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LES PRINCIPES GENERAUX

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MORALE KANTIENNE

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Abbé H. DEHOVE

Docteur es lettres

Professeur aux Facultés catholiques de Lille

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ÉDITIONS DES " QUESTIONS ECCLÉSIASTIQUES''

SOCIÉTÉ SAINT-AUGUSTIN. DESCLÉE. DE BROUWER et C'^

imprimeurs des Facultés Catholiques de Lille

LILLE PARIS LYON MARSEILLE ROME

BRUGES - BRUXELLES LOUVAIN MALINES - GAND - ANVERS

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NIHIL OBSTAT :

Insulis, die 30^ Septetnhris 1912

H. QUILLIET, S. t. d.

lihrorum censor.

IMPRIMATUR : Insulis, die 1' Octohris 1912

A. Margerin, Vie. gen.

Domi's pontificalis Autistes

Archigymnasii cath, Insulen. Rector.

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AVANT. PROPOS

L'auteur de cette étude n'a pas précisément prétendu à V originalité; en plusieurs endroits les professionnels reconnaîtront d'eux-mêmes les inspirations quil ne s'est pas interdit de demander à tel ou tel ouvrage plus> ou moins classique. Mais il a cru devoir limiter son effort à une œuvre sans doute plus utile : offrir aux profes- seurs de nos établissements libres une critique de la morale kantienne qu'ils pussent mettre sans inconvé- nient aux mains de leurs élèves, parce que, instituée dans un esprit franchement traditionnel, elle leur ap- porterait, à côté de la discussion proprement dite, les réponses positives et doctrinales dont les jeunes esprits ont besoin avant toute chose. Il sera largement payé de sa peine, si son travail peut ainsi rendre service à ses collègues de l'enseignement secondaire, à qui il le dédie très fraternellement.

TABLE GÉNÉRALE

PREMIERE PARTIE

EXPOSÉ

§ I. Le formalisme moral de Kant 5

§ II. L'autonomie de la volonté 16

§ III. La théorie des postulats 33

DEUXIÈME PARTIE

CRITIQUE

§ I. Critique de la théorie des postulats .... 55

§ IL Critique de l'autonomisme 75

§ III. Critique du formalisme 90

§ IV. Critique du moralisme 108

Conclusion 126

Errata 132

Table analytique 133

PREMIERE PARTIE

EXPOSÉ

§ I. Le formalisme moral de Kant

Tout le monde sait comment Kant avait pris à tâche d'opérer dans la philosophie spéculative une révolution radicale, qu'il a lui-même comparée à celle de Copernic en astronomie, parce que, à l'instar de celle-ci, elle ren- verse, pour ainsi parler, les pôles de la recherche, en sup- posant que ce sont les choses qui se règlent sur la con- naissance, et non pas, comme l'entendait l'ancien dogma- tisme, la connaissance sur les choses (1). C'est encore une révolution, et tout aussi profonde, qu'il entreprend dans le domaine de la philosophie morale : dans ce domaine également, il ne s'agit de rien moins que d'un renverse- ment complet de la méthode suivie jusqu'alors, et dont la domination universelle n'avait pas moins fait obstacle au progrès de la morale, bien plus ou bien pis, au simple établissement d'une morale solide et durable, que le dog- matisme au perfectionnement de la métaphj^sique ou mê- me simplement à la constitution d'une métaphysique as- surée de l'avenir (2).

Cette méthode fâcheuse et ruineuse, par l'emploi de la- quelle les moralistes antérieurs se condamnaient à un vé- ritable travail de Sisyphe, c'est-à-dire à un éternel recom-

1. Cf. Critique de la raison pure, préface de 2^ édition (trad. Tissot, t. I, p. 333 sq.)

2. Qu'il soit bien entendu, une fois pour toutes, qu'au cours de cet exposé nous parlons au nom de Kant lui-même et sans nous engager d'aucune manière. La critique viendra à son heure.

6 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

mencement de la même tâche impossible, ^consistait à dé- duire, à prétendre déduire le devoir ou la loi, cette su- prême catégorie de la moralité, de la notion d'un bien antérieur ou « en soi », prise des choses mêmes et d'où l'obligation eût résulté analytiquement comme une con- séquence de son principe bref, à juger de la moralité de nos actions par l'objet qu'elles tendent à produire tou auquel elles se rapportent, par leur « matière », com'me parle Kant, d'où le nom de morales « matérielles » qu'il donne à tous ces différents S3'stèmes.

Car, sans préjudice de cette unité foncière de métho- de, et de méthode essentiellement défectueuse, encore un coup, ils ne laissent pas que d'être par ailleurs très dis- tincts, suivant l'idée qu'on s'y fait à chaque fois de cette matière de nos actions. Suivons tout d'abord Kant dans la critique éliminatoire qu'il en institue : c'est le meilleur moyen de comprendre ce qu'il entend par cette insuffi- sance radicale de leur méthode même, ou plutôt pour quels motifs, variables avec chaque sj'stème particulier, il la tient précisément pour défectueuse.

* *

Les uns font appel à un principe proprement méta- physique et s'efforcent de fonder la science des mœurs sur une démonstration rationnelle de Dieu et de la vie future : le devoir y est donné pour l'expression de la vo- lonté divine, conçue soit comme arbitraire, soit comme se réglant sur un ordre absolu des choses que détermine l'entendement di\dn; et l'accomplissement du devoir pour la condition d'une félicité à venir et éternelle. Ce sont les morales théologiques, que des auteurs plus récents ont aussi appelées morales de la transcendance (3). On devine aussitôt le jugement que Kant en va porter : en Ifmitant l'usage légitime des principes de la pensée à Tor-

3. On verra plus loin c[uelle différence profonde l'auteur des deux Critiques s'efforce 6.8 mettre entre « moraJe théolo^ique » et « théo- logie morale ».

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 7

ganisation des phénomènes, en mettant au jour les faux raisonnements qui se cachent dès lors sous les préten- dues preuves de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu (4), la Critique de la Raison pure nous a fait trop clairement entendre qu'il ne peut être question de pa- reille justification transcendante du devoir et qu'il n'y a rien, absolument rien à attendi^e de ce côté.

Serons-nous plus heureux avec les doctrines qui, sans remonter si haut, c'est-à-dire sans se réclamer d'un prin- cipe métaphysique, cherchent la raison du devoir dans une théorie de la nature humaine, de ses tendances es- sentielles, du but auquel aspire leur effort et des moyens à prendre pour atteindre ce but? Ce sont les morales na- turalistes ou, comme on a dit encore, de l'immanence; et elles se subdivisent elles-mêmes en deux groupes nette- ment tranchés : les premières placent cette fin suprême de l'existence dans le bonheur, qui coïncide pour elles avec le souverain bien, morales du plaisir ou eudémonis- tes; les secondes prennent pour bien en soi un certain idéal de la nature humaine, que ce serait notre obliga- tion essentielle, et la plus universelle aussi, de travailler sans cesse à réaliser toujours davantage morales de la perfection ou rationnelles. Or est-il que ces deux grands systèmes, dont l'épicurisme et le stoïcisme nous offrent dans l'antiquité le type accompli, échouent également à la tâche, et même, en dépit de la différence qui les sé- pare, pour une raison à peu près identique dans le fond. Assurément, les eudémonistes sont à cent lieues de se tromper, quand ils font du bonheur l'objet commun et unique de nos aspirations : « être heureux est nécessai- rement le désir de tout être raisonnable mais fini, par- tant c'est inévitablement un principe déterminant de sa faculté de désirer » (5). Le seul inconvénient, et on avoue-

4. Qu'on nous permette à ce sujet de renvoyer à notre étude La critique kantienne des preuves de l'existence de Di"U (Lille, Morel, 1905).

5. Critique de la raison pratique, traduction Picavet, p. 39. C'est cette traduction qui sera continuellement utilisée dans les références

8 LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE

ra qu'il n'est pas de petite conséquence, c'est qu'il est impossible d'ériger la recherche du bonheur en règle im- pérative et universelle. On n'est pas obligé d'être heu- reux, encore moins est-on obligé de l'être de telle ou telle façon, par tels ou tels moyens. Le bonheur est un état contingent et subjectif, qui dépend de notre appré- ciation personnelle, non moins que des circonstances : cha- cun prend son bonheur il le trouve. Il peut bien y avoir à cette fin des maximes et comme des recettes gé- nérales, mais d'une généralité toute relative et empirique, qui reste infiniment au dessous de Funiversalilé absolue des lois proprement dites, telles que la morale les re- quiert (6).

Quant aux systèmes rationnels, ils s'achoppent en der- nière analyse, si étrange que cela paraisse de prime abord, à une difficulté du même genre. Car l'idéal de perfection qu'ils nous proposent a beau y être l'objet d'une repré- sentation intellectuelle, cet objet ne peut pourtant déter- miner notre volonté que par l'intermédiaire d'un senti- ment, celui des jouissances que nous promet son acqui- sition; si bien que c'est encore le plaisir qui, finalement, sert ou prétend sersir ici de règle. Que ce plaisir soit plus raffiné, peu importe, dès précisément que c'est plaisir. Eudémonisme délicat, si l'on veut, mais eudémo- nisme, impuissant par définition même à fonder des lois morales (7).

* * *

De quelque manière que l'on s'y prenne, donc, et à quelque point de vue qu'on se place, on ne peut songer à dériver le devoir du bien : toute morale matérielle est condamnée en principe. En conclurons-nous que la mo- rale en elle-même va partager le sort de la métaphysi- que spéculative, et le scepticisme moral serait-il au bout

suivantes. Même remarque pour la traduction Tissot de la Critique de la raison pure.

6. Cf. Critique de la raison praiiiue, p. 31 à 43 (théorèmes I et II avec corollaire et scolies) et p. 61.

7. Ibid., p. 36 sq. et 68-69 (scolie 2 du théorème IV).

LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE 9

de cette critique désespérante? Mais peut-être réussira- t-on mieux par une autre voie. Redisons-le, il y a, à cet égard une analogie frappante entre la philosophie prati- que de notre auteur et sa philosophie spéculative. De mê- me qu'en celle-ci il s'était flatté de décou^Tir, entre l'an- cien dogmatisme et le scepticisme théorique, une position moyenne et plus sûre, ainsi dans sa philosophie morale; et c'est ce qu'il appelle lui-même « le paradoxe de la méthode dans une critique de la raison pratique » : « à savoir que le concept du bien et du mal ne doit pas être déterminé avant la loi morale laquelle, d'après l'appa- rence, il devait servir de fondement), mais seulement (com- me il arrive ici), après cette loi et par elle (8) ».

Ainsi et tel est juste ce renversement complet de méthode dont nous parlions tout à l'heure, l'idée mê- me du devoir ou de la loi, considérée dans sa pure forme obligatoire, et abstraction faite, au moins provisoirement, de son objet ou contenu, est-elle installée au point de dé- part de toute la recherche, ainsi est-elle érigée en prin- cipe premier de toute moralité. Et encore une fois, ce n'est qu'à cette condition qu'une théorie de la moralité même aura chance de s'édifier.

Autrement dit, à moins de renoncer sceptiquement à l'espoir de constituer une doctrine des mœurs, il faut aux morales matérielles substituer une morale formelle. Encore que cette dernière appellation s'explique presque d'elle-même (formelle = construite précisément sur la con- sidération de la seule « forme » de la loi), les développe- ments qui suivent vont achever de mettre la chose dans tout so>n jour. « ^

* * *

Au vi-ai, on peut reprendre la même idée générale, d'un point de vue plus concret, si j'ose m'exprimer ainsi, plus voisin des faits, c'est-à-dire ici de nos actions humaines et des motifs qui les conditionnent immédiatement.

Ces motifs, en dernière analyse, sont de deux sortes,

8. Critique de la raison pratique, p. 110.

10 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

et ils ne peuvent être que de deux sortes. Ou bien, îen effet, je me propose en agissant quelque résultat positif que je tiens pour bon, un objet à réaliser et dont j'attends quelque satisfaction ou avantage; ou bien, ne tenant au- cun compte des conséquences de mon action, avantageu- ses ou dommageables, je me décide à agir par la simple idée que je dois le faire, en vertu, par exemple, de l'or- dre qui m'en est donné. Dans le premier cas, ma conduite est déterminée, comme parle Kant, par un principe ma- tériel, puisque la « matière » d'un acte est précisément cet objet ou résultat qu'il tend à produire; dans le so- co'nd cas, par un principe formel, puisque la « forme » d'un acte revient à la façon dont j'en conçois l'accomplis- sement, ici son rapport à un « impératif » qui me l'im- pose.

Or est-il et cela ressort, ou peu s'en faut, des défini- tions elles-mêmes que « tous les principes pratiques matériels sont, comme tels, d'une même espèce, et qu'ils se rangent sous le principe général de l'amour de soi ou du bonheur personnel » (9) : car une fois qu'on recher- che une « matière », c'est-à-dire un avantage ou une sa- tisfaction, c'est toujours sa propre satisfaction, son avan- tage, et c'est alors la sensibilité (ou « la faculté inférieure de désirer ») dans laquelle on place, à parler avec ri- gueur, le principe déterminant de la volonté (10).

Autant dire que les principes pratiques matériels ne fournissent jamais que des maximes (11), subjectives et empiriques, subordonnées à toutes les particularités et à toutes les contingences de chaque individu, absolument incapables d'être élevées à la dignité de lois proprement dites ou valables indistinctement pour la volonté de tout être raisonnable, incapables aussi et dès lors de conférer à nos actions aucune vraie moralité : car il n'y a pas de

9. Critique de la raison pratique, p. 32.

10. Ibid., p. 36 sq.

11. Kant appelle maxime un « principe pratique », autrement dit une raison d'agir considérée subjectivement, ou du point de vue per- sonnel de l'agent, « comme valable seulement pour sa volonté » (Cri- tique de la raison praiizue, p. 27).

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 11

milieu pour celle-ci entre être universelle ou n'être pas (12).

Mais si nos actions ne peuvent recevoir leur moralité de leur matière, il reste, puisqu'en dehors de la matière il ne reste aussi en elles que la forme, qu'elles la tiennent exclusivement de leur forme même, et qu'il n'y ait pas non plus de milieu pour elles entre être formellement mo- rales ou n'être pas morales du tout (13).

* *

Une précision, toutefois, est ici nécessaire. Nous avons vu plus haut que la forme consiste, en l'espèce dans Ja façon dont est conçu l'acte à exécuter, ou plutôt que le considérer dans sa forme, c'est le considérer en tant qu'il doit être exécuté, en vertu d'un impératif qui le com- mande, et même le considérer exclusivement en cette qua- lité. Mais il y a impératif et impératif.

L'acte peut tout d'abord être commandé en vue d'une fin ultérieure, à titre de moyen, par conséquent, qui em- prunte toute sa valeur à la fin même qu'il sert à réaliser. L'impératif est dit alors hypothétique, parce qu'il n'a de prise sur la volonté que « dans rh3^pothèse » celle-ci recherche la fin à laquelle il reste subordonné : « qui veut la fin, dit le proverbe, veut les moyens », mais en re- vanche, celui-là seul veut les moyens qui veut aussi la fin. Dès lors, et la conséquence, comme on va voir, est capitale cet impératif (hypothétique) n'est formel qu'en apparence, pour ainsi parler, et à la surface; ce qu'on appelle ici forme n'est, au vrai, que le rapport d'une matière à une autre matière; c'est donc toujours une matiè- re, ou le désir de la fin ultérieure dont l'action m'est don- née pour le moyen ou la condition indispensable, qui dé- termine le choix du vouloir (Willkûhr) ; bref, l'impératif hypothétique demeure en fin de compte un principe pra- tique matériel, étranger comme tel à la moralité vérita- ble. Comme parle Kant en propres termes, c'est !'« im-

12. Cf. Critique de la raison pratijue, p. 27 sq. et p. 50 sq.

13. Cf. ibid, p. 43.

12 LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

pératif de l'habileté ou de la prudence », qui « conseille » bien plutôt qu'il n'<: ordonne », qui, tout bien pesé et con- sidéré, conseille même uniquement, sans ordonner au sens propre et plein du mot : ce n'est pas encore l'impératif de la moralité ,(14).

L'impératif de la moralité n'est et ne peut être que celui qui ordonne ou commande « purement et simple- ment », ou absolument, ou sans condition; celui qui « re- présente l'action comme objectivement nécessaire en elle- même, indépendamment de toute autre fin » ; celui qui nous ordonne immédiatement une certaine conduite, sans lui donner comme condition une autre fin que cette con- duite permettrait d'atteindre, et quel qu'en puisse être le résultat advienne que pourra », dit encore le prover- be); celui qui est forme pure, par conséquent, sans aucune matière; celui qui, dans l'acception rigoureuse du terme, est ordre ou commandement ou loi et n'est que cela même. « Car, il convient d'y insister, seule l'idée de loi implique l'idée d'une nécessité ^inconditionnelle, objective et par suite universelle; et des ordres sont des lois auxquelles il faut obéir, c'est-à-dire que l'on doit suivre, même en dépit de l'inclination. Le mot conseil indique, il est \Tai, une nécessité, mais une nécessité qui n'est réelle que sous des conditions subjectives etjcontin^entes, suivant que tel hom- me considère telle ou telle chose comme un élément de son bonheur; au contraire, l'impératif proprement moral n'est limité par aucune condition et, comme il est absolu- ment, quoique pratiquement, nécessaire, il peut à bon droit être appelé un ordre (15) ».

Il serait presque superflu de rappeler que ce principe suprême et unique de la moralité de nos actions est le célèbre impératif catégorique (16). Et il ne le serait sans doute pas moins d'ajouter quelque commentaire que ce fût à cette proposition finale, dans laquelle se résument

14. Cf. Fondemoits de Ix métaphysique, des mœurs, édit. Lachelier, p. 41 sq., et Critique de la raison pratique, p. 58 sg. (scolie 2 du théorème lY).

15. Fondemeyxts de la métaphysique des mœurs, p. 46.

16. Ibid.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 13

comme d'eux-mêmes les éclaircissements qui précèdent : « Si un être raisonnable doit se représenter ses maxi- mes comme des lois pratiques universelles, il ne peut se les représenter que comme des principes qui détermi- nent la volonté, non par la matière, mais simplement par la forme (17) »,

* * *

A la distinction du principe pratique formel et des prin- cipes pratiques matériels correspond la distinction paral- lèle — ou, si l'on aime mieux, de la première dérive Ja distinction consécutive de moralité et de légalité. Il suffit de citer les textes :

« Ce qui est essentiel dans la valeur morale des ac- tions, c'est que la loi morale détermine immédiatement la volonté. Si la détermination de la volonté se produit, à vrai dire conformément à la loi morale, mais seulement par le moyen d'un sentiment, de quelque espèce qu'il soit, qui doit (muss) être supposé pour que celle-ci devienne un principe suffisant de détermination de la volonté; par conséquent si elle ne se produit pas en vue de la loi, l'ac- tion possédera bien de la légalité (Legalitaet), mais non de la moralité... Le mobile de la volonté humaine ne peut jamais être que la loi morale..., si l'action ne doit pas simplement remplir la lettre de la loi même, sans en contenir l'esprit (18) ».

« Ainsi donc, on ne doit chercher en vue de la loi morale, et pour lui procurer de l'influence sur la volonté, aucun mobile étranger qui puisse dispenser de celui de la loi, parce que cela ne produirait qu'une pure hypocri- sie, et même il est dangereux de laisser seulement à côté de la loi morale quelques autres mobiles, (comme celui de l'intérêt) coopérer avec elle (19) ».

Et Kant y insiste avec une complaisance qui montre assez combien cette idée lui tient à cœur : « Le concept du

17. Critique de la raison pratique, p. 43 (théorème III).

18. Ibid., p. 127.

19. Ibid., p. 128.

14 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

devoir réclame donc objectivement de l'action l'accord avec la loi, et subjectivement de la maxime de l'action, le res- pect pour la loi comme le mode de détermination unique de la volonté par la loi. Et c'est là-dessus que repose la. différence entre la conscience d'avoir agi conformément au devoir et d'avoir agi par devoir (aus Pflicht)^ c'est-à- dire par respect pour la loi, La première manière d'agir (la légalité) est encore possible quand même des pen- chants auraient été seuls les principes déterminants de la volonté; la seconde (la moralité), la valeur morale, doit être placée exclusivement en cela que l'action a lieu pai' devoir, c'est-à-dire purement et simplement en vue de la loi (20). »

« La loi morale est en effet pour la volonté de tout être fini et raisonnable, une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine à agir par respect pour cette loi et par soumission au devoir... » Il ne faut pas qu'« un autre principe subjectif » intervienne, « car autrement l'action n'aurait pas lieu par devoir », pour extérieurement confor- me qu'elle y pût être, « et l'intention n'en serait pas mo- rale (21) ».

Il reste donc bien acquis, pour nous en tenir désormais à ce seul couple de notions, qu'<'. agir moralement > ou « agir par un principe pratique formel », c'est unum et idem. En ce sens, on pourrait dire que le juste de Kant est éminemment un dévot de la forme.

* *

Et c'est encore, et c'est toujours à quoi revient à son tour la bonne volonté, cette bonne volonté qu'au début de la première section des Fondements de la métaphysi- que des mœurs, Kant exalte en termes si enthousiastes : « De toutes les choses que nous pouvons concevoir en ce monde ou même, d'une manière générale, hors de ce

20. Critique de la raison ■pratique, p. 165.

21. Ihid., p. 167. Cf. p. 215 : « Tout, dans l'efficacité des ma- ximes morales, doit avoir rapport à la représentation de la loi, comme principe déterminant, si l'action doit contenir non seulement de la légalité, mais aussi de la moralité ».

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LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 15

monde, il n'y en a aucune qui puisse être considérée com- me bonne sans restriction, à part une seule : une bonne volonté... La bonne volonté n'est pas bonne par ce qu'elle produit et effectue, ni par la facilité qu'elle nous donne à at- teindre un but que nous nous proposons (22), mais seu- lement par le vouloir même, c'est-à-dire qu'elle est bon- ne en soi et que, considérée en elle-même, elle doit être estimée à un prix infiniment plus élevé que tout ce que l'on peut réaliser par elle au profit de quelque inclination, ou même, si l'on veut, de l'ensemble de toutes les incli- nations. Quand même, par la défaveur du sort ou par l'a- varice d'une nature marâtre, le pouvoir de réaliser ses intentions manquerait totalement à cette volonté, quand mê- me tous ses efforts demeureraient sans résultat, de ma- nière qu'il ne restât plus que la bonne volonté..., elle n'en brillerait pas moins de son éclat propre, comme un joyau, car c'est une chose qui possède par elle-même toute sa valeur (23) ».

Qu'est-ce donc, aux yeux de Kant, que la bonne vo- lonté? Précisément celle qui n'agit que par devoir, qui j n'obéit au devoir qu'en vue du devoir même ou par res- pect pour le devoir, celle qui « se détermine par la seule idée de la loi, « conçue, précisément aussi, et excellem- ment, dans sa forme législative universelle », abstrac- tion faite de toute matière. Comme il dit encore, c'est « la volonté qui se détermine par la pure forme législative (universelle) de ses maximes ». Ces expressions techni- ques ne sont pas bien difficiles à entendre.

Nous avons déjà vu que, dans la langue de Kant, « maxime » revient à raison d'agir (ou à « principe pra- tique » en général) considérée subjectivement, et que la même raison d'agir, considérée objectivement, c'est-à-dire comme universellement valable pour tout être raisonna- ble (car elle ne peut être considérée objectivement que

^^ 22., Comme, par exemple, les talents de l'esprit, les qualités du caractère ou les dons de la fortune, dont il vient d'être question et qui n'ont jamais qu'une bonté relative, subordonnée à l'usage qu'on en fait.

23. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 11-13.

16 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

SOUS cette condition), s'appelle loi (24). Et comme elle ne peut non plus être ainsi universellement valable que par sa forme législative même, il s'ensuit que tout principe pratique matériel reste une simple maxime, toute subjec- tive, destituée de toute valeur morale. On pourrait dire encore qu'à ce point de vue et en ce sens, la moralité consiste essentiellement à ne jamais prendre pour maxi- me de ses actions que la seule loi. Et c'est en quoi, redi- sons-le, consiste aussi la « bonne volonté ».

§ II. L'autonomie de la volonté

Ce n'est pas tout. Une volonté qui se conforme de la sorte au devoir ne peut être qu'une volonté libre. Bonne vo- lonté et volonté libre, c'est également tout un. Thèse ca- pitale, nous le verrons bientôt, que Kant s'attache à éta- blir par les deux théorèmes réciproques, ou, ce qui re- vient ici au même, par les deux problèmes suivants :

« Problème I, Supposé que la simple forme législa- tive des maximes soit seule le principe suffisant de dé- termination d'une volonté, trouver la nature de cette vo- lonté qui ne peut être déterminée que par ce moyen. »

La réponse porte que, l'idée de la pure forme législa- tive universelle ne ressortissant qu'à la raison et n'ayant rien de sensible, elle est comme transcendante aux phé- nomènes de la nature avec leur loi essentielle, la loi de causalité. Une volonté qui a cette idée pour principe de détermination ne peut donc être conçue que comme in- dépendante de la dite loi des phénomènes naturels ou de la causalité empirique. Or, une telle indépendance s'ap- pelle liberté. « Donc, une volonté à laquelle la simple for- me législative de la maxime peut seule servir de loi est une volonté libre (25). »

24. Cf. V. g. cette note des Fondements, etc., (p. 23) : « La maxime est le principe subjectif de la volonté; le principe objectif (c'est-à- -îire celui qui servirait aussi subjectivement de principe pratique à tous les êtres raisonnables, si la raison était entièrement maîtresse de la faculté de désirer) est la loi pratique ».

25. Critique de la raison pratique, p. 46. Dans la doctrine de

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LES PRINCIPES PtENERAUX DE LA. MORARB KANTIENNE 3S

universelle et idée d'être raisonnable ou de personne fin en soi, donne naissance à une troisième idée, < à savoir l'idée de la volonté de chaque être raisonnable conçue com- me législati'ice universelle », qui s'exprime à son tour dans une troisième formule : « Agis de telle sorte que ta vo- lonté puisse se considérer comme posant par ses maxi- mes des lois universelles (68) ».

§ III. La théorie des postulats

Nous avons vu précédemment que la bonne volonté est celle qui ne se détermine que par la forme de la loi, abstraction faite de toute matière, celle, en termes plus simples, qui n'obéit au devoir que par respect pour Je devoir, sans se préoccuper de son bonheur (69). Mais cela n'empêche pas qu'en agissant de la sorte, nous ne nous rendions pourtant dignes d'être heureux. Que le bonheur doive finalement, et de toute nécessité, coïncider avec la vertu, c'est-à-dire avec l'effort à se perfectionner sans cesse par une soumission absolument désinléressée à la loi mo- rale, c'est une conviction universelle, qu'on n'arrache- ra jamais de l'esprit humain, encore qu'il ne soit pas toujours capable ou qu'il n'essaie pas toujours de se la raisonner. Le bon sens populaire ne se résoudra jamais à admettre qu'il puisse « revenir au même pour un hom- me de s'être conduit bien ou mal, d'avoir pratiqué la justice ou commis toutes sortes de violences, quoiqu'il n'ait recueilli avant sa mort aucune récompense de ses bonnes actions ou aucun châtiment de ses fautes (70) ». « Avoir besoin du bonheur, en être digne et cependant ne pas y participer (71) , il y a là, il y aurait quelque

68. Ibid., p. 70 et 75.

69. Cf. Critique de la raison pratique, p. .32 (théorème H) : « Tous les principes pratiques matériels sont, comme tels, d'une seule et même espèce et se rangent sous le principe général de l'amour de soi ou du bonheur personnel ».

70. Critique du jugement. § 87, Remarque (édit. Roscnkranz, t. IV, p. 362).

71. Critique de la raison pratique, p. 202.

Les principes xénérEux dt la morale kaiititnne. 3

34 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

chose d'aussi absurde jxjur la raison que de révoltant pour la conscience.

Et ce jugement du sens commun, la raison elle-même le confirme ou, en tout cas, le transpose à sa manière, en s'élevant, dans son usage pratique, à l'idée d'une tota- lité absolue de ses conditions ou de son objet, ou d'un inconditionné pratique suprême (72), et en donnant à cet inconditionné pratique le nom de souverain bien, c'est-à- dire de bien complet et achevé (ganze und vollendete) : car ce qu'elle entend par là, c'est précisément l'unité ou du moins l'union du bien sensible et du bien proprement moral, du bonheur et de la vertu. Harmonie de la vertu et du bonheur, tel est donc, au vrai, l'objet total qu'elle assigne en fin de compte à notre activité; que c'est par- tant « un devoir pour nous de rechercher »; qui est « le but nécessaire et suprême d'une volonté moralement dé- terminée , « l'objet nécessaire a priori de notre volonté, inséparablement lié à la loi morale », etc. (73).

Seulement, voici dès lors la difficulté : s'il y a une cho- se que l'Analytique de la raison pratique a mise en lu- mière, c'est justement l'hétérogénéité radicale des maxi- mes du bonheur et de celles de la vertu (74). Et c'est jus- tement aussi de ne s'en être pas rendu compte, c'est d'avoir méconnu la distinction irréductible de ces deux éléments du souverain bien, pour n'j' voir que deux noms diffé- rents d'un élément identique, qui fait la commune er- reur des deux grandes doctrines morales de l'antiquité, épicuréisme et stoïcisme, encore que cette erreur com- mune ait abouti avec chacune d'elles à un résultat pour ainsi dire inverse : « Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain bien et que le bonheur n'est que la conscience de la vertu, en tant qu'appartenant l'état

72. Comme elle s'élevait, dans son usage spéculatif, à l'idée d'une totalité des conditions du conditionné théorique, à l'idée d'un incon- ditiomié théorique (ou d'un absolu), afin de parachever l'nnité du savoir.

73. Critique de la raison pratique, p. 208, 210, 222, 228, 235, etc.

74. Cf. supra, critique éliminatoire des morales matérielles.

l'RINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 35

du sujet. L'épicurien soutenait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime à suivre pour l'acquérir, c'est-à-dire qu'elle ne consiste que dans l'emploi rationnel des moyens de l'ob- tenir (75) ».

Méprise fondamentale, encore une fois! L'union ou l'harmonie du bonheur et de la vertu « ne peut pas être connue analytiquement (comme si celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi par la simple solution de ses concepts; ou comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d'une telle conduite) » : cette liaison de la vertu et du bonheur ne peut être conçue que synthétiquement (76). Et ici encore, il s'agit de se bien entendre : qu'on n'en prenne pas occasion, en effet, de conclure qu'il y ait entre les deux éléments du souverain bien, le même rapport, précisément, qu'entre la cause et l'effet que l'on prenne d'ailleurs pour cause ou pour effet l'un ou l'autre récipro- quement, comme parle Kant, « que le désir du bonheur soit le mobile des maximes de la vertu, ou que la maxime de la vertu soit la cause efficiente du bonheur (77) ». Ce serait oublier derechef, pour la première hypothèse, tous les résultats acquis par l'Analytique de la raison prati- que, à savoir que la recherche du Ijonheur non seulement ne peut pas produire la vertu, mais qu'elle est, par dé- finition même, corruptrice de toute intention vertueuse. Quant à la seconde hypothèse, à savoir que la pratique de la vertu engendre nécessairement le bonheur, elle est trop cruellement battue en brèche par l'expérience de chaque jour (78). En résumé, si la raison affirme a priori l'union nécessaire du bonheur et de la vertu par un juge- ment sj^nthétique analogue à celui par lequel elle affir- me la nécessité de la liaison causale, ce n'est pourtant pas qu'il y ait entre les deux termes une liaison propre-

75. Critique de la raison pratique, p. 205.

76. Ibid., p. 206.

77. Ihid., p. 207.

78. Cf. ihid., p. 207-8.

36 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

ment cnusale, c'est-à-dire, qvie, suivant les lois de la na- ture, l'un doive produire nécessairement l'autre.

^lais alors, comment peut-elle bien l'affirmer de la sorte? Problème angoissant, peut-on dire, à la solution duquel on*peut bien dire aussi que la morale est suspen- due tout entière, comme elle est suspendue et parce qu'elle est suspendue tout entière aussi à cette synthèse de la vertu et du bonheur ou à cet idéal du souverain bien que notre devoir le plus impérieux, nous lavons vu. est de tendre à réaliser toujours davantage. < Attendu que la réalisation du souverain bien, qui contient cette con- nexion (79) dans son concept, est un objet nécessaire a priori de notre volonté et qu'il est inséparablement lié à la loi morale, l'impossibilité de cette réalisation doit aussi prouver la fausseté de la loi. Si le souverain bien est impossible d'après des règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne de travailler au souverain bien, doit être fantastique et dirigée vers un but vain et imaginaire, par conséquent être fausse en soi (80) -.

Ou bien donc la synthèse nécessaire et a priori de la vertu et du bonheur doit ti'ouver quelque part sa justifi- cation, ou bien la loi morale n'est qu'un vain mot. Et c'est le scepticisme le plus radical qui, cette fois encore, menace de triompher sur toute la ligne.

Voilà comment la détermination du rapport entre la vertu et le bonheur, en d'autres termes, comment la con- ception a priori d'un inconditionné pratique donne nais- sance à une antinomie analogue celle qui résultait, dans la Critique de la raison, pure, de l'idée d'un inconditionné théorique. C'est cette anlinomie, de la raison pratique

79. C'est-à-dire la synthèse ou Iharmonie de la vertu et du bonheur.

80. Critique de la raison pratique, p. 208. Cf. Critique de la raison pure (Méthodologie transcendantale, chap. II, sect. 2), t. II, p. 511 : « Nous sommes forcés par la raison, d'admettre ce Créa- teur sage de l'univers ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme à venir, à moins de considérer les lois morales comme de vaines chimères (Icerc Rirngespinnte). parce que leur conséquence nécessaire (le souverain bien, union de la vertu et du bonheur), que la raison elle-même y rattache, s'évanouirait for cément sous cette supjwsition ».

nilNClPES GENÉTiArX DE LA MOHAI.E KANTIENNE 87

ctU«' fois, que la dialectique de la raison pratique se donne pour tâche de résoudre.

*

El voici comment elle la résout : c'est toujours, comme pour l'antinomie de la raison pure elle-même, du nioiii,g pour la principale d'entre elles (l'antinomie de la néces- sité et de la 'liberté), par un appel à la distinction des deux mondes sensible et intelligible, phénoménal et nou- ménal.

Il suffit, en effet, de se placer à ce point de vue pour s'apercevoir que, si la première des deux propositions en jeu, celle qui fait dépendre la vertu de la recherche du bonheur (thèse épicurienne), est absolument fausse, la se- conde, celle qui fait dépendre le bonheur de la pratique de la vertu (thèse stoïcienne), n'est fausse que relativement. c'est-à-dire par rapport au monde sensible et à ses lois propres, ou entendue en ce sens, que la vertu engendre immédiatement le bonheur selon les lois de la nature sensible elle-même, pu, ce qui revient au même, à sup- poser que « l'existence dans le monde sensible soit le seul mode d'existence de l'être raisonnable » : mais elle peut fort bien être vraie en un autre sens, en admettant que l'être raisonnable fou l'agent moral) appartient aussi, en tant que tel, en tant que raisonnable, au monde intelli- gible; car alors il n'est plus impossible ([ue la mora- lité comme cause ait une connexion nécessaire, encor'a que médiate seulement, avec le bonheur comme effet (81) >. Il ne faut que le bien prendre, et c'est à quoi servi- ront les explications qui vont suivre, en même temps qu'elles assureront ce premier résultat en lui donnant toute sa valeur. ,

De fait, nous n'avons jusqu'ici que le dessin ou le cadre général de la solution, et nous n'avons non plus affaire, rigoureusement parlant, qu'à \ine possibilité. Il s'agit de remplir ce cadre général et de transformer cette possibilité en certitude.

