusieurs années après , Pierre, alors Jésuite et déjà prêtre, se retrouvât à Lyon, près de sa famille , précisément au temps où le bon vieillard touchait au terme de sa longue vie ; et il put de ses propres mains lui apporter les derniers sacrements , lui rendre les derniers devoirs. Nous aurions ignoré peut-être ces touchanls détails , si le Père Perrin, déjà dans les Indes, ne les eût fait connaî- tre lui-même, pour fortifier dans sa vocation un jeune Indien , que sa famille cherchait à ébranler aussi par des larmes et à détourner pareillement de l'apostolat.
Enfin, vers le milieu de 1828, Monsieur et Madame Perrin, craignant avec raison de résister à Dieu même, en s'opposant plus obstinémeutà la vocation de leur fils, et reconnaissant d'ailleurs ,à n'en plus douter , qu'il n'avait ni goût , ni aptitude pour le commerce et la vie du monde , lui donnèrent l'autorisation de suivre la voie plus parfaite à laquelle Notre-Seigneur le con- viait depuis si longtemps.
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CHAPITRE DEUXIÈME.
ENTRÉE DU PÈRE PERRIN DANS LA COMPAGNIE DE JÉSUS. — ÉPREUVES ET FERVEUR DE SON NOVICIAT.
Le jeune Perrin était donc assuré depuis longtemps que sa vocation à la Compagnie de Jésus venait de Dieu. Les quatre années qu'il venait de passer au sein de sa famille et dans les embarras d'une grande maison de commerce n'avaient point ralenti l'ardeur de ses désirs ; et ses parents vaincus lui avaient enfin donné leur consentement. Mais les funestes ordon- nances de juin, arrachées par les libéraux à la faiblesse de Charles X, venaient de fermer toutes les maisons d'é- ducation dirigées par les Jésuites. Ces derniers étaient voués par toute la presse anti religieuse à l'exécration universelle, et l'avenir s'annonçait gros d'orages. Ce ne fut là qu'une raison de plus pour le jeune Perrin ; il avait soif de souffrir. Il se hâta donc d'entrer dans cette Compagnie , dont le plus noble privilège a tou- jours été de se voir persécutée pour le nom de Jésus. Ils sont d'une meilleure trempe, les soldats qui s'enrô- lent aux jours d'une guerre rude et désastreuse. Ce fut le 15 octobre 1828, jour de sainte Thérèse pour laquelle il avait eu dès son enfance beaucoup de dévo- tion , que Pierre Perrin , accompagné d'un de ses frères , vint enregistrer son nom dans la milice de saint Ignace. Monsieur et Madame Perrin rache- taient ainsi noblement , en donnant à la fois au
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Seigneur leurs deux fils aînés, les délais qu'ils avaient apportés aux désirs de Pierre. Les deux jeunes gens entrèrent à Avignon , où ils eurent le bonheur de faire leur noviciat sous le Révérend Père Renault , plus tard provincial , et sous le Père de Villefort, si bien connu de tous les Français qui ont visité Rome depuis trente ans.
Pierre Perrin semblait avoir eu, dès son enfance , l'instinct de la vraie sainteté dont le fondement est l'humilité. Cet instinct , durant son noviciat, se déve- loppa de plus en plus; et le nouvel enfant de saint Ignace n'épargna rien pour cacher sous les voiles les plus obscurs tout ce qu'il y avait d'extraordinaire en lui. D'une obéissance parfaite, mais sans l'ombre d'affectation , d'une régularité de tous les instants , qui n'eut jamais rien de forcé, d'une modestie angé- lique sans rien de morose , d'une piété pleine de ten- dresse qui ne dégénéra jamais néanmoins en sensi- blerie , son attention principale était de se cacher et de se confondre au milieu de ses frères. Il se serait reproché de rien laisser voir qui pût attirer les regards et le fit distinguer des autres.
Il reçut cependant durant le cours de son noviciat plusieurs grâces extraordinaires, et fut même de temps en temps favorisé de l'apparition de Notre-Seigneur. Ces grâces, nous les ignorerions, si nous ne trouvions con- signé dans ses notes qu'il éprouvait une répugnance extraordinaire, répugnance, écrit-il, quiluicoûtaitplus que la mort, à s'en ouvrir au Père maître des novices, son confesseur. Mais, si d'une part il tremblait qu'on ne l'en estimât davantage , de l'autre il appréhendait
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avec raison de ne point s'expliquer assez clairement : car sachant que la manifestation de conscience était l'un des points les plus importants de la vie spirituelle, et qu'elle était si fortement recommandée par saint Ignace , après avoir lutté péniblement contre ces per- plexités, il venait, par obéissance et avec une lucidité et une candeur admirables, tout raconter. Il en était ordinairement récompensé par un calme profond , et par quelque oracle pratique de son confesseur, dans lequel il reconnaissait l'action sensible du Saint-Esprit. Toutefois ce calme intérieur durait peu, et bientôt il retombait dans ses angoisses. Ce besoin , cette néces- sité de s'ouvrir à ses directeurs , soit pour obéir à . sa règle, soit pour ne point s'égarer dans les voies de la sainteté, fut toute sa vie , pour le Père Perrin, une source de combats pénibles, où cependant il se surmon- tait généreusement. Ses appréhensions ne tombaient jamais sur l'aveu de ses fautes , de ses erreurs , ou de ses faiblesses; il était au contraire porté à les exagérer ; mais bien sur ce que son âme éprouvait d'extraordinaire. On' jugera, parle passage que nous allons citer, du long martyre qu'il plut à Dieu de lui faire souffrir dans le plus intime de son âme. Ces lignes furent écrites peu de temps avant sa mort. « Jusqu'ici j'ai toujours fait mes manifestations « de conscience en droiture , humilité, simplicité. « Mais je n'étais jamais content de ce que j'avais dit « au Père spirituel. Il me semblait au contraire que « ce que j'avais dit était à cent lieues de ce qu'il « fallait dire. Puis , me tournant vers Dieu , je « lui disais : Mon Créateur , mon Sauveur et mon
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« Juge , vous m'êtes témoin que j'aimerais mieux « mourir , plutôt que de mentir à mon Père spi- « rituel ; et cependant je mens toujours : je ne dis « rien de ce qui est ; et quand je veux penser à ce « qui m'avait frappé , pour le dire , cela m'échappe « à l'instant, La manifestation de conscience, dans « votre Compagnie , est un point capital ; et pour moi « cette manifestation se réduit à rien. Je ne serais « donc pas fait pour votre Compagnie! 0 Dieu...» Puis il s'examinait avec une scrupuleuse attention sur les règles , sur les vertus ; il sondait ses sentiments intimes , priait avec plus d'ardeur , redoublait la rigueur de ses pénitences; et il reconnaissait alors en lui les marques d'un véritable amour, les carac- tères d'un vrai fils de saint Ignace ; mais malgré tout ci'ia, se trouvant encore dans l'obscurité, il se con- solait par la foi. « Je me console et me dis , écrit-il : « Jacta saper Dominum curam tuam, et ipse te enutriet. « Non se subtrahet ut cadas. Si nous n'y voyons pas « clair, nous verrons trouble ; mais la foi nous sau- « vera. Et je me suis lancé à la bonne, sans plus « rien craindre. »
Il écrit encore : « D'autres fois, lors que je tenais « quelque chose de positif à dire , je me répétais * tout content : Oh ! pour ce coup, ne le laissons pas « échapper ! ou l'on t'humiliera, ou l'on t'éclairera. « J'allais alors frapper chez mon Père spirituel : eh « bien ! il se trouvait absent. Je revenais un autre « jour, et je n'avais plus rien do présent, et je le lui « disais , et c'était tout. D'autres fois le Père était « occupé, ou lui-même m'aperçevant me disait d'at-
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« tendre ; ou bien encore la cloche sonnait pour « quelque exercice , et tout disparaissait pour me « rejeter dans le vide. Je redoublais la garde des sens, « la charité , Fobéissance à la règle , à la vie com- « mune , quelquefois les pénitences , et l'abandon à « Dieu et à Marie. Ainsi je n'avais pas de mémoire « quand j'en aurais voulu , et j'en avais pour me « tracasser.» Ceux-là seuls qui sont éprouvés com- prendront tout ce qu'a de pénible cette épreuve, qui, pour le Père Perrin , commencée dès son noviciat , sembla se prolonger la plus grande partie de sa vie.
L'un des exercices les plus importants du noviciat, ce sont les conférences spirituelles dans lesquelles le Père Maître explique les méthodes d'oraison et d'examen , les règles de la Compagnie , les vertus propres au vrai religieux , et s'efforce de communi- quer aux jeunes Jésuites le véritable esprit de saint Ignace. Pierre Perrin écoutait ces conférences avec l'avidité d'une âme qui a besoin de Dieu et qui cherche tous les moyens de s'unir à lui. Il s'attachait à en faire une analyse exacte dans un cahier qu'il conserva précieusement. Il les lisait et relisait constamment , toujours avec un nouveau goût; et à trente ans delà il les appelait encore son pain quotidien , les savait presque par cœur et surtout par le cœur, croyait par la grâce de Dieu y avoir conformé toute sa conduite.
Le Révérend Père Godinot était alors provincial de la Compagnie de Jésus en France. Dès le premier compte de conscience que lui rendit le jeune Perrin , cet homme , si versé dans les voies de Dieu , comprit tout ce qu'il y avait d'admirable dans cet humble et
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fervent novice. Entre autres avis excellents qu'il lui donna dès lors , il lui dit : « Vous êtes appelé , m,on « cher frère, à lire peu, mais du solide , et à bien « réfléchir sur tout ce que vous aurez lu. » Cette règle que le jeune homme regarda comme un oracledu ciel, il se l'appliqua toute sa vie. Il ne lisait rien sans permis- sion , et seslectures il les faisait avec un esprit de foi et de recueillement, avec un désir incessant de profiter, qui le dévorait, pour me servir de ses expressions , et qui était à cent lieues de tout esprit de curiosité. Néanmoins ces lectures, bien que réduites ordinaire- ment à quelques phrases , ou à quelques pages tout au plus, Vélevaient, comme il le dit encore, le précipi- taient , V anéantissaient. Car d'ordinaire il entrait pres- que immédiatement en oraison.
Différentes épreuves sont en usage dans tous les noviciats de la Compagnie de Jésus pour bien con- naître et aguerrir de plus en plus les novices ; le jeune Perrin les subit toutes sans peine, parce qu'il les subit avec amour. Balayer la maison , servir à la cuisine , nettoyer les lampes , fendre du bois, tout cela ne lui coûtait rien ; car il le faisait en union avec son divin maître, obéissant et travaillant dans l'humble maison de Nazareth. A cette déplorable époque où l'on n'avait plus même le droit d'exercer librement et impuné- ment les œuvres de miséricorde , l'épreuve du soin des malades dans les hôpitaux ne pouvait se faire qu'avec une grande réserve et comme à la dérobée. Combien notre saint jeune homme souffrait de cette prudence forcée qui retenait son zèle , et qui enchaî- nait sa charité ! Les quelques rares visites qu'il lui fut
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accordé de faire à l'hôpital général d'Avignon mon- trèrent tout ce que son cœur renfermait d'affection pour les pauvres et pour les malades. Pendant qu'il s'abaissait jusqu'à rendre à ces malheureux les soins les plus humbles, les services les plus rebutants , ses paroles pleines d'onction portaient dans leur âme la résignation , le repentir et l'espérance. Mais il eut aussi plus d'une occasion de ne recueillir pour ré- compense de son dévouement que des sarcasmes et des injures. Car il semblait alors de bon ton d'insul- ter ceux qui portaient les insignes de Jésus-Christ.
C'est encore un usage dans la Compagnie de Jésus de faire faire aux novices un pèlerinage plus ou moins long ; et ils l'accomplissent à pied, sans viatique, afin de se former aux fatigues de la vie apostolique , et d'ap- prendre par expérience à mettre toute leur confiance en Dieu. Par un enchaînement de circonstances où notre jeune religieux se plut à reconnaître une action toute providentielle de la divine bonté à son égard, il fut envoyé à Paray-'e-Monial , en Charolais. C'était dans les premiers jours de juillet 1830. Il y de- meura quinze jours. Tout ce temps , excepté celui des repas et du sommeil , il le passa dans l'église de ce couvent à jamais célèbre par la première mani- festation qui fut faite à la terre, de la dévotion au Sacré Cœur de Jésus. Ce divin cœur, il avait appris à l'aimer ; dès son enfance toutes ses aspirations se portaient vers lui; ses délices étaient de le contem- pler dans ses amabilités infinies ; toute son ambition, de l'imiter; son désir le plus ardent, de le faire con- naître et aimer de tous les hommes. Avec de pareils
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sentiments , faut-il s'étonner qu'il considérât son séjour à Paray comme un avant-goût de la céleste patrie? Il s'y offrit en holocauste; il y demanda ins- tamment, avec le don d'oraison , celui des humilia- tions et des souffrances , dans un degré qui lui per- mit de suivre tous les exercices de sa vocation et de se conformer extérieurement à la vie commune. Il aurait peut-être voulu, comme saint Pierre, ne jamais quitter ce lieu de délices ; mais la révolution de Juillet venait d'éclaterà Paris; toute la France semblait houle- versée; le génie du mal s'était comme emparé de la populace ; de grands désordres avaient lieu ; on s'attendait à des catastrophes plus terribles encore. Ce fut au milieu de cette première effervescence que le jeune novice dut quitter Paray-le-Monial ; son cœur rêvait presque le martyre. Nous ne savons pas. cepen- dant qu'il ait éprouvé durant le reste de ce voyage aucun accident sérieux. ALyon, sa famille qu'effrayait l'avenir aurait bien voulu l'arrêter ; mais il préféra retourner souffrir, s'il le fallait, auprès de ses frères, et partager les malheurs de sa nouvelle mère la Com- pagnie. Arrivé , non sans peine , à Avignon , il eut aussitôt la douleur de voir se dissoudre le Noviciat. L'iniquité des temps , les appréhensions de l'avenir le demandaient ; la prudence en faisait un devoir. Tous les novices réunis furent invités à déclarer par écrit ce qu'ils préféraient, ou rentrer sur-le-champ dans leur famille , ou prendre la route de l'exil. Mais loin de forfaire à l'honneur en sacrifiant leur vocation , tous unanimement protestèrent qu'ils étaient prêts à par- tir en vrais pèlerins pour les extrémités mêmes du
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monde, pourvu qu'ils demeurassent membres delà Compagnie. En conséquence, une partie de ces héroï- ques jeunes gens fut dirigée sur l'Italie; l'autre prit la route de l'Espagne ; et ce fut un spectacle digne de l'admiration des anges , que de les voir tous ainsi accepter librement et de grand cœur les angoisses de l'exil plutôt que de se séparer de leur mère per- sécutée.
Pierre fut du nombre de ceux qui devaient se ren- dre en Espagne, et avec plusieurs de ses frères il alla recevoir l'hospitalité au collège impérial de Madrid. C'est là qu'il eut le bonheur, après deux années révolues depuis son entrée au noviciat, de prononcer, le 28 octobre 1830, fête des saints Apôtres Simon et Jude, les premiers vœux qui l'attachaient irrévocable- ment à la Compagnie. Il s'y était préparé plus immé- diatement par un redoublement extraordinaire de ferveur , par un surcroît de pénitences , et en allant trois jours de suite, une besace sur l'épaule, deman- der l'aumône comme un pauvre dans les quartiers les plus populeux de la grande ville de Madrid. Durant cet exercice si humiliant pour la susceptibilité hu- maine , il se représentait la très-sainte Vierge quêtant quelques secours pour son divin Fils ; et il s'efforçait d'imiter la modestie de la Mère de Dieu en s'abste- nant de regarder les édifices de la ville, ou même les personnes dont il implorait la charité.
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CHAPITRE TROISIEME.
LE PÈRE PERRIN EN ESPAGNE ET EN SUISSE. — IL ACHÈVE AU PLY SES ÉTUDES DE THÉOLOGIE.
Pierre resta plus d'une année à Madrid, où ses su- périeurs lui firent étudier de nouveau la philosophie. Nous l'avons vu plus haut demander à Notre-Seigneur, lors de son pèlerinage à Paray, des humiliations et des souffrances. Il fut bientôt servi suivant ses goûts. D'abord il éprouva plus fortement que jamais ces per- plexités de conscience dont nous avons parlé au cha- pitre précédent. Si le combat fut rude et long, la victoire fut glorieuse ; car après une confession géné- rale, de celles qui se font tous les six mois dans la Compagnie à l'époque de la rénovation des vœux, il entreprit contre lui-même une guerre dont nous n'approuvons pas l'excès , mais qui montre toute l'énergie de sa vertu. Voici comment il s'en explique lui-même, en des termes parfois empruntés à ses an- ciennes études de commerce : « Mon confesseur, dit-il, « me prescrivit alors, pour matière de mon examen « particulier, la droite intention et la sainte présence « de Dieu. Je m'y appliquai de tout mon cœur, et les « progrès que j'y fis en peu de temps furent inouïs. Je « tenais ce compte en partie double, les fautes con- « traires et les vertus. Je me portais au mieux, soit inté- « rieur, soit extérieur , en tout. Saint Ignace conseille « de porter la main sur son cœur, par un geste ina-
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« perçu, à chaque faute que l'on remarque. Mais je « ne trouvais pas que ce signe tendit assez énergi- « quement au but, vu ma lâcheté , et j'adoptais pour « chaque faute le signe de me pincer le bras gauche, « et pour chaque vertu celui de me pincer le bras « droit, toujours sans être aperçu. Nos soutanes « et nos manteaux s'y prêtaient facilement. J'étais si « attentif à veiller sur moi-même, soit pour les fautes, « soit pour les vertus, que leur nombre dans chaque « colonne devenait fort élevé. Gela me réveillait , « m'excitait et m'encourageait. Cependant je ne laissais « pas que de me bander un peu la tête de temps en « temps... Alors j'interrompais ou modifiais un peu, « conformément à l'avis de saint Ignace que je suivais « littéralement, avec dilatation de cœur et amour, « mais aussi avec ténacité, afin de trouver le milieu « juste à tenir en tout. » Ainsi s'exprimait le jeune étudiant. Mais on avouera qu'il est difficile de com- prendre que sa santé et ses études n'aient pas plus souf- fert de cet exercice pénible qui demandait une si forte et si perpétuelle contention.
Une pureté vraiment angélique avait captivé toutes les affections du jeune Perrin dés sa plus tendre en- fance; et il avait su dès lors, nous l'avons vu, comme par une inspiration précoce, que le plus sûr moyen de conserver cette belle vertu était la modestie jointe à une généreuse mortification. Il ne semble pas qu'il eût éprouvé jusque-là aucun de ces tristes combats plus cruels à une âme pure que la mort même. Dieu permit cependant au démon de le tenter durant quelques mois, à l'époque de son séjour à Madrid, et
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il confesse' humblement avoir horriblement souffert. Mais un si rude assaut ne fut pas long. Il remporta une complète victoire. Il fit pour s'humilier davantage une confession générale de toute sa vie ; il redoubla de prières et de pénitences; et depuis lors, disait-il lui- même, ses progrès dans la perfection devinrent beau- coup plus rapides et plus soutenus.
Ce fut alors, probablement sous l'impression d'une lutte si douloureuse , qu'arriva un événement qui montre son héroïque générosité. Un jour, durant l'hiver qui est souvent fort rude à Madrid, étant allé avec les autres étudiants de philosophie visiter une maison de campagne de Don Carlos, il se sentit inspiré d'imiter ce qu'avait fait autrefois saint Bernard, pour triompher aussi du démon. Il s'écarta donc, sans être aperçu, bien loin de ses compagnons de promenade, et fut se jeter dans les eaux glacées d'un étang solitaire du voisinage, priant la Reine des Vierges de le pro- téger. C'était une pieuse mais aveugle imprudence , qui pouvait lui être mortelle ; il s'en tira toutefois sans accident , par un effet vraiment spécial de cette protection divine qui ne cessa jamais de veiller sur lui. Il observait du reste alors plus que jamais une mo- destie si parfaite, que durant tout le temps de son séjour dans la capitale de l'Espagne, il ne reconnut jamais une femme ; et la curiosité la plus excusable ne le porta pas même un jour à lever les yeux pour voir les traits de l'Infante, épouse de Don Carlos, lors- qu'il l'accompagnait, à propos des Quarante-Heures, un cierge à la main, depuis la tribune de l'église jus- qu'à la porte du collège, à travers les escaliers et les
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corridors. L'Infante fut même si frappée de sa modestie, qu'elle demanda au Père qui la suivait quel était ce jeune et saint exilé français.
Un troisième genre de peines et d'humiliations qu'éprouva en ce temps le Père Perrin fut aussi très- pénible à son cœur , mais devint l'objet d'un triomphe non moins héroïque. Malgré sa charité, parfois peut- être trop prévenante, et d'après je ne sais quelles vaines apparences, il se vit tout à coup l'objet d'une étrange et noire calomnie, dont nous n'avons pu retrouver les détails. La chose ne devint pas publique ; mais Dieu permit néanmoins que deux de ses frères le poursui- vissent avec une sorte d'acharnement, de leur mépris et de leurs reproches. Rien ne lui eût certainement été plus facile que de faire cesser promptement cette per- sécution domestique en recourant à son supérieur. Il préféra se taire, souffrir et prier pour ceux qui étaient les auteurs ou les instruments de la calomnie. Il avait sans doute le cœur navré, car sa sensibilité naturelle était presque excessive; mais il demeura calme dans son innocence, et ne voulut pas même, au moment de quitter, six mois après, le collège impérial, formuler la plus légère plainte contre ceux qui s'étaient faits la cause sanglante de ses chagrins , abandonnant tout à la très-douce et très-adorable volonté de Dieu. Ce fut seulement sept ans plus tard , durant la troi- sième année d'épreuve et de retraite qui devait pré- céder ses derniers vœux, qu'il sut, par la bouche de son supérieur, que toute la calomnie s'était éclaircie. Cette conduite et ce silence de sept longues années nous paraissent dignes des plus grands saints. Mais
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Pierre avait depuis longtemps enseveli tous ses cha- grins dans le cœur de Jésus, et il se faisait un bon- heur d'en offrir les amertumes et les mérites pour ses persécuteurs.
En ce temps-là , Madrid n'était point tranquille. Déjà l'on entendait la sourde rumeur des divisions qui éclatèrent autour du lit de mort de Ferdinand VII, prince bon mais faible et circonvenu par des influences anti religieuses. Cédant à un pressentiment tout provi- dentiel, le Révérend Père Druilhet, alors provincial de la Compagnie de Jésus en France, prit tout à coup la déter- mination de rappeler ses jeunes religieux de la capitale de l'Espagne. Par là, ils furent soustraits à l'horrible massacre dont un grand nombre de leurs frères et d'au- tres religieux devaient être victimes au mois de juil- let 1834. Pierre fut envoyé alors au Passage, près Saint-Sébastien, où les Jésuites français avaient fondé un nouveau collège , après les ordonnances royales de 1828. Mais cet établissement devait être aussi bien- tôt supprimé , peu de jours avant les massacres qui ensanglantèrent Madrid.
En se rendant à sa nouvelle destination, le Père Perrin obtint la permission de visiter le château de Loyola, et de s'y arrêter quelques jours : auparavant, et en tra- versant Pampelune qui était sur sa route, il s'empressa d'aller, avec ses compagnons, prier dans l'oratoire bâti sur le lieu même où avait été blessé le saint fondateur de la Compagnie de Jésus. Il lui vint alors , écrit-il, un vif sentiment de dévotion, à la pensée que saint Ignace d'Antioche et l'Ange gardien d'Ignace de Loyola avaient sans doute, par leurs prières, puissamment contribué
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au salut et à la conversion de leur intrépide client, soit sur la brèche de Pampelune, soit au château de Loyola, durant sa longue convalescence; et dans un profond recueillement, les yeux baignés de larmes, étouffant à peine ses sanglots, il leur adressa dans son cœur cette chaleureuse prière : « 0 très-glorieux ange du « Paradis, et vous, ô grand martyr d'Antioche, qui avez « été les préparateurs du règne de Jésus par sa Compa- « gnie et les premiers maîtres de mon maître, abaissez « un regard de pitié sur moi, son très-indigne disci- « pie. Voyez comme je me meurs et me perds ! Je ne « le sens que trop, et je ne puis qu'être tombé, je ne « sais comment, dans un profond aveuglement, voisin « du dernier endurcissement ! Faites en moi une se- « conde œuvre digne de vous ! Miseremini mei saltem « vos amieimei! » Et sa poitrine était suffoquée par une violente émotion ; ses genoux chancelaient; et ses com- pagnons eurent bien de la peine à l'arracher enfin de ce lieu. Ce pieux sentiment qui révèle les saints désirs et le martyre indicible de son âme, il avoue en avoir été pénétré durant tout le voyage; mais il les éprouva en- core avec une nouvelle force, soit dans l'église d'Az- peitia, où il contempla avec amour cette belle statue du saint fondateur, montrant du doigt les fonts bap- tismaux où il fut fait enfant de Dieu; soit dans la cha- pelle de Loyola, et dans cette chambre où se trouve encore suspendu le ciel de lit qui abritait la couche du blessé de Pampelune, durant sa bienheureuse maladie. Pendant les cinq ou six jours qu'il y demeura, ce digne fils d'Ignace s'y renferma dans une sorte de retraite, où son âme tout absorbée en Dieu, cherchait à se péné-
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trer de plus en plus de l'esprit de celui qui a rendu ces lieux si célèbres. Aussi parut-il en sortir encore plus mort à lui-même, plus rempli d'amour pour Noire- Seigneur, plus dévoré de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Durant son séjour au Passage, le Père Perrin demanda la permission d'aller se baigner parmi les rochers qui forment l'entrée de la baie et la séparent de l'Océan. Les marées sur ces côtes étant très-fortes , au flux et au reflux les ondes se précipitent avec impétuosité à travers une assez étroite ouverture; et le danger est surtout à craindre quand, à la marée descendante, les eaux redescendent vers la haute mer. Or, il arriva que le Père Perrin , qui ne soupçonnait pas sans doute le péril , fut tout à coup violemment entraîné par le courant qui descendait alors. Il lutta d'abord avec énergie, mais en vain. Epuisé de force, n'en pouvant plus, et voyant sa perte certaine, il s'adressa soudain avec foi à saint Joseph et aux saints Anges , leur promettant , s'il était sauvé, de se dévouer avec une nouvelle ardeur au salut des âmes. A peine eut-il prononcé cette invocation que ses pieds se posèrent sur un rocher couvert par les flots. Il s'y arrêta aussitôt, y reprit haleine, et put attendre en paix qu'on vînt à son secours. Toute la maison du Passage regarda cette délivrance comme un vrai miracle ; et quant à lui , jusqu'à sa mort , il conserva toujours cette persuasion, qu'il n'avait dû alors son salut qu'au glorieux saint Joseph et aux saints Anges , pour lesquels il avait eu dès son enfance une très-particu- lière dévotion.
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Dans le courant du mois d'août 1832,1e Père Perrin reçut de ses Supérieurs Tordre de quitter le Passage et de se rendre en Suisse au collège de Brigg , avec deux autres jeunes religieux et deux candidats de la Compagnie. Durant tout ce voyage , long et pénible , il prodigua sans relâche à ses compagnons les plus délicats témoignages de sa charité; et en même temps que par sa gaîté il leur adoucissait les ennuis de la route , sa piété industrieuse leur enseignait à tirer de tout quelque fruit spirituel pour leur sanctification. Mais ce qui rendit pour lui ce voyage plus remar- quable, c'est que dans toutes les églises que visitaient nos pieux pèlerins, un instinct secret, qui ne pouvait venir que de Dieu, conduisait aussitôt le Père Pierre à l'autel où se conservait le Saint-Sacrement, sans que souvent aucun signe extérieur le fît connaître. Etait- ce une participation de la grâce accordée autrefois par Notre- Seigneur à saint François de Borgia , dont le jeune Perrin avait fait depuis plusieurs années un de ses Saints de prédilection? Il se souvint du moins dans cette circonstance de ce qu'il avait lu sur le même sujet dans sa vie , et son âme se confondit alors en sentiments d'amour et d'humilité à ce petit trait de ressemblance avec un si grand saint.
La ville de Brigg est située au milieu des montagnes du Haut-Valais, au pied du Simplon. C'est un pays fort pauvre, où le froid en hiver ne le cède guère aux plus rudes climats du Nord. Les Jésuites y possédaient alors un collège et jouissaient en paix de l'estime et de l'affection des populations bonnes et simples de ce pays. Vers la fin de 1830 , lorsque la maison de Saint-
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Acheul fut dissipée par une émeute armée de pierres, les jeunes étudiants qu'elle renfermait allèrent , ainsi que ceux de Dole , chercher un refuge à Brigg et y continuer leur théologie. Ils eurent le bonheur d'y retrouver pour professeurs le Père de Ravignan dont la vie est assez connue , et le Père Pierre Martin , ce puitsdescienceetd'humilité,commeledésignedans ses notes le Père Perrin. Mais la maison n'était pas prête pour loger tant de monde ; et maîtres comme élèves eurent beaucoup à y souffrir. Ces effets de la pauvreté , ces participations à la croix ne les effrayaient pas. Le Père Perrin en eut, bien entendu, sa part et en fit sa joie; mais il trouvait un charme particulier dans ce pays dont les sauvages grandeurs élevaient son âme vers Dieu , et dont les mœurs si pleines de foi popu- laire le reportaient aux beaux âges du christianisme. La chapelle du Rohrberg lui rappelait Notre-Dame de Fourvières, la patronne de ses premières années à Lyon , et lui offrait un but favori pour ses promena- des. Travail assidu, régularité de tous les instants , charité pleine de délicatesse pour tous ses frères , sans distinction de Suisses , d'Allemands ou de Fran- çais,telle fut la vie du Père Perrin à Brigg; et il y serait d'autant plus volontiers resté jusqu'à la mort , que les bruits de la famille et de la patrie y parvenaient plus difficilement. Mais il n'y avait guères passé qu'une année, lorsqu'il se vit rappelé en France et dirigé sur la maison de Vais , prés de Notre-Dame du Puy-^n-Velay.
Monseigneur de Bonald, alors évêque du Puy , aujourd'hui cardinal et archevêque de Lyon , avait
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hérité des sentiments de son père , le vicomte de Bonald, en faveur de la Compagnie de Jésus. Il avait lui- même fait ses études sous le vénérable Père Sellier. Aussi à peine fut-il élevé sur le siège du Puy qu'il ré- solut d'avoir dans son diocèse une maison des Pères de la Compagnie de Jésus. En 1828, il leur donna la rési- dence de Vais, près de sa ville épiscopale, et les chargea des missions diocésaines. Depuis lors, et quoique les jours fussent encore mauvais dans notre patrie , le Révérend Père Provincial, fort de la protection active du prélat , assuré de l'appui de tout le clergé , et comptant avec raison sur les bons sentiments des po- pulations, crut pouvoir réunir dans cette maison un certain nombre de jeunes Jésuites pour s'y préparer au sacerdoce ; et tous les cours de sciences sacrées y furent inaugurés sans retard vers la fin de l'année 1833. Ces espérances ne furent point trompées : et sauf quelques alertes passagères , cette maison alla toujours depuis cette époque en prospérant. Elle fut visitée plus tard , au temps de la République romaine, par le Révérend Père Rootbaan , général de la com- pagnie de Jésus qui, en témoignage de sa satisfaction, adressa à la nombreuse Communauté du Puy ces paroles significatives et si consolantes : « Mes Révé- « rends Pères et mes très-cbers frères , je dois à « cette maison , je me dois à moi-même , de vous « exprimer la consolation que mon cœur a goûtée « au milieu de vous. Je vous engage à conserver tou- « jours la joie, la paix et le bon esprit qui rèament « ici. Mais il ne faut pas seulement que vous les conser- « viez pour vous-mêmes : il faut qu'en sortant d'ici,
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« vous le répandiez dans toutes les maisons de la « province. Pour vous , qui êtes ici de pays étran- « gers, vous aurez aussi à le répandre parmi vos « frères ; et je remercie le Seigneur de vous avoir « amenés dans cette maison , afin que vous puissiez « en prendre l'esprit, et plus tard l'inspirer et le « faire vivre dans vos provinces. » La maison de Vais, en effet, servit successivement d'asile à bien des exilés, espagnols, suisses, allemands, autrichiens, piémontais, romains, napolitains, siciliens; car ne sem- ble-t-il pas dans les destinées delà Compagnie de Jésus, comme de l'Église qu'elle défend , d'être toujours per- sécutée? Aujourd'hui, les élèves formés dans cette maison se trouvent répandus dans toutes les parties du monde , et tous se reportent avec bonheur aux jours qu'ils y passèrent.
Mais si le séminaire de Vais est maintenant vaste et commode, il ne l'était guères à l'époque où vint l'habiter le Père Perrin. Il n'y avait alors qu'un seul corps de logis; plusieurs chambres ne fermaient pas et n'avaient pas de châssis aux fenêtres. L'on manquait même de couvertures pour se garantir la nuit des rigueurs du froid. De vieilles caisses, de vieux ton- neaux y servaient de tables. La nourriture était en rapport avec cet état de dénûment. Et là se vérifia , plus que jamais peut-être, la parole du V. P. Louis Dupont dans la vie du grand directeur de sainte Thé- rèse, Balthasar Alvarez, « que ceux-là seuls qui le savent par expérience peuvent comprendre ce que l'on souffre dans les commencements d'une fondation ». Mais outre cet état général de dénûment que partageaient avec
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lui tous ses frères, le Père Pierre savait encore prendre avec un art délicat tout ce qu'il y avait de plus mal en fait de logement, d'habits et d'ameublement. Et même, tous les moments libres dont il lui était permis de disposer selon son bon plaisir, il les consacrait humblement à aider les frères coadjuteurs dans leur office, particulièrement le cuisinier.
Dès ces premiers temps, s'établit l'usage d'aller cha- que dimanche faire le catéchisme aux enfants, dans les villages des environs. On sait au Puy tout le bien qui en résulta. Le Père Perrin fut l'un des premiers à entrer dans cette carrière qui plaisait singulièrement à son humilité, aussi bien qu'à son zèle. Il y montra dès le principe ce savoir-faire, cet entrain, cette force inimitables, qui firent partout l'admiration de tous ceux qui en ont été les témoins. Ce fut vraiment là, on peut le dire, le talent caractéristique de son apos- tolat et de sa vie.
Cependant les massacres de Madrid, au mois de juillet 4834, et les tristes événements qui les avaient précédés et suivis, venaient d'éclater comme un coup de foudre sur les Jésuites espagnols, et ils se disper- sèrent en toute hâte. Mais bientôt le R. P. Joseph Morey, leur provincial , reconnut combien cette dis- persion pouvait être nuisible ; et rappelant ses jeunes, religieux disséminés de droite et de gauche dans leurs familles ou chez des amis, il dirigea les uns sur la France, les autres sur l'Italie et sur la Belgique. Ce fut là réellement le salut de la province d'Espagne, aujourd'hui si nombreuse, si florissante. La France, trop célèbre depuis tant d'années par ses perpétuelles
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révolutions , était regardée par malheur au delà des Pyrénées comme un volcan toujours en ébullition; aussi les premiers exilés qui durent y chercher un asile se regardaient presque comme des victimes destinées au sacrifice. Mais ils furent bientôt détrom- pés par la charité qui les accueillit dans la mai- son de Vais comme des frères , et même comme des confesseurs de la Foi ; car plusieurs d'entre eux n'avaient pas échappé sans blessures aux mains des bourreaux de leurs compagnons. Ce fut donc avec les effusions d'une tendresse toute fraternelle et avec une sorte de vénération que le Père Perrin leur prodigua ses soins les plus empressés. Il veillait à ce que rien ne leur manquât ; il leur servait de compagnon dans les promenades, les aidait à surmonter les premiè- res difficultés de la langue, et se faisait, à la lettre , on peut bien le dire, le serviteur de tous pour Jésus- Christ.
Sa dévotion le portait souvent vers Notre-Dame-du- Puy , si justement célèbre, et vers le rocher Saint- Michel. Marie et les saints Anges étaient de jour en jour pour lui l'objet d'un culte plus dévoué. Sentant approcher, non sans de vives appréhensions pour son humilité, le temps où il faudrait sortir de la solitude et se consacrer à la vie active des apôtres, il éprou- vait le besoin de se recommander avec plus d'ardeur à sa puissante protectrice et au glorieux triomphateur de Lucifer. A cette époque il reçut du Père Maxime Debussy , dont la mémoire est encore en vénération parmi ses chers habitants du Puy, quelques notions grandes et larges de spiritualité religieuse et aposlo-
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lique. Elles le firent sortir de lui-même et des bornes étroites de la crainte, pour le lancer dans une confiance sans bornes, et lui apprirent qu'à l'égard des pécheurs il fallait toujours user d'une très-grande miséricorde. Les avis, les exemples de cet homme vraiment incom- parable restèrent à jamais gravés dans l'âme du Père Perrin, et exercèrent, on peut l'affirmer, la plus puissante comme la plus salutaire influence sur tous les événements de sa vie.
Le Père Perrin touchait enfin au terme de ses étu- des. Il avait étudié avec tout le zèle d'un vrai scolas- lique de la Compagnie de Jésus , c'est-à-dire avec le désir sincère de se rendre plus propre à travailler à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Cependant il avouait humblement n'avoir fait que peu de progrès dans la théologie spéculative. Les longues discussions de la scolastique n'étaient pas de son goût. Il semblait voir avec peine que l'on prouvât par tant d'argu- ments des dogmes que , dans la simplicité de sa foi, il admettait presque comme évidents. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il apprit beaucoup dans l'orai- son, et que Dieu lui donna, comme par intuition, des lumières admirables sur les plus sublimes de nos mystères , la très-sainte Trinité , l'Incarnation , le domaine de Dieu sur toutes les créatures et sa pré- sence dans tous les êtres , la vie et les opérations de Jésus-Christ dans ses élus. Quant à la théologie morale , il y montra un grand sens , un jugement qui ne se trompait que bien rarement. Dans toute sa vie de missionnaire on remarqua partout qu'il décidait avec justesse et comme par instinct les cas
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les plus difficiles. Du reste, se défiant toujours de lui- même , il ne cessa jamais de repasser les théologiens les plus sûrs; et l'on peut dire que, grâce à son hu- milité , recourir aux lumières de ses supérieurs et de ses confrères , était en toute rencontre un bonheur pour lui.
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CHAPITRE QUATRIÈME.
LE PÈRE PERRIN EST ORDONNÉ PRETRE. — PRÉPARATION A SES DERNIERS VOEUX. — SES TRAVAUX EN FRANCE. — SA VOCATION AUX MISSIONS.
Le Père Perrin, ayant terminé sa théologie, fut dési- gné pour recevoir la prêtrise vers la fin de juillet 1836. Il s'y prépara avec beaucoup de soin , mais quels que fussent ses efforts, et quoique, suivant ses expressions, il fût couvert de durs instruments de pénitence , les jours qui précédèrent son ordination, et le jour même où il célébra sa première messe , il se trouva dans une aridité et un abattement complet de corps et d'esprit. Il fut ordonné par Monseigneur de Bonald et monta pour la première fois à l'autel dans la cha- pelle de Vais , le jour de la fête de saint Ignace. Il estima comme un grand bonheur d'être assisté en cette circonstance par le saint Père Sellier, auquel il avait voué un culte de vénération depuis qu'il l'avait connu à Saint-Acheul ; et l'on se rappelle que toute son ambition était de devenir semblable à ce beau modèle. Monsieur Perrin, son vertueux père, voulut venir de Lyon assister à cettre première messe et y communier de la main de son fils.
Ce jour-là même, se passait à Tassin, près de Lyon, un événement où le Père Perrin et ses parents aimè- rent à reconnaître l'assistance marquée de saint Ignace. Madame Perrin avec une de ses filles n'avait
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pu se rendre à Vais pour y jouir du bonheur devoir son fils montant à l'autel. Mais le matin l'une et l'autre avaient communié , avec la foi qui leur était propre , pour le nouveau prêtre que Dieu leur don- nait , afin qu'il se rendît de plus en plus digne du glorieux patriarche de son Ordre. Or , dans l'après- midi, elles se promenaient en voiture, s'entretenant de ce qui se passait alors à Vais : quand tout à coup, le che- val prit le mors aux dents et s'emporta avec fureur sur la pente rapide d'une colline. Toutes deux, par un premier mouvement, s'adressèrent à saint Ignace, croyant ne pouvoir sans miracle échapper à la mort ; et presque au même instant , Mademoiselle Perrin est jetée à dix pas de distance, par un choc si violent que ses vêtements sont mis en lambeaux , mais sans éprouver elle-même la moindre égratignure. Quant à sa mère , plus morte que vive , elle fut emportée avec la rapidité de Féclair jusqu'au bas de la côte où le cheval s'arrêta de lui-même; Quelques instants après, étonnées de se retrouver toutes les deux en vie et même sans blessures , elles se jettent à genoux pour remercier leur céleste protecteur.
Quelques jours après son ordination, le Père Perrin fut envoyé dans la Résidence de Lyon, où il passa, commepour s'essayer aux travaux apostoliques, environ un an. Sa vie de cette année peut se résumer dans ces quelques lignes d'un Père qui vécut alors dans son intimité, et par conséquent fut très à même de l'ap- précier : « Je n'ai connu le Père Perrin qu'à Lyon. Il « était bon, simple, serviable, plein de zèle et d'en- « train. Les brillantes chaires de la ville, les œuvres
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<( d'éclat ne lui allaient pas. Ce qu'il lui fallait, c'était « des prisonniers , des pauvres à évangéliser et à con- « soler , des œuvres obscures et dont on ne parlât « pas. Jamais je n'ai surpris en lui le moindre symp- « tome d'humeur ou de brusquerie. Avec un regard « intelligent et plein de feu, il avait un air de dou- « ceur et de modestie qui lui gagnait tous les cœurs. « Nous étions un jour embarrassés pour trouver un g copiste qui écrivît les lettres du Maduré. Le Père « Perrin s'offrit spontanément et fut accepté. Nous « l'aimions tous comme un homme de Dieu , un « homme de dévouement et de sacrifice, et il l'a « bien prouvé depuis lors dans le Maduré. » Telles sont les paroles d'un Père qui fut longtemps secré- taire du Provincial de Lyon , puis de Toulouse. Elles me semblent faire l'éloge complet d'un vrai Jésuite. Durant les premiers temps de son séjour à Lyon, le Père Perrin fut invité par M. le curé de Saint-Polycarpe, qui était la paroisse de sa famille , à venir chanter la grand' messe , le jour de l'Assomption. C'était une de ces cérémonies d'éclat qui n'allaient point à son hu- milité. Use soumit cependant; mais sous l'impression de ce sentiment, et comme pour se punir de paraître en public , il y alla le corps enveloppé de ciiices et de chaînes de fer. Une société d'amateurs à laquelle il avait jadis appartenu autrefois se surpassa en son honneur, et exécuta une messe admirable. La voix du Père parut plus enlevante encore aux Oraisons, à la Préface et au Pater. A peine rentré à la sacristie, on vint le complimenter de toutes parts. On avait préparé à la cure un grand dîner, auquel il fut pressé de pren-
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dre part. Mais honteux de se voir fêté de la sorte, il résista à toutes les instances , et , sous je ne sais quel prétexte, se retira. « Je fis ainsi, disait-il ensuite, « par une humilité fort mal placée , une solennelle « gaucherie , et une malhonnêteté dont le clergé de la « paroisse dut être mortifié. J'aurais dû agir avec « plus de bonhomie et de simplicité. »
Monsieur Déplace, curé de Saint-Louis, ayant de- mandé un Jésuite pour prêcher dans son église, le jour de la Nativité de la sainte Vierge, et les autres Pères de la Résidence se trouvant retenus ailleurs, le R. P. Druilhet chargea de ce sermon le Père Perrin. Ce fut ' pour lui un acte héroïque d'obéissance , tant il avait de répugnance à se montrer en public. Aux observa- tions qu'il crut devoir faire , son Supérieur lui avait répondu : « Allez, vous prêcherez, tout ira bien. » Obéissant donc , et se souvenant de ce qu'il appelait ses gaucheries de Saint-Polycarpe , il se résigna de bonne grâce. Il se prépara de son mieux , non sans demander cependant à Notre-Dame des Sept-Dou- leurs de l'humilier en cette circonstance, si tel était le bon plaisir de Dieu, en permettant qu'il restât court en chaire, ou qu'il ne débitât que des sottises, ou de quelque autre manière que ce fût. Le 8 septembre, à l'heure de vêpres , il s'achemina du côté de Saint- Louis ; mais surpris en chemin d'un soudain malaise, il eut de la peine même à reconnaître les rues par où il devait passer. Il arrive enfin tout déconcerté, ne sachant s'il pourra bien articuler une seule pa- role. Son émotion redouble encore lorsque , monté en chaire , il reconnaît dans l'auditoire des membres
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de sa famille et quelques-uns de ses confrères. Il a oublié jusqu'à son texte. Alors au plus intime de son âme , il s'adresse à Marie , et pense à réciter un Ave Maria. Ces mots Ave gratia plena étaient précisément le texte qu'il cherchait. Il se remet , reprend courage et continue sans balbutier son sermon. Il le débita avec une force, une onction, une assurance dont tout le monde fut enchanté, et lui surtout fort surpris. Monsieur le Curé, dont il alla demander ensuite la bénédiction , lui fit ses compliments et le pria de venir de temps en temps prêcher dans sa paroisse. Le Père qui s'attendait en cette circonstance à recevoir une bonne humiliation se plaignit à la sainte Vierge de son succès. Mais reconnaissant que cet amour des abaissements et des mépris devait avoir des bornes , et que ce qui lui serait arrivé de fâcheux devait retom- ber sur ses frères , il se consola, et attribuant tout à Dieu seul , il répéta : Vir obediens loquetur victorias. Beus hœc omnia feeit. « L'homme d'obéissance racon- tera ses victoires ! Dieu seul a fait tout cela ! »
Il restait encore au Père Perrin , pour sa formation complète comme religieux, ce que l'on nomme, dans la Compagnie de Jésus , la troisième année d'épreuve ou de noviciat. C'est là que le Jésuite, après des études où sa piété a pu se refroidir, et quelquefois après ses premiers ministères, où il a pu connaître ce qu'il y a de plus faible en lui , va se remettre à l'école du cœur, selon la belle expression de saint Ignace, et loin de toute préoccupation, travaillant à se dépouiller de ce qui lui reste d'humain, prend une trempe plus forte pour combattre au service de Dieu et de son
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église. Cette troisième année se passait alors dans le no- viciat même d'Avignon, sous la conduite du Révérend Père Fouillot. L'étude approfondie et expérimentale du livre des Exercices de saint Ignace , jointe à une appréciation raisonnée des constitutions de la Compa- gnie , avec quelques rares ministères auprès des pauvres et des ignorants , telles sont les occupations principales de ce temps, qui ne revient qu'une fois dans la vie du Jésuite , et qu'il regarde comme la plus heureuse de ses années de religion. Le Père Perrin qui se revoyait avec plaisir aux lieux de son premier noviciat, se livra tout entier à ces exercices. Mais toujours attentif à ne jamais s'écarter de la voie commune , sa vie d'alors fut toute cachée en Dieu , et son Supérieur put écrire de lui , à la tin de l'année j ces quelques lignes , qui forment, ce me semble, un grand éloge : « Le Père Perrin ne s'est distingué « en rien des autres, à l'extérieur, pendant son troi- « sième an. Il montrait une foi vive, une piété affec- « tueuse, et l'on voyait en lui les germes du zèle « qu'il a depuis déployé. Il était détaché de toute « créature , et allait à Dieu avec une grande simpli- « cité. »
Un jour , suivant l'usage et par forme d'épreuve , le Père Fouillot lui ordonna d'aller prêcher , en ne lui donnant pour s'y préparer qu'une demi-journée. En- core eut-il soin que cette demi-journée ne lui fût pas même laissée libre. Des travaux manuels, d'autres occupations insolites vinrent en absorber toutes les parties ; en sorte que le prédicateur n'eut pour pré- paration que sa bonne volonté , et quelques réflexions
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faites en allant de droite et de gauche. D'après ce que nous avons dit précédemment , l'on peut juger de la victoire qu'il eut alors à remporter sur lui-même. En chaire, où il ne voulut monter du moins que revêtu des armes de la pénitence , « J'étais, dit-il, fort mal « disposé : je m'exécutai cependant , je me livrai « contre vents et marées ; en descendant j'étais mé- « content de moi-même. Je sus cependant que Dieu <( avait béni mon obéissance , et que ce sermon n'a- « vaitpas été par trop mal. »
Durant cette année, Dieu lui ménagea quelques rap- ports avec une sainte religieuse qui remplissait les fonctions de sacristaine au couvent de la Visitation d'Avignon. C'était une âme droite et simple, qui ne voyait rien de difficile dans le chemin de la perfection, et servait le meilleur des maîtres dans la jubilation de son cœur. Le Père Perrin, dans son humilité, se sentit pressé, intérieurement de lui proposer quelques cloutes relatifs à sa conscience, et il avoue en avoir reçu la solution la plus satisfaisante. Ce fut pour lui une grande consolation et un grand secours, et il admira par expérience comment Dieu souvent découvre aux ignorants et aux simples des secrets qu'il cache aux docteurs.
Après ces dernières épreuves, qui s'écoulèrent trop rapidement au gré du Père Perrin, il fut rappelé à Lyon , et s'y livra, nous l'avons dit plus haut, aux œuvres qui n'avaient pas d'éclat. « C'est à cette époque, (( écrit-il dans ses notes, qu'un jour le Révérend « Père Renault , autrefois mon maître des novices , « et qui venait alors de céder la charge de Provincial
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« au Révérend Père Maillard, que nous regrettons et « regretterons longtemps sur cette terre , m'abordant « et me prenant à part avec bonté , sans que j'y « eusse donné aucun lieu, me dit comme par inspira- (( lion instantanée : « Mon cher Père, vous devez don- « ner désormais un peu plus à V affection du cœur « dans vos oraisons , sans toutefois vous y livrer uni- « quement , ni vous forcer oit vous contraindre ; pré- « parez toujours le sujet par obéissance , mais ensuite « suivez l'attrait. » Nous citons ces paroles , parce que nous croyons qu'elles expliquent parfaitement quel fut le genre d'oraison du Père, durant toute sa vie religieuse. Dans un autre chapitre de cette his- toire , nous y reviendrons.
Le Père Perrin était depuis plus de onze ans dans la Compagnie; il y avait donné des preuves nombreuses de ses vertus. Le 2 février 1839, jour de la Purification de la très-sainte Vierge , il fut appelé par la volonté de ses supérieurs à prononcer enfin ses derniers vœux. Ce fut à Lyon qu'il les prononça, dans la joie de son cœur, promettant au Seigneur de s'immoler de plus en plus pour son service et pour le salut des âmes. « Dieu et les âmes toujours en vue, Jésus-Christ * toujours pour modèle, Marie toujours en aide, moi- ce même toujours en sacrifice », telle devint plus que jamais sa devise et le mobile de toutes ses actions. Le degré auquel il se vit élevé alors dans la Compagnie fut, comme il l'avait désiré et demandé à Notre-Sei- gneur, celui de coadjuteur spirituel. C'est celui qu'a- vait eu saint François Régis. Le Père Perrin prit à tâche d'imiter aussi, en tout le reste, cet admirable Saint.
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Dès son enfance et aux conversations toutes de feu de sa vertueuse tante , Mademoiselle Jarricot , le Père Perrin avait senti s'allumer dans son cœur le saint désir des Missions étrangères. Cette carrière lui était apparue dès lors comme le plus bel idéal du^dé- vouement chrétien. A Saint-Acheul, cet attrait avait pris un nouvel essor, et sembla puissamment influer sur sa vocation à la Compagnie. Il y avait même rêvé les Indes, quoiqu'elles parussent fermées , et jusqu'au Maduré, dont il connaissait à peine le nom , et voici comment : deux mois avant son départ du collège, il s'entretenait avec un de ses pieux condisciples qui venait de lire la vie du B. Jean de Britto. Celui-ci en avait été enthousiasmé. Il n'eut rien de plus pressé que d'en parler à son ami, et cette conversation digne des Anges les enflamma d'amour, de dévouement, de dé- sir même du martyre. Le nom du Bienheureux Jean de Britto, les Indes, le Maduré restèrent profondément gravés dans l'àme du jeune Perrin. Plus tard il entra dans la Compagnie; mais il n'y avait à cette époque aucun Jésuite dans les Indes. Puis il acheva toutes ses études et allait enfin être ordonné prêtre , lors- qu'il apprit que la belle mission du Maduré venait d'être rendue à la Compagnie par Notre Saint-Père le Pape Grégoire XVI. Il comprit alors que ses rêves et ses espérances d'autrefois allaient se réaliser. En 1837, il vit, il embrassa, à leur départ, les Pères Joseph Bertrand, Louis Garnier, Alexandre Martin et Louis du Ranquet , ces dignes fondateurs de la nou- velle mission. Il leur promit de les suivre aussitôt que l'obéissance le lui permettrait. Mais il avait encore à
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faire sa troisième année de noviciat. Cependant il s'offrait, il demandait, il pressait, et ses supérieurs ne doutaient point qu'il ne fût à la hauteur d'une telle vocation; mais des considérations de famille exigeaient que l'on différât un peu son départ. Le Père Perrin offrit alors d'en parler à sa pieuse mère et d'obtenir son consentement; car Monsieur Perrin était mort peu auparavant, dans les bras de son fils. Cette généreuse femme , bien digne d'être la mère d'un apôtre , au lieu de se lamenter sur une sépara- tion qui devait durer toute la vie , lui répondit par ces paroles si belles dans leur simplicité : « Allez, « mon fils ! jamais on ne saurait trop faire pour Dieu.» Tout obstacle était donc levé; et le Père Pierre reçut dans les derniers mois de l'année 1839 la permission de se préparer à partir très-prochainement pour cette mission si chère du Maduré.
Plusieurs fois , dans ces derniers jours , le Père Perrin se fit un devoir d'aller à Notre-Dame de Four- vières pour y offrir le saint sacrifice , et recomman- der son apostolat à Celle que tout Lyonnais aime comme sa mère. Il aurait bien voulu voir dès lors la Compagnie placée auprès de ce sanctuaire vénéré pour en partager les bénédictions et lui consacrer ses tra- vaux. C'était une idée qui ne paraissait pas devoir jamais se réaliser; il la recommanda cependant à ses parents et à ses amis. Et quelques années plus tard, déjà dans les Indes, il eut la consolation d'apprendre que les Jésuites étaient établis à l'ombre de ce sanc- tuaire béni.
Le jour du départ était arrivé : le Père Pierre devait
OZ LES JESUITES DANS L INDE.
aller faire ses derniers adieux à sa mère. Mais afin que les émotions de cette visite ne se prolongeassent pas inutilement , il avait calculé son temps, pour ne s'arrêter que peu de minutes dans la maison pater- nelle, en se rendant à la diligence qui devait l'emporter vers Bordeaux. Après quelques paroles échangées entre la mère et le fils, celui-ci se met à genoux pour de- mander une dernière bénédiction. « Oui, moiyfils, lui « dit alors cette femme forte , quoique vous soyez a prêtre, je suis votre mère, et vous avez raison de « me demander ma bénédiction », et elle le bénit dans toute l'effusion de sa foi. Puis se mettant à ge- noux elle-même, elle lui dit : « Quoique mon fils, vous <î êtes prêtre de Jésus-Christ. Bénissez donc aussi voire « mère, de cette main qui fait descendre les béné- « dictions du ciel ». Le Père alors la bénit à son tour. Mais , suffoquée par son émotion , Madame Perrin tombe au même instant dans les bras de ses filles et de ses domestiques en p'eurs. Et cependant, avant qu'elle soit revenue à elle, son fils s'échappe de la maison et court, de crainte d'arriver trop tard. 0 femme vraiment admirable, et bien digne d'être la mère d'un tel fils!
VIE DU PÈRK PERRIN. CHAPITRE V. 53
CHAPITRE CINQUIÈME.
DÉPART DU PÈRE PERRIN POUR LES INDES. — SON PASSAGE A BOURBON.
Au comble de ses vœux, le Père Perrin partit de Lyon vers le 15 janvier 1840. Il s'arrêta deux jours à Clermont pour y visiter la famille du Père Louis duRanquet , qui avait déjà donné l'un de ses fils au Maduré , et devait plus tard lui en donner encore deux autres. Tous les trois y sont tombés victimes prématurées d'un climat de feu , d'un zèle qui ne connut point de bornes, et de travaux surhumains. Le Père Pierre espérait rencontrer dans cette ville Mon- seigneur de Ronald , pour lequel il avait une vénéra- tion profonde. « J'aurais bien eu du plaisir » , écri- vait-il, « à demander la bénédiction de Sa Grandeur ; « nous l'avons manqué de dix minutes. Que voulez- « vous? C'est une obole dans le trésor de mortifîca- « tions que je vais cueillir au Maduré ».
Une petite négresse , Mexicaine d'origine , âgée d'une dizaine d'années, se trouvait dans la même di- ligence que les Missionnaires. Elle avait été baptisée , mais ignorait complètement les principes de sa reli- gion. Le Père Perrin se mit à lui parler de Dieu , de la sainte Vierge dont elle portait le nom, de ses devoirs, de son avenir. L'enfant écoutait avec attention. Elle n'aura pas oublié , nous l'espérons , la charité pleine de douceur et les paroles ardentes du bon Père. Mais
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il y avait une conquête plus difficile à entreprendre ; c'était le conducteur de la voiture. Assez bonne nature au fond , il avait toutes les habitudes ordinaires des gens de son métier. Les premières ouvertures des Missionnaires furent mal reçues ; ceux-ci ne se rebu- tèrent pas. Les bons procédés adoucirent peu à peu sa mauvaise humeur. Enfin par une nuit obscure et très-froide, l'un des Pères vint se placer à côté de lui sur la banquette, et quelques instants après le pécheur était réconcilié avec son Dieu.
L'un des compagnons du Père Perrin était un Es- pagnol qui venait en toute hâte de Rome pour se rendre au Maduré. Il avait eu, avant son départ, une audience du Souverain-Pontife Grégoire XYI , ce noble restaurateur de tant de missions. Il avait reçu du Saint-Père, avec la bénédiction apostolique , des paroles fort encourageantes pour les apôtres du Ma- duré. « Ce bon Père , écrivait le Père Perrin , m'a « transmis les dernières paroles que le Souverain- « Ponlife lui adressa. Ses confrères y étaient aussi « compris : Allez, mes enfants, n'en doutez point, le « Seigneur vous protégera. Je me les suis fait répéter « assez souvent pour les retenir , même en italien : « Andate figlinoli : non dubitate; il S'ignore vi prote- « géra. Je les ai prises pour devise et pour règle de « conduite ».
« Le Très-Révérend Père Général de son côté, con- « tinue le Père , nous donne les plus sages avis. Il ne « nous recommande rien tant que la charité et l'o- « béissance , vertus caractéristiques de la Compagnie. « Nous y serons constamment fidèles. Il a eu l'atten-
VIE DU PERE PKRRIN. CHAPITRE V. .'>•>
« tion, bien consolante pour moi, de m'envoyer un su- « perbe Christ en cuivre. Je l'ai fait ajuster à une « croix semblable en tout à celle de mon compa- « gnon. Ce qui me frappe dans cette croix, c'est qu'elle « est grande, qu'elle est lourde , qu'elle est du choix « de l'obéissance. Elle est belle comme ma mission ». On verra par la suite de cette histoire si la vie du Père correspondit à ces généreux sentiments.
Il s'embarqua le 17 février à bord du Triton. La traversée fut heureuse, mais longue. Cette lon- gueur même, les missionnaires aimèrent à la re- connaître comme un trait de la protection divine. S'ils fussent arrivés dans les parages du cap de Bonne-Espérance huit jours plus tôt, ils y auraient ren- contré une tempête qui fit périr plusieurs navires. Ces longs jours passés sur la mer furent utilement employés d'ailleurs pour le bien des passagers et des matelots. Plusieurs d'entre eux n'avaient pas fait leur première communion. Grâce au zèle des mission- naires, ils eurent le bonheur de remplir enfin ce de- voir sacré. Le 28 mai, le navire arrivait à Bourbon, où il avait une assez longue relâche à faire.
Tousles missionnaires (ils étaient six, trois prêtres du séminaire des Missions étrangères et trois Jésuites) furent accueillis à bras ouverts par Monsieur Pon- celet, préfet apostolique, et par son clergé, ainsi que par monsieur le gouverneur, excellent chrétien. La foi s'était toujours conservée pure à Bourbon ; et seule peut-être des vieilles colonies françaises, celle-ci avait eu le bonheur de n'être point souillée par le schisme constitutionnel delà grande Révolution. L'on
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y trouve aussi, comme au Canada, un bon nombre de ces excellentes familles , vrais types de ce qu'était autrefois la noblesse de notre patrie. A une exquise urbanité de mœurs, à une grande élévation de senti- ments, se joint en elles un dévouement sans bornes à la religion. Par malheur, le nombre des prêtres avait été jusqu'alors insuffisant pour les besoins de la popula- tion ; de fâcheux désordres en étaient les conséquences nécessaires. Monsieur Poncelet, dontle zèle gémissait de son impuissance, crut entrevoir dans l'arrivée des missionnaires l'aurore d'un avenir plus heureux.
Il espéra pour un moment, et bien d'autres espérè- rent avec lui, que ces six prêtres étaient envoyés exprès pour l'île Bourbon. Si cette espérance fut alors trompée , du moins le passage des Pères activa les événemens qui non-seulement amenèrent les Jésuites à Bourbon et à Madagascar, mais aussi firent élever Saint-Denis à la dignité d'évêché. Monseigneur Desprez, son premier évêque, aujourd'hui archevêque de Toulouse, et Monseigneur Maupoint, son succes- seur, sont, par leur zèle persévérant et le concours des autorités locales, parvenus à placer cette belle colonie à l'égal des meilleurs diocèses de France. Mais revenons au Père Perrin.
En arrivant à Bourbon, le bon Père se trouva comme en pays de connaissance. Elève de Saint- Acheul, il y avait connu quelques jeunes gens des premières familles de l'île , qui étaient allés chercher dans la mère-patrie une forte éducation religieuse. Monsieur le comte Frédéric de Villèle, neveu du cé- lèbre ministre de ce nom, était, ainsi que ses frères,
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de ce nombre. Il avait été l'ami du Père Perrin, dont il avait admiré les vertus précoces; il le revit avec un vrai bonheur. Monsieur de Villèle avait su conserver, sans jamais faiblir, l'indépendance de sa foi , qu'il se fit toujours un honneur de pratiquer. Son cœur souffrait du délaissement où gémissait la population entière de l'île , et surtout les nombreux esclaves employés dans ses domaines; il se regardait avec raison comme responsable à Dieu de leur salut. Plusieurs fois il avait écrit à ses anciens maîtres de Saint-Acheul, afin d'obtenir quelques membres de la Compagnie pour ce champ si vaste et si négligé. Monsieur de Richemont des Bassayns , son beau- père, homme aussi distingué par ses lumières et par les grands services qu'il a rendus à la colonie, que par la considération générale dont il jouissait, encou- rageait ses aspirations, secondait ses desseins, et lui promettait son concours. D'autres familles également nobles et pieuses s'étaient associées à ce projet et parta- geaient cette douce espérance. Durant le rapide séjour que les Pères firent à Bourbon, on les vit à l'œuvre ; le désir de les avoir devint plus vif et plus général. Dès lors , on inaugura dans ce but cette suite de démar- ches qui , comme nous le verrons à la fin de ce cha- pitre, furent enfin couronnées d'un plein succès.
D'après le désir de Monsieur le Préfet apostolique, l'un des Pères se chargea des prisons ; son zèle y opéra des merveilles. Un autre eut pour mission de donner la retraite aux religieuses de Saint-Joseph de Clunyet à leurs nombreuses élèves. Le partage du Père Perrin fut de faire chaque jour une instruction dans
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la grande église, aujourd'hui cathédrale de Saint- Denis . aux enfants qui se préparaient à leur première communion. Dès l'ouverture de ces instructions, le Père révéla tout ce qu'il était , débordant de cœur et de charité. C'était la tendresse de Notre-Seigneur parlant aux petits enfants , l'énergie d'un apôtre qui ne demandait que les âmes, et en même temps le cœur de saint Jean ne se lassant pas de rappeler que la religion de Jésus-Christ n'était point une religion de crainte , mais d'amour. L'effet de cette première exhortation fut inconcevable; le bruit s'en répandit dans toute la ville; chacun voulut entendre le nouvel apôtre. Chaque matin et chaque soir le concours augmentait;- et sans jamais perdre de vue que c'était à de jeunes enfants de la première communion qu'il s'adressait , le bon Père excita cependant un enthou- siasme universel parmi ses auditeurs. On voulut même qu'il prêchât encore le jour de la Pentecôte, en présence de toutes les autorités civiles et militaires , et devant un public aussi nombreux que distingué. Peut-être aura-t-on peine ici à reconnaître le Père Perrin , jadis si timide pour paraître en chaire. Mais aussi, durant ces quelques jours de bénédictions, il obtint près de 500 communions.
Quant à la première communion elle-même qui eut lieu seulement quelques jours plus tard, et après le dé- part des missionnaires , elle fit époque dans la vie des heureux enfants admis au le bonheur d'y participer. Vingt-trois ans après , une lettre venue de Bour- bon s'exprimait ainsi au sujet du Père Perrin : « Un « caractère si aimant et si droit n'a pu passer à Bour-
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« bon sans y laisser de ces souvenirs que l'on cul- « tive jusqu'à la mort. Il y prêcha une première « communion. Je l'ai su par des dames qui avaient « alors reçu pour la première fois Noire-Seigneur. « Elles n'avaient rien oublié de ses vertus, de sa « charité , de ses exhortations , dont le cœur faisait « tous les frais. Elles étaient, en m'en parlant , après « plus de vingt ans de bien des distractions , aussi « émues qu'au jour de cette première communion. « Bien des âmes qui étaient venues par pure curie- ce site s'en retournaient toutes bouleversées. La vertu « vraie , la religion catholique , venaient de leur appa- « raître sous un jour tout nouveau. Trois ans plus « tard, lorsque les Jésuites vinrent à Bourbon, Mon- « sieur Poncelet, Préfet apostolique, les accueillit avec « une cordialité charmante. Il était encore tout im- « pressionné de cette première communion prêchée « par le Père Perrin : Oh! votre Père Perrin, s'écria- « t-il en les voyant, il a enthousiasmé tous nos créoles à « un degré merveilleux. Il y avait, dans sa parole , « son geste , son regard , tant de charité pour les pé- « cheurs et tant cV onction , qu'on ne pouvait résister à a l'entraînement. »
Monsieur le Gouverneur de Bourbon qui secondait Monsieur le Préfet dans toutes les entreprises de zèle, croyant , dès sa première entrevue avec les Pères , qu'ils étaient envoyés de France pour rester dans l'île, leur parla du bien qu'il y avait à faire , du concours que leur prêterait en tout le Gouvernement, des œuvres qu'ils pourraient établir, enfin delà mission de Mada- gascar et des autres îles voisines, où il leur serait facile
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de pénétrer. Sur la réponse qui lui fut faite, que les Missionnaires étaient destinés pour le Maduré, sans pouvoir changer leur destination, il parut triste et très- affecté. Puis, se ravisant, il dit à Monsieur Poncelet : « Monsieur le Préfet , écrivez aux Supérieurs de ces « Messieurs, pour qu'ils nous envoient du monde. Par- ce tout ailleurs on nous abandonne». Et Monsieur Ponce- let écrivit en effet à Rome, demandant à la Sacrée-Con- grégation de la Propagande de vouloir bien s'entendre avec le Révérend Père Général de la Compagnie de Jésus , pour envoyer au plus tôt à Bourbon une forte recrue de Jésuites français.
Cependant le Père Perrin , par ses rapports avec Monsieur le Préfet et les membres de son clergé , par ses relations avec les principales familles de l'île, cher- chait à se mettre au courant des besoins et de la posi- tion , à connaître l'esprit et les désirs des habitants, à bien apprécier les œuvres que la Compagnie pourrait entreprendre. Puis après avoir-tout considéré, tout pesé, la veille de son départ, il adressa de Bourbon à son Provincial , le Révérend Père Maillard, une lettre fort détaillée , dont nous allons donner quelques ex- traits :
« Monsieur le Préfet apostolique et Monsieur de « Villèle , mon ancien condisciple , désireraient avoir « à Saint-Denis une résidence de la Compagnie. « Un des anciens Pères de Saint-Acheul , le Père « Labonde, que Monsieur de Villèle a connu particu- « lièrement, a été invité plus d'une fois à se rendre « ici. Mais, puisque il n'y a pas espoir qu'il vienne, « on en demande d'autres. Cène sont pas les individus
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« que l'on envisage , mais la Compagnie. Ceux donc « que vous désigneriez seraient reçus avec empres- « sèment. Ils ne manqueraient pas d'occupations en « ce pays. La carrière des retraites , des missions , « des prédications , en un mot tous les ministères « propres à la Compagnie leur seraient ouverts, dès « le jour qu'ils mettraient le pied dans l'île. Je pense « même , et cela n'est pas seulement mon opinion « personnelle , qu'on pourrait les exercer ici plus « librement , plus solidement , plus agréablement « qu'en France.
« Parmi les œuvres que l'on pourrait entreprendre , « il en est une qui ne jetterait pas beaucoup d'éclat « au dehors , mais qui mettrait bien des âmes dans le « ciel. On offre à ceux que vous voudrez bien dési- « gner pour la belle colonie de Bourbon , le soin des « Noirs , avec toute sorte de moyens de les instruire, « de les gouverner, de les sanctifier. Que n'avons- « nous ici un Père Claver ! Il aurait moins à souffrir « sans doute que l'apôtre de Carthagène, mais il retire- « rait de ce ministère des fruits analogues aux siens.
