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ORATEURS SACRÉS

CONTEMPORAINS

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ORATEURS SACRES

CONTEMPORAINS

CHOIX

DE CONFÉRENCES, SERMONS, HOMÉLIES,

PANÉGYRIQUES, INSTRUCTIONS,

RETRAITES, DISCOURS DE CIRCONSTANCE, ETC.

PRONONCÉS

Par les plus remarquables Orateurs de notre époque, tant du Clergé régulier que du Clergé séculier

PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE

Monseigneur RICARD

Prélat de la Maison de Sa Sainteté, Professeur de théologie dogmatique aux Facultés d'Aix et de Marseille.

TOME TROISIÈME

MARSEILLE

IMPRIMERIE & LIBRAIRIE S.THOMAS D'A QUI N J. MINGARDON, DIRECTEUR

II, PLACE SÉBASTOPOL, II

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Tous droits réservés

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COPIE TEXTUELLE

De la Lettre de M. le Grand- Vicaire TERRIS

à M. l'Abbé MARTIN

Fréjus, 9 septembre 1884.

Monsieur le doyen,

Je vous renvoie votre manuscrit de sermons.

Le docte examinateur nommé par Monseigneur , en a fait un éloge si flatteur et si complet que je me promettais un régal littéraire de m?en délecter à mon tour. Malheureusement , les heures libres sont si rares pour nous 1 , que j'ai pu à peine parcourir du regard quelques-unes de ces pages , ce qui n a fait qu aiguiser la faim et me donne le vif regret de ne pouvoir les lire tout à loisir.

Sur vos instances , je me décide à me dessaisir de votre précieux monument, non sans garder au fond du cœur V espérance que ces pages si substantielles pour le fond et si littéraires pour la forme ne res- teront pas enfouies à jamais dans un tiroir du presbytère du Prddet, mais qu'elles en sortiront pour affronter le grand jour de la publicité 2, Ce sera un vrai profit spirituel pour les âmes et un festin littéraire digne des plus gourmets.

Veuille^ agréer , Monsieur le Doyen , l'hommage de tout mon dévouement en N.-S.

> Paul TERRIS,

Vicaire-général.

1. Monseigneur est malade.

2. En vertu d'un traité passé avec M. l'abbé Martin , ces précieux manuscrits seront tous imprimés dans les Orateurs Sacrés contemporains.

LES

ORATEURS SACRES

CONTEMPORAINS

RETRAITE

POUR PREMIÈRE COMMUNION

PRÊCHÉE DANS UN PENSIONNAT DE DEMOISELLES l

Venez et reposez-vous un peu dans la solitude. VenUe et requiescit pusillum.

Mes enfants,

Les Apôtres, par les ordres du divin maître, venaient de par- courir les bourgades et les villes de la Judée, évangélisant les pauvres, instruisant les simples, consolant les malheureux, fortifiant les justes et ramenant les pécheurs. Certes c'était une fonction bien sainte et bien méritoire. Ils l'avaient remplie avec tout le zèle que leur inspirait leur foi et leur charité apos- tolique. Cependant J.-C. les invite à se soustraire aux distractions du monde et à chercher dans la solitude et dans la prière un saint repos qu'il leur juge nécessaire. Il semble craindre qu'en travaillant au salut de leurs frères, ils n'aient laissé faiblir le zèle de leur propre sanctification. Il veut donc qu'ils viennent dans la retraite retremper leur âme , sonder les replis de leurs cœurs, purifier leur conscience de tout ce qui pouvait s'être glissé d'humain dans leur mission évangélique et se préparer par le recueillement et de saintes communications avec Dieu, à remplir de nouveau les fonctions du ministère apostolique.

Mes enfants, vous n'êtes pas des apôtres; vous ne venez pas comme eux de remplir des fonctions divines. Mais comme eux n'avez-vous pas besoin de vous soustraire par la solitude, aux

1. Par M. l'abbè Martin, doyen ancien curé de la Garde.

8 RETRAITE

distractions de la vie commune, et de vous replier sur vous- même par le recueillement et la prière? Ne s'agit-il pas pour vous de vous préparer à l'action la plus sainte que la créature puisse faire sur la terre? Oui, mes enfants, lorsqu'il s'agit de recevoir un Dieu, on ne saurait être trop pur. Venez donc, vous dirai-je avec J.-C. venez, mes enfants, et recueillez-vous un peu dans le silence et la prière. C'est Dieu qui vous appelle, prêtez- lui une oreille docile, et pour recueillir tout le fruit que le ciel à caché pour vous dans la retraite, pesez en avec moi la néces- sité et les avantages.

Pour reconnaître la nécessité de la retraite, il devrait suffire à des chrétiens de savoir que J.-C. a consacré cette pratique par son exemple dans les époques marquantes de sa vie mortelle.

En effet, mes enfants, voyez quelle est la conduite de ce divin maître. Veut-il sortir de l'obscurité profonde il a vécu sous l'humble toit de Joseph depuis sa naissance, pour accomplir la volonté de Dieu son père? Certainement il n'avait pas besoin de préparation, lui qui est la sainteté par essence. Cependant, à peine a-t-il reçu le baptême de Jean-Baptiste, que du bord du Jourdain, il se retire dans le désert pour se préparer par le silence, le jeûne et la prière à la prédication de l'Évangile. Dans le cours de sa vie publique, ne le voyez-vous pas interrompre ses tra- vaux divins pour se livrer dans la solitude à des prières ferventes? N'est-ce pour prier et méditer la volonté de Dieu , qu'il congédie quelquefois la foule affamée de sa parole, qu'il s'éloigne de ses disciples chéris et qu'il fuit seul au désert ou sur la montagne ? Et lorsque arrive l'heure de sa passion et de sa mort , ne le voyez-vous pas au jardin des oliviers, s'éloigner de ses apôtres se prosterner la face contre terre pour se préparer par la prière à la lutte sanglante qu'il doit soutenir corps à corps contre le péché, pour opérer par sa mort, le salut du genre humain? Oui, sa vie entière a été comme une retraite continuelle, à peine interrompue par les travaux de sa vie publique. Il nait dans l'obscurité de l'étable, il vit sous l'humble réduit de Joseph, il jeûne et prie dans le silence du désert, il est transfiguré presque sans témoins sur la montagne, il agonise dans la solitude de Gethsémani, il meurt au milieu des ténèbres miraculeuses, dans un délaissement étrange, il ressuscite au milieu de la nuit, et s'il monte au ciel en présence d'une foule de disciples, c'est encore du haut d'une montagne, loin du tumulte du monde. Enfin les actes de sa vie se sont tous accomplis dans une grande solitude.

Voilà, mes enfants, comment J.-C, notre modèle, nous prêche la nécessité de la retraite. Il n'avait nullement besoin de re- recourir à cette pratique pour accomplir divinement l'œuvre de

POUR PREMIÈRE COMMUNION 9

son père. Il a voulu nous en donner l'exemple, pour nous faire sentir le besoin que nous avons d'y recourir, pour étayer notre faiblesse, fortifier notre volonté, et reconnaître dans la médi- tation la voie que nous avons à suivre. Aussi, voyez-vous, comme les grands serviteurs de Dieu, soit avant soit après J.-C, ont tous recouru à la sainte pratique de la retraite. Moïse, cet homme incomparable, admis à converser face à face avec Dieu, passe quarante jours dans la retraite avant de recevoir de Dieu les tables de la loi. C'est dans la retraite au désert que le grand prophète Élie, qui appelait le feu du ciel , a puisé ce zèle qui lui fait proclamer les arrêts de Dieu à la face des rois impies qui conjuraient sa perte. C'est dans le désert que Jean-Baptiste, le plus grand des enfants des hommes, se prépare à la mission glorieuse qui lui est confiée par le ciel d'annoncer le Sauveur à la terre. C'est dans la solitude que les Jérôme, les Ambroise, les Augustin, les Grégoire, les Borromée, les François Xavier, ont puisé cette foi, cette force, ce zèle, cet amour, cette piété qui les ont rendus comme autant de flambeaux de l'Église de Dieu, et de modèles parfaits de toutes vertus.

Ah ! mes enfants, si les justes et les saints ont recouru à la retraite et à la prière, pour assurer leur salut, n'est-il pas évident que la retraite vous est d'une nécessité indispensable pour vous préparer à recevoir en vous le Dieu de sainteté, l'auteur et le consommateur du salut ? Si les grands serviteurs de Dieu qui vivaient sur la terre comme des anges aimaient à se recueillir, pour entretenir la pureté de leurs cœurs, vous, mes enfants, si loin de leur ferveur et de leur piété, ne devrez-vous pas vous recueillir sérieusement en vous-mêmes pour vous rendre dignes de la visite du roi de gloire ?

D'ailleurs, les enfants du siècle ne vous donnent-ils pas l'exemple de cette retraite, de ce recueillement? Voyez les gens d'étude, ils veulent se faire un nom, et s'ouvrir dans le monde une carrière glorieuse. Eh bien ! ils cherchent la soli- tude, ils s'enferment dans un tTabinet solitaire, ils pâtissent sur les livres: et pourquoi? Pour réussir dans la carrière qu'ils ambitionnent, pour acquérir de la renommée, des richesses, et ce négociant, pourquoi fuit-il de temps en temps le tumulte des affaires; pourquoi s'enferme-t-il dans son comptoir, compulsant ses comptes et entassant des chiffres? C'est qu'il veut faire une spéculation ; avant de s'aventurer, il calcule toutes les chances de succès et de ruines. Enfin, ce père de famille, ne prend-il pas, lui aussi, ses moments de retraite, ne sait-il pas au besoin se recueillir? Sans doute, parce qu'il veut tenir ses affaires dans un état prospère , et capable de faire honneur à son rang , à son nom, à sa famille. Il se recueille donc ; il balance ses revenus

10 RETRAITE

et ses dépenses , et calcule les moyens les plus propres à grossir ses épargnes.

Voilà, mes enfants, quelle est la conduite des enfants du siècle. Voilà les précautions qu'ils prennent pour parvenir à leur fin, et couronner du succès leurs desseins ambitieux. Et vous-mêmes, lorsque vous voulez réussir dans un ouvrage, vous distinguer dans un travail, ne vous livrez-vous pas à une espèce de retraite , par le recueillement ! le silence et l'appli- cation ?

Eh! quoi, sera-t-il donc bien vrai que les enfants du siècle sont plus prudents que les enfants de lumière! ils s'appliquent de toutes leurs forces aux affaires temporelles, et vous seriez indifférents au succès de la grande affaire du salut , du vrai bonheur ! Non , non , mes enfants , vous comprendrez mieux que cela vos intérêts les plus sacrés. Vous sentez la nécessité de la retraite du silence et de la prière.

Je sais bien que depuis longtemps vous pensez à la Commu- nion,"aux moyens de la bien faire ; mais pourtant il est vrai de dire qu'aux approches de ce grand jour, il faut redoubler desoins et d'application pour les préparer. La dissipation ordinaire de la vie , les occupations de l'étude et du travail vous empêchent de de réfléchir autant qu'il le faudrait. On s'examine mais assez souvent d'une manière superficielle ; on ne sonde pas assez les plaies de l'âme, la source de ses misères spirituelles; on s'ac- cuse de ses fautes, mais on ne s'efforce pas assez pour en concevoir un regret sincère ; on ne forme pas toujours un propos bien sérieux de s'en corriger. Enfin, notre âme doit brûler d'amour, pour recevoir le Dieu d'amour; mais, est-elle vraiment enflammée de ce feu divin? Voilà bien des raisons qui vous font sentir la nécessité de la retraite préparatoire au grand acte de la Communion. Nous allons en reconnaître les avantages dans la seconde réflexion.

Mes enfants, la voix de Dieu, pour se faire entendre de nous, réclame le calme, le silence et le recueillement. C'est au cœur que Dieu veut parler ; c'est le cœur qui doit l'écouter-. En vain le bruit des paroles vient retentir à nos oreilles -, si le cœur ne s'épanouit pour les recevoir, ce n'est qu'un son qui expire et s'éteint en dehors dej nous , sans produire aucun écho dans notre intérieur. La parole de Dieu est alors comme une semence qui demeure stérile, parce qu'elle n'est pas enfouie dans le sein de lafterre. Entrons dans la retraite, séparons-nous des occu- pations de la vie ordinaire, faisons au fond de nos consciences comme une espèce de solitude; alors tout change, notre cœur, comme une terre brûlée des ardeurs du soleil est toute prête à recevoir la rosée céleste de la grâce. Il est saintement remué ,

POUR PREMIÈRE COMMUNION 11

touché, converti. Il sent la présence de Dieu qui lui fait goûter les charmes d'une mystérieuse conversation. Dieu se rend, dans la retraite, en quelque manière familier avec l'âme qui se soustrait à toutes les pensées humaines, pour être toute à Lui, et c'est alors que sûr d'être écouté de sa créature dans cette sainte solitude, il parle vraiment à son cœur, comme dit le prophète, ducam in solitudinem et ibi loquar ad cor ejus. Ses paroles que Dieu nous adresse sont toutes recueillies, absorbées, comme les gouttes d'une pluie bienfaisante. Elles pénètrent au fond de l'âme. Sérieusement méditées, elles y jettent de profondes raci- nes et produisent les fruits de salut dont elles portent le germe. Les vérités saintes brillent à nos yeux d'un plus vif éclat. Elles illuminent notre intelligence dont elles dissipent les nuages, elles montrent dans tout leur jour la grandeur de Dieu, le néant, de la créature, l'importance des fins dernières, l'inévitable nécessité la mort, les rigueurs des jugements de Dieu, les horreurs de l'enfer, les délices du ciel, la beauté de la vertu, la laideur du péché, la justice et la miséricorde de Dieu dans la croix de Jésus et l'amour incompréhensible de ce divin Sauveur dans l'adorable Eucharistie.

Au grand jour de ces vérités , l'âme semble sortir d'une obscurité profonde. Elle s'apparaît à elle-même dans toute la réalité de son état , elle sonde les replis les plus cachés et reconnaît ses vices, ses défauts, ses penchants, ses misères spirituelles. Ah ! combien de fautes inaperçues jusqu'alors viennent se présenter à ses yeux comme dans un miroir à mesure qu'elle s'étudie elle-même. Comme elle s'humilie et se confond devant Dieu, à mesure qu'elle reconnaît les plaies secrètes qui la déparent aux yeux de son créateur et de son juge! Oh! c'est vraiment alors que la voix de Dieu, dans le calme de la réflexion , se fait entendre plus que jamais. Sem- blable à la foudre, elle ébranle le désert des consciences. Le pécheur, sous l'aiguillon du remord revient à Dieu par une conversion sincère. Le tiède justement alarmé des dangers de son état se ranime et se réchauffe; le juste reconnaissant dans la grâce le bras qui le soutient redouble d'ardeur à en suivre les impressions. Les uns et les autres semblent respirer un air plus pur que dans le tumulte des occupations mondaines et sont comme embaumés des parfums du ciel. Enfin, c'est dans la retraite que par des prières plus fréquentes et surtout plus ferven- tes s'établit entre Dieu et l'âme une communication mystérieuse qui fait monter vers le ciel nos soupirs, nos regrets et nos vœux pour en faire pleuvoir sur nous ces vives lumières qui éclairent l'esprit et les grâces puissantes qui touchent nos cœurs et les brisent d'un saint repentir. C'est par les exercices de la retraite

12 . RETRAITE

que vous allumerez dans vos âmes ce feu sacré de l'amour divin qui seul peut vous rendre vraiment dignes de vous unir par la communion au grand Dieu qui se définit un feu consumant? ignis consumens est.

Ah ! mes enfants , puisque vous devez trouver de si précieux avantages dans la retraite , suivez-en les exercices avec une sainte ardeur. C'est une grâce privilégiée que Dieu vous accorde. Dans ces jours favorables , le ciel va comme s'ouvrir sur vous. Les anges et les élus vont être en prière avec vous au pied du trône de l'Éternel. Marie sollicite le cœur de son divin fils et l'Esprit-Saint est prêt à vous enrichir de ses grâces, et Dieu comme un bon père , à ses regards attachés sur vous avec une tendre sollicitude. Ah ! combien d'âmes ont leur conversion et le bonheur d'une communion sainte à la grâce de la retraite. Songez y sérieusement. Le succès de la grande action que vous allez faire est attaché à la ferveur que vous déploîrez dans ces exercices préparatoires.

Représentez-vous les apôtres dans le cénacle ; voyez la tendre Marie au milieu d'eux avec les saintes femmes. De quoi s'occu- pent-ils? Ils se livrent aune prière continuelle , fervente , animée du désir d'être exaucée. Que demandent-ils à Dieu?L'esprit-Saint que Jésus a promis de leur envoyer du ciel. Par le silence, le recueillement et la prière ils préparent leurs cœurs à recevoir dignement l'Esprit Consolateur. Et vous , mes enfants , que demandez-vous au ciel ? N'est-ce pas le pain des anges , le pain de la vie éternelle , la chair pure et sans tache du Dieu fait homme ? Cet hôte divin mérite-t-il moins de préparation de votre part que n'en demandait l'Esprit-Saint de la part des apôtres? N'est-ce pas toujours un Dieu que vous allez recevoir? Peut-on être jamais assez préparé pour cette grâce des grâces ?

A l'exemple de l'auguste Marie et des apôtres , établissez une sainte solitude autour de vous au fond de vos cœurs. Bannissez toute pensée étrangère à ces exercices pieux. Tenez vos cœurs toujours prêts à recevoir l'influence de la grâce. Mettez-vous dans la disposition du saint roi David, lorsqu'il s'écriait: Mon cœur est prêt , 6 mon Dieu, mon cœur est prêt. Paratum cor meum...

Efforcez-vous de dire avec toute la sincérité du jeune Samuel : Parlez, Seigneur; votre serviteur écoute. Loquere , domine , quia, audit servus tuus. Alors le Seigneur parlera vraiment à vos cœurs et vous entendrez son langage plein de toute la tendresse d'un père; vos âmes deviendront pures comme des anges ; vos cœurs s'em- braseront d'une flamme céleste , et le Dieu d'amour et de sain- teté viendra s'y reposer comme sur un trône, pour vous marquer du sceau de ses élus. Amen.

POUR PREMIÈRE COMMUNION 13

SUR LA COMMUNION.

HORREUR DE LA COMMUNION SACRILÈGE. BONHEUR D'UNE COMMUNION SAINTE.

Quolies cumquemanducabitis, mortem Domini annuntiabitis.

Lorsque vous mangerez le pain Sacré tous rapellerez la mort du Seigneur. (S. Paul aux Corinth.)

Mes enfants,

Voilà des paroles bien propres à vous convaincre de l'impor- tance de la Communion. Y a-t-il dans la vie du chrétien un acte plus solennel , plus décisif que celui qui l'unit à son Sauveur de la manière la plus intime et le transforme pour ainsi dire en Dieu ? Y a-t-il rien de plus saint , de plus sacré , que la mort et la chair de J.-C. ? Eh bien ! c'est la passion et la mort de votre Sei- gneur que vous allez rappeler à la Table Sainte ; c'est la chair de votre Dieu que vous allez manger comme un pain mystérieux à ce festin des anges.

Voulez-vous reconnaître l'importance de ce grand acte, médi- tez-en les suites. La mort de J.-C. , qui s'accomplit d'une manière ineffable dans ce sacrement adorable , devient pour ceux qui la célèbrent une source de sanctification ou de damnation éternelle.

Le pain céleste qu'on y mange est un pain de vie ou de mort , selon les diverses dispositions des cœurs. De là, malheur de la communion sacrilège ou bonheur de la communion sainte. Je devrais peut-être, mes enfants, ne vous parler que du bon- heur de la communion sainte; cependant, comme rien n'est plus capable de nous faire apprécier le bonheur que l'aspect du mal- heur , je vais vous présenter d'abord le tableau de la communion sacrilège pour redoubler en vous, s'il est possible, l'ardeur qui vous enflamme pour le bonheur^le la communion sainte { .

Mes enfants , Il faudrait des larmes de sang pour déplorer le malheur de la communion sacrilège. Quelles horreurs ne renferme-t-elle pas V

1. Si on prêchait dans une congrégation de^demoiselles :«Je devrais peut-être au milieu de cet auditoire pieux, ne parler que du bonheur de la communion sainte: cependant comme l'esprit de ténèbres sait se transformer en ange de lumière pour nous séduire, et qu'il redouble d'ardeur et d'artifices, à mesure qu'il nous voit plus hostiles à son tyrannique empire, j'oserai , m'autorisant de l'exemple de S. Paul, tou- cher â ce pénible sujet, et réveiller votre défiance, pour vous préserver de toute illu- sion. D'ailleurs comme rien n'est plus capable de nous faire apprécier le bonheur que l'aspect du malheur , je vais vous présenter d'abord le tableau delà communion sacrilège, pour en faire ressortir le bonheur de la communion sainte ». (Mes chères sœurs.)

14 RETRAITE

Mépris révoltant de Dieu. C'est la créature, un ver de terre qui s'approche de son Dieu, avec indifférence, avec dédain, avec audace, sans égard à sa majesté souveraine, sans respect pour sa sainteté infinie, sans crainte de sa toute puissance qu'il vient braver jusque dans son sanctuaire.

Ingratitude la plus noire. C'est l'esclave qui insulte à son libérateur. Il vient s'asseoir à sa table pour la souiller. Il s'y présente sans robe nuptiale, ou plutôt sous les haillons dégoû- tants du péché ; il vient ainsi enfouir dans la boue de son cœur corrompu ce pain des anges qui ne fut préparé que pour les âmes pures.

Trahison infâme. Jésus-Christ à sa Table Sainte à préparé un festin pour ses amis, pour ses enfants. Par un effet incompré- hensible de sa puissance et de son amour , il s'y offre lui-même comme nourriture. Ses amis seuls y sont invités ; et l'indigne communiant sous les dehors de l'amitié vient se confondre dans les rangs des convives. Nouveau Judas, il s'approche du divin Maître, feignant l'amour d'un vrai disciple, il le salue par une adoration hypocrite et le recevant dans son cœur impur, il lui donne le baiser du traître, et du signe de l'amour il fait l'instru- ment de la haine.

Encore Judas, dans son aveuglement, en livrant son maître à ses ennemis, espérait que Jésus se soustrairait de leurs mains par sa puissance ; mais ici à la Table Sainte, l'indigne commu- niant sait bien que le Sauveur se trouve comme enchainé par son amour et qu'il n'oppose aucune résistance aux affronts , aux outrages de ses ennemis.

Outrages sanglants. On frémit à la vue des juifs persécutant Jésus, le chargeant de chaînes, l'assaillant de soufflets, lui cra- chant au visage et le traînant dans la fange. Et le communiant sacrilège n'est-il pas plus criminel que ces juifs persécuteurs? Ne vient-il pas enchaîner Jésus des liens ignominieux de ses iniquités? Ne couvre-t-il pas sa face divine d'affronts et de cra- chats, en l'identifiant par la communion avec le péché dont son cœur est souillé? Et qu'est-ce que l'âme de l'indigne communiant, si non un amas de fange dans lequel il vient traîner le corps du roi de gloire?

Est-ce assez d'horreurs , mes enfants, dans un seul crime? Non, non, mes enfants; il est encore quelque chose de plus horri- ble. L'indigne communiant se fait l'assassin de son Dieu. Il est vraiment coupable de sa mort. S. Paul nous le dit : Reus erit cor- poris Domini. Il crucifie de nouveau Jésus-Christ dans son cœur. Autant qu'il dépend de lui, il donne la mort au roi immortel des siècles, à l'auteur même de sa vie.

POUR PREMIÈRE COMMUNION 15

Il est vrai, en notre qualité de pécheur, nous sommes tous les auteurs de la mort de J.-C. sur la croix ; mais, cette mort , le divin Sauveur est venu la subir volontairement, pour nous rappeler de la mort du péché à la vie de la grâce. Sorti glorieux du tombeau, il ne meurt plus, seulement il se place dans l'Eucharistie comme dans un état de mort , pour appliquer les mérites de sa mort réelle aux cœurs purs qui viennent participer à sa chair divine. Et bienl c'est dans le sanctuaire de la vie et de la grâce que le commu- niant sacrilège vient assiéger le Sauveur. En se présentant à la Table Sainte avec le péché dans le cœur, il anéantit en quelque sorte le fruit de sa mort en le souillant de son péché par cette union intime : il semble l'appeler de nouveau à la croix. C'est ainsi que par le plus effrayant des crimes, il crucifie de nouveau son Sauveur dans le sacrement de l'amour.

Mes enfants, un crime aussi atroce ne doit-il pas entraîner à sa suite des châtiments digne de la vengeance divine? Sans doute, S. Paul les résume tous dans ces paroles énergiques : quiconque mange indignement ce pain sacré, mange et boit sa propre con- damnation. Judicium sibi manducat et bibit. L'arrêt de mort et de damnation éternelle , s'attache pour ainsi dire à ses entrailles et s'identifie avec tout son être comme la nourriture ordinaire se change en la substance de notre corps. Partout l'indigne commu- niant traîne avec lui la sentence de sa réprobation. Sa conscience la proclame hautement du fond de son cœur; les anges l'ont tue avec effroi; Marie se voile de douleur, et l'enfer rugit de joie, et Dieu en commence l'exécution dès cette vie par la soustraction de ses grâces.

En effet, ce jour qui devait marquer dans sa vie par une sainte ivresse de bonheur , et commencer une ère de vertu, ne laissera dans son cœur qu'une sombre inquiétude, une muette indiffé- rence, une funeste insensibilité, avant coureurs de l'endurcisse- ment et de la réprobation.

Il est vrai, mes enfants, que le crime de la communion sacri- lège n'est pas irrémissible. A Dieu ne plaise que je mette de bornes à la miséricorde d'un Dieu mort pour les pécheurs; mais il est bien vrai de dire que le malheureux, qui dans le moment solennel Dieu l'appelle pour la première fois au festin des anges, vient fouler aux pieds du démon le corps et le sang de J.-C. ne reviendra qu'avec peine à des sentiments chrétiens. La grâce pourra bien quelquefois remuer sa conscience, solliciter son cœur au repentir; mais, courbé sous le poids du sacrilège, il n'éprouvera que du dégoût pour les exercices de piété, il aggra- vera de jour en jour son état déplorable par de nouveaux écarts; il traînera sa vie dans l'indifférence, dans l'étourdissement des occupations mondaines, dans l'oubli de Dieu et de ses devoirs.

16 RETRAITE

Sur quoi fonder alors l'espoir de sa conversion? Ne devient-elle pas tous les jours plus difficile? N'est-il pas à craindre que la mort ne vienne confirmer la sentence de réprobation dont-il a stigmatisé sa chair au jour de la communion sacrilège 1 ? Heu- reux si , cédant aux remords dont Dieu le poursuivra dans sa miséricorde, il rentre au fond de sa conscience, et s'efforce par un repentir sincère de réparer ce premier malheur, et d'échanger la sentence de mort en sentence de vie.

Mais, c'est déjà trop longtemps vous entretenir d'un sujet si lugubre qui ne saurait vous regarder. Je vais vous présenter, mes enfants, un tableau digne de toute votre piété, et vous parler du bonheur d'une communion sainte.

Deuxième réflexion. Si la communion indigne est effrayante par les horreurs qu'elle renferme, la communion sainte ne vous en paraîtra que plus ravissante. Jamais le langage de l'homme ne pourra exprimer, jamais son esprit ne pourra comprendre les biens immenses que renferme l'Eucharistie. C'est un vérita- ble abîme de grandeur et d'amour. Si nous ne pouvons en sonder la profondeur, essayons d'en parcourir les bords; nous n'en comprendrons pas moins le tribut d'admiration et d'amour que la reconnaissance nous impose envers Dieu. Je commence.

Quelles merveilles, quelles faveurs ! mes enfants ; suivez-moi et vous serez pénétré d'admiration et d'amour à la vue de tant de bienfaits.

Par la communion , il s'établit une intime union entre Dieu et la créature. En effet, mes enfants, dans l'Eucharistie on reçoit la chair et le sang de J.-C. Or, ce divin Sauveur n'a-t-il pas di^ formellement : Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. Et comment pourrait-il en être autrement. Sa chair, dit-il, est véritablement une nourriture et son sang un breuvage. Dès lors sa substance s'unit à la notre; nous lui sommes incorporés, identifiés, comme deux cires fondues au

1. (Dans une congrégation). « Ah !si je connaissais une de ces malheureuses victimes « j'irais me jetter à ses pieds; je lui dirais avec l'accent de la douleur et de la charité î « âme chrétienne, vous avez outragé votre Dieu par une communion sacrilège. Ouvrez « les yeux, voyez l'abîme creusé à vos pieds; hâtez- vous de le fermer par un repentir « sincère. Gardez-vous bien d'accumuler crime sur crime. Allez découvrir la plaie « secrète qui vous ronge, et le Dieu de miséricorde oubliera votre ingratitude, vous « rendra la paix de l'âme, les douceurs de son amour et vos droits au bonheur du ciel. « Mais la honte et la tristesse dévorent votre cœur; vous êtes tentée de fuir loin de «Dieu, vous désespérez de votre pardon. Loin de vous la funeste pensée de Caïn} « désespérant du pardon de son fratricide . sans doute votre crime à été gra nd, puis. « que vous avez attenté à la vie de Jésus votre Père et votre Sauveur. Mais la miséri- « corde de Dieu est bien plus grande encore. Revenez à lui comme l'enfant prodigue « et ce tendre Père vous rendra son amour, et ce déplorable égarement, devenu pour « vous une source d'humiliation et de larmes , pourra lui-même vous affermir dans la « voix de la vertu et du salut. » ^Mais c'est déjà trop longtemps etc d'une Commu- nion Sainte.;

POUR PREMIÈRE COMMUNION 17

feu n'en font plus qu'une. De même que le pain matériel se transforme en notre substance, ainsi sommes-nous transformés en la substance de J.-C. Se peut-il concevoir une faveur, une dignité, un bonheur semblable à celui du vrai fidèle? Y a-t-il au monde rien de plus grand que le chrétien qui voit ainsi son Dieu s'abaisser jusqu'à lui !

En effet, mes enfants, le fils de Dieu en se faisant homme a divinisé en sa personne la nature humaine dont il s'est revêtu. Mais poussant l'amour jusqu'aux dernières limites, il veut nous faire participer individuellement à sa divinité. Sur la croix il s'est constitué la victime générale du monde. Dans l'Eucha- ristie il se fait pain de vie pour se donner tout entier à chaque fidèle en particulier. Ainsi, vil néant, nous portons en nous le créateur de l'univers. Créatures d'un jour, nous ne faisons plus qu'un avec le Roi immortel des siècles. Cette alliance sublime ne saurait demeurer stérile.

Aussi voyez-vous le fer dans un brasier ardent se revêtir de toutes les qualités du feu? Ainsi, mes enfants, revêtus, péné- trés de la divinité par notre union au corps de J.-C. nous sommes enrichis de ses qualités, de ses perfections, de ses mérites ; tout est à nous. Il vit en nous, et nous vivons en lui-, et comme il vit en son père, nous sommes abimés par lui dans le sein de la divinité. 0 admirable grandeur! s'écrie S. François d'Assise dans un élan de reconnaissance. 0 bonté étonnante ! le Dieu de l'univers s'abaisse jusqu'à se donner à nous en nourriture pour nous communiquer sa vie.

Voyez-vous aussi le sarment de la vigne ; il n'a de vie qu'autant qu'il tient au cep qui le nourrit -, il prospère d'autant plus que le cep est plus vigoureux lui-même. Dès lors qu'elle surabondance de vie et de grâces doit se répandre en nos âmes, lorsque par la communion elles sont comme greffées sur Jésus-Christ, la véri- table vie.

Le corps ne puise-t-il pas sa vie dans l'aliment matériel à mesure qu'il le transforme en sa substance ? Jésus-Christ devenant notre aliment céleste peut-il ne pas se distribuer et se communiquer à tout notre être à mesure qu'il le pénètre dans toutes ses puissances, et qu'il nous transforme en lui-même? Oui, par cette admirable opération, nous lui sommes unis comme des membres vivants -, nous vivons de sa vie, et , comme dit S. Paul . ce n'est plus nous qui vivons , c'est J.-C. qui vit en nous. Il est en nous comme une sève divine qui nous rend capables de porter des fruits dignes du ciel ; c'est-à-dire que nous recevons en Lui une semence de grâces et de vertus.

Semence précieuse et féconde. Que notre âme se présente à la Table Sainte comme une terre bien préparée, et cette divine

III- DKUX.

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semence y multipliera au centuple, toutes les vertus comme autant de fleurs célestes en jailliront comme de leur tige natale. Ce Dieu caché sous les espèces sacramentelles ravive notre foi, nourrit notre espérance, et nous forme à l'humilité chré- tienne ; sa chair virginale fait germer en nos âmes le lys de la chasteté, son sang nous enivre de l'amour divin ; sa lumière nous éclaire , sa parole nous console, sa sagesse nous conduit, sa force nous soutient et sa grâce nous enflamme d'ardeur à remplir nos devoirs les plus pénibles, et fait enfin triompher notre faiblesse des ennemis du salut, de nos passions, de nos mauvais penchants.

Et quel puissant remède nous offre ce divin Sauveur dans cette nourriture céleste, contre tous les maux spirituels. Durant sa vie mortelle le simple attouchement de sa robe guérissait les maux les plus invétérés : Sa chair sera-t-elle impuissante, lorsqu'elle sera identifiée avec la nôtre? N'est-elle pas, comme l'enseigne l'Église, un préservatif merveilleux contre le péché mortel, un rempart élevé contre les assauts du démon, une rosée rafraîchissante capable d'amortir le funeste foyer de la concupiscence , un frein salutaire et puissant pour réprimer nos passions les plus fougueuses? N'est-elle pas un baume bienfai- sant qui vient assainir nos plaies spirituelles? Comme le charbon ardent du prophète ne vient-elle pas purifier l'âme, le cœur et toutes les facultés de celui qui s'en nourrit?

0 prodige d'amour; en guérissant les maux de l'âme, en nous rendant à la vertu, cette manne céleste devient elle-même le gage précieux de la vie éternelle? En effet, mes enfants, qu'est-ce que la vie éternelle? C'est la possession de Dieu, c'est le repos de l'âme en Dieu. Eh bien, c'est de cette glorieuse, destinée que J.-C. nous donne un avant-goût dans la communion. Je suis le pain de vie, dit-il lui-même; celui qui mange ma chair et boit mon sang aura la vie éternelle. Ainsi, mes enfants, la communion vous donne une arrhe divine d'un bonheur sans fin. Elle est vraiment l'arbre de vie qui donne l'immortalité à ceux qui se nourrissent de ses fruits.

Applaudissez-vous, âmes pures, s'écrie S.Bernard, soyez dans les transports de joie; vous tenez les arrhes de l'Époux céleste auquel vous serez irrévocablement unies dans la gloire. Oui ,mes enfants, J.-C. vous donne dans sa chair sacrée comme la clé du ciel, et si le ruisseau ramène à la source , la communion sainte conduit à ces torrents de délices dont les élus sont enivrés. Bien plus, par l'arrêt de mort lancé contre le pécheur, notre corps , sorti de la terre doit rentrer dans la terre ; par un effet merveilleux delà communion , ce même corps recevra lui-même un germe d'immortalité. Comme le sel, dit S. Irénée, communique

POUR PREMIÈRE COMMUNION 19

son incorruptibilité au corps qui le reçoit, ainsi le corps de J.-C. communique à nos corps sa sainteté et son incorruptibilité. En effet, si durant sa vie mortelle, il laissait échapper de son corps une vertu assez puissante pour guérir tous ceux qui l'appro- chaient , notre corps nourri et comme engraissé de la chair de J.-C. n'en recevra-t-il pas une impression de vie que les ravages de la mort ne sauraient anéantir ? Son corps, ressuscité et spiri- tualisé, serait-il moins puissant que son corps passible et corrup- tible? N'est-ce pas la promesse formelle que fait J.-C. au pieux communiant ? Celui qui mange ma chair aura la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Dans la pensée du grand Bossuet , cette terre qui nous a engendrés pour la mort, fertilisée par le sang de J.-C. ne doit-elle pas nous engendrer un jour pour la vie? et Dieu le père qui a ressuscité son fils pour la gloire , ne ressusci- tera-t-il pas avec lui toute chair qui aura été saintement unie à son corps? N'est-ce pas l'espérance qui consolait le grand S. Paul ? Oui , vous dirai-je avec lui : un jour descendra dans la terre votre corps, vil abject, faible et corruptible, mais pénétré de la vertu puissante de la chair de J.-C. , il ressuscitera glorieux, éclatant, spirituel, incorruptible.

0 mes enfants , que de merveilles ! Union intime avec J.-C . , source inépuisable de vie , semence de grâces et de vertus , remède divin, gage de la vie éternelle, germe de résurrection et d'immortalité. Les biens sans prix et sans mesure sont tous ren- fermés dans l'Eucharistie , comme dans une arche sainte. Dieu s'apprête à vous l'ouvrir. C'est la première fois que le divin Sau- veur doit venir en vous. J.-C. vient en ami , tout disposé à vous enrichir de ses dons ; préparez donc vos cœurs à ces divines libéralités. Elles seront d'autant plus larges, que vous aurez mis plus de zèle à recevoir cet hôte divin. Par l'ardeur de vos désirs, par une humilité profonde, par un sincère repentir de vos fautes, et surtout par les brûlants soupirs de l'amour, préparez- lui un accueil digne de sa majesté mainte. Que vos cœurs s'épa- nouissent en sa présence comme un lis virginal aux rayons, écla- tants du soleil. Alors ce Dieu d'amour y versera, sans mesure, ses grâces les plus précieuses, ce jour marqué dans votre vie comme un jour de bonheur deviendra le gage de votre persévérance dans la piété chrétienne et comme le prélude de la glorieuse éternité. Amen.

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PURETÉ DE CONSCIENCE. MOYENS D'Y PARVENIR

Protêt autem seipsum homo ; et sic de pane Mo

éclat. Que l'homme s'éprouve avant de participer

au pain de vie. (S. Paul aux Corlnth.)

Vous l'avez compris, mes enfants, rien de plus important que la Communion. Elle est une source de vie ou de mort. Et qui jamais a hésité entre la mort et la vie ! C'est donc la vie que vous choisissez: mais à quel prix vous est-elle offerte? Ou plutôt quelle est la condition essentielle pour une sainte et pieuse Communion? La voici, mes enfants; c'est la pureté de cons- cience. Les choses saintes sont pour les saints: Sancta sanctis , s'écriait anciennement le ministre de l'Église , invitant les fidèles à la table sainte. Et l'apôtre S. Paul s'expliquant sur ce grand mystère, recommandait aux Corinthiens de s'éprouver sérieusement avant d'y participer : probet autem... armé de ces paroles de l'apôtre , je vais vous montrer la nécessité indispen- sable de la pureté de conscience et les moyens efficaces pour l'acquérir.

Mes enfants,

Je dis d'abord que la condition essentielle pour une bonne Communion, c'est la pureté de conscience. En effet, pourquoi S. Paul demande-t-il une épreuve sérieuse avant la Communion? C'est pour nous prémunir contre le danger d'une Communion sacrilège. Il veut nous faire sentir la nécessité de faire le dis- cernement du corps de J.-C. , c'est-à-dire de nous établir dans une pureté digne de cette manne céleste, sous peine d'en faire une horrible profanation. Pour vous convaincre de cette vérité, ne suffit-il pas de réfléchir sur l'essence de ce mystère. En effet , mes enfants, de quoi s'agit-il dans la Communion? N'est-ce pas de recevoir en vous-même le Dieu de toute sainteté? Eh bien, peut-on être trop pur, trop saint pour recevoir cet hôte divin? C'est lui-même qui va vous faire comprendre tout ce qu'il exige de pureté dans les cœurs il vient se reposer. Voyez-le des- cendant du haut des cieux sur la terre coupable pour la purifier. S'il consent à révêtir notre nature pour expier nos crimes , il ne veut prendre chair que dans le sein d'une vierge. Encore cette Vierge, pour la rendre digne de lui servir de tabernacle, par un effet de sa puissance et de son amour, il la préserve dans sa conception même de la tache du péché originel. Ah ! s'il demande tant de pureté à celle qu'il choisit pour mère, n'est-il pas naturel

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qu'il en demande autant qu'il est possible des chrétiens auxquels il vient s'unir ? Pour offrir un asile à son corps mortel et sans vie, il a voulu un sépulcre neuf et pur de toute infection ; peut-il ne pas exiger de nous un cœur nouveau et pur de l'infection du péché, alors qu'il vient reposer en nous son corps glorieux et immortel? Le Dieu du ciel s'abaisse jusqu'à établir en nous sa demeure ; l'astre brillant du jour est à peine un trône digne de sa majesté sainte -, dans le temple matériel que lui dédie le roi Salomon , tout devait reluire de l'éclat de l'argent et de l'or ; l'arche qui renfermait les tables de la loi et la manne miracu- leuse , était elle-même d'un bois incorruptible et de l'or le plus pur ; qu'elle ne doit pas être la pureté de nos âmes qui doivent recevoir le souverain législateur lui-même et le vrai pain des anges? Elles deviennent son temple ; c'est qu'il fait ses délices d'habiter, se faisant notre père et nous traitant comme ses enfants. Ah ! si elles ne sont pures de tout péché, ne lui font- elles pas un sanglant outrage en lui offrant une demeure par- tagée par le démon? Et quel rapport peut-il y avoir du temple de Dieu avec les idoles? Bien plus, par la Communion, s'il vient nous unir à lui de la manière la plus intime, nous devenons ses membres. Comment des membres morts peuvent-ils s'unir à un corps vivant? plus d'une fois il s'est rencontré des monstres à face humaine inventant un supplice infernal , garrotant face à face des martyrs de la foi avec des cadavres tombant en pour- riture. Quel horrible supplice ! Quelle mort atroce ? N'est-ce pas le supplice infligé par l'indigne communiant à l'auteur même de la vie ? Jésus est la sainteté même ; comment peut-il s'allier au péché? Quelle union peut-il s'établir entre la lumière et les ténèbres, entre J.-C. et Bélial? Qui pourrait ne pas comprendre l'indispensable nécessité de la pureté pour toute âme qui veut s'unir à son Dieu? et qui ne serait saisi d'une sainte frayeur en approchant des saints mystères ? _

Je le sais , mes enfants , le péché mortel seul peut rendre la Communion indigne et sacrilège, je ne veux pas ici vous effrayer. J'ai la confiance que je parle à des cœurs ennemis du péché mortel, a des enfants que l'éducation, l'âge et ce saint asile peuvent mettre a l'abri du péché mortel ; mais je sais aussi qu'on peut se faire illusion ; que pour pécher il suffit souvent d'un ins- tant, d'une pensée, d'un désir criminel. Je n'oublie pas les paro- les de l'Esprit Saint bien capables de réveiller votre sollicitude : nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, et partant nul ne peut se flatter de n'avoir jamais offensé Dieu par un péché mortel.

Et lors même que vous auriez cette certitude, ne puis-je pas toujours vous prêcher la nécessité de la pureté de conscience? Vous le savez, si le péché véniel ne donne pas la mort à l'âme,

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s'il ne nous arrache pas entièrement du cœur de Dieu, n'affaiblit- il pas les biens qui nous y attachent, ji'amortit-il pas en Dieu et en nous le feu sacré de l'amour divin, ne tend'il pas à l'éteindre, à nous faire devenir tout déglace et parla à nous ravir peu à peu la vie spirituelle ? N'est-ce pas le péché véniel qui va fermant les mains de Dieu et met un obstacle funeste à ses libéralités?

Si sans repousser un ami qui viendrait vous faire visite, vous l'accueilliez avec une certaine froideur, n'est-il pas vrai que vous sentiriez son affection faiblir à votre égard? Et si Jésus arrivant dans vos cœurs, sans les trouver absolument indignes de sa visite, ne les trouverait pas aussi purs que vous pourriez les lui offrir, croyez-vous qu'il déploirait toute la magnificence de sa grâce et de son amour? Voyez comme il agit avec ses apôtres, l'heureux instant est arrivé, prêt à monter au Calvaire, il institue l'adorable Eucharistie, et veut nourrir ces disciples chéris qu'il va racheter comme tous les hommes par les flots de son sang. Ils sont tous purs à ses yeux et pleins d'amour pour lui. Le traite seul est excepté. Vos mundiestis sed non omnes. Cependant pour leur faire comprendre toute la pureté qu'il veut trouver en nous, il s'abaisse jusqu'à leur laver les pieds. C'est par qu'il nous témoigne le désir de nous voir purifiés des moindres souil- lures, des moindres péchés véniels qui sont comme cette pous- sière qui s'attache journellement à cette partie de notre corps. C'est le moyen le plus efficace pour lui ménager un accueil tel qu'il le désire.

Comprenez cette leçon, mes enfants : Êtes vous saints, sancti- fiez-vous encore; êtes-vous justes, justifiez-vous encore ; secouez de vos âmes cette poussière mondaine qui en ternit l'éclat, et empêche le divin époux de s'y peindre avec toutes ses perfections. Plus vous aurez de pureté, plus Jésus fera ses délices de venir en vous et de vous unir à lui pour vous enrichir de ses trésors.

Mes enfants, vous soupirez tous après cette pureté de cons- cience -, voici donc les moyens efficaces pour l'acquérir. Eprou- vez-vous, dit l'apôtre, et alors approchez sans crainte, de ce pain de vie. En quoi consiste cette épreuve tant recommandée. En trois choses: examen de conscience, contrition, confession. D'abord, examen de conscience: peut-on guérir un mal que l'on ne connaît pas ? Les péchés sont les maladies de l'âme, voulons- nous les guérir? Commençons par chercher à les connaître. Replions-nous sur nous-mêmes ; plongeons un regard scrutateur dans notre intérieur, comme dit le prophète, Scrutemur vias nosîras. Sondons les replis les plus cachés de notre cœur. Quœ- ramus. C'est alors que nous reconnaîtrons nos vices, nos pen- chants, nos défauts, nos misères spirituelles. C'est alors que nous apercevrons, comme dans un miroir, ce que nous sommes

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en réalité. Nous serons forcés de nous humilier devant le Sei gneur, revertamur ad Domimim. Ah! que de fautes cachées s'appa- raissent à nos yeux, lorsque nous voulons nous étudier sérieu- sement ! Et quel pécheur à jamais pu rester dans l'état du péché, dès l'instant qu'il s'est étudié avec le sincère désir de se connaître et de se corriger ! Voyez David ; coupable de deux crimes horri- bles, il semble tranquille et heureux : frappé des menaces du prophète Nathan, il fait un retour sur lui-même; il pénètre jusque dans le sanctuaire de son âme \ il réfléchit sur sa con- duite passée, et tout à coup effrayé de son état, saisi d'horreur à la vue de ses crimes, de criminel il devient pénitent illustre. Cogitavi vias meas, et converti pedes meos. Vous connaissez tous, mes enfants, la parabole touchante de l'enfant prodigue. Quel est le premier pas qu'il fait vers la sainteté, fruit du repentir; c'est un retour sur lui-même. In se reversus. Tant qu'il vit pour ainsi dire hors de lui-même, il ne voit ni ses désordre, ni ses malheurs, ni le moyen de les fuir. Mais rentré dans le fonds de sa cons- cience, d'un coup d'œil il mesure l'indignité de sa conduite; soudain sa douleur s'échappe en soupirs brûlants à travers des sanglots redoublés. Insensé, s'écrie-t-il, j'ai outragé le meilleur des pères, j'ai fui le bonheur, et par mes désordres me voilà réduit à la plus affreuse misère, près de mourir de faim. Hic famé pereo. Ah ! c'est assez de crimes; je veux en sortir et rentrer en grâce avec mon père. Surgam et ibo ad Patrem. Ainsi à mesure que par un examen sérieux, il se fait horreur à lui-même, il redevient l'objet delà tendresse paternelle.

Voulez- vous un exemple plus frappant encore ? Montez au Calvaire : Deux criminels vont expirer aux côtés de Jésus, l'un d'eux touché de la patience du divin maître , au milieu des horreurs de son supplice, se replie sur lui-même ; il repasse au fond de son cœur ses crimes et ses forfaits, il en reconnaît l'atrocité -, il ne voit plus dans sa croix que le juste prix de ses iniquités, tandis qu'il proclame hautement l'innocence de Jésus- An ! s'écrie-t-il, en s'adressant à son complice, pour nous c'est ajuste titre que nous souffrons ; mais celui que tu blasphèmes, quel mal a-t-il fait?... Et ce retour sur lui-même, meurtrissant et purifiant son cœur, lui mérite la ravissante promesse du séjour céleste.

Je le sais, mes enfants, par la grâce de Dieu, vous êtes loin des crmes de David, des désordres de l'enfant prodigue, des atrocités du larron; mais qui de vous pourrait se flatter d'avoir conservé l'innocence baptismale? Et qui peut connaître à fond les péchés du cœur humain, pour distinguer les mortels des véniels? Pecata quis intelligit. Et n'eussiez-vous que des péchés véniels à vous reprocher , n'y a-t-il pas de quoi vous humilier

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profondément? Les saints qui ont été les vrais sages ne frémis- saient-ils pas à l'ombre seule du péché ? Comme eux, mes enfants, jugez-vous sévèrement au tribunal de votre conscience, c'est le plus sûr moyen de vous innocenter au tribunal de Dieu : Si nos judicaremus, non utique judicabimur.

Cet examen de vos fautes en amène naturellement la contrition, qui est le remède souverain et la pierre de touche de la justifica- tion. Oui, sans contrition, point de justification, point d'oubli de la part de Dieu des offenses du pécheur. C'est dans le cœur que vit cet ennemi irréconciliable de Dieu. Les actions en elles- mêmes, ne sont aux yeux de Dieu que des mouvements indifférents. C'est la volonté qui leur communique le mérite ou la criminalité, et qui les rend odieuses, ou agréables, dignes de récompense ou de châtiment ; tous les efforts possibles pour purifier l'âme deviennent inutiles, tant qu'ils n'attaquent pas le péché dans son véritable retranchement. Fouillez tant que vous voudrez dans les replis de vos consciences; que rien échappe à vos regards inquisiteurs; donnez à l'extérieur tous les témoi- gnages d'une douleur amère, déchirez vos vêtements en signe de désolation , couvrez vos têtes de cendre et de poussière comme les Juifs : si l'amertume n'est pas réellement dans l'âmes , si votre volonté n'est entièrement changée , si votre cœur n'est pas brisé, repentant, tout est inutile. Ce n'est qu'une coupable hypocrisie, ou une funeste illusion. Les appa- rences ne sauraient tromper celui qui lit au fond des cœurs. Rien de plus exprés que cette disposition de Dieu à l'égard des pécheurs: Convertissez- vous à moi de tout votre cœur, dit le Seigneur, et je verserai sur vous les trésors de ma miséricorde- Déchirez vos cœurs et non vos vêtements. Le cœur contri et humi- lié est le seul sacrifice qui me soit agréable. Ainsi dit le Seigneur.

Aussi, mes enfants, voyez avec quelle promptitude le pardon suit la contrition. A peine David à poussé du fond de son cœur le soupir amer: j'ai péché, peccavi, que le prophète de la part de Dieu le rassure par ces paroles consolantes : le Seigneur a oublié votre péché. Transtulit Dominus peccatum tuum. Le publicain vient s'humilier à la porte du temple; frappant sa poitrine, il se proclame pécheur, et Dieu le renvoie justifié, purifié, réconci- lié; tandis que le pharisien , qui dans son orgueil, ne voit que les péchés dont il se dit exempt pour oublier ceux qui le souillent, s'en retourne plus criminel qu'il n'était arrivé.

Voilà, mes enfants, l'efficacité merveilleuse de la contrition, pour vous obtenir la pureté de conscience. Elle renouvelle tout votre intérieur et crée en vous un cœur nouveau resplendissant de l'éclat de l'innocence baptismale. Ah! c'est alors qu'il n'en coûte plus rien pour se soumettre à la confession humble et sin-

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cère des fautes qui pèsent sur la conscience, à cette dernière épreuve aussi indispensable que les deux premières.

En effet, mes enfants, Dieu maître absolu de ses dons, ne nous offre le pardon de nos fautes qu'à cette condition. Adam, après sa chute, ne reçut de Dieu la promesse d'un Sauveur qu'après avoir avoué sa fatale désobéissance. Le fils de Dieu lui-même qui dans sa miséricorde infinie, est venu expier nos iniquités sur la croix , exige rigoureusement à son tour que nous fassions à son ministre l'aveu de nos misères spirituelles.

L'humiliation de cet aveu est comme le prix qu'il attache à l'ineffable grâce du pardon et de l'oubli de nos ingratitudes; sans doute la contrition reste toujours la condition suprême de notre justification ; mais il n'en est pas moins vrai que la contrition, quel- que parfaite qu'elle puisse être, n'est acceptée de Dieu qu'autant qu'elle renferme en réalité ou en désir la confession sacramen- telle. D'ailleurs qui peut nous garantir que notre contrition est parfaite? N'est-ce pas un bienfait insigne que le sacrement de pénitence qui vient suppléer à l'imperfection de notre contrition?

Oui, mes enfants, allez pleins de confiance dans ce sacrement de miséricorde, dévoiler à Dieu les plaies secrètes de l'âme. Dans cette dernière épreuve vous trouverez une certitude morale de leur guérison pleine et entière , et la sentence de grâce viendra mettre le dernier sceau à la pureté de vos cœurs.

Ainsi revêtus d'innocence, vous pourrez participer au festin des anges, et le pain céleste que vous y mangerez, sera vraiment pour vous le pain de la vie éternelle. Amen.

MOTIFS DE CONTRITION

Altisimus misertus est pœnitentibus.

Le Seigneur est plein de miséricorde pour les cœurs repentants ?

Eccles. XII, 2.

Mes Enfants,

Voilà un oracle de l'Esprit Saint bien digne de vos méditations. Quel est au milieu de vous l'heureux enfant qui n'ajamais souillé son âme par aucun péché ? Qui de vous oserait se dire pur aux yeux du Dieu trois fois saint? Ah! si l'apôtre S. Paul, lors même que sa conscience ne lui reprochait rien, ne se croyait pas pour cela justifié, sans doute vous êtes loin^de croire l'être vous- mêmes , tandis que plus ou moins vous devez avoir des fautes à

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déplorer devant Dieu. Cependant le Seigneur n'a de pardon que pour les cœurs repentants. Altissimus misertus est pœnitenlibus . Oh ! qui donc nous donnera ce repentir sincère qui force Dieu à oublier nos offenses? Qu'il serait dangereux de vous faire illu- sion sur un point de cette importance ! c'est pour faire naître en vous ce sentiment d'horreur pour le péché, seul capable d'en effacer la trace sur vos âmes, que je vais vous proposer aujour- d'hui comme motifs de contrition :

La malice du péché considéré en lui-même ;

Les ravages que le péché opère dans les âmes.

Je devrais peut-être, mes enfants, ne vous parler que du péché véniel ; mais comme nous l'avons dit, qui oserait se flatter de n'avoir jamais commis un seul péché mortel ? Et n'eut-on que des péchés véniels, y a-t-il à craindre d'en concevoir une contri- tion trop vive? D'ailleurs le péché véniel n'achemine-t-il pas naturellement au mortel? Dès lors, n'est-ce pas travailler à le déraciner de l'âme que de montrer le précipice il entraîne ? Aussi je vais considérer le péché en général sans distinction de mortel et de véniel, pour atteindre avec la grâce de Dieu, le but que je me propose, celui de vous pénétrer d'une vive contrition.

Je dis donc, rien de plus hideux que le péché. Il porte avec lui trois caractères qui établissent l'âme qui s'en souille dans une opposition monstrueuse à l'égard de Dieu qu'il outrage.

Premier caractère. C'est une révolte et la révolte la plus odieuse, la plus insensée. D'un côté, Dieu créateur et maître absolu de tout ce qui existe, infiniment grand, souverainement puissant, proclame sa loi, toujours juste, toujours sainte, et de l'autre, la créature, qui n'a d'existence que celle qu'elle tient de cet être souverain, proclame audacieusement son indépendance. Elle veut être à elle-même son maître. Elle se détourne de Dieu, se ferme les oreilles pour ne pas entendre sa voix, et s'écrie, si non en paroles, du moins par ses œuvres : non, je ne veux pas obéir, non serviam. Et qui est le Seigneur pour que j'écoute sa voix. Quis est Dominus ut vocem ejus audiam ? Par un renversement étrange, c'est l'esclave qui affiche le mépris, le dédain pour son Seigneur. C'est le disciple qui s'élève contre son maître. C'est l'ignorance, la bassesse qui méconnaît la sagesse éternelle , la grandeur suprême; c'est le sujet qui se révolte contre son prince. C'est le ver de terre qui se dresse contre un géant. C'est une vile argile qui se constitue rebelle contre le potier qui la pétrit. C'est le néant contre le Créateur. Se peut-il concevoir un désordre plus déplorable, une extravagance plus criminelle, que cette rébellion contre la majesté souveraine de celui qui d'un seul regard fait trembler l'univers, qui d'une seule parole peut le faire rentrer dans le néant comme il l'en fit sortir !

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Second caractère. C'est une ingratitude , et l'ingratitude la plus noire. La créature est-elle autre chose qu'un composé des bien- faits de Dieu? Qu'a-t-elle qu'elle n'ait reçu de Dieu? Si donc elle a tout reçu du Créateur, n'est-Ml pas dans l'ordre, que tout lui soit rapporté, que tout serve à sa gloire? Cependant que fait le pécheur? Il abuse de tous les dons de Dieu et les tourne contre ce bienfaiteur souverain. De quelque manière qu'il viole sa loi sainte, par pensées, par paroles, par affections, par désirs, par œuvres et par inaction même , c'est toujours un bienfait de Dieu qu'il détourne du but qui lui fut marqué. Dieu n'a-t-il pas tout fait pour sa gloire? N'a-t-il pas donné à l'homme l'intelligence, pour en être connu, glorifié, un cœur pour en être aimé et béni , une volonté pour être obéi , un corps pour être servi ? Et l'homme, par le péché, ne renverse-t-il pas tous les desseins de Dieu? S'il a une intelligence, il en repousse les lumières pour n'être pas contrarié dans ses penchants ; s'il a un cœur , il en transporte les affections à la créature ; s'il a une volonté, il s'op- pose hardiment à la loi divine-, s'il a un corps, c'est pour l'ido- lâtrer et le faire servir à la volupté. La vie n'est accordée que pour mériter le ciel par la pratique de la vertu, et le pécheur en abuse pour outrager Dieu et braver les menaces de la justice.

S'il n'y a rien de plus odieux parmi les hommes que l'ingrati- tude, Dieu sera-t-il insensible à l'indifférence, au mépris, à l'oubli dont le pécheur veut payer ses bienfaits? Ah! si l'ingratitude des enfants soulève l'indignation d'un père, qu'elle sera terrible l'in- dignation de Dieu même, le plus tendre, le plus généreux des pères? Voyez avec qu'elle amertume il se plaint de l'ingratitude des pécheurs: habitants des cieux , s'écrie-t-il , écoutez, et toi terre, prête l'oreille : j'ai nourri des enfants, je les ai comblés de mes bienfaits , et en retour ils n'ont eu pour moi que du mépris I Filios enutrivi ipsi vero spreverunt me. A-t-il rien manqué à ma tendresse, ne suis-je pas le meilleur^des pères INumquid non ipse est pater. Ils'ont donné à la créature une odieuse préférence sur moi, ils m'ont abreuvé d'amertume et chassé de leurs cœurs. Aussi maudits soient-ils. Malédictus qui non honorât patrem.

Voudriez-vous, mes enfants, donner à un père, à une mère le sujet de proférer contre vous un pareil langage? ne vous jette- rait-il pas dans un abîme de désolation et de mortelle douleur ?

Mais que sont auprès de Dieu le père et la mère les plus ten- dres, les plus aimants ! Combien plus vous devez redouter les malédictions de votre véritable père qui est dans les cieux, et vous pénétrer d'horreur pour le péché qui les appellerait sur vous ?

Troisième caractère. C'est une espèce de déicide, de meur- tre de Dieu ; c'est-à-dire que le péché ou plutôt le pécheur veut

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en quelque sorte anéantir Dieu et crucifier de nouveau Jésus- Christ. En effet, le pécheur s'attaque à toutes les perfections qui constituent l'essence de la divinité, il attaque son immensité. Dieu est partout, ou plutôt, il n'y a rien en dehors de lui; c'est en lui que nous avons le mouvement et la vie. C'est donc sous ses yeux même que le pécheur outrage sa majesté sainte. Il attaque sa bonté et sa beauté ; comme si Dieu ne renfermait pas dans son être tout ce qu'il y a de beau, de grand, d'aimable, et de parfait. Le pécheur se détourne de lui-même et va prostituer son amour à la créature : Elongaverunt se a me. Il attaque sa sagesse souve- raine, qu'il semble accuser de folie, en refusant de se soumettre à ses ordonnances, pour suivre les caprices de son cœur cor- rompu. Il attaque sa justice. En effet, dès l'instant que le pécheur se met en flagrante opposition avec la volonté de Dieu , il voudrait que Dieu cessât d'être juste, pour n'avoir pas à craindre ses juge- ments. Il attaque sa sainteté, en la reprouvant par la préférence qu'il donne au vice sur la vertu, en faisant servir à l'iniquité tous les biens que le ciel nous d'épartit pour nous conduire à la justice. Il attaque sa toute puissance; n'est-il pas vrai que le pécheur voudrait pouvoir désarmer le bras de Dieu pour se soustraire aux coups de sa vengence ? Rien n'est à couvert de ses attaques insensées. Sa providence, il voudrait l'anéantir, pour échapper à ses regards accusateurs ; sa patience , il s'en prévaut pour persévérer avec audace dans ses égarements; enfin sa miséricorde, il compte sur elle pour l'offenser sans alarmes et il s'en fait comme un échelon pour aller l'outrager jusque sur son trône. Ainsi, autant qu'il dépend de lui, le pécheur tend à réduire au néant l'être souverain, le créateur, le maître absolu de toutes choses; et s'il est impuissant à détruire l'éternel, il se fait un jeu de la croix de Jésus-Christ. . Ce divin Sauveur n'est mort que pour détruire le péché , et le pécheur en le faisant revivre , semble jeter à J.-C. un défi insultant et lui dire : le voilà, relevé cet ennemi que vous avez voulu terrasser. Remontez donc sur la croix pour le terrasser encore : Et c'est ainsi que le pécheur crucifie de nouveau J.-C. dans son cœur. Se peut-il concevoir rien de plus affreux que le péché? Quelle hor- reur ne doit-il pas inspirer , puisqu'il renferme tant d'audace , de noirceur et d'impiété ; voila quelle est la malice du péché considéré en lui-même. Voyons maintenant, quel ravage il opère dans les âmes.

Deuxième réflexion. Ravages affreux, mes enfants; vous allez le reconnaître. Une âme dans l'état d'innocence, est semblable à un jardin orné des fleurs les plus éclatantes, les plus suaves. Tout y respire la paix. La vue s'y repose agréablement ; l'air en est embaumé, le maître en fait ses délices. Qu'il soit envahi par de vils

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animaux bientôt tout est détruit, renversé, souillé, foulé aux pieds, les fleurs flétrissent, les plantes se désèchent, les ronces envahissent de toutes parts ce séjour délicieux, et les immon- dices en font un lieu de dégoût. Ainsi de l'âme souillée parle péché. Tant qu'elle fut dans l'innocence, Dieu se plaisait à l'orner de grâces et de vertus comme d'autant de fleurs. Il faisait ses délices d'habiter dans son sein, il avait pour elle la sollicitude du plus tendre des pères. Dès l'instant que le péché la souillet elle devient hideuse comme un cadavre vivant, dévoré d'une lèpre honteuse. Dieu la fuit avec horreur; elle n'est plus à ses yeux qu'un objet de dégoût. Il cesse d'être père , ou plutôt le pécheur cesse d'être son enfant. Ainsi le péché, en souillant la beauté de l'âme, nous ravit l'amitié de Dieu, et dans un père nous fait trouver un juge sévère.

Quel malheur, mes enfants, que celui de perdre l'amitié de Dieu! Dans les trésors de sa justice, Dieu n'a pas de plus terrible châtiment que celui de se retirer du pécheur, et dans l'enfer même le plus intolérable des supplices, c'est d'être séparé de Dieu. Quelle estime ne fait-on pas dans la vie de l'amitié d'un grand, d'un prince , d'un roi de la terre? Quels regrets amers ne fait pas éprouver la perte de leur faveur ; quelle désolation, lorsque par sa faute on s'est aliéné leur affection, de quels ressentiments, de quelle haine le cœur n'est-il pas rongé contre les auteurs d'une semblable disgrâce ! Mais, qu'est-ce que l'amitié d'un roi delà terre, à côté de l'amitié du puissant roi des cieux;que valent ses faveurs à côté des faveurs d'un Dieu? Quel titre plus magnifique une créature peut-elle ambitionner que celui d'enfant de Dieu ! Voilà pourtant le titre que le péché nous ravit; bien plus, en nous dépouillant de la qualité d'enfant de Dieu, il nous imprime le caractère abominable d'enfant du démon. Il nous donne pour père l'esprit de ténèbres, ce monstre^Timpiété et de laideur. Quelle haîne ne devez-vous pas vouer dès cet instant au péché, piusqu'il vous dégrade au point de vous rendre les vils esclaves du démon !

Mais poursuivons -, le péché poussera plus loin sa funeste influence. Un enfant n'est-il pas l'héritier de son père? Eh bien, dans l'état d'innocence , en qualité d'enfant de Dieu vous avez droit à l'héritage céleste. Levez les yeux au ciel; contemplez le séjour merveilleux ou le roi des siècles déploie la splendeur de sa gloire, voyez la Trinité Sainte dans un océan de lumière, enivrant de joie ineffables les anges et les élus par- la vue de ses perfections infinies. Voyez J.-C dans son humanité sainte, assis sur un trône immortel à la droite de son père. Il communique sa gloire à tous les membres de son corps glorifiée, à ses fidèles disciples qu'il appelle ses frères, et qui par leur innocence ont conservé le

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noble titre d'enfant de Dieu. Voyez la bienheureuse Marie, élevée au dessus des anges et des hommes auprès de son divin fils-, elle resplendit sur son trône de l'éclat le plus pur.

Voyez cette multitude innombrable d'apôtres , de martyrs, de justes et de vierges. Fils bien-aimés du père éternel ils sont inondés de torrents de délices, leurs désirs sont comblés, leurs cœurs sont dans une continuelle extase d'amour, et leur bonheur sera immortel comme Dieu même qui en est la source. C'est-là , mes enfants , que vous avez un trône de gloire à posséder un jour , l'innocence seule y donne des droits. Le péché les ravit impitoyablement. Si par l'innocence vous conservez encore le titre d'enfant de Dieu, vous devez hériter du bonheur de Dieu même. Mais hélas ! si le péché vous a faits les enfants du démon , un autre héritage vous est réservé. Baissez les yeux ; vous n'avez plus rien à prétendre au ciel , si vous êtes devenus pécheurs . Voyez à vos pieds la terre s'entr'ouvrir ; plongez vos regards dans l'abîme : c'est qu'habite le démon , c'est que les pécheurs recueilleront son héritage. Oui, mes enfants, il faut que vous connaissiez enfin quel monstre c'est le péché -, pour apprendre à le détester, l'abhorrer, et le fuir comme il mérite.

Descendez donc avec moi en esprit dans les profondeurs de l'enfer et vous en reviendrez pleinement convertis si vous avez besoin de l'être. Voyez-vous ces étangs de souffre et de feu , remplis de ténèbres épaisses , de fantômes horribles, de tourbil- lons d'une fumée suffocante ; voyez ces flammes ardentes allu- mées , entretenues au souffle de la vengeance divine et dont l'activité sera éternelle comme le souffle qui l'excite. Voyez cette multitude innombrable de démons et de réprouvés entassés sur les brasiers , condamnés pour toujours aux larmes , au déses- poir , aux grincements de dents ; voyez le désordre , la confusion et l'épouvante dans ce gouffre d'horreur ; imaginez les tourments les plus divers, les plus opposés. Rassemblez tous les maux, toutes les douleurs qui peuvent accabler l'homme sur cette misérable terre , tout s'y trouve réuni , pour tourmenter le pécheur. Les feux, les huiles bouillantes, les chaudières arden- tes, les tortures de la roue , les grils rougis, la mort par l'épée, sur la croix, dans la glace , les déchirements des membres par les ongles de fer, par les tenailles brûlantes, les plombs fon- dus , les tourments de la scie. Tous ces supplices affreux que la fureur de l'enfer inventa contre les martyrs ,ne sont tous ensem- ble que des jeux d'enfants , des tourments en peinture , en comparaison des horreurs réelles de l'enfer.

Voyez, mes enfants, dans cet affreux cachot, des filles sans mo- destie/sans piété, idolâtres de leur personne, esclaves de la vanité, infidèles à la grâce, tièdes et lâches dans le service de Dieu. Voyez

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les démons qu'elles ont trop écoutés dans la vie, s'acharnera leur supplice, les insulter dans leur malheur, s'abreuver de leurs larmes. Comme vous, mes enfants, elles furent honorées du titre d'enfants de Dieu; comme vous, elles étaient appelées au ciel, et par le péché se faisant esclaves du démon, elles ont recueilli l'enfer pour héritage. Hélas ! peut-être leur réprobation a eu son principe, non pas tant peut-être dans une communion indigne , que dans une certaine légèreté apportée à cette grande action , dans une malheureuse confiance en l'innocence du jeune âge, dans une trop grande facilité à commettre le péché véniel, dans une tiédeur funeste qui a mis obstacle à l'effusion de ces grâces privilégiées, réservées à la fervente communion. Pour éviter un semblable malheur , enflammez-vous , mes chères enfants , d'un saint zèle contre la plus légère de vos fautes; à la vue de ces flammes dévorantes, de ces supplices éternels, excitez-vous à une contrition vive et sincère de tous vos péchés. Le péché, voilà le grand ennemi de l'homme, la source de tous ses malheurs. C'est lui qui outrage la majesté souveraine du Roi des rois. C'est lui qui oppose l'ingratitude aux bienfaits, et tend au meurtre de Dieu même et de J.-C. notre Sauveur. C'est lui qui dégrade notre âme, la dépouille de ses privilèges. C'est lui enfin qui , fermant le ciel sur nos têtes, creuse l'enfer sous nos pas. Jurez-lui donc une haine impla- cable , et l'absolution en lavant votre âme dans le sang de J.-C, lui rendra l'innocence et tous ses privilèges. Amen.

SECOND MOTIF DE CONTRITION.

BONTÉ DE DIEU. AMOUR DE JÉSUS-CHRIST.

Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde.

Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur. (S. Mathieu. XXII, 27)

Mes Enfants ,

Le Dieu de justice est en même temps le Dieu de miséricorde. S'il est un juge sévère pour le pécheur audacieux, il est aussi un père plein de tendresse pour les cœurs repentants. Quelque pécheurs que nous puissions être, il nous reste toujours une arme puissante pour désarmer sa colère, c'est le repentir du cœur. La malice du péché s'attaquant à Dieu même, les ravages affreux qu'il opère dans l'âme en lui ravissant la grâce et l'amitié

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de Dieu, le ciel fermé sur nos têtes, l'enfer ouvert sous nos pieds, sont des motifs bien capables de nous inspirer une contrition vive et sincère ; mais il existe un motif bien plus noble et plus digne d'un cœur chrétien. C'est la bonté deDieu et l'amour de J.-C.

C'est en violant le grand précepte de l'amour de Dieu qui résume en lui seul toute la loi divine, que nous sommes devenus pécheurs. C'est en revenant à l'observation de ce commande- ment suprême que nous cessons de l'être. Aimons véritable- ment Dieu comme le souverain bien, et alors ne voyant dans le péché que l'injure qu'il fait à Dieu, nous le haïrons comme le souverain mal, et notre contrition fondée sur l'amour, comme dit S. Augustin, nous garantira une justification pleine et entière. Omnis dolor in amore fundatur. Mais cet amour, qui le soufflera dans nos cœurs ? Mes enfants , ce sera Dieu lui-même. Il vous a aimés le premier, pour vous inviter a le payer de retour. Y a-t-il une invitation plus pressante à l'amour que la bonté et l'amour lui-même?

Je vais donc vous proposer pour nouveau motif de contrition :

La bonté de Dieu que le péché outrage ; L'amour de Jésus-Christ victime du péché.

Mes enfants ,

Promenez vos regards autour de vous, au ciel comme sur la terre , ne voyez-vous pas en tous lieux des traces ineffaçables de l'infinie bonté de Dieu et de ses divines libéralités? Tout dans vous-même est un bienfait de Dieu. Vous n'étiez pas encore , et Dieu déjà vous aimait. Bien plus, de toute éternité il a pensé à vous créer. C'est par un pur effet de son amour qu'il vous a tirés du néant. In caritate perpétua dilexi te, car il n'a nul besoin de personne. Il vous a appelés et vous êtes venus au monde. Si quelqu'un vous tirait de la poussière pour vous faire riche , grand, puissant et vous placer même sur un trône, ne lui devriez-vous aucun amour? Votre cœur ne devrait-il pas être dévoué à son service ? Ne seriez-vous pas monstrueusement ingrat, en lui refusant vos hommages, en oubliant ses bienfaits et l'outrageant lui-même.

Eh bien! Dieu a-t-il moins fait pour vous? Il ne vous devait rien , et il vous a donnés l'être et vous a comblés de ses bien- faits. Il vous a donné une âme créée à son image, capable de le connaître, de l'aimer et de le posséder un jour dans une éternité de gloire et de bonheur. Vous êtes son ouvrage , sa propriété : vous ne vous appartenez pas : Non estis vostri. La création lui donne sur vous des droits imprescriptibles. Vous devez lui con- sacrer vos pensées, vos hommages et votre amour, comme le juste tribut de votre reconnaissance. Mais ce n'est pas une fois

POUR PREMIÈRE COMMUNION 33

seulement que vous lui devez l'existence , c'est à chaque jour, à toute heure, à .tout instant. En effet, ne pouvait-il pas vous laisser mourir au berceau, privé de la grâce du baptême, exclu pour toujours du royaume des cieux ? Et il vous a conservés jusqu'à cejour en vous mettant au rang de ses enfants chéris. Ne pouvait-il pas vous faire naître comme tant d'autres au milieu des idolâtres, vivant dans l'ignorance de PÉvangile, infidèles à la loi naturelle, vous seriez morts dans sa disgrâce, pour être à tout jamais privés du bonheur de le voir? Mais non,

il vous a fait naître de parents chrétiens, au sein de la véritable Église , pour vous éclairer des lumières de la foi, et vous ouvrir la route du ciel dans la pratique de la vertu.

Depuis que vous êtes en âge de raison , vous flatteriez-vous de n'avoir jamais mérité sa colère et ses châtiments? Cependant il a oublié sa justice pour ne consulter que sa miséricordieuse bonté. Il vous a supportés jusqu'à ce jour avec patience pour vous attendre à pénitence. Dans son excessive bonté, il descend jusqu'à vous prier de revenir à lui par le repentir de vos fautes, afin qu'il puisse vous pardonner et vous nourrir de sa propre substance. Il semble mendier notre amour comme s'il avait besoin de nous. Cependant il est toujours également Dieu, également heureux, soit que nous gagnions le ciel, soit que nous méritions l'enfer. Mais sa bonté infinie, qui fait comme le fond de sa nature , le presse en tout et partout de chercher le bonheur de sa créature et de s'offrir à elle comme le souverain bien.

Eneffet que trouve-t-on d'aimable sur la terre qui ne se trouve en Dieu au souverain degré? Il est éternel pour donner l'immor- talité. Il est la justice souveraine, la sagesse infinie, la beauté sans tache, la vertu dans tout son éclat. Il est le trésor des vérita- bles richesses, le torrent des plus puTes délices, le principe de la vraie gloire , la source du bonheur sans mélange. N'est-il pas enfin l'amour personnifié dans le titre de père qu'il aime tant à prendre à notre égard. Aussi voyez comme il en déploie les sentiments et la tendresse.

C'est pour nous qu'il a tout disposé dans l'univers entier: Le ciel, la terre, les astres, les mers, les animaux, les plantes; tout a été créé pour le besoin et le bonheur des hommes, aussi bien que pour la gloire du Créateur. C'est lui qui nous conserve, il veille sur nous avec plus de sollicitude que ne fait une mère sur le berceau de son enfant. Mais que dis-je ? Ce grand Dieu ne s'est-il pas oublié lui-même pour ne songer qu'à nous, misérables pécheurs? N'a-t- il pas aimé le monde jusqu'à livrer son propre fils à la mort pour nous rendre la vie? Quel père, mes enfants, livrerait jamais son fils pour le salut d'un innocent et moins encore d'un criminel?

IH. TROIS.

34 RETRAITE

C'est pourtant ce qu'a fait cet être souverain pour sa misérable créature. Le pécheur, digne de supplices éternels était dans l'impuissance de se racheter. Voilà mon fils, lui dit le père céleste, je te l'abandonne pour qu'il te serve de rançon; et le fils expirant sur la croix se fait la rançon du pécheur. 0 mystère profond! ô abîme insondable d'amour! s'écrie S. Augustin, se peut-il concevoir, rien de plus grand, de plus divin qu'un tel amour, une telle miséricorde !

A la vue de cette bonté infinie, pourriez-vous , mes enfants, ne pas déplorer avec amertume tout ce qui peut l'avoir méconnue et blessée? Pourriez-vous, sans une étrange folie refuser votre amour à un tel père? Sans doute, vous reconnaissez qu'il doit régner en souverain sur vos cœurs, et dès lors vous abhorrez le péché comme le souverain mal; mais poursuivons, et pour vous affermir dans cette heureuse disposition, considérez main- tenant avec moi quel a été pour nous, l'amour de J.-C. notre sauveur à tous.

Deuxième réflexion. Mes enfants , si le père céleste nous a aimés jusqu'à nous donner son propre fils pour notre rédemption, Dieu le fils à son tour nous a aimés jusqu'à se faire victime pour nos péchés. Ainsi au moment fixé dans les décrets éternels, Dieu le Fils, objet des complaisances du père, se dépouille pour ainsi dire de sa gloire, s'abat invisiblement sur la terre et vient dans le sein d'une vierge se revêtir de toutes les misères de notre nature, se dévouer aux ignominies de la passion, à toutes les horreurs de la croix. Par amour pour nous , le Roi de gloire prend la forme de l'esclave, consent à naître dans une étable, à vivre dans la pauvreté et l'abjection, et à mourir couvert d'opprobre sur une croix infâme.

Voyez, mes enfants, ce Jésus, Dieu fait homme : voyez-le au jardin des oliviers. Les iniquités du genre humain et vos péchés comme les miens l'accablent de leur poids et courbent son front contre terre. La vue de sa passion et de la croix le livre à des angoisses cruelles, et la prévision de l'ingratitude des hommes le pénètre des terreurs de la mort, et lui fait répandre une sueur de sang qui trempe sa robe et arrose la terre. Voyez-le aban- donné de ses apôtres, saisi par les juifs, traîné vers Jérusalem, comme un malfaiteur, accablé d'outrages et de malédictions; voyez-le chez Caïphe, meurtri de soufflets, devenu le jouet d'une vile troupe d'esclaves ; chez Pilate , noirci par la calomnie , attaché tout nu à une colonne, déchiré dans tout son corps parles fouets et les verges voyez-le , méprisé , baffoué comme un insensé à la cour d'un roi impie; voyez-le couronné d'épines, insulté comme un roi de théâtre, couvert de crachats, comme un objet d'horreur, par une soldatesque insolente. Suivez-le

POUR PREMIÈRE COMMUNION 35

maintenant à la trace de son sang. Il monte au Calvaire portant la croix que nos péchés ont méritée, pour en subir toutes les horreurs en sa qualité de victime du monde. Le voilà donc cet aimable Jésus, sur le mont des douleurs. Comme un agneau il s'étend sans se plaindre sur l'autel sanglant de la croix. Les bourreaux de leurs genoux écrasent sa poitrine, et disloquant tous ses membres, enfoncent avec une joie sauvage dans ses pieds et dans ses mains des clous énormes à grands coups de marteau. La croix s'élève et flotte dans les airs comme un dra- peau sanglant. Jésus y apparaît entre deux scélérats , insulté par ses ennemis, abandonné de ses disciples, suspendu entre le ciel et la terre comme un objet de malédiction. Une soif brûlante le dévore, les douleurs de la mort l'assiègent. Trois heures d'agonie arrachent son âme à ses tourments inouis. Il expire en priant pour ses propres bourreaux.

Mes enfants, voilà Jésus, le saint des saints, le fils de l'Éternel. Il vient de mourir de la mort la plus horrible. Qui l'a donc immolé, cet innocent agneau? Est-ce les juifs, est-ce les bourreaux, est-ce la justice de Dieu? Non, mes enfants ; ce sont nos péchés, les iniquités des hommes. Je me trompe : C'est son amour qui l'a porté à se faire victime du courroux de son père , pour nous arracher à l'enfer et nous conduire au ciel.

Eh! bien, mes enfants, Jésus-Christ vous a-t-il aimés? Pouvait- il vous aimer d'avantage ; peut-on mieux témoigner sa bonté, son amour qu'en mourant pour celui que l'on aime? Ah! mes enfants, c'est ici que l'esprit de l'homme se confond à la vue des richesses incommensurables de la bonté et de l'amour d'un Dieu pour ses créatures.

En effet, Jésus dans les secrets de sa sagesse à trouvé le moyen le plus merveilleux pour vous témoigner son amour. Demain il va venir lui-même en personne, Dieu et homme tout ensemble établir sa demeure au milieu de vos âmes, vous nourrir de sa chair et de son sang, se donner tout à vous pour vous transfor- mer en lui-même.

Voilà, mes enfants, les merveilles de l'amour de J.-C. pour nous, misérables pécheurs. Montez,- vous dirai-je, montez en esprit au Calvaire; mettez-vous en face de Jésus mourant sur la croix. Approchez-vous ensuite de la Table Sainte. Voyez par avance Jésus venant à vous dans la Sainte Hostie avec toute sa sainteté, et brûlant du désir de s'unir à vous. Descendez alors au fond de votre cœur; voyez les fautes nombreuses qui en ter- nissent la pureté. Cette dissipation dans la prière , ce dégoût des exercices de piété, cet amour propre déréglé, cette affection aux vanités mondaines, ces jalousies, ces médisances, cette tiédeur habituelle dans le service de Dieu, ces aberrations dans vos pen-

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sées et peut-être des fautes secrètes qui pèsent sur la conscience. Ne sentiriez-vous pas alors la confusion couvrir votre visage; une vive contrition pénétrer au fond de vos âmes , et les larmes brû- lantes du repentir laver en vous les moindres taches de péché pour offrir à Jésus une demeure digne de sa majesté sainte !

Oui, mes enfants, au moment de recevoir l'absolution, écriez- vous comme le prophète : Oh ! qui donnera des larmes à mes yeux pour expier mes fautes ! qu'ai-je fait , insensé ! 0 mon Dieu mon père et mon Sauveur , vous avez fait des prodiges de miséricorde pour me sauver, et je vous oubliais, si j'étais insen- sible à tant d'amour! Maudit péché, je te déteste, je t'abhorre; je ne veux plus aimer que mon Sauveur et mon Dieu. Oui, ô Jésus, vous vous êtes donné tout entier pour rançon sur la croix; vous allez vous donner tout entier à moi pour nourriture dans l'Eucharistie. A mon tour je me donne tout entier à vous, je veux à tout jamais vous appartenir par les liens de la fidélité , de la reconnaissance et de l'amour.

Allez, mes enfants, allez avec ces dispositions au tribunal de la pénitence, et vous sentirez la grâce se répandre en vos âmes, comme une douce rosée , et y faire couler les délices de l'inno- cence et du bonheur. Amen.

PREMIÈRE COMMUNION

Ego sum panis vitœ; qui manducat hune panem vivit in œternum.

Je suis le pain de vie; Celui qui mange ce pain vivra éternellement. (S. Jean.)

Le voici, mes enfants, ce jour tant désiré, le jour le plus grand, le plus important de votre vie, ce jour duquel dépend le bonheur de votre éternité ; jour de joie, vraiment digne de tous vos désirs, puisque vous êtes invités à manger à la Table Sainte le pain céleste qui donne la vie éternelle -, mais jour de malheur digne d'être pleuré avec des larmes de sang, si au lieu de la vie vous trouviez la mort dans cet adorable sacrement. En effet, mes enfants, si le corps de Jésus donne la vie aux bons , il donne aussi la mort aux méchants. Pour les bons il est comme un remède qui les guérit des maux de l'âme, et les rend dignes du ciel ; et pour les méchants il est comme un poison qui leur donne la mort, et leur mérite l'enfer. Quoi donc de plus nécessaire pour vous que d'apporter à la Table Sainte les dispositions conve- nables? Voulez-vous trouver la vie dans ce festin mystérieux?

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Eh bien! écoutez attentivement les paroles que l'Église adressait autrefois par l'organe des diacres aux premiers chrétiens , au moment solennel delà Communion : Approchez de la table du Seigneur avec foi, avec crainte, avec amour : Accedite cum fide et timoré et dilectione.

Ainsi, foi, crainte et amour, telles sont les conditions indis- pensables que la Communion vous impose.

Première disposition, Foi . Avant tout, soyez pénétrés d'une vive foi dans l'essence du mystère auquel vous allez participer. C'est ici l'abrégé des merveilles du Seigneur, Memoriam fecit Dominus mirabilium suorum. Sa grandeur, sa puissance, sa bonté, sa justice, sa sagesse, sa miséricorde, son amour, Dieu lui- même s'y trouve dans la personne de N.-S. J.-C , que vous allez recevoir. Dieu, pur esprit est inaccessible à nos sens. Pour se manifester aux hommes et opérer leur salut , le Fils de Dieu s'abaissant dans le sein de la Vierge Marie est venu se revêtir de notre humanité. Ainsi fait homme, il s'est laissé clouer sur une croix pour expier nos péchés. Il est sorti glorieux du tombeau pour notre justification , et remontant dans les cieux par sa puis- sance divine , il vit et règne à la droite du Père , Dieu et homme tout ensemble.

Eh bien ! mes enfants, sous l'apparence de l'hostie, vous allez recevoir ce même Jésus tout entier, vous recevrez ce même corps que l'Esprit-Saint a formé par miracle dans le sein et du sang d'une Vierge sans tache; ce même corps qui fut couché dans l'étable de Bethléem sur un peu de paille , qui a souffert le froid, le chaud , la faim, la soif et les fatigues; qui a été déchiré à coups de verges, couronné d'épines, cloué sur la croix.

Sous l'apparence de l'hostie, vous allez boire véritablement le sang précieux qui coulait dans les veines de N.-S. J.-C, ce sang qui rougit le jardin des Oliviers aiTmoment de son agonie , ce sang qui jaillit sous les coups de la flagellation , ce sang qui coula par torrent de ses pieds , de ses mains percés de clous et de la blessure de la lance qui ouvrit son cœur sur la croix.

Sous l'apparence de l'hostie, vous allez recevoir l'âme qui animait le corps de J.-C, cette âme toute pure, toute belle, réduite aux angoisses de la mort au jardin des oliviers, dévouée aux rigueurs de la justice de Dieu pour le salut des pécheurs, cette âme inébranlable dans sa patience au milieu des opprobres et des tourments de la passion, pleine de charité jusqu'à prier pour ses propres bourreaux, cette âme toute sainte qui s'est arrachée de son corps avec des douleurs ineffables, cette âme qui, revenant victorieuse du démon et de l'enfer, s'est réunie à son corps ressuscité et s'est élancée dans le ciel environnée de gloire dans un corps triomphant.

38 RETRAIT!-:

Enfin, sous l'apparence de l'hostie, vous allez recevoir, et c'est ici le plus étonnant des prodiges, vous allez recevoir Dieu lui- même, avec toute sa majesté et son incompréhensible essence, dans la personne du fils de Dieu, notre maître, notre Sauveur, le créateur de tout ce qui existe. Oui, mes enfants, c'est Jésus- Christ tout entier, Dieu et homme tout ensemble que vous allez recevoir. C'est sa chair que vous allez manger; c'est son sang que vous allez boire; c'est son âme, c'est sa divinité que vous allez loger dans vos cœurs. Oui, bien que cette hostie vous offre encore l'apparence, la couleur, la forme et le goût du pain. Elle n'est plus en réalité que le corps, le sang, l'âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Il est vrai, vous ne sauriez comprendre par quel prodige cette hostie est devenue Jésus-Christ, vous devez cependant le croire, d'une foi vive et ferme. C'est ici le grand mystère de la sagesse, de la puissance et de l'amour d'un Dieu pour les hommes. Devant l'Eucharistie, Dieu se plaît à confondre l'orgueil de la sagesse humaine. 11 n'y a ici, ni grand, ni petit, ni savant, ni ignorant, ni riche, ni pauvre, ni juste, ni pécheur, ni pontife, ni fidèle. Le plus simple chrétien n'a rien à envier au génie le plus sublime. Nous sommes tous égaux; tous nous devons imposer silence à nos sens, et notre raison doit plier sous la foi. Pour- quoi? Parce que la parole de Dieu est une preuve irréfragable des vérités inacessibles à nos sens et à la raison. Eh bien ! mes enfants , sur ce mystère incompréhensible, nous avons pour garant la parole de Jésus-Christ lui-même.

En effet, dans la dernière cène, la veille même de sa mort, ce divin Sauveur prit du pain dans ses mains, le bénit et le donnant à ses apôtres, il leur dit: prenez et mangez; ceci est mon corps qui sera livré à la mort pour vous. Puis , prenant le calice , il le bénit et leur dit encore : prenez et buvez , ceci est mon sang qui sera versé pour la rémission des péchés jusqu'à la fin du monde. Faites ceci en mémoire de moi: Hoc facite in meam commemorationem.

Vous l'entendez, mes enfants, c'est Jésus-Christ lui-même qui parle, qui vous révèle ce grand mystère. Dieu est tout puissant; il peut faire tout ce qu'il veut ; il est infiniment saint ; il ne saurait nous tromper; il est souverainement bon; il n'est pas de prodige que son amour ne puisse enfanter en faveur de sa créature. Dès lors que nous avons la parole d'un Dieu, nous devons croire d'une foi inébranlable au plus incompréhensible des mystères.

Oui , mes enfants , bien que vous ne puissiez ni voir ni compren- dre Jésus-Christ caché, anéanti dans l'hostie, protestez-lui du fond de vos cœurs que vous l'y croyez réellement présent ; dites-lui comme le prophète : Vraiment, ô mon Sauveur, vous êtes un Dieu

POUR PREMIÈRE COMMUNION 39

caché : Vere tu es Deus absconditus. Mes yeux ne vous aper- çoivent ici pas même comme homme , et cependant je crois fermement que vous êtes en vérité présent dans cette hostie, et comme homme et comme Dieu ; je le crois, ô mon Dieu parce que c'est vous-même qui me l'enseignez et, soutenu par votre grâce je suis prêt à sceller de mon sang cette consolante vérité.

Cette foi vive en la présence réelle de Jésus dans l'hostie fait naître en vous , mes enfants , cette crainte salutaire , cette sainte frayeur qui constitue la seconde disposition du pieux communiant.

Deuxième disposition. Crainte. Mes enfants, Jésus-Christ se plaît a représenter dans l'Évangile le festin eucharistique sous l'image d'un festin splendide qu'un roi prépare à ses sujets pour les noces de son fils. Eh bien ! suivant l'idée du bon maître, j'ose vous dire : si un roi de la terre vous invitait à un festin , ne seriez- vous pas pénétrés d'une crainte respectueuse ; oseriez-vous paraître à ses yeux avec un extérieur en désordre , avec un air d'indifférence et de dissipation ? Et si ce roi que vous auriez outragé , je le suppose , jusqu'à vouloir attenter à sa vie, oubliant votre folie, vous appelait dans son palais , pour vous traiter comme son propre enfant, vous faire asseoir à sa table et parta- ger avec vous ses honneurs , ses richesses , sa gloire et son bonheur, ne trembleriez-vous pas de paraître en sa présence au souvenir de vos offenses? Mais si votre refus à son invitation devait être puni de mort, plutôt que de perdre la vie, ne consentiriez- vous pas à vous rendre au festin? Mais alors, comment apparaî- triez-vous devant le roi? A son appel ne seriez-vous pas saisi de crainte et de confusion? Ne vous jetteriezvous pas à ses pieds, lui demandant mille fois pardon de vos outrages, lui protestant d'un repentir sincère, d'un dévoûment inaltérable? Sans doute, mes enfants, telle serait la conduite que vous dicterait la sagesse.

Eh bien ! mes enfants , vous reconnaissez-vous dans cette allégorie? N'y voyez-vous pas une image bien sensible, quoique faible encore, de la fête que le ciel vous prépare aujourd'hui sur la terre ? Ce n'est pas un roi mortel qui vous invite à son festin et veut vous traiter comme des enfants chéris ; c'est le Créateur de l'univers, le Dieu de toute sainteté, qui vous appelle à sa table. C'est ce Jésus si doux, si humble, si patient, ce divin bienfaiteur que vous avez bien des fois offensé, que vous avez crucifié par vos péchés ; c'est ce Sauveur charitable mort sur la croix pour racheter vos âmes qui vous invite à son festin pour vous donner le baiser de réconciliation en vous présentant sa chair divine à manger et son sang précieux à boire. Si vous vous refusez à son invitation, vous vous coudamnez à la mort éternelle; c'est lui, même qui vous en fait la menace : si vous ne mangez ma chair,

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si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez point la vie éternelle. C'est pour vous préserver de ce malheur que l'Église, au nom de Jésus-Christ, vous présente cette nourriture divine.

Mais comment vous présentez-vous à la Table Sainte ?Êtes- vous pénétrés du respect et de la sainte frayeur que demande de vous cette chair sacrée, ce sang adorable ?Êtes-vous assez purs pour recevoir ce Dieu de pureté ? Êtes-vous revêtus de la robe nuptiale pour vous présenter au festin des anges ?

Sans doute, il n'est personne parmi vous qui n'ait repassé devant Dieu, comme le prophète, les années de sa vie, pour y reconnaître les violations de sa loi sainte ; personne qui n'ait révélé en toute sincérité au médecin spirituel , les blessures que le péché peut avoir faites à son âme. Car qui peut se flatter d'avoir conservé l'innocence baptismale ? Personne qui par le repentir et les larmes du cœur, n'ait fait ratifier dans le ciel la sentence de grâce accordée par le confesseur . Mais il n'en est pas moins vrai qu'une distance infinie vous sépare du Dieu qui vient à vous. Il est le créateur, le maître absolu de tout ce qui existe, et vous n'êtes, vous , de votre propre fond , que néant et pous- sière. Il est la sainteté par essence, et vous êtes nés dans le péché . Il est le souverain bienfaiteur, et bien des fois vous l'avez payé d'ingratitude. Comment donc, sans présomption, vous défendre d'une sainte frayeur à l'aspect du roi de gloire , aux rayons du soleil de justice? Eh quoi ! les chérubins éblouis de son éclat se voilent de leurs ailes ; les puissances célestes frémissent devant sa majesté; et vous, cendre et poussière, vous ne tremble- riez pas? Créatures d'un jour, vous allez recevoir l'Éternel, et vous ne craindriez pas d'être accablés de sa gloire?

Non, non , mes enfants, vous êtes trop pénétrés de la grandeur de ce mystère, pour ne pas être saisis de cette crainte filiale qui est l'apanage des vrais enfants de Dieu. Ecriez-vous donc avec l'accent du cœur: 0 Jésus! Dieu de sainteté ! voici des pécheurs repentants prosternés à vos pieds. Vous êtes mort pour nous sur la croix ; ce sont nos péchés qui vous y ont attaché : nous les détestons dans l'amertume de notre âme .Formez vous-même en nous ce repentir vif et sincère qui les efface à vos yeux ; pénétrez- nous d'horreur pour le péché, et embrasez nos cœurs du feu sacré de votre amour , qui seul peut nous rendre vraiment dignes de votre visite. C'est la troisième disposition.

Troisième disposition. Amour. Oui, mes enfants, pas de Communion sainte sans amour pour l'aimable Sauveur qui vous convie à sa table. L'amour ne se paie que par l'amour. Voulez- vous donc savoir combien vous devez aimer Jésus-Christ? Consi- dérez combien il vous a aimés lui-même. S. Jean, qui avait étudié l'amour sur le sein de Jésus, nous développe en peu de mots,

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tout l'amour que nous a témoigné ce divin Sauveur. Jésus, nous dit-il , après avoir aimé ses disciples durant sa vie , les aima jusqu'à la fin, et couronna son amour par une œuvre toute divine. Jésus nous a donc aimés tant qu'il a vécu dans le monde, ou plutôt il nous a aimés de toute éternité. En effet, pourquoi est-il descendu du ciel? Pourquoi s'est-il humilié jusqu'à se faire homme semblable à nous, lui qui est le roi de gloire, le Seigneur des seigneurs ? N'est-ce pas pour nous délivrer du démon , nous préserver de l'enfer et nous mériter le ciel ? Et que n'a-t-il pas fait pour opérer notre salut? Il est dans une étable, n'ayant pour couche qu'un peu de paille. Dès sa naissance il a voulu être en butte à la persécution d'un roi impie. Il a vécu trente ans dans l'obscurité , passant pour le fils d'un pauvre artisan. Lorsqu'il s'est annoncé en public comme Sauveur , que de calomnies et d'outrages n'a-t-il pas soufferts de la part des Juifs incrédules. Enfin il a voulu mourir pour nous; et de quelle mort , grand Dieu ! Il a sué des torrents de sang au jardin des oliviers; il a été déchiré de fouets, couronné d'épines , cloué sur une croix , instrument de supplice des plus infâmes scélérats. Est-ce aimer, mes enfants? Pouvez-vous douter de l'amour de Jésus pour nous ?

Si on vous disait qu'un roi, pour délivrer un de ses sujets de la prison qu'il a méritée, a voulu prendre sa place, vous feriez plus que douter de l'amour de ce roi pour son propre serviteur. Mais si l'on ajoutait que même il a voulu mourir sur l'échafaud pour le sauver de la mort : c'est impossible, diriez-vous, et nul au monde ne peut pousser l'amour jusqu'à mourir pour un méchant. Eh bien ! vous dirai-je avec S. Paul , ce qu'un homme ne fera que rarement pour un innocent, si toutefois cela est possible, ce qu'un roi ne fera certes jamais pour un coupable, Jésus, le Dieu du ciel et de la terre, la sainteté même, l'a fait pour nous, misérables pécheurs. Oui, si Jésus est mort sur la croix, c'est son amour pour nous qui l'y a attaché.

Cependant son amour ne s'est pas borné à mourir pour nous. Mais quoi ! direz-vous; l'amour peut-il aller au delà du tombeau ! Et que peut-on faire de plus pour celui qu'on aime que de mou- rir pour lui ! Il est vrai, pour les hommes, la mort est la limite de l'amour, et jamais on ne saurait en donner une preuve plus éclatante que de sauver celui qu'on aime au prix même de sa

vie. Majorent caritatem nemo habet Mais Jésus , dans sa toute

puissance, a su prolonger son amour au-delà même de la mort; et c'est la veille du jour pour nous il devait être mis en croix, qu'il a fait éclater son amour d'une manière ineffable. Ne voulant pas être séparé de nous pour toujours, il s'est caché dans son adorable sacrement pour demeurer avec nous jusqu'à la fin des

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siècles. C'est que par une suite de prodiges incompréhen- sibles , il nous offre sa chair à manger et son sang à boire. C'est qu'il fait ses délices d'habiter parmi les enfants des hommes.

Oui, mes enfants , dans la sainte Eucharistie Jésus déploie en mille manières son amour pour nous. Il y cache sa majesté afin que nous approchions plus familièrement de lui. S'il s'y montrait dans tout l'éclat de sa gloire, nous serions effrayés, et, fuyant loin de sa présence , nous serions privés du bonheur d'être avec lui. Le ciel et la terre ne peuvent le contenir, et il se renferme dans l'espace d'une hostie pour venir loger dans notre cœur. 11 s'enveloppe des apparences d'un pain ordinaire, afin de devenir notre nourriture et nous unir intimement à lui. Nous sommes unis à lui comme deux cires qui en se fondant n'en font plus qu'une. Ce n'est pas lui qui se change en nous ; c'est nous qui sommes changés en lui. Notre chair devient sa chair -, nos mem- bres deviennent ses membres, et nous devenons comme autant d'autres lui-même-, et comme dit S. Paul, par l'effet de la Communion, ce n'est plus nous qui vivons, c'est Jésus-Christ qui vit en nous. Vivo autemjam non ego , vivit vero in me Christus. Enfin, il établit sa demeure dans nos temples, au milieu de nos habitations, afin que nous puissions le visiter, le prier, le recevoir toutes les fois que nous le désirons.

Entendez-vous , mes enfants, le divin Sauveur soupirer après le moment il pourra se donner à vous, et s'écrier dans l'ardeur qui le presse ; 0 vous tous qui courez la carrière pénible de la vie , venez à moi. Je suis la voie et je vous guiderai ; je suis le pain vivant , et je vous donnerai la vie de l'âme, le gage de la gloire du ciel -, je suis la source de la sainteté, et je vous sanctifierai ; je suis le médecin des âmes , et je vous guérirai de tous vos maux. Venez à moi, vous surtout, jeunes cœurs qui n'avez pas encore eu le bonheur de me recevoir: Accourez à mon festin pour satisfaire l'ardeur qui me presse de m'unir à vous. Ce n'est pas assez pour mon cœur d'être mort pour votre salut ; je veux encore devenir votre nourriture et vous combler de joie et de bonheur.

C'est ainsi, mes enfants, que Jésus-Christ vous parle du fond de son tabernacle. Seriez-vous insensibles à un langage si pressant ? Votre cœur sera-t-il de glace en présence d'un Dieu qui est tout amour? Ah ! si vous ne brûlez d'amour pour Jésus, gardez-vous bien d'approcher de la Table Sainte : Si quis non amat Dominum Jesum, anathema sit. Mais si vous aspirez au bonheur de le recevoir, rendez-lui amour pour amour. Dites- lui dans le langage du cœur : 0 Jésus ! combien a été grand votre amour pour nous, puisqu'il vous a fait descendre du haut des cieux pour vous charger de nos péchés et les expier

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sur la croix. Jamais nous n'aurions nous attendre à un bienfait pareil ; et cependant vous avez porté l'amour plus loin encore. Vous vous anéantissez dans l'Eucharistie, pour vous donner tout à nous. Ah Jésus ! mon cœur est trop petit pour correspondre à tant d'amour. Agrandissez-le, embrasez- le vous-même de ce feu divin. Prenez en possession ; je vous le consacre pour la vie ; je ne veux plus vivre que pour vous aimer.

0 quand vous serai-je entièrement uni! Venez, venez com- bler mes désirs, ô mon bien-aimé ! 0 combien je serais heureux d'expirer ici en votre présence dans les feux de votre amour, En vous sont tous les biens et toutes les délices. O mon roi, mon Sauveur, mon tendre père! je soupire après vous; je vous aime, et de tous vos trésors, lorsque vous venez pour m'enri- chir, je ne vous demande que votre amour. Seul cet amour sera ma joie et ma consolation durant l'exil de cette vie mortelle, en me donnant le gage du bonheur de vous contem- pler un jour, face à face, dans l'immortelle patrie. Amen.

LES BIENFAITS DU BAPTEME.

Mementote diei hujus in qua egressi estîs de doma servitutis.

Souvenez-vous du jour auquel vous êtes sortis de l'esclavage. (Exode, XII, 3.)

C'est ainsi, jeunesse chrétienne, que le Seigneur intimait autre- fois aux Israëlitesp, ar l'organe de Moïse, le souvenir de leur sortie miraculeuse de la terre étrangère et de leur délivrance du plus dur esclavage. Ce Dieu, justement jaloux de sa gloire, n'accorda jamais aucun bienfait signalé à son peuple chéri , sans exiger de lui quelque monument qui en perpétuât la mémoire, afin de recevoir d'âge en âge le tribut d'hommages et de reconnaissance si justement à sa grandeur, à sa miséricorde.

Et quels bienfaits méritèrent jamais plus de vivre dans l'esprit et dans le cœur des enfants d'Israël que celui que Moïse rappelle ici à leur mémoire 1 Depuis que sur le trône d'Egypte était monté le roi nouveau qui ne connaissait point Joseph, la postérité de Jacob gémissait, accablée sous un joug inhumain.

Le Seigneur, réveillé par les cris de son peuple, lève son bras puissant, suscite Moïse et frappe l'Egypte de plaies épouvan- tables. Pour abattre l'orgueil de Pharaon, l'ange exterminateur frappe de mort, dans un seule nuit, tous les premiers nés del'É-

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gypte, tandis que son glaive redoutable épargne les fils d'Israël. Par une suite de prodiges plus éclatants encore , Dieu les retire de l'esclavage et les sauve à travers les flots de la mer, qui englou- tissent leurs persécuteurs. Enfin , durant quarante ans , il les nourrit dans le désert d'un pain miraculeux qu'il fait pleuvoir sur eux comme une rosée céleste. Ces prodiges de miséricorde, jeunesse chrétienne, vous montrent sans doute la justice de la reconnaissance que Dieu exige de son peuple par ces paroles de Moïse : Souvenez-vous du jour de votre délivrance : Mementote diei hujus.

Mais avec combien plus de raison ne puis-je pas, dans ce jour de bonheur, vous adresser ce même langage, en vous rappelant le jour heureux de votre baptême. En effet, mes enfants, dans ce jour mémorable, ce n'est pas à un esclavage temporel , à une mort passagère, que vous avez été arrachés. C'est du joug ignominieux du démon que vous avez été affranchis; c'est d'une mort éternelle que vous avez été préservés. Ce ne sont pas les flots menaçants de la mer que vous avez traversés à pied sec ; ce sont les abîmes de l'enfer qui furent fermés sous vos pas -, ce sont les brasiers ardents qui furent éteints pour vous dans les eaux du baptême. Ce n'est plus le titre de serviteurs de Dieu que vous avez reçu en ce jour, comme autrefois Israël ; ce n'est plus Moïse qui va vous conduire dans la terre promise. C'est le nom ineffable d'enfants de Dieu qui fut imprimé sur vos fronts; c'est dans l'héritage céleste que Jésus-Christ veut vous introduire. Ce n'est plus la manne du désert que vous avez mangée aujourd'hui. C'est Jésus-Christ qui vous a nourris de sa substance.

O mes enfants ! quels prodiges de miséricorde ! Avez-vous jamais compris toute l'étendue des bienfaits du baptême? C'est aujourd'hui plus que jamais que vous devez les méditer, puis- que le Dieu d'amour vient de les couronner dans la communion par le don le plus magnifique que le ciel pût faire à la terre. C'est pour exciter en vous une bien juste reconnaissance que je vais vous développer les bienfaits dont le Seigneur vous a comblés dans le baptême.

O Marie! la plus pure des créatures, vous qui avez corres- pondu avec une fidélité incomparable aux grâces merveilleuses dont vous combla le Créateur, obtenez de l'Esprit de lumière, qu'il mette sur mes lèvres des paroles convaincantes et persua- sives, qui pénètrent de reconnaissance et d'amour ces enfants devenus aujourd'hui les temples de votre divin fils: ave Maria.

Dès le premier instant de notre conception, dégradés par la prévarication de notre premier père , dépouillés de cette beauté de l'âme qui devait, après cette vie mortelle, nous rendre

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à jamais concitoyens des anges et heureux du bonheur de Dieu même; privés de l'amitié du Seigneur dont la sainteté ne peut supporter la moindre souillure , nous étions condamnés par la justice divine à traîner, sur cette terre souillée, des jours tristes et amers, pour être privés, après une mort douloureuse, de notre sublime destinée, et réduits à gémir dans un exil éternel, sur la perte de la patrie et du bonheur. Cependant le Seigneur, dont la miséricorde est infinie, prépare notre rédemption. Le fils de l'Éternel s'élance du haut des cieux, et vient à pas de géant fournir la carrière pénible que lui a tracée son père. Revêtu de notre chair de péché, il expire sur la croix; son sang lave nos âmes , et le baptême devient le canal qui nous communique les fruits précieux de la rédemption.

Baptême. Ce divin Sauveur, pour nous faire concevoir tout ce que le baptême a de grand et de sublime, a voulu le sanctifier par avance en son auguste personne dans les eaux du Jourdain. Aussi ce baptême, qui n'était pour Jésus-Christ qu'une cérémonie humiliante, puisqu'elle le confondait avec les pécheurs, nous pré- sente-t-il les effets merveilleux du vrai baptême dont celui-là n'était que la figure.

Écoutez l'historien sacré : « Jésus, étant baptisé, se recueille dans la prière : Jesu baptisato et orante. Soudain les cieux s'entr'ou- vrent -, l'Esprit-Saint en forme de colombe vient se reposer sur lui ; au même instant une voix céleste se fait entendre : c'est le Très-Haut qui le déclare son Fils bien-aimé, objet de toutes ses complaisances. » Voilà , mes enfants , les effets étonnants du baptême et les bienfaits ineffables dont le Seigneur vous a comblés dans ce sacrement. Au jour que l'onde salutaire coula sur vos. fronts naissants ; Y Esprit-Saint descendit dans vos âmes : Le Créateur vous adopta pour enfants ; Et le Fils de Dieu vous rendit vos droits au céleste héritage. Trois Bienfaits ineffables.

Premier bienfait du baptême. Le Saint-Esprit est descendu dans votre âme , c'est-à-dire il l'a regénérée tout entière dans les eaux de la renaissance, en répandant sur elle, avec une riche effusion, ses dons les plus précieux: Salvos nos fecit per lavacrum rege- nerationis. Le péché originel avait dépouillé notre âme de cette innocence qui l'approchait de la pureté des anges, et la faisait jouir du commerce intime avec Dieu même. Dès cet instant fatal, son intelligence fut enveloppée de ténèbres -, elle ne voyait plus son Créateur que comme dans un lointain , couvert de voiles obscurs. Les créatures ne brillaient plus de cet éclat qui relevait avant le péché à la contemplation des choses divines; les mer- veilles de la création semblaient avoir perdu cette voix éloquente qui publie partout la gloire et la puissance de leur auteur. Dans

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cet aveuglement elle oubliait son Dieu, et prostituait aux sim- ples créatures les hommages qui ne sont dûs qu'à l'Éternel ; elle méconnaissait sa fin et semblait mesurer ses destinées sur les abjectes affections qui l'animaient.

Sa volonté, pervertie d'une manière étrange, n'avait plus de penchant que pour le mal. La vertu était pour elle sans attrait; l'orgueil l'avait rendue rebelle à son Dieu ; la chair se révolta contre elle-même pour le punir de sa rébellion , et le peu d'intelligence qui lui restait se trouva subjugué par la concupis- cence. Si quelquefois, ramassant toutes ses forces, elle tentait un généreux effort pour s'élever jusqu'à Dieu, elle retombait pesamment sur elle-même et se plongeait plus profondément dans l'abîme de sa corruption. Incapable des nobles sentiments qu'inspirent la reconnaissance et l'amour, elle n'éprouvait que les mouvements déréglés d'une nature corrompue. Ainsi, devenue l'esclave du démon par l'asservissement aux passions mau- vaises, elle était, par nature, enfant de colère, c'est-à-dire un objet de malédiction devant Dieu.

Tel est, dans la doctrine de S. Paul, l'état de l'âme avant la grâce du baptême; tel fut le sort déplorable des païens avant leur conversion. Tel eût été le nôtre si Dieu, dans sa miséri- corde, ne nous eût appelés à lui, dès notre apparition sur la scène du monde. Jamais, d'elle-même, l'âme n'eût pu sortir des sombres régions de la mort. Il fallait une entière régéné- ration. C'est , mes enfants, ce qu'a opéré dans nous, le Saint- Esprit, en descendant dans nos âmes par le canal du baptême.

Oui, mes enfants, le Saint-Esprit, dans ces eaux salutaires , a régénéré votre âme. Il l'a purifiée des souillures du péché qui la rendaient un objet d'horreur devant Dieu. Il lui a rendu ce vêtement de justice et de sainteté qui la fait reconnaître pour la vraie image du Dieu trois fois saint, et la rend presque égale aux esprits célestes. Le baptême, il est vrai, n'a pas déraciné les passions -, mais en guérissant les plaies profondes que le péché avait faites, il nous a rendus plus forts contre leurs assauts, et moins accessibles à leur séduction. Il n'a point éteint le feu de la concupiscence, mais il en a amorti la vivacité, et a rendu plus puissants les attraits de l'aimable vertu qui doit la vaincre. Il ne nous a point affranchis du combat perpétuel que la chair livre contre l'esprit , mais il nous a communiqué , par la grâce du Sauveur , des forces puissantes pour sortir victorieux de cette pénible lutte.

L'Esprit Saint a renouvelé notre âme ; il a rendu à son intelli- gence ces vives lumières qui lui découvrent la gloire et la puis- sance du Créateur. Les ouvrages de la création se dévoilent avec toute leur magnificence, excitent en elle des transports d'admi-

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ration et de reconnaissance, et l'enflamment pour Dieu d'un vif amour.

L'Esprit-Saint est descendu dans votre âme. Dès lors il l'a parée de toutes les vertus; la foi en a jeté les fondements. Foi vivifiante, ô don céleste! Oui, sans toi les hommes ne sauraient jamais plaire à Dieu ; sans toi, ils marchent dans les ténèbres, et jamais toutes leurs vertus humaines ne pourraient les conduire à leur fin véritable. Quel bienfait, mes enfants, n'est-ce pas que la foi? Dieu ne pouvait-il pas, sans blesser les lois de la justice, nous laisser plongés dans les ombres de l'infidélité , comme tant d'autres peuples , qui ont couru et courent encore aveuglément à leur perte ? Non fecit taliter omni nationi vit et judicia sua non manifesta eis.

N'est-ce pas un pur effet de sa miséricorde qui a fait lever sur nous le soleil de justice? Oui, sans aucun mérite de notre part, il nous a appelés du sein des ténèbres à la lumière admirable de son Évangile. C'est la foi qui nous révèle les augustes mystères d'un Dieu en trois personnes, d'un Dieu fait homme, expirant ignominieusement sur une croix pour expier nos crimes ; sortant glorieux du tombeau pour nous conduire au séjour de la gloire ; d'un Dieu vivant éternellement dans le ciel et tous les jours immolé sur nos autels pour implorer sur nous la clémence du Très-Haut, C'est le flambeau divin qui nous a révélé notre origine et notre fin. Désormais notre âme connaît ses destinées : créée pour l'immortalité, elle regarde le ciel et dédaigne la terre. Les objets terrestres ne sont plus, pour elle, que des moyens que lui offre la providence pour la conduire à sa sublime fin , ou des obstacles que lui oppose l'ennemi du salut, et qui ne feront qu'ajouter à sa gloire, si elle les surmonte avec courage.

Avec la foi , que de vertus TEsprifcSaint n'a-t-il pas fait germer dans l'âme? 11 l'a remplie de cette espérance des biens célestes qui nous rend inébranlables au milieu des orages de la vie , comme des rochers au milieu d'une mer en courroux. Il a allumé en elle cet amour divin, dont les feux chastes et tran- quilles, ne sauraient être éteints par les eaux de la tribulation ; et font les charmes du vrai chrétien au milieu des peines de la vie. Il l'a comme inondée des dons les plus précieux. La crainte du Seigneur la retire du mal ; une douce et tendre piété l'anime au bien -,1a lumière divine lui montre le sentier de la justice, qui trop souvent se perd dans la voie large de la perdition, et la sagesse, couronnant ses vertus lui donne un avant-goût du ciel dans les douceurs du service de Dieu.

Enfin , mes enfants , le Saint-Esprit a établi en vous sa demeure; vous êtes devenus le temple de sa divinité, et s'il

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vous a enrichis , par sa présence , de ses dons ineffables , c'est pour vous rendre participants de la nature divine, en vous com- muniquant la qualité sublime d'Enfants de Dieu ; et c'est le second bienfait que vous avez reçu dans le baptême.

Deuxième bienfait du Baptême. Quel bienfait, mes enfants I Écoutez le disciple bien-aimé qui a plongé si profondément dans l'abîme des miséricordes de Dieu, et dont toutes les paroles étincellent des flammes de l'amour divin. Considérez, s'écrie-t-il dans un transport d'admiration , considérez quel amour nous a témoigné le Père en voulant que nous soyons appelés et que nous soyons en effet les enfants de Dieu : Videte qualem caritatem dédit nobis pater, utfilii Dei nominemur et simus ! Quelle gloire, quels avantages, dans ce titre ! Le péché , en nous courbant sous son joug ignominieux, nous avait rendus les enfants du démon : qui facit peccatum ex diabolo est. Le baptême , en lavant nos souil- lures, efface le sceau infâme dont nous avait flétri l'esprit impur, et grave sur nos fronts, en caractères radieux, le nom ineffable à! Enfants de Dieu : signavit nos Deus.

Oui, mes enfants, à l'instant que vous avez été relevés des fonds baptismaux, l'enfer a frémi de rage ; le Très-Haut s'est écrié : anges fidèles, voici pour vous un nouveau frère, et pour moi un nouveau fils adoptif, objet de mes complaisances : Hic est filius meus in quo mihi complacui. La cour céleste a tressailli d'allégresse, et des cantiques de, louange ont publié, dans le séjour de la gloire, la miséricorde infinie du souverain maître de toutes choses. Eh! pourrions- nous douter de ces transports d'admiration, dans la cité de Dieu parmi les chœurs des anges î Ils voient Dieu face à face; ils contemplent ses grandeurs, sa sainteté , sa puissance , sa justice : pourraient-ils ne pas admirer sa bonté , lorsqu'ils voient ce grand Dieu adopter pour enfant, un ver de terre, une créature naguère souillée de péché ! Mais quoi, mes enfants, quelque faible que soit notre intelligence, pourrions-nous méconnaître la gloire qui nous revient d'un titre aussi sublime ?

Sur la terre on se fait gloire d'être le fils d'un noble, d'un prince, d'un roi, d'un potentat. On recherche par toutes sortes de voies, l'honneur de leur appartenir par quelque lien, on ambitionne jusqu'à leur service. Et cependant, mes enfants, qu'est-ce parmi les hommes, la noblesse la plus reculée, la mieux établie? C'est l'existence d'un jour, c'est un édifice de poussière que le moindre souffle fait crouler; c'est une lueur sombre qui perce au milieu des ténèbres les plus épaisses. Qu'est-ce qu'un grand de la terre ? Qu'est-ce que le plus puissant de l'univers? C'est un homme comme vous , faible comme vous,

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pétri comme vous du limon de la terre, retombant comme vous dans la poudre, après une courte apparition sur la scène du monde, il ne laisse que de faibles traces de son passage. Voilà pourtant ce qu'on estime , ce qu'on admire, ce qu'on ambi- tionne; mais si nous sommes avides de gloire et d'honneurs, cherchons-les dans nos véritables titres: Agnosce, o christiane , dignitatem tuam.

Nous sommes les enfants de Dieu, c'est-à-dire de Celui que l'Écriture appelle l'ancien des jours, de Celui qui a créé le ciel et la terre, qui soutient le monde dans ses mains, qui pèse les montagnes dans sa balance, de Celui qui se glorifie du nom de Seigneur des Seigneurs, devant qui tous les hommes ensemble sont moins qu'un grain de sable, et qui, d'un souffle de sa bouche renverse les plus grands rois de la terre dans la poussière et dans la cendre.

Puissances célestes, intelligences sublimes, soyez dans le ravis- sement. Exaltez les miséricordes du Seigneur. Je suis chrétien, je suis enfant de Dieu; comme vous je participerai un jour à sa gloire.

Nous sommes les enfants de Dieu ! Jamais, non, mes enfants , jamais vous ne pourrez imaginer rien de plus glorieux; jamais aussi vous ne trouverez un titre qui nous procure tant d'avan- tages. Car, en nous adoptant pour enfants , avec le nom de père , Dieu en a pris les sentiments et la tendresse. Peuple d'Israël, tu n'es plus rien à mes yeux ; longtemps, il est vrai, tu fus le peuple chéri de Dieu. Il te conduisit comme par la main dans les horreurs du désert. Pour toi il opéra des merveilles écla- tantes ; cependant il était toujours le Dieu terrible qui parlait sur le Sinaï , et tu ne pouvais approcher de lui sans être écrasé de sa foudre. Tu pouvais l'appeler le Seigneur ; mais le doux nom de père était réservé aux chrétiens.

Oui, mes enfants, pour nous Dieu a dépouillé cet appareil de majesté qui inspirait la frayeur et l'épouvante au peuple qui l'écoutait. Il ne veut plus prendre à notre égard que le doux nom de père. Et voyez, mes enfants, avec quelle tendresse il nous engage , par la bouche de son divin fils , à lui donner ce nom d'amour. Sur la terre ne donnez à personne le nom de père, parce que vous n'avez qu'un père, qui est dans lescieux : Nolite vobis vocare patrem super terram. Parce que vous n'avez qu'un père qui est dans les cieux, il paraît jaloux de ce titre. Il semble ne pas vouloir le partager avec ceux qui, selon le sang, nous ont donné le jour, et comme pour s'en assurer la possession, il a envoyé, dans nous, le Saint-Esprit pour nous inspirer la confiance de lui donner ce nom : Misit Deus spiritum fiïii sui in corda nostra clamantem. Abba , pater.

III. QUATRE.

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Mais, en nous faisant un devoir de l'appeler de ce nom , est- il quelque chose qu'il ne nous ait accordé par avance? Pourra- t-il jamais rien refuser aux gémissements inénarrables que l'Esprit-Saint poussera vers lui du fond de nos cœurs ? Si ce nom a tant de pouvoir sur le cœur de l'homme, que ne pourra-t-il pas sur le cœur d'un Dieu qui n'est qu'amour : Deus caritas est.

0 nom puissant ! quelle foudre n'arracheras-tu pas de la main du Très-Haut, lorsque courroucé par les iniquités de la terre, il sera prêt à frapper nos têtes coupables ! avec quelle effusion ne feras-tu pas descendre du ciel les dons et les grâces! Oui, ô mon Dieu, puisque vous le voulez, je vous appellerai mon père. Par l'invocation de ce nom, je ferai descendre sur moi votre bouclier impénétrable pour résister aux assauts de mes ennemis et repousser leurs traits enflammés. Par ce nom je me rirai des menaces et des efforts de Satan. Parce nom je m'élancerai jusqu'à votre trône redoutable -, je pénétrerai même dans votre cœur, et j'irai émouvoir vos entrailles de miséricorde en faveur d'un enfant trop souvent coupable d'ingratitude. Telle est, mes enfants, l'idée que vous devez vous former du second effet du baptême. Telle est la puissance de ce nom que Dieu a pris à votre égard en vous donnant la qualité sublime de ses enfants.

C'est ce bienfait de l'adoption divine que saluait le saint pro- phète Isaïe, lorsqu'il s'écriait dan s un élan d'admiration : Réjouis- sez-vous, enfants de Jérusalem, tressaillez de joie, filles de Sion, le Seigneur a parlé. Il va détourner sur vous un torrent de joie et de gloire. Il vous inondera de paix et de consolation. Il aura pour vous toute la tendresse d'une mère qui caresse son enfant sur ses genoux. Il vous défendra dans tous les dangers, comme un père qui court arracher son fils des bords d'un précipice. Il terrassera vos ennemis, et sa main opérera des merveilles pour vous conduire dans l'héritage éternel qu'ils vous avaient ravi. C'est le troisième bienfait du baptême.

Troisième bienfait du baptême. Le troisième bienfait, mes enfants, est une suite nécessaire de l'adoption divine. En effet, un fils n'est-il pas l'héritier naturel de son père ? Aussi le grand apôtre n'a pas craint de faire ce raisonnement : Sifilii et hœredes. Si nous sommes les enfants de Dieu, nous en sommes les héri- tiers. Vous le savez, mes enfants, l'ange rebelle précipité du haut des cieux en punition de son orgueil, jaloux de nos premiers parents qu'il voyait destinés à monter sur son trône de gloire, chercha à se venger de Dieu et à se consoler de sa disgrâce. Souf- flant donc dans leur esprit l'orgueil qui causa sa chute , il les entraîna par ses artifices dans la révolte contre Dieu. A l'instant l'ange de lumière les chassa du paradis terrestre, et se plaça à la porte, agitant dans ses mains une épée flamboyante pour leur

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en interdire l'entrée. Dès lors ce séjour de la gloire éternelle dont ce jardin délicieux n'était qu'une bien faible image, ne fut plus fait pour nous: une vie pleine de misère, sur cette terre hérissée de ronces et arrosée de nos larmes devait être notre partage dans le temps , et des souffrances indicibles devaient faire de nous leur proie pour l'éternité.

Mais le fils de Dieu, prenant la forme d'un esclave, se dévoue à l'obéissance la plus rigoureuse pour expier la rébellion de notre premier père. Chargé des iniquités de tout le genre humain, il vient épuiser pour nous jusqu'à la lie, la coupe de la colère du Seigneur. Il attache avec lui sur la croix l'arrêt de notre condamnation ; il ensevelit nos crimes dans le tom- beau. Descendant aux enfers, il renverse les portes redoutables de ces noirs cachots, brise dans les mains du démon le sceptre de fer dont il nous frappait, et arrache à ses fureurs nos âmes que le péché lui livrait comme une proie à dévorer. Dès lors, comme le prophète, nous pouvons pousser ce cri de triomphe : 0 mort, est maintenant ton aiguillon? est maintenant ta victoire? Tu as voulu étendre ton empire sur le juste. Tes coups l'ont précipité dans le tombeau , mais sa mort a signalé ta défaite. Il est sorti de ton sein, glorieux, triomphant, chargé de tes dépouilles, et ta victoire est devenue le tombeau de ta puissance. Satan ! ébranle [de tes rugissements les voûtes téné- breuses de l'abîme î remplis de tes fureurs les partisans de ta révolte ! Je ne te redoute plus ; Jésus m'a délivré de tes chaînes. Je ne suis plus à toi, je suis à Jésus. Enfer! allume tes feux! ouvre tes abîmes! ajoute, si tu peux, à tes horreurs! tu n'es plus ma demeure ; Jésus [m'a préservé de tes gouffres et veut me faire régner avec lui dans les cieux.

Oui, mes enfants, Jésus-Christ ne s^est pas contenté de nous délivrer de l'esclavage du démon , et de nous retirer des bords de l'enfer; en remontant dans le sein de son père, il a conduit sur son char de triomphe les captifs retenus dans l'exil et ouvert le chemin du ciel à tous les hommes qui sur ses pas voyageront sur la terre jusqu'à la fin du monde. Ascendens in altum, capti- vant dnxit captivitatem, pandens iter ante eos. Enfin, par sa résur- rection, il a englouti ]a mort, pour nous rendre les héritiers de la vie éternelle. Per resurrectionem deglutivit mortemut hœredes vitœ œternœ efficeremur.

Sainte Jérusalem, immortelle félicité, qui pourra jamais raconter vos merveilles ! Dans ce séjour, mes enfants , plus de ces combats pénibles qui forment une chaîne continuelle dans cette vallée de larmes. Satan, le monde ni la chair n'y ont aucun empire. Plus de ténèbres: notre intelligence y sera éclairée des rayons doux et brillants de la vérité. Les mystères qui exercent

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ici notre foi se dépouilleront du voile impénétrable qui les cache à nos regards mortels. Dieu déploiera à nos yeux tout l'éclat de sa sainteté , les merveilles de sa puissance, son incompré- hensible éternité, et nous ouvrira l'abîme de sa miséricorde.

Dans cette cité sainte, plus de tribulations; car un fleuve de paix inondera notre âme. Elle n'y sera plus en proie aux inquié- tudes qui l'agitent, aux craintes qui la troublent, aux ennuis qui la dévorent, dans cette vie mortelle.

Alors plus de douleurs. Notre corps, impassible et rayonnant de gloire , n'y éprouvera plus que les sensations ravissantes de la volupté la plus pure.

Nos yeux n'y seront plus affligés du spectacle déchirant des misères humaines. Ils y contempleront, avec des ravissements ineffables, les grandeurs de l'Éternel, l'humanité glorifiée du Sauveur, les cicatrices salutaires d'où jailliront à jamais des torrents de lumière, l'auguste Mère de Jésus élevée sur un trône radieux, au dessus de tous les esprits célestes, auprès de son divin fils.

Nos oreilles n'y seront plus frappées des accents douloureux du malheur; sans cesse elles seront ravies par les concerts harmonieux des anges et des élus.

Alors plus de besoins. Notre âme s'y nourrira d'une nourriture mystérieuse, qui, sans cesse réveillant sa faim, la rassasiera sans cesse. Elle s'élancera dans le sein de Dieu, se plongera dans son essence, et le contemplera face à face, tel qu'il est en lui-même: Videbimus eum sicuti est facie ad faciem.

Enfin, transportée hors d'elle-même, elle n'éprouvera d'autre besoin que de se livrer aux élans de l'amour, de la reconnais- sance, et d'unir sa voix aux accents de toute la cour céleste, pour célébrer sans interruption les miséricordes éternelles du Seigneur : Miser 'icordias Domine in œternwn cantabo.

Voilà, mes enfants, les magnifiques bienfaits que Dieu vous accorda par le baptême. Pourriez-vous être ingrats envers un Dieu si bon ? Non , mes enfants; votre foi, votre recueillement , l'amour divin qui colore vos fronts de ses chastes flammes, m'interdisent une telle pensée. Il me semble, au contraire, enten- dre la voix de la reconnaissance s'écrier avec le prophète royal : « Mon âme, bénissez le Seigneur, que tout ce qui est au dedans de moi célèbre son saint nom ! N'oubliez jamais, ô mon âme , les grâces signalées dont il vous a comblée. C'est lui qui pardonne toutes vos offenses et guérit tous vos maux. C'est lui qui rachète votre vie de la mort , et vous couronne dans sa misé- ricorde. C'est lui qui comble tous vos vœux par l'abondance de ses dons, et renouvelle votre jeunesse comme celle de l'aigle. O mon âme! que rendrez -vous au Seigneur pour tant

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de bienfaits? Qiiid rétribuant Domino pro omnibus quœ retuibuit mihi. Ah ! je prendrai le calice du Seigneur, et j'invoquerai son saint nom: Caicem salutaris accipiam... Je marcherai dans la voie de ses commandements, malgré les épines dont pourront la semer le monde et le démon. Il a brisé les liens dont m'avait investi le péché ; il m'a conquis à la liberté des enfants de Dieu : je l'en bénirai tous les jours de ma vie. Pour toujours je me dévoue à son service ; aidé de sa grâce, je remplirai aux yeux de tout son peuple les promesses que je lui ai faites : Vota mea Domino reddam, coram omni populo ejus. Et sa miséricorde paternelle m'accueillera à mon dernier soupir dans la céleste patrie. Amen.

INSTRUCTION

SUR LES PROMESSES DU BAPTÊME

Vota mea Domino reddam. J'accomplirai fidèlement, les vœux du baptême. (Ps. 115.)

Mes enfants,

Qu'ils sont grands les bienfaits que vous avez reçus aujourd'hui du Seigneur ! Par l'absolution, vous avez été lavés du péché qui souillait vos âmes , délivrés du démon dont vous étiez les esclaves, et pour ainsi dire retirés de l'enfer que vous aviez mérité par vos péchés. Redevenus innocents, vous avez recouvré le titre d'enfants de Dieu , de frères deJfésus-Christ , et d'héritiers du ciel. Ainsi revêtus d'innocence, vous êtes venus recevoir à la Table Sainte la chair adorable et le sang précieux de Jésus- Christ , et s'il avait plu à Dieu de vous retirer de ce monde , après la communion, votre âme s'en serait envolée droit au ciel.

Par une conséquence rigoureuse de tant de bienfaits, vous avez contracté envers Dieu une dette sacrée de reconnaissance, de respect et d'amour. Voici le moment solennel vous allez renouveler les obligations inviolables de votre baptême : Vota mea Domino reddam.

Ces obligations étant de la plus grande importance , je vais vous les rappeler dans deux courtes réflexions. Demandons au Saint-Esprit par l'intercession de notre bonne Mère qu'il vous fasse bien comprendre cette instruction essentielle. Ave Maria.

Mes enfants, le catéchisme vous l'a dit: notre premier père Adam ayant désobéi à Dieu, en mangeant du fruit défendu, nous

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naissons tous souillés du péché originel , esclaves du démon et dignes de la haine de Dieu. Ensuite, parvenus à l'âge de raison, nous commettons par nous mêmes une infinité de péchés actuels. Ainsi nés dans le péché, et vivant dans le péché, nous devions, après notre mort, être précipités dans les flammes éternelles de l'enfer; mais le Seigneur a eu pitié de nous. Comme de nous- mêmes nous ne pouvions pas expier nos péchés ni mériter le ciel, il a envoyé son fils qui s'est fait homme et qui est mort pour nous sur la croix, afin de nous délivrer du péché, nous préserver de l'enfer, et nous mériter la vie éternelle. Ce divin Sauveur, pour nous appliquer le mérite de sa mort, a établi le baptême qui efface le péché originel , nous fait enfants de Dieu et de l'Église, et nous ouvre le paradis. Mes enfants, vous avez tous participé à ce sacrement; mais en le recevant vous avez fait à Dieu des promesses solennelles, et si vous ne les accom- plissez pas, jamais vous ne pourrez entrer au ciel , et vous serez pour toujours rejetés dans l'enfer.

Tout à l'heure, aux fonds baptismaux, vous allez renouveler, par vous-mêmes, ces promesses que l'on fit pour vous au baptême. Vous allez dire à Dieu, devant vos parents et vos amis, la main sur l'Évangile : Je renonce au démon , première obligation et Je m'attache à Jésus- Christ , deuxième obligation.

Première obligation. Vous alle^ renoncer au démon.

Mes enfants, renoncer au démon, c'est renoncera cet esprit impur et méchant qui , par le péché, veut vous damner avec lui. C'est n'avoir plus pour lui que de l'horreur ; c'est détester ce qu'il aime , c'est aimer ce qu'il déteste ; c'est fermer l'oreille à toutes ses tentations, c'est enfin lui déclarer une guerre éternelle. Comment pourriez-vous faire autrement, à moins que vous ne vouliez vous perdre? Cet esprit infernal s'était rendu maître de vous par le péché, afin de vous entraîner avec lui dans l'enfer. Jésus-Christ est venu vous délivrer de son esclavage, pour vous conduire au ciel. Voudriez-vous aban- donner cet adorable Sauveur, pour vous jeter de nouveau dans les griffes meurtrières, dans la gueule enflammée de cet ennemi implacable? Il ne cherche qu'à vous faire du mal ; pourriez-vous donc l'aimer encore? Non, mes enfants, vous ne pouvez pas servir en même temps Jésus-Christ et le démon . Si vous voulez être à Jésus-Christ, vous devez renoncer au démon; et si vous voulez encore écouter le démon, soyez assurés que Jésus-Christ vous effacera de son cœur. Choisissez entre ces deux maîtres ; Jésus- Christ, le fils de Dieu qui vous commande le bien et la vertu , e* le démon qui ne vous inspire^que le mal et le crime,

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Oh ! mes enfants, seriez-vous embarrassés à choisir? Pourriez- vous préférer d'être les esclaves du démon, plutôt que les enfants de Dieu ? Pardon, ô mon Sauveur , si j'ai paru soupçon- ner des dispositions aussi criminelles dans ces heureux enfants que vous avez nourris aujourd'hui de votre corps adorable? Loin de là, ils sont résolus à persévérer jusqu'à la mort dans votre service, et ils renoncent pour toujours à Satan et à ses pompes. Oui, mes enfants, ce ne serait pas renoncer vérita- blement au démon que de conserver encore de l'amour pour ses pompes, pour les vanités et les maximes du monde. Vous devez donc fuir tout ce qui constitue ce monde corrompu que Jésus-Christ a maudit. Les amis de ce monde sont les ennemis de Dieu; le monde est le royaume du démon. C'est dans le monde que cet ennemi de notre salut déploie tous ses artifices pour nous perdre. Il y tend continuellement des pièges à notre innocence. Tantôt par des propos déshonnêtes il souille nos oreilles et souffle dans le cœur le feu impur des passions. Tantôt il nous offre le spectacle séduisant des vanités et des plaisirs. Enfin, par ses maximes perverses et ses mauvais exemples, il nous éloigne insensiblement du service de Dieu , des saints offices, des sacrements, nous fait perdre la religion et la foi, et nous fait devenir les ennemis de Dieu et dignes de l'enfer.

Voilà pourquoi, mes enfants, vous devez fuir le monde. Évitez toujours avec soin ces divertissements que la prudence chrétienne condamne, ces. compagnies suspectes d'irréligion et d'immoralité. Fuyez ces faux amis, infidèles aux devoirs de chrétien. Méfiez-vous de leurs bonnes grâces, ce sont autant de pièges que vous tend le démon pour vous séduire. Bientôt [vous deviendrez semblables à eux et, captivés par les pompes de Satan, vous vous livreriez honteusement à ses œuvres aux- quelles vous allez renoncer aussi.

Vous le savez, mes enfants, les œuvres de Satan, c'est le péché, sous quelque forme qu'il se présente. Vous allez donc renoncer au péché, parce que c'est pour le détruire que Jésus-Christ est mort sur la croix, -parce que le péché rend inutile le sang d'un Dieu, et nous prive du bonheur éternel. Par le baptême Jésus-Christ a voulu nous faire mourir au péché. Oserez-vous encore vivre dans le péché ? Jésus-Christ étant ressuscité d'entre les morts ne meurt plus. Ainsi, mes enfants, vous ne devez plus retomber dans le péché. Par le baptême et l'absolution vous avez pris une nouvelle vie en Dieu, voudriez- vous donc changer cette vie toute divine pour la vie du péché qui n'est qu'une mort éternelle ? Ah ! loin de vous, mes enfants, une conduite aussi funeste. Aujourd'hui que l'Esprit-Saintvous a purifiés de vos péchés par l'absolution, aujourd'hui que

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Jèsus-Christ vous a nourris de sa chair virginale, et qui remplit vos cœurs de son amour, prenez une ferme résolution de renoncer au péché. Mais comprenez bien cette parole : renoncer au péché, c'est renoncer à vos coupables habitudes , à tout plaisir criminel. C'est vous éloigner de tout ce qui peut vous porter au péché, c'est combattre votre paresse à faire votre prière du soir et du matin , c'est n'être plus désobéissants à vos parents, à vos maîtres ; c'est retenir votre langue pour ne plus proférer ces blasphèmes horribles, ces paroles dégoûtantes. Enfin c'est faire la guerre à tous vos vices, et vous appliquer à remplir tous vos devoirs. C'est par cette conduite que vous prouverez que vous êtes réellement attachés à Jésus-Christ. C'est la seconde obligation que vous allez renouveler aux fonds sacrés.

Deuxième obligation. Je m attache à Jésus-Christ,

Mes enfants,

Au jour de votre baptême on a dit pour vous et vous allez répéter vous mêmes : je m'attache à Jésus-Christ. Vous avez donc promis de croire ce qu'il vous enseigne et pratiquer ce qu'il commande. Dès lors vous êtes obligés de croire avec respect et sans jamais aucun doute les mystères les plus incompréhen- sibles, les vérités les plus terribles comme les plus consolantes qu'il vous révèle par l'Évangile ou par la voix de son Église. Vous êtes obligés de respecter la religion sainte de Jésus-Christ, de la professer publiquement et de la défendre au besoin contre les attaques des impies, vous devez une pleine et entière obéis- sance à l'Église qu'il a établie dépositaire de son autorité. Quand l'Église nous enseigne ou nous donne des lois, c'est Jésus-Christ lui-même qui parle. Si donc vous refusez d'obéir à l'Église, c'est à Jésus-Christ même que vous désobéissez, et vous n'êtes plus que des rebelles dignes de la colère du Seigneur.

Le baptême vous à faits enfants de Dieu et frères de Jésus- Christ; vous ne devez donc jamais rougir d'être et de paraître chrétiens. l'Évangile doit être la règle invariable de toute votre conduite. Le monde vous vantera ses joies et ses divertissements, mais la foi vous dira que ces coupables plaisirs seront punis de supplices éternels. Le monde proclamera les biens de la vie présente comme la source du vrai bonheur, mais la foi vous rappellera que la mort détruit tous ces faux biens, et qu'au tri- bunal de Dieu, on ne portera que ses vices et ses vertus. Enfin, le monde vous présentera )a vie du chrétien comme une vie de peines, de privations et de croix; mais la foi, en vous promettant un bonheur sans mélange et sans fin, vous fera goûter des

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consolations qui surpassent tout sentiment. Ainsi attachés à Jésus-Christ par une foi vive et pleine de confiance, vous vous préserverez de la contagion des mauvais exemples. Vous mépri- serez les railleries des impies, vous triompherez de vos passions, du péché, du monde et de ses folies. La foi vous rendra vérita- blement sages ; elle sera pour vous un flambeau brillant qui vous éclairera toujours dans les circonstances pénibles de la vie, et vous conduira sûrement au salut. Le souvenir de la mort de Jésus-Christ vous aidera à supporter les peines de la vie; la pensée du jugement de Dieu et des horreurs de l'enfer réprimera vos passions et vous retirera du péché. Attachez-vous donc à cette foi qui donne la vie; mais pénétrez-vous bien de cette parole de S. Jacques : La foi sans les œuvres n'est qu'une fleur qui tombe sans laisser son fruit, une ombre sans corps, un corps sans âme et sans vie. Aussi, mes enfants, en promettant à Jésus-Christ de croire ce qu'il enseigne, vous avez aussi promis de faire ce qu'il commande.

Ah ! mes enfants, si pour être sauvés, il suffisait de croire les mystères de la religion, un Dieu en trois personnes, le fils de Dieu fait homme et mort sur la croix; la résurrection d'entre les morts; sa glorieuse ascension au ciel, sa présence réelle dans l'adorable eucharistie, le nombre des croyants seraient bien plus grand qu'il ne l'est, et les impies seraient bien plus rares; mais la foi nous présente des vérités qui exigent le renoncement à tous les vices, et la pratique des vertus les plus difficiles. C'est alors que le pécheur s'écrie dans son cœur: non ; je ne veux pas de cette foi qui condamne mes plaisirs et me prescrit des vertus pénibles, et des sacrifices incessants. Telle est cependant la foi que vous avez jurée. Elle vous impose la morale de l'Évangile, et présente Jésus-Christ comme îe modèle que vous devez reproduire par tous les actes de votre vie.

Voyez sous quels titres augustes vous avez à vous attacher à Jésus-Christ. Il est votre pasteur, votre maître et votre chef. Ego sum via, veritas et vita. Comme votre pasteur, il vous a tracé une route, il marche devant vous; si vous ne le suivez pas, vous périrez sans nul doute. Un agneau ne peut que s'égarer et devenir la proie des loups, s'il se sépare du trou- peau, s'il ne suit pas le berger. Il n'y a qu'une route qui mène à la vie éternelle, celle que vous a tracée le divin pasteur des âmes. Si vous perdez les traces de Jésus-Christ vous aboutirez nécessairement à la perdition éternelle. La route de la vie vous est tracée par l'Évangile. C'est dans ce livre divin que Jésus- Christ, comme votre maître, vous découvre les secrets de la vérité éternelle : ego sum véritas. C'est la que le fils de Dieu se plaît à converser en ami avec les enfants des hommes. Quel maître

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plus éclairé, plus doux, plus aimable pourriez-vous trouver ? Il vous apprend à regarder Dieu comme votre père , à l'aimer, à le servir, et pour vous mériter son amour, et ses récompenses , il s'est fait victime de vos péchés, pour les expier sur la croix. Oseriez vous refuser de pratiquer les vertus qu'il a pratiquées lui- même? N'est-ce pas lui qui seul a les paroles de la vie éternelle? Oui, mes enfants, toute autre science que celle de l'Évangile est ténébreuse, inutile, incapable de procurer le bonheur. Elle est la seule vraie, la seule utile, la seule nécessaire, puisqu'elle est la science du salut et du bonheur.

Enfin , Jésus-Christ est votre chef : Dieu l'a établi le chef, et la tête du corps de l'Église dont vous êtes devenus les membres par le baptême. Or, les membres d'un corps peuvent-ils vivre d'une autre vie que de celle de leur chef, de leur tête? Une branche peut-elle porter du fruit, si elle est coupée du tronc de l'arbre. Ainsi, nous dit S. Augustin, les membres de Jésus-Christ ne peuvent vivre que de l'esprit de Jésus-Christ, et nous devons vivre dans lui, comme il vit lui-même dans son père. Dès lors, comme Jésus-Christ n'avait pas d'autre volonté que celle de son père, nous-même nous ne devons pas avoir d'autre volonté que celle de Jésus-Christ. Eh bien! mes chers enfants, que désire de vous, qu'attend de vous, que veut de vous, ce tendre frère, ce fidèle ami, ce doux Sauveur? Il demande, il veut votre persévé- rance dans le bien, l'exactitude à la prière, l'assiduité aux saints offices, le recours aux sacrements, l'obéissance à vos parents, à vos maîtres. Plus de blasphèmes, plus de propos indécents , fuite des occasions du péché , des compagnons dissipés ou dissolus, en un mot : constante pratique de vos devoirs de chré- tien. Sans cette conformité à la volonté de ce chef divin, vous ne seriez plus que des membres desséchés, des branches mortes, des cadavres infects. Vous seriez encore des enfants de l'Église en raison de votre baptême, mais des enfants ingrats, rebelles, dignes de tous les châtiments de Dieu. Le nom de chrétien vous resterait, mais il serait pour vous, un arrêt de condamnation. Car il n'y a de véritable chétien, nous dit S. Augustin, que celui qui pratique loyalement la loi de Jésus-Christ. Voilà, mes chers enfants, à quels titres vous êtes obligés de vous attacher à Jésus- Christ. Il est votre pasteur-, marchez d'un pas sûr et constant dans la route qu'il vous trace en marchant devant vous. Il est votre maître-, écoutez attentivement les leçons qu'il vous donne, et appliquez-vous à les mettre en pratique. Il est votre chef. Montrez-vous des membres dignes de lui; vivez de son esprit et de sa vie.

Le grand témoignage de reconnaissance qu'il attend de vous pour tous les bienfaits dont il vous a comblés, c'est d'être

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constamment, fidèles à vos promesses baptismales, promesses sacrées, promesses solennelles que vous allez renouveler à la face du ciel et de la terre. Recueillez-vous et mesurez-en la portée et les conséquences.

L'Église les accepte, les anges et les nombreux assistants en sont témoins ; le démon les écoute et Dieu les écrit dans son livre de vie ou de mort. C'est sur ces promesses que vous serez jugés un jour ; malheur à vous si vous y devenez infidèles ; le démon lui- même viendra vous les rappeler au tribunal de Dieu, et vous revendiquer comme une proie, par suite de votre infidélité.

Dieu puissant et terrible, s'écriera-t-il, jadis tu m'as précipité de mon trône de gloire , parce que je fus rebelle à ta volonté : tu n'auras pas deux poids et deux mesures. En voici un qui pâlit d'épouvante devant toi; il a méconnu ta puissance, tes bienfaits, ton amour, pour me suivre dans les voies de l'orgueil, du vice, et d'une folle indépendance. Vois sur son front flétri le sceau du péché qu'il a reçu de moi ; dans son esprit, ta loi sainte effacée, et dans son cœur, la corruption des sales voluptés. Il s'est fait mon esclave, il est à moi. Indigne du ciel, il va rouler avec moi dans l'abîme. En effet, l'ange gardien se détourne en pleurant , la reine des élus se voile les yeux, la cour céleste est dans une étrange frémissement, et Dieu, dans sa justice, livre à satan ce misérable traitre, cet odieux parjure.

0 mes enfant, quel épouvantable réveil ! Ah ! gardez-vous bien de faire à la Trinité Sainte, un serment hypocrite et menteur. Dans toute la sincérité du cœur, jurez d'être inviolablement attachés au Dieu d'amour qui vous a nourris aujourd'hui de sa chair adorable.

Le démon n'est qu'un tyran cruel; déclarez-lui une guerre éternelle. Le monde est le théâtre où-il déploie tous ses artifices pour vous perdre ; protestez hardiment contre ses pompes et ses vanités. Le péché est le plus grand des maux ; dites-lui anathème de toute l'énergie de votre âme, plutôt mourir que de le com- mettre encore; ou du moins, hatez-vous d'en chercher le pardon, la miséricorde de Dieu vous l'offre. Jésus-Christ est votre Dieu, votre Sauveur, votre frère; jurez-lui une foi inviolable, un amour sans bornes. L'Église est cette tendre mère à qui Jésus vous a confiés ; protestez-lui de votre dévouement.

Ainsi enchaînés à Dieu par ces liens sacrés, fixez sans cesse vos regards sur ce divin maître. Sa grâce vous rendra fidèles à vos engagements; votre fidélité fera l'édification de l'Église, la consolation de vos familles, votre bonheur dans la vie pré- sente et votre gloire dans l'éternité. Amen.

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CONSÉCRATION A MARIE

APRÈS UNE PREMIÈRE COMMUNION

Mes enfants,

De grands mystères viennent de s'accomplir en vous. Dans le sacrement de la pénitence vous avez reconquis la beauté , l'innocence dont vous fûtes revêtus au jour de votre baptême. Ainsi redevenus des anges aux yeux de Dieu, comme des enfants chéris, vous êtes venus prendre place à la table du Seigneur, pour vous y nourrir de la chair et du sang de son divin fils. L'union la plus intime s'est établie entre vous et Jésus- Christ. Son sang a coulé dans vos veines , votre chair est deve- nue sa chair et par cette étroite alliance, vous avez participé à la nature divine. Enfants du père céleste, membres de Jésus-Christ, temples du Saint-Esprit, l'adorable Trinité a établi en vous sa demeure , et vous a marqués du sceau des élus.

Vous avez compris les engagements solennels que tant de bienfaits vous imposent; vous venez de les renouveler à la face du ciel et de la terre. Ils doivent désormais devenir la règle constante de votre conduite, durant votre pèlerinage sur cette terre d'exil : la fidélité à les remplir peut seule vous en assurer les fruits. Mais combien d'écueils n'allez-vous pas rencontrer sur la mer orageuse de ce monde. Est-on même à l'abri de tout danger dans la solitude, et sous les ailes de la religion? L'ennemi du salut ne pénètre-t-il pas partout? Ne portons nous pas au dedans de nous-mêmes un germe funeste de corruption? Et la vie de l'homme sur la terre est-elle autre chose qu'un combat continuel contre le monde, la chair et le démon? Qui vous garantira la victoire dans cette lutte violente? puiserez- vous le don précieux de la persévérance qui seule emporte la couronne?

Vous brillez aujourd'hui de tout l'éclat de l'innocence, mais n'avez-vous pas à craindre de le voir ternir comme par le passé, par le souffle impur du monde et des passions? Vos cœurs sont brûlants de l'amour divin; mais ce feu sacré ne peut-il pas s'éteindre sous les glaces de l'indifférence? Vous venez de jurer une fidélité inviolable au Dieu qui vous a nourris de sa propre substance; mais qui pourrait sans témérité compter sur ses propres forces? L'inexpérience de l'âge, les pièges nombreux

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dont la vie est semée , l'inconstance et la faiblesse naturelle de l'homme ne réclament-ils pas un guide, un protecteur, un ami, qui s'attache à nos pas pour éclairer nos démarches, soutenir notre courage et nous protéger dans les périls?

Ah ! mes enfants, vous sentez le besoin de ce guide Adèle, de cet ami puissant ; l'expérience du passé doit vous faire craindre l'avenir. Eh bien ! rassurez-vous : Dieu par une providence d'amour a pourvu à ce besoin d'une manière vraiment divine en vous donnant une mère dans Marie , c'est en ses mains qu'il a confié votre salut : pouvait-il le remettre en des mains plus sûres? Y a-t-il rien de plus tendre, de plus aimant que le cœur d'une mère? C'est au dévoûment à son service qu'il a attaché votre persévérance , tout vous presse de lui vouer un amour inviolable; sa grandeur, son amour, son titre de mère, la volonté de Dieu, vos intérêts les plus sacrés vous font une loi de vous dévouer à son culte.

Fille du père, mère du fils, épouse mystérieuse du Saint- Esprit, elle est la plus noble, la plus sublime, la plus parfaite des créatures , et la Trinité Sainte se plaît à contempler en elle le chef-d'œuvre de sa puissance.

Reine des cieux,elle resplendit de majesté sur un trône de gloire près de son divin Fils , et les élus et tous les chœurs des anges viennent déposer à ses pieds leurs couronnes et la pro- clamer leur Auguste Souveraine.

Mère du Dieu d'amour, elle s'est embrasée de tout l'amour qu'un Dieu à témoigné aux hommes en mourant sur la croix pour leur salut; pourrait-elle oublier ceux que son fils a voulu sauver au prix de tout son sang?

Si Dieu', du haut du ciel , se plaît à prendre à notre égard le doux nom de père, Marie oubliera-t-elle que son fils en mourant l'a constituée notre mère? Et quelle mère le fût jamais à plus juste titre que Marie! Ne nous a-t-elle pas enfantés pour le ciel dans la douleur sur le calvaire , en offrant à l'Éternel le sacrifice de son fils et de sa propre vie ?

Si Jésus en nous donnant Marie pour mère, l'a pénétrée de toute la tendresse maternelle, ne nous impose-t-il pas à tous la dette sacrée du dévoûment filial ? Pourrait-il ne pas réclamer un tribut d'hommages pour celle à qui lui même il voulut obéir sur la terre? Et qui pourra jamais être agréable au fils, s'il n'a que de l'indifférence pour la mère !

Enfin , que peut-on attendre du souverain maître , si on ne mérite les faveurs de cette puissante reine? Oui, mes enfants, Dieu s'est pour ainsi dire dépouillé de sa puissance en faveur de Marie. C'est-elle qu'il a établie comme le canal obligé de ses grâces et de ses dons. En vain feriez-vous monter vers le ciel les

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prières les plus ferventes-, si Marie n'en devient l'interprète et l'organe, elles ne sauraient toucher le cœur de Dieu. Les trésors du ciel ne s'ouvrent qu'à sa voix , et la rosée céleste de la grâce ne peut couler sur nos âmes, qu'à travers les mains de cette auguste Souveraine. Qui pourra donc, sans le secours de Marie traverser heureusement le désert de la vie, et parvenir à la patrie céleste? qui pourra espérer la victoire dans la lutte violente des passions contre la vertu, s'il n'est couvert de son bouclier, et soutenu de sa main puissante ?

Accourez donc à Marie avec empressement ; environnez-la de vos hommages, de votre vénération. Elle est toute prête à vous accueillir : rougis du sang de son divin fils, vous êtes à ses yeux des enfants de prédilection. Offrez-lui vos jeunes cœurs -, elle en est jalouse -, une mère n'est -elle pas heureuse de presser sur son cœur le fruit de ses entrailles ? A la voix de Jésus elle vous adopta pour enfants ; à la voix de ce même Jésus , qui s'est donné à vous, adoptez-la pour mère. Son désir le plus ardent est de vous rendre heureux ; sous sa conduite , vous ne sauriez man- quer de l'être. Dans toutes les positions de la vie, elle vous suivra d'un regard maternel et protecteur.

Pieux et fervents, vous trouverez en elle un modèle parfait à imiter et un encouragement à la persévérance.

Faibles et tièdes, elle relèvera votre courage abattu et rallu- mera la ferveur dans vos âmes.

Si vous sentez vos cœurs épris des vanités du monde , recourez à cette Vierge sans tache ; elle vous préservera de ses illusions et de ses pièges, et son bras vous couvrira d'un bou- clier impénétrable aux traits enflammés de l'ennemi. Si les peines inséparables de la vie viennent assiéger votre cœur, invoquez cette mère de douleurs, et sa main compatissante viendra sécher vos larmes.

Lors même que la fragilité humaine et la malice du démon vous feraient quelquefois dévier de la bonne voie, recourez toujours à Marie; en elle vous trouverez un refuge assuré contre votre propre faiblesse.

Êtes-vous effrayés des combats et des sacrifices que vous imposent la vertu et la piété ; levez les yeux au ciel , voyez cette reine triomphante tresser des couronnes pour ses fidèles servi- teurs, et la vue et la promesse de la gloire relèvera votre courage.

Craignez-vous de vous égarer dans le désert de la vie et dans les sentiers étroits de la vertu, invoquez Marie, du haut des cieux, étoile brillante, elle vous montre la patrie; suivez la route lumineuse qu'elle vous a tracée et vous arriverez sûrement à la gloire, au bonheur.

POUR PREMIÈRE COMMUNION 63

Enfin, voulez-vous goûter les douceurs de la vertu, vous ménager une mort précieuse devant Dieu, vous soustraire aux rigueurs de la justice éternelle, et vous assurer la possession de Dieu dont Jésus vous a donné le gage dans la Communion? jetez-vous avec une confiance sans bornes dans le sein de Marie ; mère de miséricorde , elle est toute puissante auprès de Dieu ; vos vœux seront exaucés, et guidés par cette tendre mère, vous atteindrez heureusement au port du salut éternel.

Oui, vous dirai-je avec un saint Docteur, malheur à l'ingrat qui oublierait Marie ! je ne dis pas : son salut est gravement compromis ; mais bien plutôt : sa réprobation est consommée : Necesse est ut intereat. Heureux au contraire celui qui se dévoue sincèrement à son culte. Un enfant de Marie ne saurait jamais périr. Telle est l'idée que les saints se sont faite et nous ont donnée de sa puissance, de sa bonté, de son amour. Telle est l'idée que vous devez vous en former vous-mêmes.

Venez donc chercher un asile sous son manteau royal. Pour mériter ses soins et son amour, efforcez-vous de retracer en votre vie les vertus dont elle vous a donné de si éclatants exemples.

Jeunes filles, Marie est la Vierge par excellence ; confiez-lui spécialement cette angélique vertu qui lui fût si chère. C'est une fleur délicate dont le moindre souffle peut ternir l'éclat ; c'est votre trésor le plus précieux. Persuadées que vous le portez, comme dit S. Paul, dans des vases fragiles, venez le cacher dans son sein, et rien ne pourra vous le ravir. A son exemple, exercez sur vous la plus scrupuleuse vigilance. Que la modestie soit votre première parure. Aimez à retremper votre âme dans la prière-, venez souvent comme elle rallumer dans vos cœurs le feu de l'amour divin, dans l'adoraible Eucharistie qui en est le foyer, et cet amour vous rendra facile l'imitation de ses vertus et l'accomplissement de la loi du Seigneur. Ainsi dévoués à Marie, vous serez des enfants de prédilection, et vous recueil- lerez tousses jours de la vie les fruits de cette journée de bonheur.

Oui, ô Marie, mille fois heureux celui qui vit sous vos auspices et vous invoque avec une confiance filiale ! Sa confiance ne sera jamais confondue. Vous êtes pleine de miséricorde, et vos yeux compatissants s'abaissent avec amour sur les misères de vos enfants. Vous êtes toute puissante parce que le trésor des grâces vous a été confié; vous brûlez d'amour pour les enfants qui vous chérissent et vous invoquent, et vous êtes heureuse lorsque la prière et la confiance viennent ouvrir vos mains libérales toujours pleines de grâces.

Voici dons des enfants qui se jettent dans vos bras, prosternés

64 RÉNOVATION

à vos pieds, ils vous adoptent pour leur mère et se dévouent à votre service de toute l'énergie de leurs âmes.

Oui, à jamais, ô Vierge pure, ô tendre , ô pieuse, ô puissante Marie, à jamais vous serez l'appui de notre faiblesse, l'objet de notre culte et de notre amour. Montrez-vous notre mère par vos bénédictions dans la vie, et sur les ailes de la vertu et de l'amour conduisez-nous à votre fils Jésus dans l'éternelle patrie. Amen.

FIN DE LA RETRAITE.

RÉNOVATION DES VOEUX DU BAPTÊME

GRANDEUR ET DEVOIRS DU CHRETIEN

Dominus , pars hœreditaiis meœ.

Le Seigneur sera la portion de mon héritage. (Ps. XV. 5.)

Mes biens chers enfants,

C'est aujourd'hui pour vous le jour des grandes actions. Ce matin, Jésus-Christ, votre Dieu, s'est donné à vous. Vous l'avez reçu avec amour-, vous le portez dans votre cœur: Vous en avez senti, vous en sentez encore les douces et ineffables caresses. Ce soir, ce n'est plus Dieu qui va se donner, puisqu'il l'a déjà fait ; mais c'est vous, qui allez vous donner, vous consacrer à lui. Il s'est donné à vous ; n'est-il pas juste que vous vous donniez à lui?

Sans doute, vous êtes déjà à Dieu, et vous lui appartenez à plus d'un titre. Vous êtes à lui par droit de propriété et de création: C'est lui qui vous a donné la vie. Vous êtes à lui par droit de conquête : Il vous a rachetés et conquis au prix de son sang. Vous êtes à lui par droit d'adoption : Il vous a adoptés pour ses enfants au jour de votre baptême.

Toutefois Dieu ne veut pas régner sur vous par force; mais il veut que vous lui apparteniez librement, volontairement. Il nous a créés libres, et il tient souverainement à respecter notre liberté. Voilà pourquoi il désire que vous vous donniez vous- mêmes à lui , que vous le choisissiez pour votre Seigneur et

DES VŒUX DU BAPTÊME 65

maître. Il tient beaucoup moins aux droits qu'il a sur vous comme Créateur et comme Sauveur, qu'à ceux que vous lui donnerez vous-mêmes sur vous en vous consacrant à lui.

Voilà pourquoi tout à l'heure, la main sur l'Évangile et le cœur brûlant d'amour, vous allez prononcer librement ce serment solennel : « Je renonce au démon, à ses pompes et à sesœuvres, et je m'attache à Jésus-Christ pour toujours. » Oui, vous n'hésitez pas, parce que votre cœur est pur et que les affections de la terre ne l'ont pas encore souillé ; parce que votre cœur aime ce Dieu qui vous a tant aimés ; parce que votre cœur a promis de n'être pas ingrat , mais reconnaissant envers le Dieu, qui vous a comblés de ses bienfaits.

Oui, mes chers enfants , consacrez-vous à Dieu et promettez- lui d'être et de rester toujours ce qu'il vous a faits au jour de votre baptême et ce qu'il veut que vous soyez toujours, de bons et courageux chrétiens, de bonnes et ferventes chrétiennes.

Être chrétien ! Ah ! ce mot n'est guère plus compris de nos jours. Tandis que nos ancêtres le portaient avec une sainte fierté, et confessaient qu'ils étaient chrétiens même en face de l'écha- faud et de la mort: nous, leurs enfants dégénérés, nous rougissons presque de le porter, et devant les railleries et l'entraînement du monde, nous semblons renier notre foi, et nous nous faisons apostats.

Aujourd'hui dans cette circonstance solennelle, je voudrais que vous comprissiez bien toute la noblesse et la dignité du nom de chrétien, afin que vous l'aimassiez et que vous le portassiez avec la sainte fierté de vos ancêtres. Je voudrais que vous en connussiez bien tous les devoirs, afin que vous y fussiez toujours fidèles. Ce va être ma tâche de ce soir.

I. Grandeur du chrétien. Qu'est-ce en effet que le chrétien? C'est celui qui par le baptême devient l'enfant de Dieu et de l'Église. Le chrétien a donc Dieu pour père, et l'Église pour mère.

Et d'abord il a Dieu pour père. Trouvez, si vous le pouvez, une parenté, une filiation plus élevée, plus noble, plus auguste que celle-là. On est fier dans le monde , quand on descend d'une longue suite d'aïeux, qui se sont illustrés dans les pages de l'histoire, qui ont conquis leurs titres de noblesse sur le champ des combats ou dans les glorieux labeurs de la science. On porte alors son nom avec un certain orgueil , parce qu'il semble qu'il élève au dessus des autres hommes. Et cependant qu'est-ce que cette noblesse humaine? Ce n'est qu'une fumée un peu bril lante qui se dissipe bien vite. Elle n'est que passagère, elle s'évanouit au moment de la mort, et il n'en reste aucune trace dans l'éternité.

m. CINQ.

66 RÉNOVATION

Un illustre orateur s'écriait un jour : Qu'est-ce qu'un Montmo- rency à côté d'Abraham "i Et moi , je vous demande à mon tour : Que sont toutes les vieilles races, toutes les plus hautes, les plus puissantes familles, les généalogies les plus fameuses à côté d'un enfant de Dieu?

Enfant de Dieu! Ah! mes enfants, et vous, chrétiens qui m'écoutez, pensez-vous bien à votre noblesse et la comprenez- vous bien? Oui, vous, petite et chétive créature, vous avez pour père ce grand Dieu qui habite dans les cieux, qui a créé ce magnifique univers, qui gouverne le monde avec tant d'habileté et de sagesse, à qui le soleil et les étoiles obéissent, qui est le Seigneur des seigneurs, et qui est infiniment au dessus des plus puissants rois de la terre. Oui, ce grand Dieu, au jour de votre baptême , il s'est abaissé jusqu'à vous et il vous a dit: ce Dès ce jour, je te prends sous ma protection paternelle et je t'adopte ; tu m'appelleras ton père et moi je t'appellerai mon enfant. » Et cette douce parole, il vous la répétera tout-à-1'heure , quand vous irez de nouveau vous consacrer à lui.

Oui, vous êtes tous les enfants de Dieu. 11 vous a marqués sur le front du signe de la croix, qui est la marque distinctive de ses enfants ; et vous avez pris votre nom de chrétien de ce beau nom de Christ qu'il a porté lui-même. Et nous pouvons à juste titre nous écrier avec S. Paul : Nous sommes de la race de Dieu : Ipsius enim et genus sumus.

Et les hommes de nos jours rougissent de se dire chrétiens et enfants de Dieu! Et ils aiment mieux se dire incrédules, rationalistes, libres-penseurs! Quelle honte y at-il donc d'avoir Dieu pour père? Ah! je comprends que celui-là doive rougir, à qui la volupté vient dire : « Tu es à moi ; tu n'as que des appétits grossiers. » A qui l'avarice vient dire : « Cet or, cet argent, que tu accumules, c'est la sueur des pauvres, c'est le fruit de l'injustice, du vol et de la fraude. » A qui tous les vices viennent dire à la fois: « Tu nous appartiens, tu es notre esclave. » Mais rougir d'être l'enfant de Dieu, qui est la beauté, la pureté, la sainteté même! Voilà ce que je ne com- prends pas et ce que je ne comprendrai jamais !

Ah ! vous au moins, mes enfants, n'en rougissez jamais. Laissez les autres en avoir honte: mais pour vous, portez-le avec honneur, et à quiconque voudra essayer de vous humilier comme chrétiens, ne craignez pas de faire cette belle réponse, qui fut faite un jour à une princesse royale. « C'était au temps de la monarchie française, la fille d'un de nos rois, femme cependant solidement vertueuse dit un jour, dans un empor- tement de vivacité, à l'une de ses suivantes, dont elle se croyait offensée : Madame, souvenez-vous que je suis la fille de vos rois.

DES VŒUX DU BAPTÊME 67

Et moi, répondit celle-ci, qui était sûre de son bon droit, et moi , je suis la fille de votre Dieu. » Voilà un noble et fier langage ! Tenez-le à tous ceux qui ont l'air de se moquer de votre titre de chrétien ; dites leur, vous aussi : « Soyez le fils de Satan, si vous le voulez; mais laissez-moi au moins la liberté d'être l'enfant de Dieu. C'est ma gloire et mon honneur. »

Le chrétien a l'Église pour mère, et c'est une autre gloire et un autre honneur. L'Église ! Ah ! je ne le sais que trop pour la honte de mon siècle, on l'insulte aujourd'hui, on essaye de soulever contre elle le mépris et l'indifférence par toutes sortes de mensonges et de calomnies, par les moyens les plus odieux et les plus lâches. L'impiété s'est soulevée et s'acharne contre elle. Le prophète l'avait prédit: Insurrexerunt in me viri iniqui. Aussi que m'importent les complots des méchants ! Je sais que l'Église catholique est ce qu'il y a de plus grand et de plus illustre sur la terre. Illustre par son origine, qui est divine: c'est Jésus-Christ lui-même qui l'a fondée. Illustre par son autorité, qui est aussi divine, parce que Jésus-Christ lui a communiqué la sienne : Sicut misit me Pater et ego mitto vos. Illustre par les bienfaits sans nombre qu'elle a répandus sur le monde : bienfait de la civilisation, de la liberté, de la sanctifi- cation des âmes. Illustre par son courage héroïque et ses triomphes éclatants. Elle a eu à lutter contre la force persécutrice des Césars romains, contre la force aveugle de l'hérésie, contre la force orgueilleuse de la raison ; et elle a toujours vaincu ; elle vaincra encore aujourd'hui toutes les forces déchaînées de l'enfer. Illustre par son dévoûment et sa charité sans limites. Il n'y a qu'elle qui envoie des missionnaires désintéressés dans les pays sauvages et qui se dévoue pour Dieu seul au soulagement de toutes les misères humaines. Illustre enfin par les promesses d'immortalité que Dieu lui a faites : Ecce ego vobiscum nsque ad consummationem sœculi. Ce qui a fait dire à S. Augustin : Deus fundavit eam in œternum , et le firmament tomberait plutôt, que l'Église d'être vaincue et anéantie.

Eh bien 1 C'est de cette Église si illustre que le chrétien est l'enfant. Ne devons-nous pas en être fiers ? Vaudrait-il donc mieux être l'enfant et le sectaire de la Révolution? De cette Révolution qui a commencé avec la révolte des mauvais anges dans le ciel et qui s'est continuée sur la terre à travers les siècles? De cette Révolution abhorrée des peuples, qui veut substituer les droits de l'homme aux droits de Dieu? Qui n'a fait qu'ensanglanter les pages de l'histoire? Qui n'est bonne qu'à troubler le monde entier, qu'à surexciter les masses populaires avides de plaisirs et d'indépendance, qu'à ramener sur la terre,

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non plus le règne de cette liberté que l'on vante tant, mais le règne de l'esclavage et de la barbarie ?

Ah ! j'aime mieux être l'enfant de cette Église que vingt siècles ont entourée de respect et de vénération, que tous les peuples reconnaissants ont aimée, que les hommes de génie ont glorifiée et défendue, et à laquelle les hommes de nos jours les plus sages et les plus vertueux s'attachent comme à la seule planche de salut et de tranquillité.

Oui, n'est-ce pas, mes chers enfants? Vous serez et resterez toujours les enfants de cette glorieuse, illustre et bien-aimée Église. Et tout à l'heure, d'une voix forte et fière, vous vous écrierez : « Je renonce au démon, à ses pompes et à ses œuvres, et je m'attache à Jésus-Christ pour toujours. C'est-à-dire je promets d'être toujours un fidèle et courageux chrétien, un enfant dévoué de l'Église et de Dieu. »

II. Devoirs du chrétien. Mais pour être fidèle , il importe de connaître ses devoirs. Voyons donc aussi rapidement que possi- ble les devoirs qu'un bon chrétien doit remplir. Il doit être :

Homme de foi. Le chrétien est celui qui est baptisé, qui croit et qui professe la doctrine de Jésus-Christ. Vous voyez: qui croit, qui récite son symbole, qui croit fermement et sans hésiter toutes les vérités , tous les articles qui y sont renfermés.

Nous devons croire, parce que Dieu , qui nous a révélé toutes ces vérités, ne peut ni se tromper, ni nous tromper. Oui, mes chers enfants , vous croyez en Dieu et à tout ce qu'il nous a révélé. Votre foi est vive et ardente aujourd'hui, et , comme vous le récitiez sincèrement ce matin, vous donneriez votre vie pour confirmer votre foi. Oh ! c'est que jusqu'à présent, vous avez vécu, grandi à l'ombre du sanctuaire et sous la garde vigi- lante de l'Église; vous avez étudié et appris le catéchisme, le livre par excellence de la religion; vous n'avez écouté que la voix de vos pasteurs si instruits et si éclairés. Votre foi a été jusqu'à ce jour cultivée, nourrie, soigneusement entretenue dans vos âmes. Quel bonheur pour vous si vous saviez la garder toujours aussi vivante et aussi forte ! Que de forces, que de consolations elle vous procurerait le long de votre vie !

Mais hélas ! le monde vous attend avec ses erreurs , ses doutes , ses préjugés, sa mauvaise foi. Et dans ce milieu dangereux, votre foi, si inébranlable aujourd'hui, recevra bien sûr de cruelles atteintes.

Aujourd'hui nous ne devons plus vous considérer comme des enfants. Par votre première Communion, par le Dieu qui est descendu dans vos âmes, vous avez comme subitement grandi, et la raison s'est développée dans vos jeunes intelligences. Vous

DES VŒUX DU BAPTÊME 69

devez maintenant comprendre les choses. Il est bon par consé- quent de vous faire entrevoir les difficultés et les dangers de l'avenir.

A partir d'aujourd'hui il va survenir un grand changement dans la direction de votre vie. Vous allez en quelque sorte être laissés à vous-mêmes et marcher seuls. Jusqu'à présent, l'Église vous a donné la main, comme une mère donne la main à son enfant, pour lui apprendre à marcher; mais désormais vous sentant assez forts, puisque vous avez nourri vos âmes du Dieu des forts, elle va vous laisser à votre liberté. Vous ne serez plus sous sa garde immédiate, comme lorsque vous étiez sur les bancs du catéchisme. Et pour tous va bientôt venir un jour, vous ne fréquenterez plus les écoles, dans lesquelles jusqu'à ce jour on avait eu la liberté et le devoir de vous parler de Dieu. Quelques-uns même d'entre vous vont devenir tout de suite apprentis, ouvriers, employés. Et à partir de ce moment, vous allez être placés entre l'incrédulité du monde et la foi de votre première Communion ; entre l'esprit du siècle ennemi de Dieu et l'esprit du sanctuaire. Vous allez peut-être même vous trouver dans une famille qui ne sera pas exempte de dangers pour vous, entre un père sceptique, incrédule, et une mère croyante. Que ferez-vous alors ? Renierez-vous votre foi, ou resterez-vous fidèles ? Imiterez-vous ce père égaré par l'erreur ou aveuglé par la passion qui ne croit plus à rien ? ou cette mère pieuse et dévouée, admirable de patience et de douceur, parce qu'elle croit en Dieu ? Écouterez-vous celui qui vous dira : « Tu es maintenant trop grand pour croire ce qu'on t'a enseigné au catéchisme ; ces choses ne sont bonnes que pour les enfants?» ou celui qui vous dira : « La foi ne change pas ; elle est la même pour toutes les âmes, pour tous les âgés, pour toutes les classes de la société? « 0 mes chers enfants, rappelez-vous bien qu'il n'y a pas un Dieu pour l'enfant et un Dieu différent pour le jeune homme et l'homme mûr -, un Dieu pour le maître et un Dieu différent pour l'ouvrier -, un Dieu pour la mère et un Dieu différent pour le père. Il n'y a qu'un seul Dieu, et il est le même pour tous. Nous devons donc toujours croire en lui , croire à sa parole et à celle de son Église, qu'il inspire. Soyez donc toujours des hommes de foi.

Homme d'espérance. C'est-à-dire qu'il doit compter sur les promesses que Dieu lui a faites de lui donner le ciel et tous les moyens pour y arriver. L'espérance ! Voilà le grand secret du courage et de la fidélité ; voilà ce qui fait les âmes fortes et énergiques, les chrétiens courageux et invincibles.

Si on dit généralement que l'homme vit d'espérance, on doit le dire à plus forte raison du chrétien. Si l'espérance humaine

70 RÉNOVATION

fait vivre, c'est-à-dire donne du courage, combien plus l'espé- rance chrétienne. Eh quoi! l'ouvrier pour avoir un bon salaire et le marchand pour faire fortune ne reculent pas devant la peine et le sacrifice ; rien ne les arrête, rien ne leur fait peur. Et pourquoi? Ah ! parce que la pensée d'avoir de quoi acheter du pain pour ses enfants et la pensée de jouir de la fortune sont pour l'ouvrier et le marchand un stimulant énergique et puissant, qui multiplie leurs forces et leur activité. Et le chrétien qui sait, d'une manière certaine, que le ciel sera la récompense de sa bonne vie ; que sa gloire au ciel sera d'autant plus grande , qu'il aura mieux travaillé pour Dieu ; que son bonheur sera éternel et infini, ne trouvera-t-il pas, dans cette pensée et dans cette immortelle espérance, toute la patience et toute la force qui peuvent être nécessaires à l'homme dans toutes les situations pénibles de la vie? Que lui importe de souffrir pendant quelques années? Il sait qu'une éternité de bonheur l'attend. Que lui importe de lutter contre le monde, les passions et l'enfer? Il sait que s'il est vainqueur, Dieu mettra sur son front une couronne étincelante et immortelle. Que lui importe même de mourir, et de mourir, s'il le faut, comme les martyrs puisque la mort pour lui doit se changer en une vie éternelle f

Oui, mes chers enfants, soyez des hommes d'espérance; sachez que le ciel vous attend après cette terre et qu'il sera la récompense de votre vie chrétienne. Ce sera pour vous un des plus puissants moyens de rester fidèles. Savez-vous pourquoi les hommes de nos jours sont si lâches dans la pratique de leurs devoirs! C'est parce qu'ils ne sont pas des hommes d'espérance. Ce sont ce qu'on appelle des hommes positifs, qui ne pensent qu'au présent, qui ne veulent posséder que le présent, qui ne veulent jouir que du présent. Et comme ils ne sont jamais assez rassasiés des choses présentes, c'est-à-dire, qu'ils n'ont jamais assez ni de plaisirs, ni de richesses, ni d'honneurs, et qu'ils semblent n'attendre rien au delà de la vie, ce sont toujours des hommes découragés et quelquefois désespérés, qui vont deman- der au suicide un terme à leurs angoisses.

Oh ! mes enfants, tenez- vous bien en garde contre cette grande plaie du jour, l'amour excessif de la terre et des biens de ce monde. Tout cela n'est rien, puisqu'à la mort nous devons tout laisser. Et pour cela répétez-vous souvent comme les saints: Ad majoranatussum. Oui, regardez le ciel, et dites-vous: je le veux! Il sera à moi à tout prix.

Homme de charité. C'est le grand précepte du divin Maître : Diliges Dominum Deum tuum... et proximum tuiim sicut te ipsum. Aimer Dieu ! Nous savons qu'il le faut et que Dieu le mérite. Mais comment ferons-nous pour dire et prouver à Dieu

DES VŒUX DU BAPTÊME 71

que nous l'aimons? Il faudra seulement observer ses comman- dements, que vous connaissez; sa prière chaque jour pour le remercier, l'adorer, lui demander ses grâces. Le respect de son nom , que les anges ne prononcent qu'en tremblant. La sanctifi- cation du dimanche par l'assistance à la sainte messe et le repos du corps.

Serez-vous toujours de ces chrétiens, qui aiment Dieu et qui le lui prouvent par la pratique fidèle et constante de sa loi? Il ne faudra pas alors suivre les tristes exemples que vous rencontrerez sûrement sur votre chemin. Les hommes d'aujour- d'hui ne savent plus prier. Ils ne plient plus le genoux devant Celui qui les a créés; ils ne le plient que devant la créature, que devant l'or et l'argent. Aussi Dieu semble s'être éloigné de nous, et la société se trouve dans un malaise impossible à décrire. Les hommes d'aujourd'hui, au lieu de respecter le saint nom du Seigneur, ont sans cesse le blasphème à la bouche, le charretier en conduisant son attelage, l'ouvrier en travaillant dans son atelier , le romancier en composant ses romans immo- raux, le journaliste en remplissant les colonnes de son journal. Oui, le blasphème est sur toutes les lèvres. Mais le blasphème attire la malédiction de Dieu sur les familles, sur les sociétés, sur les gouvernements , qui le permettent et même qui le tolèrent. Les hommes d'aujourd'hui sont des profanateurs du dimanche, comme ils n'avaient jamais été, comme il n'y en a jamais eu, comme il n'y en a pas chez les nations protestantes et chez les nations païennes. On peut s'écrier comme le prophète: Vice Sion lugent. Les voies de Sion sont des larmes, parce qu'il ne vient plus personne aux solennités saintes. Plus d'hommes à la sainte messe, aux pieds de l'autel et dans le temple du Seigneur. Mais en revanche, les hommes sont au travail, les uns par mépris pour Dieu, les autres par avarice, afin de gagner quelque chose et d'augmenter leur pécule. Mais le bien ramassé le dimanche est un bien mal acquis, et le bien mal acquis ne profite jamais. Le cultivateur est celui qui nous en apporte le plus évident témoignage. Sa terre qu'il a travaillée le dimanche est devenue une terre maudite ; elle porte en elle comme un poison , qui donne la mort aux plantes et aux arbres. Plus de vignes dans nos contrées naguère si fertiles; et dans les villes, plus qu'une bois- son plus ou moins dangereuse pour les santés. C'est le châtiment du ciel pour la profanation du dimanche.

Voilà, mes enfants, comment est-ce qu'on aime Dieu aujour- d'hui dans le monde, ou plutôt comment est-ce qu'on le méprise et qu'on lui jette l'insulte à la face. Aussi tout en souffre, la prospérité matérielle et la prospérité des âmes. Si vous voulez être et rester bons chrétiens, il ne faudra pas vous laisser séduire

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par les mauvais exemples de notre siècle. Un bon chrétien ne se contente pas de croire, mais il professe encore la doctrine de Jésus-Christ, c'est-à-dire, il la met en pratique et il observe ses commandements.

Et ce n'est qu'à la condition que nous aimerons Dieu, que nous pourrons aimer notre prochain, comme nous le devons. Et aujourd'hui parce qu'on n'aime pas Dieu, on ne s'aime pas les uns les autres. Nous sommes dans un siècle d'égoïsme. Chacun n'aime que soi, ne pense qu'à soi , ne travaille que pour soi. On est jaloux, envieux les uns des autres. Aussi voyez, point de res- pect pour la réputation du prochain ; on la déchire par toutes sortes de médisances et de calomnies. Point de respect pour la propriété d'autrui. Le 7me et le 10me Commandement sont effacés dans la conscience du plus grand nombre. La probité n'est plus considérée comme une vertu , mais plutôt comme un manque de savoir faire. Le mensonge est passé à l'ordre du jour dans le commerce, et la fraude est pratiquée sur la plus vaste échelle.

Ce n'est aussi qu'à la condition qu'on aime Dieu et qu'on observe sa loi , qu'on peut-être un bon et parfait Citoyen, sincè- rement ami de l'ordre, de la paix et de la tranquillité de la France. Chose bien élogieuse pour nous, bons chrétiens. Ce n'est jamais nous, que l'on voit semer le trouble et la discorde dans la société-, ce n'est jamais nous que l'on voit à la tête des émeutes et des insurrections aux jours mauvais; ce n'est jamais nous que l'on voit conspirer dans l'ombre et dans le secret contre les gouvernements ; mais ce sont ceux qui ont mis sous les pieds l'amour de la religion et la pratique fidèle du décalogue.

Voilà pourquoi si vous voulez être de bons Citoyens, des hommes toujours dévoués à la cause publique et au bien de tous vos semblables, soyez avant tout des chrétiens courageux et fidèles, sans peur et sans reproche. Vous allez le jurer à Dieu. Mais n'est pas le difficile; le difficile sera de rester

fidèles à votre serment, « Je renonce au démon » D'autres,

comme vous, l'ont dit à votre place, dans cette église, il y a deux ans, quatre ans; et aujourd'hui ils ne sont plus hélas ! les enfants de Jésus-Christ. Pour vous, ne soyez pas parjures à votre serment. Rappelez-vous pour cela la grandeur de votre nom de chrétien et le devoir qu'il vous impose -, rappelez-vous aussi les châtiments réservés même dès cette vie aux prévaricateurs. Aujourd'hui vous êtes animés des meilleurs sentiments, priez bien Dieu de les conserver et de les perpétuer dans vos cœurs.

Et vous, mères de famille, secondez de toute votre puissance maternelle les bonnes dispositions qui se trouvent aujourd'hui

DES VŒUX DU BAPTÊME 73

dans le cœur de vos enfants. On peut dire qu'ils resteront tou- jours ce que vous les aurez faits durant ces quelques années qui vont suivre. S'ils font naufrage, s'ils vous font verser des larmes, la grande faute sera à vous. Si au contraire ils persévèrent, ils seront votre consolation ici-bas et au ciel. Ainsi soit-il !

AVANT LA COMMUNION

LE GRAND JOUR

Parmi les rares spectacles de bonheur que le monde offre encore, il n'en est pas de plus beau et de plus touchant que celui dont nous sommes témoins en ce moment.

Ne cherchez pas ici l'éclat trompeur des fêtes de la terre : elles peuvent éblouir les yeux; elles satisfont rarement l'esprit et le cœur. Ne cherchez pas ici non plus ce vain et bruyant tumulte, l'âme est plus agitée qu'émue, distraite plutôt que charmée ; ces plaisirs, aussi vides qu'éphémères, ne laissent après eux que le dégoût et l'ennui.

Non ! dans cette fête par excellence de l'enfance chrétienne , le bonheur est pur et sans mélange. Tout le charme de ces douces solennités est fait de paix et de recueillement; l'innocence leur donne sa modeste parure ; la foi en signale la grandeur, la sain- teté y préside; Dieu qui en est la source, en garantit la sécurité 1 Les sens ne trouvent rien qui leur appartiennent ; ce sont des fêtes de l'âme. Les joies qu'on y goûte sont toutes célestes; il n'y a point de place pour le trouble et la peine; les pleurs per- dent leur amertume; ce sont des jours pleins, des jours de Para- dis sur la terre.

C'est donc avec raison, mes chères Enfants, que nous vous disons au nom de l'Église, et en nous servant des propres paro- les de PEsprit-Saint : « Voici le jour que le Seigneur a fait ; livrons-nous aux transports de la joie et de l'allégresse». Hœc est dies quamfecit Dominus ; exultemus et lœlemur in eâ. Comment ne pas vous réjouir? Le Dieu d'amour vient vous visiter pour la première fois, et dans quelle solennité!

C'est d'abord vous-mêmes, mes chères Enfants, qui, au prin- temps de votre vie, venez lui offrir un cœur fragile mais pur, et

1. Par M. l'abbé AlléiiTc.

74 AVANT LA COMMUNION

lui dire avec l'élan et la candeur de votre âge : « Seigneur , soyez mon protecteur et mon père.» Deus susceptor meus es. a Je veux vivre et espérer à l'ombre de vos ailes.» In umbrâ alarum tuarum sperabo.

En même temps ce sont vos familles qui vous présentent au Seigneur, comme Joseph et Marie ont présenté l'Enfant Jésus au Temple; un Père, une Mère qui ne vous voient plus qu'à tra- vers leurs larmes, et qui vous aiment d'un amour nouveau, mélange de religion et de tendresse.

C'est ensuite l'Église qui, au moment va commencer pour l'enfant une vie plus sérieuse, le reçoit en face des saints taber- nacles; et là, entr'ouvrant les portes du Ciel, avant de lui ouvrir celles de la vie, elle lui dit: ((Voici le pain des forts, le pain du voyageur ici-bas ; vos espérances et votre trésor sont là.»

Et enfin, c'est votre Dieu, le Dieu puissant et terrible du Sinaï, devenu pour vous aujourd'hui le Dieu de miséricorde et d'amour, qui semble descendre de son trône pour vous adresser ces paroles : (( J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque avec vous. Mes délices sont d'habiter parmi les enfants des hom- mes. Je vous apporte le mystère de foi et d'Amour qui est refusé aux anges et donné aux enfants de la terre. Tout est prêt : venez. (( Ecce omnia parafa sunt : venite. »

Heureux moment! Trop courte félicité! Félix! Horal Brevis hora !

Mais quel est donc ce mystère de Foi et d'Amour? me deman- dez-vous en ce moment.

I. L'Eucharistie, mes chères Enfants, vous donne un Dieu caché; la foi seule peut vous faire reconnaître le Roi du ciel sous ces voiles obscurs qui le recouvrent.

Quand le Sauveur parut sur la terre, il avait pris la figure de l'homme, et s'était revêtu de ses misères comme d'un manteau. Les Juifs pouvaient contempler ces traits divins qui reflétaient la Majesté du Très-Haut. Son regard si expressif et si profond attirait à lui les pêcheurs du lac de Génésareth, foudroyait les soldats au jardin des Oliviers , convertissait au prétoire le dis- ciple apostat. Ses mains guérissaient les malades, multipliaient les pains dans le désert, bénissaient les foules, de sa bouche sortaient des oracles d'éternelle sagesse. Tous le voyaient, tous l'entendaient; son humanité apparaissait à tous, et à tous moments. Sa divinité seule était cachée.

Dans l'Eucharistie, tous les dons et toutes les grâces de son humanité ont disparu; ses paroles ne frappent plus nos oreilles, et ses mains ne s'étendent plus vers nous pour bénir ; ce n'est

LE GRAND JOUR 75

plus quelqu'un : c'est à peine quelque chose ; il est sans mouve- ment ; on dirait qu'il est sans vie.

Au moins, à sa naissance, les Anges ont chanté dans les cieux, et leurs cantiques ont retenti dans les campagnes de Bethléem. Au moins, au Thabor, l'éclat delà divinité se trahissait au dehors et se répandait sur ses vêtements devenus blancs comme la neige. Au Calvaire, le soleil se voilait; les rochers se fendaient ; la nature en deuil témoignait de la divinité de son Auteur.

Ici, le silence le plus complet; les Anges, rangés autour de cet autel, se taisent dans une muette adoration; l'obscurité du tabernacle dérobe Jésus à tous les regards ; il est invisible : on le croirait absent.

0 profondeur de l'amour de Dieu 1 Qui pourrait comprendre et exprimer vos anéantissements ? Vous êtes vraiment un Dieu caché : Vere tu es Deus absconditus.

Mais la foi du chrétien illumine ces ténèbres, et jette des clar- tés dans les obscurités du Sacrement. Votre foi pénètre jusqu'au Sauveur ; vous croyez sans voir ; vous voyez presque en croyant; vous découvrez Jésus sur l'autel , aussi réellement que les Apôtres le voyaient sur la terre, et que les élus le contemplent dans le ciel.

Quand il vous parlerait lui-même du fond de ce tabernacle pour vous appeler à lui, cette voix ne saurait produire en vous une conviction plus profonde que la parole de l'Église et de ses pasteurs, vous attestant que le Dieu du ciel et de la terre est présent dans ce sanctuaire.

Quand vous porteriez vos mains sur les traces de ses blessu- res comme l'Apôtre incrédule, vousjjt'en diriez pas avec plus d'assurance : Dominus meus et Deus meus. « Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu. » C'est bien ici, dites-vous, l'Enfant de Bethléem, l'Artisan de Nazareth, l'Apôtre de la Galilée, le Maître entouré de ses disciples à la Cène, le Martyr du Calvaire, le Vainqueur de la mort , le Roi de gloire dans le ciel , avec le sceptre de la Croix; c'est Celui qui, depuis longtemps, a promis de se donner à moi et que je vais posséder dans quelques instants. Je vis dans l'attente du Seigneur ! Que l'on me conduise à celui qui est mon Sauveur, mon Dieu et mon Père !

Mais un sentiment de crainte s'empare de vous et arrête vos pas. Vous approchez de ce Dieu, même caché, n'est-ce point de la témérité et de la présomption? Moïse, le chef du peuple hébreu, arrivé au pied du buisson ardent, entendit une voix qui lui dit : « Ote ta chaussure, parce que la terre tu marches est sainte. » Saint Jean-Baptiste était le plus grand des enfants des hommes, Jésus-Christ nous l'assure; Saint Jean-Baptiste ne se croyait pas

76 AVANT LA COMMUNION

digne de dénouer les cordons des souliers du Sauveur. Saint Jérôme, chargé de vertus et exténué par les pénitences, demanda, au moment de la mort, à communier une dernière fois- ce fut en tremblant, et prosterné sur le froid pavé de sa demeure, que ce vieil athlète du Seigneur reçut Celui pour qui il combattait depuis si longtemps,

Qui suis-je donc, ô mon Dieu! pour me présenter devant vous? Et qui suis-je surtout pour vous recevoir? En vous se trouvent la sainteté et la majesté: en moi, le néant et le péché. Un abîme nous sépare ! Comment ne pas rougir de ma misère et de mon indigence?

Si je considère mon âge, je ne suis qu'une petite enfant et vous êtes un Dieu éternel, immense, tout-puissant, le Roi du ciel et de la terre dont le nom remplit l'univers.

Si je considère mon esprit, ah! je désirerais être une de ces intelligences célestes qui vous comtemplent dans la lumière du ciel; mais faible et bornée comme je suis, je sors à peine des ténèbres de l'enfance, et je m'effraie de me trouver face à face avec la sagesse infinie.

Si je descends dans mon cœur, je n'y trouve que froideur et inconstance ! Comment osera-t-il recevoir le Dieu d'amour qui m'a aimée de toute éternité, et qui est mort sur la croix pour moi?

Si je pense à mes premières années, la tristesse et les regrets remplissent mon âme; j'ai eu si peu de zèle pour prier, si peu de force pour me vaincre, si peu de générosité pour me donner au bien ! J'ai été tout entière aux frivolités et aux bagatelles de l'enfance, toute entière à moi-même. Que de fois, Seigneur! j'ai résisté à vos ordres, étouffé vos inspirations! Désobéissance, paresse, vanité, dissimulation, prières omises ou mal faites, irrévérences dans le lieu saint !... Que de fautes ont contristé votre cœur paternel ! Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans mon âme !

Pardon , Seigneur ! pour toutes ces fautes que je voudrais laver dans mon sang! Mes larmes au moins implorent mon pardon. Plutôt mille morts que de vous offenser à l'avenir !

Si tels sont vos sentiments, si vous avez en vous ces regrets et cette désolation, mes chères Enfants ! je vous dirai: Confiance, confiance! C'est ici le Dieu des miséricordes; c'est un mystère d'Amour.

II. —Prosternées hier aux pieds du Seigneur, vous avez répandu les larmes de la pénitence dans l'amertume de votre cœur. L'absolution, comme un feu purifiant, est descendue sur votre âme , et a consumé tous vos péchés. Le sang du Seigneur vous

LE GRAND JOUR 77

a inondées , et vous avez retrouvé la robe blanche de l'innocence ; la pureté et la ferveur embellissent maintenant vos âmes.

Dieu vous montre à la cour céleste , et dit à ses Élus : « Voici « mes Enfants bien-aimées ; je les ai adoptées au jour de leur (( baptême. Depuis que leur intelligence a pu me connaître, elles « m'ont appelé leur Père qui est dans les cieux ; elles ont (( demandé la sanctification de mon nom et l'établissement de « mon règne; elles ont réclamé leur pain quotidien; elles ont « imploré le pardon, car elles-mêmes ont généreusement par- « donné; elles me demandent de les défendre de la tentation, « et de les délivrer du mal. Leurs jeunes âmes se sont préparées « à cette cérémonie comme à une action sainte qui doit influer (( sur leur vie entière. Mon esprit habite en elles, et ma grâce « repose dans leurs cœurs. Voilà pourquoi je descendrai en elles « aujourd'hui, et j'y ferai ma demeure; je remplirai de ma « divinité leurs cœurs agrandis par l'attente ; je conclurai une « alliance éternelle avec elles. Les années passeront ; les « événements se succéderont ; mon jour restera pour elles le « grand jour; son souvenir ne périra pas, et il sera béni entre « tous ! »

Devant cette invitation si 'pressante de Jésus, pourquoi hési- teriez-vous? Vous l'avez reconnu: c'est le Dieu protecteur de l'enfance et votre Père, celui qui aimait à s'entourer d'enfants sur la terre; il a promis la couronne des cieux à ceux qui se feront petits comme vous. Lui-même n'a-t-il pas dit : « Laissez les petits enfants venir à moi. »

Venez donc, mes chères Enfants; venez avec crainte et respect: c'est le Dieu trois fois saint devant qui les Anges se prosternent en se couvrant de leurs ailes. «■*

Mais venez aussi avec confiance; c'est le Dieu de la misé- ricorde et de l'amour. Jésus-Chist s'est fait chair à la crèche ; à la Cène et sur l'autel, il se fait pain pour se donner aux hommes en nourriture. Le pain demande une table et des convives. La table du Seigneur n'est pas une table de tristesse et de crainte, mais de joie et de douceur.

Que la confiance l'emporte sur la crainte. Le Dieu de l'Eucha- ristie veut être le véritable Emmanuel, Dieu avec vous. Pour que vous alliez à lui, il abaisse les barrières; il écarte les obstacles. Ici point d'Ange à l'épée flamboyante, comme au Paradis terrestre, pour en défendre l'entrée ; point de flammes comme au buisson ardent; point de tonnerre comme au Sinaï. Le Prêtre du Seigneur, seul, avec quelques enfants, pour vous présenter l'Hostie du salut, et vous dire: « Que le corps de Notre- Seigneur Jésus-Christ garde votre âme pour la vie éternelle ! » Croyez, espérez, mais surtout aimez. Oui, aimez ce doux et

78 APRÈS LA COMMUNION

profond mystère d'un Dieu qui se donne à vous pour la première fois! Aimez; celui qui aime, accomplit toute la loi. Aimez sincèrement, généreusement. Que faut-il de plus pour recevoir le Dieu de la charité et de l'amour?

Dites-lui du fond du cœur •. « Mon Dieu, mon Créateur, mon Roi , mon Père ! Je vous aime, non pas autant que vous m'avez aimée, parce que je ne le puis; mais je vous aime de toute l'ardeur et de toute l'étendue de mes sentiments. Je ne veux rien aimer au dessus de vous, autant que vous, mieux que vous. Je ne veux rien aimer en dehors de vous. Soyez le seul Maître de mon cœur; régnez-yen souverain.

<( Seigneur, mon cœur vous désire et ne peut tarder plus long- temps de s'unir à vous. Accomplissez vos promesses-, comblez mes vœux -, descendez en moi ; parlez-moi vous-même. Je ne pense plus qu'à vous ; je suis entièrement à vous ; je veux vous aimer toute ma vie, puisque vous m'avez aimée de toute éternité. » Ainsi soit-il.

APRÈS LA COMMUNION

DONNE-MOI TON CŒUR

Mes chères Enfants,

Ils sont accomplis les désirs de vos cœurs: ils sont réalisés les vœux les plus ardents de vos âmes! Vous possédez Jésus, et Jésus vous possède! Jésus est en vous avec sa grandeur, son amour et ses vertus! Vous n'avez plus avec lui qu'un cœur et qu'une âme. Ce n'est plus vous qui vivez, c'est Jésus qui vit en vous !

Qui pourrait dire la paix, la douceur, les joies intérieures qui sont devenues votre partage? Et que pouvez-vous désirer de plus sur la terre?

I, Fermez les yeux et les oreilles à tout objet extérieur! Que tout se taise autour de vous et en vous!

Silence dans vos esprits! Ils ne sauraient comprendre un mystère qui surpasse l'intelligence des Anges eux-mêmes.

Silence dans vos mémoires ! Vous n'avez rien à vous rappeler dans le passé, q<ui soit comparable à la réalité présente.

1. Par M. l'abbé Allègre.

DONNE-MOI TON CŒUR 79

Silence dans vos imaginations! Vos plus magnifiques illusions ne feraient que vous distraire de la contemplation de ce qu'il y a de plus beau au ciel et sur la terre.

Silence dans vos cœurs ! Qu'ils tombent de défaillance sous le poids de l'amour divin. Que l'étoiinement et l'admiration soient en ce moment leur unique langage !

Il fut beau, mes chères Enfants , le jour de votre baptême ! Les cieux s'ouvrirent -, l'eau sainte coula sur vos fronts ; l'Esprit-Saint descendit sur vos têtes; Dieu le Père prononça ces paroles: « Celle-ci est mon Enfant bien- aimée, en qui j'ai mis toutes mes complaisances.» Les Anges se penchèrent sur vous, comme des frères et des amis. Mais je sais un jour plus beau. ..

11 fut beau le jour de votre première prière , quand sur les genoux de votre mère, vous avez commencé à bégayer ces paro- les saintes dont vous ne compreniez pas encore le sens, mais qui pour vos jeunes intelligences renfermaient quelque chose de la divinité elle-même. Ici-bas le cœur de votre mère tressaillit de joie ; et du haut du ciel, Marie sourit à l'expression naïve de votre foi et de votre amour. Mais je sais un jour plus beau...

Il fut beau le jour de vos premiers aveux et des divines miséri- cordes , au tribunal de la Pénitence ! Votre âme avait été coupable ; vous gémissiez dans les chaînes du péché. Le ministre du Sei- gneur étendit la main sur vos tètes ; vos liens furent brisés, et le démon, en rugissant, s'éloigna de vous; votre Ange gardien pleura de joie, et inscrivit cet heureux moment au livre de vie. Mais je sais un jour plus beau...

Ah ! mille fois plus beau est le jour de votre première Commu- nion! Jésus, le Roi de gloire, a voulu devenir le Roi de vos âmes; il a incliné les cieux ; il est descendu sur l'autel , entouré de ses Anges; il a fait son entrée dans vos cœurs par un triomphe tout pacifique.

Ne portez plus envie aux enfants de Galilée que Jésus-Christ

appelait à lui, qu'il embrassait, qu'il caressait et bénissait. Non

content de vous appeler à lui en ce jour, il vient lui-même en

vous, avec ses trésors et ses bénédictions. Ne portez plus envie

au disciple bien-aimé qui reposait sa tête sur la poitrine du divin

Sauveur; c'est dans votre cœur même que cet aimable Jésus est

venu reposer. Vous goûtez une félicité toute divine. Le bonheur

qui reluit sur vos fronts radieux, la joie qui étincelle dans vos

regards avec un mélange admirable de recueillement, attestent

que Dieu est présent en vous et vous fait goûter ses plus suaves

délices. Ah! que Jésus a été bon pour vous!

IL Avec le Roi-Prophète, dites donc en vous-même Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits dont il m'a com-

80 APRÈS LA COMMUNION

blée?» Qiûd rétribuant Domino pro omnibus quœ retribuit mihi? Rendez lui amour pour amour, offrande pour offrande.

Que lui donnerez-vous? Tobie offrit la moitié de ses biens; les Mages, de l'or; Zachée, sa maison, Siméon , le reste de sa vie. Ce serait peu.... Il vient de se donner tout entier à vous, son corps, son sang, son âme, sa divinité, tout sans la moindre réserve. Que lui donnerez-vous? Écoutez ici S. Augustin : « Si Dieu donne tout, il exige tout.» Qui totum dédit, totum exigit. Donnez- lui votre cœur-, c'est tout ce qu'il demande, parce que votre cœur, c'est tout ce que vous avez, et tout ce que vous êtes.

Lui-même vous le demande: « Mon enfant, donne moi ton cœur, » vous dit Jésus en ce moment, je t'ai donné mes larmes et mon abandon à Bethléem ; mes angoisses et mes heures d'exil en Egypte ; mes sueurs et mon travail à Nazareth ; mon zélé et mes courses à travers la Galilée, mais surtout je t'ai donné sur la croix mon sang jusqu'à la dernière goutte, et mon cœur entr'ouvert pour te recevoir, je t'ai donné mon corps sacré dans l'eucharistie; je t'ai tout donné. Que me suis-je réservé, de ce dont je pouvais me dépouiller? Mon enfant, donne-moi ton cœur. Il en sera ainsi, ou plutôt il en est déjà ainsi pour chacune de vous, mes chères Enfants, car refuser, ce serait oublier Beth- léem, Nazareth, le Cénacle et le Calvaire. Jésus a tant fait pour vous! Donnez-lui votre cœur.

Le roi Xerxès traversait un jour une ville de son puissant empire. Les habitants, selon la coutume, s'étaient empressés d'accourir avec de riches cadeaux. Chacun rivalisait de zèle; c'était à qui présenterait les métaux les plus précieux , les tissus les plus fins, les fruits les plus rares. Seul, un pauvre restait à l'écart; il n'avait rien à offrir que sa misère. Tout à coup il aper- çoit à quelque pas de une fontaine d'où coulait une eau pure et limpide comme le cristal. Il court, remplit de cette eau le creux de ses deux mains, et l'apporte au roi.