81. Critique de la raison prafiqur, p. 209.

38 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

Or, et pour le second point, rappelons-nous que de considérer l'agent moral comme appartenant pour une part au monde intelligible, nous en avons désormais le droit, au moins dans l'usage pratique de la raison, puis- que la loi absolument et immédiatement certaine qui régie cet usage nous certifie pratiquement notre liberté, dont nous ne sommées justement capables que comme membres d'un tel monde (82).

Ce premier < postulat >, pourtant, ne se rapporte qu'à la loi morale prise en elle-même, dans sa forme ipure d'im- pératif catégorique; il n'est encore qu'une condition de la loi comme telle, et non pas de Vobjet total et nécessaire d'une volonté déterminée par cette loi. c'est-à-dire du souverain bien (83). Mais s'il ne contient pas la solution de l'antinomie de la raison pratique, en nous permettant de <: poser le pied » dans le niojide noum.énal il la pré- pare, et, si l'on peut dire, il en garantit d'avance toute la valeur. Quant à la solution elle-même, proprement dite, précise, intégrale, un dernier effort d'attention nous la fera pénétrer.

*

Et pour cela, tâchons de saisir très exactement aussi le sens de ce terme : souverain bien souverain, c'est-à- dire, non seulement complet ^consumnuitum, ensemble de tous les biens, sensibles et moraux), mais encore suprême (supremum, ensemble de tous les biens, sensibles et mo- raux, portés chacun au plus haut point qui se puisse con- cevoir). Par suite, le souverain bien n'est pas simplement, à vrai dire, l'union ou l'harmonie du bonheur et de la vertu tout court, sans plus), il est aussi, il est surtout l'union du bonheur sans mélange avec une vertu sans tache, c'est le summum de la félicité coïncidant avec le summum de la moralité, bref, Vidéal d'une volonté tout ensemble parfaitement bonne et parfaitement heureuse il serait plus exact encore de dire : le summum de la

82. Cf. supra, p. 26 si^.

83. Cf. Critique de In raison pratique (préface), p. 3.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNE 3y

félicité mérité par le summum de la moralité, l'idéal d'une volonté qui, j>ar la conformité absolue de ses intentions à la loi morale, se rend digne d'une suprême béatitude, dune volonté qui se rend digne d'être parfaitement heu- reuse parce qu'elle est parfaitement bonne. Car, il faut y insister, la raison pratique ne conçoit le bonheur comme nécessaire qu'autant qu'il est joint à la perfection mo- rale (84).

Tenons-nous-en au premier élément de cette synthèse, perfection morale, volonté parfaitement bonne, conformité absolue des intentions à la loi, summum de la moralité, ou enfin, comme l'appelle expressément Kant, sainteté. Or est-il que cette perfection de la sainteté, l'homme n'y peut atteindre à aucun moment de son existence dans le monde sensible, attendu que dans ce monde sensible, la volonté n'arrive jamais à se libérer totalement des in- clinations de l'égoïsme. La sainteté n'en étant pas moins exigée comme pratiquement nécessaire, il en résulte qu'elle peut seulement se rencontrer dans un progrès à l'infini vers une telle conformité absohie des intentions à la loi morale. Et comme enfin ce progrès à l'infini n'est lui- même possible que dans la supposition d'une existence indéfiniment continuée et personnellement identique du même être raisonnable (ce que l'on nomme communément l'immortalité de l'âme), il se trouve ainsi que cette sup- position de l'immortalité de l'âme, dans laquelle seule le premier élément du souverain bien reste pratiquement possible, est inséparablement liée à la loi morale, dont ce souverain bien est l'objet. En un mot, l'immortalité de l'âme ou la vie future est une « hypothèse nécessaire », un postulat de la raison pure pratique (85).

Voilà pour le premier élément, pour la possibilité du premier élément du souverain bien, vertu parfaite ou sainteté. La possibilité du bonheur qui doit lui corres-

84. Ibid., p. 201-2.

85. Ibid., p. 222-3.

40 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

pondre, ou du second élément, s établit à son tour comme jl suit.

Nous avons vu tout à l'heure qu'il suffit de se référer à l'ordre nouménal pour concevoir que « la moralité de l'intention comme cause puisse avoir une connexion né- cessaire, sinon immédiate, au moins médiate (par l'inter- médiaire d'un auteur intelligible de la nature) avec le bonheur comme effet ^tandis cjue dans une nature qui est simplement un objet des sens, pareille liaison n'est jamais qu'accidentelle et aléatoire) (86) >. Il faut retenir cette incise : sinon immédiate, du moins médiate... , et l'ex- pliquer.

Ici encore, c'est-à-dire pour ce point particulier, Kant ne veut ni ne croit revenir sur ce qu'il a dit antérieui'«- ment, à savoir, d'un côté que le jeu des lois naturelles, laissé à lui-même, ne saurait favoriser le triomphe su- prême de l'ordre moral, si l'on préfère, contribuer à la réalisation définitive du souverain bien ou à la juste pro- portion entre le bonheur et la vertu; de l'autre côté, que la vertu elle-même, relative quelle est à la seule intention des actes, destituée quelle est aussi de toute in- fluence sur leurs effets naturels (87), ne saurait non plus produire à elle seule un bonheur qui dépend précisément et exclusivement de ces effets. Il reste, de fait, un autre moyen, pris d'ailleurs, d'assurer ù la vertu une félicité proportionnée à son excellence; ou plutôt, il reste, pour nous, un autre mo3"en d'être assurés, comme il faut que nous le soyons, qu'une telle félicité lui écherra tôt ou tard en partage : c'est d'admettre une cause première ou sou- veraine de la nature (un auteur intelligi]>le de la natm-e > , justement), qui ait le pouvoir den faire converger le cours vers ce but suprême, c'est-à-dire l'harmonie même de la vertu et du bonheur.

Cette cause doit être conçue dès lors comme ayant aussi le pouvoir de se représenter les lois morales et natu- relles qu'elle doit ainsi accommoder les unes aux autres.

86. Critique de lu. raison pratique, p. 209-10.

87. Naturels = subordonnés, précisément, au seul jeu des lois de la nature.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 41

autrement dit elle doit être conçue comme une intelligem e : bien plus encore, comme ajant le pouvoir d'agir en conséquence de cette représentation même, autrement dit elle doit être conçue comme une volonté; bien plus encore, comme le principe des dites lois, qu'elle ne pour- rait sans cela tenir sous sa dépendance et harmoniser «n- tre elles, autrement dit, elle doit être conçue comme le législateur naturel et moral tout ensemble; bien plus toujours, comme unique^ parce que, autrement, la par- faite unité que son rôle est de ménager entre l'ordre moral et l'ordre naturel serait compromise; comme toute-puis- sante, parce que, autrement, cette suboidinalion des for- ces naturelles aux exigences de la moralité resterait problé- matique; comme omnisciente, parce que, autrement, le fond des cœurs lui échapperait avec la valeur morale de leurs secrètes dispositions; comme omniprésente, par- ce que, autrement, son action ordonnatrice pourrait être mise en échec sur un point ou sur un autre; comme éter- nelle, parce que, autrement, il pourrait arriver un jour ou l'autre que cet équilibre de la nature et de la liberté fût subitement rompu...

Or, ce législateur souverain, cette cause unique et su- prême, cette cause éternelle, partout présente, toute-puis- sante et omnisciente de toutes choses, que l'idée du sou- verain bien suppose inévitablement, nous l'appelons Dieu. L'existence de Dieu est donc le second postulat de la possibilité du souverain bien, cet objet total et nécessaire que la loi morale impose a priori à notre volonté comme devant être réalisé par elle. Ou, comme parle encore Kant, le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé est en même temps le postulat de la réalité d'un souverain bien primitif (88).

* * *

En résumé, puisque 1'^ nous trouvons en nous Vordre de réaliser le souverain bien; puisque nous ne sau-

88. Cf. Critique de la raison pratique, p. 226-9, 253-4, etc. Cf. Critique de la raison pure (MtHhodologie franscendantale, chap. Il, sect. 2), t. II, p. 514-.5 et 510.

42 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

rions admettre que l'ordre nous soit donné de réaliser un objet quelconque, si cet objet n'est pas possible; puisque 30 nous ne pouvons arriver au souverain bien dans le monde phénoménal, abandonné à ses lois propres, et que, d'autre part, la perspective nous reste ouverte sur le monde intelligible, non plus seulement à titre de simple possibilité, mais même, par la loi morale et par la liberté quelle enveloppe, à titre de réalité; pour tous ces motifs donc, il est nécessaire que nous cro3àons, pratique- ment du moins, à la réalité intelligible de ce qui seul rend possible le souverain bien, vie future et existence de Dieu.

Je dois atteindre à riiarmonie de la vertu et du bon- heur au plein sens des termes, c'est-à-dire que je dois devenir tout ensemble parfaitement vertueux et parfai- tement heureux : donc, je le puis.

Je n'3' puis atteindre dans la vie présente : donc, // faut que j'admette une vie à venir j'y pourrai par- venir effectivement; il faut, pratiquement, que je croie à une vie future.

Je n'3' puis parvenir non plus qu'en supposant une cause suprême de la nature qui ait une causalité con- forme aux intentions morales, c'est-à-dire un auteur in- telligent de l'univers, législateur à la fois des choses et des volontés, et capable de compenser l'impuissance de la moralité à se donner le bonheur dont elle est digne, ou de tourner le jeu des lois naturelles à la pleine satis- faction des lois morales : donc. // faut que j'admette, au moins pratiquement, un tel auteur de l'univers ou, ce qui revient au même, il faut, pratiquement, que je croie en Dieu.

*

Avec les deux postulats de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, nous atteignons le sommet ou le couronnement suprême de la doctrine kantienne des mœurs, et non seulement de la doctrine des mœurs, mais aussi, par elle, du système tout entier; le point culminant

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 43

OÙ, par la doctrine des mœurs, il vient se rejoindre mal- gré tout à la religion et, en ce sens, à la métaphysique elle-même.

Seulement, il importe, ici plus que jamais peut-être, de ne pas s'y tromper, car, ici encore, c'est, en regard de toutes les morales ou philosophies antérieures, une atti- tude originale, tout à fait originale, que Kant s'efforce de prendre, et une attitude qui lui était d'ailleurs com- mandée par la position, également toute nouvelle, qu'il avait occupée dès le principe, en substituant aux morales matérielles une morale exclusivement formelle : ceci, peut- on dire, devait suivre de cela, et même on pourrait dire aussi que, d'une certaine manière, ceci n'est encore que cela, considéré sous un autre aspect. Expliquons-nous.

Assurément, la philosophie pratique de Kant est bien ou prétend être, par un côté, par sa base, si l'on veut, une morale indépendante, comme on dirait aujourd'hui, puisqu'elle est fondée tout entière sur ce « fait premier de la raison pratique » qui s'appelle le devoir ou la loi mo- rale; puisqu'elle se défend de prime abord de rechercher la justification transcendante, et même la justification im- manente, en un mot toute justification quelconque et proprement dite de ce devoir, qui est dès lors conçu, en ce sens, comme se suffisant totalement à lui-même et à tout le reste (89); bref, puisqu'elle se donne précisé- ment et exclusivement pour une morale formelle. Est-ce à dire qu'il faille la couper de toute attache avec la reli- gion et la métaphysique, effacer d'un trait, brutalement et arbitrairement, et imprudemment surtout, le rapport étroit que le bon sens populaire s'est toujours refusé à méconnaître entre les idées morales et les convictions métaphysiques, particulièrement les convictions religieu- ses?

Non, mais il ne faut que se faire une idée exacte Ue ce rapport. Or est-il que le concevoir suivant les notions communes elles-mêmes, c'est-à-dire donner d'emblée pour

89. A cause de quoi, justement, on l'appelle le « fait prtmier * de la raison pratique.

44 TRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

fondement aux prescriptions de la conscience une vo- lonté transcendante savoir la volonté divine), c'est-à- dire encore faire dépendre la morale d'une métaphysi- que ou, plus exactement, d'une théologie antérieure (dé- river la morale de la théologie), c'est, au sentiment de Kant, anéantir cette autonomie en laquelle nous avons vu que réside à ses yeux le principe unique et suprême de toutes les lois morales, pour lui substituer une « hé- téronomie du libre choix, qui non seulement n'est la base d'aucune obligation, mais qui est opposée au prin- cipe même de l'obligation et à la moralité de la volonté; c'est, si l'on aime mieux, faire déchoir l'impératif de ,1a moralité de sa dignité suprême, de sa dignité d'impératif catégorique, pour le rabaisser au niveau d'un vulgaire impératif hypothétique ( fais le bien, s'il y a un Dieu et ime vie future >); en un mot. c'est retourner en arrière ou retomber du [X)int de vue formel au point de vue matériel. Que reste-t-il donc, sinon de renverser, encore et toujours, l'ordre des termes? de fonder, non plus la morale sur la théologie, mais, à l'opposé, la théologie sur la morale? de dériver la théologie de la morale, et non plus la morale de la théologie?

Et comment? Juste par l'intermédiaire de l'idée du sou- verain bien et de sa relation à l'existence de Dieu et à la vie future, ces deux articles essentiels de toute théo- logie et de toute religion; en < faisant de .'a connaissance et de la volonté de Dieu, non la l>ase des lois pratiques, mais seulement de l'espoir d'arriver au souverain ?>ien sous la condition d'observer ces lois > ; car alors ; le mobile propre à les faire observer )^ reste < placé seu- lement dans la représentation du devoir >. et l'autonomie est sauve '^90). En revanclie. ce n'est pas seulement la morale qui, de la sorte, achemine, et achemine seule, à la religion, c'est même en un sens toute la morale qui de- vient ou redevient religion - mais toujours sous la mê- me condition, à savoir de partir d'abord de la morale elle- même, et de ne i>artir que d'elle.

W. Cf. Critique de la raison pratique, p. 234-5.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 45

« De celte manière, poursuit Kaiit, Ja loi morale con- duit par le concept du souverain bien, comme l'objet et le but final de la raison pure pratique, à la religion, c'est- à-dire qu'elle conduit à reconnaître tous les devoirs com- me des ordres divins, non comme des sanctions, c'est-à-dire comme des ordres arbitraires et fortuits par eux-mêmes d'une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute volonté libre en elle-même, qui cependant doi- vent être regardées comme des ordres de l'être suprême, parce que nous ne pouvons espérer que d'une volonté mo- ralement parfaite (sainte et bonne) et en même temps toute-puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proj)oser comme objet de nos ef- forts, et que, par conséquent, nous ne pouvons espérer d'y arriver que par l'accord avec cette volonté. Ainsi tout reste ici désintéressé et simplement fondé sur le devoir, sans que la crainte ou l'espérance puissent, comme mo- biles, être prises pour principes, car dès qu'elles devien- nent des principes, elles détruisent toute la valeur morale des aclions. La loi morale ordonne de faire du souverain bien possible dans un monde, l'objet ultime de toute ma conduite. Mais je ne puis espérer de le réaliser que par l'accord de ma volonté avec celle d'un auteur du monde saint et bon, et bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain bien, comme dans celui d'un tout le plus grand bonheur est représenté comme lié dans la plus exacte proportion avec le plus haut degré de perfection morale (possible dans les créatures), ce n'est cependant pas mon propre bonheur, mais la loi morale (qui au contraire limite, par des conditions ri- goureuses, mon désir illimité de félicité), qui est le prin- cipe déterminant de la volonté, indiqué pour travailler à la réalisation du souverain bien.

« La morale n'est donc pas à proprement parler, la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de participer un

46 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

jour au bonheur dans la mesure nous avons essaj'é de n'en être pas indignes (91) >.

En résumé, non plus « morale théologique », mais « théologie morale » ; car, c'est cela même que Kant en- tend pai' cette distinction, à savoir, pour reprendre nos formules précédentes, non plus une morale fondée sur la théologie, mais une théologie fondée sur la morale et conçue comme l'épanouissement ou comme le couronne- ment suprême de la morale.

*

Nous disions tout à l'heure que ce point culminant la morale \ient ainsi se rejoindre à la religion n'est pas seulement le sommet de la philosophie pratique de Kant. mais même, par elle, de son s^'stème tout entier. Pour le bien entendre, il faut examiner plus attentivement cette notion de théologie morale, qui y gagnera au surplus d'ê- tre précisée encore.

Qu'est-ce à dire, en effet, fonder la théologie ou la religion sur la morale? Cela ne signifie pas simplement que les notions religieuses essentielles ne viennent qu'après le devoir et sont comme tirées de lui : cela signifie sur- tout, et en termes plus précis, que, loin que le devoir emprunte sa force et sa certitude dernière à ces notions, c'est lui, au contraire, qui seul peut leur assurer une valeur réelle; que c'est, à l'opposé, de lui, et de lui seul, qu'elles reçoivent elles-mêmes leur certitude, de purement hypothétiques ou problématiques qu'elles restaient jus- que-là, à titre de conditions requises pour la réalisation du but final suprême qu'il nous impose.

Et encore, cette certitude qui s'étend ainsi régressive- ment de lui à elles, demeure-t-elle, si l'on peut dire, dans la même ligne que lui; encore n'est-elle que pratique comme lui, c'est-à-dire ne vaut-elle que par rapport à l'action, dont il est la loi suprême. Il n'y a qu'une affir- mation pratique, autorisée exclusivement par les besoins de la pratique : la raison pratique peut bien poser l'exis-

91. Critique de la raison pratique, p. 235-6.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 47

tence de Dieu (ou la vie future) au nom des exigences de la moralité, la raison spéculative n'en reste pas moins absolument incapable de décider par ses propres forces quoi que ce soit sur ces deux points. « C'est ainsi qu'en fin de compte la raison pure, mais seulement dans son usage pratique, a le mérite de rattacher à notre intérêt le plus élevé (l'acquisition du souverain bien) une connaissance dont la pure spéculation peut bien s'enchanter, mais qu'elle ne peut rendre valable, et par même de la convertir, sinon en un dogme démontré, du moins en une supposition absolument nécessaire pour ses fins les plus essentielles (92) ».

En d'autres termes, la théologie morale n'est pas seu- lement celle qui « s'élève de ce monde à une intelligence suprême comme principe de tout ordre et de toute per- fection morale (93) », mais aussi, on pourrait même dire mais surtout, qui ne s'y élève à ce titre que par voie de croyance, et non plus de science proprement dite. Car c'est cela même à quoi revient la croyance : « tenir pour vrai ce qu'il est nécesssaire de supposer comme condition de la possibilité du but final suprême que la loi morale nous oblige à poursuivre (le souverain bien, toujours), quoi- qu'on ne puisse apercevoir ou connaître théoriquement ni la possibilité ni l'impossibilité de ce but final (94) ».

Voilà ce que Kant entend par « le droit qu'a la raison pure, dans l'usage pratique, à une extension qui n'est pas possible pour elle dans l'usage spéculatif (95) > ; voilà comment il peut parler, et ce qu'il veut dire quand il parle d'une « suprématie de la raison pure pratique dans sa liaison avec la raison pure spéculative >, d'un « assen- timent venant d'un besoin de la raison pure », de la « pos- sibilité d'une extension de la raison pure au point de vue pratique, qui ne soit pas accompagnée d'une extension

92. Critique de la raison pure (Méthodologie transcendantale, chap. II, sect. 2), t. II, p. 518.

93. Ibid. (Dialectique transcendantale, chap. III, sect. 7), t. II,. p. 332.

94. Critique du jugeme^it, §. 90 (édit. Roseukranz, t. IV, p. 379).

95. Critique de la raison pratique, p. 85.

iS PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

de la connaissance comme raison spéculative (96) » ; com- ment, enfin, et en quel sens il j>eut conclure ce qui ré- sume tout le reste ~ que « Je concept de Dieu est un concept qui n'appartient pas originairement à la physi- que (ou à la raison spéculative), mais à la morale >. à la faveur de laquelle seule il arrive à se réaliser et à se dé- terminer (97).

Une fois de plus, la constatation s'impose : chez Kant, lidéalisme spéculatif de la Critique de la raison pare est tout simplement, avec les conséquences négatives qu'il entraîne en métaphysique, la préface du dogmatisme moral que doit instaurer la Critique de la raison pratique (98). Nous ne tarderons pas à nous rendre compte qu'il 3' a quelque chose de plus encore, par se dévoile plus que jamais l'unité du système et de la pensée kantienne. Auparavant, et pour y mieux parvenir, étudions aussi dun peu plus près lidée de postulat.

* * *

De tout ce qui précède, il résulte qu'un postulat est une supposition exigée par les fins de la moralité, ou qu'on y est conduit, comme parle Kant, par le besoin de la raison pratique. Et c'est en quoi il diffère de la simple hypo- thèse, laquelle ne répond qu'à un besoin de la raison spéculative (99). Attachons-nous à bien pénétrer celte dis- tinction.

De fait, je puis bien, dans le second cas, c'est-à-dire pour contenter ce besoin de la raison dans son usage spéculatif, « m' élever du dérivé aussi haut que je le veux dans la série des principes (Grûnde), jusqu'à un premier principe même (Urgrund) > ou jusqu'à une cause pre- mière; mais ce n'est pas pour donner à ce dérivé (par exemple, à la liaison causale des choses et des change-

96. Critique de la raison pratique, p. 218, 257, 263.

97. Ibid., p. 254.

98. Voir notre Essai critique sur le Béalismc thomiste, ek., p. 190 sq.

99. Cf. Critiqxie de la raison pratique, p. 257 : « Un besoin de la raison pure Otons son usage spéculatif ne oonduit qfu'à des hy- pothèses, le besoin de la raison pure pratique conduit à des pos- tulats t>.

^mûB»^

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 17

« Problème II. Supposé qu'une volonté soit libre, trou- ver la loi qui seule est capable de la déterminer. »

Une volonté libre, nous venons de le voir, est une vo- lonté affranchie de la causalité empirique. Puisque la ma- tière ou l'objet de la loi ne peut jamais être donné qu'em- piriquement, une volonté libre ne saurait donc recevoir une détermination de l'objet ou de la matière de la loi. Mais alors, il faut qu'elle la reçoive de sa forme législative comme telle. « Donc la forme législative, en tant qu'elle est renfermée dans la maxime, est l'unique chose qui puisse fournir un principe de détermination de la libre volonté (26). »

* * *

Il y a plus encore. Une volonté soumise au devoir ne peut donc être qu'une volonté libre, tout comme, en re- vanche, une volonté libre ne peut être qu'une volonté soumise au devoir : « liberté et loi pratique incondition- née s'impliquent conséquemment l'une l'autre (27) ». Telle est précisément l'autonomie de la volonté, envisagée du moins sous son premier aspect ou prise dans son premier sens car nous constaterons sans tarder qu'il y en a un autre, plus large et plus profond; telle est, dis-je, l'au- tonomie, entendez: le pouvoir qu'a la volonté de se dé- terminer elle-même, abstraction faite de tout attrait sen- sible, indépendamment de toute préoccupation d'intérêt et de plaisir, par la seule considération du devoir ou im-

Kant, l'ensemble des phénomènes sensibles {mundus hic adspectabilis, dirait un philosophe de l'Ecole) ne devient un système régulier, assu- jetti à des lois, ou une « nature », que par l'action de notre enten- dement, organisant ces phénomènes au moyen des catégories, dont l'une des plus importantes est celle de causalité. La loi de causalité est la loi de succession régulière et nécessaire, dérivée à priori de l'entendement, qui régit les phénomènes sensibles, tels qu'ils se pré- sentent dans l'expérience, et elle n'est que cela : causalité naturelle, causalité empirique, causalité phénoménale, tout autant d'expressions équivalentes. Hors de la nature même, cette loi n'a donc plus de sens, et tout ce qui dépasse l'ordre phénoménal ou empirique en est forcément affranchi.

26. Ibid., p. 47.

27. Ibid.

Les principes généraux de la morale kantienne. 2

18 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

pératif catégorique. Elle est dite alors autonome parce qu'elle n'obéit qu'à sa loi propre, parce qu'elle ne trouve qu'en elle-même sa loi et que, de la sorte, elle se la donne déjà à elle-même par un acte de suprême liberté.

Pour mieux l'entendre, il faut nous rappeler, que vo- lonté, c'est ici raison pratique; si l'on préfère, et ce qui revient au même, que ce qu'on appelle ici volonté, c'est « la puissance pratique de la raison », son pouvoir de déterminer immédiatement l'action ou la conduite, par une loi a priori, indépendante de toute expérience et qui dé- rive de sa nature même; et que cette loi a priori, déri- vant de la nature même de la raison, ne peut être qu'une loi universelle, et formelle aussi, de la manière qui a été expliquée précédemment. Lorsque la volonté, ou fa- culté d'appétition rationnelle, se détermine par la pure forme législative de ses maximes ou par la seule idée de l'impératif comme tel, c'est donc bien en elle-même qu'el- le trouve sa loi, c'est donc bien elle qui se fait sa loi à elle-même, elle est donc bien « autonome ». Autonomie de la volonté et autonomie de la raison pratique, c'est tout un, et de fait, Kant dit indifféremment l'un pour l'autre.

Et l'on voit tout ensemble comment cette autonomie de la volonté est la \Taie et l'unique raison de la moralité de nos actes : « Le principe unique de la moralité réside dans l'indépendance à l'égard de toute matière de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un objet désiré), et en même temps aussi dans la détermination du libre choix (Willkûhr) par la simple forme législative universelle, dont une maxi- me doit être capable. Mais cette indépendance est la li- berté au sens négatif, cette législation propre de la raison pure et, comme telle, pratique, est la liberté au sens positif. La loi morale n'exprime donc pas autre chose que Vau- tonomie de la raison pure pratique, c'est-à-dire de la li- berté, et celte autonomie est elle-même la condition for- melle de toutes les maximes, la seule par laquelle el- les puissent s'accorder avec la loi pratique suprême (28) ».

28. Critique de la raison pratique, p. 55.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 19

Au contraire, « toute hétéronomie du libre choix », c'est- à-dire toute dépendance à l'égard de quelque impulsion ou penchant, toute prise en considération de motifs ex- térieurs au pur et simple devoir, toute idée de produire par son action quelque résultat qui nous intéresse, fût- ce même acquiescement raisonné à une loi naturelle (tel, sans doute, que le sustine et abstine, Vàvé^ov x^^î ành/o^ des Stoïciens, l'effort à supporter la nécessité universelle et à ne rien tenter à rencontre), tout cela demeure étran- ger à la moralité véritable : cai', « en ce cas, la maxime de l'action ne peut jamais contenir en soi la forme univer- sellement législative, et non seulement donc, elle ne fonde de cette manière aucune obligation, mai?- elle est oppo- sée en elle-même au principe d'une raison pure prati- que, et par conséquent aussi à l'intention UiOrale, quand même l'action qui en résulte serait conforme à la loi (29) ».

* * *

Une question pourtant se pose ici même, et de la plus haute importance, car à la réponse qu'il y faudra don- ner est subordonnée la valeur de cette théorie générale, et même, finalement, le succès de l'œuvre entière du phi- losophe. En déroulant, pour ainsi parler, une série de propositions identiques et convertibles, nous avons pu nous rendre compte qu'autonomie, volonté libre, bonne volonté, volonté déterminée par la simple forme législative de ses maximes, volonté agissant exclusivement par principe for- mel ou par l'idée d'une loi pratique inconditionnée ou encore par la considération de l'impératif catégorigue com- me tel, raison pure pratique, raison pure immédiatement pratique par elle-même, etc., ce sont tout autant de formules équivalentes pour désigner une seule et même chose, cette chose absolument hors pair ou plutôt hors prix qui s'appelle aussi la moralité. Mais cette analyse nous fait-elle prendre contact avec le plein et le vif de la réalité? ou bien ne reviendrait-elle pas à un « pur jeu

29. Ihid., p. 56.

20 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

de concepts », sans consistance et sans contenu, et ne se- rions-nous pas en présence d'une simple construction lo- gique, une belle construction, sans doute, bien équilibrée en elle-même, mais qui n'en poserait pas moins en l'air? Ne serait-ce pas quelque chose encore comme un de ces mirages enchanteurs que la raison spéculative fait bril- ler à l'extrême horizon du monde phénoménal, par les- quels elle le prolonge en perspective, par lesquels elle le prolonge même à l'infini, mais qui n'en sont pas moins une illusion d'optique mentale, dont une critique sévère nous préserve d'être dupes, de même qu'une connaissance exacte des lois de la réflexion de la lumière nous empêche de prendre le change sur les fantômes qu'engendrent les jeux de celle-ci?

Ici encore, pour mieux comprendre de quoi il s'agit, force nous est de remonter un peu plus haut, c'est-à- dire jusqu'au plan même, du moins au plan probable de la Critique de la raison pratique, plus exactement de V Analytique de la raison pratique, que ce sera juste l'oc- casion d'esquisser d'un trait. Je dis : « du moins au plan probable », car, on en a fait plus d'une fois la re- marque, l'exposition de Kant y est tellement embarrassée, sa pensée s'y meut par tant de circuits et de détours, que ce n'est pas chose facile d'en dégager l'allure générale. Vcici, semble-t-il, comment il procède en gros (30) :

lo 5"il y a une morale vraie et certaine, elle ne peut, comme toute vérité et toute certitude, avoir son principe que dans la raison, autrement dit, c'est que la raison pure est pratique par elle-même, ce qui revient également à dire, nous l'avons vu plus haut, que la volonté est libre ou autonome, si la raison pure est pratique par elle-mê- me, elle ne peut non plus donner que telle loi, à savoir, une loi qui vaut et commande exclusivement vi formae, à rai- son de son caractère impératif même, bref un « impératif catégorique » ; et si, enfin, il est possible d'établir que cette loi existe ou que cet impératif nous est intimé en fait, on aura le droit de conclure, par voie de régression con-

30. Cf. G. Cantecor, Eant, p. 98.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 21

tinue. que la raison pure est effectivement pratique pai- elle-même, qu'elle est aussi autonome, et la volonté avec elle, que la même volonté est libre, et qu'il y a une mo- rale certaine ou vraie.

D'accord, mais s'il est possible d'établir que cette loi existe, etc., toute la question, en effet, est là, et c'est préci- sément, à peine avons-nous besoin de le faire observer, la même question qui se posait tout à l'heure, la question de savoir si, en mettant au jour l'identité sur toute la li- gne, tout au moins l'implication réciproque d'autonomie, de volonté libre ou déterminée par la seule forme légis- lative universelle, de raison immédiatement pratique, de loi formelle, d'impératif (catégorique, de moralité, etc., nous avions affaire à tout autant de termes réels ou bien, com- me pour les apparences dialectiques de la raison spécula- tive, à une série d'abstractions prestigieusement déroulées, elles aussi, par un nouvel et stérile effort de notre pensée s'agitant dans le vide (31).

La question est même d'autant plus grave, on pour- rait presque dire d'autant plus obsédante et plus angois- sante, qu'en somme toute cette déduction ou analyse se déroule précisément autour de l'idée de liberté, à savoir une de ces trois idées « transcendantes » que la Critique de la raison pure nous a juste dénoncées comme « tout à fait illusoires » et, précisément aussi, comme « de péni- bles efforts de notre raison (32) ». A en faire de la sorte la « clef de voûte de tout l'édifice d'un système moral (33) », ne risque-t-on pas plus que jamais de le voir finalement s'écrouler dans une ruine lamentable et surtout irrépara- ble? Assurément, la solution de la troisième antinomie nous a laissé entrevoir une perspective ouverte à cet égard sur le monde intelligible, c'est-à-dire la possibilité d'une liberté pareillement intelligible (34); mais c'est tout ce

31. Cf. Critique de la raison pure, Dialectique transcend., I. II, ch. III, sect. 2 et sect 7.

32. Ibid., Méthodologie transcend., ch. II, sect. 1 (t. II, p. 498).

33. Cf. Critique de la raison pratique, préface, p. 2.

34. Cf. Critique de la raison pure, Dialectique transcend., I. II, ch. II. sect. 9 à 3 (t. II, p. 237 sq.).

22 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE :^

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qu'on en peut dire, et c'est fort peu de chose, si tant est mê- me que ce soit vraiment quelque cliose; car enfin ce n'est qu'une possibilité, justement, et même de deux manières, une possibilité redoublée, pour ainsi dire, puisque c'est possibilité d'une liberté s'exerçant dans un monde (intel- ligible) qui n'est lui-même que possible. Or, on a beau accumuler les possibilités, on n'en fera jamais sortir rien de réel, et c'est encore un coup de réalité qu'il s'agit pré- sentement. Si le monde intelligible n'est qu'un « problè- me », et que la liberté s'y doive réfugier comme dans le seul asile qui lui reste ouvert, n'en faut-il pas conclure que la liberté demeure un pur problème, elle aussi, et avec elle, toute la morale dont elle est le centre?

Or est-il que, selon Kant, pareille déconvenue nous est cette fois épargnée. Car l'existence de cette loi morale d'où tout dépend désormais ne saurait faire de doute. Elle nous est certifiée par la conscience immédiate que nous en avons, < en observant la nécessité avec laquelle la rai- son nous l'impose (35) ». Et « on peut appeler cette cons- cience que nous en avons un fait (fadum) positif et pri- mitif de la raison même, parce qu'il ne peut se tirer par le raisonnement d'autres données antérieures, parce que cette loi s'impose à nous par elle-même comme une pro- position synthétique a priori, qui n'est fondée sur aucune intuition, soit pure, soit empirique (36) ».

Et non seulement c'est un fait de la raison pure, c'en est même « le fait unique », par lequel « elle s'annonce comme originairement législative (sic volo, sic jubeo)(37) ». Et non seulement aussi, elle se fait connaître par comme originairement législative ou comme immédiatement pra- tique, mais elle nous assure du même coup de la libertç. à laquelle cette loi est liée comme à sa condition indis- pensable, et partant, de l'autonomie, et partant de la mo- ralité, puisqu'encore une fois tous ces termes sont con-

35. Critique de la raison pratique, p. 48.

36. Ibid., p. 51.

37. Ibid., p. 52.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNE 23

vertibles ou s'appellent les uns les autres. Nous tenons donc bien le fait ou la vérité capitale, dont la certitude immédiate s'étend de proche en proche à tout le reste, à tous ses tenants 'et aboutissants, et qui se trouve ainsi por- ter à elle seule tout le poids du système, qui en représente, comme disent volontiers les Allemands, le véritable centre de gravité.

* - - * *

Reprenons d'une autre manière, la chose en vaut la peine, car nous sommes à un tournant décisif de la théo- rie. Il s'agit toujours de la même série de concepts corré- latifs, ou même identiques, dont le plus considérable est celui de liberté il s'agit aussi, il s'agit surtout de savoir quelle valeur on est fondé, en fin de compte, à leur at- tribuer, ou, pour mieux dire, de quelle manière on arri- vera à en vérifier la valeur objective. Duquel d'entre eux partir à cette fin? lequel d'entre eux, certifié d'abord, com- muniquera sa certitude aux autres (38)?