(( Une résidence à Bourbon ! quelle position avan- « tageuse pour le Maduré, dont les missionnaires « fatigués ou malades pourraient venir se reposer « ici. Ce serait de plus un passage ouvert aux « missions de l'Afrique, et par conséquent un champ « immense offert à l'Évangile. En s'établissant ici , « on ne serait qu'à 300 lieues de Madagascar , une « des plus grandes îles du monde, dont la population, « dit-on, est de deux à trois millions d'habitants. Il
s'y est formé dernièrement un royaume^puissant ,
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(( celui des Hovas, sous un roi appelé Radama, lequel « est mort en 1828. La langue Madécasse n'est pas « difficile, m'assure-t-on. Un prêtre de Bourbon qui « se trouve maintenant à Madagascar , écrivait der- « nièrement à Monsieur le Préfet apostolique : Que « puis-je faire tout seul? Il faudrait deux mission- « naires à l'île Sainte-Marie, colonie Française; « deux à Vile Mitchiou , deux chez le grand chef « Tsimiarou; six à Nossi-bé. Il faudrait des frères, (( des sœurs pour les écoles; alors on instruirait, on « sauverait une infinité d'âmes. Voyez, mon Révérend « Père, de quelle importance doit être pour la reli- « gion et pour la conversion des pauvres infidèles « une Résidence établie à Bourbon. »
Ces paroles du Père Perrin , ces demandes qu'il adressait à son supérieur, tant en son nom qu'au nom de Monsieur le Préfet apostolique et des principaux habitants de l'île , ont-elles agi sur les déterminations prises dans la suite? Nous avons tout lieu de le croire. Les événements qui suivirent montrèrent du reste la justesse des prévisions de cette lettre ; et l'on voudra bien nous permettre à ce propos une légère digres- sion. Cinq ans plus tard , les Jésuites arrivaient à Bourbon , d'abord comme auxiliaires de Monseigneur Dalmont pour la mission de Madagascar et des petites îles environnantes. Bientôt après cette mission, divisée en deux préfectures apostoliques , leur fut entière- rement confiée. Durant quatorze ans, les missionnai- res, sous la direction du Révérend Père Jouen , leur supérieur , tentèrent de gigantesques mais inutiles efforts , pour s'établir solidement sur la grande terre
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de Madagascar. La tyrannie ombrageuse de la vieille reine Ranavalano-Manjaka les en fit toujours expul- ser. Mais enfin cette sanguinaire princesse étant morte en 1860, son fils Radama II, depuis longtemps l'ami des missionnaires et des Européens, monta sur le trône des Hovas ; et sous sa protection, les Jésuites purent créer leur mission de Tananarive capitale de tout le royaume, et de Tamatave, son port le plus fréquenté. La préfecture apostolique des petites îles , confiée au Révérend Père Finaz , fut plus heureuse que celle de Madagascar. A Sainte-Marie, à Nossi-bé , à Mayotte, dans les Comores , sous le domaine immédiat de la France , Faction des missionnaires a été plus libre , et les progrès de la religion plus consolants. À Sainte- Marie se trouvent en ce moment trois prêtres; trois au- tres à Nossi-bé ; deux à Mayotte, et deux à Nossi-Faly. Sainte-Marie ; Nossi-bé et Mayotte ont aussi de nom- breuses écoles de jeunes filles Malgaches , dirigées par les religieuses de Saint-Joseph de Gluny , pendant que les écoles de jeunes garçons fleurissent sous la con- duite de quelques frères de la Compagnie , parmi lesquels on compte plusieurs indigènes. Nous nous faisons un devoir d'ajouter, à l'honneur de la France, que les missionnaires de ces îles , les religieuses et leurs écoles , furent entretenus aux frais du Gouverne- ment. Nous citerions même ici volontiers, si c'était le lieu, la dépêche ministérielle, vraiment digne, par ses sentiments religieux et patriotiques , de la plume d'un ministre chrétien, et par laquelle l'amiral Ducos régla tout ce qui concerne en ces îles la religion. Au milieu des difficultés innombrables que pré-
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sentait l'introduction du Christianisme chez les po- pulations Malgaches aussi féroces que corrompues, le Révérend Père Jouen vit que le premier et peut- être le seul moyen pour arriver à un résultat définitif était d'implanter à Bourbon un certain nombre d'en- fants de ces peuples, garçons et filles, et de les former là , en présence de la civilisation , à devenir d'abord des hommes, puis des chrétiens. C'est dans ce but que par la libéralité de messieurs de Richemont des Bassayns et de Villèle , furent créés, près de Saint- Denis, deux établissements considérables, l'un sous la direction des Pères, l'autre sous celle des religieuses de Saint-Joseph de Cluny. Ces établissements furent, on peut le dire , le vrai berceau de la religion pour Madagascar. Les enfants qu'on y avait élevés avec des peines inouïes, ont en temps voulu formé des ména- ges, qui transportés à Sainte-Marie , à Nossi-bé ou à Mayotte , et plus tard sur la Grande-Terre , y ont implanté le Christianisme. Autour d'eux sont venus et viennent toujours se grouper leurs compatriotes. Il y a donc lieu d'espérer que ce pays, fermé durant tant de siècles à la foi, finira par se soumettre bientôt à son joug salutaire.
A Bourbon même, outre les deux établissements créés par les jeunes Malgaches et dont nous venons de parler , les Jésuites ont un collège florissant à Saint- Denis et une résidence pour les missions diocésaines dont ils sont également chargés.
L'œuvre des noirs, qui souriait plus que tout autre à l'humilité du Père Perrin , est aussi confiée à la Compagnie ; mais non plus sous le point de vue
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dont il était alors question. Les anciens esclaves, éman- cipés en 1848, se sont presque tous séparés de leurs premiers maîtres, pour vivre libres et indépendants. Devenus chrétiens, et disséminés dans les différentes parties de l'île , ils sont tombés par le fait sous la direction ordinaire du clergé. Us ont été remplacés pour les travaux des plantations par des travailleurs libres venus de l'Afrique et des Indes. Parmi ces der- niers se trouvaient bon nombre de chrétiens. Mais personne ne connaissant leur langue , ils se perdaient d'une manière déplorable. Le souvenir du Père Perrin était heureusement resté dans tous les cœurs. On le demanda au Maduré pour venir au secours de ces Indiens. On ne put l'obtenir, parce qu'il était l'un des plus nécessaires ouvriers de la mission. Mais un autre de ses compagnons, l'ami et l'admirateur de ce digne Père, fut envoyé à sa place; et son ministère a obtenu de merveilleux fruits, non-seulement parmi les anciens chrétiens Indiens , mais encore parmi les idolâtres. Le bruit de ces succès, répandu au loin, a porté Monseigneur Collier, évêque de Port-Louis , à demander d'autres Pères au Maduré, pour établir à Maurice une mission analogue, au profit des travailleurs Indiens qui s'y trouvent aussi en grand nombre. Au- jourd'hui cette mission intéressante compte trois Pères fort occupés.
Nous avons cru devoir rapporter ces événements , parce que le Père Perrin semble en avoir été, comme on l'a vu , la cause première , ou tout au moins l'occa- sion déterminante. C'est ainsi que souvent les vertus des saints, même après leur passage, agissent plus
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qu'on ne le pense communément sur les destinées de peuples entiers.
Le 9 juin, mardi de la Pentecôte, était le jour fixé pour le départ des missionnaires. On prodigua au Père Perrin et à ses compagnons les marques les plus empressées d'intérêt. On leur fit une foule de pe- tits présents , le tout accompagné des offres les plus obligeantes de venir au secours du Maduré, dès qu'on en connaîtrait les besoins. Les Pères assistèrent, avant de partir, à la messe de Monsieur le Préfet apostolique et à la bénédiction du Saint-Sacrement. Après la céré- monie, le digne pasteur prenant pour texte ce verset du psaume GXXe : Dominus custodiat introilum hwm et exitum tuum , leur adressa quelques mots avec tant d'onction qu'il fit couler des larmes de tous les yeux. Il voulut ensuite avec ses vicaires accompagner les Pères jusqu'au navire, et il ne se sépara d'eux qu'après les avoir tendrement embrassés. Il ne faut donc pas s'étonner, après ce que nous venons de raconter, que le Père Perrin ait conservé , toute sa vie , une affection marquée pour Bourbon, son clergé et ses habitants.
La traversée jusqu'à Pondichéry fut heureuse , et ne présenta aucun incident digne de remarque. Enfin, le 7 juillet, fête de sainte Pulchérie , cette glorieuse promotrice de la foi , les missionnaires mirent le pied sur la terre des Indes, devenue la patrie de leur adop- tion , où ils venaient de si loin consacrer leurs tra- vaux , leurs sueurs, leur existence à la propagation de l'Évangile. Ce jour, le Père Perrin le regarda de- puis et le célébra comme l'un des plus fortunés de sa vie. Les Pères ne s'arrêtèrent que huit jours à Pondi-
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chéry , où ils reçurent l'accueil le plus affectueux de Monseigneur de Drusipare. Durant ce temps ils s'ap- pliquèrent à recueillir comme un précieux héritage les traditions qui s'étaient conservées des anciens Jé- suites. Mais leur joie lut bientôt tempérée par la nou- velle de la mort successive des deux Pères Alexandre Martin et Joseph de Bournet. Toutefois, après les pre- miers instants donnés à une juste douleur , loin de céder à la crainte , ils se hâtèrent de partir pour aller combattre à leur place, et mourir, s'il le fallait, comme eux, victimes de leur amour pour les âmes. Leur arrivée à Trichinopoly fut saluée du moins par les mission- naires et les chrétiens comme une consolation et un nouveau gage de félicité pour l'avenir de la Mission.
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CHAPITRE SIXIEME.
LE PERE PERRIN CHARGE DU DISTRICT DE MALCIAD1PATTY.
Peu de jours après son arrivée, le Père Perrin, quoi- que sachant à peine quelques mots de Tamoul , fut chargé du grand district de Malciadipatty, situé à 10 lieues à l'ouest de Trichinopoly. Suivons-le sur ce premier théâtre de son zèle dans le Maduré.
Après la suppression de la Compagnie de Jésus en 4773, les missions des Indes, autrefois si florissantes, avaient été en grande partie confiées aux prêtres por- tugais ou indo-portugais. Nous les désignerons dans cette histoire sous le nom général de Goanais, parce qu'ils dépendaient ou prétendaient dépendre de Goa. Il serait difficile de se faire une idée de tous les dé- sordres que l'ignorance, l'incurie, et souvent l'incon- duite de ces mercenaires avaient laissés promptement s'introduire dans ces chrétientés jadis si ferventes. Le dimanche n'était plus sanctifié, l'usage des sacrements s'était presque perdu, les enfants grandissaient sans apprendre à connaître leur Créateur, parfois sans être baptisés; les pratiques superstitieuses étaient devenues générales, et la masse du peuple ne retenait de son ancienne foi que le nom de chrétiens et la céléhration de certaines fêtes. Le protestantisme exploitant habile- ment ce triste état de choses, et se donnant comme la même religion , avait glissé partout son venin , et me- naçait de tout faire périr.
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Pour remédier à de si grands maux, et empêcher la ruine lotale du christianisme dans les Indes , le grand pape Grégoire XVI avait créé divers vicariats apostoliques ; mais les prêtres goanais, refusant avec opiniâtreté de se soumettre, avaient levé l'étendard de la révolte ; en sorte que le schisme était venu mettre le comble à tous les malheurs qui affligeaient déjà le pays. Tel était en particulier l'état que présentait le district de Malciadipatty, lorsque le Père Perriny fut envoyé. Trois missionnaires l'avaient précédé dans ce poste ; mais ils n'avaient fait qu'y passer. C'était à lui de re- nouveler la face de cette église. Il y réussit en grande partie, et ses successeurs n'eurent qu'à marcher sur ses traces pour en faire l'une de nos meilleures mis- sions.
En arrivant, il envisagea sans trouble la grandeur des maux à guérir ; il compta sans crainte les ennemis qu'il avait à combattre. Puis il commença par l'instruc- tion des enfants, et inaugura ce mode inimitable de catéchisme qui était son talent particulier, et dont nous parlerons plus en détail dans un autre chapitre. Peu content d'enseigner par lui-même la doctrine chrétienne, il voulut et obtint que tous les soirs , dans chaque village, les prières fussent enseignées aux en- fants réunis par le gardien de l'Église, et pour s'as- surer que ses prescriptions étaient obéies, on le voyait .souvent monter à cheval, un peu avant la tombée de la nuit, et s'en aller visiter plusieurs bourgs, quelquefois assez éloignés. Il ne revenait alors que fort tard pren- dre son chétif repas.
Il s'appliqua en même temps à déraciner la mal-
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heureuse habitude , devenue presque universelle , de travailler les jours de dimanche. Pour cela il n'épargna ni prières , ni prédications , ni menaces , ni pénitences publiques ; comme aussi ne ménageait- il ni ses peines, ni ses fatigues. Maintes fois on le vit, avant ou après la sainte messe , parcourir au galop les champs à plusieurs milles à la ronde. Malheur à ceux qu'il surprenait au travail. Dans le principe , il s'en était trouvé un bon nombre, mais i\ les reprenait avec tant de véhémence que bientôt les coupables de- vinrent fort rares.
Le chef même d'un village, homme riche et influent, ayant été surpris en faute par le Missionnaire, celui-ci lui imposa une pénitence publique , à laquelle le brave homme , qui n'avait péché que par une vieille habitude , se soumit avec humilité. Cet exemple eut les meilleurs résultats. Cette vigueur soutenue , que Dieu sanctionnait quelquefois par des châtiments éclatants , eut bientôt fait comprendre qu'à l'avenir il ne fallait plus travailler le dimanche. De là à une fidèle assistance aux offices de l'église, il n'y avait pas loin. Le Père Perrin obtint donc que les chrétiens vinssent exactement , souvent de fort loin , assister à la messe , les jours de dimanches et de fêtes. Il eut alors la consolation de voir d'ordinaire autour de lui deux à trois mille chrétiens, tandis qu'avant cette époque à peine en venait-il une centaine.
Il put dès lors agir sur les masses ; et quoiqu'il sût encore peu de Tamoul , ses entretiens particuliers , ses rapports assidus avec les meilleurs chefs , lui ac- quirent promptement un grand ascendant. Il s'en
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servit pour rétablir la fréquentation des sacrements et par ce moyen la vraie piété. On remarqua dès lors le don vraiment incomparable qu'il avait reçu deNotre- Seigneur , pour répandre partout sur ses pas cette ferveur qui est le baume du Catholicisme, et dont les Indiens semblaient peu susceptibles. Combien de fois nous avons rencontré, après 10 ou 15 et 20 ans, de de ces chrétiens généreux dont la vertu ne s'était jamais ralentie. C'est le Père Pierre , répétaient-il avec bonheur, qui nous a faits ce que nous sommes.
Pour obtenir des succès aussi consolants , le Père Perrin eut cependant à essuyer de nombreuses contra- dictions , des déceptions navrantes , et même des persécutions ouvertes. Maintes fois il se vit honni , insulté, menacé, presque maltraité. Supérieur à tout, il poursuivait son œuvre , et priait pour ses contra- dicteurs. Inutile de parler ici en détail de tous ses travaux , de toutes ses courses. Le district de Malcia- dipatty s'étend sur une longueur de plus de 50 milles, et une largeur de près de 40. Il renfermait environ 6,000 chrétiens disséminés dans un grand nombre de villages. Le Père Pierre, qui ne savait pas se ménager, paraissait perpétuellement tantôt à une extrémité de la mission , tantôt à une autre. Sa présence , son action, se faisait sentir partout , et dans l'ensemble et dans le détail. On l'aurait dit doué du don de se trouver présent en tout lieu.
En même temps qu'il améliorait et sanctifiait ainsi ses chrétiens d'une manière forte , prompte , efficace, il déclara sans retard au protestantisme une guerre à outrance. Les hérétiques, en répandant leurs
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bibles, en dogmatisant, en prêchant, faisaient peu de partisans parmi les Indiens. Les écoles même, tout en causant un mal réel, ne convertissaient personne. L'or plus séduisant leur attirait bien quelques sectateurs , mais cette foi durait juste autant que la subvention pécuniaire se prolongeait. Le mode de prosélytisme assez peu évangélique qui réussissait le mieux était de s'immiscer à toutes les querelles particulières , de prendre part à toutes les contentions litigieuses , tou- jours à la condition que le parti , la famille , le village que les ministres de l'erreur feraient triompher , se déclarerait protestant. De fait, il fut un temps où l'in- fluence de ces Messieurs sur les magistrats anglais était grande. C'était assez qu'ils se chargeassent d'une affaire pour qu'elle réussit, quel qu'en fut d'ailleurs le mérite ou le démérite. Est-il étonnant, vu le caractère indien , souverainement attaché à ses intérêts maté- riels , qu'un certain nombre de malheureux se soient jetés dans leurs bras. Voyant le résultat inespéré de leur intervention , les apôtres du mensonge ne se con- tentèrent plus des querelles qui se présentaient; ils s'appliquèrent à en faire naître de nouvelles , soit par eux-mêmes, soit par leurs agents, afin d'en tirer de nouveaux profits. En peu d'années , le mal devint général et insupportable; mais, par là même, il provo- qua une réaction. Les autorités anglaises, fatiguées à l'excès de l'outrecuidance des ministres qui s'ingé- raient en tout, cessèrent de les écouter; les païens ennuyés se liguèrent entre eux pour leur résister; les populations chrétiennes les prirent de plus en plus • en horreur ; ceux-là seuls , et ils étaient en fort petit
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nombre , qui n'avaient plus de réputation à sauvegar- der, continuèrent à hanter leurs conventicules.
C'était au moment même de leur prétendu toute- puissance que le Père Perrin arrivait à Malciadipatty. Le mal était grand , et il menaçait de le devenir en- core davantage. Beaucoup de villages comptaient plusieurs de ces tristes adeptes. Une grande chrétienté de près de cent familles s'était à peu près tout en- tière enrôlée sous leurs étendards. Suivant son habi- tude, le saint missionnaire, s'appuyant beaucoup sur Dieu, fort peu sur soi-même, commença par la prière et la pénitence. Il associa les chrétiens à ses pieux efforts pour fléchir le ciel. Dans ce but il composa, avec le secours d'un bon catéchiste , une prière qu'il ordonna de réciter dans toutes les églises, et par la- quelle il demandait l'extinction complète de l'hérésie. Il cherchait surtout à intéresser au succès de sa cause la Reine du ciel, en lui rappelant les blasphèmes que ces mécréants osaient vomir contre elle. Cette belle prière, semée depuis dans tous les pays qui parlent la lan- gue Tamoule, est aujourd'hui familière à tous les chré- tiens.
Le Père se mit ensuite en campagne , et dès ses premières prédications dit anathème à l'hérésie : dans ses catéchismes, il apprenait aux enfants à la mépriser et à l'abhorrer; dans toutes ses courses , il ne cessait de la poursuivre; tous les chrétiens formèrent à sa voix comme une sainte conjuration pour ne laisser à l'erreur aucune trêve. Les résultats ne se firent point attendre. A Malciadipatty , l'école protestante fut bientôt déserte et remplacée par une école catholique.
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Teus les villages où le protestantime avait pénétré le repoussèrent ignominieusement. Il y eut un retour général des brebis égarées. La seule grande chré- tienté dont j'ai parlé plus haut , bien que presque tous ses habitants revinssent au vrai pasteur , con- serva quelques rejetons du mal. Mais là même, et peu après le départ du Père Perrin, le protestan- tisme mourut par l'un de ces actes tragiques que l'on voit se renouveler de temps en temps dans ce pays. Le catéchiste protestant , maître d'école de ce village, honteux de la désertion presque générale de ses partisans , s'avisa une belle nuit de mettre le feu à la maison qui lui servait de temple et d'école. Puis immédiatement il s'en fut intenter un procès aux ca- tholiques, les accusant de cet attentat. Il se croyait sûr de les voir venir se jeter à ses genoux et re- tomber dans les filets de l'hérésie. Mais ceux-ci eu- rent bientôt découvert et prouvé qu'il était le véri- table auteur de l'incendie. Il fut condamné à une amende et aux galères , comme il le méritait. Ainsi finit le protestantisme dans ce village et dans tout le district du Père Perrin.
Restait le schisme Portugais: et ce n'était pas l'en- nemi le plus facile à vaincre. Le Père Perrin l'attaqua cependant , et obtint de même de vrais succès; mais il ne lui fut pas donné d'en triompher complètement. Les anciens Jésuites avaient bâti à Malciadipatty une grande église, centre et mère de toute la mission. Elle se trou- vait au pouvoir d'un prêtre schismatique , vieux , obstiné , très-ignorant , et généralement accusé de sorcellerie. Il n'était pas aimé ; mais on le redoutait.
VIU DtJ PERE PERRlf*. CHAPITRE VI. 75
Lorsqu'on vint lui communiquer le bref apostolique de Grégoire XVI , qui confiait à de nouveaux pasteurs l'administration du pays , il refusa de le lire, sous prétexte qu'il n'y voyait plus à cause de sa vieillesse. Il ne voulut pas même en entendre lecture, disant que les oreilles lui faisaient mal. C'était un échantillon des prêtres Goanais qui gouvernaient alors les églises du Maduré.
LePèrePerrinn'avaitàMalciadipatty qu'un misérable hangar pour église ; mais fort de la sainteté de sa cause, il se mit, dès son arrivée; à battre en brèche les schis- matiques, et dans ses sermons , dans ses catéchismes , n'épargna rien pour en faire comprendre tout le péril. Le plus difficile était de faire saisir aux Indiens , dont l'intelligence est très-bornée, la différence du schisme et de l'unité. « N'est-ce donc pas, répétaient-ils sans cesse, « la même chose, puisque nous avons les mêmes ob- « servances, les mêmes cérémonies,la même messe, les « mêmes sacrements ?» Le mot et l'idée de juridiction leur étaient inconnus , presque incompréhensibles. Le Père Perrin comprit alors la difficulté : pour arriver au but, il laissa de côté la controverse, et tenta de se servir des enfants du catéchisme. Il leur adressait une suite de questions courtes et incisives , auxquelles il leur faisait répondre devant tout le peuple. Par exemple : Le prêtre Sinnapen (c'était le nom du schismatique) vous tirera-t-il de l'enfer ? Et les enfants répondaient à tue-tête : Non. — Sa messe est-elle bonne et peut-on y assister sans péché? — Non. — Le mariage qu'il cé- lèbre vaut-il quelque chose ? — Rien , absolument rien. — La confession qu'on lui fait efface-t-elle les
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péchés ? — Non. — Sa bénédiction portera-t-elle bon- heur ou malheur? — Malheur. Puis, venant à des personnalités indispensables dans ces contrées , et passant en revue les principaux coryphés du schisme : Un tel ( qu'il nommait ) vous préservera-t-il de l'en- fer?— Non. — Et tel autre vous conduira-t-il au ciel ? — Non. — Et ce troisième ? — Non plus. — Et s'ils ne se con- vertissent pas, où iront-ils -? — En enfer. — Et leurs partisans? — En enfer avec eux. Ces questions, ces ré- ponses se gravaient dans tous les esprits, se redisaient, se propageaient partout. Elles s'enfonçaient comme un glaive dans l'âme des schismatiques. Pourquoi, répé- taient-ils, nous stigmatiser de la sorte? Qu'avons- nous fait au Père pour qu'il nous traite ainsi ? L'effet produit fut immense , le schisme n'osa plus lever la tête , et bientôt il ne lui resta que de rares adeptes sans foi. Il n'avait plus qu'un soufïle de vie, lorsque Dieu permit deux événements , dont l'un fut une cause de cuisants regrets pour son serviteur, et l'autre montra que le temps marqué par la divine Providence pour un triomphe complet n'était point encore arrivé.
Les Indiens sont dans l'usage, d'ailleurs fort louable en ces climats , de se marier très-jeunes; et à cette coutume on peut attribuer en grande partie la pureté de mœurs qui règne parmi eux. Mais il arrive parfois qu'ils veulent devancer l'âge canonique , et le mission- naire a besoin d'une grande vigilance pour ne pas se laisser tromper. D'un autre côté il doit agir avec une extrême prudence, pour que les mariages refusés par défaut d'âge ne deviennent pas une occasion de
VIK DU PERE PERRIN. CHAPITRE VI. //
fâcheux mécontentements. Or , il advint qu'on pré- senta au Père Perrin deux jeunes garçons et deux jeunes filles , pour qu'il leur donnât la bénédiction nuptiale. Ils étaient petits , faibles, maladifs. A pre- mière vue l'on aurait dit qu'ils n'avaient pas l'âge vou- lu. Le Père en jugea de la sorte. Les vieux registres de baptême étaient aux mains du prêtre schismatique : impossible de les consulter. L'on amena des témoins ; mais le Père crut avoir raison de s'en méfier. On lui fit des observations, des instances; il tint bon. Il y croyait sa conscience engagée , et il eût plutôt con- senti à donner sa vie que de biaiser. Il refusa donc, se fâcha même, et renvoya ces pauvres gens fort molestés. Ceux-ci jusque là n'étaient pas mauvais; mais em- portés par la colère, ils furent trouver le prêtre Goa- nais. Celui-ci consulta ses registres , vit que ces en- fants avaient l'âge , et les maria ; mais il exigea qu'eux , leurs parents et les deux villages auxquels ils appartenaient se rangeassent de son parti. En effet , ces deux chrétientés passèrent au schisme , et n'en sont pas encore revenues. Le Père Perrin fut in- consolable de ce malheur, dont il s'accusait d'avoir été cause , et jusqu'à sa mort il ne cessa de se le repro- cher et de le pleurer amèrement.
Peu de temps après ce triste événement , le vieux prêtre Sinnappen tomba dangereusement malade. Le Père Perrin , après avoir imploré les lumières d'en haut, se sentit inspiré d'aller le trouver, et de tenter un dernier effort pour sauver celte âme. Il eut beaucoup de peine à parvenir jusqu'à son lit de mort : les alen- tours étaient soigneusement gardés. Il put cependant
78 LES JÉSUITES DANS L'INDE.
le voir , le trouva réduit au plus triste état , et déjà dans les bras de la mort. Il lui parla avec douceur , le disposa à recevoir les derniers sacrements ; le vieillard consentait à tout. Mais quand le Père lui demanda s'il renonçait au schisme , l'infortuné sembla retrouver toute sa vie pour repousser énergiquement une pareille proposition. Le Père Perrin le presse alors, le supplie avec larmes, le menace d'un ton terrible, lui montre le ciel et l'enfer , se jette à ses genoux. Il était sur le point de le fléchir, lorsqu'un misérable disciple dit, au moribond que rien ne pressait ; que le lendemain devait arriver un de leurs prêtres d'Aour , et qu'il fallait l'attendre. « Eh bien ! à demain , oui à de- main, répéta le malade , et il renvoya de la sorte l'in- consolable missionnaire. Mais par un terrible juge- ment de Dieu , ce lendemain ne devait point luire pour lui. Il mourut impénitent durant cette nuit ; ses catéchistes et ses disciples s'emparèrent aussitôt de son argent et de ce qu'il avait de précieux. Quant au pasteur schismatique d'Aour, il ne trouva plus en ar- rivant qu'un cadavre , et dans ses coffres quelques pièces de petites monnaies oubliées.
Cette triste mort produisit dans le pays une im- pression profonde. Les catholiques et même un assez bon nombre de schismatiques se liguèrent entre eux pour s'emparer de la grande église et la livrer au Père Perrin. L'affaire fut portée par eux devant un jeune magistrat anglais , qui trouva juste et naturel que l'église appartînt au prêtre reconnu par la très- grande majorité des chrétiens. Il rédigea dans ce sens son arrêt. Mais se trouvant placé dans une position
VIE Dl PÈRE PERRIN. CHAPITRE VI. 7!)
subalterne, il devait avoir la sanction du premier magistrat. Or celui-ci, fortement prévenu contre les catholiques, s'était déjà en maintes circonstances pro- noncé contre eux. Il cassa la sentence , et l'église fut conservée à nos ennemis. Le Père Perrin n'attribua qu'à ses péchés la fâcheuse issue de cette affaire , qui sans cela devait écraser le schisme. Puis il se rési- gna à reprendre les armes , et se remit avec un nou- veau courage au combat.
Dans une autre occasion, il fut plus heureux. Voici ce qu'il en raconte lui-même : « J'avais dit la messe « Contra Paganos, dans un cas pressant de vexation « exercée par les soldats contre nos chrétiens. J'ob- « tins victoire le jour même. En outre , le soir , Dieu « se préparait à confondre ses ennemis dans un autre « village fort éloigné de Malciadipatty , après avoir « humilié d'abord le missionnaire pour son bien. « Voici comment la chose se passa. Je fus appelé pour « donner l'Extrême-Onction dans un pays de mon- « tagnes. Cinq hommes s'offrirent à m'accompagner, « et la Providence permit que j'acceptasse leur offre. « Arrivé au village , je traversais une rue et j'arrivais « à la maison du malade. Tout à coup, 50 hommes « armés de bâtons m'assiègent; les chefs du lieu sont « à leur tête. On me cherche querelle de ce que « je suis venu là. On m'impose une amende de « 15 roupies. C'était un guet-à-pens complet. Je « refuse de payer ; ils me mettent aux arrêts et me « retiennent, de cinq heures et demie à huit heures du « soir. J'appelle le chef principal : je parle raison ; « j'invoque la liberté des cultes et le nom du collée-
80 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
(( teur. On me répond par des injures et des mena- ce ces. Je prends mes gens à témoins de l'injustice et « de la vexation. On me somme de mettre pied à « terre, jusqu'au delà de la pagode, à l'extrémité du « village. Je ne crois pas devoir le faire. Là-dessus « ils tombent à coup de bâtons sur mes gens, sai- « sissent la bride de mon cheval. Je leur commande « de lâcher prise; ils frappent toujours. J'étais trop « près de la bagarre pour ne pas recevoir quelque « chose. Je sens donc deux coups de bâton , l'un sur « la cuisse, l'autre sur le dos, assez bien appliqués. « Hélas ! je n'ai eu que cela... Il serait donc encore « possible d'obtenir en ce pays, comme vous le voyez, « la grâce du martyre. Ceci doit donner, pour la « Mission du Maduré , un degré de plus d'estime et « d'affection, à ceux qui désirent aller au ciel par la « voie la plus sûre. Pour en revenir à mon histoire, « les coupables ont payé cher leur équipée. Le col- « lecteur anglais en a été informé ; il a pris la chose « au sérieux. Les huit principaux mutins ont été « condamnés à trois mois de prison , et chacun à « vingt roupies d'amende. Les païens ont été saisis « de terreur , ils me croient tout-puissant auprès de « l'autorité. Cette impression suffira pour les retenir « dans le devoir, et faire respecter la religion dans « ces parages. C'était le fruit de Ja messe de la veille, « je n'en doute pas ; le but est atteint. »
VIE DU PÈRE PERR1N. CHAPITRE Vil. <S1
CHAPITRE SEPTIÈME.
LE PÈRE PERR1N ÉVANGÉLISE AOUR, DINDIGUL ET TRICHIiNOPOLY.
Dans ces premières années de la mission renais- sante du Maduré, les prêtres étaient encore trop peu nombreux pour que chaque district pût en avoir un. Ainsi la célèbre et nombreuse chrétienté d'Aour n'obtint que plus tard un missionnaire à poste fixe. De Trichino- poly, bien que distant d'environ quatre lieues, un Père y allait chaque dimanche célébrer la messe : c'était alors d'ordinaire le Père Garnier, qui après une première messe dite à Trichinopoly au soleil levant, allait en célébrer une seconde à l'église d'Aour vers midi. Malgré les soins que réclamait son propre district, le Père Perrin fut chargé cependant de visiter et d'admi- nistrer la plupart des chrétientés qui dépendaient d'Aour; et il eut beaucoup à y souffrir, parce que l'esprit des habitants était moins simple, moins do- cile et plus exigeant. Plusieurs fois il eut de la peine à se procurer les choses les plus nécessaires à la vie; néanmoins il y déploya toujours le même courage, et s'y acquit de grands mérites pour le Ciel.
Il fut également chargé d'administrer, mais en passant, quelques-unes des chrétientés situées au nord du Cavéry et dans le Tanjaour. Partout il rencontra la plus grossière ignorance et de fâcheux désordres ; mais il ne négligea rien pour les guérir; car sa cha- rité déployait autant de zèle dans les localités étran-
3*
Sc2 LES JÉSUITES DANS L'INDE.
gères qu'il visitait une seule fois, que dans celles dont il avait la charge assidue.
Le missionnaire deDindigul étant tombé dangereu- sement malade, la fatigue de le remplacer fut encore dévolue au Père Perrin. Il resta là plus de deux mois, et durant ce temps s'appliqua surtout à y procurer la sanctification des jours de dimanches ou de fêtes, et à faire le catéchisme aux petits enfants. Les peuples de ces pays étaient fort pauvres , très-dépourvus d'in- telligence, mais d'une grande pureté de mœurs. Par une sorte de nécessité mal comprise, et tout au moins exagérée, ils ne se faisaient aucun scrupule de tra- vailler aux jours défendus. Ennemis des nouveautés et des chicanes, beaucoup d'entre eux restaient schis- matiques, faute de pouvoir comprendre comment les anciens prêtres Goanais avaient perdu leur juridiction, et comment les nouveaux venus avaient le droit de prendre la place. Il y avait donc beaucoup à faire : le sol semblait ingrat , le succès incertain ; le Père Perrin ne demandait pas mieux cependant que de rester toute sa vie à ce poste , qui souriait à son humilité et à son amour de la croix. Son court passage y laissa des traces profondes ; on y parle en- core aujourd'hui de la rude guerre qu'il fit aux in- fracteurs de la loi du dimanche, et de son talent ini- mitable à faire le catéchisme aux enfants.
Quelques années plus tard , il y reparut, mais pour accourir au secours d'un de ses confrères attaqué par le choléra. Voici comment il rapporte lui- même le fait h Le 28 juillet 4845 la divine Providence « me ménagea une grande consolation, en me met-
VIE DU PÈHË PERR1N. CHAPITRE Vil. 83
« tant à même de rendre service «à l'un de mes frères. « Au chant du coq, arrive un courrier extraordi- « naire. C'était le catéchiste du Père Prospère Ber- « trand qui m'appelait à son secours. Le Père était aux « prises avec le choléra. Mon Dieu ! toutes nos pertes « passées se représentent à mon esprit ! J'avais cinq « mariages à bénir, quarante-cinq personnes à com- « munier. Je quitte tout , je mets le pied à rétrier ; « et parles sentiers des montagnes, je vole d'un trait. « La chaleur était brûlante , je m'en aperçois à peine ; « et le soir après avoir pris quelque nourriture je con- « tinue ma route. Malgré toute ma diligence, le pauvre « Père aurait eu le temps de mourir cent fois, si le « bon Dieu n'avait eu pitié de nous. J'avais eu 45 « mortelles lieues à faire, entre la crainte et l'espè- ce rance. Je ne pus arriver que le 29, de grand matin. « Le Père était toujours sous l'impression du mal. « Je me mis à le médicamenter , quoique.ee ne « fût pas mon fort. Je ne tardai pas à m'aperce- « voir que les remèdes qu'il avait pris n'étaient pas « assez énergiques. Je doublai donc la dose. J'ajoutai « aux pilules et à l'eau-de-vie une décoction de clous « de girofle et de cannelle. Le choléra, grâce à Dieu, « fut coupé et le missionnaire sauvé. » Nous qui con- naissons un pareil mal , nous aimons à croire que les prières du médecin improvisé contribuèrent autant que ses remèdes à ce consolant résultat.
Neuf ans plus tard, au Marava, le Père Perrin devait assister aux derniers moments et fermer les yeux de ce même missionnaire. Nous citerons encore quelques passages de la lettre où il annonça cette mort précieuse
84 LES JÉSUITES J)A.\S L'INDE.
devant Dieu. C'est un tribut que nous aimons à ren- dre à ces deux Pères qui s'aimèrent si tendrement : « Il a plu à Notre-Seigneur, écrivait-il dans les der- « niers jours du mois de mars 4854, d'appeler à « lui son serviteur, notre cher Père Prosper Ber- « trand. Mercredi 23 de ce mois, entre huit et neuf « heures, j'ai reçu son dernier soupir. Sa mort, tout « nous le fait espérer, aura été précieuse devant Dieu. « Dans ses deux derniers jours de lutte et de sacri- « fice, le délire, sauf quelques rares intervalles, avait (( fait chez lui place à un calme parfait. Plusieurs fois, (( aux approches de l'agonie, ayant réuni ses disciples et « ceux qui l'assistaient avec les principaux chrétiens de « l'endroit, il leur demanda pardon, craignant de leur « avoir causé quelque peine, cl se recommanda hum- « blement à leurs charitables prières. Puis , il ajouta « ces mots remarquables : Priez , priez aussi pour « vous-mêmes. Je m'en vais. Au Marava vous aurez « encore trois Pères , mais qu'un autre s'en aille, il % ne vous en restera que deux; et qu'un autre soit ap- « pelé, vous serez réduits à un seul. ...et le soin de vos « âmes qui le prendra ? Tous fondaient en larmes. « Une autre fois que l'on faisait des frictions à ses « mains : Soulagez-la, dit-il, mes enfants, cette main « qui vous a bénis si souvent, et qui vous a nourris du « Pain des anges. Sa résignation a été parfaite; son « zèle des âmes, sa dévotion au saint Cœur de Marie « et à son immaculée Conception lui servaient et « pour lui et pour exhorter ceux qui l'entouraient. « Je l'ai porté sans cesse à la confiance et à l'amour ; « je lui ai fait baiser mille fois le]crucifix, et prononcer
vie im l'i.m; perrin. chapitre vu. 85
« le saint Nom de Jésus tant qu'il l'a pu. C'était sa « consolation et son espérance, .l'aime à espérer aussi « qu'il sera un intercesseur de plus au ciel pour plai- « der en notre faveur. »
Mais ce fut, plus que partout ailleurs, à Trichinopoly, que le Père Perrin, en demeurant chargé du district de Malciadipatty , eut à exercer son zèle pendant cinq années. Trichinopoly avec sa nombreuse chrétienté , et sa garnison anglaise dont la moitié était catholique , n'avait alors qu'un seul Missionnaire ; et bien que celui-ci se multipliât pour faire face à toutes les exi- gences, il ne pouvait cependantsufïire à tant debesoins. En ces premiers temps si orageux, il lui fallait résis- ter à une légion d'ennemis conjurés à sa perte, et se défendre de vingt procès qu'on lui suscitait à la fois. Il devait aussi prêter son concours et son appui aux Missionnaires voisins. Il avait à diriger d'importants travaux de construction dans la ville et dans les en- virons. Le Père Perrin devait donc l'aider et le soulager, toutes les fois que sa présence n'était pas indispensablement nécessaire dans son propre dis- trict. De là, ces allées et venues incessantes de Tri- chinopoly à Malciadipatty, qui furent une source de fatigues presque intolérables. Car outre la distance qui est de dix lieues, les chemins étaient affreux et par- fois impraticables dans la saison des pluies. La route n'olïrait aucun abri pour se retirer. Aussi éprouva-t-il dans ces courses plusieurs accidents. Entraîné un jour par une rivière débordée, il ne se sauva qu'à grand' peine et y perdit son bréviaire. Surpris parles ténè- bres ou par l'orage , il se vit refuser avec menaces et
86 . les jésuites dans l'inde.
insultes l'entrée de quelque chaudry publique. Trop peu soigneux de sa santé, il se trouva souvent et très- souvent, durant ce long et pénible voyage, sans rien à manger. Mais la souffrance ne comptait que pour peu de chose aux yeux du Père ; ou plutôt elle était l'objet de ses désirs et de sa prédilection.
A Trichinopoly, il prenait toujours pour sa part le travail le plus rude , comme d'aller administrer les derniers Sacrements aux malades ; et quelquefois il s'en présentait sept et huit à visiter dans le même jour. Le choléra , ce fléau si terrible aux Indes , où il est né , faisait de nombreuses victimes dans cette ville populeuse. C'était alors que le Père Perrin se prodiguait avec plus de plaisir. Quoique son tempéra- ment semblât prédisposé à ce mal affreux , jamais il ne recula; et à peine daignait-il prendre quelques- unes des précautions que lui suggéraient ses amis. Pénétrant, sans ombre de crainte, dans les misérables réduits où gisaient les plus délaissés, il n'en sortait qu'après leur avoir prodigué les soins d'une charité toute maternelle. Il voyait avec peine que d'autres fussent envoyés à sa place visiter les cholériques : c'était comme empiéter sur ses droits. Du reste cette charité pour les malades , cet empressement à se porter au secours des mourants , ne se sont jamais démentis durant toute sa vie de Missionnaire, et l'ont souvent porté à de pieuses imprudences qu'on eut droit de lui reprocher. Mais l'œuvre qui possédait toutes les affections du Père Perrin , c'était , nous l'avons vu, le soin et l'instruction des petits enfants. Trichinopoly lui offrait un champ magnifique ; et il
VIE DU PERIS PERRIN. CHAPITRE VII. <S~
s'y livra tout entier. Dès les premiers catéchismes , sa réputation fut immense, et les enfants, que l'on déses- pérait de pouvoir réunir, vinrent bientôt, au nombre de cinq à six cents, se grouper chaque dimanche autour de lui. Les prières furent apprises , la doctrine chré- tienne goûtée, la religion connue ; et, comme à Mal- ciadipatty , les enfants devinrent les apôtres les plus fervents , les ennemis les plus prononcés du schisme ou de l'hérésie , et comme l'àme de cette belle chré- tienté.
L'usage de faire en commun la première commu- nion n'était pas encore introduit aux Indes. Le Père Garnier et le Père Perrin résolurent d'inaugurer cette magnifique coutume à Trichinopoly, pour que de là elle se répandît dans le reste delà mission. On voulut lui donner tout l'éclat possible. Longtemps à l'avance on l'annonça aux enfants et à leurs parents. On leur fit connaître en détail tout ce qui se pratiquait en Europe; et on les engagea, pour un si beau jour, à déployer toute la pompe en leur pouvoir. Cette pre- mière communion comptait près de deux cents en- fants. On les y prépara par une petite retraite, dont ils parurent tirer d'admirables fruits. Le grand jour à peine levé , les enfants arrivèrent dans leur plus brillant appareil, habillés de fort belles toiles , cou- verts de bijoux de toute espèce, les uns montés à che- val, d'autres portés dans des palanquins, plusieurs même perchés sur des éléphants , ce qui est aux Indes le comble du grandiose. L'église était ornée comme aux plus grandes solennités. Les parents semblaient plus heureux que les enfants eux-mêmes ; et ceux-ci
88 LES JÉSUITES DANS L INDE.
apprenaient, par cette pompe extraordinaire, à honorer la grandeur du Sacrement qu'ils étaient admis à re- cevoir pour la première fois. La cérémonie si tou- chante de la rénovation des vœux du baptême se fit le soir au salut, et impressionna vivement les chré- tiens accourus en foule. L'élan était donné désormais; et d'année en année se célébrèrent ainsi depuis lors toutes les premières communions. On peut même dire que cette cérémonie, avec les catéchismes qui la précé- daient longtemps à l'avance, a été l'un des moyens les plus efficaces pour faire de Trichinopoly une chré- tienté modèle.
Mais ce travail des catéchismes fut pour le Père Perrin l'occasion d'un accident fâcheux, où l'on n'eut pas moins à admirer sa patience que son humilité. Nous allons le laisser lui-même raconter à l'un de ses frères cette aventure :
« Le Père Grégoire devait partir pour Maduré. « En bon frère , je l'avais pourvu de ce qu'il y avait « de mieux en fait de monture. Je lui avais cédé mon « cheval que je connais et manie si bien, et qui n'a « d'autre défaut que d'être trop petit pour passer les « rivières et les étangs. Après son départ, révisant « mes listes des catéchismes, que nous faisons ici (( tous les dimanches à cinq ou six cents enfants , je (( m'aperçus qu'un village entier de Paliers ou culti- « vateurs des champs de Brahmes nous faisait défaut. « Je pris le parti de me transporter sur les lieux , « pour appeler une cinquantaine d'enfants, dont plus « de quinze, âgés de 47 à 25 ans, ne se sont pas en- ce core confessés, et sont fort ignorants des choses de
VIE DU PÈRE PERR1N. CHAPITRE VII. 89
« Dieu. Vous allez dire sans doute : Ah ! pauvre Père ! « c'est par suite de son zèle pour les Indiens, c'est par « l'effet de sa charité envers l'un de ses frères, nou- « veau venu d'Europe , qu'il s'est décidé à monter un « poulain ombrageux, lequel s'est effarouché à la « vue d'une bonne chrétienne, prosternée brusque- ce ment pour demander la bénédiction, et qui, déviant « de la route, est allé se jeter avec son cavalier au mi- « lieu d'un massif d'arbustes épineux, où celui-ci, « en tombant , s'est fracturé le bras. Mais non , « mon Révérend Père, avouons-le franchement, je « crains que le bon Dieu ne juge des choses tout au- « trement. J'avais, ce jour-là, en sortant, quelque « vaine complaisance, en voyant mes épaules couvertes « de certaine écharpe neuve que j'étrennais, et qui « devait servir, à ce qu'il me semblait, à inspirer du « respect à mes Indiens. C'est , je le présume, en pu- ce nition de cette complaisance coupable à ses yeux, « que le Seigneur m'a laissé choir et m'a rappelé à « l'humilité. »
Ce bras cassé, qui était le bras droit, fut mal remis; la convalescence fut longue ; et le bon Père en de- meura toute sa vie comme estropié, ne pouvant plus s'en servir librement, ni porter la main jusqu'au front, pour faire le signe de la croix.. Il était resté vers le coude une certaine raideur qui ne lui permettait d'écrire et de manger que fort difficilement. Cette infirmité si pénible, pour un homme de tant d'activité, il la supporta quinze ans encore avec une patience admirable, et jamais on ne l'entendit s'en plaindre ou même en parler.
90 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
Souffrir semblait être son apanage. Durant ses premières années de mission, il fut étrangement tour- menté par la maladie du ténia ou ver solitaire. Maintes fois on lui fit subir de longs traitements pour l'en délivrer; mais le résultat ne fut jamais que de lui causer des douleurs plus aiguës. Le saint mission- naire ne s'en serait nullement préoccupé , s'il ne s'était vu de plus en plus entravé par les accès de ce mal, dans l'exercice de son zèle. C'est pour cela qu'en toute humilité, et plein de résignation à la volonté de Dieu , il s'adressa à saint Ignace et lui demanda sa guérison. Saint Ignace l'exauça; la maladie disparut entièrement; et le Père marque cette grâce comme l'une des plus grandes faveurs qu'il ait reçues par l'en- tremise de son saint père. Un peu plus tard, le saint Patriarche le préserva encore de la piqûre de reptiles malfaisants. «Le 31 juillet, jour de saint Ignace, écrit- « il, je reçus une faveur personnelle : en soulevant « une malle, près de la natte où je venais de prendre « un peu de repos , vers le milieu de la journée, « j'aperçus un scorpion redoutable qui m'avait res- « pecté. Le soir, craignant l'aiguillon d'un de ses « pareils, j'appelle un disciple pour m'aider à suspen- « dre un hamac improvisé sous le toit, en dehors de « l'appartement. J'approche la lampe , le disciple « s'écrie Pambou (serpent). C'était, en effet, deux « serpents entrelacés, de la plus mauvaise espèce, « qui pendaient sur le lieu où j'allais me coucher. « Nous les tuâmes sur-le-champ, et ayant dit deux « fois en ce grand jour : Super aspidem et basiiiscum « ambulabis, je m'endormis en priant notre saint
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE VII. 91
« patron d'achever son ouvrage, et de terrasser entiè- « rement le démon du schisme, avec lequel je suis si « souvent aux prises, et qui a perdu heaucoup de « ses forces cette année. »
Ces marques de la protection divine étaient pour le Père Perrin une raison de plus de se jeter tout enlier dans le sein de la Providence et de se dévouer avec une nouvelle ardeur à toutes les œuvres de zèle. Aussi bientôt après, et vers les derniers mois de 4845, lais- sant à un autre les chrétientés qu'il venait de renou- veler avec tant de peines , il demanda et obtint la mis- sion du Marava, où il espérait uniquement avoir encore plus à travailler et plus à souffrir.
92 LES JÉSUITES DANS L INDE.
CHAPITRE HUITIEME
LE PÈRE PÉRRIN AU MARAVA.
LeMarava, qui comprend Jes deux petits royaumes de Ramnad et de Sivaguingué , s'étend du sud au nord, du 9e degré de latitude au 10e degré 30 mi- nutes, et de l'ouest à l'est, depuis la ville de Maduré jusqu'à l'île de Pamben , autrement appelé Ramésou- ram ou Ramanancor. Ce pays n'est point aussi fertile que le reste des Indes ; les eaux y sont de mauvaise qualité , les routes fort mal tenues , et le choléra y fait chaque année de grands ravages. Il est difficile de s'y procurer les choses les plus nécessaires à la vie. Le riz et différentes espèces de graines y viennent assez bien , mais on n'y trouve ni fruits ni légumes. Les bœufs et les moutons y vivent péniblement , faute de pâturages , et le pays en serait bientôt dépourvu, si chaque année l'on n'en faisait venir un grand nom- bre des contrées situées à l'ouest. Les voyages y sont très-pénibles, soit durant la saison des pluies, soit pendant les chaleurs excessives de l'été. Au temps des pluies le terrain s'imbibe d'eau etse détrempe tellement que chevaux et voitures ne peuvent s'en tirer ; souvent il faut des heures pour parcourir un seul mille. En été les sables et la terre blanchâtre et salée, dont se com- pose le pays, reflétant tout l'éclat et l'ardeur du soleil, les yeux souffrent étrangement, et l'air devient si étouffant que l'on a peine à respirer. Alors les nuits
VIE DU PERE PERRlN. CHAPITRE VIII. 93
elles-mêmes sont si chaudes qu'il est comme impossible de dormir, même en les passant couché en plein air. Il ne faut donc point s'étonner que le Marava soit re- douté des Européens, et qu'il ait acquis le renom, malheureusement trop bien justifié, d'être le tombeau de ses missionnaires. Dans l'espace de vingt années , douze d'entre eux sont tombés à ce champ d'honneur. De plus le grand nombre de fidèles que renferme le Marava, leur désir bien louable de recevoir les der- niers sacrements , l'usage d'appeler souvent le prêtre dans toutes leurs petites églises, sont pour celui-ci une cause de courses continuelles et de fatigues exces- sives. Ajoutons que les grandes églises, jusqu'à ces derniers temps, étaient au pouvoir des schismatiques; et nous n'avions pour nos assemblées que de grands appentis , représentant fort mal aux yeux des Indiens l'honneur de la religion. Les habitations des mission- naires n'étaient que de misérables chaumières, hu- mides, étouffantes et malsaines, repaires infects de serpents , de scorpions et de chauves-souris. Voilà de quoi se faire une idée des privations et du long mar- tyre des Apôtres du Marava. Leurs supérieurs éprou- vaient je ne sais quel serrement de cœur, quand il fallait y envoyer quelqu'un pour remplacer une nou- velle victime; car c'était le dévouer à un trépas pré- maturé. Eh bien ! le Père Perrin demanda comme une grâce insigne d'y être envoyé; il n'aurait jamais voulu qu'on l'en retirât , malgré plusieurs anciennes infirmités et les maladies graves qu'il y contracta. De fait, par une protection spéciale du ciel, il y a fourni une plus longue carrière qu'aucun de ses prédéces-
94 LES JÉSUITES DANS L INDE.
seurs. Là, il y avait plus à souffrir, plus à gagner pour l'éternité. Il y resta donc treize années, vit sans effroi plusieurs de ses compagnons mourir dans ses bras , ou succomber à ses côtés. Il y fut en butte à beaucoup de persécutions, y rencontra de nombreux adversaires, passa par des jours bien mauvais, éprouva toute espèce de privations et de souffrances; mais ja- mais son courage ne lui fit défaut. Il allait la tête haute, le cœur grand , semant dans les larmes ; mais aussi sur la fin de sa vie, il lui fut donné de recueillir dans la jubilation. Car si, au commencement de son apos- tolat, la position du missionnaire dans le Marava était fort critique , si la persécution paraissait à l'ordre du jour, si nous étions comme exilés au milieu de nos propres chrétiens , il put , avant de descendre dans la tombe , jouir de ses conquêtes sur l'esprit d'erreur et de division , voir les masses se ranger de notre côté , les chrétiens s'améliorer visiblement , la position ma- térielle elle-même heureusement changée. Entré dans cette carrière avec un seul compagnon , il put trans- mettre son héritage à dix missionnaires , qui aujour- d'hui suffisent à peine à la belle chrétienté du Marava. On peut le dire en toute vérité, c'est aux vertus, aux prières et aux travaux du Père Perrin que nous som- mes surtout redevables de ces succès.
Envoyé donc en ce pays dès 4845, le Père Pierre mesura d'un œil ferme une carrière si hérissée d'épines et de dangers. Il fit à Dieu, en y entrant, le sacrifice de sa vie, et s'élança courageusement à la conquête des âmes. Souvent il se trouva seul pour admi- nistrer cette immense mission , qui compte aujour-
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE Mil. !)o
d'hui plus de 40,000 catholiques. On le voyait alors redoubler d'activité, d'énergie, S2 multiplier en quel- que sorte pour aller partout , pour faire face à tous les besoins, résister à tous les ennemis. Vous l'aviez vu naguère à l'extrémité méridionale du royaume de Ramnad; et bientôt vous le rencontriez au nord de celui de Sivaguingué; puis aux portes de Maduré ; puis traversant tout le pays, passant la mer , il est à Pamben à courir après les sauvages de cette île. Partout il prêche, il catéchise, il administre, il souffre, il prie. Ses travaux étaient immenses, ses privations iuouïes. Il ne semblait faire aucune attention à son corps ; aussi l'un des Pères qui l'a mieux connu disait que sa vie était un miracle continuel. Avec une santé misérable, avec des infirmités graves qui eussent arrêté tout autre que lui, il allait toujours en avant, Dieu le soutenait, son zèle l'emportait. « Je m'attends d'un jour à l'autre, « écrivait l'un de ses supérieurs, à apprendre la mort « du bon Père Perrin, il ne sait nullement se ménager. » « Laissons-le faire , répétait quelquefois son évê- <( que : vouloir le contraindre, l'arrêter, ce serait lui « ôter la vie, Dieu nous le conservera. »
Ces courses, ces voyages continuels coûtaient sans doute au Père Pierre ; mais elles étaient accompa- gnées de grandes consolations et de faveurs extraor- dinaires. Voici ce qu'il écrit dans une de ses lettres, sous la date du 9 juillet 4856 : « Ma santé, Dieu « merci , s'est remise , grâce à un petit voyage , non « pas à Trichinopoly, ni à Maduré, ni à Dindigul, « mais à Gouroumoulipatty, pour y donner l'extrême- « onction. Le Père Gompain s'en trouvait plus éloigné
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« que moi. Ce voyage, outre les fatigues, m'a coûté « deux jours sans messe, mais m'a valu, outre l'assis- « tance de la malade dont je connaissais l'intérieur « depuis de longues années, la réconciliation d'un « vieux chef récalcitrant qui était là aussi malade , cr ainsi que la pacification des habitants divisés pour « des choses de rien , la réduction et l'achèvement « d'un mariage concubinaire que vainement nous « avions vingt fois sollicité , le baptême d'une vieille « païenne Maratte de caste, et bien disposée; puis « de voir le Père Compain , et de me confesser , et « par-dessus le marché ma santé. »
Le Père a maintes fois avoué que, souvent, dans ses courses, il se sentait comme irrésistiblement entraîné à quitter les chemins battus, pour suivre des sentiers détournés, ou s'en aller à travers les champs. C'était toujours pour y baptiser quelque pauvre païen, qui semblait n'avoir attendu que la grâce de la régénération avant de mourir ; ou pour administrer les derniers sacrements à des malades, perdus et oubliés au milieu des idolâtres ; ou bien pour remettre dans la bonne voie des pécheurs obstinés, et quelquefois pour être l'instrument de quelque faveur temporelle. Aussi avait- il une très-grande dévotion aux saints Anges, qu'il croyait le diriger dans toutes ces courses errantes ; et il les priait sans cesse de le conduire auprès des âmes qui avaient le plus besoin de son ministère.
Dans une autre lettre il écrit : « Mes travaux , ma « santé, ma joie continuent. Je plie, non sous le « poids des ministères, mais sous celui des grâces et « des bénédictions croissant de minute en minute.
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE VIII. \) i
« Plus ceci est rare, plus c'est précieux aux yeux de « la foi. J'ai baptisé et marié encore une païenne ce « matin. »
Mais tout n'est pas succès et consolation pour le missionnaire. Il se trouve des cœurs rebelles qui ré- sistent à tous ses efforts; alors celui-ci s'humilie; et il n'est pas rare que le ciel ne venge son mi- nistre méprisé. « Pallitamam a reçu la faveur de la « fête de Noël, écrit-il. J'ai échoué, hélas! par mes « péchés sans doute, à y rétablir la paix, et guérir « les haines mortelles, la fureur des faux procès, les « représailles , etc. J'ai confessé tout ce qui pou- ce vàit être admis ; attendons et espérons du Sauveur « tout miséricordieux et de sa tendre Mère le retour « de ces misérables. Mais en vérité (humanum clico) , « il n'y a rien à espérer sans miracle. »
« A présent me voici dans un autre village , où la « fête des Rois et le jubilé marchent bien. Il y a sans a doute des misères, des zizanies ; mais Dieu s'en « mêle pour ramener, par ses châtiments, les pécheurs. « Il y a plusieurs traits frappants et singuliers. Voici « entre autres un récit qui court le pays : un certain a Sinnappen , chrétien Odéage , qui depuis trois ans « vivait en haine et loin des sacrements, est mort sans ce* se réconcilier. Cinq jours après il est apparu à San- ce iiago , maître d'école du village, en lui disant qu'il « était foulé dans la boue par deux singes horri- c< blés, lesquels le tourmentaient pour avoir refusé « de se réconciliera la mort, et que Dieu l'avait en- ce voyé pour publier cette nouvelle. J'ai vérifié le ce bruit et me le suis fait raconter par ce Santiago lui-
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98 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
(( même. Je n'ai aucune raison de nier ou d'affirmer; (( cela fait grand bruit dans tout le pays: mais une « chose patente , avouée de tous, c'est que le corps « de ce Sinnappen, ayant été enterré à la hâte, fut du- ce rant la nuit déterré et dévoré par des chiens, ce qui « est une infamie, surtout dans les Indes. »
Comme la vie de l'homme de Dieu dans le Marava offrit à peu près toujours la même suite de ministères, de travaux et d'événements, nous croyons plus intéres- sant, afin d'éviter les répétitions, de ne pas en suivre ici la marche chronologique ; mais nous réunirons, sous quelques points de vue généraux, ce que l'histoire du Père Perrin nous semble offrir de plus remarqua- ble , durant les treize années qu'il a passées dans cette partie de la Mission.
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE IX. 09
CHAPITRE NEUVIÈME.
MANIÈRE DONT LE PÈRE PERRIN ADMINISTRE SES CHRÉTIENTÉS.
Saint François-Xavier écrivait autrefois au Père Mansilla : « Parcourez assidûment tous les hameaux , « instruisant tous les jours le peuple, et prenant le « plus grand soin de ne laisser aucun enfant nou- « veau-né sans baptême. Vous ne fixerez votre do- « micile dans aucun lieu et vous n'y prolongerez point « votre séjour. Vous ne cesserez de parcourir toutes « les chrétientés, comme je le faisais, lorsque j'y « étais. Soyez sûr que, par là, vous attirerez sur vous « de grandes grâces. » Ces lignes expriment encore, à la lettre, la position d'un missionnaire dans le Ma- duré , et plus que tout autre le Père Perrin imita fidè- lement en ce point le grand apôtre des Indes.
Le district confié à la sollicitude de chaque mission- naire se compose d'un très-grand nombre de petites chrétientés éparses çà et là sur une vaste étendue de pays. On les visite successivement, pour y administrer les sacrements , examiner les désordres qui pourraient s'y être glissés, catéchiser les enfants, instruire le peuple, ranimer la foi et la piété, exciter le zèle des chrétiens pour la conversion des idolâtres. Chaque village possède ordinairement une petite église, qui sert en même temps d'habitation au prêtre durant sa visite. Les fidèles, dans leur pauvreté , trouvent" pourtant, de quoi nourrir leur Père : nourriture misérable et ché-
100 LES JÉSUITES DANS L'INDE.
tive, mais offerte d'un cœur qui ne permettrait pas de la refuser. Le missionnaire la prend, le plus habituel- lement, assis par terre, avec un plaisir plus réel que s'il était assis à la table des rois. L'eau, qui fait sa boisson de tous les jours, est dans le Maravade fort mau- vaise qualité, sale, bourbeuse, saumâtre. C'est là une des plus grandes privations du missionnaire, et la cause la plus ordinaire de ses maladies. Echauffe- nients, dissenteries, éruptions, épuisement de forces, engorgement de foie , tel est son apanage dans ces contrées. De plus l'administration des chrétientés est bien souvent interrompue par la nécessité d'aller au loin conférer les derniers secours à quelque mou- rant : car ici les fidèles ont une admirable sollicitude à ne pas laisser manquer de cette consolation leurs proches et leurs amis. Ces courses sont extrêmement pénibles, et dérangent parfois d'une manière étrange les plans du missionnaire.
Suivons maintenant le Père Perrin dans ces minis- tères si apostoliques. Avant de commencer un nou- veau travail, il avait soin de s'y préparer par la prière et par la pénitence : et il s'adressait surtout aux Anges tutélaires des villages dans lesquels il devait se rendre. Au moment de monter à cheval ou en charrette, il se mettait à genoux avec ses disciples et ses catéchistes, adressant, en langue Tamoule, une fervente invocation, que répétaient tous les assistants, à saint Michel, à saint Gabriel , à saint Raphaël , et aux saints Anges gar- diens, les conjurant de le faire triompher du démon, de le préserver de tout accident, et.de bénir ses pas, pour la plus grande gloire du Seigneur et le bien des
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE IX. 101
âmes. Pendant la roule, il priait encore, il méditait, il chantait les louanges de Dieu et de sa sainte Mère , Faisait avec son crucifix le chemin de la croix, appli- quant tous ces pieux exercices au hut de son voyage, et pour attirer les bénédictions d'en haut sur les chré- tiens qu'il allait visiter. A l'approche de leur village il paraissait encore plus absorbé en Dieu , et saisi même d'un saint tremblement que cette visite ne réussît pas à cause de ses péchés, ou qu'elle ne devînt une source de malheurs pour ceux qui n'en profite- raient pas.
Reçu, suivant l'usage , au son des tambours et de la musique indienne, environné de la foule empressée qui le regardait comme un saint, il se rendait direc- tement à l'église, où l'on chantait le Salve Regina. Puis il adressait à haute voix plusieurs invocations à la très sainte-Vierge, et lui recommandait avec fer- veur les principaux besoins ou les désordres de ce village , dont il s'était fait instruire cà l'avance. Ces invocations improvisées, auxquelles personne ne s'attendait, étaient comme un glaive de feu qui s'en- fonçait dans le cœur des coupables , pour leur salut.
Au sortir de l'église, le Père réunissait les enfants, leur adressait quelques paroles pleines d'affection, leur faisait promettre de venir chaque soir au catéchisme. Souvent même , il leur faisait aussitôt répéter les in- vocations pour la conversion des pécheurs, dont nous venons de parler, car il comptait beaucoup sur leurs prières.
Venait ensuite la décoration de l'église à laquelle il
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10:2 LES JÉSUITES DANS LINDE.
attachait une grande importance, et qu'il regardait avec raison comme un moyen vraiment nécessaire, soit pour frapper ces esprits simples et grossiers, soit pour attirer les païens. Il portait avec lui quelques vieilles étoffes, lambeaux de tentures, vieux objets d'Europe, tout ce que dans sa pauvreté il était par- venu à recueillir. Il arrangeait le tout avec un em- pressement infatigable. Le goût délicat des Européens y eût trouvé sans doute beaucoup à redire, mais les Indiens en témoignaient hautement leur admiration et leur joie; et c'était là ce qu'il cherchait.
Dès le soir, il faisait un de ces catéchismes inimi- tables, qui prévenait tout le monde en sa faveur ; mais il ne tenait pas à recevoir encore de confessions, es- pérant qu'un peu de délai ne ferait que mieux prépa- rer les cœurs.
Le lendemain matin, tous les chrétiens accouraient à sa messe. Après s'être revêtu des ornements sacer- dotaux, il se mettait à genoux au pied de l'autel, et là, les bras en croix , avant de commencer le saint sacri- fice, il entonnait cette invocation en langue Tamoule : Marie refuge des pécheurs, priez pour nous! Et toute l'assemblée saisie d'émotion répétait après lui ! Marie refuge des pécheurs , priez pour nous. Puis il reprenait : 0 Marie conçue sans péché, priez pour ceux de ce village qui vivent dans le péché ! Et tout le peuple répétait les mêmes paroles. Après avoir ainsi passé en revue les principaux désordres de la chrétienté, il faisait réciter un Ave Maria, et montait ensuite à l'autel. Cette cé- rémonie produisait toujours la plus profonde impres- sion sur ces bonnes gens, qui savaient bien se faire l'ap-
Y!K DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE IX. 10,'J
plication de ce qui les regardait. Au commencement de Ja messe , le catéchiste récitait la prière pour les agonisants, prière que les fidèles répétaient mot pour mot. Puis venaient les prières de la confrérie du Cœur de Jésus : louable coutume qui s'est répandue depuis lors dans toutes les églises de la mission , mais que le Père Perrin a inaugurée.
Après le saint sacrifice, célébré avec le recueillement et la ferveur d'un ange, le Père adressait aux assistants une exhortation pathétique et solide , courte et origi- nale. Il les engageait tous à profiter du peu de temps qu'il avait à passer parmi eux , pour se réconcilier mutuellement, faire cesser tout ce qu'il y avait de répréhensible dans leur conduite, et s'approcher di- gnement des saints sacrements. Il insistait avec force, en particulier, sur le soin que pères et mères doivent prendre de leurs enfants, sur la fuite des occasions, sur la dévotion à la sainte Vierge. Tout le peuple se re- tirait ensuite, le cœur gagné; la grâce agissait dans les âmes ; les conversions se préparaient.
Ensuite après un frugal repas, la récitation du Bréviaire , et quelques instants de repos, le Père com- mençait à entendre les plaintes des uns et des autres, à concilier les différends , à rétablir la paix dans les ménages. Père, juge et arbitre, ses décisions inspi- raient à tous une confiance absolue. On ne craignait rien tant d'ordinaire que de l'attrister , ou d'encourir son indignation : car Dieu manifesta souvent par des châtiments exemplaires que l'on ne pouvait impuné- ment manquer à son ministre. Toutefois, comme l'In- dien est assez entêté , surtout lorsqu'il s'agit d'in-
104 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
lérêts, le Père Perrîn éprouva parfois de cuisants dé- boires dans cette partie de son ministère. Contentons- nous d'en citer un exemple. Dans un village appelé Kadeiendel, deux familles, unies autrefois par les liens du sang et de l'amitié, avaient conçu l'une pour l'autre une haine mortelle et causé les désordres les plus fâcheux. Tous les chrétiens s'étaient divisés en deux camps, poussés de la même animosité. Le Père, après avoir épuisé tous les moyens pour réconcilier les deux chefs, se jette à leurs genoux , leur embrasse les pieds , les conjure au nom de Jésus-Christ de faire enfin la paix. Les femmes présentes poussent des cris déchirants , et pressent ces forcenés de se soumettre. Mais on ne peut en tirer qu'une promesse illusoire, devenir, aune époque déterminée, vider leur diffé- rend devant des arbitres impartiaux. Le cœur navré de cet endurcissement, et prévoyant les châtiments que le ciel allait faire tomber sur ces malheureux, le Père se retira désolé, bien moins d'avoir échoué dans sa tentative, que de voir ces pauvres aveugles continuer à offenser Dieu , et en danger de se perdre éternellement. De fait, le plus obstiné de ces miséra- bles ne parut point au rendez-vous et la paix ne se fit pas. Les querelles et les procès recommencèrent donc déplus belle: pour comble de malheur, un incendie dévora toutes les maisons; et ce village, autrefois florissant, est aujourd'hui complètement ruiné; ses habitants sont devenus la risée de tout le pays.
Mais revenons à l'administration du Père Perrin. Vers les trois ou quatre heures de l'après-midi , les chrétiens arrivaient à l'église pour commencer leur
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE IX. 10.)
confession. Par suite d'une négligence inqualifiable des prêtres Goanais, la confession était devenue comme une simple cérémonie, je dirais même, s'il ne s'agissait d'une affaire si importante, un jeu ridicule. Une préparation peu sérieuse était suivie d'une accu- sation de pure formalité, que terminait une absolution sans discernement. L'on a même vu de malheureux prêtres donner une absolution générale à la foule réu- nie devant eux, et l'envoyer ainsi communier ; d'autres se contentaient, pour toute confession, delà récitation du Confiteor. Aussi le premier soin des nouveaux missionnaires, à leur retour sur ce théâtre des tra- vaux de leurs Pères, fut-il d'apprendre aux chrétiens à s'approcher dignement des deux sacrements de Pé- nitence et d'Eucharistie. Le Père Perrin se surpassa en quelque sorte, dans ce travail de régénération. C'est à ses efforts incessants que l'on doit aujourd'hui la ferveur qui distingue, entre tous, les fidèles du Marava. Voici la méthode qu'il suivait pour les confessions. Il s'était procuré quelques tableaux , dans le genre de ceux qu'employa jadis en Bretagne le Père Maunoir. Après une exposition claire et succincte de la partie dogmatique du sacrement, il en venait à toutes les dispositions nécessaires pour une bonne confession. L'examen, dont il leur offrait un modèle, faisait toucher au doigt les péchés propres de ses auditeurs; la con- naissance qu'il avait du pays lui permettait d'être très- précis. Au moyen des tableaux de l'enfer, du paradis, de la mort du pécheur et de la mort du juste, il fai- sait sentir et comme toucher à son auditoire toute la malice du péché, avecles suites funestes qu'il entraîne.
106 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
Un tableau à part, de la composition d'un de ses frères dans l'apostolat, le Père Victor du Ranquet, re- présentait un prêtre administrant le sacrement de Pénitence à un chrétien vraiment contrit , sur la tête duquel un Ange venait poser une couronne en signe de réconciliation, et d'autre part à un pé- cheur mal disposé, dont un horrible démon serrait la gorge pour qu'il n'accusât pas toutes ses fautes. Sur la tête du premier s'ouvrait un ciel radieux , et sous les pieds du second on voyait l'enfer vomir des flam- mes dévorantes. Après avoir expliqué tous les détails de cette représentation, le Père s'écriait : Eh bien ! quelle confession voulez-vous faire? — Une bonne con- fession, répondait la foule émue : et alors le Père, dé- couvrant un grand crucifix dont les plaies étaient toutes sanglantes, résumait en peu de mots ce qu'il venait de dire de la vertu du sacrement et des motifs de contrition; puis s'adressant à ce bon peuple, que la vue des plaies de son Sauveur touchait vivement, il disait : « Eh bien ! voilà celui que vous avez ainsi « offensé! Voyez l'état où vos péchés l'ont réduit ! C'est « cependant lui qui vous a délivrés de cet horrible « enfer que vous venez de contempler. L'offenseriez- « vous de nouveau ? Lui refuseriez-vous votre cœur ?» Et voyant une émotion profonde gagner l'assem- blée qui fondait en larmes , il se jetait lui-même à genoux ; il demandait pardon, au nom de tous, à la ma- jesté divine, adressait un colloque brûlant à son Ré- dempteur, et terminait par l'acte de contrition, que tous redisaient avec lui, mais qu'interrompaient ordi- nairement bien des soupirs et des sanglots.