Xerxès fut touché de cette pensée. « Qu'on me donne une coupe d'or, dit-il à l'un ds ses gardes. Je veux y mettre cette eau ; c'est le don du cœur. »

N'est-ce point votre histoire, mes chères Enfants? Jésus n'est-il pas ce puissant monarque dont le monde entier est l'empire? Il est venu ici; il s'est arrêté dans ce sanctuaire. Quels présents lui apporterez-vous? Les Saints , riches des dons du ciel, rivalisent de zèle auprès de leur Roi. Les Solitaires lui offrent leurs austérités; les Docteurs, leurs longues veilles; les Apôtres, leurs travaux; les Martyrs, leurs blessures. Que pouvez-vous présenter à Dieu, si non votre bonne volonté et les premiers essais de votre vertu encore chancelante?

Ah? si je puis m'exprimer ainsi, prenez votre cœur à deux

DONNE-MOI TON CŒUR 81

mains, votre cœur en ce moment pur comme le cristal; et, avec la simplicité de l'esclave de Xerxès, apportez-le à Jésus; c'est tout ce qu'il vous demande Prœbe , Jili mi, cor tiaim mihiyy. Il fera de votre âme un vase d'élection plus précieux que les vases d'or, et plus éclatante que le diamant. Ce vase, il le confiera à ses Anges qui le porteront dans leur mains pour le protéger contre la tentation et l'empêcher de se briser contre la pierre du chemin.

Que lui promettez-vous? D'être fidèles à vos engagements, de conserver toujours intact dans vos âmes le trésor de pureté et d'innocence dont le Dieu de l'Eucharistie est venu les enrichir.

Ah ! ne l'oubliez donc jamais, mes chères Enfants, vos cœurs que vous venez de donner à Jésus , sont devenus comme des ciboires vivants, dans lesquels ont été renfermés le corps et le sang du Sauveur. Gardez-vous à l'avenir de les souiller par le péché; qu'ils restent toujours éclatants comme l'or le plus pur.

Vos oreilles ont entendu ces paroles: «Voici l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde, l'Agneau qui vient dans le monde pour faire la volonté de son Père. » Soyez vous-mêmes de tendres agneaux par la douceur, la pureté et la candeur; réjouissez le cœur de vos parents et de vos maîtresses par l'obéissance et la docilité.

Vos yeux ont contemplé le Dieu trois fois saint. N'allez pas les profaner par des curiosités indiscrètes et des regards imprudents.

Le Saint des Saints a reposé sur votre langue et l'a sanctifiée. Quelle ne serve plus à la médisance, au mensonge, à la raillerie, aux vains murmures, à la légèreté et à l'indiscrétion, mais à la vérité et à la charité, à l'édification du prochain et à la gloire de Dieu.

Et puis, mes chères Enfants, mettez dans votre vie des devoirs plutôt que des plaisirs, des vertus plutôt que des jouissances ; formez-vous à l'esprit de sacrifice; pratiquez le devoûment et l'abnégation; combattez le froid égoïsme et la vaine recherche de soi-même, qui stérilisent les plus généreuses natures ; suivez la croix du Sauveur plutôt que les brillants étendards du monde. N'aimez pas le monde : Nolite diligere mundum. Le monde est l'ennemi de Dieu.

Vivez dans le monde, mais ne soyez pas du monde. Portez-y toujours les vertus de la jeune fille chrétienne. Soyez au dessus du monde. Nul ne peut servir deux maîtres à la fois ; prêtez- vous au monde ; ne vous donnez jamais au monde.

Dites à votre Dieu, qui s'est fait votre hôte : «Agréez, Seigneur

l'abandon que je vous fais de tout moi-même; je ne veux plus

m'appartenir ; je m'abandonne entièrement à vous. Mon cœur

vous appartient; remplissez-le de votre amour. Mon intelligence

in. six.

82 APRÈS LA COMMUNION

esta vous ; donnez-lui votre lumière. Ma volonté si inconstante, si faible est à vous ; soyez sa force. Tout mon regret est de ne pas vous avoir aimé jusqu'à présent autant que je le pouvais, et de ne pouvoir pas maintenant vous aimer autant que vous le méritez. »

III. Après avoir adoré Dieu et fait l'offrande de vous-même demandez. Priez pour vos parents bien-aimés : comment les oublier dans un pareil moment? Dans l'ordre delà nature, les bénédictions descendent des parents sur les enfants ; aujourd'hui dans l'ordre de la grâce, elle remonteront de vous aux auteurs de vos jours.

Priez pour votre Père quia voué son existence à votre bonheur. Votre pensée Ta soutenu dans son dévoûment ; vous avez été sa force dans le travail , comme sa joie dans le repos : soyez à cette heure, auprès de Dieu, sa prière la plus fervente, et sa louange la plus parfaite.

Priez pour votre Mère. Avec quelle sollicitude, vous ne le saurez jamais n'a-t-elle pas veillé sur votre berceau, oubliant tout, sacrifiant tout à l'existence d'une frêle créature, jour et nuit menacée ! La première , elle a joint vos mains pour la prière, et mis sur vos lèvres, avec les noms bénis de la famille, les noms sacrés de Jésus et de Marie. Vos moindres souffrances lui ont coûté bien des larmes -, elle a vécu pour vous plus que pour elle-même.

Que votre prière s'élève vers Dieu pour ces parents si dignes de votre amour ! Demandez pour eux les bénédictions de la terre, et les biens plus précieux de l'éternité »

Priez pour vos maîtresses en qui vous retrouvez ici une seconde famille , avec non moins d'affection et de tendresse. Leurs soins, leurs prières, leur bonne amitié ont aidé et préparé la sainteté de ce jour. Donnez-leur un souvenir auprès de Dieu; ce sera la récompense de leurs travaux et de leur dévoûment.

Priez enfin pour vos compagnes. Avec quel affectueux intérêt ne s'unissent-elles pas à votre bonheur! Les unes, se plaignant de leur jeune âge qui les retient encore loin de la Table Sainte, voudraient hâter l'heure Dieu, comme à Samuel enfant, fera entendre sa voix et leur dira : « Viens ! » Elles regardent d'un œil d'envie ces nouvelles élues du Banquet divin, et dans leur cœur qui s'émeut déjà, elles se disent : « Quand viendrai-je, et quand apparaîtrai-je en présence du Seigneur? »

Les autres, repassant dans leur esprit les jours anciens, voient l'innocence et la paix de leurs premières années-, elles renouvellent le souvenir de ces moments heureux le Dieu de l'Eucharistie s'est donné à leurs âmes pour la première fois.

DONNE-MOI TON CŒUR 83

Depuis lors, le temps a marché; les années se sont écoulées; dans ces nouveaux sentiers de la vie, elles ont pu rencontrer d'autres joies, d'autres plaisirs; mais elles n'ont pu oublier ces joies du sanctuaire, pures comme la vertu qui les inspire, profondes comme l'éternité d'où elles viennent, généreuses comme la croix qui les a consacrées.

Ah! si la flamme divine s'était refroidie en elles; si, au milieu de la poussière du monde, les lumières du salut s'étaient obs^ curcies à leurs yeux, puissent-elles ranimer leur ancienne ferveur à cette nouvelle approche du Dieu qui a réjoui leur jeunesse ! Il y a toujours pour elles une couronne à mériter, un enfer à éviter, une âme à sauver; la vertu est toujours belle, et le ciel, toujours digne d'envie. La vie est toujours courte, et le monde, toujours trompeur passera bientôt. Marie ne cesse pas d'être bonne; le Seigneur d'être puissant et fidèle.

En retrouvant aujourd'hui le Dieu de leurs premières années, puissent-elles reprendre cette sagesse candide de l'enfance à laquelle Notre-Seigneur a promis le royaume du ciel ! Puissent- elles de nouveau voir luire à leurs yeux ces clartés sans nuages que rien ne remplace, parce que c'est Dieu qui en est lui-même l'auteur et l'éclat ; sans cette lumière du ciel, il n'y a qu'obscu- rités et ténèbres dans l'esprit, que douleurs et tristesses dans le cœur.

Avec leurs sentiments d'autrefois , elles recevront les mêmes grâces et elles retrouveront les mêmes sources de salut.

Et maintenant, rentrez en vous mêmes; ne pensez qu'à Jésus; contemplez au milieu de votre cœur votre Roi assis sur un trône de miséricorde, le sceptre de la clémence étendu vers vous. Le Dieu de l'enfance vous attend pour vous prodiguer les dons de l'éternité et les richesses du ciel ; de la main il vous montre les couronnes et les palmes qui vous sont réservées, si vous persé- vérez dans le bien.

Adorez-le avec les saints Anges qui entourent cet autel ; empruntez leurs cœurs enflammés pour le louer dignement ! Ne vous répandez pas en paroles toujours imparfaites: le cœur qui aime beaucoup , parle peu. Dites seulement à Jésus que vous voulez lui être fidèles aujourd'hui, demain, tous les jours de votre vie ; vous serez sûres ainsi de pouvoir l'aimer pendant l'éternité. Ainsi soit-il !

AVENT

PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT

JÉSUS-CHRIST ET LA POPULARITÉ DE SON RÈGNE*

Le Christ était hier: Christus heri , dit l'apôtre S. Paul. Durant ces longs siècles qui du Calvaire , s'étendent jusqu'à nous, mille trônes sont tombés, mille empires ont disparu, mille com- motions sociales ont ajouté de nouvelles ruines aux ruines du passé. Peuples et dynasties, vainqueurs et vaincus, aréopages et forums, tout a sombré dans cet océan immense qui s'appelle le temps. Seul , le règne de Jésus-Christ a survécu à cet écrou- lement universel et , debout dans son indéfectible jeunesse, il a vu passer toutes les générations comme au rivage des mers le rocher, depuis six mille ans, voit s'éloigner et revenir la vague qui se brise à ses pieds : Christus heri.

Le Christ est aujourd'hui : Christus hodie. Deux cent millions d'âmes éparses dans le monde, sont éclairée de sa lumière, et quoique fasse la haine pour obscurcir le ciel, l'Évangile n'a rien perdu de son éclat: sa morale est toujours la source claire, limpide, d'où jaillit au milieu de la corruption ce qu'il y a de justice et d'honnêteté dans nos mœurs, et le vieux trône du catholicisme, mutilé par tant d'orages, ne fait qu'étendre ses racines, et dans ses rameaux toujours verts circule une sève intarissable qui donne à chaque saison des martyrs, des apôtres, des docteurs et des saints : Christus hodie.

Le Christ sera demain : Ipse et in sœcula. Je sais que notre siècle croyant être plus habile et plus fort, a la prétention de démolir le temple que deux mille ans de tempêtes n'ont pas seulement ébranlé. Mais nulle puissance ne détruira ce que Dieu lui- même a bâti : portœ inferi non prœvalebunt adversum eam Et Jésus- Christ sera jusqu'à la fin des temps ce qu'il a toujours été : le plus populaire de tous les rois.

Serai-je démenti si je pose en principe qu'il n'y a rien d'impopu- laire comme le pouvoir? L'homme porte au fond de sa nature constamment en éveil, des protestations et des luttes contre l'autorité; et ces luttes, et ces protestations, vous le savez très

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

DE L'AVENT 85

bien, ont pris de nos jours des proportions qu'on ne leur connais- sait pas et le mépris , montant jusqu'au fronts les plus augustes, emporte avec leur auréole, tout prestige et toute majesté.

Écoutez ce qui monte des âmes à tous les points de l'immensité. C'est partout le même cri de révolte : Je veux être mon maître ! Non serviam. Et dès qu'un pouvoir, fût-il le plus vénérable et le plus sacré, se dresse devant nous, à l'instant même l'orgueil s'insurge contre lui et conspire pour le découronner.

Aussi, quels sont les souverains dont le trône soit gardé par l'amour? Quels sont les chefs d'état qui, descendant à pied dans la rue, soient escortés par des acclamations enthousiastes? Regardez-les : sur leur passage les baïonnettes étincellent au soleil , la force publique écarte la multitude, et ils s'avancent, ces pères et ces bienfaiteurs du peuple, anxieux et tremblants, se demandant si le terrain n'est point miné sous leur pas, si le poignard n'est pas caché dans l'ombre et si tout à l'heure, bas, ne va pas éclater la bombe incendiaire.

L'autorité peut obtenir le respect, surtout lorsque l'âge et la vertu lui font un second diadème... Mais l'amour? C'est une entreprise tout échoue, l'habilité, le génie, souvent aussi la vertu parce que à toutes les avenues de notre être il y a formi- dable et humainement invincible , cet instinct qui s'appelle la liberté.

Recueillez donc des idées fraîches et lumineuses, comme l'architecte recueille les pierres que doit sculpter le ciseau de l'ouvrier, et, après avoir bâti dans le silence n'importe quel système , venez dire à ma raison : Courbe-toi ; je t'apporte la vérité. Ma raison fière, insoumise, vous répondra: Je suis libre.

Et, si de l'esprit vous allez au cœur pour en forcer l'entrée, c'est que la résistance sera terrible; vous auriez plus tôt ren- versé des citadelles, démoli des remparts; et fermant toutes ses avenues comme on ferme, à l'approche de l'ennemi, les portes de la cité, le cœur lui aussi vous répondra: Je suis libre.

Et aux sens ne faut-il pas la liberté de la jouissance? L'avare qui amasse des trésors et les contemple de son regard avide ; l'orgueilleux qui, pour éblouir la foule, se revêt d'une gloire empruntée ; le voluptueux dont la chair tressaille aux souffles du plaisir... ne les entendez-vous pas s'écrier: Nous sommes libres.

Tout pouvoir qui touche à l'une de ces libertés se condamne donc fatalement à être impopulaire. D'où il suit que, de tous les règnes, le plus impopulaire devait être celui de Jésus-Christ. Et pourquoi? Parce qu'à l'esprit il impose des croyances , au cœur des barrières infranchissables , et aux sens la loi du sacrifice.

86 PREMIER DIMANCHE

Qu'est-ce, en effet, que l'Évangile? C'est Jésus-Christ venant à l'homme avec sa doctrine descendue, comme lui, des profon- deurs de l'éternité et commandant à la raison de s'incliner devant cette parole infaillible et souveraine.

Ici, point de contrôle ; pas de doute ; aucune hésitation. Il faut croire, a dit le maître, ou être condamné : Qui non credideritjam judicatus est.

Quel rêve étrange ! Quelle prétention inouie ! Voilà des vérités plus inaccessibles à l'intelligence que ne le sont à notre regard des milliers d'étoiles oubliées et perdues dans l'espace. Voilà des dogmes cachés au fond d'un sanctuaire impénétrable dont aucune main ne peut écarter les voiles! Voilà tout un monde plein de mystères dont jamais la science et le génie n'auraient pu découvrir les rivages inconnus? Et de ces dogmes, et de ces mystères incompréhensibles, Jésus-Christ fait un symbole im- muable, immortel, que devront réciter tous les siècles, et chaque fois qu'un siècle repousse sa parole. . . Qui es-tu, lui répond-il, pour scruter ma pensée et sonder mes abîmes? Adores et crois; ma parole est la vérité: Qui non crediderit jam judicatus est.

Jeter un pareil symbole dans le temps tout vieillit, tout meurt , et l'imposer à toutes les générations sans que jamais il fût permis à l'esprit humain d'en réviser la doctrine, n'était-ce pas se vouer forcément à l'impopularité?

Le cœur, du moins , gardera-t-il la liberté de ses aspirations? Pourra-t-il s'abandonner, comme le parfum des fleurs, à tous les souffles qui passent? Suivra-t-il à son gré n'importe quel courant sans rencontrer de digues? Eh bien ! Non. Venu pour réformer l'homme, Jésus- Christ devait le saisir au centre de la vie , et le centre de la vie c'est le cœur.

((Donnez-moi un point d'appui, disait Archimède , et je soulè- verai le ciel et la terre )). Die ubi consistant, cœlum terramque movebo . Or, le point d'appui nécessaire pour soulever l'humanité tombée dans ce cloaque de voluptés, dont l'histoire nous a transmis l'opprobre, est-il?

Il est au cœur. Étudiez tous les mouvements de la nature humaine ; sondez le mystère de ses grandeurs et de ses chutes, de ses prospérités et de ses désastres , de ses progrès et de ses

décadences Et puis, dites-moi, quel est le grand moteur des

hommes et des sociétés? N'est-ce pas le cœur, ou, en d'autres termes , l'amour qui engendre et résume en lui toutes les convoitises.

Il fallait donc appuyer cette force qui devait soulever le monde moral. Il fallait, pour renouveler la vie, la saisir à la source et frapper au cœur un coup puissant qui replaçât l'amour dans l'ordre en le ramenant à son principe qui est Dieu.

DE l'avknt 87

Que fera Jésus-Christ ? Il va droit au cœur, et s'attaquant à toutes les passions qui commandent à sa vie : désormais , lui dit-il, tu n'auras plus qu'un maître, et ce maître, c'est moi: Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo.

La place est prise, lui ont répondu des milliers de voix, le temple nous appartient; ne trouble pas la joie de nos fêtes et l'harmonie de nos concerts.

Et Jésus-Christ : purifie le temple, crie-t-il à l'humanité , chasse les idoles, renverse leurs autels. Désormais, tu n'aimeras que mol, ton Seigneur et ton Dieu : Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo.

C'est grand, c'est divin , je vous l'accorde ; mais, en touchant aux fibres les plus intimes, les plus délicates de la vie et en arrachant l'homme à des adorations qui avaient envahi tout son être, Jésus-Christ devait s'attendre à de rudes assauts, et assuré- ment ce n'est pas en attaquant le cœur dans ses convoitises les plus ardentes qu'il pouvait conquérir à son règne la popularité.

Attendons cependant. Peut-être que maître de l'esprit et du cœur, Jésus-Christ laissera l'homme s'ébattre librement dans la région des sens. Et j'écoute. Et la première parole qui tombe de ses lèvres c'est celle-là même qui nous épouvante encore après deux mille ans de catholicisme : Pœnitentiam agite ; faites pénitence. Le grain meurt dans la terre avant de donner son épi ; Si mortuum fuerit multum fructum affert. Prenez la croix et à ma suite gravissez le Calvaire : Tollat crucem suam et sequatur me.

Dans le plan de l'Évangile , qu'est-ce que la chair ? C'est la prison qu'il s'agit de démolir, parce que l'âme y gémit captive c'est la chaîne qu'il faut briser afin que l'esprit, dégagé de tout lien, s'élance vers le ciel ; c'est la pierre que doit tailler l'ouvrier pour qu'elle entre dans les murs de l'édifice: Pœnitentiam agite.

Et à ceux qui acceptent sa parole , vivent de son amour et se marquent de son empreinte , que promet le Sauveur ? A leurs majorités complaisantes et dociles, les chefs d'état dis- tribuent des faveurs, ouvrent le chemin qui conduit à la gloire et font miroiter de l'or.

J'ouvre l'Évangile pour y trouver la page se lisent les promesses du temps. Quelles sont les joies et les béatitudes de la foi, du sacrifice et de l'amour? Écoutez bien : Il y a les joies de la souffrance et des larmes : Beati qui lugent. Il y a les joies du travail et de la pauvreté : Beati pauperes. Il y a les joies de la persécution qu'endure la justice : Beati qui persecutionem patien- tur. Et surtout, il y a les joies des grands combats d'où sort l'âme sans blessure : Beati mundo corde.

Eh quoi ! Seigneur ! Des luttes et des persécutions, des épreuves et des larmes, le Calvaire et la croix ! Ne voyez-vous pas que

$$ PREMIER DIMANCHE

vous effrayez la nature humaine avide de plaisirs et qu'une loi si dure doit tomber sous les coups de l'impopularité?

Jésus-Christ pourtant est-il impopulaire ? Vous seriez tentés de l'affirmer si, prêtant l'oreille aux bruits des âges, vous n'écoutiez que les négations de l'orgueil révolté. Oui, à chaque siècle, la vérité a subir quelques-uns de ces chocs violents qui renversent les institutions humaines, et autour du dogme catholique ont grondé plus de tempêtes que sur les flots de l'océan. Mais, voyez-vous la foi? Semblable au navire qui brave la tourmente, elle a continué sa marche à travers les clameurs du vice, de la science et des esprits dévoyés-, et les peuples ont cru.

Ils ont cru à ce Dieu qui, pour rapprocher la terre du ciel et réconcilier la justice avec la miséricorde, s'est revêtu de notre humanité.

Ils ont cru à sa parole qui, dissipant toutes les erreurs comme le soleil chasse les ombres, nous a dévoilé les mystères du temps et de l'éternité.

Ils ont cru à l'Église qui, dépositaire de l'enseignement divin, marche à la tête des générations, tenant dans ses mains le

flambeau qui éclaire le monde Et quelle est la doctrine qui

soit devenue plus populaire que la foi ?

Dans les temps antiques, la science s'enfermait au fond des temples, dont jamais elle ne franchissait le seuil, et de nos jours elle a des académies, n'entre point la foule, et des secrets qu'il n'est point donné à tout homme de savoir.

Mais, la foi! C'est la lumière qui brille pour toutes les intelli- gences: Illuminât omnem hominem. C'est la vaste école l'homme du désert est assis à côté du savant de nos grandes cités ; c'est l'hymne que chantent les nations chrétiennes dans toutes les langues de l'univers.

Et voilà, sans contredit, le plus beau de tous les spectacles que nous offre la création. Admirez, si bon vous semble, la grande armée des cieux, étoiles et soleil, qu'une parole toute puissante fait évoluer dans l'espace. Admirez encore ce concert plein d'armonie que forme le soupir des vents, le murmure des flots, le bruissement de l'insecte, et les mille voix de la nature- Infiniment plus harmonieux et plus beau est ce chœur immense des âmes qui, des îles de l'Océanie, des rivages de la Chine et du Japon, du fond des deux Amériques et de leurs déserts, de nos riches cathédrales et de l'humble chapelle bâtie sur la cime de nos montagnes, redisent à tous les échos du monde catholique ce chant éminemment populaire de la foi : Credo in Jesum Christum : Je crois en Jésus-Christ.

Et la loi du sacrifice et du renoncement est-elle populaire?

de l'avent 89

Le monde, tombé dans l'opprobre des sens, a-t-il accepté cette maxime de l'Évangile : Pœnitentiam agite : Faites pénitence. L'homme, prosterné devant la chair, s'est-il relevé de cette adoration et, d'une main courageuse, a-t-il renversé les autels immondes qu'avait dressés le culte du plaisir?

Voyons: n'est-ce pas l'amour de la croix qui, au lendemain du Calvaire, suscite tout un peuple d'anachorète et, des cités voluptueuses de l'empire romain, l'entraîne dans ces affreuses solitudes que le prophète avait vu tressaillir?

N'est-ce pas l'amour de la croix qui bâtit les cloîtres et pousse, dans ces nouvelles Thébaïdes, des légions d'hommes et de femmes, dont la vie s'écoule à se flageller de leurs mains, plus que les martyrs ne le furent par la main des bourreaux?

N'est-ce pas l'amour de la croix, qui a mis au cœur des saints la passion de se refaire par les plus cruelles macérations à l'image du divin Crucifié?

Et, s'il vous semble que les jeûnes des anachorètes, les veilles du cloître et les austérités des saints ne sont que des exceptions héroïques , faites pour étonner les siècles , d'où vient, dites-moi, que tout chrétien, digne de ce nom, laisse aux fleurs leur parfum, à la coupe du plaisir ses ivresses, au monde ses fêtes et ses joies , et demande à la pénitence sa part d'expiation?

D'où vient que toute âme, justement éprise de la vertu, se condamne à remonter le courant et, semblable au pilote qui veille au gouvernail , lutte contre les flots?

D'où vient que les épreuves les plus cruelles, telles que l'ingratitude et la trahison, la souffrance et le deuil, tout en faisant au cœur de cruelles blessures, y laissent presque toujours l'espérance et que, passant comme la tempête au dessus de la vie, elles parviennent rarement à la briser?

Ah ! Seigneur, c'est que l'humanité vous a vu la tête couronnée d'épines et le corps tout sanglant. Et devant cette image adorée, elle s'est prosternée jusqu'à terre dans un culte la foi se mêlait à l'amour, et prenant votre croix dans ses mains, elle l'a pressée sur son cœur , et à cet embrassement de votre chair meurtrie, elle a senti naître une passion qu'elle ne se connaissait pas: la passion de la souffrance.

Désormais, comme à la victime du Calvaire, il faut à ses élus la tristesse mortelle de Gethsémani , la flagellation , les épines , l'amertume et le fiel ; et la loi du sacrifice sera tellement popu- laire que, dans la langue de la société chrétienne, le chemin de la vie sera vulgairement appelé : le chemin de la croix.

Jésus-Christ a- 1 il enfin la popularité de l'amour? Peut-on dire qu'il règne sur les cœurs? Regnum Dei intra vos est. Et le feu

90 PREMIER DIMANCHE

qu'il avait apporté du ciel s'est-il réellement allumé sur la terre? Et quid volo nisi ut accendetur.

Entendez au plus lointain des âges ce cantique d'amour: si quelqu'un n'aime pas Jésus-Christ, qu'il soit anathème. L'amour de Jésus-Christ nous presse et il n'y a pas de tribulation qui puisse éteindre cette flamme : Ne creatura alla poterit nos sepa- rarœ charitate Dei. C'est le chant de l'apôtre S. Paul.

«Je suis le froment de Jésus-Christ, disait à son tour Ignace d'Antioche, en entendant rugir les bêtes du Colisée, et je veux être moulu sous la dent des lions afin de devenir un pain immaculé. » Dentibus bestiarum molar ut panis mundus inveniar.

((Retire-toi, j'aime le Christ.» Amo Christum, s'écriait Agnès de Rome. Et avec S. Paul, vous avez entendu tous les apôtres ; avec S. Ignace, vous avez entendu tous les martyres; avec St0 Agnès* vous avez entendu toutes les vierges. Et ce cri va se répétant comme un hymne sans fin de siècle en siècle, de peuple en peuple, d'âme en âme; et à toute heure du jour, des milliers de voix pures et brûlantes répètent en chœur: J'aime le Christ: Amo Christum.

Jésus-Christ populaire? Allez au pauvre qui mendie son pain , à l'ouvrier qui sent la sueur ruisseler sur son front , au pâtre qui vit sous le chaume, au laboureur qui remue péniblement la terre... Allez au peuple et parlez lui d'Alexandre et de César, de Démosthène et de Platon, vous ne serez pas compris. Mais, au nom de Jésus-Christ , le plus grand de tous les noms qui soient à la cime de l'histoire, l'enfant joint les mains et sourit, le pauvre se rappelle la nuit froide de Bethléem, l'ouvrier, le travail de Nazareth, et le peuple, qui a gardé la foi de son bap- tême relève la tête et regarde le ciel.

Jésus-Christ populaire? A la porte du palais des rois veille la sentinelle, et seuls quelques rares privilégiés peuvent aborder ces majestés d'un jour, qu'environne de toutes parts l'éclat de la puissance. Mais, s'agit-il de Jésus-Christ? Son temple est ouvert à la foule. . . Point de garde qui en défende l'entrée ; point d'épée menaçante autour du sanctuaire ; point de place d'honneur en face de l'autel ; rien que des lumières et de l'encens, des parfums et des fleurs. Le roi Jésus a voilé sa grandeur sous les ombres du mystère, et de son tabernacle que dit-il ? Venez à moi: Venite ad me. Et qui donc, Seigneur? A moi, les pauvres et les petits. A moi, les humbles et les délaissés. A moi, ceux qui souffrent et qui pleurent. Venez tous, oui tous : Venite ad me, omnes. Et tous sont venus sans défiance et sans crainte; et la vierge lui à répondu : vous êtes mon époux; le jeune homme, mon père; le vieillard, mon ami ; et le prêtre, et le missionnaire, et la sœur de charité : mon trésor et mon tout.

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Jésus-Christ populaire? Mais, quand la douleur vous trans- perce comme un glaive; quand votre barque, battue des vents^ est tout près de Fécueil; quand la déception à tellement brisé votre vie que vous ne savez plus à qui tendre la main, allez- vous? Vous allez à Jésus-Christ, dont l'amour ne se lasse point d'écouter nos misères. Et, la jeune fille lui raconte les luttes de son cœur; l'épouse, ses illusions évanouies; la mère, les tristesses du foyer domestique. . . et venus à lui, le désespoir dans l'âme et les yeux mouillés de pleurs, vous sortez de ce colloque intime, de ce tête-à-tête sacré, emportant la force et l'espérance: Et ego reficiam vos.

Jésus-Christ populaire? Mais, quand la loi lui permettait de traverser nos rues, porté par les mains du prêtre, sous sa tente royale, avez vous oublié ces ovations solennelles de l'amour, et les cloches qui annoncent sa marche triomphale , et les bannières qui flottent aux vents, et les arches de verdure s'entrelacent les guirlandes de fleurs, et l'encens qui, des urnes balancées par les jeunes lévites, s'élève en nuages embaumés, et les hymnes que chante la foule pieuse et recueillie? C'était vrai- ment la fête du peuple, parce que c'était la fête de son roi.

Jésus-Christ populaire? Mais, aujourd'hui encore, quoi que fasse l'impiété pour le renverser de son trône, chaque fois qu'un souvenir de sa vie nous revient avec les fêtes de l'Église, voyez- vous le peuple ? Il a pris ses plus riches vêtements, et va-t-il ? Il court au temple dont les autels resplendissent de lumière, et les échos résonnent de chants et d'harmonie ; et , oubliaut ses peines et ses rudes labeurs, il adore Jésus-Christ avec les bergers dans son humble berceau ; avec les Mages de l'Orient, il se pros- terne devant sa crèche; il le suit avec-lés apôtres sur tous les chemins de la Judée pour recueillir sa parole et contempler ses prodiges; avec la foule des Juifs, il gravit le Calvaire la croix lui rappelle tant de douleurs et , près de sa tombe devenue glorieuse, avec les anges il entonne l'Alleluia.

Jésus-Christ populaire? Mais, ne l'apercevez-vous pas à côté de l'homme, sur tous les sentiers de la vie? Il esta la naissance de l'enfant, pour le marquer dans son âme et sur son corps du signe de l'alliance. Il est à la veille de la lutte avec la force et les joies de la première communion. Il est au mariage pour en bénir les serments. Il est sous la forme du viatique, au milieu de la famille agenouillée dans la prière et la douleur, et il est encore près de la tombe son Église redit aux survivants les promesses consolantes de l'immortalité.

Jésus-Christ populaire? Mais, qu'il soit adoré par l'amour ou maudit par la haine , il est toujours au fond de toutes les questions qui agitent la société chrétienne; et tandis que les

92 PREMIER DIMANCHE

grands débats politiques ne passionnent qu'un instant les espi'its, autour de la personne adorable du Sauveur, l'humanité, depuis dix-neuf siècles se divise en deux camps ennemis, dont l'un combat pour étendre son règne et l'autre pour l'anéantir: et dès que son nom est jeté dans la mêlée, il se fait une violente secousse, et l'on comprend à cette commotion que toucher à Jésus -Christ c'est toucher à la vie même des peuples.

Régnez donc, ô mon Dieu , régnez sur les nations. Prenez d'une main le sceptre de la puissance, de l'autre le glaive de l'amour: Accingere gladio tùo. Et, volant à de nouvelles conquêtes, achevez de gagner tous les cœurs: Procède et régna. Afin que tous les peuples, à genoux devant la croix, vous chantent comme nos ancêtres au sortir du baptême : Vivat Christus. Vive ie Christ. Amen.

Autre Discours

SERMON SUR LA NÉCESSITÉ DE LA PRATIQUE

POUR OPÉRER SON SALUT1

Hora est jam nos de somno surgere.

Enfin, l'heure est venue de sortir de notre sommeil. (R. XIII, 11).

Mes frères,

L'Église recommence aujourd'hui son année religieuse. Pour préparer ses enfants à célébrer dignement la naissance du Sauveur et à recueillir les bienfaits que son apparition dans la crèche apporta au monde, elle offre à nos méditation, les terreurs de son dernier avènement et déploie à nos regards la scène effrayante qui doit clore les temps pour ouvrir au juste comme au pécheur, l'abîme de l'éternité. Tandis que pour nous pénétrer d'une sainte horreur de sa justice, elle fait retentira nos oreilles la trompette fatale: levez-vous, morts, venez au jugement, surgite, mortiri, venite ad judichim . Le grand Apôtre à son tour, ardent zélateur du salut des âmes embouche la trompette évangélique pour réveiller les fidèles et les exciter à une sainte activité •. l'heure, dit-il, est enfin venue de sortir de votre sommeil. Hora est jam nos de somno surgere. Mais quel est ce sommeil que l'apôtre nous presse de secouer? C'est l'indiffé-

1. Prêché dans la Paroisse de Saint-Louis, à Toulon, par M. l'abbé Martin , doyen, ancien curé de la Garde.

DE L'AVENT 93

rence, l'apathie pour le salut, c'est l'indolence, la torpeur qui arrête dans la voie de la vertu, en un mot, c'est l'inaction de la foi et le défaut presque total de pratique. Voilà le sommeil funeste dont l'apôtre nous presse de sortir. Ah! mes frères, Si dans les temps heureux de la primitive Église, les fidèles brillaient comme des flambeaux au milieu des désordres et des ténèbres de l'idolâtrie, et par la pratique journalière et fervente devenaient un ravissant spectacle aux yeux des anges et des hommes, S. Paul élevait sa grande voix, pour les prémunir contre les fragilités de la nature et les excitait à redoubler de vigilance, à mesure qu'ils s'avançaient vers le jour décisif du salut; avec combien plus déraison pouvons-nous pousser ce cri d'alarme et de salut, dans ce malheureux siècle la foi s'éteint dans l'oubli de la loi du Seigneur, et dans le mépris des œuvres qu'elle commande?

En effet, mes frères, parcourez les places publiques la foule se presse, se heurte, se croise en tout sens -, pénétrez dans les réunions nombreuses de plaisirs, pénétrez dans les assem- blées souvent tumultueuses se discutent au milieu des agi- tations et des haines de parti, les lois qui régissent la société, pénétrez dans ces sanctuaires redoutables se rendent, devant un auditoire palpitant, les décrets de la justice humaine; (suivez dans le temple de Mamraon, justement appelé le palais de la Bourse, suivez cette foule préoccupée de nouvelles, de calculs, d'agiotage, voyez-la se prosterner éperdue aux pieds du veau d'or;) au milieu delà nuit, apparaissez dans ces théâtres étince- lants de lumières, tout un peuple, hommes, femmes, enfants, vieillards, viennent chercher de fortes émotions, aux dépens de la vertu, de la religion et des mœurs"; parcourez en esprit, ces mille administrations diverses qui gèrent les affaires du siècle; regardez même autour de vous, ici, dans la maison du Seigneur et demandez-vous: sont les vrais fidèles, les pratiquants de la loi divine; les constants et généreux ouvriers de la foi? Hélas ! ne serez-vous pas effrayés de la solitude innombrable qui se fera autour de vous, au milieu de cette multitude d'êtres humains doués de la raison V Ne faudra-t-il pas vous écrier comme le prophète: 0 mon Dieu! combien sont rares vos serviteurs et vos amis! Presque tous les hommes se sont détournés de la voie de vos commandements et, ensevelis dans le sommeil de l'indifférence pour vos saintes lois, ils fondent leur salut sur une foi stérile et morte. Oui, tel est l'aveu effrayant que doit arracher à tout cœur chrétien, le spectacle désolant de l'indiffé- rence générale. Eh bien ! mes frères, c'est de cette perfide sécurité que je veux

vous sauver. C'est à ce sommeil fatal que je veux vous arra-

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cher, en vous disant, avec l'apôtre: Chrétiens infortunés qui ne pratiquez pas ou qui pratiquez mal , sortez de votre sommeil , c'est le sommeil de la mort : Hora est de somno sur gère. Apprenez ce que vous paraissez oublier; ouvrez les yeux et voyez vous en êtes. On n'est vraiment religieux qu'en pratiquant les devoirs de la religion, vraiment chrétien qu'en suivant les préceptes du christianisme. Les œuvres sont la vie de la foi, comme l'âme est la vie du corps-, et pour recueillir les promesses de la foi, il faut nécessairement en pratiquer les œuvres.

Ainsi, nécessité de la pratique, telle est la vérité que je vais vous prouver dans cette instruction.

Implorons les lumières de l'esprit de force et d'amour par la médiation de la plus Adèle des Vierges. Ave, Maria.

Les hommes qui, de nos jours, ne pratiquent pas, peuvent se diviser en trois classes : les incrédules, les indifférents et les lâches. Les premiers emportés, par le souffle violent de l'orgueil, et nourris à l'école d'une philosophie irréligieuse et abrutissante qui met au large toutes les passions, sont sans foi, parce que la foi est un frein pour l'intelligence; sans culte, parce que le culte enchaîne par des obligations quelquefois pénibles, les mouvements désordonnés de notre nature corrompue ; sans Dieu, parce que de l'idée de Dieu surgissent, comme la plante de sa racine, les idées de vertu, de justice, de sainteté, d'immorta- lité de récompenses et de châtiments. Repaître leur orgueil des illusions d'une science désordonnée, et satisfaire à tous les en- traînements de la chair, voilà leur vie, leur avenir, leur ambition et leur bonheur. Souvent doués des qualités les plus gracieuses, ils les ternissent et les ravalent par les principes désastreux dont ils sont imbus et dont ils se font les apôtres, après en avoir été les disciples et les victimes. Jaloux de la liberté de tout penser, de tout dire et de tout faire, ils s'insurgent contre la religion qui leur oppose une barrière et, l'ébranlant sur ses bases profondes, ils s'efforcent de la renverser comme un obstacle importun. Enfin, poussant le délire jusqu'à prétendre mesurer l'intelligence infinie à leur intelligence bornée, à amener toute vérité au tribunal de leur raison pour ne rien croire qu'ils ne l'aient compris , ils rejettent les dogmes et les mystères catho- liques comme des rêves abrutissants. Avec une telle doctrine que peuvent être les devoirs du culte et les prescriptions d'une autorité qu'ils ne reconnaissent pas et dont ils refusent même d'examiner les titres? Que leur importent les obligations chré- tiennes, quand le christianisme à leurs yeux n'est qu'une ineptie et un scandale. Pour confondre ces' infortunés , il faudrait attaquer, jusque dans les racines, leur erreur, leur incrédulité. Nous renonçons à cette noble tâche, parce que nos paroles

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seraient inutiles, puisque ceux à qui nous voudrions les adres- ser ne sont pas pour nous entendre. Contentons-nous de les plaindre, et de prier le Dieu de vérité de dissiper les ténèbres de leur esprit.

C'est donc aux indifférents et aux lâches que nous allons nous adresser. Les premiers méconnaissent la nécessité de la pratique par une ignorance déraisonnable , et les seconds s'y refusent par une damnable faiblesse .

Nous prouverons donc aux indifférents que la foi exige impé- rieusement un culte extérieur. Première réflexion.

Nous prouverons auxseconds que la pratique du culte extérieur est un devoir rigoureux. Deuxième réflexion.

I. Voyons donc d'abord, mes frères, les indifférents.

Ah! ils sont bien nombreux, dans ce siècle d'égoïsme animal, de pensées matérielles, d'intérêts grossiers et passagers. Riches- ses, honneurs, plaisirs, jouissances de toute espèce, voilà le but de tous les efforts, de toutes les démarches, de tous les mouvements de la plupart des hommes. On se presse, on se heurte, on s^ rue avec fureur sur la route de la fortune. On s'épuise de fatigues, on se dessèche de calculs et de désirs, pour atteindre de ses lèvres frémissantes la coupe menteuse et pleine d'amertume des jouissances de cette vie. Enfin, on fait tout pour le temps et pour cette vile poussière du corps ; mais s'il s'agit de l'âme et de sa destinée future, on n'en a nul souci. On vit comme si on ne devait jamais mourir, ou comme si la tombe devait nous dévorer tout entiers. Disons mieux, sans en venir à cet aveuglement des impies qui, s'assimilant à la brute, aspirent à l'affreux bonheur de retourner avec elle dans le néant, les indifférents attirent la sévérité des lois de l'Évangile, s'affranchissent de ses obligations les plus essentielles, et sans renoncer expressément au titre de chrétien, ils veulent ne voir dans la pratique des vertus les plus fondamentales qu'une affaire de tempérament . des bizarreries de caractère , des jeux d'enfants, des préoccupations réservées aux femmes et aux simples, ou tout aux plus des conseils de perfection dont il leur est libre de s'affranchir ; et pour se rassurer sur les consé- quences d'une telle conduite , ils se réfugient dans cette pré- tendue religion intérieure qu'ils proclament comme seule essentielle. Ainsi, à les entendre, les pratiques et les œuvres diverses qu'imposent la Religion et l'Église ne sont nullement nécessaires, et pour être chrétien il suffit, à leur sens, de croire à Dieu au fond de son âme et de lui offrir un hommage intérieur. Une doctrine aussi déplorable provient tout à la fois des

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passions et du coupable oubli des principes religieux les plus évidents. Les leçons reçues dans l'enfance, emportées par le souffle de la jeunesse et la fougue des passions, n'ont laissé que d'obscurs souvenirs qu'on redoute d'évoquer. Ainsi, on ne pratique pas, parce qu'on ne croit pas à la nécessité des œuvres. Essayons de chasser les ténèbres et de dissiper une fatale illusion.

Je parle à des chrétiens qui n'ont pas entièrement abjuré la foi de leurs pères. Le nom de Jésus-Christ votre Dieu, votre maître et votre Sauveur, doit encore faire autorité pour vous, ou vous cessez à l'instant d'être chrétiens , pour vous ranger dans les rangs des impies. Eh bien ! vous dirai-je, n'est-ce pas Jésus-Christ qui a institué le culte chrétien, qui a établi une Église infaillible pour nous intimer par elle ce qu'il exige de nous? Ouvrez donc l'Évangile, cette parole du Dieu, de vérité. Ne proclame-t-il pas à chaque page, à chaque ligne, la nécessité des œuvres? Cette vérité est si évidente, ce principe si essentiel, que le Sauveur lui-même a commencé par pratiquer ses propres enseignements. 11 priait et enseignait aux apôtres la formule de prière la plus divine; il fréquentait le temple, il célébrait les fêtes et s'imposait la retraite et le jeûne. Cœpit Jésus facere et docere. Et ce n'est qu'après s'être constitué notre exemplaire qu'il s'est proclamé notre Docteur. Je suis venu, dit-il, pour faire la volonté de mon père, et je ne puis reconnaître pour mes disciples et mes élus que ceux qui pratiquent eux-mêmes cette volonté sainte. La foi seule à mes enseignements n'est rien, si elle n'est appuyée sur la pratique. Heureux ceux qui écoutent et gardent mes commandements. Celui-là seul mérite mon amour qui observe mes préceptes. Voulez-vous entrer dans le royaume de la vie? Vis advitam ingredi? Soyez fidèles à mes lois: Serva mandata : telle est la doctrine du divin maître. Et quels sont les heureux privilégiés de son royaume? Est-ce les penseurs profanes qui se perdent dans les spéculations des sciences? Ces génies transcendants qui ont tout étudié, excepté les devoirs de la religion? Ces heureux du siècle qui ont oublié Dieu et son service dans leur vie de plaisirs? Ces superbes docteurs qui ont poursuivi de leurs dédains les fervents disciples de la croix? Non, mes frères, ce sont les humbles, les pauvres volontaires , les cœurs purs et affamés de la justice, les victimes résignées des persécutions du monde.

Et quels seront les premiers et pour ainsi dire les seuls appelés, les bénits du Père céleste? N'est-ce pas ces ouvriers infatigables dans les œuvres de miséricorde, ces fervents observateurs du grand précepte de la charité qui renferme tous les autres? Et pour qui sera la couronne de gloire? N'est-ce pas

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pour ceux qui, se courbant avec amour sous le joug du Seigneur, auront combattu avec énergie et persévérance sous le drapeau sanglant de la croix, glorieux et fiers de porter aux yeux d'un monde corrompu l'ignominie et les stigmates de la croix?

Ah! sans doute, la foi est la racine du salut; mais que vaut une racine qui ne porte pas de fruits? Elle est maudite et répoussée pour sa stérilité. Eh quoi! Jésus-Christ se borne-t-il à nous prêcher la foi? S'il dit: celui-là sera sauvé qui croira, n'ajoute-t-il pas: et qui sera baptisé, c'est-à-dire qui fera profes- sion de remplir tous les engagements sacrés qu'impose à ses disciples ce sacrement initiateur? Et si le prince des apôtres dit aux pécheurs convertis: croyez à l'Évangile: crédite Evan- gelio, n'ouvre-t-il pas incontinent devant eux , la carrière de la mortification qu'ils ont à suivre pour arriver au salut: Et pœnite- mini. Et S. Paul ne dit-il pas expressément : quiconque croit à Dieu et à sa doctrine, doit marcher dans les bonnes œuvres. Curent proesse bonis operibus qui credent Deo. Enfin, vous dit S. Jacques, la foi sans les œuvres est-elle autre chose qu'un corps sans vie, un cadavre qui tombe en dissolution? Fides sine operibus , mortua est.

Voilà la parole de Dieu : qu'avez-vous à lui opposer? Sera-t-elle moins respectable parce qu'elle est proposée par l'Église? Mais quoi! N'est-ce pas Jésus-Christ même qui parle lorsque, fondée sur sa parole, sûre de son autorité, au nom du Dieu trois fois saint, l'Église consacre les enseignements de l'Évangile, en développe les préceptes, et réduit en pratique toute sa croyance et sa morale? Qui vos audit me audit. Ne faut-il pas vous y soumettre avec docilité, ou abjurer toute foi? Oui, si vous prétendez conserver la foi, si vous nej:enoncez pas entièrement à ses promesses, il faut que vous en pratiquiez les œuvres qui en sont inséparables. Ainsi, mes frères, si vous devez à Dieu l'hommage de votre intelligence par une adhésion pleine et entière aux vérités qu'il vous révèle, vous ne lui devez pas moins l'hommage de votre cœur, de votre volonté et de votre corps par une observation rigoureuse et constante des préceptes qu'il vous impose; et les lois qui prescrivent le jeûne , l'absti- nence, la mortification, l'assistance aux offices, la pratique de la prière, la participation aux sacrements à des époques déter- minées, la sanctification du jour du Seigneur et l'exercice des vertus chrétiennes ne sont pas moins respectables que celle qui fait courber votre raison sous les mystères de son être , de sa puissance, de son incompréhensible amour. Direz-vous pour vous soustraire à ces raisons, que Dieu est esprit et qu'il veut être adoré en esprit, et qu'il suffit de lui offrir ses pensées, ses méditations et les hommages de l'esprit et du cœur. Eh bien !

III. SEPT.

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Écoutez, défenseurs et partisans du culte de la religion inté- rieure-, c'est à votre raison, à votre bon sens que je m'adresse en ce moment. Si Dieu nous a créés, et qui oserait le nier, il est notre maître, nous lui appartenons dans l'étendue de notre être, par notre intelligence comme par les sens, par le corps comme par l'âme. Et si l'âme lui doit hommage de ses pensées, de ses volontés et de ses affections, pourquoi ce corps qui nous vient également de ses mains libérales ne lui devrait-il pas l'hommage de ses sens , ne lui paierait-il pas à sa manière le tribut de sa reconnaissance ,.par le culte extérieur, la prière, l'adoration, la pénitence? Oui, sans doute, Dieu esprit demande avant tout le culte intérieur, spirituel ; mais il demande aussi un culte vrai, réel et complet : In spiritu et veritate. Et s'il est vrai que toutes les pratiques De sont qu'un simulacre de culte, une espèce d'in- sulte au Seigneur tant que l'intelligence et l'amour ne leur donnent pas leur prix et leur mérite , il est vrai aussi que l'intelligence ne saurait satisfaire à sa dette d'adoration et d'hommage tant qu'elle n'associera pas son corps à ses hom- mages , à ses adorations.

D'ailleurs, le corps est tellement uni à l'âme qu'il ne fait avec elle qu'un seul être. L'âme pense, et le corps parle sa pensée ; si l'âme veut, le corps exprime ses volontés; si l'âme aime, désire, le corps, docile à ses inspirations, s'élance avec ardeur, saisit avec amour ce qu'elle appelle. N'est-ce donc pas une folie de prétendre séparer ce que Dieu a uni par des liens si étroits?

Et comment oseriez-vous proclamer indifférente, inutile, puérile, la pratique du culte, alors que tous les peuples, depuis la naissance du monde, l'ont reconnue nécessaire? Vit on jamais un peuple sans religion, une religion sans pratique religieuse? Ne trouve-t-on pas sur toute la surface du globe, dans tous les temps, chez toutes les nations policées ou sauvages, des temples, des autels, des prières, des sacrifices, des cérémonies, des obligations, des devoirs religieux? Ces devoirs, il est vrai, furent souvent dictés par l'esprit de mensonge; mais ils n'en prouvent pas moins que tous les hommes n'ont eu qu'une voix pour publier qu'à toute religion il faut des pratiques, et que Dieu ne saurait se contenter de ces hommages chimériques et purement intérieurs qu'ont rêvés pour leur service l'indifférence et l'orgueil, les passions et la lâcheté.

Et de quel droit prétendez-vous établir, selon votre caprice , des distinctions entre les dogmes de la foi et les devoirs qui en découlent? Entre les vérités de l'Évangile et les pratiques du culte? Celui qui a le droit de courber votre raison sous les mystères de la doctrine, n'a-t-il pas le droit de vous imposer le joug de sa morale? Celui qui nous a sauvés au prix des ignomi-

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nies et des souffrances de la croix, ne pourra-t-il pas vous pres- crire,comme à des pécheurs des lois de mortification, de jeûne et d'abstinence? Celui qui, par une miséricorde infinie, vous ouvre le trésor de ses grâces , est- il injuste en vous ordonnant d'y puiser par la participation aux sacrements qui en sont le canal. Celui dont les cieux annoncent la gloire, devant qui tremblent les puissances et les dominations, est-il injuste de vous prescrire à jour fixe l'assistance au sacrifice qu'il offre à Dieu pour le rachat de vos âmes? Et ce sont là, ô chrétiens, aveugles volontaires, les pratiques que vous jugez inutiles pour le salut, indifférentes aux yeux de Dieu ! C'est-à-dire que vous les trouvez humiliantes pour votre orgueil , gênantes pour vos passions, et vous les rejetez.

Ah ! Sans doute, il est plus commode pour la nature corrompue d'en secouer le joug : mais ne voyez-vous pas que c'est l'orgueil et l'ignorance qui sont les pères de cette délirante doctrine? Oui, vous en comprenez la fausseté et la déraison, vous tentez tout ce qu'il y a de rationnel et de vrai dans ces enseignements, dans ces prescriptions, dans ces pratiques; mais les passions vous maîtrisent, le respect humain vous enchaîne, une langueur mortelle vous arrête dans la voie du salut. Et si par raison vous ne comptez plus au nombre des indifférents , vous vous rangez par faiblesse au rang des lâches !

II. Eh bien nous allons vous poursuivre dans ce dernier refuge. Écoutez : Vous reconnaissez dans les pratiques de la religion la route que Dieu vous trace pour vous conduire à lui, et vous hésitez à y entrer, et vous languissez dans une torpeur moi-telle, ajournant sans cesse votre "retour à la vertu! Vous reconnaissez la voix de la vérité dans les enseignements de l'Église, et vous fermez l'oreille à ses avertissements ! Vous entrevoyez l'abîme les passions vous entraînent, et vous n'osez ni les combattre, ni leur résister, et vous refusez les armes qui vous les feraient vaincre ! Vous savez que pour con- quérir le ciel il faut se faire violence et porter sa croix, et vous faiblissez devant ces obstacles et vous voulez vivre dans les délices ,et vous cédez sans effort aux penchants coupables ! Vous convenez que la mort nous prend toujours en traître, et vous attendez ses derniers avis pour prendre la voie du ciel. Enfin, vous proclamez au fond de vos cœurs le droit de Dieu à vous imposer la pratique du bien, à mettre des conditions à l'effusion de ses miséricordes et de ses faveurs, et cependant vous subordonnez ses ordres aux caprices du respect humain ! Sa grâce vous sollicite à faire une profession publique de votre foi, par la fidélité à ses prescriptions; et cependant la crainte du

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monde étouffe sa voix et vous retient dans un honteux escla- vage , et vous rougissez de manifester au dehors ce que vous êtes au fond du cœur !

Ah! mes frères, quel désordre déplorable! Vous rougissez de votre Dieu, de votre Sauveur, de sa doctrine, de ses préceptes, devant les hommes ; mais ignorez-vous que Jésus-Christ à son tour rougira de vous, devant son père ? Vous craignez le monde : mais est-ce le monde qui doit vous juger? N'est-il pas réprouvé aux yeux de Dieu avec tous ses partisans ? Et que vous servira d'avoir complu au monde, si vous tombez avec lui sous l'ana- thème du souverain juge? Et que vous importent les dédains et les mépris du monde, lorsque, du haut des cieux, Dieu applaudit à votre conduite ? Jésus-Christ et ses saints n'ont-ils pas eu à les subir? Y a-t-il d'autre véritable gloire que celle de ressembler à Dieu, à ses élus? Quoi de plus honteux parmi les hommes que la lâcheté? N'est-ce pas le crime du respect humain? Dites-moi : sont-ils moins environnés de l'estime publique, ces honorables magistrats , ces administrateurs recommandables, ces nobles enfants de S. Vincent de Paul, ces fervents chrétiens, qui rehaussent l'éclat de la croix qui brille sur leurs poitrines, par leur respect et leur amour pour la croix qui s'éleva jadis sur le Calvaire? Quoi de plus beau que de les voir courber, devant l'autel de Dieu, ces nobles fronts qu'ils ont portés si haut sur le champ de bataille, dans les fonctions publiques ! Le plus beau triomphe de l'homme n'est-il pas celui qu'il remporte sur lui- même, sur ses passions et sur ces déplorables préjugés du monde, pour faire de la raison le plus noble usage en se montrant dévoué à son Dieu, fidèle à ses préceptes?

Vous le voyez, mes frères! la raison, le sens commun aussi bien que la parole de Dieu proclament la nécessité des œuvres et de la pratique. La nature, à son tour, vient rendre hommage à ce principe.

En effet, mes frères, quand nous suivons les inspirations de la nature , quelle conduite tenons-nous à l'égard du père qui nous a donné la vie selon la chair ? Est-ce par le raisonnement ou par les considérations de l'esprit, parles vagues sentiments du cœur ou par de simples protestations que nous lui témoignons notre amour? Non, à sa voix, nous volons en sa présence, nous écoutons avec respect ses leçons et ses ordres, nous accueillons avec gratitude ses caresses , et nous mettons notre bonheur à complaire à tous ses désirs. Eh bien! Dieu n'est-il pas notre père à des titres bien autrement sublimes? N'a-t-il pas sur nous, bien mieux que les auteurs de nos jours, des droits imprescrip- tibles. Accordons-lui donc au moins ce que nous donnons à nos pères selon la chair. C'est par les œuvres que se prouvent

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l'amour et la reconnaissance. Rougissons de nous laisser vaincre en témoignages d'amour par les enfants de la terre, nous, les adorateurs de la beauté éternelle et les enfants du père céleste. Dieu est pour nous un bienfaiteur généreux, un Sauveur incom- parable, qui est venu nous racheter de la mort, et nous enfanter à la vie du ciel par le lit sanglant de la croix. Est-ce donc par de vagues louanges, par de chimériques adorations, que nous pré- tendons payer ces bienfaits sublimes? La reconnaissance ne nous fait-elle pas un devoir sacré de pratiquer avec une scrupuleuse exactitude les volontés de ce divin libérateur? Le monde imprime une note d'infamie au front de tout homme qui se rend coupable d'ingratitude envers ses semblables ; sera-ce donc un mérite > une gloire de se montrer oublieux, ingrats envers Dieu?

Il est vrai, nos regards sont trop faibles pour contempler sa gloire et ses grandeurs ; mais notre intelligence n'est-elle pas assez éclairée pour comprendre que ses perfections sont infinies ? ? Serez-vous donc dispensés des devoirs de l'amour, parce qu'il est l'amour par essence? Serez-vous déchargés de la dette de la reconnaissance, parce que ses bienfaits sont sans prix et sans nombre? Serez-vous affranchis du joug de l'obéissance, parce qu'il est la puissance souveraine à qui rien ne saurait résister? Serait-il insensible à l'ingratitude, ce Dieu qui nous a donné un cœur pour aimer ce qui est grand et beau, saint et juste?

Non, mes frères, le respect, l'amour, la reconnaissance , la fidélité et l'obéissance sont autant de lois sacrées que nous dicte la nature envers l'être souverainement parfait.

La Religion repose sur deux bases essentielles, inséparables : le Credo et le Décalogue. Non, mes frères, ne vous y trompez pas. Le christianisme n'est pas seulement^une pensée ensevelie au fond de l'esprit, une vaine spéculation sans réalité, une théorie en l'air, se perdant dans les méditations plus ou moins philosophi- ques et s'évanouissant en de chimériques sentiments de religio- sité. C'est avant tout une croyance formulée en dogmes définis, immuables et manifestée au dehors par un culte régulier qui en est la vive expression. Ni la foi sans la pratique , ni la pratique sans la foi ne sauraient la constituer.

Otez à l'homme l'âme qui le fait vivre, penser et agir: que vousreste-t-il? Un cadavre, un amas de pourriture, une poussière qui n'a plus d? nom dans aucune langue.

Otez-lui ce peu de matière taillée en statue merveilleuse qui emprisonne son âme, dans des organes qui doiveut la servir, comme des instruments dociles : que vous reste-t-il? Un esprit insaisissable : l'homme n'est plus, son être est détruit.

Ainsi, mes frères, en est-il de la foi et de la pratique. Sans les œuvres, la foi s'évanouit bientôt comme une fumée sans consis-

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tance; elle est absolument inefficace pour le salut. Sans la foi, les œuvres ne sont plus que des fruits avortés, sans saveur, sans arôme, incapables d'être agréés de Dieu. Ainsi les œuvres et la foi sont si intimement liées ensemble qu'elles n'ont de véritable existence que par leur harmonieuse union.

Gardez-vous donc bien, mes frères, de vous croire chrétiens, parce que vous conservez dans votre esprit quelques pâles reflets de la foi, parce que vous en donnerez quelques témoignages extérieurs, par une apparition rare et distraite dans le temple du Seigneur. Tant que vous ne joindrez pas le culte chrétien au dogme chrétien, la croyance catholique aux œuvres catholiques, la foi du cœur à la pratique, c'est-à-dire à l'accomplissement consciencieux et sincère de toutes les obligations, de tous les préceptes, de toutes les lois de l'Église, vous ne présenterez en vous qu'un vain fantôme de christianisme. Vous serez comme une branche qui tient encore à l'arbre, parce que le fer ne Ta pas retranchée, mais qui ne se couvre plus de feuilles ni de fleurs, encore moins de fruits, parce qu'elle ne participe plus à la sève de la racine. En vain vous parerez-vous de ces vertus purement humaines. En vain mériterez-vous l'estime de vos concitoyens, par la probité, la douceur, la bienfaisance et l'accomplissement de vos devoirs sociaux. Si vous ne pliez votre orgueil sous le joug de l'Évangile , si vous n'êtes fidèles observateurs des lois de l'Église, si vous ne venez participer aux sacrements pour détruire en vos cœurs le germe de mort qu'y sèment le monde et le péché, pour y puiser comme à leur source les eaux vivifiantes de la grâce et les semences des vertus chrétiennes, vous ne serez, aux yeux de Dieu, que des aveugles, des ingrats, des enfants indignes de son amour.

Bien plus ! Cette foi que vous conservez, les œuvres même sur lesquelles vous fondez votre salut, serviront au grand jour à rendre votre condamnation plus rigoureuse. Car il est écrit que le serviteur qui connait la volonté de son maître et néglige de l'exécuter sera puni plus sévèrement que celui qui l'aura ignorée.

En effet, mes frères, combien nous serons trouvés coupables au tribunal de Dieu, lorsque, mis en regard de ces malheureux qui vivent dans l'infidélité , le schisme ou l'hérésie , nous serons trouvés moins fidèles aux préceptes de la vérité, qu'ils ne le sont eux-mêmes aux préceptes de Terreur et du men- songe ! N'avons-nous pas à redouter toutes les rigueurs des justices divines, si par orgueil, indifférence ou lâcheté, nous péchons au milieu des clartés éblouissantes dont Dieu inonde la religion de vérité et d'amour au sein de laquelle il nous fait vivre.

Ouvrez donc enfin les yeux; sortez de votre sommeil, mes frè-

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res, quoi que vous soyez, indifférents ou lâches. Il en est temps : Hora est de somno sur gère. Le jour décisif s'avance. La mort vous a peut-être marqués pour faire bientôt de vous ses victimes. Cessez de montrer en vous un contraste désolant entre votre foi et votre conduite. Arrière toute distinction funeste entre la croyance et la pratique. Les distinguer , c'est les anéantir l'une et l'autre. Leur vie, c'est leur union. Sortez des rangs de ces chrétiens insensés qui, nourris des maximes du monde, prétendent établir dans notre sainte religion des distinctions imaginaires, dont ils s'autorisent pour mener une vie de liberté et de licence. Rentrez dans les rangs de ces cœurs généreux qui s'honorent aux yeux de Dieu et de tout ce qu'il y a d'hommes sensés, en soumettant leur esprit aux vérités de la foi, avec la simplicité d'un enfant, et plus encore, en réglant leur vie sur les préceptes de la morale, avec la fidélité d'un élu de Dieu. Enfin, revenez sérieusement à l'accomplissement de vos devoirs de chrétien. C'est dans l'heureuse union de la foi et de la prati- que que vous trouverez la paix, la joie d'une bonne conscience et le gage du bonheur éternel. Ainsi soit-il.

DEUXIÈME DIMANCHE DE L'AVENT

LES TROIS AVÈNEMENTS DE JÉSUS-CHRIST

(hom élie^U

Jésus-Christ apporte au monde la lumière et la vie.

Il y a dix-neuf siècles que l'Enfant Dieu naissait à Bethléem dans une étable, et bientôt l'univers catholique célébrera cet anniversaire par des chants et des transports d'allégresse. Il est donc tout naturel de nous demander, afin de nous instruire et de nous édifier, quels ont été pour le monde, pour le genre humain, les résultats de la venue et de la naissance de Jésus- Christ.

Or, nous lisons dans l'Évangile de ce jour que les disciples de Jean-Baptiste vinrent un jour auprès du Sauveur dont les œuvres étonnantes faisaient déjà l'admiration du peuple et lui posèrent cette question: êtes vous réellement le Messie promis à nos péresV ou bien, devons-nous en attendre un autre?

I. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

104 DEUXIÈME DIMANCHE

Et que répondit le Sauveur? Retournez auprès de votre maître, leur dit-il, et annoncez-lui que les aveugles voient, que les sourds entendent, que les paralytiques marchent, que les lépreux sont guéris et que les morts ressuscitent.

C'étaient, en effet, en multipliant sur ses pas les prodiges et les miracles que Jésus-christ manifestait sa puissance divine: Il rendait la vue aux aveugles et l'ouïe aux sourds; il remettait sur pied les paralytiques; il guérissait les malades atteints de la

lèpre ; il ressuscitait les morts et le peuple, voyant ces

merveilles, était saisi d'admiration, et il le saluait comme l'envoyé, comme le fils de Dieu.

Sans doute, ces miracles étaient une preuve évidente, palpable, manifeste, de la divinité de Jésus-Christ puisqu'ils dépassaient le pouvoir de l'homme. Mais, voici quelque chose de plus merveilleux.

Qu'était-ce que ces aveugles dont parle le Saint Évangile? Qu'était-ce que ces sourds? qu'était-ce que ces lépreux? qu'était- ce que ces morts? C'était l'image, la figure, le symbole de l'humanité avant la naissance de Jésus-Christ.

Vous croyez peut-être que le monde a toujours été ce qu'il est aujourd'hui ; et marchant à la lumière de la foi, et vivant au sein d'une société transformée, purifiée, régénérée par le catholi- cisme; vous vous imaginez que les hommes de tous les siècles ont joui des mêmes bienfaits, marché à la même lumière,, vécu de la même civilisation. Détrompez-vous.

Lorsque vous voyez un champ couvert de riches moissons et planté d'arbres magnifiques, vous ne vous doutez pas que ce champ si beau, que cette terre si féconde était, il y a un certain nombre d'années, une lande sauvage, un terrain désert, une colline rocailleuse croissaient à peine quelques ronces , quelques broussailles. Et pourtant Dieu sait avec quelles fatigues, quelles sueurs, quelles pénibles journées ce sol infécond a été défriché et rendu à la culture.

De même, quand vous apercevez une statue qui excite votre légitime admiration, vous ne calculez pas tous les coups de ciseau qu'a donner l'artiste pour faire sortir cette statue presque vivante d'une pierre informe et d'un bloc grossier.

Ainsi en est-t-il du monde. Nous sommes chrétiens ; dès le bas âge nous avons été façonnés à la vertu ; jeunes et bien jeunes, nous avons appris à l'école de l'Église la vérité qui éclaire l'esprit, et peut-être que jamais nous n'avons eu la pensée de rechercher d'où nous venait ce précieux héritage, cet héritage incomparable de la vertu et de la vérité.

Demandons-le à l'histoire ; et l'histoire nous répond qu'avant Jésus-Christ le monde était plongé dans l'obscurité la plus pro-

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fonde, dans la nuit la plus ténébreuse. Les vérités que Dieu avait primitivement révélées à l'homme s'étaient complètement obscurcies à travers les siècles, comme s'obscurcit le soleil, quand des nuages voilent le ciel ; et l'homme, semblable au navigateur qui a perdu sa route, ne savait plus rien. 11 ne savait plus ce qu'était Dieu, et dans son aveuglement, il adorait toutes les créatures ; et le bois, et la pierre, et les arbres, et les plantes, et le feu, et les astres, étaient autant de dieux auxquels il dressait des autels et il brûlait de l'encens.

Il ne savait plus ce qu'était l'homme, ni si l'homme avait une âme, ni si cette âme survivait au corps ; et perdant de vue, ou pour mieux dire, ne soupçonnant pas même son origine, sa grandeur, sa dignité, sa destinée future, l'homme était presque partout tombé dans l'esclavage, et traité comme un vil bétail qui n'a point de valeur.

Il ne savait plus ce qu'était la justice, ce qu'était la vertu; et, confondant le bien avec le mal, il avait divinisé tous les vices, les vices les plus grossiers, les vices les plus honteux, les vices les plus ignobles, les vices les plus dégoûtants, et il les adorait.

Le monde était donc aveugle , complètement aveugle , et telle- ment aveugle qu'il ne pouvait pas même discerner un rayon , un seul rayon de la vérité.

Et de plus, il était sourd ; et volontairement , et obstinément il fermait les oreilles à tous les échos du ciel, et lorsque, dans sa miséricorde, Dieu suscitait quelques prophètes pour lui rappeler les préceptes de sa loi, le monde refusait de les entendre et il martyrisait ces envoyés de Dieu dont la parole , les menaces et les conseils venaient le troubler au sein de ses désordres.

Ajoutons que le monde était semblable à un lépreux, et le vice , comme une lèpre hideuse , avait envahi l'individu , la famille et la société. Plus de probité, plus de morale, plus de justice, plus de pudeur, plus de respect pour ses semblables; mais, la corruption universelle, le crime sans honte, les passions débarrassées de tout frein, l'immoralité poussée jusqu'à ses dernières limites ; tel est le bilan du genre humain avant l'ap- parition de Jésus-Christ ; et lorsque on parcourt attentivement les progrès de l'histoire, le cœur se soulève de répulsion et de dégoût en voyant à quelle profondeur de dégradation était tombé l'univers entier.

D'où il résulte que le monde, avant Jésus-Christ, était dans un état de mort, il exhalait une odeur fétide comme le cadavre ; la vertu qui est la vie de l'humanité s'était enfuie de la terre souillée, inondée par une fange impure, et vous chercheriez en vain durant ces quarante siècles de ténèbres et de corruption

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les traces, les vestiges, l'ombre même de ces vertus qui sont implantées dans la société chrétienne et dont nous respirons le suave parfum.

En résumé , le monde d'alors était ce que sont encore aujour- d'hui les peuples qui ne connaissent pas Jésus-Christ. Vous lisez, dans les annales de la propagation de la foi, les relations de nos missionnaires. Eh bien! qu'est-ce que la Chine? qu'est-ce que le Japon? qu'est-ce que l'Océanie? qu'est-ce que l'Afrique? Que sont enfin tous les peuples sur lesquels ne s'est pas levé le soleil de l'Évangile? Ce sont des peuples dégradés, des peuples abrutis, des peuples sans mœurs, des peuples enfoncés dans les ténèbres épaisses du paganisme. On dirait un cloaque, un bourbier, un égoût.

La femme, chez ces peuples, n'est ni une épouse, ni une mère ; c'est , dans toute la force de ce mot, une bête de somme qu'exploitent les passions ou l'intérêt, et que l'on jette ensuite à la rue.

L'enfant n'est point cette créature angélique vers laquelle nous nous penchons avec bonheur. C'est un être sans défense, abandonné à la merci du père qui a sur lui droit de vie et de mort, et qui peut se débarrasser, comme bon lui semble, de ce fardeau, sans crainte d'être inquiété par la justice.

L'homme n'est plus l'enfant de Dieu, le roi de la création, l'héritier du ciel ; c'est une marchandise que l'on vend, une chose dont on trafique, un esclave à qui Ton mesure et le pain et la vie.

Qu'a donc fait Jésus-Christ en descendant sur la terre ? Il a pris la vérité et il l'a jetée dans le monde comme au premier des jours il avait pris le soleil et l'avait jeté dans l'espace, et grâce à lui, grâce à sa doctrine, grâce à sa révélation, grâce à son Évangile , nous connaissons tout ce que notre faible intelligence peut connaître et doit connaître ici-bas.

Interrogez le petit enfant admis dès la veille sur les bancs du catéchisme; demandez-lui ce qu'est Dieu, ce qu'est l'homme, ce qu'est l'âme, ce qu'est la vie. Et le petit enfant vous répondra, sans hésiter, que Dieu est l'être infiniment saint, infiniment juste, éternel, qui, après avoir créé le ciel et la terre, les gouverne par sa providence.

Il vous répondra que l'homme a été fait à l'image de Dieu et que Dieu l'a racheté en s'immolant sur la croix.

Il vous répondra que nous avons une âme immortelle et qu'aussitôt après notre dernier soupir, cette âme va recevoir du souverain juge la récompense ou le châtiment de ses œuvres.

Il vous répondra que la vie nous a été donnée pour connaître Dieu, l'aimer, le servir et conquérir le ciel.

DE l'avent 107

Qu'a fait encore Jésus-Christ? Il a ramené sur la terre toutes les vertus en se posant lui-même comme notre modèle et en nous appelant à marcher sur ses traces. Il nous a donné l'exem- ple de la charité, l'exemple de la douceur, l'exemple de l'humilité, l'exemple d'une vie pure et sans tache , l'exemple de la pénitence et de l'expiation ; et cet exemple lui a suscité partout des imitateurs. trouve-t-on les âmes humbles, les âmes avides de sacrifice et de dévoûment, les âmes candides et virginales, les âmes passionnées pour la croix? On ne les trouve qu'à la suite de Jésus-Christ, et Jésus-Christ n'est pas connu, il n'y a que l'orgueil, l'égoïsme, la haine, la volupté.

Jésus-Christ a donc positivement rendu la vie au monde; il l'a purifié de sa lèpre , il l'a retiré de la fange , il l'a ressuscité. Et si Jésus-Christ n'était pas venu opérer cet insigne miracle, que serions-nous? Nous serions ce qu'étaient nos pères il y a dix-neuf siècles. Nous serions ce que sont les païens, les infidèles que nos apôtres vont convertir, et comme ces païens, comme ces infidèles, nous irions après toutes les erreurs et toutes les superstitions; nous adorerions des divinités menson- gères et des idoles ridicules, et nous nous traînerions sans honte et sans remords dans la boue de tous les vices et de toutes les infamies.

Remerciez donc le Seigneur qui a daigné vous appeler au christianisme. Pourquoi êtes-vous nés dans une société et dans une famille chrétienne plutôt que dans une société païenne et dans une famille idolâtre? C'est uniquement par un choix spécial et par une grâce particulière de la Providence. Mais, prenez garde au jour du jugement ; les idolâtres et les païens se lèveront devant le tribunal du souverain juge et lui diront : Seigneur, si nous avions vu ce qu'ils ont vu, si nous avions entendu ce qu'ils ont entendu, nous aurions fait de dignes fruits de pénitence et aujourd'hui le ciel serait à nous. Vivons donc en chrétiens, puisque chrétiens vous êtes, afin que vous receviez l'héritage des fidèles disciples de Jésus-Christ. Amen.

Autre Discours.

JÉSUS-CHRIST ET SON RÈGNE DANS L'ESPACE *

Jésus-Christ est donc roi par nature puisqu'il est Dieu. Il est roi de la création que sa toute puissance a fait jaillir du

1. Par M. l'abbé Constant, cl'Ollioules.

108 DEUXIÈME DIMANCHE

néant, et à peine est-il entré dans la vie que déjà sur son humble berceau resplendit une étoile mystérieuse, en attendant que plus tard, d'un signe de sa main, il calme les tempêtes, et qu'à sa voix les morts se dressent de la tombe. Il est roi de l'homme qui, malgré tout son orgueil, porte dans sa faiblesse native le signe de sa dépendance, et qui jamais ne pourra dire sérieusement en face des siècles : je me suis fait moi-même. Il est roi des sociétés qui lui doivent, avec la réforme des mœurs et les saines notions de la justice , l'égalité des âmes, la fraternité des peuples, et la véritable liberté : Ego autem constitutus sum rex. Et, quand les hommes ou les sociétés, devant leurs jours de délire, osent contester cette royauté qui a vu passer tant de tempêtes, Jésus-Christ, pour la défendre et l'affirmer, s'arme de sa justice, et il frappe des coups si terribles, il donne des secousses si violentes, il amasse en un clin d'œil tant de ruines, que les plus incroyants, à bout de force, d'expédients et de lumière , sont obligés de s'écrier : Dieu est là.

Roi par nature, Jésus-Christ l'est aussi par droit de conquête. Il s'est mis à la poursuite de l'humanité qu'avaient entraînée loin de lui tous les vices et toutes les erreurs; il l'a vaincue par l'amour et, tombant à ses pieds, l'humanité, baptisée dans le sang de ses plaies adorables, a reçu de ses mains, en guise de charte et de drapeau, l'Évangile et la croix.

Tel est le fait qui se dresse devant nous , et ce fait incomparable dans l'histoire devient encore plus étonnant lorsqu'on étudie les caractères divins de la royauté de Jésus-Christ.

Toute puissance humaine a nécessairement des limites qu'elle ne saurait franchir.

On dit qu'enivrés par l'ambition, certains conquérants ont rêvé l'empire du monde. A la tête d'une armée formidable , les voilà qui s'élancent en dehors de leurs frontières , comme un fleuve trop à l'étroit dans ses deux rives. Devant eux, la terre tremble, les remparts s'écroulent, les ennemis épouvantés s'en- fuient, et chaque combat agrandit leur empire.

Un jour pourtant, les voyez-vous? Pourquoi s'arrêtent-ils dans leur marche victorieuse ? Ah ! c'est que tout-à-coup a surgi l'obstacle insurmontable. Qu'est-ce que cet obstacle ? Est-ce la montagne aux crêtes élancées? Est-ce le torrent débordé? Est-ce le désert vaste et profond? C'est tout cela , et plus souvent encore l'instinct de la liberté qui s'éveille, le patriotisme qui enfante des héros, la haine de l'envahisseur qui oppose une résistance de géant, et le conquérant de la veille, pliant ses tentes, recule étonné devant une force qu'il ne soupçonnait pas.

Eh bien! Jésus-Christ, venu sur la terre, pour racheter, non point un peuple, mais tous les peuples, a voulu créer un monde

DE L'AVENT 101)

nouveau, le monde des âmes, et, se posant comme roi, au centre de cette humanité nouvelle, il a conçu le dessein plus qu'étrange de gouverner toutes les consciences et de conquérir toutes les âmes avec le néant et la folie de la croix.

Le prophète avait dit: toutes les nations lui seront données pour héritage : Dabo tibi gentes hœreditatem tuam. Et lorsque au jour de son triomphe sur la mort , il met son étendard sanglant entre les mains de ses apôtres , veut-il , lui , le crucifié , le patient du Calvaire , veut-il que les apôtres aillent planter ce signe de l'opprobre et de la douleur t. . . A tous les points de l'univers : Prœdicate evangelhim omni creaturœ.

Et les apôtres sont allés sans puissance , sans prestige et sans nom ; ils ont franchi les montagnes , les fleuves et les mers et ils ont planté la croix au milieu des peuples civilisés et des peuples barbares; ils l'ont plantée en face des rois et des tyrans qui, de leur trône s'étaient fait un autel; ils l'ont plantée sur le seuil des académies la science rendait des oracles inconnus à la foule; ils l'ont plantée dans les cirques bondis- saient en rugissant les tigres et les lions... Et aujourd'hui, après dix-neuf siècles de luttes ardentes, est la croix? Elle a fait le tour du monde, sans jamais demander à l'épée de lui frayer la route, ni à la violence de lui prêter la main.

Ce drapeau de notre divin Roi, bien autrement glorieux que tout drapeau national, a volé d'une extrémité de la terre à l'autre extrémité sans que la vapeur lui ait prêté des ailes ou que l'in- dustrie ait aplani devant lui les montagnes et comblé les vallées. Porté par l'Église, il flotte sur toutes les îles et sur tous les continents, et à son ombre Jésus-Christ est loué, il est béni dans toutes les langues, et quand les loches de nos temples se mettent en branle , leur voix solennelle redit son nom adorable à tous les échos de l'univers.

Comment s'est établie cette domination , ce signe universel ? Jésus-Christ n'a-t-il donc rencontré aucun obstacle , aucune barrière dans l'espace ? Je le demande à l'histoire ; et à chaque page c'est un nouvel ennemi qui se précipite à son encontre et lui dispute le chemin.

La science est venue subtile ou railleuse; elle a cité l'Homme- Dieu au tribunal des sophistes, des philosophes et des rhéteurs; elle l'a frappé au visage, lui infligeant par ses éloges, encore plus que par ses injures, des soufflets dont le retentissement, semble un écho de celui qu'il reçut au prétoire ; et en dépit de tant d'insultes, de mensonges et de blasphèmes, l'Évangile est toujours le phare lumineux qui, du rivage, guide l'esprit humain et l'écarté des abîmes. Jésus-Christ a vaincu la science: Christus vicit.

110 DEUXIÈME DIMANCHE

L'hérésie est venue et, contemplant le majestueux édifice de la foi s'abritaient paisiblement les âmes. . . Démolissons-le, a-t-elle dit aux intelligences révoltées ; et de la base au sommet elle a essayé d'ébranler toutes les pierres ; mais aucune pierre disjointe par tant de négations , ne s'est détachée des murs indestructibles. Jésus-Christ a vaincu les hérésies : Christus régnât.

Le schisme est venu et , attaquant de front l'autorité sur laquelle repose l'Église, il a détaché des peuples entiers du centre de l'unité; mais, chaque fois qu'une nation, entraînée par des doctrines subversives , tombe dans l'apostasie , une autre, entrant aussitôt dans le bercail, se range docile sous la houlette du pasteur; et c'est ainsi que Jésus-Christ a vaincu tous les schismes : Christus imperat.

La politique est venue , jalouse d'abord et puis haineuse. Elle a jalousé cette puissance sans égale qui, s'emparant des âmes, les ferme à tout autre gouvernement qu'au gouverne- ment de Dieu, et de la défiance passant à la haine, elle a fait à l'œuvre de Jésus-Christ, depuis le Calvaire jusqu'à nous, une guerre toutes les forces de l'esprit, de la violence, de l'astuce et du glaive se sont liguées pour l'anéantir; et ces forces se sont brisées dans autant de défaites qu'elles ont livré de com- bats, et Jésus-Christ reste debout sur le trône immuable que lui a dressé l'amour. Il a vaincu la politique : Christus vicit , régnât , imperat.

On se figure que l'humble charpentier de Nazareth, allant à la conquête des âmes, a traversé les siècles sous des arches élevées par l'enthousiasme populaire et que le monde, lui jetant des palmes et des couronnes, l'a toujours salué comme un libérateur.

Mais, n'a-t-il pas fallu combattre pour imposer aux intel- ligences des dogmes immuables, des mystères obscurs et les tenir captives sous le joug de sa parole reconnue souveraine?

N'a-t-il pas fallu combattre pour arracher les âmes à des corruptions qui, dans chaque temple, avaient un autel et substituera des voluptés sans nom les austérités de l'Évangile?

N'a-t-il pas fallu combattre contre ces milliers de cultes qu'avait inventés le paganisme et ces religions serviles qui, abritées sous le bouclier des protections royales, consulaires ou impériales, divinisaient tous les vices et toutes les erreurs?

La lutte ! mais, c'est toute l'histoire du catholicisme. La croix n'a poussé des racines profondes que clans le sang des martyrs; l'Église n'a marché de triomphe en triomphe qu'à travers les glaives croisés sur sa poitrine ; les vertus chrétiennes n'ont germé que dans des sillons fécondés par les sueurs de la péni-

DE L'AVENT 111

tence et du sacrifice, et partout Jésus-Christ nous apparaît dans la gloire et la force de sa royauté, que voyons-nous sous son trône V Toujours des ruines qui annoncent un immense combat.

Ruines des doctrines et des philosophies mensongères qui , battues en brèche par la vérité, couvrent la terre de leurs débris.

Ruines des passions et des convoitises humaines qui, blessées à mort dans leur duel avec la croix, ont renoncer à l'empire du monde dont la grâce toute puissante a transformé les mœurs.

Ruines des symboles et des sacerdoces païens qui, bannis de leurs temples déserts, ont vu courir les générations aux fêtes et aux tabernacles du divin crucifié.

Et Jésus-Christ , attaqué , poursuivi par des haines impla- cables , a passé comme un vainqueur par dessus toutes ces ruines ; il a franchi toutes les frontières de la nature, des idées, des institutions, des nationalités et des cultes; il s'est avancé avec l'apostolat chrétien jusqu'aux derniers confins de la terre, et il s'est fait un règne aussi grand, aussi vaste que l'espace: Christus vicit , régnât , imper at.

Encore, si cette royauté du Sauveur était un fait stérile, indifférent et superficiel qui effleurât à peine les âmes, je com- prendrais qu'elle ait pu s'implanter sans éprouver de vives et d'énergiques résistances; mais, en prenant possession de l'huma- nité, savez-vous ce qu'a voulu Jésus Christ? 11 a voulu, selon l'expression de l'apôtre S. Paul , en devenir la vie : Nihi vivere Christus est. Sa vie intellectuelle, sa vie morale et môme sa vie sociale. *~

A l'intelligence il a dit: Désormais, moi seul je serai ton maître, parce que seul je suis la vérité : Ego sum veritas. Le monde changera, ma doctrine jamais. La philosophie humaine abdiquera ses dogmes pour s'en créer de nouveaux, ma doctrine jamais. Les hommes modifieront leurs idées et leur enseignement, moi jamais. Accepte donc ma parole; elle a des obscurités, des ombres et des mystères. Qu'importe ? Elle projettera sur ton chemin assez de lumière pour te conduire sûrement au rivage.

Et nous l'avons acceptée , cette parole qui ne passe point avec les siècles : Verba me a non prœteribunt. Et dans l'humanité chrétienne il n'y a qu'un maître, qu'un docteur: c'est Jésus-Christ, et les intelligences vivent de sa pensée comme l'arbre vit du soleil qui en féconde la sève : Mihi vivere Christus est.

Au cœur frémissant de désirs et d'aspirations sans règle et sans limites il a dit: je suis la loi, et en dehors de cette loi il n'y a ni morale, ni justice, ni vertu. Mon Évangile épouvante la

112 DEUXIÈME DIMANCHE

nature, il meurtrit la chair, il crucifie les sens. Mais, sache bien que de cette mort surgit la vie.

Et nous l'avons acceptée, cette loi de la souffrance, de la lutte et du renoncement ; et dans l'humanité chrétienne il n'y a qu'une loi et qu'un principe de la sainteté des mœurs, c'est encore Jésus-Christ , et nulle part vous ne trouverez une vertu qui ne soit une expansion de la sainteté du Christ dans les âmes transfigurées.

Restait la société livrée sans défense à tous les vices de la servitude , et Jésus-Christ, venu pour l'affranchir, a subtitué le droit à la force,, et au despotisme l'autorité qui relève de Dieu , et dès que la société brise avec lui son antique alliance, à l'instant même la force brutale prime le droit et l'autorité redevient ce qu'elle était avant l'ère chrétienne: l'égoisme assis sur un trône pour exploiter les peuples.

Impossible de nier cette action intime et profonde qu'exerce Jésus-Christ dans l'humanité. C'est un fait séculaire et toujours vivant, et dans ce fait resplendit le miracle ; car enfin, de quelles armes notre divin Roi s'est-il servi pour conquérir à sa doctrine les esprits et les cœurs?

Il y a dans le monde plusieurs forces qui peuvent, à certaines heures , opérer d'étonnantes transformations : La force du glaive, la force de l'or, la force des idées et la force de la parole.

Le glaive, dans des mains audacieuses et aguerries, renver e les institutions, fonde quelquefois des empires et change !a marche des sociétés.

L'or éblouit les yeux, il enivre les multitudes, il fascine le cœur éternellement cupide, et si grande est sa puissance qu'il fait pencher, dans le conseil des souverains, la balance se pèsent les destinées des nations.

Les idées , jetées dans l'air , soulèvent des tempêtes plus terribles que les ouragans à la cime de nos montagnes, et tous les fondateurs d'institutions , et tous les réformateurs des peuples, et tous les conquérants ou restaurateurs des empires, ont compter avec l'opinion publique, aspirer le souffle qui passe, pactiser avec leur siècle et se laisser porter par le flot des événements.

La parole enfin , est la reine du monde, et qu'elle se nomme l'éloquence ou la littérature, qu'elle passe par ses lèvres émues ou des pages brûlantes , il faut qu'elle aille comme va le torrent impétueux que n'arrête aucune digue.

Voilà bien, si je ne me trompe, les principales forces que l'homme met en jeu pour aider sa faiblesse, et c'est toujours avec un de ces leviers puissants qu'il a opéré les grandes transformations dont nous parle l'histoire.

DE L'AVENT 113

Venez maintenant, ô mon Jésus, ô mon Christ. Vous avez dit: Élevé de terre, j'attirerai toutes les âmes: Omnia traham ad me ipsum. Et de ces âmes, venues de tous les siècles et de toutes les nations, je formerai un empire qui n'aura d'autres limites que les frontières de la conscience et de l'univers. Mais, vos armes, sont vos armes?

Je les cherche aux mains des bateliers de Galilée qui, arrachés à leurs barques , eurent à soutenir les premières luttes de la foi , et S. Paul , l'un de ces conquérants désarmés, me répond: Dieu à choisi ce qui est insensé, afin jde confondre les sages; il a choisi ce qui est infirme, afin de confondre les forts ; il a choisi ce qui n'est pas, afin de confondre ce qui est : Et ea quœ non sunt ut ea quœ sunt destrueret.

Or, cette parole du vaillant apôtre, nous pouvons la redire à tous ceux qui prétendent expliquer humainement le règne de Jésus-Christ. Regardez-nous.

Avons-nous le glaive qui blesse et qui tue? Ah! le glaive! Tous les despotismes, toutes les tyrannies, toutes les haines l'ont tourné contre notre poitrine, et sur toutes les plages s'élève la croix a été répandu le sang de nos martyrs. Mais le prêtre va-t-il aux âmes , comme le conquérant que précède l'épouvante, et leur crie-t-il en les menaçant du glaive: adore ou meurs?

Avons-nous la puissance de l'or ? Mais , le maître a dit : N'emportez rien avec vous, ni vêtement, ni bâton, ni argent pour la route ; vous serez pauvres ; allez. Et, lorsque S. Pierre, tout couvert de la poussière du chemin , vint frapper aux portes de Rome, l'histoire ne dit pas qu'il ait jeté de l'or par dessus les remparts pour s'en ouvrir l'entrée ; et dans les annales si belles et si glorieuses de l'apostolat chrétien, je vous défie de trouver la page où, trafiquant de l'Évangile, l'Église ait acheté les consciences au poids de l'or.

Avons-nous en notre faveur l'opinion publique , dont le courant irrésistible fait tourbillonner les hommes et les choses et emporte tout ce qui se dresse devant lui? Mais, en dehors du catholicisme, est l'institution qui ait eu à soutenir contre la conspiration des siècles un choc plus formidable et plus universel ?

C'est l'opinion publique qui, soulevant l'empire romain contre les premiers chrétiens, les chassait au fond des catacombes.

C'est-elle qui, dans le cirque, poussait avec une joie délirante ces cris de mort: les chrétiens aux lions.

C'est elle qui , applaudissant toutes les révoltes de l'esprit humain, a fait au dogme catholique la guerre permanente du schisme et de l'erreur.

III. HUIT.

114 DEUXIÈME DIMANCHE

C'est elle qui, exploitée par la haine, a si souvent abattu la croix du frontispice de nos temples , démoli nos autels et traîné dans le sang et dans la boue les pierres du sanctuaire.

Et aujourd'hui, de tous les ennemis qui s'opposent à la marche de l'Évangile quel est le plus puissant? A coup sur, c'est l'opinion publique qui, par les mille voix de la presse, nous dénonce aux convoitises populaires comme l'unique ennemi qu'il s'agit d'écraser.

Avons-nous enfin la force de la parole? Eh bien ! oui ; le règne de Jésus-Christ a été prêché dans toutes les langues par des bouches que l'histoire appelle: les bouches d'or. Mais, pour que la parole, tombant au milieu des foules, emporte les volontés d'assaut, que faut-il? Il faut qu'elle arrive à l'esprit, évidente et lumineuse, et que , saisissant les opportunités et venant à son heure , elle flatte habilement tous les instincts du cœur.

Or, qu'est-ce que la parole évangélique? C'est le dogme que l'évidence ne peut approfondir ; c'est le mystère qui heurte la raison ; c'est surtout la loi morale qui ne fléchit ni devant les peuples, ni devant les rois et qui jamais, non jamais , ne recule devant le flot des corruptions humaines: Iota iinum non prœte- ribit a lege.

Jésus-Christ, envoyant devant lui pour lui conquérir la terre des hommes complètement désarmés, devait donc échouer dans cette entreprise que nous appellerions une extravagance , si elle n'était pas l'œuvre d'un Dieu. Et cependant, il a ren- contré l'espace avec ses barrières infranchissables, et il les a franchies. Il a rencontré le paganisme et ses dieux, la philoso- phie et ses siècles, les Césars et leur ombrageuse souveraineté, les mœurs d'un âge et d'un monde perdus dans la matière, et il les a vaincus. Il les a vaincus, chose plus étonnante, avec la faiblesse, l'impuissance et le néant, et de cette faiblesse, et de ce néant son règne est sorti beau, rayonnant, hardi comme la création primitive, et malgré toutes les tempêtes il est devenu le grand arbre dont les rameaux couvrent la terre et dont le trône reverdit sous les coups de l'orage. Quel spectacle!

On dit que , après avoir étudié le corps humain avec sa struc- ture merveilleuse, Gallien chante, plein de respect, un hymne à l'Éternel. Linné, ravi d'admiration devant cette multitude de fleurs qui semblent être, dans la création , le sourire de Dieu , se prit à bénir celui qui a semé dans nos champs tant de grâce et de parfums. Et, en découvrant l'harmonie qui régit la grande armée des cieux, Kepler s'inclinait, ébloui par tant de lumière, devant le créateur des mondes.

Et nous, Seigneur, que ferons nous en présence de votre règne qui, maître du monde, commande aux intelligences par la foi

DE L'AVENT 115

et aux cœurs par l'amour. Étonnés et confondus à la vue de ce prodige plus surprenant que les soleils suspendus dans l'espace, il ne nous reste qu'à tomber à genoux, chantant avec l'Eglise : nous vous louons : Laudamus te. Nous vous bénissons : benedicimus le. Nous vous adorons: adoramus te. Vous êtes notre Dieu et notre roi : Rex meus et Deus meus.

TROISIEME DIMANCHE DE L'AVENT

JÉSUS-CHRIST ET SON RÈGNE DANS LE TEMPS1

Il est raconté dans les prophéties de Daniel que le roi de Babylone aperçut en songe une grande statue dont la tête était d'or, la poitrine d'argent, les jambes de fer, et les pieds d'argile. Et pendant qu'il contemplait cette vision étrange, une pierre se détacha de la montagne sans la main et sans le secours de l'homme : Abscissus est lapis de monte sine manibus . Elle vint heurter le colosse qui , chancelant sur ses bases fragiles , fut aussitôt renversé. Et alors, continue le prophète, l'or et l'argent, le fer , l'airain et l'argile se brisèrent , et leur débris furent dispersés comme la paille desséchée qu'emporte le vent, et il n'en resta plus aucune trace : Nullusque locus invendus est in eis. Mais, la pierre qui avait frappé la statue devint une haute mon- tagne et cette montagne remplit la terre : Lapis autem factus est mons magnus et implevit universam terram.

Qu'est-ce que cette pierre, en quelque sorte imperceptible, qui démolit la statue gigantesque et en fait un morceau de ruines? C'est Jésus-Christ : Petra autem erat Christus.

Sa doctrine , jetée dans le monde pour en renouveler les croyances et les mœurs , s'est trouvée face à face avec des forces hostiles qui , gardant toutes les frontières des peuples et des cœurs, devaient nécessairement les refouler impuissantes et vain- cues. Et pourtant, ces forces humaines, unies pour l'écraser, ont échoué sur autant de champs de bataille que l'on compte d'âmes ouvertes à la vérité, et la parole du Maître a passé comme un triomphateur qui dans les plis de son drapeau enferme la victoire, et Jésus-Christ, mort dans la honte du Calvaire, a été reconnu comme Dieu, aimé comme Dieu, adoré comme Dieu, et il est devenu le fondateur et le chef d'un empire qui embrasse l'uni-

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

116 TROISIÈME DIMANCHE

vers Lapis autem factus est mons magnas et implevit iiniversam terrain. Nous avons étudié ce règne, ce développement dans l'espace: suivons aujourd'hui son expansion dans le temps.

Un diplomate célèbre a dit: le temps est le grand ennemi; et, en réalité, lorsque regardant en arrière, nous parcourons du regard ce vaste chemin des siècles qu'ont foulé tant de généra- tions et creusé tant d'orages, voyons-nous autre chose que des ruines amassées par cette foudre lente qui n'épargne et ne respecte rien?

Vous avez emprisonné le fleuve et, debout, sur la rive, vous criez impérieusement au flot qui passe : je te défends de la franchir. Et voilà qu'un jour, un bruit sinistre se fait entendre, et les eaux, libres et houleuses, roulent à, travers les champs dévastés. Qui donc a démoli la digue? C'est le temps.

Le voyageur qui s'enfonce dans le désert, écarte le sable qu'ont apporté les siècles et cherche la place qu'occupèrent autrefois certaines villes dont l'histoire nous raconte la richesse et la grandeur. Qui a détruit ces vastes cités jadis si florissantes? C'est le temps.

Des peuples et des empires, nous dit l'écolier, chassant devant eux d'autres peuples vieillis, remplirent la terre, à certaines heures, du bruit de leurs exploits. Et aujourd'hui, sont-ils? Qui a détruit ces nationalités ardentes? C'est le temps.

Le temps ! le temps ! Mais , c'est le marteau qui ronge l'enclume; c'est la goutte d'eau qui lentement creuse la pierre; c'est le vent qui détache les feuilles de l'arbre à peine reverdies ; ou mieux, c'est le torrent qui emporte tout et que nulle puis- sance ne saurait indiquer.

Et lorsque le temps ne renverse pas ce que l'homme a péniblement édifié, que fait-il? Il transforme, il modifie les idées, les institutions et les mœurs. Et alors, des idées inconnues la veille, montent à la surface ; des systèmes fraîchement éclos séduisent les esprits; et les peuples qui ont la passion de la nouveauté se fatiguent de leurs idoles et , jetant le pouvoir à de nouveaux élus, leur demandent des clartés et des lois rajeunies.

Jésus-Christ, vainqueur de l'espace , a-t-il aussi vaincu le temps? Oui, me répond-il lui-même de son tabernacle qui est le trône de sa royauté. Et tandis qu'autour de moi , tout tombe, tout périt, le piédestal qui porte ma croix n'a pas même une brèche, et toute génération qui se lève demande au sol des marbres plus précieux, pour me bâtir avec des formes embellies des temples et des autels

Bien des fois, il est vrai, des souffles orageux ont passé sur les peuples comme le vent qui apporte la foudre, et les

DE L'AVENT 117

siècles tourmentés ont essayé de se donner un autre maître. Mais, toutes ces insurrections de l'hérésie, du schisme, de la libre-pensée ont-elles seulement amoindri, ont-elles altéré la doctrine et l'enseignement de Jésus-Christ %

A cette heure de désastres la France, aux prises avec l'envahisseur, ne savait plus trouver le chemin de la victoire, on entendit une voix éloquente s'écrier: nous ne céderons ni un pouce de terrain , ni une pierre de nos remparts. Et des applaudissements frénétiques répondaient à ce cri de patrio- tisme qui ne connaît pas le désespoir de la défaite.

Hélas! Le lendemain, nos citadelles se taisaient et deux provinces perdues pleuraient avec des larmes inconsolables la patrie mutilée.

Et bien ! il y a dix-neuf siècles que Jésus-Christ , promulguant l'Évangile, lui adonné les promesses et la certitude de l'immor- talité : Et portée inferi non prœvalebunt adversns eam. Va, lui a-t-il dit, ne crains rien ; marche sous la main révoltée des âges. . . Moi, la force et la vérité, je suis avec toi et tu vivras, inaltérable, incorruptible jusqu'à la consommation des temps: Ecce ego vobiscum sum omnibus diebus usque ad consummationem sœculi.

Qu'est-il advenu ? Dans ce conflit de crimes , de vices et d'erreurs qui forme l'histoire de l'humanité, quel est le dogme de la foi, quel est le précepte delà loi morale que l'enseigne- ment catholique ait laissé par faiblesse ou par tactique aux mains de l'ennemi?

A-t-il cédé devant les pouvoirs despotiques qui ont eu si souvent la folle prétention d'asservy: les consciences et de bâillonner la vérité ?

A-t-il cédé devant les peuples corrompus et sensuels qui lui ont demandé des pactes iniques avec menace de déchirer l'acte de leur baptême et de passer comme des transfuges dans les rangs des apostats ?

A-t-il cédé devant la science orgueilleuse et la raison éman- cipée qui, ne voulant ni de dogmes révélés, ni de mystères incompréhensibles, se sont armées contre chaque affirmation de tous les sophismes que peuvent inventer l'astuce et le mensonge ?

Aux puissances de l'esprit et du glaive et aux passions plus terribles encore qui l'ont sommé de changer sa doctrine, Jésus- Christ a toujours répondu par la bouche de son Église : Je ne puis pas: Non possumus.

Vous voulez que j'efface dans mon symbole la confession sacramentelle, le dogme eucharistique, la vie d'outre-tombe et les châtiments de mon éternité: Impossible : Non possumus.

118 TROISIÈME DIMANCHE

Vous voulez que, pour complaire au siècle en adoration devant la chair, j'abolisse la loi de la pénitence et du sacrifice et je proclame la liberté des sens : Impossible : Non possumus.

Vous voulez que , paisible spectateur des grandes iniquités sociales, je ne proteste pas contre la force qui, avec des décrets mis au service du pouvoir , opprime la justice: Impos- sible : Non possumus.

Frémissez de rage, soulevez des flots de haine, ameutez l'opinion publique je ne céderai ni un axiome de morale, ni une parcelle de vérité : Iota unum non prœteribit a lege.

Et, la chose s'est faite, comme l'avait prédit l'ange de l'Apocalypse: Factum est. La philosophie, chaque jour, trans- forme ses systèmes, les écoles modifient leurs programmes, les peuples changent leurs constitutions, les religions, en dehors du catholicisme , abandonnent leur symbole à la merci des idées et des passions humaines, . .

Mais, Jésus-Christ! Étudiez son Évangile à la barque

battue par tous les vents, manque-t-il une voile? Au livre tourné et retourné par tant de mains ennemies, manque-t-il une page? Et nos démolisseurs peuvent-ils se flatter d'avoir arraché une pierre , la plus petite et la plus ignorée, à l'édifice bâti par l'architecte divin ?

Non. C'est comme la montagne qui , depuis six mille ans, immuable sur ses bases de granit , élève au dessus des orages, ses cimes visitées tant de fois par la foudre et l'éclair. Ou mieux, c'est le roc indestructible qui émerge des flots au milieu de l'Océan. La mer, se brisant à ses pieds, le couvre de sa vague et on le dirait englouti. Mais, le vent s'apaise et le roc dresse fièrement sa tête la vague, en se retirant, ne laisse pas même un peu d'écume.

Jésus-Christ a donc vaincu le temps. Oui; il l'a réellement vaincu , et tandis que l'arbre , en vieillissant , perd l'abondance de sa sève et l'homme la fraicheur de ses jeunes années , lui , le roi de l'éternité, marche à travers les générations avec une jeunesse toujours belle, toujours épanouie, et chaque siècle qui passe communique à son règne une nouvelle fécondité. Il avait dit au monde : Je suis la vie : Ego sum vita. Et cette vie, elle a germé en tout sol , elle a fleuri sous tous les cieux , elle a mûri à tous les soleils et, au lieu d'en épuiser les germes, le temps les féconde et les rajeunit.

Approchons-nous de cette vigne dont les rameaux puissants enlacent l'univers et comptons en les fruits.

Le premier c'est le martyre.

Tout conquérant qui veut agrandir les frontières de ses États doit avoir une armée vaillante que n'effrayent ni les fatigues ,

DE L'AVENT 119

ni la mort. Jésus-Christ a levé son étendard en face du monde ; c'est la croix. Mais, les soldats, sont-ils? Voyez-les, pendant les trois premiers siècles, accourir en bataillons serrés de tous les points de l'horizon. Il y a, dans cette foule que passionne l'amour de la souffrance, des enfants et des vieillards, des prêtres et des pontifes, des plébéiens et des sénateurs, et quand on leur demande: qui êtes-vous? Nous sommes, répon- dent-ils , les soldats de Jésus-Christ et pour lui nous allons com- battre et, s'il le faut, mourir.

Ils combattent donc contre les Tibère et les Néron dont les noms abhorrés, à si longue distance, nous causent encore un frisson de terreur.

Ils combattent contre la science de ce temps là, qui refuse de se prosterner devant un homme crucifié dans l'ignominie et jeté dans un tombeau muré par l'opprobre.

Ils combattent contre les bourreaux qui, surpassant en cruauté les tigres et les lions, ne savent plus quels supplices inventer pour torturer leurs victimes.

Ils combattent contre la société païenne qui s'acharme à défen- dre ses autels , à l'ombre desquels s'abritaient tous les vices et toutes les infamies.

Et pendant trois siècles, le sang coule, et poursuivi par tous les Césars et les proconculs de l'empire romain, Jésus-Christ est forcé de se cacher sous terre avec son Évangile. Mais, au terme de cette grande lutte, à qui reste la victoire? Saluez le roi des martyrs. Il s'élance des catacombes comme autrefois de son sépulcre devenu glorieux. Devant lui tout s'incline, les temples purifiés s'ouvrent à ses mystères, les dieux du paganisme abat- tus, renversés, lui font de leurs débris un chemin triomphal , sa croix a conquis le monde, et si 'grand, si vaste est son empire que Tertullien peut s'écrier: si nous, les chétiens, nous sortions de vos cités, nous ne laisserions après nous qu'une immense solitude.

Fonder un règne! C'est beau. Mais, il s'agit de le défendre contre tout mouvement séditieux qui pourrait en troubler l'har- monie, et voilà pourquoi dans toute société vous trouvez une armée permanente qui maintient l'ordre public et garde les frontières.

Lors donc que le vice et l'erreur, faisant irruption dans l'Église de Dieu, le provoqueront au combat, qui défendra la vérité? Les siècles de la persécution ont suscité les martyrs; ceux du schisme et de l'hérésie donneront à Jésus-Christ les docteurs.

Et, les docteurs accourent. Qui sont-ils? C'est S. Jérôme, S. Ambroise, S. Augustin, S. Jean Chrysostôme, S. Hilaire et tant d'autres que la Providence a placés aux^avant-postes de l'armée

120 TROISIÈME DIMANCHE

d'Israël. Dès qu'un novateur paraît, ils courent au devant de lui, armés de la plume et de la parole comme d'un glaive à deux tranchants et ils l'écrasent sous les coups de leur dialectique puissante.

La lutte parfois a été terrible: les souverains, faisant avec Terreur d'infâmes alliances, ont jeté dans la mêlée leur sceptre et leur épée. N'importe. Les docteurs ont enseigné le monde même de leurs cachots, même de leur exil, et non seulement cette parole a protégé la vérité chétienne, comme un bouclier, contre les attaques de la raison humaine, elle lui a donné surtout son accroissement parfait et son plein développement. Pendant l'ère des martyrs, savez-vous ce qu'était le dogme? Volontiers je le compare au grain de blé qui, tombé des mains du laboureur, sommeille dans le sillon. L'Évangile proscrit par la puissance romaine, dormait en quelque sorte dans le silence et la nuit des catacombes, et les chrétiens se disaient tout bas les paroles du Maître.

Mais , avec les docteurs la parole publique est rendue à l'Église, le dogme enveloppé si longtemps d'ombre et de mys- tères, se dégage de ses obscurités, et il apparaît au grand jour dans tous ses épanouissements comme la tige qui, sortie de son enveloppe grossière, germe en pleine lumière et fleurit au soleil. C'est ainsi que le temps travaille pour Jésus-Christ au lieu de ruiner ou d'affaiblir son œuvre, et avec les docteurs qui ont été les défenseurs de la vérité , les siècles ont suscité à Jésus- Christ tout un peuple de saints dont les vertus héroïques sont encore au milieu de la corruption sociale la meilleure sauvegarde des mœurs et le signe irrécusable d'une fécondité surhumaine qui jamais ne s'épuise.

Les saints! Ces vrais rois de l'humanité, ne les voyez-vous pas venir à l'appel du Sauveur de tous les âges et de toutes les nations ?

Faut-il à la société païenne, pour l'amener au pied de la croix, des exemples qui fassent resplendir la divinité de l'Évangile? Jésus-Christ fait un signe, et à ce signe des foules innombrables sortent de Babylone, peuplent tous les antres et tous les déserts et donnent au monde le spectacle étonnant d'une perfection presque divine.

Faut-il évoquer devant des générations molles, efféminées, les souvenirs du Calvaire? Voilà les âmes pénitentes qui se mettent à la suite du divin crucifié et demandent aux veilles et aux jeûnes, aux cilices et à la flagellation des sens le secret de s'élever et de se grandir.

Faut-il affranchir un peuple dominé par la passion de l'or ? Ce sont les pauvres volontaires qui, méprisant la richesse

DE L'AVENT 121

comme la boue, se révêtent d'une bure grossière et opposent à l'orgueil du luxe la prédication éloquente de leurs pieds nus.

Et quand l'humanité, redescendant la pente qu'elle avait si péniblement gravie, retourne aux mœurs païennes, quelles sont ces légions d'hommes et de femmes qui , sous tous les vêtements et toutes les bannières, s'efforcent de la ramener vers les hautes cimes? C'est le cloître ou chaque âme, emportée par d'irrésistibles aspirations loin des sentiers battus, monte, monte vers Dieu comme l'aigle vers le soleil.

Comment avoir des yeux et ne point voir ce magnifique épanouissement de la sainteté dans l'histoire du catholicisme? Il esta son berceau ; il est à chaque âge de sa vie, et à l'heure je vous parle, allez sur toutes les routes qui conduisent au sacrifice, qui trouverez-vous dans ce chemin de la croix? Des générations de saints qui, sortis de tous les rangs du peuple chrétien avec l'ambition de devenir des hommes parfaits, attes- tent au monde par la sainteté de leur vie, le règne et l'action de Jésus-Christ dans les âmes.

Que manque-t-il encore à ce règne qui se dilate dans le temps comme il s'est dilaté dans l'espace? Des martyrs qui l'ont fondé! Des docteurs qui l'ont défendu ! Des saints qui lui ont fait une garde d'élite! Est-ce tout? Non. Pour que sa domination fût complète, il fallait que Jésus-Christ s'emparât de la société comme il s'est emparé des âmes. L'a-t-il fait et a t-il obtenu ce dernier triomphe sur le temps? Remontez par la pensée jusqu'au milieu de nos âges chrétiens et puis regardez de ces sommets l'on découvre à la fois les deux versants de l'histoire, quel est à cette époque le législateur suprême et le véritable roi dans l'Europe chrétienne? C'est Jésus-Christ.

Tout relève de lui, a dit un orateur; tout règne, tout commande par lui et les souverains sont les mandataires visibles de sa puissance invisible. L'Évangile régit alors les nations, et le blasphème et l'hérésie sont punis comme un crime d'état. L'Église jette sa voix puissante au milieu des foules et les calme ou les soulève comme la parole du Sauveur calmait et soulevait les flots ; elle distribue les couronnes, elle sacre les rois, elle arrache le sceptre des mains qui ont trahi la justice et c'est au pied de ses autels que les princes ennemis se donnent l'embrassement de la paix.

S'agit-il de Jésus-Christ? Tout s'émeut, tout s'ébranle. Deman- dez donc, Seigneur, à cette société qui est la vôtre, demandez- lui des temples, et dentelant la pierre, elle vous bâtira de somptueuses cathédrales. Demandez-lui du sang, et armant ses chevaliers, elle les lancera sur tous les champs de bataille milite la foi. Demandez-lui de refouler dans leurs déserts les

122 TROISIÈME DIMANCHE

ennemis de la croix, et demain elle franchira les mers pour aller conquérir votre tombe.

Vit-on jamais pareille royauté? Mais aujourd'hui me direz- vous, ce règne n'est-il pas fortement ébranlé? Eh quoi! Jésus- Christ na-t-il plus là-bas, sur de lointains rivages, de martyrs dont la sueur et le sang donnent à son Église de nouvelles moissons !.N'a-t-il plus d'apôtres et de missionnaires qui portent la lumière et la vie aux peuplades ensevelies dans les contrées de la mort? N'a-t-il plus de docteurs qui , debout sur les remparts, sentinelles vigilantes, poussent le cri d'alarme à l'heure du péril et dénoncent aux esprits inattentifs la marche de l'erreur? N'a-t-il plus de cloîtres d'où s'élève , le jour et la nuit, ce cri de Séraphin d'Assise: mon Dieu et mon tout: Deus meus et omnia. N'a-t-il plus de Saints, dans le vaste champ de l'Église, dont les vertus fraîchement écloses nous révèlent sa divine jeunesse et sa divine immortalité?

Ii est vrai que Jésus-Christ, à l'heure présente, a contre lui toutes les forces et toutes les haines du siècle. La science, le blasphème et le crime, les pouvoirs le bannissent, la société le repousse, les passions déchaînées menacent d'emporter dans leur courant son trône et ses autels-, et à côté de ces ennemis de la veille a surgi tout-à-coup une puissance dont le nom est un objet d'espérance pour les uns et d'épouvante pour les autres: c'est la démocratie. Elle arrive, celle-là, l'athéisme sur les lèvres, la haine au cœur, l'esprit saturé de doctrines impies; elle arrive au moment la conscience est enivrée par des sophis- mes, la famille est dissoute, l'autorité sans prestiges, la

religion découronnée et que veut-elle? Elle veut réformer la

monde et constituer une société nouvelle, sans croyances» sans culte et sans Dieu.

Cette fois, Jésus-Christ sera-t-il vaincu? Lorsque la mer, à la marée montante, s'avance comme une montagne qui roulerait dans l'espace, il semble qu'elle va tout broyer, tout engloutir. Mais, sur le rivage, il y a la digue de sable, et toujours, toujours la vague s'y brise. C'est toute l'histoire du règne de Jésus-Christ, et comme la victoire ne l'a jamais trahi, tôt ou tard, soyez en sûrs, la science combattra pour la foi, le pouvoir tendra la main à l'Église, la démocratie, jeune, ardente, soutiendra le temple

qu'elle s'efforce d'ébranler et ceux qui verront ce spectacle

pourront chanter, plus heureux que leurs pères: gloire au lion de Juda; une fois de plus il a vaincu le temps: Vicît Léo de tribu Juda; alléluia.

DE l'avent 123

Autre Discours

LA NATURE ET LA DESTINÉE DE L'HOMME <

Tu quis es ?

Qui êtes-vous ? (Ev. S. Jean, 1. 1).

Mes Frères.

L'apparition subite de Jean-Baptiste, l'austérité de sa vie, la nouveauté de sa prédication, appelaient sur les bords du Jour- dain,^ foule de Jérusalem et de toute la Judée. Il annonçait l'approche du royaume des cieux et la venue du Messie. De toutes parts on accourait à lui pour recevoir de sa bouche des instructions, et de sa main le baptême. Le peuple était pénétré pour lui de respect et d'admiration , et l'opinion générale était disposée à le reconnaître en qualité de Messie. Les chefs de la synagogue envoient de Jérusalem des prêtres et des lévites vers le saint précurseur pour lui poser cette question précise et formelle : Qui êtes-vous ? Quis es tu?

Jean-Baptiste pouvait en toute vérité, se dire, comme l'appelle Jésus-Christ; Ange du Seigneur, précurseur du Messie, plus que prophète, le plus grand des enfants des hommes. Mais pour se soustraire aux hommages que lui adresse la foule, il déclare avec complaisance ce qu'il n'est pas, et cache avec le plus grand soin ce qu'il est en réalité. C'est en refusant* par humilité, de décliner ses titres de gloire, que Jean-Baptiste marche dans les voies du salut qu'il préparaît par sa prédica- tion ; mais c'est en ignorant , en méconnaissant les titres de leur propre gloire, que la pluspart des^chrétiens s'égarent dans les voies de la perdition. Pour vous tirer de cette ignorance et de cet oubli également funeste, je viens, mes frères, vous deman- der à vous-même, comme les Juifs à Jean-Baptiste : Qui êtes- vous ? Tu quis es ? Qu'êtes-vous dans l'ordre de la nature ? Qu'êtes-vous dans l'ordre de la grâce? Que serez-vous dans l'ordre* de la gloire? C'est à ces trois questions aussi profondes que simples, que nous allons faire une réponse courte, précise et substantielle.

Pour atteindre notre but et vous rendre cette instruction vraiment profitable, implorons les lumières de l'Esprit-Saint par l'intercession de l'auguste Reine des cieux: Ave Maria.

Avant tout , mes frères , qu'êtes-vous dans l'ordre de la nature? Il n'est personne parmi vous qui ne puisse dire avec le catéchisme : je suis une créature intelligente et libre , capable

1. Par M. l'abbé Martin.

124 TROISIÈME DIMANCHE

du bien et du mal, et sentant en moi-même une aspiration irrésistible à une vie sans fin. Bien: vous êtes une créature-. vous avez donc un Créateur , à qui vous êtes redevable de tout votre être, et sous la dépendance de qui vous devez vivre. Il est votre Maître, comme le potier est maître de l'argile qu'il façonne de ses mains. Vous ne vous appartenez pas: non estis vestri. Ses volontés doivent devenir la règle de votre conduite et vous lui devez l'hommage de tout vous-même. Vous êtes une créature intelligente; il suffit de vous voir pour reconnaître en vous Je caractère de grandeur dont Dieu vous a marqué comme le chef-d'œuvre de ses mains, comme le roi de la nature. Oui, le souffle mystérieux dont Dieu anima la vile poussière qui constitue votre corps, vous place à une distance infinie des êtres qui composent l'univers : Signasti super nos lumen vultus tut, Domini.

L'astre éclatant qui , du haut des cieux, inonde l'univers de ses flots de lumière, les mondes innombrables qui roulent dans l'immensité de l'espace, la terre avec toutes les magnificences de la germination, les vastes mers qui l'environnent de ses flots comme d'un vêtement, ces myriades d'êtres animés qui peuplent la surface du globe et le sein des abîmes ; toutes ces [merveilles ne sont rien en regard de cet être chétif que le Créateur a doué d'un rayon d'intelligence. Toutes les créatures ensemble ne sont qu'un magnifique spectacle qui s'ignore lui-même. Seule l'intel- ligence en est le spectateur qui admire, juge et discerne.

Mais l'intelligence amène la liberté, le choix, le domaine de ses actes. C'est encore un caractère sublime qui vous rap- proche de l'Être souverain, source inépuisable de tous les êtres. Vous êtes libre. Les astres ont leur route tracée d'avance; ils la suivent invariablement. La terre dans ses mouvements obéit sans résistance à l'impulsion qu'elle reçut de la main du Créateur. Les mers se refusent obstinément au repos qui leur fut interdit. Les animaux suivent rigoureusement l'instinct qui leur fut donné pour guide. L'homme seul est maître de ses actes, parce qu'il est intelligent et libre. La liberté est la base de la vertu, la source de tout mérite. En effet, ne sentez-vous pas en vous la faculté d'agir ou de ne pas agir? le bien et le mal, le vice et la vertu sont devant vos yeux. Ne vous sentez-vous pas les maîtres de choisir l'un ou l'autre ? Et lorsque vous avez fait votre choix, la conscience ne vous dit-elle pas bien haut que vous êtes responsables de vos actes? Ne vous force t-elle pas à établir une différence entre eux, applaudissant aux uns et réprouvant les autres. Mais, si malgré vous, dans votre intelligence, par le fait du libre arbitre, vous établissez une différence essentielle entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, n'êtes-vous pas forcés

DE L'AVENT 125

de reconnaître qu'au delà de cette vie passagère, il y a pour vous une seconde vie, une vie immortelle?

En effet, mes frères, s'il y a un Dieu, il est nécessairement, bon, juste et sage. Dès lors, il doit rendre à chacun selon ses œuvres ; mais voyez-vous, mes frères, que cet ordre providentiel soit exactement gardé dès cette vie? Non, certes; cette vie n'est que le temps d'épreuve. Dieu est éternel, et le juste et le pécheur sont appelés à une vie future, pour y recevoir le prix de leurs vertus, ou le châtiment de leurs crimes. Oui, mes frères, créés à l'image de Dieu par l'intelligence et le libre arbitre, nous sommes appelés à l'immortalité. Les astres s'éclipseront, les cieux se rouleront comme une tente de voyageurs, les êtres animés tomberont en dissolution. Les mondes s'abîmeront dans le néant ; mais nous , nous survivrons aux ruines de l'univers. Notre corps, il est vrai, comme un vêtement vieilli retournera dans la poussière, lorsque pour un temps, Dieu voudra nous en dépouiller -, mais notre âme, pur esprit, simple comme la pensée, ne saurait subir aucune espèce de dissolution. Créée par le souffle de Dieu même, elle est immortelle comme son auteur. La volonté de Dieu seule pourrait l'anéantir, comme sa volonté seule la créée : mais la raison, la conscience, la voix du genre humain, les perfections de Dieu, les aspirations instinctives de nos cœurs proclament hautement une vie future et sans fin. Le crime seul invoque le néant comme sa grande ressource. Qu'il se taise, son témoignage est évidemment suspect et ne mérite que le mépris de l'honnête homme.

Non, non, mes frères, il n'en est point de nous comme des êtres matériels et sans raison. Nous sentons en nous-mêmes qu'ils ne sont qu'un magnifique spectacle que Dieu a déployé devant nos yeux, pour nous faire pressentir les merveilleuses récompenses qu'il réserve à ceux qui auront glorieusement subi l'épreuve de la vie présente.

Vous avez donc reçu en partage la raison et la liberté ; mais pourquoi ces dons sublimes vous furent-ils départis? Est-ce pour satisfaire une vaine curiosité par l'étude des secrets et des merveilles de la nature? Pour exercer votre activité dans le commerce, les arts et l'industrie, pour rechercher les moyens de jouir de la vie, et goûter toutes les joies possibles? N'est-ce pas avant tout pour connaître Dieu , l'aimer et faire sa volonté, afin d'avoir droit à ses récompenses? Eh bien! quel usage faites- vous de ces nobles facultés? Regardez-vous comme la science souveraine, la connaissance de Dieu, de sa lui, de votre destinée, de vos devoirs? N'étouCez-vous pas le cri de votre conscience pour suivre vos passions? N'oubliez pas la vie future, pour ne vous occuper que de la vie présente, ne

126 TROISIÈME DIMANCHE

sacrifiez-vous pas votre âme aux soins de votre corps? Quelle honte pour vous , si vous êtes moins sage que ce philosophe païen qui a dit : Je suis pour quelque chose de plus grand que l'esclavage du corps. N'êtes-vous pas indigne de ces nobles prérogatives si par l'abus que vous en faites, vous descendez au dessous de la bête ?

0 homme ! reconnais ta dignité. Image et chef-d'œuvre du Créateur, tu dois dominer tes passions par la raison, et faire de ton intelligence et de ta liberté, un usage digne de ton Dieu. Tu dois un jour lui rendre un compte rigoureux de ta vie. Sa justice, sa bonté, sa sagesse, lui font une loi de récompenser et de punir chacun selon ses mérites. Garde toi bien de faire de tes titres de gloire , des [titres à sa colère, à ses justes vengeances.

Voilà, mes frères, ce que vous êtes dans l'ordre de la nature. Mais qu'êtes-vous dans l'ordre de la grâce ? Ici , mes frères , élevez vos esprits, autant les cieux sont distants delà terre, autant la grâce est aia dessus de la nature ; vous venez de voir ce qu'est l'homme ; voyons maintenant ce qu'est le chrétien. Il serait trop long d'analyser tous ses titres. Bornons-nous à considérer les principaux.

Le chrétien est enfant de Dieu parce que le fils de Dieu s'est fait lui-même fils de l'homme. Par le fait de l'incarnation , Dieu s'est abaissé jusqu'à l'humanité , pour élever l'humanité jusqu'à lui. Par cette union intime et personnelle , la nature humaine est devenue participante de la divinité. Ainsi en Jésus-Christ et par Jésus-Christ fils unique du père, nous sommes devenus les enfants de Dieu. Nous pouvons donc en toute vérité appeler notre père le grand Dieu qui règne dans les cieux, et c'est le seul nom qu'il veut que nous lui donnions lorsqu'il nous permet de nous adresser à lui par la prière. Que de titres et de privilèges n'amène pas à sa suite cette noble prérogative ! Si nous sommes enfants de Dieu, nous sommes les frères de Jésus-Christ son fils , qui en se faisant homme s'est constitué le premier de la grande famille du Père céleste: nous lui sommes unis par les liens du sang , dans Adam notre père commun selon la chair; mais les fils ne sont-ils pas les héri- tiers naturels de leur père? Oui, mes frères, notre filiation divine nous garantit des droits authentiques à l'héritage du Père céleste. C'est Jésus-Christ, notre frère, qui l'a conquis pour nous, par l'effusion de son sang sur la croix. Immolés avec lui sur le Calvaire , nous sommes devenus en lui des enfants de résurrection pour vivre de sa vie immortelle -, purifiés par les eaux du baptême, et comme revêtus de son innocence, nous avons recouvré nos droits à la couronne de gloire. Nourris

DE l'avent 127

dans l'Eucharistie de la chair divine, nous sommes devenus ses membres et comme autant d'autres lui-même , pour entrer avec lui en possession du bonheur de Dieu devenu notre père. Enfin l'Esprit-Saint, lui-même, nous donne un gage assuré de cet héritage céleste, par la demeure qu'il établit dans nos âmes dont il a fait ses temples.

Voilà, mes frères, ce que Dieu nous a faits dans l'ordre de la grâce. Après de si éclatants prodiges qui confèrent des titres aussi nobles, des droits aussi glorieux, que doit faire un chrétien? Si non se prosterner d'esprit et de cœur devant Dieu dans le silence du respect, de l'admiration, de la reconnais- sance et de l'amour. Mais hélas! quelle est notre conduite? N'oublions-nous pas habituellement les devoirs que nous impose la dignité de chrétien? Dieu est notre créateur, notre maître. est le tribut d'adoration que réclame de nous sa majesté souveraine-. Ubi est honor meus. Il est notre père; est cet amour filial que nous devons à sa tendresse paternelle. Ubi pater ego sum ubi est a non meus ? est cette humble et vive foi qu'il a le droit d'exiger de nous à ses paroles pleines de vérité? est notre fidélité à sa loi sainte? est la reconnaissance pour tous ses bienfaits, la crainte de ses jugements ?

O aveuglement déplorable ! la plupart des chrétiens ne vivent- ils pas en païens, uniquement occupés des biens périssables de la terre comme s'ils n'avaient dans le ciel, ni Créateur, ni maître ni père, ni Sauveur, ni témoins, ni juge, ni vengeur! et Jésus- Christ le frère si plein d'amour pour nous, le Sauveur généreux qui a subi pour nous les châtiments dus a nos crimes qui a lavé nos âmes dans son sang , qui s'offre à nous en nourriture n'est-il pas inconnu parmi nous comme il l'était au milieu des juifs ingrats et dédaigneux? qui vient le visiter dans son temple écouter les leçons divines pour les mettre en pratique? Et nous a rachetés par sa mort; ne l'outrageons nous pas en vivant dans le péché, en dédaignant son service pour embrasser celui du démon et du monde. Du haut de sa croix il nous montre le ciel, comme prix de notre fidélité à marcher sur ses traces; la croix ne devient-elle pas pour nous un scandale, sa doctrine une folie, sa morale un joug insupportable, ses promesses une chimère? Ah! s'il en est ainsi, êtes-vous véritablement chrétien? Non, mille fois non, qu'êtes-vous donc, vous dirai-je? Tu qui s es? vous n'êtes que des enfants rebelles à votre père qui vous exclut de son héritage, des ingrats et des perfides envers Jésus votre Sauveur qui vous renie pour ses frères; des temples souil- lés que l'Esprit-Saint déserte; des esclaves du démon dont vous partagerez les supplices comme vous partagez la récolte, et tous les titres de gloire que le Seigneur vous avait décernés , ne

128 TROISIÈME DIMANCHE

serviront qu'à rendre plus affreuse votre réprobation éternelle. Enfin, mes frères, que serez-vous dans l'ordre de la gloire? Vous serez pour l'éternité ce que vous aurez voulu être dans le temps, mais voulu d'une volonté sincère, ferme, efficace, il n'a pas dépendu de vous de venir au monde ou de rester dans le néant, de naître au sein des lumières de l'Évangile, ou dans les ténèbres de l'infidélité, de l'erreur ou du schisme. Dieu seul a présidé aux inconstances de votre apparition en ce monde ; mais dans l'éternité vous entrerez tels que vous serez devenus par votre propre volonté durant l'épreuve de la vie. Dieu vous a créés sans vous, mais il ne veut pas vous sauver sans vous, malgré vous. Ainsi votre sort est entre vos mains. Selon que vous aurez été fidèles ou rebelles à sa grâce, sages ou insensés, vertueux ou criminels, vous serez pour l'éternité dans le séjour de la gloire et du bonheur, ou dans l'abîme de l'opprobre et des tourments.

Au ciel, plus d'ignorance, plus d'erreur, plus de larmes, plus de douleurs, plus de combats, plus de défaites, plus de tentations, plus de chutes, plus de remords, plus d'angoisses, plus de frayeurs à la pensée de la mort, vaincue, terrassée par l'auteur de la vie. Vous serez à jamais les enfants bénis du Père céleste, les possesseurs d'un héritage de gloire et de bonheur , un peuple de rois dont la couronne sera impérissable, une race sacerdotale offrant sans relâche le sacrifice de vos louanges au roi immortel des siècles, et vos cœurs seront enivrés de délices toujours nouvelles dans l'éternel Hosanna des anges et des élus.

Mais abaissons nos regards sur les bords de l'abîme creusé par la justice de Dieu. Pour vous pénétrer de terreur, qu'il me suffise de vous dire que le sceau de la réprobation éternelle sera imprimé à jamais sur le front des pécheurs, livrés à des pleurs interminables, aux horribles grincements du désespoir. Il ne sera plus temps alors de faire valoir ses titres de gloire. Ils auront été anéantis par le péché et le gouffre des horreurs fermé, fermé par l'ange des vengeances, sur Satan et ses cou- pables victimes retentira à jamais de ce cri désolant : Il n'y a plus de temps, c'est l'heure de l'éternité: Tempus non erit amplius. 0 mes frères, par un effet de la miséricorde de Dieu nous sommes encore dans la vie: misericordia Dimini quia non sumus consumpti. Notre so:-t est encore entre nos mains. Adressons-nous souvent cettj qu3stio 1 essentielle: Qie suis-je? Tu quis es ?

Rappelons nos titres de gloire , pour les honorer par nos œuvres.

Créatures intelligentes et libres , entrons dans la voie de la vertu qui seule nous mène à Dieu, notre fin dernière. Chrétiens, objets

DE L'A VENT 129

de la miséricorde et de l'amour d'un Dieu trois fois saint, souve- rainement bon , infiniment juste et terrible dans ses jugements ; croissons dans la science de Dieu, enflammons nos cœurs d'un saint désir du ciel, et pour les mériter faisons des œuvres de lumière. Heureux affranchis de Jésus-Christ, glorifions-nous de lui appartenir, pratiquons courageusement les préceptes de son Évangile. C'est la seule voie qui mène à la vie éternelle : Vis advitam ingredi , serva mandata. Convaincus de notre faiblesse et de notre impuissance, recourons à la prière et aux sacrements , sources inépuisables de lumière, de force et de consolation, Veil- lons sur tous nos pas, marchons avec précaution comme des enfants de lumière, maîtrisons nos passions, pratiquons la vertu, et le juste juge nous accordera la couronne immortelle qu'il a promise à tous ceux qui se préparent chrétiennement à son arri- vée. Amen.

QUATRIEME DIMANCHE DE L'AVENT

ROYAUTÉ DE JÉSUS-CHRIST

De tous les noms que nos lèvres inspirées donnent à Jésus- Christ, celui qui revient à chaque page, c'est le titre de roi.

Bien des siècles avant sa naissance , les prophètes l'avaient dépeint comme un conquérant qui, de pson épée vaillante devait soumettre l'univers et affirmer son règne dans la justice et la vérité : ut confirme t illud regni judicio et justitia.

Celui qui naîtra de vous, dit l'envoyé des cieux, à l'humble Vierge de Nazareth, héritera du trône de David et sa puissance n'aura de limites, ni dans l'espace ni dans le temps: Et regni ejus non erit finis.

A la veille de ses humiliations, lui, qui s'était dérobé si souvent aux ovations populaires, il veut que toute la ville de Jérusalem, hommes et femmes, enfants et vieillards, proclame sa royauté, et c'est au chant de triomphe et aux acclamations de la foule agitant des palmes sur sa tête qu'il entre dans la grande cité : Benedictus qui venit Rex Israël. Et, aux pharisiens qu'irritent

ces applaudissements Ne voyez-vous pas, répond-il, que,

si les hommes se taisaient, les pierres du chemin célébreraient ma gloire : Si hi tacuerint, lapides clamabunt.

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

Ul- NEUF.

130 QUATRIÈME DIMANCHE

Cité devant ses juges, il s'enferme dans un silence vraiment sublime, et s'il consent à leur répondre, entendez-le: Oui, je suis roi: Rex sum ego ; et , au dernier jour, vous me verrez apparaître au milieu des nues dans tout l'éclat de la puissance et de la majesté: Cum potestate magna.

Et enfin, sur le Calvaire, quand il endurait un supplice dont toutes les horreurs n'égalaient pas l'ignominie, au sommet de la croix furent écrits en trois langues, ces mots dont Pilate assu- rément ne comprenait pas le sens mystérieux : Jésus Na^arenus, Rex Judœorum, Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

C'est cette royauté de l'aimable Sauveur que je voudrais étudier avec vous pour me consoler des attaques et des révoltes d'un siècle qui, à genoux devant les parvenus et les idoles de la fortune, refuse de tomber aux pieds de Jésus-Christ.

Et cependant, Jésus-Christ est roi. Il est roi par nature et roi par conquête.

Si je le regarde par son vêtement de chair, rien, je l'avoue, ne me parle de grandeur. A la première page de sa vie, c'est une étable ; pendant trente ans, l'oubli au fond d'un atelier, et au terme de son rude chemin , un gibet sur lequel il expire dans la honte et la douleur.

Mais, de même que derrière le nuage il y a le soleil avec ses

rayons de feu, regardez à travers le voile de son humanité que

voyez-vous? Dieu est là; oui, Dieu est là. Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant: Tu es Christus,filius Dei vivi, s'écrie le chef des apôtres dans un élan d'amour : et dix-neuf siècles redisent à tous les échos de l'univers cette hymne de la foi.

Or, qu'est-ce que Dieu? Il s'est défini lui-même par les pro- phètes inspirés, et que dit-il ? Ego Dominus. Je suis le Maître souverain, le Maître universel et, en effet, nulle part vous ne rencontrerez une autorité qui remonte plus haut dans les âges et dont l'origine soit plus incontestable et plus sacrée.

Lorsqu'au lendemain d'une commotion sociale, les peuples veulent se donner un chef, réunis en comices, ils cherchent un homme qui, par l'intrigue ou le génie, s'élève au dessus de la foule. C'est un soldat qui a jeté son épée victorieuse au devant de l'ennemi. C'est un tribun qui flatte la multitude et la soulève au gré de sa parole ardente. C'est un politique habile dont le regard perçant interroge et sonde l'avenir. Et à cet élu de la majorité ils confient le navire qui, tourmenté par les vents, s'en allait aux abîmes.

Mais, avez-vous lu quelque part dans l'histoire qu'à une certaine heure, les nations appelées à donner leurs suffrages, aient acclamé Dieu et lui aient offert la couronne en lui disant: Va ; nous te faisons roi .

DE L'AVENT 131

Sa royauté date du jour où, sortant du repos de son éternité, il sema la vie en dehors de son être, et Dieu est roi parce qu'il est Créateur.

Aussi, prêtez attentivement l'oreille à ces voix innombrables qui montent vers le ciel de tous les points de l'espace. Qu'est- ce que ce concert admirable, harmonieux? C'est l'hymne de la création qui, du sommet des montagnes au rivage des mers, chante la gloire et la puissance de son roi : Cœli enarrant gioriam Dei.

Et, soit que Dieu commande au néant, soit qu'il commande à la vague, à la fleur, à l'arbre, à la foudre ou à l'éclair. . . la vague qui mugit, la fleur qui abandonne ses parfums à la brise, l'arbre qui se couronne de feuilles et de fruits, l'éclair qui sillonne la nue et la foudre qui gronde... lui répondent tous, par ce cri de dépendance: Ecce adsum: me voici.

Il est vrai qu'une voix en révolte trouble cette harmonie. L'homme s'est dressé en face de Dieu et lui a dit avec insolence: ta royauté, je n'en veux pas, et ton sceptre, je le briserai dans ma colère : Dirumpamus vincula eorum.

Mais, qu'importe que l'homme, enivré par l'orgueil , com- plote contre Dieu et son Christ !

Qu'importe que, armé de la haine, il essaye de démolir ou, tout au moins, d'ébranler cette puissance qui survit à toutes les attaques des passions déchaînées î

Qu'importe que l'impie , le sceptique , l'incroyant , le libre- penseur, des tréteaux de la presse ou des antres des sociétés secrètes, jettent aux générations étonnées cette négation des âmes en délire : il n'y a point de Dieu ! Non est Deus.

En dépit de ces folles clameurs, il faut absolument remonter le cours des âges, comme le pilote, malgré la tempête, remonte le courant du fleuve; et qu'y a-t-il à la source? Regardez encore... et à la source de la vie humaine, comme maître et comme créateur, vous ne trouverez que Dieu. Oui, Dieu qui, avec un peu de poussière, élève de ses mains un temple magni- fique, Dieu qui anime ce temple d'un souffle de sa puissance et de son amour; Dieu enfin qui, pour attester sa royauté, fait l'homme à sa ressemblance et le marque au frond du sceau de sa lumière : Signatum est super nos lumen vultus tui.

Et nous, ici prosternés dans la prière, que faisons-nous â genoux devant le tabernacle? Avec les prophètes et les justes des temps antiques , avec les martyrs qui ont rougi leurs palmes dans le sang de l'agneau , avec les apôtres dont la parole a retenti jusqu'aux extrémités de l'univers, avec les vierges qui n'ont pas souillé leur robe baptismale dans les fanges du siècle, avec tous les saints qui ont étonné le monde

132 QUATRIÈME DIMANCHE

par le spectacle de leurs vertus, nous proclamons la royauté de Dieu; et à Jésus-Christ que de vils insulteurs couronnèrent et revêtirent d'une pourpre en lambeau nous redirons, mais avec les transports de l'amour, la parole du prétoire: Salut, ô mon roi. Ave, Rex.

Roi de l'homme, qui est sorti de ses mains comme une statue vivante, Dieu n'est-il pas également le roi des sociétés?

Non, me répondent les échos du siècle. Libre à l'homme de se prosterner devant Dieu sous les voûtes silencieuses du temple et même dans le sanctuaire de la famille ; mais s'agit-il de la société, Dieu n'a rien à voir dans le gouvernement des peuples.

Donc, Dieu était au foyer domestique comme la pierre fonda- mentale qui soutient l'édifice, et on l'en a banni en décrétant le divorce. Il était au berceau des générations qui, souriant à son image, apprenaient de bonne heure, à le connaître, à le bénir, et il a été banni de l'école avec son Évangile. Il était dans l'autorité pour la grandir et lui assurer le respect et l'amour, et il a été banni de toutes les constitutions qui ne reconnaissent au pouvoir d'autre origine et d'autre sacre que la majorité des voix. Il était avec la prière et le culte à tous les actes solennels de la vie des nations, et il a été banni du conseil des princes se décident la guerre et la paix, de l'assemblée des légis- lateurs qui ont effacé son nom en tête de nos chartes , et même des tribunaux l'on a sécularisé le serment qui était la sauvegarde de la justice.

Mais, si toutes les révoltes de l'enfant qu'a séduit l'indépen- dance ne prévalent point contre les droits du père, que peuvent les révoltes de la société contre la royauté de Dieu ?

C'est Dieu qui a fait les peuples comme il a fait l'homme et la famille, et de lui découle toute autorité: Non est potestas nisi a Deo. C'est lui qui appelle les chefs d'élat du milieu de la foule et les investit de sa puissance : Ferme reges régnant. C'est lui qui donne aux législateurs la garde du droit et la mission de le défendre contre les empiétements de l'injustice: Per me legum conditores justa decemunt.

Étudiez l'histoire. A l'entrée du chemin se meurt l'huma- nité, n'est-ce pas Dieu qui verse l'huile sainte sur le front des rois par la main de ses prophètes? Le paganisme n'a-t-il pas les dieux tutélaires qui veillent aux destinées de la patrie? Et, depuis le Calvaire, l'Évangile n'est-il pas la règle des mœurs publiques? La croix n'est-elle pas l'étendard à l'ombre duquel s'abrite la société chrétienne? N'est-ce pas au pied de l'autel et de la main des pontifes que les rois et les empereurs chrétiens reçoivent la couronne -, et quand ils se relèvent, comment

DE L'AVENT 133

s'appellent-ils? Les vassaux de Dieu et les lieutenants de Jésus-Christ.

Viennent maintenant les époques agitées où, séduite par les sophismes qui l'exploitent, la société s'insurge contre Dieu: Croyez-vous qu'en face de ces émeutes, Dieu prenne le parti de se démettre et d'abdiquer? A la place du sceptre, il prend alors le glaive, et pour affirmer sa royauté, que fait-il?

Seigneur, les peuples vous méprisent ; ils vous blasphèment et, comme Israël au désert, ils se fabriquent des idoles et leur brûlent de l'encens... Levez-vous et vengez vos droits: Exurge, Domine , et judica cansam tuam.

Et Dieu se lève dans sa force et, appelant à lui les êtres inanimés qui, à l'heure du châtiment, deviennent des verges dans sa main : Pugnabit cum eo or bis terrarinn.

Viens, dit-il à l'esprit de discorde; ce peuple ne veut plus ni de la prière, ni du culte, ni de Tégiise: venge-moi.

Et la discorde accourt, et , semblable à l'ouragan qui déracine les arbres de la montagne , elle secoue et déracine en quelque sorte la société. Les partis s'entrechoquent, les factions se combattent, tout craque, tout se disloque, et la société chan- celle sur ses bases ébranlées.

Viens, dit le Seigneur à la guerre; ce peuple a brisé son pacte avec la justice et la vérité : venge-moi.

Et la guerre accourt. Les ennemis promènent leurs drapeaux triomphants sur le sol envahi; ils abattent les remparts, démo- lissent les citadelles, ravagent les cités, déplacent les frontières et la patrie en deuil n'a pas assez de larmes pour pleurer ses provinces perdues et ses enfants tombés sur les champs de bataille. ^

Venez, dit le Seigneur, aux fléaux qui sont enfermés dans le trésor de ses vengeances ; ce peuple a lâchement apostasie la foi de son baptême: vengez-moi.

Et les fléaux accourent. Le ciel refuse la pluie aux sillons du laboureur. La moisson périt sous un soleil de feu. Le ver rongeur est à la racine de l'arbre -, le commerce languit et l'industrie aux abois jette ses ouvriers sans travail et sans pain sur le pavé des rues.

Viens, dit le Seigneur, à l'épidémie dont le nom seul épou- vante. Ce peuple répond par des applaudissements à tous ceux qui m'insultent : venge-moi.

Et l'épidémie accourt , prompte comme l'éclair. Elle frappe sans trêve ni merci; et les fosses s'élargissent, et les victimes y tombent par milliers, et des cités dépeuplées par la mort s'élève un long cri de détresse.

Eh bien ! si Dieu n'est pas roi, venez à votre tour, politiques

134 QUATRIÈME DIMANCHE

et savants, incrédules et impies, hommes de tous les partis et de toutes les nuances, venez -.et puis, commandez au nuage de paraître à l'horizon, et à la pluie de féconder la terre. Arrêtez l'épidémie dont la marche capricieuse déconcerte vos calculs. Pacifiez les esprits et les cœurs que divise la haine, et à la société qui se débat dans l'angoisse donnez le salut et la vie. Que vous manque-t-il? Vous avez la force , vous avez l'autorité , vous avez la science, vous avez l'or. . . Pourquoi ne tracez-vous pas à l'humanité de nouveaux chemins ne croissent plus d'épines? Ah! c'est que les peuples sont dans la main de Dieu, et quand ils rejettent sa puissance, ils tombent aussitôt sous les coups de sa justice.

Voilà Jésus-Christ. Roi par nature puisqu'il est Dieu, et roi par conquête parce qu'il a racheté l'humanité.

Les impies s'étonnent ; ils se scandalisent lorsqu'ils nous voient tomber à genoux, dans la prière et l'adoration, devant un crucifié qu'ont meurtri les épines et déchiré les verges des bourreaux.

Et, pourtant, qu'est-ce que la croix du Calvaire? C'est le trône de mon Roi, s'écrie Bossuet; le sang dont il est tout couvert, c'est sa pourpre royale, et de ses plaies entr'ouvertes partent les flèches qui ont vaincu ses ennemis: Sagittœ potentis acutœ.

Lorsqu'un prince veut ressaisir la couronne tombée dans un jour de tempêtes, le voyez-vous? Ils se met à la tête d'une armée vaillante, il livre des batailles, écrase l'insurrection et à travers les ruines, les larmes et le sang, il remonte sur le trône qu'avait renversé l'émeute.

Que fera donc le Seigneur pour conquérir l'humanité perdue? Se montrera-t-il aux divers points du monde, entouré de foudres et d'éclairs comme sur les cimes enflammées du Sinaï ? Enverra-t-il devant lui des prophètes qui menacent la terre, ou d'autres Moïse qui frappent de plaies terribles les nations endurcies? Engloutira-t-il les nations coupables sous les eaux d'un nouveau déluge ou sous une pluie de feu?

Non. Il est écrit que les flèches du Roi blesseront ses ennemis au cœur: In corda inimicorum régis: et que, blessés au cœur, ses ennemis tomberont à ses pieds; Populi sub te cadent. Ne cher- chez pas ici, comme dans l'histoire de tous les conquérants, et le glaive qui donne la mort, et le fer qui détruit, et le feu qui dévore. . . Le Roi Jésus marche à la conquête des âmes: in corda inimicorum régis-, et son arme, sa seule arme, c'est l'amour.

Mais, comment cet amour, caché dans le secret des cieux, se manifestera-t-il à la terre?

Allez à Bethléem où, dans une étable ouverte à tous les vents, un tout petit enfant grelotte sur la paille d'une crèche.

DE l'avent 135

Entrez dans l'atelier de Nazareth , du matin au soir, penché sur son instrument de labeur, un ouvrier travaille et sue comme le dernier des mercenaires.

Gravissez la montagne la multitude se presse, en blasphé- mant, autour d'une croix qu'a dressée la haine.

Qu'est-ce que Bethléem? Qu'est-ce que Nazareth? Qu'est-ce que le Calvaire? C'est l'amour qui, du sein de la pauvreté, du travail et de la souffrance, appelle à lui toutes les âmes: Venite ad me, omnes. Et les âmes sont venues.

Ames des philosophes et des savants qui se sont inclinés, malgré l'orgueil de la science, devant les dogmes incompréhen- sibles de la foi.

Ames des rois et des puissants de la terre qui ont surmonté leur couronne du signe de la croix.

Ames du peuple qui, voyant un Dieu s'abaisser jusqu'à lui, s'est relevé dans la gloire avec des espérances immortelles.

Ames du pauvre, à qui l'Évangile a révélé le grand et l'inson- dable mystère de la souffrance et des larmes.

Et d'où ces âmes sont elles venues?

Elles sont venues de tous les chemins s'était égarée la raison humaine, comme s'égare le voyageur qui, dans la nuit sombre, n'a plus d'étoiles au ciel.

Elles sont venues des profondeurs du vice qui, maître de l'univers , était parvenu à se faire adorer.

Elles sont venues de l'Orient et de l'Occident, des régions les plus inexplorées et des terres les plus lointaines -, Jésus- Christ les avait vaincues par ses charmes, il les avait conquises par l'amour-, et, à ce Dieu tombé aux derniers confins de la souffrance et de l'ignominie, elles chantaient dans toutes les langues: salut, honneur et gloire au Roi qui vit et règne durant les siècles des siècles : Régi sœculorum immortali omnis honor et gloria.

trouver, dans les annales des nations, une conquête semblable à celle-là?

Les conquérants, dit encore Bossuet, n'apparaissent ici-bas que pour troubler la paix du monde. Ils passent comme passe le torrent qui, grossi par l'orage, a brisé toutes ses digues; et lorsqu'ils ont passé, que reste-t-\l ? Des villes détruites, des champs dévastés, le deuil, la désolation et le désespoir; et les peuples vaincus, traînés à leur char de triomphe, maudissent le vainqueur dont la puissance agrandie fait couler tant de larmes !

Mais, vous, ô divin conquérant, je vous suis à vos traces tout le long des siècles, et qu'est-ce que je vois? sont les ruines? sont les pleurs?

136 QUATRIÈME DIMANCHE

Les intelligences, dévoyées comme un pilote qui n'a plus de boussole, erraient à l'aventure dans la nuit ténébreuse du doute et de l'erreur, et Jésus-Christ, lumière du monde, les a conduites au grand jour de la vérité.

La terre que tous les vices et toutes les corruptions avaient recouverte de leur fange, ressemblait à un immence désert le regard n'aperçoit que des sables arides ; et de cette mort Jésus-Christ tout-à-coup a fait germer la vie.

Les peuples, écrasés par la force, n'étaient qu'un vil troupeau d'esclaves, et Jésus-Christ leur a rendu la liberté.

Les hommes s'exterminaient dans des luttes sanglantes qu'en- tretenaient les préjugés de castes et de nations, et Jésus-Christ a aplani toutes les frontières, et rapproché les cœurs en procla- mant la fraternité et l'égalité des âmes.

Il a reconstitué la famille , transformé l'autorité, mis au front de la mère une couronne d'honneur, relevé le pauvre de ses abaissements ; et quelque malade que fût l'humanité, il n'est pas de blessures qu'il n'ait guéries avec son amour, dit l'apôtre S. Paul : Instaurare omnia. Et, si pour châtier le siècle qui le repousse, ce divin roi s'en allait, emportant avec lui tout ce qu'il a jeté dans la société chrétienne de lumière, de justice, de liberté, de gloire et de grandeur, que deviendrait le monde > L'esprit se refuse à le comprendre. Ce seraient des ténèbres plus épaisses que les ténèbres du paganisme, une corruption plus dégoûtante que la corruption du paganisme , un esclavage plus épouvantable que l'esclavage du paganisme; et le lende- main, nous ramperions aux pieds de n'importe quel tyran qui aurait assez de force ou d'audace pour nous tenir tremblants sous une main de fer.

Aimons donc, aimons ce roi Jésus qui n'a conquis le monde que pour le sauver. En présence de cette humanité nouvelle qui est en insurrection contre lui, serrons-nous autour de son trône, tenant d'une main la croix et de l'autre l'Évangile ; et tandis que, au dehors des milliers de voix lui jettent ce cri des Juifs du Prétoire : Nolumus hune regnare super nos: Nous ne voulons plus que tu règnes sur nous, répondons à ces blasphèmes par cet autre cri des âmes fidèles: nous vous suivrons, Seigneur, à la vie et à la mort. Amen.

LE JOUR DE NOËL

JÉSUS-CHRIST SAUVEUR, ROI ET PRÊTRE'

Natus est vobis hodie Salvator qui est Christus

Il vous est ne aujourd'hui un Sauveur; et ce Sauveur c'est le Christ.

La voilà donc comblée l'attente des générations! un chant d'allégresse, vous dirai-je avec S. Bernard, a retenti sur la terre d'exil; un hymne de victoire a réjoui la vallée des soupirs et des larmes; une nouvelle apportée du ciel a fait tressaillir l'univers... montagnes, bondissez... peuples, battez des mains... un Sauveur nous est né: Natus est vobis hodie Salvator.

Oh! le grand mystère! oh! la merveille ineffable! passons jusqu'à Bethléem, puisque les anges nous l'ont dit; et contem- plons ce prodige: Transeamus asque Bethléem et videamus. Mais, qu'est-ce que j'aperçois?

D'un côté, c'est le monde qui s'ébranle; c'est une lumière éclatante qui resplendit au sein de la nuit sur les collines de la Judée. C'est une harmonie céleste qui chante la gloire et annonce la paix : Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus .

Et, de l'autre côté, voyez-vous la souffrance et la misère? une grotte ouverte à tous les vents, quelques pauvres langes, un peu de paille, un nouveau qui grelotte de froid! quis puer iste erit? qu'est-ce donc que cet enfant? aux yeux de la raison , c'est un enfant comme le reste des hommes, sans fortune, sans puissance, sans grandeur. Mais, si je consulte la foi, j'entends , comme un écho des régions éternelles, cet hymne qui me révèle toute son histoire : Natus est vobis hodie Salvator qui est Christus , il vous est un Sauveur, et ce Sauveur c'est le Christ .

Arrêtons-nous donc quelques instants au pied de la crèche ; et tandis que les chœurs angéliques chantent au plus haut des cieux ; et tandis que Marie et Joseph adorent en silence le Désiré des nations, méditons dans le ravissement de l'amour les deux titres glorieux que donne l'Évangile à l'enfant de la Vierge sans tache.

I. Jésus est notre Sauveur: natus est vobis hodie Salvator. Or, de quoi nous a-t-il sauvés?

1. Par M. l'abbé Constant, d'OHioules.

138 LE JOUR DE NOËL

« Va, dit autrefois le Seigneur à Moïse , va délivrer mon peuple qui gémit et qui pleure sous le joug de ses fiers oppresseurs: et Moïse s'en va , il tire de l'esclavage les tribus d'Israël , il les amène de miracle en miracle jusqu'au pied du Sinaï et, en mourant, il leur montre à l'horizon la terre des promesses.

Qu'était-ce que ce peuple de captifs? C'était évidemment la figure des générations humaines qui, tristement courbées sous le poids de quarante siècles de crimes et d'erreurs, s'en allaient arrosant de larmes amères les sentiers de la vie et cherchant au ciel un rayon d'espérance. Mais, haut , le ciel ne savait point sourire -, ici-bas, la malédiction s'.appesantissait sur toute créa- ture, et du fond de sa détresse, l'humanité proscrite appelait à grands cris un Libérateur; les soupirs des patriarches se mêlaient aux soupirs des prophètes, et nulle part sur la terre désolée ne germait le salut.

Un jour pourtant, l'entendez-vous cette prière qui monte suppliante vers le trône de Dieu? Ecce venio; me voici : que faut-il pour apaiser votre justice? faut-il des larmes? faut-il du sang? Eh bien! je mêlerai mes larmes avec les larmes de l'homme ; j'unirai mon sang au sang de ses victimes; acceptez cette offrande et faites miséricorde.

Et celui qui priait, c'était le Verbe ; et le Verbe se fait chair: Et Verbum caro factum est; et dans la crèche, la justice et la miséri- corde s'embrassent: Justitia et pax osculatœ sunt ; et le monde est sauvé: Natus est vobis hodie Salvator.

Il est dit dans nos livres sacrés que les Israélites étant en guerre avec les Philistins, un géant insultait le peuple de Dieu, et le peuple épouvanté n'osait point venger cette injure. Mais, voilà qu'un enfant se lève au milieu du camp d'Israël , c'était un pâtre; il s'appelait David; et David se dépouille de son armure, il dépose son casque, jette de côté sa lance et marche droit à l'ennemi avec son bâton et sa fronde. En traversant un ruisseau, il prend quelques pierres sur lesquelles il grave, à ce que dit la tradition, le nom d'un patriarche, et mettant dans sa fronde la pierre sur laquelle était écrit le nom de Josué, il la lance contre le géant, et le géant est renversé. Un enfant avait vaincu.

Comprenez-vous ce symbole? depuis quatre mille ans, le démon, roi du monde, jetait l'insulte à l'homme découronné ; et l'homme, honteux et tremblant , subissait cet opprobre, lors- que paraît un tout petit enfant. Armé de sa faiblesse, il déclare la guerre au géant des enfers, il le frappe de sa croix, et le géant est terrassé. . . l'Enfant-Dieu a remporté la victoire: Natus est. vobis hodie Salvator.

Jésus est donc vraiment notre Sauveur ; et par quelles voies nous a-t-il apporté le salut? Retournons à Bethléem. L'orgueil

LE JOUR DE NOËL 139

avait perdu le genre humain, et Jésus-Christ nous sauve par son humilité. Il descend aux derniers confins de la création, il tombe des hauteurs des cieux sur la paille d'une étable , il voile ses splendeurs sous les traits de l'enfance, il s'anéantit, nous dit l'apôtre S.Paul : Exinanivit semetipsum : et si, dans leurs joyeux cantiques , les Anges n'avaient point acclamé sa génération éternelle, jamais nous ne nous serions prosternés, pour l'adorer, devant son humble berceau.

Avec l'orgueil, une révolte fatale avait causé notre ruine; et Jésus-Christ nous sauve par son obéissance. Factus est obediens. Regardez-le bien -, là, pauvrement étendu dans la crèche, donc est sa grandeur? donc est cette puissance infinie qui déchaîne et apaise les tempêtes? Le Dieu, le grand Dieu, le Dieu puissant et fort dont la parole féconde le néant, a pris la forme d'un esclave : Formam servi accipiens; et les quelques langes dont l'a couvert sa mère, enchaînent ses mains qui, en se jouant, ont créé l'univers.

Enfin, l'amour du plaisir nous avait entraînés dans l'abîme; et Jésus-Christ nous sauve par la souffrance. Pourquoi tant abaisser votre Dieu, nous dit la sagesse humaine ? Pourquoi lui donner à sa naissance des haillons, la misère et les pleurs? Pourquoi? C'est que la crèche est le prélude du calvaire et le commencement de cette longue et douloureuse expiation qui se termine à la croix. Aujourd'hui, ce sont des larmes; demain ce sera du sang; et les larmes de Bethléem, jointes au sang du Calvaire, formeront la rançon abondante et surabondante de l'humanité : et copiosa apud eum redemptio .

Jésus est notre Sauveur : Natus est vobis hodie Salvator ; et dans le plan admirable de la rédemption ^nous ne pouvons être sauvés que par lui. Entendez-le crier à tous les siècles : Je suis la porte du ciel et personne n'arrive au ciel s'il n'entre par cette porte. Je suis le chemin qui mène à la gloire et à la vie éternelle , et personne ne parvient à la gloire et à la vie par un autre sentier. Je suis la vigne, et toute branche qui veut porter du fruit doit recevoir ma sève.

D'où s'échappe , en effet , la source intarissable qui porte la fécondité dans le vaste champ de l'Église? Elle jaillit du cœur de Jésus-Christ, nous répond le prophète : Haurietis aquas in gaudio defontibus Salvatoris. Oui, c'est Jésus-Christ qui commu- nique à la goutte d'eau répandue sur la tète de l'enfant, la vertu d'effacer l'anathème. C'est Jésus-Christ qui donne au prêtre le pouvoir de relever et de guérir les âmes meurtries; c'est Jésus- Christ qui a dressé la table eucharistique et préparé sur cette table le pain de la force et la coupe du salut. Il est vraiment la pierre angulaire qui soutient l'édifice ; il est le centre et le foyer

140 LE JOUR DE NOËL

d'où rayonne la vie ; il est en un mot, notre Sauveur et aussi notre Christ: Natus est vobis hodie Salvator qui est Christus.

II. Le mot Christ signifie : oint. Dans l'ancienne loi, les pontifes étaient sacrés au moyen de certaines onctions faites avec de l'huile ; actuellement encore, lorsque le jeune lévite est élevé à la dignité du sacerdoce, il se prosterne à genoux devant Tévêque, et l'évêque fait sur ses mains l'onction de l'huile et du Saint Chrême. De même quand la France, aux beaux jours de son histoire , avait des rois, et que ces rois étaient regardés, non point comme les élus et les mandataires du peuple, mais comme les représentants de Dieu , on les conduisait à la cathé- drale de Reims, et là, sur le parvis du sanctuaire, ils recevaient l'onction de la royauté , et cette onction imprimait à leur front un caractère divin.

Pourquoi donc l'enfant de Bethléem est-il appelé Christ? C'est qu'il est roi en même temps que pontife. Résumons en quelques mots ce que nous avons dit :

Seigneur, s'écriait un prophète, envoyez l'Agneau qui doit régner sur la terre : Emitte Agnum dominât or em terra ; vous enfanterez un fils, disait l'Archange à la Vierge de Nazareth; et ce fils sera grand: Hic erit magnus ; il occupera le trône de David : Dabit illi Dominas sedem David patris ejus ; et il régnera sur la maison de Jacob dans des siècles sans fin : Et regnabit in domo Jacob in œtemum ; est le roi des Juifs , demandaient les Mages en arrivant à Jérusalem? Ubi est qui natus est rex Judœorum? Et trente trois ans plus tard, lorsque Jésus , la tête couronnée d'épines et les épaules couvertes de quelques haillons de pourpre, comparaissait devant les juges de la nation, et que les juges lui posaient cette question solennelle: Êtes-vous roi? En vérité, en vérité, répondait-il , je l'affirme, je l'atteste, je suis roi. Et au dernier jour, ma gloire resplendira comme le soleil au milieu des nues et vous serez étonnés de ma puissance : Filins hominis veniet cum potestate magna.

Avez-vous étudié cette royauté de Jésus-Christ?

La puissance des rois de la terre a forcément des limites. C'est en vain que les conquérants rêvent l'empire de l'univers et qu'ils s'élancent avec des bataillons aguerris et des armes perfectionnées sur les chemins de la victoire. Devant eux se dressent des barrières infranchissables, une chaîne de mon- tagnes, une ceinture de fleuves ou de mers, des nationalités ardentes, et tôt tard, contre quelques grains de sable, vient se briser la force de la politique et du glaive.

Mais, quelles sont les frontières s'arrête la souveraineté de Jèsus-Christ? Le voyez-vous, ce petit enfant? Devant lui les

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villes abaissent leurs remparts, les peuples se prosternent, les préjugés se taisent et les intérêts s'effacent. Il a franchi toutes les distances, passé toutes les mers, vaincu toutes les nationa- lités, et de l'Orient à l'Occident, du sommet des montagnes, au plus profond des solitudes, c'est un concert immense, universel , qui le chante, le bénit et l'adore: A solis ortu usque ad occasum laudabile nomen Domini.

La puissance des rois de la terre ne dure qu'un jour. Il vous semble que ce trône appuyé fortement sur l'astuce, sur l'or, sur les baïonnettes ou le suffrage populaire est inébran- lable comme le rocher battu par les flots de l'océan. Attendez demain ! La foudre gronde, la tempête se lève, l'émeute mugit... qu'est devenu le pouvoir de la veille? Il a sombré sous la vague. Et à défaut des révolutions sociales , il y a le temps ; et le temps, c'est le grand ennemi; et sur le chemin des siècles il n'y a que des ruines, ruines des consulats et des empires, ruines des républiques et des monarchies, ruines des villes et des nations- Mais, le trône de Jésus-Christ est placé sous un arc de triom- phe dont un côté représente quarante siècles d'espérance, et l'autre vingt siècles d'adoration qui ne se promettent pas en vain de s'associer l'avenir; et devant la figure incomparable de ce roi couronné de son auréole indéfectible passent avec leurs gran- deurs distinctives tous les siècles chrétiens ; les trois premiers siècles avec les apôtres et les martyrs, le quatrième avec les docteurs, le cinquième avec les hordes de barbares vaincues par la puissance de la croix, le huitième avec les croisades, le dixième et le onzième avec le cortège de leurs princes gravitant autour de la papauté resplendissante, le douzième et le treizième avec leurs monastères et leurs cathédrales, le seizième avec ses découvertes , le dix-septième avec son éloquence et sa poésie, le dix-huitième avec ses larges aspirations, et le dix- neuvième avec les créations étonnantes de sa charité. Et chaque siècle redit au Christ en jetant à ses pieds des palmes et des couronnes: à toi seul l'honneur et la gloire: Soli Dei honor et gloria.

C'est ainsi que la royauté de Jésus-Christ va s'élargissant dans l'espace et dans la durée, comme la source imperceptible qui, sortie des flancs de la montagne, grossit à mesure qu'elle avance et devient un fleuve majestueux. Mille fois les hommes, armés de la science et du génie, du sceptre ou du glaive, de la parole ou de la ruse , ont essayé de renverser ce trône qu'ils disaient être vermoulu. A quoi bon tant de luttes et d'efforts? Lorsqu'ici-bas les politiques et les souverains, les philosophes et les savants conspirent contre lui et entonnent déjà l'hymne de la victoire, savez-vous ce que fait le roi Jésus? Il souffle du

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haut du Ciel, et son souffle balaye ses ennemis comme le vent balaye la poussière des grands chemins. Il prend une verge de fer, et il brise politiques et souverains, savants et philosophes, comme le potier brise son vase d'argile : Tanquam vos figuli. Telle a été l'histoire du passé, et telle sera l'histoire de l'avenir.

Laissez donc l'impiété contemporaine soulever ses flots mena- çants ; laissez les révolutions ébranler le monde et attaquer l'Église qui est l'empire de Jésus-Christ; laissez la haine frémir et comploter dans ses antres... Votre trône, ô mon Sauveur, ô mon Dieu et mon roi, restera toujours debout et, selon la prophétie de l'ange, votre règne n'aura point de fin: Et regni ejus non erit finis.

La puissance des rois de la terre n'atteint pas les âmes. Impos- sible de les saisir. Et Jésus-Christ est le maître des intelligences qu'il gouverne par sa doctrine. Il est le maître des cœurs qu'il a subjugués par l'amour. Il est le maître des âmes qui tressail- lent à son nom. Et à tous les points de l'espace, la société catholique chante au pied de ses autels l'hymne invariable de la foi, et à chaque heure du jour des milliers de voix lui disent avec transport: Seigneur, je vous aime. Domine, tu scis quia amo te.

Jésus est donc le Christ parce qu'il est roi ; et il est également le Christ parce qu'il joint à la royauté la dignité de pontife.

«Vous êtes prêtre pour l'éternité, s'écriait le prophète David: Tu es sacerdos in ceternum.» Nous avons un pontife qui s'est élevé dans le ciel, ajoute S. Paul ; et ce grand prêtre, c'est Jésus: Habemus pontificem magnum, filium Dei. Et quand est-ce que Jésus a exercé les fonctions du sacerdoce?

Il était prêtre lorsqu'étendu sur la paille de l'étable, il s'offrait comme une hostie pour le salut du genre humain.

Il était prêtre lorsqu'à la dernière cène il instituait l'adorable Eucharistie et léguait à toutes les générations ce mémorial de sa toute-puissance et ce chef-d'œuvre de son amour.

Il était prêtre lorsqu'étant cloué sur la croix, il répandait jusqu'à la dernière goutte de son sang et, par l'effusion de ce sang, réconciliait la terre avec le ciel.

Son sacerdoce est-il fini au Calvaire? Non. Comme sa royauté, il se perpétue dans l'Église et il se perpétuera jusqu'à la fin des âges: Tu es sacerdos in œternum.

N'est-ce pas Jésus-Christ qui, dans la chaire, vous parle par notre bouche : Tanquam Deo exhortante per nos. Et s'il ne mettait pas réellement sa parole sur nos lèvres, pourrions-nous, alors même que nous aurions l'éloquence et le génie, transformer les âmes, les éclairer et les convertir?

N'est-ce pas Jésus-Christ qui, au tribunal de la pénitence,

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accueille le repentir? Et quel est l'homme qui, en vertu de son droit, pût réhabiliter une âme déchue, et rendre à des cons- ciences agitées et meurtries l'innocence et la paix ?

N'est-ce pas Jésus-Christ qui monte, chaque matin, à l'autel et nous dit à l'heure du mystère, comme aux apôtres dans le cénacle : Ceci est mon corps. Ceci est mon sang.

Et au ciel, que fait Jésus-Christ? Il est prêtre ; et comme prêtre , il intercède pour nous, il montre à Dieu le père les plaies de son amour, et ses prières arrêtent l'explosion de la justice éternelle; de sorte que, si le monde, souillé de tant de crimes et d'erreurs, n'a point disparu dans un abîme creusé par la ven- geance de Dieu, il ne doit son salut qu'à Jésus-Christ, son avocat et son pontife : Advocatum habemus apud patrem, Jesum-Christum.

Le voilà, notre Sauveur ! Natus est hodie Salvator. Le voilà, notre Christ, notre pontife et notre roi : Qui est Christ us.

Et, alors, vous dirai-je avec l'Église, comment ne pas aimer ce Christ et ce Sauveur qui est venu jusqu'à nous pour nous inspirer l'amour? Sic nos amantum quis non redamaret?

L'homme avait peur de Dieu, et tremblait à sa voix; il fuyait devant lui, car Dieu, c'était la puissance et la justice. Or, com- ment l'homme a-t-il passé de la terreur à la confiance, de l'épouvante à la tendresse? Dieu s'est mis à sa poursuite, il s'est découronné pour devenir son égal, et a fini par l'atteindre, et l'appelant auprès de son berceau : Regarde-moi, lui a-t-il dit, mes mains ne lancent plus la foudre, pourquoi donc as-tu peur? Je ne suis qu'un enfant; et l'homme a tressailli; il s'est incliné vers ce petit enfant, et a baisé respectueusement ses langes, et pour la première fois il a dit à son Dieu: je vous aime. Redisons-la, cette parole du cœur , et en l'entendant , jlu fond de sa crèche , l'enfant de Bethléem fixera sur nous un de ces regards qui apportent la joie et donnent l'espérance.

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Autre Discours.

LA ROYAUTÉ DE JÉSUS-CHRIST'

Sommaire : Royauté de Jésus-Christ. Triple droit : Droit de création , comme Dieu ; Droit d'héritage , comme Homme-Dieu ; Droit de conquête, comme Rédempteur.

Emitte, Domine, Agnum Dominatorem terrce.

Envoyez-nous, Seigneur, l'Agneau Domina- teur du monde, (isaie ch. XVI, 1.)

Monseigneur, 2 Mes Frères,

Quarante siècles s'étaient transmis ce cri de douleur et d'es- pérance. Ce fut le premier gémissement du repentir à l'heure où, sous les voiles du mystère, Dieu annonçait le Libérateur à nos pères coupables sur le théâtre même de leur crime. Les Patriarches l'avaient redit comme un écho de la promesse et une réponse aux solennelles bénédictions attachées par Dieu à leur race. Les Prophètes l'avaient chanté à travers les âges, dans les tristesses de leur patrie et dans les joies de ses triomphes , sur les ruines de Jérusalem et sur les chemins de l'exil, tandis qu'ils écrivaient chacun leur page de l'histoire de ce Dominateur promis; et les pieux Israélites se penchaient vers l'avenir pour saluer de loin, avant de descendre dans la tombe, le Désir de leur cœur.

Emitte , Domine , Agnum Dominatorem terrœ ! Entendez, mes Frères , le tumulte des passions qui accumulent au sein des peuples les plus lamentables ruines morales qu'offrit jamais le genre humain. Écoutez le bruit des catastrophes providen- tielles qui remuent le monde et renversent tour à tour les plus, puissants empires de l'univers. Vovez les Romains « marchant de toutes parts , suivant le mot de Bossuet, au rendez-vous de la conquête du monde,» et travaillant, sans le savoir, à faire de Rome le tombeau de leur puissance et le trône du Dominateur attendu. Prêtez l'oreille aux soupirs de tous les peuples dont on a dit que leurs regards étaient tournés vers l'Orient « comme vers le pôle de leur commune espérance.* » Et tandis que par ses ruines et ses impatiences le monde appelle son Libérateur, tandis que les oracles murmurent l'heure de son avènement,

1. Sermon prononcé, le jour de Noël à la Cathédrale de Perpignan, par M. l'abbé Izart.

2. Mgr. Caraguel évêque de Perpignan.

3. Boulanger. Recherches sur l'origine du despotisme oriental, (sect. X)

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tandis que, sous les voûtes de leurs forêts antiques, les Gaulois élèvent des autels à la « Vierge qui doit enfanter* », tandis que le paganisme lui-même, par la voix du plus harmonieux de ses poètes, chante déjà «7e nouveau-né envoyé des deux2 », le Domi- nateur des nations dédaignant, selon l'expression d'un écrivain, ? d'entrer dans le monde par Varc de triomphe des grandeurs humai- nes , pénètre au cœur de son empire par la plus pauvre des bourgades, à la faveur de la nuit et sous un déguisement qui dérobe sa majesté.

Monseigneur,

L'Évangile nous montre l'auguste Marie et son humble époux adorant en silence Celui dont S. Jérôme a dit que le silence est sa plus belle louange: Tibi silentium laus'\ Seule une voix du Ciel, la voix d'un ange se fit entendre au dessus de Bethléem et convia les hommes à unir leur chant d'allégresse au cantique des Cieux.

Saint Jean l'Évangéliste appelle l'Évêque l'ange de son Église, et nous savons que Bethléem revit dans chaque église de l'uni- vers. C'est donc à vous, Monseigneur, à vous, l'ange de ce Bethléem nouveau, qu'il appartenait de chanter l'avènement de l'Enfant-Dieu, et votre voix auguste eût retenti dans le silence de nos cœurs comme un écho du ciel.

Mais puisqu'il faut qu'une voix de la terre essaie le cantique, de la bonne nouvelle, à l'exemple du prophète Isaïe5, j'ai prié le Seigneur de m'envoyer un ange pour purifier mes lèvres, et votre bénédiction seule, Monseigneur, mettra dans ma parole assez de lumière et dans mon âme assez d'amour pour célébrer la Royauté de Jésus-Christ. ^

I. Dans l'Enfant de la crèche, saluons aujourd'hui, mes Frères, le Roi du Monde ! Jésus est Roi, par droit de création comme Dieu , par droit d'héritage comme Homme-Dieu , par droit de conquête comme Rédempteur.

Inprincipio erat verbum /6 Au commencement, avant tout com- mencement, avant la naissance des siècles le Verbe était. Il était en Dieu, il était chez Dieu, apud Deum, non pas à la façon d'un hôte auguste et vénéré, mais comme on réside dans sa propre famille, car le Verbe était Dieu : et Deus erat verbum 7. Les siècles furent son œuvre: per quemfecit et sœculas;ses mains divines ont façonné les cieux : opéra manuum tuarum sunt cœli 9 Tout est par Lui et rien n'est sans Lui ! Et ce Verbe créateur illuminateur et centre de tous les mondes, s'est incarné pour

1. Virgini pariturœ! 2. Jam nova progenies cœlo demittitur alto. 3. Auguste Nicolas. 4. Hiéron. Kxp. in V. 1 ps. LXIV. 5. Isaias, VI, 6. 7. 6. S. Jean, I, 1. 7. lbid. 8. Habr.I, 2.-0. Ps. CI, 26.

«i- DIX.

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être le frère des hommes et prendre sa place dans la grande famille du genre humain.

Jésus est donc notre Roi parce qu'il est la souveraine autorité. Considérée, en effet, dans son origine, l'autorité a sa racine dans la puissance créatrice. Tout ce qui est créateur est auteur; tout ce qui est auteur est investi d'une autorité : celle d'un maître sur son œuvre. Voyez-vous ce marbre oublié dans la poussière? Le statuaire le prend; et animant son ciseau d'un souffle créateur, il fait resplendir sur une matière informe l'image de sa pensée. Il est auteur ; et sur les traits qu'il vient de produire, il y a mis l'empreinte de son autorité. Voyez-vous ce savant, la tête penchée sur un livre? c'est une œuvre qu'il vient de faire. Il a comme incarné sa science, il y a mis le reflet de son génie, il en est l'auteur; et ce nom qui brille au frontispice du livre est le sceau d'une vivante autorité. Savez-vous qui a mis sur le front d'un père et d'une mère cette douce et glorieuse auréole de l'autorité, devant laquelle s'inclinent tous les respects et tres- saillent tous les amours? Elle a jailli de la puissance auguste dont les sacra la main de Dieu, et] sur cet enfant, dans cette image de leur vie, le père et la mère ont gravé leurs droits d'auteur, leur sainte autorité.

Si telle est, mes Frères, la raison de l'autorité, si elle est écrite à la racine même de toute puissance créatrice, de quel éclat ne brille point l'autorité de l'Enfant-Dieu ! Venez auprès de son berceau, contemplez l'Éternel nouveau-né et entendez ce tout-puissant petit Enfant vous dire la parole qu'avant sa nais- sance humaine il adressait déjà au patriarche de l'Idumée : « étais-tu quand je jetais les fondements de laterre? Réponds-moi étais-tu quand les astres du matin chantaient pour la première fois leurs hymnes de louange et tressaillaient de leur première allégresse? Est-ce toi qui as renfermé l'océan dans ses digues alors que, jeune encore, il bondissait et brisait ses chaînes? Est-ce toi qui lui as donné les nuées pour vêtement et pour langé les brumes épaisses? qui as osé lui dire : Tu viendras jusque-là, tu n'iras pas plus loin, ici se brisera l'orgueil de tes flots? Est-ce toi qui commandes à l'étoile du matin et qui as marqué à l'aurore le lieu de son lever? Est-ce toi qui es descendu dans les gouffres de la mer et qui as marché dans les secrets de l'abîme? qui as mesuré l'immensité de la terre et qui as déployé sur la voûte des cieux ce manteau d'azur tout parsemé de diamants? Est-ce toi qui traces à la lumière ses voies mys- térieuses, à l'aquilon son chemin, au torrent des eaux son passage, à la foudre ses sillons? Est-ce toi qui as donné à l'aigle l'aile puissante qui l'emporte jusqu'aux nues et l'œil perçant qui découvre au loin une proie? Est-ce toi qui as

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donné la fierté au cheval, qui as hérissé son cou d'une crinière mouvante, qui le fais courir au devant des armes et dévorer la terre?— Est-ce toi qui as fait toutes ces merveilles? Réponds- moi : Interrogabo te et responde mihiK ».

Et s'il m'est permis, mes Frères, de clore moi-même ce royal interrogatoire de l'Enfant-Dieu par une question plus décisive : Est-ce toi, dirai-je à l'homme, est-ce toi poussière vivante, qui as façonné ce corps humain se fondent et s'harmonisent des élé- ments si divers ? qui as créé ses ressorts si délicats et réglé leur jeu si parfait? Est-ce toi qui as fait cette âme dont le rayonnement illumine ta face? qui brille dans l'éclat de ton front, dans l'éclair de tes yeux, dans la majesté de ton attitude, dans le sourire de tes lèvres, dans l'éloquence de ton geste, dans la musique de ta parole, à travers le voile de tes tristesses, dans l'épanouissement de tes joies, dans la beauté de tes vertus, dans la grandeur de tes sacrifices, dans la lumière de ta pensée, dans la noblesse de ta liberté, dans les dévoûments de ton cœur? Interrogabo te et responde mihi.

Homme de la terre, comparaissez devant ce berceau, venez disputer à ce petit Enfant la royauté du monde et bégayer une réponse à ses écrasantes question ! Comparaissez , vous qui tourmentez la science pour lui arracher des négations impies ! Comparaissez, vous qui vous insurgez contre les droits de Dieu par la plume et par la parole, pour élever sur les débris de son trône l'idole de votre ambition et prosterner à vos pieds une multitude égarée ! N'entendez-vous pas les harmonies des cieux qui étouffent le bruit de vos systèmes et qui, du couchant à l'aurore, par les mille voix des astres, redisent à tous les échos du temps et de l'espace les droits souverains du Verbe créateur : Tui sunt cœli ?2 N'entendez-vous pas toutes les voix de la terre, la voix des abîmes et la voix des océans, la voix des vallées et la voix des montagnes, la voix des fleuves et la voix des forêts qui s'élèvent au dessus du tumulte de vos opinions et proclament les droits souverains du Verbe créateur : Tua est terra?* N'enten- dez-vous pas sortir des profondeurs de l'homme, de son corps et de ses organes, de son âme et de ses facultés, de son cœur et de ses vertus, des voix vengeresses qui flétrissent les aberrations de votre esprit et qui vous défient d'arracher du front de l'homme , sans déshonneur pour la science , ce signe sacré des droits du Verbe créateur : Manus tuœ fecerunt me et plasmaverunt me. Je suis l'ouvrage de tes mains?4

Ah! venez plutôt auprès de son berceau, et en y voyant dix-neuf siècles prosternés, en y contemplant la sainteté et le

1. Job, cap. XXXVIÏI et XXXIX , passim. - 2. Ps. LXXXVIII, 12. - 3. IbicL 4. Ps. CXVIII, 73.

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génie à genoux dans une silencieuse adoration, faites taire vos blasphèmes et chantez avec nous le credo de la royauté de l'Enfant-Dieu : Credo ! Je crois qu'il est le Verbe éternel par qui tout a été fait: omnia per ipsum facta sunt !{ Credo ! Je crois que cet Enfant, si petit dans une grotte, si resserré dans une crèche, si emprisonné dans ses langes, étendu sur l'humble voile de sa mère « comme une fragile fleur de vie humaine 2 » , je crois qu'il est le Roi souverain de l'espace, l'Immense que rien ne circonscrit ! Credo ! Je crois que cet Enfant d'un jour est le Roi des siècles: Régi sœculorum immortali ! 3 Credo ! Je crois que cette faiblesse qui vient de naître est le Roi puis- sant « qui crée sans fatigue, qui porte tout le poids du monde sans fléchir » , qui , dans ce moment, par un acte réfléchi de sa volonté , fait mouvoir les vastes ressorts de l'univers ! Credo ! Je crois que cet Enfant si misérable, sans abri et dénué de tout , est le Roi magnifique dont le ciel est le trône et la terre l'esca- beau de ses pieds, le Roi opulent qui chaque jour sème dans le monde les richesses de la nature et de la grâce et laisse tomber sur toute créature un rayon de sa splendeur! Credo! Je crois que cet Enfant , qui boit la vie goutte à goutte sur le sein de sa Mère, est le Créateur de sa Mère et la douce Providence de tout ce qui vit! Credo ! Je crois que cet Enfant, dont les membres sont transis de froid, règne dans la gloire d'une béatitude toujours sereine, et que les allégresses des anges et les douceurs de la terre sont des gouttes de joie tombées de la plénitude de sa félicité! Credo! Je crois que cet Enfant, doucement étendu sur un peu de paille dans le gracieux abandon du sommeil, est le Roi vigilant dont le regard plane sur le monde, dirige tous les événements, saisit au fond de l'âme toute pensée fugitive et tout désir naissant et « ne pourrait être fermé par le sommeil sans qu'aussitôt l'univers s'écroulât dans une immense ruine!» Credo! Je crois que cet Enfant, dont l'intelligence paraît captive et dont le cœur ne semble pas avoir encore palpité d'amour, abreuve toutes les intelligences à la source infinie de sa Vérité et sent dans son grand cœur éternel les tressaille- ments du plus pur et du plus bienfaisant des amours! Credo ! Oui, je crois, ô divin Enfant! et de toute l'ardeur de mon âme j'adore dans votre crèche le trône de mon Roi ! J'adore vos humiliations qui vous approchent de mon âme et l'invitent à l'humilité ; j'adore vos souffrances qui vous approchent de mon cœur et le convient aux chastes douceurs de la vertu : j'adore votre pauvreté qui m'appelle à la sainte indépendance du détachement ; et au milieu des splendeurs que ma foi découvre dans l'obscurité de votre berceau, je vois briller le signe de

1. Joan, chap. I, 3. 2. P. Faber, Bethléem. 3. 1 ad. Timot., 1,17.

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votre royauté souveraine: Régi immort ait, . .honor et gloria y{ Honneur et gloire au Roi immortel !

II. Dieu comme son Père, l'enfant de Bethléem est donc le Roi du monde par droit de création, il l'est encore, comme Homme y par droit d 'héritage ; et sa royauté est légitime et universelle.

Légitime. Quel que soit le mode de transmission de l'autorité, que les chefs des nations soient appelés au pouvoir par le suffrage populaire ou par les coups de la fortune, Dieu doit intervenir pour incarner en eux une portion de cette autorité dont il a seul la plénitude*, non est potestas nisi a Deo2, pour élever au dessus des hommes celui qui n'est qu'un homme et pour créen autour de lui ces obéissances et ces respects que Tertullien a si bien appelés « la religion de la seconde Majesté. » Or, celui-là possède une royauté plus légitime qui est, non seulement consacré, mais encore choisi par Dieu lui-même; mais celui-là est le plus légitime des souverains que Dieu prend dans l'obscurité de la création , pour l'élever jusqu'aux splendeurs de son Être, pour en faire un membre de sa famille et pour lui dire en toute vérité: Tu es mon Fils! Je te sacre aujourd'hui, non pas de l'onction éphé- mère de tant de mortelles royautés, mais de la pénétrante et substantielle onction de ma Royauté personnelle.

Donc, de droit naturel , l'humanité de Jésus-Christ est Reine du monde. Si un roi de la terre appelait une fille du peuple à l'honneur d'être son épouse , il partagerait avec elle sa noblesse et son trône. Le Verbe éternel , le Roi créateur a épousé la nature humaine dans le sein virginal de-Marie ; et à l'heure se firent leurs noces sacrées, cette Épouse du fils de Dieu fut enrichie de toutes les prérogatives de son royal Époux, elle en reçut le sceptre de sa puissance et la couronne de sa royauté. Il faut donc briser l'union hypostatique , nier l'Incar- nation , et ébranler les fondements du christianisme pour contester les droits de l'Homme-Dieu à la souveraineté du monde. Cependant , il y a des catholiques qui affirment cette royauté et qui en ont peur , qui lui ouvrent d'une main le sanctuaire des consciences et l'arrêtent de l'autre au seuil de la vie sociale des nations. Pour eux, le chrétien a des devoirs que le citoyen ignore , et quand le chrétien a humblement incliné son esprit et son cœur sous l'autorité de Jésus-Christ , le citoyen peut se redresser et lui dire : Je ne te connais pas !— Quoi donc ! Que signifie cette royauté de parade? Quel est ce lambeau de pourpre que vous jetez d'une main si pieuse sur les épaules de

1. Iad.Timot, I, 17.— 2. Rom. XIII, 1.

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l'Homme-Dieu? Le Verbe éternel n'a-t-il donc pris de l'humanité que l'âme seule ? N'est-il pas écrit qu'il « s'est fait chair », qu'il s'est incarné « pour les hommes », pour des êtres doués d'âme et de corps et dont l'activité se déploie dans la vie sociale V Mais Jésus-Christ est pour la terre quelque chose de plus que le Dieu du ciel ! Jésus-Christ, c'est Dieu venu dans son domaine « in propria venitK » c'est Dieu avec nous, c'est Dieu chez nous; c'est le Dieu de l'humanité, le Dieu de la nation, le Dieu du foyer domestique, le Dieu du citoyen comme le Dieu du chrétien ! Et si vous l'évincez des choses publiques , si vous le tenez loin da la scène du monde, si vous le privez de la direction des sociétés, quelque brillant que soit le trône que vous lui élevez dans la solitude de votre cœur , vous mutilez l'Incarnation et vous mettez en lambeaux la personne sacrée de Jésus-Christ.

Et ce morcellement sacrilège , condamné par le droit naturel, n'est-il pas encore solennellement flétri par le droit positif , par la parole même du Très-Haut? ce Tu es mon Fils, a-t-il dit au Verbe au jour de son Incarnation et de sa naissance humaine : demande-moi, et je te donnerai toutes les nations en héritage et les confins de la terre pour patrimoine. Tu les gouverneras avec un sceptre fort comme le fer, elles seront entre tes mains comme le vase d'argile entre les mains du potier. Tu es mon Fils , et je t'établis l'universel héritier de ma puissance au ciel , sur la terre el dans les enfers.2

2e Universelle. Qui ne voit dès lors, mes Frères, que la royauté légitime de l'Enfant de Bethléem est aussi une royauté universelle? Établie sur tous les peuples « dabo tibi gentes hœre- ditatem taam 3 », elle a d'abord: la largeur du monde. Peuples de l'Orient et peuples de l'Occident, peuples du Septentrion et peuples du Midi, ils sont tous le patrimoine de Jésus-Christ. Il faut que son Nom consacre la sainteté de leurs lois, que ses droits soient proclamés dans leur vie sociale, que son influence pénètre les mœurs publiques : oportet illum regnare \ Et malheur aux nations apostates qui tournent le dos à cette royale Majesté: gentipeccatrici ! 5 Pour elles, comme pour les individus, se séparer du Christ, c'est, dit saint Ambroise, s'exiler de sa patrie : Qui se a Christo séparât , exsul est a patriaG. C'est s'exiler de la patrie des bonnes mœurs, de la patrie du respect, de la patrie de l'autorité, de la patrie de la charité, de la patrie de la liberté pour s'en aller dans le monde des utopies sociales et se jeter dans les bras du despotisme ou de l'anarchie.

Large comme le monde, la Royauté humaine de Jésus-Christ a la longueur des siècles: elle assiste à l'écroulement des trônes,

1. Joan, 1, 11. 2. PS. II, 7, 8 et 9; Habr. I, 2; Philip. II, 10. - 3. Ps. II, 7. - 4. 1 ad Corint. XV, 25. 5. Isaïas. I, 4. 6. S. Ambr. Exposil , m lucam, cap L VII , 214.

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elle voit le renversement de toutes les puissances, elle contem- ple sur le chemin des siècles les cadavres épars de tous les persécuteurs, elle prépare pour l'avenir des foudres vengeresses contre ses ennemis, et d'une main toujours jeune elle trace sur chaque page de l'histoire le signe de sa perpétuité : Regni ejus

non erit finis, je suis UNE ROYAUTÉ IMMORTELLE '.

Large comme le monde et longue comme les siècles, la Royauté de Jésus-Christ a la hauteur de toutes les conditions et de tous les âges, de la nature humaine et de la nature ange- lique : elle plane au dessus de toutes les existences ; elle courbe sous le même sceptre le sauvage et le civilisé, le front du pâtre et le front des rois, la timidité de l'enfance et la fougue de la jeunesse, la fierté de l'homme mûr et la blanche tête du vieillard, sans que personne, si bas ou si haut placé soit-il, puisse légiti- mement se dérober à son empire: omnia subjecit sub pedibus ejus2.

Enfin, elle atteint la profondeur des enfers que le nom seul de Jésus remplit d'épouvante; elle descend encore dans les profon- deurs de l'homme: elle saisit toutes les pensées de son esprit, elle contrôle tous ses actes, un jour elle les appelle à son tribunal. Elle exige de son intelligence l'hommage de la foi, de son cœur la tendresse de l'amour, de sa volonté l'obéissance, de son âme tout entière l'adoration.

Et fort de 'cette Royauté légitime et universelle , Jésus-Christ s'est posé en face des siècles et des peuples comme un centre d'attraction ou de répulsion ; et du sein de toutes les générations éteintes comme de celle qui grandit des cœurs se sont levés pour acclamer leur roi: Tu rex glorle, Christe3! 0 Christ, vous êtes le Roi de gloire! C'est le crises premiers apôtres marchant, pour Lui, à la conquête de l'Univers! Tu rex gloriœ! C'est l'acclamation d'un peuple innombrable de martyrs confessant devant les bourreaux qu'ils sont les serviteurs du Christ. Tu rex gloriœ! C'est le cri d'amour que pousse à travers les âges l'armée pacifique des vierges et qu'elle fait retentir sur tous les théâtres de son dévoûment. Tu rex gloriœ ! C'est le chant de guerre de ces nouvelles légions d'apô- tres qui s'en vont à travers tous les périls , la croix à la main et la flamme au cœur, planter l'étendard du Christ sur les plages lointaines et cimenter de leur sang leur foi à sa Royauté. Tu rex gloriœ ! C'est le cri des cœurs généreux et des âmes pénitentes qui domptent leurs passions et crucifient leur chair pour faire régner leur Maître dans la gloire d'un amour plus pur. Tu rex gloriœ ! C'est enfin l'immense acclamation dont, à cette heure, sur tous les points de l'espace, les cœurs catholiques saluent le berceau de leur Roi !

1. Luc. I, 33. - 2. Ephes. I, 22. - 3. Hymn. SS. Ambr. et Mig. Te Deum,

152 LE JOUR DE NOËL

Mais pourquoi faut-il qu'une Royauté qui suscite des amours si puissants soulève tant de haines implacables? Soulèvement des esprits, soulèvement des cœurs, soulèvement des familles, soulèvement des sociétés, c'est partout une conjuration de haines et d'outrages. Et pour ne parler que des nations , qu'elle est, à cette heure, celle Jésus- Christ est officiellement reconnu? N'entendez-vous pas arriver à vos oreilles, de tous les points da l'Europe, comme un bruit sourd, comme un mu- gissement de tempêtes: dirumpamus vincula eorunt, brisons, brisons le joug du Christ et chassons de notre sein ce roi importun et vieilli ! Et on le chasse des conseils suprêmes, des hautes assemblées, des sanctuaires de la justice, de l'asile des

malheureux, des écoles, des places publiques, pour le jeter

le dirai-je, ô mon Dieu, à la face de vos autels et devant des cœurs qui vous adorent?... Oui, sur cette terre de France, sur ce sol qui a bu le sang de tant de martyrs et qui fut si longtemps la patrie de l'honneur et du respect, on a vu l'image adorée du Christ jetée... comme une vieillerie... aux immondices de la voirie! !... Ame de Clovis, que dirais-tu? toi qui pleurais au récit de la Passion de Jésus-Christ, toi dont la sainte indignation contre ses bourreaux s'exhalait par ce cri sublime de ta foi: « Oh ! que nétais-je avec mes Francs ! », que dirais-tu en voyant ton Maître découronné comme un indigne , outragé comme un malfaiteur et banni comme un infâme? Que dirais-tu, ô saint Louis, toi qui mettais ta gloire à te proclamer le « sergent du Christ » et dont la noble épée était toujours au service de ce divin Monarque, que dirais-tu au spectacle de tant de ruines, de ce sceptre de Jésus-Christ brisé, de ses droits méconnus, du signe de sa Rédemption profané et du baptême national publi- quement renié? Et toi, illustre vierge de Domremy, toi qui déployas la vaillance de ton bras pour arracher des mains d'un insolent vainqueur le royaume du Christ, le plus beau des royaumes après celui du ciel, aurais-tu cru qu'un jour des mains sacrilèges le lui raviraient pour ensevelir ses gloires et étouffer sa foi dans la honte d'une publique apostasie ?... Mise- rere meiy Deus, secundwn magnant misericordiam tuant lK Pitié, ô Christ, ô Roi des peuples et Roi de la France ! A genoux et en larmes au pied de votre berceau, je vous supplie pour la fille ainée de l'Église. Oh! ne soyez pas pour elle un roi de justice! ne lui faites sentir que la royauté de votre clémence : secundum magnam misericordiam tuam !

III. « Il est beau pour un Roi », dit un orateur2, « de faire asseoir avec lui sur le trône toutes les vertus, il est beau de

1. Ps. II], 3.-2. Monsabré, Conférences de Notre-Dame, Plan de l'Incarnation.

LE JOUR DE NOËL 153

régner en maître sur un peuple fidèle et de répondre aux hom- mages de ses sujets par la magnificence de ses bienfaits. Mais quand l'ennemi arrive et pousse un cri de guerre, quand ses bataillons triomphants ont écrasé les soldats qui gardaient les frontières, quand il affermit son pied insolent sur le sol de la patrie, voler à sa rencontre et prendre héroïquement la tête de la bataille, rompre ses bataillons, les disperser, les mettre en fuite au prix de mille blessures, enfin sauver un peuple de la mort et revenir à lui empourpré de son sang, couronné des lauriers de la victoire et plus maître que jamais de tous les cœurs par le prestige de sa bravoure, c'est la plus belle gloire qu'un Roi puisse ambitionner. »

Mes Frères, Dieu n'a pas voulu en priver son Fils. Il a eu l'ambition de donner à sa Royauté la consécration du sang, et Jésus, dans son berceau, sent déjà vibrer son âme des héroïques émotions du conquérant.

Or, depuis que la justice de Dieu l'avait chassé du paradis terrestre, l'homme subissait le joug d'une triple tyrannie. Rebelle à son Créateur, il s'était vendu au péché pour une misérable jouissance : venumdatus sub peccato *. Et comme le péché avait eu le démon pour instigateur, de l'esclavage du péché, l'homme tombait légitimement dans l'esclavage de Satan; et dès lors la mort éternelle pesait comme un troisième joug sur la tête de ce pécheur, incapable par lui-même de réparer jamais l'outrage fait à la Majesté de Dieu. Péché, démon et mort éternelle, tels étaient les trois tyrans qui enchaînaient l'homme; et ce qui rendait, dit saint Thomas 2, leur tyrannie plus implacable, c'est que leurs pouvoirs sur nous étaient régu- liers et légitimes : nous nous étions vendes.

Représentez- vous, mes Frères, le genre humain avant Jésus- Christ traînant la lourde chaîne de ses vices et courbé sous le joug dégradant de l'idolâtrie. Qui donc viendra dans ce royaume de la mort et de la honte? Quel est le libérateur qui brisera des liens si forts, qui renversera une domination si puissante, qui écrasera le péché, le démon et la mort? Ne sera-t-il qu'un homme? Mais alors comment pourra-t-il se mesurer avec le péché qui eut assez d'audace pour s'attaquer à Dieu et comment terrassera-t-il le démon dont ses faiblesses ont grandi la puis- sance?— Sera-t-il un ange? mais sa victoire n'est pas moins compromise: car, si sublime qu'on la suppose, une créature ne réparera jamais l'infinie désastre de la gloire divine outragée3.

Levez les yeux ! Le voyez-vous ce conquérant s'élancer des hauteurs divines, semblable, dit l'Ecriture4, à un géant qui dévore

i. Rom. VII, 14. - 2. S. Thomas , Comment, in Paul., cap. VIII ,3. 3. S. Thomas, Summa Theol., p. m, quœst. I, art. 2, ad. 2. -4. Ps. XVIII, 6.

154 LE JOUR DE NCL

l'espace? Dieu lui a dit: va délivrer ce peuple, prends pour tes combats un glaive puissant : acc'mgere gladio tuo super fémur tinim '. Et le Verbe éternel, revêtu de l'armure de son humanité, a répondu à Dieu : Me voici, prêt à exécuter vos ordres: ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam ! 2 Le voilà maintenant sur le champ de bataille cherchant partout le péché et partout le provoquant. Il lui livre, à Bethléem, le combat de l'humilité et du renoncement ; à Nazareth, le combat de l'obéissance et du travail ; dans les plaines de la Judée, le combat de la pénitence et de l'amour des âmes ; dans l'enceinte de Jérusalem , le combat des affronts et de toutes les douleurs. Chargé de blessures, le péché se sent mourir ! . . . Mais déjà le démon s'est jeté dans la mêlée. Quel est donc cet homme, dit-il , qui terrasse un rival jusqu'ici invincible? N'aurai je pas raison, moi, de son audace ? Et tandis qu'il frémit de rage et qu'il s'élance sur le Christ avec toute la légion des Scribes et des Pharisiens, le Christ l'a prévenu; il l'attire au combat, suivant la pensée des saints Pères, en lui cachant sa divinité. L'orgueilleux s'appro- che, il tressaille de joie parce qu'il réussit à le charger, de chaînes, à le meurtrir de coups, à le couvrir d'insultes, parce qu'il le cloue tout sanglant à un gibet d'infamie! Bientôt sa victime penche la tête 1 Jésus expire ! et Satan pousse un cri de triomphe!. . . Mais voici que le vaincu d'hier se redresse dans toute sa majesté! Tout à coup il brise l'empire de la mort, il écrase le démon et le péché sous son char de victoire et il s'élève dans les airs pour faire entendre à la terre un cri de liberté! O mort, est ton triomphe? puissance de l'enfer, est votre proie ? Oui , le Christ est vainqueur, le Christ règne, le Christ commande: Christus vincit , Christus régnât, Christus imperat! Et il me semble entendre au dessus du Calvaire la voix des anges faisant écho au cantique de Bethléem par ce chant de gloire: aPange, lingua, gloriosi lauream Certaminis ! » Ames des rachetés, entonnez maintenant votre hymne de recon- naissance et chantez les lauriers de votre Libérateur! Peuples de la terre, recevez de ses mains victorieuses le don de la paix et célébrez ses trophées glorieux: et super Crucis trophœum die triumphum nobilem! L'étendard delà Croix porte dans ses plis vos libertés et vos vertus !

Salut, royal Étendard ! maudit des enfers, tu es béni des cieux ! Sacré par l'attouchement du Christ et embelli de la pourpre de son sang, tu as conquis l'amour de nos cœurs ! Quitte mainte- nant les sommets du Calvaire, va te déployer sur mille peuples d'esclaves, fait-toi un passage à travers les débris des idoles,

i. Ps. XLIV. 4.-2. Hebr. X. 9.

LE JOUR DE NOËL 155

appelle à ta suite la Vérité, la Chasteté et la Liberté si longtemps captives, pénétre au cœur de Rome et monte au capitole pour mieux voir et dominer le monde de ta conquête: l'univers t'y saluera comme un gage de résurrection !

Mes Frères, il y a quatorze siècles, une Basilique, consacrée par les plus augustes souvenirs de la nation française, déplo- yait, à pareil jour, toutes ses magnificences. Un Roi y faisait son entrée et un saint Pontife le tenait par la main-, une reine suivait avec deux princesses et plus de trois mille compagnons d'armes du Roi converti. Au milieu du silence de l'assemblée , la voix du Pontife se fait entendre: « Courbe la tête, doux Sicambre, brûle ce que tu as adoré et adore ce que tu as brûlé ». et l'eau sainte du baptême coulait sur cette tête royale et sur celle des trois mille guerriers: c'était le baptême de la France! Et sur )e berceau de la première nation chrétienne, si justement appelée la fille aînée du Christ et de son Église, retentissait ce cri religieux qui sera désormais un cri national: « noel! noelM » Oui, Noël a vu naître Jésus-Christ et la France, et telles furent les sympathies que créa cette commune origine entre leurs grandes âmes, que Tâme du Christ devint l'âme de la France et que les gestes de la France furent les gestes du Christ: Gesta Dei per Francos!

Ne faut-il pas, mes Frères, que la pensée de cette antique et heureuse alliance nous mettre au cœur un amour plus ardent et des respects plus profonds pour la Royauté de Jésus-Christ? Et autour de son berceau, qui éveille le souvenir aimé du berceau de notre patrie, ne devons-nous pas faire éclater à notre tour la joyeuse acclamation de nos pères: « Vive le Christ qui aime les Francs, Vivat Christus qui amat Francos? » Oui, vive le Christ dans nos esprits par une foi profonde et virginale! Vive le Christ dans nos volontés par le respect de ses droits ! Vive le Christ dans nos cœurs par la pureté de la vertu ! Vive le Christ dans nos familles par la sainteté de sa morale! Vive le Christ dans notre patrie par le triomphe de son amour et de sa Royauté: Vivat Christus qui amat Francos!

Et alors, témoins de sa naissance au milieu de nous et de la paix céleste dont elle remplira nos âmes, nos anges gardiens, les anges de nos familles et l'ange de la France feront monter jusqu'à Dieu le cantique de notre amour reconnaissant: « Gloria in altissimis Deo! Gloire à Dieu au plus haut des Cieux pour les siècles éternels! » Amen.

156 LE JOUR DE NOËL

Autre Discours

FAIBLESSE DE L'HOMME SOUTENUE PAR LA GRACE <

Notum fecit Dominus saluiare suum.

Le Seigneur a manifesté le Sauveur promis à la terre. (Ts. 97.)

Dieu qui, de sa nature est la bonté, l'amour et la charité absolue, dans son repos éternel se préoccupe sans relâche du bonheur de ses créatures. A peine a-t-il créé l'homme dans l'inno- cence et la justice, sources intarissables de la vraie félicité, qu'il se communique à lui, comme un tendre père qui se plaît à converser familièrement avec sesfenfants, et ne veut régner sur leurs cœurs que par l'amour et les bienfaits: mais l'homme s'oublie et convoitant une félicité imaginaire, il se voit dégradé, et livré en proie à toutes les misères qu'entraînent à leur suite les passions mauvaises déchaînées par la fatale désobéissance. Pour le consoler dans sa chute et le retenir sur les bords de l'abîme, Dieu lui fait entrevoir dans le lointain des siècles, un Sauveur qui doit le réhabiliter à ses yeux. Mais la postérité, au lieu de remonter avec effort vers la source du bonheur, se laisse entraîner au courant du vice et se plonge dans l'abîme du mal- heur. Le Seigneur alors, pour perpétuer à travers les généra- tions, la foi au Messie qui doit sauver le monde, se manifeste de nouveau à la terré, et descend au milieu d'un peuple choisi en faveur duquel il opère des merveilles éclatantes. C'est du haut du Sinaï en feu, au milieu des éclairs et des tonnerres qu'il apparaît en législateur suprême , armé de puissance et de justice, et gravant sur la pierre ses lois que l'homme a effacées de son cœur.

