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LES RELIGIONS LAÏQUES
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
Le Moine bénédictin. Paris, Oudin, 1898, in -8°, . . ? »
Les Moines d'Orient. Paris. Oudin, 1889, in-8°. . . . 7.50 Le Monachisme africain. Paris, Oudin, 1899, iD-8°. . . 2 » Les Etudes ecclésiastiques d'après la méthode de Mabillon. Paris,
Bloud, 1900, 2* éd. Les Moines de l'ancienne France. T. I"". Période mérovingienne.
Paris, Jouve, 1907, in-8°. (Couronné par l'Académie française.) Abbayes et prieurés de l'ancienne France. Paris, Jouve, in-8". (En
cours dé publication.) 7 vol. ont paru.
Le cardinal Pie. Paris, Librairie des Saints-Pères,
in- 16 2 »
Le Ralliement (sous le pseudonyme Léon de Cheyssac).
Paris, 1906, Librairie des Saints-Pères 3.50
Veillons sur notre histoire.
Eglise et Monarchie. Paris, Désolée, De Brouvver et Cie,
1910, in-i2 3.50
Aux Catholiques de droite. Paris, Desclée, De Brouwer
et G'e, 1910, in-i2 3.50
Le Catholicisme libéral. Paris, Desclée, De Brouwer et Ci*",
t9ii, in-i2 3.50
L'Eglise et les libertés, le Syllabus. Paris, Nouvelle Librai- rie Nationale, 191 3 3.50
La Question scolaire. Paris. Nouvelle Librairie Nationale,
1912 0.75
R. P. DOM BESSE
LES
RELIGIONS LAÏOUES
UN ROMANTISME RELIGIEUX
QUATRE PONTIFES LAÏQUES :
PAUL DESJARDINS, PAUL SABATIER, SALOMON ET THÉODORE REINACH.
LEUR THÉOLOGIE, LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE.
ORIGINES DES RELIGIONS LAÏQUES : l'aPPORT JUIF.
INFILTRATIONS PROTESTANTES, - IMPORTATIONS AMÉRICAINES.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS. - l'uNION POUR LA VÉRITÉ.
l'école des hautes ÉTUDES SOCIALES. - M. DURKHEIM EN SORBONNE.
UNION DES LIBRES-PENSEURS ET DES LIBRES-CROYANTS.
LE MODERNISME.
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
II, RUE DE MÉDICIS, PARIS
M G M X II I
Deuxième mille
MHIL OBSTAT
Chevetogne, die IV' Novembris, an. 1913.
Y Leopoldls Galsain, Abb. Scli Martini de Locogiaco.
Imprimatur Parisiis, die 5' IVovembris 1013.
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LES RELIGIONS LAÏQUES
UN ROMANTISME RELIGIEUX
CHAPITRE PREMIER LES RELIGIONS LAÏQUES
Il faut aux hommes une religion. C'est dans leur nature. Quelques individus parviennent à s'en passer. Mais ce ne sont, en temps ordinaire, que des excep- tions. Ces phénomènes areligieux peuvent se mul- tiplier dans des milieux et à des époques qui leur sont favorables. Leur nombre ne vaut point cependant contre la règle qui vient d'être formulée.
De nos jours l'indifférence religieuse s'est extraordi- nairement développée. On peut y voir le résultat d'une épidémie morale, que les circonstances ont entretenue. Ceux qui en sont atteints ne doivent pas encore passer pour incurables. Les événements et les influences qui les ont mis en cet état n'auraient qu'à changer, et on les verrait se mettre à la recherche d'une religion. Mais un tel retour ne se fait pas brusquement. La nature, à laquelle une irréligion complète répugne, demande
I.V> lU'.LKilON* I.AlQLhs l
2 LES RELIGIONS LAÏQUES
du temps pour faire prévaloir ses exigences. Ainsi va la logique des choses.
Les hommes, alors même qu'ils se vanteraient d'une indifférence religieuse absolue, ne doivent pas se pren- dre au sérieux. L'ivresse que leur causent les pre- mières expériences du libertinage de l'esprit et de la volonté leur impose des attitudes ; affranchis de la tutelle divine, ils se croient libres, et, par conséquent, maîtres d'eux-mêmes. L'illusion de penser et de faire ce que bon leur semble leur tourne la tête. Cet enivre- ment, pour beaucoup, passe à l'état chronique. Gela peut durer toute une vie et se communiquer à la géné- ration suivante. Une autre génération se trouvera fré- quemment contaminée. Les observateurs légers pronos- tiqueront en toute hâte le triomphe définitif de l'irré- ligion.
Mais patience. La nature ne perd rien à attendre. Et au-dessus delà nature, il y a son auteur, qui la domine et la dirige. Les ivresses prolongées du libertinage tom- bent. L'étourdi ssement qu'elles produisaient s atténue peu à peu. Le vide laissé par la perte de la foi se fait sentir. Il produit une gène, sous laquelle fermentent des tendances oubliées. Leur réveil est lent, mais impé- rieux. Elles réclament satisfaction. Il se trouve tou- jours quelqu'un ou quelque chose pour la donner.
iSon, il n'est pas possible de supprimer radicale- ment chez l'homme l'instinct religieux. Contrarié d'un côté, il pousse de l'autre. Cela est vrai des sociétés plus encore que des individus. Quand les hommes sont agglomérés, leurs besoins, en effet, se multiplient et ils éclatent avec une variété et une force déconcertantes. L'extraordinaire diversité des circonstances locales ou personnelles explique les phénomènes religieux qui se produisent alors.
La France, depuis qu'elle a rompu avec ses saintes traditions, est, pour l'observateur, un véritable champ
LES RELIGIONS LAÏQUES 3
d'expérience. Rien ne lui manque. Les conditions qui déterminent chaque phénomène apparaissent dans toute leur réalité. Il peut considérer, comparer et conclure bien à son aise.
Le travail de la nature, dans ces renaissances reli- gieuses, n'est pas tellement spontané que les influences humaines s'en trouvent exclues. La nature sait pro- mouvoir et utiliser, par son action mvstérieuse, les initiatives personnelles. Elle recourt aux types précur- seurs, dont le rôle consiste à penser avant les autres. On les vit s'appliquer au travail de cette renaissance religieuse dès les premières années de la Révolu- tion. Ils appartenaient aux classes qui avaient subi les premières le libertinage philosophique. Leur intelligence était accoutumée à l'irréligion. Ils n'envisagèrent point l'opportunité d'un retour au cathohcisme. C'était pour eux le culte abandonné, dont on ne veut plus. Cette répugnance rappelle le dégoût que cause à l'homme un aliment vomi. Il s'en détourne. Le catholicisme déformé de la constitution civile n'attirait pas davantage ces esprits ; il leur fallait du nouveau. Cet inconnu ne provoquerait pas, du moins, les convulsions du dégoût.
Ce fut la partie la mieux cultivée de la bourgeoisie parisienne qui donna l'exemple de cette faiblesse reli- gieuse ; car c'en était bien une. On ne s'attendait pas à la rencontrer dans les cercles encyclopédistes. Les membres de l'Institut n'y échappèrent pas plus que les auties. Les inventeurs de religions eurent leur sympathie, voire même leur clientèle. Ils prirent soin de rattacher leurs initiatives aux systèmes philoso- phiques accrédités auprès d'eux. Voltaire et Rousseau devinrent des Messies. Leurs œuvres semblèrent pleines d'une religion toute nouvelle, infiniment supérieure à celles qui l'avaient précédée. Il ne restait qu'à lui donner l'expression d'un culte, pour soumettre à sa discipline l'imagination, l'intelligence et la vie des fouies.
4 LES RELIGIONS LAÏQUES
Le système politico-religieux de Robespierre est des plus intéressants. Son auteur, disciple fervent de Rousseau, en avait le sentimentalisme morbide. Le Contrai social lui tenait lieu d'Evangile. Il en vivait et il voulait que la France en vécût. Sa victoire sur les Hébertistes et les Dantonistes lui fournit une occasion de lancer son culte de l'Etre Suprême. Il comptait en faire la religion d'Etat. Les Français y trouveraient cette profession de foi civile dont Rousseau prêchait la nécessité. L'Etat n'aurait qu'à en fixer les articles. Ce seraient moins des dogmes que les sentiments de sociabilité, en dehors desquels nul ne saurait êtro un bon citoyen.
Une religion sans culte est vaine, et un culte sup- pose des fêtes et des cérémonies, qui entraînent et édu- quent le peuple fidèle. Pour répondre à ce besoin, le décret du i8 floréal an II prescrivit, outre la célébration des glorieux événements révolutionnaires, des solen- nités en l'honneur des vertus humaines et des bienfaits de la nature. Les jours des décades furent consacrés au Genre humain, au Peuple français, aux Rienfaiteurs de l'humanité, à la Liberté, à la République, à la Vérité, à la Justice, à la Pudeur. Les Comités de Salut public et d'Instruction publique reçurent la pressante invita- tion de rédiger un projet de cérémonial. La fête de l'Être Suprême inaugura la liturgie de cette religion nouvelle. Ses agents envahirent les églises, où les patriotes péné- trèrent en masse.
La popularité de ces rites extravagants dura aussi longtemps que leur inventeur. Ils finirent, de même, avec lui. Robespierre, partisan du Déisme de Rousseau, n'avait pu réagir efficacement contre l'athéisme déguisé du culte delà Raison et de la Patrie, mis en honneur par ses adversaires politiques. On se demande pourquoi ces rivalités; car la religion de l'Être Suprême avait de grandes ressemblances avec les deux autres. Son Dieu, qu'elle se faisait un scrupule de nommer, se confon-
LES RELIGIONS LAÏQUES O
dait avec les divinités rivales. Pour qui examine les choses de près, l'encens de ces dévots ennemis à un même mythe et leur religion n'étaient que la manifes- tation d'un patriotisme fanatique et mystique.
Le culte de la Raison avait précédé celui de l'Etre Suprême. L'idée en germa dans plusieurs cerveaux. La liturgie de la déesse Raison finit par lui donner une formule. ^Lais il fallut pour cela procéder avec mesure. L'opinion n'était pas suffisamment préparée. C'est à tel point que Fouché osait à peine en parler. Il fut d'abord question de substituer aux religions hypocrites et superstitieuses, dont le peuple s'était libéré, le culte de la République et de la Morale naturelle. On pro- nonça ensuite le nom de la Vérité ; elle eut un temple à Rochefort. Puis ce fut le tour de la Nature, dont la statue fut honorée par des libations copieuses, le 10 août 1790.
Le i5 brumaire an II, la Convention applaudit avec enthousiasme cette déclaration de Marie-Joseph Ché- nier : (( Vous saurez fonder, sur les débris des supersti- tions détrônées, la seule religion universelle, qui n'a ni secrets ni mystères, dont le seul dogme est l'égalité, dont nos lois sont les orateurs, dont les magistrats sont les pontifes, et qui ne fait brûler l'encens de la grande Famille que devant l'autel de la Patrie, mère et divinité commune. »
Le culte de la Raison fut inauguré à Paris cinq jours après, le 10 novembre 1793. Une actrice personnifia la Liberté. L'église métropolitaine de Notre-Dame reçut le titre de Temple de la Raison. De nombreuses églises paroissiales se virent infliger la même honte. Le Con- seil général de la Commune de Paris ordonna ces pro- fanations sacrilèges. Les sociétés populaires et les représentants en mission propagèrent ce culte dans les départements. Ils eurent quelques succès. Les (( déesses Raison » ne leur manquèrent pas. Il n'y eut à les prendre ni parmi les actrices ni chez les gourgandines ;
6 LES RELIGIONS LAÏQUES
les bourgeois offraient d'eux-mêmes leurs filles.
Cette « Raison » était pleine de (( mots-nuées ». Chacun pouvait choisir celui qui convenait le mieux à ses dispositions actuelles. On eut ainsi la Liberté, l'Egalité, la République, la Patrie. Ce changement de vocable ne faisait rien au culte. Ses promoteurs y voyaient surtout un moyen puissant de déchristianisa- tion. Dans les mascarades, qu'ils prenaient pour des rites, les cérémonies de « déprétrisation » avaient la place principale ^.
La Convention se transformait par moments en con- cile national. C'est alors qu'elle élaborait sa religion civique, dans l'espoir d'attacher les citoyens à la cons- titution, à la patrie et aux lois. Elle prescrivit le culte décadaire et les fêtes nationales. La foule prit plaisir aux solennités politiques et plus particulièrement à celles du 21 janvier, du 1 4 juillet et du 10 août. Les fêtes en l'honneur des victoires, de la Liberté, de la Sou- veraineté du Peuple avaient un caractère trop philoso- ])hique ; elles furent incomprises. Les cérémonies déca- daires heurtaient des coutumes invétérées ; les autorités prétendirent les imposer de force ; cela suffit à les rendre odieuses.
Ces cultes tombaient en désuétude, lorsque la Théo- philanthropie fit son apparition. Aulard la définit assez justement une sorte d'Eglise rationaliste. Il faut y voir la reprise d'une idée que \oltaire avait empruntée aux Anglais, l'instauration d'une religion naturelle, anté- rieure et supérieure au Christianisme, embrassant toutes les autres religions, toutes les autres morales.
La Théophilanthropie se contente d'un petit nombre de vérités acquises, par exemple, l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Elle accepte sans embarras ceux qui ne professent aucune religion et les athées vulgaires.
I. Le culte de la Raison et de l'Être Suprême, par F. Anlard. Pari? i?92, in-12.
LES RELIGIO:VS LAÏQUES 7
Son caractère de société morale avant tout le lui permet.
Les théophilanthropes ont leur cérémonial. Les réunions cultuelles débutent par une invocation au Père de la nature, suivie bientôt d'un examen de cons- cience. Puis ce sont des discours et des chants. Après quoi, les dévots se mettent en face de la nature, pour célébrer la saison qui a cours. Gela fait, on procède, s'il y a lieu, aux mariages, aux baptêmes et aux funé- railles. L'assemblée, avant de se dissoudre, glorifie les hommes qui ont le plus fait honneur au genre humain, sans distinction de religion, de pays ou d'époque. Socrate, saint \incent-de-Paul, J.-J. Rousseau, AYashington, participent aux hommages.
Ce culte put disposer à Paris de dix-huit églises ou chapelles. Ses fidèles lui venaient de l'aristocratie révo- lutionnaire. On y trouve d'anciens constituants, des conventionnels, des ministres ou des généraux hors d'emploi et des membres de l'Institut. L'argent ne fit jamais défaut. Le gouvernement protégea ces manifes- tations religieuses. Les écoles officielles firent même du catéchisme des philanthropes un livre classique. Malgré ces privilèges, la Théophilanthropie échoua ^.
Les créateurs de ces cultes révolutionnaires suivent une orientation commune. Ils tendent à faire entrer dans la patrie la notion de la divinité, terme de la reli- gion ; à confondre la religion avec le lien politique ou social qui unit l'individu à la collectivité humaine. Ce qui les amène à transporter dans l'ordre social ou poli- tique, dans l'ordre humain par conséquent et naturel, l'idéal que la religion place au delà, vers Dieu. Cet idéal entraîne dans sa chute le langage et les pratiques qui le manifestent. Ces cultes ont échoué ; ils ne pou- vaient réussir. Mais leurs tendances n'ont pas disparu ;
I . La Théophilanthropie et le culte décadaire (i 796-1801), Essai sur Vhistoire religieuse de la Révolution, par Mathiez. Paris, in- 12.
8 LES RELIGIO'S LAÏQUES
elles correspondent à un besoin morbide, créé par l'apostasie. Sous les retrouverons dans la plupart des tentatives qui remplissent le xix^ siècle.
Les prophètes de la rénovation sociale s'y abandonnent en toute confiance, Saint-Simon le premier. Personne n'a fait de la Révolution une critique plus sévère que la sienne. Il lui reproche surtout sa faiblesse. Si elle a pu accumuler les ruines, elle s'est montrée particulière- ment impuissante à reconstruire. Ses destructions reli- gieuses et philosophiques ont été radicales. Saint-Simon ne veut pas s'y résigner. L'athéisme triomphant ne lui répugne pas moins que l'anarchie. S'il aime à dire la bienfaisante influence exercée par le christianisme, il ne faudrait point s'empresser de croire à une sympathie efficace. Le christianisme appartient au passé, et les hommages qu'il mérite sont rétrospectifs. L'avenir religieux de l'humanité est ailleurs. Saint-Simon ne sait pas trop où ; mais cette ignorance le laisse en paix. Une foi imprécise lui suffit. Elle fait corps avec son mythe politique et social, qu'il traduit en une formule peu compromettante : l'exploitation du monde par l'humanité organisée.
Ressaya, au terme de sa carrière, de donner quelque précision à ses pensées religieuses. C'est dans cette in- tention qu'il rédigea son Nouveau Christianisme ou Dia- logues entre un conservateur et un novateur ^ Cet opus- cule doit être pris comme son testament spirituel. Ses disciples le reçurent avec une piété filiale. Sa doctrine porta chez eux des fruits. Ils vénéraient en lui un autre Messie, un Vicaire de Dieu sur terre. Cette foi en la mission du maître les fit s'organiser pour assurer la conservation et le progrès de son action politique et religieuse dans l'humanité.
Voici ce qu'ils écrivirent peu de temps après sa mort : « A la suite de Saint-Simon et en son nom, nous venons
I. Paris, 1825. in-80.
LES RELIGIONS LAÏQLES 9
proclamer que riiumanilé a un avenir relifjieux ; que la religion de l'avenir sera plus grande, plus puissante que toutes celles du passé ; qu'elle sera, comme celles qui l'ont précédée, la synthèse de toutes les conceptions de l'humanité et, de plus, de toutes ses manières d'être; que, non seulement elle dominera l'ordre politique, mais que l'ordre politique sera, clans son ensemble, une institution religieuse, car aucun fait ne peut plus se concevoir en dehors de Dieu ou se développer en deliors de sa loi K »
Ils ajoutent : (( La religion de l'avenir ne doit pas être conçue comme étant seulement, pour chaque homme, le résultat d'une contemplation intérieure et purement individuelle, comme un sentiment, comme une idée isolée dans l'ensemble des idées et des sentiments de chacun ; elle doit être l'expression de la pensée collective de l'humanité, la synthèse de toutes ses conceptions, la règle de tous ses actes. Xon seule- ment elle est appelée à prendre place dans l'ordre poli- tique ; mais encore, à proprement parler, l'institution de l'avenir, considérée dans son ensemble, ne doit être qu'une institution religieuse -. »
Les disciples de Saint-Simon, pas plus que leur maître, ne pourraient dire ce qu'ils entendent par les mots : Divinité, Dieu. Ils seraient incapables de définir ce terme. Ce qu'ils en ont écrit reste dans le domaine du panthéisme humanitaire. La religion n'est, à leurs yeux, qu'une manifestation élevée de la solidarité sociale. Ils nous laissent donc à peu près au même niveau que les fondateurs des cultes révolutionnaires.
La famille saint-simonienne n'était d'abord qu'une
1. Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année (1828- 7829). Paris, i83o, in-8o, p. 354.
2. Ibid., 4io-4i6. Je prie le lecteur de remarquer cette déclara- tion. Il retrouvera dans la suite ces idées singulièrement développées chez les romantirpes, nos contemporains.
lO LES RELIGIONS LAÏQUES
école. Ses préoccupations religieuses la firent évoluer en Eglise. Cette transformation eut pour prélude néces- saire l'établissement d'une hiérarchie. Enfantin, qui se sentait un cœur d'apôtre et un tempérament de pon- tife, en prit l'initiative. Bazard, qui lui donna son con- cours, remplit avec lui dans cette religion nouvelle le rôle aimé de pape et père suprême. Les rites, ima- ginés par ces deux hommes, consacraient les phases principales de la vie en commun chez les saint-simo- niens. Les disciples s'adonnèrent à l'apostolat de la parole et de la presse, en prêchant, rue Taitbout,et enrédigeant un journal, le Globe. On parla d'eux ; on discuta leurs idées. Ils firent des recrues à Paris et en province.
Enfantin, devenu pontife unique après le schisme de Bazard, dota sa famille spirituelle d'un culte. Il se prenait au sérieux. Les admirateurs ne lui manquèrent pas dans son entourage. Quelques sentences témoignent encore de leurs sentiments :
Saint-Simon conçut une doctrine, Notre père révèle une religion. Saint-Simon instruisit ses disciples. Notre père engendre une famille. Saint-Simon fut le maître, Enfantin est le père.
Il y eut aussi la mère. Le père, la mère et les enfants se transportèrent au i^o de la rue Ménilmontant ; cette maison fut un couvent, une école et un temple. Cette première église saint-simonienne eut tout de suite plu- sieurs succursales à Paris et en France. Quarante apôtres se disposaient à entreprendre la conquête du monde. En attendant, le rituel du Père Enfantin était mis en pratique. Il y eut des cérémonies émouvantes, en parti- culier l'inauguration des travaux du temple et des prises d'habit. On chanta. Les dévots reçurent un catéchisme et un calendrier. Le grotesque, comme bien l'on pense, abondait dans cette liturgie. Le public s'en rendit
LES RELIGIO:VS LAÏQUES IT
bientôt compte. Les journalistes et les caricaturistes parisiens multiplièrent, pour son plaisir, les découvertes amusantes. On dut rire beaucoup, et, à cette époque, le ridicule tuait en France. Ce fut la mort de la religion du Père Enfantin ^
L'n autre disciple de Saint-Simon, Fourier, voulut appuyer son entreprise de réorganisation humaine sur une théologie. Par l'éducation et la morale, il préten- dit créer un entraînement capable d'échauffer les cœurs, d'élargir les âmes et de féconder tous les sentiments généreux. L'homme, complètement renouvelé, aurait alors rompu avec l'égoïsme. Le souci d'un salut per- sonnel ne l'absorberait plus tout entier. Il croirait dé- sormais impossible de se sauver soi-même sans, du même coup, sauver l'humanité. Le bonheur général serait la condition du salut individuel ; chacun n'aurait qu'à le procurer par tous les moyens dont il dispose.
Le gouvernement du Dieu de Fourier est paternel ; il l'exerce par l'attraction. Il se sert de la solidarité pour conduire les hommes au bonheur et à la sagesse. Cette solidarité est le dogme constitutif de la religion. Elle met en évidence l'harmonie qui existe entre la destinée des individus et la destinée générale. Elle dépasse les bornes de la vie présente. La vie actuelle et la vie future sont solidaires, car tout se tient dans l'harmonie uni- verselle. La volonté de découvrir cette solidarité partout jette Fourier dans les rêveries de la métempsychose et de l'occultisme. Son phalanstère est organisé en vue de la communication de ses idées ; on y rencontre une école et une église. Mais je ne puis y découvrir les traces d'un culte particulier.
Les patriarches du socialisme avaient une âme reli- gieuse. La pensée d'établir sans morale et sans dogme
I . Essai sur VJdstoire du Saint-Simonlsme, par Chatl(''tY. Paris, 1896, in-8^
12 LES RELIGIONS LAÏQUES
une cité nouvelle ne pouvait se former dans leur intel- ligence. C'est bien aussi le cas d'Auguste Comte. Comme il avait autour de lui des hommes qui n'étaient ni catholiques, ni protestants, ni juifs, ni même déistes, il imagina une religion qui put leur convenir. Les faits indiscutables en présence desquels ses observations positives l'avaient placé pouvaient, pensait-il, tenir lieu de dogmes ; tout le monde les accepterait.
Il est bien évident que la religion est pour l'homme un besoin inné. Elle le met dans l'état normal qui convient à ses relations avec l'ensemble des choses. Sans elle, aucune société ne serait possible. Par elle, et par elle seule, sont assurées la formation et la direction des consciences qui garantissent la vie intérieure des citoyens. Or on ne peut dans la vie sociale se passer de cet élément. C'est elle encore qui établit entre les contemporains la solidarité nécessaire et la continuité dans la tradition entre les générations qui se succèdent ; solidarité et continuité qui sont, aux yeux de Comte, les attributs essentiels de la vie des hommes sur terre.
Mais il faut à toute religion un objet, que les croyants atteignent par la foi, l'imitation et le culte. Auguste Comte leur propose l'humanité. Ce n'est pas une simple notion, une idée vague. Ce mot correspond à des êtres qui ont existé et qui existent. Il embrasse la continuité des hommes dans le temps, avec ce qu'ils ont senti, pensé, accompli de bon. de généreux et d'éternel ; la communion de tous les hommes à travers l'espace, par laquelle ils mettent en commun leurs pensées et leurs actions bonnes, généreuses, éternelles. Il désigne le Grand Etre, qui soulève les individus au- dessus d'eux-mêmes et à qui ils font le sacrifice de leur égoïsme.
La religion de l'humanité satisfait les aspirations de l'âme vers un être universel, immense, éternel ; elle peut espérer, en s'harmonisant avec lui, jouir de l'immortalité. Par l'amour et le dévouement , elle
LES RELIGIONS LAÏQUES l3
prétend faire communier les hommes entre eux.
En somme, cette humanité d'Auguste Comte devait tenir la place de Dieu absent. Elle le remplaça fort mal. Les prières domestiques, les sacrements et les exercices du culte comtiste ne pouvaient entretenir de longues illusions. Il y eut, en effet, des sacrements au nombre de neuf ; c'étaient des sacrements sociaux. On les nommait : présentation, initiation, admission, des- tination, mariage, maturité, retraite, transformation et incorporation. Il devait y avoir des temples, qui se dresseraient pour les morts d'élite et au milieu de leurs tombeaux. Les architectes auraient soin de diriger leur construction vers la métropole générale. Les iidèles s'y réuniraient pour offrir au Grand Etre des adorations, des prières et des chants. Les dévots de l'humanité eurent leur calendrier. On en fît un tableau concret de la préparation humaine. Chaque mois prenait le nom d'un personnage type : Moïse, Homère, Aristote, Ar- chimède, César, saint Paul, Charlemagne, Dante, Gu- tenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric, Bichat. Les saints abandonnaient leur place aux hommes illustres ^ .
La rcliiiion comtiste n'eut cfuère de succès. Elle dura
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cependant plus que celle du Père Enfantin. Il lui reste encore des fidèles. Ce sont des gens bien inoffensifs. On n'a rien pu tirer de ce culte, parce qu'il ne contenait rien. La tendance des patriarches du socialisme et du posi- tivisme à substituer l'humanité à Dieu sera reprise par d'autres. Il en sera de même de leur solidarité. Ce sont pour les chercheurs de religion des points de repère.
Après l'échec des cultes humanitaires, les esprits que le vide religieux tourmentait s'égarèrent dans d'autres directions. Les sécheresses du rationalisme ne pouvaient leur suffire. .Mais la force de les abandonner leur manqua. Ils se mirent en quête de mots idoles,
1 . Catéchisme positiviste dWuguste Comte. Paris, 1909, in-i6.
l4 LES RELIGIONS LAÏQUES
autour desquels une liturgie artistique et poétique serait possible. Cependant les meilleurs ne purent s'en contenter ; ils subissaient quand même le tourment de l'idéal.
Ce fut le cas de Sully-Prudhomme. Rien ne parve- nait à calmer son immense dégoût. Le spectacle d'êtres humains, à la conscience endormie, s'agitant sans joie dans de réels plaisirs, lui était insupportable. Il en voulait à la science de ne pouvoir supprimer le mys- tère. Quelle est notre destinée ? Pourquoi le monde existe-t-il ? Ce double problème se posait toujours devant son esprit, qui ne lui trouvait aucune solution. Il aurait voulu croire ; mais il exigeait des preuves, qui se dérobaient à ses recherches. Son rationalisme le fatiguait; il était dénué de charmes. Son imagination essava de prendre quelque plaisir à un idéal ; elle se calmait dans une quasi-recherche du mieux. La puis- sance invisible qui le sollicitait lui tint lieu de divi- nité 1. C'était une bien pauvre religion ; cependant elle lui suffit, comme à beaucoup d'autres.
Cet idéal, qui est fort vague, aboutit chez quelques- uns à un semblant de précision. Cela ne va pas plus loin que les mots-idoles, dont j'ai parlé. Cette termi- nologie solennelle est empruntée au vocabulaire philo- sophique. Elle n'a rien de la rigueur à laquelle on s'attendrait. Ces termes sonnent creux ; de fait, ils sont vides. Chacun est à même d'y verser la pensée ou le sentiment qui lui plaît. Ces mots fatidiques deviennent des nids d'illusions. Je cite les plus con- nus : Liberté, Science, Peuple, Humanité, Société, Homme, Démocratie, Progrès. Mots idoles ou nuées déesses, comme l'on voudra. Ils ont leurs dévots, qui croient à leur toute-puissance. La piélé qui inspire ces vocables sacrés approche du fanatisme. On les affuble
I . La vraie religion selon Pascal, par Sully-Prudhomme. Paris, igoô, in-i2.
LES RELIGIONS LAÏQUES l5
d'une initiale majuscule, comme s'il était question d'une personne. Les syllabes qui les composent sont prononcées par les fidèles avec des intonations révéren- tieuses. Il faut les entendre dire : Science, Progrès. Peuple, Liberté. L'effet produit par ces sons sur un auditoire mis en état de réceptivité a les apparences d'un faux mysticisme.
Les parasites, qui encombrent les avenues de la poli- tique, de la littérature et de l'enseignement, ont, Dieu merci, tari par l'abus qu'ils en ont fait la crédulité publique. Le vocabulaire sacré a perdu sa vogue. Au dire de Charles Péguy, les « ripailles cérémonielles », célébrées en son honneur, excitent une répugnance, qui s'accroît de jour en jour. Ces dieux nouveaux de la société moderne ont des tares que n'avait pas l'ancien. Le public le reconnaît. Il s'aperçoit, en outre, que les pontifes de ces cultes sonores ne comprennent rien ni à la science, ni au progrès, ni à la société. Ce sentiment, qui se généralise, précède les faillites sans retour.
Les amateurs de religion ont quelquefois pris goût aux restaurations des cultes disparus. Les religions antiques de Rome, de la Grèce et de l'Orient devaient attirer les snobs et les originaux. Tous ne sont pas connus. Il faut le regretter. L'album que l'on ferait, en réunissant leurs portraits et leurs systèmes, serait une œuvre apologétique. Il témoignerait en faveur de la sagesse du catholicisme, qui arrache les hommes à de pareilles excentricités.
Jules Bois a rencontré à Paris le dernier adorateur de Jupiter Olympien. Il avait nom L. Ménard. Le seul disciple qu'il ait jamais pu recruter devint fou ; il l'était peut-être avant. Le dieu de l'Olympe avait des exigences acceptables ; il se contentait d'un culte in- térieur, que son fidèle enveloppait dans la fumée de sa
pipe- Il y eut à Paris, dans les dernières années du xix^ siècle, un néo-paganisme dont la presse s'occupa.
l6 LES RELIGIONS L.UQLES
Les uns travaillaient dans l'ombre au cérémonial d'Isis ; les autres, tous jeunes, célébraient, au Bois de Bou- logne, en robe blanche et en peau de panthère, les fêtes d'Eleusis. Le néo-bouddhisme eut des succès moins éphémères. L'ouverture du musée Guimet lui donna une recommandation scientifique. Rosny et quelques écrivains furent ses apôtres. Une littérature américaine initia bientôt l'Europe à la mystique de l'Inde. Les cérémonies, célébrées place d'Iéna par le pontife Horiou-Toki, attiraient une assistance mondaine. On parla de dix mille bouddhistes parisiens. Il y avait des artistes, des gens de lettres, des hommes du boulevard. Clemenceau était du nombre. L'empressement des jeunes femmes fut très remarqué. Le bouddhismeproduisait sur leurs nerfs l'effet d'un narcotique oriental. Tout cela est passé bien vite.
Les sociétés secrètes, pour garantir un mystère dont elles ont besoin, prennent volontiers des coutumes reli- gieuses. Elles trouvent ainsi pour les initiations et leurs assemblées un cérémonial et des symboles. Cela s'est fait de très bonne heure, pour ne pas dire toujours. Ces sociétés ont parfois des origines impénétrables. Elles se réclament de cultes oubliés ou d'hérésies tenaces, qui se survivraient ainsi. Ces moyens de con- servation et de transmission réussissent aux peuples sémites. Ils s'en servent pour envahir les milieux étrangers, tout en gardant leur cohésion de race et les traditions qui en constituent l'âme. Nous connaissons le succès des Arabes en Afrique et dans l'Asie occiden- tale et celui des Juifs en Europe.
La Franc-Maronnerie est le type classique de la société secrète. Il ne faudrait pas ajouter trop d'impor- tance aux modifications que ses triomphes politiques rendent inévitables. Elles sont réelles cependant. Nous la voyons, chez nous du moins, se transformer de plus en plus en une grande mutualité électorale, et en un
LES RELIGIO]\S LAÏQUES IJ
outillage propre à faire et à diriger l'opinion. Elle devient par là indispensable au régime parlementaire. Le gouvernement l'utilise. Mais, en acceptant ses ser- vices, il se laisse asservir par elle.
Malgré son évolution utilitaire et politique, la secte ne change ni sa nature, ni son but, ni son esprit. Elle s'adapte aux conditions qui Ini permettent d'atteindre mieux sa lin. Elle se cache, parce que le plein jour lui serait funeste. Son rôle est d'entretenir habilement chez les individus et dans les sociétés l'ignorance et l'erreur. Cela ne peut ni se dire ni se montrer.
L'un des écrivains qui ont analysé avec le plus de pénétration la pensée et les œuvres maçonniques, Etienne Cartier, a fait de cette méthode l'exposé sui- vant : (( La Franc-Maçonnerie possède la science du mensonge à un degré surhumain; elle en a formulé la doctrine et perfectionné la méthode ; elle y excelle dans tous les genres ; mensonges religieux, mensonges his- toriques, mensonges scientifiques, mensonges litté- raires, elle sait mentir en tout et pour tout avec des nuances infinies. Elle a corrompu notre belle langue française pour en faire une langue spéciale. En altérant, en changeant le sens des mots, elle fausse les principes et déroute la logique. Quand on lit le discours d'un de ses orateurs, on est effrayé des erreurs condensées dans une seule phrase et du travail qu'il faudrait faire pour la ramener à la vérité ^. »
La Franc-Maçonnerie a des dogmes qu'elle prétend substituer aux vérités du symbole chrétien. J'emprunte à Cartier un résumé de sa doctrine : a II n'y a de Dieu que le Dieu-Nature, le grand Tout, le grand Architecte de l'Univers. Tout est Dieu, l'homme surtout, et tous ses actes, bons ou mauvais, sont divins. Il n'y a d'autre création que la génération, et l'homme, en l'accomplis- sant, perpétue la divinité. L'humanité n'a ni commen-
1, Lumihe et tt'nèhre^^ par Cartier. Paris, i8S8, in-ia, ]». 'i8.
LES RELIGIONS LAIQl/ES ' 2
l8 LES RELIGIONS LAÏQUES
cernent ni fin. L individu meurt, la divinité reste » ^.
Par les initiations auxquelles il se prête, le maçon franchit les diverses étapes du panthéisme pour échouer dans un matérialisme abject. L'homme devenu Dieu se proclame libre de tout penser, de tout faire; il s'adore lui-même. Il établit son culte au foyer même de la con- cupiscence. Une comédie sacrilège veut être la religion universelle, qui doit absorber les religions de tous les pays. En attendant, elle conserve les résidus des sectes gnostiqueset manichéennes.
La Franc-Maçonnerie marque un grand progrès dans l'organisation antichrétienne. Qu'on évite d'annoncer sa faillite prochaine. Quand les circonstances l'auront allégée du poids mort des politiciens ambitieux, elle se retrouvera avec toute sa haine et toute sa force l'EgJise de l'anticatholicisme. Le mystère de la haine installé au cœur de l'humanité déchue poussera toujours vers elle les natures perverses. Elle les mettra sous la disci- pline de ses traditions criminelles pour les employer au succès de toutes les entreprises anticatholiques. 11 faut nous attendre à la retrouver.
L'Amérique anglo-saxonne est la terre privilégiée des sectes. Les esprits y sont plus que chez nous en mal de religion ; aussi les cultes nouveaux peuvent-ils là -bas naître et grandir à la façon des entreprises industrielles et commerciales. Un aventurier, qui possède l'art des lancements, obtient des résultats extraordinaires. Son succès peut même déborder sur l'Europe. Cependant les sectes américaines ne sont pas toutes bonnes pour l'exportation. Ainsi la Christian Science de Mrs Eddy, qui cherche dans la prière un remède efficace à tous les maux du corps et de l'âme, n'a excité dans Paris qu'une curiosité éphémère.
Il en va tout autrement de la Théosophie. Cette
I. Op. laud., i4.
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religion est sortie du cerveau d'un bouddhiste, le colonel Henri Olcott (1878), auteur d'un petit catéchisme bouddhique. Elle dut son essor à une cosaque étrange, M"^*" Blawatsky, devenue bientôt un personnage légen- daire. Elle eut de nombreux disciples qui lui vinrent du monde entier. Ce fut une papesse universelle. La secte s'est donné, depuis sa mort, une organisation savante. Les Théosophes sont actuellement sous la direction de trois chefs, l'un pour l'Amérique, l'autre pour l'Asie et le troisième pour l'Europe. Ce dernier est une femme, M"^° Annie Besant.
Leur but est d'établir dans l'humanité une fraternité universelle sans distinction de race, de sexe, de sang, de croyance. Pour mieux l'atteindre, ils se constituent partout en loges, à l'exemple des francs-maçons. Leurs réunions secrètes seront les noyaux actifs autour desquels cette fraternité se développera. Une société internatio- nale de Théosophie relie toutes ces loges et dirige leur action commune.
Cette fraternité doit présenter un caractère scienti- fique et religieux. On le lui donne par l'étude comparée des religions, la recherche des lois inexpliquées de la nature et la culture raisonnée des facultés latentes dans les individus. La Théosophie n'admet aucune divinité en dehors de la substance universelle ; elle est donc panthéiste. Les idées qu'elle professe sont empruntées au bouddhisme, au néo-platonisme alexandrin et au christianisme. On s'y adonne beaucoup à la suggestion. Des naïfs et des dégénérés prennent cette fantasmagorie pour de la mystique.
Les théosophes français ont, pour satisfaire leur dévotion, la Revue théosophicjiie, le Lotus et le Lotus bleu. Leurs frères d'Allemagne ont une revue mensuelle, Les fleurs de lotus^ et une Bibliothèque d'ouvrages éso- tériques. On édite à leur intention des livres sanscrits, dont la lecture est jugée propre à surexciter leurs nerfs. On y ajoute quelques opuscules de M™^ Guyon
20 LES RELIGIONS LAÏQUES
et le Guide spirituel de Molinos, qui fut le manuel de la mystique quiétiste.
Cetle secte est en progrès sur les cultes humanitaires et la Franc-Maçonnerie, qui semblent lui avoir fourni son idéal et sa méthode. Ses pratiques et ses doctrines accordent aisément avec des aspirations religieuses, à la fois vagues et actives, la libre pensée et un matérialisme radical. Les snobs de la mystique littéraire ou artis- tique n'en demandent pas davantage. Il ne faudrait donc point chercher ailleurs l'explication des progrès considérables faits par une secte, qui trouve moyen de concilier la dépravation sensuelle, le dévergon- dage de l'esprit et un besoin d'idéal. Le catholicisme ne pourra jamais donner de telles facilités.
C'est le spiritisme qui, avec l'occultisme, profite le plus des diminutions religieuses de la France. Leurs théories échevelées et leurs pratiques énervantes at- tirent ceux qu'a détraqués une longue anarchie intel- lectuelle et morale. L'instinct religieux a chez ces indi- vidus des manifestations et des exigences maladives. Ils réclament de l'extraordinaire et du malsain. Cela les apaise un instant pour les surexciter à nouveau
L'occultisme ne sera jamais au terme de sa fécondité ; sa souplesse lui permet de tourner les obstacles. Il se meta la portée de chacun. Ce sera tantôt une sorcelle- rie grotesque ou un sensualisme, qui mêle à des actes immondes des formules et des prétentions saintes, tan- tôt un spiritualisme élevé et une philosophie mystique. Il revêt parfois des formes nouvelles ; plus fréquem- ment, il se borne à rajeunir mal des erreurs oubliées, la magie, la gnose, le manichéisme par exemple.
Les occultistes se partagent en sectes et en écoles très diverses. Elles ont pour organes des revues, que se passent les initiés. Voici quelques titres : F Initiation, C Humanité intégrale, la Religion universelle, la Lu- mière, la Paix universelle, le Voile d'Isis, la Curiosité y eic.
LES RELIGIONS LAÏQUES 21
Des praticiens habiles font des affaires en exploi- tant ces faiblesses religieuses de l'humanité. L'occul- tisme et le spiritisme se prêtent fort bien à leurs cal- culs. On s'en aperçut en Belgique avec Antoine le gué- risseur, mort à Jemmapes, près de Liège, dans le cou- rant de l'été de 191 2. Sa clientèle de dévots s étendait assez loin en France, après avoir débuté modestement parmi les spirites de son voisinage.
Ce spiritisme commença aux Etats-Unis, en 1847, dans l'Etat de New-York. Une famille Fox s'y adonna la première à Hydeville. Celte religion a recruté de nombreux prosél^'tes, surtout chez les gens du peuple. On l'a prêchée en Europe. Des ouvriers, dans les centres miniers de Liège et Charleroi, l'ont acceptée avec em- pressement. Le nombre de ses adeptes s'élèverait, pour la seule Belgique, à 5o.ooo. Ils se répandent également en France, où la clientèle des sorciers et des somnan- bules leur sera vite acquise.
Ces occultistes, ces spirites et ces théosophes, qui prennent les snobs et les badauds, sont loin d'être les plus dangereux. Ceux qui feignent d'occuper les hauteurs d'une spéculation mystique peuvent faire un plus grand mal. Ils débitent aux hommes un divin qui décompose les sentiments pour les verser en- suite dans le panthéisme. Leurs victimes s'engouent d'un spiritualisme qui les pousse à la recherche de con- naissances mystérieuses, réservées à une élite. Les ini- tiés se les transmettent avec circonspection. Ils y voient une révélation de l'univers visible et invisible dans toutes ses magnificences. L'homme leur apparaît, non dans sa forme passagère, mais dans son moi impérissable. Ils reviennent à la métempsychose, qui fait rêver d'exis- tences futures. Sous l'action délirante de leurs pro- phéties, ils font s'exalter l'humanité en face d'une nouvelle révélation qu'ils déclarent imminente. Les lumières qu'elle nous apporte la feront passer du domaine de la légende et du symbole à la possession de
2 2 LES RELIGIONS LAÏQUES
]a vérité intégrale. Nous pourrons alors contempler l'unité divine, centre des univers et de tout ce qu'ils renferment II faut, en attendant, que les hommes mar- chent résolument vers la paix, qui se réalisera par la disparition des frontières, la destruction des patries et la fraternité universelle. C'est ainsi que s'effectue leur communion à l'univers et à tous les êtres ^.
L'ère de ces folles élucubrations n'est pas close ; il s'en faut. Le vide creusé devant l'intelligence par la diminution de la foi et l'affaiblissement passager de la société chrétienne la fera longtemps divaguer. J'ai choisi à dessein, parmi les extravagances qu'elle éructe, celles qui trahissent mieux ses tendances instinctives vers un ordre public marqué par l'influence de Dieu et de son culte sur les sociétés, les entreprises qui unis- sent, au point de les confondre, ses aspirations reli- gieuses et politiques témoignent, chacune à sa manière, de cette A^érité : l'humanité ne peut être organisée en dehors d'une religion.
Mais elles sont toutes plus impuissantes les unes que les autres à tenir leurs promesses. Les sociétés n'en peuvent rien attendre. Elles n'ont de force que pour nier et détruire. Elles ne réussiront pas à rem- placer le catholicisme. Leur échec est certain.
De nouveaux apôtres ont pris à tâche de les conti- nuer, en donnant aux hommes, sans le catholicisme, les satisfactions religieuses que demande leur nature. L'E- glise est, elle aussi, condamnée à disparaître ; cela ne soulève, dans leurs milieux, l'ombre d'aucune difficulté. Le dogme d'un progrès indéfini au sein de l'humanité les dispense de corroborer par la moindre preuve cet article de leur foi. Il les autorise même à nier ou à ignorer les raisons et les faits multiples qui témoignent du contraire.
i. Christianisme et spiritisme, par L. Denis, Paris, s. d., in-i:?.
I
LES RELIGIONS LAÏQrES 2.3
Lorsque les Eglises catholiques ou protestantes au- ront disparu, les sociétés réclameront quelque chose qui puisse en tenir lieu. Pendant que ces inévitables destructions se préparent, ces liommes avisés réunissent les éléments d'une religion de l'avenir. Ils sont môme en train de la faire. Des prophètes l'ont annoncée. Mais voilà que l'ère des prophéties prend fin. Cette rehgion nouvelle est déjà pourvue de théologiens et de pontifes. On peut, dès maintenant, connaître les doctrines, la mystique et la morale qu'ils élaborent pour ses fidèles.
L'œuvre qu'ils accomplissent diffère moins qu'il ne paraît au premier abord des tentatives semblables faites depuis cent vingt ans. Elle est cependant mieux comprise et son plan est mieux conçu. Ses artisans, qui sont en plus grand nombre, disposent d'un outil- lage supérieur. Ce qui accroît leur chance de réussite.
Faut-il néanmoins pronostiquer la fin des dogmes et la disparition de l'Eglise catholique.*^ Comme les pontifes des cultes révolutionnaires et humanitaires, des mots idoles, des sociétés occultes, théosophiques ou spirites, leurs docteurs cherchent, par d'autres moyens et dans des circonstances différentes, à remplacer avantageuse- ment le christianisme avec cette religion de l'avenir. Il en sera d'eux comme de leurs devanciers. Leur insuc- cès est certain.
CHAPITRE II
QUATRE PONTIFES LAÏQUES :
MM. PAUL DESJARDINS, PAUL SABATIER.
SALOMON ET THÉODORE REINACH
Entre Auxeire et Joigiiy, l'Yonne arrose les pro- priétés d'une antique abbave cistercienne. Les coteaux delà rive droite sont couverts de la forêt monastique. La vallée, sur la rive gaucbe. s'étend fort loin. Le sol, riche par sa nature, bénéficie des améliorations que réalise toujours la longue continuité d'un labeur intel- ligent. Les paysans de Pontigny ne pensent guère aux hommes de bien qui pendant six siècles fécondèrent ainsi leurs champs et leurs prés. Ils ne gardent pas davantage le souvenir de leurs vertus. Savent-ils même leur nom ?
La communauté cistercienne disparut après 1789. Son église majestueuse, contemporaine de saint Ber- nard, où se célébraient les offices du jour et de la nuit, reste comme le témoin de la place importante qui lui était faite dans la société française. Ce monument a les proportions d'une cathédrale. L'architecture cister- cienne y garde son austérité primitive. La pureté des lignes et l'ordre harmonieux de chacune des parties en font toute la beauté.
Le corps de saint Edme repose dans une châsse au fond du chœur. Un silence enveloppe la basilique de recueillement. Le village sans enfant est muet. Le visiteur est bientôt saisi. Ce que les siècles ont laissé d'eux-mêmes sous ces voûtes le domine. Quand il se
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relève après sa prière et qu'il parcourt du regard les bas côtés et la nef, il lui semble que les moines n'at- tendent qu'un signal. 11 les aperçoit, sortis de leurs sépulcres, drapés dans leurs coulles blanches, qui occupent l'un après l'autre les stalles restées vides. La psalmodie recommence.
Ce n'est qu'une imagination. Les moines sont bien morts. Prisonniers de leurs tombes, ils ne reviennent jamais au chœur. La grande église reste déserte. Les quelques chrétiens qui s'agenouillent le dimanche autour de l'autel se sentent perdus dans l'espace.
Le vide du sanctuaire, le calme de la campagne, les souvenirs religieux et nationaux, dans lesquels bai- gnent le monument, l'horizon, le sol et les arbres, ont une attirance irrésistible» Le vénérable Père Muard l'avait éprouvée. Il choisit pour retraite ce qui restait des bâtiments claustraux. Des prêtres se formèrent en communauté sous sa direction. On leur donna, en pays Sénonais et en Auxerrois, le nom de Pères de Saint-Edme.
La révolution avait dispersé les moines ; la répu- blique trouva ces missionnaires insupportables. Ils connurent toutes les rigueurs de la loi sur les associa- tions. Les religieux partirent et un liquidateur s'empara de leurs biens et de la maison. Et tout fut mis en vente et acheté par M. Paul Desjardins.
Ce nouveau propriétaire ressentait, lui aussi, l'atti- rance des lieux. Le passé toutefois ne lui tenait point le même langage qu'au Père Muard. Celui-ci discernait à travers les choses la pensée et la volonté de Dieu. M. Desjardins a d'autres découvertes à faire. En attendant ses confidences, — car il nous en fera, — cherchons à le connaître. Qui est-il ? D'où vient-il ? Que veut-il ?
Ce n'est pas un inconnu. Il a même de la célébrité. On en parla vers 1890 et pendant les années qui sui- virent. La France traversait alors une crise de renou-
2 0 LES RELIGIONS LAÏQUES
veau. Elle connut l'esprit nouveau, le néo-christia- nisme, le néo-bouddhisme et d'autres rajeunissements encore. Cette floraison printannière dura peu; mais les enthousiasmes qu'elle provoqua ne tombèrent pas tous. Celui de M. Desjardins s'est mué en une mission qu'il prend fort au sérieux. Cet homme joue un rôle. Pour le bien jouer, il a commencé par croire en lui-même. Cette foi est tenace.
Il fut l'homme du Devoir présent, l'homme de Y Union pour l'action morale, l'homme de la Justice et de la ^ érité pour la libération du capitaine Alfred Dreyfus, l'homme de V Union pour la Vérité. Il est, en ce moment, l'homme des Entretiens de Pontigny. Dilaté par l'importance de sa fonction, il atteint, à Pontigny, l'ampleur d un pontife. Ce n'est pas de trop pour ce qu'il veut faire.
Il professait au collège Stanislas, quand l'opi- nion s'occupa de sa personne. Une heureuse fortune lui ouvrit la famille d'un écrivain distingué, qui était, en même temps, un érudit de grand renom. Les salons académiques et sorboniques lui furent accessibles. Il put de là entrer en relations avec la nouvelle noblesse littéraire et le personnel enseignant des lycées et des écoles normales de filles.
M. Desjardins écrit et il fait de la ])hilosophie. Ce n'est pourtant ni un écrivain ni un philosophe. On ne lui connaît aucune idée personnelle. Il passe néanmoins pour en avoir. Nul ne trouve aussi vite que lui, dans une lecture ou au hasard d'un entretien, celles des autres. Il vide un homme en l'écoutant causer. Sa for- tune lui a ménagé d'heureuses rencontres. Sa mémoire ne lui joua point de trop mauvais tours. Il aime à rap- procher les gens et à se glisser dans les réunions cotées ; il sait alors placer une idée qu'un tiers aura émise, ou saisir dans les conversations des traits communs qu'il transforme en projePs réalisables. Grâce à ce strata- gème, quelques bommes croient tendre au même but.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 27
M. Desjardins se trouve naturellement là pour les y conduire.
Il n'a pas de génie à dépenser pour obtenir ce résultat ; mais il sait faire preuve d'une extraordinaire souplesse. Aucun ennui ne le démonte ; sa constance est à toute épreuve. Il excelle surtout à tirer des hommes et des choses le parti possible. Dans la pratique, tout semble converger à la fin qu'il se propose. C'est un habile administrateur. Ceux qui ont cette qualité ne travaillent jamais en vain.
Paul Desjardins acheta Pontigny en 1906. Les cons- tructions monastiques, dont il se trouva propriétaire, sont entourées d'un jardin, que protège une assez haute muraille. L'aspect claustral des lieux lui con- vient. C'est le modeste Cœ/zo6/z//?i qu'il veut constituer. Il est prêt à recevoir un libre et tranquille groupe- ment d'amis. Des hommes, pensant, voulant ce que pense, ce que veut M. Desjardins, existent. Il les con- naît ; il est dans leurs secrets, heurs Entretiens d' été ne pourraient se faire nulle part mieux qu'à Pontigny.
Ces Entretiens auront quelque chose des congrès internationaux, des coopérations de vacances et des sumniernieeting des universités anglaises. Ils prendront spontanément l'air grave et intime des retraites. Ce mot ne fait pas peur. Des hommes sérieux, venus de fort loin, auront ainsi, à une époque où Paris est aban- donné, une maison hospitalière. Ceux qui collabo- raient sans se connaître, chacun dans sa patrie et dans son milieu, au triomphe d'un idéal commun, pour- ront se rencontrer.
Ces retraites seront forcément limitées à quelques personnes. Mais le nombre importe peu, quand il s'agit d'idées à répandre. La valeur est préférable.
Dans la pensée de son propriétaire, Pontigny doit être une école de spiritualisme critique ; on y cultivera par-dessus tout la perpétuelle liberté de l'esprit. Ces mots demandent l'explication que voici : « Cet esprit,
2b LErî l\£LIG10Ni LAlQLEà
étant libre et ouvert, est irréductible au dogmatisme ancien, dont la prétention était de formuler définitive- ment l'absolu, d'imposer ces formules et d'en interdire la critique. »
Je n'ai pas dit que M. Desjardins était libre penseur. Le lecteur l'aura deviné. La libre pensée sera donc chez elle à Pontigny. C'est pour elle que fonctionne- ront les Entretiens d^été. Des libres penseurs cohabi- teront ainsi pendant une courte période de dix journées avec un minimum de règle chez M. et M"'^ Des- jardins. Leur maison devient une amitié, où l'on parle et où l'on se tait ensemble. On y laisse le temps agir sur les âmes en travail de pensée.
Ce foyer aspire à être international. Ceux qui le fré- quentent ont, en effet, l'ambition d'élaborer un esprit public européen. Son rayonnement est néanmoins dis- cret. Ses hôtes aiment le mystère. Cela ne les empêche point de recourir à la publicité d'un périodique men- suel, la Correspondance des membres de l'Union pour la vérité. Le secrétaire de rédaction a pour leur pensée le respect qui lui est dû ; il soumet à chacun les épreuves de ce qui est publié sous sa signature. Xous avons des garanties. Les textes insérés dans la Corres- pondance expriment donc la pensée de leur auteur. J'y ai trouvé les renseignements qui précèdent et ceux qui vont suivre.
Le i8 août 1910, un dimanche, le foyer philoso- phique de Pontigny s'est ouvert pour la première fois à quelques amis. Les Entretiens (/e/é commencent. Il est question de 1' u acquis chrétien », sujet grave entre tous. Les interlocuteurs, qui en comprennent l'impor- tance, se font un devoir de peser leurs paroles. Le maître de la maison leur donne l'exemple. Les propo- sitions qu'il émet en cette matière religieuse ont une portée exceptionnelle.
Nous ne les prendrons pas à la légère. En voici un spécimen, cueilli dans le numéro de juillet 191 1 de la
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Correspondance susnommée (692 et sq.). C'est le compte rendu de la première réunion :
Le Christianisme, s'il n'est pas descendu du ciel, est sorti des entraillesde l'humanité. Il est nôtre, il est nous. Assurément, nous ne roterons pas de notre propre fonds. On ne peut pas faire que ce qui a été i et pendant quinze siècles) n'ait pas été. On ne peut pas instaurer je ne sais quoi de tout neuf qui soit indépendant de l'expérience du passé. On ne peut pas sortir du temps. Mais la question est de savoir s'il faut prendreconscience claire et réveillée de ce passé dormant, s'il faut le comprendre, et, le comprenant, le surmonter.
M. Paul Desjardins n'éprouve aucune hésitation et il conclut :
Pour moi, je le crois. Mon vœu de libre penseur est pour un ultra-christianisme et non pour un infra-christianisme, tel que ce na- turisme déjà condamné où je vois que le monde présent retombe.
Il indique lui-même le moyen d'exécuter son vœu :
Faisons donc une fois de plus, à notre point de vue de 1910, la critique des idées chrétiennes dont nous avons hérité.
Ce travail de critique doit conduire M. Desjardins et ses amis à V ultra-christianisme . Il exige le sacrifice de vérités usées, et il augmente la force des vérités qui restent actuelles. Les esprits libres qui s'y adonnent sont chrétiens quand même ; ils préparent la religion de l'avenir.
Ce mot (( ultra-christianisme » est choisi avec art. Il contient tout le programme de la libre pensée reli- gieuse ou qui, du moins, se prétend telle.
M. Desjardins n'est pas seul à penser de la sorte. Ses hôtes communient à ses idées et à ses sentiments. Ils élaborent, en collaboration avec d'autres, inconnus pour la plupart, une religion dont l'esprit public européen sera un jour saisi.
OO LES RELIGIONS LAÏQUES
M. Paul Sabatier s'emploie par des moyens diffé- rents au succès de la même entreprise. L'ultra-chris- tianisme a dans sa personne un pontife docteur et un apôtre infatigable, je ne voudrais pas dire clairvoyant.