VIE DU PÈRE PERRtN. CHAPITRE IX. 107
Cette préparation durait parfois des heures en- tières , mais ensuite les dispositions des pénitents n'étaient point douteuses. Le Père, bien qu'épuisé, se mettait alors au confessional où il restait d'ordi- naire jusques vers minuit, et même souvent la veille des fêtes jusqu'au lendemain matin.
Cet exercice faisait sur les cœurs une impression décisive et durable. Nous avons entendu des Indiens, auxquels on demandait plusieurs années après s'ils avaient commis de nouveau tels ou tels péchés, s'écrier avec indignation : « Comment pourrions-nous les com- mettre encore, nous à qui le Père Pierre a montré le ciel et l'enfer? » D'autres disaient :« Non, si l'on nous avait parlé de la sorte aux temps anciens, jamais nous n'aurions offensé Dieu. »
Pendant que le Père préparait ainsi ses chrétiens à la confession, les catéchistes d'un autre côté réunis- saient les enfants du village pour leur enseigner les prières et la doctrine chrétienne. Mais souvent il ve- nait lui-même voir et entendre ces chers enfants, les exciter, les encourager, les récompenser: il s'oubliait même parfois au milieu d'eux, tant il sentait de plai- sir à les gagner à Jésus-Christ, et ne se mettait au con- fessionnal que vers neuf heures ou dix heures du soir. Ses disciples étaient alors obligés de venir l'inter- rompre comme par force, pour lui faire prendre au moins un peu de nourriture avant minuit.
Le matin, s'il lui restait, avant la messe, des péni- tents qui n'eussent pu se confesser la veille , il les entendait ; puis il adressait aux communiants une exhortation vive et pathétique pour leur faire connaî-
108 LES JÉSUITES DANS 1/1NDË.
tre le prix de la grande action qu'ils allaient faire. Du- rant la messe, un catéchiste lisait à haute voix les actes avant et après la communion. Au moment de l'Eléva- tion , tous les fidèles redisaient trois fois : Bénie soit à jamais la très-sainte et très-auguste Eucharistie. Et cet usage, que le Père Pierre a été le premier à introduire, s'est aussi depuis lors répandu partout.
Après la messe de communion , le Père Perrin adressait encore à ses chrétiens quelques paroles vives et senties , pour les engager à persévérer dans le bien , et leur suggérer les moyens de se soutenir dans leurs bonnes résolutions. L'un des principaux était de les faire entrer dans l'archiconfrérie du saint et immaculé Cœur de Marie, dont il les invitait tous indistinctement à devenir membres. Aux âmes d'élite, aux fidèles plus généreux , il proposait la confrérie du Sacré Cœur de Jésus , dont il s'appliquait à leur faire connaître l'esprit d'amour et de réparation. Ces pra- tiques produisaient bientôt leur effet naturel : les chrétiens devenaient plus pieux , et la piété les faisait soupirer après un usage plus fréquent des saints Sacrements , usage que le Père secondait de tout son pouvoir , et qui les rendait encore meilleurs. Et main- tenant nous avons la consolation de voir un grand nombre de fidèles s'approcher chaque mois de la table sainte, là où par le passé on communiait à peine une fois l'an. Ainsi se passait chaque jour de l'administration du Père Perrin , jours de fatigue accablante , mais réellement pleins et précieux aux yeux du Seigneur.
Un village ainsi administré , et par là même renou-
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vêlé, le saint Missionnaire passait à un autre, où recommençait pour lui le même travail , mais où il goûtait les mômes consolations et recueillait les mêmes fruits. Partout on le désirait, partout on le recevait comme l'envoyé du ciel ; et toujours il emportait en s'éloignant les regrets et les larmes de la population. Pour résumer et compléter ce chapitre , je trans- crirai ici quelques pages d'une lettre où il écrivait le 21 juin 1854 : « Dieu m'est en assistance visible et « surnaturelle. Plusieurs grands pécheurs sont reve- « nus sincèrement. Je viens de baptiser à la mort un « chef païen, Callen de caste. Il portait le nom « d'Aroulappen , en mémoire du Père Jean de Britto. « Un aulre chef s'est fait baptiser in extremis par « une bonne vieille chrétienne. A Kandamanikam , à « Nadouvicottei , à Kottacoudy, à Ponnancoudy, la « grâce travaille les païens , callers , settis , vellages « et autres. Il y a eu des apparitions de Notre-Sei- « gneur , des luttes nocturnes avec les démons chez « ceux qui combattent la grâce. Ils sont loin de l'in- « différentisme , mais ils sont trop négligés. Parmi les « moyens de fructifier dans les âmes , outre l'oraison, « j'use surtout : 4° de la dévotion pratique et réglée « au Saint-Cœur de Marie ; 2° de celle au Sacré- ce Cœur de Jésus ; 3° du Chemin de la Croix, qu'on « fait avec une piété ravissante : les païens eux- « mêmes s'en étonnent; 4° des préparations à la « confession; 5° de quelques lectures faites par mes « disciples et catéchistes ; 6° de la pompe dans les « cérémonies religieuses : encensement , décoration « et propreté des autels. Je me mets en quatre , et
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110 LES JÉSUITES DANS L*lNDE.
« cela produit un excellent effet. On me croit riche
« dans ma pauvreté d'ornements. Le goût, la variété,
« la disposition , l'industrie , tout est mis à contribu-
« tion. Les gens sont ébahis et touchés. Les chrétiens,
« les schismatiques , les païens s'y sentent attirés
« avec un religieux respect. Un riche setti disait , en
« sortant de la messe, entendue dévotement à la
« porte : Vraiment, nous avons vu le paradis aujour-
« d'hui '-; non, il n'y a jamais rien de semblable près
« de nos diables. Le catéchiste entendit dire à un autre
« selti , tout poudré de cendres de bouse de vache ,
« au moment de l'élévation de l'hostie : Adoration!
« adoration ! 0 Roi de tous les mondes , sauvez-moi !
« Et il avait , en signe de profond respect, ses mains
« jointes sur la tête. Ces décors et ces cérémonies ,
« mon Révérend Père , sont un moyen de gagner des
« âmes; je me sens porté à l'exploiter de plus en
« plus , quoi qu'il m'en coûte, ad majorent Bei glo-
« riam. Le temps me manque pour les détails : j'é-
« noncerai seulement que j'ai porté le saint Viatique
« dans Kandamanikam , en passant par la grande rue
« du bourg, avec un cortège de 40 adorateurs, un
« nagar (gros tambour porté sur des roues), 4 tim-
« bres en cuivre , petites cloches, encensoir, chape,
(( autel, croix, statue de Marie, chants, bénédic-
« tion , exhibition des images , explication , pen-
« dant trois quarts d'heure, des fins dernières. La
« malade était une pauvre vieille mendiante, celle-là
« même qui avait baptisé le chef susdit. Tout le
« village , 300 personnes, tous païens, de tout sexe ,
« de tout âge, voyaient, écoulaient, approuvaient,
VIE DU PÈRE PERIUN. CHAPITRE IX. \\[
« méditaient. Dieu fera le reste. Plusieurs disaient « entre eux : 17 n'y a que la mort dans la vraie reli- (( gion qui puisse nous sauver. Pardonnez , mon « Révérend Père , le désordre de ce narré. La vision « de Notre-Seigneur et des démons à plusieurs païens « serait une matière à part; ce sera pour une autre « missive plus à loisir. Mon dîner est froid; j'ai mes « malles à faire, puis à me rendre à Anatidel ce « soir, à dire tout mon bréviaire de ce jour, à prê- « cher les Aïttacarers (ceux qui se préparent à la « confession), à confesser et à renvoyer pour demain « ceux qui ne pourront pas passer aujourd'hui. C'est « mon pain quotidien. Ma santé, avec cela, est par- ce faite; je n'en abuse pas, j'en use, et Dieu ferait « bien encore plus , si j'étais moins moi , pour vivre « plus de sa volonté et de son cœur. C'est au moins le « désir de votre tout dévoué dans la très-sainte Tri- « nité, et dans les cœurs à jamais glorifiés de Jésus « et de Marie. »
Il écrivait encore dans une autre lettre : « J'ai eu « la consolation , ces jours derniers , de réconcilier à « leur Dieu, clans divers villages, plusieurs grands « pécheurs et même publics. Je penche pour la dou- « ceur dans l'application de la pénitence ; mais aussi « plusieurs fois, en les confessant , je me confonds « moi-même , à la vue de leurs larmes, de leurs san- « glots et autres signes plus certains d'un repentir « et d'un ferme propos vraiment extraordinaires. Le a Cœur de Jésus, les exercices du Saint-Cœur de « Marie , le Chemin de la Croix , en font les trois a quarts. Les jours et une partie des nuits me suffi-
112 LES JESUITES DANS L INDE.
« sent à peine. 11 serait possible que ma messe de « dimanche fût dite près du tombeau d'Aroulappen , « que j'ai baptisé et qui a fait une belle mort. Mon « autel, bien décoré, sera dressé sous un grand tama- « rinier. Mes chrétiens des environs , prévenus à « l'avance , y viendront tous avec leurs tamlams , « cloches , etc. Leur piété , leur nombre , le Chemin « de la Croix fait en grand , puis les exercices de l'ar- ec chiconfrérie du Saint Cœur de Marie , avec messe « chantée , tout cela parlera au cœur de ces chers « païens , dont je suis , moi Pierre , l'indigne pasteur.
« Pour vous faire excuser » , dit-il encore dans une autre lettre , « tout ce que je viens de dire, voici « mon secret : pour les administrations du prochain, « vous n'avez qu'à vous recommander à saint Michel, « à saint Gabriel , à tous et à chacun des anges « gardiens de vos administrés. Quant à la santé cor- « porelle, aux voyages et à la vie intérieure, faites « comme moi. J'invoque fidèlement saint Raphaël , « surtout à ma messe du jour de sa fête. Et même « pour guérir l'aveuglement des passions , comme « aussi pour chasser les perfides suggestions de tous « les diables , vous n'avez qu'à vous le constituer , « comme moi , votre spécial pourvoyeur, non du cœur « et des entrailles du poisson de Tobie , mais bien du « cœur doux et humble de Notre-Seigneur. »
Enfin il écrit ailleurs : « Je suis accablé de travaux « et de joie , malgré mes péchés. On a faim partout « de mon ministère. On se m'arrache. Dieu en tirera « sa gloire. Une église nouvelle de schismatiques « rendus vient d'être bénie par moi ; tous sont aux
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE IX. 113
« Anges. Il me faudrait quinze jours de temps , et
« 90 pages grand format à remplir , pour vous dire la
« moitié du strict nécessaire. Impossible, il est onze
« heures du soir, je n'ai ni soupe ni fait mon examen.
a Mes disciples dorment auprès de mon repas froid ,
« et je dois partir demain. »
dJ4 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
CHAPITRE DIXIEME.
SUITE DE L ADMINISTRATION DES CHRETIENTES. — ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION. — MARIAGES. — SOIN DES MOURANTS. — SAINTE ENFANCE.
Presque tous les jours, de nouveaux villages récla- maient la visite du Père Perrin, à cause des merveilleux fruits de salut qu'il opérait. Cependant quelquefois , surtout dans les commencements , certaines chré- tientés, par négligence ou autres motifs coupables, restaient en arrière. Le bon Père en était vivement attristé. Il employait alors tous les moyens pour se- couer cette funeste léthargie, qui pouvait entraîner des suites trop fatales. Sachant un jour que le bourg de Kailakamaï se trouvait dans ce déplorable état, il. s'y transporte à l'improviste, et en arrivant convoque à l'église tous les habitants. Là il leur adresse une touchante exhortation pour les engager à prendre plus de soin de leurs âmes ; puis se jetant à genoux, il baise les pieds à chacun des hommes réunis, et termine cette touchante cérémonie en se donnant devant eux une rude discipline, avec les grosses cordes qui servaient à attacher son cheval. Tous à cette vue fondent en larmes, jettent les hauts cris, et se frappent violemment la poitrine en signe de la plus sincère douleur. Le zélé missionnaire eut la consola- tion de les confesser tous, et il les quitta hors d'eux- mêmes de tant d'humilité et de charité. Depuis cet événement, le village parut transformé, et ne cessa
VIE DU PÈRE PEBRIN. CHAPITRE X. 115
plus de prouver par une conduite vraiment chrétienne la sincérité de son changement.
Les prédilections du Père Perrin avaient toujours été pour les enfants. L'un des regrets qu'il exprimait le plus souvent était de ne pouvoir les soigner au gré de ses désirs, à l'époque de leur première com- munion. Presque toujours en course, et ne faisant qu'une halle fort courte en chaque village, il se trou- vait dans l'impossibilité de les préparer par lui-même suffisamment à celte grande action. Il tâchait d'y suppléer, d'abord par ses catéchismes, puis en ac- coutumant les enfants à se confesser de bonne heure. Car , par un triste fruit de la négligence des prêtres goanais, l'usage avait prévalu de ne faire même sa première confession qu'à l'époque du mariage : fatal abus que les missionnaires eurent bien de la peine à déraciner. Dans les grands centres, où le Père pouvait rester un peu plus longtemps, il faisait faire une pre- mière communion solennelle, précédée d'une retraite de trois jours, et accompagnée de toute la pompe possible. Il avait même conçu le désir d'en préparer une semblable pour tous les enfants réunis d'un même district; mais il aurait fallu les nourrir pendant quatre ou cinq jours; et les ressources de la mission ne permirent pas de mettre à exécution ce magnifique projet.
L'époque des mariages est la grande époque pour les Indiens. Ils sont dans l'habitude de se marier fort jeunes, presque toujours dans leur parenté. C'est pour le missionnaire un extrême embarras, d'autant plus qu'ils se présentent tous au même moment de l'année.
11 6 LES JÉSUITES DANS l/lNDE.
Le Père Perrin trouvait d'ordinaire vingt-cinq, trente et quarante mariages à célébrer en une seule fois. Un autre missionnaire en a béni cent-vingt, en moins de trente jours. Comme beaucoup de prêtres goanais ne tenaient point de registres exacts, et qu'en ces pays il n'existe pas d'état-civil, c'était une difficulté, parfois insurmontable, de connaître non-seulement l'âge, mais aussi le degré de parenté de tous ces enfants. Or les familles étant confondues par de continuelles alliances, une patience et une perspicacité peu ordi- naires sont indispensables pour débrouiller les empê- chements. De plus, dans les premières années, l'igno- rance était telle que la plupart des fiancés se présentaient à l'église sans même savoir le signe de la croix. Il fallait donc les instruire en toute hâte. Enfin, comme dernier trait du caractère indiennes parents font valoir dans ces circonstances des exigences vraiment ridi- cules, et ne veulent souffrir que l'on retarde la céré- monie, quels que puissent être les empêchements ou l'ignorance des contractants. C'était là encore un fort grave embarras pour le missionnaire ; d'autant plus grave que les mariages, dont il se voyait obligé de retarder la célébration, étaient alors souvent proposés aux prêtres goanais , fort peu difficiles en telles ma- tières. D'après cet exposé rapide, on peut se faire au moins une idée des étranges difficultés que présente aux Indes l'administration de ce sacrement.
Aussi le Père Perrin y apportait une application toute particulière, et n'y regrettait pas -ses peines, quand il pouvait enfin réussir, après de longues heures passées à examiner, à instruire, à catéchiser,
VIE DU PERE PERRIN. CHAPITRE X. \\1
à exhorter ceux qu'on lui présentait. Voici ce qu'il en écrivait dans un compte rendu à son supérieur : « Je « vous dirai, et vous apprendrez avec plaisir, que je « renvoie tous mes mariés et leurs adhérents con- « tents de moi. Je les retiens peu de temps, mais je « les travaille ferme pour les prières, la piété, l'intel- « ligence et la préparation aux deux ou trois sacre- ce ments qu'ils viennent recevoir. Ceux qui ne savent « pas assez les prières , suivant un avis donné par « vous , et la pratique du Père André Richard d'heu- « reuse mémoire, s'engagent à les apprendre et à les « venir réciter à une époque fixe. Tout se fait avec une « décence, une crainte révérenlielle et une piété « qui m'étonnent. Voilà ce que c'est que d'avoir un « supérieur qui vous dirige. Avec mes gens, c'est un « peu difficile. L'important est de louvoyer dans les a difficultés, et de ne pas les prendre, comme on dit, « au rebours du poil. »
Le mariage des veuves, dansles hautes castes, est re- gardé parmi les Indiens comme contraire à tous les usages, et souverainement déshonorant. De graves abus résultentdece préjugé. Mais c'est une question brûlante qu'il est très-difficile d'aborder de front. Cependant le Père Perrin fut assez heureux pour lui faire faire un grand pas. Non-seulement il célébra lui-même quelques-uns de ces mariages, mais son influence, ses conseils, et surtout l'opinion que l'on avait de sa sain- teté engagèrent plusieurs villages considérables à ad- mettre en principe la possibilité, l'opportunité même de telles unions , et ils s'engagèrent entre eux à faire marier toutes les veuves qui désireraient passer à
118 LES JÉSUITES DANS L INDE.
de secondes noces. Aujourd'hui donc, la chose y est, on peut le dire, passée en coutume et presque en loi. Cet exemple agit peu à peu sur les chrétientés envi- ronnantes ; partout l'on semble désirer qu'il se généra- lise, et nous avons lieu d'espérer que dans peu d'années il s'étendra à toute la mission. Mais pour préparer un tel résultat, il a fallu livrer bien des combats d'autant plus pénibles qu'ici les adversaires à vaincre étaient nos propres chrétiens, qui refusaient pour la plupart d'avoir aucune communication avec les veuves re- mariées.
Grâces aux anciennes traditions chrétiennes du Marava, ce serait un insigne déshonneur pour des parents et des amis, s'ils Laissaient mourir un malade sans lui avoir procuré les derniers secours de l'Église. Mais c'est là pour un missionnaire une cause inces- sante de courses lointaines et de fatigues énormes. Cependant il faut s'exécuter à tout prix, de peur qu'un refus ou un retard n'entraîne de bien tristes consé- quences. L'on a vu, dans les temps anciens, tout un vil- lage devenir schismatique, parce qu'un prêtre éloigné de plus de quinze lieues n'avait pu venir administrer un pauvre moribond.
Le Père Perrin était d'une promptitude inconce- vable à se rendre partout où on le réclamait pour des malades, quelques dangers qu'il y rencontrât. On peut en juger par l'extrait suivant d'une de ses lettres : « Appelé pour administrer l'une de nos principales « villes chrétiennes de Tédacottei , je m'arrêtai à Ca- « deiendel, et le lendemain, ayant confessé la malade, « je lui portai le saint Viatique au milieu d'un grand
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE X. H9
« concours et du recueillement général. Le surlen- « demain , averti par une fervente chrétienne de Ti- « rouvégampattou, avec elle et les saints Anges pour « guides, et mon catéchiste pour compagnon, j'allai « à travers boue et courants jusqu'à Eréni près Sé- « kécoudy. Là m'attendait pour mourir un bon vieux, « berger de caste , bien préparé au baptême et dé- « sireuxde l'extrême-onction. Il était encore païen, « mais sa vieille épouse avait reçu l'an dernier, se « trouvant fort malade, le baptême in extremis, de la « main d'un chrétien. Je lui donnai aussi le saint « Baptême , puis je les mariai à leur demande ; et « pour lettre de passe-port à la Jérusalem d'en haut, « je donnai l'extrême-onction au bon vieux qui n'a « pas dû aller loin sur la terre. J'emportai leurs bé- « nédictions ; ils étaient aux anges. Je me remis à l'eau « pour deux milles, car c'était à chaque pas de nou- « veaux courants, parfois très-rapides et très-pro- « fonds. Mais j'avais'pris un nouveau guide jusqu'à la « grande route , que je rejoignis en tirant à l'Ouest. « Je voulais aller à Sousseipperpattnam (ville de saint « Joseph), mais je fus arrêté en chemin, pour aller à « Gallouvaly administrer un autre malade. Le caté- « chiste et mes disciples avec les bagages avaient pris « une autre direction. Il me fallut les attendre, car je « n'avais pas les saintes huiles avec moi. Dans ce vil- « lage de Gallouvaly, un bon Odéage, des principaux, a était à l'extrémité. Il voulut recevoir les sacre- « ments à l'église même, et je le communiai en via- « tique. On me retint pour administrer la chrétienté. « J'ornai l'église de mon mieux avec mes vieilleries,
120 LES JÉSUITES DANS LINDE.
« pour une fête de Notre-Dame de la Merci, qui d'a- « près un vieux calendrier tombait le dimanche sui- « vaut. Le fils du vieillard moribond m'avait prié de « leur dire la messe ce jour-là : son père y avait une « grande dévotion. Eh bien ! cet excellent vieillard est « mort ce dimanche même. A la fin de ma recom- « mandation de l'âme, il s'est éteint paisiblement. C'est « ce qui m'a amené un immense concours à la messe, « ce jour-là et tous les jours d'après, de gens qui « vinrent se confesser. Car , suivant l'usage , tous les « parents accourent de loin pour pleurer le défunt. Le « matin et le soir je soigne l'enseignement des enfants, « les prières de mes disciples et des chrétiens, et le « chemin de la croix qui se fait fréquemment. Vous « voyez que la besogne ne me manque pas. Priez que « j'y sois fidèle. »
Ailleurs nous lisons : « J'ai été appelé en même « temps pour quatre malades dans quatre directions «. différentes. L'un était sur la route de Galléditidel, « au sud. C'était une païenne qui désirait le baptême : « j'y ai envoyé Pierre , un de mes catéchistes. Ce « matin , je suis allé à Satrasampatty , vers le nord , « pour administrer le deuxième. Le troisième malade « est fort loin dans l'est , je compte y aller demain. A « midi, aujourd'hui même, l'on est venu m'appeler « pour le quatrième , qui se trouve dans l'ouest. « J'étais reposé de ma première course , j'y vole au « galop. L'homme se mourait d'une morsure de ser- « pent ; il avait sa connaissance , je l'ai confessé et « absous. Quant à l'Extrême -Onction , je l'ai refusée. « Il y avait une foule immense dans la maison de cet
VIE DU PÈHE PEHRIN. CHAPITRE X. 121
Odéage et clans les avenues. J'ai demandé si l'on avait fait des diableries, comme cela se pratique malheureusement quelquefois en pareil cas. J'ai reçu l'aveu que oui. Le malade y avait coopéré de son consentement. Après l'avoir donc confessé , je me suis retiré , disant que l'œuvre de mon minis- tère était achevée. J'ai placé un homme de confiance près du malade , pour l'assister spirituellement jus- qu'à son dernier soupir Je souhaite que cet exem- ple de refus de l'Extrême-Onction détache ces chré- tiens des Sas trams , ou invocations de Lucifer en cette heure suprême. Ma santé, ma paix, mon courage, mon âme n'ont jamais été si bien ; je suis très-content. »
Citons encore quelques passages : « J'ai donné, il y a huit jours , l'Extrême-Onction et la première communion à un ange de pureté, à un petit garçon très-versé dans ses petites prières, tenant d'une main la croix et le chapelet collés sur ses lèvres livides , qui répétaient mille fois , avec délices : Jésus, Marie, Joseph , et de l'autre main le cierge de sa première communion, qui servait de flambeau funèbre. Il faisait fondre en larmes tous les assis- tants.
« Les Extrêmes-Onctions abondent ici dans l'est. Ma santé , ma dilatation de cœur , mon assiduité à la prière, grâces à Dieu, se soutiennent. Supera- bundo gaudio in omni tribulatione mea. Priez pour que je me tienne humble , vigilant , prudent, mais surtout confiant et mortifié de cœur , d'esprit et des sens, sans lâcheté ni paresse. »
122 LES JÉSUITES DANS L1NDE.
C'est bien là le type d'un vrai missionnaire du Ma- duré. Et dans une autre circonstance où il se trouvait presque seul , privé du secours de ses disciples et catéchistes ; il écrivait encore : « Mes gens sont repar- tis chacun chez soi , et me voilà à peu près seul ; mais Dieu y pourvoit : jamais je n'ai été si béni au spirituel et au temporel. Je soupire après la pru- dence et l'oraison de notre saint Patriarche ; le zèle, l'abandon , le détachement de saint François Régis (il n'avait pas de catéchiste dans les montagnes du Vivarais , et Dieu m'en prive ici); toute la pureté de saint Louis de Gonzague bien qu'avec moins de sa pénitence; et l'invincible courage de notre bienheu- reux Père de Britto , avec l'amour et la constance de saint François-Xavier. » Il écrivait ailleurs : « J'ai reçu une abjuration et entendu la confession d'un sanar ou maître d'école protestant , autrefois riche , maintenant réduit à la misère , et qui s'en va mourir. Son fils est revenu en même temps au giron de l'Eglise, comme je donnais l'Extrême-Onction au père. Ce spectacle était vraiment édifiant. Non , ils ne sont pas si mau- vais , nos Indiens , qu'on pourrait oser le dire. Il y a des moments de joie indicible pour le Mission- naire : c'est quand la foi se réveille dans- ses ouail- les, et que leur charité rallumée brille à l'approche d'une mort dans le baiser du Sauveur. Bien cher Père , remerciez le Seigneur des grâces qu'il daigne me faire , malgré mes immortifications et mes in- croyables infidélités. Au confessionnal , je trouve des traits de grâce admirables ; des conversions
VIE DU PERE PERR1N. CHAHTHE X. 123
« vraies et solides s'opèrent. Que ne serait-ce pas, si « l'instrument ne résistait point à la main du céleste « Ouvrier ! Oh ! oui , tout par lui , comme avec lui , « et en lui à jamais ! Ampliùs ! Aynpliùs! Amen. »
Le choléra , qui revient périodiquement chaque année décimer les Indiens, fait d'ordinaire au Marava encore plus de victimes que partout ailleurs. Cependant le Père Perrin, non-seulement voyait approcher sans effroi les temps d'épidémie, mais les accueillait comme une époque de grâces toutes particulières pour son cher troupeau. « Le choléra, écrivait-il, est un grand « prédicateur ; il ramène les pécheurs endurcis , il « pacifie les villages divisés, il conduit un grand « nombre d'âmes au ciel. » Aussi ne s'épargnait-il point dans ces circonstances critiques; il semblait au contraire se multiplier pour courir partout , et avoir des forces surhumaines pour ne point succom- ber à tant de fatigues. Nous aurons lieu d'indiquer plus loin, en parlant des affaires d'Oïcottei, les gigan- tesques travaux que lui inspirait alors son zèle d'a- pôtre.
Quelques mots ont déjà laissé entrevoir comment le saint missionnaire avait coutume de porter, quand il le pouvait , le saint viatique aux malades. Afin d'inspirer un saint respect aux chrétiens et aux païens, il se faisait un devoir de déployer alors beaucoup de pompe et de solennité. Il se faisait accompagner par une troupe de pieux fidèles , précéder par des tam- bours, des tamtams, des clochettes , des oriflammes. C'était quelquefois une véritable procession, qui s'en allait à de grandes distances, récitant des prières, et
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chantant des cantiques. A l'entrée du village où il se rendait, il mettait pied à terre, se revêlait de la chape et s'avançait gravement vers la maison du malade. C'était un spectacle nouveau , qui attirait autant d'idolâtres que de chrétiens. Le Père Perrin ne manquait pas d'adresser aux uns et aux autres des paroles de salut; et ce fut à la suite d'une semblable cérémonie , que des païens se disaient la belle parole que nous avons déjà citée plus haut : «Il n'y a que la mort dans la vraie religion qui puisse nous sauver.» « Le 20 février , écrit le Père Perrin , je donnai l'Extrême-Onction à Soussei (Joseph) de Néméni. Le 22, je portai le saint viatique à Raiappenà l'ouest du village de Caroumouly, et à une femme enceinte de neuf mois, que j'avais administrée, et pour laquelle j'avais prié et fait prier le Bienheureux Père de Britto (j'ai su depuis qu'elle était guérie); puis à ce bon Soussei de Néméni, éloigné de trois milles; mais hélas ! il était mort durant la nuit. On vint m'en avertir à l'entrée du village ; et n'ayant pas pris les dernières ablutions à ma messe, je descendis de cheval. Ceux qui m'accompagnaient se mirent à genoux : on encense et on adore la sainte Hostie , je bénis le cortège , j'adore de mon côté , et je me communie moi-même, n'ayant pas de lieu conve- nable pour y déposer le Saint-Sacrement. Je prie et je renvoie mes gens. J'étais accablé de fatigue, je me sentais mal et la chaleur était venue. Le caté- chiste garde mon cheval à l'ombre d'un arbre; je vais me jeter dans un petit étang solitaire à cinq cents pas. Je me remets un peu et prends un mor-
VIE DU PÈRE PERR1N. CHAPITRE X. 125
<( ceau de pain dur que je partage avec mes servi- « teurs. »
Cet excès de fatigue, qui venait après tant d'autres, causa au Père Perrin une maladie assez forte , durant laquelle on lui vola quelque argent. Il en eut un grand chagrin, moins à cause de la somme qu'il perdait , que de l'offense qui en résultait pour Dieu. Il se le reprochait, comme s'il en eût été coupable. ((Cela est arrivé, écrivait-il, meâculpâ.» Son zèle et son courage eurent bientôt repris le dessus, car le 2 mars il volait à quinze milles de là, au secours d'un schismatique qui voulait mourir entre ses bras. Il eut en effet le bon- heur de le confesser , de l'administrer, et de le voir s'éteindre dans d'excellentes dispositions. Il resta six jours dans l'endroit , il fit ses exercices ordinaires du chemin de la croix, ses catéchismes, ses préparations aux sacrements ; il y entendit près de six cents con- fessions, et y laissa une si heureuse impression que, peu de temps après, tout le village se prononça franche- ment pour la cause de l'unité catholique. Jusqu'alors la moitié suivait le parti du schisme.
Nous placerons ici ce qui regarde l'île de Pamben, dite autrement de Ramésouram. Dans les anciens li- vres et les vieilles cartes, elle est appelée Ramanancor. Elle est séparée de la terre ferme par un étroit canal appelé canal de Pamben ou détroit de Palk. Du côté de Ceylan , elle est séparée de l'île de Manar par une suite de petits rochers et de bancs de sable que l'on nomme Pont-d'Adam. A l'extrémité orientale, s'élève la fameuse pagode de Ramésouram, lieu célèbre de pèle- rinage indou, où accourt chaque année, de toutes
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les parties de l'Inde , une multitude incalculable de Gentils. Cette île, toute de sable, est couverte de mauvais bois d'épines, de ronces, de cactus. Les habitants, à l'exception de ceux qui viennent du con- tinent, sont comme des sauvages, vivant de la pêche et de petites graines cultivées à grand'peine. Leurs habitations , isolées les unes des autres, sont environ- nées de haies épaisses, qui ne laissent, pour y péné- trer , qu'une ouverture d'un pied et demi de diamètre. A voir leurs mœurs et leurs usages , l'on dirait qu'ils sont d'une race différente des autres Indiens. Parmi eux se trouvent environ mille chrétiens, convertis on ne sait à quelle époque. Rien de plus déplorable que l'état où les premiers missionnaires, qui revinrent les visiter, les trouvèrent plongés. Les prêtres deGoane se montraient dans l'île qu'une fois l'année, pour y célébrer une fête de Saint-Jacques , et extorquer de l'argent à ces malheureux , déjà si pauvres. Aussi ne conservaient-ils guère de chrétiens que le nom. A la vue du prêtre, qu'ils regardaient comme un exacteur impitoyable , ils s'enfuyaient au fond des bois. Là se trouvaient des vieillards décrépits qui ne s'étaient jamais approchés des sacrements, des unions illégiti- mes de trente, quarante et cinquante ans. L'ignorance était universelle et inouïe. Ce fut pour les nouveaux enfants de saint Ignace un motif de plus de se dévouer à cette partie si négligée du troupeau rendu à leurs soins. Mais les premiers Pères qui descendirent dans l'île , et bientôt après eux le Père Perrin, eurent beau- coup à y souffrir : il leur fallut, à la lettre, courir au travers des ronces et des épines , à la poursuite des
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brebis égarées. Sitôt qu'ils étaient aperçus, hommes, femmes et enfants disparaissaient. Il fallait recourir à quelque stratagème pour les découvrir, les atteindre et les amener. Si quelquefois un catéchiste arrivait en rampant jusqu'à l'entrée de leurs habitations , ils s'échappaient par quelqu'autre ouverture. Ces mal- heureux étaient donc sans foi, sans mœurs, sans pra- tique religieuse, sans le moindre souci de leur salut ; et l'on peut à peine comprendre qu'ils ne soient point retournés au paganisme. Ajoutons que l'île est dépour- vue des choses les plus indispensables; et l'on se fera une idée de ce que les missionnaires durent y endurer. Le Père Perrin , à chaque visite qu'il fit dans cette île, semblait redoubler de zèle, et son dévoûment ne fut pas perdu. La condition de ces infortunés s'améliora sensiblement : bon nombre de vieux pécheurs se convertirent , beaucoup d'alliances illégitimes se régularisèrent ; on finit par comprendre que le Missionnaire n'était pas un exacteur du fisc , mais un Père et un ange de paix. Cependant, comme la foi semblait éteinte, et qu'il fut impossible de réunir et d'évangéliser ensemble un nombre même très-restreint de ces pauvres sauvages, les résultats ne répondirent point aux efforts; et de fait, la plu- part de ces malheureux insulaires forment encore, après plus de vingt ans, un contraste pénible, pour des cœurs d'apôtres , avec les autres chrétiens du Marava. Au milieu de tous ces travaux , le Père Perrin trou- vait encore le temps et les forces de s'occuper , avec un zèle admirable, de l'œuvre si belle de la Sainte- Enfance , pour le baptême des enfants païens en danger
128 LES JÉSUITES DANS l'iÎSDK.
de mort et pour le rachat des petits enfants idolâtres. Il avait eu toujours à cœur de procurer aux enfants des Gentils et. des Mahométans la grâce de la régéné- ration ; mais lorsqu'un nouveau secours envoyé du ciel , grâce à la sainte Association fondée en France par Monseigneur de Forbin-Janson , lui permit de donner plus de développements à son zèle, et de s'ad- joindre des coopérateurs indigènes , il s'y appliqua , on peut le dire , avec un redoublement d'activité. Le Seigneur lui avait donné, parmi les belles qualités d'apôtre dont il avait été prodigue à son égard, le talent de mettre un entrain merveilleux dans tout ce qu'il faisait , et de communiquer aux autres le feu dont il était lui-même embrasé. Aussi eut-il bientôt la consolation d'obtenir en ce genre les plus grands succès, et de voir chaque année des centaines de petits anges s'envoler vers le ciel. C'était une de ses œuvres de prédilection, et il ne se lassait pas d'en parler. Voici comme il termine une lettre, en grande partie sur la Sainte-Enfance , qu'il écrivait à ses supérieurs : « Un scrupule me vient, mon Révérend Père ; aurez- « vous la patience de tout lire ? et ne vous dégoûterez- « vous pas de tous ces détails? Que voulez-vous? « ce sont les détails qui font voir les choses aux « supérieurs ; et ils ont grâce d'état pour supporter « cette bordée de minuties , qui écraserait tout autre. « Et puis mettez-vous, s'il vous plaît, charitablement <( à notre place. Quel grand besoin n'avons-nous pas « d'être dirigés , excités , modérés , arrêtés quelque- « fois, ou encouragés le plus souvent. Et par qui le « serons-nous , nous autres pauvres missionnaires du
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(( Marava, si ce n'est par vous? surtout clans une « œuvre si divine, si délicate, ayant à disposer d'au- « niônes de nos lrères d'F^urope dans un but déter- « miné , à les appliquer à une foule de cas les plus « étranges , inhérents à notre ministère aposto- « lique. J'espère donc que vous m'excuserez de vous « avoir ainsi fatigué, mon Révérend Père. Quanta « vous, Sainte-Enfance, bonne mère, souriez à mes « faibles efforts, et accordez à mes mécomptes, s'il « yen a, indulgence plénière. Quant à moi, je vous « proteste que je sens en moi , par l'effet de ma voca- « tion , le désir le plus vrai , comme le plus énergique, « de vous servir de mon moins mal, jusqu'à la mort, « dans la Compagnie de Jésus. Amen. »
130 LÈS JÉSUITES DANS L'iNDË.
CHAPITRE ONZIÈME,
LES CATÉCHISMES DU PÈRE PERRIN AUX PETITS ENFANTS.
Nous l'avons indiqué déjà bien des fois, l'un des moyens d'apostolat les plus puissants entre les rnains du Père Perrin était le catéchisme des petits enfants. Toujours il s'était senti un goût et un talent particulier pour ce ministère. Au Puy dans les campagnes, à Lyon dans le service des prisons , à Bourbon lors de son passage, il avait montré combien cet exercice lui plaisait, et quel parti il savait en tirer. Il avait réel- lement le don d'instruire, de toucher, d'électriser et de sanctifier l'enfance. Les impressions qu'il pro- duisait dans ces jeunes cœurs n'étaient point de. ces effets superficiels ou éphémères, qui ne survivent guère au jour qui les vît naître. Elles étaient pro- fondes et durables; et comme on l'a vu plus haut, dans ce que nous avons dit de ses travaux à Saint- Denis, les préoccupations ou les fautes même de bien des années ne parvenaient pas à les effacer. N'est-ce pas là une nouvelle preuve de cette haute sagesse, qui porta saint Ignace à faire de l'exercice du catéchisme l'un des ministères les plus recommandés dans sa Corn. pagnie?Ces premières notions de la foi, reçues dans des cœurs encore purs, s'y gravent plus profondément. Aux âmes fidèles et persévérantes, c'est un baume qui les conserve; à celles qui s'égarent 1 oin de Dieu, c'est comme une source de souvenirs d'une vie plus
VÎE DU PERE PEHHIN. CHAPITRE Xl. '1 31
heureuse et plus innocente, et le commencement du retour.
Ces recommandations de saint Ignace son père, et ces considérations appuyées sur l'expérience, ne firent qu'imprimer un élan plus vif au talent et à l'inclina- tion naturelle du Père Perrin pour un ministère si consolant. Mais quels qu'eussent été auparavant ses premiers succès en ce genre, ils n'offrent rien de comparable à ceux qu'il obtint dans les Indes , et plus particulièrement dans le Marava.
Dans tous les villages qu'il visitait , son premier soin était de s'occuper des petits enfants : si épuisé qu'il fût par ses longues courses, ou même plus affai- bli encore par ses infirmités, il ne manquait jamais de les réunir, dès le moment de son arrivée. Il leur ga- gnait aussitôt le cœur par des paroles pleines d'affec- tion, les interrogeait sur leurs prières et leurs petites habitudes, les encourageait avec bonté , leur distri- buait quelques douceurs, et les renvoyait enchantés, après leur avoir fait répéter quelques oraisons jacula- toires courtes mais pleines d'onction et de ferveur.
Chaque jour, à la tombée de la nuit, il envoyait quel- ques-uns de ces enfants, la clochette à la main, par- courir toutes les rues du village, pour convoquer leurs petits compagnons. Tous accouraient avec empresse- ment. Le Père les accueillait à bras ouverts, les dis- posait dans le meilleur ordre, les faisait asseoir autour de lui sur la terre, puis l'exercice commençait par la récitation des principales prières , le Pater, Y Ave, le Credo, les commandements de Dieu et de l'Eglise, l'acte de contrition ; et ces prières se répétaient à tue-
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tête, car tel est l'usage du pays, durant une demi- heure, ou une heure, suivant le degré d'instruction desenfants.D'autresfoisilles divisait par groupes, don- nant à chaque bande un mentor plus avancé ; et pen- dant ce temps , il restait ordinairement au milieu d'eux, et savait, par quelques avis donnés à propos, soutenir l'attention, exciter l'intérêt de tous. Venait en- suite la récitation, puis l'explication du catéchisme. Mais ici nous devons faire une remarque: c'est que le missionnaire ne passe d'ordinaire que fort peu de temps dans chaque village; car sa vie, comme celle de Jésus-Christ, est d'aller sans cesse d'un lieu à l'autre. Il lui faut donc, en ces quelques jours, enseigner et expliquer toute la doctrine chrétienne. Le Père Pierre était incomparable par la manière dont il faisait en- trer dans le cadre le plus restreint, et présentait sous les couleurs les plus vives, les grandes vérités de la foi, les règles principales de la vie chrétienne et les dévo- tions spéciales si chères à toutes les âmes catholiques. En parlant de Dieu, il faisait apparaître tous ses attri- buts; de Jésus- Christ, il parcourait sa vie, sa passion, sa mort ; de l'enfer, il en mettait devant leurs yeux les tourments et l'éternité; du ciel, il leur en faisait goûter les joies ineffables. Le tout, par des questions courtes, incisives, originales, qui provoquaient habilement les réponses, en sorte que les enfants étaient tout joyeux de se trouver plus instruits qu'ils ne l'avaient cru. Ainsi chaque séance était un cours complet et varié de tout ce qu'un chrétien doit croire et faire. Puis à l'exemple de saint François-Xavier , il entremêlait cet enseignement de prières, d'invocations, d'his-
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toires bien choisies et bien racontées, faisant comme toucher au doigt l'application de ce que les enfants venaient de repondre. Quand tout ce petit monde sem- blait fatigué, il les faisait se lever et exécuter différentes évolutions, en chantant des prières, ou la lettre du catéchisme. A voir ces petits Indiens, avec un aplomb imperturbable, allant, venant et revenant, dans un ordre parfait et sans jamais perdre leur rang, l'on eût dit déjeunes conscrits formés aux exercices mili- taires. Parfois tous ces mouvements s'exécutaient au son de diverses clochettes; d'autres fois les files étaient distinguées par différents drapeaux. Ces petites indus- tries, ces moyens variés entretenaient pendant des heures entières l'attention des enfants, et servaient à imprimer encore plus distinctement dans leurs esprits nos saintes vérités. A la fin, le Père avait cou- tume de leur faire parcourir en procession les prin- cipales rues du village; et c'était un tableau ravissant que cette nombreuse jeunesse toute rayonnante de joie , qui s'avançait en si bel ordre, chantant les lita- nies de la très-sainte Vierge , et le Salve Regina dont le chant Tamoul passe à juste titre pour enlevant. Bon nombre de chrétiens, attirés au bruit des clochet- tes et ravis de ce qu'il leur était donné de voir, suivaient sans que leur admiration se lassât jamais; et l'un des résultats les plus consolants de cet exercice était , non-seulement d'attacher de plus en plus la jeunesse à notre sainte religion , mais aussi d'apprendre aux parents à estimer et à respecter davantage ces chers enfants.
Le Père Perrin avait composé, pour ces procès-
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sions, une longue prière en forme de litanies. Il la chantait et la faisait répéter d'une commune voix par toute sa jeune assistance. C'était une suite d'as- pirations, dans lesquelles il reproduisait, sous la forme la plus pittoresque, tout ce qu'il venait d'enseigner durant le catéchisme. Il y faisait venir adroitement l'énumération des principaux désordres qui existaient dans le pays, et il en demandait à Dieu l'extirpation. Il y passait aussi en revue, mais pour les anathéma- tiser solennellement, les dieux les plus célèhres du paganisme. Puis la sain le Vierge , saint Joseph , les saints Anges, saint François-Xavier, le Bienheureux Jean de Britto , les patrons des villages étaient in- voqués tour à tour. On priait pour la conversion des idolâtres, des mahométans, des hérétiques, des schis- matiques. Enfin, dans une apostrophe véhémente, on s'adressait au démon pour lui jurer haine, pour le maudire ; on s'engageait à n'avoir plus aucun rap- port avec lui , et par des gestes énergiques on lui donnait mille témoignages de mépris et d'horreur. C'était un spectacle émouvant , qui arrachait bien souvent des larmes à toute la foule des spectateurs, que devoir et d'entendre ces enfants, d'une commune voix et d'un même esprit, répétant leurs protestations, leurs élans d'amour envers Dieu et sa sainte Mère, leurs ana- thèmes au démon et à ses œuvres. Plusieurs même des missionnaires qui en furent témoins ne pouvaient s'empêcher de répandre des pleurs d'attendrissement. Beaucoup de pécheurs y ont trouvé la grâce d'une conversion sincère ; beaucoup de païens , un com- mencement de conversion. « Après mon départ de tel
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« village, écrit le Père Perrin, je fus abordé et salué « par un païen très-haut placé. Il me dit qu'ayant « entendu tout mon catéchisme de dimanche dernier « aux petits enfants, durant une heure trois quarts, « sans se fatiguer, il avaitété persuadé, etqu'il voudrait « bien se faire baptiser, mais avait peur des railleries « de sa parenté et de sa caste. Il y avait là huit petits « bergers idolâtres, occupés à me considérer. Je ré- « pondis au païen qu'il agissait comme un petit en- « fant en matière sérieuse ; et là-dessus , du haut « d'un tertre et à l'ombre d'un arbre, je lui proposai « la parabole des deux mains , ouvertes au choix à « deux troupes , l'une d'hommes raisonnables , et « l'autre de petitsenfants.Dans la main droite est, pour « chacun de ceux qui la préférèrent, un fort billet de (( banque; et dans la gauche, une poignée de sucre « d'une blancheur et d'un goût admirables. Les « hommes grands et sensés se garderont bien de tou- « cher et de mordre au sucre ; et il n'y aura que les « enfants sans intelligence qui dédaigneront les billets. « Eh bien! lui dis-je, le sucre c'est le choix de ta caste « païenne, composée d'enfants comme toi. Le trésor « c'est le choix de la vraie religion, que font les « gens sages et rassis. Ceux-ci n'insultent pas, mais « plaignent et invitent les pauvres enfants à s'enri- « chir avec eux et comme eux. Ainsi moi, je prierai « pour toi, afin que tu deviennes un de mes enfants « spirituels, dociles et raisonnables. »
La distribution des récompenses n'était pas la partie la moins intéressante, ni la moins originale, des caté- chismes du Père Perrin. Les médailles, les chapelets,
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les scapulaires ne figuraient que pour les plus grandes circonstances. Il distribuait d'ordinaire un peu de miel ou de sucre grossier, ou quelques bananes; mais il savait donner aux moindres présents un tel prix, que les enfants en étaient toujours enchantés. Et on l'a vu plus d'une fois , avec une cuillerée de miel ou quelques bananes coupées en tranches, contenter soi- xante marmots.
Combien de fois aussi, des hommes faits, des vieil- lards même, témoins de ce spectacle, électrisésparles paroles du saint missionnaire, ne vinrent-ils pas se mettre à genoux parmi les enfants, afin de participer à leurs récompenses? Et si le Père leur disait : Vous êtes de grandes personnes , pourquoi venez-vous ici ? Ah ! Père, répondaient-ils, aujourd'hui nous ne sommes que des enfants , traitez-nous et récompensez-nous comme des enfants. Et après avoir reçu leur part des mains du saint Père , ils se retiraient plus heureux que des rois. C'est là peut-être une simplicité que l'on ne saurait comprendre en Europe; mais elle prouve, tout à la fois, et le bon caractère des chrétiens de l'Inde, et l'ascendant du Père Perrin, et la manière dont il savait s'en servir pour porter les âmes à Dieu.
Il est facile maintenant de se faire une idée des fruits de ces catéchismes : les enfants , ainsi métamorpho- sés , devenaient à leur tour de petits apôtres, et tout le pays bientôt se trouvait métamorphosé. « Que vous êtes donc heureux , disaient les pères à leurs enfants , de recevoir une telle instruction f Oh! si, dans notre jeune âge , on nous eût aussi formés de la sorte ,
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nous aurions toujours été bons. » Les schismatiques et les protestants ne cessaient, de leur côté, de redire : « Pourquoi le Père nous poursuit-il par la bouche de ses enfants ?» Bien souvent, en effet, cette horreur pour le schisme, que le Père savait inspirer dans ses catéchismes aux petits enfants, suffisait pour préserver des chrétientés entières des envahissements de l'erreur, ou pour ramener au bercail des centaines de brebis égarées. C'est aussi, je crois, à la même cause qu'il faut attribuer l'éloignement toujours croissant des chrétiens de Marava pour le paganisme et ses innom- brables superstitions. Formés, dès l'enfance, à exé- crer l'idolâtrie sous toutes les formes, pourraient-ils jamais s'en rapprocher ?
Le Père Perrin, malgré sa modestie, parle souvent dans ses lettres des effets merveilleux que produisait ce genre de ministère; mais il en rapporte humblement toute la gloire à Dieu. « Suivant vos prévisions, écrivait- « il à son Supérieur, les catéchismes, l'exposition des « saintes images des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie « et du portrait de notre Saint-Père le Pape Pie IX, « avec supplications, amendes honorables, consécra- « tions, professions de foi , bénédictions de la Vierge, « etc., et puis les préparations à la confession, véhé- « mentes et pathétiques, la pratique du Chemin de « la Croix, les prières des enfants, avec chants , pro- « cessions et oriflammes : tout cela fait plaisir aux « chrétiens et aux schismatiques, et même ils sont inté- « ressés, remués, édifiés : cela donne réellement de la « vie. Les païens aussi en sont frappés. Un sous- « ingénieur indigène et un gros employé du gou-
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<( vernement disaient naguère hautement, avec de « riches propriétaires , tous idolâtres : La vraie « religion n'est pas chez les schismatiques ; la vraie « prière est ici. » Et la conclusion , cette fois-là , fut le haptême3 conféré à un vieux Maraver de 70 ans.
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CHAPITRE DOUZIEME.
DÉVOTION DU PERE PERRIN AU CHEMIN DE LA CROIX. MANIÈRE ADMIRABLE DONT IL LE FAIT FAIRE AUX INDIENS.
Au premier chapitre de cette histoire, nous avons vu l'attrait que , dès son enfance , le Père Perrin avait ressenti pour l'exercice du Chemin de la Croix. Sui- vante louable habitude introduite au collège de Saint- Acheul parle Père Sellier, il ne manquait pas, cha- que vendredi , de se livrer à cette pieuse pratique. Et depuis lors, à son recueillement et à l'émotion sensible qu'il éprouvait , en parcourant les scènes de la Passion , on avait pu mieux apprécier combien son cœur était épris d'amour pour celui qui nous a tant aimés.
Un peu plus tard, durant son séjour dans la maison d'une de ses tantes, près de Valence, pour y rétablir sa santé , Dieu lui ménagea l'occasion de laisser entrevoir ce qu'il saurait faire un jour en ce genre. Il y avait là une manufacture , dont les propriétaires étaient de vrais chrétiens , et où régnait un ordre parfait. Chaque jour, on y faisait en commun la prière du soir , accompagnée tantôt d'une lecture , tantôt d'une petite exhortation , tantôt enfin du Chemin de la Croix; et c'était d'ordinaire le vicaire d'une petite ville voisine qui venait présider à ce pieux exercice. Le jeune Perrin y assistait assidûment ; et même, lorsque le vicaire ne pouvait venir , c'était lui qui le rempla-
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çait. On vit alors ce jeune homme de 49 ans adresser aux assistants les paroles les plus touchantes et réciter les prières des Stations avec une onction qui péné- trait jusqu'au fond des cœurs. Un jour qu'il se sentait plus ému , il improvisa lui-même les réflexions et les prières que lui inspirait la vue de chaque mystère. Cette fois l'exercice dura une heure et demie, et les 80 per- sonnes qui étaient présentes fondaient en larmes. Frappé de ce premier succès d'apostolat, le jeune Pierre conçut dès lors le désir d'étendre partout cette dévotion, si jamais il était prêtre et religieux, comme il espérait bien le devenir.
Après son entrée dans la Compagnie de Jésus , il s'affectionna toujours de plus en plus à une si sainte pratique, et sentit s'augmenter en lui vivement le besoin de la propager partout, suivant que sa position et les circonstances le lui permettraient. Mais c'est dans la mission du Maduré, et surtout dans le Marava, que ce désir de son cœur s'est réalisé. Le Chemin de la Croix et la piété incomparable avec laquelle il le faisait faire par ses Indiens, a été, nous pouvons le dire , un des grands moyens dont il s'est servi pour opérer dans les âmes un bien plus solide et plus général. S'agissait- il de produire un ébranlement décisif dans quelque chrétienté? de ranimer la ferveur dans quelque vil- lage? le ressort qui lui réussissait toujours le mieux était un Chemin de Croix, suivant sa méthode. Chaque dimanche réunissant dans les églises du Marava une multitude, qui s'élève souvent à trois ou quatre mille fidèles, lui parut être le jour le plus propice pour ce saint exercice; et bien que d'ordinaire, le saint homme
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se trouvât alors très-fàtigué, à cause dos confessions qu'il lui avait fallu entendre fort avant dans la nuit, et de Pheure avancée à laquelle il célébrait le saint sacri- fice , jamais il ne voulait céder à aucun autre cette nouvelle fatigue si chère à son cœur, et dont il reti- rait de si grands fruits.
Tout étant disposé, et les chrétiens assemblés dans l'église, le Père, en surplis, et accompagné de quel- ques enfants qui devaient exécuter les chants, venait se placer à genoux au pied de l'autel; et l'on enton- nait aussitôt le premier acte de contrition, comme pré- paration nécessaire à tout l'exercice. A mesure que l'on parcourait ensuite les diverses stations, le saint mis- sionnaire semblait de plus en plus ravi en esprit et hors de lui-même : on aurait dit qu'il voyait de ses yeux les souffrances de son Sauveur; son visage s'en- flammait et ses paroles brûlantes portaient tour à tour la compassion , la douleur, le repentir au cœur de tous les assistants.
Mais au lieu d'adresser, à chaque station, un petit discours à son auditoire, il y faisait une méditation sur le mystère représenté, l'entremêlant d'aspirations inef- fables/ d'allusions frappantes aux besoins du peuple présent, à ses péchés et à ses désordres, et de prières pleines d'onction: et cette méditation, au lieu de se l'appliquer à lui seul, il la faisait comme représentant de ses auditeurs, parlant et priant en leur nom, s'inspi- rant de leurs sentiments , et comme s'identifiant avec eux. Bientôt tout ce peuple visiblement enlevé s'identi- fiait lui-même avec son saint Père, s'animait avec lui, aimait et "gémissait d'un même cœur, et promettait
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fermement de se corriger. Une indicible émotion s'emparait en quelques minutes de toute cette im- mense assemblée. Les larmes coulaient de tous les yeux; on se frappait la poitrine, on se prosternait la face contre terre ; vous eussiez entendu toute cette masse pousser de profonds soupirs, sangloter, jeter de grands cris, à tel point que le Père, pleurant lui- même, et remué jusqu'au fond des entrailles , avait bien de la peine à continuer.
Mais quand , à la douzième station, il leur annon- çait que Notre-Seigneur rendait pour eux le dernier soupir sur la Croix, et qu'une lance perçait son divin cœur, alors il prononçait à haute voix, et tous répé- taient avec lui, dans un amer sentiment de tristesse, le magnifique acte de contrition que nous citerons ici en entier :
« Etre sans commencement et sans fin , Seigneur « notre Dieu, vous êtes le souverain Maître de toutes « choses, et moi je ne suis qu'un vil esclave ; et cepen- « dant, sans nul égard pour votre Majesté , source de « tous les biens, j'ai osé commettre les péchés qui « vous déplaisent, Seigneur ; j'ai eu l'audace de me « rendre coupable de forfaits que vous abhorrez , Sei- « gneur ! 0 Jésus, mon Sauveur, je vous ai attaché à « la Croix, par les crimes que j'ai commis; bien sou- « vent j'ai renouvelé la douleur de vos divines plaies, « Seigneur. Oui, j'ai été cause, moi pécheur, des « indicibles souffrances que vous avez endurées sur « la Croix, et delà très-cruelle mort que vous y avez « soufferte, Seigneur. Par mes péchés j'ai perdu mon « âme, je l'ai rendue esclave du démon, j'ai'contracté
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« la dette immense d'être jetée dans les abîmes de « l'enfer, pour y brûler toujours, toujours, comme « un tison éternel, dans un feu qui ne s'éteindra « jamais. Cependant je suis moins touché de la crainte « de l'enfer et de la perte du ciel, que du mépris que « j'ai fait de votre Majesté, source infinie de tous les « biens. Je me repens donc, avec le regret le plus vif, « de les avoir commis, ces péchés qui vous déplaisent, « et ces crimes que vous avez en horreur. C'est là toute « mon affliction. Hélas ! ces péchés, je les ai commis « en pleine connaissance de cause ; pardonnez-moi, « Seigneur ! Oui , je les ai commis avec une pleine « connaissance; pardonnez-moi, Seigneur! Oui, c'est « le sachant bien, que j'ai commis ces crimes ; grâce, « grâce, Seigneur! A l'avenir, je prends, avec une « ferme volonté, la résolution inébranlable de ne les « plus commettre, ces péchés. Mais, parce que je ne « puis rien par mes propres forces, je vous le de- « mande par les mérites infinis de la Passion et de « la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et j'espère « fermement que vous m'accorderez, avec le pardon « de mes péchés, le secours de votre grâce et la féli- « cité du ciel. 0 Marie, Mère de Dieu, tout cela je ne « puis l'accomplir par moi-même ; priez donc pour « moi votre divin Fils. 0 Jésus, mon Sauveur, vous « qui effacez les péchés du monde, ayez pitié de nous, « ayez pitié de nous. Ainsi soit-il ! »
Pendant cette touchante prière , le Père Perrin s'armait bien souvent d'une discipline et se frappait les épaules jusqu'au sang. A ce spectacle, l'émotion était à son comble , les larmes coulaient plus abon-
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dantes; et beaucoup de fidèles, à leur manière, cher- chaient à l'imiter énergiquement.
L'exercice se terminait par le chani Tamoul du Parce, Domine, que tous redisaient avec J'accent de la plus profonde douleur et du plus sincère repentir. Toute la cérémonie durait environ deux heures , après lesquelles, le Père épuisé, presque succombant sous le poids de son affliction et de sa fatigue, montait à l'autel pour offrir le sacrifice réel du corps et du sang deJésus-Christ. Cet aperçu peut faire concevoirquelque chose des fruits de salut que produisaient les chemins de croix. Nous pouvons assurer sans crainte que jamais la foule ne se retirait sans une vraie contrition de ses péchés , sans une ferme résolution de vivre désormais en chrétiens fervents. Beaucoup de schis- matiques ont avoué que ce n'étaient pas les raison- nements qui les avaient fait renoncer à leur parti , mais bien d'avoir assisté quelquefois aux chemins de croix du Père Perrin. De fait, ils ont puissamment contribué à ranimer la foi , la piété, la ferveur parmi les Indiens; et il faut leur attribuer en grande partie les nouvelles conquêtes sur le schisme. Les païens eux- mêmes se faisaient souvent un plaisir d'y assister. Ils y apprenaient à connaître celui qui a tant souffert pour leur salut. Ce fut pour plusieurs le commence- ment d'une généreuse conversion.
Dans une de ses visites pastorales au Marava , Mon- seigneur Canoz fut témoin des heureux effets produits par ces belles cérémonies. Non-seulement il en té- moigna la plus vive satisfaction ; mais un dimanche, où la curiosité avait attiré beaucoup de schismatiques à
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la messe, il ne voulut ni prêcher lui-même, ni laisser prêcher un autre missionnaire qui l'accompagnait. « Laissons, dit-il, le Père Perrin faire son chemin « de croix : il produira parla bien plus d'impression « que nous n'en produirions nous-mêmes par tous nos « sermons. » Et des retours aussi nombreux qu'im- portants justifièrent pleinement et sans retard la pa- role du sage et pieux prélat.
Chaque vendredi de carême, lorsque les circons- tances s'y prêtaient, le Père Perrin faisait pareille- ment avant la messe son bien-aimé chemin de croix. Voici ce que nous trouvons à ce sujet dans une de ses lettres : « Une marque bien consolante de ferveur, « c'est que les deux premiers vendredis du carême, « l'église était pleine des gens de Gouttelour et des « environs. Ma messe avait été précédée d'un chemin « de croix solennel et suivie de la bénédiction du cru- « eifix. Je n'ai vu encore ce concours nulle part; et si, « pour alimenter ces âmes dévouées à la Passion du « Sauveur , j'ai (ce qui me coûte peu , ou plutôt rien) « à m'abstenir, avant midi , d'une goutte de miséra- « ble café noir, je n'en retire que plus de vigueui « et de vie, en m'abreuvant à la coupe eucharistique ; « et bien des âmes profondément émues en profi- « tent. » — « Le chemin de croix bien fait, écrit-il « ailleurs , gagne partout et change les pauvres pé- « cheurs. »
Le Père Perrin conservait précieusement le grand crucifix que lui avait envoyé de Rome le Révérend Père Roothaan, au commencement de sa carrière apostolique; et comme ce crucifix était enrichi des
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indulgences du chemin delà croix, il y tenait beau- coup, et s'en servait, durant ses voyages, pour par- courir en esprit ses chères stations. Il priait alors avec un renouvellement de ferveur pour le salut des peu- ples confiés à ses soins, et dans le nombre il n'ou- bliait pas les idolâtres, dont il se disait l'indigne pas- teur. Or il arriva qu'un jour il eut le malheur de per- dre ce crucifix; mais bientôt Dieu le lui rendit, d'une manière que sa reconnaissance lui fit regarder comme un vrai miracle. Voici comment il raconte lui-même le fait : « Mon grand crucifix, que je porte au cou, et « une relique du bienheureux Père de Britto étaient « restés perdus pendant un mois. Je les avais laissés « tomber de cheval en revenant d'administrer les « derniers sacrements à une nouvelle baptisée. « J'avais eu beaucoup de consolation à l'assister; et « au retour, pour m'éprouver, Dieu me fit perdre mon « crucifix et une précieuse parcelle du pieu auquel « les membres du Père de Britto avaient été attachés « après sa mort. Dimanche dernier, un bon cultiva- « teur de palmiers me les a rapportés de plus de six « lieues. Je lui donnai en récompense une médaille « de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et le surnommai « Saveri-Mouttou , en mémoire de ce qui était « arrivé en ce genre à l'apôtre des Indes ; puis je « m'empressai d'acquitter mon vœu de 10 Pater et « 10 Ave les bras en croix, comme je l'avais promis, « si je retrouvais mon trésor. »
VIE DU PERE PKRHIX. CHAPITRE XIII. \M
CHAPITRE TREIZIEME.
DÉVOTION DU PÈRE PERRIN ET DE SES CHRETIENS A LA TRÈS- SAINTE VIERGE , A S4INT JOSEPH , AUX SAINTS ANGES ET AU BIENHEUREUX JEAN DE BRITTO.
Après la dévotion aux souffrances de Jésus-Christ, la plus chère au cœur du Père Perrin et la plus flo- rissante dans toutes ses chrétientés était sans contredit la dévotion à Marie immaculée. Il avait coutume d'at- tribuer à cette bonne Mère tous ses succès. « La sainte « Vierge s'en mêle décidément, écrivait-il ; le jubilé « réussit d'une manière extraordinaire. J'ai déjà près « de mille confessions, et de très-bonnes confessions, « pour ce mois de janvier. Un concours sans cesse « croissant à la sainte messe, les jours de dimanches, « et aux autres pieux exercices qui sont de plus en <( plus visiblement bénis. Cœci vident, surdiaudÀunt, « leprosi mundantur. Il s'agit de l'âme, bien entendu. (( Trois grands villages ont été pacifiés. J'ai donné le <( baptême etl'Extrême-Onction, en huit jours, à deux « époux. La femme est déjà morte , et le mari s'en « va. J'ai acheté une petite orpheline pour la Sainte- « Enfance. Le Saint-Viatique a été porté en triomphe « trois fois, avec tambours, drapeaux, tamtams , « etc. , entre autres à une vieille schismatique, qui, « trois jours auparavant , avait été trouvée dans un « étang , où elle s'était traînée pour se suicider de « désespoir, par suite d'une douloureuse maladie; « elle est morte bien résignée et en paix. »
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« J'ai été consolé, dit-il dans une autre lettre, « surtout depuis quelque temps. Puissé-je n'avoir pas « été infidèle ! Grâce au saint Cœur de Marie , cette « semaine, j'ai eu quatre ou cinq conversions de « pécheurs du plus gros calibre : ce sont des gens « qui, on peut le dire , avaient tout fait , excepté le « bien. Ainsi recevez, avec actions de grâces dans ce « saint et immaculé Cœur, le respect et l'obéissance « de votre très-humble serviteur. » Et rapportant ailleurs, avec une joie indicible, quelques événements qui avaient amené la soumission de plusieurs schis- matiques , il commence chaque alinéa par ces mots : Digitus Immacula tœ Virginis est hic : le doigt de la Vierge Immaculée est là , attribuant tout à cette sainte et très-pure Mère de Dieu.
A l'époque où le dogme de l'Immaculée-Conception devait être proclamé à Rome , l'on ordonna dans toute la mission un Triduum qui devait précéder la fête du 8 décembre 1854. Le Père en reçut la nou- velle avec un saint transport. « Bien m'en a valu , « écrivait-il : sans le savoir , je courais au-devant, de « l'admirable encyclique qui , à elle seule , suffirait « pour faire revenir les moins fervents. L'ayant donc « reçue, lue et transcrite, pour la mieux méditer ces « temps-ci , je l'envoie dès demain par un courrier « extraordinaire qui, le soir même, s'il plaît à Dieu , « la remettra au Père Favreux, ad majorem Dei glo- « riam. »
Apprenant ensuite l'auguste cérémonie , dans laquelle le Souverain-Pontife avait défini ce dogme si cher à tous les enfants de Marie, il s'écriait, dans une
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autre lettre : « Alléluia! Je crois, de foi catholique, que « Marie a élé courue sans souillure. Je suis glorieux « d'être habitant de cette terre, à qui il est donné « enfin d'adresser à sa Reine un pareil hommage, et « je m'estime heureux de servir l'Église et notre Corn- et gnie sous un tel Pape que Pie IX. Il n'est assuré- « nient nul d'entre nous qui ne se sente enflammé « d'un nouveau zèle pour l'épouse du grand saint « Joseph, pour la patronne de l'Église et des saints « Apôtres , pour la Souveraine des Anges et des Xr- « changes ! Priez beaucoup pour moi; je vais entrer « en retraite; si je ne suis pas saint, aidé de saint « François-Xavier et de l'Immaculée-Conception, ce « sera bien ma faute. »
Et clans une autre lettre, il disait encore : « Alle- « luia ! ! ! Le dogme est proclamé ! Nous verrons clans « peu, je l'espère , des merveilles. Si je meurs, ce « sera en chantant : Nunc dimittis ! » Et se laissant emporter à l'ardeur de son amour, il ajoute : « Bien « plus, tout pécheur que je suis, mon cher Père, « un cri incessant dans le fond de mon âme, et que je « ne saurais étouffer , me fait entendre et me pro- « clame que si je suis fidèle, mon étole, quelque « beau jour , je ne sais où ni comment , sera blan- « chie au pur sang de l'Agneau. Priez donc pour « que je sois fidèle. Paons l'un pour l'autre, à tout « jamais. »
Le Père Perrin avait à cœur de faire célébrer, dans cette occasion , une fête des plus solennelles par ses chrétiens ; il y réussit , et voici dans quels termes il en rendait compte : « Je viens d'avoir une fête, en Thon-
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(( neur de Marie Immaculée dans sa Conception, mais « fête en règle , avec procession , et tous les tam- « tams des environs. C'était un jour chômé comme « un dimanche ; et la veille , grand nombre de fîdè- « les s'étaient imposé un jeune de dévotion. Que « vous dirai-je de plusieurs conversions et réconci- « Hâtions opérées par Marie ? J'ai eu , de plus , le « bonheur d'arrêter une diablerie, et d'en punir « publiquement les auteurs , qui d'ailleurs sont con- « trits, humiliés, repentants, ramenés par Marie. « Remercions-en la divine Mère. »
Cependant, en dépit de tous ses travaux, il adressait, peu de temps après , à un autre Père, ces paroles si humbles : « Prions l'un pour l'autre! La fête des Rois a été pieuse plus que jamais. Si mon orgueil ne gâtait l'œuvre de Dieu, un très-grand bien se ferait. En attendant, achevez, par vos vœux et vos Congrégations , de faire tomber toutes les tours des pagodes. La Sainte-Enfance commence ici. Le jubilé prend à merveille ; j'ai peine à suf- fire à la besogne. Bien des pécheurs se convertis- sent; les schismatiques sont réduits à la honte et au silence. Quand vous aurez renversé tous les diables de Périacottei et de Maduré , je vous en adresserai d'autres à réduire en poudre. En attendant, rangez sur vos registres les diables de paresse, d'orgueil, de déraison et de désoraison qui obsèdent votre pau- vre serviteur, totustuusin Christel
« Pierre Perrin. » L'année suivante , il eut le bonheur de faire célébrer
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encore la fête de l'Immaculée-Conception avec la même pompe et le même entrain. « Nos chrétiens « en masse, disait-il, ont vraiment un zèle prononcé « pour leur Mère immaculée. Les offrandes, j'ai lieu « de le croire, dépasseront tout ce que j'aurai dépensé. « Mais vous vous fatiguez, me direz-vous ! 0 mon cher « Père , ubi amatur non laborahir , aut si laboratur « labor non seniitur quia amatur ! » Il se donna , en effet , tant de peine en cette occasion , soit pour entendre les confessions , soit pour donner plus d'éclat à la solennité , qu'il écrivait peu après;. J'ai ma santé « à refaire, après les travaux et les veilles de la fête. « Priez pour ce pécheur ! »
L'Archiconfrérie du saint et immaculé Cœur de Marie était entre ses mains un puissant levier pour convertir les pécheurs et avancer l'œuvre de Dieu. Il voulait que tous les chrétiens en fussent membres et en pratiquassent les exercices si simples et si faciles. Chaque dimanche , quelles que fussent ses fatigues, il ne manquait jamais de faire les recommandations accoutumées, et de chanter ces belles prières que répétait en tamoul une multitude de S à 4,000 chré- tiens accourus de tous les alentours. Venaient ensuite la bénédiction avec la statue de la sainte Vierge, selon l'usage du pays. Et chaque semaine lui apportait sans faute le fruit de ces pieux exercices, par le retour de quelque insigne pécheur, ou le baptême de quel- ques païens.