Mais hélas! cet appareil de majesté et de terreur reste impuis- sant à contenir dans le devoir ce peuple ingrat et endurci. Les tables de la loi ne sont pour lui qu'un témoin importun delà malice, et ne servent qu'à faire éclater ses prévarications. Les siècles s'écoulent, les oracles du Seigneur se multiplient, pro- clamant tour à tour son courroux, sa puissance, sa justice, sa clémence, ses bienfaits et ses promesses. Mais tandis que le peuple grossier et charnel ne rêve dans la promesse du Messie, que dominations, richesses et jouissances terrestres, le genre humain enseveli dans les ténèbres les plus épaisses, croupit dans la corruption la plus profonde, et se meurt de faiblesse, de langueur et d'impuissance ; pour rendre la vigueur et la vie à ce

1. Par M. l'abbé Martin.

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cadavre gangrené de l'humanité, il faut un médecin tout puissant et divin. La parole du Seigneur parlée ou écrite est impuissante à opérer cette résurrection merveilleuse. Dieu va donc envoyer le Sauveur promis dès la chute de l'homme. Pour la troisième fois il se manifeste à ses créatures, non plus comme créateur plein d'une bienveillance paternelle, non plus comme législateur sévère et menaçant, mais comme Sauveur compatissant et plein de misé- ricorde. C'est son Verbe substantiel, la splendeur vivante de sa gloire, son fils bien-aimé qui des hauteurs des cieux s'abîme dans les profondeurs de nos misères : Verbum caro factum est et habit avit in no bis.

Enfants de la terre, soyez dans le ravissement, à la vue des bienfaits ineffables que le Sauveur vient répandre sur vous. Il a vu les maux qui nous dévorent; il vient les guérir par autant de remèdes puissants. L'ignorance nous aveugle ; il vient nous éclairer. La corruption nous dégrade; il vient nous purifier. La faiblesse nous paralyse, il vient nous fortifier. Ainsi, comme le chante l'Église, il dissipe nos ténèbres parles éclairs de la vérité , il nous arrache à la corruption par les mérites de la sain- teté, il nous soutient et nous fortifie par la force divine: Cujus veritas inst**ueret insios, sanctitas justifi caret impios , virtus adju- varet infirmos.

Mes frères, si je voulais vous développer tous ces admirables bienfaits, je vous présenterais d'abord le tableau des ténèbres épaisses qui enveloppaient le genre humain , et les erreurs montrueuses qui l'égaraient ; et vous verrez les ténèbres se dissiper aux éclairs de la lumière divine, et les erreurs s'enfuir, comme la poussière, au souffle puissance la vérité.

Ensuite je déroulerais devant vos yeux l'histoire hideuse et dégoûtante des désordres, des infamies, de la corruption dans laquelle se roulait l'homme entraîné par l'esprit impur; et vous le verriez merveilleusement réhabilité, sanctifié, par. les abais- sements de la crèche, par les ignominies et les souffrances de la croix. Mais la matière serait trop abondante pour une seule instruction. Je me borne donc à traiter aujourd'hui le troisième bienfait.

Je vous montrerai donc l'homme pétri de faiblesse, de corrup- tion et de penchants corrompus, réformant et pour ainsi dire changeant sa nature à l'école de Jésus-Christ et s'élevant sous l'influence de ses leçons divines à la hauteur du plus sublime courage dans les rudes combats de la vertu.

Esprit-saint, votre onction seule peut nous faire apprécier cette force surhumaine dont le Sauveur est venu investir ses disciples dociles: nous implorons votre assistance par l'interces- sion de l'heureuse Marie qui lui donna le jour. Ave, Maria.

158 LE JOUR DE NOËL

Mes Frères,

Un prince, dès sa plus tendre enfance est ravi à l'amour d'un père et d'une mère, au dévouement de ses concitoyens, à la splendeur d'une cour magnifique, à la gloire et au bonheur qui lui sont réservés sur le trône, au milieu du palais de ses ancêtres. Plongé dans une ignorance complète sur sa noble origine, et sa glorieuse destinée, il est réduit au plus vil esclavage. Tous les jours il mange le pain de la douleur gagné à la sueur de son front, et l'abreuve de larmes amères. Un instinct secret de grandeur et de félicité l'agite sans cesse. Et cependant il ne voit dans l'avenir qu'humiliation et que souffrance. Sa vie se traîne dans une langueur mortelle, et son cœur ne saurait s'ouvrir aux douces illusions de l'espoir. Tout à coup un ami généreux vient à travers mille dangers lui révéler son illustre origine, sa glorieuse destinée et l'accident fatal qui le réduisit à l'esclavage et le plongea dans l'abîme des douleurs. Il lui explique les idées de grandeur et de félicité qui venaient sans cesse aigrir ses maux et appesantir sur lui le poids de l'infortune. Il apporte pour le délivrer une immense rançon, il brise ses fers et ouvre devant lui le chemin de la liberté, l'infortuné n'a qu'à le suivre. La gloire, le trône et le bonheur l'attendent au bout de la carrière. Mais, ô douleur ! l'esclavage a dégradé le moral de ce malheu- reux prince ; le poids des fers imprimés sur ses membres a épuisé ses forces. Il est impuissant à fournir cette longue course, et sans le secours de son libérateur, il gémirait toute sa vie dans les horreurs de l'esclavage et du désespoir à la vue de la gloire et du bonheur. Voilà, mes frères , une bien faible image du triste état de l'homme sur la terre.

En dehors de la religion , l'homme plongé par le péché dans une déplorable ignorance de son origine et de sa destinée, réduit au vil esclavage des passions , et livré en proie à la corruption du cœur, l'homme dis-je , traîne péniblement ses jours au sein des misères et des angoisses, ou tout au plus dans le délire des joies vaines, trompeuses et souvent pleines d'amertume que lui offre la vie, et l'avenir ne se présente à lui que sous des images sombres et désolantes, alors même que l'abrutissement ou la perversité ne lui fait voir que le néant au delà de la tombe. Jésus-Christ, est venu dissiper ses ténèbres, briser ses fers, expier ses crimes, et lui dévoiler l'heureuse éternité qui lui est destinée. Mais pour y arriver, il faut le suivre. O triste condition de l'homme sur la terre ! dans quel état affreux le péché l'a réduit ! la liberté lui ouvre ses bras, la gloire et le bonheur lui sont offerts -, mais dégradé par le péché qui a épuisé ses forces morales, il est incapable par lui-même d'atteindre à ces biens

LE JOUR DE NOËL 159

précieux. La Carrière lui est ouverte ; mais sans [guide et sans appui, il ne saurait y faire un pas.

Oui , mes frères , sans la grâce et l'appui de notre bon Sau- veur, en vain sa lumière eût brillé à nos yeux, en vain son sang eût coulé sur nos âmes ; nous languirions dans l'esclavage du vice, objets d'horreur aux yeux du Dieu de toute sainteté, et bien loin de parvenir à la gloire, au bonheur que Dieu nous montre au bout de la carrière, des misères de la vie nous roulerions dans les horreurs de l'éternité. C'est un point de foi clairement établi par les paroles du Sauveur : sans moi vous ne pouvez rien faire pour votre salut. Sine me, nihil potestisfacere.

Mais sans recourir à la foi , pour reconnaître cette vérité, il suffit d'entrer dans l'intérieur de l'homme, le spectacle de sa faiblesse jetterait dans un mortel découragement , si la bonté de Dieu ne nous rassurait par la promesse de sa grâce. En effet, mes frères, rentrez un instant en vous-mêmes, et voyez si j'exagère dans le tableau que je vais tracer de notre faiblesse.

N'est-il pas vrai que l'homme est en lutte continuelle avec lui-même et que dans cet éternel combat de la chair contre l'esprit , des passions contre la raison , l'esprit et la raison sont tyranniquement maîtrisés par les passions et la chair? N'est-il pas vrai que le vice , quel qu'il soit , trouve toujours en nous- mêmes une intelligence déplorable? Oui, et ce sont les fruits amers du péché. La vertu nous plaît, la vertu nous charme, nous ravit par ses innocents attraits, nous ne pouvons lui refuser le tribut de nos hommages. Dans notre conscience, nous sommes loin de la confondre avec le vice , mais s'agit-il de la mettre en pratique , alors une puissance aveugle , et supé- rieure à notre conscience nous entraîne foin d'elle. On jette bien de loin en loin sur elle quelques regards de regret; mais les nuages que les passions soulèvent, la dérobent bientôt à nos yeux. La vertu n'a pour elle que des charmes spirituels ; ils sont bientôt sans pouvoir sur nos cœurs ; mais la vie est entourée de toutes les illusions du plaisir, et par les appas des jouissances grossières du présent, il nous fait dédaigner les promesses éternelles faites à sa rivale. La vertu exige de nous des efforts, des sacrifices, des combats continuels; elle nous impose des gênes, des privations et des croix. Le vice au contraire, en nous débarrassant de tout frein importun , satisfait les pen- chants les plus dépravés, et semble nous mener à la félicité suprême par un chemin de fleurs. Enfin, la vertu peut bien plaire à notre esprit , mais dans l'état de l'homme déchu , elle semble n'avoir plus de prise sur notre cœur. Le vice y règne seul en tyran et notre volonté si facile aux exigences des passions, semble être toute de fer pour la vertu.

160 LE JOUR DE NOËL

Ainsi l'on exalte dans le monde, la probité, la justice, le désintéressement; mais les éloges ne sont bien souvent que sur le bord des lèvres ; le cœur y prend rarement part ; du moins dans la pratique on est bien souvent en opposition avec ses principes. L'ambition , cette soif dévorante des biens de ce monde fait plus d'une fois taire la voix de la justice, et quand l'honneur est à couvert , l'intérêt si habile à se faire illusion nous rend facilement sourds aux cris de la conscience. Je suppose pourtant que la raison et les sentiments d'honneur nous fassent garder â l'égard du prochain les règles de l'équité ; mais est ce détachement intérieur, cette pauvreté d'esprit et de cœur qui seule donne des droits aux biens célestes, N'est-il pas vrai que cette vertu nous est naturellement étrangère ?

On estime en autrui la modestie, l'humilité, l'oubli de soi- même -, mais est l'homme vraiment humble et modeste qui par les seules lumières de la raison, sans le secours de la grâce, sait immoler l'amour propre et l'orgueil , et mettre en pratique cette doctrine d'abnégation, de pénitence et de crucifiement que nous prêche partout l'Évangile ?

On ne tarit pas d'éloges sur la bienfaisance et la charité , on tend par pitié naturelle une main secourable au malheureux; mais dans notre corruption, ne sommes nous pas scandalisés de cette loi du pardon des injures, de l'amour de nos ennemis, de la bienfaisance à l'égard de nos persécuteurs? Sommes- nous par nous-mêmes capables de suivre une morale aussi sainte?

On rend hommage à la vraie piété, à cette vertu par excellence qui par la pratique de la loi du Seigneur, vous fait rendre â Dieu ce qui est a Dieu, et aux hommes ce qui est aux hommes; mais est l'homme fort qui sait fouler aux pieds ce misérable respect humain qui nous rend vicieux par faiblesse et pour ainsi dire hypocrites dans le mal, pour nous soustraire à l'injuste critique, aux jugements insensés d'un monde pervers?

Enfin , on ne saurait refuser son admiration et ses homma- ges à la chasteté, à cette vertu héroïque, qui dans un corps de boue, vil jouet des passions les plus ignobles, garde une âme pure et toute céleste. Mais combien n'est-elle pas rare ; quelle vigilance, quelle précaution pour la conserver, quelles alarmes, quels combats intérieurs, quels sacrifices ne coute-t-elle pas, que d'ennemis à la fois réunis contre elle! Le démon l'ébranlé et cherche à la flétrir par ses subgestions honteuses, le monde lui tend partout des pièges; et la chair, ce fougueux ennemi de l'homme, lui livre presque sans cesse de violents assauts.

Au milieu de tant d'écueils, comment cette vertu si fragile ne fera-t-elle pas naufrage? Et le cœur de l'homme trouvera-t-il

LE JOUR DE NOËL 161

assez de force et de courage pour étouffer tant de tentations, pour éviter tant de pièges, pour sortir victorieux de cette guerre continuelle? Entraînés que nous sommes par un penchant funeste à toutes sortes de vices et de désordres, malgré les cris de la conscience et les lumières de la raison qui les reprou- vent , comment pouvons-nous pratiquer toutes ces vertus évangéliques qui seules nous rendent enfants de Dieu, héritiers de sa gloire ?

Qui nous délivrera de ce corps de corruption et de mort? Quis me liberabit de corpore mortis ejus ? Qui nous donnera la force de vaincre nos passions, de triompher du démon, du monde et de la chair? Qui nous rendra supérieurs à nous-mêmes et nous préservera de notre faiblesse? Votre grâce seule, ô divin Sauveur est capable de ce prodige : Gratia Dei per Jesum Christum.

Oui, mes frères, Jésus-Christ seul peut arracher l'homme à sa corruption native, en soutenant sa faiblesse par la force de ses exemples et l'efficacité de sa grâce. En effet, ce divin Sau- veur n'est pas un maître ordinaire, ce n'est pas seulement un maître admirable et sublime: c'est un maître divin descendu du ciel, non pas pour proposer aux hommes de vains systèmes, une morale sans autorité, mais pour leur révéler une doctrine céleste, et leur offrir en sa personne un modèle parfait, et un soutien puissant tout à la fois, bien différent de ces prétendus sages que la philosophie préconise et dont la conduite détruisait tout-à-coup ce que leur fastueuse éloquence avait édifié. Il n'a pas borné l'œuvre de sa mission à nous instruire par ses discours; mais en vrai Sauveur il ^est descendu jusqu'à nous pour sonder nos plaies et toucher du doigt nos misères. Il s'est fait homme comme nous, pour écouter toutes les pulsations du cœur humain et connaître toutes nos infirmités. Ainsi, instruit de notre faiblesse il ne se contente pas de nous indiquer la route-, mais, guide compatissant, il se place à nos côtés pour nous aider à fournir la carrière du salut. S'il nous prêche des vertus difficiles à la nature, il nous donne le premier l'exemple. S'il nous prescrit l'humilité, c'est à travers le voile de sa chair, dans laquelle il a comme anéanti sa divinité et sa gloire. S'il nous prêche le détachement des choses de ce monde, c'est du sein de la misère, du milieu de sa crèche. Si pour nous conduire au ciel, il ne nous ouvre qu'une voie de mortifi- cations et de souffrances, il marche devant nous, couvert de plaies, couronné d'épines, chargé de la croix. S'il n'ouvre son royaume qu'aux âmes chastes, d'une vierge, il nous présente en sa personne un miroir éclatant de pureté. S'il nous fait une loi du pardon des injures, de l'amour des ennemis,

m- ONZE.

162 LE JOUR DE NOËL

il expire pour nous sur le Calvaire, et son dernier soupir est une prière pour ses bourreaux.

Sainte et sublime philosophie ! qui pourrait méconnaître ton origine céleste, à ces traits de perfection divine, à l'influence merveilleuse que tu opères sur le cœur humain. En effet, mes frères, c'est sous son empire que vous allez voir l'homme se transfigurer en lui-même et devenir un spectacle digne du ciel par l'héroïsme de son courage et l'élévation de ses sentiments.

Courage contre la violence et la fureur des hommes. Il n'appartient qu'à la religion d'un Dieu victime volontaire sur une croix , de naître et de croître dans le sang, et de s'affermir par les persécutions. Quelle guerre effroyable ne vient-elle pas soutenir dès sa naissance ! L'enfer déchaîne contre elle toutes ses fureurs. Le paganisme fit des efforts inouis pour l'étouffer à son berceau. Toutes les passions se liguèrent contre elle, une orgueilleuse philosophie conspira la ruine avec la politique insensée des maîtres du monde et les superstitions sanguinaires des peuples abrutis par 1 ignorance et la volupté. Le monde païen se rua contre les disciples du crucifié, et la constance des martyrs à vaincu le monde. Nous sommes les enfants de ces héros sublimes. En remontant à notre origine, nous rencontrons partout du sang; depuis le Calvaire jusqu'aux amphithéâtres. Ainsi la terre devint comme une arène immense des victimes de tout âge, de tout sexe, de toute condition, souffrirent tous les genres de supplices, le feu, les chevalets, les ongles de fer, les grils ardents, les huiles bouillantes, les croix, les déchirements delà scie, et la dent des bêtes féroces. La mort de ces généreux athlètes fut toujours un triomphe pour le christianisme, et leur sang même devint une semence féconde de nouveaux chrétiens. Vous savez tout cela, mes frères, cette glorieuse histoire, vous est familière. Eh bien! dites-nous; ces victimes triomphantes puisaient-elles ce courage, cette énergie, cette constance qui étonna leurs bourreaux, cette joie, je dirai presque cette céleste volupté qu'elles goûtaient au milieu des supplices les plus atroces? N'est-ce pas au pied de la crèche et de la croix, à l'école de ce triomphateur du démon, dans la puissance de ses exemples, dans l'efficacité de sa grâce?

Courage contre les coups de l'adversité.

Ah ! mes frères, Jésus-Christ, depuis son apparition au monde, n'applique-t-il pas un baume puissant à toutes les douleurs par ces paroles adorables : Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. Mes amis, mes enfants, que le malheur frappe et poursuit, encore un peu de temps, et je vous re verrai, et votre tristesse présente se changera en une joie sans mélange

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que nul ne pourra vous ravir. Moi-même, de ma main divine, j'essuierai vos larmes , et vous serez enivrés au torrent des délices.

Heureux les pauvres qui souffrent avec résignation la privation des biens de cette vie d'épreuves; le royaume des cieux leur est réservé comme un héritage impérissable. Moi-même sur la terre, je n'eus pas reposer ma tête, et ma vie fut un enchaî- nement de tribulations et d'angoisses. Le disciple ne doit-il pas s'estimer heureux de ressembler à son maître? Consolez-vous donc, ô vous tous qui souffrez; vous serez avec moi dans la gloire. C'est ainsi que Jésus-Christ a fait, pour la consolation des malheureux, de l'indigence un trésor, de la souffrance une béatitude. Mais il a quelque chose de plus efficace encore à nous offrir pour nous consoler dans nos maux: il nous offre la croix. Donnez une croix au vrai chrétien affaissé sous le poids de l'angoisse. 11 la contemple avec étonnement, il la baise avec amour et, après avoir médité quelques instants sur cette grande adversité d'un Dieu, il murmure dans son cœur: Eh quoi ! oserai-je me plaindre moi, pauvre créature, moi, misérable pécheur, lorsque je vois mon Dieu expirer sur l'autel sanglant de la croix, pour me soustraire aux coups de la justice divine ? Et puis, la pressant sur son cœur: non, non, s'écrie-t-il, la plainte et le murmure me siéraient bien mal. Adversité, malheur, infortune, tonne, gronde, frappe, je subirai tes coups avec résignation. Tu peux bien me faire souffrir, mais m'abattre, jamais! Et la foudre du malheur, fondant sur lui, vient s'éteindre au pied de la croix dans le sang de Jésus , et son cœur se relève et recouvre le calme. _

Oui, mes frères, c'est au pied de la croix, que le chrétien véritable trouvera toujours la consolation, l'espoir, la résignation, la force et le courage au milieu de ses malheurs, parce qu'il en dégoutte invisiblement, des plaies du Sauveur, comme un baume mystérieux et divin.

Courage contre les passions, contre les ennemis redoutables que nous portons en nous-mêmes, qui ne nous quittent jamais, qui nous harcellent sans cesse, et nous forcent à une vigilance de toutes les heures, de tous les instants.

Passions de l'orgueil et de l'ambition, l'homme ne naît-il pas avec un instinct fatal de domination, un violent amour des biens de la terre? A quels excès ne le poussent pas ces deux sentiments effrénés? Médisances, calomnies, mépris insultants, violences, fraudes, injustices, perfidies, blasphèmes, impiétés, révoltes contre le ciel, rien ne l'arrête; l'aveugle amour de soi le rend inaccessible à la pitié, insensible au malheur de ses semblables, et un dur égoïsme devient la règle et le mobile de

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sa conduite. Tel est l'homme dans le paganisme, dans l'état de nature. Mais placez-le sous l'influence de la religion du Calvaire, et vous le verrez bientôt se transfigurer dans tout son être. Au pied de la crèche ou de la croix, il abjure tout orgueil, toute ambition. La gloire humaine n'est plus à ses yeux qu'une vaine fumée. Les richesses ne sont plus qu'un bagage dangereux sur la route du ciel, ou tout au plus un moyen de sanctification et de mérite. L'humilité fait ses délices et la pauvreté son bonheur.

sont les humbles et les pauvres volontaires formés à l'école de la sagesse humaine? Les connaissez-vous, mes frères? L'histoire vous présente-t-elle ailleurs qu'à l'école de Jésus-Christ cette foule innombrable de grands, de riches, de puissants courbés volontairement sous le joug de l'humilité, de la pau- vreté, de l'abnégation chrétienne? Non, non, il ne fallait rien moins que l'exemple et la grâce d'un Dieu Sauveur pour opérer ces prodiges sur le cœur humain.

Passion de la vengeance : Cette soif brûlante et cruelle qui aspire à s'étancher dans le sang, suppose la haine, mais la haine est inconnue à l'école de Jésus-Christ. Vous aimere^, voilà la grande loi , principe et garantie de toutes les autres. Vous aimerez votre Dieu, et dans lui et pour lui, vos frères quels qu'ils soient; vos ennemis eux-mêmes, et vos persécuteurs. A moi seul le jugement de la vengeance.

Eh bien ! mes frères , supposez maintenant un chrétien assailli de cette violente et aveugle passion, bouillonnant de haine et de fureur contre son semblable. Son cœur, comme une mer qui franchit ses rivages , est prêt à déborder sur son frère , et la haine va se traduire en insultes, en imprécations, en violences, en attentats contre sa vie. Mais la foi se réveille, et Jésus-Christ, d'une parole, vient apaiser ce bouillonnement comme autrefois la tempête. Un cri d'amour parti de la croix est venu retentir au fond de ce cœur ulcéré: Mon père, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu'ils font. Et le chrétien ébranlé hésite d'abord; il sent les flots de la fureur retomber sur eux-mêmes. Poussé par la foi, il prie; c'est Jésus-Christ lui-même qui a formulé sa prière: Notre Père qui êtes aux cieux... Notre Père... Il est donc mon frère celui que je poursuis de ma haine. Il est comme moi l'enfant de Dieu. Oserai-je poursuivre mes projets de ven- geance ! et la tempête s'appaise à mesure qu'il continue sa prière: pardonnez-nous nos offenses, comme nous... ici le malheureux s'arrête : On ne prononce pas ainsi de sang-froid sa condamnation. Mais il faut poursuivre ou renier sa foi. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons. C'en est fait; ce chrétien est vaincu, il sent le besoin qu'il a du pardon de son Dieu, et il étouffe au fond de son cœur toute

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pensée, tout désir de vengeance, pour y laisser régner la charité chrétienne.

Enfin, passion de la volupté ! Ah! c'est ici l'ennemi le plus terrible. Il n'épouvante pas , il attire, il ne menace pas, il séduit. Il est au dedans de nous, conspirant sans cesse notre perte } nous mettant aux prises avec nous-mêmes. Dans cette terrible lutte de la chair contre l'esprit, une nature faible et dégradée, loin de prêter à l'homme du secours contre la tyrannie des sens, le trompe, le trahit et prend parti contre lui-même. L'infortuné! Il se voit trahi de tout son être. Son esprit devient le jouet de mille fantômes. Son imagination s'échauffe, s'allume et s'en- flamme. Son cœur violemment agité est près de lui échapper. Comment donc pourra-t-il vaincre dans une guerre la défaite est pleine d'attraits, tandis que la victoire, l'arrachant à lui-même, devient un douloureux sacrifice?

Ah ! je comprends toute la vérité de ce cri de désolation échappé de la poitrine du grand Paul en butte lui-même à ces assauts ignominieux. Malheureux que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Je sens que l'homme, faible comme il est, ne peut trouver de force et de soutien contre lui-même que dans la grâce de Jésus-Christ : Gratta Dei per Jesum Christum. Mais rassurons-nous , si l'ennemi est terrible , le vainqueur du démon est bien plus puissant encore. Les fouets de la flagellation , sa couronne d'épines, et sa croix en expiant cette ignoble passion sont tout à la fois un témoignage de sa puissance et un gage de son amour pour nous. Le souvenir de sa mort sanglante, la crainte de sa justice, et, par dessus tout, l'onction intérieure de sa grâce nous rendront victorieux dansées rudes combats de la chair. Il ne s'agit pour nous que de vouloir d'une volonté ferme et constante. Voyez-vous cette multitude innombrable de héros chrétiens, de fervents solitaires, de vierges timides? Comme nous, ils eurent à combattre. Comme nous, ils étaient pétris de faiblesse et de penchants corrompus. Comme nous, ils étaient environnés de pièges et d'écueils; comme nous ils furent battus par les orages. Mais, fortifiés par la grâce de Jésus- Christ , soutenus par ses exemples et par la méditation de ses oracles, ils ont triomphé du monde, du démon et de la chair, et la palme de la victoire armera à jamais leurs mains triomphantes.

Mes frères, voulez-vous figurer un jour dans le ciel au milieu de ces légions rayonnantes de gloire et de bonheur? Contemplez votre divin modèle, étudiez sa vie, méditez ses oracles, et vous sentirez au dedans de vous un mystérieux travail de sanctifi- cation. A l'aspect de votre Dieu, humilié, pauvre, souffrant, crucifié , vous rougirez de l'orgueil ; l'humilité ne vous paraitra

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plus impossible; vous concevrez un saint détachement de la terre: les croix ne vous effraieront plus; l'amour divin enflam- mera vos cœurs; les vertus les plus pures germeront dans vos âmes, et l'espoir de la récompense éternelle soutiendra votre faiblesse au milieu des combats les plus rudes et des épreuves les plus délicates. D'ailleurs l'exemple de votre Sauveur sera toujours suivi de sa grâce. Il vous l'offre à chaque instant; soyez assidus à la demander par une prière fervente, attentifs à la mériter par vos œuvres. Jamais elle ne vous manquera : Cet aimable Sauveur a établi dans son Église des sacrements qui, comme des sources intarissables, la verseront sur vous avec abondance. Venez y puiser souvent, et vous sentirez votre courage se ranimer, vos forces s'accroître, la fougue des passions s'amortir et les difficultés de la vertu s'aplanir devant vous. Parla puissance de cette onction divine, aucune vertu ne vous sera impraticable, aucune passion, indomptable. Pécheurs, au tribunal de la pénitence, vous trouverez un moyen consolant et infaillible pour vous relever de vos chutes, et retremper votre courage pour de nouveaux combats. Justes qui redoutez votre faiblesse, dans l'adorable Eucharistie vous recevrez tout à la fois le pain des forts qui soutient dans le douloureux pèlerinage delà vie, et le vin mystérieux qui enivre de l'amour divin, et fait germer les vierges. Vous tous, qui que vous soyez, ne désespérez jamais de votre salut. Le faible enfant de la crèche est le Dieu fort et puissant qui vous couvrira de ses ailes et la grâce vous fera triompher de tous vos ennemis. C'est elle qui faisait dire à S. Paul au milieu des tribulations; je souffre, mais je ne suis point abattu ; je puis tout dans celui qui me fortifie. C'est elle qui le rendait supérieur aux tentations humiliantes auxquelles le Seigneur le laissait exposé pour notre consolation. C'est elle qui convertit Augustin enseveli dans la fange du vice. C'est elle qui soutint la constance des martyrs au milieu des tourments, quia sanctifié tant de vierges au milieu des dangers les plus pressants, qui a formé des miliers d'élus de tout âge, de tout sexe, de toute condition. C'est elle qui fit fleurir au désert les vertus les plus sublimes; c'est elle qui convertit en délices les pénitences les plus austères, et fait trouver le bon- heur dans les sacrifices les plus pénibles à la nature; c'est elle sussi, mes frères, qui vous sanctifiera vous-mêmes, si vous la secondez par vos efforts. Quelque nombreux que soient les ennemis du salut, couverts de ce bouclier impénétrable, vous pourrez, comme David, vous promettre la victoire et braver les efforts réunis de l'enfer, des passions et du monde ; comme ce saint roi, vous pourrez dire: que des armées s'élèvent contre moi. Je ne crains rien, mon Dieu, en quij'espère, terrassera leur

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fureur, soutiendra ma faiblesse et couronnera mes efforts dans l'éternelle patrie. Ainsi soit-il.

Autre Discours.

JESUS SAUVEUR DES HOMMES

Bienfaits de la naissance du Sauveur.

Ecce evangelîzo vobis gaudlum magnum quod erlt otnni populo ; quia natus est oobis hoclie Salvator.

Je viens vous annoncer une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie ; c'est qu'aujourd'hui vous est un Sauveur. (S. Luc.chap. II, 10-11).

Mes frères,

La nouvelle que l'ange du Seigneur annonça jadis aux bergers dans la nuit mémorable qui précéda ce grand jour, sans être ni ange , ni prophète , je viens vous l'annoncer aujourd'hui à vous- mêmes. Ce n'est pas pour les bergers ni pour le peuple Juif seulement que le Sauveur est -, la terre est au Seigneur, les hommes qui l'habitent sont tous ses enfants , sa miséricorde est infinie ; dès lors l'univers entier est appelé à partager la joie de cet événement promis aux patriarches , prédit par les prophètes, appelé par les soupirs des justes et désiré de toutes les nations.

Quel événement, mes frères , plus capable de vous remplir de joie que la naissance d'un libérateur! Et quelle nouvelle vous annonça jamais tant de bienfaits? Evangeli\o vobis gaudium magnum. Réveillez-vous donc, ô vous qui dormez du sommeil de l'indifférence, et prêtez une oreille attentive au mystère que je vais vous révéler. Apprenez les bienfaits insignes dont le Sau- veur est venu vous combler. Alors, dans le ravissement de la reconnaissance , vous bénirez mille et mille fois la nuit heureuse qui présida à l'enfantement divin de votre Sauveur : Quia natus est vobis hodie Salvator.

Ces bienfaits de la naissance du Sauveur, je les vois, mes frères, dans les maux qu'il est venu guérir, et dans l'affreuse destinée qui nous attendait au delà de la tombe, si la justice de Dieu n'avait fait une heureuse alliance avec sa miséricorde dans la naissance de l'Homme-Dieu que les anges du ciel annoncent à la terre.

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En effet, mes frères, par la désobéissance de notre premier père, le péché, dit S. Paul , est entré dans le monde, et, comme un torrent dévastateur submergeant tous les hommes dans ses flots, il les entraînait à la mort éternelle: Per unum hominem peccatum intravit in hune mundum, et per peccatum mors. Le Sauveur que le ciel vous envoie veut arrêter le cours de ce fleuve de mort et vous retirer des bords de l'abîme.

D'après ce dogme fondamental établi par S. Paul, voici com- ment le fils de Dieu en prenant notre chair devient notre Sauveur. Le péché , selon S. Jean, se manifeste dans le monde sous trois formes différentes. Il est, ou orgueil, ou amour des biens de la terre, ou passions de la chair : Omne quod est in mundo , concupis- centia carnis est, aut concupiscentia oculorum, aut superbia vitœ.

L'homme ainsi corrompu parle péché dans son esprit, dans son cœur, et dans sa chair, n'est plus ce que Dieu l'avait fait. Le Sauveur , pour le réformer et le rappeler à sa destinée, vient opposer trois remèdes puissants aux trois grands maux qui le dévorent. Ainsi, l'homme s'est livré aux folies de l'orgueil, et le Sauveur , pour expier et réprimer l'orgueil , se soumet aux abaissements de la crèche. L'homme s'est laissé dominer par l'amour des biens terrestres, et le Sauveur, pour expier et guérir cette aveugle passion , vient naître dans le dénûment de la crèche. L'homme s'est abruti par les passions de la chair, et le Sauveur , pour expier ces infamies et briser ce honteux escla- vage , prélude aux tortures de la croix par les souffrances de la crèche.

Ainsi, pour nous résumer, humilité de la crèche opposée à l'orgueil.

Pauvreté de la crèche opposée à la cupidité.

Souffrances de la crèche opposées à la sensualité.

Trois réflexions qui vont faire le partage de cette instruc- tion. — 0 Marie, la plus heureuse des mères, en mettant au monde le fils de l'Éternel , vous êtes entrée aujourd'hui en par- tage de la puissance de Dieu même. Obtenez-nous de votre divin fils la grâce de connaître et d'apprécier les bienfaits de sa naissance. Nous vous en supplions, en vous félicitant de votre glorieuse maternité. Ave , Maria.

Mes frères,

Première réflexion. L'orgueil, le premier-né de Satan est aussi le premier ennemi du genre humain, la principale source de la corruption et de la réprobation des hommes. Qui pourrait conce- voir les égarements de l'orgueil? C'est lui qui, dans le ciel même, a levé l'étendard de la révolte contre l'Éternel. C'est lui qui, dès l'origine du monde, souffla au premier homme la prétention de

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s'égaler à Dieu. C'est lui qui, dans tous les siècles, a voulu briser le joug du Seigneur. C'est lui qui a proféré cette parole auda- cieuse : non, je n'obéirai pas : Non serviam. C'est lui qui a follement tenté de détrôner le Tout-Puissant, pour se faire adorer à sa place.

A quels excès étranges ne se porte pas l'homme dominé par l'orgueil, la vanité et l'amour-propre ! 11 foule aux pieds ce qu'il y a de plus sacré. 11 renie le souverain maître de toutes choses, parce qu'il veut être à lui-même son Dieu. Il renie son culte, parce qu'il veut seul recevoir des hommages. Il renie sa loi sainte , parce qu'il veut n'avoir d'autre règle que ses caprices.

Il ne veut rien souffrir au dessus de lui, il n'épargne rien pour écraser ses égaux, rabaisser ses supérieurs. La calomnie, la médisance, le parjure, rien ne l'arrête, ne lui coûte, pour s'élever sur les ruines de ses semblables, et satisfaire les désirs de gloire et de supériorité qui l'agitent et le dévorent. Mais , ô justice divine, l'homme, en cherchant le bonheur dans les gran- deurs humaines, n'y trouve qu'un vide affreux, et les efforts qu'il fait pour élever l'édifice de sa gloire, ne servent qu'à l'enfoncer davantage dans l'abîme du malheur et du néant.

Tel est le premier crime de l'homme que le Sauveur vient expier, telle est la première erreur qu'il vient corriger; et voyez de quelle manière admirable il va remplir cette mission.

Il est le Créateur de toutes choses , le Seigneur des sei- gneurs, le roi des rois, la splendeur de la gloire de l'Éternel, le juge des vivants et des morts. Cependant il se dépouille de sa gloire, il descend des hauteurs des cieux, non plus comme autrefois sur le Sinaï, au milieu des éclairs et des tonnerres; mais dans le silence de la nuit, sans appareil et sans éclat. En apprenant qu'un Dieu descend parmi les hommes, qui ne s'ima- ginerait que les cieux s'abaissent devant lui , que la terre tressaille, que la nature entière se revêt de ses plus beaux ornements ! Mais non ; repoussé de tout le monde dans la personne de Marie sa mère, il naît dans une étable, d'une vierge ignorée, sous les yeux d'un pauvre artisan qui lui tient lieu de père ; sans titre qui le distingue aux yeux des hommes, il n'est connu que de quelques bergers grossiers, lui devant qui tout ce qu'il y a de grand au ciel et sur la terre et dans les enfers doit fléchir le genou. Il pouvait prendre les titres pompeux de législateur des peuples, de libérateur d'Israël, de dominateur de la terre, que lui ont décerné les prophètes-, mais il souffre que son nom soit inscrit avec les noms les plus obscurs des sujets de César. Il s'appellera fils d'un humble artisan, lui divinement conçu par l'Esprit-Saint dans le sein d'une vierge sans tache.

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Voilà donc l'Éternel devenu enfant d'un jour, le Tout-Puissant descendu de son trône, dépouillé de sa grandeur, le Dieu fort, sans soutien, sans crédit, sans autorité, caché, anéanti sous les voiles de l'enfance. Que fait-il dans cet état d'abjection, dans ces langes, sur cette paille? Ce qu'il fait, mes frères! Prêtre et victime de la nouvelle foi, il offre à l'Éternel le seul sacrifice digne de sa majesté sainte. Il répare par ses humilia- tions, les outrages que l'orgueil des hommes a déjà faits ou doit faire encore au Dieu seul grand, seul adorable. Il rétablit l'empire de Dieu sur la créature; il rend à Dieu toute la gloire que le péché lui a ravie. Il expie, par cet esprit d'obéissance qui l'anéantit dans la crèche, nos révoltes contre Dieu, nos déso- béissances à la loi de Dieu, nos ingratitudes envers Dieu, nos froideurs dans le service de Dieu. Les dégoûts dont les mon- dains abreuvent la vertu, la foi, la piété, et les dédains dont les grands du siècle poursuivent les petits et les humbles. Il expie l'audace étrange des impies qui, dans tous les siècles, refusent de croire aux oracles de la sagesse éternelle, pour n'écouter que leur aveugle raison dont ils veulent faire la mesure de la vérité et l'unique règle de leur conduite. Par ces divins abaisse- ments il expie ces hommages stupides et criminels que les hommes prostituaient aux faux dieux, enfants de leurs passions, tandis qu'ils les refusaient au seul maître de l'univers. Il immole dans sa personne cette ambition insatiable des honneurs du monde, ces désirs effrénés de s'élever au dessus de ses semblables, ces lâches calomnies dont s'arme l'orgueilleux pour supplanter des rivaux, ces complaisances criminelles que le savant recherche dans sa vaine science, le faux sage dans ses prétendues vertus et l'impie lui-même dans son audacieux délire. Voilà ce que. fait le Sauveur dans l'étable de Bethléem. Il désarme la colère de Dieu, irrité par l'orgueil insensé delà créature, et il corrige l'homme de cette passion funeste qui le pousse si loin de la voie du bonheur.

C'est bien du fond de sa crèche qu'il a droit de vous dire : Enfants des hommes, jusques à quand aimerez-vous la vanité? Pourquoi rechercher le bonheur dans une grandeur mensongère ? Si les grandeurs et les pompes de ce monde offraient quelque chose de solide, je ne les aurais pas réprouvées. C'est l'humilité qui conduit à la véritable gloire. Vous êtes de misérables créa- tures, et vous cherchez sans cesse à vous élever. Cependant je suis votre Créateur et votre maître, et je m'abaisse jusqu'au niveau de la plus humble créature, pour vous élever jusqu'à Dieu. Apprenez donc de moi l'humilité, cette vertu par excel- lence dont je vous donne le plus éclatant exemple : Discite a me.,. Songez-y sérieusement, le royaume des cieux ne s'ouvre

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qu'à la simplicité, à l'humilité de l'enfance : Nisi efficiamini sicut... De quoi vous serviront les vains applaudissements du monde, les hommages du monde, les honneurs du monde? Je suis la sagesse éternelle, et je les réprouve. Loin de vous conduire à la gloire , ils ne sont à mes yeux que des titres à des humiliations éternelles : Qui se exaltaverit, humiliabitur.

Que répondrez- vous, mes frères, à ce langage éloquent de la crèche ? Pouvez-vous raisonnablement conserver encore des pensées et des sentiments d'orgueil, attacher du prix à une grandeur ainsi réprouvée par la sagesse éternelle?

Venez, orgueilleux du siècle, vous qui refusez de vous sou- mettre à la loi de Dieu, à la pratique de ses saints préceptes. Entrez dans cette étable, contemplez dans cette crèche, votre Dieu anéanti sous la forme d'un enfant , pour expier votre orgueil, et vous rougirez de votre folie, de vos égarements. Prêtez une oreille attentive \ il vous dit déjà par son silence ce qu'il vous dira plus tard dans sa prédication : Malheur à vous, faux docteurs, savants si fiers de votre science mondaine, vous qui étouffez dans votre esprit les semences de la foi, pour n'écouter que votre orgueilleuse raison! Malheur à vous, esprits hautains, qui craindriez de vous abaisser, en vous courbant sous le joug de mon Évangile, comme l'humble fidèle. Malheur à vous, grands de la terre, qui dédaignez un Sauveur sans pompe et sans éclat , et renvoyez ma doctrine aux petits et aux simples! Vous vous évanouirez dans vos pensées orgueil- leuses, et puisqu'anéanti dans la crèche, je n'ai pu dompter votre orgueil, un jour, devenu votre juge du haut de mon trône de gloire , je vous écraserai sous le j)oids des humiliations éternelles.

C'est ainsi que le Sauveur expie les folies de l'orgueil' par l'humilité de la crèche et nous prémunit contre ses illusions par ses abaissements volontaires.

Deuxième réflexion. Si l'orgueil perd l'homme en aveuglant son esprit, la cupidité vient à son tour le perdre en corrompant son cœur.

Par la fascination des sens, détourné de Dieu, unique source du vrai bien, l'homme ne cherche plus son bonheur que dans la possession des biens de ce monde. Dès lors, à ses yeux la sagesse est de les rechercher, la grande science, de les acquérir, et le souverain mérite , de les posséder.

Dès lors, tout est permis, tout est honnête pour les obtenir. On veut y parvenir à tout prix. La violence, la fraude, l'injustice, l'intrigue, l'oppression, la calomnie, le meurtre, le poison, rien ne l'arrête. L'aveugle cupidité qui le dévore absorbe toutes ses

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pensées, toutes ses affections, tous ses moments: pour lui plus de Dieu à servir, plus de devoirs religieux à remplir, plus de saints jours à respecter, plus d'âme à sauver, plus de ciel à gagner. Pour lui, dit S. Paul, les richesses sont devenues une idole à laquelle il prostitue son encens et ses hommages , et sacrifie son âme et son éternité.

N'est-il pas vrai , riches du siècle, que le soin de votre fortune est votre grande affaire, que rien ne vous touche que ce qui peut l'augmenter ou la compromettre, qu'en raison de votre opulence, vous vous croyez au dessus de la loi de Dieu et, pour ainsi dire, d'une nature différente de celle de vos frères moins fortunés? N'est-il pas vrai que vous n'avez que des dédains et des mépris pour quiconque ne peut vous égaler? N'est-il pas vrai, pauvres du siècle, que vous êtes dévorés d'ambition, consumés de désirs, rongés de jalousie contre tous ceux qui s'élèvent au dessus de vous? N'est-il pas vrai que le désir de vous enrichir est devenu pour vous un aiguillon incessant au mal? Que vous accusez la Providence d'injustice dans le partage qu'elle a fait des biens de la terre?

Et s'il en est ainsi , riches et pauvres , n'est-il pas vrai que cette passion effrénée pour les biens de la terre est pour vous une source continuelle, d'agitations, d'inquiétudes, et de désor- dres de toute espèce, et par même un obstacle insurmontable à votre bonheur?

Voilà donc un second ennemi que le Sauveur vient terrasser, un second crime qu'il vient expier , pour vous en épargner le châtiment , une seconde erreur qu'il vient corriger par son exemple et sa doctrine.

Voyez-le dans la crèche, pauvre, dénué de tout. Il est pourtant la source intarissable de tout bien visible et invisible. Ne pouvait- il pas naître dans une ville célèbre, dans un palais magnifique, environné du faste et de la pompe mondaine, au milieu de somptueux ameublements, sur des étoffes précieuses , entouré des grands de la terre ? Mais non ; il choisit un village pour patrie, une étable pour asile, une crèche pour berceau, de la paille pour couche, des haillons pour vêtements, de vils animaux pour société -, pour père, un simple artisan, vivant à la sueur de son front, pour mère une humble israélite, réduite à travailler de ses mains, trop pauvre pour être accueillie dans une habitation humaine, et pour premiers adorateurs , des pâtres pauvres et grossiers.

O roi de gloire, ô trésor des richesses du Tout-Puissant, vous qui revêtez la nature de si riches parures, vous qui répandez vos richesses avec tant de profusion sur de misérables pé- cheurs , dans quel dénûment étrange apparaissez-vous au

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monde I Combien doit être criminelle à vos yeux l'ambition des richesses, puisque vous venez l'expier au prix de tant de privations !

En effet, mes frères, ce n'est pas par hasard que le Sauveur est dans cette étonnante pauvreté: c'est par choix et par amour pour nous. Il veut immoler en sa personne cette aveugle cupidité qui nous dévore, ces désirs insatiables qui nous consument; il veut expier l'abus des richesses, la vanité des parures, la somp- tuosité des ameublements , les injustices de l'avare, les folies du prodigue, la dureté des riches.

Oui, riches et opulents du siècle, venez, instruisez-vous à la vue de l'étable et de la crèche, voyez quel cas votre Sauveur a fait des richesses que vous estimez tant, que vous recherchez avec tant d'empressement. Si elles pouvaient procurer le vrai bonheur, ne les aurait-il pas choisies? Ne devez-vous pas être troublés, alarmés, consternés à la vue de votre Dieu rejetant réprouvant tout ce que vous êtes, convaincant de folie les maximes mondaines, qui mettent le souverain bonheur dans les richesses? En effet, ou Jésus-Christ se trompe, ou le monde est dans l'erreur. Osez dire que la sagesse mondaine est plus clair- voyante que la sagesse éternelle ! Et si vous ne l'osez , prêtez une oreille docile à ses leçons. Ne l'entendez-vous, pas du fond de sa crèche, comme du tribunal de sa justice, prononcer ses arrêts irréfor niables? Malheur à vous, riches, ambitieux, qui joignez maisons à maisons, terres à terres ! Ignorez-vous qu'il faudra tout quitter? que votre Dieu s'est rétréci dans une étable, et que durant sa vie, il n'avait pas reposer sa tête? Malheur à vous? riches avares, qui entassez trésors surJj*ésors sur la terre; ce sont autant de brasiers ardents amassés sur vos têtes pour l'éternité? Malheur à vous riches insensibles, riches oppresseurs de vos frères-, votre jugement sera sans miséricorde. Malheur à vous, opulents du siècles! Ces langes qui m'enveloppent, n'accusent-ils pas ce luxe, cette pompe dont vous vous entourez avec tant de complaisance, tandis que vous laissez vos frères dans le dénûment et la misère? Malheur à vous aussi , pauvres du siècle, pauvres dévorés d'ambition, pauvres murmurateurs, pauvres orgueilleux et corrompus, pauvres irréligieux et libertins! Ma crèche honore et béatifie la pauvreté; mais une pauvreté volontaire, ou du moins résignée; une pauvreté laborieuse et patiente, une pauvreté vertueuse et animée de la piété.

Malheur à vous tous, riches et pauvres, qui aimez les richesses plus que Dieu lui-même !

Ainsi se trouve terrassé ce second ennemi du bonheur de l'homme ; ainsi est expiée et corrigée cette funeste cupidité par

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le dénûment de la crèche et par la pauvreté volontaire du Sauveur.

Troisième réflexion. Ce n'est pas seulement dans l'orgueil et la cupidité que l'homme trouve sa perte. 11 est un troisième e-nnemi qui lui livre de terribles assauts; il est pour lui une troisième source de réprobation : c'est l'amour des plaisirs, ce sont les passions de la chair. Dans l'état d'innocence il fut créé, l'homme, soumis à Dieu, restait maître de ses sens, et sa chair était asservie à l'empire de l'esprit. Mais dès l'instant que, pour devenir semblable à Dieu même, il voulut goûter du fruit défendu, la chair secoua le joug de l'esprit, et de naquit entre l'esprit et la chair cette guerre cruelle qui devient l'épreuve du juste et la réprobation du pécheur. Hélas ! que de victimes ont succombé et succombent encore dans cette lutte violente ! N'est- il pas vrai, mes frères, que le grand mobile de nos actions, c'est le plaisir des sens, la satisfaction de la chair? N'est-ce pas à la sensualité que l'on sacrifie tous les jours le salut de son âme, les promesses d'une félicité immortelle? N'est-ce pas l'amour du plaisir qui pousse à l'intempérance, à l'ivrognerie, à la paresse, à la négligence de ses devoirs, à l'oubli de Dieu et de son culte, à la profanation des jours réservés au Seigneur, au mépris, à la violation des lois de l'Église et de la mortification chrétienne? N'est-ce pas la volupté qui roule tant de chrétiens dans la fange du vice, qui, d'une fille chrétienne, fait quelquefois l'être le plus méprisable? N'est-ce pas cette passion effrénée qui enfante la fornication, l'inceste, l'adultère, fléaux de la société et de la famille?

O Dieu, quel ennemi cruel l'homme rencontre en sa chair corrompue ! Quels ravages affreux le plaisir n'exerce-t-il pas dans son âme créée pour l'immortalité. Il la dégrade, l'avilit, la détourne de vous, et la précipite dans la route de la perdition.

Venez, divin enfant , venez expier les désordres de la chair, et remettre l'homme dans la voie du salut.

Oui, mes frères, le fils de Dieu vient se faire fils de l'homme, pour punir dans sa chair innocente, les désordres de notre chair criminelle, et nous montrer, par son exemple, que la mortifi- cation et la pénitence sont la seule voie qui conduise aux joies vraies et durables. Voyez-le préluder aux tourments de la croix par les souffrances de la crèche. Tl a quitté le séjour de la félicité, pour apparaître au monde, au milieu de l'hiver, durant la nuit, dans uneétable, exposé à toutes les rigueurs de la saison. Ses membres délicats sont à peine couverts de pauvres langes : Pannis involutum. Sa chair virginale ne repose que sur un peu de paille : Positum in prœsepio . A peine réchauffé parle

LE JOUR DE NOËL 175

souffle des animaux dont il partage la demeure, il n'a pour tout soutien qu'une jeune mère, et un humble artisan que la pauvreté fait rejeter de tout le monde. Ainsi, soumis à toutes les faiblesses de l'enfance , et condamné à tout le dénûment d'une étable, il expie en sa chair innocente cette vie molle et sensuelle, cette condescendance coupable aux désirs de la chair, ce soin exces- sif de fuir tout ce qui pourrait la mortifier, cette horreur de toute gêne, de toute souffrance, cette passion effrénée pour la parure, cette avidité des spectacles mondains, des divertisse- ments dangereux , ces délicatesses , ces intempérances, ces excès, ces débauches, ces impudicités dont la terre est souillée. Mais qu'entends-je, que vois-je dans l'étable? Des cris de douleur, et des larmes! O mystère adorable ! Le divin enfant pleure dans la crèche, mais non pas comme les autres enfants. En effet, dit S. Bernard, les autres enfants pleurent par faiblesse, et celui-ci pleure par raison, par compassion, par amour; les autres enfants pleurent, parce qu'ils portent la peine du péché dont ils sont souillés, et celui-ci parce qu'il vient effacer le péché dont il s'est chargé devant Dieu : les autres enfants pleurent leurs misères, et celui-ci pleure les nôtres.

O prodige incompréhensible, mes frères! Notre Dieu pleure notre péché, et nous ne le pleurons pas. Notre Dieu pleure sur nos maux, et nous y sommes insensibles. Notre Dieu au berceau immole et crucifie par avance sa chair virginale, et nous ne voulons pas mortifier notre chair criminelle. Notre Dieu, dans sa crèche se livre aux rigueurs de la pénitence, et nous, nous aspirons à nous enivrer de plaisirs. Quel désordre, mes frères, et quel aveuglement ! Ne comprendrons-nt>us pas le langage de ces cris et de ces pleurs ? Ne disent-ils pas hautement : Hommes sensuels, qui vous livrez avec frénésie aux plaisirs criminels, aux divertissements dangereux, malheur à vous ! Vous serez condamnés à des douleurs sans fin. Heureux du siècle, qui avez toutes vos consolations en ce monde et qui foulez aux pieds les lois de la mortification chrétienne, malheur à vous ! Vous serez condamnés à des pleurs éternels. Malheur à vous qui êtes rassasiés de tout en cette vie ! Vous serez livrés dans l'autre aux tortures de la faim, aux ardeurs de la soif. Malheur à vous insensés, qui dites comme l'impie : jouir, c'est le but de la vie ; mangeons, buvons, livrons-nous aux plaisirs, et bra- vons la mort! Après avoir passé vos misérables jours dans l'enivrement des plaisirs, en un clin d'œil vous descendrez vivants dans l'horrible séjour des larmes. Tel est le langage que ces cris et ces pleurs du divin enfant vous adressent du fond de la crèche. Non, mes frères, ce n'est pas pour les plaisirs que vous êtes

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venus au monde ! Ses plaisirs ne peuvent que vous conduire au péché, et le péché à l'enfer. Chrétiens qui m'écoutez, pour parvenir au bonheur, il n'est qu'une route, celle de la modération, de la mortification chrétienne. C'est votre Dieu, c'est votre maître qui vous le dit en marchant devant vous ; vous ne pouvez lui plaire qu'en marchant à sa suite, et portant votre croix après lui. Ce n'est qu'à cette condition qu'il vient vous sauver. Pourriez-vous refuser d'y souscrire?

Vous le voyez , mes frères , avec quel amour le divin enfant a rempli l'office de Sauveur. Il ne vous demande rien qu'il n'ait pratiqué le premier. Pour expier l'orgueil , et nous inspirer l'hu- milité, le Fils de Dieu est descendu, dit S. Paul, des hauteurs inaccessibles de la divinité, pour s'abîmer dans les profondeurs des misères de l'homme , et de l'homme esclave du péché: Exinanivit semetipsum, formam servi accipiens. Pour expier la cupidité, et nous détacher de la terre, il est venu naître et vivre dans un dénûment complet, afin de nous enrichir des biens célestes : Propter vos egenus factus est, ut vos divites essetis. Enfin, pour expier l'amour des plaisirs , et nous procurer le vrai bonheur, en s'incarnant dans le sein de Marie, il s'est revêtu de toutes les misères de l'humanité , et s'est fait , depuis le berceau jusqu'à la croix, un homme de douleur : Virum dolorum et scientem infirmitatem.

Voilà, mes frères, quelle a été la conduite de Dieu à notre égard. Quelle a été, et quelle sera la nôtre envers lui? Réflé- chissons sérieusement. Notre Dieu, pour nous sauver, a déployé dans son incarnation et sa naissance, toute l'étendue de sa miséricorde : si nous n'en profitons pas , tremblons qu'il ne déploie un jour toute l'étendue de sa colère et de sa justice pour nous juger et nous punir en proportion de notre ingratitude.

Puissions-nous tous, mes frères, comprendre avec les saints, la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de la charité de Jésus-Christ afin que, revêtus de l'esprit d'humilité, de pauvreté et de mortification chrétienne, nous obtenions un jour, la gloire, les richesses et les joies célestes dans l'éternité bien- heureuse. Ainsi soit-il.

NOËL OU L'EPIPHANIE

JÉSUS LUMIÈRE DU MONDE'

EXORDE POUR NOËL

Videbit omnis caro saiutare Del.

Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. (S. L. III,)

Au sein de la Judée , caché depuis trente ans dans une solitude profonde, vivait un homme extraordinaire. Pour toute nourriture, il n'avait que des sauterelles et du miel sauvage, et pour vêtement, qu'une ceinture de poil de chameau. C'était Jean- Baptiste, fils de Zacharie. Soudain, saisi de l'esprit de Dieu, il accourt du [fond de sa retraite sur les bords du Jourdain et, d'une voix austère prêchant la pénitence, il fait retentir les échos du désert de ces paroles prophétiques: Peuples de la terre, réveillez-vous de votre sommeil, prêtez une oreille attentive à ma voix, ranimez l'espérance dans vos cœurs, consolez-vous, et cessez vos soupirs et vos larmes. Le Seigneur va réaliser sa promesse, le désiré des nations s'avance; le voilà, bientôt il va paraître au milieu de vous: Ecce veniet. Préparez la voie, abaissez les montagnes, comblez les vallées, brisez les aspé- rités sous ses pas, rendez droits ces sentiers qui ramènent, et vos yeux contempleront avec ravissement le Sauveur que le ciel a promis à la terre: Et videbit omnis caro saiutare Dei. A cette voix la Judée entière se réveille et salue avec enthousiasme l'accomplissement prochain des promesses divines. Ivre de joie et pénétrée d'une sainte frayeur, elle se précipite sur les bords du Jourdain, tombant aux pieds de Jean-Baptiste, et courbant la tête sous son baptême de pénitence. Les esprits sont tenus en éveil, les cœurs palpitent d'attente, les yeux cherchent partout le Messie. Soudain le prophète du désert voit tomber à ses pieds le solitaire de Nazareth, l'humble fils de Marie, enfant de la crèche, élève d'un pauvre artisan. A sa voix, tremblant comme l'esclave sous les yeux de son maître , il lui administre le baptême comme à un simple Israélite. Mais, éclairé d'un rayon céleste, il le proclame, au milieu de la foule étonnée, l'agneau de Dieu, le Saint des Saints, le Docteur par excellence, le désiré des nations, le libérateur d'Israël: Videbit omnis caro saiutare Dei. Dès cet instant, Jean Baptiste s'efface;

i. Par M. l'abbé Martin.

ni. DOUZE

178 POUR LA FÊTE DE NOËL

Jésus entre dans sa vie publique, parcourt la Judée, prêchant le royaume des cieux, et remplissant dans toute son étendue le rôle de Sauveur. Les Juifs l'ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, et les peuples de l'univers le verront et l'enten- dront jusqu'à la consommation des siècles dans la personne de ses ministres: Videbit omnis caro salutare Dei. Mais hélas! les Juifs, grossiers et charnels, ne rêvant, dans la promesse du Messie, que domination, richesses et jouissances terrestres, l'ont méconnu, persécuté, crucifié, comme un faux prophète. Prenons garde, mes frères, de partager leur funeste aveugle- ment. Jésus est véritablement le Sauveur du monde. Du haut des cieux, il a vu les maux qui nous dévorent; il est venu les guérir par autant de remèdes puissants et, comme le chante l'Église, il dissipe nos ténèbres par les éclairs de la vérité, il nous arrache à la corruption par les mérites de sa Sainteté , il soutient notre faiblesse par sa force divine: Cujus veritas instrue- ret inscios, sanctitas justificaret impios, virtus adjuvaret infirmos.

Vous comprenez, mes frères, que le développement de ces admirables bienfaits dépasserait les limites d'une seule instruc- tions. Aussi je me borne aujourd'hui à traiter le premier bienfait, et à vous présenter Jésus-Christ comme la lumière du monde, et pour vous développer cette vérité, voici le plan que je me trace: Dans la première partie, je vous présenterai le tableau des ténèbres épaisses qui enveloppaient le genre humain avant Jésus-Christ.

Dans la seconde partie, vous verrez les ténèbres se dissiper y Terreur et le mensonge, enfui au souffle puissant de la doctrine de Jésus-Christ.

Mes frères, c'e^t à l'histoire seule que j'emprunterai mes preu- ves Suivez-moi, je vous prie, et vous connaîtrez avec bonheur dans ce court exposé, une des mille preuves de cette foi qui vous appelle au pied de cette tribune sacrée. Esprit-Saint, source intarissable de lumières, éclairez vous-même nos esprits et faites briller la vérité à nos yeux ; nous vous en conjurons par l'intercession de l'auguste Marie: Ave Maria.

EXORDE POUR LE JOUR DE L'EPIPHANIE

Populus qui ambulabat in tenebris vidit iucem magnam.

Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu briller à ses yeux une grande lumière.

(Isaïe, IX.)

Mes Frères, L'apparition d'un Dieu sur la terre devait nécessairement être accompagnée de prodiges. Il vient naître d'une fille

OU DE I/ÉPIPHANIE 179

d'Adam, dit S. Bernard; mais par un effet de la puissance divine, cette humble Israélite devient mère, sans cesser d'être vierge. Il est enveloppé de misérables langes qui voilent sa majesté suprême, mais les langes eux-mêmes sont préconisés parle cantique des Anges. 11 est caché dans une crèche, mais sa naissance est hautement publiée par un astre nouveau qui brille au haut des cieux. Il naît dans un coin de la Judée, et déjà l'Orient s'émeut à la nouvelle de sa naissance.

Les prophéties qui l'annonçaient, dès l'origine du monde, ne sont plus des oracles obscurs, mal compris par les Juifs, qui en sont les dépositaires. Elles reçoivent leur accomplisse- ment, et les peuples étonnés vont proclamer les miséricordes du Seigneur, en adorant le Sauveur que le ciel leur envoie. L'Esprit-Saint l'avait dit: Une étoile se lèvera du côté de Jacob; les rois et les nations marcheront à sa lumière: Ambulabunt gentes in lumine tuo , et reges in spîendore ortns tui. Et l'univers, assis à l'ombre de la mort, verra ses ténèbres dissipées par les éclairs d'une lumière céleste: Habitantibus in regione umbra mortis, lux or ta esteis.

Le mystère qui demeurait caché dès l'origine du monde va se produire au grand jour; l'homme, enseveli dans les ténèbres de l'ignorance et du mensonge, avait besoin d'un docteur qui fît briller à ses yeux la vérité dans tout son éclat , et lui montrât la voie de la justice et de la sainteté. C'est à ce caractère avant tout que devait être reconnu le Sauveur désiré des nations : Ego Dominus dedi eum in orbem gentium. Telle est aussi la vérité que je veux vous exposer aujoutd'hui.

Je veux ( avec les mages ) vous conduire à l'étable de Bethléem, pour vous faire reconnaître dans cet enfant, couché dans la crèche, le Dieu de vérité, que vous devez adorer, croire, aimer et servir comme votre Sauveur, sous peine de l'avoir un jour pour juge sévère, inexorable. En un mot, je veux vous montrer Jésus-Christ comme la lumière du monde; et pour vous prouver cette vérité, voici le plan que je me trace.

Dans la première partie, vous verrez l'état déplorable du genre humain, avant Jésus-Christ,

Dans la seconde partie, vous verrez les changements merveil- leux opérés dans le monde par la doctrine de Jésus-Christ. Mes frères, c'est à l'histoire seule que s'emprunte mes preuves. Suivez moi, je vous prie, et vous reconnaîtrez avec bonheur dans ce court exposé une des mille preuves de la foi qui vous appelle au pied de cette tribune sacrée.

0 divin Enfant! en vain votre étoile eût brillé aux yeux des mages, nos pères dans la foi, si votre lumière intérieure n'eût brillé à leur esprit. Parlez vous-même au cœur de mes frères,

180 POUR LA FÊTE DE NOËL

tandis que je leur annoncerai les merveilles de votre apparition dans le monde. Ave, Maria.

Première partie. Le premier malheur de l'homme coupable fut l'ignorance. Il voulut goûter le fruit de l'arbre de la science, et le fruit si beau en apparence fut pour lui d'une amertume mortelle. Ses yeux furent ouverts, mais ce fut sur le mal. Son intelligence, auparavant capable de comprendre les vérités les plus sublimes, devint à l'instant le jouet de l'erreur et du mensonge. Sa raison, sans cesse enveloppée des brouillards épais que soulèvent les passions, tomba dans les écarts les plus étranges. Toujours pressé du besoin de la vérité qui fait la vie de l'âme, l'homme courut vainement après elle; il ne saisit jamais que des fantômes. Livré aux illusions de l'esprit de ténè- bres, il s'égara d'une manière étrange sur tout ce qu'il lui importe le plus de connaître, et il érigea en principes les erreurs les plus déplorables.

Dieu et son culte, sa propre origine et sa destinée, la vertu et le vice devinrent pour lui autant de mystères impénétrables. Tout, dans l'univers, devait lui rappeler un Dieu puissant, créateur et maître de toutes choses, qui réclamait impérieuse- ment ses adorations, un Dieu souverainement sage, source unique de vérité et de lumière, un père plein de tendresse et de miséricorde, qui méritait tout son amour; mais le monde visible, qui est comme un livre ouvert Dieu a écrit son nom à chaque page en caractères ineffaçables, fut à ses yeux ce livre mysté- rieux, scellé de sept sceaux il ne sut rien lire.

En vain , dans les commencements, Dieu parlait aux hommes par l'organe de quelques saints patriarches : sa voix fut méconnue; les passions portèrent plus haut, et l'étouffèrent; et les hommes s'étant bientôt multipliés, se dispersèrent sur toute la surface de la terre, emportant avec eux l'héritage d'ignorance et d'erreur qu'ils avaient recueilli de leur père commun. Dès lors, le men- songe étendit un empire absolu dans le monde. Comme un faible ruisseau, jaillissant des flancs de la montagne, va recueillant dans son cours mille ruisseaux divers, s'enfle comme un torrent dévastateur et, s'élargissant aux proportions d'une mer profonde, couvre enfin, de ses vagues bourbeuses, des plaines immenses chargées de riches moissons; ainsi une première erreur entraîna à sa suite une foule d'autres erreurs, et enve- loppa l'intelligence humaine d'une atmosphère d'ignorance, impénétrable aux rayons de la vérité. Plongé dans le vague immense, à défaut du vrai Dieu que les passions lui firent méconnaître, l'homme s'en créa de chimériques, selon ses goûts et ses caprices.

OU DE L'EPIPHANIE 181

0 mon Dieu! de quels excès n'est pas capable la raison de l'homme lorsque, égaré par les passions, elle cesse de l'éclairer au foyer de votre sagesse. L'amour, l'amitié, la reconnaissance, la terreur, peuplèrent de dieux le ciel et la terre. Partout, sous l'influence des prestiges du démon, s'élevèrent des temples en l'honneur du génie, du talent, de la bienfaisance: les passions même les plus hideuses, l'inceste, l'adultère et l'impudicité, le vol et l'injustice, la cruauté et la vengeance furent gratifiées des honneurs divins dans les personnages si tristement célèbres de l'antiquité païenne.

Bien plus, l'homme avec toute sa raison descendit au dessous de la brute et s'égara jusqu'à offrir ses adorations à l'ouvrage de ses mains, au plus viles productions de la terre, aux animaux les plus immondes. Enfin le genre humain, dit l'Apôtre, comme un troupeau de brutes, courait, entraîné par l'esprit de ténèbres, se prosterner devant les simulacres muets clans lesquels il adorait ses passions et ses vices: Tanquam bruta animalia ad simulacra cuncta ducebamini euntes.

Et ne croy3z pas, mes frères, que ces erreurs étranges, qui font maintenant sourire de pitié les ignorants et les simples, ne régnassent que parmi les nations sauvages; non, la contagion est universelle. Les peuples les plus éclairés, le mieux policés, portèrent souvent l'idolâtrie à des excès inconnus des hordes barbares, et leurs égarements furent en raison de leurs lumières et de leur civilisation. Les Chaldéens , au milieu desquels vécurent si longtemps de saints patriarches, adorateurs du vrai Dieu, et dépositaires de la vérité, offraient leurs adorations au roi des astres, à toute la milice céleste. Les Égyptiens, si vantés par leur sagesse, imploraient le bœuf Apis et, selon l'expression du satirique Romain , voyaient leurs dieux naître en foule dans leurs jardins*. O sanctas gentes quibus nascuntur in hortis , nwnina. Les Grecs, si justement célèbres par la perfection à laquelle ils élevèrent les arts , prostituaient eux-mêmes leurs hommages à tout ce que nous offre la nature, au ciel, à la terre, aux mers, aux fleuves, aux forêts, aux animaux, aux plantes; et Rome enfin, cette reine des cités, centre delà civilisation et des sciences humaines, mit le dernier sceau aux délires de la raison, en ouvrant son fameux panthéon à tous les dieux des nations vaincues.

Ainsi l'affreuse superstition régnait partout en souveraine. Chaque passion eut ses autels, chaque vice eut son culte; la vertu seule était sans temple, parce qu'elle est fille de la vérité, alors exilée de la terre; et, pour emprunter les paroles du grand Bossuet, dans ces temps déplorables, tout était Dieu, excepté Dieu lui-même, et l'univers n'était plus qu'un temple d'idoles.

182 POUR LA FÊTE DR NOF.L

Si le genre humain s'égara dans l'idée qu'il se formait de la divinité, il ne pouvait que s'égarer sur le culte dont il prétendait l'honorer. Ici, on offrait à des dieux féroces des sacrifices humains; et l'homme, plus cruel que les bêtes sauvages, faisait fumer sur leurs autels, le sang de ses semblables. Ailleurs, des pères et des mères, outrageant la nature, immolaient, dans les plus cruels supplices, leurs propres enfants, à ces génies du mal dont ils prétendaient apaiser le courroux par le sacrifice de l'innocence. Partout, les excès les plus détestables, les pratiques les plus infâmes étaient le culte le plus agréable à ces dieux, enfants de la raison en délire et de la corruption du cœur.

L'homme, méconnaissant le Créateur, se méconnut lui-même à son tour. Destiné à l'immortalité, il borna ses vues à la terre, et entraîné par les aveugles instincts delà chair, il se roulait sans honte et sans remords, dans la fange du vice et, comme la brute, cheminait à la mort, sans autre espérance que le tom- beau ou, s'il croyait à une vie future, cette foi vague et indéfinie n'exerçait aucune influence sur sa conduite et sur ses mœurs. Aussi, mes frères, le vice, et la vertu, sans être absolument confondus en principe, le furent presque toujours dans la prati- que. Dépourvue d'aiguillon et de sauvegarde, la vertu n'était plus qu'un vain nom, et le vice libre de frein, était seul en honneur. L'exemple des dieux que les hommes s'étaient faits, n'autorisait que trop les passions les plus honteuses. Au milieu des innombrables séductions de l'idolâtrie, l'ambition, l'orgueil, la vengeance et l'impudicité, étaient les vices les plus hideux, et étaient célébrés comme autant de vertus; les fêtes de dieux corrompus n'étaient que des mystères d'infamie, et dans les joies enivrantes d'un culte dissolu, il n'existait réellement d'autre religion que la plus abrutissante volupté.

Les plus grands philosophes, les génies les plus sublimes, les Aristote, les Socrate, les Platon, et tant d'autres personnages fameux de l'antiquité, payèrent, comme le commun des hom- mes, leur tribut à l'erreur et au mensonge. Si quelques-uns d'entr'eux, à l'aide d'une raison mieux cultivée, recueillant dans la tradition les lambeaux épars de la vérité, s'élevèrent jusqu'à la connaissance d'un seul Dieu, jamais ils n'eurent le courage d'annoncer hautement, aux peuples abusés, cette vérité fondamentale. Ils ne parlaient entr'eux que dans un langage mystérieux et, retenant, comme dit l'Apôtre, la vérité captive, dans l'injustice, ils ne rendirent point gloire au vrai Dieu, dont ils avaient reconnu le caractère essentiel, l'unité. Bien plus, par une conduite indigne d'un sage, reniant les lumières de la raison, ils autorisaient de leurs exemples la superstition et l'idolâtrie qu'ils condamnaient au fond de leur conscience.

ou de l'épiphanie 183

D'ailleurs, qui pourrait débrouiller le chaos des doctrines de tant de philosophes sur la nature de Dieu , sur l'origine de l'homme et sur sa destinée! On inventa mille systèmes absur- des, impies, incohérents, contradictoires-, et jamais la sagesse humaine ne put expliquer cet état violent de dégradation l'homme se trouve réduit, ce désir irrésistible de bonheur qui le poursuit partout , et que rien ne peut satisfaire , ce combat éternel de l'homme contre lui-même, et cet asservissement d'une âme, qui a la conscience de sa grandeur, aux vils instincts d'une chair corrompue, qui la tient comme enchaînée.

Ainsi, mes frères, flottant à tout vent de doctrine, et repous- sant les lumières delà vérité, qui se révélait à leur raison, les philosophes, dit S. Paul, s'évanouirent dans leur vains raisonnements et, en se donnant le nom de juges, ils devinrent les plus insensés des hommes. Aussi, en punition de leur orgueil et de leur ingratitude, livrés à des passions infâmes, à leur sens réprouvé, ils partagèrent les erreurs des peuples, et leur vaine science, loin de dissiper les ténèbres, ne servit qu'à les augmenter. Dès lors que les hommes de la science, les préten- dus sages, n'étaient que des esprits aveugles et présomptueux, esclaves eux-mêmes d'un orgueil insensé, et des passions les plus dégradantes, que pouvait être le commun dés hommes, étrangers aux spéculations de la sagesse humaine? Que pouvait apprendre le genre humain dans les écoles tant vantées le doute et l'incertitude étaient la science souveraine, nulle autorité supérieure ne pouvait s'imposer à la raison humaine , la morgue philosophique le disputait à l'étrangeté des doctrines? Que devenait la grande majorité-des humains, courbés sous le faste des grands, ou chargés des fers de l'esclavage? Livrée aux seuls instincts de la brute, aux préocupations de la matière, la foule innombrable des malheureux deshérités des jouissances de la vie traînait une déplorable existence et, comme une machine animale, allait se dissolvant, à la pers- pective du tombeau et du néant.

Il est vrai, dans un coin de la terre, Dieu s'était réservé un peuple élu, qu'il avait rendu dépositaire de la vérité, de sa loi et de ses promesses. 11 est vrai, le peuple juif le reconnaissait et l'adorait seul comme le vrai Dieu, en lui rendant le culte qu'il avait prescrit- mais obscur alors et méprisé, ce peuple n'était qu'un pâle flambeau , incapable de dissiper les ténèbres de l'idolâtrie, répandues sur tout le reste de l'univers. D'ailleurs, dans quels égarements ne tomba pas ce peuple lui-même ! Malgré les avertissements continuels des prophètes, souvent il associa les idoles au vrai Dieu, et ce culte, légal pour la plupart des Israélites, n'était qu'un culte cérémonial, résidant presque

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uniquement sur le bord des lèvres, indigne dès lors de la souve- raine intelligence qui veut des adorateurs en esprit et en vérité.

Tel était l'état déplorable de tout le genre humain, avant la venue de Jésus-Christ; et, comme au jour de la naissance de l'univers, le monde matériel n'était qu'une masse informe, abîmée dans les eaux, enveloppée de ténèbres épaisses; ainsi le monde moral , au jour de la naissance du Messie, n'offrait qu'une affreuse confusion, un chaos ténébreux: Terra autem erat inanis et vacua , et tenebrœ erant super jaciem abyssi.

Grand Dieu ! que vos jugements sont terribles contre l'orgueil, et que l'homme est malheureux, quand le péché le sépare de vous I Jouet de l'erreur et du mensonge, il ne vous connaît plus, il s'ignore lui-même et, des ténèbres des passions, il roule aveuglément dans les ténèbres épouvantables de la perdition! N'êtes-vous plus le Dieu puissant et miséricordieux? Abandonne- rez-vous à jamais le chef-d'œuvre de vos mains à la puissance ennemie qui l'a dégradée? Non, il n'en sera pas ainsi. Dieu, mes frères, s'est ressouvenu de la miséricorde. Il va venger sa gloire en réparant son ouvrage. Un docteur divin se révèle, au milieu des enfants des hommes. Vous allez voir, dans la deuxième partie , quels torrents de lumière il va répandre sur la terre.

Deuxième partie. Ce docteur divin, mes frères, c'est le fils du Tout-Puissant, la sagesse incréée, la souveraine vérité, celui qui éclaire tout homme venant en ce monde. A son aspect, les voiles tombent, les ténèbres se dissipent, l'erreur s'enfuit, et à la nuit affreuse du mensonge succède la plus éclatante lumière. Voyez à la splendeur de ce soleil des intelligences l'univers sortir du chaos ténébreux qui l'enveloppe. A la voix du Sauveur et des Apôtres ses organes, le Très-Haut rentre dans ses droits; les faux dieux, issus du néant, enfants de l'abomination, comme dit Isaïe, disparaissent devant lui comme de la fumée. Du glaive de sa parole, il terrasse et met en fuite les princes des ténèbres, comme la paille que le vent emporte. Les éclairs de la vérité sillonnent l'univers: Illuxerunt fulgura ejus orbi terrœ. La terre s'ébranle et se réveille du sommeil de l'erreur: Vidit et commota est terra. Les peuples, éblouis de ces vives lumières, sont frap- pés d'étonnement jusqu'aux extrémités du monde. Les idoles se réduisent en poussière, les temples se renversent ou se conver- tissent en augustes sanctuaires l'on vient adorer le seul et véritable Dieu, le créateur du ciel et de la terre.

Dieu puissant et miséricordieux, qui pourrait vous méconnaître dans toutes ces merveilles! Oui, mes frères, le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé; il a dit à la terre: C'est moi, moi seul qui suis ton Dieu, la vérité, la lumière et la vie. Ego sum veritaset

ou de l'épiphanie 185

vita. Et la terre, à cette voix, va se renouveller. Partout l'Évangile est annoncée, l'homme abruti semble renaître, et recouvrer la dignité de créature intelligente. Il reconnaît ses erreurs, abjure ses égarements. 11 publie partout que le Seigneur est le seul vrai Dieu puissant, et que les idoles ne sont que les folles inventions de l'ignorance et du démon. Sa propre origine n'est plus un mystère pour lui. Éclairé sur la source empoison- née où il puisa le jour, rappelé à sa véritable destinée, il gémit sur les erreurs du passé, il se console des misères de la vie par les espérances de l'avenir, et bénit mille fois l'Éternel de lui avoir donné un tel Sauveur.

Les oracles de ce divin Maître lui découvrent toute la vanité de la sagesse humaine, ouvrent à son intelligence le vaste champ des vérités éternelles; en l'éclairant sur le néant des choses de la terre, ils lui montrent la véritable route du bonheur. A la clarté du divin flambeau de l'Évangile, le fantôme du vice se montre dans sa laideur, et s'enfuit dans les ténèbres, tandis que la vertu brille d'un- éclat céleste, et dévoile ses touchants attraits.

Tout en effet, mes frères, devient une instruction pour nous, dans la doctrine et les exemples du Sauveur qui se révèle à la terre: l'humilité de son berceau nous prêche éloquemment le mépris des richesses; sa présentation au temple est pour nous une touchante leçon de fidélité à la loi du Seigneur; sa docilité aux ordres de Marie et de Joseph consacre l'obéissance aux auteurs de nos jours ; sa retraite au désert nous enseigne la fuite du monde et la nécessité de la prière; les courses pénibles de sa vie publique nous inspirent le zèle pour la gloire de Dieu et l'amour de nos frères; sa passion et sa mort nous découvrent le prix de nos âmes, l'amour de Dieu pour les hommes et sa haine implacable pour le péché, source de tous nos maux. Enfin sa vie entière est une prédication continuelle de l'humilité, cette vertu sublime dont l'univers avant lui ignora le nom même, et qui, à force d'abaissement, nous élève jusques au pied du trône de l'Éternel.

Oui, mes frères, Jésus est la véritable lumière du monde. Il est le phare étincelant qui éclaire la route du temps à l'éternité. Sa parole est la source de toute vérité; en l'écoutant, on marche dans la lumière; en le suivant, on ne saurait s'égarer, et l'on est sûr d'arriver sans naufrage aux rivages heureux de la patrie. Ouvrez, mes frères, ouvrez l'Évangile; parcourez les pages écrites du doigt de l'Esprit-Saint, et des flots de lumière jailliront de toute part. C'est dans ce livre divin que le plus simple des hommes apprend les vérités les plus sublimes et les plus consolantes. C'est dans ce livre que se dévoilent avec une

186 POUR LA FÊTE DE NOËL

étonnante majesté la providence, la miséricorde et l'amour de Dieu pour les hommes. C'est avec ce livre qu'un enfant peut enseigner aux génies les plus élevés, la science précieuse du salut. C'est dans ce livre enfin que la sagesse incréée, conversant familièrement avec les enfants des hommes, ouvre une école de vertus et de consolations pour la grande majorité du genre humain, les pauvres et les malheureux que l'orgueilleuse raison des philosophes vouait à l'ignorance, à l'esclavage, à l'abrutissement. Oui, mes frères, c'est l'Évangile qui a procla- mé la véritable liberté des enfants de Dieu, en brisant l'empire du démon sur les âmes, en détruisant partout il a été annoncé, l'esclavage abrutissant dans lequel gémissaient les trois quarts du genre humain. C'est l'Évangile qui a révélé à l'homme sa dignité et sa noblesse, en lui apprenant qu'il a été créé à l'image de Dieu, et destiné à une gloire immortelle. C'est l'Évangile qui a réhabilité la femme dans ses droits, en la rappe- lant à la dignité de compagne de l'homme, tandis que le paganisme en avait fait son esclave et ne voyait en elle qu'un vil instrument de volupté. C'est l'Évangile qui a proclamé l'égalité réelle des hommes devant Dieu jusqu'alors méconnue. C'est l'Évangile qui a civilisé les hordes sauvages, établi la société sur des bases de justice et d'humanité. C'est l'Évangile enfin qui a changé la face du monde, en faisant de tout le genre humain une seule famille, un peuple de frères.

J'en appelle à vos lumières, à votre conscience, à votre bonne foi; pouvez-vous, mes frères, sans renier le sens commun? méconnaître le doigt de Dieu dans ce miracle de dix-neuf siècles? N'est-il pas évident que c'est Jésus-Christ et Jésus-Christ seul qui a dissipé les ténèbres de l'ignorance et du mensonge. Que serions-nous à l'heure qu'il est, si Jésus-Christ n'avait apporté la lumière au monde? Hélas! comme nos pères, assis à l'ombre de la mort, des folies et des horreurs de l'idolâtrie, nous roulerions dans les horreurs d'une malheureuse éternité. Écrions-nous donc avec David: Béni soit celui qui vient, au nom du Seigneur, pour visiter son peuple. Gloire lui soit rendue au plus haut des cieux, pour nous avoir éclairés de ses lumières, préférable- ment à tant d'autres nations infortunées: Non Je ci 't t aliter omni nationi. Oui, le Seigneur, nous a donné une preuve éclatante de sa miséricorde, en nous appelant à la lumière de son Évangile.

Mais recueillons-nous bien les fruits de ce bienfait? Ah! mes frères, quelle honte pour nous ! aujourd'hui que, éclairés par la révélation, nous avons des idées si hautes, si pures sur la divinité, la providence, le vice et la vertu, sur les rapports de l'homme avec Dieu et nos semblables; aujourd'hui que les vérités les plus sublimes sont devenues populaires, et que nous

ou de l'épiphanie 187

semblons les posséder à titre d'héritage, nous soulevons à peine la profondeur des ténèbres dans lesquelles le genre humain était plongé, avant que ce soleil des intelligences se levât sur le monde. L'habitude de vivre au sein des lumières évangéliques nous en fait méconnaître le prix, et peut-être par une ingratitude monstrueuse nous les avons considérées comme l'ouvrage et le produit nature? de notre raison. Aussi, jusqu'à présent, elles ont été perdues pour la plupart des hommes; ils les ont repoussées, parce qu'elles éclairent leurs désordres; elles leur sont devenues odieuses, parce qu'elles découvrent sous leurs pas l'abîme l'orgueil les entraîne. Il est vrai, nous n'adorons plus les idoles; la lumière de l'Évangile a suffisamment frappé nos yeux pour nous en découvrir la vanité et la folie: Mais hélas' combien de chrétiens qui les ont remplacées dans leurs cœurs , et dont les hommages ne sont pas pour le vrai Dieu qu'ils méconnaissent et renient! Votre idole à vous, c'est l'ambition, l'avidité pour les biens de la terre, et votre encens brûle sur l'autel de l'avarice.

Votre idole à vous, c'est l'amour des plaisirs, c'est la passion la plus infâme, et votre encens brûle sur l'autel de l'impudicité.

Votre idole à vous, c'est la recherche des honneurs, l'amour- propre et la vanité, et votre encens brûle sur l'autel de l'orgueil.

Votre idole à vous, c'est un lâche respect humain dont vous êtes esclave, et qui vous fait rougir de Dieu et de son culte, et votre encens brûle sur l'autel de la folie.

Votre idole à vous , le dirai-je, c'est la gloire flétrissante que vous mettez à jouer l'esprit fort et l'incrédule, et votre encens brûle sur l'autel de l'ignorance et de la déraison.

Voilà, mes frères, les dieux qu'adorent tant de chrétiens de nos jours. Sera-ce donc en vain que la sagesse de Dieu aura paru sur la terre, revêtue de notre chair pour nous instruire? Non, ce ne sera pas en vain ; ces lumières que vous repoussez, que vous rendez inutiles pour votre salut, serviront à rendre votre condamnation plus terrible. Elles feront éclater la justice de Dieu sur vous , si elles ne servent à vous faire bénir sa miséricorde. Au jour de la vengeance, vous serez jugés sur ces mêmes lumières , et Dieu vous traitera avec infiniment plus de rigueur que Tyr et que Sidon, que Sodome et Gomorrhe, parce que si ces villes idolâtres et corrompues eussent joui des mêmes lumières que vous, elles auraient fait pénitence sous le cilice et dans Ja cendre.

PÉRORAISON POUR LES ROIS

Levez-vous donc, vous dirai-je avec le prophète; levez-vous, peuple chéri de Dieu, sortez de vos ténèbres : Surge, illuminare ,

188 POUR LA FÊTE DE NOËL

Jérusalem. Ouvrez vos yeux à la lumière que le Seigneur a répandue par torrents autour de vous : Quia venit lumen tuum. Par votre vocation à l'admirable lumière de l'Évangile, le Sei- gneur vous a discerné, dans sa miséricorde, pour vous conduire au bonheur , à la gloire : Gloria Domini super te orta est. Il vous a envoyé son propre fils , pour vous manifester la vérité, vous instruire de sa loi sainte, et vous servir de guide dans le chemin de la félicité : Ad dirigendos pedes nostros in viam pacis. C'est Jésus qu'il a établi la lumière des nations, et la gloire de son peuple chéri : Lumen ad revelationem gentium et gloriam plebis suœ Israël. En dehors de son Évangile, tout est ténèbres , erreur, mensonge, vanité. Tournez donc vos regards vers ce soleil de justice. Croyez à sa parole ; elle est remplie de vérité. Réglez votre conduite sur ses divins enseignements; seuls ils renferment la vie. La sagesse humaine est réprouvée de Dieu. Ses maximes mondaines sont le poison de la vertu et poussent à la perdition. Votre Dieu s'est fait lui-même votre maître; ne mérite- t-il pas d'être écouté, obéi? L'étoile de la grâce a brillé à vos yeux ; profitez donc de sa lumière. Marchez pendant qu'elle vous éclaire ; cherchez sincèrement la vérité et le Seigneur, et comme les Mages, vous les trouverez. Comme eux, sans être scandalisés de ses anéantissements , vous lui offrirez l'encens d'une humble et vive foi, l'or pur d'une ardente charité, la myrrhe de la mortification chrétienne et , comme eux aussi , après avoir adoré sur la terre votre Dieu, dans ses abaissements, vous le contemplerez dans sa gloire, au séjour de l'immortelle félicité. Ainsi soit-il.

PÉRORAISON POUR NOËL

Levez-vous donc, vous dirai-je avec le prophète, levez-vous , ô maison de Jacob, peuple chéri de Dieu; ouvrez les yeux aux torrents de lumière dont le soleil des intelligences vous inonde. Marchez dans les sentiers de la justice qu'il ouvre devant vous, pour vous conduire à la vie : Domus Jacob, venite, ambulemus in lumine Domini. Le prophète vous l'a dit sur les bords du Jourdain : préparez les voies au Seigneur: Parate viam Domini. Frayez-lui le chemin de vos cœurs, c'est-à-dire, comme l'explique S. Grégoire, recueillez avec un cœur humble et docile les leçons de vérité qu'il fait retentir à vos oreilles, par les organes de son Église. Gardez-vous de l'endurcissement des Juifs qui restèrent sourds aux accents de Jean-Baptiste, et ne virent le Sauveur que pour le méconnaître et le persécuter. Jésus-Christ est véritablement la lumière du monde. En dehors de son Évangile, tout est ténèbres, erreur, mensonge, vanité. Tournez vos regards vers ce soleil de justice, et vous serez inondés de lumière: Accedite ad

ou de l'Epiphanie 189

eum et illuminamini. Croyez à sa parole, elle est pleine de vérité. Réglez votre conduite sur ses divins enseignements, seuls ils renferment la vie. La sagesse humaine est réprouvée de Dieu ; les maximes mondaines sont le poison de la vertu et poussent à la perdition. Votre Dieu s'est fait votre maître : ne mérite-t-il pas d'être écouté, obéi? Méditez sérieusement et sans prévention, dans le silence des passions, les leçons sublimes de Jésus qui ont changé la face du monde, et vous en reconnaîtrez la vérité, la justice et la sainteté. Alors subjugués par la grâce divine, vous le reconnaîtrez, vous l'adorerez comme \otre Sauveur dans la vie, et vous mériterez de le voir à jamais dans le séjour de la paix éternelle : Et videbit omnis caro salutare Dei. Dieu nous en fasse la grâce.

CINQUIEME DIMANCHE APRES L'EPIPHANIE

L'IVRAIE ET LE MAUVAIS EXEMPLE '

( HOMÉLIE )

Expliquons, pendant quelques minutes, la parabole que le saint Évangile propose aujourd'hui à nos méditations.

Un homme, dit le Sauveur, alla travailler sa terre, et lorsque cette terre eut été péniblement remuée dans tous les sens, il prit du grain, il le jeta dans les sillons et, oubliant toute fatigue, il retourna chez lui, espérant une abondante récolte. Mais, pendant qu'il dormait, survient son ennemi, et cet ennemi sème de l'ivraie dans le champ, et l'ivraie se lève, et elle étouffe le bon grain,

Comprenez-vous ce que c'est que cette terre dont parle le saint Évangile? Cette terre, dont le défrichement et la culture ont coûté tant de sueurs au divin Maître, c'est l'Église, ou, en d'autres termes, la société chrétienne.

Jésus-Christ est descendu du ciel , il y a dix-neuf siècles. Le monde ressemblait alors à un champ complètement abandonné, qu'ont envahi les ronces et les broussailles; l'erreur et le vice, tous les vices et toutes les erreurs l'avaient désolé, ravagé, et sur ce terrain maudit il n'y avait plus trace, ni de vérité, ni de vertus.

Qu'a fait le Sauveur? Il a défriché, avec l'aide de ses apôtres,

1. Par M. l'abbé Conslant, d'Ollioules.

190 CINQUIÈME DIMANCHE

ce sol inculte; pour le rendre fécond il n'a pas craint de l'arroser de son sang; il l'a ensemencé avec sa parole, et sa doctrine produisit une riche moisson, et l'on vit surgir une société nouvelle, une société transformée, épurée par la grâce divine: c'était l'Église, c'était la société chrétienne; et au milieu de cette société s'épanouissent toutes les vertus, et l'apôtre put appeler le peuple chrétien, un peuple de saints: Vocatis sanctis. Quel spectacle! Un peuple de saints! Un peuple le regard avait de la peine à découvrir l'ombre du vice! Un peuple d'où semblait avoir disparu toute trace de corruption : Vocatis sanctis. Un peuple chaque homme poussait la pratique de la vertu jusqu'à l'héroïsme! Un peuple l'amour de la vérité produisait des millions de martyrs! Un peuple qui courait au sacrifice, à la pénitence, comme on court à la gloire et au plaisir! Vocatis sanctis.

Voilà ce qu'était l'Église, la société chrétienne, au lendemain de sa fondation: et voilà ce qu'elle devrait être encore aujour- d'hui. Un peuple de saints: Genssancta.

Mais, regardez par le monde... sont les âmes saintes? L'ennemi, c'est-à-dire Satan, ennemi de tout bien et de toute vérité, est venu, et dans le champ de l'Église il a semé l'ivraie, ou, en d'autres termes, les mauvaises doctrines qui engendrent le vice et l'erreur; et le vice se dresse à côté de la vertu, et l'erreur germe à côté de la vérité.

Ce mélange de bien et de mal, de bon grain et d'ivraie, je le trouve partout.

Au sein de la famille, l'épouse attirée par l'instinct de la piété observera fidèlement tous les devoirs du christianisme, et son époux n'aura du chrétien que le nom.

La mère remplira dignement par ses conseils et par ses exemples la noble mission que la Providence lui a confiée, et les enfants, au lieu d'écouter les conseils de la mère et de suivre ses exemples, s'abandonneront à toute la fougue de l'âge et du plaisir.

Sous le même toit, la sœur, résistant aux entraînements de la jeunesse, marchera sans dévier dans le chemin ou fut guidée son enfance, et le frère désertera, comme un lâche transfuge, la religion à laquelle il avait solennellement promis de rester toujours fidèle.

Dans la société, qu'est-ce que je vois? Des hommes qui ont gardé la foi de leurs jeunes années, et d'autres qui blasphèment, qui attaquent, qui renient cette foi à laquelle ils avaient été initiés sur les fonts du baptême.

Des hommes qui, malgré les passions et les scandales, pratiquent ouvertement la foi qui est enracinée au fond du cœur, observent le dimanche, fréquentent les sacrements, et

après l'épiphanie 191

d'autres qui, vaincus par les mauvaises habitudes ou par le respect humain, n'ont plus rien dans leur conduite qui les distingue d'un infidèle ou d'un incroyant.

Des hommes qui bénissent le nom du Seigneur, et d'autres qui le traînent dans la boue.

Des hommes qui consacrent le septième jour au repos et à la prière, et d'autres qui l'emploient au travail ou qui le profanent par la débauche.

Des hommes dont la vie est embaumée par le parfum suave de toutes les vertus, et d'autres qui portent sur un front souillé les traces et la flétrissure du vice.

Tel est le monde. Et savez-vous quel est l'effet des mauvais exemples et des mauvaises doctrines? De même que l'ivraie jetée dans un champ étouffe le bon grain, l'empêche de croître, de s'élever et de produire son épi, de même les mauvais exem- ples que Ton a constamment sous les yeux , et les mauvaises doctrines que l'on entend débiter dans le commerce de la vie, finissent par étouffer dans l'âme le germe de la foi et de la vertu. C'est malheureusement une histoire qui se renouvelle tous les jours.

D'où vient que cet enfant, qui avait donné jusqu'au moment de sa première communion de si riches espérances, a tout à coup oublié les engagements sacrés qu'il avait pris en face des autels? Qui l'a perdu? Un mauvais exemple ou un mauvais conseil. Il a entendu son père blasphémer, et il blasphème-, il a vu que son père n'allait point à l'église, et il en oublie le chemin; il a rencontré un ami de son âge qui lui a soufflé au cœur l'indépen- dance, l'amour du plaisir et, séduit par lamentation, il s'est jeté dans le libertinage.

D'où vient que cet homme ne donne plus signe de christia- nisme, qu'il se moque de l'Église, qu'il insulte nos saintes pratiques, qu'il se rit de nos croyances, et qu'il tourne en ridicule ce qu'il y a de plus sacré dans la religion? Qui l'a perdu? Un mauvais conseil ou un mauvais exemple. Il a vu d'autres hommes secouer tous les devoirs de la vie chrétienne; il les a entendus railler l'Église, son culte, sa morale et son symbole; et il s'est mis à la suite du grand nombre, et il redit, comme l'écho de la montagne , les propos impies qui ont' ébranlé sa foi. D'où vient que cette jeune fille, autrefois si modeste, si pieuse, ne rêve plus aujourd'hui qu'au monde et à ses folâtres divertis- sements? Qui l'a perdue? Un mauvais conseil ou un mauvais exemple. Elle a trouvé sur son passage d'autres jeunes filles qui, se riant de sa piété, comme n'étant plus de saison, l'ont invitée à leurs fêtes, et, séduite par ce langage perfide, elle a quitté l'église pour voler au plaisir.

192 DIMANCHE

D'où vient que cette femme, dont la jeunesse avait été si édifiante, a déserté complètement la religion depuis que la Providence l'a placée à la tête d'une famille? Qui l'a perdue? De mauvais exemples ou de mauvais conseils. Elle a vu d'autres femmes, à la porte de sa maison, vivre dans un oubli total des pratiques religieuses, elle a peut-être entendu son époux railler sa foi simple et naïve, et, pour ne pas déplaire à son époux, ou bien pour ne pas se singulariser, elle s'est dépouillée de la piété, qui était son plus bel ornement.

Impossible de vous dire tous les ravages qu'exercent les mauvaises doctrines et les mauvais exemples. Ils ruinent la foi, ils corrompent les mœurs, et d'un peuple de saints ils font un peuple de mauvais chrétiens, de chrétiens sans croyances et sans religion.

Demandez-vous donc si vous ressemblez à l'ivraie ou au bon grain. Votre vie est-elle une vie édifiante, et tellement édifiante que ni Dieu ni les hommes n'y trouvent rien à reprendre? Vos paroles sont-elles des paroles qui ne blessent ni la foi, ni la modestie, ni la charité? Vos œuvres sont-elles conformes au saint Évangile, et peuvent-elles réellement servir d'exemple à ceux qui dépendent de vous? Pensez-y.

L'ivraie, dit Jésus-Christ, sera jetée au feu. Le feu ou l'enfer, voilà, donc le châtiment réservé à tous ceux qui, par leur conduite ou leurs discours, contribuent à la ruine des âmes, tandis que le bon grain sera recueilli dans les greniers éternels. Amen.

SEXAGÉ SIME

LA PAROLE DE DIELM (homélie)

Nous n'avons pas à chercher bien longtemps le sens de l'Évan- gile que vous avez entendu, puisque Jésus-Christ a daigné nous en donner le commentaire.

Qu'est-ce que le grain ? C'est la parole de Dieu : Semen est verbum Dei. Qu'est-ce que le champ tombe ce grain ? Ce sont les âmes. Et quel est le semeur? C'est le prêtre.

1. Par M. l'abbé Constant, cTOllioules.

DE LA SEXAGÉSIME 193

Jésus-Christ, venu du ciel pour éclairer les peuples, a établi le sacerdoce avec la mission de prêcher sa parole à tous les temps et à toutes les créatures : Prœdicate evangelium omni crea- turœ. Et depuis dix-neuf siècles, que fait le prêtre? Il évangélise, ou, en d'autres termes, il sème par tous les chemins la parole de vie qui est aussi la parole de vérité : Semen est verbum Dei. Aujourd'hui plus que jamais ce grain est jeté avec profusion sur tous les points du monde catholique, et il n'est presque pas de jours le prêtre n'ensemence quelque partie du vaste champ des âmes.

D'où vient donc que ce froment divin ne porte pas toujours son fruit, et que trop souvent il demeure stérile au lieu de donner à Jésus-Christ des gerbes abondantes ? La raison est facile à saisir. Que fait le laboureur avant de semer la terre ? Il la défriche, il la travaille, il la tourne et la retourne avec le soc de sa charrue , et lorsqu'il a coupé les ronces , arraché les broussailles, creusé le sillon, alors il prend le grain de blé qui est sa richesse et son espérance, il le confie à la terre qu'il a péniblement arrosée de ses sueurs , et , grâce aux rayons soleil et à la goutte d'eau, le grain de blé germe , pousse, se lève, et voilà la plante; et sur la plante, l'épi, et les épis forment la moisson.

Mais, supposez que le laboureur, craignant le travail et la peine, jette le grain au milieu des broussailles, ou bien dans un sol rocailleux, ou bien encore dans un champ durci comme le grand chemin. Qu'arrive-t-il ? Le grain se dessé- chera; à peine çàet pousseront quelques plantes étiolées, et quand viendra la récolte, aucun épi n'auea jauni dans ce sol infécond.

C'est assez vous dire que le fruit de la parole sainte dépend de la préparation des cœurs, et il en est de la parole de Dieu comme des sacrements qui sont institués pour sanctifier les âmes, et qui cependant ne les sanctifient qu'autant que les âmes n'opposent aucune résistance au travail de la grâce. Sans doute, l'enseignement du prêtre est tout à la fois lumière et force. C'est une lumière qui éclaire l'intelligence et dissipe l'erreur. C'est une force qui soulève la volonté défaillante et l'encourage au travail, au sacrifice et à la lutte, et voilà pourquoi la prédi- cation évangélique a pris la monde païen dans les ténèbres et dans la boue, et Ta divinement éclairé, et l'a tiré de la fange et en a fait un monde nouveau; mais encore faut-il qu'en tombant dans une âme, cet enseignement ne trouve rien qui l'empêche d'y prendre racine et de s'épanouir. Or, voulez-vous savoir quels sont les principaux obstacles qui s'opposent à la fructification de la parole sainte ?

III* TREIZE.

194 DIMANCHE

I. Le premier, nous dit l'Évangile, c'est la dissipation. A quoi nos livres sacrés comparent-ils l'âme distraite et dissipée? Ils la comparent à la voie publique où, du matin au soir, vont et viennent les passants. Là, comme sur la place que traverse la foule, mille pensées se croisent, mille souvenirs se heurtent, mille préoccupations bourdonnent. C'est le trouble, le tumulte, l'agitation de la rue. L'esprit s'égare , l'imagination court à travers tous les sentiers. Impossible de leur serrer le frein et de les contenir calmes et recueillis sous le regard de Dieu.

Vous voilà donc réunis autour de la chaire, et du haut de la chaire le grain est semé dans votre âme largement ouverte et constamment battue comme le grand chemin, et, à mesure qu'il tombe, voyez-vous les pensées étrangères, les souvenirs du dehors, les préoccupations de la famille et du temps qui accou- rent avec bruit? Ils accourent comme les oiseaux du ciel et ils emportent la semence divine : et volucres cœli comederunt illud. Le prêtre a fini de parler... qu'a-t-il dit? mon Dieu! Je n'en sais rien! je n'en sais rien ; et pourquoi ? Parce que, tandis que sa parole frappait à mes oreilles, mon âme était absente ; elle voyageait dans le pays des rêves, et les rêves l'ont tellement absorbée que la parole sainte s'est complètement perdue dans ce vide : Et volucres cœli comedemmt illud.

Quelquefois cependant il reste de la prédication un souvenir, une pensée qui frappe l'âme et la saisit dans le silence du temple; et certainement cette pensée, ce souvenir produirait son fruit, si on avait soin de la méditer et de la cacher à l'endroit le plus intime et le plus recueilli du cœur, absolument comme le laboureur cache le grain de blé sous la terre. Mais, à peine avez-vous franchi le seuil de l'église que la dissipation vous assaillit, elle vous envahit par tous les sens, elle entre par ces portes que vous n'avez point fermées , et après quelques minutes de colloque et d'épanchement avec le monde, sont ces pieuses émotions que vous aviez ressenties, les saints désirs que la grâce vous avait inspirés, les résolutions qui semblaient près d'éclore? est, en un mot, le fruit de la parole de Dieu? La dissipation a tout emporté : Et volucres cœli comederunt illud. Demain, vous reviendrez autour de la chaire; pendant de longues années, chaque dimanche, chaque fête, vous entendrez le prêtre vous rappeler les mêmes devoirs et vous redire les mêmes vérités ; et après l'avoir entendu des années entières, vous n'au- rez ni plus de vertus, ni plus de lumières, ni plus de force, vous ne serez ni plus humbles, ni plus charitables, ni plus résignés. La dissipation aura toujours paralysé la grâce et arrêté le travail de la parole sainte : Et volucres cœli comederunt illud.

DE LA SEXAGÊSIME 195

II. Second obstacle : L'absence de l'esprit de foi. C'est le terrain aride la semence ne trouve point de suc qui puisse la nourrir : Et natum aruit.

Que nous enseigne la foi? Elle nous enseigne que le prêtre est l'ambassadeur de Jésus-Christ : Pro Christo legationes fungimur; l'écho vivant de la vérité faite homme ou, pour mieux dire, le Verbe parlant aux hommes avec l'autorité de Dieu: Tanquam Deo exhortante per nos. Et la crèche, le Sauveur s'est caché sous les traits aimables d'un enfant; à l'autel, il se cache sous les voiles ou les apparences mystiques du pain, et dans la chaire, il se cache sous la parole du prêtre. Qu'importe que cette parole soit infirme et dépouillée de tous les ornements de l'éloquence humaine, Jésus-Christ réside dans un tabernacle de bois tout aussi réellement que dans un tabernacle de marbre. Il habite l'humble chapelle du hameau aussi bien que la riche basilique de la cité. De même, quel que soit le prêtre qui parle et quelle que soit la forme de son langage, c'est toujours Dieu, c'est tou- jours le Verbe éternel qui respire sous sa parole, et de ce mot frappant de S. Augustin : la parole de Dieu vaut autant que le corps de Jésus-Christ : Non minus est Verbum Dei quam corpus Christi.

Donc, avez-vous la foi? La chaire est pour vous comme un nouveau Sinaï du haut duquel Dieu parle par la bouche des nouveaux Moïse sans l'appareil de la foudre et des éclairs ; et le prêtre n'est qu'un voile comme les espèces sacramentelles, et sous ce voile, pauvre, grossier, la foi vous découvre Jésus- Christ, et vous écoutez le prêtre comme vous écouteriez Jésus- Christ si, écartant le voile, il apparaissait tout à coup à nos yeux étonnés. La parole du prêtre est alors positivement la parole de Dieu: Semen est Verbum Dei. Et cette parole, douée d'une vertu divine, agit infailliblement sur les âmes -, elle les éclaire, elle les émeut, elle les ébranle, elle les transforme et elle les convertit.

Mais, la foi est-elle absente? Qu'est-ce que le prêtre? Ce n'est plus qu'un homme-, et on l'écoute comme on écoute un avocat qui plaide sa cause, un tribun qui débite ses harangues, et un acteur qui joue son rôle. C'est l'histoire du grand nombre de chrétiens que l'habitude ou la curiosité ramène dans le temple, à l'heure de la prédication. Que veulent-ils? Ils veulent des pensées qui frappent l'esprit, dos sons qui charment l'oreille, des nou- veautés qui flattent et qui plaisent: Dicnobis placentia. Ils veulent l'élégance du style, la noblesse du geste, la dignité do la pose: ils veulent, en un mot, un orateur à la mode, qui soit indulgent pour le vice et s'occupe avant tout de répandre des parfums et des fleurs: Dicnobis placentia. Que le prêtre, séduit malheureusement par le désir de plaire,

196 DIMANCHE

descende au niveau des orateurs profanes, s'amuse à cadencer des phrases et fasse de la parole sainte une espèce de roman et de quasi feuilleton; il aura, je vous l'assure, un triomphe d'enthousiasme, ou mieux, un triomphe de coterie.

Mais, les auditeurs un instant fascinés ont cessé d'applaudir. Voyons, dit S. François de Sales, les fleurs ont-elles donné des fruits? sont les cœurs gagnés à la vertu? sont les intelli- gences ramenées à la vérité? sont les âmes activées vers le sacrifice?

La prédication évangélique n'opère ces miracles de transfor- mation qu'autant qu'elle est l'écho de la parole de Dieu. Devenue parole de l'homme, elle n'est plus qu'un vain bruit, bruit suave, accordons-le; c'est un concert, c'est une mélodie ; et ce concert, et cette mélodie peuvent plaire: mais convertir, jamais ! Et audiunt sermones tuos et non faciunt eos.

III. Troisième obstacle : Les passions. Ce sont les ronces et les broussailles qui étouffent le bon grain: alhid cecidit inter spinas et suffocaverunt illud. Et cela vous explique comment il se fait que tant de chrétiens, après avoir entendu, admiré même, et applaudi la parole de Dieu, ne la mettent point en pratique.

Soyez humbles, leur dit le prêtre; soyez charitables, soyez purs, renoncez à vos vices et, le regard détaché de la terre, travaillez à la conquête du ciel. Cette voix puissante et persuasive arrive nécessairement jusqu'à l'âme et, en l'entendant, l'âme de lui répondre: Le prêtre a raison ; pourquoi vivre comme si la vie n'avait point de terme? Pourquoi m'obstiner à poursuivre des fantômes que je ne puis saisir? Pourquoi perdre au service du monde le temps qui me rapproche de l'éternité? Et tout à coup le remord s'éveille, la lutte s'engage au fond du cœur; c'est un moment décisif.

Mais, dès que le prêtre a cessé de parler, des profondeurs de l'âme s'élève une autre voix, la voix des passions qui, maîtres- ses du terrain, ne veulent point céder la place, et au devant de la volonté que la parole sainte a fortement ébranlée, les passions jettent leurs objections terribles. Chacune dresse un obstacle, chacune soulève une difficulté plus qu'insurmontable, chacune promet une nouvelle jouissance. Et la voix des passions étouffe la voix du prêtre: Et spinœ suffocaverunt illud.

De nouveau, le remords s'assoupit, les préjugés se redressent, la foi s'endort, et à plus tard la conversion.

Prenons garde: la prédication de l'Évangile est un des grands moyens de salut que Dieu met à disposition de l'homme; et s'il est vrai que le laboureur ensemence la terre afin que la terre lui donne une riche moisson, il est également vrai que

DE LA SEXAGÉSIME 197

Dieu sème sa parole dans les âmes afin que cette semence produise au centuple des fruits de sainteté: Et fructum plus afferat. Et, au dernier jour, il vous sera demandé compte do tant d'exhortations, de conseils et de lumières que vous recevez avec indifférence et sans aucun profit.

Ayez donc pour la parole sainte le même respect que vous avez pour le pain eucharistique. Écoutez-la sans calcul humain ; gariez-la soigneusement dans un cœur recueilli, et, quoi que disent des habitudes souvent invétérées, conformez votre vie à ce que cette parole vous enseigne. Vos œuvres seront alors comme des gerbes qui, présentées à Dieu, vous obtiendront le salaire. Amen.

Autre Discours.

SUR LA PAROLEDEDIEU1

Beatl qui aucliunt verbum Dei et custodiunt illud^

Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la pratiquent fidèlement.

(S. Luc. XI, 26)

Mes frères,

Dieu, à qui seul appartient la véritable grandeur, est aussi le seul qui se plaise à descendre, en se communiquant aux petits et aux simples. L'Évangile, ce livre delà sagesse incarnée conversant avec les enfants des hommes, nous offre un exemple bien frappant de cette vérité. Jésus , environné d'une foule nombreuse, délivre un possédé et lui rend la parole. Le peuple est ravi d'admiration et se dit : jamais prophète aussi grand ne parut dans Israël; serait-ce donc ici le Messie tant promis à nos pères? Les pharisiens, au contraire, n'ont pour Jésus que du mépris. Aveuglés par l'orgueil, rongés de jalousie, ils l'accusent de magie, et ne veulent voir dans ce prodige qu'une intelligence criminelle avec le prince des démons. Jésus confond ces blasphémateurs; mais tandis que ses paroles laissent dans l'aveuglement ces docteurs enflés d'une fausse science, elles portent les plus vives lumières dans l'esprit d'une femme pauvre et simple-. Mulier de turba. Pour croire en Jésus, les pharisiens demandent des prodiges dans le ciel, et cette humble Israélite, confondant leur incrédulité et la nôtre, élève hardiment la voix du milieu de la foule, pour confesser sa puissance et sa sagesse.

1. Par M. l'abbé Martin.

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Dans son juste enthousiasme, elle proclame heureuses les entrailles qui ont porté Jésus et les mamelles qui l'ont allaité: Extollens vocem millier de turba, dixit . Beatus venter qui te por- tavit , et nbera quœ suxisti! Mais Jésus, pour notre instruction, proclame plus heureux encore ceux qui écoutent la parole de

Dieu et la gardent fidèlement: Quin imo beati qui audiunt

et custodiiint.

Ainsi nous est révélée une maternité plus heureuse que celle de Marie: la conception et l'enfantement spirituel du Verbe éternel, par une humble foi en sa doctrine céleste, et une fidélité inviolable à ses divins préceptes.

Sans doute, Marie est la plus heureuse des mères, et c'est avec justice que toutes les nations lui décernent le titre de Bienheu- reuse: Beatam me dicent omnes gêner ationes\ mais ce n'est pas précisément parce qu'elle a porté dans son chaste sein le Verbe fait chair. C'est bien plutôt parce que de toutes les créatures, elle est celle qui l'a conçu par la foi la plus vivante de la vie de charité; et telle est la pensée de son divin fils, lorsqu'il s'écrie : Bien plus heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent avec fidélité: Quin imo beati

Mes frères, nous sommes du nombre des créatures privilé- giées à qui la parole de Dieu est annoncée. Sommes-nous de ces heureux qui s'en rendent avides? Sommes-nous de ces plus heureux encore qui la mettent en pratique? Je devrais, pour vous faire sentir le prix de cette grâce, qui vous a fait naître au sein des lumières évangéliques, je devrais vous développer ce qu'il y a de bonheur à entendre et à pratiquer la parole de Dieu. Ce serait un sujet bien digne de votre attention; cependant comme l'homme charnel et terrestre est naturellement peu sensible aux choses de Dieu: animalis homo non percipit quœ Dei sunt, je vais, par un dessein contraire, vous développer les suites funestes du mépris et de l'abus de la parole de Dieu. Ainsi, chrétiens fervents ou chrétiens infidèles, nous pourrons tous nous édifier à cette instruction. Les premiers» en reconnaissant la nécessité de la persévérance, et les seconds, en concluant à la nécessité d'un prompt retour à Dieu.

Si donc Jésus a dit: Heureux ceux qui écoutent et pratiquent la parole de Dieu, entrant dans la pensée de ce bon maître, je vous dirai aujourd'hui :

Malheur à ceux qui n'écoutent pas la parole de Dieu. Première réflexion.

Malheur à ceux qui ne la pratiquent pas . Deuxième réflexion.

Esprit-Saint! la bouche de l'homme est trop impure pour annoncer vos oracles; sa parole est trop faible pour convertir

DE LA SEXAGÉSIME 199

les âmes: purifiez donc mes lèvres comme celles du prophète, et parlez vous-même par ma bouche pour éclairer les esprits et toucher les cœurs. Ave Maria.

Première réflexion. Je dis d'abord, mes frères: malheur à ceux qui n'écoutent pas la parole de Dieu ! Le grand Apôtre, dans son épître aux Romains, déplorant la réprobation des Juifs rebelles à la prédication de l'Évangile, réduit à deux points les devoirs de la justice chrétienne: à la foi du cœur et à la confession de la bouche *. Corde creditur ad justitiam , ore autem confessio fit ad salutpm. C'est à l'accomplissement exact de ces deux devoirs qu'il attache le salut et le bonheur. Sans cette foi vive et agis- sante, dit il expressément aux Hébreux, il est impossible de plaire à Dieu : Sine fide impossibile est placere Deo. Or, la foi suppose la parole de Dieu : fides ex audit u; auditns autem per verbum Dei. D'après cette doctrine, il est évident que ne pas écouter la parole de Dieu, c'est mettre à son salut un obstacle invincible. Donnons à cette importante vérité les développe- ments et l'attention qu'elle mérite.

Je suis la lumière du monde, dit Jésus; celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres; mais il aura la lumière véritable qui conduit à la vie: Qui sequitur me , non ambulat in tenebris , sed habebit lumen vitœ. Quelle est cette lumière qui donne la vie? N'est-ce pas la parole de Dieu qui éclaire tout homme venant en ce monde? Et quels torrents de lumière cette parole divine ne répand-elle pas sur ceux qui l'écoutent? Si aux jours delà naissance du monde, elle fit-jaillir la lumière du sein du chaos, pour dévoiler à nos yeux les magnificences de la création , n'est-ce pas elle aussi qui a dissipé des ténèbres bien plus épaisses, et plus funestes, celles du monde invisible, formées par le péché dans l'esprit des hommes? N'est-ce pas elle qui nous fait contempler comme à découvert les richesses incommensurables de la sagesse, de la miséricorde, de l'amour du père céleste, qui brillent en Jésus, son fils, comme dans l'image parfaite de sa gloire? Qui dixit de tenebris lucem splendes- cere , ipse illuxit in cordibus nostris, ad illuminationem scientiœ charitatis ejus , in facie Christi Jesu.

C'est la parole de Dieu qui nous révèle les vérités les plus sublimes, ignorées des plus grands philosophes de l'antiquité: notre innocence primitive, notre funeste dégradation par le péché d'Adam, la destinée immortelle de notre âme, un ciel fermé à l'homme pécheur, une réprobation éternelle réservée à son ingratitude. C'est elle qui dévoile, dans les trésors de la bonté de Dieu, un Rédempteur promis à la terre, le Verbe éternel , revêtu d'une chair mortelle , expiant nos crimes sur

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une croix d'infamie et, par la mort, ouvrant le ciel à de malheureux esclaves, qu'il vient arracher à l'empire du démon. N'est-ce pas elle qui nous montre tout le néant des choses humaines, en nous faisant porter nos vues au delà du tombeau? N'est-ce pas elle enfin qui seule est capable de nous rendre vraiment sages, en nous rappelant nos fins dernières: la mort , le jugement, l'éternité?

Oui, ô mon Dieu! votre parole est comme un flambeau qui éclaire toutes nos démarches, en nous faisant discerner le bien du mal, et la vertu du vice; elle nous trace une route infaillible vers le bonheur: Lucerna pedibns mets verbum tuum, Domine.

Voilà, mes frères, ce que la parole de Dieu opère dans les esprits. Quel malheur pour quiconque se prive volontairement de ces lumières! Il peut être habile selon le monde, éclairé dans les choses du monde, rempli de la sagesse du monde; mais dans les voies qui conduisent à Dieu, dans l'affaire la plus essentielle, celle du salut et du vrai bonheur, il n'est qu'un aveugle qui marche à tâtons, au hasard, sur les bords d'un épouvantable abîme ; et son aveuglement est d'autant plus déplorable qu'il se croit plus sage, et qu'il vit tranquille au milieu de ces ténèbres. Dans sa superbe ignorance, il regarde d'un œil de pitié les vrais sages, éclairés des lumières de Dieu, parce qu'ils écoutent et méditent sa parole. Il met au rang des rêveries, la croyance d'une éternité, d'un ciel et d'un enfer. Il appelle faiblesse d'esprit l'humble foi des fidèles à la doctrine évangélique, et traite de folie la pratique fervente des devoirs religieux, la soumission aux lois de l'Église, la crainte des jugements de Dieu, le recours aux remèdes divins, qu'un Dieu Sauveur oppose aux maladies de l'âme. Avec de pareils principes, qu'il est loin de la route du bonheur! A quels égarements ne le portera pas cette ignorance profonde? Discours impies, dissolus, désirs impurs, affections désor- données, oubli des devoirs les plus essentiels, conduite déréglée, haines, vengeances, calomnies, injustices : voilà sa vie. Elle sera infailliblement en rapport avec son ignorance et ses erreurs. En suivant de telles voies, peut-il arriver, sinon à cette éternité malheureuse , malgré lui et pour son désespoir éternel, il sera éclairé de ces lumières qu'il a repoussées sur la terre, en fermant l'oreille à la parole de Dieu? Ah! comme il changerait de pensées et de conduite, s'il écoutait, s'il méditait cette parole divine! Je dis: s'il, méditait la parole de Dieu; car ne l'entendre que de loin en loin, par curiosité, avec un esprit inattentif , sans désir d'en profiter, ce n'est pas écouter la parole de Dieu, mais plutôt la parole de l'homme. Or, mes

DE LA SEXAGÉSIME 201

frères, cette divine parole, entendue ainsi, ne saurait porter la lumière dans notre esprit. Semblable à ces lueurs blafardes qui, dans un jour d'orage, s'échappent à travers les nuages déchirés par les vents, elle nous éblouit et nous plonge dans une obscurité plus profonde. Bien différente du soleil matériel qui nous éclaire, la parole de Dieu, pour brillera nos yeux de tous ses rayons, veut être regardée d'un œil fixe et profond. Notre âme est comme un miroir qui doit réfléchir ces lumières; mais comment un miroir pourrait refléter les rayons du soleil, s'il ne les reçoit pas sur sa surface ? Comment notre âme serait-elle éclairée des vérités éternelles, si elle ne médite la parole de Dieu qui les transmet? Comment porterait-elle des fruits de vie, si elle ne cache dans son sein la parole de Dieu, qui en est la semence V

Et voilà, ô mon Dieu! ce que nous apprend votre prophète, lorsqu'il dit: Heureux celui qui médite jour et nuit la loi du Seigneur-, il sera comme un arbre planté le long des eaux; il portera des fruits en sa saison; son verdoyant feuillage ne flétrira jamais, et tous ses fruits parviendront à une parfaite maturité: Omnia quœcumque faciet pros perabuntur.

Ainsi, mes frères, il n'y a de vraies lumières, que pour celui qui écoute et médite la parole de Dieu. Malheur à qui- conque lui ferme l'oreille ! Marchant dans les ténèbres, il ne saurait trouver la route du bonheur. C'est elle qui nous la montre, en nous éclairant sur nos devoirs. C'est elle encore qui nous communique la force de les accomplir.

Il est vrai que nos cœurs, appesantis par la triple concu- piscence, l'orgueil, l'ambition et la chair^se trouvent souvent en opposition avec les lumières de l'Esprit ; mais rien ne saurait résister à la puissance de la parole de Dieu. Ma parole, sérieusement méditée dit, l'Esprit-Saint, n'est-elle pas comme un lourd marteau qui brise la pierre? Numquid non verba mea quasi malîeus conterens petram? C'est cette parole qui brise les cœurs endurcis, à force de tomber sur eux. C'est elle qui, comme un tonnerre, a retenti sur les peuples, pour les ramener à Dieu du sein de l'idolâtrie : Vox Domini intonuit super aquas multas. C'est elle qui écrase l'orgueil de l'homme : Vox Domini confringentis cedros. C'est elle qui arrache du cœur les flammes impures pour y allumer les feux de l'amour divin : Vox Domini intercedentis flammam ignis. C'est elle qui ébranle les consciences par les terreurs des jugements de Dieu : Vox Domini concutientis desertum. C'est elle qui fait courir dans la voix de ses comman- dements : Vox Domini prœparantis cervos. C'est elle enfin qui répand comme un déluge de grâces sur ceux qui l'écoutent: Dominus diluviem inhabitare facit , et leur donne la force d'obser-

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ver les saints préceptes, pour les combler, à leur dernier soupir, des bénédictions éternelles : Dominus benedicet populo suo in pace.

Eh! quels effets ne doivent pas produire sur des pécheurs les oracles de l'Esprit-Saint, mûrement médités? Ames impures, cœurs corrompus, ne devicndrez-vous pas des anges , en méditant ces menaces effrayantes? Le Seigneur, au jour de ses vengeances, visitera les pécheurs; il enverra clans leur chair le feu pour les dévorer, les vers pour les ronger éternelle- ment : Dabit ignem et vermes in carnes eorum , ut urantur et sentiant usque in sempiternum.

Ambitieux, avares, injustes, oppresseurs de vos frères, qui de vous pourra s'attacher à la terre, s'il se pénètre de ces paroles profondes: Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? Quid prodest homini si mundum universum lucretur , animœ vero suce detrimentum patiatur?

Orgueilleux enfants des hommes, qui dédaignez de courber le front devant votre Dieu , ne tomberez-vous pas dans la poussière, lorsque vous verrez les anges superbes précipités dans l'abîme, enchaînés dans les ténèbres , et réservés à des tourments éternels : Rudentibus infe^ni destractos in tartarum tradidit cruciandos.

Vils esclaves du respect humain, ne foulerez-vous pas aux pieds les vains jugements des hommes? Ne secouerez-vous pas le joug honteux qui vous enchaîne, malgré le cri de votre conscience, au char d'un monde corrompu, lorsque vous entendrez Jésus vous dire: Si quelqu'un rougit de moi devant les hommes, à mon tour je le renierai devant mon père: Si quis me erubuerit coram hominibus , negabo et ego eum coram pâtre meo.

Pécheurs, qui que vous soyez, pourrez-vous entendre, sans frémir, ces foudroyants anathèmes : Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel: Recedite a me , maledicti, in ignem œternum.

Non, mes frères, vous ne saurez résister à la parole de Dieu , si vous êtes assidus à l'entendre, fidèles à la méditer: Beati qui audiunt verbum Dei. C'est elle qui peupla les déserts de saints anachorètes; c'est elle qui retira Augustin des ténèbres de l'hérésie et du bourbier du vice ; c'est elle qui arracha des rois et des princesses aux délices des cours, pour leur faire embrasser la pauvreté du cloître, et les austérités de la péni- tence. C'est elle aussi, mes frères, qui vous fera à vous-mêmes une sainte violence, et vous ramènera du vice à la vertu.

Secondée de la grâce, elle est toute puissante. Elle brise les cœurs endurcis; mais comment les brisera-t-elle, si vous vous

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soustrayez à son action? Elle convertit les âmes-. Convertens animas. Mais comment vous converti ra-t elle si vous ne larecevez pas? Malheur à vous si, comme le juste, vous n'en faites la nourriture habituelle de votre esprit! Vos cœurs resteront endur- cis, vos passions s'enracineront, le cri de votre conscience ira s'affaiblissant, parce qu'elle ne sera plus réveillée par la parole sacrée; vous croupirez dans la paresse et l'oubli de vos devoirs, et vous arriverez au terme de votre carrière, sans avoir pourvu à votre éternité. Eh! quelle sera-t-elle pour vous, grand Dieu! Infailliblement malheureuse, parce que vous n'aurez pas cher- ché, dans la parole de Dieu, la force et le courage qui soutiennent dans la pratique des devoirs, et dans les sentiers épineux du salut et du bonheur éternel.

Je dis plus, mes frères: en vous soustrayant à l'action de la parole de Dieu, vous renoncez aux consolations qu'elle procure au milieu des amertumes inséparables de la vie. Qui de vous peut se flatter d'échapper à l'arrêt fatal qui condamne l'homme pécheur à la souffrance? Grands ou petits, riches et pauvres, ignorants et savants, vertueux ou criminels, nous avons tous à payer, bien des fois dans la vie , notre tribut de douleurs à la justice de Dieu.

Eh bien! qui vous soutiendra, qui vous consolera aux jours de l'épreuve? Ce sera la foi, fille de la parole de Dieu! Avez-vous à subir les rigueurs de la pauvreté? La foi vous rappellera un Sauveur qui choisit cet état pour opérer le salut des hommes. Êtes-vous en butte aux persécutions de vos frères? La parole de Dieu vous dira : Bienheureux ceux qui souffrent , parce qu'ils seront consolés. Êtes-vous étendu sur un lit de douleurs? La foi, pour adoucir vos souffrances , vous peindra votre Dieu expirant sur la croix. Avez-vous à essuyer des humiliations de la part de vos semblables? La foi vous fera voir en elle le sceau des disciples de Jésus , dont vous partagerez un jour la gloire.

C'est la foi qui consolait Job, sur son fumier, et Tobie, dans les afflictions de l'exil. C'est la foi qui fit triompher les martyrs au milieu des supplices. C'est elle qui adoucit les chagrins de l'épouse infortunée, du vieillard souffrant, du juste persécuté.

Ecoutez-la donc, mes frères, et la méditez soigneusement: Audi, Israël, mandata vitœ. C'est elle qui est la source delà vie; c'est par elle que vous deviendrez sages et vertueux. Sans elle, vous vieillirez dans la voie du crime, vous vous souillerez avec les pécheurs et, avec eux, vous descendrez dans l'abîme: Deputatus es cum descendentibus in lacum. Avec elle, au contraire, vous trouverez la vraie lumière, la force et la consolation. Heureux si, animés du courage qu'elle inspire, soutenus par

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les consolations qu'elle procure, vous suivez constamment la route qu'elle vous trace , vous arriverez infailliblement au séjour delà paix éternelle: Si in via Dei ambulasses, habitasses atique inpace sempitema.

Oui, mes frères, le prophète vient de vous le dire: c'est en écoutant la parole de Dieu que vous aurez lumière, force et consolation; mais ce n'est qu'en la gardant fidèlement, qu'on parvient à l'éternelle félicité. Si donc c'est un malheur de ne pas écouter la parole de Dieu, c'en est un plus grand encore de ne pas la pratiquer. C'est le sujet de la 2mo réflexion.

Deuxième réflexion. C'est un désordre bien commun parmi les chrétiens de nos jours, de vouloir séparer la parole de la pratique, les œuvres, de la foi. C'est enlever au soleil sa chaleur, pour ne lui laisser que la lumière. Cependant la maxime de Jésus est expresse : Il ne suffit pas d'écouter la parole de Dieu, il faut encore la garder : Beati qui audiunt et custodiunt. S. Paul n'est pas moins précis à peindre cette union indissoluble de la parole et de la pratique. C'est par la foi du cœur qu'on obtient la justice; mais la plénitude de cette justice n'est accordée qu'à la confession de la bouche, qui appelle nécessairement les œuvres; Corde creditur ad justitiam, ore autem confessio fit ad salutem.

Aussi, avoir la foi et ne pas en faire les œuvres, quelle inconséquence! N'est-ce pas une conduite indigne d'une créature raisonnable? Vous croyez en Dieu, à sa puissance, à sa justice et vous n'obéissez pas à ces préceptes, et vous ne redoutez pas ses vengeances? Vous le regardez comme votre Créateur, votre Seigneur, et vous lui refusez vos hommages, et vous lui ravissez le juste tribut de votre adoration! Vous confessez votre rédemption par les mérites du sang et de la mort de son divin fils, et vous payez cet inestimable bienfait par l'ingratitude et le mépris de sa loi! Vous savez qu'il est un Dieu de sainteté, et vous faites des œuvres d'iniquité ! Vous reconnaissez Jésus-Christ pour votre Dieu, et vous servez Bélial, son ennemi juré! Quelle conduite insensée! N'êtes-vous pas les imitateurs de ces Juifs rebelles et endurcis qui, comblés des bienfaits du Seigneur, allaient prostituer leurs hommages à Baal? Ne peut-on pas, avec plus de raison encore, vous faire le reproche que le prophète Élie leur adressait sur le Carmel? «Jusques à quand, peuple insensé, serez-vous comme un homme qui boîte des deux côtés, tenant, parla foi, au Seigneur, et par les œuvres, à Satan?» Si le Seigneur est Dieu, suivez-le constamment; observez sa loi sainte, pour vivre en grâce avec lui, et montrez-vous dignes de ses bienfaits, par la soumission aux lois de son Église. Si Jésus-Christ est

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Dieu , venez vous réconcilier avec lui -, au tribunal de la pénitence ; accourez à la table sainte il vous appelle, pour y recevoir vos hommages et vous combler de ses grâces. Mais si, par votre conduite, vous paraissez adorer le démon et vos passions, le monde et ses vanités, comment pouvez-vous être heureux, en conservant la foi en un Dieu qui proscrit vos idoles et qui veut être adoré sans partage ?

Quel malheur pour vous, mes frères, si chrétiens par la foi, vous êtes païens par les œuvres! N'est-ce pas exciter au dedans de vous-mêmes une guerre cruelle? Y eut-il jamais pour l'impie une joie véritable? Non, a dit le Seigneur, il n'en fut jamais: Non est pax impiis. En effet, tant que votre foi désavouera vos œuvres, et que vos œuvres démentiront votre foi, votre conscience vous laissera-t-elle tranquilles? Ne sentirez-vous pas au fond de votre cœur une épine cruelle, un ver rongeur, qui empoisonne- ront le cours de votre vie? La pensée de la mort ne sera-t-elle pas pour vous pleine de désolation, tandis qu'elle console le juste? Les terreurs des jugements de Dieu ne porteront-elles pas le trouble dans vos âmes? Et l'enfer, avec son éternité de pleurs et de grincements de dents, ne jettera-t-il pas l'épouvante jusque dans la moelle de vos os? Non, non, mon Dieu! loin de vous, en dehors de l'exacte observance de vos saints préceptes, il n'est pas de véritable joie, et c'est encore un effet de votre miséricorde lorsque vous jetez le trouble dans les cœurs, et que vous entre- tenez les remords qui nous ramènent à vous.

Je sais, chrétiens, que, tandis que, conservant au fond du cœur la foi à la parole de Dieu, on se laisse entraîner loin du sentier de ses commandements, on se ixerce de l'espoir d'y revenir plus tard, et qu'on s'efforce de calmer ses inquiétudes par la vue des miséricordes du Seigneur: mais n'est-ce pas déjà un grand malheur d'ajouter tous les jours à ses infidélités, et d'aggraver ainsi le compte redoutable qu'il faudra rendre un jour au souverain juge? N'est-ce pas se préparer des regrets amers, si Dieu nous accorde jamais une conversion sincère? Mais n'avez-vous pas à craindre que la vue des miséricordes de Dieu, en vous entretenant dans son inimitié, ne devienne pour vous un piège funeste? En effet, n'est-ce pas un outrage sanglant que vous faites à Dieu? Vous connaissez sa loi, ses volontés, et vous suivez vos caprices! Par la foi qui vit encore en vous, car c'est à des chrétiens de cette nature que je m'adresse, par la foi, vous entendez Dieu vous intimer ses ordres, et vous fermez l'oreille à sa voix, et vous bravez ses menaces! Eh! croyez-vous donc qu'il ne saura pas se venger de votre obstination, de votre infidélité? Tremblez, mes frères; Dieu a, dans les trésors de sa justice, des châtiments épouvantables. Les voici: tâchez d'en

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comprendre toute la sévérité ; et vous sentirez alors quel est le malheur de celui qui ne garde pas la parole de Dieu.

Le premier de ces châtiments est d'autant plus terrible , qu'il est communément peu senti. Il est vivement peint dans la parabole de la vigne et des vignerons. Ces ouvriers ingrats, dit Jésus, refusent de payer au père de famille les revenus de sa vigne. Ils outragent, ils frappent, ils lapident les serviteurs qu'il envoie pour en retirer les fruits. Ils portent l'audace jus- qu'à tremper leurs mains dans le sang de son fils lui-même. Dans son juste courroux, le père de famille chasse les ouvriers d'iniquité, et loue sa vigne à d'autres ouvriers qui lui en paieront fidèlement les revenus. Ainsi , dit-il aux Juifs infidèles , la prédication de la parole divine vous sera enlevée et donnée à d'autres qui en produiront les fruits : Auferetur a vobis regnum Dei et dabitur populo facienti fructus ejus.

Ainsi, le Seigneur en agira-t-il avec vous. Depuis longtemps il cultive la vigne de votre âme, et jamais elle ne porte de fruits. Las enfin de sa longue stérilité, il s'en éloigne comme d'une terre maudite. Il a usé d'une patience admirable à supporter votre indifférence pour lui. Comme un médecin charitable, il a essayé de tous les remèdes pour guérir vos maladies spirituelles, et, par une résistance opiniâtre , vous avez rendu ses soins inutiles ; il se retire donc de cette nouvelle Babylone qui a trop longtemps repoussé sa main bienfaisante : Curavimus Baby- lonem et non est sancta ; dereîinquamus eam. C'est donc en se retirant que le Seigneur se venge. Il se tait ; il ne parle plus au cœur; il ne le trouble plus par ces orages salutaires qui ramènent à lui. Il ne fait plus briller à l'esprit les vives lumières de la foi ; il laisse s'éteindre en nous ce divin flambeau, nos yeux se ferment insensiblement aux grandes vérités de l'Évangile. Elles ne font plus sur nous qu'une bien légère impression qui s'ef- face aussitôt qu'elle est reçue. A mesure que la foi s'affaiblit, les passions se fortifient, le dégoût de la parole de Dieu s'enracine dans le cœur, et la rend importune. Dès lors on la fuit, on la méprise, on la rend inefficace à nous convertir par les mauvaises dispositions du cœur. Bien plus, cette même parole, au lieu de nous amollir, continue à nous endurcir toujours davantage , de même que les rayons du soleil, qui amolissent la cire, endur- cissent l'argile. De surgit un second châtiment qui renchérit sur le premier.

C'est celui qui, d'après S. Paul a frappé les Juifs, selon qu'il a été prédit par le prophète Isaïe : parce que, rebelles à Dieu, ils ont rejeté Jésus-Christ. Dieu leur a donné un esprit d'assoupissement qui leur ôte tout sentiment, de sorte que, semblables aux idoles, ils ont des yeux, sans voir, des oreilles, sans entendre, un esprit

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sans comprendre '• Dédit illis spiritum compunctionis ut videntes, non vide ant , et intelligentes, non intelligent. Leurs yeux, comme dit David, s'obscurcissent, de sorte qu'ils ne voient pas, et ne désirent pas les biens du ciel, et que, courbés vers la terre, ils ne goûtent que les choses terrestres : Obscurentur oculi eorum ne vide ant, et dorsnm eorum semper incurva.

Hélas! mes frères, n'est-ce pas une peinture frappante de l'état malheureux de trop de chrétiens qui, en punition de leur longue infidélité, sont frappés d'un esprit d'assoupissement, comme des léthargiques. Ils sont intelligents pour les affaires du siècle, et stupides pour les affaires de l'éternité. Comme des membres gangrenés ne sentent plus ni le feu, ni l'acier, ainsi deviennent-ils insensibles aux menaces comme aux promesses du souverain juge. Plongés dans l'abîme du péché, ils s'arment du mépris insultant de l'impie, et dans leur sagesse toute animale, ils ne prisent plus, ils ne recherchent plus, ils ne goûtent plus que les choses de la terre. Terrible , mais bien juste punition de leur longue infidélité à la voix de Dieu qui les pressait de conformer leur vie à sa parole, et d'animer leur foi par les œuvres. Comme les philosophes païens dont parle S. Paul, ils tiennent captive dans les chaînes du péché la loi évangélique qui les éclaire et, loin de rendre gloire à Dieu par une soumission parfaite à ses lois, ils rougissent de paraître chrétiens, et renient ainsi leur plus beau titre de gloire. Aussi, comme les faux sages, Dieu les livre le plus souvent aux désirs de leurs cœurs corrompus, aux passions les plus honteuses, à un sens reprouvé qui, leur faisant perdre le discernement du bien et du mal , et de leurs véritables intérêts, les précipite dans une infinité de crimes, et les fait arriver à l'aveugle aux portes de Feternité, au pied du tribunal du Dieu vivant, et c'est que les attend le dernier des malheurs : la réprobation éternelle.

0 réveil effrayant! quel jugement épouvantable ils auront à subir. Alors ils ouvriront les yeux; mais il ne sera plus temps de réformer leur conduite. Ils verront alors combien ils furent insensés et coupables, en étouffant si longtemps le cri de leur conscience. Pour leur désespoir et leur confusion éternelle, ils comprendront l'ingratitude monstrueuse dont ils payent en cette vie les bienfaits du Seigneur.

Mais pourquoi attendaient-ils à ce moment fatal rien ne saurait plus fléchir le souverain juge? N'ont-ils pas lu dans l'Évangile que des châtiments sans miséricorde attendent le serviteur rebelle qui, connaissant la volonté de son maître néglige de l'exécuter, et pourquoi n'ont-ils pas été effrayés de ces paroles foudroyantes de Jésus-Christ?

Malheur à toi, Corozaïm ! Malheur à toi, Bethzaïde! Au jour du

208 DIMANCHE

jugement, ton sort sera mille fois plus affreux que celui de Tyr et de Sidon , parce que si les prodiges opérés dans ton sein l'eussent été dans ces villes idolâtres, elles eussent fait péni- tence sous le cilice et dans la cendre.

Malheur à toi, Capharnaùm, ville orgueilleuse! Tu élèves ton front jusques aux cieux ! Eh bien ! tu seras précipitée dans le fond des abîmes, parce que si Sodome avait été témoin des prodiges opérés dans ton enceinte, cette ville infâme subsisterait peut-être encore. Tremble donc: au jour du jugement, tu seras traitée avec plus de rigueur.

Mes frères, est-ce Corozaïm seulement, est-ce Bethzaïde, est-ce Capharnaùm que le Seigneur menace avec tant d'énergie? N'est-ce pas vous-même , sous le nom de ces villes ingrates? Ont-elles reçu plus de grâces que vous? Si elles entendirent Jésus prêcher dans leur enceinte, cette même parole vous est- elle moins annoncée qu'à elles? Parce qu'elles la reçurent de la bouche de Jésus, la parole divine était-elle plus respectable? Avec l'apôtre S. Paul, j'oserai dire: non. Car les ministres qui vous l'annoncent doivent vous apparaître comme d'autres Jésus-Christ. Ils sont ses ministres, ses ambassadeurs, et c'est Dieu lui-même qui vous parle par leur bouche: Pro Christo legatione fungimur , tanquam Deo exhortante per nos.

La parole divine, annoncée par une bouche humaine, est-elle moins efficace pour opérer votre conversion? Non, vous dirai-je encore-, la faiblesse de l'instrument ne saurait arrêter son efficacité? C'est la faiblesse même que Dieu choisit à dessein pour confondre l'orgueil et faire éclater sa puissance. Est-ce Jésus-Christ en personne qui a converti l'univers? N'est-ce pas à la voix de douze pêcheurs de Galilée que le monde s'est trouvé chrétien? C'est la parole évangélique qui a opéré ce prodige. Quel malheur donc, mes frères, si cette même parole ne trouve en nous que des oreilles fermées à ses leçons divines, des cœurs rebelles à ses saintes ordonnances !

Que sont devenus les Juifs, ce peuple chéri de Dieu? Ils ont été réprouvés-, un voile ténébreux est tombé sur leurs yeux, parce qu'ils les ont fermés à la lumière; leur cœur s'est endurci, parce qu'il fut trop longtemps rebelle à la volonté du Seigneur. Hélas! mes frères, combien de chrétiens qui les imitent dans leur infidélité ! Jésus-Christ ne peut-il pas leur dire comme à eux : J'ai, pendant tout le cours de la vie, étendu ma main vers ce peuple que je chérissais; il n'a répondu à mon amour que par l'indifférence, l'incrédulité et la révolte: Tota die expandi manus meas ad populum non credentem et contradicentem. En effet, ses mains ne sont-elles pas étendues et ouvertes continuellement pour vous faire du bien et vous recevoir dans le sein de sa miséricorde,

DE LA QUINQUAGÊSIME 209

dont il vous ouvre le chemin ? Mais hélas ! aussi coupables que les Juifs, vous fermez l'oreille à ses invitations. Ne démentez- vous pas votre foi par vos œuvres? Votre vie n'est-elle pas une chaîne non interrompue de désirs inspirés par la grâce, étouffés par les passions? Au mom3nt de la mort, à ce passage terrible du temps à l'éternité, comme des arbres fertiles, plantés dans le champ de l'Église, aurez-vous porté des fruits de salut? Ne serez- vous pas comme des plantes stériles, arrachés et jetés au feu éternel? Alors que le père de famille viendra moissonner son champ, fouler son grain et, le van à la main , nettoyer son aire, serez-vous le pur froment digne d'être renfermé dans les greniers célestes? Ne serez-vous pas plutôt cette vile poussière que le vent emporte, et cette paille inutile destinée aux flam- mes dévorantes ?

Ah! mes frères, vous dirai-je avec S. Jean Chrysostôme, pensez à ce tribunal redoutable, à ce feu vengeur qui ne s'éteint point, à ce ver rongeur qui ne meurt point, à ces chaînes indissolubles, à cette nuit ténébreuse, à ces grincements de dents éternels, digne salaire de l'indifférence et de l'infidélité.

Au souvenir de ces vérités effrayantes, rentrez en vous- mêmes; soyez assidus à écouter, à méditer la parole de Dieu, efforcez-vous de la mettre en pratique. La foi vous montrera la route du bonheur, et vos bonnes œuvres vous en assureront la possession éternelle. Beati qui audiunt Verbum Dei et custo- diunt illud. Amen.

QUINQUAGESIME

AVEUGLEMENT SPIRITUEL' (Homélie)

Tout ce qu'a fait Jésus-Christ , il l'a fait en figure ; c'est-à-dire que, sous la vérité du fait historique, tel qu'il est raconté dans le saint Évangile, il y a toujours une grande leçon et un ensei- gnement pratique. Je me demande donc ce que symbolisent les aveugles qui vinrent à diverses époques de la vie du Sauveur lui demander un miracle ! Et les docteurs nous répondent que cette cécité, guérie par un prodige de ia puissance divine, nous représente un autre aveuglement bien plus terrible, qui est l'aveuglement de l'âme.

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

ni. QUATORZE.

210 DIMANCHE

L'âme est faite pour saisir la vérité, comme l'œil pour saisir la lumière. Lorsque l'œil est pur et limpide, il distingue les objets avec leurs formes et leurs couleurs. Le soleil l'éclairé et, à cette clarté du soleil , il discerne jusqu'à l'atome qui voltige dans l'espace, jusqu'au grain de sable que soulève le vent, jusqu'à l'insecte presque imperceptible qui, dans sa marche, est venu se poser sur une feuille d'arbre. Mais, au contraire, l'œil est-il obscurci, est-il voilé? C'est en vain que le soleil brille, et que ses rayons illuminent la création toute entière, l'aveugle ne voit rien, rien, ni les arbres les plus élevés, ni les plus grands édifices, ni les plus hautes montagnes.

Ainsi en est-il de l'âme. Donnez-moi une âme pure, une âme innocente, une âme virginale: la vérité se reflète en elle comme l'eau transparente, durant le calme des nuits; et l'intelligence saisit la vérité, même à travers les ombres du mystère, et l'âme croit sans aucun doute, sans aucune hésitation, et la foi la remplit d'une joie suave, et lui apporte avec la paix d'ineffables espérances.

Mais le vice est-il entré dans un cœur et l'a-t-il rempli de sa fange? Aussitôt, de ce bourbier s'élèvent des vapeurs fétides qui interceptent les rayons de la vérité, et comme première consé- quence, arrive le doute, et voilà des âmes de dix-huit à vingt ans se disant à elle même : Qui sait s'il existe réellement un Dieu? Qui sait si, à l'heure dernière, quelque chose survivra réellement à mon corps ? Qui sait si la vertu doit avoir sa cou- ronne, et le vice, son châtiment ? Qui sait si l'enseignement dont le prêtre a bercé mon enfance n'était point une fable?

Qui sait ? tel est le cri qui s'échappe du cœur dont la tentation victorieuse a ébranlé la foi et les convictions naïves. Aussi, quand est-ce que l'homme commence à douter des dogmes qui lui furent révélés sur les genoux d'une mère chrétienne? Est-ce à l'âge l'esprit, attiré naturellement vers Dieu, ne soupçonne point encore les secrets de la passiun qui sommeille? Est-ce à l'âge où, sur le cœur tranquille, n'a point encore passé le vent qui ravage et qui brûle? Est-ce à l'âge le front candide ne porte aucun nuage qui annonce la tempête? Non.

A ce moment de la vie, l'enfant écoute l'Église sans aucune défiance, et il répète la parole de l'Église avec la ferme conviction que cette parole est la vérité. Son âme est vierge , et la vérité, selon ce qu'a dit Jésus-Christ, se manifeste aux cœurs purs: Beati mundo corde , quoniam ipsi Dewn videbunt.

Laissez les années s'écouler, et venir l'heure néfaste de la lutte avec les passions déchaînées, alors, et alors seulement, des abîmes du cœur agité par la convoitise, surgiront des doutes inconnus la veille, et de terribles incertitudes qui laisseront après

DE LA QUINQUAGÉSIME 211

elles un vide effrayant. C'est le premier degré de l'aveuglement : le doute.

Mais, le vice est-il passé malheureusement à l'état d'habitude? Est-il devenu comme une de ces nécessités tyranniques aux- quelles la volonté ne sait plus opposer de résistance? A-t-il pénétré dans le sang et dans les os? Ossa implebuntur vitiis? Qu'arrive-t-il ? A la suite de cette corruption, un nuage épais s'interpose entre l'âme et Dieu, et Dieu, qui est la vérité, ne projette plus sa lumière sur l'âme, et l'homme, frappé de cécité ne voit plus et ne comprend plus les choses de la foi : Obscuratum habentes intellectum propter cœcitatem cordis. N'avez-vous jamais rencontré sur votre chemin ces aveugles qui portent sur les yeux les écailles du vice : Tanquam squamœ , et qui vivent au milieu des splendeurs du catholicisme comme dans une nuit obscure*. Oculos habent, et non videbunt.

Ils ne voient plus Dieu qui, pour attester son existence et ses perfections infinies, a jeté le monde dans l'espace, et a gravé son nom en caractères ineffaçables sur tous les êtres qui peuplent l'univers: Oculos habent, et non videbunt.

Tls ne voient plus l'âme qui, emprisonnée dans la matière, se trahit en dehors par le sentiment et la pensée, de même que la sève, cachée sous l'écorce de l'arbre, se manifeste par les feuilles et les fruits dont les branches se couronnent: Oculos habent, et non videbunt.

Ils ne voient plus Jésus-Christ qui a laissé partout dans le monde des vestiges de son passage, et fondé des œuvres impé- rissables , qui prouvent à toutes les générations sa puissance divine: Oculos habent, et non videbunt. -~

Ils ne voient plus la divinité de l'Église dont l'existence seule, après dix-neuf siècles de persécutions presque toujours san- glantes , est le témoignage le plus convaincant de sa céleste origine : Oculos habent , et non videbunt.

Ils ne voient plus, au delà du temps, les rivages de l'éternité où, selon les lois immuables de la justice, l'homme doit recevoir la récompense de ses vertus, ou le châtiment de ses apostasies*. Oculos habent, et non videbunt.

Ils ne voient plus rien; c'est une nuit profonde ; ce sont des ténèbres épaisses, des nuages sans éclaircie, et ils s'en vont dans cette obscurité, niant tout ce qui est vrai, et blasphémant contre la lumière, comme l'aveugle qui nierait l'existence du soleil, à l'instant même où, sur son front et sur ses yeux, le soleil darderait ses rayons.

Quel malheur! Vous plaignez, et je plains avec vous l'homme dont l'œil complètement obscurci ne peut plus diriger la marche incertaine. Vivre au milieu de la création, et ne plus en contem-

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pler les merveilles! Vivre au milieu de la société, et ne plus distinguer les traits de ceux qui nous parlent ou nous tendent la main ! Vivre au sein de la lumière éclatante que le ciel projette sur la terre, et ne pas saisir la plus faible lueur! C'est triste 1 avouons-le; et de tous les êtres qui souffrent, l'aveugle est sans contredit celui qui porte la plus grande infortune.

Voulez-vous cependant quelque chose de plus triste? Regardez l'homme vicieux et corrompu qui a jeté entre Dieu et son âme un voile impénétrable. La lumière l'environne de toutes parts; la vérité, défendue par les Docteurs et scellée du sang des Martyrs, éclaire sa route comme un phare resplendissant; la religion catholique se dresse devant lui avec des titres irré- cusables, et tant de clartés ne peuvent percer les ténèbres épaisses qui, du ccear, sont montées jusqu'à son intelligence. 11 doute malgré les témoignages les plus convaincants; il nie malgré les affirmations les plus irrécusables, et il lance contre nos dogmes ses mépris et ses blasphèmes.

Cela vous explique comment il se fait que, de nos jours, les erreurs fourmillent, et qu'il est presque impossible de parcourir les pages d'un livre ou les colonnes d'un journal, sans y rencontrer quelques aberrations, mille fois refutées dans l'his- toire. Les esprits sont dévoyés, parce que plus que jamais les cœurs sont corrompus.

Le sensualisme règne en maître dans le monde, c'est évident; il saisit les âmes presque au berceau, il les souille, il les dégrade, il les matérialise, il les abrutit, et par suite de cette invasion en quelque sorte universelle, le monde est un égoût sans fond se déversent tous les courants du vice. Or, comment voulez-vous que des âmes tombées, par des chutes honteuses, au niveau delà matière, et perdues dans la boue, puissent, au milieu de cette boue fétide, trouver Dieu qui est esprit, et la vérité, qui n'est pas autre chose que Dieu?

Pour que l'esprit accepte la vérité sans lutte et sans résis- tance, que faut-il? 11 faut que le cœur soit complètement désintéressé dans cette question capitale, et qu'il ne formule point d'objections séduisantes. Si malheureusement le cœur, déjà séduit par la tentation, jette au devant de l'esprit ses arguments captieux, et ses sophismes, et ses préventions, l'esprit ne voit plus clair, il est aveuglé par les préjugés du cœur, et entre deux doctrines qui sollicitent ses adhésions, il choisit naturellement celle qui flatte les sens, et qui sanctionne et légitime des habitudes invétérées.

Car enfin, comprenez-le: si le chrétien fidèle est intéressé à ce qu'il existe un Dieu qui, après avoir contemplé ses luttes de chaque jour, lui donne au dernier soir la palme et la couronne ;

DE LA QUINQUAGÉSIME 213

s'il est intéressé à ce qu'il existe, au delà de la tombe, une justice souveraine qui tienne compte de ses immolations, et lui paye intégralement le salaire de son rude labeur ; s'il est intéressé à ce que le catholicisme, avec ses devoirs austères, soit la véritable religion en dehors de laquelle il n'y a plus d'espé- rance: quel est, au contraire, l'intérêt de l'homme vicieux?

Son intérêt : c'est de renverser toutes les barrières qui étreignent son indépendance, et d'étouffer toutes les voix qui troublent ses désordres.

Or, Dieu le gêne, parce que son œil le surveille et que la conscience, voix de Dieu, lui jette des reproches amers.

L'éternité le gêne, parce que, si tout finissait avec le temps, il pourrait aujourd'hui se traîner dans toutes les fanges, sans remords et sans crainte du lendemain.

La religion catholique le gêne, parce que sa morale s'impose à la volonté, et que ses lois inflexibles n'admettent ni transactions, ni accommodements.

Brisons donc tous ces obstacles qu'une crédulité trop ignorante a dressés sur notre chemin, et tâchons de nous convaincre que ces prétendues vérités ne sont que des fables.

Et alors, le cœur toujours riche en arguments, dit à l'intelli- gence indécise: Que crains-tu? Je te l'affirme, je te l'assure, il n'y a point de Dieu, il n'y a point d'âme, il n'y a point de ciel, il n'y a point d'enfer; et crois-le, crois-le bien; la religion catholique n'est qu'un tissu de mensonges, et à force d'entendre ce langage du cœur, qui flatte et qui met les passions à l'aise , l'esprit perd de vue le rayon lumineux, comme le navire qui s'enfonce dans la brume, et il se persuade àes plus grossières erreurs.

Voilà le mal qui cause l'aveuglement des âmes. Lorsque l'homme tombe sous la domination des sens, Dieu, qui est tout à la fois lumière et pureté , se cache derrière les nuages. La vérité s'éclipse et pour châtier des ignominies qui blessent la sainteté de son regard, savez-vous ce que fait Dieu? Il aveugle l'homme, dit la sainte Écriture, et l'intelligence confond l'erreur avec la vérité: Ut intelligentes , non intelligant. Et l'œil en plein midi n'aperçoit partout que ténèbres: Ut videntes , non videant.

Aussi, lorsque vous entendez des impies se mociuer de vos saintes croyances, insulter à votre piété, blasphémer contre votre foi , prenez la peine de les regarder au front ou d'interroger leur vie, et à coup sûr vous découvrirez sur le front des taches et dans la vie des souillures qui expliquent leur amour pour l'erreur et leur répulsion pour la vérité.

Mais, que ces hommes consentent à purifier le cœur et à ressaisir l'innocence perdue, à l'instant même vous verrez

214 STATION DE CARÊME

s'opérer un miracle semblable à celui dont il est parlé dans le saint Évangile. Les ténèbres se dissiperont, les yeux s'ouvriront à la lumière, et les aveugles verront. Avec la pureté de l'âme, ils auront retrouvé la foi.

Conservons donc la foi dans un vase très pur. Et lorsque, à certaines heures de tentation et d'épreuves, il vous semble que l'obscurité vous surprend, imitez l'aveugle, allez vous pros- terner aux pieds de Jésus-Christ, lui disant avec larmes: Seigneur, faites que je voie: Domine, fac ut videam. Et Jésus-Christ écoutera votre prière, il vous rendra la vue, et vous pourrez continuer joyeusement votre route, éclairés par cette lumière divine que nous sommes appelés à contempler clans les siècles sans fin. Amen.

STATION DE CARÊME

LA DOULEUR ET SES CONSOLATIONS '

Christus passus estpro nubis ....

Jésus a souffert pour nous et il nous a baissé ses exemples pour que nous marchions sur ses traces.

( Épitres de S. Paul).

Nous avançons donc, mes frères, dans cette grande et belle carrière de la pénitence ; déjà nous apparaissent les cîmes du Calvaire, et l'Église les a saluées avec ces grandes paroles: Vexilla régis prodeunt , fulget cracis mysterium. L'étendard du roi est développé, la croix brille à tous les yeux.

Voilà, mes frères, les jours de la croix, voilà les jours de la Passion, voilà les jours de l'épreuve! Ah! si nous pouvions comprendre, pendant ces six semaines, ce qu'est pour nous . la douleur! Cette grande question de la vie, mes frères, il est impossible de ne pas la traiter devant vous aujourd'hui ; j'éloi- gne encore un sujet peut-être attendu, et que je désirais moi- même; vous l'aurez, mes frères, ce sujet ; mais cependant il est important, avant d'entrer dans ces jours de retraite, de faire une station au pied de la montagne, et de méditer ensemble cette grande question des souffrances ; il faut que nous sachions ce qui explique la douleur, ce qui console la douleur. Depuis

1. Sermon inédit prononcé par le R. P. Lavigne le 17 Mars 1861, en l'église S. Philippe du Roule.

DOULEURS ET CONSOLATIONS 215

six mille ans, la douleur a été une des grandes lois du monde; chaque siècle, en achevant son cours, a légué au siècle suivant le triste héritage de maux et de douleurs qu'il a reçu lui- même ; à tous les âges, les hommes se sont renvoyé l'un à l'autre ce cri de détresse lugubre: je souffre! Du couchant a l'aurore, du septentrion au midi, des tentes du désert, comme des îles de l'Océan; de la tumultueuse cité comme de la paisible chaumière, s'échappe une immense lamentation; sous des occasions et des formes différentes, le mal torture l'humanité, ce chef-d'œuvre du Créateur: la souffrance est partout, elle plane jusque sur les êtres privés de raison; dans ce vaste règne de la nature, nous apercevons une violence manifeste, une sorte de rage , qui arme tous les êtres les uns contre les autres; depuis le ciron jusqu'à l'homme, il n'est pas un être qui ne courbe malgré lui la tête sous la grande loi de la souf- france, la terre elle-même, a dit un penseur célèbre, est un autel immense tout ce qui vit, tout ce qui respire, doit être immolé sans frein, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation du mal, jusqu'à l'extinction des choses, jusqu'à la mort de la mort.

Mais, mes frères, pour ne parler que de l'homme, qui dira toutes ses souffrances? N'est-il pas vrai qu'il lui faut parcourir une longue chaîne de douleurs, dont le premier anneau tient à son berceau, et le dernier se rattache à sa tombe ? Tout souffre dans l'homme : son esprit, son cœur; son cœur surtout: n'est-ce pas le sanctuaire et le rendez-vous de toutes les souffrances? Qui dira ses regrets amers, ses désirs tyranniques, ses déchire- ments inouïs, quand la mort vient briser les^liens les plus chers et les plus doux! Mes frères, je n'ai pas besoin d'insister, vous le comprenez avec moi, sous le domaine de la mort, je veux dire sous le domaine de la souffrance comme sous celui de la mort, tous les hommes sont égaux, et la raison qui établit des différences dans la douleur est indépendante de ce qui sépare le riche du pauvre, le savant de l'ignorant, le roi du- sujet. Mais quelle est donc la raison de la douleur? Pourquoi la douleur? Mes frères, il y a bien longtemps que cette question est posée et elle est restée jusqu'à présent encore insoluble en dehors de nous; et cependant, que d'hommes ont essayé de la résoudre! Les philosophes anciens ont donné leur explication; les philo- sophes contemporains ont donné les leurs. Voulez-vous me permettre de faire arriver jusqu'à vous une ou deux de leurs explications. La souffrance , a dit l'un d'eux, (il vit encore, celui- là) La souffrance, c'est le premier état d'une société qui se fait lentement au travers de transformations successives». Je ne comprends pas bien : c'est le premier état d'une société qui

216

STATION DE CARÊME

se fait lentement, très lentement! Qu'est-ce que ce progrès qui commence par une chute? Comment donc sommes-nous, du côté de la douleur, plus favorisés que ne l'étaient nos pères? Ah ! cherchons s'il n'y aurait pas quelque chose de meilleur: La souffrance, dit un autre, tun contemporain aussi lui), «la souf- france a sa raison d'être dans deux principes éternels, infinis, contraires : expression générale du Dieu-Tout ». Qu'est-ce que c'est? Deux principes éternels, infinis, contraires! Si ces deux principes sont inégaux, l'un nécessairement sera vaincu par l'autre, et il n'y aura plus que du bien ou que du mal; mais si ces principes sont égaux, nous avons deux causes dans la même infinité, ce qui est tout simplement une absurdité; par conséquent, je rejette l'explication de ces philosophes, j'aime mieux m'en tenir à la voix unanime des peuples qui ont tous découvert dans la souffrance, l'expiation d'une première faute, l'expiation d'une désobéissance au début de l'histoire humaine.

Au frontispice de toutes les nations, je trouve une tristesse étrange , je trouve de mystérieuses perplexités , et tous les peuples, dans leurs migrations diverses, ont emporté avec eux l'idée d'une faute première, et sans le savoir, ils étaient en cela, ils étaient parfaitement d'accord avec un concile général de la sainte Église, proclamant cette grande vérité qui nous donne le dernier mot de la douleur, l'explication de la souf- france: Omne quod dicitur , malum aut esse peccatum aut pœna peccati. Tout ce qui s'appelle mal, c'est ou le péché, ou la peine du péché. Voilà la douleur expliquée pour l'homme; mais, mes frères, qui explique la douleur dans le Créateur? Ah ! je cherche dans ma foi: et je trouve l'Homme choisi, l'Homme modèle, l'Homme rédempteur; c'est sur lui que devaient être réunies toutes les lois de la souffrance, et c'est lui qui devait résumer, dans sa personne, cette grande condamnation des premiers jours. Regardez-le! Son nom, c'est l'Homme des douleurs! Virum dolorum ; sa science: s'il connaît tout par sa science divine, par sa science expérimentale, il ne veut connaître que la douleur: Virum dolorum et scientem infir mitât es \ sa vie: elle était tout entière dans un mot: il a souffert! C'est l'étable, c'est Nazareth, c'est son apostolat, c'est le Calvaire ! Et encore en mourant, on dirait qu'il emporte avec lui la soif des douleurs; et il faut que chaque chrétien, que chaque disciple de Jésus- Christ, accomplisse dans sa chair, ce qui manque aux souf- frances de son Sauveur: Et impleo in carne mea quœ desunt passionum Christi. 11 faut qu'après avoir souffert en lui-même, Jésus puisse encore souffrir dans ses membres, afin d'étendre à tous les âges cette perpétuité de l'expiation. Vous comprenez

DOULEURS ET CONSOLATIONS 217

donc, mes frères, maintenant ce que c'est que la terre. La terre, c'est un Calvaire, et de chaque côté, des hommes qui souffrent , comme au Golgotha : la croix de Jésus-Christ; à droite, un homme qui souffre; à gauche, un homme qui souffre. C'est un grand symbole ! Voilà le spectacle depuis le jour expiatoire! Personne, dans l'humanité, ne peut échapper à la souffrance: il faut passer par la douleur comme l'homme de gauche, ou parla douleur comme l'homme de droite; comme l'homme de gauche sans consolation, sans espérance, prélu- dant par les souffrances du temps, aux souffrances de l'éternité; ou bien , comme l'homme de droite, trouvant dans ses souffrances la consolation la plus intime, et préludant avec l'expiation aux joies de la rédemption, pendant les perpétuelles éternités.

Voilà, mes frères, la raison de la douleur; vous la comprenez, vous la voyez, vous la touchez du doigt, en quelque sorte, dans l'homme et dans le chrétien.

Mais je ne vous satisferais pas pleinement si je n'ajoutais pas ce qui console la douleur, et c'est ma seconde pensée. Mes frères, quel bonheur de faire descendre du ciel la consolation dans vos cœurs si affligés, mais spécialement si affligés dans ces jours ! Seulement, prenez garde, en écoutant ces choses ; il faut bien comprendre la vraie consolation. Qu'attendez-vous de moi? Vais-je vous dire ici avec l'autorité de ce ministère sacerdotal qui m'est confié : 0 vous qui souffrez ! 0 vous qui avez des peines au fond de l'âme ! ne pleurez plus, je viens essuyer les larmes de vos yeux, et les jours de souffrance sont passés? Non, mes frères, cette consolation n'est pas en mon pouvoir; elle m'appartiendrait que, probablement, je net devrais pas m'en servir devant vous; écoutez cette parole et j'espère que nous aurons le résumé de nos instructions sur Joseph que nous n'avons pas encore oubliées. Mes frères, l'acceptation, voilà la consolation en apparence si stérile, si inféconde, mais si efficace devant la douleur; l'acceptation, voulez-vous bien comprendre? Écoutez-moi et j'espère que Dieu vous donnera cette intelli- gence: vouloir souffrir pour moins souffrir, vouloir souffrir, peut-être même pour éloigner toute souffrance; c'était le rêve des stoïciens, lorsqu'ils disaient: la volonté, elle est beaucoup plus forte que la douleur: Fortior est fortuna voluntas; et qu'en réunissant toute leur puissance, ils s'écriaient, au milieu d'indi- cibles tortures: Souffrance! souffrance! je n'avouerai jamais que tu sois un mal !

Ils étaient dans le faux: la raison humaine, laissée à ses propres forces, ne peut pas s'élever jusqu'à la domination pleine et entière de la douleur, mais mes frères, c'est le grand privilège du chrétien; le chrétien, lui, avec la grâce qui ne lui manque

218 STATION DE CARÊME

jamais", peut toujours accepter l'épreuve et j'invoque , pour faire passer jusqu'au plus intime de vos âmes cette puissance de l'acceptation , j'invoque l'autorité et l'expérience, l'autorité de S. Augustin qui disait: « Mes frères, vous êtes malheureux, c'est vrai, puisque j'entends vos plaintes, puisque je compte vos souffrances , mais c'est à la perversion de votre volonté que vous devez vos malheurs; si vous saviez accepter, ah! comme bientôt les souffrances seraient adoucies. » J'en appelle à l'au- torité de S. Chrysostôme, de S. Chrysostôme prononçant ces paroles: L'homme est le seul artisan de ses douleurs. O mes frères, c'est un excellent petit traité composé par ce saint docteur que je vous recommande; si jamais vous le rencontrez sur votre chemin, vous y verrez des pages admirables sur ce sujet; et quand l'a-t-il composé? Est-ce quand il était dans la chaire de l'église de Constantinople , lorsqu'il avait autour de lui un peuple frémissant, multipliant ses applaudissements et ses hommages? Non, non, mes frères, ce n'était pas lorsque S. Chrysostôme étendait la main pour empêcher ce peuple de l'applaudir, au milieu des paroles admirables de son éloquence, mais c'était lorsqu'il était poursuivi, traqué, chassé comme une bête fauve, lorsqu'il s'en allait, fuyant de ville en ville en butte à toutes les injures, à toutes les persécutions. Lorsque les flots de la tribulation l'envahissaient de toutes parts, S. Chrysostôme élevait sa tête au dessus de ces ondes soulevées et leur disait: « Jamais, jamais, vous ne pénétrerez jusqu'à mon âme; jamais vous n'envahirez ma volonté! » Et afin de perpétuer ce senti- ment dans nos cœurs, il écrivait son petit traité : L'homme est le seul artisan de ses maux; s'il est malheureux, c'est parce qu'il ne les accepte pas, mes frères.

L'expérience : mais voyez donc, chaque jour et depuis tant de siècles, ces hommes qu'on appelle des guerriers: quelle foi est la leur? Exposés sans cesse à la mort, obligés de subir les intempéries des saisons, la faim , la soif, il n'y a pas en quel- que sorte un seul genre de souffrance qui manque à leur dévoûment; ces hommes sont-ils malheureux, mes frères? Allez donc chercher à les plaindre le matin d'une bataille, je vous en prie ; allez donc dire à ce guerrier frémissant qui s'élance avec le courage du héros contre les phalanges enne- mies, allez donc lui dire: Ah! tout à l'heure, peut-être la balle

meurtrière comme je vous plains! Il se retournerait vers

vous et vous répondrait : Que le lâche s'amuse à vivre tant qu'il le voudra, mais je vous prie de ne pas venir m'étourdir, me fatiguer par une compassion que je ne puis comprendre; cet état, je l'aime et par delà ses périls, j'aperçois la palme de la victoire, je veux la cueillir, et je m'élance avec bonheur au

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combat. Le guerrier accepte, et dans son acceptation, je trouve la séparation de l'épreuve, la séparation de la douleur. 0! mes frères , comprenez-le bien , il en sera toujours de même pour vous, si vous voulez bien comprendre cette parole.

Mais vous me direz : Quel sera alors le produit de la douleur? Quel bien m'apportera la souffrance? car enfin la volonté veut nécessairement le bien. Si la volonté accepte la douleur, il faut absolument qu'elle voie le bien dans la douleur: c'est l'adage de la philosophie: volant as vult necessario bonum. 0 mes frères, comme il m'est facile.de répondre; c'est ici que je dois m'écrier-. Si vous saviez le don de Dieu: si scires donum Dei ! 0 mes frères, le Seigneur Jésus avant d'expirer, jeta ses regards sur tous les siècles qui avaient précédé, comme sur tous les âges à venir ; il vit toutes les douleurs qui planaient sur l'humanité, et il s'écria dans sa bonté : J'ai pitié de cette foule qui souffre : Miser eo saper turbam. Alors il appelle sur lui toutes les douleurs: Omnis dolor irruat super me. Et la douleur, obéissant à la voix de Jésus comme la mort elle même, vient se jeter immédiatement sur lui; sans aucune exception, toutes les douleurs du cœur, toutes les douleurs de l'âme, toutes les douleurs du corps, le Seigneur Jésus a voulu tout éprouver; et à mesure que les douleurs venaient se jeter sur lui, elles laissaient dans sa chair divine, leurs pointes acérées. Ah! mes frères, écoutez, je vous en prie, un mystère; Ecce mysterium vobis dico ; je célèbre devant vous le mystère de la douleur ; je répète : les douleurs laissent, dans la chair et dans l'âme de Jésus, leurs pointes acérées, et elles s'imprègnent de tout ce qu'est Jésus, c'est-à-dire de ses mérites, de sa force, de sa divinité elle même ; elles sont ren- voyées aux hommes avec ses immenses biens qu'elles viennent de puiser dans le divin Sauveur; de sorte que la souffrance, mes frères, est chargée d'opérer en nous ce qu'elle opérait dans le Seigneur Jésus; et de même que Dieu était dans son fils se réconciliant le monde: Deus erat Christo mundum reconcilians sibi , toutes les fois que l'homme est en proie à une douleur acceptée, le Seigneur Dieu est dans cette âme, se la réconciliant. Voilà, mes frères, le grand spectacle de Dieu; Dieu qui n'est pas touché de nos splendeurs, de nos magnificences; qu'est-ce que la terre devant lui? C'est comme un grain de sable qui suffit à incliner une balance, c'est comme une petite goutte d'eau qui tombe d'un sceau, comme dit l'Écriture, mais quand sur cette terre, si petite pour ses regards, il y a un homme juste qui souffre avec acceptation, Dieu s'arrête, contemple, admire; il peut s'écrier: Voilà un spectacle qui est digne de moi, voilà une force qui ressemble à la mienne; je passe au plus intime de cette âme pour préparer en elle un mystère de_rédemption. O!

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mes frères, c'est que l'homme est véritablement homme, c'est qu'il montre ce qu'il sait; celui qui n'a pas été éprouvé, que sait-il? Qui non est tentatus quid scit? C'est qu'il montre ce qu'il peut, c'est qu'apparaît sa véritable force.

Mes frères, ce qui est vrai des hommes est aussi vrai des peuples: Malheur aux peuples qui n'ont pas été éprouvés par de grandes souffrances; ah! comme seront appauvries et incolores leurs histoires nationales! Mais, mes frères, les peuples qui auront traversé dans leur vie populaire de longs jours d'an- goisses , ceux-là seront toujours des peuples agrandis , des peuples honorés. Mon Dieu, que penser d'un peuple qui aurait commis de grandes fautes sociales, dont la voix des crimes monterait terrible jusqu'au trône de Dieu ; ce peuple doit-il être effacé bientôt de la liste des nations? Mes frères, il n'y a qu'une seule question à poser: dans ce peuple , Dieu s'est-il choisi de nobles et de dignes victimes ? Y a-t-il eu dans ce sens populaire de nobles et solennelles expiations? Ne vous étonnez pas, mais je nomme mon pays , je parle de la France ; la France dans ce moment si coupable, qui bien des fois a fait monter jusqu'au trône éternel la voix de ses crimes; mais aussi, mes frères, que d'expiations! La France, dans le sein de laquelle il y a eu de si nobles sacrifices, sacrifice de cet homme, ou plutôt de cet ange clans un corps humain, dont la volonté a été plus forte et plus puissante que toutes les épreuves; de cet homme auquel on a dit, sur une place toute voisine de cette enceinte sacrée-. Fils de S. Louis, montez au ciel! C'était une expiation, une expiation populaire, parce que c'était une expiation royale , et que jamais un roi ne tombe avec les honneurs de la vertu de Louis XVI sans être une grande prière, une grande expiation pour le peuple entier.

Mes frères, je ne rappelle pas les autres victimes, parce que je serais vulgaire, je serais en quelque sorte banal au milieu de vous. Vous le dites avant moi, cette victime qui s'est présentée dans les jours de l'émeute, ce pontife vénéré qui avait, dans sa main, la branche d'olivier au moment les cris séditieux retentissaient de toutes parts, lorsqu'il tombe frappé de la balle meurtrière , il s'écrie : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis; que mon sang soit le dernier versé! » Mes frères, que d'autres victimes dans notre armée! Que d'autres victimes au milieu de ces hommes qui ont su se dévouer et se sacrifier tout entiers pour la France dans ces jours malheureux, des épidémies la ravageaient du Nord au Midi, de l'Orienta l'Oc- cident ! Quelles victimes que ces filles de charité qui se sont consacrées dans ces dernières années, dans ces jours malheu- reux, pour soulager et secourir ceux qui avaient été atteints

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par le fléau ! Quelles victimes dans ces prêtres qui jamais n'ont abandonné leur ministère, qui sont restés jusqu'à ce que le dernier malade ait été guéri ou ait été présenté devant le trône du Seigneur Dieu! 0 mes frères, espérons, parce que le Seigneur aime la France ! Mon Dieu, que ces paroles montent vers vous ! Ah ! que de fois nous avons été éprouvés, mais, Seigneur, si nous devons l'être encore, prenez-nous comme des victimes, et par- donnez, pardonnez à votre peuple.

Mes frères, l'accepation est notre histoire, elle remonte au Calvaire lui-même. Ce voleur que je signalais tout à l'heure, en parlant de ces deux hommes, qui souffrent à droite et à gauche de Jésus-Christ ; ce voleur, c'est un homme qui acceptait; avant l'acceptation , comme il maudissait ! comme il blasphémait ! 11 accepte : comme sa parole devient tranquille ! Comme ses yeux paraissent environnés d'une auréole céleste ! Seigneur! dit-il, souvenez-vous de moi quand vous serez clans votre royaume. Aujourd'hui même, vous serez avec moi dans le Paradis.

Mais, mes frères, dans les premiers siècles, il y a une sainte figure que je vous réservais, c'était celle qui devait passer devant vous aujourd'hui, mais je ne vous en dirai qu'un mot: je voulais vous présenter cette figure dans son ensemble, dans toute sa grandeur, si je l'avais pu; je la célèbre au moins un instant; c'est S. Ignace d'Antioche, avec cet amour brûlant qui lui faisait accepter toutes les douleurs. Mes frères, voyez- vous S. Ignace dans cet amphithéâtre de Rome qui s'appelle leColysée, combattant à côté du gladiateur qui va mourir; quelle différence entre les deux ! Le gladiateur qui n'accepte pas, qui subit une nécessité fatale ; Ignace qui accepte et appelle avec le plus empressé désir, le moment il pourra se réunir à son Dieu, en passant par la souffrance ! Voyez le gladiateur s'inclinant devant le César avec cérémonie forcée : César, celui qui va mourir te salue ! César, moriturus te salutat ! Et immédia- tement après, le combat s'engage, le gladiateur est frappé, il tombe, il écume de rage; en tombant il voit autour de lui ce peuple romain qui forme une immense couronne autour de son sang ; il pense à la patrie absente, à cette famille éloi- gnée, à cette épouse qu'il a laissée sur des rives lointaines; il appelle de tous ses vœux les armées des barbares, qui vien- dront bientôt venger sa mort; il n'accepte pas, il expire avec le désespoir. Mais Ignace apparaît avec la paix du ciel sur le visage; en se montrant dans l'arène, il s'écrie (il y avait non loin de lui quelques fidèles), il s'écrie: « Mes petits enfants, épargnez-moi ! Ne demandez pas que les bêtes féroces s'adou- cissent à mon approche, comme cela s'est vu pour plusieurs martyrs; ahl je sais ce qu'il me faut; je n'ai qu'un désir: c'est

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de jouir de Jésus-Christ: Tandem Christo fruar. Oui, je veux être broyé sous les dents des bétes, je veux devenir un pain pur pour être présenté sur l'autel de mon Dieu. » Quand il entendit les rugissements des bêtes féroces; Venez, venez, s'écrie-t-il, je vous attends; venez, le désir de mon cœur va enfin être accompli ; et Ignace bientôt tombe sous les coups répétés des bêtes féroces ; il nage dans son sang , il va mourir ; les yeux voilés déjà par la mort, cherchent le ciel, il regarde ce peuple romain qui applaudit à sa mort ; mais lui, il ne maudit pas, il n'a pas le désespoir dans le cœur; il appelle de tous ses vœux les saints, les anges qui le réclament; le ciel, c'est sa patrie; il demande que son sang retombe, comme une rosée bienfaisante, sur cette cité de Rome, et il appelle sur elle toutes les bénédictions de Dieu; il accepte, il expire en remerciant, en bénissant , en aimant , et le dernier acte d'amour apparaît encore visible sur ion visage, au moment sa belle âme va être transportée par les anges dans le sein de Dieu. Voilà mes frères , l'acceptation !

Mais ne voyez-vous pas tous les jours ces merveilles ; demandez donc à ces anges de la terre, dans lesquels le Sei- gneur Dieu a comme incarné sa mansuétude et son amour, qui s'appellent les filles de S. Vincent de Paul : ce qu'elles font au milieu de ces misères qu'elles parcourent sans cesse? Ah ! elles cherchent à obtenir l'acceptation , et quand l'acceptation se fait dans l'âme, tout apparaît calme au milieu des douleurs. Mes frères, c'est ce que nous voyons sans cesse au milieu de ces malades que nous visitons dans notre ministère; ce chan- gement est un miracle incessant : cet homme qui, jusque-là, vivait au milieu des plaintes, des angoisses incessantes; des paroles de désespoir venaient sans cesse se placer sur ses lèvres!... Mais c'était notre histoire encore avant-hier; nous pouvons nous glisser auprès de cet homme, lui serrer la main , lui parler au nom du Seigneur Dieu , obtenir de ses lèvres, l'aveu sacramentel; de son cœur, le repentir nécessaire, et après la grâce expiatrice, tout se calme ; son visage rayonne d'un éclat céleste. Merci, merci, mon père! Et à son épouse, à ses enfants qui l'environnent; Ne craignez plus, je suis bien- heureux , je vais mourir, ce n'est point un adieu , c'est un à revoir !

Mes frères, acceptez, acceptez ; mon Dieu ! j'ai bien encore le droit de vous adresser cette parole, comprenez-la ; que je la redise, mes frères, sans aucun commentaire : ce n'est point un adieu, c'est un à revoir. Je la dis pour cette mère qui a perdu son enfant bien-aimé ; je la dis, cette parole, pour cette épouse séparée de son époux, pour ce frère séparé de son frère ; et pourquoi est-

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ce que je parle ici des individus et des familles spéciales? Cette parole, je la dis pour tous; pour tous, parce qu'il n'y a, autour de cette chaire, qu'une famille, et qu'il y a encore et qu'il y aura longtemps dans tous les cœurs un même sentiment, un même regret ; parce que tous ont perdu leur père et bien des frères. Ce n'est point un adieu, c'est un à revoir ! Accepter, accepter, voilà la conclusion ! Ah! si je pouvais pénétrer dans vos âmes, si je pouvais étudier toutes vos douleurs : ces douleurs intimes de l'âme, ou ces douleurs spéciales du cœur ; ces douleurs d'angois- ses, d'inquiétudes, d'ennuis; ces peines domestiques, qui sont quelquefois encore augmentées par ceux-là même qui devraient les consoler ; ces peines d'antipathie, d'involontaire aversion; ces peines de préoccupation d'avenir ; ces peines de terreurs incom- prises ; ces peines que vous trouvez dans le passé de votre vie, depuis le premier instant de votre existence jusqu'à aujourd'hui, et qui forment, autour de vous, un si grand cortège. Mes frères, qui est-ce qui n'a pas un cortège de peines "i Qui est-ce qui n'a pas, autour de lui, ce triste accompagnement de douleurs? Quel est donc celui qui, dans ce moment, voudrait se lever? Je l'attends, celui qui voudrait se lever et, mettant la main sur son cœur, dire : Moi, je n'ai pas souffert, je ne souffre pas 1 II n'est pas ici ! Eh bien ! tous, essayez de ce moyen que je vous propose ; accep- tez ! acceptez ! Le Seigneur Jésus va paraître sur son autel ; vous allez tomber à ses pieds avec l'acceptation, et lui dire : Seigneur ! j'accepte les peines du passé ; j'accepte tous ces ordres de votre Providence, en apparence sévères, mais qui viennent de votre bonté ; j'accepte, Seigneur, les épreuves du présent, qui pèsent sur moi de tout leur poids ; j'accepte les épreuves de l'avenir. Mes frères, les épreuves de l'avenir, c'est quelquefois plus difficile; ah ! je ne sais pas ce que Dieu me réserve... Cette belle prière de sainte Elisabeth, comme je l'aime ! J'ai dit : de sainte Elisabeth, j'aurais dire d'Elisabeth ; à cette sœur de Louis XVI, j'ai donné le nom de sainte : je rétracte ma parole ; Dieu seul peut le lui donner. Que m'arrivera-t-il aujourd'hui, disait-elle, je ne le sais pas, mais ce que je sais, mon Dieu ! c'est qu'il ne m'arrivera rien que vous n'ayez réglé, ordonné de toute éternité.

Eh bien! mes frères, disons-le pour l'avenir; je ne sais pas quelle sera votre providence sur moi; je ne sais pas ce que vous me réservez sur ma famille, sur mes enfants, sur celui dont je partage la vie; du côté de mes amis, mais Seigneur, j'accepte! Et je sais ce que je dis par cette parole: j'accepte tout ce que vous voudrez; Seigneur, daignez recevoir cette acceptation comme un sacrifice, comme une oblation digne de vous, comme un holocauste. 0 mes frères, cette parole produira ses fruits; cette émotion si visible, que je lis dans tous les yeux, ses senti-

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ments qui remplissent votre cœur vont amener ce que je cher- che uniquement, l'acceptation complète.

Mes frères, vous voudrez bien unir à ce sentiment d'accepta- tion le zèle et le dévoûment à la Sainte Église. Ne vous étonnez pas de m'entendre revenir si souvent sur ce sujet, que voulez- vous? La Sainte Église! c'est la préoccupation de mes jours; la Sainte Église ! c'est la préoccupation de mes nuits. Quel est celui qui ne se réveille tout à coup en pensant à l'Église si attristée, si éprouvée, si affligée; elle nous donne le grand exemple de l'ac- ceptation; mais, mes frères, nous devons au moins, nous aussi, tout faire pour la consoler et je vous conjure, au milieu de tant de moyens que vous pouvez prendre de vous adonner à celui de la propagation de la foi qui a été établie si glorieusement dans cette paroisse ; c'était l'œuvre par excellence du pasteur que nous pleurons; c'était bien lui qui m'avait dit au commencement du carême : vous n'oublierez pas, mon père, le dimanche de la passion, de rappeler cette œuvre à tous les paroissiens; elle a grandi depuis 1858, constamment; elle est arrivée au chiffre de 4300 fr. de 2000 et quelques qu'elle atteignait à cette époque; très certainement, ce progrès est au zèle et au dévoûment incessants de votre pasteur bien-aimé. Mes frères, il faut que cette œuvre grandisse et je viens vous demander de multiplier les souscriptions ; il n'y a pas de quête, il n'est pas question de tendre la main devant vous pour que vous ouvriez la bourse de votre charité, mais présentez-vous, vous-même. S'il y a des personnes ici qui ne soient pas inscrites pour l'œuvre de la propagation de la foi, elles peuvent, qu'elles soient de cette paroisse ou quelles n'en soient pas, elles peuvent se transporter à la sacristie et donner leur nom à celui de ces Messieurs qui les recevra. Vous savez qu'on ne s'engage qu'à une chose, c'est adonner un sou par semaine. En même temps, mes frères, je vous recommande singulièrement l'œuvre de l'apostolat qui est placé sous le patronage des Saintes femmes de l'Évangile; cette œuvre donne en nature, comme l'œuvre de la propagation de la foi donne en espèces, aux missionnaires; cette œuvre envoie constamment tous les objets du culte à ces Apôtres de la Sainte Église. Mes frères, vous pouvez vous faire inscrire et pour l'une et pour l'autre de ces œuvres. Si vous avez besoin de renseigne- ment spéciaux pour l'œuvre apostolique , vous les demanderez en même temps à la sacristie, et celui de ces Messieurs qui est chargé de la propagation de la foi voudra bien vous les donner aussi. C'est ainsi que ces deux œuvres grandiront en même temps , se développeront avec votre zèle et produiront en vous leurs fruits au centuple.

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RÉDEMPTION ABONDANTE*

Ecce nunc tempus acceptabile , ecce nunc dies salutis.

Voici maintenant le temps favorable ; voici maintenant les jours de salut.

(II,Corinth., VI, 2).

Je ne puis mieux commencer cette station quadragésimale qu'en empruntant les premières paroles du chapitre VI de la deuxième Épitre aux Corinthiens. C'est le grand Apôtre qui se présente aux fidèles de son temps, quoique plus spécialement aux disciples de Corinthe , en leur disant : Adjuvantes ; nous sommes vos coadjuteurs. Voilà notre caractère, voilà notre mission, voilà notre travail à nous. Mes frères, comme l'Apôtre S. Paul, nous ne sommes revêtus d'un caractère sacré que pour vous aider: Adjuvantes ; nous n'avons de sang dans nos veines que pour vous porter secours: Adjuvantes; nous n'avons de puissance dans notre ministère que pour vous le consacrer tout entier: Adjuvantes. Étant donc vos coadjuteurs dans l'œuvre de votre salut, nous vous jetons ce cri: Ne recevez pas en vain la grâce de Dieu. Oh ! il est donc possible de la recevoir en vain; il peut se faire que ce qu'il y a de plus grand, de plus fort au ciel et sur la terre, tombe inutilement dans l'abîme de notre cœur : Ne in vacuum gratiam Dei recipiatis. Car le Seigneur a dit : Tempore accepto exaudivi te , et in die salutis adjuvi te. Tous les moments ne sont pas des moments favorables, tous lesyours ne sont pas des jours de salut aussi rigoureusement : Ecce nunc tempus accep- tabile, ecce nunc dies salutis.

Pendant cette carrière de miséricorde le ciel sera ouvert, et les bénédictions tomberont abondantes. A vous d'ouvrir vos âmes pour recevoir cette pluie céleste ; ne cherchez pas d'autre bonheur que celui d'être sous l'influence, sous l'action de Dieu ; n'aspirez qu'à être enveloppés de cette force d'en haut. Aussi, laissez-moi vous le répéter, mes frères : Os nostrum patet ad vos, cor nostrum dilatatum est ; c'est-à-dire, ce ne sont pas seulement des paroles, notre cœur s'ouvre, se révèle, se manifeste, se dilate. Et comme la dilatation appelle la dilatation, toutes les grâces venant informer cette parole dont vos oreilles seront frappées , il faut que votre cœur se dilate aussi : Dilatamini et vos.

Un mot va faire le développement de ce premier discours : In

1. Cette instruction et les neuf suivantes forment la station de Carême, prêchée à Kice en 1867, par le R. P. Lavigne.

m- quinze.

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die salutis , ce que c'est que le salut, ce que c'est que la rédemption dans le Christ. Vous l'avouerai-je, mes frères, avant les méditations de ces jours derniers, je n'avais pas compris les sublimités de ce chapitre V de l'Épitre aux Romains. Mais aujourd'hui, je suis saisi, et comme enveloppé de lumières éblouissantes que je vous apporte. Je ne quitte pas TÉcriture sainte. Nos frères séparés peuvent venir, ils verront le livre ouvert devant leurs yeux ; ils me contempleront appuyé sur cette colonne de la vérité qu'on appelle l'Église catholique, et ils me permettront d'exposer devant eux, les grandes manières de l'épouse de Jésus-Christ , dans l'interprétation de nos saints livres.

Qu'est-ce que V abondante rédemption? Qu'est-ce que la justification par le Christ? S. Paul nous le dit: Justificati ergo ex fide pacem habeamus ad Deum, per Dominum nostrum Jesum Christum.

Premier caractère de la justification : la PAIX. Avant, c'était la lutte, c'était une guerre acharnée de la petite et chétive créature en face de son Créateur, devenu son juge, devenu quelque chose de plus formidable encore, son ennemi. Mais, Jésus s'est interposé , et il a mis la paix : Pacem habeamus per Dominum nostrum Jesum Christum. Il y a eu un contrat signé avec du sang, et tout ce qui était guerre, effroi, terreur, s'est changé en paix, en douceur, en espérances. Grand Dieu! vous n'êtes donc si grand que pour me protéger, vous n'avez une telle puissance que pour me défendre, vous ne possédez une force infinie que pour m'aider a triompher de mes ennemis.

Second caractère de la justification: accès. Et voyez mainte- nant, mes frères, la logique de S. Paul. La paix ne suffisait point, il était nécessaire que la distance immense du Créateur à la créature fût comblée. Comment moi, la faiblesse , arriver jusqu'à la Force; moi le néant, toucher l'Être infini. Et cepen- dant l'abîme a disparu, le chemin a été frayé, facile à moi de m'approcher, d'avoir accès auprès de Dieu: Per quem et habemus accessum. Quelle transformation merveilleuse a été opérée! Après avoir conquis la paix, premier don, j'ai l'accès auprès de cette majesté infinie. . . pour l'admirer peut-être, oui mais plus encore pour lui parler ; ma faible voix aura le droit de se faire entendre. Mais en quelle qualité? In spe filiorum Dei.

Troisième caractère de la justification-. Filiation. C'eût été assez pour moi de parler comme une créature à son Créateur, comme un serviteur à son maître... Non, je lui parlerai comme un enfant parle à son père, ma parole s'enveloppera dans cette confiance filiale qui la rend toujours efficace. Je ne suis plus la

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misérable créature et l'esclave ; je suis passé dans le règne des enfants adoptifs de Dieu, je suis devenu le cohéritier de Jésus- Christ, et en moi il y a cette parole du Verbe qui retentit dans les perpétuelles éternités; comme lui, comme le Verbe divin, nous pouvons dire à Dieu: Notre Père: Pater noster.

Quatrième caractère: Liberté. Si je suis enfant, si j'ai la paix et l'accès auprès de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, alors je possède aussi la liberté et je devrai me proclamer libre à la face du monde et à la face du ciel même. Liberté î Indépen- dance ! Abus des mots les plus augustes , comme les plus sacrés. Qu'est-ce que le monde entend par ces mots proclamés en tout lieu? Aura-t-il jamais une liberté comme la liberté des enfants de Dieu? Quand sera-t-il libre comme moi , comme le plus humble chrétien, comme l'un de vous, mes frères? Qu'il médite jusqu'où va l'indépendance du disciple de Jésus-Christ. Elle va jusqu'à l'indépendance de la douleur. Oh ! je vous réservais cette parole! Oui, l'indépendance de la douleur! Cherchez partout, feuilletez les livres, vous ne trouverez nulle part un mot aussi hardi que celui-ci : Nous nous glorifions au milieu de nos tribula- tions : Gloriamur in tribulationibus. Voilà un langage inconnu. Autrefois, dans l'antiquité païenne, il se rencontra quelques phi- losophes qui ont attiré sur eux les sarcasmes et la risée du peuple; pourtant leur force d'âme n'allait point au delà de cet aveu stoïque: Douleur, tu n'es pas un mal. Pendant que leurs âmes étaient déchirées, qu'ils se roulaient parmi les épines de la souffrance, ils se rebellaient criant: non je n'avouerai pas, ô douleur,' que tu es un mal. Et voilà Jésu^-Christ qui paraît pour déifier la souffrance et autoriser ses disciples à prononcer une parole nouvelle : Gloriamur in tribulationibus. Quand la tribulation vient s'unir à cette admirable chaîne dont le deuxième anneau est la patience, le troisième, l'épreuve, le quatrième, l'espérance, le cinquième, la béatitude suprême, alors elle devient un titre de gloire. Par la communication avec la patience, elle se transforme en épreuve, et l'épreuve mêlée de cette espé- rance qui ne confond jamais. Ce ne sera point seulement un héros, mais le plus simple chrétien, qui jouira de cette justifica- tion annoncée et célébrée par l'Apôtre Saint Paul : Scientes quod tribulatio patientiam operatur, patientia autem probationem, probatio vero spem, spes autem non confundit. Lorsqu'on voit quelqu'un souffrir dans le monde, on le plaint, on souhaite que l'épreuve cesse. Mais nous, avec l'abondante rédemption, nous savons tirer de la douleur un meilleur profit. Il souffre... Mais aussitôt nous apercevons la tribulation qui saisit la patience; puis, réfugiée dans ce fort inexpugnable, elle enfante l'épreuve, l'épreuve qui

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tient par la main l'espérance , cette fille du ciel dont le doigt nous fait voir la récompense éternelle. Alors la torture disparaît complètement entre ces deux aimables compagnes et pourquoi ne pas s'écrier: Gloriamur in tribulationibus? Nous nous glorifions dans les souffrances, parce que la charité s'est répandue en nous par l'Esprit-Saint : Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris, per Spiritum Sanctum qui datus est nobis. Il faut, mes frères, que cette chaîne plonge dans cette effusion merveilleuse , comment dirai-je , dans ce bain, dans cette préparation divine. Une fois plongée, quand elle trouve la charité que communique l'Esprit-Saint, elle acquiert une puissance ascensionnelle inconnue auparavant -, tout monte, tout grandit avec elle; tout s'élève jusqu'au dernier anneau, qui est la félicité même de Dieu. Mais le bain doit être préparé au dedans de nous. On a parlé beaucoup de la transfor- mation des métaux, de leur changement en or pur. Ce qu'on a raconté, mes frères, ne saurait être regardé que comme des fables ineptes. Voilà le vrai, le seul creuset ; trempez-y tout ce que vous voudrez, tout sera en un instant élevé, agrandi, divinisé. Même les choses ordinaires de la vie, boire, manger, dormir, se récréer; les actions en elles-mêmes les plus indiffé- rentes, si elles plongent dans la charité, sortent dignes de Dieu, dignes de la récompense , et deviennent pour nous la préparation du ciel. Voilà encore une fois l'abondante rédemption. Oui, je ne demande pas mieux, revenons à l'explication de l'Écriture avec l'Église. Que l'homme s'efface, et que Dieu se révèle a nos cœurs !

Vous êtes étonnés, mes frères; mais votre étonnement cessera quand vous comprendrez la grandeur du justifié par Jésus- Christ. Cette grandeur se mesure sur l'état auquel nous étions réduits comme pécheurs. Si Dieu a eu pitié de nous, quand nous étions ses ennemis, à combien plus forte raison serons-nous à l'abri de sa colère, quand il nous verra justifiés par sa grâce. Une fois réconciliés , nous marcherons de merveilles en mer- veilles ; merveilles dont les premières n'étaient qu'une ombre. La sainte Église se glorifie de tout. Le dirai-je au risque de soulever vos réclamations; nous pouvons nous glorifier même du péché, comme elle et avec elle. Se réjouir des crimes com- mis, mais c'est l'enthousiasme, l'extase, une aberration au sein de l'amour: O certe necessarium Adœ peccatum quod Christi morte deletum est; puis s'approchant pour les contempler de plus près, la voilà qui chante : O heureuse faute, je te bénis ! Félix culpa quœ talem ac tantum meruit habere Redemptorem I Je te bénis , puisque tu m'a valu une rédemption aussi surabondante. Vous savez, mes frères , comment le péché s'est répandu dans le monde, par la prévarication d'un seul , et avec le péché , la mort : Sicut per

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iinum hominem, peccatum in hune mundum intravit , et per peccatum mors; et ita in omnes homines mors pertransiit in quo omnes peccave- runt. Adam a désobéi, et sa prévarication a atteint toute sa postérité, c'est-à-dire que ceux qu'il engendre ne sont pas passifs d'une faute actuelle, mais en vertu des lois de la géné- ration, ils naissent dans l'état de déchéance dans lequel se trouvait le premier homme. Mais ce premier homme, transmet- teur de la mort, est le symbole d'un autre homme, transmetteur de la vie. Il y a entre eux, des rapports intimes et d'admirables relations. Le premier homme transmet toute la mort; le second transmettra toute la vie. Adam le premier, se révèle par la désobéissance, le second, par l'obéissance la plus entière. Le pre- mier s'approche de V arbre fatal; le second monte à V arbre sauveur. Le premier Adam, par son péché, a voulu devenir semblable à Dieu, selon la fausse promesse du tentateur, et il a perdu tous ses descendants. Le second Adam rend ses frères semblables à lui. L'un dit à sa postérité: Vous êtes chassés du paradis terrestre-, Y 'autre s'adressant à l'humanité, et à l'humanité la plus coupable, lui adresse ces mots consolateurs: Aujourd'hui vous sereç avec moi dans le Paradis. L'un détache de l'arbre le fruit de mort ; l'autre attache à la croix le fruit de vie.

Mais, dites-moi, celui qui possède la vie n'est-il pas cent fois plus puissant que celui qui possède la mort? Et si le premier la répand abondante, ne bénirai-je pas le second de répandre la vie avec plus d'abondance encore? Voici une parole qui doit nous transporter dans les profondeurs de l'amour divin: La faute n'a jamais été comme le don : Non sicut delictum ita et donum. Non, non, non ; jamais le délit n'a égalé le don, jamais la faute n'a égalé le rachat. Je le veux bien, cherchez, sondez les profon- deurs du crime, je n'en concluerai qu'à l'agrandissement plus merveilleux du rachat. Montrez-moi les fautes, les péchés les plus énormes, creusez des abîmes insondables d'iniquités, accumulez les horreurs, accumulez encore, accumulez toujours, et quand vous aurez fini je vous dirai: Non sicut delictum ita et donum. Plus vous me montrerez profond l'abîme du péché, plus je vous répéterai merci , oh merci ! Car plus profond, plus grand, plus élevé est le don de la miséricorde : pas de limites à ma rédemption; je ne veux pas que mon Jésus soit moins fort pour me communiquer la vie, qu'Adam l'a été pour me donner la mort. Tout ce que vous me direz sur les suites de la première faute, servira à me faire plus admirer les suites de la rédemp- tion : Non sicut delictum ita et donum. La mort a parcouru les conditions de la vie humaine, elle a pénétré partout à l'insu d'Adam. Qu'a fait la vie? Elle a rencontré sur son chemin des obstacles plus nombreux. Au péché originel se sont ajoutés les

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péchés personnels, les péchés actuels, l'ingratitude la plus noire, les blasphèmes, la haine; et néanmoins la grâce visite tous les rangs, elle s'insinue, elle pénètre pour relever tout ce qui était tombé, pour sauver tout ce qui était perdu. Aucune exclusion, aucune, et cela à l'aide d'une simple parole et d'un petit sentiment de repentir: Non sicut delictum ita et donwn. Il suffît, pour opérer un tel prodige, de l'acceptation de la volonté. De la volonté qui appelle à son secours? Non. De la volonté qui soupire? Non. Mais une volonté qui se prépare à soupirer: Prœ- parationem cor dis eontm audivit auris tua. une mère n'entendrait rien, un ami ne verrait rien, Dieu entend et voit. Aucun signe de pénitence pour personne, excepté pour Dieu, qui envoie sa rédemption. Cette préparation à soupirer par un concours de circonstances, mes frères, se rattache à la félicité de Dieu. Un homme est enseveli dans l'abîme du péché, eh bien ! s'il ne change pas ce soupir préparé , s'il en suit les conséquences, s'il passe au repentir, si du repentir il monte à l'aveu, s'il arrive à l'expiation, de l'expiation à la générosité de la grâce, puis à la persévérance, et, de la persévérance du moment , à la persévérance finale : le voilà parvenu au bonheur de Dieu. Qu'il n'y mette aucun obstacle; tout ce qui est autour de lui, au dessus, au dessous de lui, quand même les forces de de la terre et de l'enfer s'uniraient pour éteindre cette petite mèche qui fume encore: Limim fumigans. Rien n'y fera... Impossible. Cette étincelle sera le principe d'un vaste incendie au sein de Dieu. Il y a une corrélation, mes frères, entre cette étincelle si faible, prête à cesser de briller, et les flammes ardentes de l'amour divin. Quel travail va s'opérer sous son action! Un esprit nouveau, un cœur nouveau, vous allez voir le jeu admirable de la puissance divine: car si, par le péché d'un seul, nous avons eu la mort, à plus forte raison, parla rédemp- tion , aurons-nous l'abondance de la grâce ! Si enim, unius delicto, mors regnavit per unum, multo magis abundantiam gratiœ et donationis et justitiœ accipientes, in viia regnabunt per unum Jesum Christum. Jusque-là les efforts de la loi s'étaient avoués impuis- sants. La loi arrive pour faire abonder le péché, loin de donner les forces qui le détruiront. Mais le péché a abondé, la grâce a surabondé , et aussi la vie qui règne en nous par le Seigneur Jésus*. Lex autem subintravit ut abundaret delictum. Ubi

autem abundavit delictum, super abundavit gratia per Jesum

Christum Dominum nostrum.

Comment se fait-il, mes frères, que nous ne sentons pas en nous cette action vivifiante? Ah ! si nous avions près de notre âme un seul homme, si nous vivions sous l'influence exclusive du second Adam, la rédemption se manifesterait accomplie

RÉDEMPTION ABONDANTE 231

dans sa plénitude. Mais non , nous sommes sous la puissance de deux Adams, l'un terrestre et charnel : Primas Adam de terra terremis; l'autre céleste: Secundus Adam de cœlo cœlestis. Et ces deux hommes nous apparaissent aujourd'hui dans des situa- tions opposées, celui-ci dans le jardin du paradis terrestre > celui-là au désert. L'un, vaincu sous les efforts de Satan qui lui fait essuyer une triple défaite , tandis que l'autre triomphe de son ennemi. Le premier entend ce que lui suggère la con- cupiscence des biens et des faux plaisirs, la tentation du sensualisme grossier: pourquoi ne manges-tu pas de ce fruit? Vaincu. Le premier se laisse prendre aux sentiments de l'orgueil: vous serez semblables à Dieu, connaissant le bien et le mal. Vaincu encore. Le premier succombe devant les séductions de l'ambition, des richesses*: je te donnerai toutes ces choses! Vaincu une troisième fois. Tandis que le second Adam expie la triple faute. A la première suggestion il repond par ces paroles : L'homme ne vit pas seulement de pain. Devant la tentation de l'orgueil, il est aussi écrit: Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. En face de la troisième: Va-t-en Satan, car il est écrit: vous adorerez le Seigneur Dieu, et vous ne servirez que lui seul.

Nous sommes donc en présence de deux hommes. Nous avons porté l'image du premier; le sensualisme a souvent triomphé dans nos âmes, l'orgueil et la cupidité ont remporté de nombreuse victoires, portons maintenant l'image de l'homme céleste: Sicut portavimus imaginent terrestris , portemus et imagi- nem cœlestis. Confiance! le travail de Dieu s'unira au nôtre; prenons ce qui nous est nécessaire, et rejetons le reste. Rejetons ce pain grossier, le pain des hommes, le pa4n des plaisirs ou des richesses, afin d'appeler l'alimentation divine: Non in solo pane vivit homo. Il faut être soigneux, vigilants et attentifs; il importe que nous connaissions les ennemis contre lesquels nous aurons à combattre, et nous puiserons la force c'est- à-dire dans la rédemption par Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Puisque voici le moment favorable et les jours de salut : Ecce nunc tempus acceptabile ecce nunc dies salutis. Venez avec docilité entendre la parole sainte. Plusieurs n'ont point senti jusqu'ici, mes frères ;, assez et trop longtemps ils ont résisté à la grâce qui les sollicitait, ils ont repoussé le salut. Comprenez donc ce que c'est que la rédemption. S. Paul seul vous parlera, c'est sa doctrine qui sera développée, venez à cette école ouverte. Puissé-je vous dire dans quelques semaines ce que les anges chantaient à la crèche de Betlhéem : Evangeli^o vobis gaudium magnum. Dilatons nos cœurs, mes frères, ouvrons les yeux aux lumières de la foi qui veut briller, ouvrons-les aux splendeurs éternelles, . . . c'est fait. . . le Seigneur nous bénit. . .

232 STATION DE CARÊME

LA CHAIR ET L'ESPRIT

Non secundum carnetn ambulamus, sed secundum spiritum.

Nous ne marchons point selon la chair, mais selon l'esprit. (Rom, VIII, 4.)