11 aime tendrement la jeune démocratie française. L'aversion qu'elle a pour la religion chrétienne lui cause un vif chagrin. Mais il se console, en pensant qu'elle n'est peut-être pas irréductible. A force d'en rechercher les causes profondes, il finit par découvrir que ce n'est pas une aversion religieuse. Il nous a récem- ment fait part de cette trouvaille : u Ce qui éloigne notre jeune démocratie des Eglises. » — M. Sabatier entend par ce mot u Eglises » les diverses confessions chré- tiennes, catholiques ou protestantes, — « ce n'est pas la foi des Eglises, mais leur incrédulité ; ce n'est pas la hauteur de leur idéal, mais ce qu'il y a de mécanique, de trop facilement réalisable dans cet idéal. »
Les aveux qu'il fait au cours de ces constatations méritent d'être signalés :
La Démocratie n'aime pas les dogmes, parce qu'on les lui re- présente, non comme des points de départ ou comme des bornes milliaires de la route, indiquant la voie suivie par les générations passées, mais parce qu'on les lui impose comme des points d'arrêt, absolus et définitifs. En arrêtant le canon de leurs livres saints et en le clôturant, les Eglises n'ont pas seulement honoré le passé ; elles lui ont donné le rôle unique ; elles n'ont pas su le voir engen- drant l'avenir ^.
Ce qui revient à dire : les Eglises ont failli à leur mission. Pour ce motif seulement, la démocratie, que l'instinct religieux conduit, les tient en défiance.
Une conclusion se dégage de la critique de M. Saba- tier ; le rôle des Eglises est sur le point de finir ; elles disparaîtront bientôt elles-mêmes avec leur raison d'être. Inutile de chercher alors le catholicisme romain, l'or- thodoxie byzantine ou moscovite, le luthéranisme et le
I. L' Orientation religieuse de la France actuelle, par P. Sabatier. Paris, Colin, 1911, in-iG, p. 71-72.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 3l
calvinisme. Les confessions religieuses appartiendront définitivement au passé. La religion de l'avenir prospé- rera en leur lieu et place.
L'esprit divin prépare déjà cette évolution : Mon esprit agit continuellement, avait dit le Christ, et il avait annoncé que son esprit se manifesterait de nou- veau et avec plus d'efficacité dans la suite des temps. Mais les Eglises, qui se réclament de lui, ont rétréci ces visions d'avenir i.
Ces temps sont arrivés ; malgré la résistance des Eglises, l'esprit se met en action.
M. Léon Chaîne nous apprend que M. Sabatier ap- partient à l'âme de l'Eglise universelle -. Mais il oublie de nous dire qui lui en a fait la révélation. Guiyesse le définissait : un homme qui ne veut être ni catholique ni protestant, et qui estprofondément religieux ^. C'est exact.
Sa religion est celle de l'avenir, dont M. Chaîne fait son Eglise universelle. Le voilà donc libre de toute at- tache avec n'importe quel culte. Les vastes horizons de l'humanité et du lendemain s'ouvrent devant lui. Il les scrute, sans se lasser, de son œil de croyant et de pro- phète. Les effets de l'action continuelle de Dieu sur les hommes lui apparaissent dans le lointain. Des troubles manifestent cette intervention nouvelle de l'Esprit.
Le langage convaincu de ce voyant et son attitude évoquent la pensée du prophète Elle. Ses compatriotes étaient dans l'angoisse. Le ciel n'avait plus d'eau à ver- ser sur leurs terres. La sécheresse annonçait un fléau atroce, la famine. Le prophète eut conscience de la dou- leur de son peuple. Il se mit en prière. Après desjeûnes prolongés et une oraison fervente, il sonda, des hau- teurs du Carmel, les profondeurs du couchant. Il re-
1. Ouvrage cité^p. 72.
2. Léon Chaine, Menus propos d' un catholique libéral, p. 35.
3. Pages libres, i3 octobre 1906, 367.
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
garda longtemps, sans rien apercevoir. Enfin un nuage minuscule, large comme le pied d'un homme, parut au loin. La nuée s'étendit rapidement. Le vent la poussait. Son ombre rafraîchit bientôt la terre et on la vit se déverser en une pluie abondante. Israël put s'abandon- ner aux transports de la joie. Ses campagnes allaient redevenir fertiles.
M. Sabatier, lui aussi, interrogel'horizon. Il discerne, non la nuée mystérieuse, mais un mouvement des in- telligences. Il les voit s'agiter et prendre une orienta- tion religieuse qui les pousse à un ultra-christianisme, sa religion de l'avenir. Ce travail s'effectue dans les masses inconscientes. Il prépare les directions politiques et re- ligieuses que demain promulguera. Mais une foi pro- fonde est indispensable à qui veut en saisir le caractère et la portée.
Il ne faut point se méprendre sur la nature de cette foi. Notre prophète se garde bien de donner à ce terme son sens théologique. Qu'on le lise plutôt :
Cette foi, c'est d'abord une joie intense de vivre, non seule- ment à notre époque, mais de vivre de notre époque de sentir que quelque chose de nouveau et d'indicible se prépare, et que nous le préparons tous ; c'est la persuasion que la foi nouvelle, qui avait son germe dans l'ancienne, est en gestation dans les flancs de la société contemporaine, et que demain vaudra mieux: qu'aujour- d'hui. Il lui semble même qu'on ne peut bien voir le spectacle de la crise contemporaine qu'à la condition delà regarder et que la regarder, c'est déjà l'aimer, c'est déjà vouloir nous affranchir de nos haines et de nos petitesses et nous préparer à l'action i.
La foi de M. Sabatier n'est qu'un accès violent d'opti- misme romantique.il en a fait une dépense énorme, pour soutenir une longue observation de cette crise contempo- raine. Riennelui échappe. Il distingue les moindres cou- rants, comme il pressenties vagues de fond. Le tableau prend vie. L'agitation devient loquace. Il s'en dégage
I. L'Orientation religieuse^ p. lo.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES 33
des pensées, des sentiments, pénétrés d'idéal religieux.
Cet idéal, tout le dit, tout le reflète, avec des accents et des traits communs. L'observateur privilégié a trans- porté dans son ouvrage l'Orientation religieuse de la France contemporaine, ce qu'il a cru voir et entendre. Le lecteur a beau dresser les oreilles et ouvrir les yeux ; il n'entend, il n'aperçoit rien. C'est qu'il ne possède ni les oreilles ni les yeux de M. Sabatier. Celui-ci con- temple avec les yeux et il écoute avec les oreilles de sa foi. Le spectacle est tout intérieur.
Il faut lire l'Orientation religieuse pour comprendre les puissances créatrices de cette foi. C'est un livre ins- tructif. Il traduit les aspirations d'une religion et d'une école. Elles sont, l'une et l'autre, trahies par le voca- bulaire qui les caractérise. Je note au hasard : conscience de soi, justice, vérité, solidarité des existences, pensée libre, affirmation joyeuse, A^aillance de la vérité, delà beauté, conscience populaire, énergies insoupçonnées, volonté procréatrice de l'homme, la vie incessante créa- trice, perpétuel progrès, l'effort qui traverse l'histoire, justice immanente, etc., etc. Ces mots «marionnettes», comme dirait Georges Sorel, éveillent sans doute quel- que chose dans l'esprit des initiés ; aux profanes que nous sommes, ils ne disent rien qui vaille.
L'utilité que je trouve au livre de M. Sabatier n'est certainement pas celle qu'il voulait y mettre. Ce livre est sincère. L'auteur y a versé ce qu'il pense et ce qu'il sent. C'est juste ce qu'il nous importe de savoir pour nous faire une idée adéquate de la religion dont il est le prophète et le pontife. On peut se fier à ce qu'il avance car il écrit en connaissance de cause. Je ne pré- tends point dire qu'aucune erreur ne lui échappe. Il en commet d'énormes. Ce ne sont que des accidents fréquemment renouvelés. Malgré cela, son œuvre se tient. Il y a un ensemble et, par le fait, un corps de doctrines, des tendances coordonnées, un esprit voulu et compris.
LKS RELIGIONS LAIQUKS 3
34 i-ES RELIGIONS LAÏQUES
Esprit, tendances, doctrines ne sont point la propriété de l'auteur. Elles lui préexistaient. Ce sont choses reçues et non inventées. D'autres les partagent et ils sont nombreux. Paul Sabatier le sait depuis longtemps. Il n'a pas attendu, pour les faire siennes, l'année 191 1. On les trouve, en germe du moins, sous sa plume, le premier jour où il se met en contact avec le public. Cela remonte à un quart de siècle.
C'est un protestant. Il a même débuté dans le pas- torat évangélique parmi les descendants des camisards cévenols. Son ministère lui laissait des loisirs ; il les employa à étudier saint François d'Assise et son époque. Les écrits de ce héros du moyen âge, ceux de ses dis- ciples et de ses contemporains, les légendes qui se for- mèrent autour de sa personne, lui devinrent familiers. Il s'en fit une passion. Une Vie de saint François d'As- sise sortit de ce long commerce avec l'Ombrie et les Ombriens du xiii'' siècle. Cet ouvrage eut un succès immédiat. L'auteur déploya dans le lancement quelques- unes de ses qualités maîtresses. Il dirigea lui-même une pubhcité, qui fut intelligente et rémunératrice. Son œuvre résiste à l'oubli que les années traînent après elles. Les catalogues de 1912 l'annoncent au trente- huitième tirage. Je me demande si l'auteur et l'éditeur n'ont pas eu l'art de faire contribuer à la vente une mise à l'Index bien méritée.
Les juges compétents furent sévères pour le Saint François d'Assise de M. Sabatier. Son héros, tel qu'il le présente, manque de plusieurs vertus nécessaires à un saint. Son attitude, en face de l'Eglise romaine, est plus qu'étrange. Ln catholique ne pense, ne parle, n'agit pas ainsi ; à plus forte raison un saint. On crut à une déformation de saint François par le biographe : c'était vrai. Il en aurait fait un saint protestant. Mais. après vingt ans écoulés, ce François d'Assise prend place dans la famille spirituelle du Saint de Fogazzaro. Il appartient au calendrier de la religion à venir
QUATRE PO>TIFES LAÏQUES 35
Saint François d'Assise a mis Paul Sabatier sur les frontières de l'Eglise romaine, sans l'arracher au pro- testantisme. Cette situation d'intermédiaire est faite à sa mesure. Il s'en tire avec autant de souplesse que d'activité. Assise est devenue la patrie de son cœur et la gloire de saint François, sa chose. Grâce à lui, on assemble les éléments d'un musée franciscain ; il dirige la publication critique des textes relatifs aux origines franciscaines.
Ces pieuses entreprises ont dissipé les préventions que faisaient naître les antécédents du pasteur et les déboires de l'hagiographe. Il s'est fait des relations en Italie, en Suisse, en France, dans tous les milieux où le pauvre d'Assise reste populaire. Les couvents, les séminaires et les œuvres catholiques le reçoivent en ami. Il va partout, entretenant les évêques, les chanoines, les professeurs, les religieux, les séminaristes, les étu- diants, es hommes de lettres. Saint François ne fait point, cimme on peut le croire, tous les frais de la conversation.
M. Sabatier poursuit une fin. D'autres curiosités l'entraînent. Il s'informe de l'état des esprits, des études ; il écoute les plaintes et sème des impressions ; il pré- pare de loin des coopérateurs. Ce travail d'approche a duré dix ans. On ne peut en raconter les péripéties ; elles sont à peine connues. Il faut attendre que le temps ait accompli son œuvre. Celui qui écrira, dans un demi-siècle, l'histoire religieuse de notre époque, sera frappé delà place importante occupée par cet homme. Que de gens il a découverts les uns aux autres ! Il a multiplié les correspondances et les voyages. De Saint- Sauveur de Montagut (Ardèche) où est sa retraite, il a fortement contribué à développer le modernisme.
A qui l'eût questionné sur son rôle, il aurait imper- turbablement répondu : je n'en joue aucun. Il en a joué un cependant. Les circonstances ne tarderont pas à l'arracher au mystère qui l'enveloppe ; il lui faudra
36 LES RELIGIONS LAÏQUES
se mettre en scène par moment. Son rôle alors deviendra public, en partie du moins ; car il n'est pas homme à se livrer tout entier.
Les discussions qui suivent le vote et l'application de la loi de la séparation des Eglises et de l'Etat le surprennent dans une activité extraordinaire. Il occupe à tout propos l' avant-scène. Pourquoi se mêle- t-il ainsi d'une affaire qui ne le regarde pas ? Il n'est plus ministre en exercice. Ses coreligionnaires l'in- téressent fort peu. Sa sollicitude va tout entière aux catholiques et, d'une manière spéciale, aux membres du clergé, prêtres ou évêques.
Il ne se contente pas de parler ; il écrit. Tant mieux. Car les écrits restent et leur témoignage est irrécusable. Sabatier publie une brochure, .4 propos de la séparalion de l'Eglise et de l'Elat i, sur laquelle je reviendrai. Il parle beaucoup et il écrit encore pen- dant la crise moderniste. Ses trois conférences à Londres, février et mars 1908, doivent être lues. Qu'elles sont instructives I On les trouve dans ses Notes d'histoire re- ligieuse contemporaine. Les modernistes -. Du commen- cement à la fin, les idées sont celles de l'Orientation reli- fjieuse. Ce dernier livre a cependant quelques variantes dans les termes. A Londres, en 1908, le conférencier appelait de son vrai nom « modernisme » l'idée reli- gieuse dont il se constitue l'apôtre et le défenseur. Le mot serait compromettant en 191 2. L'écrivain le met au rebut et il écrit simplement : u Religion. »
En 1908, M. Sabatier ne recule pas devant les vio- lences de langage, quand il exprime ses ressentiments contre les provocateurs et les auteurs des répressions théologiques, sous lesquelles le modernisme vient de tomber. Sa déception est amère. Elle s'est accrue de cent déceptions dont il a eu confidence. Sa mauvaise
I . Elle était, en 19 11, à sa sixième édition. 2. Paris, Fischbacher, 1909. in- 12.
QUATRE PO^ÎTIFES LAÏQUES 87
humeur éclate en récriminations. Mais le temps va faire son œuvre de calme. Au bout d'une année, ses rancunes perdent de leur acrimonie. La colère fait place à une pitié mêlée de dédain. Il n'a plus que de l'indulgence pour les adversaires du modernisme. Leur esprit et leur caractère sont de qualité inférieure. Ce sont des exem- plaires dégénérés d'espèces condamnées à disparaître. La nature se charge de les éliminer par son travail lent, mais inexorable. Ces organismes d'un autre âge piquent sa curiosité ; il leur accorde un peu de sym- pathie. Ces malheureux sont ce qu'ils peuvent, ce qu'ils doivent être. Ils constituent un fait, dont chacun doit prendre son parti. Leur incapacité, du moins, est instructive ; elle explique la lenteur que l'esprit humain met à évoluer. Ne soyons pas plus pressés que la nature. C'est le conseil que donne M. Sabatier. Il s'y conforme le premier dans l'Orientation religieuse de la France contemporaine.
Il serait' intéressant de connaître ce qu'un tel homme pense de lui-même. C'est relativement facile. Au congrès international de la Libre Pensée de 1910 à Berlin, il eut à parler des relations sympathiques, qui s'établissent entre catholiques et protestants. Son dis- cours est imprimé. Il y montre des esprits — le sien en est — qui s'élèvent aux lignes de faîte des mon- tagnes, d'où les hommes et les choses apparaissent sous un aspect nouveau. A ces ascensions correspond une dilatation de l'amour. On voit alors s'effacer ce qui divise et les vérités capables d'unir prennent du relief.
Il ne reste plus aujourd'hui qu'à courir à la ren- contre des adversaires d'hier. Cette métaphore de- mande une explication. L'orateur ne la fait pas attendre longtemps. L'autorité de la Bible s'intériorise chez les protestants libéraux. Chez les catholiques, c'est la notion d'Eglise qui subit cette évolution. Les premiers cherchent dans la Bible un passé pour le revivre et le continuer ; les seconds trouvent en eux-mêmes une
38 LES RELIGIONS LAÏQUES
Eglise spiritualisée, plus personnelle, plus vivante, plus efficace, plus réelle aussi. La rencontre des deux adver- saires, protestants et catholiques, se fait à l'intérieur. Et Paul Sabatier de dire ;
Avant-garde du protestantisme, nous allons au-devant de l'avant-garde du catholicisme, le cœur plein de joie et de confiance dans l'avenir ; aucune barrière ne nous sépare, aucun intérêt con- fessionnel ne gêne notre démarche. Nous y allons sans arrière- pensée, poussés par un besoin intime, !Nous n'y allons ni pour les conquérir ni pour leur apporter notre adhésion.
On ne pouvait mieux figurer l'étreinte des baisers Lamourette que se donnent protestants et catholiques dans les élans du romantisme moderniste.
Quelqu'un fît, devant moi, cette réflexion : « On cherche trop loin le pape du modernisme. C'est Paul Sabatier. » Il y a du vrai. Tyrrel, qui le connaissait, le présentait comme le « pape des modernistes » .
Les frères Reinach, Salomon et Théodore, sont d'autres personnages. Ils agissent sur des milieux diffé- rents. Leur méthode ne ressemble ni à celle de Sabatier ni à celle de Desjardins. Ce sont des hommes de gou- vernement. A la faveur de leur race, ils ont l'avantage de régner. Pourquoi s'en priveraient-ils, du moment où tout les y engage P On n'arrive que sous la protection de leur dynastie. Ils régnent sur les corps savants ; ils créent, par les écrivains dont ils sont les mécènes, les renommées scientifiques et littéraires. Ils dominent ceux qui font les lois ; ils ouvrent les carrières poli- tiques. La puissance d'Israël est entre leurs mains. Aucune agitation de leur part ; point de verbiage ; pas d'avances. Ils attendent, sûrs de leur force, les ambi- tieux et les vaniteux, dont le nombre est infini et l'appétit sans mesure. C'est leur clientèle. Ils la savent prête à subir toutes les conditions.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES OQ
Les frères Reinach sont de l'Institut. Salomon est, on outre, conservateur du Musée Saint-Germain et Théodore occupe un siège au Palais-Bourbon. J'ignore l'intérêt qu'ils prennent aux cérémonies du culte rha- binique. Ils ont, c'est certain, un goût prononcé pour les questions religieuses. On dirait deux rhabins d'un messianisme rajeuni.
Rhabi Salomon a publié son Orpheiis. C'est un livre médiocre, surchargé des suppositions gratuites et des conclusions hâtives que l'histoire des religions a pu lui fournir. Une grosse réclame lui a procuré de la réputation et une vente, sans enrichir sa pauvreté scien- tifique. Cela reste du sous-Renan. Un membre de l'Institut se devait de faire moins mal. Orpheiis, cepen- dant, pour qui veut se donner la peine de le lire, con- tient une doctrine religieuse. C'est son unique intérêt. Cette doctrine religieuse est, à peu de chose près, celle de V ultra-christianisme. L'auteur n'en fait point un exposé dogmatique. Elle domine son intelligence et elle lui dicte les interprétations qu'il convient de don- ner aux phénomènes religieux.
Les religions prennent alors place dans la mytho- logie. Les événements qui leur fournissent une base n'ont rien d'historique ; les créateurs religieux n'ont eu . qu'à les combiner et enjoliver à plaisir. Les person- nages qu'ils mettent en scène échappent au contrôle de l'historien. La religion n'est qu'un sentiment, au- quel les rites donnent une formule. Elle émane de la nature de ceux qui la professent. Elle varie avec eux. Chaque race, chaque peuple s'en fait une, qui devient une partie de sa civilisation.
Si M. Reinach avait à personnifier l'objet de son culte, il nommerait sa divinité Orpheas. Il deviendrait son fidèle et son pontife. S'il avait à dresser un marty- rologe en son honneur, il y inscrirait en belles on- ciales d'or les noms de Dreyfus et de Loisy. Leur pensée a présidé à la composition de son livre. Ce
4o LES RELIGION? LAÏQUES
sont les deux grands martyrs des sociétés formées en sectes, la Patrie et l'Eglise. Il a arraché le premier à l'île du Diable, il a introduit le second au Collège de France. Pour éterniser les vengeances dreyfusiennes, il a doté la langue française d'une traduction des volumes indigestes, dans lesquels un entrepreneur en librairie, l'Américain Lea, a jeté des monceaux de fiches, dé- coupées à grands frais, croyant ainsi faire l'histoire de 1 Inquisition.
M. Loisy peut seul connaître tout le mal que. à bon escient, ce protecteur lui a fait. D'autres ecclésiastiques ont obtenu quelques parcelles de son admiration ou, si l'on préfère, de son amitié. Cette sympathie leur a porté malheur ; car ils ont perdu, et au delà, du côté de Rome ce qu'ils gagnaient dans sa clientèle.
Salomon Reinach garde la réserve d'un homme capable de se posséder. Il a néanmoins des oublis, pen- dant lesquels des énormités lui échappent. Le journal néo-malthusien Génération consciente a publié une lettre de lui, que Georges Deherme a relevée ^. Voici le passage typique :
La propagande néo-malthusienne a pour but de substituer la réflexion à l'instinct, la prévoyance à l'inconscience, Vhomo sapiens a la brute. Ceux qui l'accusent de favoriser le vice, de prêcher l'avortement. sont des ignorants ou altèrent sciemment la vérité. On peut condamner Paul Robin, mais sa condamnation sera inscrite sur la statue que lui réserve l'avenir.
Le théologien du dieu Orpheus se jDorte donc garant de la morale de Cempuis et de l'éducateur Robin. Je comprends, dès lors, sa haine de l'Inquisition. Il en a peur. Elle lui consacrerait un fagot de son meilleur bois, si ses tribunaux fonctionnaient de nos jours.
Salomon Reinach a du savoir et de l'esprit ; Théodore s'en passe. Comment accepterait-il, s'il en avait, d'or-
I. Croître ou disparaître, par G. Deherme, p. I3.
QUATRE PONTIFES LAÏQUES '^ I
ganiser à l'Ecole des Hautes Etudes sociales tout un enseignement sur les rapports de la religion et des sociétés ? Les journaux, mis au courant de ce qui se dit et se brasse dans cet Institut, que dirige, en face de la Sorbonne, sa secrétaire générale. M"*" DickMay (W'eil), annoncèrent qu'il préparait pour l'année igiS le congrès international du christianisme libéral et du progrès religieux. La confiance que lui témoigne sa puissante compatriote et coreligionnaire valait bien une mission en règle.
Rhabi Théodore Reinach a pleine conscience de sa dignité et de son rôle. Qu'on l'écoute :
En dépit des apparences contraires, en dépit des digues im- puissantes que s'obstinent à dresser contre elle des pygmées vai- nementhaussés parleur mitre ou leur tiare, — ce mot « tiare » fait Lien sur les lèvres de cet archéologue malheureux, — la religion, suivant le mot du philosophe antique, prouve sa vitalité en mar- chant. Suivre son évolution si complexe d'un œil attentif, sans parti pris, mais sympathique, entrevoir à travers les tâtonne- ments, les orages et les obscurités de l'heure présente les rayons précurseurs de l'aube souriante et apaisée : telle est la tâche que nous nous sommes proposée. IS'en eussions-nous rempli qvi'une faible partie, nous estimerions encore avoir bien mérité de la science et de la conscience de nos contemporains ; nous leur aurons appris à se mieux connaître et à se mieux tolérer ' .
Cette religion, qui doit être la sienne, se confond par zones considérables avec le christianisme libéral, dont il a préparé le concile œcuménique. Son visage s'illumine déjà aux u rayons précurseurs n des progrès qu'il lui fait faire. C'est la religion, dont son frère a décrit l'évolution historique dans Orpheus, dont Paul Sabatier discerne l'orientation actuelle. C'est Yultra- christianisme de Paul Desjardins. Le modernisme en procède.
Les pontifes que je viens de nommer ont des colla-
I. Ecole des Hautes Etudes sociales (1900-1910), Paris, Alcan, 1911, in-80, p. 3i.
4 2 LE? RELIGIONS LAÏQUES
borateurs. Ce sont de prétendus intellectuels qui appar- tiennent, en majorité, au personnel universitaire. Des hommes de lettres, des politiciens, quelques gens d'affaire et des oisifs, se mêlent à eux. Il y a des femmes aussi ; ce sont, en général, des professeurs et des bas- bleus. On y rencontre des juifs, des protestants, — pasteurs surtout, — des libres penseurs et de soi-disant catholiques. On affirme que des prêtres suivent leurs travaux avec sympathie. C'est vraisemblable. Mais ils ne fréquentent guère leurs réunions. Ils n'y passeraient point inaperçus. Et. en haut Heu, on leur en tiendrait certainement rigueur.
Cette religion, où tous les fidèles peuvent être coopé- rateurs, exclut l'idée même de hiérarchie. Elle n'accepte aucun enseignement officiel. Ceux qui passent pour les maîtres ne sont que des observateurs et des témoins. Ils indiquent, en 1 interprétant, un mouvement qu'ils suivent Ils ne le font pas ; ils ne le dirigent pas. On ne sait ni d'où il vient ni où il va. C'est M. Sabatier qui le déclare. Il y a cependant un corps de doctrines, une morale, une méthode, un esprit.
CHAPITRE III LEUR THÉOLOGIE
Revenons à l'abbaye de Pontigny, où les Entretiens continuent. Les premiers ont pour objet la religion, l'histoire des religions, la morale et le culte, l'Eglise et l'acquis chrétien. La Correspondance de l'Union pour la Vérité de juillet 191 1 nomme les hôtes de M. et M'^*' Desjardins. C'est d'abord M™^ Emma Her- mann, puis M. Tabbé Loisy. L'initiale X remplace évidemment le nom d'un autre ecclésiastique. Ce sont ensuite MM. Paul Sabatier, qui nous est connu; Charles Gide, protestant, qui occupe une chaire à la Faculté de droit de Paris ; Leclerc de Pulligny, ingé- nieur ; Leslée, A. Lilley, chanoine anglican, égaré dans le modernisme; Benjamin Bacon; Louis Roque ; Robert Dell, anglican, professeur modernistede l'Université de Yale, converti au catholicisme, qui, expérience faite, trouve inacceptables les motifs de ce changement, et Louis Canet, qui me paraît être le secrétaire tout- puissant du Père Laberthonnière à la rédaction des Annales de philosophie chrétienne.
Ce dernier a de l'Église une notion étrange. Il me faut rapporter textuellement ses paroles :
L'Eglise m'apparaît comme la manifestation concrète de la solidarité des hommes dans l'espace et dans le temps Elle signifie l'humanité en marche de l'animalité, d'où elle vient, à la divinité qu'elle espère: Danobhper hujus aqass et vini mysterium ejus divi- nitatis esse consortes ; de l'égoïsrae, par où elle commence, à
!\\ LES RELIGIONS LAÏQUES
l'altruisme, par où elle doit finir ; de la juxtaposition d'indivi- dualités qui se heurtent et qui s'opposent, à la communion de personnalités qui s'acceptent et se compénètrent '.
Cette définition de l'Eglise donne la physionomie des Entre liens.
M. Desjardins groupe les plus importantes des idées émises en un bouquet spirituel, qui peut servir de conclusion. Il en fait son ultra-christianisme.
On le prépare, en dépassant l'expérience religieuse antérieure. Cela n'est possible que si on maintient son esprit intégral pour s'en faire un point d'appui. Mais un triage préalable est nécessaire. Que va-t-il rester P Fort peu de chose. Il faut écarter définitivement l'absolu de la trame de l'histoire et ne plus parler d'adhésion aux formules de la vérité. Il ne saurait être question de miracle. Les prétentions d'une Eglise au monopole de la vérité et du droit sont désormais inadmissibles. La religion se conçoit fort bien sans un clergé ; ce n'est, après tout, qu'une mutualité pour la libération de l'esprit. Ces exclusions en appellent quantité d'autres à leur suite.
Trois idées seulement échappent aux négations de cette critique : la communion des saints, le meilleur de ce que nous lègue le passé ; notre déchéance origi- nelle, l'expérience intime ne permet pas d'en douter ; et enfin la notion de grâce et de surnature, qu'il y a moyen d'utiliser -.
Il n'y a presque rien dans ce bagage théologique. La raison et la conscience humaine ne s'accommoderont jamais d'un vide pareil. Des idées d'aventure se substi- tuent forcément aux vérités abandonnées. Elles se glissent dans le vocabulaire religieux qui a eu cours jusqu'ici. Les esprits superficiels croient qu'il n'y a rien
1. Correspondance de l'Union pour la ]'crUé, 191 1, 595-597,
2. Correspondance, 1911,592-603.
LEUR THÉOLOGIE 45
de changé : tout est changé, au contraire. Les mots sont ceux que l'Eglise emploie ; la Libre Pensée fournit les idées. Cet alliage produit un naturalisme pieux et mystique qui est une profanation sacrilège et ridicule.
Quiconque traite de religion doit avoir une idée de sa nature, de son objet et de son sujet. Il ne peut s'en passer. Cette idée sera confuse ; il ne s'en rendra même pas compte. Elle existera quand même. Un esprit avisé parviendra toujours à la découvrir. Ce serait difficile, je le reconnais, avec M. Desjardins ; il a toujours l'intelligence en fuite. On est plus à l'aise avec M. Sabatier. Son Orientation religieuse offre des documents nombreux dont nous nous servirons.
L'objet de la religion ne peut être que la Divinité. Il est aisé de jongler avec les mots, en appelant Dieu ce qui ne l'est pas ou en lui donnant un autre nom que le sien. Malgré les efforts réunis de tous les esprits vains, l'homme rencontre toujours au terme du mouvement religieux une divinité. Il est condamné, si Dieu lui répugne, à le remplacer. Le supprimer est impossible.
Eh bien ! Dieu embarrasse fort les docteurs de l'ultra-christianisme. Ils ne savent ni qu'en faire ni qu'en dire. Marcel Hébert dénonce Dieu personnel comme une vulgaire idole ; à le croire, ce serait la dernière. Cet absolu métaphysique répugnerait à la génération présente ; elle est incapable de le compren- dre, sa conscience et sa pensée veulent lui être abso- lument étrangères ^. Le pasteur W. Monod signale la méprise qui fait les hommes chercher, au début des choses, la toute-puissance de Dieu ; elle est à la fin. (( Il y a un Dieu qui sera, conclut-il, et qui n'est pas encore manifesté -. » C'est le Dieu qui se fait. Com-
1. Sabatier, l'Orientalion religieuse, i85.
2. W. Monod, Aux croyants et aux athées, 194-190.
46 LES RELIGIONS LAÏQUES
ment et avec quoi :* Evidemment, avec et par les hommes. Il s'identifie à Ihumanité de l'évolution et du progrès. Quand l'homme prononce le nom de Dieu ou lorsqu'il l'affirme, il ne fait guère que s'affirmer lui-même. Il se crée en quelque sorte '. Cela nous met en plein panthéisme humanitaire. M. Durkheim peut bien alors confondre la Divinité et la société -. Nous verrons tout à l'heure ce que devient l'humanité qualifiée divine par cette école.
La théorie qu'elle professe sur l'homme lui est com- mandée par ce panthéisme. Elle tend à l'absorber dans la collectivité dont il est membre. Le rôle de l'individu est extraordinairement limité. Quelques-uns ne craignent pas de dire que l'homme isolé est un pur concept intellectuel. Sa culture présente n'a pas encore le développement suffisant pour lui donner la conscience entière de ce qu'il est et de ce qu'il doit être. Mais l'expérience lui apprendra que son existence est en rai- son de son oubli dans et pour la société. Il n'a de vie que par elle et que pour elle •^.
Le lecteur trouve cela fort obscur ; moi aussi. Mais le mystère ne répugne pas aux dévots de cette reli- gion. Ils me paraissent y trouver un plaisir extrême. Les images qu'ils dressent devant ces ombres entretien- nent leurs illusions. Mais elles sont impuissantes à les couvrir de lumière. Ils ont beau dire que l'humanité est un (( fleuve de vie, dont nous sommes l'expression momentanée "^ » ; un être mystérieux dont nous faisons partie intégrante ; une immense armée qui, dans l'es- pace et le temps, galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière, dans une charge entraînante, capable de culbuter toutes les résistances, de franchir
1. Sabatier, p. 86, ii5.
2. id., p. 3i4.
3. ici., p. 44, 91.
4. id., p. 233.
LEUR THÉOLOGIE 4 7
bien des obstacles, même la mort ^ ; ces métaphores accumulées ne font qu'épaissir les ténèbres. L'intelli- gence s'y perd.
Je vais demander à M. Sabatier ce qu'il pense de la religion et à M. Ferdinand Buisson quelle est sa genèse humaine.
Le premier me fait cette réponse : la religion est un besoin instinctif par lequel l'homme est amené à prendre conscience de son essence, à s'unir à ceux qui peuvent lui servir de guides et de compagnons dans ce difficile labeur et à s'efforcer de réaliser avec eux ce que lui dicte le témoin intérieur. Il n'a pas à user de sa raison pour le faire. Son instinct suffit. Comme s'il voulait rendre cette pensée intelligible, Sabatier ajoute : par la religion, l'homme est d'abord témoin de sa propre vie et de la vie collective ; puis il jette sa volonté dans la balance ; il s'affirme collaborateur de l'œuvre éternelle qu'il aperçoit et enfin il s'y voue. C'est l'affirmation humaine par excellence, l'exercice de la volonté procréatrice de l'homme dans l'ordre spirituel -.
Cet être, parcelle vivante, cellule de l'humanité, fait de la religion, comme il boit, comme il mange, comme il chante, d'instinct. La religion est un produit de sa vie, une sécrétion d'ordre spécial. Ferdinand Buisson y découvre deux éléments constitutifs, l'un essentiel et éternel, l'autre accidentel et variable. Le premier n'est autre que le sentiment religieux, lequel a dans le second une enveloppe mobile. Celui-là est une anxiété intellectuelle et morale, un soupir de l'âme ; c'est l'esprit, se posant la grande question à laquelle il ne peut répondre : c'est le cœur, s'interrogeant en présence des énigmes de la douleur et de l'amour ; c'est ce que
I. Sabatier, p. 99. a. id. p. 20-23,
46
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ment et av. quoi ? Evidemment. ;r hommes. I itifie à riuimanilé de^
du pro: 1 l'homme prononce loi
ou lor- . Mime, il ne lait guère q
lui-même. Ue crée en quelque sorte '. Cel en plein | ne humanitaire. M. Dur!
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Le lecten trouve cela fort obscur ; moi aussi. Mais le mystère répugue pas aux dévots de cette reli-
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bien des obsla^i^ accumulées ne 1- ii. . . gences'y perd.
Je vais demander i M ^ religion et à M. Ferdir; •.'. humaine.
Le premier me lait celt- un besoin instinctif par lefj .• prendre conscience de sc>i — qui peuvent lui servir degi. ce difficile labeur et à s» ce que lui dicte le témoin de sa raison pour le taire. ^ .. s'il voulait rendre cette pen>< ajoute : par la religion, l'hom de sa propre vie et de la vie • sa volonté dans la balance ; il ^\... l'œuvre éternelle qu'il aperçoit ♦ C'est l'affirmation humaine par de la volonté procréatrice de spirituel -.
Cet être, parcelle vivante, cellu! de la religion, comme il boit, comi il chante, d'instinct. La religion vie, une sécrétion d'ordre spécial. I découvre deux éléments constitut éternel, l'autre accidentel et varia autre que le sentiment religieux second une enveloppe mobile. C< intellectuelle et morale, un son l'esprit, se posant la grande qu* peut répondre: c'est le cœur, s'int' des énigmes de la douleur et â^ 1
I. Sabatier, p. 99. 3. id. p. 20- 2 a
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I tendance bonne et pressions. Intradic- fcst donc lent re- ^ricl le
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48 LES RELIGIONS LAÏQUES
la religion présente de sérieux, de vrai, de constant, d'humain dans tous les temps et tous les pays. Celui- ci est l'ébauche des explications dogmatiques et des applications esthétiques ou pratiques, que produit le sentiment religieux.
Il faut, dans la religion, distinguer avec le plus grand soin l'âme du corps. Le corps est le second élément ; l'âme, le premier. L'âme passe avant tout. Mais ce doit être une âme, c'est-à-dire quelque chose de vivant, capable d'animer, non quelque chose de mort, qui pétrifie. Elle communique à la religion la vie et la vérité, qui en font un esprit, un acte, un progrès perpétuel, un devenir, quelque chose qui se fait, fit, non est.
La religion, ainsi comprise et réalisée, aboutit à une émotion religieuse, qui met la science, l'art et la morale en parfaite harmonie avec la vie de l'uni- vers ^.
La sensation religieuse jaillit du fond même de l'être humain. M. Buisson tente de décrire son ascen- sion.
Ce n'est pas moi qui ai fait le monde, ce n'est pas moi qui me suis fait ; mais l'esprit qui est en moi se reconnaît dans l'esprit qui est hors de moi. Je ne sais pas quelle est la force qui anime tous ces mondes ni quelle est la force qui m'anime, moi. ^lais je sais que celle-ci est une étincelle de celle-là. Quelle que soit l'une, quelle que soit l'autre, il y a communication entre elles. Avoir cette sensation, si rapide, si sommaire qu'on la suppose, c'est avoir la sensation religieuse '-.
Autant vaudrait définir la sensation religieuse une communion momentanée, et le sentiment religieux une communion habituelle au Dieu-Univers, à l'Huma- nité-Dieu, si Ton préfère. La rehgion n'est plus.
1. Ferdinand Buisson, Questions de morale, 320-328.
2. Buisson, la Religion, la Morale et la Science, dans Pages libres, 1901, p. 243-2^5.
LEUR THÉOLOGIE 40
dans ce système, que la communion panthéiste.
Il est toujours question de foi. Mais cette foi n'in- cline point l'intelligence devant la vérité qu'une auto- rité supérieure lui enseigne. On la dénature, en la restreignant à un acte de soumission intellectuelle. Cet acquiescement de l'esprit n'est qu'un signe extérieur et juridique, par lequel il lui arrive de se manifester.il n'y a plus à parler de vérité ou de dogme. La foi s'iden- tifie avec l'amour, triomphant du temps, de l'espace, de la matière ; l'amour, créant l'avenir. Elle est un produit immédiat de la vie ^. Ce n'est qu'un amalgame de sentiments.
Semblable à la vie, la foi est, avec plus ou moins de rigueur et de rapidité, dans un mouvement qui lui est imposé. La direction qu'elle suit n'est pas toujours la plus logique. M. Sabatier et ses correligionnaires l'assimilent au progrès. Ils la déclarent alors bonne et supérieure à tout ce que la logique propose. Elle reçoit évidemment son sens de cet inconnaissable et innommé, destiné à remplacer Dieu. Celui qui se laisse emporter dans son courant arrive à cet état mystique, que les théologiens du cru appellent la « catholicité de l'effort » et la (( solidarité avec le temps et l'espace ». Cet état se manifeste par une sensation qui, elle, se transforme en intelligence du passé pour éclore en amour du présent et en préparation de l'avenir. C'est la com- munion incessante à l'humanité, la religion parfaite. Une image donne à cet irréel une apparence sensi- ble. Cet énigme de la religion devient une poussée de vie, qui surgit de partout, même des milieux les plus humbles. C'est le fleuve de la vie ; chacun doit s'in- cliner respectueusement devant son cours et s'y em- barquer religieusement -. Il n'a pas autre chose à faire.
1, Sabatier, p. 3o6-3o7.
2. id., p. io6.
LES RELIGIONS LAÏQUES.
JO LES REL1GI0^S LAÏQUES
Impossible de reconnaître dans ce tissu de nuées et de mots les éléments d'une religion quelconque. C'est de l'irréligion pure et simple. Ceux qui l'imaginent prétendent avec Guyau en faire un « degré supé- rieur de la religion et de la civilisation ». Ils décou- vrent jusque dans l'athéisme quelque chose qui sur- passe la foi; ce serait moins irréligieux que Taffirmation du Dieu imparfait et contradictoire des religions. Cet athéisme n'est qu'une manifestation inconsciente de la foi en l'Humanité. L'irréligion, par laquelle il s'affirme, est, pour qui sait comprendre, la religion de cette Humanité, la vraie religion de l'Homme par conséquent. Guyau, son prophète, le dit en termes exprès :
îsous aimons Dieu dans l'iiommc. le futur dans le présent, l'idéal dans le réel. L'homme de l'évolution est vraiment l'homme- Dieu du christianisme. Et alors cet amour de l'idéal, concilié avec celui de l'humanité, au lieu d"ètre une contemplation et une extase, deviendra un ressort d'action. Nous aimerons d autant plus Dieu que nous le ferons pour ainsi dire... Il s agit de trouver des dieux en chair et en os, vivant et respirant avec nous, — non pas des créations poétiques, comme ceux d'Homère, — mais des réalités visibles. 11 sagit d'apercevoir le ciel dans les âmes humaines, la providence dans la science, la bonté au fond même de toute vie •.
Voilà les dieux qui, dans l'irréligion de l'avenir, rem- placeront le Dieu personnel, créateur de toutes choses. Cette religion, puisqu'on veut en faire une, ne sera jamais que la libre pensée, prenant une attitude reli- gieuse .
Le sentiment religieux doit être soigneusement dis- tingué des formes qu'il adopte. Ses manifestations extérieures n'ont pas grande importance. Ce sont des créations de l'humanité en travail religieux. Chaque individu, chaque milieu, chaque époque peut avoir les siennes. C'est son affaire. Elles sont, d'elles-mêmes, indifférentes et elles se valent. On ne saurait donc
1. Guyau, l'Irréligion de l'avenir^ 169 et sq., 829.
LEUR THÉOLOGIE 5l
établir entre elles la moindre hiérarchie. L'observateur averti les néglige sans peine ; il va droit à la tendance qui aboutit au sentiment. Elle est toujours bonne et respectable, quelles que puissent être ses expressions.
Malgré les dissidences extérieures et les contradic- tions les plus choquantes, la religion humaine est donc une. Ce fait n'avait pas encore été suffisamment re- marqué. Aussi employait-on volontiers au pluriel le mot « religion ».
Les religions confisquaient ainsi la religion. Le théologien Ferdinand Buisson ne peut se résigner à un tel accaparement :
Il n'y a qu'une religion, il n'y en a jamais eu qu'une sous les innombrables formes qui ont correspondu aux différents âges de la civilisation humaine... Religion qui n'est autre chose que l'instinct et lélan de Ihumanité poursuivant sa destinée, religion que l'homme tire du fond de lui-même et qu'il se représente comme lui venant du plus profond des cieux, tant elle lui com- mande avec autorité, tant elle lui semble la loi suprême de l'uni- vers. Il met plus ou moins longtemps à la dégager dans sa pureté et dans sa simplicité, à s'avouer qu'elle est la voix de sa conscience et que toute sa majesté vient justement de ce qu'elle est la nature même, sa propre nature, ce qu il y a tout ensemble déplus familier et de plus mystérieux dans son être *.
Dans cette théologie panthéiste, les rapports de l'homme et de l'humanité ont une importance consi- dérable. Elle reconnaît à l'humanité une existence, distincte de celle des hommes, et elle la gratifie des attributs divins. Or l'humanité ne se compose que d'hommes. Ceux-ci se trouvent dès lors pourvus d'une double existence et d'une double destinée. Chaque individu a, en effet, sa vie et sa destinée personnelles, et la vie et la destinée de l'humanité. La religion naît et se développe dans la compénétration de ces deux destinées et la collaboration de ces deux existences.
1. Buisson, Libre pensée et protestantisme librral, p. 54 et sq. — Sabatier, Orientation religieuse, p. 237-288.
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
Tolstoï y met la source de la foi.
La foi, écrit-il, c'est le sens donné à la vie ; c'est ce qui im- prime à la vie sa force et sa direction. Chaque homme la subit et vit en s'y conformant ; s'il ne l'a pas trouvée, il meurt Dans cette recherche, l'homme profite de tout ce qu'a élaboré l'huma- nité. Tout ce qu'a élaboré l'humanité s'appelle révélation. La révé- lation, c'est ce qui aide l'hcmme à comprendre la vie. \oilà le rapport direct de l'homme avec la loi ^.
Le rapport s'établit au point où l'humanité réalise sa destinée et son existence par la collaboration de ses membres. Ils n'ont pour la lui donner qu'à mener leur vie de leur mieux. Cela les fait participer à tout ce que l'humanité porte de son passé dans le présent. C'est la révélation de Tolstoï. Ils contribuent à faire ce présent. Ils se versent dans l'humanité ; ils coopèrent à la révélation qui se poursuit. Eh bien ! l'état d'âme créé par les pensées et les sentiments qui sortent de cette philosophie de la vie est la même chose que la religion. Cette religion donne sa perfection à la vie hu- maine considérée sous cet aspect.
Je le regrette, nous ne sortons pas de la libre pensée. C'est elle qui produit dans les cerveaux ces élu- cubrations. On la dirait lasse de l'anticléricalisme des Homais. Cette attitude a donné ce qu'on pouvait en attendre. Il faut autre chose. Abandonnant l'anticlé- ricalisme aux attardés de la politique et de la littéra- ture, la libre pensée évolue en religion. Elle prend à son compte l'idéal de justice, d'union, de progrès, de désintéressement, dont les religions avaient le mono- pole. Elle suspend ses destructions, pour se mettre à construire. Le spectacle est nouveau ; il ne peut man- quer de solliciter la curiosité publique. Pour mieux
I. Tolstoï, l'Eglise et l'Etat, dansX///* Cahier de la Quinzaine^ V7e série.
LEUR THÉOLOGIE 53
réussir, elle adopte et elle llatte, au lieu de les com- battre, les tendances que le christianisme a le mieux cultivées dans l'homme.
L'homme éprouve le besoin d'un paradis. On le lui promettra. C'est même très facile. Il est au terme de la religion humanitaire. La loi du progrès pousse l'humanité du bien au mieux. Sa marche en avant est sans arrêt. Les hommes qui la composent lui offrent le produit de leur collaboration ininterrompue. Ses progrès sont faits de cette contribution de chacun et de tous. Elle ne laisse rien perdre de ce qu'elle reçoit. C'est ainsi que la cité future, le paradis idéal se prépare.
Cette théorie du progrès ou de l'évolution est le pivot du système. Elle fournit des aperçus ou des mots propres à dissimuler les absurdités les plus gros- sières Elle dispose un mystère, dans lequel les dévots du Dieu-humanilé se réfugient pieusement, lorsque le bon sens les harcelle de ses critiques mordantes. Au- cune difficulté ne les embarrasse. Leur crédulité est sans borne. Les mystères ne leur causent aucune répu- gnance ; ils les multiplient, comme pour narguer la raison. Le mot lui-même est de leiir août. Ils ont leur mystère des mystères. M. Sabatier le voit dans la cons- cience qu'ils peuvent avoir de collaborer à la création ^ La solidarité de toutes les existences à travers le temps et l'espace, qui leur tient lieu de communion des saints, en est un autre, dans lequel ils aiment à se perdre -.
Devant quelle contradiction reculeraient des hommes qui déclarent la vérité instable ? u La vérité d'hier n'est pas devenue mensonge, mais la vérité d'hier n'était que le germe de la vérité d'aujourd'hui. » C'est ce qu'ils nomment leur progrès. Ils y croient de cette même foi naturelle qui levu' fait accepter leur propre existence. Inutile de démontrer ce qui se voit, ce qui
1. L'Orientation religieuse, 296.
2. Ibid., 3i2.
54 LES RELIGIONS LAÏQUES
se sent K On ne peut se moquer du public avec plus de sans-gêne et d'audace.
La crédulité humaine est capable de tout entendre, même cet aphorisme de Paul Sabatier : Nous ne tour- nons pas le dos à la vérité, à la vie, à la révélation. Nous sommes d'elles, nous allons vers elles, nous sommes de la vérité, de la vie, de la révélation. Nous en faisons -. Pourquoi des êtres, doués d'une telle puissance, se gêneraient-ils ? Ce sont des dieux.
Les religions, que les théologiens de l'ultra-chris- tianisme veulent absorber dans la religion, la leur, sont des faits historiques ou contemporains qui s'im- posent à leur attention. Ils sont trop importants et nombreux pour qu'on puisse les passer sous silence. Que vont en dire Sabatier et ses émules ?
Leur distinction entre la religion et les religions les met fort à l'aise. Il ne leur reste qu'à utiliser le voile épais que la philosophie kantienne jette sur l'absolu, et les chinoiseries de l'évolution. Alors toutes les diffi- cultés disparaissent. Les dogmes et les événements que les religions acceptent pour base deviennent une inter- prétation métaphysique ou cosmologique de la sensa- tion religieuse. Les laits religieux doivent être examinés de ce point de vue. Ce ne sont que des mots, des images ou des symboles. Ferdinand-Buisson accuse les prêtres et les fidèles de tous les cultes de prendre ces images pour des idées, ces mots pour des choses, ces symboles pour des vérités ^.
M. Sabatier est dans les mêmes sentiments. Le ca- tholicisme, l'orthodoxie byzantine, les hérésies orien- tales, le protestantisme. l'islamisme, le judaïsme, le bouddhisme, en somme toutes les Eglises, — c'est le
I. L'Orientation religieuse, 299.
2 . Ibid., 106.
3, Pages libres, 28 septembre 190 1, 245.
LELR THEOLOGIE 00
terme par lequel il désigne ces religions, — ne sont à ses yeux que des expressions concrètes et transitoires de l'instinct religieux. Leur grand tort est de vouloir durer et étendre leur domaine ; ce qui les condamne à généraliser et éterniser des pratiques et des formules, excellentes dans le milieu et au moment où elles se sont élaborées, détestables quand on les en sort ^ Il y reconnaît seulement l'effort de l'humanité, qui se crée ainsi peu à peu un idéal.
Nos théologiens laïques, avec ces idées préconçues, examinent et critiquent toutes les religions. Les con- clusions qu'ils présentent n'ont pour nous qu'un médiocre intérêt. Il suffit de leur demander les résul- tats obtenus par l'application de cet état d'esprit à l'étude du christianisme. L'im d'entre eux, le pasteur W. Monod, va satisfaire notre curiosité par sa confé- rence du congrès de Berlin (igio).
Aimant ou voulant aimer la clarté, il procède à des distinctions. Les principales ont pour objet l'Evangile. Il le distingue d'abord du christianisme, qui lui est postérieur. Il préexiste, par conséquent, à la doctrine des conciles, à la hiérarchie, qui est une survivance du judaïsme sacerdotal, à l'identification du règne de Dieu avec le règne de l'Eglise. L'Evangile se distingue encore des Evangiles. Il leur est antérieur. Les Evan- giles enveloppent dans leur texte, qui n'est pas im- muable, le divin mystère de la personnalité du Christ, son âme sainte et salvatrice, tandis que l'Evangile est un souffle, une orientation, une impression, une ten- dance, un élan, une vie, un esprit toujours agissant.
L'Evangile de W. Monod et la religion de P. Saba- tier sont une seule et même chose ; j'en dis autant des Evangiles du premier et des Eglises du second.
\A . Monod distingue encore le messianisme du Christ et il le confond avec l'Evangile. Cela fait, il
I, Sabatier, Orienlation religieuse, 71,
56 LES RELIGIONS LAÏQUES
repiûclie aux Eglises de prêcher un Christ sans messia- nisme et à la Libre Pensée d'enseigner un messianisme sans Christ. Le Christ est l'incarnation de principes nécessaires à l'humanité. Le Christ appartient à cette humanité, non aux Eglises, qui s'en réclament. L'hu- manité ne peut le trouver que dans l'Evangile bien compris, la Bonne Nouvelle, l'Evangile du Royaume de Dieu.
L'intelligence de cet axiome ne peut être acquise que par une distinction dans le fait du christianisme. Le christianisme juif, le christianisme catholique, le christianisme protestant, apparaissent dans leur ordre logique et historique. Le christianisme d'aujourd'hui en vient ; le christianisme de demain sortira de ce dernier. Ce sera le christianisme messianiste.
Je laisse W. Monod dérouler sa pensée jusqu'au bout. Il est un témoin. L'histoire, continue- t-il, crée, à la ma- nière des fleuves, par alluvions successives. Le chris- tianisme catholique était préforme dans l'Eglise primi- tive ; le christianisme romain laissait transparaître le christianisme protestant. Et déjà le christianisme messianiste brise les enveloppes du protestantisme pour émerger à la lumière. Chaque phase dépassée lègne à l'avenir un trésor inaliénable. Le christianisme juif nous a laissé le Nouveau Testament ; le christianisme catholique, l'Eglise et ses richesses spirituelles ; le christianisme protestant, l'âme responsable. Le chris- tianisme messianiste conservera tout cet héritage. Quand il aura triomphé, un nouveau christianisme surgira, plus social encore, c'est-à-dire mieux adapté aux besoins futurs de l'humanité. La révélation conti- nue.
Les partis politiques, les groupes économiques, les écoles de philosophie, les églises rivales, les nations séparées, ne sont que des échafaudages provisoires; ils masquent un édifice en construction, le palais spiri- tuel, le sanctuaire à la fois laïque et religieux où toutes
LEUR THÉOLOGIE 67
les âmes se grouperont, purifiées, autour du mysté- rieux Fils de l'homme, invisible complice de l'huma- nité.
Ce sera le royaume de Dieu sur terre, l'Evangile réa- lisé. Ce sera la religion de l'avenir, le messianisme. Les Eglises juives, catholiques et protestantes lui auront fait place, en disparaissant. Cette substitution est dans la force des choses ; elle se fera par le développement normal des sentiments et des doctrines.
M. Sabatier montre du doigt ce travail de la na- ture lent et continuel. Son livre, rOrientation reli- gieuse, laisse éclater à chaque page la fierté qu'il en éprouve. Devant la philosophie la plus laïque, il voit tomber les barrières qui la séparaient du sentiment re- ligieux ; la religion et la libre pensée collaborent déjà. Il constate l'idée nouvelle du christianisme qui se fait jour. Parmi ceux qui la professent, plusieurs veulent en faire la Religion, et non une religion, ou quelque chose de définitif et d'absolu. On doit se féliciter de cette heureuse transformation.
Le christianisme, ayant rompu avec son immobilité, sera la religion vivante, éternelle, sans commencement et sans fin, toujours la même et éternellement nouvelle. Elle sera ce que son nom signifie, le catholicisme, la religion de tous et de partout, embrassant l'humanité entière, le christianisme s'unissant à l'humanité, la devenant '.
Voilà un mystère séduisant, grandiose. Laissons M. Sabatier nous dire comment la réalité s'en approche. Le dogme change peu à peu de nature. C'est moins une définition métaphysique qu'une pensée organisée, BBÈsiidouée d'une énergie vitale. Ses origines sont difficiles à saisir ; il en est de même de tout ce qui vit. En fait, le dogme vit, il germe, il grandit, il se développe, il
I. Sabatier. /r.< Modcrrti.^fcs, 28.
5S r,ES RELIGIONS LAÏQUES
produit^. Un tel changement constituerait, à lui seul, une révolution.
La Bible n'est plus le livre tombé du ciel, écrit sous la dictée de Dieu ; elle est le livre de route de l'huma- nité, partant du culte idolAtrique de Théraphim, pour s'élever graduellement à l'idée d'un Dieu juste et bon, et arriver jusqu'aux pages du Nouveau Testament, où Jésus promet à ceux qui l'auront aimé de nouvelles et plus amples lumières. Lelivre n'est donc pas achevé. Il est la parole de l'homme, s'élevant à grand'peine au- dessus des préoccupations matérielles pour se créer une conscience morale, mettant des milliers de siècles peut-être à balbutier les mots de bien et de mal, à créer des mythes, qui peuvent paraître enfantins et incohé- rents, mais qui sont pourtant la préface de ce que l'hu- manité a fait de plus grand -.
Le christianisme, s'il s'accommodait de pareilles fantaisies, ne serait plus. La libre pensée, qui les émet, reste une vulgaire libre pensée, malgré ses prétentions religieuses. Le catholicisme ne se prête pas à ce travail de décomposition. Les ouvriers qui l'en- treprennent sont repoussés par son gouvernement. Us se consolent en disant : Rome tue ses prophètes et lapide ceux qui lui sont envoyés. M. Sabatier les engage à ne pas confondre l'Eglise avec Rome et encore moins Rome avec la curie. L'Eglise est la première victime de son gouvernement. L'administration, aux mains de laquelle les circonstances l'ont mise, étouffe en elle l'es- prit de vérité, d'exactitude et d'humilité scientifique -^
La curie romaine, encore une fois, n'est pas l'Eglise ; elle n'est même pas le pape. Le \atican est encombré de congrégations et de bureaux. La centralisation ro-
1. Los Modernistes, 97.
2. L'Orientation religieuse, 3o2-3o^,
3. Les Modernistes, xl, xlvii.
LEUR THÉOLOGIE iag
maine a exagéré singulièrement le nombre et l'impor- tance de ces rouages. Les papes changent ; la bureau- cratie reste. C'est elle c^ui assure pratiquement l'effort de l'Eglise romaine, ^^on, non, ce n'est pas l'Eglise. L'Eglise est la société de ceux qui se réclament du Christ; c'est surtout la société plus vaste de ceux qui, sans le savoir et sans connaître son nom béni, vivent de son esprit et continuent son œuvre K
M. Sabatier écrit le nom des hommes qu'il juge représentatifs de ce catholicisme en route vers la reli- gion. Ce sont ^IM. Maurice Blondel, Laberthonière. Edouard Le Roy et Eonsegrive. (( Ceux que je viens de nommer, dit-il, communient en science, en philoso- phie, en histoire, avec notre génération mieux que s'ils n'étaient pas catholiques, parce que, dès leur en- fance, leurs rêves furent orientés non seulement vers l'idée de fraternité, mais encore vers celle d'une société cosmique universelle, dont l'Eglise balbutie le nom, dont la science cherche le secret et dont la démocratie poursuit la réalisation-. )) Ils étaient d'avance acquis à l'humanité et à la religion.