Un autre missionnaire, ami intime du Père Perrin, avait établi dans un grand village la fête du saint Cœur de Marie. En 1854, un mois environ après la
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mort de ce digne compagnon, le Père Pierre fut appelé pour la célébration de cette fête. « Mon cœur jubile, « écrivait-il alors, au milieu de toutes nos tribula- « tions. La fête de ce village, en l'honneur du saint « Cœur de Marie, a été réellement très-bien. Je n'ai « encore rien vu de pareil dans l'Inde. La piété n'y « cédait point à la magnificence. Priez notre bonne « Mère! car s'il m'était donné de pouvoir en célébrer « plusieurs de ce genre , il y aurait un grand pas « de fait. Ma santé se soutient malgré les fatigues. « Dieu et je crois aussi nos Pères défunts, avec « Marie immaculée, me sont, à moi pécheur, de « plus en plus en assistance visible. Louange, non- ce neur et amour au Dieu très-haut et infiniment « bon! »
C'est à la suite des morts si rapprochées des Pères Jean Combe et Vincent Hugla, moissonnés par le choléra, et auxquels fait ici allusion le Père Perrin, qu'il écrivait, encore : « Je suis sans doute le Jonas « qui attire en grande partie la tempête. Eh bien! « bon Jésus, j'y consens : pour vous venger, jetez-moi « dans la mer, mais dans la mer de votre amour, « par une sincère conversion à la vie surnaturelle et « parfaitement apostolique ! Telle est la prière de « votre tout dévoué dans les saints Cœurs de Jésus « et de Marie. »
Pour attirer de plus en plus les bénédictions de Dieu et la protection de Marie sur les petits enfants, le Père inscrivait les noms de tous ceux qu'il baptisait sur le registre de l'Archiconfrérie, et enjoignait à leurs pa- rents de réciter pour eux les prières d'usage, jusqu'à
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ce qu'ils eussent atteint l'âge de raison. Les pères et mères s'y prêtaient volontiers, et apprenaient par là insensiblement à s'intéresser encore davantage à l'âme et à l'innocence de leurs enfants.
Après toutes les faveurs que le saint missionnaire avait reçues de saint Joseph , et dont nous avons cité quelques-unes aux premiers chapitres de cette his- toire, on ne s'étonnera pas que le Père Perrin n'ait jamais séparé dans ses affections le chef de la sainte famille de sa très-chaste épouse. Attiré dès l'enfance à s'unir à Dieu par l'oraison, il se sentit aussi dès lors inspiré «à prendre cet admirable saint pour son maître de vie intérieure et pour son modèle adora- teur, comme il aimait à l'appeler, des très-sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Dans sa vie de mission- naire, il se garda bien de l'oublier ; il lui rendait sans cesse de nouveaux hommages, et il en recevait des grâces toutes particulières. « Par son avis, écrit-il « quelque part, j'ai appris que, soit pour moi-même, « soit pour mes fidèles, dans mes exercices et orai- « sons, ainsi que dans mes prédications, je ne devais « pas séparer les mystères joyeux et glorieux du « Sauveur et de sa sainte Mère, des mystères doulou- « reux ; que je devais au contraire montrer la liaison « et la progression des uns aux autres. » Ailleurs il écrit encore : « Saint Joseph a coutume de me pu- « nir de mon orgueil, de ma sensualité, de ma pa- « resse dans l'oraison, par des chagrins domestiques « dans ma maison et dans mon district. »
Durant la plus grande partie des treize années qu'il passa dans le Marava , il eut son principal abri, qui
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n'était qu'une méchante masure, dans un village ho- noré du nom même de saint Joseph, Sousseipperpat- nam, ville de Joseph. C'était pour lui une Irés-douce consolation. Aussi n'épargna-t-il rien pour obtenir que chaque année le Patronage de son saint protecteur y fût célébré avec toute la pompe imaginable. Il y réussit, et c'était alors pour lui une occasion de convoquer à cette fête de famille quelques-uns de ses frères, pour les faire jouir de son bonheur.
A l'entendre parler du chef de la sainte famille , on sentait bien que ce n'était pas là, pour son cœur, un saint ordinaire, et qu'il devait y avoir entre eux des rapports plus intimes que ceux des âmes ordinaires avec les saints. Il ne cessait dans ses lettres d'en par- ler avec effusion, et de lui attribuer une multitude de grâces. A tous, mais surtout aux malades, il recom- mandait de s'adresser à ce glorieux patron de la bonne mort. Enfin il demanda et obtint, comme nous le verrons dans la suite, que ce grand saint vînt l'assis- ter à son dernier passage; car nous sommes fondés à croire que le saint patriarche vint recevoir lui-même visiblement l'âme de son dévoué serviteur.
Nous trouvons encore dans les notes du Père Perrin des traces nombreuses de sa dévotion aux saints anges, et des fruits abondants qu'il en retira. Souvent, dit-il, ces bienheureux esprits l'assistaient et le ré- compensaient très-sensiblement, en ses diverses courses et entreprises, lorsqu'il avait été fidèle et fer- vent à les invoquer. Les trois principaux chefs de la milice céleste recevaient surtout ses hommages, et avaient sa pleine confiance; mais plus particulière-
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ment saint Raphaël, qu'il avait choisi même pour mé- decin corporel dans les incessantes pérégrinations de son apostolat. Il conseillait aux autres missionnaires cette dévotion , les assurant qu'ils en retireraient, comme lui, les fruits les plus précieux. Son ange gar- dien, les anges gardiens de ses chrétiens, les anges tu- télaires des villages qu'il visitait, n'étaient pas non plus oubliés: il les conjurait en toute rencontre et, dans sa simplicité, les sommait de bénir et d'aider ses faibles efforts pour chasser les démons et faire par- tout régner Jésus-Christ. Nous ne savons pas assez, disait-il souvent, tout ce que nous devons à ces bons anges; nous sommes bien ingrats à leur égard. Et il recommandait sans cesse aux fidèles de les aimer, de les invoquer, de les honorer.
Frère et successeur du bienheureux Jean de Britto dans le Marava, le Père Perrin eut tour à tour la joie de posséder dans sa juridiction tous les principaux lieux consacrés par les travaux, les souffrances et la mort de ce grand martyr. Il ressentit donc une conso- lation ineffable en apprenant que son cher et glorieux prédécesseur avait été mis au nombre des Bienheureux. Dès lors il n'épargna aucune fatigue pour le faire ho- norer de tous ses chrétiens, et pour exciter leur con- fiance en un si puissant protecteur. Il fit de sa main un espèce de tableau, où il représentait la mort du saint confesseur de Jésus-Christ; et il l'exposa en pu- blic pour- frapper plus vivement tous les esprits. Il portait toujours à son cou une belle relique du pieu auquel avait été attaché le corps du martyr après son triomphe, et i] s'en servait pour opérer un
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grand nombre de guérisons miraculeuses. Les lieux qu'avaient sanctifiés la présence, les douleurs et le sang du Bienheureux excitaient en lui un renou- vellement de ferveur, de zèle et d'amour. Il suppliait ses supérieurs de lui laisser bâtir un petit ermitage à Ponnangoudy, parce que le Père de Britto, durant sa vie, s'y était particulièrement fatigué pour la gloire de Dieu, et y avait opéré de grands miracles. APagani, il se fit montrer le rocher sur lequel le Bienheureux avait eu tout le corps si cruellement déchiré; il colla ses lèvres sur cette pierre , que sa foi lui rendait plus précieuse que tous les trésors de la terre ; il y resta longtemps comme ravi en extase; et s'il eût vécu, il était résolu d'y faire élever un monument en l'honneur du saint. Il voulut aussi se plonger et comme se renou- veler, disait-il, dans l'eau d'une source voisine, que le Père de Britto fit jaillir et qui depuis lors n'a jamais tari. Enfin il eut la consolation de faire construire une modeste chapelle dans le village de Pagani, en attendant qu'un de ses successeurs plus heureux puisse y élever une église digne des souvenirs d'un pareil lieu.
A Néméni qui se trouve près de Mouni, théâtre de l'arrestation du saint martyr, le Père interrogeait tous les vieillards, et semblait s'adresser au ciel et à la terre, pour recueillir quelques souvenirs de plus, relatifs aux souffrances du Bienheureux. Quand il en avait retrouvé quelques uns , il s'empressait de les communiquer à ses frères et de leur faire parfager son bonheur. Il annonce, avec une joie marquée, à l'un d'eux, qu'il a pu faire célébrer à Couttelour, durant dix jours consécutifs et avec le concours de
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tous les chrétiens, une fête magnifique en l'honneur de son saint de prédilection. « Ce sera un jalon pour « l'avenir, ajoutc-t-il : supcrabundo gaudio! »
Visitant Andaourani , à cinq milles seulement d'O- riour, il voulut aller y faire un pèlerinage, quoique les schismatiques en fussent alors maîtres. Puis après avoir donné, dans une de ses lettres, quelques détails sur cette pieuse excursion, il ajoute : « Je suis « revenu à quatre heures et demie du soir, après dix « milles de marche. Mes pieds ensanglantés restèrent « enflés durant quinze jours. J'offris cette peine en « l'honneur de la marche forcée du Bienheureux Père « de Britto, de Ramnad à Oriour, la veille de sa mort, « et je demandai de mourir comme lui afin de par- ce tager son triomphe. Grand nombre de chrétiens « m'accompagnèrent; les schismatiques étaient stu- « péfaits. »
Le Bienheureux Jean de Britto sembla vouloir récompenser la dévotion et la confiance de son fidèle imitateur, en accordant à sa prière un grand nombre de grâces extraordinaires et même miraculeuses. Nous n'en citerons que deux ou trois exemples, pris encore dans les lettres du Père Perrin. « Tévasagaiam, écrit- ce il , sanar païen de Tanditchourani , hydropique « très-avancé, mais aidé par Arokkiam, odéage chré- « tien, qui le soigna, le nourrit, le convertit, et Tin- « struisit pendant deux mois, me fut amené dernière- « ment à Mavoudicottei, sur la charrette de l'odéage. « Il reçut le baptême. Je récitai sur lui l'oraison du « Bienheureux Jean de Britto, excitant le malade à se « confier en notre glorieux martyr, et à lui faire une
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(( neuvaine. Il est pleinement guéri. Je l'ai revu de- « puis, il est très-fervent. Il m'a amené plusieurs « païens et m'en prépare d'autres. Par sa foi il a dé- « cidé son épouse au saint Baptême; elle l'a reçu hier, « ainsi qu'une de ses compagnes. Le père et la mère « de Tévasagaiam suivront, je l'espère. Prions pour a eux. »
« Il y a , écrit-il dans une autre lettre, à Sousseip- « perpatnam , une âme innocente et bien chère à « Notre-Seigneur. C'est une enfant de douze à treize « ans, appelée Jagamal. Sa mère est une veuve simple « et pieuse. Ballottée depuis la mort de son mari, et « chassée par ses parents qui ont ruiné son petit hé- « ritage, elle s'était enfin retirée dans ce village avec « une autre fille cadette. Elle vivote en travaillant « comme elle' peut. Elle et ses deux filles sont assi- « dues aux prières. Jagamal, d'une modestie et d'une « gravité au-dessus de son âge, mais surtout d'une « piété angélique, inspire le respect aux chrétiens qui « l'appellent pour prier sur les malades du village. « Elle fut admise à faire sa première Communion, le a jour de l'Immaculée-Conception. Il paraît qu'elle se « voua pour toujours à l'état de virginité ; car sa mère, « dès le soir, un peu interdite plutôt qu'alarmée, me « l'amena pour m'en instruire. Je la consolai et l'en- « courageai de mon mieux. La mère parut résignée : « elles se retirèrent. Huit jours après, s'étant endor- « mie le soir près d'un tison allumé, Jagamal tomba « dans le feu, qui prit immédiatement à ses vêtements. « Sa mère, réveillée en sursaut, appliqua sans en rien « dire de la chaux vive sur la plaie, qui prenait de-
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(( puis le sein droit jusqu'à la hanche. Jagamal ne « cessait d'invoquer Jésus et Marie. J'étais en tournée « d'administration. Une semaineaprès, quand j'arrivai, « la gangrène s'y était mise. La puanteur était insup- « portable; l'enfant ne prenait aucune nourriture et « tombait fréquemment en délire. Le lendemain, ap- « pelé près d'ellejelui donnai l'extrême-onction. Il n'y « avait guère espérance de guérison. J'excitai pour- « tant la famille à se confier au Bienheureux Père de « Brilto; et pendant qu'ils récitaient cinq Pater et « cinq Ave en son honneur, je dis cinq fois sur l'en- « fant l'oraison du bienheureux martyr. Puis je pensai « à un peu de vieux camphre ; j'en fis parsemer la (( plaie; on y appliqua aussi de l'onguent camphré. « Le lendemain la plaie était nette, l'appétit était « revenu, l'enfant hors de danger. La mère accourut « m'en instruire ; et redoublant de foi, elle consentit « à tout ce que Dieu demanderait de sa fille. »
Dans une autre lettre, il écrivait en parlant d'une résidence à établir dans l'est du Marava : « Achetez « seulement le terrain, commencez la maison, et à bas « le schisme avec ses suppôts 1 Vous verrez. C'est là « que le Père de Britto veut montrer sa tendresse « pour nous et son pouvoir auprès de Dieu. Pardon- « nez la hardiesse d'un pécheur tel que moi ; mais « c'est ainsi. J'en suis intimement persuadé, et presque « convaincu, par certains événements récents : deux « faits remarquables, dont l'un arrivé à la fête du « saint Rosaire , et 'persévérant. C'est la pieuse con- « fiance, la prière et l'entière délivrance de la fille de « Raiappodéan, l'un de nos principaux et meilleurs
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(( chrétiens d'Oïcottei. Celte pauvre enfant, qui, an dire « de tout le pays, était en proie à d'étranges assauts (( diaboliques , fut délivrée aussitôt qu'elle se mit cà « réciter cinq Pater et cinq Ave, en l'honneur du « Bienheureux Père de Britto, et elle continue avec « ferveur cette prière. Une autre personne, que l'on « persécutait étrangement dans sa propre famille « schismatique, parce qu'elle s'opposait à des diable- « ries, a fini, grâce à l'entremise du Père de Britto, « par convertir ses parents coupables, et elle me les a « amenés. » Et ailleurs : « Plusieurs grâces marquées « et notables, de guérisons et d'enfantements difficiles, (( ont été obtenues par l'eau du Père de Britto. »
Bien souvent les païens eux-mêmes, lorsque leurs champs étaient dévastés par les chenilles et les sau- terelles , ou brûlés par la sécheresse , venaient se recommander au PèrePerrin; celui-ci faisait immé- diatement remonter leur confiance vers le ciel ; puis il leur remettait de l'eau bénite avec l'oraison du Bien- heureux , et leur recommandait d'asperger leurs champs. L'opinion générale proclame que l'effet de cette eau , jointe aux prières du saint Missionnaire lui-même , était comme infaillible.
Quant aux chrétiens, il était assez fréquent qu'ils vinssent, même de fort loin, se recommander aux prières du Père Perrin , tant on avait confiance en sa sainteté. Mais depuis la béatification du saint martyr, il avait grand soin de les lui renvoyer, leur don- nant l'assurance que leurs prières et leur foi seraient pleinement récompensées. Ce concours vers le Père Perrin, surtout dans les dernières années de sa vie,
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était tel , qu'un autre Missionnaire , craignant qu'il n'y eût de l'excès , crut devoir en avertir son Supé- rieur. « Laissez faire, répondit celui-ci : les effets justifient tellement la confiance de ces bonnes gens , que nous ne pouvons nous y opposer. » Un de ses confrères, qui avait vécu plus longtemps dans la fami- liarité de ce saint homme, avait coutume dédire, lorsqu'on venait lui demander d'obtenir du ciel quel- ques faveurs extraordinaires : « Moi, je ne fais pas de « miracles; mais adressez-vous à mon voisin (c'était « le Père Perrin) : il sait comment on doit s'ypren- « dre. »
Si nous ne sommes entré ici dans aucun détail sur la dévotion du bon Père envers le Sacré-Cœur de Jésus, ce que nous en avons raconté ailleurs suffit pleine- ment pour montrer que c'était cependant la première de ses dévotions, celle à laquelle il devait, nous pou- vons le dire , toute la sainteté de sa vie, celle qu'il a le plus constamment cherché à répandre, et qui attira sur ses ministères les plus abondantes bénédictions. Qu'il nous suffise d'ajouter, en un mot, que si cette dévotion d'amour et de réparation a pris de si profondes racines dans le Marava , c'est à ses efforts surtout qu'elle le doit.
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CHAPITRE QUATORZIÈME.
MALADIES, CROIX ET PERSÉCUTIONS DU PÈRE PERRIN.
De si grands travaux ne pouvaient être accomplis , ni de pareils succès obtenus, sans que le Père Perrin, comme tous les saints, eût une large part à la croix. Le Seigneur se plut en effet à l'éprouver par des in- firmités, des maladies, des peines domestiques et des persécutions ouvertes.*Mais partout et toujours on le vit donner les plus admirables exemples de patience, et offrir joyeusement ses peines à Dieu, soit pour la sanctification de son âme, soit pour le salut de ses chers Indiens. Nous l'avons entendu plus haut deman- der à saint Ignace la guérison d'un mal qui l'eût mis dans une véritable impuissance d'exercer le saint mi- nistère. Mais quand il ne s'agissait que de souffrir, son cœur était toujours prêt. Ainsi des spasmes fréquents et très-douloureux ne l'empêchèrent jamais de monter à cheval, au premier appel, et de voler partout où le réclamait le salut d'une seule àme.
Il eut toujours l'estomac faible et les entrailles très- irritables. C'était la cause de violentes dyssenteries, qui faillirent souvent le ravir à sa mission, et causèrent enfin sa mort prématurée. En 1848, se trouvant seul et loin de ses frères, il en eut une crise si violente, que le médecin noir, qui le soignait, se mit à pleurer et à crier comme s'il eût vu le père déjà mort. Plusieurs Indiens, alors près de lui, assurent qu'en celte circonstance,
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se sentant, comme saint Stanislas, une faim extrême de la divine Eucharistie, il fut communié par la main des anges. Il ne connaissait qu'une chose, son devoir et le bien des âmes. Pour son corps , il semblait l'ou- blier entièrement. Une rupture vint encore ajouter à ses infirmités et à ses mérites. Nul ne pouvait con- prendre comment, sous le poids et la douleur de tant de maux,' il déployait cette étonnante activité, qui le portait comme par enchantement d'une extrémité à l'autre du Marava. Mais l'amour de Dieu et la soif du salut des âmes étaient les deux grands mobiles qui lui faisaient surmonter toutes les douleurs. Bien souvent on l'a vu chancelant, épuisé, n'en pouvant plus, reve- nir comme par miracle à la vie, en apprenant qu'une âme en danger réclamait au loin son ministère. Il y volait, et ses maux étaient dissipés. Etait-ce la distrac- tion et l'exercice qui le remettaient si subitement, ou bien plutôt , comme on le disait, la récompense de sa foi et de son zèle ?
Il eut pendant de longues années, pour monture, un misérable petit cheval, de la plus mauvaise apparence et très-vicieux. Cependant il voulut le conserver, trouvant qu'il avait là tout à gagner, du côté de l'humilité et de la mortification. De fait, et à plusieurs reprises, notre cavalier fut jeté par terre; une fois, il fut laissé au milieu d'un torrent; une autre fois, il se démit le poi- gnet. Un jour même l'animal le mordit si violemment qu'il faillit rester sur la place. La guérisonfut longue et, jusqu'à sa mort, il se ressentit des suites de cet acci- dent. « Sans l'assistance de mon ange gardien, di- sait-il lui-même en riant, cette canaille m'aurait vingt
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fois assommé. » On lui en donna un autre; maisi! fit encore avec celui-ci une violente chute , où il resta sur le carreau. Son bras fut de nouveau fracturé. On dut le porter sur un lit jusqu'à sa résidence, dont il était éloigné alors de plusieurs milles, et ensuite en palan- quin jusqu'à Maduré, pour l'y faire soigner par un mé- decin anglais. Ce temps de douleurs, où la violence du mal le condamnait à l'inaction, fut pour lui un des plus précieux : son âme, toujours résignée, toujours absor- bée en Dieu, savait en tirer le meilleur parti. Il le tenait pour une insigne grâce; et nous retrouvons dans ses notes que, parmi les faveurs dont il remerciait saint Ignace , figure ce terrible accident de 4857, qui lui brisa le bras, « pour l'amener, dit-il, un mois en re- traite à Maduré, et le préparer ainsi à la fête de son bienheureux Père. »
Voici ce qu'il écrivait , peu après le même accident : « Pour ce qui me concerne moi-même , je vous « découvrirai ici , avec bonheur , dilatation et recon- « naissance, que j'ai reçu des grâces ineffables pour « le bien des âmes, d'abord durant le mois de juin, où, « pour m'éprouver, le bon Jésus m'a dépouillé tout à « coup de cuisinier, de catéchiste, et même de cuisine; « car la mienne , couverte en feuilles de palmier, « n'était pas tenable par les grands vents d'alors. « J'étais aussi dépourvu des petites provisions cou- ce rantes, les communications ayant été interceptées. « Mais dans ce temps, j'ai été bien consolé par un « esprit de dévoûment très-absolu et d'union intime « à l'esprit de Dieu , qui me conduisait par la main « et me dictait ce que j'avais à dire à mes gens. Voilà
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« pour le mois de juin. Et pour juillet ensuite, mon « âme a été rappelée en retraite à Maduré par ce bien- « heureux bras cassé et autres épreuves, toutes d'or « aussi. Là , pour me préparera la Saint-Ignace, j'ai « tâché de faire comme lui, après sa blessure de Pam- « pelune, et il ne m'est guère possible de dire corn- « bien le tout-miséricordieux Sauveur s'est montré « généreux, par la lumière qu'il s'est plu à répandre « sur tout l'intérieur de mes voies , depuis l'âge de « raison , et aussi sur celles à tenir, quant aux vertus « solides et à l'oraison, pour mon avenir. En sorte « que malheur à moi, si je ne suis pas fidèle ! J'espère « cependant, plus que jamais, de son infinie grandeur « et de sa toute-puissante miséricorde, qu'il me fera « des dons sans mesure , par l'intercession de saint « Ignace , et surtout de notre très-immaculée Mère « des Sept-Douleurs. C'est en leur présence que je « vous supplie de me soutenir toujours, moi, votre « très-reconnaissant et très-consolé , quoique très- « indigne , serviteur et enfant. » Cette lettre est datée deMaduré, le 6 août 1857.
Quelques années auparavant , le Père Perrin, ayant passé huit jours à Maduré , fit un soir ses adieux , comme devant partir durant la nuit. Mais voilà que ; sortant dans l'obscurité , il fit tout à coup une chute et se foula le bras. Ne pouvant donc se mettre en route , il rentre sans bruit dans sa chambre , et se garde bien d'éveiller personne. On peut juger de ce qu'il dut souffrir jusqu'au matin ! mais il craignait de déranger ses frères ou ses serviteurs ; et le lendemain, comme on paraissait étonné de le voir encore dans la
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maison, « Dieu ne semble pas vouloir, répondit-il en souriant , que je vous quitte sitôt ; voici ce qui m'est arrivé ». Le médecin , qu'on se hâta d'appeler, trouva l'accident fort grave, et il fallut au Père de longs jours pour se remettre.
Les missionnaires .qui ont mieux connu le Père Perrin , et plus longtemps vécu avec lui , s'accordent à dire que sa vie était comme un miracle continuel. Déjà, en 1842, l'un de ses supérieurs disait haute- ment qu'il ne serait pas étonné, si on lui annonçait la mort prématurée de ce saint homme. Cependant le Seigneur , dans sa miséricorde , afin qu'il fût pour tous un exemple admirable , Ta conservé aux Indes dix-huit ans.
Les commencements de la nouvelle mission du Ma- duré furent très-pénibles. Exclus de la possession des grandes églises, sans autre abri que des masures pres- que inhabitables, les successeurs du Bienheureux Jean de Britto eurent aussi une large part des souffrances de l'apostolat. Quant au Père Pierre , durant tout le temps qu'il fut chargé du district de Malciadipatty , il habita une méchante baraque étroite et sans jour , qui n'eût pas été bonne pour une écurie ; et souvent il avait peine à s'y procurer les choses de première nécessité. A Pallitamam , où il séjourna plusieurs années , sa demeure , plus délabrée encore , humide , étouffante, et si mal placée que le vacarme insuppor- table du voisinage ne le laissait reposer ni jour ni nuit, était, durant la saison des pluies, comme un cloaque infect. Il ne trouva pas même un peu de paille pour la recouvrir; et l'un de ses confrères y
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étant tombé gravement malade, il eut la douleur de ne pouvoir pas seulement le garantir des gouttières qui jaillissaient du toit sur son lit. A Sousseïpperpatnam , il rencontra une localité plus saine ; mais dans sa petile cahute se trouvait juste assez de place pour une chaise , une tahle et un lit. Puis, lorsque les secours de la Mission permirent aux supérieurs de lui bâtir une résidence plus convenable , plus grande et mieux aérée, d'interminables tracasseries l'empêchè- rent longtemps de se procurer le terrain nécessaire : païens et chrétiens semblaient s'être conjurés pour tout arrêter; ce ne fut qu'au bout de huit mois que l'on put mettre la main à l'œuvre ; et alors même, tantôt faute de matériaux dans un pays désert, tantôt faute de maçons qu'il fallait faire venir de bien loin, tantôt faute de manœuvres, qui travaillent là quand bon leur semble, sa patience était tous les jours mise à de nouvelles épreuves. Mais enfin le travail touchait à sa fin, et la nouvelle résidence était à peu près habita- ble, lorsque les supérieurs du Père Perrin lui dési- gnèrent un successeur, et l'envoyèrent fonder à Cout- telour un nouveau district. On aurait dit que l'homme de Dieu était prédestiné cà recevoir toujours en partage ce qu'il y avait déplus mauvais et de plus pénible. A Gouttelour , en effet, même embarras pour acheter un terrain , mêmes difficultés pour y élever des cons- tructions. En attendant, il habitait une hutte en terre. Mais , comme s'il n'eût dû jouir nulle part, ici-bas, du fruit de ses travaux, l'ordre lui vint de céder encore sa nouvelle demeure à un autre, et de s'en aller présider à l'établissement de Néméni , dont nous parlerons ail-
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leurs. Or jamais le saint Missionnaire ne se plaignit de tous ces embarras. Ils lui étaient cependant, d'autant plus pénibles, qu'ils lui prenaient une grande partie de ce temps, dontil eût bien mieux aimé consacrer sans relâche tous les instants au salut des âmes.
Profondément animé d'un esprit de foi qui voyait en tout et partout la main de la divine Providence , le Père Perrin se servait de ces diverses péripéties et de bien d'autres, pour s'enflammer sans cesse de plus d'amour et de confiance en Dieu. Voici comme il s'ex- primait , par exemple , au sujet de l'établissement de Couttelour. « Qui sait si plus tard saint Joseph , « auquel j'ai voué dès le commencement cette maison, « ne fondera pas dans ce morceau de terre de son - « choix, un orphelinat, comme à l'ouest une école, « ou un hôpital ? L'emplacement du moins s'y « prête, ce semble. Où trouver nulle part plus de « proximité , d'isolement et d'indépendance tout à la « fois? Les murs qui nous sépareraient, semblent (( avoir été faits par la main des Anges, ratifiés avant « et après par les supérieurs , contre notre volonté <( propre , et forcément , par une providence toute- « puissante. »
Et dans une autre lettre : « Vous saurez, dît-il, pour « nouvelle , que le principal setti païen de Coutte- « lour , celui-là même , qui avait cette année dé- « pensé mille roupies pour faire les préparatifs d'une « maison qu'il voulait se construire , a renoncé à « son projet , et va s'établir à Caragoudy , pour des « raisons à lui connues. Tout son monde , environ « vingt personnes , décampe. C'étaient eux qui , par
VIE DU PÈRE PERR1N. CHAPITRE XIV. H\\)
« leurs largesses, étaient l'àmc des fêtes païennes de « Coultelour. Les Brahmes et les Jogues surtout en « pleurent; moi, vous le pensez bien, j'en suis dans « la jubilation. C'est un bon coup de balai, pour com- « mencer , donné par saint Josepb. » Un peu plus tard , le Père eût pu ajouler que les pierres préparées par le Setli étaient achetées par nous, et servent aujourd'hui de base à une belle église de l'Immaculée- Conception.
Voici ce qu'il nous raconte enfin, au sujet de l'établis- sement de Néméni, qui eut lieu quelque temps après : « Je viens de Néméni près Poulial; bonne nouvelle : « Dieu a levé aux trois quarts les obstacles qui m'ar- « rêtaient. J'ai en mon pouvoir le double du terrain « que j'espérais. Inutile de chercher ailleurs un autre « local, pour une maison centrale et une église-mère « de tout le district de l'est. C'est mon avis et l'avis « de tous les entendus qui ont la chose à cœur. J'ai « trouvé le chef callen païen , tout changé. Autant « j'ai rompu de lances contre lui, quand il voulait « forcer nos chrétiens au service des pagodes, autant « en retour, maintenant, il travaille les chrétiens et les « gentils de Néméni, dont il est comme le roi, pour « l'établissement fixe chez lui d'une maison de Jésuite, « et pour la fondation ultérieure d'une église modèle. « Le renom de la maison de Couttelour peut bien y « être pour quelque chose ; mais avant tout : Laus « Deo et Mariœ ! Hœc mutatio dexterœ excelsi , cui « obediunt venti et mare. Un Père, un Père, s'il vous a plaît, et deux Pères même, si c'est possible, pour a m'aider à tout commencer dès ce jour , seraient les
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(( bienvenus. Le proverbe dit : On ne peut être à « la fois au four et au moulin. Telle est ma position; « c'est pourquoi je vous en avertis ici , comme déjà « je vous l'ai fait savoir. Du reste, petit à petit « l'oiseau fait son nid ; et surtout vit obediens loque- « tur viclorias. C'est la devise de tous mes maîtres, les « très-religieux et très-charitables Pères du Marava ; « ce sera aussi toujours, Dieu aidant, mon Révérend « et très-cher Père, celle de votre serviteur en Jésus- « Christ ,
« Pierre Perrin. »
Ces embarras n'étaient après tout que les moins pénibles au cœur du saint missionnaire. Il y voyait la croix et s'en réjouissait. Mais à Malciadipatty et au Marava, il eut à supporter, de certains caté- chistes , des tribulations mille fois plus accablantes. Cet emploi tout de confiance , que l'on avait regardé jadis, sous les anciens apôtres du Maduré, comme une préparation et un prélude aux persécutions , ou même au martyre , était, par suite du malheur des temps , tombé dans les mains d'hommes cupides , ignorants , souvent corrompus. Voici comment le Père les dépeint : « Le principal obstacle au bien , « ici actuellement, ce sont les gens d'église, tels « que les catéchistes, sacristains, et leur parenté : « gens à deux langues et à double face. Celui de ce « village a grande autorité sur les chrétiens. Force à « moi de le ménager. C'est lui qui refuse à volonté, « c'est-à-dire à tort et à travers , les billets pour la « confession. Quant à la première communion, il la
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« faisait donner ou refuser à qui bon lui semblait. « Je l'ai pris sur le fait déjà plusieurs fois. Il corn- et mence toujours par nier; mais quand il n'y a plus « moyen, il fait de grandes protestations générales, « sur lui et sur ses ancêtres, à perte de vue, puis « se retire contrit : de quoi ? d'avoir été pris. Le « lendemain il recommence : c'est un péché d'habi- « tude et qui avait fait règle jusqu'à ce jour. »
Le Père Perrin parle souvent, dans ses lettres, de tout ce qu'il eut à souffrir de ces catéchistes, que la prudence ne permettait pas d'écarter encore, dans les commencements de sa mission. Ils étaient pour lui une croix continuelle, d'autant plus lourde qu'il se regardait, en quelque sorte, comme responsable de leurs méfaits. Dieu permit même qu'il lui arrivât, à l'occasion de l'un d'entre eux , la peine la plus sen- sible que son cœur pût éprouver : « 0 mon Révérend « et bien cher Père supérieur, écrivait-il, répara- « tion ! prompte réparation ! entière réparation soit « faite par nous tous ! Et gloire, amour, reconnais- se sance au très-douloureux et si aimant cœur de « Notre-Seigneur , le Rédempteur des âmes. Une « grâce, et une très-insigne grâce, m'a été accordée « dans cette Octave; c'est la découverte évidente, « prouvée, hélas! incontestablement, d'un loup de « catéchiste qui dévorait les âmes de nos fidèles par « son inconduite. C'est le malheureux sur lequel « Monseigneur avait des soupçons, et dont vous accu- « siez le bien mauvais air de visage. » Le misérable, dont il est ici question, fut ignominieusement chassé de son office, et l'on attribua aux prières du Père
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Perrin qu'une si triste affaire n'eût pas les suites fâcheuses que l'on redoutait.
Mais instruit par expérience du mal affreux que pouvait faire un mauvais catéchiste , et sachant tout le bien que pouvaient en produire de bons, il s'ap- pliqua incessamment à cultiver ceux qui devaient l'ai- der dans son ministère. Il cherchait, par tous les moyens, à leur inspirer son zèle et sa piété. Il leur témoignait beaucoup d'affection et d'intérêt : plu- sieurs fois, il proposa aux supérieurs d'améliorer leur condition matérielle, afin d'en tirer meilleur parti. Il eut enfin le bonheur d'en former, qui sont aujourd'hui les meilleurs catéchistes du Marava. Lorsque les lieux et les circonstances s'y prêtaient, il aimait à retenir, le dimanche, après la messe, les catéchistes et les gardiens d'églises des environs; et quelque fatigué qu'il fût par les exercices de la jour- née, il leur faisait une vive instruction sur leurs devoirs et sur les moyens d'avancer l'œuvre de Dieu. Ces bon- nes gens parlent encore avec délices de ces exhorta- tions de leur Père; et l'on reconnaît, à leur conduite, ceux qui ont eu le bonheur de l'entendre le plus sou- vent.
Bien d'autres genres de tracasseries, qui s'atta- quaient plus exclusivement au missionnaire , ne man- quèrent point au Père Perrin; et il sut en tirer de grands avantages pour son avancement spirituel. Mais toutes les fois qu'il. s'agissait ou de la gloire de Dieu ou du salut de ses chrétiens, on le voyait oppo- ser un front d'airain à ses adversaires, sans épargner ni peines ni démarches pour triompher. Ces perse-
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cutions de détail n'ont point l'éclat ni la violence de celles qui versent des flots de sang; mais revenant sans cesse et sous toutes les formes , elles sont pour le missionnaire un lent martyre de toutes les heures, dont le mérite n'est connu que de Dieu. En voici seu- lement deux traits, pris au hasard parmi des mil- liers :
L'église de Périacottei était depuis dix ans admi- nistrée par les missionnaires/Un mauvais sujet, avec le secours de quelques misérables chrétiens et d'un certain nombre d'idolâtres, vint à bout d'y intro- duire par surprise un prêtre schismatique. Une plainte fut présentée aux autorités locales , et ordre arriva de remettre l'église aux mains des pasteurs légi- times. LePèrePerrin, qui se trouvait à Rasakembiram, près du tombeau du Père Martin, fut chargé de se rendre sur les lieux. Voici comment il raconte ce qui lui arriva en cette circonstance : « J'étais à Rasa- « kembiram , où j'avais entendu bon nombre de con- « fessions. Les agents de la police m'appelèrent à « Périacottei pour m'en ouvrir l'église. A neuf heu- « res du matin je pars : les chrétiens non communies « me suivent. Arrivé au village, on somme les oppo- « sants d'ouvrir l'église; ils refusent. Six des princi- « paux adversaires sont saisis et envoyés sous escorte « à Sivaguingué. Il était plus de midi. L'on ouvre « avec une autre clef la porte de l'église, et les « représentants de l'autorité m'assurent que je puis « commencer la messe. Après avoir béni et aspergé « l'église au dedans et au dehors, je monte à l'autel. « Cependant les coupables que l'on conduisait au
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<( chef de police étaient parvenus, moitié par force « moitié par argent, à se débarrasser de leur escorte. « Ils reviennent dans le village, où ils excitent un « horrible tumulte. J'en étais au Nobis quoque pecca- « loribus, et quarante hosties consacrées se trouvaient « sur l'autel. J'entends du bruit, je suspens. Alors « Raiappapillei,le malheureux chef de tout ce désordre, « crie à tue-tête : On ne peut pas dire la messe ici , « partez, allez-vous-en; et il se met à frapper à coups « de poing redoublés les chrétiens qui se préparaient « à la sainte communion. On pousse des cris , on « pleure , on se jette les uns sur les autres ; le misé- « rable sort et ferme la porte après lui. J'étais sur le « point de consommer les hosties pour éviter une « profanation. Il n'en fut pas besoin. Les hom- « mes se lèvent : les uns barricadent la porte avec « un gros arbre qui se trouvait là, les autres for- « ment un cercle autour de moi. Le calme revient. « On lit la préparation avant la communion, je com- « munie les fidèles. Après la messe, exhortation. Je « recommande foi et confiance au très-saint Sacre- « ment qui se trouve dans nos cœurs , et à la très- « sainte Vierge. On récite sept Pater et sept Ave. « Puis je me déshabille et plie mes ornements. Aus- « sitôt tumulte général dans le lointain. Le bruit croît « et s'approche. On assiège la porte à coups de bâtons. « Onze drapeaux qui se trouvaient dehors sont mis « en pièces ; mon cheval est frappé ; selle , 'bride <( jetées à terre et foulées aux pieds. Alors cent per- « sonnes, hommes et femmes, nous accablent d'in- « jures par les fenêtres. Nous restons là veillant et
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« priant. Je mangeai, quoi? du pain détrempe dans « de l'eau bénite, ne pouvant en avoir d'autre, et « je bus une goutte d'eau-de-vie. Le grand trouble « dura une bonne heure; après, il alla en tombant. « Alors le»disciple m'apporta du riz; j'y touchai à « peine. La fatigue, l'émotion m'avaient ôté tout « appétit. Enfin, à quatre heures et demie du soir, « je pus sortir. » La possession si chèrement achetée de cette église demeura depuis lors assurée aux catholiques ; mais cette affaire , avant d'être entiè- rement terminée, dura plusieurs mois; car la justice en ce pays se fait lentement. Toutefois le succès obte- nu fut la mort du schisme dans tous ces parages, qui forment maintenant l'un des meilleurs districts de la mission.
C'est un usage fort ancien, parmi les chrétiens de l'Inde, de représenter, à la fin de la semaine sainte, les principales scènes de la Passion, au moyen de statues de grandeur naturelle, habilement mises en jeu. Ces représentations, qui se font dans les églises cen- trales, produisent une profonde impression sur les chrétiens et sur les païens, qui y accourent en foule. On a compté jusqu'à quinze mille personnes réunies en cette circonstance, et fortement émues par tout ce qu'elles voyaient et entendaient. La nuit du samedi saint, l'on représente le mystère de la Résurrection ; et la statue du Sauveur ressuscité est portée en triomphe, au milieu d'un concours immense. Cette procession se renouvelle le jour de Pâques, avec encore plus d'apparat. En 1855, le Père Perrin fif célébrer ces fêtes dans le village de Pallitamam , mais elles devin-
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rent pour lui la source de graves et longs embar- ras. La représentation des souffrances et de la mort du Sauveur se passa bien. Les nombreux assistants en furent très-édifiés. Mais par suite des menées de quel- ques mauvaises têtes, les processions du pur et de la nuit furent indignement interrompues. Douze mille chrétiens réunis voulaient se faire eux-mêmes jus- tice, et il fallut tout l'ascendant du Père pour les re- tenir. Celui-ci néanmoins ressentait vivement l'injure faite à la religion et à Dieu , dans une circon- stance si solennelle, en présence d'innombrables té- moins. ((Je demande donc, écrivait-il, que réparation « soit faite. Je demande que , par ordre des auto- « rites anglaises, il me soit permis de faire sans trouble « ni obstacle mes trois processions manquées, à une « date de mon choix, de manière que je puisse prévenir « mes chrétiens et les réunir au pied des autels, dans « l'effusion d'une prière non troublée.» Le magistrat anglais donna, en effet, des ordres, pour que cette fête si douloureusement interrompue se terminât en toute liberté , à la satisfaction générale. « Mais , ajoute le « Père Perrin en annonçant cette nouvelle, les chré- « tiens sont indignés de ce que les perturbateurs « n'aient pas été punis comme ils le méritaient. »
Le principal promoteur de ces troubles, et de beau- coup d'autres, était un chef de village habile et in- fluent, mais fort mauvais sujet , craint et redouté de tout le monde, car il ne reculait devant aucun crime. Il avait pris tellement en haine le Père Pierre et le parti catholique, qu'il épiait toutes les occasions de leur nuire. Le bon Père se plaignait quelquefois de ce
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misérable suppôt de satan ; mais plus souvent il priait et faisait prier pour lui. Or il advint, peu après la fête susdite, que cet homme et son frère cadet, tout aussi méchant que lui quoique moins habile, furent atteints de violentes douleurs d'entrailles, que l'on eût prises pour une colique de Miserere, si elles eussent été moins persistantes. On usa de tous les remèdes ; on eut même recours à des diableries, ces malheureux tenant plus ta la vie qu'à leur foi : tout fut inutile. Le mal allait croissant , et l'on s'attendait à les voir expirer tous deux. Ils avaient heureusement une vieille mère, bonne et fervente catholique. Elle gémis- sait depuis longtemps sur leur endurcissement, mais n'avait jamais osé le leur reprocher. Enfin les voyant l'un et l'autre sur le point d'entrer dans l'éternité, elle se hasarda à leur dire : « C'est peut-être tout ce « que vous avez fait au Père Pierre, qui attire sur « vous ces châtiments. Si vous l'appeliez pour lui de- « mander pardon et vous recommander à ses prières, « Dieu aurait peut-être pitié de vous ! » A son grand étonnement, ses paroles furent bien reçues. De suite on expédie au Père un courrier. Il était absent, mais un de ses confrères accourt. Ces deux malheureux se jettent en pleurant à ses pieds, lui demandent par- don, pardon surtout de tout ce qu'ils ont fait au Père Perrin. Le pardon ne se fit pas attendre. Le mis- sionnaire les confessa, leur donna l'extrême-onction, et se retira consolé. Mais le Seigneur, exauçant jus- qu'au bout les prières de son serviteur, qui lui avait demandé si instamment la conversion et non pas la mort de ces deux coupables , rendit à l'un et à
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l'autre la santé du corps avec celle de l'âme. Cet évé- nement fit grand bruit dans tout le Marava ; et depuis lors ces deux convertis mirent toute leur influence au service de la bonne cause.
Une dernière source de chagrins très-cuisants pour l'homme de Dieu, ce furent les vexations d'un grand nombre de riches païens, pour contraindre les fidèles de caste inférieure à contribuer, de leur travail ou de leurs deniers, à l'entretien des pagodes et aux fêtes idolâtriques. Le Père s'y opposa constamment de toutes ses forces : plusieurs fois il s'adressa lui-même aux magistrats anglais; et ceux-ci, qui professèrent toujours pour lui la plus grande estime et même une profonde vénération, donnèrent à ce sujet des ordres sévères. Malheureusement ces ordres furent souvent encore éludés.
Mais Dieu semblait d'ordinaire prendre en main la cause de son serviteur , quand on méprisait ses pa- roles. C'était aux yeux des peuples du Marava une terrible malédiction, d'avoir encouru sa colère. Le bon Père, qui voyait avec peine la ruine de ses ennemis, n'en parlait que très-rarement. Mais il châtiait sur lui-même les fautes des coupables, et attribuait à ses péchés leur endurcissement. Dans une lettre où il fa- conte les outrages de quelques individus à son égard, nous lisons : « Affection des bons pour leur Père, et « du Père pour eux. Indignation générale contre les « pauvres dissidents. Parcat Mis Deus\ » ; et peu après : « Un schismatique injuriait le Pape et les Jé- « suites. Le lendemain matin, il fut trouvé raide « mort près Pallitamam. »
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CHAPITRE QUINZIÈME.
VIE DOMESTIQUE DU PERE PERRIN.
La vie du missionnaire , surtout aux Indes , n'est point et ne peut être une vie de communauté; ses ministères le forcent à vivre isolé de ses frères, la plus grande partie de l'année, et le condamnent à des dérangements continuels. Mais, comme on peut en voir le détail dans les anciennes lettres édifiantes, il doit avoir ses propres disciples qui l'accompagnent et le suivent partout , et pourvoir à ses approvisionne- ments , car dans ce pays l'on ne rencontre aucune hôtellerie. De plus, il ne lui est pas permis, par les usages , de s'asseoir à la table des Indiens. C'est donc là un nouveau sujet de sollicitude , d'embarras, de préoccupations, dont il ne peut néanmoins se dis- penser. D'un autre côté , il doit se souvenir qu'il a fait vœu de pauvreté et d'obéissance , et se conduire en tout suivant les usages de la mission et les pres- criptions de ses supérieurs. Suivons encore le Père Perrin dans ces petits détails de son ménage , et vo- yons les beaux exemples de vertus qu'il nous a laissés.
Ses catéchistes et ses disciples, remplissant les offices de cuisinier, de palefrenier ou de voiturier, étaient pour lui moins des serviteurs que des enfants. Il les aimait et les soignait , pour l'âme et pour le corps , avec toute la sollicitude d'une mère. Il s'appliquait avant tout à en faire de bons chrétiens , et pour les
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tenir en haleine , il avait recours aux différents petits moyens que réclamaient les dispositions et le caractère de chacun d'eux. Ainsi nous lisons dans une de ses lettres : « Pierre m'a été cédé par un de nos Pères, qui « était décidé à le renvoyer à sa mère, à cause de son « effronterie et de ses mensonges. Ce petit gamin , « qui a de l'étoffe , tournera , je l'espère , hien et « très-hien; sinon il sera un fier bandit. Il se plait « déjà près de moi : c'est bon signe. Nous sommes « convenus que tous les soirs , avant de se coucher , il « viendra me promettre à genoux de ne pas mentir « jusqu'au lendemain soir; et je lui promets de bien « l'aimer. » Suivant les prévisions du Père*, et grâce à ses soins , cet enfant a parfaitement tourné , et il s'annonce comme devant faire un excellent catéchiste. Plus d'une fois , l'homme de Dieu écrivit que la piété, le bon esprit , le zèle même des gens à son service, étaient pour lui une occasion de s'humilier devant Notre-Seigneur, parce qu'il ne se croyait pas à la hauteur de leur vertu , surtout lorsqu'il lui était échappé quelque vivacité : car le Père Perrin était naturellement vif. Son âme si droite avait peine à supporter lesfautes; il ne pouvait s'empêcher quelque- fois de montrer certains mouvements d'indignation. Mais reconnaissant bientôt que l'emportement n'était bon à rien , il donnait aux coupables mêmes de telles marques de bonté et d'affection , qu'ils en étaient également édifiés et touchés. Il lui est souvent arrivé de demander humblement pardon , quelquefois à genoux , à ceux qu'il croyait avoir offensés par ces premiers mouvements. « Oui , disent encore ses
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chrétiens , il se fâchait parfois ; mais il était si hon que l'on ne pouvait en être blessé, ni se défendre de l'aimer.)) Il est difficile, dit-on, de se faire canoniser par ses serviteurs ; car toujours présents auprès de leur maître, ils saisissent facilement ses moindres fai- blesses. Cependant tous ceux qui ont été au service du Père Pierre, même ceux qu'il a été obligé de renvo- yer , l'ont toujours considéré comme un saint , et le proclament encore aujourdhui comme tel : « Non, ce Père, répètent-ils, n'était vraiment point comme les autres. »
Ces mêmes soins que le saint missionnaire avait pour ses propres serviteurs, il aimait à les étendre en toute rencontre aux disciples et aux serviteurs de ses frères, quand ceux-ci le rencontraient ou le visitaient. Il avait pour tous des paroles pleines d'affection, veillait à ce que rien ne leur manquât, leur faisait quelques petits cadeaux , et lorsque les missionnaires étaient réunis pour goûter ensemble les charmes d'une société toute fraternelle, le Père Perrin aimait qu'on le chargeât du soin de tous les domestiques. Il leur expliquait alors le catéchisme , leur donnait quel- ques instructious, les faisait approcher des sacre- ments. Tous se rappellent encore, avec joie et regret, la tendresse qu'il leur témoignait, et les paroles en- flammées par lesquelles ii s'efforçait de leur inspirer l'horreur du vice , l'amour de la vertu , et l'esprit de zèle pour toutes les œuvres apostoliques auxquelles ils étaient associés.
Les missionnaires d'un même district se réunissent, d'ordinaire, aux Indes, deux fois l'année, dans un
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lieu désigné à l'avance. Là , ils goûtent le bonheur de revivre quelques jours en communauté. Ils se racontent leurs succès et leurs revers; ils concer- tent leurs plans pour travailler avec plus d'ensem- ble; ils s'animent et s'encouragent mutuellement. Le Père Perrin n'eût pas manqué , pour tout au monde, une seule de ces réunions bienheureuses. Plusieurs fois , elles se tinrent à Sousseïpperpatnam , qui fut longtemps son chef-lieu de mission. Il s'y fai- sait admirer de tous par son angélique piété, son humilité à les servir , sa charité pleine de dévoûment. Au lieu de se loger dans une chambre , comme son ancienneté semblait l'exiger, il allait chercher un asile tantôt dans un coin de l'église , tantôt au bout de quelque corridor , et il était impossible de lui faire accepter un meilleur gîte. « Laissez-moi, laissez-moi, disait-il , je suis parfaitement bien ici. » Lorsque le désir de rendre service ne l'appelait pas ailleurs , il restait là , tout absorbé en Dieu , uniquement occupé de la prière ; ce qui ne l'empêchait pas cependant , quand ces pieuses assemblées se tenaient chez lui, de pourvoir, avec la plus touchante sollicitude, à ce que rien ne manquât pour réparer les forces de ses frères. 11 savait même y intéresser ses chrétiens qui lui en- . voyaient quelques moutons , de la volaille , un peu de légumes. Pour apprécier à leur juste valeur ce que ces attentions délicates avaient de prix, il faudrait vrai- ment avoir connu par expérience , pendant des mois et des années, la pénible vie des missionnaires au Marava. Le resserrement des liens de la charité était le plus
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précieux résultat de ces réunions. Et certes , le saint missionnaire ne négligeait rien pour reposer alors et pour charmer ou même égayer ses frères. Quoique son âme fût toujours unie à Dieu, il se montrait d'une amabilité ineffable. Il trouvait dans ses souvenirs des récits propres à leur faire oublier leurs longues heures d'isolement , et sa voix aimait à leur faire entendre les plus beaux airs de la patrie.
La charité fut toujours sa vertu de prédilection. Il aimait partout et en toute occasion à rendre service. Pour aider , consoler et assister ses frères dans leurs maladies , il ne craignait ni peine, ni dérangement, ni fatigue. C'étaitlui procurer une satisfaction réelle que de le charger d'une administration difficile, d'une course lointaine. « Je suis robuste , disait-il, je suis fait au climat, je ne crains pas le soleil , laissez-moi faire , laissez-moi partir , ce petit travail ne me coûte pas, cette excursion fera du bien à ma santé. » Au contraire, quand on lui témoignait quelques égards, quelque prévenance , il en paraissait tout confus. Si par hasard la nécessité l'engageait à demander un petit service , il le faisait en termes où se dépei- gnaient également son humilité et sa reconnais- sance.
Il n'aurait pas voulu, pour tout au monde, causer le moindre déplaisir. Si , parfois, il croyait avoir fait de la peine , il en ressentait un profond chagrin et se hâtait de réparer ce qui était à ses yeux une grave faute. Un jour qu'il cheminait avec un autre Mission- naire , Lyonnais comme lui , la conversation s'enga- gea sur je ne sais quelle particularité de la ville de
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Lyon. L'un et l'autre l'avaient connue , et cependant ils étaient d'avis différent. Ils soutinrent donc assez vivement leur manière de voir, sans toutefois dépasser les bornes. Néanmoins, le Père Perrin craignit d'avoir fait quelque peine à son frère. Arrivé au logis , il s'en ouvre aussitôt à un troisième , qui avait fait route avec eux , et le prie de vouloir bien faire accepter ses excuses. Puis, comme pour se punir et joindre l'hu- milité à la charité , il s'en va à l'écurie et se met à nettoyer et à raccommoder la selle du cheval de celui qu'il craignait d'avoir blessé. Celui-ci , de son côté , n'était pas sans quelque appréhension d'avoir manqué au Père Perrin, lorsqu'il apprend que déjà le saint homme l'a prévenu. Touché de cette délicatesse, il veut de suite aller le revoir; mais, l'apercevant à l'écurie , tout couvert de sueur , occupé à son pénible travail, il ne peut retenir ses larmes, et s'écrie : « Oh ! oui, le Père Perrin est un saint. »
Non-seulement le Père Pierre avait à cœur de témoigner la plus délicate charité à ses frères , mais il désirait encore lavoir briller entre eux de tout son éclat. Quelques légers malentendus avaient jeté de la froideur dans les rapports mutuels de deux mission- naires. Le Père en était attristé , et priait ardemment Notre-Seigneur pour que ce commencement d'aigreur disparût bientôt. Il jugea cependant à propos d'en écrire à son Supérieur , et voici en quels termes il le fit : « Mon Révérend et bien-aimé Père, puisque vous « êtes chargé de veiller surtout à notre vie religieuse, « voici en deux mots ce que je me crois , en cons- « cience , obligé de vous déclarer. Après avoir donc
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« prié , et cela sans céder à aucun trouble ni à aucune « émotion en moi que je reconnaisse, j'entre en « matière. » Puis il raconte ce dont il s'agit, et termine ainsi : « J'ignore ce qui aura été fait depuis. Moi- « même, qui mériterais d'être jugé sévèrement sur « mille points, je me garde bien de juger la chose. « Je vous instruis simplement de ce que je sais, et « comment je le sais, et rien de plus, remettant le « tout, comme je le dois, entre vos mains et celles de « Jésus-Christ, Notre-Seigneur et Maître , devant qui « je fais cette manifestation; et je reste dans son « Sacré Cœur et dans celui de sa tendre et immacu- « lée Mère, avec un respect très-affectueux, votre « humble serviteur, Pierre Perrin. » Cette lettre eut tout l'effet désiré par l'homme de Dieu , et bientôt ces légers nuages qui obscurcissaient la charité furent dissipés.
Le saint Missionnaire, nous l'avons dit, aimait beau- coup à recevoir la visite de ses confrères. Il les regar- dait tous comme bien meilleurs que lui , et croyait gagner infiniment à s'entretenir avec eux. Voici ce qu'il écrit à un Père nouvellement arrivé dans la Mission , qui était venu le voir à Couttelour, mais ne l'avait pas rencontré : « J'apprends , mon bien cher Père , que « Votre Révérence s'est rendue à Couttelour , d'où « j'étais parti la veille, et que vous y êtes resté deux « jours à jeun, de la sainte messe, hélas !!! » (Le visi- teur, dont il est question, croyant trouver le Père Perrin, n'avait point en effet apporté sa chapelle.) « J'allais vous faire mes condoléances, mais j'aime « mieux m'édifier de votre soumission à la divine
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(( Providence , que vous lui avez sans doute offerte « parfaite et entière, sachant qu'elle dispose les con- « tre-temps toujours pour sa gloire et notre bonheur. « Cette pensée, je ne vous le cache pas, est un « dédommagement des douceurs que je n'ai point « eues, moi pécheur , à goûter en votre compagnie , « et des fruits de salut que vos pieux et joyeux entre- « tiens n'eussent pas manqué de me procurer avec « délices ad refocillandam animam. Quoi qu'il en « soit , sit semper et ampliùs nomen Domini benedic- « tum. Etpriez quelquefois, mon cher Père, celui qui « est notre centre à tous, \e summum bonum de nous « misérables et de toute la cour céleste , le cœur « infiniment aimant et si peu aimé de Jésus Notre- « Seigneur et Maître, sans oublier sa divine Mère, « dont nous célébrons demain la naissance, pour votre « pauvre frère, Pierre Perrin. » Or c'était un vieux missionnaire, chargé de travaux et de mérites, qui écrivait en ces termes à un jeune homme, à peine entré dans la carrière !
Le Père Perrin ne semblait point fait pour tenir une procure et faire des comptes. Souverainement attaché cependant à la pauvreté religieuse , et pour satisfaire aux prescriptions des supérieurs , il apportait tous les trois mois un soin extraordinaire à dresser le relevé de ses recettes et de ses dépenses. A la vérité , il s'y trouvait presque toujours quelques erreurs. La ba- lance penchait tantôt d'un côté , tantôt de l'autre. Il s'en humiliait et en demandait pardon, comme si c'eût été un effet de sa négligence , et promettait de mieux faire à l'avenir. « Voici donc mon troisième
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« trimestre, écrivait-il; je prie qu'il soit inscrit au « livre de vie, ainsi que mon désir de faire mieux , € pour Dieu , pour les âmes, et pour mon âme. » Or , si nous voulons seulement connaître les fruits spiri- tuels de ces trois mois, ils nous offrent le tableau de 1486 confessions, 1460 communions, 19 baptêmes d'enfants chrétiens , 15 d'enfants païens , 5 d'adultes, 86 mariages, et 26 premières communions.
Mais , tout occupé de ses œuvres de zèle , absorbé par ses courses apostoliques, le bon Père s'oubliait lui-même , et pensait assez peu à ses approvisionne- ments. Souvent il se trouvait sans pain plusieurs jours de suite; et durant des semaines entières, il n'avait pas une goutte de vin, si ce n'est pour la sainte messe. Si les autres missionnaires , qui le connaissaient, n'y eussent pourvu , ou s'il n'eût pas eu quelque bon dis- ciple pour prendre soin de sa santé, il se serait vu bien des fois réduit à la dernière extrémité ; car , au milieu des Indiens , on ne peut se procurer pour l'or- dinaire les choses les plus communes. Quand ses supé- rieurs lui reprochaient de ne point se soigner, il avouait ingénument sa faute, se confessait incorrigi- ble , et répétait que du reste il y en avait toujours bien assez pour un pécheur comme lui. Mais il suppor- tait en saint les privations auxquelles il se trouvait réduit. « J'espère avoir été bien inspiré , disait-il « dans une lettre , de mettre dès le principe cette « résidence de Gouttelour sous la protection du grand « saint Joseph. Je lui adresse sincèrement une neu-. « vaine d'actions de grâces, pour ce qu'il a déjà « daigné opérer en notre faveur, et surtout de me
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(( faire participer aux amoureuses et savoureuses « délices de la sainte pauvreté , dans ma pénurie « présente. »
Nous trouvons consignés dans une autre lettre les sentiments dont il était animé lorsqu'il demandait quel- ques provisions indispensables. Elle est adressée à un Père qui venait d'être nommé procureur des mission- naires dans le Maduré. « Encore une charge pour vous, « encore une charge : oui , mon très-cher Père , mais « charge légère et joug d'amour pour un compagnon de « Notre-Seigneur dans sa sainte société. Toutefois , « pour ne pas vous aggraver ce fardeau par mespé- « chés, je prends la résolution d'être fidèle à ne vous « demander que ce que je croirai le plus conforme à « l'intention des supérieurs et à la plus grande gloire « de Dieu, soit pour la qualité, soit pour la quantité. « Et quant au mode qui me convient , je ne devrais <( avoir d'autre ton que celui d'un mendiant, sans « doute. Mais pardonnez à ma rudesse, si je m'écar- « tais parfois de ce ton. Au fond, il est dans mon « cœur, et il y sera, je l'espère, toujours de plus en « plus. Ainsi moi , en vous demandant des subsides « en esprit de foi et d'humilité, comme je les deman- « derais à Jésus-Christ , notre Seigneur et Maître en « personne ; et vous, en me les envoyant ou en vous « efforçant de me les envoyer au nom du même Sei- « gneur Jésus-Christ lui-même; vous et moi nous se- « rons bénis dans nos rapports mutuels, quoi qu'il « arrive. Après quoi, in tempore vnessis, nous serons, « comme serviteurs fidèles, je l'espère, surabondam- « ment récompensés. N'est-ce pas assez ? Tout à vous
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« dans les sacrés Cœurs de Jésus et de Marie connue « sans péché, et en union de vos prières , travaux et « saints sacrifices. »
Si quelquefois, vu l'éloignement de ses supérieurs, il se croyait dans a nécessité de supposer une per- mission relative à la pauvreté , il ne le faisait qu'a- près avoir bien prié, et ne manquait pas ensuite d'en avertir. Ainsi, « pour ne pas l'oublier, dit-il quelque « part, je commence par vous demander une per- ce mission de futur passé : c'est que j'ai fait venir de « Maduré une bouteille de Sherry , après une déli- « bération de deux jours, car j'en avais un réel et « pressant besoin. En effet, en deux jours, je me suis « tiré d'une prostration de forces et d'un épuisement « complet. » Et dans une autre circonstance, où il avait jugé à propos de donner à quelques deniers une application particulière, il écrivait encore : « J'ai « peut-être été trop loin, sans le savoir ; veuillez me « le pardonner. Je ne m'y suis déterminé qu'après « deux jours de méditation, de pénitence et de prière, « aux pieds de Notre-Seigneur, de sa très-pure Mère, « des saints Archanges, des Anges gardiens de mes « fidèles, et du mien en particulier. »
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CHAPITRE SEIZIEME.
VIE INTÉRIEURE ET CRUCIFIÉE DU PÈRE PERRIN.
Dès son entrée dans la carrière religieuse, le Père Perrin s'était appliqué la devise du Bienheureux Jean Berkmans, que la perfection consiste moins à faire des choses extraordinaires, qu'à faire d'une manière extra- ordinaire les choses de la vie commune. Aussi cher- cha-t-il constamment à suivre en tout point cette règle, à s'effacer au milieu de ses frères , et il avait un talent particulier pour cacher ses vertus. Ce n'était guère qu'après son départ que chacun reconnaissait le vide qu'il laissait dans une maison ; et tous se disaient alors : « Vraiment nous avons perdu un « saint ! »
Aux Indes, chaque fois qu'il lui fut donné de passer quelques jours avec ses frères, à Triehinopoly, à Né- gapatam, à Maduré ou à Palamcottah, on retrouva toujours en lui le même esprit de régularité. A peine arrivé, il se mettait à toutes les observances de com- munauté, ne souffrant jamais que sa qualité d'ancien missionnaire, ou ses maladies, lui attirassent aucune distinction , aucun égard particulier. On le savait si bien, que chacun était sûr de satisfaire pleinement ses désirs-, en ne paraissant pas s'occuper de lui. Se pré- sentait-il alors une corvée extraordinaire, quelque malade à visiter au loin, il ne manquait pas de s'offrir, et le faisait de si bonne grâce qu'il était bien difficile
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de le refuser. Quelquefois cependant, son humilité était mise à des épreuves pénibles. Un jour, à Trichi- nopoly, on le chargea de faire à la communauté l'exhortation d'usage ; mais se croyant incapable et indigne de parler en public à ses frères , il fit les plus humbles observations, et demanda grâce. Le supérieur insista toutefois, et l'obéissance triompha de l'humi- lité. Le saint missionnaire se soumit, et pendant qu'il croyait ne dire que des sottises, il s'exprima avec tant de force et d'onction que des larmes abondantes coulèrent des yeux de tous ses auditeurs.
En contemplant les travaux multipliés du Père Perrin, ses courses si fréquentes et si longues, ses préoccupations de tout genre, on se demande comment il pouvait trouver le temps nécessaire pour s'acquitter de ses exercices de piété. Il n'y manqua cependant jamais. Dans les dernières années, sa vue étant deve- nue très-mauvaise, il lui fallait un temps considérable pour réciter l'office divin. Néanmoins il ne profita que très-rarement du privilège de le remplacer par le Rosaire. Bien souvent, on le voyait, à dix ou onze heures de la nuit, accroupi près d'une mauvaise lan- terne, occupé à remplir ce devoir sacré. Une nuit il se trouvait de la sorte, dans une pauvre église, assis à terre, cherchant à déchiffrer quelque lignes de son bré- viaire à la lueur d'une petite lampe. Tout à coup il se tourne et voit un énorme serpent capel, qui soulevant sa tête vers la lumière, semblait s'y mirer avec plaisir. Le Père, par un premier mouvement qui aurait dû lui coûter la vie, donna sans se relever un coup du dos de son livre à l'affreux reptile ; et ce fier animal, qui
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ne recule jamais devant un ennemi, devait naturelle- ment s'élancer sur lui. Or on sait que toujours sa morsure provoque une mort presque instantanée. Cependant, par une protection visible du ciel , le ser- pent, sans faire aucun mal à l'homme de Dieu, se diri- gea vers la porte, où il fut tué par quelques-uns de ses chrétiens. Lorsque le Père Perrin réfléchit sur cet incident , il y reconnut un vrai miracle de préser- vation , et l'attribua fiiialement à saint Ignace, qui déjà plusieurs autres fois, disait-il , l'avait préservé de pareils dangers.
Pour la méditation prescrite chaque jour, nul n'était plus exact à s'en acquitter. Il la faisait d'ordinaire de très-grand matin; et comme il n'avait pas de montre pour se régler , il la prolongeait souvent des heures entières. Le moment de son lever était tantôt le chant du coq , tantôt le cri de certains oiseaux , tantôt la position de quelques étoiles ; et s'il se trompait fré- quemment , c'était au détriment de son sommeil. Il n'était pas rare, non plus, que le Père se vît obligé, par les nécessités du saint ministère, d'interrompre son oraison et de la faire toute morcelée ; mais son âme était si intimement unie à Dieu , que ces inter- ruptions, fâcheuses pour tout autre , ne lui causaient aucun préjudice. Il reprenait jusqu'à deux et trois fois son sujet, comme si rien ne fût arrivé ; bien plus , il reprenait sans peine, et avec la même ferveur, la suite d'un colloque ou d'une prière coupée en deux. Cette facilité de s'unir à Dieu était l'une des faveurs les plus précieuses qu'il eût reçues du ciel pour sa propre sanctification.
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Dès le commencement de sa vie religieuse , l'un de ses directeurs lui avait dit que , dans les voies de Dieu, il devait se conduire plus par le cœur que par l'esprit. Cette parole fut, pour le Père Perrin, comme un avis prophétique : elle résuma toute sa vie spi- rituelle et en particulier toute sa manière d'orai- son. Il préparait son sujet avec soin ; mais une fois dans la méditation,, ce sujet ne servait, en quelque sorte, qu'à l'introduire dans une plus intime commu- nication d'amour avec Dieu , avec la sainte huma- nité de Notre-Seigneur, avec Marie sa divine Mère, les saints anges, et tous les saints du paradis. Bien- tôt , dans la vivacité de sa foi , il semblait les voir pré- sents devant lui : dans les élans de son amour , il s'entretenait avec eux , d'un ton de sainte familiarité vraiment extraordinaire ; il leur parlait de tout avec un abandon et une simplicité d'enfant ; et cela sans effort, sans fatigue, se trouvant, après une et deux heures de ces colloques ineffables, la tête aussi calme, aussi libre pour ses travaux, que s'il n'eût point pensé à autre chose. Alors il parlait à Dieu du ciel et de la terre, de l'Église, de la Compagnie, de sa mission, de ses frères, de ses chrétiens, de ses amis et de ses ennemis , des païens, des pécheurs , de tous ceux qui étaient dans quelque nécessité spirituelle ou corpo- relle. Oh ! que les saints , ne fussent-ils occupés qu'à prier , seraient encore utiles au monde, et attire- raient sur lui de bénédictions ! Le saint homme n'en était pas moins fort peu satisfait de ses prières; Nous trouvons dans une de ses notes jetées au hasard : « La « méditation d'aujourd'hui n'a pas réussi. Elle s'est
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« passée tout entière en colloques. » Heureux insuccès, qui lui faisait trouver dès le début ce que tant d'autres cherchent en vain par de longues réflexions , cette union intime avec Dieu, qui permet de lui parler à cœur ouvert, dans l'abandon et l'élan de la plus douce familiarité! D'ordinaire une seule pensée lui suffisait, pour que son esprit entrât dans un calme profond ; et laissant de côté toutes les préoccupations d'ici- bas , son cœur s'enflammait et se fondait en actes d'amour en présence du Seigneur. C'était dans ces communications si intimes que le Père Perrin puisait une humilité qui le mettait toujours à la dernière, place , une charité qui le rendait le serviteur de tous, une obéissance qui ne sut jamais reculer, un zèle qui lui fit accomplir de si rudes travaux pour le salut des âmes.
A une certaine époque , il arriva que, ne croyant pas son avancement spirituel à la hauteur de ses désirs, et l'attribuant à quelque défaut dans ses exercices spirituels , il pria l'un de ses supérieurs de lui don- ner par écrit des règles courtes et précises pour son oraison et son examen. Celui-ci, ne soupçonnant point encore tout ce qu'il y avait de parfait et d'élevé dans l'homme de Dieu, lui écrivit en abrégé les méthodes de saint Ignace, comme il aurait fait pour un novice à peine entré dans les voies spirituelles. Le saint missionnaire les reçut avec reconnaissance , et promit de s'y con- former. Mais à quelques semaines de là, le supérieur se retrouvant avec le Père Perrin , lui demanda com- ment il suivait ces règles. Celui-ci, la rougeur au front et d'un air confus , lui répondit : « Je vous
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« avouerai, mon Révérend Père, que j'ai fait ce que « j'ai pu pour suivre pas à pas la marche que vous <( avez eu la bonté de m'indiquer ; mais je n'y entends « rien. A peine ai-je commencé ma méditation que « mon esprit, comme malgré lui, se sent tellement « saisi de la présence de Dieu , que je ne puis penser « à autre chose : je me mets à lui parler , et ainsi se « passe le temps. Maintes fois j'ai essayé de reve- « nir aux méthodes ; mais impossible , et je m'y « épuise la tête. Que voulez-vous ! je ne sais pas « faire autrement, excusez -moi et pardonnez-moi. « Je vous suis cependant bien reconnaissant de la « peine que vous avez prise en m'écrivant. » Le Père Perrin en donnant cette explication , qui montrait si bien l'élévation toute divine de son oraison, paraissait confus et embarrassé , comme s'il eût été coupable de quelque faute. Mais le supérieur, au contraire, conçut dès lors pour lui la plus haute estime et une sorte de vénération.
C'est une règle, dans la Compagnie de Jésus, de consacrer chaque année huit ou dix jours à retremper son âme dans la retraite. On fait alors les exercices spirituels de saint Ignace. Les Missionnaires du Maduré ont toujours été très-fidèles à cet usage. Ils ne croient pas que ces quelques jours, passés dans les secrètes communications de l'âme avec Dieu , préju- dicient en rien à l'administration de leurs chrétiens et à l'accomplissement de leurs devoirs. Ils sont, au contraire, persuadés que c'est le meilleur moyen d'attirer sur leurs ministères les bénédictions célestes. Ils sentent d'autant plus ce besoin que, durant presque
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toute l'année , ils se trouvent livrés à eux-mêmes , loin de la surveillance et. de la direction de leurs supé- rieurs. Moins que personne le Père Perrin aurait voulu se soustraire à ce devoir si important et en même temps si doux. A consulter son attrait, il aurait voulu faire , chaque année , deux ou trois retraites ; mais il n'aurait pu les faire sans singularité. Au moins était-il très-habile à en prévenir le temps; de sorte qu'il ne se passait guère huit ou dix mois, qu'il ne fît les saints exercices.