Nous vous avons laissé, dimanche dernier, mes frères, en présence de ces deux hommes, dont l'un est terrestre et charnel : De terra terrenus \ l'autre , céleste et spirituel : De cœlo cœlestis. Celui qui s'attache à l'homme terrestre, devient terrestre comme lui : Qiialis terrenus taies et terreni; celui qui s'attache à l'homme céleste, devient céleste comme le second Adam : Qualis cœlestis taies et cœlestes. L'humanité peut donc choisir entre ces deux hommes; elle est libre de se ranger à la suite du premier Adam , comme elle est libre de marcher sous les drapeaux du second. Elle le montre bien hélas ! Voyez cette foule innombrable qui se presse à la suite de l'homme terrestre. Devant ces multitudes, qu'est-ce que ce petit nombre des disciples fidèles. Mais, mes frères , comprenons aujourd'hui ce que c'est que la chair et ce que c'est que l'esprit; ce que c'est qu'appartenir au premier Adam, ce que c'est qu'appartenir au second Adam. Ne l'oublions pas: quiconque est trouvé en Jésus-Christ, est sauvé par même, comme S. Paul commence à nous le déclarer : Nihil damnationis est Us qui sunt in Christo Jesu. 11 n'y a pas de dam- nation possible pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. Mais la marque distinctive de ces vrais disciples, c'est qu'ils ne marchent pas selon la chair: Qui non secundum carnem ambulant. Or, n'allez point croire, mes frères, que se séparer de la chair , c'est s'imposer une privation pénible, un sacrifice qui pèse, comme un joug intolérable ; non, non ; se séparer delà chair, c'est passer, de la loi du péché et de la mort, dans la loi de la grâce et de la vie, de la servitude honteuse, dans la délivrance : Lex enim spiritus vitœ in Christo Jesu liber avit me a lege peccati et mortis. Quel est ce monde libérateur? Comment suis-je délivré de la mort pour entrer dans la vie. Le voici, répond S. Paul avec une sagesse de raisonnement surprenante , avec une économie vraiment admirable. Jésus a pris la ressemblance, la chair du péché , et comme tel, il a pu porter ]a condamnation du péché : In similitudinem carnis peccati et de peccato damnavit peccatum in carne. Tout ce que celui-ci méritait , Jésus l'a mérité : Posuit Dominus in eo iniquitatem omnium nostrum. Et en portant ainsi le fardeau de nos crimes, lui, innocent, lui, Dieu, il a donné un

LA CHAIR ET L'ESPRIT 233

prix infini à l'expiation. La colère divine s'est déchargée sur lui, et nous n'avons ressenti que l'écoulement de sa miséricorde.

I. Ceux qui sont de la chair, Mes frères , sommes-nous passés, du joug de la chair, sous le joug de l'esprit? Ici j'aurais à vous proposer un retour sur vous mêmes , mais un retour sérieux. Vous dites : Nous ne marchons point selon la chair : Non secundum carnem ambulamus. Est-ce complètement vrai? Sachons que ceux qui vivent selon la chair savourent les choses de la chair : Qui secundum carnem sunt quœ carnis sunt sapiunt. Que faut-il entendre par la chair? Que signifient ces paroles répétées sans cesse et redites par tous les prédicateurs de l'Évangile ? La chair 1 Est-ce ce qui est grossièrement, ignominieusement sen- suel? Non, par la chair nous entendons encore ce qui est du monde, ce qui appartient au temps, les choses visibles, qui passent avec la figure de ce monde : Prœterit figura hujus mundi, c'est-à-dire, les biens, les plaisirs, les honneurs périssables, tout ce qui est du temps et qui n'a aucune connexion avec l'éternité. Ainsi rechercher les richesses matérielles pour elles- mêmes , sans aspirer aux biens du ciel \ rechercher les plaisirs d'ici- bas, et s'en tenir , sans leur donner une connexion avec les joies supérieures ; rechercher l'ambition pour l'ambition , sans aucune connexion avec l'honneur, avec la gloire que Dieu nous réserve et qui ne passera point, c'est de la chair: Qui secundum carnem sunt quœ carnis sunt sapiunt* Rien de ce qui appartient au temps qui ne soit de la chair, si on ne l'en retire par une intention surnaturelle.

Alors, me direz-vous, mes frères, il n'est donc pas possible de rechercher les richesses de la terre et de les posséder, il ne faut point se réjouir des événements heureux, et goûter le bonheur légitime qu'on trouve au sein de la famille. Si vous savez effleurer seulement ces choses , pour ne pas aller à ce qui prend en elles le caractère, le cachet de la mort ; si vous les élevez, par la foi, jusqu'à les rendre dignes de la récompense éternelle, si en contemplant ce qui se voit, vous avez les yeux fixés sur ce qui ne se voit pas, ne craignez rien, vous n'appar- tenez aucunement à la chair. Entendez S. Paul, dont la grande voix retentit à vos oreilles : Que ce qui se réjouissent, soient comme s'ils ne se réjouissaient pas. . . Qu'ils traitent les affaires du monde, comme ne les traitant pas. Que ceux qui possèdent, soient comme s'ils ne possédaient pas: Qui gaudent, tanquam non gaudentes ; qui emunt , tanquam non possidentes ; et il continue, Que ceux qui ont des épouses , soient comme n'en ayant pas ; que ceux qui usent du monde, soient comme n'en usant pas : Qui utuntur hoc mundo , tanquam non utantur ; car la figure de ce monde passe -.prœterit enim figura hujus mundi. Voici donc la

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conséquence facile à déduire. Impossible de s'y attacher, si on a ce qui retient sur la pente. Je veux bien, en passant, jeter un regard sur les choses qu'offre le monde, mais je ne veux pas me laisser entraîner par elles. Si les honneurs, les plaisirs, les richesses, passent, évidemment je passerai avec tout cela, avec tout ce qui est périssable: prœterit enim figura hujus mundi. Quelle chose, mes frères ! Voici une pensée plus saisissante encore. Tout est condamné dans les choses qui appartiennent au temps, tout, même ce qu'il y a de meil- leur, de plus grand, de plus excellent, ce qu'il y a de plus généralement estimé parmi les hommes. Qu'est-ce qui mérite notre considération plus que la prudence et la sagesse. Eh bien ! S. Paul les condamne avec le reste. Certains hommes ont une intelligence parfaite des choses d'ici-bas, ils disposent de tout avec une merveilleuse adresse, ils savent manier habilement les affaires, administrer leur fortune ; rien de compromettant dans leur vie journalière, rien qui ne sente l'ordre et l'éco- nomie; ils exercent une vigilance de chaque instant sur leurs enfants et sur leurs familles. Le dirai-je !!! Oui... quelle prudence pour que le nombre des enfants n'excède pas les resources.. . ils interrogent l'avenir avec un regard scrutateur, puis ils se penchent sur leurs trésors et ils décident. Mais S. Paul les regarde, et il voit leurs espérances frustrées, leurs projets anéantis, leurs enfants frappés, et il s'écrie avec cet accent que les échos se répètent d'âge en âge : La prudence de la chair, c'est la mort : Prudentia çarnis mors est.

Voilà nous en sommes: la prudence de la chair, c'est la mort, tandis que la prudence de l'esprit, c'est la paix et la joie: Prudentia autem spiritus , pax et gaudium. C'est-à-dire que celui qui vit selon l'esprit, ne se sépare point du courant vital, il se soumet à son action bienfaisante, il prend ce qu'il peut s'harmoniser dans les choses delà terre, avec les choses du ciel ; aucun obstacle entre la vie et lui; tout ce qu'il désiré, tout ce qu'il affectionne, tout ce qu'il espère, se rattache à la vie et à la paix; rien ne vient la rompre cette paix qui surpasse tout sentiment. Ainsi, d'un côté , la mort: Prudentia carnis mors est , de l'autre, la joie et la paix: Prudentia autem spiritus, pax et gaudium.

Au milieu du monde il existe encore ce que S. Paul appelle la sagesse de la chair; cette sagesse qui veut se gouverner elle-même, qui prétend trouver son bonheur dans les satisfac- tions temporelles. C'est la science qui veut progresser sans le secour de la foi; c'est une philosophie menteuse qui veut se frayer un chemin à part; c'est la morale qui s'affranchit de toute sujétion et qui se dit indépendante. Voilà la fausse

LA CHAIR ET L'ESPRIT 235

sagesse de ceux qui vivent dans l'atmosphère mondaine. Elle est l'ennemie de Dieu, elle ne se soumet pas à la loi, et comment le pourrait-elle d'ailleurs : Quoniam sapientia carnis inimica est Deo: legi enim Dei non est subjecta, nec enim potest.

Remarquez cet oracle, mes frères, il ne renferme pas un iota à retrancher. Avec elle, impossible d'être soumis a Dieu: Non est legi sabjecta , nec enim potest. Aussi ceux qui, de par le monde, ont ces caractères de la fausse sagesse, nous appa- raissent-ils comme les ennemis les plus acharnés de notre sainte religion.

Ils ont sans cesse des objections ou des moqueries sur les lèvres, leurs écrits sont pleins d'attaques, et dans leur conduite on trouve la haine : Nec enim potest. Ah! je le reconnais, ils servent malgré eux à appuyer ma foi. Si avec cette sagesse mondaine, je les voyais unis à Dieu pleins de respect pour sa loi, s'ils formaient avec nous un amalgame étrange, ma foi serait ébranlée dans ses fondements. Mais quand je les aperçois dans les rangs des ennemis de Dieu , quand je les trouve indépendants, insoumis: Non est legi subjecta.Je m'écrie: mon Dieu ayez pitié d'eux et en même temps je sens qu'ils confirment mes croyances. Comprenez-nous maintenant, mes frères, l'éco- nomie admirable, la force du raisonnement et la philosophie toute divine de l'Apôtre Saint Paul ?

Ce n'est pas tout : arrivons à l'esprit.

II. Ceux qui appartiennent à l'esprit. Saint Paul continue : mais pour vous, vous appartenez à l'esprit et l'esprit de Dieu habite votre âme: Vos autem in carne non eMis, sed in spiritu; si tamen Spiritus Dei habitat in vobis.

Qu'est-ce que cette existence en nous de l'esprit de Dieu, cherchons à la lumière de l'Évangile. Qu'êtes-vous comme hommes, mes frères? Vous êtes un corps, une âme; mais vous ne vous êtes point trouvé satisfait .; vous avez voulu des adjonc- tions, les richesses, les avantages du monde. Jésus-Christ a donné aussi quelque chose au chrétien; il a ajouté à ce composé d'un corps et d'une âme, son esprit... De sorte que ces trois choses unies, mêlées ensemble ont formé un tout entièrement inséparable, à moins que le péché ne vienne en rompre les liens. Qu'est-ce que Jésus-Christ? Jésus-Christ c'est un corps, une âme et le Verbe de Dieu. Qu'est-ce que le chrétien? C'est un corps, une âme et l'Esprit-Saint. Toute la différence consiste en ce que, pour Jésus-Christ il y a union personnelle. Pour nous, au contraire, rien de semblable; l'Esprit-Saint habite en nous et son union avec notre âme n'est que substantielle : Divinœ facti consortes naturœ, comme le dit l'Apôtre Saint Pierre. Cette

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habitation de l'esprit de Dieu en nous, laisse subsister notre liberté entière et voila pourquoi nous restons hommes. Si l'Esprit- Saint au contraire|terminait notre personnalité, à l'instant même, nous serions des dieux. Mais comme il ne la termine pas, comme il la perfectionne seulement, nous parlons, nous nous remuons, nous agissons dans le milieu de notre liberté, éclairés par ses lumières, dirigés par son action, soumis à l'esprit viviflcateur. Aussi produisons-nous des actes bien différents de ceux que produit l'homme charnel. Ce n'est pas à dire, mes frères, que nous deviendrons impeccables. Nous avons un corps de mort et de péché, par suite de la faute originelle, donc nous serons encore soumis à la loi du sensualisme, à la vanité, à l'orgueil, aux pensées inférieures; il y aura encore des chutes. Alors à quoi sert l'esprit qui nous est conféré? Il sert a nous avertir quand les bruits du dehors nous jettent des illusions, il nous ranime, nous relève, nous vivifie, il nous replace avec honneur dans cette lutte contre notre nature mauvaise, dans cette lutte nous avions d'abord été vaincus. Tout ce qui s'est passé en Jésus se renouvelle en nous. Ainsi l'esprit de Dieu a ressuscité Jésus d'entre les morts, il nous ressuscitera un jour, nous aurons, comme lai, les phénomènes de la grande vie, car ce qui a été opéré dans la personne du premier d'entre les morts aura son retentissement en chacun de nous. Il a resplendi des gloires de la résurrection , je dis que comme lui et avec lui, nous sortirons avec éclat de l'obscurité de nos tombeaux, nos corps seront transformés et doués d'une nature plus admirable.

Que conclure de ces considérations, mes frères?... Ah! je conclus avec S. Paul que nous avons des dettes à payer, nous sommes de grands débiteurs: Ergo debitores sumus. Mais à qui? A la chair. Cette puissance aveugle, perfide, cruelle, ingrate; elle a accumulé dans nos esprits et dans nos cœurs les douleurs les plus cuisantes, les tristesses; non, nous ne sommes point les débiteurs de la chair: Ergo debitores sumus non carni. La chair ne nous a rien donné, ou plutôt elle nous a donné une seule chose qu'elle possède réellement, la mort-. Si secundum carnem vixeritis , moriemini. Voilà l'issue fatale, donc déchaînons contre la chair toutes les haines de notre âme, déclarons-lui la guerre, attaquons-la généreusement et hardiment avec les forces combinées de notre être surnaturel : Si autem facta carnis mortificaveritis , vivetis. Chose étonnante! Notre vie à nous, notre vie est dans le champ-clos, dans le combat, dans le renonce- ment, la mortification, la guerre contre les sens. Ces paroles vous fatiguent peut-être, mes frères, et cependant c'est dans cette lutte acharnée que se trouve la véritable vie. Lutter contre la

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chair et ses convoitises , c'est lutter nous-mêmes ; ils sont réellement au dedans de nous ces deux hommes, l'homme du péché, le vieil Adam et l'homme régénéré, l'homme nouveau, le Christ Jésus. Ah! s'écriait au XVIP siècle un roi puissant: moi je connais bien ces deux hommes. Mes frères, on peut Jes con- naître sans se nommer Louis XIV, chaque chrétien les possède au dedans de son âme; tous, nous sentons un antagonisme intérieur. La pauvre Rebecca se plaignait que deux peuples acharnés l'un contre l'autre luttaient dans son sein. Nous pouvons en dire autant. 11 faudra que l'un ou l'autre soit vaincu. Si l'esprit du vieil homme a le dessus, la chair marchera triom- phante, promenant derrière elle les maux, suites du péché. Si, au contraire , la victoire reste à l'homme nouveau , nous posséderons la paix, le bonheur, la joie, la vie!... la vie!! Belles et nobles aspirations ! et nous n'aurons reçu cette première vie que pour parvenir à la vie sans fin.

Nous la trouverons certainement si nous luttons contre la chair : Si aatem spiritu facta carnis mortificaveritis , vivetis. S. Augustin, mes frères, définit la vie, elle consiste dans le mouvement: Vita in motu. Ce mouvement, S. Paul nous l'indi- que: Qui spiritu Dei aguntur. Et, ailleurs il déclare qu'en Dieu nous vivons, nous nous remuons: In ipso movemur. Tel est le mouvement ascensionnel du chrétien qui se détache des choses créées, qui s'élève et s'approche du ciel. J'appelle cela le progrès, une transformation merveilleuse. Ne me parlez plus de ces transformations inventées par les disciples d'une philosophie menteuse. Que sont tous ces prétendus progrès qu'ils rêvent avec leur imagination en délire? Ici, progrès véritable vers des destinées meilleures. 0 chrétien! que ta démarche est belle! Comme tu t'avances noblement! Quam pulchre graditur filia principis , et rien ne l'entrave: non commovebitur in œternum. Le monde l'a contemplé, mais le monde se tait, car il n'y comprend rien; ou bien le monde blasphème, il l'attaque avec les injures et la haine. Mais le chrétien marche toujours sans s'émouvoir: Non commovebitur in œternum.

Quels témoins invoquer contre le chrétien? 0 monde ! je récuse ton témoignage. De tous ceux qui sont venus avant lui, aucun qui n'ait proclamé, en touchant à la borne fatale, que les choses d'ici-bas sont mensonge et vanité, aucun qui n'ait dit avec Pline l'Ancien, fuyant les laves envahissantes du Vésuve : Posteri, posteri, res vestra agitur.

Au moment le Vésuve déversait sur les campagnes environnantes la dévastation et la ruine, un de ces propriétaires envahis par le fléau voulut être utile à ses descendants ; il fit placer un poteau sur lequel on lisait l'inscription suivante:

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Posteri, poster i, res vestra agitur. Mais la postérité ne fut pas rendue plus sage par cet avertissement, elle cultiva encore ces terres et la lave a coulé de nouveau, elle a envahi, et les nou- velles victimes ont pu s'écrier encore : Postérité, postérité, c'est votre affaire, mes frères, nul homme aux portes du tombeau qui n'ait dit: Le bonheur passe, les plaisirs passent, le monde passe; cherchez ce qui demeure pour l'éternité.

0 monde! tu n'as pas de témoignage à invoquer contre nous. Nous pouvons en invoquer un en notre faveur, celui de l'Esprit! Ipse enim Spiritus testimonium reddit spiritui nostro quod sumus filii Dei. Il nous apporte de tels sentiments qu'ils surpas- sent toutes les données de l'imagination, des sentiments qui revêtent l'infini, qui embrassent l'immensité de l'espace pour moi qui ne suis qu'un point imperceptible dans l'espace et la durée. Oui, je porte en moi le témoignage de l'Esprit qui parle à mon esprit: Spiritus testimonium reddit. Ce témoignage m'affirme que je suis le fils de Dieu: Quod sumus filii Dei, et comme tel je puis appeler Dieu: mon père: Spiritum in quo clamamus Alba {Pater). Je ne me trompe pas, et le témoignage est identifié avec moi, mon être tout entier se confond en actions de grâces. Si sur la terre j'ai un faible héritage qui me fait comprendre que je suis enfant d'Adam, j'ai au ciel un héritage bien autrement riche : Si filii et hœderes\ et alors Jésus-Christ est mon frère: Hœderes quidem Dei, cohœredes autem Christi. Jésus- Christ s'est fait homme pour marcher à mes côtés : « je connais la route semble-t-il me dire , laisse moi te conduire et te diriger sûrement , je ne te quitterai pas que tu ne sois arrivé au terme ». Ce sont là, mes frères, des témoignages intimes, personne ne les connaît , langage absolument incompris dans le monde, dont les hommes n'ont pas le premier mot et auquel ils ne sont point initiés. Pour le comprendre, il faut avoir été sous l'action de l'esprit. Mais ce témoignage grandit et se développe en nous, il embrasse la création entière. Les astronomes les plus éminents ont soupçonné dans le mouvement de ces globes de feu qui gravitent au dessus de nos têtes, comme autant de soleils, et par delà ces mondes et par delà cette accumulation de l'incommensurable, ils ont soupçonné, dis-je, un besoin de repos. La terre connaît ses soupirs comme le reste de la création, et, en se soulevant avec ses gémissements plaintifs, elle exprime à sa manière, ce désir de rénovation suprême qui la dévore; et lorsque, brisant les couches de son sol, elle lance par le cratère des volcans, des matières enflammées, elle manifeste son besoin d'un renversement qui sera sa gloire : Omnis creatura ingemiscit et parturit usque adhuc. Elle éprouve comme un malaise de se voir soumise à la vanité , aux enfants de la chair

LA RAISON KT LA FOI 239

qui dégradent tout , qui abaissent tout et préparent des ruines : Vanitati enim creatura subjecta est non volens. Elle attend le jour de sa délivrance et le moment marqué pour la révélation de son triomphe: Et ipsa creatura liberabitur a servitute corruptionis in libertatem gloriœ filiorum Dei.

Mes frères, tout suit évidemment la règle de la lutte, tout est soumis à cette grande loi de l'attente. Un jour, comme autrefois l'esprit de Dieu plana sur les eaux: Spiritus ferebatur super aquas, il planera encore sur le monde détruit. Alors retentira sa parole suprême, et l'homme renouvelé apparaîtra dans sa splendeur. Maintenant, il n'a aucun signe qui le révèle; sans doute, le visage de l'homme juste, son attitude, ses yeux ont quelque

reflet : Suavis nondum apparuit Quand sera prononcé le

jugement, les hommes de la chair se révéleront dans la suprême condamnation, comme les hommes de l'esprit se révèlent dans le bonheur et la gloire ineffables. Donc nous ne sommes point débiteurs de la chair: Ergo debitores sumus non carni, mais débiteurs de l'esprit. Ceux qui auront lutté, ceux qui auront eu l'esprit de sacrifice sur la terre, entreront au sein de la grâce et de la gloire, dans les splendeurs inénarrables de l'éternité.

LA RAISON ET LA FOI

Raiionabjle obsequium vestrum. Votre obéissance est raisonnable. (Rom. XII.)

Nous avons laissé le Seigneur Dieu sous le regard inspiré de S. Paul, étendant les bras à un peuple d'incroyants et de contradicteurs : Expandi manus meas ad populum non credejîtem et contradicentem. C'est toujours un spectacle douloureux, mes frères, que celui de l'impie résistant à toutes les tendresses de l'amour divin, à toutes les attractions si puissantes delà grâce. Aussi, est-ce avec bonheur que S. Paul détourne ses regards attristés de la multitude des ennemis, pour les reposer sur les fidèles de Jésus. Ces hommes qui, en voulant n'écouter que les conseils de leur raison, ont proclamé leur indépen- dance complète vis-à-vis de Dieu; ces hommes qui se sont dits grands et libres, que sont-ils, mes frères? Des rebelles et des révoltés. Quelle différence frappante, quand je considère la foule de ceux qui sont fidèles! Pour eux, tous les avantages se réunissent. La raison et la foi marchent dans une harmonie

240 STATION DE CARÊME

parfaite , s'éclairant l'une l'autre. Oui, tout est grand, tout est beau, tout est sublime dans le fidèle, et il possède ce que la raison peut demander avec ses exigences les plus sévères. Aussi, S. Paul commence-t-il par une prière ardente: Je vous supplie de vous donner à Dieu tout entiers, sans réserve comme sans partage : Obsecro itaque vos per miser icordiam Dei ut exhibeatis corpora vestra hostiam viventem, sanctam, Deo placentem. Soyez tous devant Dieu comme des consacrés, je ne dis pas assez, soyez comme des victimes ; et cette parole qu'il adressait aux chrétiens de Rome, il l'adresse aux fidèles de tous les temps et de tous les lieux. Oui , votre obéissance est raisonnable : Rationabile obsequium vestrum. Il est souverainement juste et raisonnable que la créature, en face de son Créateur, s'incline et disparaisse dans l'adoration et l'amour ; que la créature intelligente, régénérée dans le Christ, se soumette à l'honneur de l'immolation , pour manifester sa reconnaissance devant le Rédempteur.

Avez-vous bien compris, mes frères, jusqu'à quel point va notre obéissance envers Dieu, et jusqu'où vont les exigences de la raison. Or, la raison consultée, savez-vous ce qu'elle commande et comment elle commande? Eh bien ! arrivée à certaines limites, placée sur ses véritables frontières, la raison j'ose l'affirmer, va plus loin que la foi; elle se montre plus sévère, plus exigeante que la foi: pas de concession, elle n'en veut absolument aucune : Rationabile obsequium vestrum. Placez- vous, par exemple, devant cette question de la fin, et écoutez son langage: Je suis de Dieu, donc j'appartiens à Dieu; je suis de Dieu seul, donc je ne dois servir que Dieu; tout en moi doit connaître, aimer, servir Dieu. L'homme se trouve saisi dans son être, dans son corps, dans son âme, dans ses pensées, dans ses affections, dans ses actes, dans sa liberté. Rien à retrancher au domaine de Dieu sur nous , et à l'obéissance qui lui est due : Rationabile obsequium vestrum. Votre obéissance est raisonnable, comme la raison place l'homme dans le pouvoir divin. C'est en vain qu'on essaierait d'échapper; comme ces animaux sauvages venus des contrées lointaines qu'on parque derrière des grilles , ils restent , errants mais enfermés : Errantes clausi, dit S. Eucher de Lyon, hors du regard de leur maître, mais jamais hors de sa puissance: Extra considerationem Domini vivunt , sed intra potestatem.

Donc, de Dieu à Dieu dans un mouvement harmonique, dans une marche vers le centre commun, dans une tendance vers la fin: Rationabile obsequium vestrum. Oh! mes frères, si nous consultions seulement la raison I II y a des hommes, parce qu'ils proclament leur obéissance, leur soumission à la raison

LA RAISON ET LA FOI 241

humaine, qui croient échapper à nos terreurs et à nos menaces. Eh bien! la raison les accuse, les accable, les condamne aussi. Avec la foi, du moins, je sais ce que je dois faire, je connais la valeur de l'intention: Avec la raison, je n'ai aucune explica- tion; elle ne me laisse aucune paix, aucune trêve, aucun repos. De Dieu à Dieu. . . de Dieu seul à Dieu seul, toujours à Dieu! Impossible à moi de sortir de ces obligations rigoureuses. Donc ils assument une responsabilité terrible, ceux qui secouent le joug de Dieu, puisqu'ils secouent, en même temps, le joug de la raison.

Dans notre siècle, nous devons l'avouer, il existe un grand écueil pour quiconque veut se soumettre aux exigences de la raison: Ne vous conformez point à l'esprit de ce siècle, dit l'Apôtre: Nolite conformari huic sœculo. C'est un siècle qui attire et qui perd, qui charme et pervertit; c'est un siècle qui passe, et avec qui nous passons nous-mêmes. Ce siècle 1 Quel terme de mépris, quel dédain pour ce qui brille l'espace d'une heure, pour les choses qui passent, mais qui ne passent point les entraînements qui nous perdent. A ces paroles, à ces exemples du siècle, S. Paul voit quelque chose de fatal qui fascine et séduit. Renouvelez-vous, dit-il: Renovamini in novitate sensus vestri. Quel homme, mes frères, quel savant, quel philosophe a plus honoré la raison que ne le fait ici le grand Apôtre. Il la veut noble, droite, dépouillée de tout ce qui s'appelle préjugés ou passions: Renovamini in novitate sensus vestri. C'est-à-dire, dégagez la raison de tout mélange impur, puis, consultez-la, demandez-lui sans crainte toutes les preuves dont elle dispose : Ut probetis quœ sit voluntas Dei. Notre foi est-elle donc une foi aveugle, et marchant à l'aventure? Oh! non; car après avoir vu les préparations religieuses, après avoir essayé ces assises sur lesquelles elle repose, nous vous disons: éprouvez ce qu'est la volonté de Dieu qui a trois quatités: Ut probetis quœ sit voluntas Dei, bona, beneplacens et perfecta.

Jamais, dans le monde, vous n'aurez une volonté qui ait ces

trois qualités: Bona, beneplacens et perfecta: sainte d'abord

s'assouplissant sous le travail de la vertu, pour se consommer dans la perfection de Dieu. Mais alors, si vous la consultez, ayez donc soin de la retenir dans ses justes limites; craignez les abus auxquels elle est sujette, redoutez les excès : Dico omnibus qui sunt inter vos. Qui sont ces hommes auxquels s'adresse S. Paul? Les hommes de la science, les hommes de la philoso- phie humaine, peut-être quelques-uns de ces membres de l'Aréopage qui sont venus se jeter dans le sein du Christianisme avec un noble cœur, mais aussi, avec les dangers d'une raison autrefois égarée : Dico omnibus qui sunt inter vos , non plus sapere

m. SEIZE.

242 STATJON DE CARÊME

quam oportet sapere. La raison doit le savoir, elle a des frontières qu'il ne lui est pas permis de franchir. Pourquoi voudrait-elle avoir le dernier mot des mystères qui la dépassent? Ne craint- elle pas, scrutatrice de la majesté, de se voir écrasée par elle? Scrutator majestatis opprimetur a gloria. Dieu a parlé, sa parole lui est suffisamment démontrée, son devoir lui dit de courber la tête, et de ne pas aller plus loin : Non plus sapere quam oportet. A quoi bon des questions sur les privilégiés du Seigneur Dieu? D'où viennent ces élections et ces délaissements? Non plus sapere quam oportet sapere. Personne ne sera damné que par sa faute ; chacun a les grâces nécessaires pour opérer son salut, et si quelqu'un se damne, il pourra proclamer en tombant aux abîmes la souveraine justice du Seigneur: Jus tas es , Domine, et rectum judicium tuum. Mettez de la sobriété dans votre sagesse : Sapere ad sobrietatem. Le Seigneur a donné à tous en abondance les trésors de sa grâce : Bat omnibus affluenter ; mais il a réparti en chacun avec mesure les dons de la nature. Pourquoi dépasser les limites fixées par Dieu? Pourquoi le Seigneur ayant été sobre dans la distribution de ses dons, ne serions-nous pas sobres dans l'exercice de ces mêmes dons? Aller au delà c'est donner libre carrière aux déviations de la raison, c'est tomber dans une véritable folie : Non plus sapere^quam oportet sapere , sed sapere ad seobrietatem.

Mes frères, tous ceux qui ne savent point mettre cette sobriété en consultant la raison , s'évanouissent dans leurs propres pensées; ils se perdent dans les dédales sans issue des rêveries humaines. Que chacun soit donc sage : Unicuique sicut Deus divisit mensuram; que chacun garde la mesure. Ainsi nous'avons le spectacle d'une merveilleuse économie dans le Christianisme, une harmonie parfaite, une unité de tous les hommes en un seul corps, dont Jésus-Christ est le chef, et dont nous sommes les membres : Multi unum corpus sumus in Christo, singuli autem alter alterius membra.

Voilà , mes frères , le dernier mot des différences qui existent ici-bas dans la répartition des dons; voilà qui explique les degrés dans l'autorité, le génie ou la fortune. Nous formons tous un corps : Unum corpus. Les membres du corps humain n'ont pas tous les mêmes fonctions. La main n'a pas la même fonction que le pied, 1 oreille n'a pas la même fonction que la bouche. Pas un ne proclame son indépendance de la tête qui lui commande, mais tous sont reliés ensemble par le même sang et par la même vie.

Cette considération nous conduit naturellement, en étudiant les différentes fonctions des membres cntr'eux, aux fonctions des personnes chrétiennes reliées par l'amour de Jésus-Christ, et

LA RAISON ET LA FOI 243

formant une unité parfaite. Les unes sont les dépositaires de la science, d'autres sont les véhicules de la parole, ceux-ci pénè- trent les secrets de l'avenir, ceux-là ont pour mission d'écouter et de se laisser conduire ; toutes forment un même corps : Unum corpus multi sumus. En parcourant des yeux leur multitude éparse, j'en vois qui donnent, j'en vois qui reçoivent, j'en vois qui commandent , d'autres qui obéissent ; les uns portent secours à leurs frères , les autres ont la commisération en partage, ils poussent la bienfaisance jusqu'à l'hospitalité. Il y a un rapport entre celui qui commande et celui qui obéit, entre celui qui donne et celui qui reçoit. Le connaissez-vous ce rapport? La foi et la raison, parlent ici le même langage. Ce qui caractérise celui qui donne, c'est la simplicité: Qui tribuit in simpîicitate. La simplicité ! Moi je la possède ; vous , vous ne la possédez pas-, c'est tout simple, je vous donne. Mais allons- nous avec ce principe? Quand devrons-nous cesser de donner? Vous possédez plus que la personne à qui vous distribuez votre superflu; donnez encore, le niveau monte alors, et vous devrez donner jusqu'au moment l'égalité parfaite sera établie. Non, mes frères , car alors les chrétiens ne formeraient plus un corps en Jésus-Christ : Unum corpus multi sumus. Des inégalités dans le rang et la fortune, il en faut, et nous trouvons ici la solution des grandes questions sociales. Est-ce qu'il ne faut pas une subor- dination des membres, et elle n'existera plus, si les inégalités disparaissent. Aussi S. Paul, comprenant ces différentes fonc- tions, dit à celui qui commande qu'il a le devoir de la sollicitude: Quiprœ est in soîlicitudine. Qu'il soit le protecteur de ceux qui sont faibles, le défenseur de tous ceux dont il a la garde. Sentinelle vigilante , il a les yeux ouverts pour prévoir ce qui est menace ou danger , afin de voler au secours des autres. Son cœur est fait pour la compassion, il doit s'ouvrir à la pitié; et comment? Qui miseretur in hilaritate ; avec le sentiment de la joie. Avoir pitié de ses frères, mais c'est un besoin impérieux, c'est sa nature, sa vie. Il se présentera partout il y aura des douleurs avec les paroles de la consolation, habitera la tristesse avec la joie des enfants de Dieu: In hilaritate; Ken soyez pas surpris, mes frères; l'homme du Christianisme se nomme Thomme qui a pitié, et David, voyant ses œuvres dans le lointain des âges , s'écriait : Beatus vir... miseretur.

Quel service on rend parfois à certaines personnes, en leur découvrant des misères à soulager, des larmes à sécher. Comme elles s'élancent en avant: voyez leur visage, qui reflète la bonté, la tendresse de leur cœur ; avec quel bonheur elles donnent : Qui miseretur in hilaritate. Dans le monde, au contraire, quelle différence ! L'homme du monde donne aussi, mais avec osten-

244 STATION DE CARÊME

tation ou dureté; s'il commande , c'est avec orgueil, avec une despotique arrogance ; si la compassion parvient à forcer la porte de son âme, s'il a pitié de ses frères, c'est avec une tristesse inconcevable qui montre les oppositions de son cœur. Non, disait un de ces hommes, en passant près d'un lieu régnait la souffrance; non, je n'entre pas ici, car ce que j'ai le plus en horreur, c'est le spectacle de la souffrance. Jamais l'homme du monde ne connaît, comme le chrétien, cette joie dans la compassion aux maux du prochain : Qui miseretur is hilaritur.

Comment ces ministères, variés dans un même corps, sont-ils reliés les uns aux autres? Mes frères, c'est par la charité, c'est par l'amour, un amour sans fard, sans mensonges: Dilectio sine simulatione . Ici, rien qui corrompe la charité, comme dans le monde, l'on ne connaît que des affections fausses. Quelle joie pour nous , mes frères , de contempler le corps du Seigneur Jésus avec tous ses membres ! Quel bonheur de lui appartenir pour resplendir un jour dans la véritable vie.

Mais il y a une chose qui ne saurait entrer dans ce corps , ce sont les ennemis, ceux qui nous persécutent, ceux qui multi- plient sur nous tout ce que peut suggérer la haine la plus implacable. Quelle conduite devons-nous tenir à leur égard? Ici, la raison est laissée de côté ; elle ne saurait nous être d'aucune utilité. Peut-être essaiera-t-elle de dire, qui ne faut pas rendre le mal pour le mal, mais elle n'ira pas plus loin. La foi consultée nous commandera l'amour des ennemis : Bénissez ceux qui vous maudissent, aimez ceux qui vous persécutent, Telle est la doctrine de S. Paul : Benedicite persequentibus vos , benedicite et nolite maledicere. C'est de l'héroïsme , mes frères ; eh bien! oui, la foi nous ordonne d'aller dans l'amour des ennemis jusqu'à l'héroïsme. Écoutez les raisons qu'en donne l'Apôtre.

D'abord vos ennemis ne peuvent point vous nuire, si vous restez fidèles. Assis sur le roc inébranlable avec la foi et l'amour, quand tous les éléments conjurés se réuniraient pour vous perdre, quand tout l'univers méditerait votre ruine, vous demeu- reriez ferme au milieu de la tempête :

Si fractus illabatur orbis Impavidum ferlent ruinai,

On l'a dit du juste; on peut l'affirmer du chrétien, à plus forte raison. Et ce qui n'était point vrai du philosophe stoïcien, l'est du disciple de Jésus-Christ : Omnia coo-perantur in bonum ; aucune adversité ne pourra lui nuire, tant que le péché ne souillera point son âme: Nulla ei nocere potest adversitas si nulla dominatur iniquitas.

LA RAISON ET LA FOI 245

Une deuxième raison: cet ennemi d'aujourd'hui peut devenir votre ami demain; maintenant, loin de Jésus il sera peut-être un rappelé, un converti, et il traversera la vie avec honneur. Aussi l'Apôtre vous recommande-t-il de lui donner un morceau de pain, s'il est pressé par la faim, et ne pas lui refuser le verre d'eau qui étanchera sa soif. S'il a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire: Si esurierit iriimicus, ciba ilîum; si sitit , potum da illi. Il ne faut pas attendre qu'il vous tende la main. Non , non ; je passe sur le chemin il est étendu presque sans vie. Lui qui, s'il remuait encore le bras, saisirait le couteau tombé à ses côtés, pour me l'enfoncer dans

le cœur. Je passe il a faim, je prends le morceau de pain qui

me nourrira ce soir, je le partage, et de bon cœur je lui en

donne la moitié ; je lui donne un verre d'eau pour calmer la soif qui le dévore , et je me retire , en appelant sur lui les bénédictions du ciel.

Voilà le dernier trait qui caractérise le disciple fidèle. S. Paul termine par un adage : Noli vinci a malo, sed vince in bono malum. Ne vous laissez pas vaincre par le mal , mais triomphez du mal par le bien. Avec lui, mes frères, étudiez les siècles passés, vous verrez qu'il n'y pas un mal qui n'ait été, dans les desseins delà miséricorde divine, la préparation d'un bien. Donc: Noli vinci a malo. Et S. Augustin nous dit que le bien s'avance malgré le mal , en dépit de tous les obstacles qu'il lui oppose. Avec le mal , qui devient le véhicule de la Providence divine, et qu'il remporte sur lui une victoire éclatante ; il semblerait qu'il marche mieux que s'il n'avait pas rencontré une résistance. Et Jésus, pour parvenir au sommet de la colline du Calvaire, n'a-t-il pas aussi rencontré le mal? Ne s'est-il pas servi des conseils et de la perversité des Juifs, de la trahison de son dis- ciple? Et ne pouvons-nous pas dire que la Rédemption a été plus abondante? Aces persécutions, mes frères, à toutes ces manœu- vres de l'impiété, nous devons les manifestations ineffables de son amour pour les hommes. L'amour à monté en propor- tion de la haine, et vainement l'ingratitude, comme des eaux furieuses, a-t-elle voulu éteindre la charité: Aquœ multœ non potuerunt extinguere charitatem.

La lutte du mal contre le bien n'a jamais cessé un seul instant. Mais toutes les fois que le bien lutte , il peut subir des affaisse- ments partiels; à certaines époques, il paraît comme écrasé; mes frères un combat final est toujours livré, dans lequel le bien, révélant sa puissance, développant ses ressources, triom- phe pour jamais du mal, ou si le mal se relève, c'est pour essuyer de nouvelles défaites.

Quelles sont les ressources du bien, me direz- vous? Il n'en a

246 STATION DE CARÊME

qu'une seule: l'amour, l'amour qui triomphe: Carbones ignis congères super caput ejus. L'amour , qui amasse des charbons ardents, pour que la haine du mal se fonde devant les ardeurs du bien.

Des hauteurs me place l'Apôtre S. Paul, j'abaisse en ce moment mes regards sur l'Europe, en proie à tant de divisions. Comment se rassurer avant la suprême lutte qui est sur le point de s'engager. Le moment va venir ou le mal apparaîtra dans toute sa puissance. Vous assisterez à l'issue de ce grand combat, et vous célébrerez la gloire du bien au milieu des défaites honteuses du mal. Quelle victoire désiré-je? Carbones ignis congères? La victoire de la charité. Nous, mes frères, soyons si compatissants, si pleins de patience dans l'épreuve, que nous méritions les joies de l'espérance: Sollicitudine non

pigri spe gaudentes , in tribulatione patientes. Oui, que les

méchants , vaincus devant la manifestation de notre charité, tombent pécheurs, et se relèvent convertis; qu'ils tombent injustes, pour se relever justifiés, qu'ils tombent frappés par la colère divine, pour se retrouver dans les bras de la miséricorde. L'unité entre les peuples, l'unité dans les familles, voilà ce que j'appelle de mes plus vifs désirs , en même temps que l'unité dans la foi. Mes frères, ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais sachez tirer parti du mal en le gagnant à vous: Noli vinci a maîo , sed vince in bono malum. Que de fois la femme chré- tienne! C'est l'amour qui a opéré ces merveilles; que l'amour

donc se répande dans vos âmes, et qu'il soit en vous le principe de l'amour éternel.

RÉCONCILIATION DU PÉCHEUR AVEC DIEU

Dans .les deux dernières conférences sur la doctrine de l'Apô- tre S. Paul , nous avons vu le chrétien devant ses devoirs ; nous avons vu comme fidèlement il les accomplissait, avec le secours de ses deux compagnes: la raison et la foi. Avec lui, nous sommes restés sur la terre. Aujourd'hui, mes frères, je vais prendre le chrétien dans ses divines tendances, je vais chercher au plus intime de lui-même, ses meilleures et ses plus puissantes aspirations. Ce qui frappe, quand on considère attentivement le monde, c'est un ennemi mortel au fond des cœurs, c'est une tristesse qui apparaît sur tous les fronts mal- gré les éclairs de joie qui peuvent briller de temps à autre.

RÉCONCILIATION DU PÉCHEUR AVEC DIEU 247

Personne ici-bas n'est content de son état, de son habitation. Mais si chacun a des ennuis , il trouvera en lui-même des aspirations qui les compensent. On ne saurait imaginer plus d'exigences, et ici aucune distinction; tous les hommes ont les yeux levés au ciel pour chercher le dédommagement à leurs souffrances. C'est la juste compensation des inégalités sociales. Chose étonnante , mes frères , les regards du dernier des hom- mes, de celui qui ne possède pas une misérable chaumière, vont tout aussi haut que les regards de celui qui possède un magnifique palais, et qui a la fortune la plus complète. Il nous faut une maison qui ne soit point faite de main d'homme. Voilà le vrai besoin. Celui qui a une demeure dans la cité, en désire une autre dans les champs; quand on vit sur la terre, on veut une demeure dans les régions célestes : Domum non manu- factam, œtemamin cœlis; une demeure dont Dieu est l'architecte: Non manufactam; dont les travailleurs se nomment les anges, dont le climat est le ciel, dont la durée est l'éternité. Au dessus de ce que nous voyons, il nous faut quelque chose que nous ne voyons pas. Au dessus de ce que nous entendons, il nous faut quelque chose que nous n'avons pas entendu, et que nous appelons de nos plus impatients désirs. Au dessus de ce que nous sentons, il nous faut des émotions que nous n'avons point éprouvées. Comme le dit ailleurs l'Apôtre S. Paul, l'œil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas entendu, et son cœur n'a

pas éprouvé: Ocnlus non vidit , nec auris audivit Si nous nous

comprenons bien nous ne nous trouverons jamais sans ces aspirations et ces exigences. Mais deux craintes les contrarient, et viennent nous assaillir. La première, c'est l'obligation de se séparer du corps si invinciblement uni à notre âme : Si terrestris domits nostra, hujus habitationis dissolvatur. S. Paul le dit : impossible que nos désirs se façonnent à cette séparation. Tout en nous proteste contre les dissolutions. Nous sentons que nous n'étions pas faits pour mourir, mais plutôt pour passer quelques années sur la terre, et puis être transportés dans les régions de la gloire céleste. Non, nous ne voulons pas être dépouillés, mais... Nolumus exspoliari , sed supervestiri. Un moment viendra, ce corps avec lequel je parle, avec lequel je respire, avec lequel j'aime, me sera enlevé. Cet état intermédiaire, ce milieu me fait frémir; mes cheveux se dressent sur ma tête, une sueur froide couvre mon visage, et je sens les plus affreuses répugnances : Nolumus exspoliari, sed super\estiri.

Oh! quand nous étudions notre cœur, nous apprécions en nous cette horreur de la mort, et surtout de la séparation qui l'accompagne; alors, mes frères, nous osons proclamer qu'il

248 STATION DE CARÊME

manque quelque chose au bonheur des saints dans le ciel, jusqu'à ce qu'ils aient retrouvé le compagnon de leurs satisfac- tions et de leurs souffrances. Toutes leurs attitudes sont devant ce corps. S. Augustin va jusqu'à affirmer que les saints voient comme avec des yeux, qu'ils entendent comme avec des oreilles, qu'ils sentent comme avec un cœur, à peu près, oserait-on dire, comme celui qui a perdu un de ses membres ressent une douleur même le membre n'est plus. Les saints voient, entendent, comme avec leurs sens, tant il y a une relation intime entre ce corps matériel et cette âme qui doit lui être réuni un jour. Voilà ce qui multiplie nos accablements: Ingemiscimus gravati.

Quel sera le remède àjjcette crainte? Comment replacerons- nous notre âme sur le chemin de l'espoir? Comment nous consolerons-nous des tristesses de l'exil pour goûter les joies delà patrie? Le remède est dans l'esprit qui nous vivifie, cet esprit qui nous a été donné comme gage de la résurrection future : Deus qui dédit nobis pignus spiritus, vivificabit corpora. Nous avons au dedans de nous un principe de vie éternelle et de résurrection future, et nous en sommes toujours revêtus: Si tamen vestiti, non midi inveniamur. Jamais cette nudité qui fait peur! Après avoir payé notre tribut à la mort, il y a quelque chose qui nous revêt. Comme cette semence que recouvre les restes d'une végétation flétrie conserve sous ses enveloppes un principe de vie et de fécondité, ainsi nos corps dans le tombeau se préparent aux joies sans fin de l'éternité : Si tamen vestiti, non nudi inveniamur. Tel est le remède à cette crainte, remède plus efficace que l'affection de nos parents, ou les consolations de nos amis. Mes frères, malgré ce poids du corps, malgré les horreurs de la dernière séparation , nous pouvons appeler le

ciel Bien plus, nous pouvons avoir l'audace de nos désirs:

Audemus et bonam voluntatem habemus magis peregrinari a corpore ; nous courons dans la voie des commandements divins, en attendant le moment nous paraîtrons devant Dieu pour jouir de sa présence: Et prœsentes esse ad Dominum. Estimons le bonheur incomparable d'avoir l'esprit de Jésus-Christ en nous ; avec son secours les horreurs du tombeau ont une grande et sublime compensation.

Il existe une deuxième crainte, en présence de laquelle je frémis tout entier, selon la parole de S. Jérôme: Totus horresco\ oui, je frémis devant ce qui m'attend. Écoutez S. Paul: Omnes enim nos manifestari oportet ante tribunal Christi , ut référât unusquis que propria corporis, prout gessit: sive bonum , sive malum. Vous voulez la vérité, la voix tonnante de l'Apôtre vous annonce que, sur le seuil de l'éternité, tous vous serez manifestés devant

RÉCONCILIATION DU PÉCHEUR AVEC DIEU 249

le tribunal de Jésus-Christ. Avez-vous sondé ce texte, tous les mots sont a peser: Omnes nos, tous ; quelle universalité ! Omnes nos: pas d'exception pour le génie, pour la force, pour l'autorité; Omnes nos: les empereurs et les rois comme les pontifes, nous tous; Omnes nos. Ces esprits frondeurs qui ne connaissent rien que la critique, ces hommes haineux qui se sont réunis contre le Seigneur et contre son Christ: Omnes nos. La raison, mes frères, en dit autant que la foi. Il n'est pas nécessaire d'être catholique, ni d'être chrétien, pour arriver là-, il suffit d'admettre l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme pour comprendre qu'il faudra rendre compte de sa conduite. On m'arrête : Pourquoi cette action? Rien que cette interpellation et ma conscience me dit sans hésitation comme sans incertitude: Tu rendras compte: Omnes nos manifestari oportet. Il y a des natures qui s'enveloppent dans la dissimulation et la fourberie. Que de gens qui déguisent la vérité... Ils s'avancent jusque dans le sanctuaire de la justice et de la vérité, avec l'hypocrisie et les parjures. Là, en présence du Seigneur Dieu, ils seront révélés: Omnes nos manifestari oportet. Tout sera à nu, tout sera à découvert. On verra ce que nous sommes devant Dieu, quels ont été nos actes, quelles ont été nos intentions. Oh! pour beaucoup de gens, si on pénétrait jusqu'à l'intention, si on renversait cette muraille: F ode parie- tem ; quelle révélation ! Ici , le plaisir et la jouissance, là, l'orgueil ou l'ambition : Manifestari oportet.

Je ne puis vous faire un discours sur les terreurs du dernier jugement; je vous présente seulement le texte de S. Paul avec quelques développements. Manifestari oportet. Oportet, comme ce mot plane sur l'humanité entière ! C'est, une indéclinable nécessité; il n'y a pas de bataillon qui puisse le vaincre, pas de ressource qui permette d'y échapper. Il faut que nous soyons manifestés et devant le tribunal de Jésus-Christ. Au seul mot de tribunal je frissonne; la pensée de comparaître devant un tribunal humain nous fait trembler, et tous les hommes ont ces impressions. Que sera-ce quand nous entendrons cette parole retentissante qui, répétée d'âge en âge, et d'écho en écho, est arrivée jusqu'à nous et s'étendra jusqu'au jour les temps seront clos pour jamais : Omnes nos manifestari oportet ante tribunal Christi. D'un côté, le Seigneur Jésus, de l'autre ce que nous sommes. Il y a des hommes qui ont tout accueilli, tout accepté, les rêves, les systèmes; ils ont demandé à l'impiété sa manière d'expliquer les origines du monde; ils ont sondé la création pour échapper à Jésus-Christ: Solum dominatorem Jesum Christum negantes, lui seul, le dominateur souverain, ils l'ont rejeté. Cette folie, mes frères, est un fait inconcevable. Et quel sera l'état de ces hommes au jour des révélations suprêmes?

250 STATION DE CARÊME

Alors eux et lui : C'est lui le maître que je devais connaître et servir, diront-ils, c'est lui le juge qui examinera deux choses: le bien que j'aurai fait, le mal que j'aurai commis : Sive bonum sive malum. Plus de richesses, plus de dignités, aucun secours de l'amitié: Sive bonum sive malum. Un jour vous apparaîtrez avec ce nécessaire cortège: faites ce que vous voulez, vous n'échapperez pas à cette question: Quel bien avez vous pratiqué, le bien vrai, le bien pur? Il ne s'agira pas de répondre ces généra- lités vagues; Je n'ai fait de mal à personne. Et si vous ne servez pas le Seigneur Dieu , il a bien le droit de vous demander l'assistance au saint sacrifice de la messe-, il peut vous imposer l'aveu de vos fautes au tribunal de la pénitence, et la participation au banquet de la table sacrée. Qu'importent ici les vertus naturelles: Ut référât unusquisque propria corporis, prout gessit-. sive bonum sive malum.

Si vous deviez paraître à cette heure même devant le tribunal de Jésus-Christ, dites-moi, mes frères; quel bien aurez- vous à pré- senter? Quel mal plutôt ne prononcerait pas votre condamnation: propria corporis, prout gessit. Et quand on pense que ce tribunal suprême sera dressé au moment de la mort, et que le fil léger qu'on nomme la vie peut-être rompu à chaque instant. Ah ! je com- prends qu'avant de regarder le ciel, on soit arrêté par la crainte des jugements divins et par cette séparation pénible de notre corps. N'oubliez pas cette alternative... ayez ces deux com- pagnons

Quel sera le remède à la crainte des divins jugements? Il faut l'indiquer, comme nous l'avons fait pour les appréhensions à la pensée du tombeau. Ce remède, c'est la charité de Jésus-Christ: Charitas Christi urget nos. Personne ne sera jugé avec l'amour: lex non est amant i s l'amour ne connaît pas le jugement, mais un amour qui presse, qui saisit, qui agit, un amour moteur dans toute la force de l'expression : Charitas Christi urget nos. Quand nous nous reposons dans la paix de l'âme, nous sentons en nous comme une effervescence qui va jusqu'à la passion: Charitas Christi urget nos\ il faut, mes frères, que le Christ soit pour nous toutes choses. S. Paul craignait-il les difficultés et les obstacles, lui qui sentait la charité de Jésus-Christ dans son cœur. Au milieu de ses naufrages, au milieu des persécutions, parmi les périls, devant ces accablements de la vie, l'amour le consolait, le dirigeait, et venait ranimer son espérance. Un amour qui arrive jusqu'à la contention: Contendimus placere illi. Sommes-nous résolus à plaire au Seigneur dans la vie comme dans la mort? Vous cherchez à plaire. Voulez-vous plaire à Dieu? Non, mais au monde qui ne peut faire en votre faveur, à certaines personnes qui vous séduisent par leurs qualités

RÉCONCILIATION DU PÉCHEUR AVEC DIEU 251

brillantes, et vous amassez sur vos têtes des trésors de colère

pour le jour de la vengeance divine : Thesaurisatis iram

Que faire, mes frères? Quel est le caractère de cet amour moteur ? C'est de nous établir dans la seconde création en Jésus-Christ ; la première création sera jugée , la deuxième au contraire ne le sera pas. Si vous êtes jugés un jour, c'est parce que vous ne vous serez pas maintenus dans la seconde créa- tion , mais que vous serez tombés des hauteurs elle vous avait placées. Il y a eu deux créations: Dans la première, le Seigneur atout fait par son Verbe, selon que nous le déclare S. Jean: Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu, tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui: In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum et Deus erat

Verbum omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est

nihil quod factum est. Mais cette création primitive a été défi- gurée par le péché; au lieu des grandeurs il n'y a plus eu que des ruines, et la crainte terrible d'un avenir d'éternels châtiments. Le Seigneur à repris son œuvre; il l'a reformée par le Verbe incarné: Instauravit in Christo. Quand le Christ Sauveur a été chargé de toutes les ruines, alors qu'il a pris sur lui les péchés des hommes : Pro nobis peccatum fecit. Alors qu'il est arrivé au suprême degré de la désolation du pécheur: Factas pro nobis maîedictum ; alors qu'il s'écrie Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi m'avez vous abandonné?» Quand il a une ressemblance com- plète avec l'homme maudit, et qu'il est condamné à la place du pécheur, alors s'opère le grand travail de la régénération en Jésus-Christ. Dieu dit encore: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; Faciamus homintm. Il souffla sur l'humanité une seconde vie : Inspiravit in faciem ejus spiraculum vitœ\ à cet instant, sa voix se fait entendre au néant rebelle et celui-ci répond de ses infernales profondeurs; Jésus-Christ porte toute la peine et l'homme tout entier est réconcilié en lui: Mundum reconcilians sibi. Nous devenons une nouvelle créature : Nova creatura. Les anciennes souillures ont disparu : Vetera transiernnt ; et s'il est vrai qu'il n'y a pas de damnation pour ceux qui sont trouvés en Jésus-Christ, comme nous l'avons dit

précédemment: Nihil damnationis est , il n'y a pas non plus

de jugement. Comment un jugement serait-il possible? Puisque Dieu nous à tout donné, il nous a donné la justice : bien plus, nous sommes devenus la justice: Ut nos efficeremur justifia Dei in ipso. La justice juge et n'est point jugée; elle nous donnera même le droit de juger les anges: Angelos judicabimus , s'écrie S. Paul. Si je suis en Jésus-Christ je ne crains donc pas; et il dépend de vous, mes frères, d'appartenir à ce corps. Il y a do multiples adoptions, il en existe même de particulières qui ne

252 STATION DE CARÊME

sont que pour vous. Si vous ne voulez point être renouvelés, il manquera une adoption au corps de Jésus-Christ, et cette place sera votre condamnation.

0 Christ! entier je vous considère, je cherche est l'adapta- tion faite pour mes tendances, mon esprit et mon caractère. Vous êtes mort pour moi, afin que je vive pour vous, et que je sois votre propriété: Ut qui vivunt jam non sibi vivant, sed illi qui pro ipsis mortuus est. Nous sommes tellement la possession du Christ, mes frères, que le chrétien régénéré ne peut plus dire: Meum esse, meum vivere , meum operari ; c'est-à-dire, être, vivre, agir n'est plus à moi, mais à Jésus-Christ. Comme le but de nos démarches est différent, notre but c'est nous-mêmes. Avec la seconde création, il n'est pas possible que nous soyons à nous. Vous avez été achetés non avec l'or et l'argent , mais avec les fatigues, les souffrances et le sang de Jésus: Non auro sed pretioso sanguine. Dieu nous a placés dans un bassin de la balance; toutes les grandeurs de la terre, toutes les richesses du ciel n'ont pas suffi à faire contre-poids, il a fallu que Jésus-Christ mit avec son sang, avec ses mérites, avec sa divinité, et alors le bassin s'est élevé jusqu'à Dieu. Nous avons donc été achetés, nous ne nous appartenons plus, nous ne saurions vivre pour nous-mêmes, mais pour Jésus-Christ: Ut qui vivunt jam non sibi vivant, sed illi qui pro ipsis mortuus est.

L'apôtre S. Paul, s'adressant aux Corinthiens, s'écrie: «Cette

vie, je vous l'apporte: regardez-moi, sachez que je suis

l'ambassadeur de Dieu: Pro Christo legatione fungimur tanquam Deo exhortante per nos». Ce que S. Paul a fait à Rome, à Corinthe, à Ephése, devant les Galates, auprès des habitants de Philippes, ce qu'il a fait chez les Hébreux, c'est ce que je dois faire ici. Voyez, mes frères, la grandeur de ma mission et la sublimité du sacerdoce chrétien. Mais en parlant ainsi, je vous honore. Oui, je suis l'ambassadeur de Dieu auprès de vous. A qui sont envoyés les ambassadeurs, dites-moi? De souverains à souve- rains; c'est Dieu c'est le Christ souverain qui m'envoie à ses chrétiens, rois eux-mêmes. Je me trouve l'intermédiaire entre deux puissances: l'une au ciel, l'autre sur la terre; je suis l'ambassadeur de Dieu, Dieu parle par ma bouche. Frères bien- aimés, écoutez la prière que je vous adresse en ce moment: Obsecramus vos, reconciliamini Deo. Réconciliez-vous avec Dieu, ce vieil ami d'enfance. C'est la garantie que demande l'amour de Jésus-Christ, et la nouvelle création que vous avez obtenue. Vivre pour Jésus-Christ, se trouve dans la réconciliation avec Dieu. Le Seigneur Jésus sur la croix a posé les conditions •. Christus innocens patri reconciliavit peccatores. Appliquez-vous ses mérites: Reconciliamini Deo. Réconciliez- vous avec Dieu,

LA GRANDEUR DU MARIAGE 253

avec Dieu de qui vous venez, à qui vous allez, avec Dieu toujours fidèle, avec Dieu devant lequel vous serez seul un jour. Ah! si vous avez Dieu pour ennemi, tremblez, mais s'il est pour vous, ne craignez rien; s'il est votre protecteur, le monde ne saurait vous nuire. A l'heure ou les abîmes s'entr'ou- vriront, le grand Dieu des éternités paraîtra dans toute sa majesté. Maintenant il veut être votre ami, votre joie: Reconci- liamini Deo;et les deux craintes seront dissipées, tout deviendra serein. Plus d'effroi.... Plus de mort : Reconciliamini Deo.

LA GRANDEUR DU MARIAGE

UNION INTIME DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE

Sacramentum hoc magnum est, ego autem dico in Christo et in Ecclesia.

Ce sacrement est grand je dis en Jésus- Christeten son Église. (Eph. V, 32.

Jusqu'ici , mes frères, nous avons étudié l'homme dans son individualité, en le considérant en lui-même. Mais l'homme n'a pas été créé pour vivre isolé au fond d'une forêt solitaire, ou sur un rocher de l'Océan , au milieu de rives inconnues ; il a été fait pour la société, et, avant d'entrer dans- ses devoirs de la société humaine, il passe par une société plus restreinte, il pénètre dans le sanctuaire de la famille. S. Paul y est entré avec la majesté de son regard, avec la sublimité de sa parole et la splendeur de ses enseignements. Il arrête sa pensée sur la grandeur de cette alliance et sur les devoirs qu'elle impose. L'Apôtre divise son sujet, il commence par la tête de la famille, on voit qu'il est saisi par la grandeur qui enveloppe les chefs, et il s'écrie avec cette grande parole méditée par les âges : Il y a une grande chose; il y a un signe, et plus qu'un signe ; il y a un sacrement : Sacramentum hoc magnum est , ego dico autem in Christo et in Ecclesia. Ce sacrement est grand en Jésus-Christ et dans l'Église.

Comprenons cette alliance; voyons quelle est sa grandeur, quels sont ces devoirs.

La grandeur du mariage se trouve dans les paroles que vous connaissez déjà: Sacramentum hoc magnum est: tout est là. Le Seigneur a eu une pensée dominatrice qui a présidé à ses

254 STATION DE CARÊME

desseins comme à ses œuvres: Jésus-Christ et l'Église. A l'origine des choses, quand il faisait surgir les mondes du néant, ses yeux divins se reposaient toujours sur le type et sur le modèle de son travail créateur. Regarde, et fais selon le modèle , semblait-il se dire à lui-même : Inspice et fac secundum exemplar quod tibi in monte monstratum est. Aussi partout, dans la création, voyons-nous des traits épars qui nous montrent Jésus-Christ et l'Église. Jésus-Christ est représenté par le soleil qui brille au firmament avec une splendeur sans égale, répandant à flots, la lumière et la chaleur, développant dans toute la nature les germes de fécondité qu'elle contient \ l'Église est représentée par cet astre qui reflète les rayons du soleil, et rend à la terre pendant la nuit l'éclat de ses paisibles rayons. Mais c'est parti- culièrement en l'homme que Dieu a voulu symboliser l'alliance de Jésus-Christ et de l'Église ; mais dans^l'homme complet, c'est-à- dire, dans l'homme uni à celle qui lui a été donnée pour compagne inséparable de sa vie. L'union d'Adam et d'Eve est une annonce solennelle de l'union de Jésus-Christ avec son Église. Tout est semblable de part et d'autre. La première femme a été créée pendant le sommeil d'Adam ; l'Église est née de la mort de Jésus, qui ne fut pour lui qu'un sommeil de courte durée. Eve fut tirée près du cœur d'Adam de ce qui en fait comme la protection et le salut-, c est du cœur ouvert de Jésus qu'est sortie l'Église. Eve a été donnée à l'homme comme principe de fécondité , comme complé- ment de sa vie ; l'Église a jailli du cœur du Sauveur avec Veau , principe et source des grâces dans le Christianisme et avec le sang sacramentel de Jésus. Adam s'est écrié, en voyant sa compagne : Voilà l'os de mes os et la chair de ma chair; et Jésus-Christ , en contemplant l'homme régénéré a dit aussi : Voilà l'os de mes os et la chair de ma chair. Aussi est-il écrit que l'homme abandonnera son père et sa mère, pour s'attacher à son épouse : Propter hoc relinquet homo patrem et matrem suam et adhœrebit uxori suœ. Voilà, mes frères, l'ébauche et les linéaments du mariage: quelle distance immense le mariage chrétien a fait franchir à la femme? Sur elle étaient accumulés tous les abaissements, toutes les duretés, toutes les incapacités, et toutes les faiblesses. La femme était une esclave, et la voilà devenue, dans la beauté de cette parole, la compagne honorée de l'homme. Aussi le mariage chrétien, tel qu'il vous honore, mes frères, est-il un sacrement : Sacramentum hoc magnum est, egodico autem in Christo et in Ecclesia. Il est encore l'achèvement de cette union. Les époux deviennent des ministres chargés de compléter le nombre des élus inscrits au livre de vie. Aussi, le place-t-on au rang des grands sacrements. S. Thomas dit qu'il y a quatre grands sacrements: Le baptême, en raison de ses

LA GRANDEUR DU MARIAGE 255

effets, il nous arrache à l'enfer et nous rend enfants de Dieu, héritiers du royaume céleste. La confirmation, à cause des minis- tres: FÉvêque seul a le droit de le conférer. L'Eucharistie parce qu'elle contient Jésus-Christ tout entier avec son corps, son sang, son âme et sa divinité. Quatrièmement, enfin le mariage, à cause de sa signification, parce qu'il représente l'union de Jésus-Christ avec l'Église. Cette grandeur du mariage, comme elle est inconnue dans le monde! Ils l'ignorent complètement, ceux qui s'en approchent, n'y voyant qu'une question de conve- nance, de fortune, ou une spéculation hasardeuse. Et combien de fois n'arrive-t-on pas à cette alliance , avec un cœur affadi, usé au milieu des passions; s'il n'a pas encore été avili. Comme S. Paul nous ouvre ici des horizons sans bornes, en nous montrant l'auréole du mariage chrétien 1 Nous sommes au second plan; au troisième plan, apparaissent Jésus-Christ et l'Église, et au premier se déroulent les merveilles de la création. Dans cet ensemble harmonique il n'existe pas une si petite créature qui n'ait été relevée en Jésus- Christ: Omnia instauravit in Christo. C'est grand, c'est beau. Hélas! ceux qui ont écrit sur l'esthétique du mariage, en ont méconnu le plus grand éclat. Les époux, unis par un lien sacré, sont élevés à l'honneur de l'union de Jésus-Christ avec son Église. Les sommets du deuxième plan s'élèvent jusqu'aux cimes célestes du premier, à peu près comme ces montagnes couvertes de neige s'élèvent au dessus des collines secondaires, pour terminer l'horizon. Pour ma part, mes frères, je suis ravi de l'éclat qui resplendit dans le mariage chrétien. Mais entrons maintenant dans l'ensemble des devoirs. Il y a les devoirs de l'époux et les devoirs de l'épouse \ S. Paul n'a rien oublié.

Quels sont d'abord les devoirs de la femme envers son mari? Un mot bien simple les renferme presque tous: Mulieres viris subditasint: que la femme soit soumise à son mari. C'est dans Tordre, c'est une conséquence de la beauté de ce grand sacre- ment. La femme a été créée pour dépendre de son mari, elle est essentiellement dépendante: Mulieres viris suis sub dit œsint, comme la vallée doit être nécessairement placée au dessous de la montagne : Ascendunt montes et descendunt campi in locum quem fundasti eis. se trouvent les sublimes harmonies de la famille. Il ne faut pas que la femme se blesse de la dépendance qui lui est imposée, la part qui lui est échue est assez belle. Écoutez ce que dit l'Apôtre : Viris suis subditœ sint sicut Domino , qu'elles soient soumises à leur mari comme au Seigneur lui- même. L'Église possède tout ce que possède Jésus-Christ. Elle a son nom, ses richesses, sa dignité, son autorité, absolument tous ; seulement elle se rappelle qu'elle l'a reçu. De même la

256 STATION DE CARÊME

femme, en envisageant son mari doit voir en lui Jésus-Christ :

Quoniam vir caput est mulieris , sicut Christus caput est Ecclesiœ

sicut Ecclesiœ subjecta est Christo , ita et mulieres viris suis in omnibus. Alors , mes frères, ce sera l'amour, l'amour, ce mot que nous prononçons ici avec un sentiment de profond respect. Quelle différence ici entre le mariage chrétien et ces alliances ordinaires, sociales, purement humaines. Le premier-né ne retranche rien des avantages conférés au second, il accepte tout. Ce qui se trouve dans l'amour de l'alliance sociale, ce qui est honnête, ce qui est aimable, ce qui est vrai, tout cela se trouve aussi bien dans l'alliance chrétienne. Mais le mariage purement humain a des bornes, il ne dure qu'un temps. Je le sais bien, ses aspirations sont immenses, son dévoûment va jusqu'à l'infini, mais il est essentiellement limité comme les choses qui appartiennent à la terre. Il ne saurait résister à la triple conju- ration du temps, du cœur et de la mort. Le temps amène des changements qu'on ne voulait pas prévoir au jour des serments solennels. On se refroidit, et ce qui était si vif, si enflammé d'abord, finit par disparaître et s'éteindre. Le cœur lui aussi a ses vicissitudes et il est toujours déconcerté devant les suprêmes adieux de la séparation, car il ne peut espérer le 'rendez- vous de l'autre vie. L'amour vrai ne se base pas sur les qualités extérieures, aussi ne redoute-t-il jamais le travail du temps; rien ne peut l'altérer, il devient un amour divin. Quelque chose de l'amour qui est en Jésus-Christ et dans l'Église, se détache, vient remplir les époux chrétiens et leur donner la force de surmonter ensemble les difficultés de la vie. Il resplendit encore au soir d'une longue vie. Ceux qui ont passé ainsi de nom- breuses années, ah! ils aimenfà repasser leurs joies communes. « Combien de peines nous ont assaillis, se disent-ils, mais nous nous sommes consolés mutuellement, et notre dernier regard se repose encore avec sérénité sur le temps écoulé, comme sur cet avenir nous serons unis à jamais. Pour nous, la mort n'est pas un adieu, c'est un à revoir. Pour qu'il en soit ainsi, mes frères, l'amour a besoin d'une qualité dont j'ai déjà parlé, il veut être imprégné de respect. Oui, la femme doit se faire aimer en se faisant respecter toujours: Honore invicem prœvenientes. Chez elle on rencontrera cette réunion de conve- nances, d'amabilités, d'égards multipliés, qui forment une série non interrompue de charmes sans cesse renaissants. Ce qu'elle accorde plaît toujours, et ce qu'elle diffère d'accorder n'inspire jamais le mécontentement... Malheur à ces unions le respect n'entre point, le respect n'est pas une loi imprescriptible. Sachez qu'avec l'amour imprégné de respect, femmes chré- tiennes, vous ferez une double conquête. La première conquête

LA GRANDEUR DU MARIAGE 257

repose sur un sentiment irraisonnable , sujet aux changements , il précède l'union. La seconde, au contraire, arrive plus tard au milieu des douceurs de la famille. Avec les qualités solides de son cœur, l'épouse, sachant supporter, sachant condescendre à tout ce qui est légitime, étudiant les goûts de son mari, se montrant attentive aux moindres désirs , l'épouse obtient la deuxième conquête. On se connaît mieux alors, on a su s'apprécier. Plus de difficultés, les obstacles disparaissent, les inégalités du caractère s'effacent ou se rangent dans un ensemble toujours supporté. La femme obtient la confiance de son mari: Confiait in ea cor viri sui , et une confiance sans limites.

L'opposé, mes frères, révèle la plus grande punition et la plus affreuse torture du mariage. La femme chrétienne devient le conseil de son époux. L'époux a la sagesse en partage, il se réserve les combinaisons et les calculs. Mais il sait qu'il y a des décisions l'esprit ne peut seul entrer, il faut consulter le cœur plus que l'intelligence-, bien des fois, il en appellera des conseils de son esprit aux conseils du cœur de sa femme: Confiait in ea cor viri sui. Elle accomplit à la lettre cette parole des anciennes Écritures: Reddet ei bonum et non malum omnibus diebus vita? suœ. Quel beau spectacle de faire affluer le bien au cœur de l'époux, quoi qu'elle en reçoive, dût-elle essuyer des mauvais traitements. J'ai recueilli, mes frères, sur les lèvres d'un homme avancé en âge, ces paroles admirables. Me parlant de sa femme: elle ne m'a jamais fait que du bien, me dit-il. Il ne connaissait pas le texte, et moi je lui serrai la main parce que sa parole me rappelait la parole de l'Esprit-Saint. Cette femme a été grande, elle a rempli sa mission comme le voulait le Seigneur Dieu.

J'arrive aux devoirs du mari. S. Paul les a décrits complètement encore. Ici revient la grande parole du commencement: Sacramen- tum hoc magnum est, ego dico autem in Christo et in Ecclesia : ce sacre- ment est grand en Jésus-Christ et dans l'Église. Que doit être le mari pour sa femme? Ce que Jésus-Christ a été pour l'Église. Quel honneur et aussi quelle charge! car les devoirs sont nombreux. Que nous sommes loin de ces alliances le sérieux n'entre pas 1 Ici, ce que Jésus a été pour l'Église, l'époux doit l'être pour son épouse. Entrons, si vous le voulez, dans quelques développe- ments.

Ce que Jésus a été pour l'Église ! Ah ! il a tout quitté pour son Église. De même, le mari doit abandonner tout, pour s'attacher à sa femme : Relinquet homo patrem et matrem, et adhœrebit uxori suœ: l'époux laissera son père et sa mère, et il s'attachera à son épouse. Le tout du mari, mes frères, c'est sa femme, voilà son trésor, voilà son centre et sa vie. Au dessus rien, absolument

III- DIX-SEPT,.

258 STATION DE CARÊME

rien; il négligera même son père et sa mère, si la chose était possible. Je vous dis d'étranges choses, mais mon bouclier, c'est S. Paul, je m'abrite derrière lui : L'amour de Jésus pour l'Église fut un amour efficace: Tradidit semetipsum, il a été son Rédempteur, son Sauveur. Le mari doit aussi donner tout ce qu'il a, même sa vie, s'il la fallait sacrifier. L'ordre de la charité n'a plus rien en quelque sorte: Charitas bene ordinata incipit a semetipso ; et cet adage, connu ne peut presque pas s'invoquer, tant le lien qui les unit est intime. Aussi que d'exemples d'époux qui se sont volontairement exposés aux plus grands dangers , qui se sont précipités au milieu des flots, dans l'espoirjde sauver la vie de leurs épouses, même en perdant la leur.

L'amour doit être désintéressé ; Jésus n'a eu qu'une chose en vue : la gloire et la sanctification de l'Église : Ut illam sanctificaret , mundans lavacro aquœ, in verbo vitœ ut exhiber et ipse sibi gloriosam Ecclesiam. Je sens la honte m'envelopper, en regardant la plupart des mariages. Qu'est-elle devenue, cette jeune fille, si pure, si modeste, si fidèle à ses devoirs? cette jeune fille que nous voyions si souvent dans le temple, qui venait entendre avec assiduité la parole sainte, qui venait se purifier au tribunal de la pénitence, et qui s'asseyait à la table des Anges? Le mariage a détruit tout cela, il ne reste presque plus rien, sa piété s'alanguit, à peine si dans sa vie j'aperçois quelques pratiques religieuses, isolées ou rares. N'est-ce pas vous, malheureux! qui êtes l'auteur de cette perturbation? Si, au lieu de combattre les goûts de votre épouse, vous aviez demandé l'augmentation des pratiques pieuses, vous auriez rempli votre devoir : Ut illam sanctificaret. Ah ! tout au contraire, vous avez dit : elle ne s'appro- chera pas du tribunal sacré; je ne veux pas qu'il y ait quelqu'un entre ma femme et moi. Ici, j'ai peur, mes frères, et je ne dirai qu'un seul mot: puisse-t-il n'être pas puni plus tard, et ne pas rencontrer des chagrins plus cruels dans ce qui est l'opposé de la sanctification : Ut illam sanctificaret. Époux chrétiens , donnez- vous donc le charme d'une épouse qui fera votre gloire : Exhiberet ipse sibi gloriosam Ecclesiam. Ne souffrez pas en elle la plus petite tache, la moindre ride : Non habentem maculam aut rugam aut aliquid hujus modi. ut sit sancta et immaculata: veillez à ce qu'elle soit sainte et immaculée. Ils ignorent leur véritable intérêt, ces hommes oublieux, ces hommes qui s'éloignent et qui offensent. Une femme qui prie, une femme qui expie serait pour eux un rempart. Au jour de la colère divine, les pleurs et les prières de leurs épouses monteront puissantes jusqu'au trône de Dieu et obtiendront miséricorde. Ohl vous la voyez maintenant , seule à la table eucharistique, elle vous y amènera un jour avec son travail réconciliateur. Ce n'est point tout, mes frères, j'ai encore

LE SANCTUAIRE DE LA FAMILLE 259

quelque chose à signaler. Le mari est le défenseur, le protecteur de sa femme: il est l'achèvement nécessaire de ce qui existe en elle. Chez celle-ci , la faiblesse , mais le mari a la force en partage;

chez celle-ci, les connaissances limitées Une femme veut

avoir toujours un mari qui ne lui soit point inférieur pour l'énergie comme pour l'intelligence. Elle le désire à ses côtés comme un appui et une force. Elle aimerait entendre publier partout, dans les réunions du monde, ce qui le signale, et s'écrier: c'est mon mari; elle appellerait sur sa tête les premières dignités et les honneurs : Qiiando sederitcum senatoribus terrœ, et volontiers elle se contenterait de la plus petite parole d'éloge sortie de ses lèvres : Vir ejus et laudavii eam.

Voilà l'abrégé des devoirs et des grandeurs du mariage chrétien. Les obligations se résument dans ce seul mot: Vos singuli iinusquisque uxorem suam sicut seipsum diligat. Ohl comme je voudrais voir toutes ces beautés resplendir en chacun de vous ! Qui vous empêche de les appeler en vous par la prière, Notre-

Seigneur est disposé à multiplier ses grâces Inclinez- vous

sous la main sacerdotale, demandez l'un pour l'autre, si vous êtes ici tous deux -, que celui qui est présent implore pour l'absent, et qu'il y ait une alliance agrandie, divinisée; que l'alliance de Jésus-Christ avec son Église resplendisse en vous.

LE SANCTUAIRE DE LA FAMILLE

Sacramentum hoc magnum est , dioo autem in Christo et in Ecclesia.

Ce sacrement est grand en Jésus- Christ et dans l'Église.

C'était notre texte de mardi dernier et nous l'avons développé. Vous avez vu la tête de la famille, dans cette grande alliance sociale et chrétienne, se manifester et apparaître avec splen- deur; vous avez pu contempler le cachet divin imposé par Jésus-Christ, en représentant l'union des époux par l'union intime de Jésus et de son Église. Une fois entrés à la suite de S. Paul dans ce sanctuaire de la famille, nous avons considéré ce qu'elle renferme de beau et de grand. Si vous vouliez que j'entre aujourd'hui dans la famille, en voyant ce qu'elle est, pourrais-je dire encore: Sacramentum hoc magnum est, dico autem in Christo et in Ecclesia-. Oui, ce sacrement est grand en Jésus- Christ et dans l'Église.

260 STATION DE CARÊME

Mes frères, je suis obligé de le dire, cette alliance me paraît petite, tout y est amoindri, rapetissé, et à notre époque je la vois presque annulée dans beaucoup de familles. Je trouve l'opposé de ce que renferme S. Paul: à la place de ce reflet divin, de cette alliance du Christ et de l'Église, je trouve le reflet de ce qui renferme tous les abaissements et toutes les hontes. Il est un monde qui, avec une liberté perfide, tour à tour se montre et se cache. Il lui faut les splendeurs et l'opulence du monde qui s'avoue dans l'honneur. Et encore cette splendeur ne suf- fit pas à sa dévorante cupidité. La société qu'il renferme est sortie d'un néant plus terrible que le premier, il faut néanmoins qu'elle soit parée comme des temples, ornée comme des autels, elle exerce une action délétère sur cette partie du monde qui vit au grand jour sous le soleil de Dieu, avec les subordinations et les inégalités des conditions qui en font l'harmonie. Cette société, dans la moitié qu'elle s'est choisie, qui la caractérise et qui fait son nom, ne veut que trois choses: les trois concupis- cences signalées par S.^Jean: Concupiscentia carnis , concupiscentia oculorum, superbia vitœ , la concupiscence de la chair, la. concu- piscence des yeux, et l'orgueil de la vie. Du centre ce monde agit, il faut que tout arrive à lui, et son action est immense: dans les représentations théâtrales qui ont reçu son genre, ses manières, son langage avec les applaudissements des masses. Mais c'est surtout sur la société domestique que son influence pernicieuse se fait sentir. Elle a jeté son dévolu sur la famille et elle en appelle le chef qui, avec des idées presque reçues maintenant, sans violer certaines convenances, peut se présenter dans ce monde parce qu'il y trouve encore les mots d'honnêteté et d'honneur qu'il a rencontrés depuis son enfance. Et là, pour lui les fêtes, les réjouissances se montrent avec des splen- deurs, avec un éclat qui n'est pas celui de son monde habituel. La tenue le fatigue et l'ennuie, la liberté le gagne, la désinvolture et le laisser-aller remplacent ces hautes et belles convenances, l'honneur^ de nos sociétés françaises. Dès lors la grande unité de la famille se sent atteinte-, le mari s'éloigne de plus en plus, et avec les absences motivées par le cercle, se trouvent motivées des absences moins avouées, et dont le dernier mot est dans le secret des abîmes.

Comprenez-vous, mes frères, je veux seulement signaler la plaie du présent, et ce n'est que le commencement des douleurs : Initium dolorum hoc. Tant que la femme n'est pas atteinte, le mal n'est pas incurable ; il y a toujours un remède efficace, une régénération qui se fait peu à peu. Ici, malheureu- sement, la femme se trouve atteinte, la femme, cette représen- tation si vraie de l'Église, et qui à elle seule devrait former un

LE SANCTUAIRE DE LA FAMILLE 261

immense contraste avec cette société douteuse: Sacramentum hoc magnum , in Christo et in Ecclesia. Elle est dominée par ce monde que jamais elle n'adoptera pourtant et qu'elle n'aimera jamais, du moins extérieurement. Que s'y passe-t-il donc? La curiosité, ce premier malheur qui nous a perdus à l'origine des choses, la curiosité a envahi la femme la plus honnête, souvent à l'endroit de cette société abaissée. Elle interroge, elle demande ce qu'il y a dans ces demeures d'une magnificence exception- nelle. Elle s'adresse à ceux qui ont pénétré dans ces milieux inconnus, pour savoir comment tout y est disposé, tout y est arrangé, ce qu'était le luxe qui a transpiré jusqu'à elle. Elle a fini par adopter les manières ou les modes de ce monde. Les modes qui descendaient autrefois des hauteurs, par un ren- versement étrange, remontent maintenant des abîmes elles prennent naissance. Elles apparaissent, on s'étonne; elles apparaissent, on approuve ; elles apparaissent, on désire ; elles apparaissent, on imite \ elles apparaissent, on adopte, et ce qui était porté avec ignominie en principe est maintenant porté avec honneur et accepté partout. Ce n'est pas assez, les modes ne sont qu'un signe de ce qui se passe au dedans. A elles se rat- tache un genre de tenue, de manières , une désinvolture inconnue auparavant. Ces modes sont partout, elles fleurissent dans la cité, mais elles ne reçoivent leur dernier cachet et leur complet épanouissement que dans les saisons thermales, connues sous le nom de stations d'été , elles s'étalent avec la plus grande liberté. Qu'arrive-t-il ? La tenue est gravement atteinte, nous n'avons plus la femme avec cette réserve, cette modestie , comme avec cette parole digne et parfaite qui en faisait une véritable majesté. Le langage a changé, il devient le langage des hom- mes, avec la conversation plus libre qui les signale. Des expressions autrefois reléguées dans un dictionnaire qui avait reçu un nom à part, se trouvent approuvées sur leurs lèvres. Elles ont le langage dégagé (ne craignez rien, je ne l'aurai pas), elles ont le langage de ce dictionnaire-là. Aussi quand les infortunés jeunes gens viennent voltiger autour de ces flammes d'argent, comme l'insecte, ils brûlent leurs ailes, c'est-à-dire ce qui les élevait dans l'esprit et dans le cœur, et ils tombent bientôt dans l'horreur et dans la boue. La femme qui reste encore debout , se sent ébranlée, elle chancelle sur ses bases. Savez-vous ce qu'apporte dans la vie de famille une femme ainsi imprégnée de cet esprit? Nous n'avons plus la femme telle que la veut S. Paul, la femme de la raison et de la vraie société. Sans doute qu'elle autorise, avec son peu de réserve, les absences réitérées du mari , le genre du chef de famille puisé dans certaines sociétés. Ah! elle sera pour lui l'ennui et le dégoût.

262 STATION DE CARÊME

L'épouse chrétienne, pour celui à qui elle est unie, doit être le condiment de sa vie ; à elle d'offrir l'opposition la plus frappante avec ce qui se passe dans le monde.

Pourquoi présenter quelque chose qui est si facilement et si complètement ailleurs? Sachez que vous ne rivaliserez jamais avec ce monde, parce que vous n'aurez point , grâces à Dieu, ce qui attire et séduit. Quoi que vous fassiez, vous ne serez qu'une copie bien faible de ces personnes ; pourquoi ces reflets amoin- dris des excès qui signalent les autres? Ce n'était point la peine de rentrer chez soi, dira le mari, pour trouver à l'état amoindri, le milieu dont il se sépare. Femmes chrétiennes, vous n'avez qu'une ressource : le contraste. Que votre époux trouve dans son intérieur l'opposé de ce qu'il a vu au dehors. Contraste dans la modestie, dans la tenue, dans les paroles, dans les manières, dans l'être tout entier. Quand la physionomie physique s'étend et se développe outre mesure , il faut que la physionomie morale se développe aussi au sein de la famille , et qu'on dise : comme tout est vanité, comme tout est vaporeux, comme tout est rien au dehors ! Ici: quelle femme! Comme tout est honnête, grand et divin ! Et alors se créera un de ces attachements que ne pour- ront détruire ni le temps, ni l'inconstance du cœur, ni la mort même. Que vous ne savez pas vous y prendre! Comprenons- nous bien en quoi consiste l'honneur de la femme? Gloriosam Ecclesiam. C'est qu'il se trouve, dans sa force; la femme forte à l'auréole de la gloire sociale joint celle de la vertu. Je sais bien qu'elle est rare , et le Saint-Esprit affirme qu'on la trouve difficilement: Mulierem fortem quis inveniet? Mais ce qui renferme cette gloire, ce qui constitue cette force, tous vous pouvez le connaître. Au dedans, c'est: la prière; le gouvernement de la maison ; le travail ; l'éducation des enfants. Au dehors, le maintien, la sagesse des paroles, et l'expansion de la charité.

Oui, mes frères, la prière d'abord, la prière bien comprise; et là... on ne prie jamais, retenez ce mot: jamais! Je ne connais pas de société de laquelle Dieu soit plus absent. Il m'a été donné de passer plusieurs mois de ma vie au bagne: eh bien! dans ces sociétés souterraines j'ai constaté que Dieu y était plus connu et plus prié. Mais la femme forte fait ses délices de la prière. Aussi, toutes les fois qu'elle peut, s'em- presse-t-elle de détacher sa nacelle des rivages du temps, et de la lancer, voiles déployées, vers d'autres rivages afin qu'elle revienne chargée des provisions divines: Facta est quasi navis institoris, de longe portans panera suum. Elle sait que le pain matériel ne peut point alimenter son âme, l'homme ne vit pas seulement de pain , mais de toute parole qui sort de la bouche

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de Dieu. Aussi a-t-elle ses heures marquées de recueillement et de silence.

Elle gouverne sa maison avec sagesse , elle en sait tous les sentiers: Consideravit semitas domus suce; attentive à toutes les affaires, elle veille sur ses serviteurs, songe à leur entretien; aucun d'eux qui n'ait le double vêtement : Omnes enim domestici ejus vestiti sunt duplicibus; elle préside à leur alimentation : Dédit prœdam domesticis et cibaria ancillis suis; elle ne cesse enfin ses observations que quand tout est bien.

L'épouse est faite pour le travail. Cette femme du monde ne connait que le plaisir du sensualisme. En dehors, absolument rien. Tandis que la femme forte et pleine de gloire s'occupe à des travaux sévères: Manum suam misit adfortia; elle ne craint pas de saisir le fuseau, et de confectionner ce qui est utile à sa maison : Digiti ejus appréhender tint fusum. Point de ces travaux superficiels qui mendient la louange des personnes qui les considèrent; elle apparaît avec ce qui augmentera le confortable de sa demeure.

Voyez ses enfants! Pendant que ceux de la femme mondaine reflètent déjà le luxe et la mondanité de leur mère; pendant que cette petite fille qui s'admire et s'adore à trois ans, exerce ses passions jalouses, en contemplant le vêtement plus riche d'une de ses compagnes, vêtement qu'elle n'a pas porté, mais qu'elle portera demain, car elle l'obtiendra par ses cris et par ses larmes. On ne refuse rien aux caprices de tels enfants. Malheur à qui leur opposerait la moindre résistance ! Pour les enfants de la glorieuse épouse : Gloriosam sponsam, ils s'élèvent: Surrex erunt filii ejus. Ils s'élèvent ; ah! on peut dire en toute vérité de cette femme : elle élève ses enfants. Quelle bonne mère, comme elle jouit de son œuvre I Elle les contemple, après les avoir vus si petits, elle les contemple grandissant en âge et en grâce. Ils montent, ils vont jusqu'à l'honneur et l'élévation de la sagesse... et quand ils seront arrivés à la plénitude de la vie, il y aura un cachet maternel visible. Tous diront en les voyant passer : voilà bien le résultat des prières et des travaux de leur mère. Aussi aura-t-elle le privilège d'être béatifiée par ses enfants: 'Beatissimam prœdicaverunt. On rencontre aujour- d'hui bien peu d'enfants qui s'occupent de leur mère. Ils ont du temps pour leurs plaisirs, du temps pour accroître leur fortune, ils n'en ont pas pour bénir leur mère , du moins la chose est fort rare. Quand sur le chemin de la vie vous entendez quel- qu'un vous dire les yeux baignés de larmes : Si vous saviez à

qui je dois tout Ma bienheureuse mère; vous lui serrez la

main avec émotion. Il me semble que je puis prononcer ces mots, car c'est un souvenir qui nous accompagne partout, et

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qui, après quatre-vingt-sept ans, est aussi vif que le jour elle nous quitta, ma bienheureuse mère. Voilà le privilège du fils, privilège pontifical et presque papal. Nous avons le droit, nous autres, de béatifier nos mères: Beatissimam prœdicaverunt. Nous avons vu ce que la femme chrétienne doit être à l'intérieur, arrivons à l'extérieur.

Au dehors, c'est la sagesse et la réserve des paroles : Ossuum aperuit sapientiœ. Tout est pesé, tout est mesuré. Elle parle peu, mais très bien. Sa première qualité, c'est desavoir se taire. Quand la parole se repose sur ses lèvres, elle s'y manifeste par de belles qualités: la prudence et la bonté. Et lex clemeniiœ in lingua ejus ; et en même temps elle ouvre les mains pour jeter ses aumônes dans le sein des pauvres : Manum suam aperuit inopi, et palmas suas extendit ad pauperem. Précisément le con- traire de ce qui se passe dans le monde; car lui, mes frères, il dissipe ses paroles et il garde soigneusement ses richesses. est l'honneur vrai de la femme: Os suum aperuit sapientiœ , manum suam aperuit inopi; sobriété dans les paroles, largesses dans les œuvres. Je ne m'étends point ici, j'explique seulement le texte de S. Paul : Gloriosam Ecclesiam. Oh! qu'elle est sublime, la puissance de cette femme ! Qui l'exprimera dignement % S. Pierre va jusqu'à dire que la femme, c'est le plus bel apostolat de la famille : Si qui non credunt verbo per mulierum conversationem, sine verbo lucrifiant. Ceux qui, pendant des années entières ont entendu la parole apostolique , sans manifester un retour sincère vers Dieu, trouvent une conversion assurée dans la famille, par la simple conversation de leurs épouses. Mais alors la femme porte comme son plus précieux trésor, la crainte de Dieu: In timoré; elle ne multiplie pas sans raison les orne- ments reçus de la nature. Que dirait S. Pierre devant le spectacle étrange qui se manifeste de nos jours : Qiiarum non sit extrinsecus capillatura ; que voulez- vous, mes frères, le texte dit que la chevelure ne doit pas paraître au dehors, quand aujourd'hui tout est disposé pour le contraire, tout se jette avec explosion dans l'excentrique, avec le secours d'une ornementation même étrangère '. Aut circumdatio auri aut indumenti vestimentorum cultus , l'or n'y vient pas mêler son éclat. Mes frères, je ne serais pas si fort si S. Pierre n'était derrière moi. Écoutez, maintenant, une parole dont je vous donnerai fidèlement la traduction : Qui absconditus est cordis homo, in incorruptibilitate quieti et modesti spiritus, qui est in conspectu Dei Iocuples. Il ne faut jamais que l'homme extérieur empêche l'homme du cœur qui se cache , de se développer dans la pureté du repos et d'un esprit modeste, en présence de Dieu. Voilà la femme dont l'homme intérieur, c'est-à-dire la vie intérieure qui est dans son

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cœur, apparaît dans la paix et dans la modestie d'un esprit plein de richesse. Et celle qui excerce son prestige par l'extérieur, elle a recours à tout ce qui est l'opposé du repos et de la modestie. S. Pierre repousse tout ce qui agite, il lui faut des exercices qui secouent fortement le corps, la gymnastique et l'équitation; il faut qu'elle se présente avec un abandon inconvenant, qu'elle ait, dans sa démarche ou son maintien, de la désinvolture, jamais ce qui. sent la paix et le repos: In incorruptibilitate modesti et quieti spiritus. Elle a dans la main, ce qui signale le jeune homme, elle a choisi dans le costume, militaire et dans les habillements de la vie civile ce qui pourra l'aider à composer ses vêtements ; et ici les mots eux-mêmes sont très fidèles : Quieti et modesti spiritus. La gloire de la fille du roi est dans son cœur : Omnis gloria ejus filiœ régis ab intus; au dehors, il n'y a que dissipation de la fortune, et la femme du monde ne vit qu'au dehors. Plus vous l'obligez à se révéler, plus vous découvrez le vide. En un coup d'œil, vous avez tout vu, tout compris ; c'est un bouquet artificiel destiné à produire son effet... et après lequel il n'y a plus rien; regardez le cœur, quelle misère! quelle indigence; s'il y a quelque chose, c'est juste ce qu'il faut pour se révéler encore mieux.

Je vous devais ces détails, mes frères ; je ne les ai pas donnés sans une certaine inquiétude. Je vous ai expliqué une parole de S. Paul avec les éclaircissements fournis par S. Pierre et par le livre des Proverbes. Ce sont des vérités terribles, mais je vous les ai dites avec la modestie de Notre-Seigneur, et avec la chasteté des Écritures. Vous avez compris, mes frères, n'ou- bliez pas que la femme sera sauvée par ses^enfants : Salvabitur per filiorum gêner ationem , si elle se tient avec la simplicité, la pureté, la modestie que le Seigneur demande d'elle. Femmes chrétiennes, montrez, à l'honneur de votre sexe, montrez- vous indépendantes des usages, plus fortes que le luxe envahisseur. Je ne veux pas dire que vous ne deviez sacrifier à certaines modes, quand elles sont devenues en quelque sorte universelles; mais ne soyez pas les premières à les porter, attendez, et en vous y soumettant, vous savez fort bien qu'il y a une manière de protester contre elles.

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LES MALHEUREUX FRUITS DE L'ÉGOISME CONTEMPORAIN

tloc autem scito, quod in novissimis cliebus instabunt tempora periculosa .

Sachez que dans ces derniers temps il y aura des jours pleins de périls. IItim. III. 1.

Nous avons cherché à appeler votre attention, mes frères, sur le mal sensuel qui tend à envelopper toute la société, nous avons insisté sur les dangers que portait avec elle la femme abaissée. A la femme se rattache tout ce qu'il y a de plus élevé, comme aussi ce qu'il y a de plus funeste. Quand S. Paul voulait dépeindre les ravages causés par elle, il croyait en avoir dit assez en s'écriant que ces personnes oiseuses aiment à se promener de maison en maison : Et otiosœ discunt circuire domos, portant non seulement leur oisiveté, mais leur parole malheu- reusement trop facile : Sed etverbosœ; ces personnes curieuses dans leurs recherches: Et curiosœ; et attaquant tout avec une liberté de langage incroyable : Loquentes quœ non oportet. Et quand le prophète Ézéchiel décrit les malheurs de la maison d'Israël, lorsqu'il cherche des signes avant-coureurs, quel est son récit? C'est une des pages les plus saisissantes des anciennes Écritures. Viens, dit le Seigneur à son prophète, perce cette muraille: Fode parietem; regarde: vois-tu l'idolâtrie qui envahit mon peuple, vois-tu ces prêtres qui brûlent un encens sacrilège devant de fausses divinités, voilà l'abomination de la désolation. Et comme le prophète regardait encore : perce cette muraille, dit le Seigneur: Fode parietem; je te réserve autre chose encore, tu verras de bien plus grandes calamités; et j'ai regardé, s'écrie Ézéchiel, et j'ai vu des femmes qui, au lieu de remplir leurs devoirs de famille, leurs devoirs envers Dieu, passaient leur vie à verser d'inutiles larmes sur des récits imaginaires: Muîieres plangentes Adonidem. Prophète 1 tu as vu la dernière et la plus terrible des calamités, voilà les maux qui vont fondre sur mon peuple. Mes frères, j'avais donc raison de placer au rang des plus affreux malheurs, cette plaie sociale de la femme abaissée. Aujourd'hui j'entre dans le chap. IIP de la deuxième Épître à Timothée, je ne le fais pas sans émotion. Avec S.Paul j'aurais le courage de vous tout dire, en donnant le spectacle offert par les hommes des derniers temps-, avec lui, je vais parcourir cette longue liste que je dois vous présenter: Hoc autem scito, quod in novissimis diebus instabunt tempora periculosa. Ne sommes-nous point arrivés, mes frères, à ces temps

LES MALHEUREUX FRUITS DE L'ÉGOÏSME CONTEMPORAIN 267

décrits par S. Paul? Instabunt tempora periculosa. De toutes parts, dans notre société française et même européenne, ne sommes- nous pas enveloppés de craintes? Les terreurs se croisent au dessus de nos têtes, le fleuve social s'agite et frémit, on dirait qu'il veut abandonner son ancien lit, et qu'il va se creuser une nouvelle voie dans laquelle il coulera désormais. Tout est atteint, chacun peut se demander ce qui arrivera. Je ne le sais pas, mais voilà les hommes de ce temps décrits avec leur caractère: Erunt homines seipsos amantes, ils seront amateurs d'eux-mêmes. Voilà le principe et la source. Ici l'amour est nommé, l'amour, le premier moteur des grandes choses, l'amour, principe de ce qui est beau et sublime, l'amour, le régé- nérateur par excellence. Est-ce l'amour qui veut faire explosion au dehors, qui se traduit par l'expansion, l'amour nécessaire- ment oublieux de lui-même? Non, mais l'amour replié sur lui, l'amour nié, l'amour détruit, parce que rien n'est plus opposé au véritable amour que l'égoïsme : Erunt homines seipsos amantes. Des hommes tout entiers à eux-mêmes, chez qui le culte du moi règne en maître; aussi le répéte-t-on autour d'eux: comme il est égoïste, même au sein de sa famille! Ce père, cette mère, cette épouse, comme ils sont pleins d'eux-mêmes, comme ils se recherchent ! L'égoïsme , c'est la source dont nous devons attendre tous les maux. En effet, dans les récits de l'histoire nous constatons que tous les égoïstes sont tombés des hauteurs on les avait élevés, jusqu'au plus profond des abîmes, Le premier égoïste fut Ca'in qui fut maudit pour avoir dérobé la meilleure part dans les sacrifices qu'il offrait au Seigneur. Le deuxième égoïste, Esaù, préféra ce qui flattaiTsa gourmandise à son propre droit d'aînesse. Le troisième égoïste, Saùl, s'était réservé ce qu'il y avait de plus beau parmi les Amalécites, afin d'avoir une part magnifique et une grande fortune; le Seigneur l'a rejeté et il a fini misérablement. Le quatrième égoïste, A bsalon, qui , pour ne pas obéir à son père , s'est révolté et a mérité de mourir comme le dernier des ennemis , d'une mort ignomineuse. Comprenons bien, mes frères, que l'égoïsme est la source et le foyer de tout le reste. Ici nous ne considérons qu'une seule cité. Je sais qu'il y aurait de belles études à faire sur le bien à notre époque, mais n'atténuons pas nos craintes si fondées, et voyons ces hommes amateurs d'eux-mêmes : Erunt homines seipsos amantes.

En vous-mêmes, au fond de vos âmes, quelle sera la pre- mière conséquence de ce principe? Répondez, mes frères; ce sera nécessairement la cupidité, ces hommes seront avares: Cupides cupidi ; parce qu'à toute personne qui s'aime, il faut des jouissances, des plaisirs. Tous les moyens qui lui procureront

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ces avantages seront excellents; or, entre les divers moyens, il n'y en a point de plus efficace que l'or et l'argent. Aussi l'argent, ils le recherchent avant tout , ils le recherchent en tout et toujours. L'argent , c'est leur Dieu, ils lui ont voué un culte d'adoration, que dis-je, un culte de préférence. Ils préfèrent la fortune à tout le reste; l'or passe avant leur famille, avant les honneurs , avant les amis. Oh ! ne voyez-vous pas de ces égoïstes? Oui, vous les désignez, et ils apparaissent avec le caractère avoué de l'avarice. Ils étaient cupides avant de posséder, ils sont cupides maintenant qu'ils sont arrivés au terme, et qu'ils disposent de leurs millions. Ils ont conservé le langage obscur des rangs d'où ils sont sortis. La pièce d'argent qui s'attachait autrefois est restée collée à leurs doigts, elle tombe encore avec peine de leurs mains; elle n'a point changé de valeur: Erunt homines seipsos amantes, cupidi.

Nous avons ici une chaîne de huit anneaux qui s'attirent avec quelque chose de mystérieux et de fatal ; tous se tiennent, pas un qui manque ; quand on tire le premier, les autres suivent. Ces hommes cupides deviennent enflés de leurs richesses, toute leur confiance reposera dans les trésors qu'ils possèdent et ils diront: Aurum robur, mon or , c'est ma force, comme Nabuchodonosor , en contemplant les magnificences de cette Babylone qu'il appelait son ouvrage: Ceci est à moi: Aurum robur. Leur cœur se dilate, ils s'enflent: Tumidi. Je ne puis mieux les comparer qu'à cet homme de l'Évangile, qui est parvenu à posséder de grands biens. Allons, mon âme, repose-toi maintenant, se dit-il : Quiesce , anima mea. Aurum robur, parole effrayante d'impiété, au lieu de s'écrier: Dominus petra mea et robur meum : le Seigneur est mon rocher et ma force ; le rocher et la force de cet homme, c'est son or.

Il faut donner un nom à ces personnes qui se séparent de toute utilité. S. Paul, mes frères, S. Paul les appelle des orgueilleux: Superbi; c'est-à-dire, des hommes que Dieu sépare de la pensée de son cœur : Dispersit super bos mente cor dis sui. Il ne peut pas les séparer de la pensée de son esprit, puisqu'il connaît tout, mais il les sépare de la science de son cœur. A mesure qu'ils s'élèvent, le Seigneur s'éloigne, prêt à lancer les foudres de sa vengeance: Et ait a a longe cognoscit. Les voyez-vous comme ils montent, comme ils s'étendent, comme ils se distin- guent avec leurs spéculations heureuses? Mes frères, le tableau ne vous semble-t-il pas bien assez chargé? Cet égoïsme, avec sa cupidité, avec son enflure, avec le nom qu'il porte!!! Arrivons à ce qu'engendre l'orgueil. D'après S. Augustin, qu'est-ce que l'orgueil? C'est l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu : Amor sui usque ad contemptum Dei. Par conséquent, les orgueilleux,

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comme c'est logique, deviennent des indépendants de Dieu, des blasphémateurs: Blasphemi. Toutes les fois que Dieu se ren- contre sur leur chemin, ils ne peuvent le supporter; la moindre difficulté les irrite et bientôt ils blasphèment. Avez-vous aperçu un de ces hommes en proie aux mécomptes, déçus dans leurs espérances, devant des renversements de fortune? Quelles paroles impies se pressent dans leur cœur et sur leurs lèvres! Comme leurs yeux menaçants s'élèvent vers le ciel ! On dirait qu'assis sur le trône de leur orgueil , ils traitent avec Dieu d'égal à égal, et que, placé sur le trône de sa majesté, il n'a pas le droit de venir les troubler dans leur repos. conduit l'indépendance de Dieu? A l'indépendance de toute autorité : Parentibus non obe- dientes. La première autorité est] secouée, comment les autres > basées sur celle-ci se soutiendront-elles? Aussi, que voyons-nous de nos jours? On n'obéit plus aux parents , cette indépendance saisit l'enfant dès le plus jeune âge. A douze ans, on la désire; à quinze ans, on la salue; à vingt ans, on la proclame, et puis tout est fini: Parentibus non obedientes. En vain le père insiste, en vain la mère ajoute-t-elle l'autorité de ses larmes comme de ses prières; le joug est secoué et l'indépendance proclamée: Parentibus non obedientes. La raison, c'est que le Seigneur a été le premier abandonné et qu'on a refusé de reconnaître son joug. Sont-ce les enfants qui reconnaissent l'autorité de Dieu qui secouent l'autorité des parents? A-t-on jamais vu les enfants fidèles avenir dans le temple, assidus à la fréquentation des sacrements, soumis à cette mère qui les a engendrés sur les fonts sacrés du baptême, donner les scandales de la désobéis- sance aux volontés de leurs parents? Jamais^Et rappelez-vous que ce qui produit l'indépendance de la famille, l'indépendance des devoirs, vient de l'oubli des devoirs dont les parents donnent l'exemple. Comment voulez-vous qu'un enfant qui voit son père se séparer volontairement des pratiques reli- gieuses reconnaisse l'autorité de Dieu et celle de ses parents? Quelle autorité l'enfant voit-il dans son père? Une portion de l'autorité divine ; c'est Dieu, le premier père, de qui descend toute paternité , qui lui a conféré quelque chose. Mais si le premier anneau est rompu, comment le second subsistera-t-il ? Et pourquoi moi serai-je soumis à Dieu, dira l'enfant, puisque mon père ne l'est pas? Pourquoi ce qui est bon pour mon père ne serait-il pas bon pour moi? Mon père ne s'agenouille jamais devant Dieu afin de le prier, mon père sait ce qu'il a à faire, il possède plus de raison que moi. Il ne paraît jamais dans l'église; j'imiterai son exemple; vienne le jour je serai libre, on ne me verra plus dans le temple. Deux conséquences donc, mes frères: l'indépendance de Dieu et l'indépendance de la

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famille: Parent ibus non obedientes ; c'est la suite naturelle de l'orgueil.

Que conclure de cette dernière indépendance? Comment appe- ler ces enfants qui rejettent le joug de l'autorité paternelle ? Un seul mot leur convient -, ce mot, personne ne peut l'entendre sans frémir : ce sont des ingrats : Ingrati. Ceux qui ont parcouru les divers anneaux de la chaîne arrivent à méconnaître les bienfaits qu'ils ont reçus , et de même qu'un seul mot caractérise la soumission à Dieu comme aux parents: piété filiale; de même, un seul mot exprime l'indépendance et l'insoumission : ce sont des ingrats: Ingrati. Alors, mes frères, plus de barrières, la porte est ouverte, et rien ne saurait les arrêter; ils deviennent vicieux, dit S. Paul: Scelesti. Oui , après avoir été avares, orgueilleux, blasphémateurs, désobéissants, ingrats, ils sont vicieux. La délicatesse du cœur s'altère et s'émousse, l'homme perd ses droits; encore un degré, et nous touchons dans l'abîme du vice. N'êtes-vous pas épouvantés de ces conséquences affreuses? Si on pouvait suivre les progrès dans le mal, les progrès de ces hommes que la justice humaine a flétris ! Sans doute, le nombre des grands criminels est restreint, et le vice dans ce qu'il a de plus hideux est rare , du moins dans ce que la société connaît. Mais combien qui restent cachés et dont la vie s'enveloppe dans l'inconnu ! N'entend-on pas chaque jour

répéter: cet homme a été chassé de telle association ici

même, dans notre société, nous avons sous les yeux le récit de forfaits qui frappent de terreur: Scelesti. Mes frères, quand la société n'accuse pas , nous pouvons dire : c'est la conséquence de défauts accumulés, regardez la chaîne qui se déroule avec ses huit anneaux : Égoïsme Cupidité Enflure Orgueil Indépendance de Dieu Indépendance des parents Ingra- titude — Vice.

Maintenant, que diriez- vous de S. Paul, s'il vous montrait chacun des anneaux de la chaîne avec un poids qui vient s'y unir fatalement? Que penseriez-vous de moi, si je vous montrais ces anneaux avec leur fécondité propre? Cette fécondité est affreuse.

L'égoïsme enlève toute affection: Seipsos amantes... Sine affec* tione. Croyez-moi, ne faites jamais, vos amis des égoïstes. Amis de cercle, amis de jeux, amis de courses et de plaisirs, oui, mais amis de cœur jamais. Ils sont sans affection. Si vous voulez vous préparer des défections, vous dont l'âme est si généreuse, cherchez un ami égoïste, et vous verrez combien sera longue la chaîne de vos espérances trompées.

Au caractère de la cupidité s'attache, comme l'enfant au sein il a pris naissance, le trouble ; les hommes avares n'ont point

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de tranquillité : Sine pace. Voyez comme ils sont sans cesse en mouvement, livrés aux choses extérieures; leur âme ne connaît rien de ce qui s'appelle la paix. Une force puissante les pousse et leur dit: marche... marche. Tu as cependant assez de richesses, mais cette montagne qui se dresse, mais ces sommets que tu n'égales pas... marche... marche; et ils courent avec une agitation fébrile. Enfin, le voilà parvenu au point qu'il ambitionnait, il va se reposer ; non, non, marche... marche, la voix se fait encore entendre. Et cette autre colline qui se montre. Cette fois tes désirs seront satisfaits; marche... marche, et ils s'élance montant, montant toujours. Quand leur corps chancelle et s'in- cline vers la terre, ils cherchent encore, aspirant à quelque chose qui les satisfasse pleinement ; ils étendent la main et au moment ils saisissent l'objet de leur avarice, la mort arrive, le tombeau s'ouvre pour eux. Tel est l'homme cupide avec l'agitation qui le distingue. Qu'engendrera l'orgueil? L'homme orgueilleux descendra des hauteurs il s'est placé, dans le bourbier du vice et de l'incontinence. Voilà son châtiment: Incontinentes; voilà le prix de son iniquité: Mercedem injustitiœ accipiunt. Il a estimé comme un bonheur souverain les délices de la volupté: Delicias diei voluptatem, alors il est devenu tout entier souillure et corruption : Inquinationes et maculœ. Voyez la vie de ces hommes si fiers de leurs prétendus mérites. Rien n'est contenu. Malheureux! vous vous élevez jusqu'à Dieu, et vos passions ne connaissent ni frein ni limites, vous ne pouvez contenir ni votre esprit, ni votre corps, ni vos sens, ni votre cœur. Ah 1 quelles turpitudes 1 Ils ont une telle arrogance qu'on croirait que toutes les grandeurs se sont reposées sur eux, et dans leur âme, je vois s'élever toutes les indignités et toutes les horreurs. Ce qu'ils méditent, ce qu'ils font, ce qu'ils pensent, ce qu'ils aiment, l'Évangile le dit: Ut pasceret porcos , c'est-à-dire des ignominies que la langue se refuse à nommer. Ils sont inconti- nents : Incontinentes.

L'ingratitude a pour conséquence la trahison : Proditores. Ceux qui ont méconnu leurs devoirs envers Dieu, envers leurs parents, arrivent tôt ou tard à être des traîtres, ils n'ont plus la confiance de personne. Après avoir longtemps agi dans l'ombre avec la pensée qu'ils sont demeurés inconnus, tout à coup le masque tombe, ils apparaissent dévisagés, on les saisit la main dans la trahison la plus noire. Quant aux criminels qui sont allés jusqu'à la séparation complète de Dieu, oui, Dieu s'est éloigné d'eux , mais pour revenir plus tard et leur faire sentir le poids de sa redoutable vengeance.

Je vous ai présenté un tableau, mes frères, avec la précision d'un profond respect pour S. Paul. Permettez-moi de vous

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demander ce que deviendront la famille et la société avec de tels hommes. S'ils sont libres, ils en profiteront pour secouer les devoirs généraux. Ce qui distrait, ce qui amuse les trouvera ardents, mais jamais ce qui rend utile. Ils se sont séparés de tout dévoûment, de tout amour social. S'ils sont liés à quelque fonction importante, quelle ne sera point leur lâcheté ! rencontrerez-vous le zèle et la perfection du désintéressement, s'ils appartiennent à la magistrature, c'est-à-dire à ce qui demande l'application de l'âme, le sérieux delà vie? Si l'éducation de la jeunesse est commise à leurs mains, quel affreux résultat!... Regardez autour de vous, mes frères, sont les hommes honorés de l'illustration de la science et du génie 1 Dans la statuaire et dans la peinture, par exemple, avons-nous des hommes comparables à ceux dont les trois tombes viennent de se fermer et qui ont illustré la moitié de ce siècle. Le Seigneur marque de son sceau prévilégié certains esprits d'élite; ah! ils apparaîtront bientôt, nous l'espérons. Voyez aujourd'hui ce qui est saint, auguste et vénérable. Comment le traite-t-on? Je n'aperçois que des gens qui jugent et critiquent tout. Rien n'échappe à leur censure, même nos dogmes les plus sacrés. Il y a quelques mois à peine, je voyais un père de famille, placé bien haut dans l'estime du monde... Nous ne sommes plus au temps l'on croyait à l'enfer, me dit-il ; ma femme et mes enfants ne tomberont pas dans ces superstitions. Et puis, comme tout est réglé chez eux , on dirait qu'ils ont reçu la mission de l'Église. Voilà ce que vous ferez et ce que vous ne ferez pas. Il faudra se contenter de certaines pratiques... Assez sous ce rapport... et sur plusieurs points on vous répétera : Nous ne sommes plus aux époques des miracles... ce ne sont plus des questions à agiter.

Quel sera le remède à un pareil état de choses, mes frères? tout à l'heure, j'ai réfléchi et j'ai cru le trouver. Oh! comme je voudrais que ma voix , sortant de cette enceinte étroite , pût se faire entendre à toute la France ; je'dirais : le premier remède est dans l'éducation des enfants. On a compris déjà, et de tous côtés des transformations s'opèrent, je constate des efforts universels couronnés de succès. Dans notre ville, celui qui est à la tête de l'instruction comprend parfaitement les devoirs dûs au pays comme les devoirs dûs à Dieu ; honneur à son zèle ! Que tous les hommes chargés d'élever la jeunesse, descendent avec le bienfait de la religion... Il y a longtemps que je portais dans mon cœur ce désir de le remercier publiquement... Le deuxième remède regarde la femme chrétienne. Si les femmes peuvent beaucoup pour le vice, elles sont puissantes aussi pour la régénération, deux mots portent avec eux le salut: dévoûment

LES MALHEUREUX FRUITS DE L'ÉGOISME CONTEMPORAIN 273

et sacrifice, et ils arrivent à être l'aliment de votre âme , mères vertueuses ! Comme mères, vous triomphez de tous les obstacles -, et comme épouses, avec les concessions de votre charité, avec l'expansion de votre tendresse vous rendrez la religion aimable en vos personnes, vous serez la traduction fidèle et vivante de nos dogmes ; pas un point qui ne soit accessible ; vous offrirez le contraste de ce qui a lieu dans le monde, et bientôt la lumière se fera. Vos exemples seront comme la lumière qui s'insinue douce et pénétrante, comme l'eau qui imbibe une matière spongieuse. Un homme a été vaincu ainsi après dix ans de patience; rien n'y avait fait jusque là. Après avoir longtemps éprouvé sa femme, ne pouvant plus résister à la grâce qui le sollicitait, il va se jeter aux pieds de celui qui avait les secrets de son cœur et, sans l'avertir, il vient s'asseoir à côté d'elle à la table Eucharistique. L'épouse ne fut point sans ressentir quel- ques distractions, distractions heureuses et bénies. La parole se refuse à dépeindre une scène si touchante. Après l'action de grâces, quelle paix règne dans les deux cœurs, union plus intime, protestations nouvelles de tendresse ! Ainsi agit le sacrifice , l'expiation avec la prière et les larmes , l'acceptation généreuse des souffrances. Femmes chrétiennes, rappelez-vous la parole adressée à Monique : Le fils de tant de larmes ne saurait périr. 'Je vous le dis, si vous continuez à pleurer et à prier, viendra le moment vous triompherez. Vous êtes sur le chemin qui conduit au Calvaire, bientôt à la croix; comme Jésus, vous direz : Seigneur! pardonnez lui : Dimitte Mis-, et vous ajouterez : Aujourd'hui , vous serez avec votre mère dans le paradis.

Avez-vous oublié les larmes de cette veuve, et la tendresse du maître.... il fait arrêter le cortège, et prononce de cette voix que la mort connaît: Jeune homme! lève toi , c'est moi qui te l'or- donne : Adolescens , tibi dico, 'surge; et le jeune homme se lève, lui qui était couché dans l'abîme du tombeau, et Jésus le rend à sa mère. L'enfant que vous pleurez est dans le tombeau du péché; il saura aussi se lever: Adolescens, tibi dico , surge. Regardez : le voilà rendu à celle qui pleurait sa mort.

Le troisième remède, c^st la parole de Dieu. Si rien n'a réussi, qu'il vienne à nous, nous avons reçu une parole triomphante. Un jour, le prophète Ézéchielvit un champ couvert d'ossements ari- des : Prophète, dit le Seigneur, penses-tu que ces os puissent reve- nir à la vie ? Putasne ossa... Seigneur! répond Ézéchiel, vous seul pouvez leur commander ;eh bien ! dit le Seigneur, ossements des- séchés, écoutez ma voix... Introducam spiritum in vos, etvivetis. Et à l'instant la résurrection s'opère : voilà le propre de la parole divine. Quand ces cœurs seraient plus enracinés dans le mal

III. DIX-HUIT.

274 STATION DE CARÊME

que les cèdres du Liban, la parole du Seigneur les renverse- rait: Vox Domini confringentis cedros\ quand dans leur âme brûlerait la flamme des passions : Vox Domini intercidentis Jlammam ignis, quand ils auraient l'aridité du désert. Concntientis desertum, quand ils vivraient dans la plus effrayante torpeur, le Seigneur leur donnerait l'agilité du cerf : Vox Domini prœpa- rantis cervos.

Depuis vingt-trois ans, quel spectacle régénérateur que la communion générale de chaque année à Notre-Dame de Paris ! Six à sept mille hommes qui viennent se placer sous une haute parole, et, à la fin, se rangent autour de la table Eucharistique. Quelle fécondité annuelle ! Jamais ce spectacle n'a fait défaut à l'admiration de Paris et du monde. Voilà la moisson que donne la divine parole. Combien parmi ces hommes qui sont venus avec l'indifférence... et qui sont sortis changés, engendrés à une vie nouvelle, répétant ces paroles du psalmiste : Oh! qu'il est bon à des frères d'habiter ensemble : Quam bonum et quant jucundum habit are fratresinunum. Mes frères, pourquoi n'aurions- nous pas ici quelque chose de ce spectacle admirable... nous espérons que le Seigneur dira encore : Introducam spiritum in vos, et vivetis.

SOUMISSION AUX COMMANDEMENTS DE L'ÉGLISE

Nous avons étudié, mes frères, les malheureux fruits de l'égoïsme contemporain : Erunt homines seipsos amantes. Nous avons frémi à la vue de ce spectacle douloureux. S. Jude, en quelques paroles, le caractérise de la manière la plus saisissante. Ces nommes, dit-il, ce sont des nuées destinées à monter et à faire ressentir l'influence de leur fécondité sociale, mais des nuées sans eau : Nubes sine aqua , et que le vent emporte à l'aventure : Nubes sine aquâ quœ a ventis circumf erunt ur . Ce sont des arbres, mais, des «arbres d'automne»: arbores autumnales, c'est-à- dire qui ont laissé passer les années printanières, la force et la jeunesse, pour transporter de mesquines espérances au soir de leur vie, « arbres arrachés» qui n'ont point de racines, ni en Dieu, ni dans la société, ni dans la famille: Eradicatœ\ «arbres deux fois morts, morts dans le tronc et dans les branches: Bis mortuœ. «Ce sont des astres errants», ils devaient guider leurs sembla-

SOUMISSION AUX COMMANDEMENTS DE L'ÉGLISE 275

blés, et ils ne sont devenus que des météores effrayants : Sidéra errantiœ.a Ce sont les flots d'une mer en fureur» qui déposent au rivage l'écume et la confusion qui la caractérise, et, pour terminer, qui ne promettent que la tempête et les ténèbres extérieures ; Quitus procella tenebrarum servata est in œternum. Qu'est-ce que cette eau qui manque à la nuée , cette fécondité qui manque à l'arbre, ce cours régulier qui manque à l'astre, ce calme qui manque à la mer en fureur? L'Apôtre S. Paul l'étudié et le désigne clairement au douzième chapitre de Yépître aux Hébreux.

Mes frères, toutes ces choses ont un nom, nous l'appelons dans sa simplicité et dans sa vulgarité la «pratique chrétienne)). C'est la pratique chrétienne qui fait défaut, c'est-à-dire la lutte ordonnée, suivie au dedans de nous-même, comme S. Paul l'indique en tête de son chapitre : Curramus ad propositum nobis ccrtamen. Mais cette lutte a encore un nom plus spécial : la discipline, la loi ou la règle: In disciplina. Il n'y a pas une seule association qui n'ait sa règle. La loi se voit dans tout gouvernement bien établi, et aussi dans la plus petite famille. Or, dans l'élément chrétien, il faut se soumettre à la discipline: In disciplina perseverate. Elle vous suit, elle vous accompagne partout depuis votre naissance, et, bon gré mal gré, vous devez vous y soumettre, a ce point que si vous en sortiez, vous ne seriez plus devrais enfants, mais des étrangers ; le texte dit quelque chose que je ne traduis pas: Quod si extra disciplinant estis ergo adulteri et non filii estis. Étudiant le malheur de notre époque, je dois me résumer et je dis: Comme on sort facilement de la loi aujourd'hui! Cependant il est impossible d'être à soi- même |sa loi: Ipsi sibi sunt lex. Il faut recevoir la voie à suivre, la règle à observer, la discipline à garder, la discipline dont les préceptes pèsent sur vous. Dans la pratique, comme souvent vous en sortez, mes frères!!! Comme vous réglez en dehors de tout conseil ce qui vous concerne! Comme vous décidez ce quia trait à vos enfants, ce qui regarde vos plaisirs ! Si une défense est formulée par l'Église ou par les organes qu'elle a choisis, aussitôt vous secouez le joug : Quod si extra legem estis adulteri et non filii estis. Êtes- vous donc placés juges? Est-ce à vous de décider en dernier ressort ? Agissez comme vous voudrez. Ah! on ne sait pas ce qu'il y a de blâmable dans cette conduite; on peut se permettre tel plaisir, telle lecture. Je vous le dis en vérité, ce que l'Église condamne est réellement con- damné. Vous ne changerez point la loi, mais, à force de vous séparer d'elle, vous arriverez à être des étrangers: Ergo adulteri et non filii estis. Mes frères, je suis tombé sur ce texte saisissant, je l'ai médité sérieusement, et comme le sujet se liait parfaite-

276 STATION DE CARÊME

ment avec ce que nous avons développé dimanche dernier, j'ai dit: Il faut que je porte ces vérités à mes frères; il faut que je les leur présente dans tout leur éclat, que je les place devant l'obligation imprescriptible de la loi. Aujourd'hui on ne consulte plus, et des personnes vous arrivent au milieu du carême avec cette parole: J'ai cru pouvoir ne pas jeûner. Je ne veux rien exagérer, si les motifs étaient évidents comme la lumière du soleil, il n'était nullement nécessaire de demander une permission. Mais, quand votre santé n'est que faible, il faut se soumettre à l'Église et exposer vos raisons aux ministres chargés de les entendre, la permission, s'il y a lieu, ne saurait vous être refusée.

Creusons davantage , mes frères.

Pourquoi éprouve-t-on tant de difficultés à rester dans la discipline? C'est qu'aujourd'hui toute discipline apporte avec elle trois choses: la peine l'épreuve la douleur: Omnis autem disciplina in prœsenti quidem videtur non esse gaudii, sed mœroris. Elle vient à nous, nous sommes agités par elle. Sans cela la loi serait embrassée universellement; toutes les récompenses promises à l'accomplissement des observances chrétiennes appartiendraient à ceux qui recherchent la joie, la paix, et les plaisirs. Les objections tombent. Pourquoi dans les religions le plaisir est permis , malgré les faussetés et les fables qu'elles renferment, se tourmente-t-on pour leur donner une apparence de vérité, pourquoi ont-elles été suivies, et le sont-elles encore maintenant? Avec quel entrain ne viendrait-on pas au catholi- cisme? Nous ne verrions plus de philosophes qui discutent avec leur raison, d'opiniâtres qui s'obstinent, de curieux qui cher- chent, d'incertains qui hésitent. Tous, tous se rangeraient sous les étendards de Jésus-Christ. Mais l'épreuve est là. Alors nous cherchons les nuages qui entourent et cachent les excuses qui veulent justifier, les prétextes qui expliquent nos violations! Si l'on savait que la paix est le fruit de l'épreuve: Postea autem fructum pacatissimum. Quand une fois on a suivi la croix et la souffrance, la paix descend, la paix de Dieu qui surpasse tout sentiment, une paix qui enveloppe l'intelligence et saisit le cœur: Fructum pacatissimum. Ne l'oublions point, S. Paul a ici un mot admirable : Exercitatis ; il est la condamnation des lâches chrétiens, et il restera pour servir de lumière à tous ceux qui suivront la loi, et d'effroi à ceux qui voudront s'y soustraire. Toute paix, qui ne naît pas de l'épreuve, est fausse. Ils disent la paix, la paix ; mais il n'est point de paix pour eux. 0 mon peuple! s'écrie le prophète, ceux qui t'appellent heureux te trompent: Qui te dicunt beatum, te decipiunt. Mes frères, moi j'ai la conscience de ne pas vous tromper, je vous promets la

SOUMISSION AUX COMMANDEMENTS DE L'ÉGLISE 277

paix , si vous obéissez à la loi , et je vous le déclare : Faites ce que vous voudrez, sans exercice, sans accomplissement sérieux de la loi, vous n'arriverez jamais à ce que dit S. Paul: Fructum pacatissimum exercitatis.

Quels sont les moyens qui nous permettront d'obtenir ce résultat désiré? J'en connais trois. Le premier se nomme le courage. Voyons, s'écrie l'Apôtre, que faites-vous, pourquoi restez-vous assis? Mais courez donc. Pourquoi vos mains sont-elles lan- guissantes? Pourquoi vos genoux sont-ils chancelants? Propter quod remissas manus et soluta genua erigite ? Vous devez vous servir de vos mains pour agir, et de vos pieds pour marcher-, avancez et marchez droits dans la voie qui vous est offerte: Gressus rectos facite. Pourquoi chancelez-vous à chaque pas ? Vous n'avez point une véritable ardeur. Que vous prouvez le peu d'impression que la loi fait sur vous! Quand quelque vanité vous charme et vous entraîne, vous savez y mettre l'énergie dont vous êtes capable; et quand le Seigneur commande, je vous vois trébuchant sans cesse: Ut non claudicans quis erret , sans jamais arriver à cette belle marche admirée par les anges et par Dieu lui-même. Mes frères, quand on cherche, on cherche: Si quœritis , quœrite. Que diriez-vous d'une personne qui, ayant perdu un objet, avancerait la main d'une manière distraite pour le retrouver, sans abandonner une lecture qui l'occupe? Mais cherchez. . . cherchez donc : Si quœritis , quœrite ; levez-vous, parcourez toute votre maison: Remissas manus et soluta genua erigite; vous avez le courage nécessaire, si vous avez une résolution ferme et généreuse d'accomplir la loi.

La deuxième condition est indiquée par ^es mots : Pacem sequimini cum omnibus: conservez la paix avec tous. Comme S. Paul connaît le cœur du Seigneur Jésus ! Il sait que le Seigneur Jésus n'est content de nous , que si les autres le sont : Pacem sequimini cum omnibus. S. Pierre dit bien , en reproduisant la même parole: In quantum vobis est ; car, avec certaines person- nes, il n'est pas toujours possible d'avoir la paix, mais ce ne sera point la faute de nos efforts et de notre bonne volonté. Si quelqu'un, se levant dans cette assemblée, me tenait ce langage : Je ne m'occupe pas du détail de la pratique, mais je promets de poursuivre la paix avec mes frères, je ne laisserai point la plus petite racine d'amertume : Radix tollatur minima amaritu- dinis, mes frères, je n'hésite pas à affirmer que, par suite, des grâces s'enchaînant comme s'enchaînaient les défauts dont nous parlions dimanche dernier, vous arriverez jusqu'à l'amour de Dieu, jusqu'à la pratique chrétienne, avec cette seule résolu- tion: Pacem sequimini. Un homme vint un jour à moi et me dit : Vous avez parlé de la paix avec mes frères, eh bien! je vais

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travailler à l'acquérir; écoutez, ajoutai-je, faites à Dieu cette prière: Mon Dieu! je ne sais pas arriver jusqu'à vous, mais j'éviterai avec le plus grand soin tout ce qui est médisance, calomnie, tout ce qui sentira l'aigreur ou l'antipathie. L'événe- ment a vérifié mes espérances, quelques mois après, cet homme devenait un fidèle disciple de Jésus : Pacem sequimini cum omnibus.

Le troisième moyen: Ne guis in vobis fomicator. De même qu'il y a un vice auquel tous les vices sont attachés, de même il y a une vertu de laquelle les autres dépendent... la pureté. Oh! soyez purs, et le reste s'accomplira avec une extrême facilité, ce moyen suffit à lui seul: Ne quis in vobis fomicator. Et voilà que, dimanche dernier, pendant que nous parlions du grand artiste dont la tombe vient d'être fermée, cet orateur éloquent , qui pour la quatorzième fois se fait entendre dans la chaire de Notre-Dame, disait à propos de l'art: Oh! mes frères, jamais il n'y aura de véritable artiste sans la pureté de l'âme. La pureté monte jusqu'à Dieu, contemple l'immense et l'infini, et reproduit le beau dans ses œuvres admirables. Jamais un artiste ne montera jusqu'à ces hauts sommets, au moins dans l'exécution de ses œuvres, s'il n'est pas pur. Ce que le Père Félix disait du beau, il y a quelques années , nous avons entendu un orateur, aimé des jeunes gens, et dont la tombe trop tôt ouverte a emporté les regrets de tous, le Père Lacordaire s'écrier, dans les élans de son éloquence: Vous ne me comprenez pas... Soyez chastes un an , et vous rne comprendrez. Il développa ce conseil d'une manière si saisissante qu'un frémissement univer- sel s'empara de l'auditoire. Oui , soyez chastes, et vous verrez que la loi vous paraîtra facile.

Mais nous n'avons pas tout dit, arrivons aux grandes choses.

S. Paul, afin d'obtenir la pratique de la loi, vous place en face de cette loi : Vous ne connaissez pas la loi qui vous a été donnée. Tl ne faut pas la confondre avec la loi de crainte. Il existe une grande différence entre la loi de Jésus- Christ et la loi de Moïse. Nous n'avons pas ici de montagne fumante, avec l'obscurité des nuages qui enveloppent son sommet , nous n'avons plus ces foudres, ces éclairs, cet ensemble effrayant, cette trompette dont le son retentit à toutes les oreilles pour les briser, cette voix redoutable et ces étranges terreurs qui faisaient dire à Moïse : Exlerritus sum et tremebundus. Quand je vous demande d'observer la loi, je parle de cette loi qui vous place devant la montagne de Sion : Accessistis ad Sion montem; devant la cité du Dieu vivant: Et civitatem Dei viventis ; cette loi qui vous met devant la Jérusalem céleste: Jérusalem cœlestem, cette loi qui vous met devant la multitude des esprits célestes ,

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devant ceux qui sont inscrits au livre de vie,, devant vos pères qui vous ont précédé; devant le grand Dieu juge de tous : Et multoriim millhim angelorum frequentiam , et Ecclesiam primi- tivorum, qui conscripti sant in cœlis, et judicem omnium Deum; cette loi qui vous met devant Jésus-Christ, le médiateur du. nouveau Testament : Et testamenti novi mediatorem Jesum ; devant le sang répandu, ce sang qui crie mieux que le sang d'Abel: Et sanguinis adspersionem melius loquentem quam Abel. Eh bien! avez-vous entendu une peinture d'imagination? Est-ce une parole habilement littéraire qui a retenti à vos oreilles? L'ima- gination ! Mais vous savez que S. Paul s'interdit le langage persuasif de la sagesse humaine : Non in persuasibilibus humanœ sapientiœ verbis ; il vient avec la seule vérité, et, s'il se présente avec des spectacles grandioses, c'est la vérité qui les lui fournit. Ces choses sont adressées aux Hébreux , mais l'Apôtre les a dites pour tous les siècles et pour vous, mes frères: vous êtes dans la cité du Dieu vivant ; vous appelez villes des aglomé- rations de maisons, des places et des boulevards, et il y a une cité des âmes bien plus belle. Si vous vouliez ouvrir les yeux de votre intelligence, vous la verriez avec cet ordre qui la caractérise, avec ses portes splendides, avec le grand Dieu qui la gouverne. Faisons silence, nous entendrons quelques accords échappés aux concerts des anges : Multorum millium angelorum frequentiam; nos cœurs du moins pourront saisir quelque chose, si nos oreilles ne saisissent rien. 0 Paul , je crois à ta parole , et je comprends que je ne suis pas seulement ici au milieu de mes frères, il y a une autre assemblée autour de moi, il y a des millions d'anges : Multorum millium angelorum frequentiam; j'en suis persuadé comme si je le voyais de mes yeux, et plus persuadé encore, car mes yeux pourraient se tromper. Il y a là, mes frères, tout ce qui dilate et agrandit l'âme. Comme je me sens petit, au milieu de telles merveilles ! Ou plutôt, comme tout est grand et me communique sa grandeur ! En même temps, j'ai Dieu pour juge suprême : Judicem omnium Deum , qui pèse, qui compte, Dieu, qui un jour me jugera moi-même; j'ai ce qui m'apporte des terreurs et j'ai aussi ce qui dilate. 0 sang d'Abel , qu'êtes-vous devant ce sang de Jésus-Christ? Dès qu'en moi la préparation religieuse se manifeste, le sang de Jésus-Christ jaillit... il prend une voix pour monter jusqu'à Dieu : Melius loquentem quam Abel. Quand le repentir couronne cette prépa- ration, c'est un jet d'eau soumis à la puissance du cœur, il part du tabernacle pour arriver au ciel et obtenir mon pardon : Sanguinis adspersionem melius loquentem quam Abel. Tout ce qui dilate montre la loi chrétienne que nous avons adoptée, Ah! ne la rejetez pas, ne rejetez pas ce sang qui parle, ajoute S. Paul :

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Vide te, ne recusetis loquentem. Entre nous et le ciel il y a des légions d'anges qui font la haie , et au sommet , je vois le Seigneur Dieu qui parle. Si les Hébreux n'ont pas évité la colère, quand il parlait de la montagne, comment pourrons- nous l'éviter, quand il parle du haut du ciel? Notre perte deviendrait irréparable. Ah! dits. Paul, autrefois il s'agissait de remuer un petit espace de terre, on a remué quoi? Une simple montagne appelée le Sinaï ; en deuxième lieu, au contraire Dieu a remué le ciel, la terre, le ciel avec la terre; il s'est donné un mouvement étrange, il a remué toutes ses perfections, Dieu a remué, si j'osais m'exprimer ainsi, jusqu'à ses propres frontières. Autrefois, il s'est joué dans la création de l'univers, et aujourd'hui, il a déployé la puissance de son bras : Fecit potentiam in brachio sno. Il laisse passer tout ce qui appartient au temps, tout ce qui est mobile, toutes les initiations, tout ce qui touche au vieux monde et à la vieille loi : Déclarât mobilium translationem , pour arriver à l'immobilité de ses desseins : Ut maneant ea quœ sunt immobilia» Le Seigneur a fini son œuvre , il ne lui reste plus que ce complément qui sera consommé avec le dernier des élus. Dieu ne travaillera plus désormais, on ne le verra plus avec le jeu de sa puissance, il achève et contemple à jamais : Ut maneant ea quœ sunt immobilia. Que nous sommes heureux, nous, mes frères, d'appartenir à ce qui est l'immobilité, avec les mobilités extérieures , mobili- tés de nos esprits, de nos caractères, de nos cœurs, mobilités de ce monde qui tourne... ; nous pouvons nous attacher à ce qui demeure : Ut maneant ea quœ sunt immobilia. Vous voulez entrer dans ce milieu mobile du temps, philosophes, littérateurs, poètes, vous qui faites des essais de critique, vous qui agitez les peuples; sachez que tout passe sous les yeux de Dieu et des anges, jusqu'à ce que, tout étant passé, il n'y ait plus que des choses immobiles: Déclarât mobilium translationem, ut maneant ea quœ sunt immobilia. Voilà ce qu'il y a de plus fort pour déta- cher de la terre et du temps. L'immobile, c'est Jésus-Christ, qui a été, qui est et qui sera, Jésus-Christ, le couronnement des desseins de Dieu, Jésus-Christ qui dit aux chrétiens: Recevez le royaume immobile ; ne vous attachez pas à ce qui va être transporté. Que de choses ont été emportées par le temps, que d'affaires, que déplaisirs! Viendrez-vous vous opposer à ce tourbillon? Une chose demeure, devant laquelle tout passe, une chose, la grande affaire des siècles : Magnum ne gotium sœculorum . Attachez-vous au Seigneur Jésus avec la fidélité que S. Paul vous demande , et vous recevrez le règne immobile : Regnum immobile suscipientes. Ce grand Dieu a un nom : Deus noster ignis consumens est. Il faut que ce soit un feu consumant. Un

JÉSUS-CHRIST, NOTRE PREMIER PONTIFE 281

jour, mes frères, les hommes seront consumés ou consommés dans ce feu. Ils seront consumés dans le feu de sa justice, ou consommés dans Tordre des desseins de Dieu, et ils arriveront au bonheur de la déification promise. Quand les choses de la terre seront passées , il n'y aura plus qu'un feu qui consume dans les flammes de la justice, et un feu qui consomme au milieu du divin amour des cieux. Pendant qu'il en est temps encore, appelez sur vous, non le feu qui dévore, mais le feu qui purifie et sépare de tout alliage, afin d'arriver à ce jour l'obéissant à la loi sera déifié, à ce jour Dieu apparaîtra seul dans sa majesté, comme avant la création, sa justice s'exerçant d'un côté, sa bonté s'exerçant de l'autre, et entre les deux, l'Éternité!!

JÉSUS-CHRIST, NOTRE PREMIER PONTIFE

Nous nous sommes séparés , mes frères, en contemplant ensemble avec bonheur le règne immobile: Regnum immobile. Nous avons vu passer successivement devant nous toute la série des choses mobiles: Déclarât mobilium translationem, et s'établir ce qui demeure à jamais: Ut marnant... Mais nous sommes allés plus loin encore, nous avons traduit ce texte: Ut maneant ea quœ siint immobilia et nous avons dit : L'immobile, c'esHésus-Christ: Jésus- Christ qui a été, qui est et qui sera à jamais. Mais si tout est immobile en Jésus-Christ, il y a quelque chose qui prime en lui toutes les immobilités, c'est son sacerdoce : Sacerdos in œternum. Jésus est notre Médiateur, notre Sauveur, notre Rédempteur, il est avant tout le souverain prêtre: Sacerdos in œternum. Con- templons, avec la doctrine de S. Paul, ce sacerdoce de Jésus- Christ, et voyons comment il s'élève avec majesté au dessus de tous les sacerdoces de la terre. Il a été salué par l'admiration des siècles, dès l'origine du peuple élu, avant qu'un autre sacerdoce se fût montré. Au temps d'Abraham, il y avait un homme qui était Roi et Pontife: Roi de justice selon son nom, Roi de paix d'après la ville dans laquelle apparaissait sa royauté: Melchisedech rex justitiœ Salem rex pacis. En lui tout est grand, c'est le prêtre du Dieu très-haut : Sacerdos Dei summi. Ce qui apparaît dans sa personne est un mystère profond ; ce qui n'apparaît pas est un mystère plus profond encore. Le silence sur cet homme est plein de solennelles annonces: Sine pâtre ,

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sine matre, sine genealogia, neque initium dierum neque finem vitœ habens. On ne nomme pas son père, on ne connaît pas sa mère, on ne sait rien de sa génération, on ignore le jour de sa naissance et celui de sa mort. On ne sait qu'une chose: il est Roi et Pontife. Voyez-vous Melchisédech? De quo nobis grandis sermo et ininter- pretabilis ad dicendum! Vous qui vous nourrissez encore du lait de la doctrine, vous ne sauriez entendre ces choses, c'est une nourriture trop forte"pour vous. Ce prêtre est la figure de Jésus, Jésus qui est sans père sur la terre, sans mère au ciel, sans généalogie, comme dit Isaïe: Gêner •ationem ejus quis enarrabit? n'ayant ni commencement ni fin: Neque initium dierum neque finem vitœ habens.

Ce n'est pas tout, mes frères; étudions cette figure, et voyons comment Jésus est représenté dans la personne de Melchisédech. Melchisédech se trouve sur le chemin d'Abraham, le patriarche vénéré, le père des croyants. Sans doute qu'il va s'incliner devant cette majesté ! Non, c'est Abraham qui s'incline ; Abraham qui porte dans ses flancs la tribu de Lévi, lui dont les enfants recevront les dîmes du peuple choisi, il donne les dîmes de tout ce qu'il possède: Décimas dédit de prœcipuis Abraham patriarcha. Dès cette origine, Jésus apparaît au dessus du sacerdoce ancien, il se montre sur l'horizon des siècles par les cinq choses qui le figurent: Sine pâtre , sine matre, sine genealogia , neque initium dierum , neque finem vitœ habens. Tout s'incline devant lui : la grandeur du temps, la grandeur future du sacerdoce d'Aaron caché dans les flancs d'Abraham. Et après ce grand rôle, Melchi- sédech disparaît, laissant derrière lui une traînée lumineuse que saluent David et S. Paul: David, en s'écriant: Juravit Dominus et non pœnitebit ewn : tu es sacerdos in œternum secundum ordinem Melchisédech-, Le Seigneur l'a juré et il ne s'en repentira pas: vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech; et S. Paul, en consacrant toute l'épître aux Hébreux à célébrer les gloires du Seigneur Jésus.

Mes frères, comme l'ancien sacerdoce est déjà réprouvé par avance! Avant même sa naissance, il s'abaisse devant le sacerdoce nouveau; il ne devra durer qu'un temps, comme la loi pour laquelle il a été institué : Translato sacerdotio necesse est ut et legis translatio fiât. Dans la tribu de Juda jamais il n'y en a eu, et il n'y en aura jamais, voilà qu'un prêtre s'élève, un prêtre supérieur. Il appartient à un ordre nouveau , il faut donc qu'il soit supérieur. Pourquoi sortir de Lévi, si en Jésus le sacerdoce n'est pas plus auguste? Dans le sacerdoce lévitique, tout était admirablement constitué, réglé , les cérémonies, les victimes, les holocaustes. Mais il appartenait à l'Israël charnel, il en fallait un autre pour l'Israël de Dieu, un sacerdoce qui

JÉSUS-CHRIST, NOTRE PREMIER PONTIFE 283

concentrât les regards et l'amour du Père céleste, un sacerdoce qui fût affirmé et reconnu avec serment. Le premier avait été proclamé sans serment: Alii quidem sine jurejurando sacerdotes facti suni; le second, au contraire : Juravit Dominas et nonpœnitebit eum, Oh! mes frères, a-t-on jamais assisté au repentir de Dieu sur le sacerdoce catholique, reconnu depuis dix-huit siècles? Juravit Dominus et nonpœnitebit eum. Quelle solennité dans ces paroles que nous n'approfondissons pas assez : Tu es sacerdos in œternum secundum ordinem Melchisedech. Le prêtre est tel qu'il convenait à nos besoins : talis enim decebat ut nobis esset Pon- tifex; il est saint à cause de nos iniquités: Sanctus; innocent à cause de nos crimes: hmocens\ sans corruption: Impollutus ; séparé des pécheurs: Segregatus a peccatoribus; afin que les pécheurs puissent recourir à lui dans leurs nécessités; plus élevé que les cieux: Excelsior cœlisfactus. Et pourquoi? Voyons, mes frères, rentrez en vous-mêmes, achevez... ahi c'est que nos aspirations, nos désirs, nos tendances vont plus haut que le ciel, jusqu'au ciel des cieux, nous montons jusqu'au trône de Dieu, jusqu'au besoin de posséder Dieu. Donc il fallait que notre Pontife fût plus élevé que les cieux: Excelsior cœlisfactus. Aussi est-il descendu des cieux pour nous saisir dans notre corruption et dans notre faiblesse , afin de nous élever avec sa puissance jusqu'à des hauteurs sublimes.

Voulez-vous savoir maintenant comment Jésus, notre souve- rain prêtre, a rempli son ministère sacerdotal? 0 Paul, donnez- moi vos paroles, que votre esprit descende dans mon âme et se repose sur mes lèvres! Regardez avec toute l'attention dont vous êtes capables, mes frères. Il faut qtre vous considériez d'abord l'image, l'ébauche, la préparation et le ciel lui-même, pour mieux comprendre la réalité, l'accomplissement des éternels desseins. Commençons par l'image.

Vous avez l'ancien tabernacle composé de deux parties. Dans la première , c'est-à-dire dans le saint , se trouvent les tables pour les sacrifices, le chandelier aux sept branches et les pains de Proposition. La verge d'Aaron qui avait fleuri, les deux tables de la loi, l'arche d'alliance dans laquelle est l'urne d'or se conserve la manne à tous les goûts, et l'encensoir d'or l'autel des parfums sont dans la deuxième partie appelée le saint des saints, et séparée de l'autre par un grand voile qui descendait des hauteurs du temple jusqu'en bas. Dans la première partie, tous les prêtres pouvaient entrer. ils immolaient les victi- mes, là ils exerçaient leur ministère, ils allumaient le chandelier aux sept branches, ils changeaient chaque jour les pains de Proposition. Pour ce qui est de la deuxième partie, nul n'y pouvait pénétrer. La mort était la peine réservée au

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téméraire qui aurait osé franchir le seuil divin. Je me trompe, mes frères, un prêtre, le grand prêtre, avait le droit de pénétrer dans le saint des saints, mais au milieu de quel appareil! Et après de nombreuses cérémonies, il devait immoler une victime et en réserver le sang. Après avoir pris des ornements symboliques et magnifiques (alors il portait la tiare, un riche manteau. . .), il tenait dans sa main le sang de la victime, passait au delà du voile et traversait le sanctuaire divin en répandant le sang autour de lui et sur les objets sacrés, sur la verge d'Aaron, sur l'autel des parfums, sur les vases qu'on y conservait, offrant ces expiations pour ses péchés comme pour les péchés de tout le peuple. Alors on annonçait le moment solennel avec la trom- pette, le voile s'ouvrait de nouveau, laissant repasser le grand prêtre qui distribuait au peuple des bénédictions abondantes. C'était fini, la même cérémonie ne devait avoir lieu que l'année suivante. Malheur au grand prêtre lui-même, s'il y pénétrait plus d'une fois et sans l'aspersion du sang de la victime ! Quelle cérémonie saisissante et grandiose d'une part ! D'autre part , comme elle semble petite! Il entre, et il n'entre qu'une seule fois. Comme elle est faible! Il faut le sang d'un bouc ou d'une génisse, un vil animal, pour sa sanctification 1 Comme elle est matérielle ! Du sang répandu sur les vases sacrés. Il y a quelque chose qui élève l'âme, et quelque chose aussi qui la dessèche. Que d'inutilités et que de solennité tout ensemble! Dans ce qui est grand, c'est la préparation du sacerdoce de Jésus-Christ; dans ce qui est faible, c'est la loi qui vient avec ses impuis- sances... Propter improbitatem, et le sacerdoce impuissant comme elle*. Exemplaria verorum, image imparfaite de la réalité.

Entrons maintenant dans les splendeurs delà réalité, après avoir vu les imperfections de ce qui était la figure et la préparation.

Jésus-Christ du haut des cieux, descend dans le sein de Marie ; il vient avec un sacerdoce nouveau, il monte sur l'autel de son sacrifice, non pas avec le sang des boucs et des taureaux, mais avec son propre sang, et il s'immole pour le salut du monde. Il porte sur lui tous nos péchés, mais comme il est saint et sans tache, par une seule hostie il consomme à jamais ceux qui ont été sanctifiés : Una oblatione consummavit in sempiternum sanctificatos. Et alors il s'élève avec son sang, il monte jusqu'au ciel des cieux : yEterna redemptione inventa. Le ciel fermé autre- fois à toute la postérité d'Adam , il faut qu'il s'ouvre pour tous les rachetés qui suivent mon Pontife, le Christ Sauveur. Le voilà, après avoir terminé son sacrifice , après les gloires de la résurrection, le voilà avec ces millions d'anges députés pour lui servir d'escorte au jour de l'Ascension, il se présente devant

JÉSUS-CHRIST, NOTRE PREMIER PONTIFE 285

cette porte magnifique décrite par S. Jean dans ses ravissements à Pathmos. Elle est fermée, princes, ouvrez vos portes; ouvrez vous, portes éternelles: Attollite portas principes vestras et éleva- mini, portée œternales , car le roi de gloire va faire son entrée. Et dans le ciel: Quis est iste rex gloriœ^ Les anges qui accompa- gnent Jésus répondent: C'est le Seigneur puissant et fort, le Seigneur puissant dans les batailles: Dominus fortis et potens , Dominus potens in prœlio. Attollite portas , principes , vestras , et elevamini , portœ œternales, ouvrez-vous, portes éternelles. Les portes s'ouvrent grandes et larges, Jésus-Christ apparaît avec ses plaies, avec la gloire de son sang, menant après lui toute l'humanité rachetée : Consummavit in sempiternum sanctificatos , demandant à son Père qu'il abaisse des regards de miséricorde sur tous ses frères qui prendront la route désormais frayée. Jamais ils ne trouveront d'obstacles ni de difficultés sur le chemin.

Voilà la description admirable que nous fait S. Paul, et alors le Seigneur Jésus va se placer à la droite de son Père, et il demeure dans son repos pour son bonheur, pour sa gloire, mais il apparaît aussi dans l'activité de son ministère jusqu'à ce que ses ennemis soient venus sous ses pieds pour lui servir d'esca- beau : Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum. Image grandiose, mes frères l Le prêtre Jésus assis dans la gloire, attendant ses ennemis vaincus! Quel escabeau!! Comme il yen a qui sont venus, avec le rugissement de la rage, se ranger malgré eux sous ses pieds ! Scabellum pedum tuorum. Que de persécuteurs! que d'hérétiques qui ont attaqué les dogmes de notre foi, et qui ont insulté l'Église ! Que dépens qui sont morts dans la révolte et l'impiété ! Combien d'hommes à notre époque, mes frères, se destinent à être Scabellum pedum ejusl Quand je les vois, quand j'entends leurs discours, quand je sonde la perversité humaine, afin de découvrir jusqu'où vont l'audace et la révolte contre Jésus-Christ, oh! si vous pouviez comprendre votre erreur et laisser place au repentir!! Si vous ne vous repentez pas, vous servirez nécessairement à la glorification de mon Dieu; vous n'aurez pas voulu vous perdre dans les rayons lumineux de sa gloire, vous disparaîtrez sous l'escabeau : Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum.

Gloire à Jésus-Christ, mes frères; gloire à "notre Pontife; mais comprenons qu'il est prêtre à jamais, prêtre aujourd'hui, prêtre toujours, selon l'ordre de Melchisédech : Tu es sacerdos in œternum secundum ordinem Melchisédech.

Jésus est prêtre aujourd'hui : or, il n'y a pas de prêtre sans sacrifice, donc Jésus a un sacrifice. Quel est-il V Le sacrifice sanglant de la croix est accompli, passé, c'est un sacrifice

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qui a ses effets permanents, néanmoins il a été offert une fois-. Una oblatione consummavit in œterrmm sanctifie atos. Quel est donc ce sacrifice? Je n'en vois pas d'autre que celui du corps de Jésus, ce sacrifice non sanglant du pain et du vin annoncé par Melchi- sédech; Panem et vinum ohtnlit. Melchisédech avait-il donc offert un sacrifice inférieur aux sacrifices d'Abraham, d'Aaron et des prêtres de l'ancienne loi? D'où vient qu'il est célébré si magnifi- quement par S. Paul ? C'est, mes frères, que ce sacrifice, environné d'arcanes et de mystères, était l'annonce du sacrifice de nos autels. Je ne connais aucune preuve plus frappante de la présence de Jésus-Christ au moment même de l'immolation. S'il n'y est pas, que sommes-nous, nous autres prêtres? Mais nous devrions être la risée de toute la terre! On nous montrerait au doigt ! S'il n'y a qu'un peu de pain, c'est pour cela que le prêtre prendra des ornements singuliers, qu'il va, qu'il vient, qu'il fait des signes, des gestes, des adorations qui n'ont pas leur raison d'être. Sans Jésus-Christ, la messe est la cérémonie la plus vide, la superstition la plus inutile. Et quand on pense que ces superstitions ont été acceptées depuis dix-huit siècles par les hommes les plus illustres, animés par le souffle du génie, et qu'autour de ce prêtre, l'assemblée des fidèles se tient dans l'attitude la plus respectueuse, et qu'un autel devient l'objet d'un culte spécial! Si un autel s'élève sur un navire, tous les marins s'inclinent dans un recueillement immense; si je l'aperçois sur les hauteurs qui avoisinent un camp, je contemple toute une armée qui adore. Eh quoi! toutes ces manifestations seraient adressées à un objet si vulgaire, comme un morceau de pain, qu'accompagne un vague souvenir, une stérile figure du sacrifice de la croix. Savez-vous ce que je serais? Je serais moi-même la victime du faux, le professeur du faux, l'apôtre du faux, et vous, les adorateurs du faux. Et quand on pense que ce faux remonterait à tous les siècles, et qu'à mesure qu'on s'attache à ce faux, on devient meilleur, que plus on vieillit avec ce faux, plus on meurt plein de confiance et de tranquillité, que ceux qui ont abandonné ce faux, reviennent tôt ou tard à ce faux. Mes frères, s'il était possible d'admettre que le faux a prévalu pour donner naissance à tous les dévoû- ments et à toutes les gloires, nous pourrions nous écrier: Seigneur! Si errorest, a te decepti sumus. Non, nous n'avons pas été trompés. Jésus-Christ est notre grand et unique prêtre, et nous ne sommes point prêtres dans la vérité spéciale de ce mot. Je ne renie pas mon sacerdoce, car tout à l'heure je le proclamerai bien haut. Il n'y a qu'un seul prêtre; autrefois il y en avait plusieurs, puisque la mort les enlevait successive- ment: .Alii plures facti snnt sacerdotes. Celui-là demeure, il a

JÉSUS-CHRIST, NOTRE PREMIER PONTIFE 287

l'unique et éternel sacerdoce. Et cependant nous sommes prêtres, c'est-à-dire Jésus-Christ est prêtre en nous.

Mes frères, en levant les yeux sur nous, vous ne devez pas voir l'homme, mais Jésus-Christ: Neminem viderunt nisi solum Jesum. Aussi, quelle distance entre le sacerdoce catholique et le sacerdoce de l'ancienne loi! Tout à l'heure, je vous parlais de l'entrée triomphale de Jésus dans le ciel. Le prêtre, quand il a dans ses mains le corps, le sang, l'âme et la divinité, renouvelle cette cérémonie sublime. Il se sent capable d'étendre sa prière au monde entier, il pénètre au milieu des flammes de l'expiation, il peut ouvrir le ciel. Quand il tient dans ses deux doigts mortels celui qui, sur trois doigts, soutient l'univers, quand il dit: Per ipsum et cum ipso et in ipso, savez-vous ce qu'il fait? Il ordonne que le ciel s'ouvre. Il a proclamé un instant auparavant sa faiblesse: Nobis quoque peccatoribus , mais c'était pour mieux prendre son élan jusque vers les régions sublimes de ses espérances. Que le ciel s'ouvre afin que le bonheur se fasse sentir à tous ceux qui sont autour de l'autel ! On croirait que le prêtre est placé en face d'une résistance, il prend le corps de Jésus-Christ. Ouvrez- vous, portes éternelles: Attollite portas... Quel est ce roi de gloire: Per ipsum et cum ipso et in ipso. Seigneur, vous ne pouvez me refuser! Le prêtre ressemble à Jésus, il fait des miracles et de plus grands miracles que lui, selon cette parole: Ceux qui croiront... Seigneur, je vous demande moins que je ne vous donne, je ne veux que le ciel , et je vous rends votre divin Fils! Ce Fils, vous me l'avez accordé, il est à moi, il m'appartient: Sic Deus dilexit mundum ut filium suum unigenitum daret. Je vous rends ce Fils : Sic sacerdos dilexit Deum ut filium unigenitum daret. Ouvrez-moi le ciel , et qu'avec Jésus je pénètre dans le Saint des saints; sinon je garde ce que vous m'avez donné, et avec votre Fils j'aurai le bonheur, la vie, le ciel tout entier.

Oh ! mes frères , comme notre pontife est grand avec sa victime 1 Attollite portas ; avec son sang mystérieusement répandu sur l'autel ! Je termine, mes frères, par une parole de

l'Apôtre S. Paul: Accedamus Que nos cœurs soient purifiés

afin qu'unis à jamais à celui qui est le souverain prêtre: Tenea- mus spei confessionem! nous confessions nos espérances et nous vivions de la foi : Justus autem meus ex fide vivit. Ces choses sont vraies comme le Calvaire, vraies comme Dieu; malheureuse- ment elles ne se trouvent pas dans l'ordre au milieu duquel nous vivons d'ordinaire. Je vois ici des personnes qui ne comprennent qu'imparfaitement mon langage, je les ai étonnées, la stupeur qui se peint sur certains visages m'indique qu'elles entendent parler de ces choses pour la première fois. Le ciel est autour de nous, il s'accomplit près de l'autel, venez avec

288 STATION DE CAREME

la foi et l'espérance, et ce que vous aurez contemplé dans les ombres, vous le contemplerez dans les irradiations delà vision, devant cette même victime immolée sur l'autel : Agnum stantem, et vous mêlerez vos louanges aux louanges des anges et des saints pendant toute l'éternité.

LE JUGEMENT

Memorare novissirna tua et in œternum non peccabis.

Souvenez-vous de vos dernières fins , et vous ne pécherez jamais.

(Eccl. VII, 40.)

C'est un privilège attaché à ces dernières conclusions de l'avenir, de jeter dans les âmes de saintes et salutaires terreurs. Personne ne résiste à la crainte des divins jugements. Quand l'apôtre S. Paul parut enchaîné, devant le tribunal du proconsul Félix, il nomma le jugement avenir, et Félix épouvanté répondit: Assez, assez: Quod nunc attinet , vade: tempore antem opportuno accersam te. Le même Paul en présence de l'Aréopage, dans cette assemblée de savants, cita encore le jugement à venir. Aussitôt tous ces sages tremblent sur leurs sièges : assez pour le moment, répondent-ils , nous t'entendrons un autre jour sur ce sujet : Audiemus te de hoc iterum. S. Vincent Ferrier employa toute sa vie et ses nombreuses prédications à ce seul enseignement, et partout les foules se pressaient pour l'entendre , et il s'en allait multipliant les fruits de grâce. C'est, mes frères, que ce grand jour, ce jugement final domine le monde, il a été salué tous les côtés, du croyant comme de l'incrédule. Ainsi le chante l'Église dans la prose magnifique : Dies irœ , dies Ma, Solvet sœcîum infavilla, Teste David cum Sibylla. David, c'est le croyant, la Sybille, l'incrédule, tous deux dans la série des âges ont pu tour à tour lever les yeux sur les cimes de cette montagne du jugement dernier. Et cependant, que viens-je faire aujourd'hui devant vous, mes frères? Vais-je reproduire les développements que vous avez déjà entendus? Commenterai-je cette prose magni- fique qui nous a donné la leçon la plus saisissante? M'arrêterai- je devant les beautés littéraires qu'elle renferme ou devant ces terreurs si légitimes du jugement, avec les divisions ordinaires? Que verra, que répondra, que subira le pécheur? Fidèle au programme que nous nous sommes tracés, je m'efface derrière l'Écriture sainte, et le Seigneur Dieu parlera dans ses oracles.

LE JUGEMENT 289

C'est un témoin de cet avenir redoutable qui présentera cette instruction dans un seul cadre. Si je donnais tous les détails, la nuit sans doute nous surprendrait au milieu de notre entre- prise-, je choisis les choses principales, mais il n'y aura pas une seule parole qui n'appartienne à nos saints livres. Point de divisions, rien que l'ordre dans lequel tout se passera, et vous allez être saisi comme moi, car je suis encore ému et tremblant de ce que j'ai lu et étudié. Ici nous nous plaçons devant la vérité, devant les oracles de Dieu; soyons calmes et froids, s'il est possible, afin qu'ils apparaissent seuls.

Dans les derniers temps, c'est-à-dire à mesure que le monde approchera de sa fin, la foi diminuera sensiblement sur la terre, de sorte que le fils de l'homme, en venant, la trouvera bien faible; en ce temps-là la charité de beaucoup se refroidira : Charitas multomm refrigescet , tandis que les sécurités humaines se multiplieront. Presque personne ne songera aux calamités du jour suprême, et les hommes se diront entr'eux : est donc cette annonce? Quand viendra le souverain Juge? Ubi est pro- missio aut adventus ejus ? Les choses se passent comme elles se sont passées depuis le commencement : Ex quo patres dormierunt, omnia sic persévérant ab initio. Les siècles succèdent aux siècles, les années succèdent aux années, nous voyons les mêmes révo- lutions-, après l'hiver, le printemps, après le printemps, l'été et ainsi chaque année ; point de ces catastrophes dont on nous menace. Insensés, s'écrie l'Apôtre S. Pierre, qui en devançant les temps ne sont pas suffisamment avertis par jles merveilles dont leurs pères ont été témoins. Le déluge n'a-t-il pas tout englouti? Latet enim eos hoc volentes, quod cœli erant priii^ et terra, de aqua et per aquam consistens Dei verbo: per quœ, ille tune mundus aqua inundatus periit. Le Seigneur n'est -il point capable avec un autre élément d'arriver à ses fins? S'il tarde à remplir ses promesses , il veut montrer avec quelle patience il désire notre retour : Nolens aliquosperire, sedomnes ad pœnitentiam reverti. Aussi voyons-nous dans l'Évangile qu'au temps Noé construisait l'arche, les hommes étaient plongés dans les affaires, occupés à bâtir des maisons, de même, à la fin des temps, ils ne songeront qu'à construire, à préparer des mariages, et ils boiront au milieu des festins ; aucun ne s'occupera du jour à venir. Et pourtant ces choses seront annoncées, il y aura des pestes, des famines : Pestilentiœ et famés, terroresque de cœlo; des terreurs comme jamais le monde n'en a éprouvées. Oh ! mes frères, comme il serait facile d'étendre ces annonces , et de leur donner un caractère universel, au lieu d'un caractère particulier ! A l'heure qu'il est, le monde savant s'inquiète ,- la science géologique s'effraie des bouleversements dont le Nord de l'Italie est le

III. DIX-NEUF.

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théâtre... ces rives du lac Majeur soulevées avec un bruit extraor- dinaire, ces éruptions qui affligent toute la province, une ville détruite, et loin, bien loin, on entend des sifflements comme aux approches d'une locomotive. C'est le compte-rendu officiel qui donne ces détails, en nous montrant les peuples épouvantés, et redoutant une catastrophe prochaine.

Ce ne sont que les commencements : Hœc omnia initia sunt dolorum* Je suis pas à pas le récit biblique. On apercevra des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles: Erunt signa in sole et luna et stellis. Le jour s'affaiblira au point de n'être plus qu'une lueur blafarde; sur tous les mortels une pression se fera sentir, qui semblera les accabler : In terris pressura gentium. La mer franchira ses barrières , et se répandra pour envahir la terre, et les fleuves mêleront le bruit de leurs flots au bruit des vagues: Prœ sonitu maris etfluctuum. Enfin les hommes sécheront de frayeur dans l'attente des maux qui fondront sur eux :

Arescentibus prœ timoré et expectatione Les vertus des cieux

seront ébranlées, les astres méconnaîtront la route qui leur a été tracée : Virtutes cœlorum movebuntur.

Le moment est venu: alors, un ange se détachera de la milice céleste et s'approchera de la terre jusqu'à la distance l'on peut entendre la voix : Je le jure, s'écriera-t-il, je le jure par le Dieu vivant dans les siècles des siècles, les temps sont clos: Juravi per viventem in sœcula sœculorum , tempus non erit amplius. Les cieux passeront avec une impétuosité extraordinaire : Cœli magno impetu transient ; tous les éléments seront atteints par le feu *. Eiementa vero calore solventur ; la terre avec tous les ouvrages qu'elle renferme sera brûlée: Terra autem, et quœ in ipsa sunt opéra, exurentur. En un instant, avec la rapidité du voleur qui passe: Adveniet autem dies Domini ut fur; les hommes seront exterminés, tous les travaux, tous les ouvrages seront détruits, et la terre ne présentera plus qu'un monceau de ravages et de ruines. Planons, mes frères, au dessus de cette terre qui garde un immense silence devant Dieu : Siluit terra in conspectu ejus. Voilà donc aboutissent les plus gigantesques entreprises! Que sont devenus ces hommes célèbres, ces savants, ces travaux qui apparaissent de toutes parts : Terra et quœ in ipsa sunt opéra. Seigneur ! vous seul êtes grand : Dominus exaltabitur solus in die illa. Quelle horreur en ce jour suprême ! Les hommes à grand bruit n'ont bâti pour eux que des solitudes: SEdificant sibi solitudines. Puisqu'il en est ainsi, mes frères, s'écrie S. Pierre, quelle doit être la sainteté de votre vie et votre fidé- lité à Dieu? Quwn igiturhœc omnia dissolvenda sint , quales oportet vos esse in sanctis conversationibus et pietatibus? Il n'y a point de bonheur pour nous sur la terre, il nous faut attendre de

LE JUGEMENT 291

nouveaux cieux et une nouvelle terre régnera la justice : Novos vero cœlos, et novam terrain secundiim promissa ipsius expec- tamus , in quitus justifia habitat. La terre de la justice et de la vérité ! Ne sentez-vous point dans votre cœur une faim de la justice: Beati qui esuriunt et siiiunt justitiam? N'êtes-VOUS pas désolés devant les injustices qui triomphent partout? Ici-bas, l'injustice: un jour nous sommes destinés aune terre la justice fera sa demeure : In qui bus justitia habitat. Voilà que les mortels ont succombé sous la main puissante des divins arrêts. est la vie? La vie est au milieu de ces décombres et de ces ruines. La vie, elle a été semée , elle a été semée dans ces cadavres, engloutis sous les flots de l'Océan ou consumés par le feu, dans ces corps qui ont péri en tant de manières. La vie, elle prépare ses glorieuses transformations. Ah ! s'écrie S. Paul, l'incrédule osera-t-il nier la résurrection? Ne sait-il pas que la semence n'est vivifiée qu'après avoir péri ? Non vivificatur senien nisi... Insensé, la semence, est-ce donc ce que tu attends, l'arbre que tu attends? Nudum granum. Voici que dans la corruption s'opère le travail germinateur, et que la semence se développe jusqu'à l'épanouissement de la fleur, jusqu'à la gloire du fruit. Ainsi en est-il de nos corps, la vie a été semée en eux dans la corruption , elle reparaîtra incorruptible: Semi- natur in corruptione surget in incorruptione ; elle a été semée dans la faiblesse et l'ignominie, pour se manifester dans la gloire : Seminatur in ignobilitate , surget in gloria; seminatur in infirmitate , surget in virtute ; seminatur corpus animale, surget corpus spirit aie. Le moment est venu, la trompette retentira : In novissima tuba, car elle sonnera: Canet enim tuba, jusqu'aux extrémités du monde. Ce que c'est, mes frères, que la plus petite créature, quand Dieu l'environne de sa puissance : Tuba mirum spargens sonum, per sepulchra regionum, coget omnes ante thronum, comme le chante l'Église. A cette voix retentissante les morts se lèvent de leurs tombeaux, ils ressuscitent avec ces corps qu'ils ont quitté au trépas, la scène commence. Les corps des justes participent déjà à la gloire céleste , ils brillent comme des astres pendant que les damnés portent les signes de leur condamnation et apparaissent avec les stigmates de l'ignominie. Tous les hommes sont ressuscites, des légions d'anges descendent du ciel, ils sépareront les bons et les méchants: Exibunt angeli, et separabunt malos de medio justorum. Le juste se reconnaît au bien et à la gloire qui l'enveloppe comme d'un vêtement. Le méchant porte avec lui la malédiction : Sive bonum sive malum. Allons, le bien à droite... le mal à gauche. Voilà cette vallée de Josaphat annoncée par le prophète Joël, avec le spectacle imposant de l'humanité réunie pour attendre le

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souverain Juge. Les anges sont là, aucune parole ne retentit, un silence immense règne dans ces foules, tous les yeux s'élèvent dans l'attente. Tout-à-coup le ciel se déchire, une lumière éclatante apparaît qui illumine le monde entier, des millions et des milliards d'anges l'accompagnent : Millia millium, decies millies centena millia assistebant ei; la parole de l'Évangile s'accomplit à la lettre. Vous verrez le Fils de l'homme venir sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté. Les concerts divins l'annoncent, c'est le Juge suprême qui vient ; les Séraphins, les Apôtres, la milice céleste lui sert d'escorte, il descend lentement, avec une majesté digne de sa puissance infinie. Tous ces hommes poussent alors un cri : C'est luil Le Seigneur, le Dieu des armées et toutes les fractions du ciel, de la terre et de l'enfer se prosterneront : Innomme Jesu, omne genu flectatur , cœlestium , terrestrinm et infernorum.

0 Jésus, je vous adorerai en ce jour si je puis vous adorer avec les justes, mes genoux se courberont dans le respect et l'amour, et je m'écrierai: Vous êtes le Roi, le Maître du monde! C'est lui, c'est lui, diront les bons. C'est lui, diront avec effroi les pécheurs. C'est lui, répétera le juif déicide. C'est lui, répétera l'hérétique rebelle-, c'est lui , s'écriera le schismatique. .. le pécheur, et tous l'adoreront pendant quelques instants. seront alors les murmurateurs? seront ces prétendus esprits forts et ces nations frémissantes de rage? Qiiare fremuerunt gentes. C'est lui. Me voilà, moi, le Roi, le seul Roi véritable ! Tous seront à leur place, à celle qu'assignera le mérite, la vertu, ou à celle fixée par la rébellion et le vice. Alors, dit S. Jean, le livre sera ouvert: Liber cum quo judicaturi sunt mortui; ce livre tout est écrit, comme le chante l'Église; je ne voulais point citer la parole liturgique avant celle de nos livres saints. La voici maintenant: Liber scriptusproferetur, in quo totum contine- bur, unde mundus judicetur . Oui, tout se trouve écrit dans ce livre. Chacun y a son chapitre, en tête duquel il lira son nom ; point de titre de noblesse, point de qualités, mais le nom seul. Et après ce nom, tout. . . tout sans le plus petit oubli; tout, depuis la première faute commise à l'âge raison jusqu'à celle qui a précédé le dernier soupir. Il sera ouvert le livre , devant toutes les nations à la face du monde entier, car il faut promul- guer la sentence.

Je raconte simplement, mes frères, ce que nous déclare l'Évangile. Jésus, se tournant vers les élus, avec son visage qu'il rendra plus aimable encore, afin de ravir ceux dont il fera bientôt le bonheur, leur dira: Esurivi , et dedistis mihi manducare . . . Venez, les bénis de mon Père, vous êtes bénis par le ciel, bénis par la terre, par toute la création, la bénédiction vous

LE JUGEMENT 293

enveloppe, c'est elle qui vous transportera dans les cieux, venez posséder ce royaume que j'ai préparé pour vous. Depuis que je suis Dieu, je pense à vous, tout est disposé. Tout semblait incliner vers votre perte, mais moi, j'ai sauvé tout ce qui était perdu. Mon Père sera votre père; ma mère sera votre mère; mon bonheur sera le vôtre. Mais, Seigneur, diront les justes, quand donc nous vous avons contemplé dans ces extrémités? Quand est-ce que nous vous avons vu prisonnier, etc . ? En vérité, en vérité, tout ce que vous avez fait au plus petit d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait: Mihifecisti. Venez, les bénis de mon Père, et possédez le royaume qui vous a été préparéde puis le commencement du monde. Et ils attendront pour monter que Jésus donne lui-même le signal. Puis, avec un visage sévère, sur lequel on ne verra rien que la tranquille justice et non la colère, avec un visage sur lequel on lira la plus formidable justice , une justice implacable et quelque chose dans le regard qui dira: c'est fini... plus de remède, plus d'espoir, plus de repentir! Retirez-vous, maudits! Esurivi. .. Seigneur, Seigneur, s'écrieront-ils, avec une dernière lueur d'espérance, s'il est possible, et quand donc?. . «. et avons-nous négligé de vous rendre ces devoirs? Quand vous avez refusé à un de ces petits , c'est à moi que vous avez refusé. Il n'y a plus désormais qu'un seul nom pour vous, grands de la terre, rois, empereurs, savants, femmes mondaines : Retirez-vous de ma présence. Allez , mau- dits, au feu éternel! Ite, maledicti. Combien de fois vous ai-je poursuivis avec ma grâce, dans ces retraites, ma voix se faisait entendra ! J'ai cru à votre repentir, mais bientôt vous êtes retombés dans le crime. Retirez-vous, maudits! Ite, maledicti. Qu'il y ait entre vous et moi un espace infini. Moi , je suis la vie : allez à la mort; je suis l'amour: allez à la haine; je suis le bonheur: allez dans la misère et l'infortune. Je ne fais que ratifier la sentence portée par vous-mêmes. Vous avez préféré le bonheur du temps, c'était la préparation du malheur éternel; vous avez préféré la vie du plaisir, préparation de la mort; vous avez préféré l'amour des créatures, préparation de la haine. Allez. . . je vous appelle maudits: Ite, maledicti : et les échos du ciel, et les échos de la terre répètent: Maledicti , maledicti. La malédiction les revêt comme un vêtement, elle les pénètre: Induit maledictionem sicut vestimentum,et intravit sicut aqua et sicut oleum in ossibus. Ils sont maudits dans leurs pensées, maudits dans leurs souvenirs, maudits dans leurs corps, maudits dans leurs âmes. C'est la malédiction même : Ite, maledicti in ignem œternum. Que vous ajouterai-je maintenant? La sentence s'exécute, Jésus donne le signal, les tribus triomphantes s'élèvent escortées par les anges, et la terre s'entr'ouvre , elle révèle ses abîmes et pour

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jamais les damnés souffrent dans les flammes de l'enfer. Le ciel se ferme, les abîmes se ferment et sur l'un et l'autre on lit: Éternité. Ibunt hi in supplie ium œternum , illi autem in vitam œternam.

Voilà, mes frères, ce qui est extrêmement certain, qu'on y réfléchisse ou qu'on n'y réfléchisse pas, voilà ce que croient dix- huit siècles, voilà ce qu'enseigne l'Église, voilà ce qu'ont admis tous les hommes distingués par le génie ou par la vertu. Voilà cette vérité qui plane au dessus de nos têtes, et par laquelle nous serons sauvés éternellement ou jugés pour notre malheur. Oh! mes frères, qu'en sera-t-il de nous, bientôt tout sera conclu pour vous, bientôt la trompette sonnera, l'ange vous traduira devant le tribunal souverain. Combien de personnes qui l'an dernier étaient attentives, et qui ont comparu devant Dieu! Quelques-unes, certainement, seront entrées dans leur éternité avant un an. Oh! sur qui s'arrêtera le doigt divin, et la mort chargée de frapper le dernier coup ? Y aura-t-il des damnés

parmi les fidèles réunis dans cette enceinte? (Judas, parmiles

Apôtres; Nicolas, parmiles sept premiers diacres )

L'ENFANT PRODIGUE

Misericordias Domini in œternum cantabo.

Je chanterai à jamais les miséricordes du Seigneur. (Ps. LXXXVIII, 2).

La miséricorde! La miséricorde! Oui, la voilà, mais il fallait savoir l'attendre, il faut qu'elle vienne à sa place. Quand la justice ne la précède pas, ses effets ne sont pas toujours souve- rains sur nous. Tout ce qui arrive au terme de la miséricorde a succombé sous les accents et sous les oracles de la justice. David a commencé par craindre les terreurs du prophète Nathan avant de s'écrier : Peccavi, j'ai péché, et d'implorer la bonté divine en ces termes: Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam. Manassès... taureau d'airain avant son repentir. S. Pierre a ressenti les effets vainqueurs du regard de Jésus avant de pleurer sa faute. S. Paul a été renversé sur le chemin de Damas et traversé par une lumière des cieux avant de répondre: Domine, quid me vis facere ? Madeleine a d'abord été effrayée par les enseignements du Sauveur, avant d'entendre l'assurance de son pardon. La voilà aujourd'hui , cette miséricorde infinie. Sous quelle image la ferai-je passer devant vous, mes frères? Nous

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avons déjà fait ces belles études : Pierre David Paul Madeleine. Je veux oublier tout ce que j'ai pu penser sur ce sujet, afin de m'attacher sévèrement à la lettre, avec la simple déclaration des sens sacrés. A chaque mot de l'Évangile se rattache une merveilleuse lumière dans le chapitre XVe de S. Luc que nous allons étudier ensemble. Ce jeune homme était mort et il est ressuscité, voilà toute notre division: Mortuus erat, et revixit.

Homo quidam habuit duosjîlios. Ces deux enfants sont partout : dans le monde comme dans la religion, il y a l'enfant généreux et fidèle, et puis, l'enfant léger, indocile, source des tristesses, des afflictions de son père. Dixit adolescentior patri: Le plus jeune réclame sa part d'héritage. 0 jeunesse! je te reconnais avec ces passions bouillantes, avec l'imagination exaltée, avec les rêves enchanteurs et cet essaim des plaisirs qui murmurent de si douces choses, qui trompent, qui entraînent. Jeune par l'esprit, jeune par le cœur , jeune par les impatients désirs •. Dixit adolescentior patri: Da mihi portionem quœ me contingit. C'est le caractère spécial de l'égoïsme que nous avons signalé précé- demment: Da mihi... quœ me, rien que lui seul; il ne s'agit nullement de son père et de la peine qu'il va lui causer. A lui la liberté sans frein, il veut secouer le joug qui lui pèse: Da mihi portionem. Pauvre jeune homme! comme votre demande signale à l'avance votre infortune! Vous voulez une partie-. Da mihi portionem; mais il vous faut le tout; jamais vous n'arriverez au bonheur qu'avec le tout de l'immense et de l'infini. Ce qui se divise: Da mihi portionem , ce qui se consomme, ce qui s'altère, ce qui se détruit, c'est ce qui conduit au. malheur; je connais par votre demande la série de vos misères à venir. Aussi le pauvre père insiste-t-il par ses prières, par ses larmes. Ah! j'espérais, lui dit-il, que tu serais le soutien de ma vieillesse : c'est lui, disais-je, qui m'assistera, quand viendra pour moi le dernier sommeil, ma main reposera dans la sienne et avant de mourir je le bénirai encore une fois. Ii demeure insensible: Da mihi portionem; et alors, Divisit illi substantiam : Le jeune homme ne veut rien perdre de ses espérances, il rassemble tous ses biens: Congregatis omnibus , et pour jouir du temps, il part: Profectus est. Quand un homme quitte la prison, on peut espérer pour lui la liberté, quand il abandonne le triste lieu de l'exil, il pense qu'il reverra bientôt sa patrie, quand il s'éloigne delà maison étrangère qui lui a offert l'hospitalité, on lui souhaite de rentrer sous le toit paternel. Mais quand ce jeune homme infortuné quitte son père et son pays avec la liberté, quelle chaîne de maux ne va-t-il pas trouver? Profectus est. Tout part avec lui, la joie, la paix, le repos, les tendresses paternelles, l'affection

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de son frère, les hommages des serviteurs: In regionem longin- quam . Il va dans une contrée éloignée il n'aura plus de père. Qu'est-ce la vie qu'il mène, si loin, sans conseil, sans contrôle d'aucune sorte? Il tombe dans la dissipation et l'abîme du sensualisme. Voilà le premier passage le sensualisme est nommé par Jésus-Christ comme le dissipateur des biens : Dissipavit substantiam. Ce malheureux jeune homme dépense sa santé , bientôt ses forces s'épuisent , voyez sa démarche incertaine et pénible, ses jambes refusent de le soutenir, il a les joues hâves, la fraîcheur de la jeunesse a disparu, tout est perdu: Dissipavit substantiam : la substance de son intelligence ; il ne comprend plus : Non intellexit : comparatus est jnmentis insipientibus ; la substance de sa liberté, ce don précieux qu'on n'engage qu'à Dieu pour la retrouver dans la gloire : Cui servir -e, regnare est. chercher la liberté de ce jeune homme ? Il devient l'esclave de ses passions, le sensualisme lui commande en maître. Il dit: Viens, et il vient; va, et il marche; fais ceci, et il le fait, jusqu'au moment il lui place sur la tête son pied honteux, comme ce roi barbare insultant l'empereur romain: Incurvare, ut transeamus. Fut-il jamais un esclavage plus honteux? Non, mes frères, il a dissipé sa paix avec Dieu, dont l'esprit n'habite point avec ce qui est chair : Non permanebit spiritus meus in homine, quia caro est ; sa paix avec lui-même, car sa conscience l'accuse et l'agite, c'est un témoin, c'est un juge, c'est un bourreau: Ipsa testis, ipsa judex , ipsa tortor ; sa paix avec le prochain , en jetant la semence des discordes , les jalousies, les haines, les désirs de vengeance: Dissipavit substan- tiam. Il dissipe son amour, le dernier réservoir de la vie. . ., mais il n'a jamais aimé de cet amour grand comme le ciel, et solennel comme Dieu... S'il parle encore d'amour, c'est pour montrer un pompeux mensonge entre ce qu'il nomme et ce qu'il ressent : Dissipavit substantiam. Mes frères, gardez-vous du sensualisme, croyez-moi, ne le prenez point pour maître , qu'il n'assiste point à vos réunions, qu'il ne soit point de vos fêtes. C'est une roue d'engrenage qui tourne, bientôt le sensualisme vous envahira et deviendra votre maître absolu. N'approchez jamais du rivage de l'Océan sensuel, écartez-vous, et tremblez que le flot furieux ne bondisse jusqu'à votre cœur: Dissipavit subs- tantiam suam.

Le voilà, maintenant qu'il a tout dissipé, il ne possède plus rien et cela devait arriver ainsi; quand même il aurait eu plus de biens, dès que les biens peuvent se consumer, se diviser, il arrivera un moment l'épuisement sera complet: Facta est James valida. Connaissez-vous cette région de la faim, mes frères? Le monde dans lequel vous vivez; régne une famine:

l'enfant prodigue 297

Famés valida. Ces gens qui vont, qui viennent, qui se croi- sent , qui circulent dans les rues ou sur les places , sont semblables à une troupe de faméliques, ils s'interrogent entr'eux et se disent: Voilà mon divertissement, mes plaisirs de la veille. Pensez-vous qu'ils soient rassasiés? Non, non ; et après qu'ils ont cherché à remplir leur cœur: Facta est famés valida, leurs joies ne laissent en eux qu'une faim dévorante ; celui qui mangera aura faim, comme celui qui boira aux sources empoisonnées du monde aura soif, et jusqu'au dernier soupir, quand ils seront étendus sur leur couche funèbre, leur dernière parole sera pour demander de nouvelles jouissances. Le jeune homme de l'Évangile se ressentit de la famine: Et ipse cœpit egere. Seul, dans un pays éloigné, ses compagnons de plaisir se sont retirés, et tout est consommé. Il promène ses yeux autour de lui, mais les hommes qui s'attachaient à lui dans l'abondance, passent sans daigner arrêter leurs regards, pas un qui détourne la tête, pas un qui lui serre la main et lui dise: tu souffres?... Il faut cependant qu'il subvienne à son existence. va-t-il s'adresser? Adhœsit uni civium. L'homme ne peut vivre sans adhérence, il s'attachera à quelque chose. Impossible qu'il en soit autrement, nous ne sommes pas complets en nous-mêmes. Si nous adhérons à Dieu, nous ne ferons avec lui qu'un seul esprit: Unus spiritus est; nous adhérerons à sa puissance, nous adhérerons à son cœur ; c'est le sommet de l'adhérence. Pour lui, il choisit l'extrémité opposé: Adhœsit uni civium. Et comment adhère-t-il? A sa personne, à sa pensée, à sa vie? Non. A l'intendance de ses biens? Non. Aux fonctions des serviteurs? Non. Il y a quelque chose de plus ignoifiineux et de plus dégradant ; voilà ce à quoi il adhère : Adhœsit uni civium... utpasce- retporcos. A quelle profondeur ce malheureux jeune homme est-il descendu! Pour le comprendre, nous devrions suivre tous les degrés de l'adhérence à Dieu! jusqu'à l'adhérence à ce qu'il y a de plus vil. Contemplez-le, mes frères-. Ut pasceret porcos; et encore son adhérence n'est-elle pas complète; voici des siliques que mangent les pourceaux, oh ! si je pouvais en avoir, se dit-il; mais on le repousse, de sorte qu'il n'adhère qu'à la garde de ces animaux, sans adhérer à leur nourriture. Peut-on jamais aller plus loin? Non, mes frères, c'est le dernier degré de l'horreur , c'est l'adhérence la plus honteuse. Il est plongé, le malheureux, au fond de l'abîme avec des désirs ignobles et inassouvis.

Nous avons vu la mort du prodigue, voyons maintenant sa résurrection.

A demi disparu dans la fange du vice, seul avec ces animaux immondes, pas un ami; ce jeune homme a encore quelque chose de beau néammoins, quelque chose qu'il a méconnu,

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c'est lui-même. Il s'est oublié en se cherchant, en se voulant, il s'éloignait de lui, de sa riche nature, il s'éloignait de son esprit et de son cœur. Quelle grande ressource , s'il pouvait y revenir : In se autem reversas; son attention s'est enfin retournée sur lui-même, et alors il voit le travail de Dieu, le travail de ses passions qui ont tout compromis, et alors une immense douleur lui arrache ce cri : Que de mercenaires dans la maison de mon père! Il n'ose plus réclamer les égards auxquels son frère a droit, il se place au rang des serviteurs et des derniers parmi les serviteurs : Quanti mercenarii in domo patris mei abundant panibus ! Je n'ai voulu que moi, je n'ai cherché que moi : Da mihi portionem quœ me contingit. Pour moi j'ai réclamé le partage des biens; pour moi : Profectus est in regionem. Qu'ai-je fait de toute cette abon- dance, je l'ai dissipée, je l'ai laissée périr, et me voici réduit à la dernière extrémité; au fond de ce désert, parmi ces vils animaux, je meurs de faim, je vais tomber le long de cette borne ou dans ce torrent, et je deviendrai la proie des animaux, ou plutôt la proie de ceux dont je suis le gardien : Hic autem famé pereo. Voilà mon présent, voilà mon avenir. Quel abîme ! Comme l'abîme du bien , qui pourra jamais en mesurer la hauteur, la largeur ou la profondeur? En existe-t-il un plus grand? Dieu! quelle pensée! Serait-ce vrai? Oui, il y a un abîme plus grand que ma misère, il s'appelle le cœur de mon père, la tendresse de mon père ; je sens mon abîme attiré par l'abîme de sa bonté. Je me lèverai et j'irai à lui : Surgam et ibo ad patrem; point de délais, aucune imperfection dans la volonté, resterai-je couché dans ma misère et séparé de ce qui sera mon bonheur ? Surgam , je me lève et je marche. C'est le malheur des conversions incomplètes ; pour le proclamer en passant, on dit: Je me lève, et on reste couché, on fait des essais, on avance de quelques pas, jamais on ne marche: Surgam et ibo. Mon Dieul n'ayez donc point peur, quand vous auriez l'âme souillée de tous les péchés de la terre, si l'on aperçoit en vous les sentiments du prodigue, vous êtes sauvés : Et venit ad patrem. Le jeune homme s'avance , la fatigue du voyage se lit dans chacun de ses traits, il a les cheveux en désordre, ses vêtements sont couverts de boue, il doit s'asseoir sur le bord du chemin... ; il a composé la parole de son retour, je lui dirai : « Père, j'ai péché : In cœlum et coram te... » Mais non, il n'en sera pas ainsi, il ne commencera pas. On se le représente souvent, agenouillé, les mains jointes et demandant son pardon; mes frères, nous nous trompons et nous trouvons autre chose en lisant le texte de l'Évangile. Le père l'aperçoit : Viditeum pater ; il n'avait jamais perdu de vue l'enfant de sa tendresse, il a feint de s'éloigner comme Jésus avec les disciples d'Emmaûs: Ipse se finxit longius ire; le jour

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les yeux du vieillard l'ont vu au détour de la route, pauvre vieillard, voyez comme il' oublie sa faiblesse! il court à lui: Accurrens ; à son arrivée, il est touché de compassion à la vue du déplorable état dans lequel il le trouve : Misericordia motus. C'est lui, s'écrie-t-il, malgré ce visage sali, malgré ces vêtements en lambeaux, malgré sa personne tout avilie, c'est mon fils repen- tant. Et ce père tombe sur le cou de son fils : Cecidit super collum ejus. Remarquez, mes frères, l'enfant n'a encore rien dit, et, au lieu de sentir le poids de la justice paternelle comme il le redoutait naguère, il ne ressent que le poids de la tendresse et de l'amour. Le vieillard laisse toucher sa tête, il pleure, ce n'est pas assez, il baise son fils au visage, malgré la boue dont il est souillé, et celui-ci ne peut parler que sous l'étreinte du père, et il dit ce qu'il a préparé : Pater, peccavi... traitez-moi comme un de vos serviteurs. Il dit par ce qu'il a préparé -, mais il s'agit bien de le traiter en serviteur; n'est-il pas comme un fils dans les bras de son père? Aussi le vieillard ne répond point à ces paroles, il fait voir comment on parle à des serviteurs, il leur dit en se tournant vers eux avec la sévérité du commandement: Allez chercher son anneau, et mettez-le lui au doigt, allez prendre sa chaussure , amenez le veau gras ; cet enfant était perdu et il est retrouvé , il était mort et il est ressuscité. Comme

sa beauté va reparaître , comme la fraîcheur de son visage

et la fête recommença : Et cœperunt epulari.

Voilà cette miséricorde infinie qui pardonne. Quand c'est le cœur qui se lève, quand la volonté se montre courageuse, Jésus-Christ vient à nous, il nous reçoit et nous embrasse avec effusion \Cecidit super collum ejus. Il demande que nousPaimions maintenant , puisque le reste est effacé. Soyons à lui avec une grande générosité. (Manassès...) Il se plaît à voiries degrés de notre abîme, afin de manifester sa miséricorde. La miséricorde contient deux mots: la misère de l'homme, et le cœur de Dieu. Si nous n'avons qu'une petite misère, Dieu n'est pas à l'aise en quelque sorte, mais si notre misère est grande! Voilà votre misère, dit-il, eh bien! j'y ajouterai mon cœur, et ma misé- ricorde s'exercera.

La magnifique série des discours qu'on vient de lire n'est, à proprement parler, que l'ébauche ou le canevas développé de la forme définitive dont l'au- teur se réservait de les revêtir en chaire. Tels qu'ils sont néanmoins, et bien que le P. Lavigne n'ait malheureusement pas pu les compléter en vue de

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l'impression, ils offrent une suite de considérations et en bon nombre d'endroits des tableaux achevés que nous avons cru utile de reproduire dans notre recueil. Aucun de nos lecteurs ne nous contredira et tous seront heureux de trouver ici cette célèbre station quadragésimale, jusqu'ici inédite.

LA CROIX <

Une année s'est écoulée depuis le jour nous vous adressions notre dernière lettre pastorale. Pendant cette année, les liens qui nous unissent à vous sont devenus plus doux et plus forts. Nous avons parcouru ce vaste et beau diocèse pour visiter un grand nombre de paroisses, administrer le Sacrement de Con- firmation , présider de touchantes cérémonies, et donner une impulsion salutaire aux œuvres catholiques et diocésaines. Partout nous avons été édifié et consolé, partout le clergé si intelligent et si dévoué, les populations empressées et dociles nous ont entouré de témoignages de respect et d'affection ; partout nous avons eu à louer et à bénir le concours de généreux et vaillants chrétiens.

Que Dieu vous rende au centuple les joies que vous nous avez données! Qu'il nous accorde la grâce, la plus précieuse de toutes, celle de faire dans une plus grande mesure et à tous sans exeption, le bien qui est le seul but de notre mission et le désir de notre cœur !

Après avoir réfléchi devant Dieu, nous avons choisi pour sujet de cette lettre pastorale la Croix adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La Croix est méconnue d'un grand nombre; elle est outragée chaque jour par une presse qui ne respecte rien, elle est repous- sée, bannie par une haine ou une faiblesse qui, sous le voile d'une liberté menteuse , portent atteinte aux droits des consciences catholiques et aux glorieuses traditions de notre pays.

C'est donc l'heure d'affirmer la grandeur et la gloire de la Croix. C'est l'heure de la saluer dans l'éclat des figures de la loi ancienne, dans les oracles des prophètes qui l'ont annoncée ; de recueillir ses divins enseignements ; de rappeler sa puissance et ses victoires , de démontrer sa divinité ; c'est l'heure d'accom-

1. Pastorale de Monseigneur Turinaz, évêque de Nancy et de Toul.

LA CROIX 301

plir, avec une fidélité plus généreuse, avec un plus ardent amour, les devoirs que nous impose ce signe de notre rédemp- tion, ce symbole de notre foi, ce foyer de nos espérances, cette source unique de notre régénération et de notre salut.

Quel sujet, d'ailleurs, est plus cher à la piété catholique? Quel sujet pourrait mieux répondre aux épreuves de tous, en ces temps de périls et de combats, à la nécessité pressante de proclamer les grandes et éternelles vérités qui éclairent et qui sauvent, les difficiles mais indispensables devoirs de la péni- tence, du dévoûment, du sacrifice? Quel sujet serait plus puissant pour relever , dans la lumière et l'espoir qui viennent d'en haut, les cœurs abattus, les âmes hésitantes et troublées?

I. La puissance et le règne de la Croix précèdent de beau- coup son apparition sur la montagne du Calvaire. Dieu qui , pendant quatre mille ans, a préparé la venue de son Fils, la mission du Rédempteur d'Israël et du monde, a annoncé la Croix par l'éclat des symboles et des figures et par les chants inspirés des prophètes.

S. Paul nous apprend que tout, dans la loi ancienne, était l'ombre des réalités à venir, la figure de la Rédemption et de la loi nouvelle: Omnia infiguris contingebant Mis, et ces choses ont été écrites pour servira notre instruction: Scripta sunt autem ad nostram correptionem 1 .

« L'Agneau de Dieu a été immolé dès l'origine du monde », dit encore le grand Apôtre : Agnus qui occisus est ab origine mundi. Il a été immolé dès l'origine du monde, par l'efficacité de la Rédemption qui s'étend à tous les hommes et à tous les temps, et par les sacrifices de la loi mosaïque et du sacerdoce lévitique qui annonçaient le sacrifice suprême et le sacerdoce éternel .

Le sacerdoce hébraïque, en effet, remonte jusqu'aux pieds de la Croix, comme le sacerdoce catholique en descend. Les assises des deux sacerdoces ont été les apôtres et les prophètes mais la pierre angulaire qui portent les assises elles-mêmes, c'est le Christ Jésus : Superœdificati super fundamentum apostolorum et prophetaram , ipso summo angulari lapide Christo Jesu2.

La première figure de la Croix est l'arbre de vie qui étendait ses rameaux bénis et qui offrait ses fruits divins au premier homme dans l'innocence et le bonheur des premiers jours. « La Croix, a dit S. Augustin , est le véritable arbre de vie qui a porté Jésus-Christ, le fruit de vie»: Est enim crux vera arbor vitœ quœ fructum vitœtulit, Christum*.

Nous pouvons entendre de la Croix, qui résume la céleste

1. Cor. X, 11. - 2. Ephes. il, 20. - 3. Contra Faust, cap. VII.

302 STATION DK CARÊME

sagesse et les dons de la bonté divine, ces paroles de Salomon •. «Elle est l'arbre de vie pour ceux qui la saisissent, et celui qui la possède est heureux» : Lignum vitœ est his qui appréhender uni eam , et qui tenuerit eam, beatus K .

De même que les fruits de l'arbre de vie renouvelaient dans Thomme innocent la force et la vie et devenaient une source d'immortalité, ainsi les sublimes enseignements de )a Croix et son influence surnaturelle fortifient et renouvellent la vie divine dans les âmes. Plantée au milieu du jardin de la sainte Église, la Croix préserve de la mort les âmes qui lui demandent ses fruits de vie et d'immortalité.

La Croix est encore l'arbre du salut opposé à l'arbre de la science du bien et du mal, dont le fruit a donné la mort à notre premier père.

Profond et admirable dessein de la miséricorde divine qui a effacé, par le fruit de l'arbre de la Croix, la malédiction qui nous venait de l'arbre de la science du bien et du mal ! « Nous étions morts par le péché et Dieu nous a rendu la vie avec Jésus-Christ, nous remettant tous nos péchés, effaçant ce qui était contre nous , le titre du décret qui nous était opposé , le faisant disparaître en l'attachant à la Croix2 ». De telle sorte que (( le péché avait abondé, la grâce a surabondé»: Ubi abundavit delictum, superabnndavit gratia 3.

Après avoir touché à l'arbre mystérieux, le premier homme et sa postérité avaient été frappés des foudres de la malédiction divine : Jésus-Christ a pris sur lui cette malédiction , et il l'a détruite par le supplice de la Croix que la loi mosaïque déclarait un supplice de malédiction: Maledictus qui pendei in ligno*. (( Il nous a rachetés de la malédiction de la loi, dit S. Paul, en se faisant lui-même maudit » : Christus redemit nos de male- dictione legis , factus pro nobis maledictus 3.

L'Église célèbre ce dessein de la sagesse et de la miséricorde divine , quand elle chante ces paroles de la liturgie sacrée : (( Afin que la vie jaillît de la source d'où venait la mort , et que celui qui avait triomphé par le bois, fût, par le même bois, à jamais vaincu G ».

(( Tout a été réuni dans l'Homme-Dieu, dit S. Grégoire de Nazianze, pour réparer tout ce qui avait été détruit dans notre premier père. Le contraste est partout: arbre contre arbre, main contre main. Ici la main qui s'étend dans la résignation : là, celle qui s'étend dans la concupiscence ; ici la main qui est attachée par des clous : là, celle qui cherche des sensations voluptueuses;

l.Prov.Jll,18. 2.Coloss. 11,14. 3.Rom.V,20.-4.Deuter. XXI,23.-5.Galat.III, 13. 6. Ut unde mors oriebatur inde vita resurgeret et qui in ligno vincebat , in ligno quoque vinceretur {Prœf. de Cruce).

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d'un côté, la main qui unit les extrémités de la terre: de l'autre celle qui chasse Adam du paradis. L'élévation est opposée à la chute; le vinaigre et le fiel , à la sensualité et à la gourmandise ; la mort, à la mort; les ténèbres, aux ténèbres; la sépulture, au retour à la poussière. Enfin la résurrection du Christ est le gage de la nôtre '.

L'échelle de Jacob est aussi la figure de la Croix. « Jésus nous a ouvert le ciel par la Croix, dit Bossuet, c'est pourquoi je la compare à cette mystérieuse échelle qui parut au patriar- che Jacob, « il voyait les anges monter et descendre 2 » ! Que veut dire ceci, chrétiens? N'est-ce pas nous faire entendre que la Croix de notre Sauveur renoue le commerce entre le ciel et la terre; que, par cette Croix , les saints anges viennent à nous, comme à leurs frères, à leurs alliés, et en même temps, nous apprennent que, par la même Croix, nous pouvons remonter au ciel avec eux, pour y remplir les places que leurs ingrats compagnons ont laissées vacantes 3? »

La Croix est la verge miraculeuse de Moïse 4 ; elle a frappé la pierre qui est Jésus-Christ s , et des plaies béantes , du côté ouvert du Fils de Dieu, elle a fait jaillir les flots intarissables de la grâce surnaturelle et de la vie divine °.

La Croix a été figurée encore par le serpent d'airain que Moïse éleva dans le désert comme le signe et l'arbre du salut, afin que tous ceux qui le regardaient fussent guéris de la morsure des serpents envoyés par la justice irritée de Dieu. C'est l'inter- prétation 'du divin Maître lui-même dans l'Évangile de S. Jean: (( Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, disait le Sauveur, il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il obtienne la vie éternelle 7. »

La Croix est encore ce bois mystérieux jeté par Moïse dans les eaux de Marath 8, pour en adoucir l'amertume. « Par ce bois, dit S. Augustin , Dieu a rendu ces eaux suaves, annonçant ainsi à l'avance la gloire et la grâce de la Croix °. »

Oui , c'est la Croix qui ôte leur amertume aux eaux si profon- des et si troublées de nos épreuves et de nos douleurs. Elle met la résignation, la paix et la joie la nature abandonnée à elle-même ne trouve qu'abattement, tristesse et désespoir.

1. Orat. II. - 2. Gen. XXVIII, 12.

3. Discours sur la vertu de la Croix de Jésus-Christ. 4. Num. XXII.

5. Omnes eumdem potum spiritalem biberunt : bibebant autem de spiritali consé- quente eos petra : petra autem erat Christus. (Cor. X, 4.)

6. Haurietis aquas cum gaudio de fontibus Salvatoris. (Isaise,XII, 13.-)

7. Sicut Moyses exaltavit serpentem in deserto.ita exaltari oportet Filium hominis ut omnis qui crédit in ipsum non pereat, sed habeat vitam eeternam (Joan. 111,14, 15.)

8. Exod. XV, 23 etseq. - 9. S. Aug. in Exod, n. 171.

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Quand la Croix touche au calice de nos douleurs, elle le consa- cre et en fait le calice des divines ivresses, le calice de notre amour et de notre félicité : Calix meus inebrians , guam prceclarus est ! 1

Le signe de la Croix est représenté par le sang de l'agneau qui préservait la demeure des enfants d'Israël, à l'heure passait l'ange exterminateur 2 ; et aussi par ce signe de Thau dont parle Ézéchiel, qui avait la forme exacte de la Croix et qui, imprimé sur le front, écartait les coups de la justice divine 3.

Moïse élevant ses bras en forme de Croix sur la Montagne, et obtenant ainsi du peuple de Dieu la victoire sur les armées d'Amalec 4 , est la figure frappante de Jésus-Christ étendant les bras sur la Croix dans le sacrifice du Calvaire, les étendant encore, chaque jour et à chaque instant du jour, sur tous les points du monde, dans le sacrifice de nos autels. Quand Moïse abaissait ses bras fatigués, Amalec était victorieux; quand il les relevait , dans l'ardeur de ses supplications , la victoire revenait aux armées d'Israël. Et ainsi, depuis dix-neuf siècles, quand les divins enseignements du Calvaire sont méconnus; quand la Croix n'est plus adorée et aimée ; quand la pénitence et l'immolation n'ont plus de divines et irrésistibles séductions sur les âmes des fidèles et des pasteurs ; quand l'épreuve et la persécution n'élèvent plus les cœurs au dessus de la terre dans les élans du sacrifice et de l'espérance, les défaillances se multiplient, et la défaite se met dans les légions de Dieu, l'erreur fait reculer la vérité, et la haine est victorieuse de l'éternel amour.

Pour annoncer la Croix, Dieu a ajouté à l'éclat des figures l'autorité de la prophétie.

Ecoutez la grande voix d'Isaïe dans un récit qui paraît moins une vue de l'avenir que la narration du passé : « Nous l'avons vu, et il n'avait rien qui attirât l'attention, et nous l'avons méconnu. Il nous a paru un objet de mépris, le dernier des hommes, un homme de douleurs, qui sait ce qu'est la souf- france. Son visage était comme caché et méprisable, et nous ne l'avons pas reconnu. Véritablement il a pris sur lui nos langueurs et il s'est chargé de nos douleurs. Nous l'avons considéré comme un lépreux, comme un homme frappé de Dieu et humilié. Il a été percé de plaies pour nos iniquités et brisé pour nos crimes. Le châtiment, condition de notre peine,, est tombé sur lui, et nous avons été guéris par ses blessures. Il a été offert parce qu'il l'a voulu. 11 n'a pas ouvert la bouche. Il sera mené à la mort comme une brebis qu'on va égorger ; il

1. Ps. XXII, 5. - 2. Exod. XII, 7 et seq. - 3. Ezech. IX, 4. - 4. Exocl. XVII, 12, 13.

LA CROIX 305

demeurera dans le silence comme l'agneau devant celui qui le tond. Il est mort au milieu des douleurs , ayant été condamné par des juges ' ».