Deux mouvements convergents poussent le christia- nisme et la libre pensée vers la religion humaine. Ceux qui s'y engagent cherchent le Christ, continuent son œuvre, etils ne s'en doutent même pas. La force mys- térieuse de l'humanité opère en eux et à leur insu. Par moment, des personnalités émergent, en qui cette force se manifeste davantage. Elle en fait des types, qui, par leur langage et leur attitude, donnent une expression aux sentiments dont la multitude ne peut avoir cons- cience. Ils pressentent, ils prédisent, ou, ce qui revient au même, ils sentent, ils disent avant les autres et pour eux. C'est le cas des écrivains catholiques nommés plus haut et de quelques libres penseurs.
1. Les Modernistes, 60, 89.
2. L'Orientation religieuse, 199-200.
6o LES RELIGIONS LAÏQUES
Paul Sabalier ne \oit personne qui réalise ce type au même degré que M. Boutroux. La manière dont il pré- sente le catholicisme lui arrache un éclat d'admiration. On n'aurait jamais lu pareille apologie des dogmes, des rites et de la discipline ecclésiastiques.
Ce témoignage rendu à l'auteur de Science ci Re- ligion par un pontife de la Religion humanitaire met déjà en défiance. Le texte qu'il allègue pour légitimer son admiration accentue encore ce premier sentiment. Le lecteur va pouvoir juger lui-même.
Soit par évolution, «oit par l'action des milieux qu'elle a tra- versés, la religion, qui jadis s était surchargée de rites, de dogmes, d'institutions, a, de plus en plus, dégagé de cette enve- loppe matérielle l'esprit qui est son essence. Le christianisme en particulier, la dernière des grandes créations religieuses qu'ait vues l'humanité, n'a, pour ainsi dire, tel que l'enseign- le Christ, ni dogmes ni rites. Il demande que l'homme adore Dieu en esprit et en vérité. Ce caractère spirituel a dominé toutes les formes qu'il a revêtues. Et aujourd'hui encore, après qu'on a essayé de l'empri- sonner, soii dans des formes politiques, soit dans des textes, il sub- siste, chez les peuples les plus cultivés, comme une affirmation irréductible de la réalité et de 1 inviolabilité de l'esprit...
AfTranchie du joug dune lettre immuable et muette, ou d'une autorité quine serait pas purement morale et spirituelle, et rendue à elle-même la religion redevient excellemment . ivan te et souple ; capable de se concilier avec tout ce qui est ; partout chez elle, puisque, en tout ce qui est, elle discerne une tace qui regarde Dieu. Ce qui a pu paraître contradictoire avec les idées ou les institutions modernes, c'est telle ou telle forme extérieure, telle ou telle expression dogmatique de la religion, vestige de la vie et de la science des sociétés antérieures ; ce n'est pas l'esprit reli- gieux, tel qu'il circule à travers toutes les grandes religions. Car cet esprit n'est autre que la foi au devoir, la recherche du bien et l'amour universel, ressorts secrets de toute activité haute et bienfaisante ^.
Les citations qui précèdent sont toutes empreintes d'une sympathie profonde et sincère. C'est un sentiment
I. Boutroux, Scirnre et Religion, ZGi-3'Q ; Orientation religieuse,
126-12-.
LEljR THÉOLOGIE 6l
qui devient général chez les partisans de la religion et les ouvriers de l'ultta christianisme. Ils savent recon- naître et ils l'ont valoir les services que la civilisation a reçus de l'Eglise. Chacun peut en recueillir des exemples nombreux. Cette bienveillance revêt les accents d'un enthousiasme pieux, quand elle s'adresse aux produc- tions de l'art chrétien. Elle trouve, pour s'épancher, un langage auquel tout catholique peut applaudir. Les cérémonies liturgiques elles mêmes éveillent sa sympathie. Les fidèles de la Religion s'abandonnent à leur attrait. Ils les suivent avec plaisir.
Celui qui aime à soulever les mots pour voir ce qu'ils contiennent n'est cependant qu'à moitié rassuré. La littérature, qui traduit cette bienveillance et cette admiration, sonne creux par moment. Il y a des vides. La pensée chrétienne fait complètement défaut. On se trouve en présence de sentiments. Or les sentiments, s'ils sont seuls, ne causent aucun embarras. Chacun, en se les assimilant, les transforme comme il lui plaît. Parfois les sentiments ne vont pas seuls. Et alors ils émanent d'un système que le catholique ne saurait ac- cepter. L'homme avisé y reconnaît les influences de la théologie humanitaire. Il n'y a souvent même pas à les découvrir ; elles sautent aux yeux.
L'expérience peut aisément se faire 3i\ec l'Orientation religieuse de M. Sabatier. Il aime la liturgie, parce qu'elle fixe aux hommes des rendez vous, cii ils se ren- contrent pour s'unir et s'unifier ^ La présence du prêtre au chevet du moribond et sur les bords delà fosse ou- verte, les paroles qu'il prononce et les rites qu'il ac- complit autour du cadavre donnent aux émotions du deuil un cadre de grandeur et de noblesse. - La prédication du curé et le décor de l'église lui parlent d'union, de cohésion, de tradition. Il se sent
1. L'Orientation religieuse, 85;
2. Ibid., 381*
02 LES RELIGIONS LAÏQUES
dans un milieu qui développe son instinct social. Les solennités perdent leur aspect de commémoration. Ce ne sont plus les rappels touchants du passé. Elles ont une vie propre et présente, qui a son action sur Tave- nir. La fête pascale, par exemple, symbolise la victoire du persécuté, du pauvre, de l'abandonné, malgré la coalition de l'autorité ecclésiastique et de l'autorité ci- vile, le triomphe de la vérité malgré les sceaux et les gardes. Cette victoire est le prélude, la justification etla garantie de celle de tous les faibles, de tous les oppri- més qui souffrent pour la vérité et la justice ^. Le nom de Dreyfus se présente naturellement à l'esprit.
Non, il ne faut pas renoncer à la vieille chanson religieuse qui accompagne la musique intérieure, sous prétexte que, çà et là, elle aboutit à des dissonances. Il faut se servir de la langue provisoire et imparfaite des rites et des symboles pour exprimer notre vie spirituelle -. Cette musique intérieure et cette vie spirituelle trahissent leur origine. J'en dirai autant delà communion des saints laïcisée, que M. Sabatier admire dans la cathédrale. Il aime cet édifice mystérieux, si^irgissant de terre, comme Télan superbe de la foi de toute une cité et l'afTirmation religieuse de la plèbe du bon Dieu, qui tressaille d'un indicible amour pour la ^ ierge dont elle redit ces strophes : Fecil polcnliam in brachio suo, deposiiil patentes de sede et exaltavit hii miles. Esurientcs iniplevil bonis et diviles dimisit inanes •^.
La cathédrale exprime le désir du divin et du beau ; elle est le rêve de la cité qui cherche à unir les cœurs et à communier en une œuvre toujours plus haute ; elle est l'expression d'un effort, un soupir vers l'idéal, une création de la foi. Quiconque l'admire communie à cette œuvre désintéressée. Les murailles laissent couler
1. L'Orientation religieuse, 85.
2. Ibid., i4i.
3. Ibid., i6o.
LEUR THÉOLOGIE 63
en son âme une paix indicible, faite de sérénité, d'in- dulgence, qui l'enveloppe et la pénètre. Le souvenir du passé flotte sous ses voûtes. Le soupir des siècles se fixe dans les rites majcstueuv de la messe qu'on y célèbre. Les offices donnent à la vie son ampleur et son expression historique.
Toutes ces phrases sont vides de sens. Le sentimen- talisme qui s'y agite ne trouve aucune place pour Dieu, pour son culte. La notion de la prière est absente. Pas un mot ne trahit chez l'auteur le moindre souci de la foi. Il s'en tient aux sensations d'un naturalisme élevé.
Barrés a dit que l'église du village enseigne l'Incon- naissable ; d'autres disent le mystère. Un collaborateur de la Correspondance de l'Union pour la Vérité^ s'inscrit en faux contre cette déclaration. Pour lui, l'église du village enseigne la justice, en un monde où les passions, l'inégalité et la guerre ont trop souvent Je dessus. Cela ne devrait pas être. Il y a un ordre de l'esprit selon lequel le juste triomphe toujours. C'est pour le penser et le dire tous ensemble que les hommes vinrent aux églises. En plein air, ils auraient trop senti les forces extérieures. Ils ont préféré le faire dans une œuvre humaine, dans la force humaine, représentée avec son vrai visage humain, et dans un lieu sonore, qui grossit les voix. On sait comment les marchands s'y sont établis pour vendre de la résignation. Le livre de pierre signifie quand même vie commune et volonté commune contre toutes les forces du monde.
Ce symbolisme humanitaire de la liturgie et des arts religieux a eu la vogue en littérature ces dernières années. Le public chrétien s'en est félicité comme d'un signe heureux. Il était dans l'illusion. Le signe était celui d'une religion fausse qui va de l'avant.
Je ne serai pas surpris de voir les dévots de l'huma- nité prendre part religieusement aux exercices du culte
I. Mars 1911, 353-355,
64 LES RELIGIONS LAÏQUES
catholique. Ils substitueraient aux vérités, dont la liturgie est l'expression officielle, les négations dans lesquelles ils s'enferment. Les mots, les rites, les symboles, dégé- néreraient en unesimple mythologie, qu'ils s'adapteraient au moyen d'un symbolisme ingénieux. Nous venons de voir comment ils s'y prendraient. Le même procédé deviendrait utilisable en milieux protestants, musul- mans ou juifs. Il permettrait d'attendre, aux dépens des religions condamnées à disparaître, que la religion de demain ait pu se donner une liturgie. Les théologiens humanitaires n'y verraient aucun inconvénient ; bien mieux, ils le trouveraient conforme à leur doctrine.
Quels peuvent être les articles fondamentaux de cette croyance ? On les aurait dans les propositions suivantes :
L'humanité a une existence propre, éternelle, indé- pendante ; elle jouit des attributs de la divinité, inexis- tante en dehors d'elle.
L'humanité mène cette existence le long des siècles dans les membres dont elle se compose. Cette existence se développe conformément à un progrès indéfini.
Chaque individu se trouve mener une double exis- tence : celle deThumamté, qui est collective, et la sienne propre.
L'humanité vit dans l'individu et, par sa vie person- nelle, l'individu collabore à la vie de l'humanité. Cette collaboration constitue le mystère de la religion.
L'humanité accomplit sa destinée, en suivant la loi du progrès indéfini. Elle entraîne l'individu avec elle.
L'intelligence n'a rien à voir dans ce système, où tout provient du sentiment. La religion se manifeste par des sensations qui naissent dans l'âme sous les impulsions de l'instinct. Il n'y a donc à parler ni de la vérité ni de son empire sur la raison. Nous sommes dans le domaine de l'impensable. Mais les esprits qui ont passé par la décomposition kantienne n'éprouvent aucune répugnance devant l'absurde. Ils sont prêts à
LEUR THÉOLOGIE 65
toutes ces abdications de la raison. Ces sensations leur semblent des phénomènes, trahissant une réalité, alors qu'il n'y a rien.
Cette religion, en effet, n'existe pas. Cette conception de l'humanité ne correspond à rien. Celui qui prétend expliquer de ce point de vue le christianisme commence par y opérer le vide. Il n'y laisse ni Dieu, ni grâce sur- naturelle, ni vérité. La destruction est complète. Les pratiques extérieures deviennent un mensonge. Elles cachent un néant. Ceux qui cherchent à les supprimer ou les ridicuUsent pour les rendre insupportables font une œuvre moins mauvaise.
LÈS RELIGIONS I.AIQCFS
CHAPITRE IV LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE
Dans l'ouvrage qu'il a consacré aux manuels sco- laires, avec la collaboration de MM. Renié, Riquier et Herluison, Georges \alois dénonce la religion des Pri- maires^. C'est la religion laïque qui s'organise et se pro- page à la faveur de l'enseignement officiel. Elle a quatre dogmes constitutifs, le Progrès, la Science, la Raison et la Conscience, que ses théologiens évitent de définir. Son but est de disposer l'homme à se rendre un culte. Cette religion met à la portée des enfants la religion de l'avenir ; elle prépare l'Ultra-christianisme.
Les instituteurs se servent de la morale pour l'in- culquer. C est une innovation dans l'école démocratique. Ses fondateurs, qui la voulaient laïque avant tout, prétendirent libérer de toute foi religieuse l'enseigne- ment de la morale. La raison, pensaient-ils, suffirait à établir son obligation. Mais l'expérience a démontré le contraire. La morale réclame une base religieuse. Les tenants de l'école laïque ne se l'avouent pas. Mais, ne pouvant se raidir plus longtemps contre ces exigences de la nécessité, ils ménagent une évolution ; leur laïcisme se mue en une religion. Les textes et les faits que rapporte Yalois ne laissent aucune place au doute. C'est même chose faite ; le laïcisme est une religion, l'instituteur est
I. Georges Yalois el Fr. Renié. Les Manuels scolaires. Etudes 8ur la religion des Primaires. Un vol in i6. Paris, 1911.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 67
son prêtre, l'Etat démocratique, son Pontife suprême et infaillible.
De son côté, et d'un point de vue bien différent, Paul Sabatier a dû faire des constatations analogues. Il en est enchanté. Car tout cela confirme singulièrement ce qu'il a écrit de l'orientation religieuse contemporaine. Ce sont les signes avant-coureurs du renouveau, dont il est le prophète. La laïcité aura fait la morale et la religion nouvelle se rejoindre dans l'école démocratique. Les effets de cette rencontre ont été nombreux et rapides. Nous ne sommes pourtant qu'au début. On comprend l'importance que Sabatier et ses amis reconnaissent à la question scolaire. C'est pour ce motif qu'ils accaparent l'enseignement. Ils pourront, de la sorte, imposer à la nation leurs doctrines et leurs tendances, aux frais des contribuables.
Les sophismes qui appuient les prétentions de la démo- cratie à diriger l'enseignement ont, aux yeux de M. Sabatier et des siens, la force de vérités acquises. Ils ne se donnent pas la peine de les discuter. Voici les plus caractéristiques : l'enfant n'est point fait pour ses parents, mais les parents sont faits pour leur enfant. L'enfant appartient à la société ; le groupement social, dans lequel il entre par sa naissance, a sur lui des devoirs à remplir et des droits à exercer. L'enfant est une pierre vivante apportée à l'édifice de l'avenir ^.
M. Sabatier produit quelques aveux révélateurs : il est bon de les noter. Le pays, par l'école laïque, cherche à se conquérir lui-même ; il s'efforce de réa- liser un rêve nouveau. Il arrache ses citoyens à la domi- nation de l'Eglise. De nouvelles tendances religieuses s'affirment ; on les voit se réunir, prendre corps, et engendrer une civilisation future. L'école laïque est donc le boulevard du romantisme religieux.
Cette institution plonge ses racines dans la vie poli-
I. L'Orientation, religieuse, p. i5i.
68 LES RELIGIONS LAÏQUES
tique, religieuse, morale et intellectuelle du pays. Elle est pour la France démocratique ce que furent les ca- thédrales pour la France du moyen âge, l'expression de sa foi. Les circonstances se chargent de la guider et de modeler sa vie '.
La démocratie française est avec l'école laïque. Elle est pour elle prodigue d'efforts et de sacrifices. Elle fait ainsi un acte de foi, d'espérance et d'amour, que Sabatier propose ingénument à l'admiration des âmes mystiques -. Ln Evangile nouveau se prêche dans cette école. Elle exerce un ministère religieux ; on y fait lentement une révolution religieuse et morale. Les éducateurs n'ont, pour en assurer le succès, qu'à faire le catéchisme de la religion humaine.
La méthode qui leur est conseillée les dispense dune soumission extérieure à l'Eglise, — ce qui serait hypocrisie, — et d'une révolte contre elle, — ce qui serait opposer dogme à dogme, infaillibilité laïque à infaillibilité ecclésiastique ^. Elle néglige tout ce qui est dogme, pour exagérer l'importance de Ihistoire. Le maître peut ainsi donner à l'enfant le spectacle de la vie, réalisée dans un passé d'où il vient. Une forte sensation de la tradition s'en dégage. Le disciple prend peu à peu conscience de lui-même, en tant que colla- borateur de la création *. Ce qui, en français tout simple, veut dire : par ses interprétations des faits his- toriques, le maître inocule à l'enfant ses idées et ses tendances, en lui apprenant des mots.
Pas plus que les philosophes de la laïcité scolaire, les théologiens de la religion future ne s'avisent de créer une morale de toutes pièces. Celle qui existe leur
I. L'Orientation religieuse, 20 1-3.53,
3. Ibid., 262, 264.
3. Ibid., 292.
.'*. Ibid., 290-296,
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 69
suffit. Ils n'onl, pour eu découvrir les lois, qu'à observer la nature. Ils conservent donc la vieille morale humaine que le christianisme nous a transmise, mais en prenant soin de la démarquer. La déformation, qui lui est infligée dans ce but, la dénature au point qu'elle ne paraît plus elle-même. C'est une morale laïque ; elle a cessé d'être chrétienne.
Après ce travestissement, on peut la greffer sur la religion nouvelle. L'opération est facile, puisqu'elles sont faites l'une pour l'autre. Les artistes qui s'y sont appliqués méritent la reconnaissance de Paul Sabatier. Il transcrit, avec une admiration émue, les noms de MM, Guyau, Payot, Jacob, Belot, Fouillée, Pécaut, Charles Wagner, Durkheim et Del volve. L'occasion viendra de mieux connaître tel ou tel de ces pontifes. Je me borne, pour le moment, à souligner deux admirations réfléchies de ]M, Sabatier.
La première s'adresse au Cours de morale de AI. Payot, recteur de l'Université d'Aix * ; il y voit l'effort intellectuel qui représente mieux les tendances de la morale nouvelle. L'épiscopat ne s'est point trompé en le dénonçant : ce livre est plein de l'esprit dit : de l'avenir-. C'est le sentiment de M. Sabatier. Sa seconde admiration va droit aux Recherches des condi lions d'effi- cacité d'une morale laïque de M. Del volve. Nul, dans la nouvelle école, n'a exposé avec autant de précision et de vigueur l'influence moralisatrice de la vie sociale. Cet ouvrage montre le terme où vient aboutir le développement de toutes ces erreurs. Il faut le lire. On ne trouverait pas ailleurs une adaptation plus habile-
1. M. Payot s'est aussi fait connaître par son livre sur l'Education de la volonté, Paris. Alcan, in-S», cjui atteignait, en 191 1, sa 36" édition. Cechitrre témoigne du crédit dont jouit l'auteur dans le personnel enseignant.
2. L'Orientation religieuse, 2y4.
yO LES RELIGIONS LAÏQUES
ment ménagée de la langue chrétienne aux rêveries et aux sophismes romantiques.
La société est présentée à l'éducateur comme un tout compact, dont nous formons les parties. Ce n'est pas un amas ou une collection ; c'est une réalité supé- rieure, à laquelle nous participons. Elle est une forme réelle de la communion des hommes entre eux. L'humanité, qui se confond aA ec la société, remplace Dieu. Cette prétention nous est connue. La divinité reste toujours le but de la morale ; mais, au lieu de porter le nom personnel de Dieu, elle s'appelle Humanité ou Société.
La morale est pour l'individu le moyen d'entrer et de vivre en communion avec cette humanité. Il travaille, il vit, non pour lui, mais pour la société. C'est sa lin naturelle, dans laquelle on verse sa fin surnaturelle. La charité devient l'altruisme et la communion des saints se laïcise. Cela se développe en nuées longues, impé- nétrables et parfois gracieuses. La raison humaine est mise en pleine déroute par ce spectacle. Tout y est au rêve et à l'insaisissable.
Les prophètes de la religion future saluent cette morale en termes emphatiques. Elle est supérieure à tout ce que l'on a pu imaginer jusqu'à ce jour ; elle dépasse îhorizon limité des sociétés particulières et des Eglises ; elle est faite pour tout le monde. C'est la morale humaine, la morale catholique, au sens étymo- logique du mot. Elle ouvre devant les citoyens de l'avenir les portes de leur pays et de l'humanité. Ils ne s'arrêtent plus aux devoirs absolus et abstraits consignés dans les codes religieux ou civils. La conscience qu'ils prennent de leur meilleur eux-mêmes leur livre un programme et une inspiration dont ils se font un devoir.
La morale ecclésiastique sera définitivement vaincue. Elle ne peut supporter la comparaison. Ce sont ses adversaires qui le proclament. Leur confiance en un
LET R MORALE ET LEUR MYSTIQUE 7 1
triomphe prochain est telle qu'ils jugent inutile de dénigrer la morale chrétienne ou de taire ses heureux effets. Ils préfèrent lui prodiguer les témoignages de respect et de reconnaissance. Cette sincérité donne plus de poids aux éloges qu'ils se décernent à eux-mêmes et à leurs théories. Ils reconnaissent le christianisme capable d'inspirer les plus beaux dévouements et de satisfaire les plus nobles aspirations du cœur humain, et ils s'empressent d'ajouter que la religion nouvelle répondra, elle aussi et mieux encore, aux aspirations mystiques de nos âmes et à leur soif du sacrifice.
Le christianisme sera dépassé. On verra des saints laïques, et d'autant plus saints qu'ils seront plus laïques. Leur sainteté l'emportera sur celle des saints de l'Eglise. Ceux-ci adhéraient à une vérité qu'ils croyaient venue ; ceux-là annoncent et créent, en quelque sorte, une vérité de demain.
Cette foi enthousiaste et aveugle fait sourire. C'est une foi aux nuées. Néanmoins, elle trouve des croyants. C'est une crédulité naïve. Notre siècle n'est donc pas aussi incrédule qu'il le paraît. Il le doit à la décom- position des intelligences qui s'est produite sous la double influence des erreurs kantiennes et des sys- tèmes évolutionnistes. Cette foi rencontre même des dévots et des dévotes. Quelques-uns atteignent une exal- tation qu'ils prennent pour la mystique. On leur doit une littérature qui passe, elle aussi, pour mystique.
Ce mot, qui a dans la langue catholique une signi- fication précise, ne saurait convenablement être appli- qué ni à cette littérature ni à cet état d'âme. Car on n'y découvre qu'une contrefaçon de la mystique véritable.
Un conférencier, qui se fait entendre chez M"® Dick May, présente l'œuvre de Ma'terlinck comme le type de cette littérature. C'est, je m'empresse de le dire, M. Brunschwig, juif, professeur de philosophie. Le mysticisme de son héros repose sur l'action et la liberté : c'est un mysticisme démocratique. Il provient
"72 LES RELIGIONS LAIOLES
d'une disposition à interpréter la vie dans le sens grave et profond * il tire des moindres actes un retentisse- ment qui va jusqu'au plus intime de l'être ; il cherche aux événements les plus simples un prolongement de grandeur et de beauté vers l'inconnu. Ce désir du sublime, ce sentiment de l'inconnu a rendu Maeter- linck capable d'écrire son Crépuscule des dieux. Il y annonce le crépuscule des idoles, l'efiacement des Eglises avec leurs rites et leurs dogmes et 1 avènement de l'humanité morale. Cet état d'âme inspire tout un théâtre qui décompose l'âme des spectateurs pour la refaire sur le type de Ma?terlinck en personne. Sabatier insérera-t-il son nom au calendrier de la religion nouvelle ?
Il faut entendre maintenant une dévote. M"^ Alice Berthet, membre du Conseil d'administration de Tf/zi/o/i pour la vérité. Ce n'est pas une mystique. Elle cherche de préférence les applications d'un enseignement, comme il sied à une éducatrice. Les vertus de crainte, d'humilité, d'obéissance, de résignation, lui répugnent. Ce sont des vertus serviles. Mieux vaut inculquer aux enfants le respect d'eux-mêmes, non celui de l'autorité. On ne doit les soumettre ni à un formulaire ni à un catéchisme ; ils seront à eux-mêmes leur propre code. Ils n'ont plus de paradis à espérer ; mais ils s'efforcent de s'en créer un qui servira à toute l'humanité. La pensée de l'enfer est repoussante ; il faut l'éteindre et l'accu- muler dans son être, pour qu'elles rayonnent sur le monde la beauté et la joie. Les enfants et le peuple réclament la volonté d'agir et la gaieté dans l'action. Qu'on les leur donne. Ce sera leur idéal. L'humanité en a besoin pour avancer toujours. Elle ne recule jamais, elle:
Nous voulons monter, laissant en bas dans la vallée des larmes les professions de foi, ces tristes formules, toutes les mesquines disputes des pharisiens, les fanatismes de tous les partis et les guerres fra- tricides qu'ils engendrent. La nôtre est une église dont l'autel est
LEUR AIOHALE ET LEUR MYSTIQUE 78
partout, dont la nef n'est nulle part ; notre bonheur n'est pas un Eden bien clos et réservé au petit nombre des élus >.
M'^*" Bel thet n'est point seule à prophétiser ce retour de l'âge d'or. M. le pasteur Roberty attend cette trans- formation de la terre en un nouveau paradis. Il a prêché avec onction aux membres du congrès de Ber- lin en 1910 l'amour qui doit opérer ce prodige. Cet amour n'a rien de commun avec la charité chrétienne. Cette vertu, qui a Dieu et le prochain pour objet, tend à des manifestations pratiques ; l'amour roman- tique, lui, se berce dans le vague. Il place son objet fort loin sous l'image de l'Idée, du Principe, du Droit de tous, du Droit de l'humanité. Celte image n'est qu'un fantôme, lié aux progrès des nouvelles révéla- tions de la vie. Elle couvre de son ombre la cité future. Ce sera le triomphe de la charité. Les croix disparaî- tront, parce que les droits de tous seront reconnus par chacun et ceux de chacun par tous ; ces droits enfonceront leurs racines dans la substance divine de l'humanité. Harcelée par les pasteurs de la charité du Ciu'ist, notre race chemine vers cet avenir.
Les métaphores du pasteur Roberty déguisent mal le millénarisme dont il rêve. Il n'est pas le seul. Le messianisme paradisiaque est la conséquence naturelle du romantisme religieux. Impossible d'y échapper. Les formes qu'il prend changent avec les individus, les circonstances et les milieux. Mais le romantique s'obstine à poursuivre sur terre un idéal que Dieu a placé dans le ciel. Cette confusion fait les fantômes pul- luler devant son imagination. Aucune impossibilité ne le trouble. Il aune foi dans le progrès à transporter des montagnes d'obstacles.
I . Correspondance de Vunion pour la vérité, novembre-déceiiîbre 190g, 120-127.
■y 4 IKS RELIGIONS LAÏQUES
Mais ces mythes ne peuvent servir à orienter une exis- tence humaine. Il faut un but précis à la morale, par laquelle l'homme dirige ses actes. Faute de quoi, il s'abandonne à ses nerfs qui l'agitent. Affranchi de toute discipline dans ses pensées et ses sentiments, il est exposé à subir toutes les suggestions. Sa mobilité est extraor- dinaire. Il sera la proie des aventuriers de la philoso- phie, de la littérature et de la politique. Toute chimère qui promet satisfaction à son besoin de témérité intel- lectuelle et morale est d'avance sûre de l'entraîner. Il est d'une crédulité morbide. ..
Le millénarisme en bloc n'est pas à la portée de tous les esprits. Ils ne l'acceptent que dans le lointain. Comme il leur faut un idéal en apparence saisissable. le mvthe se fragmente. C'est un programme décomposé en articles, dont l'application peut être partielle et successive.
Le messianisme romantique porte en lui-même une poignée d'illusions qui se présentent indépendamment les unes des autres. Le pacifisme est du nombre. On le donne comme le terme d'une évolution de la vie inter- nationale. haSociélé de la paix par le droit s'est recrutée parmi les fidèles de la religion nouvelle. M. Paul Saba- tier s'est donné la peine de prédire ses succès. Cette fleur de la paix ne pourra naître que sur les ruines des Églises. C'est une partie du message déjà vieux et tou- jours nouveau que la religion nouvelle apporte au monde. Les pacificistes passeront pour des impies et des songe-creux . Les premiers chrétiens ne furent pas mieux traités ; mais, qu'on se rassure, les pharisiens de la veille traitent toujours d'incrédulité la foi qui dérange leurs formules, leurs habitudes ou leurs intérêts *.
Le pacifisme, dès qu'il en est question, s'incorpore au symbole nouveau. Il devient l'objet d'un acte de foi. On le propose comme un but de leur activité inté- rieure aux mystiques. M. Ruyssen, professeur à l'Uni-
I. Pagc-i libres, i3 octobre 190G, p, 308.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 7D
versité de Bordeaux, trouve, pour le célébrer au con- grès de Berlin, des accents émus. Son discours ressemble à une homélie. La science, l'art, l'unité morale, ne suffisent point à rapprocher les peuples ; il faut, en outre, donner à leur conscience de la communauté des fins spirituelles qui sont la liberté, la justice, l'amour. Les peuples doivent travailler en commun au dévelop- pement de ces liens. Les guerres sont des crimes de lèse-humanité. Le Français, titulaire d'une chaire dans une Université française, qui tenait ce discours à Ber- lin, en 19 10, avait dirigé, en qualité de président, les travaux de la Société de la paix par le droit (1906). Le professeur Ruyssen a fait pis encore, le jour où il est allé célébrer les bienfaits du pacifisme en Alsace- Lorraine ^
Paul Sabatier prodigue ses sympathies au point de compromettre la cause qu'il défend. L'internationalisme et l'humanitarisme trouvent grâce à ses yeux ; il blâme le pape qui continue à y voir des erreurs dangereuses -. Les excès commis par leurs partisans n'ont pas toujours, à l'en croire, la gravité qu'on leur attribue. Tout mou- vement débute ainsi. Les folies du commencement pro- viennent d'une application hâtive et inconsidérée d'un sentiment généreux. Elles correspondent souvent à des crises de conscience et de foi profondes et respectables""^.
1. On faisait remarquer autour de lui que l'I^^glise officielle était étrangère à l'éclosion du pacifisme. Des catholiques accueillirent mal ces initiatives pacifistes. Ils aA aient raison. Mais les plaintes des Frères de la paix troublèrent quelques âmes candides. Elles voulurent réparer le scandale causé par cette réserve. On les vit, en 1907, fonder une Socù^ft' Gratry, qui se propose le maintien de la paix entre les nations. MM. Chénier, Fonsegrive, Lemire, San- gnier, Gemahling et l^échot formèrent le premier comité. M. \ an- derpol, de Lyon, remplit les fonctions de secrétaire général. Ce groupe de pacifistes catholiques ne reste pas inactif. 11 publie un bullclin, il tient des congrès, il donne des conférences.
2. L'Orientation religieuse, p. 08.
3. /6/(/., iC/i-i (),"..
7 6 LES RELIGIOS LAÏQUES
Je ne dis rien du féminisme, pour arriver plus vite au socialisme. Les croyants de la religion future ne sont pas tous socialistes. Mais leur religion et sa morale sont liées au socialisme comme l'arbre à son fruit. Elles donnent à ce système une sève religieuse qui lui man- quait. Le socialisme réclame, en effet, une mystique pour se soutenir. Il la trouve là. Les conceptions surna- turelles de l'existence s'évanouissent alors d'elles- mêmes ; elles sont devenues inutiles. L'humanité, après la disparition des classes exploitantes, maîtresse alDSO- lue de ses moyens de production, peut enfin devenir sa Providence et son Dieu ^ .
Ainsi envisagé, le socialisme apparaît comme une religion. Ecoutons M. Delvolvé :
Il ne paraît pa? douteux que le socialisme contemporain ne vive d'un idéal présentant les affinités les plus directes avec les formes religieuses de la pensée et consistant à substituer à la finalité individuelle la finalité d'un plus grand classe, humanité socia- lisée marqué des caractères de perfection qui fait défaut à l'in- dividu. C'est pourquoi les représentants les plus brillants de notre socialisKie théorique pratique sont — je le dis sans aucune ironie — presque des théologiens. Hors des formes religieuses ;au sens large) de l'idéal social, il n'y a que des doctrines et des faits de dissolution sociale... -
M. Delvolvé n'est pas le seul qui tienne ce langage. Le socialisme, devenu une secte religieuse, attire des chrétiens déracinés. Les uns sont d'origine catholique, les autres sont protestants. Tous renforcent le groupe des socialistes théologiens ou mystiques. Ils embrassent, dans un même élan de foi et de piété, le passé et l'a- venir. Ils prennent le socialisme pour le terme provi- dentiel de l'évolution humaine, quelques-uns disent, de l'évolution chrétienne. Car ces derniers découvrent, sous le sol de nos traditions, les racines du socialisme
I. Pages libres, 2 mai iQiS, p. 893.
3. Cité dans l'Orientation religieuse, 285.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 77
qui emprunte à l'Evangile sa sève vivifiante. Cette foi autorise toutes leurs espérances ; les obstacles dressés contre ce mouvement sauteront les uns après les autres ; l'opposition catholique elle-même sera brisée ; laiit pis [)our le clergé qui n'a pas voulu comprendre sa mission.
Le catholicisme n'a pu ni su affranchir le monde de certaines survivances païennes ; le socialisme devenu religieux le fera. Alors disparaîtront de la législation matrimoniale des coutumes blâmables, qui enchaînent la femme et l'asservissent à l'homme. La famille et la propriété seront enfm libérées de notions empruntées aux lois romaines et que beaucoup de chrétiens croient intangibles, comme si elles faisaient partie de la révéla- tion. C'est une rénovation merveilleuse qui se prépare ]^ar l'ultra-chrislianisme et le socialisme. Le catholi- cisme a ouvert la voie, sans pouvoir introduire les hommes dans la société cosmique universelle, dont Paul Sabatier prédit l'avènement prochain. « L'Eglise bal- butie son nom, écrit-il, la science en cherche le secret, et la démocratie poursuit sa réalisation ^ . »
Le socialisme et la religion nouvelle se complètent : aussi leur union ne rencontic-t-elle aucune difficulté. Les catholiques et les protestants, gagnés à ces erreurs, se comprennent. Ils comptent avec raison sur le con- cours que leur apportent plus ou moins consciemment des chrétiens sociaux et des socialistes chrétiens du monde entier. L'action sociale, telle qu'ils la préco- nisent, prédisposent les esprits en leur faveur. Aussi l'encouragent-ils de leur mieux. Une conférence inter- nationale du christianisme social s'est réunie à cet effet, le lëjuin 1910, à Besançon. On a annoncé un Congrès international k Baie pour 191 2.
Au Congrès de Berlin (1910), le pasteur Elie Gou- nelle célébrait d'avance cette rénovation, qui va donner
1. L'Orientation religieuse, 200.
•j8 LES RELIGIONS LAÏQUES
au monde la troisième phase du christianisme. Ce sera le christianisme social ou solidariste, le vrai messia- nisme. Le chrétien s'est considéré jusqu'à ce jour comme s'il formait à lui seul l'humanité tout entière ; il ne songeait quà sa conversion ou à des conversions individuelles. Cela va changer. Le socialisme et le soli- darisme ouvrent des horizons nouveaux. Les conversions individuelles se produisent toujours, il est vrai ; mais leur caractère profond apparaît mieux. Elles symbolisent la conversion sociale, que d'ailleurs elles préparent. L'individu, en effet, reflète la société. Dans le moi le plus individuel gît un moi social avec des hérédités, des tendances, une influence du milieu, de l'éducation, de la vie. Toute la société se trouve, bonne ou mau- vaise, dans ce subconscient, pour s'y perdre ou s'y régénérer.
Le pasteur Gounelle termine son discours par une exhortation : Convertissons-nous au peuple par le même acte qui nous convertit à Dieu. La piété vraie, c'est l'action sociale en puissance. En dehors de cette action sociale, il ne saurait y avoir de religion pure et sans tache. Le solidarisme fait du chrétien un membre solidaire et responsable de toute l'humanité, corps mys- térieux avec un organisme social, dont les Eglises ne sont qu'une ébauche. Le Cbrist est cette solidarité faite chair et devenue esprit. On obtient par lui la régénéra- tion sociale de l'âme chrétienne. Il se forme alors un îiouveau type de chrétien, l'homme social, qui assure le règne du Christ dans la société.
Ce socialisme mystique est pour la religion future une amorce. On peut en faire un messianisme sédui- sant. Les protestants s'y appliquent de leur mieux. Toujours au congrès de Berlin, le pasteur ^^ . Monod a fortifié de son prêche la thèse de son collègue Gou- nelle. Il attend la rénovation du christianisme de cette alliance du socialisme et du romantisme religieux. Ce néo-christianisme condensera en lui les forces combi-
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 79
nées de la religion, de la science et du socialisme. Monod fait de Jésus-Christ un précurseur des socialis- tes, qui lui empruntent ce que leur système conserve de justice et de vérité. Les libres chercheurs, les socialistes intellectuels ou manuels, ont le même droit à se récla- mer de lui. Car le Christ appartient à l'humanité, mal- gré les prétentions des Eglises au monopole.
Ces énormités sont cohérentes. Ceux qui se sont habitués aux erreurs constitutives de la religion nou- velle les acceptent sans le moindre étonnement.
Les théologiens du romantisme religieux prêchent avec la même foi le précepte de la démocratie. Ils la donnent pour le fruit naturel de l'Evangile, qui fournit seul les moyens de l'appliquer ; ils ne l'ont pas plus inventé que le socialisme. Mais ils l'acceptent, parce qu'elle est un fait contemporain. Le progrès l'impose aux sociétés. On n'y peut rien. Or c'est par la morale que s'établissent les rapports entre la démocratie et la religion nouvelle.
La morale et la religion étaient dans ime mutuelle dépendance. Le mouvement démocratique de la Révo- lution française a brisé cette union : le Décalogue a cédé la place à la Déclaration des Droits de l'homme. Cette Déclaration est deveiuie l'Evangile des sociétés modernes. La Révolution et les gouvernements qui s'en inspirent l'ont appliquée à la politique, à la litté- rature, aux lois et aux mœurs. La morale, ainsi laï- cisée et rendue purement humaine, a reçu des dévelop- pements de la vie économique une impulsion nouvelle. Tolstoï a vainement tenté de soutenir cet élan avec le christianisme. Les théologiens de la religion future réussissent mieux en l'unissant à la démocratie. Per- sonne n'y avait pensé avant eux. Il leur a suffi, pour réussir, de donner aux citoyens conscience des liens qui l'unissent à la collectivité nationale. C'était facile avec leurs théories.
L'Eglise catholique s'est tenue à l'écart de la démo-
8o LES HELIGION» LAÏQUES
cratie. Elle passe pour la bouder. Notre jeune démo- cratie l'a, de son côté, prise en aversion. M. Sabatier le constate avec plaisir. Cela fait, il en recherche les causes. La foule contemporaine, déclare-t-il, tient à la démocratie par toutes les fibres. Il le pense et il le dit, parce qu'il est lui-même démocrate. Ses coreligion- naires le sont. Ils placent les sources de la souveraineté dans la multitude. Leur Démos ne fait qu'un avec l'Humanité, à laquelle va leur culte. C'est le même fantôme à deux faces, l'un pour l'idéalisme religieux et l'autre pour la politique. Les fidèles de Démos et les dévots de IHumanité ont le même état d'esprit ; leurs sympathies et leurs haines sont identiques. C'est que la religion nouvelle et la démocratie procèdent du même fond .
Ils ont tous, au même degré, la phobie de l'autorité. Ce fait doit être mis en lumière. Ils l'attaquent dans la société civile comme dans l'Eglise. Les campagnes qu'ils mènent contre elle sont ourdies et conduites avec science et art. C'est à l'autorité religieuse qu'ils en veu- lent surtout. Pour la mieux détruire, ils cherchent d'a- bord à la déconsidérer en la personne de ceux qui l'exercent. Les mots croquernitaines sont chez eux d'un usage courant. On sait l'habileté et la persévérance qu'ils mettent à exploiter ainsi l'anticléricalisme stupide des foules.
Je laisse la parole à M. Sabatier. Ses textes sont pleins de la pensée de beaucoup d'autres. Il voit dans le cléricalisme un trouble fonctionnel, dont tous les gou- vernements portent le germe en eux. Puis il en énu- mère quelcp.ies symptômes : dans l'Eglise, un groupe de prêtres en vient à faire de ses intérêts temporels les intérêts de l'Eglise, de ses préjugés des lois. Rien de plus dangereux que ces groupes d'exaspérés, qui se croient les héritiers d'une longue tradition, dont ils se servent, au lieu de la servir. Incapables d'aucun labeur de construction, ils sont prêts à devenir un levain de
LEUR "MOUAÎ.E ET LEEU MYSTIQ! E 8l
dissolulioii sociale. Les crises qu'ils préparent ne peu- vent souvent être conjurées que par la violence ^.
Ce cléricalisme s'est rendu odieux par ses appels à la haine, les divisions locales qu'il a provoquées et qu'il entretient. C'est un fauteur de guerre civile. Il en a trop fait. Le paysan et l'ouvrier l'ont en horreur. On les voit s'éloigner de l'Eglise, parce qu'ils la confon- dent avec lui. Mais sa fin est proche ; il est vaincu. Les hommes d'Eglise n'ont pas compris le danger ; ils ferment les yeux. Le Pape, dominé par leurs sugges- tions, continue sa politique étroite. Le vote de la loi de séparation a été la défaite éclatante de ce système.
Il ne faudrait pas se faire illusion et prendre au sé- rieux les prétextes allégués par ces apôtres de la démo- cratie. Ils exagèrent à plaisir des incidents contempo- rains pour impressionner avec plus de force et aussi pour détourner l'attention de leur but inavoué. Par delà le cléricalisme, ils poursuivent le gouvernement de l'Eglise. Le Saint-Siège a tenu tête à la République française avec les moyens que lui donne ce gouvernement. Son énergie a sauvegardé son honneur et ménagé l'avenir. Il n'y a pas eu de défaite. On cherche néanmoins à le déconsidérer et à diminuer la portée de sa noble attitude, en l'accusant d'avoir fait, en tout et partout, œuvre de parti politique, de parti réactionnaire et régressif^.
Lorsque Paul Sabatier et ses coreligionnaires dé- noncent le cléricalisme politique, agressif, violent et intolérant, quand ils l'accusent de compromettre le catholicisme, en le tenant à l'écart du réveil de l'idéa- lisme religieux qu'ils préconisent sur tous les tons, faisons-leur la politesse de les comprendre. Il s'agit du gouvernement ecclésiastique, d'un gouvernement fort et personnel, comme il sied à une monarchie, d'un gouver- nement capable de communiquer sa force à ses sujets et
1. L'Orlenlation religieuse, p. 76.
2. Ibid., 70 et sq.
I F< REUGIfWS r. \iniF*
82 LES RELTGIO>'S LAÏQUES
à J'orgauisalion qui les mainLieuL sous son autorité. Un catholicisme en démocratie serait moins apte à résis- ter aux ennemis du dehors. Il aurait, en échange de cette faiblesse, la sympathie et l'admiration de M. Saba- tier et des théologiens ses émules.
Ces messieurs rêvent d'une Eglise en démocratie. Si ce songe passait dans l'ordre des réalités, leur satis- faction serait grande. Mais il n'y aurait plus d'Eglise. Il resterait une démocratie religieuse avec la prétention d'achever et de parfaire son œuvre interrompue. Cène serait même pas un protestantisme. On aurait un mes- sianisme démocratique, l'ultra-christlanismede M. Paul Desjardins, dans lequel les nouveaux théologiens décou- vriraient leur religion à eux.
Cette transformation n'irait pas toute seule. Mais pourquoi n'aurait-elle point lieu ? Il suffirait, pour la faire, d'une révolution. La France a bien eu la sienne, et nous la voyons se continuer sous nos yeux. Paul Sabatier s'évertue à nous dévoiler l'effort persévérant et mystique d'un peuple qui veut faire passer l'égalité et la fraternité dans les réalités les plus humbles de sa \ie. L'abolition de la monarchie n'a pas porté un coup fatal à la nation. Ce fut moins la fin d'un pays que le douloureux enfantement d'un nouvel état de choses. Les sujets devinrent citoyens. Au lieu d'être rompue, l'unité nationale eut un sens nouveau, profond, vivant. Un grand peuple, ayant pris conscience de lui-même, atteignit la majorité.
Pourquoi l'Eglise échapperait-elle à cette révolution.^ M. Sabatier n'y voit aucun inconvénient. Il pense que la chose est en train de se faire. Pie Xsera le Louis X\ I du catholicisme * ; et dans le catholicisme de demain, les croyants cesseront d'être des sujets pour devenir des citoyens. Le théologien du romantisme religieux
I. Les Morlernistes^ p. oa.
LEUR MORALE ET LEUR MYSTIQUE 83
note les signes précurseurs du 89 ecclésiastique. Il voit la notion de l'autorité se transformer partout, dans la famille comme dans l'Etat. Le catholicisme passe par la même crise. Chez lui, l'autorité s'intériorisera ; elle reviendra à sa source, qui est le peuple. Le gouverne- ment futur s'en rendra compte. La notion de patrie, chez nos contemporains, s'épure, s'agrandit, s'intensifie, s'idéalise ; la même évolution se produit dans le do- maine religieux. Personne ne peut l'arrêter^.
On sait ce que cela veut dire. L'Eglise dégénérera, bon gré mal gré, en démocratie. C'est alors seulement qu'elle se trouvera en contact intime avec la religion nouvelle. L'une absorbera l'autre. Le temps des Eglises sera fmi. L'ère de la religion commencera. Ce sera l'âge d'or de la démocratie et l'avènement du messianisme naturel .
Il fallait insister sur l'affinité qui pousse l'une vers l'autre la démocratie et le romantisme religieux. Le lec- teur prévenu saisira mieux les leçons qui se dégagent de l'ensemble de cette étude. Elle explique surtout le grand péril auquel l'Eglise se trouve exposée. Les apôtres de la foi nouvelle ne pourront jamais la priver de son gouvernement ; mais ils sont capables de lui arracher par le scandale et la persuasion des croyants nombreux.
Auront-ils la force de construire, avec leurs mythes, une religion ? Ils le prétendent. Mais ce n'est pas une raison pour qu'il en soit ainsi. La chose n'est cepen- dant pas impossible. Les idées qu'ils prêchent corres- pondent à un état d'esprit et à un désordre public. Ce sont, il est vrai, des erreurs. Mais c'est avec de tels matériaux que se construisent toutes les fausses reli- gions. Il en est qui durent depuis des siècles. Ce qui s'est fait peut se refaire et avoir chance de réussir. Cela se refera-t-il ?
I. Les Moderniste^:, 90, 98.
S\ LES RELIGIONS LAÏQUES
Un aventurier en religion, s'il avait du génie, tirerait de ces éléments et de ces circonstances de quoi lan- cer une religion à succès. C'est ce que fit Mahomet. L'histoire nous fournirait d'autres exemples. Mais cela aura-t-il lieu .^Rien ne le fait prévoir. Cette espérance de religion nouvelle se dissipera comme les souvenirs d'un songe. On ne saurait prendre au sérieux l'Avenir imminent que M'^^ A. Besanl vient de prophétiser. Au cas où il se réaliserait, le romantisme religieux cou- lerait au fond de la théosophie, ce qui serait la plus humiliante des fins.
M"" Besant croit à la manifestation prochaine d'une religion mondiale qui se. a un immense accord, une majestueuse harmonie se dégageant de l'huma- nité. Ses éléments gisent sous les dogmes de toutes les religions. Les hommes vont bientôt en découvrir le secret au fond de leur conscience. Les progrès des sciences et les rapprochements de plus en plus nom- breux et rapides entre les peuples précipitent l'arrivée de cette heure importante.
L'humanité aura franchi une nouvelle étape, la plus élevée de toutes, dans son évolution vers le divin. La vérité ne lui viendra plus du dehors par la méthode dogmatique ; elle la trouvera en elle-même, grâce aux intuitions de la mystique C'est alors qu'apparaîtra le grand instructeur du monde, Bouddha nouveau, Christ nouveau, en qui se personnifieront toutes les aspirations d'une race.
^I"^ Besant joue au Précurseur de ce Messie de l'humanité nouvelle. Elle appuie son rôle sur tout un svstème, qui embrasse avec sa théologie une philoso- phie, une cosmogonie, un art et d'autres choses encore. Elle livre son secret à ses auditeurs et lecteurs qui, parait-il. sont légion. J'ai sous les yeux la traduction des conférences qu'elle fit à Londres, en juin-juillet 191 1. Il faut les lire pour constater soi-même l'extra- ordinaire harmonie qui règne entre les élucubrations
LElîi MORALE ET LELR :\iysriQlE 85
théosopbiqiies et ce que je nomme, dans ce livre, le romantisme religieux K Les erreurs sont identiques; les tendances convergent au même but. Les théosophes dif- fèrent des autres parce qu'ils ont hâte d'arriver à une conclusion pratique. C'est à cette fin qu'ils se consti- tuent en Eglise secrète. Ils y préparent l'avènement de la fraternité humaine et de la paix universelle.
I. A. Besant. F Avenir imminenl. Pari?, 191:2, in-T2.
CHAPITRE V LES ORIGINES
Cette religion, sans Dieu réel et sans au-delà, est un phénomène unique dans l'histoire. En dépit de ses prétentions à l'antiquité, le passé ne garde aucune trace de son existence. La tradition dont elle se réclame est nulle. Ce terme, dans la bouche de ses pontifes et de ses bonzes, est vide de sens. Elle ne repose sur rien. Les sentiments, les tendances, les gestes et les mots, qui couvrent ce néant d'une façade, sortent de systèmes philosophiques périmés. Il y a de tous côtés des traces d'une usure définitive. On essaie vainement de rajeunir ces vieilleries, en procédant à un habile démarquage de la meilleure langue chrétienne et au plagiat des idées et du vocabulaire modernes. Cela reste vieux et usé quand même.
Ces songes d'hommes de lettres et de professeurs excités ne se prêtent à aucune discussion sérieuse. Leurs idées, ou ce qui paraît tel, fuient encore plus que les mots. L'intelligence ne peut rien en saisir. Mieux vaut livrer ces élucubrations toutes nues au vulgaire bon sens ; il en fera vite justice. Elles ne méritent que son dédain.
Cependant — j'en ai déjà fait la remarque — ces absurdités sont cohérentes. Elles procèdent les unes des autres, et les unes mènent aux autres. Il y a de quoi leur ménager une puissance de séduction, à laquelle résistent mal des hommes ayant subi la con-
LES ORIGINES 87
tagion des erreurs philosophiques, sources empoison- nées de ce système religieux. Ces erreurs conduisent à cette forme du romantisme, et ce romantisme con- voie toutes ces erreurs. C'en est assez pour créer un péril permanent. Qui veut le constater n'a qu'à suivre le développement intime et extérieur de ce rêve, des origines jusqu'à nos jours.
Les circonstances politiques et sociales Font singu- lièrement favorisé. Il a profité de certaines fortunes lit- téraires. On dirait que les événements se sont plu à le servir. C'est une chance extraordinaire, que rien ne peut remplacer. Les génies eux-mêmes ont besoin de ce concours des hommes et des choses. Ceux qui le reçoivent sont capables de tout, pour le bien ou pour le mal. Leur action sera toujours malfaisante, si elle est au service des erreurs qui détruisent l'ordre dans les intelligences.
Les progrès du romantisme religieux sont réels. Il ne faudrait point les traiter comme une chose négli- geable. Certains phénomènes vont jusqu'à légitimer des craintes. Ils se sont produits par le fait d'une pro- pagande dans des milieux déterminés, et plus particu- lièrement dans les groupements protestants ou juifs. Le travail de pénétration s'est trouvé simplifié par une décomposition religieuse des esprits qui date de loin. Il a obtenu des résultats inespérés.
Cela s'exphque en milieux huguenots. Ce système nouveau ne peut répugner au protestantisme. Il y a entre eux des affinités profondes. Les communautéspro- testantes ne peuvent lui opposer aucune résistance effi- cace. Elles sont trop inorganisées pour le faire. Aussi leur opposition a-t-elle été faible et inconsistante. Le premier contact les a troublées. Perdant conscience du péril qui les menaçait, elles se sont ouvertes à des doctrines et à des tendances qui devaient hâter leur propre décomposition. Le mouvement nouveau les absorbe et les entraîne dans son cours.
c>8 LES Ri-Lie.lO>fe LAÏQLtS
Cette explication ne vaut rien pour les milieux Israélites. Les juifs ne se sont pas abandonnés à une séduction intellectuelle ou morale. Mais, en gens avisés, ils ont vu sans retard quel parti tirer de cette prétendue rénovation religieuse pour entreprendre la conquête des intelligences.
Ce système a germé au début du xix" siècle, dans quelques cerveaux allemands sous l'action de cer- taines idées de Jean- Jacques Rousseau. C'est une suite du romantisme. Je lui ai donné le nom de Ronianlismc religieux pour rappeler cette origine et pour expliquer sa nature et sa fortune.
Se croyant le droit de déplacer les facultés humaines, Rousseau avait mis l'intelligence et la raison au-des- sous de l'instinct et du sentiment. Ce sentiment et cet instinct devenaient chez l'homme quelque chose d'indé- pendant et d'absolu. Ils participaient nécessairement à sa bonté naturelle. Leur fonctionnement normal se faisait dans l'ordre, le bien et la vérité. L'homme n'avait qu'à s'y abandonner. L'oubli ou la négligence de ce principe fondamental faisait que le monde allait de travers. On remédierait vite au désordre en supprimant sa cause. Le sentiment reprendrait sa primauté. Par lui. l'âme aurait la perception immédiate des idées et des devoirs. Livré à son intuition naturelle, l'individu s'affranchirait des faiblesses et des déchéances que lui inflige la société. Ce retour à la nature le mettrait en communion directe avec elle. Il la trouverait en lui- même, au plus intime de son être, dans sa conscience, où il serait introduit par le sentiment.
Rousseau entreprit cette révolution. Car c'en était une, qui en portait plusieurs autres dans ses formules. L'homme, retenu par les liens d'un subjectivisme radical, fut isolé du passé comme du présent. Il fut la proie d'un individuahsme absolu, qui le condamnait à se su Rire par ses propres moyens. Après avoir brisé
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les chaînes que lui forgeaient pour son bien sa tradition et son milieu, on l'exposa à toutes les aventures. La plus grave fut l'expérience des erreurs de Rousseau.
Ces erreurs peuvent recevoir une application reli- gieuse. Rousseau s'est lui-même chargé de le montrer. Pour le faire, il a pris le masque d'un vicaire sa>oyard. Sa fameuse profession de foi livre tout son secret. Inu- tile, à l'entendre, de donner à sa religion la moindre base raisonnable ; elle se passe très bien du concours de la science et de ses méthodes. Les dogmes et les vérités religieuses sont à l'arrière-plan. Les préceptes moraux méritent seuls quelque attention. Dieu lui- même cède le pas à l'homme qui devient la pièce principale. La religion de ce vicaire savoyard procède des effusions spontanées de son âme. Elle a sa source dans le cœur ou la conscience. C'est un instinct natu- rel qui la produit. Les formes qu'elle revêt ont un intérêt secondaire. Envisagées sous cet aspect, toutes les religions se valent.
Cette notion religieuse va faire son chemin. La révo- lution politique et sociale, qui troubla si profondé- ment la France, l'empêcha d'y bouleverser les esprits, ou, pour parler plus exactement, elle arrêta ses progrès. 11 n'en fut pas de même en Allemagne.
Pendant le xvii^ et le xvm^ siècle, l'Allemagne fut tributaire de l'intelligence française. Nos écrivains y comptaient une clientèle nombreuse On leur faisait des succès. Sous Frédéric II, Voltaire, d'Holbach, Helvétius, Diderot, Rousseau y régnèrent sur les esprits.
Ce qu'on appelle la société ignorait ou dédaignait la langue allemande. On affectait de ne connaître que le français. Le latin était abandonné aux savants ; dans ces conditions, les salons de Rerlin et de la plupart des villes d'Allemagne furent ouverts aux œuvres et aux doctrines des philosophes encyclopédistes, autant qu'à Paris. Mais l'Allemagne eut sur la France cet immense avantage : les événements politiques s'y développèrent
go LE^ IIELIGIO.NS LAÏQUES
en sens inverse de ces erreurs. Le contraire advint chez nous.
Le sentimentalisme de Rousseau trouva donc au delà du Rhin un terrain de culture soigneusement pré- paré. On lui fit bon accueil chez les protestants et chez les catholiques. Les uns et les autres s'abandonnèrent au souffle du romantisme, qui allait bientôt rendre à la race allemande conscience de sa force. Mais le roman- tisme religieux du \icaire savoyard fut tenu en défiance. On ne le cultiva guère que dans un petit groupe de luthériens. Ce fut, il est vrai, un foyer où il prit, en se renouvelant, de l'intensité. Il y reçut de la philoso- phie de Ivant et de Hegel un apport qui augmenta ses puissances destructrices. Nous le verrons ainsi au cours de son développement historique s'enrichir de toutes les erreurs qui se rencontreront devant lui. Ce qui en fera le cloaque des hérésies du xix*" siècle.
Ce fut le théologien protestant Schleiermacher (1768- i834) qui commenta et compléta la profession de foi du Vicaire savoyard. Panthéiste convaincu et pieux jus- qu'à paraître mystique, il était naturellement disposé à communier au sentimentalisme de Rousseau. Il put en extraire les conséquences des plus dangereuses avec une candeur déconcertante. On les trouve dans son traité De la Religion, publié à Berlin en 1789. avec ce sous-titre : Discours aux esprits cultivés parmi ses détracteurs.