Une année, il voulut aller faire cette retraite à Rasakembiram, près du tombeau du Père Alexandre Martin, désirant s'inspirer au souvenir d'un si saint missionnaire. Un confrère, éloigné seulement de trois milles , devait lui fournir ses provisions , et venir entendre sa confession générale. Mais à peine la retraite fut-elle commencée, que la rivière de Maduré, qui les séparait , devint si forte qu'il fut impossible de la franchir. Manquant alors des choses les plus nécessaires, le bon Père regarda comme un bonheur de pouvoir joindre à la méditation des vérités éter- nelles les effets précieux de la sainte pauvreté. Son âme n'en fut que plus consolée d'en haut; et il sor- tit de sa retraite, animé d'un nouveau courage, plus déterminé que jamais à ne s'épargner en rien pour la gloire de Dieu et le salut des Indiens.
En 4856, quoiqu'il eût fait sa dernière retraite peu de mois auparant, il voulut profiter d'une belle occa- sion pour aller en faire une autre à Oniour , en la compagnie du Père Meccatti pour lequel il avait une grande estime et beaucoup d'affection. Oniour, église
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solitaire située au milieu des bois , loin du tumulte et de toute préoccupation, lui offrait tous les avantages pour vaquer librement à la méditation et à la prière. Or voici ce qu'écrit son cher compagnon , au sujet de cette retraite : « Nous étions convenus qu'excepté « le signal du lever , les examens et les repas , chacun « suivrait en son particulier le règlement qui lui « paraîtrait le plus convenable. Nous étions conve- « nus aussi de garder le silence le plus rigoureux, si « ce n'est pour nos communications de conscience. « Je m'aperçus que le bon Père jouissait dans cette « retraite d'une union avec Dieu si étroite, si fami- « lière, et que la divine bonté se communiquait à « lui d'une manière si extraordinaire, que j'en étais « très-étonné et très-confus en même temps. Cette fois- « là, ce n'était pas seulement par l'extérieur que je « pouvais en juger, mais par les rapports intimes que « nous avions ensemble. Je compris qu'il avait sur (( les attributs divins des connaissances très-relevées , « et je ne doutai point qu'il ne fût favorisé d'un « don d'oraison tout à fait extraordinaire. Il me « disait des choses admirables, au sujet du domaine « de Dieu sur l'homme et de la soumission de « l'homme envers Dieu , que je n'ai lues ni entendues « nulle part. Le souvenir m'en est encore très-pré- « sent. Il parlait alors avec une telle force , une telle « énergie, qu'on l'aurait dit, comme il l'était en « effet, tout rempli de Dieu , tout absorbé en Dieu, « tout embrasé, tout enflammé de l'amour de Dieu , « et en quelque sorte hors de lui-même. Je pus com- « prendre alors la cause de sa profonde humilité,
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(( de son entière abnégation, de sa soif des mépris « et des souffrances, dont on aurait dit qu'il n'était ja- « mais rassasié. Car c'était bien cette connaissance si « sublime, cette charité si ardente qui le portaient à se « sacrifier et à s'immoler, en tout et partout, pour « l'amour de Dieu.
« Du reste son union avec le Seigneur était con- « tinuelle. On s'en apercevait à sa figure toujours « rayonnante , et à son extérieur façonné aux règles « de modestie de notre Bienheureux Père, dont il était « un modèle parfait. On aurait dit qu'il marchait, sans « un moment de relâche, en la présence de Dieu que « la vivacité de sa foi voyait toujours. De là ces élans « d'amour qui malgré lui se produisaient au dehors, « dans ses paroles et dans ses actions, surtout lorsqu'il « était avec quelques-uns de ses confrères. De là aussi « cette dévotion très-tendre aux sacrés Cœurs de Jé- « sus et de Marie, et ce zèle pour le prochain qui ne « reculait devant aucun obstacle. »
Ce rayonnement de visage dont parle ici le Père Meccatti, et dont tous les missionnaires ont été pareille- ment frappés, n'était point un éclat transitoire et acci- dentel: c'était un état permanent, durant les dernières années du Père Perrin: quelque chose de céleste, une sérénité vraiment divine et comme un reflet anticipé de la félicité des saints. On voyait, on sentait, à l'a lettre, le Saint-Esprit habitant d'une manière ineffable dans cette âme si pure, et communiquant à ce corps mortel quelque rayon de la gloire du ciel. Par le fait, dans les trois dernières années de son séjour ici- bas , le saint missionnaire paraissait ne plus vivre
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sur la terre , et les préoccupations de ce monde semblaient à peine effleurer son âme toute perdue en Dieu.
La dernière retraite que fit le Père Perrin eut lieu à Maduré, et se prolongea quatorze jours. Tout ce temps, le fervent disciple de saint Ignace, écrivait un de ses confrères, le passa comme ravi au troisième ciel. Ce fut pour lui comme un avant-goût de la béati- tude éternelle, à laquelle il devait être bientôt appelé; une surabondance de lumières surnaturelles , dont son esprit était comme ébloui; une plénitude d'u- nion et de jouissances divines qui le transfiguraient de plus en plus. Son âme s'élançait et semblait faire effort pour sortir de ce corps de péché , pour aller se perdre dans le sein de Dieu. C'est alors que ne pou- vant supporter seul l'abondance des grâces dont son cœur était rempli, il sentit le besoin de les commu- niquer et de les faire connaître. Mais à qui s'adresser? Il aurait naturellement désiré avoir auprès de lui l'un de ces directeurs qui l'avaient autrefois le plus aidé dans les voies de la sainteté. Mais dans la foi de son obéissance, il crut que Dieu demandait de lui qu'il fit cette ouverture de cœur au missionnaire qui se trouvait là à Maduré , bien qu'il éprouvât pour lui je ne sais quel éloignementinvolontaire.Voici comment il raconte dans ses notes la lutte intérieure qu'il ressentit à ce sujet : « La grâce déborde sur moi dans « cette retraite , comme un étang débordé fond sur « un roseau qu'il renverse , submerge et anéantit « presque. Il y a quatre ou cinq jours, j'ai éprouvé « un besoin immense de manifester ma conscience.
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(( Je me disais : Oh ! si j'avais tel ou tel Père pour cela ! « Le lendemain il s'en présenta trois qui sont dans la « mission. Le jour suivant, Monseigneur tout seul. « Enfin, aujourd'hui, tout à fait calme et plus simple, « j'incline pour le Père deMaduré, par raison de foi « etd'abandon : il est mon Père spirituel, désigné pour (( cette retraite. S'il m'envoyait n'importe à qui, « même à un Indien, en son nom, j'irais pareillement. « C'est la grâce qui m'a ôté cette susceptibilité; « mais je sens une faim , une soif dévorante de <( m'ouvrir, de me faire gouverner par celui qui a « grâce, et je suis prêt par la même grâce à faire « tout ce qu'il me dira. » Il s'ouvrit, en effet, avec la simplicité d'un enfant. C'est alors que ce missionnaire, frappé d'admiration, dit que le Père Perrin lui sem- blait être ravi au plus haut des cieux.
Ce fut aussi à la même époque qu'il se sentit poussé et. comme contraint malgré lui, par une impulsion surnaturelle et irrésistible, à consigner par écrit quel- ques-unes des faveurs les plus extraordinaires qu'il avait reçues dans sa vie. Elles se représentèrent alors si vivement à son esprit, qu'elles étaient pour lui comme actuelles. C'est à d'aussi précieuses notes que nous en devons la connaissance. « J'aurais de quoi, « avoue-t-il, en faire un volume. » Ce sont également ces notes qui nous ont fait connaître certaines parti- cularités plus intimes de sa vie, que nous avons rap- portées dans cette histoire.
La mortification extérieure est unie, bien plus inti- mement qu'on ne le pense d'habitude , à l'esprit d'oraison et de prière. Comme tous les saints sans
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exception, le Père Perrin le savait à merveille; aussi l'a-t-il toujours pratiquée avec une ardeur qui eut besoin d'être modérée par l'obéissance. On a vu comment, à un âge où l'on connaît à peine le nom de cette vertu , il faisait déjà un sévère usage des plus rudes instruments de pénitence. Dans la vie re- ligieuse, il trouva plus librement encore les moyens de suivre son attrait, dirigé cependant, et parfaitement docile à ses supérieurs. Une fois parti pour les Indes, ses goûts en ce genre furent, il faut l'avouer, encore mieux servis. Dans les commencements surtout, il y avait à souffrir de toutes manières : nourriture gros- sière et insuffisante, eau bourbeuse et malsaine pour boisson de tous les jours, habitation étroite, infecte, étouffée, voyages incessants sous un ciel de feu. Ce- pendant tout cela était bien loin de lui suffire. En vain cherchait-il à dissimuler, avec un soin extrême, les grandes austérités qu'il pratiquait ; nous savons de ses plus fidèles disciples que, presque toutes les nuits, il se flagellait cruellement, et faisait un usage assidu du cilice et des chaînes de fer, tourment insupportable en ces pays brûlants. Ces mêmes disciples nous ont éga- lement assuré que maintes fois , en administrant les chrétientés, comme s'il eût encore trouvé trop douce la simple planche sur laquelle il couchait, le saint homme ne prenait un peu de repos qu'à terre, au milieu des champs , et choisissait de préférence les lieux plus âpres et plus raboteux. En cela, outre l'avantage de se mortifier, il aimait, disait-il, la facilité de pouvoir con- templer à loisir ce ciel si magnifiquement beau durant les nuits d'été, dans les régions tropicales. Alors il
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répétait avec délices ces paroles de saint Ignace : Quam sordet mihi tèllus, cum cœlum aspicio ! « Que la terre « est vile à mes yeux lorsque je regarde le ciel ! » Et bien des fois, nous avons tout lieu de le croire, l'au- rore le retrouva sans sommeil, au milieu des douceurs d'une ravissante contemplation.
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CHAPITRE DIX-SEPTIEME.
QUELQUES TRAITS DES VERTUS ET DE LA VIE APOSTOLIQUE DU PÈRE PERRIN.
Nos lecteurs voudrons bien nous permettre encore , nous l'espérons , de leur offrir ici , quoique sans ordre , certaines particularités intéressantes , mais détachées, de la vie du Père Perrin, qui n'ont pu trou- ver place dans les chapitres précédents.
Se trouvant un jour en voyage , il arriva dans une localité où les païens célébraient en grande pompe une de leurs fêtes idolâtriques. Une longue procession d'In- diens, précédée de la plus bruyante musique , s'avan- çait à travers la rue par où devait passer le Mission- naire. Les gens qui l'accompagnaient lui conseillèrent de se détourner, pour éviter la foule, qui eût pu l'in- sulter. Mais bien loin de céder à aucune crainte , poussant son cheval en avant , il entonna aussitôt , d'une voix forte, le chant tamoul du Salve Begina. Ses compagnons, rassurés par son courage, lui répon- dent en chœur ; la multitude , étonnée , ouvre ses rangs , la musique fait silence ; et le généreux ser- viteur de Marie continue , comme en triomphant, sa coursé apostolique.
Une autre fois, il voyageait en compagnie d'un nou- veau Missionnaire , et le chemin les conduisit droit au milieu d'un bois sacré qui entourait une pagode. Tout à coup , il voit son compagnon chanceler sur son che- val , tomber à terre et se rouler dans la poussière avec
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d'affreuses convulsions. C'étaient les premières attein- tes d'une maladie qui le força plus tard à retour- ner en Europe. Le Père Perrin accourt et lui prodigue les soins de sa charité. Cependant une foule de païens était survenue ; mais ceux-ci , au lieu de prêter la moindre assistance, se disaient, avec un air de triom- phe : « Ces étrangers ont osé passer devant le temple « de notre dieu , ils sont punis. C'est évidemment sa « colère qui a saisi celui-ci , il ne tardera pas à « expirer.» Le Père Pierre, indigné à ces paroles de blasphème et animé d'un sentiment profond de foi et de confiance , se jette à genoux et, les yeux au ciel, les bras en croix , s'écrie en langue tamoule , de manière à être entendu de tout le monde : « Seigneur, « Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre , « vous entendez les discours de ces impies : ayez « pitié de nous , et pour prouver que nous sommes « vos serviteurs , et que votre sainte religion est « la seule véritable , rendez la santé à votre minis- « tre. » A peine eut-il achevé cette prière , que le malade revient à lui, se relève et monte à cheval. Les Gentils , frappés de stupeur , peuvent à peine en croire leurs yeux. Alors le Père Perrin , adressant à la foule une apostrophe véhémente sur la fausseté de ses dieux et l'impureté de leur culte , lui montre en même temps ce que la vraie religion a de divin et de conso- lant. Et cette multitude étonnée se disait : « Oui, le Dieu de ces saniassis (pénitents) est bien supérieur « au dieu que que nous adorons. » Leur mépris s'était changé en admiration ; c'était une semence pré- cieuse déposée dans leurs cœurs; et les deux mission-
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naires purent continuer leur route en bénissant le Sei- gneur, et en le priant avec ferveur de convertir ces pauvres aveugles.
Le Père se trouvait dans un pays de montagnes , occupé de l'administration des pauvres chrétiens , quand tout à coup le choléra se déclare avec les symp- tômes les plus terribles. La consternation était gé- nérale; on se livrait au désespoir; on ne songeait même pas à employer des remèdes. Le missionnaire, campé sous un arbre , car il n'avait pas d'autre abri , se sentait le cœur navré d'un pareil spectacle de mort. Que d'infortunés s'en allaient en enfer ! Il eût alors bien désiré savoir la médecine, et par ce moyen sauver quelques âmes en sauvant les corps. Sa foi y suppléa. Il se mit à faire je ne sais quel mélange , composé de bananes , de sucre , d'aloës , de piment et de poivre , ce qui fit un brouet noir , nauséabond , plus propre , semblait-il , à rendre malade qu'à gué- rir. Mais le tout était béni par lui , et assaisonné , pour ainsi dire, de ses prières. Le succès fut complet et vraiment merveilleux. Chrétiens , païens , maho- métans accouraient pour obtenir ce nouveau remède. Il le donnait à tous , recommandant de le prendre au nom du seul vrai Dieu et de Marie conçue sans péché. Tous les cholériques, sans exception, qui en firent usage, furent guéris. Le concours auprès du médecin improvisé était si grand , qu'il fut plu- sieurs fois obligé de renouveler sa provision. Il ne s'en alla que lorsque le fléau eut disparu. Alors seulement, il partit , emportant avec lui les béné- dictions de tout ce peuple. Le souvenir de cet
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événement s'est tellement conservé dans le pays , que l'on y parle encore du remède du Père Pierre comme d'une ressource infaillible contre cette terrible mala- die ; et dans ces mêmes lieux , où il avait rencontré jusque-là de si puissants préjugés et l'opposition la plus violente, s'élève aujourd'hui, à la grande joie de ce peuple , une charmante petite église en l'honneur de saint François Régis. Des conversions très-consolantes s'y sont opérées ; et beaucoup de païens semblent dis- posés à recevoir enfin le baptême.
Maintes fois le Père Perrin avait été tenté de s'abou- cher avec des idolâtres influents : il espérait, en les con- vertissant, amener à la foi un grand nombre d'âmes. Ses ouvertures et ses discours étaient reçus avec respect. Mais aux Indes , plus que partout ailleurs, être grand, riche , puissant , c'est avoir le privilège de l'incon- duite, du vol, de larapine, et d'un souverain mépris pour ses semblables. Avec de pareilles dispositions , la foi peut-elle entrer facilement dans les cœurs? Deux chefs callers avaient eu des rapports assez inti- mes avec le saint missionnaire. Tous les deux prirent la résolution de se convertir , mais plus tard. L'un d'entre eux avait été très-dévot aux démons. Ceux-ci, une belle nuit, lui apparurent, lui reprochèrent de vouloir les abandonner, et le rouèrent tellement de coups que le lendemain il en avait le corps brisé. L'effet ne répondit point à leur attente , car ce brave homme de plus en plus dégoûté de leur culte, demanda au plus vite et reçut le baptême : il mourut quelque temps après dans d'excellentes dispositions. L'autre chef fut favorisé d'une apparition de Notre-
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Seigneur lui-même, qui , lui montrant ses plaies, l'engagea fortement à se faire chrétien. Il le promit; mais des considérations humaines le portèrent à dif- férer encore ; et deux ans après il mourut, sans avoir été fait enfant de Dieu.
Il est au Marava une caste de marchands dont la richesse est fort grande, quoiqu'elle ne date pas de hien loin. Elle est surtout très-superstitieuse et fait cons- truire ou réparer bon nombre de pagodes. Le per- sonnage principal de cette caste est un marchand dont la fortune passe pour colossale. Il n'est pas âgé et jouit d'une bonne réputation. Le Père Pierre eut envie de le voir ; et celui-ci, qui professait une pro- fonde vénération pour l'homme de Dieu, se rendit immédiatement à l'invitation. L'entretien dura près de deux heures. Le marchand écoutait avec la docilité d'un enfant : il convint que la religion chrétienne était la seule véritable ; mais la bonne semence fut étouffée par les épines des richesses. Cependant, depuis lors, il n'a cessé de rendre dans l'occasion de bons services à nos chrétiens. Espérons que les prières du Père Perrin dans le ciel achèveront une conversion qui aurait un retentissement immense.
Au même lieu, vivait un pénitent célèbre, autrefois marié, mais qui, depuis la mort de sa femme, vivait dans la continence. Il ne mangeait qu'une fois le jour un peu de laitage. Bien que professant ne vouloir plus lier aucun rapport avec les hommes, il vint voir le Père Pierre, qu'on lui représentait aussi comme un grand pénitent. Il eut en effet plusieurs entretiens avec lui, et voici ce que nous trouvons à ce sujet dans
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une des lettres du Père : « Cet homme est un drôle de « corps, il est plein de paganisme. Il est dans le « fétichisme jusqu'au cou. Il dit que le bien et le mal « moral sont l'œuvre de Dieu, que l'homme n'est pas « libre, que sa volonté est un mannequin. Et avec « cela il fait de grandes pénitences. Il y a chez lui « beaucoup d'orgueil ; il cherche la vérité, mais à sa « manière. Il veut construire une maison de péni- « tents comme lui. Il a lu nos livres et ceux des pro- « lestants; il est bourrelé de remords; il en est par- « fois accablé et comme fou. Prions pour lui. » Le malheureux ne s'est point converti. La vénération dont l'entourent les païens nourrit son orgueil, et lui fait étouffer la voix d'une conscience qui voit la vérité et ne l'embrasse pas.
Quant aux autres idolâtres, que le Père Perrin fut assez heureux pour convertir en grand nombre, il faut les rechercher principalement parmi les pauvres, les petits et les ignorants. Là , la grâce trouve moins de résistance.
Le pieux missionnaire aimait beaucoup le cantique des trois Hébreux dans la fournaise. C'était surtout dans ses voyages qu'il se plaisait à en redire les divins accents. Pour lui, c'était un chant d'amour, où son âme se perdait dans les plus vifs sentiments de recon- naissance. Il ne cessait d'en faire l'application à tous les divers accidents de ses courses. Surpris par des torrents de pluie , il redisait : Benedicite, aquœ omnes quœ super cœlos surit, Domino. Benedicite, omnis imber et ros, Domino; et il ajoutait :« Pluie du Seigneur, tom- bez,tombez encore, puisque telle est sa sainte volonté.»
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Cheminait-il par la chaleur des Indes , exposé à tout ce qu'un soleil tropical a de dévorant, il chantait : Benedicite, ignis et œstus, Domino. Benedicite, sol et luna, Domino. « Oui, que les feux du soleil soient plus brûlants encore; que ses ardeurs soient plus intolé- rables, je bénirai toujours le Seigneur.» Si les vents déchaînés soufflaient avec violence , il redisait égale- ment avec bonheur : Benedicite, omnes spiritus Domini, Domino. « Soufflez , soufflez , vents du Seigneur, avec plus de furie, mais béni soit toujours son saint nom !» Les diverses physionomies de la nature, montagnes et rivières, champs couverts de verdure ou brûlés par la sécheresse , lui suggéraient pareillement quelque nouvelle application de ce beau cantique. C'était pour lui une prière enbaumée, dont son âme savourait toute la douceur, et qui lui faisait passer aussi agréa- blement que saintement les longues heures de ses voyages.
Le Père Perrin, comme nous l'avons dit, avait une voix fort belle et d'une grande étendue. Sa mémoire était enrichie d'un bon nombre des plus beaux mor- ceaux de musique profane et sacrée. Très-souvent, pour introduire une heureuse variété dans les céré- monies religieuses , il y mêlait quelques-uns de ses chants favoris; et Ton a observé que les Indiens , bien qu'appréciant fort peu la musique européenne, écou- taient cependant, avec un plaisir marqué, les airs qu'il chantait. C'estun usage reçu dans la mission du Maduré, de chanter la messe aux jours de grande solennité. Mais chanter une messe, à une heure fort avancée, après des fatigues accablantes , sans personne pour répondre ni
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accompagner, ce n'est pas chose facile ; et il y a de quoi épuiser les plus robustes. Notre bon Père, néanmoins, semblait renaître à la pensée de ces pieuses solennités consacrées par la sainte Église; et maintes fois on Ta vu retrouver alors force et santé : « Laissez-moi chanter, disait-il, cela me remet et me rend la vie. » Mais là, comme en tant d'autres pareilles rencontres , le grand mobile du saint missionnaire n'était-il pas de rendre honneur à Dieu , de se sacrifier lui-même , et de ravir les cœurs de ses chers Indiens?
Le Père Pierre, toujours content d'obéir, et se trouvant selon son cœur partout où ses supérieurs le plaçaient, n'eut jamais cette triste maladie qui porte à désirer sans cesse les changements. Il se faisait un devoir et un bonheur de chercher sa propre sainteté et de faire tout le bien dont il était capable, là où il se trouvait par obéissance. Sa seule aspiration, tout en conservant la paix de son âme, tout en travaillant même au-dessus de ses forces, était quelquefois de se voir placé dans des situations où il trouvât encore plus à souffrir, où il fût encore plus inconnu et plus caché. C'est ce désir de souffrir et de s'immoler toujours davantage qui lui fit souhaiter et demander le Marava, où certes ses goûts furent bien servis.
Dans une seule circonstance, il se vit sur le point d'être enlevé non-seulement au Marava, mais même à sa chère mission du Maduré pour être placé .sur un théâtre plus apparent. On se rappelle ce que nous avons raconté de son passage et de ses travaux à Bour- bon. Quand les supérieurs se décidèrent à envoyer dans cette île un missionnaire pour l'œuvre des tra-
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vailleurs indiens , le Père Joseph Gury, homme de dévouement et rompu à la fatigue, fut choisi ; mais à peine débarqué dans l'île, une mort prématurée l'en- leva. Il lui fallait donc un successeur, et les familles de Villèle, des Bassayns, et tant d'autres dont les noms sont inscrits en lettres d'or au livre de vie, pensèrent que l'occasion était favorable pour demander et obte- nir le Père Perrin. Les impressions de zèle et de sain- teté qu'il avait laissées après lui étaient encore toutes vivantes. Des lettres pressantes furent adressées à ses supérieurs, à Rome et en France. Ces désirs, ces supplications furent transmises au vicaire apostolique de Maduré. Le cœur de celui-ci s'en émut. D'un côté il était difficile de résister à des démarches venues de si haut. De l'autre, comment enlever au Marava celui qui en était réellement l'apôtre? Dans cette perplexité, Sa Grandeur communiqua la proposition à ses prin- cipaux missionnaires; et tous, unanimement, furent d'avis que le départ du Père Perrin serait pour la mission une perte irréparable. Cependant , Monsei- gneur Canoz jugea convenable de faire connaître au Père, sous le secret, la demande qui lui avait été adressée. Ce fut un coup de foudre pour le saint homme : non point qu'il fût attaché à ses travaux et à ses succès; son âme était bien au-dessus de pareilles misères; mais il savait l'accueil et les prévenances qu'il rencontrerait à Bourbon ; et son humilité s'en effrayait, ses goûts et ses désirs le portant toujours à la dernière place. Cependant, comme il ne fut jamais du nombre de ceux qui croient pouvoir par humilité s'éloigner de l'obéissance, il fit héroïquement son sa-
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crifice, et se tint prêt à partir au premier signal, sans faire part à d'autre qu'à Dieu seul , dans l'intimité de la prière, de ses humbles et cruelles appréhensions. Le Seigneur se contenta cette fois des dispositions de son serviteur ; et un autre missionnaire fut choisi pour être envoyé à la place du Père Gury.
Le Père Perrin parlait souvent du Japon, et nul ne saurait s'en étonner , car quelle âme généreuse et apostolique ne pense devant Dieu à cet infortuné pays? Il priait assidûment pour que le flambeau de la foi s'y rallumât. Il se surprenait quelquefois rêvant pour lui-même les prisons, les bûchers et les fosses, où tant de ses frères avaient trouvé jadis la palme du mar- tyre. Mais ce qui étonnera davantage, c'est qu'il ait songé un moment à interrompre ses travaux des Indes, pour voler au secours des pauvres mourants de Cri- mée. Il jugea même à propos de faire connaître ses sentiments à son Provincial. Il avait appris, non par les journaux, car il ne les lisait pas, mais par les récits de ses frères, combien de pauvres soldats mouraient dans cette guerre, moins par la mitraille des combats, que par les ravages des maladies. On racontait que les intrépides aumôniers militaires, malgré des efforts surhumains, auxquels plusieurs d'entre eux succom- bèrent glorieuses victimes de la charité, ne pouvaient suffire à tous les mourants. Le cœur du missionnaire s'enflamma à cette perspective de sacrifice et de mort; il ne pouvait d'ailleurs se faire à cette pensée , que ses vaillants compatriotes fussent réduits, faute de prêtres, à paraître devant Dieu sans s'être réconciliés avec lui par les derniers sacrements. « Allons donc,
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disait-il dans son humilité, je ne suis point néces- saire ici ; mes frères feront sans peine bien mieux que moi! Là-bas, du moins, je pourrai aider quelques braves soldats à bien mourir. » C'est sous cette im- pression qu'il écrivit au Révérend Père Maillard. Mais celui-ci s'empressa de lui répondre que le Marava devait être pour lui la Grimée. Le saint missionnaire, qui cherchait uniquement la volonté de Dieu, n'insista point, et poursuivit avec le même zèle jusqu'à la mort. ses héroïques et immenses travaux.
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CHAPITRE DIX-HUITIEME.
LE PÈRE PERRIN DANS L'EST DU MARAVA.
Le Père Perrin avait parcouru en apôtre une grande partie du Marava , et son passage avait été signalé , non-seulement par un redoublement extraordinaire de piété , de ferveur et de zèle chez ses chrétiens , mais aussi par le retour d'une multitude de schisma- tiques et le baptême de beaucoup d'idolâtres. Dans les districts de Sousseïpperpatnam et de Couttelour, où il avait fait un séjour plus long, les résultats obte- nus par lui étaient aussi plus grands et plus conso- lants. D'ailleurs , à mesure que le généreux athlète approchait du terme de sa carrière, Dieu semblait plus visiblement le bénir. Sur ces entrefaites, ses supérieurs jugèrent à propos de le désigner pour les districts de l'est du Marava. Cette partie avait été jusque-là le boulevard du schisme. Il s'y trouvait de nombreux villages, entièrement peuplés de chrétiens, que leurs chefs tenaient par force attachés aux prê- tres de Goa. Le parti catholique y comptait sans doute bien des adhérents ; mais toutes les grandes églises restaient au pouvoir de leurs ennemis; et là se célébraient , en grande pompe , les fêtes auxquelles les Indiens tiennent tant. Les catholiques n'osaient lever la tête , et parfois même les cœurs plus faibles se laissaient entraîner misérablement. C'était là, pour- tant, le théâtre des derniers travaux et de l'ago-
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nie du Bienheureux Père Jean de Britto ; là se trouvait Mouni , lieu de l'arrestation du saint martyr; Anou- mandangoudy , où il avait souffert tant d'humilia- tions; Oriour, sanctifié par l'effusion de son sang. Combien cette partie de la mission devait-elle donc sembler précieuse aux yeux des chrétiens fidèles , et des successeurs du Bienheureux ! Depuis longtemps les missionnaires sentaient la nécessité de s'y établir solidement et d'y fixer la demeure de l'un d'entre eux : mais toujours ce projet avait échoué. Le démon ne cessait d'y opposer des obstacles presque insurmonta- bles. Les schismatiques prévoyant bien que la présence d'un véritable apôtre ne saurait manquer d'affaiblir et, peu à peu, d'écraser leur parti, mettaient tout en jeu pour l'empêcher. Le Père Vincent Hugla avait été désigné le premier, en 1854, pour tenter de pénétrer et de s'établir dans le camp ennemi ; mais, victime de sa charité , il ne tarda pas à puiser la mort au chevet des pauvres cholériques , et n'eut pas, en mourant , la consolation de laisser un abri assuré à celui de ses frères qui viendrait pour le remplacer.
Ce ne fut que deux ans après , dans une de ces réunions annuelles de missionnaires dont nous avons parlé plus haut, qu'il fut résolu définitivement de tenter un effort suprême pour s'implanter au cœur d'un pays si bien défendu. Les difficultés de l'entre- prise réclamaient un homme hors ligne. Le Père Perrin fut choisi comme le plus intrépide et le plus capable d'accomplir Une tâche aussi ardue, et il se montra, jusqu'à sa mort, à la hauteur de cette magni-
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fique espérance : car c'est à lui surtout, après Dieu , que l'on dut celte suite de triomphes et de conquêtes qui amenèrent la destruction presque totale du schisme dans le Marava.
Gomme toujours, il se prépara d'abord à sa nou- velle mission par la prière, la retraite et la pénitence. Puis sans savoir où il trouverait un gîte , il se trans- porta rapidement au centre des pays qu'il devait soumettre à l'empire de Jésus-Christ. « Me voici dans « l'est, écrivait-il, harcelant le camp ennemi, tout « en administrant nos chrétiens. Déjà plusieurs « chefs des schismatiques témoignent le désir de se « soumettre. Mais les meneurs , pour arrêter l'élan, « poussent avec un acharnement diabolique la cons- « truction de leur église de Poulial. Quant à moi, je « fais copier la prière pour l'extinction du schisme , « qui se trouve dans le mois de Marie en Tamoul , (( et je la fais réciter dans tout le pays, même dans « les églises mixtes , et jusque dans des contrées « schismatiques où il y a un peu de bonne volonté. « Le Père Favreux s'est mis à l'unisson, dans le pays « de Souranam. Les rebelles sont de plus en plus tra- « vailles et scindés. Notre grande et immaculée Reine « se laisse toucher par nos vœux; elle bénira nos « efforts, et bénira aussi les émissaires que je fais « circuler pour argumenter les plus opiniâtres et « tâcher de les réunir. »
Le 17 mai 1856, l'homme de Dieu , afin de tenter tous les moyens pour ramener ces infortunés schis- matiques , après avoir prié longuement et con- sulté, se déterminait à écrire une lettre pleine de
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force, d'onclion et de charité, au chef principal du parti. Il lui montrait le mal affreux qu'entraîne l'esprit d'opposition au vicaire de Jésus-Christ et à l'évêque son représentant ; le nombre d'âmes qui allaient malheureusement se perdant tous les jours ; puis afin de le prendre en même temps par son faible , il lui parlait de cette église de Poulial , regardée comme la gloire de sa caste, et que le schisme semblait condam- ner de plus en plus au déshonneur et à la solitude ; tandis que, soumise une fois à ses véritables pasteurs, elle sortirait de son ignominie, et deviendrait de plus en plus célèbre et fréquentée. Il le priait enfin et le conjurait, en lui donnant le doux nom de fils, ou bien de venir le trouver lui-même , ou , d'envoyer une personne de confiance , pour s'expliquer face à face sur toutes les difficultés. « Hélas ! il n'est point « converti, écrivait le Père Perrin peu de jours après. « Il semble, au contraire, plus obstiné. Au moins « vous verrez que j'ai fait pour lui et les siens tout « ce que j'ai pu. Le 17 mai , jour de la très-sainte « Trinité, un vent terrible, qui enleva toutes les toi- « tures , s'éleva comme je terminais ma lettre. Pran- « sody, mon disciple, s'écria soudain : voilà le vent du « Saint-Esprit. Hélas ! mes péchés sans doute l'ont « contrarié. »
Il n'en fut point ainsi, grâce à Dieu ; car cette lettre, aidée, un peu plus tard, des prières du saint mis- sionnaire déjà dans la gloire, produisit en son temps l'effet désiré. Et ce chef si obstiné devint l'un des principaux agents du retour des schismatiques à l'unité.
Cependant le Seigneur prit dès lors visiblement en
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main la cause de son fidèle serviteur, et voulut humi- lier le parti schismatique dans ce qui lui devait être le plus sensible. Tandis que le Père, par ses héroïques vertus , ses prédications, ses catéchismes, ses brillan- tes et pieuses solennités, attirait autour de lui tous ceux qui gardaient un reste de foi, et frappait d'admi- ration les païens mêmes et les mahométans , certains coryphées de la révolte tentèrent , pour se relever dans l'opinion publique , de célébrer avec une pompe extraordinaire la fête de l'Assomption , et convo- quèrent tous les chrétiens à cette fameuse église de Poulial , dont ils étaient si fiers. Mais le jour même de la fête, leur malheureux prêtre goanais , s'étant enivré , courut un couteau à la main sur quelques- uns de ses partisans , qu'il accusait de l'avoir volé durant son ivresse. Ceux-ci lui intentèreent sur-le- champ un procès devant les autorités païennes. De son côté, il les accuse de vol au même tribunal. Le bruit de ce scandale se répand dans tout le pays. Ce n'était pas assez. Deux jours après, la nouvelle voûte de l'église s'écroule avec fracas, au grand désespoir des derniers partisans du schisme, qui. en demeurè- rent consternés.
Jusqu'à ce moment le Père Perrin se trouvait sans domicile "dans l'Est. Il s'en allait , de village en village, s'abritant dans les pauvres églises qui appartenaient à l'unité , harcelant partout des ennemis dont il ne cherchait que le salut. Tous ses efforts , depuis plus d'un an, pour acquérir un terrain convenable, avaient échoué. Mais au temps où se passaient les tristes événements de Poulial, Dieu exauçait ses prières, et
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le 21 septembre il écrivait : « Bonne nouvelle ! Dieu a « levé aux trois quarts les obstacles qui m'arrêtaient. « Je reviens de Néméni près Poulial. J'ai en ma pos- « session le double du terrain que j'espérais. J'ai « trouvé le chef païen du village tout à fait changé. « Laus Deo et Mariœ. Hœcmutatio dexterœ excelsi, cui « obcdiunl venti et mare ! » Néméni était en effet une position magnifique, à un mille seulement de Pou- lial , au centre de plusieurs villages chrétiens. Le Père s'y trouvait comme au milieu du camp ennemi : aussi sa présence fut-elle pour ses adversaires comme un feu brûlant. Il y célébra, avec grand éclat et un concours immense, les fêtes de la Toussaint et de la Gommémoraison des morts. « Que vous dirai-je « de l'est? écrivait-il à son supérieur ; l'unité s'y éta- « Mit moralement par la présence du Père. Nos chré- « tiens se sont réunis pour faire à leurs frais un « appentis à l'église qui est beaucoup trop petite. La « maison en terre que je fais bâtir, selon vos ordres, « a dû être suspendue à cause des pluies. Je célébrerai « ici les fêtes de Noël, de la Circoncision, des Rois, « pour détourner de l'église de Poulial, et dégoûter « les schismatiques mêmes de concourir à la recons- « truction de leur église. Chaque dimanche, bien des « schismatiques du voisinage viennent à ma messe. « Les odéages disent : C'est plus près. Les Maravers « disent : Au moins ce prêtre parle, on reçoit de bons « avis, on médite sur le Calvaire, sur Notre-Dame- « des-Sept-Douleurs . Parfois on reçoit aussi des mé- « dailles, des chapelets. Le prêtre de Poulial ne fait « rien de tout cela. Voilà donc ce que je fais, et ce
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« que je me propose de faire, attendant de Dieu, avec ce confiance, la grâce pour fructifier et faire valoir le « peu de talents confiés à votre serviteur. Envoyez- « moi donc une direction, une impulsion, et les encou- « ragements opportuns. »
Au mois de janvier 4857, Monseigneur Canoz vint faire sa visite pastorale dans le Marava. Il y fut reçu avec un enthousiasme extraordinaire. Sa marché à travers les chrétientés parut un triomphe continuel. Il voulut venir en personne voir le meilleur de ses ouvriers, dans ce poste si chèrement acheté de Né- méni, et il y fut grandement consolé. En contemplant ces légions de chrétiens, dont grand nombre sortaient à peine du schisme, et qui accouraient pour recevoir la confirmation , ou la bénédiction de leur premier pasteur, « Non, disait-il, le Marava n'est plus recon- « naissable. Quel changement depuis ma dernière « visite ! Alors nous avons eu de cruels embarras et « d'amers déboires. On semblait craindre ma présence. « Aujourd'hui les populations viennent au-devant de « moi; je suis partout admirablement reçu. Le nom- ce bre de nos chrétiens est presque doublé. Quelle « piété ! Quelle foi ! Quel empressement ! Voilà ce que « nous devons surtout à ce bon Père Pierre , et plus « encore à ses prières et à sa sainteté qu'à son zèle et « à ses travaux. Si les choses continuent de ce train, « à ma première visite nous aurons toutes les grandes « églises. » Paroles presque prophétiques, et que les événements ont justifiées. Sa Grandeur, qui avait au- trefois, en qualité de simple missionnaire du Marava, tant travaillé et tant souffert en ces mêmes lieux, y
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répandait alors des larmes de joie et de bonheur, au spectacle qui se présentait presque à chaque pas sous ses yeux.
Monseigneur Canoz ne s'éloigna pas sans témoigner au digne Père Perrin une affection toute particulière. Celui-ci en demeura confus , s'en croyant indigne. « Qu'ai je donc fait, disait-il, autre chose que mon « devoir? » Sa persuasion intime était au contraire qu'il ne travaillait point assez « Tout va bien, écri- « vait-il vers le même temps en bénissant Dieu , ma « santé, mon courage, et même mon désir de mieux « faire. » Sa Grandeur le laissa donc à ce poste si im- portant, pour y consommer la ruine du schisme, et entretenir l'élan que cette visite pastorale venait de rendre encore plus vif. Mais dans ces derniers combats, les peines, les privations ne manquèrent pas au soldat de Jésus-Christ. « Depuis le départ de Monseigneur, « écrivait-il à un de ses frères, -le choléra ou la crainte «du choléra intercepte toute communication. Je vous « envoie mon cuisinier pour vous demander signe de « vie, quelques nouvelles , et aussi un peu d'argent, « si vous pouvez, car je suis dans un véritable embar- « ras. Depuis dix jours, je n'ai pas de pain; mais à la « rigueur je puis m'en passer, plutôt que de vous « mettre vous-même en disette. Je ne vous indique « cet article, qu'autant que vous auriez. du superflu; « sinon, je n'en veux absolument pas. Quant à l'ar- « gent, j'ai à solder des comptes de briques à Néméni, « et à faire d'autres dépenses , surtout pour la « Sainte-Enfance. 20 roupies (50 francs) feraient mon « affaire. Mon setti ne parait pas très-aise de me
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<c prêter sans intérêt; et avec intérêt, il rougit de le « faire; de sorte que je suis gêné. Avec mes deux « districts, j'ai bien mes peines, Dieu merci !... J'ai (( donné la Chandeleur à Néméni ; je donne la fête du « Bienheureux Jean de Britto ici à Couttelour; le mer- ce credi des Cendres me verra dans l'Est, où je dois me « trouver dès samedi prochain. »
Il s'y trouva en effet; mais tant de fatigues, de courses, de privations le rendirent malade , comme nous le fait entendre la lettre suivante : « J'ai reçu, « non sans quelque plaisir, de petites provisions a devenues assez nécessaires, personne ne voulant (( plus aller à Maduré, de crainte du choléra. Cela « m'aidera à me remettre un peu d'une certaine « attaque de bile causée par la fatigue, et de mes fai- (( blesses d'estomac. Je suis déjà mieux, et vos avis « me tiendront attentif à ne pas faire d'impru- « dence. »
Toutefois durant ce Carême, le Père Perrin se sur- passa encore, en fait de zèle, de dévouement et de péni- tence. Chaque dimanche, son chemin de croix sur- tout attirait une foule immense , excitait l'enthou- siasme universel, et lui valait quelques conversions signalées; mais aussi chaque dimanche était pour lui un jour d'inconcevable lassitude. Les cérémonies duraient très-longtemps, et iLétait seul pour les prési- der. Souvent, à deux heures de l'après-midi, il n'avait pris encore aucune nourriture. A certains jours , il se trouvait si accablé, qu'après avoir congédié ses chrétiens, il pouvait à peine se remuer. Le vendredi qui précéda le jour des Rameaux , et que l'Église
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consacre à Notre-Dame des Sept-Douleurs, lui amena des centaines de confessions; caries Indiens sont fort dévots aux douleurs de la Reine du ciel , et c'était la première fois que cette fête se célébrait dans l'Est. Puis les cérémonies de la semaine sainte, avec une pompe et une piété toutes nouvelles dans ces districts, • lui amenèrent un concours prodigieux; et les conso- lations , mais aussi les fatigues du missionnaire , furent en proportion. Enfin pour couronner de si belles fêtes, et inspirer une sainte énergie à ses ouail- les, le Père fit représenter devant tout ce peuple les principales scènes du martyre du bienheureux Jean de Britto, aux lieux mêmes qui avaient été le théâtre de la passion et de la mort du Bienheureux. Ces scènes électrisèrent les chrétiens, ainsi que les gentils accourus en foule pour y assister. Et l'on entendait répéter hautement dans toute cette multitude : « Nous avons maintenant le véritable successeur du Père de Britto. » Le zélé missionnaire écrivait lui-même peu après : « A Pâques, le martyre du Père de Britto a « été joué à Néméni. Pour le Père et les siens , peine « écrasante , mais consolation ressuscitante. Concours « immense de spectateurs : mes chrétiens de l'Est sont « raffermis, et main tenant se montrent avec gloire. » La fatigue fut telle en effet , que dans ce beau jour de Pâques, le Père faillit à la lettre mourir de faim. Sur les dix heures du soir il n'avait encore rien pris, et n'avait pas même de pain. « Heureusement , « écrit-il encore, la divine Providence m'envoya, « par un bon chrétien, un petit vase de lait; c'est ce « qui me sauva la vie. »
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Cette aventure et bien d'autres semblables, que nous avons à peine indiquées, montrent quel était l'oubli absolu du saint missionnaire pour lui-même , et quelle est aussi de temps en temps la vie de plus d'un apôtre des Indes , où malgré toutes les précau- tions , on est encore assez souvent exposé à ces sor- tes de privations.
Après les fêtes de Pâques, le Père Perrin avait repris aussitôt ses courses et faisait de nouveaux prodiges de conversions, au milieu des croix et du denûment, lorsque le Seigneur lui ménagea un mois de repos forcé. Appelé au loin, pour porter les der- niers sacrements à un malade, il s'était mis à l'instant en route. Au milieu du trajet, son cheval s'effraya subitement et l'emporta, d'un élan irrésistible, à tra- vers des lieux très-difficiles, couverts de palmiers, où il risquait de se fracasser la tête , s'il n'eût pris le parti, en toute bâte, de se jeler à terre. Mais la course était si rapide , que le cavalier , en tombant, se cassa le bras. Le choc fut même si violent, qu'il demeura sur place sans connaissance et comme sans vie. De pauvres chrétiens du voisinage le transportèrent, sur un lit improvisé, jusqu'à son logis. De là, il fut conduit en palanquin à la résidence de Maduré ; et cet accident fut l'occasion de la longue et sainte retraite d'un mois, dont il rendait de si filiales actions de grâces à saint Ignace, comme nous l'avons raconté plus haut.
VIE DU PÈRE I'KRRIN. CHAPITRE XIX. 22o
CHAPITRE DIX-NEUVIEME.
CONDUITE ADMIRABLE DU PERE PERRIN. — ENDURCISSEMENT DES PRINCIPAUX HABITANTS DE CE VILLAGE.
Le saint Missionnaire sembla puiser dans le repos forcé de la maladie, et dans cette union intime avec Dieu dont il se sentit alors favorisé plus que jamais, un renouvellement de ferveur , de courage et de zèle ; il eut bientôt l'occasion d'en donner des preuves. Rentré en campagne vers le 7 du mois d'août, il reprit sa vie apostolique , semant partout les bénédictions divines sur son passage. Mais il devait se surpasser lui- même, pour le salut du district d'Oïcottei , dont nous allons parler maintenant.
En envisageant toute la suite des événements dont ce village fut alors le théâtre , et auxquels le Père Perrin prit une part si active et si glorieuse, il est impossible de ne pas s'écrier, avec le Psalmiste : « Quam incompre- hensibilia suntjudicia tua , Domine Deus virtutum. » « Que vos jugements sont incompréhensibles , ô Sei- gneur , Dieu des vertus ! » tant on vit à la fois, et réunis sur un même théâtre , d'incroyables prodiges de grâces, de conversions, d'endurcissement.
Oïcottei passe à juste titre pour la plus grande et la plus riche chrétienté du Marava. Malheureusement ses chefs n'étaient pas moins célèbres par leur orgueil et leur opiniâtreté. En possession d'une influence égale à leur immense fortune, ils joignaient l'astuce à la force,
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et s'étaient fait redouter de tous. Ennemis de la lumière, et craignant des prêtres qui eussent voulu remplir leurs devoirs sacrés, ils se montrèrent, dès le principe, op- posés à toute réconciliation, employant leur pouvoir et leurs richesses à retenir dans le parti du schisme , non-seulement leurs propres administrés, mais encore tous ceux sur lesquels ils pouvaient agir. De fait , ils étaient parvenus à former cette ligue, vraiment dia- bolique , qui enchaîna si longtemps dans la révolte la plupart des chrétiens de l'Est. Cependant, malgré leur opposition, un assez bon nombre de fidèles se soumet- taient de jour en jour ; mais , exposés à mille tracas- series , ils se trouvaient sans chefs , sans églises, dans un état d'ilotisme que leur reprochaient amèrement leurs adversaires. C'était pour changer cet état, que le Père travaillait si énergiquement à s'établir enfin dans les villages de l'Est , et il y combattait depuis plus d'un an, lorsque Dieu sembla vouloir tenter un dernier effort pour convertir les malheureux schismatiques d'Oïcottei.
Dans leur précédente réunion du mois de septembre 4857, les Pères de Marava s'étaient occupés plus que jamais des moyens de pousser le schisme dans ses derniers retranchements du côté de Poulial. Ils com- binèrent une attaque simultanée par le nord , l'ouest et le sud , pendant que le Père Perrin , au centre même du camp ennemi , continuerait à en détacher les défenseurs. Le dernier jour de cette réunion, quelques envoyés des catholiques d'Oïcottei vinrent précisément le prier de venir en toute hâte les admi- nistrer et bénir leurs maisons : le choléra s'annonçait
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dans les environs, et ils en craignaient les ravages. Ils parlaient aussi , en tremblant, de certains phénomènes extraordinaires, contre lesquels ils voulaient se pré- munir. Le Père partit, et après un voyage long et pénible , il n'arriva que bien avant dans la nuit. Par un étrange malentendu, comme le Seigneur en permet souvent pour éprouver ses serviteurs , il fut assez mal accueilli, mais offrit à Dieu cette peine et cette humiliation avec joie; et sans avoir pu prendre aucune nourriture , il ne monta que très-tard à l'autel , le lendemain dimanche , fête de Notre-Dame-des-Sept- Douleurs , dans la pauvre masure qui lui servait de chapelle.
Ce jour et les suivants furent consacrés à adminis- trer ses chrétiens ; mais, comme par une inspiration surnaturelle , il prit pour texte de ses exhortations les terribles paroles de Jonas : Encore quarante jours , et Ninivesera détruite, il engageait tous ses auditeurs à faire pénitence, assurant que le Seigneur les épargne- rait, s'ils se convertissaient sincèrement. Il parlait avec une chaleur inaccoutumée, d'un ton prophétique dont les plus endurcis étaient effrayés. Le choléra frappait rudement dans les environs. La tête du schisme, dans un village voisin , rival d'Oïcottei pour son endurcisse- ment , avait été emportée ; le chef d'un autre bourg le suivait de près. Des projectiles effrayants et invisibles tombaient chaque nuit , et avec fracas , sur les mai- sons , au dire de tous les habitants , sans que l'on pût assigner aucune cause raisonnable à un événement si étrange ; la stupeur était générale. Dans une chrétienté voisine, le fléau fait quatre victimes dans la maison du
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principal schismatique , et attaque plusieurs autres habitants. On y appelle aussitôt le Père Pierre ; plu- sieurs se soumettent à lui; il les confesse et les récon- cilie avec Dieu. Pour achever d'en fléchir quelques-uns, il s'était abaissé lui-même jusqu'à baiser les pieds de tous les hommes réunis, et attendris déjà par le chemin de croix qu'il venait de faire avec eux.
Le Père était encore-dans ce village, quand, le 26 septembre , à la tombée de la nuit , les coryphées du schisme à Oïcottei firent , suivant l'usage , arborer le drapeau qui annonçait la fête du Saint-Rosaire; le prêtre schismalique de Poulial devait la célébrer. Mais tout à coup, au milieu des ténèbres, un effroyable incendie , dont jamais on ne put découvrir la cause , dévore tout cet immense village. Le drapeau , signe de rébellion , fut en un moment la proie des flammes. L'église seule , bâtie en brique , fut épargnée. 11 serait impossible de décrire ici l'état de désolation que pré- sentaient au matin ces ruines fumantes, où les malheu- reux habitants cherchaient quelque débris de leur for- tune d'hier, et travaillaient à se créer un misérable abri pour leurs femmes et leurs enfants. Un si terrible châ- timent ne fut pas cependant capable de leur ouvrir les yeux. Mais voilà que dans les derniers jours du mois, despluies torrentielles viennent achever ce que lesflarn- mes avaient commencé. Tout le village n'est plus qu'un vaste étang d'eau infecte , noire et bourbeuse. Hom- mes, femmes, enfants, gisent dans la boue et dans un dénûment complet. Malgré ce terrible fléau, l'obsti- nation des chefs n'est point vaincue. Le 3 octobre , ils appellent encore le prêtre goanais de Poulial ,
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pour fuire une procession solennelle , et apaiser , disent-ils , le courroux du ciel. Mais avec le prêtre schismatique arrive le choléra, frappant de suite les plus terribles coups. Le prêtre mercenaire , transi de frayeur, refuse d'administrer les malades. A cette indigne lâcheté, tous sont révoltés et demandent avec de grands cris que l'on appelle enfin le Père Perrin. Le 4 octobre, de grand matin , le prêtre de Poulial est congédié , et une députation du village court supplier le saint Missionnaire , qui se trouvait à Néméni , de vouloir bien venir au secours des mourants.
Le Père ne se fit point prier, il accourt , et , après avoir exigé des chefs , qu'il croyait sincères , l'assu- rance formelle de leur soumission, il prend possession de la grande église. Puis il se met à parcourir, les pieds nus, et dans là boue jusqu'aux genoux, tous ces misé- rables réduits, où étaient étendus, pêle-mêle, les vivants , les mourants et les morts. Il administre les sacrements , distribue des remèdes , fait entendre à tous des paroles de résignation et de prière ; il va jus- qu'à emporter dans ses bras les cadavres , car la cons- ternation est si générale , qu'on les abandonne sans sépulture. A peine a-t-il le temps de célébrer la sainte messe; son catéchiste et l'un de ses disciples sont atteints du fléau ; lui-même en est attaqué deux fois , mais son courage et sa confiance en Dieu lui font vaincre le mal. S'il trouve encore un moment libre, il parcourt , une clochette à la main , tous les recoins du village en ruines , réunit les enfants , leur fait le caté- chisme , et les invite à prier avec lui pour apaiser la colère de Dieu. Chrétiens, païens, tous étaient dans
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l'admiration. Cependant le saint Missionnaire , au milieu de ces travaux accablants , que les Anges con- templent avec bonheur , et tout en prodiguant sa vie avec un dévoûment qui rappelle les plus belles pages de l'histoire apostolique, écrivait, dès le 8 octobre , les lignes suivantes : « Et après tant de faveurs , notre « bonne Mère n'a-t-elle pas daigné se servir de moi , « misérable , pour délivrer entre hier et aujourd'hui « vingt-quatre passe-ports , signés du sang de Jésus , « pour la bienheureuse et inappréciable éternité. » Avant la fin de la semaine, ce nombre s'éleva à soixante-huit.
« Pendant une course, ajoute-t-il, que je fus « obligé de faire pour administrer des malades dans « les villages voisins, est mort et a été enterré le frère « aîné de Savery-Mouttou , qui remplit ici les fonc- « tions de chef. Je l'avais administré et confessé deux « fois. Cette mort fait grande sensation dans le pays. a Hier , s'est endormi dans le Seigneur , comme je « l'espère, un Santiago, petit-fils d'un vieux et riche « chrétien. Il a rendu le dernier soupir dans mes « bras et entouré de ferventes prières. Dans une mai- « son , où j'avais été honni et persifïïé , il y a trois « ans , en passant sur la voie publique , six personnes « sont mortes. »
Le terrible fléau continuait : déjà 90 chrétiens et un grand nombre de païens avaient succombé. L'on adressait au ciel les plus ardentes prières. Les habi- tants s'imposèrent un jour de jeûne , à l'occasion duquel ils firent des agapes de réconciliation générale, afin que les anciens et les nouveaux catholiques ne
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fissent plus qu'un cœur et une âme. Le riz et les autres mets avaient été abondamment préparés , près de l'église , afin que ce festin de frères se fit sous les yeux du Seigneur. Les pauvres furent les premiers servis, puis, à la tombée de la nuit, tous les habi- tants, rompant enfin leur jeûne, prirent en communie repas qui devait sceller leur réunion. Le fléau com- mença aussitôt à diminuer : vers la fin du mois , il avait entièrement disparu.
Le Père se plut à regarder comme l'œuvre de Marie conçue sans péché cette suite d'événements extraor- dinaires, qui semblait devoir amener l'extinction complète du schisme. Dans une lettre, où il en raconte les principaux détails, il commence chaque alinéa par ces mots : Digitus Mariœ Immaculatœ est hic ! Mais il ne se dissimulait pas les dernières difficultés qu'une soumission pleine et entière devait rencontrer; il prévoyait les nouveaux efforts de Lucifer et de ses suppôts pour en arrêter la conclusion. Il allait cepen- dant Ta tête haute, mettant en Marie toute sa confiance. « Il est digne d'une Mère sans tache, comme vous, ô « Marie, écrivait-il, de briser les dents de vos ennemis « et des ennemis de votre fils ! Plus digne encore de « vous, Refuge des pécheurs et Reine des Apôtres, de « nous sauver tous. Sub tuum praesidium confugimusl « Nous luttons contre des abîmes ; c'est égal, au nom « de Marie , vogue ma nacelle jusqu'au port. »
Durant tout le mois d'octobre 1857, le zélé mis- sionnaire resta dans le village d'Oïcottei , prêchant , catéchisant, faisant approcher des sacrements tous ceux qui n'offraient aucun obstacle. Les cœurs lui
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étaient gagnés. Mais à mesure que le fléau s'éloi- gnait , les chefs , dont l'orgueil ne consentait pas à se voir vaincu, et les catéchistes, qui redoutaient le châti- ment de leur conduite passée , se mirent à murmurer et à cabaler , d'abord dans l'ombre , ensuite plus ouvertement. Ils firent naître des embarras , deman- dèrent des concessions. Leur tactique était de traîner la paix en longueur, afin que l'effroi salutaire produit par tant de malheurs , et l'impression si vive encore des vertus et du dévoûment de l'homme de Dieu, eus- sent le temps de s'effacer insensiblement. Voici en quels termes le Père rendait compte de la situa- tion : « La sainte Vierge m'a gagné les cœurs. J'ai eu, (( durant ce mois, bien des alternatives de joie et de « tristesse. Après le choléra , tous voulaient impé- « rieusement se confesser et communier , mais sans « tenir compte des obstacles. Leur chef les y poussait, « soi-disant pour nous assurer du village. Quelques « âmes damnées de catéchistes brocantaient à leur ma- « nière, c'est-à-dire à celle du diable, les billets et attes- « tations d'usage pour la confession et la communion. « J'ai failli casser les vitres dans ce pas glissant. Dieu « m'a sauvé. »Le principal obstacle, dont il est ici ques- tion,et qu'il s'agissait d'abord de lever , étaient les maria- ges contractés devant un pasteur schismatique et qu'il fallait réhabiliter, ainsi que les fêtes desGoanais, aux- quelles ondevaitpromettredeneplusjamaiscontnbuer. Le Père Perrin ne s'éloigna que pour aller célé- brer , à Néméni , comme les années précédentes , les fêtes de laToussaint et de laCommémoraison des Fidè- les Trépassés; puis il revint aussitôt à Oïcottei, pour
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terminer, s'il était possible, ce qu'il avait si heureu- sement commencé. Tons ses efforts échouèrent en- core cette ibis , devant la mauvaise volonté des chefs et des catéchistes rebelles. En face de leur endurcisse- ment, il crut devoir abandonner pour un temps ce malheureux village ; mais auparavant , il alla se met- tre à genoux devant la porte de l'église, et là, les yeux et les mains levés vers le ciel , il prit à témoin Notre- Dame du Saint- Rosaire , patronne d'Oïcottei , qu'il n'avait rien omis de tout ce qui était en son pouvoir pour le salut de ce pauvre peuple; qu'à l'avenir c'était à elle de le garder. Puis il partit, le 12 novembre, l'âme profondément attristée. Dès le lendemain , des mains invisibles recommençaient à lapider les toits des mai- sons. L'alarme devint universelle,; on redouta un nouvel incendie , une nouvelle invasion du choléra , d'autres fléaux plus terribles encore. On envoya trois députations successives au Père Perrin , pour le con- jurer de revenir. Celui-ci n'eut garde de faire un pas. On revient alors une quatrième fois avec déplus vives instances. Le Père se laisse toucher, mais il impose ses conditions ; on les accepte avec des démonstrations dont il ne peut plus soupçonner la sincérité. Le 21 , jour de la Présentation de la sainte Vierge, il rentra dans Oïcottei, où il fut salué comme un libérateur, et reçu avec une pompe extraordinaire. Beaucoup de chrétiens firent leur soumission et se confessèrent ; plusieurs mariages furent réhabilités; quelques insignespécheurs se convertirent. Le bien s'affermissait sensiblement; il gagna même des villages environnants qui, ayant moins résisté à la grâce , revinrent sincèrement à l'unité.
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Tout désormais semblait dans le calme , et ce calme était on ne peut plus favorable à la bonne cause. Le Père , qui , suivant son expression , avait , comme Abraham, espéré contre l'espérance, semblait pouvoir enfin se féliciter de n'avoir pas été confondu et se flatter que, dans peu , tous les districts de l'Est seraient soumis. Mais le cœur des chefs n'était pas changé. Voyant combien le parti catholique , malgré leurs menées , croissait tous les jours en nombre et en bonne réputation , ils imaginèrent un nouveau moyen pour arrêter l'élan général. Ils convoquèrentà Poulialune sorte d'assemblée populaire , où de toutes les chrétientés devaient venir quelques personnages des plus influents, pour discuter et s'entendre sur une réunion généraleà II y eut ainsi deux ou trois de ces assemblées tumultueuses ; mais il y arriva , comme d'ordinaire , que deux ou trois hommes turbulents , en dépit d'une majorité bonne, mais faible, firent prévaloir leurs mauvais conseils.
Les choses allèrent ainsi jusqu'aux fêtes de Pâques (4858), époque à laquelle ces mêmes suppôts du démon, voyant le bien qui s'était opéré à la faveur du calme, et sentant plusieurs autres villages sur le point de leur échapper, se décidèrent à rompre ouverte- tement avec le Père Perrin. Tous ces pourparlers, di- saient-ils, leur avaient été trop funestes. Voici com- ment le saint missionnaire rapporte cette rupture, dans une lettre datée du lendemain de Pâques, 5 avril. « Cette semaine sainte a été réellement sainte. L'ap- « pareil de l'église, la piété de mes fidèles et d'environ « quatre-vingt schismatiques revenus très-sincère-
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(( ment, le concours immense d'hier, très-consolant « déjà les jours précédents, méritent un bon Alléluia. « Le gardien de l'église de Kidouvetti est pleinement « converti. Il avait perdu la foi, grâce au malheureux « prêtre de Poulial. Hier, beau jour de Pâques, il est « venu devant la foule rn'apporter un plein mouchoir « de livres hérétiques. Je lui ai donné en échange une « vie du bienheureux Père de Britto et quelques au- « très petits ouvrages. C'est une conquête qui aura « des suites. Alléluia!
« Saveri-Mouttou, l'aveugle de Tirouppoucottei, et « le chef d'Oïcottei , accompagnés de tout ce qu'il y a a d'ultra-schismatique dans l'Est , se sont rendus « ici, hier avant la messe. Je les ai introduits chez « moi l'un et l'autre avec Soussei, catéchiste de Pou- « liai. Mon disciple était présent. Us me donnèrent « de bonnes paroles, et promirent de revenir ensuite. « En effet, après la messe, ils sont revenus et en « masse. Ils m'ont dit, avec force railleries et vains « propos, de ne pas leur parler de la réhabilitation « des mariages. J'ai coupé court et je leur ai dit que, « lorsqu'ils seraient dociles au pape et à l'évêque son « représentant , je pourrais en référer à celui-ci ; « mais que, jusque-là, je ne reconnaissais pas pour « chrétiens ceux qui rejetaient le saint mariage. Là- « dessus l'aveugle reprit d'un ton ironique : Oui, il « n'y a de paradis que "pour vous, et V enfer est seule- « ment pour nous. Je répartis aussitôt : Le Paradis « est pour ceux qui, sous les lois de l'Église, observent « les dix commandements. Mais l'enfer est pour ceux « qui marienlPde petites fillettes qui n'ont pas l'âge ;
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« et tu Tas fait! L'enfer est pour ceux qui se frottent « le front de cendres salaniques ; et tu l'as fait ! « L'enfer est pour ceux qui font en public et en se- « cret toutes sortes de diableries , et tu en as fait! « L'enfer est pour ceux qui, se disant chrétiens, « veulent régenter le pape, les évêques et les prêtres ; « et tu Vas faitl Change de conduite, et Dieu te par- « donnera. Soumets-loi à l'évêque, pour ce qui est <( des sacrements, du gouvernement des églises, des « catéchistes; sinon, tu ne peux avoir part avec nous, « et ton second état sera pire que le premier. Alors « il reprit sa thèse , comme si de rien n'était, me « promettant son concours dans trois mois pour m'in- « staller dans l'église de Poulial. Je lui répondis : « Quand les âmes, que je cherche avant tout, se se- « ront mises en règle , avec foi et avec soumission, « les églises viendront ensuite d'elles-mêmes. Ils m'ont « dit alors ne pouvoir rien faire de ce que je deman- « dais, et l'assemblée s'est retirée, sans demander « ma bénédiction. Alléluia! Mieux vaut une guerre «. ouverte qu'une paix trompeuse et hypocrite.
« Depuis le premier vendredi de mars, j'ai établi à « Néméni la confrérie du Sacré Cœur de Jésus , et « me suis imposé d'y être présent le premier di- <( manche de chaque mois. Ceci a été très-bien pris. « Alléluia! »
Le saint missionnaire gémissaitsur l'endurcissement de ces malheureux; mais son cœur était consolé par les nombreuses conversions particulières qui s'opé- raient dans chaque village. Comme il l'avait prévu, comme il l'avait dit, les âmes une fois gagnées, les
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églises devaient venir d'elles-mêmes. Elles vinrent, en effet; mais il ne lui fut pas donné devoir ici-bas, de ses propres yeux, les fruits de tant d'efforts surhumains. Les événements qui suivirent de près sa mort, et dont nous parlerons plus loin, devaient seuls montrer à quel point il avait avancé l'œuvre de Dieu, et combien justes étaient ses prévisions.
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CHAPITRE VINGTIÈME.
DERNIÈRE MALADIE , MORT ET SÉPULTURE DU PERE PERRIN.
Le saint missionnaire touchait enfin au terme de cette carrière, si belle, si édifiante, et si bien remplie. Jamais il ne s'était démenti , et jusqu'au bout son courage le soutint parmi des peines , des travaux, des tracasseries et des infirmités toujours croissantes. « Le bon Dieu , écrivait-il , me comble de grâces « robustes, de grandes et bonnes croix; mais cela « est bon. » Les forces du corps, lui refusaient leur service , mais l'énergie surhumaine de son âme sup- pléait à la faiblesse de la nature qui s'en allait ; et à mesure que son enveloppe mortelle dépérissait , sa belle figure reflétait de plus en plus ses sentiments intérieurs , et se surnaturalisait davantage. Le rayon- nement céleste de ses traits, qui dans les dernières années avait frappé si vivement tous les regards , devenait plus saisissant que jamais, et semblait annon- cer que la terre ne le posséderait plus longtemps.
Vers le milieu de mai de cette année 4858 , après avoir donné, comme d'habitude, dans la réunion des missionnaires à Couttelour, de grands exemples de charité et d'humilité , le Père Perrin se dirigea de nouveau vers l'Est , et y poursuivit , comme s'il eût retrouvé toute son ancienne vigueur , ses grands travaux d'administration. Il y assista et y résista aux dernières fureurs du schisme qui, voyant chaque jour
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disparaître quelques-uns de ses adhérents , trahissait par sa violence même l'état désespéré auquel il était réduit. Toutefois, à considérer la suite des événe- ments, l'on pourrait croire que le Seigneur, pour accorder à la cause catholique un entier triomphe, voulût le sacrifice d'une dernière victime d'agréable odeur , et que ce sacrifice fût la sainte mort du Père Perrin.
Les travaux héroïques et la charité de l'homme de Dieu au service des habitants d'Oïcottei auraient dû amener la soumission de cette grande chrétienté tout entière. Mais, comme nous l'avons vu , l'orgueil obs- tiné de quelques chefs avait suffi pour éloigner encore cet heureux résultat. Tandis que de nouveaux châti- ments allaient fondre sur ces malheureux , un autre village considérable , flottant jusqu'alors entre le schisme et l'unité catholique, appelait, au mois de juin , le Père Pierre , et se soumettait à lui.
Vers cette époque, le bon Père qui ne savait jamais se ménager , fut , par suite de tant de fatigues et de courses , atteint d'une violente dyssenterie. On crut d'abord qu'il y succomberait. Un de ses frères fut appelé pour lui donner l'Extrême-Onction. Mais un peu de repos et les soins d'habiles médecins indigènes lui prolongèrent pour quelque temps encore la vie. A peine remis, il vole à Tiroupettour, village éloigné de vingt-cinq milles , pour y administrer les derniers sacrements à un malade. Puis de là , traversant une étendue immense de pays , il se rend dans le Tanjaour, auprès de son évêque, Monseigneur Ganoz, qui don- nait alors la confirmation aux nombreux chrétiens de
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Padaragoudy. Sa Grandeur l'avait toujours considéré comme un saint et comme le nouvel apôtre du Marava : elle le combla des témoignages de la plus vive affection. Mais se regardant sincèrement comme le dernier de tous les missionnaires, l'homme de Dieu s'en humilia profondément. Il employa ces quelques jours à faire ses inimitables catéchismes ; il électrisait tout ce bon peuple accouru près de son premier pasteur. C'était le Père Perrin dans ses plus beaux jours. Puis, après de trop courts instants passés dans la compagnie de son supérieur, il repartit pour son cher Marava. En sortant de la maison, de fort grand matin, il se foula violemment le pied. On fut obligé de le relever : l'en- flure était considérable ; et on l'engagea à se reposer un peu. Mais, après quelques frictions, il se hâta de monter en charrette et de partir. Monseigneur et les Pères qui raccompagnaient firent leurs adieux au voyageur, avec une effusion et un serrement de cœur inaccoutumés, comme s'ils avaient eu dès lors le pres- sentiment qu'ils le voyaient pour la dernière fois.
Le 27 juin , l'église de Souranam, l'une des plus célèbres du pays, par un effet visible de l'action de Dieu et de la puissante intercession du bienheureux Père Jean de Britto , ouvrait ses portes aux prêtres catholiques. Le Père Perrin avait travaillé bien des fois et beaucoup souffert dans cette importante loca- lité. Il remercia donc avec transport le Seigneur d'un si beau triomphe. Mais apprenant que les schisma- tiques se préparaient à reconquérir le poste, il se rendit le 40 juillet à Souranam, pour y aider les Pères qui s'y maintenaient. La lutte était déjà vivement
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engagée. Les prêtres goanais de Sarougamy et de Poulial étaient arrivés en personne. Les autorités indigènes avaient été gagnées à prix d'argent, et pré- tendaient chasser les missionnaires, malgré toute la population qui les avait appelés. Les Pères, forts de leur droit, refusaient de partir. Il fallait à chaque in- stant parlementer et résister, sans toutefois se compro- mettre avec la loi. LePèreFavreux, qui avait conduit toute cette affaire, se montrait admirable de prudence et d'intrépidité. C'était lui qui devait agir, parler, répondre. Le Père Perrin priait avec ferveur, et disait à son cher compagnon : « Ne craignez rien, allez, votre « bon ange vous dirigera. » Il serait difficile à tous ceux qui ne connaissent pas l'Inde et les Indiens, de se faire une idée des péripéties qu'entraîne une sembla- ble lutte, dusangfroid nécessaire pour ne jamais aller trop loin, de l'habileté qu'il faut mettre en œuvre pour se tirer d'affaire, sans donnerprise àl'ennemi. Plusieurs fois les Pères se crurent au moment d'être chassés violemment de l'église. Des rixes sanglantes menaçaient presque à chaque minute de s'engager. Mais enfin la prière, l'intrépidité et le bon droit triomphèrent : les deux intrus s'enfuirent honteusement ; les autorités , venues pour chasser les Pères, furent obligées au con- traire de veiller elles-mêmes en leur faveur, et d'em- pêcher qu'on ne les troublât plus longtemps. La fête de saint Jacques, patron de l'église, fut célébrée le vingt-cinq juillet par les catholiques, avec une pompe extraordinaire et un concours vraiment prodigieux. Les Pères bénissaient Dieu et répétaient d'une com- mune voix : « A Domino factum est istud et est mirabile
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« in oculis nostris ! » Au milieu de toutes ces vicissi- tudes, non-seulement le Père Perrin n'avait pas cessé de prier , de conseiller, d'encourager ses frères, mais il exhortait encore les fidèles à se montrer courageux et fermes; et même, parmi tout ce tapage, il faisait, une grande partie du jour, ses catéchismes, captivant et électrisant tout le monde, enfants, femmes, jeunes gens et vieillards mêmes, chrétiens et païens.