Dans les clartés de sa vision, David contemple le Rédempteur sur le bois de son supplice. Il entend le cri de sa douleur: « Ils ont percé mes pieds et mes mains. Ils ont compté tous mes os; ils se sont divisé mes vêtements et ils ont jeté ma robe au sort 2 ».

Puis ce sont les conquêtes et les gloires de la Croix que célèbrent les prophètes. Après avoir salué dans l'avenir la puissance de celui qui sera appelé l'Admirable, le Conseiller, le Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, le Prince de la paix, Isaïe chante : « C'est sur ses épaules que reposera la puissance » : Et principatus super humeru mejus 3. Qui racontera sa génération?. . . Lorsqu'il aura livré son âme pour le péché, il verra sa race durer longtemps, et la volonté de Dieu sera accomplie pour lui '' ». « Le Seigneur élèvera son étendard aux regards d'un peuple lointain, il l'appellera par un coup de sifflet des extré- mités de la terre, et ce peuple accourra avec une prodigieuse rapidité s ».

Et ailleurs, après avoir, dans un splendide langage, montré les multitudes innombrables accourant vers «Celui qu'il a établi pour être la lumière des nations et le salut qu'il a envoyé jusqu'aux extrémités de la terre», Dieu promet la croix à son Fils, comme l'étendard de ses merveilleuses conquêtes. «Voici ce que dit le Seigneur Dieu: J'étendrai ma main vers les nations, j'élèverai mon étendard aux regards de tous les peuples, et les rois t'adoreront, la face prosternée contre Terre, et ils baise- ront la poussière de tes pieds , et tu sauras que c'est moi qui suis le Seigneur, et que ceux qui m'attendent ne seront pas confondus G.»

L'adorable Maître lui-même a annoncé qu'il mourrait sur la Croix. Mais ce supplice n'était pas admis par la loi de Moïse ; c'est pourquoi les Juifs le conduisirent du tribunal de Caïphe à celui de Pilate : « Le Fils de -l'homme sera livré aux princes des prêtres et aux scribes, a dit le Sauveur, et ils le condamneront à mort, et ils le livreront aux gentils pour qu'ils le couvrent d'outrages, qu'ils le flagellent et le crucifient-, et le troisième jour il ressuscitera 7 ». Et S. Jean, dans son Évangile, après avoir rapporté ces paroles de Pilate : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi», et la réponse des Juifs: « Il ne nous est pas permis d*e mettre quelqu'un à mort », ajoute : « Afin que

1. Isaiœ, LUI, 1 et seq. - 2. Ps. XXI, 18, 19. 3. Isaiœ, IX, 5. - 4. Isaiœ, LI1I, 8.

5. Isaicfc, V, 26. 6. Isaise , XLIX , 22, 23.

7. Math. XX, 18, 19 - Marc. X, 33, 34. - Luc. XVIII, 32, 33.

III. VINGT.

306 STATION DE CARÊME

fût accomplie la parole de Jésus annonçant de quelle mort il devait mourir»: Ut sermo Jesu adimpleretur significans qua morte esset moriturusK .

Jésus-Christ a prophétisé aussi sa puissance et ses triomphes sur la Croix et par la Croix. « Quand je serai élevé de terre, a-t-il dit, j'attirerai tout à moi» : Et ego , si exaltatus fuero a terra , omnia traham ad meipsum 2. L'Esprit-Saint lui-même a interprété ces paroles du supplice du Calvaire et de la Croix: ((Et Jésus parlait ainsi, dit S.Jean, pour faire entendre de quelle mort il devait mourir 3. »

Nous le verrons bientôt, Jésus-Christ a tout attiré à lui par les divins enseignements de la Croix et par la puissance de l'amour qui a racheté et sauvé le monde.

Jésus-Christ a tout attiré à lui par l'efficacité de son sacrifice, par les mérites de son sang et de sa mort. Il a tout attiré à lui en réconciliant le ciel et la terre, Dieu et la créature, les Juifs et les Gentils, les anges et les hommes; « car c'est lui qui est notre paix, dit S. Paul, c'est lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un, qui a détruit en sa chair la muraille de séparation, les inimitiés qui les divisaient..., afin que les ayant réunis tous deux en un seul corps, il les réconciliât à Dieu par la Croix4.»

(( O admirable puissance de la Croix! s'écrie le pape S. Léon. O ineffable gloire de la passion, dans laquelle nous admi- rons le tribunal du Seigneur, et le jugement du monde, et le pouvoir du crucifié! Vous avez tout attiré à vous, Seigneur, lorsque, le voile du temple étant déchiré, le Saint des Saints a été enlevé à des Pontifes indignes, afin que la figure fût rem- placée par la vérité, la prophétie par sa réalisation, et la loi par l'Évangile. Vous avez tout attiré à vous, Seigneur, afin que ce qui était caché dans le temple de la Judée, sous les ombres des figures, fût célébré parla piété de tous les peuples dans un culte ouvert à tous. Maintenant, en effet, l'ordre des lévites est plus glorieux, la dignité des chefs est plus grande, l'onction des prê- tres est plus sainte, parce que votre Croix est la source de toutes les bénédictions, la cause de toutes les grâces; par elle, la vertu nous est venue de l'infirmité, la gloire de l'opprobre, la vie de la mort5».

Jésus-Christ a prophétisé enfin le triomphe suprême de la Croix au dernier jour. « Le soleil s'obscurcira, a dit l'adorable Maître, et la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tombe- ront du ciel , et les vertus du ciel seront ébranlées -, le signe du Fils de l'homme apparaîtra dans le ciel, le Fils de l'homme

l.Joan. XVIII, 31, 32.-2. Joan.XII, 32.-3. lbid.U, 4. Ephes. II, 14 , 16. 5. Serm. 8 De passione.

LA CROIX 307

viendra sur les nuées du ciel avec une puissance et une grande majesté1.»

Comme toutes les autres, cette prophétie s'accomplira. Quand les tombeaux se seront ouverts, quand la poussière de cette terre, qui n'est que la cendre des morts, se sera ranimée à la voix de Dieu , la Croix apparaîtra dans la puissance et dans la gloire au dessus de toutes les générations assemblées. Signe de miséricorde et d'amour, elle sera aussi le signe delà justice inexorable et de la vengeance éternelle. Les justes la salueront de leurs cantiques d'espérance, les réprouvés la contempleront dans une indicible terreur. Elle sera à elle seule le livre des terribles accusations, et, en ce jour de la colère, de la tribula- tion et de l'angoisse, en ce jour de la calamité et de la misère, en ce jour des ténèbres et de la nuit, en ce jour des nuées sombres et des tempêtes2, l'indignation et la justice divines s'allumeront au souvenir de la miséricorde outragée, de la rédemption méprisée, de la Croix repoussée et maudite. «Sei- gneur, lorsque vous vous abandonnerez à votre colère, dit le prophète, vous vous souviendrez de votre miséricorde)): Cum iratus fueris , misericordiœ recordaberis3.

II. —Nous avons contemplé la Croix dans les figures et les prophéties-, nous devons recueillir avec un cœur docile ses sublimes enseignements.

Les enseignements de la Croix sont l'abrégé de toute la doctrine et de toute la morale du divin Maître; ils sont le résumé du christianisme tout entier. Aussi S. Paul, le docteur des nations, affirmait « ne savoir que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié 4. »

Et d'abord le Dieu inconnu 5 que l'Apôtre annonçait à l'Aréo- page d'Athènes et au monde enseveli dans les ténèbres et l'ombre de la mort 6 , s'est révélé sur la Croix dans tout l'éclat de ses perfections infinies.

Ici apparaissent en effet la souveraineté et la toute-puissance de Dieu qui réclamaient une satisfaction proportionnée à sa dignité outragée. Ici apparaît la sagesse éternelle qui a uni Dieu et l'homme dans l'œuvre de cette satisfaction , demandant à la nature humaine ses infirmités et ses douleurs, demandant à la personne divine ses mérites infinis. L'efficacité de la rédemption surpasse de beaucoup le malheur et les ruines qu'elle devait réparer; car elle rend à Dieu une gloire infiniment supérieure à l'hommage de toutes les créatures, et élevant l'homme au dessus

1. Matth. XXIV, 30.

2. Diesirœ, dies illa.dies tribulationis et angustise, dies calamitatis et miseriee, dies tenebrarum et caliginis , dies nebulae et turbin IsA.Sophon. I, 15 ),

3. Habac. III, 2.— 4. Non enim judicavi me scire aliquid inter vos,nisi Jesum Christum , et hune crucifixum (1 Cor. II, 2). -5. Act, XVII, 23. - G. Luc. 1 , 79.

308 STATION DE CARÊME

de la grandeur d'où il est déchu, elle le contraint de s'écrier dans sa reconnaissance et son admiration : « O heureuse faute, qui nous a mérité uu tel Rédempteur! »

« Le Rédempteur cloué à la Croix avec ses bras étendus est le livre ouvert de la justice de Dieu; et le doigt de l'Éternel y a écrit avec du sang et des' blessures, en caractères plus durables que ceux qu'on grave sur des tables de pierre : Je suis le Dieu

juste; je suis Celui qui punit le péché La Croix nue et

dure, rougie de sang, avec sa honte, ses outrages et ses dou- leurs, ses angoisses poignantes, son épouvantable agonie et son complet délaissement du côté de Dieu: voilà la manifestation du Dieu juste dans la personne du Christ. Autant de blessures dans le corps du divin Crucifié, autant de témoins; autant de gouttes de sang, autant de voix qui crient dans l'univers et qui font entendre, à travers tous les siècles jusqu'à la fin des temps cette vérité, que Dieu est juste et que ses jugements sont terribles, et « qu'il est épouvantable de tomber entre les mains du Dieu vivant1 ».

Aussi la Croix nous apprend la grandeur du péché.

J'ai péché, dit l'impie, et que m'est-il arrivé de triste?» Peccavi, et quid mihi accidit triste2? Qu'est-ce que le péché? dira le. chrétien dominé par ses passions et cherchant une excuse à sa faiblesse: le péché, ce plaisir, d'un instant, cet entraînement qu'a subi le cœur; le péché, ce plaisir, cette satisfaction à la chair en révolte? Le péché est la révolte contre Dieu, contre sa loi, c'est le mépris de son autorité, de sa sagesse, de sa bonté, de son amour, de sa miséricorde, de sa justice, de sa perfection infinie.

Jésus-Christ crucifié, abreuvé d'outrages, couvert de plaies, défiguré, couronné d'épines, cloué à un gibet infâme , voilà l'image du péché, voilà l'homme tel que l'a fait le péché.

Et pourtant le Sauveur a dit: « Ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants, car si le bois vert est ainsi traité, que sera-ce du bois sec3? » Si le Fils de Dieu a subi le supplice de la Croix parce qu'il a pris sur lui nos iniquités4; s'il est mort pour satisfaire à la justice de son père, est-ce que le péché lui-même n'a pas quelque chose de l'infini qu'il outrage et de la satisfaction infinie qu'il repousse et qu'il méprise?

S'il est vrai que Jésus-Christ a été crucifié à cause de nos péchés3, à cause des péchés que nous avons commis et que

1. Hebr. X,31.— Hettinger: Apologie du christianisme, 4e volume.

2. Eccli. V, 4.-3. Luc. XXIII, 28.

4. Qui peccata nostra ipse perlulit in corpore suo super lignum... cujus livore. sanati eslis (I. Petr. XII, 24).

5. Vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra (Isaise, LUI, 5.)

LA CROIX 309

nous commettons tous les jours, il faut conclure que, par cha- cun de ces péchés, nous prenons une part plus grande, et par conséquent plus criminelle, aux douleurs et au supplice de notre Sauveur et à l'œuvre déicide de ses bourreaux. Il faut en conclure que nos péchés ont crucifié Jésus-Christ et que chaque péché renouvelle le supplice delà Croix, que chaque péché est un outrage à Jésus-Christ crucifié pour nous. Aussi S. Paul affirme que « par le péché nous crucifions de nouveau le Fils de Dieu dans nos cœurs »: Rursum crucifigentes sibimetipsis Filium Dei]. «Celui qui commet le péché, dit encore le grand Apôtre, foule aux pieds le Fils de Dieu; il profane le sang du nouveau Testament par lequel il a été sanctifié2 ».

La Croix est encore la plus haute, la plus touchante manifes- tation de l'amour de Dieu pour nous. Elle est le plus sublime enseignement de la charité qui résume le christianisme tout entier; delà charité qui est « la plénitude de la loi3 », « le lien de la perfection !i ».

La Croix est la sublime manifestation de Dieu, « qui a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique... afin que le monde fût sauvé par lui 3 » , de Dieu qui « est charité 6 ».

Comment le pécheur douterait-il du pardon, en présence de la Croix sur laquelle Dieu est mort pour le sauver et lui ouvrir le ciel? Sur la Croix , le Fils de Dieu étend ses bras pour réunir tous les hommes dans sa miséricorde infinie. « J'ai étendu, dit-il, mes bras vers ce peuple incrédule et qui ne veut pas de moi7 ». (( Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l'as pas voulu 8 ».

Comment la Croix ne serait-elle pas la plus éloquente leçon de l'amour des hommes? Elle les a tous rachetés au même prix et par le même sacrifice, elle a fait de tous, les fils bien-aimés du père, les frères et les cohéritiers de Jésus-Christ.

S. Jean, qui a appris sur le cœur de l'adorable Maître et au pied de la Croix, la loi delà divine charité, a dit: « Celui qui n'aime pas demeure dans la mort... Nous avons connu la charité de Dieu en ce qu'il a donné sa vie pour nous, et nous devons aussi donner notre vie pour nos frères. Que si quelqu'un possède les biens de ce monde et que, voyant son frère dans la nécessité, il lui ferme ses entrailles, comment la charité de Dieu demeurait-elle en lui 9? »

Le missionnaire place la Croix sur son cœur pour soutenir

1. Hebr. X, 29. - 2. Hebr. VI, 6. 3. Rom. XIII. 10. 4. Col. III. 14.

5. Joan. III, 16-17. -6. Isaiœ, LXV, 2.- 7. Math. XXIII , 37. - 8. IJoan. IV, 16.

9. I Joan. III, 14, 16,17.

310 STATION DE CAREME

son courage , et il la plante tout d'abord sur les plages barbares auxquelles il vient apporter la lumière de l'Évangile et la loi de la charité. Les servantes des pauvres et de tous les infortunés trouvent dans la Croix l'inspiration de leur sublime dévoûment. Et quand la nature humaine est près de défaillir, quand les plaies hideuses du corps, les misères et les hontes de l'âme soulèvent le cœur de dégoût, elles baisent avec un indicible amour la Croix qui est leur force, leur joie et leur espérance.

C'est que ce grand et divin mystère nous révèle la dignité de l'homme racheté parle sang et la mort d'un Dieu, l'égalité de tous dans les hontes de la prévarication et dans la puissance et les gloires du sacrifice rédempteur.

S. Paul, descendu des hauteurs du ciel, proteste « qu'il ne se glorifie que dans la Croix de Jésus-Christ » : Mihi autem absit gloriari nisi in Cruce Domini nostri Jesu Christi 1. « Vous avez été rachetés à un grand prix, dit-il , glorifiez et portez Dieu dans votre corps2 ». Et l'apôtre S. Pierre, enseignant aux fidèles l'obligation de la sainteté, en appelle à la dignité du chrétien : « Puisque vous invoquez comme votre Père , celui qui juge sans acception de personne, sachant que vous n'avez pas été rachetés par des biens corruptibles, par l'or et par l'argent, mais par le sang précieux de l'Agneau sans tache 3.

Jésus-Christ n'est pas mort seulement pour une nation, pour une caste, pour les riches et pour les puissants : « Il s'est donné pour la rédemption de tous » : Dédit redemptionem semetipsum pro omnibus '', et « pour tous il n'y a de salut qu'en lui seul » : Non est in alio aliquo salus b.

Le Dieu de la crèche et de rétable, le Dieu de l'humble atelier de Nazareth, le Dieu qui n'avait pas une pierre reposer sa tête, le Dieu du Calvaire et de la Croix est le Dieu des petits, des pauvres, de tous les vaincus, de tous les méprisés, de tous les délaissés de la terre.

Ah ! je comprends maintenant ce cri de la grande âme de S. Paul: « Il n'y a plus ni gentil, ni juif, ni barbare, ni scythe, ni esclave, ni homme libre, car Jésus-Christ est en tout et en tous 6; vous n'êtes tous qu'un en Jésus-Christ 7 ».

Comment l'oppression des faibles, le mépris des pauvres, l'esclavage avec ses hontes et ses cruautés, auraient-ils résisté à cet enseignement de la Croix, à cet enseignement de l'amour et du sacrifice d'un Dieu?

Aussi, entendez les nobles et fières paroles de S. Jean Chry- sostôme : « Quand tu fais sur toi le signe de la Croix, arme ton front d'une grande confiance, protège ton âme pour la liberté ;

1. - Galat. VI, 14. - 2. I Cor. VI, 20. - 3. I Petr. I, 17, 18, 19. - 4. I Tim. II, 6. - 5. Act. IV, 12. - 6. Coloss. III, 11.-7. Galat. III, 28.

LA CROIX 311

car tu as été racheté à un grand prix, ne sois donc pas V esclave des hommes '. Considère donc , poursuit le grand orateur, le prix qui a été payé pour toi, et tu ne seras l'esclave d'aucun homme 2. »

Le mystère de la douleur est le grand mystère de toute vie humaine, la Croix est la divine explication de ce mystère. Elle nous apprend la beauté, la puissance et la gloire de la souf- france et des larmes. Le divin Crucifié dit à tous ceux qui passent en pleurant sur les tristes chemins de cette terre : « 0 vous qui passez, arrêtez- vous, et voyez s'il est une douleur sem- blable à la mienne , 3 ! »

La Croix, la douleur, c'est la condition de la récompense et du triomphe, « car il a fallu que le Christ souffrît et qu'il entrât ainsi dans la gloire » : Opportuit pati Christum et ita intrare in gloriam snam

La Croix, la douleur généreusement acceptée, c'est l'union parfaite avec le divin Maître. On a dit: « se résigner, c'est mettre Dieu entre la douleur et soi ». Il y a mieux encore : mettre Dieu avec soi et en soi. Or, parla douleur, nous sommes unis au Rédempteur: Cum ipso sum in tribulatione 3: par elle, nous sommes fixés à la Croix avec Jésus- Christ : Christo confixus sum Cruci G ; par elle , la vie de Jésus-Christ est mani- festée dans nos corps eux-mêmes, et notre chair meurtrie porte les stigmates glorieux du Crucifié : Ut et vita Jesu manifestetur in carne nostra mortali 7 .

Mais la Croix est la source des divines consolations. C'est surtout du haut de la Croix que le divin Maître-fait entendre ces paroles de sa tendresse : « Venez à moi, vous qui travaillez et quiètes accablés, et je vous soulagerai, et vous trouverez le repos de vos âmes 8. »

Avec la consolation, elle donne la joie : « Vous tous qui avez part à la passion de Jésus-Christ, réjouissez-vous », dit l'apôtre S. pierre °. Cette joie, elle embaume le cœur et la vie; et la tristesse et les larmes disparaissent dans une félicité surhu- maine. « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés10.» Et cette félicité a des séductions qui attirent et qui ravissent les cœurs. Sainte Thérèse s'écrie: « Souffrir ou mourir», et Sainte Madeleine de Pazzi, plus héroïque encore, ajoute : « Non pas mourir, mais souffrir » ; cette félicité déborde l'âme et elle éclate en des accents qui ont étonné la terre : « Je surabonde de joie dans toutes mes tribulations », s'écrie l'apôtre S. Paul : Super abundo gaudio in omni tribulatione nostra u.

i. I Cor. VII, 23. -2. In Math. cap. LIV,4.-3. Thren. I, 12. -4. Luc XXIV , 26.

- 5. Ps. XC, 15.-6. Galat, II, 19. - 7. II Cor. IV, 11. -8. Math. XI, 24 . - 9. 1 Petr . IV, 13.

10. Math. V, 5. - 1. II Cor. VII , 4.

312 STATION DE CAREME

La douleur unie à la Croix est la transfiguration surnaturelle et la beauté divine des âmes ; elle est la puissance souveraine qui expie , qui rachète et qui sauve.

Aussi, la Croix est le signe des grandes et divines missions, le sceau réservé des œuvres que Dieu inspire, la puissance surnaturelle qui accomplit et ces missions et ces œuvres. « Je me plais dans mes infirmités, dit l'apôtre, dans les outrages, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les angoisses, pour Jésus-Christ ; car ma puissance me vient de mon infirmité elle-même »: Cum enim infirmor , tune pot ens sum '.

Tout ce qui est vil et abject est dans l'égoïsme et dans le plaisir; tout ce qui est noble, tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, tout ce qui est héroïque est dans le sacrifice, au pied de la Croix, et dans le sang de Jésus-Christ.

Nul n'est appelé à servir la vérité méconnue, la justice outragée, les saintes causes abandonnées, s'il n'accepte le calice de Gethsémani, s'il ne boit le fiel et le vinaigre, s'il ne porte au front la couronne d'épines, s'il n'embrasse avec amour la Croix sur laquelle il faut souffrir, se taire et mourir.

0 apôtres du progrès et de la grandeur humaine , pourquoi donc repoussez-vous cet enseignement de l'abnégation, du sacrifice et de l'héroïsme ? Pourquoi repoussez-vous ces divines révélations qui apaisent, qui consolent la douleur et qui la transfigurent dans la félicité ?

0 apôtres de la libre pensée, ô prétendus amis du travailleur et du pauvre, ô philosophes, ô sages, ô politiques, qu'avez- vous donné, que donnez-vous à ceux qui souffrent et qui pleurent, pour remplacer l'amour et les promesses de Dieu? Que mettez-vous dans leurs mains fatiguées et sur leurs lèvres pâlies par la privation et par la souffrance, quand vous leur avez ravi la Croix de Jésus-Christ?

Ah! je vous en supplie, ne touchez pas à ce trésor du pauvre, à cette consolation des cœurs brisés; ne touchez pas à ce livre du peuple! Laissez la Croix étendre ses bras au foyer attristé, dans la mansarde froide et nue ! Laissez la Croix dans la demeure de l'ouvrier qui gagne à la sueur de son front le pain de ses enfants: elle lui parle de résignation, de mérites divins, et de joies éternelles! Laissez la Croix à l'épouse désolée qui ne peut dire qu'à Dieu seul, et les tortures secrètes de son cœur, et les désenchantements de sa vie ! Laissez la Croix à cette mère qui pleure sur un cercueil : laissez-lui, avec la Croix, le Dieu qui a rendu à la veuve de Naïm le fils qu'elle avait perdu, et qui a vu sa mère debout dans l'immensité de sa douleur au pied de sa Croix sanglante! Laissez à tous les malheureux, à tous les

1. Ibid. XII, 10.

LA CROIX 313

trahis, à tous les abandonnés, la Croix du Dieu quia voulu connaître l'ingratitude, la douleur, l'outrage et l'abandon! Laissez la Croix à l'indigent qui se dit : Dieu a eu soif et on lui a donné du fiel et du vinaigre ! Laissez la Croix au mourant qui baise le corps meurtri, la tête couronnée d'épines, les pieds sanglants de son Dieu, et qui dit: Dieu a souffert, il est mort, et il est mort pour moi!

Je vous en supplie, ne repoussez pas la Croix de Jésus-Christ. Un jour peut-être, elle sera votre seul espoir, votre dernier refuge, et vous redirez cette prière que la vue d'un crucifix arrachait à un poète de notre temps,

Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi :

((0 Jésus, pardonne-moi. Je suis dans un siècle impie, et

j'ai beaucoup à expier Pardonne à ceux qui te blasphèment!

Ils ne t'ont jamais vu, sans doute, quand ils étaient au déses- poir! 0 Christ, les heureux de ce monde pensent n'avoir jamais besoin de toi! pardonne: quand leur orgueil t'outrage, leurs larmes les baptisent tôt ou tard ; plains-les de se croire à l'abri des tempêtes, et d'avoir besoin, pour venir à toi, des leçons

sévères du malheur C'est un instrument de supplice qui

t'a servi à monter au ciel et qui t'a porté, les bras ouverts, au sein de ton Père glorieux: et nous, c'est aussi la douleur qui nous conduit à toi comme elle t'a amené à ton Père; nous ne venons que couronnés d'épines nous incliner devant ton image; nous ne tombons à tes pieds sanglants qu'avec des mains ensanglantées, et tuas souffert le martyre pour être aimé des malheureux »c

Les enseignements de la Croix résument toute la morale de l'Évangile: Écoutez le divin Maître Que celui qui veut venir après moi, se renonce soi-même; qu'il prenne sa Croix et qu'il me suive1 ». «Tout ce que nous recherchions dans nos désirs déréglés, a dit S. Augustin, Jésus-Christ s'en priva pour le rendre méprisable. Tout ce que nous voulions éviter, en dépit de la sagesse, il le souffrit: car on ne saurait commettre un péché qu'en recherchant ce qu'il a méprisé ou qu'en fuyant ce qu'il a enduré2». «Quel orgueil sera guéri, s'il ne l'est par l'humilité du Fils de Dieu? Quelle avarice sera guérie, si elle ne peut l'être par la pauvreté du Fils de Dieu? Quelle colère sera guérie, si elle ne l'est par la patience du Fils de Dieu? Quelle impiété sera guérie, si elle ne Test par la charité du Fils de Dieu!3))

Enfin, la Croix est le livre des Saints: elle est pour eux la

1. Matth. XVI. 24.

2. S. August. De vera religione , cap . XVI. 3. Id. De arjone Christi, cap. XI.

314 STATION DE CARÊME

source première des lumières surnaturelles. Le curé d'Ars, à qui on demandait il trouvait les réponses aux questions si nombreuses, si délicates et si élevées qui lui étaient proposées chaque jour, montrait son prie-Dieu et son crucifix.

Le docteur angélique affirmait que sa science lui venait surtout de la prière au pied de la Croix.

0 vous donc qui demandez une foi plus ardente ; vous qui voulez pénétrer le sens de l'Évangile; vous qui hésitez sur les chemins obscurs de votre vie; vous qui désirez déplus vives lumières, prenez et lisez, prenez et lisez le livre divin de la Croix !

«C'est là, ditBossuet, que Jésus-Christ, étendant les bras, nous ouvre le livre sanglant dans lequel nous pouvons apprendre tout l'ordre des secrets de Dieu, toute l'économie du salut des hommes, la règle fixe et invariable pour former tous nos juge- ments, la direction sûre et infaillible pour conduire droitement nos mœurs: en un mot, le mystérieux abrégé de l'Évangile et de toute la théologie chrétienne... 0 Croix, que vous donnez de grandes leçons! 0 mon Crucifix, que vous répandez de vives lumières! Mais elles sont cachées aux sages du siècle: nul ne vous pénètre qu'il ne vous révère ; nul ne vous entend qu'il ne vous adore1.

III. Ces sublimes enseignements de la Croix ont été réalisés dans les vertus, dans les grandeurs et les gloires de nos sociétés chrétiennes.

Déjà nous avons entendu les prophètes et le divin Maître annonçant les victoires, les conquêtes, les triomphes de la Croix. Elle est le signe , l'étendard que Dieu a fait apparaître aux regards de tous les peuples pour les réunir dans l'amour et l'adoration, elle est l'arbre du sacrifice suprême du haut duquel le Fils de Dieu a attiré tout à lui.

Et ce triomphe de la Croix est le triomphe de l'amour. C'est surtout par les liens de l'amour que Jésus-Christ a attiré à lui les âmes et les nations, l'humanité tout entière. Depuis dix- neuf siècles, cet amour, triomphant de la faiblesse et de l'incons- tance de l'homme, le retient dans un embrassement divin sur le cœur de Jésus-Christ: Traham eos in vinculis charitatis2. La lumière n'aurait pas suffi à établir le règne de l'Évangile. Pour surmonter les résistances de l'intelligence, la plus sublime doctrine devait vaincre d'abord l'indifférence et l'égoïsme du cœur. Le cœur, c'est lui qu'il fallait atteindre, pour conquérir l'homme tout entier. C'est le cœur qu'il fallait élever et purifier; c'est le cœur qu'il fallait embraser d'un amour supérieur à

1. Bossuet. Sermon sur la Passion. 2. Oseœ, XI, 4.

LA CROIX 315

tous les amours qui s'éteignent et qui meurent, d'un amour qui fût l'inspiration surhumaine , inextinguible , de tous les dévoûments héroïques.

Aussi, la Croix est la plus haute manifestation de l'amour, dans le sacrifice absolu, dans le sacrifice et le don de la vie d'un Dieu: car ce il n'y a pas, a dit l'adorable Maître, il n'y a pas de plus grand témoignage d'amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime 1 ».

Dans cette immolation, est apparue aux regards de l'homme, la beauté supérieure et divine qui lui demandait le suprême amour. Celui « qui est la splendeur de la gloire du Père et la forme de sa substance2, » s'est manifesté, avec un irrésible éclat, dans l'humiliation, la douleur et l'anéantissement.

« Nulle beauté n'apparaissant au monde sans y faire naître un amour nouveau, le Christ, Homme-Dieu, avait eu, pour premier effet de son épiphanie parmi nous, la récompense d'un amour que l'homme ne connaissait pas, ou du moins, dont il avait perdu la trace, en perdant, avec son innocence, la vision de ses premiers jours. Et quand le Christ, après avoir vécu, vint à mourir pour nous, sa beauté, tombant de la Croix, reprit , dans les abîmes de la charité , le caractère de l'infini qu'elle semblait avoir perdu; sa mort illumina sa vie, et cette image, invincible désormais, traverse tous les temps, sous les regards de ceux qui l'adorent et sous les regards de ceux qui la répudient, maîtresse de ceux-là par un amour qui surpasse tous les autres, maîtresse de ceux-ci par l'impuissance ils sont d'aimer comme le Christ aima3 ». ^

Et alors cet amour éclatait en des accents qui ont étonné la terre. « Qui nous séparera de la charité du Christ? Sera-ce la tribulation , l'angoisse, la faim , la nudité? Sera-ce le péril de la persécution? Sera-ce le glaive? Mais nous sommes plus forts que toutes ces craintes, à cause de Celui qui nous a aimés. Oui, j'en suis certain, ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni le présent, ni l'avenir, ni la force, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur 5 ».

Le triomphe de la Croix est aussi le triomphe de la justice. C'est le triomphe de la justice divine vengeant ses droits mécon- nus dans une expiation d'un mérite infini. C'est le triomphe de cette même justice pénétrant, par les enseignements de l'Évangile et de la Croix, les mœurs, les institutions, les lois, et mettant le droit sacré des petits et des faibles au dessus du règne sans

1. Joan. XV, 13. 2. Cum sit splendor glorim et forma substantiœ ejus. (Hebr. I, 3). 3. Lacordaire : Conférences, de Toulouse, 5e conférence. 4. Rom. VIII, 35 et seq.

316 STATION DR CAREME

limites et sans pitié de l'astuce et de la force brutale. C'est le triomphe de la justice et de la sainteté, le triomphe de toutes les vertus, fleurs célestes que fit éclore sur les rochers du Calvaire la rosée du sang de Jésus-Christ : « Béni soit le bois par lequel justice est accomplie » : Benedictum est lignum per quod fit justitia 1 .

Mystère plus étonnant encore ! Toutes les victoires, tous les triomphes de Jésus-Christ ont leur cause première dans les humiliations et les opprobres de la Croix, de telle sorte que ce gibet sanglant est la colonne qui porte tout cet édifice de grandeur et de gloire, l'Évangile, l'Église, l'œuvre divine du Sauveur. Écoutez encore le sublime langage de S. Paul : « Il s'est humilié en se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la Croix : c'est pourquoi Dieu l'a glorifié et lui a donné un nom au dessus de tous les noms, afin qu'au nom de Jésus, tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu son Père 2 ».

Aussi, la Croix qui a été, dès le premier jour, le signe de la rédemption et du salut, le symbole du sacrifice, fut encore et surtout le symbole de la victoire. Dans les catacombes, elle ne porte pas le corps meurtri du divin Maître , elle est ornée de pierreries , entourée de rayons , de feuillage et de fleurs : on l'appelle croix gemmée. Dès l'époque de Constantin, elle porte au centre , dans un médaillon, l'image de Jésus-Christ ; au pied repose l'agneau symbolique. Et quand, après le concile quinisexte de Constantinople en 692, le Christ apparaît sur la Croix, sa tête est ornée d'une couronne et d'un nimbe \ il est revêtu de la tunique de pourpre des empereurs romains : c'est le vainqueur de la mort et du monde.

Au moyen-âge , le Christ est représenté sur la Croix avec la couronne d'épines, les pieds croisés et cloués, et le crucifix apparaît partout dans les églises, sur les jubés, au fond de l'abside, en face de la chaire de vérité, sur le tribunal delà miséricorde et du pardon, sur l'autel du divin sacrifice. Quand la piété des peuples élève les premières basiliques, les humbles églises, les magnifiques cathédrales, elle leur donne la forme de la croix comme pour attester que toute la religion se résume dans la doctrine et les victoires du signe de notre rédemption. 3

1. Sap.XXIV, 7. - 2. Philip. XII, 2 et seq.

3. S. Charles Borrornée precrivait cette forme : Ecclesia omnis..... crucis instar sit : quœ cum multiplex, tum oblonga esse potest; hcec in frequentiori usu.

D'après les Constitutions apostoliques et d'après les usages consignés dans les écrivains de l'antiquité chrétienne, le chevet de l'Église devait être tourné vers l'Orient: Aedes sii oblonga, ad orientent versa (Constit. apost.) Fuit creditum ab Apostolis œdes sacras conslrui versus orientera (S. Clément.). C'est de l'Orient que nous sont venus la lumière, le salut, le soleil de l'éternelle justice : Ecce vir oriens nomen ejus (Zachar. VI, 12).— O Oriens, splendor lucis œternœ et sol justitiœ : veni et illumina sedentes in leneris e umbramortis (Ant. Adv.)

LA CROIX 317

La Croix se montre en souveraine sur les chemins, au faîte des édifices, au foyer domestique, dans les salles des hôpitaux, au prétoire de la justice. Elle est partout pour inspirer et bénir les actes de la vie privée et de la vie publique.

Mais c'est surtout dans la fondation et le progrès des sociétés chrétiennes, qu'apparaissent et l'influence puissante et les triom- phes de la Croix.

Après avoir soutenu le courage des premiers chrétiens dans les ombres des Catacombes et inspiré l'héroïsme des martyrs, après avoir amené à la foi de l'Évangile Constantin et l'empire, elle se montre aux hordes barbares. Elle touche les cœurs farouches de ces races indomptées , elle courbe dans la pitié et dans la justice le front des vainqueurs impitoyables, et sur les ruines amoncelées , au milieu de la désolation et de la mort , elle reste debout comme le présage et le principe d'une société nouvelle.

« Quand la poussière qui s'élevait sous les pieds de tant d'armées , qui sortait de l'écroulement de tant de monuments fut tombée , a dit Chateaubriand , quand les tourbillons de fumée, qui s'échappaient de tant de villes en flammes, furent dissipés, quand la mort eut fait taire les gémissements de tant de victimes, quand le bruit de la chute du colosse romain eut cessé, alors on aperçut une Croix, et au pied de cette Croix un monde nouveau ] ».

Malgré ses luttes sanglantes, ses défaillances et ses excès, le moyen-âge est, dans tout ce qu'il a de grand, de fécond, d'héroïque, le règne souverain de la Croix. Elle règne sur tous les sommets, elle inspire et dirige toutes les entreprises des peuples, comme elle brille au faîte des splendides basiliques.

C'est la Croix à la main que Pierre l'Ermite soulève l'Occident et l'entraîne à la délivrance du tombeau du Christ, à la défense de la civilisation chrétienne contre l'invasion musulmane. Prendre la Croix, c'est s'enrôler dans ces armées parfois indisciplinées, souvent imprudentes , mais toujours héroïques des guerres saintes.

Les trois grands ordres militaires du Temple, de Saint-Jean de Jérusalem et de Sainte-Marie des Allemands sont la milice permanente de la Croix; et ces Chevaliers du Christ restent forts et glorieux jusqu'au jour ils oublient, dans de honteuses défaillances, le signe sacré qui ornait leur cuirasse de bataille et qui gardait leurs cœurs.

Rodolphe de Habsbourg, fondateur d'une race illustre, sau- veur de son pays livré à l'anarchie, véritable successeur de

Charlemagne, ne trouvant pas de sceptre dans la cérémonie de

1. Études historiques.

318 STATION DE CAREME

son sacre, saisissait le crucifix de l'autel en s'écriant: « Voilà mon sceptre, je n'en veux pas d'autre ».

Alphonse le Bref brisait l'empire du Croissant, à la fameuse journée de Navas, de Tolosa, consacrée dans les traditions du peuple espagnol par le souvenir d'éclatants prodiges, et le grand Pape Innocent III célébrait cette victoire en instituant la fête du Triomphe de la Croix qui subsiste encore en Espagne.

Le type achevé du roi chrétien , l'humble disciple de l'Évan- gile, le serviteur des pauvres, le défenseur inflexible de la justice, le fier et vaillant chevalier de la Croix, S. Louis élève la Sainte-Chapelle comme un reliquaire pour la Couronne d'épines. Poussé deux fois par l'amour de Jésus-Christ vers les plages barbares, il meurt sur la cendre, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux levés vers le ciel.

Quand la corruption, qui a pénétré lentement la société chrétienne, menace de tout envahir, jusqu'au cloître et au sanc- tuaire; quand le clergé et les ordres religieux s'inclinent sous le poids fatal des richesses, Innocent III voit dans un songe prophétique l'église de Saint- Jean de Latran , mère et maîtresse de toutes les églises, prête à crouler et soutenue par deux serviteurs passionnés de la Croix, par un mendiant italien et un pauvre prêtre espagnol.

François d'Assise, V amateur désespéré de la pauvreté, comme parle Bossuet, monte sur les rochers de l'Averne, et là, les rayons, venus des plaies resplendissantes de son crucifix, impriment à sa chair des stigmates triomphants 1 qui font de lui le véritable porte-croix et le gonfalonnier du Christ 2.

Dominique de Gusman étonne les hérétiques par les ardeurs brûlantes de son zèle et par le spectacle de son dénûment, plus encore que par l'autorité de sa parole et les clartés de la science surnaturelle.

Leurs fils les plus illustres, ces docteurs immortels qui ne seront jamais surpassés, sont avant tout les disciples de la Croix. Le crucifix de S. Bonaventure s'anime sous ses baisers, comme l'âme du saint s'illumine et s'enflamme à son contact. Le crucifix de S. Thomas d'Aquin incline la tête et lui dit: «Tuas bien écrit de moi, Thomas, que veux-tu pour ta ré- compense ? » Et l'angélique docteur répond : « Vous seul , Seigneur. »

Mais, une fois encore, le récit du triomphe de la Croix est l'histoire de l'Église catholique et l'histoire des nations qui lui ont été fidèles ; c'est surtout l'histoire de la nation française. La Croix a , pendant quatorze siècles , inspiré et gardé sa postérité ,

1. Corpore suo triumphalia stigmata prœferente (Alexandr. IV, Bull. Benigna).

2. Il gonfalonniere di Christo (Florent di S. Francesco).

LA CROIX 319

sa grandeur , sa puissance et sa gloire : la France ne peut pas l'oublier.

Un illustre écrivain catholique a résumé , dans ces éloquentes paroles, les triomphes de la Croix:

« Il s'est trouvé, dans ce monde de misères et de crimes, un symbole de gloire et de vertu; dans ce monde la force s'est installée avec l'esclavage, un symbole d'éternelle justice et de sainte liberté; dans ce monde de perpétuelle douleur, un symbole de consolation. Celui qui s'est dit le Fils de l'homme a légué l'instrument de son supplice à l'humanité, et, pendant dix-huit siècles, l'humanité, s'est prosternée devant ce legs sacré. Jusqu'à lui, les riches et les rois avaient seuls eu des insignes et des bannières; il en donne une aux pauvres, au genre humain tout entier, et les riches et les rois abdiquent les leurs pour l'adorer. La Croix du Christ a présidé à toutes les destinées du monde moderne, elle s'est associée à toutes ses adversités et à toutes ses gloires. Elle a consacré les pompes les plus illustres de la civilisation , comme les émotions les plus intimes de la pitié. Elle a sanctifié les palais des empereurs et la hutte du paysan. Une Croix a marqué le lieu Tell affranchit sa patrie; une Croix fut le sceau de la grande charte d'Angleterre; une croix surmonte la tombe des victimes de Juillet. Partout et toujours, c'est à son abri que l'humanité a placé sa vertu et sa gloire.

« Après avoir servi de parure à nos vierges, de décoration à nos guerriers, elle recueille nos derniers soupirs, et c'est encore elle qui vient recouvrir nos cercueils. Transmise par un Dieu mourant à son Église, elle a passé de main en main jusqu'à son vicaire d'aujourd'hui , et , pour la deux cent cinquante-huitième fois, elle vient de s'étendre avec d'innom- brables bénédictions sur la ville et le monde. C'est du haut de la Croix que la terre a reçu les premières leçons d'une liberté la seule vraie , d'une égalité la seule possible. Elle est l'abrégé de notre histoire, le code de nos devoirs, la garantie de nos droits, le type de notre civilisation, le signal de notre affranchissement, le sceau de notre avenir ] ».

IV. - Mais devant cette gloire d'un éclat sans égal un pro- blème s'impose à toute intelligence. En vain l'indifférent essaye d'en éloigner ses pensées, en vain l'incrédule le repousse et lui jette l'outrage: le mystère les poursuit, le problème se pose partout resplendit la Croix qui a sauvé et qui domine le monde : Fulget Crucis mvsterium 2.

1. Montalembert. Œuvres Polémiques et diverses? La Croix. (Ces pages ont été écrites en 1831). 2.Hymn. de Pass.

320 STATION DE CAliÊME

Qui donc, en effet a donné à ce bois inerte et méprisé une pareille puissance? Est-ce que, pour la première fois, et contre les données essentielles de la raison humaine, l'effet serait sans cause, ou la cause sans proportion avec l'effet?

Et cette cause, donc est-elle? Qui donc a mis dans cet instrument de la dernière ignominie cette suprême grandeur? Qui donc, depuis dix-neuf siècles , fait jaillir de sublimes enseignements, de divines splendeurs, des abîmes désolés du supplice et de la mort? Qui donc a pu prévoir et prophétiser cette gloire et ce triomphe?

L'homme aurait jeté à sa raison, à tous les instincts de sa nature, à toutes les aspirations de son cœur ce perpétuel défi? Non, non, l'homme n'est pas ici; car tout ici dépasse évidem- ment les œuvres, les forces et les prévisions humaines!

Ce qui déconcerte la pensée , ce n'est pas seulement le règne universel de Jésus-Christ, la sublimité de sa doctrine, la pureté et perfection incomparables de sa morale, le succès prodigieux de son Évangile , c'est surtout le moyen qu'il a employé , c'est l'instrument de ses conquêtes, de cette transformation de l'humanité, c'est ce symbole d'abnégation, de honte, d'anéantis- sement, de sacrifice et de mort! En vérité, ce symbole victo- rieux domine l'homme, la terre et le temps, de toute la hauteur de Dieu, du ciel et de l'éternité.

Un grand théologien résume admirablement, sur ce point de doctrine, comme sur tous les autres, les enseignements des Pères de l'Église. « Le vrai Dieu a pu seul, dit-il, proscrire tous les faux dieux qui régnaient depuis tant de siècles : Jésus-Christ les a proscrits par sa mort. Dieu seul qui est vérité a pu vaincre toutes les sectes funestes de la superstition et de la philosophie, et les unir dans la vérité d'une seule foi: Jésus-Christ, par sa mort, a accompli ce prodige. Dieu seul, qui est charité, a pu anéantir l'amour des biens temporels si profondément enraciné dans tous les cœurs: Jésus-Christ, par sa mort, a anéanti cet amour. Dieu seul, qui est la vie perpétuelle, a pu inspirer à ses disciples un tel mépris de la mort qu'ils gardent à la justice une fidélité invinsible: or, Jésus-Christ, par sa mort, a inspiré ce mépris. Dieu, qui est le Tout-Puissant, a pu seul unir à lui les hommes pieux et justes dans l'univers entier, de telle sorte qu'ils consacrent leur vie à la vertu et qu'ils répandent leur sang pour elle: Jésus-Christ, par sa mort, a réalisé cette œuvre divine1 ».

S. Jean Chrysostôme écrivait dans un livre qui a pour titre: Jésus-Christ est Dieu: « Celui qui a tout fait et qui change toutes choses à son gré, qui a relevé l'univers des abîmes du péché,

1. Thomassin, Deincamatione VerbiDei, lib. X, cap. XI, 3, n. 6, edit. Vive 1, t. p. 326,

LA CROIX 321

qui fait de la terre le ciel, celui-là a élevé au dessus du ciel cette Croix méprisée , l'instrument de la plus honteuse des morts ». Et pressant avec plus de force sa démonstration, l'orateur à la bouche d'or ajoutait : « Je voudrais qu'un païen me dit comment ce symbole d'une mort maudite et d'un pareil supplice est devenu si envié de tous, si la vertu suprême du Crucifié n'est pas là? »

Le plus éloquent des orateurs de notre siècle s'écriait : « Le Dieu mort se suscite après dix-huit siècles des Apôtres , des martyrs, des vierges, des serviteurs de son humanité dans la nôtre, et si vous demandez à tous les possédés de cette folie d'où leur vient l'idée et le courage de leurs vertus , ils vous répondront avec la simplicité de la certitude : Dieu est mort pour nous. Ce sépulcre, fut Dieu, contient leur âme, et chacun de leur dévoûment répond à une plaie du Dieu qui souffrit et mourut.

(( Après cela, que me direz- vous qui me touche et qui ébranle ma foi? A un point donné de l'histoire, une régénération morale s'est accomplie dans l'humanité; elle a pris naissance sur la montagne du Calvaire, au pied d'une Croix fut attaché, nu, misérable et abandonné , celui qui se disait le Fils de Dieu et le fils de l'homme, vrai Dieu et vrai homme, envoyé dans la chair pour expier les péchés du monde, et le ramener par ce sacrifice à la crainte et à l'amour de Dieu. Quiconque a détourné la tête de ce drame sanglant est demeuré ce qu'il était, un homme d'orgueil et de volupté -, quiconque le regarde après tant de siècles y puise une vertu de transformation qui l'incline à devenir humble, doux, chaste, saint, ami de Dieu et serviteur de ses frères, détaché de ce monde qui passe comme une figure, et l'œil ouvert avec une sereine joie sur l'aube blanchissante de l'éternité. Que peut le raisonnement contre une semblable expérience? Tant qu'une autre source de régénération morale ne s'ouvrira point sur la terre, la mort de Dieu restera ce qu'elle est, une idée sublime démontrée par une plus sublime réalité. On ne la fuira que pour y revenir; on ne la blasphémera que pour la mieux adorer. Pendant que les passants crieront à la victime: Va, si tu es le Fils de Dieu, descends de la Croix, le Romain frappera sa poitrine en disant: Celui-là était vraiment le Fils de Dieu ' . Une vertu se chargera de répondre à chaque insulte, une certitude à chaque objection, et la terre changera de face sans que la Croix ait senti d'autre mouvement que celui de sa force et de son immutabilité 2 ».

Et plus haut encore que ces grandes voix, l'Apôtre des nations,

1. Matth. XXVII, 40.

2. Lacordaire , Conférences de Notre-Dame , 66me conférence.

III. VINGT-UN.

322 STATION DE CAREME

S.Paul, jetait à la sagesse humaine ce superbe défi en des accents inspirés de Dieu : « La parole de la Croix, disait-il, est une folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire pour nous, elle est la vertu de Dieu: Dei virtus est. Car il écrit: Je perdrai la sagesse des sages, et je rejetterai la prudence des prudents. sont les sages, les docteurs de la loi, les investigateurs de ce siècle? Est-ce que Dieu n'a pas rendu insensée la sagesse de ce monde ? Car Dieu voyant que le monde, avec la sagesse humaine, ne l'avait pas (îonnu dans les œuvres de la sagesse divine,, il lui a plu de sauver parla folie de la prédication ceux qui croiraient en lui ». Et à ceux qui réclamaient des démonstrations, l'Apôtre répon- dait : « Les Juifs demandent des prodiges et les Gentils cherchent la sagesse. Mais nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié : Nos autem prœdicamus Christum cr ne ifixum ; scandale pour les Juifs, et folie pour les nations païennes, Jésus-Christ qui est pour tous ceux qui sont appelés, soit des Juifs, soit des Gentils, la puissance et la sagesse de Dieu ».

Et pourquoi donc? Ah! c'est que cette Croix, ce Crucifié, cet homme descendu au dernier degré de l'abjection et de l'anéan- tissement, vont triompher et triomphent déjà de toutes les doctrines et de toutes les forces humaines. « En effet, poursuit l'Apôtre, ce qui en Dieu est folie, est plus sage que les hommes, et ce qui en Dieu est faiblesse, est plus fort que les hommes. Car Dieu a choisi ce qui est insensé selon le monde pour confondre les sages, il a choisi ce qui est faible selon le monde pour confondre les puissants. Il a choisi ce qu'il y a de plus vil et de plus méprisable, il a choisi ce qui n'est pas, pour confondre ce qui est » : Et ignobilia mundi } et contemtibilia elegit Deus , et ea quœ non sunt , ut ea qiiœ sunt destrueret .

Or, voici le but suprême de la sagesse de Dieu, c'est que tout ce qui est humain n'ait aucune part dans les triomphes de Jésus-Christ, et qu'aucune chair mortelle n'ait l'audace de se glorifier, en présence de Dieu qui a seul accompli cette œuvre : Ut non glorietur omnis caro in conspectu ejus*. Ainsi l'orgueil et l'impuissance de l'homme sont à jamais confondus par les victoires de la Croix et par les splendeurs de ce mystère : Fulget Crucis mysterium.

Ce qu'il y a de plus prodigieux encore dans ce mystère de la Croix, c'est que cet instrument de supplice et d'abjection a été adoré et aimé.

Nous l'avons démontré dans la réalisation merveilleuse de la prophétie, Jésus-Christ, du haut de la Croix, a attiré tout à lui;

1. ICor. I, 18etseq.

LA CROIX 323

mais il y a plus, la Croix elle-même a été recherchée, désirée et aimée. Le prince des apôtres, S. Pierre, demandait aux bour- reaux d'être attaché à la Croix, la tête en bas, afin que le disciple ne fût pas crucifié comme son maître et , selon le récit du pape S. Léon , il prononçait ces paroles : O grand et profond mystère de la Croix! O ineffable et invincible lien de la charité! C'est par la Croix que Dieu a tout attiré à lui ! C'est l'arbre de vie qui a détruit l'empire de la mort 1.

S. André s'écriait à la vue de la Croix préparée pour son supplice: « Je te salue, Croix vénérable, quia été consacrée par l'attouchement du corps de Jésus-Christ. Je t'ai toujours aimée et le plus ardent désir de mon cœur a été de t'embrasser. O Croix longtemps désirée ! O Croix aimée avec ardeur ! O Croix que j'ai cherchée sans repos et qui est accordée enfin aux plus ardents désirs de mon âme , reçois-moi des mains des hommes, et rends-moi à mon maître, afin que je passe de tes bras entre les bras de Celui qui m'a racheté en étant étendu sur toi ! »

A chaque siècle, les mêmes accents absolument surhumains se font entendre sur les lèvres des Saints, qui achèvent dans leur chair meurtrie, ce qui manque à la passion de Jésus- Christ2.

Le grand moine espagnol, si bien nommé Jean delà Croix, fondait en larmes et était ravi en extase à la vue du crucifix. Un jour, le divin Maître lui apparut et lui demanda quelle récom- pense il désirait de son amour, de sa fidélité et de ses longs travaux. L'amant héroïque de la Croix répondit: « Seigneur, souffrir et être méprisé pour vous!» ^

De nos jours, le curé d'un humble village, un prêtre dépourvu de la science et de l'éloquence humaine, et dont, la sainteté attirait chaque année cent mille pèlerins dans sa pauvre église, un prêtre dont la parole, tour à tour naïve et sublime, faisait éclater , dans son auditoire venu de tous les points du monde, les accents de l'amour et les sanglots du repentir, le curé d'Ars, a été un amant passionné de la Croix. Sa vie a été un perpétuel crucifiement, elle a été aussi un perpétuel prodige. Il disait, en parlant des grâces qui viennent de la Croix: « C'est comme un grand fleuve qui descend d'une montagne et qui ne s'épuise jamais».

Mais quel est ce mystère? Se faire aimer malgré l'éloignement, l'absence et la mort ! Nul ne l'a pu sur cette terre de l'indifférence, de l'égoïsme et de l'éternel oubli. Mais se faire aimer vaincu, mort et enseveli, se faire aimer sur une Croix infâme, se faire aimer par cette Croix, que dis-je? Faire aimer cette Croix comme

i. Petits Bollandistes, 29 juin, 7e volume, page 450.

2. Àdimpleo quœ desunt passionum Christi ( Coloss. I ,24 )

324 STATION DE CARÊME

n'ont jamais été aimées ni la puissance, ni la gloire, ni la beauté! qui donc a seulement rêvé une pareille victoire? Un homme de génie, Pascal, a dit: « Jésus-Christ a voulu être aimé, il Fa été: il est Dieu». Nous pouvons dire avec plus de force encore: Jésus-Christ a voulu être aimé sur la Croix et parla Croix, il a voulu faire aimer la Croix, il a réussi: il est Dieu. Oui, le mystère delà Croix resplendit d'une irrésistible et divine clarté: Fulget Crucis mysterium.

Oui, la Croix est aimée; mais elle est aussi outragée, repous- sée et maudite K .

La Croix, on l'a bannie de nos écoles, ses bras étendus protégeaient l'innocence des petits enfants ; elle leur révélait, dans le langage le plus touchant et le plus accessible à leur faiblesse, le prix de l'obéissance, la grandeur surnaturelle de la pauvreté, l'égalité de tous dans l'amour qui a sauvé le monde, et l'efficacité souveraine de la douleur généreusement acceptée.

La Croix, on l'a bannie des salles et des hôpitaux, elle parlait aux malades et aux mourants des suprêmes consolations et des célestes espérances: elle inspirait aux incomparables servantes des membres souffrants de Jésus-Christ, un dévoû- ment que ne remplaceront jamais ni les calculs de l'intérêt et de l'ambition, ni la pitié qui ne vient que du cœur étroit et égoïste de l'homme.

La Croix, on l'a bannie du seuil de nos cimetières, de ces champs désolés de la mort , elle apparaissait à tous les yeux mouillés de larmes, à tous les cœurs brisés par les séparations déchirantes , et leur parlait de résurrection glorieuse, de paix, de visions et d'union éternelles.

La Croix, on l'a, dans bien des lieux, abattue sur les chemins, elle rappelait à tous le but suprême du voyage de cette triste vie; elle révélait à l'ouvrier et au laboureur se rendant à leurs pénibles travaux les souffrances de l'Homme-Dieu, le repos et les récompenses du ciel.

La Croix 1 Oh! si les projets de la haine et de l'impiété étaient réalisés, on l'abattrait demain du faîte de nos temples, demain on la briserait sur nos autels profanés.

Mais ici encore, la gloire s'échappe de la défaite et de la haine, et le mystère divin de la Croix resplendit : Fulget Crucis mysterium.

Cette haine a été prédite. Jésus-Christ l'a vue du regard de sa prescience divine. La haine qu'il prédisait à ses disciples à cause de lui devait évidemment s'attaquer à cette Croix, symbole de son

i. Nous recommandons à MM. les Curés de lire, sans aucun commentaire, cette page et les pages suivantes , jusqu'à la fin du § IV.

LA CROIX 325

Évangile, étendard de sa conquête, mémorial de son amour et de ses victoires1.

Et d'ailleurs, cette haine de choix, cette haine réservée, cette haine qui ne s'attaque pas aux symboles des autres religions, n'est-elle pas l'aveu irrécusable de la puissance de la Croix, d'une puissance , elle aussi, réservée, unique, incomparable et par conséquent surhumaine?

Que dis-je ! Le souvenir des oppresseurs des peuples, des tyrans sans entrailles, des monstres de luxure et de cruauté, ne suscite pas la haine. Jésus-Christ seul a le privilège de la haine, comme seul il a le privilège de l'amour, parce que, seul, il se survit dans une puissance immortelle, toujours présente et qui défie l'indifférence et l'oubli.

Enfin, comment expliquer cette haine ? Qu'y a-t-il de haïssable dans le signe de notre foi , dans ce symbole de la rédemption du monde ?

Ah ! nous diront les adversaires de la Croix , ce que nous haïssons, c'est le symbole de la superstition, le symbole de l'erreur et du mal qui retiennent encore tant d'âmes captives. Nous voulons délivrer les peuples de ce joug funeste et abhorré.

Réponse absolument inique et absolument insensée ! En effet, nous avons dit quels sont les enseignements admirables de la Croix, nous avons montré ces enseignements pénétrant les sociétés chrétiennes , élevant les peuples dans la justice , la prospérité et la gloire. Et, après dix-neuf siècles de christianisme, après dix-neuf siècles comblés des clartés et des bienfaits de la Croix, vous osez nous parler de superstition, d'erreur et de mal ! Mais vous niez la lumière du jour !

De plus, si vous avez raison contre nous, si la haine de la Croix est la vérité, la justice, la vertu, le bien, pourquoi donc n'avez-vous pu faire jamais ce que fait tous les jours, depuis dix-neuf siècles, la Croix de Jésus-Christ? Faut-il vous le redire? sont les douleurs que vous avez consolées? sont les larmes que vous avez essuyées ? est l'innocence que vous avez protégée ? sont les plaies que vous avez soignées avec une pitié désintéressée ? 0 ennemis de la Croix, sont vos héros et vos saints? sont vos sœurs de charité, vos sœurs garde- malades et vos petites-sœurs des pauvres? sont vos mission- naires, vos vierges et vos martyrs ?

D'autres nous répondent : Nous n'avons qu'un seul but, assurer la liberté complète des consciences, en faisant disparaître des édifices qui appartiennent à tous, des écoles et des hôpitaux tous ont le droit d'être accueillis, du terrain qui est la propriété

1. Matth. XXIV, 9, - Joan. XV, 20.

320 STATION DE CARÊME

de tous, les symboles d'une religion que tous n'acceptent pas. Notre œuvre est une œuvre de liberté.

Cette réponse, nous la repoussons au nom delà logique et du bon sens, au nom de la justice et de la vraie liberté.

Hélas ! nos très chers Frères, ce n'est pas la première fois que des protestations bruyantes font illusion à un grand nombre, et dissimulent les atteintes lamentables portées à la liberté et au droit des consciences.

Nous voulons tout d'abord opposer à ces affirmations en ce qui concerne spécialement les écoles (et le même principe s'ap- plique partout), le témoignage d'un républicain zélé, membre de l'Université et de l'Institut.

« L'Université de France, par aucun acte, par aucun écrit dont elle porte directement la responsabilité, n'a mérité, dit-il, le reproche d'avoir chassé Dieu de l'école ; mais les pouvoirs publics, soit par des décisions expresses, soit par une injusti- fiable complaisance pour les usurpations de certaines muni- cipalités radicales , ont certainement compromis l'éducation nationale dans l'ordre moral et religieux, en se prêtant sur plus d'un point aux exigences des sectaires, qui ne veulent souffrir dans l'école aucun enseignement , aucun emblème appartenant aux religions positives. Une telle exclusion se couvre en vain du nom de neutralité ; elle n'est qu'un acte de guerre. La répétition littérale du catéchisme, tant qu'elle n'était imposée à aucun enfant contre le vœu de ses parents, ne blessait ni la conscience des instituteurs, ni celle d'aucun de leurs élèves-, le refus de laisser faire cette répétition dans l'école, soit par les instituteurs, soit par les ministres des cultes, n'est qu'une entrave inutile et vexatoire à la liberté de l'enseignement religieux. La proscription des emblèmes religieux est encore moins excusable. Le maintien du crucifix dans l'école laïque est, à l'égard des familles catho- liques , un engagement solennel de respecter la foi de leurs enfants; quand aux familles dissidentes, elles ne peuvent y voir qu'une leçon de tolérance. C'est dans l'ordre moral une de ces leçons par les yeux auxquelles on attache avec raison tant de prix dans l'ordre matériel. Leur enlèvement est aussi une leçon de choses, la plus déplorable pour l'éducation : une leçon d'into- lérance et de fanatisme ' ».

Mais allons plus loin , allons au fond des choses. Et qui donc nous contestera le droit de répondre par la parole de la vérité , de la justice, du bon sens et de la vraie liberté aux mesures qui nous atteignent si douloureusement? Qui nous contestera le droit de discuter ces mesures, sans injure et sans violence,

1. La liberté de l'Enseignement et de l'Université sous la troisième république, par Emile Beaussire.

LA CROIX 327

sans attaquer les personnes, mais avec l'énergie et la loyauté des consciences convaincues et des hommes de cœur ? C'est le droit sacré de la défense; et ce droit, lui aussi, il appartient à tous.

Qui donc peut disposer ainsi de ces terrains, de ces édifices? Qui peut en bannir les symboles religieux , tandis qu'on laisse subsister et qu'on multiplie sur les places publiques qui, elles aussi, appartiennent à tous, les statues de quelques hommes qui n'ont certes pas l'admiration et l'approbation de tous ?

Serait-ce l'autorité du gouvernement ou l'autorité municipale? Mais d'abord les hommes qui représentent ces autorités passent rapidement ; leur reconnaître un plein pouvoir, ce serait livrer le pays à de perpétuels bouleversements et préparer de dures représailles. D'ailleurs , d'après les principes mêmes qu'ils proclament, ces hommes ne sont que les représentants et les délégués d'une autorité supérieure , de l'autorité du peuple.

Et ici, cette autorité, cette volonté supérieure qui peut être invoquée contre nous, donc est-elle? Serait-ce la volonté de la majorité du peuple? Mais la majorité est croyante, et l'im- mense majorité est respectueuse de la religion et de ses droits. Serait-ce la volonté de la minorité? Mais de quelle minorité? Dans cette école, dans cet hôpital , dans cette ville, donc est la manifestation de cette volonté ?

Il y a plus. Pourquoi ces droits accordés à la minorité? Serait- ce parce qu'elle est la minorité ? Évidemment non. Serait-ce parce qu'elle est la minorité qui ne croit pasj Ce serait plus insensé encore.

Vraiment, parce qu'une minorité quelconque ne croit pas; parce qu'elle nie , elle aura le droit de repousser , de bannir entendez-le bien des terrains et des édifices qui appartiennent à tous, tout symbole religieux, toute manifestation des croyan- ces, toutes les affirmations de la philosophie elle-même! De telle sorte, que s'il lui plaît d'avancer aujourd'hui dans la négation* il faudra supprimer ce qu'elle acceptait hier; de telle sorte que s'il lui plaît, à cette minorité, quelle qu'elle soit, même la plus infime, de tout nier, il faudra tout supprimer! Et il ne sera même pas nécessaire qu'elle manifeste ses désirs, la crainte seule de l'offenser ou de lui déplaire doit suffire !

Mais ce prétendu droit est la négation de tous les droits et cette protection de la liberté est l'anéantissement de toutes les libertés. Quoi! il suffirait de n'avoir rien dans la tête et rien dans le cœur, pour faire passer sur toutes les têtes et sur tous les cœurs, pour faire passer surtout un peuple le niveau abject et absurde de la négation absolue! C'est ici, en vérité, une tyrannie nouvelle, la tyrannie la plus insensée de toutes, la

328 STATION DE CARÊME

tyrannie de la négation, de la destruction, de la mort et du néant.

Ah! prenez garde qu'une logique inexorable ne fasse, dans les questions politiques et sociales, l'application de ces lamen- tables doctrines en les retournant contre vous. Prenez garde ! car vous ouvrez la porte à tous les excès; vous reconnaissez l'empire absolu et sans entrave de la destruction, et les nihilistes sont les seuls représentants du droit et les maîtres de l'avenir.

Nous ne citerons qu'un exemple de ces déplorables contradic- tions, un* exemple d'une incontestable importance et d'une évidente actualité. La statue du conventionnel Grégoire, qui va être élevée sur une des places de la seconde ville de ce diocèse, ne sera-t-elle pas un outrage, non pas à une minorité quel- conque, mais à la majorité catholique de ce pays? Cette manifestation qu'annoncent, depuis plus de deux ans, les journaux de la Lorraine et de la France, n'atteint-elle pas tout d'abord les évêques catholiques, et plus directement et plus douloureusement qu'aucun autre, l'évêque de Nancy?

Si la majorité catholique demandait à élever, sur cette même place, la Croix qui a sauvé et civilisé le monde, vous lui répondriez par un refus indigné. Que faites-vous donc de vos principes? Et que valent ces principes, si vous les méprisez ainsi vous-mêmes?

Et à qui élevez-vous cette statue? A l'évêque? Mais un grand nombre 'd'entre vous affirment qu'ils ne croient ni au caractère, ni à l'autorité, ni aux devoirs de l'épiscopat. A l'évêque des catholiques? Mais les catholiques repoussent et condamnent le conventionnel Grégoire, l'évêque qui a prêté serment à la constitution civile du clergé, l'évêque qui a résisté jusqu'à son dernier soupir à l'autorité en dehors de laquelle il n'y a pas de catholicisme. Et malgré toutes les dénégations, pour un catholi- que, adhérer avec une inflexible obstination à des lois qui ont été réprouvées comme schismatiques par le Pape, par l'épiscopat, par l'Église toute entière, c'est évidemment « renier et sacrifier sa foi ».

Élevez-vous cette statue « à l'ennemi du despotisme », « à l'adversaire résolu de toute oppression », pour démontrer « votre attachement inébranlable à la liberté de conscience? » Mais Grégoire a été l'apôtre ardent de la constitution civile du clergé , l'attentat le plus manifeste contre l'autorité et la liberté de l'Église, le despotisme le plus odieux contre le clergé et l'oppres- sion sacrilège des consciences catholiques.

(( A l'apôtre de la tolérance? » Combien de preuves absolument décisives nous pourrions apporter contre cette prétendue tolé- rance ! Grégoire n'a-t-il pas, lui, évêque et commissaire civil de

LA CROIX 329

la république, proclamé et fait exécuter, en Savoie, dans un pays envahi par les armées françaises sans déclaration de guerre, le décret de la Convention qui condamnait à la déportation tout prêtre qui refusait de prêter serment à la constitution civile du clergé i ? Grégoire n'a-t-il pas déclaré , par une lettre du 19 janvier 1793, voter pour la mort de Louis XVI, sans appel au peuple?

Direz-vous que vous voulez honorer le prêtre, l'évêque qui a servi avec ardeur vos idées politiques et qui a été l'apôtre ardent de la révolution? Mais, s'il en est ainsi, pourquoi donc poursuivez-vous et condamnez-vous tous les jours les 'prêtres qui sont accusés de prendre la moindre part aux luttes politi- ques , et de mettre leur autorité et leur parole au service d'un parti? Il serait vraiment trop dur pour vous de vous contredire et de vous réfuter sans cesse.

Convenez-en: cette statue de Grégoire, elle sera en opposition manifeste avec les hommes qui repoussent l'épiscopat et son autorité. Cette statue, elle sera un outrage à la foi catholique, à l'épiscopat catholique, à la tolérance et à la liberté. Cette statue, elle sera la réfutation publique , éclatante de vos principes sur la mission du clergé, de vos paroles et de vos actes de tous les jours. Cette statue, en un mot, elle offensera, à des titres et à des degrés divers, toute la population de ce pays, et vous allez l'élever sur une place publique qui appartient à tous !

En présence des démonstrations de la logique et du simple bon sens, en présence de ces contradictions manifestes que nous avons mises en lumière , nous avons le droit d'affirmer que la suppression de la Croix et des symboles religieux n'est pas une œuvre de liberté , mais une atteinte portée au droit des consciences catholiques et aux traditions glorieuses de notre pays. Et ainsi, aujourd'hui encore, par la haine comme par l'amour, par l'outrage comme par l'adoration, resplendit la gloire divine de la Croix : Fulget Crucis mysterium .

V. A la fin de cette lettre pastorale déjà bien longue, nous ne pouvons qu'indiquer en quelques paroles, et sous forme de conclusion, nos devoirs envers la Croix.

Nous devons adorer la Croix: c'est l'enseignement unanime des Pères de l'Église, des Conciles et des Docteurs; c'est la

1. Pendant la mission de Grégoire et de trois autres commissaires en Savoie, un prêtre fut, malgré les protestations des évêques légitimes, élu évêque constitutionnel du Mont-Blanc, par 241 voix sur 490 votants réunis dans la cathédrale de Chambéry. Un certain nombre d'électeurs ayant témoigné une grande répugnance à prendre part à celte élection, on les menaça de faire amener deux pièces de canon à la porte de la cathédrale. Tels étaient les canons de la nouvelle église schismatique,ettels étaient les moyens de persuasion des ennemis résolus de toute oppression, des apôtres de la tolérance et de la liberté !

330 STATION DE CARÊME

pratique de tous les siècles chrétiens. Cette adoration n'a pas pour objet la Croix elle-même, mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu, mourant sur ce bois de notre salut; de même que le respect et la vénération qui entourent les portraits, les statues, s'adressent aux personnes qu'elles représentent. Le protestan- tisme , qui a rejeté le culte de la Croix et des images des Saints, méconnaît et toutes les traditions de l'antiquité chrétienne et les inspirations les plus élevées du cœur humain *.

Nous devons faire souvent et avec une vive dévotion le signe de la Croix, pour nous armer de la puissance du sacrifice de Jésus-Christ contre tous les périls, pour consacrer à Dieu toutes nos actions, en accroître et en multiplier les mérites.

Tertullien, S. Jérôme, S. Cyrille, affirment que l'usage de faire le signe de la Croix remonte jusqu'aux Apôtres. S. Augustin l'attribue au divin Maître lui-même: « Jésus-Christ, dit-il, nous a appris à porter sur le front, au siège de la pudeur, l'ignominie glorieuse de la croix 2 ». Un autre Père de l'Église nous enseigne que « Jésus-Christ a choisi la Croix afin que, après avoir, par elle , triomphé du démon, il pût en transporter le signe sur le front des fidèles comme le trophée de sa victoire3 ».

Dès les premiers jours du Christianisme, les fidèles consa- craient à Dieu, par le signe de la Croix, tous les actes de leur vie, et l'Église l'employait dans toutes les cérémonies saintes, de telle sorte que S. Ambroise appelle la Croix un divin sacre- ment: Divinum Crucis sacramentum.

Ce n'est point assez: il faut que la Croix apparaisse partout comme le symbole triomphant de notre foi, comme la source unique de nos espérances. Il faut que la Croix reprenne sa place à tous les foyers chrétiens. Il faut que les femmes chrétiennes portent la Croix sur leur poitrine: elles doivent affirmer ainsi leur amour pour Jésus-Christ crucifié, leur volonté sincère de conformer leur vie à ses divins préceptes et de servir, avec une

1. Le cardinal de Cheverus, qui mourut archevêque de Bordeaux, prêchant en Amérique il était missionnaire, et devant des protestants , sur l'adoration de la Croix, se servit de cette comparaison qui entraîna l'assemblée tout entière : « Supposons leur dit-il, qu'un homme généreux, vous voyant prêt à succomber sous le fer d'un ennemi, se jette entre vous et l'assassin, et, par sa mort, vous sauve la vie. Un peintre, frappé de ce trait d'héroïsme, tire le portrait de cet homme généreux, et vous le présente baigné dans son sang, couvert de plaies. Que faites-vous alors? Vous vous jetez dessus avec amour et reconnaissance, vous y collez vos lèvres, vous l'arrosez de vos larmes , et votre cœur n'a pas, à votre gré, de sentiments assez vifs. Mes frères, voilà tout le dogme catholique de la Croix. Ce n'est pas ici à l'esprit à discuter, c'est au cœur à sentir tout ce que doit lui inspirer l'image de son Dieu mort pour lui sauver la vie.» A ces mots, tout l'auditoire est saisi; le prédicateur prend le crucifix, et les protestants, oubliant leur sèche controverse vont baiser, avec larmes et amour , la Croix du Sauveur ( Vie du cardinal de Cheverus par M. Huen- Dubourg).

2. Crucis ignominiam in loco pudoris nostri construit Christus.

3. Théophylacte

LA CROIX 331

inébranlable fidélité, avec une générosité que rien ne décon- certe, la vérité méconnue et outragée.

Écoutez les exhortations ardentes de S. Jean Chrysostôme aux fidèles de Constantinople ; on pourrait croire qu'elles sont adressées aux chrétiens de nos jours •. « Que personne ne rougisse de ces marques augustes et adorables de notre salut. La Croix de Jésus-Christ est la source de tous nos biens. C'est par elle que nous sommes régénérés et sauvés. Oui, portons la Croix de Jésus-Christ, et parons-nous en comme d'une couronne de gloire. Que partout apparaisse ce signe adorable, cause et signe de notre victoire. La Croix, je la vois dans vos habitations ; votre piété la peint sur les murailles; vous la gravez sur vos portes; vous l'imprimez sur vos fronts, sur votre poitrine; vous la portez dans vos cœurs. Suffirait-il de former ce signe avec négligence sur vous-même, sans l'accompagner de l'ardeur de votre foi, de la faveur de votre amour? Non; mais gravez-le sur votre front avec de pieux sentiments , et vous verrez que l'esprit impur ne tiendra pas contre cet étendard , contre cette arme qui, sur le Calvaire, l'a percé d'un coup mortel. Disons donc sans crainte et protestons hautement devant toute la terre et en présence de tous les païens, que toute notre gloire est dans la Croix1 ».

Tous ces sentiments et toutes ces pratiques pieuses se résument dans la dévotion à la Croix sainte et adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dévotion pleine d'attraits pour les cœurs fidèles, dévotion féconde en fruits de salut. ^

Cette dévotion ajoute aux pratiques que nous venons de rappeler la méditation assidue du mystère et des enseignements de la Croix: « Rien n'est plus salutaire, dit S. Augustin, que de penser à tout ce que Dieu a souffert pour nous ;): Nihil tamsaluti- ferum est, quant cogitare quanta pro nobis pertulit Deus Homo 2.

Quelle dévotion est plus puissante? Le théologien illustre qui fut le maître de S. Thomas d'Aquin, Albert le Grand, affirme que, s'imposer pendant une année un jeûne rigoureux, faire subir à sa chair des mortifications sanglantes , réciter chaque jour tous les psaumes, est moins utile au salut que le fréquent souvenir de la Croix et de la passion de Jésus-Christ, parce que cette méditation est beaucoup plus puissante pour élever notre esprit à la connaissance des vérités éternelles, pour purifier notre cœur des affections déréglées des créatures, et pour embraser nos cœurs du divin amour.

Quelle dévotion est plus consolante et plus douce? C'est la dévotion à l'amour, à la miséricorde infinie de Dieu. « Voilà

1. In Matth. HomiL LIV.

2, sermon 35.

332 STATION DE CARÊME

bien, sous cette image, l'adorable Jésus avec sa force, sa sagesse et sa douceur éternelle. Voici les mains qui ont guéri toutes les douleurs des hommes; voilà les pieds sur lesquels nul ne pleura jamais sans se relever fort et consolé; voilà son cœur, source de toute grande inspiration, de toute généreuse pensée, de tout dévoûment, de tout sacrifice; règle et force, modèle et soutien, asile et refuge, et le seul point de l'univers il est doux, à certaines heures, de reposer sa tête 1».

Je vous salue, ô Croix de mon Maître, ô Croix de mon Dieu! O Crux, ave! Je vous salue dans l'éclat des figures, dans les accents inspirés des prophètes, dans la lumière de vos enseigne- ments, dans la gloire de vos triomphes, dans la splendeur de votre divinité ! O Crux , ave!

Je vous salue, ô Croix aimée et bénie des disciples fidèles! Je vous salue, ô Croix repoussée et maudite! Je vous salue avec une foi qui grandit dans la mesure des outrages et des blasphèmes, je vous salue dans l'amour et dans l'adoration! O Crux , ave !

O Croix, notre unique espérance ! Je vous salue, car depuis dix-neuf siècles, seule, vous avez consolé l'infortune, enseigné la pitié, fait aimer la souffrance, révélé la grandeur et la puis- sance de l'immolation et transfiguré la douleur dans une félicité que la terre ne connaissait pas ! O Crux, ave, spes unica !

O Croix, je vous salue, car l'espérance n'est pas dans les trésors qui périssent, dans les merveilles de la civilisation matérielle, dans les conquêtes de la science superbe, dans l'épéeet la force, si souvent complices sacrilèges de l'iniquité, dans la sagesse humaine, impuissante et éperdue ! L'espérance, elle est dans la vertu, dans l'abnégation, dans le sacrifice. Elle est dans la puissance et dans l'amour du Dieu que je contemple suspendu à vos deux bras sanglants : O Crux, ave, spes unica!

Dans ce temps de l'épreuve et de l'exil, dans cette vie si triste et si sombre, sur ces chemins nous marchons en pleurant, dans ce désert qui mène à la vraie patrie : Hoc passionis tempore, ô Croix du Rédempteur, montrez-nous le ciel, rappelez-nous les récompenses promises, le mérite des souffrances unies aux souffrances et à la mort du Fils de Dieu!

Dans ce temps delà passion douloureuse de votre Église, à cette heure les périls se multiplient, tant d'âmes s'égarent et s'en vont aux abîmes, à cette heure la faiblesse se trouble, la foi hésite devant les succès de l'impie: Hoc passionis tem- pore, ô Croix du Sauveur, ô Croix qui avez vaincu le monde, affermissez nos courages, faites que nous restions debout sur le

1. Perreyve, Méditations sur les saints Ordres.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 333

Calvaire désolé , et que , au milieu des ténèbres de la passion, nous attendions, avec un invincible espoir, le triomphe et les joies de la résurrection!

0 Croix, source intarissable de toutes les grâces, répandez-les à flots dans les âmes fidèles! Ajoutez encore aux ardeurs de leur amour et de leur dévoûment. Donnez à tous ceux qui travaillent pour l'Église et pour Jésus-Christ des intentions pures, l'union parfaite dans la charité, la constance dans l'in- succès, et l'inénarrable joie d'être méconnus et de souffrir pour VOUS : Piis adauge gratiam !

0 Croix du salut et de la miséricorde infinie, éclairez > touchez et gagnez les cœurs ! Que l'amour soit plus fort que la haine, que le pardon soit plus grand que l'océan de toutes les ini- quités, effacez tous les crimes dans le sang de Jésus-Christ! Pardonnez à ceux qui doutent et qui ne cherchent pas ; pardonnez à ceux qui croient et qui ne pratiquent point; pardonnez à ceux qui persécutent et qui blasphèment. Pardonnez ! « car ils ne savent ce qu'ils font K ». Pardonnez, et, à la vue des prodiges qui , aujourd'hui encore , éclatent autour de vous , que le centurion proclame la divinité de Jésus-Christ , et que les bourreaux se retirent enfin en se frappant la poitrine : Reisque de le criminel.

O Crux ! ave , spes unica !

Hoc passionis tempore ,

Piis adauge gratiam ,

Reisque dele crimina.

Amen.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 2

Vous ne nous accuserez ni d'exagération ni de vaine terreur, si nous vous disons que les temps que nous traversons sont douloureux pour les enfants de l'Église, et que de plus grands périls peuvent nous menacer encore : Instabunt tempora pericu* losa*. C'est pourquoi nous accomplissons un grand devoir de notre ministère, en choisissant pour sujet de notre lettre pas- torale le courage chrétien à l'heure présente : sujet délicat et difficile, nous ne l'ignorons pas, mais qui s'impose à notre conscience.

Si nous sommes condamnés à parler de fermeté, de lutte et

1. Luc. XXI1I.34,

2. Pastorale de Mgr Turinaz, Évêque de Nancy et Toul. 3. II , Timothée, III, 1.

334 STATION DE CARÊME

de courage, ce n'est pas notre faute. Nous ne venons point d'ailleurs exciter les passions, prêcher la révolte, animer les rancunes, multiplier les divisions, hélas! si nombreuses et si funestes. Nous sommes le fils dévoué et le serviteur fidèle de l'Église et de la France. Nous appelons de tous nos vœux la prospérité, la grandeur et la gloire de notre pays. Nous deman- dons l'union et la paix dans l'ordre, la liberté et la justice.

Et si quelqu'un nous contestait même le droit de parler de courage à cette heure, et nous disait, comme autrefois le roi d'Israël au prophète: N'êtes-vous pas celui qui porte le trouble dans Israël : Tune es Me qui conturbas Israël? nous répondrions: Ce n'est pas moi qui trouble Israël; mais vous et la maison de votre père, qui avez suivi Baal : Non ego turbavi Israël, sed tu , et domus patris tui, qui dereliquistis mandata Domini, et secuti estis Baalim\ m

Comme les Machabées aux jours des épreuves du peuple de Dieu, nous élevons nos cœurs à la hauteur des causes que nous devons défendre , et nous combattons pour les droits sacrés de nos âmes, et pour les lois éternelles de notre religion sainte: Nos vero pugnabimus pro animabus nostris , et legibus nostris. Donc tenez-vous prêts, et soyez des hommes vaillants: Accingimini , et estote filii pot entes. Et quand nous aurons accompli notre devoir, il en sera ce que Dieu voudra: Sicut autem fuerit voluntas in cœlo, sic fiât 2.

Aussi nous ne trahirons, nous en avons le sincère désir et la ferme confiance, ni les devoirs de la modération et de la justice, ni les inspirations du courage et de la charité. Et si nous vous adressons les paroles du grand Apôtre: Veillez, tenez- vous debout et inébranlables dans la foi, agissez avec vaillance et soyez forts: Vigilate, state in fide, viriliter agite, et confort amini ; nous ajouterons après lui: Que toutes vos œuvres soient accomplies dans la charité: Omnia vestra in charitate fiant 3.

I. Le courage, nos très chers frères, est le fruit de deux qualités admirables de l'âme humaine: la grandeur et la force. En effet, pour braver les périls, pour accepter les sacrifices et accomplir sans défaillances les plus difficiles devoirs, pour ne se laisser, ni arrêter par les obstacles, ni décourager par les épreuves , pour être courageuse enfin dans le sens le plus élevé et le plus profond de ce mot, il faut qu'une âme possède tout d'abord la vraie grandeur morale.

La force elle-même ne vient qu'après cette grandeur: car c'est

1. III Libr. Regum, XVIII , 17 et 18. -2.1 Machab. , IÎI , 21, 58 , 60. 3.Corinth., XVI 13 et 14.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 335

l'intelligence qui doit diriger la vie, affermir la volonté, et pour ainsi dire, tremper le caractère dans les nobles pensées, dans les sentiments généreux et les convictions énergiques. Pour braver les périls et supporter les épreuves, non seulement dans l'entraînement d'une heure et dans l'élan d'un enthousiasme passager, mais partout et toujours, il faut que ces pensées, ces sentiments et ces convictions pénètrent l'âme tout entière et dominent toute la vie.

Aussi l'âme vraiment grande, va spontanément atout ce qui est grand et beau. Elle s'attache avec une irrésistible ardeur à la vérité, à la justice, à l'honneur. Elle méprise tout ce qui est bas et vil ; elle repousse avec un suprême dédain les sollicita- tions de l'intérêt et de l'égoïsme. A tout prix elle accomplit son devoir, parce qu'elle a la vision des récompenses surhumaines et la puissance des espérances immortelles.

D'ailleurs la force, si elle existait sans la grandeur de l'âme, serait aveugle et inique. Elle serait à certaines heures un entraînement et une sorte d'ivresse qui méconnaît le péril ; elle ne serait jamais le vrai courage.

C'est pourquoi le grand docteur S.Thomas d'Aquin, qui a pénétré plus profondément qu'aucun philosophe et aucun théo- logien dans les mystères de la nature de Dieu, et de la nature de l'homme, enseigne que la magnanimité ou la propension de l'âme vers tout ce qui est grand est l'une des parties de la vertu de force ou de courage 1 .

Il est inutile de démontrer que la force de lame, * l'énergie de la volonté, la trempe vigoureuse du caractère, sont des principes essentiels du courage. Aux âmes faibles et hésitantes , aux caractères amollis, aux générations abaissées et épuisées par les plaisirs, vous demanderiez en vain les élans et les ardeurs du courage. Elles sont livrées fatalement aux passions avilis- santes, aux défaillances honteuses, aux concessions criminelles, à l'impuissance et au déshonneur.

Ne vous étonnez pas, nos très chers frères, que nous deman- dions à tous, même aux petits et aux humbles, cette grandeur et cette force morales. Ne croyez pas qu'elles soient le privilège des hautes classes sociales et le fruit réservé d'une instruction supérieure. Non, non: il faut plutôt remercier Dieu d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents, et de les avoir révélées aux petits et aux simples : Confiteor tibi, Pater, Domine cœli et terrœ, quia abscondisti hœc a sapientibus et prudentibus , et revelasti ea parvulis 2.

1. Sum. Theolog. II, il, q. 123, art. 1,4. Magnanimitas ex suo nomine importât quam- dam extansionem anima ad magna. II, II, q. 123, q. 124 et seq.

2. Matth, XI, 25.

336 STATION DE CARÊME

L'histoire de l'Église atteste à chaque page cette grandeur et cette puissance des âmes éclairées par la révélation, élevées, fortifiées et enrichies par les dons de l'Esprit-Saint, transformées par l'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Les martyrs, les saints, tous les serviteurs fidèles de Dieu, ont manifesté un courage incomparable. La piété et la charité catholiques sont toujours fécondes en œuvres héroïques, et souvent, auprès de vous et sous vos yeux, la grandeur et la force des âmes chrétiennes vous étonnent et vous émeuvent. Que de simples fidèles, que de femmes ignorantes, de jeunes filles pieuses et pures, manifestent par leurs paroles et par leurs actes la vraie grandeur et la vraie générosité, et accom- plissent, dans les situations les plus humbles et les plus obscures, avec vaillance et même avec héroïsme , des œuvres que les hommes peuvent méconnaître, mais qui excitent l'admiration de Dieu et des anges !

Aussi , nos très chers frères, nous vous demandons le courage chrétien, c'est-à-dire, le courage inspiré par les croyances surna- turelles, agrandi et affermi par les dons divins, le courage qui se manifeste dans l'accomplissement fidèle, énergique, persé- vérant, de tous les devoirs du christianisme.

Ce courage n'est pas la violence : car la violence exclut la grandeur et la force. Celui-là n'est pas vraiment grand, qui est captif delà passion aveugle, qui va d'un bond aux extrêmes, qui méconnaît les conseils de la sagesse et souvent les lois de la justice. Celui-là n'est pas fort , qui ne sait pas se dominer lui-même, qui déshonore et qui compromet les meilleures causes.

La violence et l'exaltation ne sont qu'une illusion du cou- rage-, elles n'ont jamais produit de grandes actions, bravé de vrais périls, soutenu des luttes persévérantes, et remporté la victoire.

Presque toujours, les hommes ardents jusqu'à la violence, dans leurs paroles ou dans certains actes de leur vie révèlent, dans les circonstances décisives, en présence des devoirs d'une suprême importance, une déplorable faiblesse. On dirait que cette force qui n'est pas contenue, s'épuise d'un seul jet. Cette ardeur s'éteint, cette prétendue bravoure s'évanouit quand il faut travailler et souffrir.

Il est donc nécessaire d'unir à la grandeur et à la force la modération et la patience dans l'épreuve, le calme et la fermeté dans le péril 4. La Sagesse divine nous apprend que l'homme patient est supérieur à l'homme puissant , et celui qui domine

1. S. Thomas d'Aquin enseigne que la patience et la persévérance sont deux parties de la vertu de force ou de courage, II, 2, q. 136, art. 4, et q. 137, art. 2.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 337

son âme au conquérant qui s'empare des cités ennemies : Melior est patiens viro forti; et qui dominatur animo suo , expugnatore iirbium * .

L'adorable Maître nous a dit: Vous entendrez le bruit des combats et des opinions de guerre ; mais ne vous laissez pas troubler par la crainte: Audituri estis prœlia et opiniones prœ- liorum: videte ne turbemini 2. Et S. Paul exhortait les fidèles des premiers temps à ne se laisser effrayer par aucune des attaques de leurs ennemis: In nullo terreamini ab adversariis 3.

Ajoutons qu'il n'y a pas de vrai courage, et surtout de courage chrétien , sans la prudence surnaturelle , cette prudence de l'esprit qui est la vie et la paix , selon le langage énergique de l'Apôtre: Prudentia spiritus vita et pax ;.

Quand cette prudence fait défaut, il n'y a plus qu'une témérité insensée, toujours fatale et souvent criminelle. Dieu exige notre coopération; c'est outrager sa bonté et sa sagesse que d'attendre des prodiges qu'il ne nous a pas promis et que nous n'avons pas mérités. C'est tenter Dieu que de demander la force à l'inertie, le succès à la défaite, la sécurité et la prospérité à l'anéantisse- ment de toutes les forces sociales, la manifestation incomparable de la vie à la destruction et à la mort. Ces aberrations ne sont d'ailleurs que les témoignages d'une faiblesse qui s'efforce de se tromper elle-même , qui remet à Dieu la défense de sa cause pour ne point la servir, et qui redoute les efforts et les sacrifices qu'exige la résistance éclairée et vaillante.

La prudence nous est imposée par le simple bon sens, comme par les lumières de la révélation. L'Esprit-Sâlnt l'a louée, et Notre- Seigneur Jésus-Christ nous l'enseigne dans ses paraboles 5.

S. Bernard écrivait à son ancien disciple, le pape Eugène III, dans son livre célèbre de la Considération: « Vous voyez que la prudence est mère de la force, et que toute entreprise à laquelle la prudence ne dorme pas le jour, n'est pas de la prudence, mais de la témérité G ».

S. Thomas d'Aquin affirme que la vertu de force ne consiste pas seulement à dominer la crainte, mais à modérer l'audace, a II ne suffit pas, dit-il, de supporter le choc des difficultés en réprimant la crainte, mais il faut les attaquer avec modération. C'est pourquoi la force a pour objet la crainte et l'audace, car elle domine l'une et modère l'autre 7 ».

1. Proverbes, XVI, 32. - 2. Matthieu, XXIV, 6. - 3. Philip., I, 28. - 4. Rom. VIII, 6.

5. Proverbes, IX, 6; XVI, 16 ; XIX, 8; XXIV, 3. S.Luc, XIV, 28 et suivants.

6. De Consideralione, lib. I cap. VIL Vides fortitudinis matrem esse prudentium; nec fortitudinem, sed temeritatem esse quemlibet ausum quetn non par turivit prudentia.

7. Oporlet autem hujusrnodi rerum difficilium impuisum non solum tolerare coldbendo timorern, sed etiam moderaie aggredi. Et ideo fortitudo est circa timorés et audacias quasi cohibitiva timorum et audaciarum moderativa. II, 2, q. 133, art, 3.

111- VINGT-DEUX.

338 STATION DE CARÊME

Entrons dans des détails plus pratiques encore, et disons avec précision ce que doit être le courage chrétien.

Nous vous demandons d'abord le courage de l'affirmation chrétienne. Mais, ne l'oubliez pas, ce courage et cette puissance de l'affirmation ne se trouvent qu'au sein de l'Église catholique.

Depuis dix-neuf siècles, aucune doctrine humaine , aucune philosophie, aucune science n'ont pu, malgré leurs prétentions et leurs efforts, donner aux peuples la vérité certaine, la conso- lation et l'espérance. En dehors de l'affirmation, qui est l'écho de toutes les générations chrétiennes et qui repose sur la parole infaillible de Dieu, il n'y a que doutes, incertitudes, angoisses, contradictions et ténèbres épaisses. Pour enseigner l'homme, il faut une autorité supérieure à l'homme. Pour le tirer des abîmes du doute et diriger sa vie, il faut des dogmes immuables, des lois inflexibles, une morale qui ne capitule jamais devant les passions , l'intérêt ou la force brutale.

Un philosophe incrédule de notre temps, après avoir posé ces trois questions : La vérité est-elle? qu'est-ce que la vérité? et comment la découvrir? avouait l'impuissance de la raison, et ne trouvait d'autre solution que le doute absolu. « Je n'espérais nullement arriver à ces réponses, dit-il ; il me paraissait évident qu'il y avait plus d'énigmes que la raison n'en pouvait résoudre ». Et plus loin, désespérant de la vérité elle-même, il ajoutait: « Au dessus de toutes les sciences humaines plane un doute, c'est-à dire, il est possible que tout ce qui nous paraît vrai ne le soit pas. Mais faire de la solution de ce doute l'objet d'une science humaine, c'est se moquer, et les philosophes qui ont sérieusement poursuivi la solution de ce doute n'étaient pas dans leur bon sens i ». Et ailleurs , constatant dans les doctrines humaines de notre temps l'absence de toute certitude pour distinguer le vrai et le faux, le bien et le mal , il disait : « Tout principe ayant été détruit , toute règle fixe du jugement se trouve supprimée. Or, qu'arrive-t-il de là? C'est que chaque individu a le droit de croire ce qu'il veut , et d'affirmer avec autorité ce qu'il lui plaît de penser. . . Et de vient que dans la plupart des productions de notre temps , on ne sait qu'admirer davantage , ou de la prodigieuse fatuité avec laquelle les idées les plus usées ou les plus absurdes sont émises, ou de l'absence complète de toutes les connaissances positives qui pourraient autoriser autant de confiance 2 ».

Un autre philosophe du commencement de ce siècle, arrivé lentement à la possession de la vérité, écrivait: « Le plus grand bienfait de la religion est de nous sauver du doute et de l'incer-

1. Jouffïoy, Nouveaux mélanges, p. 109, 159.

2. Jouffroy, Cours de droit naturel, t. 1er, p. 296 et suiv.

Le courage chrétien a l'heure présente 339

titude, qui sont le plus grand tourment de l'esprit humain, le vrai poison de la vie * ».

N'est-ce pas aussi, nos très chers frères, le témoignage de votre expérience personnelle? Ceux qui, parmi vous, ont abandonné la foi de leurs pères, ceux qui ne peuvent plus porter le joug de la religion qui était autrefois l'honneur], la joie de nos popula- tions chrétiennes, que disent-ils? Ils formulent des objections, ils attaquent et ils outragent, ils doutent et ils nient. Mais que savent-ils et qu'affirment-ils en dehors des vérités et des principes de morale qu'ils doivent à leur instruction religieuse et à leur éducation première?

Et pourtant, le simple bon sens le proclame: il faut une lumière certaine pour diriger notre vie, il faut un fondement et un appui aux préceptes et aux tlois. Le doute, l'incertitude, sont absolument impuissants à produire un seul acte de vertu : que peuvent-ils pour l'accomplissement des plus difficiles devoirs? Les demeures qui vous abritent ne reposent pas sur le sable mouvant, sur la poussière que le vent emporte, et vous ne bâtissez pas sur le vide.

Il faut donc, nos très chers frères, affirmer les vérités chré- tiennes. Il faut que cette affirmation soit énergique et vaillante. Partout la parole ennemie se fait entendre, il faut qu'elle rencontre devant elle la parole de la foi. Partout pénètrent le journal, le livre, la brochure, qui prêchent l'impiété et la corruption, il faut que des convictions profondes les repoussent et les combattent au grand jour. Dans les assemblées publiques comme dans les réunions de la famille, dans toutes les circons- tances et dans tous les temps, dans la demeure du riche comme dans la mansarde et la chaumière du pauvre, ce devoir est le même. Ou plutôt, le devoir est plus rigoureux et plus pressant quand la position est supérieure, l'influence, plus étendue, l'autorité, plus respectée ; et aussi quand les périls sont plus menaçants pour les âmes et pour les peuples.

Et pourquoi craindriez-vous d'affirmer votre foi? Est-ce que vous rougiriez de Jésus-Christ et de son Évangile, de son Église et de ses œuvres? Quand on a derrière soi dix-neuf siècles de lumière, de gloire et de bienfaits; quand on a derrière soi les apologistes et les docteurs, la science et le génie, la pureté et le dévoûment , les apôtres , les martyrs et les saints ; quand , aujourd'hui encore, l'Église produit tant d'admirables et d'in- comparables œuvres, il est permis de parler avec indépendance et avec une noble fierté, il n'est pas permis d'hésiter ou de se taire devant la négation ou le blasphème.

1. Maine de Biran, Pensées, p. 333.

340 STATION DE CAREME

Cette affirmation doit être complète , sans restriction et sans réserve. Est-ce que le Christ peut être divisé ? disait l'apôtre S. Paul '.Pourquoi donc le divisez-vous? s'écriait Tertullien : Cur dimidias2? Dissimuler une seule vérité , rejeter un seul principe de la morale, c'est les nier et les rejeter tous, parce que c'est contester l'autorité divine et l'enseignement infaillible de l'Église, sur lesquels ils reposent. Et si votre affirmation n'est pas com- plète , vous arrêterez-vous ? Vous reculerez sans cesse , sacrifiant une à une toutes les doctrines divines. Il faut, au contraire , affirmer avec plus d'énergie et de courage les vérités les plus méconnues et les plus attaquées. L'Église, notre mère , n'a jamais transigé devant les attaques de ses ennemis , et malgré toutes les menaces, toutes les épreuves et toutes les persécutions sanglantes , elle a conservé intact le trésor des doctrines révélées, nous donnant ainsi l'exemple du courage chrétien dans l'affirmation de la vérité.

Affirmer la foi ne saurait suffire -, il faut encore la manifester au grand jour par ses actes et par sa vie tout entière.

Il est des chrétiens qui apprécient les bienfaits de la foi ; ils parlent avec respect des choses saintes et des ministres de Dieu; ils déplorent les progrès de l'impiété et les attaques dirigées contre l'Église ; mais ils s'endorment dans l'indifférence. Le plus léger sacrifice les effraie, les luttes de l'heure présente les découragent, la moindre opposition les déconcerte, et souvent les plaisirs et les mauvais exemples les entraînent. Ici encore le courage chrétien fait défaut.

Et pourtant, nos très chers frères, la foi chrétienne ne peut être stérile. Elle n'est point une simple théorie ; elle doit diriger, élever et sanctifier la vie. La semence des doctrines divines doit germer, et produire des moissons abondantes dans le champ du père de famille. Le juste vit de la foi: Justus ex fide vivitz. C'est par nos bonnes œuvres, dit S. Pierre, que nous devons nous efforcer de rendre certaine notre vocation et notre élection au bienfait du christianisme4. L'apôtre S. Jacques nous enseigne que la foi sans les œuvres est imparfaite ; bien plus , qu'elle est impuissante et morte *. Fides sine operibus mortua est6.

En effet, la foi sans énergie, sans fécondité, qui se cache, qui se dérobe , qui est incapable du moindre effort , n'est pas la vraie foi. Elle se contredit elle-même, elle oppose à la vérité divine un démenti manifeste et public.

Si les périls et les luttes de ces temps malheureux rendent la pratique de la foi plus difficile, elles ajoutent à son mérite et à sa gloire. Pour les âmes fortes, les menaces et les épreuves

1. 1 Corinth.,I, 13. 2 - 2. De Anima Christi, n. 5.— 3. AdCalatas, III, 11. 4. II Epist. S. Pétri, 1, 10. -5. Jacob., II, 20 et 26.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 341

sont un motif pressant, irrésistible, de manifester leurs convic- tions et de donner aux œuvres chrétiennes plus de perfection et plus d'éclat.

C'est ainsi que le prophète Daniel , au milieu d'un peuple idolâtre, sous les menaces des plus cruels supplices, apprenant qu'un édit proscrivait l'adoration du vrai Dieu , ouvrait les fenêtres de sa maison , se tournait trois fois par jour vers Jérusalem , fléchissait les genoux, et adorait le Dieu de ses pères *.

Il est des chrétiens qui voudraient unir l'esprit du monde, les concessions faites à toutes les exigences de l'opinion publique, aux devoirs du christianisme , au dévoûment à l'Église , et même aux pratiques de la piété. Convaincus et ardents dans leur langage , disposés , on pourrait le croire et peut-être le croient-ils eux-mêmes, à supporter tous les sacrifices pour la cause de Dieu, ils ne vont jamais au terme de leurs promesses.

Parfois ils ont des élans admirables ; les outrages faits à leur foi les indignent; nul ne flétrit avec plus de rigueur les lâches concessions de l'égoïsme et de la peur: mais, hélas ! ils n'échappent pas toujours à ces terribles ennemis. La persé- vérance surtout leur fait défaut, la résistance les abat, l'ambition et les intérêts personnels ne les sollicitent pas en vain, et les courants de l'opinion publique les dominent et les entraînent.

Malgré leurs protestations ardentes , en réalité, ils ne prennent aucune part aux épreuves et au deuil de TÉglise: la tristesse est dans leurs paroles, mais la joie est dans leur vie. Ils prétendent être tout à la fois et les disciples de Jésus-Christ montant au Calvaire, et les disciples d'un monde que Jésus- Christ a maudit. Ils prétendent être les enfants dévoués de l'Église et les amis de ses persécuteurs. Ils soutiennent sans doute de quelques aumônes les œuvres catholiques, mais à la condition de ne rien retrancher aux dépenses qu'imposent le luxe, les plaisirs et les fêtes.

Et cependant, n'est-ce pas l'heure de méditer la parole du Sauveur: Celui qui n'est pas pour moi est contre moi2; et ces conseils de l'Esprit-Saint: Ne vous réjouissez pas dans les sentiers des impies, et que la voix marchent les méchants ne vous séduise point: Ne delecteris in semitis impiorum , nec tibi placeat maiorum via 3 -, et cette exhortation du grand Apôtre : Il vaut mieux établir son âme dans la grâce que de songer aux festins des infidèles, dont les joies n'aboutissent à rien4?

Comment ces chrétiens ne comprennent-ils point qu'il n'y a pas deux religions, deux morales, deux consciences, et que ces

1, Daniel, VI, 10.— 2.Matth., XII, 30. Luc, XI, 23. 3. Prov., IV, 14. - 4. Hebr., XIII, 9.

342 STATION DR CARÊME

concessions lamentables ne sont pas seulement une contra- diction insensée, la négation de leur foi, mais un prodige d'ingratitude envers l'Église et envers Dieu, et un scandale criminel? Les ennemis du bien sont encouragés par de telles défections, les âmes faibles et hésitantes sont entraînées, les chrétiens fidèles s'attristent, les défenseurs de la vérité voient leurs rangs s'éclaircir, et bientôt le découragement les saisit. Et ainsi l'indifférence s'étend comme un sommeil de mort, et ainsi l'erreur et le mal multiplient leurs conquêtes, et ainsi les populations, fidèles autrefois aux devoirs du christianisme, perdent peu à peu les trésors de la piété et de la foi.

Le courage est nécessaire encore pour maintenir, développer et défendre toutes les grandes œuvres catholiques. Ces œuvres resserrent les liens de l'unité, elles rapprochent et élèvent les âmes , elles affirment dans l'univers entier l'ascendant de l'autorité suprême, elles répandent sur les âmes, même les plus obstinées, des clartés révélatrices, elles sont l'arôme divin qui préserve le monde de la corruption et de la mort.

Nous le savons, ces œuvres rencontrent à cette heure des obstacles plus nombreux, elles subissent plus d'entraves: c'est pourquoi elles exigent de nous plus de dévoûment. Le malheur des temps ne fait que démontrer leur nécessité plus pressante. La foi est attaquée : il faut la répandre autour de nous par nos paroles et nos exemples, et au loin, par les œuvres de la Propa- gation de la foi, de la Sainte-Enfance, et des Écoles d'Orient. Le Pontife romain, le Père universel est toujours captif au Vatican, et dans ce moment, ses protestations émeuvent tous les peuples: il faut lui envoyer avec plus de générosité que jamais le tribut du Denier de Saint-Pierre , secourir son auguste indigence , et lui donner le témoignage d'un amour qui ne se décourage et ne se lasse jamais.

L'enseignement chrétien est menacé de toutes parts, et c'est surtout qu'est le problème de l'avenir de notre pays. Que les parents chrétiens n'oublient pas que Dieu leur demandera compte de l'âme de leurs enfants , et que les trésors de l'ins- truction et de l'éducation chrétiennes valent mieux que toutes les sciences humaines et toutes les richesses de la terre. Qu'ils défendent ces trésors, qu'ils défendent l'âme de leurs enfants avec un invincible courage: ils défendront en même temps la grandeur et la prospérité de notre pays. Les générations futures , la France de Tavenir sera ce que les écoles l'auront faite. Si les écoles sont sans Dieu, les peuples seront sans Dieu, et aussi bientôt sans maître, livrés à toutes les ténèbres de l'impiété pour arriver à tous les excès de l'anarchie.

Et pourtant combien d'hommes faibles trahissent ces grands

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRESENTE 343

devoirs, abandonnent ou combattent les œuvres catholiques, malgré les protestations de leur conscience! Ils subissent, peut- être en gémissant, une domination à laquelle ils n'osent échapper; ils accomplissent des actes qui répugnent à leur raison et à leur cœur.

David, fuyant la colère de Saûl, avait demandé un asile à Achis, roi du pays de Geth. Un jour Achis le fît venir et lui dit :

« Vous avez toujours été bon et loyal devant moi Je n'ai

découvert en vous aucune action mauvaise depuis que vous êtes venu auprès de moi jusqu'à ce jour, mais vous ne plaisez pas aux satrapes des Philistins : Sed satrapis non places. Retournez donc au pays d'où vous êtes venu, allez en paix, et n'offensez plus le regard des hommes puissants : Revertere ergo, et vade in pace , et non offendas oculos satraparum Philistiim ».

Mais David s'indigne contre cette faiblesse qui se soumet à l'iniquité. Il rappelle sa conduite irréprochable , et le faible prince lui répond : « Je sais que vous êtes bon à mes yeux comme l'ange de Dieu : Scio quia bonus es tu in oculis meis, sicut angélus Dei. Mais les chefs des Philistins ont parlé: Sed principes Philistinorum dixerunt. Donc levez-vous de grand matin, vous et les serviteurs de votre Dieu qui sont venus avec vous, et partez :

Igitur consurge mane tu, et servi Domini tui , qui venerunt tecum

et pergite { ».

Hélas! c'est l'histoire d'hier et ce sera l'histoire de demain. Nous savons, diront ces hommes qui ont plus de sincérité que de courage , nous savons qu'aucun reproche ne peut vous être adressé , et que vous avez été parmi nous comme les anges de Dieu. Nous ne pouvons contester ni vos succès, ni vos vertus, ni votre dévoûment ; mais vous ne plaisez pas à ceux qui distribuent les faveurs et les richesses. Ils ont parlé; et quand ils ont parlé au nom de la liberté, il n'y a qu'à obéir. Donc allez en paix. Nous comptons assez sur votre résignation chrétienne pour vous demander de ne pas faire entendre des protestations inutiles et de ne pas troubler notre repos. Donc partez en silence et à la dérobée : Igitur consurge mane et pergite.

Mais ne nous laissons pas décourager par ces défaillances. Unissons aux œuvres catholiques les œuvres personnelles de la charité. Il y a une irrésistible démonstration. Tôt ou tard elle éclairera et elle touchera, non seulement les âmes faibles et hésitantes, mais nos ennemis les plus aveuglés et les plus obstinés.

Devant un insensé qui niait le mouvement, un philosophe se levait en silence et marchait, opposant ainsi à cette négation

1. Regum, XXIX, 6 et suiv.

344 STATION DE CARÊME

la réponse écrasante du fait et de l'évidence. Devant les insensés qui osent , après dix-neuf siècles de christianisme, nier la valeur morale de l'Évangile et de toute religion , ce n'est pas assez d'affirmer notre foi : levons-nous et agissons. Montrons-nous partout et toujours des catholiques fidèles et dévoués. Ne nous laissons, ni décourager par l'ingratitude , ni effrayer par les menaces, ni arrêter parles obstacles. Que les fruits bénis de nos œuvres soient plus nombreux que jamais ! Malgré la faiblesse de la nature humaine , reproduisons plus parfaitement dans nos vies la sainteté de l'Évangile. Mettons dans ces travaux , dans ces épreuves et dans ces sacrifices, la puissance d'une foi et d'un amour qui ont vaincu le monde et qui le vaincront encore : Hœc est Victoria, quœ vincit mundum, fides nostra * . Traham eos in vinculis charitatis2 .

Nous vous demandons enfin , nos très chers frères, le courage chrétien dans la lutte prudente et énergique qui doit préparer la victoire: car, pour obtenir la victoire, il faut la préparer et la mériter.

Ayons le courage de surmonter nos préjugés, de dissiper nos illusions, de reconnaître nos erreurs, et de réparer nos fautes.

N'oublions pas que , en dehors de l'obéissance à l'autorité légitime , non seulement la victoire , mais la résistance est impossible. La discipline est la force et la vie, dit la Sagesse

éternelle*. Tene disciplinant custodi illam, quia ipsa est vita

tua 3 ; et encore : La voix de la vie consiste à observer la discipline: Via vitœ custodienti disciplinant*.

Dans le récit des luttes héroïques des Machabées, l'Esprit- Saint a voulu nous donner à ce point de vue une grande leçon. Il nous apprend que plusieurs des chefs de l'armée d'Israël, aveuglé par les succès de Judas Machabée , voulurent acquérir une gloire égale à la sienne. Faisons-nous aussi, dirent-ils, un nom glorieux, et allons combattre les peuples qui nous entourent: Faciamus et ipsi nobis nomen, et eamus pugnare adversus gentes quœ in circuitu nostro sunt. Mais ils furent mis en fuite jusqu'aux frontières de la Judée, et deux mille des soldats d'Israël tombèrent sous le fer de l'ennemi. L'Esprit de Dieu nous a révélé lui- même les causes de cette sanglante défaite : car ils n'avaient pas écouté, dit-il, Judas et ses frères, se fiant à leur valeur. Et plus loin: ils voulaient signaler leur valeur, et ils étaient allés sans direction et sans ordre au combat : Dum volunt fortiter facere, dum sine consilio exeunt in prœlium. Et l'Esprit de Dieu ajoute à ce récit cette mémorable parole, pleine de lumières et de terribles leçons : Ils n'étaient pas de la race de ceux par qui

1. I Joann. , V, 4.-2. Osée , XI , 4. 3. Proverbes, XI, 13. 4. Prov. , X , 17.

LE COURAGE CHRÉTIEN A l/HEURE PRÉSENTE 345

le salut est venu en Israël : Ipsi autem non erant de semine virorum illorum, per quos salus facta est in Israël j .

Plaçons-nous sur un terrain nous puissions rester toujours. Prenons garde que des affirmations imprudentes ne se retournent un jour contre nous. La protection du pouvoir est due à la vérité et au bien, à la religion et à la conscience ; mais elle ne doit jamais être une servitude et un déshonneur. S'il est une liberté insensée que repoussent la loi naturelle et le bon sens, il est une liberté qui a ses inconvénients, ses luttes, ses périls, comme tout ce qui existe ici-bas, mais qui est nécessaire à nos sociétés si profondément divisées. C'est d'ailleurs par la fermeté et la persuation, par le courage et par la charité, que l'union se fera dans la mesure elle est impossible sur cette terre.

Nous le savons , on peut invoquer contre nous la liberté elle-même; mais ce n'est pas la liberté quia^ort, ce sont les hommes qui l'outragent en jetant sur leurs iniquités, comme dit l'apôtre S. Pierre, le voile trompeur de la liberté : Quasi velamen habentes malitiœ libertatem2.

Ne permettons pas qu'un soupçon s'élève sur la loyauté de notre parole. Affirmons sans exagération et sans défaillance les vérités qui peuvent donner aux peuples la sécurité et la paix. Tôt ou tard ces vérités pénétreront dans les âmes comme dans les constitutions et dans les lois. Nous pouvons être patients, parce que nous avons quelque chose de l'éternité de Dieu. Quand les Apôtres allaient combattre la corruption et la tyrannie du paganisme ; quand ils allaient prêcher à l'univers, courbé sous le joug de fer des Romains, la dignité humaine, la douceur et la charité, ils avaient certes une œuvre plus difficile à accomplir. Et pourtant ils l'ont accomplie contre toutes les prévisions de la sagesse humaine.

Mettons au dessus de tout l'Église et la France, servons ces deux patries inséparables dans notre amour comme dans les desseins de la Providence.

Profitons enfin de l'expérience douloureuse de ces dernières années.

Il n'y a qu'une doctrine surhumaine : c'est la doctrine révélée. 11 n'y a qu'une autorité nécessaire et infaillible: c'est l'autorité de l'Église et du Vicaire de Jésus-Christ. Il n'y a qu'une force sociale vraiment supérieure et tôt ou tard victorieuse, parce qu'elle a les promesses de l'immortalité: c'est la force divine du catholicisme.

Une fois encore , c'est sur ce terrain de la religion et du patriotisme que tous doivent s'unir. est la vérité, est le

1. I Libr. Machab., V, 57 et suiv.

2. S. Pétri, II, 16.

340 STATION DE CAREME

devoir; aussi, mais seulement, est le secret de la' victoire et du salut.

Nous vous avons dit , nos très chers frères , ce qu'est le courage chrétien; nous devons vous en démontrer la nécessité.

II. Nous vous demandons le courage chrétien au nom de l'Église catholique, pour la défense de sa liberté et de ses droits. Qui défendra l'Église, si ses enfants l'abandonnent et la trahis- sent? Qui l'aimera et qui la servira, si nous ne l'aimons pas et si nous sommes incapables de la servir? Les droits de l'Église sont nos droits, sa liberté est la liberté de nos consciences et de nos âmes. Abandonnerons-nous sans regret et sans effort les conquêtes de tant de générations chrétiennes, qui nous ont laissé cet héritage de sécurité et de gloire?

Cette défense pourrait-elle nous être interdite? Nous ne solli- citons ni faveur, ni privilège. Pourquoi notre liberté serait-elle amoindrie? Pourquoi les œuvres catholiques, œuvres de foi et de miséricorde, de piété et de patriotisme, subiraient-elle seules des entraves et seraient-elle livrées à toutes les attaques et à tous les outrages, tandis que les associations ténébreuses vont librement leur chemin , tandis que le vice et l'impudence marchent le front levé, tandis que tant d'écrivains répandent leurs œuvres immondes et poursuivent partout, avec une fureur vraiment satanique, la vertu et l'innocence?

Certes, ce n'est pas l'heure de garder le silence de la lâcheté , de fuir honteusement le combat. Quand les torrents de nos montagnes, accrus par la fonte rapide des neiges et par les pluies d'orage, bondissent avec une impétuosité terrible, est-ce Theure, dites-moi, de rester immobile devant les flots menaçants, de nier le péril ou de se détourner pour ne le point voir? est-ce l'heure , dites-moi , d'abaisser les digues , d'en ébranler les assises ou d'ouvrir des brèches par lesquelles les eaux furieuses passeront, détruisant tout, et couvrant de rochers et de boue vos moissons, vos champs et vos villages?

Il y a plus encore. Nous porterons devant la postérité et devant Dieu une lourde responsabilité. Nous devons transmettre aux générations futures les trésors surnaturels que nous avons reçus de nos pères. N'oublions pas et ne trahissons pas cette noble mission. Que notre fermeté et notre vaillance soient à la hauteur de nos périls et de nos devoirs.

Enfin, nos très chers frères, loin de nous déconcerter et de nous abattre, les épreuves de l'Église doivent ranimer notre ardeur et enflammer notre amour. Les causes méconnues et qui parais- sent vaincues ont pour les âmes viriles et pour les nobles cœurs d'irrésistibles attraits.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 347

Il y a cinquante ans, à une époque bien douloureuse pour l'Église, un catholique vaillant écrivait, dans les ardeurs de sa jeunesse et de son amour pour l'Église, ces généreuses paroles-, a Nous ramassons avec amour les débris de la croix, pour lui jurer un culte éternel. On l'a brisée sur nos temples: nous la mettrons dans le sanctuaire de nos cœurs ; et là, nous ne l'oublierons jamais... Foi de nos pères, sainte religion de notre Rédempteur..., dans l'apparente déchéance te laisse une volonté toute-puissante, nous t'aimons d'un amour qui s'accroît de toute l'ingratitude du monde. Dans ton abandon d'un moment, nous puisons un nouveau courage pour l'adorer, comme s'il y avait moins de distance entre ton infinie grandeur et nous... S'il nous eût été donné de vivre au temps Jésus vint sur la terre et de ne le voir qu'un moment, nous eussions choisi celui il marchait, couronné d'épines et tombant de fatigue, vers le Calvaire: de même, nous remercions Dieu de ce qu'il a placé le court instant de notre vie mortelle à une époque sa sainte religion est tombée dans le malheur et l'abaissement, afin que nous puissions la chérir dans notre humilité, afin que nous puissions lui sacrifier plus complètement notre existence, l'aimer plus tendrement, l'adorer de plus près1 ».

Nous vous demandons le courage chrétien au nom delà religion abandonnée , détruite , reniée par ces défaillances coupables et ces concessions que nous pourrions appeler sacrilèges.

La religion est l'ensemble des croyances et des préceptes qui unissent l'homme à Dieu; mais, sans l'affirmation énergique, sans la manifestation généreuse de la foi, sans la fidélité aux œuvres catholiques, évidemment la religion n'existe plus, et tous les liens qui unissent l'homme à Dieu sont brisés et détruits. Bannie tout d'abord de la vie extérieure et publique par l'indiffé- rence et le respect humain , la religion est bientôt repoussée du foyer domestique et de l'âme elle-même. La prière ne monte plus vers le ciel pour en faire descendre les grâces et les bénédictions de Dieu, les temples sont déserts, les jours consacrés au Seigneur sont profanés par le travail et par la débauche; et bientôt la négation de la religion; l'athéisme pratique, s'étalent partout au grand jour, détruisant dans les âmes et dans tout un peuple les dernières clartés de la piété et de la foi.

Pourquoi ces chrétiens, autrefois fidèles, ne viennent-ils plus solliciter le pardon et la paix au tribunal de la miséricorde? Pourquoi ne les voyez-vous plus s'asseoir avec leurs épouses et leurs enfants à la table sainte? Pourquoi fuient-ils les assem- blées pieuses , qui laissaient pourtant dans leurs âmes de

1. Ces paroles ontélé écrites par M. de Montalembert, le 21 lévrier 1831, après le sac de Saint-Grermain-l'Auxerrois.

348 STATION DE CAHÉME

salutaires pensées, de fortes et saintes inspirations? Croyez-vous qu'ils aient découvert contre la religion des objections nouvelles et irréfutables? Croyez-vous qu'ils apprécient moins les bienfaits du christianisme, et que tous les souvenirs du passé se soient éteints tout à coup dans leurs cœurs? Non: mais ils sont faibles, les temps sont mauvais ; l'influence et le succès ne sont pas à ceux qui croient; le respect humain est venu en aide à l'indiffé- rence et aux passions en révolte : en un mot, le courage chrétien leur a manqué.

D'ailleurs, comment des âmes si faibles, si incapables du moindre effort, pourraient-elles accomplir les devoirs du chris- tianisme? La morale de l'Évangile est le combat courageux, persévérant, douloureux par conséquent, contre les instincts de notre nature déchue. Jésus-Christ ne promet le ciel qu'à ceux qui l'emportent d'assaut; pour le suivre, il faut prendre sa croix, et, pour être associé à ses triomphes et à sa gloire, il faut passer avec lui par l'épreuve et par l'immolation: Oportuit pati Christum, et ita intrare in gloriam suam* .

Mais que parlez-vous de combat à qui rend les armes devant une plaisanterie ou un sourire ! Que parlez-vous de résistance à qui mendie l'approbation du dernier des hommes ! Que parlez- vous d'immolation à qui ne connaît d'autre sacrifice que celui de son devoir et de sa conscience !

Mais si nous allons plus loin, et si nous regardons au fond des choses, il est manifeste que cette déplorable faiblesse, que ce respect coupable de l'homme est la négation de l'autorité de Dieu. Celui qui est prêt à abandonner ses convictions et à trahir ses devoirs , si ses intérêts , si son ambition , si l'opinion dominante, si l'audace des ennemis de Dieu l'exigent, que fait- il, sinon soumettre l'autorité de Dieu aux erreurs , aux passions et à l'iniquité de l'homme? N'est-ce pas mettre le serviteur au dessus du maître, le sujet au dessus du souverain, la créature la plus vile au dessus du Créateur? N'est-ce pas affirmer que l'autorité de Dieu n'existe pas ou qu'on peut impunément la braver? « Qui êtes-vous donc , dit le prophète, pour craindre un homme mortel et le fils de l'homme, qui se dessèche et qui tombe comme l'herbe des champs, et pour oublier Dieu qui vous a faits, qui a étendu lescieux et établi la terre? Quis tu ut timeres ab homine mortali,et afilio hominis , qui quasi fœnum ita arescet ? et oblitus est Domini factoris tui , qui tetendit cœlos et fundavit terram 2 ».

Et si l'autorité de Dieu est rejetée , vous le comprenez , nos très chers frères, la religion est absolument impossible ;

1. Luc, XXIV, 26, - 2. Isaïe, LI , 12 et 13.

Le courage chrétien a l'heure présente 349

elle est détruite dans son principe premier, dans sa source elle- même.

Mais il y a ici plus que la négation de la religion et de l'autorité de Dieu, il y a une véritable apostasie.

L'apostat a toujours été poursuivi par les mépris des hommes, et les châtiments de la justice de Dieu. Dans les premiers siècles, les lois de l'Église imposaient au repentir des apostats des pénitences sévères et publique. La crainte des supplices et de la mort n'a jamais excusé l'âme faible qui renie sa foi et son Dieu. Quand sera-ce du chrétien qui trahit ses convictions, qui renonce aux lois chrétiennes en présence du moindre sacrifice?

« Qu'il ne pense pas être encore chrétien, dit un Père de l'Église, celui qui a honte de se déclarer tel : Non christianum se repuîet qui christianum esse veretur ; et le caractère du soldat de Jésus-Christ, imprimé par le baptême sur son frond comme une couronne de gloire, atteste qu'il est un déserteur: Baptismus, qui militem, Christi coronat , convincit desertorem* . Et l'apôtre saint Jean donne le nom d'antechrists aux chrétiens qui trahissent leur foi et qui abandonnent l'Église: » Ils sont sortis de nos rangs, dit-il; mais en réalité ils n'étaient pas des nôtres: car, s'ils avaient été des nôtres, ils seraient restés avec nous 2 ».

Sans doute cette apostasie n'est pas toujours intérieure: mais c'est l'apostasie pratique, publique, la plus coupable et la plus funeste. Elle ajoute au scandale de la trahison, le scandale de l'ingratitude et du mépris envers Dieu.

Oui, mon Dieu, dira ce faible chrétien, je sais ce que vous exigez de moi , ma raison est d'accord avec vôlre parole sainte. J'ai été élevé dans vos temples, j'ai eu l'inapréciable privilège d'une instruction et d'une éducation chrétiennes. Je connais la salutaire influence des cérémonies augustes de la religion , l'efficacité surhumaine des sacrements et des bienfaits de votre Église; mais l'opinion qui domine s'est soulevée contre vous, l'audace de vos ennemis grandit chaque jour. J'étouffe en mon âme les souvenirs de mon enfance. Je repousse les sollicitations de votre miséricorde, et j'outragerai demain, s'il faut, votre croix , votre Évangile et votre amour.

Que dis-je? Ces faibles chrétiens retournent contre Dieu sa bonté, sa patience, sa miséricorde infinies. Attendez, dira ce pécheur touché par la grâce, attendez,

Seigneur, que je puisse revenir à vous. Quand je serai libre, quand je pourrai échapper à cette situation qui m'enchaîne,

fuir ces amis qui me retiennent dans le mal, et ces relations qui m'entourent comme d'un cercle fatal, alors je me mon-

1. Saint Cyprien , sermon V , de Lapsis. 2. I Jonn. , II, 19.

350 STATION DE CAREME

trerai chrétien , je frapperai ma poitrine , je réparerai mes égarements et mes fautes. Je vous donnerai les derniers jours de ma vie-, ce que les hommes ne voudront pas ou ce qu'ils ne pourront me ravir, sera votre part: car ceux qui parlent si haut du respect des convictions et de liberté des consciences sont d'impitoyables tyrans. Vous, mon Dieu, vous êtes infini- ment patient et infiniment miséricordieux.

Aux sollicitations qui le pressent de revenir à Dieu , ce pécheur, brisé par la maladie et menacé par la mort, répondra: Je ne veux pas mourir sans obtenir le pardon. La foi est restée vivante dans mon âme, malgré les fautes et les souillures d'une longue vie. Dieu m'appelle à Lui par la douleur, par les séparations déchirantes, parla solitude attristée de la vieillesse; mais je veux attendre encore. Que diraient ceux qui m'entou- rent? Comment pourrais-je me retrouver parmi eux, si la santé m'était rendue? Quand je n'aurai plus d'espoir, quand je n'aurai plus qu'à compter avec Dieu seul, je reviendrai à Lui; je lui demanderai de me pardonner et de me bénir, de se donnera moi dans les visions et les félicités du ciel, de m'accorder les récompenses de ses élus et de ses saints.

Et croyez-vous, nos très chers frères, que Dieu, méprisé et repoussé si longtemps , ne se lasse pas de tant d'ingratitude , et qu'il ne venge pas de tels outrages? Il a dit*. Je renierai devant mon Père, qui est au ciel, celui qui m'aura renié devant les hommes: Qui antem negaverit me coram hominibus, negabo et ego eum coram Pâtre meo , qui in cœlisest*. Et ailleurs: «Celui qui m'aura couvert de confusion, moi et ma doctrine, le Fils de l'homme rougira de lui quand il viendra dans la majesté de son Père et de ses saints anges : Qui me erubuerit et meos sermones, hune Filius hominis erubescet , cum venerit in majestate sua, et Pair is, et sanctorum angelorum2 ».

Quand les hommes ne pourront rien pour vous, quand à l'heure de votre mort les crimes de votre vie tortureront votre conscience et appelleront les châtiments de Dieu , quand votre foi se ranimera aux lueurs de l'éternité, quand votre regard troublé cherchera une consolation et une espérance, quand vos mains se tendront éperdus pour saisir la croix si longtemps repoussée, ce Dieu méprisé vous rejettera et il rougira de vous à cette heure terrible: Hune Filius hominis erubescet.

Et quand, au dernier jour, devant toutes les générations humaines rassemblées, le Fils de Dieu apparaîtra dans cette majesté et cette justice dont la pensée seule frappait de terreur les anachorètes dans leurs déserts, et les saints au milieu de

1. Mathieu , X , 38. - 2. Luc , IX , 26.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 35l

leurs œuvres héroïques, et de leurs mortifications sanglantes, le Fils de l'homme, le Juge suprême rougira de vous, et vous couvrira d'une confusion éternelle devant ses élus et ses anges: Hune Filius hominis erubescet.

Ce n'est pas seulement au nom de l'Église catholique , au nom delà religion et de votre salut éternel, que nous vous deman- dons le courage chrétien ; c'est au nom de la raison et de la dignité humaine.

Les âmes faibles, timides et lâches sont soumises à un escla- vage déshonorant. Il n'y a pas de caractère plus manifeste de la servitude, a dit S. Ambroise , que de craindre toujours: Nihil tam spéciale servitutis est quant semper timere h .

L'esclave courbé sous ses chaînes peut conserver l'indépen- dance de son âme et la dignité de sa vie : les œuvres qui lui sont imposées, peuvent être indifférentes ou louables. La victime du respect humain et de la peur, qui abandonne ses convictions et qui trahit son devoir, souille son âme et sa vie. L'esclave n'a pas lui-même rivé ses fers et bâti de ses mains les murs de son cachot; il ne s'est pas courbé volontairement sous la force qui l'opprime: il ne dépend pas de lui d'échapper à la servitude et de reconquérir sa liberté. La servitude du respect humain et de la peur est volontairement acceptée : un acte de courage, un mouvement de générosité, l'élan d'un noble cœur, suffiraient à briser ces chaînes, à reconquérir la liberté et la dignité de l'homme et du chrétien.

Quoi! vous ne savez pas repousser avec une noble fierté ce déshonorant esclavage? A ces hommes qui parlent si haut de liberté et de dignité humaine, faites cette loyale et énergique réponse : Vous prétendez avoir la liberté de l'impiété, la liberté de la négation et du blasphème: pourquoi n'aurions-nous pas, nous, la liberté de la foi, de la piété et des œuvres chrétiennes? Nous n'imposons le joug de la religion à personne, et nous n'acceptons pas celui qu'on voudrait nous imposer contre elle. Il vous plaît de subir les exigences de l'opinion publique , et de courber la tête devant le pouvoir et le succès ; gardez votre prétendue liberté , et laissez-nous la nôtre. Allez votre chemin: nous voulons suivre la voie nos pères ont trouvé la paix, la dignité, la vertu et l'honneur.

Si dans chacune de nos paroisses, nos très chers frères, quel- ques chrétiens vaillants faisaient entendre ces fiéres paroles, les âmes faibles seraient protégées , l'audace des ennemis de Dieu diminuerait, ils garderaient le silence, et peut-être subi- raient-ils un jour l'influence de la sincérité, du courage et de

1. S. Ambroise, de Joseph, chap. IV.

352 STATION DE CAREME

de la foi. Et ainsi dès cette vie, les chrétiens généreux se délivreraient de la servitude de la corruption, et obtiendraient la liberté glorieuse des enfants de Dieu : Ipsa creatura liberabitur asevitute corruptionis , in libertatem gloriœ filiorum Dei i.

Ce déshonorant esclavage n'a pas de limites dans son œuvre d'avilissement et de destruction. Quelle barrière, en effet, pourrait subsister, quand l'intérêt, l'ambition et la peur domi- nent toute la vie, quand la générosité et le courage, la vérité et le devoir ne sont plus que des mots vides de sens? Pourquoi la loi naturelle serait-elle plus respectée que les préceptes de l'Église? pouquoi, si l'opinion l'exige, si l'intérêt le conseille, si les puissants l'ordonnent, les vérités éternelles du bon sens, les premiers principes de la morale ne seraient-ils pas méconnus et outragés comme les lois de l'Évangile? Aussi un grand orateur espagnol, Donoso Cortès mourant, appelait la peur « la perpétuelle et pire complice de tous les crimes ».

Peut-être, sous la sévérité de nos paroles, l'esclave du respect humain relèvera la tête et dira: Je suis un honnête homme. Et nous lui répondrons: On n'est pas honnête homme,. ou l'on n'est pas sûr de Têtre longtemps, quand on n'a pour guide que l'égoïsme et la peur; quand l'intérêt, l'ambition et les courants si mobiles de l'opinion publique sont acceptés comme la loi souveraine de la vie. On n'est pas honnête homme quand on abandonne les faibles et les vaincus pour suivre et acclamer les puissants et les heureux, quels qu'ils soient; quand, en pré- sence de la moindre épreuve, on est toujours prêt à oublier toutes les promesses , à trahir tous les serments, à violer les obligations les plus sacrées.

Une des âmes les plus saintement fières qui aient honoré l'humanité, Lacordaire a dit : « Tout ce qui s'est fait de grand dans le monde, s'est fait au cri du devoir; tout ce qui s'y est fait de misérable, s'est fait au nom de l'intérêt ». Et ailleurs: « On n'arrive à rien de grand qu'en ayant peur d'autre chose que de l'erreur et de la lâcheté. » Il a dit encore: « Si vous tenez à savoir ce que vaut un homme , mettez-le à l'épreuve ; et s'il ne rend pas le son du sacrifice , quelle que soit la pourpre qui le couvre, détournez la tête et passez : ce n'est pas un homme ».

On raconte qu'un roi vaincu et captif fut condamné à se courber devant son impitoyable vainqueur, qui lui mettait le pied sur le front quand il montait sur son cheval de bataille. Nous connaissons des esclaves plus abaissés et plus avilis. Ce n'est pas le pied, si humiliant qu'il soit, d'un vainqueur ou d'un conquérant qui courbe leur front , orné pourtant du signe

1. Ad Romanos, VIII, 21.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 353

divin du baptême : c'est le pied d'un vulgaire ambitieux, d'un homme sans dignité et sans mérite, de quelque conspirateur de village; c'est le pied du premier ou du dernier venu qui courbe leurs consciences et leurs âmes contre terre, dans la poussière et la boue.

Aussi le mépris de tous est le châtiment inévitable de cette servitude déshonorante. Les maîtres eux-mêmes s'indignent de tant de lâcheté, les traîtres ne peuvent inspirer confiance l'on les rejette tôt ou tard comme des instruments devenus inutiles et qui souillent la main qui s'en est servi.

Ceux qui méprisent Dieu et sa loi, sont eux-mêmes livrés à l'ignominie: Qui contemnunt me, erunt ignobiles* . Dieu efface jusqu'au souvenir, il disperse les ossements de ceux qui veu- lent plaire aux hommes à tout prix. Ils seront couverts de con- fusion, parce que le mépris de Dieu sera sur eux éternellement: Deus dissipaviï ossa eorum qui hominibus placent; confusi sunt , quoniam Deus sprevit eos 2.

Cet esclavage et cette dépravation sont un grand péril pour les peuples eux-mêmes. Les âmes abaissées, les cœurs avilis sont prêts pour tous les despotismes. Mais, de crainte que vous nous accusiez d'exagération , écoutez ces graves paroles d'un protestant, qui dirigea longtemps la politique de notre pays: « C'est une des grandes plaies de notre époque , que trop peu d'hommes conservent assez de fermeté d'esprit et de caractère, pour penser librement et agir comme tts pensent. L'indépen- dance intellectuelle et morale des individus disparaît sous le poids des événements, dans la foule des clameurs ou des désirs populaires; et, dans cet asservissement général des pensées et des actions, il n'y a plus d'esprit juste ni d'esprit faux, plus de prévoyant ni de téméraire, plus de chefs ni de soldats. Tous cèdent à la même pression, se courbent sous le même vent. La faiblesse commune amène les nivellements : toute hiérarchie et toute discipline disparaissent entre les hommes. Ce sont les derniers qui mènent les premiers : car ce sont les derniers qui pèsent et qui poussent, poussés eux-mêmes par cette tyrannie du dehors, dont ils sont eux-mêmes les plus ardents et les plus aveugles instruments3 ».

Enfin, nos très chers frères, cette servitude est sans excuse.

Nous obéissons à l'opinion publique, nous dira-t-on. Et depuis quand l'opinion publique est-elle la reine souveraine du vrai ou du faux, du bien ou du mal, du juste ou de l'injuste? Faudra-t-il la suivre , cette opinion si souvent égarée et exploitée, faudra-t-il la suivre jusqu'aux derniers excès de la

1. I Regum. II, 30. - 2. PS. LU, 6. - 3. M. Guizot, Mémoires, t. 1er , p. 204.

III. VINGT-TROIS-

354 STATION DE CARÊME

violence et de l'anarchie? Quelle autorité peut-elle avoir, puis- qu'elle change sans cesse, allant tout à coup d'une extrémité à l'autre, sous le moindre souffle qui passe, applaudissant hier ce qu'elle repousse aujourd'hui, adorant aujourd'hui ce qu'elle maudissait hier? Est-ce bien dans une nation aussi impression- nable , aussi mobile que la nation, française , si facilement entraînée par la parole des tribuns et par les audaces de la presse, si vite séduite par les promesses, éblouie par les illusions, si vite irritée par la moindre déception, que l'opinion publique, que l'appréciation si souvent aveugle de la foule, peuvent être la loi toujours respectée et toujours obéie?

Le devoir, je ne dis pas d'un chrétien ou d'un héros, mais le devoir de tout honnête homme, de tout homme de cœur, est de résister à cette opinion, si elle s'égare, de la braver, quand elle s'obstine. La Sagesse divine proteste, comme la dignité humaine et le simple bon sens, contre cette tyrannie implacable du nombre: Ne suivez pas la foule pour accomplir le mal, dit l'Esprit-Saint ; et , dans vos jugements , n'acquiescez pas à l'opinion d'un grand nombre en trahissant la vérité : Non sequeris turbam ad faciendum malum ; nec in judicio plurimorum acquiesces sententiœ , ut a vero dévies* .

C'est le courant, dira-t-on? Et que m'importe! Je n'ai pas à le subir; je dois lutter contre lui, quand il me pousse aux abîmes. C'est la force. Et que m'importe la force aveugle, stupide et inique 1 Je cherche la vérité et je sers la justice. C'est la condition nécessaire du succès et du pouvoir. Il est des succès qui déshonorent et des défaites mille fois plus glorieuses que la victoire.

Et de quel droit aspirez-vous à l'autorité, quelle qu'elle soit, même dans un simple village, si vous n'avez , ni dignité dans l'âme , ni force dans le caractère , si vous êtes incapables de résister à toute influence mauvaise et à la moindre protestation inique? Ne cherchez pas à devenir juge, a dit l'Esprit-Saint, si vous n'avez ni la force ni le courage de briser les efforts de l'iniquité, de crainte que vous ne soyez intimidé par la seule vue des hommes puissants , et que votre prétendue justice ne soit un scandale: Noli quœrerefieri judex , nisi valeas virtute irrumpere iniquitates ; ne forte extimescas faciem potentis , et ponas scandalum in œquitate tua 2.

Enfin, le courage n'est pas possible sans l'espérance; et, malgré les périls et les épreuves, il faut espérer toujours. Ne sommes-nous pas de la race de ceux qui espèrent même contre toute espérance : Contra spem in spem 3 ? de ceux qui sont patients

1. Exode, XXIII. 2. 2. Eccli.» VII, 6. 3. Ad Romanos,IV, 18.

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE 355

dans latribulation, parce qu'ils possèdent la joie de l'espérance : Spe gaudentes , in tribulatione patientes A .

L'expérience universelle nous atteste que le découragement paralyse toute les forces, jette partout le désordre, et prépare d'inévitables défaites. La parole de Dieu elle-même nous affirme cette union nécessaire entre l'espérance et le courage. Attendez le Seigneur, dit le Psalmiste, et agissez avec vaillance: Expecta Dominum, viriliter âge 2. Agissez, affermissez votre cœur, vous tous qui espérez dans le Seigneur: Viriliter agite, et confortetur cor vestrum, omnes qui speratis in Domino 3.

Sans remonter aux siècles passés, nous avons subi dans ce siècle même, des épreuves bien douloureuses. Dans quel état se trouvait la France catholique à l'époque du Concordat, en 1801? Quelles ruines! quelle impuissance! quelle ignorance dans le peuple ! quel vide désolant dans les rangs du clergé! quels préjugés, et parfois quelle hostilité dans les hommes appelés au pouvoir à un degré quelconque ! Et plus tard encore, en 1830 , quelle situation déplorable était faite à la religion et à l'Église dans notre pays ! L'irréligion avait alors ce caractère , d'être plus bourgeoise encore que populaire; elle dominait dans les classes dirigeantes. Au dire des contemporains, rien n'était plus rare qu'un homme du monde s'avouant chrétien. « La ren- contre d'un jeune homme dans une église, a dit M. de Monta- lembert, produisait presque autant de surprise et de curiosité que la visite d'un voyageur chrétien dans une mosquée d'Orient». «Dans la ville que j'habitais, raconte un autre témoin, il y avait sans doute d'honnêtes gens: il n'y avait pas un homme, à ma connaissance, pas un ! ni fonctionnaire, ni professeur, ni magistrat, ni vieux, ni jeune, qui remplît ses devoirs religieux *... » Aucun signe qu'on fût dans une société chrétienne; partout, une impiété pratique, telle, qu'elle étonnait presque le plus grand sceptique de ce temps, Henri Heine, qui écrivait dans un journal allemand : « Ce peuple, vraisemblable- ment, ne croit même plus à la mort!...)). M. Louis Veuillot rappelait en ces termes les souvenirs de cette époque : « Je disais et je croyais très volontiers que le christianisme était mort: rien autour de moi ne me disait qu'il vécût 3 ». Et Henri Heine écrivait : La vieille religion est réellement morte, elle est déjà tombée en dissolution; la majorité des Français ne veut plus entendre parler de ce cadavre G ».

Et cependant, nos très chers frères , l'Église a relevé ces ruines ; elle a instruit le peuple , multiplié les légions de ses

1. Ad Romanos, XII, 12. - 2. Ps. XXVI, 14. - 3. Ps. XXX, 25. 4. Louis Veuillot, Rome et Lorelte ,tome 1er, p. 39. 5. Ibid. 6. Voir Le Lendemain d'une révolution, par M. Tliureau-Danyin.

356 ' STATION DE CARÊME

prêtres et de ses apôtres. Elle a fait entendre partout, dans la chaire et la tribune politique, dans les îuttes de la presse et dans les académies, les démonstrations de sa doctrine, les paroles de la foi et de l'amour, et parfois les accents d'une admirable éloquence.

Elle a couvert le sol de notre pays de ses institutions et de ses oeuvres saintes. Elle est une puissance qui effraye les uns, et avec laquelle les autres, les plus puissants et les plus habiles, sont obligés de compter. En ce moment même, la question romaine se pose dans les conseils de l'Europe étonnée. Elle se réveille par l'ascendant de la fermeté et de la sagesse de Léon XIII. Sans doute, cette question présente de graves diffi- cultés. Il se peut que la solution soit retardée; mais le problème se reposera de nouveau, jusqu'au jour l'Italie et l'Europe le résoudront pour leur sécurité et leur honneur.

C'est incontestablement un succès, nous pourrions dire une première victoire, que d'imposer aux sollicitudes des gouverne- ments et des peuples la question de l'indépendance du Pontife romain. «Si sceptique que l'on soit, disait, il y a quelques jours, un journal hostile à la Papauté, comment ne pas s'incliner devant cette puissance morale qui, par le seul prestige de la tradition, de la croyance, et sans armée, sans États, tient le monde en respect1 ? »

Ces ardentes paroles, qu'un éloquent évêque écrivait naguère, ne sont-elles pas plus vraies que jamais?

« Si je regarde avec soin dans la mêlée, en voyant l'ardeur et le dévoùment des uns, l'excitation et la fureur des autres, je me dis: Certes, il faut que la religion soit redevenue une bien grande puissance, pour susciter de telles haines et de tels amours. Elle ne jouissait , il y a quarante ans , que d'une tranquillité apparente, dont la révolution de Juillet montra vite l'illusion. Aujourd'hui tout ce qui intéresse la religion, émeut les âmes.

« Si le Pape parle: en Angleterre, en France, en Allemagne, en Russie, en Amérique, un frémissement universel répond, comme si une grande voix venait d'éclater à la fois sur tous les sommets du monde.

« S'il se tait, on s'inquiète, on s'interroge, et ceux même qui ont trouvé tout simple de disposer de lui sans lui , ne se conten- tent pas tranquillement de son silence, et ils se demandent: Que pense-t-il donc? ;et pourquoi ne le dit-il pas?

« Ah l c'est que la vérité catholique a retrouvé son éeho au fond de toutes les consciences ; du fond de toutes les âmes de ce

1. Le Télégraphe, cité par le Journal de Rome.

DÉVOTION AU CRUCIFIX 357

temps, il s'élève une question jusqu'à Jésus-Christ : on s'incline ou l'on se débat sous sa main divine. Il est de ceux qu'on hait ou qu'on adore; on l'aime ou on le déteste, mais on ne l'ignore plus! Son nom est, comme disait autrefois S. Paul, au dessus de tout nom : Supsr omne nomen, et son Évangile est le premier besoin des âmes. Ennemis de Dieu , vous avez été , sans le vouloir, les auxiliaires de ses prédicateurs; et je rends grâces à vos haines, qui auraient proclamé, s'il avait eu besoin de l'être, et fait retentir le nom de mon maître, Jésus, Sauveur du monde ] ».

Espérons donc en la protection toute-puissante de Dieu, jus- qu'au jour le torrent de l'iniquité aura passé : In timbra alarum tuarumsperabo , donec transeat iniquitas2. Opposons l'affir- mation énergique et complète au doute et à la négation, la manifestation loyale et vaillante aux concessions du respect humain et à l'audace des ennemis de Dieu , le dévoûment à l'égoïsme, le zèle ardent pour toutes les œuvres catholiques aux efforts incessants et aux conquêtes de l'erreur et de la corrup- tion ; opposons aux défaillances honteuses , aux défections criminelles , la grandeur et la puissance du courage chrétien. Travaillons et marchons dans la nuit, en attendant le jour ; traversons la forêt sombre, gravissons les rudes sentiers pour arriver aux régions sereines de la sécurité et de la lumière, de l'union et de la paix.

LA DÉVOTION A LA CROIX, AU CRUCIFIX

Non judicavi me scire aliquid inter vos. nisi Jesum Christum, et hune cruel ftxum, S. Paul , I aux Corinth, IT> 2.

Monseigneur, mes frères ,

Au diocèse de Saint-Brieuc, sur la lieue de grève de Saint- Michel, au nord de Plestin, se dresse une croix de pierre, au milieu des sables. De toute la grève on aperçoit cette croix à mer basse, mais le flot la recouvre entièrement à marée haute. Tant que les bras de la croix émergent au dessus des flots, on peut traverser la plage sans crainte ni danger ; mais, quand la croix a disparu, malheur à l'imprudent voyageur qui s'aven-

1. Mgr Dupanloup. 2. Ps. lvi, 2.

3. Discours prononcée la métropole d'Aix, le dimanche des Rameaux, 1885, en présence de Monseigneur Forcade, Archevêque d'Aix, Arles et Embrun, par Je pire Stanislas Peigné, missionnaire de l'Immaculée-Conception de Nantes.

358 STATION DE CARÊME

turerait sur la grève! Sa perte serait certaine, il serait emporté par la grande mer. Aussi, avant de s'engager sur la lieue de grève, les pêcheurs et les habitants de la côte disent, en se signant: La croix nous voit, nous pouvons avancer !

Heureux le peuple qui a compris la puissance de ce mot : La croix nous voit, la croix nous protège, nous n'avons rien à craindre. Mais, malheur aux nations qui ne s'abritent plus à l'ombre tutélaire du drapeau de la Croix... Bientôt la grande marée de l'impiété révolutionnaire les emportera aux abîmes !... Mais ici, dans la Provence comme dans ma chère Bretagne, la Croix est toujours en honneur, je la retrouve partout.

Partout je salue avec amour notre invincible drapeau, notre palladium sacré, et sur nos places publiques, et aux carrefours de nos chemins, et au sommet de nos montagnes, et à la place d'honneur au foyer domestique. Vous avez mille fois raison d'arborer ainsi partout la croix. Ah ! c'est que vous l'avez compris: la Croix est un drapeau. Un drapeau? Mais, vousdirai- je avec l'éloquent conférencier de Notre-Dame, « un drapeau, c'est le signe auquel on reconnaît une nation ! Ses fastes histo- riques, ses institutions, ses lois, ses coutumes, sa vie, tout est là, dans ce morceau d'étoffe que les vents tourmentent, ou qui pend négligemment sur la hampe. Il se lève , on va avec lui; il marche, on le suit ; il s'agite dans la mêlée, on l'entoure, on le défend au péril de sa vie. Les balles, les sabres, les épées se disputent ses lambeaux. Ce n'est plus qu'une guenille abreuvée de gloire; les tambours battent aux champs, les soldats présentent les armes: debout, citoyens, voilà la France qui passe. Vive la France... Le drapeau peut n'être rien, mais combien noble et auguste est la chose signifiée ! »

Eh bien ! le drapeau de la Croix est un drapeau mille fois plus noble, mille fois plus auguste et plus glorieux encore que le drapeau de la France.

Or, ce drapeau porte une merveilleuse légende que je lis sur son bois sacré, écrite avec le sang d'un Dieu ; trois mots d'une puissance et d'une douceur inénarrables: Croye^, airne^, espère^. Et c'est cette légende de notre vieux drapeau, sommaire le plus complet, le plus parfait du christianisme, que je veux méditer avec vous. Mais, auparavant, Provence et Bretagne, ensemble, rendront le salut au drapeau. O Crux , ave.

I. Croye\, nous dit la Croix. La Croix est le livre de- renseignement chrétien , le sommaire de notre foi : Summa religionis. A ses pieds, je retrouve le résumé des principaux mystères du christianisme. Aux pieds de la Croix, en effet , nous connaissons vraiment Dieu, Dieu et ses perfections adora-

DÉVOTION AU CRUCIFIX 359

bles. Elle nous parle de sa justice et de sa sainteté, mais aussi de sa puissance et de sa miséricorde. Puis, en regard des perfec- tions divines, je retrouve le souvenir du mystère de la chute et de la faiblesse de l'humanité. Je retrouve, au Calvaire, l'histoire de la chute d'Adam , écrite avec ses principales circonstances. Comme au paradis terrestre, je vois un jardin, un homme, une femme et un arbre mystérieux. . . mais ici, c'est le nouvel Adam qui expie la faute du premier, et une nouvelle Eve, qui vraiment enfante des vivants... Jésus dépouillé de ses vêtements, au pied de l'arbre du sacrifice, me rappelle Adam déchu, tristement chassé du paradis terrestre. . . Jésus tombé trois fois, en gravis- sant le Calvaire, me rappelle l'homme humilié, succombant sous le triple faix de la concupiscence.

La Croix élevée entre le ciel et la terre, c'est l'arbre mystérieux la nouvelle Eve nous présente le vrai fruit de vie et de salut pour l'humanité entière. En un mot, le chrétien retrouve ici le christianisme tout entier, et la Croix est vraiment le livre, la science qui doit sauver le monde: Non judicavi me scire... Ce qui perd le monde, c'est qu'il ne croit pas, et pourtant c'est la foi qui sauve : Qui crediderit , salvus erit . Qu'il vienne donc ici, le malheureux tourmenté par le doute et l'incrédulité, et il croira ! . . .

Autrefois, les Juifs disaient, dans un insolent défi : Descendat de cruce, et credamus. . Et moi, je vous dis : 0 Jésus, ô mon maître, restez sur votre Croix et nous croirons ! Nous croirons à la vanité des biens et des choses de ce monde, en vous considé- rant dans l'abandon et le dénûment le plus tromplet, le plus absolu. . . Nous croirons à la grandeur, à la dignité de notre âme, puisque vous n'avez pas dédaigné de la racheter, au prix de vos souffrances, de votre sang... Nous croirons au malheur du péché qui nous ravit le prix de notre rédemption... à la justice de Dieu qui ne peut s'apaiser que par l'expiation d'un Homme-Dieu !

Restez sur votre Croix, et nous croirons au ciel que vous nous avez ouvert, à l'enfer que vous avez fermé...

Nous croirons à l'Église notre mère, dont la croix est le berceau . . .

Nous croirons aux sacrements qui prennent ici leur source inépuisable et féconde pour nous purifier de la lèpre horrible du péché ! Restez sur votre Croix, ô Jésus, et nous croirons à Marie, à son amour dont la Croix nous rappelle le souvenir en même temps que le martyre, nous croirons à sa maternité, en la voyant, au milieu de ses douleurs, nous adopter pour ses enfants : Ecce filius tuus, ecce mater tua.

Trinité, Incarnation, Rédemption, Maternité de Marie, quel plus sublime résumé!... On prétend qu'un philosophe fut un

360 STATION DE CARÊME

jour tourmenté par l'ambition de mettre tout un livre dans une page, et toute une page dans une phrase, et celte phrase dans un mot. Ce problème impossible à la faiblesse humaine, eh bien! le Verbe incarné l'a résolu. Il a résumé dans un seul mot tous les mystères du christianisme, toute l'économie de l'Église et du salut des âmes, toutes les leçons de l'Évangile, tout l'amour de Dieu pour les hommes: et ce mot, c'est la Croix. Croye^ , aime\.

II. La Croix, foyer d'amour et de dévoûment. L'amour de Dieu est une chaîne formée de deux anneaux précieux, qui ne peuvent se séparer: l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Et c'est bien sur la Croix que sont gravés ces deux mots : Diliges Dojninum, diliges proximum.

Diliges Dominum. Car à l'amour, l'amour seul peut répondre dignement : Diligamus Deum , quia prior dilexit nos.

Sur la Croix Jésus peut nous montrer sa tête couronnée d'épines, ses pieds et ses mains percés, son côté entr'ouvert, et nous dire avec l'éloquence du sang : Sic Deus dilexit mundum. Et à ce spectacle, qui ne s'écrierait avec S. Paul : « Anathème à qui n'aimerait pas Jésus-Christ? » ce Mais, pour aimer le Christ, il faut aimer sa croix, nous dit S. Pierre Damien»: Ille non amat Christum, qui non amat crucem Christi. L'aimons-nous vraiment?... Alors, aimons aussi nos frères: Diliges proximum. La Croix n'est-elle pas notre berceau commun? Tous ne sommes-nous pas frères dans le même enfantement divin , rachetés et lavés dans le même sang de l'agneau? Assurément, c'est au lit de

mort de notre père que doivent s'éteindre toutes les haines !

Qui pourrait résister et garder rancune en entendant Jésus pardonner à ses bourreaux? La Croix nous dit donc: Aimons-nous les uns les autres -.Diligamus alterutrum, et pardonnons à nos ennemis.

La Croix nous prêche aussi le dévoûment. Qu'est-ce en effet que le dévoûment, sinon porter sa vie hors de soi, pour en faire vivre les autres? Le dévoûment comprend donc une double opération : se priver et donner.

Sur la Croix, Jésus se prive de sa gloire, de son bonheur, de sa volonté propre; il se prive de tout, et fait en même temps le sacrifice le plus absolu, le plus complet. Et après s'être privé, que nous a-t-il donné? Il nous a donné son corps, son sang, son cœur, son âme et sa divinité. . . ses miracles et son Évangile.

Il nous a donné sa propre Mère dans un testament sublime : Ecce mater tua. Et c'est ainsi qu'il se montre le véritable modèle du sacrifice et du dévoûment. Aussi c'est au pied de la Croix que se sont formés les apôtres

DÉVOTION AU CRUCIFIX 361

et les martyrs, et que se forment encore, chaque jour, les missionnaires et les sœurs admirables de charité, qui, dans nos hôpitaux, au chevet des mourants et sur nos champs de bataille, ont enfanté ces actes héroïques de dévoûment qui étonnent le monde, et que l'hérésie n'a jamais su copier. Voyez à la ceinture de ces hommes courageux et sur la poitrine de ces saintes femmes, l'adorable crucifix. Voilà le levier puissant de la force de Dieu et la science sublime, la folie qui a vaincu le monde : Non judicavi me scire aliquid. . . etc.

Quand on est armé de la Croix, on ne calcule pas s'il y a profit ou perte dans le dévoûment, et alors, comme dit Lacordaire, le sang se donne pour rien. C'est la conscience qui le paie ici-bas, en attendant que Dieu le paie là-haut.

Pendant le siège de Paris, en 1870, un frère des écoles chré- tiennes soignait, avec un dévoûment rare, un pauvre soldat atteint de la variole noire. . . Un témoin s'étonnait de son courage et lui disait : Ce que vous faites là, je ne voudrais pas le faire pour dix mille francs. Mais je ne le ferais pas pour cent mille, riposta le frère; puis, se recueillant et baisant son crucifix, il ajoutait, avec un angélique sourire : Seulement, je le fais pour Jésus-Christ. Comme l'illustre Lacordaire, il savait bien, cet humble frère, que c'est la conscience qui paie le dévoûment ici-bas , et que Dieu le récompensera là-haut : Non judicavi me scire.

III. Enfin la Croix est une source d'espérance et de consola- tion. Car nous avons besoin d'espérer, d'être eonsolé sur cette terre de l'exil et de la douleur, dans cette vallée de larmes !

Espérer quoi ? Les richesses et les biens de ce monde, les honneurs et les jouissances grossières des sens?. . .

Oh! non, sans doute-, car la Croix serait alors un odieux mensonge, une amère ironie, elle qui ne prêche que l'expiation, le dévoûment et le sacrifice ! . . .

Mais la Croix nous donne la science de l'éternité et nous dit d'espérer la victoire ici-bas, et le triomphe au ciel. La vic- toire. . . Oui, l'étendard de la Croix porte toujours, dans ses plis glorieux, la vérité, la vertu, l'honneur, la liberté, la vraie civilisation, et c'est ainsi qu'elle a parcouru le monde en vainqueur, triomphant de toutes les erreurs et de tous les vices, étendant sa domination plus loin que les aigles romaines. Domuit orbem nonferro, scd ligno, dit S. Augustin.

Que de victoires la Croix a fait remporter aux vaillants soldats combattant sous son égide !

A Lépante, la Croix fut le salut de la civilisation chrétienne contre la barbarie musulmane. Avant de donner le signal de

362 STATION DE CARÊME

l'attaque, Don Juan d'Autriche fait le signe de la croix. Tous les capitaines le répètent, et l'Islamisme subit ce jour-là une défaite dont il ne s'est jamais relevé.

Un siècle plus tard, également, Sobieski fait faire le signe de la croix à son armée, lui-même se fait signe de croix vivant, entendant la messe, les bras étendus en forme de croix; et la ville de Vienne est délivrée.

Toujours pour les armées catholiques, la Croix a été le Labarum victorieux de Constantin.

Mais il est d'autres luttes que les combats matériels de la guerre. Je veux parler des luttes quotidiennes de la vie, et contre Satan , et contre le monde, et contre nos propres passions -, et c'est ici surtout que la Croix ne sera jamais vaincue, si nous le voulons. Est-ce que la vue du serpent d'airain, figure du crucifix, ne guérissait pas les Israélites dévorés par le feu des morsures des serpents venimeux? Ainsi le regard sur la Croix peut apaiser le feu des passions, nous dit S. Augustin: -ira hoc signo vinces. C'est toujours le signe de la victoire; et si, parfois, dans la lutte nous avons faibli, si nous sommes tombés, c'est que malheureuse- ment nous combattions loin du drapeau delà croix. Eh bien! quand même jusqu'à ce jour nous n'aurions essuyé que des défaites, ne désespérons jamais, et reprenons courage: In hoc signo vinces.

Sur un champ de bataille, un jour, un illustre général arriva trop tard, mais assez à temps pour être témoin de la déroute de nos soldats, jusqu'alors invincibles. Se tournant vers son état- major, il demanda: Quelle heure est-il? Trois heures, lui répondit-on. —C'est bien, la bataille est perdue il est vrai, mais nous avons le temps d'en gagner une autre. Et, s'élançant à la tête de son escorte, il rallie les fuyards, et les conduit aune splendide victoire.

0 chrétiens, à quelque heure de la vie que vous soyez parve- nus, ne fuyez plus le combat, ralliez- vous sous le drapeau delà Croix, faites face à l'ennemi, et vous remporterez la victoire; car, à l'ombre delà Croix, on trouve toujours la route du ciel, et toujours on est en droit d'espérer le triomphe.

La Croix est une source de consolation. Une jeune personne de naissance distinguée, mais de santé fort délicate, voulait entrer dans un ordre très austère. Pour éprouver sa vocation, la supérieure lui fît une peinture exagérée des austérités du cloître et des sacrifices de la vie religieuse. La conduisant en esprit dans tous les lieux de la communauté, elle ne lui montrait partout qu'objets effrayants pour la nature. La jeune postulante paraissait ébranlée et gardait un morne silence. « Mais, ma fille, continue la supérieure, vous ne répondez

DÉVOTION AU CRUCIFIX 363

rien! » « Ma mère, répartit vivement la postulante, je n'ai qu'une question à vous adresser. Y a-t-il chez vous des crucifix? Trouverai-je une croix dans cette cellule l'on est si étroite- ment logé, l'on couche sur la dure, l'on dort si mal? Trouverai-je une croix dans ce réfectoire la nourriture est si grossière, et n'a d'assaisonnement qu'un peu d'eau? Trouve- rai-je une croix dans cette salle du chapitre l'on reçoit de si vertes admonestations? » « Oh! pour le sûr, ma fille, inter- rompit la supérieure, il y en a partout ». « Eh bien! ma mère, avec la grâce de Dieu, j'espère ne trouver jamais rien de difficile, partout je verrai l'image de mon Jésus, crucifié et mort pour moi ». Belle et sublime réponse sur les lèvres de cette vaillante jeune fille, qui savait bien que la Croix est une source d'espé- rance, mais aussi un trésor de consolation !

Et en effet, de ce bois adorable, retentit sans cesse cette parole: Venite ad me , omnes qui laboratis et onerati estis , et ego reficiam vos. Vous traversez de rudes épreuves : Eh bien ! jetez donc votre cœur sur la croix: O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus. Celui qui a voulu mourir sans consolation sur cette Croix, trouvera un baume délicieux pour chacune de vos blessures. En vous rappelant la grande loi de l'expiation, il vous enseignera la science delà résignation dans la souffrance.

Comme le bois que jeta Moïse dans l'eau amère corrigea son âcreté, et la rendit potable, ainsi en est-il de la Croix placée au milieu des adversités. Vous êtes victime de la trahison et du délaissement? Eh bien! la Croix vous parlera de Pierre et de

Judas Vous avez connu l'amertume de la séparation , de la

mort, peut-être, d'une personne aimée; et ici, vous rencontrerez Madeleine, S. Jean, la Mère des douleurs, et ce spectacle vous consolera, et vous fera espérer plus fortement encore, en vous montrant l'avance que vous avez sur la route du ciel , à la suite de Jésus crucifié: Christo igitur passo in carne, et vos eadem cogitatione armamini 1 .

Une pauvre veuve, chargée d'années, sans parents, sans fortune, sans amis, avait vu peu à peu le vide le plus affreux

se faire autour d'elle A la fin de son lamentable récit, le

missionnaire qu'elle avait choisi pour confident de ses peines2 lui dit: Il faut avouer, madame, que vous avez été bien mal- heureuse! — Malheureuse! reprit-elle, en se redressant, non

J'ai beaucoup souffert, mais je n'ai pas été malheureuse

Et, comme pour expliquer cette distinction, sortant de dessous son voile noir un petit crucifix d'argent, elle ajouta: Tenez, regardez bien, je l'ai usé sous mes baisers. Et en effet, l'image

1. I. Petr IV, 1. 2. Le P. Caussette.

364 STATION DE CARÊME

sainte s'était usée , mais le bonheur de baiser vos plaies adora- bles, ô mon Jésus, ne s'était pas encore usé dans le cœur de cette vaillante femme.

On a dit que se résigner chrétiennement , c'était mettre Dieu entre la douleur et soi. Eh bien ! il est une consolation plus douce encore ! C'est de se rappeler que par la douleur on porte Dieu avec soi et en soi : Ut et vita Jesu manifestetur in corporibus vestris.

Après avoir perdu presque tous ses enfants, à de courts inter- valles , un vertueux père de famille , au retour d'une absence de quelques heures, se trouve en présence d'un nouveau malheur. Il contemple maintenant le corps inanimé d'une épouse adorée, modèle accompli de toutes les vertus, et qu'une mort foudroyante vient de frapper à son tour... Ses amis présents, balbutient quelques mots de consolation; mais lui, fixant le crucifix et évoquant le souvenir des épreuves récentes, répond: « Oui, Dieu nous a sévèrement éprouvés, mais il ne nous a jamais abandonnés, et nous pouvons bien dire qu'après chaque épreuve, nous avons senti que nous V aimions davantage ». Ainsi se manifestait en ce bon docteur, en ce fervent confrère de S. Vincent de Paul , la vie de Jésus crucifié : Ut et vita Jesu manifestetur in corporibus vestris. Et c'était la meilleure des consolations.

Croye^, Aimeç , Espère^! tel est le résumé des enseignements sacrés du livre de la Croix et la glorieuse légende de notre vieux drapeau. « Que l'image de la Croix, nous dit S. Bernard, ne sorte donc jamais de votre esprit, qu'elle soit pour votre cœur un aliment et un breuvage précieux; qu'elle devienne l'objet de vos méditations et de vos prières, et que votre âme entière s'y repose avec bonheur! » Ce divin palladium, cette image sacrée, cet adorable crucifix, ajouterons-nous avec S. Bonaveiiture, nous l'aurons toujours sur notre poitrine et plus encore dans notre cœur : Cor in cruce , crux in corde. Partout, et à notre foyer domestique aussi bien qu'au carrefour de nos chemins , et au sommet de nos montagnes, il occupera la place d'honneur, et malheur à qui oserait porter une main sacrilège sur notre drapeau! Eh quoi! on insulterait le crucifix en notre présence, et nous laisserions aux prêtres seuls la gloire de défendre le drapeau ! . . . Oh ! non. Écoutez alors :

Un jour, un vieux soldat vint supplier César de l'assister en justice, contre un de ses camarades qui lui faisait une mauvaise querelle. Mais César s'y refusa et lui offrit quelqu'un de sa suite pour l'accompagner. Alors le légionnaire , découvrant sa poitrine : « Regardiez, ô César, les cicatrices de mes blessures. Un jour, votre vie était en danger, au milieu d'un combat... Moi, je n'en ai pas mis un autre à ma place pour vous défendre

DÉVOTION AU CRUCIFIX 365

et vous sauver ». Et l'empereur romain , rougissant, assista et secourut lui-même son vieux compagnon d'armes. Eh quoi! vous hésitez, vous, à lutter pour l'honneur attaqué de votre Dieu et de votre drapeau! Oh! alors, vous regarderez le crucifix, et des lèvres de Jésus vous entendrez sortir cet amoureux reproche : « Je n'en ai pas mis un autre à ma place, quand il s'est agi de te sauver et de mourir pour toi ». Et vous rougirez à votre tour, et vous défendrez votre drapeau.

Et si vous défendez votre drapeau, il sera encore votre sauvegarde, le signe protecteur qui vous délivrera, le jour qui n'est pas éloigné peut-être l'archange, ministre des vengean- ces de l'Éternel, viendra frapper les ennemis endurcis delà Croix et de la religion de Jésus-Christ. Malheur à ceux qui ne seront pas alors à l'ombre de la Croix!

Pendant la guerre de sécession aux États-Unis, le jour du fameux combat de Bull's-Run, le général Smith arrivait avec sa division, trop tard pour savoir quel était le signe de passe ou mot d'ordre. Prévoyant que, s'il s'avançait, il essuierait le feu de son parti, il demanda un homme de bonne volonté qui fût prêt à sacrifier sa vie. Un jeune homme sortit des rangs : Tu vas être tué. Oui, mon général. Alors Smith prit son carnet, en détacha un feuillet et écrivit: Envoyez-moi le signe ; « Général Smith ». Puis il donna le billet au soldat qui, mort ou vif, devait faire connaître sa présence à ses compagnons d'armes. Le jeune homme s'approche des avant-postes. Qui vive? Ami. Donne le signe. Le volontaire avance sans rien dire. Vingt fusils s'abaissent sur lu-i. Dans cette extrémité, il fait rapidement le signe de la croix, et lève la main droite vers le ciel. A l'instant, les fusils se relèvent. Le signe que le soldat catholique venait de faire pour se recom- mander à Dieu , était celui que Beauregard, général catholique, avait donné le matin comme signe de ralliement à son armée. Et les soldats de Smith prirent part à ce fameux comoat.

Eh bien! oui, la Croix, l'image du crucifix, tel sera encore le signe de passe des vrais serviteurs de Dieu, au milieu de cet épouvantable cataclysme moral et physique qui nous menace , auquel nous assisterons peut-être, et dont les bouleversements de la nature, les tremblements de terre racontés par les jour- naux, ne sont qu'une image imparfaite et amoindrie!...

Et maintenant, ô mon Maître, ô mon Roi, que si votre soldat n'a pas assez bien dit, en parlant de son noble drapeau, ne vous en prenez qu'à ma faiblesse, à mon infirmité, et suppléez vous-même à l'impuissance de ma parole. Mais, en ces jours néfastes des mains sacrilèges osent décrocher le crucifix, l'insulter et le jeter aux gémonies, mon cœur de

36G STATION DE CARÊME

catholique et de Breton avait besoin d'une solennelle et publique protestation, et quel auditoire mieux choisi et plus sympathique que celui des fils de la Provence, pour chanter les gloires et les bienfaits de mon vieux drapeau !

0 adorable crucifié ! 0 Jésus pénitent, mourant pour nous sur la Croix, pardon pour ces infortunés sacrilèges ! pardon pour les fils, pardon pour les pères ! Parce, Domine, parce populo tuo. Pardon pour notre malheureuse patrie , ne lui imputez pas ces actes d'amère folie et d'impiété stupide de quelques-uns de ses enfants. Mais conservez toujours au peuple de France, le noble drapeau de ses ancêtres, le drapeau de la Croix. Qu'il soit toujours, pour ses fils, un signe de foi, d'amour et d'espérance. Amen.

L'INCARNATION ET L'EUCHARISTIE '

Verbum caro facium est, et habitavii in nobis.

Le Verbe s'est fait chair, et il a habité au milieu de nous. (S. Jean, ch. I, v. 14.)

Mes frères,

Après la Crèche, la sainte Eucharistie! Ce n'est point distraire vos regards ni vos cœurs que de leur offrir, à côté de l'image de l'Enfant- Dieu , sa personne elle-même toujours vivante et toujours aimante, dans l'auguste mystère de nos autels. Ceux qui allèrent se prosterner au pied de la Crèche se doutaient-ils qu'à une distance de dix-neuf siècles il y aurait des hommes assez privilégiés pour voir de leurs yeux, toucher de leurs mains et baiser de leurs lèvres, Celui qu'ils ne pouvaient se rassasier de voir, de toucher et de baiser eux-mêmes? Se dou- taient-ils que ce petit Enfant, couché sur un peu de paille, allait devenir, parle plus incompréhensible des miracles, comme la semence d'une moisson eucharistique qui germerait et s'épa- nouirait sur toute la terre, au souffle fécond du sacerdoce chrétien?

Oui, Bethléem, la maison du pain, revit dans le temple catholi- que. Les âmes qui ont faim de Dieu, s'y nourrissent du pain vivant descendu du ciel ; et dans cette obscure grotte du Tabernacle , étendu sur la froide couche du saint-Ciboire ,

1. Sermon prononcé dans la chapelle du Grand-Séminaire de Perpignan . à l'occasion de l'Adoration perpétuelle , par M. l'Abbé Izard , professeur de Dogme.

l'incarnation et l'eucharistie 367

enveloppé des langes eucharistiques, l'Enfant de la Crèche reçoit toujours les hommages des bergers et des rois, des riches et des pauvres, des petits et des grands, et les anges du ciel, témoins de ses abaissements obstinés et de ses miséricordes incessantes, répètent jour et nuit autour de l'Autel le cantique de la bonne nouvelle: (( Gloria in altissimis Deo, et in terra pax hominibus bonœ voluntatisK ! » Le mystère de l'Incarnation se perpétue dans la divine Eucharistie !

L'Incarnation et l'Eucharistie ! Au sein de son Père, le Verbe éternel devait les contempler comme deux visions lointaines qui charmaient ses regards et provoquaient les divines impa- tiences de son cœur! Dans l'Incarnation, il se voyait déjà revêtu de l'humanité, instrument de ses compatissantes tendresses pour les hommes-, et dans l'Eucharistie, il savourait d'avance les délices de son union avec chacune de nos âmes! L'Incar- nation et l'Eucharistie! Ah! ce sont aussi deux visions bien douces pour le regard du chrétien ! L'Incarnation était une lumière au milieu des ténèbres qui enveloppaient le monde, et l'Eucharistie en réfléchit les rayons bienfaisants ! L'Incarnation était un foyer dont la chaleur devait ranimer l'humanité agonisante, et l'Eucharistie en jette les étincelles sur chaque point de l'espace et dans tous les cœurs ! L'Incarnation était une source d'eau vive pour les cœurs altérés de pardon ou chargés des souillures du vice, et l'Eucharistie est le fleuve mystérieux qui en distribue aux âmes les eaux rafraîchissantes et purifiantes! L'Incarnation était une harmonie la voix de l'expiation se mêlait à la voix de la miséricorde pour apaisep-Paustère justice de Dieu, et l'Eucharistie en redit à travers les âges les suaves échos !

Aussi bien, mes frères, ces deux mystères se touchent et s'embrassent dans nos cœurs. L'amour de l'Eucharistie naît et se développe au pied de la Crèche, se dilate sous le regard de Jésus-Hostie; et s'il est vrai que l'Incarnation, affectueusement méditée, allume dans une âme des ardeurs nouvelles pour l'Eucharistie, il est vrai surtout que la dévotion eucharistique est un arôme divin qui conserve toujours purs et préserve des atteintes de l'oubli le souvenir et le culte de l'Incarnation.

Puisque ces deux mystères se soutiennent dans les affections de notre cœur aussi fortement que dans l'économie du dogme catholique, j'ai cru satisfaire votre piété en les mettant à la fois sous vos yeux, pour vous en faire admirer les affinités étroites et les divines harmonies. Vous dire la relation de ces deux mystères considérés: en eux-mêmes , 20 dans la pensée de Dieu, tel est le sujet de ce discours.

1. Luc, II, 14.

368 STATION DE CARÊME

I.

Rien ne blesse notre raison comme ce mot : Mystère! Et pourtant, ne devrions-nous pas nous familiariser avec lui, puis- que c'est dans le sein du mystère que ^se meut et s'agite notre pauvre vie? Que la foi s'éteigne dans notre âme, et le mystère se dresse sur notre origine, appelant aussitôt le mystère de nos éternelles destinées. Le mystère est dans l'air que nous respirons, dans la fleur qui nous charme, dans l'immensité de l'espace se perd notre pensée. Serait-il banni du monde, il nous jetterait encore un ironique défi, en s' attachant au centre même de notre existence, à cette limite insaisissable l'âme et le corps se rencontrent pour faire un fraternel échange de leurs vertus. Nous ne savons le tout de rien, a dit un philosophe. C'est l'aveu de la science, quand elle veut être modeste. Qu'elle prenne l'être le plus misérable, un grain de sable; il ne lui montre que sa surface, tout au plus consent-il à lui dire une de ses qualités, mais il la défie de lui arracher le secret de sa nature intime et de son existence: dans son fond, il recèle l'infini.

Si donc le mystère est la dernière réponse de toute créature qu'interroge la science, dans le domaine livré aux libres recher- ches de l'esprit humain, pouvons-nous, sans témérité, porter un regard scrutateur dans le domaine réservé des secrètes opéra- tions de Dieu? Ne devons-nous pas craindre cette défense et cette menace de l'Esprit-Saint : « Scrutator Majestatis opprimetur ab ea{ : Celui qui veut scruter la Majesté de Dieu en sera écrasé»? A Dieu ne plaise que nous sondions une seule des œuvres surnaturelles du Tout-Puissant , œuvres si mystérieuses que le Mystère est leur nom propre ! Comme Moïse , secouons d'abord la poussière de nos pensées terrestres; et sur le seuil de ce sanctuaire auguste, la foi va nous découvrir les harmonies du dogme eucharistique avec les merveilles de l'Incarnation, déposons, comme lui, la chaussure d'une profane curiosité : « Solve calcea- mentum de pedibus tuis2 ».

Au reste, Dieu ne se dérobe point tout entier. Comme il le disait encore à Moïse, il passe devant nous en se voilant la

face*. « Transibit gloria mea et protegam dextera mea* ». Ce

voile divin, c'est la révélation. Pour être discret, ce voile est assez transparent pour que l'œil de la créature entrevoie les traits de Dieu, les mouvements de Dieu, les;démarches de Dieu, la beauté et les analogies des œuvres de Dieu. Une illustre chrétienne1 définit la révélation: le crépuscule doré de V éternelle lumière. C'est donc à la douce clarté de ce crépuscule que nous

1. Prov. XXV, 27. 2. Exod. III, 5.— 3. Exod. XXXIII, 22. - 4. Madame Swetchine.

l'incarnation et l'eucharistie 369

découvrirons le lien étroit, j'oserais dire la parenté mystique de l'adorable Eucharistie avec l'Incarnation.

Ces deux mystères semblent offrir une triple ressemblance : ressemblance d 'origine , ressemblance de nature, ressemblance d'extérieur ou de physionomie.

I. Ressemblance d'origine. Cette ressemblance apparaît dans le mode dont ces deux mystères s'accomplissent, et dans le milieu ils s'opèrent.

Ces deux mystères, en effet, ne se réalisent que par le concours simultané de Dieu et de la créature : de Dieu , qui en est la cause principale et efficace ; de la créature, qui consent à l'action divine et lui prête, pour ainsi dire, la formule extérieure du mystère. Un ange est député à Marie : « Le Saint-Esprit descendra en vous, lui dit-il, et le Très-Haut vous couvrira de son ombre ; et le fruit, le Saint par excellence, qui naîtra de vous, sera dit le Fils de Dieu ». L'univers suppliant est aux pieds de la Vierge , Dieu lui-même est dans l'attente ; et Marie consent, et sa parole est la vivante expression du mystère qui va s'accomplir en elle : a Fiat mihi secundum verbum tuum] : Qu'il me soit fait selon votre parole»; c'est-à-dire, mes frères, qu'il soit fait suivant le mode décrit par l'Ange: dès lors, ineffable opération du Saint-Esprit , et , comme terme de cette divine opération unie au consentement et à la parole de Marie, le Saint, le Fils de Dieu fait homme: voilà l'Incarnation. Et maintenant, jetez les yeux sur l'autel, au moment s'accomplit le mystère eucharistique ! Dieu et le prêtre sonHà ; ou plutôt, il n'y a qu'un prêtre, un Dieu- prêtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ ! Car cette créature consacrée , cet homme chargé de misère et couronné de grandeur qui se tient debout à l'autel , n'est que l'ombre du Prêtre unique, de l'unique Consécrateur, Jésus-Christ. Oui, quand le prêtre ministériel a consenti au mystère eucha- ristique, et qu'il laisse tomber de ses lèvres cette formule sacrée : c( Ceci est mon corps » , la fécondité de Jésus passe tout entière dans cette parole sacramentelle, et le terme de cette action divine unie au consentement et à la parole du prêtre, c'est un corps parfait, glorieux, vivant, transfiguré dans les clartés du Verbe, c'est Jésus-Hostie !.... 0 Vierge Mère, n'est-il pas vrai que le sacerdoce est le prolongement glorieux de votre Maternité bienheureuse? Et si nous sommes tous vos enfants, n'est-il pas vrai que vous voyez dans le prêtre presque un frère? Vous avez prêté à Dieu, et le consentement de votre cœur, et la parole de vos lèvres, et le tabernacle de votre sein virginal! Et le prêtre

i. Luc, I. 38.

nI. VINGT-QUATRE.

370 STATION DE CARÊME

donne à Jésus son cœur, ses mains, le souffle de sa parole ! Oui, . l'Incarnation est à vous; au sacerdoce est l'Eucharistie !!

Ce premier rapport d'origine a son complément dans l'intégrité du sujet au sein duquel ils s'opèrent. C'est une vierge qui conçoit un Homme-Dieu , et cette conception miraculeuse consacre la gloire de la virginité, et l'enrichit des prérogatives de la maternité. C'est une vierge qui met au monde un Homme- Dieu , et ce fils qui, un jour, sèmera les miracles sur ses pas, veut donner à sa mère les prémices de sa puissance, et Marie enfante virginalement. Mes frères, regardez l'autel avec les yeux de la foi ! Voyez-vous entre les mains du prêtre cette blanche hostie? « Ceci est mon corps », dit-il au nom de Jésus ; et aussitôt la substance du pain n'est plus : la fragile enveloppe des espèces eucharistiques ne s'est point ouverte pour lui livrer passage -.toujours immobile et toujours sans issue, elle est vierge de toute atteinte et de toute blessure ; et au même instant aussi, Jésus passe dans ce vide mystérieux, il entre dans cette retraite l'amour l'appelle et le tiendra captif, et le voile eucharistique n'a pas été soulevé, et il est toujours sans déchirure.

II. Ressemblance de nature. A ces deux ressemblances d'origine s'ajoute une double ressemblance de nature.

Avoir un corps et une âme avec ce cortège de facultés et de vertus qui constituent l'intégrité de la nature humaine, c'est être un homme. Mais avoir cette nature envahie, pénétrée, couronnée par cette perfection dernière qu'on nomme la person- nalité, c'est s'appartenir, se gouverner, être soi-même ; en un mot, c'est êt**e une personne humaine. Or, l'humanité de Jésus-Christ, riche, il est vrai, de tous Jes dons de la nature, très parfaite dans son essence et dans ses vertus, parée de toutes les magnificences de la grâce, ne s'appartenait pourtant pas : au jour de ses noces sacrées avec le Fils de Dieu, elle se désappropriait à jamais dans les étreintes d'un doux et long embrassement, abdiquant, pour ainsi dire, sur le cœur de son Époux, et ses pensées, et ses affections, et ses démarches, et ses douleurs, et les mérites de sa mort, afin que la personne du Verbe en eût le domaine exclusif et la totale propriété : en un mot, l'humanité de Jésus n'avait pas sa propre personnalité. Or, ici même, dans cette adorable hostie, un miracle analogue se produit en ce moment. Oui, sur ce trône eucharistique , l'œil de notre âme, illuminé parla foi, découvre le corps glorieux de Jésus-Christ; et cependant, tandis que la substance du pain a cédé la place à cette divine réalité, notre regard terrestre voit encore la blancheur et les dimensions du pain. Illusion provi- dentielle de nos sens qui fait le mérite de notre foi et l'épreuve

l'incarnation et l'eucharistie 371

de notre amour! Comme dans l'Incarnation l'humanité de Jésus-Christ reposait et subsistait dans le Verbe; dans le Très Saint-Sacrement, les accidents eucharistiques, miraculeusement soustraits à l'influence naturelle du pain et du vin, sont soutenus par la puissance même de Dieu.

Une seconde affinité de nature non moins admirable, c'est que dans l'Eucharistie les espèces sacramentelles n'enlèvent rien à la beauté et à la gloire de Jésus-Christ, pas plus que dans l'Incarnation l'humanité ne fut un fardeau ou un déshonneur pour le Verbe de Dieu. Pareille, en effet, à un pur cristal qui s'illumine des feux du soleil sans ternir l'éclat de sa lumière, l'humanité de Jésus était enveloppée des splendeurs du Verbe ; et nul doute qu'à travers cette nature mortelle , le Verbe n'eût rayonné de tout son éclat, s'il ne lui avait plu de tempérer, d'adoucir, de tamiser, en quelque sorte, ses divines splendeurs, pour mieux s'accommoder à la faiblesse de l'esprit de l'homme et aux timidités de son cœur. Ainsi en va-t-il, mes frères, dans la sainte Eucharistie. Les accidents du pain ne surchar- gent pas le corps de Jésus-, et, loin d'être des haillons, on ne peut même dire qu'ils soient le vêtement dont il se couvre. Il a voulu qu'ils fussent seulement le nuage épais derrière lequel il nous dérobe ces clartés éblouissantes qui, du sein de sa divinité, jaillissent sur tout son être, inondent son âme, et transfigurent son corps. Car, ne l'oublions pas, mes frères, s'il y a le ciel des bienheureux, l'Eucharistie est le ciel des exilés; et s'il est vrai qu'ici-bas, aux joies du cœur se mêle souvent l'amertume des larmes, pourquoi voudrions-nous que nos yeux fussent plus favorisés que notre cœur? Oui, ô Jésus caché sous ce voile sacramentel et dans l'ombre du mystère eucharistique, j'adore votre divinité, j'adore votre âme plongée dans le ravissement de la vision béatifique, j'adore votre corps sacré, et je baise avec amour les glorieuses cicatrices de vos plaies : (( Adoro te dévote, latens Deitas, quœ sub his figuris vere latitasK ». Et vous, voile mystique des saintes espèces qui me cachez Jésus, oh ! vous aussi, je vous aime, car vous me valez les élans d'une foi plus vive, vous provoquez les religieuses impatiences de mon cœur, et vous protégez les saintes hardies- ses de mon amour !

III. Ressemblance de physionomie. Enfin la similitude de ces deux mystères se révèle dans ce que j'appellerai leur extérieur ou leur physionomie.

C'est le propre de notre âme d'être tout entière dans tout le corps, et tout entière dans chacune de ses parties. Aussi bien

l.Rythm. S. Thom.

372 STATION DE CARÊME

et infiniment mieux encore le Verbe de Dieu, en prenant posses- sion de la nature humaine, l'envahit-elle jusque dans ses plus intimes profondeurs. Et cette présence totale, étant une présence spirituelle , était totalement dans chaque partie de la sainte humanité de Jésus. Ce miracle, mes frères, se reproduit encore sous nos yeux. Il est de foi catholique que Jésus est tout entier sous les espèces sacramentelles, et tout entier dans les parties divisées de la sainte hostie: Fracto demum sacramento, ne vacilles, sed mémento, tantum esse sub fragmente* , quantum toto tegitur* ; et la théologie sacrée ajoute que, dans chaque partie d'une même hostie, il y a Jésus substantiellement, intégrale- ment, en un mot, tout Jésus.

2°. Le Verbe incarné avait deux vies : vie de béatitude dans sa divinité, vie de douleurs dans son corps, et souvent d'inénarrables tristesses dans son âme. Et ces deux courants de vie circulaient clans la personne du Verbe simultanément, parallèlement et sans mélange; et l'on vit le miracle inouï d'une impassibilité divine planant au dessus du trouble, de l'agitation, des amertumes , des angoisses et des mortelles terreurs de l'humanité de Jésus. Or, mes frères, ce contraste de l'humanité du Sauveur, traînant le poids de toutes les douleurs, depuis la Crèche jusqu'au Calvaire, et de sa divinité qui vivait dans la région sereine et lumineuse des félicités éternelles, ce contraste miraculeux, nous le retrouvons dans l'Eucharistie; non plus, il est vrai, entre la nature humaine et la nature divine, désormais indissolublement unies dans une même gloire, mais entre le corps de Jésus et les espèces sacramentelles associés dans l'unité du sacrement. Oui, le corps de Jésus est impassible et glorieux, et quelque atteinte, quelque violence que subissent les accidents eucharistiques, Lui demeure invul- nérable : vous les prenez entre vos mains, Lui n'en souffre pas; vous rompez la sainte hostie, Lui n'en éprouve aucune douleur! Oh ! qu'il m'est doux de le savoir, divin Jésus, quand je songe aux horribles tortures qu'une secte haineuse prétend vous faire souffrir au fond de ses retraites ténébreuses, vrais vestibules de l'enfer! Violences impies, déchirements sacrilèges, crucifie- ment sataniques, ces crimes retomberont sur ces nouveaux déicides, mais ils n'altèrent pas la douce sérénité de votre âme , ils ne ternissent point l'impérissable beauté de votre corps; et du sein de ces débris eucharistiques, dont la pensée seule nous glace d'épouvante, vous vous riez de l'impuissante rage de vosinsulteurs, et ne tirez souvent d'autre vengeance que celle d'une plus tendre miséricorde pour ces âmes dévoyées.

1. Prose de la Messe du Saint-Sacrement.

l'incarnation et l'eucharistie 373

Enfin, un dernier trait commun à la physionomie de ces deux mystères, c'est qu'ils sont indestructibles. Depuis le jour le Verbe s'unit à la nature humaine, dans le sein de Marie, si intime et si indissoluble fut leur alliance, que la mort même fut impuissante à la briser. Rappelez-vous le drame sanglant du Calvaire. Les bourreaux peuvent clouer Jésus à la croix, le glaive de la douleur peut séparer sa très sainte âme de son corps mis en lambeaux: ce corps et cette âme sont toujours divinement possédés; le Verbe les tient dans une étreinte puis- sante-, et jusque dans les profondeurs du tombeau, le corps de Jésus attend le réveil de la résurrection, et jusqu'au séjour des limbes, son âme est allée réjouir, de son apparition libé- ratrice, les pieux captifs de la justice de Dieu, le Verbe les poursuit, les saisit, les divinise toujours. Non moins indes- tructible, mes frères, est le lien sacramentel. Aussi longtemps que les espèces eucharistiques ne subissent pas les atteintes de la corruption, elles abritent Jésus-Hostie: l'indissolubilité est la loi de leur commune existence. Réunissez par la pensée tous les efforts destructeurs des hommes et de l'enfer, pour séparer Jésus des espèces sacram entelles, ils se briseront contre ce lien, en apparence si fragile, comme les flots courroucés expirent sur le grain de sable de l'océan.

Et de même encore que le Christ de la patrie céleste règne dans les siècles éternels *. « Christus resurgens ex mortuis jam non mori- turi », le Christ du tabernacle, devenu par amour le compagnon de notre pèlerinage, restera au milieu des hommes pour consoler

leur dernière douleur: Ecee ego vobiscum sum nsque ad

consummationem sœculi2. L'impiété aura beau pousser des cla- meurs, proclamer la déchéance de Dieu, décréter la mort du sacerdoce, fermer les temples, renverser les autels, il y aura toujours sur terre une île assez hospitalière, ou des catacombes assez ignorées, pour recevoir le Dieu de l'Eucharistie.

Profonds mystères de l'Eucharistie et de l'Incarnation, vos harmonies réjouissent ma foi et ravissent mon cœur! Vous êtes unies par les liens d'une parenté si étroite qu'une même vie semble circuler en vous, un même souffle de puissance vous pénétrer, un même reflet de grandeur vous illuminer. 0 mystères si chers à mon âme, soyez unis désormais dans mes adorations et dans mon amour !

II.

Après avoir saisi dans la lumineuse obscurité de ces deux mystères, comme parle l'Écriture3, quelques-unes de leurs

1. Rom., VI, 9. - 2. Math., XXVIIT, 20.

3. Quasi lucernœ lucenti in caliginoso loco. (II, Petr., I, 19.)

374 STATION DE CARÊME

affinités d'origine, de nature et de physionomie, détachons notre regard de ce double chef-d'œuvre de la puissance divine , pour découvrir dans la pensée même de Dieu leur harmonieux rapport.

O altitudo divitiarum sapientiœ, et scientiœ Dei 1 / Ce cri de l'Apôtre est l'expression du pieux effroi qui saisit l'esprit de l'homme, quand il se penche sur l'abîme de la nature de Dieu. O altitudo! à profondeurs sans limites! Ce serait aussi, mes frères, le cri de notre impuissance, si Dieu lui-même ne nous eût dit un mot de son intérieur-, et sa parole révélatrice projette des clartés si vives dans le sanctuaire intime de ses pensées et de ses desseins, que l'Eucharistie nous y apparaît sortant de l'Incarnation , comme une fleur sort de sa tige.

Dens charitas est2 ! D\£M est amour! Telle est la magnifique prémisse de toutes les déductions qui composent l'enseignement catholique. L'amour! voilà le secret, le principe générateur des œuvres divines. Or, S. Denis l'Aréopagite, que l'on pourrait appeler le théologien de l'amour de Dieu, le définit en ces termes : « L'amour divin est une puissance motrice qui incline la bonté de Dieu à se répandre , et soulève tout , pour ramener tout à Dieu : Divinus amor est vis motrix exuberans, et surswn tràhens in Deum 3 ».

A la lumière de ce principe et de cette définition , il nous sera aisé de voir que l'Incarnation et l'Eucharistie sont, dans la pensée de Dieu, le prolongement de l'amour qui se donne: « Vis motrix exuberans », et de l'amour qui attire: « Surswn trahens in Deum ».

I. amour qui se donne. Beauté infinie et beauté souve- raine, Dieu se ravissait ineffablement et s'attirait irrésistiblement lui-même au sein de l'éternité. Il vivait seul, mais il n'était point solitaire. Dans son insondable intérieur, une parole se faisait entendre qui chantait pleinement, harmonieusement, ses adorables perfections. Et ce Verbe qui disait tout, parlait aussi de ce qui n'était pas encore-, il parlait et d'un ciel, et d'une terre, et de luminaires pour les éclairer, et de créatures pour les peupler. Et Dieu, captivé par la suave harmonie de cette voix, aimait avec délices tout ce qu'éternellement elle disait; et c'est ainsi que dans le Verbe de Dieu nous étions divinement entendus, divinement aimés, divinement voulus.

Contemplez maintenant, mes frères , ce que vous me permet- trez d'appeler le dedans de Dieu jaillissant au dehors, ce que S. Denis nomme si bien la douce expansion de l'amour essentiel. Sous la puissante impulsion de l'amour : « Vis motrix exuberans »,

1. Rom., XI, 33. 2. 1. Joan., IV, 8. 3. De divinis Nominibus, cap. IV.

l'incarnation et l'eucharistie 375

Dieu sort de lui-même, et il sort toujours jusqu'à l'épuisement de ses dons. Qu'elle fut solennelle et féconde, la première sortie de Dieu au jour de la Création, quand, se penchant sur les abîmes, il faisait jaillir du sein du néant, l'être, la vie, la lumière, les magnificences de l'univers ! L'amour ne fut point satisfait, et Dieu sortit encore, pour épancher sur l'homme les trésors de l'intelligence, lés richesses de l'amour, et ce germe de vie divine qui se nomme la grâce. Mais l'amour ne fut point satisfait de cette opulence; et je le vois s'agiter dans le sein de Dieu, l'élargir, le dilater, provoquer une sortie nouvelle. Et tout à coup, ce sein béni s'ouvre tout entier, et le Verbe apparaît, rayonnant de l'éclat de son immortelle jeunesse, et tout embaumé des parfums du sein paternel... Qui donc a troublé votre adorable repos, ô Verbe divin?... Ah! ce téméraire, c'est l'amour ! Vous avez entendu sa voix et vous êtes sorti de votre couche, et, comme un géant, vous vous êtes élancé des hau- teurs des cieux : (( Tanquam sponsus procedens de thalamo suo

exaltavit ut gigas ad currendam viam ] »; et la même voix, la voix de l'amour, vous précède, annonçant à la terre l'incomparable don qui lui est fait : « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret 2 ».

Dieu donc a tout donné dans cette mémorable sortie de l'Incar- nation. Pourrait-il maintenant nous faire d'autres largesses , après qu'il nous a livré le trésor même du ciel? Ah! mes frères, rien n'est inventif, rien n'est fécond, rien n'est tyrannique comme l'amour! L'amour a appauvri, épuisé Dieu! Eh bien ! il lui dira d'emprunter, de mendier, pour nous donner plus encore. Et Jésus mendiera: il mendiera le dénûment d'une caverne et les rigueurs d'une froide saison. Il ira frapper à la porte d'Hérode et solliciter l'aumône d'une persécution hypocrite. Il demandera au travail des sueurs, pour étancher la soif qui le presse. Qu'il était beau, ce mendiant divin, sous ses haillons volontaires! Qu'il était beau, allant de ville en ville , d e bourgade en bourgade, à la recherche des fatigues , des mépris , des humiliations! Il a eu faim, sans doute; mais, il faut le dire, le monde a été généreux: depuis la grotte de Gethsémani qui lui donna, avec le calice d'amertume, tant de tristesse et d'épouvante, jusqu'au Calvaire, il reçut enfin le don qu'il convoitait, les déchire- ments et la mort, que d'aumônes tombèrent dans le sein de ce sublime indigent! Le baiser d'un traître, le reniement d'un disciple, les affronts d'un Caïphe, les outrages d'un Hérode, les fouets du prétoire, les avanies du cachot, les soufflets, les crachats, les flots de haine de la populace, le bois infamant du

1. Ps. XVIII, G, 7.- 2. Joan., III, 16.

376 STATION DE CARÊME

sacrifice, il reçoit tout; et, chargé de ces trésors qu'on nomme ses mérites, il monte sur une Croix, pour les livrer au monde en se livrant lui-même: Dilexit me, et tradidit semetipsum pro me* . Et l'Incarnation rédemptrice devient le don de Dieu avec le surplus des emprunts faits par l'amour.

0 amour plus que libéral! ce sera bien là, j'imagine, votre dernier excès, l'excès de votre sainte folie : « Propter nimiam charitatem* ? » Et je dois bien le croire puisque, après avoir déclaré que laplus grande preuve de l'amour est de mourirpour ses amis, Jésus se livre encore pour ses ennemis !.... Mais que vois-je ! Je regarde cet autel, et je m'anéantis devant un nouveau mystère d'amour! Ah! vous saviez, ô Jésus, ô amant des âmes, qu'après avoir donné au monde tout ce que vous êtes et tout ce que vous avez, vous pouviez vous mieux donner encore ! Vous pouviez multiplier dans l'espace et reproduire pour chacune de nos âmes le don ineffable de vous-même et le premier épanche- ment de votre cœur ! Et l'amour vous fait notre captif et notre hostie ! Et vous passez dans notre être, et [nous sentons votre contact, et nous nous enrichissons de vos biens, et nous vivons de votre vie !

O amour qui se donne , je vous remercie ! Par l'Eucharistie, vous prolongez l'Incarnation jusqu'à moi , jusqu'à moi , plus misérable qu'un ver de terre; jusqu'à moi, perdu dans les flots des siècles et des jours ; jusqu'à moi , jeté sur ce petit coin du monde. Oui, l'Eucharistie, c'est l'Incarnation pour moi, et pour moi seul: « Tradidit semetipsum pro me »; c'est l'Incarnation pour tous mes frères, et tout entière pour chacun d'eux !

II. Amour qui attire. Le second caractère de l'amour divin, c'est qu'après avoir tout donné, il attire et ramène tout à Dieu : Sursum trahens in Deum; et l'Eucharistie, qui couronne l'Incarnation comme complément de l'amour qui se livre , la complète encore comme extension de l'amour qui attire. «C'est un des rêves de notre âme, dit Lacordaire, d'aimer au dessous de nous pour avoir le plaisir d'élever jusqu'à nous : sentiment délicat que Dieu éprouve lui-même, et qui nous explique tout ce qu'il fait pour l'homme ». Oui, mes frères, Dieu n'est descendu si bas dans les misères du monde, que pour se procurer le plaisir d'élever le monde jusqu'à Lui; il n'a voulu prendre les haillons de nos infirmités que pour jeter sur nos épaules le vêtement de sa grandeur; il n'a voulu communier aux souf- frances de l'homme, que pour le faire communier à sa félicité. L'homme est l'abrégé de l'univers: le monde de la matière, le monde de la vie et le monde de la sensibilité se donnent rendez-

1. Eph., II, 4.

l'incarnation et l'eucharistie 377

vous, et s'embrassent dans cette noble créature qui les résume et les agrandit. Il leur prête le regard de son intelligence pour admirer les œuvres de Dieu, et la voix de son cœur pour chanter à sa gloire l'hymne de la reconnaissance et de l'amour. C'est donc sur ce petit monde, centre de toutes les vies, qu'il a plu à l'amour éternel de concentrer son action pour transformer toutes choses, les diviniser et les ramener à Dieu.

Or, un être a trois perfections principales : une nature qui le constitue, une fin qui le domine et une force d'inclination vers cette fin. Et parce que Dieu ne change jamais le fond de ses œuvres en les embellissant, cette loi du monde naturel aura son application dans le monde de la grâce. Oui, l'Incarnation devient le berceau de l'homme régénéré , et, parle baptême, elle greffe, pour ainsi dire, sur sa nature terrestre ce germe de la nature divine dont parle S. Paul : « Initium substantiœ ejus * » : l'homme de la grâce est formé : « Creati in Christo Jesu 2 ». Dès lors, un horizon nouveau, le ciel, s'ouvre devant lui ; une fin sublime, la gloire et la béatitude, lui est marquée, Mais sera cette force d'inclina- tion, ce ressort intérieur, qui soulèvera l'homme sanctifié vers les hauteurs divines? Cette force, ce ressort, c'est l'Eucharistie. Par l'Incarnation rédemptrice, l'Amour avait tiré l'homme des bas-fonds du péché et de la dégradation pour l'établir au sein de la lumière et de la grandeur; et l'Amour eucharistique prend sur ses ailes cet enfant de l'Incarnation, pour l'emporter dans son vol sur les cîmes de la grandeur morale, dans les régions des vertus surnaturelles dans les splendeurs de lajsainteté, et jusque sur le seuil de la, gloire, en attendant qu'il plaise à Dieu d'ouvrir à cette créature transfigurée le sein de ses félicités éternelles. Oh! oui, la communion eucharistique est un appât suave que l'amour ainventé pour prendre les âmes. Contemplez ce chrétien qui vient de recevoir son Dieu et qui l'adore dans son cœur: une vertu secrète s'insinue doucement à travers les puissances de son âme, une sève divine monte et se mêle à sa vie, le contact de son Dieu lui donne de ces émotions indéfinissables qui sont un avant-goût du ciel.cc Ne diriez-vous pas, s'écrie Mgl" Gerbet3, que si cette bouche, fermée par le recueillement, s'ouvrait tout à coup, une voix en sortirait, essayant d'un ton plaintif encore , le cantique des cieux? Elle chanterait comme un ange gémit, elle gémirait comme chante un mortel ». Et quand ces émotions intimes, quand ce travail fécond, quand ces assomptions merveil- leuses, quand ces poussées irrésistibles de l'amour eucharistique vers la sainteté se produisent dans une âme, non pas une fois, mais plusieurs fois, mais souvent, mais chaque jour, ah ! ne

1. Hebr. , III, 14. 2. Kph., Il, 10. 3. Dogme générateur de la piété catholique.

378 STATION DE CARÊME

lui parlez plus des plaisirs de la terre, des joies de la fortune, de l'éclat des grandeurs humaines : Sursum corda ! Plus haut mes pensées, s'écrie-t-elle , plus haut mes désirs, plus haut les élans de mon cœur, plus haut le centre de ma vie ! Jésus m'attire, Jésus me soulève, Jésus me purifie, Jésus est le roi de mon cœur et l'âme de mon âme: Mihivivere Christus est ] ! Sans doute il se fait quelquefois dans cette âme elle-même de ces humiliantes pesanteurs qui la ramènent tristement dans la région des misères-, mais bientôt un regard vers Jésus-Eucharistie la fait tressaillir, car Jésus est le soleil des âmes, et la chaleur de son amour la dilate de nouveau, l'attire encore -, et cette âme, fille de l'Incar- nation, trouve, dans la divine Eucharistie, un ressort puissant qui la soulève vers le ciel pour la livrer un jour aux éternels embrassements de son Dieu : Ut sint consummati in unum2.

Selon la remarque de Bossuet, quand Dieu, au jour de la création, eut façonné l'argile du corps de l'homme, il exhala sur elle un souffle de vie : Inspiravit in faciem ejus spiraculum vitœ 3. Il créa notre âme en respirant , pour nous apprendre qu'elle sort de la région de son cœur ; et comme le souffle de la respiration ne sort que pour rentrer, ainsi Dieu n'a respiré notre âme que pour l'aspirer de nouveau. Quelle sublime pensée, mes frères : Dieu nous aspire ! Il nous aspire par son amour, et chaque grâce qu'il nous fait est comme un mouvement de miséricordieuse attraction. Mais qui nous dira la puissance de cette divine attraction, lorsque le Verbe éternel, descendant dans l'abîme de nos misères, saisissant dans ses bras l'humanité agonisante, la ramassant dans la poussière des erreurs et dans la fange des vices elle- s'était plongée, la pressa sur son cœur et la ranima au souffle de son amour!... Et cependant, ce n'était pas encore l'effort suprême de l'aspiration de Dieu. L'Eucharistie ! Le voilà le cœur de Dieu, s'ouvrant pour attirer chacune de nos âmes ! Venez donc à l'Eucharistie, mes bien chers frères, vous surtout, âmes chrétiennes, qui êtes saintement travaillées du désir de la perfection, pressez-vous autour du tabernacle, communiez souvent, et laissez-vous aspirer par le cœur de Jésus! Oh! la vie n'est que ! les enivrantes joies de l'amour ne sont que ! seulement est le repos de l'esprit, la nourriture du cœur, la force de la vertu, la consolation de l'espérance ! Venez à l'Eu- charistie, vous dirai-je avec S. Augustin, âmes pieuses, abeilles mystiques qui errez çà et dans le jardin de l'Église, pour com- poser laborieusement le miel de votre sainteté \ venez butiner sur cette douce et féconde fleur, buvez avidement le suc exquis, la liqueur céleste de l'amour : Suge, o apicula, sugeet bibe dulco-

1. Philip. I, 21. - 2. Joan., XVII. 23. - 3. Oen., II, 7.

ALLOCUTION AU PÈLERINAGE DES NANTAIS 379

ris inenarrabilem suavitatem ; plongez-vous y, soyez-en inondées et délectez-vous : Immgere, repleare et fruere. Auriez-vous une faim insatiable, il y a assez de délices pour vous rassasier : Si sempiternus gustus fuerit , sempiterna quoque erit béatitude* {,

Divine Eucharistie ! soyez donc l'amour et les délices de mon cœur! Et puisque c'est par vous que Dieu nous attire, prenez- moi et soulevez-moi ! soulevez mon esprit au dessus des frivo- lités du monde, soulevez mon cœur qui se traîne dans la pous- sière des affections terrestres, soulevez ma volonté, si souvent alourdie par le poids de mes défaillances, afin que, détaché de mes sens et de moi-même, transfiguré et divinisé par vous , je sois reçu un jour dans le sein de mon Dieu pour y jouir éternel- lement. — Ainsi soit-il.