Schleiermacher fait de la religion une vie jaillissant du fond de notre être. C'est donc une expérience ou un sentiment, non une connaissance ou un précepte. La vie religieuse produit des émotions, qui s'expriment et se communiquent au moyen de symboles. Les dogmes eux-mêmes ne sont qu'une représentation intellectuelle de la cause ou de l'objet de ces émotions. J'emprunte à l Allemagne religieuse de M. Georges Goyau cet exposé de la doctrine du théologien panthéiste ;
LES ORIGINES QI
L'absorption du fini dans l'infini, de l'individu dans le tout, de la personne humaine dans cette immense œuvre d'art qui est l'univers : voilà le résumé du panthéisme. Le même être qui, con- sidéré en sa multiplicité, s'appelle l'univers, est dénommé Dieu si on le considère dans son unité ; tout homme est comme un phé- nomène de cette essence ; tout homme subit et recueille les pulsa- tions d'un être universel. Dès lors le sentiment de dépendance abso- lue de l'homme à l'égard de l'iuiivers et le sentiment de dépen- dance absolue de l'homme à l'égard de Dieu se ramènent à une seule et même impression : la philosophie panthéiste aboutit au premier sentiment, et quant au second, il est la meilleure défini- tion que Schleiermacher puisse donner delà religion. La religion est le sens intime du contact avec Dieu. Ce n'est point dans les livres, ce n'est point non plus dans les traditions qu'elle a son siège, c'est dans notre cœur.
La foi au Christ est indépendante des miracles, des prophéties, de l'inspiration, détails secondaires sur lesquels polémiquaient les vieilles écoles. Elle est un fait d'expérience. Il y a une communauté chrétienne, formée, cimentée, maintenue par une longue expérience collective, révélatrice de la hauteur morale et religieuse du Christ ; cette expérience, voilà la foi. Elle ne s'accroche point, avec une discrétion subalterne, aux constructions métaphysiques d'une pré- tendue religion naturelle ; et elle ne s'associe point non plus à quelques bribes de révélation, parcimonieusement distribuée par une Eglise extérieure. La communauté chrétienne a cette impres- sion perpétuelle que l'homme doit vivre de l'infini, cju'à cet égard Jésus fut un insigne prototype, qu'en lui la conscience du moi, victorieuse de la chair, était déterminée par la conscience de Dieu et que Jésus, grâce à ce prodige, fut vraiment rédempteur. Ainsi la foi ne présuppose ni ne réclame des définitions ; elle crée la théologie, bien loin de se laisser formuler par elle ; et la théologie ne fait qu'enregistrer les données empiriques de la foi. Le parfait chrétien qui saura le mieux s'observer lui-même sera le plus parfait théologien *.
M. Goyau place Schleiermacher en tète de la révolu- tion qui a transformé au xyiii" siècle la théologie pro- testante allemande. Il en fut bien l'initiateur. Grâce à lui, le Luthéranisme s'est changé en une rehgion natu- raliste qui cesse d'être chrétienne. Les conservateurs et les hommes du juste miUeu, qui se sont mis de bonne
I. Goyau, l'AUcmafjne religieuse, T, 76-79.
yj LES l\LLlGiU>b LAIQLES
heure et qui restent en réaction parfois violente contre elle, n'échappent pas à son influence. Ils la subissent malgré eux. Les protestants libéraux l'acceptent de grand cœur. C'est même ce qui caractérise le mieux leur libéralisme. Ce sont presque toujours des esprits culti- vés, professeurs, écrivains, pasteurs de haut rang. Leur nombre et leur crédit ont beaucoup augmenté. Ils repré- sentent aujourd'hui une partie considérable du protes- tantisme allemand.
Je n'ai pas à faire ici le tableau des destructions opérées en Allemagne par les maîtres de ce romantisme reli- gieux. On le trouvera dans le Péril religieux du R. P. \A eiss ^, avec des traits variés et précis et des couleurs vives. Il me suffit de présenter, avec M. Paul Sabatier, le philosophe qui personnifie le mieux de nos jours cette école et sa doctrine, M. Eucken, professeur à l'Uni- versité d'Iéna. Sa réputation est mondiale. On lui décerna, en igo8, le prix Nobel. Ses livres, traduits en français, ont une grosse clientèle de lecteurs. Ils pa- raissent sous le patronage et avec des préfaces de nos philosophes les plus renommés. M. Boutroux a préfacé les Grands Courants de la pensée contemporaine, publié chez Alcan.en i9io,et M.Bergson, le Sens et la Valeur de la vie, paru en igi2.
Le romantisme relio^ieux nous est venu d'Allemao^ne par les représentants de ce protestantisme libéral. Il ne faut point se lasser de le redire. On lui avait, depuis long- temps, préparé les voies par d'autres invasions intellec- tuelles. La pensée française s'est vu, pendant un demi- siècle, soumise à la philosophie et à l'exégèse allemandes avec une légèreté coupable. Ce fut, en grande partie, l'œuvre de l'enseignement officiel. Il a choisi Kant comme inspirateur de ses méthodes philosophiques. On lui doit cette horreur de l'absolu, qui est la grande fai- blesse de la génération actuelle. Le subjectivisme kan-
I. Traduit par M. l'abbé Colin, Paris. ic)o6, in-i2.
LES ORIGINES ()0
tien a achevé d'émasculer la raison pour livrer enlin l'homme par ses sentiments et ses instincts à tous les entrepreneurs de suggestion.
Personne n'a plus que Renan contribué à prédisposer les esprits en faveur de ce romantisme mystique. Il s'en fit le précurseur, en mettant ses innombrables lecteurs et ses disciples immédiats à l'école des exégètes alle- mands, que ces tendances nouvelles entraînaient déjà.
On a eu tort de rattacher Renan à la famille spiri- tuelle de \ol taire. Il n'y eut entre ces esprits aucune affinité. Celui-ci cribla la religion de ses persiflages et il aurait voulu en extirper jusqu'aux moindres senti- ments du cœur humain. Celui-là était, au contraire, un mystique et un conservate\u\ Il tenait à garder la religion ; mais il la voulait adapter au goût de ses con- temporains. C'est dans cette intention qu'il entreprit de laïciser les études théologiques. Il ne réussit que trop. Son exemple a entraîné ses disciples, auxquels se joi- gnent des membres du clergé.
C'est tout de même un étrange théologien. On ne se tromperait guère en le surnommant le « Rarde de l'Institut etdu Collège de France ». Car c'est en barde qu'il a envisagé les questions religieuses, et plus parti- culièrement la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Proudhon l'accusait de faire le Christ à son imao-e. Sa théologie est également à la mesure de son imagination.
Renan n'a rien compris à l'œuvre colossale de Jésus- Christ. Malgré les exigences de ce fait unique, l'Eglise sortant de la vie de Jésus, il a voulu complètement éli- miner le surnaturel de son histoire et de sa religion. Son panthéisme le lui imposait. Ce panthéiste inconséquent et bizarre pourchassait le surnaturel et le surnaturel le hantait. Georges Sorel est dans le vrai quand il écrit de Renan : c'était avant tout un gendelettre et un gende- lettrebreton. Tout chez lui devenait affaire de convenances littéraires. Il a traité la vie de Jésus à la façon d'un
()4 LES RELIGIONS LAÏQUES
roman, dont l'inspiration lui aurait été fournie par les contes qui avaient bercé son enfance et par les souve- nirs d'un voyage en Palestine. On peut en dire autant de ce qu'il a écrit sur les origines chrétiennes. Voulant entreprendre une construction historique, il a pris pour les principes constitutifs du christianisme ce qui en est le revêtement extérieur. Pourquoi s'en étonner ?
Renan a fait ce qu'il a pu. C'était un romantique, compatriote de Chateaubriand *. De son œuvre exégé- tique. il ne reste rien. Tout y est médiocre. Le mal qu'il a fait et qu'il ne cesse de faire procède de sa théologie. Elle a régné et elle règne encore sur toiite une partie de l'enseignement officiel et de notre littérature.
D'autres théologiens laïques travaillèrent à la même œuvre. Je nommerai seulement Edgar Ouinet et Littré. Ils eurent dans l'Université de grasses prébendes et dans le public d'énormes succès littéraires. La Revue des Deux Mondes mit sa publicité au service de leurs idées. La bourgeoisie cultivée en France et à l'étranofer subit leur influence.
Ces pontifes de la libre pensée contemporaine ont eu des successeurs. La situation qui leur est faite est enviable. Elle contribue surtout à augmenter leur cré- dit, aux yeux d'hommes résolus à apprécier une idée ou un droit en raison directe des avantages que chacun en retire. Ils sont assez nombreux pour rendre une sélec- tion nécessaire. Paul Sabatier dirigera nos choix. Il doit s'y connaître.
Voici d'abord Guyau. Il eut auprès du personnel de l'Université républicaine un grand prestige. Il ap- partenait au patriciat universitaire et académique. On le choyait comme un enfant de la maison. Sa mort pré- maturée — il avait trente-deux ans — fit mieux res- sortir l'importance de son œuvre intellectuelle. On le vénéra comme un saint de la religion laïque. Une admi-
I. G. Sorel, Je Système historique de Renan, Paris, iQOj, in-8°.
LES ORIGINES 9^
ratrice fit graver sur sa pierre tombale celle iiiscriplioii : (( Je suis bien sûr que ce que j'ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mes rêves ne sera perdu ; d'autres les reprendront, les rêveront après moi jusqu'à ce qu'ils s'achèvent un jour. C'est à force de vagues mourantes que la mer réussit à façonner sa grève et à dessiner le lit immense où elle se meut. » Ces paroles sont extraites du dernier livre que publia Guyau.
Il y eut dans la vie de cet homme de l'unité. Les idées qu'il professait avant de mourir continuèrent celles qu'il exposa, tout jeune, en 1874, dans son mémoire sur l'Histoire et la critique de la morale utilitaire, présenté à l'Académie des sciences morales et politiques. Il rom- pait ouvertement avec notre tradition intellectuelle. Son Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction^ livre le fond d'une pensée qui vient en ligne directe des théories évolutionnistes. Elle s'appuie d'abord sur une foi inébranlable au progrès indéfmi, ce qui l'amène à croire le passé inférieur en tout au présent. Chaque indi- vidu porterait en lui toute l'espèce à laquelle il appar- tient ; ses gestes ne seraient que la répétition des gestes plus généraux de l'espèce elle-même. Le système de l'action réflexe donne la clef de ce mystère. Guyau fait de la morale une action sociale ; c'est sa grande originalité. L'homme, grâce au progrès continu de la société, finira par affranchir sa vie morale de tout souci d'obligation ou de sanction. Ce sont là des sentiments subalternes ; ils devront céder la place à d'autres plus élevés, tels que la joie d'agir et le plaisir du risque dans la lutte. Ainsi le devoir deviendra quelque chose d'im- personnel. Un même sentiment social large et fort absor- bera l'altruisme et l'égoisme ; on le nomme déjà soli- darité. Il faut, pour élever les hommes à cette morale supérieure, le concours de la politique, de l'éducation et de la science. On ne l'aura qu'en socialisant le milieu
I. Paris, Alcan, in-8o. Cet ouvrage en est à sa neuvième édition.
f)() Li:S RELIGIONS LAÏQUES
humain. GoDclusion : L'avènement du socialisme peut seul permettre à cette moralité supérieure de s'épa- nouir ^
L'ouvrage par lequel s'est le mieux fait sentir l'influence intellectuelle et morale de Guyau est llrré- lirjion de l'Avenir. \S . Monod lui rendit un hom- mage public au congrès berlinois de 1910. Il ne s'exa- gérait pas, en le faisant, l'étendue et l'importance des services rendus à son école par ce livre. Le ^ oyant de l'Apocalypse lui paraît avoir annoncé cette irréligion de l'avenir sous l'image d'une cité sans temple Monod croit à son avènement prochain. Ce sera une irréligion pleine de loyauté intellectuelle, de sévère morale, de foi et de prière ; elle s'inspirera des meilleures leçons de l'Evangile et de la Croix ; elle puisera aux sources do la vie. C'est un christianisme sans Eglises que Guyau propose. On les remplacera par des associations d'intel- ligences, de volontés et de sensibilités. L'art tiendra lieu de religion et l'esthétique deviendra une mystique. De belles pages sur la liturgie se glissent entre ces amas d'élucubrations humanitaires. Partout l'humanité, la société domine L'espèce est tout ; l'individu est la vic- time qui lui est immolée.
L'Irréligion de l'avenir parut en 1887. C'était trop tut. Les esprits n'avaient pas encore la préparation nécessaire. Ils n'y comprirent rien. Son mysticisme, tout romantique et naturaliste qu'il fut. froissa les matérialistes de gauche ; ses destructions audacieuses scandalisèrent les prudents du radicalisme ou du pro- testantisme libéral. Mais le temps a fait son œuvre. Guyau, qui était un artiste, eut le pressentiment de ce qui allait agiter la génération suivante. Son influence, bien que posthume, a été considérable. Elle s'est
I. rînvan a encore publié, chez le même éditeur : la Mornlf anrjlaise contemporaine : les Problèmes de l'eslkélique contemporaine : l'Art au point de rue sociologique ; Education et Hérédité.
LES ORIGINES 97
exercée sans bruit par la simple lecture. On a beau- coup lu son Irréligion de l Avenir, puisque ce livre en est à sa treizième édition. Qu'on juge, d'après ce chiffre, du nombre d'intelligences contaminées.
Guyau leur a donné son sens social de la vie et son interprétation du sentiment religieux. Les grossière- tés, les superstitions, les erreurs et les mensonges, qui défigurent trop souvent les religions, passent à l'ar- rière-plan, comme des phénomènes sans importance. Les dogmes s'éteignent peu à peu. Le sens philoso- phique du mot religion commence à se dégager. Est religieux et se voit réputé tel quiconque cherche, pense, aime la vérité. La religion gagne en intensité et en extension. La croyance au divin cesse d'être une adhésion passive et devient une action. La croyance à la Providence n'est plus la justification, au nom de l'intention divine, du monde actuel et des maux qui en font une vallée de larmes ; elle est un efTort pour y introduire, par une intervention humaine, plus de justice et de bonheur. Yoilà ce qu'aura révélé à ses lecteurs le livre de Guyau ^ C'est la conviction de M. Sabatieretde ses coreligionnaires.
Après Guyau, M. Emile Boutroux. Ce représentant distingué de la plus laïque des philosophies a pour les religions, quelles qu'elles soient, une sympathie cordiale et sincère. Il est persuadé que la philosophie et le sentiment religieux gagneraient à une rencontre et à une collaboration. Il s'est employé à ménager l'une et l'autre. Les conclusions auxquelles il aboutit lui ont mérité la reconnaissance des pasteurs Couve et Doumergue, qui dirigent le groupe huguenot Foi et Vie. M. Sabatier les juge plus solides et plus avan- tageuses au christianisme que celles se dégageant des
I. M. Fouillée, beau-père de Guyau, a publié un volume de ses Pages choisies. Paris, iSpS.
LES REMUIONS I.AIQIKS
qS les ri:ligio>s laïques
cuuléreiices de iNotre-Dame. 11 découvre daus ses écrits une apologétique générale et nouvelle, qui jus- tifie les dogmes, les rites et la discipline des Églises. Je suis persuadé que telle est aussi l'appréciation de certains catholiques. Cependant cette apologétique ne sort guère du simple romantisme religieux. Son livre Science et Religion se termine par un chapitre, qui fournirait aux honzes de la religion future les éléments d'un catéchisme.
A la question : Qu'est-ce cjiie Dieu ? ils trouveraient cette réponse :
Ln être où tout ce qui est positif, tout ce qui est une forme possible d'existence et de perfection s'unirait et subsisterait, un être qui serait un et multiple, non comme un tout matériel, fait d'éléments juxtaposés, mais comme l'infini, continu et mouvant, d'une conscience et d'une personne... L'être qui représente cette idée est celui que les religions appellent Dieu *.
A cette autre : qu'est-ce que la religion i*
La religion est la communion de l'individu... avec Dieu comme père de l'univers, et en Dieu avec tout ce qui est ou peut être. La religion est désormais essentiellement universaliste. Elle enseigne une radicale égalité et fraternité de tous les êtres 2.
Si on questionne M. Boutroux sur l'avenir de la relisrion. il dit :
o
La vie des religions n'est pas soustraite à la loi générale d'après laquelle le vivant, s'il veut durer, doit se mettre d'accord avec ses conditions d'existence. Soit par évolution, soit par l'action des milieux qu'elle a traversés, la religion, qui jadis s'était surcbargée de rites, de dogmes, d'institutions, a de plus en plus dégagé de son enveloppe matérielle l'esprit qui est son essence 3.
11 voit la cause des contradictions qui se mani-
1. Science et religion, p. 887.
2. Ibid., p. 878.
3. Ibid., p. 870-877.
LES ORIGINES 99
Testent entre la religion et les idées ou institutions modernes dans :
telle ou telle forme extérieure, telle ou telle expression dogma- tique de la religion, vestige de la vie et de la science des sociétés antérieures et non l'esprit religieux tel qu'il circule à travers les grandes religions. Car cet esprit n est aulre que la foi au devoir, la recherche du bien et de l'amour universel, ressorts secrets de toute activité haute et bienfaisante ^.
Et cet esprit religieux ? Il ne se laisse ni saisir ni définir. C'est un principe à la fois formel et positif, comme les grands moteurs de l'histoire, comme le sentiment, comme la vie -.
La religion a son siège dans la conscience. De chose extérieure et matérielle, elle est devenue vie intérieure. Elle est une activité de l'âme, soit de l'âme d'un indi- vidu, soit de ces âmes communes, de plus en plus larges, qu'elle-même a le pouvoir de créer à travers des âmes individuelles ^. La connaissance religieuse a pour objet, non ce qui est, mais ce qui doit être. Les croyances, les traditions, les dogmes, qu'elle embrasse, ont une signification symbolique ^.
Tout se réduit à un sentiment. On ne sait ce que devient Dieu dans une religion ainsi présentée. L'au- delà disparaît. Il n'y a pas de surnaturel. La religion n'est que le génie tutélaire des sociétés. Elle est le fac- teur principal de l'union, en créant entre les consciences un lien d'amour. Ses rites sont les symboles incom- parables de la perpétuité et de l'ampleur de la famille humaine. Il n'y a qu'à leur infuser une pensée tou- jours plus universelle, plus profonde, plus spirituelle. On s'attendrait à voir le mot démocratique jaillir de la plume de M. Boutroux. Cette conclusion de sa thèse
1. Science et religion, p. 3 77,
2. //>/</., p. 879.
3. Ibid.
4. /6(V/., p. 384.
lOO LES RELIGIONS LAÏQUES
sur les rapports de la science et de la religion est, en effet, tout imprégnée de mysticisme démocratique. Cela m'explique deux mauvaises actions qu'il a com- mises : il a patronné, dans une préface laudative, un pamphlet misérable de M. Pernot contre la Politique de Pie X ^ et il a honoré de sa bénédiction la Revue moder- niste internationale. Voici en quels termes bienveil- lants :
J'applaudis à votre tentative et vous souhaite bon succès, car le Inou^ement dont vous vous occupez est une très intéressante et noble manifestation de notre époque.
Il faut ajouter une troisième action, ne valant pas mieux que les autres : il a présidé les séances du concile œcuménique ou Congrès international du progrès reli- gieux, assemblé à Paris en juin 191 3.
M. Boutroux exerce une sorte de patriarchat dans l'Université. Son crédit est énorme. Directeur de la fondation Thiers, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, il vient de faire une entrée triomphale à l'Académie française. C'est un prince de la démocratie républicaine. Son prestige est universel. Le gouvernement le délègue dans les assem- blées philosophiques internationales comme le repré- sentant distinD:ué de l'intelUirence française. Les étran- gers qui viennent à Paris s'initier à notre culture s'empressent autour de lui. Qui dira le mal fait par ses homélies et ses directions de conscience ')
I. Paris, Alcan, 19 10, ia-12.
CHAPITRE M L'APPORT JUIF
Les nations chrétiennes parquaient les Juifs dans les i^hettos. Le statut légal et les coutumes qu'elles leur imposaient en firent un peuple à part. Ce qu'ils sont. Les sociétés européennes, guidées par leur instinct religieux, se prémunissaient de la sorte contre les dan- gers d'une pénétration étrangère. Car les Juifs restent partout un peuple étranger. Ce peuple n'a pas de terri- toire ; il se trouve donc condamné à vivre sur le sol d'une nation qui n'est point la sienne. Sa force naturelle d'expansion le pousse à se jeter au delà des barrières qui l'enferment. Il tend à pénétrer la nation qui le reçoit. Il lui inflige d'irréparables défaites, en disso- ciant les éléments dont elle se compose. Cela fait, son pouvoir est établi.
L'Europe ne connut pas ce péril avant le xix^ siècle. Les sauvegardes dont elle s'entourait, garantissaient, en retour, les Juifs contre les menaces d'une pénétra- tion chrétienne. Elle aurait eu pour eux les plus graves inconvénients. Et ils n'en voulaient à aucun prix. Dans ces conditions, le régime des ghettos profi- tait aux uns et aux autres.
Cependant il y eut toujours des Juifs qui le trou- vèrent insupportable et suranné. Ces réformateurs cherchaient à tirer parti des peuples au milieu desquels ils vivaient, de leur civilisation et, au besoin, de leiu' religion. On s'explique le rôle joué par eux dans le
102 LES RELIGIONS LAÏQUES
travail incessant de déformation auquel les hérésies exposent le christianisme. Celte action, il faut bien le remarquer, n'a jamais été que le fait d'individus. La condition des Juifs rendait impossible l'exécution d'un plan d'ensemble. La révolution renversa cet obstacle. Aussi doit-on la considérer comme l'événement le plus important de l'histoire d'Israël depuis la destruction du temple de Jérusalem.
Un fait de cette nature n'arrive pas à l'improviste. Il a généralement des prophètes et des précurseurs. Ce rôle échut à un homme qui eut sur les destinées juives une influence décisive. C'est Moïse Mendelssohn. Il débuta dans la 1 ttérature allemande par des Lettres sur le sentiment et par une traduction du Discours de J.-J. Rousseau sur l'origine de Cinégalité. Le roman- tisme de Rousseau consacrait ainsi les premières pensées de cet Israélite. Des relations intimes commen- cèrent immédiatement entre Lessing et lui.
C'était au temps de Frédéric II. Pendant la guerre de Sept ans, ce prince utilisa l'or des banquiers juifs, qui obtinrent en échange une augmenlation de fortune et de crédit. Les plus ouverts sentirent le besoin de se défaire de leur barbarie et d'initier leurs enfants aux sciences et aux arts des chrétiens. Mendelssohn leur rendit ce service. Son initiative fut comprise et encouragée. Il s'employa désormais à sortir intellec- tuellement l'élite de ses coreligionnaires de leurs ghettos et à les mêler aux œuvres de la civilisation occidentale. Il disposait en même temps l'opinion publique à leur émancipation civile.
Mendelssohn mourut en 1786. Ce qu'il avait labo- rieusement préparé en Allemagne reçut son exécution en France cinq ans plus tard.
L'Assemblée de 1791 ne pouvait rien comprendre aux motifs qui légitimaient la condition faite aux Juifs. L'acte qui les introduisit dans la nation française procède du même esprit que les destructions commises
L APPORT JUIF I 0.1
à la même époque, dans la même enceinte et par les mêmes personnages ; les législateurs s'obstinaient à dépouiller le citoyen de tous les caractères que lui conféraient la religion, la race, les traditions, la pro- fession et le milieu, pour ne voir en lui qu'un homme de tous points semblable aux autres hommes. Le dogme de l'éoalité leur en faisait une obligation.
Napoléon P"" donna une nouvelle consécration à cet acte libérateur, \oulant octroyer aux Juifs tous les avantages dont jouissent les Français, il reconnut offi- ciellement leur culte par un décret du 17 mars 1808, ce qui l'assimilait à la religion catholique. Les Juifs étaient en France ; on les traitait en Français de race, et ils restaient eux-mêmes.
Tous cependant ne restèrent pas eux-mêmes. Les barrières renversées, ils se mêlèrent à leurs nouveaux concitoyens. Pour exercer une influence sur eux et profitei- de leur commerce, il était nécessaire de |)rendre quelques-unes de leurs habitudes, d'expé- rimenter leurs faiblesses et leurs tendances afm de les exploiter. Le Juif excelle dans ce travail d'adaptation. Néanmoins certaines choses, par exemple, des doctrines, des méthodes, des vertus, le dépassent. On le voit diffi- cilement se ranger aux disciplines scolastiques du moyen âge. Son tempérament s'accommode mieux des idées mises en honneur par les derniers philosophes de l'Allemagne.
Les Juifs étaient faits pour apprendre, comprendre et propager les systèmes solidaires de Kant, Fichte, Hegel et Schelling. Ces philosophes étaient contem- porains de leur émancipation. En se mettant à leur école, ils ne firent que suivre l'exemple de Men- delssohn. C'est bien lui qui a inauguré cette évolu- tion de l'intelligence juive. Les résultats sont venus prompts et nombreux. Mais, avant de les recueillir, il a fallu constater une cassure dans le peuple israélite. Une masse lourde et compacte est restée, avec ses rabbins.
I04 LES RELIGIONS LAÏQUES
fidèle au Talmud et aux traditions religieuses. C'est le peuple conservateur. Les autres, les réformistes, inter- prètent les traditions et le Talmud au moyen des données philosophiques, dont ils ont l'esprit saturé, et ils se font une religion nouvelle. S'ils renouvellent la religion, ils ne touchent pas au culte. Cette prudence leur évite de passer pour révolutionnaires aux yeux de leurs compatriotes.
Cette division ne saurait compromettre l'unité d'Israël. Les chefs le montrent, toutes les fois que l'oc- casion se présente. Ainsi au synode de Leipzig, qui eut les proportions d'un concile œcuménique, le docteur Philipsson, de Bonn, qu'appuyait Astruc, grand rabbin de Belgique, fit acclamer cette proposition : a Le synode reconnaît que le développement et la réalisa- tion des principes modernes sont les plus sûres garanties du présent et de l'avenir du Judaïsme et de ses membres. Ils sont les conditions les plus énergique- ment vitales pour l'existence expansive et le plus haut développement du Judaïsme. » Orthodoxes et réformistes consacrèrent cette déclaration par des applaudissements unanimes. Cela se passait le 29 juin 1869.
Il en sera de même dans toutes les circonstances qui mettront en jeu les ambitions vitales et les intérêts primordiaux de cette race. La domination des pouvoirs publics est au premier rang de ces ambitions et de ces intérêts. Les résultats ainsi obtenus sont tangibles. Les principes politiques et sociaux qui régissent le gou- vernement de la France et des peuples voisins ont procuré et procurent aux Juifs une prospérité qu'ils n'avaient jamais eue. C'est leur âge d'or, la réalisation d'un rêve paradisiaque. On comprend les espérances enthousiastes qu'ils mettent dans l'établissement de républiques universelles.
Je néglige leurs ambitions politiques et financières pour m'en tenir à l'influence intellectuelle et religieuse' des Juifs réformistes. Elle s'est exercée suivant la direc-
L APPORT JUIF lOO
tion indiquée par Mendelssohn. Les efforts qui Font préparé restèrent d'abord inaperçus. Ses agents com- mencèrent par se former eux-mêmes. Leur première œuvre fut une déformation radicale du Judaïsme. Les notions traditionnelles que les rabbins donnaient ne purent tenir devant l'anarchie de la philosophie alle- mande. Les traditions théologiques durent faire place à un néo-judaïsme qui embrasse la plupart des erreurs auxquelles il a été fait précédemment allusion.
Les Juifs entrent aussi dans leur nouveau milieu mêlés à des hommes qui pensent et qui écrivent ; ils se mettent eux-mêmes à penser et à écrire. L'instinct et l'intérêt ne les laissent pas ployer leurs intelligences h la discipline des vérités chrétiennes ; ils les poussent plutôt vers les idées et les tendances qui en canalisent la négation. On les voit s'élever au premier rang par la pénétration de l'esprit et l'ardeur au travail. Ils vont de l'avant. Leur but est de s'imposer. Ils le font en exploitant ces idées et ces tendances.
Mais ces idées et ces tendances, par la force des choses, exercent d'abord un empire irrésistible sur eux. Ils le subissent volontiers. Une révolution religieuse s'effectue. La pensée de Dieu s'obscurcit. Les céré monies de son culte perdent de leur importance. Les esprits se portent vers un déisme vague et une pré- tendue religion naturelle très quelconque. Le messia- nisme, qui est l'un des dogmes fondamentaux de la religion israélite, n'a plus son caractère. On parle tou- jours du Messie, objet des espérances nationales ; mais ce mot désigne un état social, non une personne. Les Sionistes localisent encore leur attente à Jérusalem, capitale d'une future Judée. L'interprétation symbo- lique est mieux accueillie dans les milieux cultivés. Cette forme nouvelle de la chimère, dont l'image hante les cerveaux juifs, est bien de nature à flatter leurs ambi- tions. Elle fait briller à leurs yeux, dans un avenir qui
I06 LES RELIGIO.XS LÙOLES
se rapproche, une civilisation qui favorisera singuliè- rement leur empire universel.
Cette évolution de l'idée messianique et la trans- formation de l'idée religieuse se sont produites dans le même sens. L'une et l'autre se sont, en dernière analyse, fixées sur un même idéal, simple et facile à comprendre. On peut l'exprimer en quelques mots : une religion humanitaire, qui débarrasserait l'homme du Dieu personnel et qui, après avoir sapé par la base toutes les grandes institutions chrétiennes, concentre sur l'homme et les progrès dont il est susceptible toutes les espérances du messianisme.
Je prie le lecteur de remarquer cette proposition. Elle est l'une des principales idées qui constituent le roman- tisme religieux. Cette preuve d'une harmonie avec l'i- déalisme juif n'est pasisolée. D'autres vont être alléguées, qui la corroborent singulièrement. Nous sommes donc autorisés à dire que les Juifs l'ont adoptée et que les rabbins la substituent à leur théologie traditionnelle.
Cette rénova lion du ,ludaïsme fut l'œuvre du rabbin lsaac\N'ise, qui créa, en i854, le séminaire hébraïque de Cincinnati, les conférences des rabbins réformés et l'union des communautés israélites des Etats-Unis. Il eut pour auxiliaires et continuateurs Lilienthal , Silvermann, Adier et Sheldon. Ce fut Félix Adler qui établit à New-\ork (1876), avec l'aide de ses coreli- gionnaires, la première société de culture morale. Nous aurons à parler de cette institution^ Les Juifs d'Europe ne boudèrent pas tous cette transformation. Les plus clairvoyants comprirent bientôt le parti qu'ils tireraient de ces tendances. La direchon des Archives israélites les fit siennes. Leur développement a laissé dans cette revue des traces nombreuses. Le premier venu est à même de les retrouver.
I, Henri Bargy, la Religion dans la société aux Etats-Unis. Paris, Colin, 1902, in-i2.
L APl'UlVI .IL 11 107
Gougenault des Mousseaux a pu réunir des citations curieuses dans son livre sur le Jaif, le Judaïsme et la Jiidaisation des peuples modernes. Mgr Delassus s'en est beaucoup servi dans /'.4//?er/ra/ï/5me et la conjuration antichrétienne '. Ces témoignages sont péremptoires. Ils ont cependant passé inaperçus. On le croirait, du moins, tant l'opinion publique est restée indifférente. Il faut cependant l'arracher à sa torpeur calculée, en lui criant, comme une menace nouvelle, ce que les plus dangereux ennemis de la France et du nom chrétien répètent sans honte depuis cinquante ans.
Le néo-judaïsme est, en 1868, qualifié d'Israéli- tisme libéral et humanitaire, exagérant les droits de la conscience individuelle. Il conserve la notion d'un Dieu unique et immatériel. jNlais chacun est libre de garder ou de réformer à sa guise les pratiques du culte qu'il lui rend. Cette liberté- est une condition du progrès religieux ; elle permettra d'arriver à une religion uni- verselle, qui s'établira d'elle-même, sans troubler une seule conscience. Cette religion universelle sera forcé- ment catholique ; c'est dans la contexture des mots. Le catholicisme romain se verra ainsi dépouillé de l'une de ses prérogatives caractéristiques.
Cette religion, pour qui l'examine de près, ressemble fort à une association israélite universelle, ouverte à tous les hommes éclairés, sans distinction de natio- nalité ou de race. Elle ne réclame point la fin des autres religions. Ce sont comme autant de sœurs. Il est dans leur intérêt de s'unir. Elles le peuvent, puisqu'elles ont toutes la morale pour base ou point de départ et Dieu pour sommet ou but. Les barrières, séparant ce qui doit être uni, n'ont qu'à tomber. Que l'on travaille donc à l'édification du plus vaste, du plus beau et du plus merveilleux des temples.
I. Lille, 1899, in-i2.
I08 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les Archives Israélites sentent leurs fascicules se gon- fler d'enthousiasme devant cette espérance :
Un temple, dont les pierres sont vivantes et douées de pensée, sélève pour recevoir dans son élastique enceinte, sous la bannière à jamais sacrée de la raison et de la philosophie, tout ce que le genre humain renferme dans son sein de généreux, d'hostile au mvs- tère et à Fignorance, de vrais fils de la lumière ot de la liberté.
Les dogmes et les idées qui les encadrent perdent leur caractère de vérité. Leur évolution serait impossible, s'il en était autrement. Le Talmud n'est plus qu'un vénérable recueil de documents, abandonné aux inves- tigations de la philologie et de l'histoire. Inutile, par conséquent, d'y chercher un code ou une doctrine. La Bible cesse d'être le livre divin qui soumet les âmes à son autorité. Ses récits ne sont peut-être que des images et des figures.
Une religion, est-il dit dans les précieuses Archives, n'est à nos yeux ni une morale inflexible ni une matière inerte qui se prête à d'incessantes expériences ; c'est un être vivant, perfectible, ayant dans le passé des racines qu'il ne faut pas couper, et se renouvelant avec une Irnteur nécessaire.
Cette défmition est de 1866. Elle a des affinités évi- dentes avec les théories exposées dans les précédents chapitres. Le lecteur les aura lui-même remarquées. Les ressemblances se précisent encore. A oici comment :
On nous juge toujours du dehors avec les habitudes d'Eglise établie et officielle, dont le christianisme nous off're le modèle. Sous sommes, au contraire, le type le plus absolu de démocratie religieuse, et chacun de nous est le juge suprême de la loi.
Cette dernière phrase est à retenir. Le néo-judaïsme se définit donc une démocratie religieuse absolue.
Cette libre pensée religieuse, appliquée à l'étude des livres saints, donne les résultats que l'on peut en attendre :
L APPORT JUIF I 09
Qu'on n'attribue pas à Moïse et à Jésus ce qui appartient aux prédécesseurs, aux successeurs, aux progrès du temps ou à l'huma- nité entière. Il est surtout indispensable de séparer nettement la morale, qui appartient à tous, des dogmes religieux , particuliers à chaque croyance.
Le néo-judaïsme a exercé une influence décisive sur la décomposition religieuse de l'Allemagne. LeP. Weiss l'aflirme dans son Péril religieux^, et cela ressort de tout l'ensemble de son livre. Ses agents ne songent point à incorporer les chrétiens à leur race ; c'est chose impos- sible. Mais ils veulent les soumettre à leur idéal. La volonté chez eux devient toujours eflîcace ; en d'autres termes, ils ne négligent aucun moyen de la transporter dans leurs actes. Une société puissante et riche, V Alliance Israélite Universelle, s'est constituée, à l'époque où le néo-judaïsme entrait en scène, afin d'organiser les Juifs du monde entier en vue de la défense de leurs intérêts communs. Cette alliance équivaut à un gouvernement. Elle en a les moyens d'action. Et elle est de force à s'im- poser aux gouvernements eux-mêmes. Les Archives israéliles passent pour lui tenir lieu d'organe officiel. h' Alliance et cette revue obéissent aux mêmes tendances et aux mêmes idées ; elles servent le même idéal. Il est nécessaire d'avoir ces faits présents à l'esprit pour com- prendre toute une partie de l'histoire de l'Europe occi- dentale depuis un demi-siècle. Cela est vrai surtout de la France. Il y a, dans les événements et la succession des idées, une unité qui, sans cela, resterait inexpU- cable. Avec l'Alliance Israélite Universelle, tout s'éclaire.
Elle n'est elle-même qu'un instrument aux mains d'un sanhédrin dissimulé, lequel réussit à mettre en exercice des forces énormes. Il les soulève et il les dirige, comme bon lui semble, dans le monde entier. Par Y Alliance, il touche aux sociétés secrètes, aux orga- nisations démocratiques et parlementaires, à la presse, à
I. Paris, iQof), in-12.
IIO LES RELIGIONS LAÏQUES
la finance, aux: affaires, aux gouvernements eux-mêmes. Son action financière et politique est connue ; on pense moins à son rôle théologique et religieux.
Nous devinons ainsi l'existence d'une oligarchie toute-puissante, qui détient une autorité à la fois finan- cière et religieuse. La ploutocratie internationale et le romantisme religieux ont un foyer commun. J'ai écrit : nous devinons, parce que les preuves matérielles de cette allégation font défaut. Mais ce pressentiment a, pour l'autoriser, des signes nombreux et caractéristiques.
Trouvera-t-on jamais les membres de cette oligarchie ? Les surprendra-t-on dans l'exercice de leur pouvoir ? Je ne le pense pas. Ils procèdent à la façon des hommes qui ont préparé et dirigé toute la conjuration antichré- tienne de la fin du dix-huitième siècle. L'abbé Barruel les montre à l'œuvre dans ses Mémoires sur le Jacobi- nisme. Leur action fut intellectuelle et morale. Ils usèrent avec un art achevé de la maçonnerie, de l'encyclopédie et de la philosophie. La révolution qu'ils opérèrent dans les esprits était si complète qu'elle n'attendait plus, pour se transporter au dehors, que le concours des évé- nements. Elle fut servie à souhait.
Ces meneurs étaient au nombre de trois. Deux habi- taient la France, Voltaire et Diderot ; l'autre était Fré- déric II, roi de Prusse. Ce triumvirat suffit à toutes les destructions. Ce qui fut possible alors l'est de nos jours. L'organisation financière du monde donne des facilités que n'avaient point les générations précédentes. On se représente aisément cinq ou six hommes, bien placés, ayant de l'intelligence, de la volonté et certaines rela- tions, qui seraient les véritables inspirateurs de l'A. I. U. Leur nom pourrait ne point figurer sur les listes offi- cielles. Peu importent leur nationalité, leur résidence ou leur fonction. Ce sont des Juifs, et c'est assez Un tel sanhédrin serait une forte puissance. Salomon Reinach n'en fait peut-être point partie ; mais, alors, il en est l'agent fidèle et écouté.
L APPORT J L IF I I T
Quoi qu'il en soit, Juifs réformistes et juifs orthodoxes ne forment qu'un peuple. Ils ont les mêmes intérêts et les mêmes instincts ; ils tendent au même but. Les premiers ouvrent la voie aux seconds et ceux-ci poussent ceux-là. Cette poussée en Allemagne s'exerce vers l'Oc- cident, c'est-à-dire la France. Les Hébreux allemands voient dans le Rhin un autre Jourdain et dans la France une Terre Promise. Ils l'envahissent individuel- lement ou par petits paquets. Les orthodoxes s'y instal- lent derrière un comptoir de marchand ou de banquier ; les réformistes prennent place dans une chaire de pro- fesseur, dans un cabinet d'homme de lettres, dans un laboratoire de savant, dans une salle de rédaction, dans les coulisses d'un théâtre.
Notre régime démocratique semble fait pour eux, tant il les favorise. Aussi l'invasion juive est-elle devenue la chose la plus naturelle du monde. Elle ne s'est heurtée à aucun obstacle sérieux.
Le néo-judaïsme a été fort bien accueilli dans FUni- versité. On dirait même qu'il avait des intelligences dans la place. A cela rien d'étonnant. L'évolution qui l'avait engendré s'était produite chez nous. D'une même erreur sortaient des tendances identiques. Quelques Juifs, du reste, y collaboraient depuis assez longtemps ; car leur présence dans la littéraure et dans l'enseignement officiel ne date pas de ces dernières années.
Plusieurs esprits et ils passaient pour éminents — étaient disposés à recevoir leur idéal. Ils allèrent plus loin qu'on ne l'avait fait jusqu'à ce jour. Renan se fit leur porte-parole, le 26 mai i883, dans une conférence très applaudie sur Videntité originelle et la séparation f/radaelle du judaïsme et du christianisme :
En suivant l'esprit moderne, dit-il, le Juif ne fait que servir l'œuvre à laquelle il a contribué plus que personne dans la paix et pour laquelle il a tant souffert. La religion pure par ce que nous entrevoyons, comme pouvant relier l'humanité tout entière, sera la
I I O LES RELIGIONS LAÏQUES
réalisation de la religion d'Israël, la religion juive idéale, dégagée des scories qui ont pu y être mêlées.
C'est Renan en personne qui nous désigne les Juifs comme les dépositaires de la Religion, devant laquelle les religions a ont disparaître. La religion juive, telle que le néo-judaïsme la comprend, s'identifierait ainsi avec la religion du romantisme religieux. Aurait-on jamais pu concevoir messianisme pareil ?
Un Israélite, qui s'est fait un nom en exégèse et en littérature, indique la manière dont cette heureuse iden- tification s'imposera à l'attention générale. Il suffit, déclare-t-il dans les Prophètes d'Israël ^, de mettre en commun l'intelligence des Prophètes et les résultats de la science. Les effets de cette union ne se feront pas attendre. Le xx- siècle en jouira certainement. A oiçi ses propres paroles : « La religion du xx" siècle renaîtra de la fusion du prophétisme et de la science. » Ce sera le retour aux traditions primitives. James Darmes- teter — car c'est lui — n'ignore rien des aspirations de son temps. Il n'accorde pas à son matérialisme plus d'importance qu'il ne faut. Car les hommes ne pourront se passer de religion. Ils en ont abandonné une ; une autre finira par les dominer. Cette religion, la religion, leur rendra la divinité que les prophètes adoraient et contemplaient. Ils devront ce bienfait à la science, qui, réduite à ses seuls moyens, est impuissante à les satis- faire : « Voici près d'un siècle, écrit-il dans sa pré- face, que la France et l'Europe sont en quête d'un Dieu nouveau et cherchent à tous les vents l'écho de la bonne nouvelle à venir. Une plainte remplit notre âge, la plainte de l'orphelin qui n'a plus de Père céleste, qui lui parle et qui le guide. » Qu'ils le demandent aux pro- phètes d'Israël. Les Juifs sont là pour leur servir d'in- troducteurs.
r. P. 119 et s.
l'apport juif ii3
Une théologie nouvelle s'est lentement élaborée dans les milieux rabbiniques. La religion qu'elle soutient et qu'elle éclaire se donne pour une religion laïque et rationnelle. Ses fidèles constituent V Union libérale israé- lite. Son promoteur est le rabbin Louis-Germain Lévy, docteur es lettres. Le fameux sénateur anticlérical Del- pech applaudit à l'idée qu'il se fait de la religion. C'est, dit-il, (( un effort de l'être humain, pour saisir, dans la mesure de ses moyens, l'essence absolue et l'ordon- nance totale des choses et pour accorder son action avec cette réalité et cet ordre universel. Cette religion aspire à la connaissance d'un Dieu, principe éternellement vivant d'ordre, de beauté et d'amour. »
Le rabbin Lévy publia, en réponse aux Aspirations de la conscience moderne de Séailles, un opuscule sous ce titre : La religion aa XX" siècle^ ! ïl s'y exprime au nom de ses coreligionnaires, membres de ILnion libé- rale israélite. Les idées qu'il professe ne doivent point rester inaperçues. Le judaïsme, tel qu'il l'envisage, répond d'une manière surprenante aux aspirations de la conscience moderne. C'est une religion sans mystère, sans dogme révélé, sans théologie officielle, sans prêtre, ennemie de toute superstition, assoiffée de connaissances claires, n'admettant d'autre critère de la vérité que sa propre lumière. Religion de libre examen et de spécu- lation libre, ce judaïsme rénové encourage l'effort scien- tifique et il compte ses résultats avérés. S'il recommande telles ou telles croyances, il n'en impose dictatoriale- ment aucune.
Cette religion essentiellement morale prêche le bien pour sa bonté et sa beauté idéale ; elle écarte toute crainte et tout calcul personnel ; elle n'encourage ni la piété oisive, ni la contemplation ou l'ascèse ; elle pour- suit la fusion intime de l'individu et de la société ; et
I. Paris, Nourn, in-12. Le rabbin Lévy a inaugure sa syna- gogue, 24, rue Copernic, 1c ler déccml^re 1907.
LES RELIGIONS LAIQVKS 8
I 1 4 LES RELIGIONS LAÏQUES
la réalisation des idées de justice et de paix universelle. Indéfiniment perfectible, elle s'assimile les progrès accu- mulés des savants et des penseurs. Avec elle, la raison a toujours le dernier mot et la critique s'exerce libre- ment sur les traditions et les institutions. Cette reli- gion n'hésite jamais à sacrifier une coutume périmée et à contracter des habitudes qui s'adaptent mieux aux conditions nouvelles.
On ne peut rien imaginer de plus large. Ce néo-ju- daïsme dilate ses bras autant que ses conditions. Tout y entre et s'y trouve à l'aise. Les bonzes de la libre pensée religieuse ont là un exemple digne de leur admiration. L'un des plus vénérables, au moins parle nombre des années, se fit leur interprète au congrès de Berlin, par ce compliment savoureux : « Admirable religion, qui se résume dans un dogme profond autant que simple, l'unité de Dieu, avec son corollaire, l'unité de l'homme, et qui pouvait devenir la religion du genre humain, si ses doctrines ne l'avaient revêtue et comme emprisonnée dans plus de six cents préceptes. Honneur au judaïsme moderne, dont nous avons parmi nous plusieurs représentants distingués, qui cherchent à rendre à leur religion sa signification primitive. » C'est Hyacinthe Loyson qui tint ce langage.
Dans cette même assemblée, le pasteur W. Monod rendit hommage à ce messianisme, dont la foi purement morale et religieuse ne peut jamais se trouver en conflit avec le progrès social ou la science. Le néo-christianisme sera ramené par la logique de son évolution à cet hé- braïsme fondamental, lequel se confond avec la doctrine du royaume de Dieu, si on la débarrasse de ce que les conciles lui ont ajouté.
Nous voilà donc tous menacés de nous trouver juifs d'ici quelque temps.
En attendant, les Juifs de Sorbonne et de lycée glis- sent à l'oreille de leurs élèves, sous leur enseignement de la morale de la philosophie ou de la sociologie, cet
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idéal religieux. Ils commcDcent par écarter les ob- stacles qui lui créeraient une gêne. Ils inoculent ensuite peu à peu aux jeunes esprits des pensées et des senti- ments qui réclament sa présence. Dans la Revue critique fies idées et des livres du lo octobre 191 2, M. Gilbert Maire a peint l'nn de ces professeurs, Frédéric Rauli. Il le prend dans l'exercice même de sa fonction, déve- loppant son (( expérience morale ». Le portrait con- vient à cent autres. Il présente tous les caractères de la race. Je mets sous les yeux du lecteur ses traits princi- paux :
La séduction de sa bienveillance rendait plus dangereuse la folie des opinions que son enseignement donnait pour des lois. Sa barbarie ne manquait point d'éclat, encore plus rarement parais- sait-elle ennuyeuse ; il avait des finesses de psychologue, de la clairvoyance dans les détails, un mauvais style, mais de l'ingénio- sité. Il est réjouissant de voir ce prophète d'Israël dans ses pires divagations se prendre pour un savant. Il possédait, pensait-il, l'impartialité d'un expérimentateur dans son laboratoire ; en réalité, sa vie durant, il ne lit autre chose que danser, si j'ose dire, de- vant l'arche du bordereau. Les leçons de cet homme honnête ont dissous plus de caractères que tous les vices réunis. Mais c'était un corrupteur si candide et peut-être si irresponsable que notre atten- tion ne peut malgré tout le regarder sans indulgence. Naïvement, il voulait penser en occidental et, comme un nègre croit se civiliser dans les brasseries du boulevard Saint-Michel, Rauh crut se fran- ciser, se naturaliser dans nos facultés et dans nos écoles, en brou- tant et en rejetant toutes les fleurs de la culture française.
Sans hérédité nationale, sans lien naturel avec les Français, jeté dans un pays qu'il admirait peut-être, mais qu'il ne savait aimer, il ne pouvait que rassembler de son mieux ce qui dans les idées françaises et les sophismes étrangers lui paraissait susceptible d'aider à la gloire et à la victoire d'Israël. En lui plus qu'en tout autre parlaient haut la terre et les morts, la Judée éternelle et les familles talmudistes. L'idéal qu'il ne proclamait pas, mais qui demeurait vigilant en lui-même, qui dirigeait ses actes et gouvernait leur inspiration, la véritable voix de sa conscience, c'était le désir de revanche de ses aïeux persécutés.
CHAPITRE VII INFILTRATIONS PROTESTANTES
M"'' de Staël réunissait dans son salon, sous le Con- sulat, quelques libres penseurs cultivés. Ils se reposaient en bonne compagnie des récentes horreurs de la révo- lution. Ces voltairiens désabusés préparaient ensemble une conciliation entre la libre pensée et le christia- nisme. Benjamin Constant était l'un des habitués. Cuvier fréquentait aussi ces réunions. On s'y occupait beaucoup du protestantisme et de l'Allemagne.
Le réveil intellectuel qui se produisait outre Rhin excitait autant de sympathie que de curiosité. Kant était l'objet d'une vive attention. C est sur les instances de Benjamin Constant et de Cuvier que Ch. de Milliers forma chez M"*^ de Staël le projet d'écrire ses deux volumes sur la philosophie kantienne
On s intéressait fort, dans ce milieu à la situation religieuse des protestants français. Elle n'avait pas été brillante sous 1 ancien régime. La révolution ne leur avait donné que la liberté. C'était fort peu de chose. Ils se trouvèrent, au commencement du xix^ siècle, dans une grande ignorance de leur propre religion. Les bonnes dispositions du premier Consul à leur endroit ne pouvaient suffire à leur rendre la viofueur intellec- tuelle et morale. M""^ de Staël s'efforça de les mettre en relations avec leurs coreligionnaires d'Allemagne. Ceux-ci pourraient beaucoup pour eux. Ces tentatives aboutirent. Les rapports devinrent assidus. Le protes-
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tantisme français accepta volontiers la tutelle du protes- tantisme germanique.
Nos huguenots se firent ainsi les premiers agents de la pénétration intellectuelle de l'Allemagne chez nous. Ils ne s'en tinrent pas aux services purement théologi- ques et bibliques. Tout le reste suivit. M. Bonet-Maury profita du congrès de Berlin, en 1910, pour exprimer bien haut sa reconnaissance et celle de ses coreligion- naires français envers la piété et la théologie allemande. Il rappellait, en même temps, le noble effort des siens en vue d'établir des relations fréquentes et intimes entre l'esprit français et la science germanique.
Les protestants, autant que les Juifs, ont concouru à la revanche que l'Allemagne a prise sur la France pen- dant le xix^ siècle. Elle avait été jusque-là tributaire de la pensée française. Les rôles changèrent. Ce fut la France qui se vit imposer la littérature scientifique et philosophique de sa lourde voisine.
La Suisse est par sa situation géographique une in- termédiaire naturelle entre les deux pays. C'est un rôle qu'elle a souvent rempli depuis le xvi^ siècle. Les pro- testants de la Suisse romande savent en particulier mettre la langue française au service de la théologie germanique. Ils sont, en outre capables d'y ajouter les richesses de leur propre pensée. Les théologiens ne leur ont pas manqué. Ils firent bon accueil à l'évolution inaugurée par Schleiemacher. Elle eut la chance d'y bénéficier de l'effort considérable que Vinet produisit.
Vinet est de beaucoup supérieur à Schleiemacher. Son influence fut plus profonde. Les protestants libéraux et les libres penseurs le mettent au même rang que Luther et Calvin. La pensée protestante a, en effet, reçu de lui une vie nouvelle et intense. Ses Essais de philo- sophie morale et de morale religieuse parurent en 1867. Il avait alors quarante ans et il mourut dix années plus tard. L'enseignement littéraire et religieux qu'il
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donnait à Bàle et à Lausanne passa presque inaperçu. L'opinion ne s'occupa de lui qu'après sa mort.
En romantique et en protestant qu'il était, Yinet s'affranchit de toute tradition d'Eglise pour ne voir que l'Evangile et l'individu. Il s'éloigne par système de tnil ce qui ressemble à un dogme. La théologie tradi- tionnelle nest à ses veux qu'une construction juridique sans valeur ; elle ne mérite aucune attention. La morale évangélique seule l'intéresse. Le christianisme lui appa- raît dans les Evangiles comme la religion de la cons- cience. C'est même la conscience de la conscience. Il ne contient que des vérités humaines. Il donne sa confirmation aux éléments essentiels des connaissances, dont la raison est capable, et aux meilleurs résultats de notre expérience. Beaucou]) n'accepteraient pas une autre preuve de la vérité de l'Evangile.
Cette compréhension nouvelle de la religion est un développement logique du protestantisme. Mais, \ inet en fait la remarque, elle le dépasse. C'est un ultra- protestantisme. Une distance les sépare. Ceux qui veulent la franchir ne rencontrent pas d'obstacle plus encombrant que le principe d'autorité. Qu'ils s'en débarrassent une fois pour toutes. Ils ont à se reposer sur l'application des deux principes suivants : l'indivi- dualisme et la liberté de pensée. Ce sont leurs grandes règles de vie. Elles leur découvrent l'identité de Dieu et de la loi morale absolue. Elles leur montrent dans la personnalité du Christ l'absolu moral, c'est-à-dire Dieu, revêtu de l'attrait nécessaire à l'accomplissement de la loi. Ils n'envisagent alors dans la vertu que le développement individuel de leur conscience. C'est ainsi qu'ils peuvent être des hommes utiles à leurs sem- ]:)lables et à la société. Ils n'oublieront jamais que la vie des sociétés a pour garantie la liberté.
L'enseignement posthume de ^ inet eut sur les pro- testants libéraux une influence considérable. Son auto- rité dure encore. Elle s'est imposée aux principaux
OFILTRATI0>'S PROïESïAXTES
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oracles du romantisme religieux. Ils lui doivent leur tendance à confondre la morale et la religion, ou plutôt à absorber la religion dans la morale.
Strasbourg est une de ces villes-carrefour où les peuples se rencontrent tout naturellement. Les Alle- mands, les Suisses et les Français sortent à peine de chez eux pour s'y rendre. Elle fut et elle reste une citadelle du protestantisme. Il y avait une école supé- rieure de théologie protestante. Les professeurs et les élèves étaient français. Mais les intelligences regardaient toujours au delà du Rhin. Elles pensaient comme en Allemagne. Les méthodes adoptées étaient celles de la critique allemande. On recevait les derniers résultats obtenus dans ses laboratoires avec une docilité supers- titieuse. Reuss fut longtemps le personnage le plus représentatif de cet état d'esprit.
Les théologiens protestants de Strasbourg ne se contentèrent pas de parler ; ils écrivaient beaucoup. La Revue de Strasbourg , pendant vingt années, de i85o à 1870, étendit le cercle de leur influence. On les lisait dans tous les milieux protestants cultivés. Leurs lec- teurs étaient tenus par eux au courant de tout ce qui s'enseignait et se publiait en Allemagne sur les ques- tions religieuses. Deux rédacteurs s'imposèrent pai- leur science et leur talent : Lichtenberger et Auguste Sabatier. Ce n'étaient pas de simples traducteurs et encore moins des plagiaires. Ils avaient un acquit per- sonnel et des idées bien à eux. Les treize volumes de leur Encyclopédie des sciences religieuses en témoignent. Grâce à leur travail, les ministres protestants eurent les moyens d'acquérir une instruction théologique supérieure, ^fais c'était déjà une instruction très mo- derne par le fond et parla forme.
L'action des professeurs de Strasbourg, jusqu'en l'année 1870, ne franchit guère les limites du protes- tantisme. Les ministres, qui vovdurent à leur tour
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canaliser la diffusion de la théologie et de l'exégèse allemande parmi leurs collègues du pays cévenol ou des provinces de l'ouest, eurent encore moins de rayonnement. Edouard de Pressensé, qui entreprit de vulgariser les doctrines morales de Yinet, ne fut écouté que par un public restreint. Il n'y avait donc pas grand péril. Mais l'issue désastreuse de la guerre de 1870- 1871 modifia complètement la situation.
Les protestants alsaciens donnèrent pour la plupart un bel exemple de patriotisme. On aurait pu croire que la communauté de foi religieuse leur rendrait plus facilement acceptable la domination des envahisseurs. Il n'en fut rien. La fidélité à la France l'emporta sur tout autre sentiment. Beaucoup abandonnèrent leur pays. Ils reçurent à Paris et ailleurs un accueil très chaud. Les catholiques se montrèrent aussi empressés que les autres. Le patriotisme excluait toute défiance. Du reste, on n'eut pas lieu de le regretter. Les faits que je vais rapporter tirent leur gravité de circonstances bien différentes.