Après la fête, ses adversaires reprirent les armes, et renouèrent de nouveau leurs intrigues. On peut tou- jours, aux Indes, avec de l'argent, soutenir et espérer faire prévaloir la plus détestable cause. Au milieu de toutes ces anxiétés, et des privations qui en étaient la suite nécessaire, le Père Perrin, qui ne s'était nulle- ment ménagé, fut repris de sa récente maladie, avec une nouvelle violence. Il ne voulut pas cependant quitter Souranam, ce poste si chèrement acheté ; car le Père Favreux l'avait laissé seul, et s'était rendu à Maduré pour y déjouer les machinations de nos enne- mis, au tribunal des magistrats anglais. Ce ne fut donc que le 9 août, après son retour, que le malade se décida enfin à partir. Il désirait se rendre à Néméni, centre de ses opérations dans l'Est, et de ses plus chères affections. Il était cependant fort mal. Le 10, au mo- ment du départ, il dit au Père Favreux avec un accent ineffable : « Gomme le Père Martin, comme le Père « Martin , je m'en vais mourir. » Le Père Favreux, cachant mal son émotion, lui répondit : « Ne dites « pas cela! Le Père Martin partit, mourut, et Souranam « ne nous vint. pas. Du moins, ajouta-t-iî, je vous « assure que si vous mourez, je vous ferai revenir ici,
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« et vous nous garderez le poste. » Le Père Perrin se mit à sourire et partit.
Arrivé à Sousseipperpatnam , après un douloureux voyage , il se sentit beaucoup plus mal , et voyant qu'il ne pouvait pas même célébrer la sainte messe , il dut renoncer à son projet d'aller àNéméni. Il voulut alors faire au Père de Lorde, qu'il rencontra, une confession générale de toute sa vie. Il la fit comme un saint , prêt à entrer dans l'éternité. Il annonça distinc- tement sa mort à plusieurs personnes, et répéta au Père qui venait d'entendre sa confession : Vous ne me reverrez plus ici-bas! On le pressait de se rendre à Maduré , où il trouverait un habile médecin anglais , qui le traiterait convenablement. Non, répondit-il, j'aime mieux mourir dans un lieu où je n'aurai aucun secours. Toujours prêt cependant à obéir , il consentit à se mettre en route. Le Père de Lorde, appelé ailleurs, ne put l'accompagner. Un brave médecin Indien, qui le connaissait depuis longtemps , se trouva retenu par une indisposition. Il partit donc, pour se rendre à Maduré , sans autre compagnon qu'un enfant , son disciple , et un jeune homme son voiturier. C'était le jeudi 42 du mois d'août; et il comptait arriver pour la fête de l'Assomption. Dieu en avait autrement disposé.
Le mal augmenta bientôt d'instant en instant ; le Père souffrait horriblement des secousses du voyage, mais ne faisait pas entendre une plainte. Arrivé à Sivaguingué, après une course de douze milles , il lui fut impossible d'aller plus loin. La petite maison qui sert d'abri aux missionnaires se trouvait fermée à
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clef; le Père ne voulut pas qu'on en enfonçât la porte. Il s'étendit à terre sur une natte, dans la varangue ou vestibule extérieur. Là , exposé au vent, à la vue de tout le monde, il se rappelait saint François-Xavier, à l'exemple duquel il souhaitait mourir dans un délais- sement absolu. Déjà le mal avait pris les caractères les plus alarmants : le bon Père sentait ses entrailles se déchirer avec des douleurs atroces. Mais quoique sa faiblesse fût extrême , et qu'il pût à peine se remuer, sa modestie ne voulut point souffrir que ses compa- gnons lui rendissent les services les plus nécessaires. Seul, avec deux enfants sans expérience, au milieu d'une ville toute païenne , le digne imitateur du glo- rieux apôtre des Indes, savourait, malgré ses doulenrs toujours croissantes , le bonheur de s'abandonner entièrement à la divine providence; et il envisageait la mort, en cet état, comme l'accomplissement de tous ses désirs. Il y avait cependant à Sivaguingué un brave médecin , demi-européen , qui s'appelait Rozario. A la première nouvelle de l'état du malade, il accourut, et ne cessa de lui prodiguer, jusqu'à son dernier soupir, les soins les plus empressés. Le Père les recevait avec reconnaissance et priait pour son bien- faiteur. Celui-ci , voyant la tournure inquiétante que prenait le mal et le dénùment affreux du bon Père, prit sur lui, sans l'en prévenir, d'envoyer en toute liàte un courrier au Père Favreux , qui se trouvait encore à Souranam. Le Père, à l'instant, se met en route, et fait tout d'un trait, malgré la dévorante ardeur du soleil , une course de près de vingt milles. C'était le 16 août, au soir, qu'il arrivait à Sivaguingué. Le
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Père Perrin, en le voyant, fut un peu surpris : « Quoi « donc, lui dit-il, vous vous êtes ainsi dérangé pour « moi ! je n'espérais pas avoir le bonheur de recevoir « les dernier sacrements. » A la vue du saint homme étendu à terre , exposé aux injures de l'air et aux regards de tous les passants , le Père Favreux fit de suite enfoncer la porte de la maison , et après avoir tout fait préparer : « Venez , dit-il au Père Perrin ; « venez , nous vous mettrons sur un lit, vous y serez « mieux. — Non, lui répondit le saint homme ; lais- « sez-moi ici , j'y suis très-bien. — Et quoi ! reprit « alors le Père Favreux , vous qui avez toujours été « un enfant d'obéissance , vous savez bien que votre « âme est dans les mains de Dieu et votre corps dans <( celles de là Compagnie. Laissez-nous donc faire. — « A la bonne heure ! à la bonne heure ! s'écria aus- « sitôt le malade, comme subitement électrisé ; c'est « ainsi qu'il fautpatler. Je ferai ce que vous voudrez », et il faisait effort pour se soulever. On le transporta donc dans la chambre ; on changea ses vêtements; on le déposa sur un lit. Pour lui, il bénissait doucement la divine Providence et la Compagnie qui , jusqu'à son dernier soupir, prenait de lui des soins dont il se prétendait indigne. La nuit fut très-pénible, et le malade souffrit beaucoup. Le lendemain de grand matin, le Père Favreux, après avoir célébré la messe, lui apporta le saint Viatique. Par respect, malgré son épuisemenf, le mourant voulut se soulever et se fît appuyer sur une chaise. « Désirez-vous vous confes- « ser? lui demanda le Père Favreux. — Non , répon- « dit-il, j'ai fait ma confession générale à Sousseïp-
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« perpatnam. Je n'ai rien qui me fasse de la peine. « Renouvelez-moi seulement l'absolution. » Puis avec cette expression angélique de foi et d'amour , témoi- gnage assuré de son bonheur , il reçut le corps de son Dieu qu'il avait tant aimé, et auquel il aspirait uniquement à se réunir. Le Père Favreux lui donna ensuite l'Extrême-Onction, dont il suivit avec un pro- fond recueillement toutes les prières.
Soit grâce des sacrements , soit effet des remèdes , cette journée du 47 se passa sans offrir de nouveaux symptômes. Cependant le Père Favreux , après avoir consulté le médecin, voyant que le malade ne pouvait être convenablement traité à Sivaguingué , résolut de le faire transporter à Maduré. On chercha de suite un palanquin , mais Dieu permit qu'on n'en trouvât pas. Un courrier partit donc en toute hâte pour aller à Maduré même en réclamer un.
Le plus ancien et le plus fidèle des disciples du Père Periïn , qui se trouvait alors fort loin dans l'Est, était accouru à la première nouvelle du danger. En arrivant, il se jette, pleurant et sanglotant, aux pieds de son bien-aimé Père. Celui-ci fut d'abord surpris de le voir et lui dit avec calme : « Tu viens donc recevoir ma der- « nière bénédiction! » Le jeune homme ne le quitta plus. Peu après, le Père le voyant inconsolable lui prit affectueusement la main. « Pourquoi pleures-tu? lui « dit-il; prends courage, et sois assuré qui si tu es « toujours bon , les Pères ne t'aimeront pas moins « que je ne t'aimais. »
Durant tout ce jour et la nuit suivante , le malade ne cessa de souffrir étrangement; mais sa résigna-
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tion , sa paix , son égalité d'âme ne se démentirent pas un instant. Il baisait avec amour son grand cru- cifix et sa relique du Bienheureux Jean de Britto. Il parlait peu et semblait tout absorbé en Dieu ; seule- ment , comme les derniers jets d'une flamme qui va mourir , de courtes , mais ferventes oraisons jacula- toires s'échappaient par moment de ses lèvres. « Je n'ai jamais vu , disait le médecin , souffrir avec un courage si mâle. » Quelques chrétiens éplorés le soi- gnaient avec un empressement filial. Le Père leur souriait de temps à autre , et semblait leur dire : « Pourquoi vous donnez-vous donc tant de peine ? » Mais, dans leur affliction , ils n'en priaient que plus ardemment le Seigneur de ne pas les rendre orphelins.
Vers midi , le Père Favreux, qui l'assistait , crut devoir lui dire que son état laissait peu d'espoir. Le Père Perrin reçut cette nouvelle avec une joie mar- quée , et joignant les deux mains, il offrit à Dieu de grand cœur le sacrifice de sa vie , avec un air et un accent où se peignaient sa confiance et son amour.
Le lendemain , 18 août , le malade , dont les souf- frances ne diminaient point, demanda quel était ce jour , et apprenant que c'était un mercredi , « Dieu soit béni ! reprit-il ; voici le jour de saint Joseph; la nuit prochaine sera pour moi la dernière. » Puis son visage s'anima tout à coup , et se soulevant à demi : 0 bon saint Joseph! ô bon saint Joseph! répéta-t-il doucement , à plusieurs reprises , avec un sentiment de joie ineffable, qui ne put laisser aux assistants le plus léger doute que son saint protecteur ne fût là , visible, près de lui.
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Dans l'après-midi , un palanquin étant arrivé de Maduré , on disposa tout pour le départ. Mais Je Sei- gneur avait accordé au désir de son serviteur qu'il expirât dans ce lieu abandonné. Vers les 9 heures du soir , commença l'agonie. Il paraissait souffrir beau- coup , mais sans que le calme de son âme parût un seul moment troublé par la crainte ou la tentation. Le médecin assura que , quoiqu'il eût perdu l'usage de Sa parole , il conservait toujours sa pleine connaissance. Il ne cessa donc pas , jusqu'à son dernier souffle, de s'unir et de s'offrir en sacrifice à son Dieu crucifié , dont il contemplait constamment l'image.
La nuit se passa tout entière dans cet état. Envi- ronné de ses chrétiens en pleurs et en prières , le saint malade s'affaiblissait sensiblement. Enfin, après avoir reçu une dernière absolution , le 4 9 août, sur les 9 heures du matin , il rendit à son Créateur sa belle âme. Tous les assistants , accablés de douleur à cette vue , ne purent cependant, disaient-ils, se défendre de je ne saisquel sentiment ineffable de paix intérieure que l'on éprouve à la mort d'un saint. C'était une immense perte pour la Mission; mais elle avait certainement un pro- tecteur de plus dans le ciel.
Ainsi mourut le Père Pierre Perrin, âgé de 51 ans , dont il avait passé près de 30 dans la Compagnie de Jésus , et un peu plus de 18 dans la rude Mission du Maduré.
Le Père Favreux , aidé du médecin Rozario et de quelques disciples fidèles, après après avoir lavé avec respect le corps de son cher compagnon, le revê- tit de nouveau et le plaça dans une bière grossièrement
VIE DU PÈRE l»ËRRIN. CHAPITRE XX. 249
travaillée. Le visage du défunt semblait respirer en- core, et n'avait rien perdu de ce reflet d'indicible bon- heur, dont il était perpétuellement empreint durant les dernières années de sa vie.
Il s'agissait maintenant de savoir quel serait le lieu delà sépulture. Les chrétiens de Sivaguingué voulaient que le Père reposât là où il était mort. Ceux du district de Sousseïpperpatnam , où il avait si longtemps ré- sidé , le réclamaient non moins vivement. Plusieurs parlaient de Néméni, son district actuel dans l'Est, ou même de Maduré, le centre de toutela mission ; d'autant plus que le palanquin, arrivé la veille pour l'y trans- porter vivant, était prêta y porter du moins ses saintes dépouilles. Mais le Père Favreux, qui n'avait pas oublié sa dernière conversation avec le Père Perrin , lors de son départ de Souranam, espéra que la présence d'un pareil trésor lui assurerait infailliblement, sur le schisme, la conquête d'un poste si important. Il ordonna donc de se mettre en route pour Souranam; et comme tous les chrétiens présents avaient égale- ment à cœur cette affaire , ils se rangèrent unanime- ment à son avis.
On plaça donc, vers midi , le cercueil sur la pauvre charrette qui avait servi au dernier voyage du saint Missionnaire. De nombreux chrétiens l'accompa- gnaient ; tous semblaient absorbés dans un profond sentiment de vénération et de prière. La distance à parcourir était à peu près de 20 milles. Les habitants de Souranam et des environs, avertis à temps, s'étaient hâtés de préparer un magnifique palanquin mortuaire, tout orné de fleurs et de verdure. Ils accoururent à
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plusieurs milles au-devant du cortège, et firent, en le voyant , éclater leur douleur. Des torrents de lar- mes coulaient de tous les yeux. Au son des instru- ments du pays, qui faisaient entendre des airs lugu- bres , le cercueil fut retiré de la charrette et placé avec honneur sur le palanquin funéraire. Les princi- paux habitants se disputèrent l'honneur de porter ce précieux fardeau. On s'avança donc lentement, au son des tamtams et des cloches. Les femmes, en signe de désolation , poussaient de loin en loin des cris prolon- gés et perçants. Les païens accouraient en foule se joindre au cortège, car eux aussi estimaient et aimaient le Père Perrin. C'était en vérité plutôt une marche triomphale qu'un convoi funèbre. C'était un saint dont on recevait les précieuses dépouilles , comme pour les placer sur un autel. Arrivé à Souranam au milieu d'une multitude toujours croissante , on fit parcourir au convoi toutes les principales rues du vil- lage , par lesquelles passent, aux jours de fête, les plus solennelles processions. Lorsqu'on eut atteint l'église , on déposa le cercueil sur une estrade préparée à cet effet, dans le vaste Pandel qui avait servi pour la dernière fête de saint Jacques. Puis le couvercle du cer- cueil fut enlevé, et chacun put contempler encore une fois les traits d'un Père si tendrement aimé. Il resta ainsi découvert toute la nuit, entouré de lumières et ex- posé aux hommages des fidèles. Ceux-ci, se succédant les uns aux autres, ne cessaient d'offrir à Dieu de fer- ventes prières pour l'àme du défunt , ou pour mieux dire, de se recommander à l'intercession toute-puis- sante de celui qu'ils regardaient tous comme déjà en
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possession de la gloire et du bonheur des saints Apôtres. Beaucoup de chrétiens, ne pouvant consentir à s'éloigner de ces précieuses reliques , restèrent dans l'église toute la nuit et toute la matinée du lendemain, sans prendre ni sommeil ni nourriture. Le sentiment unanime qui se manifestait dans cette foule était que le Père Perrin , par son intercession auprès de Dieu , allait obtenir enfin au parti catholique un triomphe complet sur la révolte et le mensonge.
Trois Pères , accourus pour les funérailles , célé- brèrent le saint sacrifice en présence de ces dépouilles vénérées et au milieu d'un immense concours. Tous, païens et chrétiens, éclataient en sanglots, et semblaient également pleurer leur père. Enfin, après la dernière messe et l'absoute qui eurent lieu vers midi, le cercueil fut déposé dans une tombe préparée auprès de l'église. Jusqu'à ce dernier moment, le corps de l'homme de Dieu, naguère animé par une âme si pure et si géné- reuse, bien que transporté la veille sur une mauvaise charrette, d'une distance de près de vingt milles, et par un soleil dévorant, n'avait donné encore aucun signe d'altération. Et cette circonstance fut très-remarquée par les innombrables assistants.
L'effet moral produit par une si sainte mort ne devait point s'arrêter là. Tandis que les habitants de Souranam se sentaient animés d'un nouveau courage pour faire face à toutes les luttes, et. d'une confiance inébranlable dans le succès définitif de la bonne cause, dès le lendemain, trois des plus fameux schismatiques du Nord faisaient sur le tombeau du Père leur sou- mission solennelle à l'église. Le dimanche suivant ,
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22 août, le concours des chrétiens accourus de toute part fut prodigieux. On fit de nouveau l'absoute et les prières d'usage; et ce même jour, les principaux chefs de tous les Sanars, ou cultivateurs de palmiers des districts de l'Ouest, jurèrent sur ce même tombeau fidélité à la cause catholique. C'était, d'un seul coup, le retour de près de deux mille âmes. Et depuis lors, le tombeau de cet humble apôtre, qui n'avait rien tant désiré que de vivre inconnu et méprisé de tous, devint glorieux; et il est encore aujourd'hui le ren- dez-vous d'innombrables pèlerins.
Une pauvre femme odéage, attaquée depuis bien longtemps de graves et douloureux accidents, avait essayé vainement tous les médecins et tous les re- mèdes. Réduite à la plus extrême faiblesse, elle ne conservait aucun espoir de guérison. On venait même de lui administrer les derniers sacrements, quand, peu de jours après l'inhumation du saint missionnaire, quelqu'un lui conseilla de se recommander à ses prières. Elle le fit, et en même temps on lui donna, délayée dans de l'eau , un peu de terre prise sur le tom- beau du Père Perrin. A l'instant son mal se dissipe, et sans aucun autre remède , elle recouvre en peu de jours une parfaite santé.
Un des chefs chrétiens de Souranam, qui éprouvait aussi de terribles douleurs d'entrailles , se sentit pa- reillement inspiré de demander sa guérison au Père Perrin, et l'obtint avec la même facilité.
Peu de temps après, un autre chrétien de haute caste, qui demeurait fort loin de Souranam, vint en pèlerinage accomplir un vœu au tombeau du Père.
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE XX. 2£î
Comme on lui en demandait la raison, voici quelles furent ses réponses; nous les donnons dans toute leur simplicité : « 11 y a bon nombre d'années .que « je me conduisais fort mal. Je ne me confessais pas, « je ne venais point à l'église, j'étais un homme perdu. « Le Père Pierre eut pitié de moi; il me fit com- « prendre enfin le malheureux état de mon âme, et me « remit dans le chemin du ciel. Depuis lors, je n'ai « plus manqué à mes devoirs. Il y a quelques mois, « je fus attaqué d'une fièvre violente et opiniâtre. Je « pris tous les remèdes possibles; aucun ne me sou- « lagea. J'allais mourir. Alors, apprenant la mort de ce « bon Père, je me suis dit : Le Père Pierre m'a rendu la ï santé de l'âme pendant sa vie ; il peut bien mainte- « nant au ciel m'accorder la santé du corps. Je l'ai « donc prié, j'ai fait vœu de venir à son tombeau. « J'ai été guéri, je viens accomplir ma promesse. » La nouvelle de cette mort, si précieuse devant Dieu, se répandit rapidement jusqu'aux extrémités les plus lointaines du Maduré. Partout elle produisit les mêmes effets, donna lieu aux mêmes manifestations, excita le mêmeenthousiasmeetlamêmeconfianced'unprochain triomphe. Et les missionnaires eux-mêmes, bien que ressentant toute la perte d'un si généreux compagnon, dont la présence semblait, on peut le dire, plus néces- saire alors que jamais, n'en éprouvèrent pas moins un doux pressentiment que ce trépas serait, au contraire, un nouveau gage de prospérité, pour toute la mission des Indes, et surtout pour le Marava.
254 LES JÉSUITES DANS L'INDE.
CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME.
UN DERNIER MOT. SUR LES VERTUS DU PÈRE PERRIN.
Ne semble-t-il pas superflu , après tout ce que nous avons dit dans cette histoire , de parler encore des vertus du Père Perrin? Sa première enfance elle- même, on l'a vu, avait été prévenue des bénédic- tions célestes les plus merveilleuses. Ce caractère mâle et cet amour de la perfection , qui, avec la grâce de Dieu , font les saints , avaient toujours été en se développant, durant toute cette vie si belle et si pleine, jusqu'au jour où la mort venait enfin de les couron- ner. Peut-être, cependant, aimera-t-on à se rendre compte de ce qui a fait le caractère spécial, et comme le fondement et l'âme de sa sainteté. Ce fut , nous le croyons du moins, cette union intérieure et constante, union profonde, pratique et affectueuse, qu'il ne cessa jamais d'avoir avec son seigneur; sentiment ineffable de la présence divine, qui semblait réaliser en lui la parole de Dieu même dans les livres saints : Ambula coram me et esto perfectus. Cet état d'âme, après lequel tant de saints ont soupiré , comme après la plus douce récompense de longs et pénibles efforts , et que l'on peut appeler le baume et la fleur de la sainteté , l'heureux enfant , par une effusion toute gratuite de la divine bonté , sembla l'avoir possédé presque dès les premières lueurs de la raison, et il demeura constamment fidèle à une grâce si extraordinaire. C'est
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elle qui lui fit parcourir, sans jamais s'égarer, le temps critique de la jeunesse, et les années de ses élu- des, et celles qu'il lui fallut passer au milieu du monde. C'est elle encore qui, après son entrée dans la religion, où il trouva le seul élément de vie surnaturelle que cherchait son âme, lui fit faire des progrès si rapides dans les vertus , et le soutint, l'anima constamment, surtout dans la pénible carrière des Missions. Enfin la mort ne parut pour lui que la continuation et la consommation de celte union si étroite avec Dieu, qui avait fait toute la joie et toute la force de sa vie.
De cette union avec celui qui est la source de toute sainteté , naquit dans l'àme du jeune Perrin cette horreur instinctive de tout péché, dont il fat pénétré si profondément dès ses plus tendres années, et qui ne cessa jamais d'être la sauvegarde de son innocence.
De là encore , et d'une connaissance de jour en jour plus vive de la Majesté infinie, le saint enfant, conçut de bonne heure en son âme cette humilité qui parut si admirable durant tout, le cours de sa vie. Même à un âge où l'on connaît à peine le nom d'une si rare vertu , où l'on appelle grandeur et noblesse de sentiments ce qui n'est d'ordinaire qu'une vanité précoce , il pratiquait cette humilité en toute rencon- tre , et n'avait rien tant à cœur que de dérober à tous les regards ce qui se passait en lui d'extraordinaire. Dans la vie religieuse et dans toute sa carrière d'a- pôtre, son application constante fut de s'éclipser, de se confondre au milieu de ses frères , avec tant de naturel etd'habilelé,que plusieurs de ses compagnons,
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tout en le regardant comme un excellent religieux , furent longtemps sans rien soupçonner en lui qui méritât d'être remarqué.
Dans ses premiers temps de mission , il crut que l'humilité pouvait sans inconvénient s'exercer aux Indes par les mêmes actes qu'en Europe, dans des ministères serviles, tels que balayer les églises, porter en public de lourds fardeaux, travailler à la cuisine, etc. Tout cela, il le faisait afin de s'attirer des mépris, et de passer dans l'esprit des Indiens pour le dernier de tous les mis- sionnaires. Mais quand ses supérieurs l'eurent averti que de pareils actes compromettaient le saint minis- tère aux yeux d'un peuple incapable d'y rien com- prendre , il s'en abstint avec la docilité d'une âme qui ne cherchait que le bon plaisir de Dieu. Cependant en secret, il aimait encore à raccommoder ses vête- ments, ou a nettoyer la selle et la bride de son cheval.
Jamais il ne parlait, je ne dis pas des grâces extraor- dinaires dont Dieu l'avait favorisé, mais même des bé- nédictions dont ses ministères étaient accompagnés, si ce n'est d'une manière vague et générale. Mais en revanche, il ne laissait rien ignorer de ce qu'il appe- lait ses sottises, ses gaucheries, ses emportements; et nous n'aurions su que bien peu de choses des mer- veilles de son apostolat et de la sainteté de sa vie, s'il ne se fût cru obligé de tout communiquer à ses supé- rieurs : aussi est-ce dans ses lettres que nous avons puisé les principaux traits de cette histoire.
Il ne faudrait pas croire toutefois que le Père Per- rin ne trouvât rien de difficile et de douloureux dans la pratique des vertus , en particulier de l'humilité.
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE XXI. 257
Sun âme délicate sentait vivement un manque d'égards, un défaut de reconnaissance. Son caractère était naturellement ardent , vif, impétueux, hautain môme et colère, comme on put s'en apercevoir maintes fois dans ces premiers mouvements qui échappent , sans que la grâce parvienne jamais à les dompter pleine- ment, et que Dieu permet pour humilier ses servi- teurs. Il eut donc, jusqu'au terme de sa carrière, à lutter énergiquement contre lui-même ; et cette source de combats toujours renaissants fut aussi pour son âme un abondante source de mérites.
Peu d'années avant sa mort, comme on lui parlait un jour des épreuves très-rudes et très-humiliantes, par lesquelles il avait plu au Seigneur de faire passer sa tante, Mademoiselle Jarricot, le Père Perrin qui com- prenait à merveille toutes les douleurs et lus angoisses de cette sainte âme, se prit à sourire, et dit avec l'ac- cent de la plus profonde conviction : « Eh bien ! cela « est très-bien ! il fallait à ma tante ces humiliations , « pour couronner sa vertu , et la préserver de toute « espèce de vanité , après les œuvres qu'elle avait « faites pour la plus grande gloire de Dieu. »
Le Père Perrin avait deux frères plus jeunes que lui. Le premier était entré avec lui dans la Compagnie de Jésus , où il contracta , bien avant la vieillesse , une maladie incurable. L'autre était resté dans le monde, comme l'unique soutien de sa famille, et l'on fondait sur lui les plus belles espérances. Il venait de contracter un brillant mariage, et de partir, avec sa jeune femme, pour visiter l'Italie. A Rome, en parcourant les cata- combes, il fut saisi d'un frisson subit, et n'eut que
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le temps et la force de. revenir mourir à. Lyon. Les espérances de sa famille étaient dès lors comme anéan- ties. Des deux sœurs du Père Perrin, l'une était reli- gieuse, et l'autre, après quelques années de mariage, avait perdu son mari. A la nouvelle de ces tristes évé- nements, le cœur du saint missionnaire ne demeura pas insensible ; mais il y adora sans murmure la paternelle providence de Dieu, qui n'éprouve ses élus que pour les sauver : aussi non-seulement se rési- gna-t-il pleinement; mais il n'oublia rien pour inspirer la même résignation ; et si quelqu'un de ses amis l'in- terrogeait, ou semblait vouloir le consoler, sur toutes les douleurs de sa famille, il répondait avec simplicité, mais d'un ton et d'un air de foi, où l'on voyait bien que tous ses désirs et toutes ses joies n'étaient que dans l'accomplissement des desseins de Dieu.
Les sentiments de profond mépris que le Père Perrin avait pour lui-même , joints au désir de se con- server toujours pur en la présence de son Dieu , et de s'immoler avec Jésus-Christ, par amour et pour le salut des âmes, avaient produit en lui , sous l'inspiration pressante de l'Esprit-Saint, cette soif de douleurs et de mortification que rien ne semblait pouvoir satis- faire. Nous en avons cité de frappants exemples dans cette histoire; mais ils ne peuvent donner encore qu'une bien faible idée de tout ce qu'il faisait et désiraitfaire en ce genre. Il pouvait, à la lettre, dire en toute rencon- tre avec l'apôtre : Chris to confixus sum cruci ; « Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ. » Et encore : Mihi mundus crucifixus est et ego mundo ; « je suis crucifié au monde et le monde m'est crucifié ».
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Cette union toujours actuelle de l'âme du Père Per- rin avec Dieu était tout à la fois comme la source et l'écoulement de la charité ardente dont son cœur débordait ; ou pour mieux dire, elle n'était autre chose que cette charité elle-même, le poussant au sacrifice perpétuel de toute ses facultés, et se communiquant en mille manières, pour que son Seigneur fût tou- jours plus connu, plus aimé, mieux servi de tous. C'est là ce qui, après l'avoir attiré dans la Compagnie de Jésus, lui fit demander les Indes , et accomplir tant de merveilles, pendant ses dix-huit années de mission. Et cette charité , qui allait toujours croissant en son âme, sembla, aux dernières années de sa vie, l'avoir transformé en un séraphin ; car on ne peut assi- gner d'autre cause à ce rayonnement céleste de son visage dont nous avons parlé ailleurs, reflet visible et anticipé de la gloire des bienheureux.
Quant à son zèle pour le salut des âmes, cette his- toire tout entière n'en est que le récit abrégé. 11 semblait avoir connu mieux que personne les moyens d'agir sur les Indiens; et ces moyens, il les mit en jeu avec un savoir-faire, un dévouement, une persé- vérance qui ne se démentirent pas un seul jour. Dieu sait cependant tout ce qu'il faut de patience à un homme apostolique, pour vivre au milieu des Indiens et exercer parmi eux le saint ministère. Tout, en ce pays, caractères, mœurs, usages, semble l'opposé de ce l'on voit en Europe. Il faut donc se vaincre à chaque instant, et se tenir continuellement sur ses gardes, pour ne pas froisser des susceptibilités sou- vent ridicules, mais dont l'oubli pourrait compromettre
i2G0 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
l'œuvre de Dieu. Le Père Perrin prit énergiquement à tâche, dès le principe, de sa faire tout à tous ; mais il se reprochait souvent de n'être point assez patient; et dans sa dernière retraite, il écrivait encore : « Désir « fréquent d'être patient et indulgent envers tout le « monde , envers mes chrétiens surtout et mes servi- ce teurs. Ma conduite est à réformer sur ce point. »
Sa charité pour ses frères était, nous l'avons dit, véritablement admirable, et elle ne se démentit jamais. « Je ne puis penser au Père Perrin , écri- « vait, après sa mort, l'un de ceux qui l'avaient « mieux connu , sans me rappeler les discours inef- « fables du saint apôtre de l'amour, saint Jean. La « charité était réellement sa vertu de prédilection. Je « l'ai vu bien souvent timide, inquiet, scrupuleux, « sur tout ce qui pouvait blesser tant soit peu cette « vertu divine, comme la plus pure des âmes reli- « gieuses l'aurait été sur la vertu angélique. » Cette charité se traduisait par les services de tout genre qu'il se plaisait à rendre à ses frères; mais elle était plus admirable encore à leur égard, quand ils étaient malades. La mère la plus empressée n'en eût pas fait davantage. Il ne les quittait ni jour ni nuit; et il en vit plusieurs mourir dans ses bras, pleins de la plus douce reconnaissance. Ne pouvant aller visiter l'un d'eux, selon ses désirs, voici du moins ce qu'il lui écrivait : « Soignez-vous bien , mon cher Père , et « tenez-vous emmaillotté dans les langes de la tout « amoureuse, toute sage, et toute délicieuse Provi- « dence, et sainte volonté de Dieu. Vous ferez plus « par là pour sa gloire, que nous qui nous épuisons
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE XXI. 261
(( de travaux si magnifiquement épineux, dans l'aride
« plaine. Votre saint calme et votre douce conjouis-
« sance au bon plaisir de Dieu notre divin Maître,
« seront deux bras levés vers son trône adorable , et
« en feront descendre force et victoire. Ainsi soit-il !
« Adieu, cher malade , froment des élus, broyé par la
« fièvre. Alléluia ! Votre tout dévoué quoique indigne
« serviteur, « Pierre Perrin. »
C'est ainsi qu'en 4856, sous la forme la plus aima- ble, il encourageait et cherchait à égayer un jeune missionnaire, dont la carrière, qui s'annonçait si bril- lante , fut hélas ! de bien courte durée ; car après moins d'une année, le Père Pierre accourait de loin pour l'assister à ses derniers moments et lui fermer les yeux. Leur amitié avait été très-étroite ; c'étaient deux cœurs qui se comprenaient. Mais leur sépara- tion ne fut pas longue : et dix-huit mois plus tard le vétéran allait rejoindre son jeune compagnon dans la bienheureuse éternité.
Humble et prévenant, le Père Perrin regardait véri- tablement tous ceux qui vivaient avec lui comme lui étant très-supérieurs; et il leur témoignait les mêmes égards que s'il eût été réellement soumis àleur autorité. On l'a vu, sur un simple avis de quelque missionnaire bien moins âgé que lui, et surtout moins expéri- menté, renoncer, avec la docilité d'un enfant, à des manières d'agir qu'il avait crues propres à faire du bien. Cette docilité toutefois n'alla jamais cà ces lâches complaisances, qui, par crainte de déplaire ou d'être désapprouvé, s'associent aux plaintes et aux mur-
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262 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
mures des imparfaits. Il savait répondre alors, avec une fermeté douce mais inébranlable, de manière à faire sen- tir le mal ou l'inconvenance de pareils propos , sans néanmoins s'aliéner les cœurs ; et il savait à merveille laisser voir, avec un tact égal à sa charité , le déplaisir que lui causaient certains airs de critique ou de raillerie, comme il en échappait quelquefois à ses compagnons.
On était vraiment charmé de voir la satisfaction qu'il éprouvait , en entendant raconter le bien opéré par ses frères , et leurs travaux ou leurs œuvres pour la gloire de Dieu. « Voilà des hommes qui tra- « vaillent, s'écriait-il alors avec bonheur; et moi, je « ne fais que glaner : Racontez, racontez encore ; oh! « que cela me fait de bien ! » Mais si, au contraire, on commençait à lui faire le récit de quelque trait mal- heureux ou répréhensible , il se contentait alors de répondre : « Ceci est l'affaire des supérieurs et ne « me regarde pas. »
L'espoir de connaître et d'accomplir perpétuelle- ment, dans une vie toute d'obéissance, la sainte volonté de Dieu , avait été le principal mobile de son entrée dans la Compagnie de Jésus. Aussi son obéis- sance fat admirable et ne se démentit jamais. Le vrai bonheur du religieux était , pour lui , de ne pouvoir librement disposer d'aucune de ses actions. Aux Indes où le missionnaire , livré à lui-même , loin de ses supérieurs, est obligé d'agir presque toujours suivant son choix et ses propres lumières , il ne perdait du moins aucune occasion de conférer avec ceux qui lui tenaient la place de Dieu , et de leur soumettre tous ses projets. Il ne craignait pas même d'entreprendre
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE XXI. 2D3
parfois de longs voyages , ou de leur envoyer des courriers à plusieurs journées de distance , afin de mieux connaître leurs intentions. C'est dans celte vue d'obéissance que , malgré ses occupations si accablantes , il entretenait avec eux une correspon- dance suivie, prenant bien souvent sur la nuit le temps nécessaire pour s'acquitter de ce devoir. Il aimait à entrer avec eux dans les plus petits détails. Jamais il ne lui arriva de se permettre un mot de critique , même indirecte , je ne dis pas sur leurs ordres , mais sur leurs simples directions. Ceux-ci toutefois , dans leurs lettres , ou dans les avis qu'ils lui transmet- taient de vive voix , devaient soigneusement veiller sur chacune de leurs paroles , bien persuadés qu'il obéirait à la lettre , dans les choses même les plus ardues. Rien cependant ne ressemblait moins , que son obéissance , à cette servilité de la lettre qui tue , et n'est parfois qu'une aveugle désobéissance. L'esprit de Dieu, sous l'influence duquel il agissait toujours, ne le laissa en aucune circonstance, que nous sachions, se méprendre sur l'intention de ses supérieurs , et se porter à de fausses démarches. « Il y a dans la Sainte- Écriture , disait un de ses frères , deux expressions favorites de l'Esprit-Saint : Vir justus , vir reclus ; un homme juste, un homme droit. Il me semble qu'elles conviennent parfaitement au Père Perrin , que l'on n'a jamais vu aller à son but autrement que par la ligne droite. »
Enfin tous ses supérieurs , sans exception, s'accor- dent à proclamer l'éminence et l'héroïcité des vertus du saint missionnaire. « J'ai toujours regardé le Père
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Perrin comme un saint, et comme un grand saint, écrivait l'un d'entre eux. » Un autre, que des inon- dations subites avaient retenu plusieurs semaines auprès de lui , s'écriait ensuite : « Je viens de passer un mois en la compagnie d'un saint. » Et son évêque, Monseigneur Canoz, unissant sa voix à celle de tous les compagnons d'apostolat de l'homme de Dieu , lui rendait hautement ce beau témoignage : « Oui, le Père Perrin fut toujours un missionnaire accompli, un religieux parfait; c'était un saint. »
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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.
ÉVÉNEMENTS QUI SUIVIRENT LA MORT DU PÈRE PERRIN.
Pour couronner clignement cette histoire de la vie et des travaux du Père Perrin, nous ne saurions omettre ici plusieurs événements très-importants, qui suivirent de près la mort du saint Missionnahe, et qui , après avoir été , de l'aveu de tous , préparés par ses soins, se sont accomplis , à son tombeau, sous l'influence visible de son souvenir et de ses prières.
D'après les anciens usages de la Mission, les restes vénérés du Père Perrin n'auraient pas dû être être ensevelis à Souranam : car cette église n'appartenait pas à son district ; et d'ailleurs , en ce moment même, la possession nous en était vivement disputée. Mais ces populations avaient besoin d'un puissant protecteur devant Dieu pour déjouer toutes les machinations de l'enfer. Aussi le Père Favreux, croyant pouvoir passer par-dessus toutes les considérations ordinaires , y plaça son tombeau; et le nouvel habitant des cieux , nous avons tout lieu de le croire, ne fit point défaut à la confiance de son cher compagnon et de ses chrétiens en sa puissante intercession.
Comme on s'y attendait unanimement , le schisme , frappé au cœur par la soumission d'une chrétienté aussi célèbre , tenta, pour la reconquérir, les der- niers efforts. Presque tous ceux que l'on regardait encore comme partisans des Portugais , s'unissaient
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cependant aux catholiques pour proclamer la sainteté du Père Pierre ; mais leurs chefs , aussi endurcis que jamais , insultaient à sa mort, et se vantaient haute- ment de remporter une victoire désormais assurée. Les deux prêtres indignes, qui tenaient toujours levé l'étendard de la révolte, après avoir vaine- ment tenté les premiers magistrats , trouvèrent un juge moins inébranlable et il se laissa toucher avec d'autant plus de facilité , que ses subalternes étaient gagnés à prix d'argent. Il osa, le 15 septembre, por- ter une décision contraire à la sentence des deux col- lecteurs , qui avaient reconnu juridiquement aux chrétiens le droit d'appeler les prêtres catholiques dans leurs églises. Le nouveau juge ordonnait de remettre l'église de Souranam aux mains des prêtres goanais, sous prétexte qu'ils en avaient été les admi- nistrateurs par le passé.
Cette décision inattendue fut un coup de foudre pour les fidèles , et devint contre eux le signal de mille ridicules fanfaronnades de la part de leurs ennemis. Cependant ils ne perdirent nullement courage ; ils s'engagèrent même par serment à ne jamais abandonner la bonne cause, et se mirent à veiller jour et nuit autour de leur église , de crainte qu'elle ne leur fût enlevée par force. En même temps, et plus que jamais , ils protestèrent de leur confiance dans les mérites du Père Perrin , dont le tombeau ne pouvait être , disaient-ils , profané par les schismati- ques. Ils lui adressaient donc leurs prières avec un re- doublement de ferveur, que le ciel devait bientôt exau- cer. Par un concours plus extraordinaire encore, les
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païens même s'unirent aux catholiques pour défendre la cause de l'unité , et ils prêtèrent , comme eux , serment de fidélité au grand saint Jacques , patron de l'Église. Les prêtres intrus mirent vainement tout en jeu /artifices, menaces, promesses, pour déta- cher quelques-uns des partisans du Père Perrin. Tout » fut inutile, etles liens se resserrèrent de plus en plus.
Cependant le Père Favreux et les autres mission- naires ne s'endormaient pas. Le droit était pour eux, mais il fallait le faire valoir. Un appel au tribunal suprême de Madras parut donc nécessaire. Mais Madras avait été jusque-là très-hostile aux prêtres catholiques, et les préjugés les plus haineux du protestantisme n'avaient pas cessé d'y dominer. Peu d'années aupa- ravant , un jugement, empreint de la partialité la plus déplorable , y avait été prononcé dans une affaire presque semblable, à propos de l'église de Saurogany. Pouvait-on espérer cette fois une issue plus heureuse? Tous furent d'avis néanmoins de se confier en Dieu , de prier la Vierge immaculée , et de sommer respec- tueusement le Père Perrin de défendre en personne son propre tombeau. L'appel fut donc envoyé : c'était un dernier espoir, mais d'où pouvait dépendre le salut de toute îa mission, car la sentence du juge de Maduré était telle, que, si l'on en voulait urger les principes, on pouvait à l'instant même nous expulser de toutes les anciennes églises qui nous avaient été rendues.
Cependant une lutte violente , où le sang menaçait de couler à flots, paraissait imminente à Souranam. La décision du juge de Maduré, tout injuste qu'elle fût , devait s'exécuter. Les chrétiens exaspérés , et
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soutenus d'un grand nombre d'idolâtres , attendaient autour de l'église leurs adversaires. Ceux-ci avaient soudoyé tous les agents subalternes de la police. Les Pères tremblaient qu'une collision ne com- promît tout. Ils n'épargnaient ni efforts ni prières , pour engager les fidèles à se retirer. Ils l'obtinrent enfin , non sans peine ; mais nul chrétien ne con- sentit à livrer les clefs de l'église ; et les agents furent obligés , le 8 octobre , à en enfoncer les portes, pour introduire les faux pasteurs que repoussait toute la population. Ces malheureux tentèrent, toujours en vain, de séduire quelques-uns deschrétiens les plus pauvres: tous méprisèrent également et leurs offres et leurs menaces ; pas une famille ne se laissa vaincre ni ébranler.
Le triomphe matériel de la révolte ne fut même pas de longue durée : le 40 novembre, arrivait la sentence du tribunal suprême de Madras. Elle cassait la décision du dernier juge , faisait revivre celle des collecteurs, et sanctionnait le droit , légale- ment reconnu aux chrétiens , d'appeler dans leurs églises des missionnaires. Jésuites , nonobstant tout décret antérieur, qui se trouvait par là-même révoqué. Connaissant à fond , par expérience , l'esprit hostile de Madras , le premier cri , le cri unanime des catho- liques , fut que c'était là un miracle de la toute- puissante inain du Très-Haut. A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris , répétaient à l'envi les missionnaires, en faisant éclater leur recon- naissance. Les tergiversations intéressées d'une police vénale retardèrent à peine de quelques jours la fuite
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ignominieuse des intrus; et le 1er décembre, le Père Favreux , rentrant victorieusement dans cotte église si longtemps disputée , put se prosterner , av< c ses chrétiens , sur le tombeau de son saint ami, qui avait si bien rempli sa mission d'achever en ces lieux la ruine du schisme et de l'hérésie, par son intercession auprès de Dieu.
Le 3 décembre , la multitude accourut en foule à la fête de saint François-Xavier , croyant à peine à son bonheur. Tous priaient avec ferveur , et se pres- saient en faisant éclater leur reconnaissance autour de la tombe du Père Pierre. Il fut proclamé unanime- ment le protecteur et le gardien de l'église et de tout le pays. On le chargea de déjouer les nouveaux pro- jets des ennemis, s'ils osaient encore tenter le combat. Depuis ce jour , aucun nuage n'a troublé la paix , et l'hydre du schisme n'a plus osé releverla tête. Une vaste église s'élève aujourd'hui pour remplacer l'ancien sanctuaire désormais trop étroit ; et elle devient, de plus en plus célèbre comme lieu de pèlerinage, soit à l'autel du grand apôtre saint Jacques , qui date de temps immémorial , soit au tombeau glorieux du Père Pierre, qui attire une foule immense. Le résul tat de cette grande victoire fut le retour sincère à l'u- nité de tous les schismatiques de ces parages, etla dis- parition complète du protestantisme, qui très-habile à profiter de l'incurie des prêtres goanais, était parvenu à s'implanter dans plusieurs villages des environs.
Enfin les districts de l'Est du Marava, où le Père Perrin avait passé les deux dernières années de sa vie, où il avait tant travaillé , tant souffert , et donné de si
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héroïques exemples, devaient à leur tour ressentir les effets de sa sainte mort. On peut bien dire que l'homme de Dieu avait déjà miné tous les abords de la place ennemie, et gagné un grand nombre de ses défenseurs. Rien qu'à le voir, tous avaient compris la différence des vrais pasteurs et des mercenaires. Ils ne désiraient plus et ne demandaient qu'un événement heureux, qui leur permît de se déclarer hautement, et de secouer un joug insupportable à des âmes chrétiennes.
Le 44 février 4859, fête du bienheureux Jean de Britto , deux des chefs principaux du schisme, et celui-là en particulier, auquel le Père Perrin , peu avant sa mort, avait écrit la belle lettre que nous avons citée plus haut, vinrent faire leur soumission, et promirent de remettre au Père Castanier les clefs de l'église de Poulial. C'était l'effet d'une nouvelle suite d'incidents, où il était impossible de méconnaître l'intervention spéciale de saint Joseph et du glorieux apôtre et martyr du Marava , si souvent invoqués l'un et l'autre , en faveur de ce pauvre peuple, par leur fidèle serviteur le Père Perrin. Le Père Castanier entra donc en triomphe dans cette église, regardée jusque-là comme le boulevard du schisme. Ses adver- saires, il est vrai, ne manquèrent point de recourir à leurs armes ordinaires de violence , de menaces et de procès. Mais par un effet visible de l'assistance d'en haut, tous leurs efforts n'aboutirent qu'à les couvrir de honte , et à indisposer contre eux de plus en plus , les magistrats anglais. Rien cependant n'eût été peut-être plus impossible que cette soumission des
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chrétiens de l'Est, sans les populations gagnées par le dévouement du Père Perrin , et dont le cœur était à lui depuis longtemps, en dépit de leurs chefs. Celte prise de possession fut l'heureux dénoûment qu'elles appelaient de tous leurs vœux ; et nul ne douta que, du haut des cieux , le saint missionnaire n'eût hâté par ses prières une victoire qu'il avait préparée avec tant de peine, sans obtenir, avant d'expirer, la joie d'en être l'heureux témoin. A la suite de cette victoire, les successeurs du Père Perrin furent introduits dans plus de vingt-cinq églises secondaires ; et la pleine soumis- sion de trois mille schismatiques devint en peu de jours un fait accompli.
Restait encore cependant à reconquérir l'église la plus célèbre du Marava, l'église de Sarougany. C'était là que les anciens Pères de la Compagnie de Jésus avaient, laissé les plus précieux souvenirs; là que vécut autrefois, et que s'endormit dans le Seigneur, le vénérable Père Thomas Rossi , connu aujourd'hui encore dans les Indes sous le nom du petit Xavier , et dont les ouvrages inimitables dans leur simplicité, ont maintenu, aux plus mauvais jours, la foi des chrétiens. Ce poste semblait revenir de droit à ses anciens maîtres. Le Père Perrin l'avait souvent visité, et s'y était vu publiquement insulté. Le Père Daugnac y avait été frappé. Naguère encore le Père Castanier, en portant les derniers sacrements à un malade, venait d'y être injurié et menacé. Aussi la victoire y fut-elle plus complète et plus éclatante que partout ailleurs. L'église de ce village était dédiée aux très-saints Cœurs de Jésus et de Marie , et la dévotion à ces
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divins Cœurs, malgré les scandales du schisme, s'y était toujours maintenue ; ils se chargèrent eux- même, pour ainsi dire , d'en ouvrir les portes. Vers la fête du sacré Cœur de Jésus, de cette année 1859, tout fut terminé. Le prêtre schismatique , celui-là même qui durant tant d'années nous avait fait la plus rude guerre, offrit sa soumission; et le lendemain du 10 juillet, jour où l'un des missionnaires du Marava, revenu momentanément en Europe pour les intérêts de sa mission, venait de célébrer la messe, dans l'église et à l'autel privilégié de Notre-Dame-des- Victoires, tout particulièrement pour cette église de Sarougany, le Père Castanier en recevait les clefs, des mains du prêtre goanais, et y offrait à son tour le saint sacrifice. La reprise de ce sanctuaire fameux couronna toutes les précédentes victoires; et désormais le schisme se vit réduit aux abois dans toutes les chré- tientés du Marava.
Ajoutons , comme pour résumer tout ce que nous avons raconté dans cette histoire , que le dernier re- censement du Marava élève le nombre des chrétiens, du chiffre d'environ 25,000, à celui de 37,426. Or cette augmentation de 12,000 enfants de l'église, il faut l'attribuer surtout aux efforts, aux vertus héroïques et aux prières du Père Perrin.
À son exemple , et en reconnaissance de tant de succès merveilleux , les nouveaux missionnaires ont établi dans chacune de leurs églises, la Confrérie du Sacré Cœur de Jésus, et l'Archiconfrérie du très-saint et immaculé Cœur de Marie. Ces dévotions sont de jour en jour plus florissantes parmi les Indiens ; et l'on en
VIE DU PÈRE PERRIN. CHAPITRE XXII. 27.3
pratique les exercices avec une piété cligne des plus ferventes âmes de l'Europe.
Enfin ces résultats si rapides et si consolants , obte- nus coup sur coup, aussitôt après la mort du Père Perrin, ne semblent-ils pas justifier pleinement ce que nous disions, que le Seigneur, pour les accorder, n'avait attendu que le dernier sacrifice d'une victime de choix, le. saint et généreux apôtre du Marava. Puisse-t-il maintenant, du haut des cieux, où il jouit , nous n'en pouvons douter, du glorieux fruit de ses travaux , continuer à soutenir et à défendre les com- pagnons de son apostolat! mais qu'il leur obtienne surtout de lui ressembler , et par la sainteté de leur vie, et par la générosité de leur dévoûment, pour méri- ter d'avoir part un jour et à sa sainte mort et à sa gloire.
LES
NOUVEAUX JÉSUITES FRANÇAIS
DANS L'INDE
ou
NOTICES SUR QUELQUES MISSIONNAIRES
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS AU MADURÉ.
LES
NOUVEAUX JÉSUITES FRANÇAIS
DANS L'INDE. LE PÈRE ALEXANDRE MARTIN,
Alexandre-Fidèle Martin naquit à Nîmes , le 15 décembre 4798. Ses vertueux et honorables parents ne négligèrent aucun soin pour inspirer aux neuf enfants que Dieu leur donna de vrais sentiments de piété. Ceux-ci en profitèrent si bien que trois des fils entrèrent dans la Compagnie de Jésus, et l'une des filles se fit religieuse. Le jeune Alexandre-Fidèle, après avoir achevé à Nîmes ses premières études littéraires, fut envoyé, en 1817, au Petit-Séminaire de Forcal- quier , alors dirigé par les Pères de la Compagnie de Jésus. Il y étudia d'abord la philosophie , puis il voulut, l'année suivante, y refaire sa rhétorique. Durant ce temps , il put apprécier le genre de vie de ses nouveaux maîtres, et s'occupa sérieusement à exa- miner sa vocation. Il avait assez connu le monde, pour s'apercevoir qu'on y est environné de mille dangers, et presque toujours exposé, malgré les meilleures réso- lutions , aux chutes et rechutes les plus fâcheuses.
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278 LES JÉSUITES DANS L INDE. •
La vie religieuse, au contraire, lui apparaissait comme un asile de bonheur et de pureté, comme l'affranchissement de toutes les misères d'ici-bas , et le plus sûr chemin du ciel. Consultant donc la foi, bien plus que le sentiment, il prit une géné- reuse détermination et sollicita la grâce d'être reçu dans la Compagnie de Jésus. Ses maîtres connaissaient toute la solidité de son jugement et l'énergie de sa volonté; ils avaient admiré, pendant ces deux ans, la régularité constante de sa conduite, l'excellence de ses qualités naturelles et la maturité de sa vertu. Il fut donc admis au nombre des enfants de saint Ignace, dans le mois d'octobre 4849, par le Révé- rend Père Louis Simpson, qui remplissait alors les fonctions de Provincial pour toute la France , et il se rendit , sans différer , au noviciat de Mont- rouge, pour y commencer sa nouvelle vie. Le jeune Martin fut l'un des premiers Jésuites formés dans cette maison célèbre. Ses épreuves devaient y durer deux ans, suivant les sages prescriptions de saint Ignace; mais comme le nombre des sujets était alors très-restreint, il dut être envoyé, dès l'année suivante, au collège de Montmorillon , pour y remplir la charge de surveillant, tout en continuant à s'exercer, autant que possible , aux saintes pratiques du noviciat.
Après avoir prononcé ses premiers vœux de religion, il reçut l'ordre, en 4 821 , d'aller à Bordeaux commencer l'exercice de la régence , et fut chargé d'enseigner successivement les différentes classes de grammaire, jusqu'au mois de septembre 1827, époque à laquelle ses supérieurs l'envoyèrent à Rome, pour y étudier la
LE PÈRE ALEXANDRE MARTIN. 279
théologie. Le Père Alexandre Martin était un esprit sérieux, avare de son temps et pensant à l'avenir. Dès ses premières annnées de régence, tout en consacrant à ses élèves le temps nécessaire , il ne négligeait pas la lectures des livres saints , des saints Pères et des plus habiles maîtres de la parole de Dieu ; car jamais il ne consentit à perdre de précieux loisirs , soit à la recherche de vaines nouvelles , soit à la lecture d'ou- vrages frivoles, uniquement bons à flatter la curiosité, mais dont le moindre mal est de dégoûter un jeune homme de tout travail soutenu. Se défiant de sa mé- moire, sur laquelle on compte trop d'ordinaire, il analysait, la plume à la main, toutes ses lectures. Doué d'un vrai talent pour l'éloquence , il se sentait sur- tout un goût prononcé pour la controverse , et composa dans ce sens un cours de sermons et de con- férences auquel il apporta le plus grand soin; car étant de Nîmes , où les catholiques se trouvent tou- jours en présence des protestants, son zèle le portait naturellement à vouloir entrer en lutte avec l'hérésie. Au collège romain , le Père Martin se fit remarquer par une régularité parfaite, une application constante au travail , une exquise charité envers tous ses frères, sans distinction de patrie ou de caractère. C'est le témoignage que lui rendent encore tous ceux qui eu- rent le bonheur de vivre avec lui. Le régime de cette maison, mère et modèle de toutes les autres maisons d'études de la Compagnie , et qui avait formé, depuis saint Ignace, tant de savants et saints religieux, lui plai- sait beaucoup. C'est pour cela qu'il tenait note , jour par jour, de tout ce qui s'y pratiquait ; et il conserva
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précieusement ses notes jusqu'à la fin de sa vie , aimant à redire, bien longtemps après : Voilà ce qui s'observait au collège romain. Il y resta quatre années entières, et y reçut les ordres sacrés.
Dés le mois de juillet 4829, Don Miguel, roi de Portugal , avait rappelé la Compagnie de Jésus dans ses États. Quelques Jésuites, presque tous Français, y furent envoyés sans retard. Les maux auxquels ils étaient appelés à porter remède étaient grands, et surtout fortement enracinés. Leur zèle ne s'en effraya point, et malgré les entraves que maintenait un gouvernement faible , toujours tremblant de donner prise à ses adversaires , ils se mirent promptement à l'œuvre avec une généreuse intrépidité. Mais leur nom- bre était trop insuffisant. De nouveaux ouvriers durent être envoyés à leur secours ; et vers la fin de 4831 , le Père Alexandre Martin reçut l'ordre d'aller rejoindre ses frères de Lisbonne. Il ne semblait pas s'y attendre, et ce fut pour lui l'occasion d'un grand sacrifice. Après avoir si longtemps dirigé toutes ses études vers l'élo- quence de la chaire, et préparé, comme nous l'avons dit, ce cours de sermons et de conférences, dont il es- pérait tirer tant de fruits pour la gloire de Dieu et le sa- lut des âmes, obligé subitement de renoncer désormais à la France , il voyait tout ce long travail devenu en un moment comme inutile. Ii lui fallait apprendre une nou- velle langue et se remettre à composer sur de nouveaux frais. Il n'eut pas un instant, à la vérité , la pensée de discuter son obéissance; mais elle ne lui ôta rien du sentiment et du mérite d'un tel sacrifice. Arrivé à Lisbonne, il y consacraquelque mois à l'étude
LE PÈRE ALEXANDRE MARTIN. 281
du portugais et à quelques essais du saint ministère ; puis avec le Révérend Père Delvaux, le Père Pallavicini et le Père Sales, il partit de la capitale pour aller prendre possession du célèbre collège de Coïmbre, que le roi Don Miguel venait de rendre à la Compagnie de Jésus. La marche des nouveaux Jésuites à travers la province de Beïra et leur réception à Goïmbre furent un véritable triomphe. Mais ce triomphe devait se changer bientôt en proscription et en exil. Don Pedro , empereur du Brésil, réclamait la couronne de Portugal pour Dona Maria, sa fille. La guerre civile venait d'éclater. De terribles maladies, le typhus et le cho- léra, ravageaient le pays et ajoutaient encore aux hor- reurs de la lutte. Les Jésuites se dévouèrent , sans distinction d'amis ou d'ennemis , au soulagement des blessés, des prisonniers et des malades. Etrangers aux dissensions politiques , ils avaient des paroles de salut pour les partisans de Don Pedro comme pour ceux de son frère. Le Père Martin se signala, en cette occasion , par son zèle et son intrépidité à braver le péril , n'ayant égard ni aux miasmes infects des prisons , ni à l'air pestilentiel des hôpitaux ou des ambulances. Il allait, administrant les malades, le jour et la nuit; et on le vit maintes fois passer de longues heures à confesser des blessés et des mori- bonds, pendant que le Père Antoine Sales, à sa suite, leur administrait l'extrême-onction et le saint viatique. Tant d'héroïsme et de dévoûment ne put néanmoins sauver les Pères des haines du parti libéral qui triom- phait. Au mois de mars 1834, arriva l'ordre de les arrêter dans leur collège de Coïmbre, et de les conduire
282 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
comme des malfaiteurs jusqu'à Lisbonne. Ils firent ce pénible voyage à pied, sous un soleil brûlant. Par- tout les populations leurs prodiguaient les plus sincè- res marques d'affection et de respect. Mais au terme de leur voyage, ils couraient le plus grand risque d'être livrés en holocauste aux fureurs de la popu- lace, si le baron Mortier, ambassadeur de France en Portugal , ne se fût opposé énergiquement à ce crimi- nel complot. 11 réclama ses compatriotes , que leur qualité de Jésuites n'empêchait pas d'être Français. Sa fermeté leur sauva la vie ; on se contenta de les ren- fermer dans les prisons de la tour Saint-Julien, à l'em- bouchure du Tage , où tant de leurs frères avaient langui autrefois et étaient morts victimes de la bar- barie de Pombal. Ces souvenirs et la manière dont ils furent d'abord accueillis, semblaient leur donner tout à craindre ; mais là encore le représentant de la France ne leur fit point défaut , et, à sa demande , la révolu- tion victorieuse fut obligée de lâcher cette proie.
A peine de retour en France, le Père Martin fut en- voyé à Saint-Acheul, près Amiens, vers le commence- ment d'octobre 1834, pour s'y préparer, par une troi- sième année de noviciat, à ses derniers vœux. Il avait ardemmentdésiré cette année de solitude et de repos, où Famé du religieux ne travaille qu'à sa propre sancti- fication, et il marcha, nous pouvons le dire , à pas de géant dans cette nouvelle carrière. Si l'on eût pu lui faire un reproche , c'était d'y apporter trop de con- tention, et de vouloir, en quelque sorte, forcer le ciel à seconder l'ardeur de ses désirs; mais ses désirs ne venaient que de Dieu. Il eût souhaité* que son supé-
LE PÈRE ALEXANDRE MARTIN. c28.'î
rieur, le Révérend Père Fouillot, lui traçât, jusques dans les derniers détails , la voie qu'il lui faudrait suivre pour arriver plus rapidement à la sainteté. Celui-ci, au contraire, en directeur expérimenté, cherchait à calmer cette ardeur trop vive, et lui disait : « Priez et cherchez , Dieu vous fera connaître « ce qu'il veut de vous ; ce n'est pas moi qui dois « vous le dire. Je suis ici uniquement pour vous aider « dans cette recherche , afin que vous ne vous atta- « chiez pas à des bagatelles , au lieu de tendre droit « au but. »
Au mois de janvier 1835, il fit, pour la seconde fois depuis son entrée dans la Compagnie , les exer- cices de saint Ignace, durant trente jours. Ce fut pour son âme un mois de pénible travail. Dieu, vou- lant, pour ainsi dire, mettre à l'épreuve tout ce qu'il y avait de mâle dans sa vertu , ne lui accordait pas ces grâces sensibles , ces vives consolations qui ren- dent doux et facile le chemin de la perfection. Il fut obligé, suivant l'expression de son sage directeur, de creuser et de labourer à la sueur de son front ; mais aussi les fruits qu'il en retira furent des fruits murs, et les résolutions qu'il y forma furent de ces résolu- tions fortes et inébranlables qui font les saints. Il vit alors toute la sainteté que Dieu demandait de lui , et il se dit : J'y arriverai, coûte que coûte. Il y arriva en effet , mais en conquérant chaque pouce de terrain comme à la pointe de l'épée, contraint de se livrer à lui-même de rudes combats ; car il n'était pas de ces caractères faciles auxquels la vertu semble ne rien coûter. On en jugera par quelques fragments des notes
284 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
qu'il écrivit durant sa retraite : « Hier, on m'a donné
« la liste des défauts observés en moi. Comme mon
« orgueil en a souffert! Du reste, contentement inté-
« rieur, et nouvelle lumière qui, en m'éclairant sur
« ma misère, me fait croire que l'orgueil, la tristesse
« et l'inégalité qui s'en suivent , sont les défauts do-
« minants contre lesquels je dois m'armer. » Il était
aussi sujet à de grandes peines intérieures , à des
troubles, à des appréhensions pour l'avenir, à des
préoccupations fâcheuses; mais il luttait contre le
courant et la tempête , ne cessant jamais daller en
avant. Son cœur se trouvait bien souvent sous les
étreintes les plus douloureuses de l'incertitude et de
la crainte , soit par rapport à ses péchés passés , soit
par rapport à sa persévérance et à son salut. Car le
Seigneur, pour l'aider à acquérir plus de mérites,
ne lui faisait point ressentir ces touches ineffables de
grâces , qui donnent comme l'assurance du pardon et
le gage de la prédestination. Il cherchait alors dans sa
foi des motifs de confiance. « De grâce , s'écriait-il,
« ne faisons pas le cœur de Dieu petit comme nos
« idées , étroit comme nos cœurs. » Et ailleurs il
écrivait: « Il faut s'attendre aux obstacles, aux affai-
« blissements de foi, de lumière, à des chutes même.
« Mais le sentiment qui en tout temps , en toute cir-
« constance et danstoulesl.es rencontres, doit nous
« soutenir, c'est une haute, vive, et aveugle confiance
« en Dieu. Les lumières et les impressions passeront,
« il faut s'y attendre. Les sujets de craindre, de.trem-
« bler , les sophismes inquiétants, les alarmes sur
« le passé, tout sera mis enjeu. Nous ne verrons
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« plus clair , la tempête se fera sentir. Mais au milieu « de tout ce fracas , il faut aller en avant , il faut « marcher au milieu des ténèbres , même sur les eaux « de la tribulation , et en assurance; car Dieu est là, (( quoiqu'on ne le voie pas : si l'on se trouble, si l'on « considère sur quoi on marche, c'en est fait, on « s'enfonce comme saint Pierre : cœpit mergi. J'étais « libre avant mes vœux. Par mes vœux je me suis « engagé , et Dieu aussi ; il ne peut pas manquer à « ce contrat. De même pour les résolutions prises en « cette retraite , il les a approuvées par mon supé- « rieur; donc c'est lui-même qui veut ces résolu- « lions, et qui me donnera la force de les accomplir. « Je m'en écarterai, peut-être ; patience. Je m'enfon- « cerai même ; eh bien ! soit : mais Jésus sera tou- « jours là pour me faire un reproche, et aussi pour « me tendre la main. Il suffit alors de crier, de « l'importuner même par mes cris, et puis me « remettre et m'abandonner à sa conduite. » Nous croyons que ces lignes expliquent parfaitement la vie intérieure, la vie de rudes combats, d'épreuves poi- gnantes, que le Père Martin eut à soutenir durant sa carrière religieuse. Mais on nous permettra encore une citation qui, tout en confirmant ce que nous venons de dire , montrera l'énergie avec laquelle ce digne enfant de saint Ignace voulait pratiquer, et pra- tiqua en effet, les vertus les plus opposées à ses défauts naturels.
« D'abord , écrit-il, patience dans les souffrances « spirituelles ou corporelles, peines extérieures et « intérieures, désolations, chagrins, ennuis, dé-
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« goûts, revers, contradictions, abandon de Dieu et « des hommes, adversités publiques ou privées, « misères de tout genre. Patience avec les hommes « du dehors et ceux du dedans ; patience dans les « tentations, combats , inquiétudes , car rienjne lasse « tant le démon que cette vertu ; patience avec les « grands, comme avec les petits , avec les impatients « tout comme avec les hommes de vertu ; patience « avec les défauts de mes frères; patience enfin avec « moi-même , plus encore qu'avec qui que ce soit.
« Puis humilité : il n'y a pas à reculer, il faut que « j'imite Jésus-Christ, et que je lui ressemble autant « que cela dépendra de moi. C'est la disposition du « cœur. La grâce fournira les occasions, et me don- « nera, je l'espère, force pour accomplir ce vœu de « mon âme. Du reste, l'objet et la pratique de l'humi- « lité pour moi est dans mes règles. Lis et relis sou- « vent la onzième règle du sommaire des constitu- « tions; c'est purement le troisième degré d'humilité. « Penses-y bien, la vertu comme la fortune ne s'ac- « quiert pas en dormant.
« Enfin confiance ou vie de foi. Quel que soit le « passé, en quelque état que se trouve mon âme, « malgré même les chutes à venir, les affaiblisse- « ments de lumière, de connaissance sur le salut et la « perfection ; malgré les aridités et les dégoûts , à « la suite des tentations, des épreuves, des combats; « en dépit du temps, des personnes ; toujours confiance « en Dieu seul. La confiance attendrit le cœur de Dieu « et lui arrache des miracles. Confiance surtout dans « les aridités et distractions durant les prières. Con-
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« fiance maigre les écarts de l'imagination , le libcrti- « nage de l'esprit, la dépravation du cœur, les révoltes « de la volonté ; toujours confiance , jusqu'à pouvoir «• dire : Misericordiœ tnœ, Domine, super nos, cjuem- « admodum speravimus in le. Douceur dans toutes « ces vertus, mais aussi force. Oui, la vertu solide « est douce, mais en môme temps forte comme la « mort. Pour moi , humilité patiente , résignée à « tout, n'ayant pour toute consolation et espérance « que la miséricorde de Dieu ! »
Le Père revient souvent , très-souvent dans ses notes sur cette confiance, cet abandon, cette vie de foi. « Puissé-je, dit-il, ne jamais l'oublier, surtout « dans les moments pénibles ! Avec une confiance « vive, on peut tout, hic et nunc, on obtient tout , et « quels progrès ! Ne jamais (îouter un moment, sur- « tout sous le joug de l'obéissance. Cette étoile suffit « pour guider à travers tous les écueils. Pas de « crainte, elle ferme le cœur à la confiance, et par (( suite aux grâces que Dieu me ferait et veut me « faire. Oui, désormais il faut ne plus vaciller, et, « sur un simple avis de l'obéissance, me jeter à « l'eau , si elle le veut , marcher sur les abîmes , « et aller à Jésus, à travers tous les dangers, malgré « toutes les répugnances de l'esprit et de la raison. »
Le Père Martin fut toute sa vie un homme vraiment obéissant; mais l'obéissance n'était pas chez lui une facilité de tempérament , une souplesse de caractère ; c'était une vertu laborieusement acquise, laborieuse- ment pratiquée , héroïque même jusqu'au bout. Car il paraît que le commandement de ses supérieurs pro-
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voquait souvent, dans la partie inférieure de son âme , des répugnances violentes , bien qu'involontaires , et les plus spécieuses objections. Mais son courage triomphait de tout; il obéissait quand même, et son mérite , comme sa vertu , n'en était que plus grand.
Le Père Martin s'était dit que l'exactitude à tout ce ce que Dieu demande clairement de nous, est -une des premières conditions pour parvenir h la sainteté. C'est pour cela que , durant sa grande retraite, il prit la résolution inébranlable de suivre à la lettre, partout et toujours, les méthodes prescrites ou conseillées par saint Ignace , dans ce livre admirable des Exercices spirituels, où la victoire de l'âme sur elle-même et l'acquisition des vertus sont comme réduites en axio- mes et en règles pratiques et infaillibles. Il y fut si fidèle que, la veille meute de sa mort, il consignait'en- core par écrit le résultat de son examen particulier.
Enfin , dans toutes les notes et les résolutions de cette retraite d'un mois , on voit un homme qui ne s'appuie jamais sur ce qui aurait pour lui quelque attrait naturel , ni sur ses inclinations ou ses affec- tions , mais qui procède uniquement par le sentiment du devoir. Il se dit à chaque heure : Voici ce que je dois faire; je le ferai donc, avec la grâce de Dieu. Joie ou répugnance, facilité ou difficulté, ne semblaient peser pour rien dans la balance. C'était une énergie à ne jamais reculer , mais une énergie toute surnatu- relle , et non de tempérament.
Si nous nous sommes plus particulièrement étendu sur cette grande retraite du Père Martin, c'est qu'elle nous fait connaître le genre de sainteté auquel Dieu
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l'appela, et la grandeur du courage qu'il déploya pour y parvenir. Toute sa vie , depuis lors , ne fut plus qu'une vie de sacrifices et de victoires sur lui-même non interrompues.
Cette dernière année d'épreuves terminée, il fut en- voyé à Lalouvesc , près du tombeau de saint François Régis, où il put consacrer une partie de son temps àdes missions, dans les villes et les bourgades du voisinage. Il eut le bonheur , durant quelques mois, d'être donné pour compagnon au saint et vénéré Père Louis Sellier, vrai modèle des ouvriers apostoliques de notre temps. Celle vie et ces travaux, qui lui rappelaient si bien saint François Régis , plaisaient singulièrement à son zèle ; il y aurait volontiers consacré le reste de sa carrière; mais, sur ces entrefaites , la belle mission du Maduré venait d'être rendue aux Jésuites. Il fal- lait, pour l'inaugurer, des hommes d'un courage à toute épreuve. Le Père Martin fut désigné parmi les quatre qui devaient ouvrir la voie. Tous ceux qui le connaissaient applaudirent à ce choix. Mais c'était encore l'occasion d'un sacrifice semblable à celui qu'il avait déjà fait lors de son départ pour le Portu- gal. 11 n'en laissa néanmoins rien paraître au dehors, et se dévoua généreusement.