FJN DE LA STATION DE CARÊME

ALLOCUTION2

PRONONCÉE

AU PÈLERINAGE DES NANTAIS

A SAINTE-ANNE D'AURAY Le 7 Juillet 1884.

Sancta Anna, patrona Britonum, or a pro nobis.

MESSEIGNEURS3, PÈLERINS, MES FRÈRES,

Une voix auguste et respectée se fit entendre le jour de l'inauguration solennelle de la statue de sainte Anne dans la basilique de Notre-Dame de Lourdes, fête sans pareille, et dont les heureux témoins plus de trois mille de vos chers diocésains, Monseigneur de Nantes, ne perdront jamais le souvenir.

Cette voix autorisée disait : « En aucun lieu du monde, le culte de sainte Anne ne jeta de plus profondes racines que dans le sol de notre Bretagne. Dès que la Croix fut arborée dans notre vieille Armorique, sainte Anne y fut connue, aimée, honorée comme une douce et puissante patronne, et aujourd'hui les Bretons l'honorent et l'implorent avec une confiance qui ne s'est jamais démentie; ils mêlent son souvenir et ses louanges

1. S. Aug , Conf.y livre 13.

2. Par le R. P. Stanislas Peigné, Missionnaire de l'immaculée-Conceplionde Nantes.

3. Nosseigneurs de Nantes et de Vannes.

380 ALLOCUTION

à toutes leurs manifestations religieuses, de sorte qu'on peut dire, en toute vérité, que l'histoire de sainte Anne est inséparable de notre histoire religieuse, et que, d'autre part, le plus beau chapitre de nos annales sera toujours le chapitre intitulé : le culte de sainte Anne chez les Bretons »

Il vous en souvient , Monseigneur , ces paroles tombaient ardentes de vos lèvres dans ces belles fêtes de Lourdes, votre cœur d'évêque tressaillait, dans ce pèlerinage si beau du mois d'août 1879. Aujourd'hui, vous avez tenu à conduire vos chers fidèles du diocèse de Nantes au pays fortuné de sainte Anne.

Loin du Gave et de la montagne, il est vrai, mais, comme dit le poète, sur le sol de notre Bretagne,

Les champs de blé noir sont plus doux.

Vous avez voulu, Monseigneur, sceller à nouveau, et d'une manière plus solennelle encore, « cette alliance sacrée dont rien ne pourra rompre les nœuds ».

C'est bien ici, dans cette basilique vénérable, preuve incon- testable et merveilleuse de ce que peuvent enfanter la foi et l'amour de tout un peuple, excité, encouragé par la foi et V amour K d'un pieux et zélé pontife qui a tant fait pour dévelop- per le culte et le pèlerinage de Sainte-Anne; c'est bien ici le lieu d'affirmer que la sainte aïeule de Jésus est toujours, et plus que jamais , la patronne aimée et chérie des Bretons : Sancta Anna, patrona Britonum.

Que sainte Anne soit au ciel une puissante protectrice pour ses clients et dévots serviteurs , ce n'est pas devant les fils des Bretons qu'il est nécessaire d'enchaîner de longs raisonnements pour le démontrer.

Écoutez cette affirmation du pieux liturgiste , dans l'hymne des matines du petit office de sainte Anne, approuvé par les Pontifes romains :

« L'illustre racine de Jessé a poussé une tige gracieuse, sur laquelle s'est épanouie une fleur. La racine, c'est Anne ; la Mère de Dieu est la tige -, la fleur est Jésus-Christ ».

Le poète chrétien pouvait-il traduire en termes plus heureux le texte prophétique d'Isaïe: Et egredietur virga de radiée Jesse, etflos de radiée ejus ascendet ?

Quelle dignité ! quelle sainteté! quelle puissance d'intercession cette prophétie suppose dans l'illustre et glorieuse patronne des Bretons !

Sa dignité, sa gloire! Mais elle est incomparable, car, si la gloire de Marie est d'avoir un fils qui est en même temps le fils de Dieu, la gloire de sainte Anne n'est-elle pas d'avoir une fille,

1. Caritas cum flde (Devise de Monseigneur Bécel).

AU PÈLERINAGE DES NANTAIS 381

que le ciel et la terre proclament la Mère du fils de Dieu? Si Marie est la mère très pure, Anne est l'aïeule bénie du Sauveur Jésus! En un mot, si Marie est l'extrémité de la tige qui porte la fleur et le fruit béni, sainte Anne est le dernier anneau, la racine même de cette tige miraculeuse ; Et egredietur virga de radiée Jesse.

Voilà pour la dignité. Mais la sainteté de l'aïeule de Jésus découle nécessairement de sa dignité même. La sainteté sup- pose deux choses: la munificence de Dieu qui, gratuitement, donne la grâce et la fidélité ou correspondance à la grâce , de la part de la créature qui la reçoit... Or, les théologiens nous expliquent que, dans l'ordre de la Providence, Dieu propor- tionne toujours sa grâce avec la mission qu'il confie à sa créature.

C'est ainsi qu'il donne à ceux qu'il prédestine à l'apostolat, la plénitude du zèle et l'efficacité de la parole qui convertit les peuples... A ceux qu'il prédestine à l'œuvre si belle, si capitale de l'éducation de la jeunesse, cette fleur aimable et gracieuse des générations humaines, Dieu met à ces cœurs d'élite, avec l'amour de l'enfance et de la jeunesse, l'abnégation, le sacrifice et le dévoûment le plus absolu, vertus d'autant plus admirables qu'elles demeurent plus obscures, plus inconnues peut-être... mais vertus que l'on ne saurait trouver au même titre nulle part ailleurs, si ce n'est toutefois dans le cœur delà mère la plus tendre et la plus aimante.

Est-ce que je fais ici un éloge exagéré des bien-aimés maîtres de notre jeunesse catholique t.. J'en appelle ^ vos cœurs, ô mes chers enfants du Pensionnat Saint-Stanislas1!... Poursuivons-.

Au dessus de ces grâces générales accordées par Dieu aux diverses vocations qui, toutes, ont pour but de conduire à la sainteté, il faut affirmer que Dieu a fait don de grâces supérieures encore, ineffables, aux créatures prédestinées par lui pour approcher ici-bas la personne sacrée de son auguste Fils. Oui, Elisabeth, Zacharie, Jean-Baptiste, Joseph, Marie, celle-ci surtout, l'Immaculée Marie, toutes ces âmes d'élite ont reçu, n'est-il pas vrai, des grâces incomparables?

Mais le rôle exceptionnel de sainte Anne, en vue des destinées glorieuses de Marie et du privilège de son Immaculée-Conception, nous fait également supposer combien il était digne de la Sagesse éternelle de gratifier de la plus éminente sainteté le cœur et l'âme de notre glorieuse Patronne, mère de Marie et aïeule de Jésus...

Et pour ne dire qu'un mot de la coopération de sainte Anne à

1. La Conférence de Saint- Vincent de Paul, les deux congrégations et la musique instrumentale du Pensionnat, ont pris part à ce pieux pèlerinage.

382 ALLOCUTION

la grâce de sa vocation sainte, S. Jean Damascène nous fait remarquer que c'est précisément cette fidèle correspondance à la grâce qui a valu à sainte Anne et à S. Joachim d'être choisis de Dieu, parmi les patriarches et les rejetons les plus illustres de David, pour être le père et la mère de la Vierge Marie.

Cette illustre destinée suffit, en effet, pour nous faire conce- voir la mesure de la grâce donnée et la correspondance à la grâce reçue dans ces âmes bénies... Oh! que de vertus cachées aux yeux des hommes, mais éclatantes de justice et de sainteté, ont captivé et réjoui les regards de la Trinité Sainte en l'illustre Patriarche sainte Anne.

La haute dignité de sainte Anne, son éclatante sainteté, nous permettent également d'apprécier la puissance de son inter- cession dans le ciel.

Pour tout renfermer dans une seule parole, disons que, si la puissance de Marie vient de ce qu'elle commande à son divin Fils, qui se plaît à exaucer toutes les prières de sa Mère... de même la puissance de sainte Anne vient de ce que, en tant que Mère de Marie, sainte Anne commande à sa Fille, et que le Cœur de Jésus n'a jamais rien refusé, ni à la Fille, ni à la Mère.

Et c'est ainsi que, d'âge en âge, les fils des Bretons, forts de leur amour et de leUrs droits séculaires, avec le plus profond respect et la plus filiale confiance, continuent à venir se prosterner dans cet antique pèlerinage, et à redire à l'aïeule aimée et chérie de Jésus : Sancta Anna, patrona Britonum, or a jpro nobis. ,

0 puissante Protectrice, ô Mère très sainte et très pure de l'Immaculée Marie, Mère de Dieu, écoutez en ce jour les prières et les vœux que forment à vos pieds, et le pasteur zélé, et les pèlerins fidèles du grand diocèse de Nantes !

Avec bonheur, nous avons chanté dans cette basilique , ces paroles, sorties du cœur d'un autre prélat, non moins vénéré, et qui appartient au cher diocèse de Nantes à tant de titres h :

La Bretagne est toujours fidèle A l'Eglise, au Pontife-Roi ; Elle est à toi, veille sur elle, Garde-lui son Christ et sa Foi !

Oui , ô grande sainte Anne, vous garderez à la Bretagne la vieille foi de ses valeureux ancêtres, et ses mœurs si pures des anciens jours! Oh! non, notre espérance ne saurait être trompée !

Elle ne sera jamais vaine, L'espérance de tes sujets ; Nous t'avons pris pour souveraine , Nous avons droit à tes bienfaits !...

1. Monseigneur de Larisse, coadjuteur de l'Archevêque de Paris.

AU PÈLERINAGE DES NANTAIS 383

Les temps sont difficiles et périlleux. L'armée du mal , forte de ses légions ténébreuses, si justement dénoncées et flétries par la grande voix du docteur universel, Léon XIII, notre Père, se croit sûre de la victoire, et depuis quelque temps, elle entonne des chants de triomphe ; mais le petit troupeau fidèle ne faiblira pas, et les catholiques, attentifs plus que jamais à la voix de leurs chefs, de leurs évêques bien-aimés, sauront faire leur devoir, et bientôt nous pourrons contempler l'ange de l'abîme, victorieusement refoulé au plus profond de son ténébreux empire ! Et qui me donne cette espérance? Écoutez : Dans les annales de l'Église, c'est toujours la même vieille histoire, l'histoire du peuple de Dieu, subissant la persécution de l'impie Antiochus.

Une guerre opiniâtre et sanglante décimait Israël depuis plusieurs années, et Judas Machabée, à la tête d'une poignée de braves, défendait la patrie et les autels.

Un jour, le héros s'était laissé surprendre et cerner sur les hauteurs. Les ennemis se croyaient sûrs de la victoire et le guerrier lui-même , désespérant de son salut , pensait avec amertume que sa dernière heure allait sonner, ainsi que celle de son malheureux pays.

Il avait fait le tour du camp pour découvrir une issue qui favorisât sa fuite , et partout il avait rencontré une épaisse muraille de lances et de combattants. La tête penchée sur sa vaste poitrine, le héros rentrait sous sa tente, absorbé par de sombres pressentiments et déplorant la perie inévitable de ses braves compagnons d'armes, quand soudain apparut devant lui Onias, ce grand prêtre d'autrefois, si vénéré du peuple hébreux.

Un autre vieillard resplendissant de lumière et de gloire le suivait, et les plis de son manteau semblaient entourer le camp d'Israël.

Mon fils, lui dit alors Onias, celui-ci est l'ami du peuple, c'est lui qui prie l'Éternel pour ses frères. C'est Jérémie.

Le prophète, en effet, s'était mis en prière, et sa prière dura longtemps. Puis il remit à l'intrépide Judas un glaive d'or, en lui recommandant d'aller au combat, avec confiance dans le secours du Très-Haut. Et le lendemain, 35,000 ennemis mor- daient la poussière, et Judas triomphant, brandissant sa redou- table épée , entonnait sur le champ du carnage un hymne d'actions de grâces au Dieu puissant des armées, et comme autrefois leurs ancêtres, les fils du peuple de Dieu redisaient: Cantemus Domino : gîoriose enim magnificatus est ! Chantons au Seigneur, car il a glorieusement triomphé!

384 ALLOCUTION

De ce lieu sacré, si prédestiné et si fertile en miracles, le

regard de ma foi perce les lambris des cieux. J'aperçois, j'aperçois non plus le grand prêtre Onias, mais la bonne Mère, la bonne Duchesse de Bretagne, comme l'appelait Mgl" Saint-Marc, j'aperçois sainte Anne qui sourit à ses chers et fidèles Bretons.

Sainte Anne qui nous présente, non pas un prophète, mais la Reine des prophètes, le vrai secours des chrétiens : 4 uxilium Christianorum ; la Reine du saint Rosaire: Regina Sacratissimi Rosarii; l'Immaculée Marie, Notre-Dame de Lourdes, sa fille, toute resplendissante de lumière et de gloire !...

Est-ce que les plis du manteau de nos deux mères ont cessé d'entourer d'une protection puissante leur peuple chéri, leur fidèle Bretagne, la France tout entière?

Non, non.<( Voici la Reine, nous dit sainte Anne, voici la nouvelle Esther, qui intercède pour ses enfants, et qui sauvera son peuple ! »

Et, en effet, depuis longtemps déjà, l'Immaculée Marie daigne intercéder pour nous.

Elle nous a parlé sur les cîmes neigeuses de la Salette, et sur les bords enchanteurs du Gave de Massabielle. 0 Bretagne! ô France chérie ! entends la voix de ta mère ! Pénitence, pénitence , fais pénitence ! Respecte le nom du Seigneur! Et comme aux anciens jours : Sanctifie ses jours de fête , ce gage de son alliance avec toi.

Ne laisse pas ravir lame chérie des petits enfants de ma France!

Et bientôt, toi aussi, ô peuple chrétien, tu remporteras une éclatante victoire, et tes fils catholiques, après la victoire, entonneront, dans toute l'allégresse de leur âme, le beau can- tique de Moïse au Seigneur, au Dieu puissant des armées : Cantemus Domino : gloriose enim magnificatus est !

Messeigneurs ,

Vous , les représentants et les envoyés de Dieu : Missus a Deo »,• vous, les Pontifes, si tendrement aimés de l'Immaculée Marie et de sainte Anne, sa puissante Mère, daignez étendre vos mains bénissantes sur ce peuple breton qui vous est dévoué, et nous donner ainsi un gage assuré de cette victoire prochaine de l'Église notre Mère sur les parjures et les ennemis acharnés de son divin époux, le Christ Jésus.

Ainsi soit-il.

1. Devise de Monseigneur Lecoq.

SAINTE MONIQUE

OU LES DOULEURS, LA PUISSANCE ET LES JOIES DE LA MATERNITÉ CHRÉTIENNE1

Et resedit qui erat mortuus, et cœpit loqui. Et dédit iilum matri suœ.

Et celui qui était mort se leva, et il commença à parler; et Jésus le rendit à sa mère. Luc, VII, 15.

Aucune d'entre vous, Mesdames, n'a pu, sans être profondé- ment émue, lire, dans le texte de nos Évangiles, le récit simple, mais admirable, de la résurrection du fils de la veuve de Naïm.

Le Sauveur parcourait la Judée, répandant sur son peuple ingrat et obstiné toutes les lumières de son intelligence divine, tous les prodiges de sa puissance et tous les trésors de son cœur. Un jour, aux portes d'une cité, il rencontre sur son chemin le convoi qui conduisait à sa dernière demeure le fils unique d'une veuve désolée, et la mère suivait le convoi en pleurant. Le divin Maître s'émeut à la vue d'une aussi grande douleur ; il dit à cette mère: « Ne pleurez pas »; et il lui rend son fils plein de vie.

Jésus-Christ, Mesdames, Jésus-Christ passe sans cesse dans le monde, il passe à travers nos illusions qui meurent, nos espé- rances si courtes et nos longues douleurs, à travers les berceaux et les tombes. Et depuis l'heure bénie il est apparu à la terre, bien des jeunes gens, saisis dans la mort par lamain miséricor- dieuse du Fils de Dieu, sont revenus vivants aux bras de leur mère. Combien d'autres encore, après avoir livré leur intelligence à toutes les erreurs, leur cœur à toutes les profanations, sont remontés, par le repentir, vers la foi, vers la pureté et vers Dieu, parce que leurs mères ont pleuré sous les regards et aux pieds de Jésus-Christ!

Mais, parmi ces résurrections dues aux prières et aux larmes des mères, nulle n'est restée plus illustre dans les annales de l'Église que celle dont le souvenir vous rassemble aujourd'hui dans cette enceinte et au pied de cet autel 2.

Sainte Monique a vu son fils périr à la vie de la foi et de la grâce divine. Pendant dix-sept ans elle a prié et pleuré, en pour- suivant avec une invincible constance, malgré les ténèbres et la

1. Discours prononcé dans la cathédrale deNancy,le3 mai 1884, par Mgr Turinaz, évêque de Nancy et de Toul , à l'occasion d'une réunion générale de l'association des mères chrétiennes.

2. Nous ne saurions trop recommander aux mères chrétiennes la lecture de l'admira- ble Histoire de Sainte Monique, par M. l'abbé Bougaud, vicaire général d'Orléans.

III. VINGT-CINQ.

386 SAINTE MONIQUE

mort, l'enfant qu'elle avait perdu. Jésus-Christ s'est ému en présence de cette grande douleur. De sa main miséricordieuse, il a saisi Augustin dans son cercueil, et il l'a rendu à sa mère. Augustin s'est levé dans la puissance et la gloire de la sainteté; il a parlé, et, depuis quatorze siècles, l'Église catholique écoute dans le ravissement les accents de la science, de l'éloquence et du génie, la parole de ce fils ressuscité par les prières et les larmes de sa mère: Et resedit qui erat mortuus, et cœpit loqui. Et dédit illum matri saœ.

Aussi tous les siècles fidèles ont reconnu, en traits admi- rables, dans la mère d'Augustin, les douleurs, la puissance et les joies de la maternité chrétienne.

Ces douleurs, cette puissance et ces joies, seules, Mesdames, vous les pourriez bien dire; car seules, vous les pouvez bien comprendre. Et tandis que mes lèvres s'ouvrent pour en retracer le tableau froid et décoloré, je sens, des profondeurs de mon âme, monter une émotion dont je ne puis me défendre, et qui fait devant vous, en ce moment, hésiter ma parole.

Et pourtant je me rassure , il me semble que je pourrai aller jusqu'à vos cœurs, et trouver des accents capables d'y porter la consolation, la paix, la céleste espérance. Dans ce mois consacré à Marie, à la veille de la fête de sainte Monique, je sens qu'une double maternité me protège , et j'implore avec vous, dans l'élan d'une confiance sans bornes, la mère d'Augustin et la Mère de Jésus.

I. Rien de vraiment grand et de vraiment fécond ici-bas sans la puissance et la consécration de la douleur. Nous-mêmes* nous ne sommes rien que par nos souffrances et nos larmes. Si un bonheur continu, incessant, se mêlait à la trame de notre vie entière, le devoir ou le malheur de nos frères ne trouverait en nous que les esclaves impuissants et avilis de l'indifférence et de l'égoïsme. S'il en est ainsi de tous les cœurs, que sera-ce du chef-d'œuvre de la bonté de Dieu, du cœur d'une mère chré- tienne? Ah! Mesdames, si vous n'avez rêvé de la maternité que les joies et la gloire, laissez-moi vous le dire, avec l'autorité sacrée de mon ministère, vous avez méconnu la vocation qui vous a été faite , vous ignorez le mystère profond et divin de votre destinée.

Aussi, combien sainte Monique a souffert!

La douleur l'accueille au seuil de cette maison elle apporte une pureté virginale à un époux qui en méprise la valeur céleste, elle apporte le trésor d'une foi ardente à qui en rejette les enseignements divins, elle donne, dans un dévoûment sans réserve, une âme douce et aimante à qui la désolera pendant

OU LA MATERNITÉ CHRÉTIENNE 387

de longues années, par des épreuves d'autant plus cruelles qu'elles doivent rester secrètes et ignorées.

Et lorsque Dieu paraît lui avoir accordé la réalisation de ses plus chères espérances, lorsque ses enfants grandissent autour d'elle, et que déjà elle devrait jouir des fruits heureux de la sol- licitude incessante dont elle a environné leurs premières années, voici venir l'heure des grandes douleurs.

Comme elle a veillé pourtant sur l'innocence de ses enfants! Comme elle s'est émue à la première apparition du moindre péril qui menaçait leurs âmes !

Celui qui devait la faire souffrir davantage est celui qu'elle a le plus aimé, sous l'influence de cette sympathie mystérieuse qui lie plus étroitement tout cœur généreux, et surtout le cœur des mères , au cœur qui leur demande les plus douloureux sacrifices. Dieu voulait aussi, sans doute, donner à Augustin, dans cette préférence de la tendresse maternelle, un asile assuré , un dernier refuge contre les égarements de son âme ardente et passionnée.

Plus tard, quelles cruelles angoisses, lorsque* Augustin s'éloi- gne, — vous avez connu ces angoisses de sainte Monique, Mes- dames, ou vous les connaîtrez un jour, lorsqu'il va exposer, loin des regards de sa mère, cette âme qu'elle sait capable d'atteindre, comme d'un bond, aux limites extrêmes du mal, ou de s'élever, dans les ardeurs de la foi et de l'amour divin, jusqu'à l'héroïsme des plus sublimes vertus.

Elle a entendu retentir à l'oreille de son fils la négation de l'incrédulité, les sophismes de l'hérésie; elle voit, dans l'insom- nie de ses longues veilles, toutes les voluptés passer sans cesse, en sollicitant de toutes leurs séductions le regard d'Augustin et son cœur de treize ans.

Bientôt après, lorsqu'elle a découvert dans l'âme de son fils la première flamme des passions mauvaises, cette flamme qui ne s'éteindra que sous les flots de ses larmes, comme elle a souf- fert, prié et pleuré! Ces angoisses deviennent plus cruelles encore. Elle conduit elle-même Augustin dans la cité voluptueuse deCarthage, parmi cette jeunesse que tous les plaisirs entraî- nent et captivent, sur ces doux rivages de l'Afrique, dans ce climat enchanteur et sous ce ciel de feuî Hélas ! les pressenti- ments de sa tendresse ne l'avaient pas trompée. C'est que la pureté de son fils disparaît dans des liens coupables ; les ténè- bres grandissent, et la foi s'éteint peu à peu dans son âme captive de l'erreur et du mal. Monique assiste à ce naufrage; elle voit périr dans le cœur de son fils tout ce qu'elle lui avait appris à adorer et à aimer ! Elle voit cette intelligence vide de toutes les croyances, accepter Je joug d'une hérésie immonde, qui cache,

388 SAINTE MONIQUE

sous ses voiles trompeurs, des mystères d'ignominie, et qui séduit les esprits hardis par le prestige de l'indépendance, et les promesses d'une régénération qu'elle prétend apporter au monde. Ici, Augustin lui-même se reconnaît impuissant à nous redire les douleurs de sa mère: « Elle a versé sur moi, s'écrie-t-il , plus de larmes que les mères n'en ont versé jamais sur les cercueils de leurs fils. »

Alors Monique, s'élevant au dessus d'elle-même, chasse son fils de sa présence et de sa maison. Mais elle n'y peut tenir longtemps, et, fortifiée par un songe prophétique, elle reçoit son fils auprès du foyer si attristé par cette absence, et sur son cœur brisé.

La gloire dont Carthage a couronné sa jeunesse ne suffit plus à Augustin; il tourne ses regards vers Rome, non pas vers la Rome chrétienne, telle que nous l'avons admirée, transfigurée parla puissance de l'Église, consacrée par le sang des martyrs et les ossements glorifiés des saints, par les vertus héroïques de ses Pontifes et enveloppée dans la splendeur de ses fêtes, mais vers Rome encore païenne, par son luxe, sa conuption, et par les sanctuaires de ses divinités honteuses. Aussi, malgré la résistance de son fils, Monique veut le suivre au milieu de ces périls. Quand Augustin trompe la vigilance de sa tendresse et l'abandonne, quand, après une nuit d'angoisses, le matin venu, elle ne trouve plus sur le rivage le vaisseau qui a emporté son fils loin d'elle, elle devient folle de douleur; c'est le mot d'Augustin: Insaniabat dolore{.

Un instant abattue, elle se relève bientôt dans l'élan de son amour et, malgré les fatigues du voyage, malgré les tempêtes, elle va chercher son fils à Rome ; et, ne le trouvant pas, elle le poursuit jusqu'à Milan, à travers les Apennins et l'Italie -pres- que entière.

II. Mais les douleurs seraient- elles la seule part de la maternité? Cette mère, dont les amertumes se multiplient sans cesse, ne retrouvera-t-elle pas son enfant? Oh! oui : Dieu le lui rendra, mais purifié dans le repentir, illuminé par la foi, et portant sur son front, pâli encore par les veilles laborieuses de la science et par les luttes de son âme, la couronne du génie et l'auréole de la sainteté. Elle retrouvera ainsi son enfant, parce qu'elle a consacré , avec une invincible persévérance à le ramener à Dieu, toutes les puissances de la maternité chrétienne.

Votre première puissance, Mesdames, c'est votre foi. Sainte Monique avait reçu la foi dans les eaux régénératrices du baptême-, mais elle l'avait développée et affermie, en puisant

1. Confess., liv. V , cliap. 8.

OU LA MATERNITÉ CHRÉTIENNE 389

sans cesse aux sources divines des bonnes œuvres et de la prière, dans ces conversations perpétuellement renouvelées avec Dieu. Sous le souffle des douleurs, elle Ta répandue dans l'âme de son fils , comme le flot qui déborde et s'épanche d'un vase qu'il a rempli. Elle le savait, cette foi seule pouvait sauver Augustin. Ces souveraines clartés et les joies ineffables qu'elles apportent, étaient seules capables de remplir ce cœur inquiet et agité que rien ne pouvait satisfaire: ni les applaudissements de la foule, ni les conquêtes de la science, ni les émotions delà parole, ni les éblouissements de la gloire, ni l'enivrement des plaisirs. Aussi, elle présentait à son fils, dans le spectacle de sa vie entière, l'admirable perfection de la foi, en face des fionteuses dégradations de l'erreur qui retenaient sa grande âme captive.

Votre foi aussi, Mesdames, votre foi n'est point à vous seule- ment. Elle est à cet enfant qui passe de vos bras dans son berceau , et qui recevra de votre cœur et de vos lèvres ces croyances protectrices que rien ne pourra éteindre , parce qu'elles lui viendront de la parole et de l'amour de sa mère.

Votre foi, elle est à cette jeune fille qui bientôt ira loin de vous, dans une famille qui n'est pas la sienne, sous un toit qui n'a pas abrité ses premiers jours. Cette jeune fille "reprendra les chemins souvent attristés que vous avez suivis-, mais elle emportera , pour la fortifier toujours, le souvenir de vos vertus, de votre foi généreuse et vaillante.

Votre foi, elle est à votre époux. Et lorsque son indifférence attristera et fera hésiter le regard de vos enfants , vous environ- nerez votre famille entière des splendeurs célestes de l'Évangile, de tous les parfums divins de votre piété. Elle est à ce jeune homme qui sent passer en lui, je ne sais quels frémissements qui étonnent son adolescence, à ce jeune homme qui vous quittera bientôt, pour aller exposer au milieu des périls du monde, la virginité de son âme et la tendresse de son cœur. Oui, elle est à lui. Un jour, peut-être au soir d'une de ces fêtes dans les- quelles a péri sa vertu, au milieu des plaisirs qui lui ont appris à mépriser vos angoisses et vos larmes , ou bien encore à l'heure des défaillances et du malheur, vous cherchant auprès de lui et ne trouvant plus cette affection qui seule ne trompe jamais, il tombera à genoux et il dira: Je vous remercie, ô mon Dieu, de vous être révélé à moi dans le souvenir de la foi et de la piété de ma mère !

Votre puissance, Mesdames, elle est dans votre espérance chrétienne. Que serions-nous sans l'espérance? Qu'est-ce que cette terre, qu'est-ce que cette vie, mon Dieu, sans l'espérance? Il y a tant de mères qui pleurent, que pourraient-elles devenir, si elles n'espéraient plus?

390 SAINTE MONIQUE

Aussi, voyez quelle fut l'espérance delà mère d'Augustin. En vain, les passions grandissent dans l'âme de son enfant; en vain, il s'en va, jetant à toutes les profanations les dernières fleurs de son innocence; en vain, il rivera plus étroites les chaînes de ses affections coupables, les chaînes de l'erreur et de la volupté: sainte Monique espère toujours. Elle ira partout, poursuivant son enfant qui s'égare, parce qu'elle sait que tôt ou tard il lui sera rendu.

Lorsque la pureté et la foi auront péri dans le cœur d'Augus- tin, quand enfin l'espérance elle-même de sainte Monique semble près de la trahir, parce que son fils résiste toujours, elle interroge la bonté de Dieu , elle interroge ses ministres, blanchis dans les luttes de l'Église et dans le gouvernement des âmes. Elle entend tomber des lèvres d'un grand évêque ces paroles que désormais aucune mère chrétienne ne pourra plus oublier: « 11 n'est pas possible que l'enfant de tant de larmes périsse ».

Et vous, Mesdames, vous qui pleurez, est-ce que vous n'espé- reriez pas? Ah! quand vous réuniriez, comme en un trésor incomparable, tout ce qu'il y a de miséricorde et de tendresse dans le cœur de toutes les mères, ce ne serait encore qu'une goutte d'eau en comparaison de l'océan sans rivage de la miséricorde de Dieu qui a dit : « Est-ce qu'une mère peut « oublier son enfant, et n'avoir pas pitié du fils de ses entrail- « les? Et si elle oubliait son enfant, moi je ne vous oublierais « pas1 ».

Votre puissance, Mesdames, c'est votre immolation. L'immo- lation, c'est la suprême puissance, une puissance qui ne connaît pas d'obstacle. La vertu de l'homme ne peut aller plus loin et son cœur ne peut aller plus haut. Que dis-je! l'immola- tion , le sacrifice librement accepté, est une force si admirable que Dieu lui-même l'a demandée aux ombres de cette terre, à la faiblesse et aux épreuves de la nature humaine. Aimer, c'est se donner; se donner, c'est souffrir; souffrir, c'est tôt ou tard triompher!

Je vous ai déjà dit ce que sainte Monique a souffert. Elle s'est jetée, si je puis ainsi dire, dans la douleur, comme bien des mères, qui se disent chrétiennes, se jettent dans les joies et les fêtes mondaines, tandis que leurs enfants s'en vont à d'autres fêtes et à d'autres plaisirs qui déshonorent leur vie et qui tuent leurs âmes. Et à cette mère admirable , rien n'a coûté pour sauver son enfant, ni le sacrifice de sa fortune, ni l'exil loin du sol natal, ni la solitude au milieu du tumulte des grandes cités, ni les voyages malgré les barrières de la mer et des montagnes.

1. Isaïe,XLIX, 15.

OU LA MATERNITÉ CHRÉTIENNE 391

Elle poursuit son enfant, elle le poursuit partout, elle souffre toujours, elle s'immole toujours.

Votre puissance enfin, Mesdames, c'est votre prière dans votre héroïque immolation, c'est la prière qui monte de vos cœurs bri- sés, comme l'encens qui monte du sanctuaire et de l'autel. Croyez-vous que Dieu pourra résister au sacrifice d'une telle mère, à ces périls affrontés sans pâlir, à cette constance que rien ne décourage, à ces torrents de larmes? Pourra-t-il résister à cette mère qui veut sauver son enfant? Croyez-vous qu'elle ne trouvera pas un jour, au fond de ses entrailles déchirées, un de ces sanglots, un de ces cris, que nul cœur humain ne peut entendre sans tressaillir? Ah! vous, Mesdames, je le jure sur tous vos cœurs émus, vous ne résisteriez pas, et Dieu est meilleur que vous.

Écoutez Augustin: « Si je préfère la vérité atout, si je n'aime qu'elle, si je suis prêt à mourir pour elle, c'est à ma mère que je le dois; Dieu n'a pu résister à ses prières ^ ». « 0 mon Dieu, si vous ne m'avez pas abandonné, c'est que ma mère pleurait jour et nuit, et qu'elle versait pour moi en sacrifice tout le sang de son cœur2». « Vous auriez, mon Dieu, s'écrie-t-il encore, vous auriez repoussé une mère dans le mouvement le plus sacré et le plus divin de son cœur! Oh! mon Dieu, cela n'est pas et ne sera jamais. Vous entendiez ma pieuse mère, et vous vous prépariez à l'exaucer selon l'ordre de votre immuable amour3 ».

Aussi, nous touchons à la joie, dans la récompense et le triomphe de la maternité chrétienne. *

III. C'est un ravissant spectacle pour toute âme qui a conservé les inspirations de l'honnêteté naturelle et les lumières de la raison humaine, c'est un beau et ravissant spectacle que les luttes d'un cœur qui, longtemps captif de l'erreur et abaissé dans les vils plaisirs des sens, retrouve, par des élans de plus en plus généreux et rapides, la beauté céleste de l'innocence et les sommets rayonnants de la vérité. Vous, Mesdames, vous êtes plus sensibles encore à ces joies si pures, parce que Dieu a mis dans votre nature des élans admirables vers tout ce qui est grand et beau, parce qu'il a déposé, au fond le plus intime de votre être, je ne sais quelle source réservée et intarissable de pitié, de miséricorde et de tendresse.

Mais si la femme qui assiste à cette résurrection est une chrétienne qui connaît le prix du sang du Calvaire , qui vous dira son bonheur? Ah! le corps peut se dissoudre sous les

1. Confess., liv. II, chap. 20. - 2. lbid., liv. V, chap. 7. - 3. Ibicl. , liv. V, chap. 9.

392 SAINTE MONIQUE

étreintes de la maladie et dans la corruption du tombeau ; les chefs-d'œuvre du génie, les merveilles de la civilisation peuvent disparaître sous les pieds des barbares; les tempêtes populaires peuvent emporter aux abîmes les trônes et les couronnes ; les astres peuvent s'allumer et monter à l'horizon , ou s'éteindre dans les espaces vides et sombres -, qu'est-ce que tout cela, en présence de la perte ou du salut d'une âme toute couverte du sang de Jésus-Christ?

Et si cette chrétienne est une sainte, si sa pureté est sans tâche, si sa foi est une révélation du Ciel, si la mortification immole sa chair en de sanglants sacrifices, si sa charité l'élève jusqu'aux inspirations héroïques et jusqu'à la folie de la croix; si cette sainte est une mère , si ce qu'il y a de plus doux et de plus fort dans Tordre de la nature s'unit à ce qu'il y a de plus doux et de plus fort dans les communications divines ; s'il s'agit, pour cette mère et cette sainte, de l'âme de son enfant, et si cet enfant est Augustin, qui pourrait vous dire son bonheur?

Quelques-unes d'entre vous, Mesdames, ont placé un jour leur main tremblante d'émotion sur la poitrine d'un enfant qui allait mourir. Quand personne n'espérait plus, dans ce silence déchirant que nous connaissons tous, vous demandiez encore une dernière espérance au dernier battement de son cœur !

Ah! si, en cet instant, ce cœur avait tressailli sous votre étreinte maternelle ; si ses regards, se ranimant, s'étaient arrêtés sur vous; si votre enfant, revenant à la vie, ouvrant ses lèvres desséchées par l'agonie, vous avait dit : c< Me voici, consolez- vous , je ne vous quitterai pas ! » quels transports de joie auraient succédé aux angoisses de votre désespoir !

Mesdames, pendant dix-sept ans, sainte Monique a tenu sa main sur le cœur de son fils qui périssait , non pas seulement à la vie passagère, attristée et languissante de cette terre, mais à la vie qui est Dieu lui-même ; et un jour, son fils se lève de cette tombe de l'erreur et du péché, elle l'avait comme embaumé dans ses larmes !

Quelle joie et quelles actions de grâces, lorsqu' Augustin, déjà touché par le repentir, brise les liens illégitimes qui l'avaient si longtemps asservi, et lorsque celle qui les lui avait imposés va ensevelir son repentir dans le silence et dans les austérités de la vie religieuse !

Quel terme heureux de tant d'épreuves, lorsqu' Augustin, vaincu enfin par les prières de sainte Monique , laisse , dans ce jardin qui se voit encore, le livre qui a dissipé ses dernières ténèbres, accourt et se jette en pleurant dans les bras de sa mère!

OU LA MATERNITÉ CHRÉTIENNE 393

Quelle paix suave dans cette solitude 'de Cassiacum, à laquelle Augustin va demander le silence et le recueillement pour se préparer à la fête et à la régénération de son baptême !

Qu'ils sont admirables ces entretiens où, dans leur ardeur de savoir, Augustin et ses amis touchent aux vérités les plus hautes, ces entretiens que sainte Monique réjouit de sa présence, et le rayon de sa foi précède souvent l'essor du génie !

Mais bientôt Augustin méprise et rejette ce qu'il a tant aimé. Les triomphes de la parole , les rêves de l'ambition, l'éclat de la gloire humaine ne le touchent plus ! Sainte Monique retourne avec son fils vers la patrie qu'elle avait abandonnée pour le ramener à Dieu, et, au moment de quitter les rivages de l'Italie, elle meurt, laissant à l'Église un grand docteur et un grand saint dans cet enfant qui lui a coûté tant de larmes.

Serait-ce là, Mesdames, le dernier terme des joies de cette mère ? Cette vallée des douleurs renfermerait-elle dans ses limites étroites vos suprêmes espérances ? Ah ! ne le croyez pas ! Du haut du ciel, et dans le repos qui est au sein de Dieu, dans cette lumière incréée qui n'a plus d'ombres, sainte Monique a vu son fils couronné par l'onction du sacerdoce , et par l'onction plus glorieuse encore de l'épiscopat: elle l'a vu philo- sophe, dépassant dans son vol hardi les génies les plus illustres de l'antiquité païenne, orateur incomparable, écrivain d'une fécondité sans pareille, théologien qui a sondé toutes les profon- deurs de la révélation. Elle l'a vu sur cette terre d'Afrique, toujours debout et toujours armé pour les luttes de la vérité, poursuivant l'erreur jusque dans son dernier^ asile, et brisant toutes les hérésies qui se lèvent, sous le marteau inexorable de sa doctrine. Elle l'a vu mourant, enfin, dans ces grands combats de Dieu, triomphant jusqu'à sa dernière heure, emportant avec lui dans sa tombe toutes les grandeurs de ces plages africaines, où, depuis lors, pendant quatorze siècles, la main vengeresse de Dieu a poussé, dans les dévastations sans exemple, les torrents des barbares et les flots arides du désert.

Mais alors elle a reçu son fils au ciel, dans l'extase d'un bonheur qui ne se peut comprendre ici-bas ; elle a vu, elle voit encore l'Église saluer son fils comme un des pères de la foi. Elle a vu, dans tous les âges chrétiens, les docteurs qui en sont les maîtres , s'incliner pour interroger Augustin dans sa tombe , ou plutôt dans ses écrits inspirés il est toujours vivant. Elle le verra ainsi, jusqu'à ce dernier jour les siècles étant éteints sous la main de Dieu, et le temps écoulé comme un fleuve tari , l'Église militante ira contempler ces clartés divines dont Augustin a été ici-bas un des plus sublimes révélateurs.

Elle le verra éternellement auprès d'elle dans la félicité qui

394 SAINTE MONIQUE

est sans mélange et sans ombre, dans les splendeurs qui n'ont point de déclin.

Mais laissez-moi, en terminant, résumer mes paroles dans un trait de cette admirable vie.

Sainte Monique et Augustin sont sur les rivages d'Ostie , à cette fenêtre dont je me suis approché , dans cette humble chambre dont j'ai respiré les parfums, et dont j'ai emporté pour jamais dans mon âme le plus doux souvenir.

Voyez-les... et qu'elle est celle d'entre vous qui ne les a pas vus dans ce tableau l'artiste a mis tout le génie de son cœur1... C'est par une de ces soirées splendides de l'Italie; sainte Monique assise tient dans sa main la main de son fils; le soleil descend à l'horizon et embrase, de ses derniers rayons, l'azur du ciel et l'immensité transparente de la mer. Regardez- la, cette mère : quelle joie dans son regard !

Les derniers feux du jour illuminent d'abord le front de sainte Monique-, car c'est de son front rayonnant que la foi est venue à l'âme troublée d'Augustin. Sur ce visage inondé de lumière , vous reconnaissez la vaillance de cette admirable mère. Ce visage porte aussi les traces de la douleur et des larmes taries, mais ces traces, il faut les rechercher avec soin, tant ce visage est rajeuni et transfiguré dans le bonheur. Monique parle à son fils des joies célestes, et leur âmes montent avec leurs paroles, à travers les beautés de la nature, vers l'éternelle et suprême Beauté, et vers la source de la vie abondante, iné- puisable, éternelle; ils vont à Dieu par un élan si hardi et si puissant, qu'ils y touchent un instant, selon la parole de saint Augustin lui-même, comme par un bond du cœur.

(( Et nous aspirions, dit-il, nous aspirions des lèvres de l'âme à ces sources sublimes de vie qui sont en vous, ô mon Dieu, afin que, en étant arrosés et fortifiés, nous puissions, en quelque sorte, atteindre à une chose si élevée.

« Et bientôt nous eûmes vu que la plus vive joie des sens, dans le plus grand éclat de beauté et de splendeur corporelle, non seulement n'était pas digne d'entrer en parallèle avec la félicité d'une telle vie, mais ne méritait pas même d'être nommée.

« Emportés donc par un nouvel élan d'amour vers cette immuable félicité, nous traversâmes l'une après l'autre toutes les choses corporelles , et le ciel même, tout resplendissant des feux du soleil qui allait disparaître, de la lune et des étoiles qui commençaient à rayonner sur nos têtes. Et montant encore plus haut dans nos pensées, dans nos paroles, dans le ravissement que nous causaient vos œuvres, nous arrivâmes à nos âmes;

1. Le tableau cl'Ary Scheffer.

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 395

mais nous ne nous y arrêtâmes pas, et nous passâmes outre* pour atteindre enfin à cette région est la vraie vie, abondante, inépuisable, éternelle. Et là, dès qu'elle nous apparut, nous eûmes vers vous, ô mon Dieu, un tel élan d'amour, si hardi et si puissant, que nous y touchâmes en quelque sorte par un bond du cœur ' ».

Que vous dirai-je encore, Mesdames? Ah ! je vous en supplie, soyez fidèles à cette association des mères chrétiennes, à cette association qui unit vos douleurs, vos puissances et vos joies. Ne repoussez pas, ne méprisez jamais ces trésors de grâces divines pour l'accomplissement de votre grande et douloureuse mission. Ah! puissiez-vous, ainsi aidées, soutenues, consolées par ces forces d'en haut, lever à votre dernier jour vers la vraie patrie des regards brillera la flamme des célestes espérances I Puissiez-vous tenir alors dans vos mains défaillantes les mains de vos enfants, afin que ces mains s'unissent de nouveau dans la paix et la félicité du Ciel, il n'y n'aura plus de larmes, de douleurs et de séparation, votre bonheur sera multiplié éternellement par le bonheur de ceux que vous aimez, car Dieu vous donnera, ô mères chrétiennes , Dieu vous donnera, comme à la mère d'Augustin, une éternité de bonheur avec vos enfants dans vos bras! Ainsi soit-il !

ASCENSION

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ

Christus, ascendens in altum, captivant duxit captivitatem.

Jésus-Christ, montant vers les cieux, a conduit avec lui la captivité captive.

(Eph., IV, 8.)

ÉMINENCE 3,

C'est un cri de victoire, c'est un chant de triomphe, qui s'échappent des lèvres et du cœur de l'Église, notre mère, dans la solennité de ce jour. Jésus-Christ est ressuscité ; il a brisé le sceau de la synagogue impuissante , il a renversé la pierre de son sépulcre, il a jeté à terre ses gardes épouvantés, et il s'est

1. Confess., liv. IX, chap. 10.

2. Discours prononcé dans la métropole de Chambéry, le jour de la fête de l'Ascension, le 18 mai 1871, par M. Turinaz, aujourd'hui évêque de Nancy.

3. Mgr le cardinal Billiet, archevêque de Cnambéry.

39G ASCENSION

levé dans sa gloire pour ne plus mourir : Christus, resurgens, jam non moritur '. Puis, il est remonté vers les hauteurs des cieux, conduisant avec lui la captivité captive-. Captivant duxit captivitatem.

Ces captifs, que le divin Maître associe à son triomphe, c'est l'humanité qu'il a rachetée par ses souffrances, son sang et sa mort. Cette captivité, qu'il est venu détruire, c'est la captivité de l'erreur et du mal. La captivité nouvelle qu'il a imposée au monde , c'est le règne divin de la vérité, de la pureté et de l'amour : Captivant duxit captivitatem.

Comme l'aigle planant dans l'azur du ciel, le Fils de Dieu a regardé l'humanité, des splendeurs du sein de son Père , il a regardé l'humanité déshonorée, l'humanité vaincue, l'humanité assise dans les ténèbres, ou couchée dans la mort, et il est venu pour la régénérer, la sauver, l'emporter vers les hauteurs divines: Sicut aquila provocans ad volandum pullos suos , et super eos volitans, et assumpsit eum 2. Il est descendu des ravissements de ses félicités ineffables, dans le sein d'une femme, dans les humiliations de Bethléem, de l'étable et de la crèche. Il a appelé à lui les bergers et les rois : l'humanité n'est pas venue.

Provocans ad volandum pullos suos : Il a sollicité l'humanité par les angoisses de son exil, par le travail obscur de Nazareth, par les éclairs de cette parole qui entraînait les multitudes, par sa doctrine incomparable , par les prodiges de sa puissance et de sa tendresse.

11 est descendu plus bas encore sous le poids des outrages, sous les flagellations sanglantes, il est descendu jusqu'à la mort infâme du gibet. Les rochers se sont brisés, le soleil s'est obscurci, les morts sont sortis de leurs tombes pour contempler l'agonie de Celui qui est l'éternelle et intarissable vie, les bourreaux se sont frappé la poitrine : l'humanité n'est pas venue.

Provocans ad volandum pullos suos ; super eos volitans : Il est descendu jusque dans le tombeau, aux dernières limites de l'anéantissement ; puis, vainqueur de la mort, il a instruit ses disciples, il leur a confié sa mission de régénération et de salut ; alors il a pris l'humanité dans les bras de sa miséricorde infinie, sur les ailes de la vérité immortelle, et il l'a emportée jusqu'à Dieu, comme l'aigle prend ses petits et les emporte au

.soleil: Sicut aquila provocans ad volandum pullos suos et

assumpsit eum.

C'est ce triomphe de Jésus-Christ, cette domination souve- raine sur les intelligences, que je voudrais vous faire apparaître

1. Rom., VI, 9.

2. Deutéron., XXXII, 11.

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 397

dans ce discours. Ah! c'est bien l'heure de faire entendre ces grandes vérités, et de chanter le triomphe de Jésus-Christ, entre les défaillances des uns et les blasphèmes des autres.

Mais, dans ma faiblesse, dans mon infirmité, en ce moment mes lèvres s'ouvrent pour vous annoncer la divine parole, au souffle de ces orages qui passent sur nos têtes, sur ce sol qui tremble, dans cette ère lugubre de nos désastres et de nos humiliations, mais aussi dans ce mois de l'espérance, dans ce mois consacré à Marie, je me tourne vers Elle avec une con- fiance sans bornes. Consolatrice des affligés, Refuge de ceux qui pleurent, Mère du Verbe de Dieu qui a sauvé le monde, Reine de l'Église qui combat dans la douleur, Reine de l'Église qui triomphe dans la paix, nous vous prions: bénissez-nous, protégez-nous, sauvez-nous. Ave Maria.

I. Et d'abord, mes frères, cette domination souveraine de Jésus-Christ sur les âmes , existe-t-elle ? Est-elle une réalité vivante, ou bien ne serait-elle qu'une illusion de nos espé- rances , un souvenir qui s'en va, le dernier reflet d'un passé qui s'éteint?

Le régne de Jésus-Christ sur les âmes, il est toujours, il est partout.

Il était dans les quarante siècles qui ont précédé le Libérateur, le Rédempteur, Celui que les prophètes saluaient des hauteurs de leur inspiration divine, comme le désiré des collines éter- nelles et l'espoir des nations. Il était, depuis Bethléem et le Calvaire, au milieu de toutes les élévations etile tous les écrou- lements des choses humaines , dans ce mouvement des peuples qui s'agitent sous la main de Dieu; au sein des terreurs de la persécution, dans les catacombes et les arènes ensan- glantées, au sein des flots envahisseurs de la barbarie, des grandeurs et des faiblesses du moyen-âge, des divisions et des luttes fratricides de nos sociétés contemporaines.

Il est aujourd'hui dans les angoisses de l'heure présente, il sera demain, il sera dans des temps nouveaux que nous ne pouvons entrevoir, il sera jusqu'au dernier jour du dernier des siècles : Christus heri, et hodie ; ipse et in sœcula\

La puissance de Jésus-Christ, elle est partout: dans les contrées lointaines qu'il évangélise par l'héroïsme de ses apôtres et le sang des martyrs; dans les continents et les îles perdues; au centre de nos cités si fières de leur civilisation matérielle 9 et sous les huttes des tribus sans nom ; dans les sables du midi, et dans les glaces du nord.

Il est aujourd'hui sur cette terre de France, tant de

1. Hebr., XIII, 8.

398 ASCENSION

courages, tant de dévoûments, ont apparu dans nos écrasements et nos ruines. Jésus-Christ règne sur ces âmes qui espèrent et qui prient, sur ces âmes aussi, que l'épreuve a éclairées et agrandies , sur ces guerriers qui , après avoir défendu le sol de la patrie contre les hordes innombrables de nos ennemis, rendus à cette liberté de conscience dont on parle tant et qu'on leur a si longtemps refusée , retrouvent dans la joie qui déborde de leurs cœurs si vaillants, la foi de leur innocence et de leurs premières années

Ah ! je voudrais le dire bien haut , Jésus-Christ n'aban- donnera pas la France , la France n'abandonnera pas Jésus- Christ !

Lorsque Lazare était malade , ses deux sœurs, Marthe et Marie, envoyèrent un messager au divin Maître, pour lui dire: «Celui que vous aimez est malade: Qiiem amas, infirmatur* ».

Mais le Sauveur ne vint pas vers Lazare, son ami.

Et maintenant et depuis longtemps , l'Église catholique tout entière, toutes les âmes fidèles, sur tous les rivages du monde, se tournent vers Jésus-Christ et lui disent: La France que vous aimez est malade, elle va mourir: Qiiem amas, infir- matur. La France des Sœurs de charité , la France de la Propagation de la Foi, delà Sainte-Enfance, des Écoles d'Orient, la France de toutes les grandes œuvres catholiques, la France des missionnaires et des martyrs, la France que vous aimez et qui vous aime, la France est malade, elle va mourir: Quem amas, infirmatur.

Et Jésus-Christ n'entend pas ; il paraît insensible aux angoisses de la France. Mais, lorsque les hommes auront reconnu qu'ils ne peuvent rien, lorsque la France sera descendue au tombeau que des mains impies lui ont creusé, Jésus-Christ viendra, il frémira de douleur, il pleurera sur le tombeau de la France, comme autrefois il pleura sur le tombeau de Lazare qu'il aimait. Il viendra à travers la foule des pharisiens étonnés et des scribes impuissants, et il dira: Enlevez la pierre: Tollite lapidem2 ; la pierre des traités honteux, la pierre de nos cités en ruines, la pierre de nos remparts démantelés, la pierre de nos forteresses retournées contre nous; enlevez la pierre: Tollite lapidem.

Et, se penchant avec amour sur le tombeau de notre patrie, il

1. Joan., XI, 3.

2. Il faudrait lire dans le texte, le récit inimitable du disciple bien-aimé, f . 32 et suivants. Marie, étant arrivée au lieu était Jésus, et l'ayant vu, se jeta à ses pieds et lui dit: « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne seraitpas mort », et Jésus, voyant qu'elle pleuraitet que les juifs qui étaient venus avec elle, pleuraient aussi, frémit dans son esprit et se troubla lui-même , et il leur dit:« l'avez-vous placé ? » Ils lui répondirent : « Seigneur , venez et voyez » , et Jésus pleura , et les juifs se dirent entr'eux: « Voilà comment il l'aimai'.», etc.

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 399

dira : France de Clovis et de Jeanne d'Arc, France de Charlemagne et de S. Louis, lève-toi, écarte les bandelettes de la mort et la poussière de ton linceul ; lève-toi, reprends ton épée, reprends ton drapeau un instant humilié, et va, va, à travers le monde, soutenir jusqu'à la fin des temps toutes les nobles et saintes causes.

Et la France se lèvera, et elle s'assoiera avec Jésus-Christ et pour longtemps, au festin heureux de Béthanie '.

Après la mort du divin Sauveur, Lazare et ses deux sœurs furent exposés, dans une frôle barque, aux fureurs de la mer; mais la main et le souffle de Dieu les poussèrent vers les rivages de la France qu'ils évangélisèrent ; aussi, mes frères, remar- quez-le bien, ce n'est pas moi qui ai découvert ces rapprochements consolateurs, c'est Dieu lui-même qui lésa mis dans l'Évangile et dans l'histoire2.

Jésus-Christ règne encore dans vos constitutions et dans vos lois. Et vous ne pourriez l'en bannir. Ce qui les a faites ce qu'elles sont, malgré leurs défauts et leurs faiblesses, c'est l'influence chrétienne, ce sont les enseignements de l'Évangile ; ce qui les fait vivre, c'est la sève du christianisme qui , malgré tout, les a pénétrées. De grands historiens et de savants juris- consultes, une foule d'illustres écrivains, vous l'ont démontré3; c'est de l'Évangile et de Jésus-Christ que vos codes ont appris à protéger le faible, à soulager le pauvre , à détruire l'esclavage, à respecter la femme et l'enfant , à faire asseoir la pureté et l'honneur au foyer domestique. Et si vous réussissiez à bannir Jésus-Christ de vos lois, s'il fuyait vos sociétés-, emportant avec lui sa Croix et son Évangile, vous descendriez, par des pentes rapides, dans les abîmes d'une barbarie sans issue et d'une anarchie sans espoir.

1. Joan., XII, 39.

2. On trouvera peut-être que je suis bien Français, cela est vrai et je ne m'en cache pas. Je suis catholique, et je n'ignore pas ce que la France a fait pour l'Église ma mère; je suis prêtre, et je me souviens de ces paroles que j'entendais, il y a quelques mois, de la bouche d'un vénérable évêque missionnaire, enfant de notre Savoie: « Si la France est anéantie, nous n'aurons plus qu'à abandonner nos missions». Je crois à l'honneur, et je sais que la reconnaissance et la fidélité doivent grandir avec les épreuves. J'aime la France, parce qu'elle est malheureuse, et si quelques-uns s'en étonnent, je les plains et je ne leur réponds pas.

3. Voyez les démonstrations clé M. Guizot sur ce grand sujet, les aveux de Montesquieu, le traité de M. Troplong, intitulé: De l'influence du Christianisme sur le droit romain, il établit en détail les réformes nécessaires opérées par cet « Esprit d'en haut», comme il l'appelle, dans la législation romaine. Voyez aussi la démons- tration faite par M. Villemain dans les Nouveaux Mélanges historiques et littéraires , tome II; Du Poli/théisme dans le premier siècle de notre ère, et aussi : De la Philosophie stoïque et du Christianisme dans le siècle des Anionins ; la conclusion de M. Villemain sur cette grande régénération, est celle-ci : « Les hommes », dit-il, « n'y suffisaient pas, lo christianisme eut cette puissance ». Voyez encore le précieux ouvrage do lia imès: Le Protestai disme comparé au Catholicisme, dans ses rapports avec la civilisation européenne.

400 ASCENSION

Mais, plus loin encore dans les profondeurs des choses humaines, je retrouve l'influence de l'adorable Maître; car ce qui reste de vérités morales appartient à Jésus-Christ.

Il faut le reconnaître , ce qui a préparé les désastres de la France, ce qui les a faits, ce qui les achève sous nos regards désolés, ce n'est pas l'aveuglement des uns et la défection des autres, ce n'est pas l'absence du génie de la guerre, ce ne sont pas les hasards des batailles, c'est l'absence de la moralité; et ce qui peut nous sauver, c'est le retour à la morale et aux ensei- gnements du christianisme.

En effet, hors de l'influence de l'Évangile et de Jésus-Christ, quelle morale découvrez-vous?

La morale des philosophes spiritualistes (celle-ci, je la nomme avec respect), morale incomplète de quelques académies, morale impuissante sur le peuple qui ne l'entend pas, morale dont toutes les vérités d'ailleurs, sont enseignées et défendues par le christianisme dans une lumière supérieure/et avec une autorité surhumaine.

La morale indépendante , c'est-à-dire, la morale sans Dieu, la morale sans loi, la morale sans autorité, la morale sans frein* la morale que chacun se fait à soi-même avec ses inspirations et ses instincts, la morale qui sera tout à l'heure la morale du parricide et du forçat.

La morale matérialiste, c'est-à-dire, la négation de l'âme, de la liberté, de la responsabilité humaine, la morale qui nie tous les devoirs et tous les droits, la morale qui détruit la base première de toutes les sociétés humaines.

La morale de l'intérêt, c'est-à-dire , la morale de l'avilissement et de l'abjection, la morale qui rend impossibles la vertu et le dévoûment, la morale qui abaisse l'homme au dessous de l'animal qui veille à sa porte; car cet animal, lui, il est plus haut que la morale de l'intérêt, puisqu'il connaît le dévoûment.

Ne croyez pas , mes frères, ne croyez pas que j'aille réfuter en détail ces doctrines perverses: je n'en ai pas le temps; aussi bien, il suffit de les regarder pour les confondre, ou plutôt, il suffit, en passant, de les écraser du talon, pour les faire rentrer dans la boue.

Oui, je l'affirme, toute morale vraie, puissante, régénératrice, appartient à Jésus-Christ, et n'appartient qu'à lui seul.

Le divin Maître règne encore aujourd'hui , comme dans le passé, sur les plus hautes et les plus nobles intelligences. C'est ce que nous-mêmes, chrétiens, nous ne savons pas voir.

Qui. donc, parmi les grands hommes de ce siècle, qui donc a repoussé Jésus-Christ? Qui donc, parmi ces hommes que la postérité reconnaîtra, n'a pas, de près ou de loin, subi, tôt ou

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 401

tard sa salutaire et divine influence,? Est-ce Chateaubriand, défendant l'Église qui sortait des cachots de la terreur? De Bonald, cherchant dans les révélations de l'Évangile les bases des constitutions des peuples? Notre grand de Maistre, démontrant l'infaillibilité pontificale, et foudroyant de sa parole les utopistes et les blasphémateurs { ? Serait-ce Maine de Biran , revenu au christianisme par l'expérience et le travail de sa vie entière, et confessant l'impuissance des philosophies humaines2? Jouffroy, nous retraçant dans des pages émouvantes le désespoir qui le saisit, quand un jour il ne retrouva plus dans son âme la foi de son enfance et de ses montagnes3. Serait-ce Augustin Thierry, cor- rigeant ses erreurs historiques, supprimant ses attaques contre le christianisme, et mourant dans les bras d'un prêtre qu'il aimait''? Lacordaire , qui a étonné ce siècle, moins peut-être par les éclairs de son génie et les éblouissements de sa parole, que par les prodiges de ses humiliations et de ses mortifications sanglantes5? Berryer6, le roi du barreau français; Berryer, à qui le père de Ravignan avait dit : Je réponds de vous devant Dieu, âme pour âme ; et qui invoquait sur son lit de mort la Vierge Marie qui avait béni son enfance? Serait-ce Lamartine enfin, Lamartine, pressant sur sa bouche expirante le crucifix que sa jeunesse avait chanté dans des vers immortels 7?

1. Il est inutile de citer les ouvrages de ces trois grands hommes : Le Génie du Christianisme ; La Législation primitive; Le Pape ; Les Soirées de Saint-Pétersbourg , etc.

2. Voyez, sur la conversion de Maine de Biran, l'ouvrage de M. l'abbé Baunard, intitulé Le Doute.

3. Il faudrait pouvoir citer des pages entières « Je sus alors qu'au fond de moi- même, dit Jouffroy , il n'y avait plus rien qui fût debout, queTout ce que j'avais cru sur moi-même, sur Dieu et sur ma destinée, en cette vie et en l'autre, je ne le croyais plus, puisque je rejetais l'autorité qui me l'avait fait croire. Je ne pouvais plus

l'admettre, puisque je la rejetais. Ce moment fut affreux Les jours qui suivirent

cette découverte , furent les plus tristes de ma vie... » (De l'organisation des sciences philosophiques, écrit posthume de Jouffroy, avant sa mutilation; extrait donné par Pierre Leroux, dans la Revue indépendante du mois de novembre 1843). Voir, sur les derniers jours de Jouffroy, la lettre de M. Martin de Noirlieu , curé de S. Jacques, à Paris , à un vénérable prélat : « Nous avons parlé de philosophie et de religion , dit M. Martin de Noirlieu. Il a été question du dernier ouvrage de M. de L. M., qui venait de paraître. Jouffroy a déploré sa défection, et il m'a dit avec un profond soupir: Hélas ! M. le curé , tous ces systèmes ne mènent à rien. Vaut mieux mille et mille fois un bon acte de foi chrétienne. »

4. Voyez, sur les derniers moments d'Augustin Thierry, la lettre du 11. P. Gratry à Mgr Sibour, archevêque de Paris.

5. Voyez l'admirable vie du P. Lacordaire, par le R. P. Chocarne; la brochure de M. de Montalembert, intitulée: Lacordaire; et la belle vie de l'illustre orateur, écrite par M. Foisset.

6. Voyez, sur la mort de Berryer, la brochure du P. de Pontlevoy.

7. Toi que j'ai recueilli sur sa bouche expirante Avec son dernier souffle et son dernier adieu, Symbole deux fois saint, don d'une main mourante,

Image de mon Dieu ; Que de pleurs ont coulé sur tes pieds que j'adore, Depuis l'heure sacrée ou, du sein d'un martyr,

m. VINGT-SIX.

402 ASCENSION

Ah! ils disent que nous avons pour nous les femmes et les enfants. Oui, grâces en soient rendues à Dieu ! nous avons pour nous les femmes et les enfants, les femmes qui se respectent, les enfants qui ne sont pas pervertis , c'est-à-dire, nous avons pour nous l'innocence et l'amour. Eh bien! l'innocence et l'amour voient plus loin que la corruption et la haine ; c'est à eux, tôt ou tard, qu'appartient la victoire. Lacordairea dit: « Une goutte d'amour, mise dans la balance avec l'univers entier, l'emporterait comme la tempête ferait d'un brin de paille ».

Oui, nous avons pour nous les femmes et les enfants, mais aussi les plus hautes et les plus nobles intelligences, et, dans cette lamentable guerre, les plus héroïques courages.

Jésus-Christ règne encore sur ceux qui le maudissent: nous, nous ne les maudissons pas, nous les aimons. Ils sont souvent meilleurs que leurs doctrines et leurs paroles. Quelquefois, en présence d'un grand dévoûment que les forces humaines ne peuvent expliquer, ils se sentent troublés et émus. Quand tout à coup, dans ces âmes toutes les ténèbres ont été accumulées pendant vingt, trente, quarante années douloureuses, uneéclair- cie se fait, ils reconnaissent Jésus-Christ ; quand ils se demandent si cette haine qui les inspire et cette tyrannie occulte qui les pousse en avant , pourront régénérer et sauver nos sociétés mourantes, c'est Jésus-Christ qui revient, Jésus-Christ repoussé, Jésus-Christ maudit, Jésus-Christ qui leur parle encore. Il leur parle dans les souvenirs de la piété de leur mère, de sa foi si ardente, de son cœur toujours si jeune sous ses cheveux blanchis, dans les souvenirs de ses ardentes prières, de ses bénédictions suprêmes , de ses derniers adieux. Il leur parle par les vertus qui embellissent leurs foyers et qui font le charme de leur vie , par la douceur de leur épouse, par l'innocence de leurs jeunes filles, dans cette atmosphère chrétienne, atmosphère lumineuse et suave qui les environne de toute part et qui, elle aussi, leur parle de foi, de pureté, de repentir et d'espérance.

Et maintenant , mes frères, ne voyez-vous pas que cette puis- sance de Jésus-Christ sur les âmes est une démonstration éclatante de sa divinité? Pouvez-vous croire que tous les siècles ont été trompés ? Quoi ! les Apôtres ont été trompés, les Martyrs ont été trompés, les Vierges, auxquelles sont promises les visions célestes, ont été trompées1, les Pontifes et les Docteurs, les plus

Dans mes tremblantes mains tu passas, tiède encore De son dernier soupir!

Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme ; Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort, Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme

A l'enfant qui s'endort. (Méditations poétiques.)

1. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. (Matth. , V.)

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 403

hautes intelligences, les plus nobles caractères, les plus héroï- ques dévoûments, la science la plus vaste, l'étude la plus obstinée, les génies les plus puissants, tous, toujours et partout, ont été les victimes infortunées de l'erreur et du mal ! Ces lumières resplendissantes ont jailli des ténèbres, cet héroïsme est de la duplicité, ces vertus sont les filles du mensonge!

Non, cela n'est pas possible.

Mais, il y a plus-, en dehors de cette domination de Jésus-Christ sur les intelligences, vous ne trouvez que l'impuissance et la contradiction, et souvent de nos jours, l'abject et l'absurde. Donc, si nous nous sommes trompés, fatalement trompés, Dieu, qui veille sur la fleur des champs, ne songe pas aux destinées et aux angoisses de l'homme ; la Providence n'est qu'un mot , Dieu lui-même n'existe pas -, ou bien il faut dire avec nous : la souveraineté doctrinale de Jésus-Christ, c'est le règne divin de la vérité sur les âmes.

II. Un des caractères les plus éclatants de la divinité du règne de Jésus-Christ, c'est l'unité.

L'unité, je la comprendrais, si elle se bornait au cercle étroit de quelques /vérités fondamentales reconnues de tous. Je compren- drais l'unité qui laisserait subsister les croyances nationales, qui respecterait les dogmes légués par les ancêtres, et abandonnerait le champ libre aux innovations de l'orgueil ; l'unité qui se soumettrait aux tendances des peuples et aux aspirations des siècles. Mais l'unité telle que l'a voulue Jésus-Christ, l'unité de dogmes sacrés et inviolables, l'unité qui courbe sous la même foi toutes les intelligences, tous les temps et tous les peuples : la prudence la plus vulgaire vous dit qu'elle est un rêve insensé. Cette unité, elle périra demain sous les efforts des habitudes invétérées , des croyances qui se transmettent jusque dans le sang des générations; elle périra sous les attaques de la force et de l'orgueil. La robe sans couture du Christ sera déchirée, et ses

lambeaux seront jetés au vent

Quoi! je parle d'unité, j'en parle aujourd'hui, j'en parle sur le sol delà France, livrée à la division et à l'anarchie! Ici pourtant il y avait les liens du caractère national, les souvenirs et les glorieuses traditions du passé, les liens plus sacrés qui unissent ceux qui ont combattu et souffert ensemble; il y avait au front de la France cette auréole que l'adversité met au front d'une mère... Et la France est déchirée par les mains de ses enfants! Et vous croyez à cette unité qui rassemblera, dans l'étreinte de la même autorité, sous le joug de la même foi, dans les embras- sements de la même charité , toutes les nations et tous les siècles !

404 ASCENSION

Ce que le philosophe de génie n'obtient pas longtemps de quelques disciples soumis à l'ascendant de sa science, au prestige de sa parole vivante, cet homme delà Judée l'imposera à toutes les générations.

L'unité doctrinale que l'éloquence, tombant de lèvres inspirées, ne peut maintenir dans l'enceinte d'une école ou d'une académie, ce fils d'un charpentier l'établira à jamais sur tous les rivages du monde! Les divisions qui éclatent le lendemain de leurs funérailles, sur le tombeau des maîtres les plus vénérés, ces luttes humainement inévitables ne détruiront pas ce symbole confié par un supplicié à douze bateliers ignorants! Cette auto- rité souveraine , qui n'est pas respectée dans les moindres questions soumises aux recherches de l'esprit humain , il faudra l'établir pour toujours dans ces questions religieuses qui passionnent toutes les âmes, qui touchent à la vie intime de l'homme, des familles et des sociétés ! Une fois encore, c'est un rêve insensé!

Pourtant cette unité existe, elle est sous vos regards, depuis dix-huit siècles, vivante, intacte, victorieuse , invincible. Elle a brisé sur son chemin toutes les hérésies qui se sont levées pour lui barrer le passage , et tôt ou tard elle les a saisies comme on prend un enfant pour le coucher dans son berceau, ou comme on prend un mort pour le jeter dans sa tombe.

Lorsque des âmes obscures ou illustres, lorsque des nations entières se sont obstinées dans la révolte, l'Église les a séparées comme on sépare d'un arbre vigoureux les rameaux desséchés. Elle a pleuré sur ceux qui fuyaient, elle a pleuré avec la ten- dresse désolée d'une mère, mais elle a gardé le trésor inviolable de la foi dans son cœur de vierge...

Ah ! il y a quelques mois encore, tandis que tous les regards du mondeétaient tournés vers laVille Éternelle, vers la grande assem- blée du Vatican , nous entendions des voix qui nous parlaient de défections, de divisions et de schismes. Parce qu'une question, contestée dans quelques écoles et dans quelques pays, avait été proposée à l'examen et à la décision du Concile; parce que des divergences d'opinions éclataient avec cette ardeur qui se retrouve partout se retrouve la nature humaine ; quoique les oppositions portassent bien moins sur la vérité elle-même, que sur le moment favorable pour la proposer à la foi universelle par un décret définitif; la terreur saisissait bien des âmes, et parmi les catholiques eux-mêmes, quelques-uns préparaient des anathèmes contre des défections qui devaient être inévitables.

Pourquoi vous troublez-vous , hommes de peu de foi? Dieu abandonnera-t-il son Église et la Papauté? Attendez, laissez les malentendus disparaître , les passions se calmer, et la paix

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 405

renaîtra bientôt laissez se dissiper les nuages que poussent les vents de la terre, et le soleil de la vérité resplendira; laissez retentir la parole de l'autorité respectée de tous, et tous les fronts s'inclineront dans l'obéissance , et les plus illustres parmi les opposants feront de leur prétendue défaite leur plus belle victoire. Croyez-le bien; il n'y aura ni gémissements, ni protestations obstinées, vous n'entendrez que le concert de toutes les voix et de tous les cœurs chantant le symbole de l'unité parfaite et de la foi inaltérable.

N'est-ce pas, dites-moi, ce que nous avons vu? Parmi tous les évêques de l'Église catholique, en connaissez-vous un seul qui n'ait pas accepté comme l'expression de la volonté divine, les décrets du Concile du Vatican ?

Je le sais, un bruit de révolte nous vient en ce moment des rivages du Rhin. Au sein des vieilles universités de l'Allemagne, quelques hommes, auxquels nous ne contesterons ni le talent, ni la science, ni même l'éclat des services rendus (car il faut être juste, surtout envers ses adversaires), quelques hommes refusent de s'incliner devant ce jugement suprême, et menacent de leur autorité et de leur parole l'unité divine de l'Église. Et voici que les évêques de l'Allemagne, après les avertissements réitérés de leur charité, ont lancé la condamnation contre les maîtres autrefois vénérés qui ont instruit et enthousiasmé leur jeunesse.

Hélas! que veulent ces hommes et que pourront-ils faire? L'histoire, puisqu'ils invoquent l'histoire, l'histoire devrait leur apprendre qu'une malédiction s'attache aux révoltés qui outra- gent leur mère, et qu'ils tombent des hauteurs de la gloire et de la fécondité du talent , dans l'impuissance et l'oubli.

Les révoltes , les défections , les schismes , les persécutions , l'Église les connaît ; elle ne les craint pas. Ces épreuves lui rendent sa pureté divine. Quand la tempête mugit sur les flots agités, quand les fureurs de l'orage ouvrent les abîmes et remuent l'Océan dans ses profondeurs, croyez-le bien, il ne franchira pas le grain de sable placé par la main de Dieu pour aller perdre dans la division la splendeur et la puissance de son unité ; mais les souillures qui obscurcissaient l'azur de ses flots vont disparaître. Bientôt, lorsque le calme sera revenu avec des brises heureuses, lorsque l'étoile de la mer brillera dans la sérénité du ciel, alors, dans les bas-fonds du rivage, vous découvrirez quelques débris informes que l'indifférence du passant foulera aux pieds, et que l'oubli préservera du mépris qui pourrait les honorer encore.

III. Mais, sur cette base première de l'unité, la domination

406 ASCENSION

de Jésus-Christ sur les intelligences nous présente d'autres caractères divins.

La sagesse humaine aurait pensé que le Sauveur lui-même, et après lui les dépositaires de sa doctrine, pour préserver leur pouvoir d'une ruine inévitable, sacrifieraient quelques dogmes, quelques articles de leur symbole, comme le naufragé fait la part de l'Océan. C'était évidemment le conseil de la sagesse de l'homme, la ressource nécessaire des religions qui sont de la terre et du temps. Mais, en face des menaces et des attaques, le divin Maître a conservé l'immutabilité de sa doctrine.

A chaque siècle cependant, plusieurs fois chaque siècle, tous les orgueils, toutes les passions avilissantes, sont venus demander des concessions sacrilèges ; toutes les audaces de la pensée, toutes les corruptions du cœur de l'homme, sont venues; les conquérants enivrés de leur gloire, les rois et les peuples, les despotismes et les anarchies, sont venus; ils ont dit: Sacrifiez une part de votre symbole, ou bien nous foule- rons aux pieds vos décrets, nous soulèverons contre vous toutes les convoitises et , s'il le faut , toutes les barbaries. Jésus-Christ et l'Église ont répondu : Jamais -, vous n'y toucherez pas.

D'autres sont venus, et ils ont dit : Sacrifiez la divinité du Sauveur, la maternité divine de Marie; retranchez un mot, un seul mot de votre symbole, demandait l'Orient tout entier. Nous avons l'épée, nous avons les cachots, nous avons le succès et l'audace. Jamais-, vous n'y toucherez pas.

Sacrifiez le dogme du péché originel, l'éternité des peines, ces croyances qui fatiguent notre raison et qui troublent notre sommeil. Sacrifiez l'unité, l'indissolubilité, la sainteté du mariage. « Accordez du moins quelque chose à la passion qui me torture, disait un roi puissant, ou bien j'armerai mes soldats, je réunirai mes légistes, je profanerai vos sanctuaires, je ferai tomber la tête de vos prêtres et de vos évêques sous la hache de mes bourreaux; j'arracherai toute une grande nation des bras de l'Église.» Faites. Après bien des siècles d'erreurs, ? Angleterre, l'île des Saints, reviendra à la vérité catholique que la persécution lui aura ravie.

Écoutez, disaient hier les potentats de ce monde, les puis- sants de la presse contemporaine , les habiles de la diplomatie, écoutez donc le conseil de notre prudence , suivez les progrès de notre civilisation nouvelle; dites que les faits accomplis constituent le droit, dites que la spoliation peut devenir légi- time, dites que la force est quelquefois la justice. Jamais! Ce que vous voulez faire, faites-le promptement; car bientôt les faits accomplis se retourneront contre vous, la spoliation

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 407

fera de vous ses victimes, la force brutale que vous invoquez vous écrasera, elle emportera vos dynasties

Il en est ainsi depuis dix-huit siècles, il en sera ainsi toujours.

Il y a plus encore. Jésus-Christ ne règne pas seulement par l'unité et l'immutabilité, il régne par le mystère et l'immo- lation. On dirait qu'il a voulu donner à la raison humaine les plus prodigieux démentis ; on dirait que cet homme a pris plaisir à abuser de son étrange puissance, pour courber l'huma- nité sous une domination qui parût le comble de l'audace la plus insensée. Il n'a pas dit à la raison humaine: Tu peux tout saisir, ou, du moins, tu peux rejeter tout ce que tu ne comprends pas, il lui a dit: Il y a des barrières que tu ne peux franchir, il y a des frontières que tu dois respecter; par delà la portée de ton regard, il y a l'infini que tu ne peux pénétrer. Tout autour de toi, tu rencontres des obstacles qui suffiront à arrêter éternellement ta raison orgueilleuse, tu ne comprends ni le grain de sable que tu foules aux pieds, ni l'astre qui resplendit sur ta tête ! Homme, quand tu mets la main sur ton cœur, tu ne comprends pas les pulsations de ta propre vie, et tu voudrais comprendre Dieu lui-même, et pénétrer les secrets de l'infini !

Oui , Jésus-Christ règne par le mystère. Mystère de la vie intime de Dieu, mystère de trois personnes dans l'unité de la substance, mystère du Verbe de Dieu s'unissant à la nature de l'homme, mystère delà Rédemption accomplie par sa mort, mystère des sacrements qui nous versent Hf vie de Dieu , et qui nous donnent des forces surnaturelles, mystère de ces apparences vulgaires qui nous cachent la chair vivante et le sang de Dieu. Raison humaine, raison orgueilleuse, incline-toi, courbe ton front et adore Et, avec le mystère, c'est l'immo- lation ; c'est la lutte implacable contre tous les plus chers instincts de la nature tombée. Jésus-Christ a dit à l'orgueil: Humilie-toi; à l'avarice: Donne, donne encore, donne ton or et ton cœur; à la volupté : Sois maudite.

Il fallait imposer cette doctrine aux sociétés païennes , ivres de leur orgueil et ensevelies dans les corruptions infâmes; il fallait l'imposer à tous les siècles : à ce dix-neuvième siècle, si fier de ses découvertes et de ses prodigieuses conquêtes sur la matière.

Vous demandez des miracles, voilà le plus étonnant des miracles; vous cherchez des démonstrations, mais elles vous poursuivent de leurs clartés éblouissantes.

IV. Contradiction merveilleuse : clans cette immutabilité

408 ASCENSION

nous trouvons le progrès, et les mystères reposent sur des démonstrations rigoureuses et irréfutables.

Oui, le progrès, le progrès dans le développement et l'inter- prétation de cette doctrine immuable ; le progrès dans les définitions qui la proposent avec plus de précision et de clarté à la foi universelle; le progrès dans les preuves qui la confir- ment, dans les relations qui unissent les dogmes entr'eux et avec les principes de la raison humaine et les besoins divers des sociétés; le progrès dans les réfutations qu'elle oppose à toutes les attaques; car il n'est pas un problème social auquel l'Église n'apporte sans retard une solution complète, lumineuse, surhumaine. Et en présence des grands Docteurs de l'Église, qui ont réalisé ces progrès, en présence de S. Augustin, de S. Thomas d'Aquin ou de Bossuet, vos pygmées de nos jours ressemblent à des enfants qui réunissent de leurs pauvres mains, quelques grains de sable au pied des pyramides.

Eux, vos grands hommes, qui parlent avec une si superbe pitié de l'Église et du christianisme, ils tournent sans cesse dans le même cercle funeste, ils puisent toujours aux mêmes sources impies. Il y a quelques années, ils répétaient la néga- tion d'Arius, tout à l'heure nous entendrons les sarcasmes et les blasphèmes de Voltaire.

Et ils appellent cela le progrès.

Le christianisme et l'Église ont partout des démonstrations rigoureuses. Quand une âme vient à nous et nous demande la vérité, nous ne lui imposons pas le sacrifice de sa raison, nous lui présentons les preuves nombreuses, éclatantes, irréfutables, sur lesquelles repose notre foi; nous sollicitons ses objections pour les réfuter.

Le savant a ses démonstrations dans les témoignages de l'histoire, dans la sublimité de la doctrine évangélique, dans les écrits immortels des Docteurs , dans l'action civilisatrice de l'Église et son unité merveilleuse, dans le spectacle ravis- sant de ces légions de saints qui ont porté la vertu, le dévoûment, l'héroïsme à des hauteurs que les forces humaines n'atteindront jamais.

L'ignorant, le pauvre, lui aussi, a ses démonstrations qui l'environnent de toute part. Il ne voit pas l'influence divine de l'Évangile dans les annales du passé, mais il la reconnaît dans l'expérience et les souvenirs de sa vie tout entière. Il sait que l'erreur et le mal ne peuvent produire le bien, comme l'ivraie de ses champs ne produit pas le blé qui nourrit sa famille, et les ronces du chemin, le vin qui soutient la vigueur de ses bras. Il admire la puissance de la foi dans la vertu de son épouse et la pureté de ses^enfants.

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 409

Il comprend, lui, l'ignorant et le pauvre, que cette religion seule est divine, qui lui montre par delà le travail et la douleur de la vie présente, un séjour de repos et de paix, les plus infortunés auront des visions plus splendides et des félicités plus enivrantes. Il est ému quand sa chaumière ou sa man- sarde sont illuminées par les clartés de la charité qui le soulage, et de l'espérance qui le console

Des démonstrations oui, il en fallait de solennelles et de

terribles. Eh bien ! ouvrez les yeux et voyez. sommes-nous et allons-nous? A quoi ont abouti ces négations audacieuses, ces blasphèmes sacrilèges, ce luxe effréné qui a envahi toutes les classes sociales; ces ambitions que rien ne peut satisfaire, cet appel incessant à toutes les passions subversives, cette fureur aveugle de tant d'écrivains, montant chaque jour, par toutes les colonnes de la presse , à l'assaut de toutes les autorités , cette glorification de la force brutale , ces fortunes sans conscience et ces voluptés sans pudeur?

A tous les avertissements, à toutes les supplications de la vérité , vous avez répondu par le sourire du mépris. Vous avez rangé vos bataillons, compté vos milliards, entassé vos richesses, étalé les merveilles de vos arts et de votre industrie, convié l'univers à vos fêtes; vous avez mis la main sur vos mitrailleuses, et vous avez dit : Nous pouvons nous reposer et dormir en paix; Dieu et la Providence ne nous peuvent rien

Ainsi parlait Babylone, quand Cyrus était à ses portes; ainsi vous parliez. Et Cyrus est venu, et ses armées innombrables ont passé sur la France , comme la herse aux dents de fer qui passe sur vos champs , et qui ne laisse que le sol nu.

Ah! c'est assez de démonstrations douloureuses, assez d'expé- riences fatales. Arrière vos utopies insensées, vos constitutions bâties sur le sable mouvant, votre sagesse de la terre et du temps, vos éloquences qui préparent les désastres et ne les réparent jamais; laissez passer la vérité éternelle, les lois sublimes de l'Évangile, la parole qui a sauvé le monde. Arrière votre sensualisme abject, vos haines fratricides ; laissez passer la mortification, la pureté, la charité qui se donne à tous et qui ne coûte rien. Arrière vos instruments qui vomissent la mort, laissez passer la doctrine de vie. Place, place à Jésus- Christ.

Mais, quand nous disons ces choses, aujourd'hui encore en présence de ces enseignements terribles, nous entendons des voix qui protestent. Que nous veulent , disent-elles , ces revenants d'un autre âge; ce sont les hommes d'un parti; ce qu'ils désirent, c'est le triomphe de leur cause, et non pas le salut de la France.

410 ASCENSION

Eh bien! non, mille fois non, cela n'est pas vrai. L'Église n'appartient à aucun parti. Elle ne repousse aucune consti- tution capable de donner aux peuples la liberté dans l'ordre et la justice. Elle a vécu, elle vit encore, sous les formes politiques les plus diverses.

L'Église, elle ne jette pas l'injure aux vaincus d'hier, quelles que puissent être leurs fautes; elle n'interroge pas l'horizon pour savoir quel soleil se lèvera demain ; elle ne s'incline pas devant les vainqueurs d'aujourd'hui. Toujours debout, elle porte d'une main le drapeau du pays qu'elle habite; ici, c'est le drapeau de la France; de l'autre, elle porte la Croix qui domine tous les drapeaux et qui ne s'abaisse devant aucun.

Et quand nous parlons ainsi, peut-être quelques-uns murmu- rent et se disent: Ils ont peur!

Peur! Et de quoi, s'il vous plaît? Qu'avez-vous fait dans le passé, et que pourriez-vous encore?

Nous ne l'ignorons pas, vos décrets4 peuvent ravir au clergé français le traitement modique qui fait vivre sa pauvreté. Mais, sachez-le bien, ce serait la violation de la plus rigoureuse justice; et la justice violée a toujours des flétrisseurs; tôt ou tard , elle a des retours vengeurs.

Vous nous retirerez la protection que quelques-unes de vos lois nous accordent encore! La protection! Vous la devez à la vérité. Mais, si vous la retirez, nous nous en consolerons. Quand j'interroge l'histoire, elle m'apprend que presque tou- jours cette protection a été payée bien cher; quelquefois elle a été payée par la honte de la servitude... S'il faut choisir entre les chaînes : gardez vos chaînes d'or, donnez-nous des chaînes de fer.

Vous nous retirerez vos honneurs et les présents de votre munificence ! Gardez vos honneurs et vos mitres brillantes : quand elles sont trop brillantes, elles pèsent sur les fronts qui les portent , et les inclinent vers la terre. Gardez vos honneurs et vos mitres brillantes: Jésus-Christ n'a eu qu'une couronne d'épines sur sa tête sanglante; c'est assez pour vaincre et pour sauver le monde.

Nous parlerez-vous des cachots de votre liberté, des supplices de votre fraternité? Eh bien ! nous illuminerons les cachots des splendeurs de la persécution, et notre sang est plus fécond que notre parole. Ne l'oubliez pas, lorsque nous sommes bannis, l'épouvante saisit les peuples; éperdus, ils nous appellent, et nous revenons; nous revenons par toutes les brèches ouvertes; nous revenons à travers toutes les ruines amoncelées; nous

1. Évidemment, il n'est pas question ici des décrets de l'Assemblée nationale.

LE RÈGNE DIVIN DE LA VÉRITÉ 411

revenons, et nous passons en priant sur la tombe de ceux qui chantaient notre mort.

Nous avons peur!... Ah! je me trompe... oui, nous avons peur. Nous avons peur pour ceux qui nous maudissent et qui so déchireront entr'eux; nous avons peur pour les aveugles qui se laissent abuser, pour les âmes découragées qui ne font rien , pour les indifférents qui dorment leur sommeil sur le volcan qui mugit; nous avons peur pour la France, parce que nous aimons la France. Car, sachez-le bien, malgré nos faiblesses, que nous ne contestons pas (nous les connaissons mieux que vous) , malgré nos faiblesses, nous portons dans les plis de notre aube sacerdotale, ou plutôt dans nos cœurs et notre parole, la vie et l'honneur de la France. Oui, nous avons peur...

Mais non, il n'en sera pas ainsi: des jours meilleurs se lèveront; je veux finir par une parole d'espérance: quand on aime beaucoup, on espère toujours. Je veux finir aussi par un souvenir qui confirmera et illuminera ma pensée.

Il y a quelques années, j'étais à Rome. Les temps étaient mauvais déjà : les flots de la Révolution battaient les murs de la Ville Éternelle. L'âme attristée, je gravis les sommets du Capitole, je descendis les pentes de la Voie Triomphale, je traversai le silence du Forum, et bientôt le Colysée m'apparut dans sa sévère majesté. Le soleil allait disparaître derrière les montagnes du Latium , les ombres enveloppaient lentement ces ruines gigantesques, dont les cîmes étincelaient encore aux derniers feux du jour. Je m'assis sur un débris de ces murailles qui avaient réuni autrefois cent fhille spectateurs , contemplant les luttes des gladiateurs, ou les supplices des martyrs; et je vis la pauvre' croix de bois, debout, en face des sièges brisés des empereurs et des proconsuls.

Je prêtai l'oreille... Il me semblait que le bruit d'une multi- tude innombrable se rapprochait peu à peu; et tout à coup, par les portes béantes de l'immense édifice, les siècles s'avançaient.

... Les trois premiers siècles passèrent avec leurs apôtres, leurs persécuteurs et leurs martyrs; avec leurs hérésies naissantes, avec leurs vertus héroïques, leurs grands évêqueset leurs fidèles, purifiés par la persécution ; et tous, en passant, s'inclinaient devant la croix, et redisaient ces paroles du prince des apôtres et du premier des pontifes: « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant : Tu es Christus }Jîlius Dei vivi ».

Puis, vinrent le quatrième et le cinquième siècle : Constantin et ses fils dégénérés: les docteurs et les orateurs incomparables de ces temps si féconds , Ambroise de Milan , Augustin d'Hippone , Grégoire de Nazianze , Chrysostôme de Constanti- nople, et tant d'autres encore; et avec eux, les erreurs qui

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renaissaient toujours sous le marteau des apologistes...; et ils passaient, et ils disaient: «Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant: Tu es Christ us, filius Dei vivi)).

Puis les siècles de fer et les hordes des barbares, les Huns, les Vandales, les Goths, les Visigoths, les Francs; ils se pous- saient comme la vague pousse la vague -, ils foulaient aux pieds l'empire romain vaincu, et avec eux, je voyais les moines qui sauvaient la science et la civilisation, les évoques qui sauvaient le monde... Le moyen-âge m'apparut avec sa sécurité imparfaite, avec ses luttes formidables, avec ses tyrans oppresseurs et ses libertés qui leur résistent, avec ses beaux caractères, ses pontifes courageux et ses monuments admirables... et tous passaient, et en passant, ils disaient : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant: Tu es Christus , filius Dei vivi ».

Le seizième siècle, avec ses révoltes si ardentes, ses hérésies qui paraissent un moment triompher, ses divisions lamenta- bles, ses guerres religieuses si cruelles, ses spoliations, ses désastres, et ses grands saints.

Le dix-septième siècle , avec sa majesté royale , ses hom- mes de génie, ses esprits élevés et ses cœurs quelquefois si faibles , avec sa corruption et ses défiances contre l'Église de Dieu.

Le dix-huitième siècle, qui commence parle sarcasme et le blasphème et qui s'achève dans le sang et les ruines: je vis les bourreaux et les victimes ; et tous, vainqueurs d'un jour ou vaincus immortels, passaient devant la croix, s'inclinaient, et disaient : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant : Tues Christus, filius Dei vivi ».

Le dix-neuvième siècle, avec sa civilisation matérielle, ses armées si nombreuses, ses guerres toujours renaissantes, ses champs de bataille couverts de morts ; avec les prodiges de son industrie et ses découvertes merveilleuses; avec ses grandes œuvres catholiques, sa charité inépuisable, ses missionnaires et ses martyrs....; avec le Pontife suprême qui dominait la foule de son front serein; et tous passaient, et disaient : c< Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant ».

Puis, le vingtième siècle, le vingt-unième, le vingt-deuxième, et d'autres encore ; et tous chantaient la victoire de Jésus-Christ... Tout à coup les temps étaient finis, le torrent des âges avait tari... Je vis Jésus-Christ, vainqueur, debout, les pieds sur le cercueil qu'il fait, de ses mains éternelles, à tous les siècles qui passent en proclamant sa gloire. La trompette du dernier jour se faisait entendre, les générations humaines secouaient leur poussière et sortaient du cercueil immense. Alors le Fils de Dieu saisit la pauvre croix de bois du Colysée, et montant vers les

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 413

cieux, suivi des phalanges .glorieuses des élus, il frappait avec la croix aux portes de la cité du bonheur en disant : Ouvrez- vous, portes de Sion; élevez-vous, portes éternelles: Attollite portas, principes, vestras, et elevamini, porta? œternales; laissez entrer le Roi de gloire: Et introibit Rex gloriœ: le vainqueur du monde ; laissez entrer avec lui ceux qui ont cru à sa puissance, espéré en sa bonté, et tressailli dès ici-bas des ardeurs de son amour. Ouvrez-vous , portes de Sion ; élevez-vous , portes éternelles: Attollite portas, principes, vestras; laissez, laissez passer avec le Roi de gloire, ceux qui ont participé à ses com- bats, et qui doivent prendre part à ses visions sans ombre, à ses félicités ineffables. Ainsi soit-il.

PENTECOTE

RÉGÉNÉRATION DU MONDE1

Emitte spiritum tuum , ei renovabis faciem

terrœ.

Seigneur, envoyez votre Esprit, et renou- velez la face de la terre .(Ps. CIII.)

Monseigneur,

Je viens parler, ce soir, du grand fait, du fait divin de la régénération du monde par la prédication des apôtres, c'est-à- dire par le christianisme.

Première partie. I. Il était temps, mes frères, que le Christ parût et vint racheter l'humanité. Le monde ancien, nous vou- lons bien l'avouer en commençant, avec ses plaies profondes et inguérissables , avait eu néanmoins des grandeurs , des vertus et des gloires.

Les batailles de Marathon, des Thermopyles, de Salamine, de Platée, de Mycale, avaient heureusement proclamé, sur le sol classique de la Grèce, la liberté triomphante, et sauvé l'Occident d'une domination efféminée.

Ailleurs, le sang d'une femme et les harangues d'un homme, suffirent pour soulever dans un peuple les sentiments d'une fierté immortelle , et fertile en actions éclatantes.

Pauvres, patients, vertueux, à côté des Coclès et des Scévola, les Romains ont des femmes et des filles comme Clélie, qui

i. Discours prononcé le jour de la Pentecôte 1880 , devant Monseigneur Hoche, par l'abbé F. Pascal , vicaire de la cathédrale de Gap.

414 PENTECÔTE

montrent que chez eux l'héroïsme est vulgaire, et ne coûte pas plus aux uns qu'aux autres.

Ces Romains, si vous fussiez venus sur leurs frontières, vous les eussiez vus nourrissant du bétail, labourant la terre, puis levant les yeux, car tous veillaient sur la patrie; ils vous eussent demandé si vous veniez réclamer leur hospitalité ou bien trahir leur république : dans le premier cas, tous étaient pour vous servir ; dans le second, pour vous combattre.

Leurs grands hommes, ils les trouvaient à la charrue, et celui qui venait d'ensemencer un champ, se transformait tout à coup en politique consommé dans les conseils du Sénat, et en triomphateur sur les champs de bataille.

Et le lendemain de leurs victoires, ces pauvres généraux qui viennent d'enrichir la république des dépouilles des rois et des nations, s'en vont demander un congé au Sénat , pour aller semer ou récolter de quoi vivre.

Voilà, mes frères, quelques traits du plus grand des peuples avant Jésus-Christ, et dans lequel se résume maintenant l'his- toire. Voilà le peuple dont l'éloge magnifique se trouve dans les livres saints { : voilà le peuple dont les envahissements embras- sèrentl'univers... Et maintenant, le pays de Vercingétorix, le pays d'Arminius, le pays d'Annibal, et la Judée, le pays de Dieu ; tout cela, comme tout le reste, est devenu province romaine.

II. Mais, quand tout fut vaincu, quand la terreur du nom romain eut rempli la terre, quand les légions , comme un marteau de fer, purent broyer sans peine les nations, le grave caractère des Romains s'altéra.

Les richesses, le luxe, l'incrédulité, l'ambition, et tous les vices ensemble , accoururent dans Rome , et se donnèrent rendez-vous autour du Capitole.

Et les partis se firent, et les guerres civiles éclatèrent, puis le despotisme vint achever de tout corrompre. Le rêve païen d'une domination universelle sous l'empire de la force , dans une seule main, est si bien un fait accompli que, dans le monde entier, Tibère seul, Tibère consul, César empereur, grand pontife et dieu, est un homme libre. La loi de lèse-majesté qui couvrait de sa grandeur le peuple romain tout entier, il se Test en définitive réservée pour lui seul ; et avec elle il peut légalement anéantir toute parole, tout mouvement, toute exis- tence qui ne sera pas selon son bon plaisir.

III. Or, précisément à l'époque le Christ montait sur son Calvaire, Tibère, emporté par l'ardeur de la débauche, se mit à

1, Machab.,1,8.

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 415

tout souiller de crimes et de dissolutions. Alors, dit le plus grand des historiens, furent inventés des noms auparavant inconnus, pour rappeler le raffinement des ignominies nouvelles. Alors des esclaves affidés s'en vont partout, cherchant et traînant des victimes aux passions du maître du monde 4.

Et le Christ mourait sur la croix. Et les turpitudes et les opprobres continuent et grandissent, et Caligula monstrueux, et Claude stupide, remplacent Tibère, en attendant Néron :

Néron, qui, pour commencer, tue son frère, tue sa mère, tue son épouse Octavie dont la tête, cadeau de noces, est portée à Poppée qu'il tuera bientôt aussi d'un coup de pied dans un caprice ; Néron, qui tue Burrhus et Sénèque, ses maîtres, et Corbulon son général -, Néron, qui se couronne de roses, et fait mettre le feu aux quatre quartiers de Rome, pour se payer la fantaisie de voir, la nuit, sa capitale dans les flammes.

Néron, je n'ose plus citer Tacite, souillé de toutes les voluptés que tolère ou que proscrit la nature, semblait avoir atteint le der- nier terme de la corruption; il alla plus loin2. . . Le monde était un bourbier. . . Oh! mes frères, nous jetterions volontiers le voile sur ces choses, si nous n'avions à établir le fait immense et décisif de la régénération du monde par quelques bateliers juifs, fait que l'on cherche à diminuer et à atteindre pour mettre l'histoire d'accord avec certains systèmes ; mais la religion , gardienne de toutes les vérités, ne laissera pas entamer le dépôt de l'histoire.

IV. Voilà ce qu'était la tête. . . Vous me direz : Mais, il y avait le Sénat. Oui, il y avait le Sénat se^ trouvent encore les descendants des Brutus et des Caton. Eh bien ! ce Sénat , sanctuaire imposant de la puissance et du génie, met désormais toute sa gloire à voter les flatteries les plus honteuses. Et Tibère lui-même, chaque fois qu'il en sort, s'écrie : « 0 hommes prêts atout esclavage! » C'est ainsi, dit l'histoire, que celui qui ne voulait pas de la liberté publique, ne voyait qu'avec dégoût leur servile abjection.

Ce Sénat ! Écoutez encore le grave historien des empereurs : «Je le remarque, dit-il, afin que ceux qui connaîtront l'histoire de ces temps sachent d'avance que, autant les Césars ordonnèrent d'exils, d'assassinats, de crimes, autant de fois on rendit grâces aux dieux, et ce qui annonçait jadis nos succès, ne signalait plus que les malheurs publics ».

Ce Sénat , qui érige tous les crimes en vertus, dans un temps toutes les vertus sont un arrêt de mort, il se prosterne à l'envi, et brûle l'encens devant d'ignobles favoris ; car la flatterie est

1. Voyez Annales, livre VI, §1.-2. Voyez Annales, livre XV, § 37.

416 PENTECÔTE

devenue Tunique mérite, l'unique vertu, l'unique vérité, l'unique politique. Cependant, il y avait encore sous Néron un sénateur digne de son rang, c'était Thraséas; Thraséas, qui avait douté de la divinité de l'infâme Poppée ; Thraséas, qui n'avait pas voté l'apothéose et le coussin sacré ; Thraséas, qui n'offrait pas des victimes pour la voix céleste de Néron ; Thraséas enfin, qui gardait le silence... Il bravait ainsi la religion, il anéantissait toutes les lois. Alors , s'écrie Tacite, Néron, qui avait tout immolé, voulut â la fin exterminer la vertu elle-même, et Thra- séas condamné, dut mourir.

Voilà, mes frères, ce qu'est devenu ce Sénat romain d'où l'innocence et la vertu sont bannies, et n'entrent plus que la flatterie et la délation.

V. Et le peuple, qu'est-il devenu? Une boue sanglante que Ton peut piétiner sans crainte. Ce peuple-là n'a plus ni tête, ni cœur; il ne sait que regarder, se souiller et manger. Écoutez plutôt : Quand des armées toutes faites de citoyens s'entrecho- quèrent ; quand les légions, faisant chacune son empereur, marchèrent des bouts du monde, pour venir se livrer bataille et prendre Rome ; le peuple , dit Tacite i , spectateur de ces combats, y assistait comme aux jeux du cirque , encourageant de ses cris et de ses applaudissements chaque parti à son tour. C'était dans Rome entière un cruel et hideux spectacle : ici, des combats et des blessures; là, des gens qui se baignent ou s'enivrent; plus loin, des courtisanes et des hommes..., parmi des ruisseaux de sang et des corps entassés. D'un côté, toutes les débauches de la paix la plus dissolue ; de l'autre, tous les crimes de la plus impitoyable conquête. La même ville était tout ensemble en fureur et en joie. Les plaisirs et les crimes, jamais suspendus, remplissaient continuellement ces immenses saturnales l'on jouissait, sans aucun triomphe de parti, de la seule joie des abaissements publics.

VI. Et le monde se précipite déplus en plus dans ce gouffre, et il y a des crimes grands comme des montagnes que Ton commet impunément, et ils sont commis par tous, par les enfants et par les vieillards . Les lois oppriment tout ce qui peut être opprimé. Quelques-uns ont des richesses inépuisables; le reste, comme des vers, fourmille à leurs pieds. Les femmes dont parle l'histoire de ces temps, on n'ose pas prononcer leurs noms du haut de la chaire, et Ton va voir sur les places publiques des mœurs épouvantables de débauche et de férocité ; et les pauvres, et les esclaves, en nombre incalculable, moins estimés que le fumier de nos rues, on en charge parfois de pleins navires, et on

1. Hist., Livre III, § 83.

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 417

va vider cela au fond de la mer. Et la foule, avide de voir couler du sang humain, s'en va dans ces amphithéâtres, dont un seul peut contenir près de cent mille spectateurs -, et quand ce peuple découronné a vu les gladiateurs s'égorger en riant, pour plaire à César, et quand on lui a jeté un morceau de pain, il est content !

Y en a-t-il assez ! car je n'ai pas tout dit , et je ne puis pas tout dire. . . Il est inutile de soulever davantage le voile qui recouvre les abominables profondeurs du monde païen. . . Seigneur, Sei- gneur, envoyez vite votre Esprit , et venez renouveler la face de ce monde.

VIL Le salut et la régénération, d'où pouvaient-ils venir?

Des Césars , du Sénat , du peuple ? . . . Vous venez de voir ce que c'était.

Des princes, des rois?... Les traits de l'historien sont trop sanglants pour que je vous les cite.

De la révolte triomphante de quelque nation?. . . Mais le glaive romain est enfoncé trop avant dans le cou des nations, pour que le moindre mouvement ne soit pas une servitude plus grande. En vain Civilis et Velléda réveilleront les Bataves et les Germains ; demain, vous n'entendrez plus de ce côté que le bruit des légions qui passent, sillonnant les Gaules et la Germanie. En vain Jérusalem fera encore un essai de révolte ; demain vous chercherez cette ville, il n'en restera pas pierre sur pierre.

D'ailleurs, l'histoire nous dit que les villes les plus éloignées ne se disputent guère, à cette époque, que le triste honneur d'élever des temples à Tibère, à Néron, à quelqu^un de ces Césars, que les écrivains païens eux-mêmes ont cloués , à coups de plume et par dessus les siècles, au gibet de l'infamie.

Me direz-vous que quelque Spartacus peut se lever et remuer l'immense troupeau des esclaves? Vous ajouterez qu'il aurait raison, parce que, lorsque de pareilles iniquités se commettent sur la grande majorité du genre humain, on peut prendre la terre par les quatre coins, et la secouer, comme une robe souillée. Soit ; mais ce ne serait qu'un océan de sang dans un océan de corruption ; ce serait déchaîner des bêtes sauvages sur un monde en ruines.

Je veux bien, si vous le voulez , que l'épée des barbares finisse par abattre le colosse usé de crimes, épuisé d'orgies; mais que gagnera le monde à ce débordement de la barbarie et quand le petit dieu Tuiston du Nord aura remplacé b vieux Jupiter?

VIII. Qui voulez-vous qui régénère la société, et les esprits, et les cœurs? La Justice, la Vertu, la Vérité, tout cela

III. VINGT-SEPL

418 PENTECÔTE

est à terre, foulé aux pieds, et personne ne peut songer à les relever.

La Justice? Le plus juste des hommes, le fils de Dieu, la bonté, la sagesse incarnée, était venu sur la terre, et devant les chefs, et devant les prêtres , et devant le peuple , et devant les tribunaux , il a été condamné à mort.

La Vertu? Le plus connu de ceux qui furent appelés les derniers des Romains, s'était écrié dans son découragement désespéré: O vertu, tu n'es qu'un mot!

La vérité? Les gouverneurs des provinces, les juges des nations antiques se souviennent à peine de ce nom, et ils s'en soucient fort peu; et Ponce-Pilate, du haut de son tribunal, demande au Christ: La vérité, qu'est-ce que c'est, cela? et, sans attendre la réponse, il s'en alla.

Ah ! il n'y a plus rien sur la terre : plus d'amour dans les cœurs, plus de pensée dans les esprits, plus de vertu dans les cons- ciences; il n'y a plus ici-bas que du fer et des crimes. Pour me servir d'une comparaison évangélique, le monde est un sépul- cre; dehors c'est encore quelque chose, dedans ce n'est que pourriture.

Et il n'y a plus rien, plus rien à faire: la résurrection, la régénération, le salut, ne peuvent absolument venir de personne, et l'anéantissement de l'humanité est préférable à sa conserva- tion, à moins, Seigneur, que vous n'envoyiez votre Esprit, l'Esprit créateur, pour renouveler la face de la terre.

Deuxième partie. I. Cependant le Christ Jésus, crucifié sous Tibère, avait dit aux grossiers et timides bateliers qu'il avait ramassés aux bords des lacs de son pays: « Quand je serai remonté au ciel, je vous enverrai mon Esprit ; et vous irez ensei- gner toutes les nations». Or, le jour de la Pentecôte, un vent violent ébranlant le cénacle, le Saint-Esprit, sous la forme de langues de feu, descendit sur les apôtres, et il leur communiqua la flamme divine de la force et de l'amour.

Et, pleins de cet amour céleste et de cette force indomptable, conquérants nouveaux, les apôtres partirent sur les routes tracées pour les légions, et ils allaient opérer dans le monde le changement des cœurs, et le détrônement des dieux.

Et ils viennent à Rome même, pour y planter leur pauvre croix de bois, et pour en faire le centre du royaume de la vérité.

II. Voyez-vous dans le Forum, à la place des Comices, ces deux hommes exténués de fatigue! Ils se reposent un peu à l'ombre du figuier Ruminai, qui, plus de huit cents ans aupara- vant, avait ombragé l'enfance de Romulus.

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 419

Les citoyens qui passent, les laissent de côté, parce que ce sont deux misérables juifs, race d'hommes détestés, chassés de temps en temps de Rome, bien qu'actuellement on les y tolère. Ils n'ont rien : pour vivre, l'un raccommode les filets des pêcheurs, l'autre tanne des cuirs. Leur parole est rude, leur phrase est étrangère, un mauvais manteau, tout usé par le voyage, recouvre leurs épaules.

Et ils regardent la grande cité avec ses cinq millions d'habi- tants, avec ses quatre cent vingt temples d'idoles l'on adore plus de trente mille dieux , modèles de tous les vices. Et devant eux se dresse le Capitole, avec sa statue de Jupiter, dominant la ville et le monde; et l'aigle des Césars, aux serres de fer, plane là-haut, bien haut, prête à fondre sur n'importe quelle puissance, sur n'importe quelle nation, et à l'enlever comme une proie.

III. Eh bien ! ce sont ces misérables juifs, privés de tout secours humain , qui viennent renouveler la terre et qui apportent la régénération universelle. Ces esprits étroits et ignorants qui croyaient naguère encore que l'œil et le cœur de Jéhovah ne pouvaient pas aller plus loin que la Judée, dépassant du premier coup tous les progrès et toutes les civilisations, n'apercevaient plus, ni distinctions de classes, ni frontières; ils ne voient plus d'un bout de la terre à l'autre qu'une même famille de frères. Ils s'adressent donc à tous, et ils imposent à tous le mépris des richesses et des plaisirs, la patience, le pardon des ennemis , l'amour sans bornes du prochain , la victoire des penchants les plus doux et les plus forts, et enfin le martyre. Et c'est avec cette doctrine-là qu'ils sont sûrs de rallier un tel monde , un monde défini par ces deux mots énergiques: Corrwnpere et corrumpi; autour du bois infâme sur lequel Pilate et les juifs ont fait mourir un galiléen entre deux voleurs ; et sur le front , et dans le cœur de ce monde impudique, raisonneur et orgueilleux, ils viennent graver cette devise: Pureté, foi, humilité; et, à la place des dieux et des Césars, ne faire adorer que Jésus seul.

Quelle folie, quelle folie, quelle œuvre pour de tels hommes!

IV.— Et voilà que de toute part les voûtes des temples s'ébran- lent et s'écroulent, et les autels de l'abomination sont aban- donnés. Les dieux païens chancellent tous sur leurs trônes vermoulus, et ils disparaissent comme des fantômes, devant le soleil nouveau. Et maintenant, sur l'Olympe vide, il n'y a plus que les nuages de Dieu qui passent, et la révolution divine du salut marche avec la rapidité de l'éclair.

Mais les Césars et le Sénat, et les philosophes, et les pontifes,

420 PENTECÔTE

et les peuples, avec le fer, avec les bêtes, avec les passions, avec la majesté, avec l'autorité, avec la religion et les lois, tentent un long et suprême effort, et c'est contre le christia- nisme naissant qu'ils poussent tous ensemble, avec plus de persévérance et de haine que Caton contre Carthage , le terrible Delenda est.

Et alors on dénonce, on interroge, on menace, on déchire, on écorche, on brûle et on tue. Et les tyrans auront une matière toute prête pour leurs sanglants amusements. Et Néron vient se promener à la lueur des chrétiens , changés en torches allumées; et chaque jour ces chrétiens sont plus nombreux, et les martyrs se multiplient; et les promesses n'y font pas plus que les tourments; et chaque jour il faut tuer davantage, et les bourreaux finissent par manquer, et ceux que l'on va chercher pour venir tuer, déclarent qu'ils aiment mieux être tués.

V. Et bientôt j'entends une voix, rugissement de lion à la face du vieux monde : c'est Tertullien qui jette aux persécuteurs ces cris puissants et magnanimes :

ce Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons l'empire, vos cités, vos campagnes, les îles, les armées, le Forum, le Sénat, le palais ; nous ne vous laissons que vos temples.

« Que de fois ne vous êtes-vous pas déchaînés contre nous pour assouvir vos haines, sans que nous ayons jamais songé à user de représailles ! Cependant une seule nuit suffirait à notre vengeance... Et si nous levions publiquement l'étendard de la révolte, qu'opposeriez-vous (car vos armées sont moins nombreuses que les chrétiens d'une seule province), qu'oppose- riez-vous à une société qui embrasse l'univers, et à des courages que la mort ne peut vaincre? Mais il nous est défendu de rendre le mal pour le mal , et notre foi nous apprend à souffrir la mort, et non pas à la donner.

« Mais, continue-t-il, sans prendre les armes, nous pourrions vous annihiler par le seul fait de notre scission. Que cette immense multitude de chrétiens vienne à vous abandonner brusquement, et voilà votre gouvernement aux abois; ce serait un désastre irrémédiable. Épouvantés de votre solitude en face de ce silence universel, devant cette immobilité d'un monde frappé de mort, vous chercheriez en vain à qui commander.

« Maintenant, gouverneurs et juges, voyez s'il vous convient encore de nous immoler parce que nous sommes chrétiens? Dans ce cas, redoublez les condamnations et les tortures, broyez-nous, tuez-nous , car un chrétien n'a de honte et de regrets que de ne l'avoir pas toujours été. On le dénonce comme tel, il

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 421

s'en fait gloire; on l'arrête, il n'oppose aucune résistance ; on l'interroge, il proclame sa foi; on le condamne, il triomphe... Allez, vos iniques cruautés attestent mieux notre innocence, et donnent de nouveaux attraits à notre religion. Nous nous multi- plions à mesure que vous nous moissonnez: le sang des martyrs est une semence de chrétiens ; nous vous rendons grâce de vos proscriptions ; dans cette lutte entre Dieu et les hommes, quand les hommes nous condamnent, Dieu nous absout ».

VI. Ainsi parlait Tertullien, un siècle seulement après les apôtres, et les persécutions continuèrent encore quelque temps ; mais enfin le grand cadavre du paganisme tomba dans la poussière , couvert de sang et d'ignominies , en s'écriant : « Galiléen, c'est toi qui as vaincu ».

Et pourtant, que d'obstacles insurmontables il fallait abattre, que d'abîmes infranchissables il fallait combler 1 Tenez, puisque j'y ai fait allusion, laissez-moi vous montrer, entre mille, une difficulté juridique et sociale , qui, seule , aurait suffi pour arrêter la religion nouvelle , si elle n'eût été divine.

César était reconnu comme le premier et le plus puissant des dieux, et il y avait une obligation universelle, absolue, de jurer par sa divinité. Or, les chrétiens, qui n'adorent que le grand et unique Dieu qui a fait le ciel et la terre, ne pouvaient prêter ce serment, et ils se rendaient coupables du crime d'athéisme et du crime de lèse-majesté divine et humaine, et c'était la peine capitale.

Voilà donc une barrière immédiate , infranchissable , un des angles sur lesquels on eût infailliblement brisé le front de l'Église naissante , si Dieu n'avait été là.

Et néanmoins le christianisme a passé à travers ce cercle de fer et de lois, comme il passera à travers le cercle brûlant de la science et des idées modernes. Il passa, vous dis-je, arrachant aux empereurs leur divinité et leur manteau de souverain pontife, renvoyant aux ténèbres toutes les fausses idées, tous les faux cultes et tous les faux dieux, et remettant à leur place les principes éternels des sociétés, de la morale et de la religion.

Ohi oui, Seigneur, vous avez envoyé votre Esprit, et vous avez changé la face de la terre.

VII. Voilà, mes frères, le fait le plus grand et le plus certain de l'histoire sacrée et de l'histoire profane. Oui, les apôtres ont renouvelé la face du monde, sans aucun moyen humain et contre toutes les puissances conjurées, et avec une promptitude telle- ment inouïe que cela constitue un fait évidemment divin. Bossuet l'appelle un miracle visible, toujours visible. Vous avez beau être

422 PENTECÔTE

incrédule et nier tous les autres miracles, vous ne pouvez pas nier celui-là, vous ne pouvez pas môme l'ignorer.

Et voulez-vous que je vous dise pourquoi nous l'avons pro- clamé aujourd'hui avec quelques détails? C'est qu'il y a une grande école qui existe depuis quelque temps, et qui continue de se répandre; cette école ne nie rien, n'affirme rien, mais elle ne veut croire que ce que la science a vu de ses yeux et touché de ses mains , et elle élimine le reste. Je ne puis, ni analyser, ni constater les dogmes de votre religion , dit-elle, et je n'ai pas vu les miracles qui la prouvent. Mais oui, on les a vus, ces miracles, et aujourd'hui encore vous avez devant les yeux, et vous pouvez toucher de vos mains, le miracle des miracles , le miracle de la Pentecôte, celui de la conversion du monde. Et celui-là suffit. Et nous ne laisserons pas altérer cette preuve éclatante. Si le monde, disent S. Augustin et Bossuet, s'est converti à coups de miracles, c'est que Dieu s'en est visiblement mêlé; et s'il pou- vait se faire qu'il n'en eût pas vu , ne serait-ce pas un miracle immense, nouveau, plus grand, plus incroyable que tout ce qu'on ne veut pas croire , que cette conversion du monde dont vous êtes témoins?

N'est-ce pas un miracle inouï , que d'avoir fait pratiquer toutes les vertus à des hommes si vicieux, élevé tant d'ignorants dans des mystères si hauts , persuadé tant de choses incroya- bles à des incrédules, et comme exercice ordinaire, pendant des siècles , fait courir aux tourments , avec plus d'ardeur qu'aux délices, les adorateurs de Vénus.

Donc, les choses étant ce qu'elles étaient, cette conversion du monde, cette révolution profonde et sans secousse, est bien un fait divin ; elle est l'œuvre d'un Esprit tout puissant de force et d'amour, elle est l'œuvre de Dieu ; donc le christianisme est divin, et vous devez le croire et le pratiquer.

Troisième partie. Maintenant, laissons les hauteurs de l'histoire, pour dire quelque chose qui nous touche de plus près.

Ne l'oublions pas, nous sortons d'une source qui fut souillée, et nous sommes dans un monde qui est le réservoir de six mille ans de mensonges et de corruptions, et le vent des passions y soulève toujours des tempêtes, et il y a bien des esprits et bien des cœurs qui sombrent dans les flots.

La vie chrétienne est restée une persécution, un combat, une lutte, entre la nature et la grâce, entre la chair et l'esprit, entre le plaisir et le devoir, entre les sens et la foi, entre la tentation des choses présentes et l'espérance des choses futures, entre l'amour du monde et l'amour de Dieu.

Et l'œuvre de la conversion, de la régénération, est toujours

RÉGÉNÉRATION DU MONDE 423

à faire, ou du moins, à continuer ; cette œuvre, vous le voyez, se fait avec le secours de l'Esprit-Saint, esprit de feu, de vérité, par lequel les apôtres conquirent le monde, et les premiers chrétiens furent si doux et si forts.

Aujourd'hui donc, appelons sur nous cet Esprit, l'Esprit de la Pentecôte, pour aimer Dieu et le prochain comme il faut, et pour combattre vaillamment nos grands combats.

Sans cet esprit nous ne pouvons rien, il faut en être bien persuadés; l'esprit païen reprend facilement le dessus, et l'on s'en va vers l'amollissement, et on rougit de Dieu et de sa foi, et on foule aux pieds le devoir et la conscience, et, s'ils crient, on les laisse crier.

Enfants dégénérés de ceux qui n'avaient pas peur des Césars et des bourreaux, et de celles qui rejetaient les empires pour la croix du Christ, nous irions, nous, trembler devant un qu'en dira-t-on , reculer à l'aspect d'un sourire, et tout sacrifier pour quelques minutes de plaisir !

Ah! sans l'Esprit de la Pentecôte, les plus forts tombent comme les plus faibles-, le vent des tentations nous enlève, nous secoue et nous précipite à l'abîme, comme une feuille desséchée.

Mais avec cet Esprit , foyer de lumière, de force et d'amour éternels, eussiez-vous été faibles et lâches comme Pierre, vous pouvez devenir intrépide comme lui ; eussiez-vous été , comme Paul, persécuteur ardent, vous pouvez vous relever apôtre infatigable.

Avec cet Esprit , simple dans votre foi , brûlant dans votre amour, vous saurez résister à tous les entraînements. Chré- tiens, vous saurez ne devenir les esclaves de personne : Nolite fieri servi homimim; et redire, s'il le fallait, ce cri de liberté apostolique et de sublime audace : Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes.

Le chrétien, oh! il sait donner ses biens, ses travaux, son sang, à sa patrie. Fidèle au drapeau et à la loi de la nation, pour qu'il fût rebelle, il faudrait qu'on le menât combattre contre le Christ et l'Évangile. Alors seulement cet agneau prend un cœur de lion, et il répond : Je ne puis pas, voilà ma tête, mon âme n'est qu'à Dieu.

Le chrétien, il suit librement sa conscience dans la vérité et dans la .vertu. Voyageur sur la route de l'éternité, quand des ennemis hypocrites ou insolents se dressent pour lui barrer le passage, il fait un peu comme un grand orateur à son adver- saire dédaigné : « C'est vous, qui m'interrompez ? Ce n'est rien », et il continue sa marche.

Mes frères , soyons franchement , librement et fermement

424 DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES

chrétiens. Montrons, par toute notre conduite, que nous sommes les disciples des apôtres et les enfants des martyrs. Sans reproche et sans peur, faisons voir à tous que nous sommes de la race des forts, que nous appartenons au monde renou- velé et régénéré dans la vérité et dans la vertu. Prouvons que l'Esprit de la Pentecôte éclaire nos esprits et fortifie nos cœurs. Soyons de ceux qui passent leur vie sans savoir ce que c'est qu'un plaisir; et s'il n<jus est échappé quelques fautes, à côté de ces quelques fautes mettons des millions de victoires. Voilà ce que nous pouvons et ce que nous devons faire, aidés par la grâce du Saint-Esprit, que je vous souhaite abondante et débordante, avec la bénédiction de Monseigneur.

DEUXIEME DIMANCHE APRES PAQUES

LE BON PASTEUR*

Il est évident que Jésus-Christ a réuni dans sa personne adorable les trois qualités principales qui constituent le bon pasteur: Ego sumpastor bonus.

Que fait, en effet, le pasteur vraiment digne de ce nom? Il veille tout d'abord sur ses brebis. Regardez-le au penchant d'une colline, ou bien au milieu de la plaine. Il est là, au milieu de son troupeau ; il en suit tous les mouvements, il en règle la marche capricieuse; il appelle par son nom la brebis qui s'éloigne. Laissez le monde s'agiter, la terre trembler sur ses bases, la société menacer ruine... peu lui importe. Son troupeau! voilà sa fortune, voilà son avenir... Et si, par hasard, à son insu, une brebis s'égare... Oh! alors! c'est le trouble, c'est l'angoisse, c'est la désolation. Le voyez-vous? Il court à travers tous les sentiers ; il interroge tous les échos; il soulève toutes les broussailles... Ma brebis! donc est ma brebis, et qui me la rendra? Et l'a-t-il trouvée, après beaucoup de fatigues et de sueur, cachée dans quelque recoin de la montagne? soudain, la joie a dilaté son cœur; et ne croyez pas qu'il la frappe, qu'il la meurtrisse, qu'il la blesse. Non ; s'il le faut, il la prendra sur ses épaules, et il la portera jusqu'au bercail.

En second lieu, le bon pasteur nourrit ses brebis. A-t-il trouvé quelque part sur les bords humides d'un chemin, ou bien à l'ombre des grands arbres, une herbe que n'ait point brûlée le soleil? C'est qu'il conduit son troupeau; il sait également coule Peau la plus pure, la source la plus limpide, et c'est

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

LE BON PASTEUR 425

encore qu'il les mène le soir, après les chaleurs accablantes du jour. Il les nourrit avec intelligence, ayant soin de choisir entre toutes les plantes qui croissent à la surface de la terre, celles que la Providence a le mieux adaptées aux goûts de la brebis; et il les éloigne prudemment de la plante dangereuse qui pourrait leur causer la mort.

Ajoutez enfin que le bon pasteur défend son troupeau. Une bête sauvage est accourue de la montagne, elle s'est jetée sur les brebis, et les brebis s'enfuient épouvantées. Mais, voyez-vous le pasteur? Il s'arme de sa houlette, il pousse des cris de détresse, et il se précipite hardiment au devant de la bête sauvage. Peut-être qu'il sera lui-même blessé dans cette lutte ; peut-être qu'il y laissera, si non la vie, au moins du sang. N'importe; avant tout, défendons et sauvons le troupeau.

A ce portrait, avez-vous reconnu Jésus-Christ?

Moi, nous dit-il, je suis le bon Pasteur: Ego sumpastor bonus. Et les brebis? sont-elles? Ce sont toutes les âmes que sa puissance appelle du néant depuis le commencement des siècles, et qui viendront à la vie jusqu'à la fin des temps.

Or, que fait Jésus-Christ, pour les âmes jetées aux divers points de l'existence et du monde? Après les avoir crées, les abandonne-t-il à une destinée fatale ? Les laisse-t-il suivre leurs voies à l'aventure? Non, du haut des cieux, nous dit la sainte Écriture, il a les yeux constamment fixés sur la terre ; il regarde chaque âme, tout comme s'il n'y en avait qu'une seule dans ce vaste univers; et uniquement préoccupé de la sauver, il fait con- verger vers ce but unique de ses pensées, tous les événements qui se déroulent ici-bas. C'est le plan sublime, le plan admirable de sa Providence. Seulement, il est peu d'hommes qui compren- nent cette vérité consolante, et tous, plus ou moins, nous sommes portés à croire que Dieu n'est pour rien dans le gouvernement de notre vie. N'avez-vous jamais entendu cette parole étrange : Comment voulez-vous que Dieu s'occupe de moi? Je ne suis qu'un point imperceptible dans l'espace ; je ne suis qu'un atome dans la création ; je ne suis qu'un grain de poussière dans l'immensité; se peut-il donc que le néant fixe la pensée divine?

Oui , nous sommes un atome, un grain de poussière ; mais ce voile sans prix cache une âme; et une âme, c'est le sang du Calvaire ; et il est tout naturel que Jésus-Christ veille sur chacune des gouttes de son sang.

Donc, si vous êtes pauvres et condamnés à gagner votre pain à la sueur de votre front ; si la haine et la calomnie vous poursuivent et vous déchirent ; si des épreuves de toutes sortes vous attachent constamment à la croix et abreuvent votre cœur d'amertume. . . ne criez pas à l'injustice, à la rigueur du sort; ne

420 DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES

condamnez pas les hommes. Dieu est là-, il est là, caché sous les voiles de sa Providence , comme le soleil derrière le nuage ; à travers ce voile, il contemple votre âme, il voit, il discerne quels sont, entre tous les événements, ceux qui doivent concourir à votre salutc . . et qu'est-ce que la misère, qu'est-ce que la haine qu'est-ce que la calomnie, qu'est-ce que l'épreuve? Ce ne sont point des événements fortuits. C'est une combinaison mystérieuse qui entre dans le plan divin, et Dieu lui-même vous a tracé, de sa main paternelle, cette voie qui vous paraît trop pénible, trop escarpée, uniquement parce que tout autre chemin plus facile ne vous conduirait point au ciel-, et si, pour sauver votre âme, il faut que l'univers s'ébranle, que les peuples se heurtent, que des ruines s'amoncellent sur le chemin des siècles, à l'heure voulue, il bouleversera le monde et, en attendant, il vous sauvera; car il veille sur ses brebis. Il veille sur elles ; et entraînées par la passion de l'indépendance ou l'attrait du plaisir, viennent-elles à s'égarer? Que fait alors Jésus-Christ? 11 les appelle, et pour les tirer du vice et de l'erreur, il vient avec sa miséricorde, et si la miséricorde est repoussée, il vient avec sa justice. .

Entendez-la , cette voix du bon Pasteur , appelant à lui les brebis infidèles. C'est la voix de la conscience qui reproche à l'homme ses chutes et ses faiblesses, l'accuse et le condamne; c'est la voix des déceptions et des illusions évanouies; c'est la voix du malheur qui soudain tombe sur nous, et nous brise avec toutes nos espérances; c'est la voix de la vertu et de la piété qui poursuit un enfant , un époux , avec des reproches , des plaintes, des soupirs et des larmes. Et par dessus tout cela, c'est la voix de l'Église, quia pour mission de ramener au bercail toutes les brebis errantes; et l'Église s'en va, disant à tous les échos de la terre: A moi les âmes, à moi les âmes! Que cherche l'apôtre là-bas, au milieu des nations païennes? Il cherche des âmes. Que cherche le prédicateur, dans la chaire retentit la vérité? il cherche des âmes. Que cherche le prêtre, dans les divers sillons qu'arrosent et que fécondent ses sueurs? Il cherche des âmes; et lorsqu'enfin une âme, longtemps infidèle à la grâce, revient à la vertu et à la vérité, à quoi faut-il comparer la joie du bon Pasteur? A la joie du conquérant qui élargit les frontières de ses états? à la joie du vainqueur qui remporte une éclatante victoire? à la joie de l'exilé qui retrouve sa patrie? Non ; tout cela n'est que l'ombre. Il y a dans le ciel , lorsqu'un pécheur se convertit, des transports d'allégresse, les anges entonnent sur les lyres de l'éternité le suave alléluia; c'est une des grandes fêtes du paradis, et tous les élus, appelés à partagre la joie du bon Pasteur, célèbrent par de mélodieux cantiques, le retour au^bercail de la brebis fugitive.

LE BON PASTEUR 427

Jésus-Christ veille donc sur les âmes; et, de plus, il les nourrit; et comment? Non point avec le froment que récolte le laboureur ; non point avec le fruit suspendu aux branches de l'arbre ; non point avec la grappe attachée aux rameaux de la vigne. Il faut à l'âme une nourriture en rapport avec sa nature et ses destinées , et Jésus-Christ lui donne la vérité, la grâce, et l'adorable Eucharistie.

Il donne à l'âme la vérité. Pourquoi est-il descendu du ciel? Il en est descendu afin d'apporter la lumière à l'univers, qui était plongé dans une longue nuit de ténèbres et de superstitions; et la lumière, dit S. Jean, a resplendi au sein de l'obscurité: Et lux in tenebris lucet ; et depuis lors, ce beau soleil de la vérité ne s'est plus couché sur le monde ; il brille au firmament de l'Église catholique: est la lumière; et si, malheureusement, cette lumière venait à s'éclipser, nous serions aussitôt replongés dans les erreurs d'où la prédication de l'Évangile nous a tirés.

Jésus-Christ donne à l'âme la grâce, c'est-à-dire, cette force surhumaine qui s'empare de la volonté, soutient sa faiblesse, l'aguerrit au combat, et lui assure la victoire. Il est de foi que par nous-mêmes nous ne pouvons rien; et quand nous descendons au fond du cœur, nous trouvons des instincts pervers qui nous entraînent au vice. La corruption est le fond de notre nature , et dès que nous sommes livrés aux désirs de cette nature foncièrement corrompue, le vice, et tous les vices jaillis- sent à flots de notre âme.

Pourtant, en regardant parle monde, je vois des hommes qui sont humbles, au lieu de s'abandonner trux rêves de l'or- gueil ; je vois des hommes qui ne s'attachent point aux biens séduisants de la terre ; je vois des hommes qui forcément traversent la boue en conservant la pureté de l'ange ; je vois des hommes qui gravissent courageusement le Calvaire, et boivent sans murmure au calice de la douleur. Or, ces œuvres divines, que sont-elles? Elles sont les fruits de la grâce.

De même que Dieu donne à la plante, pour la nourrir, la goutte d'eau et le suc de la terre; de même, il donne à chaque âme la grâce qui alimente la vie surnaturelle ; et, sans cette grâce, que serions-nous? Ce qu'est le soldat qui n'a point d'armes, ce qu'est le pilote qui n'a point de gouvernail, ce qu'est la terre qui n'a point d'eau.

Regardez enfin au tabernacle : que voyez-vous dans le ciboire? Une hostie. Et qu'est-ce que cette hostie? Entendez le bon Pasteur : Je suis le pain vivant : Ego sum panis vivus. De ma chair transfigurée, j'ai fait à mes brebis une nourriture céleste; de mon sang, je leur ai fait un breuvage d'amour. Et depuis dix-neuf siècles, les générations chrétiennes viennent

428 DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES

frapper à la porte du tabernacle; et le tabernacle s'ouvre, et le bon Pasteur, caché sous le pain du miracle, se donne à ses brebis, et les brebis mangent son corps, boivent son sang. Et voilà la vie qui, du Pasteur se communiquant au troupeau, perpétue dans l'Église la race immortelle des humbles , des chastes, des vierges, des hommes divinisés.

Faut-il ajouter, pour achever ce tableau, que Jésus-Christ défend ses brebis?

Il fut un jour l'humanité tout entière était tombée sous la domination de Satan. Satan était la voix du monde, et il tenait le monde étroitement lié avec deux chaînes : la chaîne de l'erreur, et la chaîne du vice. Et alors, que fit le Sauveur? Si tu veux sauver l'homme, avait dit la justice éternelle, et le rendre à la liberté, il faudra que tu te dépouilles des splendeurs de la gloire , que tu t'abaisses jusqu'à l'anéantissement , que tu passes par toutes les douleurs, que tu sois broyé par toutes les souffrances, et que tu expires sur une croix. Acceptes-tu ce long martyre?

Et le Sauveur, de répondre : Oui, je l'accepte. Ne suis-je pas le bon Pasteur? Et le bon Pasteur ne doit-il pas s'immoler pour ses brebis ? Bonus Pastor animant suam dat pro ovibns suis. Et vous savez qu'il descendit des cieux , qu'il se revêtit de toutes les misères de la nature humaine , et qu'après des souffrances inouïes, gravissant le Calvaire, il répandit sur la croix jusqu'à la dernière goutte de son sang. Le Pasteur était mort ; mais, en mourant, il avait sauvé les brebis: Bonus pastor animant suam dat pro ovibus suis.

La lutte cependant se perpétuera le long des âges, et toute âme devra soutenir contre Satan de terribles assauts. Mais, chaque fois que la tentation nous attaque, est le bon Pasteur? Il accourt à notre aide, il nous munit de sa grâce comme d'une puissante armure , il nous protège , il nous abrite; et voilà pourquoi nous résistons à de formidables orages ; et voilà pourquoi nous passons sous le glaive de nos ennemis sans recevoir de blessures ; et si parfois nous sommes vaincus, c'est parce que, présumant de nos forces, nous préten- dons combattre , et aussi vaincre sans Dieu.

Le voilà, le bon Pasteur, et il faut avouer que Jésus-Christ seul est vraiment digne de ce nom : Ego sum Pastor bonus. Mais nous, sommes-nous véritablement ses brebis? Je les distingue à ce signe, nous dit-il lui-même, qu'elles entendent ma voix : Vocem meam audiunt. Et qu'elles me connaissent : Cognoscunt me meœ. Or, pour combien d'hommes Jésus-Christ est un étranger, un inconnu dont ils savent à peine le nom! Ils ne connaissent pas son histoire ; ils ignorent le premier

LA BARQUE ET L'ÉGLISE 429

mot de son enseignement ; et c'est en vain que Jésus-Christ leur parle par l'intermédiaire de l'ÉgJise ; ils ne se prosternent point devant lui pour l'adorer, et ils vivent à leur guise, comme s'ils étaient leurs maîtres, sans se préoccuper d'obéir à ses lois.

Et nous, pouvons-nous nous flatter de connaître réellement Jésus-Christ? Sans doute, nous savons qu'il est Dieu, qu'il est venu dans les temps pour nous ouvrir le ciel, et qu'après s'être fait notre victime, il est devenu notre nourriture dans l'adorable Eucharistie. Ce sont comme les grands traits de sa figure divine. Mais, connaissons-nous à fond le secret de sa vie? Et les vertus qu'il propose à notre imitation ne sont-elles pas une énigme? Par suite, nous l'adorons, nous le visitons dans son temple, nous le recevons dans le sacrement de son amour ; mais avons-nous ce beau modèle constamment sous les yeux , et du matin au soir travaillons-nous à conformer notre vie à la sienne?

Sans doute aussi, nous écoutons sa voix, quand il nous fait, par son Église, des préceptes et des lois. Mais, Jésus-Christ nous parle encore d'une manière plus intime, plus personnelle, dans le secret de la conscience. , il nous reproche nos faiblesses de tous les jours, il demande à notre amour-propre mille petits sacrifices; il nous appelle à une vie plus intérieure, plus mortifiée, plus parfaite; et combien de fois nous nous effor- çons de ne point l'entendre, pour n'avoir point à lui obéir!

Oh! soyons, soyons des brebis fidèles, afin de consoler le bon Pasteur de l'ingratitude de tant d'autres brebis qui ne veulent point marcher sous sa houlette; et supplions^le d'attirer tout à lui, pour qu'il n'y ait plus qu'un troupeau et qu'un pasteur.

QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE

LA BARQUE ET L'ÉGLISE^

Cette barque, dont il est parlé dans l'Évangile de ce jour, nous représente admirablement bien l'Église.

A quoi sert, en effet, une barque? Elle sert à transporter les passagers d'un rivage à un autre. Et voilà précisément la mission de l'Église catholique, divinement instituée pour sauver les âmes, et les transporter de la terre au ciel, des rives du temps à celles de l'éternité.

Construis une arche, dit autrefois le Seigneur à Noé, et

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

430 QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

quand les eaux de ma justice inonderont l'univers, tu entreras dans cette arche de salut, et tu ne seras point englouti sous les flots ; et il en fut ainsi.

De longs siècles après, à l'heure le vice et l'erreur, tous les vices et toutes les erreurs, avaient envahi le monde comme un nouveau déluge, que fit Jésus-Christ? Il lança sur les flots de la corruption universelle cette barque bénie, cette arche de la nouvelle alliance, que nous appelons l'Église. Dans cette barque, il enferma la vérité, la justice, la grâce, la sainteté; et, s'adres-

sant à l'homme Veux-tu, lui dit-il, veux-tu être sauvé? Entre

dans ma barque, et tu arriveras sans péril aux rives éternelles.

Et depuis lors, poussée par le souffle de Dieu , l'Église a touché à tous les continents -, partout elle a pu jeter librement ses ancres, elle a laissé la lumière et la véritable civilisation; et tout le long de son chemin elle a sauvé des milliers d'àmes du naufrage : quiconque ne navigue point dans l'Église est destiné fatalement à périr.

Comprenez-vous dès lors, pourquoi Jésus-Christ, voulant enseigner le peuple, au lieu de s'asseoir sur le rivage 3 entre dans une barque? Il y a tout un grand, tout un profond mystère. La barque, ai-je dit, est le symbole de l'Église; et Jésus-Christ monte dans la barque pour nous faire comprendre que désormais à l'Église, et à l'Église seule , appartiendrait le droit d'enseigner les nations.

Sans doute, aux jours de sa venue sur la terre, le Sauveur avait promulgué la vérité; il l'avait prêchée au milieu des rues, sur les places publiques, au fond du désert, et la foule avait pu l'entendre. Mais, sa parole divine ne devait point rester enfermée dans l'enceinte étroite de la Judée; elle ne devait être le partage exclusif, ni d'un peuple, ni d'un siècle. Puisqu'il était descendu du ciel pour appeler tous les peuples et tous les siècles au salut, que fallait -il? Il fallait que sa doctrine franchît les montagnes, passât les fleuves et arrivât pure, inaltérable, aux derniers confins du monde, et aux dernières extrémités des âges.

Or, vous le savez, toute parole passant par plusieurs bouches, s'altère, se transforme, se défigure; et il arrive un moment l'œil le plus exercé a de la peine à la découvrir sous les voiles trompeurs dont elle a été revêtue. Comment donc l'Évangile, avec ses dogmes incompréhensibles et sa morale austère , traversera-t-il les temps et l'espace, sans que l'esprit humain dénature ses mystères, et donne à ses préceptes de fallacieuses interprétations? Écoutez Jésus-Christ.

Allez et enseignez, dit-il à ses apôtres : Euntes docete; et voilà que je suis avec vous, ajoute-t-il, jusqu'à la consommation des

LA BARQUE ET L'ÉGLISE 431

siècles : Ecce ego vobiscum sum omnibus diebus , usque ad consum- mationem sœculi. D'où il suit que Jésus-Christ est dans l'Église comme il était dans la barque : Ecce ego vobiscum sum; et qu'est- ce que l'Église? C'est la voix de Jésus-Christ: Os Christi, comme rappellent les docteurs; ou, pour mieux dire, c'est Jésus-Christ lui-même, se perpétuant à travers le genre humain, et continuant à l'instruire comme il instruisait autrefois la multitude , telle- ment avide de l'entendre qu'elle ne songeait nullement à prendre un peu de nourriture, après trois jours de marche.

Il y a donc dans l'histoire de Jésus-Christ une triple Incar- nation. A la Crèche, l'Infini, l'Éternel, l'Immense, le Tout- Puissant a revêtu notre chair passible et mortelle, et, caché sous ce vêtement de la faiblesse et de la misère, il a pu s'écrier en toute vérité: Celui qui vous parle est Dieu: .Ego sum qui îoquor.

Plus tard, avant de gravir le Calvaire, le Sauveur prit du pain, il le bénit, il le transsubstantia par sa propre puissance, il le distribua à ses apôtres, en leur disant: Ceci est mon corps: Hoc est corpus meum ; et l'Eucharistie , que je nommerais volontiers l'Incarnation de l'autel , est devenue la nourriture des âmes, le pain des voyageurs, la force des combattants, le froment des élus.

Mais, s'il faut à l'âme la force qui lutte et qui remporte la victoire, il faut à l'intelligence de l'homme la vérité qui éclaire sa marche et dissipe l'erreur. Et voilà que Jésus-Christ s'est incarné dans l'Église, et; s'adressant à toutes les générations: L'Église , leur dit-il , c'est moi ; sa parole , c%st ma parole ; sa doctrine, c'est ma doctrine; son enseignement, c'est mon enseignement ; et celui qui l'écoute, m'écoute : Qui vos audit, me audit.

Toute puissance, avait-il dit encore, m'a été donnée au ciel et sur la terre, et comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie: Sicut misit me Pater, et ego mitto vos; en d'autres termes, Dieu mon Père m'a envoyé pour être le docteur des peuples ; mais, comme tous les peuples ne peuvent point entendre ma voix, je vous établis docteurs, et je vous confie la mission d'enseigner l'univers : Euntes docete.

Lors donc que le missionnaire s'en va, bien loin de la patrie, évangéliser les terres infidèles , c'est Jésus-Christ qui s'embar- que avec lui: Ecce ego vobiscum sumt

Lorsque le prêtre se lève en présence d'une foule recueillie, pour foudroyer le vice , ou pour expliquer les mystères de la foi, c'est Jésus-Christ qui monte avec lui dans la chaire : Ecce ego vobiscum sum.

Lorsque, du haut de son trône infaillible, le pape propose un

432 QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

dogme à la catholicité, c'est Jésus-Christ qui parle par sa bouche : Ecce ego vobiscum sum.

Et voilà pourquoi notre croyance est une croyance raisonnable, selon l'expression de S. Paul : Rationabile obsequium vestrum. Alors même que notre raison ne comprend pas la vérité que l'Église nous impose , quoi de plus raisonnable que de croire à la parole de Dieu? Il est tout naturel que j'hésite avant de donner mon adhésion à la parole de l'homme, parce que l'homme, quel qu'il soit, philosophe, écrivain, littérateur, peut toujours se tromper : Omnis homo mendax. Il est naturel surtout que je refuse de soumettre mon intelligence à l'intelligence de l'homme, parce qu'enfin je suis en droit de répondre à tout homme qui prétend m'imposer sa doctrine: Qui vous a donné la mission de m'enseigner? En vertu de quel mandat voulez-vous que j'incline ma pensée devant votre pensée?

Mais, suis-je en face de l'Église? Que m'importe le mystère, avec ses ténèbres et son obscurité? L'Église, c'est Dieu ; et Dieu, la vérité même, ne saurait m'enseigner l'erreur; et Dieu, législa- teur souverain, a le droit de commander à mon esprit et de lui imposer une croyance, tout aussi bien qu'il a le droit de com- mander à ma volonté et de lui imposer des lois.

Je ne comprends pas, c'est vrai, comment une goutte d'eau, tombée sur la tête du petit enfant, peut rendre à son âme l'éclat de l'innocence.

Je ne comprends pas comment Dieu peut voiler sa splendeur , et cacher son immensité sous les simples apparences du pain.

Je ne comprends pas comment une parole du prêtre peut absoudre le coupable qu'a noirci la fange de tous les crimes, et lui ouvrir le ciel.

Je ne le comprends pas. Mais, je sais que Jésus-Christ nous parle par l'Église , comme Dieu le Père nous a parlé par son Fils; et, malgré toutes les révoltes de l'orgueil, je m'incline et je crois. C'est juste, c'est raisonnable: Rationabile obsequium vestrum.

C'est ainsi que Jésus-Christ vit dans l'Église, figurée parla barque du lac de Génésareth. Il y vit avec son autorité doctrinale, comme il vit dans le tabernacle avec son corps et son sang; il prêche, il évangélise, il instruit, il proclame les dogmes, il lutte contre l'erreur , et il assure de siècle en siècle le triomphe de la vérité.

L'Évangile ajoute que Jésus-Christ entra dans la barque de Simon-Pierre. Et pourquoi choisit-il celle-là de préférence à la barque des autres Apôtres? Vous l'avez déjà compris.

Quoique le Sauveur dirige lui-même l'Église par son esprit et qu'il en soit le véritable chef, le véritable pilote, il devait, en

LA BARQUE ET L'ÉGLISE 433

remontant vers le ciel, lui donner un chef, un pilote visible qui, en son nom et à sa place, tint dans ses mains le gouvernail. Or, des douze Apôtres, quel est celui qu'il a daigné choisir, pour gouverner visiblement la vaste société des âmes?

Moi, dit-il un jour à Simon Pierre, je suis le roc indestructible sur lequel repose la vérité. Je vais donc te mettre à ma place, te transformer en moi; et comme moi, tu seras le roc immuable, la pierre ferme; et sur cette pierre, et sur ce roc inébranlable, je bâtirai mon Église : Et super hanc petram œdificabo Ecclesiam meam.

Et un autre jour, moi, Christ et Fils de Dieu, je domine sur l'univers, et mon autorité ne reconnaît point de limites; mais de toi, je vais faire un autre Christ; je vais t'associer à ma toute- puissance. Reçois les clefs du royaume descieux; condamne, pardonne ; jeté soumets toutes les âmes , et ta sentence sera ma sentence; et ton jugement sera mon jugement; et dans le ciel, moi, Christ, moi, Dieu, je ratifierai tout ce que tu auras décidé sur la terre.

Et enfin, sur les bords de la mer de Tibériade : Moi , je suis le souverain Pasteur, et le seul maître de la bergerie. Les agneaux sont à moi, les brebis sont à moi. Prends la houlette, marche à la tête du troupeau. Je te constitue, je te sacre pasteur, et je te donne les agneaux ainsi que les brebis: Parce oves me as ; parce agnos me os.

Par suite de cette élection divine, Pierre, établi souverain pontife, prend en mains le gouvernement de FJÏglise naissante ; et dès lors, le voyez-vous, s'écrie Bossuet, toujours au premier rang? Le premier, il est au cénacle ; le premier, il prêche l'Évangile, et confirme la foi par un miracle étonnant. Le premier, il confesse la divinité de son Maître, et baptise les nouveaux convertis. C'est Pierre qui reçoit les dons des fidèles et punit de mort les premiers usurpateurs des biens de l'Église. C'est Pierre qui préside au concile de Jérusalem; et devant lui les apôtres s'effacent, comme maintenant encore s'efface l'épis- copat devant la majesté du pape.

Car, ne croyez pas, ajoute Bossuet, que ce ministère et cette primauté de S. Pierre aient fini avec lui. Non; ce qui doit servir de soutien à une Église éternelle, ne peut jamais avoir de fin. Pierre vit toujours dans ses successeurs, et il parle tou- jours dans la chaire de Rome. Qu'est-ce donc que le pape?

Le pape, répondait S. Bernard, au nom de la France chré- tienne dont il était l'oracle, c'est le grand prêtre, le prince des évêques, l'héritier des apôtres; Abel, parla primauté; Noé, par la charge du gouvernement ; Abraham, par le patriarcat ;

IH. VINGT-HUIT.

434 QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

Moïse, par l'autorité-, Pierre, par la puissance; et le Christ, par l'onction du sacerdoce. A lui ont été confiés tous les troupeaux qui, dès lors, n'en font qu'un; et il conduit le gouvernail de l'immense navire que nous appelons l'Église universelle : Tibi una commissa est grandissima navis facta ex omnibus , univer- salis Ecclesia.

Le pape, dit le concile de Florence, c'est la tête de l'Église: Totius Ecclesiœ caput. Et de même que, sans être tout l'homme, la tête en est la partie dominante, la partie qui voit , qui parle, qui entend, et de laquelle découlent sur les autres membres les mouvements et la vie ; de même , sans être toute l'Église , le pape en est le chef premier, qui possède avec plénitude la doctrine, le ministère, l'autorité, l'esprit de Dieu, pour les répandre jusqu'aux extrémités du corps.

Il est la tête; et de même que, séparés de la tête, les autres membres n'ont plus dévie, de même ceux-là n'ont plus la vie divine, la vie de Jésus-Christ, qui, par le schisme et l'erreur, se séparent du pape.

Il est la tête; et voilà pourquoi, prosternés devant lui, les fidèles lui baisent les pieds, et aussi voilà pourquoi , dans les grandes cérémonies, il est porté mystérieusement sur un trône, d'où il domine la foule qui s'agenouille sur son passage.

Le pape est le père de toute la famille chrétienne : Omnium christianorum pater ; le père des évêques qui, sous sa dépen- dance, dit S. Anselme, tiennent la place des apôtres, comme lui-même tient la place du Christ ; le père des fidèles qui reçoivent de lui l'aliment de la saine doctrine ; le père des sociétés, dont il est le gardien et l'unique modérateur. Et les évêques, et les fidèles, et les peuples, et les rois, et les langues même rebelles, l'appellent d'un nom qui n'appartient qu'à lui : le très saint Père.

Le pape est le centre auquel se rattachent toutes les églises dispersées aux quatre coins du monde, comme les ruisseaux à la source, comme les branches au tronc de l'arbre. Et dès qu'elles ne tiennent plus à ce centre de l'unité, elles tombent sous la verge des princes et des rois , improvisés pontifes des églises nationales.

Le pape, comme disait en se découvrant avec respect un jeune pâtre du Latium, c'est le Christ sur la terre. Il est au Christ, quant à l'autorité, ce que le Christ est à Dieu. Dieu s'est choisi un vicaire, disait un jour Pie IX aux officiers français : et ce vicaire, c'est moi.

Aimons-le donc , ce pasteur, ce pontife, ce père, qui est ici bas le signe permanent de l'autorité de Jésus-Christ , et le sacrement de Jésus souverain Pontife, souverain Docteur, et Père de l'hu-

l'arbre et ses fruits 435

manité. Aimons le pape par lequel Jésus-Christ donne la lumière, comme par le pain du tabernacle il nous donne la charité. Aimons le pape, et en l'aimant nous aimerons l'Église ; et qui aime l'Église a la vie : Ubi Ecclesia, ibi vita œterna. Amen.

SEPTIEME DIMANCHE APRES LA PENTECOTE

L'ARBRE ET SES FRUITS1

Rien de plus vrai que cette parole devenue proverbiale: On connaît l'arbre à ses fruits: A fructibus eorum cognoscetis eos.

Un arbre vous donne-t-il des fruits amers? Vous concluez avec raison que c'est un tronc sauvage; et prenant en main la hache, vous le coupez et vous le jetez au feu. Vous donne-t-il des fruits qui s'étiolent en quelque sorte dans leurs germes, et qui se flétrissent avant de mûrir? Vous concluez avec autant de raison que la sève est en souffrance, et qu'un ver caché dans le sol ronge lentement la racine. Enfin, vous donne-t-il des fruits abondants, des fruits pleins de saveur? Vous distinguez cet arbre entre tous les autres ; vous le taillez avec soin , et d'une main intelligente vous en dirigez la culture.

Or, que sommes-nous? Le juste, dit le roi-prophète, est sembla- ble à l'arbre planté sur le courant des eaux et dont les branches^ quand revient la saison, se couronnent de fruits: Erit tanquam lignum qnod plantatum est secus decursus aquarum, quodfructum suam dabit in tempore suo.

Vous êtes ma vigne, et ma vigne chérie: Vinea mea electa, disait l'Éternel à son peuple: et cette vigne, je l'ai plantée dans la partie la plus fertile de mon champ; autour de ses racines j'ai travaillé la terre, et je l'ai entourée d'une double muraille pour la mettre à l'abri des bêtes du désert.

Voilà bien notre image : de même que le laboureur choisit entre mille arbres celui qu'il plante au milieu de ses sillons, Dieu nous a choisis, sans aucun mérite de notre part, entre les millions d'êtres qui tous les jours sortent de ses mains; il nous a séparés miséricordieusement de l'infidèle qui jamais ne connaîtra l'Évangile, de l'hérétique qui s'obstine à nier la vérité, et par un acte tout spontané de son amour, il nous a placés...

donc, Seigneur? Il nous a placés dans ce second paradis terrestre qui s'appelle l'Église. Et là, voyez -vous la grâce, qui coule comme un fleuve aux larges bords? Secus decursus aquarum?

1. Pur M. i'abbé Constant , d'Ollioules.

436 SEPTIÈME DIMANCHE APKÈS LA PENTECÔTE

Voyez-vous le sang de Jésus-Christ qui, jaillissant de l'autel, va porter la vie dans les âmes ? Voyez-vous la double haie, la double muraille, c'est-à-dire, tout cet ensemble merveilleux de lois, de vigilance, d'enseignement, de secours, dont l'Église nous entoure, dès notre entrée dans la vie, pour nous protéger contre les ravages du mal ?

Nous sommes donc l'arbre de prédilection sur lequel se sont arrêtés, en se complaisant, les regards du divin laboureur; et tandis queFinfidèle, tandis que l'hérétique, ressemblent à l'arbre oublié qui pousse au désert, sans que personne s'en doute, nous, chrétiens, nous, catholiques, nous, enfants de la sainte Église, nous avons eu l'insigne privilège , le privilège incom- parable d'attirer sur nous les faveurs et les bénédictions de la Providence : Vinea mea electa.

Mais, pourquoi ce choix? Pourquoi ces faveurs? Pourquoi ces grâces? Pourquoi ces bénédictions? *

Entendez le Seigneur s'écrier avec l'accent de la plainte et de la douleur: J'attendais, j'espérais que ma vigne me donnerait des fruits: Exspectavi ut faceret uvas ; et sur ses rameaux, je n'ai cueilli que des grappes amères: Et Jecit labruscas.

Dieu veut donc des fruits. C'est juste: Exspectavi ut faceret uvas. Et il ajoute: Si vous ne portez point de fruits, je vous couperai comme l'arbre inutile, et je vous jetterai dans les flammes de ma justice éternelle: Excidetur , et in ignem mittetur. Aussi, quand à notre heure dernière nous aurons à compa- raître devant Lui, pour rendre compte de nos œuvres: Des fruits, nous dira-t-il, donnez-moi des fruits. Et nous serons plus ou moins récompensés, selon que notre vie aura été plus ou moins féconde.

Cela passé, regardons l'Église... que voyons-nous? D'abord, une multitude, oui, une multitude d'arbres desséchés. Qu'est-ce, en effet, que le pécheur? C'est, nous répond Jésus-Christ, le rameau détaché du tronc, c'est le sarment détaché de la vigne, c'est l'arbre mort. Eh bien ! comptez-les, si vous le pouvez, tous ces arbres qui, ne tenant plus à Jésus-Christ par la grâce, par l'amour, comme par la racine, ne donnent extérieurement aucun signe de vie: Nomenhabes quod vivas , et mortuus es.

sont leurs fruits? sont-ils? Ces chrétiens devraient être humbles, et l'orgueil les dévore; ils devraient être chastes, et le vice les ronge; ils devraient être détachés de la terre, et la

cupidité les matérialise: fruits de. mort c'est tout ce que je

trouve sur leurs branches arides et si vous voulez savoir

comment il se fait que Dieu laisse patiemment dans son Église tant d'arbres qui ne produisent rien, ouvrez le saint Évangile, et lisez.

l'arbre et ses fruits 437

Un homme, est-il écrit, avait un figuier dans son champ, et ce figuier , planté depuis de longues années, ne donnait que des feuilles. Arrachez-le, dit-il à son serviteur; pourquoi occupe-t-il inutilement la place? Et le serviteur attendri: Ayez patience, s'écrie-t-il, encore un an. Je n'épargnerai, ni peine, ni labeur; et si au terme de cette année mon travail est aussi peu fécond, alors, oui. nous l'arracherons sans pitié.

Eh bien! il me semble entendre le Seigneur demandera ses anges: Que font tant de pécheurs au sein de mon Église? Ils occupent vainement une place que je pourrais donner à d'autres âmes, plus fidèles à correspondre au travail de ma grâce. Mais, tandis que la justice divine s'apprête à lancer l'anathême contre ce bois vermoulu , de la terre montent vers le ciel les mille voix de la prière, et les supplications des justes prolongent la patience de Dieu.

Que voyons-nous dans l'Église?

Des arbres qui, à certaines époques plus ou moins rares, étalent au grand soleil leurs feuilles et leurs fruits, et puis, tout à coup, trompent les espérances et, au lieu d'une végéta- tion féconde, n'ont que des branches dépouillées.

Ce sont toutes les âmes dont la vertu ne s'est jamais forte- ment enracinée. Les entendez-vous au lendemain d'une commu- nion, ou bien sous l'action d'une grâce providentielle qui les a vivement émues? Les entendez-vous s'écrier: C'est fini; je vais combattre ce vice; je vais déraciner cette mauvaise habitude; je vais réformer mon caractère; je vais maitriser les écarts de mon imagination, de mes sens ou dé^mon cœur? Et en réalité, il faut en convenir, il y a des luttes qui témoignent d'un certain courage; il y a des efforts généreux; il y a même des sacrifices qui coûtent terriblement à la nature. Voilà bien des fruits, n'est-ce pas? Et Dieu, et l'Église, et le confesseur, se réjouissent, en contemplant une pareille récolte. Mais,

quelques jours , quelques semaines, se sont écoulés Que

reste-t-il de ces promesses? Que sont devenues ces résolutions?

Une tentation violente a traversé l'âme ; un obstacle s'est dressé sur le chemin ; une épreuve inattendue s'est jetée au devant de la volonté. Cela suffit ; c'est comme la tempête qui, ébranlant violemment un arbre , emporte feuilles et fruits ; désormais, plus de luttes, plus d'efforts, plus de sacrifices; les vieilles habitudes renaissent... Ne serait-ce point notre histoire, et n'avons-nous pas à gémir d'avoir mille fois oublié les plans de réforme que nous avions formés durant une retraite, pendant une oraison fervente, au sortir de la table eucharis- tique , et dans toute autre rencontre la grâce de Dieu avait laissé dans l'âme quelque émotion, quelque trace profonde?

438 SEPTIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

Que voyons-nous dans l'Église ? Des arbres semblables à celui que Jésus-Christ rencontra sur sa route, en parcourant la Judée. Il était beau, il était fort, et les passants venaient s'abriter sous son riche feuillage. Jésus-Christ s'arrête, il le contemple, il écarte les branches... Aimable Sauveur, que cherchez-vous? Je cherche des fruits..., et parce que je ne trouve que des feuilles , que cet arbre soit maudit ; et à l'instant l'arbre maudit se dessèche.

Qu'est-ce que cela? C'est l'image de ces âmes si nombreuses, si nombreuses, qui, par la plus déplorable de toutes les illu- sions, confondant la vertu avec la piété, recouvrent leur vie de formules , d'exercices , de pratiques de dévotion , et ne connaissent pas les premiers éléments de la vie chrétienne. L'extérieur est beau ; oui certes , il est beau comme une façade richement ornementée \ il est beau comme une robe de grand

prix; il est beau comme le marbre qui recouvre un sépulcre

regardez... des confessions fréquentes, des communions plus fréquentes encore, de longues heures de prières et d'adorations, la messe chaque jour, une soif de sermons que rien ne peut étancher, une faim de toutes les associations et de toutes les confréries, que rien ne peut assouvir..., ajoutez à cela des airs mystiques / des yeux baissés , une démarche singulièrement étudiée... franchement, que voulez-vous de plus?

Et le Seigneur: Au lieu de tant de feuilles, je voudrais des fruits. Or, sous ces belles apparences, sous ce riche feuillage, que d'égoïsme , que d'amour-propre, que de susceptibilité , que de travers de caractère, que d'idées mesquines et bizarres, que de jalousie, que de petites passions dont ces âmes n'ont pas même l'air de se douter, enchantées qu'elles sont de leur pieuse toilette !

Et pourtant, ce ne sont pas ceux qui, du matin au soir, disent avec des soupirs et des larmes : « Seigneur ! Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux : Non omnis qui dicit mihi : Domine! Domine! intrabit in regnum cœlomim. Quels sont les élus auxquels est réservé le souverain bonheur ? Ce sont , ajoute Jésus-Christ, ceux qui font la volonté de mon Père : Qui facit voluntatem patris met, ipse intrabit in regnum cœlorum. Et Dieu veut que , terrassant l'amour-propre et l'orgueil , vous deveniez humble. Il veut que, laissant le monde à ses affaires, à ses intrigues, à ses nouveautés, vous alliez votre chemin, sans vous mêler à tout ce qui dissipe l'esprit, ayant le regard au ciel , et ne touchant à la terre que par l'extrémité de vos pieds. Il veut que , au lieu de perdre le temps à vous surcharger d'œuvres purement accessoires, qui ne servent qu'à flatter votre amour-propre , vous commenciez par accomplir les devoirs

l'arbre et ses fruits 439

plus vulgaires, mais plus essentiels, de votre état. Il veut que, au lieu d'effrayer ou d'égayer malicieusement le monde par vos dehors apprêtés et vos manies étranges, vous l'attiriez au contraire, vous le gagniez, vous l'édifiiez par votre charité, votre dévoûment, votre bienveillance, votre esprit de sacrifice, et cette bonté à toute épreuve qui ne sait, ni critiquer, ni médire, ni blesser, ni haïr.

Quelle est la piété réelle qui mène droit au ciel, comme la barque mène au rivage? Qui facit voluntatem patris mei, ipse intrabit in regnum cœlorum. Que voyons-nous dans l'Église?

Des arbres chargés de fruits, mais de fruits qui n'ont de beau que l'écorce. Combien de fois n'avez-vous pas vu des fruits dont les couleurs étaient magnifiques ? Vous croyiez qu'ils seraient aussi bons à manger qu'ils étaient beaux à voir. Mais, hélas! sous l'écorce si fraîche, ni parfum, ni saveur. Ainsi en est-il d'une foule d'âmes dont la vie, chrétienne en

apparence, cache sous l'écorce un ver qui la ronge et quel est

donc ce ver rongeur ? C'est l'orgueil , c'est la vanité , c'est l'intérêt, c'est tout motif humain, c'est toute passion secrète , qui devient l'inspiration et le mobile de nos œuvres.

Que font à Dieu vos aumônes, si, tandis que vous tendez au pauvre une main généreuse, vous ne suivez que l'impulsion d'un cœur naturellement bon, ou, si vous êtes bien aise que l'on sonne de la trompette aux quatre coins de la ville, pour procla- mer vos louanges? ^

Que font à Dieu vos habitudes irréprochables, si, par cette régularité de vie , vous prétendez , comme par une enseigne, attirer le public, et favoriser des intérêts mesquins?

Que font à Dieu vos prières, vos communions, vos sacrifices, si dans ces œuvres éminement saintes vous ne cherchez qu'une délectation, un plaisir presque sensuel ; si vous visez à certains applaudissements, ou bien si vous vous applaudissez vous- mêmes, comme le pharisien du temple.

Les dehors peuvent éblouir les créatures; mais Dieu regarde à l'intérieur : Deus intuetur cor.

Que voyons-nous enfin dans l'Église ? Des arbres dont les fruits sont, et si bons et si beaux, qu'ils méritent d'être cueillis par la main des anges. Ce sont les âmes qui servent Dieu en esprit, en vérité, et, sans aucune préoccupation humaine, ne réfléchissent, ne parlent, ne travaillent, que pour accomplir la volonté de Dieu, si clairement formulée dans le saint Évangile. Réfléchissons maintenant. A quel arbre ressemblons-nous? Depuis le jour du baptême, la grâce nous arrose, l'Église nous cultive: quels fruits avons-nous donnés? Et si le divin Maître

440 NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

venait en ce moment nous demander le prix de ses labeurs, qu'aurait-il à cueillir sur nos branches? Ne soyons, ni l'arbre desséché, ni l'arbre stérile, ni l'arbre rongé par le ver; soyons l'arbre fécond qui, à toutes les saisons, ou, pour mieux dire, tous les jours, porte des fruits dignes de la vie éternelle. Amen.

NEUVIEME DIMANCHE APRES LA PENTECOTE

LE TEMPLE^

Les prophètes avaient dit, en parlant du Messie: Le zèle de votre maison me dévore : Zelns domus tuœ comedit me; et dans le fait que rapporte l'Évangile de ce jour, nous voyons s'accomplir à la lettre cette parole prophétique.

Jésus-Christ est entré dans la ville de Jérusalem; il se dirige vers le temple, et qu'aperçoit-il? Des vendeurs, transformant le lieu saint en un lieu de négoce, y avaient dressé des tables, et sur ces tables ils avaient étalé divers objets pouvant servir aux sacrifices; et la foule se pressait là, curieuse, bruyante, comme sur une place publique. A cette vue, son front s'illumine, sa face resplendit d'un éclat qui trahit la majesté de Dieu; et transporté de zèle, il renverse les tables, il s'arme d'un fouet, et il chasse les vendeurs épouvantés, en leur disant: Ma maison est une maison de prière, et vous en faites une caverne de voleurs : Et fecistis eam speluncam latronum. Méditez attentive- ment ces paroles.

Qu'est-ce que le temple? C'est ma maison, nous répond le Sauveur : Domus mea. Il est vrai que la terre entière appartient à Dieu, et que Dieu la remplit de son immensité : Domini est terra et pîenitudo ejus. D'où il suit que l'univers est un temple, le firmament lui sert de voûte ; les millions de soleils qui peuplent l'espace l'éclairent: les fleurs des champs l'embaument de leurs parfums, et la voix de l'homme, se mêlant aux voix de la nature, y forme un concert plein d'harmonie. Il suit encore de que Dieu étant partout , je puis le prier à tous les points de la création, bien assuré que, de quelque part qu'elle s'élève, ma prière arrive nécessairement jusqu'à lui. Aussi, le premier homme le priait sous les arbres du paradis terrestre; Abel lui offrait ses sacrifices sur un tertre de gazon; les patriarches lui

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

LE TEMPLE 441

immolaient des victimes sous leurs tentes ; et les Israélites chantaient ses hymnes, campés dans le désert.

Mais, comme l'homme vit en partie par les sens, il lui faut nécessairement quelque chose qui frappe, captive et fixe son esprit et son cœur. Aussi, Dieu s'est à peine choisi un peuple qu'il lui commande de lui dresser un tabernacle avec promesse d'habiter là, comme dans un pavillon royal, et d'y rendre ses oracles.

Moïse transmet au peuple l'ordre qu'il a reçu ; et tout à coup l'enthousiasme s'empare des tribus d'Israël : les hommes lui apportent de l'argent, de l'airain et du bois ; les femmes , des anneaux, des chaînes , des bracelets, de la pourpre et du lin ; les chefs des tribus, des vases d'or, des pierres précieuses, des aromates et des parfums; et, avec ces riches offrandes, Moïse construit le tabernacle, et Dieu y fixe sa demeure, comme le prince dans son palais, et à certain jour il manifeste sa présence par des signes incontestables.

Plus tard, vainqueur de ses ennemis, le peuple juif habite avec ses rois la ville de Jérusalem ; et qu'est-ce que Dieu demande? Un temple ; et le premier de tous les temples est bâti avec une richesse, une magnificence, une splendeur, qui en firent une des'merveilles du monde.

Les livres sacrés nous disent que, le jour ce temple fut livré au culte, le Seigneur en prit visiblement possession-, le feu descendu du ciel consuma les victimes, une nuée lumineuse resplendit dans l'enceinte sacrée, et la multitude, comprenant que Dieu était là, caché dans cette lumière, ^se prosterna, la face contre terre*. Corruentes proni in terram. Et elle l'adora: Adoraverunt et laudaverunt Domimtm.

Or, pendant la nuit, Salomon entendit une voix, et cette voix disait : J'ai choisi ce temple pour ma demeure : Elegi locum istum mihi in domum. J'y resterai comme dans ma maison, et lorsque quelqu'un viendra m'y prier, mes yeux compatissants s'abaisseront aussitôt sur lui: Oculi mei erunt aperti. Et mes oreilles s'ouvriront pour écouter le plus léger soupir de son cœur: Et aures meœ erectœ ad orationem ejus. Et, au jour de ses grandes calamités, quand la pluie ne tombera plus du ciel, quand les insectes dévoreront les moissons, quand la peste dépeu- plera les villes, si le peuple vient dans ce temple implorer ma miséricorde, je laisserai tomber de mes mains la verge de ma justice, et je délivrerai la terre : Et sanabo terram.

Pourtant, qu'était-ce que le temple de Jérusalem? Un lieu saint, je l'avoue : un lieu béni, puisqu'il avait plu au Seigneur de le choisir pour manifester sa gloire, et y distribuer ses faveurs. Mais enfin, Dieu n'avait pas concentré dans ces quatre murailles

442 NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

sa puissance, son amour, ses perfections infinies; et sa présence, quoique invisible, n'en était pas moins réelle à tous les autres points de l'espace , selon cette parole du prophète : Si je monte dans les cieux, vous y êtes : Tu illic es; si je descends dans les dernières profondeurs de la terre, je vous y trouve : Si descende™ in infernum, ades ; et si, prenant mon essor, je m'élance par delà les mers, partout votre main me conduit : Dextera tua tenebitme.

Entrez maintenant dans le temple chrétien: la voilà, la vraie maison de Dieu-. Vere hic est domus Dei . Un jour, il y a de cela dix-neuf siècles, le Verbe, venu de l'éternité, s'incarna dans les chastes entrailles de la Vierge, qui habitait une toute petite maison de Nazareth: puis il y grandit sous le regard de sa mère, il y gagna son pain dans le travail .et l'obscurité; et cette humble demeure est devenue Tune des plus précieuses reliques qu'aient vénérées les peuples, et les fidèles en baisent avec respect les murailles vieillies; chaque pèlerin qui la visite, emporte quelques parcelles de ces pierres que Jésus-Christ embauma du parfum de sa divinité; et l'Église l'a enchâssée dans une basilique de marbre.

Mais, qu'est-il besoin d'aller si loin interroger des pierres muettes, et leur demander des souvenirs? Le Christ vivant est ici: Vere hic est domus Dei. Ouvrez le tabernacle... que voyez- vous? Une hostie... n'est-ce pas? Et qu'est-ce que cette hostie? Un voile mystérieux...-, et sous ce voile du mystère, que vous découvre la foi? L'Homme-Dieu, le Dieu de Bethléem, le Dieu de Nazareth, le Dieu du Thabor, le Dieu du Cénacle, le Dieu du Calvaire : Vere hic est domus Dei.

Je resterai parmi vous jusqu'à la consommation des '.siècles, avait dit le Sauveur; et, pour accomplir ce prodige, il s'était caché sous les apparences du pain eucharistique. Dans quelle demeure , sous quel toit s'abritera donc cet Emmanuel ? Entendez l'Église, s'écriant comme autrefois Moïse au pied du Sinaï: Donnez-moi ce que vous avez de plus précieux, et je construirai, à la gloire du Dieu-Eucharistie, des sanctuaires qui soient une image et un abrégé du ciel. Et les peuples lui ont répondu: Voilà de For, de l'argent, du marbre... et le temple chrétien a été bâti avec ses formes et son architecture sym- bolique, et Jésus-Christ l'habite en toute vérité : Vere hic est domus Dei.

Il est dans nos temples comme roi, et le tabernacle est srîn trône; et devant ce trône les multitudes se prosternent, et les rois eux-mêmes , quelles que soient leur puissance et leur grandeur, sont forcés de tomber à genoux : Venient, et adorabunt coram te.

Il est dans nos temples comme prêtre, et c'est lui qui par-

LE TEMPLE 443

donne au repentir dans le tribunal de la pénitence. C'est lui qui parle et qui enseigne dans la chaire de vérité. C'est lui qui, montant chaque jour à l'autel, offre le grand sacrifice de la nouvelle loi; et nous, nous ne sommes que les représentants de ce prêtre éternel, qui est la tête du sacerdoce catholique: Tu es sacerdos in œternum.

Il est dans nos temples comme victime, et il s'immole sur l'autel comme il s'immola sur Calvaire; et le sang qui est répandu dans le calice est le même sang qu'il répandit sur la croix.

Il est dans nos temples comme médiateur permanent entre Dieu et le monde ; et tandis que le monde , par ses crimes et ses apostasies, pousse à bout la justice divine, lui, du fond du tabernacle, intercède et prie: Advocatnm habemus apud Patrem. Il crie vers le ciel, et cette voix puissante couvre le bruit de nos iniquités, et nous obtient miséricorde.

Il est dans nos temples comme nourriture, et, à chaque homme qui se présente à la table du festin, il donne son sang pour breuvage , et sa chair pour aliment ; et c'est ainsi qu'il perpétue la vie divine dans les âmes.

Il est enfin dans nos temples, tel qu'il est dans le ciel, avec son corps, son âme, sa divinité -, et voilà pourquoi les docteurs appellent le temple chrétien un ciel en miniature: Templum, cœlum angustum. Qu'est-ce, en effet, que le ciel? C'est Jésus- Christ, c'est Dieu se dévoilant aux élus. Laissons de côté les murailles d'or, les colonnes de pierres précieuses, les urnes

de parfums, les palmes, les couronnes, le sanctus, l'alleluia

Voir Dieu, contempler ses perfections adorables... voilà le ciel.

Eh bien! ici, je ne le vois pas, c'est vrai mais je sais qu'il

est au tabernacle; je sais que les anges l'adorent sur le trône de son amour; je sais qu'autour de ce trône retentissent jour et nuit des milliers de voix dont il ne nous est pas donné d'entendre les mélodies suaves. Je le sais; je le crois; et si les ombres du mystère se dissipaient un instant, si les voiles eucharistiques venaient à se déchirer , si Jésus-Christ , le divin captif, perçant le nuage qui le dérobe à nos yeux, nous

apparaissait avec tout l'éclat de sa gloire serions-nous?

Nous serions dans le ciel : Vere hic est domus Dei.

Le temple est donc réellement la maison de Jésus-Christ: Domus mea; et Jésus-Christ la nomme encore une maison de prières: Domus mea domus orationis vocabitur. C'est assez nous dire que nous devons y venir uniquement pour y prier.

Rien de plus logique. Le temple est l'endroit de la terre Dieu et l'homme se rencontrent, Dieu avec sa puissance et son amour, et l'homme avec ses faiblesses et ses misères; dès que

444 NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

nous avons franchi le seuil du temple, nous sommes forcément en présence de Dieu; et comme Dieu a droit à nos hommages et à nos adorations, il est évident qu'aussitôt entrés dans le lieu saint , nous devons incliner notre front et tomber à genoux.

Ainsi font toutes les âmes que dirige l'esprit de foi. Sans doute, elles savent que la prière arrive au ciel par tous les chemins, et elles prient dans tous les sentiers et à toutes les heures de la vie. Mais, elles savent encore que Jésus-Christ réside dans le tabernacle pour se mettre en rapport avec l'homme , et c'est qu'elles apportent toutes les peines, toutes les angoisses, toutes les tristesses du cœur. Sont-elles agitées par la tentation, elles accourent au temple et, prosternées devant l'autel, elles deman- dent la grâce et la force qui donnent la victoire. Sont-elles menacées de quelque grande épreuve? Elles viennent au temple supplier le Seigneur d'écarter de leurs lèvres le calice d'amer- tume. Sont-elles cruellement blessées? Elles vont au temple chercher l'espérance et la consolation -, et il y aurait un vide dans leur existence, si elles passaient un seul jour sans visiter la maison de Dieu.

Mais, la foi vient-elle à diminuer? Le temple n'est plus qu'un édifice vulgaire l'œil n'a plus rien à voir, l'oreille plus rien à entendre, et le cœur plus rien à éprouver ; et voyez-vous ces milliers et ces milliers d'hommes qui n'en savent plus le chemin?

Allez leur dire que Dieu est ici; ils ne vous croiront pas. S'ils le croyaient , passeraient-ils et repasseraient-ils avec indifférence à la porte de nos églises comme devant une maison dont on ne connaît pas le maître? Ne viendraient-ils pas au moins chaque dimanche donner un témoignage public de leur christianisme? Laisseraient-ils passer des années entières sans revoir ce lieu béni qui rappelle tant de pieux souvenirs?

S'ils le croyaient , lorsque parfois certaine grande solennité, ou certains actes religieux les amènent au pied de l'autel, ils n'y paraîtraient que saisis de crainte et de respect... et cependant quelle insouciance ! Quelle froideur ! Quelle légèreté ! Quelle dissipation ! Ils sont devant Dieu , et tandis que le ciel et la terre s'inclinent, ils ne pensent pas même à fléchir le genou. Ils sont dans un lieu de prière, et leurs lèvres ne savent proférer aucune parole qui soit l'hommage du cœur soumis et repentant. Ils sont dans un lieu saint, et à voir leur extérieur si peu recueilli, leur maintien si peu modeste, on les croirait sur une place publique.

Eh quoi ! le mahométan n'entre qu'avec effroi dans sa mosquée , laisse à la porte sa chaussure , reste de longues heures immobile comme une statue..., et des chrétiens appor-

LA PROVIDENCE 445

tent dans la maison de Dieu un sans-gêne qu'on ne souffrirait pas dans les sociétés du monde, et font de nos églises un passage ouvert au mouvement des affaires , et un chemin raccourci! Le pieux pèlerin qui s'en va visiter les ruines de Jérusalem, de si loin qu'il aperçoit la ville sainte, se découvre avec respect, et des chrétiens entrent dans le sanctuaire réside Jésus-Christ, avec le sans-façon d'un étranger qui visite les curiosités d'une ville! Si le Sauveur, sortant du tabernacle, s'armait comme autrefois de son fouet , ne les chasserait-il pas de son temple? Et nous, échapperions-nous tous à son fouet vengeur?

Sans doute , nous sommes convaincus qu'il est présent à l'autel! Mais alors, pourquoi ne sommes-nous pas saisis d'une sainte terreur, en franchissant le seuil de sa demeure? Pourquoi ces conversations inutiles, lorsque nous devrions être, en quel- que sorte, anéantis devant la majesté de Dieu? Pourquoi cette dissipation qui attriste les anges? Pourquoi ces regards égarés, ces préoccupations étrangères , cette étude curieuse de tout ce qui nous entoure?

Respect, respect à la maison de Jésus-Christ ! Venez-y avec les sentiments de foi , venez-y avec la conviction de votre misère, et la foi vous inspirera le respect ; et la conviction de votre misère vous inspirera des prières ferventes; et vous en sortirez toujours plus riches, parce que toujours vous y serez infailliblement exaucés.

QUATORZIEME DIMANCHE APRES LA PENTECOTE

LA PROVIDENCE *

De tous les dogmes , il n'en est point de plus cher à la piété chrétienne et de plus effrontément nié par l'erreur, que le dogme de la Providence, si clairement énoncé dans l'Évangile d'aujourd'hui.

S'il fallait en croire les impies, à quoi se réduirait le rôle de Dieu? Au rôle de ces rois fainéants dont parle l'histoire, qui, relégués au fond de leur palais, la couronne sur la tête, la pourpre sur les épaules, le sceptre d'or dans les mains, ne se mêlaient en rien au gouvernement de leurs états.

Sans doute, Dieu a la puissance, et cette puissance, il l'a manifestée dans tout son éclat, lorsqu'avec une seule parole, il

1. Par M. L'abbé Constant, d'Ollioulcs.

446 QUATORZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

a fait jaillir l'univers du néant. Mais laissez-le, nous disent-ils, régner sans bruit dans les hauteurs des cieux. La terre est trop peu de chose, le temps est trop court, et l'homme est trop petit, pour que l'être des êtres, celui qu'ils appellent fastueusement l'être suprême, mette la main aux affaires mesquines d'ici-bas.

D'après cette doctrine, malheureusement si répandue , la Providence ne serait plus qu'un mot vide de sens.

Dieu aurait créé le monde, je ne sais trop pourquoi; et puis, semblable à l'ouvrier qui, après avoir construit une barque, la jetterait à la merci des flots, il aurait abandonné son œuvre grandiose, incomparable, aux caprices du hasard.

Donc, si le soleil se lève le matin , traverse l'espace, et se couche le soir à l'horizon; si les saisons, merveilleusement ordonnées, se succèdent avec une harmonie ravissante; si la terre produit sa gerbe; la plante, sa fleur; et l'arbre, son fruit, qu'est-ce que tout cela? C'est tout simplement le jeu régulier, et cependant aveugle, d'une machine qui fonctionne depuis l'origine des siècle à l'insu de l'ouvrier.

De même, Dieu aurait créé les familles, les peuples, les sociétés, et leur aurait assigné une place dans la durée des siècles, comme à chaque astre il a assigné une place au firmament. Cela fait, si les familles prospèrent ou languissent, si les peuples s'élèvent ou s'abaissent, si les sociétés vont à la gloire ou marchent à la ruine. . . qu'est-ce que cette succession ininterrompue de conquêtes et de désastres, de victoires et de revers, de bonne et de mauvaise fortune? C'est comme une roue inconsciente qui, tournant sur elle-même sans jamais s'arrêter, ramène à chaque heure des événements fortuits.

Enfin, Dieu aurait créé l'homme, et, le poussant dans la vie sans lui assigner de terme : Va, lui aurait-il dit, va ton chemin comme bon te semble, fraye-toi n'importe quel sentier, dirige tu voudras ta voile et ton gouvernail. C'est ton affaire. Quant à moi, je ne puis m'abaisser jusqu'à m'inquiéter de ta marche. Et si les hommes ont les joies de la richesse ou les privations de la pauvreté , s'ils sont couronnés d'honneurs ou perdus dans l'oubli, s'ils portent au front le stigmate du vice ou la couronne de la vertu..., qu'est-ce que cette variété presque infinie de destinées étalées au soleil? C'est le courant inévitable de la fatalité.

Ainsi parlent, ainsi raisonnent ceux qui n'ont pas la foi. Quant à nous, chrétiens, quel est notre symbole?

Nous croyons que, par un acte continuel de sa providence, comparé par certains docteurs â une création permanente , Dieu veille, non seulement sur les âmes, non seulement sur les nations, mais encore sur le plus petit, le plus obscur, le plus vil

LA PROVIDENCE 447

de tous les êtres, et que, selon l'expression d'un poète, sa bonté s'étend sur toute la nature.

Nous croyons que, si sa majesté souveraine ne s'est point rapetissée, quand elle a jeté la terre et le ciel dans l'espace, elle ne s'abaisse pas non plus en gouvernant, jusque dans ses moindres détails , cet empire immense qui s'appelle le monde.

Nous croyons que cette administration minutieuse n'est point indigne de sa grandeur et ne trouble en aucune manière sa félicité, son repos éternel , parce qu'il lui suffit de vouloir, dit le prophète, et aussitôt tout est fait : Dixit , et facta sunt.

Donc, par sa providence, Dieu gouverne tout d'abord le monde matériel ; il l'administre , comme les rois administrent leurs états ; il le conduit à travers le temps , comme le pilote conduit son navire à travers les flots; et il n'est pas un grain de poussière soulevé par le vent , qui ne préoccupe sa toute- puissance. Cette vérité revient à chaque page de nos livres sacrés.

Qui dirige les astres dans leurs sentiers lumineux, et règle l'harmonie des saisons? Qui donne à la terre sa merveilleuse fécondité, à la montagne ses arbres, et à la vallée ses parfums et ses fleurs? Qui fait tomber la pluie du ciel, qui déchaîne la tempête, commande au vent et ramène le calme dans les airs? C'est Dieu, nous répond la sainte Écriture : Qui operit cœlum nubibus, et parât terra? pluviam. Et savez-vous ce qu'est la création entre ses mains ? C'est un instrument docile dont il se sert pour récompenser, ou pour châtier les hommes.

Veut-il nous récompenser parce que nous sommes fidèles à sa loi? alors il ordonne aux champs de produire leurs moissons, aux fléaux, de porter plus loin leurs ravages, et à la paix, de garder les frontières.

Au contraire, veut-il punir l'homme insurgé contre ses com- mandements? que fait-il? Voyez-le à travers l'histoire : il rappelle des nuages dont les eaux submergent l'univers , et voilà le déluge ; il dit au feu de descendre ; du ciel , et voilà des cités pécheresses, des villes coupables, dévorées par les flammes. Ailleurs, c'est un fleuve qui déborde, c'est la guerre qui laisse après elle les larmes et la mort, c'est la sécheresse qui désole le laboureur, ou bien c'est un insecte imperceptible, qui, à la voix du Seigneur, accourt, va se poser à la racine de l'arbre, ou sur l'épi de blé, et après son passage, il ne reste plus que des sarments arides et des tiges desséchées.

Et, en voyant se dérouler ces événements, comme une scène qui se transforme en un clin d'oeil, le monde s'écrie: Coup de hasard. .. et les croyants lui répondent : dites plutôt : Coup de la Providence, qui, tenant la main au gouvernail du monde,

448 QUATORZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

dirige tout à coup ses fins avec force et suavité: Attingit a fine usqae ad finem fortiter , et disponit omnia suaviter.

Dieu, par sa providence, veille sur les peuples dont il est tout à la fois le père, le législateur et le roi: Rex gentium ; et comme les peuples ont, aussi bien que les individus, leurs vertus et leurs prévarications, il les élève ou les abat, il les blesse ou les guérit, selon que la société reconnaît sa puissance, ou se révolte contre son autorité : Humiliât et subie vat. Prenez l'histoire du peuple juif, ou mieux, lisez l'histoire de toutes les nations, et surtout des nations chrétiennes. . . que verrez-vous? A chaque page, vous rencontrerez Dieu, caché sous les voiles de sa providence, tenant d'une main une verge de fer, et de l'autre les bénédictions de la terre et du temps , et frappant tour à tour ou bénissant les peuples, à mesure qu'ils provoquent sa justice, ou qu'ils sollicitent sa miséricorde. Qu'est-ce donc que le sang répandu sur les champs de bataille ? Qu'est-ce que l'épidémie qui jette les victimes par milliers dans la tombe? Qu'est-ce que l'émeute qui gronde dans la rue ? Qu'est-ce que l'humiliation de la défaite? C'est Dieu punissant les iniquités sociales : Regeseos in virga ferrea; et Ja paix que suit la prospérité, le calme des esprits, l'union des cœurs, les riches moissons qui jaunissent, le travail qui fournit à l'ouvrier du pain en abondance. . . C'est encore Dieu récompensant les nations qui n'ont point déserté leurs sentiers: Dabo pacem in Unibus vestris... et comedetis panem in saturitate.

Aussi, que font les nations, à l'heure de l'épreuve et de l'angoisse? Elles implorent la divine Providence, comme le naufragé appelle du milieu des flots la planche de salut qui doit le conduire au port. Que font-elles au lendemain du triomphe? Elles chantent, elles bénissent, elles acclament la divine Providence qui les a retirées de l'abîme: Deducit ad inferos et reducit. Et aujourd'hui , si des milliers d'hommes courent à tous les sanctuaires , s'ils jettent à tous les échos les cantiques de l'espérance , et les chants de l'expiation, s'ils gravissent toutes les montagnes s'élève un autel , avec leurs bannières déployées... comment appeler ces manifes- tations qui réjouissent les cœurs? Je les appelle avec raison un acte de foi à la divine Providence. C'est beau, c'est admirable; et si l'on voulait recueillir, à travers l'histoire, les résurrections spontanées de certains peuples qui , au moment on les croyait morts , tout à coup sans aucun remède préparé par la main de l'homme, se sont trouvés pleins de force et de vie, on écrirait un livre magnifique qu'on pourrait très bien inti- tuler : Les coups de Providence.

Enfin , Dieu veille sur chaque homme, comme la mère veille

LA PROVIDENCE 449

sur son petit enfant : Ad nbera portabimini. Et il faut un acte de sa volonté, dit le saint Évangile, pour qu'un cheveu tombe de notre tête : Vestri autem capilli capitis omnes numerati sant. Je le crois bien, une âme vaut le sang du Calvaire ; et alors, quoi d'étonnant si , du haut de son trône , Dieu s'inquiète de toutes les âmes qui lui ont coûté si cher.

Laissez-le donc créer l'homme quel qu'il soit; fût-il destiné à vivre inconnu au fond d'un désert, la Providence commence tout d'abord par l'appeler au salut : c'est son premier travail : Vocavit nos Deus in sanetificationem. De plus , comme il y a mille chemins qui conduisent au salut, la Providence place chaque homme dans un sentier à part; et, à dater de ce moment-là, de même qu'elle distribue à toute plante la lumière, la chaleur et la rosée; à toute âme, sans en excepter une seule -, elle donne, elle distribue la grâce, sans laquelle personne ne peut être sauvé. Telle est l'économie merveilleuse de la Providence.

Pourquoi donc êtes-vous pauvres et condamnés à vivre péniblement de votre labeur, au lieu de posséder l'aisance et la fortune? Pourquoi répandez-vous des larmes amères , au lieu de manger votre pain dans la joie ? Pourquoi êtes-vous tour- mentés , harcelés par la tentation, au lieu de jouir des douceurs delà paix?

Je réponds sans balancer : C'est que la Providence l'a voulu : Pauperem facit et ditat. Et pourquoi l'a-t-elle voulu ? Parce qu'une autre route ne vous aurait point conduits sûrement à la vie éternelle.

Il vous fallait l'épreuve, il vous fallait la lutte, il vous fallait la croix; et la Providence, voulant vous sauver à tout prix, vous a poussés, malgré vous, dans ce rude chemin que n'aurait point choisi la nature.

Voilà tout le plan divin ; et ce plan nous croyons saisir des imperfections, nous apparaîtra dans toute sa beauté, quand les voiles tomberont, et que nous contemplerons sans ombre les mystères des cieux.

En attendant , qu'avons-nous à faire ? Deux choses : adorer et nous soumettre. Oui, adorons la Providence qui, malgré notre petitesse, daigne s'occuper de nous avec une tendresse et une sollicitude maternelle ; adorons-la, bien que du regard nous ne puissions percer les nuages qui la recouvrent, ni saisir les secrets de son intervention mystérieuse. Et quoi qu'il advienne, obéissons sans résistance et sans murmure, sachant très bien que si nous marchons par des routes inconnues , toute route tracée par la Providence aboutit sûrement au ciel.

IH. VINGT-MKUF

450 QUINZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE QUINZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE

LA RÉSURRECTION DES AMES1

De tous les prodiges, le plus étonnant, celui qui atteste de la manière la plus convaincante l'action et la présence de Dieu, c'est, sans contredit, la résurrection des morts.

Sans doute, j'admire la puissance de Jésus-Christ, disant au paralytique: Lève-toi et marche: Surgeet ambula; à l'aveugle-né: Ouvre tes yeux et vois; au sourd : Prête l'oreille et entends. Mais, nous voici tout près d'un cercueil. Dans ce cercueil repose, froid et inanimé, le cadavre d'un jeune homme que la mort a brisé dans la force de l'âge ; et de nombreux amis l'accompa- gnent au tombeau de ses ancêtres. Que fait le Sauveur? Il s'approche, commande à la foule de s'arrêter, et, s'adressant au jeune homme, ravi cruellement à la tendresse maternelle: Lève-toi, lui dit-il. Et aussitôt, en face de tout un peuple, le jeune homme se lève , il se met à marcher ; et le peuple étonné répond à ce miracle par les vives acclamations de l'enthousiasme, de l'admiration et de la joie. Est-il quelque chose de plus étrange, de plus merveilleux, et de plus divin?

Dieu se nomme dans nos livres sacrés le maître de la vie, et en réalité, la vie n'appartient qu'à lui seul : elle est son domaine exclusif. Au premier jour de la création, il l'a semée avec profusion dans le monde; et, à chaque être, sans en excepter le plus infime, il a communiqué une certaine vie, en rapport avec la destinée que cet être avait à remplir; et lui seul l'entretient, la développe et la perpétue à travers les générations.

Assurément, l'homme fait des choses admirables, et chaque siècle qui passe contemple avec ravissement les œuvres gran- dioses qui attestent la force, et la fécondité de son intelligence... mais, la vie! peut-il donner la vie?

Le peintre a jeté sur la toile ses plus belles couleurs; il a, durant des mois et des années, perfectionné son œuvre, et chacun, en la voyant, de s'écrier: C'est splendide. Mais , ce peintre qui manie si habilement le pinceau, peut-il animer la toile sur laquelle il a laissé l'empreinte de son génie ?

Le sculpteur a fait jaillir du marbre une statue ; et l'on admire la majesté de la pose, la fierté du regard, la hardiesse du coup de ciseau. Mais, quelque bien inspiré que soit l'artiste, peut-il dire à la statue, qui semble pourtant n'attendre que son ordre : Je te commande de marcher ?

Pouvons-nous seulement enjoindre au grain de blé de germer

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

LA RÉSURRECTION DES AMES 451

sous terre ; à la plante déracinée , de pousser des feuilles ; et à l'arbre desséché, de reverdir?

L'homme travaille la matière, il la façonne, et lui donne les formes les plus diverses; mais, s'agit-il de lui communiquer, de lui transmettre la vie, toutes les sciences échouent à l'entre- prise. C'est le secret de Dieu , et voilà pourquoi Jésus-Christ , voulant prouver sa divinité par un argument incontestable, vient au tombeau de Lazare, au cercueil du fils unique de la veuve de Naïm, et somme la mort de rendre sa victime.

Or, ce miracle de résurrection se perpétue dans l'Église catho- lique, et s'y renouvelle tous les jours, à la face du ciel et de la terre. Et si vous me demandez: sont par hasard les morts qui sortent du tombeau? je vous répondrai: Les morts dont je parle ne sont point ceux qui dorment leur dernier sommeil, à quelques pieds sous terre. Les morts que Jésus-Christ continue à ressusciter le long des siècles, par un acte manifeste de sa toute-puissance, ce sont les âmes qui ont perdu la foi de leur- baptême, et, entraînées par le mensonge et les préjugés, se sont précipitées dans l'abîme du doute et de l'erreur.

Les morts! ce sont les âmes qui, attaquées par le vice, n'ont pas su le vaincre, le terrasser; et, vaincues, terrassées elles- mêmes, ont reçu dans ce duel des blessures insondables.

Les morts! ce sont les âmes qui, trouvant beaucoup trop lourd le joug de la loi divine, s'abandonnent sans lutte, sans résis- tance, à toute passion qui veut les enchaîner et dévorer ce qui leur reste d'énergie et de sève chrétienne.

Les morts! ce sont enfin toutes les âmes qui, détachées de Jésus-Christ, sont plongées dans une affreuse indifférence, semblable à l'immobilité du sépulcre, et n'accomplissent aucun acte qui. soit le témoignage et l'épanouissement de leur christianisme.

Voilà les morts, puisqu'ils n'ont plus la foi, qui est la vie de l'intelligence, ni la grâce, la pureté, l'amour de Dieu, qui est la vie du cœur; et ces morts sur lesquels pleure l'Église, qui pourrait les compter? Il est dit que le Seigneur, prenant un jour un prophète, le conduisit au milieu d'une plaine immense, et que cette plaine était remplie d'ossements arides. Tel est le monde. Regardez par le monde, surtout dans notre siècle d'indifférence, de défections et d'apostasies... et puis, essayez de compter, si vous le pouvez, ces milliers et ces milliers d'hommes qui ne donnent plus signe de vie ! On dirait un vaste champ de bataille, au lendemain d'un combat meurtrier... partout gisent les morts... et à peine trouve-t-on çà et quelques survivants qui, sortis victorieux de la lutte, ont gardé intactes l'innocence et la foi. Quel triste spectacle I Quelle scène désolante!

452 QUINZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

Eh bien! qui ressuscitera ces cadavres? Sera-ce l'homme? Impossible. De même que l'homme, avec tous les secours et tous les procédés de la science, ne peut, en aucune façon, commander à des ossements desséchés et leur restituer le mouvement et la vie; de même il ne peut pas, avec ses seules forces, ressusciter une âme blessée à mort par le vice, l'arracher à des habitudes tyranniques, à de vieilles erreurs, à des préjugés séduisants. Que faut-il donc? Il faut de toute nécessité la visite , ou la présence de Dieu , qui seul met au fond du cœur le repentir, et communique à la volonté la force indispensable pour accomplir des sacrifices qui épouvantent la nature.

Il est vrai que, par la prière et les bonnes œuvres, le pécheur peut hâter l'heure, le moment décisif de la grâce. Mais, si Dieu ne s'approche pas de l'âme pécheresse comme il s'approche du cercueil du jeune homme dont parle l'Évangile, et s'il ne dit pas à cette âme la parole du miracle qui tout à coup l'éclairé et le ravive, jamais elle ne brisera ses liens et ne sortira de son tombeau.

Lisez l'histoire des saints :

Le fils de Monique cherche la vérité ; il la demande aux livres , aux écoles, aux philosophes, aux maîtres de la science; et plus il creuse le sol, plus il s'enfonce dans l'abîme de l'erreur. Il rougit de ses vices; et mille fois, le voilà, se disant à lui-même: C'est assez de honte; secouons nos chaînes-, recouvrons la liberté. Et à peine a-t-il entonné ce chant de liberté, qu'il retombe plus bas dans la servitude et dans l'ignominie. Et pourquoi ? Parce que Dieu n'était pas encore venu avec sa lumière et ses attraits irrésistibles. Mais, sa mère priait et pleurait, et Dieu entend la voix de son amour et la voix de ses larmes ; et il vient : Prends et lis , crie-t-il au jeune homme égaré , perverti ; et le jeune homme ouvre les épîtres de S. Paul, il lit, et la lumière divine éclaire son intelligence, et la grâce s'empare de son cœur. Le fils de Monique était ressuscité.

Avant lui, voyez-vous Saul? Poussé par la haine, il voudrait pouvoir anéantir le christianisme naissant, et il court à la poursuite des chrétiens, ne songeant qu'à exterminer cette race proscrite. En le voyant sur son coursier, armé du glaive, aurait- on jamais cru que le persécuteur serait un apôtre? Attendez cependant que Dieu vienne. Et Dieu l'atteint au milieu de sa course, il le terrasse sur le chemin de Damas , en lui criant: Pourquoi me persécutes-tu? Et Saul de répondre: Seigneur, que voulez-vous que je fasse? La grâce l'avait vaincu; et il se relève, l'esprit illuminé, le cœur épris de la souffrance et du martyre. Lui aussi était ressuscité.

Et Madeleine, que de chutes! que de scandales! Avant que

LA RÉSURRECTION DES AMES 453

Dieu soit venu , c'est la pécheresse de la cité ; et assurément il n'est pas à croire que l'innocence puisse encore resplendir sur un front couvert de tant de honte. Et pourtant, un jour, Madeleine s'est arrêtée subitement sur la pente fatale. Le repentir a brisé son âme, les pleurs coulent de ses yeux-, et comment s'est opérée cette conversion éclatante? Dieu est venu; il a parlé à la péche- resse, et sa parole a opéré le prodige, et Madeleine est ressuscitée.

Ainsi en est-il de toutes les résurrections spirituelles , ou de toutes les conversions. Il faut absolument que Dieu vienne pour ressusciter l'âme, ou, en d'autres termes, pour la convertir-, et au dernier jour, quand les mystères de l'éternité nous seront mis à découvert, nous verrons que certaines âmes ne sont point arrivées à la gloire, uniquement parce qu'elles ont laissé passer l'heure de la grâce.

L'histoire nous dit que , pendant une fête bruyante dont il était le héros, le jeune François d'Assise tomba tout à coup dans une rêverie si profonde et si étrange que ses amis en furent étonnés. Que se passait-il donc à ce moment dans cette âme ardente, passionnée pour le monde et les plaisirs? C'était Dieu qui venait, sans être attendu, lui parler au cœur et lui découvrir sa voca- tion future. Eh bien! supposez que le jeune homme, étourdi par le bruit de la fête, n'eût pas accueilli la visite de Dieu, aurions-nous eu ce grand saint , destiné à reproduire l'image du divin crucifié? Aurions-nous eu cette illustre famille religieuse, appelée à protester, par la pénitence et la pauvreté volontaire, contre la corruption et la cupidité du siècle ? Aurions-nous eu dans l'Église, ce vaste jardin séraphique se sont épanouies tant de fleurs, dont le parfum a embaumé la terre et réjoui les cieux? Il est permis d'en douter.

Mais qu'est-ce que cette visite de Dieu? C'est toute grâce que Dieu envoie devant lui, pour solliciter la volonté et l'entraîner au bien.

C'est, par exemple, une maladie providentielle, qui, retenant un homme cloué sur un lit de douleur, le force à rentrer en lui- même , et à penser sérieusement à l'éternité qui s'avance. Ainsi fut converti S. Ignace; et, sans la blessure qu'il reçut au siège de Pampelune, Ignace n'aurait probablement jamais déposé son armure de chevalier, et il se serait perdu au milieu de la dépra- vation des camps , au lieu de devenir le chef d'une illustre milice, qui défend avec tant de courage les droits imprescriptibles de la vérité.

La visite de Dieu ! c'est un événement imprévu qui fait, en quel- que sorte, tomber les écailles de nos yeux, et nous dévoile subite- ment le néant des vanités humaines , dont nous étions follement épris. Ainsi fut convertie sainte Marguerite de Cortonne. Entraînée

454 QUINZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

par une passion qui, avec l'innocence, lui avait enlevé l'honneur, elle se trouve un jour, en face du cadavre du séducteur dont elle avait fait son idole; et, à la vue de ces yeux éteints, de cette bouche livide et de ce corps qui s'en allait en lambeaux , elle est aussitôt saisie d'un tel repentir qu'elle court à un monastère, pour y demander le vêtement de la pénitence; et le lendemain, elle traversait les rues de la ville, demandant grâce et pardon à tous ceux qu'avaient scandalisés ses désordres.

La visite de Dieu ! c'est une parole qui nous frappe, retentit à nos oreilles le jour et la nuit, et nous inspire quelque généreuse résolution. Ainsi fut converti S. François Xavier. Qu'importe à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? lui dit Ignace de Loyola. Et François Xavier s'en va, en répétant : A quoi bon la gloire, à quoi bon les richesses, à quoi bon la science, si je viens à perdre mon âme? Cette parole, prononcée au détour d'une rue, fut pour lui la parole qui sauve, et elle en fît un grand apôtre et un grand saint.

Voilà comment Dieu vient aux âmes qui ont eu l'insigne malheur de perdre la vie de la grâce: et, en les ressuscitant, il manifeste sa puissance avec plus d'éclat qu'en tirant du cercueil le jeune homme de Naïm.

. La matière, vous le comprenez sans peine , n'oppose aucune résistance à la puissance divine ; et Dieu qui, de son souffle, anima la poussière au premier jour de la création, peut très bien, avec le même souffle, ou avec une seule parole, ranimer la même poussière, réduite à l'état de cadavre.

Mais, s'agit-il de ressusciter une âme? Voyez-vous les efforts terribles de cette âme qui se débat sous l'étreinte de la grâce? Comment ! vous voulez qu'après s'être traîné dans toutes les fanges, et s'être nourri, pendant des années entières, des plus viles émotions, cet homme renonce à des vices qui ont pénétré son sang et ses os ! Vous voulez qu'après avoir abdiqué la foi, nié tous les dogmes, insulté tous les mystères, cet impie se prosterne à genoux, et qu'il adore humblement le Dieu qu'il blasphémait la veille ! Vous voulez qu'après avoir amassé une certaine fortune à l'aide de la ruse et de l'injustice, l'avare restitue cet or qu'il adore ! Impossible. Impossible. L'âme, atta- quée dans ses plus chères affections, s'insurge; elle se barricade derrière des difficultés insurmontables, elle s'arme de mille prétextes, elle soutient contre Dieu un siège opiniâtre... et malgré tout cela, ces miracles, réputés impossibles, Dieu les opère tous les jours: et tous les jours, dans le silence et sans que personne s'en doute, Dieu ressuscite quelques-uns de ces morts qui, transformés, créés, pour ainsi dire, une seconde fois, apparaissent ensuite avec la plénitude de la vie.

L'ESPRIT DR CRITIQUE 455

Savez-vous donc pourquoi échouent tous nos projets de réforme spirituelle? C'est, ou bien parce que, comptant beaucoup trop sur nos forces, nous n'implorons point assez l'aide de Dieu; ou bien parce que nous laissons passer l'heure de la grâce.