INotre démocratie républicaine porta sur le pro- testantisme la bienveillance qu'elle refusait à l'Eglise catholique. Je constate le fait sans en chercher les causes. Les chefs religieux des protestants alsaciens bénéficièrent de ces dispositions. Leur faculté de théo- logie de Strasbourg avait disparu. Ils songèrent à la rétablir quelque part. En 1877, le ministre Wadding- ton dépassa toutes leurs espérances, en fondant, sous le toit hospitalier de la Sorbonne. une Faculté de théo- logie protestante avec les débris de celle de Stras- bourg. Ces débris conservaient toute leur force. Il n'y eut qu'à les mettre en place pour donner en plein Paris au protestantisme libéral et romantique un ensei- gnement supérieur officiel. Lichtenberger remplit les fonctions de doyen ; Auguste Sabatier, qui fut l'un des premiers professeurs, lui succéda. Il eut pour le rem- placer Edmond Stapfer. Jean RévilJe occupait le
I.NFIL TRA TIOXS PROTESTA>'TES 121
doyenné, lorsque la séparation des Eglises et de l'Etat amena la suppression de cette Faculté (igoS).
La Faculté de théologie protestante de Montauban eut le même sort. Deux écoles supérieures de théolo- gie en tiennent lieu. Le gouvernement de la République se montre bon prince. Les tiulaires des chaires suppri- mées furent l'objet de sa sollicitude. Sur sept chaires nouvelles créées alors à Paris ou en province, il leur en attribua cinq. C'était beaucoup, aussi M. Aulard eu prit-il occasion de dénoncer aux lecteurs de l'Aurore la « Sorbonne huguenote ».
Les tendances les plus libérales prévalaient à la Faculté de Paris, tandis que celle de Montauban restait conservatrice. Le christianisme romantique de Schleie- macher y fut donc soigneusement cultivé et développé par les maîtres venus de Strasbourg et par leurs disciples et successeurs. La laïcisation de la théologie y fut radicale. On en fit une chose distincte de la religion. Ils adoptaiernjt les thèses les plus hardies de leurs collègues allemands, mais en les enveloppant d'une grâce toute française. Le doyen Auguste Sabatier excellait dans cet art. Sesouvras:es aus^mentèrent encore par leur succès et leur mérite intrinsèque son auto- rité. Sa pensée s'y développe, du commencement à la fin, toujours la même.
On la trouve mûrie par une longue expérience dans son dernier livre : Religion de l'autorité et religion de r esprit. Celui qui eut sur les intelligeuces l'action la plus profonde est son Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire. Admirateurs et contradicteurs reconnaissent que ces deux ouvrages firent époque. Sabatier sert à ses lecteurs un protestan- tisme renouvelé avec des forces inattendues.
Les dévots de Yinet les mettaient au même rang. Ils ne pouvaient lui faire un plus grand honneur. D'autres pensent que, depuis Calvin, le protestantisme n'a pas eu un théologien pareil. Personne, en effet, n'a
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conlribué aulaiit que lui à donner au néo-proleslan- tisme les formules et les appuis dont il avait besoin. On le donne avec raison pour le docteur le plus auto- risé du progrès religieux. Ses écrits montrent ce que fait du dosme chrétien, dans la conscience et la raison des croyants, le système de l'évolution naturelle néces- saire. Une portion considérable de la théologie s'en va. comme définitivement périmée ; ce qu'il en reste est transformé par les interprétations au point d'être méconnaissable. Ce n'est plus une théologie, pas même une théologie protestante.
Sa doctrine peut être ramenée à ces conclusions révo- lutionnaires : les dogmes sont des expressions symbo- liques, dans lesquelles les hommes ont résumé leur expérience religieuse ; l'admiration du Christ et l'in- telligence de l'Evangile doivent être vivifiées par lamour de la tradition et du progrès ; pour élaborer une théorie religieuse de plus en plus scientifique, il faut élaguer les idées particulières que le Christ tenait de son milieu et de son temps ; l'autonomie de la rai- son ne doit jamais être sacrifiée. En résumé, chacun est invité à se faire une relijïion, un Evangile et un Christ.
La Faculté de tliéologie protestante n'était point seule à distribuer ces idées dans la Sorbonne officielle. Le gouvernement de la République avait remplacé la Faculté de théologie catholique, après sa suppression, par une section des sciences relir^ieuses, qui fut ouverte à Y Ecole pratique des hautes études. On y faisait sur- tout l'histoire des origines religieuses et la critique des textes, ce qui était une excellente occasion d'ap- pliquer la doctrine de l'évolution aux institutions et aux idées chrétiennes. On ne s'en privait guère sous la direction des Réville. La présence de professeurs catho- liques, voire même ecclésiastiques, ne doit pas faire illusion sur les méthodes en honneur dans cette école. Quelques chaires très spéciales jouissent d'une entière
INFILTRATIONS PROTESTANTES 1 23
liberté. Mais ce ne sont que des exceplious. L'eiiSemble est voué à la laïcisation des sciences religieuses.
Les jeunes hommes qui fréquentaient les cours de l'Ecole pratique des hautes études et de la Faculté de théologie protestante adoptèrent très vite les idées de leurs maîtres. Auguste Sabatier a eu sur eux tous la plus grande influence. Il a fait leur esprit à l'image du sien. Beaucoup se destinaient aux fonctions de pasteur ; d'autres attendaient une carrière universitaire. Les étudiants de la Faculté des lettres, qui avaient pour un motif quelconque besoin d'une information religieuse, allaient la prendre à cette source. Les professeurs eux- mêmes y puisaient. C'était inévitable. Cet enseignement, par son caractère olTiciel, se recommandait donc à toute la Sorbonne, maîtres et élèves. Or les éducateurs d'une grande partie de la jeunesse sortent de là. On devine ce qui peut en résulter. Je me borne, pour le moment, à déterminer l'influence que ce foyer exerça sur l'évolution du protestantisme français.
Les deux tendances conservatrice et libérale, repré- sentées par les deux Facultés de Montauban et de Paris, étaient antérieures à la fondation de cette dernière. Elles causaient plus que de la gène. Il y avait des tiraillements que le public finissait par connaître. Pour remédier à ces troubles, on convoqua, en 1872, un synode général des Eglises réformées de France. C'était le premier depuis deux siècles. Mais, au lieu de calmer les divisions, cette assemblée ne fit qu'agiter les esprits. Les libéraux, qui furent les moins nombreux, se mon- trèrent irréductibles. On ne put les résoudre à accepter le symbole de la majorité conservatrice. Il fallut se séparer, et on le fit avec éclat. Il ne fut plus question désormais de synode général. Chaque groupe eut le sien.
La fondation de la Faculté de Paris, et surtout l'ac- tion personnelle d'Auguste Sabatier, accrurent les forces de la gauche libérale. Ses membres étaient gagnés
124 LES RELIGIONS LAÏQUES
d'avaDceaux doctrines nouvelles. Les ministres formés à celte école allaient presque toujours grossir leurs rangs. Leurprotestantisme devint plusrationalisleencore. Il perdait peu à peu son caractère confessionnel. Il n'avait rien de définitif. Ce n'était pas une Eglise. On ne devait y chercher ni organisation ni forme chré- tienne. Cela n'avait du reste aucune importance. La tradition historique était aussi négligée que les dogmes eux-mêmes. Le christianisme régénéré n'avait qu'une mission à remplir : faire concourir au développement de l'idéal chrétien tous les mouvements de l'esprit moderne. On y accorde, dans ce hut, une place très grande aux questions morales et sociales. C'est le moyen d'accroître chez les fidèles l'amour qu'ils devraient pousser jusqu'au désintéressement absolu, au sacrifice. Ce christianisme affecte de se donner pour social, et il prétend fonder la fraternité humaine sur la paternité divine. Il a pour le propager et le développer des ministres cultivés et ardents. La démocratie, qu'ils extraient de leur évangile, ne recule pas toujours devant le socialisme.
Pendant que les pasteurs orthodoxes ont pour or- ganes Foi et Vie ou le Christianisme au XÀ^ siècle, et cpie les modérés s'efforcent de garder un juste milieu dans la Vie nouvelle, ils entraînent leurs fidèles avec le Protestant, l'Avant-Garde, ou le Christianisme social. Charles Wagner est lun des ouvriers actifs de cette rénovation. Il a beacoup écrit et parlé. Il a surtout agi. On lui doit l'ouverture de plusieurs églises libres. Elles sont destinées à ce protestantisme d'avant-garde qui réclame sa part dans la grande œuvre de renaissance religieuse et de reconstruction de la cité des âmes sur ses bases nouvelles. Il est — c'est Wagner qui l'affirme — l'héritier de tous les résultats obtenus par le tra- vail des générations précédentes dans le domaine reli- gieux. C'est parmi ces infatigables penseurs et ces labo- rieux pionniers que se pèsent et se résolvent les questions
INFILTRATIONS PROTESTANTES I 2i)
d'où dépend ici-bas la marche des idées religieuses. Ch. Wagner a de sa religion l'idée la plus haute. Il la présente comme l'œuvre des temps nouveaux. Elle les prépare activement, et mieux que toute autre religion ou philosophie. EUe est la première puissance spirituelle qui existe. Son organisation libre et large lui donne accès dans tous les milieux et ouverture sur tous les domaines. Elle peut répandre, provoquer la sym- pathie la plus vaste, sans la moindre infidélité à ses principes. Elle est capable d'attirer, de grouper, de lier en faisceaux toutes les forces vives du passé et toutes celles de l'avenir K Ses églises sont ouvertes aux protes- tants de toute confession et aux libres penseurs, pourvu qu'ils aient l'esprit tolérant et qu'ils mettent au-dessus de tout la vérité et la justice.
Les ministres du néo-protestantisme font parler d'eux. Nous en rencontrerons plusieurs dans la suite de notre en- quête. Je me borne ici à en présenter un qui est avec Wagner un type du pasteur à la Sabatier. C'est Wilfred Monod. Les débuts de son ministère pastoral se firent à Rouen. Il a reçu depuis la direction du temple parisien de l'Oratoire. Il atteint par ses écrits et ses conférences un public nombreux. Son attitude au synode d'Orléans, en janvier 1906, attira l'attention sur ses idées et sa personne. Sa critique du protestantisme officiel mani- feste le foûd de sa pensée. Voici ses principaux griefs : ce protestantisme est trop étranger aux résultats de la critique moderne et aux vérités de la science ; il est fermé aux préoccupations sociales ; il est incapable de distinguer la lettre qui tue de l'esprit qui vivifie.
Monod ne se contente pas de formuler ces critiques. Il passe à l'action. Pour mieux réussir, il se traça le pro- gramme suivant : rassembler les enfants de la Réforme
I, Libre pensée et protestantisme libéral^ par F. Buisson et Gh. Wagner. Paris, 1908, p. 191.
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dans une Eglise où nn christianisme moderne, une rai- son ouverte à toutes les lumières, l'amour du peuple et un vif souci des réalités sociales attirent les hommes que l'absence du sentiment religieux désole et que le vieux papisme ne saurait contenter. Le passage du protestan- tisme à la religion future se trouvera ainsi tout orga- nisé.
Cette page de son livre Aux croyants et aux athées permettra de le juger : Il faut bien avouer, d'après saint Paul même, que la manifestation suprême de Dieu est encore à venir. Aujourd'hui, la révélation de l'Eternel dans l'histoire n'est pas achevée ; le stade actuel de l'évolution cosmique ne nous permet pas d'élaborer un concept adéquat de la divinité. Le monde présent est un organisme embryonnaire, qui aspire à l'état complet : cet état parfait, c'est le royaume de Dieu, ou la cité de justice, ou l'humanité. On peut aussi l'appeler Dieu, car Dieu est la cause finale du monde. Dès lors, vouloir admettre que Dieu existe, ce n'est qu'un premier pas. Il faut aller plus loin; il faut vouloir que Dieu soit. Cette affirmation et cette attitude réunies constituent la foi en Dieu.
Avoir fol en Dieu, c'est donc bien vouloir la pleine révélation de Dieu dans l'avenir. Dieu nest pas encore totalement manifesté... Il faut vouloir que Dieu soit; il faut l'allirnier par toutes les puis- sances de notre être; il faut que toutes nos facultés deviennent les complices de son avènement, les alliées de sa cause.
Cette paraphrase sacrilège de l'Oraison dominicale nous fait entrer plus avant dans la pensée de M. Monod:
Ton règne vienne 1 c'e^t-à-dire : que le Messie triomphe ! que l'esprit de Jésus remporte la victoire ! que raffranchissement éco- romique, la libération intellectuelle et la rédemption religieuse du genre humain deviennent un fait accompli et prouvent la paternité divine! 0 Dieu ! achève l'Incarnation : après l'Homme-Dieu et par lui, donne-nous l'Humanité-Dieu.
INFILTRATIONS PROTESTANTES 12']
Et le reste.
Auguste Sabatier n'allait pas si loin. Mais le pasteur Monod a la logique des enfants terribles. Il obéit, avec tout son élan, à la tendance qu'on lui imprima. Paul Sabatier en fait un ardent mystique. Son mysticisme ressemble fort à celui des rabbins du judaïsme réformé. Tous ces gens-là communient en une religion qui n'en est plus une. Ce sont des libres penseurs prenant des airs dévots.
Ces éducateurs religieux communiquent leur état d'es- prit. Des hommes cultivés peuvent seuls le comprendre. Mais ils sont capables de le propager à leur tour. Les faveurs dont ils jouissent leur donnent, pour le faire, d'incontestables facilités. L'enseignement officiel leur ouvre ses portes toutes grandes, comme aux Juifs. Ils les franchissent en grand nombre. On les rencon- tre en Sorbonne, dans les universités, les lycées et les écoles normales, où ils occupent volontiers les chaires de philosophie et d'histoire. Ce sont justement celles qui leur permettent d'extirper toute religion sérieuse des âmes. Plus heureux que les Juifs, ils ont réussi à se hisser aux postes influents du ministère de l'instruc- tion publique. La direction de l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire a été entre leurs mains pendant plusieurs années. La France démocratique est redevable de ses instituteurs à Ferdinand Buisson. Et Buisson pense et parle comme Auguste Sabatier, Charles Wagner et Wilfrcd Monod.
CHAPITRE Mil L'ESPRIT iSOUYEAU
Juifs réformés et protestants libéraux ne gardent point le monopole de leurs sentiments Les tendances aux- quelles ils obéissent les poussent à une propagande active. Ils sont assez habiles pour l'organiser. Les moyens ne leur manquent pas Ils ont des intelligences dans la place qu'il s'agit de conquérir . Familiarisés, comme ils le sont, avec la psychologie des foules, ils évitent la préoccupation du nombre. A quoi bon, du reste, rechercher la foule ? Elle suit toujours ses entraî- neurs.'^ Ce sont ceux-là qu'il importe d'avoir Leur exem- ple et leur action auront raison de tous les obstacles et de toutes les routines Qu'on leur accorde du temps. Ils ne peuvent s'en passer
Il y a des entraîneurs à droite et à gauche, parmi les catholiques et chez les libres penseurs. L'opinion est toujours faite par eux. Ils enseignent, ils écrivent, ils parlent. Savants, artistes, écrivains, professeurs, ils ont sur les intelligences un empire qu'ils protègent contre toutes les attaques. Les rois de l'opinion catholique ou libre penseuse ne se jetteront pas nombreux dans les sanctuaires de la religion nouvelle. Mais, au début, une minorité suffit. Il faut prévoir des troubles qui ren- dront la propagande facile. Le progrès se fera au prix d'efforts souvent héroïques et de grands sacrifices. C'est ainsi que les religions se propagent.
La libre pensée offrira moins de résistance que le
l'esprit nouveau 129
catholicisme. La religion qui va lui être soumise n'a rien pour l'effaroucher. Une communauté profonde d'idées et de sentiments les réunit déjà. Elles ne sont séparées que par une barrière de mots On la renversera vite. Alors la libre pensée deviendra religieuse, pendant que la religion n'aura qu'à se montrer qu'elle est une libre pensée. Nous verrons bientôt comment cela se fait.
Ces tendances se heurtaient en milieux catholiques à des difficultés insurmontables. Les catholiques ultra- montains sont absolument fermés ; on ne peut rien en obtenir. Les catholiques libéraux, tels qu'ils se sont montrés jusqu'en 1890, ne sont pas moins irréduc- tibles. Ils ont fréquemment erré lorsqu'il s'est agi des droits de l'Eglise sur les sociétés modernes ou de l'ac- cord de la science et de la foi ; mais leur foi est sincère et leur amour de l'Eglise, ardent. Leur libéralisme n'a rien de commun avec celui des néo-protestants des néo-juifs. Pour gagner du terrain d'un côté ou de l'autre, il faudra donc user de diplomatie. La marche en avant, à visage découvert, est impossible. Le procédé courant des sectes peut seul réussir. C'est la méthode secrète ou occulte que la franc-maçonnerie emploie. Elle consiste à proposer ouvertement un but que, de fait, on semble poursuivre, pendant que, en réalité, on en recherche un autre.
Les apôtres du romantisme religieux veulent substi- tuer la religion, c'est-à-dire leur religion à eux, au Catholicisme. Voilà leur but réel et secret. Leur but avoué sera de développer le sentiment religieux, de cultiver les bons sentiments qui en découlent, d'utiliser pour cela le concours des fidèles de toutes les religions et de chercher dans ces religions ce qui les unit et non ce qui les divise. Ils se donnent donc pour les ouvriers d'une union, qu'ils disent nécessaire. Ils font, à droite et à gauche, un pressant appel aux bonnes volontés. Cet appel ne peut être entendu que par des hommes
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d'une certaine culture. Inutile de s'adresser aux esprits vulgaires et à peine dégrossis. Cette tactique demande une disposition à lâcher les vérités et les institutions gênantes. Mais rien n'est aussi commode.
L'habileté et la persévérance des missionnaires de cet Evangile nouveau n'obtiendront que des résultats médiocres, si les événements ne se mettent point de la partie. Ce sont les auxiliaires dont l'homme ne peut se passer. Celui qui s'identifie avec le succès d'une cause n'a qu'à les attendre. Ils ne lui feront que rarement défaut. Sans eux, sa peine serait perdue. La religion nouvelle les vit se mettre à son service. Le grand pu- blic ignorait encore Auguste Sabatier. Les esprits distin- guaient mal le terme des élucubrations religieuses de Renan. Le travail de décomposition qui s'effectuait au sein du protestantisme et du judaïsme restait ina- perçu. Personne ne pouvait avoir la moindre défiance.
La France sortait du Boulangisme. La jeunesse avait montré son dégoût des rengaines quatre-vingt-neuvistes et du parlementarisme ; un idéal patriotique mal défini l'avait soulevée au-dessus d'elle-même. Elle se trouva désemparée au lendemain des humiliations dans lesquelles ce mouvement généreux venait de finir. La grande kermesse de l'Exposition de 1889 la laissa indifférente. On la vit alors prendre deux directions : une partie, découragée, devint anarchiste ; une autre continua sa course à l'idéal, sans savoir où le trouver.
Un écrivain, qui connaissait la jeunesse de ce temps, le vicomte Melchior de Vogué, donna aux sentiments vagues qui agitaient cette jeunesse, une formule heureuse : elle n'a plus foi dans le dogme fondamental des grands principes ', les maîtres qu'elle écoute le plus volontiers lui en ont démontré l'insuffisance parle seul procédé de raisonnement auquel elle soit sensible, la leçon des faits. Elle comprend qu'on chercherait en vain dans tout le monde des idées rationnelles ou rationalistes
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le principe qui peut seul donner un fondement solide à la notion du devoir ; l'humanité ne l'a jamais ressaisi que dans le fort où il réside, dans le sentiment religieux. C'était sensible au Quartier latin.
La Sorbonne officielle, dans le but d'élever le niveau moral de la jeunesse universitaire, avait provoqué la fondation de Y Association gc/icrale des étudiants. Ceux- ci se réunissaient une fois lan en un banquet corpo- ratif. Le ministre de l'instruction publique le prési- dait. Les hauts dignitaires de la Sorbonne prenaient place autour de lui. Cette jeunesse avait une excellente occasion d'entendre un sermon laïque. Elle écouta et elle applaudit les prédicateurs les plus renommés de l'idéal terrestre et de la morale sans Dieu, tels que Renan, Gréard, Duruy, Gabriel Monod, Lavisse. Il y en eut d'autres, capables de donner un enseignement meilleur, par exemple Pasteur et Puvis de Chavannes.
Le plus apprécié était certainement M. Lavisse. Ses homélies débordaient du plus pur esprit sorbonique. J'ai tort d'écrire « homélies ». Ce n'était pas cela. M. Lavisse laissait le monopole des homélies acadé- miques à Renan, qui excellait dans ce genre. La cau- serie convenait mieux à M. Lavisse. Il aimait les étudiants. Cet amour lui imposait des faiblesses. Que n'a-t-il pas sacrifié au besoin de rester populaire chez eux ? Leur société lui faisait oublier son âge ; il devenait un camarade. Au lieu de prêcher, il s'aban- donnait.
Diriger une jeunesse, disait-il, mais ce n'est pas possible; j'ai presque envie de dire que ce n'est pas permis. Après qu'une géné- ration a occupé la scène pendant un quart de siècle et qu'elle a usé des opinions, des idées, des illusions, une autre succède avec des opi- nions, des idées, des illusions nouvelles, et des fils qui ne ressem- blent pas à leurs pères. Cette dissemblance est un effet perpétuel du travail de renouveau qui entretient la vie. Prétendre arrêter ce travail, ce serait folie et très nuisible. On ne dirige pas une jeu- nesse ; on la regarde faire, on la consulte, onTausculte.Et, si on lui parle, ce doit être touiours en respectant les droits de l'avenir.
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La jeunesse n'est que trop gagnée d'avance à ces sentiments flatteurs.
On put croire, en 1890, que ce renouveau allait se faire dans un sens chrétien. Le banquet annuel de r.45- sociation générale eut lieu comme de coutume. Henri Bérenger, son président, occupait la place d'honneur. Jules Ferry représentait le gouAernement. Le vicomte de Yogûé fut l'orateur de circonstance. ^Négligeons Jules Ferry ; sa présence officielle est dénuée d'intérêt. \'ogué et Bérenger doivent retenir toute notre attention. Le premier a publié déjà le Roman russe et ses Remarques sur l'exposition du Centenaire. Dans V « avant-propos » du Ron^an russe, il invitait la jeunesse à s'affranchir d'un réalisme trop lourd, qui clôt devant l'intelligence tout horizon spirituel. Elle n'a qu'à laisser se développer les germes de résurrection dont la présence est trahie par des inquiétudes significatives.
Bérenger fut au nombre des jeunes qui comprirent ce langage. Pour lui, comme pour beaucoup d'autres, Vogué devint un maître. Les témoignages de confiance qu'ils lui prodiguaient montrèrent qu'il avait parlé juste. Ils crurent au besoin de considérer l'Eglise avec sympathie et de lire l'Evangile. Cela leur produisit l'etTet d'une découverte. Mais ils ne découvrirent point la foi. De bons sentiments leur en tenaient lieu. Et c'était déjà quelque chose.
Le vicomte de Yogûé avait devant lui cette foule éveillée et prête à Tapplaudir. Aucune de ses paroles ne devait tomber dans le vide. Il le savait et il parla en conséquence. On eût dit un homme lisant à travers les veux au plus intime des esprits et des cœurs et tra- duisant en une langue harmonieuse et chaude ce que chacun pouvait penser et sentir. La communication d'âme entre l'orateur et l'auditoire fut immédiate et complète. Il semblait que les u cigognes », messagères de la renaissance chrétienne attendue, volaient au-dessus des convives. Les noms des écrivains désignés par
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cette image étaient sur toutes les lèvres. On entendait un bruissement d'ailes.
Ce discours eut l'importance d'un événement. La presse parisienne en augmenta la portée par ses éloges et ses commentaires. Il était arrivé à son heure. Ce succès ne contribua pas peu à fortifier et à multiplier les signes d'une renaissance religieuse. On en exagéra beaucoup le caractère, je m'empresse de le dire. L'ora- teur y invitait par son exemple les journalistes. Cepen- dant il y avait quelque chose. Cette inquiétude était sincère. Le mouvement qui en sortit aurait pu donner des résultats sérieux et durables. Il lui manqua seu- lement des hommes capables de le diriger et de l'en- tretenir. Laissé à ses propres énergies, il devait les user et enfin se disperser pour se perdre. Tout ne fut pas perdu néanmoins.
h' Association générale des étudiants ne suivit pas longtemps. D'autres influences supplantèrent celle de Melchior de Vogué, si bien que, deux années plus tard, Emile Zola fut invité au banquet annuel. On applaudit son discours avec enthousiasme. Ce ne fut pas tout. La même année, les membres de l'Association s'enrôlèrent en grand nombre dans la Ligue démocratique des écoles, qui avait Aulard pour fondateur. Les étudiants de 1892 n'étaient plus, il est vrai, ceux de 1890. De ces derniers, plusieurs restèrent fidèles à leur idéal.
D'autres écrivains, dans toute la force de l'âge et la plénitude de leur talent, marchaient sur les traces de l'auteur du Roman russe. M. Paul Bourget com- mençait avec le Disciple et les Sensations cVltalie une évolution qui devait se terminer dans un acte de foi. Anatole Leroy-Beaulieu allait bientôt dire le besoin qu'avaient les sociétés contemporaines de fraternité religieuse, d'esprit chrétien, d'Evangile. La cour litté- raire qui s'était formée autour de Zola perdait quelques- uns de ses habitués ; Edouard Rode eut, dans le Sens de la vie, la hardiesse de se demander si la foi ne serait
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pas la réponse unique aux curiosités, dont les esprits contemporains étaient assaillis ; Huysmans jetait au public les pages extraordinaires et mystérieuses de son Là-Bas, qui laissait prévoir son En Route. Barbey d'Aurevilly n'avait pas attendu cette date pour découvrir chez l'auteur les premiers signes de son évo- lution. Il crut pouvoir dire, après la lecture d'^ Rebours : Huysmans n'a qu'à se brûler la cervelle ou à se jeter aux pieds d'un crucifix. Cette prévision se réalisa bientôt. Huvsmans fit mieux : il se mit à genoux devant un prêtre pour se confesser. Coppée en avait fait autant. Les signes précurseurs de cette conversion apparaissaient depuis plusieurs années dans ses écrits. L'étude de Bossuet allait mettre Brunetière sur le chemin qui conduit à Rome.
Bourget, Brunetière, Coppée, Huysmans revinrent à l'Eglise dans les annnées qui suivirent 1890. Mais déjà leur é^olution se dessinait. Chacun deux prit la route qui convenait le mieux à son tempérament et à sa tournure d'esprit. Il était suivi par une clientèle littéraire. Leurs lecteurs ne franchirent pas tous la der- nière étape. Mais ils sentaient des préjugés antichrétiens se dissiper les uns après les autres ; ils abandonnaient de plus en plus Voltaire ; un commencement d'amour de l'Eglise et de confiance dans les services qu'on pouvait en attendre leur rendait tout anticléricalisme odieux. C'était un grand bien.
L'exemple de ces convertis illustres a fait porter sur le mouvement qui nous occupe des jugements, dont l'optimisme serait aujourd'hui inacceptable. Ce mou- vement, que l'on appela néo-chrétien, ne méritait pas un tel nom. Pierre Lasserre, qui en a fait une cri- tique judicieuse dans ta Crise chrétienne, est loin de partager ces illusions. Cette jeunesse littéraire, vers laquelle des âmes naïves tournaient leurs espérances et leur admiration, avait une croyance vague, sans adhé-
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sion à une vérité objective. Elle était loin encore de la foi. Elle n'avait même aucune envie de se renseigner sur son objet. Aussi Lasserre ne voyait-il aucune raison de les appeler néo-chrétiens. Le titre de néo... tout court leur siérait mieux. Il avait raison.
Je ne dirai rien des snobs qui s'envolèrent par paquets dans la phalange du iiouveau. C'était du nou- veau ; ils n'en demandaient pas davantage. Ce nouveau réussissait ; cela leur tiendrait lieu de talent. Ces dégénérés et ces impuissants, qui encombrent, sous prétexte de littérature et d'art, les avenues de la pensée, ne comptent pas. Ils sont la foule cependant et l'opinion pense qu'ils existent. Huysmans, dans une page que je vais citer, les a dédaigneusement rejetés vers le rien, d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Le Latin mystique de Rem y de Gourmont, auquel il donna une préface, lui fournit une occasion d'écrire ce qu'il en pensait.
Il paraît que la jeunesse littéraire devient mystique. Ce trait courut récemment dans Paris, et de sagaces reporters s'empres- sèrent de nous annoncer cette étonnante aubaine. Elle nous fut confirmée par d'importants témoins. A cette occasion, quelques icoglans échappés des haras de l'Ecole normale, où l'on n'avait même pas eu la peine de les hongrer, intervinrent pour expliquer le néo-christianisme aux foules. L'un d'eux, une sorte de Suisse, du nom de Desjardins, constata la gestation aérienne de la jeunesse, et dans un opuscule gai intitulé le Devoir présent, il prêcha l'idéalisme gai et prétendit apporter aux endoloris un réconfort.
D'autre part, diverses revues se fondèrent pour proclamer la nécessité d'être mystique. Ce fut alors une pluie de choses pieuses. Les poètes lâchèrent Vénus pour la A icrge et ils traitèrent les Bienheureux comme des nymphes. Toutes ces fariboles seraient, en somme, demeurées stériles, sans intérêt pour les gens qui s'oc- cupent de la santé d'un temps, si le théâtre ne s'en était mêlé...
Husymans finit par ces réflexions toutes de bon sens : l'on ne fait pas de la mystique comme on fait du roman naturaliste, idéaliste ou psychologue. Il faut d'abord et avant tout avoir la foi ; il faut ensuite la cultiver dans une vie propre. Ce vague à l'âme, qu'on appelle
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idéalisme, spiritualisme ou encore déisme, ne saurait en tenir lieu. Ces postulations confuses vers un inconnu, un au-delà plus ou moins trouble, n'ont rien de commun avec la recherche d'une puissance mystérieuse qui domine l'homme. L'àme qui suit cette dernière orienta- tion sait ce qu'elle veut et où elle va ; elle trouve Dieu, pour s'abîmer devant lui, tandis qu'il s'épand en elle.
Ces appréciations purent sembler sévères ; elles res- tent vraies cependant. Les snobs se turent bientôt, car ils ne trouvèrent à écrire ou à parler aucun profit. Leur idéalisme médiocre n'eut pas la force de recruter un public ni de garder quelques curieux. Le sentiment nouveau conserva cependant son énergie chez certains hommes de lettre et des professeurs. Ils se donnèrent l'impression d'avoir une religion, sans néanmoins éprouver le moindre désir de la foi. Le surnaturel n'é- veillait en eux aucune curiosité. Le « vague à l'âme » leur suffisait. Melchior de \ogûé resta pour eux un chef ; mais il leur était de beaucoup supérieur. Le Jour- nal des Débats, désigné à l'avance pour cette fonction, leur servit d'organe officiel ; ses colonnes furent géné- reusement ouvertes à leurs porte-plume. J'en dirai autant de la Revue des Deux-Mondes et de la Revue Bleue. Ils atteignaient par là une bourgeoisie intellectuelle, qui passait pour diriger l'opinion. Mais l'opinion ne suivit pas longtemps. Cette néo-religion n'en était pas une. Ce n'était rien. On a beau faire, l'opinion trouve vite le dégoût d'un pareil néant.
Cette grosse publicité et les éloges qui l'enflaient encore pénétrèrent de leur importance les inspirateurs du néo-christianisme. Non contents de prêcher, ils s'at- tribuèrent une mission que l'on définirait en ces mots : laïciser le christianisme. Je les rencontre sous la plume d'un homme de ces jours, Jean Honcey. Il l'a placé dans un article sur le Réveil de F idée religieuse en France, que la Revue Bleue publia en 1891. En voici le passage important :
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Ce siècle veut vivre, car il espère ; il aime, donc il croira. Il com- mence à s'apercevoir que l'Eglise n'est pas la religion, si la religion se trouve dans l'Eglise... Il fondera une religion indépendante, où il n'aura pas de peine à concilier les aspirations de son cœur avec les besoins légitimes de sa pensée. Laïciser le christianisme, ce serait, après tout, en lui rendant sa forme d'origine, lui rendre aussi sa force et sa vérité premières.
C'était aussi le sentiment de Henri Bérenger et d'autres néo-chrétiens. Ils l'exprimaient chacun dans sa langue et suivant sa tournure d'esprit. On reconnais- sait, à les lire et à les entendre, une doctrine commune. Et cette doctrine est exactement celle que propage depuis longtemps le romantisme religieux. L'absorption de la religion dans un sentimentalisme vague est la même de part et d'autre. On y retrouve les mêmes erreurs, les mêmes illusions, et souvent le même langage. C'est à se demander si le néo-christianisme n'émane point en ligne directe de cette source. Dans tous les cas, il s'est de bonne heure déversé dans son lit au point de con- fondre idées, tendances et personnes. Il y en eut qui tournèrent le dos avec Bérenger à leur idéalisme, pour se jeter dans un autre romantisme, le socialisme anti- clérical, on dira bientôt dreyfusard. Ceux qui demeu- rèrent fidèles au rêve n'eurent plus qu'à joindre leur effort à celui des néo-protestants et des néo-juifs. En le faisant, chacun observa les conditions que lui dictait son milieu social et celui sur lequel il voulait agir.
James Darmesteter envisagea cette situation de son point de vue israélite. Les sensations qu'il en éprouva l'exaltèrent au niveau de ses prophètes. De ces hauteurs, il aperçut les religions de l'avenir. C'est le titre qu'il donna à sa préface des Prophètes cl Israël, publiée clans la Revue Bleue du 3 janvier 1892. L'humanité n'avait qu'à reprendre les vérités libératrices contenues dans les livres prophétiques. Darmesteter se croyait vraisembla- blement appelé à les promulguer de nouveau. Le signe qu'il fit de regarder aux origines d'Israël aurait pu
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sembler le commencement d'un recul. Ce qui eût été ridicule chez des hommes préoccupés d'aller de l'avant. Mais une phrase heureuse permit de vénérer en la per- sonne des prophètes d'Israël des prévoyants et des pré- curseurs. (( En remontant vers eux, l'humanité ne recule pas de vingt-six siècles en arrière ; c'étaient eux qui étaient de vingt-six siècles en avant. )>
Les protestants libéraux triomphèrent. Le mouvement néo-chrétien était pour eux une chance inespérée. Il entraînait au-devant de leurs tendances toute une jeu- nesse. Leurs nouveautés théologiques et les aspirations données pour modernes concordaient. L'audace de leurs maîtres recevait enfm une justification. L'empressement de quelques pasteurs s'explique fort bien. Ils ouvraient simplement les bras à ceux qui leur arrivaient.
^I. Honcey, que j ai cité tout à l'heure, était un pro- testant. Il prêchait le relèvement des individus et de la société par la foi en soi-même et dans le Christ. Mais ce « soi-même » était démesurément agrandi, tandis que le Christ se montrait si rapetissé qu'on ne pouvait le recon- naître. Les guirlandes de mots, d'images habilement disposées autour de sa pensée et de son nom ne trom- paient personne. Ce Christ était inexistant.
Le pasteur Ch. ^^ agner confia sa fortune littéraire et théologique au néo-christianisme. Cela lui réussit. Ce geste livra son nom à la renommée. La génération qui entrait dans la vie en 1892 put lire son livre Jeu- nesse. Il l'avait rédigé pour elle. Comme Darmesteter, il écrit en homme qui voit et qui annonce. C'est le meil- leur moyen d'être cru. Son diagnostic moral de la France est intéressant à relire. Notre pays, déclare-t-il, est à l'âge de la science inductive. Le temps a fait son œuvre. Les vieilles bases sociales craquent et les antiques croyances menacent ruine. Il est urgent de les raffermir, on exerçant un contrôle sévère sur les faits et les idées en- trés comme matériaux dans la structure du vieil édifice. Cette caducité apparente ne déconcerte pas M. ^\ agner.
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Il salue ]a fin de l'hiver et l'arrivée du printemps. Il dégèle et une sève printanière excite la jeunesse. Les cigognes n'ont pas encore fait leur nid. Mais une clarté nouvelle brille dans l'azur des cieux. C'est l'étoile de la France démocratique ; un instant obscurcie devant les menaces brutales et les sarcasmes du vieux despotisme et d'une barbarie renaissante, cette messagère des temps meilleurs se montre enfin à l'horizon.
La jeunesse n'a qu'à prendre les idées et les choses au point où elles en sont. La vie les lui offre toutes faites. Elle verse en elle, sans le moindre effort, le résul- tat de travaux et de luttes auxquels ils n'ont point assisté. A chacun de se l'approprier. La vie continuera ainsi sa marche à travers la génération présente. Ceux qui la reçoivent n'ont plus qu'à la réaliser, en faisant ce qui est en leur pouvoir et en devenant ce qu'ils sont capa- bles de devenir. Leurs expériences personnelles s'ajou- teront, pour les grossir, à celles du passé.
M. le pasteur Wagner complète ses homélies écrites par des définitions. Il présente à la jeunesse le travail analysé plus haut comme le but de la vie, et il assimile à la révélation les fruits de l'union dans une âme de l'expérience du passé et de son expérience propre. Il ne craint pas d'appeler a la foi », cette révélation per- sonnelle que la vie fait à chacun. Dieu a révélé aux hommes, une fois pour toutes, la vérité que la vie leur amène. Il ne recommencera plus. Sa révélation continue avec la vie. Il n'y a qu'à la recevoir à genoux dans le silence de l'âme, sans examen et sans discussion. Cette foi n'implique d'adhésion à aucun corps de doctrine. On ne saurait la démontrer ; l'infini qu'elle poursuit dépasse trop l'intelligence humaine. Le théologien huguenot étale sous les yeux de ses lecteurs des décla- rations, dont l'origine se reconnaît aisément. La théo- logie historique a rapproché l'Evangile primitif de la conscience du temps présent ; cet Evangile dépasse toutes les Eglises qui se réclamcat de lui ; il est dans
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l'avenir plus que dans le passé ; les Eglises particulières ne sont bonnes qu'à préparer l'Eglise universelle.
Le livre de Ch. AA agner a été le premier essai de con- fiscation du néo-christianisme par les romantiques huguenots. D'autres tentatives seront faites par le même pasteur ^'^agne^. par AA . Monod, par Gounelle. Mais leurs efforts réunis auront moins fait, pour effectuer la jonction de ces deux mouvements, que la seule œuvre tliéologique de leur maître à tous, Auguste Sabatier.
Les pontifes de la libre pensée firent aussi leurs avances à cette intéressante jeunesse. On ne lui trouva jamais autant de qualités qu'à cette époque. Le rôle et les instances de M. Desjardins furent très remarqués. Je ne dirai rien du personnage. Les lecteurs le connaissent déjà. Personne ne s'est plus occupé que lui de laïcisa- tion religieuse. Il va jusqu'à souhaiter une « conversion de l'Eglise ». C'est le titre d'un article qu'il publia, en mars et mai 1898, dans la protestante Revue chré- tienne. Il y note avec complaisance les symptômes de cette conversion et il prodigue à ce sujet ses encouragements et ses conseils. La lecture de ces pages est fort suggestive, après tout ce qui s'est passé depuis ^•ingt ans.
M. Desjardins déclare que la religion du Christ cesse d'être immobile ; elle se rajeunit. La voilà qui s'ouvre, en parlant d'amour ; elle intercède pour des foules souf- frantes. Elle met l'accent sur le spirituel, après l'avoir longtemps placé sur le rituel et le politicpie. Ce n'est pas une évolution de surface. Cette poussée vers l'es- prit moderne s'est préparée dans les profondeurs même de l'Eglise. Le clergé a soif de plus de vérité par plus d'amour, comme les hommes de plein air et de libres chemins. Le jeune clergé va au-devant de la démocratie. Les jeunes catholiques bifurquent ; les uns s'en tiennent à la charité et à la résignation ; les autres sont pour la guerre des malheureux contre les heureux. Ces derniers conservent les longues rancunes de leurs petites familles
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si souvent humiliées par les riches. Il Y a parmi eux des hommes d'imagination fougueuse, qui tonnent dans la chaire contre la société et qui font trembler, pour attirer l'attention.
Le Journal des Débats avait eu la primeur de cet article. M. Desjardins s'y trouvait chez lui. De là, il pouvait se faire lire par un public, tout disposé à prendre le néo-christianisme au sérieux. On ne désirait nulle part autant la conversion de l'Eglise. Ses allusions furent comprises. Il voulait faire converger vers une action commune les divers milieux qui avaient accepté le mouvement néo-chrétien. Nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser de son optimisme.
Les lecteurs des Débats avaient pu suivre sa pensée et ses préoccupations dans toute une série d'articles qui furent réunis en volume sous ce titre : le Devoir présent. C'était son programme de laïcisation reli- gieuse. Il le proposa aux néo-chrétiens de toutes prove- nances.
M. Desjardins est un prédicateur laïque. Tout en parlant de gaieté, il cultive le genre ennuyeux. Ce qui le met beaucoup au-dessous de M. Lavisse. Ce n'est pas une première jeunesse qui se groupe autour de lui. Il prêche une religion nouvelle qu'il évite de nommer religion. Elle ressemble à une morale. C'en est une, en effet, qui doit tenir lieu de religion. Il ne l'a pas imaginée. La vieille morale chrétienne lui suffit. Mais il l'a seulement dégagée de toute influence dogmatique. Les dogmes lui répugnent. Nos contemporains les trou- vent sans intérêt. Ils ne prêtent qu'une attention légère à la divinité de Jésus-Christ et à l'existence d'un Dieu personnel. Le problème de la destinée, la justice, la morale, les préoccupent davantage et avec raison. Car, enfm, l'humanité, dont nous sommes, est faite pour quelque chose. M. Desjardins avoue ne point savoir quelle peut être sa destinée. Mais il se console de cette ignorance, en pensant que le devoir y supplée.
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Le devoir est, à ses yeux, la volonté du b volonté est toute personnelle. Ce qui revient chacun veut ce que bon lui semble et fixe son devoir. Chacun est maître de sa morale. I en germe. Il n'a qu'à l'aimer de toute sa puissa la morale agit sur lui ; elle entre dans sa vie. pies sont soumis à cette condition comme les i Les idées morales les agitent et les poussent, d'un héroïsme commun viennent de là. On 5 ainsi la manière toute spontanée dont nos a ont jailli de notre sol chrétien, au moyen â< l'époque des grandes solidarités.
M. Desjardins espère que nous ferons de ces expériences. Il s'efforce de communiquer nesse sa confiance dans l'avenir. Il fait mieux hortant à préparer ce retour, à se créer u idéal, à l'aimer et à le faire aimer, à ouvrir aux effusions mystiques de la vie, à susciter . vements d'opinion, à s'associer aux personne foi au devoir, à procurer la diffusion de ce élaborer un christianisme intérieur et, enfin, i l'avènement de la démocratie.
Le Devoir présent l'emporte sur toutes les 1 qui cherchent à édifier par une explicatior. k tères de la vie et de la mort, tandis qu'il se p paix et Famélioration communes par le dé vélo de la volonté et de l'amour. Les religions son dualistes et le Devoir présent est social. Les mettent le ciel au delà de la terre et au-d( l'homme ; le Devoir présent le place sur ter l'homme et dans sa conscience. M. Desjardin de voir ces caractères sociaux ou collectifs de Sc et de son devoir passer inaperçus. Il les met dence autant que faire se peut, allant jusqu' cet idéal intérieur que chacun doit imposer à 1' Mis en société, ces hommes subissent des ] mystérieuses vers une idée commune. Ainsi
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• Cceuple qui s'unifie et se fonde enfante spontanément sa diiîligion, qui n'est que la conscience (vraie ou illusoire) -mê^e sa destinée ».
1 po Je ne prends pas la peine de signaler les énormités !. Alrue M. Desjardins accumule. Elles s'exhibent toutes ?s pécules, au risque d'exposer le plus simple bon sens à ividios heurts continuels. Sa proposition la plus étonnante s élaourrait bien être celle-ci : La France n'a pas encore pliqouvé sa religion ni pris conscience de sa destinée, klra ''étonnement, je l'avoue, diminue quand on réfléchit à tle i France dont il est question. C'est la France démo- -atique, et non la France... sans qualificatif. Celle-ci )uve.)nnaît sa destinée et elle a pour religion le catholi- 'a jesme ; celle-là pourrait bien, en effet, réclamer une ^ l'eitre religion, qu'elle ignore, et poursuivre une autre lou^estinée, dont elle n'a pas conscience. M. Desjardins cœù fait ses offres de service : il tient à sa disposition et mone religion et la conscience d'une destinée. Il compte uiou' la collaboration des néo-chrétiens pour les lui faire foi, îcepter. Ensemble ils élaboreront le « christianisme cdit'térieur » sans dogme, qui sera la perfection de l'autre, ils chercheront à découvrir, par une expérience con- aon mporaine et quotidienne de ce qui se passe en eux niy autour d'eux, les phénomènes spirituels, que lechris- 3se misme a reconnus de tout temps sous les noms de niei^ché, de rédemption, de grâce, etc. idiv M. Desjardins définit ainsi dans le Devoir présent sa ?iorligion cju'il appellera plus tard à Pontigny un ulira- s ûristianisme. Son but est certainement de la faire dar.cepter par les jeunes néo-chrétiens. Les alliances ne peui font pas peur. Volontiers il collaborera avec 3ral . Wagner et les pasteurs, ses collègues. M. Henri éviérenger sera quelque temps son auxiliaire, malgré îifies tendances plus intellectuelles. Mais ces apôtres de la œrsligion nouvelle se demandèrent quelle attitude les reli- îséeons chrétiennes allaient prendre à leur endroit. Le tou;otestantisme et le judaïsme leur semblaient négli-
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geables. Il n'en fut pas de même du catholicisme. Leurs regards se tournèrent fréquemment vers Rome, et ils suivirent de près toutes les manifestations de la pensée catholique en France. Aucun symptôme ne leur échap- pait. Nous savons les espérances que M. Desjardins avait dans un avenir assez proche. M. Bérenger, qui était, de sa nature, moins optimiste, trouva quelques raisons d'espérer dans un bref de Léon XIII à l'évêque de Grenoble, ^Igr Fava.
Après avoir lu les actes d'un congrès de la jeunesse catholiques tenu en cette ville, le Pape écrivit, entre autres choses, ces lignes : a II est de la prudence chré- tienne de ne pas repousser, disons mieux, de se conci- lier dans la poursuite du bien, soit individuel, soit sur- tout social, le concours de tous les hommes honnêtes. La grande majorité des Français est catholique. Mais parmi ceux-là même qui n'ont pas ce bonheur, beau- coup conservent malgré tout un fond de bon sens, une certaine rectitude que l'on peut appeler le sentiment d'une âme naturellement chrétienne. » Cette lettre est du 2 2 juin 1892. Il n'en fallut pas davantage pour enthousiasmer les néo-chrétiens. L'admiration sans borne qu'ils vouèrent à Léon XIII date de ce jour.
Bérenger se mit à tirer de ces paroles bienveillantes quelques conséquences imprévues :
C'est le dogme de l'Eglise, de cette société mystérieuse et sainte, à laquelle les incrovants sincères et éclairés, s'ils sont avec Jésus, participent eux-mêmes. L'Eglise redevient donc catholique, c'est- à-dire selon tous ; elle groupe autour du Christ toutes les âmes touchées du divin *.
Il y avait du nouveau dans quelques milieux catho- liques parisiens. Ce nouveau provenait en partie des mêmes sources que le néo-christianisme. Desjardins et
I. Bérenger, V Aristocratie intellectuelle, Paris, 1894, in-12, p. 91.
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d'autres le savaient. Plusieurs élèves de l'Ecole normale éprouvaient, eux aussi, le besoin de rajeunir l'Eglise. C'étaient de jeunes hommes pieux, qui voulaient être de leur temps et jouer un rôle. La thèse que l'un d'entre eux, M. Maurice Blondet, soutint, en Sorbonne, le 7 juin iSgS, sur rAction, fit un bruit qui s'est prolongé. Cet Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique jeta des ponts par où de nom- breux catholiques passèrent. Malgré l'obscurité du style et de la pensée, qui ferait prendre l'auteur pour un Alle- mand, il eut un gros succès et il contribua à préparer un néo-catholicisme. Ce fut surtout un acte de récon- ciliation entre le catholicisme et la pensée moderne.
Des ecclésiastiques se firent remarquer dans ces mêmes milieux par l'étendue de leur savoir et l'extra- ordinaire souplesse de leur théologie. Les exécutions sommaires auxquelles ils procédaient dans le Bulletin critique scandalisaient les catholiques orthodoxes. Par contre, la jeunesse intellectuelle appréciait l'esprit de MM. Loisy et Duchesne. C'était l'esprit moderne en habit ecclésiastique. Leur exemple donnait l'espoir des accommodements que la vieille théologie finirait par subir. Les hommes au courant savaient que ces ten- dances gagnaient peu à peu le jeune clergé. Mais ces symptômes échappaient au grand nombre. Aussi l'E- glise passait-elle plus que jamais pour l'irréconciliable ennemie de tout ce que l'on est convenu d'appeler mo- derne. Elle s'obstinait à n'être que l'Eglise du Syllabus. Il paraissait impossible d'obtenir le moindre rappro- chement, aussi longtemps que durerait cette prévention. Le seul moyen de la faire disparaître ne serait-il pas de lui en substituer une contraire ? Des hommes exercés dans l'art de manier l'opinion l'entreprirent ; nous verrons avec quel succès.
Nous sommes à l'époque du ralliement. L'échec du Boulangisme avait été, pour la cause royaliste et cou- les RELIGIONS LAÏQUES lO
1^6 LES RELIGIONS LAÏQUES
servatrice, un désastre. Rome la jugea irréparable. Les vaincus ne sont appréciés nulle part. La prudence con- seillait une nouvelle orientation politique. On crut nécessaire de tirer parti du fait républicain. Un pareil chano-ement d'attitude dans un gouvernement ne simprovise jamais. Il fallut donc préparer les esprits de longue main. La foule alors ne s'en aperçut pas. Il importait de lui laisser tout ignorer. Les hommes avertis prenaient un malin plaisir à noter jour par jour les signes précurseurs de l'évolution. C'est ce que fit Spuller. M""^ Juliette Adam a fait connaître cet admirateur de Lamennais, qui avait trouvé sa place dans l'entourage de Gambetta. L'anticléricalisme farou- che de ses amis n'avait jamais eu de prise sur ce libre penseur vraiment libéral. Ses antécédents et son carac- tère le prédisposaient en faveur du néo-christianisme, et surtout de la nouvelle orientation que le Saint-Siège don- nait à sa politique. Le journal la République française publia ses impressions, de 1890 à 1892. Ses articles ont été réunis en un volume : rEvolution politique et sociale de F Eglise '.
D'après Spuller, l'Eglise comprendrait que c'en est fini des idées monarchiques et que la démocratie est la forme nouvelle et peut-être définitive des sociétés. Aussi la voit-on s'accommoder, avec une souplesse extraordi- naire, aux temps et aux circonstances et commencer par se donner à elle-même les transformations indis- pensables. Le philosophe et l'historien, qui l'observent, se reprennent d'admiration pour son génie politique et social. Cette évolution de l'Eglise romaine est, sans aucun doute, l'événement capital du xix*' siècle. Elle a pour effet l'éclosion chez les catholiques d'un u esprit nouveau » .
\J Esprit nouveau, voilà la formule heureuse que l'on attendait. C'est Spuller qui l'a trouvée. Elle eut la
I. Paris, Alcan, 1890, in-i6.
l'esprit nouveau i47
bonne fortune de plaire à droite et à gauche. Son propre succès l'imposait aux néo-chrétiens comme la meilleure formule de leurs espérances. Ils pouvaient croire que l'Eglise éprouvait elle-même le besoin de se réconcilier avec le siècle. Il ne leur en fallait pas davantage. Spuller n'était pas seul à parler ainsi. Anatole Leroy- Bcaulieu répétait les mêmes choses en termes différents. On lut beaucoup à cette époque un livre de lui : la Papauté, le Socialisme et la Démocratie.
L'opinion émise par ces écrivains se propagea dans les cercles libéraux. Leurs habitués célébrèrent plus haut que jamais le génie du grand Pape qui venait de faire à l'Eglise cette révélation. Ces hommages intéres- sés, qui n'ajoutaient rien aux actes du Saint-Siège, con- tribuèrent à égarer l'esprit public.
Le néo-christianisme dura quelques années seule- ment. Ce ne pouvait être que la première phase d'une évolution. Il se produisit autour de l'Ecole Normale et de la Sorbonne, pour s'étendre aux jeunes vassaux de certains seigneurs de la féodalité littéraire et universi- taire. Ce fut une affaire d'intellectuels. Mais ces intel- lectuels comptaient bien servir d'organes pensants à notre démocratie. Leurs tendances à la fois religieuses et morales les portaient vers la philosophie, l'exégèse, l'histoire des religions, des origines chrétiennes ou des dogmes et la politique. Dans ces divers domaines de leur activité intellectuelle, ils trouvèrent des maîtres et ils cultivèrent un idéal. D'autres qu'eux pouvaient se mettre à l'école de ces maîtres et communier à cet idéal. En le faisant, ils collaboreraient à la formation du christianisme intérieur et à la laïcisation du christia- nisme.
L'Eglise allait-elle s'y prêter.'* Quelle serait l'attitude des catholiques ?
CHAPITRE IX IMPORTATIONS AMÉRICAINES
Un prêtre, qui crut pouvoir exercer dans les milieux jeunes une bonne influence, M. l'abbé Klein, renseigna les catholiques de France sur ces nouvelles tendances en religion et en littérature ^. Il était aussi jeune d'âge et d'esprit que ceux auxquels il voulait intéresser ses lec- teurs. Son talent précoce et sa candeur lui conquirent de nombreuses sympathies. La renommée le'combla vite de ses faveurs. Le Correspondant le traita comme l'un des meilleurs représentants du clergé français. Il avait la confiance d'un nombreux public.
En 1892, M. Klein était jeune. Il comprit qu'une grande réserve lui était nécessaire. On le voit à la lec- ture des chapitres de son livre consacrés aux néo-chré- tiens. Sa pensée personnelle ne parvient pas à se déga- ger. Mais M. Joiniot, vicaire général du diocèse de Meaux, qui a honoré son livre d'une préface, n'a pas les mêmes raisons de se montrer timide.
Le tableau qu'il esquisse de notre situation intellec- tuelle nous livre ses propres sentiments.
Les croyants et les incroyants apparaissent sous la forme de deux légions ennemies. L'observateur dis- tingue en chacune d'elles deux corps. Chez les croyants, ce sont les conservateurs et les jeunes ; chez les in- croyants, les irréductibles et les esprits larges. Les con-
I. C'est le titre d'un livre qu'il publia chez Lecoffre en 1892.
niPORT AT10>'S AMERICAINES 1^9
servateurs et les irréductibles appartiennent à la généra- tion qui s'en va ; ils sont négligeables. L'attention se porte tout entière sur les deux groupes jeunes et lar- ges ; ces deux qualificatifs conviennent à l'un et à l'au- tre. Les jeunes croyants veulent communiquer au monde nouveau qui se lève les vérités dont ils ont le dépôt. Ils recliercbent ce qui unit et non ce qui divise. C'est le seul moyen de souder le présent au passé et de donner l'équilibre à l'arche nouvelle, en la lestant de toute la sagesse des ancêtres. Ils ont l'ambition de pétrir la société en fermentation avec le levain de l'antique et éternelle vie. J'emprunte ces métaphores à M. le vicaire général de Meaux.
Les jeunes incroyants se tournent vers ce qui fut pour y découvrir ce qui serait à prendre. Peut-être trouve- ront-ils du bon dans les vieilles croyances, après les avoir dépouillées de leurs formes périssables. Les credo mo- dernes, les principes et les codes nouveaux, leur parais- sent discutables. Le désarroi des âmes et la faillite des doctrines les poussent à demander à l'antique foi un peu de lumière et une consolation. Ces jeunes cons- tituent une élite intellectuelle et morale ; étant la pen- sée et la vertu, ils seront les dirigeants de demain. 11 faut donc les prendre au sérieux. Et M. Joiniot résume ainsi les impressions que son tableau réalise : « C'est entre les tenants de la foi traditionnelle ouverte à la pensée moderne, d'une part, et les tenants de la pensée moderne en quête d'une foi, d'autre part, que se fera l'union, que sera signé le traité de paix des âmes. » L'avenir est là.
Combien de prêtres, en lisant ces pages, sentirent naître en eux et se développer l'optimisme dont elles dé- bordent. Ces sentiments bénéficièrent de tout ce que l'on fit alors pour entraîner les Français à la politique du ralliement. Les développements oratoires dans les- quels le comte Albert de Mun plaça son ordre de tour- ner à gauche y furent pour beaucoup. Les volontés
l50 LES RELIGIONS LAÏQUES
romaines sévirent ainsi, dès les premiers jours, altérées et dépassées. La belle encyclique de Léon XIII sur la Condition des ouvriers reçut elle-même les interpréta- tions les plus fantaisistes. Le ralliement, qui était une simple tactique, prit l'importance d'un grand acte doc- trinal. Il faut voir chez M. Klein les conclusions aux- quelles on aboutit avec ce système.
L'intérêt de l'Eglise et de la démocratie exige l'alliance de ces deux grandes forces, et nous voyons la première faire des avances à la seconde ^.
Et dix pages plus loin il ajoute :
Tout entière, d'ailleurs, cette encyclique, dont la publication est un des plus grands événements de lliistoire religieuse, se dresse comme un exemple et une preuve à l'appui de l'idée que nous défendons '^.