Le 2 février 4837 , il eut le bonheur de prononcer a Lyon ses derniers vœux. Ce fut pour lui une solen- nelle occasion de se consacrer, plus absolument encore, à celui qu'il voulait aimer sans mesure, et à cette vie apostolique, la plus noble expression du dévoûment. Les quelques mois qu'il passa encore en France furent employés à acquérir plusieurs connaissances
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très-utiles à un missionnaire. Il prit en particulier quelques leçons de médecine pratique, qu'un habile docteur de Lyon , Monsieur Laboré , aussi zélé chré- tien que savant professeur , voulut bien lui donner ainsi qu'à ses compagnons. Ces connaissances lui furent plus tard d'un grand secours, pour la conver- sion des Indiens.
Le Père Martin partit de Bordeaux, le 5 juillet 1837, en compagnie des Pères Joseph Bertrand , Louis Garnier , Louis du Ranquet et Pierre Boullongne. Ce dernier était destiné à la mission de Calcutta, qui fut détruite peu d'années après; et il devait aller plus tard finir une vie toute de dévoûment à Cayenne, au service des forçats. Après une navigation longue et pénible, mais sans aucun incident digne de remarque, les futurs apô- tres du Maduré abordèrent, le 24 octobre, àPondichéry.
Le Père Martin resta quatre mois dans cette ville , et y partagea les travaux du Père Garnier pour le salut de la population Européenne. On peut voir , dans la notice suivante, combien les fruits de ces premiers essais d'apostolat dans les Indes furent consolants. Puis, le 20 février 1838, il se remit en route, avec le Père du Ranquet, pour la mission qui lui était assignée. Le voyage fut très-pénible, et les deux missionnaires n'arrivèrent que le 29 du mois suivant, àPalamcottah, chef-lieu de tout leur district. Ils s'arrêtèrent seulement quelques jours à Karical, où ils eurent la douleur de constater que la plupart des Européens faisaient peu d'honneur à leur religion. ATanjaour, ils eurent une longue conférence, ou plutôt une discussion en règle, avec deux prêtres goanais; et à l'obstination de ces
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malheureux , à la manière dont ils déraisonnaient, sur le droit de patronage aux Indes , sur le roi de Portu- gal, le Pape et l'Archevêque de Goa, ils purent se faire une juste idée du genre d'ennemis qu'ils allaient avoir à combattre. Peu de temps après , l'un de ces prêtres, qui s'était présenté devant eux dans un état complet d'ivresse, fut convaincu de désordres criants, et expulsé de tout le pays, par ordre exprès des magis- trats. L'autre vécut longtemps encore, et mourut dans son endurcissement. AMaduré,où les deux voyageurs se retrouvèrent un moment en famille, avec les Pères Joseph Bertrand et Louis Garnier , ils acquirent la triste conviction que les autorités anglaises n'auraient pour les Pasteurs légitimes qu'une répulsion systé- matique, sinon une opposition déclarée. Sans espoir donc du côté des hommes , et forts de leur seule con- fiance en Dieu , ils arivèrent dans cette mission du Sud , que leur avait destinée la Providence. Le Père Martin fut désigné pour supérieur ; le Père du Ranquet devait partager ses travaux et le seconder.
Cette mission du sud se composait de deux par- ties, bien distinctes l'une de l'autre. La première comprenait, toute la côte de la Pêcherie, si connue par la vie et les lettres de saint François-Xavier. Elle s'étendait , en remontant , le long de la mer , depuis le cap Gomorin jusqu'à l'extrémité du golfe de Manar. On y comptait plusieurs villes et villages considéra- bles. Tous les chrétiens étaient de la caste des Paravers ou Pêcheurs , et leur nombre pouvait s'élever à 18,000 âmes. L'autre partie renfermait l'in- térieur des terres , et avait pour limites les chrétientés
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des Paravers à l'est ; à l'ouest, les montagnes des Gattes ; et au nord, le Maduré proprement dit. Le nombre des chrétiens de toute caste, qu'elle renfermait, pouvait aller à 22,000.
Ces deux parties présentaient une physionomie très- différente ; mais partout de grands désordres s'étaient étendus et enracinés , de grandes réformes étaient à faire. Toute la caste des Paravers demeurait chrétienne et catholique; elle n'avait même jamais tergiversé dans sa foi. Vainement le fanatisme hollandais du dix-sep- tième siècle avait essayé de la persécution , pour les entraîner dans l'hérésie. Vainement le protestantisme anglais avait tenté ensuite de les pervertir par son or, ses hypocrites machinations , et ses tracasseries de tout genre, lis étaient tous restés inébranlables dans cette religion, que leur avait enseignée leur Père, saint François-Xavier. Et dans leurs belles églises, les cérémonies catholiques n'avaient pas cessé de se célé- brer avec la même pompe qu'autrefois.
Mais , il faut l'avouer, leur catholicisme se réduisait à cet attachement pour la vraie foi, et toute leur religion se résumait dans ces solennités extérieures. Depuis la destruction complète de la Compagnie de Jésus , en 1773 , et la mort de quelques vieux apôtres , qui sur- vécurent peu d'années à leur mère , toutes ces popu- lations étaient tombées entre les mains des prêtres portugais, dépendants de Gochin , dont l'incurie, l'ignorance , et trop souvent la vie scandaleuse , avaient laissé s'introduire tous les vices , tandis que leur rapacité avait aliéné tous les cœurs. Ces chrétientés, autrefois si florissantes , ne présentaient
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plusque dégradation el comme une image de la mort.
Les plus grands désordres étaient devenus com- muns dans les villes comme dans les villages, grâce surtout à une ignorance complète de la religion , de ses dogmes , de ses préceptes ; car beaucoup de vieil- lards ne savaient pas même faire le signe de la croix. L'ivrognerie avait gagné toutes les classes et tous les rangs ; les femmes elles-mêmes s'abandonnaient à ce vice ignoble. La sainteté du mariage était oubliée, et le concubinage , devenu commun , avait perdu toute sa bonté. En maintes localités , les diableries , les sor- tilèges se pratiquaient publiquement. Les vieilles ricbesses des églises , revenus annuels , vases sacrés, ornements , bijoux précieux , étaient la proie de quel- ques intrigants. Enfin des prêtres , venus unique- ment , de leur propre aveu , pour faire fortune , pac- tisaient avec les chefs de villages et avec les voleurs , pour acheter le droit de pressurer en toute manière le pauvre peuple; et ils avaient établi, selon leur caprice, une foule de taxes plus vexatoires les unes que les autres. Est-il étonnant , avec un semblable ordre de choses , que la religion catholique , après s'être mon- trée jadis, aux yeux mêmes des idolâtres, si belle et si pure, fût tombée dans le dernier discrédit? La vie des chrétiens était un scandale permanent , et un obstacle insurmontable à la conversion des païens.
Deux prêtres pleins de zèle, des missions étran- gères, avaient déjà fait, à la vérité, une apparition pas- sagère clans le pays. Ils avaient vu et sondé la gran- deur du mal; mais la juridiction qu'ils avaient reçue n'excluant pas encore celle des prêtres portugais, leur
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présence en ces lieux n'avait guère été que l'aurore d'un meilleur avenir : si elle avait fait naître bien des espérances, elle avait aussi excité de vives suscep- tibilités; et les anciens pasteurs mercenaires en étaient surtout irrités.
Quant aux chrétientés de l'intérieur des terres, elles offraient un aspect différent , et présentaient des misères d'une nature plus triste encore. Au milieu d'une ignorance poussée, comme sur la côte, aux dernières limites, un certain nombre d'anciens chré- tiens, isolés dans cette innombrable foule de païens, sans être jamais visités ni surveillés, soit par un prêtre soit par un catéchiste, étaient peu à peu retournés àla gentilité. En beaucoup d'endroits, des usages, des pra- tiques entachées d'idolâtrie avaient prévalu. Dans les basses castes, l'ivrognerie, l'inconduite avaient fait d'horribles ravages. Partout les gens d'Église n'avaient retenu de leur charge que le droit de lever de lourdes contributions sur les chrétiens. Enfin le protestan- tisme s'était abattu, comme un oiseau de proie, au milieu de ces chrétientés sans pasteurs. Son or achetait les consciences, et sa protection, auprès des maîtres du pays , ne s'obtenait qu'au prix de l'apostasie. Il profitait habilement des troubles , dont il était souvent le premier auteur , pour contraindre les faibles à se jeter entre ses bras. Ses écoles, ses catéchistes, ses livres, ses pamphlets répandaient partout leur venin. Ses temples élevés à grands frais , multipliés avec profusion , frappaient les regards de la multitude. Il avait à sa tête un fameux ministre allemand, du nom de Rhénius, homme instruit, mais d'une malice et d'un
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orgueil vraiment infernal ; jusqu'à oser dire publi- quement que si Luther n'eût point établi la réforme , lui-même se serait senti de taille à l'entreprendre. Déjà beaucoup de perversions avaient été consom- mées. Le torrent grossissait, et menaçait de tout engloutir. Bientôt, peut-être, il ne serait plus resté trace du catholicisme en ces contrées, si Dieu n'avait pris en pitié ce malheureux peuple, et ne lui avait enfin donné de vrais pasteurs.
Ce fut donc un jour mémorable , que les anges pro- tecteurs de celte contrée durent saluer avec effusion, que celui où le Père Martin et son compagnon se pré- sentèrent, pour arrêter tant de désordres , réformer tant d'abus, résistera tant d'ennemis, recueillir les débris delà maison d'Israël, et rendre à la religion son ancien éclat. La tâche était difficile : les deux missionnaires , d'autant plus forts de leur confiance en Dieu qu'ils ne pouvaient en aucune façon compter sur les hommes , se mirent héroïquement à l'œuvre que leur confiait l'obéissance. Le Père Martin s'y livra tout entier; et si l'on avait osé lui faire un repro- che, c'eût, été précisément de vouloir tout embrasser dans son zèle , et tout réparer à la fois. Durant dix- huit mois, il combattit, résista, poussa en avant, avec des efforts incroyables et des peines vraiment inouïes. S'il ne lui fut pas donné de jouir pleinement du triom- phe , il inaugura au moins cette guerre sainte , pour- suivie par ses successeurs, et qui, après de longs combats, au prix des plus durs sacrifices, fît reculer le protestantisme, et rendit à la foi catholique sa splendeur aussi bien que son ascendant sur les Indiens.
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Entrons maintenant dans quelques rapides détails sur la vie et les travaux de l'homme de Dieu, durant son séjour dans le Sud, en commençant par ce qu'il ac- complit dans l'intérieur des terres; et nous passerons ensuite à ses luttes, sur la côte de la Pêcherie. Mais cette distinction , nécessaire pour plus de clarté, ne doit pas nous faire oublier que le saint missionnaire portait en même temps, et sans faiblir, ce double poids, allant sans cesse du littoral dans l'intérieur des terres , et revenant presque aussitôt de l'intérieur des terres aux bords de la mer.
On peut le dire en toute vérité , durant ces 18 mois , il ne prit pas un jour de repos, si ce n'est une seule fois, pour faire sa retraite annuelle en compagnie du Père du Ranquet. Il était en courses perpétuelles , parcourant les villes et les bourgades de cet immense pays, s'arrêtant partout où il y avait des chrétiens à consoler , à instruire , à faire approcher des sacrements. Les pluies torrentielles ouïes ardeurs d'un ciel dévorantn'étaient point capables de le retenir ; le soin de sa nourriture l'inquiétait peu. Prodigue de sa vie et présumant trop de sa santé, tantôt il faisait des marches forcées , tantôt il s'exposait à des jeûnes prolongés presque sans mesure , tantôt il passait des nuits à entendre les confessions, à instruire les en- fants, à concilier des différends, sans s'accorder une heure de repos.
La réforme d'un peuple ne saurait mieux commen- cer ni plus sûrement que par l'éducation de la jeu- nesse. Aussi l'œuvre à laquelle le Père Martin sembla s'appliquer, avec plus de persévérance et de zèle, fut le
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catéchisme des petits enfants. A peine entre dans un village , il les réunissait autour de lui, et examinait avec bonté ce qu'ils savaient en fait de prières. Le plus souvent, hélas! il ne rencontrait qu'ignorance. Parmi les règlements qu'il laissait en chaque chré- tienté, le premier de tous était qu'à l'avenir le gardien de l'église aurait grand soin de faire chaque jour le catéchisme aux petits enfants ; et lorsqu'il s'apercevait que ces gardiens n'étaient point fidèles à un pareil ordre, il les chassait impitoyablement. Dans l'espoir aussi que des écoles produiraient mieux encore l'effet désiré, il en établit quelques-unes. Toutefois, ne pouvant surveiller lui-même les maîtres , il reconnut que le moment d'une œuvre si importante, mais si dispendieuse , n'était pas venu, et il fut obligé de la supprimer.
Partout il apportait la plus vive sollicitude à déra- ciner et exterminer tout ce qui pouvait sentir le paga- nisme, dans les usages introduits parmi les chrétiens. Il établit, pour en venir à bout, de sages règlements, et condamnait les coupables , sans miséricorde, à une pénitence publique. Son zèle ne se signala pas moins contre les pécheurs scandaleux et les violateurs de la loi du dimanche ; et presque partout , il eut la conso- lation de voir que ses peines n'étaient point stériles.
Dans les villages où avait pénétré le protestantisme, un de ses premiers soins était de prémunir les âmes faibles contre les séductions et les mensonges de l'hé- résie. Afin de perdre plus facilement les catholiques sans instruction , les ministres et les colporteurs de Bibles affectaient de dire qu'il n'y avait aucune diffé-
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rence entre les deux religions. Quelques-uns même , dans l'espérance de séduire plus facilement une mul- titude irréfléchie , allèrent jusqu'à rendre d'hypocri- tes et spécieuses visites au Père Martin et à son com- pagnon. Mais ces apôtres de l'erreur purent bientôt s'apercevoir que les temps et les personnes étaient changés. Les nouveaux missionnaires ne ressemblaient en rien aux pasteurs mercenaires dont ils venaient de prendre la place. Une force nouvelle s'infiltrait dans la masse des chrétiens. Mieux instruits de leur foi et de leurs devoirs, ils se tenaient sur le qui-vive, et faisaient preuve d'une énergie inconnue jusqu'alors, à réfuter les mensonges de leurs adversaires , ou à mépriser leurs promesses, et à se rire de leurs menaces. De cette épo- que date , pour les sectaires, une marche rétrograde et continue, qui leur fit perdre, en quelques années, non- seulement tout espoir de nouvelles conquêtes, mais la moitié au moins de leurs partisans et de leurs dupes. Un mal plus difficile à guérir, et qui fit passer au Père Martin de bien mauvais jours, ce fut l'indignité de la plupart des catéchistes et gardiens d'églises. Plu- sieurs donnaient des scandales publics par leur in- conduite; presque tous trafiquaient des choses saintes, et ne s'occupaient des chrétiens que pour leur extor- quer de l'argent. Aucun ne pensait à instruire les catholiques ; bien moins encore à sauver les païens. C'était là un mal trop criant pour que l'âme du Père Martin n'en fût pas révoltée ; mais aussi un mal trop universel, pour que l'on pût de suite l'attaquer de front , sans ménagement. Cependant accueilli comme un libérateur , dans presque toutes les chrétientés, et
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ne soupçonnant pas encore la puissance de ces mal- heureux pour entraver le bien,rhomme de Dieu fut liès- excusable d'avoir cru qu'il se verrait soutenu énergi- quement , dans ses projets de réforme, pour faire disparaître un abus si grand. Il se mit donc immé- diatement à l'œuvre : plusieurs catéchistes et gardiens d'églises furent chassés , et il leur donna des succes- seurs plus consciencieux. Dans chaque église, il exigea le compte des recettes et des dépenses , la liste des bijoux et autres ornements ; il imposa de sages règle- ments pour une plus juste répartition des frais néces- saires; car jusque-là les hommes influents s'en étaient dispensés , et tout retombait sur le pauvre peuple. Or, attaquer à la fois tant de coupables , dont les uns étaient riches et puissants , les autres redoutés par leurs cabales et leurs artifices , ne pouvait manquer de susciter les plus violentes oppositions. Elles ne tardèrent pas à éclater. Pendant que les chrétientés moins opulentes se soumettaient avec bonheur, les plus riches se soulevaient ouvertement , ou cabalaient du moins en secret. Le Père Martin n'était pas homme à reculer, dès qu'il s'agissait du salut des âmes et de la gloire de Dieu. Il urgea peut-être avec trop de rigueur l'exécution des ordres donnés. Mais il gagnait du terrain sur les mécontents , et aurait fini sans doute par triompher, si quelques-uns des principaux, par des rapports pleins de calomnies , ne fussent parvenus à prévenir, contre le zèle du saint mission- naire , le supérieur même de la mission. Le Père Martin eut donc, à plusieurs reprises, la mortification très-sensible, surtout pour un enfant d'obéissance,
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de voir sa conduite censurée et son ardeur taxée d'exagération. Il profita de ces contre-temps en saint : il s'en humilia devant Dieu , et les offrit au ciel pour le salut de ses calomniateurs. Néanmoins, il avait fait faire à la cause catholique un pas immense , et sa mémoire est encore aujourd'hui , au milieu de ce peuple , en odeur de bénédiction.
Pendant que ces événements, tour à tour heureux et malheureux, s'accomplissaient dans l'intérieur des terres, les églises de la côte provoquaient également la sollicitude et l'énergie du Père Martin. Il y avait là trois prêtres goanais, connus par de fâcheux anté- cédents. Le moindre de leurs défauts était une avidité d'argent excessive. Presque aussitôt après son arrivée dans le Sud , le Père Martin avait fait un premier voyage d'exploration , dans lequel il visita toutes les chrétientés des Paravers , depuis le cap Comorin jus- qu'à la ville du Tutucurin. Partout il fut reçu en triomphe, et salué comme le digne successeur des anciens Jésuites. Les trois prêtres de Goa, voyant leur troupeau se ranger avec empressement sous là houletle du nouveau pasteur, firent également leur soumission. Ce voyage découvrit au Père Martin bien des abus intolérables ; et dans de nouvelles visites, il prit partout les mesures que son zèle lui suggérait comme plus efficaces , pour arriver à un renouvelle- ment complet. Tant qu'il ne s'occupa, là aussi, que de l'instruction des enfants, de l'ordre et de la régularité dans les cérémonies religieuses , de la répression même des ivrognes, des sorciers, des devins, des débauchés, et autres pécheurs semblables, il n'éprouva
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aucune résistance sérieuse. On applaudissait au con- traire à ses efforts. Mais aussitôt qu'il voulut remédier à la dilapidation des revenus affectés au service des églises, il rencontra une opposition presque insur- montable, à laquelle il ne s'était pas attendu. Ce ne fut d'abord, il est vrai, qu'une résistance de lenteurs et de délais. Si le Père demandait qu'on lui remît les comptes de chaque église, on les lui promettait, mais il ne les voyait jamais arriver. S'il faisait des règle- ments pour une meilleure administration , on lui jurait de les observer , et ils restaient à l'état de lettre morte. Ainsi se passa toute une année ; mais alors les opposants levèrent la tête ; et leur révolte aboutit au schisme. Quelques détails sur l'organisation des Para- vers feront mieux comprendre au lecteur la rapidité de ce changement.
La caste des Paravers avait autrefois un petit roi , qui la gouvernait , jugeait les différends, et levait les impôts. Les Portugais d'abord, puis les Hollandais avaient laissé subsister cet état de choses. Sous le gou- vernement Anglais , le petit souverain perdit de droit toute autorité; mais de fait, il était encore reconnu, respecté et redouté par toute sa caste. C'était une gloire pour les Indiens d'avoir un chef de leur propre sang. Celui-ci abusait en tyran de l'autorité que lui laissait la stupidité de son peuple. Il imposait et levait des taxes , ordonnait des corvées , et malheur à qui lui résistait. Comme il avait des faveurs et des largesses pour ses partisans, et que son indignation entraînait toujours bien des tracasseries et des embarras , souvent même de durs traitements , la plupart se
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groupaient autour de lui, par des motifs d'ambition ou de crainte. Mais le privilège auquel son orgueil semblait tenir plus obstinément, jetait de traiter les prêtres du haut de sa grandeur, et d'affecter dans les choses de la religion une toute-puissance , qui rappelait en petit les prétentions des empereurs dégé- nérés de Constantinople: il se réservait , par exemple, de régler toute cérémonie religieuse ; nul ne pouvait célébrer un mariage, donner le baptême, présider à des funérailles , examiner et punir des pécheurs publics , admettre aux sacrements ou les refuser sans son 'autorisation royale. De plus l'église de Tutucurin possédait certains revenus sur les salines et la pêche des perles ; en des temps plus heureux , on y avait offert des vases sacrés de grand prix , des ornements magnifiques , des bijoux inestimables ; mais le petit roi s'arrogeait, de sa seule autorité , le droit de prendre, de piller, d'aliéner; et personne n'osait le slui contester. Les prêtres goanais , pour prix de leur silence , acquéraient à leur tour le privi- lège de pressurer , en toute liberté, les pauvres chré- tiens.
Dans les principales chrétientés, se trouvaient par- tout sur la côte, à la tête de chaque village, desparentsou des créatures du chef de Tutucurin. Il est facile de croire que ces subalternes, marchant sur les traces de leur petit roi, s'arrogeaient la même licence de piller , de voler et de dissiper. Pour acquérir le privi- lège de l'impunité, ils faisaient à leur maître une riche part dans leur butin. La foule gémissait sans doute sous une si longue tyrannie , mais nul n'osait
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secouer le joug. Ceux qui faisaient parfois entendre quelques murmures n'étaient point soutenus; et il ne leur restait aucun espoir d'améliorer leur sort.
A l'apparition des missionnaires , toute la côte les salua comme des libérateurs: ce qui amena, comme nous l'avons dit plus haut, la soumission des trois prêtres goanais. Le roi des Paravers lui-même et ses affidés, voyant l'élan des populations , et suppo- sant les nouveaux venus tout-puissants, en leur qualité d'Européens, auprès des magistrats anglais , se sou- mirent aussi, mais en apparence et non de cœur. Sous les honneurs qu'ils rendirent aux missionnaires, ils voilaient avec soin de coupables projets.
Le Père Martin fut donc solennellement installé par eux, dans la grande église et le presbytère de Tutucu- rin. Mais ils s'aperçurent bientôt que ce vrai pasteur d'âmes était incapable de pactiser avec le désordre. En même temps, des indices trop sûrs leur firent com- prendre que plus d'un magistrat, bien loin de favori- ser des prêtres français, ne leur rendrait pas même justice. D'ailleurs les présents et l'argent agiraient comme de coutume sur leurs inférieurs , et ne laisse- raient pas arriver jusqu'à leur tribunal la vérité. Restait cependant un obstacle : c'était l'attachement des populations pour les seuls successeurs légitimes de saint François-Xavier. L'on résolut, dans les con- seils du roi des Paravers , d'expulser à tout prix les Jésuites; et comme la crainte du peuple ne permet- tait pas d'exécuter de suite ce mauvais dessein , on entreprit d'aliéner peu à peu les esprits, en répandant dans la multitude les plus odieuses calomnies. Tout
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était présenté sous un jour faux, et recevait l'inter- prétation la plus malveillante. Les menaces et les promesses n'étaient pas non plus épargnées. Le Père Martin se vit en butte à de continuelles avanies de détail; abreuvé de mépris , d'insultes mêmes ; exposé à toute sorte sorte de vexations. Moins sensible cepen- dant à ce qu'il souffrait qu'à la perte de tant d'âmes, il semblait redoubler de dévouement, et cherchait surtout à faire comprendre aux grands et aux petits tout le malheur d'un schisme qui les séparerait de l'Église. Mais les chefs des rebelles n'en devenaient que plus obstinés, et, comme il le dit dans ses notes, le parti des peureux était le plus considérable.
Le prêtre goanais de Tutucurin avait fait publique- ment sa soumission ; mais c'était un homme scanda- leux, au cœur gâté, à l'esprit faux, qui entretenait adroitement le mécontentement des chefs. Le Père Martin essaya vainement, pour le corriger, de lui parler le langage de la foi ; il le menaça même des cen- sures ecclésiastiques; tout fut inutile. Enfin le mal- heureux dut être suspendu et interdit. Mais au lieu de lui faire quitter le pays , on le retint dans une mai- son particulière , afin de s'en servir quand le moment serait venu.
Le feu de la révolte était soufflé de toute part. De jour en jour, les bons devenaient plus craintifs. Les avenues des tribunaux étaient gagnées, les magistrats habilement circonvenus. Ou n'attendait plus qu'un prétexte pour éclater. Le roi des Paravers, en son conseil , dressa un certain nombre de statuts, qui devaient régler les devoirs et les attributions du prê-
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tre. Ils en faisaient un vrai mannequin, dont toute l'autorité se réduisait à pouvoir dire la messe et ad- ministrer les sacrements , sous son bon plaisir. Défense était faite de s'immiscer dans aucune autre affaire d'Église. La tentative était aussi ridicule que tyrannique.On envoya ces statuts au Père Martin, avec ordre de les signer, et de les faire signer par le supé- rieur général de la mission et par révoque de Pondi- chéry, qui administrait alors les églises du Maduré. Ceci avait lieu le 5 mai 4889. Le Père contint son indignation, à la vue d'une telle effronterie : il pro- mit de communiquer la pièce à son supérieur, et la lui fit passer en toute hâte. Celui-ci répondit, quel- que temps après, q.ue de semblables règlements avaient besoin d'être mûrement examinés et discutés de part et d'autre : il désirait qu'on attendit sa prochaine visite dans le pays; il faisait assurer le petit roi que l'on ne toucherait à aucun de ses droits légitimes, ni de ses privilèges reconnus. Cette réponse ne satis- faisait point les meneurs; mais ils temporisèrent encore quelques jours. Enfin, le 26 juillet, de fort grand matin, profitant d'une absence du Père Martin, ils introduisirent dans la grande église le prêtre goa- nais , suspendu et interdit , digne pasteur d'un pareil troupeau. Le Père Joseph Gury, qui se trouvait alors à Tutucurin, se rendit aussitôt à l'église, clans l'es- poir d'arrêter encore le scandale ; mais insulté par une multitude en révolte, il fut contraint de se retirer. Le Père Martin lui-même arrivait deux heures après : mais il n'eut pas plus d'autorité. Du reste, ce triste dénoûment ne le surprit pas. Le même jour, il lui
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fallut quitter le presbytère , et s'installer dans une autre asile. Toutefois , au milieu de si déplorables événements, il eut au moins la consolation de voir la plus grande partie du peuple demeurer fidèle à sa foi, et refuser de passer au schisme. Dès lors, il recon- nut la nécessité de construire une église indépendante du chef des Paravers ; mais ses ennemis soulevèrent tant de difficultés, que la conclusion de cette affaire traîna plusieurs mois ; car les schismatiques furieux de ce que la masse du peuple refusait de trahir le saint missionnaire , l'assaillirent d'une suite de vexa- tions, de persécutions et de procès dont le détail serait ici trop long, mais dont on se fait difficilement une idée, quand on n'a point vécu dans les Indes. Avec de l'argent et de faux témoins, tout est possible en ce malheureux pays. Le cœur du Père Martin était navré, surtout de ce que l'on faisait endurer à ses fidèles chrétiens. Dans plusieurs autres villages de la côte , les chefs imitèrent la révolte de Tutucurin ; mais partout le peuple resta inébranlablement attaché à sa foi , malgré les artifices diaboliques mis en jeu pour le pervertir.
Le Père Martin combattit alors avec une énergie et une patience à toute épreuve. S'il ne put retenir dans le devoir le prince des Paravers et ses partisans , c'est qu'ils étaient incorrigibles. Leurs prétentions répu- gnaient trop hautement à sa conscience; mais par- tout il avait su gagner le cœur des pauvres ; il avait ranimé la foi ; il avait semé dans les larmes tout ce qu'il fut donné à ses successeurs de recueillir, plus tard, dans la joie. Dès lors , du moins, après tant de
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travaux, d'efforts et de peines, il était en droit de s'attendre aux encouragements, et même à la recon- naissance de ses supérieurs. Dieu, pour perfectionner de plus en plus la vertu de son serviteur , permit qu'il n'en fût pas ainsi. On rendit justice à la pureté de ses intentions, mais on l'accusait de précipitation et d'imprudence. Il eut à essuyer de douloureux re- proches. Les événements devaient bientôt le justi- fier. A peine cependant laissa-t-il jamais échapper, non pas une plainte , mais une simple allusion , dans les plus intimes épanchements de l'amitié, à tout ce qu'il eut à souffrir d'une situation aussi pénible. Ce fut pour lui un vrai martyre, dont Dieu seul put être témoin. 11 évita , même dans ses notes les plus secrètes , de rien laisser qui dût trahir plus tard aux yeux des hommes l'excès de sa peine. Il y rapporte seulement, jour par jour, les événements, comme s'ils lui étaient étrangers. Pas un mot de plainte , pas un murmure, pas une explication en sa faveur.
Mais au milieu de si tristes vicissitudes, le Seigneur prit lui-même en main la cause du saint Missionnaire, et plus d'un châtiment terrible prouva jusqu'à l'évi- dence qu'on ne le persécutait pas impunément. Car , sans parler ici d'un misérable qui eut l'impudence de le tourner en ridicule sur un théâtre de marionnettes, et fut presque immédiatement après jeté en prison pour vol; un autre , ayant été cité comme témoin dans une affaire de schisme , le Père Martin le fit venir et lui dit : « Prends bien garde de faire une fausse déposi- tion.» — « Père, lui répondit ce malheureux, si je fais un faux serment, que je meure mangé par les poissons. »
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Puis il partit, et déposa contre la vérité. Or, deux ou trois jours après, comme il revenait à son logis, en suivant la plage que le reflux laissait à découvert, et en chancelant sous l'influence des boissons enivrantes, il tombe , chemin faisant , et s'endort au bord de la mer, où la marée montante l'engloutit; et les pois- sons vinrent littéralement dévorer son cadavre. A quelques mois d'intervalle , le petit roi des Paravers mourait à son tour , laissant tous les fléaux d'une malédiction visible attachés à sa famille, qui est, en- core aujourd'hui, regardée par tout le peuple, comme victime de son indigne conduite envers le Père Martin. C'est un fait avéré du reste dans tout le pays , que les meneurs et les artisans de cette odieuse révolte furent successivement frappésparla main de Dieu, d'un'e manière ou d'une autre. Mais revenons à notre récit.
Après la rébellion de Tutucurin, le Père Martin de- meura encore deux mois et demi dans le sud. Il s'y ménagea moins que jamais. En dépit des persécutions, des procès , des outrages , et des attaques de tout genre contre les chrétiens restés fidèles, il sut sou- tenir son troupeau et le grossir même : ce qui excita la rage de ses adversaires au plus haut degré. Comme les anciens cimetières étaient envahis par les schis- matiques,le Père n'ayant pu en obtenir un séparé pour les fidèles, fit enterrer un chrétien dans quelque terrain éloigné et abandonné. C'en fut assez pour lui intenter un procès ; et cité devant le magistrat, par les agents du roi des Paravers, il se vit condamné à une forte amende. Encore n'est-ce là qu'un exemple vulgaire des mille avanies qu'il lui fallait chaque jour souffrir.
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« Que Dieu soit béni de tout! disait-il; ces procès « sont la grande puissance du chef des Paravers; en « attendant, la défection ne cesse de continuer dans « son parti. »
L'homme de Dieu faisait donc bonne guerre; mais son supérieur crut avoir lieu de craindre quêtant de tristes affaires n'eussent un fâcheux retentissement , jusques dans les chrétientés de l'intérieur; et d'un autre côté, l'argent et les intrigues des schismatiques indisposaient, déplus en plus, les magistrats et leurs subalternes contre les missionnaires. On vou'ait faire passer ceux-ci pour les fauteurs de troubles dont ils n'étaient que les victimes. S'exagérant peut-être la gravité de cette situation , le supérieur du Père Martin voulut conclure la paix à tout prix , et crut ne devoir refuser aucune des concessions compatibles avec les lois de la conscience. Considérant la présence du saint missionnaire dans ces parages comme un obstacle à toute réconciliation, il le retira du sud , sous le prétexte spécieux de lui confier la mission du centre, dont Maduré était la capitale. Le Père Martin ne se fit point illusion ; il regarda son changement comme une sorte d'exil et une improbation de sa conduite passée. Mais il ne s'en plaignit point, et acceptal'humi- liation comme les saints savent l'accepter. Le 40 octo- bre il partit de Tutucurin, s'acheminant vers le Marava, où nous le suivrons bientôt. Son départ fut un triom- phe pour les ennemisde l'unité. Il amena dans le parti du schisme une recrudescence fâcheuse, qui clés lors menaça d'envahir toutes les églises de la côte. Les chré- tiens fidèles étaient dans un profond découragement.
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Cependant Monseigneur de Drusipare , évêque de Pondichéry, après avoir visité une partie de la mission du nord, venait administrer le sacrement de confirma- tion dans le sud, qui jamais encore n'avait vu d'évêque. La présence du premier pasteur réveilla la foi , ra- nima les courages, et Sa Grandeur fut reçue partout en triomphe. L'occasion semblait favorable pour ra- mener le roi des Paravers. Celui qui avait persécuté le Père Martin était mort misérablement. Son fils, à la vérité, ne valait pas mieux. Toutefois, après de longuesnégocialions, où le prélat poussa la condescen- dance jusqu'aux dernières limites, la paix se fit à des conditions assez peu honorables pour les catholiques. C'était le 4 janvier 4840; et le 6, jour de l'Epiphanie, Sa Grandeur était mise solennellement en possession de la grande église de Tutucurin. Mais c'était, de la part du chef et de son parti, une paix mensongère; les cœurs n'étaient point guéris, elles esprits n'étaient point changés. Bientôt recommencèrent toutes les scènes de l'année précédente. Après une longue suite de nouvelles avanies, le prêtre catholique fut une seconde fois expulsé de cette église, le 5 août 1841. C'est ce qu'avait prévu le Père Martin ; et ce fut comme la justification de sa conduite. La paix avec de pareils hommes n'était pas possible. Mieux valait une guerre ouverte. Elle fut acharnée, de la part du schisme, et se prolongea durant quinze longues années, pour ne cesser que par l'épuisement des derniers meneurs.
Le Père Martin ne quittait cette lutte que par obéis- sance,et pour en soutenir de nouvelles, sur un sol dif- férent, li arrivait au Marava clans les circonstances les
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plus critiques : tant il est vrai de dire que toute la mission du Maduré, au centre et au nord, comme hu sud, devait arriver par la croix à la prospérité dmii elle jouit si glorieusement aujourd'hui.
Un magistrat anglais, du nom de Blackburn, venait de déclarer arbitrairement que toutes les églises , sans exception , même celles construites et entrete- nues par les catholiques, dès que les prêtres goanais y avaient dit une seule fois la messe, devaient rester en leur possession , quels que fussent d'ailleurs les senti- ments des populations. Il décidait en outre que, dans toutes les chrétientés, où il y avait déjà une église, de fait ou de droit, au pouvoir du schisme, les catholi- ques ne pourraient en construire une autre, du moins dans le voisinage; et que partout où les goanais possé- daient ainsi une église, il serait défendu aux catholiques, sans égard à leur nombre , de célébrer aucune fête publique. Cette défense , par le mauvais vouloir des subalternes , fut même étendue à toutes les autres églises de la mission.
Aussitôt une pétition solennelle fut adressée au Gou- vernement de Madras, au nom de toutes les chrétientés, pour réclamer énergïquement contre l'injustice de cette mesure , et demander que les populations fus- sent libres au moins d'appeler dans leurs églises des prêtres de leur choix. Le gouvernement de Madras était ultra-protestant. Il feignit de ne pas comprendre les réclamations des catholiques , et approuva la con- duite de son délégué.
On pouvait encore , il est vrai , appeler d'une si odieuse vexation au premier juge de Maduré. Mais
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avant de porter plainte à son tribunal , il était pru- dent de sonder ses dispositions. Un gentilhomme français , qui se trouvait alors dans le pays, consentit à se charger, pour les missionnaires, d'une tentative aussi délicate. Or voici quelques extraits textuels de l'étrange dialogue qui s'engagea entre les deux inter- locuteurs : « Que pensez-vous de cette question des églises catholiques? — Oh! pour le magistrat c'est une question bien simple ; mais pour nous elle est fort embarrassante. — Bien simple, dites-vous, pour le magistrat, d'expulser par force de leurs églises dos « prêtres qui en jouissent sans contestation , de dé- (( pouiller et de tourmenter des chrétiens paisibles , « d'enfoncer des portes à main armée? Mais du reste « vous êtes juge; et pour un juge vous trouvez la « question embarrassante! Pourquoi donc, après tout, « est-il si difficile de prononcer que des catholiques « sont les propriétaires des églises qu'ils ont bâties? « — Oh ! si nous acceptions ce principe, que les églises (( appartiennent à ceux qui les ont bâties , il nous « faudrait aussi rendre aux catholiques toutes nos « églises d'Angleterre. — Non, la ressemblance n'est pas « entière : chez vous, le temps peut avoir sanctionné « un ordre de choses, peu conforme à la justice dans « son principe. Mais ici , ce n'est pas le cas. Les « prêtres de Goa se disent catholiques , et refusent, « malgré cela, d'obéir au Pape, chef de l'église catho- « lique. — Ces prêtres n'ont-ils donc pas le droit de « se moquer du Pape? Nous le faisons bien nous- «. mêmes. Et d'ailleurs voulez-vous que nous favori- ce sions les papistes? — On ne vous demande pas des
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« faveurs , on vous demande justice. Libre à vous « d'être ce que vous voulez. Mais comme juge , et « d'après les lois, vous devez, en matière religieuse, « juger ici les questions qui se présentent, suivant « les principes de chaque secte ou de chaque coin- ce munion ; et c'est ce que vous faites tous les jouis « pour les païens et les mahométans : pourquoi ne le « feriez-vous pas pour les catholiques ? — Cela est vrai , « mais nous n'avons pas rejeté Mahomet, et nous « avons rejeté le Pape. » Après une semblable décla- ration , il n'y avait plus à insister. Le gentilhomme français salua et se retira.
On devine , à ces traits , l'état des populations chré- tiennes du Marava , lorsque le Père Martin y fut en- voyé. Toutes les autorités humaines se déclaraienl donc ennemies ; mais Dieu était pour ses serviteurs , et leur cause devait finir par triompher. S'il eût élé possible de maintenir l'exécution de tant de mesures tyranniques, pas un pied de terre ne serait resté à l'Église catholique. Heureusement la fermeté des po- pulations, leur résistance passive, et même, en plus d'une rencontre , leur contenance énergique arrêta les progrès du mal. Quelques églises principales furent les seules dont, à force de peines , de procès et de dépenses , les schismatiques purent s'emparer. Néanmoins il fallait , en ces douloureuses circonstan- ces , ranimer les chrétiens , soutenir leur courage, et ce fut là le travail continuel du Père Martin , durant les sept mois et demi qu'il passa dans cette partie de la mission. Il se mit do'nc à la parcourir dans toutes les directions, sans s'accorder un seul jour de trêve. Il
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se multipliait, en quelque sorte, pour faire face à toutes les exigences , prêchant , catéchisant , volant au secours des malades à des distances effrayantes, et s'oubliant lui-même à tel point, qu'il semblait ne compter pour rien, ni les accablantes intempéries du climat, ni les privations les plus excessives. Tantôt seul, tantôt avec un unique compagnon, il devait suffire au besoin de cet immense district, où dix mission- naires aujourd'hui ont encore trop à faire. Le choléra, cette peste indigène toujours renaissante, venait sou- vent augmenter ses fatigues. Enfin son cœur souffrait cruellement âa tant de persécutions, qui accablaient ou menaçaient les chrétiens fidèles : d'autant plus que, si les schismatiques du Marava étaient moins au- dacieux et moins puissants que ceux de la côte , leur malice n'en était pas moins à redouter, puis- qu'ils allèrent, à plusieurs reprises, jusqu'à recou- rir au poison pour se débarrasser des mission- naires.
Au milieu de tant de travaux et de peines intérieu- res et extérieures, la santé du Père Martin semblait, au premier coup d'œil , se soutenir. La force de son âme cachait l'épuisement de son corps; mais il était à bout, et se reprochait quelquefois les pieux excès, auxquels son cœur et son zèle l'entraînaient toujours. Il faisait profession d'un abandon total à la divine Providence , à laquelle il laissait le soin de tout ce qui le regardait. Dieu , qui avait sur lui et sur son trou- peau d'admirables desseins de miséricorde , voulait lui faire mériter, en peu de temps , ce que d'autres n'obtiennent qu'après une longue carrière , et per-
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mettait qu'il se fit illusion sur les conséquences funestes de tant de fatigues.
Le 18 mai 1840, il eut la joie de se trouver une fois encore avec les Pères Bertrand, Garnier et de Bournet, dans un petit village du Marava. Tous quatre se délassè- rent ensemble, un moment, dans les plus douces effu- sions de la charité fraternelle, et arrêtèrent leurs plans de campagne pour l'avenir. Le Père Martin prit en par- ticulier des résolutions énergiques et toutes nouvelles, de travailler plus efficacement à sa sanctification ; et il épancha son cœur dans celui du Père Garnier, son ami et son confident intime depuis bien des années. Puis ils se séparèrent, animés d'un nouveau courage, bien résolus de s'immoler sans réserve à la cause de Dieu et des âmes. Après une course lointaine dans l'Est, pour y administrer des cholériques, le Père Martin se remit en route , le 26 mai , pour se rendre à Ideicattour, où il devait célébrer la belle fête de l'As- cension. L'on était au moment des plus dévorantes chaleurs de l'année. Le Père voyageait à cheval, et , suivant son habitude, bravait les rayons brû- lants du soleil des Indes. Les fatigues excessives, le manque de sommeil , les feux du ciel , joints à un fort mauvais régime alimentaire, avaient produit en lui un échauffement d'entrailles , dont il crut triompher en prenant du lait. Ce remède lui avait servi en d'autres circonstances ; mais le généreux apôtre touchait au bout de sa carrière , et cette fois le remède détermina une forte dyssenterie. Vainement ses disciples le sup- plièrent de s'arrêter et de se reposer, dans un village qu'il traversait ; leurs prières ne le firent pas changer
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de résolution ; il voulut continuer sa route , et poussa jusqu'à Ideicattour, où il arriva le matin même de l'As- cension , dans le plus triste état. Les chrétiens s'alar- mèrent à sa seule vue, et crurent qu'il avait le cho- léra. Le Père, cependant, célébra la sainte messe et entendit même une vingtaine de confessions; son zèle ne connaissait point de bornes ; il devait succomber les armes à la main. Il lui fallut bien céder pourtant à la violence du mal : les vomissements commencèrent, et il se sentit terrassé. Son état devint plus alar- mant encore le lendemain. Mais le samedi, 30 mai, fit renaître d'abord quelque espérance : les plus graves symptômes avaient disparu. Ce n'était malheureuse- mentqu'une apparence trompeuse. Un peu après midi, commença la dernière crise. Elle ne fut ni longue ni vio- lente, carie pauvre mourant était épuisé. Le seul désir qu'il exprimait de temps en temps, était de voir arriver quelqu'un de ses frères, pour l'assistera sa dernière heure. Voyant auprès de son lit les chrétiens en pleurs, il leur disait : « Ne me plaignez pas, mes enfants, « et ne pleurez pas sur moi ; la mort n'a rien à m'en- « lever. Je ne suis pas venu en ce pays pour y rester « toujours. » Et il les consolait avec bonté, puis s'infor- mait encore si le missionnaire , qu'on avait envoyé chercher en toute hâte , ne paraissait pas. Mais c'était là un dernier sacrifice que Dieu demandait de lui, pour consommer son holocauste. Cet acte héroïque d'une confiance sans borne , qui , à la vue de l'éternité , se jette à l'aveugle dans le sein de la miséricorde divine, et lui abandonne pour ainsi dire ses plus chers inté- rêt ,lui coûta beaucoup; mais il l'accepta tout entier,
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et, quelque temps avant de rendre le dernier soupir, « A la volonté de Dieu! ajouta-t-il. Qu'il permette « maintenant que mes frères viennent ou ne viennent « pas, je suis content, Dieu est là pour m'aider. Dieu « seul me suffit! » Et bientôt après ces paroles , où res- pirait une paix profonde , son âme se trouva dans les bras du bon Maître, qui l'appelait à lui pour le cou- ronner.
Ainsi mourut , le 30 mai 1840 , à l'âge de 42 ans et demi, le Père Alexandre-Fidèle Martin. Il avait passé 2L ans dans la Compagnie de Jésus , et un peu moins de 3 dans la mission de Maduré.
Tant que la dépouille inanimée de l'homme de Dieu resta exposée aux regards et à la vénération des fidèles, la mort n'altéra point ses traits qui respiraient encore un air de vie et comme un reflet de bonheur. Les chrétiens en étaient ravis , et le Père Joseph Bertrand, qui n'arriva que le lendemain, en fut aussi vivement frappé. Le Père Edouard de Bournet était accouru également, à la première nouvelle de l'ago- nie du Père Martin; et le 31 mai, vers les quatre heu- res du soir , il se prosternait près du corps de son saint ami, que seize jours plus tard, il devait aller retrouver au ciel. Ce même jour , les dépouilles mor- telles du Père Martin furent transportées en grande pompe , et au milieu d'un concours immense, au vil- lage de B.asakembiram, qui est comme le chef-lieu de toutes les chrétientés d'alentour. Là on lui éleva peu après un monument modeste, mais qui devint bientôt célèbre dans tout le pays , par les grâces mira- culeuses dont le Seigneur se plut à combler ceux qui
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imploraientrintercession.de son fidèle serviteur. Sa vie entière avait été un long enchaînement de pénibles sa- crifices, de souffrances, de déboires, d'humiliations et de dévouement. Son tombeau devait être glorieux, et sa mémoire en bénédiction.
Dès lors commença à Rasakembiram ce prodigieux concours de pèlerins , du Marava et du Maduré, des chrétientés du littoral, de Geylan et du Travancore , qui n'a pas cessé ni diminué depuis vingt-cinq ans. C'est surtout vers la fête de l'Ascension , époque de la mort du saint missionnaire, que la multitude s'y presse plus compacte. La foi, le recueillement, l'air pénétré de cette foule, rappellent alors le beau spec- table des pèlerins de La Louvesc et du tombeau de saint François Régis. Tous redisent les grâces qu'ils ont déjà reçues ou qu'ils espèrent. Les païens et les mahométans eux-mêmes partagent cette con- fiance aux prières du Père Martin. Dans chaque ville , dans chaque bourgade, on rencontre un grand nombre d'hommes, de femmes, de jeunes gens et d'enfants, qui portent le nom de Visouvasam (Fidèle) , sous lequel seul il était connu parmi eux, en mémoire de quelque faveur miraculeuse obtenue par l'entre- mise du saint missionnaire.
« Oui, en vérité , il faut bien, écrivait le Père Gar- « nier, que le Père Martin ait été un saint , et un « grand saint, puisque Dieu se plaît à le glorifier « d'une manière si extraordinaire. » Il a laissé à ses compagnons et à ses successeurs de beaux exem- ples. Puisse-t-il compter parmi eux beaucoup de fi- dèles imitateurs!
LES
NOUVEAUX JÉSUITES FRANÇAIS
DANS L1NDE. LE PÈRE LOUIS GAENIEE.
Le Père Louis Garnier de Falletan, naquit à Dole en Franche-Comté, le 12 février 1805, d'une noble et chrétienne famille. Son père avait embrassé le parti des armes, et ses frères aînés suivirent la même car- rière. Louis aurait dû, ce semble, imiter leur exemple : cependant, après avoir terminé ses études au petit-séminaire de Montmorillon , il se rendit à Paris pour y étudier d'abord le droit. « Beaucoup de jeunes gens , disait-il plaisamment , perdent leur vocation dans les rues de la capitale; pour moi, j'y en ai trouvé une, et je me suis fait Jésuite. » Il attribuait aussi ce bonheur aux pieux avis at aux prières d'une vertueuse tante, qui avait pris soin de son enfance. Il entra donc au noviciat de Montrouge , le 17 octo- bre 1825. C'était précisément le temps où s'enga- geait une guerre acharnée, de la part des journaux anti-religieux, contre cette maison inoffensive. Le Père Jean-Baptiste Gury, cet homme de Dieu, si habile
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à former les jeunes religieux de son ordre, était alors maître des novices. Après deux années d'épreuves qui firent bien voir toute l'énergie de son caractère et de sa vertu, le Père Garnier fut envoyé en 1827 au collège de Saint-Acheul , où il ne resta pas longtemps , les ordonnances de juin étant venues bientôt dissoudre cet établissement.
En 1830 , ses supérieurs le firent partir pour l'Italie ; et il passa trois années à Rome, presque uniquement occupé à étudier la théologie. Il y trouva, parmi les jeunes religieux de son âge, le Père Maxi- miiien Ryllo, célèbre par ses travaux apostoliques en Syrie , et qui devait aller mourir à l'âge de&Q ans, dans les solitudes africaines de Khartoum. Ces deux caractères étaient de. la même trempe. Dès qu'ils se connurent, ils s'aimèrent; et bien des années après, le Père Garnier se plaisait à raconter leurs communes aventures en cet heureux temps. Tous deux prélu- daient ensemble aux travaux delà vie apostolique, en se livrant avec ardeur aux œuvres de zèle et de charité, dans l'oratoire du Caravita, à l'hôpital Saint-Jacques et aux Prisons Neuves. Leur intrépidité naturelle, qui semblait se jouer de tous les obstacles, et leur mâle ver lu affrontaient dès lors avec joie les difficultés, aussi bien que les répugnances de la nature.
Ordonné Prêtre, le Père Garnier quitta Rome, et vint au noviciat d'Estavayer , en Suisse , consacrer une année entière à sa propre sanctification*, sous le vénéré Père Godinot; et il eut avec ce saint vieillard des rapports plus intimes que la plupart de ses com- pagnons. Car, comme il savait l'italien, il avait chaque
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jour le privilège, qu'il regarda toujours comme un bonheur, de faire à son vénérable instituteur une lecture clans les vies des plus saints religieux de son ordre, par le Père Antoine Patrignani.
Nous le trouvons à la fin de l'année suivante (1835), au nombre des missionnaires de La Louvesc, évan- gélisant les montagnes du Vivarais, en la compagnie du digne successeur de saint François Régis , le Père Sellier. Il y avait tout à gagner à une pareille école. Le Père Garnier en profita noblement. Il se dévoua dès lors tout entier au salut des âmes , et ne sembla plus respirer que la gloire de Dieu. Là aussi, il se perfectionna dans cette abandon de lui-même, qui lui faisait oublier jusqu'à sa nourriture et à son som- meil. Il se préparait ainsi à la belle et sainte car- rière que Dieu lui avait destinée.
Sur ces entrefaites, on annonça que la mission du Maduré était rendue par le Saint Siège à la Compagnie de Jésus. Fondée par saint François-Xavier et ses successeurs, elle avait jeté autrefois le plus vif éclat; mais après la destruction de la Compagnie, elle tomba, sous le gouvernement portugais ,. aux mains de pas- teurs mercenaires , gens cupides et incapables , et trop souvent même vicieux. Elle perdit alors rapide- ment sa première ferveur; et il est étonnant que la foi s'y soit conservée. Les vieillards se rappelaient en- core cependant leurs anciens apôtres; ils gémissaient amèrement sur les abus et les désordres qui se répan- daient de toute part. Enfin vers 1834, ils s'adressèrent à Rome, et prièrent le Souverain-Pontife de leur envoyer de nouveau les frères et les successeurs de
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François-Xavier. Monseigneur de Drusipare , vicaire apostolique de Pondichéry appuyait cette demande. Grégoire XVI confia donc de nouveau, en 1836, à la Compagnie de Jésus, cette grande et belle mission. Quatre Jésuites français devaient aller de suite pré- parer les voies. Le Père Louis Garnier fut du nombre. Nul n'était plus capable de triompher des innom- brables obstacles qu'ils allaient rencontrer presque à chaque pas.
Le vaisseau qui portait les nouveaux apôtres parvint à Pondichéry, le 24 octobre, fête de saint Raphaël. Mgr de Drusipare et son clergé firent aux quatre Pères l'accueil le plus cordial. Sa Grandeur, qui con- naissait personnellement le Maduré, leur annonça dès lors tout ce qu'ils auraient à y souffrir, mais aussi le bien qu'avec la grâce de Dieu ils ne manqueraient pas d'y réaliser.
La saison des pluies, quelques préparatifs indis- pensables et l'étude de la langue, retinrent les Pères à Pondichéry, jusqu'au 27 février 1838. Mais ce temps ne fut pas perdu pour le salut des âmes. Le Père Garnier et le Père Martin furent priés de donner à la paroisse française une retraite de dix jours, avant les fêtes de Noël. Le plus heureux succès couronna leurs efforts. Matin et soir, ils donnaient une instruction familière, ou un sermon, à un auditoire européen très- nombreux et très-recueilli. L'ébranlement se fit sentir dès les premiers jours : il devint général à l'occasion d'une première communion, qui eut lieu le jour de Noël. Le nombre de ceux qui en firent partie s'élevait à soixante et douze. Parmi eux se trouvaient bon
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nombre de jeunes gens qui n'avaient pas encore eu ce bonheur. Le Père Garnier avait pour cet âge une affection toute particulière, et il s'empara sans peine du cœur de ce petit bataillon , après l'avoir recruté comme il put dans tous les coins et recoins de la ville. On voyait là aussi des pères de familles, de vieux soldats , des employés dans les bureaux du gouvernement. Tous, sans distinction d'âge, de rang, de profession , se mirent en retraite, les trois derniers jours, sous la direction du Père Garnier. Les cloîtres de l'ancien couvent des Capucins leur servirent de solitude. Le jour de Noël, ils se rendirent en procession à l'église, avec une modestie et une gravité qui frap- pèrent tous les habitants, peu accoutumés à de tels spectacles. Monsieur le gouverneur et les magistrats voulurent assister à la cérémonie; et plusieurs con- versions remarquables récompensèrent le travail des deux hommes apostoliques, dont le nom resta en bé- nédiction dans la ville de Pondiebéry.
Une autre première communion , plus nombreuse même que la précédente, se fit encore, et avec plus de pompe, le 5 février suivant. Mgr de Drusipare vint en procession de sa cathédrale à l'église où -devait avoir lieu la cérémonie ; et il voulut donner de sa main la sainte communion à cette heureuse jeunesse, qui reçut ensuite lesacrement de confirmation. Pendant la céré- monie, le Père Garnier faisait exécuter différents mo- tets par un chœur de musique qu'il avait improvisé. Tout le monde fut enchanté , et la religion semblait reprendre une nouvelle vie dans la population euro- péenne ou demi-européenne de Pondichéry.
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Ce n'était pas là cependant le champ destiné par l'obéissance à ces hommes apostoliques; leur devoir et leurs désirs les portaient également vers ces églises du Maduré, où ils devaient, les premiers, livrer de si rudes combats, accomplir de si rudes travaux et succomber victimes prématurées du climat, des privations et d'un dévoûment plus fort que la mort. Ils quittèrent donc Pondichéry, emportant, avec les bénédictions de Mgr de Drusipare , la reconnaissance et les vœux de toute la ville , et ils s'acheminèrent en deux bandes vers leur mission. Le Père Bertrand et le Père Garnier suivirent la route de terre, et passèrent par Karical, où ils visitèrent le tombeau du célèbre Père Hyacinthe de Montjustin, l'un des derniers Jésuites Français morts dans l'Inde à la fin du dix-huitième siècle. Ainsi que le Père Garnier , il appartenait par sa naissance à la Franche-Comté, et, qui plus est, à la même famille. De Karical, les deux missionnaires se rendirent à Trichi- nopoly , où ils furent reçus comme des sauveurs.
La chrétienté de cette ville , autrefois si fervente , était tombée, il est vrai, dans l'état le plus déplorable ; elle conservait néanmoins précieusement le souvenir des anciens missionnaires, que plusieurs vieillards avaient connus; mais le défaut de secours spirituels, la cupidité et l'inconduite de mauvais pasteurs , les trames de l'enfer et de l'hérésie, avaient fait aban- donner presque universellement les pratiques de la religion. Depuis plus de dix ans , pas un homme ne se confessait ; l'on n'entendait ni sermon, ni instruction, ni catéchisme. Des troubles fâcheux , des haines mor- telles divisaient les chrétiens. Des troupes entières
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d'apostats retournaient à la gentilité , ou se livraient aux émissaires du protestantisme. Si cet état de choses avait duré , pas un seul catholique n'eût pu hientôt être retrouvé à Trichinopoly , et la défection de cette église eût amené la ruine de toutes les chrétientés en- vironnantes.
Le Père Bertrand et le Père Garnier sondèrent du premier coup d'œil la profondeur du mal. Ils virent les obstacles , les entraves , les persécutions que la bonne cause ne manquerait pas de rencontrer, soit de la part des prêtres goanais, soit de la part des autorités protestantes. Bien résolus cependant de s'établir en ce poste atout prix, ils voulurent achever d'abord la visite du pays, et poursuivirent leur route vers Maduré.
Cette ville n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été autrefois. Les missionnaires y furent, à la vérité , reçus à bras ouverts , et introduits par les chrétiens dans la principale église. Mais incontinent arriva un prêtre syriaque , se prétendant soumis à Goa , qui osa leur intenter un procès, et les fit chasser ignominieusement de ce sanctuaire par le premier magistrat de Maduré, dans la nuit qui précédait le dimanche de la Passion. Cette violence et cette insulte furent une leçon utile pour les deux Pères. Elle leur montra , jusqu'à l'évidence , et l'obstination schisma- tique des prêtres goanais, et le mauvais vouloir des Anglais , et l'impossibilité de prendre possession des anciennes églises, partout où se rencontrerait quelque opposition. « Bâtissons donc de nouvelles églises », s'écria aussitôt le Père Garnier.
Ainsi repoussés à Maduré , ils se dirigèrent vers le
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Marava , où la plus grande partie des chrétiens , à l'occasion des fêtes de Pâques , accourut se grouper autour d'eux , et les reconnut pour ses vrais pasteurs. Ils commencèrent alors à respirer. Le Père Garnier resta là deux mois, les consacrant à la visite et à l'ad- ministration de quelques villages, en la compagnie de Monsieur Meliay , digne prêtre des Missions-Étrangè- res. Celui-ci connaissait à merveille la langue et les usages de ce peuple , et le Père Garnier , qui allait recevoir son héritage , s'estima heureux de pouvoir faire ses premières armes avec un homme apostolique aussi expérimenté.
Mais dés le commencement de juin de cette année 4 838, il fut obligé de s'en séparer, et reçut ordre d'aller se fixer dans la ville de Trichinopoly , sur la demande expresse des chrétiens. Il devait travailler à ranimer cette chrétienté et à lui rendre son ancienne splendeur, et s'occuper en même temps des bonrgs et des villages d'alentour. Dès son arrivée , tous les chrétiens de bonne caste se réunirent à lui. Mais la grande église restant au pouvoir des goanais, obstinés dans leur révolte contre le saint-siége , il lui fallut songer à en bâtir une nouvelle. Dans ce but , il fit l'acquisi- tion d'un vaste terrain, où se trouvait déjà une maison convenable, et construisit, en attendant, pour servir de chapelle, un immense abri en feuilles de cocotiers. Dès lors ses ennemis comprirent qu'il était décidé à rester au centre de la place, et que la violence seule pourrait l'en chasser. On commença donc de suite contre lui cette guerre incessante de tracasseries et de procès, quelquefois même de rixes et de batailles, qu'il
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lui fallut soutenir plus de trois ans, et qui lui faisait dire : « Ma vie tout entière se passe à combattre ou à courir. i> Mais il n'était pas homme à reculer , et des officiers anglais, témoins de son indomptable cou- rage, répétaient que le Père Garnier s'était trompé de vocation; « sa place eût été, ajoutaient-ils, à la tôle d'un régiment de cavalerie. »
Peu de jours après sa nouvelle installation, le Père se transporta à Pratagondy, centre d'une nombreuse population chrétienne qui s'élevait à plus de vingt mille âmes. Il y obtint, par un sage tempérament d'intimi- dation et de douceur, la soumission du prêtre indi- gène qui s'y trouvait. Mais , à cette nouvelle, les deux pasteurs schismatiques de Trichinopoly accourent, sui- vis de leurs partisans et soutenus par les autorités du pays; d'autre paroles chrétiens, qui n'avaient pas perdu le souvenir des anciens missionnaires, leurs pères dans la foi, se groupent autour du Père Garnier. Pendant deux jours entiers on parlementa et l'on cria selon la coutume indienne ; mais les choses n'avançaient pas. Une multitude compacte était réunie aux portes de l'église. Enfin le Père Garnier, d'une voix de stentor, s'adressant à cette immense foule : « Quels prêtres « voulez-vous? lui dit-il, ou ceux que vous envoie le « Pape, ou ceux qui sont rebelles à ses ordres ? Dé- « clarez-le hautement. » — « Nous ne voulons que « les prêtres soumis au Pape », répondit aussitôt la foule, d'une voix unanime, avec une attitude si déci- dée, que les autorités elles-mêmes, venues pour sou- tenir le schisme , mais craignant quelque scène de violence, sommèrent les Goanais de se retirer, puis-
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que leur présence n'avait été qu'une occasion de trouble. Ceux-ci se retirèrent confus, la rage dans le cœur, mais se promettant bien de n'accorder ni paix ni trêve à leur ennemi.
Il serait difficile de développer ici en détail cette chaîne non interrompue de vexations suscitées au Père Garnier durant cette première période. L'attaque était d'autant plus facile et plus redoutable, que la plupart des magistrats anglais se déclaraient ouvertement hos- tiles aux catholiques. Il lui fallut donc, tour à tour, des prodiges d'intrépidité, d'habileté et de patience, pour parvenir , comme il le fit, non-seulement à ne pas perdre un pouce du terrain conquis, mais à pousser encore en avant et faire de nouvelles conquêtes. Dieu lui avait donné, il faut en convenir, toutes les qualités pour ce genre de guerre; mais les soucis, les appré- hensions de chaque jour et de chaque heure, minaient sa forte constitution ; tout autre y eût succombé dés le principe. Nous nous bornerons à quelques exem- ples pris au hasard, parmi tant de luttes et d'em- barras.
Comme possesseurs de la grande église, les schis- matiques, malgré leur petit nombre, voulurent y cé- lébrer, à la confusion de leurs adversaires, une fête solennelle. Ceux-ci, formant de beaucoup la majorité, résolurent de s'y opposer. Ils s'adressèrent d'abord au magistrat anglais, mais le trouvèrent, en sa qualité de protestant, très-décidé à soutenir les ennemis du saint-siége. Il donna des ordres formels pour que la fête se célébrât. Les chrétiens, blessés dans ce qu'ils croyaient être leur droit légal , ne voulurent point
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céder. Au moment où l'élévation du drapeau inaugu- rait la solennité, suivant l'usage, ils se portèrent en masse aux abords de l'église. Des cris on passa vite aux coups. Un jeune sous-collecteur anglais arrive pour conjurer le tumulte. On l'écoute, mais dés qu'il ordonne de laisser libre cours à la fête , le soulève- ment recommence ; le bruit devient plus affreux ; le jeune magistrat, jeté à bas de son cheval, se sauve avec peine. C'est une mêlée épouvantab4e, tant les esprits sont exaspérés. Les troupes accourent enfin au pas de course et la baïonnette en avant. La foule ne cède qu'à la force, mais la solennité est suspendue. On saisit plusieurs des chrétiens, dont la conduite avait été assurément très-répréhensible. Les prêtres de Goa n'omettent rien pour envenimer cette affaire. Ils veulent que le Père Garnier ait été l'auteur principal et l'âme de ce tumulte ; ils le dénoncent dans plusieurs pétitions à l'autorité supérieure; et tandis que plu- sieurs des accusés , jugés avec une partialité révol- tante, se voient condamnés aux galères, le Père lui- même comme chef des catholiques , et le plus entêté des prêtres goanais, comme chef des schismatiques, sont cités l'un et l'autre à comparaître devant un conseil de guerre, que présidera en personne le gé- néral anglais. Soldats et officiers estimaient et ai- maient le Père Garnier, dont l'intrépide caractère les avait charmés. Un peu avant le jour où il devait passer au conseil de guerre, il écrivit en anglais une sorte d'adresse qui circula dans toute la garnison. « Fils et frère de militaire, disait-il aux membres du con- seil , je m'estime heureux d'avoir à comparaître
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« devant vous. Vous comprendrez, mieuxquepersonne, (( qu'avec de telles relations de famille, jamais je ne « consentirais à tremper dans la moindre révolte con- « tre l'autorité. Foi de militaire, je ne suis pour rien « dans les griefs qu'on ose me reprocher. » Ce peu de mots si pleins de loyauté, éleclrisa tous ces cœurs de soldats. Le conseil de guerre ne se tint donc que pour la forme. Le général et ses officiers comblèrent à l'envi le missionnaires de marque d'amitié, tandis qu'ils ne témoignèrent au Goanais qu'un souverain mépris. Cependant le général crut devoir déclarer à l'un et, à l'autre que le gouvernement, à l'avenir, les regarderait comme responsables des troubles entre catholiques et schismatiques. C'était ce que désirait le Père Garnier ; car il était la victime et non le fauteur de ces troubles. Aussi, depuis cette époque, fut-il plus tranquille et plus-libre, pour s'appliquer aux devoirs du saint ministère. Mais sorti lui-même avec honneur de cet embarras, il n'oublia point ses chrétiens, cou- pables bien plutôt' de légèreté que de révolte. Il fît donc appel à Madras de la sentence qui les condam- nait aux galères, et obtint que ces malheureux fussent rendus à la liberté.
La calomnie alla, dans une autre circonstance, jus- qu'à l'accuser d'être venu, à la tête de 500 hommes, pour enfoncer les portes de la grande église schis- matique. Partout ailleurs, une accusation si absurde n'eût pas été admise. Aux Indes, le Père fut obligé de comparaître devant le magistrat. Mais il ne lui fut pas difficile de se disculper, et de faire retomber l'ac- cusation sur ses infâmes calomniateurs. Ceux-ci de-
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vaienten toute justice être condamnés aux fers, ainsi que leurs faux témoins. Mais faux procès et faux té- moignages sont si communs dans l'Inde, qu'on ne se donna pas la peine de sévir contre les coupables.
La garnison de Trichinopoly se composait d'un ré- giment européen et de plusieurs batteries d'artillerie, sans compter les soldats indigènes. La moitié des européens étaient Irlandais, et par conséquent catho- liques. Jusqu'à l'arrivée du Père Garnier, n'ayant pas d'autre église , ils allaient à celle des Goanais , qui recevaient, comme chapelains, une modeste rétribution du gouvernement. Aussitôt que ces braves gens con- nurent les nouveaux ordres du Souverain-Pontife et l'arrivée du Père Garnier, ils voulurent s'adresser à celui-ci, et ne plus paraître qu'à son église. Le briga- dier qui commandait la garnison refusa, l'on ne sait au juste par quel motif, d'obtempérer à ce désir ; et, suivant l'usage reçu , les soldats catholiques furent militairement conduits à l'église des Portugais. Il fal- lut obéir , mais durant toute la messe du Goanais, ils firent connaître leur déplaisir. De retour à la ca- serne, ils refusèrent de prendre leur déjeuner. On les presse de manger, ils répondent, par des murmures. Le colonel du régiment arrive : « Eh bien! mes braves, « leur dit-il, qu'avez-vous? » — « Colonel, le bri- (( gadier veut nous forcer, contre notre conscience , « d'aller à l'église des schismatiques ; nous ne le pou- « vons pas. » — Eh bien ! mes enfants, dimanche on « vous conduira à l'église du Père Garnier. Maintenant « prenez votre déjeuner.» Et ces braves soldats, après avoir applaudi leur colonel , se mirent à déjeuner
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gaiement. Depuis lors, ils vinrent toujours fidèlement à l'église du Père ; mais il leur fallut encore parle- menter cinq ou six mois, pour le faire reconnaître offi- ciellement comme leur chapelain.
Au milieu de ces luttes , le Père Garnier n'oubliait rien pour ranimer la foi dans cette chrétienté de Tri- chinopoly. Chaque jour, il recevait dans sa chambre, avec la bonté d'un père, tous ceux qui désiraient lui parler. Beaucoup abusaient de sa patience ; et il trou- vait à peine le temps strictement nécessaire pour ses exercices spirituels et pour ses repas. De plus, il établit quatre écoles en différents quartiers de la ville; il les visitait très-souvent, et en examinait les enfants chaque samedi. L'usage des sacrements était complètement tombé en désuétude; il mit tout en œuvre pour le rétablir. Il inaugura les catéchismes du dimanche, et fut bientôt, en ce point, admirablement secondé par l'arrivée du Père Perrin. Il visitait assidûment les sol- dats malades dans les hôpitaux militaires, et les pauvres Indiens dans leurs misérables cabanes. Il avait appris l'anglais et le tamoul de manière à prêcher également dans les deux langues, et s'occupait aussi de convertir les païens et de ramener les protestants. Il semblait, en un mot, se multiplier pour faire face à tous les besoins. Dans les six premiers mois de son séjour à Trichinopoly, il conféra le baptême à soixante-cinq idolâtres, administra l'extrême-onction à près de cent malades, entendit plus de dix-huit cents confessions, bénit soixante-dix mariages, et baptisa environ six cents enfants de parents chrétiens. Il s'affligeait cependant d'être seul, à la vue des maux de tout genre auxquels
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il lui était impossible de remédier ; et le bien se faisait trop lentement, au gré de ses désirs. « Je suis, écri- « vait-il à son supérieur en France, toujours en guerre « ou en course. Je ne puis donner aux chrétiens les « soins que leurs besoins réclament. Il faut soutenir « des procès, réfuter des mensonges et des calomnies. « Au milieu de tout cela , le temps s'écoule , et les « âmes ne deviennent pas meilleures. Quelle triste « position ! Je suis entouré de fidèles affamés, et je ne « puis leur distribuer le pain de la parole. Je vois « partout des infirmités spirituelles, et je ne puis les « guérir. Vous avez tant de Pères qui soupirent après « les croix et les souffrances. Comblez leurs vœux et (( envoyez-les au plus tôt dans l'Inde. Ici, ils seront « satisfaits; et, tout en souffrant beaucoup, ils tra- «t vailleront efficacement à la gloire de Dieu. »
A l'Ouest de Trichinopoly , les grands districts de Dindigul et de Malciadipatty étaient aussi dans le plus déplorable état. Depuis quinze ou vingt ans, il n'y avait plus de confession parmi les chrétiens ; la plupart ne savaient plus même prier Dieu, n'avaient pour lui ni amour ni crainte , et ignoraient ses comman- dements. Les deux prêtres de Goa, qui s'y trouvaient encore , ne pensaient qu'à exploiter le pays. Le Père Garnier, aidé de Monsieur Mousset, zélé missionnaire, que Monseigneur de Drusipare nous avait cédé pour quelque temps, eut le bonheur de recevoir la soumis- sion d'un grand nombre de ces chrétiens. Puis, ce ré- sultat obtenu , il se tourna du côté d'Aour , situé à douze milles environ, au sud de Trichinopoly.