Et sans doute, étant donné leur identité même, étant donné que liberté, considérée positivement, coïncide avec raison pure pratique (ou autonomie), et loi pratique in- conditionnée (ou impératif catégorique) avec conscience qu'une raison pure pratique ou une volonté libre prend d'elle-même comme telle (39), il semblerait indifférent, à première vue, de commencer par l'une ou par l'autre, par la liberté ou par la loi. Mais quand on y regarde de plus près, on ne tarde pas à s'apercevoir que, si la loi (morale) implique la liberté, sous peine de perdre sans elle toute espèce de sens, il nous est impossible pourtant d'avoir de la dite liberté une conscience immédiate. Car la première idée que nous nous en faisons (indépendance à l'égard de toute matière de la loi, c'est-à-dire d'un ob- jet désiré, c'est-à-dire encore des impulsions sensibles) est toute négative, et on n'a pas conscience d'une négation.

38. Cf. Critique de la raison prahqiie, p. 48, p. 77, p. 165 sq.

39. Cf. Ihid; p. 47.

24 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

Inutile, d'autre part, d'en appeler à l'expérience, qui est régie d'un bout à l'autre par la loi des phénomènes, c'est- à-dire par le mécanisme ou déterminisme naturel, c'est- à-dire juste le contraire de la liberté même; qui, par dé- finition, exclut jusqu'à la possibilité même d'une causalité libre (40).

Dès lors, la question qui nous préoccupait tout à i'helire, la question de savoir par débute au vrai pour nous la connaissance de la jaison pratique, se résout comme d'elle- même : « C'est la loi morale qui s'offre d'abord à nous et qui (ensuite) nous mène directement au concept de la liberté, en tant qu'elle est représentée par la raison com- me un principe de détermination que ne peut dominer au- cune condition sensible et qui, bien plus, en est totalement indépendant (41) ». Ou, pour parler avec plus d'exactitude c'est de la loi morale que nous avons premièrement et im- médiatement conscience, et c'est par cette conscience im- médiate de la loi que la liberté nous est secondairement et médiatement attestée ou certifiée. La loi morale est la ratio cognoscendi, le moyen pour nous de prendre con- naissance de la liberté, laquelle est la ratio essendi, la rai- son d'être ou le principe réel de la loi (42).

C'est "■ cet ordre des concepts en nous (43) » que re- produit le fameux : « Tu dois, donc tu peux » de Schil- ler (44), et que l'observation commune confirme au sur- plus, comme Kant lui-même en fait la remarque, par des exemples significatifs : « Demandez à quelqu'un si, dans le cas son prince lui ordonnerait, en le menaçant d'une

40. Cf. Critique de la raison pratique, p. 48 et p. 169 sq. Se rappe- ler que, dans le système de Kant, l'expérience est proprement constituée ou mise sur pied par l'action synthétique de la pensée; qu'expérience y revient en somme à phénomènes liés et organisés par l'entende- ment au moyen des catégories, notamment de la catégorie de causali- té : tout ce qui fait partie du monde phénoménal et sensible obéit donc ipso facto à la loi d'enchaînement rigoureux des causes et des effets ou à un mécanisme exclusif de toute liberté.

4.1. Critique de la raison pratique, p. 48.

42. Cf. Ibid., préface, p. 3, note.

43. Ihid., p. 49.

44. Littéralement : « Tu peux, car tu dois » [Du 'kannst, demi Du sollst).

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 25

mcrt immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu'il voudrait perdre sous un prétexte possible, il tiendrait pour possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu'il puisse être. Il n'osera peut- être assurer qu'il le ferait ou qu'il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit (soll) la faire, et il reconnaît ainsi en lui la li- berté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue (45) ». Cela, en effet, va à ce point, il est tellement vrai que c'est la conscience de devoir faire une chose qui nous donne, et qui nous donne seule, la certitude de pouvoir la faire, que sans la loi morale, nous n'aurions jamais pris sur nous d'admettre une chose telle que la liberté (46). C'est elle, en somme, c'est la morale qui a posé ce redoutable pro- blème à la raison spéculative (47) en lui offrant aussi, il est vrai, de quoi le résoudre, ou plutôt en lui offrant sa collaboration pour le résoudre, ou plutôt encore, pour achever de le résoudre, ainsi que nous allons nous en rendre compte.

* * *

De fait, nous ne sommes pas au bout de notre tâche, tant s'en faut. Sans doute l'existence de la loi morale nous est à présent certifiée, à titre de fait premier de la rai- son, et ce fait absolument incontestable nous permet d'af- firmer la puissance pratique de la raison même ou la li- berté ou l'autonomie. Seulement, ce n'est encore qu'un fait, précisément, qui, s'il n'a pas besoin d'être prouvé (puisqu'encore une fois, il sert même à prouver tout le reste), n'en demande pas moins à être expliqué ou rendu intelligible. En d'autres termes, nous savons jusqu'ici, par le fait de l'impératif moral ou du devoir, que la raison est pratique ou que la volonté se donne sa loi à elle-même,

45. Critique de la raison pratique, p. 49-50.

46. Cf. Ibid., p. 49 (et 6-7, préface).

47. Cf. Ilid., p. 48.

26 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

indépendamment de toute condition empirique, etc., mais aussi bien ne savons-nous que cela. La quaestio facti est réglée, mais la quaestio facti seule, et il reste à en faire autant pour la quaestio juris : comment la volonté peut-elle se donner ainsi sa loi à elle-même? comment la raison pure peut-elle être pratique par elle-même? comment l'im- pératif moral est-il possible? Comme on le voit, il ne s'agit de rien moins que d'une manière de « déduction transcendantale » du principe de la moralité, analogue à celle des principes de la pensée spéculative (48), déduc- tion qui nous fera définitivement atteindre le fondement métaphysique de l'autonomie de la volonté et qui nous en livrera le sens profond.

Or, c'est toujours l'idée de liberté (dont la réalité ob- jectivj a dorénavant pour caution l'existence de la loi mo- rale) qui va nous tirer ici d'embarras. Puisque la liberté n'est possible que dans le monde nouménal ou intelligible, ainsi que l'a montré la solution critique de la troisième antinomie (49), et puisque, comme on vient de voir, du seul fait que nous sommes soumis au devoir, nous sommes assurés d'être libres, c'est donc aussi que nous apparte- nons, au moins pour une part, pour cette part même, au monde intelligible ou nouménal; c'est donc que notre moi sensible ou empirique se prolonge effectivement, pour ainsi parler, par un moi intelligible ou nouménal disons mieux : c'est qu'il a \Taiment pour principe un moi in- telligible dont la libre causalité explique son caractère, tel qu'il se manifeste dans le déterminisme phénoménal (50).

Il faut y revenir, si la Critique de la raison pure laissait cet ordre de réalités transcendantes à l'état de pur pro- blème, elle en établissait au moins et ipso facto la possibi- lité; bien plus, elle nous découvrait déjà dans notre rai-

48. Celle par laquelle Kant s'efforce de démontrer l'universelle ap- plicabilité des catégories à l'expérience (Analytique t ans:endanl^le).

49. Cf. Critique de la raison pure, t. II, p. 237 sq. Kant y re- vient dans la Critique de la raison pratique (Examen critique de l'analytique), p. 169 sq., 189, etc.

50. Cf. Critique de la raison pratique, p. 176 sq., et Critique de la raison pure, t. II, p. 244 sq.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 27

SOU même, tout d'abord comme puissance de spontanéité législatrice des phénomènes, c'est-à-dire comme « enten- dement », un principe supérieur à l'expérience; bien plus encore, elle nous découvrait aussi dans la même raison, comme source des idées (et notamment de l'idée de notre propre personne affranchie des conditions de l'existence sensible), c'est-à-dire comme « raison » proprement dite, une sorte de pressentiment, incertain encore, il est vrai, mais réel pourtant à ce titre même, de ce monde nou- veau et plus élevé : la seule difficulté, c'est qu'aussi long- temps qu'il n'y avait pas autre chose, elle nous ôtait tout espoir d'y poser le pied d'une manière ferme et assurée (51). Or, voici que cette autre chose, nous l'avons désormais; voici qu'une analyse approfondie des conditions de la mo- ralité nous a fait reconnaître, sans erreur possible, avec la dernière é\ddence, une loi pratique qui ne peut avoir de sens que par la liberté; voici que pour donner un sens au devoir, à cette chose absolument certaine qui s'appel- le le devoir, la morale exige précisément la liberté, et partant notre existence absolue, notre réalité nouménale, notre personnalité intelligible (52).

Dès lors, l'autonomie de la volonté se révèle également à nous dans toute sa signification, dans sa signification suprême et dernière. « Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'é- gard du mécanisme de la nature entière, considérée ce- pendant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle ap- partient au monde intelligible (53) ». Il ne s'agit plus seulement, comme jusqu'ici de me

51. Cf. Critique de la raison pure, t. II, p. 494-95 (Méthodol. transcend., ch. II, Canon de la raison pure) et Fondements de la meta- •physique des mœurs, p. 103 sq.

52. Cf. Critique de la raison pratique, p. 190.

53. Ihid., p. 156.

28 LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

soumettre par un libre consentement à une loi que je trcuve en moi-même et dont je découvre tout ensemble la parfaite conformité avec ma vraie nature cause de quoi ce consentement est juste libre) : il s'agit aussi, il s'agit surtout de la poser moi-même, cette loi, et par moi-même, en tant qu'être intelligible, pour me l'imposer ensuite en tant qu'être sensible. Et sans doute, j'y reste soumis à cet égard même, et sans doute, elle continue de s'imposer à moi par une sorte de contrainte, tenant précisément à l'union en moi d'une sensibilité avec une volonté, et c'est, précisément aussi, pourquoi elle prend dans ma conscience humaine la forme d'un impératif (54). Mais ce- la n'empêche point que je ne l'édicté positivement moi- même comme raison et volonté pure ou comme personne pure, « appartenant tout entière au monde intelligible » ; cela n'empêche point que, participant de la sorte à la lé- gislation universelle de la raison, je ne me trouve en der- nière anah'se, au pied de la lettre et dans tout le plein sens du mot, « me donner à moi-même l'ordre auquel j'obéis (55) ».

* * *

Voilà donc de quelle manière la raison se trouve fondée, dans son usage pratique, à une extension qui lui est in- terdite dans son usage théorique (56). Mais prenons-y bien garde . pareille extension n'est légitime pour elle que dans son usage pratique, justement. Elle peut à cet égard, elle doit même affirmer notre liberté et partant notre cau- salité et partant notre réalité intelligible, ou comme per- sonnes proprement dites ; imais aussi ne le doit-elle qu'à cet

54. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 107 et 109.

55. Si l'on osait risquer ces formules, on dirait volontiers que, considérée sous son premier aspect (p. 17 sq.), l'autonomie est plu- tôt la loi de la liberté, lex Uhertatis, c'est-à-dire celle gui règle l'usage de la liberté, qui régit l'être libre (pair opposition à loi fatale, etc.); et que, sous son second aspect, elle revient à loi éma- nant de la liberté, loi que se dorme à lui-même l'être libre, lex a li- bertate.

56. Cf. Critique de la raison pratique, p. 85 sq. Il s'agit, com- me on pense bien, de l'affirmation même d'une liberté nouménale.

LE5; PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 29

égard, c'est-à-dire en vertu de la liaison nécessaire de ces divers concepts (ou plutôt de leurs objets) avec la loi mo- rale ou pratique, absolument et immédiatement certaine. Au point de vue théorique pur, rien n'est changé si l'on aime mieux, rien n'est ajouté pour autant à la connaissance théorique de ces objets, laquelle demeure, à ce point de vue même, aussi vide qu'elle était, et toujours par la même raison, c'est-à-dire faute d'une intuition des dits objets, qui seule pourrait remplir cette connaissance théo- rique (57). Je les affirme, justement, je les crois, je ne les sais pas (58).

On demandera peut-être : mais si je ne les sais pas, au moins en quelque manière, comment puis-je même les croire ou les affirmer? en d'autres tennes, comment peut bien se justifier à leur endroit cette extension exclusive- ment pratique de la raison ? pour prendre un exemple pré- cis, qui est d'ailleurs l'exemple capital en l'espèce, comment nous est-il permis de réaliser ainsi dans l'ordre noumé- nal, en attribuant une causalité libre à notre moi intelli- gible, un concept, le concept de causalité même, dont la Critique de la raison pure (Analytique transcendantale) nous a précisément appris qu'il n'a d'application légiti- me possible que dans l'organisation des phénomènes ou de l'expérience?

Voici, quant à l'essentiel, la réponse de Kant, réponse assez laborieuse, en somme (59) :

Sans doute, le concept de causalité (comme d'ailleurs les autres concepts de l'entendement pur) n'a de valeur objective que par rapport à l'expérience dont il fonde (avec les autres) la propre possibilité, ou dont il exprime une des conditions transcendantales. Mais il n'en a pas moins une origine pure, non empirique (a priori), dans

57. Cf. en particulier Critique de la raison prafizue, Dialectique, ch. II, § VII (p. 243 sq.), et inf. note 60.

58. Sur cette notion de croyance (kantienne) voir notre Essai cri- tique sur le Réalisme thomiste comparé à l'Idéalisme kantien, chap. VIII (Lille, Giard, 1907).

59. Dans le même § II du 1er chap. de l'Analytique de la rai- son pratique, cité note 56. Cf. plus loin, Dialectique, p. 268.

SO LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

l'entendement même; on pourrait même dire que s'il a son origine, pure, non empirique, dans l'entendement, c'est juste parce qu'il sert à fonder l'expérience, etc.. Par suite, considéré en lui-même, dans sa pure forme de concept a priori, il dépasse, il domine l'expérience voilà déjà un premier point acquis.

Sans doute encore, aussi longtemps qu'aucune intuition ne lui vient fournir un contenu, ce concept reste vide, pu- rement formel, c'est-à-dire que nous ne pouvons être as- surés qu'un objet, en fait, lui correspond, que nous [ne pouvons en toute certitude déterminer à son aide aucun objet (60). Et comme notre intuition à nous ne peut être que sensible, comme nous n'avons pas d'intuition intel- lectuelle (ou des réalités transcendantes), notre effort à déterminer par lui quelqu'une de ces réalités ne peut être, théoriquement parlant, qu'un effort vain et stérile : « la causa noumenon, comme parle Kant, quoique pos- sible et concevable, n'est par conséquent, et relativement à l'usage théorique de la raison, qu'un concept vide », elle aussi (61). Mais supposez maintenant qu'un be-- soin absolument légitime de la pratique nous impose mal- gré tout l'affirmation d'une telle causa noumenon : ce be- soin pratique ne sera-t-il comme le substitut d'une intui- tion impossible? eu égard à la pratique même, ne sera- t-il pas au concept de la causa noumenon ce qu'est ou plu- tôt ce que serait, eu égard à la théorie, l'intuition corres- pondante? et ainsi le concept de causa noumenon ne se trouvera-t-il pas réalisé quand même ou vérifié d'une cer- taine manière (62)?

La seule différence, c'est que, toute intuition, soit pui'e soit empirique, faisant précisément défaut, on n'obtien-

60. Cf. Critique de la raison pra'ique, p. 93. Pour bien en- tendre ce passage, il faut se rappeler qu'aux yeux de Kant, les catégories de l'entendement sont de simples formes de la synthèse des intuitions fournies par la sensibilité, formes vides de soi et gui ne peuvent recevoir de contenu que de ces intuitions elles-mêmes. Cf. Critiqrte de la raison pure. Analytique transcendantale.

61. Critique de la raison pratique, p. 96-97.

62. Cf. Ibid., p. 97-98.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 31

dra point par là, de cette causalité intelligible, une con- naissance proprement dite, satisfaisant aux conditions or- dinaires de la pensée scientifique; c'est que, née exclusi- vement des exigences de la moralité, cette affirmation, avec le concept qu'elle enveloppe et certifie, ne vaudra ri- goureusement que dans les limites de la moralité, et que « nous ne serons autorisés à faire usage de ce concept que par rapport à la loi morale qui (seule) en justifie pleinement a priori la réalité objective, c'est-à-dire qu'à en faire uniquement un usage pratique (63) » ; c'est que « cette réalité objective, mais simplement applicable dans la pratique, qui lui aura été reconnue de la sorte, n'aura pas la moindre influence pour étendre la connaissance théorique de ces objets comme pénétration de leur nature par la raison (64) » ; c'est que « l'on ne donnera point par le moindre prétexte à la raison théorique de se perdre dans le transcendant (65) », bref de céder derechef à la fascination du dogmatisme métaphysique.

Nous allons d'ailleurs retrouver toutes ces idées, pour les mieux pénétrer encore, à propos de l'existence de Dieu et de la vie future, ces deux autres postulats, et même ces postulats proprement dits de la moralité. En attendant, et pour en finir avec cette première partie de notre exposi- tion, disons un mot des trois formules qui en résument le contenu essentiel.

* * *

Il serait presque superflu, en effet, de montrer comment toute la doctrine exposée jusqu'ici vient se condenser dans ces trois célèbre formules.

Pas de difficulté pour la première : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en mê- me temps comme principe d'une législation universelle (66) ».

63. Critique- de la raison pratique, p. 96-97.

64. Ihicl, p. 98.

65. lUd., p. 99.

66. Critique de la raison pratique, p. 50 (Loi fondamentale de la raison pure pratique). Cf. Fondements de la métaphysique des

32 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

C'est l'expression la plus rigoureuse du formalisme, tel qu'il a été défini précédemment.

Mais puisqu'une volonté morale ne peut être qu'une volonté qui prend pour maxime la pure forme législative universelle, sans se préoccuper d'aucune matière, et puis- que, d'autre part, l'agent moral est aussi, par définition, un être raisonnable qui ne saurait agir qu'en vue d'un but ou d'une fin, cette fin de SOTTlictivité ne saurait non plus être étrangère à la loi, elle ne saurait non plus ré- sider que dans la propre liberté de l'agent, dont l'agent prend conscience par la loi même, que dans sa valeur et dans la valeur des autres êtres raisonnables en tant pré- cisément que sujets de la moralité, c'est-à-dire en tant que personnes. C'est ainsi que la personne humaine ac- quiert la valeur absolue d'une « fin en soi ». C'est ainsi que la première formule se transforme en la suivante : « Agis toujours de manière à traiter Vhumanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, comme une fin et à ne Ven servir jamais comme d'un simple moyen (67) ».

Enfin, une volonté moralement déterminée, c'est-à-dire déterminée par une maxime susceptible d'être érigée en loi universelle, ne doit pas seulement trouver en elle-même la seule fin digne de son activité, mais encore la source de la loi à laquelle elle obéit et dont il faut partant qu'elle se conçoive comme le propre auteur; ou plutôt, une volonté moralement déterminée ne peut trouver en elle- même la fin de son activité que si elle se conçoit en mê- me temps comme l'auteur de la loi à laquelle elle obéit. Autrement, elle cesserait ipso facto d'être une fin en soi pour redescendre au niveau de simple moyen, au service d'une loi extérieure et d'un législateur étranger: ce ne serait plus autonomie, mais hétéronomie. Bref, le rapproche- ment des deux formules précédentes, avec les deux idées qu'elles fixent respectivement, idée de forme législative

mœurs, p. 53 Agis d'après une maxime telle que tu puisses vou- loir en mê)ne temps qu'elle devienne universelle »).

67. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 66.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 49

ments dans le monde) de la réalité objective », c'est ^< seulement pour satisfaire complètement ma raison dans ses recherches sur ce sujet (100) ». Et voilà juste pour- quoi je puis bien m'élever, aussi haut que je le veux, dans la série des causes, etc., mais je n'y suis pas tenu : autrement dit, dans le domaine de la pure spéculation, rien ne m'oblige à faire des hypothèses, à recourir à ces « principes régulateurs » que sont les hypothèses, car après tout je suis toujours libre de demeurer dans l'ignorance à cet égard.

Dans le domaine de la pratique, au contraire, je ne puis pas, absolument pas, ne pas supposer ce sans quoi je ne pourrais pas agir, car Je dois agir, justement : « ayant le devoir de prendre le souverain bien pour objet de ma volonté, je suis obligé (plutôt : je suis contraint, ich muss) de supposer la possibilité de cet objet, partant aussi les conditions nécessaires à cette possibilité, c'est-à-dire Dieu et l'immortaUté (101) ». En d'autres termes, ce qui ré-

100. Ibid., p. 258. Pour bien comprendre ce passage, il faut se rappeler quel est, selon Kant, le rôle de l'idée d'absolu, à sa- voir (le soutenir la pensée et de lui servir comme de centre de ral- liement dans son effort de synthèse universelle : elle n'exprime que ie besoin subjectif d'unité totale ou achevée qui travaille notre es- prit; et c'est seulement par une illusion d'optique intérieure (1' « ap- parence transcendantale ») que nous pouvons croire q .' uie réalité ob- jective lui correspond. Bref, ce n'est, encore et toujours, qu'une forme vide, comme les catégories. Mais il y a pourtant entre elle et les ca- tégories une différence notable. Celles-ci reçoivent au moins un con- tenu et un objet des intuitions sensibles, que c'est leur fonction de lier et de transformer ainsi en expérience; elles sont objectives en ce sens même, en ce sens que l'objet d'expérience est juste cons- titué ou mis sur pied par leur synthèse avec les intuitions à cause de quoi Kant les appelle des principes constitutifs : ob- jectivité tout empirique dès lors, toute phénoménale et immanente, mais enfin objectivité. L'idée d'absolu, elle, n'a même plus cette ob- jectivité relative, précisément parce qu'elle ne s'appUquo plus à des intuitions pour les lier entre elles; parce que, posant un inconditionné suprême auquel tout le conditionné empirique est suspendu, elle noui? fait faire cette fois un véritable saut hors de l'expérience; elle n^ met plus sur pied, elle ne constitue plus les objets de notre savoir, elle donne seulement le branle à notre esprit, elle imprime une di- rection définie à nos recherches, en vue de parachever la systéma- tisation des phénomènes, c'est-à-dire des objets déjà constitués : sim- ple méthode d'investigation, en somme, simple « hypothèse représen- tative » (nous raisomions alors cotnme si la totalité de l'expérience se rapportait à une cause première, etc.) ou, comme dit Kant, prin- cipe régulateur, et non plus constitutif.

101. Critique de la raison pratique, p 259.

Les principes généraux de la morale kantienne. 4

50 PRINCIPES OÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIEIWB

pond à un besoin de la raison pratique, n'est plus une simple hypothèse, c'est une hypothèse inévitable ou né- cessaire, une hypothèse « aussi nécessaire que la loi mo- rale elle-même, relativement à laquelle seule elle a de la valeur (102) ». Tel est précisément le postulat.

Et l'acte par lequel j'adhère à ce postulat est un acte de « foi rationnelle » (Vernunftglaube), qui naît inévita- blement de l'intérêt pratique de la raison, et auquel elle ne peut se refuser sans se renier (4ie-même, sans abjuresr la loi morale qui est sa loi propre, son fond même, son essence, et qui fait toute sa dignité (103). Liée de la sorte, indissolublement liée à la moralité, cette foi rationnelle défie toutes les objections, même les plus redoutables, puisqu'aussi bien il est désormais acquis que la raison, dans son usage spéculatif, demeure aussi impuissante à réfuter les propositions en cause (existence de Dieu, etc.) qu'à les démontrer (104).

Plus on ^avance, et plus on se convainc que, chez Kant, la religion tout entière repose, et de toutes les manières, sur cette foi rationnelle, qui repose elle-même sur la loi morale; en un mot, que c'est bien la morale, et la morale seule, qui conduit à la religion, comme aussi elle se trans- forme, à sa manière, et s'achève en religion.

* * *

Gardons-nous d'ailleurs de rien exagérer. Il reste, en effet, un dernier point à fixer, qui nous réserve peut-être des surprises. Cet assentiment venant d'un besoin de la raison pratique et qui s'appelle foi, s'impose-t-il vrai- ment à nous avec la même nécessité pratique que le de- voir auquel il est lié?

D'après l'ensemble des textes, il paraît bien que non; car le sens général en est que la croyance n'est pas et ne peut pas être en elle-même la matière ou l'objet de l'obli-

102. Critique de la raison pratique, p. 261, note.

103. Cf. ibid., p. 229-30; Critique de la raison pure (Méthodologie) transcendantale, chap. II, sect. 3), t. II, p. 528 sq.

104. Cf. Critique de la raison pratique, p. 259, 260, 262 «t 263.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 51

galion. « S'il est moralement nécessaire d'admettre l'exis- tence de Dieu (en vertu de la liaison inséparable d'une telle supposition avec le devoir...), il faut bien remarquer que cette nécessité... n'est pas elle-même un devoir; cai' ce ne peut être un devoir d'admettre l'existence d'une chose, puisque cela concerne simplement l'usage théorique de la raison (105) ». Une croyance commandée serait môme un non-sens (106). Ce n'est pas de croire en Dieu, par exemple, qui nous est imposé par la loi morale, c'est de travailler de toutes nos forces à la réalisation du souverain bien : seulement, celle-ci ayant pour condition indispen- sable l'existence de Dieu, il est inévitable, notre activité une fois orientée en ce sens, que nous croyions que Dieu est (107).

Kant va même plus loin, jusqu'à insinuer, sinon dé- clarer en propres termes, qu'une telle croyance n'est pas, après tout, absolument indispensable; qu'elle contribue sim- plement à donner à notre action morale plus d'énergie et comme plus de ton; bref, qu'elle est seulement iitile^ moralement utile (108). Et précisément parce que ; cette croyance n'est pas commandée, mais (qu')elle dérive de l'intention morale même comme une libre détermination de notre jugement, utile au point de vue moral (qui nous est ordonné), etc. (109) >, < l'honnête homme peut bien dire, je veux qu'il y ait un Dieu, je veux que mon exis- tence dans ce monde soit encore, en dehors de la con- nexion naturelle, une existence dans un monde intelli- gible, et que la durée en soit infinie (110) ».

Voilà qui donne singulièrement à réfléchir. Car enfin, s'il en est ainsi, on se demande ce que devient la dif- férence, marquée d'abord avec tant de rigueur, entre les hypothèses libres (du moins en dernier ressort) de

105. Critique de la raison pratique, p. 229 et 262.

106. Ibid., p. 261.

107. Cf. ibid., p. 228. 235, 261.

108. Cf. ibid., p. 264-5.

109. Ibid.

110. Ibid., p. 266. Cf. Critique de la raison pure (Méthodologie transcendantale, chap. II, sect. 3), t. II, p. 528 sq.

52 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

la raison spéculative et les postulats, c'est-à-dire les hy- pothèses nécessaires de la raison pratique. On se demande également, et autrement dit, si, en définitive, il n'en ad- viendrait pas de l'inconditionné pratique comme de l'in- conditionné théorique; si, de même que l'inconditionné théorique n'a d'autre rôle légitime que de soutenir l'élan de la pensée vers une systématisation toujours plus haute de ses connaissances, ainsi, l'inconditionné pratique ne servirait pas tout uniment à soutenir l'élan de la volonté vers une conformité toujours plus parfaite de ses inten- tions avec la loi morale, les deux inconditionnés, pratique et théorique, ne réix)ndant d'ailleurs pas plus l'un que l'autre, chacun dans son ordre, à une réalité véritable hors de nous, hors de notre pensée ou de notre volonté même. Et alors, que reste-t-il de cette religion épurée, invincible à toute critique, dans laquelle devait se con- vertir et s'achever la morale?

Au fait, il n'y a rien qui nous doive tellement étonner. N'oublions pas que ce qui importe avant toute chose aux yeux de Kant, c'est l'autonomie de la raison et de la volonté, et que cette idée d'autonomie nous le consta- tons désormais avec la dernière évidence est même l'idée maîtresse pu, comme on dit volontiers aujourd'hui, l'idée organique par excellence de sa philosophie tout entière (111). L'esprit humain législateur universel, législa- teur pour la nature dans l'ordre théorique et son propre législateur à lui-même dans l'ordre pratique, voilà le der- nier mot de la pensée kantienne. Plus d'autorité objective, extérieure ou transcendante, devant laquelle il ait à s'in- cliner, fût-ce l'autorité idéale de la vérité elle-même, spé- culative ou morale; car c'est de lui, en dernière analyse, qu'elle dépend et procède, car c'est lui qui la fait, dans le domaine de la spéculation, en imposant ses fonnes constitutives à la matière phénoménale, dans le domaine

111. Cf. Critique de la raison pratique (préface), p. 2 : < Lu con- cept de la liberté... forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure et même de la raison spéculative ». C'est par la philosophie de Kant est, par excellence aussi, la philosophie « moderne ». Nous y reviendrons dans la critique.

PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNE .NS

de l'action, en édictant 'ou « posant » lui-même, comme raison pure, la loi impérative qui l'oblige en tant qu'être sensible. Qu'il déploie son activité volontaire ou qu'il exerce sa puissance intellectuelle, l'homme ne relève que de lui-même et ne connaît d'autre maître que lui-même, dans une indépendance totale et une « immanence » absolue.

Et l'influence de cette idée dans le système est à ce point irrésistible que. même il semblerait qu'elle dût être tenue en échec par une influence contraire, elle ne laisse pas d'avoir malgré tout le dessus : nous en avons dans le cas présent un exemple très caractéristique. Inca- pable de se détacher complètement des croyances reli- gieuses qu'il tient de son éducation première, Kant trouve d'abord moyen de les intégrer tant bien que mal dans sa doctrine sous forme de postulats. Mais qu'il soit bien en- tendu qu'en admettant de la sorte l'existence de Dieu et la vie future, nous ne nous rendons pas pour autant à une évidence objective : nous ne cédons alors qu'à un besoin subjectif de notre raison, pour qui « c'est la seule ma- nière théoriquement possible de se représenter l'harmonie exacte du royaume de la nature et du royaumo des mœurs comme condition de la possibilité du souverain bien (112) - Ce rapport, pourtant, n'est-il pas juste un rapport de conditionné à condition, c'est-à-dire un rapport logique en lui-même, et, quoi qu'on fasse, nécessaire? Je puis bien être libre de me soumettre au devoir, mais une fois que je m'y soumets, ne suis-je pas contraint fich muss) de postuler l'existence des conditions transcendantes qu'il suppose? et Tautonomie de ma raison ne se trouve-t-elle pas compromise derechef? Or, il suffit, pour l'assurer définitivement, de réfléchir qu'après tout, si c'est pour notre raison la seule manière théoriquement concevable de se représenter la possibilité du souverain bien, cela ne prouve pas, absolument parlant, que le souverain bien ne soit pas possible sous d'autres conditions, dont nous ne

112. Critique de. la raison pratique, p. 264. - Cf. Critique du jugement. S 87 (ôdit.. Rnspnkranz, t. TV, p. .359).

54 PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

nous faisons même pas l'idée : seulement, nous passerions outre, volontairement, à ce motif ultime de douter, pour satisfaire quand même au besoin subjectif d'avoir urne représentation définie des dites conditions du souverain bien. Et il reste, en dernière analyse, que, si l'honnête homme croit en Dieu et à la vie future, c'est, encore une fois, parce qu'il 'veut bien y croire. A l'égard de ces vérités capitales elles-mêmes, il ne se prononce que par « une libre détermination de son jugement » ou par « un choix qui lui incombe (113) »; si bien que, tout compte fait,, son autonomie n'en reçoit aucune atteinte.

Que la « théologie morale » en soit, elle, fortement ébranlée, c'est une autre affaire : nous l'avons remarqué tout à l'heure et, comme on pense bien, nous aurons à y revenir. Mais, réserve faite de cette discussion ultérieure, il n'était pas sans intérêt de montrer comment on aboutit déjà par le seul développement d'une exposition tout objective à reconnaître que la croyance kantienne, avec les postulats auxquels elle adlière, n'est au vrai qu'un leurre, et qu'ainsi le couronnement de la morale kantienne s'écroule. Une critique approfondie va nous en convain- cre tout à fait : bien plus, elle nous apprendra que ce n'est pas seulement le couronnement qui s'effondre, mais que le corps de la bâtisse se lézarde d'un bout à l'autre, bien plus encore, et ceci explique d'ailleurs cela, que le fondement lui-même n'en est pas plus solide. Ce sera l'objet de notre seconde partie.

113. Critique de la raison pratiqHc, p. 262 : « Quant au second élément de cet objet (le souverain bien), c'est-à-dire en ce qui con- cerne l'exacte proportion du bonheur et de la valeur ac(iuise par une conduite conforme à la loi morale, il n'y a pas besoin sans doute d'un commandement pour en admettre la possibilité en gé- néral, car la raison théorique n'a rien elle-même à y objecter : seu- lement la manière dont nous devons concevoir cette harmonie des lois de la nature avec celles de li liberté a en soi uae chose rela- tivement à laquelle un choix nous incombe, parce que la raison théo- rique ne décide rien à ce sujet avec uns certitude apodictique. etc. ».

DEUXIEME PARTIE

CRITIQUE

Laissant de côté les observations de détail, nous ferons porter tout d'abord notre critique sur les trois principales théories qui résument, comme on l'a vu, la morale géné- rale de Kant; on vient de voir aussi pourquoi cette criti- que devra les reprendre dans l'ordre inverse de leur expo- sition. Elle nous amènera enfin, par son développement logique, à rechercher dans un dernier paragraphe si le princi|>c fondamental de toute la_jdoctrine kantienne des moeurs, le principe du devoir ou de l'impératif moral, est lui-même suffisamment établi.

§. I Critique de la théorie des postulats

Les lecteurs se rappellent par quel effort ingénieux et subtil à l'excès Kant s'est évertué à intégrer tant bien que mal dans sa doctrine, sous le nom de postulats, non seulement le fond des croyances religieuses traditionnel- les, mais encore l'aspiration au bonheur, qu'on n'arra- chera jamais du cœur humain, et ce sentiment pareille- ment indéracinable d'une Justice suprême et universelle qui finit par rendre à chacun selon ses œuvres (114). Nous ne nous placerons pas, pour critiquer cette partie de son œuvre, au point de vue, très avantageux, que nous offri- rait l'analyse du concept de croyance ou de foi pratique, ce « Sésame, ouvre-toi » de la philosophie kantienne. Il serait facile de prouver que la croyance ainsi entendue

114. Cf. s^upra, p. 33 sq., 46 sq., etc.

56 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNK

se résout en éléments de science ordinaire ou quelle n'est rien; autrement dit, qu'en faisant appel aux postulats, à la manière de Kant, ou bien on se remet à spéculer en matière de transcendant ni plus ni moins que les plus endurcis des métaphysiciens dogmatiques, et ce au mé- pris des conclusions les plus formelles de la Critique de la raison pure, ou bien on se paye de mots et parle à vide. Mais c'est une démonstration que nous avons faite ail- leurs, et il nous sera sans doute permis de nous y référer sans plus (115). Pour le moment, il ne s'agit que d'exa- miner celte théorie des postulats en elle-même, ou du moins dans son rapport immédiat avec la théorie du sou- verain bien et l'antinomie de la raison pratique (116).