Il salue donc le vent de Pentecôte qui a passé sur TEglise de France, secouant à les briser ses rameaux vieillis, dispersant les branches mortes, ramenant à l'air, au soleil, à la vie, ses tiges vertes et jeunes. Il rappelle avec une émotion pieuse la réception triomphale des ouvriers au Vatican, les honneurs royaux qui leur furent rendus. La foule des travailleurs prenait la place du cortège des souverains du passé. C'était la ren- contre solennelle du chef de l'Eglise et des envoyés du peuple la mise en œuvre de l'encyclique et l'inaugura- tion pratique d'un temps nouveau ^.
Le bon abbé Klein nous introduit dans un roman- tisme social où les surprises ne vont pas manquer. Nous y verrons le droit divin passer des anciennes monarchies à la démocratie. On nous prêchera les affinités de la dé- mocratie et de l'Eglise. Ce ne sera pas tout. Il existe aussi
1. youvelles tendances en religion et en littérature^ iio.
2. Ibid., I20.
3. M. de Mun avait dit cela et d'autres choses encore dans un dis- cours à Lille. Ibid., p. 107.
IMPORTATIONS AMERICAINES l5l
des affinités entre le romantisme social et le romantisme religieux. On passe aisément de l'un àl'autre.Les affinités découvertes entre la démocratie et l'Eglise feront naître l'espoir de démocratiser le catholicisme. Or la démocratie n'est qu'une des tendances dites modernes. Ces ten- dances sollicitent à des rapprochements en domaine religieux. L'histoire des religions, des origines chré- tiennes, des dogmes, l'exégèse, la philosophie, offrent un terrain commun, favorable aux conciliations. Les néo-chrétiens sont disposés à ces rencontres. Ils ont déjà avec les jeunes croyants que M. le vicaire général Joiniot leur a présentés une tendance commune, la démo- cratie. Les conversations peuvent commencer par là.
Il y aurait beaucoup à faire pour accréditer la démo- cratie auprès des catholiques de France. On ne réussi- rait qu'en les entraînant à leur insu. Les hommes se font rarement eux-mêmes une opinion. Ils préfèrent la recevoir toute faite. Inutile de s'adresser à leur raison. Gela leur demanderait un effort. On aboutit mieux et plus vite en les suggestionnant. Il n'y a pour le faire qu'à leur ménager une série d'impressions ; avec les mises en scène que facilitent les ressources d'une grande capitale et la publicité des journaux à gros tirages, c'est la chose la plus facile du monde. Les gens vont d'eux- mêmes à l'appât des curiosités satisfaites et des succès réels ou fictifs. Rien ne les impressionne autant que les apparences du nombre et les semblants de l'intelli- gence. Ils veulent en être.
La France vit commencer, en 1892, toute une impor- tation d'idées américaines. Il y eut une réclame organi- sée et conduite avec beaucoup d'art. L'exposition ne laissa rien à désirer. Cela devait prendre. Car le Fran- çais est hospitalier pour les idées et pour les hommes. Il écoute avec plaisir et il applaudit par courtoisie ce qu'on lui porte de l'étranger. Les gens et les choses de l'Amérique du Nord piquent davantage sa curiosité. Les Etats-Unis sont la patrie des fortunes gigantesques
102 LES RELIGIONS LAÏQUES
et des illusions colossales. Notre langue et notre art y sont fort appréciés. On aime beaucoup entendre et Yoir à ]New-\ork, à Chicago, à Saii-Francisco, les célé- brités littéraires françaises. Ceux que les Américains ont applaudis consacrent volontiers à leur louange et à celle de leur pays un volume ou quelques articles. L'Amérique est ainsi devenue plus intéressante encore.
En réalité, les Français la connaissent fort peu. Cela met à l'aise pour leur en parler. C'est une terre immense, que ses habitants n'ont pas achevé de con- quérir. Il y a de tout, même en fait de religion. Aussi M. Desjardins est-il autorisé à y chercher quelques types de son christianisme intérieur. 11 croit nécessaire d'initier au préalable ses compatriotes à la connaissance de ce pays. Cela contribuerait à promouvoir le renou- veau qui se prépare en France.
^I. Desjardins ne se trompe pas et M. l'abbé Klein ignore les caractères du modèle qu'il veut offrir au- tour de lui. Les Américains n'envisagent pas, en règle générale, la question religieuse sous le même jour que nous. Les divergences qui séparent les confessions reli- gieuses s'atténuent à leurs yeux. L'ensemble de ces con- fessions leur paraît constituer une religion américaine. Cette religion prétend s'occuper de la société plus que des individus ; elle est plus curieuse de l'humain que du surnaturel. On la dit. pour cette double raison, sociale et positive. Elle veut se justifier par des services rendus et non se prévaloir d'un droit divin. Elle s'occupe du futur moins que du présent. Elle enseigne à vivre, non à mourir. C'est une école d'énergie. M. Henry Bargy les résume en une ligne : « C'est une religion de l'humanité, greffée sur le christianisme ^. ))
Les catholiques s'en font une tout autre idée. Mais ce n'est pas eux que l'étranger remarque en arrivant.
I. La religion dans la sociclé aux Etats-Unis. Paris, Colin, 1907, in-i8.
TMPORTATIO:VS AMERICAINES l53
Les communautés protestantes et les religions laïques attirent plutôt son attention. M. Desjardins n'a pas besoin d'autres modèles pour organiser son christia- nisme intérieur.
Quelques membres du clergé américain doivent subir l'influence du milieu et étendre plus que de raison la communion des saints, par-dessus les fossés que l'héré- sie a creusés. Leur notion de l'Eglise s'en ressent. Ils tendent à l'américaniser. Vers ce temps, l'archevêque de Saint-Paul, Mgr Ireland, eut l'ambition de faire en- trer le catholicisme dans la civilisation américaine plus avant que le protestantisme. C'était opportun et fai- sable. Les Américains prenaient conscience de leur unité nationale. Le sentiment pratriotique s'éveillait. Il y avait lieu de mêler à ce réveil un sentiment religieux. Qui allait le faire ? Le protestantisme, dispersé en sectes multiples, était impuissant. Le catholicisme surpassait par le nombre de ses fidèles les principales confessions protestantes. C'est dans ces circonstances que l'arche- vêque de Saint-Paul se fit l'apôtre du patriotisme. Il avait déjà une grande célébrité. C'était un gentleman et un orateur. Les hommes politiques et les hommes d'affaire en faisaient le plus grand cas. Il passait pour avoir les idées larges. Il réussissait mieux que personne à calmer les grèves des ouvriers irlandais. Les entre- preneurs et les industriels lui témoignaient leur grati- tude par des largesses royales. Son séminaire et les œuvres diocésaines en profitaient.
Mgr Ireland venait d'acquérir un titre nouveau à l'ad- miration de ses compatriotes. Son intervention, jointe à celle du cardinal Gibbons, avait sauvé d'une condam- nation romaine les Chevaliers du travail. Ce n'était pas encore assez. Un triomphe obtenu en France, à Paris surtout, par un homme et une cause d'Amérique, con- sacrerait l'un et l'autre pour longtemps. L'opinion, pour régner là- bas, se voit contrainte de passer en Europe.
l5/i LES RELIGIONS LAÏQUES
Les amis et les admirateurs de l'archevêque de Saint- Paul le savaient. Ils tireraient chez eux une force extraordinaire d'un succès parisien, s'il pouvait l'obte- nir. Il l'eut.
C'était le iSjuin 1892. L'archevêque de Saint-Paul revenait de Rome. Sa présence à Paris fit espérer aux chrétiens, en quête d'un nouvel ordre de combat, une parole vivante et lumineuse. Pour leur procurer la satis- faction de l'entendre, une conférence fut organisée dans la grande salle de la Société de géographie. L'orateur avait à sa droite le vicomte Melchior de Yogiié, de l'Académie Française, et à sa gauche le comte Albert de Mun. Les membres du comité d'initiative l'entou- raient. On remarqua M. Henri Lorin, qui sera désor- mais l'un des ouvriers les plus actifs de la propagande démocratique, et M. Max Leclerc^ auteur d'un livre sur le>!, Crises économique et religieuse aux Etats-Unis en 1890 ^ et qui, devenu directeur de la puissante maison d'édition Colin, a travaillé à la même propagande dans un milieu différent avec autant de succès.
Ln auditoire d'élite était prêt à tout applaudir. Il y avait une vingtaine de membres de l'Institut, des députés, des sénateurs, des professeurs de grandes écoles, du jeune clergé. La presse était largement représentée par le Correspondant, la Revue des Deux Mondes^ l'Univers, la Croix, le Figaro, le Monde, le Petit Journal et les Débats. Mgr Ireland fit acclamer par ce noble et riche auditoire parisien la démocratie, gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. De son dis- cours, étincelant d'esprit et plein de renseignements curieux sur les hommes et les choses d'Amérique, je note deux passages seulement ; ils donnent à tout le reste leur propre saveur : a Qu'était, à ses débuts, le Chris- tianisme P Une véritable démocratie. » Le commentaire qui explique cette proposition resta inaperçu. « Je dois
I. Paris, Pion, 1891, in-12.
IMPORTATIONS AMERICAINES l55
dire que j'ai dans mon cœur un vif sentiment de recon- naissance pour le grand pays qui est cause que la Répu- blique fut canonisée par Léon XIII. »
Quelques jours plus tard, l'archevêque de Saint-Paul présidait le banquet des étudiants catholiques du cercle du Luxembourg. Dans son toast, il leur donna, entre autres conseils pratiques, celui de prendre leur parti de la démocratie : « Voici devant vous l'océan, et cet océan se nomme la démocratie; et si vous voulez voguer sur cet océan, il faut apprendre à naviguer sur les va- gues de la démocratie ^ »
A partir de juin 1892, les jeunes croyants français, qui sollicitaient à bras ouverts les néo-chrétiens, choisi- rent pour docteur et pour guide Mgr Ireland. Il per- sonnifiait cette Eglise américaine, dont les aspirations étaient les leurs. Nul ne les a formulées en termes plus éloquents. M. l'abbé Klein, après un voyage aux Etats- Unis, publia quelques-uns de ses discours. Deux peuvent être pris pour des discours programmes : l'Eglise et le siècle et /ePro^/Y^s /i«/?7am. Le premiei^estde beaucoup le plus important. Son titre est devenu celui du recueil. Je ne garantis pas que toute la pensée de l'archevêque de Saint- Paul s'y trouve, et encore moins que ce soit l'expression fidèle des sentiments de l'épiscopat américain. Je traite non des Eglises américaines, mais d'une importation américaine. Ce qui n'est pas la même chose, puisque l'importateur a fait son choix.
M. Klein, qui est importateur, offre à ses amis l'Eglise et le siècle comme l'expression exacte de sa propre pensée. « Ce que dit ici cet archevêque, nous le disons comme lui ; ce qu'il croit, nous le croyons ; nous voulons ce qu'il veut. Nous demandons que vous nous jugiez d'après lui ; c'est notre droit, puisque
I . L'Eglise et le siècle. Conférences et discours de Mgr Ireland, publiés et traduits par M. Klein. Paris, Lecoffre, io« édition, 1907, in-i6.
l56 LES RELIGIONS LAÏQUES
nous faisons notre ce qu'il pense. )) A son exemple et en appliquant sa doctrine, ils travaillent à la réconci- liation de FEglise et du siècle. Il ne saurait être ques- tion de faire remonter le Tsiagara dans le lac Erié.
L'Eglise au siècle et le siècle à l'Eglise! C'est la plus chère devise de Mgr Ireland, continue le traducteur. Ce sera la nôtre également. Nous sommes prêts à le suivre et à dire avec lui : En dépit de ses défauts et de ses erreurs, j'aime mon siècle ; j'aime ses aspirations et ses résolutions ; je me complais dans ses actes de valeur, dans ses industries et dans ses découvertes. Je le remercie de sa large bienfaisance enversmes compagnons, envers le peuple plutôt qu'en- vers les princes et les prétendants. Je ne cherche pas à remonter vers le passé à travers l'océan des âges. Je regarderai toujours en avant. Je crois que Dieu entend que le présent soit meilleur que le passé, et l'avenir meilleur que le présent.
Les illusions du progrès indéfini ont émigré par delà l'Océan. Les cerveaux américains s'en sont encombrés, on le voit, autant que les tètes françaises.
Ce fameux discours contient d'autres déclarations, qui allèrent chez nous de presbytère en presbytère, de col- lège en collège, grâce à M. Klein. Je me borne à celle-ci :
C'est le siècle de la démocratie, où les peuples, fatigués du pou- voir illimité des souverains, deviennent souverains à leur tour, et exercent plus ou moins directement le pouvoir qui leur a toujours appartenu en principe de par la volonté de Dieu. Le siècle de la démocratie ! l'Eglise catholique, j'en suis certain, ne craint pas la démocratie, cette efflorescence de ses principes les plus sacrés d'éga- lité, de fraternité, de liberté de tous les hommes dans le Christ et par le Christ. Ces principes se lisent à chaque page de l'Evangile *.
En transcrivant ces lignes, je me rappelle les épiso- des de la dernière campagne électorale aux Etats-Unis pour la nomination du Président de la République. C'est la démocratie réelle. La démocratie de Mgr Ire- land n'existe que dans la région des mythes.
I. U Eglise elle siècle^ lii.
IMPORTATIONS AMÉRICAINES ib"]
Lisons encore :
Du nouveau ! tel est le mot d'ordre de l'humanité, et renou- veler toutes choses est sa ferme résolution... Le moment estoppor- tun pour les hommes de talent et de caractère entre les fils de l'Eglise de Dieu. Aujourd'hui la routine de l'ancien temps est fatale ; aujourd'hui les moyens ordinaires sentent la décrépitude de la vieillesse ; la crise demande du nouveau, de l'extraordinaire ; et c'est à cette condition que l'Eglise catholique enregistrera la plus grande de ses victoires dans le plus grand des siècles histo- riques 1.
Et encore :
Je prêche la nouvelle croisade, la plus glorieuse des croisades ; l'Eglise et le siècle ! unissons-les, au nom de l'humanité, au nom de Dieu. L'Eglise et le siècle ! mettez-les en contact intime ; leurs cœurs battent à l'unisson ; le Dieu de l'humanité opère dans l'un, le Dieu de la révélation surnaturelle opère dans l'autre ; dans tous deux, c'est le seul et même Dieu -,
Néo-chrétiens et jeunes croyants tressaillent d'en- thousiasme et d'émotion à la lecture de ces paroles et en entendant les commentaires chauds qu'elles re- çoivent. M. Frédéric Boudin fonde, pour s'en inspi- rer, une Linion progressive de la jeunesse catholique. H. Bérenger sent l'optimisme le gagner. Il admire plus que jamais l'Eglise, le symbolisme de ses rites et de ses cérémonies ; il apprend ce qu'elle contient de vénérable dans sa forme, héritée des Hébreux et des Hellènes : l'essence d'antique humanité qui l'imprègne d'enthousiasme. Elle est le plus incomparable monu- ment de la religion universelle. Qu'elle exauce donc les vœux du siècle, en faisant une paix véritable, et le siècle ne la niera plus ^.
Enfin tout un clergé prépare l'avènement de la cité future, qui suivra cette réconciliation glorieuse. C'est
1. L'Eglise et le siècle ^ p. 27.
2. Ibid., p. 87.
3. Bérenger, la Conscience nationale^ p. 106.
l58 LES RELIGIO'S LAÏQUES
l'abbé Garnier avec son journal républicain le Peuple français, l'abbé Naudet avec la Justice sociale et plus tard le Monde, Fabbé Brugerette avec l'Auvergne libre, l'abbé Dabry, l'abbé Lacroix, le futur évêque de Mou- tier, avec la Revue du clergé français. J'en oublie, qui seraient tout aussi inconnus sans ces agitations causées par lesnéo... de toutes sortes. 11 y en eut, avec ou sans feuille, dans de nombreux diocèses. Leur nombre ne fit que s'accroître. Ils essayèrent de se don- ner une organisation. Le congrès sacerdotal de Bourges, en 1900, marqua l'apogée de leur développement. Des laïques, parmiîesquels plusieurs universitaires, leur don- naient un concours utile. M. Fonsegrive, entre autres, dirigea leurs intelligences avec sa revue la Quinzaine. Ce nouveau clergé, je m'empresse de le dire, ne représente pas plus les Eglises de France et leurs prêtres que le clergé américain de l'abbé Klein les prêtres et les Eglises des Etats-Unis. Le type de ce clergé moderne est M. l'abbé Lemire. Il devient son chef et son modèle. La souveraineté que les urnes électorales de la circonscription d'Hazebrouck ont versée sur sa tête et ses épaules accroît son prestige et recommande ses disciples. Ce n'est pas un docteur cependant. Mais d'autres auront des idées pour lui. L'hospitalité géné- reuse et habile de M. Henri Lorin lui fournira les moyens de rencontrer ceux qui en ont. Ce rôle caché, dont ce ^Mécène discret voudra bien se contenter jus- qu'à l'ère des Semaines Sociales, lui permettra d'exercer sur ces éléments nouveaux une influence considérable et souvent décisive. On ne soupçonne pas ce qui s'est fait ou préparé chez lui.
Ces ouvriers de la Cité future avaient besoin d'une mystique. Car l'homme, sans mystique, ne fait rien de durable. M. l'abbé Klein lui en rapporta une d'Amé- rique. Elle était nouvelle aussi. Son docteur, le père Hecker — un saint dont il fit la découverte — avait
IMPORÏATIO^JS AMÉRICAOES iBq
réalisé dans sa vie et ses œuvres ce catholicisme améri- cain, que l'archevêque de Saint-Paul idéalisait par son éloquence. Le clergé français aurait en hii le maître qu'il attendait, le Vincent de Paul du xx'' siècle. M. Klein se réserva l'honneur de manifester aux prêtres ce grand élu de la Providence, ce maître qui enseigne à plusieurs générations humaines la tache qui leur in- combe. Il le met parmi les mystiques, au premier rang, après sainte Thérèse. C'est le type du prêtre moderne, tel qu'il le faut à l'Eglise pour regagner le terrain perdu par le fait du protestantisme et de l'in- crédulité contemporaine. Sa vie aide à comprendre l'état présent de l'humanité et les conditions actuelles du progrès de l'Eglise. Elle montre dans la pratique la formation et l'attitude intime d'une âme sacerdotale, soucieuse d'agir sur les temps qui commencent.
Que de choses nouvelles chez le Père Hecker I D'a- bord sa notion de la vie religieuse. Son religieux, le Pauliste — nom de la congrégation dont il est le fon- dateur — est un chrétien qui cherche la perfection chrétienne, compatible avec les traits caractéristiques de sa propre nature et avec la civilisation particulière de son propre pays : il agit sous l'action intérieure de l'Esprit-Saint ; il s'adapte à la marche du siècle vers la liberté et l'indépendance personnelle ; son indivi- dualité ne saurait être trop puissante.
Et cette confiance en soi, que déguise assez mal une théorie sur l'action de l'Esprit-Saint dans les individus ! Cette action, jointe à une coopération plus vigoureuse de la part de chaque fidèle, doit élever la personnalité humaine à une intensité de force et de grandeur, qui assurera dans l'Eglise et la société une ère nouvelle. L'imagination aurait de la peine à concevoir ce que sera cette cité future.
Ce sentiment aboutit à la prédominance des vertus, dites actives, sur les vertus, dites passives. On donne ce dernier qualificatif aux vertus surnaturelles d'hu-
l6o LES RELIGIONS LAÏQUES
milité, d'obéissance, de reuoncement. Les vertus actives sont celles qui assurent le plus grand dévelop- pement possible de l'humanité ; elles répondent mieux aux exigences des tempéraments démocratiques.
Le type de dévotion et d'ascétisme sur lequel se forment les catho- liques n'est bon qu'à réprimer l'activité personnelle, cette qualité sans laquelle, de nos jours, il n'y a pas de succès politique possible. L'énergie que réclame la politique moderne n'est pas le fait d'une dévotion comme celle qui règne en Europe ; ce genre de dévotion a pu. dans son temps, rendre des services et sauver l'Eglise ; mais c'était surtout lorsqu'il s'agissait de ne pas se révolter.
Ce mélange de politique et de mystique n'est pas banal.
C'est une mystique anglo-saxonne, disposée à prendre toutes les aspirations modernes, en fait de science, de mouvement social, de politique, de spiritisme, de reli- gion, pour les transformer en moyens de défense et de victoire. Elle devait obtenir immédiatement les suf- frages des Français déjà nombreux que les directions de l'abbé de Tourville et bientôt un livre de Demolins livraient à la supériorité des Anglo-Saxons. Le P. Hecker a des vues assez étranges sur l'infériorité des Latins. Leur mission dans l'Eglise aurait pris fin au concile du Vatican. Les Cclto-Latins entrent en scène; leur mission sera de naturaliser le surnaturel, tandis que les Saxons auront à surnaturaliser le naturel. L'au- teur de ces pensées originales commence par s'égarer dans un naturalisme troublant. Ses dires et ses actes relatifs à l'accès des rationalistes dans l'Eglise s'ac- cordent mal avec les enseignements de la théologie. Car il ne peut être question d'abolir les douanes ecclésias- tiques en leur faveur. L'honnêteté humaine et les qua- lités intellectuelles, morales ou politiques, ne tiendront jamais lieu d'honnêteté religieuse chez un non-catho- lique, qu'il soit protestant ou sans aucune religion.
Le P. Hecker ajoute une importance capitale à tout
IMPORTATIONS AMERICAOES l6l
ce qui concerne la dignité de l'homme ou révolution de la grâce du Christ. Quant aux subtilités de la théologie, il ne leur trouve aucun intérêt. Sa théologie, comme sa mystique, pourrait bien n'être valable qu'en démocratie. Des déclarations comme la suivante lui donnaient une garantie aux yeux de nos jeunes croyants :
La forme gouvrrnementale des Etats-Unis est préférable à tout autre povir les catholiques. Elle est plus favorable que d'autres à la pratique des vertus, qui sont les conditions nécessaires du dévelop- penient de la vie religieuse dans Thomme. Elle lui laisse une plus grande liberté d'action, par conséquent lui rend plus facile de coopérer à la conduite du Saint-Esprit. Avec ses institutions populaires, les hommes jouissent d'une plus grande liberté pour l'accomplissement de leur destinée. L'Eglise catholique sera donc d'autant plus florissante dans cette nation républicaine que les représentants de l'Eglise suivront de plus près dans la vie civile la doctrine républicaine.
La Vie du P. Hecker par M. l'abbé Klein eut un gros succès, ha. Revue du clergé français, en publiant sa préface, recommanda le livre à sa clientèle nom- breuse et influente. La Quinzaine y alla d'un article des plus élogieux. Le Correspondant en eut un du comte de Chabrol. Ce fut dans toute une presse le même concert d'éloges que pour le discours de Mgr Ire- land. L'opinion se trouva, du coup, gagnée. Mais l'abbé Klein s'était engagé sur un terrain dangereux. Les théologiens se le réservent. M. l'abbé Maignen, dans la Vérité française, et M. l'abbé Delassus, dans la Semaine religieuse de Cambrai, commencèrent un examen théologique de cette nouvelle importation amé- ricaine. M. l'abbé Périès, qui en savait la provenance, en avait d'abord signalé le danger. On prit l'habitude de la désigner d'un mot, V Américanisme, qui lui est resté. Ceux qui veulent se mettre au courant de cette polémique n'ont qu'à lire les études de M. Maignen sur V Américanisme : Le P. Hecker est-il un saint ^ ?
I. Paris, Retaux, 1898, in-iô.
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et le livre de Mgr Delassus, l'Américanisme et la conju- ration antichrétienne ^. L'Américanisme - de M. Hou- tin fait entendre un autre son de cloche.
Le Saint-Siège ne pouvait garder le silence. Mais, avant de se prononcer sur la valeur d'une doctrine, il attend qu'elle ait mûri. On peut alors la saisir en quelques formules précises. Cela demande du temps et du travail. Les jugements des congrégations romaines échappent ainsi au reproche de précipitation.
Pendant ce temps, l'Américanisme se mêla si bien aux tendances d'une partie du clergé qu'il survécut aux effets d'une condamnation. Il circule encore par fragments à travers la littérature démocratique. La lettre Testem benevolentiœ, par laquelle Léon XIII le condamna, est du 22 janvier 1899. Voici les erreurs proscrites dans ce document : certains dogmes doivent être passés sous silence ou modifiés : il faut adapter la discipline de l'Eglise aux temps et aux lieux et détendre les liens qui rattachent les fidèles à l'autorité ecclésiastique ; l'Esprit-Saint suffit à la conduite des âmes et la direction extérieure de l'autorité est inutile ; les vertus naturelles sont mieux appropriées aux temps présents que les vertus surnaturelles ; les vertus actives doivent être préférées aux vertus passives ; les vœux de religion sont opposés au génie de notre temps.
Les néo-chrétiens avisés n'attendirent pas cette condamnation pour prendre un parti. On leur avait fait espérer que l'Eglise allait enfin se prêter à une réconciliation avec le siècle. Des prêtres et des laïques s'en portaient garants, après avoir adopté eux- mêmes les tendances et les idées neuves. Leurs affirma- tions se grossissaient de tout le bruit fait pour accré- diter les importations américaines. Mais impossible de
1. Lille, Desclée, 1899, in-12.
2. Paris, 1908, in-12.
IMPORTATIONS AMERICAINES l63
reconnaître là un acte, une parole quelconque enga- geant l'Eglise. Elle gardait toujours la même réserve. Un observateur n'avait aucune peine à découvrir ce que cachait, dans de telles conditions, une telle prudence.
Dès la fin de 1896, Henry Bérenger ne crut pas de- voir aller plus loin. Il fit volte-face. La Revue des revues du i5 janvier 1877 reçut ses confidences : « Il n'est pas vrai que l'Eglise catholique ait bénéficié du mou- vement néo-chrétien. L'Eglise n'a pas reconquis sur nous une seule âme et nous en avons conquis beau- coup sur elle : voilà la vérité. Tout le reste est re- portage et légende. » Il n'y avait plus de cigognes et le vicomte de Yogiié écrivait sur autre chose.
Les optimistes — c'étaient des croyants — eurent les illusions tenaces. C'est en 1899 seulement, après la condamnation de l'Américanisme, que le fondateur- président de F f//u"o/i progressiste de la jeunesse catho- lique, M. Frédéric Boudin, donna solennellement sa démission ; il ne lui fallut pas moins de deux brochures pour la commenter, Autour de la politique de Léon XIII et le Mouvement néo-chrétien. Les adolescents du Sillon crurent à la sénilité du Pape ; les cardinaux substituaient leurs volontés aux siennes.
Un homme veillait et travaillait. Son long effort intellectuel ne l'empêchait point de voir, d'entendre et de parler. C'est le doyen Auguste Sabatier. Un autre Sabatier, Paul, bien placé pour le connaître, repré- sente (( ce huguenot de race, dont le sang ne faisait qu'un tour au souvenir du passé ; [il] se trouva en quelques années connu, apprécié, aimé dans beaucoup de cures de campagne et de séminaires catholiques . » Il laissait parler son cœur chaud et vibrant, sans s'a- baisser aux polémiques. Le sentiment religieux s'affir- mait chez lui au-dessus des controverses et des haines. Le protestantisme renouvelé dans son cœur avait une
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force d'expansion inconnue. Des prêtres allèrent à lui comme à un sauveur ^ .
\idalot. un apostat, le remerciait d'avoir donné une grande partie de sa pensée et de son cœur. Il était attiré vers le prêtre comme par une vraie vocation. Combien franchirent le seuil de son cabinet et de sa maison hospitalière I Que de confidences il entendit ! sur combien d'âmes troublées il a versé la paix ! Outre cette action personnelle et directe sur les consciences, il a eu sur l'ensemble du clergé une influence réelle. Quelques-uns assistaient à ses cours ; beaucoup d'autres le lisaient. Ou lui doit le renouvellement de l'exégèse et de la théologie. « Il a lancé l'explosif dans ce camp. )) 11 lui a suffi, pour le faire, de mettre chaque chose à sa place : la science dans le cerveau, siège de l'idée ; la religion dans le cœur, siège du sentiment.
Un autre apostat lui rendit ce témoignage :
On vovait souvent des soutanes à son cours ; son cabinet était assailli par des prêtres. Il était un père et un ami si dévoué ! Il avait le don de nous comprendre, de deviner nos crises de cons- cience, de les analyser et de les soulager, en nous faisant renaître à la foi et à la vie religieuse. L'influence que M. Sabatier exerçait sur le jeune clergé vient de ce qu'il avait traversé lui-même la même crise. Venu de l'extrême orthodoxie à l'extrême libéralisme, il avait souffert dans les formules et dans les cadres ; il avait passé par les brisements, il avait dû aff'rancbir sa conscience. Voilà pourquoi il nous comprenait si bien -.
Et voilà pourquoi il y eut à cet époque tant d'apos- tasies sacerdotales. Cela ne s'était jamais vu depuis les années brillantes de la Réforme . On connaissait le mauvais prêtre que le dépit, la révolte ou une passion grossière jetait hors de sa voie. Les habiles couvraient leur défection d'un beau prétexte intellectuel. Mais ces
1. Paul Sabatier, VOrientation religieuse, p. 2i4-2i5.
2. Cité par M. Maignen, Nouveau catholicisme et nouv>eau clergé^ p. 4i2-4i5.
IMPORTATIONS AMERICAOES
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scandales étaient rares. Après 1890, leur nombre s'accrut à tel point qu'on dut songer à organiser ces évasions. Un prêtre apostat du diocèse de Marseille, Bourrier, ouvrit un refuge à Sèvres et il publia son journal le Chrétien français. Un religieux apostat, Gorneloup, fonda l'œuvre d\i Prêtre converti à Courbe- voie. Ces évadés ne s'accommodaient pas trop d'un protestantisme libéral. Ils auraient plus volontiers continué leur service dans une Eglise adaptée aux tendances du romantisme reli,e-ieux.
CHAPITRE X
LE CONGRÈS DES RELIGIOiNS
M. l'abbé Klein avait un ami, l'abbé Charbonnel, qui partageait son admiration pour le catholicisme américain et ses sympathies pour le néo-christianisme, Ils tendaient au même but, mais par des voies diffé- rentes. On ne les voit guère travaillant à une œuvre unique. L'abbé Klein s'efforçait de rendre possible et prochaine la réconciliation de l'Eglise et du siècle ; l'abbé Charbonnel se mit en tête de réconcilier l'Eglise catholique avec toutes les religions. C'était une entre- prise beaucoup plus difficile.
La bonté des religions, quelles qu'elles soient, le lecteur s'en souvient, est inscrite au c?^edo du roman- tisme religieux. Par conséquent, il y aurait équivalence entre toutes les religions du passé, du présent et de l'avenir. Cette prétention passe, aux Etats-Unis, dans le domaine des réalités publiques. Le catholicisme, le judaïsme^ le vieux catholicisme, les diverses confes- sions protestantes, sont traités de la même manière et avec les mêmes égards. L'état d'esprit américain est en cela d'accord avec les préoccupations des législateurs.
Ce pays offre aux religions une terre vierge. Elles ne peuvent épuiser sa fécondité. 11 y a place encore pour toutes les sectes possibles et imaginables. Elles pullulent. On en compte cent cinquante ayant un caractère officiel. Il existe pour le moins autant de
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congrégations indépendantes, qui n'ont entre elles aucun lien. C'est la manifestation évidente d'une anarchie intellectuelle et morale, qui s'explique dans un pays ainsi formé. Un fait s'en dégage avec la même évidence : l'Américain du Nord a une nature foncière- ment religieuse. Son instinct est aussi mal dirigé que possible. Ou mieux, il ne l'est pas du tout. On le voit alors s'abandonner à toutes les impulsions et attractions. Il se dépense à tort et à travers. Les aventuriers en culte font leur affaire de l'exploiter. Ils réussissent, comme d'autres en finances, dans l'industrie ou dans la politique.
Un libéralisme aussi large que les immenses prairies porte les citoyens au respect mutuel de leurs convic- tions religieuses. Il est dans leur tempérament plus peut-être que dans la constitution des Etats. Les reli- gions se trouvent par le fait, jusque dans la vie fami- liale, sur le pied d'une égalité absolue. Cette tolérance, devenue toute naturelle, porte ses fruits. L'Américain change de religion comme de domicile. Ou, sans en changer officiellement, il participe aux cultes les plus divers. Ses affaires, ses relations, sa situation sociale, d'autres commodités, déterminent son choix. Ainsi l'Irlandais qui a fait fortune changera de quartier, de nom et d'Eglise. Sauf à New- York, à Baltimore et dans quelques autres villes, où l'on rencontre des catholiques fortunés, ses nouvelles relations l'entraînent vers les communautés protestantes où se réunissent les membres de l'aristocratie financière. Sa place n'est plus au milieu des petites gens. Il faut être citoyen d'une grande démocratie pour élever jusqu'à ce niveau mondain la religion.
Ces phénomènes sont assez communs. Ils se rat- tachent à d'autres dont je n'ai rien à dire. L'Améri- cain les produit spontanément. Il ne lui vient pas à l'esprit de les soutenir ou de les relier entre eux par une théorie quelconque. C'est dans ses habitudes. Il court droit au pratique, sans systématiser. Chez lui, la
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confraternité des religions aboutit pratiquement à des relations et à des accords, comme il s'en établit dans les affaires entre des maisons rivales. La défense des intérêts communs les rend nécessaires. Les religions, qui ont un but et des moyens communs, n'échappent pas à cette nécessité. Un Européen s'en rend malaisé- ment compte ; mais l'Américain saisit sur-le-champ. Le catholique trouve dans les enseignements et les pratiques de son Eglise cent raisons de se défier. Sa réserve dépasse ses compatriotes. Ils n'y comprennent rien. Chercher ce qui unit, les intérêts communs, et négliger le reste, ce qui divise, telle est leur maxime directrice.
Des hommes qui pensent ainsi en arrivent toujours à une entente. Ils commencent par étudier les moyens de la réaliser et surtout de la rendre profitable. Toute rencontre est bonne pour cela. Elles ne sont nulle part aussi nombreuses et faciles qu'aux expositions univer- selles. Mais ces réunions, si on veut qu'elles aient des résultats, doivent être préparées. Il faut surtout qu'un homme ou deux en fassent leur affaire. C'est ainsi que les congrès réussissent. Quelqu'un, sachant ce qu'il veut, les assemble et les dirige, et, par ce moyen, il assure le triomphe d'une idée, la sienne.
C'est ce qui eut lieu à Chicago avec le Parlement des religions. L'initiative de ce con'jrès extraordinaire vint de M. BarroAvs. Mais il n'aurait rien obtenu sans le concours du recteur de l'Université catholique de Washington, Mgr Keane. Ce prélatentra dans ses vues. Il ne se borna point à préparer l'opinion chez les catholiques et à obtenir une participation effective de plusieurs hauts dignitaires du clergé. Il se fit encore l'avocat du Congrès par la presse et ses relations person- nelles, partout où cela fut jugé utile. M. Barrows l'associa aux travaux de préparation et d'organisation. Il prit à la rédaction des programmes une part très active.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS 169
Le succès dépassa toutes les espérances. De vastes salles ne purent contenir les auditeurs. L'enthousiasme devint général et continu. Un service de presse habile- ment fait le communiqua au loin. Les sympathies étaient gagnées d'avance. Les organisateurs de l'Expo- sition y furent pour quelque chose. Le congrès auxi- liaire chargé de la préparation et de la direction géné- rales de toutes les assemblées, qui devaient avoir lieu au cours de l'Exposition universelle, donna une preuve éclatante de ses dispositions, en invitant l'archevêque de Saint-Paul à inaugurer la série de ses travaux par un discours, le 21 octobre 1892. L'orateur parla du Progrès humain. Il fut l'interprète applaudi de l'opi- nion commune.
Je n'ai à rappeler que les passages de son discours relatif au Parlement des religions.
La section de religion, dit-il, couronnera l'œuvre des autres sections et répandra sur elles la suave odeur des parfums célestes. Sublime pensée que celle de faire sortir de la grande Exposition la déclaration que Dieu règne et que l'homme est son serviteur, que tout progrès a son commencement et sa fin en lui, Valpha et Vomégade toutes choses. On a tiré des objections contre les congrès religieux de ce que l'accord ne saurait y exister sur beaucoup de points et de ce que la vérité ait toujours à y souffrir de la juxtaposition de l'erreur. Ce point de vue ne peut prévaloir. Les vérités vitales et primordiales qui concernentleDieu suprême seront confessées par tous et la proclamation de ces vérités aura un immense avantage. Du reste, ceux qui croient posséder la vérité n'ont rien à craindre, La vérité n'est pas timide. Elle rechercherait plutôt la publicité en cette occasion comme dans toutes les autres, afin de se faire connaître et de se faire aimer. Il n'y aura pas de discussion, pas de controverse. Le but sera de montrer, par des procédés pacifiques, quelles sont les professions de foi et les œuvres religieuses du monde dans le temps présent. Les plans dé la section de religion du congrès auxiliaire ne peuvent donc amener que des résultats excellents ^.
Telle devait être la pensée du cardinal Gibbons,
I, L'EtjUseet le Siècle^ p, 209-211.
lyO LES REL1GI0>S LAÏQUES
et de Mgr Seton, évêque de NeAvark, qui firent au Parlement deux rapports sur lEglise catholique, Pro- vidence de l humanité , et sur rEcriture sainte et les catholiques. Mgr Keane donna lecture du premier, celui du cardinal. Il traita lui-même de la Religion de l'avenir. Mgr Ireland ne put lire son mémoire sur la Religion et l'Etat, je ne sais pour quel motif. La con- grégation des Paulistes fut représentée par son supérieur général, le Révérend Père HeAvit, et par le Révérend Père EUiot, biographe du Père Hecker. Celui- ci traita du caractère essentiel et de la fin de la religion et celui-là eut à exposer les Preuves de l existence de Dieu. Je mentionnerai seulement les mémoires de M. Byrne, président du séminaire de Cincinnati, sur l'Homme avant et après la chute, et de M. Martin AAadesur l'Indissolubilité du lien conjugal. Cela donne idée du reste. En somme, les membres du clergé amé- ricain firent une apologétique courtoise. Leurs mémoires ou discours n'ont fourni prétexte à aucune critique sérieuse.
C'est leur présence en un tel milieu qui, même après vingt ans, cause une impression pénible. Ils n'étaient pas à leur place. Beaucoup le sentirent dans les diocèses des Etats-Unis et ils se tinrent sur la réserve. L'archevêque anglican de Cantorbéry donna une leçon qui aurait dû être comprise ; il blâma ouvertement l'idée même du Congrès.
Les évêques et les prêtres qui eurent part à ses travaux n'engageaient que leurs personnes. L'Eglise resta en dehors. Cependant, il faut le reconnaître, cette participation d'un cardinal, de plusieurs évêques et d'un certain nombre de prêtres fut pour beaucoup dans le succès de ce Parlement aux yeux des catho- liques, des protestants et des infidèles. Ils lui donnèrent un prestige, qui lui manquait, et, par conséquent, une importance. Ils furent une « attraction ».
Le jour venu, les membres actifs du Parlement des
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religions occupèrent la tribune qui leur était destinée. Il y eut i6 catholiques, loo protestants et schisma- tiques grecs ou arméniens, 12 juifs, 2 musulmans, 6 Chinois, 8 Japonais et une quinzaine d'Hindous. La France avait deux représentants, deux huguenots, MM. Bonet-Maury, membre de l'Institut, et Albert Réville, professeur au Collège de France et directeur de la Revue des religions. On ne vit jamais pareil spectacle. Il est anormal et, je dirai le mot, ridicule. Est-ce un Concile œcuménique de la religion ou une Assemblée géné- rale du Trust des religions? Je n'en sais trop rien. La foule énorme et distinguée qui trouvait cela admi- rable étonne pour le moins autant. Mais laissons ces graves personnages ouvrir la bouche ; ils ont des choses importantes à dire.
Les travaux du Parlement des religions s'ouvrirent par la récitation de l'oraison dominicale. On se servit de la traduction usitée chez les protestants de langue anglaise. Le cardinal Gibbons fut invité à la prononcer à haute voix. Après la séance de clôture, cet honneur fut réservé au rabbin Hirsch. Quand il eut fini, Mgr Keane donna une bénédiction. Le président, M. Bon- ney, avait annoncé la fm de ses travaux en ces termes : (( Le Parlement est ajourné. Gloire à Dieu au plus haut des cieux. Paix sur la terre. Bonne volonté pour les hommes. »
Que de choses extraordinaires tombèrent de cette tribune. Toutes les témérités religieuses eurent des oreilles pour les recevoir et des mains pour les applau- dir. Le protocole admis leur conférait les mêmes droits qu'à la vérité. Quelques-uns ont le cerveau perdu dans les nuées du romantisme religieux. Ils veulent entraî- ner le Parlement après eux à la recherche des moyens d'obtenir l'unité religieuse. C'est le docteur Alger, de Boston, qui fait sa profession de foi : (( Nous ne deman- dons pas de confiner l'idée de Christ dans une indivi- dualité historique, Jésus de Nazareth. Le Christ est
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incarné dans tout le genre humain. » C'est Albert Ré- ville, déclarant avec solennité que la doctrine primor- diale de la religion de l'avenir sera la consubstantialité J de l'homme avec Dieu. C'est le docteur Momerie, qui met toute la reUgion dans l'amour de l'homme ; il pense que bon nombre de ceux que nous nommons athées sont plus religieux que nous-mêmes. Quant à M. Drum- l mond, de Glascow, il place Dieu dans la nature, où il ' est inséparable des énergies du monde ; il définit le christianisme une évolution renforcée d'ordre moral. Le colonel Higginson affirme l'égale impuissance de J toutes les religions au point de vue de l'intelligence ; " si leur crédulité est puérile, leurs aspirations sont su- blimes. Le rabbin Hirsch réclame pour sa religion uni- verselle une Eglise sans dogme, sans péché, sans vie future, sans bible, sans distinction entre le sacré et le profane. Cette Eglise, si elle a un nom, s'appellera l'Eglise de Dieu, parce qu'elle sera l'Eglise de l'homme. Il faut à l'humanité plus de religion que de théologie. La science lui tiendra lieu de révélation.
Les auditeurs remarquèrent pour le moins autant ces énormités que les démonstrations apologétiques. Ils les applaudirent fort et longuement. Ceux qui les produi- sirent comptaient sur leur propre audace. On les retrouvera ailleurs. S'ils viennent à manquer, d'autres les remplaceront. Les conclusions pratiques du Parle- ment de Chicago autorisaient toutes leurs espérances. Le président Bonney ne prononça point sa clôture ; il ne fit que l'ajourner. Les congressistes purent se dire un au revoir. Une commission fut chargée d'assurer la tenue régulière de ces assemblées. Le R. Lloyd Jones proposa comme siège de la prochaine la ville de Béna- rès ; ce serait pour le commencement du xx* siècle. Mais Paris eut la préférence. Le renouvellement du siècle coïnciderait avec l'Exposition universelle. Ce « concile de toutes les erreurs et de toutes les vertus » emprunterait à cette circonstance un éclat inespéré. Les
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croyants de foi tolérante et les penseurs de pensée libre accourraient nombreux dans la capitale de la France.
M. Bonet-Maury devait organiser ce congrès des religions, d'accord avec M. Barrovvs. Il ne perdit pas de temps. Son premier soin fut de gagner des sym- pathies au projet. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes connurent, par un article du i5 août 1894, ses impressions sur ce qu'il avait vu et entendu à Chicago et sa confiance dans l'avenir de ces assemblées. La librairie Hachette lança de son mieux son livre, le Coii- (jrès des reUfjloiis à Chicago. L'Académie des sciences morales et politiques fut mise au courant de ce qui se préparait. Le rapporteur se vit adresser quelques criti- ques judicieuses. Malgré des résistances qui firent hon- neur à l'esprit français, il gagna des partisans. L'adhé- sion la plus importante fut celle du doyen Auguste Sabatier. Gela devait être : un tel projet démontrait que ses idées étaient en marche. Le grand rabbin Zadoch- Kahn promit son concours ; on pouvait s'y attendre.
Le jeune et ridicule évêque de la Gnose, Synésius, se mit de la partie avec enthousiasme : « Ge que nous préparons, écrivit-il, ce n'est ni une assemblée poli- tique ni un conseil d'hérésiarques ; c'est le concile oe- cuménique des temps nouveaux. » Gette formule préten- tieuse condense ce que M. Bonet-Maury exprimait en un style prolixe : « Les uns ont salué le congrès comme la Pentecôte de l'esprit nouveau de fraternité qui doit animer les hommes ; les autres n'y ont vu qu'une vaine tentative pour faire la synthèse des religions sur la base d'une morale commune et d'une vague sentimentalité religieuse. » Il faut y reconnaître un concile universel des religions historiques, qui cherchent un accord sur certains principes moraux et religieux communs, en vue d'une action d'ensemble contre de communs adver- saires. De telles réunions peuvent avoir une grande portée morale ; elles répondent aux aspirations de l'élite religieuse des pays civilisés. Gette élite religieuse com-
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prenait évidemment tous ceux qui pensaient comme M. Bonet-Maury.
De son côté, Mgr Keane se mit en mesure d'orienter l'opinion des catholiques. M. l'abbé Klein fît mettre à sa disposition, pour une fois du moins, le Bulletin de r Institut catholique de Paris. M. l'abbé Maignen cite le passage suivant de l'article qu'il y publia :
Puisque un trait distinctif de la mission de l'Amérique est, par la destruction des barrières et des hostilités qui séparent les races, le retour à l'unité des enfants de Dieu longtemps divisés, pourquoi quelque chose d'analogue ne pourrait-il pas se faire en ce qui con- cerne les divisions et les hostilités religieuses ? Pourquoi les congrès religieux n'aboutiraient-ils pas à un congrès international des reli- gions, oii tous viendraient s'unir dans une tolérance et une charité mutuelles, où toutes les formes de religion se dresseraient ensemble contre toutes les formes d'irréligion ^ ?
Le congrès scientifique international des catholiques, réuni à Bruxelles en septembre 1894, lui fournit l'oc- casion favorable d'entretenir des hommes, qui pour- raient ensuite agir sur leur entourage. Mgr Keane leur parla de son projet avec une chaleur communicative. Il célébra la belle et forte unité américaine, qui détruit dans son sein la tradition des jalousies nationales, pendant que l'Europe la perpétue. Nos haines et nos divisions se traduisent par des milliers d'hommes sous les armes pour détruire le monde. Il n'y a rien de pareil en Amérique. Sans se douter du parti que les antimili- taristes tireraient de ces déclarations, le recteur de l'U- niversité de Washington continue et déclare que la reli- gion est charité. Il est toujours possible de s'accorder au sujet delà charité, quand on ne peut le faire à l'oc- casion des croyances. Il n'est pas nécessaire, après tout, si l'on veut rester fidèle à sa foi, de demeurer en guerre avec ceux qui ont de la foi une idée différente.
I. Maignen, le Père Hecker est-il un saint? p. Ii2-ii3,
LE CONGRÈS DES RELIGIONS 176
Ce premier coup de cloche rendit des sons agréables. On parut content. Mgr Keane, rappelé par ses fonctions aux Etats-Unis, eut besoin d'un auxiliaire, capable de mener cette campagne jusqu'au bout. Ce rôle convenait à l'abbé Klein. Ceux que le mouvement néo-chrétien avaient remués le tenaient pour un oracle. Il avait la confiance du public à idées larges, le seul qui pût mar- cher. Malgré des sympathies qui étaient d'avance acquises, il ne put assumer cette charge. Elle fut offerte à son ami, l'abbé Charbonnel, qui l'accepta avec em- pressement.
M. Charbonnel entra en campagne par son bruyant article : Un congrès des religions en 1900, que publia la Revue de Paris du i" septembre 1890. Ce serait, disait- il, une belle occasion de restaurer l'idée religieuse et un moyen pour l'Eglise d'offrir sa doctrine aux foules « sans l'impopulaire apparat d'une autorité qui vou- drait s'imposer ». Une fois le public prévenu, iJ fallait par des démarches personnelles gagner des sympathies et s'assurer des concours. Mgr d'Hulst, qui ne recu- lait cependant pas devant une initiative, se montra sceptique sur les résultats, dès le premier jour. D'autres furent moins clairvoyants.
Le jeune clergé dressa les oreilles et leva la tête. Il cédait au renouvellement de la vie dont on lui parlait. Le servage des routines vieillottes lui devenait odieux. Le clergé paroissial ignorait presque toujours ces nou- veautés ; il ne les comprenait pas, quand, par hasard, il arrivait à les connaître. Mais le clergé intellectuel, le clergé d'enseignement et d'action sociale, était beaucoup plus ouvert. On l'aurait facilement. Sa confiance allait déjà à des hommes prêts à le suivre pour le mieux guider.
Le Père Didon fut l'un des premiers à donner son adhésion. MM. Lemire et Naudet suivirent son exem- ple. Ce dernier avait pris la direction du journal le Monde. Quelques universitaires plaidèrent la même
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cause, M. Fonsegrive, dans la Gazette de France du 17 septembre sous le pseudonyme de Jean Lacoste, et Léon Grégoire, dans le Monde du i4 octobre. L'abbé Gharbonnel revint à la charge dans F Eclair du i4 no- vembre. On était certain que la Revue du clergé français marcherait. Pendant ce temps, M. Gharbonnel conti- nuait ses visites. Il y eut, aux bureaux du Monde, une réunion où l'abbé Naudet proposa la formation d'un comité de propagande. On put croire que l'Univers allait donner des sympathies mesurées. MM. Anatole Leroy-Beaulicu et de Meaux, que M. Bonet-Maury avait convaincus, agiraient, pensait-on, sur leurs milieux. Le premier trouvait intéressant de montrer à tous que les cloisons confessionnelles ne sont plus assez hautes et assez épaisses pour séparer les croyants en sectes enne- mies et pour couper l'humanité en camps hostiles. L'abbé Gharbonnel savait que Mgr O'Gonnel, supérieur du séminaire américain à Rome, était tout dévoué au Gongrès des religions. Des circonstances faciles à pré- voir rendraient son intervention nécessaire.
Le Gongrès des religions était loin de plaire à tous .les catholiques. On se mit à le discuter. Les journaux que l'on voyait au premier rang lorsque les intérêts religieux étaient en cause, manifestèrent les inquiétudes de leurs lecteurs avertis. La Vérité française, la Gazette de France, que l'article de M. Fonsegrive n'engageait point, la Croix, V Autorité^ eurent dans la réprobation la même attitude. Ges journaux représentaient une force. Leur unanimité équivalait à un signal d'alarme. L'arche- vêché de Paris se montrait plus que réservé ; il était défiant. Le cardinal Richard attendait, pour prendre une décision, que Rome se fût prononcée.
Dès le début de sa campagne, l'abbé Gharbonnel avait adressé au cardinal secrétaire d'Etat un mémoire sur le projet de Gongrès universel des religions. La réponse ne se fit pas attendre longtemps. Mgr Treland
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laissa espérer, au retour d'un voyage à Rome, qu'elle serait favorable. Malgré les critiques de la presse reli- gieuse, M. Charbonnel croyait au succès de son entre prise. Il partit pour la Suisse, où les protestants l'atten- daient. Ses conférences à Lausanne et à Genève provo- quèrent de Fctonnement. 11 eut lieu néanmoins d'être satisfait de celte tournée.
LiR Semaine littéraire de Genève, acquise naturellement à cette idée, ouvrit une enquête auprès de personnalités éminentes. La réponse que lui adressa Auguste Sabatier est de toutes la plus significative : u L'idéal qui a ins- piré le congrès de Chicago en 1898 n'est pas seulement humain ; il est encore essentiellement chrétien. Rien n'est plus dans la logique du christianisme, qui aspire à devenir la religion universelle, et dans celle du dévelop- pement historique de l'humanité, qui de jour en jour prend une plus nette conscience de son unité morale. Personne ne saurait nier que, dans tous les cultes, les hommes qui se sentent appelés à entrer dans la grande famille humaine de Dieu n'éprouvent dès à présent un vif désir de se rapprocher, de se connaître, de s'édifier ensemble, non dans la profession . d'une doctrine reli- gieuse commune, mais dans le sentiment pratique et la foi en une commune destinée. Les congrès religieux ne réaliseront pas l'unité religieuse, mais ils peuvent en être la prophétie. )) Le grand théologien du roman- tisme religieux n'avait pas autre chose à dire.
C'était bien la pensée dominante des promoteurs et organisateurs de ces assemblées. En attendant les réali- sations futures, ils s'appliquaient à découvrir et à expo- ser les éléments de cette unité religieuse, qui gisent dans la nature humaine, et à développer par une culture intel- ligente les facteurs moraux et spirituels du progrès humain. Le premier article de leur programme consis- tait à faire de l'oraison dominicale ou Pater noster la prière universelle. Elle donne sa formnle à la religion suprême qui embrassera tous les hommes. C'est la reli-
LES RELIGIONS LAÏQUES 12
178 LES RELIGIONS LAÏQUES
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gion de la Paternité divine et de la Fraternité humaine. Pour en arriver là, il faut commencer par unir toutes les religions dans la même foi morale. On obtient ainsi une culture morale et religieuse à la fois, qui repousse à l'arrière-plan les divergences extérieures. La fraternité de l'effort accomplit de la sorte une union véritable, sans abjuration ni confusion.
L'Efflise ne voulut rien entendre. Les démarches de l'abbé Charbonnel furent inutiles. Malgré les instances de ceux dont il n'était, en somme, que le mandataire, son projet échoua. Léon XIII, par une lettre au cardinal Satolli, délégué apostolique aux Etats-Unis, condamna les Congrès des religions. Ce fut donc fini. Les patrons que l'abbé Charbonnel avait recrutés à Paris l'abandon- nèrent. Pour lui, au lieu de faire loyalement machine en arrière, il écouta les suggestions du dépit. Elles devinrent fatales. On s'aperçut vite que ce malheureux avait perdu la foi, au service des erreurs dont il fut le prophète. Une croyance nouvelle s'était substituée à la loi de son baptême et de son sacerdoce. Sa lettre au car- dinal Richard ne laisse aucun doute subsister :
Non, toutes les religions ne sont pas bonnes, écrivait-il alors ; mais oui, en toutes, il y a la religion qui est bonne, et oui, toutes les consciences sincèrement religieuses, en qui est l'esprit religieux, sont bonnes par la valeur morale de cet esprit et de cette sincérité ; non, les religions ne se valent pas toutes ; mais oui, toutes les droites consciences se valent et ont un droit égal à exiger le respect de leur libre conviction. Si la foi est le plus grand don de Dieu, la bonne foi est le plus grand mérite de l'bomme, son droit le plus sacré et le plus à défendre. Les religions valent surtout par l'appro- priation que s'en font les âmes et par le soutien moral que les âmes V trouvent... Il ne s'agit point tant de religions que d'hommes reli- gieux, et pas tant de credos et de vérités que d'âmes croyantes et de sincérité. Et ainsi, par delà les sectes et les chapelles, dans une communion supérieure d'aspirations, de sentiments et de prières, se forme la noble élite des âmes religieuses, — l'Eglise vraiment de tant d'élus qui, par l'élevante paix des croyances et par des regrets et des désirs de foi, ou par des tourments d'une pensée inquiète.
LE CONGRÈS DES RELIGIONS I79
OU par des appels de leurs souffrances, le regard vers la lumière, cherchent Dieu * .
Voilà donc Charbonncl qui a franchi le seuil de l'Eglise du romantisme religieux. Il en a la foi et les aspirations. La campagne qu'il mena lui valut une célébrité, même littéraire. Rien en lui ne la légitimait. C'était un médiocre. Son succès fut éphémère. Il venait surtout du contraste de ses idées et de son habit. On voit rarement un homme en soutane tenir ce langage. Paris s'y intéressa. Mais quand Charbonnel eut quitté son costume ecclésiastique, il ne resta qu'un « gende- lettre» insignifiant. Il a disparu dans les destinées tumul- tueuses de la Raison et de l'Action^ où son émule et son ennemi heureux, Henry Bérenger, trouva sa fortune. Il s'obstina quelque temps encore à porter ses regards en arrière. On le laissa écrire et dire. Ses deux volumes: le Congrès des religions et la Suisse -, et Congrès uni- versel des religions en 1900. Histoire d'une idée ^, n'eurent pas à tomber dans l'oubli. D'un article qu'il publia, le i" octobre iSgg, dans la Revue chrétienne^ sur l'amé- ricanisme, on a retenu les traits décochés à ses amis d'antan, celui-ci, par exemple :
M. l'abbé Félix Klein et les défenseurs de lamcricanisme s'en- fermeront de parti pris dans leurs promesses d'obéissance et de fidélité, et ils répandront les idées actives qui réveilleront l'indé- pendance personnelle, la vitalité libre des consciences. Tant mieux I nous n'aurons qu'à regarder leur œuvre peu à peu s'accomplir-*.
Les protestants et les libres penseurs ne renoncèrent pas au projet. Ils n'eurent qu'à modifier légèrement leur programme. Le Congrès eut donc lieu à Paris pendant l'Exposition universelle de 1900. L'abstention des catho-
1. Maignen, ouvr. cit., 24()-25o.
2. Genève, 1897, in-12.
3. Paris, in-12.
4. Maignen, Nouveau Catholicisme et nouveau Clerç/é, p. :8g
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liqiies rendit nécessaire un changement de titre. Ce fut un congrès de l'histoire des reUgions. Trois prêtres crurent pouvoir suivre ses travaux. M. Fourrière resta plus aisément inaperçu que les deux autres, M. Toiton, que les cultuelles rendirent célèbre, et M. Denis, qui modernisait de son mieux les vénérables Annales de philosophie chrétienne de Bonnetty.