C'était un lieu célèbre et un centre de nombreux
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villages chrétiens. Le Père Bouchet, glorieux fonda- teur de l'ancienne mission du Carnate, y avait construit une belle église. D'autres Jésuites, après lui, y tra- vaillèrent et y moururent; et l'on y voit encore leurs tombeaux. De l'ancienne ferveur de ces néophytes, comparables jadis à ceux de la primitive Église, il n'était resté que l'usage de célébrer chaque année deux ou trois fêtes. Du reste, ils ne différaient guère des idolâtres, et les enfants grandissaient dans l'oubli le plus complet de la religion. Dans certaines castes, l'on avait à déplorer de nombreux retours au paganisme. Un prêtre goanais était en possession de l'église d'Aour, et n'avait pas, à la vérité , les mauvaises qualités qui distinguaient la plupart de ses confrères; il se serait même soumis, si ceux-ci ne l'eussent circonvenu de leurs détestables conseils. Le Père Garnier, appelé dans ce district pour y administrer un malade, put se convaincre par ses propres yeux de l'excès du mal. Beaucoup de chrétiens se déclarèrent aussitôt pour lui; mais la majorité cependant, tout en reconnais- sant la supériorité des nouveaux venus sur les faux pas- teurs de Goa, tout en admettant même l'obligation de se soumettre aux ordres de Rome, esclave d'un atta- chement superstitieux à l'église d'Aour, restait dans le schisme. Le Père jugea donc à propos de réunir tous ses efforts pour rentrer en possession de cette église fameuse ; et ses démarches pour gagner le prêtre goa- nais ayant échoué, il résolut, d'après l'avis- des gens du pays , de s'adresser au petit roi de Goodocottah , auquel le village d'Aour appartenait.
S' étant muni d'une lettre d'introduction , que lui
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donna un officier supérieur, de ses amis, il partit de Trichinopoly pour Goodocottah. On l'y reçut avec beaucoup d'honneur, et le résident anglais, chargé de veiller à la bonne administration de ce petit royaume, lui promit son concours. Le Père eut donc une au- dience , dont nous lui emprunterons ici le détail :
« A midi, écrit-il, un Turc employé à la cour vint « m'annoncer que le moment était venu de me pré- ce senter. J'étais tout prêt. J'avais pris mon grand « costume : aube blanche, ceinture de soie jaune, mon « coulla ou bonnet cylindrique à haute forme, et par- ce dessus un châle de soie blanche. Je portais mon « crucifix au cou. On m'attendait depuis quelques « instants. Le lieu de l'audience était un grand péri- « style dans une belle cour. Des colonnes y suppor- « tent une plate-forme à la mode du pays. Les murs « et les colonnes sont barbouillés d'une manière assez « ridicule. On y voit représentée une foule de grands « et de petits diables de toutes couleurs. Le pavé était « couvert d'un beau tapis.
a Je m'avance au milieu des grands brahmes rangés « sur deux lignes. Le résident se lève, le rajah aussi. « Je présente la main au résident, puis à Sa Ma- « jesté. Après les démonstrations ordinaires de res- « pect, je prends place dans un fauteuil préparé pour « moi à la droite du résident. Celui-ci s'empresse de « me donner la nouvelle qui devait m'être la plus « agréable. Il m'annonce que mon affaire a été ter- ce minée selon mes désirs. Il me remet en même temps « une longue pièce, écrite de sa main, qui m'autorise « à entrer en possession de l'église d'Aour.
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« Assurément on ne peut guère être plus content que « je l'étais alors. J'avais des présents à offrir à SaMa- « jesté: c'était le moment de les produire, comme signe « de gratitude et de dévouement. Le résident voulut « bien les présenter lui-même. Ils consistaient en deux « petits paysages. L'un était une broderie en soie, « l'autre un travail en perles fort bien exécuté. J'offris « aussi une boîte, où il y avait quelques petits objets « en or et en argent, avec plusieurs colliers en corail « et en cristal. Le roi parut satisfait. Après quel- ce ques instants d'un entretien assez vague, le roi fit « signe à l'un de ses ministres d'apporter ce qu'il « voulait me donner lui-même. Ici commença une a scène fort curieuse et toute nouvelle pour moi. Je « vois arriver gravement trois brahmes : l'un porte c< dans un vase de cristal le scindai , composition ce odoriférante de poudre de bois de sandal et d'eaux « de senteur, dont les Indiens se frottent la tête, « le cou , les bras et la poitrine , aux jours de fête « et de cérémonie. Je mets le doigt dans le vase et « me contente de me parfumer les mains avec cette « liqueur. A l'instant le résident me passe au cou une « guirlande de fort belles roses, et m'offre des brace- « lets de fleurs jaunes. Puis le fils du premier mi- ce nistre s'avance et me présente un bouquet. A ce « signal , le premier interprète déploie sur mes « épaules un fort beau cachemire rouge. Ma toilette « ainsi achevée, je remercie le roi , et lui demande « la permission de me retirer. Bien des yeux étaient « ouverts sur moi, lorsque je traversai la grande cour « pour me rendre à mon palanquin; la musique jouait
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« sur mon passage, et les Cipayes me présentaient les « armes.
« Voilà l'époque glorieuse de mon expédition. Mais « que j'aurais été trompé, si j'avais mis ma confiance « clans la protection des grands de la terre ! Cette pro- « tection devait bientôt me manquer. »
Le PèreGarnier retourna au village d'Aour, et pré- senta l'ordre du roi. Mais déjà le prêtre goanais avait eu soin de fermer l'église et le presbytère. 11 refusait obstinément de se soumettre. Le Père écrivit à Goodo- cottah , au roi et au résident, pour obtenir un ordre plus pressant, et se faire mettre d'autorité en posses- sion de l'église d'Aour. Cette fois, le roi refusa de soutenir sa décision; et le résident anglais répondit poliment au Père qu'il ferait bien d'abandonner ses prétentions.
D'où était venu ce prompt changement dans les dispositions de la cour et du résident anglais? On n'a jamais pu en savoir la cause d'une manière cer- taine. Quelques-uns assurent que les schismatiques donnèrent de grosses sommes d'argent ; d'autres sou- tiennent que le résident prit ces colliers en corail et en cristal pour des chapelets, dont on faisait présent au roi, afin de l'attirer à la religion catholique. Ceci aurait suffi , disent-ils , pour soulever sa bile protes- tante, et il aurait agi sur l'esprit du Rajah pour l'em- pêcher de maintenir sa première sentence. Quoi qu'il en soit , îe^Père Garnier , durant ces pourparlers , attendit quinze jours, pour voir quelle tournure pren- drait cette affaire. 11 eut beaucoup à souffrir de l'insolence et de la mauvaise foi des schismatiques
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d'Aour. Craignant enfin qu'il n'arrivât quelque trouble à son occasion, il jugea prudent de se retirer. Mais, peu après, il fit construire, non loin de cette église si dis- putée, et dans un village qui ne dépendait pas du Rajah, une chapelle provisoire, où vinrent se grouper les vrais fidèles , et dont il fit le centre d'un nouveau dis- trict. Il y célébra cette année, avec une pompe extra- ordinaire, les cérémonies de la semaine sainte et les fêtes de Pâques. Il s'imposa même d'aller tous les dimanches y offrir le saint sacrifice , lorsqu'il n'avait près de lui aucun missionnaire, disant alors une pre- mière messe à Trichinopoly, dès six heures du matin, pour les soldats et les chrétiens de cette ville , par- courant ensuite douze milles pour aller en célébrer une seconde vers midi, dans la chapelle d'Aour, et souvent de retour à sa résidence avant la nuit.
Quant au Rajah de Goodocottah , il mourut peu de temps après, et le peuple fut persuadé que c'était une punition du ciel, parce qu'il avait manqué à sa parole donnée si solennellement à un missionnaire. Le prêtre indigène d'Aour ne fut pas plus heureux. Voyant qu'il cédait par lâcheté à des influences coupables , contre lesquelles sa propre conscience protestait , le Père Garnier lui avait dit dans un de leurs derniers entre- tiens : « Aujourd'hui, vous ne voulez pas vous soumet- « tre aux ordres du vicaire de Jésus-Christ. Au mo- « ment de la mort, vous verrez les choses sous un autre « jour; mais alors il sera peut-être trop tard.» Quel- ques années plus tard, en effet, cet infortuné, attaqué d'une maladie mortelle , et se voyant sur le point d'aller paraître devant Dieu, pria et supplia ceux qui
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l'assistaient de faire venir un prêtre catholique , pour le confesser et l'administrer. Ceux-ci cherchèrent à le calmer ; ils traînaient en longueur, malgré ses in- stances. Alors ce malheureux , s'apercevant qu'on le trompait, se livra aux accès du plus affreux déses- poir, et mourut misérablement.
En somme, les deux premières années de la vie du PèreGarnier àTrichinopoly, peuvent se résumer en ces quelques lignes d'une de ses lettres : « La guerre est « toujours mon élément. Je dors tranquille, sur l'affût (( du canon, au milieu des cris de nos combattants. « Quand viendra donc la paix? Il m'est impossible de « vous dire tout le mal que cause ici ce malheureux « schisme. J'ai toujours quatre intrus en tête. Il ne « m'a pas été donné, jusqu'à présent , de détruire « entièrement leur parti. Priez Dieu de nous accorder « aide et secours. Je renouvelle tous les jours mon « sacrifice. Je ne conçois vraiment pas comment on « n'a point encore attenté d'une manière plus directe « à ma vie. Ici, pour cinq francs, on expédie un « homme, sans façon. La crainte des Anglais retient « probablement nos adversaires furieux. Si vous « pouviez me voir quelquefois seul dans ma chambre « ou dans ma cabane , oh! que vous auriez pitié de « moi ! Personne pour me consoler ! Dieu seul ! Dieu « seul ! Voilà tout pour nous, dans ces jours de délire « et d'impiété. »
Cependant un attentat réel, un attentat de meurtre fut tramé contre lui; et si l'intrépide missionnaire échappa, ce fut comme par miracle. Voici avec quels détails nous trouvons le fait raconté clans une lettre
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du Père Bertrand : « Le Père Garnier a couru un vrai « danger de mort, sur la fin de l'année qui vient de « s'écouler. Il allait visiter l'une de ses écoles. Un « homme chargé d'un mauvais message le suivait. Il « pénétra jusque dans la cabane qui sert d'école. « Mais dès qu'il eut vu le Père de plus près , il se « prosterna, et repartit ensuite, sans mot dire. Inter- « rogé sur une manière d'agir si singulière, il a ré- « pondu : A la vue de ce prêtre, j'ai tremblé! j'ai cru « découvrir en lui Jésus-Christ Notre-Seigneur ! Ce « malheureux venait dans le dessein de poignarder le « pauvre Père. Espérons que le Seigneur ne permet- « tra pas la perte d'un ouvrier si nécessaire à cette (( mission ! »
Cependant l'intrépide successeur de saint François Xavier était parvenu à grouper autour de lui la plus grande partie des chrétiens de Trichinopoly. Leur nombre pouvait s'élever à six mille âmes. Il avait fait reconnaître l'autorité du saint-siége à Pratagondy et à Vadouguerpatty , dans le nord ; et ces chrétientés renfermaient environ vingt mille chrétiens. Il avait soumis également une bonne partie des chrétiens d'Aour et de Malciadipatty. Il avait fait enfin de glo- rieuses conquêtes dans le Tanjaour. Monseigneur de Drusipare, vicaire apostolique de Pondichéry, sous la juridiction duquel était alors placé le Maduré, crut le temps favorable pour faire une visite pas- torale. Sa Grandeur vint donc à Trichinopoly, vers la fin de 4839. Elle y admira et encouragea les travaux et les succès du vaillant athlète , mais ce fut pour celui-ci un surcroît de fatigue ; car il fallut préparer
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une multitude considérable, qui n'avait encore jamais vu d'évêque, à recevoir le sacrement de confirmation.
Après le départ de Monseigneur, une réunion des principaux Pères de la Mission fut convoquée au Ma- rava, dans le but de se concerter et de tracer un plan de campagne. Malgré la distance et les chaleurs extrêmes de la saison , le Père Garnier n'hésita pas à s'y rendre. On peut même dire qu'il y fut l'âme des résolutions d'ensemble, adoptées à l'unanimité pour l'avenir ; car ses vues étaient larges, et son cou- rage à toute épreuve. Il eut la consolation de se re- trouver alors quelques jours avec le Père Alexandre Martin, dont la vie dans l'Inde fut si éprouvée, et la carrière si belle, mais si courte. C'étaient deux âmes qui se comprenaient, et qui s'épanchèrent l'une dans l'autre. Puis, après s'être encouragés mutuellement à porter leur croix jusqu'à la mort, ils se séparèrent le dix-huit mai, pour courir à de nouveaux combats et à de nouvelles fatigues. A douze jours de là, le Père Martin succombait , première victime offerte à Dieu par la mission du Maduré , mais victime d'agréable odeur. En annonçant à un ami ce douloureux événe- ment, le Père Garnier écrivait : « Mon pauvre Père « Martin est mort! Quel coup pour moi, qui l'aimais « tant ! Quel coup pour notre mission, dont il était le « doyen ! Je suis religieux, mais j'ai un cœur. La « perte de mes proches ne m'a jamais fait une plaie « plus profonde. J'en ai comme une maladie de lan- ce gueur. Impossible à moi de me distraire de cette « triste pensée qui me poursuit partout. » Il fallut, pour le ranimer, son héroïque passion du salut des
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âmes, et la gloire du tombeau de son saint ami. Il se remit donc à l'œuvre, en attendant à son tour l'heure de la récompense.
Dès ses premiers pas dans sa mission , le Père Gar- nier, avec son coup d'œil si juste et si prompt, avait senti la nécessité de bâtir, dans les principaux centres, des temples dont la seule vue frappât les Indiens , et fût pour les païens eux-mêmes une prédication élo- quente quoique muette. L'espoir de rentrer en pos- session des anciennes églises fit ajourner d'abord cette mesure , trop longtemps peut-être. Il est vrai que les ressources de la mission étaient insuffisantes pour entreprendre à la fois plusieurs constructions de ce genre, surtout dans un pays où l'on ne peut espérer aucune assistance. Le Père Garnier déplorait ces re- tards, et les regardait, avec raison, comme désastreux. Mais en 1840, ses ennemis, de guerre lasse, le lais- sant un peu plus tranquille, il put entin commencer la grande et belle église de Tricbinopoly, qui sert au- jourd'hui de cathédrale au vicaire apostolique du Maduré. Dire tout ce qu'il souffrit à cette occasion, de peines, de contradictions et de fatigues, serait im- possible. Tour à tour sans argent, sans ouvriers, sans matériaux , il poussait toujours en avant , avec une énergie et une activité invincibles. En dix-huit mois, il éleva un monument, sans contredit le plus beau de la grande ville de Trichinopoly, et qui ne déparerait pas nos cités d'Europe : il peut 'contenir quatre mille Indiens. Monseigneur de Drusipare vint lui-même en faire la consécration, le 24 juin 1841 ; et ce fut un beau jour pour cette chrétienté, un beau jour sur-
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tout pour le missionnaire; car désormais son œu- vre apostolique était assurée. Jusque-là, dépourvu d'un asyle convenable pour prier Dieu, son mobile troupeau, conquis avec tant de peines, pouvait l'aban- donner à la première secousse imprévue. Maintenant tous étaient heureux, et comme enchaînés par le cœur à leur splendide basilique. Les prêtres goanais ne se dissimulèrent plus qu'ils n'avaient rien à gagner à la guerre; et leur tactique se borna tout entière à con- server, s'il était possible, le peu de partisans qui leur restaient.
La mission du Père Garnier à Trichinopoly semblait maintenant terminée. Il y avait formé une chrétienté qui fut depuis, constamment, le modèle de toutes les autres ; il l'avait dotée de cette belle et grande église, bientôt érigée en cathédrale. Il y laissait, pour chapelain des soldats anglais, le Père Walter Clifford , frère de l'un des pairs catholiques d'Angleterre, qui était venu cacher un grand nom, porté noblement, dans l'obscure mission du Maduré, laissant le bien-être de sa patrie pour toutes les privations de l'apostolat. En même temps , le supérieur de toute la mission choisissait Trichinopoly paur le lieu de sa résidence et le centre de son administration. Le Père Garnier pouvait donc s'éloigner, sans péril pour les âmes de ses chrétiens. Il reçut l'ordre de partir pour la résidence de Maduré, et d'y renouveler les mêmes merveilles.
Maduré, l'ancienne capitale du royaume de Pandien, était loin d'offrir les mêmes éléments pour le bien que Trichinopoly. Ville superstitieuse à l'excès, sou- mise pendant plus d'un siècle à toutes les vicissitudes
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des guerres entre les Marattes, les Maïssouriens , les Turcs et les Anglais, elle n'avait conservé de sa chré- tienté, jadis si florissante, que quelques centaines de Parias , plongés dans tous les vices propres à leur caste. Ces misérables n'étaient nullement disposés à quitter le prêtre goanais, qui ne gênait en rien leurs mauvais penchants. Les chrétiens des villages envi- ronnants étaient moins dégradés , il est vrai , mais tenaient, avec toute l'opiniâtreté indienne, à leur an- cienne église. Le Père Gantier vit donc sur-le-champ qu'il fallait encore créer ici tout à neuf : église, pres- bytère, chrétienté. L'église était déjà commencée ; il en avait donné le plan : c'était une jolie croix latine, surmontée d'une élégante coupole. Il l'acheva en peu de temps. La modeste maison du missionnaire , qui devait servir de lieu de repos ou de réunion à tous ses frères du centre de la mission, s'éleva comme par enchantement. Un beau jardin fut créé de même et planté de cocotiers. Sur un terrain voisin, acheté à cet effet, s'établirent vingt-cinq à trente familles de chrétiens fervents et de bonne caste, autour desquels vinrent, petit à petit, se grouper quelques schismati- ques convertis, delà ville et des environs ; en sorte qu'à son départ de Maduré, vers le milieu de 1842, ce nou- veau district pouvait déjà compter près de deux mille catholiques.
Durant son séjour à Maduré, le Père Gantier n'eut pas à soutenir de luttes personnelles contre le schisme de Goa , mais il ressentit le contre-coup de toutes celles qui se livraient alors au Marava, àDindigul et à Malciadipatty , dont l'administration civile dépendait
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des autorités de Maduré. A chaque nouveau combat, il se faisait un devoir de voler en aide à ses frères et aux fidèles persécutés. Son caractère et la noblesse de ses sentiments lui avaient gagné , comme à Trichinopoly , l'estime et l'affection des Anglais : il s'en servit maintes fois pour atténuer la rigueur de bien des mesures, que l'antipathie protestante avait fait jusqu'alors adopter. A Test de Maduré, se trouve un groupe de quelques villages chrétiens dont le point central est Rasakem- biram. C'était là que s'élevait le tombeau déjà célèbre du Père Martin. L'église, que les habitants avaient cédée aux missionnaires, suivant toutes les formes légales, parce qu'ils se sentaient incapables d'en ter- miner les constructions, était donc une propriété ca- tholique ; et déjà l'on y avait fait exécuter des tra- vaux importants. Cependant le nom et les miracles du Père Martin y attiraient de nombreux pèlerins, qui déposaientsursatombelesoffrandes de leur reconnais- sance. Au fond, c'était peu de chose. Cependant quel- ques mauvais sujets formèrent le complot de s'en emparer , et de se rendre indépendants dans les affaires de religion. Le Père Garnier , accouru à cette nouvelle, eut beaucoup à souffrir de leur au- dace ; mais le passé l'avait accoutumé à des combats plus difficiles, et il n'était pas homme à reculer. Tous, à sa vue, firent leur soumission et acceptèrent les conditions qu'il leur imposa. Le ciel du reste sembla se mettre de la partie ; et quelques-uns des plus mu- tins furent subitement emportés par la mort. Cette conversion néanmoins n'était pas sincère ; et peu après, un prêtre schismatique passant à Rasakembiram, quel-
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ques révoltés eurent l'impudence de lui ouvrir les portes de l'église. Alors le Père Garnier , se rendant chez le magistrat anglais, obtient des agents de police, monte à cheval, et dès le lendemain met le pasteur intrus à la porte. Les auteurs du délit et le goanais furent condamnés, en outre, à une amende, qui leur ôta toute envie de recommencer. Grâce à la prompti- tude et à la vigueur de ce coup, les mal intentionnés comprirent qu'il n'y avait plus à lutter; et depuis lors tout demeura tranquille àRasakembiram.Deuxoutrois villages des environs, qui étaient encore indécis, ne tardèrent même pas à se soumettre; et aujourd'hui ce pays forme l'un des meilleurs districts de la mission.
Le dénouement de cette affaire retint quelques jours encore le Père Garnier. Mais, dès qu'elle fut terminée, il dut reprendre la route de Trichinopoly, où le bien sans doute n'avait pas cessé de se faire durant son absence, mais où la vigueur de son administration semblait redevenue pourtant nécessaire. Il y reparut, à la grande joie des chrétiens, au mois d'août 1842.
Les qualités, les travaux , et les succès du Père Garnier étaient depuis longtemps connus et appré- ciés en Europe. L'entrain qu'il savait communiquer à tous ses coopérateurs , la rapidité avec laquelle il organisait et lançait les œuvres, l'habileté qu'il déployait à vaincre les plus grandes difficultés , tout cela, joint à l'affection de ses frères et des chrétiens, qu'il avait su gagner au plus haut degré, le désignait, aux premiers supérieurs de son ordre, comme l'homme le plus capable de diriger toute la mission. Il se vit donc nommé supérieur, le 45 août 4842, en
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remplacement du Père Joseph Bertrand, dont la santé était complètement ruinée par les tristes effets du poison que lui avait donné les schismatiqucs. Ce choix fut aussi bien reçu des Missionnaires que des Indiens. Les Anglais eux-mêmes y applaudirent. L'un d'eux, qui ju- geait les prêtres catholiques à sa mesure, lui dit alors : « Je vous félicite, Monsieur Garnier,de votre promo- « tion; vos émoluments vont être sans doute considéra - « blés.» — « Oui, répondit le Père en souriant, très- « considérables en tracasseries , en embarras et en « travail, mais non en roupies.» L'Anglais ouvrit de grands yeux et ne comprit pas.
Une nouvelle vie sembla se répandre aussitôt dans toute la mission du Maduré : chacun se promettait déjà une ère magnifique de succès et de créations aposto- liques. Ces espérances ne devaient , hélas ! que trop rapidement s'évanouir , avec celui qui les faisait naî- tre. Toutefois , l'élan que le Père Garnier , durant une si courte administration , sut imprimer à toutes les œuvres que réclamait la gloire de Dieu , ne s'éteignit point entièrement à sa mort ; et c'est bien à lui que doit remonter cette prospérité si consolante dont ses héritiers jouissent aujourd'hui.
L'un de ses premiers soins , dès qu'il eut pris en main le gouvernement , fut l'œuvre capitale d'un collège , qui pût servir en même temps de séminaire, pour initier aux sciences de l'Europe les jeunes Indiens , et former au sacerdoce ceux que le Sei- gneur appellerait à une vocation si sublime. Jusqu'a- lors, le petit nombre des missionnaires, les tracas- series incessantes du schisme et de l'hérésie, l'indi-
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gence de la mission , n'avaient pas permis de songer à une pareille entreprise. Avant de commencer cet établissement, le Père profita de la saison des pluies pour aller faire un voyage d'exploration dans le Tan- daman , le Tanjaour , et les villes maritimes de Négapatam, de Karical et Tranquebar. Il était évident qu'une maison d'éducation placée sur les côtes offrait plus de chances de succès que dans les plaines brû- lantes de l'intérieur. Négapatam , qui avait eu jadis , avant la conquête hollandaise, un collège de la Com- pagnie de Jésus, présentait surtout de grands avan- tages, à cause de son commerce étendu, et de ses communications faciles, soit avec l'île deCeylan, soit les principales villes d'une grande partie des Indes. Malheureusement, Négapatam n'était point encore renfermée dans les limites de la mission; on espérait l'y voir bientôt réunie ; mais le Père Garnier n'était pas homme à perdre un temps précieux. De retour à Trichi- nopoly , il s'occupa donc sans délai d'élever un vaste bâtiment qui pût servir de pensionnat, et il en poussa les travaux avec son activité habituelle. Vers les fêtes de Pâques de 1843, l'édifice était presque terminé. Un second objet non moins important , de la sol- licitude si paternelle et si éclairée du Père Garnier, fut d'imprimer aux travaux de ses frères un élan plus vif, en s'attachant à dilater les cœurs. Au lieu de vouloir tout réglementer , sans autre fruit que d'en- traver le zèle, il se faisait une loi d'encourager et de pousser chacun dans sa voie, se contentant de diriger et de surveiller pour que l'on ne fît point de faux pas. Il regardait comme un devoir délaisser chaque mission-
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naire cultiver le champ confie à ses soins, suivant ses aptitudes et son talent, et n'aimait point que l'on impo- sât aux autres ses propres manières de voir ou d'agir. Chacun se voyant donc libre , dans les limites de l'obéissance et de la règle, se sentait un nouveau courage , et se dépensait tout entier pour avancer l'œuvre de Dieu. C'est là, nous le croyons, la vraie méthode pour diriger une grande mission.
Un autre principe, que l'expérience avait fait adop- ter au Père Garnier pour la conduite des chrétientés, était que chaque missionnaire devait se trouver dans une position indépendante vis-à-vis des chrétiens, afin d'être plus libre pour l'accomplissement de ses devoirs et l'exercice du saint ministère. Déjà, dans ce but, il avait fait construire, aux frais de la mission, sans vouloir accepter le concours des fidèles , la grande église de Trichinopoly ; et il se proposait de faire élever pareillement des églises centrales, dans les chefs-lieux de chaque district. Cette marche n'a pas cessé d'être suivie depuis sa mort, autant que les circonstances l'ont permis.
Enfin les catéchistes devaient être les aides et les soutiens du missionnaire ; mais payés et entretenus parles chrétiens, ils étaient d'ordinaire comme leurs esclaves. Le Père Garnier, pour remédier à un si grand mal , aurait voulu , comme aux temps anciens, qu'ils reçussent leur salaire de la mission. C'eût été incontes- tablement un bien immense, mais aussi une dépense énorme ; en sorte que cette importante mesure n'a pu jusqu'à présent être adoptée.
Pendant ce dernier carême de 1843, le Père Garnier
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avait visité , comme supérieur, les parties septentrio- nales de la mission. Après Pâques, il partit pour l'ouest, voulut de là passer à Maduré, puis au Marava, et se rendre enfin dans le sud. Il était déjà très-fatigué; mais lui , qui témoignait tant de soins et d'égards aux autres, ne faisait pas la moindre attention à ce qui concernait sa personne. « J'ai déjà le teint bruni, disait-il , je n'ai pas besoin de parasol »; et il voya- geait en plein soleil, sous ce climat de feu. La nourri- ture était le plus minime de ses soucis : durant des mois entiers, il se contentait, de cinq centimes de viande ou de poisson par jour , et d'un peu de riz ; sa boisson n'était que de l'eau. Il ne s'inquiétait pas davantage de son vêtement. « Voyez cette chemise, di- sait-il un jour en riant à l'un de ses frères, et en tirant de derrière son cou quelques lambeaux de toile, voilà bien six mois que je la porte ; mais elle ne vaut plus rien. » Il n'avait dans sa chambre un lit que pour la forme; mais il n'y prenait jamais son repos, trouvant la terre assez douce pour le court sommeil qu'il se permettait. Celte négligence de soi-même allait cer- tainement à l'excès; et jointe aux fatigues continuelles, aux travaux gigantesques du Père Garnier , elle ex- plique comment, à l'âge de 37 ans, sa santé et ses forces étaient épuisées. En passant à Dindigul il dit au Père qui s'y trouvait : « En vérité, je ne me « reconnais plus. Je sens que je ne puis aller loin ; « tout mon sang est calciné dans mes veines. »
Il arriva cependant à Maduré , et se rendit de là , pour y célébrer l'Ascension, à Rasakembiram, où reposait son bien-aimé Père Martin. Bientôt il devait
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le rejoindre au ciel. Apres les embarras de celle fêle , il se crut oblige de rester quelques jours au même lieu , pour activer certains travaux de construction , qui, à son gré , traînaient trop en longueur. La peine qu'il se donna sans ménagement, suivant son habitude, détermina une. violente dyssenterie. Il n'en conçut d'abord aucune préoccupation ; mais les progrès de la maladiedevinrentsi menaçants, qu'il fallutbien revenir à Maduré,et se laisser soigner par un médecin anglais. Celui-ci , jeune et peu expérimenté , cberchant à satisfaire l'impatience de son malade qui ne pouvait souffrir l'inaction, arrêta subitement le mal, et cette guérison mensongère provoqua précisément, peu de jours après, un transport mortel au cerveau : une éré- sypèle au visage en fut le premier symptôme, et aucun remède ne parvint plus à l'arrêter. Le Père souffrait avec une grande patience; il plaisantait même sur ce visage gonflé démesurément ; et comme s'il eût été en pleine santé, il continuait à recevoir et à écrire des lettres d'affaires. Quand l'enflure , gagnant les yeux, ne lui permit plus de voir, il dictait encore sa corres- pondance au Père qui se trouvait alors auprès de lui. Mais enfin la tête se trouva prise : vainement lui appliqua-t-on des sangsues , puis quelques remèdes indiens. Dans la nuit du quatre au cinq juillet, le dé- lire se déclara. Le malade se tournait et se retournait sur sa couche. Il faisait effort pour se lever. Le Père Tassis, qui l'assistait, l'engageait à se calmer, a Mais je « n'ai plus de mal, répondait-il, je veux m'en aller. — « Et où voulez-vous donc aller ? lui demanda le Père « Tassis. — Je veux quitter le monde, reprit-il, tout est
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« prêt : allons-nous-en. » La mort devenait imminente, le pouls annonçait qu'il n'irait pas plus loin. On lui administra donc l'extrême-onction. Vers les huit heures du matin, le médecin anglais voulut tenter un remède extrême. Il fit au visage du malade de profondes inci- sions. Le sang coula en abondance, mais il était trop tard. A une heure et quelques minutes de l'après- midi, le Père Garnier allait recevoir, nous l'espérons, la récompense de tant de travaux, entrepris et soute- nus pour la gloire de son Dieu. Il n'était âgé que de 38 ans, dont il avait passé près de 18 dans la Compa- gnie de Jésus, et un peu moins de 6 dans les Indes.
Indéfinissable serait la douleur qui éclata aussitôt parmi les chrétiens. Le lendemain de ce triste jour, au milieu des sanglots et des pleurs d'une immense population, tous célébrèrent, en grande pompe, les obsèques du cher défunt. Le premier magistrat anglais voulut même y assister. L'église retentissait de san- glots. Seuls, au dehors, les schismatiques avaient l'impudence de se réjouir : le plus ferme soutien des catholiques était tombé. •
Pour tous les missionnaires, ce fut un coup de foudre. Chacun d'eux fondait sur lui seul les plus belles espé- rances pour l'avenir ; mais ces vastes et magnifiques projets qu'il avait conçus, pour le développement des œuvres de Dieu, à peine commençait-il à les réaliser, quand la mort venait l'arrêter dès les premiers pas de sa course. Dieu, content sans doute de ses désirs et de ses sacrifices, voulait déjà le récompenser, quoique trop tôt pour l'affection des siens et pour les intérêts de ce pauvre peuple. Pasteurs et troupeaux se seraient
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laissés aller au plus profond découragement , si leur confiance ne fût remontée vers celui-là seul qui n'a besoin d'aucun ouvrier, et dont la tendresse et la providence gouvernent tout pour le plus grand bien de ses élus.
Mais ce fut à Trichinopoly que cette mort fit une plus vive et plus profonde impression. Le Père Garnier avait fondé cette mission ; il y était adoré de ses chré- tiens, qu'il connaissait tous par leur nom, et aux- quels il s'intéressait, comme un père, jusques dans les plus intimes détails de leur vie domestique. C'était lui qui, dans cette ville, avait si heureusement et si vaillamment combattu le schisme ; lui qui avait rendu à la foi catholique son premier lustre ; lui qui avait com- mencé et terminé cette magnifique église, encore au- jourd'hui l'orgueil et le plus bel ornement de la cité. Aussi tous ses chrétiens demandèrent-ils avec instance que les dépouilles mortelles de leur Père fussent ra- menées au milieu d'eux. Cette demande si juste, in- spirée par leur piété filiale, fut exaucée. Au bout d'environ dix-huit mois, le corps de l'héroïque mis- sionnaire fut exhumé, puis renfermé dans un nouveau cercueil, et rapporté à Trichinopoly. Tous les fidèles vinrent en procession le recevoir à une distance de deux milles. Les braves soldats irlandais voulurent porter sur leurs épaules un si vénérable et si cher fardeau. C'était comme une pompe triomphale, où l'on voyait combien le saint missionnaire avait été aimé et estimé. Aujourd'hui le corps de cet intrépide athlète de la foi repose près de la belle cathédrale qui rappellera toujours son souvenir, dans le modeste ci-
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metière qu'il avait lui-même préparé pour le repos de ses compagnons d'armes.
Le Père Garnier était d'une taille élevée. Sa phy- sionomie était noble et prévenante ; ses manières franches et distinguées se ressentaient de son éduca- tion. Il maniait admirablement un cheval, et était d'une force herculéenne. Tout cet ensemble faisait dire aux Indiens qu'il était fils de roi. Mais on ne trouvait en lui rien de plus royal que son cœur. Il était im- possible de le connaître sans l'aimer. La jovialité de son caractère ne laissa jamais échapper un mot qui blessât la plus délicate charité. Il savait égayer et faire rire, sans que ce fût au détriment de personne. Vrai religieux de la Compagnie de Jésus, il était souverai- nement attaché à sa vocation, et n'eut jamais l'ombre d'un regret pour tous les avantages que le monde au- rait pu lui offrir. Dans les accablements d'un apos- tolat aussi éprouvé, plutôt que de manquer à un seul de ses exercices spirituels , il retranchait encore sur son sommeil déjà si court. Enfin , pour se soutenir parmi tant de luttes, il mettait surtout sa confiance dans la très-sainte Mère de Dieu. C'était à elle qu'il attribuait tous ses triomphes; et c'est à elle aussi qu'il dédia, comme gage de reconnaissance et d'amour, sa magnifique église de Trichinopoly.
LES
NOUVEAUX JÉSUITES FRANÇAIS
DANS L'INDE.
LES PÈRES
LOUIS, CHARLES ET VICTOR DU RANQUET.
Le Père Louis du Ranquet naquit à Clermont-Fer- rand, d'une famille noble et ancienne. Son père, nommé. en 4815 membre de la chambre des députés, abandonna bientôt la politique, autant par délicatesse de conscience que par tristesse de voir les Bourbons pactiser avec les ennemis de leur dynastie. Depuis ce moment, il ne s'occupa plus que de l'éducation de ses enfants, de l'administration de ses biens, et d'œuvres de zèle ou de charité. Madame du Ranquet, digne de son mari, était ornée de toutes les vertus qui font les femmes fortes et vraiment chrétiennes. Avec un beau nom et une immense fortune, elle ne se crut jamais dispensée, par une délicatesse mal entendue, de s'oc- cuper aux détails du ménage. Aussi nulle maison n'était mieux réglée que la sienne. Monsieur et Ma- dame du Ranquet, regardant avec raison comme le
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premier de leurs devoirs, devant Dieu et devant les hommes, la noble et religieuse éducation de leurs nombreux enfants , s'appliquèrent avant tout à leur inspirer l'horreur du péché et la crainte de déplaire à Dieu. En montrant le ciel à ces jeunes âmes, comme leur patrie éternelle, ils leur communiquèrent de bonne heure, à tous, cette énergie de caractère qui devait aller droit au but , quelles que fussent les difficultés, et dont ils parurent tous, àl'envi, si merveilleusement doués. Gomme la première ambition de ces parents chrétiens était le salut de leurs enfants, ils ne consi- dérèrent point comme un malheur de voir cinq de leurs fils se consacrer successivement au Seigneur, dans la Compagnie de Jésus, et quitter même leur patrie pour embrasser la rude carrière des missions.
Louis, le second de la famille, ouvrit la voie : il entra au noviciat le 2 décembre 1826; et dès ses premières années de religion, on admira en lui cette vertu forte et mâle, qui semble être le plus glorieux apanage de sa famille. Très-dur à lui-même, souverainement humble et affable avec tous les autres, prêt à toute corvée, il avait l'air de s'être mis au-dessus des impressions les plus inséparables de notre nature , ou de n'y faire du moins aucune attention; et les plus grands sacrifices n'étaient pour lui que comme des actes ordinaires. D'après de telles dispositions, on le jugea digne d'être choisi pour l'un des fondateurs de la nouvelle mission du Maduré, et il fut du premier départ, avec les Pères Bertrand, Martin et Garnier. Il se montra, on peut le dire, à toute la hauteur de ses compagnons, et de la confiance que ses supérieurs lui témoignaient.
LES PP. LOUIS, CHARLES ET VICTOR DU RANQUET. 357
Arrivé à Pondichéry , vers la fin d'octobre 4837, le Père Louis y consacra les quatre premiers mois de son séjour à étudier la langue tamoule, dans laquelle il fit de notables et rapides progrès. Destiné avec le Père Martin aux chrétientés du sud de la péninsule, ils arrivèrent l'un et l'autre à Palamcottah, le 29 mars 1838, après un long et pénible voyage; et il fallut de suite mettre la main à l'œuvre, tant réclamaient un prompt secours les désordres et les abus qui s'étaient répandus partout.
Nous ne répéterons point ici les détails que nous avons donnés plus haut, sur un si triste état de choses, dans la notice du Père Martin. Nous ne reviendrons pas sur les fatigues, les souffrances, les privations et les persécutions de cette vie , commune aux deux hommes apostoliques. Le Père duRanquet fut partout le conseiller et l'auxiliaire, souvent même 1$ com- pagnon du Père Martin ; il souffrit et il combattit avec lui. Cependant, comme il était plus particulière- ment chargé des chrétientés de l'intérieur, il fut per- sonnellement moins attaqué ; mais la charité intime qui les unissait l'un à l'autre, lui faisait ressentir au cœur toutes les souffrances de son frère et de son supérieur dans l'apostolat.
Les grandes réformes inaugurées par le Père Martin, avec sa vigueur accoutumée , avaient excité, nous l'avons vu, la plus violente opposition. Cependant les esprits, dans l'intérieur des terres, étaient moins or- gueilleux que sur la côte, et les cœurs un peu mieux disposés. D'ailleurs, les différentes castes ne pouvaient. s'y réunir et s'entendre , comme les Paravers, pour
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organiser une résistance systématique. On avait donc lieu d'espérer qu'insensiblement tous se soumettraient à l'autorité légitime , et adopteraient les règlements jugés nécessaires pour le renouvellement de la vie chrétienne. Cette tâche tomba sur le Père Louis du Ranquet, et il s'y dévoua énergiquement jusqu'à sa mort. D'un caractère qui alliait admirablement la douceur et la fermeté, il savait tour à tour, selon les exigences du service de Dieu , se faire craindre et se faire aimer. Il parcourait assidûment tous les villages de son immense dictrict, instruisant, catéchisant, prêchant, et gagnant les cœurs. Il parvint à peu près à extirper les diableries, les sorcelleries, les jongleries de toute espèce. Les violateurs du dimanche lui don- nèrent plus de peine; et il ne vécut pas assez pour les ramener tous à leur devoir. Ses chrétiens, étant pour la plupart fort pauvres,, se croyaient le travail permis, même en ce saint jour; d'autant plus que leur éloi- gnement des églises semblait les dispenser d'assister au saint sacrifice et aux instructions du missionnaire. Le Père du Ranquet employa toutes les industries de son zèle, pour améliorer cet état de choses ; et il eut du moins la consolation de voir grandement diminuer 'un si triste abus.
Le Père Louis n'avait point un de ces carac- tères ardents, toujours prompts à se jeter dans la lutte et dans d'éclatantes aventures. Aussi sa vie de mission n'offre aucun incident extraordinaire. Mais il était le type du laborieux ouvrier, qui travaille sans bruit, et travaille toujours ; qui fait le bien sans éclat, mais îe fait solidement. D'une régularité parfaite pour lui-
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même, d'une obéissance ponctuelle aux moindres désirs de ses supérieurs, tout en ne craignant point de leur faire les représentations que sa conscience jugeait nécessaires, d'un dévouement qui ne reculq jamais devant la fatigue, durant les six années qu'il passa aux Indes, que de mérites ne dut-il pas acqué- rir pour le ciel , et que de beaux exemples ne laissa- t-il pas à ses frères! Très-avare de son temps, il sut trouver encore, au milieu de courses incessantes et de ministères accablants, des loisirs pour se livrer aux plus intéressantes recherches sur les anciens Jésuites du Maduré qui avaient survécu à l'extinction de la Compagnie, aussi bien que sur les mœurs et les plus curieux usages des Indiens.
Il s'occupait par exemple à recueillir les aphorismes de la vieille médecine indienne, et il y trouvait, écri- vait-il, des recettes vraiment surprenantes pour la guérison de certaines maladies, regardées en Europe comme incurables. Aussi, par un sentiment de charité qui s'étendait à toutes les douleurs de l'humanité, il aurait voulu exploiter à fond celte mine si précieuse : sa mort trop prompte l'en empêcha seule. Sous la même impulsion de sa charité, et pour échapper, disait-il, au péril de l'oisiveté, il s'appliquait pareillement aux arts manuels, et dans les moments où tout autre travail lui était impossible, il s'amusait à fabriquer de petits meubles, pour l'usage et le soulagement de ses frères. Ainsi s'écoulait dans le dévouement humble et utile cette vie qui devait trop tôt finir.
L'âme fortement trempée du saint missionnaire le portait aussi à de pieux et douloureux excès, en fait de
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pénitence corporelle ; et de plus , il se nourrissait fort mal; mais on pouvait à peine s'en apercevoir; car, ennemi de toute affectation , il mangeait ce qu'on lui présentait, lorsqu'il était avec d'autres; et l'on espé- rait bien le conserver encore longtemps , malgré l'affaiblissement causé par un si rude genre de vie ; quand une attaque de choléra vint le terrasser en quel- ques moments. Il avait célébré, le 29 septembre 1843, la fête de saint Michel , avec une grande pompe et au milieu d'un concours immense , dans l'église de Tencassi , lieu célèbre situé au pied des Gattes. Sui- vant son habitude, il ne s'y était pas ménagé. Dans le courant d'octobre , il parcourut et administra encore plusieurs chrétientés. Enfin , comme la saison des grandes pluies arrivait , il résolut de se rapprocher de la côte, pour y passer, auprès d'un de ses frères, ce temps où toute course devient impossible. Arrivé à Strivégondam , village placé entre Palamcottah et Virapandienpatnam , il se sentit tout à coup mortel- lement saisi par le choléra ; c'était le 6 novembre. Averti en toute hâte par un courrier , le Père Wilmet arriva , par une marche forcée , près du malade , le lendemain , vers sept heures du soir. Le Père Louis , en le voyant, témoigna une grande joie, et lui serra affectueusement la main. « Mais vous n'allez pas si mal! » lui dit le Père Wilmet, en dissimulant à peine son émotion. « Vous n'avez pas le choléra ; tenez, voici « mon reliquaire, et je vais prier pour vous. » — « 0 «on Père, reprit le malade, j'ai le choléra; « confessez-moi de suite , et donnez-moi l'Extrême- « Onction. » — « Bien que je compte sur votre gué-
LES PP. LOUIS , CHARLES ET VICTOR DU RANQUET. 361
« rison, répliqua le Père Wilmet, je ferai tout ce « ce que vous voudrez. » Alors le malade , avec une grande présence d'esprit, et une parfaite connaissance qu'il conserva jusqu'à son dernier soupir , fit sa confession, et ajouta, dans un profond sentiment de foi et de confiance : « Je vais rendre compte à Dieu de « toute ma vie! » Puis ayant reçu l'Extrême-Onction, il pria le Père Wilmet de lui donner son crucifix, et un scapulaire neuf, parce que le sien était vieux et déchiré. L'ayant pris, il le baisa avec respect, et s'a- dressant de nouveau à son cher compagnon : « Vous « voudrez bien, lui dit-il, écrire à mon bon Père pour « lui annoncer ma mort , et prier notre Père supé- « rieur de lui envoyer les images que vous trouverez « dans mon bréviaire. Veuillez aussi récompenser les « deux ou trois personnes qui m'ont servi dans ma « maladie. J'ai pris tous les remèdes propres à chasser « le mal ; tout a été inutile. Je souffre beaucoup ; « priez pour m'obtenir la patience. » Puis, « quand « il en sera temps », ajouta-t-il, « je vous avertirai « pour me donner une dernière absolution et l'indul- « gence in articule* mortis. » Au pied de son lit, près duquel on avait placé les statues de la sainte Vierge , de saint Joseph , et de saint Michel , le Père Wilmet priait avec cette foi qui aurait pu obtenir un miracle, si Dieu n'eût voulu couronner déjà les mérites de son serviteur. Vers une heure après minuit , celui-ci l'appela et lui dit : « Mon Père , il est temps : donnez- « moi l'absolution et l'indulgence plénière pour tous « les péchés de ma vie. » Et dès qu'il eut reçu l'une et l'autre, il sembla reposer dans un calme profond,
n
362 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
puis un peu avant trois heures , il expira de la mort des justes ; c'était le 8 du mois de novembre 184-3.
Ainsi mourut le .Père Louis du Ranquet , à l'âge de 37 ans trois mois et quelques jours , dont il avait passé près de 17 ans dans la Compagnie, et 6 ans dans la mission du Maduré. Le Père Castanier, alors supé- rieur des districts du sud, arriva dans la matinée. C'était un frère, un ami, un compagnon d'armes du Père Lou's. Il ne trouva plus que les restes inanimés du saint missionnaire, et les déposa pieusement sous le porche de l'église de Strivégondam, où ils attendent la glorieuse résurrection. De nombreux fidèles y vien- nent souvent se recommander aux prières de l'homme de Dieu.
Le Père Louis du Ranquet s'était vu précédé dans la tombe par le Père Martin et le Père Garnier , morts le premier en 1840, et le second, il y avait à peine quatre mois. Cette année (1843), qui vit encore succomber cinq autres missionnaires, fut une année désastreuse pour la mission ; mais le courage ne faillit au cœur ni des compagnons qui leur survivaient , ni des amis qui s'intéressaient au delà des mers à la prospérité de l'œuvre de Dieu. La noble famille du Ranquet en donna un exemple magnifique.
Le Père Louis laissait en mourant quatre de ses frères dans la Compagnie de Jésus : pendant qu'il achevait de consumer sa vie pour la gloire de Dieu, sous le ciel des Indes, les Pères Henri et Dominique se dévouaient aux missions de l'Amérique du Nord, où ils travaillent encore aujourd'hui ; et bientôt après, les deux plus jeunes, Charles et Victor, demandaient
LES PP. LOUIS , CHARLES ET VICTOR DU BANQUET. 363
à venir au Maduré recueillir l'héritage des vertus et des travaux de leur aîné. Ils y vinrent, et ils y mouru- rent eux aussi, victimes de leur zèle et de ce climat de feu. L'on nous permettra de consacrer ici quelques lignes à leur mémoire.
Le Père Charles était né le 22 août 1815, et le Père Victor, le 19 octohre 1816. Après une première jeu- nesse passée clans l'innocence, sous les yeux de leurs pieux parents , ils furent envoyés l'un et l'autre au petit-séminaire de Billom, dirigé alors par les Pères delà Compagnie de Jésus. De là ils suivirent en 1828 leurs maîtres exilés, au collège du Passage, près Saint- Séhastien , en Espagne. Cet établissement ayant été supprimé en 1834, au milieu des troubles de la guerre civile , ils se rendirent au pensionnat de Fribourg, en Suisse, pour y terminer leurs études. Tous deux s'étaient fait remarquer par leur piété, dans les Con- grégations des saints Anges et de la très-sainte Vierge. On admirait en eux, au même degré que dans le Père Louis, cette merveilleuse alliance d'une force invin- cible de caractère avec une douceur pleine de charme. Rentrés dans leur famille, ils demandèrent aussi, tous les deux, à suivre leurs aînés dans la Compagnie de Jésus. Monsieur du Ranquet, qui avait déjà donné au même Ordre trois de ses fils, fut au premier abord sur- pris de cette résolution. Sans s'y opposer absolument, il voulut que Victor restât encore quelque temps près de lui. Charles partit donc seul, et fut reçu parmi les novices d'Avignon, le 8 octobre 1840. Victor demeura auprès de son père , et s'occupa de bonnes œuvres , de peinture et d'agriculture. Beaucoup de réfugiés
364 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
espagnols, internés par le gouvernement de juillet dans la ville de Clennont, trouvèrent en lui un bien- faiteur et un ami. Ces quelques années , qu'il eut à passer dans le monde, lui en découvrirent de plus en plus les dangers et les illusions. Ses aspirations vers la vie religieuse devenaient chaque jour plus vives. Enfin, le 9 janvier 1843, il fut admis aux premiè- res épreuves du noviciat , dans la maison de Tou- louse. Puis il reçut ordre, deux ans après, d'aller à Vais, étudier la théologie. Ces deux nouveaux fils de saint Ignace devaient être dignes de leurs aînés. La mort de leur saint frère, le Père Louis, bien loin de les effrayer, leur inspira, au contraire, un plus ardent désir d'aller recueillir son héritage. Ils brûlaient l'un et l'autre de le remplacer. Le Père Charles y vint le premier, dans le courant de 1845, y travailla neuf ans, et mourut en prédestiné, à Palamcottah, le 23 sep- tembre 1854. Sa mort pourra faire juger de sa vie. Voici quelques détails vraiment admirables, que le témoin de ses derniers moments adressait, le jour même , à Monseigneur Canoz :
« Le Père Charles du Ranquet s'est endormi dans « le Seigneur. Il avait eu un commencement d'agonie « hier, vers les onze heures du matin, jusqu'à la nuit. « Mais cette agonie, mêlée de délices, ne fut qu'une ex- « tase d'amour divin. A tout moment il se soule- « vait et tendait les bras, avec une figure toute riante « d'amour. Il appelait tantôt Jésus , tantôt Marie. Il « s'est d'abord mis à chanter le cantique : J'irai, la « croix en main, jusqu'aux extrémités de la terre, faire « connaître Jésus-Christ ! Ravi d'admiration , je lui
LES PP. LOUIS , CHARLES ET VICTOR DU RANQUET. 365
« suggérai ensuite : Je mets ma confiance, Vierge , en « votre secours ! Il s'est mis également à le chanter, « avec un entrain extraordinaire. Puis il a commencé « à réciter, d'une voix haute, la formule de ses vœux, « avec un accent qui m'arrachait d'ahondantes larmes. « Tout à coup il s'est écrié : Je vois Marie! 0 ma bonne « mère, conduisez-moi au ciel! Un moment après, il s'est « écrié de nouveau : Je vois Jésus! 0 mon bon Jésus ! « Mon bon Jésus ! Dans cet instant même, il répon- se dait avec précision et pleine connaissance à toutes « les questions qui concernaient les choses de son « âme. Enfin, se mettant comme à répondre à Jésus « et à Marie : Vous ne voulez donc pas , leur dit-il, « terminer de suite mes souffrances ! Vous voulez que je « souffre encore quelque temps; eh bien! que votre « volonté soit faite! Je crus d'abord que le bon Dieu « nous accordait de le conserver encore quelques « années , comme il s'y était résigné si Notre- « Seigneur le voulait ainsi pour sa plus grande gloire. « Mais ce quelque temps de souffrance n'était que ce vingt-deux heures d'agonie, agonie si affreuse par « ses douleurs que je n'ai rien vu encore de pareil. « Depuis minuit , il perdit la parole et l'usage des « mains. A son dernier soupir, une nouvelle absolu- « lion raccompagna encore au Ciel. C'est un saint « qui, auprès de Dieu , priera pour la Compagnie de « Jésus, pour vous, Monseigneur, pour l'extinction (( du schisme, pour ses parents ; il m'a promis tout « cela, et bien d'autres choses ! »
Le Pèru Victor était venu à son tour sur ces dévo- rantes plages des Indes. Il arrivait en 4848 à Négapa-
366 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
tam et y demeura quelque temps en qualité de ministre, puis fut chargé du district de Vallam, près Tanjaour. Il en administra les chrétientés avec un zèle digne de ses aînés, et avec beaucoup de fatigues, pendant plus de douze ans, jusqu'à sa mort arrivée le 2 mars 4862. Comme ses frères, il était très-dur pour lui-même, et se traitait fort mal, par un amour presque excessif pour la pauvreté et la mortification. Quoique d'une très-bonne constitution, ses pieux excès eurent bientôt ruiné ses forces. Plusieurs fois on lui conseilla de pren- dre un peu de repos ; il crut qu'un missionnaire devait succomber à la peine. On s'étonnait qu'il pût se sou- tenir, ne semblant avoir qu'un souffle de vie. Aussi ne fallut-il qu'une attaque assez faible de choléra pour l'enlever à la mission. Ce fut pour lui une douce consolation de mourir d'un mal contracté au service des moribonds. Ses travaux, son zèle, ses vertus lui méritèrent ainsi d'aller rejoindre au ciel ses frères tom- bés comme lui, victimes prématurées de leur charité pour le salut des Indiens. En terminant cette courte notice nous pensons qu'on ne lira pas sans intérêt quel- ques fragments empruntés à la lettre qui apporta en France , à l'un de ses frères, la nouvelle de sa sainte mort :
« Notre pauvre mission du Maduré et votre cœur « de frère viennent de faire une perte bien cruelle. « Mais si nous pleurons tous le cher Père Victor , nos « larmes ne sont pas sans consolation ; car sa belle « vie et sa belle mort nous donnent tout lieu d'espé- « rer qu'il est allé promptement rejoindre, dans la « Compagnie triomphante, les Pères Louis et Charles,
LES PP. LOUIS, CHARLES ET VICTOB DU RANQUET. 307
ce qui l'y ont précédé. Sa vie dans les Indes a été une « de ces vies cachées en Dieu , et dont Dieu seul sait « tout le prix. La bonté divine pourrait seule dire les « trésors de zèle , d'obéissance , de patience, de dou- ce ceur, d'humilité , de mortification , que possédait « ce bon Père, quoiqu'il fût le seul à ne pas s'en aper- ce cevoir. Pendant quatorze ans, il a administré le ce vaste district de Vallam, composé en grande partie ce de chrétiens Odéages , bonnes gens sans doute , ce mais d'une grossièreté faite pour épuiser la patience « la plus énergique. Il le rappelait encore en souriant, ce la veille de sa mort. ce Je pourrai dire au bon maître, « répétait-il : Mon Dieu, vous me les avez donnés bien ce grossiers; je les laisse tels. Je n'ai été qu'un servi- ce teur inutile. » En cela son humilité cachait la vérité ; ce car il a fait beaucoup dans son district. Tous ces ce pauvres chrétiens recevaient souvent les Sacrements « et sortaient peu à peu de l'ignorance où les avait ce laissés languir si longtemps, l'incurie des prêtres de ce Goa. Par les industries de son zèle il s'était formé ce une Congrégation , dont tous les membres , bapti- cc seurs d'enfants païens à l'article de la mort, maîtres ce d'école , médecins , s'approchent , tous les mois , ce des Sacrements et font une retraite annuelle. Us ont ce déjà envoyé au ciel des légions de petits anges , ce qui formeront au Père Victor, leur sauveur, une « des plus belles couronnes auprès du bon Maître. ce Non content du bien qu'il opérait par sa présence ce et par ses paroles, il peignait, dans ses moments de ce loisir, des tableaux représentant les fins dernières « et les principaux mystères de la foi , pour prêcher
368 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
« encore aux yeux de nos pauvres Indiens et faciliter le « travail des missionnaires et des catéchistes. 11 a « même eu l'incroyable patience de former un ouvrier « sculpteur, et de l'amener à faire des statues irré- « prochables , dans un pays où les plus habiles n'a- « vaient jamais fait que des monstres. Un mot suffira « pour dire sa mortification et combien il s'oubliait « lui-même. Pendant ses quatorze ans de séjour dans « le district de Vallam , il ne s'est jamais permis « de faire un voyage d'agrément. Administrer son dis- « trict , aller se confesser à Tanjaour , revenir à « Trichinopoly pour quelques affaires qui l'appelaient « auprès des supérieurs , voilà toutes ses courses. Il «va deux ans, le Révérend Père Provicaire apostoli- « que fut presque obligé d'user d'autorité pour l'em- « mener à Négapatam, et lui procurer quatre ou cinq « jours de repos. C'est ainsi que sa vie s'est dépen- « sée humblementet sans éclat devant les hommes , « au milieu des sacrifices que chaque jour ra- « mène au missionnaire, jusqu'à la consommation « de son dévouement par le martyre de la charité. Le « choléra venait d'éclater à Cottarapetty, à dix milles « au nord de Vallam ; ces pauvres chrétiens s'empres- « sèrent d'appeler le Père qui accourut. La nuit sui- « vante, il fut lui-même atteint, dans une misérable « chaumière exposée à tous les vents, qui sert de cha- « pelle et de maison aux missionnaires. Le lende- « main, il fit appeler Monsieur Géret, des Missions « élrangères, qui se trouvait le plus rapproché de « lui en ce moment. Cet excellent ami ne fut trouvé « qu'à six milles de sa résidence ; il put cependant
LES PP. LOUIS , CHARLES ET VICTOR l)V RANQUET. .'M'.)
« rejoindre le cher malade, dès le soir même, et ré- « solut de le conduire à Trichinopoly, dont il était « éloigné de vingt-deux milles. Ce voyage se fit assez « bien : le choléra semblait arrêté ; la journée sui- « vante fut même passable ; cependant la faiblesse « augmenta, et tous les soins furent inutiles; la vie « s'éteignait sans secousses. Quand le saint viatique, « apporté par le Révérend Père Supérieur , entra « dans sa chambre, oubliant sa faiblesse, il se mit à « genoux sur sa couche et se prosterna. Puis il de- « meura longtemps ensuite comme ravi en action de « grâces, et dès ce moment son oraison fut continuelle. « Jamais je n'avais mieux compris la prière de Notre- « Seigneur au Jardin des Oliviers : car la fatigue inex- « primable qu'il éprouvait était bien réellement une « agonie ; et cependant sa pensée , son âme tout en- « tière ne se séparaient plus de Dieu. Il répétait sou- « vent de courtes aspirations comme celles-ci : « Mon « Dieu ! donnez-moi votre grâce , et la mémoire de « vos grâces ! Jésus, Marie, Joseph, venez à mon se- « cours, au temps de mon agonie! » Lorsque sa voix « fut épuisée , on voyait ses lèvres mourantes mur- et murer encore des prières , et sa main faire le signe « de la croix. Même quand sa tête affaiblie s'aban- « donnait à un délire momentané, il se montrait « content de tout. A cause de son extrême fatigue, on « le changeait souvent de position, mais sans pouvoir « lui procurer aucun soulagement. Et comme on lui « demandait alors s'il se trouvait mieux : « Oh ! oui, « répondait-il, c'est bien ainsi, puisque vous l'avez « fait ! » Il reçut toutes nos commissions pour le ciel
11*
370 LES JESUITES DANS L INDE.
« avec la simplicité et la confiance d'un homme qui « se sent près d'arriver au but. L'un de nous le priait « de lui obtenir, par l'intercession de notre saint Père « Ignace , l'amour de nos saintes règles et la grâce « de mourir dans la Compagnie : « Oui, pour cela « surtout, répondit-il, j'aurai de la mémoire ». Le « samedi, vers six heures du soir , une défaillance « nous fit croire à l'approche des derniers moments. « Il était sans connaissance et la communauté réunie « récita les prières des agonisants. Ces pieuses invo- « cations le rappelèrent à la vie. Nous l'entendîmes, « tout mourant, unir sa faible voix aux nôtres, et répé- « ter : Or a pro me! Priez pour moi! Il souffrit toute « la nuit avec la même résignation, priant, et se remet- « tant avec une amoureuse confiance entre les mains « du bon Maître. A huit heures du matin, comme on lui « donnait encore son crucifix à baiser : « Maintenant « c'est fini, répondît-il , je n'en aurai plus besoin ». « Puis sa main recommença un dernier signe de croix; « mais elle retomba sans force, et il s'endormit sans « effort , quelques moments après, dans la paix du « Seigneur. Cette bienheureuse mort, tout en faisant « couler nos larmes, nous laissait cependant remplis « de consolation et de joie : c'était une belle vie que « la bonté divine couronnait. Qu'elle en soit louée « et adorée éternellement. »
CATALOGUE
DES
MISSIONNAIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
MORTS AU MADURE.
CATALOGUE
DES MISSIONNAIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS DANS LE MADURÉ , MORTS DEPUIS LE RÉTA- BLISSEMENT DE LA MISSION EN 1 837 , JUSQU'AU 1er JANVIER 1865.
1° Le P. Alexandre-Fidèle Martin , mort à Ideicattour le 30 mai 1840, après deux ans et sept mois de mission.
2° Le P. Edouard de Bournet , mort à Calléditidel, le 15 juin 1840 , après six mois de mission.
3° Le P. Alexandre de Saint-Sardos, mort à Coutelour, du choléra , le 3 février 1 843 , après un an et huit mois de mission.
4° Le P. Victor Charignon, mort à Calatoupatty , du choléra , le 21 février 1 843 , après huit mois de mission.
5° Le P. Pierre Faurie, mort à Trichinopoly, le 3 juillet 1843, après dix mois de mission.
374 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
6° Le P. Louis Garnier , mort à Maduré, le 5 juillet 1843, après cinq ans et huit mois de mission.
7° Le P. Claude Deschamps, mort du choléra, à Trichi- nopoly , le 17 octobre 1843, après un mois et dix- sept jours de mission.
8° Le P. Louis du Ranquet, mort du choléra, à Strive- gondam , le 8 novembre 1843, après six ans de mission.
9° Le P. François Perrin , mort à Trichinopoly , le 12 novembre 1843, après deux mois et douze jours de mission.
10° Le P. Walter Clifford , mort à Trichinopoly, le 2 mai 1844 , après trois ans de mission.
11° Le P. Joseph Berlendis , mort à Négapatam , le 6 octobre 1845 , après un an et cinq mois de mis- sion.
12° Le P. Gabriel de Saint-Fériol , mort du choléra , à Pratacondy , le 19 juillet 1846, après dix mois de mission.
13° Le P. Antoine O'Kenny, mort du choléra , à Néga- patam, le 20 juillet 1846, après dix mois de mis- sion.
CATALOGUE DES MISSIONNAIRES. 375
14° Le P. Désiré Audibert , mort du choléra , à Négapa- tam , le 22 juillet 1840, après deux ans et trois mois de mission.
15° Le P. Joseph Barret , mort du choléra , à Négapa- tam , le 31 juillet 1846 , après sept jours de mis- sion.
16° Le P. Victor Daugnac , mort à Pallitamam, le 7 mai 1847 , après deux ans et huit mois de mission.
17° Le F. Benoît Alméida, scolastique, mort à Trichino- poly, le 20 juillet 1847, après deux mois et vingt- quatre jours de noviciat.
18° Le F. François Al varès, scolastique, mort du cho- léra, à Trichinopoly , le 23 janvier 1849, après un an et trois mois de noviciat.
19° Le P. Charles Pons Dévier, mort à Trichinopoly, le 11 août 1849, après un an et un mois de mis- sion.
20° Le P. Dominique Sartorio , mort du choléra, dans le Marava, le 10 mars 1850, après deux ans et trois mois de mission.
21° Le P. Benjamin Cauneille , mort à Palamcottah , le 1er juin 1851 , après quatre ans et un mois de mission.
376 LES JÉSUITES DANS L INDE.
22° Le P. Pierre Brissaud, mort à Palamcottah, le 30 octobre 1851 , après neuf ans et un mois de mis- sion.
23° Le F. Joseph Sen, scolaslique , mort le 20 novem- bre 1852 , après trois ans et six mois de Compa- gnie.
24° Le P. Joseph Gury, mort à Bourbon, le 4 août 1853, après quatorze ans et six mois de mission.
25° Le P. Jean Galtier, mort du choléra, à Ramnad, le 26 août 1853, après cinq ans et neuf mois de mis- sion.
26° Le P. Prosper Bertrand , mort à Calléditidel le 23 mars 1854 , après neuf ans et onze mois de mission.
27° Le P. Vincent Hugla, mort du choléra , à Ramnad , le 27 juillet 1854 , après dix ans et trois mois de mission.
28° P. Jean Combe, mort du choléra, à Ramnad, le 8 août 1854, après douze ans et deux mois de mis- sion.
29° Le P. Charles du Ranquet, mort à Palamcottah , le 23 septembre 1854, après neuf ans de mission.
CATALOGUE DES MISSIONNAIRES. 377
30° Le P. André Richard , mort à Tanjaour, le 9 février 1855 , après neuf ans et sept mois de mission.
31° Le P. Jules Billas, mort du choléra, à Viravanel- lour , le 17 mars 1856, après sept ans de mis- sion.
32° P. Claude Compain , mort du choléra , à Sousseip- perpatnam , le 20 mars 1858, après deux ans et trois mois de mission.
33° Le P. Pierre Perrin, mort à Sivaguingué, le 19 août 1858, après dix-huit ans et un mois de mis- sion.
34° Le P. Léopold Beausoit, mort à TricJiinopoly , le 3 décembre 1858, après cinq ans et trois mois de mission.
35° Le P. Eusèbe de Mont, mort du choléra, à la côte de la Pêcherie , le 25 décembre 1 858, après un an et dix mois de mission.
36° Le P. Ernest Rigot, mort à Maduré , le 17 mai 1861, après cinq ans et onze mois de mission.
37° Le P. Antoine Rebitté , mort du choléra , à Trichi- nopoly, le 3 juillet 1861, après quatre mois de mission.
38° Le P. Victor de Lorde, mort à Trichinopoly , le 20 octobre 1861 , après trois ans et huit mois de mission.
378 LES JÉSUITES DANS L'iNDE.
39° Le P. Joseph Gunningham, mort à Négapatam , le 6 décembre 186! , après huit ans et un mois de mission.
40° Le P. Victor du Ranquet , mort du choléra , à Tri- chinopoly , le 2 mars 1862, après treize ans et huit mois de mission.
41° Le P. Jacques Wilmet , mort à Négapatam, le 17 no- vembre 1862, après vingt-et-un ans et quatre mois de mission.
42° Le P. Jérôme Mazza, mort à Trichinopoly , le 31 décembre 1862 , après treize ans et huit mois de mission.
43° Le P. Eugène Rossignol, mort du choléra, à Vada- kencoulam , le 25 janvier 1863, après deux ans et quatre mois de mission.
44° Le P. Marin Chevalier , mort à Sarlat, peu après son retour des Indes, le 10 décembre 1863, épuisé par quinze ans de mission.
TABLE
DES MATIÈRES
Vie du P. Pierre Perrin.
Chapitre I. — Naissance du Père Perrin. — Son enfance.
— Sa jeunesse. — Sa vocation à la Compagnie de Jésus. 4
Chap. H. — Entrée du Père Perrin dans la Compagnie de Jésus. — Épreuves et ferveur de son noviciat. ... 18
Chap. III. — Le Père Perrin en Espagne et en Suisse. — Il achève au Puy ses études de théologie. 27
Chap. IV. — Le Père Perrin est ordonné prêtre. — Pré- paration à ses derniers vœux. — Ses travaux en France.
— Sa vocation aux missions 42
Chap. V. — Départ du Père Perrin pour les Indes. — Son passage à Bourbon 53
Chap. VI. — Le Père Perrin chargé du district de Malcia-
; dipatty 68
380 ' TABLE DES MATIÈRES.
Chap. VII. — Le Père Perrin évangélise Aour, Dindigul et Trichinopoly - 81
Chap. VIII. — Le Père Perrin au Marava. ..... 92
Chap. IX. — Manière dont le Père Perrin administre ses chrétientés 99
Çhap. X. — Suite de l'administration des chrétientés. - — '-- Enfants de la première communion. — Mariages. — -- Soin des mourants. —, Sainte-Enfance "114
Chap. XL — Les catéchismes du Père Perrin aux petits enfants. -". 130
Chap. XII. — Dévotion du Père Perrin au chemin de la Croix. — Manière admirable dont il le fait faire aux Indiens ... 139
Chap. XIIL — Dévotion du Père Perrin et de ses chré- tiens'à la très-sainte Vierge, à saint Joseph, aux saints Anges et au B. Jean de Britto : . 147
Chap. XIV. — Maladies , croix et persécutions du Père Perrin 162
Chap. XV. — Vie domestique du Père Perrin 179
Chap. XVI. — Vie intérieure et crucifiée du Père Perrin. 190
Chap. XVII. — Quelques traits des vertus e-t âe la vie apos- tolique du Père Perrin 203
Chap. XVIII. — Le Père Perrin dans l'Est du Marava. . 214
Chap. XIX. — Événements d'Oïcottei. — Conduite admi- rable du Père Perrin. — Endurcissement des principaux habitants de ce village 225
TABLE DES MATIÈRES. 381
Chap. XX. — Dernière maladie, mort et sépulture du PèrePerrin. • 238
Chap. XXI. — Un dernier mot sur les vertus du Père Perrin 254
Chap. XXII. — Événements qui suivirent la mort du Père Perrin. 265
Notices sur quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus au Maduré 275
Le P. Alexandre-Fidèle Martin -.- . . 277
Le P. Louis Garnier 349
Les PP. Louis , Charles et Victor du Ranquet. .... 355
Catalogue des Missionnaires de la Compagnie de Jésus dans le Maduré, morts depuis le rétablissement de la mission en 4837, jusqu'au 1er janvier 4865 373
A. M. D. G.
Poitiers, typographie et stéréotypie Oudin, rue de l'Éperon, 4.
BOSTON COLLE
3 9031
Wîfti