Or, il suffit d'un instant de réflexion pour se rendre compte qu'à le prendre de la sorte tout revient à cette proposition fondamentale : « C'est un devoir pour nous de rechercher le souverain bien », c'est-à-dire Tharmo- nie finale, la juste proportion entre le bonheur et la ver- tu (117). C'est seulement parce que je suis obligé de rechercher le souverain bien que je dois en admettre la possibilité et, pai'tant, la réalité des conditions qui la fondent; supprimez cette obligation, il n'y a plus de

115. Cf. H. Dehove, La critique Icantienne des preuves de l'existence de Dieu, 3e et 4e articles, daas Revue des sciences ecclésiastiques, 1905, t. I, p. 422 et 518; Essai critique sur le réalisme thomiste, etc., chap. VIII (Le problème de la croyance).

116. Se reporter an § III de l'expoisé.

117. Cf. Critique de la raison pratique; p. 207-8 : « ... Le souverain bien qui est pratique pour nous, c'est-à-dire qui doit être réalisé par notre volonté- •• est un objet nécessaire a priori de notre volonté, inséparablement lié à la loi morale, etc. »; ibid., p. 210 : « Le sou- verain bien est le but nécessaire et suprême d'une volonté morale- ment déterminée,- •• le but assigné par la raison à tous les êtres doués de raison »; p. 222 : « La réalisation du souverain bien dans le monde est l'objet nécessaire d'une volonté qui peut être déterminée par la loi morale »; p. 228 : « C'est un devoir pour nous de réaliser (befoer- dem) le souverain bien »; p. 235 : « Le souverain bien que la loi viorale nous fait u.i devoir de nous proposer comme objet de nos efforts » ; p. 241 : « L'aspiration au souverain bien, rendue nécessaire par la loi morale- •• »; p. 259 : « Un besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, celui de prendre qwlqve chose (le souverain bien) comme objet de. ma volonté pour travailler de toutes mes force.=î à le réaliser »; p. 281 (note) : « C'est un devoir de réaliser le plus que nous povvons le souverain bien »; p. 263 : « Le commandement de réaliser le souverain bien est fondé objectivement dans la raison pra- tique »; etc.

LES PRINCIPES GENERAUX DE L.K MORALE KANTIENNE 67

postulats. Mais, puisque le souverain bien consiste dans l'union nécessaire de la vertu et du bonheur, c'est égale- ment pour nous un devoir de chercher aussi à être heu- reux. El pourtant il serait difficile de trouver une affir- mation i>lus opposée que celle-là à la lettre comme à J'espril de la morale kantienne: s'il y a un point surs^j lequel Kant a insisté avec complaisance, c'est que tout ^ - ^>s retour, même secondaire, sur notre intérêt personnel, même > ^

futur, vicie l'intention morale par la racine; s'il y a une idée qu'il réprouve avec énergie, c'est celle d'ériger la recherche du bonheur, fût-ce à titre subsidiaire, en prin- :^ "^

cipe de la moralité, de la considérer même comme une \%!^ disposition que la conscience puisse vraiment approuve)-. Il faut que l'idée de la loi, conçue dans sa pure forme ^ ^ universelle, détermine immédiatement et à elle seule la ^, ^ volonté; toute intervention, toute intrusion d'un principe ^

matériel a pour conséquence inévitable une hétéronomie ' r^

du libre choix essentiellement contraire à la moralité de la volonté, etc. (118). Cela étant, comment nous faire d'au- tre part une obligation de tendre au bonheur? Se re- trouve qui pourra à travers ces injonctions contradic- toires !

Dira-it-on que telle est précisément la question que Kant V^

lui-même se pose et qu'il appelle l'antinomie de la raison

118. Cf. supra, p. 10, 12, l'ô «q., 17, 19; et, ea plus des textes cités même, voir également Critique de la raison pratique, p. 147 : « La loi morale est pour la volonté de tout être fini et raisonnable une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine à agir par respect pour cette loi et par soumission au devoir. Un autre principe subjectif ne doit pas être pris pour mobile, car autrement l'action, bien que conforme au devoir, n'a pas lieu par devoir, et l'intention n'en est pas morale »; p. 159 : « Y placer (dans la perspective d'une vie heu- reuse) la puissance proprement motrice, même au moindre degré, quand il s'agit du devoir,... équivaudrait à vouloir corrompre à sa source l'intention morale »; p. 199 : « La loi morale est l'unique principe déterminant de la volonté pure. Et comme cette loi est simplement formelle (c'est-à-dire réclame seulement la forme de la maxune, comme vmiversellemeni, législative), elle fait abstraction comme principe de détermination de toute matière; partant de to.il objet du vouloir »; p. 215 : « Toid dans l'efficacité des maximes morales doit avoir rap- port à la représentation de la loi comme principe déterminant, si l'ac- tion doit contenir non seulement de la légalité, mais aussi de la mora- lité »; p. 235 : « Dès que la crainte et l'espérance sont, comme mobiles, prises pour principe, elles détruisent toute la valeur morale des actions »; etc.

58 LEi PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

pratique (119)? Un moment. L'antinomie de la raison pratique supposer qu'elle réponde à la réalité des cho- ses, c'est-à-dire qu'elle représente le véritable état de la raison en l'espèce) consiste à se demander ce qui peut bien justifier la synthèse nécessaire et a priori de la vertu et du bonheur, elle ne consiste pas à se demander com- ment la recherche du bonheur peut nous être ordonnée et défendue en même temps. Tâchons de ne pas nous y perdre. Voici, au vrai, la difficulté (réelle ou factice, peu importe pour l'instant^ qui préoccupe alors Kant : « Etant donné que vertu et bonheur ne sont pas choses identiques ou convertibles et que le jeu spontané des lois naturelles ne suffit pas non plus à faire coïncider finalement l'une et l'autre, d'où puis-je bien être assuré que cette union de la vertu et du bonheur, objet total, objet nécessaire a priori, but nécessaire et suprême d'une volonté morale- ment déterminée, n'est pas une irréalisable chimère? » La difficulté qui nous préoccupe, nous, et qui semble bien avoir échappé à Kant, est celle-ci : « Mais comment l'union de la vertu et du bonheur peut-elle être l'objet total et nécessaire a priori d'une volonté moralement déter- minée^ etc., comment, dès lors, l'obligation peut-elle m'être assignée d'aspirer au bonheur, si la considération du bonheur est, par définition même, étrangère, bien plus opposée à la moralité? comment le devoir peut-il bien m'incomber de tendre à une chose à laquelle je ne puis tendre sans sortir du devoir? » Arrivé à la Dialectique de la raison pratique, Kant nous impose tout à coup et tout d'un coup, sous le couvert de ces formules d'appa- rence anodine : « Objet total d'une volonté moralement déterminée, but nécessaire a priori que la loi morale assi- gne à notre volonté, etc. ; >, Kant, dis-je, nous impose ainsi à brûle-pourpoint et sans crier gare ce devoir de cher- cher à être heureux en même temps que vertueux : c'est précisément l'intervention subite et inattendue de ce devoir même qu'on n'arrive pas à s'expliquer, inconciliable qu'il est de tous points avec le formalisme rigoureux de l'Ana-

119. Cf. supra, p. 34 sq.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L\ MORALE KANTIENNE 59

lytique. Le devoir de s'efforcer d'être heureux nous tombe ploetzUch, à l'improviste, on ne sait d'où, ni pour- quoi, ni comment; sa présence nous déroute; il n'y a aucune raison pour qu'il y soit; il y a même toutes rai- sons pour qu'il n'y soit pas. On jurerait qu'il ne vient que pour introduire lui-même et à son tour le souverain bien, l'antinomie de la raison pratique, les postulats et le reste, s'il y a encore autre chose : officium ex machina. Le malheur est que ce nouveau rouage ne s'ajuste pas avec Jes autres; qu'il grince, tourne à faux, craque et menace de faire éclater tout le système.

7 Kant répondra sans doute que ce n'est pas de chercher à être heureux que nous avons le devoir, mais de nous rendre dignes du bonheur par la vertu (120). Soit, mais qu'est-ce à dire, se rendre digne du bonheur par la vertu? Est-ce pratiquer la vertu pour être heureux? Manifeste- mentnon, car alors c'est le bonheur qui deviendrait la véi,-itable fîp, et la vertu qui redescendrait au niveau d'un simpîè~moyen; non seulement on retomberait dans la difficulté précédente, mais cette difficulté se trouverait encore aggravée, et de combien! Tout à l'heure, en effet, il s'agissait simplement de s'efforcer d'être heureux en même temps que vertueux; cette fois on nous parlerait d'être vertueux pour être heureux. Plus que jamais nous aurions le droit de demander ce que l'on fait du forma- lisme.

Ou bien entend-on par que ce que nous devons re- chercher, c'est uniquement d'être vertueux, dans une in- différence absolue à l'égard du bonheur, que nous méri- terons, il est vrai, mais sans nous préoccuper de l'obtenir? Mais alors il ne fallait pas dire que l'objet total d'aunes volonté moralement déterminée réside dans la synthèse

120. Cl. Critique de la raison pratique, p. 236 : « La morale n'est donc pas à proprement parler la doctrine qui. nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous r-ndre dignes du bonheur ». Cf. ibid., p. 217; Critique de la raison pure, t. II, p. 505 et 508.

iv-v

60 I-ES PRINCIPES GÉNÉBAIX DE LA MORALE KANTIENNE

de la vertu et du bonheur à moins que la même inten- tion morale, qui exclut le hwnheur, ne l'inclue en même temps, sans cesser de l'exclure... Puis, surtout, il suffit, à prendre ainsi les choses, de croire que la vertu est possi- ble, puisque c'est de vertu seule qu'il s'agit. S'il faut que je croie à la possibilité du but doit aspirer mon effort, et que ce but soit exclusivement d'être vertueux, c'est seulement à la possibilité d'être vertueux qu'il faut que je croie, et non plus à la possibilité d'être à la fois ver- tueux et heureux, ni. conséquemment. à la réalité de ce qui fonde cette })ossibilité même. Qu'en advient-il, à ce compte, des postulats? Car, enfin, ce qui distingue les postulats de la raison pratique des simples hypothèses de la raison spéculative, c'est, nous l'avons vu, que la loi morale nous commande de tendre à la vertu et au bonheur tout ensemble 121); tout repose ici sur cette synthèse, ou plutôt sur sa nécessité pratique a priori : si l'un des deux éléments fait défaut, si, par exemple, le bonheur cesse de m'être moralement imposé, cette syn- thèse cesse elle-même d'être pratiquement nécessaire, elle dexàenl dès lors incapable de communiquer aux hypothè- ses correspondantes la nécessité qu'elle n'a plus, et une fois de plus les postulats sont à vau-l'eau.

On pourrait dire, il est vrai, qu'entre la recherche du bonheur par la pratique de la vertu et la préoccupation exclusive de la veiiu dans une indifférence absolue à (iU l'égard du bonheur, c'est-à-dire entre les deux interpréta- tions proposées, il y a place pour une troisième interpré- tation, qui revient somme toute à ceci : nous devrions, avant toute chose, nous attacher à la vertu, nous ne de- vrions même, en un sens, à savoir directement et ex- pressément, nous attacher qu'à elle, sans méconnaître pourtant que. dans ces conditions, le bonheur nous vien- dra comme par surcroît, qu'il ne se peut même pas qu'il ne nous vienne de la sorte, et cela, en vertu d'une impli- cation réciproque des deux termes en cause, ou plutôt

121. (.'f. supra, p. 42 et 4<S ^q. ; ndle 117.

Î.KS PBTNCIPË'Î GÉNÉRAUX DE LA JtORALE KANITENNE (il

d'une conséquence naturelle el inévitable, dont nous pou- vons bien, soit, ne tenir aucun compte dans notre inten- tion volontaire et proprement morale, mais que nous ne pouvons_einpécher de se produire. A la bonne heure! Il y aurait bien" fa quelque inexactitude à rectifier ou quelque exagération à réduire (122), mais enfin, en soi et dans sa teneur générale, cette troisième interprétation offre beaucoup moins de difficulté, pour ne pas dire qu'elle o i, n'en offre plus du tout. Seulement, toute la question est ', ici de savoir si le système de Kant s'en accommode. Or il s'en accommode si peu, qu'elle lui est positivement een- traire. Kant, en effet, a nié expressément et c'est même le propre point de départ de toute sa théorie du souve- -S^^v rain bien qu'il y eût entre les deux éléments de celui- ci, c'est-à-dire entre la vertu et le bonheur, un tel rap- port d'implication réciproque ou de consécution néces- saire : l'affirmation de leur harmonie finale n'est pas un jugement analytique, qui se vérifierait par lui-même, sim- 'plicl terminonim intuitii; ce n'est pas non plus un juge- ment 'synthétique d'ordre causal, qui aurait sa caution dans 'des intuitions correspondantes; c'est une synthèse d'un caractère absolument à part, qui ne peut se justifier au regard de la raison que d'une autre manière, c'est-à- dire précisément et toujours par les postulats, dont c'est même toute la raison d'être dans le système (123).

En deux mots, pour F entendre comme nous venons de voir (troisième interprétation), il faudi'ait que cette con- viction ou certitude (ayant pour objet l'accord final entre la vertu et le bonheur, et surtout la réalité des conditions d'an tel accord) vînt avant l'intimation de la loi ou, en tout cas, ne dépendît pas de celle-ci, qu'elle résultât par devers soi de raisonnements qui, dès l'origine et pour élémentaires ou simples qu'ils fussent, tiendraient d'eux- mêmes toute leur valeur. Or, et encore un coup, chez Kant c'est juste le contraire qui a heu : _les postulats ne viennent qu'ap/cs l'affirmation d'une loi pratique incon-

122. Nous en dirons un mot tout à l'heure, y. 64, sq.

123. Cf. supra, p. 35 sq.

62 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

ditionnée et de l'objet total qu'elle impose à la volonté. Et non seulement ils ne viennent qu'après elle, mais c'est d'elle aussi, et délie seule, qu'ils reçoivent leur certitude, qui est dès lors toute pratique comme elle (124). Si j'ai le droit d'affirmer (pratiquement) la réalité des conditions qui rendent possible le souverain bien, c'est-à-dire la juste proportion du bonheur et de la vertu,( c'est parce que la loi morale me fait un devoir de rechercher le sou- verain bienj et ce n'est que pour cette raison : c'est la nécessité de cette loi qui fait la nécessité de ces hypothè- ses, bref, qui de simples hypothèses les transforme en postulats (125). Supprimez la loi et sa nécessité, je ne puis plus rien affirmer du tout.

On voit la conséquence, l'éternelle et fatidique consé- quence : si tout repose ici sur la loi du devoir, tout re- vient aussi à savoir comment, en définitive, il la faut prendre; autrement dit, nous sommes sans cesse ramenés, ou pour mieux dire la morale de Kant est inexorablement ramenée au même « mortel » dilemme, dont les deux membres se resserrent plus que jamais autour d'elle com- me un infrangible étau : ou bien donc le devoir est de chercher le bonheur avec la vertu, comme l'affirme à maintes reprises la Dialectique de la raison pratique (théorie du souverain bien); auquel cas c'en est fait des principes de l'Analytique, puisqu'ils ont pour conséquence inévitable de proscrire comme immorale, à tout le moins comme « amorale », toute recherche, toute préoccupation, même secondaire, du bonheur; ou bien le devoir est de rechercher Ja vertu seule, conformément aux prin- cipes de l'Analytique; et alors ce sont les postulats, insé- parablement liés qu'ils se trouvent être à la notion du bonheur, qui perdent leur droit de cité dans le système.

En d'autres termes encoré,Ml m'est impossible d'espé- rer le bonheur si je ne le mérite, comme il m'est impossi- ble de le niériter si j'en fais l'objet de mon vouloir (for- malisme); et si je n'en fais pas l'objet de mon vouloir,

124. Cf. supra, p. 46.

125. Cf. supra, p. 49 sq.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

il ne m'est pas moins impossible de l'espérer (théorie des postulats). Le formalisme et la théorie des postulats abou- tissent donc à des conclusions contradictoires : c'est l'un ou l'autre, ce ne peut être tous les deux à la fois.

* * *

Il y a lieu d'insister sur ce point, car c'est un de ceux l'on peut le mieux voir combien la position prise par Kant est intenable, combien est étrange, si l'on pré- fère, combien déconcertante, embarrassée, inextricable, la situation dans laquelle il nous place nous-mêmes. SiJ[e ^ ^ --^ cherche à être heureux, ie me rends indigne de l'être ; -îor irsaf si je ne cherche qu'à me rendre digne de l'être, il n'y a ^' t>^ -'''^ plus de garantie que je le sois. Ou, pour mieux dire sans-^v ' "^ P^* doute, il n'y a de garantie que je le sois, que si je cher- i che à l'être, c'est-à-dire que si je me rends indigne de \_x|çj r l''être, c'est-à-dire que si je m'empêche moi-même de le h»^- devenir : il n'y a de garantie que je Ae sois, que par l'im- roj^jp > possibilité que je le sois. C'est comme qui dirait le laby- X> o^^Xt rinthe (pur, naturellement) de la raison pratique, l'énigme '^'•^<^ >* pure, l'imbroglio transcendantal. Pour être assuré du bon- î>J^c»vta heur, je dois m'interdire de le vouloir, puisque je ne puis le mériter que par la vertu (ou : que le mériter pau la vertu) et qu'il n'y a de vertu qu'à cette condition. Et je n'en suis d'ailleurs pas plus assuré, si je m'interdis de le vouloir pour m' attacher à la seule vertu, puisque cette certitude du bonheur, à titre de second élément du sou- verain bien, je ne puis l'avoir que si je veux l'objet total imposé a priori à ma volonté, c'est-à-dire avec la vertu le bonheur lui-même. Pour que je puisse me dire, en toute assurance, que j'aurai le bonheur, il faut que je le veuille: et si je îe veux (j'allais dire ; si j'ai le malheur de Je vouloir), je ne l'aurai pas. Je suis obligé de vouloir une chose que je ne puis obtenir qu'en ne la voulant point. ^^

Tel est le problème que nous pose Kant, problème cent fois plus épineux encore que celui de l'âge du capitaine. Ëtant donné que je ne mériterai le bonheur qu'à la con-

64 LES PRIN'CIPES GÉNÉRAUX DE 1..V MORALE KANTIENÎ^ÎB

dition de ne le chercher point, et que, dautre part, je suis tenu de le chercher, et de le mériter aussi sans le chercher, trouver un moyen de le chercher sans cesser de le mériter. Etant donné que je suis obligé à la vertu, qui exclut la recherche du bonheur, expliquer comment je suis obligé tout ensemble à la recherche du bonheur, tout en restant obligé à la vertu qui Texclut, et comment, pour comble, c'est cela même qui fonde la certitude du bonheur. Etant donné qu'une chose a m'est commandée et une autre chose b défendue, expliquer comment une troisième chose ab peut bien m'êti-e aussi commandée, que je ne puis accomplir qu'en faisant la chose b qui m'est défendue. Etant donné que le blanc n'est pas le noir, trouver un moyen de faire que le blanc soit le noir, sans cesser de ne l'être pas. Autant chercher la quadrature du cercle.

Par l'on voit déjà ce qu'il en coûte à Kant d'avoir prétendu substituer aux morales < matérielles », comme il les appelle dédaigneusement, une morale exclusivement formelle. Et sans doute ne croyait-il pas si bien dire, lors- qu'il appelait aussi ce renversement de points de vue « le paradoxe de la méthode dans une critique de la raison pratique » (126). Il a voulu construire toute sa idoctrine des mœurs sur la pure forme de la loi : c'était se mettre soi-même dans l'impossibilité d'en sortir, de faire appel, même subsidiairement, à autre chose soit à l'idée du bonheur ou, plus généralement, de la sanction -- sans s'infliger à soi-même le plus violent des démentis.

* * *

Il serait presque superflu de relever la supériorité de (la morale traditionnelle à cet égard : elle peut fort bien, elle, se réclamer de la sanction sans se contredire d'au- cune manière, puisqu'elle part de l'idée d'ordre univer- sel, qu'elle en fait en tout cas son centre de perspective, et que dans cet ordre la sanction est nécessairement

126. Critique de la raison pratique, p. 112.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENXE G5 ,-

contenue comme une de ses exigences essentielles. Bref, elle n'est pas logiquement contrainte d'interdire toute re- cherche du bonheur, pourvu que ce soit à sa place, c'est- à-dire en seconde ligne, et que le mobile de l^honuête ^Lji!i.^SIP'i^5 ou de l'ordre môme comme tel, garde, règle générale, sa prépondérance. C'est tout le problème de la « moralité de l'espérance », comme on dit parfois, qui se poserait ici-même. Sans le discuter ex professa, on nous saura peut-être gré d'entrer dans qucjlque détail à ce sujet. Nous y gagnerons au reste de réduire fi sa juste valeur un des motifs originels de la théorie kantienne des postulats ou plutôt l'un des principes de l'antinomie de la raison pratique, que la théorie des postulats a pour rôle de résoudre.

Ce principe est celui de l'hétérogénéité radicale, abso- lue, des maximes de la vertu et du bonheur. Car il dérive en droite ligne de Kant, du formalisme kantien, ce préjugé, si répandu aujourd'hui dans les miheux rationalistes, que la considération, même additionnelle, des sanctions du devoir, empoisonne et vicie la moralité de nos actes ver- tueux. Et à coup sûr « la loi du devoir doit être observée par respect pour le devoir lui-même » ; et un homme qui l'observerait extérieurement par le seul espoir de la récom- pense ou la seule crainte du châtiment, et dans une dispo- sition intérieure d'âme telle qu'il en secouerait le joug, si châtiment et récompense n'étaient pour l'y assujettir, un homme qui l'observerait dans une telle disposition en réalité ne l'observerait pas. Prenons-y garde pourtant; on vient de dire : « dans une disposition intérieure telle, etc. », car c'est dans ce cas seulement que l'action per- drait toute moralité (127). Elle ne perdrait pas toute mora- lité, si la perspective des sanctions futures s'ajoutait sim- plement à l'idée du devoir, sans l'exclure d'une façon positive allons plus loin, si elle était même seule à déterminer l'action, pourvu que ce ne fût pas avec la disposition si manifestement immorale qui a été définie il y a .un instant.

127. Comparer avec le tmior serviliter servUis des théologiens.

Les principes généraux de Morale kantienne. 5

6 G LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

Cai' enfin il importe de dissiper là-dessus toute équivo- que et de ne se point pa3^er de mots. Qu'est-ce donc, après tout, que la moralité, qu'est-ce qu'une action moralement bonne, sinon une action conforme à la loi morale (128) et volontairement accomplie comme telle? et qu'est-ce que la loi morale, sinon l'ordre idéal des actions raisonnables, à quoi nous oblige ou nous invite-t-elle d'une manière gé- nérale, sinon à nous conformer à l'ordre universel, à l'or- dre des fins et des essences, établi par Dieii, le respectant en toutes choses, travaillant même à le promouvoir dans la mesure de notre influence et pour la part que Dieu nous a lui-même assignée? D'un autre côté, qu'est-ce que la sanction? et quel est son rapport avec cet ordre même? Nous ne pouvons reprendre ici une démonstration que nous avons d'ailleurs le droit de supposer faite; mais la morale théorique nous enseigne que, le bonheur n'étant pas autre chose que le repos d'un être conscient et rai- sonnable dans la possession inamissible de sa fin, et que la formule générale de tout devoir (129) comme de toute moralité pouvant s'énoncer en ces termes : « Développe- toi régulièrement vers ta fin », il n'est pas possible qu'un tel être atteigne sa fin, c'est-à-dire accomplisse son de- voir, c'est-à-dire agisse selon l'ordre, sans atteindre du même coup le bonheur tout comme il n'est pas possible qu'un tel être manque sa fin, c'est-à-dire agisse contre l'ordre et viole son devoir, sans manquer le bonheur ipso facto. Autrement dit, la morale théorique nous enseigne que l'harmonie finale de la vertu et du bonheur, que la sanction, par conséquent, représente bien, comme nous disions plus haut, une nécessité de l'ordre même, lequel n'est pas autre chose que le mouvement universel et har- monique de toutes choses vers leur fin commune et su- prême. Puis donc qu'agir par devoir, c'est agir en con- formité voulue avec l'ordre universel et que de cet ordre

128. « Loi morale », entendue dans son sens le plus large, dans sa partie proprement obligatoire (précepte) aussi bien que dans sa partie simplement « sollicitante » (conseil).

129. On peut s'en tenir ici au devoir, puisqu'il ne s'agit que la vertu obligatoire. Sur cette notion d'ordre universel, essentiel et final, voir l'appendice : Théorie générale du Bien.

LES l'r.lNCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 67

la sanction fait nécessairement partie, il est déraisonnable en droit autant qu'irréalisable en fait de vouloir séparer dans l'inlenlioii morale la sanction d'avec le devoir, la sanction, qui garantit le bonheur, d'avec le devoir, dont l'accomplissement habituel constitue la vertu.

Il y a plus. Si le châtiment et la récompense sont conte- nus dans l'ordre, et partant dans la loi, on en peut con- '^ ^fQM dure qu'obéir à la loi par crainte du châtiment ou espoir de la récompense, c'est encore agir moralement, c'est-à- dire en conformité avec la loi et avec l'ordre. \Nous avions donc bien raison de dire tout à l'heure que non seulement l'action ne perd pas toute valeur morale pour être inspirée -X*

à la fois par l'idée du devoir et celle de la sanction, mais qu'il en va de même quand celle-ci seule se réalise expli- citement dans la conscience, pourvu que ce ne soit avec exclusion formelle de celle-là. l^La moralité de l'action est alors moins élevée, d'accord, mais elle est; c'est un mini- mum de morahté, soit, mais c'est de la moralité.

N'ayons garde enfin de l'oublier : la perspective des ré- compenses et des châtiments futurs nous est, surtout à certaines heures, un puissant auxiliaire, que nous n'avons pas le droit de négliger. Car c'est déjà un devoir, que de nous entourer de tous les concours qui peuvent nous rendre plus facile la pratique du devoir; et l'obligation en devient plus impérieuse que jamais, lorsque ce con- cours nous devient lui-même, non seulement très utile, mais moralement nécessaire (130). L'homme n'est pas un

130. Cf. M. d'HuLST, Conférences de N.B., 1891, 5^ conférence, La morale et la sanction, p. 198 : « La sanction éternelle vient au secours des volontés défaillantes et leur fournit un nouveau motif d'être fidèles au bien... Et même pour sacrifier au Bien suprême, encore caché et comme perdu dans l'avenir, des plaisirs immédiats qui prennent l'homme par tous ses sens; pour s'abriter contre des. châtiments futurs, dont nulle expérience n'a pu nous suggérer la crainte, en embrassant librement des privations actuelles, des souf- frances dont on connaît la rigueur, il faut d'autres sentiments que ceux d'une âme basse et vénale. N'est-ce donc rien, quand on vit dans le temps, que de se fier à l'éternité; que de livrer à l'invi- sible tout l'espoir de son bonheur; que d'acheter ce trésor ignoré en vendant tout ce qu'on possède, toiut ce qui faisait le prix de l'existence connue, son charme, sa douceur? etc. » Faire appel à Vidée de la sanction future, pour vaincre une tentation présente, qui émeut violemment la sensibilité, c'est si peu cesser d'être ver- tueux, que dans l'espèce le premier acte de vertu consiste en cela

68 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

JàUg.e, et Ion se rappelle le mot vengeur de Pascal à l'adresse de ceux qui s'obstinent à méconnaîli'e celte vé- rité élémentaire.

Voilà donc de quelle façon, éminemment raisonnable, la morale traditionnelle résout le problème du bonheur et de son rapport à la vertu. On a pu se convaincre par tout ce qui précède qu'il en va tout différemment chez Kant : les principes de son système moral ne laissent pas la plus petite place à l!£udémonîsme, même le plus rationnel (131), et c'est pourquoi sa théorie des postulats ne résiste pas à l'examen.

* *

Cette prétention de se placer exclusivement au point de vue de la piii'e forme nous apparaît donc dès à présent comme le péché originel, si Ton peut dire, de la morale kantienne, comme une source d'inconséquences et d'inco- hérences qui déconcertent. Nous aurons à la critiquer en elle-même dans un des pai'agraphcs qui suivent; pour le moment nous ne la considérons, encore et toujours, que dans son rapport avec la théorie des postulats, objet du présent paragraphe. Voici, à cet égard, un nouvel et re- marquable exemple de ce flottement continuel qui en ré- sulte dans toute la doctrine et qui la fait osciller sans répit du formalisme au réalisme et vice-versa : cet exemple nous est fourni par la comparaison de deux groupes de texte, les uns empruntés aux Fondements de la Métaphy- sique des mœurs, les autres à la Critique de la raison pure et à la Critique de la raison pratique.

même; car « la source du peu d'application aux vrais biens venant en bonne partie, comme le remarque Leibniz {N. E., II, 21, Erdm., 255), de ce que dans les matières et dans les occasions les sejis n'agissent point la plupart de nos pensées sont sourdes, p. a. d-, c. à. d. vides de 'perception et de sentiment », en sorte que par elles-mêmes « elles n'ont point de force sur notre esprit », il faut que la volonté supplée alors à cette insuffisance, et par un effort d'autant plus énergique qfu'elles sont moins « capables de nous toucber ».

131. Cf. Critique de la raison pratique, p. 159 : « Y placer (dans^ la perspective d'une vie heureuse) la puissance proprement motrice, même au moindre degré, quand il s'agit du devoir,- •• équivaudrait à vouloir corrompre à sa source l'intention morale ».

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 69

L'obligation, lisons-nous d'abord dans les Fondements, suppose un certain intérêt produit par la raison et qui la rend pratique, c'est-à-dire capable de déterminer (immé- diatement, par elle-même) la volonté : comment expliquer l'intérêt que l'homme peut prendre à des lois morales? Car enfin, « c'est un fait qu'il y prend intérêt, et la disposi- tion qu'il éprouve à le prendre est ce que nous appelons le sentiment moral, qui a été donné à tort par quelques philosophes pour la norme de notre jugement moral; car ce sentiment doit être considéré bien au contraire comme un effet subjectif que la loi produit sur la volonté; effet dont la raison seule fom-nit le fondement objectif (132). » Et non seulement cela est en fait, mais en droit il est in- concevable que cela ne soit pas : « Pour que nous puis- sions vouloir ce que la raison seule prescrit à un être rai- sonnable affecté par une sensibilité, il faut bien que la raison ait le pouvoir de nous inspirer un sentiment de plaisir ou de satisfaction quand nous accomplissons notre devoir, il faut par conséquent qu'elle ait une causalité grâce à laquelle elle puisse déterminer la sensibilité d'une manière conforme à ses principes (133). » Mais comment cela, qui est et qui doit être, peut-il être, « comment une pensée pure (134), qui ne contient en elle-même rien de sensible, peut-elle déterminer une sensation de plaisir ou de peine », c'est ce qu' « il est absolument impossible de comprendre, c'est-à-dire d'expliquer a priori, car il y a une espèce de causalité dont nous ne pouvons rien déterminer a priori, non plus que de toute autre causalité, et au sujet de laquelle nous ne pouvons que consulter l'expérience. Mais, comme celle-ci ne peut nous donner aucun rapport de cause à effet qui ne relie deux objets de l'expérience et qu'ici c'est la raison pure qui doit être, au moyen de pures idées (qui ne peuvent fournir aucun objet pour l'expérience), la cause d'un effet qui

132. Fondements de la viétaphysique des mœurs, p. 116.

133. Ibid., p. 117.

134. Celle de la loi conçue dans sa pure forme législative univer-

selle.

70 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

se manifeste dans l'expérience, il en résulte qu'il nous est absolument impossible à nous autres hommes d'expli- quer comment et pourquoi V universalité de la maxime considérée comme loi et par suite la moralité peuvent nous intéresser (135). » C'est ici la limite infranchissable de toute philosophie pratique, ou de tout effort à expli- quer la moralité même, et, comme dit ailleurs Kant, « toute notre pénétration nous abandonne, lorsque nous arrivons (ainsi) aux forces ou aux possibilités premiè- res (136). » Donc, pas de réponse possible à cette ques- tion; mais que nous puissions comprendre ou non comment cela est, peu importe après tout, si nous savons que cela est et doit être. Or, nous le savons, or, et en tout état de cause, « une chose reste bien certaine, c'est que la mora- lité ne doit pas la valeur qu'elle a pour nous à ce qu'elle nous intéresse (car ce serait une hétéronomie qui met- trait la raison pratique sous la dépendance de la sensibi-

135. Fondements, etc., p. 117. Cf. p. 119: «Pour ce qui est maintenant d'expliquer comment la raison pure, sans autres mobiles, quelle qu'en puisse être l'origine, peut être pratique par elle-même, c'est-à-dire comment le seul principe de la valeur universelle de toutes ses maximes considérées comme lois (et telle serait bien la forme d'une raison pure pratique), sans aucune matière (objet) de la volonté à laquelle on puisse par avance prendre quelque intérêt, peut fournir, par lui-même, un mobile d'action, et éveiller un intérêt que l'on puisse vTaiment appeler moral, ou, en d'autres termes, comment la raison pure peut être pratique, c'est une chose que la raison humame est à jamais incapable de faire, et toute la peine, tous les efforts qu'elle pourrait consacrer à la recherche de cette explication seraient perdus ».

136. Critique de la raison pratique, p. 78. « Si donc, ajoute Kant dans la Remarque finale des Fondements (p. 122), nous n'avons pas réussi, dans notre déduction du principe suprême de la moralité, à rendre intelligible l'absolue nécessité d'une loi pratique incondition- nelle (telle que doit être l'impératif catégorique), nous ne méritons pour cela aucun blâme- •• On ne peut en effet trouver mauvais que nous ne voulion.^ pas expliquer ce pnncipe par une condition,... car alors ce ne serait plus une loi morale, c'est-à-dire une loi suprême de la liberté. Il est vrai que de cette manière nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l'impératit moral, mais nous comprenons au moins qu'il ne peut être compris, et c'est tout ce que l'on est en droit d'exiger d'une philosophie qui cherche à s'avancer jusqu'aux dernières limites de la raison humaine ». Bref, c'est perdre sa peine et s'abuser soi-même que de demander la condition de l'incon- ditionné ou la raison de l'absolu : demander la raison de l'absolu comme si elle pouvait être en dehors de l'absolu, c'est nier l'absolu. A merveille, mais s'il en est ainsi de l'absolu pratique, pourquoi en serait-il autre- ment de l'absolu théorique? et que reste-t-il des difficultés soulevées contre lui de ce chef dans la Critique de la raison pure, v. g. t. 11, p. 312 sq. ?

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LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE 71

lité, etc.), mais qu'elle nous intéresse paixe qu'elle a de la valeur pour nous en tant qu'hommes ou en tant qu'êtres raisonnables (137) » ; une chose reste acquise, c'est que ce sentiment, par lequel a besoin d'être stimulée la volonté d'un être sensible en même temps que raisonnable, a sa source dans la loi elle-même, qui s'avère de la sorte comme étant bien pratique par elle-même, par sa pure forme uni- verselle, etc.