La concorde rehgieuse préoccupait trop les esprits pour qu'on renonçât à ces assemblées. L'exemple de Chicago ne devait pas échouer à Paris. M. Bonet-Maury put faire à Berlin, en 1910, l'histoire des congrès des religions. Sa satisfaction était visible. Son mémoire nous informe de l'existence d'un double courant. Le premier se dirige vers l'histoire des religions, qui est une forme nouvelle de la science religieuse ; MM. Albert et Jean Réville, Auguste Sabatier et Sôderllon furent, dès le début, ses représentants autorisés ; la Revue d histoire des religions leur a servi d'organe. Une chaire d'histoire des religions au Collège de France leur est acquise. Ils sont chez eux en Sorbonne, à la section des sciences reli- gieuses de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Les con- grès de Stockholm (1896), Paris (1900), Bàle (190/i) et Oxford (1907) ont adopté leur programme. Le second courant s'est manifesté aux Congrès de Londres (1901), Amsterdam (igo^j, Genève, Boston et Berlin (1910). Le prochain a eu lieu à Paris en 1910. M. Ch.A^ endle, de Boston, paraît en être l'inspirateur. Ces réunions prennent le titre de Congrès du christianisme libéral et du progrès religieiuc.
Le but reste le même. On cherche de part et d'autre à supprimer les barrières entre les confessions religieuses et Ja libre pensée, à combler les fossés ou à jeter des ponts. La paternité divine et la fraternité humaine sont les principes sur lesquels l'union repose. On y parle beaucoup de solidarité entre les classes, les nations et les cultes. L'internationalisme et l'interconfessionalisme trouvent dans ces milieux des croyants et des apôtres. Les
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pensées et les teudauces de ces théologiens à rebours ont été condensées par M. Bonet-Maury dans cet axiome : (( Les formules et les rites sont des tombeaux où l'on enferme l'idée religieuse toute vive. »
Ces Congrès, par le nom et la qualité de leurs mem- bres et par les idées qu'ils émettent, témoignent de l'étendue et de la profondeur de cette décomposition religieuse. C'est le protestantisme qui en souffre le plus. On en découvre les symptômes chez les juifs et chez les schismatiques orientaux. L'Islamisme lui-même ne réussit pas à se défendre. Ce même mal a contaminé dans l'Hindoustan, en Chine et au Japon, de nombreuses intelligences. Il ne fera que progresser. Le bouddhisme, l'islamisme, le judaïsme, les hérésies chrétiennes et les schismes sont incapables de lui résister. Il faut à l'E- glise catholique, pour se prémunir, sa divine consti- tution et ses énergies surnaturelles.
CHAPITRE XI LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE
Dans le Devoir présent, M. Paul Desjardins s'adresse à ceux qui suivent le chemin qui monte. Il leur promet de les réunir en une ligue des âmes. Ce sera la Société des Compagnons de la \ie nouvelle, avec lui et sous sa direction, ils s'appliqueront à redresser l'idéal de la vie et à le faire aimer. Son livre met à leur disposition une doctrine et une méthode. Cet appel fut entendu par des jeunes gens et par des hommes, qui commençaient à ne plus être jeunes. Ils allèrent à lui et ensemble ils fondèrent la ligue des âmes. Le titre de Société des com- pagnons de la \ie nouvelle ne leur agréa point. Nous verrons tout à l'heure celui qui eut leur préférence.
M. Desjardins n'ajoute qu'une médiocre importance à une enseigne et aux dispositions extérieures d'un pro- gramme. Son attention se porte tout entière au but qu'il s'est une fois proposé. Il tire habilement parti des cir- constance et des gens. Voilà vingt ans que cela dure, et on ne l'a jamais vu se décourager. Sa situation de professeur au collège Stanislas lui était favorable au début ; dans la suite, celle de maître de conférences à l'Ecole normale supérieure de Sèvres le fut pour le moins autant ; chaque chose lui arrivait à son heure.
Le collège Stanislas fonctionnait à cette époque dans des conditions uniques. Des religieux, les Marianites, avaient en mains l'administration et ils exerçaient la surveillance et la direction religieuse et morale. Ils
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remplissaient le rôle d'éducateurs, tandis que l'enseigne- ment était donné par des maîtres universitaires. C'était le cas de M. Desjardins. Il avait donc à sa portée et des membres de l'Université et la jeunesse sortie de ce collège. Les éléments dont il disposa à Sèvres furent tout autres. Il eut pour élèves les futures maîtresses des lyeées de filles et des écoles normales d'institutrices. Sa fonction le mettait en fréquents rapports avec leurs professeurs. De la sorte, la diffusion de ses idées se fît automatiquement, sous le couvert officiel et aux frais de l'Etat, c'est-à-dire des contribuables.
M. Desjardins groupa peu à peu les universitaires qui poursuivaient le même idéal. Ils sont nombreux et ils ont l'influence des éducateurs. Ce sont eux qui, en élevant la jeunesse, préparent l'avenir. On s'occu- pait beaucoup alors des nouvelles méthodes d'éduca- tion. La morale laïque tendait de plus en plus à deve- nir une religion. Elle eut ses pontifes et ses docteurs, on a dit ses théologiens. C'est la religion qu'ils pré- tendent imposer à la France, au moyen de l'enseigne- ment officiel. Cette religion ne diffère pas de la libre pensée religieuse, qui est l'une des formes les plus séduisantes du romantisme.
Le Devoir présent était fait pour de tels hommes. Les tendances du néo-christianisme les avaient inté- ressés ; plusieurs s'y abandonnèrent. Il serait possible de les enrôler dans une société des Compagnons de la vie nouvelle.
Arrêtons-nous à considérer ce milieu. Il en vaut la peine. Ce sont tous des républicains, fidèles à la mémoire de Gambetta. Leur foi démocratique n'admet aucun doute ; elle est radicale. Elle a toutes les illu- sions et tous les enthousiasmes de l'adolescence. La république est, à leurs yeux, la condition politique défi- nitive du pays. Les autres peuples finiront par suivre l'évolution qui se produit en France. Cette foi repu-
l84 LES RELIGIONS LAÏQUES
blicaine et démocratique revêt par moments un carac- tère presque religieux. Elle a récemment bénéficié de la défaite du Boulangisme et de triomphes électoraux. Le centenaire de la Révolution française et l'Exposition universelle de 18S9 venaient de consacrer ces ascen- sions glorieuses de la patrie. La République pourrait enfin donner aux Français une paix forte et durable, et la civilisation perfectionnée qu'ils attendent.
Certains universitaires sont portés à voir dans leur fonction un sacerdoce. La science leur prête un dieu et la philosophie une théologie, \olontiers ils vaticinent. Ils sont dans une chaire et la France est une classe : les citoyens, assis sur les bancs, n'ont qu'à recueillir leurs paroles. Maîtres, ils ont la mission de penser pour les autres. Toute intelligence qui ne reflète pas la leur ne peut être que subalterne. Des hommes de lettres tombent dans le même travers. Ils forment ensemble la catégorie des intellectuels. En démocratie, ils s'entraînent les uns les autres à la conquête de l'Etat, pour se couvrir de son nom et de sa puissance et pour mettre ses trésors et son administration au service de leur idéal.
Les primaires se sont couverts de ridicule, en pre- nant au sérieux leur rôle de curés de la démocratie et de la libre pensée. On connaît le mal qu'ils ont fait à la France. Plusieurs comprennent déjà le mal qu'ils se sont fait à eux-mêmes. Ils sentiront, s'ils lisent ces pages, que mes critiques ne s'adressent ni à leur profes- sion ni au corps qui en vit. Elles vont à la caricature que la démocratie en a vulgarisée. Je ferai la même réflexion au sujet du personnel de l'enseignement se- condaire et de l'enseignement supérieur. Il y a, et en bon nombre, des hommes qui. par leur caractère, leur savoir et leurs aptitudes professionnelles, méritent le respect et la reconnaissance. Ils n'ont pas le loisir de transformer l'université ou la démocratie en église.
Les agités et les ambitieux ne se contentent pas
LES COMPAGINO^S DE LA VIE NOUVELLE
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d'une tâche aussi simple. Ils ont pris conscience de ce qui manque à leur démocratie. La France monar- chique avait reçu de l'Eglise catholique des familles et des individus, longuement façonnés par ses dogmes, sa morale et son culte. Elle exerce encore une influence sur un certain nombre de Français. Mais cela doit finir. Ces messieurs l'ont décidé. Ces dogmes et ces pratiques sont incompatibles avec une démocratie, ab- solument résolue à vivre de liberté et d'égalité. Cepen- dant la démocratie a, comme la monarchie, besoin d'une humanité disciplinée. L'incompatibilité qui existe entre l'Eglise et la démocratie ne permet pas à la France dé- mocratique de lui demander ce service. Elle ne l'accep- terait même pas s'il lui était offert. Cependant le besoin demeure. Les Français ne donneront pas seuls cette for- mation indispensable. Si elle leur manque, ils n'auront jamais l'âme correspondant à leurs institutions.
Aulard, Hervé et Jaurès n'entraîneront pas tous ces maîtres en démocratie. Leur tapage éloigne les hommes graves et modérés. Ceux-ci préfèrent avec raison le labeur modeste de l'enseignement et le travail de cabi- net, dont ils se reposent par des entretiens. On ne les voit se mêler à l'action publique que dans des cir- constances exceptionnelles et en observant le cérémo- nial qui leur est propre, Le Devoir présent est fait pour eux. La morale civique, que l'auteur professe, répond à leurs besoins. Il sera facile de recruter dans leurs rangs les Compagnons de la vie nouvelle.
Ces soucis de l'éducation morale étaient à l'ordre du jour. Le pasteur Ch. Wagner en parlait dans son livre Jeunesse. Les Défaillances de la volonté au temps pré- sent, de M. Raoul Allier, ministre protestant lui aussi, témoignent d'une préoccupation analogue. M. Max Leclerc, que ce grave problème intéressait, proposa quelques solutions dans le Rôle social des universités ^ .
I. Paris, Colin, in-i6.
l86 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les officiers eux-mêmes eurent leur mot à dire. On remarqua beaucoup un article de la Revue des Deux Mondes, i5 mars 1891 ,sur le Rôle social de l'officier dans le sef^ice militaire universel. Il était signé Hubert Lyautey.
C'est le 26 octobre 1892 que M. Desjardins fonda sa société des Compagnons de la vie nouvelle. Elle prit le nom plus expressif d'Union pour l'action morale. L'action morale était bien, en effet, le but qu'elle assi- gnait à ses membres. Ses fondateurs prirent pour types certaines sociétés, fort répandues aux Etats-Unis. On les connaît sous le nom générique de u Sociétés pour la culture morale ». Adler, un Juif, en fut linitiateur. On avait justement donné, en 1891, chez Fischbacher, une traduction de ses principaux discours, dans un volume intitulé : la Religion basée sur la morale. Ces sociétés sont de véritables Eglises laïques. On y réduit le christianisme à sa partie strictement morale. M. Des- jardins n'a jamais employé ce mot d' « Eglises laïques». Il s'est défendu de vouloir faire la chose. Cependant qu'est ce Port-Royal laïque, dont il a longtemps rêvé et qu'il a fini par établir ?
Pour donner à la France démocratique cette huma- nité disciplinée, les membres de l'Union voulurent s'appliquer d'abord à eux-mêmes une discipline. Ce travail est absolument personnel. A chacun de l'exé- cuter dans son for intérieur. C'est ainsi qu'il peut se faire un cœur civilisé, c'est-à-dire un cœur de citoyen, au sens que ce mot reçoit en démocratie, et une âme digne des institutions démocratiques. Les méthodes que les Eglises appliquent sont défectueuses : il faut y renoncer et rompre avec tout dogmatisme. On aura, par ce moyen, une société \Taiment laïque.
L'Union présente en ces termes le but qu'elle pour- suit : réformer la société par la réformation critique et pratique de son esprit. Ce travail de réformation per- sonnelle est l'action delà culture morale.
LES COMPAGNO:\S DE LA YIE NOUVELLE iSy
L'antidogmatisme ira-t-il jusqu'à la complète igno- rance des Eglises et de leurs clergés ? M. Desjardins ne le pense pas. Il apprécie la société des catholiques et des prêtres. Une coopération ne serait pas pour lui déplaire. Il alla même plus loin. Etant donné son but, V Union pour l'action morale ne devait pas passer ina- perçue aux yeux du clergé catholique. L'épiscopat aurait à la connaître. M. Desjardins, qui était de cet avis, pensa qu'il fallait commencer par le commen- cement, c'est-à-dire par Rome. Une reconnaissance discrète de l'autorité ecclésiastique calmerait tout au moins les scrupules légitimes qui pourraient empêcher les ecclésiastiques de témoigner à l'Union une sympa- thie efficace. Celle du « saint abbé Rambaud » de Lyon et du « saint abbé Huvelin » de Paris était tout acquise. C'était encourageant pour les fondateurs.
M. Desjardins partit donc pour Rome, où il fut reçu par Son Eminence le cardinal secrétaire d'Etat. Avant de se présenter à l'audience qu'il avait solli- citée, il fit parvenir au Souverain Pontife un mémoire, dans lequel il exposait le but de l Union pour l'action morale. 11 avait soin d'y rappeler l'encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers, ses directions pontificales relatives au ralliement et le bref à l'évcquc de Grenoble recommandant d'accepter le concours de tous les hommes honnêtes. Le 19 septembre 1892, le pape lui fit un bienveillant accueil : « J'ai lu votre lettre avec la plus grande attention, lui dit-il ; elle ne contient pas une idée qui ne soit mienne. J'ai exprimé ma pensée à plusieurs reprises depuis peu au monde catholique ; je crois qu'il est inutile de parler de nou- veau. Mais dites bien à vos amis que je suis tout avec vous. » M, Desjardins résumait en ces paroles une conversation de quarante minutes, he Bulletin de VU- nion du 7 novembre 1892 porta la nouvelle de cette audience à tous les membres. Beaucoup en furent sur- pris. Ils se plaignirent de ce que le directeur et fonda-
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teur les eut ainsi engagés à leur insu. L'Union devait ignorer toutes les Eglises, la romaine comme les autres. C'était un désaveu. M. Desjardins n'eut qu'à en prendre son parti.
Ces Messieurs redoutaient les sarcasmes de M. Au- lard et de sa Ligue démocratique des écoles ; il affec- tait en toutes circonstances de voir dans leur Union une forme et une suite du néo-christianisme. Cela ne les empêchait point d'apprécier, comme elles le méri- taient, les sympathies personnelles de quelques prêtres et le concours des catholiques. Beaucoup se firent illusion au début. Je dois à la vérité de dire que M. Fonsegrive ne fut pas dupe un seul instant. Il déclara aussi nettement que possible que l'Union pour l'action morale était radicalement antichrétienne. Il n'avait que trop raison. La bonne foi de plusieurs pou- vait être surprise. Mais ce fut impossible, après la fameuse conférence de M. Séailles, le i5 avril 1897, à la Société de géographie. Il était qualifié pour com- promettre l'Union tout entière. Son discours avait pour objet les Affirmations de la conscience contemporaine.
C'est l'un des manifestes les plus éclatants de la libre pensée en travail du romantisme religieux et une profession de foi hautaine du plus laïque des rationa- lismes ^.
Il y eut cependant toujours quelques membres du clergé qui restèrent sous l'influence de l'Union. La Correspondance de 1906, I. 64-70, publia une lettre émanant d'un prêtre du diocèse d'Autun. Il se servait de cet organe pour soumettre aux ministres des Eglises nationales, qui partageaient ses sentiments, un moyen
I. Ce discours a été publié dans un volume (Paris, Colin. iQO^, in-16). Voici les titres des principales divisions : Pourquoi les dogmes ne renaissent pas. Les affirmations de la conscience mo- derne. L'art et la vie. Individualisme et solidarité. Vie intérieure et action sociale. Un problème d'éducation. La libre pensée. La libre pensée et les religions positives. Les idées françaises.
LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE 189
pratique de sauver avec leurs personnes l'essentiel de ce qu'ils tiennent à conserver de leur passé en vue du salut et du bien communs. Il leur propose de mener la vie commune dans une sorte de modeste Port-Royal, qui leur permettrait de vivre et de mourir dignement et librement, tout en répandant autour d'eux par l'exemple et la propagande le besoin, le respect et l'amour de la vérité et du droit, avec l'application des méthodes critiques.
L'Union pour l'action morale dut, en se constituant, élire son comité de direction. Le directeur ou président ne pouvait être que M. Desjardins en personne. Il a toujours depuis lors rempli cette fonction. Il eut pour premiers collègues MAI. Max Leclerc, que nous con- naissons déjà, P. Lerolle, Gillotin, Marcel Girod, qui devint principal du collège de Saint-Servan, André Michel, conservateur des musées nationaux, Lucien Fontaines, industriel, Raoul Allier, ministre protes- tant, Ch. Wagner, pasteur de l'Eglise libre de Fon- tenay-au-Rois, Gabriel Monod, qu'il est inutile de présenter, Hubert Lyautey, capitaine de cavalerie, Antonin de Margerie, capitaine breveté d'artillerie, détaché au ministère de la guerre, Georges de Méré, officier d'ordonnance du général de Galliffet, et enfin M. l'abbé Ackermann, professeur à Stanislas.
Léon Letellier et Jules Lagneau, n'ayant pu assister à la première réunion, s'excusèrent.
L'Union eut son siège social et tint ses assemblées impasse Ronsin, 6, donnant sur la rue de Yaugirard. On ne crut pas utile d'avoir tout d'abord une organi- sation. Les membres échangeaient des idées, ils se communiquaient des documents et des renseignements. Leur groupe avait l'air d'un syndicat de la bonne volonté entre hommes décidés à accomplir tout leur devoir. Leur réforme individuelle, qu'ils définissaient « une conversion », les amènerait par la force des choses à se ménager des retraites en commun, où ils
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vivraient ensemble des heures calmes de réparation et d'intériorisation. En attendant, ils saisirent toutes les occasions de fraterniser intérieurement avec les compa- gnons que les cadres sociaux, politiques ou nationaux tiendraient éloignés d'eux. On les vit prendre part à des réunions protestantes, à la Chapelle, ou catholiques, au Cercle du Luxembourg. Mais l'expérience leur mon- tra les inconvénients de ces sorties. La vie au dedans leur parut préférable.
La création d'un bulletin s'imposa vite. Le premier numéro est du 7 novembre 1892. On le réserva aux ini- tiés. Il devint bimensuel au commencement de la deuxième année. Les articles paraissaient sans signa- ture. Cela dura jusqu'en 1896. M. Letellier remplit l'offfice de <?érant.
Le recrutement de l'Union fut rapide. Je signalerai quelques adhésions particulièrement significatives : celles de M. Ferdinand Buisson, que tout le monde connaît; de M. Séailles, un des porte-drapeaux delà libre pensée religieuse, qui allait bientôt recevoir une chaire de phi- losophie en Sorbonne, s'il ne l'occupait déjà ; de M. Gide, professeur à la Faculté de droit de Paris et vice-prési- dent de l'Association protestante pour l'étude des ques- tions sociales ; de ^L Devinât, directeur de l'école nor- male du département de la Seine ; de M. Keu fer, secré- taire général du Syndicat des typographes ; de MM. L. Boisse, professeur au lycée Henri IV ; Brunschwig, professeur au lycée Henri I\' ; Frédéric Rauh. juif, chargé de cours à la Faculté des lettres, en attendant un poste de professeur ; Arthur Fontaine, ingénieur en chef des mines et directeur du travail au ministère du commerce ; Deherme, Previn, Jacquard, Duclaux, qui avait épousé une fille du juif Darmesteter, grande admiratrice de Renan, pleine de souvenirs personnels sur l'homme et son entourage, où elle avait beaucoup vécu. Je réserve pour la fin MM. Daniel Halévy, demi-juif,
LES COMPAG^^ONS DE LA VIE NOUVELLE IQ!
homme de lettres, etPécaut. Le premier s'exprimait ainsi dans un article sur l'Inquisition : « Formons le souhait qu'un jour les hommes deviennent sages ; qu'ils cessent de vouer une sorte de culte aux systèmes que leur esprit a conçus ; qu'ils renoncent à vouloir violenter, fausser la nature ; alors, à force de réflexions, de douceur et de ténacité, ils parviendront à faire entrer un peu de lumière dans les ténèbres de la vie et un peu d'harmo- nie dans sa confusion. ^ » C'est la quintessence de sa morale. Pécaut, lui, est le véritable créateur de l'ensei- gnement féminin dans l'Université.
Les lycées de fdles répondent à un besoin des familles juives, protestantes et libres penseuses, qui peuvent ainsi procurer à leurs enfants un enseignement distin- gué, dont les pensionnats religieux détenaient jusque- là le monopole. Leur fondation est un événement dans l'histoire de la démocratie. Félix Pécaut com- mença par organiser l'école normale de Fontenay- aux-Roses. M. Guyiesse apprécie son œuvre comme il suit :
La création d'un corps enseignant féminin non congréganiste a été un acte violemment révolutionnaire ; elle a été à l'encontre des préjugés les plus profondément établis, des mœurs les plus ancien- nes, des jugements sur lesquels le plus de gens s'accordaient. Créer un personnel de femmes vivant dune vie indépendante et absolu- ment personnelle a été un acte bien plus révolutionnaire que la loi du divorce -.
Pécaut a pleinement réussi. Il a fait de Fontenay un Port-Royal laïque ; le mot est du doyen Alfred Groiset. Il y avait dans cet homme une conscience inflexible, une haute raison indépendante et libérale, un idéal généreux, qui allumait dans son regard d'apôtre une flamme inou- bliable. Ses élèves avaient pour lui une sorte de féti-
1. Pages libres, 26 octobre 1901, 35o.
2. Ibid., 18 juillet 1908.
192 LES RELIGIONS LAÏQUES
chisme. Il sut les former selon les idées dont vécut l'Union pour l'action morale.
Les professeurs qui travaillèrent le plus activement à remplacer dans l'école le catholicisme par une libre pen- sée religieuse se rallièrent en grand nombre à M. Des- jardins. Je trouve Aristide Guéry, un élève de Séailles, dont une circulaire aux instituteurs des Côtes-du-Nord fit scandale. Il y eut Jacob, un type breton d'universitaire, qui félicitait Renan, le plus grand de ses compatriotes, d'avoir ramené le respect autour des croyances. Comme lui, il cherchait à introduire dans ces symboles naïfs un sens profond. La philosophie sortait de son cœur. Il prétendait servir la cause de l'avenir, en refusant d'être injuste pour le passé. Il voulait retenir de ce passé cer- tains accents tendres de l'âme humaine que l'homme ne perdra jamais le besoin d'écouter. C'est cette philoso- phie religieuse qu'il inculqua aux Sévriennes, en sa qua- lité de maître de conférences.
M. Desjardins fut le cœur et le bras de l'Union pour l'action morale. M. Séailles en fut le cerveau. Mais l'un et l'autre s'inspiraient de Lagneau. Jules Lagneau cependant ne paraissait guère. C'était un modeste et un infirme. L'Union a néanmoins vécu de sa pensée. Cette pensée s'efforça de devenir mystique. Son idéalisme n'allait point s'abstraire dans une simple théorie. L homme, disait-il, doit vivre sa philosophie et extério- riser sa vie intérieure, en la projetant en œuvres pré- cises. Le plus grand mal de notre époque, ajoutait-il, est dans la non-coïncidence des idées et des actes.
Son état de santé ne lui permettait guère d'assister aux réunions. Son influence s'exerçait dans des conver- sations familières ou par des conseils écrits. Nul ne réus^ sissait mieux à trouver une formule heureuse et concise, destinée à être accueillie comme un oracle. Son rôle sur les membres de l'Union remonte haut. Ils reçurent de lui une doctrine et un programme avant même de se constituer. Il les résuma dans un article de la Renie
LES COMPAGNONS DE LA VIE NOUVELLE IqS
bleue, du i3 août 1892 : Simples notes pour un pro- gramme d'union et d'action'^. Jules Lagneau y apparaît tel qu'il fut : un stoïcien, illuminé par une mystique kantienne, d'une tenue irréprochable, comme il sied à un universitaire de race. MM. Séailles et Desjardins ne pouvaient que refléter ses idées. Qui veut comprendre leur œuvre de disciple doit étudier la pensée du maître.
Voici le but qu'il leur assigne : créer au grand jour, sans arrière-pensée ni mystère, une union active, un ordre laïque militant du devoir privé et social, qui sera le noyau de la société future ; chercher à obtenir un peu des autres et beaucoup de soi ; dans cette intention, créer progressivement, naturellement, une société intérieure fondée sur l'amour, la paix et la justice vraie, au sein de la société extérieure fondée sur l'intérêt, la concurrence et la justice légale ; par ce moyen, rétablir l'harmonie sociale, un haut spiritualisme, prêcher par l'exemple d'abord, par l'action, en gagnant de proche en proche l'âme du peuple pour la détacher de ce qui divise et lui apprendre par expérience où est le vrai bien qui unit. Je laisse de côté ses aphorismes, qui circulaient de bouche en bouche chez les membres de l'Union, pour en venir à sa notion de la liberté.
La vraie liberté, écrit-il, nous met dans notre main et nous fait homme. C'est le devoir. Etre libre, c'est savoir ce que l'on veut, vouloir une chose simple, la seule que nous puissions vouloir sans nous contredire. La vraie liberté, le gouvernement, la conquête de l'homme par son âme, par le devoir, est la vertu maîtresse qu'il faut acquérir à tout prix. La liberté au dehors suppose la liberté au dedans, c'est-à-dire des esprits fermes, maîtres d'eux, émancipés par la réflexion, ne recevant aucune opinion sur la foi d'une autorité ou d'une appa- rence, capables de se faire eux-mêmes sans entraînement leurs certitudes. Quand de pareils esprits sont en grand
I. On les a rééditées en 191 1.
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TÇ)4 T-TES REUGTOXS LAÏQUES
nombre dans une nation, quand ils joignent à ces mé- rites intellectuels les qualités morales qui les font servir au bien commun, cette nation est mûre pour la liberté ; elle la gardera, si elle l'a conquise. Elle a assez d'hommes pour n'avoir plus besoin d'un homme. — Le lecteur fera tout seul les réflexions que suggère ce langage.
La notion de Lagneau sur la vérité n'est pas moins intéressante. Il conseille de ne point s'enfermer, ni personne, dans la vérité. Qu'elle reste ouverte, inoffen- sive, prête à recevoir l'éternel apport qui lui vient de l'éternel effort des hommes. L'absolu n'est pas de ce monde ; l'abîme qui nous en sépare ne peut être comblé d'un seul coup ; notre destinée et notre nature n'ont point de mystère qu'un mot magique puisse éclairer. L'absolu est une route à poursuivre. En la suivant, on ne tourne pas sur place ; on ne barre le passage ni à soi ni aux autres ; on avance et on fait avancer ; on se sent changer, valoir mieux, sans croire qu'on vaille plus que les autres ; on les estime, parce qu'on est humble devant l'idéal ; on aime le progrès, on le sert, on y croit. — Condorcet et Kant ne diraient pas autre chose.
L'Union pour l'action morale a eu de nombreux adhérents ; elle a travaillé, elle a fait quelque bruit. Mais a-t-elle réalisé sa fin ? En dépit des efforts de MM. Desjardins et Séailles, non. Leur entourage avait des sentiments vagues, qu'il prenait pour une foi. Cette foi n'était pas la même chez tous. Il aurait fallu décou- vrir sous des divergences inévitables un fonds commun pour l'en dégager. Ce travail devait précéder toute action commune. MM. Desjardins et Séailles ne s'en rendi- rent pas compte ou ils furent au-dessous de la tâche. Ils se virent réduits à des affirmations personnelles, où leurs amis ne pouvaient reconnaître leur propre pensée.
Ce milieu était agréable. L'Union était faite de sym- pathies, de bonnes manières, de politesse intellectuelle entre gens de bonne volonté. Les écarts de pensée y
LES COMPAGÎVONS DE LA VIE NOUVELLE IqB
devenaient de simples nuances. Mais ce ne pouvait être un centre d'action. Les habitués cependant profitèrent de leur contact. Leur rapprochement a eu sur la litté- rature, la presse et l'enseignement une très réelle influence. Ils ont préparé avec une parfaite inconscience plus d'un faux mouvement intellectuel. Les idées et les sentiments qu'ils cultivaient répugnaient à la foi catho- lique ; il ne pouvait être qu'un apport fait au sentimen- talisme romantique. Quoi qu'il en soit, un événement politique allait bientôt mettre l'Union en évidence. Il permettrait de vérifier sa morale sur ses fruits.
Cette Union pour l'action morale ne fut pas l'unique société des Compagnons de la vie nouvelle. Il en fallait une pour agir en milieu catholique, où elle travaillerait, avec les formes et dans les conditions nécessitées par cet objectif, à la réalisation du même idéal : donner aux Français une âme capable de leurs institutions démo- cratiques, procurer à la démocratie une humanité dis- ciplinée. Il y eut entre ces deux sociétés une différence, provenant des qualités religieuses de leurs membres. L'une, composée de protestants de juifs, de libres penseurs, de catholiques, n'acceptait que la discipline d'une morale, transformée en religion ; l'autre veut être catholique ; elle se recrute avec des catholiques et c'est au moyen du catholicisme qu'elle prétend discipliner les citoyens et les rendre capables delà démocratie. Les communications et les échanges ne manquèrent pas de l'une à l'autre. Elles se passèrent, sans que les rela- tions aient jamais été officielles, des maîtres, des lectures, des idées, des formules. La première ne reçut ni for- mules ni idées de la seconde ; elle lui en fournit.
Celle-ci débuta en iSgS au collège Stanislas. Le nom de Crypte lui suffit quelque temps. Elle prit bientôt celui de Sillon. Son histoire est connue. Je ne la résu- merai même pas ici. Ceux qui l'ignoreraient n'ont, pour se mettre au courant, qu'à lire le Dilemme de Marc
196 LES RELIGIONS LAÏQUES
Sangnier de Charles Maurras, le Sillon et le mouvement démocratique de N. Ariès et les études critiques de M. l'abbé Barbier *.
Rien ne les éclairera mieux que la lettre encyclique, par laquelle le Pape Pie X condamne les erreurs du Sillon. Ch. Maurras l'avait prévu et dit dans son Dilemme : cela devait fmir ainsi. Ou plutôt ce n'est point fini. Le Sillon a pris pour raison sociale le mot de la chose qu'il couvrait. Il s'est mué en la Démocratie. Le même effort continue. Il se poursuivra sous une forme ou sous une autre aussi longtemps que le mythe Démocratie aura, parmi les catholiques et dans les rangs du clergé, des croyants.
Ce mythe a été le démon de Marc Sangnier et de ses camarades. Il le reste. Et c'est un mauvais démon. 11 leur a joué les plus vilains tours et il se réserve de leur en jouer d'autres encore.
Huysmans avait recommandé à quelques-uns d'entre eux de faire de la liturgie et de l'art. Il avait raison. Un grand effort tenté par ces jeunes gens pieux et généreux aurait rendu à nos paroisses, à la campagne comme dans les villes, une vie qui leur fait souvent défaut. Le culte aurait retrouvé sa splendeur, et nos églises, leur âme. Par leur concours et sous la direction des prêtres, la liturgie paroissiale serait redevenue, non seulement la louange divine, mais un levier puissant pour l'action catholique. Elle serait elle-même l'action la plus impor- tante et la plus efficace. Les chrétiens prendraient plai- sir à répéter ensemble les chants et les prières, chargés des pensées et des sentiments qui disciplinèrent l'âme de nos aïeux. L'action sociale qu'ils auraient exercée de la sorte nous eût refait ce qui nous manque et ce que nous cherchons, une âme commune. Ceux qui les connaissent et les aiment disent qu'ils avaient tout pour
I. Les Erreurs du Si7?on, Paris, in- 12 ; la Décadence du Sillon, Paris, 1907, in-i2.
LES COMPAG?îONS DE LA VIE NOUVELLE I97
réussir dans une entreprise pareille. Cette rénovation catholique ne s'est point faite. Ils lui ont préféré les hasards d'une action politique, mal qualifiée sociale. Les aptitudes que cette action requiert leur faisaient défaut et leur tempérament mystique les précipitait d'avance sur toutes les illusions. 11 leur est advenu ce qui était à prévoir.
En attendant, ils ont fait beaucoup de mal et ce mal dure. Ils le font avec les meilleures intentions du monde. C'est du mal quand même. Constitués sous l'influence des illusions néo-chrétiennes, ils ont cru à l'imminente réconciliation de l'Eglise et du siècle dans la démocratie. Ils ont assumé la tâche de ménager les rendez-vous pré- paratoires. Tous ceux qui avaient à faire un placement d'idées en domaine catholique y trouvaient à bon compte un bouillon de culture. Que de mauvaises ren- contres ont eu lieu sous ce couvert ! A combien d'idées fausses et de tendances malheureuses le Sillon n'a-t-il pas fourni le véhicule de ses publications et de ses con- férences ! Il a pu mettre en rapport avec quelques doc- teurs du romantisme religieux toute une partie du jeune clergé et des catholiques sortis de l'adolescence. C'est lui qui a mis en circulation tant de formules équivoques et créé tant de réputations de mauvais aloi. J'ai parlé tout à l'heure des illusions du néo-christianisme ; aucun groupe n'a autant contribué à les entretenir. Leur sur- vivance jusqu'à ce jour est son fait.
Quant à sa politique et à sa sociologie, elles ont ramené une jeunesse, qui méritait mieux, aux pauvretés du romantisme social de i8/i8. C'est aussi vieillot que l'abbé Maret et son Ère nouvelle.
CHAPITRE XII L'UNION POUR LA VÉRITÉ
MM. Desjardins et Séailles surent attirer et retenir des professeurs, des hommes de lettres et des préten- dants au rôle d'intellectuel. Leur nombre augmenta d'année en année. Ch. Maurras et Lucien Moreau ont fait passer les impressions de leurs amis \augeois, Las- serre et Pujo sur les réunions de l'impasse Ronsin dans un article, rindividii contre la France, publié par le Correspondant du lo mai 1908 ^ Yaugeois, qui était alors un radical, rencontrait là « une curieuse foule d'Is- raélites et d'étrangers, mêlés de ces Français de famille italienne, allemande, anglaise, Scandinave, suisse, nègre ou turque, qui se prétendaient communément de doubles Français ». C'était une collection de spécimens où un œil exercé retrouvait sans peine ces hommes qui, depuis quinze ou vingt ans, préparaient la conquête intellec- tuelle et morale de la France en occupant les points stratégiques dans la littérature, l'université et l'admi- nistration.
Le principal objet des travaux de cette Union était de (( donner une morale à la France ». Cette morale devait être l'âme de sa démocratie. Les postes que ces « unis )) occupaient ou ambitionnaient donnaient à ces prétentions des conséquences troublantes. L'impasse
I. Ch. Mauras l'a inséré dans la Politique religieuse, p. 65 et s.
l'union pour la vérité 199
Ronsin devenait un foyer révolutionnaire, au plus mau- vais sens du mot. Cette révolution était d'autant plus dangereuse qu'elle se faisait avec des agents, dont la fonction est d'éduquer la jeunesse, et par des procédés intellectuels. Rousseau, Spinoza, Kant, Emerson, Ibsen, Tolstoï, Renouvier, alimentaient ces esprits. Ils se met- taient de la sorte sous l'action directe des philosophes qui ont produit le romantisme religieux et des écrivains ou professeurs qui l'exploitent.
A les croire, l'individu doit tirer sa morale de lui- même. La loi intérieure est la seule loi morale ; elle est subjective et ne s'impose que par elle-même ; elle n'ac- cepte aucune autorité autre que la sienne. Cette loi est le fruit de la spontanéité individuelle, injustement nommée conscience. C'est l'individualisme de Rousseau avec toutes ses applications dans le domaine de la morale. Tout cela aboutit pratiquement à une exaltation folle du dieu intérieur, que chacun prétend avoir ou être, et à une destruction non moins folle des sociétés, Eglise, patrie, institutions sur lesquelles elles reposent.
« Les hommes qui progageaient de telles doctrines étaient pour la plupart des bourgeois fort rangés, très souvent éducateurs officiels de la jeunesse, pourvus de situations sociales et d'honneurs. » On a pu les qualifier de a Diogènes respectables et de nihilistes bien vêtus » . Après s'être intoxiqués eux-mêmes de morale protestante, d'esthétique juive et de prophétisme international, ils voulurent empoisonner la France. Déjà la contagion gagnait même de jeunes catholiques.
Les choses en étaient là, lorsque survint l'affaire Dreyfus. Ce fut une épreuve, au cours de laquelle ces messieurs eurent à se prononcer entre la France et leur idéal. Leur attitude permit de vérifier, d'après une application précise, la valeur de leur doctrine et de leur méthode. Voici le fait : Un officier a trahi. C'est un juif. La trahison s'est faite dans des conditions telles qu'il est impossible d'en produire les preuves au grand jour.
200 LES RELIGIONS LAÏQUES
Un grave intérêt national s'y trouve engagé. En pareil cas, tout homme de bon sens accepte de confiance ]es décisions de la magistrature, et il évite avec le plus grand soin de soulever des difficultés. Circonstances qui devraient faire réfléchir : une nation rivale atout intérêt à désorganiser par le dedans notre force militaire, et une puissance cosmopolite cherche une occasion de renverser les barrières qui ralentissent l'invasion, dont elle menace la France. Elles vont l'une et l'autre tirer un parti avantageux de cette situation difficile.
L'accusé, parce qu'il est juif, passera aisément pour une victime de la raison d'Etat et un martyr de l'anti- sémitisme. Les accusateurs se trouvant dans l'impossi- bilité de fournir au public des preuves éclatantes^ il sera facile de mettre les nerfs en mouvement et de créer l'opinion. Des entrepreneurs spéciaux embauchent journalistes, politiciens, professeurs. L'argent se met à couler. Certains journaux atteignent un tirage fantas- tique. Politiciens et professeurs prêchent à Paris et en province une croisade pour la libération de Dreyfus. On sait le reste.
Pendant des mois, les Français se trouvent soumis à un ébranlement organisé et dirigé avec art. On les agite et on les trouble. A l'occasion de Dreyfus et de son pro- cès, on ne cesse, par les journaux et dans les confé- rences, de leur débiter un ensemble de sentiments, de pensées, de mots, de formules, qui trahissent une com- mune origine. Ils ne savent plus que penser. L'anarchie prend possession des cerveaux. On entend des propos qui déroutent. Des Français, en grand nombre, parlent et pensent comme ils n'avaient jamais parlé ni pensé. C'est à ne point les reconnaître.
Les hommes, habitués à réfléchir, n'ont qu'à chercher les sources d'où proviennent les idées et les tendances exprimées par ce langage nouveau. Il leur faudra, pour les découvrir, passer parV Union de MM. Desjardins et Séailles. La part très active qu'ils ont prise à la
L UNION POUR LA VERITE 201
campagne dreyfusienne fixe d'abord l'attention. Ils sont partout, dans les journaux, les universités popu- laires, les réunions publiques, les coulisses politiques et autres. Un examen plus approfondi ne tarde pas à faire ressortir l'affinité des doctrines et des sentiments. On pense et on parle de même. La morale de l'Impasse Ronsin inspire tout le dreyfusisme et elle l'explique. Les campagnes dreyfusiennes n'ont été qu'une immense mission, pendant lacpielle les moralistes de ce lieu ont prêché à la France, avec des auxiliaires recrutés n'im- porte où, leur idéal et leur morale. Cette morale eut dans Dreyfus son héros. Dreyfus personnifia cet idéal. Les exercices qu'ils donnèrent partout les montrent sous l'empire d'un fanatisme qui les aveugle jusqu'à les rendre sots, ridicules et odieux. Ils acceptent toutes les conséquences de l'Affaire, la persécution religieuse avec l'expulsion des ordres religieux et la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'antimilitarisme et l'antipatriotisme. Périsse la nation plutôt qu'un principe. Et le principe, c'est la justice ; et la justice, c'est Dreyfus.
Les gens de l'impasse Ronsin sacrifièrent donc la France à leur idéal. Pour ce faire, ils n'eurent qu'à rester logiques avec eux-mêmes. Mais ni Yaugeois, ni Lasserre, ni Pujo ne devaient les suivre. Leurs yeux s'ouvrirent et ils distinguèrent ce qu'ils n'avaient pas vu, la malfaisance de la Déclaration des droits de CHomme. Dans la pratique, l'Homme devenait Dreyfus. Le danger que ses droits créaient à la patrie était mani- feste. Ils comprirent. Leur rupture avec la Révolution ne se fit pas attendre. L'horreur du mal qu'ils avaient vu les conduisit à une contre-révolution, à laquelle ils voulurent donner pour point de départ une Déclaration des devoirs de l'homme en société. Cette réaction déplaça leur axe intellectuel. Des convictions nouvelles se for- mèrent en eux. Ils éprouvèrent le besoin de les analyser, tout en reliant ce qui survivait des anciennes. L'Action Française est sortie de ce travail. L'intelligence de la
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nation et de ses intérêts guida les fondateurs dans toutes leurs recherches. Ch. Maurras, qui se joignit à eux, facilita leur évolution politique. Les illusions qui depuis 1890 faisaient tourner les têtes n'avaient jamais eu prise sur son intelligence. Il malmena fort les « cigognes » du néo-christianisme et le Desjardins du Devoir présent. Il devina le cosmopolitisme littéraire, l'individualisme politique et moral de ces oiseaux. Il n'ignora rien des méfaits du groupe juif, du groupe protestant et du groupe maçonnique ni des liens qui les unissent.
Les membres fondateurs de l'Action Française firent d'autres rencontres, qui orientèrent leurs recherches. C'est ainsi qu'ils ont pu rejoindre quelques-uns des meilleurs témoins des principes politiques et religieux sur lesquels fut construite la France. Des Français avaient rendu à leur pays le service de conserver la doctrine sans laquelle toute restauration nationale était impossible. En prenant l'habitude d'envisager, de coordonner et de résoudre toutes les questions pendantes, tous les problèmes diviseurs du point de vue de l'inté- rêt national, ces Français trouvèrent le moyen d'établir entre eux l'accord et la méthode, qui leur ont permis d'avoir une action commune. Elle s'est développée et exercée jusqu'à ce jour malgré tous les obstacles.
L Action Française est la réaction nationale contre toutes les illusions, qui ont précipité la course vers la démocratie d'un si grand nombre de nos compatriotes, à partir de 1S90. La plupart des difficultés qu'elle a rencontrées depuis son origine lui ont été suscitées par les démocrates de toutes conditions. Ils trouvent insup- portable cette protestation contre leur espoir de récon- cilier l'Eglise et le siècle. C'est même à leurs yeux un très grand mal. Ceux qui ont mis leur confiance dans ces efforts démocratiques s'évertuent à nier la sagesse de ses principes et son opportunité, pour n'avoir pas à reconnaître leur propre imprudence. Ils ne craignent même pas de la dénoncer comme un péril. D'autres
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affectent de la traiter comme un envers de démocratie, la trouvant aussi dangereuse. Ils ne s'aperçoivent pas du trouble causé dans leur entourage par cette humi- liante méprise, laquelle prouve un extraordinaire dé- faut de clairvoyance. Je ne parle que des obstacles accu- mulés par ceux-là même qui auraient dû trouver dans l'intelligence de leur fonction un motif d'encourager l'Action Française. Ceux pour qui elle est une menace de tous les jours ont du moins une explication à leur haine et à leur résistance.
Les énergies qu'elle a déployées donnent la mesure de ce qu'elle est et de ce qu'elle peut. Elle se dresse contre la démocratie, impuissante à remplir son pro- gramme. En attendant de la supplanter, elle provoque une renaissance du sentiment national et de la culture française. Elle assainit les intelligences ; elle donne la force nécessaire aux actions décisives. Chez un grand nombre, elle dissipe les nuées, qui leur dérobaient la vue de l'Eglise, telle que Dieu l'a construite et la con- serve. L'Eglise leur apparaît ce qu'elle est : un facteur essentiel de l'ordre, la gardienne infaillible de la morale, l'éducatrice des peuples, seule capable de leur donner la discipline qui équilibre leurs facultés. Cette vision salutaire les dispose à recevoir la poussée surnaturelle de la grâce, sans laquelle croire est impossible.
Revenons aux moralistes de l'impasse Ronsin. Le vide fait par le départ de Yaugeois, de Pujo et de Las- serre fut comblé. Les sympathies de l'aristocratie sorbonique leur furent acquises dès le début de la campagne dreyfusienne. Lanson, tout-puissant à la Faculté des Lettres, et le doyen de cette même Faculté, Alfred Croisct, adhérèrent à l'Union. Gaston Paris en fit autant. Ces exemples furent suivis en Sorbonne et dans tous les milieux, où cette maison passe pour la régulatrice de l'esprit. La perturbation produite par le dreyfusisme et le néo-catholicisme prédisposait en
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faveur de l'Union pour l'action morale. On en parlait beaucoup, et elle était prise au sérieux. Son recrute- ment s'en ressentit. Il augmenta dans des proportions que l'on n'avait pas encore atteintes.
Rien ne fut changé pour cela. L'Union se développa sous la direction des mêmes hommes, vers le même idéal, suivant les mêmes doctrines et les mêmes méthodes. On y parlait volontiers d'idéalisme et de spiritualisme, de sincérité intellectuelle, de libre recherche et de libre examen. On affectait de rendre justice au catholicisme. Sa morale et sa liturgie étaient particulièrement appréciées. L'influence protestante se faisait sentir néanmoins ; c'était bien naturel. Il y avait tant de pasteurs et d'écrivains d'origine huguenote. Ils entretenaient le goût de la culture éthique et la manie du prêche, pour laquelle le professeur a toujours eu un faible. Les juifs devenaient nombreux.
Les moralistes eurent conscience des devoirs nou- veaux que leur imposait la victoire dreyfusienne. Ce triomphe de la justice avait relégué l'action morale à l'arrière-plan. On en parlait moins. Il était surtout question de droit et de vérité. Ce changement survenu dans l'opinion éclairée était un symptôme. L'Union pour l'action morale devint l'Union pour la vérité. Cette transformation se fît lentement. D'autre part, le local de l'impasse Ronsin ne correspondait plus aux nécessités nouvelles. On l'abandonna pour se trans- porter 21, rue Yisconti.
VUnion pour la vérité se constitua le 7 janvier 1906. M. Paul Desjardins fut élu directeur annuel. Cette fonction lui a toujours été conservée. Le conseil dad- niinistration se composait de trente-neuf membres. Il y avait au moins vingt professeurs de l'Université. Voici quelques noms : MM. Paul Appell, doyen de la Faculté des Sciences à Paris ; Lanson ; Gustave Belot, professeur à Louis-le-Grand ; Joseph Bédier et Gabriel Monod, professeurs au Collège de France ; CélestinBou-
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glé, alors professeur de philosophie sociale à l'Université de Toulouse, nommé depuis en Sorbonne ; Jules Dietz, professeur honoraire à l'Ecole des sciences politiques ; Paul Lapic, chargé de cours à l'Université de Bor- deaux ; Théodore Ruyssen, chargé de cours à l'Uni- versité d'Aix, nommé depuis à Bordeaux ; Pierre-Félix Pécaut, professeur au lycée Chaptal. Cinq femmes faisaient partie de ce même conseil : M""^ Duclaux, que nous connaissons ; M''** Jeanne Scherer, directrice d'une école professionnelle d'assistance aux malades, à Versailles ; M"^ Louise Compain, M""' Emma Wutz, de Strasbourg ; iVr^" Amélie Allégret, directrice d'un lycée de filles. La clientèle nombreuse que l'Union trouvait parmi les anciennes élèves de Sèvres et de Fontenay rendait leur présence nécessaire.
M. Paul Sabatier figure sur la liste des membres de ce conseil. Il y est pour le rôle qu'il joue partout. J'y trouve aussi le uom de M. Paul Bureau, professeur à la Faculté de droit de l'Institut catholique de Paris, et de M. Ed. Le Roy, professeur de l'Université, collabo- rateur des Annales de philosophie chrétienne, un des théologiens du modernisme. M. Desjardins et ses amis voulaient avoir pour adhérents des membres du clergé. Ils en eurent et, parmi eux, des professeurs et des élèves de grands séminaires. On se fit une règle de ne pas communiquer leur nom. Une indiscrétion les eût compromis gravement aux yeux de leurs chefs hiérar- chiques ^.
On en restait toujours aux directions données par Jules Lagneau :
Nous créons au grand jour, sans arrière-pensée et sans aucun naystère, une union active, un ordre laïque militant du devoir privé et moral, noyau vivant de la future société,
déclarait-on officiellement en 19 lo. On faisait impri-
I, Correspondance (le l'Union pour la vérité, I, 190C, p. 44.
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mer, l'année suivante, les Simples notes pour un pro- gramme d'union, suivie de divers fragments. Les membres de l'Union prétendaient, au moyen de cette mutualité philosophique et civique, s'assurer les béné- fices d'une discipline du jugement et des mœurs, capable de conserver la perpétuelle liberté d'esprit dont un homme a besoin pour rechercher la vérité et dé- fendre le droit, pour propager dans le public l'amour de cette vérité et de ce droit, pour faire passer les méthodes critiques dans la pratique générale. L'Union se proposa d'exercer librement sa critique dans les divers domaines philosophique, religieux, moral, social, politique, juridique. Elle a pour but, non de recher- cher la vérité, — l'homme la recherche seul, — mais de servir la vérité ; car la vérité n'est pas une chose que l'on puisse posséder ; c'est un état où il faut vouloir sans cesse se remettre. L'Union s'interdit toute adhé- sion, en tant que société, à une Eglise, à une école philosophique, à un parti politique, à un groupement formé autour d'une idée arrêtée.
Elle a divers moyens d'action : les réunions de ses membres, les entretiens sur les problèmes posés par la vie publique, sa correspondance mensuelle, les publi- cations et les conférences publiques ou privées.
La Correspondance de F Union pour la vérité est mensuelle. Elle est entre les membres un trait d'union permanent. Ils sont tenus au courant de ce qui inté- resse la vie de la société. Certains articles, s'ils n'é- quivalent pas à une direction, révèlent les pensées et les tendances qui ont cours chez les moralistes, deve- nus amis de la vérité.
L'Union patronne et recommande certaines pubh- cations ; elle en fait d'autres à ses frais. Ce sont autant de moyens pour elle de manifester l'esprit qui l'anime. Les trois ouvrages suivants sont caractéristiques : Opi- nions d'un philosophe sur les questions actuelles, extraits
L UNION POUR LA VERITE 2O7
des œuvres de Renouvier (1909) ; Catholicisme et cri- tique. Réflexions d'un professeur sur l'affaire Loisy, par Desjardins (1905) ; Extrait des Evanr/iles synop- tiques, documents et opinions, par Loisy (1908).
Le (( calendrier manuel », destiné aux membres de l'Union, a pour but de les entraîner jour par jour vers leur idéal commun en arrêtant leur intelligence sur les mêmes pensées et les mêmes faits. Cet essai de liturgie laïque est imité d'Auguste Comte. Il n'en a paru que la moitié. On y trouve des anniversaires de faits, des textes explicatifs à lire pendant cinq minutes à la même heure, des thèmes à réflexion. Les pensées sont distri- buées pour chaque mois sous une idée générale : janvier, initiative et courage ; février, acceptation de la loi ; mars, discipline de la raison ; avril, rajeunis- sement perpétuel ; mai, admiration, joie ; juin, objec- tivité, simplicité ; juillet, lutte pour le droit ; août, résolution et sacrifice ; septembre, entr'aide, amour ; octobre, repliement, scrupule ; novembre, souvenir, continuité ; décembre, patience, science. Ces hommes, qui, tous les jours et à la même heure, pensent à la même chose et de la même manière, contractent peu à peu l'habitude d'avoir sur tout la même pensée et le même langage. Ils contractent, du moins, une amitié spirituelle qui les incline, sans violence, vers un même état d'esprit.
L'Union s'est, en outre, proposé d'agir sur les familles. Une des dames admises dans son conseil d'ad- ministration, M'^'' W utz, zélée calviniste, lui en a pro- curé le moyen, en l'intéressant au Petit Bulletin pour nos enfants. Cette publication mensuelle est dirigée par M-'^ Bontemps, qui est à la tête d'une école libre de filles à Sennecy-le-Grand (Saône-et-Loire). Cette dernière, qui n'est cependant pas huguenote, accepte depuis quelques années l'influence et la direction de ]y[iie Wutz. Son Bulletin propage, sous une forme sim- ple et agréable, les tendances de la laïcité.
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C'est surtout par les entretiens que s'exerce l'influence de l'Union pour la vérité. Ils sont de deux sortes : les Libres Entretiens, qui ont lieu à Paris, et les Entretiens d'été, qui se donnent, avec une allure de retraite spirituelle, à Pontigny, chez M. et ^jme Desjardins. Grâce à eux, l'abbaye de Ponti- gny devient un Port-Royal laïque. On invite aux Libres Entretiens des personnes étrangères à l'Union, soit pour prendre la parole, soit pour écouter. M. Paul Desjardins, dont c'est l'œuvre, a fait un résumé très clair des travaux antérieurs, en ouvrant la série de 191 2 sur la Culture générale :
(( Voici, dit-il, que notre Union rouvre, pour la huitième fois, sa petite école d'adultes. Ces Libres Entretiens ont été inaugurés, il y a sept ans passés, par une confrontation vive — je veux dire entre vifs — des légitimes exigences de la société civile avec les besoins légitimes de la société religieuse. La séparation des Eglises et de l'Etat n'était pas encore faite ; mais elle était proche ; on la préparait, et nous avons un peu contribué, dans un esprit de raison et de paix, à cette préparation. En 1900-1906, nous avons examiné ensemble des circonstances neuves qui, multipliant, compliquant les rapports des nations, provoquent un homme réfléchi et qui veut être de son temps à une mise au point de son patriotisme national. En 1906- 1907, nous avons tenté de préciser le vœu de tous les justiciables, pour qu'on réformât les institutions judi- ciaires, de manière à les aff'ranchir de la politique des partis. En 1907-1908, nous avons envisagé quelles sont les obligations des serviteurs de l'Etat et quels droits, en tant que citoyens, il est juste de leur garan- tir. En 1908-1909, nous avons dégagé quelques pro- blèmes de justice, confusément posés par la condition particulière des femmes dans la concurrence écono- mique et dans le droit civil français. Il y a deux ans, nous avons étudié, comme des citoyens, comme des
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électeurs doivent le faire, les défauts du régime élec- toral présent et critiqué les réformes qu'on en propose. L'an passé, nous nous sommes occupés de l'arrêt inquiétant que subit la natalité en France ; nous avons analysé ce symptôme grave, nous avons apprécié les remèdes offerts au mal qu'il dénonce. » Les Libres Entretiens de 191 2 ont roulé, je l'ai dit, sur la culture générale et la réforme de l'enseignement. On a géné- ralement dix entretiens sur chaque sujet. L'Union en fait publier le compte rendu en un volume.
Il y a lieu de faire connaître la liste des principaux interlocuteurs et des témoins de ces réunions. Ceux qui ont pris part à l'entretien sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat ne sont pas mentionnés. Je m'en occuperai dans un instant. Outre les membres du conseil d'admi- nistration, on a remarqué la présence de MM. Andler, Durkheim, Lévy-Bruhl, Bougie, Seignobos, F. Lot, apparlenant à la Sorbonne ; Saleilles, de la Faculté de droit ; Camille Bloch, Cahen, Elie Halévy, Théodore Reinach, Errera, Alfred Dreyfus, Hayem, tous juifs ; Anatole Leroy-Beaulieu et Frédéric Passy, de l'Ins- titut ; Millerand, Steeg, Messimy, Ch. Benoist, hommes politiques ; Jacques Bardoux, Seligman, Lagardelle, Nègre, Parodi, Fontaine, le comte de Saussine et M""' Lazare- Weiler. Les abbés Klein, Houtin et Mény y représentent par moments le clergé.
Les Libres Entretiens de 1 904-1905 ont pour nous un intérêt supérieur. On y a fait une mise au point du texte de la loi de Séparation; M. Desjardins, qui en fut l'or- ganisateur, évita de les diriger. Il laissa chacun dire ce qu'il pensait ou savait. Le complément d'informations qui se fit de la sorte pouvait aider des hommes libres à corriger leurs opinions, à s'affranchir de l'influence des partis, La raison individuelle suffisait à ce travail ; c'était du moins le sentiment de celui qui fut l'Ame de ces réunions, malgré sa fonction modeste de secrétaire.
Des hommes politiques y furent invités, MM. Buis-
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son, Jaurès, Millerand. Paul Doumergue, Vandervelde. Il y eut un magistrat, Grunebaum-Ballin ; des membres de l'Institut, Anatole Leroy-Beaulieu, Paul Violet, Salo- mon Reinach, et, avec ce dernier, des juifs, ses frères Théodore et Joseph, Henri Hayem, Daniel Halévy, les professeurs Brunschwig, Rauh. Errera, recteur de l'U- niversité libérale de Bruxelles. La Sorbonne était repré- sentée par MM. Lanson, Seignobos, Aulard, Durkheim; la Faculté de droit, par M. Ch. Gide. On vit encore les professeurs Belot et Pécaut. Les protestants vinrent assez nombreux ; ce furent d'abord M. Paul Sabatier, puis les pasteurs Ch. Wagner, Samuel Goût, Lacheret, Monnier, Raoul Allier. J. Reville. Les abbés Klein et Houtin se montrèrent assidus aux réunions, ainsi que les abbés A iolet et Hemmer. L'abbé Dibildos prit part à deux. MM. les abbés Soulange-Bodin et de Bonneville n'y parurent qu'une fois. M. Laberthonnière fit acte de présence. M. Paul Bureau, de l'Institut catholique de Paris, assista à cinq réunions.