La grâce vous presse , elle vous sollicite, elle vous demande certains sacrifices, qui coûtent à votre amour-propre ou à votre lâcheté... et que faites-vous? Vous feignez de ne pas entendre cette voix qui vous gêne... et la voix se tait... et Dieu s'en va... et vous restez plongés dans votre apathie, dans votre indifférence, dans votre sommeil qui ressemble à la mort.

Et si parfois vous l'écoutez, cette voix de la grâce, que faites- vous encore? Vous prenez des résolutions , et il vous semble que, pleinement ressuscites, vous vivrez désormais d'une vie toute divine. Mais, pleins de vous-mêmes, vous n'avez point appelé Dieu à votre secours, et vos résolutions tombent à terre, comme un édifice qui n'a point de fondations, et votre résurrection n'est qu'apparente , elle ne dure qu'un jour.

Soyez donc attentifs, vous dirai-je avec le prophète, à saisir la grâce au passage : Si vocem Domini audieritis , nolite obdurare corda vestra. Prêtez l'oreille à sa voix; ouvrez-lui les avenues de votre cœur; et fussiez-vous morts, la grâce vous ressuscitera. Amen.

SEIZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE

L'ESPRIT DE CRITIQUE1

Les pharisiens étaient une secte qui avait pris à tâche d'obser- ver et de contrôler les actes du Sauveur, afin de découvrir dans ces actes, s'il était possible, quelque infraction à la loi, et de contester à Jésus-Christ le titre de Dieu, que lui décernait le peuple.

Or, voilà qu'un jour (et c'était un jour de sabbat), un malade est apporté aux pieds de l'aimable Sauveur qui semait les prodiges sur ses pas, et on le supplie de lui rendre la santé. Et alors, les pharisiens de se dire : Voyons, que fera-t-il? S'il le guérit, nous crierons à tous les vents qu'il ne respecte point, qu'il viole la loi du sabbat; et s'il refuse de le guérir, nous pourrons douter de sa puissance et de son devoûment.

Mais Jésus-Christ, méprisant ses détracteurs, et sachant fort bien que le précepte de la charité l'emporte sur tous les autres

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

450 SEIZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

préceptes de la loi, dit au malade: Lève-toi et marche; et le malade se leva, et il fut miraculeusement guéri.

Quelles conclusions pratiques vais-je tirer de cette page de l'Évangile? J'en tire deux principales que je vous prie de bien saisir.

Il existe un vice détestable qui s'appelle la détraction, et qui consiste essentiellement à inspecter la conduite du prochain, pour lui décerner ensuite, d'une main fort peu avare, le blâme et la critique.

Certes, la race des pharisiens n'est point une race perdue, et dans les populations les moins nombreuses , on rencontre toujours certaines personnes qui s'érigent en censeurs impi- toyables, et qui s'arrogent la triste mission de scruter les œuvres de leurs frères, et de les condamner.

Elles découvrent, dit Jésus-Christ, la paille imperceptible qui est dans l'œil du voisin , et elles ne se doutent pas de la poutre qui pourtant les aveugle.

Remplies d'indulgence pour leurs propres défauts , elles deviennent des juges intraitables, inflexibles, pour les défauts d'autrui.

Et leurs discours, et leurs entretiens ne sont habituellement qu'un plaidoyer sévère, chacun trouve sa part de blâme et sa condamnation.

Mais, voici qui est plus coupable, plus criminel, et, disons le mot, plus diabolique. C'est la critique qui s'attaque à la vertu, à la piété, à la dévotion, et qui, par jalousie ou par haine du bien, jette à tout ce qui est saint, ses sarcasmes et son mépris.

Donc, le prêtre, remplissant le mandat qui lui est confié, rappelle, du haut de la chaire, les obligations de la vie chré- tienne, la nécessité la prière, la sanctification du dimanche, les devoirs si sérieux des pères et des mères... et, au lieu de se frapper humblement la poitrine, en s'écriant: Le prêtre a raison, réformons notre conduite; on s'en ira, répétant sur un ton de plainte et d'aigreur: Le prêtre fait son métier; et nous, nous faisons le nôtre.

Des associations pieuses seront établies dans une paroisse, afin de fournir aux âmes un encouragement, un soutien, un préservatif; et l'on regardera d'un œil dédaigneux les personnes qui s'enrôlent sous cet étendard delà piété; on les montrera du doigt avec un sourire moqueur, et on leur jettera, sinon l'insulte, au moins le ridicule.

Quelques âmes, poussées par l'esprit de Dieu, et avides de travailler sérieusement à leur sanctification , s'approcheront régulièrement du tribunal de la pénitence et de la table eucha-

l'esprit de critique 457

ristique ; et l'on traitera d'exagération et de bigoterie, ces pratiques éminemment saintes, qui transforment les mœurs et facilitent la vertu.

Certaines jeunes filles, restées fidèles aux engagements de leur baptême, s'éloigneront du monde et de ses plaisirs, ou bien, un instant égarées par la dissipation , elles reviendront sérieusement au Dieu qui reçut l'offrande et la consécration de leurs premières années; et l'on usera de railleries, de propos blessants, de funestes conseils, pour ébranler leurs généreuses résolutions.

N'avez-vous jamais entendu ces critiques et ces blâmes? N'avez-vous pas été critiqués, parce que vous respectez scrupu- leusement le jour du Seigneur, et que, malgré le salaire qui vous est offert, vous refusez, ce jour-là, un travail défendu?

N'avez-vous pas été critiqués, parce que, en dépit de tous les obstacles, vous assistez chaque dimanche à la sainte messe et aux offices établis par l'Église?

N'avez-vous pas été critiqués , parce que vous fréquentez les sacrements, et vous vous adonnez aux diverses pratiques de la piété chrétienne ?

N'avez-vous pas été critiqués , parce que vous refusez coura- geusement d'imiter les folies de la jeunesse, et que vous donnez au Seigneur les prémices de votre vie ?

N'avez-vous pas été critiqués, en un mot, parce que, au lieu de suivre le grand nombre dans la voie large de l'indifférence, du vice et de la perdition, vous n'écoutez que la voix de Dieu, résonnant au fond de votre conscience?

Eh bien! savez-vous ce que font ces insulteurs de la vertu? Ils font, à la lettre, le métier de Satan; car, depuis l'origine des siècles, à quoi s'occupe Satan? Il s'occupe à paralyser, à détruire le bien ; il s'occupe à détruire le règne de Dieu dans les âmes. Mais, à Satan, il faut des complices, des ouvriers qui l'aident extérieurement à accomplir ce travail de destruc- tion; et quels sont ces complices, quels sont ces ouvriers? Ce sont tous ceux qui tournent le bien, la piété, en ridicule, et qui cherchent à les dépouiller de cet attrait puissant qui gagne les cœurs.

Donc, vous êtes complice de Satan, lorsque, le dimanche, vous détournez de l'église ceux qui en prennent le chemin.

Vous êtes complice de Satan, lorsque, à l'époque des solen- nités pascales , opposant votre prédication à la prédication du prêtre, vous arrêtez ceux qui allaient répondre à l'appel de la grâce.

Vous êtes complice de Satan, lorsque , par vos paroles empreintes de railleries, vous empêchez certaines âmes trop

458 SEIZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

timides de fréquenter les sacrements, de s'enrôler dans une sainte association, et de faire ouvertement profession de piété.

Vous êtes complice de Satan , lorsque vous entraînez au plaisir, à la dissipation, à la danse, telle compagne qui n'a pas assez d'énergie pour résister à vos sollicitations pressantes, et qui , sans vous, consacrerait sa jeunesse à servir le Seigneur.

Quel métier que celui-là! S'opposer au bien! lutter contre son extension ! jeter l'ivraie l'on sème le bon grain ! Et en même temps, quelle affreuse responsabilité, puisque bien des fois il suffit d'une parole pour déconcerter des caractères pusillanimes, qui s'effrayent à tort des jugements et des appré- ciations du monde !

Sans doute, il y a des chrétiens courageux qui vont droit leur chemin, obéissant à leur conscience, et ne «'inquiétant en aucune manière du qu'en dira-t-on. Ils savent que chacun devra répondre de ses actes au tribunal de Dieu; ils savent qu'il y a folie à sacrifier ses devoirs à l'opinion publique; ils savent que le seul juge à redouter, c'est celui qui nous attend sur le seuil de l'éternité; et ils pratiquent la vertu sans crainte et sans hésitation.

On dira que je respecte le dimanche, et que pour toute une fortune je ne voudrais pas le profaner, en continuant le travail de la semaine. Que m'importe?

On dira que je me confesse et que je communie, non seulement à Pâques, mais encore à l'époque des grandes solennités. Que m'importe?

On dira que je fréquente l'église , que je m'adonne à la dévotion , et que je fais profession de piété. Que m'importe?

Voilà le vrai courage et la ligne droite que tous vous devriez suivre, sans jamais dévier.

Mais, combien y a-t-il de chrétiens qui, appelés, sollicités par la grâce, s'arrêtent en route, dès qu'ils entendent une parole ou qu'ils aperçoivent un signe de mépris. Entendez-les.

J'irais bien à la messe, et certainement je ne voudrais pas travailler le dimanche. Mais, que voulez-vous? A côté de moi, chacun travaille, et personne ne vient à l'Église. Je n'ose pas me distinguer.

Je voudrais bien m'approcher des sacrements. Mais, si l'on me voit si souvent à la table eucharistique, je serai déchiré par certaines langues qui ne respectent rien.

Je m'enrôlerais volontiers* dans cette association, afin de donner le bon exemple, et de travailler, selon la mesure de mes forces, à procurer la gloire de Dieu. Mais, comment ne pas être aperçu? et quand on le verra, quepensera-t-on, et que dira-t-on?

Je renoncerais sans peine au monde et à ses coupables diver-

LE SACREMENT DE PÉNITENCE 459

tissements, comme je l'ai promis solennellement en face des autels, au jour de ma première communion. Mais, voyez-vous mes compagnes qui ont les yeux fixés sur moi, et qui pousse- raient des cris de surprise, si je renonçais à les suivre à la danse et au plaisir?

Et enchaîné par cette crainte puérile, ridicule, on refoule au fond du cœur tous les pieux désirs, on transgresse la loi divine, on résiste aux sollicitations de la grâce, et l'on s'étudie à former sa conduite sur les jugements de quelques voisins ou de quelques amis.

Je blâme assurément et je condamne, avec le saint Évangile, ceux qui sèment la critique, et qui nuisent ainsi à la sanctification des âmes; mais, je blâme et je condamne également ceux qui sont assez lâches, pour sacrifier leur devoir à un misérable respect humain.

Respectez donc le bien, respectez la vertu, et si vous n'avez pas le courage d'imiter ceux qui le pratiquent, ne jetez point des pierres sur leur chemin. Mais aussi, laissons dire le monde et suivons notre conscience, en ne reconnaissant qu'à Dieu le droit de nous juger, et en lui laissant le soin de nous bénir. Amen.

DIX-SEPTIÈME DIMANCHE APRES LA PENTECOTE

LE SACREMENT DE PÉNITENCE1

Notre-Seigneur Jésus-Christ a établi les sacrements comme le signe et la source de la grâce; et c'est par les sacrements que nous recevons, aux divers âges et dans les diverses circonstances de la vie, la grâce nécessaire au salut.

Mais auparavant, il a eu soin d'opérer plusieurs prodiges qui, en frappant les yeux et en excitant l'admiration du peuple , avaient pour but de découvrir aux âmes, quels étaient les effets de cette merveilleuse institution.

Ainsi, il attire un jour la foule dans un désert et il prend quel- ques pains, il les bénit, les distribue à la multitude qui s'en trouve rassasiée. Qu'était-ce que cette multiplication miracu- leuse? C'était le symbole de l'Eucharistie; et ce symbole devait apprendre aux générations que , si le pain nourrit et fortifie le corps, l'Eucharistie est la nourriture et la force de l'âme.

De même, nous lisons dans l'Évangile d'aujourd'hui qu'un paralytique, un homme perclus de tous ses membres, implorant

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

460 DIX-SEPTIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

à grands cris sa guérison, le Sauveur se contente de lui dire: Tes péchés te sont remis: Remittuntur tibi peccata tua.

Étrange réponse ! n'est-ce pas ? Et pourquoi parler de la rémission des péchés, lorsque cet homme demandait uniquement la santé du corps? Voici tout le mystère: il s'agissait de faire connaître au peuple, par un fait extérieur, ce que produirait intérieurement le sacrement de pénitence.

Or, le péché mortel est réellement la paralysie de l'âme, et s'il est vrai que le paralytique ne peut, ni se mouvoir, ni marcher, ni agir, il est également vrai que l'âme, blessée à mort par le péché , est incapable , absolument incapable de travailler et d'agir pour l'éternité.

C'est l'arbre stérile qui ne donne jamais un seul fruit ; c'est le rameau qui, n'ayant plus de sève, ne produit pas même des feuilles; c'est la source desséchée qui ne verse point d'eau; et, pour revenir à notre première comparaison, c'est le paralytique, étendu par terre, sans force et sans mouvement.

Eh bien! quel est le remède efficace, infaillible, qui guérira cette âme paralysée? C'est le sacrement de pénitence, si juste- ment appelé la planche de salut après le naufrage. Voyez-vous, sur la mer battue par la tempête, ce navire qui s'engloutit dans les flots? L'abîme s'entr'ouvre , et, disloqué, fracassé par la tourmente, le vaisseau disparaît sous la vague; mais, au moment du péril, le pilote saisit la planche qui surnage, et, porté sur cette épave, il parvient jusqu'à la rive et il échappe à la mort.

Le pécheur, lui aussi, est un pauvre naufragé. La tentation s'est levée, furieuse, menaçante, comme un vent de tempête; elle vous a surpris, faisant route vers le ciel, et votre volonté n'a pas su résister à l'orage , et vous avez sombré comme la barque qui se brise à recueil.

Mais , le péché mortel une fois commis, n'y a-t-il plus d'espé- rance? Une fois tombé dans l'abîme, le pécheur ne peut-il plus en sortir? Le naufrage survenu, est-il impossible de retrouver le port?

Admirez ici la miséricorde ineffable de notre Dieu. Il est évident qu'après une première faute, Dieu, souverainement juste, pourrait nous broyer comme un grain de froment qu'on jette sous la meule. Il pourrait lancer contre nous son tonnerre, et nous précipiter jusqu'au fond des enfers. Il le pourrait, car enfin, si les tribunaux, faisant une juste application de la loi, condamnent à des peines très sévères, et quelquefois même à la mort, le coupable qui a violé la loi civile, pourquoi Dieu ne pourrait-il pas châtier et condamner à la mort éternelle, celui qui méprise ses commandements?

Tout au moins, Dieu pourrait nous dire-. Prenez garde; une

LE SACREMENT DE PÉNITENCE 461

fois, deux fois, je consens à vous pardonner; mais après le pardon, ce sera la justice, et cette justice sera terrible -, et vous saurez que, dans mon cœur, il n'y aura plus de miséricorde.

Et voilà que, du haut du ciel, après chaque naufrage ; Dieu nous offre la planche de salut. Et qu'est-ce que cette planche de salut? C'est le sacrement de pénitence.

En effet, la foi nous enseigne que ce sacrement a été divine- ment établi pour remettre les péchés; et, depuis dix-neuf siècles, le prêtre, tenant la place de Jésus-Christ, dit aux pécheurs la parole que le Sauveur adressait au paralytique : Remittuntur tibi peccata tua: Vos péchés vous sont remis. Et la foi nous enseigne encore que, lorsque le prêtre a prononcé cette parole sur la tête du pécheur repentant, le pécheur, quelque coupable qu'il fût, se relève justifié.

Prenez donc un homme, le plus criminel de tous les hommes ; un homme couvert de la boue de toutes les iniquités, un homme qui se soit roulé dans toutes les fanges, un traître, un parjure, un blasphémateur, un profanateur du saint jour du dimanche. Le ciel est fermé sur sa tête ; l'enfer est ouvert sous ses pas; son nom est effacé du livre de vie; son âme, marquée à l'image de Satan, ne porte plus l'empreinte divine; et si la mort venait le saisir, il tomberait pour toute l'éternité dans des flammes dévorantes.

Supposez maintenant que cet homme, poussé par la grâce du repentir, vienne se jeter aux pieds du prêtre, et lui fasse humblement l'aveu qui torture sa conscience, qu'arrivera-t-il? Au même instant où, des lèvres du ministre de Jésus-Christ, tombe la parole sacramentelle : Ego te absolvo : Je t'absous ; là-haut, le ciel s'ouvre, et Dieu s'incline, avec amour, pour recevoir dans ses bras la brebis qui revient au bercail, et les anges célèbrent, par des cantiques d'allégresse, le retour de l'enfant égaré.

Et l'âme ! Ah! si nous pouvions la contempler de nos yeux, nous verrions la grâce du sacrement de pénitence tomber sur cette âme, comme l'eau tombe du ciel, et lui rendre la blancheur de la neige : Lavabis me, et supernivem dealbabor.

Le péché souille positivement l'âme, et la noircit comme les éclaboussures du grand chemin souillent et noircissent la robe blanche dont vous étiez revêtus. Or, lorsque vous découvrez sur votre robe une tache qui la ternit, que faites-vous? Vous allez à la source la plus limpide, vous la plongez dans cette eau transparente; et la tache disparaît, et la robe retrouve sa première blancheur.

Tel est l'effet du sacrement de pénitence. En entrant dans l'âme , le péché lui fait une tache hideuse, qui l'avilit et la

462 DIX-SEPTIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

dégrade aux yeux de Dieu; mais, quand le prêtre, levant sa main qui bénit, prononce la sentence de l'absolution, le sang de Jésus-Christ coule sur elle , et ce sang la purifie ; et le pécheur se relève avec une conscience immaculée.

Est ce tout? L'absolution, en nous rendant l'innocence baptis- male, nous rend aussi la grâce et l'amitié de Dieu. Que fait le péché mortel? Il élève, entre Dieu et l'âme coupable, un mur de séparation; et, séparé de Dieu, Je pécheur n'a plus la grâce, il n'a plus la vie surnaturelle. C'est un paralytique, ou, pour mieux dire , c'est un cadavre fétide qui ne peut inspirer au Dieu de toute sainteté , que le dégoût, la répulsion et l'horreur.

Qui donc renversera ce mur de séparation? Qui rapprochera l'enfant coupable et le père justement irrité? Qui rendra le mouvement à ce paralytique, et la vie surnaturelle à ce cadavre ? C'est encore le sacrement de pénitence. Au tribunal de la miséricorde, le pécheur, tombant à genoux, reconnaît sa faute, il confesse ses égarements, il se frappe humblement la poitrine en signe de repentir , il implore son pardon , il s'engage à réformer sa vie; et la justice divine accepte cet aveu comme une expiation, et, par la bouche du prêtre , elle dit au pécheur contrit et humilié : Je te pardonne, je t'absous : Ego te absolvo.

C'en est fait ; revenu à l'innocence , l'homme est aussitôt réintégré dans tous les droits des enfants de Dieu. La grâce rentre victorieuse dans son cœur purifié; elle le vivifie, elle l'anime ; et maintenant: Lève-toi et marche: Surge et ambula; tu as la grâce , tu as la vie, et tes œuvres ne seront plus des œuvres mortes, des œuvres rejetées de Dieu; mais bien des œuvres vivantes et méritoires pour le ciel.

Seulement, comprenez que ce n'est point le prêtre qui opère ce miracle surprenant. Lorsque Jésus-Christ dit au paralytique : Tes péchés te sont remis: Remit tuntur tibi peccata tua; les juifs, indignés, s'écrièrent: Qui donc êtes-vous? Dieu seul a le pouvoir de remettre les péchés. Et les juifs avaient raison. Le pardon ne peut être accordé que par celui qui a reçu l'offense. Or, le péché s'attaquant directement à Dieu, Dieu seul a le droit de pardonner au pécheur ; et quand bien même tous les hommes , réunis ensemble, viendraient nous dire: Vos péchés vous sont remis; ce témoignage du genre humain tout entier ne saurait nous remettre la plus légère, la plus minime de nos infidélités.

Mais alors , comment aurons-nous la certitude que Dieu accueille notre repentir, et qu'il nous accorde son pardon? Il fallait nécessairement qu'entre lui et nous, Dieu plaçât un inter- médiaire, un représentant, un dépositaire de sa puissance qui, en son nom et en vertu d'un mandat spécial , fît miséricorde à

SIMPLICITÉ DE LA FOI 4G3

l'humanité repentante. Et quel est ce représentant de la miséri- corde divine? C'est le prêtre, à qui le Sauveur a dit ces paroles mémorables: Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. Lors donc que le prêtre siège au tribunal de la pénitence, il tient réellement la place de Jésus-Christ; de même que le juge tient la place du chef de l'État, qui lui a confié la mission de veiller à l'observation des lois, et d'en châtier les infractions.

Et lorsque le prêtre dit la formule sacramentelle: Ego te absolvo: Je t'absous ; ne croyez pas que cette parole soit une parole humaine. Non ; c'est en toute vérité la parole de Dieu, à qui seul il appartient de remettre les péchés; et Dieu nous transmet parle prêtre cette parole de pardon et de miséricorde, comme le prince ou le roi transmet sa volonté par l'entremise d'un ambassadeur. Il suit de qu'en nous confessant au prêtre, nous ne nous confessons point à l'homme, mais à Dieu, qui investit le prêtre de sa puissance, et dépose entre ses mains les clefs du royaume des cieux. Et voilà ce qui relève l'acte de la confession , qui paraît, par lui-même, si pénible et si humiliant.

Ne voyons que Dieu; pensons que Jésus-Christ nous attend, au tribunal de la pénitence, pour nous faire miséricorde; et alors s'évanouiront tous les prétextes de l'orgueil , et la confes- sion nous paraîtra moins rebutante ; nous bénirons le Seigneur qui consent à nous pardonner, pourvu que nous avouions notre faute; et, au lieu de porter sur la conscience, pendant des mois et des années, un fardeau qui l'écrase, nous irons nous prosterner aux pieds du Sauveur, en lui disant, comme l'enfant prodigue: Peccavi: J'ai péché. Et le Sauveur nous répondra: Remittuntur tibi peccata tua: Tes péchés te sont remis.

VINGTIEME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE

SIMPLICITÉ DE LA FOI'

Que manquait-il à la foi de ce père désolé qui demande, avec des soupirs et des larmes, la guérison de son fils? Le voilà suppliant aux pieds du Sauveur, et plein de confiance, plein d'espoir: Maître, s'écrie-t-il , hâtez-vous, hâtez-vous ; faites un miracle ; mon enfant va mourir : Domine , descende priusquam moriatur filins meus. Et le Sauveur accueille cette prière, et l'enfant est guéri; et frappé, étonné, terrassé, en quelque sorte,

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

464 VINGTIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

I

par ce prodige, le père croit, et toute sa maison croit avec lui : Credidit ipse , et domus ejus tota.

Mais, auparavant, ne croyait-il donc pas? S'il vient à Jésus- Christ lui demander quelque chose d'étrange, n'est-ce pas réelle- ment parce qu'il a vu briller, sur son front de thaumaturge, l'auréole de la divinité ? Comment peut-il solliciter et attendre un miracle, s'il n'est pas convaincu que la puissance de Jésus- Christ dépasse la puissance de l'homme ?

Et pourtant, le saint Évangile affirme qu'il y avait, dans sa démarche, beaucoup plus de curiosité que de foi. Le père, brisé par la douleur, avait entendu dire, par toutes les voix de la Judée, que Jésus de Nazareth guérissait les malades, et ressus- citait les morts ; il avait entendu dire que le peuple le suivait jusqu'au fond du désert, et le saluait comme l'envoyé de Dieu.. . Eh bien 1 pense-t-il, essayons ; voyons si tout ce qu'on nous raconte n'est point une fable; mettons sa puissance à l'épreuve ; et si le prodige s'opère, nous croirons en lui. Aussi, entendez- vous le Sauveur lui répondre : Il vous faut absolument des miracles, pour croire : Nisi videritis signa et prodigia, non creditis.

Par conséquent, il manquait à sa foi la simplicité. Et en quoi consiste la simplicité de la foi? Un jour, on vint annoncer à S. Louis que le Dieu eucharistique s'était montré sous la figure d'un petit enfant, dans une des églises de la capitale, et on le pressait d'aller contempler cette merveilleuse vision : Je n'irai pas , répondit le saint roi. Et pourquoi donc? D'abord, parce que mes sens pourraient me tromper, et ensuite, parce que, voyant de mes yeux, et touchant de mes mains le Dieu que j'adore sous des voiles, je perdrais le mérite de la foi. Voilà la foi simple.

Voulez-vous un autre exemple ? Un ange dit à Joseph : Prends la mère et l'enfant, et, sans tarder, pars pour l'Egypte. Certes, le saint vieillard aurait bien pu objecter : Mais, l'Egypte, ange du ciel, c'est le pays lointain, c'est la terre inconnue. Comment, à mon âge, parcourir ce rude et long chemin ? Comment vivre au milieu des étrangers? Comment gagner en exil le pain de chaque jour? Et d'ailleurs, si ce petit enfant est vraiment Dieu, pourquoi ne fait-il pas un miracle, et d'un signe de sa main ou d'un souffle de ses lèvres, ne disperse-t-il pas ses ennemis ?

Eh bien! non. Dieu a parlé: cela suffit; pas de doutes, pas d'objections, pas de raisonnements. Joseph se lève, et avant que le soleil brille sur le sable du désert, il s'achemine vers l'Egypte. Voilà encore la foi simple.

Et si vous me permettez d'aller plus avant dans l'histoire , regardez, vous dirai-je, le patriarche Abraham. Le Seigneur lui a promis une postérité plus nombreuse que les grains de sable amassés sur le rivage des mers ; et cependant il lui commande

SIMPLICITÉ DE LA FOI 465

de gravir la montagne, et d'immoler Isaac, son fils unique, l'enfant de sa vieillesse. Qu'en pensez-vous? Abraham n'avait-il pas le droit de répondre : Seigneur, et vos promesses? Seigneur, et vos serments? Si j'immole Isaac, d'où sortiront les générations innombrables qui doivent perpétuer ma vie?

Mais, à quoi bon ces questions curieuses? Le patriarche sait très bien que, plutôt que de manquer à sa parole, Dieu lui susciterait des enfants des pierres du chemin -, et, prenant Isaac sans aucune hésitation , sans aucune résistance , il s'apprête à l'immoler. Voilà toujours la foi simple.

En d'autres termes , la foi simple consiste à croire sans vouloir pénétrer à fond les mystères, ni chercher le comment et le pourquoi des dogmes, intimement convaincu que ni Dieu, ni l'Église, dont elle est l'organe, ne peuvent et ne veulent nous tromper.

Dieua-t-il parlé? L'Église catholique, l'Église infaillible a-t-elle proclamé cette vérité? C'est tout ce que demande la foi simple ; et quand il est certain que Dieu et l'Église ont affirmé tel point de la doctrine... alors, qu'importent les ténèbres et les obscurités? Qu'importent les recherches et les discussions plus ou moins subtiles? Qu'importent le mystère et l'incompréhen- sible? Je sais que, si la mer, avec son immensité, ne peut pas être contenue dans un vase, il est aussi impossible que Dieu, avec ses perfections infinies, soit renfermé tout entier dans mon étroite intelligence. Je sais que, de son regard plus pénétrant que le soleil, Dieu doit nécessairement embrasser des horizons qui échappent à mes yeux . Je sais enfin que Dieu a établi sur terre l'Église, avec la mission d'enseigner la vérité , rien que la vérité, à tous les siècles et à toute créature.

Donc, parlez, ô mon Dieu ; parle, ô Église ; et je crois sans voir, et je crois sans examiner, et je crois sans comprendre.

C'est vrai ; je ne comprends pas que le premier homme, tombant au paradis terrestre, dans un moment de défaillance, entraîne toute l'humanité dans sa chute, et que son crime, s'inoculant à chaque âme sortie des mains du Créateur, souille toutes les générations.

Je ne comprends pas qu'en répandant quelques gouttes d'eau sur la tête d'un petit enfant, je puisse effacer dans son âme l'empreinte de la déchéance, lui transmettre la vie divine, et le marquer du signe des élus.

Je ne comprends pas qu'une simple formule , tombée des lèvres du prêtre, ait le pouvoir d'attirer Jésus-Christ sur l'autel, de transsubstantier l'hostie, et de renouveler, sous des formes mystiques, l'immolation du Calvaire.

Je ne le comprends pas. Mais, Dieu et l'Église me l'enseignent.

III TRENTE.

466 VINGTIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

Que me faut-il de plus pour affermir ma croyance, et dissiper toute ombre de doute? Ainsi conclut la foi simple.

Malheureusement, l'orgueil est là, avec ses prétentions ridicu- les, et je l'entends s'écrier par la bouche de tous les incroyants: Je n'admets et je ne puis admettre que ce qu'il m'est donné de voir et de comprendre : Nisi vider o , non credam.

Or, ajoute-t-il, en parcourant une à une toutes les vérités qui constituent notre symbole, je ne vois pas Dieu; je ne comprends pas cet être invisible, impalpable, qui, devançant les siècles, subsiste sans principe et sans fin. Donc, il n'y a point de Dieu.

Je ne vois pas l'âme : je la cherche vainement dans le corps, sans pouvoir la saisir-, je ne comprends pas ce que c'est qu'un esprit, ni comment l'esprit peut s'unir à la matière. Donc, il n'y a point d'âme.

Je n'ai pas vu les rivages qui s'étendent , nous dit-on , au delà de la tombe; je n'ai point contemplé le ciel, je ne me suis jamais penché sur les abîmes de l'enfer. Je ne comprends pas des siècles qui s'ajoutent indéfiniment à des siècles. Donc, il n'y a point d'éternité.

Et comme il n'existe pas une seule vérité qui ne soit enve- loppée de quelque ombre, il en est résulté que l'orgueil a tout nié, même les principes les plus élémentaires ; et, semblable à un démolisseur impitoyable, il n'a laissé debout aucun des articles de nos saintes croyances.

Mais , en serions-nous , si nous ne devions croire que ce que nous pouvons voir et comprendre ?

Nous n'avons pas vu ce qui s'est passé dans les siècles écoulés , ni les peuples qui ont occupé la terre , ni les événements qui se sont déroulés à la face du soleil, ni les grands hommes dont les noms sont arrivés jusqu'à nous, couronnés de gloire. Mais, l'histoire nous le dit; et nous croyons l'histoire.

Nous n'avons point traversé les mers, pour aller contempler les mœurs, les législations, les traditions des peuplades qui vivent au delà de l'Océan. Qu'y a-t-il à tel degré du méridien? Est-ce un fleuve? Est-ce une montagne? Est-ce une ville? Nous ne l'avons point vu; mais, les voyageurs nous le disent; et nous croyons les voyageurs.

Nous ne comprenons pas que la terre, en apparence immobile, se meuve constamment, et tourne dans l'espace. Plus que cela, les sens m'affirment le contraire, et lorsque je regarde du côté du ciel, il me semble que, seul, le soleil est en marche. Mais, les savants nous le disent; et nous croyons les savants.

Qu'est-ce donc que notre vie ? C'est un acte de foi qui se renouvelle à chaque minute; et, du matin au soir, au risque

SIMPLICITÉ DE LA FOI 467

d'être trompés, nous accueillons sans défiance, et avec la simplicité la plus naïve, la parole de l'homme.

Voyez l'enfant. Étranger aux choses de la vie et poussé par la curiosité de son âge , il interroge sa mère qui le berce sur ses genoux; et quand sa mère a parlé, il croit en aveugle à sa parole, n'ayant pas même la pensée que cette parole cache habilement une réticence ou un mensonge.

Et le disciple, que fait-il sur les bancs de l'école? Il écoute son maître qui s'évertue à lui expliquer les problèmes les plus abstraits de la science; et quand le maître a parlé, l'écolier croit à sa parole, n'osant pas même soupçonner que cette parole puisse manquer d'exactitude, de précision ou de lucidité.

Et vous, que faite :-vous dans toutes les relations d'affaires ou d'intimité? Vous écoutez les bruits publics, vous accueillez sans contrôle les nouvelles les plus étranges, vous croyez à la franchise, à la sincérité de vos amis; et, à moins d'avoir été trop souvent les jouets et les dupes d'une politique à double face, il vous est difficile d'imaginer que des hommes, et surtout des amis, puissent abuser de votre crédulité.

En résumé, nous avons foi à la parole de l'homme, sachant très bien que, par calcul ou par ignorance, l'homme peut nous induire en erreur; et il nous en coûte d'avoir foi à la parole de Dieu, quoique nous sachions, à n'en pas douter, que Dieu est la vérité même, et que sa parole, transmise directement ou par l'intermédiaire de l'Église, est toujours l'expression de la vérité.

De plus, nous vivons au milieu des mystères les plus incom- préhensibles ; à chaque pas, nous heurtons un mystère: le pain que je mange, et qui se transforme en mon sang; la petite graine, la graine imperceptible, d'où sort un grand arbre; le grain de froment qui, mis en terre, se multiplie au centuple; les astres qui, malgré leurs masses écrasantes, restent suspen- dus dans les airs; qu'est-ce tout cela? C'est une série de mystères dont la science ne donne que des explications impar- faites. Cependant, nous admettons ces énigmes sans en con- naître le dernier mot ; et nous nous étonnons que Dieu nous apparaisse à travers des ombres, et notre orgueil se révolte, dès que la religion propose à notre foi quelque chose d'obscur.

Ayons donc la simplicité de la foi ; et quoi que l'Église nous enseigne, inclinons-nous respectueusement, sans aucune hési- tation, sans aucune défiance, et comprenons bien que la foi simple est l'hommage de l'esprit, comme l'obéissance est l'hommage de la volonté, comme l'amour est l'hommage du cœur.

Dieu m'a dit de l'aimer, et je l'aime, bien que mon cœur soit attiré par d'autres charmes. Il m'a dit d'obéir à sa loi, et je

468 VINGT-DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

garde ses préceptes, bien que ma volonté s'obstine à lutter contre le joug. Il m'a dit enfin de croire à sa parole, et je crois, alors même que sa révélation est inaccessible à mon intelligence, heureux de lui sacrifier ainsi mon être tout entier.

VINGT-DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE

LA PIÈCE DE MONNAIE'

Vous avez entendu la question subtile que les pharisiens posent au Sauveur: Est-ce un devoir de payer le tribut annuel à l'État? Et pour les confondre, que fait Jésus-Christ? Il ordonne qu'on lui apporte une pièce de monnaie , et leur montrant cette pièce : De qui, leur dit-il, porte-t-elle l'image? Cujus est imago hœc. Et les pharisiens de répondre : Elle porte l'image de César. Eh bien! ajoute l'aimable Sauveur, rendez à César ce qui appartient à César: Redde ergo quœ sunt Cœsaris Cœsari. Voilà le devoir, voilà la justice; et, par le même principe, rendez à Dieu ce qui est à Dieu: Et quœ sunt Dei Deo. C'est encore plus raisonnable et plus juste.

Or, qu'est-ce qui appartient à Dieu? Le monde, notre corps et notre âme; en d'autres termes, la création tout entière. Et pourquoi? Parce que le monde, le corps, l'âme, la création, dans son ensemble harmonieux et dans ses riches détails , porte l'empreinte divine.

Regardez tout d'abord le monde, non pas comme l'homme distrait et absorbé par les bagatelles et les mille riens de la vie, mais comme l'homme qui s'oriente aux pures et radieuses clartés de la foi... Le monde, malgré ses ruines, n'est-il pas comme un miroir Dieu se reflète avec ses perfections adorables ? N'est-il pas comme un tableau sur lequel sa main fidèle et habile a reproduit quelques-uns de ses traits? N'est-il pas comme la pièce d'or se trouve gravée, en caractères ineffaçables et saisissants, son auguste ressemblance ?

La chose est si vraie que S. Paul condamne les philosophes païens, parce que leur regard n'avait pas su découvrir Dieu à travers la nature; et, pariant aux premiers chrétiens de la révélation éternelle, qui sera la joie et l'enivrement des élus, il leur disait : Aujourd'hui nous voyons Dieu caché sous des ombres, voilé par des énigmes; nous le voyons dans un miroir: Per spéculum et in œnigmate. Mais, un jour viendra,

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

LA PIÈCE DE MONNAIE 469

les ombres se dissiperont , les énigmes seront éclaircies; et alors Dieu nous apparaîtra dans sa ravissante et ineffable réalité : Si cuti est.

Parcourez, en effet, la création, et voyez. Le tonnerre, qui gronde dans la nue, n'est-il pas un écho de cet autre tonnerre mille fois plus terrible, qui gronde avec un fracas épouvantable, dans les abîmes de l'enfer ?

La lumière du soleil, qui s'épanche à flots intarissables dans l'univers , n'est-elle pas un rayon affaibli de la lumière éblouis- sante qui éclaire le jour sans fin de l'éternité?

La mer, dont les flots se perdent dans des perspectives et des espaces incommensurables, ne nous rappelle-t-elle pas l'immen- sité divine, qui déborde au delà de tous les horizons?

Et la terre féconde, qui toujours ouvre son sein pour nous donner ses moissons et ses fruits, et jamais ne s'épuise, ne nous dit-elle pas la fécondité de Dieu le Père qui, dans le silence des cieuxet la splendeur des saints, engendre le Verbe éternel?

Le monde est donc l'image de Dieu, son image imparfaite, je l'avoue-, mais enfin, en le créant, Dieu y a mis son empreinte; elle y est, elle y reste; et alors, rien de plus juste que de lui rapporter tous les êtres créés pour lui en faire un sacrifice de louange, d'obéissance et d'adoration. Comment cela? En nous servant des créatures les plus grandes et les plus infimes comme d'un escabeau, ou, pour mieux dire, comme d'autant d'échelons qui nous aident à monter jusqu'à Dieu.

Telle a été la méthode des saints. Parmi les saints qu'honore l'Église, quelques-uns ont eu larges et abondants les biens de la fortune; d'autres ont été poussés, malgré leur résistance, à la gloire et aux honneurs ; quelques-uns ont été placés providentiel- lement dans des situations aisées et commodes, la nature n'avait plus rien à envier; et d'autres ont goûté toutes les joies de la famille et du cœur qu'il est permis à l'homme de goûter sur la terre. Or, que faisaient-ils de la gloire? Que faisaient-ils de la fortune? Que faisaient-ils des joies et des félicités semées sur leur passage? S'attachaient-ils éperdûment à ces êtres fragiles et périssables? Plaçaient-ils leur fin dernière dans ces bagatelles d'un jour? Non; leur fin dernière, suprême, unique, c'était Dieu: et la part des biens créés qui leur revenait en partage, n'était entre leurs mains qu'un instrument, dont ils se servaient pour atteindre leur fin, c'est-à-dire, pour glorifier Dieu, étendre son règne ici-bas, et accroître leurs mérites là-haut.

Et lorsqu'ils comprenaient que les choses du monde, au lieu de les pousser vers Dieu, les arrêtaient dans leur marche, que faisaient-ils encore Mis brisaient l'instrument qui ne travaillait pas, et ne se pliait pas au gré de leurs désirs et de leurs saintes

470 VINGT-DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

aspirations. Alors , sainte Elisabeth de Hongrie déposait sa couronne, et, à la place d'un vêtement royal, jetait sur ses épaules la bure grossière de la pauvreté. Alors, François d'Assise, méprisant les richesses, ne voulait pas môme garder dans sa besace de mendiant, son pain du lendemain. Alors, Jérôme fuyait la société romaine, tout imprégnée de souvenirs et de parfums voluptueux, et courait s'enfermer dans la grotte de Bethléem. Tous, comme Madeleine, brisaient aux pieds de Jésus- Christ leurs vases de parfums et d'albâtre; et c'est ainsi qu'ils rendaient à Dieu ce qui appartient à Dieu: Qiiœ sunt Dei Deo.

Partout, dans la création, ils voyaient, ils saisissaient, ils palpaient l'image de Dieu; ils la voyaient, cette image bénie, comme S. François de Sales, dans un brin d'herbe, dans un grain de sable, dans une fleur. Ils la voyaient dans le fruit de l'arbre, dans l'épi du sillon, dans le filet d'eau qui descend de la montagne. Ils la voyaient dans les joies et les larmes, dans les prospérités et les déceptions, dans la vie et dans la mort.

Mais, non contents d'aimer et de contempler l'image avec extase, avec ravissement, ils cherchaient la réalité ; il leur fallait Dieu: et chaque être, chaque événement, les portaient à Dieu, vrai centre autour duquel convergeaient toutes leurs pensées et toutes leurs affections.

En est-il ainsi de nous ? A rencontre des saints , nous nous laissons éblouir par le rayonnement et l'éclat des choses terrestres; et, oubliant que l'image passe, et que Dieu reste, nous saisissons l'image, nous nous jetons avec passion sur les créatures, nous les poursuivons avec une ardeur dévorante, nous les pressons dans tous les sens, pour en extraire un bonheur, un contentement d'une minute; et la santé, le travail , l'aisance, la fortune , en un mot , tout ce qui est dans le monde, forme ainsi comme une chaîne de fer, dont les anneaux, jetés autour du cœur, l'enlacent, l'oppressent, le rivent à la terre, nous empêchent de regarder, de respirer du côté du ciel , et de nous élancer vers Dieu. La créature nous détourne malheureu- sement du Créateur.

Savons-nous, au moins, donner à Dieu cette seconde image qui s'appelle le corps? Les docteurs nous disent que, lorsque le Seigneur pétrissait la boue, au paradis terrestre, pour en faire tout à la fois le vêtement et le tabernacle de l'âme, il s'essayait au mystère de l'Incarnation, et il avait devant les yeux ce corps adorable que le Verbe devait associer à sa gloire infinie, après avoir traversé avec lui les opprobres de la passion et les tour- ments de la croix. Et le Verbe est venu, il a pris notre chair; et, avec cette chair sanctifiée , régénérée, divinisée, il a travaillé à Nazareth, il a souffert au prétoire, et il est mort sur le

LA PIÈCE DE MONNAIE 471

Calvaire; d'où il suit que notre corps, et si pauvre et si vil, a été fait selon le modèle du corps sacré dont Jésus-Christ s'est revêtu , dans le sein immaculé de la Vierge sans tache; et je le rapporte à Dieu, lorsque j'emploie, lorsque je consacre à la pratique du bien, sa force et son activité.

Moi, prêtre, je rapporte à Dieu ma langue, lorsqu'à l'autel, je chante ses louanges, ou lorsque, du haut de la chaire, je proclame la vérité.

Je lui rapporte mes mains, lorsqu'à l'heure du sacrifice, j'élève l'hostie sainte sur vos fronts inclinés , ou bien lorsqu'au tribunal de la pénitence, je les étends sur la tête du coupable que brise le repentir.

Je lui rapporte mes pieds, lorsque je cours à la recherche de la brebis égarée , qui a laissé sa blanche toison dans les buissons du vice.

Et vous, à votre tour, vous lui rapportez votre langue , quand vous donnez un bon conseil , quand vous consolez une douleur, quand vous ramenez l'espérance au fond d'un cœur désolé, quand vous défendez l'honneur du prochain ou les droits de la vérité.

Vous lui rapportez vos mains, quand, dans le silence et l'obscurité de votre demeure, vous remplissez avec foi, avec zèle, avec amour, les devoirs, quels qu'ils soient, de votre vocation ; ou bien , quand vous exercez à l'égard de votre frère souffrant et malheureux, les doux offices, le suave ministère de la charité.

Vous lui rapportez vos pieds, quand vous allez le devoir vous appelle : à l'église , pour vous y rencontrer avec l'hôte du tabernacle -, à la mansarde du pauvre, pour lui porter du pain ; à la maison de celui qui gémit et qui pleure, pour écouter sa plainte et essuyer ses larmes.

Vous lui rapportez enfin votre corps, lorsque, instrument naturellement docile, ou assoupli par la lutte, vous le pliez au rude labeur de la vertu chrétienne, et vous vous servez de ses membres, pour opérer un acte quelconque de vertu, comme le laboureur se sert de la charrue , pour défricher la terre ; comme le peintre se sert du pinceau, pour orner la toile; et comme l'artiste se sert du ciseau, pour travailler le marbre.

Mais, par contre, employez-vous la langue à médire et à critiquer? Employez-vous les mains à l'injustice et à la vanité? Employez-vous les pieds à poursuivre des rêves, des ombres, des fantômes de félicité coupable ou mensongère? Employez- vous les yeux à contempler les images devant lesquelles la pudeur rougit et se voile? Employez-vous, en un mot, le corps à des œuvres que Dieu réprouve et condamne? Alors, le

472 VINGT-DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE

plan divin est renversé; le Seigneur ne reçoit pas son hommage, son tribut; et Pentendez-vous pousser ce cri de plainte et de douleur: Servire me fecistis iniquitatibus vestris? Moi, Dieu, moi qui ai laissé mon empreinte jusque dans vos membres, moi qui ai sanctifié votre corps par le baptême, et qui l'ai consaciépar l'union eucharistique , vous me condamnez à servir d'instru- ment à vos iniquités : Servire me fecistis iniquitatibus vestris.

Mais alors, que dira-t-il de l'âme? car la voilà, l'image la plus parfaite de Dieu: Faciamus hominem ad imaginem nostram. Notre âme est en abrégé ce que Dieu est à l'infini. Dieu pense, et nous pensons; Dieu est libre, et nous avons la liberté; Dieu aime, et nous avons un cœur dont la vie est l'amour. Que ferai-je donc , Seigneur, de cet amour, de cette liberté, et de cette intelligence? Évidemment, ce qu'en ont fait les saints; et les saints, à quoi pensaient-ils? Que voulaient-ils? Qu'aimaient-ils?

Une seule pensée préoccupait leur esprit: la pensée de Dieu; c'était le centre autour duquel convergeaient toutes les autres préoccupations de la terre et du temps; et, veillant, comme la sentinelle, aux avenues de l'âme, ils avaient soin de repousser, avec promptitude et avec énergie, toute pensée qui ne regardait pas du côté du ciel.

Que voulaient-ils? Une seule chose: le bon plaisir de Dieu; et de même que le peintre a les yeux fixés constamment sur son modèle, afin de le reproduire exactement sur la toile; les saints ne voulaient, et ne savaient contempler que Jésus-Christ, vrai modèle des prédestinés, et ils s'appliquaient à retracer, dans leur vie, les vertus suréminentes dont le Sauveur nous a donné l'exemple.

Qu'aimaient-ils enfin? Vous le savez bien: Dieu, et rien que Dieu. Mon Dieu et mon tout, s'écriait S.François d'Assise: Deus meus et omnia. Et S. François de Sales ajoutait : Si je savais qu'il y eût dans mon cœur une seule fibre qui ne battît pas pour Dieu, à l'instant même, je l'arracherais.

Pouvons-nous jeter le même cri, et nous rendre le même témoignage? Durant notre course à travers les vingt-quatre heures du jour, que de pensées frivoles, vaines, terrestres, folles quelquefois, viennent assiéger l'esprit, le détournent de Dieu, et le rabattent vers la terre !

Et la volonté ! Quand il s'agit de choisir entre l'attrait du plaisir et l'accomplissement de la loi divine , n'est-elle pas entraînée trop souvent par cette force de la convoitise, qui lutte obstinément contre le devoir?

Et le cœur est-il réellement à Dieu, sans mesure et sans par- tage? Nous disons très souvent du bout des lèvres : « Seigneur, je vous aime! » Il en coûte si peu. Mais, nos actes ne sont-ils pas

LA PORTIONCULE

473

en opposition flagrante avec nos paroles et nos protestations; et Dieu ne serait-il pas en droit de nous répondre-. Vous aimez la vanité, la créature, la terre, le temps; vous vous aimez surtout vous-mêmes, et quant à moi, vous me laissez la dernière plice d'un empire je devrais régner en maître!

Profitons donc de l'enseignement pratique que Jésus-Christ fjus donne dans le saint Évangile ; et puisque tout , au dedans e au dehors de nous, appartient, à Dieu, faisons-lui de notre âne, de notre corps, et du monde, une oblation parfaite-. Qiiœ sint Dei Deo; afin qu'à son tour, Dieu nous donne ici-bas les rchesses de la grâce, et là-haut, les richesses du ciel.

LA PORTIONCULE1

Istepauper clamavit,et Dominus exau- divit eum.

Le pauvre a crié vers Dieu, et Dieu l'a écouté.

La Providence qui appelle les saints, pour manifester dans homme la force de la grâce, choisit également, aux divers 3ints du monde, des coins de terre qu'elle bénit et qu'elle pré- Bstine à la vénération des peuples.

Là, le ciel a laissé voir quelques rayons de sa gloire. Là, î sont opérés quelques-uns de ces prodiges qui affermissent consolent la foi. Là, sont venues des foules suppliantes, oporter leurs douleurs.

Telle est la chère Portioncule. D'où vient que son nom, redit Jr tous les échos du monde, fait tressaillir des millions d'âmes? vient que cette pauvre chapelle, si pauvre, si étroite , est (venue l'un de ces illustres sanctuaires, dont le peuple chrétien lise avec respect les murailles sacrées? D'où vient que, pour kransmettre intacte à l'amour des siècles, la ville d'Assise l'a pêtue d'un manteau de reine, et enfermée, comme un joyau, is une riche basilique ?

Ist-ce parce qu'elle a été le berceau d'un grand ordre, quia iné à l'Église des légions d'apôtres, de vierges et de martyrs? 1-ce parce que de est partie cette grande armée des pauvres lontaires, qui devaient prêcher, le long des âges, la folie de la dix? Est-ce enfin parce que François l'a comme embaumée (ses prières brûlantes?

ar il. l'abbé Constant, d'Ollioules.

474 LA PORTIONCULE

Non. Il est une autre merveille, qui a vraiment immortalisé ce sanctuaire; et si vous me demandez quel est ce fait étrange dont la solennité d'aujourd'hui nous ramène le souvenir, écoulez.

Les peintres ont reproduit sur la toile, plusieurs traits de la vie de S. François, et entr'autres, cette scène admirable et poétique de la Portioncule , dont la saine critique a prouvé surabondamment l'incontestable réalité.

Sur un premier plan se déroule le ciel, avec son éclat, saglore et ses splendeurs. Jésus-Christ est assis , comme le roi dîs siècles, au milieu des anges qui l'adorent; son front est radieix comme le soleil , et ses doigts tiennent le sceptre qui gouverne e monde.

Presque à ses pieds, dans un nuage lumineux, apparaît a Vierge sans tache, la mère compatissante, Marie. De son regad plein d'amour , elle contemple son divin Fils : on compreid qu'elle sollicite une de ces faveurs insignes qui nous révèlent a tendresse de son cœur; et, de sa main inclinée vers la terre, ele lui montre, à genoux, un pauvre couvert de bure, un mendiât ceint d'une corde ; et ce pauvre, et ce mendiant, les bras étendu, comme Moïse, au sommet de la montagne, implore la doue Vierge, et la supplie, des larmes dans les yeux, de faire agrér sa prière.

Quel est donc ce pauvre, et que demande-t-il ? Au treizième siècle, naissait dans la ville d'Assise, en Italie, un enfant qi devait être la gloire de sa patrie, et le réformateur de son sièc . Jeune encore, le monde lui sourit , et lui, sourit au monde; t emporté par la fougue de l'âge , il court après les fêtes et te plaisirs.

Un jour pourtant, au milieu des agitations de la plee publique , une voix inconnue lui dit au cœur : Sors de a famille, abandonne la maison de ton père, et viens dansa terre que jeté montrerai. Là, tu trouveras, obscure, délaissa la pauvreté que j'épousai dans la crèche , et tu contracteras ac elle, sous le regard du ciel , d'indissolubles fiançailles.

Me voici, a répondu le jeune homme, terrassé par la grâi -, me voici... et le lendemain, le voyez-vous? L'or, s'écrie-t , n'est qu'uiie vile poussière -, l'argent n'est que de la boueA moi une corde, des sandales et une bure-, et de même le l'oiseau du ciel cherche dans le sillon l'épi qu'a laissé torer le moissonneur, j'irai mendier de porte en porte, mon tn de chaque jour.

C'est fait. Saintement épris de la souffrance, amant passicié delà pauvreté, François d'Assise se refait à l'image du Clst pauvre et, souffrant ; et pour achever cette ressemblance, Jés- Christ le conduit sur le mont Alverne comme sur un are

LA PORTIONCULE 475

Calvaire; il rattache, il le cloue à la croix, et il le marque dans ses pieds, dans ses mains, et sur sa poitrine, des stig- mates sacrés.

Va maintenant, s'écrie S. Bonaventure, va, nouveau crucifié ; et portant dans tes membres déjà meurtris par le cilice, les signes irrécusables de ta mission divine , va sauver le monde qui se meurt. Et François élève l'étendard de la pénitence en face d'un siècle vermoulu: à sa voix accourent des milliers de disciples, fous, comme lui, de jeûnes et de veilles. Des phalanges de vierges, Claire à leur tête, se disputent les livrées de la pauvreté volontaire ; le tiers-ordre s'étend comme un grand arbre, à l'ombre duquel s'abritent les peuples et les rois; et la famille séraphique inocule à la société décrépite une sève nouvelle.

Franchement, si jamais pauvre a mérité de voir sa prière exaucée, avouons-le, c'est celui-là: Iste pauper clamavit , et Dominas exaudivit illum.

Et voilà qu'un soir... c'était au mois d'octobre de l'an- née 1221, François était' sorti de sa cellule; les yeux inondés de pleurs, le cœur gros de soupirs, il repassait dans son esprit les iniquités de la terre. Comme S. Paul, il demandait à porter tout seul le poids de la justice, et il disait à ses frères, les arbres de la forêt voisine , et à ses sœurs , les étoiles du firmament , les sanglots et les gémissements de son âme attristée.

Tout à coup, une lumière éclatante l'environne, et, du sein de cette lumière, un ange lui dit : Hâte-toi d'aller à l'église, Jésus-Christ t'y attend avec sa très sainte Mère. A l'instant même, François se lève, il entre dans sa chère Portioncule, et que voit-il ? Les magnificences et les splendeurs du ciel. Le sanctuaire est en l'eu comme le Sinaï, lorsque Jéhovah le couvrait de sa gloire; et au sein de cette auréole, étaient, le Sauveur, assis sur les ailes des séraphins, et la Vierge à la couronne de douze étoiles; et autour de la Vierge et de son Fils étaient groupées les phalanges des esprits bienheureux, chantant sur des harpes d'or le Sanctus éternel.

François, dit alors Jésus-Christ , toi et tes frères, vous avez un grand zèle pour le salut des âmes; en récompense de ce zèle, demande ce que tu voudras pour le salut des peuples: Postula quod vis circa salutem gentium.

0 heureux pauvre, heureux mendiant, que vas-tu demander? Autrefois , Salomon implorait la sagesse. Que mes enfants soient assis, l'un à votre droite, et l'autre à votre gauche, disait une mère au Seigneur. Et S. Pierre, sur le Thabor : Restons ici; ne descendons plus de la montagne: Bonum est nos hic esse. 0

476 LA PORTIONCULE

pauvre, ô mendiant, veux-tu le don de la sagesse? Veux-tu la première place dans îe royaume des cieux? Veux-tu goûter sur la terre les joies ineffables du paradis? Parle, parle, et tu seras écouté : Postula quod vis.

Une autre pensée préoccupe cette âme de séraphin. Vous croyez, sans doute, qu'il va plaider, dans ce colloque intime, les intérêts de son ordre naissant : O père, c'est bien juste ; demande pour tes enfants l'esprit qui fait les apôtres, et surtout l'esprit qui fait les saints. Demande pour la grande famille dont tu es le patriarche, qu'elle soit fidèle à la très haute pauvreté. Demande que cet arbre nouvellement planté, s'enracine, qu'il brave tous les orages, qu'à ses pieds croissent des milliers de rejetons, qu'il étende ses rameaux vigoureux jusqu'aux extrémités de l'univers, et que ses branches se couvrent de fruits, dignes d'attirer les regards de la terre et des cieux.

Eh bien! non: tout cela, c'est trop peu, pour le zèle qui l'enflamme. Nos livres sacrés nous disent que , lorsque le peuple juif eut achevé la dédicace du temple de Jérusalem , Salomon dit au Seigneur : Nous vous avons immolé des victimes et brûlé des parfums; et vous êtes descendu dans une nuée lumineuse, et vous avez daigné choisir cette demeure, pour y manifester votre puissance et votre amour; accueillez donc, je vous en supplie, le repentir de tous ceux qui viendront vous y prier, et faites-leur miséricorde: Si oraverit homo in loco isto, dimitte peccata.

Telle est, à de longs et très longs siècles de distance, la scène de la Portioncule. François, au lendemain de sa conversion, a découvert, tout près de la ville d'Assise, une chapelle en ruines, vulgairement appelée la Portioncule, à cause de ses étroites dimensions, et aussi Notre-Dame des Anges, parce que les pâtres, disait-on, avaient entendu les anges, durant la nuit, chanter de suaves cantiques. Ému de tristesse à la vue de ces murailles écroulées, le jeune homme se met à l'œuvre : Des pierres, donnez-moi des pierres, crie-t-il à ses amis que ce spectacle étonne; et les murs se relèvent, et Jésus-Christ revient avec sa mère, prendre visiblement possession de ce sanctuaire rajeuni; et quand il offre à François le salaire de son zèle et de son rude labeur, que répond l'homme séraphique? Père très saint, je vous prie de m'accorder que tous ceux qui visiteront cette église, après s'être confessés à un prêtre, reçoivent une indulgence plénière de tous leurs péchés; et je supplie la bien- heureuse Vierge, votre mère, d'intercéder, pour m'obtenir cette faveur: Si oraverit homo in loco isto , dimitte peccata.

L'avez-vous entendue, cette prière ardente, ce cri d'amour? L'amour ! c'est l'oubli de soi ; et François, à qui sont offertes

LA PORTIONCULE 477

toutes les richesses de l'éternité, s'oublie ; il oublie l'ordre dont il est le chef, la famille immense dont il est le père. Il a vu que les hommes méconnaissent, dans les jouissances du temps, leurs destinées immortelles; il a vu que l'iniquité, semblable au torrent débordé, a submergé la terre; il a vu que les âmes, entraînées par le flot, se précipitent dans l'abîme; laissez-le donc courir au salut de ces âmes naufragées....! et le voilà, criant au Seigneur: Pardonnez au monde, je vous en conjure, et accordez à tous ceux qui visiteront cette église, la rémission de leurs péchés: Si oraverit homo in loco isto, dimitte peccata.

Impossible que le cri d'un tel pauvre homme ne soit point écouté : Iste pauper clamavit , et Dominus exandivit eum. D'ailleurs, Marie est là. Et pourquoi est-elle descendue avec son Fils, dans l'humble chapelle de la Portioncule? Est-ce parce que le Fils veut que toutes les grâces accordées à l'humanité, passent par les mains de sa mère? Est-ce parce que ce sanctuaire était un de ces lieux bénis qu'elle a choisis aux divers points du monde, pour y opérer des prodiges de tendresse? Est-ce parce qu'elle voulait contempler de près ce pauvre, divinement élu pour raviver, au milieu d'un siècle corrompu, l'esprit de l'Évangile?

Non; chaque ordre religieux a sa mission dans l'Église. Or, l'ordre séraphique n'a pas eu seulement pour mission de protester, par la pénitence et la pauvreté, contre la dépravation des mœurs. Marie l'a suscité pour défendre, à travers les âges, le plus insigne de ses privilèges, le privilège de sa conception immaculée. Voilà sa gloire. Que d'autres ordres vantent l'élo- quence de leurs orateurs , le génie de leurs savants, la pléiade

de leurs grands hommes! il sera dit dans l'histoire, que

François d'Assise et ses disciples ont lutté, pendant des siècles, contre les détracteurs de la Vierge sans tache ; et il sera dit surtout dans l'histoire qu'un pape, sorti des rangs de la famille franciscaine, a mis à la couronne de Marie le plus riche de ses fleurons, en proclamant, en face du peuple chrétien, que Marie est entrée dans la vie avec la pureté de la colombe et la blan- cheur du lis.

En retour de ce dévoûment, que fera Marie pour François d'Assise? Viens, lui dit-elle au sortir de la maison paternelle ; viens t'abriter dans mon sanctuaire, et je veillerai sur toi comme la mère sur l'enfant au berceau, et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du firmament ; et de ma Portioncule , ou plutôt de mon cœur, jaillira ce nouveau fleuve, dont les eaux porteront la vie à tous les points de l'univers.

Et François vient jeter les fondements de son ordre dans la chapelle de Notre-Dame des Anges; et quand il demande pour cette chapelle presque inconnue, la grande indulgence qui devait

478 LA PORTIONCULE

en immortaliser le souvenir est Marie? Elle est à ses

côtés , joignant sa prière toute-puissante à la prière de son

serviteur et alors, entendez-vous Jésus-Christ? François,

lui dit-il , ce que tu demandes est quelque chose de grand, quelque chose d'étrange-, n'importe! Qu'il te soit fait selon ce que tu désires : Fiat tibi sicut vis!

Eh bien! oui; tout est étrange, tout est merveilleux, dans cette indulgence de la Portioncule. Sans doute , comme toutes les autres indulgences accordées par l'Église, elle est, quant à sa nature et à ses effets, la substitution des mérites de Jésus-Christ à nos satisfactions imparfaites ; mais, étudiez les incidents de ce drame mystérieux.

trouver une indulgence qu'un saint ait arrachée, pour ainsi dire, au ciel, avec des macérations, des larmes et des prières, comme la récompense de son zèle pour le salut des peuples, comme S. Paul, au fort d'une tempête, obtient, par ses supplications, le salut des passagers, qui voguaient avec lui dans le même navire?

trouver une indulgence que la Vierge Marie ait elle-même sollicitée, comme Esther, à genoux devant le trône d'Assuérus, implorait la grâce de sa nation proscrite?

trouver une indulgence que Jésus-Christ, souverain dispen- sateur des mérites de sa passion douloureuse , ait accordée personnellement à la terre, en présence de sa Mère et des anges, accourus pour être les témoins de ce grand acte de miséricorde et d'amour?

trouver surtout une indulgence dont l'histoire ne soit qu'une suite de prodiges? Une nuée resplendissante, qui, pendant la nuit, illumine la chapelle de la Portioncule, et la forêt voisine! Jésus-Christ, le Sauveur des hommes, qui apparaît à François d'Assise, avec tout l'éclat de sa divinité ! Marie, qui vient du ciel, le front radieux, interposer sa médiation de reine ! Les chœurs angéliques qui célèbrent ce triomphe de la prière, par des chants pleins d'harmonie! Que voulez-vous de plus? Faut-il un dernier miracle, qui soit la preuve incontestable de ce fait, unique dans l'histoire ?

Une nuit d'hiver, François, étant assailli par une tentation violente, se dépouille de sa bure, et se roule dans un buisson couvert d'épines. Tout à coup, les épines se transforment en fleurs, et le buisson est couronné de roses: Prends six roses, lui dit alors le Seigneur, trois rouges et trois blanches, et va prier le pape de ratifier et de promulguer, dans toute l'Église, l'indulgence que tu m'as demandé.

Comment douter de l'apparition divine qu'attestaient les fleurs, miraculeusement épanouies sur une tige aride? Aussi,

LA PORTIONCULE 479

l'indulgence est proclamée solennellement au nom du pape, par sept évêques assemblés dans la ville d'Assise ; et alors voyez-vous l'Italie tout entière qui s'ébranle? Chaque année, plus de deux cent mille hommes se réunissent sous des tentes, dans les plaines de l'Ombrie, et quand, à l'heure venue, la cloche du monastère jette, aux échos d'alentour, ces tintements joyeux, la foule se lève, elle se précipite vers le sanctuaire vénéré, enchâssé, comme une relique précieuse, dans une vaste basilique. C'est un saint transport, c'est un saint délire, le transport de la foi, le délire de l'amour.

Nous n'avons pas vu ces scènes émouvantes. Mais, depuis que les souverains pontifes ont étendu la célèbre indulgence à toutes les églises de la famille franciscaine, lorsque revient le grand jour, les pieux fidèles s'en vont puiser, à pleines mains, à la source bénie. Vous avez eu votre part, votre large part de cette grâce insigne que les siècles ont surnommée le pardon de S. François; et avec ce trésor, vous avez soldé vos dettes à la justice de Dieu. Allez donc en paix, vous dirai-je avec le Sauveur : Vade in pace. Et surtout ne péchez plus: Et amplius noli peccare.

Des âmes, donnez-moi des âmes, s'écriait l'homme séraphique: Da mihi animas. Eh bien ! ô Père, prends les nôtres, elles sont à toi ; garde-les dans les plis de ta robe, qui est aujourd'hui, dans l'éternité , un vêtement de gloire ; et de la terre , porte-les jusqu'au ciel. Amen.

RETRAITE

AUX

CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

Première instruction : QU'EST-CE QUE LA RETRAITE?

Nous venons de chanter cette hymne à l'Esprit-Saint, qu'en- tonne l'Église, chaque fois qu'il s'agit d'appeler, sur les âmes et sur les peuples, les regards et les bénédictions du ciel. Pourquoi donc cette prière ardente, ce cri du cœur, cet appel à l'Esprit de lumière et d'amour? C'est que vous êtes à l'une des heures les plus solennelles et les plus décisives de la vie .

Quand il faut livrer un de ces combats auxquels sont atta- chées les destinées d'une nation, le général, anxieux et pensif, se retire sous la tente; et là, dans le silence, en face de ce lendemain , dont la date ineffaçable restera dans les pages de l'histoire, il médite son plan d'attaque, et, s'il est chrétien, tombant à genoux, il dépose son épée vaillante entre les mains de Dieu , et lui demande la victoire.

Eh bien! venus du monde se livrent, comme sur un champ de bataille, les grandes luttes de la vertu aux prises avec le vice, vous voilà, ce soir, dans la retraite. C'est la tente dressée, au sommet du Thabor, loin des bruits de la terre; et pendant que là-bas, au pied de la montagne, victorieux ou vaincu, l'ennemi se prépare à de nouveaux assauts, que ferez- vous dans cette solitude d'un jour, la grâce vous attire pour vous parler au cœur ?

Si parfois les armes sont tombées de vos mains inhabiles ou défaillantes, vous devrez y pleurer, y réparer vos défaites. Et si, plus heureux, vous ne comptez que des triomphes, savez- vous ce que sera l'avenir, et n'avez-vous pas à ranimer des forces qu'use toujours la résistance? Qu'est-ce donc que la retraite, dont le nom seul résonne au fond du cœur, comme un écho du ciel? C'est le règne de Dieu qui s'établit ou s'affermit dans lésâmes.

Dieu est Roi, nous disent nos livres sacrés. Mais, règne- t-il? Assurément, il règne dans la création, dont tous les êtres, grain de poussière ou soleil, répondent à sa voix, des extrémités

1. Par M. l'abbé Constant, d'OUioules.

qu'est-ce: que la retraite? 481

de l'espace et du temps. Il règne dans les sociétés qui tombent, meurtries, sous les coups de sa justice, dès qu'elles se révoltent contre sa puissance. Il règne dans l'Église qui, avec des sueurs et "du sang , a porté son nom jusqu'aux derniers confins de l'univers. Il règne dans nos temples , prosternée devant l'autel , la foule s'incline devant sa Majesté que voilent les ombres du mystère. Est-ce tout?

Écoutez l'apôtre S. Paul. Nous sommes , dit-il, la demeure de Dieu: Dei œdificatio estis ; et, dans cette demeure qu'il a bâtie de ses mains , Dieu s'est dressé lui-même un ,trône et un autel : Templum Dei estis; et sur ce trône, et sur cet autel , que fait-il? Il règne , nous répond Jésus-Christ : Regnum Dei intra vos est.

Il y règne avec sa puissance. Et quand la tentation soulève des orages, et quand l'épreuve met des larmes dans les yeux, et quand la volonté semble hésiter en face du devoir, Dieu, présent au cœur, l'investit de sa force : Fortitudo mea, et refugium meum es tu; et soudain le cœur se trouve des énergies qu'il ne connaissait pas, et il n'est rien, dans la vie, qui puisse le briser.

Il y règne avec sa lumière. Et dans la nuit obscure l'on a peine à saisir la vérité, il projette sur les dogmes les plus obscurs, des clartés, qui les illuminent et chassent toutes les ombres.

Il y règne surtout avec son amour ; et, prenant l'homme à terre, l'enchaînent toutes les séductions, il l'attire en haut par des élans sublimes, qui ressemblent au vol de l'aigle.

Sondez bien cette doctrine qui est, sans contredit, la plus belle page de notre histoire.

Nous croyons, n'est-ce pas, que Dieu est au. tabernacle avec toutes les richesses du ciel. Nous le croyons, parce que le Maître l'a dit, alors même que des voiles impénétrables nous dérobent sa splendeur; et, convaincus de sa présence eucha- ristique , nous ne franchissons le seuil du temple qu'avec un saint effroi, et nous voudrions avoir les ailes des séraphins, pour nous cacher la face.

Mais, le Maître n'a-t-il pas dit également au saint Évangile: Si vous gardez la loi , nous viendrons en vous : Apud eum veniemus : le Père, avec sa puissance; le Fils, avec sa lumière ; l'Esprit-Saint, avec son amour; et en vous nous fixerons notre demeure? Mansionem apud eum faciemus. Et voilà ce que j'appelle le règne de Dieu dans les âmes : Regnum Dei intra vos est.

Or, ce règne, qui le détruit? Ce qui détruit une cité, ce qui

renverse un trône, ce qui bouleverse un empire à savoir:

l'ennemi ; et l'ennemi du règne de Dieu n'a qu'un nom dans la langue chrétienne: c'est le péché.

III. TRENTE UNE.

482 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Lors donc que le péché force les avenues du cœur, que devient ce sanctuaire profané? Un temple en ruines. La voyez- vous, cette cathédrale, plus belle, plus gracieuse que l'épouse, au jour des fiançailles? Sicut sponsam ornât am viro suo. Quelle flèche hardie ! Quelle voûte élancée ! Quelle nef majestueuse ! Et pendant que vous contemplez cette magnifique architecture, étonnés, éblouis... le sol tremble, les fondements du temple sont ébranlés, les murs, disjoints et lézardés, s'écroulent... et que reste-t-il de ce chef-d'œuvre, élevé par la foi des siècles? Un amas de décombres.

Telle est l'âme qui a succombé dans la lutte. est la force? La volonté, blessée à mort, ne sait plus opposer de résistance, et toute tentation, qui la sollicite au plaisir, lui inflige de nouvelles défaites: Qui facit peccatum , servus est peccati. Ouest l'amour? Le cœur, en se détachant de Dieu, retombe sur la créature , et demande à des charmes trompeurs le bonheur qui le fuit. est la lumière? La foi s'obscurcit comme le soleil dans un jour de tempêtes; et des doutes, inconnus la veille, et des peut-être désolants assombrissent l'horizon que ne traver- sait aucun nuage. Enfin, est Dieu? Dieu est parti comme un roi que chasse l'émeute; et une âme Dieu ne règne plus avec sa justice et sa sainteté, cette âme, voyez-vous , c'est la cité ravagée par le vainqueur, c'est l'arbre déraciné par l'orage; et, pour tout dire en un mot, c'est une ruine, sur laquelle pleurent les anges du Seigneur.

Il s'agit de relever ces ruines, et de rendre à Dieu le temple d'où le péché l'avait banni. Quel sera l'ouvrier actif et puis- sant qui accomplira cette œuvre de salut et de résurrection? Évidemment , ce sera la grâce qui seule féconde le sol stérile, et de la mort fait jaillir la vie; mais, de toutes les grâces tombées du ciel , savez-vous quelle est la plus forte et la plus décisive ? C'est la retraite ; et pourquoi?

Pendant la retraite, il se passe autour des âmes quelque chose de semblable à ce qui se passe autour d'une citadelle à l'heure de l'assaut. Voyez-vous, au signal donné, ce cercle de feu qui enserre la place, et ces rangs qui sur toute la ligne s'ébranlent, et ces bataillons serrés qui courent aux remparts, et cette brèche qui s'ouvre , et ce drapeau qui flotte victorieux sur les murs écroulés. Ainsi fait Dieu , quand , aux jours solennels d'une retraite , il a résolu de rentrer dans une âme et d'y rétablir son règne.

Debout à la porte du cœur, il y frappe à coups redoublés : Ecce sto ad ostium, et pulso. Il y frappe avec son amour, qui lui rappelle les joies si pures de l'innocence. Il y frappe avec sa justice, qui le menace des foudres de son éternité. Il y frappe

qu'est-ce que la retraite? 483

avec le remords, dont la voix lui jette l'épouvante. Il y frappe par le ministère du prêtre, qui évoque devant lui tout ce que la foi nous enseigne de plus terrible et de plus consolant : Ecce sto ad osthim , et pulso. Et cet amour, cette justice, ce remords, ce prêtre, toutes ces grâces puissantes assiégeant en même temps l'âme, et l'investissant de toute part, quelle sera l'issue du combat? Il y aura, sans doute, des luttes intimes, des résis- tances désespérées; mais, cette fois, Dieu l'emportera; et au terme de la retraite, il en sera de cette âme purifiée par le repentir comme du temple que rendent au culte, après un infâme sacrilège, les prières de la liturgie.

Hier, les cloches étaient muettes, le tabernacle vide, les autels dépouillés, et le sanctuaire désert. Mais, le prêtre est venu; prosterné sur les pierres en deuil, il a chanté, des larmes dans la voix, l'hymne delà pénitence et des grandes douleurs... Et soudain, la cloche a tressailli, l'autel s'est revêtu des ornements de fête, le sanctuaire a recouvré ses joies, et dans le tabernacle a été relevé le trône eucharistique.

De même, laissons la grâce de la retraite arracher le cœur à ses tristes illusions; et, quand elle aura remporté cette insigne victoire, la force, la lumière et l'amour rentreront avec le repentir dans l'âme reconquise; et, acclamant ce triomphe et cette résurrection, les anges chanteront, sur leurs lyres joyeuses : C'est encore ici la maison de Dieu : Non est hic aliud nisi domus Dei.

Mais, pourquoi parler de ruines, de chutes et de défaites? N'êtes-vous pas de ces chrétiens fidèles qui, veillant jour et nuit, comme la sentinelle à l'entrée du camp, déjouent toutes les surprises de l'ennemi? Et alors, que fera la retraite? Elle vous affermira dans la justice et la sainteté: Ut det vobis corro- borât^ jper Spiritum ejus in interiorem hominem.

Quel est celui d'entre nous qui, à certaines heures, ne sente son courage faiblir, et ne demande du calme et du repos pour ranimer ses forces? Une lutte sans trêve épuise le soldat; une marche continue affaiblit le voyageur, et une trop longue traversée fatigue le navire.

Aussi, quand le navire a tenu longtemps la mer et bravé les tempêtes, le pilote le ramène au rivage, et il jette ses ancres dans le port. Le voyageur qui gravit la montagne, s'arrête aux bords du chemin, pour reprendre haleine et parvenir jusqu'à la cime; et après la mêlée sanglante, il se fait une suspension d'armes; et le soldat respire, en attendant que le clairon le rappelle au combat.

Eh bien ! la vie chrétienne , qu'elle s'écoule au fond du sanctuaire, dans la solitude d'un cloître, ou sur les sentiers

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tumultueux du siècle, n'est-ce pas la lutte? et y a-t-il quelque part, des âmes qui jouissent d'une paix complète et permanente? Aujourd'hui, supposons-le, vous avez tout vaincu, et, maîtres du cœur, de l'imagination et des sens, vous commandez à la nature, dont l'âge ou la vertu a dompté les révoltes. Mais, nous sommes à demain; et demain, sans que des bruits de guerre soient dans l'air, tout à coup et à l'improviste, surgit un ennemi... C'est un livre; c'est une conversation; c'est un rêve, un plaisir, un charme séduisant; c'est une passion que vous croyiez morte, et qui n'était qu'endormie... et cet ennemi vous provoque, il vous attaque, il vous poursuit. Serez-vous victo- rieux? Oui, si dans la paix, vous avez prévu la guerre; et la paix, et le repos, et la trêve, c'est la retraite: Venite, et requiescite.

Là, sous le regard de Dieu, l'âme s'étudie, elle s'inspecte, comme le général d'armée inspecte la place dont il défend les remparts; et, découvrant le côté faible de la défense, elle y concentre , pour mieux la garder , ses résolutions les plus viriles.

Et puis, loin des bruits du dehors qui en troublent le silence, l'âme entend mieux les voix du ciel ; et ces voix qui lui parlent de sacrifices et de devoirs, de récompenses et de bonheur, éveillent son courage, raniment son ardeur; et, au sortir de la retraite, la prière, la méditation des vérités éternelles et les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie lui ont fait une cuirasse plus forte que l'acier, volontiers elle s'écrierait comme le chef des apôtres: Seigneur, alors même que tous vous trahiraient, il me semble que je vous resterais fidèle; et avec le prophète: Que l'univers entier se ligue contre moi, je ne tremblerai pas: Non timebo.

La vie chrétienne est également une traversée longue, péril- leuse, vers ces rivages lointains et mystérieux que nous montre la foi; et sur cette mer qui s'étend à l'infini, que d'orages, que d'écueils, et aussi quel rude et pénible labeur !

Veiller constamment au gouvernail, pour assurer la marche du navire 1 Lutter à toute heure contre les vents qui soulèvent les flots! Commander à la vague qui s'avance en mugissant, et menace de tout engloutir!... Mon Dieu, mon Dieu, ne rencon- trerai-je pas, sur ma route, un port tranquille et sûr, où, à bout de forces, je puisse orienter ma voile?

Et Dieu m'a répondu: Viens à la retraite. La retraite, c'est le port: Venite, et requiescite pusillum.

Et, que fait l'âme dans ce port abrité? Elle y répare ses avaries, quand elle a laissé dans la tourmente quelqu'un de ses agrès; ou bien, regardant l'avenir, elle en prévient les naufrages; et au sortir de la retraite, on dirait que la main du pilote est plus

qu'est-ce que la retraite? 485

assurée, le gouvernail plus docile, et que la barque se défend mieux contre les tempêtes qui viennent l'assaillir.

Mais, la vie chrétienne est surtout une ascension vers les sommets habite la justice et resplendit la sainteté.

Suffît-il, en effet, pour être franchement chrétien, de fléchir le genou matin et soir devant Dieu, et de lui payer le tribut de la prière et de l'adoration ?

Suffit-il d'aller, chaque dimanche, mêler ses louanges aux louanges des fidèles que ramène la foi, sous les voûtes de nos temples sacrés?

Suffit-il d'épancher son âme, une fois chaque année, dans l'âme du prêtre, et de rompre, avec les convives du festin, le pain du tabernacle ?

Suffit-il de conserver sa vie dans l'honneur, et de ne pas franchir les barrières que la loi divine pose à la conscience?

Non, certes, non. Entendez le Sauveur crier à tous ceux qui portent sur leur front le signe de son alliance : Ascende superiits: Montez, montez plus haut.

Le chrétien est donc un homme qui monte, qui s'élève sur les ailes de l'amour, et qui, dans son vol, cherche Dieu, comme l'aigle cherche le soleil à travers l'immensité: Ascensiones in corde suo disposait. Or, Dieu n'est point bas , dans la plaine la foule s'agite-, il est à la cime de la montagne; et, de ces hauteurs, il appelle à lui toutes les âmes, et il jette à l'humanité ce cri que se redisent les siècles: Regardez-moi, et imitez le modèle qui est placé sous vos yeux: Inspice , et fac secundum exempîar.

Et l'humanité a regardé ce modèle qui, un jour, s'est fait à notre ressemblance pour nous refaire à son image; elle l'a regardé dans sa splendide auréole-, et, en contemplant cette figure si divinement harmonieuse et si divinement belle, attirée vers elle par un charme irrésistible, elle s'est écriée à son tour : Gravissons la montagne du Seigneur-. Ascendamus in montem Domini.

Et voilà, par milliers, des âmes qui, venues de tous les âges et de tous les peuples, montent, montent encore; et à qui veut les arrêter dans ce vol sublime... Laissez-nous, répondent-elles, laissez-nous monter plus haut: Ascendamus in montem Domini. Il nous faut atteindre l'humilité de Jésus-Christ, la pauvreté de Jésus-Christ, l'obéissance de Jésus-Christ; et nous monterons jusqu'à ce que nous soyons parvenus à ce centre divin: Ascen- damus in montem Domini.

Et tandis que le peintre, après avoir étudié l'Homme-Dieu dans ses traits adorables , s'efforce de les reproduire sur la toile; et tandis que le sculpteur les grave dans le marbre, ces

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âmes, éminemment chrétiennes, marquent toute leur vie de sa divine empreinte.

Êtes-vous de ces chrétiens, qui, portant au cœur les plus hautes aspirations , veulent se grandir jusqu'à la mesure du Christ? In mensuram œtatis plenitudinis Christi.

Êtes- vous de ces chrétiens qui, ayant faim et soif de la justice, ne sont jamais rassasiés, et demandent à chaque heure qui passe, quelque chose de plus parfait?

Êtes-vous de ces chrétiens qui vont de vertus en vertus, comme le conquérant de victoire en victoire, et jamais ne s'arrêtent dans les rudes sentiers qu'ont parcourus les saints? Ibunt de virilité in virtutem.

Le travail nous lasse; cette perfection nous épouvante, et volontiers, nous dirions au Seigneur: Mais, après tout, mon Dieu, ne suis-je pas un serviteur fidèle? Ai-je laissé les brous- sailles envahir mes sillons? Le champ que vous m'avez confié, n'a-t-il pas donné ses gerbes? Et, sur la vigne émondée, n'avez- vous pas cueilli des fruits?

Et le Seigneur: Eh bien! oui. Mais, n'as-tu pas lu, dans l'Évangile, cette parole de la vérité : Soyez parfaits comme je suis parfait? N'as-tu pas entendu cette voix qui descend du ciel: Que celui qui est juste, devienne encore plus juste: Qui justus est justificetur adhuc.

Et situ as lu cette parole, et si tu as entendu cette voix ,

as-tu si bien reproduit mon image qu'il n'y manque plus un seul trait de ressemblance? Es-tu bien arrivé au dernier degré de l'échelle mystérieuse que montent les élus? Et le temple que tu avais mission de bâtir, n'a-t-il vraiment plus qu'à recevoir son couronnement au ciel?

C'est ce désir de la perfection que la retraite doit exciter dans vos âmes, peut-être languissantes et certainement attardées. Durant ces heures de silence l'on interroge toute la vie, pour mieux en connaître les mystères, il nous sera permis de mesurer sans orgueil le chemin que vous avez parcouru, et de compter les vertus acquises, et les victoires remportées.

Mais, avant tout, regardant au terme de la. course, vous y découvrirez Dieu, qui se propose à l'homme comme type, comme modèle, avec ses perfections infinies; et, vous trouvant si loin de ce terme que nous ne saurions déplacer par de lâches calculs, vous prendrez une de ces résolutions généreuses, qui emportent la place d'assaut ; et à Dieu qui vous redira dans les colloques intimes : « Soyez saints comme je suis saint », vous répondrez: Je le veux. Amen.

RESPECT DU PAUVRE 487

Premier jour. Le Matin RESPECT DU PAUVRE

Toute société politique ou religieuse a son esprit qui la distingue, comme chaque homme a sa physionomie morale, et chaque fleur, sa nuance et son parfum ; et notre vie ne serait pas complète, si nous n'avions pas l'esprit du corps auquel nous appartenons.

Serait-il vraiment prêtre, celui qui, enrôlé dans la grande armée du sacerdoce et de l'apostolat, ne brûlerait point de conquérir le monde à Jésus-Christ? Le magistrat, qui a reçu la garde et la défense du droit, ne doit-il pas avoir la passion de la justice? Et le soldat mériterait-il de marcher sous des drapeaux illustrés par mille victoires, s'il ne portait pas au cœur cette grande et noble chose, qui s'appelle l'amour de la patrie?

Il est donc tout naturel de nous demander, dans le calme et l'étude sérieuse de la retraite, quel est l'esprit des conférences de Saint-Vincent de Paul. Et, à cela je réponds que, ayant été suscités pour remplir dans l'Église, sans ostentation et sans bruit, le ministère sublime de la charité, vous devez avoir, tout d'abord, le respect du pauvre.

Heureux celui qui a l'intelligence du pauvre, nous dit le Saint-Esprit: Beatus qui intelligit super egenum et pauperem. Avez- vous médité, approfondi cette parole étrange? Le pauvre!... Mais, n'est-ce pas ce vêtement sordide, ce haillon qui recouvre à peine des membres amaigris? N'est-ce pas cette chambre soli- taire, où jamais on n'entend le chant des fêtes et le rire bruyant de la joie? N'est-ce pas ce morceau de pain dur qu'il a quêté de porte en porte, et qu'il mange à l'écart, détrempé dans les larmes? Derrière ces délaissements et ces tristesses, y aurait-il par hasard une énigme , un mystère , comme sont cachées les merveilles de la grâce, sous le signe sacramentel?

Eh bien, oui! Et ce mystère, la raison humaine n'a su l'appro- fondir, ni avant, ni après la révélation évangélique.

Qu'était-ce, en effet, que le pauvre, avant que Jésus-Christ eût mis à son front, couvert de tant de honte, un rayon lumineux? Était-ce réellement une âme placée, avec son intelligence et sa liberté, au premier rang des êtres? Ecoutez les philosophes les plus illustres de l'antiquité païenne... Comment l'appellent Sénèque, Aristote, et Platon?... Une chose. Avez-vous entendu? Une chose comme l'insecte qui rampe sur le bord du sentier, comme le ver de terre que le passant écrase, et comme les grains de poussière que disperse le vent. Et Rome, malgré sa civili-

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sation tant vantée, le jetait à ses murènes, aux bêtes du cirque, et aux combats de ses gladiateurs.

Aujourd'hui, après dix-neuf siècles de christianisme, qu'est- ce que le pauvre, en dehors de la foi? C'est une victime des iniquités sociales ; c'est un déshérité, à qui l'on a ravi sa part du capital; c'est un opprimé, que mille voix trompeuses, voix du club, voix du journal , voix du roman , poussent à la révolte.

Et, en face de cette question toujours menaçante de la pauvreté, voyez-vous la science moderne? Elle a balbutié trois mots, sur lesquels notre siècle a échafaudé tous ses livres et ses discours; et avec ces trois mots, le Droit, le Progrès, l'Égalité, elle s'est flattée d'avoir résolu le problème qui reste devant nous comme un spectre.

Mais, le droit divise, il élève des prétentions, il donne aux riches la dureté, et aux indigents l'arrogance.

Le progrès n'a fait, jusqu'ici, que multiplier nos ruines et accroître le nombre des pauvres, en excitant, dans l'âme du peuple, des aspirations fébriles et des convoitises ardentes.

Quant à l'égalité, dont le nom magique et provocateur a reparu sur les murs de nos édifices, c'est la chimère. Un jour, vers la fin du siècle dernier, à l'heure du crépuscule, un homme, se promenant avec Bernardin de Saint-Pierre, s'émerveillait de cette belle nature, drapée dans les rayons du soleil couchant. Tous deux gravirent une colline, du sommet de laquelle jaillis- sait un ruisseau qui, tombant de cascade en cascade, allait fertiliser la plaine. « Si tout était plaine, s'écria-t-il, nous ne jouirions pas de ce spectacle, et la campagne, inféconde sans ce monticule, ne serait pas fertilisée par ce riche courant. »

Voilà l'image de la société. Sous tous les régimes et toutes les constitutions, il y a des aptitudes et des capacités diverses, des différences d'esprit , de caractère et de savoir ; et parmi les âmes, que de degrés, depuis l'âme ravalée dans la fange, raccornie par l'égoïsme, jusqu'à l'âme enthousiaste et sainte- ment éprise de dévoûment! Il y aura donc toujours, quoi qu'inventent nos utopistes , la richesse à côté de la pauvreté, comme la montagne au milieu de la plaine. Mais, dans le plan de la Providence, la richesse est comme le réservoir d'où la charité se déverse sur le pauvre; et le pauvre, qu'est-il?

Il est tout d'abord une puissance. Non pas certes cette puis- sance de l'émeute qui, à de certains jours, sort de dessous terre, en hordes menaçantes, pousse des cris de haine, épouvante

les cités, et retombe ensuite plus bas dans la misère , mais

la puissance expiatrice.

Depuis que Jésus-Christ s'est fait notre caution sur le Calvaire, il faut à tout prix que l'humanité souffre avec lui, soit crucifiée

RESPECT DU PAUVRE 489

avec lui, et lui fournisse une certaine somme de douleurs. Et cependant, voyez; n'y a-t-il pas des hommes qui n'ont jamais connu l'amertume des larmes? N'y a-t-il pas des hommes qui, marchant par des voies aplanies, ne se sont point meurtris aux pierres du chemin? N'y a-t-il pas des hommes qui, nés sous l'étoile du bonheur, ignorent s'il y a des déceptions dans l'his- toire de la vie ? L'Évangile , qui nous prophétise à tous la souffrance et les pleurs, se seralt-il donc trompé? Non. Mais voici le mot de l'énigme.

Regardez l'orphelin , dont la vie s'étiole dans sa fleur ; le vieillard qui, dans la rue, vous tend sa main tremblante; la mère désolée, dont les enfants se lamentent de faim... Ceux-là, qu'ont-ils fait, et pourquoi souffrent-ils? Expliquez-vous, justice de mon Dieu !

Et Jésus-Christ nous répond : Les pauvres sont les associés de mon martyre, et ils offrent avec moi le sacrifice de l'expia- tion. Moi, j'ai donné du sang, eux, donnent des larmes; et ces larmes, jointes à mon sang, détournent de votre ciel les nuages qui l'auraient assombri.

Ainsi, en vertu de la loi, de la solidarité qui gouverne le monde, le pauvre acquitte nos dettes, et ses souffrances nous épargnent ce que la justice divine aurait versé dans notre coupe, de tristesse et de pleurs.

Il continue donc , à travers les âges , la mission rédemptrice du Fils de Dieu, et il est, selon l'expression d'un docteur, le Christ souffrant de l'humanité.

Bossuet, dans une page sublime, l'appelle un sacrement. Et si ce mot vous étonne, écoutez. Tout sacrement est un signe visible, sous lequel se cachent et se voilent d'ineffables réalités. Le signe extérieur , c'est la goutte d'eau qui tombe sur la tête du petit enfant; c'est l'huile qui est répandue sur les mains du jeune lévite; c'est l'hostie que j'offre à l'autel: et l'âme purifiée par l'onde baptismale; et le caractère du sacer- doce , imprimé dans le cœur en caractères ineffaçables ; et Dieu

présent sous des apparences mystiques voilà les réalités

surnaturelles que dérobent à nos regards des symboles sacrés.

Allons au pauvre... que voyons-nous? Un front qu'a ridé la souffrance , des yeux qui ne savent plus sourire , une existence qui languit comme la plante qui n'a point d'eau, des hontes qui n'osent affronter le grand jour, des abandons qui, pour se consoler, n'ont pas même l'espérance... Tout cela, c'est l'image sensible, le signe matériel.

Mais, sous l'emblème, derrière le mendiant, à travers les haillons, qu'ai-je aperçu?

Un jour, nous dit l'histoire, un soldat courait, bride abattue,

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sur le chemin qui conduit à la ville d'Amiens. Tout à coup, un pauvre, qui n'avait pas même de vêtements, se jette au- devant de lui, et, de sa voix la plus suppliante, le conjure d'avoir pitié de son affreuse misère. Le soldat, vivement ému, arrête son coursier, prend son épée, partage son manteau, en donne une moitié au pauvre, et continue sa marche, plus heureux que s'il eût remporté une grande victoire. Le soir venu, il s'endort ; et, pendant son sommeil , une figure radieuse apparaît à ses yeux. C'était le Christ, dans toute la gloire de son règne éternel ; et il lui disait, en souriant: Martin , encore catéchumène, m'a donné ce manteau.

Quelle étonnante révélation ! Le monde nous demande parfois : est votre Dieu ? Ubi est Dens eorum ? Mon Dieu ! je ne vous dirai pas : Regardez l'univers. La création n'est qu'un jeu de sa puissance. Je ne vous dirai pas : Regardez la croix. Ce signe vénéré n'est que le souvenir de ses immenses douleurs. Je ne vous dirai pas même : Regardez le tabernacle; il y a, sous cette froide pierre, un silence qui ressemble au silence du tombeau.

Arrêtons-nous devant ce pauvre qui est assis, tout grelottant de froid, à la porte du temple... Dieu est ici.

Oui; le Dieu qui, entrant dans la vie, n'eut qu'une crèche pour berceau; le Dieu qui, pour avoir du pain, condamna ses mains puissantes au rude labeur de Nazareth; le Dieu qui, bafoué par la foule, fut couronné d'épines, et revêtu d'une pourpre en lambeaux; ce Dieu, dépouillé de toute richesse et de toute grandeur, a voulu que le pauvre fût ici-bas, dans sa détresse et dans son dénûment, son représentant visible, comme l'ambassadeur, seul et sans armées, par delà les océans, représente et personnifie la nation qui l'envoie.

L'histoire du catholicisme, nous disent les docteurs, c'est l'Incarnation qui se renouvelle aux divers points de la terre et du temps. Une fois venu dans les siècles, Jésus-Christ n'est plus sorti du monde, qu'il avait conquis par la puissance de la Croix ; et alors , qu'a-t-il fait ?

Il a mis son autorité dans l'Église ; et qui écoute l'Église , l'écoute : Qui vos audit, me audit. Il a mis sa parole sur les lèvres du prêtre; et qui méprise cette parole, le méprise : Qui vos sper- nit, me spernit. Il a mis sa grâce dans les sacrements, et il arrive aux âmes par ces voies mystérieuses, avec un surcroît de justice et de lumière. Et lui, avec les abaissements, les sueurs et l'obscurité de sa vie mortelle, il s'est mis dans le pauvre, et le présentant au monde, qui lui avait jeté la fange et disputé une place au soleil: Regarde, lui a-t-il dit; le pauvre, c'est moi; et qui lui donne un verre d'eau froide aura pour récom- pense le royaume des cieux.

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Direz- vous que cette doctrine est une rêverie sentimentale, ou l'interprétation fantaisiste de quelque texte sacré? J'ouvre l'Évangile, à la page se trouve décrite la scène effrayante du jugement dernier. Déjà, le soleil s'est obscurci; les étoiles sont tombées du firmament; la terre, souillée partant de crimes, a disparu dans les flammes; l'Ange a sonné de la trompette; et les générations, sorties du tombeau, se pressent au tribunal de Dieu. C'est fait; le souverain juge prononce la sentence, et, s'adressant aux élus, que leur dit-il? « Venez, les bénis de mon Père, et possédez le royaume qui vous a été préparé. »

Et pourquoi donc, Seigneur, ce riche salaire et cette magni- fique récompense? Est-ce parce que le juste, en traversant le monde, ne s'est point attardé â cueillir çà et quelques fleurs, pour s'en tresser des couronnes, et en savourer les parfums enivrants? Est-ce parce que, martyr de la justice et de la vérité, il a soutenu vaillamment les grandes luttes de la foi? Est-ce parce que, plus fort que la convoitise, il a vaincu les sens, et marqué sa chair pénitente des stigmates du sacrifice et de l'immolation? Écoutez encore.

(( J'ai eu faim, et vous m'avez nourri. J'ai été transi de froid, et vous m'avez revêtu. J'ai été malade, et vous avez retourné ma couche. Vous m'avez recueilli sous votre toit, quand j'étais brisé parles fatigues de la route ; et, aux heures de l'abandon, vous m'avez visité dans ma triste solitude: In carcere eram , et venistis ad me. »

Et les élus s'étonnent, et les voilà, criant au Seigneur: Mais, quand donc, ô Maître, avez- vous souffert de la faim et du froid? Quand avez-vous frappé à notre porte, comme le voyageur qu'a brisé la longueur du chemin ? Quand vous a-t-on vu délaissé, malade, prisonnier? Quando te vidimus infirmum aut in carcere , et venimus ad te?

Et le Maître: Chaque fois que vous avez rencontré le pauvre dans la souffrance ou l'oubli, celui-là, c'était moi; et ce que vous avez donné de tendresse au dernier des miens, c'est moi qui l'ai reçu: Quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis , mihi fecistis.

Connaissez-vous une parole plus claire et plus consolante que cette sentence solennelle, prononcée par Jésus-Christ en face des nations?

Dieu dans les pauvres! Ainsi l'enseigne toute la tradition catholique. « Impossible de compter la foule des indigents, dit S. Ambroise ; et cependant, quelque nombreuses que soient les misères, il n'y a qu'un pauvre qui mendie; et ce pauvre, c'est le Christ: Unus Christus est qui in omnium pauperum universi- tate mendie at. »

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Voici l'hiver, disait S. Augustin aux fidèles de Carthage , songez à vêtir le Christ qui est nu.

Et S. Jean Chrysostôme, s'adressant à ceux qui consacraient une large part de leurs richesses à orner les temples et les autels... Commencez par rassasier le Christ affamé, s'écriait-il ; à quoi bon des vases d'or sur sa table, si, en attendant, il meurt de faim : Ipse vero famé pereat.

Dieu dans les pauvres ! Ainsi croit l'Église, et, vénérant en eux la personnification vivante de la majesté divine, elle les envi- ronne d'un culte qui ressemble de tout point au culte qu'elle rend à Dieu même. Donc, à Dieu, des cathédrales, l'or resplen- dit sur le marbre ; et au pauvre, des palais magnifiques, que nous appelons des Hôtels-Dieu, parce que Dieu souffre dans ses membres les plus chers. A Dieu, des lévites, qui veillent à la garde de son tabernacle ; et au pauvre, des légions de jeunes vierges qui, sous les noms les plus doux, dépensent, au service des misères et des infirmités humaines, tout ce qu'il y a de dévoû- ment et de tendresse dans leur cœur. A Dieu, une part abondante de ses biens , pour orner son sanctuaire ; et au pauvre, une part égale pour recueillir ses vieillards et nourrir ses orphelins. Et , lorsque, à certains jours de cruelles épreuves, la misère est si grande , que la charité publique se déclare impuissante à lui prêter secours, savez-vous ce que fait l'Église? Elle vend les draperies de l'autel et les vases du sacrifice; et avec leur prix, elle achète du pain.

Dieu dans les pauvres ! C'était la foi de S. Louis, qui les servait à sa table royale. C'était la foi de sainte Clotilde, qui leur lavait les pieds. C'était la foi de sainte Elisabeth de Hongrie , qui baisait avec respect les plaies dégoûtantes des lépreux. C'était la foi de Félix de Valois, qui, renonçant à la couronne, descendait dans les cachots, pour y prendre les chaînes des captifs. C'était surtout la foi de S. Vincent de Paul qui, prosterné devant eux, les appelait humblement ses maîtres et ses seigneurs.

Dieu dans les pauvres ! C'est la pensée qui nous explique la fécondité, les créations merveilleuses de la charité catholique, et son héroïsme plus merveilleux encore.

D'où vient que la sœur hospitalière, enfermée dans les salles de nos hôpitaux, se consume de veilles au chevet des malades , et prodigue à des inconnus, des soins que le riche n'obtiendrait point avec de l'or?

D'où vient que la petite sœur adopte le vieillard, et lui voue, quand l'arbre est tout dépouillé de ses feuilles, un amour que nous n'inspirons pas même au printemps de la vie?

D'où vient que le frère de Saint-Jean de Dieu , prenant en pitié le fou dont s'épouvante la société, s'attache jour et nuit à cette

ESPRIT d'intelligence 493

cruelle infortune, et ramène le calme dans les âmes en délire, comme David, avec sa harpe , apaisait la fureur de Saùl?

Et vous, d'où vient que, chercheurs infatigables, vous allez dans tous les taudis, vous vous êtes assurés de rencontrer quelque misère, et vous lui portez, avec une aumône discrète, la parole amie, qui tombe, comme du baume, sur les blessures du cœur?

Assurément , le pauvre n'est pas beau ; et trop souvent la souffrance imprime sur son front, une affreuse laideur. Il n'est pas même bon ; et l'histoire de toutes les perturbations sociales nous montre tout ce qu'il y a d'ingratitude et de haine, enfermées dans son âme.

Pourquoi donc est-il aimé des générations chrétiennes, comme personne n'est aimé sur la terre ?

Ah ! c'est qu'à travers les haillons du pauvre, la foi a découvert la poitrine de Jésus-Christ ; derrière le mendiant, elle a vu le Sauveur-, sur ses épaules, elle a aperçu la pourpre royale, teinte dans le sang du Calvaire; et de cette foi, et de cette révélation , est l'amour.

Voulez-vous donc que votre charité, dans son ministère actif, n'éprouve, ni lassitude, ni dégoût, rappelez-vous toujours la parole du Maître : L'aumône faite au pauvre , est une aumône faite à Dieu. Amen.

Premier jour. le soir ESPRIT D'INTELLIGENCE

Les disciples , descendus de la montagne qui avait vu la gloire et le triomphe du Sauveur, se retirèrent au cénacle, disent nos livres sacrés; et, dans le silence et la prière, ils attendirent l'esprit , qui devait les transformer en des hommes nouveaux. Tout à coup, le vent souffle, le cénacle est ébranlé,

des langues de feu, venues du ciel, s'arrêtent sur leur tête

qu'était-ce donc? C'était l'esprit de Dieu, et voyez le prodige.

Hier , les apôtres comprenaient à peine les doctrines du Maître; et aujourd'hui, leur regard, divinement illuminé, en a sondé toutes les profondeurs. Hier, ils ne parlaient que la langue de leurs pères, et aujourd'hui, ils prêchent l'Évangile dans toutes les langues de l'univers. Hier, timides et tremblants, ils contemplaient de loin la scène du Calvaire ; et aujourd'hui , il n'est pas de menaces qui puissent retenir sur leurs lèvres la vérité captive.

494 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Toute retraite étant une Pentecôte mystérieuse , nous ne sommes réunis, loin de la foule, dans cet autre cénacle, que pour y recevoir, d'une manière invisible, mais réelle, l'Esprit qui sanctifie les âmes; et c'est pour lui préparer les voies que je voudrais méditer avec vous sur les dons ineffables qu'il apporte dans les cœurs.

L'un des premiers et des plus nécessaires est assurément l'Esprit d'Intelligence.

L'aigle , planant dans l'espace , interroge , de son regard perçant, toute l'immensité; il découvre tout ce qui s'agite, bas, à des distances qu'on croirait infinies, sur la surface de la terre; et puis, relevant la tête, il fixe le soleil et n'en est point ébloui.

Ainsi l'homme avec son intelligence, qui, étant la plus noble ses facultés, le place au premier rang des êtres.

Qui a mesuré les abîmes de la création et résolu tant de problèmes obscurs , jetés à pleines mains dans les pages de son histoire?

Qui a parcouru les sentiers du firmament, et raconté la genèse, et précisé la marche, et déterminé les évolutions de cette grande armée d'étoiles et de soleils dont est peuplé l'espace?

Qui a dompté les forces les plus indomptables de la nature, et en a fait, par d'habiles calculs, des instruments dociles?

Chefs-d'œuvre de la parole, découvertes de la science, inven- tions des arts, explorations et conquêtes des siècles tout

ce qu'il y a de grand, de merveilleux et d'immortel dans les annales des peuples, appartient à l'Intelligence; et, en présence des montagnes entr'ouvertes , des chars rapides comme l'éclair, des navires aux ailes de feu , et des mille transformations qu'a subies la nature vaincue, l'Intelligence a le droit de dire, mieux que le roi de Babylone , ébloui par les richesses de cette vaste cité: Regardez: voilà mes œuvres: Hœc est Babylon magna, quam ego œdificavi.

Et cependant , au delà de ce monde matériel l'homme marche en plein soleil, il est un autre monde, qui oppose à l'esprit humain des ombres et des ténèbres, plus profondes que l'obscurité d'une nuit sans étoiles ; et pour dissiper ces ombres, et pour éclairer ces ténèbres, que faut-il? Il faut une lumière surnaturelle, divine, qui, partie du ciel, se projette sur l'âme, comme le phare, qui signale l'écueil , projette sa clarté sur les flots.

Or, cette lumière qui, venant en aide à la raison, lui découvre les vérités cachées par delà des frontières infranchissables, comment l'appelons-nous? C'est le don d'Intelligence: Cum autem venerit spiritus veritatis , docebit vos omnem veritatem. Et,

ESPRIT D'INTELLIGENCE 495

pour comprendre ce que l'Esprit d'Intelligence opère dans les âmes, demandez-vous ce que le soleil fait dans la création. Il brille, n'est-ce pas? Il étincelle, il resplendit; et dans tout l'univers, vous ne trouverez pas un grain de poussière, un brin d'herbe, une feuille d'arbre que ce foyer toujours ardent n'illumine de ses feux.

Mais, a-t-il disparu, le soir, dans un ciel de tempêtes, tout devient noir comme le nuage que poussent les vents; et le voyageur, attardé dans des chemins inconnus, cherche vaine- ment à l'horizon une dernière lueur qui se reflète sur sa route.

De même, prenez l'homme, et, l'abandonnant aux seules lumières de son intelligence, placez-le sur le seuil de ce monde mystérieux dont la foi nous découvre les rivages... qu'a-t-il vu?

A-t-il vu Dieu qui, vivant au milieu des générations, les gouverne par sa providence, et donne à chaque être une voix pour chanter sa gloire dans un concert universel?

A-t-il vu Jésus-Christ, debout avec une gloire indéfectible, et adoré sur les autels que lui a dressés l'amour?

A-t-il vu l'Église qui, battue parla haine, comme la barque par les flots, lutte contre les siècles révoltés, et s'avance hardi- ment à travers les tempêtes?

A-t-il vu l'âme jetée dans la vie , comme un soldat sur le champ de bataille, pour y soutenir, sous le feu d'un ennemi qui jamais ne s'avoue vaincu, les grandes luttes de la justice et de la vérité?

Et enfin, au milieu de tant de chemins qui sillonnent l'exis- tence et qui s'appellent: l'intérêt, le plaisir, la gloire, la fortune, a-t-il vu le seul qui, tracé par la sagesse éternelle, n'aboutisse point aux abîmes?

Non. Partout son regard n'a trouvé que ténèbres; et, ne sachant poser le pied sur des sentiers obscurs, l'homme s'est égaré dans un labyrinthe de doutes et d'erreurs qui avilis- sent son histoire.

Que lui manque-t-il donc pour voir? Est-ce les sciences? Est-ce le génie? Mais, le plus souvent, ces aveugles, qui ne peuvent avancer d'un pas dans la vie, sans heurter des problèmes inso- lubles, ce sont des savants auxquels la renommée décerne des couronnes; ce sont des historiens qui, remontant les siècles, ont suivi d'étapes en étapes le mouvement et la marche des peuples; ce sont des philosophes qui, avec des systèmes et des idées, ont gouverné le monde; ce sont des poètes et des littéra- teurs qui tirent de la parole humaine, comme d'une lyre, les sons les plus harmonieux.

Encore une fois, pourquoi ces savants, ces historiens, ces philosophes, ces poètes, ces littérateurs, ne saisissent-ils pas

496 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

la vérité, dont la vue claire et distincte nous enivre de joie? Ah ! c'est que Dieu, ennemi des esprits superbes et des cœurs corrompus, a retiré son Esprit d'Intelligence; et tout à coup il s'est fait dans l'âme une de ces nuits affreuses pas un rayon de lumière ne traverse l'horizon.

Voulez- vous que, en un clin d'œii, cette nuit s'illumine? Donnez-moi une âme dont toutes les avenues soient gardées par les préjugés les plus hostiles; et puis, au milieu de ces préven- tions de la haine ou du vice, envoyez, Seigneur, votre Esprit d'Intelligence*. Emitte spiritum tuum. Et alors, voyez-vous Saul, jeté à terre sur le chemin de Damas?

C'est un sectaire fougueux, c'est un prosélyte ardent des traditions judaïques; c'est un persécuteur qui demande du sang, afin de noyer, dans le sang des disciples, la parole du Maître... Sanlus autem devastabat Ecclesiam; et, à quelques jours de là, qu'est-il advenu? Des écailles sont tombées de ses yeux: Ceciderunt ab oculis ejus tanqaam sqaamœ; la vérité lui est apparue dans une vision prompte, soudaine: Visum recepit; et , choisi pour être l'apôtre des nations, il les amène aux pieds du divin Crucifié.

Plus tard, entendez-vous, sur les rivages de l'Afrique, ce jeune philosophe, dont la parole soulève des applaudissements? Augustin , malgré les prières et les larmes de sa mère , a suivi les courants qui mènent aux écueils, et, séduit par les erreurs de son temps, il met à les défendre, l'ardeur de sa jeunesse et l'éclat de son génie, lorsqu'un jour... est-il? La grâce l'a vaincu comme Saul; et, en se relevant, il était prêtre, pontife, docteur; et la foi lui devait ses plus belles victoires.

Et cet Esprit d'Intelligence, qui se révèle et s'affirme par dételles clartés, ne l'avez-vous pas rencontré dans des âmes incultes qui , ne connaissant rien des sciences humaines , avaient cependant, du côté du ciel, de radieuses éclaircies? Nous comptons des milliers de saints, qui ont surgi des conditions les plus infimes et les plus déshéritées. Il y a des labou- reurs qui ne connaissaient que leurs sillons, comme les apôtres ne connaissaient que leurs filets; il y a d'humbles bergères, qui jamais n'avaient soupçonné d'horizon au delà de la vallée restreinte paissaient leurs troupeaux ; il y a des mendiants qui furent, selon la parole de nos livres sacrés, le rebut de leur siècle.

Et ces laboureurs ont eu de ces intuitions sublimes qui éblouissent la pensée; et ces bergères ont mesuré du regard, les profondeurs insondables au bord desquelles la raison est saisie de vertige ; et ces mendiants ont senti leurs lèvres

ESPRIT d'intelligence 497

tressaillir sous des souffles qui ne partaient point de la terre ; et qu'était-ce que ce regard perçant, ces jets de lumière, ces révélations étranges, ces souffles inconnus? C'était l'Esprit d'intelligence, qui, se dévoilant aux cœurs purs, les introduit dans les secrets de Dieu : Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt; et leur donne en même temps la véritable science de la vie: Da mihi intellectwn , et scrutabor legem tuam.

La vie ! quelle autre énigme ! Lorsque , pour éclairer sa marche , l'homme n'a d'autre lumière que la raison , les choses de la terre se revêtent de couleurs empruntées ; et, séduits par ces brillants dehors, nous courons follement après des ombres que nous prenons pour des réalités.

Qu'est-ce alors que le temps? Qu'est-ce que le devoir? Qu'est- ce que l'âme? Qu'est-ce que l'éternité? Et comment répondre à ces grandes questions que chaque minute, en passant, jette sur nos sentiers ? Écoutez-le.

Et, il vous dira que, si le temps est un fleuve dont nous côtoyons les rives, il faut laisser la barque descendre le courant, au lieu de perdre haleine à remonter le flot.

Il vous dira que le devoir est une affaire de calcul, et que, dans ce calcul , l'homme le plus habile est celui qui sait le mieux exploiter la jouissance, tout en sauvegardant l'honneur.

Il vous dira que l'âme est un vain mot, ou, tout au plus, un être d'un jour, qui disparaît, pour ne plus revivre, lorsque s'écroule la demeure qui l'avait abrité.

Il vous dira que l'éternité n'est qu'un rêve, et qu'il y a folie à sacrifier pour un rêve les jouissances que nous offre le temps.

Et, en réalité, que fait l'homme, en dehors de la route que lui trace la foi ?

Semblable au pilote qui, oubliant le port lointain il doit aborder, s'arrête, insouciant, à contempler toutes les rives, lui aussi , perdant de vue le terme de la vie, jette son existence à tô*utes les passions qui lui promettent une heure de bonheur.

Parlez-lui de gloire et de fortune, d'affaires et de plaisirs, il écoute... il tressaille-, mais, parlez-vous de conscience et de devoir, de salut et de destinées éternelles, on dirait une voix qui reste sans écho.

Eh bien! vienne dans cette âme indifférente, endormie, l'Esprit d'intelligence: Emitte Spiritum tuum; et les objets créés reprendront à l'instant leurs véritables nuances, et désormais, plus d'illusion.

Madeleine, en traversant les rues de Jérusalem, entend la parole du Sauveur. C'était l'heure de la grâce et de la vérité; et aussitôt, les voiles se déchirent-, et, comprenant enfin tout

III. TRENTE-DEUX.

498 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

ce qu'il y a de honte au fond de la coupe dont s'était enivrée sa jeunesse, elle prend ses vases de parfums et d'albâtre, et les brise aux pieds de Jésus- Christ.

François Xavier s'est épris de la gloire, et il la poursuit avec toute la fougue de la jeunesse. Mais, l'Esprit d'intelligence amène sur son chemin un ami qui lui rappelle, en lui tendant la main, cet oracle de l'Évangile: A quoi bon gagner l'univers, si l'on vient à perdre son âme? Quid prodest homini , si mundum universum lucretur, animœ vero suce detrimentum patiatur? Et, sans autre discours, le jeune ambitieux voit tomber tous ses rêves, et demandant la Croix pour s'en faire un drapeau, il va la planter aux extrémités de l'univers.

Et François Borgia, que ses princes ont comblé d'honneurs! l'Esprit d'intelligence le conduit providentiellement sur les bords delà fosse d'où l'on a retiré le cercueil d'Isabelle, et en voyant cette corruption et ce néant de la tombe... C'est donc là, s'écrie-t-il, tout ce qui reste delà puissance et delà grandeur! Et le lendemain, il était à genoux dans la cellule d'un cloître, Dieu lui révélait les joies du sacrifice.

Et François le Séraphique ! C'est au milieu des splendeurs et des enivrements d'une fête bruyante que survient , sans être attendu, l'Esprit d'Intelligence... et que lui dit-il tout bas? Une parole secrète, mystérieuse..., et le jeune homme, arraché, comme par un coup de foudre, à ses douces illusions, devient triste et pensif; et il court au fond d'un sanctuaire en ruines, la pauvreté lui apparaît si rayonnante et si belle, qu'il la choisit pour épouse et lui donne son cœur.

L'avez-vous , cet Esprit d'intelligence, qui nous met face à face avec la vérité?

Oui; vous l'avez, si au terme de la vie traversée par tant d'épreuves, vous ne voyez que Dieu, et si, malgré toutes les tempêtes, tenant la main ferme au gouvernail, vous allez coura- geusement à Dieu, sans vous laisser détourner par les bruits qui viennent du rivage.

Vous l'avez, si dans la balance l'humanité jette ses œuvres, il se trouve que votre âme l'emporte, et si à toutes les voix de la séduction vous répondez, comme les saints : Voix trompeuses et mensongères, taisez-vous, je veux sauver mon âme.

Vous l'avez, si, conformant vos œuvres aux convictions de la foi, et méprisant le jugement des hommes, vous passez, le cœur invulnérable et le front haut, sous les sarcasmes du siècle, donnant à Jésus-Christ et à son Évangile le témoignage d'une vie sans défaillance et sans peur.

Vous l'avez, si, au milieu des événements qui agitent le monde, et même aux heures les plus troublées, vousadorez>

ESpniT d'intelligence 499

dociles et soumis , l'action de la Providence, qui veille sur toute créature, alors même qu'elle semble endormie.

Mais, êtes-vous de ces hommes qui, emprisonnés dans le temps, y respirent à l'aise, et, au lieu de traverser la terre en voyageurs, s'y bâtissent des demeures qu'on dirait être permanentes ?

Êtes-vous de ces hommes qui, tout en croyant à la dignité de l'âme, à sa rédemption par le sang du Calvaire, et à ses glorieu- ses destinées, font à la chair des concessions quelquefois humi- liantes, où les sens triomphent aux dépens de l'esprit?

Êtes-vous de ces hommes, catholiques et croyants qui, jetés dans la mêlée confuse de toutes les négations et de tous les scepticismes, défendent lâchement l'intégrité de leur foi, et sous prétexte d'avoir la paix, consentiraient volontiers à des alliances funestes et à des pactes désastreux, l'on croirait que l'erreur et la vérité vont se donner la main, et s'embrasser comme des sœurs ?

Êtes-vous de ces hommes qui, au moment des grandes tempêtes, se défient de la Providence, ont peur, et du vent qui passe, et du flot qui monte, et de l'orage qui gronde, et s'ima- ginent que tout va sombrer au souffle des idées nouvelles, et des passions ennemies?

C'est évident -, il vous manque l'Esprit d'intelligence qui redresse nos voies : Et sic correcte? sint semitœ eorum qui sunt in terris. Or, le voulez-vous, cet Esprit, sans lequel tout homme marche à l'aventure? je vous dirai : Soyez purs et soyez humbles.

Soyez purs : Beati mundi corde, quoniam ipsi Deum videbunt. Le soleil ne se réfléchit, avec un facile et doux éclat, que sur des eaux limpides. Dès que la fange, soulevée par le vent, remonte à la surface, le lac se trouble et s'assombrit. Le lac transparent, c'est le cœur pur ; le soleil, c'est la vérité -, et toute vérité se reflète sans ombre dans cette onde tranquille. Elle y entre comme chez elle, a dit un orateur, et l'homme en reçoit aussi facilement les clartés dans son intelligence, qu'il reçoit dans un œil sain, la lumière du ciel. Mais, quelque orage a-t-il troublé la limpidité de la vie? La vérité n'y projette plus que de pâles lueurs, et l'Esprit d'intelligence s'en va, disent nos livres sacrés, aussitôt que la convoitise a vaincu: Non permanebit spiritus meus in homine , quia caro est.

Purs de cœur, soyez encore humbles d'esprit. Je vous rends grâces, disait le Sauveur, dans une prière sublime, de ce que vous avez caché ces mystères à ceux qui se prévalent de leur sagesse et de leur prudence: Abscondisti hœc sapientibus et prudentibus ; tandis que vous les avez manifestés aux humbles et aux petits : Et révélas ti ea parvulis.

500 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFERENCES

Les pauvres et les petits, c'étaient, au berceau de l'Église, les pêcheurs, les bateliers de la Galilée, que l'apôtre S. Paul appelle des hommes néant : Et ea quœ non sunt, ut ea quœ sunt, destrueret ; et ce sont, à travers les âges chrétiens, toutes les âmes qui, se défiant de leurs lumières, et méprisant les conseils de la sagesse humaine, ne veulent avoir, pour enseigner et pour gouverner leur vie, d'autre maître et d'autre docteur que l'Esprit de Dieu.

Soyez de ces âmes-là. Les orgueilleux! les superbes! Dieu les abandonne aux mains de leurs conseils : In manu consilii ; et avec ce guide, vont-ils ? Ils s'égarent dans leurs vains raison- nements : Evanuerunt in cogitationibus suis ; et leur cœur se remplit de ténèbres: Et obscuratum est insipiens cor eorum.

Les humbles, au contraire, sont les fils de la lumière, et les enfants du jour : Omnes vosfilii lucis etjiliidiei; et l'Esprit d'intel- ligence, présent dans leur cœur, comme dans un sanctuaire il rend ses oracles, les mène sûrement dans la vie, et les fait aborder au ciel. Amen.

Deuxième jour. Le Matin L'AUMONE SPIRITUELLE

L'Église tient en réserve de nombreux bataillons, qu'elle lance aux diverses heures et aux divers points du champ de bataille , selon la nature du péril. A la corruption des mœurs elle oppose les Ordres pénitents, dont la bure et les austérités protestent contre les audaces du vice. Quand les erreurs attaquent la vérité, elle appelle ses écrivains, ses apologistes, ses docteurs, pour défendre la foi. Aux peuples ensevelis dans les ténèbres, elle envoie ses apôtres, et à ceux qui souffrent, les saintes phalanges, les légions innombrables de la charité.

Vous appartenez à cette grande armée de la charité catholique, dont le dévoûment l'emporte toujours sur la misère. Vos noms sont inscrits sur ces cadres glorieux qui comptent tant de héros. Vous êtes enrôlés dans cette vaillante milice des Conférences de Saint- Vincent de Paul , dont la bannière, dressée en face d'un siècle riche en apostasies, flotte à tous les vents du ciel; et s'il y a réellement des joies dans votre vie d'hommes ou de jeunes gens, n'est-il pas vrai que les plus pures sont celles que vous goûtez au sein de ces familles adoptives, qui vous saluent comme leur père, et volontiers baiseraient votre main?

Mais, pour remplir en entier cette belle et consolante mission

l'aumône spirituelle 501

que les anges vous envient, suffit-il de monter, par un escalier sombre, jusqu'à la mansarde ouverte à tous les vents, et de jeter quelques bons de pain sur une table vermoulue? Le pain n'est qu'une aumône matérielle , et je lis dans vos statuts que l'aumône doit vous servir , comme un instrument , pour travailler à la réforme morale des pauvres qui vous sont confiés.

Il est incontestable , en effet, que la charité vous ouvre les cœurs, et vous donne le droit de rappeler au pauvre ses devoirs, de lui adresser une parole qui, venant par un autre sentier, révolterait son amour-propre , et de lui dire la vérité : non pas certes la vérité qui blesse et qui aigrit , mais celle qui apporte la lumière et l'espérance.

Il est également incontestable que le pauvre, dont si souvent vous visitez la demeure, est rongé par une double plaie, la plaie physique et la plaie morale. Qu'est-ce que la plaie physique? C'est sa chambre obscure et dénudée ; sa table, sur laquelle il n'y a pas de pain ; son vêtement, qui tombe en lambeaux ; ses rides précoces, qu'ont creusées la souffrance... Et la plaie morale? Ah! celle-là est plus hideuse encore. C'est le vice, la corruption, l'indifférence religieuse , et l'absence de Dieu.

Or, venir en aide au dénûment d'un frère malheureux, c'est beau, je vous l'accorde. Oui, il est beau de visiter le mendiant sur la paille fétide l'a cloué la douleur. 11 est beau de descendre dans le taudis humide de petits enfants pâles, amaigris, vous attendent comme un envoyé du ciel; et nous ne saurions trop admirer les œuvres de bienfaisance qui germent dans le vaste champ de l'Église, plus nombreuses que les épis dans les sillons du laboureur.

Mais, après tout, le corps n'est qu'une maison, un édifice, de boue qui s'écroulera demain. Sous cette enveloppe, dans l'inté- rieur de cet édifice, habite une âme, dont les destinées sont des destinées immortelles ; et à mesure que vous vous inclinez charitablement vers le corps, pour en guérir les blessures, regard, vous devez chercher l'âme souffrante, appauvrie, pour la gagner à Dieu. Sans cela, l'aumône est incomplète , et vous, vous ressemblez, passez-moi l'expression, à des distributeurs de vivres, quand vous devriez être les conquérants, ou, tout au moins, si le mot vous paraît trop hardi, les glaneurs des âmes.

C'est , nous ne saurions trop le redire à notre siècle d'égoïsme, d'apathie et d'abstention , le devoir de tout chrétien. « Le Seigneur, est-il écrit au livre de la Sagesse, nous a confié les intérêts éternels du prochain : Mandavit Mis iinicuiqae de proximo suo.» « Si votre frère s'égare, ajoute Jésus-Christ, hâtez- vous de le ramener au droit sentier » : Vade et corrige cum. « Le Sauveur, continue S. Jean, s'est immolé pour notre salut; et

502 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

nous, nous devons être prêts à nous sacrifier pour le salut de nos frères )) : Et nos debemus pro fratribus animas ponere. Et, bien avant l'Évangile, un prophète avait dit : Malheur à vous, si, par votre faute, l'impie meurt dans son impiété; Dieu vous demandera compte de son âme : Sanguinem ejus de manu tua requiram.

A quoi bon tant de témoignages, pour vous convaincre de cette

vérité élémentaire? Vous êtes là-bas sur le rivage , contemplant

la voile qu'enfle le vent , la barque qui se balance sur les

vagues, et le flot qui expire sur la grève; lorsque, tout à coup, à

vos côtés, un petit enfant se jette à l'eau, et entraîné par la

mer, il pousse des cris de détresse, cherchant vainement une

poignée d'algues, pour la saisir de sa main qui se crispe. Eh

bien! seriez-vous réellement un homme, auriez-vous du cœur,

si, détournant la tête, vous abandonniez tranquillement au

flot, comme une vile épave, l'enfant qui vous crie: Au secours?

De même, voilà une âme naufragée; et cette âme qui, dans

son naufrage, a perdu Dieu, la foi et les mœurs, ne vous est

point inconnue; c'est le pauvre qui, en recevant un morceau

de pain avec des larmes dans les yeux, vient de vous dire'-

Merci. Vous pourriez, avec le pain, lui donner un conseil

passerait tout votre cœur... vous le pourriez, et vous ne le faites

pas; et vous laissez votre pauvre à la merci des doutes, des

passions et des préjugés! Êtes-vous bien le disciple de celui

qui, pour sauver les âmes, s'est précipité du ciel dans une

crèche, et de la crèche est monté sur la croix?

Êtes-vous en même temps un membre actif et zélé des Confé- rence de Saint- Vincent de Paul? Quel est le but réel de cette institution à laquelle la Providence a donné un merveilleux accroissement? C'est le but de toutes les œuvres que fonde et consacre l'Église, à savoir: la régénération des âmes.

Peu importe la variété des instruments employés pour atteindre cette fin, qui est, durant les siècles éternels, l'unique préoccupation de Dieu.

Le prêtre travaille au salut des âmes, en jetant à tous les échos la parole de vie, et en tendant la main, pour les relever de leur chute, à ceux qui sont tombés dans l'abîme.

Le religieux, dans son cloître, travaille au salut des âmes, en flagellant sa chair innocente , et en répandant , aux pieds des autels, la prière, qui est le salut du monde.

L'œuvre de Saint-François Régis travaille au salut des âmes, en arrachant au désordre des familles entières qui vivaient, loin de Dieu, dans la honte et la boue.

L'œuvre des bons livres travaille au salut des âmes, en luttant contre la presse immorale, qui jette à tout venant,

l'aumône spirituelle 503

sous la forme de la brochure ou du feuilleton, ses productions infâmes.

L'œuvre des cercles catholiques travaille au salut des âmes, en dressant, au milieu de nos grandes cités, des abris la jeunesse, à l'heure des orages, se réfugie, comme le navire dans le port.

Et toutes ces œuvres, qui sont des rayons du même foyer, des ruisseaux de la même source, constituent, dans leur ensemble harmonieux, ce que nous pourrions appeler: le sacerdoce laïque.

Il y a dans l'intérieur du ' temple un premier sacerdoce qui évangélise, administre les sacrements, monte à l'autel; et à celui-là le divin Maître a dit: Tu sortiras de ta famille, tu quitteras ta parenté, tu passeras sur la terre libre de tous les liens qui enchaînent le cœur, et tu auras pour vocation unique de prier, de combattre et de souffrir, pour accroître le nombre des élus.

Mais, pour tant de plaies à cicatriser, pourtant de maux à guérir, pour tant d'âmes à relever de leurs chutes profondes, suffit-il de ce sacerdoce, réduit à ses seules forces? Écrasé sous le poids des fonctions extérieures du culte, le prêtre peut-il être partout, soutenir tous les assauts, réparer toutes les brèches, et défendre toutes les issues menacées par l'ennemi ?

Il faut donc , à côté du premier sacerdoce, un sacerdoce secondaire. A côté de l'apostolat du prêtre, il faut l'apostolat du laïque. Il faut que le laïque soit le précurseur et l'avant- garde du prêtre, et aplanisse les obstacles qui s'opposent à son ministère; il faut enfin que, dans ce grand combat qui se livre depuis des siècles entre le vice et la vertu, entre l'erreur et la vérité, tout chrétien soit un soldat et paye de sa personne.

Ne la voyez-vous pas, d'ailleurs, cette puissance formidable qui marche en colonnes serrées et bat en brèche les fondements de la société? Il y en a là, du zèle! Il y en a là, de l'ardeur! Il y en a là, de l'activité!

C'est à faire rougir les enfants de l'Évangile. Quelle force! Quelle discipline! Quelle savante organisation! Ses bataillons unis, compactes, obéissait à la même tactique, remplissent le monde consterné: ils se parlent et se répondent à travers les frontières; et, quand arrive le mot d'ordre, des milliers de voix, voix d'ouvriers, voix de travailleurs, voix de déclassés, voix d'ambitieux, répondent comme un seul écho: Que voulez- vous ?

Voulez-vous de l'or, pour fonder un journal incendiaire, ou propager des romans et des pamphlets ? Voilà le fruit de nos épargnes et le prix de nos sueurs.

Voulez-vous que nous immolions à la secte nos principes >

504 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

notre conscience et notre liberté? Nous voilà, sans liberté, sans conscience et sans principes, aux ordres de l'agent invisible, qui jette sa parole souveraine à des milliers d'esclaves.

Voulez-vous que nous soyions les apôtres de la corruption et de l'impiété? Nous irons partout vous voudrez, dans le club, dans l'estaminet, dans le cercle, sur la place publique; et partout nous sèmerons, sur notre chemin, l'anecdote scanda- leuse , le mensonge et le blasphème.

Voulez-vous que nous amassions des ruines , et que nous consternions la société par des crimes inouïs? Faites un signe, et nous descendrons dans la rue , les armes à la main.

Et tout cela est arrivé ; et il y a vraiment de quoi s'épouvanter, quand on étudie cette immense propagande qui, dans l'ombre, en secret ou en plein jour, travaille à démoraliser les masses populaires.

Or, à la vue de ce travail satanique, que ferez-vous? Si vous avez l'esprit de l'Évangile, si une étincelle de la charité divine est tombée sur votre cœur, si vous avez hérité du zèle de S. Vincent de Paul, à la propagande vous opposerez la propagande, à la parole vous opposerez la parole; vous vous jetterez au-devant du flot qui entraîne les âmes, et vous serez les apôtres de ces familles déshéritées que vous nommez si bien: mes pauvres.

Seulement, allez-vous me dire, en quoi consiste cet apos- tolat? Il consiste à rendre au pauvre ce que lui ont ravi les tribuns qui l'exploitent, les journaux qui le passionnent et les orateurs qui le trompent. Et, savez-vous ce qu'est ce bien, au-dessus des richesses de la terre et du temps? C'est Dieu, c'est Jésus-Christ.

Autrefois, le pauvre trouvait Dieu dans la famille la sève chrétienne se transmettait avec le sang et la vie. Sous le toit modeste du travailleur et de l'ouvrier, l'enfant, au sortir du berceau, dans les bras de sa mère, apprenait à connaître et à bénir le Jésus de l'étable et de l'atelier; et plus tard, quand arrivait l'heure de répreuve et du malheur, le crucifix, suspendu à la muraille noircie par le temps, lui parlait de souffrance et d'agonie , de patience et de résignation.

Le pauvre trouvait Dieu dans son église, qu'il aimait plus que son foyer, parce qu'elle lui rappelait ce qu'il y avait de plus grand, de plus solennel et de plus sacré dans sa vie ; et lorsque la cloche, avec ses tintements joyeux , annonçait le jour de la prière et du repos, il accourait au pied de l'autel, le Seigneur l'attendait au milieu des chants, des lumières et des parfums ; il écoutait la parole du prêtre, il se sentait ennobli au récit de ses gloires ; et, l'esprit illuminé, le cœur à l'aise, il retournait à son travail, sans haine et sans envie.

l'aumône spirituelle 505

Le pauvre trouvait Dieu dans la société, qui protégeait ses croyances, respectait son culte, et lui facilitait, par des lois chrétiennes, l'accomplissement du devoir.

Aujourd'hui, qu'est-il devenu?

Par suite de la diffusion brusque et rapide de l'instruction populaire, le pauvre s'est trouvé tout à coup en présence de deux écoles, l'école philosophique et l'école révolutionnaire, qui lui ont arraché toutes ses traditions et toutes ses espérances.

L'école philosophique, dont les enseignements sont descendus, des hautes facultés, dans le roman à quatre sous, et dans le feuilleton du journal à cinq centimes, lui a dit :

Comment! Dans un siècle de lumières, tu crois encore au Dieu vieilli des bonnes femmes et des petits enfants !

Tu crois cette fable, cette légende d'un Dieu sur la paille et mort dans l'abandon , la honte et la douleur !

Tu crois que ton âme , survivant à ton corps , trouvera , par delà la tombe , une éternité de larmes ou de joies !

Laisse tous ces rêves d'un autre âge, et sache que Dieu est un vain mot; le Christ, un personnage de fantaisie; le paradis , la richesse ; et l'enfer, ta bourse vide.

L'école révolutionnaire est venue à son tour, et elle a ajouté: Puisqu'il n'y a ni Dieu, ni Christ, pourquoi cette religion, qui opprime ta conscience? Pourquoi cette Église, qui prétend te garder en tutelle? Pourquoi ce prêtre, qui veut s'immiscer dans le gouvernement de ta vie ? Nous ne sommes plus au temps l'on amusait les générations avec des vitraux radieux, des cantiques et de l'encens, des fêtes et des cérémonies; nous nous sommes débarrassés de Dieu, débarrassons-nous de l'Église.

Et le pauvre, aveuglé par ces doctrines désastreuses, s'est jeté dans le doute , se demandant s'il avait une âme , s'il existait réellement une éternité , par delà les frontières du temps ; et il a fini par se trouver sans Dieu.

est Dieu?

Il n'est plus dans la famille. Alors même que Dieu en ait posé la première pierre , peut-on dire qu'il habite dans la demeure du pauvre, avec son Évangile, sa doctrine, et sa vérité? Il n'y a, sous ce toit maudit, côte à côte avec la misère, que le murmure et le blasphème; et le pauvre, ayant perdu Dieu et l'espérance des biens à venir, a voulu se créer son paradis sur terre, et il a menacé le riche, sous prétexte qu'il lui enlève sa part de jouissances; et sa menace reste, comme la foudre , suspendue sur nos têtes.

est Dieu?

Il n'est plus dans la société qui , au nom de la liberté de

506 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

conscience, Tachasse de ses lois, de ses institutions, de ses écoles, et l'a emprisonné dans ses temples, avec défense d'en sortir. Et, le pauvre, ne voyant Dieu, ni dans l'autorité, ni dans ses chartes, ni dans ses livres, s'est mis en pleine insurrection contre l'ordre social.

est Dieu?

Il est, sans doute, dans son Église, avec sa grâce, ses sacre- ments , sa puissance et son amour. Mais , c'est en vain que les cloches s'ébranlent, que les fêtes nous ramènent les plus doux souvenirs, et que dans le sanctuaire la victime s'immole et mêle à la voix des fidèles , la voix de son sang rédempteur. Tandis que nous prions, à genoux devant l'autel, le pauvre maudit, à l'écart, l'Église et le prêtre, qui, au baptême, ont mis sur son front le signe de la royauté; et, à sa dernière heure, couronnant une vie d'indifférence par une solennelle apostasie, de sa main presque glacée par la mort, il repousse encore le prêtre et, de sa voix expirante, il défend à l'Église de prier sur sa tombe.

Prenez donc Jésus-Christ, et portez-le au pauvre; et quand vous lui aurez rendu le Christ son frère, il ne se plaindra plus que sa table est mal servie, son pain trop noir, son travail trop pénible... En retrouvant Jésus-Christ, il retrouvera l'ami de Bethléem, le compagnon de ses douleurs; et, lui baisant les pieds, il se relèvera, consolé, dans l'honneur et la véritable liberté. Amen.

Deuxième jour. Le soir DON DE FORCE

Estote fortes in bello. Soyez forts dans la lutte.

J'ai vaillamment combattu , chantait l'apôtre S. Paul , et le regard au ciel, et l'espérance au cœur, j'attends en paix la couronne que le Dieu des justices décerne à ses élus : In reliquo reposita est mihi corona justitiœ.

Et nous aussi, voulons-nous que, au terme de la vie, soient déposées dans nos mains les palmes du triomphe, il faut que nous puissions nous écrier, comme Paul, l'athlète invincible du Christ : J'ai bravement combattu : Bomim certamen certavi.

Rappelez-vous un des plus doux souvenirs de l'enfance. C'était au lendemain de ce jour solennel le ciel , pour la

DON DE FORCE 507

première fois, était descendu dans votre âme. Le temple était encore en fête, et, tandis que l'orgue, en soupirant, accordait ses voix harmonieuses, le pontife s'avançait au pied de l'autel. Là, debout, les mains étendues sur vos têtes, il supplia le Dieu tout-puissant d'envoyer son Esprit , avec les sept dons qui nous révèlent son action dans les cœurs. Puis, de son doigt imprégné du saint chrême, il marqua votre front du signe de la Croix. C'est étrange! Dans ces rites sacrés, tout respire la guerre, et l'on dirait un chevalier, recevant son armure à la veille d'un combat.

Eh bien ! oui ; un combat ! Ce mot résume toute la vie chré- tienne : Militia est vita hominis super terrain. Nous sommes tous des soldats, marchant à la conquête du ciel, sous les drapeaux du divin Maître ; et voilà pourquoi, au moment les passions, endormies jusque-là, s'éveillent et nous provoquent insolem- ment à la lutte, l'Église appelle sur nous l'Esprit de force.

Comprenez-vous un soldat sans la force? Et, si son cœur n'est pas fortement trempé, que fera-t-ïl en face de l'épreuve, et, à l'heure de l'action , que deviendra l'épée, dans ses mains amollies?

L'épreuve ! elle est au départ du foyer paternel, coulent tant de larmes. Elle est dans la manœuvre qui le jette sans pitié , sous un soleil de feu ou un ciel de tempêtes, le long des grands chemins et des rudes sentiers. Elle est dans la discipline inflexi- ble, inexorable, qui incline toutes les têtes sous une verge de fer. Elle est sous la tente où, le soir, brisé de fatigue, après des marches forcées, il mange du pain dur.

Et quand arrive la mêlée sanglante, à l'épreuve vient alors se joindre l'action avec ses alarmes et ses horreurs. Le canon gronde , les rangs s'ébranlent , la mitraille éclate , l'ennemi s'approche en bataillons serrés. . . n'importe ; il faut avancer, et il avance. La force, qui l'a soutenu dans la souffrance du départ, de la manœuvre et de la tente , l'aguerrit en face du péril , et souvent en fait un héros.

Souffrir! Agir ! N'est-ce point aussi la vie chrétienne?

Et quand je parle de souffrances, je n'entends pas ces douleurs, en quelque sorte héréditaires, qui s'emparent de tout homme au berceau, le suivent dans les chemins, même les plus joyeux et les plus aplanis, le meurtrissent dans tout son être, et lui arrachent des soupirs et des pleurs.

Il y a pour le chrétien une souffrance plus cruelle, qui le blesse au cœur, lorsqu'il écoute ce qui monte de son âme, et lorsqu'il contemple le spectacle désolant que nous offre le monde.

Au plus intime de sa vie, ce sont des passions qui conspi- rent: c'est la volonté, que sollicitent d'infâmes désirs \ c'est la

i

508 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

chair, qui se révolte contre l'esprit-, c'est la convoitise, qui soulève des orages; et tout cela, voyez-vous, c'est triste, et tellement triste, que S. Paul, n'en pouvant plus, demandait à grands cris sa délivrance, et suppliait le Seigneur de démolir enfin cette prison du corps, son âme gémissait captive: Quisme liber abit de corpore mortis hujus ?

Et, du côté du monde , quelles scènes navrantes! Je voudrais, ô mon Dieu, comme nous l'ont appris nos mères, en nous berçant sur leurs genoux, que, de l'Orient à l'Occident, votre nom béni fût sur toutes les lèvres : Sanctificetur nomen timm. Je voudrais que votre règne s'étendit par toute la terre, comme un fleuve aux larges bords qui ne rencontre aucune digue : Adve- niat regnam tunm. Je voudrais que toute créature fît ici-bas votre volonté, comme les anges la font au ciel : Fiat voluntas tua, sicut in cœlo et in terra.

Je voudrais, ô aimable Sauveur, que l'humanité , dont la rançon vous a coûté si cher, n'eût qu'une voix pour chanter vos louanges.

Je voudrais, ô sainte Église, que, marchant à la tête des peuples, comme le pasteur à la tête de son troupeau, vous les conduisiez tous sous la même houlette.

Je le voudrais; et cependant, ô mon Dieu, ô mon Sauveur, ô Église, qu'est-ce que je vois, et qu'est-ce que j'entends ?

Au lieu de la bénédiction , tous les échos m'apportent le blasphème ; à chaque pas , la vérité trouve la persécution qui l'arrête dans sa marche; partout, la justice se voile le front, pour pleurer ses défaites ; et la loi divine ne commande plus aux peuples, alors même que, pour le venger, Dieu lance son tonnerre.

Jésus-Christ , le véritable roi des nations , est assailli par toutes les haines qui, avec des insultes et des dérisions, lui tressent , comme les soldats du prétoire , une couronne d'ignominie.

L'Église est rejetée par la société, qui, dans ses rêves d'indé- pendance, a poussé la folie jusqu'à demander à la libre pensée, une doctrine , une morale et un culte civils.

Voilà l'épreuve des âmes foncièrement chrétiennes ! Voilà leur grande souffrance ! Et vous avez lu , sans doute , que François d'Assise courait à travers les champs et les forêts , criant aux arbres, aux plantes et aux fleurs: Pleurez avec moi; l'amour n'est pas aimé !

Or, dans ces tristesses amères qui viennent du dedans et du dehors, qu'est-ce qui soutient le cœur, et l'empêche de défaillir? C'est la force dont nous revêt l'Esprit de Dieu.

Lorsque , poussée par la tempête , la vague s'avance de la

DON DE FORCE 509

haute mer, comme une montagne qui s'ébranle et que blanchit l'écume, nous la suivons tranquillement du regard, sachant très bien que sur le rivage, il y a la digue de sable, et que là, depuis six mille ans, se brisent tous les flots.

De même, quand la révolte soulève les instincts dévoyés de la nature humaine, et jette la perturbation dans la vie, l'homme fort se rappelle la parole dite à l'apôtre S. Paul : Ma

grâce te suffit: Sufficit tibi gratia mea Et alors, grondez,

vents et tempêtes : mugissez , fleuves et mers ; je sais que Dieu est dans la barque, et que , si je pousse, vers lui un seul cri de détresse , de sa main puissante , il apaisera les vagues irritées: Sufficit tibi gratia mea. Et j'attends sans trembler que l'horizon s'éclaircisse.

Ou bien encore, sommes-nous à l'une de ces heures où, sur un sol violemment agité, tout s'écroule: les dogmes et les mœurs, les principes et les lois, croyez-vous que l'homme fort va douter de la Providence et se livrer au désespoir ? Allons donc. Il sait, lui aussi, que Dieu gouverne le monde, et qu'il faut un acte de sa volonté, pour qu'un arbre s'agite et qu'une feuille soit emportée par le vent ; il sait que des ténèbres peut jaillir la lumière, et que la mort peut engendrer la vie... il le sait, et comme le juste qu'a chanté le poète, il reste debout au milieu des secousses et des ruines : Impavidum ferient ruina? .

Mais , quand l'âme n'est pas trempée de la force divine , la vo^ez-vous, languissante, abattue? Chaque cri séditieux, qui s'élève des profondeurs de son être, lui donne le frisson de la peur; et, paralysée par la peur, elle ne sait plus, ni prier, ni combattre, ni vaincre.

Que fera-t-elle alors, dans ce choc des événements extérieurs, qui ne laissent après eux que des effondrements? Ne compre- nant rien à l'action providentielle, elle se scandalisera, si un instant l'injustice triomphe, si l'erreur insulte librement la vérité, si la haine dispute à l'Église la place qu'elle occupe au soleil , et volontiers elle accuserait Dieu d'insouciance , parce qu'il n'accomplit pas, à chaque minute, quelque miracle éclatant qui affirme sa justice.

Et encore, si la vie chrétienne n'était que l'épreuve ! Mais elle est surtout l'action-, et cette action, nous dit un apôtre, c'est la résistance courageuse, énergique, sans trêve, sans merci : Resistite fortes.

Ne faut-il pas résistera notre nature, dont la fougue ressemble à la pétulance du coursier mal dompté, qui mord le frein, et, n'obéissant plus à la main qui le guide, emporte son cava- lier tremblant, sur les bords des abîmes?

510 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Étudions notre histoire, celle d'hier et celle d'aujourd'hui; le cœur n'a-t-il pas eu ses coupables attraits , l'esprit , ses folles illusions, et la chair, ses convoitises ardentes? est l'homme qui, parcourant son existence d'un regard attentif, puisse dire en vérité: Ma vie a toujours été calme comme la mer, dont on n'entend pas même le murmure sur la rive; et jamais une passion quelconque n'a troublé la transparence de ses flots. Celui-là, est-il ?

Est-ce l'homme qui, travaillant comme le serviteur Adèle, a déjà moissonné des gerbes abondantes? Mais S. Paul, élevé de terre, a mérité d'entendre les harmonies du ciel-, et revenu de son extase, il se plaint que Satan le provoque, et l'insulte par d'infâmes soufflets: Angélus Satanœ qui me colaphi^et.

Est-ce l'homme qui, fuyant les cités, s'est réfugié dans la solitude, comme la colombe dans le silence des bois? Mais, au fond de la grotte de Bethléem les jeûnes et les veilles avaient exténué son corps, S. Jérôme sentait tout son être s'émouvoir au souvenir des voluptés de Rome.

Est-ce l'homme qui, brisé par l'âge et mûri par l'expérience, touche presque aux derniers confins de la vie? Mais, à ces limites extrêmes, souvent il n'y a point d'hiver; et il n'est pas rare que sous des cimes couvertes de neige, se cachent des volcans.

Et ces passions, qui nous assaillent tout le long du chemin, du berceau à la tombe, que font-elles lorsque la volonté ne leur oppose aucune résistance ? Ce que fait le torrent qui déborde, ou l'incendie que pousse le vent: elles détruisent, elles dévorent.

11 faut donc combattre , c'est la vie : Militia est vita hominis super terram. Et la vie qui se fatigue de la lutte, est condamnée à subir toutes les hontes que lui inflige le vainqueur.

Or, le combat suppose la force: Resistite fortes ; et rien de beau, dans la création, comme une âme qui soutient, ferme, inébranlable, le choc terrible des passions, et qui consentirait à voir crouler le monde, plutôt que de trahir son devoir ou sa foi.

J'admire le soldat qui s'élance à travers les balles meurtrières, et va planter le drapeau sur les remparts de la ville assiégée. Mais, ne faut-il pas plus de courage, pour soumettre une nature indomptable et la maintenir, quoique frémissante, sous le joug du devoir? Ne faut-il pas plus d'énergie, pour remonter chaque matin à l'assaut et repousser un ennemi qui , jeté à terre , se relève à l'instant, et livre de nouveaux combats?

Et, si l'on décerne des couronnes au général d'armée qui disperse un peuple de guerriers , et promène son épée vaillante à travers les provinces conquises , le Saint-Esprit nous affirme

DON DE FORCE 511

qu'il est une victoire plus éclatante: c'est celle que l'on remporte sur son cœur: Melior est qui dominatur animo suo expugnatore urbium.

Ainsi fait l'homme fort; et sa vie est une suite de triomphes, que les anges écrivent en lettres d'or dans le livre de l'éternité.

Mais, ôtez-lui cette énergie, cette force divine, que devien- nent les âmes? Elles s'en vont de défaite en défaite, laissant à la passion qui les a vaincues, la paix de la conscience , la pureté des mœurs , la dignité humaine , et souvent aussi les croyances et les convictions de la foi.

D'autant plus que la nature humaine, avec ses convoitises, n'est pas le seul ennemi qui se dresse devant nous. Celui-là est au centre de la place; et au dehors, sous les remparts, il y a, tout aussi terrible et tout aussi dangereux, ce complice qui s'appelle le monde. Et, qu'est-ce que le monde? C'est le scandale ; c'est le plaisir; c'est un courant d'idées et de maximes diamétralement opposées à l'enseignement de l'Évangile; c'est encore l'impiété?

Pouvez-vous traverser la rue ou la place publique , sans heurter le vice qui, au lieu de chercher l'ombre et la nuit pour y cacher sa honte , affronte audacieusement les regards du public, et disputant à la vertu les applaudissements de la foule, l'éclaboussé de ses mépris?

Pouvez-vous seulement ouvrir les yeux, sans rencontrer quel- que image attrayante du plaisir , qui emprunte toutes les formes, se revêt de tous les charmes et, de sa voix la plus séduisante, appelle à lui tous les âges de la vie, pour leur offrir des ivresses et des joies inconnues?

Pouvez-vous une minute prêter l'oreille aux bruits du siècle, sans entendre les clameurs de l'impiété, qui se rit de nos dogmes, s'attaque à Dieu et à son Christ, poursuit l'Église d'une haine satanique, et jette à tous les échos, ses cris de vengeance et de mort ?

Et, avec le scandale, le plaisir et l'impiété, n'y a-t-il pas dans l'air une foule de préjugés, qui, dispersés par la presse à tous les vents du ciel, forment l'opinion du temps, pénètrent lente- ment dans les âmes , et y dénaturent les grands principes de la morale et de la foi?

Tel est le monde contre lequel Jésus-Christ a lancé ses plus terribles anathèmes;et il faut vivre, sans en recevoir la plus légère blessure, au milieu de tant de séductions, qui font, en un seul jour, plus de victimes que le glaive, teint de sang, sur les champs de bataille ! Est-ce facile? Qu'en pensez-vous?

Est-il facile de passer, en se riant des flammes, à travers cet incendie, plus redoutable et plus affreux que la fournaise de Babylone?

512 RETRAITE AUX M! MBRES DES CONFÉRENCES

Est-il facile de conduire sa barque, sous le choc des tempêtes, d'une main si intelligente et si sûre, que jamais elle ne touche un écueil?

Est-il facile que la vie, fraîche comme une fleur à son premier matin, conserve sa grâce et son parfum, au milieu d'une atmos- phère tout imprégnée de corruption, de vices et d'erreurs ?

Oui, si nous avons, pour résister dans la lutte, la force de celui qui a vaincu le monde: Ego vicimundum.

Et, en preuve, n'y a-t-il pas des jeunes gens qui, jetés au milieu des scandales du siècle, et s'armant de la prière, comme David de sa fronde, terrassent le géant?

N'y a-t-il pas des jeunes filles qui, abritant leur faiblesse sous la garde de la piété, s'avancent hardiment dans la vie, le cœur fermé, comme une citadelle, à toutes les voix qui les appellent au plaisir ?

N'y a-t-il pas des hommes qui, bien loin de pâlir devant les sarcasmes de l'impiété, lui opposent un front d'airain, et rétonnent par le courage de leur foi ?

N'y a-t-il pas une foule de chrétiens et de chrétiennes qui, dans la mêlée des doctrines et le conflit des opinions, repous- sent tout pacte avec l'esprit du monde, et acceptent la vérité, toute la vérité, sans aucun des amoindrissements que voudrait lui imposer la mollesse ou la prudence humaine ?

Ceux-là! ce sont les forts que la grâce divine couvre comme un bouclier; Virtus Altissimi obumbrabit tibi. Mais, que le bou- clier se brise... c'est fini; nous allons assister aune immense défaite.

Et voilà des hommes qui, vaincus par le scandale, perdent jusqu'à l'instinct de la liberté, et les mains, et les pieds liés, comme de vils esclaves, se roulent, sans honte et sans pudeur , dans des cloaques fétides.

Le plaisir les a vaincus ; et, oubliant que la vie n'est point une fête, ils poursuivent, haletants et fiévreux, toutes les voluptés.

L'impiété les a vaincus; et tandis que, sous le même toit, une épouse et des petits enfants adorent et prient le Dieu de leur baptême, eux, solidaires, libres penseurs, incroyants, jettent à la face de ce même Dieu, les blasphèmes de leur apostasie.

Plus souvent encore, c'est l'esprit du siècle qui les a vaincus, et ils demandent à cet esprit des interprétations qui aplanissent la voie du ciel, et des compromis la morale de l'Évangile s'adapte aux goûts du temps.

Or, cette force qui assure la victoire, et sur le monde, et sur les passions, la trouverez-vous?

Vous la trouverez dans la prière. Dès que l'homme, convaincu

LE ZÈLll 513

de son néant , pousse vers Dieu des cris de détresse : du haut du ciel, Dieu l'entend, et il arrive à son secours, et il lui met au cœur cette énergie quia fait les saints, et leur a mérité les palmes éternelles.

Et, si tout en priant, il vous semble parfois que la volonté défaille, regardez... il y a le tabernacle, et dans ce tabernacle est enfermé le pain vivant : Ego sum partis vivus; et quand on a mangé ce pain , qu'importent la longueur du voyage et la rudesse des sentiers : l'homme fatigué se relève , comme au désert le prophète Elie ; la vie renaît dans son âme, la force lui remonte au cœur, et quelque haute que soit la montagne, il en gravit toutes les cimes.

Priez donc, et mangez souvent le pain de vie ; et, au sortir de la prière et du festin sacré, vous serez, comme les chrétiens des Catacombes, terribles comme des lions, et, mettant tous vos ennemis en fuite , vous serez vainqueurs sur la terre, en atten- dant d'être couronnés au ciel. Amen.

Troisième jour. Le Matin LE ZÈLE

L'égoïsme est assurément une des plus grandes plaies de notre siècle. Depuis que les hommes, en perdant la foi, ont également perdu l'espérance des biens éternels , ils se sont jetés comme en délire sur les jouissances de la terre et du temps. Et les voilà se disputant une place à ce festin, de toute part accourent les convives; et si ardente est leur soif de bien-être et de plaisirs, que chaque invité voudrait, à lui seul, épuiser toute la coupe. De telle sorte que la morale de notre époque peut se résumer dans cette phrase banale, que nous apportent tous les échos: Chacun pour soi, et chacun chez soi.

Ce qu'il y a de plus triste et de plus désolant, c'est que ce vice, contenu jusqu'ici, comme un torrent, dans des rives étroites, a tellement débordé de nos jours, qu'il a malheureusement envahi le peuple de Dieu, et complètement éteint le feu sacré du zèle dans des milliers d'âmes, cependant surnage encore la foi. Voyez , en effet , la plupart des chrétiens sincères et pratiquants.

Enfermés dans un cercle infranchissable d'habitudes et de devoirs, ils remplissent les obligations générales du christia- nisme avec un courage qui ne tremble jamais, et une fidélité

III. TRENTE-TROIS.

514 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

qui ne sait pas se démentir. Mais, cela fait, tout est fait-, et, selon l'expression vulgaire qui les peint au naturel, ils laissent tranquillement couler l'eau sous le pont.

Ne leur dites donc pas que l'impiété lève audacieusement la tête, et jette à la vérité des défis insultants; qu'importe, pourvu que leurs croyances, fortement enracinées, restent debout, fermes , inébranlables, sous le choc de la tempête?

Ne leur dites pas que le vice, passant par dessus tous ses bords, comme le fleuve qu'a grossi l'ouragan , couvre la société de sa fange-, qu'importe, pourvu qu'enfermés dans l'arche de salut, ils échappent à ce naufrage presque universel?

Ne leur dites pas que l'Église, attaquée dans sa doctrine, la liberté de son culte, l'indépendance de son gouvernement, et la dignité de son sacerdoce, pleure comme la mère dont le cœur, brisé par l'ingratitude, ne peut plus contenir ses tris- tesses ; qu'importe, pourvu que, enfants soumis dans la grande famille, ils consolent, par leur amour, cette mère désolée ?

Gardez-vous surtout de leur dire, qu'à ce torrent dévastateur il faut opposer une digue , si l'on ne veut pas que la société disparaisse dans une ruine complète ; que cette digue, à l'épreuve des flots, serait l'union des gens de bien, et que devant cette

croisade, l'enfer reculerait épouvanté Hélas! vous troublerez

en vain leur sainte quiétude, et vous n'obtiendrez que des soupirs et des exclamations , qui trahissent leur désespoir.

11 y a, dans la société , un parti, formidable par le nombre et surtout par l'audace , qui a juré de tout détruire et de tout anéantir. Et, ce parti, qui est une légion, s'avance, enseignes déployées, poussant des cris de haine, menaçant tous les pouvoirs, et sommant les riches de restituer les trop longues usurpations des siècles.

Or, quand, effrayés du péril, nous crions à ceux qui ont conservé les notions de l'ordre et de la justice: Mais enfin, n'entendez-vous pas ces sourdes clameurs? Ne lisez-vous pas ces programmes incendiaires? Ne voyez-vous pas cette vaste conspiration qui attend son heure? Pourquoi donc sommeillez- vous, inactifs, sur les abîmes qui se creusent ? Eh bien! oui, nous répondent-ils, épouvantés du lendemain, c'est effrayant ; mais , que faire ?

Et, en attendant, l'incendie se propage, le flot monte, le gouffre s'élargit... De telle sorte que, ce qui nous perd, ce n'est pas la coalition des haines enrégimentées sous un même drapeau; non... c'est l'indifférence et l'abstention de cet autre parti social, qui, voyant l'édifice secoué jusque dans ses fondations , n'étendrait pas même la main , pour en soutenir les murailles ébranlées.

LE ZÈLE 515

Ainsi en est-il de l'immense majorité des chrétiens, même fervents et pieux , qui , se désintéressant de la lutte, assistent en simples spectateurs à ces conflits contemporains sont engagés, avec la cause de l'Église, les intérêts les plus sacrés de l'humanité.

« Des lois tyranniques oppriment les consciences; la foi religieuse n'a plus le droit d'affirmer ses convictions; l'enfance est pervertie dans son enseignement ; la jeunesse ne marche qu'à travers les séductions; le journalisme fausse toutes les

idées religieuses Jamais, peut-être, la persécution ne fut

plus habile, et le danger plus pressant. . . mais, que faire? Au prêtre, il a été dit de combattre pour la vérité ; laissons-le donc tirer le glaive et se jeter dans la mêlée brûlante. Quant à nous, soyons des neutres et fermons la porte à ces bruits de combats. »

Et tandis que les insultes et les acharnements maudissent et poursuivent leurs saintes croyances, eux, se croisent les bras et se font un lâche repos, dans une neutralité qui est presque une trahison. Et, d'où provient cette indifférence religieuse, qui a tous les dehors de la lâcheté? Elle provient de la conviction se trouvent bien des hommes que, pour être chrétien et catholique, il suffit d'observer les dix commandements de Dieu et les préceptes de l'Église.

Quelle erreur! Nos obligations sont-elles gravées immuable- ment sur des tables d'airain? Le zèle, sans lequel l'Évangile n'aurait jamais conquis l'univers, ne doit-il pas se développer et se modifier, selon la tactique et le nombre des ennemis? Et si aux grands maux, comme dit un adage, il faut les grands remèdes, ne voyez-vous pas que la résistance doit grandir à mesure que grandit le péril ?

Que le soldat rentre sous la tente et remette son épée dans le fourreau, lorque les ennemis vaincus ont imploré la paix, je le conçois. Mais, un chrétien peut-il se retirer de la lutte, lorsque l'impiété livre à la foi un combat décisif? Est-ce quand l'irréli- gion fait appel à toutes les convoitises, qu'il faut s'endormir dans une lâche quiétude? Est-ce quand nos dogmes sont livrés à la dérision, et l'Église traînée sur le Calvaire, qu'il faut se contenter de gémir à l'écart? Est-ce quand des milliers de voix célèbrent déjà les funérailles du catholicisme , qu'il faut affecter de garder le silence?

« La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?» a dit le poète. Non. Dieu est en droit de nous demander d'autres sacrifices que des complaintes stériles et des regrets larmoyants; et, s'il a établi dans la société des supériorités de rang, de talent et de fortune, n'oublions pas que les dons de la Providence nous

516 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

imposent des devoirs en harmonie avec la place que nous occupons sur l'échelle des êtres.

Il a voulu que le savant partageât ses lumières avec les pauvres d'esprit, comme le soleil éclaire la fleur la plus oubliée au fond de la solitude. Il a voulu que le riche employât sa fortune à soulager les souffrances de ses frères déshérités. Il a voulu que l'homme élevé au-dessus de la foule, lui donnât l'exemple et le témoignage éclatant d'une vie fidèle à ses principes et pure dans ses mœurs. En un mot, il a voulu que chacun, dans son Église, eût une certaine responsabilité des âmes; et le zèle pour les âmes est devenu, dans la famille catholique, un devoir universel comme la religion: Mandavit illis unicuique de iproximo suo ; et, sur cette tige éminemment féconde , se sont épanouies toutes les institutions admirables, qui se dévouent à soulager les maladies physiques et morales dont souffre l'humanité.

N'est-ce pas le zèle qui, depuis dix-neuf siècles , suscite des apôtres et des missionnaires, dont les légions pacifiques, n'ayant d'autre arme que la Croix, luttent et meurent pour conquérir les peuples à Jésus-Christ ?

N'est-ce pas le zèle qui a fondé , nombreuses comme les épis dans le champ du laboureur, ces mille et mille institutions religieuses, qui n'entendent pas une plainte, un soupir, un gémissement, sans accourir avec des tendresses maternelles?

N'est-ce pas du zèle qu'est née, de nos jours, l'œuvre de la propagation de la foi, dont leâ millions, recueillis dans l'Europe chrétienne, vont rendre la vie aux terres infidèles que désolait la mort %

N'est-ce pas du zèle que sont sorties, humbles et modestes, vos Conférences, devenues aujourd'hui comme un arbre puis- sant et vigoureux, dont les rameaux toujours verts nourris- sent de leur fruit, n'importe à quelle saison, tout un peuple d'indigents %

Le zèle! Mais il est, à vrai dire, la charité; et dès que la charité descend dans un cœur, livré peut-être la veille à l'égoïsme et au plaisir, il faut que ce cœur se dévoue et s'immole.

Donnez donc à Vincent de Paul des prisonniers, des orphe- lins, des provinces entières la guerre n'a laissé que des ruines. Vincent de Paul ne s'appartient plus ; il est au fond des cachots, il recueille dans la rue les enfants délaissés, et il vient comme un sauveur aux cités en deuil, qu'il arrache aux horreurs de la faim.

Donnez à la sœur hospitalière des malades dont le souffle engendre la contagion et la mort, des incurables rongés par

LE ZÈLE 517

des plaies dégoûtantes, des vieillards que tout délaisse aux frontières extrêmes de la vie. La jeune fille, que le monde, hier soir, adulait dans ses fêtes, se donne à toutes ces exis- tences brisées , et de son cœur elle fait autant de parts qu'il y a de douleurs à consoler, et d'infirmités à guérir.

Et au jeune homme transplanté du milieu du siècle à l'ombre du sanctuaire, donnez des déserts à défricher, des

ruines séculaires à relever, des peuples infidèles à convertir

J'irai, s'écrie-til, et si ce n'est point assez de mes sueurs, je verserai mon sang.

Le zèle ! Mais, il est tellement de l'essence du catholicisme, qu'en dehors de vous n'en trouvez aucune trace.

Les sectes protestantes recueillent de l'or, c'est vrai; et avec cet or elles fondent des écoles, bâtissent des hôpitaux, alimen- tent leur propagande, et achètent des âmes. Mais, le protestan- tisme allemand, anglais, suisse ou français, a-t-il suscité un homme, un seul, dont la statue puisse être dressée, sinon dans nos temples, au moins sur la place publique, à côté de la statue de S. Vincent de Paul? A-t-il des missionnaires qui, au lieu d'exercer un métier largement salarié et de répandre des Bibles, sous le patronage de leurs consuls ou sous les canons de leurs vaisseaux, s'avancent, comme nos apôtres, sans arme et sans défense, au-devant du martyr, et fécondent de leur sang toutes les plages du nouveau monde? A-t-il ces légions innombrables du cloître qui, depuis le moine du mont Saint-Bernard jusqu'à la dernière novice de nos sœurs de charité, ne sortent du silence et de la prière que pour s'élancer, avec un dévoûment héroïque, partout gémit la souffrance ?

De même, il y a dans le monde une foule d'hommes qui, bienfaisants par instinct, ou philanthropes par calcul, jettent bien souvent ce voile sur leurs vices, pour se dispenser de vivre et d'agir à la façon des chrétiens. Mais, qu'est-ce que cette bien- faisance, qu'on pourrait appeler l'unique religion de notre siècle? En quoi consiste cette philanthropie, qui a la ridicule prétention de supplanter la charité catholique? Elle consiste à donner avec grand bruit quelques pièces d'argent... et c'est tout.

Oui: des riches philanthropes organiseront dans leurs salons, au milieu des lumières et des fleurs , quelques brillantes soirées : et à la fin du bal, les invités, en se retirant, trouveront à la porte une quêteuse plus ou moins modestement vêtue, qui leur tendra la main !

Des acteurs philanthropes donneront au théâtre des représen- tations, peut-être cyniques, au profit de certaines cités ravagées par un de ces mille fléaux, qui sont ici-bas les envoyés de la justice de Dieu.

518 PRETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Des journalistes philanthropes organiseront des souscriptions publiques, au lendemain d'une crise ruineuse ; et ils parviendront à délier les bourses, à force de réclames pathétiques et de larmoyantes élégies.

Mais, a-t-on vu le philanthrope, quel qu'il soit, mêler ses larmes aux larmes de ceux qu'a meurtris la douleur?

L'a-t-on vu descendre dans un de ces misérables taudis qui ne semblent point faits pour abriter des hommes, et là, sans témoin, chercher à rendre meilleures des familles que le vice a complètement abruties?

L'a-t-on vu monter jusqu'au sixième étage d'une maison, et s'enfermer dans un réduit obscur, fétide, dégoûtant, pour aider quelque vieillard à bien mourir ?

L'a-t-on vu s'arracher au plaisir et aux joies, même les plus légitimes, et s'en aller, dans quelque mansarde en ruines, catéchiser de petits enfants, auxquels le père et la mère n'ont pas le temps de parler de Dieu?

Faites vibrer la corde la plus sensible du journalisme ; écrivez, sur la bienfaisance, des articles attendrissants ; travestissez la philanthropie sous la forme d'une actrice qui mette des larmes

dans sa voix vous obtiendrez de l'or-, et, avec cet or, vous

dresserez le budget des pauvres, vous payerez des loyers , vous achèterez du pain , vous distribuerez des vêtements

Mais, qui fera Faumône du cœur? Qui serrera la main du pauvre? Qui visitera cet oublié, dans sa détresse? Qui dissipera ses rêves de désespoir? Qui le réconciliera, livide de haine et de colère, avec la Providence qu'il blasphème, ou la société qu'il maudit?

Avez-vous rencontré en dehors de l'Église ce don volontaire de soi-même , ce dévoûment qui cherche l'immolation , cet amour qui se passionne pour la souffrance, ce zèle qui, chaque jour, invente quelque nouvelle industrie, pour cicatriser les plaies hideuses qui rongent l'humanité? Et, si vous les avez rencontrés, sont-ils?

Même sous la loi primitive, les patriarches attendent les voyageurs sur le seuil de leurs tentes, et leur lavent les pieds tout couverts de la poussière du chemin. Le moissonneur, quand il fait ses gerbes, doit laisser pour le pauvre quelques épis de ses sillons; et le vendangeur, quelques grappes sur ses vignes. Au créancier, il est enjoint d'abandonner quelquefois ses dettes; et au laboureur, de laisser reposer la terre, dont tout venant pourra cueillir les fruits.

Mais, des fruits ou des grappes laissés à tout venant, une dette remise , des épis oubliés pour le glaneur: tout cela, est-ce bien l'amour qui appelle à lui tout ce qui est petit, humble,

LE ZÈLE 519

souffrant, pour donner, sans jamais les compter, les richesses du cœur? Non. Il faut nécessairement arriver à Jésus-Christ, pour que le feu du zèle s'allume et qu'il embrase l'univers: Ignem veni mittere in terrant. Et pourquoi?

C'est que, avant Jésus-Christ, Dieu, tout en prodiguant à l'homme les trésors de sa providence, ne lui avait donné que des biens puisés en dehors de son Être. Le soleil, revêtu de lumière ; le firmament, peuplé d'étoiles; la mer, avec ses abîmes profonds; la terre, dont la fécondité se renouvelle avec les

siècles , voilà, sans doute, une aumône dont la magnificence

devrait être louée dans un hymne sans fin. Mais pourtant, la création, ce n'est point Dieu.

Attendons Jésus-Christ. Que fait-il, étendu, petit enfant, sur la paille d'une crèche? Il se donne: Christus dilexit me, et tradidit semetipsum pro me. Et c'est l'amour, qui, du ciel, l'a jeté dans ce pauvre berceau.

Que fait-il à la croix? Il se donne ; et, pour que rien ne manque à l'immolation, une tristesse de mort envahira son âme ; et son corps, de la tête aux pieds, ne sera qu'une plaie: Christus dilexit me, et tradidit semetipsum pro me.

Que fait-il au tabernacle? Il se donne, et, par un miracle qui surpasse tous les autres prodiges, il fait à l'humanité, de sa chair, une nourriture, et de son sang, un breuvage: Christus dilexit me, et tradidit semetipsum pro me.

Il est évident que cet exemple d'un Dieu devait ouvrir à la charité des horizons sans limites ; et la chose s'est faite , et l'amour a nécessairement engendré l'amour -, et de sont sorties toutes les œuvres de miséricorde et de zèle, qui attestent la force et la vie de l'Église catholique , comme une riche moisson atteste la fécondité du sol.

Vos Conférences ayant poussé de nos jours sur ce grand arbre de la charité chrétienne, comme un de ses plus beaux rejetons, c'est dire que vous devez être des apôtres au milieu de la société, dont la corruption et l'impiété nous épouvantent, et vous jeter, avec un zèle prudent, sans doute, mais actif, à rencontre de tant de vices et d'erreurs.

N'avez-vous pas vu à l'œuvre les enfants du siècle ?

Comptez, si vous le pouvez, toutes les fêtes, organisées pour séduire les âmes.

Comptez tous les temples impurs, chaque passion, sans en excepter les plus infâmes, trouve un culte et des autels.

Comptez tous les livres et les journaux, que fournit la presse à des foules avides de scandales.

Comptez tous les cultes voluptueux qu'invente le monde, pour flatter les instincts de ses adorateurs.

520 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Et des chrétiens, des catholiques, membres des Conférences de Saint- Vincent de Paul, ne sentiraient rien monter au cœur, et n'essayeraient pas même de lutter, pour arrêter l'ennemi dans ses envahissements ! Que Dieu vous fasse comprendre le mystère du zèle; qu'il laisse tomber dans votre cœur une étincelle de ce feu sacré , et qu'il vous donne la joie de lui gagner au moins une âme. Amen.

Troisième jour. Le Soir DON DE CRAINTE

Initium sapientiœ timor Domini.

La crainte est le commencement de la sagesse.

Isaïe, dans un de ses cantiques inspirés, nous représente le Sauveur du monde sous l'image d'une fleur sortie de la tige féconde de Jessé: Egredieturvirga de radiée Jesse. Et, décrivant les richesses infinies qui, du ciel, tomberont dans son âme... Sur lui, nous dit-il, se reposera l'Esprit de sagesse et d'intelligence Spiritus sapientiœ et intellectus ; l'Esprit de conseil et de force Spiritus consilii et fortitudinis ; l'Esprit de science et de piété Spiritus scientiœ et pietatis ; et l'Esprit de la crainte du Seigneur le remplira tout entier : Et replebit eum spiritus timoris Domini.

Tels sont, aussi, les dons admirables et mystérieux que la grâce verse à profusion dans les cœurs. L'Esprit d'intelligence c'est la lumière qui éclaire les chemins de la vie, l'ignorance et les préjugés amassent tant de ténèbres, et met dans un relief éclatant les dogmes de la foi. L'Esprit de force, c'est ce courage surhumain, qui résiste aux plus dures épreuves, tient en échec les passions les plus turbulentes, et repousse victorieusement tous les assauts que livrent à la vertu les scandales , les séduc- tions et l'impiété du monde. Et la crainte, que fait-elle? Le prophète David nous répond qu'elle conduit à la sagesse: Initium sapientiœ timor Domini.

Seulement, il y a deux craintes, dont l'une fait les lâches, tandis que l'autre affermit les âmes dans l'honneur et la véritable liberté. La première , c'est la crainte des hommes , ou , en d'autres termes , la peur.

Un jour, nous dit l'Évangile, faussement accusé par la haine, Jésus-Christ est appelé au tribunal du gouverneur romain. Ne trouvant rien, dans cette vie si belle, qui ne fût digne d'admi-

DON DE CRAINTE 521

ration, Pilate proclame son innocence, et va le renvoyer absous. Mais, du sein de la foule , houleuse comme la mer, s'est élevé ce cri : Tu n'es donc pas l'ami de César ? Non es amicus Cœsaris. Aces mots, Pilate se trouble, se déconcerte; et, malgré les protestations d'une conscience alarmée, il cède à la peur et condamne le juste au supplice infamant de la croix.

Et Simon Pierre, l'apôtre ardent, l'entendez-vous s'écrier, dans un élan d'amour : Alors même que tous vous abandonne- raient , seul, je vous resterai fidèle: Etiamsi omnes , ego non. Quelques heures se passent, une servante lui demande s'il n'est pas le disciple de Jésus : et Pierre tremble, il a peur, et il renie son Maître.

La peur ! La peur ! Mais , qui pourrait compter toutes ses bassesses et toutes ses trahisons ?

D'où vient que ce jeune homme, élevé sur les genoux d'une mère chrétienne, dont la tendresse vigilante gardait toutes les avenues du cœur, ne connaît plus aujourd'hui le Dieu de son enfance? Il a peur.

Et cette jeune fille , si candide et si pure dès ses premiers pas dans la vie, pourquoi jette-t-elle au plaisir et à la dissipation , des années dont le parfum devrait monter au ciel? Elle a peur.

Et cet homme, qui porte dans l'âme, fortement enracinées, les croyances de la foi , pourquoi ne donne-t-il pas à ses convic- tions, le témoignage des œuvres? Il a peur.

Et cette multitude de chrétiens à deux visages, que S. Augustin appelle des adorateurs nocturnes, pourquoi dissimulent-ils, en public, un catholicisme qu'ils professent dans l'ombre et le silence de la nuit? Ils ont peur.

Aujourd'hui, plus que jamais, c'est la peur qui gouverne le monde. Au sommet de la société, le pouvoir découronné rampe devant l'opinion publique, qui lui dicte ses arrêts, avec menace de le jeter à la terre , s'il ose résister à ses caprices. Devant lui , sont platement agenouillés des milliers et des milliers d'ambi- tieux qui, sans conscience et sans dignité, se vendent à l'idole, dont ils baisent la main qui distribue les faveurs. Plus bas, la foule, devenue le jouet de toutes les passions, adore servilement les maîtres qui l'exploitent... et sur ce vaste théâtre se joue, du matin au soir, une comédie vraiment ignoble, qu'on pourrait intituler: « les lâches et les dupes,» la peur enchaîne les lèvres, quand il faudrait courageusement affirmer ses principes ; elle désarme les volontés, que l'instinct du devoir pousse à la résistance; elle conseille tous ces pactes et ces trafics se marchandent la foi, la justice et l'honneur-, et, jetant le trouble et l'épouvante dans les âmes, elle a suscité tout un peuple de renégats et de blasphémateurs qui, l'oreille tendue au vent

522 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

pour écouter les bruits du siècle, redisent, comme un écho, tous les blasphèmes d'un siècle insurgé contre Dieu.

Tournons vite la page et, pour nous consoler de ce spectacle attristant, admirons à l'œuvre les nobles caractères qu'enfante la crainte de Dieu.

C'est le martyr qui, traîné jusque au milieu du cirque, les bêtes féroces s'apprêtent à le dévorer, et sommé de renier le Christ et l'Évangile, répond à ses bourreaux : Je suis chrétien.

C'est Grégoire VII qui, au terme d'une longue lutte, vaillam- ment soutenue, contre les princes et les rois, expire en s'écriant : Je suis heureux que l'amour de la justice m'ait valu la gloire de mourir en exil : Dilexi jastitiam , propterea morior in exilio.

C'est le chancelier d'Angleterre, Thomas Morus qui, devant choisir entre la mort et l'apostasie, répondait au fameux Henri VIII : Tranchez ma tête , vous le pouvez; mais que , pour vous obéir, je trahisse ma conscience, jamais!

C'est un pape faible et désarmé qui, ne cédant, ni aux prières, ni aux menaces, disait à ce conquérant, devant lequel tremblait toute l'Europe vaincue: Je ne puis pas.

C'est tout chrétien qui, mis en face du devoir, foule aux pieds les considérations humaines, et, dût le ciel s'écrouler sur sa tête et le sol s'effronder sous ses pieds, pousserait encore au milieu des ruines, comme Joad devant la superbe Athalie, ce cri de liberté :

Soumis avec respect à sa volonté sainte,

Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.

Et, en effet, que craindrait-il? Est-ce le jugement des hommes? Mais, le juste sait très bien que toutes les sentences iniques sont cassées, irrévocablement cassées, au tribunal de Dieu. Et puis, tressez-moi des couronnes, ou jetez-moi de la boue. Vos applaudissements n'étoufferont point le remords d'une conscience coupable , et vos insultes ne parviendront jamais à troubler le calme et les joies de la vertu : Testimoniam reddente conscientia ipsorum.

Est-ce la disgrâce? Eh bien ! oui; il y a de ces heures critiques dans la vie, l'accomplissement du devoir impose l'héroïsme. Vos mérites, laborieusement acquis, vous ont élevés sur les plus hautes cimes ; et vous êtes là, couronnés d'honneurs, entourés de l'estime publique, et prétendant sans orgueil à de nouvelles gloires, lorsque tout à coup l'édifice ébranlé menace de vous écraser sous ses ruines. Une épouse et des enfants éplorés vous supplient, à deux genoux, de penser au lendemain, qui sera peut-être la misère, et certainement l'oubli. Quelle épreuve! Mais, le chrétien sait aussi que, même devant les hommes,

DON DE CRAINTE 523

rien n'est perdu, quand on garde l'honneur, et, victime de la persécution, il tombe en regardant le ciel, sont couronnés éternellement les martyrs de la justice.

Est-ce, enfin, la tentation? La tentation! Mon Dieu! Quelle puissance! Une imagination qui s'exalte; des fantômes qui fascinent les yeux; un cœur qui s'échauffe et prend feu ; des sens qui se posent en révoltés; des désirs qui tiennent du délire... et au milieu de cette perturbation de notre être, une voix qui dit tout bas : Pourquoi hésites-tu? Si le monde pouvait surprendre les secrets de ta vie, à la bonne heure! Mais, autour de toi, c'est le silence, c'est la nuit sombre... laisse donc la nature aux souffles qui l'emportent. Quelle sera l'issue de ce combat se joue l'éternité ?

Si la place n'est pas défendue par la crainte de Dieu, c'est fatal, elle doit tomber aux mains de l'ennemi. Mais, a-t-elle comme rempart cette crainte salutaire ? Écoutez bien.

C'était au quatrième siècle de l'ère chrétienne. Un jeune homme de Césarée, issu d'une noble famille, vend tous ses biens et se retire dans la solitude. Il était là, dans le jeûne et la prière, lorsqu'un soir, par un temps d'orage, une mendiante vient frapper à la porte de sa cellule et lui demander, en pleurs, un gîte pour la nuit. Le jeune solitaire, plus charitable que prudent, ouvre à cette inconnue, qui se disait égarée dans la montagne, et il se retire à l'écart, pour chanter les hymnes sacrés, en compagnie des anges. Un instant après, qu'aperçoit- il? Cette même femme qui, richement vêtue, lui jette en souriant cette parole de la séduction : Personne ne nous voit. A ces mots, Martinien se trouble, et il semble que la tentation va l'emporter; mais soudain, inspiré par la grâce, il allume un

grand feu, et se précipitant dans les flammes Comment!

s'écrie-t-il , tu aurais peur de ce feu qui, dans un instant, va s'éteindre, et tu ne craindrais pas les brasiers éternels ! La crainte de Dieu avait vaincu ; le solitaire était sauvé.

Ces triomphes de la vertu se renouvellent tous les jours, sur autant de champs de bataille qu'il y a d'âmes fidèles; et si nous n'avons pas succombé dans la lutte, et si la tentation n'a point entamé notre cœur, et si nous avons traversé nos ennemis, toujours forts, toujours invincibles : à qui devons- nous ces victoires ? Nous les devons, dit le prophète, à la crainte de Dieu, qui, sans bruit et sans éclat, d'un chrétien fait un héros : Beatus vir qui timet Dominum ; confirmât um est cor ejus ; non commovebitur donec despiciat inimicos suos.

Mais, pourquoi faut-il craindre Dieu, quand il nous commande de l'aimer? Diliges Dominum Deum tuum. Nous devons craindre son regard, parce qu'il sonde les cœurs et les reins : Scrutans

524 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

corda et renés; et sa justice, parce que, si quelquefois elle sommeille durant la vie, nous la rencontrons inexorable, au delà de la tombe : Et justifia ejus manet in sœculum sœculi.

Le vice, malgré ses audaces, fuit le regard des hommes. Il sait que, dans la société, même la plus corrompue, des protestations indignées troubleraient ses ivresses; et le jour, il se cache dans l'ombre , ou bien il attend que la nuit lui prête ses ténèbres; et lorsque, ni les ombres du jour, ni les ténèbres de la nuit, ne lui paraissent assez profondes pour ensevelir ses mystères, il se déguise sous le masque de la vertu , et il se dresse en secret , a dit un orateur , des festins voluptueux , il se convie tout seul.

Mais, comment échapper aux regards de Dieu? J'ai pris le vol de l'aigle, s'écriait le prophète, et m'élançant au delà des mers , je vous ai trouvé , Seigneur , sur l'autre rive : Etenim illuc manns tuadeducet me. Je me suis élevé jusqu'au plus haut des cieux, et je vous ai rencontré dans les profondeurs de l'espace : Tu illic es. J'ai dit à la mer de me cacher sous les flots , et vous étiez au fond de ses abîmes : Si descendero in infernum, ades. J'ai appelé la nuit, pour m'abriter sans témoin dans son obscurité: et la nuit, à votre aspect, est devenue plus brillante que le jour: Et nox sicut dies illuminabitur .

Creusez-vous donc des gouffres insondables ; élevez des murailles qui vous mettent à couvert; jetez sur votre existence les voiles les plus discrets... Dieu voit tout: Deus omnia videt.

Eh quoi ! Dieu verrait-il cette pensée qui traverse l'esprit, aussi prompte que l'éclair ? Verrait-il cette image qui à peine nous sourit, et déjà nous a fui comme un rêve? Verrait-il ce battement du cœur qu'une émotion rapide et soudaine fait doucement tressaillir? Verrait-il cette passion si bien dissimulée sous des couleurs trompeuses, que pas un signe au dehors n'en révèle la trace? Impossible d'en douter. Son regard, plus lumi- neux que le soleil, embrasse tous les points de l'espace et du temps : Omnia nuda et aperta surit ocuîis ejus. Et il nous déclare lui-même qu'il est le témoin de nos œuvres: Ego sum testis.

C'est effrayant ! Des témoins, nous n'en voulons pas. L'œil de l'homme nous ennuie; sa présence nous importune; nous ne respirons à l'aise que dans le sanctuaire intime dont nous avons fermé toutes les portes ; et ce que redoute le malfaiteur, sur le banc des accusés, c'est surtout le témoin qui a surpris le crime, et qui le dénonce en face du public. Et encore, toute histoire, écrite sur le témoignage de l'homme, est une histoire nécessairement incomplète; il y manque des pages inédites et des souvenirs, emportés çà et là, comme des feuilles par lèvent.

Or, voilà que Dieu se place comme une sentinelle à l'entrée

DON DE CRAINTE 525

de la vie ; et de là, que fait-il? 11 mesure nos sentiers : Funiculum meum investi gasti ; il suit toutes nos voies: Semitas meas investi- gasti ; il découvre nos pensées : Intellexisti cogitationes de longe ; il écoute tout ce qui s'élève des âmes... il est, en un mot, notre témoin , et aussi notre juge : Ego sam judex et testis.

Et cependant, qui s'effraie de cette justice, dont le nom seul pénétrait les os et la chair du prophète David de crainte et de terreur? Confige timoré tuo carènes meas , a judiciis enim tuis timui. Certaines villes sont bâties au pied des montagnes, grondent des volcans; et, ne voyant que le ciel pur, l'horizon lumineux et les plaines fécondes, les habitants s'endorment tranquilles, bien qu'ils puissent, la nuit, être engloutis sous la lave.

Telle est notre histoire. Que découvrons-nous en Dieu? La miséricorde et l'amour; et lorsqu'au monde, enseveli dans le crime et l'iniquité, nous parlons de justice, entendez-le s'écrier : Dieu ! N'est-ce pas la crèche, il se voile sous les traits d'un enfant? N'est-ce pas la victime qui s'immole au Calvaire? N'est- ce pas le père et l'ami, dont le cœur s'ouvre compatissant aux cris du repentir? Pourquoi donc donner des foudres au Dieu de l'Évangile, et vouloir nous tenir dans l'épouvante, comme les juifs, au pied du Sinaï? Pourquoi? Parce que l'amour, quand il n'est pas aimé, se transforme eri justice.

D'ailleurs, ne l'avez-vous jamais rencontrée, la justice de Dieu, et n'avez-vous jamais entendu le bruit de son tonnerre?

N'est-ce pas la justice qui envoie devant elle ces fléaux mystérieux, dont la marche capricieuse déconcerte tous les calculs de la science ?

N'est-ce pas la justice qui rend les terres infécondes, maudit les sillons rien ne pousse, et ordonne à l'insecte presque invisible de dévorer les fruits et les moissons?

N'est-ce pas la justice qui, pour châtier les nations révoltées contre Dieu, les ébranle jusque dans leurs fondements, les jette meurtries, humiliées, sous les pieds du vainqueur, brise leur puissance , ruine leurs institutions et les abandonne , comme un navire en détresse, aux passions déchaînées qui s'en disputent les épaves?

Et ces fortunes qui s'écroulent, ces capitaux qui s'englou- tissent...; et plus près de vous, sous votre toit, ces souffrances qui lentement minent la vie, ces deuils prématurés, ces larmes inconsolables , ces tristesses du cœur... qu'est-ce que tout cela? C'est la justice de Dieu qui venge son amour méprisé, et s'affirme par des coups dont le retentissement devrait épou- vanter les siècles.

Il est vrai que souvent cette justice se tait, et qu'elle épargne, en éclatant, les crimes et les erreurs sur lesquels devraient

526 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

tomber les vengeances du ciel. Mais, ne crions pas victoire. Si, malgré son orgueil, l'homme re.ste quelquefois impuni, c'est que, devant Dieu le temps n'est rien: Pro nihilo habentur. A sa justice, comme à son amour, il faut l'éternité.

Et l'éternité vient. La mort a saisi l'homme dans son indiffé- rence; elle l'a précipité sans repentir dans ce monde inconnu dont son regard distrait n'avait point aperçu les rivages, et sur les frontières de ce monde... regardez.,. Voilà le juge: Ego sum judex et testis.

Et quel juge? Un juge inexorable: Voca nomen ejus Absque misericordia: Et supposé qu'au delà delà tombe nous versions réellement des larmes , ces pleurs tardifs ne peuvent plus fléchir la justice éternelle: Absque misericordia.

Un juge incorruptible! A la mort, tout disparaît: puissance et richesses, gloire et génie; et devant Dieu, il ne reste qu'un homme, d'autant plus coupable, à son tribunal, qu'il avait reçu, pour la faire valoir, une plus large part de fortune, de science ou de grandeur: Absque misericordia.

Un juge dont la sentence est sans appel. La parole de Dieu ne change pas; et, soit qu'elle nous appelle à la gloire, ou qu'elle nous condamne à l'opprobre, il faut qu'elle demeure et qu'elle s'accomplisse dans les siècles sans fin: Absque misericordia.

Un juge qui vengera sa loi, ses bienfaits, ses grâces et son sang, et qui, blessé au cœur, prendra cette terrible revanche que nous pourrions appeler la revanche de l'amour outragé: Absque misericordia.

Je comprends qu'après avoir médité ces vérités effrayantes , Jérôme coure à la solitude, Marie Madeleine se retire au désert, et les pénitents se revêtent du cilice. Mais, croire que notre vie est aux mains de la justice divine, et provoquer cette justice , qui est en même temps la toute-puissance , et braver son tonnerre, et jouer comme des insensés aux bords du gouffre chaque minute peut nous précipiter! voilà le plus étrange de tous les mystères! Ne soyons pas de ces fous qui s'amusent au penchant des abîmes, et puisque c'est la crainte du Seigneur qui donne la sagesse, prenons pour notre devise la parole de Joad: Je crains Dieu et n'ai point d'autre crainte.

VISITE DES PAUVRES 527

Quatrième jour. Le Matin VISITE DES PAUVRES

Depuis quatre mille ans , Dieu faisait à l'humanité , des hauteurs du ciel, l'aumône des richesses infinies que sa toute- puissance a renfermées dans la création, lorsqu'un jour, n'écoutant que son cœur: J'irai, dit-il, je descendrai jusqu'à l'homme sur la terre des larmes, je prendrai sa main, pour le relever de ses abaissements, je compatirai comme un ami à toutes ses douleurs; et en me voyant partager avec lui la souffrance et la misère, il portera plus courageusement la croix, sur ses épaules meurtries.

Et il est venu , plein de grâce et de vérité, dépouillé de toute grandeur; il s'est fait petit, humble comme le dernier des pauvres, et, devant la Crèche et le Calvaire, l'homme a vu tout à coup s'ouvrir des horizons qu'il ne soupçonnait pas.

De même , parmi les chrétiens qui comprennent le mystère de la charité , les uns donnent au pauvre qu'ils rencontrent suppliant dans la rue, à la porte de leurs maisons ou sur le seuil du temple, et, cela fait, ils continuent tranquillement leur chemin, comme à l'aspect d'un inconnu.

Les autres vont à la recherche du pauvre qui cache ses hail- lons, ils visitent sa détresse, ils se penchent vers lui, comme un ange qui apporte l'espérance, et de leur main qui a laissé tomber discrètement l'aumône, ils lui montrent le ciel.

Voilà la grande et la véritable mission des Conférences de Saint- Vincent de Paul.

J'ouvre, en effet, vos statuts et je lis: «Notre caractère distinctif est la visite des pauvres dans leurs tristes demeures. » Ailleurs : « Le fond , l'essence de notre Œuvre est la visite du pauvre; il faut que nous le voyions avec ses haillons, dans tout le désordre et les incommodités de sa misère, de son imprévoyance et de ses découragements. » Et plus loin: «La visite des pauvres est notre unique affaire et ce qui doit nous préoccuper avant tout. »

Or, avez-vous étudié ce qui peut germer d'une pareille institu- tion? Le salut de la société, on l'a dit à bon droit, dépend de l'accord du riche avec le pauvre ; et si jamais les sociétés modernes, aigries par tant de haines, retrouvent enfin la paix, à l'ombre de laquelle tout grandit, tout prospère, nous le devrons à cette fraternelle égalité qui abaisse les barrières élevées par l'égoïsme , et à cette affection mutuelle qui , partie du cœur de

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Jésus-Christ, attire toutes les âmes des limites les plus extrêmes et les enlace autour de ce centre divin.

Laissez donc le pauvre à l'écart, sans jamais lui sourire ni lui tendre la main; que fera-t-il dans son isolement? Il maudira la Providence, comme l'enfant maudit le père qui l'a déshérité; il nourrira dans son cœur des haines frémissantes ; il écoutera toutes les voix du dehors qui l'appellent à la révolte ; et si demain le signal est donné, il sortira de ses mansardes, les yeux pleins d'une rougeur livide, et il menacera le riche de l'écraser sous le pavé des rues.

Mais, au contraire, venez sans aucun faste, et le regard bien- veillant, des paroles affectueuses sur les lèvres; allons au pauvre qu'irrite son cruel abandon; asseyons-nous sur sa vieille chaise de bois et là, notre main dans sa main, comme des amis, comme des frères, causons avec lui du passé d'où arrivent les tristes souvenirs , des petits enfants qui ont connu de si bonne heure l'amertume des larmes, du travail que refu- sent les bras affaiblis, de la charité qui compatit à toutes les misères, des espérances immortelles qui sourient à la foi... Que laisserez-vous en sortant de cette demeure, dont le bonheur n'a jamais franchi le seuil? Vous laisserez une âme qui, revenue de ses préventions hostiles, cessera de blasphémer contre les inégalités sociales et restera sans idée de vengeance, à la place obscure qu'il occupe dans la vie.

Et vous, qu'aurez-vous appris au contact de la misère ? Celui qui n'a pas été tenté ne sait rien de la lutte, disent nos livres sacrés : Qui non est tentatus quid scit ? Pareillement , l'homme qui voit le pauvre en passant, comme un étranger que l'on coudoie dans la rue, que sait-il de ses dures épreuves? Sait-il le désespoir de la mère qui n'a pas un morceau de pain pour ses petits enfants? Sait-il les angoisses du père qui, brisé avant l'âge, n'attend plus rien de l'avenir et pleure sur des ruines? Sait-il les déceptions amères du vieillard qui, au terme du chemin, à l'heure du repos, ne recueille que l'oubli, et n'a pas même un peu de bois pour réchauffer, l'hiver, son galetas, soufflent tous les vents? Sait-il ce qu'il y a d'existences brisées, d'illusions évanouies, de morts lentes, de souffrances et de faim dans ces réduits, n'entre qu'avec peine un rayon de soleil ?

Non. Pour connaître les drames si variés de l'indigence et du malheur, il faut nécessairement aborder le pauvre, toucher ses haillons, entendre le récit de sa longue infortune, mettre la main sur son cœur que soulèvent tant de soupirs, et voir couler ses larmes.

Sans cela, qu'adviendra-t-il ? Vous avez lu, sans doute,

VISITE DES PAUVRES 529

quelque récit tragique de naufrages en pleine mer ; et en le lisant, il vous semblait ouïr le sifflement de la tempête à travers les cordages, et vous croyiez apercevoir les voiles emportées par le vent, la mâture brisée, les ancres rompues, la vague heurtant la* vague , et le navire, impuissant à se défendre, englouti sous le flot. L'émotion vous a-t-elle saisis, en contem- plant de loin cette scène désolante? Je n'en sais rien -, mais ce que je sais à n'en pas douter, c'est que le cœur aurait battu à rompre votre poitrine si, debout sur le rivage , vous aviez entendu les cris des naufragés, et vu la barque démâtée dispa- raître dans l'abîme.

Ainsi en est-il de cet autre naufrage, dont nous rencontrons partout les nombreuses épaves. Voulez-vous que l'âme s'atten- drisse et que la compassion vous inspire l'amour? Au lieu de jeter sur le pauvre un de ces regards distraits qui ne laissent aucun souvenir, approchez- vous de son dénûment, étudiez sa ruine , penchez-vous sur les bords du gouffre , mesurez-en toute la profondeur. . . Quelle indigence, quelle détresse morale vous allez découvrir !

Il y a des familles, nées dans l'opprobre, qui n'ont point cimenté leur union sous le regard de Dieu. Il y a des enfants qui grandissent étrangers à toute idée religieuse, et dont les yeux n'ont jamais interrogé le ciel. Il y a des hommes qui, à défaut de la richesse, demandent au vice des joies abrutissantes. Il y a des esprits dévoyés qui ont perdu la foi, des cœurs ulcérés la haine soulève des tempêtes, des âmes dont tout sentiment honnête a disparu sous un amas de fange, des corruptions qui ont pour complices l'isolement et l'obscurité... et comment découvrir ces mystères? « C'est parce qu'on voit les pauvres, répondent vos statuts ; c'est parce qu'on va chez eux et qu'on respire l'air qu'ils respirent eux-mêmes, qu'on a la pensée de faire bénir le lien qui unit l'homme à la femme, de prodiguer des soins à l'enfance, et de pourvoir, par toutes sortes d'œuvres, à toutes ces misères qui se renouvellent sous des aspects si divers. »

D'autant plus qu'en visitant le pauvre, il est difficile de ne pas ouvrir son cœur à la confiance et de ne pas conquérir, à force de dévouaient, le droit de commander à sa vie.

Le pauvre de la rue, j'ignore son histoire. Qu'est-ce que cette existence souffreteuse? Quelle est l'épine de la route qui l'a si cruellement meurtrie? Que cache-t-elle sous ses vêtements en lambeaux'? C'est le secret insondable ; et l'aumône que je lui donne en courant me vaut à peine un merci.

Mais, depuis de longs mois, vous avez gravi chaque semaine son escalier tremblant. Assis à son foyer solitaire, dans des

III. TRENTE-QUATRE.

530 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

épanchements intimes, vous avez lu jusqu'au fond de son âme endolorie, vous avez consolé ses larmes, pris votre part de ses douleurs... C'est fait: vous êtes delà famille; et à mesure que se resserrent , avec vos aumônes , ces liens de la charité , n'est-il pas vrai que votre parole trouve de faciles échos ?

Recommandez maintenant à cette mère insouciante de veiller sur ses enfants: moralisez les petits enfants qui ressemblent à l'arbre sans culture. Parlez au père de Tordre et de l'économie domestiques. Rappelez le souvenir de Dieu au vieillard qui, sur les frontières du temps, oublie encore l'éternité. Comme le prêtre, semez le bon grain; et si rien ne pousse dans cette terre en friche, demain creusez un nouveau sillon, jetez-y des exhortations plus pressantes, des conseils plus énergiques, une parole la fermeté se mêle à la douceur: et, tôt ou tard, vous verrez se lever la moisson.

C'est ainsi qu'en visitant le pauvre, vous le réconciliez avec la société, vous apaisez ses colères ardentes, vous élargissez lentement la brèche qui vous donne accès dans son cœur; et une fois maître de la place, vous en réparez les ruines, et vous ramenez Dieu dans le temple se taisaient depuis si long- temps les voix de la prière.

Quelle victoire, et en même temps quelle douce récompense! Préserver l'enfance et la jeunesse des séductions du vice ! S'entendre appeler du nom de père par toute une famille, qu'on a sauvée du déshonneur ou du supplice de la faim! Rendre l'espérance à des âmes qui succombent, écrasées sous le poids de la vie ! Restituer au culte des tabernacles profanés, s'étaient malheureusement éteintes les lumières de la foi ! Savez-vous quelque chose de plus beau et de plus consolant?

Cependant , à côté de la fleur il y a toujours l'épine. L'apos- tolat des œuvres ne peut s'exercer, comme l'apostolat de la parole, qu'au prix de mille sacrifices; et si la visite du pauvre a souvent des joies ineffables , elle a plus souvent encore son labeur ingrat, qui ne peut être vaincu que par l'esprit d'abnégation.

L'esprit d'abnégation ! L'oubli de soi! Entendez bien.

Le prêtre , laboureur infatigable, travaille son champ: il le tourne et le retourne , il ensemence, il arrose de ses sueurs, et lorsque, au moment de la récolte, pas un épi n'a mûri sur sa tige, que fait-il? D'une main courageuse, il reprend sa char- rue, laissant à Dieu l'heure de la moisson. C'est l'oubli de soi.

Le missionnaire a planté la Croix sur la plage infidèle, il a prêché la vérité aux enfants du désert; et le sauvage, pour défendre les dieux de son foyer, tranche la tête de l'apôtre et la promène sanglante, au milieu d'une foule en délire.

VISITE DES PAUVRES 531

Qu'importe? Demain arriveront d'autres ouvriers qui poursui- vront, à travers des clameurs menaçantes, le sillon commencé la veille. C'est l'esprit d'abnégation.

Et vous, membres des Conférences de Saint- Vincent de Paul, il y a des années peut-être que vous allez à ces familles d'indigents, avec un zèle auquel applaudissent les anges du Seigneur. Comme la fontaine qu'alimente une source intaris- sable, vous leur avez donné l'eau qui désaltère le voyageur haletant, et ranime la plante desséchée. Vous avez épuisé, pour les gagner à Dieu, les tendresses de votre cœur. Rien. C'est le sable desséché, pas un brin d'herbe ne reverdit; et ces âmes, fermées à la vérité, ne répondent que par l'indif- férence aux appels de votre dévoûment.

Si vous n'avez pas l'esprit d'abnégation, tôt ou tard le tentateur viendra, et ce tentateur, ce sera le découragement; et il vous dira : Pourquoi travailler plus longtemps cette terre , qui s'obstine à rester inféconde ? Puisque tes pauvres ne veulent point de Dieu, qui est la vie des âmes, à quoi bon leur donner le pain, qui est la vie du corps? Prends ta bourse et ton zèle, et va les porter à d'autres frères nécessiteux qui t'accueilleront, ceux-là, comme un envoyé du ciel. Et vous écouterez le tentateur, et, découragés, vous lèverez le siège, au moment la brèche allait être faite aux remparts.

Ajoutez que le pauvre est rarement aimable. Au lieu d'attirer, plus souvent il repousse. Et ce qui me repousse, ce n'est pas la chaussure éculée qui tombe de ses pieds, ni les loques qui recouvrent à peine ses membres grelottants, ni les cheveux épars qui flottent hideusement sur son front. Ce n'est, ni le désordre qui règne dans sa masure, ni l'air fétide qui s'échappe de son toit, ni les infirmités qui s'attaquent à la misère , comme le ver à l'arbre dépouillé de ses feuilles. Qu'est-ce donc ?

Le voici. Il y a des pauvres qui exploitent le riche et qui, simulant avec une merveilleuse habileté la gêne et la souf- france, trompent la pitié des passants. Il y a des pauvres qui, faisant trafic de la mendicité, colportent çà et des légendes attendrissantes et des histoires inventées à plaisir. Il y a des pauvres qui masquent, sous des dehors hypocrites, des mœurs plus dégoûtantes que leurs haillons, et jettent au vice l'or de la charité.

Et, à côté de ces exploiteurs, qui jouent si bien leur rôle d'emprunt, n'y a-t-il pas le pauvre ingrat, qui ne connaît pas même le sourire de la reconnaissance ? le pauvre exigeant, qui reçoit l'aumône à la façon d'un créancier, comme une dette impérieuse et sacrée? le pauvre haineux, qui en veut à la société, parce qu'il n'a pas son lot de richesses et d'honneurs;

532 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

et enfin le pauvre impie, qui grince des dents contre la justice de Dieu?

En face de ces abus, qui sont et qui seront de tous les siècles, n'ayez pas l'esprit d'abnégation : alors voici un autre tenta- teur c'est la défiance; et chaque fois qu'un inconnu vous

aborde en vous tendant la main, entendez-vous la défiance vous crier: Prends garde? Et, défiants à l'excès, toujours sur le qui-vive, dans la crainte d'être surpris, vous fermerez et garderez si bien les avenues du cœur, que jamais le cœur ne s'ouvrira.

Et, lorsque vous serez envoyés vers certaines familles pour en étudier les attristantes réalités, irez-vous à ces délaissés avec un visage souriant, un front serein, un regard sympathique? Aurez-vous un serrement de main pour le père, et une parole affectueuse pour ses petits enfants? Vous sentirez-vous à l'aise dans cette chambre étroite , dont les murs dénudés ont entendu tant de plaintes et de soupirs ? Entrerez-vous dans les détails les plus vulgaires de ces différentes vies, dont vous devrez être désormais la providence, et mieux encore le salut?

Non. Ces pauvres, qui avaient été confiés à votre zèle, vous resteront étrangers: leurs confidences ne sauront point vous émouvoir ; vous vous ennuierez dans ce milieu plus que vulgaire , rien ne vous attache ; et si cette visite, d'où le cœur est absent, ne va pas jusqu'à les humilier, ne croyez pas, je vous prie, qu'elle les console, et les rende meilleurs.

Ajoutons que, en vous appelant à l'apostolat de la charité, Dieu vous a choisis pour le servir dans ses pauvres. « Je ne suis pas venu, disait Jésus-Christ à ses apôtres, pour être servi, mais pour servir» : Non veni ministrari , sed ministrare. Et, pros- terné devant eux, et leur lavant les pieds Je vous ai donné

l'exemple, ajoutait-il, afin que vous fassiez comme j'ai fait: Exemplum dedi vobis, ut quemadmodum ego feci , ita et vos faciatis.

Et qui donc, ô Maître, faut-il servir, et aux pieds de qui faut- il tomber, pour en essuyer la poussière du chemin?