Passons maintenant à la Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, chapitre II, section 2: « La moralité en elle-même constitue un système; mais il n'en est pas de même du bonheur, à moins qu'il ne soit dis- tribué proportionnellement à la vertu. Cette distribution n'est possible que dans un monde intelligible sous lun créateur et un régulateur sage. Nous sommes forcés par la raison d'admettre ce créateur, ainsi que la vie dans un monde que nous devons considérer comme à venir, à moins de regarder les lois morales comme de vaines chi- mères (leere Hirngcspinnste), parce que leur conséquence nécessaire, que la raison elle-même y rattache, s'évanoui- rait forcément sans cette supposition. C'est ce qui fait aussi que chacun regarde les lois morales comme 'des préceptes; ce qu'elles ne pourraient être cependant, si elles n'avaient a priori des conséquences d'accord avec leurs règles et si elles ne renfermaient par conséquent pas des promesses et des menaces... Il est nécessaire que toute notre vie soit subordonnée à des maximes morales; mais il est impossible en même temps qu'il en soit ainsi, à moins que la raison ne rattache à la loi morale, qui est une simple idée, une cause efficiente qui détermine, en conséquence de notre conduite par rapport à cette loi, notre fin dernière en ce monde ou en l'autre. Par consé- quent sans un Dieu et un monde qui ne nous est pas connu maintenant, mais que nous espérons, les idées pompeu- ses de vertu sont à la vérité dignes d'approbation et d'admiration, mais elles ne sont pas des motifs d'intention et d'exécution, puisqu'elles n'atteignent pas tout le buC

137. Fondements, etc. p. 117.

72 LES TRINCIPES GENERAUX DE I.A MORALE KANTIENNE

qui est naturel à tout être raisonnable et qui est déterminé a priori et nécessairement pai' cette même raison pu- re (138). » Même langage, en somme, dans la Critique de la raison pratique; nous avons déjà rencontré r,e texte à propos de l'antinomie de la raison pratique et du con- cept de souverain bien : « Comme la réalisation du sou- verain bien, qui contient dans son concept la connexion entre la vertu et le bonheur, est un objet nécessaire a priori de notre volonté et qu'il est inséparablement lié à la loi morale, l'impossibilité de cette réalisation doit aussi prou- ver la fausseté de la loi. Donc, si le souverain bien est impossible d'après des règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne de travailler au souverain bien, doit être fantastique et dirigée vers un but vain et imaginaire, par conséquent être fausse en soi (139). » Or, ce qui nous per- met de croire que le souverain bien (= harmonie finale de la vertu et du bonheur) ou, plus précisément, sa réali- sation est possible, ce sont les deux postulats de l'immor- talité de l'âme et de l'existence de Dieu : ce sont donc aussi ces deux postulats qui préservent la loi morale d'être fausse en soi, vaine et imaginaire, bref, qui en font une loi pour tout de bon, capable d'avoir prise sur nos vo- lontés.

Tels sont les deux groupes de textes en cause. On con- viendra qu'il n'est pas très facile de les mettre d'accord. Et de fait, il nous est dit, d'une part (Fondements, etc.), que la raison pure est « pratique par elle-même », en d'autres termes qu'elle fournit par elle-même un mobile et produit un intérêt purement moral par la simple uni-

138. Critique de la raison pure, t. Il, p. 511 et 512. Cf. p. 514 et 527.

139. Critique de la raison pratique, p. 208. On pourrait objecter que la Critique de la raison pure (1781) précède de sept ans celle de la raisan pratique (1788) et que, dans l'intervaUe, les idées de Kant ont pu évoluer : la présente citation de la Raison pratique elle- même coupe court à cette instance. Au reste, la seconde édition de la Saison pure, dans laquelle Kant ne s'est pourtant pas fait faute d'introduire des remaniements assez profonds, est de 1787, or, elle ne contient aucune modification portant sur les textes préciîé.s. Il y a plus encore, nous savons par mie lettre à Scliûtz (Bricfwcchsel, I, 467, cité par Delbos, La philosophie pratique de Kant, p. 418, note 2) que la Baison pratique était prête pour l'impression dès la fin de juin 1787 même.

LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE 78

versalité de ses maximes comme lois; qu'elle édicté un commandement ou impératif valable par lui-même et par lui seul, sans le secours d'aucun mobile étranger, sans aucune matière du vouloir, à laquelle on puisse prendre au préalable quelque intérêt, abstraction faite de toute sanction, de toute suite, de tout but, et en parliculier du bonheur, pour fatalement ou naturellement désiré qu'il puisse être en fait par tous (impératif catégorique : « fais ce que dois, advienne que pourra »); que c'est le prin- cipe premier de toute moralité, dont il n'y a pas à recher- cher le pourquoi; l'inconditionné pratique, dont il faut comme prendre son parti, et auquel on ne saurait d'ail- leurs, si l'on s'entend soi-même, réclamer de condition, etc. Mais, d'autre part, si le bonheur assuré par Dieu dans une vie future faisait défaut à la moralité, les pres- criptions de la conscience se réduiraient à de vaines chi- mères, il n'y aurait plus lieu de les regarder comme des préceptes, elles ne seraient plus des mobiles d'intention, elles perdraient leur force obligatoire pour nous, etc. (140). Ce qui revient à dire que la loi morale n'est pas pratique par elle-même (141); qu'elle ne saurait devenir un impé- ratif ou commandement, « avoir » vraiment « force de loi », qu'à la condition de nous promettre (142) une suite, à savoir précisément le bonheur; qu'il y a ainsi une con- dition à cet inconditionné; qu'il n'y a pas d'obligation s'il n'y a pas de sanction; qu'il faut dire non plus : « Fais ce que dois, advienne que pourra », mais bien : « Fais ce qu'il faut gue tu fasses pour qu'advienne ce que tu désires » (impératif hypothétique, hétcronomie, etc.).

140. Cf. Critique de la raison pure, t. II, p. 514 : « La seule causo capable de donner un effet (le bonheur) d'acoord avec celte loi, d par conséquent d'y attacher une force obligatoire pour nous, doit être une volonté unique et suprême, toute-puissante, omnisciente, omni- présente, etc. »

141. Il échappe d'ailleurs à Kant de le dire presque en propres termes Critique de la raison pure, t. II, p. 527 : « Toutes mes lumiè- ne me laissenc apercevoir qu'une seule oonditiom possible sous laquelle cette fin (que m'assigne la loi morale) possède une valeur pratique, savoir qu'il y ait un Dieu et une vie future ».

142. Cf. texte cité supra (Méthodol. transcend., etc., p. 511) : « Les lois morales ne pourraient être des préceptes, si elles ne renfermaient pas des promesses et des menaces ».

74 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

Il faudrait pourtant s'entendre, ou plutôt choisir. Ou bien le devoir se suffit absolument à lui-même, et alors il n'a plus besoin pour nous lier de ces hypothèses (vie future et existence de Dieu) qui s'appellent postulats; ou bien il en a besoin pour nous lier en conscience, et alors il ne se suffit plus absolument à lui-même. Plus on va, et plus on se convainc que postulats et formalisme (ou autonomie) sont inconciliables. C'est à peine si l'on ose insister sur une conclusion aussi évidente.

Et la difficulté est d'autant plus terrible pour Kant, que la certitude de l'existence de Dieu et de la vie future est, dans son système, tout entière subordonnée à la cer- titude du devoir (143) : on se demande avec la plus vive curiosité comment le devoir peut être autre chose qu'une .jx,,^^^^ « vaine chimère », comment nous pouvons être assurés -^f.yKXh'<i ■qu'il n'est pas « fantastique et faux en soi », en un mot, •*«-.'!;': irv. comment il peut rester objectivement certain, s'il n'a de force ou de réalité que par l'une et par l'autre, la vie -(Aod ' future et l'existence de Dieu. Nouveau problème que nous propose le Sphynx de la raison pratique : montrer com- ment une chose b n'est certaine que par une autre chose :^ a, qui n'est elle-même certaine que par la chose b. Ou,

pour mieux dire, nouvelle gageure, et gageure désespérée; ou, pour mieux dire encore : nouveau cercle, et cercle sans issue.

Cai' il ne s'agirait pas de se rejeter ici sur la (prétendue) « neutralité » de la raison- spéculative à l'endroit de ces vérités capitales, de répondre que l'on ne peut prouver théoriquement ni que Dieu et la vie future sont ni qu'ils ne sont point, que l'on peut seulement y croire, qu'il faut même y croire, etc. (144). Oui, transeat, mais si la loi morale est certaine; or, vous venez de nous dire qu'elle ne le serait plus, abstraction faite de la vie fu- ture et de l'existence de Dieu! Décidément, on n'en sort pas. Kant a oublié la « gyra- tique de la raison pure ».

143. Cf. supra, p. 46 sq.

144.ij Cf. H. Dehove, Essai critique sur le Béalisme thomiste, etc., p. 191 sq.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 76

§. II Critique de rautonomisme

Celte faiblesse de la théorie des postulats n'a rien qui nous doive tellement étonner. En un sens, et comme on l'a remarqué précédemment, elle ne pouvait guère être dans le système qu'une partie sacrifiée. Ce qui importe par- dessus tout, aux yeux de Kant, c'est de sauvegarder l'autonomie de notre raison et de notre volonté : Hegel y a bien vu, qui considère comme le principal résultat de la philosophie kantienne et qui lui fait avant toute chose un mérite d'avoir éveillé la conscience de cette intériorité ab- solue, à rencontre de toute autorité et de tout extrinsé- cisme (145). Cela va même au point que lorsque nous ad-

145. Cf. Logique, lie p., § LX, rem. (trad. Véra, t. I, p. 338 : « Le résultat principal de la philosophie de Kant, c'est d'avoir éveillé la conscience de cette énergie interne absolue (absohitc Innerlich- keit) ; et bien qu'à cause de la façon abstraite dont ce principe a. été saisi on n'en puisse tirer aucun développement, aucune détermi- nation, ni connaissances, ni lois morales, il a cependant cette im- portance, qu'il ferme V accès à toute autorité et à tout élément ex- térieur. Depuis Kant, l'indépendance absolue de la raison doit être considérée comme le principe essentiel de la philosophie et comme une des croyances de notre temps ». L'hégélien K. Rosenkranz écrit dans le même sens : « Je veux! tel est le centre de l'ordre de bataille kantien, qui sans cesse tient bon, alors même que les ailes fléchissent... L'idée maîtresse du kantisme ainsi que la grande vérité qu'il contient réside dans le concept de la liberté comme d'un pouvoir qui non seu- lement se détermine lui-même mais qui se donne à lui-même ses lois, qui engendre de lui-même, au lieu de la recevoir d'ailletirs, la nécessité à laquelle il obéit. Par ce concept Kant rétablit l'unité concrète du contenu et de la forme, l'identité de l'être et de la pensée, qu'il avait profondément séparés dans sa critique rationnelle. C'est la 'preuve ontologique appliquée non plus à Dieu, mais à l'homme., Je suis libre. La nature ne peut rien sur moi. Dans cette conscience de ma liberté, j'échappe à. sa contrainte. Jg^ me détermine par_rnoi- même, je ne suis pas déterminé par elle... Je suis libre. Aucun homme ne peut rien sur moi. Ce qu'un autre me conseille ou m'ordomne, il m'appartient de -.décider si je m'y rendrai ou non. Il n'y a pas d'autorité qui s'impose à mon vouloir, il ne peut pas y en avoir... Je suis libre. Dieu lui-même ne peut rien sur moi. Si j'obéis à une loi, ce n'est point parce qu'elle m'est intimée conune xm commande- L ment divin. Il faut que je sache si je puis me la donner à moi- même, si je reste d'accord avec moi-même en m'y conformant... L'enthousiasme avec lequel Kant fit valoir ce concept de la liberté rencontra aussitôt la plus vive et la plus liniverselle sympathie. Son époque s'y reconnut en ce qu'elle avait de plus intime et de plus profond. » (GeschicJite cler Itantischen PhUosonhie. p. 196 à 199 [t. XII de l'édition Rosenkranz-Schubert des S. W. de Kantl). Dans nn article célèbre, Paulsen a exalté Kant comme « le philosophe du protestantisme »; on dirait tout aussi bien, on dirait même mieux, parce que ceci expliquerait précisément cela : « le philosophe du

7G LES PRIXCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

mettons par exemple, dans l'intérêt de la loi morale, l'existence de Dieu et la vie future, pour nécessaires que soient ces affirmations ou postulats de la raison pratique la différence des simples hypothèses, essentiellement libres, de la raison spéculative), on ne doit pas s'imaginer que nous cédions le moins du monde à une é\àdence ob- jective : en dernière analyse, même à l'endroit de ces vé- rités capitales, nous ne nous prononçons que par « une libre détermination de notre jugement » et en vertu d' « un choix qui nous incombe » (146). Ce ne sont sûrement pas les « démonstrations » de Kant qui gêneront notre liberté à cet égard- Il n'en devient que plus intéressant de recher- cher ce qiie peut bien valoir pour son compte la doctrine de l'autonomie, et si « cette clef de voûte de tout l'édifice » est en elle-même assez solide pour en porter tout le poids.

*

* *

Disons-le tout de suite et sans ambages : à la prendre par un certain côté, il s'en faut que cette conception générale de l'autonomie soit à rejeter d'une manière absolue. Con- sidérée sous son premier aspect (147) et dégagée des exa- gérations qui la faussent dans le formalisme kantien, elle peut, pour parler la langue de Leibniz, « souffrir un bon sens ». Il faut que je consente à la loi morale, que j'y consente même corde magno et animo vole nti, et 'que je me l'impose à moi-même et que je la fasse mienne, pour ainsi dire^ par ce libre consentement; une simple confor- mité extérieure et toute machinale, résultant de la con- trainte physique, ne suffit pas pour qualifier moralement l'action; même, et si l'on peut ainsi parler, un simple ac- quiescement tout extérieur aussi, en ce sens que la vo- lonté n'y a réellement aucune part et qu'il est tout entier l'œuvre exclusive de la pure sensibilité, resterait encore au-

libéralisme ». Voir, sur toute cette question, les remarqiiables pages d'O. Willmann dans sa Geschichte des Idealismus (section XV : Die SubjcctiviriDig des Idcalen durch Kants Autonomismus, p. 373 à 528 du t. III).

146. Cf. supra, p. 54.

147. Cf. supra, p. 17.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 77

dessous de la moralité proprement dite; il faut, en un mot, qu'il y ait obéissance volontaire^ motivée en quel- que façon po- Vidée de Tordre auquel la loi nous assu- jettit; et plus pleinement cette idée se réalisera dans la conscience, plus elle y prédominera sur les autres motifs ou mobiles, plus efficacement elle déterminera l'action, plus aussi s'élèvera la valeur ou la qualité morale de cel- le-ci, — rien donc de moins contestable, réserve faite de toute outrance, que l'autonomie ainsi entendue. Sans doute vaudrait-il mieux, à ce compte, renoncer au mot lui-même, qui n'est guère propre qu'à introduire la confusion dans les idées nous en parlerons un peu plus loin : mais enfin, pris en ce sens, il peut passer, à la rigueur. Et il n'y a là, en somme, que l'application des principes les plus élémentaires de la psychologie de la volonté ou qu'une variation très légitime du thème bien connu : uiolenlum répugnât voluntati.

Laissons même de côté les exagérations, au moins pour le moment, et admettons provisoirement le formalisme : reste à savoir, pourtant, de cette loi morale qui est l'au- teur en définitive. Il faut que je la fasse mienne par mon libre consentement, etc. : est-ce à dire qu'elle soit mon œuvre sur toute la ligne et que j'en sois à proprement parler le principe? Bref, la question demeure tout en- tière de savoir si c'est autonomie d'acceptation, comme on a dit, ou autonomie de législation. Il' semble même dès l'abord que ce soit à la première hypothèse qu'on doive se ranger. La loi d'un être n'étant que sa relation essentielle à sa fin, ne s'ensuit-il pas que nous ne pouvons pas plus nous être imposé à proprement parler notre loi à nous- mêmes qu.e nous ne nous sommes assigné notre fin ni donné notre nature, mais que nous ne pouvons, au contraire, re- cevoir cette loi que de Celui dont nous tenons l'une et l'au- tre, notre nature et notre fin (148)? Seulement, pareille in-

148. Cf. S. Augustin, De Givitate Dei, XI, 25 (P. L., t. XLI, col. 339) : « Si natura nostra esset a nobis, profecto et nostram genuissemus sapientiam nec eam doctrina, id est aliunde discendo, percipere curaremus; et noster amor a nobis profectiis et ad nos relatus ad béate vivendum snfficeret nec bono alio qxio frueremur

78 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

terprétation, à peine est-il besoin d'y insister, implique une théorie métaphysique du bien, antérieur en lui-même à la loi, et c'est à quoi Kant ne saurait consentir : son forma- lisme aussi bien que les conclusions générales de sa Cri- tique de la raison pure pour autant que l'un ne dérive d'ailleurs pas de l'autre le lui interdisent rigoureuse- mentf Si la loi morale était subordonnée à un bien anté- rieur et transcendant, c'en serait fait du caractère abso- lument a priori de l'impératif moral, qui de catégorique redeviendrait hypothétique, etc. (149). Il n'y a plus qu'une ressom'ce : c'est de considérer la volonté de l'agent moral, non plus seulement comme se conformant à la loi par un consentement vraiment Ubre et vraiment intérieur, mais comme s'imposant tout de bon la loi à elle-même, après l'avoir posée par elle-même. Et comme cet acte de suprême liberté ne peut avoir lieu dans le monde sensible, tout obéit à l'inflexible déterminisme de la nature, il faut qu'il s'exerce dans le monde intelligible : il n'est pas notre fait en tant que phénomène, mais seulement en tant que noumène, il émane de Vhomo noumenon, et non pas de Vhomo phenomenon. Autonomie dévoilée enfin sous son se- cond et véritable aspect, dans son sens profond et défini- tif (150). Quel jugement faut-il donc en porter?

Une remarque préliminaire. En toute rigueur, il ne s'agit pas ici pas encore de nous demander si Kant a le droit d'introduire de la sorte le noumène, sous la forme ou à titre de liberté intelligible, sans donner un dé- menti à ses propres principes : il nous faudrait pour cela critiquer la thèse fondamentale de sa doctrine des mœurs, ce qu'on appelle son « moralisme »,( c'est-à-dii'e sa pré- tention de fonder cette doctrine tout entière sur l'idée de la loi morale, considérée comme immédiatement et abso- lument certaine par elle-même; or c'est une question qui ne viendra que plus loin, et le lecteur verra comment elle

ullo indigeret. Nunc vero qxiia natura ut esset Deum habet auc- torem, procul dubio ut vera sapiamus ipsum debemus habere doc- torem, ipsum etiam, ut beati simus, suavitatis iatimae largitorem ».

149. Cf. supra, p. 11 sq., et p. 44.

150. Cf. supra, p. 27 sq.

LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE 79

viendra. Poui' le moment, faisant abstraction de cette question même, accordant, si l'on veut, par manière de transeat^ que la loi morale se suffise pour tout de bon et ab- solument à elle-même ainsi qu'à tout le reste, notre but unique est de savoir si Fautonomie conçue de cette se- conde manière se tient \Taiment elle-même, si c'est une doctrine cohérente, et qui réponde réellement aux exi- gences de la science morale.

/' En premier lieu, si nous faisons la loi, comment expli- \^quer que nous la trouvions toute faite en nous? Cette ques- tion nous ramène à celle qui est agitée à la fin des Fonde- ments de la métaphysique des mœurs. On a déjà vu comment Kant y assimile l'inconditionné pratique à l'inconditionné théorique : de même que « l'usage spéculatif de la rai- son, en ce qui concerne la nature, nous conduit à l'idée de la nécessité absolue d'une cause suprême du monde », ainsi « son usage pratique, par rapport à la liberté, nous conduit aussi à une nécessité absolue, mais seulement à celle des lois des actions d'un être raisonnable considéré comme tel. » Et Kant ajoutait qu'arrivé à ce terme der- nier de toute analyse, il faut savoir s'arrêter; exiger quel- que chose par delà, c'est ne plus s'entendre soi-même (151); « c'est une réponse, remarque-t-il ailleurs, qui dépasse notre raison, ainsi que le droit de poser certaines ques- tions, comme quand on demande d'où vient que l'objet transcendental donné à notre intuition sensible extérieure ne donne précisément d'intuition que dans Vespace (152). » Une fois de plus, on ne peut se retenir d'observer com- bien cette assimilation de l'absolu pratique à l'absolu théo- rique est inquiétante. L'absolu théorique n'est qu'une forme de la pensée, destituée de toute valeur objective, d'autant plus destituée de toute valeur objective, même, que désor- mais aucune intuition empirique ne lui peut apporter de contenu et qu'avec elle nous faisons décidément un

151. Cf. supra, p. 69 sq.

152. Critique de la raison pure, t. II, p. 256-7.

80 J.ES PPaXCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

saut, saut périlleux, s'il en est, salto mortale, hors des phénomènes (153) : on a bien peur qu'il n'en aille pas au- trement de l'absolu pratique et que, comme le précédent, il ne se réduise, lui aussi, à un pénible effort de notre raison s'agitant dans le vide. Mais surtout, la compa- raison avec l'espace est hors de propos. L'espace est la forme de l'intuition externe, tout d'abord, que je subis, telle qu'elle m'est donnée, et qu'il faut bien que je subisse de cette manière; quant à la forme elle-même, fournie du dedans, elle fait partie de ma constitution mentale, je la subis aussi en ce sens, c'est-à-dire que ma volonté n'y est pour rien : en ce sens, c'est hétéronomie sur toute la ligne.f Mais quand il s'agit de détermination qu'on se donne à soi-même par un acte de souveraine liberté, quand il s'agit d'autonomie, n'est-ce pas tout différent? Comment ! Je pose la loi et me l'impose ensuite par un acte de liberté absolue qui est en même temps un acte de raison absolue, et cette loi je la subis comme une nécessité dont je ne puis pénétrer la raison! Dites que la question est indiscrète ou plutôt embarrassante pour vous, soit; on ne s'en aperçoit que trop; mais ne dites pas qu'elle est déraisonnable et dépasse les bornes d'une curiosité légi- time. Ce qui est déraisonnable, c'est bien plutôt votre prétention de nous l'interdire; ce qui dépasse les bornes, c'est l'inconséquence d'une critique qui, après avoir jeté la suspicion sur toutes nos idées, même du meilleur aloi, en revient tout à coup et tout d'un coup au dogmatisme le plus arbitraire et le moins raisonné.

*

On répondra que si la raison de la loi nous échappe, c'est parce que l'acte de souveraine liberté qui la pose appar- tient au monde intelligible ou nouménal, lequel est en dehors de nos prises, lequel est aussi pour nous le monde du transcendant, à la lettre, ou de l'inconnaissable. Mais alors pourquoi en parler comme si on le connaissait? Pourquoi parler dans l'espèce de liberté plutôt que d'au-

153. Cf. supra, p. 49, n. 100.

LES PRINCIPES GENERAUX DE LA MORALE KANTIENNE 81

tre chose? Qu'en sait-on, si c'est liberté? Pourquoi pas tout aussi bien nécessité? Au vrai, ce n'est ni l'un ni l'autre, ou du moins nous ne pouvons pas dire que ce soit l'un de préférence à l'autre, puisque encore un coup nous ne pouvons pas savoir ce que c'est. « La nuit, tous les chats sont gris », dit le proverbe : dans la nuit de l'in- connaissable, toutes les notions deviennent indiscernables. Liberté nouménale, nécessité nouménale, législation nou- ménale, etc., tout autant de mots vides de sens) autant parler d'x ou, comme eût dit Malebranche, de blidri nou- ménal. C'est le cas de rappeler le mot de Schopenhauer : « impératif catégorique, fitziputzli ».

*

On insistera derechef : « mais il faut bien que ce soit liberté, autrement c'en serait fait de toute morale; volonté qui se détermine moralement et volonté libre, loi pra- tique inconditionnée et autonomie, sont des concepts de tous points convertibles ou, pour mieux dire, il n'y a là, dans le fond, qu'un seul concept, envisagé sous des aspects différents. » Bref, on nous renvoie à l'analyse qui remplit la première partie de l'Analytique de la raison pratique et qui s'efforce à étabhr cette série d'identités (154). Or il faut convenir que cette analyse ne va pas sans soulever de graves difficultés.

Son moindre défaut, en premier lieu, est d'être! toute formelle, plus formelle même que Kant ne semble l'ima- giner. Série de concepts convertibles et identiques, di- sions-nous il y a un instant : trop identiques même, pour bien faire. Volonté moralement déterminée, c'est-à-dire déterminée par l'idée de la pure forme de la loi, et vo- lonté libre, c'est tout un, soit; mais cette liberté-là est la « liberté de perfection », comme on l'appelle dans les cours, c'est l'état d'une volonté qui s'affranchit de la servitude inférieure des passions pour n'obéir qu'au motif de l'honnête et ne faire en réalité que ce qu'elle doit : en ce sens, c'est trop clair, liberté et moralité coïncident

154. Cf. supra, p. 19.

Les principes gt'nérâux de la Morale kantienne. 6

82 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L.\ MORALE KANTIENNE

sur toute la ligne. Seulement, cette liberté de perfection peut bien être l'idéal d'une volonté raisonnable et, en ce sens également, la fin que la loi nous propose ou plutôt nous impose : ce n'est pas celle dont il faut que nous soyons doués pour que cette loi ait vraiment prise sur nous, ou pour que l'obligation qu'elle nous fait de tendre vers cette fin ne soit pas pour nous lettre close; ce n'est pas, d'un mot, la « liberté de choix », la seule pourtant dont il soit question dans le fameux « Tu dois, donc tu peux ». Pre- mière équivoque s'embarrasse la tliéorie kantienne.

Ce n'est pas la seule. La liberté dont Kant nous grati- fie — que ce soit même, si l'on veut, liberté de choix ou liberté de perfection est d'autre part une liberté in- telligible ou nouménale. Or, à ce titre encore, il est permis de douter qu'elle suffise à fonder la morale; et de ce nouveau chef, le <; Tu ^ois, donc tu peux » risque de per- dre toute signification.^ De fait, qui est-ce qui doit, chez Kant? L'homme-phénomène. Et qui est-ce qui peut? L'homme-noumène) Voilà le premier bien avancé. La hberté nouménale arrive trop tard, ou plutôt, ici, trop tôt mais il vaut la peine de donner à cette considératiom un développement plus étendu.

Le devoir présente ce caractère tout à fait remarquable d'être comme la synthèse, synthèse absolument originale et hors pair, de la liberté et de la nécessité; c'est la né- cessité de faire ce que je suis libre de ne pas faire; c'est, pour ainsi parler, la seule espèce de nécessité que com- porte la liberté même (155). Qu'est-ce à dire, sinon que les detix éléments sont ici inséparables et doivent être donnés en même temps? Pour que je sois certain, apo-

155. Tout le monde aujourd'hui connaît la belle image par la- quelle Mgr d'Hulst a illustré cette idée : « On pourrait comparer la nécessité physique à une barrière rigide, de fer ou de bois : tant qu'elle subsiste, vous ne pouvez la forcer; si vous passez outre, c'est qu'elle est abattue ou brisée. Le de%X)ir, l'obhgation morale, c'est une barrière aussi, mais une barrière éthérée; vous pouvez la traverser comme ou traverse un rayon de soleil. Sa ligne éclatante vous trace nettement la limite qu'il ne faut pas franchir; si vous la violez, elle vous laisse passer, mais derrière vous elle se referme et continue de marquer entre le bien et le mal une frontière de lu- mière (Conférences de N.-D., 1891, 4e conférence : La morale et ïohligation, p. 146-7. »

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 83

dictiqiiement certain, que c'est à moi que le commaiide- menl s'adresse, il faut que je sois également certain de pouvoir obéir, tout au moins faut-il que je ne sois pas certain d'être dans l'impossibilité d'obéir. Je ne prends pour moi le devoir qu'à la condition de me reconnaître le pouvoir. Si je ne puis me croire libre que parce que je suis obligé, je ne puis non plus me croire obligé qu'en tant que je suis libre et que je me sais tel. Si je ne peux pas, je ne dois pas davantage; si je sais que je ne peux pas, vous n'arriverez pas à me faire entrer dans la tête que je dois. Or, chez Kant, l'iiomme-phénomène, le seul, encore un coup, que l'obligation concerne, puisque seul il est sensible, est soumis en toutes ses actions à un déterminisme inflexible; il n'y a de liberté concevable que dans le monde nouménal, il n'y a, il ne peut y avoir de libre que V homo-iioumenon. Mais que l'homme- noumène soit libre, lui, peu importe : toujours est-il que le mot devoir n'a plus pom' lui aucun sens. 'L'homme-nou- mène est l'homme parfait, incapable de subir la con- trainte morale de l'obligation parce qu'il est dépourvu de sensibilité et qu'il n'y a pas d'obligation oii il n'y a pas de sensibilité (156). Bref, rhomme-phénomène, qui

156. Cf. V. g." Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 109 : « Le devoir est la volonté propre nécessaire d'un membre du monde intelligible, mais il ne lui apparaît comme devoir qu'en tant qu'il se considère oomme étfint en même temps membre du monde sen- sible »; p. 105 : « Lorsque nous nous regardons comme obligés par le devoir, nous nous considérons comme appartenant au monde sensible »; p. 107 : « Le devoir suppose une volonté affectée par des désirs sensibles »; p. 106 : « Si j'étais membre seulement du monde intelligible, toutes mes aclioas seraient parfaitement con- formes au principe de l'autonomie de la pure volonté »; p. 84 : « La moralité est le rapport des actions à l'autonomie de la vof- lonté, c'est-à-dire à la législation universelle que les maximes de cette volonté doivent rendre possible... La volonté dont les maximes s'ac- cordent nécessairement avec les lois de l'autonomie (ooimme est une volonté pure ou intelligible) est une volonté sainte, c'est-à-dire ab- solument bonne. La dépendance d'une volonté qui n'est pas absoi- lument bonne à l'égard du principe de l'autonomie (la nécessité mo- rale) est Y obligation. L'obligation ne peut donc s'appliquer à \m être saint (par conséquent à une volonté pure oU intelligible). La né- cessité objective d'un acte, fondée sur l'obligation, est le devoir » (même conséquence); p. 15 : « Le concept du devoir contient en lui-même celui d'une bonne volonté, mais avec l'idée de cer- taines limites et de certains obstacles subjectifs » (la sensibilité). Critique du jugement, §. 75 : « C'est la constitution subjective de notre pouvoir pratique (i. e. son union avec Une sensibilité) qui

84 LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

doit, ne peut pas; et celui qui peut, l'iiomme-noumène, ne doit pas. On voit la conséquence : le tu dois renvoj^é comme une balle de l'un à l'autre ou, si Ton préfère, comme suspendu entre ciel et terre, sans pouvoir se fixer nulle part, sans trouver nulle pai't se prendi'e et qui atteindre ou plutôt encore, s'abîmant dans le vide et le néant de toute moralité.

En résumé, nous ne sommes libres, selon T auteur des deux Critiques, que dans le monde nouménal, il n'y a rien à faire pour la liberté; et dans ce monde phénoménal il y aurait pour elle tant à faire, nous ne sommes pas libres. Voilà ce qu'on appelle « admettre la liberté en vue de rendre la moralité possible » traduisez : en vue de la rendre possible où, existant déjà, existant même né- cessairement, elle n'a pas besoin de le devenir, alors que même elle aurait précisément besoin de le devenir, ce fondement de sa possibilité lui fait juste dé- faut (157). La théorie de Kant se trouve ainsi réduite à cette alternative : enfoncer une porte ouverte, ou se casser le nez devant une porte fermée à triple tour et dont elle a elle-même faussé la serrure.

* * *

On dira enfin que c'est nous qui entendons mal, c'est- à-dire trop à la lettre, la distinction entre phénomène et noumène (entre homme-phénomène et homme-noumène), et que, dans l'espèce, elle revient tout uniment à la distinction pntre partie inférieure et partie supérieu- re de notre nature) ou entre sensibilité même et rai- son : comme être sensible, je suis sans doute soumis

fait que les lois morales nous sont nécessairement représentées comme des commandements (et les actions conformes comme des devoirs) ; c'est pour cela que la raison exprime la nécessité de ces lois et de ces actions, non point par être, mais par devoir-être. Si l'on consi- dérait la raison sans la sensibilité comme condition subjective de son application à des objets de la nature, par conséquent comme cause dans un monde intelligible qui serait d'un bout à l'autre d'ac- cord avec la loi morale, il n'y aurait plus de distinction entre devoir et faire ». En un mot, il n'y aurait plus de devoir au pied de la lettre. (Edit. Rosenkranz-Schubert, t. IV, p. 294).

157. Cf. A. Fouillée, Critique des systèmes de morale contem- poraine, p. 168.

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à la loi, mais d'un autre côté, comme être raisonnable, comme personne pure ou membre ou citoyen du monde intelligible, je suis auteur de la loi, je suis législateur (158). Et encore cette dernière formule ne doit-elle pas être détournée elle-même de son vrai sens; prise en effet comme elle doit l'être, elle n'a rien de si extraordinaire et signifie, ni plus ni moins, que, participant à la raison, je participe aussi à la législation universelle émanée de la raison même, c'est-à-dire à la législation morale (159). Soit, mais qu'on aille donc, sans hésitation ni tergi- versation d'aucune sorte, jusqu'au bout de la voie ainsi ouverte. De fait, elle pourrait bien mener beaucoup plus loin qu'on ne pensait d'abord. Remarquons-le, il ne s'agit plus pour nous, cette fois, que de participer à la législa- tion morale, universelle, et d'y participer en tant ,que nous participons à l'universelle raison. Qu'est-ce à dire? Ou nous nous trompons fort, ou cette correction dernière a pour but d'écarter la difficulté suivante. Si la loi morale n'émanait effectivement que de notre volonté à chacun, chacun la posant et se l'imposant à soi-même par un acte de liberté absolue, de liberté nouménale ou intemporelle, sans doute, mais enfin de liberté, et de liberté absolue (dont le « caractère empirique » ne serait même que le symbole dans le phénomène et dans le temps (160),

158. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 101 sq.

159. Cf. V. g., P. Janet, Principes de métaphysique et de psycho- logie, t. II, p. 140 sq., praes., p. 144.

160. Cf. Critique de la raison pure, t. II, p. 238 sq. Cette idée du caractère empirique expression phénoménale du « caractère intelligible » (tel qu'il s'affirme dans l'acte de liberté ab&olue en question) soulève au reste une autre difficulté, et une difficulté ter- rible. Nous avons vu tout à l'heure qu'une volonté pure (ou intel- ligible ou nouménale) est nécessairement conforme à la loi, c'est-à- dire sainte ou sans péché. Mais si notre vie phénoménale à chacun est l'expression « réfractée » d'un acte de liberté intelligible, c'est à dire de l'acte d'une volonté pure, précisément, qui la détermine tout entière dans le sens où, de fait, elle se déploie, ne s'ensuit-iL pas que chaque vie phénoménale devrait être pareillement exempte de péché? et comment expliquer que l'une ou l'autre offre si sou- vent le spectacle 'du désaccord avec la loi? On est contraint alors de faire remonter le péché jusqu'à la volonté pure elle-même, d'ima- giner un « péché radical » commis par elle dans le mondo intel- ligible et dont nos désordres de la vie présente ne sont effective- mont que la manifestation nécessaire (cf. La religion dans les li- mites de la raison, l^e p., nos n, III et IV", trad. Trémesay,gues,

86 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

s'il en était ainsi, on ne comprendrait plus la rigoureuse universalité qui précisément la distingue, on ne com- prendrait plus que le devoir restât identiquement le même pour tout agent moral placé dans les mêmes conditions. Et l'on n'y voit guère d'autre explication que celle-ci : c'est que la loi morale soit l'expression d'une Volonté su- prême identique à la suprême Raison, dont notre raison à chacun soit elle-même la « ressemblance participée » (161), dont le dictamen de notre raison pratique, autrement dit de notre conscience à chacun, ne fasse dès lors que promul- guer les décisions souveraines. Notre conscience à chacun sera bien alors la règle prochaine de nos actes, comme par- lent les théologiens, mais elle n'en sera que la règle prochaine^ qui n'en exclut pas, qui, au contraire, en sup- j>osc la règle éloignée ou plutôt suprême, à savoir Dieu même, dont elle est en nous l'organe. Je pourrai bien déclarer alors que je suis lié par ma conscience, que je ne connais que ma conscience, que je ne relève que de ma conscience, etc., mais cela ne voudra pas dire, mais pas le moins ^u monde, fcjne je me fasse, en toute rigueur [die tiennes, la loi à moi-même, ou « je me donne à moi- même », dans une autonomie ou une indépendance ab- solue, « l'ordre auquel j'obéis » : cela voudra dire simple- ment que je suis résolu à mettre au-dessus de tout l'ac- complissement de mon devoir, autrement dit de la vo- lonté de Dieu, que ma conscience même me fait connaître, et que toute sa fonction est de me faire connaître. Il n'y a pas l'ombre d'une difficulté.

Et n'est-ce pas, dans le fond, ce que Kant insinue lui- même, lorsqu'il en arrive insensiblement à parler de Dieu comme du Législateur moral proprement dit, ajou-

p. 29 sq.). Mais qu'en advient-il, à ce compte, de la sainteté qu'elle enveloppe par définition? Voilà des volontés pures qui ne sont pas pures du tout. Il y a bien sujet de craindre que ce ne soit derechef une « pure » contradiction.

161. Cf. S. Thomas, S. theol, I p., q. LXXXV, a. 5 : « Ipsum lumen intellectuale, quod est in nobis, nihil aliud est quam qnaedam participata similitude luminis increati, in quo continentur rationes ae- temae ». Ihid., q. XII. a. 2 : « Ipsa intellectiva virtus creaturae est aliqua participativa similitudo ipsius Dei, qui est primus intel- lectus ».

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 87

tant même que toute la religion (naturelle) consiste à \ considérer les impératifs moraux comme des commande- ments divins (162)? Car enfin, ou bien Kant l'entend au pied de la lettre, et alors, si c'est Dieu qui est le Législa- / teur, ce n'est pas nous qui nous faisons notre loi ' à moins de nous identifier à Dieu même et de verser en plein panthéisme; on bien ce n'est de sa part qu'une manière de parler, accommodée aux idées communes, une façon de symbolisme, destiné à ménager les préjugés vul- gaires, et alors à quoi tout cela peut-il bien rimer? et alors pourquoi taxer ailleurs de « mensonge intérieur » (innere Luge) la conduite de celui qui fait semblant de croire â un juge futur du monde, alors qu'il ne 'trouve pas en lui cette croyance mais qu'il se persuade qu'il n'a rien à perdre et tout à gagner en la professant (163)?

* ' * *

Ainsi sommes-nous ramenés à la première conception de l'autonomie, qui nous apparaît décidément comme la seule recevable en définitive. Ou, pour mieux dire, il est permis de se demander si, « tout compté, tout ra- battu ;>, comme parlait Leibniz, il peut bien être encore question d'autonomie dans l'espèce. La faveur dont jouit présentement ce terme n'est sans doute pas une raison suf-

162. Cf. La religion dans les limites de la raison, trad. Trémesay- gues, p. 4 : « La morale conduit nécessairement à la religion et s'élève ainsi à l'idée d'un législateur moral tout-puissant (rines machthabenden moralischen Gesetzqebers), en dehors de l'humanité, et dans la volonté duquel réside la fin dernière de la création du monde, qui peut et qui doit être en naême temps la fin dernière de l'homme ». P. 121 : « Toute la religion consiste à regarder Dieu, relative- ment à tous nos devoirs, comme le législateur... commandant par des lois purement morales ». Cf. Critique du Jugement, §. 90, rem. génér. (édit. Rosenkranz-Schubert, t. IV, p. 390 : « La téléo- logie morale conduit à la religion, i. e., à la connaissance de nos devoirs comme des commandements divins, parce que c'est seule- ment la connaissance de notre devoir qui engendre pour tout de bon le concept de Dieu, lequel concept se trouve être ainsi dès son origine inséparablement lié à l'obligation envers cet être suprême, etc. ») et supra, p. ■l-'ï.

163. Cf. Metaphysik der Sitten. Tugendlehre, I Th.; I B., I Abth., II Hauptst, I Art. (Von der Liige), édit. Rosenkranz-Schubert, t. IX, p. 284.

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fisante pour s'obstiner à le maintenir coûte que coûte, et notamment au prix de la parfaite clarté des idées. Sans doute aussi, on dit souvent qu'il faut éviter les ques- tions de mots; mais ne peut-on pas dire également qu'en un sens il n'y a pas de questions de mots, parce que les mots emportent toujours plus ou moins les choses? Vous avez beau multiplier en pareil cas les explications, cir- conlocutions, précisions et restrictions : du fait de la ma- lencontreuse formule, il restera dans votre langage, sinon dans voti'e pensée, un fond d'équivoque et d'obscurité qui ne saurait disparaître qu'avec cette formule elle-même. Voici un exemple remarquable des tours de force de dialec- tique auxquels de très graves philosophes peuvent être ainsi réduits : il est emprunté aux Principes de métaphy- sique et de psychologie de Paul Janet et se rapporte, comme de juste, à l'autonomie elle-même. En des pages qui appelleraient assurément plus d'une réserve de détail, l'auteur soutient somme toute une excellente thèse, à s.a- voir que, « considérée dans sa source comme dans son objet et sa fin, l'idée du devoir n'a de raison, n'a de fon- dement que dans l'idée de Dieu » (164). Autrement dit, c'est Dieu qui est Législateur. Non pas que les impératifs moraux émanent de sa volonté comme autant de comman- dements arbitraires : avant de passer par sa volonté, pour ainsi parler, ils procèdent de son entendement, ils sont fon- dés en] raison, dans la raison éternelle qui conçoit 'tous les « rapports de perfection » ou d'excellence, en un mot l'ordre universel qu'ils nous imposent de respecter ou même de promouvoir. Et c'est pourquoi notre raison notus, dérivée qu'elle est de cette raison absolue, n'a, si l'on peut dire encore, qu'à suivre sa pente naturelle pour se soumettre à ces commandements et à cet ordre: émi- nemment raisonnable, la loi morale est éminemment con- forme à notre nature. D'ailleurs, « que l'on considère même les lois positives, on verra que, règle générale, elles ont tin rapport étroit avec la nature du sujet qui leur obéit..., de telle sorte que, quand celui-ci est désintéressé,

164. Op. cit., t. II, p. 146.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 89

il reconnaît Itii-même que ces lois répondent à son intérêt et les accepte. En ce sens elles sont pour lui-même un acte de volonté; il les constitue en quelque sorte lois par sa volonté propre, qlii coopère à celle du législateur. Seule- ment, c'est en lui la raison désintéressée et impersonnelle qtii s'oppose à la volonté individuelle et intéressée... Il en est de même dans l'ordre moral. A côté de la volonté individuelle, qui ne recherche que le bien propre, il y a une volonté pure et toute rationnelle, qui veut le bien en soi. C'est cette volonté cfui reconnaît les lois civiles comme bonnes, même qtiand elles froissent l'individu. C'est la même volonté q*ui accepte l'ordre moral comme son ordre propre, et la loi morale comme sa vraie loi. C'est pourquoi Kant l'appelle autonome. Elle est autonome en tant qu'elle porte elle-même la loi à laq'uelle elle obéit (165). »

Mais si elle y obéit, comment peut-on dire qu'elle la porte? L'auteur a bien vii la difficulté, puisque lui-même se pose aiissitôt la même question : « On dira peut-être : accepter la loi, ce n'est pas la porter ». « Mais, ajoute-t-il et cette addition yalit son poids d'or, au fond c'est la même chose. Accepter une loi, la reconnaître comme bonne, c'est dire qu'on la porterait soi-même, si on était chargé de le faire (166). » Involontairement, et révérence parler, on pense à l'explication doi légendaire caporal : « Celui-ci est la même chose que le précédent, à cette dif- férence près qtie c'est le contraire. » C'est la même chose de porter une loi ou de l'accepter, à cette différence près que lorsqu'on accepte une loi, c'est qu'on ne la porte pas. C'est la même chose de commander ou d'obéir, à cette dif- férence près qu'obéir est juste l'opposé de commander! « Mais accepter la loi et la reconnaître comme bonne re- vient à dire qu'elle est implicitement contenue dans la nature de l'être qui la subit, mais qui la subit volontaire- ment. » Toujours est-il qu'il la subit : vous ne pouvez dès lors faire sortir de là, sans donner une entorse à la logique, que « c'est donc obéir à ses propres lois que de

165. Ibid., p. 141 sq.

166. Ihid., p. 142.

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lui obéir » (167), du moins si par « obéir à ses propres lois » vous entendez « être législateur et souverain en tant que l'on commande et s'impose la loi à soi-même » (168). Si je donne cinq cents francs à un ami gêné et qu'il trouve mon acte très raisonnable et qu'il se dise qu'à ma place, les rôles étant renversés, il en ferait autant, en conclurez vous qu'il se gratifie lui-même des cinq cents francs dont je lui fais cadeau, ou qu' « il se donne à lui-même le présent qu'il reçoit » ? L'opposition n'est pourtant pas plus grande entre donner et recevoir qu'entre commander et obéir. « Mais il s'agit d'obéir raisonnablement ou vo- lontairement, et cela revient pareillement à dire qu'on porterait soi-même la loi si on était chargé de la faire. » Mais en attendant on n'en est pas chargé, et toute 1? qtiestion est là. Car enfin, autonome veut dire « qui st donne à lui-même sa propre loi : ; or on ne se donne pas sa loi à .soi-même quand on la reçoit d'ailleurs. Ne vau- drait-il pas mieux en finir avec cet équilibrisme intellec- tuel? Nous sommes autonomes, mais avec tant de si, de mais, de quoique, de pourtant, que c'est, tout compte fait, comme si nous ne l'étions pas. Nous le somSnes, si vous voulez, mais d'une certaine manière seulement, et qui revient à ne l'être pas tout en l'étant. Disons donc cari'ément que nous ne le sommes pas, et que ce soit tout.

^. ni. Critique du formalisme

Au surplus, même entendue dans son seul sens admis- sible, c'est-à-dire comme soumission consentie à la loi, l'autonomie serait encore loin, chez Kant, d'échapper à toute difficulté, et cela, en raison du formalisme rigoureux dont elle est, dans le S3^stème, étroitement solidaire. Con- sidérée en effet de ce biais, ce n'est plus seulement obéis- sance motivée par l'idée de la loi, mais obéissance motivée par la seule idée de la loi, et encore, de la loi conçue dans sa pure forme législative universelle. D'oii il suit aussi- tôt que « la maxime de l'action ne peut revêtir un ca-

167. Ibid.

168. Ibid.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 91

racfère moral que si l'on agit, non par inclination, mais par devoir (169) ». Et la proposition est à prendre an sens le plus strict, c'est-à-dire en un sens non seulement négatif, mais exclusif : « Une action faite par devoir éli- mine entièrement l'influence de l'inclination (aussi bien que tout objet de la volonté), et il ne reste plus rien alors qui puisse déterminer la volonté même, sinon la loi. » « Il n'y a qu'une chose qui puisse devenir un ordre pour moi, c'est ce qui se rattache à ma volonté seulement com- me principe et jamais comme effet, ce qui n'est pas utile à mes inclinations, mais les dompte ou du moins les exclut totalement de la délibération et de la décision, à savoir la loi pure et simple » (170).

Principe général que, dans la première section des Fon- dements^ Kant s'attache à illustrer par des exemples variés, dont voici peut-être le plus caractéristique Etre bienfai- sant, quand on le peut, est un devoir, mais il ne manque pas d'âmes disposées à la sympathie, qui, sans aucun autre motif de Aanité ou d'intérêt, trouvent un plaisir intime à répandre la joie autour d'elles et se réjouissent du bonheur des autres, en tant qu'il est leur ouvrage. Eh bien! j'affirme que, dans ce cas, l'acte charitable, si con- forme au devoir, si aimable qu'il puisse être, n'a pourtant i- aucuno valeur morale véritable. Je le mets de pair avec les autres inclinations, par exemple l'amour de la gloire, qui, lorsqu'il se propose heureusement un objet conforme à l'intérêt général et au devoir, par conséquent, honorable, mérite nos éloges et nos encouragements, mais non pas notre estime. Mais supposons que l'âme de ce philan- thrope soit voilée par un chagrin personnel, qui éteigne en lui toute compassion pour le sort des autres, suppo- sons qu'ayant encore le pouvoir de faire du bien aux malheureux, sans êti^e touché par leurs souffrances, parce que les siennes l'occupent tout entier, il s'arrache à cette mortelle insensibilité sans y être poussé par aucune ten- dance, mais uniquement par devoir, alors seulement sa

169. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 19.

170. Fondements, etc., p. 22 et 23.

92 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

maxime aiLra toute sa pureté, toute sa valeur morale. Bieu plus, si un homme, n'ayant reçu de la nature qu'un faible pouvoir de sympathie (mais honnête d'ailleurs), avait un tempérament froid et indifférent aux souffrances des autres, peut-être parce que, sachant opposer aux siennes une patience et une force de caractère toutes particulières, il supposerait chez les autres ou même exigerait d'eux les mêmes qualités; si enfin la nature n'avait pas précisément donné à cet homme (qui ne serait peut-être pas, à vrai dire, son pire ouvrage), un cœur de philanthrope, ne trouverait-il pas en lui-même l'occasion d'acquérir une valem' morale bien plus haute que s'il avait un tem- pérament bienfaisant? Je le crois, et c'est lorsqu'il ferait le bien, non par inclination mais par devoir, que oom- raencerail à se manifester cette valeur du caractère vrai- ment morale et la plus haute sans comparaison » (171).

*

Nous avons déjà eu occasion de revendiquer contre le formalisme la moralité des actes motivés par l'idée de la sanction (172) : il ne s'agit plus ici que de l'interdit qu'il prétend jeter sur les inclinations, fussent-elles orien- tées de soi vers le bien.

On a souvent relevé l'analogie de ce point de doctrine avec l'un des plus célèbres « paradoxes » stoïciens, et c'est à ce propos qu'on parle quelquefois du stoïcisme de Kant. Après avoir observé, et avec raison, que, pour s'é- lever de la sphère inférieure des « devoirs imparfaits », des simples « convenables » ( xy-^rf-ov-a. ), à la sphère supérieure des devoirs parfaits ( zaroo^côaara ) ou de la vraie moralité, il ne suffit "pas de faire des actions belles, justes et bonnes par une sorte d'instinct généreux provenant d'un bon naturel, mais que ces actions belles, justes et bonnes, il faut les accomplir par la considération réfléchie et en vue de leur beauté, de leur justice, de leur bonté même, les philosophes du Portique, poussant à l'extrême une

171. Fondements, etc., p. 18-19.

172. Cf. supra, Critique de la théorie des postulats.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 93

vérité incontestable, en viennent à traiter en ennemis ces sentiments généreux eux-mêmes et les enveloppent, sous le titre commun de « passions », dans la proscription générale qu'ils font peser sur toute la partie sensible de notre être. L'auteur des Fondements et de la Raison pratique procède donc à peu près de même. Lui aussi part d'une idée fort juste : c'est que le devoir, ou plutôt l'accomplissement du devoir est avant toute chose affaire de volonté, et non d'entraînement. Et c'est un souci très louable qui le guide, le souci de soustraire la règle des mœmv. aux inévitables fluctuations du sentiment et sans doute aussi de mettre la moralité à la portée de tous, même de ces natures moins favorisées à qui l'absence d'inclinations généreuses, ou, en tout cas, leur faible dé- veloppement, rend la vertu plus difficile. Mais qu'il est parfois malaisé de garder la mesure! S'il faut en croire Kant, non seulement les élans spontanés qui nous portent au bien avant toute réflexion et nous le font pratiquer avec joie, n'ajoutent rien à la valeur morale de nos actions, mais ils la mettent au conti*aire en péril et en abaissent le niveau, en diminuant l'effort volontaire, de qui seul elle dépend. Pour un peu, on devrait regretter ces dispo- sitions naturelles à la vertu, que le vulgaire appelle à tort des dispositions heureuses et qui constituent bien plutôt une sorte de désavantage et d'infériorité morale, puisque des instincts vicieux procureraient à l'activité ver- tueuse ou à la « bonne volonté » une matière plus re- belle, et partant l'occasion d'efforts plus pénibles, et par- tant le mérite de victoires plus difficiles, et partant l'ac- quisitioi. d'une moralité plus haute. En tout cas, « ces penchants, même d'une bonne espèce (gutartig), quand ils précèdent la considération du devoir et deviennent un pi'incipc de détermination, sont à charge aux personnes bien intentionnées, ils portent le trouble dans leurs ma- ximes réfléchies et produisent en elles le désir d'en être débarrassées pour obéir uniquement à la loi de la rai- son (173). »

173. Critiqua de la raison vratique, p. 216. C'est le cas de rap-

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Duras sermo. Et sans doute, pour être moralement bon- ne, une action ne doit pas procéder uniquement de l'incli- iiation, il est nécessaire que la considération du devoir intervienne et l'élève avec soi au-dessus de la pure sen- sibilité ; mais pourtant qui osera, même alors, mettre sur le même pied les affections désintéressées, les no- bles émotions qui s'emparent des âmes bien nées à la vue du beau et du bien, les sympathies qui, en dehors de tout calcul, nous associent aux joies et aux ti"istesses les uns des autres, et les inclinations basses et sensuelles, égoïstes et lâches, auxquelles nous reconnaissons volon- tiers qu'il faut faire, à (juelque degré qu'elles se rencon- trent en nous, une guerre sans merci? Qui souscrira sans réserve aux affirmations pour le moins téméraires de Kant, lorsqu'il nous présente la conduite d'un de ces cœurs généreux qui mettent tout leur bonheur à faire celui des autres comme allant de pair avec celle d'un ambitieux dont les \dsées se trouvent être par hasard conformes au bien public?

L'étrange figure en réalité que Kant fait revêtir à son sage! Raide comme une statue, froid comme un mar- bre, les yeux secs et éteints, comme les bustes antiques, figé et impassible, ou du moins ne ressentant aucune impres- sion qu'aussitôt il ne la refoule par la force de sa volonté comme on écarte, à peine aperçue, une pensée importune ou une tentation mauvaise, sans cesse en défense contre sa propre sensibilité comme contre l'ennemie par excel- lence, gêné et engoncé dans son formalisme comme dans une armure mal ajustée et trop lourde, il est peut- être au-dessus de l'humanité, mais il est certainement en dehors d'elle. Car, bien loin de la fortifier et de l'em- bellir, c'est la mutiler au point de la rendre méconnais- sable, et même de lui ôter la vie, que de l'amputer d'un

peler^la spirituelle épigramme de Schiller, daas ÏAlmanach des Muses de 1797, et intitulée Les Fhilosoj)hes, ou du moins le passage de cette épigramme gui vise les kantiens : « ... Scrupule de conscience. Je sers volontiers mes amis; mais, hélas! je le fais avec inclination, et ainsi j'ai souvent un remords de n'être pas vertueux. Décision. Tu n'as qu'une chose à faire : il faut tâcher do mépriser cette inclina- tion, et faire alors avec répugnance ce que t'ordorme le devoir »

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organe aussi essentiel^ que la sensibilité. L' « indiscret stoïcien » dont parle quelque part La Fontaine, prati- quait, on s'en souvient, la même chirurgie expéditive, « retranchant de l'âme », sans discernement ni mesure,

Désirs et passions, le bon et le mauvais, Jusqu'aux plus innocents souhaits.

Et l'on se rappelle aussi l'éloquente protestation du Fabu- liste :

Contre de telles gens, quant à moi, je réclame :

Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort,

Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort (174).

*

Dire que l'action vertueuse ne doit être accomplie que par devoir, que tout attrait sensible qui s'y mêle en cor- rompt la pureté, c'est d'ailleurs supposer que ^a vertu consiste essentiellement dans la lutte, dans l'effort pé- nible, dans une tension et comme dans un raidissement continuel et douloureux de la volonté, et on ne fait pas que le supposer, on l'affirme en toutes lettres. Or, il s'en faut de beaucoup que cette conception de la vertu en soit la conception exacte, de tous points et en der- nière analyse. Assurément, « la vie de l'homme sur la terre est un combat » sans trêve ni repos; assurément, nous devons nous « réformer » sans cesse, nous « re- noncer », nous « mortifier » sans relâche. Mais, outre que ce renoncement et cette mortification, et par suite cette tension douloureuse de la volonté n'est tout de même pas le dernier mot ou la consommation de la vie spirituellei; outre qu'ils ne sont, après tout, qu'un moyen, et non pas le but, et qu'à mesure qu'on devient plus vertueux, l'ef- fort pénible se fait aussi plus rare; outre que l'on prend en conséquence pour le trait essentiel et l'élément pro- prement constitutif de la vertu ce qui n'en est encore qu'un caractère plus ou moins accidentel et provisoire;

(cité paj C. PiAT, La liberté, l^'e partie, Hisborique du problème au XIXe siècle, p. 110).

174. Livre XII, fable 20 : Le philosophe scythe, édit. L. Moland, t. II, p. 360.

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oulr3 cela, qu'est-ce donc qu'il faut réformer, mortifier en nous? Les instincts bas et pervers, toujours, notre nature inférieure et viciée, tout ce que la morale chré- tienne appelle la chair et qui est en rébellion constante contre l'esprit : il ne s'agit pas, au moins à proprement parler, des penchants élevés et généreux, qui, loin d'être un obstacle à l'œuvre morale, en sont au contraire, dans l'ordre providentiel, un auxiliaire précieux entre tous.

Et de fait, voilà qui semble avoir échappé aux stoï- ciens anciens ou modernes. Ces inclinations supérieures qu'ils ont le tort d'englober indistinctement dans la con- damnation générale des passions, représentent justement une des aides les plus efficaces que la Providence nous ait ménagées dans le dur labeur de la vertu. Ne sont- elles même pas comme une initiation naturelle à celle-ci, qui nous devient dès lors beaucoup plus accessible? ne sont-elles pas comme une forme spontanée de la vie mo- rale, que la réflexion n'ait plus ensuite qu'à illuminer et à fixer par la considération raisonnée du bien? Car il est trop manifeste, et Dieu nous garde de l'oublier, qu'el- les ne sont qu'une initiation, précisément, un commen- cement, et que la raison doit reprendre, pour la mener à terme, l'œuvre qu'elles ne font qu'ébaucher, c'est-à- dire « les élever jusqu'à elle, et sans rien leur ôter de leur élan ni de leur flamme, leur ajouter ce qui leur manque : la lumière, la direction et la mesure » (175). Or, éclairer et régler n'est pas détruire. Mais si nous acceptons leur concours, il n'y aura plus ou presque plus d'effort? Et quand cela serait? le but, encore une fois, n'est pas en toute rigueur de faire des efforts; le but, c'est de devenir bons, faire des efforts n'est qu'un moyen, et votre grande erreur est justement d'en faire le but. En ce sens, Aristote y avait vu bien plus clair, qui dé- finissait l'homme de bien celui qui éprouve du plaisir à faire des actes vertueux (176).

175. A. DE Margerie, Etudes sur les moralistes anciens, dans la Eevue d'économie chrétienne (Le Contemporain), nouvelle série, 5= année, t. VII, p. 708.

176. Cf. V. g. Mot. Nicom., II, 3 : « Celui qui s'abstient des

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Comme si, au surplus, nous avions trop de tous les concours pour une œuvre aussi malaisée que l'œuvre morale! Comme si ce n'était pas notre devoir de les acceptei- avec reconnaissance de Celui qui les met à notre service! Comme s'il n'y avait pas déjà bien assez de mauvais instincts en nous, et comme si nous n'avions pas déjà fort à faire de les tenir en bride, sans aller souhaiter qu'il y en eût davantage ou du moins regretter que des instincts opposés leur fassent naturellement contrepoids! Ce ne sont pas de plus splendides victoires dont l'occasion s'offrirait à nous dans l'hypothèse contraire : nous y se- rions tout simplement exposés à de plus honteuses dé- faites. N'y a-t-il pas, au fond de cette morale hautaine, avec une inconcevable méconnaissance de notre humaine faiblesse, comme un levain d'orgueil secret et raffiné, qui présume à l'excès de ses forces et se préoccupe beaucoup plus de soi et de sa supériorité que du bien lui-même?

Si du moins on faisait réellement disparaître par l'inégalité des chances naturelles que les hommes auraient de parvenir à la vertu, si on établissait pai* comme qui dirait l'égale accessibilité de tous à la perfection! Mais cette inégalité si inégalité il y a ne disparaît pas dans le système, elle n'y est que déplacée; mais cette égale accessibilité de tous à la perfection n'y est partant qu'un leurre. Nous avons encore des privilé- giés et des déshérités, seulement ce sont des privilé- giés et des déshérités à rebours, on veut dire que les déshérités sont, dans ce système, ceux qui apportent en venant au monde des dispositions naturelles au bien, et les privilégiés ceux qui naissent vicieux, puisque les pre- miers restent de ce chef impuissants à se donner à eux- mêmes une valeur morale aussi haute que les seconds, si tant est même qu'ils puissent s'en donner quelqu'une.

Ce n'est sans doute qu'un argument ad hominem^

plaisirs des sens et qui trouve à cela de la satisfaction, est vé- ritablement tempérant... C'est pour cela qu'il faut, comme dit PIeu ton, avoir été élevé dès l'âge le plus tendre de manière à ne trouver du plaisir ou de la peine que dans les cboses on le doit, etc. » (trad. Thurot, p. 59-60). C'est aussi le sens de I, 12: VII. 13, 14; IX, 4; X, 1, 2, 5, etc.

Les principes généraux de Morale kantienne. 7

98 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

et il laisse intact le fond même de la question, laquelle, au demeurant, n'est qu'un des multiples aspects du pro- blème général de l'inégale répartition des biens et des maux. Nous n'avons évidemment pas à le discuter ici mê- me. Contentons-nous d'observer qu'on aurait d'ailleurs bien tort de concevoir quelque inquiétude à ce sujet. Car, en premier lieu, ces inclinations généreuses peuvent, à leur manière, devenir elles-mêmes et deviennent parfois matière à exercice, à effort, à combat, vu qu'elles peu- vent aussi nous égarer, nous « être un piège en même temps qu'un don », et qu'elles ont besoin, comme nous l'avons remarqué plus haut, d'être réglées ou contenues par la raison et la volonté. Ensuite, et surtout, « à qui il a été donné davantage, il est aussi demandé davantage ». « Noblesse oblige », noblesse morale autant et plus que toute autre. De ceux qui ont reçu une plus large mesure de cette aide puissante que constituent dans l'ordre naturel les inclinations généreuses et désintéressées, il sera exigé un compte plus rigoureux. Qu'on se rappelle la parabole des cinq talents (177).

* * *

Jusqu'ici, toutefois, nous avons moins discuté le for- malisme en lui-même que dans ses applications ou con- séquences. Il est temps de remonter au propre principe de la théorie et d'examiner la démonstration que Kant

177. Kant finit d'ailleurs par reconnaître, sur le tard, qu'une part doit être faite, en morale, à la sensibilité. La 2e partie de La re- ligion dans les limites de la raison (1794) contient d'intéressantes déclaiations à cet égard, v. g. : « Les inclinations naturelles, con- sidérées en elles-mêmes, sont boimes, c'est-à-dire non rejetables (un- veriverflich, cela rappelle derechef le Trporjyfjiévov et le \-nnrov des Stoïciens); et non seulement il est vain, mais il serait encore nui- sible et blâmable de vouloir les extirper; on doit plutôt se conten- ter de les dompter, pour qu'elles puissent, au lieu de s'entre-choquer elles-mêmes, être amenées à s'harmoniser dans un tout appelé bon- heur. Et la raison, à qui incombe cette tâche, a reçu le nom de prudence. Il n'y a de maUivais en soi et d'absolument rejetable que ce qui est moralement opposé à la loi; voilà ce qu'il faut extirper; et la raison qui nous l'apprend, surtout quand elle met ses leçons en pratique, mérite seule le nom de sagesse, etc. » {op. cit., trad. TremesaygTies, p. 65). Et l'auteur reproche même aux Stoïciens de s'être trompés, quand ils ont vu dans l'inclination « l'adversaire du bien ».

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 99

en institue. On sait à quoi elle revient tout d'abord, c'est- à-dire à une critique éliminatoire des morales « maté- rielles. » D'où il suit que le formalisme vaut première- ment ce que vaut cette critique, et c'est au point qu'on a pu dire qu'il suffirait qu'une morale matérielle restât possible pour que c'en fût fait de celle de Kant (178). Que faut-il donc penser de cette première pai^tie de l'ar- gumentation kantienne ?

Ne parlons que pour mémoire de l'interdit jeté sur la morale transcendante ou théologique. Il est trop clair qu'il postule le criticisme ou plutôt qu'il n'est qu'une conclusion du criticisme de la Raison pure; et, sans nous engager ici même dans la discussion en règle de celui-ci, nous sommes fondés à en appeler simplement aux critiques décisives qui en ont été faites à des points de vue et selon des méthodes diverses. D'autre part, et soit dit encore par manière de rappel, l'inventeur de la « théo- logie morale » est terriblement en passe de tomber à son tour dans les mêmes prétendus errements qu'il re- proche à la morale théologique; ce qui était d'ailleurs inévitable, attendu que la croyance (pratique) qu'il se flatte de substituer dans ce domaine à la science se révèle à l'analj'^se comme étant au fond de même nature qu'elle ou tributaire comme elle des catégories communes de la pensée théorique (179). On va voir que la critique des mo- rales immanentes suggère une remarque analogue : leur point de vue est si peu condamnable, si peu opposé à l'idée même d'une morale, bien mieux il s'impose à ce point que, malgré qu'il en ait et quoi qu'il en dise, le formaliste Kant ne peut s'empêcher lui-même de s'y placer. )

*

Soient d'abord les morales eudémonistes. La Critique de la raison pratique leur fait un grief, non pas préci- sément de considérer le bonheur comme le terme commiun

178. Cf. A. Cresson, La morale de Kant, p. 139 sq. Pour la dite critique éliminatoire, voir supra, p. 6 sq.

179. Cf. supra, note 115.

100 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

de nos aspirations, mais d'ériger cette recherche du bon- heur en loi impérative et universelle prétention inad- missible entre toutes, car enfin, on ne peut nous obliger à être heureux, on ne peut sui'tout nous obliger à l'être de telle ou telle manière, par l'emploi de telle ou telle méthode. Mais, si cet argument vaut contre l'eudémonisme pm\ il n'atteint pas l'eudémonisme rationnel, qui, faisant dépendre notre vrai bonheur du respect de l'ordre^ en nous et hors de nous, trouve dans la notion de cet ordre même de quoi soumettre à une règle immuable notre effort à être heureux. En ce sens, il n'est aucunement paradoxal de dire que nous avons le devoir de tendre à une certaine forme précise de bonheur, ou même, puis- que cette forme se trouve être en dernière analyse la seule sous laquelle le bonheur soit possible pour nous, de tendre au bonheur tout simplement et sans plus.

Et n'est-ce pas, au fond, ce que Kant finit par avouer lui-même, lorsqu'il assigne le bonheur, à titre de second élément du souverain bien, comme objet suprême à une volonté moralement déterminée? On répondra que ce n'est juste que le second élément du souverain bien, et qu'il y en a un autre, non moins nécessaire, sinon plus néces- saire, la vertu. D'accord; n'empêche pourtant que l'o- bligation nous est bel et bien imposée dès lors de cher- cher le bonheur (que ce soit conjointement ou non avec la vertu, peu importe), et à notre présent point de vue tout est : car il n'y avait peut-être pas moyen de recon- naître plus clairement qu'obligation et recherche du bon- heur ne sont pas termes de tous points incompatibles, et il ne s'agit pas ici d'autre chose.

* * *

A fortiori n'a-t-on pas démontré que les morales de la perfection soient impuissantes à fonder une législation uni- verselle. El c'est d'elles aussi bien qu'il était déjà question dans les lignes qui précèdent, l'eudémonisme rationnel étant ainsi appelé pour subordonner notre félicité der- nière à la x>o^rsuite d'un idéal de perfection que la rai-

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 101

son a le privilège de concevoir. Mais, abstraction faite de leur rapport à l'eudémonisme même, et à ne les consi- dérer qu'en soi, il est facile de montrer que, tout en leur reprochant d'expliquer le devoir par un objet ou par une « matière » (de motiver la soumission au devoir par la considération d'un objet, d'une matière, et non de sa pure forme), Kant s'oublie une fois de plus à en faire autant.

C'est la déduction de la seconde formule qui est ici en cause, ou, pour mieux dire, le passage de la première Agis d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne universelle ») à la secon- de (« Agis toujours de manière à traiter l'humanité, aussi bien, dans ta personne que dans la personne des autres, comme une fin et à ne t'en servir jamais comme d'un simple moyen »). On se demande, en premier lieu, com- ment le concept d'humanité arrive à se substituer, dans cette seconde formule, à l'idée de maxime universalisa- ble, dont parlait seulement la première. Les deux formules étant données pour équivalentes (179 bis\ il devrait y avoir aussi équivalence entre ce concept et cette idée : peut-ion dire pourtant qu'elle saute aux yeux? C'est faute d'y bien regarder, répliquent les kantiens : « Attendu qu'au- cune matière étrangère ne doit déterminer la forme de la loi, le sujet devra trouver dans sa propre liberté, dans sa valeui et dans celle des autres êtres raisonnables en tant que sujets de la loi, l'unique fin digne de son acti- vité; ainsi l'humanité acquiert-elle, sans qu'on ait besoin de sortir de la loi même, la valeur d'une fin en soi ». Soit, mais prenez garde, en évitant une première dif- ficulté, de retomber dans une autre, plus grave encore. Admettons que la loi réussisse de la sorte à s'édicter sans aucun rapport à une matière étrangère : toujours est-il qu'une matière lui est assignée, et cela, dans la propre

179 bis. Cf. V. g., Fondements, etc., p. 81 : « Le principe : agis à l'égard de tout être raisonnable (toi et autrui) de manière à lui re- connaître, dans ta maxime, la valeur d'une fin en soi, est au fond identique au principe : agis d'après une maxime qui contienne en elle-même le principe de sa valeur universelle pour tout être raison- nable ».

102 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

formule générale qui doit l'énoncer absolument. La preu- ve, c'est que Kant déduira de tout le détail des devoirs, lesquels sont bien, eux, inséparables de l'idée d'une ma- tière (180).

AuU'ement dit, puisque la seconde formule coïncide avec la première, on s'attendait à ce que, comme celle-ci, elle exprimât la loi dans sa propre forme d'impératif catégori- que, sans plus, ou exclusivement; et voici que le concept de l'humanité y vient déterminer le contenu du devoir et constituer la raison de notre obéissance. N'est-ce pas, à la lettre, faire litière du formalisme, pour fonder la morale sur un principe matériel?