Et le Maître: Moi, je suis la tête couronnée d'épines; les pauvres sont mes membres souffrants; et ce que vous faites aux membres déchirés par les mille fouets de la douleur, vous le faites à la tête, meurtrie par son diadème sanglant : Mihi fecistis. Et c'est cette parole du Sauveur qui a créé, dans l'Église catholique, le service du pauvre.

Qu'ai-je dit? Le service du pauvre! Oui, le pauvre est servi depuis la pâque eucharistique; et il n'est personne, dans, le monde, qui, avec de l'or, soit servi comme lui. Voyez-vous ces rois , comme S. Etienne et S. Edouard ; ces reines , comme Clotilde de France et Elisabeth de Hongrie; ces milliers de

DON DE PIÉTÉ 533

papes et d'évêques; ces prêtres et ces lévites; ces religieux hospitaliers; ces filles de la charité? Les voyez-vous? Et que font-ils? Ils servent le pauvre. Ils le servent dans leur palais et dans le vestibule de nos temples ; ils le servent dans les hôpitaux, d'où montent jour et nuit les cris de toutes les infir- mités humaines-, ils le servent orphelin au printemps de la vie, et vieillard, lorsque tombent à l'entrée de l'hiver les feuilles desséchées ; ils le servent incurable ou lépreux, paralytique ou pris d'idiotisme et de folie ; n'importe : et je vous défie de nommer une douleur, auprès de laquelle la charité ne députe ses anges.

Mais, servir le pauvre, est-ce possible sans l'esprit d'abné- gation? Comment se faire petit et descendre, peut-être d'assez haut, jusqu'à des êtres infimes , que la société repousse jusqu'à ses derniers confins? Comment sacrifier sa bourse et son temps à des inconnus qui, sauvés des flots, oublieront le sauveteur dont la main les a retirés du naufrage? Comment vaincre les répugnances de la nature, et souvent aussi les froissements du cœur que blesse l'ingratitude ?

Impossible, impossible, si vous n'avez pas l'esprit d'abnéga- tion, qui consiste à s'oublier soi-même, pour ne chercher que le salut des âmes et la gloire de Dieu. Travaillez donc pour ces deux causes éminemment sacrées ; et alors même que vous n'auriez pas le bonheur de conquérir les âmes, Dieu se rappel- lera que vous avez été l'ouvrier de sa gloire, et il vous glorifiera dans l'assemblée des saints. Amen.

Quatrième jour. Le Soir DON DE PIÉTÉ

Exerce feipsum ad pietatem. Exercez-vous à la piété.

En nous plaçant dans la vie, Dieu se met au gouvernail et, de son œil toujours ouvert, il suit les mille sillons que trace le navire. La mer n'a point d'abîmes, la nuit, point de ténèbres, et l'immensité, point de profondeurs, que son regard ne sonde et ne mesure. Pensée fugitive, désir à peine naissant, action cachée dans le silence et l'obscurité: tout se déroule devant lui comme un livre déployé au grand jour. Il est le témoin de nos œuvres : Ego sum testis. Il en est aussi le juge-. Ego sumjudex. Sa justice, armée du glaive, poursuit le crime de ces châtiments terribles

534 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

qui font couler tant de larmes, et amassent tant de ruines sur le chemin des siècles ; et si parfois elle se tait , c'est que devant elle il y a l'éternité.

Voilà ce qui pénètre les âmes les plus justes de crainte et de terreur; et cette crainte salutaire les retient dans le devoir , comme les rives puissamment endiguées retiennent les fleuves dans leur lit: Beatus vir qui timet Dominum : in mandatis ejus volet nimis.

Mais, la crainte, a dit un évêque, n'est que l'apprentissage des armes spirituelles, et le premier degré de l'échelle mysté- rieuse que nous devons parcourir pour retourner à Dieu. Il est un autre sentiment plus affectueux et plus doux, que l'Esprit- Saint met également dans les cœurs. C'est le don de piété.

Êtes-vous entrés quelquefois dans une de ces familles bénies, que n'a point encore révolutionnées l'indépendance du siècle? A ce foyer tranquille, se sont abritées les traditions de la foi, qu'est-ce que le père? C'est la plus haute représentation de la souveraineté de Dieu dans l'ordre naturel; c'est un roi couronné par Dieu même; c'est comme un prêtre que Jésus- Christ a sacré avec la mission d'instruire, de garder et de défendre les âmes qui s'appuient sur son âm©>.. Et les enfants, que font-ils? Respectueux et soumis, ils entourent cette majesté, tempérée par l'amour d'un culte qui touche à la vénération, et que nous appelons la piété filiale.

Eh bien ! Dieu n'est-il que le Créateur dont la parole féconde, du néant a fait jaillir la vie? N'est-il que le Maître dont la main arrête sur la grève les flots tumultueux? N'est-il que le Roi dont le souffle renverse tous les monarques d'ici-bas et les jette sans gloire dans l'oubli du tombeau? Même sous les temps antiques , alors que le ciel n'avait point encore révélé ses tendresses, Dieu permet que l'humanité le salue comme son père: Et nunc , Domine, pater noster es tu. Au jour de sa venue, sous quels traits voile-t-il sa grandeur? Sous les traits d'un père qui attend, désolé, le retour du prodigue; et quand il met sur nos lèvres cette formule sacrée, qui doit être jusqu'à la fin des âges la prière des peuples, entendez-vous la première parole de ce chant immortel ? Pater noster: Notre Père.

Entre ce père, qui est aux cieux, et ses enfants, qui sont sur la terre, devrait donc s'établir un courant d'amour; et de cet amour est sortie la piété, comme sa fleur la plus suave et le plus beau de tous ses fruits.

Que faut-il aux âmes pieuses? Il leur faut Dieu, comme aux cerfs altérés il faut la source du désert, et à la plante brûlée par le soleil , la goutte d'eau qui ranime sa tige : Ita desiderat anima mea ad te , Deus,

DON DE PIÉTÉ 535

Aussi, tandis que les hommes se précipitent, en quelque sorte effarés, sur tous les chemins qui sillonnent le monde, les uns pour trouver de l'or, les autres la gloire, et d'autres, plus nombreux encore , le plaisir et la volupté : voyez-vous les âmes sur lesquelles est descendu l'Esprit de piété?... Elles cherchent Dieu? Et donc?

I. Elles le cherchent tout d'abord dans la prière.

La prière est assurément le premier des devoirs qui s'imposent à l'homme en route vers le ciel. Instinctivement, la faiblesse s'appuie sur la force , et le pauvre va frapper à la porte du riche, pour demander du pain. Or, l'homme, fût-il couronné de gloire et de grandeurs, n'est-il pas la faiblesse et l'indigence; et là- haut, Dieu n'est-il pas la force et la richesse infinies?

Et alors, quoi de plus juste et de plus naturel que de crier vers lui, du fond de notre exil : De prqfundis clamavi ad te? Il s'élève, en effet, ce cri, de tous les points de l'espace ; il monte de nos rives désolées, et le jour et la nuit, et, redit par tous les échos de l'univers, il forme comme un chant de tristesse et de joie, de supplication et de reconnaissance auquel l'Église, après le Sauveur, convie toutes les âmes.

Mais, que d'âmes sans voix! Que de lèvres muettes! C'est l'impie, qui ne soupçonne rien au delà de ce monde visible. C'est l'orgueilleux, qui ne comprend, ni pourquoi, ni comment, Dieu voudrait s'immiscer dans sa vie. C'est l'indifférent, qui, dans sa marche affairée, n'a pas le temps de regarder le ciel -, et parmi la foule des chrétiens que nous retrouvons à genoux, n'en connaissez-vous pas qui prient inconscients, comme le flot qui murmure, ou le vent qui soupire?

Que manque-t-il à ces âmes? Il leur manque la piété.

Voyez la famille Dieu habite, comme il habitait autrefois sous la tente des patriarches... Attiré par l'amour, l'enfant se penche vers son père, il lui confie ses craintes, il lui raconte ses alarmes; et s'il y a dans sa vie des heures fortunées, ce sont, croyez-le bien, celles qui passent en colloques intimes, à côté de son cœur.

Ainsi l'âme pieuse. Laissez-la s'incliner tendrement vers Dieu, comme, au Cénacle, l'apôtre de l'amour. Dieu ! C'est son père: Pater noster. Et, se jetant dans ses bras, avec un abandon filial, elle s'épanche en paroles ardentes ; et le monde n'a pas de bonheur comparable aux délices qu'elle goûte en ce tête-à-tête divin : Melior est dies una in at^iis tais super milita.

Est-elle en pleurs? Elle lève ses yeux mouillés de larmes vers le Dieu qui console ; et l'on dirait qu'aussitôt l'horizon s'ôclaircit.

Est-elle en joie? Elle bénit Dieu qui, sur nos âpres sentiers,

536 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

au milieu des épines, fait pousser quelques fleurs; et transportée de reconnaissance, elle chante son amour.

Est-elle assaillie par quelque violent orage qui menace de tout engloutir? Elle crie vers Dieu, comme les apôtres dans leur barque en détresse ; et le calme renaît sur les flots.

Est-elle secouée par la tentation , comme l'arbre par la tempête ? elle appelle Dieu; et l'orage s'apaise.

La prière! C'est son cantique du matin et son hymne du soir; c'est léchant, ou plaintif, ou joyeux, qu'elle redit sans lassitude tout le long de son rude chemin; ou mieux encore, c'est la montagne silencieuse, au sommet de laquelle Dieu soulève les voiles qui nous dérobent les splendeurs de sa face adorable; et l'âme pieuse se trouve si bien à la cime de ce Thabor, qu'elle ne voudrait plus redescendre là-bas les hommes s'agitent : Bonum est nos hic esse.

II. Et parce que Dieu habite la sollitude, elle va le chercher dans le silence du temple.

Le temple, nous disent nos livres sacrés, c'est la maison du Seigneur et la porte du ciel: Domus Dei et porta cœli. Dieu est vraiment là. Il y est avec sa parole qui, des lèvres du prêtre, tombe dans les âmes, comme des mains du laboureur, le grain tombe dans les sillons. Il y est avec sa grâce qui, par des canaux invisibles et mystérieux, se déverse, comme un fleuve intarissable, dans le vaste champ de l'Église, et lui donne la vie et la fécondité. Il y est avec son autel, qui se dresse au milieu du monde comme un autre Calvaire d'où jaillit , à l'heure du sacrifice, le sang qui rachète l'humanité. Il y est avec sa miséricorde, qui jamais ne se lasse de pardonner au repentir. Il y est avec la pompe de son culte, l'harmonie des chants, les splendeurs de la liturgie et la poésie de ses rites sacrés.

Et, pour attester sa présence, il veut qu'à certains jours toutes les cloches s'ébranlent et que leurs voix sonores, couvrant le tumulte des foules, convoquent le peuple à ses solennités.

Or , quand viennent le dimanche et les autres fêtes qui , échelonnées avec un ordre admirable , nous rappellent les grands mystères de la foi, voyez-vous l'Esprit de piété?

C'est lui qui dit au travailleur: Laisse ta charrue et va te prosterner devant Dieu, qui fait mûrir les fruits et jaunir les moissons.

C'est lui qui dit à l'ouvrier incliné vers la terre : C'est assez de labeur; relève aujourd'hui ton front et regarde le ciel.

C'est lui qui dit à l'homme de négoce: Ferme tes comptoirs tu amasses péniblement l'or que ronge la rouille, et recueille- toi, pour penser à l'affaire de ton éternité.

DON DE PIÉTÉ 537

Et, à sa voix, le travailleur quitte son champ, l'ouvrier son outil, le spéculateur son industrie... le bruit des affaires se

tait, le peuple chrétien est en fête on dirait qu'il y a dans

l'air des parfums qui ne ressemblent, point aux parfums de nos fleurs; et ce jour-là, est l'homme dont la piété conseille et gouverne la vie?

Suivez-le. Il est au temple que Dieu remplit de sa majesté sainte-, et que fait-il à genoux sur ces pierres qu'ont foulées tant de générations ?

Il écoute, doucement ému, ces cantiques de l'exil qui lui parlent de la patrie absente; il recueille l'enseignement divin, dont chaque parole résonne en son âme comme un écho du ciel; il contemple avec ravissement toutes les scènes du culte; il prie avec les fidèles; il adore avec le prêtre; et son cœur, saintement enivré, lui révèle qu'il a trouvé son Dieu.

III. L'a-t-il cependant tout entier? Non. Et pour le saisir dans un embrassement ineffable, qui complète son bonheur, il le cherche au tabernacle.

Qu'y a-t-il donc derrière cette porte de marbre ou de bois, que gardent sans bruit les anges du sanctuaire ? « Je ne vous laisserai point orphelins, avait dit Jésus-Christ: Non relinquam vos orphanos; au milieu de vous je dresserai ma tente, et avec vous je resterai jusqu'à la fin des siècles: Ecce ego vobiscnm sum omnibus die bus , us que ad consummationem sœculi. »

La promesse s'est accomplie et, par un miracle que le prophète appelle le chef-d'œuvre de la toute-puissance, Jésus- Christ a fixé sa demeure permanente sur l'autel; et de l'autel, que dit-il à son peuple? Venez tous à moi : Venite ad me omnes. Et pourquoi donc, Seigneur? Pour .vous asseoir, heureux convives, au festin que vous ont préparé ma sagesse et mon amour: Sapientia disposuit mensam. Et quelle sera la nourriture,

et quel sera le breuvage de ce riche banquet? La nourriture !

écoutez bien : Ce sera ma chair : Caro mea vere est cibus. Et le breuvage, ce sera mon sang: Et sanguis meus vere est potus. Et celui qui mangera la chair du Fils de l'homme, et qui boira son sang, aura la vie éternelle : Habet vitam œternam.

Ces paroles, parties du tabernacle, retentissent depuis dix- neuf siècles à tous les points de l'univers, le prêtre immole la victime; et en les entendant, que répondent les âmes?

Eh bien! oui; les incrédules détournent la tête, et, ne compre- nant rien à l'amour divin, ils crient à la superstition.

Les indifférents, passionnés pour les réalités de la vie , s'inquiètent fort peu des joies qui sont cachées sous les voiles du mystère.

538 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

Les mondains aiment mieux boire à la coupe enivrante des plaisirs, qu'au calice sacré.

Et la foule passe , insouciante ou railleuse , à la porte de nos temples, Jésus-Christ attend les invités à ses noces royales. N'y aura-t-il donc personne qui accoure à l'appel du Maître et du Sauveur Partout se trouvera le corps, a dit l'Évangile, se rassembleront les aigles »: Ubicumque fuerit cor-pus, illic congre gabuntur et aquilœ. Or, le corps repose au tabernacle; et les aigles, qui sont-ils? Ce sont les âmes pieuses qui, aux grands jours de fête, s'élevant au-dessus de la terre, se pressent à l'autel, et s'y nourrissent du pain eucharistique.

Et, à mesure que la piété se dilate dans un cœur, avec elle s'accroissent la faim et la soif de l'Eucharistie ; et voilà des âmes que cette faim tourmente, que cette soif dévore; et sans l'Eucharistie, elles languissent, elles souffrent, elles se meurent: Languerunt prœ inopia.

Quand leur courage faiblit sous le poids des épreuves , la communion leur apporte l'espérance et relève les forces abattues.

Quand le ciel, devenu noir, présage des tempêtes, la commu- nion dissipe les nuages et calme les angoisses du lendemain.

Quand l'existence est cruellement meurtrie, la communion endort la tristesse et guérit les blessures du cœur. La commu- nion ! c'est la manne qui les nourrit au désert; c'est le pain miraculeux qui les aide à gravir la montagne ; c'est la source qui les désaltère au milieu de nos sables brûlants ; c'est le bonheur suprême et l'avant-goût du ciel ; et mieux que le prophète elles peuvent chanter : Mon bien-aimé est à moi : Dilectus meus mihi. Je l'ai trouvé, je le tiens, et je ne le quitterai plus : Tenui eum , nec dimittam.

Comprenez-vous, maintenant , ce qu'il y a de vérité dans cette parole de l'apôtre S. Paul : Pietas ad omnia utilis est : La piété est utile à tout.

Car enfin, supposons que du cœur de Pnom me la piété se déverse dans la famille, et de la famille, dans la société: quel spectacle ravissant !

Tout foyer domestique est alors un véritable sanctuaire qu'orne de sa beauté purifiante l'image du divin Crucifié ; et le soir, prosternés dans la prière et dans la foi, les enfants s'inclinent sous la main du père, qui les couvre de la bénédiction du ciel; et le dimanche, réunis tous ensemble dans la maison de Dieu, ils chantent d'une même voix leurs immortelles espérances ; et si nous les trouvons tous encore , fidèles à la loi de l'Église, agenouillés devant le même autel et se partageant

DON DE PIÉTÉ 530

l'hostie sainte , le pain du tabernacle : que peut-il manquer à cette famille d'union et de dévoûment, d'obéissance, de respect et d'amour?

Au lieu d'une famille, représentez-vous une société qui, tout en rendant à César ce qui appartient à César, n'oublie pas de rendre à Dieu ce qui est à Dieu ; une société qui inscrive la loi de la prière au frontispice de ses constitutions, et réclame officiel- lement l'intervention divine dans tous les actes solennels de sa vie; une société qui, reconnaissant au dimanche un caractère sacré, le défend contre les passions humaines et favorise, avec la liberté de l'Église, les manifestations de son culte et l'expan- sion de sa foi; une société dont les chefs ne rougissent pas de courber le front devant le Roi des rois, et de s'agenouiller à la table eucharistique à côté du plus pauvre de leurs sujets... serons-nous sur la terre, ou bien, aurons-nous déjà la paix et l'harmonie des cieux?

Mais, lorsque la piété s'en va et que Dieu n'occupe plus, dans le cœur de l'homme , la place que le père doit occuper dans le cœur de l'enfant... regardez.

L'homme ne prie plus ; convaincu qu'il possède assez de prudence et d'habileté pour conduire sa voile , il brise tout lien de dépendance avec le ciel, déserte le temple qui ne lui rappelle aucun souvenir; et le Dieu de sa première communion devient un inconnu, dont le nom ne fait tressaillir aucune fibre de son âme.

La famille ne prie plus; et si la mère a conservé les saintes traditions qui remontent aux sources de la vie, c'est en vain qu'elle cherche le père et les enfants aux rendez-vous solennels de la piété chrétienne: son regard attristé pleure toujours leur absence.

La société ne prie plus. Elle a dit à Dieu: Qu'ai-je besoin de toi? J'ai la terre et le temps, et cela me suffit; reste dans ton éternité. Et partout Dieu affirme sa puissance et ses droits, la société s'arme contre lui de lois et de décrets.

Or, la piété ainsi bannie avec ses pratiques séculaires du cœur de l'homme, de la famille et de la société, que peut devenir le monde? Ne le voyez-vous pas ? Et alors même que nous aurions les larmes de Jérémie, assis au milieu des ruines de Jérusalem , pourrions-nous assez pleurer sur la dépravation d'un siècle qui se fait gloire de ses apostasies?

Seulement , il est dit à la première page de la Genèse que, lorsque les eaux du déluge engloutirent l'humanité coupable, la famille du juste se réfugia clans l'arche; et de sortit le salut. L'arche, c'est vous. Tandis que le flot, grossi par toutes les corruptions, monte, monte toujours, la piété, cherchant un abri,

540 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

s'est enfermée dans votre cœur. Vous la garderez ardente et courageuse , et vous serez ainsi la génération élue, dont Dieu se servira demain pour régénérer le monde. Amen.

Cinquième jour. Le Matin JOIES DU ZÈLE ET DE LA CHARITÉ

Le premier précepte formulé dans le saint Évangile, c'est la charité. Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de toute votre âme, de tout votre cœur, de toutes vos forces, et le prochain comme vous-même, a dit Jésus-Christ: voilà le devoir. Et, ce devoir, nous l'accomplissons lorsque , prenant le superflu clés biens que nous a confiés la Providence, nous allons au pauvre, dont le divin Maître a fait ici-bas sa personnification vivante et son représentant officiel ; et nous venons en aide à sa grande misère.

Mais, à côté des existences en détresse, qui souffrent de la faim et de la soif, du froid et de la nudité , il y a les âmes qui, ne sachant point lutter contre les tempêtes de la vie , ont sombré dans quelque abîme; et à ces âmes qui ont perdu Dieu, nous qui sommes sur le rivage, nous devons jeter, d'une main dili- gente, la planche de salut.

On dit que, à l'approche de l'hiver, lorsque déjà les arbres se dépouillent et le soleil pâlit, les hirondelles se rassemblent de tous les points de l'horizon elles délibèrent , elles tiennent conseil; et, au signal donné, toutes ensemble, comme un nuage qui passe, elles s'élancent dans les airs. Le voyage sera long, c'est vrai. Bien des fois, dans le ciel traversé par les éclairs, grondera la foudre: c'est encore vrai.

Mais alors, les voyez-vous ? Elles se serrent les unes auprès des autres, comme les soldats d'un bataillon en marche; les jeunes, débiles et fatiguées, se reposent sur les ailes étendues de leurs mères , et les aînées frayent la route à celles que le dernier printemps vit éclore.

Telle est l'histoire des âmes. Y a-t-il , à côté de vous, des âmes qui souffrent et languissent? Y a-t-il des âmes qui aient succombé dans la lutte? Y a-t-il des âmes qui se soient meur- tries , cruellement meurtries dans le chemin ? C'est à vous, chrétiens , catholiques , membres des Conférences de Saint- Vincent de Paul, à vous, les forts et les vaillants, de leur porter secours ; et, pour vous encourager à ce double apostolat de

JOIES DU ZÈLE ET DE LA CHARITÉ 541

l'aumône et du zèle, savourons, en terminant cette retraite, les joies et les consolations de la charité. Tout travail a ses joies.

Le laboureur, pendant de longs mois, a remué sa terre. Le soleil était de feu là-haut, et de son front brûlant coulait la sueur, qui mouillait sa charrue. Puis, le grain est tombé dans

le sol, attendant pour germer que vînt la pluie du ciel et la

pluie ne venait pas ; et le maître du champ se disait avec douleur: Sera-ce tout perdu? Mais enfin, voilà le nuage; et les sillons s'épanouissent, et les épis se balancent sur leurs tiges

fécondes Moissonneur, prends ta faucille et les gerbes

s'entassent sur l'aire, et le moissonneur sourit C'est la joie

du labeur.

Cet homme n'avait qu'un modique héritage, et l'avenir appa- raissait dans le lointain comme un ciel assombri; mais, il s'est mis courageusement à la peine; il a fait vaillamment sa journée, et, sans franchir les limites tracées par la justice, il a fini par saisir cet or qu'il poursuivait dans ses rêves ; et , riche mainte- nant, il tressaille de bonheur. C'est la joie de la fortune.

Le soldat est parti pour des expéditions lointaines ; et là-bas , par delà les mers, toujours sous le feu do l'ennemi, toujours sur le champ de bataille, il affronte mille morts, pour sauver l'honneur de son drapeau. C'est dur, c'est bien dur. Mais, la guerre est finie, les navires le ramènent dans nos ports; et, en touchant au rivage , il voit des cités en fête , qui battent des mains et lui tressent des lauriers. C'est la joie du triomphe.

Et le savant ! Le jour, il pâlit sur des livres; la nuit, il cherche encore, à la lueur de sa lampe solitaire, le problème qui se dérobe à son œil scrutateur. Et des semaines se passent , et des mois s'écoulent , et plus que jamais le problème le fuit ; lorsque, tout à coup, avez-vous entendu ce cri de victoire : Je l'ai trouvé? C'est la joie de la science.

Eh bien ! la charité, qu'il s'agisse de l'aumône ou du zèle, est un travail qui a ses lassitudes et ses immolations ; et tout membre des Conférences qui comprend sa mission et tient à honneur de la remplir, trouve devant lui un champ immense à défricher. Il faudrait réhabiliter cette union, retirer ces enfants de la paresse et du vice, chercher un abri pour ce vieillard qui ne sait poser la lampe qui demain va s'éteindre, procurer

un salaire à cet ouvrier qui s'épouvante de l'avenir

Et, au terme de cet apostolat laborieux, que récoltez-vous? Le plus souvent , une affreuse aridité. Vous visitiez cette famille avec un dévoûment qui ne comptait point les sacrifices: et vous apprenez que la mauvaise foi se dissimulait sous un voile trompeur. Vous aimez ce pauvre, comme si à travers sa

542 RETRAITE AUX M! MBRES DES CONFÉRENCES

poitrine, de vos yeux, vous aviez aperçu Jésus-Christ: et vous ne pouvez pas découvrir le chemin de son cœur. Vous voudriez faire rentrer Dieu dans cette demeure d'où la foi est absente : et toutes les portes se ferment devant lui. Quelles déceptions ! Mais aussi, quelles joies !

« Mieux vaut donner que recevoir » : Beatius est dare quam accipere; est-il écrit dans nos livres saints. Recevoir un morceau de pain quand on sent la vie défaillir, un vêtement contre le froid qui engourdit les membres de son souffle glacé, une visite amie dans l'abandon , une parole qui relève le courage abattu par l'épreuve ! c'est doux avouons-le.

Et pourtant , l'aumône la plus délicate blesse toujours la main de celui qui la reçoit. Ou bien elle rappelle à l'indigent le souvenir d'un passé qui eut ses heures de bien-être, et ce souvenir lui met des larmes dans les yeux. Ou bien il lui semble qu'elle le place dans un état de dépendance, et cette pensée le froisse et l'humilie.

Mais, celui qui donne! Oh ! celui-là, il a la joie complète: joies du cœur et de la foi, joies de l'homme et du chrétien.

Joies du cœur ou de l'homme.

Louis XVI et Marie- Antoinette se promenaient un jour dans les sentiers ombreux du parc de Versailles. Et tandis que les oiseaux, sur leur tête, chantaient leurs gais refrains, et que les rayons du soleil se jouaient à travers les feuilles des grands arbres, survient une petite fille à l'air souffrant, qui tenait une écuelle et quelques cuillers d'étain. Que portes-tu là? lui dit la reine, de sa voix la plus douce. Et l'enfant timide : Madame, c'est la soupe pour mon père et ma mère, qui travaillent dans les champs. Et avec quoi cette soupe est-elle faite ? Avec des racines et de l'eau. Comment! point de viande! —Oh! c'est fête chez nous, Madame, quand nous avons du pain.

A ces mots, la reine, essuyant une larme, prend une pièce d'or, et, la donnant à l'enfant... Va, lui dit-elle, va la porter à ton père, et que cet or vous vaille une heure de bonheur! Et pendant que l'enfant s'en allait, souriante et joyeuse, Marie-Antoinette la suivait du regard; et quelques instants après, que vit-elle? Toute la famille venait de tomber à genoux; et la reine, s'adressant à Louis XVI: Mon ami, s'écria-t-elle, contemple ce spectacle; ne sens-tu rien?

Et le roi lui saisit la main; il la mit sur son cœur, et comme ce cœur battait, profondément ému... C'est bien, lui répondit Marie-Antoinette; tu comprends ce que c'est que de faire des heureux. Je suis contente de toi.

A quelques années de (c'était encore à Versailles), sous les fenêtres du palais se pressait une foule houleuse, et de cette

JOIES DU ZÈLE ET DE LA CHARITÉ 543

foule partaient des cris de mort. Un de ces forcenés osa s'approcher du roi et lui demander s'il ne tremblait pas... Moi, trembler! lui dit-il ; mets ta main là. Et le cœur était calme.

Or, cette joie pleine et entière de la charité, qui fait battre et tressaillir le cœur, en est-il un seul parmi vous qui ne Tait goûtée? Et ne puis-je pas vous dire, comme Marie- Antoinette à son royal époux: Voyons; ne sentez-vous rien?

Ne sentez-vous rien lorsque, rentrant dans la mansarde l'on attendait impatiemment votre retour, vous voyez les petits enfants sourire de bonheur, et vous fêter comme un ange visible qui, envoyé de Dieu, leur apporte le salut?

Ne sentez-vous rien, lorsque le père vous dit tout bas, en vous serrant affectueusement la main : « Sans vous , j'étais perdu , et il ne me restait qu'un affreux désespoir. Mais, vous êtes venu, vous avez eu pitié de ma misère, que la veille vous ne connais- siez pas, et vous m'avez rendu l'espérance et la vie ? »

Ne sentez-vous rien lorsque une famille, dont vous avez été la Providence aux jours mauvais, ne sait comment exprimer sa reconnaissance et appelle sur «vous, avec des paroles émues, le centuple que Dieu promet au verre d'eau froide donné pour son amour?

Et si vous avez ramené l'ordre et l'économie à ce foyer qui n'avait jamais de lendemain; et si le père, grâce à vous, devenu plus moral, ne jette plus à l'orgie le gain de la semaine-, et si la mère, moins imprévoyante, a su rendre à tout ce qui l'entoure un air de jeunesse et de fraîcheur: encore une fois, ne sentez-vous rien?

Se dire le soir, quand tous les bruits du dehors se taisent: Aujourd'hui, comme le Samaritain de l'Évangile, j'ai recueilli sur la route le blessé de Jéricho , et sur ses plaies j'ai répandu l'huile qui endort la douleur. Aujourd'hui, j'ai donné du pain à l'orphelin, dont les cris se perdaient dans le tumulte des passants. Aujourd'hui, j'ai consolé cet oublié que coudoyait la foule, sans se douter de la blessure qu'il portait en son cœur. Quelles sont les joies qui puissent être comparées à ces joies de la charité? Est-ce la joie de l'or, de la gloire, du plaisir? Mais, rappelez-vous cette page de l'histoire.

C'était un empereur romain. Assurément il avait de l'or dans son palais, son orgueil avait amassé les richesses des ennemis vaincus. Il avait tous les plaisirs qu'il est possible de rêver quand on porte une couronne. Il avait la gloire, et son sceptre, de l'Orient à l'Occident, commandait à l'univers. Et pourtant, voilà qu'un soir, la tête dans ses deux mains, il pleurait et un de ses officiers lui demandant pourquoi

ses larmes, au moment de nouvelles victoires venaient

544 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

d'agrandir sa puissance et d'immortaliser son nom... Hélas! répondit-il, j'ai perdu ma journée, parce que je n'ai fait du bien, aujourd'hui, à aucun sujet de mon empire.

Mais, si tel est le bonheur qui accompagne l'aumône, que dirons-nous des saintes émotions attachées aux triomphes du zèle? Et s'il est déjà si doux de soulager les misères du corps, que sera-ce de soulager les misères de l'âme ?

Le saint Évangile nous affirme que, lorsqu'une âme se jette, repentante, dans les bras de son Dieu, c'est au ciel une grande fête. Les anges prennent leurs lyres, et ils chantent la conver- sion du pécheur, dans l'assemblée des saints. Or, ces chants du paradis n'ont-ils pas des échos sur la terre? Écoutez.

Que fait le bon pasteur lorsqu'après avoir gravi péniblement la montagne, il finit par trouver, au milieu des broussailles, la brebis égarée? La joie ne contient plus dans son âme, et il chante, en ramenant sur ses épaules la brebis au bercail : Imponit in humer os suos, galiciens.

Que fait le père du prodigue lorsque, après les années si longues de l'absence, revient l'enfant de ses douleurs? Il ordonne à ses serviteurs de dresser la table du festin , et il chante avec eux le dernier refrain de sa vieillesse : Epulari autem et gaudere oportebat , quia jrater tuus hic mortuus erat, et revixit.

Et la femme qui avait perdu sa drachme, que fait-elle après l'avoir retrouvée dans un des coins de sa maison? Elle appelle ses amies et les invite à chanter son bonheur : Congratulamini mihi.

Eh bien ! Ces joies inénarrables qui, de l'éternité, tombent parfois dans le temps, à qui sont-elles réservées? Le prêtre, le missionnaire, l'apôtre, tous les convertisseurs des âmes ont, sans contredit', la plus large part du calice dont le roi David avait prédit la douceur : Calix meus inebrians quam prœclarus est. Et savez-vous quelle est l'heure la plus émou- vante de la vie sacerdotale ?

Est-ce quand, du haut de la chaire, nous jetons au milieu des foules recueillies la parole qui convertit le monde?

Est-ce quand, tenant à la main le livre de la prière, nous entrons en colloque avec Dieu, comme Moïse au Sinaï, et nous plaidons auprès de lui les intérêts des peuples?

Est-ce quand, à l'autel, nous commandons au Verbe qui règne dans la splendeur des cieux, et nous le forçons à descendre, sans gloire et sans éclat, sous les voiles eucharistiques?

Non, non. La prédication, la prière, le sacrifice, tout cela, c'est grand, c'est divin. Mais, nous sommes au tribunal de la pénitence. Il y a là, luttant une dernière fois avec la justice

JOIES DU ZÈLE ET DE LA CHARITÉ 545

et la vérité, un de ces hommes orgueilleux qui n'ont jamais voulu incliner leurs pensées , ni fléchir leurs genoux devant la majesté de Dieu. Et entre Dieu et cet obstiné se livre en secret, sousJes yeux du prêtre, un assaut qui finira nécessairement par la ruine ou la résurrection ; et le prêtre exhorte, il supplie, il adjure... Qui l'emportera? C'est fait, la grâce a vaincu, le pécheur a dit la parole suprême : Je me rends

Et maintenant, ô prêtre, avec l'autorité dont t'a revêtu Jésus- Christ, lève la main, prononce la sentence du pardon : Ego te absolvo : Je t'absous. Et aussitôt les cieux entonneront l'hymne de l'allégresse, et ils chanteront le retour du prodigue au foyer paternel.

La voilà, l'heure solennelle, la voilà. Et, à ce moment l'âme revient de ses longs égarements, il n'est pas de prêtre qui ne sente son cœur battre plus fort , et qui ne s'écrie avec le roi- prophète: Je me réjouis, ô mon Dieu, comme le général vain- queur qui apporte sous sa tente les riches dépouilles prises à l'ennemi: Lœtabor ego sicut qui invertit spolia multa.

Mais, à la suite du prêtre, quiconque s'est enrôlé sous la bannière des Œuvres de zèle et creuse un sillon dans les âmes, doit nécessairement goûter la joie du moissonneur qui récolte ses gerbes: Venient cum exultatione, portantes manipulos snos. Et si vous me demandez vous pourrez cueillir les épis, écoutez encore.

Cette famille vivait dans le désordre. C'était le champ tout couvert de broussailles. Et prudemment vous avez résolu de le rendre à la culture, et vous avez arraché toutes les ronces, et un jour... Dieu soit à jamais béni! la terre inculte fleurissait, et la famille réhabilitée se prosternait au pied des saints autels. Voilà votre épi.

Ces enfants n'avaient jamais entendu parler de Dieu, et jamais leurs lèvres ne s'étaient ouvertes pour redire son nom... Vous êtes venus à ces âmes dévoyées, à l'entrée du chemin; vous leur avez montré cette figure ravissante qu'ils ne connaissaient pas; vous leur avez dit Bethléem et sa crèche, Nazareth et son travail, le Calvaire et ses souffrances, le tabernacle et son amour-, et quelque temps après, ils s'en allaient, rayonnants d'allégresse et vêtus delà robe des invités, prendre place au grand festin du père de famille. Voilà votre épi.

Cet ouvrier, égaré par des doctrines malsaines, avait perdu la foi et, n'ayant plus d'espérances immortelles, il était de tous les complots qui prétendent rayer Dieu, abolir sa 'loi, détruire la société, et faire surgir du milieu de ces ruines un paradis terrestre sans travail et sans pleurs. La Providence vous a conduits près de sa couche tout son être languit. Et là, dans

III. TRENTE-CINQ.

546 RETRAITE AUX MEMBRES DES CONFÉRENCES

un tête-à-tête intime, sans heurter ses préjugés, vous êtes entrés dans la place, vous en avez pris les clés et vous les avez données à Dieu. Voilà votre épi.

Et, en contemplant ces épis, qui sont le fruit de la parole et de l'action mises au service des âmes , est-il possible de ne pas ressentir la joie du sauveteur qu'applaudit l'équipage , ou bien la joie du guerrier que tout un peuple acclame comme un libérateur?

Durant la tempête, un passager vient de tomber à l'eau, et la vague va lui servir de suaire et de cercueil. Tout à coup, le pilote se précipite à la mer, le saisit sous le flot et le ramène à bord. C'est de l'héroïsme; et pendant toute la vie, la conscience lui renverra ce cri de l'opinion publique: Tu as sauvé un homme.

Le général, courant à la frontière , refoule l'envahisseur, venge l'honneur de son drapeau qu'avait souillé la défaite; et pendant toute sa vie, la conscience lui redira ce témoignage de la nation reconnaissante : Il a sauvé sa patrie.

Sauver un homme ! Sauver un pays ! Y a-t-il quelque chose de plus grand ? Oui; c'est de sauver une âme : car une âme, c'est plus qu'un homme, plus qu'un peuple, plus que la terre, plus que le temps. Une âme, c'est le souffle de Dieu, c'est le prix delà Rédemption, c'est le sang de Jésus-Christ, c'est l'éternité.

Et lorsqu'on a ramené dans les voies de la justice, une âme qui courait à sa perte, ne me parlez plus des joies d'ici-bas ; la conscience goûte déjà le bonheur du paradis. Que sera-ce donc à la mort ?

Nous lisons dans l'histoire que, l'empereur Conrad, assié- geant une forteresse d'Allemagne qui le tenait en échec, jura de raser la ville et de passer tous les habitants au fil de l'épée. La place dut se rendre; et le vainqueur, ayant cependant pitié des femmes, leur permit de sortir, emportant ce qu'elles avaient de plus précieux. Le lendemain , toutes les femmes défilaient devant lui ; et qu'emportaient-elles sur leurs épaules ? Les unes, leurs enfants ; et les autres, leurs pères ou leurs époux.

Puissiez-vous, à votre dernière heure, emporter devant Dieu lésâmes que vous aurez sauvées de l'indifférence, du vice ou de l'erreur ! Elles seront les plus beaux épis de votre gerbe et, comme l'a dit S. Paul , elles formeront au ciel votre couronne et seront votre éternelle joie : Corona mea et gaudium vos estis. Amen.

DIVERSES FORMES

DE L'APOSTOLAT1

Lorsqu'on étudie l'histoire , il est beau de voir apparaître les hommes et surgir les institutions, à mesure que le monde se transforme et qu'il demande quelque chose de nouveau, mieux adapté aux besoins et aux idées de son temps. C'est que Dieu , Roi de la création et Maître des siècles , n'est point semblable à ces rois de parade et de fantaisie qui, drapés dans la pourpre et portant au front une couronne d'or, régnent et ne gouvernent pas. Du haut de son trône, assis dans l'éternité, il contemple le monde, il le conduit comme le pilote conduit sa barque à travers le vent et la tempête , le calme et les écueils , il l'administre avec une sagesse dont la profondeur égale la puissance, et à l'heure voulue, il appelle certains hommes, comme autrefois il appela les étoiles, et il leur dit : Allez ! il y a par la terre de violentes secousses, d'effrayantes perturbations , de grandes ruines ; allez sauver le monde.

Et les nouveaux élus se lèvent, ils s'en vont le souffle de Dieu les pousse; ils sont apôtres, et, s'il le faut, ils seront martyrs, pour défendre ces deux choses qui sont la vie des peuples , à savoir : la justice et la vérité. Si donc dix-neuf siècles se sont écoulés avant que fût établie l'œuvre admirable des Conférences de Saint-Vincent de Paul, c'est que le dix-neuvième siècle était son heure et que la forme de ce nouvel apostolat était la mieux adaptée aux besoins de notre époque.

L'apostolat est indéfectible comme l'Église ; il est immortel comme la charité. Tant que vivra l'Église catholique, tant que la charité ne sera point éteinte, le zèle suscitera partout des apôtres qui sauront combattre et mourir. Seulement, ses formes varient, comme les formes multiples de la parole humaine, et il prend toujours la marche qui correspond le mieux aux besoins de l'humanité. Étudiez-le dans ses divers épanouissements.

Lorsque Jésus-Christ a dit pour la première fois à douze bateliers, arrachés la veille à leurs barques et à leurs filets : Ite : allez, quelle arme a-t-il mise entre leurs mains ? Il est évident que , pour soulever le monde plongé dans des vices et des erreurs de quatre mille ans, il fallait quelque chose d'étrange,

1. Instruction adressée aux Conférences de Saint-Vincent de Paul, par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

548 DIVERSES FORMES DE L'APOSTOLAT

de merveilleux, d'incontestablement divin; et alors, il fut dit à ces douze hommes de néant : Commandez aux aveugles de voir , et ils verront ; commandez aux sourds d'entendre , et ils entendront ; commandez aux paralytiques de marcher , et ils marcheront ; commandez aux morts de ressusciter, et ils ressusciteront : et cela fut fait. C'était l'apostolat du miracle.

Bientôt, la persécution éclate. La vieille société, attaquée dans son enseignement, dans ses mœurs et dans son culte, pousse contre le christianisme des cris de mort qui retentissent à tous les échos de l'empire romain. La foule se presse à l'amphithéâtre, les bourreaux sont armés du glaive, les lions rugissent. Ce n'est plus le miracle qu'il faut à l'Église, à cette heure de luttes et d'angoisses, mais des hommes qui sachent donner à la vérité le témoignage et l'affirmation du sang. Et voilà dix millions de chrétiens qui répondent aux tyrans de ce temps-là: Voulez-vous une preuve à n'en pas douter que l'Évangile est le Verbe de Dieu? Mutilez nos membres, déchirez- nous avec vos ongles de fer, jetez-nous dans vos bûchers, tranchez-nous la tête, et croyez à des témoins qui se laissent égorger. C'était l'apostolat du martyre.

Après le glaive, vient le rationalisme. Puisque tous les engins de destruction n'ont pu abattre une croix de bois , s'écrie l'orgueil de la raison humaine, à moi de renverser ce signe d'infamie et de jeter le Christ dans une fosse si profonde qu'il ne puisse plus en sortir. Et l'erreur succède à l'erreur ; le schisme succède au schisme; l'hérésie succède à l'hérésie. La négation insolente, hardie, monte à l'assaut de nos dogmes, elle détache toutes les pierres de cette citadelle, elle les ébrèche, elle les brise... Et les Apôtres! étaient alors les Apôtres? Ils étaient, comme la sentinelle, au sommet des remparts, pous- sant le cri d'alarme ; et armés d'une parole éloquente ou d'une plume divinement inspirée, S. Jérôme, S. Ambroise , S. Augustin, tous les docteurs, soutiennent courageusement la lutte et remportent ces victoires éclatantes qui attestent à toutes les générations la force inébranlable, invincible, de la foi. C'était l'apostolat de la science.

Plus tard, la barbarie menace le monde. Elle s'avance comme le flot dans un jour de tempête, et le flot submerge les peuples épouvantés. Vite, vite, arrêtez la vague, dressez une digue; sinon, demain la vérité s'engloutit dans un immense naufrage, et au fond du gouffre creusé par le mahométisme va périr tout ce que l'Évangile a péniblement édifié de grandeur , de trans- formation morale, de civilisation et de liberté. Et aussitôt, voyez- vous l'Europe qui s'ébranle dans un mouvement d'héroïsme? Peuples, allez-vous? allez-vous, princes et rois?

DIVERSES FORMES DE L'APOSTOLAT 549

allez-vous, soldats et chevaliers? Nous allons Dieu veut. Et ils s'en vont; bientôt leur armure resplendit au soleil du Thabor , Jérusalem voit entrer dans ses murs les croisés victorieux, et les échos de l'Orient redisent l'hymne du triomphe. C'était l'apostolat guerrier.

Les Croisades sont terminées, et les chevaliers, rendus à la patrie, racontent à leur foyer leur gloire et leur bravoure. Que va faire, durant la paix, la société chrétienne ? Au lieu de la lance , elle prend le ciseau ; elle travaille la pierre , elle la façonne, elle la brode ; et, sous le souffle de la foi, la matière se transforme, je dirais volontiers: elle tressaille, elle s'anime; et des colonnes s'élèvent, et des voûtes hardies sont jetées dans l'espace, et l'ogive gracieuse se dessine; chaque cité veut avoir sa tour aérienne, sa flèche dentelée, sa gracieuse basilique. C'est l'apostolat de l'architecture et des arts.

Cependant, les mœurs se corrompent, et les nations que la guerre ne tient plus en éveil, retournent à marches précipitées vers le paganisme. Quels nouveaux apôtres jettera la Providence au milieu du monde s'est desséchée la sève de l'Évangile ? La parole est impuissante à soulever de terre les cœurs appe- santis. Seul , un grand exemple peut ébranler les peuples et leur rendre l'énergie féconde des grandes œuvres et des grandes vertus. Et le Seigneur, s'adressant à un jeune homme, dans le tourbillon et l'enivrement d'une fête: Laisse-là, lui dit-il, tes beaux rêves d'avenir. Ote ta chaussure , couvre-toi du sac de la pénitence, jette une corde autour de tes reins, et puis, les pieds nus, la face amaigrie par le jeune, descends sur la place publique; tes amis t'appelleront un fou : qu'importe? Le lende- main, ils seront tes disciples; et une fois de plus , la folie de la Croix aura sauvé le monde. Et peu après, l'Italie voyait passer François d'Assise et les nouvelles phalanges de la pauvreté. C'était l'apostolat de la bure.

Arrivons à nos temps. Quel est le péril, l'immense péril de notre époque ? Ce n'est point l'absence de principes, qui laisse la société sans boussole, sans agrès, sans gouvernail, à la merci de toutes les tempêtes. Ce n'est pas l'immoralité qui entraîne dans son courant les nouvelles générations et les pousse contre des écueils tout se brise : honneur , religion, famille et patrie. Ce n'est pas le crime qui prend des proportions et des formes effrayantes, et ajoute à notre histoire des pages qui s'en iront épouvanter les siècles à venir. Ce n'est pas la haine qui bouillonne sourdement, et puis, un jour faisant explo- sion comme la lave d'un cratère, couvre un empire de ruines et de sang. Le grand mal, le grand péril, le savez-vous? C'est l'abîme creusé entre le peuple et l'Église. Oui ; la diminution de

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la vérité , la dépravation des mœurs , le perfectionnement du crime, la haine des partis, c'est terrible, c'est épouvantable : je l'avoue. Mais, si l'Église pouvait encore exercer librement son action sur l'humanité, elle ferait aujourd'hui ce qu'elle faisait hier, ce qu'elle faisait au premier jour de son histoire. Elle éclairerait les aveugles, elle guérirait les lépreux, elle pacifie- rait la terre, elle ressusciterait les morts. Car enfin, sa puissance n'est point raccourcie, et dans son cœur il y a de la force et de la vie, pour en donner à tous les siècles et à tous les peuples.

Mais, qu'est-ce que l'Église? Ce n'est plus la mère qui a droit à l'amour; c'est l'ennemi qu'il s'agit de combattre et de museler; et de toutes les nations nous arrivent les mêmes clameurs: Sécularisons- nous; laissons au catholicisme arriéré son Évan- gile vieilli, et à nous, les principes de la raison émancipée.

Et de fait, à quoi se réduit le ministère de l'Église? Elle déploie dans ses temples les pompes de ses rites sacrés; elle brûle de l'encens autour de ses autels; elle évangélise les quel- ques chrétiens restés fidèles à la conscience et au devoir ; elle tient l'homme sous sa main maternelle au premier âge de la vie; elle attire vers elle la femme, qui trouve dans le culte catholique de suaves émotions pour son cœur.

Mais, en dehors de ses sanctuaires richement embellis, a-t- elle sa voix dans les assemblées des peuples? Parle-t-elle dans le conseil des rois? Est-elle l'oracle de nos législateurs? Non, qu'est-il besoin de l'Église? N'avons-nous pas des philosophes, pour nous donner la science ? N'avons-nous pas des politiques, pour donner à la société la nouvelle impulsion que réclame son génie? N'avons-nous pas des avocats sans cause, pour nous fabriquer des lois? N'avons-nous pas enfin des soldats , de l'or, dès navires et des armes? Église, vieille Église, reste donc dans tes sacristies, amuse tes croyants avec des fables et des fêtes, ton règne est passé, heureusement passé; tu n'es plus de notre temps.

Ainsi parle le dix-neuvième siècle ; et qui de vous n'a rencontré sur son chemin, se dressant avec son impudence, ses airs frondeurs et ses blasphèmes, la haine de Jésus-Christ, la haine du prêtre, la nain: de l'enseignement divin, la haine de tout ce qui touche au catholicisme? Et si grande est cette haine que si l'on venait dire au monde : « L'Église seule te sauvera », le monde répondrait aussitôt: Plutôt mourir qu'être sauvé par elle!

Comment donc ramener les peuples à l'Église? Fondons, a dit Jésus-Christ, l'apostolat populaire, et que le peuple sauve le peuple. Et aux divers points du même champ de bataille ont surgi des milliers d'apôtres ; et tous ces apôtres ont répondu à

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Jésus-Christ: Nous voici pour être tes soldats: que veux-tu? Veux-tu notre or? Veux-tu notre plume? Veux-tu notre parole? Veux-tu l'influence de notre rang et de notre fortune? Veux-tu notre temps et nos sueurs ? Donne-nous le mot d'ordre ; assigne-nous la place nous devons combattre, et nous combattrons.

Les voilà. Regardez-les , jeunes gens restés purs au contact du vice, hommes fortement trempés dans la lutte, écrivains, philosophes, journalistes, orateurs, maîtres et ouvriers, capita- listes et prolétaires, et à leur tête, et au premier rang, les associés de Saint-Vincent de Paul, Vous êtes là, vous , les apôtres suscités en plein dix-neuvième siècle ; vous êtes là, avec votre courage, votre foi, et surtout votre charité; et de toutes les armes que Dieu puisse mettre aux mains d'un homme, il n'en est pas de plus puissante que la charité.

La charité, dont vous portez le drapeau en face de l'égoïsme qui nous ronge et nous abrutit , est tout d'abord ce qu'il y a de plus essentiellement et déplus perpétuellement populaire.

Lorsque Jésus-Christ voulut populariser sa doctrine , que fit-il ? 11 fit sans doute les œuvres du thaumaturge : il força la création, la vie et la mort, à reconnaître son empire ; il prit le miracle qui est l'œuvre de Dieu, et il le jeta dans le monde. Mais, avant tout, il aima; et comme preuve de son amour, il nous légua le Calvaire et l'autel, le tabernacle et la croix.

Comme lui , voulez-vous emporter les cœurs d'assaut , et vous y dresser un trône? Qu'importe la science et le génie, la gloire, la puissance et la valeur ? Le peuple, un instant ébloui par ces grandeurs humaines, vous précipitera demain de votre piédestal, et au sortir du Capitole vous trouverez, comme tant d'autres, la roche tarpéïenne.

Prenez plutôt de l'or, l'or de la charité. Allez à la mansarde , au galetas souffre l'indigence , donnez de votre bourse , donnez des richesses de votre cœur: et les cœurs sont à vous. C'est l'histoire du catholicisme; et pour citer de cette grande histoire un exemple qui les résume tous ... : D'où vient que S. Vincent de Paul s'est fait une place à part dans l'admiration des peuples? Qu'est-ce qui lui a valu d'être l'homme de son siècle, la gloire la plus pure de la France, et de voir l'impiété railleuse s'incliner devant lui ? Ce ne sont pas les triomphes de l'apôtre , le génie du docteur, les souffrances du martyr,

l'auréole du prophète Qu'est-ce donc? C'est la charité.

Vincent de Paul s'est donné tout entier à l'humanité souffrante, et l'humanité tout entière fait en son honneur un concert de louange, de reconnaissance et d'amour, que ne trouble aucune voix discordante. Il a aimé; et sa charité féconde, inépuisable ,

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Ta rendu populaire, parce que rien n'est populaire, et aussi rien n'est persuasif comme la charité.

En face de la vérité, l'esprit oppose souvent des résistances invincibles. Dès que l'homme suppose que vous prétendez lui imposer vos convictions et vos principes, il s'arme de préven- tions, et il vous attend de pied ferme, bien résolu à ne pas vous céder une parcelle de terrain. Allez, énumérez vos preuves, débitez vos apologies, empruntez à la logique, à la raison et au bon sens, des témoignages incontestables. Que gagnerez-vous? Tout cela se brisera contre l'orgueil, et, fortement retranché dans ses idées comme dans une citadelle, l'orgueil mettra votre science au défi. Voulez-vous emporter la place? Appelez à votre aide la charité. Et la charité est venue ; elle s'est assise au foyer d'où la religion est bannie ; elle s'est placée au chevet de l'impie qui se meurt en blasphémant. C'est fait. L'intelligence résiste aux démonstrations ; le cœur ne résiste point à l'amour. Voyez comme ils s'aiment , disait-on des chrétiens de la primitive Église; et ce spectacle étrange, inouï, était, à lui seul, la preuve la plus saisissante de la vérité. Ainsi en a-t-il été tout le long- dès siècles -, et aujourd'hui , savez-vous ce que les sectes protes- tantes nous envient ?

Est-ce le temple, avec la splendeur de son architecture ? Est-ce le culte, avec la variété de ses cérémonies? Est-ce l'éloquence de nos orateurs sacrés? Non; ce qu'elles nous envient... c'est la sœur de charité. Et pourquoi? Parce que le peuple peut très bien ne pas comprendre la parole de l'orateur, le symbo- lisme du culte, la pensée mystique gravée dans le marbre de nos temples... Mais, que la sœur de charité paraisse sur un champ de bataille, qu'elle traverse les salles d'hôpital, qu'elle passe seulement dans nos rues : tout le monde a compris cet argument du sacrifice et de l'immolation , et il n'est personne qui ne se dise : Dans les plis de cette robe grise, il y a la vérité, puisqu'il y a l'amour.

Voilà les deux forces dont vous êtes investis : la force de la persuasion et la force delà popularité. La popularité! C'est beaucoup , dans un siècle tout est impopulaire : la puis- sance et la fortune, la religion et le sacerdoce-, tout, même Dieu et son Christ. Or , la popularité vous ouvre des portes qui se fermeraient au prêtre, et quand vous avez franchi avec l'aumône le seuil de l'indigent , la persuasion , ou mieux la reconnaissance vous ouvre les cœurs. Désormais, vous êtes maîtres de la place, et un jour viendra où, prenant la main du pauvre, vous pourrez la placer dans la main de Dieu, et alors vous aurez remporté la plus belle de toutes les victoires. Allez, et soyez des vainqueurs. Amen.

GRANDEUR DES SAINTS1

Gloria hœa est omnibus sanctis ejus. Yoici quelle est la gloire des saints.

L'apôtre S. Jean, pendant son extase de Pathmos, fut ravi jusqu'au troisième ciel : et que vit-il dans cette Jérusalem dont les murs étaient de jaspe, d'émeraude et de saphir? Il aperçut, nous dit-il, un trône dressé dans la lumière; et sur ce trône était l'agneau immolé dès l'origine des siècles; et autour de l'Agneau se pressait, plus nombreuse que les étoiles au firma- ment et que les grains de sable aux rivages des mers , une foule venue de toutes les langues et de toutes les nations : Ex omni lingua et populo et natione.

Et , qu'était-ce que cette foule chaque tribu d'Israël comptait plus de douze mille élus? Duodecim millia signati. C'étaient, avec le chœur immortel des anges, les vieillards, revêtus d'une robe blanche et portant au front un diadème d'or: Et in capitibus eorum corona aurea. C'étaient les vierges que n'avaient point souillées la corruption du siècle: Sine macula enim sunt ante thronum Dei. C'étaient les martyrs qui, semblables à des vainqueurs, se jouaient avec les palmes-. Hi sunt qui vene- runt de tribulatione magna.

Et ces martyrs, et ces vierges, et ces vieillards, prosternés devant l'Agneau, chantaient ce cantique sans fin: A celui qui est assis sur le trône, bénédiction, gloire, puissance et honneur dans les siècles des siècles : Sedenti in throno benedictio et honor et gloria et potestas in sœcula sœculorum.

Ce sont les mêmes harmonies qui nous arrivent aujourd'hui de l'éternité, et l'Église nous appelle à contempler les splendeurs de la Jérusalem céleste comme les contempla l'apôtre bien-aimé. Arrêtons-nous donc et, les yeux fixés sur cette nuée de témoins qui s'appellent les saints, voyons quelle est leur grandeur.

Aux yeux du monde, qu'est-ce que la grandeur? Un homme conçoit une idée; il prend la plume, écrit un livre; le livre est lancé au public; le public l'admire; l'académie décerne à l'auteur ses lauriers: nous avons un savant, un grand homme de plus.

Deux armées sont en présence: tout à coup, le canon gronde, les rangs s'ébranlent, le sang coule, et du sein de la mêlée s'échappe enfin ce cri: Victoire, victoire! La nation triomphante

1. Par M. l'abbé Constant, d'Ollioules.

554 GRANDEUR DES SAINTS

bat des mains; vite des ovations, des réjouissances, des titres de noblesse; fêtons le général vainqueur; c'est un grand homme.

Du milieu de la foule un conquérant se lève: il s'élance à l'empire, dicte des lois à l'univers, distribue à son gré les couronnes, porte dans les plis de son manteau la guerre et la paix; et les peuples étonnés, de se dire: C'est un héros, c'est un autre Alexandre, c'est vraiment un grand homme.

Il y a de la grandeur, sans doute; mais une grandeur d'un jour. Attendons demain : les vainqueurs ne sont plus, les savants ne sont plus, les empereurs ne sont plus. Qu'en reste-t- il? Une poignée de cendres, voilà tout.

Les savants n'ont pas manqué dans le monde... que sont-ils devenus? Parlez au peuple d'Homère et de Platon, de Socrate et de Démosthènes : vous ne serez pas compris.

L'histoire vante certains héros a qui de brillants faits d'armes semblaient avoir acquis une gloire immortelle. Ces héros... sont-ils? A peine l'écolier s'arrête un instant pour contempler ces figures d'autrefois, qui nous apparaissent dans le lointain comme une vieille statue sur un socle brisé. Parlez au peuple, de César, de Scipion et d'Annibal: vous ne serez pas compris.

Les siècles ont vu passer je ne sais combien de rois. La mort est venue. Qu'a-t-elle fait de tous ces rois? Elle les a renversés du piédestal et n'en a laissé que des ruines. Parlez au peuple d'Auguste et deVespasien, de Xerxès et de Darius: vous ne serez pas compris.

En est-il ainsi de la grandeur des saints? Leur gloire, dit la sainte Écriture, est éternelle, et leur souvenir se transmet à toutes les générations : Nomen eorum vivit in œternum. Voyez.

Au quatrième siècle, Dioclétien régnait sur le trône des Césars. A la même époque, une vierge de treize ans mourait à Rome pour la foi de Jésus-Christ. Aujourd'hui, qui s'occupe de l'empereur Dioclétien? Personne ne pense à lui, si ce n'est l'histoire, pour le flétrir. Et l'humble vierge, et Agnès a partout des autels ; et Rome chrétienne se prosterne devant ces restes vénérés, et de tous les points de l'univers s'élève ce cri, qui est tout à la fois un cri de louange et de supplication : Sainte Agnès, priez pour nous!

Neuf siècles plus tard, un mendiant traversait les rues d'Assise , les pieds nus , demandant à chaque porte un peu de pain pour l'amour de Dieu: et, en le voyant passer, revêtu de sa bure, chacun disait: Il est fou. Il y avait alors par le monde bien des illustrations ; toutes ces illustrations se sont évanouies, et le mendiant brille comme un soleil, dans la maison de Dieu, et les fidèles se disputent une parcelle de sa

GRANDEUR DES SAINTS 555

corde ; et Assise est plus fière de son tombeau que la France des caveaux de Saint-Denis; et l'Église, à genpux devant ce pauvre, le salue de cette douce invocation: S. François, priez pour nous 1

Il y a quelques années, Rome était en fête. Dans la basilique de Saint-Pierre étaient réunis les cardinaux, les ambassadeurs, des hommes de toutes les nations , et le canon du fort Saint- Ange annonçait à la ville éternelle une grande solennité. De quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de décerner les honneurs de la béatification à une humble bergère. Dans quelques années d'ici , on ne verra plus de vestiges des caadinaux et des ambas- sadeurs qui rehaussaient de leur présence l'éclat de ce triomphe; et les pèlerins s'en iront encore sur les chemins de Pibrac , chantant avec bonheur : Sainte Germaine , priez pour nous !

C'est ainsi que les saints vivent dans le souvenir, et, ce qui est plus glorieux encore, vivent dans le cœur des peuples. Au sépulcre se brise la grandeur humaine,' et au sépulcre éclate la grandeur des saints. Ils ont passé sur la terre, inconnus, méprisés , couverts d'opprobres ; ils sont morts sans que le monde s'en doute; et après la mort, voici le triomphe, voici l'exaltation, voici le culte, et un culte tout d'amour.

Ne voyez-vous pas sur les autels les images des saints, et devant ces images les fleurs exhaler leur parfum , les lumières resplendir, et les fidèles prier à deux genoux ?

Ne voyez-vous pas la foule suppliante courir au tombeau des saints, baiser avec respect la pierre de leur sépulcre et décerner à leurs reliques des honneurs que les rois de la terre ne sauraient obtenir? Au cinquième siècle, Tours et Poitiers se disputent le corps de S. Martin, comme deux compétiteurs se disputent un empire. Rome, la cité des martyrs, céderait plutôt les chefs-d'œuvre des arts, dont pourtant elle est si fière que les ossements du pêcheur de Galilée. Sainte Theudosie, sortie de l'obscurité des Catacombes , est rendue à sa ville d'Amiens; et pour l'accueillir, de l'Orient et de l'Occident, vingt-six évêques se rassemblent, et la religion lui fait un triomphe comme Rome païenne n'en fit jamais à ses conqué- rants. Quelques années après, les échos de la Provence reten- tissaient de chants d'acclamation; les étrangers, par milliers, accouraient dans une humble cité; il y avait sept pontifes; il y avait trois cents prêtres accourus de tous les points de la France. Et ces pontifes, et ces prêtres, et ces pieux pèlerins, allaient-ils? Ils allaient vénérer les restes sacrés d'une pécheresse convertie, la tête de Madeleine, la pénitente de Béthanie et le modèle du repentir.

Un enfant vient de naître-, il s'agit de lui donner un nom.

556 GRANDEUR DES SAINTS

Quel nom va-t-on choisir? Le nom d'un savant, d'un prince, d'un roi? Vanité que tout cela. On lui donnera le nom d'un saint.

Un fléau se déchaîne sur une ville : la désolation est grande. A qui vont recourir les peuples consternés? A la puissante médiation des saints.

Un nouveau jour, chaque matin, se lève à l'horizon. A qui sont consacrés tous ces jours que chaque matin le soleil nous ramène? A la gloire des saints. Vainement, au dernier siècle, les impies s'écrient, la haine dans le cœur: Abolissons leur mémoire. Quelques naois s'étaient à peine écoulés; les impies dormaient du sommeil de la mort; le calendrier révolutionnaire était tombé dans l'oubli, et les saints rentraient en possession d'un culte que l'impiété n'avait pu leur ravir.

Voulez-vous mieux comprendre si l'on aime les saints ? Regardez ces hommes qui vont s'enrôler sous l'étendard du sacrifice et de l'expiation. Ils étaient riches, et ils se sont faits pauvres; ils pouvaient avoir leur part des délices de la terre, et ils ont embrassé la Croix. Les voilà qui courent au cloître ou au désert : que veulent-ils ? Ils ont entendu parler des saints, et ils veulent être les imitateurs des saints ; et quand le monde étonné leur demande: Qui êtes-vous? ces hommes, de leur répondre avec un noble orgueil : Nous sommes les disciples de S. Bruno ; les fils de S. Bernard ; les enfants de S. François d'Assise. Nous sommes les enfants des saints.

Gloire donc aux saints: Laudemus vivos gloriosos. Oui; gloire aux saints ; et pourquoi? Parce que, nulle part, vous ne trou- verez des pensées aussi élevées que les pensées des saints; nulle part, vous ne trouverez un courage semblable au courage des saints.

En preuve , prenons un héros : le plus illustre de tous les héros. Quelles ont été ses pensées? Quel a été son rêve ? Quelle fut son ambition ! Son rêve, ce fut la puissance; sa pensée, ce fut un trône ; son ambition , ce fut un sceptre. Voilà qui est grand, accordons-le. Mais, en réalité, tout cela n'est que la terre; tout cela n'est que le temps. Venez à votre tour, saints et amis de Dieu. Voulez-vous la puissance ? Voulez-vous la richesse ? Voulez-vous la célébrité ? En voulez-vous ? Entendez-les : Mon Dieu est mon tout : Deus meus et omnia. Tel est le cri des saints. Ils ont mesuré la terre ; et il l'ont trouvée trop petite , et ils ont convoité le ciel. Ils ont compté le temps; ils l'ont trouvé trop court, et ils ont appelé l'éternité. Donnez à un homme l'empire de l'univers : c'est plus qu'il ne faut. A un saint, il faut autre chose: il ne faut rien moins que Dieu ; Dieu seul est à la hauteur de ces nations sublimes. N'est-ce point de la grandeur?

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J'ai parlé de courage. Qu'est-ce que le courage? Consiste-il à regarder en face l'ennemi sur un champ de bataille? Consiste-il à ne pas tremblerai! bruit du canon qui gronde? Consiste-il à mettre en fuite des ennemis réputés invincibles ? Ce courage est trop vulgaire ; voici qui est plus rare et plus beau. « Mieux vaut l'homme qui a dompté son cœur , dit le Sage , que le général qui emporte les villes d'assaut)): Melior est qui dominatur animo suo expugnatore urbium. Et le sage a raison. La force par excel- lence, c'est la vertu ; et celui-là seul est vraiment fort, qui s'est rendu maître de lui-même : Melior est qui dominatur animo suo expugnatore urbium. Or, qu'ont fait les saints? Henri IV, rencontrant un jour un pauvre paysan: Mon ami, lui dit-il, quel est votre maître? Sire, répondit le paysan, mon maître, c'est moi. Ce mot sublime résume l'histoire des saints.

Les saints ont tout vaincu autour et au dedans d'eux-mêmes, et les pieds sur leurs ennemis , ils ont pu chanter cet hymne de l'indépendance chrétienne : Après Dieu , je n'ai pas d'autre maître que moi. Le monde, pour les gagner, a étalé toutes les séductions, et ils ont dit au monde: Va; jeté méprise. L'enfer a dirigé contre eux toutes ses haines; et, armés de la Croix, ils ont dit à l'enfer : Regarde ce signe, et résiste, si tu l'oses. Les passions se sont ameutées; ici, parfois, la lutte a été terrible ; il faudra que Madeleine se retire au désert , que S. Bernard se roule dans les épines , que S. Jérôme déchire sa poitrine avec la pierre du chemin : qu'importe , pourvu qu'ils aient la victoire. Mettez à côté des saints tous ceux qu'il vous plaît d'appeler des grands hommes, et comparez: d'un côté , c'est la liberté pleine et entière , ce que S. Paul appelle la liberté des enfants de Dieu; et, de l'autre, la servitude de l'âme, l'esclavage des sens, la tyrannie de la matière est la force? est le courage?

Achevons, mes très chers frères, et comme Dieu seul peut être juge de la véritable grandeur, demandons-lui ce qu'il pense des saints. Qu'en pense-t-il ? Omnia pr opter electos. Tout a été fait -pour les saints , nous répondent les divines Écritures.

Pourquoi la terre avec ses richesses ? la création avec ses magnificences ? le firmament avec ses mille feux ? Propter electos-. Pour les saints. Et cela est tellement vrai que, lorsque le nombre des saints sera complet, Dieu pliera la terre; il la froissera dans ses mains comme une feuille desséchée; et le monde, n'ayant plus de raison d'être, s'abîmera dans le néant.

Pourquoi la crèche avec sa pauvreté, le Calvaire avec ses souffrances, la croix avec ses ignominies? Propter electos: Pour les saints. Et Jésus-Christ n'a revêtu les misères de l'homme que pour montrer à l'homme le chemin de la sainteté : Vocavit nos Deus in sanctificationem.

558 GRANDEUR DES SAINTS

Pourquoi l'Église, le sacerdoce, les sacrements? Propter electos: Pour les saints; et nous n'avons d'autre ministère que d'appeler sur les peuples la grâce qui sanctifie.

Qu'est-ce qu'un saint aux yeux de Dieu? C'est le chef-d'œuvre de sa puissance ; et après le Verbe qu'il engendre de toute éternité, Dieu n'a rien fait, il n'a rien pu faire de plus grand que l'âme d'un saint.

Vous admirez le monde, et ce bas monde, si riche, si beau; et le monde du firmament, plus beau, plus riche encore, vous l'admirez; et certes il en vaut la peine. Qu'est-ce pourtant que le monde, à côté d'un saint? C'est moins qu'un brin d'herbe, moins qu'un atome : ce n'est rien. Demandez à Dieu des mondes; il prononcera seulement une parole, et les mondes s'élanceront dans l'espace; ils ne lui coûtent pas davantage. Mais, ô mon Dieu, donnez, donnez-nous des saints. Ici, la scène change, la parole divine ne suffit plus ; la puissance du Créateur est à bout; il ne faut rien moins que le sang d'un Dieu.

Aussi , voyez comment le Seigneur honore les saints. Dieu est le maître de la science, il a la science en partage : Scien - tiarum Dominus. Eh bien! qu'un saint paraisse, Dieu est épris d'amour; il répand sur lui son don d'intelligence, il l'introduit dans ses secrets et dit à l'oreille de son cœur des choses si sublimes que la langue humaine ne sait les reproduire. Pauvres philosophes, disputez-vous dans vos écoles; écrivez des livres; cherchez la vérité. En un quart d'heure, les saints ont plus appris que vous . Devant eux, l'avenir laisse tomber ses voiles, et les docteurs accourent à la colonne de Siméon le Stylite, pour lui demander l'éclaircissement des mystères que l'homme ne peut approfondir.

Dieu a la toute-puissance; il est le Tout-Puissant: Dominus omnipotens. Viennent les saints ; que fera-t-il ? II partagera sa puissance; il les en investira; et, maintenant, allez, glorieux thaumaturge: commandez à la nature; commandez aux vents et à la tempête; commandez à la mort: et la nature, et la tempête, et la mort vous obéiront. Vous avez en main le sceptre de Dieu. Les saints n'ont-ils pas été des hommes à prodiges, des hommes à miracles? Moïse s'avance sur les bords du Jour- dain; il étend la verge, et la mer ouvre ses flots. Josué fait un signe au soleil, et le jour se prolonge à l'horizon. S. François de Paule étend son manteau sur les vagues, et sur cette barque improvisée passe à l'autre rivage. S. François d'Assise appelle les oiseaux du ciel, pour leur raconter les merveilles de Dieu, et les oiseaux viennent se poser sur sa main. S. François Xavier dit une parole, et à sa parole les morts se lèvent du tombeau. Entrez dans nos temples; comptez les mille ex-voto

GRANDEUR DES SAINTS 559

suspendus aux murs du sanctuaire, et doutez encore de la puissance des saints.

Qu'ajouterons-nous? Dieu honore tellement les saints qu'à leur prière il arrête sa foudre et suspend les coups de sa justice. Sodome va périr; le feu va tomber du ciel. Donnez au Seigneur dix justes, et Sodome sera sauvée. Israël a mis le comble à ses infidélités ; il s'est prosterné devant le veau d'or au pied du Sinaï: C'en est trop,, dit l'Éternel; je détruirai ce peuple; et, à l'instant, Moïse s'interpose; une lutte s'engage entre Dieu et son serviteur; et Moïse l'emporte. Si le monde subsiste, malgré les abominations qui crient vengeance , il subsiste grâce à la médiation des saints; et quand les saints disparaissent, quand il n'y a plus de saints au milieu d'un peuple, à l'instant, Dieu se lève; il prend en main la coupe du châtiment; et alors, malheur aux nations : c'est de l'histoire. Resterait à vous parler des œuvres des saints. Il nous serait facile de vous montrer que les saints ne sont étrangers à aucune des grandeurs qui font les hommes illustres; et aux sages du siècle nous pourrions dire: Donnez-nous des philo- sophes qui vaillent S.Thomas et S. Augustin; donnez-nous des orateurs plus éloquents que S. Bernard et S. Jean Chrysoistôme ; donnez-nous des rois plus accomplis que S. Edouard et S. Louis ; donnez-nous des philosophes qui aient entendu le dévoûment à la façon de S. Vincent de Paul. Impossible de raconter en quelques mots les grandes choses qu'ont accomplies les saints. Il nous suffira de dire que, lorsque Dieu a voulu renouveler un peuple , transformer une nation , donner une impulsion nouvelle à l'humanité, il n'est point allé chercher un sophiste, un écrivain , un littérateur ; il a suscité de la poussière un saint ; et ce saint a pris le monde malade, il l'a pressé sur son cœur et lui a rendu la vie.

Or, si telle a été la gloire des saints sur la terre, quelle sera leur gloire dans le ciel? Nous ne saurions le décrire. Laissons la parole aux prophètes : Les justes brilleront comme le soleil, dit le Sage: Fulgebunt justi sicut sol ; ils seront revêtus de splendeur: Gloria et honore coronastieum; ils porteront au front une couronne étincelante : Posuistl super caput ejus coronam de lapide pretioso ; ils seront constitués rois, et, sans aucune crainte des révolutions, il régneront sur un trône éternel : Constitues eos principes super omnem terram; et après avoir suivi Jésus-Christ à travers les pierres ensanglantées du Calvaire, ils partageront avec lui le royaume de Dieu : Cohœredes autem Christi.

Voulez-vous de la grandeur, mes frères; et qui n'en veut pas aujourd'hui? Voulez-vous delà grandeur donc? Imitez les saints. Tout ce qui est de la terre passe. La puissance n'est rien;

560 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

la célébrité n'est rien ; la richesse n'est rien ; il n'y a qu'une grandeur véritable, et cette grandeur à l'épreuve du temps, c'est la grandeur des saints.

Soyez donc des saints: Sancti estote ; et si l'Église, au jour de votre mort , n'élève pas des temples en votre honneur ; si vos noms ne sont pas écrits sur les sacrés diptyques, si les peuples n'accourent pas à votre tombeau pour vénérer vos cendres: comme les saints, vous serez revêtus d'immortalité, vous serez couronnés d'honneur, et vous chanterez sur les harpes divines l'éternel Hosanna. Amen.

TROIS DISCOURS

SUR

LA PRÉSENCE RÉELLE'

PREMIER DISCOURS

Patres vestri manducaoerunt manna in

deserto Panis quem ego dabo caro

mea est pro mundi vita.

Vos pères ont mangé la manne dans le riésert... mais le pain que je donnerai, ce sera ma chair, livrée pour la vie du monde (Joan., VI, 49, 59).

Les anciens israélites avaient reçu de Dieu des faveurs nombreuses et signalées: une des plus éclatantes était le grand miracle que Jésus-Christ rappelle par les paroles que je viens de citer. Après avoir été tirés de l'Egypte par une suite de prodiges qui nous étonnent, les enfants de Jacob étaient entrés dans de vastes déserts où, dépourvus de provisions et ne rencontrant que des sables arides, ils ne pouvaient manquer d'éprouver bientôt les horreurs de la faim et de périr de misère. Il s'y croyaient condamnés sans retour, et déjà ils se livraient ouvertement à des murmures, à des menaces, lorsque Dieu, qui veillait sur eux, vint au secours de leur détresse. Un matin, le sol se trouva couvert de rosée; et, quand elle se fut dissipée, on vit avec sur- prise une couche de petits grains ronds, semblables à des grains de gelée blanche 2 : c'était la manne que Dieu envoyait du Ciel à son peuple, pour le nourrir. Tous les jours, excepté le jour du

l. Par M. le Doyen L.-J. Bondil. 2. Exod., XVI, 14.

PREMIER DISCOURS Ô61

Sabbat, une manne nouvelle tombait sur la terre; elle avait le goût de la plus pare farine, mêlée avec du miel1 ; elle suffi- sait aux besoins de tout un peuple, composé de plus de deux millions de personnes; et ce peuple reçut cette nourriture céleste pendant quarante ans. Moïse, les prophètes et la tradition cons- tante des Juifs attestent ce fait ; Notre-Seigneur le confirme par son témoignage, en disant: « Vos pères ont mangé la manne dans le désert 2 ». Cependant, tout grand que paraissait et qu'était réellement ce prodige, il devait être surpassé par un plus grand et plus admirable encore. L'ancienne loi n'était que l'ombre de la loi nouvelle ; les biens qu'elle donnait n'étaient qu'une image imparfaite de ceux que nous possédons; l'aliment que Dieu donna à son peuple dans le désert n'était donc non plus qu'une ombre de celui qu'il nous donne aujourd'hui dans l'Eucharistie. C'est que nous recevons le vrai pain du ciel, le pain vivant, le pain qui est une source de vie. Oh! que ne m'est-il donné, mes frères, de vous parler dignement de ce pain céleste, de vous en faire comprendre le prix, l'excellence, les merveilleux effets! Pour vous dire ce qu'il est, ce qu'il opère, comment on doit le recevoir, il faudrait, non pas un discours, mais plusieurs discours. Aussi, obligé de me restreindre, je me bornerai à un seul point: Qu'est-ce que l'Eucharistie, ou, si vous voulez, que contient-elle? C'est ce point unique et fondamental que j'ai dessein de traiter et d'établir aujourd'hui. Je sens vivement mon impuissance et le besoin que j'ai du secours d'en haut. Demandez donc pour moi et avec moi les lumières du Saint- Esprit , par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie. Ave, Maria !

I. Dieu est bon. Tous les jours, il nous donne de nouvelles preuves de sa bonté; mais, Dieu étant infini et incompré- hensible en tout, sa bonté aussi est incompréhensible, parce qu'elle est infinie. De il arrive que tel de ses bienfaits est si grand, que nous ne l'aurions jamais attendu, que nous ne l'aurions jamais soupçonné, et que les hommes ont même de la peine à le croire, après que Dieu a daigné le leur révéler. Mais Dieu , qui connaît la faiblesse humaine, a eu soin de la ménager; il l'a préparée aux bienfaits les plus étonnants par des œuvres d'un ordre plus sensible, moins difficile à saisir, moins inaccessible à l'intelligence créée: et c'est ce qu'il a fait au sujet de l'Eucharistie en particulier.

II. En vous parlant de ce grand mystère , mes chers audi- teurs, j'aurai besoin d'invoquer l'Évangile ; les faits qu'il atteste me serviront de base et d'appui. Quel fondement plus respec-

1. Exod., XVI, 31. - 2. Joan., VI, 49.

III. TRENTE-SIX.

562 TROIS DISCOURS SUR LA PRESENCE RÉELLE

table et plus solide que celui-là ! Ces faits sont constants, alors même qu'ils s'écartent de l'ordre accoutumé de la nature. Les preuves vous en ont été présentées d'autres fois; elles pourraient au besoin l'être encore ; mais vous comprenez qu'il n'est pas possible de les répéter à chaque discours. En ce moment donc, je les suppose connues, et j'allègue les faits évangéliques comme des faits avérés, incontestables, plus certains et mieux prouvés que des milliers de faits que l'on croit sans hésiter et dont personne ne doute.

III. Jésus, étant un jour entré dans une barque avec ses disciples, traversa le lac de Génézareth, et aborda sur une plage solitaire. Mais, cette fois, son dessein ayant été connu, une grande multitude, accourue de toutes les villes voisines, l'avait devancé et l'attendait en ce lieu. Touché à la vue de tant de gens, si avides de le voir et de l'entendre, Jésus monta avec eux sur une colline; et, s'y étant assis, il commença à les instruire, à leur parler du royaume de Dieu ; et il rendit la santé à ceux qui avaient besoin d'être guéris *. On l'écoutait dans le ravissement ; on admirait ce qu'on voyait ; les heures s'écoulaient comme des moments rapides. Cependant le jour baissait, le lieu était désert, et personne n'avait songé à prendre des provisions avec soi : il fallait donc, ou renvoyer ce peuple , ou lui donner à manger ; or, trouver de la nourriture pour tant de monde ? Jésus le savait bien ; mais ses disciples étaient dans l'embarras, et il était à propos qu'ils s'y trouvassent d'abord. Ils cherchaient donc, mais sans succès. A force de chercher pourtant, on découvre à la fin un garçon qui avait cinq pains d'orge et deux poissons. Qu'était-ce que cela pour une multitude immense? Rien, évidemment , absolument rien. Néanmoins, on en avertit Jésus : c'est assez. Jésus alors ordonne qu'on s'asseye sur l'herbe verte par bandes de cinquante et de cent ; on obéit. Aussitôt il prend les cinq pains et les deux poissons, et, jetant un regard vers le, ciel, il les bénit. Il rompt ensuite les pains et les donne aux disciples pour qu'ils les mettent devant les groupes ; il partage aussi les deux poissons et leur en donne autant qu'ils en veulent. 0 puissance admi- rable, puissance divine! tous mangent, tous se rassasient; or, il y avait environ cinq mille personnes, sans compter les femmes et les petits enfants. Le repas fini, Jésus dit à ses disciples : « Ramassez les morceaux, afin qu'ils ne soient pas perdus ». On les ramassa; et des morceaux, laissés par les cinq mille hommes et tous les autres qui avaient mangé des cinq pains , on remplit encore douze corbeilles ; on emporte

1. Luc, IX, il.

Premier discours 5G3

pareillement ce qui était resté des poissons. A la vue d'un si grand prodige, tous s'écrient : « Le prophète qui doit venir dans le monde est arrivé ». Dans leur premier transport, ils veulent enlever Jésus et le proclamer roi ; mais Jésus, qui pénètre leur pensée, se dérobe à leur admiration , à leurs applaudissements; et il s'enfuit sur la montagne pour prier1.

IV. Cependant la barque, les disciples étaient rentrés par ordre du Maître, était au milieu du lac, à la merci des vagues que soulevait un vent violent. Jésus, à qui rien n'est caché, voyant la peine qu'avaient les siens de ramer, va les trouver vers la quatrième veille de la nuit, c'est-à-dire vers trois heures du matin , marchant sur les eaux. A peine ils l'aperçoivent que, le prenant pour un fantôme, ils poussent un cri de frayeur. Mais lui: N'ayez pas peur, leur dit-il, c'est moi, rassurez- vous. Si c'est vous, Seigneur, répondit Pierre, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. Viens, lui dit-il ; et Pierre, s'élan- çant de la barque , marche sur les eaux pour aller vers Jésus. Mais voyant que le vent est fort, il tremble; et sentant qu'il commence à enfoncer, il s'écrie: Seigneur, sauvez-moi. Aussitôt Jésus, étendant les mains, le prend et lui dit: Homme de peu de foi , pourquoi as-tu douté ? 11 entre ensuite avec Pierre dans la barque; soudain le vent cesse, et, au même instant, ils se trouvent à l'endroit ils voulaient aller. Tant de prodiges, opérés coup sur coup , mettent les disciples comme hors d'eux- mêmes, lisse jettent tous aux pieds de Jésus, et ils l'adorent, en lui disant : « Vous êtes évidemment le Fils de Dieu ; il n'est pas possible d'en douter2 ». Ce n'est pas tout. Dès que les habitants du lieu ont reconnu Jésus, ils lui apportent de tous côtés les malades ; ils les lui présentent sur des lits à son passage; ils le prient de leur laisser toucher seulement le bord de sa robe; et tous ceux qui le touchent sont subitement guéris3.

V. Sur cela, il est naturel de se faire une question. Des œuvres si frappantes, si extraordinaires, si visiblement divines, ne supposent-elles d'autre intention que de soulager des misères présentes, que de faire cesser les besoins ou les périls du moment ? Ainsi peuvent le croire des hommes bornés ; mais Jésus sait bien ce qu'il fait; il a des vues plus vastes, plus dignes de lui. Quand il veut nous mener à un but, il a soin de nous en aplanir la voie; quand il veut une fin, il en prépare d'avance les moyens ; il dispose tout avec force et avec douceur pour arriver au terme qu'il se propose. Hier il a fait tant de prodiges, aujourd'hui il en fait encore, parce qu'il va mettre

l.Matth. , XIV, 13-21; Joan., VI, 1-15.

2. Matlh., XIV, 22-23; Joan., VI, 16-21. - 3. Matth., XIV, 34-36,

564 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

la foi de ses auditeurs à une terrible épreuve. Hier il a déployé sa puissance, aujourd'hui il la déploie de nouveau, parce qu'il va révéler un grand mystère, un mystère des plus incom- préhensibles à notre débile et si étroite intelligence.

VI. C'était le lendemain de la multiplication des pains. Ceux qui avaient participé à ce merveilleux bienfait , ne voyant plus Jésus au milieu d'eux, avaient repassé la mer de Tibériade pour le chercher, et ils venaient de le rejoindre à Capharnaûm *. Jésus avait ainsi devant lui ceux qu'il avait nourris miraculeu- sement la veille dans le désert, et ceux dont il avait guéri les malades le jour même. Conséquemment , la circonstance était favorable et bien choisie; car si, d'un côté, le mystère, qui devait être révélé , était difficile à croire , de l'autre , on ne pouvait désirer plus de moyens propres à en faciliter la foi. Jésus, s'adressant donc à ceux qui arrivaient du désert, leur dit : « En vérité , en vérité , vous me cherchez , non pour avoir vu des miracles, mais à cause des pains dont vous avez mangé, et parce que vous avez été rassasiés. Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure jusque dans la vie éternelle, et que le Fils de l'homme vous donnera, car c'est lui que Dieu a marqué de son sceau par les miracles qui attestent hautement ce qu'il est ; sa mission vous a été déjà prouvée parce que vous avez vu hier; elle l'est encore parce que vous voyez aujourd'hui2 ». Remarquez, mes frères, avec quelle habileté Jésus adapte sa parole aux circonstances, lie ses discours aux événements. C'est, pour l'ordinaire, à l'occa- sion de ce qu'il a sous les yeux, de ce qui vient de se passer, ou de se qui se passe actuellement, qu'il enseigne ses mystères les plus profonds. Ses moyens oratoires, ce ne sont point des paroles, mais des œuvres; et quelles œuvres ! « Pourquoi donc, poursuit-il, opposer aux miracles dont vous êtes témoins, ceux de Moïse? Ce n'est pas lui qui vous a donné le pain du ciel, mais c'est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel ; car le pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne la vie céleste au monde. Or, si vous voulez ce pain, croyez en moi, car je suis moi-même le pain de vie3. Vos pères ont mangé la manne, et cette manne ne les a pas préservés du trépas, car ils sont morts; mais voici un pain dont la vertu est plus puissante: il préservera, non du trépas, mais de la mort éternelle, ceux qui en mangeront. Je suis le pain vivant descendu du ciel ; si donc quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c'est ma propre chair, que je dois livrer pour la vie du monde'*. »

1. Joan.,VI, 16-17,22-24. - 2. Ibid., 26, 27. - 3. Ibid., 32, 33, 47, 43. - 4. Ibid., 49-52.

PREMIER DISCOURS 565

VIL— Jésus a commencé de promettre l'Eucharistie, d'annoncer ce qu'elle sera, ce qu'elle contiendra. A ce discours, les juifs étonnés se disent : « Qu'est-ce que tout ceci, et qu'entendons- nous? Il nous parle de chair à manger. Mais quoi ! veut-il que nous mangions sa chair ? Comment cela peut-il se faire ? » Là-dessus, bien que les circonstances, comme déjà nous l'avons fait remarquer, soient si favorables pour les porter à la foi, plusieurs d'entr'eux ne sont nullement disposés à croire.

VIII. Hommes trop défiants et trop curieux ! que ce que vous entendez soit quelque chose de nouveau, d'étrange, d'obscur, de difficile, nous en sommes d'accord avec vous. Mais il ne s'ensuit pas que la chose soit impossible , il ne s'ensuit nulle- ment que vous ayez le droit de la rejeter. Avez-vous quelque raison de vous défier de Jésus ? à la bonne heure. Mais si vous n'en avez aucune, c'est bien différent ; or, il est certain que vous n'en avez aucune. En effet, pour se défier de lui, il faudrait oublier et ce qu'il est et ce qu'il a fait ; or , pouvez-vous oublier qui est celui qui vous parle, quelle est sa puissance, quelle est sa sainteté ? Pouvez-vous oublier les prodiges que vous avez vus la veille? Pouvez-vous oublier ceux que vous avez sous les yeux , et dont vous êtes frappés actuellement ? Non, cela vous est impossible; vous en êtes encore saisis, vous en êtes encore transportés d'admiration. Rien ne vous permet donc la défiance ; tout la condamne, tout la repousse. Dès lors, il faut, pour être conséquents, croire ce que dit Jésus et ce qu'il promet ; oui, si vous êtes de bonne foi, il n'y a nul moyen de tergiverser, il faut vous résoudre à croire. Aussi, Jésus, loin de rétracter ou d'adoucir ses paroles, renchérit-il sur ce qu'il a dit, car il ajoute : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang , vous n'aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. C'est moi qui le ressusciterai au dernier jour ». Comment cela? « Ma chair, ajoute-t-il, est véritablement une nourriture, et mon sang , un breuvage -, en sorte que celui qui mange ma chair et boit mon sang , demeure en moi , et moi je demeure en lui1. Or, c'est ici le pain qui est descendu du ciel. Il n'en sera donc pas comme de vos pères qui ont mangé la manne et qui sont morts. Celui qui mangera ce pain-ci ne mourra que pour entrer dans une vie éternelle et glorieuse 2. »

IX. La promesse est achevée et solennellement confir- mée: Jésus a déclaré nettement ce que sera l'Eucharistie, ce qu'elle contiendra. Après des paroles si claires et si expresses,

1. Joan., VI, 54-57. - 2. IbUL, 59.

566 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

plusieurs, même parmi les disciples, uniquement frappés des difficultés, et ne pouvant se persuader qu'on puisse donner sa chair à manger et son sang à boire, du moins à la manière dont ils l'entendent , se disent : Ce discours est bien dur , et qui peut l'écouter? Et, dès ce moment, ils tournent le dos à Jésus1.

X. Ce discours est dur, dites-vous. Assurément, il le serait dans la bouche d'un homme ordinaire, d'un pur homme ; mais est-il dur delà part de celui qui vous a nourris miraculeusement, de la part de celui qui , avec cinq pains, a rassasié plus de cinq mille personnes ? Avez-vous oublié que, dans votre admiration , vous l'appeliez le Prophète par excellence, et qu'on voulait l'enlever pour le faire roi ? Vous dites : Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? Il serait tout aussi naturel de demander comment il a guéri les malades par sa parole ou par sa volonté, car vous ne le comprenez pas mieux; mais là, vous ne demandez rien, parce que vous avez vu. Il serait également naturel de demander comment il a pu, avec cinq pains seule- ment, rassasier plus de cinq mille personnes, car certainement vous ne le comprenez pas davantage ; mais là, vous ne demandez rien non plus, parce que vous l'avez vu aussi. Toutes les objec- tions qui pourraient se présenter à votre esprit tombent devant les faits dont vous avez été témoins. Eh bien I ici, les objections ne sont, ni mieux fondées, ni plus sérieuses; elles doivent tomber, non devant le fait que vous ne voyez pas, mais devant ce qui le remplace, je veux dire devant la puissance et la vérité de celui qui vous parle. Sa puissance vous est suffisam- ment connue par tout ce que vous avez vu ; or, cette puissance, jointe à tant de sainteté , prouve incontestablement que Dieu autorise sa doctrine et vous garantit sa vérité. Jésus ne peut, ni tromper, ni se tromper : c'est constant ; il peut tout ce qu'il dit : c'est indubitable ; dès lors, que faut-il davantage ? Serait-on plus assuré , si l'on voyait ? Soyez étonnés d'une charité dont il n'y avait eu jusque-là nul exemple : à la bonne heure. Soyez étonnés d'un prodige qui surpasse toute puissance humaine : vous avez raison. Pierre aussi et les apôtres en étaient sans doute étonnés ; mais ce n'était point pour eux un motif d'incrédulité. Ils savaient ce qu'était Jésus et ce qu'il pouvait. Sans donc se mettre en peine de la manière , ils croyaient fermement qu'il saurait bien exécuter ce qu'il avait promis. Aussi, quand Jésus, voyant plusieurs de ses disciples l'aban- donner, demande à ses Apôtres s'ils veulent aussi se retirer, Simon Pierre répond au nom de tous : « Seigneur, à qui irons- nous ? Vous avez des paroles de vie éternelle ; nous croyons et

1. Joan-, VI, 61-67.

PREMIER DISCOURS 567

nous reconnaissons que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu 1 ». Et c'est ainsi que croiront toujours ceux qui n'oublieront pas ce qu'est Jésus, ce qu'il a fait.

XI. Ce n'était encore qu'une promesse, et cette promesse, appuyée des grandes œuvres qui l'avaient précédée, avait pour but de préparer le monde à croire avec confiance à l'incompré- hensible et divin sacrement de l'autel , lorsqu'il serait institué. En continuant de prouver, par les faits les plus éclatants, son origine céleste, sa mission, sa puissance sans bornes, Jésus a fourni, chaque jour et à chaque instant, de nouvelles garanties de sa parole ; il a donné de nouveaux fondements , et des fonde- ments inébranlables, à la foi qu'il doit établir. Maintenant, tout est prêt ; le moment approche il va laisser aux hommes le monument éternel de son amour. Le jour il fallait qu'on immolât la Pâque est venue. Dès le matin, Pierre et Jean sont chargés d'aller faire préparer une salle spacieuse. Sur le déclin du jour, Jésus. s'y rend avec ses disciples; il y mange avec eux l'agneau pascal ; mais le désir qu'il a éprouvé de célébrer cette Pâque2; mais son recueillement profond, et l'onction qui accompagne ses discours, et l'effusion avec laquelle il parle, et l'étrange exemple d'humilité qu'il donne à ses disciples , et les enseignements sublimes qu'il leur fait entendre: tout annonce qu'il est occupé de quelque chose de plus grand que l'ancienne Pâque, de plus auguste qu'une observance légale. Vers la fin du souper, il prend du pain dans ses mains véné- rables; il lève respectueusement les yeux au ciel et rend des actions de grâces. Puis il bénit le pain, le rompt et le distribue à ses disciples , en disant : « Prenez et mangez : ceci est mon corps donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi ». De même, après le souper, il prend la coupe, rend des actions de grâces, et la leur donne, en disant : « Buvez-en tous ; car c'est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour plusieurs et pour vous, en rémission des péchés 3». Toutes les fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne ''.

XII. Que ces paroles sont puissantes ! Que de merveilles elles expriment, elles opèrent! Jésus a parlé, et voilà une nouvelle Pâque substituée à l'ancienne ; voilà le souvenir qui doit à jamais rappeler aux hommes le passage de Jésus de ce monde à son Père ; voilà l'agneau dont le sang efface les péchés du monde et nous préserve des coups de la justice divine :i, l'agneau dont l'immolation doit remplacer celle qui se faisait

1. Joan., VI, 68-70. - 2. Luc, XXII, 15. - 3. Matth., XXVI, 26-28. - 4. I Cor., XI, 26. 5. Joan. ,1, 29.

568 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

le matin et le soir de chaque jour' ; voilà l'oblation qui, désor- mais, fera cesser toutes les autres, l'oblation qui sera seule agréable à Dieu et qui le sera toujours; en un mot, voilà le sacrement qui donnera la vie éternelle, le sacrifice qui rendra à Dieu un honneur infini.

XIII. Qu'il sera grand, le sacrifice chrétien ! mais qu'il sera simple ! On ne verra qu'un pain sur l'autel , quelques pains au plus, nous dit Bossuet , un peu de vin dans le calice: il n'en faudra pas davantage pour faire le sacrifice le plus saint, le plus auguste, le plus riche qui se puisse jamais comprendre.

Mais, poursuit-il, n'y aura-t-il point de chair, n'y aura-t-il point de sang, dans ce sacrifice ? Il y aura de la chair, mais non pas de la chair des animaux égorgés ; il y aura du sang, mais le sang de Jésus-Christ : et cette chair et ce sang seront mysti- quement séparés. Et d'où viendra cette chair, d'où viendra ce sang? Il se fera de ce pain et de ce vin. Une parole toute-puis- sante viendra, qui, de ce pain, fera la chair du Sauveur, et de ce vin, fera son sang. Tout ce qui sera proféré par cette parole sera dans le moment, ainsi qu'il aura été prononcé; car c'est la même parole qui a fait le ciel et la terre et qui fait tout ce qu'elle veut dans le ciel et dans la terre. Cette parole, prononcée originairement dans la Cène parle Fils de Dieu, a fait de ce pain, son corps, et de ce vin, son sang. Mais il a dit à ses apôtres : « Faites ceci »; et ses apôtres nous ont enseigné qu'on le ferait «jusqu'à ce qu'il vînt » : Donec reniât 2; jusqu'au dernier jugement. Ainsi, la même parole, répétée par les ministres de Jésus-Christ, aura éternellement le même effet. Le pain et le vin se changeront : le corps et le sang de Jésus-Christ en prendront la place. 0 Dieu! ils seront sur l'autel, ce même corps, ce même sang, ce corps donné pour nous, ce sang répandu pour nous ! Quelle étonnante merveille ! poursuit toujours Bossuet. C'est une merveille pour nous, mais ce n'est rien d'étonnant pour le Fils de Dieu , accoutumé à faire tout par sa parole. Tu es guéri3 : on est guéri ; tu es vivant k : on vit, et la vie qui s'en allait est rappelée. Il dit : Ceci est mon corps : ce n'est plus du pain ; c'est ce qu'il a dit. Il a dit : Ceci est mon sang: ce n'est plus du vin dans le calice; c'est ce que le Seigneur a proféré; c'est son corps, c'est le sang; ils sont séparés, oui, séparés : le corps d'un côté, le sang de l'autre; la parole a été l'épée, le couteau tranchant qui a fait cette séparation mystique. En vertu de la parole, il n'y aurait que le corps, et rien que le sang. Si l'un se trouve avec

1. Exod., XXIX, 38; Num., XXVIII, 3. - 2. I Cor., XI, 26. - 3. Matth., VIII, 3. 4. Joan.,XI, 43, 44.

PREMIER DISCOURS 569

l'autre, c'est que, par la résurrection, ils deviendront insépa- rables, car Jésus ressuscité ne mourra plus1. Tout ce que dit ce grand évêque est admirable ; et tout cela est renfermé très littéralement dans le discours de Jésus-Christ.

XIV. Quelque étrange que dût paraître ce discours, quelque étonnants que soient les miracles qu'il énonce et qu'il opère, les apôtres n'en sont pas émus, ils n'en témoignent aucune surprise. Évidemment ils s'attendaient à quelque chose de semblable, tout au moins ils y avaient été préparés par ce qu'ils avaient entendu à Capharnaùm , et par tout ce qu'ils avaient vu avant et après. Ce qui se passait sous leurs yeux n'était que l'accomplissement de la promesse que leur divin Maître leur avait faite. Alors il leur avait dit qu'il leur donnerait sa chair à manger et son sang à boire2; maintenant il leur dit: Prenez et mangez; prenez et buvez. De part et d'autre, c'est le même objet: là, annoncé et promis; ici, exécuté et donné. De part et d autre, c'est le même corps, le même sang; départ et d'autre, c'est le même mystère, avec toute son obscurité, avec toute son incompréhensibilité. Les difficultés qui pourraient se présenter maintenant s'étaient déjà présentées alors, et dès lors leur foi docile avait triomphé ; ainsi maintenant ils demeu- rent calmes et tranquilles. Quel silence! Jésus parle sans rien expliquer, et les apôtres, saisis de respect, l'écoutent sans rien demander, « Ces questionneurs perpétuels, dit Bossuet, ces « questionneurs perpétuels, s'il m'est permis une fois de les « appeler ainsi, se taisent. Ils font ce qu'on leur dit, non seule- ce ment sans contradiction et sans murmure, mais encore sans « avoir besoin d'autre instruction que de celle qu'ils avaient « reçue. Les murmures avaient été déjà trop repoussés, les « questions trop précisément résolues; aussi, en ce moment, « tout est calme, tout est soumis 3. »

XV. Et cependant, de quel mystère il s'agit! De la chair humaine à manger, du sang humain à boire! Qui jamais, avant ou après Jésus, eut une pareille pensée? Quel homme, sur le point de s'immoler pour son pays , s'imagina de laisser à perpétuité sa chair à manger et son sang à boire, afin qu'en se les appropriant de cette sorte, on se souvînt plus tendrement qu'ils avaient été immolés pour la patrie?... Mais, par cela même que cette pensée n'est pas une pensée humaine, Dieu seul pouvait l'avoir et l'exécuter; et il y a là, comme le remar- que le grand évêque de Meaux , il y a autant de puissance que d'amour ;. Cette pensée convenait donc au Sauveur des

1. Bossuet, Méditations sur l'Éuangile, La Cène, première partie, LV11» jour. 2. Joan., VI, 56, 57. 3. Bossuet, lbid.„ XLllh jour. 4. Voyez lbid., XXVIIe jour.

570 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

hommes, elle était digne de lui-, et les Apôtres, si constamment témoins de son amour et de sa puissance, ne doutent plus, ne murmurent plus.

XVI. Mais, ne serait-il pas permis d'invoquer ici le sens figuré , et de réduire à de simples métaphores les paroles du Seigneur ? Ce n'est nullement possible. Pour peu que l'on com- pare le discours de Notre-Seigneur , rapporté par S.Jean, chapitre VI, et le récit de l'institution de l'Eucharistie, tel qu'on le lit dans les trois autres évangélistes et dans S. Paul, on voit, à n'en pouvoir douter, que tout cela n'est qu'un seul et même mystère , une seule et même vérité \ Or, quand Jésus, dans l'institution, dit: « Prenez et mangez; prenez et buvez »; tous, ceux même qui voudraient recourir à l'allégorie, conviennent qu'il s'agit de manger et de boire réellement la chose offerte et présente, quelle qu'elle soit d'ailleurs; donc, quand il disait, dans la promesse: « Si vous ne mangez ma chair, si vous ne buvez mon sang2», paroles qui ont un rapport si manifeste avec celles de l'institution, il s'agissait aussi d'un véritable boire et d'un véritable manger, d'un boire et d'un manger par la bouche. Mais il est certain et reconnu d'ailleurs que, dans cette promesse, il était question d'une chair véritable et d'un sang véritable, en leur propre et naturelle substance. Jésus y disait donc qu'on avait à manger et à boire réellement une chair et un sang véritables. Il faut donc que la même chose se fasse dans l'institution ; et, par conséquent, lorsque Jésus dit: «Prenez et mangez : ceci est mon corps ; prenez et buvez : ceci est mon sang », il ne s'agit pas moins de son vrai corps, ou de sa vraie chair et de son vrai sang , que dans la promesse. Ainsi l'institu- tion et la promesse s'expliquent et se confirment réciproque- ment. L'institution prouve la réalité de la manducation , et la promesse, la réalité de la chair et du sang, de manière qu'il ne peut plus y avoir la moindre équivoque.

XVII. Au reste, pour qui ne veut pas subtiliser, ni chicaner, quoi de plus clair et de plus exprès que les paroles de Notre- Seigneur, soit dans la promesse, soit dans l'institution? Jésus, voulant exprimer que son corps et son sang sont réellement dans l'Eucharistie, ne pouvait le dire plus simplement, plus nettement, plus brièvement, plus énergiquement. Mais, s'il avait voulu exprimer le contraire , il n'aurait rien pu dire de plus diamétralement opposé à ce qu'il aurait voulu et dire, ce qui serait absurde. Et remarquez que ce qui serait simple- ment absurde de la part d'un homme ordinaire, le serait doublement de la part d'un homme sage ; or, Jésus-Christ fut le

1. Bossuet, Ibid.y XXXUPjour. - 2. Joan., VI , 54.

PREMIER DISCOURS 571

plus grave et le plus sage des hommes. Je dis plus : ce qui ne serait qu'une absurdité par rapport à un homme , devient un blasphème si on l'attribue à Dieu ; or , Jésus-Christ est homme , mais, en même temps, il est Dieu.

XVIII. Si Jésus avait voulu donner un signe, une pure ressemblance , il aurait bien su le dire, ajoute le grand évêque de Meaux. Quand il a proposé des similitudes, il a bien su tourner son langage d'une manière à le faire entendre , en sorte que personne n'en doutât jamais. Quand il fait des compa- raisons, les évangélistes ont bien su le dire. Ici, sans rien préparer, sans rien tempérer, sans rien expliquer, ni avant, ni après , on nous dit tout court : Jésus dit : Ceci est mon corps , ceci est mon sang; mon coi*ps donné, mon sang répandu... 0 mon Sauveur, quelle netteté, quelle précision, quelle force! Mais , en même temps , quelle autorité et quelle puissance dans vos paroles ! Femme , tu es guérie x ; elle est guérie à l'instant. Ceci est mon corps 2 : c'est son corps ; ceci est mon sang 3 : c'est son sang. Qui peut parler en cette sorte , sinon celui qui a tout en sa main ? Qui peut se faire croire, sinon celui à qui, faire et parler, c'est la même chose ''? C'est l'aigle de Meaux qui vous dit tout cela, mes frères. Et ailleurs, en parlant contre ceux qui voudraient ne voir dans la promesse qu'une allégorie, il dit encore : Quand le Sauveur a proféré des paraboles , quoique beaucoup moins embrouillées que cette longue allégorie qu'on lui attribue, il en a si clairement expliqué le sens, qu'il n'y a plus eu à raisonner, ni à questionner après cela : et si quelque- fois il n'a pas voulu s'expliquer aux juifs, qui méritaient par leur orgueil qu'il leur parlât en énigme, il n'a jamais refusé à ses apôtres une explication simple et naturelle de ses paroles. Ici, plus on murmure contre lui, plus on se scandalise de si étranges paroles ; plus il appuie , plus il répète, plus il s'enfonce, pour ainsi parler , dans l'embarras et dans l'énigme. 11 n'y avait qu'un mot à leur dire ; il n'y avait qu'à leur dire : Qu'est-ce qui vous trouble? Manger ma chair, c'est y croire ; boire mon sang, c'est y penser: et tout cela n'est autre chose que méditer ma mort. C'était fait; il n'y restait plus de difficultés; pas une ombre. 11 ne le fait pas néanmoins; il laisse succomber ses propres disciples à la tentation et au scandale, faute de leur dire un mot. Cela n'est pas de vous, mon Sauveur; non, cela assurément n'est pas de vous. Vous ne venez pas troubler les hommes par de grands mots qui n'aboutissent à rien- ce serait prendre plaisir à leur débiter des paradoxes seulement pour les étourdira

1. Luc, XIII, 12. - 2. Matth., XXVI , 26. - 3. lbid., XXVI, 2S. 4. Bossuet, Ibid.t XXll'jour. - 5. lbid., XXXV" jour.

572 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

XIX. Il faut donc prendre la parole de Jésus au pied de la lettre? Oui, sans doute. S'il fallait la prendre autrement, il nous l'aurait expliquée, comme il a fait toutes ses paraboles et toutes ses similitudes. Mes sens, dit le grand évoque que je ne puis me lasser de citer, mes sens seraient soulagés par une interprétation plus humaine ; mais si je cherche à les soulager de cette sorte , vais-je , mon Sauveur ? suis-je entraîné? dans quelle incrédulité, dans quel éloignement de vos mystères! Il est vrai, cette parole: Ceci est mon corps, est dure à nos sens-, elle est insupportable, elle est absurde [selon le monde] ; mais votre parole est véritable, [Dieu saint, Dieu tout-puissant] ! Je croirai donc cette absurdité [prétendue] ; je dévorerai cette dureté, si vous ne me l'ôtez en me l'expli- quant. Car, je le sais, ce qui est folie selon les hommes est sagesse selon Dieu1 ; et, par la même raison, ce qui est dur et absurde selon les hommes, selon Dieu est consolation et vérité. Je le crois donc, mon Sauveur, je le crois. Me voilà prêt à prendre au pied de la lettre tout ce que vous me dites de plus dur, si vous-même vous ne m'apprenez à le prendre d'une autre manière : je veux croire encore un coup , et non pas raisonner selon l'homme 2.

XX. Mais, comment ce corps? comment ce sang? dira quelqu'un, et peut-être quelque ignorant, quelque rustre. Cela se peut il, et un corps humain peut-il être sous une si mince étendue ? Qui en doute ? lui répondra un des plus grands génies des temps modernes ; qui en doute, si la parole [divine] le veut? Cette parole est toute-puissante; cette parole est l'épée tranchante qui, selon l'apôtre, va aux dernières divisions3; qui saura bien, si elle le veut, ôter à ce corps ses propriétés les plus intimes, [sa forme, et sa visibilité, et sa pesanteur, et son étendue,] pour ne nous en laisser que la nue et pure substance. Car c'est cela qu'il me faut ; c'est à cette pure subs- tance que le Verbe divin est uni ; car son union est substantielle, son union se fait dans la substance ; celle qu'il veut avoir avec moi se fera aussi par la substance de son corps et de son sang : il l'a dit, et cela est fait dans le moment.

XXI. Mais je ne vois rien de nouveau, ni qui annonce la présence de Jésus-Christ sur cet autel ! dira un autre ; et ce sera peut-être quelque faquin, quelque fat. Vous ne voyez rien de nouveau! je le crois bien, lui répondra celui qui, au dix- septième siècle, fut un docteur et un Père de l'Église. La parole [divine] sait ôter aux sens tout ce qu'elle veut, lorsqu'elle veut exercer la foi. Jésus-Christ, quand il a voulu, s'est rendu invi-

1. I Cor., I, 25. - 2. Bossuet, Ibid.» XXXVIIe jour. - 3. Hebr., IV, 12.

PREMIER DISCOURS 573

sible aux hommes: il a passé au milieu d'eux sans qu'ils le vissent ' ; deux disciples, à qui il parlait, ne le connurent qu'au moment qu'il le voulut2 ; Marie le prit pour le jardinier jusqu'à ce qu'il l'eût réveillée, et lui eût ouvert les yeux par sa parole. Il entre, il sort ; et on ne le voit ni entrer, ni sortir. Il paraît, il disparaît, comme il lui plaît3. Qui doute donc qu'il ne puisse nous rendre invisible ce qui par lui-même ne le serait pas? La parole, ce glaive tranchant, est venue, et a séparé de ce corps et de ce sang, non seulement tout ce qui pourrait les rendre visibles, mais encore tout ce par ils pourraient frapper nos autres sens.

XXII. Mais, dira un troisième, et ce sera peut-être quelque frivole discoureur, esclave des sens et de la matière, je vois tout ce que je voyais auparavant; et, si j'en crois mes sens, il n'y a que pain et que vin sur cette table mystique. Le pain, y est-il ? Le vin, y est-il ? Non, lui répondra celui qui, aux subti- lités de Claude et de Jurieu, opposa de puissants raisonnements et des conceptions sublimes ; non , tout est consumé. Un feu invisible est descendu du ciel : la parole est descendue , a tout pénétré au dedans de ce pain et de ce vin ; elle n'a laissé de substance sur la table sacrée que celle qu'elle a nommée ; ce n'est plus que chair et que sang. Et comment ? La parole est toute-puissante : tout lui a cédé , et rien n'est demeuré ici que ce qu'elle a énoncé... Il ne faut pas être en peine delà manière dont elle exécute ce qu'elle prononce , il ne faut songer qu'à ce qu'elle signifie ; car elle a en elle-même une vertu pour faire tout ce que veut celui qui l'envoie... S'il avait voulu laisser un simple signe, il aurait dit: Ceci est un signe. S'il avait voulu que le corps fût avec le pain, il aurait dit : Mon corps est ici. Il ne dit pas : Il est ici ; mais : Ceci l'est; par il nous définit ce que c'était et ce que c'est. Quand on vous demandera : Qu'est-ce que ceci? il n'y a qu'un mot à répondre : C'est son corps ; la parole a fait cette merveille.

XXIII. Mais je vois le même extérieur que s'il n'y avait que du pain et du vin , dira un quatrième ; et ce sera peut-être quelque jeune étourdi ou quelque maigre écolier. Eh bien ! qu'il écoute celui qui fit verser d'augustes larmes sur le cercueil d'une reine d'Angleterre, et sur les restes du grand Condé. Vous voyez le même extérieur! oui, répondra-t-il, parce que la parole n'a rien laissé que ce qui lui était nécessaire pour nous indiquer il fallait aller prendre ce corps et ce sang, et tout ensemble pour les couvrir à nos yeux. Les anges ont apparu en forme humaine ; le Saint-Esprit même s'est manifesté sous la forme

1. Luc, IV, 30. - 2. Ibid., XXIV, 31. - 3. Joan., XX. 15, 16; XXI, 4; Luc, XXIV, 31.

574 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

d'une colombe -, la parole veut que le corps de Jésus-Christ vous apparaisse sous les espèces du pain , parce qu'il fallait un signe pour nous annoncer il fallait l'aller prendre : ce qu'elle veut, s'accomplit. Elle a consumé toute la substance; ce que vous voyez est comme la cendre que ce feu divin a laissée; mais plutôt ce n'est pas la cendre, puisque la cendre est une substance, et ce qui reste de cet holocauste n'est que l'enve- loppe sacrée du corps et du sang; c'est enfin ce que la parole a voulu laisser pour nous marquer la présence occulte , quoique véritable, de ce corps et de ce sang de Jésus-Christ, qu'elle voulait bien mettre en vérité et en substance, mais qu'elle ne voulait montrer qu'à notre foi. N'en disons pas davantage-, car tout le reste est incompréhensible, et n'est vu que de celui qui l'a fait'.

XXIV. A peine ai-je commencé, mes frères, de traiter le grand sujet dont j'avais à vous entretenir. Que de choses importantes il me resterait à vous dire, si je pouvais donner plus d'étendue à ce discours ! Je le ferais de bon cœur, si je n'étais arrêté par la crainte de fatiguer votre attention ; mais j'aime mieux remettre à un autre temps à poursuivre l'impor- tante question de la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'auguste sacrement de l'Eucharistie , parce que je ne veux pas qu'aujourd'hui vous ayez à me reprocher d'avoir abusé de votre patience.

XXV. Maintenant donc, mes chers auditeurs, gardons-nous de perdre le temps à subtiliser et à disputer contre Dieu, à nous étourdir et à nous aveugler nous-mêmes par de vains raisonnements. Nos objections, nos difficultés, nos arguties ne limiteront pas le pouvoir de Dieu. Rien ne détruira, ni n'affai- blira sa toute-puissance, et cette toute-puissance répondra toujours à toutes nos difficultés. Oui, tout ce que nous pour- rions opposer est résolu et réfuté d'avance par ce seul mot : Dieu est tout-puissant. Si le Seigneur n'avait eu pour nous qu'un amour ordinaire, aucun doute ne s'élèverait dans notre esprit à cet égard , et nous nous croirions obligés à lui en témoigner notre reconnaissance. Parce que son amour a été grand, faut-il que notre foi soit moindre et notre reconnaissance moins vive? Parce que son amour a été sans bornes, faut-il que ce qui nous impose une reconnaissance éternelle nous rende ingrats? Ah ! qu'il n'en soit pas ainsi, mes frères. Croyons et croyons fermement, sur la parole de celui qui ne peut , ni se tromper, ni nous tromper, qu'il est réellement présent dans la divine Eucharistie. Bénissons et admirons sa bonté, mais

1. Bossuet, Ibicl., LVIIe jour.

DEUXIÈME DISCOURS 575

surtout répondons à l'amour qui lui a fait instituer cet ineffable mystère ; répondons-y par nos adorations profondes et par notre empressement à le recevoir. Est-ce pour lui ou pour nous que Jésus descend sur nos autels? N'est-ce pas pour nous qu'il y vient? N'est-ce pas pour nous communiquer ses grâces, pour nous faire goûter les délices de son amour, qu'il y demeure? N'est-ce pas pour nous rendre heureux qu'il désire de se donner à nous? Faudrait-il autre chose que ces dispositions et ce désir de Jésus, pour nous attirer à lui? Ne serait-ce pas assez qu'un si grand bonheur nous fût offert et promis, pour exciter notre dévotion, pour enflammer notre zèle, pour nous détacher de tout ce qui pourrait nous rendre indignes de ce bonheur? Faudrait-il un précepte, faudrait-il une menace, pour nous amener aux pieds de Jésus? Ne serions-nous pas ennemis de nous-mêmes, si nous ne nous rendions qu'à ce prix? Ah! que le précepte soit pour les indolents ; que la menace soit pour les cœurs insensibles, pour les esclaves. Mais nous, soyons touchés de l'amour immense de Notre-Seigneur ; rendons-nous avec joie à ses invitations amoureuses : soyons attirés par l'odeur de ses parfums. N'ayons pas de plus grand désir que de recevoir fréquemment le Sacrement adorable , afin d'y puiser la grâce , la force, la vie, et avec tout cela, le germe de l'immor- talité qui nous est promise. Amen.

DEUXIEME DISCOURS

Caro tnea vere est cibus , et sanguis meus vere est potus.

Ma chair est véritablement une nourri- ture , et mon sang est véritablement un breuvage (S. Joan., VI, 56).

Qui l'eût cru, que, pour l'amour de nous, Jésus fît jamais un tel prodige ? N'était-ce pas assez qu'il se fût donné à nous par l'Incarnation? Ne nous avait-il pas assez prouvé son amour, lorsque, voilant sa gloire et l'éclat de sa divinité sous une chair mortelle, il avait paru au monde sous l'humble extérieur d'un homme vulgaire? N'était-ce pas assez qu'il se fût donné à nous par sa mort? Ne nous avait-il pas assez prouvé son amour, lorsque, pour expier nos crimes et nous laver de nos iniquités, il avait consenti à verser tout son sang sur le Calvaire, et à mourir d'un supplice infâme entre deux voleurs? Fallait-il encore quelque chose après cela? Oui, Jésus a voulu éterniser

576 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

la merveille de son amour ; il a voulu donner à chacun de nous un gage certain que sa chair et son sang ont été immolés pour nous, et en rémission de nos péchés. Dans cette vue, il a insti- tué l'Eucharistie, qui est tout à la fois le renouvellement non sanglant du sacrifice de la Croix, et un banquet spirituel sa chair et son sang sont offerts à tous les fidèles et peuvent être reçus en nourriture par chacun d'eux. Et comme, afin de pou- voir mourir pour nous, le Fils éternel de Dieu s'est fait fils de l'homme et a pris une chair semblable à la nôtre ; de même , pour nous donner sa chair à manger et son sang à boire, il a pris du pain, dont il a fait son corps, mais en conservant la forme et les apparences du pain ; il a pris du vin, dont il a fait son sang, mais en conservant la forme et les apparences du vin. Par là, nous recevons Jésus-Christ tout entier*, sa chair est véritablement pour nous une nourriture, et son sang, un breuvage. 11 s'unit à nous corps à corps, afin que nous nous unissions à lui cœur à cœur, esprit à esprit. Et la raison de ce mystère admirable est, comme celle de son Incarnation et de sa mort , l'amour infini qu'il a eu pour nous: Dilexit nos et tradidit semetipsum pro no bis \

Plus ce mystère s'éloigne de nos conceptions, plus il conve- nait qu'il fût solidement prouvé ; aussi est-il établi sur des fon- dements inébranlables. La preuve, qui se tire des paroles mêmes de Notre-Seigneur, et que nous vous avons déjà présentée, est complète et peut certainement suffire ; mais , puisque Dieu n'a pas voulu qu'elle fût la seule, nous ne voulons pas non plus nous y borner. Nous pensons qu'il sera bon et utile de vous faire connaître aujourd'hui celle que nous fournit la foi cons- tante et universelle de l'Église. Avant de commencer, implorons les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de la bienheu- reuse Vierge Marie. Ave, Maria /...

Ce que l'Église enseigne partout , ce qu'elle a enseigné dans tous les temps depuis les apôtres, elle Ta certainement reçu des apôtres; ce sont eux qui le lui ont transmis. Si, on effet, sur quelque dogme, une doctrine particulière avait été prêchée par un ou quelques-uns d'entr'eux , les Églises primitives, fondées par eux, eussent assurément reçu cette doctrine, et se fussent écartées de la croyance commune en ce point. Or, une telle dissidence n'a jamais existé au sujet de l'Eucharistie. L'Église enseigne partout que Jésus est réellement présent dans ce mystère-, et, en remontant de siècle en siècle jusqu'aux apôtres, on trouve constamment la même foi, sans qu'aucune des Églises fondées par eux s'en écarte ; donc cette doctrine a été enseignée par tous les Apôtres : il n'est pas permis de le

1. Ephes., V, 2 ; Voyez Bossuet, IbicL, XXVI* jour.

DEUXIEME DISCOURS Ô77

nier. Mais ce que tous les apôtres ont enseigné d'un commun accord , ils l'ont appris incontestablement de Jésus-Christ ; donc la doctrine de la présence réelle a sa première source dans Jésus-Christ : c'est la doctrine de l'infaillible et suprême vérité. Que l'Église aujourd'hui croie et enseigne ce grand mystère , c'est un fait patent, incontestable. Ouvrez le catéchisme ensei- gné dans cette paroisse ; quoi de plus clair et de plus formel que ce qu'on y lit? A la première question, Qii est-ce que V Eucha- ristie? on répond: C'est un sacrement qui contient réellement et en vérité le corps, le sang, l'âme et la divinité de Notre- Seigneur Jésus-Christ sous les espèces ou apparences du pain et du vin. Or, la foi que contient ce catéchisme est enseignée dans toutes les paroisses de ce diocèse ; elle l'est pareillement dans tous les diocèses de France ; c'est la foi qu'on trouve dans toutes les Églises catholiques de l'Europe, dans toutes les Églises catho- liques de l'Asie, de l'Amérique et des autres parties du monde : c'est un fait certain, un fait visible et qu'il est impossible de nier.

Si maintenant nous reculons de trois cents ans derrière nous, nous serons transportés au temps se tint un Concile très célèbre, celui de Trente. A cette époque, divers sectaires, en Allemagne, et Calvin, en France, attaquaient la foi commune. Alors fut convoqué à Trente , dans le Tyrol , une assemblée générale se rendirent des évêques , des théologiens, des savants de tous les pays catholiques. Là, pour arrêter les progrès de l'erreur, l'Église , représentée par ce qu'elle avait de plus saint et de plus éclairé, exposa nettement et publia hautement sa croyance. Lisez la douzième session, tenue en 1551 , et vous verrez ce que croyait alors l'Église catholique dans tout l'uni- vers. Dans les huit chapitres et les onze canons relatifs à l'Eucharistie, vous trouverez exactement ce que nous croyons ; vous n'y trouverez rien de plus ni de moins que ce qu'on enseigne et ce qu'on croit aujourd'hui.

Mais pensez-vous qu'à Trente , au XVI0 siècle , l'Église pro- clamât une doctrine nouvelle? Vous seriez dans l'erreur, car trois cents ans auparavant , et six cents ans avant nous, un docteur, que l'on a comparé à un ange, enseignait tout cela. Oui, S. Thomas, surnommé le Docteur angélique ou l'Ange de l'école, à cause de sa science profonde, S. Thomas, dans une suite de questions qui forment un traité complet et admirable sur l'Eucharistie1, discutait, soutenait, prouvait en détail , et avec la solidité qui le distingue, tous les points qui depuis ont été définis à Trente ; et, ce qu'il disait, toutes les écoles de son

1. Voyez Summa Theologica, troisième partie, question LXXIII-LXXXIII.

III. TRENTE-SEPT

578 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

temps le répétaient de concert. Je me borne à vous indiquer S. Thomas, sans le citer textuellement; car une citation de quarante-deux pages , ou quatre-vingt quatre colonnes d'un in-folio , ne peut nullement trouver place dans un discours d'aussi peu d'étendue que celui-ci.

En 1035, Bérenger le premier, s'étant avisé de dogmatiser contre la croyance commune, avec quelle indignation ne fut-il pas universellement repoussé % Tous les docteurs de son temps élevèrent la voix pour réprimer son audace et le confondre ; il vit ses erreurs flétries par des supérieurs de monastères, par des évêques, par plusieurs souverains pontifes, par quinze Conciles, tenus en divers lieux, dans un très court espace de temps. Ce novateur avait été, dans sa jeunesse, disciple de Fulbert de Chartres ; mais il n'avait pas su profiter des leçons de ce pieux et docte maître, qui avait constamment professé et enseigné la foi catholique.

Fulbert est un témoin fidèle de la foi de l'Église au Xe siècle; voici ce qu'il dit au sujet de l'Eucharistie, dans sa lettre à Adéodat : « Celui dont la volonté a tiré toutes choses du néant , ne peut-il pas faire aussi que la matière du pain et du vin, s'élevant au-dessus de sa condition et de sa nature, soit changée, dans les sacrés mystères, en la substance du Christ? Il n'est pas permis d'en douter, après qu'il dit lui-même: Ceci est mon corps; ceci est mon sang».

Avec non moins de clarté, Nicéphore, patriarche de Cons- tantinople , au IXe siècle , nous dit : « Nous , catholiques, quand nous parlons du corps et du sang, nous entendons, non une image, une figure, mais le propre corps de Jésus-Christ, son corps déifié, quoique caché sous des symboles1 ».

Si nous ouvrons le livre de la Foi orthodoxe, composé par S. Jean de Damas, au VIIIe siècle, nous y lisons: ((Loin de nous la pensée que le pain et le vin soient la figure du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est son propre corps, car il a dit lui-même: Ceci est, non la figure de mon corps, mais mon corps; non la figure de mon sang, mais mon sang. Déjà il avait dit aux Juifs-. Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en

vous Que si quelques-uns ont appelé le pain et le vin, des

figures , des images du corps et du sang du Seigneur , ils ont voulu parler de l'oblation avant la consécration, mais non point après». Ainsi s^xprimait S. Jean Damascène; quoi de plus clair et de plus exprès, pour constater la conformité de notre foi avec celle du VIII0 siècle?

1. Bouvier, Institutions théologiques, tome III, page 20.

DEUXIÈME DISCOURS 579

Il serait trop long de faire parler un à un tous les témoins de ces temps reculés. Afin donc d'abréger, nous interrogerons tout de suite un des plus grands docteurs de notre Église de France, le saint et savant Césaire, archevêque d'Arles, au VIe siècle. Qu'enseignez-vous donc sur le sacrement de l'Eucha- ristie, illustre prélat? Ce que j'enseigne, le voici: «Quand la matière à bénir est sur l'autel , avant qu'elle ait été consacrée par l'invocation du saint nom, c'est la substance du pain et du vin; mais, après la parole du Christ , c'est le corps et le sang du Seigneur. Qu'y a-t-il d'étonnant , au reste , qu'après avoir créé cette matière par sa parole, il puisse aussi la changer par sa parole 1 ? » Vous l'entendez , mes frères ; un évêque , un théologien s'exprimerait-il plus clairement , plus nettement aujourd'hui, que ne le faisait S. Césaire, treize cents ans avant nous ?

Mais , nous voici arrivés au Ve, au IV" siècle, c'est-à-dire, au plus bel âge de l'Église , à ces siècles de science et de lumière une foule d'hommes admirables édifiaient les peuples par de grands exemples, et les confirmaient dans la foi par l'éloquence de leur parole et par la solidité de leurs écrits. Ici, nous l'avouons, nous sommes embarrassés du choix, tant les témoignages sont nombreux.

En Afrique, S. Augustin disait aux chrétiens d'Hippone: « Le Christ prit sur la terre de la terre, car la chair est de la terre; et cette chair, il l'a prise de la chair de Marie. Et parce qu'il conversa avec nous dans cette chair, il nous a donné cette même chair à manger pour notre salut. Mais personne ne mange cette chair sans l'avoir d'abord adorée; et, non seule- ment nous ne péchons pas en l'adorant , mais nous pécherions, si nous ne l'adorions pas2 ». Et une autre fois: «Lorsque, se donnant à nous , Jésus dit : Ceci est mon corps ; il se tenait dans ses propres mains, il portait ce corps dans ses mains3 ». Et encore : « Que ceux qui mangent la chair du Seigneur et boivent son sang, pensent bien à ce qu'ils mangent et à ce qu'ils boivent, de peur que, comme dit l'Apôtre , ils ne mangent et ne boivent leur condamnation ».

En Syrie, dans la grande ville d'Antioche, et ensuite dans la capitale de l'Empire d'Orient, à Constantinople, le saint évêque, à qui le charme de ses discours a mérité le surnom de Bouche d'or, prêchait avec non moins de force ni de clarté, la foi que nous professons. «Croyons Dieu en toutes choses, disait-il, et ne contredisons pas, lors même que ce qu'il dit semble con- traire à notre raison ou à notre vue ; sa parole doit soumettre

i. Hom.il. 7 de Paschate; Voyez Bouvier, tome III, page 18. 2. Enarraliones in Psalmos, XCVIII. 3. lbid., XXXIII.

580 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

l'une et l'autre. Ainsi, dans les mystères, ne regardons pas seulement les choses qui sont devant nous, mais attachons- nous à sa jparole , car sa parole ne peut tromper , tandis que nos sens sont sujets à l'erreur. Puis donc que sa parole dit : Ceci est mon corps, soumettons-nous, et voyons-le des yeux de l'intelligence *. »

Dans la capitale de l'Egypte , dans la vaste Alexandrie, S. Cyrille, en prêchant sur la Cène, disait que « Jésus-Christ était à la fois prêtre et victime, celui qui offrait et celui qui était offert » ; ce qui revient à ce qu'écrivait l'illustre S. Jérôme à Hédibia: « Moïse n'a pas donné le vrai pain; mais Jésus-Christ seul le donne. 11 invite au festin, et il y sert lui-même d'aliment; il mange avec les conviés, et en même temps il est mangé ».

Aux lieux mêmes fut instituée l'Eucharistie, à Jérusalem, un autre Cyrille donnait les notions élémentaires les plus précises, aux chrétiens nouvellement baptisés, et, par consé- quent , récemment admis à la connaissance des mystères. Dans sa première catéchèse ou instruction , il leur disait : « Le pain et le vin qui, avant l'invocation de l'adorable Trinité, n'étaient rien autre chose que du pain et du vin, deviennent, après l'invocation, le corps et le sang de Jésus-Christ ». Dans la troisième, il répétait la même chose en ces termes : « Le pain eucharistique, après l'invocation du Saint-Esprit, n'est plus du pain ordinaire, c'est le corps de Jésus-Christ ». Mais, c'est surtout dans la quatrième catéchèse qu'il faut l'entendre : « L'en- seignement du bienheureux Paul , dit-il , serait seul plus que suffisant pour fixer et affermir votre foi au sujet des divins mystères, auxquels vous avez eu l'honneur d'être admis, et dont la participation vous fait avoir un même corps et un même sang avec Jésus-Christ ». L'Apôtre annonçait ouvertement tout à l'heure que Notre-Seigneur Jésus-Christ, la nuit même il était livré, prit du pain et, ayant rendu grâces, le rompit et le donna à ses disciples , en leur disant : Prenez, mangez, ceci est mon corps ; qu'ayant ensuite pris le calice et rendu grâces, il dit: Prenez, buvez, ceci est mon sang. Puisque Jésus-Christ lui-même prononce , et dit , en parlant du pain : C'est mon corps: qui osera en douter? Et, lorsqu'il nous dit et nous assure que le calice contient son sang, qui osera dire que ce n'est pas son sang ? Il changea une fois l'eau en vin aux noces de Cana -, le croirons-nous moins digne de foi, lorsqu'il change le vin en sang ?... Soyons donc pleinement convaincus que c'est le corps et le sang de Jésus-Christ que nous recevons ; car, sous la forme du pain, c'est son corps, et, sous la forme

1. Homil. 82 in Matili; Voyez Voyages d'un gentilhomme irlandais, page 101.

DEUXIÈME DISCOURS 581

du vin, c'est son sang qui vous est donné, afin que, les ayant reçus, vous ayez le même corps et le même sang que le Christ. Par là, nous devenons, pour ainsi dire, des Porte-Christ , son corps et son sang étant distribués dans nos membres ; par aussi, nous devenons, comme dit S. Pierre, participants de la nature divine. Jésus, discourant avec les Juifs, leur disait: «Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'aurez point la vie en vous... » Ne regardez donc pas le pain et le vin eucharistiques comme des substances naturelles et communes, puisque le Seigneur nous assure que c'est son corps et son sang ; et , quoique vos sens vous suggèrent le contraire , que la foi cependant vous donne la certitude et vous affermisse. Ne jugez pas des choses par le goût; mais, dépo- sant tout doute, soyez certains par la foi, que vous avez été honorés du corps et du sang de Jésus-Christ. Sachez bien que ce qui paraît être du pain n'est pas du pain, quoique le goût le prenne pour tel, mais le corps de Jésus-Christ ; et, que ce qui paraît du vin, n'est pas du vin, quoiqu'il semble tel au goût, mais le sang de Jésus-Christ ]. Ainsi parlait S. Cyrille, à Jérusalem, il y a plus de quatorze cents ans aujourd'hui.

Combien d'autres témoignages n'aurais-je pas à citer encore? Mais comment les rapporter tous? De toute part, à cette épo- que s'élève un concert de louanges en l'honneur des divins mystères; partout, de l'Orient à l'Occident, des hommes émi- nents en piété , de saints et savants évêques rendent hommage à la vraie foi. Entre les bords du Tigre et de l'Euphrate , S. Jacques la proclame à Nisibe ; à Édesse , elle est annoncée par le saint diacre Éphrem ; à Tagride , par Maruthas. En Cappadoce, ce sont les Basile, les Grégoire qui la prêchent. En Italie, c'est S. Gaudence qui l'enseigne aux habitants de Brescia ; le grand Ambroise qui l'inculque aux chrétiens de Milan.

Le IIP siècle et le II0 sont moins riches en monuments. Dans ces jours de sang, les uns vivaient cachés dans les Catacombes, les autres étaient traduits devant les proconsuls , ou jetés dans des cachots, ou étendus sur des chevalets, ou broyés par la dent des bêtes, on avait peu le temps d'écrire ; on pensait à combattre avec constance et à mourir avec courage. Néanmoins, Dieu n'a pas permis qu'alors même la foi de son Église restât sans témoins. Parmi eux, je cite de préférence le philosophe S. Justin.

à Naplouse , en Palestine, cet homme célèbre , après avoir étudié la philosophie sous divers maîtres païens , sans pouvoir

1. Voyez Voyages d'un gentilhomme irlandais, pages 96, 97 ;Breoiar. Vapinc, parssestiva pages 184, 185.

582 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

rien trouver qui le fixât, s'était livré à l'étude des prophètes, et était devenu chrétien par conviction; puis, par la vivacité de son zèle, prédicateur de la religion qu'il s'estimait heureux d'avoir embrassée. A Rome, il avait ouvert une sorte d'école pour quiconque voulait conférer avec lui et s'instruire de la vérité. Las de voir les chrétiens en butte à des persécutions sans cesse renaissantes et à des calomnies atroces , il entreprit de les défendre, et adressa à l'empereur Antonin le pieux, au Sénat et au peuple romain une apologie il met au grand jour la perfection de leur morale, la pureté de leurs mœurs, la simplicité et la dignité de leurs observances religieuses. C'est dans ce mémorable écrit qu'on lit ce qui suit au sujet de l'Eucharistie :

« Dans toutes nos oblations , nous louons et nous bénissons le Créateur de l'univers, par son Fils Jésus-Christ et par le Saint- Esprit. Le jour du soleil (c'est-à-dire le dimanche), tous ceux qui demeurent dans les villes ou à la campagne se rassem- blent dans un même lieu; et là, on lit les mémoires des apôtres ou les écrits des prophètes , autant que l'heure le permet. Quand le lecteur a fini, le président fait une exhortation pour instruire le peuple et le porter à pratiquer les maximes qu'il vient d'entendre, ou à imiter les beaux exemples qu'on lui a montrés. Alors, nous nous levons tous et nous prions ; et, les prières terminées, on offre du pain, du vin et de l'eau. Celui qui préside prie de son côté et rend grâces autant qu'il le peut , et le peuple appuie ses instances par cette acclamation: Amen, terme hébreu qui signifie: Que cela soit, ou, Ainsi soit-il. Alors se fait la distribution de l'offrande sur laquelle on a rendu grâces; la communion est donnée à chacun de ceux qui sont

présents et portée aux absents par les diacres L'aliment,

qui est ainsi distribué, est appelé parmi nous l'Eucharistie. Il n'est permis d'y participer qu'à ceux qui croient à notre doc- trine , qui ont été lavés dans le bain qu'on administre pour la rémission des péchés et la régénération et qui vivent selon les préceptes de Jésus-Christ. Car nous ne ie recevons pas comme un pain ordinaire, ni comme un breuvage ordinaire; mais, de même que Jésus-Christ, notre Sauveur, fait homme par la parole de Dieu, a eu de la chair et du sang pour notre salut, de même, après qu'on a rendu grâces par la prière qui contient ses paroles , l'aliment , qui nourrit notre sang et notre chair, est la chair et le sang de ce Jésus incarné. C'est ce que nous tenons des apôtres ; car dans les mémoires qu'ils ont écrits et qui sont appelés Évangiles, ils rapportent que Jésus, ayant pris du pain, rendit grâces et dit: Ceci est mon corps; qu'ayant pris pareillement une coupe et rendu grâces, il dit:

DEUXIÈME DISCOURS 583

Ceci est mon sang; et qu'il ajouta cet ordre: Faites cela en mémoire de moi *, » Ce témoignage est d'autant plus précieux qu'on avait moins lieu de l'attendre dans un temps l'on ne parlait qu'avec la plus grande réserve des mystères en géné- ral, et surtout de celui de l'Eucharistie. Dieu apparemment a permis que S. Justin en ait parlé avec cette clarté, je dirais presque avec cette hardiesse, de peur qu'il ne restât quelque nuage sur la foi de son siècle, et peut-être sur la sienne, comme il est arrivé, à l'égard de quelques anciens Pères, dans l'esprit de ceux qui n'ont pas assez tenu compte du temps ils vivaient, ni de la loi du secret qui leur était imposé par la prudence et par un usage général , quand on traitait avec des païens ou des hérétiques. Ce témoignage a d'autant plus de poids encore qu'il a été rendu par un témoin plus voisin des apôtres et de leur disciples immédiats. En effet, ce fut vers l'an 150 que S. Justin présenta sa fameuse apologie; or, il y avait alors cinquante ans au plus que S. Jean l'Evangéliste était mort ; par conséquent , plusieurs de ceux qui avaient eu le bonheur de le voir et de l'entendre existaient encore; S. Justin avait pu aisément en rencontrer quelqu'un dans ses longs voyages en Orient; quoi qu'il en soit, il était facile de savoir par eux, et ce qu'avait dit S. Jean , et ce qu'avaient dit les autres apôtres, et dans quel sens ils l'avaient dit.

Par des raisons semblables, je me plais à vous citer S. Irénée. Ce grand homme, grec de nation, fut envoyé dans les Gaules vers le milieu du IIe siècle. D'abord, simple prêtre de l'Église de Lyon , il en devint évêque après le martyre de S. Pothin. Or , S. Irénée avait été disciple de S. Polycarpe , qui, lui-même, l'avait été de S. Jean l'Evangéliste ; il touchait donc à S. Jean par son maître. Aussi avait-il appris par lui , comme il le rapporte, non seulement ce que le disciple bien-aimé, mais ce que d'autres , qui avaient vu le Verbe de vie, racontaient des miracles et de la doctrine du Sauveur; et, comme il nous l'assure, il avait remarqué la plus grande conformité entre ces récits et les Écritures. Voilà donc encore un témoin parfai- tement informé. Eh bien ! non seulement il croit à la présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement de l'autel, mais, de son temps, il voyait ce dogme si unanimement admis qu'il part de comme d'un point incontestable pour réfuter des erreurs contraires à d'autres dogmes.

<( Le Christ, dit-il, ayant pris du pain matériel, rendit grâces et dit : Ceci est mon corps. Il déclara pareillement que le calice, plein d'un breuvage naturel et ordinaire, contenait son sang;

1. Breciar. Vapinc. , pars œstiva , pages 175, 176 ; Bouvier, Institutions théologiques, tome in, page 16.

584 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

et il institua la nouvelle oblation de la nouvelle alliance. C'est cette oblation que l'Église a reçue des apôtres et qu'elle offre dans tout l'univers au Dieu qui nous donne la nourriture. Mais, comment seront-ils assurés que le pain sur lequel on a rendu grâces est le corps du Seigneur, et que le calice contient son sang, ceux qui ne confessent pas qu'il est le Fils du Créateur du monde , c'est-à-dire son Verbe ? Comment soutiennent-ils aussi que la chair tombe en corruption et ne recouvre plus la vie, cette chair qui est nourrie du corps et du sang du Seigneur ? Qu'ils changent donc d'opinion, ou qu'ils cessent d'offrir l'obla- tion dont nous avons parlé. Quant à nous , notre croyance est d'accord avec l'Eucharistie, et l'Eucharistie, à son tour, confirme notre croyance1. »

A cette suite de témoins irréfragables, je n'en ajouterai plus qu'un : c'est S. Ignace , si connu par son esprit de foi et par son amour passionné du martyre. C'est de la bouche du prince des apôtres qu'il avait appris les dogmes sacrés -, c'est par S. Pierre lui-même qu'il avait été placé sur le siège épiscopal d'Antioche ; quel autre que lui pourrait mieux nous instruire de la vérité? Or, voici ce qu'il dit aux chrétiens de Smyrne, en allant à Rome pour y être dévoré par les bêtes :

« Voyez combien ceux qui soutiennent une opinion contraire à la grâce que Dieu nous fait, sont opposés à la doctrine de Dieu. Ils n'ont souci de la charité ; ils ne s'inquiètent ni de la veuve, ni de l'orphelin, ni de l'opprimé, ni du prisonnier, ni de celui qui a fin ou soif. Ils s'abstiennent de l'Eucharistie et de la prière, parce qu'ils ne confessent pas que l'Eucharistie soit la chair de notre Sauveur Jésus-Christ , celle qui a souffert pour nous, et que le Père a ressuscitée dans sa bonté. Ces ennemis de la charité et du don de Dieu meurent dans l'obstination ; il vau- drait bien mieux pour eux d'aimer, afin d'avoir part aussi à la résurrection bienheureuse. » Il résulte clairement de ces paroles, d'abord, que S. Ignace était persuadé que l'Eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ, celle-là même qui a souffert pour nous et que le Père a ressuscitée ; ensuite , que ce dogme n'avait pour adversaires que quelques hérétiques, ennemis de tout bien et engagés dans la voie de la perdition.

Voilà, sans doute, assez de citations, mes frères. Les aurais- je rapportées sans fruit? Je ne le pense pas. Cette longue chaîne de témoins vénérables, que nous rencontrons en remontant le cours des siècles, est un spectacle aussi imposant qu'utile. Pour moi, je vous l'avoue, c'est avec une édification toujours nouvelle que j'entends ou que je relis les paroles de ces saints évêques,

\. Breçîqr. Vçtpinc, parsœstiva, page 171.

DEUXIÈME DISCOURS 585

de ces profonds docteurs, de ces courageux apologistes, de ces généreux martyrs. Je sens ma foi soutenue, fortifiée, en voyant quelle a été la foi, la soumission de ces hommes si au-dessus de moi, de ces hommes dont je baiserais volontiers la trace, si je pouvais avoir le bonheur de les rencontrer quelque part sur la terre.

Vous avez entendu avec quelle netteté ont professé la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, un S. Ignace, disciple de S. Pierre, un S. Justin, un S. Irénée , contemporains des disciples des apôtres. C'est là, pour ainsi dire, l'eau puisée sans mélange à la source d'où elle émane; c'est la tradition recueillie à son origine dans toute sa force, dans toute sa pureté. Si nous voulons remonter plus haut , nous rencontrons S. Paul qui nous crie: « Le calice de bénédiction, que nous bénissons, n'est-il pas la communion du sang de Jésus-Christ? Et le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion du corps du Sei- gneur ? Calix benedictionis, cui benedicimus , nonne communie atio sanguinis Christi est? Et panis quem frangimus , nonne par tic ip atio corpoî-is Domini est* Ainsi, de proche en proche, nous som- mes conduits inévitablement jusqu'aux apôtres; ainsi, ce que nous croyons aujourd'hui a été cru dans tous les temps; c'est ce qu'ont enseigné les apôtres ; c'est ce qu'a enseigné Jésus- Christ. Oui, Jésus a parlé, et ses disciples ont d'abord recueilli sa parole; puis , d'illustres martyrs, de savants docteurs, de saints évêques, comme ces grands échos qui répètent de loin en loin les sons éclatants de la foudre, ont répété de siècle en siècle cette céleste parole, et l'ont transmise jusqu'à nous. Si le Christ n'eût pas parlé, ses disciples n'eussent pas imaginé d'eux-mêmes un dogme si obscur, si étrange. Mais, le Maître ayant parlé , ses disciples ont cru hunblement et fermement sur sa parole, parce qu'ils connaissaient la puissance et la vérité de celui qui leur parlait; et ils ont enseigné fidèlement ce qu'il leur avait dit, parce qu'il leur en avait fait un ordre; et ils l'ont enseigné si unanimement et si clairement que cette croyance s'est toujours conservée dans toutes les Églises anciennes, dans celles même qui ont erré sur d'autres points, et qui ont eu le malheur de se séparer de l'unité. Ainsi, nous sommes assurés, par toute la suite de la tradition, de croire ce que Jésus-Christ a enseigné touchant l'auguste sacrement de l'Eucharistie; nous sommes assurés de prendre ses paroles dans leur véritable sens, de leur donner leur juste valeur; nous sommes assurés de ne point nous tromper, lorsque nous prenons à la lettre ce qu'affirme Jésus-Christ: Ma chair est

1. Corinth. ,X, 16.

586 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

véritablement une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage1!

Oui, l'Eucharistie est la nourriture de l'âme, comme le pain et le vin sont la nourriture du corps; l'Eucharistie est nécessaire à l'âme, comme le pain et le vin sont nécessaires au corps. Que deviendrions-nous, je vous prie, sans notre nourriture ordinaire et quotidienne ? Nos corps tomberaient de lassitude et de faiblesse si nos forces , épuisées par des exercices et des travaux journaliers, n'étaient sans cesse renouvelées par les aliments. Que deviendrons-nous donc, si nous restons privés de notre nourriture spirituelle? Nos âmes, languissantes et sans vigueur, ne pourront manquer de succomber. Chaque jour nous avons de nouveaux combats à soutenir, de nouveaux efforts à faire pour avancer dans la carrière de la vertu, de nouvelles fatigues à endurer pour accomplir exactement nos devoirs. est l'âme qui trouve en elle-même le principe de la force qui lui est indispensable pour s'acquitter de ce qu'elle doit à Dieu et au prochain, de ce qu'elle se doit à elle-même? est l'âme qui ne sente le besoin continuel d'un secours intérieur, d'un secours puissant et proportionné aux difficultés? Or, ce secours ne nous vient que de Dieu. Ce Dieu, qui a pourvu si libérale- ment à nos besoins corporels, qui a multiplié et diversifié nos aliments avec tant de munificence, ce Dieu si bon, pouvait-il manquer de pourvoir plus généreusement encore aux besoins impérieux de nos âmes? Aussi, voyez ce qu'il a fait: il nous a donné sa chair et son sang; il s'est donné tout lui-même à nous dans l'Eucharistie. C'est qu'il fortifie les âmes et les encourage; c'est qu'il les enflamme de zèle pour les bonnes œuvres; c'est qu'il les aide à porter leurs croix, qu'il les prépare aux combats et aux victoires.

Si nous sommes persuadés que l'Eucharistie est notre aliment, l'aliment qui donne la force, la vie à nos âmes, désirons-la avec ardeur; recevons-la avec joie, et, autant qu'il nous est possible, recevons-la fréquemment. Est-ce pour nous inviter à nous en abstenir des années entières , qu'elle nous est donnée sous les symboles du pain que nous mangeons chaque jour? Non , certes. L'Église ne voit qu'en gémissant l'indifférence de ses enfants. Si elle ne leur ordonne pas , sous peine de péché, de recevoir le divin sacrement plus d'une fois chaque année , elle n'en désire pas moins qu'ils le reçoivent fréquemment et qu'ils vivent de manière à pouvoir y participer tous les jours.

Ce n'est pas à dire, pour cela, que tous indistinctement

1. Joan-, VI, 56.

TROISIÈME DISCOURS 587

doivent s'approcher de la Table sainte; à Dieu ne plaise! L'ali- ment qui convient à l'homme sain ne convient pas également à l'homme malade. Ce qui nourrit et fortifie le premier, risque quelquefois de fatiguer et d'affaiblir le second, d'aggraver son état ou même de lui causer la mort. Mais, que fait un malade sensé et prudent "i Se borne-t-il à dire: Pour moi, je suis malade-, cette nourriture ne me convient point; qu'on ne m'en parle pas. 11 s'en abstient pour le moment, et il fait très bien; mais, en même temps , il ne néglige rien pour sortir du triste état il se trouve et pour rentrer dans des conditions qui lui permettent d'user de la nourriture qui, seule, peut rappeler ses premières forces. Imitez cette conduite, mes frères, abstenez-vous pour le moment, si vous avez le malheur d'être indignes; mais ne négligez rien pour faire cesser ce funeste état. Le malade s'empresse de recourir aux remèdes , quoiqu'il ne soit pas assuré de guérir; vous, au contraire, vous êtes sûr d'un plein succès, pourvu que vous usiez avec docilité des remèdes qui vous sont offerts par l'Église ; pourquoi donc ne le feriez-vous pas? Il est fâcheux d'être indigne, mais on est doublement coupable quand on persiste dans son indignité, quand on s'y plaît, quand on s'y estime; alors, évidemment, on est sans excuse. Écoutez donc enfin la voix de notre aimable Sauveur; accourez au sacré festin il vous invite; recevez-y avec joie le pain de vie ; sortez-en avec un vif désir de le recevoir encore , et, dans l'ardeur de votre amour, dites sans cesse: 0 mon Dieu! donnez-nous toujours ce pain sacré ' !

TROISIEME DISCOURS

Quotnodo potest hic nobis carnem suam dare ad manducandum ?

Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? (Joan., VI, 53)

Jésus, la vérité suprême, a déclaré, de la manière la plus claire, la plus expresse, que, sous la figure ou l'apparence du pain et du vin, il nous donnait sa chair à manger et son sang à boire. Une tradition constante de dix-huit siècles confirme ce qu'il a dit et en fixe invariablement le sens; elle nous apprend que les paroles du Sauveur doivent être prises dans le sens le plus simple, le plus naturel, le plus favorable à la présence

1. Semper da nobis panem hune (Joan., Vf, 34).

588 T OIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

réelle et substantielle du corps, du sang, de l'âme et de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'auguste Sacre- ment de l'autel. Après cela, il semble qu'il n'y aurait plus qu'à se soumettre humblement à l'autorité divine et qu'à croire fermement ce qu'elle a bien voulu révéler ; mais le parti de la soumission humilie l'orgueil ; une foi simple et docile n'est pas du goût delà raison. Lorgueil se révolte, la raison se récrie- On s'agite, on interroge sans fin; on veut savoir pourquoi, comment; on a la prétention de sonder, de pénétrer ce qui est insondable, impénétrable. Dès la première fois que le mystère est proposé, les Capharnaïtes s'en scandalisent; ils s'écrient avec étonnemcnt : Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? Qiiomodo potest hic nobis carnem snam dare ad manducandum ? Jésus dédaigne de satisfaire leur curiosité ; il répond en affirmant avec plus de force ce qu'il a dit ; et c'est avec raison; car, par tout ce qu'il a fait, il a suffisamment acquis le droit d'être cru sur sa parole. Aujourd'hui aussi nous pourrions nous borner à dire à ceux qui demandent comment et pourquoi : Ainsi l'a déclaré Celui qui ne peut tromper. Nous pensons cependant qu'il ne sera peut-être pas inutile d'entrer dans quelques explications. Nous ne prenons pas pour cela l'engagement de tout expliquer, d'éclaircir ce que nous ne pouvons comprendre , de satisfaire sur tous les points une curiosité immodérée. Nous n'avons pas davantage l'intention de transformer en phénomène purement naturel ce qui est essentiellement surnaturel et sans exemple. Nous nous propo- sons seulement de détromper, s'il nous est possible, ceux qui s'exagèrent les difficultés , de rassurer ceux qui s'alarment trop aisément, de réprimer ceux qui scrutent trop indiscrète- ment. Daigne l'Esprit de vérité bénir nos intentions, seconder nos efforts, nous assister de sa lumière. Demandons-lui en la grâce par l'intermédiaire de la bienheureuse Vierge Marie. Ave, Maria! ...

Ce qui, autrefois, choquait et rebutait les Capharnaïtes, c'était tout ce qu'ils se figuraient d'impossible et de révoltant dans l'exécution de la promesse de Jésus-Christ. Ils s'imagi- naient qu'on voulait leur parler d'une chair commune et ordi- naire, d'une chair qui leur serait donnée pour entretenir cette vie mortelle, d'une chair, par conséquent, qui devait être mise en pièces et démembrée; or, il y avait là, à leurs yeux, contra- diction , impossibilité, absurdité même. Aujourd'hui, ce ne sont plus ces idées grossières qui préoccupent les esprits. Car on sait, ou l'on peut savoir, par l'enseignement public de l'Église, que l'Eucharistie contient, non la chair d'un pur homme, du Fils de Joseph, comme disaient les Capharnaïtes,

TROISIÈME DISCOURS 589

mais une chair conçue du Saint-Esprit et formée du sang d'une vierge ; une chair que le Fils de Dieu a prise dans le sein de cette vierge, une chair sainte de la sainteté du Fils de Dieu qui se l'est unie; une. chair pleine de vie, source dévie, vivante et vivifiante, en vertu de cette union1. On sait également que la vie, que Jésus-Christ nous promet par sa chair, n'est pas une vie commune et mortelle, mais la vie éternelle , tant de l'âme que du corps, pourvu qu'en recevant sa chair de bouche, nous nous unissions à lui par l'esprit. On sait qu'en mangeant cette chair, on ne la consume point, mais qu'on la mange, qu'on en vit, et que, néanmoins, elle demeure entière jusqu'à être en même temps dans le ciel. On sait que cette chair est indivisible, inconsomptible; qu'elle nous est donnée d'une manière spiri- tuelle, surnaturelle, invisible, incompréhensible, et tout à la fois réelle et substantielle2; que, dans cette chair et dans ce sang, tout est esprit, tout est vie, tout est rempli de l'esprit de Dieu et de la vie de la grâce , parce que c'est la chair et le sang du Fils de Dieu3. On sait enfin que cette chair n'est plus mor- telle , mais ressuscitée, immoi telle, glorieuse, et qu'elle n'est vue dans ce mystère que par la foi. Mais c'est de même, c'est de cet enseignement , du fond de toutes ces vérités, que naissent les difficultés. C'est cette opposition continuelle entre ce qu'on voit et ce qu'il faut croire, qui inquiète, qui embarrasse.

Et d'abord, on se demande comment Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est présent sous les symboles eucharistiques et dans plusieurs lieux en même temps. C'est un mystère, nous en convenons ; nous avouons franchement sur ce point notre ignorance ; mais ce n'est pas la seule vérité que nous ayons à croire sans la comprendre. Nous croyons bien, par exemple, que Dieu est présent en tout lieu et qu'il est tout dans toutes les parties de chaque lieu ; mais, comment y est-il? Comment cela se fait-il ? Nous sommes obligés d'avouer que nous ne le savons pas. Nous croyons pareillement que notre âme est présente dans notre corps, qu'elle y préside en reine, qu'elle s'en fait obéir , qu'elle reçoit des sensations par les organes de ce corps, que par lui elle se met en relation avec les corps étran- gers. Or, comment tout cela se fait-il? Nous l'ignorons, et cependant nous n'en pouvons douter. Ce sont tout autant de mystères: et, parce que ce sont des mystères, il n'y a pas moyen de les expliquer. Or, que prouve cette impuissance nous sommes de voir la raison des choses? Elle prouve les bornes de notre intelligence. Oui, elle prouve cela démonstra-

1. Voyez Bossuet, lbid., XXVIh Jour. - 2. Voyez Ibidem., XXX JX* jour. 3. Voyez Hrid.,XXVlI<, XL jours.

590 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

tivement et sans réplique, mais rien de plus. Vouloir conclure, de cette impuissance nous sommes, que Dieu aussi est borné et qu'il ne peut pas ce qu'il nous dit, ce serait une absurdité, une folie. Quand donc 41 est prouve que Dieu a parlé, la raison elle-même nous commande la soumission ; et quand Dieu a déclaré qu'il a fait telle chose, ou que telle chose est ainsi, la raison également nous oblige à croire, bien que la chose nous paraisse difficile, ou que nous ne voyions pas com- ment elle peut être ainsi. Qu'un corps ordinaire ne puisse pas, d'après la loi générale , être en plusieurs lieux en même temps, nous l'accorderons. Mais qu'il y ait pareillement impossibilité dans tons les cas sans exception, même dans le cas de l'inter- vention divine, c'est ce qu'il serait tout à fait téméraire d'affirmer. En effet, avant de prononcer, il faudrait bien savoir ce que c'est que la matière et quelle est l'essence de la matière; il faudrait avoir une idée juste et nette de ce qu'on appelle espace ou lieu -, il faudrait savoir aussi quelle est la nature de nos corps, quelles en sont les propriétés essentielles, inséparables. Or , connaît-on bien tout cela ? Comment s'en flatterait-on , lorsque les philosophes eux-mêmes ne s'entendent pas sur- ces divers points ] ? Comment donc, sur des notions douteuses, incomplètes , peut-être fausses , oserait-on décider qu'il y a impossibilité, la révélation nous assure le contraire? Au surplus, connaissons-nous assez toutes les modifications et les manières d'être qu'un corps peut recevoir sous la main de Dieu ? Cette connaissance néanmoins serait nécessaire pour avoir le droit de dire : Tel corps ne peut pas être ainsi, tel corps ne peut pas être en tel lieu. Or, si cela est vrai de tous les corps en général, combien plus, quand il s'agit du corps de Notre- Seigneur Jésus-Christ? Car ce corps n'est pas dans un état commun et naturel: c'est un corps immortel, impassible-, c'est un glorifié; c'est un corps dans un état d'exception unique, dans un état sacramentel et surnaturel. D'ailleurs, la difficulté de la chose, toute grande qu'elle est, n'est point telle qu'on pour- rait se l'imaginer d'abord. De savants catholiques ont proposé des hypothèses ingénieuses et plausibles, qui suffisent pour en faire entrevoir la possibilité. Ce n'est pas qu'ils donnent de simples systèmes pour des réalités, ni qu'ils se flattent d'avoir trouvé le plan qu'il a plu à Dieu d'adopter mais ils montrent, par ces sy-tèmes, la faiblesse et l'inconséquence des raisons par lesquelles on voudrait combattre la possibilité de l'Eucha- ristie. Ils ne promettent pas déporter le flambeau dans l'impé- nétrable obscurité du mystère ; ils ne prétendent pas l'expliquer;

1. Voyez Haùy , Traité de physique, tome I, page 2 , rr 3.

TROISIÈME DISCOURS 591

mais, après avoir prouvé que l'homme peut lier et accorder les connaissances qu'il a de la nature avec le dogme révélé, ils concluent à bon droit que le souverain Auteur de toutes choses a certainement, soit dans les lois connues, soit surtout dans les secrets de la physique et de la métaphysique qu'il ne lui a pas plu de nous révéler, bien d'autres moyens d'effectuer ce qu'il prononce. Que faut-il de plus pour justifier la créance de l'Église sur ce point10/ 11 est plus facile à Dieu d'exécuter qu'à l'homme de concevoir ; ainsi, lorsque l'homme peut conce- voir une chose d'une manière quelconque, qui doute que Dieu ne puisse l'exécuter, s'il veut, par mille moyens et de mille manières différentes ?

Eh bien ! soit, dira-t-on ; mais pourquoi Jésus-Christ nous montre-t-il ce qui n'est pas dans l'Eucharistie ? N'est-ce pas, en quelque sorte, nous tromper? A Dieu ne plaise que nous en jugions ainsi , et que nous tirions une pareille conséquence! Prenez-y garde, mes frères. Il est faux que Jésus-Christ nous montre dans l'Eucharistie ce qui n'y est pas. Qu'y voyons-nous, en effet? Nous voyons les accidents, tels que la couleur, la figure ou la forme : or, tout cela y est. Ainsi, quand nos yeux voient la couleur, la forme du pain , ils ne sont pas trompés; quand nos oreilles en entendent le son, elles ne sont pas trompées; quand notre odorat en sent l'odeur, notre palais, le goût, notre tact, la dureté, ils ne se sont pas trompés non plus; pourquoi? Parce que tout cela y est. Oui , tout cela y est ; mais comment ? Parce qu'il y a les accidents, c'est-à-dire toutes les apparences ou les qualités sensibles du pain, ou , du moins, tout ce qu'il faut précisément pour produire ces diverses sensations. Dans les cas ordinaires, ces sensations nous auto- riseraient à croire que la substance y est aussi; mais, dans le cas présent, la foi nous avertit que ce ne sont que des appa- rences; elle nous apprend que la substance n'y est plus; nous ne sommes donc pas trompés. Si, malgré cet enseigement* nous pensons qu'elle y soit encore, ce n'est pas la faute de Jésus-Christ, c'est la nôtre; ce n'est pas Jésus-Christ qui nous trompe, c'est nous qui nous trompons, parce qu'évidemment nous voulons nous tromper.

Est-ce donc le seul cas il ne soit pas permis de juger de l'existence, de l'état ou de la nature des choses d'après les sensations ou sur le rapport des sens? Non, certes. Quand même le cas serait unique, si Dieu le voulait ainsi, nous ne devrions pas nous en plaindre; mais nous en avons bien moins le droit, lorsqu'il est , dans l'ordre matériel et physique , des cas

1. Voyez de Lignac, Présence corporelle de l'homme prouvée possible, etc.; Théologie <le Toulouse, lome IV , pages 61-63 ; Théologie de Bouvier , tome III, page 31.

592 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

il est évident qu'il serait déraisonnable de juger d'après de semblables fondements.

Quand on éprouve de la douleur à quelque membre, est-on autorisé à croire que l'on a ce membre? Sans doute, et c'est tout simple, répondrez-vous. Mais si quelqu'un, n'ayant que la jambe, ou le bras, ou le pied droit, sentait de la douleur au membre gauche qui lui manque, serait-il en droit de conclure et de croire qu'il l'a? —La supposition n'est pas admissible, me direz-vous. Je vous demande pardon : le cas est possible, et, qui plus est, il est très commun. Eh bien! jugez vous- mêmes si, dans ce cas, la conséquence serait juste et rigou- reuse. Certainement, la première fois que celui dont nous parlons éprouve une telle sensation, il doit en être fort surpris; il peut même un moment se faire illusion et croire qu'il a le membre il sent de la douleur, ou qu'il rêve. Mais bientôt l'illusion cesse-, il sent qu'il veille. Il cherche des yeux son bras ou sa jambe-, mais ses yeux ne les aperçoivent pas; il y porte la main, et sa main ne rencontre rien; il interroge sa mémoire, il invoque son expérience, et l'une et l'autre concourent égale- ment à le détromper. Ainsi, il a beau sentir de la douleur: le témoignage de ses yeux, de sa main, de sa mémoire, l'emporte ; il cède à la plus grande autorité , et il ne croit nullement avoir le membre qui lui manque, bien qu'il ne sache d'où vient ce qu'il éprouve, ni comment cela se fait.

Il est un cas plus ordinaire , un cas qui se présente à chaque instant et que chacun de vous a pu remarquer. Si, en buvant, vous avez jeté les yeux au fond du verre et que vous ayez regardé au delà, il vous aura semblé, plus d'une fois, que vous aviez deux mains gauches , l'une au bord de la table et l'autre vers le milieu. Avez-vous jamais été tentés de conclure que vous en aviez réellement deux? Non. Vous savez trop bien, par votre expérience, et par votre sentiment, et par vos yeux, que vous n'en avez qu'une, pour vous laisser induire en erreur par de simples apparences. Ici encore vous vous en tenez à l'auto- rité la plus forte, et bien que vous ne sachiez peut-être pas vous expliquer comment sont produites ces apparences, vous n'en êtes pas moins inébranlables dans votre persuasion.

Un phénomène analogue est reproduit en grand dans la nature; chaque jour il se renouvelle dans l'univers, quoique la plupart n'y pensent pas, ne s'en doutent pas. Si je vous disais que, le matin, au moment vous voyez le soleil sortir de l'horizon, cet astre est encore au-dessous, ou ne s'est pas encore levé ; et que, le soir, lorsque vous le voj^ez au bord de l'horizon, il n'y est déjà plus, vous me diriez: Mais vous rêvez 1 Est-ce que nos sens nous trompent? Ne voyons-nous pas la lumière du

TROISIÈME DISCOURS 593

soleil? Ne sommes-nous pas frappés de son éclat? Ne sentons- nous pas sa douce chaleur? Ne voyons-nous pas tout ce qui nous environne éclairé de ses rayons? Vous voyez et vous sentez tout cela, mes frères : je le sais; vos sens ne vous trom- pent pas; et cependant vous auriez tort, vous seriez dans l'erreur, si vous jugiez ici d'après le rapport de vos sens. Je sais ce que je dis, je ne rêve pas. Consultez les savants, seuls juges compétents en cette matière; ils vous diront et vous prouveront que vous croyez voir le soleil , il n'y en a que l'image et l'apparence. Et si vous êtes assez raisonnables pour céder à l'autorité la plus respectable, vous vous en tiendrez à ce que vous diront ces hommes doctes , en dépit du témoignage de vos sens.

Il en est de même , proportion gardée , dans l'Eucharistie. Quand nos sens nous y montrent toutes les qualités du pain , et que Dieu néanmoins nous apprend qu'il n'y en a que les apparences, et qu'il n'y en a pas la substance, nous devons nous en tenir à l'autorité de Dieu, infiniment supérieure à celle de nos sens, et cela, lors même que nous n'en saurions pas davantage. Mais nous ne sommes pas ici dans les conditions pires que dans les cas dont nous parlions tout à l'heure. En effet, si vous demandez aux savants la cause de ces divers phénomènes, ils vous diront qu'on peut sentir de la douleur à un pied, aune main qu'on n'a plus, parce que l'ébranlement des nerfs qui y aboutissaient suffit pour faire éprouver la même douleur que si on avait cette main ou ce pied. Ils vous diront que la réfraction de la lumière à travers le verre suffit pour transporter les apparences de votre main , et vous la faire voir elle n'est pas. Ils vous diront que l'apparition du soleil , avant qu'il soit sur l'horizon et après qu'il n'y est plus, s'expli- que également par la réfraction de la lumière. De même, si vous interrogez la foi au sujet de l'Eucharistie, elle vous répondra que le même Dieu qui a fait la nature et qui la régit, est l'auteur de tout ce qu'il y a d'étonnant dans l'Eucharistie ; que sa volonté toute-puissante agit sur nos organes, soit immédiate- ment, soit médiatement, par les apparences que revêt, comme un voile, le corps de Jésus-Christ; et que cette action est plus que suffisante pour produire en nous les sensations que nous éprouvons.

Si quelqu'un, par hasard, me dit qu'il n'entend rien à tout cela , qu'y ferai-je ? Ce n'est pas ma faute, à ce qu'il me semble. Je ne parle ni arabe, ni hébreu ; je n'en appelle qu'à l'expérience générale, qu'à ce qu'on voit tous les jours. Ceux qui ne com- prennent pas ce qui journellement frappe leurs sens dans l'ordre physique, doivent-ils donc trouver étrange de ne pas comprendre

III. TUENTE-1IUIT

594 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

les choses d'un ordre surnaturel, les mystères ? Qu'il me soit permis toutefois de leur faire cette question : Lorsque vous êtes en face d'une glace, d'un miroir, n'apercevez-vous pas, par derrière, quelqu'un qui vous ressemble parfaitement et qui répète tous vos mouvements, tous vos gestes, tous les airs de votre figure? Ceci est assez clair; je pense que tous doi- vent le comprendre. Eh bien ! que concluez-vous de ce que vous voyez si nettement, si distinctement? En concluez-vous que vous avez un double corps , Pun en avant , l'autre en arrière de la glace, ou qu'il y a, en effet, par derrière, quel- qu'un qui vous ressemble et qui s'amuse à vous imiter ? Vos sens vous porteraient tout d'abord à tirer cette conséquence, et cependant vous ne le faites pas. Premièrement, la conscience de votre unité, de votre individualité, est trop forte en vous, pour vous laisser croire que vous ayez deux corps. En second lieu, vous êtes assuré, ou vous pouvez vous assurer par plus d'un moyen, qu'il n'y a personne caché derrière la glace. Vous êtes donc forcé de croire qu'il n'y a derrière le miroir que votre image ou votre apparence. Si vous interrogez les hommes instruits qui ont étudié la lumière et ses effets, ils vous diront qu'en vertu du phénomène de la réflexion des rayons lumineux, vos yeux sont affectés, comme s'il y avait derrière la glace un autre vous-même, et doivent, par conséquent, l'y voir. Pareil- lement, quand nos sens nous montrent du pain dans l'Eucha- ristie, il ne s'ensuit pas qu'il y soit. Nous devons nous garder de le croire, puisqu'une autorité que nous ne pouvons récuser nous apprend que ce sont de pures apparences. Mais d'où vient que nous les voyons et que nous les sentons ? C'est que Dieu a des moyens, à lui seul connus, de suppléer à la présence des objets ; c'est qu'en vertu de quelqu'un de ces moyens , nos sens étant affectés comme ils le seraient par du pain véri- table, nous devons en voir les apparences tout comme si la substance y était.

Je le sais et j'en conviens, dans toutes ces comparaisons il n'y a pas une parité parfaite ; elle ne peut même y être , parce qu'il s'agit d'un mystère , et d'un mystère sans exemple. Cependant on entrevoit, par ces comparaisons, qu'il est possible que les accidents soient séparés de la substance. Il en résulte que la substance n'est pas toujours on dirait qu'elle est, elle paraît, on la voit bien clairement, et cela, par suite des lois de la nature, qui ne sont autre chose que la volonté de Dieu. Il n'est donc pas étonnant que la substance ne soit pas avec les accidents, ou que les accidents soient sans la substance, dans l'Eucharistie, qui a Dieu pour auteur, c'est lui qui opère tout.

TROISIÈME DISCOURS 595

Si nous n'avions aucun mo) en de savoir que la substance du pain n'est pas dans ce sacrement, j'avoue que nous serions trompés, et nous aurions droit de nous en plaindre; mais il n'en est pas ainsi ; car si, d'un côté, nos sens nous montrent les apparences du pain, de l'autre, la parole de Jésus-Christ, selon l'enseignement constant de l'Église, nous assure que la substance n'y est nullement ; or, cette parole est infaillible. Voyez, en effet, si jamais elle s'est trouvée en défaut; exa- minez si tout ce qu'elle annonçait ne s'est pas exactement accompli.

Il avait été dit que l'Évangile serait prêché dans toute la terre: voyez s'il n'y est pas prêché1.

Il avait été dit que partout serait reçu l'Évangile, on répéterait avec éloge ce que Marie-Madeleine avait fait pour honorer le Sauveur2 : voyez si on ne le répète pas.

Il avait été dit que les apôtres seraient en butte à la haine de tous, à cause du nom de Jésus-Christ ; mais qu'il leur serait donné une bouche et une sagesse qui confondraient leurs ennemis3 : voyez si cette haine leur a manqué, et si elle a eu d'autre cause. Examinez si, après avoir poursuivi les apôtres jusqu'à extinction, elle ne s'est pas acharnée contre leurs succes- seurs jusqu'à nos jours. Voyez si la sagesse et la courageuse éloquence que leur divin Maître leur avait promise, leur ont manqué en présence des tyrans.

Il avait été dit que les portes de l'enfer ne prévaudraient pas contre l'Église4. Voyez à quoi les efforts qu'on a faits pendant dix-huit siècles pour l'anéantir, ont abouti. Tous ses ennemis sont tombés autour d'elle ; elle seule est demeurée debout ; aucun de ceux qui chantaient ses funérailles avec le plus de confiance, ne lui a survécu: il en sera de même dans tous les siècles.

Il avait été dit que ceux qui laisseraient tout pour l'amour du Sauveur recevraient le centuple dès cette vie 5. Demandez- leur s'ils se repentent des sacrifices qu'ils ont faits et s'ils ne préfèrent pas leur condition à toutes les délices du monde.

Quand donc il dit à ses disciples : « Prenez et mangez : ceci est mon corps» , ce fut son corps qu'il leur donna, et non du pain. Quand il dit aux apôtres, et, par eux, à tous les prêtres : «Faites ceci en mémoire de moi », il leur donna le pouvoir de faire la même chose. Celui qui a dit vrai en parlant de choses futures, invraisemblables, imprévoyables, indépendantes d'une volonté humaine, celui-là a dit également vrai en parlant

1. Matth, XXIV, 14. - 2. Matth., XXVI, 6-13. - 3. Matth., X, 22; Luc, XXI, 15.— 4. Matth., XVI, 18. - 5. Matth., XIX, 29; Luc, XVIII, 29, 30.

596 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

de l'Eucharistie. Dieu aurait-il communiqué ses secrets, sa sagesse, sa puissance à un imposteur? Aurait-il mis ses attri- buts au service du mensonge? Ce serait horrible à dire, impie à penser.

D'ailleurs, si Jésus-Christ n'avait pu donner son corps et son sang à ses disciples, pourquoi le leur eût-il promis ? Pourquoi eût-il essayé de leur persuader qu'il les leur donnait? S'il n'avait pu leur conférer réellement le pouvoir de renouveler un sacri- fice admirable et divin, pourquoi leur eût-il ordonné sérieu- sement de faire ce qu'il savait certainement être au-dessus de leurs forces ? Comment concilier une si étrange feinte avec la franchise de Jésus , avec une franchise si constante et si connue qu'elle forçait l'hommage du public et même des pharisiens? Comment supposer que celui qui fut, toujours et en tout, si grave et si saint, soit descendu à un jeu qui, en tout temps, aurait été impie, mais qui, en cette rencontre, eût été de plus tout à fait absurde? En effet, sur le point d'être livré à la rage de ses ennemis , d'être rassasié d'opprobres et d'expirer dans un supplice affreux, quel homme sensé eût employé ses derniers moments à se jouer de ses meilleurs amis, à payer leur affection par des paroles et des démonstrations hypocrites , à les abuser par des cérémonies dérisoires, à les duper de sang-froid par des momeries? Nul homme n'en eût été capable : il n'est pas permis de le supposer ; combien plus la supposition serait-elle absurde à l'égard de Jésus ! Après tout, qu'est-ce qui l'obligeait à une pareille feinte? Rien. Quel fruit eût-il pu s'en promettre? Aucun. Déjà, pour avoir annoncé seulement ce mystère , Jésus avait vu une partie de ceux qui croyaient en lui, l'abandonner ; à quoi pouvait aboutir naturellement l'insti- tution, si ce n'est à lui enlever le reste? A quoi bon ici la duperie, sinon à augmenter la répugnance que n'inspirait déjà que trop sa doctrine ? N'était-elle pas assez rebutante, assez effrayante pour des juifs et des païens , par les devoirs qu'elle leur imposait? N'était-ce pas assez de tant d'autres dogmes obscurs qu'elle proposait à croire ? Était-il nécessaire d'y ajouter un dogme qui donnait un démenti si dur et si cruel à tous les sens? Non, non; jamais un fourbe n'eût mis en avant une invention si incroyable, si peu favorable à ses desseins. Jésus, au contraire, propose et institue le mystère avec confiance, parce qu'il sait qu'il dit vrai. Il ne recule pas devant les diffi- cultés-, il s'en joue, parce qu'il est assuré de les vaincre ; il ne les écarte pas, parce qu'elles feront d'autant plus éclater sa puis- sance; il saura bien, malgré tous les obstacles, persuader ce mystère à ses disciples, et le leur persuader au point qu'il sera leur joie, leur consolation, leur bonheur, leur force, et qu'ils

TROISIÈME DISCOURS 597

seront prêts à le défendre, au péril même de leur vie. Dans un sens, il ne nous faudrait aujourd'hui que l'Eucharistie toute seule pour nous convaincre de la véracité de Jésus. Lorsqu'il disait à ses disciples que le sacrifice de son corps et de son sang serait offert jusqu'à ce qu'il vînt, c'est-à-dire, jusqu'au dernier jugement, y avait-il quelque apparence que cela pût être V Aucune. Voilà cependant plus de dix-huit siècles qu'il est offert de l'Orient à l'Occident dans une infinité de lieux, et il le sera longtemps encore. Or, comment Jésus a-t-il connu tout cela, si ce n'est par une prescience venue du ciel? Dieu lui révélait donc tous les secrets de l'avenir. Encore un coup, Celui pour qui Dieu n'avait rien de caché, était-il capable de nous tromper ? Est-ce croyable ? Dieu l'aurait-il permis ? Se serait-il fait le fauteur du mensonge, le complice de l'imposture? Ciel! pour qui donc prendrait-on Dieu?

On me demandera maintenant pourquoi nous ne voyons pas ce corps et ce sang de Jésus-Christ présent dans l'Eucharistie. Pourquoi!... Hélas! que sommes-nous pour prétendre à une telle faveur ? Le corps de Jésus-Christ dans l'Eucharistie n'est pas un corps mortel : c'est un corps glorieux , ressuscité pour ne plus mourir. Or, à moins d'un miracle, il n'est donné à personne de voir un tel corps sur la terre. Ensuite, si l'on voyait sur la table sacrée de la chair et du sang dans leur état naturel, qui oserait s'en approcher pour en manger? Qui ne reculerait au contraire avec horreur? Jésus-Christ n'a pas voulu que son sacrement fît de nous des anthropophages ; il y a donc sagement conservé les apparences du pain et du vin. Il a voulu aussi nous marquer par que comme le pain et le vin nourris- sent notre corps, de même son corps et son sang, cachés sous ces apparences, nourrissent notre âme. Ajoutons à cela ce que nous dit le célèbre Pascal ; écoutez : « L'état des chrétiens , comme le remarque le cardinal du Perron, d'accord en ceci avec les Pères, tient le milieu entre l'état des bienheureux et celui des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réelle- ment, sans figure et sans voile ; les Juifs ne possèdent du Christ que ses voiles et ses figures, telles que la manne et l'agneau pascal ; et les chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l'Eucha- ristie véritablement et réellement, mais, encore couvert d'un voile. Ainsi l'Eucharistie est parfaitement appropriée à l'état de foi dans lequel nous sommes placés, puisqu'elle contient réellement Jésus-Christ, mais Jésus-Christ encore voilé. C'est au point que cet état serait détruit si, comme les hérétiques le prétendent, Jésus-Christ n'était pas réellement sous les espèces du pain et du vin ; et il serait également détruit si nous le recevions sans voile, comme il est reçu dans le ciel. Dans le

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premier cas, notre état serait confondu avec celui du judaïsme ; dans le second, avec celui de la gloire 1 ».

Si la conservation des apparences et la présence invisible de Jésus-Christ dans l'Eucharistie sont des faits étonnants, le chan- gement de substance qui s'y opère ne l'est pas moins. Notre devoir est de le croire et de l'adorer, mais nous ne sommes pas obligés de le comprendre. Les difficultés que nous y voyons, les Pères les ont vues aussi; ils les ont senties aussi bien et mieux encore que vous et moi ; mais ils n'ont pas cru moins fermement ni moins humblement pour cela. Jugez en parce que dit S. Ambroise, dans son livre sur les mystères: « Vous me direz peut-être : Je vois autre chose ; comment assurez-vous que je reçois le corps de Jésus-Christ ? Eh bien 1 montrons que ce n'est pas ce que la nature a formé, mais ce que la bénédiction ou la consécration a fait ; et que la force de la bénédiction est supérieure à celle delà nature, puisqu'elle peut changer la nature. Moïse avait en main une verge; il la jeta, et ce fut un serpent -, il saisit le serpent par la queue , et ce fut de nouveau une verge. Voilà un double changement de nature opéré par la grâce que le prophète avait reçue de Dieu. Sous Elisée, un des enfants des prophètes laisse tomber dans le Jourdain le fer de sa hache, et le fer va tout de suite au fond de l'eau. Le jeune homme vient prier Elisée. Celui-ci jette un morceau de bois dans l'eau, et le fer surnage2 ». Ceci arrive encore par exception à l'ordre de la nature, car la pesan- teur spécifique du fer est plus grande que celle de l'eau. Nous voyons donc que la grâce divine est plus puissante que la nature. Or, si la bénédiction ou la parole d'un prophète a eu la vertu de changer la nature, que dirons-nous de la consécra- tion divine ce sont les propres paroles du Seigneur qui opèrent? Car le sacrement que vous recevez est produit parles paroles de Jésus-Christ. Il est écrit touchant les œuvres de ce monde : Il a dit, et tout a existé ; il a commandé, et tout a été créé. Si donc la parole du Verbe a pu tirer du néant ce qui n'était pas , ne peut-elle pas changer une chose, déjà existante, en ce qu'elle n'était pas? Est-il moins difficile de donner l'exis- tence aux choses que d'en changer la nature ? Mais pourquoi ces preuves, lorsque dans l'exemple même de l'Incarnation nous trouvons de quoi établir la certitude du mystère ? Y avait-il eu quelque chose de semblable dans la nature, quand Notre- Seigneur Jésus-Christ naquit de Marie ? Il est clair que ce fut par exception à l'ordre de la nature qu'une vierge enfanta. Or, le corps que nous produisons est ce corps de la Vierge.

i, Voyez Voyages d'un gentilhomme irlandais , pages 85 , 86. 2. IV Keg., VI , 5 , 6.

TROISIÈME DISCOURS 599

Pourquoi cherchez-vous donc l'ordre de la nature dans ce corps, puisque c'est contre cet ordre que Jésus est d'une Vierge? C'est la vraie chair de Jésus-Christ qui a été crucifiée et ense- velie ; c'est aussi sa vraie chair qui est dans le sacrement. Jésus dit tout haut: Ceci est mon corps. Avant la bénédiction qui contient les paroles célestes, c'est une autre substance qui est nommée; mais après la consécration, c'est le corps du Christ qui est désigné. Il dit aussi : Voilà mon sang. Avant la consécration , c'est une autre chose que l'on nomme ; après la consécration, on nomme le sang; et vous dites Amen, c'est-à- dire, c'est vrai. Que ce que la bouche exprime soit la pensée intérieure de l'âme ; que ce que la parole annonce , le cœur le croie * .

Sans doute, il y a dans ce changement des difficultés. Jïrai même plus loin, et j'avouerai qu'il y a impossibilité; oui, impossibilité, naturellement et humainement ; nul homme, en effet, ne trouva ni ne trouvera jamais, ni en lui-même, ni dans la nature, les moyens d'opérer un tel miracle. Mais pourrions- nous oublier que JéSus-Christ n'était pas purement homme? Ne savons-nous pas ce que sont devenus en ses mains les cinq pains et les deux poissons ? Est-ce un pouvoir purement humain qui, avec si peu de chose, a rassasié tant de personnes. Que quelqu'un le tente. Qu'il partage un pain en morceaux, et qu'il le distribue, je ne dirai pas à mille hommes, ni même à cent , je n'en veux que dix. Non seulement aucun ne sera ras- sasié, mais tous continueront d'avoir faim; et je suis assuré que personne n'aura la peine de recueillir les restes dans une corbeille. Pourrions.-nous oublier de quelle manière il a apaisé la tempête? Est-ce par un pouvoir purement humain que, d'un mot, il a aplani la surface de la mer? Pourrions-nous oublier qu'aux noces de Cana il a changé l'eau en vin ? Est-ce par un pouvoir naturel et purement humain qu'il l'a fait? Après cela, est-il permis de soupçonner que le changement qui se fait dans l'Eucharistie soit au-dessus de sa puissance ? Encore un coup, il est au-dessus de toute puissance humaine, oui ; mais non pas au-dessus de celle de Dieu, car à Dieu tout est possible.

Nous voyons tous les jours dans la nature des merveilles qui ont de l'analogie avec le miracle de l'Eucharistie; et ces mer- veilles, nul ne s'avise d'en douter. Vous jetez une petite semence dans une terre humide , mêlée avec des engrais. La semence gonfle ; il en sort une plante délicate. Cette plante croît , se développe, porte des fleurs ; aux fleurs succèdent des fruits. Comprenez-vous quelque chose à tout cela? —Mais tout cela, me

1. Breviar. Vapinc., pars œstiva, pages 181, 182.

600 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

répondrez-vous, se fait en vertu des lois de la nature. Très bien. Mais, avec ces lois de la nature, dissipez-vous l'obscurité de la chose ? La rendez-vous plus intelligible ? Faites-vous disparaître ce qu'il y a de mystérieux dans toutes ces opérations? Avec ce mot de lois de la nature, comprenez-vous mieux comment de ce petit grain de substance farineuse ou albumineuse sort cet appareil merveilleux d'organes, ces tubes, ces vaisseaux capil- laires , ces trachées, ces glandes, par les plantes aspirent, absorbent, respirent , vivent? Comprenez-vous mieux de quelle manière, du milieu de ces matières infectes vous avez jeté la semence, sortent ces fleurs dont le tissu doux et moelleux surpasse tout ce que l'art le plus exercé peut produire, ces fleurs dont nulle peinture ne peut égaler l'émail, ces fleurs dont le parfum embaume les airs et délecte votre odorat? Avec ce mot de lois de la nature , comprenez-vous mieux le mécanisme admirable de ces organes qui, concourant d'une manière en apparence semblable à la fécondation et à la fructification des plantes, produisent cependant des effets si variés, si multipliés, si précieux ?

Mais, voici quelque chose de plus analogue encore. Vous prenez du pain, et vous le mangez; du vin, et vous le buvez. Ces substances, mêlées avec les sucs salivaires, gastriques, biliaires, se convertissent en un liquide laiteux qu'on appelle chyle. Ce chyle, absorbé dans son long trajet par des milliers de bouches inhalantes, élaboré par mille organes, arrive, après de longs détours, à un canal, qui le transporte dans la sous- clavière gauche. Mêlé dès lors et confondu avec le sang, qu'il vient renouveler et vivifier, il est porté dans les cavités droites du cœur qui le poussent dans les poumons, d'où il rentre, plein de chaleur et de vie, dans les cavités gauches du cœur. Et de là, enfin, porté par les artères, il est distribué à tous les organes, et se change en la substance de chacun d'eux. Compre- nez-vous encore quelque chose à tout cela?— Mais tout cela, me répondrez-vous encore, se fait en vertu des lois de la nature, dont nous avons parlé. Très bien. Mais avec ces lois de la nature, dissipez-vous l'obscurité de la chose? La rendez-vous plus intelligible? Faites-vous disparaître ce qu'il y a de mysté- rieux dans toutes ces opérations merveilleuses qui se passent en vous; oui, en vous, et à chaque instant, sans que vous y pensiez, sans que vous le soupçonniez V Comprenez-vous com- ment le même aliment se change en votre chair, en votre sang, en vos os, en votre peau, etc. ? Avec vos lois de la nature, comprenez-vous comment le même pain, s'assimilant à chacun de vos organes pour les renouveler et les accroître, devient chair avec votre chair, os avec vos os, peau avec votre peau,

TROISIÈME DISCOURS 601

nerf avec vos nerfs, cheveu avec vos cheveux ? Tl y a plus: le même pain, donné à dix animaux différents d'espèce, se change en la substance de chacun d'eux. Or , cette substance est différente, car la chair d'un cheval n'est pas celle d'un taureau, et la chair d'un taureau n'est pas celle d'une brebis, et ainsi des autres. Eh bien! vous qui ne comprenez pas comment le pain est changé en la substance d'un seul de ces animaux, comprendrez-vous mieux comment il sera changé en la subs- tance qui est propre à chacun des dix ? Vous ne le comprendrez nullement; mais le fait n'en sera pas moins incontestable.

Vous aurez beau me dire: Tout cela se fait en vertu des lois de la nature; cette réponse n'explique rien: je l'accepte cepen- dant, parce qu'elle me fournit de quoi vous fermer la bouche. Ces lois, en effet, qui les a établies? N'est-ce pas Dieu? Oui, sans doute. Et que sont-elles, en dernière analyse, si ce n'est sa volonté? Eh bien! ce que Dieu opère par sa volonté, dans l'ordre de la nature, il ne pourrait pas l'opérer par la même volonté , dans l'ordre de la grâce, d'une manière appropriée à nos besoins spirituels? Quoi! Dieu pourrait moins pour le bien de nos âmes que pour l'entretien et l'accroissement de nos corps ! Dieu, qui est prodigue des miracles dans la nature, en serait avare dans l'ordre du salut ! Voyez ce qu'il fait pour nous, pendant notre vie d'ici-bas. Croyez-vous que son bras soit racourci quand il s'agit de notre éternité ?

Dieu peut donc changer les substances quand il veut, de la manière qu'il veut, et partout il veut. Mais, a-t-il voulu, en effet, veut-il encore faire un tel changement dans l'Eucharistie? Le dérobe-t-il à nos sens? Le fait-il partout est offert le sacrifice? Nous en avons pour garant la plus grande autorité qui fut jamais : Jésus-Christ, la vérité infaillible; Jésus-Christ, la puissance souveraine. C'est sur ce fondement que nous croyons que le pain et le vin offerts sur l'autel, sont changés au corps et au sang de Jésus-Christ ; qu'il ne reste du pain et du vin que les apparences, et que Jésus-Christ est sacra- mentellement présent partout le fait descendre sa propre parole.

En deux mots, Jésus-Christ a dit: Ceci est mon corps. Or, il ne peut ni se tromper, ni nous tromper, parce qu'il est la vérité éternelle; il ne peut éprouver d'obstacle à ce qu'il veut, parce qu'il est tout-puissant. L'Eucharistie est donc son corps, comme il l'a dit. On a beau prétexter les obscurités, les diffi- cultés; on ne peut ni éluder, ni affaiblir cet argument décisif. 11 lève tous les doutes, il tranche toutes les difficultés; il fit et fera toujours le désespoir des mécréants. C'est la force de cet argument qui a subjugué tant de savants, tant de grands

602 TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

génies. C'est la force de cet argument qui convainquit les Justin, les Irénée, les Cyprien, les Jérôme, les Ambroise, les Augustin , les Chrysostôme , les Grégoire, c'est-à-dire, tout ce que l'antiquité chrétienne eut de plus saint et de plus éclairé. C'est la force de cet argument qui a persuadé les Erasme, les Pascal, les Bossuet, les Fénelon, les Leibnitz, c'est-à-dire, les esprits les plus élevés que les temps modernes aient produits. Que sommes-nous à côté de ces grands hommes? Hélas! nous ne sommes que des nains devant ces géants, que de pâles flambeaux devant ces astres radieux; nous ne sommes que des aveugles à côté de ces hommes au regard vaste et pénétrant. Quelle raison avons-nous de douter de ce qu'ils ont cru? Aucune. Quelle raison aurions-nous de mépriser ce qu'ils ont révéré? Moins encore, s'il est possible. Un tel mépris prou- verait que nous n'avons ni jugement, ni sens, ni raison. L'orgueil humain a beau se révolter, se cabrer, s'indigner, l'argument que lui oppose la religion reste sans réponse -, il le terrasse et l'écrase de son poids. Il n'y a point de milieu: ou il faut croire ce mystère, ou il faut nier ce qu'il y a de plus certain, ce qu'on ne peut nier sans tomber dans un doute universel, dans un doute aussi absurde que désolant.

Plaignons ceux qui doutent, mais n'ayons pas le malheur de douter comme eux. Eclairons-les, si nous en sommes capables, sinon donnons-leur l'exemple d'une humble foi. Ne perdons jamais de vue les forts , les solides motifs qui nous engagent à croire. Recourons-y quand nous sommes ébranlés ou que notre foi languit. Rappelons-nous alors la puissante parole du Maître et la doctrine invariable de l'Église, et ne nous laissons pas imposer par des difficultés qui n'existent que pour nous et que Dieu a mille moyens de vaincre. Croyons fermement et sans hésiter ce grand mystère que l'Église appelle un mystère de foi. De toutes les dispositions qu'il y faut apporter, la première, la plus indispensable , est la foi; elle est le fondement et la source de toutes les autres. A la suite de la foi viennent toutes les autres dispositions; elle manque , il n'y en a aucune. Je croirais donc n'avoir pas parlé sans fruit si je pouvais me flatter d'avoir ranimé et fortifié votre foi. J'ai fait dans cette vue ce que j'ai pu; je conjure le Seigneur de vouloir bien, par sa grâce, faire le reste.

Je termine en répétant, pour mon édification et pour la vôtre, les paroles par lesquelles le grand évêque de Meaux s'excitait à la foi envers cet ineffable mystère : « Mon âme, arrête-toi ici, sans discourir. Crois aussi simplement, aussi fortement que ton Sauveur a parlé, avec autant de soumission, qu'il fait paraître d'autorité et de puissance. Encore un coup, il veut dans

TROISIÈME DISCOURS 603

ta foi la même simplicité qu'il a mise dans ses paroles. Ceci est mon corps : c'est donc son corps; Ceci est mon sang : c'est donc son sang. Dans l'ancienne façon de communier, le prêtre disait: Le corps de Jésus-Christ ; etle fidèle répondait: Amen, 11 est ainsi: Le sang de Jésus- Christ ; et le fidèle répondait : Amen, Il est ainsi. Tout était fait, tout était dit, tout était expliqué par ces trois mots : Je me tais, je crois, j'adore ; tout est fait, tout est dit1 ».

1. Bossuet, lbidi XX11* jour.

FIN DU TOME TROISIÈME

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

RETRAITE POUR UNE PREMIERE COMMUNION

DANS UN PENSIONNAT DE JEUNES FILLES Par M. l'abbé MARTIN

Discours d'ouverture.— I. Nécessité de la Retraite : 1. Jésus-Christ nous a donné l'exemple de la Retraite ; 2. Les justes et les saints l'ont pratiquée pour assurer leur salut ; 3. Vous devez y recourir pour vous préparer à recevoir l'auteur du salut; 4. Les enfants du siècle nous en démontrent, par leur conduite, la nécessité ; 5. Obligation d'entrer en Retraite aux approches du grand jour. IL Avantages de la Retraite: 1. La voix de Dieu s'y fait entendre; 2. Les vérités saintes y apparaissent à nos yeux; 3. L'âme se reconnaît; 4. La ferveur renaît.— Exhortation , tirée des souvenirs du Cénacle 7

La Communion.— I. Les horreurs d'une communion sacrilège : 1. Mépris de Dieu; 2. Ingratitude ; 3. Trahison ; 4. Outrages ; 5. Déicide ; 6. Le châtiment de ce sacri- lège. — IL Bonheur d'une bonne communion : L UnioD intime avec Jésus-Christ ;

2. Source de vie ; 3. Semence de grâces et de vertus; 4. Remède divin; 5. Gage

de la vie éternelle; 6. Germe de résurrection et d'immortalité. Exhortation. 13

La pureté de Conscience. |I. Sa nécessité : L L'âme qui veut s'unir au Dieu de pureté, doit être pure; 2. Cela est vrai pour l'âme en état de péché mortel et aussi pour l'âme en état de péché véniel. IL Moyens pour l'acquérir : 1. Examen de conscience ; 2. Contrition ; 3. Contrition 20

Les motifs de Contrition. I. Malice du péché: 1. Révolte; 2. Ingratitude ;

3. Déicide. IL Ravages du péché: 1. Perte de l'amitié de Dieu; 2. Privation du ciel ; 3. Condamnation à l'enfer 25

Nouveaux motifs de Contrition. L La bonté de Dieu que le péché outrage. IL L'amour de Jésus-Christ , victime du péché 31

Les dispositions a la Première Communion. I. La Foi, au mystère de la pré- sence réelle, fondée sur la parole et la puissance de Dieu. IL La crainte, fondée sur l'immensité de Dieu et l'indignité de la créature. III. L'amour répondant à l'amour 36

Les bienfaits du Baptême. I. Descente du Saint-Esprit dans l'âme du baptisé: 1. Il la régénère; 2. Il la purifie; 3. Il la pare de vertus; 4. Il y établit sa demeure.— IL L'âme baptisée est adoptée par Dieu pour son enfant: Grandeur et douceur de ce bienfait. III. Elle devient héritière du ciel 43

Les promesses du Baptême. I. Renoncer au démon, et, par conséquent, au monde et au péché. IL S'attacher à Jésus-Cnrist, pasteur, maître et chef... 53

Consécration a i.a Sainte Vierge. 1. Après une première communion, on a besoin d'un guide et d'un soutien; 2. Marie est toute-puissante et elle est bonne ; 3. Elle nous donne l'exemple de toutes les vertus.— Invocation à Marie. 60

Rénovation des vœux du Baptême. I. Grandeur du chrétien: 1. Il a Dieu pour Père ; 2. Il a l'Église pour Mère. IL Devoirs du chrétien, qui doit êlre: 1. Homme de foi ; 2. Homme d'espérance ; 3. Homme de charité.— Exhortation. 64

606 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES

INSTRUCTIONS

POUR LE JOUR DE LA PREMIÈRE COMMUNION Par M. l'abbé ALLÈGRE

Avant la Communion. I. L'Eucharistie est un mystère defoi.de crainte et d'amour. IL La confiance doit l'emporter sur la crainte 73

Après la Communion. I. Recueillement et admiration. IL Reconnaissance et offrande de soi-même. III. Prière 78

AVENT

Par MM. CONSTANT , MARTIN , IZARD, etc.

Premier Dimanche de VAvent. La popularité du règne de Jésus-Christ 84

Il faut pratiquer pour faire son salut. I. Aux indifférents prouvons

que la foi exige un culte extérieur. IL Aux lâches, que la pratique de

ce culte est un devoir 92

Deuxième Dimanche de VAvent.— Les trois avènements de Jésus-Christ (Homélie). 103

Jésus-Christ et son règne dans l'espace 107

Troisième Dimanche de VAvent. Jésus-Christ et SON RÈGNE DANS LE TEMPS 115

La nature et la destinée de l'homme 123

Quatrième Dimanche de VAvent. Royauté de Jésus-Christ 129

Le jour de Noël. Jésus-Christ , sauveur , roi et prêtre 137

Royauté de Jésus-Christ : 1. Droit de création, comme Dieu; 2. Droit d'héri-

tage, comme Homme-Dieu; 3. Droit de conquête, comme Rédempteur.. 144

Faiblesse de l'homme, soutenue par la grâce: 1. Réforme de la nature;

2. Courage dans les combats de la vertu, pour vaincre les passions.. 156

Jésus sauveur des hommes: I. Humilité delà Crèche, opposée à l'orgueil.—

IL Pauvreté de la Crèche , opposée à la cupidité. 111. Souffrances de la

Crèche, opposées à la sensualité 167

Noël ou V Epiphanie. I. État déplorable du genre humain avant Jésus-Christ. IL Changements merveilleux opérés dans le monde par la doctrine de Jésus-Christ. 177

HOMÉLIES

Par MM. CONSTANT et MARTIN

Cinquième Dimanche après l'Epiphanie. L'ivraie et le mauvais EXEMPLE 189

Sexagésime. La parole de Dieu 192

La parole de Dieu. I. Malheur à ceux qui n'écoutent pas la parole de

Dieu. IL Malheur à ceux qui ne la pratiquent pas 197

Quinquagésime. Aveuglement spirituel 209

STATION DE CARÊME

Sermons inédits du R. Père LAVIGNE

La douleur et ses consolations * 214

Rédemption abondante ' 225

La chair et l'esprit 232

La raison et la foi 239

Réconciliation avec Dieu .• 246

Union intime de Jésus-Christ et de son Église (Mariage) 253

Le sanctuaire de la famille 259

Les malheureux fruits de l'égoïsme contemporain 266

Soumission aux commandements de l'Église 274

Jésus-Christ , notre premier pontife 281

Le jugement 288

L'enfant prodigue 294

1. Ce discours trouvera sa place naturelle aux approches de la semaine sainte. Nous l'avons maintenu en tête de la Station, pour nous conformer aux indications du manuscrit.

TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES 007

LA CROIX

Par Monseigneur TUR1NAZ, Évêque de Nancy et de Toul

1. La Croix dans les figures et les prophéties ; 2. Les enseignements de la Croix; 3. Ces sublimes enseignements ont été réalisés dans les grandeurs et les gloires de nos sociétés chrétiennes ; 4. La haine et l'opposition que rencontre la Croix ; 5. Nos devoirs envers la Croix 300

LE COURAGE CHRÉTIEN A L'HEURE PRÉSENTE

Par Monseigneur TUR1NAZ

1. Le courage, fruit de la grandeur et de la force, doit affirmer la foi, la mani- fester, maintenir, développer et défendre les œuvres catholiques; 2. Nécessité de ce courage 333

LA DÉVOTION A LACROIX

Par le R. Père PEIGNÉ

1. La Croix, sommaire de notre foi; 2. Foyer de l'amour; 3. Source d'espérance... 357

L'INCARNATION ET L'EUCHARISTIE

Par M. l'abbé IZARD

Rapports de ces deux mystères considérés : I. En eux-mêmes ; II. Dans la pensée de Dieu.- Considérés en eux-mêmes, ils ont une triple relation: 1. Relation d'origine; 2. Relation de nature; 3. Relation d'extérieur ou de physionomie. Con- sidérés dans la pensée de Dieu, ils sont le prolongement: 1. De l'amour qui se donne, 2. De l'amour qui attire 366

SAINTE ANNE

Allocution par le R. Père PEIG-NÉ 379

SAINTE MONIQUE

Discours par Monseigneur TURINAZ, Évêque de Nancy et Toul

1. Les douleurs; 2. La puissance; 3. Les joies de la maternité chrétienne 383

ASCENSION

Discours par le même 1. Le règne de Jésus-Christ existe; 2. Il est un 395

PENTECOTE

Par M. l'abbé PASCAL

Régénération du monde 413

DISCOURS DE M. L'ABBÉ CONSTANT

Deuxième Dimanche après Pâques. Le bon Pasteur 424

Quatrième i)imanche après la Pentecôte. La barque et l'Église 429

Septième Dimanche après la Pentecôte. L'arbre et ses fruits 435

Neuvième Dimanche après la Pentecôte. Le Temple 440

Quatorzième Dimanche après la Pentecôte.— La Providence 4i3

Quinzième Dimanche après la Pentecôte. La Résurrection des âmes 150

Seizième Dimanche après la Pentecôte. L'esprit de critique 455

Dix-septième Dimanche après la Pentecôte. Le Sacrement de Pénitence 459

Vingtième Dimanche après la Pentecôte. Simplicité de 'a foi •. 463

Vingt- deuxième Dimanche après la Pentecôte. La pièce de monnaie 468

La Portioncule 473

608

TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

RETRAITE

AUX CONFÉRENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL

Par M. l'abbé CONSTANT

"Discours d'ouverture. Qu'est-ce que la retraite ? 480

Premier jour. Le matin.— Respect du pauvre 487

Le soir. Esprit d'intelligence 493

Deuxième jour. Le matin.— L'aumône spirituelle 500

Le soir. Don de force 506

Troisième jour. Le matin.— Le zèle 513

Le soir. Don de crainte 520

Quatrième jour. Le matin.— Visite des pauvres 527

Le soir. Don de piété 533

Cinquième jour. Le matin.— Joies du zèle et de la charité 540

LES DIVERSES FORMES DE L'APOSTOLAT

Par M. l'abbé CONSTANT

1. L'apostolat du miracle. 2. L'apostolat du martyre. 3. L'apostolat de la science. 4. L'apostolat guerrier. 5. L'apostolat de l'architecture et des arts. 6. L'apostolat de la bure. 7. L'apostolat populaire par la persuasion de la charité 547

LA GRANDEUR DES SAINTS

Par M. l'abbé CONSTANT 553

TROIS DISCOURS SUR LA PRÉSENCE RÉELLE

Par M. le chanoine BONDIL

Premier discours. Qu'est-ce que l'Eucharistie ? 560

Deuxième discours. La foi de l'Église sur le mystère de l'Eucharistie 575

Troisième discours. Les objections 587

FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME

Marseille. Imprimerie S. Thomas d'Aquin.

J. Mingardon, Directeur.

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La Blbtioth&quQ. Université d'Ottawa Echéance

Thz LÀJoKah.y University of Ottawa Date Due

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