On a essayé d'éluder cette conséquence, en alléguant qu' « autre chose est dire : fais ton devoir en respectant l'humanité, autre chose dire : fais ton devoir pour respecter l'humanité; parce que l'humanité a, par elle-même et sans tenir compte de ses rapports avec le devoir, une essence respectable » (181). Subtilité inutile. Si l'on ne tient pas compte du rapport de l'humanité avec le devoir, pourquoi la faire intervenir dans la formule du devoir? C'est pour le coup que son intervention ne rime à rien! c'est pour le coup que sa présence dans ladite formule déconcerte! c'est pour le coup qu'on la soupçonne de n'y être introduite, par contrebande, que pour en remplir le vide et permettre une déduction des devoirs autrement impossible, humanitas ex machina! Et si ce n'est pas en vue de l'humanité que le devoir est ici conçu, pour- quoi la qualifier de fin, de fin en soi? « Attendu qu'au- cune matière étrangère ne doit déterminer la forme de la loi. nous disait-on tout à l'heure pour expliquer le pas- sage de la première formule à la seconde, le sujet devra

180. C'est l'objet de la Métaiphysique des mœurs, avec ses deux gran- des divisions, Doctrine du droit (devoirs exigibles) et Doctrine de la vertu (devoirs non exigibles), la première ayant pour principe géné- ral : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ta volonté puisse s'accorder avec la liberté extérieure de chacun », la seconde : « Agis suivant une maxime dont chacun puisse se pro- poser les fins selon une loi générale » (Cf. S. W., édit. Rosenkranz- Schubert. t. IX, p. 33 et p. 243),

181, C. A. Vallier, De l'i)itention morale; p. 163.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 103

trouver dans sa valeur comme agent moral l'unique fin digne de son activité », traduisez : « l'unique fin en vue de laquelle il est tenu d'agir. » La fin énoncée dans la loi est donc bien la propre fin de la loi même, qu'elle justifie comme telle, comme loi, non moins que l'obéis- sance qui lui est due.

On revient à la charge : « Mais, au fond, que signifie ce mot humanité? qu'est-ce qui, aux yeux de Kant, com- munique quelque dignité aux êtres humains, et les met à part parmi les créatures? c'est la liberté ou faculté d'a- gir selon la loi, c'est-à-dire la mQralité même. Dans le vrai, la maxime de Kant aboutit à une tautologie : prends ta moralité pour fin en soi, ce qui est une proposition analytique, puisque l'acte libre ne peut servir de moyen pour aucune autre fin » (182). Bref, c'est la loi qui, en tant que telle ou conçue dans sa forme impérative, est sa fin à elle-même; c'est comme qui dirait la pure forme de la loi qui engendre sa propre matière ou devient sa propre matière : on ne cesse pas un seul instant de con- sidérer la pure forme législative, même lorsqu'on y subs- titue, dans l'énoncé de la loi même, l'humanité comme fin en soi, et le formalisme sort indemne de l'opération. Mais par quel prodige d'alchimie transcendantale un impératif pur, c'est-à-dire vide de toute matière, ar- rive-t-ii à se remplir ainsi lui-même et à lui seul de la matière qu'il exclut par définition? Suffit-il de me dire, fût-ce sur le ton le plus catégorique : « Tu dois », pour qu'illico et ipso facto je sache ce que je dois? Quand on aura conjugué le verbe devoir à tous les temps et à tous les modes, on n'en restera pas moins, s'il n'y a pas autre chose, dans l'ignorance la plus profonjde de l'objet de l'obligation.

Nous voyons bien ce qu'on va répondre : par la mo- ralité que nous sommes tenus de prendre pour fin en soi, il faut entendre beaucoup moins la forme impérative de la loi que la faculté d'agir conformément à la loi même, à savoir la liberté (au sens kantien, c'est-à-dire au sens

182. C. A. Vallier, op. cit., p. 164.

104 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

liberté est justement identique à moralité); et, ainsi transposée, la proposition, tout en se déterminant, reste analytique, « puisque l'acte libre ne peut servir de moyen pour aucune autre fin » ; assurément, un objet (être libre) est alors assigné d'une certaine manière au devoir, mais, comme il consiste précisément dans la soumission à ce- lui-ci, c'est sans sortir du devoir même qu'on le lui assi- gne; « la maxime de Kant aboutit de la sorte à une tau- tologie. »

Tautologie en effet! Nous demandons : « Mais à quoi sommes-nous donc obligés? » on nous répond : « A être libres, ou à agir moralement » ; mais attendu qu'agir mo- ralement ou être libre se définit ici « agir conformément à la loi conçue dans sa pure forme obligatoire», attendu, surtout, qa'ils ne peuvent ici se définir autrement (en vertu du formalisme de principe qui commande toute la théorie), tout revient ici à ce truisme presque réjouis- sant : « Nous sommes obligés de faire ce que nous som- mes obligés de faire, nous avons le devoir de faire notre devoir. » De quoi nous nous doutions bien un peu.

On a donc beau s'ingénier et s'efforcer : pour remplir une forme pure, il faut autre chose que la forme même qu'on veut remplir.

On nous reprochera de n'oublier qu'une chose : c'est que la première formule du principe pratique suprême (ou même sa formule unique, s'il s'agit de la Critique de la raison pratique) impose comme condition absolue à l'action morale la possibilité d'en universaliser la ma- xime. Et qu'est-ce à dire, universaliser? n'est-ce point par excellence l'acte propre de la raison (élément spécifique de l'humanité)? et la raison n'est-elle pas ainsi donnée dès l'origine, au moins virtuellement, dans le premier principe de la science des mœm-s, en sorte qu'on ait le droit de la substituer explicitement, dans la seconde for- mule de ce principe, sous le nom d'humanité ou de nature raisonnable proprement dite, à l'idée d'universalité même que semblait seulement énoncer la première formule? Tout

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 105

au moins cette idée d'universalité joue-t^elle dans l'espèce le rôle de moyen terme, autorisant la transformation d'une formule en l'autre. Universel, c'est-à-dire raisonnable o-u plutôt rationnel dans sa forme, on conçoit que l'impératif moral m'assigne pour fin le respect et la culture de ma raison (ou de ce qui fait proprement de moi un membre de l'humanité) et qu'ainsi cette humanité raisonnable lui soit expressément donnée pour contenu. C'est même le le contraire qui ne se concevrait pas (183).

Transeat : toujours est-il qu'un contenu est alors don- né à l'impératif catégorique]; toujours est-il qu'un objet ou une matière est partant assignée au vouloir moral, et en tant que moral; toujours est-il que c'en est fait à ce compte de toute morale formelle, nous sommes bien fâchés de devoir sans cesse le redire, puisqu'il n'y a de morale formelle qu'autant que le principe pratique suprême se formule sans aucun rapport à aucun objet ou aucune matière du vouloir dont il est la loi. En ré- sumé cette troisième instance revient à celle que nous avons écartée en premier lieu et appelle la même ré- ponse qu'elle (184).

* * *

A quoi bon insister d'ailleurs, quand les textes sont plus probants que toutes les démonstrations? Et remar-

183. Cf. V. g. Fondements, etc., 2^ section, p. 68, ce passage si- gnificatif : « Il ne suffit pas .que notre action ne soit pas en con- tradiction avec l'idée de l'humanité dans notre persoaine, considérée comme fin en soi, il faut encore qu'elle s'accorde avec cette idée. Or, il y a dans l'hiunanité des dispositions à une plus grande per- fection, lesquelles se rapportent aux fins que la nature poursuit re- lativement <à l'humanité dans notre personne. En les négligeant, nou^ pourrons sans do'ute respecter le devoir de conserv^er l'humanité, con- çue comme fin en soi, mais non celui de développer V accomplissement de cette fin ».

184. Cf. F. PiLLON, Année philosophique, t. I, p. 303-5 passim : « On ne saurait établir aucun rapport de succession et de filiation entre l'idée d'obligation et celle de fin en soi, entre l'idée de loi morale et celle de bien moral... Si dans la position de la loi tout concept, même rationnel, d'tm objet de la volonté doit être exclu à peine d'hétéronomie, la volonté autonome ne peut pas mieux s'ac- commoder du principe de dignité que de tout autre concept rationnel, que du concept de perfection, par exemple... Le principe de di- gnité assigne en effet au Vouloir un objet déterminé ».

106 LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

quons-le, celui que nous allons lire n'est pas un texte isolé ou « épisodique », comme dirait Kant en personne, contenant une déclaration échappée par mégarde à l'au- teur et dont il n'y aurait pas à faire autrement état : au contraire, il s'agit précisément pour Kant lui-même de passer de la première à la seconde formule et partant, puisqu'en somme elles coïncident, d'introduire la seconde sans se départir du formalisme rigoureux dont. la première était l'expression. Le moment est donc, pour ainsi dire, solennel entre tous : si Kant a jamais eu à cœur de rester fidèle à la doctrine qu'il fait profession d'instaurer, c'a être cette fois; si quelque part il a surveiller sa pensée et son langage, il semble bien que ce soit ici. Ecoutons-le donc avec toute l'attention que réclame la gra\it6 du sujet :

« S'il existe un principe pratique suprême, .et, en ce qui concerne la volonté humaine, s'il y a .un impératif caté- gorique, cet impératif doit s'appuyer sur la représentation de ce qui est fin en soi^ de ce qui par suite est nécessai- rement une fin pour chaque homme, .afin d'en faire le principe objectif de la volonté; c'est à cette condition qu'il pourra devenir une loi pratique universelle. Le fonde- ment de ce principe est que la nature raisonnable existe comme une fin en soi. C'est ainsi que nécessairement l'homme se représente sa propre existence, et, en ce sens, ce principe est un principe subjectif de l'activité humaine. Mais tout autre être raisonnable se représente aussi de la même manière sa propre existence, en vertu du mê- me principe rationnel qui m'a guidé moi-même; par con- séquent, ce principe est en même temps un principe ob- jectif dont toutes les lois de la volonté doivent être dé- rivées comme de leur source suprême. L'impératif pra- tique s'exprimera donc ainsi : Agis toujours ;de manière à traiter l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, comme une fin, et à ne t'en servir jamais comme d'un simple moyen ;: (185).

Habemus confitentem re...alem! Si ce n'est pas signi-

186. Fondements, etc., p. 66.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 107

fier son congé au formalisme, si ce n'est pas faire appel à un pi'incipe pratique matériel, c'est que les mots ont changé de sens. Car enfin, Kant nous dit lo que le prin- cipe pratique suprême ou l'impératif catégorique doit s'ap- puyer sur la représentation de ce qui est une fin en soi et qu'à cette condition seulement il pourra acquérir force de loi : ce n'est donc plus la loi ou l'impératif même qu'on pose absolument, dans sa pure forme, à la base de la morale; au lieti d'être le fondement de tout le reste, c'est lui qui a un fondement! Ce n'est pas tout, Kant nous déclare que ce fondement est Vexistence de la nature raisonnable (ou de l'humanité) comme fin en soi^ et que c'est de que toutes les lois de la volonté doivent être dérivées comme de leur source suprême à commen- cer, sans doute, par cette loi par excellence de la volonté qui s'appelle l'impératif catégorique : non seulement nous avons le devoir de respecter l'humanité, mais nous avons le devoir de la respecter parce que c'est l'humanité; le concept d'humanité constitue à la fois l'objet et la raison du devoir. Encore un coup, nous voilà revenus subrepti- cement du point de yue formaliste au point de vue réaliste. Alors *;> Alors, ce n'était pas la peine de changer de point de vue. '

*

* *

Considérons pourtant comme non avenue l'argumenta- tion précédente et disons, si l'on veut, que l'auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs ou de la Cri- tique de la raison pratique n'a nulle part donné aucune entorse à son grand principe d'une morale rigoureuse- ment formelle : une question se pose en dernier lieu, qui en un sens renouvelle toute la discussion. La loi morale, conçue dans sa pure forme obligatoire, représente l'in- concussum quid sur lequel s'élève l'édifice entier de la philosophie kantienne, la certitude de cette loi est la cer- titude fondamentale qui sert de point d'appui à toutes les autres : or, la loi morale peut-elle être tenue chez Kant pour certaine? On voit assez que le sort du système

lO'S LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

dépend de la réponse qu'il faut apporter à cette ultime question. Mais l'aborder c'est plutôt passer de la criti- que du formalisme de Kant à celle de son moralisme. Tel est, en effet, le nom qu'on donne à son formalisme même, lorsqu'il prétend ainsi fonder toute la morale, et même pai' elle toute la philosophie, sur la certitude immé- diate et absolue de la loi.

IV. Critique du moralisme

Nous avions constaté à plusieurs reprises chez Kant ce renversement total du rapport traditionnel entre la spécu- lation et l'action. Ce n'est plus celle-là qui sert de principe et de lumière à celle-ci, c'est celle-ci qui oriente et affer- mit tant bien que mal celle-là. La loi suprême de l'ac- tion, c'est-à-dire la loi morale (ou l'impératif catégorique), n'est plus considérée comme la conséquence d'un ordre absolu des choses, conçu de toute éternité par l'enten- dement divin et imposé à nos préférences pratiques par la volonté di\ine; et ce n'est plus de cette source trans- cendante qu'elle tient à la fois sa force obligatoire et son obiectivité. Au contraire, si nous pouvons croire au ti'anscendant, ce n'est qu'en vertu de la loi morale elle- même, ou par une extension de la certitude qui lui est inhérente. Kant dira bien à l'occasion que « le concept de la liberté forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un sj'steme de la raison pure et même de la raison spéculative » ; que « tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'immortalité), qui, comme simples idées, de- meurent sans support dans la raison spéculative, se rat- tachent à ce concept et acquièrent avec lui et par lui de la consistance et de la réalité objective » ; mais ,1e concept de la liberté ne jouit pourtant de ce privilège qu' « en tant que la réalité en est prouvée par une loi apjodictique de la raison pratique » ou « en tant qu'elle se manifeste par la loi morale » (186). Celle-ci nous appa- raît donc bien, en dernière analyse, comme « se soute-

186. Critique de la raison pratique, p. 2 et 3.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE lU9

nant par elle-même (187) » comme « n'ayant besoin d'au- cun principe pour sa justification (188) », en même temps qu'elle justifie et soutient tout le reste. « On peut ap- peler la conscience de cette loi fondamentale un fait (fac- tum) de la raison, parce qu'on ne saurait le tirer par le raisonnement des données antérieui'es de la raison, mais qu'elle s'impose à nous par elle-même comme une propo- sition synthétique a priori, qui n'est fondée sur aucune intuition, ou pure ou empirique;... il faut admettre cette loi comme donnée^ encore que ce ne soit pas un fait empirique, mais un fait, et même le fait unique de la raison pure, qui s'annonce par comme originaire- ment législative (189) ». « C'est la loi morale, dont nous avons immédiatement conscience, qui s'offre cCabord à nous (190) » et qui, seule, nous garantit ensuite nos autres certitudes, depuis la liberté même, sa raison d'être intrin- sèque, jusqu'à Dieu, condition suprême de la possibilité de l'objet total (souverain bien) qu'elle nous impose a priori (191).

Pour conférer ainsi à ces concepts « la consistance et la réalité objective » qui leur mancpiaient jusque-là, il faut, la chose est trop claire, que la loi morale emporte effectivement avec elle, du premier coup, la conscience de sa propre objectivité. Si elle est objective, ou plu- tôt connue d'emblée comme objective, tout va bien. Mais est-elle, peut-elle être, dans le système, connue de cette manière? Question finale à laquelle, encore une fois, le sort du système lui-même est suspendu tout entier.

* « Nous pouvons, répond Kant, avoir conscience de lois

187. Ihid., p. 79.

188. Ibid., p. 80.

189. Ihid., p. 51; cl p. 79 : « (La loi morale est donnée oomm© un fait de la raison pure, dont nous sommes conscients a priori et qui est apodictiguement certain, en supposant même qu'on ne puisse alléguer, dans l'expérience, aucun exemple elle ait été exactement stiivie ».

190. Ihid., p. 48.

191. Cf. supra, p. 24, et p. 46.

110 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

pratiques pures (et partant de l'impératif catégorique, qui les résume toutes) comme nous avons conscience de prin- cipes théoriques purs, en observant la nécessité avec la- quelle la raison nous les impose (192) ». « La réalité ob- jective d'une raison pure pratique est, dans la loi mo- rale, donnée a priori comme pai' un fait (factum), car on peut appeler ainsi une détermination de la volonté, qui est inévitable, bien qu'elle ne repose pas sur des prin- cipes empiriques (193) ». Mais les principes rationnels théoriques le sont, eux aussi, inévitables, mais la raison nous les impose, eux aussi, avec une égale nécessité : tl ne m'est pas plus possible de m' affranchir théoriquement du principe de causalité, par exerîple, qu'il ne m'esit possible d'échapper pratiquement à l'impératif du devoir. Si c'est cette nécessité inévitable qui fait la valeur ob- jective des lois pratiques, pourquoi dénier toute valeur objective aux principes théoriques purs, qui offrent pré- cisément le même caractère, « dont nous avons conscience, c'est Kant en personne qui en fait la remarque, comme nous avons conscience des lois pratiques, à savoir en ob- servant la nécessité avec laquelle la raison nous les im- pose? » A cette communauté même de caractère doit répon- di^e une étroite solidarité de destinées : ou il faut reconi- naître les uns et les autres pour valables, ou il faut frap- per de suspicion les uns et les autres (194). De toute ma- nière, c'en est déjà fait du moralisme, dans le premier cas, parce que les morales « matérielles » de la transcen- dance ou de la perfection, à l'insuffisance desquelles il devait seul porter remède, demeurent ou redeviennent possibles; dans le second cas, parce que la loi morale cesse tout simplement d'être certaine. Chose étrange! quand il s'agissait des formes de la con-

192. Critique de la raison pratique, p. 48.

193. Ibid., p. 95.

194. C'est la même difficulté, en somme, que nous avons déjà signalée à propos de l'absolu ou de l'inconditionné pratique, ou, pour mieux dire, à propos du parallélisme que Kant institue ex pro- fessa entre cet absolu pratique et l'absolu théorique : ou bien l'ab- solu théorique n'est qu'une forme vide de la pensée, et alors il faut en dire autant de l'absolu pratique; ou bien l'absolu pratique

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 111

naissance, espace, temps ou catégories, Kant voyait préci- sément la preuve de leur subjectivité ou idéalité transcen- dantale (ou de leur relativité essentielle à notre faculté de connaître) dans le fait qu'elles sont nécessaires à notre esprit (195) : et c'est maintenant la nécessité du devoir dont il )se réclame pour en affirmer le caractère absolu et objectif. D'où peut bien venir cette différence? par quel prestige la raison, en passant du domaine de la spé- culation à celui de l'action, se trouve-t-elle subitement in- vestie de l'autorité et de la certitude qu'on lui refusait jusque-là? Parce qu'elle ordonne et cherche à réaliser l'in- conditionné pratique, au lieu de spéculer et de s'efforcer à connaître l'inconditionné théorique? Comme s'il lui suf- fisait de prendre un ton impératif pour acquérir tout à coup et tout d'un coup robjecti\àté dont elle était dé- pourvue! « Je commande, donc je suis » mais il s'agit juste 'de savoir si votre commandement n'est pas une illusion. Il y en a tant dont vous avez fait justice! Que voulez-vous? la Critique de la raison pure nous a rendus difficiles et méfiants.

Nous isommes d'autant plus portés à l'être, qu'en pas- sant ainsi de la spéculation à l'action la raison fait des catégories, somme toute, le même usage que la Critique de la raison pure dénonce précisément comme illusoire et illégitime. Et qu'on le remarque, nous ne parlons même pas ici, nous n'avons pas besoin de parler des postulats proprement dits (vie future ou existence de Dieu), nous restons toujours placés au strict point de vue de la loi morale. Selon Kant, en effet, loi pratique inconditionnée, ou impératif catégorique, ou plus simplement loi morale, c'est conscience qu'une raison pure pratique ou une volonté libre prend d'elle-même comme telle, comme pratique et pure, ou comme pratique en tant que pure; c'est con- séquemment affirmation, au moins implicite, de sa eau- est rexpression d'une réalité objective, et alors on ne voit pas pour- quoi l'absolu théorique ne répondrait à rien hors de notre pensée (cf. supra, note 136, et p. 79).

195. Cf. Critique de la raison pwre^ t. I, p. 42 et 50 sq. ; p. 113-15, p. 134, etc.

112 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

salité à titre de volonté libre et donc encore, puisqu'il n'y a de liberté possible que dans Je monde intelligible, affirmation de sa causalité, de notre causalité intelligi- ble (196). Comment cela peut-il bien être, comment peut-on appliquer de la sorte, c'est-à-dire positivement (affirma- tion), la catégorie de cause à l'ordre nouménal, dans une docti'ine dont l'un des articles fondamendaux nous inter- dit strictement une telle application? Mais il s'agit de devoir, justement. Que, théoriquement parlant, le con- cept de cause (et les concepts similaires) soient ou restent en l'espèce dépourv^us de toute objectivité véritable, que cette conception d'une causalité intelligible ou nouménale de notre volonté demeure, théoriquement parlant, un pur idéal, invérifié et invérifiable, peu importe : elle n'en impose pas moins impérativement (ou catégoriquement) à chacun la règle de ses actions (197). « Peu importe » ! Mais si, cela importe, cela importe même au point que cela est tout, puisqu'il en résulte précisément que nos actions échappent à toute règle impérative ou, en d'autres termes, que le devoir ne peut plus être certain. Tel, en effet, que Kant le définit, il n'existe, je n'ai le droit de

196. Cf. V. g., Critique de la raison pratique, p. 47 (scolie). Voir aussi p. 24 La loi de la causalité par liberté, c'estrà-dire un prin- cipe pratique pur, forme ici de toute nécessité le point de départ »), p. 71-2 j(« La loi morale nous fournit un fait qui annonce un monde de l'entendement pur, qui le détermine même positivement [par l'idée de l'autonomie de la raison pure pratique ]»), p. 74 Cette loi est l'idée d'une nature qui n'est pas doimée empiriquement, mais qui pourtant est possible par la Liberté, d'une nature suprasensible »), p. 190 La causalité par liberté doit toujours être cherchée, on- dehors du monde sensible, dans l'intelligible... Donc il ne restait à trouver qu'un principe de causalité incontestable et à vrai dire objectif, qui exclut toute condition sensible de sa détermination, c'est- à-dire un principe dans lequel la raison n'invoque aucune autre chose comme principe déterminant relativement à la causalité, mais le contienne déjà elle-même par ce principe et par conséquent elle soit elle-même pratique comme raison pure. Mais ce principe n'a besoin ni d'être cherché ni d'être découvert, il a été depuis long- temps dans la raison de tous les hommes et incorporé à leur nature, il .est le principe de la moralité. Donc cette causahté inconditionnelle, la liberté, et avec celle-ci un être (moi-même) qui appartient au monde intelhgible [en même temps qu'au monde sensible], ne sont pas simplement conçus d'une façon indéterminée et problématique, mais déterminés et connus assertoriquement; ainsi nous a été don- née la réahté du monde intelligible »).

197. Cf. Critique du Jugement, § 75, Anmerk., édit. Rosenkranz- Schubert, t. IV, p. 294-5.

LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE llîi

l'affirmer comme existant, que si j'ai le droit d'affirmer comme existante la causalité de l'intelligible : or, ce droit, V Analytique transcendantale me l'a ôté, et ôté à tout ja- mais. Je n'ai donc plus le droit d'affirmer le devoir, qui reste un pur problème'^ incapable dès lors de certifier quoi que ce soit (198).

* *

Nous entendons bien ce qu'on va objecter : « Raisonner comme vous venez de faire, c'est supposer que chez Kant l'affirmatioii de la loi morale est identiquement l'affir- mation d'une causalité du noumène. Or tel n'est pas tout à fait le cas. Il n'y a pas ici identité entre les deux termes, mais simple conditionnement, en sens divers, de l'un par l'auti'e, de la loi morale par la causa- lité de la raison pure ou par la liberté, et de la liberté par la loi morale. La liberté ou causalité de la raison pure est la ratio essendi, le principe réel de la loi, dont la conscience immédiate est la ratio cognoscendi, le moyen pour nous de prendre connaissance de la li- berté (199) ». Bornons-nous à quelques observations.

L'argumentation qui précède ne suppose pas, à par- ler proprement, l'identité entre l'affirmation de la loi mo- rale et l'affirmation de la liberté ou causalité intelligi-

198. Qu'on veuille bien remarquer que nous avons parlé d'affir- mation de la causalité nouménale connue existante, et non pas simple- ment de sa conception comme j)Ossible. L'Analytique transcendantale a beau nous permettre celte conception de la causalité nouménal© comme possible : toujoiu-s est-il que, pour que l'affirmalion de la dite causalité nouménale coimne réelle fût autorisée à son tour, il Y faudrait une inluiiion correspondante, or notre intuition ne peut être que sensible, etc. (cf. supra, p. 30, et notre Essai sur le réalisme thomiste, etc., p. 184 sq.) ; de toute manière, cette affirmation reste donc rigoureusement prohibée. Quant à répondre que la loi mo- rale supplée précisément, dans l'espèce, une intuition impossible, on n'y doit pas songer, puisque, précisément aussi, c'est la même chose d'affirmer la loi morale et d'affirmer la causa noumenon : autant dire du premier coup, et à rencontre de ses propres principes, que l'affirmation de la causa noumenon se justifie par elle-même, sans avoir besoin d'aucune condition. Si enfin on alléguait que tout ce processus n'intéresse pas V « usage théorique de la raison », mais seulement son « usage pratique » (cf. supra, p. 30), le lecteur verra un peu plus loin (p. 119 sq.) oe qu'il en est exactement.

199. Cf. supra, p. 24.

LïS principes généraux de la Moral* kantienne. S

114 LES PRINXIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

ble : elle constate, dans la doctrine de Kant, le fait de cette identité et en tire les conséquences qu'il comporte eu égard à la certitude de la loi même, c'est-à-dire qu'elle fait voir qu'il a, au vrai, pour conséquence sa totale incertitude (200). Qu'on trouve, maintenant, dans la Criti- que de la raison pratique, une autre manière d'enten- dre le rapport des deux affirmations, cela prouverait que Kant professe sm' ce point deux opinions difficilement conciliables, mais cela ne changerait rien aux résultats acquis quant à la première.

2o II est d'ailleurs permis de se demander si les deux conceptions sont tellement différentes. Et de fait, com- ment la loi morale « mène-t-elle au concept de la li- berté » ? « Directement, et en tant qu'elle est représentée comme un principe de détermination que ne peut dominer aucune condition sensible et qui, bien plus, en est tota- lement indépendant » (201). Mais c'est, au sens kantien, la propre définition de la liberté, cela même! Que fau- drait-il de plus pour établir que liberté et loi morale ne font qu'un et surtout sont < représentées », connues, affir- mées comme telles? Bref, nous n'avons affaire qu'à une analyse, tirant au jour l'identité réelle de notions qui « s'impliquent réciproquement l'une l'autre ». C'est tellement vrai que, même il entreprend de nous expliquer cet « ordre » ou cette « subordination de con- cepts » jqui aboutit à « nous découvrir celui de la li- berté », Kant commence par rappeler cette identité fon- cière de liberté et de loi pratique inconditionnée. Mais alors, je ne puis être %Taiment assuré de la loi que si je le suis tout ensemble de la liberté, la « conscience > de l'une est, identiquement, celle de l'autre. nous voilà ramenés à la conception antérieure et à la difficulté qu'elle soulève au point de vne de l'objectirité du de- voir (202).

200. Car enfin, oui ou non les testes précités de la Saison pra- tique disent-ils que liberté, c'est conscience qu'une raison pure pra- tique prend d'elle-même, etc.?

201. Critique de la raison pratique, p. 48.

202. Ibid., p. 47. Cf., au surplus, supra, p. 82-3.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 115

30 La distinction entre ratio cognoscendi et ratio es- seiidi ne fait ici rien à l'affaire, ou si elle contribue a quelque chose, c'est bien plutôt, quoi qu'il y paraisse de prime abord, à corroborer l'observation précédente. Qu'est- ce à dire en effet, « la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté, qui est la ratio essendi de la loi morale » ? Y a-t-il vraiment ici, comme il le semble à première vue, deux moments successifs et nettement distincts, l'un la loi morale est d'abord affirmée, en elle-même, sans plus, l'autre est ensuite affirmée la liberté, à titre de prin- cipe réel de la loi? Encore une fois, il est permis d'en douter. Lorsque Kant observe que « c'est la moralité qui nous découvre d'abord le concept de la liberté » (203), d'abord, remarquons-le, veut dire « pour la première fois » : partout ailleurs nous ne rencontrons que déterminisme, du n:oins ne concevons-nous la liberté que comme un idéal et un problème; s'il n'y avait pas la morale, nous ne prendrions jamais sur nous d'admettre une réalité cor- respondante; c'est en morale que pour la première fois la liberté se révèle à nous comme existante (204). Main- tenant, de quelle manière précise se révèle-t-elle à nous de la sorte? la réponse est dans le propre texte de Kant : « la loi morale est la condition sous laquelle nous pou- vons d'abord devenir conscients de la dite liberté » (205). C'est donc en réalité la même chose d'avoir conscience de l'une et d'avoir conscience de l'autre; on en revient toujours à la même idée maîtresse : la loi morale n'est, au fond, que « la conscience d'une raison pure pratique, identique elle-même au concept positif de la liberté » (206). Pour employer le langage des Fondements de la méta- physique des niœars, liberté et loi morale « sont deux concepts que l'on peut substituer l'un à l'autre (en vertu de lem' identité, découverte par simple analyse), mais c'est

203. Critique de la raison pratique, p. 48.

204. Cf. supra, p. 25.

205. Critique de la raison pratique, p. 3, note.

206. Ibid., p. 47.

116 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

justement pourquoi l'on ne peut se servir de l'un pour expliquer l'autre et en rendre raison. Tout ce que l'on peut faire, c'est de ramener à un seul concept deux repré- sentations du même objet qui semblent différentes au point de vue logique, comme on réduit plusieurs fractions de même valeur à leur plus simple expression (207) ». Et ce concept unificateur est ici celui de la puissance pra- tique de la raison pure (ou de la causalité du noumène), avec laquelle, de fait, coïncident également la loi mo- rale et la liberté. N'y a-t-il pas lieu de conclure une fois de plus que c'est la même affirmation qui porte indivisément sur les deux termes, précisément parce qu'au vrai ils n'en font qu'un (208)?

Ce qui tendrait enfin à faire croire qu'il en va bien ainsi, c'est que tel paraît être le seul moj^en d'éviter le cercle \icieux lamentable s'embarrasserait autre- ment l'auteur des Fondements et de la Raison pratique. Voici ce que nous voulons dire. Dans l'Introduction à ce dernier ouvrage, Kant, reprenant quelques-unes des idées de la troisième section des Fondements, explique ce qu'il entend par une critique de la raison pratique. « La pre- mière question est ici de savoir, écrit-il, si la raison pure suffit à elle seule à déterminer la volonté, ou si elle ne peut être un principe de détermination que comme dé- pendant de conditions empiriques >. Il s'agit, en d'autres termes, de savoir si la raison pure est capable ou non d'édicter une loi a priori^ universellement valable, caté- goriquement impérative, bref s'il y a une loi morale, que nous puissions tenir pour objectivement certaine (209).

207. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 101.

208. Il faudrait d'aiilleurs voir si, au point de vue kantien, la distinction entre ratio cogvoscendi et ratio essendi peut tenir long- temps. De ce que la liberté est conçue par nous comme le principe réel du devoir, avons-nous, au point de vue kantien, le droit d'in- férer qu'elle en est le principe réel? Pas plus, semble-t-il, que nou3 n'avons le droit, du fait v. g. que le moi se connaît comme un sujet réel, simple, identique, etc., d'inférer qu'il est, en lui-même, un tel sujet en quoi consiste, selon Kant, tout le « paralogisme de la raison pure ». D'où vient que le passage du connaître à l'être, illégitime dans un cas, est autorisé dans l'autre?

209. De fait, les Fondements de la métaphysique des mœurs aasi-

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 117

« Un concept de la catisalité, poursuit Kant, justifié par la Critique de la raison pure, mais non susceptible à la véri- té, d'une représentation (210), intervient ici, c'est le concept de la liberté. » En effet, dire que la raison pure est pratique par elle-même ou qu'il y a un impératif catégorique, équi- vaut à dire, nous venons de le voir, que la raison peut déterminer la volonté indépendamment de toute condition empirique : or, c'est à quoi revient, chez Kant, la liberté même ~ mais lisons toujours la suite : « Si nous pou- vons maintenant découvrir des moyens de prouver que cette propriété (la liberté) appartient en fait à la volonté humaine, et ainsi aussi à la volonté de tous Les êtres rai- sonnables, il sera montré par là, non seulement que la raison pure peut être pratique, mais qu'elle seule, et non la raison limitée empiriquement, est pratique d'une façon inconditionnée (211) ». Autrement dit encore, si nous pou- vons prouver la liberté, nous aurons prouvé le pouvoir pratique de la raison pure avec la loi morale. Or, com- ment Kant prouvera-t-il la liberté? Juste par la loi morale elle-même ou par le pouvoir pratique de la raison pure : toute autre démonstration serait illusoire, nous ne pouvons être assurés de la liberté que par sa liaison intrinsèque avec la loi morale, comme nous ne pouvons être assurés de l'existence de Dieu et de la vie future que par leur liaiso^n extrinsèque avec l'objet total que cette loi nous impose (212). Voilà Kant retombé dans la même argumentation circulaire il s'était déjà enfermé à propos de ces deux postulats proprement dits : « nous ne sommes certains qu'il y a un Dieu et une vie future qu'autant que nous sommes certains qu'il y a un devoir nous ne sommes certains qu'il y a un devoir qu'autant que nous sommes certains qu'il y a un Dieu et une vie future (213); » de même ici, donc:

gnent pour tâche à une critique de la raison pratiqoie d'établir l'ob- jectivité du devoir, v. g. p. 93.

210. Cf. su27ra, p. 26-7.

211. Critique de la raison pratique, p. 22.

212. Cf. supra, p. 22-24, p. 41 sq., p. 46 sq.

213. Cf. supra, p. 74.

118 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

« nous ne sommes certains qu'il y a une loi morale qu'au- tant que nous sommes certains que la liberté existe nous ne sommes certains que la liberté existe qu'autant que nous sommes certains qu'il y a une loi morale. » Il est bien à craindre, à ce compte, que nous ne soyons en dernière anal3'se certains ni de l'un ni de l'autre.

Sans doute, les Fondements, qui reconnaissent l'existence de cette « sorte de cercle », nous indiquent aussi le « seul moj'en de le faire disparaître », à savoir par le recours à l'idée de notre nature ou personne intelligible, dont « la liberté et la législation morale » se déduiraient également, au lieu d'être démontrées l'une par l'autre (214). Mais ce n'est pas de faire ainsi appel au monde intelligible ou nouménal qui réussit à lever la difficulté, au contraire, celle-ci n'en devient que plus redoutable. Comme si le monde nouménal ou intelligible n'était pas lui-même une pure hypothèse et, bien pis, une hypothèse qu'on ne sau- rait transformer en certitude que par la certitude de la loi et de la liberté qu'elle doit précisément fonder! Cer- cle sur cercle, cela devient presque vertigineux. Un pro- blème résolu par un autre pix)blème au moyen d'un troi- sième problème qui sert à les résoudre l'un et l'autre tout en étant résolu par eux! C'est un véritable casse-tête, le « casse-tête trancendantal ». Je ne puis être certain qu'il y a une loi morale que si la liberté existe; mais la liberté ne peut exister que dans le monde nouménal, car la liberté phénoménale est un non-sens; or, je ne puis sa- voir si la liberté existe dans le monde nouménal, je ne puis ique le croire, et encore et surtout ne puis-je le croire qu'en m'appuyant sur la certitude de la loi. Je ne puis avoir accès dans le monde nouménal, oii j'ai seulement chance de ti'ouver la liberté, condition sine qua non de la Jloi, que par la certitude de la loi; mais je ne puis avoir la certitude de la loi, qui suppose celle de la liberté, qu'en pénétrant dans le monde nouménal. Kant nous laisse, pour finir, dans la situation d'un homme qui ne peut rentrer chez lui qu'à la condition d'avoir sa

214. Cf. Fondements, etc., p. 100 à 105.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 1 ] 9

clef et qui, malheureusement, a laissé sa clef chez lui. Ce n'est donc pas de ce côté qu'il fallait chercher le moj'en de sortir du cercle. Cet unique moyen, redisons-le, consiste à identifier précisément les deux termes en ques- tion, liberté et loi morale, a soutenir que liberté et puis- sance pratique de la raison ou impératif catégorique sont effectivement unum et idem^ et qu'ainsi on ne les prouve pas l'une par l'autre, mais qu'on les pose ou reconnaît toutes deux comme existantes par une même et indivisible affirmation. Seulement, si le cercle a disparu, un autre paralogisme prend sa place, ou plutôt le même paralogisme que le présent paragraphe s'attache à dénoncer : la loi morale étant conçue de la sorte, dans le système, comme identique à la liberté ou à la causalité du noumène, l'affir- mation de la loi morale se trouve constituer, dans le sys- tème, l'application à l'ordre suprasensible de notions (caté- gories) que le système lui-même nous interdit pourtant d'jr transférer. Il ne fallait pas dire tout à l'heure : « elle pose ou reconnaît d'un seul coup comme existantes la loi morale et la liberté », il fallait dire : « elle les pose^ à la lettre, comme telles », arbitrairement, bien plus, illégitimement. Ce n'est pas seulement une pétition de principe, c'est une contradiction. Et invariablement nous concluons que le devoir, cette pierre angulaire de tout l'édifice de la rai- son pure, n'est toujours pas établi.

* * *

Au reproche d'usage illégitime des catégories dans l'affir- mation de la loi morale, Kant et ses disciples répondent, il est vrai, que c'est usage pratique^ et non seulement usage pratique, mais usage immanent. II ne s'agit plus de « déterminer un objet » (par l'application de telles ou telles catégories à des intuitions), ce qui serait effecti- vement affaire de connaissance ou de théorie (215) : il

215. Selon Kant, il n'y a de connaissance qu'autant que des in- tuitions sont liées par des catégories; cette action synthétique de la pensée constitue à la fois les connaissajices mêmes et leurs objets. Cf. supra, notes 40 et 100.

120 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L\ MC A.LE KANTIENNE

s'agit de déterminer la volonté du sujet (par l'idée d'une législation universelle que conçoit la raison), ce qui est simplement affaire d'action (usage pratique), ce qui d'au- tre part ne nous fait pas dépasser le sujet lui-mOme, au dedans duquel (usage immanent) tout se passe désormais. Et sans doute une causalité réelle est alors attribuée à la raison même, et à la raison en tant que pure, par conséquent une causalité non empirique ou intelligible; mais c'est juste la preuve cpie « le concept de la liberté (n'oublions pas que chez Kant liberté et pouvoir pratique de la raison pure ou causalité inconditionnée de la raison ne font qu'un) est le seul qui nous permette de ne pas sortir de nous-mêmes afin de trouv^er, pour le conditionné et le sensible, l'inconditionné et l'intelligible (216) » ; c'est juste la preuve que l'emploi de cette catégorie (de cause) n'est pas en l'espèce transcendant, c'est-à-dire illusoire et indu tout ensemble. Bref, usage pratique et immanent (des catégories) re\'ient à usage, non seulement par le sujet, mais en fonction du sujet, et du sujet en tant que volonté morale, puisque tout ce qu'on se propose, c'est de donner une loi à son action, et qu'on ne le « détermine » que par rapport à cette action et à cette loi (217). Il y a plus d'une équivoque à démêler.

Commençons par 1' « usage immanent ». En premier lieu, la question n'est pas précisément de savoir si c'est usage par le sujet et par rapport au sujet, la question est de savoir si c'est usage de notions transcendantes. Que l'action et ses résultats, par exemple l'intention vertueuse avec tous les efforts qu'elle implique, soit comme une actualisation immanente de puissances immanentes, rien de plus vrai; n'empêche pourtant que cette action est conditionnée par l' affirmation dune loi absolue, universel- lement valable, qu'on rapporte en termes exprès à une causalité de la raison pure, qu'on tient pour émanée de notre personnalité intelligible, etc. : si pareille affirmation

216. Critique de la raison pratique, p. 191.

217. Cf. Critique de la raison pratique, p. 5 sq.; p. 76 sq. ; p. 80; p. 83-5; p. 93-9; p. 187-92, etc.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 121

ne se formule pas en matière de transcendant, quand donc sera-ce le cas?

« Mais cette affirmation même, en tant que telle, ne nous fait pas sortir du sujet. » Nouvelle équivoque, double équivoque même, a) Assurément, c'est le sujet qui affirme, mais encore ime fois, oui ou non, son affir- mation se donne-t-elle pour l'expression d'un ordre supé- rieur, « transcendant », aux phénomènes? Oui ou non, prétend-elle atteindre un terme objectif, et non seulement un terme objectif, mais un terme situé pour ainsi dire au delà de toute expérience, dans le monde intelligible? Poser la question, c'est la résoudre : ce qui se manifeste dans la loi, ce dont la loi « est simplement la conscience », 0*^681 « le pouvoir pratique pur de la raison » ou « la cau- salité inconditionnée de la raison pure », pwre = intelli- gible, justement! Comment soutenir, dans ces conditions, qu'on ne sort pas du sujet?

b) « On n'en sort pas, dira Kant, parce que cette causa- lité inconditionnée et intelligible, le sujet se l'attribue pré- cisément à lui-même, en prenant conscience (par la loi morale) de son pouvoir pratique pur comme raison, autre- ment dit de sa liberté : redisons-le, c'est même le seul cas il découvre l'intelligible et l'inconditionné au fond de lui-même. Bref, le sujet est ici le principe et tout ensemble le terme de sa propre affirmation; redisons-le aussi, il ne détermine plus, il ne se berce plus du chimé- rique espoir de déterminer un objet (transcendant), il se détermine lui-même, ne se déterminant au reste de la sorte qu'en fonction de la pratique et de sa loi. » Mais de quel sujet enfin veut-on parler? Ce ne peut pourtant pas être le sujet sensible et phénoménal, soumis d'un bout à l'autre de son développement aux conditions du déterminisme empirique, incapable par conséquent d'une causalité inconditionnée et libre ou, comme on dit encore et expressément, « intelligible ». Il ne peut donc être ici question que du sujet intelligible, pareillement, ou noumé- nal. Ou plutôt et en un autre sens, non, il ne peut pas en être quesition ici, nous voulons dire qu'on ne peut se

122 LES PRIN'CIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

mettre en tête de le « déterminer » sans se faire prendre de nouveau en flagrant délit d'usage illicite des catégo- ries. Comme si le sujet nouménal, comme si cette chose en soi qui s'appelle le sujet nouménal ne nous était pas inaccessible par définition même, à l'égal de cette chose en soi qui est l'objet nouménal! Comme s'il nous était plus loisible d'atteindre la chose en soi, le noumène, en nous que hors de nous! Que signifierait, autrement, le « para- logisme de la raison pure » (218)?

L'application des concepts purs de l'entendement (de celui de cause, entre autres) à la détermination du sujet intelligible est donc tout aussi « transcendante » que leur application à la détermination de l'objet intelligible. « On ne sort pas alors du sujet », soit, mais parce qu'on s'est transporté au préalable, et comme d'un bond, dans le sujet transcendant. Or. c'est ce transport même, c'est ce bond quil s'agirait de justifier. On ne peut pas, on ne peut plus songer à le justifier par le devoir ou la loi morale, puisque c'est dans la propre affirmation de cette loi qu'il a lieu. C'est-à-dirs que cette affirmation nous apparaît derechef comme impossible. C'est-à-dire que l'exis- tence du devoir ou de la loi reste toujours en question, et, avec elle, la solidité d'un système dont ce devait être l'unique fondement.

Quant à 1' « usage pratique », il dissimule mal à son tour de nouvelles ambiguïtés. Entend-on par que le concept d'une « causa noumenon » peut seulement être considéré comme valable dans l'ordre de l'action et par rapport à elle, attendu que sans lui la loi qui la règle demeurerait pour nous une indéchiffrable énigme (219)? que s'il n'}' avait pas la morale, avec l'impératif dont elle dépend, l'esprit humain n'aurait jamais pris sur lui d'admettre une chose aussi énorme que la liberté, aussi

218. C'està-dire, comme chacun, sait, le faux raisonnement s'em- barrasse notre raison lorsqu'elle entreprend de spéculer sur cet absolu ou cette chose en soi gu'est précisément notre âme, bref lorsqu'elle s'applique à la « psychologie rationnelle ». Cf. supra, note 208.

219. Cf. Critique de la raison pratique, p. 96-7, et supra, p. 30.

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 123

opposée qu'elle au déterminisme qu'il voit régner partDut ailleurs (220)? Admettons nous-mêmes (dato^ non con- cesso) que tel soit au vrai le seul cas l'emploi du con- cept de causalité nouménale devienne légitime : mais, oui ou non, l'esprit humain en l'employant de la sorte sait- il ce qu'il fait? oui ou non, lorsqu'avec et par la loi il affirme son pouvoir pratique pur, sait-il ce qu'il dit? S'il le sait, comment nier que ce soit théorie, connaissan- ce (221)? S'il ne le sait pas, sou affirmation n'a plus aucun sens, alors qu'elle n'est précisément proférée que pour donner un sens à la loi. La loi morale n'arriverait ainsi à signifier quelque chose qu'à la faveur d'un concept qui ne signifie rien!

On n'admet la liberté ou la causalité du noumène que « pratiquement », transeat, mais qu'est-ce à dire? C'est- à-dire qu'on l'admet parce que, autrement, il n'y aurait plus rien à comprendre à l'impératif pratique ou moral « on l'admet, ou la reconnaît pour objective, parce que... », spéculation, théorie, encore et toujours, et spécu- lation, théorie raisonnée. Que cette spéculation ait un rap- port direct à la pratique, rien de plus exact, et rien d'étonnant non plus, puisqu'aussi bien c'est la loi de la pratique qui se trouve être affirmée alors : la pratique cependant est une chose, la théorie relative à la pratique ou orientée vers la pratique en est une autre. En toute rigueur, ce qui est pratique, c'est l'action elle-même, et l'action exclusivement; il n'y a de pratique, à la lettre, que lorsqu'on agit, et en tant qu'on agit ( izokrrzvj ). A coup sûr cette action, si elle n'est pas de tous points aveugle ou inintelligente, implique (et applique aussi) des concep- tions qui la dirigent et lui donnent une valeur ou un sens : mais ces conceptions en elles-mêmes sont théoriques. Autre

220. Cf. supra, p. 23-25.

221. L'aveu en échappe à Kant lui-même : « Ainsi, écrit-il à la suite d'un des textes précités, on comprend pourquoi dans tout le pouvoir de la raison, il n'y a que le pouvoir pratique qui puisse nous transporter au delà du monde des sens, nous fournir des connais- sances d'un ordre suprasensible, etc. {Critique de la raison pratique, p. 192) ». Cf. supra, note 196.

124 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

chose est dire : je veux que cela soit, autre chose dire : I je vois qu'il faut que je le veuille ou que je dois le vou- \loir. Conception, vision, affirmation, certitude auraient-ils donc cessé d'être des opérations ou des états de l'intelli- gence? Il ne suffit pourtant pas d'appeler pratique un procédé de celle-ci pour l'empêcher d'être théorique, pas plus qu'il ne suffit de l'appeler immanent pour l'empêcher d'être transcendant.

A moins que par usage praticfue des catégories on n'ait en vue ce qui suit (222) : nous ne savons pas, de fait, si la raison est douée de causalité en tant que piire, ou encore (puisque c'est à quoi, chez Kant. cela revient) si nous sommes nouménalement libres; nous ne pouvons même pas le savoir. Mais nous n'avons pas besoin de le savoir, après tout, et nous agissons comme si nous le savions. Bref, cette conception de la liberté ou de la causalité inconditionnée de la raison devient ainsi, dans l'ordre pratique, un « principe régulateur », qui imprime une direction définie à notre conduite (agir d'après des maxi- mes universalisables), à peu près comme l'idée de cause première ou de fins de la nature nous sert à orienter nos recherches dans le sens d'une systématisation suprême ou d'une explication plus précise des phénomènes (223). Mais à ce compte, la causalité de la raison reste tout uniment problématique, et il en va de môme de la loi morale avec laquelle on nous a rappelé plus haut qu'elle sidentifie en dernière analyse. Il ne faut pas seulement dire : nous agissons comme si notre raison pure était pratique ou comme si nous étions libres, il faut dire aussi : nous agissons comme si le devoir était certain. cher- cher l'aveu plus explicite, et tout ensemble la preuve plus péremptoire, qu'en attendant il ne l'est pas?

222. Cf. V. g., Critique du jugement, édit. Rosenkranz-Schubert, t. IV, p. 294-5, et Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 97.

223. Cf. supra, note 100, et Critique du jugement (Analytique et Dialectique du jugement téléologique) l'hypothèse de la fi- nalité naturelle est présentée comme un fil conducteur indispensable pour nous diriger dans l'investigation si laborieuse du détail des faits, en particulier des faits biologiques fédit. Rosenkranz-Schubert, t. IV, p. 259, 263 sq., 276, 284 sq.).'

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNE 125

* * *

Que pour l'établir enfin, on ne puisse, à l'exemple de quelques néo-criticistes, faire appel à la croyance ou à la foi, conçue ou non comme obligatoire elle-même, c'est ce qui résulte manifestement de tout ce qui précède. Commeni. le devoir deviendrait-il objet de croyance dans une doctrine la croyance n'est juste autorisée que par lui? Nous avons assez insisté sur ce point dans no- tre exposé pour qu'il ne soit pas superflu d'y revenir pré- sentement (224).

Inadmissible en soi, cette (prétendue) croyance à l'impé- ratif catégorique peut encore moins nous être impérati- vement imposée elle-même. Parler en l'espèce de croyan- ce obligatoire n'irait à rien moins qu'à dépouiller le de- voir de sa certitude apodictique. C'est pour le coup que Kant qualifierait une croyance commandée de non-sens. Et sans doute, le devoir offre ce caractère unique, nous l'a- vons vu, d'être comme une synthèse de la nécessité et de la liberté, revenant, comme nous disions, à la néces- sité de faire ce que nous sommes libres de ne pas faire. Pai' ce côté, il dépend en quelque façon de notre accep^ tatioii volontaire, c'est-à-dire que nous restons précisé- ment libres de ne pas agir comme il nous le prescrit mais de ne pas agir^ entendons bien, et non pas de ne pas voir qu'il nous le prescrit. A le considérer sous cet autre aspect, notre acceptation volontaire n'y fait plus rien en elle-même, parce qu'il nous est intimé indépen- damment d'elle et que nous le reconnaissons pour tel. Autrement ce serait liberté sur toute la ligne, et non plus synthèse de liberté et de nécessité; autrement, il faudrait dire que nous voulons bien nous conformer à tel idéal de conduite, mais non pas que nous sommes tenus de nous y conformer; autrement, il n'y aurait plus d'obli- gation. Le « devoir de croire au devoir » équivaudrait tout simplement à la suppression du devoir même. Et pour en revenir à Kant, c'est surtout alors que le ter- rain se déroberait sous ses pas.

824. Ci supra, p. 46 sq.

CONCLUSION

On voit ce qu'il en coûte au fondateur du formalisme et du moralisme d'avoir prétendu renverser le rapport universellement admis jusque-là entre le concept de la loi et celui du bien : ce qu'il renverse en réaUté, c'est sa construction à lui. Reportons-nous, pour l'entendre mieux encore, aux idées communes ou à la morale traditionnelle : c'est une comparaison instinictive au premier chef. Assuré- ment, les tenants de la morale traditionnelle peuvent fort bien, à l'occasion, partir eux aussi de la notion de la loi morale ou du devoir et, la prenant pour accordée, cons- truire sur elle (ou plutôt paraître construire sur elle) toute leur doctrine des mœurs. Chez eux, pareille pro- cédure ne souffre aucune difficulté pourquoi? Mais par- ce que cette notion du devoir, ils la prennent précisément poou' accordée, ou plutôt encore parce qu'ils ont le droit de la prendre pour telle; car ils ne la détachent pas, eux, de ses conditions nécessaires, c'est-à-dire de ses condi- tions métaphysiques, n'ayant pas commencé, eux, par nier la portée transcendante de la raison spéculative ou par couper, si l'on peut dire, toutes leurs attaches avec l'Ab- solu, ou, pour parler plus exactement, par couper toutes les attaches de la morale et du devoir avec l'Absolu. Si l'on préfère, l'affirmation du devoir ou de la loi morale n'est pas, avec eux, vraiment première; elle ne l'est que provisoirement et comme accidentellement, ce n'est de leur part qu'un artifice de méthode, rien de plus, ils n'en conti- nuent pas moins d'en considérer comme en perspective les arrière-plans métaphysiques; si l'on préfère toujours, ils n'en continuent pas moins d'en sous-entendre les rai- sons intelligibles, et c'est pourquoi, redisons-le, cette affir- mation du devoir conservée alors toute sa valeur et reste debout, inébranlée et inébranlable. Kant, au contraire, a

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 127

fait table rase, et pour tout de bon^ de ces tenants et abmitissants du devoir. Ce n'est plus chez lui simple arti- fice ou procédé d'exposition : c'est très sérieusement, par un dessein très réfléchi et aussi, venia sit verbo, de la meilleure foi du monde, qu'il écarte de prime abord toute spéculation théorique, toute idée d'une justification trans- cendante du devoir, suspecte, ruineuse même que serait à ses yeux une telle méthode. Ce n'est pas, suivant lui, la morale qu'on doit fonder sur la métaphysique, c'est bien plutôt, au moins d'une certaine manière, la méta- physique .qu'on doit fonder sur la morale. Pour imiter un mot de Descartes, son but est de nous donner en ce sens une métaphysique ajustée au niveau de la raison pratique ou de la morale même. Métaphysique morale, pourrait-on dire en imitant aussi une de ses propres formules, et non plus morale métaphysique. Bref, primat de la pratique, pratique commandant et se subordonnant la théorie, tel est le dernier mot de sa pensée. Dès lors, la formidable diffi- culté signalée tout à l'heure retombe plus que jamais de tout son ,poids sur le système : la pratique enveloppant, dès le principe, par l'affirmation du devoir ou de la loi qui en est le point de départ, la pratique enveloppant, dis-je, un élément théorique irréductible, autrement dit, cette affir- mation du devoir ne pouvant être certaine que théorique- ment, il en résulte que, dès son point de départ même, ou pour se constituer, la morale a besoin des « hypothèses » métaphysiques qu'elle seule pourtant devait vérifier. On pose en principe que la théorie est subordonnée à la pra- tique, et la première application qu'on fait de ce prin- cipe, c'est de subordonner la pratique à la théorie. La pratique commande la théorie d'un bout à l'autre, à cela près, qu'elle commence juste par reposer sur la théorie. Toute règle a sans doute ses exceptions, mais encore faut-il qu'elles n'équivalent pas à la suppression pure et sim- ple de la règle.

' En résumé, Kant se trouve finalement acculé à cette alternative, ou de répudier son scepticisme métaphysique, ou de renoncer â toute morale. C'est-à-dire qu'il ne peut

128 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

sauver la morale qu'à la condition d'en revenir à la méta- physique commune; c'est-à-dire que c'en est fait une fois de plus de la conception maîtresse qui constitue son apport propre ou marque sa véritable originalité dans l'histoire de la science des mœurs et qui se révèle décidémenit comme le plus chimérique des rêves : non pas morale métaphysique, prétendait-il, mais métaphysique morale prétention condamnée de toutes les manières, et jusque par la propre attitude que Kant tout le premier est obligé de prendi'e, au prix d'une invraisemblable contradiction. Non pas métaphysique morale, voilà ce qu'il faut dire, mais bien morale métaphysique. Il n'y en a pas, il ne peut pas y en avoir d'autre.

* * *

Cette conclusion dernière veut être précisée encore. En toute rigueur, ce n'est pas une « métaphysique », mais une « théologie morale » que Kant se donnait pour tâche d'instaurer, aux lieu et place d'une « morale théologique », conséquemment, bien plutôt que « métaphysique ». D'où il résulte également que, s'il faut prendre en définitive le contrepied de sa thèse fondamentale, et nous venons de voir qu'il le faut, c'est moins à la nécessité d'une morale métaphysique que nous devons conclure qu'à celle d'une morale théologique. Différence moins négligeable, au moins en un sens, qu'il n'y paraît à première vue. Tâchons de nous en expliquer avec la plus grande clarté possible.

Ce n'est pas, en effet, que le moralisme ou le formalisme ne renferme, suivant un mot célèbre au point d'en être devenu banal, une « âme de vérité », ou qu'à sa manière il ne réponde à une réelle exigence de la doctrine des mœurs. Il y a quelque chose de vrai, autrement dit, dans le reproche qu'il adresse aux morales antérieures, de ne pas réussir à dériver analytiquement le concept de la loi de celui du bien. x\utrement dit encore, le bien est-il, de soi, obligatoire? La considération d'un ordre absolu des essences, résultant de leurs inégalités d'excellence ou

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA. MORALE KANTIENNE 129

de leurs « rapports de perfection », s'impose-t-elle par elle-même à nos préférences pratiques et volontaires? Ou n'}' aurait-il qu'un idéal capable de nous solliciter à coup sûr, exerçant même sur nous une attraction d'autant plus puissante que nous sommes nous-mêmes plus géné- reux, mais enfin capable de nous solliciter simplement, sans nous commander au pied de la lettre? De fait, il semble que cette seconde hypothèse soit la plus fondée, du moins à ne considérer ainsi le bien que dans son con- cept abstrait et proprement métaphysique on verra tout à l'heure ce que nous voulons dire, et c'est de quoi les formalistes ne se font pas faute de triompher (225). D'un autre côté pourtant, et c'est par oii les réalistes reprennent l'avantage, le formalisme (ou le moralisme, puisqu'au fond c'est tout un) ne résiste pas lui-même è l'examen, nous venons de nous en rendre compte : son impératif catégorique est une forme vide, qui ne signifie rien comme elle ne repose sur rien; il n'arrive à lui donner un sens, comme il ne réussit à en sauver l'objec- tivité, que par une infidélité flagrante à son propre prin- cipe, c'est-à-dire par la restitution subreptice ou clandestine d'un contenu et d'un fondement de l'impératif mêmie. Bref, des deux doctrines en présence, chacune a raison contre l'autre, mais demeure pai' même impuissante à se justifier pour son propre compte. Si bien que le pro- blème fondamental de la science des mœurs paraît affec- ter, dès son point de départ, la forme d'une antinomie insoluble.

Mais, avant de s'arrêter sur une constatation aussi dé- courageante, ne doit-<on point se demander s'il n'existe pas quelque part une synthèse conciliati'ice de cette thèse et de cette antithèse? En réalité, elle existe, et c'est notre vieille morale traditionnelle qui la fournit. Qu'il nous suf- fise, pour le prouver, de rappeler en raccourci comment les choses s'y passent à cet égard. Cet ordre absolu des

225. Dans l'ouvrage précité, De l'intention morale, C A. Valli-?r notamment a fait valoir ce point de \iie avec beaucoup de force. Voir surtout Ire partie, p. 8 à 45.

Les principes généraux de la Morale kantienne 9

130 LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE

essences, qui règle nos préférences légitimes et dont le respect est la raison dernière de toute moralité, a tout d abord pour principe rentendenient divin, ^ lieu des es- sences » mêmes, comme disait Leibniz, ou « région des vérités éternelles >' ; mais c'est à proprement parler la volonté divine, <; source des existences », qui, en nous créant avec telle essence définie, nous fait une loi d'agir conformément à cette essence, et à Tordre universel oii elle s'insère. (Car, si Dieu, raison suprême, ne peut pas ne pas vouloir l'ordre, il ne peut pas non plus ne pas vouloii' que nous le voulions; et comme d'autre part il nous a créés libres de ne le vouloir pas, il nous impose la seule nécessité de le vouloir qui soit compatible avec cette liberté même, entendez la nécessité morale, ['obli- gation de le vouloir., Ainsi, c'est-à-dire par son rapport même à l'ordre et à i'eutendement divin, la loi morale est-elle préservée de devenir une forme vide, ainsi re- çoit-elle un contenu et un sens; tandis que par son rapport à la volonté divine créatrice, le bien acquiert de son côté le caractère impératif qui, autrement, lui ferait dé- faut (226).

.Voilà comment disparaît l'antinomie en cause, comment elle se résout dans la plus cohérente, la plus harmonieuse des conceptions. Et par même se justifie notre assertion précédente : la vraie conclusion qui se dégage d'une cri-

226. Cf. M. D'HuLST, Conférences de N.D., 18&1, 4e conférence : La morale et l'obligatiortf p. 154 : « Une fois en possession du vrai Dieu, nous ne serons plus embarrassés pour justifier le caractère obligatoire du bien moral. En Dieu toutes les essences trouvent leur suppcrt, toutes les existences leur origine. Quand il crée, c'est poor réaliser hors de lui ce qu'il voit en lui-même. Et comme la pensée divine est la raison de l'ordre, la volonté divine est la cause qui l'actualise. Dieu veut que l'ordre soit respecté; Dieu fait prévaloir cette volonté par la contrainte dans la création inférieure; dans k) domaine du libre arbitre il lentend qu'elle se fasse obéir par l'iiijki- mation du devoir. Si donc vous me demandez : le fondement de l'obligation morale est-il une raison ou un précepte? je répondrai : c'est d'abord une raisoni, car un précepte sans raison serait un caprice; une t>Tannie; c'est une raison étemell», car le devoir est de touê les temps, il est antérieur au temps; mais cette raison idéale est mise en rapport avec moi par une volonté \avante et souveraine qui m'intime la loi. L'entendement di^^Il, lieu des essences, est la so-urce du devoir; le vouloir divin^ principe des existences, est l'agent ef- ficace qui me place,* en créant,- sous la domination, du devoir ».

LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE KANTIENNE 131

tique du moralisme et du formalisme kantien, c'est que la morale doit être ou plutôt rester, non seulement méta- physique, mais encore théologique, au sens que Kant lui-même donne à ce terme. Elle n'a pas seulement besoin de Dieu pour subordonner le jeu des forces naturelles à la pleine satisfaction des lois qu'elle codifie : elle a be- soin de lui, avant toute chose pour rendre raison de ces lois mêmes, qui, sans lui, n'auraient ni signification ni valeur impérative, ni à quoi nous astreindre ni par quoi nous lier. Avant de demander à Dieu la garantie indis- pensable de la sanction, il faut qu'elle cherche en lui le» fondement nécessaire de l'obligation. C'est pour elle une question de vie ou de mort : en définitive, la morale sera « théologique ^ ou elle ne sera pas.

ERRATA

Page 25, lignes 2 et 3, au lieu de : sous un prétexte possible, lire : sous un prétexte plausible.

Page 66, note 129, à remplacer comme il suit : 129. On peut s'en tenir ici au devoir, puisqu'il ne s'agit que de la vertu obligatoire.

TABLE ANALYTIQUE

PREMIÈRE PARTIE EXPOSÉ

§ I. La formalisme moral de Kant

Point de vue original introduit par Kant dans la doctrine des mœurs, p. 5. Critique des morales « matérielles ». eudémonistes ou rationnelles, p. 6. Nécessité de leur substituer une morale « for- melle », p. 8. Autre expression de la même idée générale : insuffisance des principes pratiques matériels et légitimité du seul principe pratique formel, p. 9. Impératifs hypothétiques et im- pératif catégorique, p. 11. Moralité et légalité, p. 13. La bonne volonté, p. 14.

§ II. L'autonomie de la volonté

Les deux problèmes réciproques (identité de liberté et de moralité, p. 16. L'autonomie dans son premier sens, p. 17. Ques- tion qui se pose : l'analyse précédente met-elle au jour tout autant de termes réels? ou n'est-elle qii'un « jeu de concepts »? Ré- ponse : la certitude immédiate et absolue de la loi morale nous garantit ici la réalité de tous ces concepts, à commencer par celui de liberté (intelligible), p. 19. Autre expression de la même idée : la loi morale ratio cognoscendi de la liberté (elc), ratio essendi de la loi morale, p. 23. Autre problème : c07n- ment la loi morale est-'elle possible? Réponse : en tant qu'elle émane précisément de notre liberté ou personnalité intelligible. Deu- xième sens, et définitif, d'autonomie, p. 2.5. Que cette affir- mation de notre liberté intelligible n'est d'ailleurs qu'un acte de croyance; et non de science. Explication, p. 28. Comment toute la doctrine exposée jusqu'ici se condense dans les trois célèbres fonnules; p. 31.

§ III. La théorie des postulats

Théorie du "souverain bien (harmonie finale de la vertu et du bon- heur). Antinomie de la raison pratique qui en résulte, p. 33. Principe général de solution (par la distinction des deux mondes, phénoménal et intelligible), p. 37. Premier postulat (proprement dit) de la raison pratique : l'immortalité de l'âme, condition de possibilité du premier élément du souverain bien (vertu parfaite ou sainteté), p. 38. Deuxième postulat : l'existence de Dieu, condition rie possibilité du second élément du souverain bien (bon- heur proportionné à la sainteté ou vertu), p. 39. Résumé, p.

1S4: TABLE ANALYTIQUE

41. Détermination plus précise du rapport que Kant établit entre la morale et la religion, p. 42. « Théologie morale », dès lors, et non plus morale théologiqiie. Explication, p. 46. Dé- termination plus précise aussi du concept de postulat. Le dogma- tisme pratique de Kant, p. 48. Réserves finales. Comment l'idée d'autonomie reprend ou plutôt conserve la prééminence. Passage à la critique, p. 50.

DEUXIEME PARTIE CRITIQUE

Dessin général, p. 55.

§ I. Critique de la théorie des postulats

Impossibilité de concilier le devoir d'être heureux (impliqué dans celui de tendre au souverain bien) avec le point de vue général de la morale kantienne (formalisme), p. 55. Instance : il ne s'agit pas du devoir d'être heureux, mais du devoir de se ren- dre digne du bonheur par la vertu. Réponse : des trois interprétations possibles de cette instance aucune ne saurait s'accorder avec le formalisme, p. 59. Situation inextricable qui en résulte pour l'agent moral, p. 6.3. Supériorité de la morale traditionnelle à cet égard. Du rôle de la sanction en morale, p. 66. Comment la morale de Kant oscille incertaine du formalisme au réalisme, et vice versa. Contradiction insoluble, p. 68.

§ II. Critique de l'autonomisme

Importance de l'idée d'autonomie dans la philosophie kantienne, p. 75. En quel sens on peut, à la rigueur, parler d'autonotmie morale, mais que ce ne peut être celui de Kant. Position exacte de la queî?tion. p. 76. Première difficulté, tirée de la nécessité de la loi, p. 79. Deuxième difficulté : liberté intelligible (ou plutôt /«intelligible),- p. 80. Troisième difficulté : insuffisance de la liberté nouménale à expliquer le devoir et à fonder la mo- rale, p. 81. Quatrième difficulté : s'il ne s'agit plus que de participer à la législation morale, il ne s'agit plus non plus de poser la loi, mais simplement d'y consentir, p. 84. Qu'on en revient, autrement dit, à l'autonomie « d'acceptation ». Inconvénients que présente au reste cette formule. Conclusion,- p. 87.

§ III- Critique du formalisme

Détermination de la volonté par la seule idée de la loi, p. 90. Interdit jeté sur l'inclination. Analogie avec le stoïcisme. Exagé- rations inadmissibles, p. 92. En quel sens il faut ^ se « mor- tifier ». L'effort (pénible) simple moyen. Rôle providentiel des in- clinations. Inégalité « retournée », p. 95. Du formalisme en lui-même. Un mot sur l'élLmination des morales trancendantes, p. 98. La critique kantienne des morales eudémonistes. En quel sens la recherche du bonheur peut être assujettie à des lois uni-

TABLE ANALYTIQUE 135

verselles, p. 99. Kant tout le premier infidèle à son propre principe (formaliste) : le passage de la première formule à la se- conde. Tautologie piu*e ou retour au réalisme (par l'introduction d'une matière de la loi), p. 100. ïexle remarquable dea Fou- dnneniii, le réalisme coule à pleins bords, p. 105. Passage au § suivant, p. 107.

§ IV. Critique du moralisme

Ce que c'est que le moralisme, et son rapport au formalisme même. Question finale : la loi morale peut-elle être tenue, chez Kant, pour immédiatement et absolument certaine'? p. 108. Réponse de Kant : « Oui, _parce que nécessaire ». Mais les principes théo- riques (catégories, etc.) le sont pareillement : alors? Dilemme sans issxie. Difficulté d'autant plus grave que l'affirmation du devoir est, identiquement, l'affirmation de la causalité du noumène, p. 109. Première instance : distinction entre ratio cognoscendi et ratio essendi. Réponse : cela prouverait simplement qu'il y a chez Kant, sur ce point, deux thèses opposées; identité réelle de conscience de la liberté et de conscience d'un pouvoir pra- tique pur de la raison; 3" vrai sens de la distincUon proposée; 4-^ autrement, on tourne dans un cercle invraisemblable, p. 113. Deuxième instance : usage pratique et immanent des catégories. Réponse : trois ou quatre équivoq;ues à tirer au jour, soit dans le concept d'usage inmxanent (qui est bel et bien usage de notions transcendantes, indûment appliquées à la détermination du sujet nou- ménal), soit dans celui d'usage pratique (qui est bel et bien théo- rique en lui-même, à moins qu'il ne soit purement hypotliétiq;ue), p. 119. Qu'on ne peut, enfin, se rabattre sur le « devoir ide croire au devoir » : plus que jamais la loi morale en serait empêchée de jouer le rôle de certitude type et première, p. 125!

CONCLUSION

L'idéalisme de la Raison pitre cause première des difficultés insur- montables de la Raison pratique. Comparaison avec la doctrine traditionnelle. PossibiUfé de la seule morale métaphysique, p. 126. Précision. Ce qu'il y a de fondé dans le moralisme. Impossibilité de passer du concept du bien à celui de l'obligation autrement que par celui de la volonté divine. Synthèse finale. Possibilité de la seule morale théologique, p. 128.

IMPRIMÉ PAR DESCLBB, DE BROUWER ET 41, RDE DU METZ, LILLE. - 9.82S

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