M. Anatole Leroy-Beaulieu fit preuve dans tout ce qu'il eut à dire dun libéralisme correct. M. Salomon Reinach, en homme averti, prévoyait une opposition de l'Eglise irréductible. M. Desjardins se montra ondoyant, comme toujours. Le professeur juif Frédéric Rauh envi- sagea la séparation d'un point de vue qui est celui du romantisme religieux.
La question, à l'entendre, ne se pose pas entre les Eglises et l'Etat, mais entre l'Etat et l'Eglise catholique. C'est contre l'Eglise catholique, — il ne dit pas la croyance catholique, — c'est contre cette organisation internationale, à la fois religieuse, sociale, politique, économique, financière, qu'est l'Eglise catholique, qu'a été faite la loi sur les associations. C'est contre elle que se fera la Séparation. M. Rauh ajoute que, si tous les catholiques ressemblaient à M. Klein, une entente serait possible. La question de l'incompatibilité des dogmes et de l'esprit moderne ne se poserait même pas. Il a cru
L UNION POUR LA VERITE 211
longtemps que le type représenté par l'abbé Klein était commun chez les catholiques ou que, tout au moins, on pourrait aisément le multiplier, a Je l'ai écrit, dit-il, et quelques-uns de mes amis ici présents me l'ont repro- ché. Je me suis trompé. La moyenne des catholiques croyants ou qui se prétendent tels est irrédactiblement opposée à ce que nous appelons l'esprit laïque. Leur morale privée est en grande partie la nôtre ; leur morale sociale est autre. » Il espère que la loi sera favorable au développement de son idéal. La religion profitera de ce que l'Eglise va perdre.
M. Durkheim pose une question judicieuse : l'Eglise ne peut sacrifier sa constitution monarchique. Or la loi va donner plus de jeu aux groupements inférieurs. C'est l'introduction de la démocratie dans l'Eglise. Qui l'em- portera de la monarchie ou de la démocratie P MM. Hemmer et Klein croient que ces deux forces se feront équilibre. Leur réponse laisse Durkheim et les auditeurs sceptiques. Il y avait de quoi. Ces hommes prenaient avec raison intérêt à la Séparation des Eglises et de l'Etat, Ce serait pour l'Eglise une diminution.
Ils ont le plaisir de rencontrer des catholiques avec lesquels une entente sera toujours possible. Une décla- ration de M. Paul Bureau ne leur permet guère d'en douter. Il y a, dit-il, à l'intérieur de l'Eglise, des hommes, chaque jour plus nombreux et plus actifs, dont l'ortho- doxie intégrale est certaine, qui pourtant ont des doc- trines tout à fait modernes et hardiment progressives. Depuis vingt ans, cette gauche, malgré les entraves et les obstacles accumulés, s'est constituée, elle s'est déve- loppée et très certainement elle continuera de progres- ser. Je ne suis pas inquiet de l'avenir.
MM. Desjardins, Reinach, Buisson et leurs amis le savaient déjà. L'optimisme de M. Bureau augmenta leur confiance. Les voilà plus que jamais résolus à faire bon accueil aux catholiques et aux prêtres qui vont de
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l'avant. Il leur suffit d'attendre ces précurseurs qui se jettent dans leurs bras.
Pie X ne croit pas devoir suivre les conseils de ces pontifes de l'ultra-christianisme. Le refus d'accepter la loi de Séparation l'expose à leur dédain. Ils l'expri- ment tout haut. La Correspondance de t Union pour la Vérité ' sourit de ses illusions. Elle l'accuse de commettre un anachronisme impardonnable ; il n'est plus le tuteur des rois et des peuples. Ce phénomène étrange de sug- gestion produite sur son esprit, au moyen de vieilles idées et de vieilles formules, prouve une fois de plus que l'institution de la papauté n'est pas plus divine que celle de la royauté.
J'ai parlé dans le chapitre deuxième des Entretiens d'été qui ont eu lieu à Pontigny. M. Desjardins s'est vanté d'y réunir les éléments d'un ultra- christianisme. Le sens réel de ces paroles n'échappe pas au lecteur. C'est bien le but qu'il poursuit. Comme les modernistes sont les ouvriers conscients et résolus de cette religion nouvelle, ils peuvent compter sur ses généreuses sym- pathies. Leurs idées et leurs œuvres sont aussi bien accueillies que leurs personnes. La Correspondance leur fait une publicité très large. Elle est tout acquise à M. Le Roy, qui lui a donné un article sur la notion de vérité. Elle s'est prononcée en faveur de Tyrrel. L'ex- communication de Loisy a provoqué dans son fascicule de mars-avril 1907 une explosion de sympathies.
Ces parlotes philosophiques exercent une influence. Ceux qui les fréquentent appartiennent à une oligarchie intellectuelle. Ils ont le prestige de la science que le Français prend toujours au sérieux. Ils occupent les postes, d'où Ton surveille l'opinion. Ils possèdent l'art de la faire et de la diriger. Leurs relations s'étendent assez loin. Des hommes politiques et des administrateurs
I. 1906, p. 162-170.
l'union pour la. yérité 2i3
haut placés comptent avec eux. Des publicistes acceptent leurs directions comme des oracles. Quelques organes du socialisme, les Cahiers du Centre^ le Travailleur rural de Guillaumin, lAmi du peuple^ à Pontarlier, par exemple, s'inspirent de leur pensée. Ils ne restent pas étrangers aux aspirations des sociétés de la Jeunesse laïque. Au besoin, M. Guy-Grand, qui a dirigé un en- tretien à Pontigny sur t Education et le métier, leur servirait d'intermédiaire.
Un entretien d'été sur les Affaires de Finlande mit un jour M. Desjardins à même de faire à ses hôtes une importante confidence. On parlait beaucoup de la Fin- lande alors. Un comité arrosait abondamment la presse pour obtenir son concours. Les interlocuteurs deman- daient quels services il y avait à attendre de l'Union. En répondant, M. Desjardins livra son secret : « Dès main- tenant, voici ce que nous pouvons faire : vous chercher des amis parmi nous. Dans le personnel enseignant, dont nous sommes, former une liste de correspondants sûrs, que nous vous ferons connaître en confidence. Ces correspondants recevront, non seulement à Paris, mais jusqu'au fond de nos provinces, les communications imprimées ou autograpliiées que vous leur aurez adressées de Finlande, puis ils les transmettront à un petit cercle autour d'eux. Ainsi sera entretenu en cent lieux à la fois le souci du droit lésé au loin. »
Rien de plus simple, mais aussi rien de plus sûr. Ce procédé établit une communication directe et durable avec des gens acquis d'avance, sans s'exposer au bon plaisir des journaux. Un homme habile crée par ce moyen une agitation qu'il est impossible de prévenir. Il entretient un état d'esprit, il dirige l'opinion publique.
CHAPITRE XIII L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SOCL\LES
^L Paul Desjardins recrute une élite qui se sent un idéal commun. Chacun de ses membres aspire à se donner une culture morale, qui. en développant sa supériorité, augmente ses aptitudes à rayonner sur ses concitoyens et à mieux dominer les intelligences. Impasse Ronsin. rue Msconti. à Pontigny. on parle, on écoute, on réfléchit, on donne aux idées une orientation ; mais l'action est très individuelle. Elle n'arrive à la société que d'une manière indirecte. Les gens qui s'y trouvent ont conscience de leur rôle. Le sérieux tant soit peu solennel dans lequel ils s'enferment leur donne les allures d'un monde où l'on n'agit guère et où l'on s'en- nuie beaucoup.
Ce n'est plus cela chez M"*" Weill, dite Dick-May. Le personnel cependant reste le même ou vient de milieux identiques. Il y est aussi longuement question de morale, et c'est exactement la même qu'à l'Union. Mais les habi- tués sont moins repliés sur eux-mêmes. Il y a de la jeunesse. C'est une école. On pense, on cause moins ; par contre, les professeurs parlent haut et fort. Leur attention ne s'arrête pas à l'auditoire qu'ils ont sous les yeux. Ils enseignent la société. Leur parole prétend devenir une action. Car s'ils professent, c'est moins pour éclairer quelques esprits que pour déterminer la société à des actes. Cette société sur laquelle ils travaillent n'est
l'école des hautes études sociales 21 5
pas limitée à une contrée, à une nation, à un certain nombre de métiers. Non ; elle veut, elle doit être l'hu- manité, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus vaste et de plus difficile à saisir.
A l'époque de la fondation de cette école (1898), les esprits, se croyant avisés ou se donnant pour tels, allaient aux questions sociales, comme ils étaient allés à la géographie après SadoAva et à la pédagogie après Sedan. La crainte du socialisme leur donnait cette im- pulsion. L'enseignement public n'avait pas encore satisfait cette curiosité nouvelle. Les débitants d'idées en profitèrent. On s'enthousiasma, sous leur conduite, pour tout ce qui était qualifié social. La bourgeoisie se lança la première ; il faudrait même dire qu'elle fût seule à se lancer. Ce n'était pas une nouveauté. Le socialisme est la chose la plus bourgeoise du monde II est l'œuvre d'une bourgeoisie prétendue intellectuelle et parasite. Rien n'a davantage contribué à égarer les aspirations qu'il veut guider.
Les révolutionnaires de 1789 détruisirent un ordre qui maintenait en France les citoyens à leur place. Ils ne laissèrent subsister que l'Etat et les citoyens, sans autre intermédiaire pour les relier que la bureaucratie et l'ad- ministration. Les classes désorganisées, les individus, n'eurent devant eux que l'Etat. Saint-Simon et ses dis- ciples commencèrent une réaction, qui se donna pour fm de réorganiser la société C'était chose fort simple. Il n'y aurait eu qu'à ouvrir les yeux et à régler l'ordre social d'après la vie réelle des hommes en société. Les citoyens, laissés à leur instinct, entraient aussitôt dans leurs groupements naturels, où ils eussent trouvé les moyens de remplir leurs devoirs et de jouir de leurs droits. L'Etat eût été ramené par le fait à ses fonc- tions propres. Au lieu de cela, qu'avons-nous eu ? Des sociologues de laboratoire ou d'atelier, traitant les hommes en société avec le sans-gêne d'un savant ou d'un artiste. Ils ont travaillé sur la société-idée, qui
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n'a rien de commun avec les conditions au sein des- quelles se passe toute l'existence humaine. Ils perdent conscience des obstacles, même de ceux qui viennent de la nature. Ils agissent en créateurs, substituant aux lois matérielles et morales, mises par Dieu dans la na- ture des individus et des sociétés, celles qu'il plaît à leur imagination de créer. Ils ont entrepris de refaire le monde sur un autre plan. Sans cesse ils parlent de science et de nature ; la nature dont ils parlent se com- pose de nuées et leur science est faite de sentiments. Rien de cela n'est capable de résister à une expérience. Le pire malheur pour une nation serait d'être livrée aux mains de ces philosophes sociaux. N'est-ce point ce qui menace la France ? En démocratie, ce malheur est iné- vitable. La masse, majorité souveraine, suivra les pro- phètes, qui lui prêcheront des rêves paradisiaques ? Il est si facile de tout promettre ! La puissance ainsi obte- nue permet de tout entreprendre, même l'impossible.
Les théoriciens sociaux ont besoin, pour réussir, de tous les romantismes. Ils maintiennent par ce moyen la raison en léthargie et ils suggestionnent les foules en agissant sur les sentiments et les nerfs. Une nation où ces procédés ont cours est ouverte à toutes les invasions qui se font par l'intérieur. Eh bien. V Ecole des hautes études sociales de M"'^ Dick-May est une citadelle, où opèrent des conquérants, assistés d'agents auxiliaires. Ils dirigent de là une invasion intellectuelle et morale, qui en prépare d'autres. Ils veulent imposer à l'intelligence et au caractère français une discipline qui les soumette d'avance à une oligarchie cosmopolite, dont le plan est de supprimer les sociétés, et plus particulièrement les nations et l'Eglise, et d'élever sur leurs ruines la société universelle, unique, ou l'humanité. C'est le terme que l'on propose à l'évolution des hommes et de la nature vers le progrès.
Cette Ecole est une fondation dreyfusienne. Les
L ECOLE DES HAUTES ETUDES SOCIALES 2 1 7
juifs, les protestants libéraux et les libres penseurs sentimentaux et humanitaires apparurent dans la grande crise puissants et redoutables. Ils occupaient des points stratégiques. La victoire leur permit d'en augmenter encore le nombre et l'importance. Ce fut le signal d'un assaut. On les vit se jeter sur les grosses situations admi- nistratives, littéraires, universitaires, artistiques. Des ambitieux et des vaniteux, au spectacle de ces ascen- sions brusques, perdirent le sens et ils contractèrent les mœurs de ceux qui agissaient en maîtres absolus. Cette conquête fut rapide. Il importait de la rendre défi- nitive. Le meilleur moyen était d'asservir les esprits à l'idéal qui venait de triompher.
Tel fut le sentiment de M^^^ Dick-May. Elle comprit, soit d'elle-même, soit grâce à l'influence de ses direc- teurs, les besoins nouveaux qu'avait manifestés l'Affaire. C'est elle qui en a fait l'aveu. On s'était passionné pour la vérité et la justice. Par leurs excès, les polémiques avaient montré l'infériorité professionnel le des écri- vains de la presse. Cette double constatation lui fit comprendre l'urgence qu'il y avait d'établir une école supérieure de morale et une école de journalisme. La fondatrice mena son projet bon train. Les deux écoles purent inaugurer leur enseignement en 1898.
Ce n'était au début que deux sections du Collège libre des sciences sociales. On aurait pu croire que ces institutions se développeraient conjointement. Il n'en fut rien. Le Collège libre, créé en 1896, n'avait pas de chez lui. Il était logé, après avoir été hospitalisé à la Société de Géographie commerciale, rue de Tournon, aux Sociétés savantes. La juxtaposition des deux œuvres manifesta des divergences et une gêne. Il fallut, après une première année d'exercice, se séparer ; cela se fît en temps opportun. Dreyfus venait d'être réhabilité. Ses partisans ne mirent à leur joie et à leurs espérances aucune réserve. Les bailleurs de fonds se montrèrent plus larges que jamais. M"^ Dick-May profita de ces circon-
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stances favorables pour ménager à son Ecole une situa- tion magnifique et définitive. Elle l'installa dans un élégant hôte], rue de la Sorbonne, et lui adjoignit une école d'art. U Ecole des hautes études sociales eut pignon sur rue en 1900. Tout allait lui devenir possible.
Ses statuts lui assignent pour objet l'organisation d'un enseignement supérieur des sciences sociales. La société qui la possède et assure son existence se com- pose de membres titulaires, versant une cotisation an- nuelle de 70 francs, de membres perpétuels, ayant donné une fois pour toutes la somme de 5oo francs, et de membres donateurs, qui ont fait un don de 2.000 francs au moins, hsi Société des amis de l'Ecole des hautes études sociales favorise son développement par la créa- tion de cours et de conférences, des subventions à la bibliothèque ou aux publications entreprises, la fonda- tion de bourses d'étude ou de voyage.
L'établissement est dirigé par trois ou cinq admi- nistrateurs, assistés d'un conseil de direction et d'un conseil d'enseignement. Le conseil choisit les profes- seurs. L'Ecole délivre à ses élèves après examen des certificats d'étude et des diplômes. Ce personnel d'ad- ministrateurs et de conseillers équivaut à une façade imposante. Le personnage le plus décoratif est M. Bou- troux. Il honore et on l'honore. Il est le président d'honneur. Ce titre lui revenait. Les cinq administra- teurs sont le général Bazaine-Hayter, MM. Louis Ber- nard, banquier, Jules Mclausse, président du Syndicat des mécaniciens, chaudronniers et fondeurs de France, de Lanessan, ancien gouverneur général de l'Iudo- Chine, ancien ministre, député, et Théodore Reinach, membre de l'Institut et député.
Le conseil de direction a pour président le doyen de la Faculté des Lettresen personne, M. Alfred Croiset, assisté de deux vice-présidents, M. Gide, professeur huguenot de la Faculté de droit, que nous connais-
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sons, et Henri Marcel, élevé par la politique jusqu'à l'administration de la Bibliothèque nationale. M^'" Dick- May, qui est tout dans la maison, la conduit avec le titre de secrétaire générale. Sur la liste des mem- bres du conseil, je relève les noms du prince Roland Bonaparte, perdu dans ce milieu ; de MM. Félix Alcan, éditeur, qui se trouve là comme chez lui ; van Brock, banquier ; Arthur Fontaine, directeur du travail au ministère du travail et conseiller d'Etat, que nous avons vu chez M. Desjardins. Les professeurs ne manquent pas. La Sorbonne a fourni MM. Appell, doyen de la Faculté des sciences, un habitué de M. Des- jardins; Emile Bourgeois, CharlesDiehl, Ch. Seignobos et Romain Rolland, tous de la Faculté des lettres. La Faculté de droit est représentée par M. Fernand Faure ; le conservatoire des Arts et ^îétiers, par M. Eugène Fournière : les lycées de Paris, par MM. Malapert, Belot et Bernes, de Louis-le-Grand. Ils ont à leurs côtés un inspecteur général de l'Instruction publique, M. A. Darlu. Il y a des hommes politiques, MM. Mille- rand, Buisson, Bourgeois, d'Estournelles de Cons- tant, et surtout Joseph Reinach.
Cette façade est plus expressive que tout un pro- gramme. Elle attire les élèves autant et plus que le renom des professeurs. Aussi les inscriptions aug- mentent-elles d'année en année. La section de morale et de pédagogie, qui avait commencé avec 42 étudiants, en eut 1 36 en 1 910 ; celle des études sociales est mon- tée en 10 ans de 62 à 2 15 ; celle d'art, de 196 à 3 10 ; celle de journalisme, de/j9 à 222.
L'Ecole des hautes études sociales s'inspire de quel- ques principes fort simples, qui se dégagent de l'expé- rience quotidienne. Elle évite les théories hâtives et les systèmes prématurés ; c'est sa fondatrice qui l'aiïirme. Il appartient à des travailleurs groupés autour d'un maître de constituer lentement une sociologie. On semble compter pour cela sur M. Durkheim et ses dis-
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ciples. Ils font, eux, des sciences sociales. Ces mots ef- fraient M''* Dick-May, qui préfère l'expression plus modeste d'études. On ne pense et on ne parle pas autre- ment dans son école. Le champ qui s'ouvre devant les maîtres et les élèves est aussi étendu que la vie. La so- ciété vit. en effet, et comme la vie elle est en perpé- tuel devenir. Inutile, par conséquent, de chercher des vérités immuahles et de les affirmer ; de promulguer des lois que l'on érige en dogmes. Il suffit de livrer au public des faits et des idées établis par l'expérience, après les avoir soumis avec un soin scrupuleux au con- trôle d'une critique sévère. La clarté et la méthode dans l'exposition donnent aux professeurs une autorité qui captive. La direction fait appel à des spécialistes, qu'elle associe pour l'étude d'un sujet commun. Cette coopération donne de bons i-ésultats. Les cours sont suivis de discussions libres, qui mettent les étudiants et les maîtres en rapports plus intimes. En tout cela, chacun est invité à adapter son travail à l'évolution perpétuelle de la vie. J'ai suivi dans cet exposé d'aussi près que possible la pensée de M"" Dick-May.
Cette conception de l'enseignement provoque les ini- tiatives. On les aime dans cette école, qui veut être un laboratoire d'essais et un atelier, où l'on construit des maquettes. Il s'y est remué des quantités extraordi- naires d'idées ; des doctrines y ont été mises à l'essai ; d'autres ont trouvé là un lancement heureux. M"^ Dick- May trouve cela parfait ; elle n'a pas voulu autre chose. Qu'on lui laisse sa satisfaction, puisqu'elle a réussi au gré de ses désirs. Elle a fait expérimenter des études et des méthodes auxquelles l'enseignement officiel a ouvert ses cadres. Elle continuera, passant d'une chose à l'autre, cherchant toujours du neuf, imposant ses idées et ses méthodes à la Sorbonne. et par la Sorbonne à la nation.
De cette prétention vient justement toute la malfai- sance de cette Ecole des hautes études sociales. Elle est
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devenue le laboratoire où des maîtres incompétents essaient et popularisent leurs méthodes déplorables, avant de les appliquer au pays par l'enseignement offi- ciel. J'ai comparé cet établissement à une citadelle ; pour être pleinement vrai, il me reste à dire qu'elle est occupée par les Barbares que dénonce M. Pierre Las- serre dans la Doctrine officielle de V Université. C'est de là qu'ils ont préparé et qu'ils préparent encore l'invasion de la Sorbonne. C'est un atelier d'anarchie en conti- nuelle activité.
Cette anarchie intellectuelle est savamment entrete- nue par les enquêtes qu'on y mène sur le passé et le présent de la société, ses origines et sa formation, ses difficultés à vivre et ses motifs d'espoir, ses devoirs, ses réclamations et ses droits. La fondatrice tient à ce que cette anarchie se propage. Un état d'esprit général doit en sortir. Pour faciliter cette éclosion et cette pro- pagande, l'Ecole a reçu le complément d'un salon, oii conférenciers, professeurs universitaires, hommes poli- tiques, écrivains, artistes, étudiants, ouvriers même, se rencontrent et causent. Les opinions les plus contra- dictoires sont émises. Une unité se crée dans cette anar- chie, où chacun peut s'approprier ce qu'il trouve de semblable et d'éternel dans la conscience d'autrui. Ce foisonnement d'informations, ce jaillissement d'idées, cette indépendance de jugement, cette allégresse des libres discussions, détraquent les cerveaux, incapables de résister à des ébranlements ainsi ménagés. M"^Dick- May appelle cela un travail absolument désintéressé de recherches scientifiques, d'amélioration sociale et de progrès humain.
La direction de l'Ecole voulut étendre encore sa sphère d'action. Les universités populaires avaient lar- gement bénéficié de la campagne dreyfusieniie. Il y en eut dans tous les quartiers de Paris et dans la banlieue. Les villes importantes de province en fondèrent à leur
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tour. On y fit une propagande anticléricale et socialiste intense. Les professeurs de facultés et lycées s'y dépen- sèrent avec un zèle digne d'une meilleure cause. Ceux que l'avenir préoccupait auraient voulu conserver ce précieux moyen d'action sur les milieux populaires. Les intellectuels et les gens de la foule avaient là des rencontres faciles et fructueuses. Les conférenciers ne craignaient point d'aborder devant ces auditeurs frustes des sujets élevés et délicats. Bougie se fit le prédicateur de la démocratie. Avec le concours de MM. Ballagay, Darlu, Lotin et Ragot, il prêcha sur la liberté de cons- cience. Ailleurs, à Lyon, par exemple, on traitait de l'histoire des religions. Les conférenciers les envisa- geaient comme des phénomènes psychologiques et pure- ment humains. Les auditoires en étaient bouleversés. On n'avait rien vu d'aussi propre à extirper des intelli- gences toute idée surnaturelle.
Une vaste fédération, qui embrassait les universités populaires de France, fut établie pour mettre quelque unité dans leur action et pour en assurer le fonctionne- ment. Séailles accepta la présidence. Il eut à diriger leur grand congrès de 190/1. C'était déjà le commence- ment de la fin. Le zèle de Guyiesse, l'activité des juifs et des protestants, ne purent arrêter la décadence. Pour la conjurer, l'Ecole des hautes études sociales avait consacré plusieurs séries de cours à la préparation des conférenciers et à l'élaboration des programmes. M. Buisson avait traité de la morale ; Duclaux, des sciences physiques et naturelles ; Ch. Gide, de l'écono- mie politique ; Lanson, de la littérature; Gabriel Monod, Hauser et Emile Bourgeois, de 1 histoire. Le R. P. Maumus exposa, en cette étrange compagnie, des doc- trines sociales catholiques. Cet enseignement dura deux années. Puis ce fut fini.
Dans la pensée des fondateurs, ces universités popu- laires devaient servir de noyau à des paroisses laïques, que l'on organiserait sur le modèle des types améri-
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Gains les plus récents ^. Leur action sociale eût été nulle, on peut le dire après coup. Ceux qui les diri- geaient n'avaient qu'une ambition: faire l'ouvrier à leur image, en lui inoculant leurs soucis et leurs rancunes. Or l'ouvrier qui s'embourgeoise descend au-dessous de lui-même.
Revenons à la Sur-Sorbonne de M"^ Dick-May. Laissons de côté le journalisme et l'art, pour nous en tenir à la morale, à la sociologie et à la religion. Le choix des matières à enseigner déconcerte. Celui des professeurs est encore plus troublant. Les juifs et les huguenots sont nombreux ; il n'y a pas moins de libres penseurs que le besoin religieux tourmente. Deux prêtres se sont assis dans la même chaire, MM. Klein et Houtin ; leur nom vaut un programme. Deux pro- fesseurs, dont le catholicisme a essuyé des critiques, ont souvent pris la parole dans ce milieu, M. Le Roy et M. Paul Bureau. Le livre de ce dernier sur la Crise morale des temps nouveaux serait inexplicable sans les relations qu'il s'y est faites et les influences qu'il y a reçues. On lui a fait savoir depuis qu'un professeur d'Institut catholique ne pouvait décemment collaborer à une pareille entreprise.
L'école de morale débuta en 1900-1901 avec MAL le doyen Croiset, An. Leroy-Beaulieu, sur les doc- trines de haine ; Ferdinand Buisson, sur la morale à l'école ; Emile Boutroux, les pasteurs Wagner et Ro- berty. On traita en 1902 des applications sociales de la solidarité, sous la présidence de M. Léon Bourgeois, et de l'éducation de la démocratie, sous la présidence de M. le doyen Croiset. Cette dernière série, quia fourni la matière d'un volume, appartient à l'histoire de l'en- seignement public en France. MM, Croiset, Lanson et Seignobos exposèrent les méthodes nouvelles, qu'ils venaient d'introduire en Sorbonne, celles-là même dont
I. Pages libres, 19 septembre igoS.
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M. Lasserre a démontré le caractère malfaisant. Elles fonctionnent contre la culture française. C'est du reste ce qu'ont voulu MM. Croiset, Lanson et Seignobos, par fidélité à leur idéalisme démocratique. En 1904, on a entrepris de définir la démocratie avec la collaboration de MM. L. Bourgeois, Croiset, Millerand, Buisson, Rauh, Siegfried, Moch, Bloch, d'Estournelles de Cons- tant. En 1905, on s'est occupé de l'enseignement laïque de la morale avec MM. Croiset, Durkheim, Seailles, Lévy-Brnhl, Belot et Raub. En 1906, ce fut le tour de la morale professionnelle ; Paul Bureau parla du com- merçant ; Buisson, de l'homme politique ; l'abbé Klein, du prêtre ; Painlevé, du savant et du professeur ; Ch. Gide, du rentier. On s'occupa, les années suivantes, de morale et de religion, de morale et de politique.
Ces indications sommaires ne peuvent donner une idée de la variété et du nombre des questions abordées pendant une période de dix ans. L'élasticité du pro- gramme a permis d'embrasser une véritable encyclo- pédie morale et sociale. Les sujets dont les événements politiques saisissaient l'opinion furent étudiés par des hommes, dont le nom excite toujours la curiosité. Mais on se porta avec une préférence remarquée sur les ques- tions religieuses. La discussion de la loi de Séparation des Eglises et de l'Etat, par exemple, fut l'occasion ou le prétexte d'une longue série de conférences sur l'his- toire des rapports de l'Etat et des religions en France depuis les origines jusqu'à nos jours, \oiciles noms des conférenciers: ^IM. Rauh. Houlin, Bahut. Pfister. Poupardin, Alphandéry, Petit-Dutaillis, Hauser, Cans, Emile Bourgeois, Mathiez, Driault, Debidour, Weill, Robert Dreyfus, YvesGuyot, Grunebaum-Balin, Raoul Allier et Th. Reinach. Les sujets réservés aux dix der- niers professeurs leur imposaient une tendance.
Plus récemment, lorsqu'il s est agi de célébrer le bicentenaire de la naissance de J.-J. Rousseau, l'Ecole des hautes études sociales s'est donné la mission de
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préparer son public à cette solennité officielle. M. Lan- son, dans cette station préalable, déclara l'œuvre du héros éminemment française ; M. Albert Cahen témoi- gna de son admiration pour l'unité de sa vie ; M. Daniel Mornet lui découvrit des précurseurs ; M. Gastinel fit voir en lui l'initiateur des encyclopé- distes ; M. Parodi considéra sa philosophie du point de vue religieux naturellement ; M. Bougie le présenta comme le plus grand précurseur du socialisme, et M. Baldensperger le vengea des attaques de Lemaitre et de Lasserre.
En somme, M"^ Dick-May cherche à former ceux qui deviendront, par la parole, par la plume et par l'action sous ses formes les plus diverses, les éducateurs de la démocratie. Elle les outille à cet effet au moyen de cours organisés sur l'art, le journalisme et les mou- vements actuels de l'opinion. L'important pour eux sera de diriger la conscience des citoyens démocrates. La science de la morale individuelle et collective leur est donc indispensable. Il leur faut être fixé sur la nature des rapports qui existent entre l'individu et la société et sur les obligations qui en résultent pour cha- cun. On ne saurait trop le redire : il est dans les attri- butions de la société de faire le citoyen, et le citoyen doit vivre, penser, agir en fonction de la société. Or la société est en démocratie. On devine par là les caractères de la morale que ces éducateurs apprennent et propa- gent. C'est exactement la morale de ce socialisme vers lequel le radicalisme pousse les Français, de ce socia- lisme d'Etat qui établira partout le despotisme matériel, intellectuel et moral, après avoir enlevé toute raison d'être aux organes placés par la nature entre les citoyens et leur gouvernement.
Pour opérer cette révolution dans les intelligences, d'où elle s'étendra automatiquement aux caractères et aux mœurs, la fondatrice de l'École des hautes études
LES BELIGIONS LAÏQUES l5
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sociales s'est assuré le concours des hommes qui peuvent dire en démocratie : l'Etat, c'est nous. Elle met en exercice la double oligarchie financière et intellectuelle, dont une démocratie ne peut se passer. Cette puissance cosmopolite et juive tient garnison chez elle. Les hauts mandarins de l'Université mettent à son service le prestige de leur fonction. L'action qui se prépare dans ce vestibule de la Sorbonne fait suite aux opérations de la première conquête dreyfusienne. On y reconnaît les mêmes hommes et la même pensée. L'état d'esprit qu'ils élaborent de concert et qu'ils répandent ensuite est celui que nécessite leur domination. Ils pétrissent pour les Français en démocratie une âme commune doucement servile. C'est tout ce que l'on prétend faire chez M. Desjardins, je le répète. Mais ici les moyens diffèrent. Ils ont une portée plus grande. Les agents que les maîtres éduquent serviront la démocratie dans l'enseignement, la presse, la politique, sur tous les points d'où l'on est à même de régir l'opinion.
Cette démocratie, malgré ses prétentions au laïcisme renouvelées à tout propos, ne peut se passer d'une théo- logie. Il lui faut, pour se soutenir, une religion. C'est le sort de toute doctrine politique. Elle amène, bon gré mal gré, les intelligences devant des problèmes religieux et moraux étroitement liés les uns aux autres. Ils sont dans la nature. Ils exigent une solution. On ne la leur donne pas en les écartant ou en niant leur existence. L'expérience en a été faite chez M"*" Dick-May. Elle a cru devoir ouvrir une série de cours théologiques. Cette théologie est déterminée par la religion que la direction professe ou recherche tout au moins.
La religion est examinée dans ses rapports avec la société. Comme il fallait s'y attendre, cette étude est faite selon les principes émis par les docteurs de la religion nouvelle et suivant les tendances qu'ils impri- ment. M. Théodore Reinach est chargé d'organiser cet enseignement. C'est l'un des hommes les plus influents
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de la maison. La dignité parlementaire vient encore rehausser en sa personne les oligarchies financière et intellectuelle qu'il représente. C'est au déhut de l'an- née scolaire igo/j-igoô que ce théologien inaugura son enseignement. Il se réserva de traiter lui-même une question fondamentale, la personnalité de Jésus.
M. Th. Reinach a dit ouvertement ce qu'il pense et ce qu'il veut : refléter aussi fidèlement que possible les manifestations variées de la pensée religieuse contem- poraine, en les rattachant à leur origine et en déter- minant leur répercussion sociale. 11 suivra dans cette recherche la doctrine et les tendances d'un certain nombre d'écrivains et de penseurs, qui lui semblent avoir exercé sur les esprits une action décisive. Les noms qu'il donne sont par eux-mêmes significatifs. C'est, en premier lieu, le doyen Sabatier, avec son Esquisse ; Harnack, avec son Essence du Christianisme ; Loisy, avec F Evangile et t Eglise ; ^A \ James, avec son Expérience religieuse, et, d'une façon générale, Tyrrel, Le Roy et Paul Sabatier. Le Saint de Fogazzaro l'en- thousiasme. C'est un livre admirable, le livre le plus plein de divin qui ait paru depuis les romans de Georges Eliot.
Nous voilà fixés sur la religion de M. Th. Reinach. Sachons-lui gré de sa franchise. La foi qu'il lui donne est robuste et aveugle. Aucune contradiction n'est capable de la troubler. Son intransigeance lui fait oublier les ennuis que lui causa une certaine tiare. Comment aurait-il pu sans cela lancer son dédain contre les a pygmées vainement haussés par leurs mitres et leurs tiares ». Les digues que ces hommes d'un passé mort dressent contre sa religion lui parais- sent impuissantes et fragiles. Sa religion — qu'il définit la Religion — prouve sa vitalité en marchant. Il n'y a qu'à suivre son évolution très complexe d'un œil atten- tif, sans parti pris, mais avec sympathie. Cette sympa- thie est une manifestation spontanée du sentiment reli-
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gieux. Elle est aussi nécessaire à qui prétend faire de bonne histoire religieuse que l'oreille au critique mu- sical. Le maître se propose donc de chercher à entre- voir ces rayons précurseurs de l'aube souriante et apaisée à travers les tâtonnements, les orages, les obscu- rités de l'heure présente. Le lecteur devine ce que cache le svmbole de cette a aube souriante et apaisée » .
M. Th. Reinach s'est adressé à des libres penseurs et à des croyants de toutes confessions religieuses. C'était le moven de donner aux hommes une leçon de tolé- rance. Chacun garde une entière liberté de pensée et d'opinion. On ne lui demande que d'user en toutes circonstances des méthodes historiques et critiques les plus perfectionnées.
Il est nécessaire de bien mettre en relief la pensée personnelle de M. Th. Reinach et le rôle qu'il joue dans cette entreprise. Il a eu lui-même l'initiative de cette série religieuse. Sur sa proposition et ses instances, le conseil de direction agréa le projet ; il lui confia ensuite, comme de raison, la charge d'organiser et de diriger cet enseignement. Après des tâtonnements qui durèrent quatre années, cette nouvelle série eut son plan et un personnel de maîtres et d'auditeurs. M. Th. Reinach put commencer.
Il a esquissé en ces termes ses pensées fondamentales sur la religion :
La religion se transforme, mais ne périt pas ; elle répond à un besoin éternel, parce que nécessairement inassouvi, de la nature humaine ; son rôle demeure marqué indéfiniment parmi les grandes formes qui pétrissent et gouvernent les sociétés. La science et la morale, jadis confondues en elle, vivent sans doute d'une vie indé- pendante ; mais depuis quand, parce que les enfants ont fondé un foyer, la mère doit-elle mourir? Peu importe, d'ailleurs, que l'État maintienne ou dénoue les liens qui l'attachent à la religion ; l'Etat n'est pas la société ; il n'en est qu'un des éléments, celui qui donne son cadre et son unité à la nation. A côté de lui, en dehors de lui, subsistent beaucoup de forces morales, des principes, des groupements aussi indispensables que lui à l'harmonie et à la vie collective. La religion est du nombre de ces forces. Après avoir
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été à l'origine toute la société, elle en reste^ elle en restera toujours le ressort essentiel.
Une question très nette sur la nature de la religion embarrasserait fort M. Th. Reinach. Sa réponse ne pourrait être qu'évasive. Il se complaît dans des décla- rations telles que la suivante : La vie morale, comme la \ie physique de l'univers, se résume dans un immense effort vers le mieux ; il en est de même de la vie reli- gieuse évidemment. Son esprit fuyant apparaît dans cette appréciation qu'il porte sur une enquête de M. Belot : u Sa thèse, voisine de celle de M. Marillier, dénie l'origine commune de la morale et de la religion et ne laisse à celle-ci dans la société future qu'un rôle moral si effacé qu'on songe involontairement au Spinoza de Voltaire, murmurant à l'oreille de Dieu : a Mais je crois, entre nous, que vous n'existez pas. » Mes lecteurs, mes auditeurs savent que je n'accepteni cepointdedépart ni cette conclusion. » Un point de départ et une conclu- sion, il les demande au romantisme religieux, tel que le professent ses coreligionnaires, les juifs réformés.
Le premier objet de sa foi est le progrès religieux, qui met la religion en harmonie avec l'univers tou- jours en progrès. Cette loi du progrès a ses applica- tions dans la représentation du divin et le commerce de l'homme avec Dieu. Elle n'exclut ni une certaine fixité ni les survivances. Le tort de l'Eglise est de vou- loir conserver trop et d'imposer tout. Elle s'obstine à garder indissolubles les liens qui unissent la morale et la religion ; elle résiste de toutes ses forces au progrès ; malgré sa façade d'infaillibilité et d'immobilité, elle est condamnée à se modifier sans cesse sous peine de perdre son empire sur les intelligences et sur le senti- ment des fidèles, car il ne reste plus à la religion pour dominer dans les civilisations supérieures que l'Incon- naissable et le culte à lui rendre.
L'acceptation du progrès est une condition essentielle
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du rôle que joue la religion au sein des sociétés. Ce rôle a été considérable au temps de leur construction ; il l'est encore dans leur fonctionnement actuel. Elle restera toujours un facteur important de leur vie. C'est ce qui explique la persistance de la religion collective, qui suit un développement parallèle à celui de la reli- gion individuelle. Il faut éviter de les séparer ou de les confondre. Elles agissent et réagissent constamment l'une sur l'autre. Ainsi s'effectue le progrès religieux.
Le second article de la foi de M. Th. Reinach est un libéralisme religieux, lui révélant en des doctrines écloses sous les cieux les plus divers et aux époques les plus dissemblables l'élan toujours incomplet , mais toujours fécond, vers les vérités morales les plus hautes, souvent identiques. Ce sont aussi les idées de M. Ferd. Buisson. Il les avait exposées dans quatre con- férences à ÏÀiibe de Genève, en avril 1900. M. Rei- nach profita de son cours d'inauguration pour se féli- citer de son parfait accord avec ce « noble et libre esprit )). iSulle part cette rencontre de l'intelligence juive et de l'intelligence huguenote n'eût été mieux à sa place que dans la Sur-Sorbonne de M"^ Dick-May.
Le sidées de M. Reinach, qui viennent d'être exposées, se trouvent dans un volume intitulé : Religions et so- ciétés. Il contient les leçons de la première année d'exercice de cette série religieuse. Le directeur traita du progrès en religion ; MM. Puech, du christianisme primitif et de la question sociale ; R. Allier, des Frères du libre esprit ; An. Leroy-Beaulieu, du chris- tianisme et de la démocratie ; Carra de Vaux, de l'Is- lamisme en face de la religion moderne ; Hip. Dreyfus, du Babisme et du Béhaisme; M. Sabatier parla de saint François et des Franciscains, et l'abbé Klein fit part de ses impressions fraîchement recueillies sur la religion et la vie publique aux Etats-Unis. Les rapports de l'Eglise et de l'Etat en France et à l'étranger absorbèrent l'ac-
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tivité religieuse de l'école en iQoo-igoô. En 1908-1909, on entendit six conférences de MAI. Daniel Serruys et Moret sur les origines alexandrines du christianisme et les survivances dans cette religion des anciennes croyances et pratiques de l'Egypte, et trois conférences de M. Albert Lévy sur le protestantisme libéral alle- mand et le modernisme catholique. L'année 1909-1910 a été occupée tout entière par seize conférences de M. Le Roy, professeur de mathématiques au lycée Saint- Louis, sur l'attitude et l'affirmation catholiques. Cet enseignement du modernisme a obtenu un gros succès. A l'auditoire habituel se sont mêlés des prêtres assez nombreux, « assoiffés, dit M. Reinach, de cette parole de vie, qui coule si persuasive et si pressante des lèvres comme des livres de l'éloquent professeur ». Plusieurs normaliens catholiques sont allés l'entendre et l'applau- dir. M. Le Roy a depuis continué cet enseignement à l'Ecole des hautes études sociales.
M. Théodore Reinach ne pouvait s'en tenir là. Il a pré- paré, pour l'année I9i3 et à Paris, un congrès interna- tional du progrès religieux et du christianisme libéral. Ce fut un concile œcuménique du romantisme religieux organisé et dirigé par des juifs. La grande presse pari- sienne lui a fait largement les honneurs de sa publi- cité. M. Reinach n'a pas manqué de prédisposer les esprits en faveur de cette manifestation, qu'il a voulu faire grandiose et imposante. Les conférences de l'année 1912 n'avaient pas d'autre but. Des orateurs juifs, pro- testants, catholiques, se firent entendre. Le 7 mars, M. Julien de Narfon, chargé au Figaro de la colla- boration religieuse , étudia les « protestants et les catholiques au point de vue de l'union ». Il y eut des prêtres parmi ses auditeurs.
L'Ecole des hautes études sociales fêta, le [\ dé- cembre 1910, le dixième anniversaire de sa fondation. Elle publia pour la circonstance un volume dans lequel est brièvement résumée l'histoire de cette première
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période de son existence. J'y ai recueilli les éléments de cette notice. Ces solennités décennales ont augmenté les sympathies dont jouissait déjà l'œuvre de M'^*' Dick- MayAAeill. Son activité s'est accrue. Depuis long- temps la fondatrice avait le dessein de compléter l'enseignement oral des professeurs par l'enseignement écrit d'une revue. L'Ecole eut un organe oQiciel, Athena, où ses amis purent lire les principales conférences, des articles et des renseignements divers qui les initiaient à la vie intérieure de la maison. Publiée chez Alcan, elle n'a eu qu'une existence éphémère ; elle a cessé sa publication en igiS.
Les cours publiés en volumes figurent en bonne place sur les catalogues d' Alcan. Les docteurs du romantisme religieux et les théoriciens de la morale laïque confient leurs travaux à cet éditeur. Quelques-uns donnent leurs préférences à la librairie Colin, tandis que les hugue- nots restent chez le grand libraire protestant de langue française, Fischbacher. L'éditeur Alcan est un person- nage quasi officiel. Il s'impose comme le chef de la maison nécessaire aux professeurs de philosophie et de science. L'autorité dont il jouit au ministère de l'ins- truction publique lui permet d'obtenir des souscriptions officielles abondantes. Ses relations avec l'étranger accréditent les publications munies de sa firme com- merciale auprès de toutes les universités, des sociétés savantes et des hommes d'étude dans le monde entier. Une telle librairie est pour les doctrines de l'Ecole des hautes études sociales un moyen de transmission pour aller partout. Nous allons y trouver bientôt les ouvrages de M. Durkheim et de ses disciples. Ce qui n'empêche pas quelques ecclésiastiques de laisser leurs livres chez le même éditeur. Ils allèguent ce prétexte : Alcan leur est nécessaire pour atteindre les lecteurs qu'ils cherchent. Ils s'abusent étrangement. L'édition française leur offrirait sans peine les mêmes débou- chés et en meilleure compagnie.
CHAPITRE XIV
M. DURKHEIM EN SORBONNE
Nous avons vu M. Durkheim à l'Union pour la vérité et k V Ecole des hautes études sociales. C'est l'un des personnages les plus influents de l'Université. Il professe la pédagogie en Sorbonue ; il préside à la création de la science sociale ; il règne au ministère de l'instruction publique. C'est un homme à part. Il est l'agent, dans notre enseignement ofîiciel, de l'oligarchie qui dicte ses volontés à la démocratie française. Son action n'est pas confinée dans la Sorbonne ou dans la direction de l'enseignement supérieur et secondaire ; elle s'étend jusqu'à la Confédération générale du travail.
La pédagogie, la sociologie, l'empire sur le person- nel enseignant, ne parviennent pas à satisfaire son besoin de dominer. A l'exemple de M. Théodore Rei- nach, son coreligionnaire, M. Durkheim rêve d'un doctorat en théologie. Il veut à tout prix dogmatiser ; pour cela, il fait entrer d'office la religion dans son domaine social.
D'après lui, le fait religieux estsocialpar définition. La religion, en effet, comprend tout un ensemble de croyances et de pratiques obligatoires. Or tout ce qui oblige ainsi a son origine dans la société, c'est M. Dur- kheim qui le déclare, et il s'empresse de conclure : les rites et les dogmes, dont la religion est faite, sont l'œuvre de la société. Les forces mystérieuses devant
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lesquelles s'incline le croyant sont sociales ; elles ré- sident dans la société, qui en a élaboré elle-même les représentations. Ces principes sont affirmés et définis ; celui qui les promulgue veut être cru sur parole. Ce serait, à le croire, une clef qui ouvre tous les mystères. Les explications qu'il en donne sont fort simples pour qui possède sa foi.
La société a une existence propre, distincte de celle des individus qui la composent. Ce qui entraîne les conséquences suivantes : la société a la faculté de pen- ser, de vouloir par elle-même. Il y a dès lors une raison, une volonté collective ou sociale, un esprit collectif, qui ne peut être confondu avec les raisons, les volontés individuelles. C'est, du moins, ce que M. Durkheim enseigne. L'esprit collectif et l'esprit indi- viduel ne sont pas toujours d'accord. Celui-là est d'ordre supérieur : il a de l'avance sur celui-ci. L'es- prit individuel, parce qu'il est inférieur et en retard, est souvent déconcerté par les raisons collectives. Ces surprises proviennent de l'ignorance où sont les indi- vidus de r « idéation )> des sociétés. Us arriveront à la connaître. Alors chacun pourra retrouver ses idées dans les conceptions de la collectivité dont il fait partie. C'est ce qui aura lieu pour la religion. La raison col- lective connaît les idées et les pratiques qu'elle impose aux esprits individuels. Ceux-ci, ne les comprenant pas du point de vue inférieur où leur nature les place, les acceptent néanmoins comme des mystères venus de l'Inconnaissable.
Mais cet Inconnaissable finira par livrer ses secrets à M. Durkheim, qui se chargera d'initier peu à peu le public aux mystères de la pensée collective des sociétés. En attendant, il l'oriente vers une conclusion que des Français avec leur besoin de logique et de clarté for- muleraient ainsi : Dieu n'a qu'à disparaître ; il est inutile. La société prend sa place ; elle nous suffit. Cette énormité perd aux yeux de M. Durkheim toute iuvrai-
M. DURKHEIM E>' SORBO^^E
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semblance. C'est chose toute naturelle. Il en extrait les conséquences l'une après l'autre, quand il lui arrive de s'abandonner à sa propre pensée.
Il développait, en 1906, devant quelques membres de la Société française de philosophie, une thèse sur la détermination du fait moral. Il eut à démontrer com- ment et en vertu de quel droit la société, source et terme de toute morale, peut s'imposer ànous. Sa réponse va nous livrer le fond de son cœur :
La société nous commande, parce qu'elle est extérieure et supé- rieure à nous. C'est d'elle que nous recevons la civilisation, c'est- à-dire l'ensemble des plus hautes valeurs humaines. Nous ne pouvons vouloir sortir de la société, sans vouloir cesser d'être des hommes... Elle est un être psychique, supérieur à celui que nous sommes et d'où ce dernier émane. Par suite, on s'explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence.
Parce que cette explication ne se suffit pas à elle- même, il faut de toute nécessité, pour la rendre accep- table, remonter plus haut jusqu'à la genèse cachée de ces erreurs. Elle se confond avec le panthéisme huma- -nitaire, que M. Durkheim adapte sans difficulté à sa doctrine sociale :
Le croyant, a-t-il dit devant la même assemblée, s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être et particuliè- rement son être mental, son âme. Si vous comprenez pourquoi ce croyant aime et respecte la divinité, quelle raison vous empêche de comprendre que l'esprit laïque puisse aimer et respecter la col- lectivité, qui est peut-être bien tout ce qu'il y a de réel dans la divinité ?
De peur que ce « peut-être bien » ne voile sa pensée, M. Durkheim, qui veut, ce jour-là et dans ce milieu, paraître logique jusqu'au bout, éprouve le besoin de faire cette profession de foi : « Je ne vois dans la divi- nité que la société transfigurée et pensée symbolique-
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ment. » Voilà donc Dieu devenu un symbole de la société.
Vers le même temps, M. Durkheim fit une confé- rence à V Ecole des hautes études sociales sur ce sujet : comment enseigner la morale laïque à l'école ? Un Amé- ricain, M. Lalande, qui se trouvait dans l'auditoire, a confié ses impressions à la Philosophical Revieiv de iSe^v-\ork. Elles confirment tout ce qui précède, a Le conférencier soutient que Dieu, c'est la société, et que la société fournit à la morale le fondement qu'on demande ordinairement à la religion révélée, tout ce que Dieu est pour le croyant, la société l'étant pour ses membres. »
Tout cela est fort bien. La société est Dieu et la morale est l'exercice même de la religion. C'est elle qui lie l'homme à la divinité. Les sentiments qu'elle suppose lui tiennent lieu de foi. Notre vie naturelle ainsi élevée passe dans la religion. Mais il n'y a pas de religion sans sacerdoce et sans pontificat. On ne peut le supprimer. Cette fonction est nécessaire ; or la fonction crée l'organe. Le prêtre apparaît de nouveau et il entre dans sa fonction. Cela se fait spontanément. C'est ce qui explique les idées, le langage, l'attitude et les ambitions de M. Durkheim. M. Lalande s'en est rendu compte : « Cette conférence, ajoute-t-il, pro- duisit une grande impression ; il s'en dégageait un sentiment moral et religieux intense. M. Durkheim se révélait comme le réel successeur d'Auguste Comte et, en vérité, ce soir-là, il prononça le sermon d'un grand- prêtre de l'humanité. > C'est tout à fait cela, M. Dur- kheim grand-prêtre de l'humanité, grand pontife de la religion laïque. Comme cette profession de foi éclaire ce qui a été dit dans les chapitres précédents ! Elle est le point de départ et le terme pratique des systèmes et des efforts qui y sont exposés.
Ce pontificat est la raison d'être de M. Durkheim. Il explique sa fortune extraordinaire et l'importance de
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son rôle. 11 a débuté par l'enseignement de la péda- gogie, à l'Université de Bordeaux. Enseigner la péda- gogie, c'est-à-dire former des éducateurs, est sa spécia- lité ; il la gardera le plus longtemps possible. Ce n'est pourtant pas sa fonction. Il passe pour un sociologue et il prétend avoir créé une sociologie. D'où lui vient donc cette chaire de pédagogie ? M. Pierre Lasserre, qui connaît l'homme et le milieu, va nous le dire dans la Doctrine officielle de l Université : u Le cours de pédagogie est la couverture d'une manœuvre conçue pour serrer autour de la bonne parole de M. Durkheim les nouvelles générations universitaires, pour faire de la sociologie, selon Durkheim, leur religion. » Tous les étudiants qui se destinent au professorat sont obligés de le suivre. Ils passent donc tous sous sa férule, depuis qu'il est en Sorbonne. Leur avenirdépend de lui. L'avancement dans la carrière est réglé, non par les aptitudes et les succès professionnels, mais d'après l'empressement à recevoir et à propager les définitions du maître.
M. Durkheim prit possession de la science sociale en 1892 par sa thèse sur la Division du travail. Ses Règles de la méthode sociologique parurent peu de temps après. Le sujet paraissait neuf et l'auteur se donna immédiatement les airs du maître qui vient de mettre aujour une science nouvelle. Auguste Comte et Espinas n'auraient été que ses précurseurs. Il n'eut qu'àsemettre à l'œuvre pour donner sa mesure. Un cours de science sociale compléta celui de pédagogie qu'il donnait à Bordeaux. Il sut organiser autour de sa chaire un véri- table laboratoire. Ses livres se transformaient en outils sous sa direction entre les mains de ses élèves. Ils devinrent ses collaborateurs. Mauss, son neveu, fut son premier auxiliaire ; il est entré depuis à l'Ecole des hautes études, section des sciences religieuses, en qualité de professeur. MM. Fauconnier, devenu pro- fesseur au lycée de Cherbourg, et Aubin, inspecteur
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d'Académie, se joignirent à eux. De nouveaux disciples augmentèrent promptement cette équipe ; ce furent MM. Lapic, Paiodi, Hubert, Richard, Sirmaud, Meillet, Lévy, Huvelin, Charmont, etc., tous pourvus de postes enviables par le ministère de l'instruction publique.
La dispersion des anciens élèves dans les lycées et les universités ne devait pas interrompre la collaboration. Elle lui imposa seulement des conditions nouvelles. Un organe, capable de relier toutes ces activités, devint néces- saire. L'Année sociologique en tint lieu à partir de sa fondation en 1896. Elle traçait aux collaborateurs un cadre et leur indiquait un but. Des écrivains qui ser- vaient les mêmes idées sans être inféodés au groupe, M. Lévy-Bruhl par exemple, travaillèrent en marge.
Les prétentions de M. Durkheim furent très mal accueillies en Sorbonne. M. Lucien Herr le malmena fort dans la Revue universitaire. M. Ch. Andler fut encore plus sévère dans la Revue de métaphysique et de morale. D'autres professeurs affectèrent de ne pas prendre cette nouvelle science au sérieux. Son inventeur ne se laissa point déconcerter. Il attendit les événements pour les mettre à son service. Après cet assaut des person- nalités officielles, le groupe sociologique faillit perdre sa cohésion. Les uns voulaient être démocrates avant tout et les autres se disaient avant tout sociaux. Cela aurait pu tourner mal, car chacun s'obstinait à garder sa position. Les choses en étaient là, quand survint l'affaire Dreyfus. Elle eut un effet magique. Les discus- sions cessèrent du jour au lendemain. Tout le monde se trouva d'accord pour marcher contre l'ennemi com- mun. On vit Durkheim et les sociologues partout dans la mêlée, semant les mêmes idées, tenant les mêmes propos aux Universités populaires, à la Ligue des Droits de l'homme, côte à côte avec les gens plus vénérables de l'Union pour l'action morale. Ils organisèrent des coopératives, mettant à se faire peuple une ardeur de
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néophytes. Ils lancèrent les tracts rouges de la Librairie Nouvelle.
Cette campagne dreyfusienne fut pour M. Durkheim l'occasion de triomphes personnels. En courant sus au nationalisme, il donna l'assaut à l'Université pour la con- quérir. Cela lui réussit. Ses disciples, qui avaient été à la peine, eurent leur part de la curée. La Sorbonne est à leurs personnes, à leurs doctrines, à leurs méthodes. Par la Sorbonne, ils envahissent peu à peu les autres Univer- sités. Ils asservissent l'enseignement à la démocratie et aux coteries politiques, comme cela ne s'est jamais vu.
Le dreyfusisme a fait mieux encore. La sociologie de M. Durkheim lui doit son prestige. MM. Herr et Andler, et après eux la clientèle de professeurs qu'ils alimentent d'idées, se mirent à l'apprécier. Les com- bats du maître et des élèves pour la justice et les victoires remportées apparurent comme un effet de leur doctrine. On n'hésita plus à y reconnaître une science, et cette science vit augmenter le nombre de ses admirateurs, le jour où elle fut dans l'Université a une grosse puissance administrative et politique » .
M. Durkheim doit sa fortune extraordinaire à Drey- fus. Il n'est, lui, qu'un médiocre. Agathon, dans FÈs- prit de la nouvelle Sorbonne, le représente sous les dehors d'un préfet des études. C'est le régent de la maison. Le personnel en a peur, car il siège au Conseil de l'Université de Paris et au Comité consultatif, par où passent toutes les nominations de l'enseignement supérieur. Les professeurs de la section de philosophie sont courbés sous sa férule; il les traite en simples fonc- tionnaires. Cet homme a toute licence de satisfaire son instinct autoritaire et dogmatique. Les ambitions de sa sociologie couvrent toutes ses audaces. Elle embrasse, pour les éteindre et les étouffer, la morale, la pédago- gie, la politique. Il l'enseigne et il prétend l'imposer aux sociétés et au gouvernement. Sa chaire de pédagogie lui assure le recrutement, la formation, la direction des
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éducateurs. C'est son instrument de règne. De là, il compte par sa sociologie donner à la France un esprit, une âme capable des institutions et des idées démocra- tiques, dont sa science sociale contient les révélations en germe. Voilà pourquoi cette sociologie est avec la péda- gogie la clef de voûte de la nouvelle Sorbonne.
M. Durkheim, dans cette invasion et cette conquête de l'enseignement officiel, a déployé la souplesse inu- sable et la ténacité âpre du juif qui veut occuper un monopole. Il est l'homme de sa race. Ceux de sa race l'ont aidé et ils le soutiennent. Il travaille pour elle, en cherchant à lui assimiler la France. Mais quelle est la valeur intellectuelle de cet homme ? Déchu de sa situa- tion officielle, séparé des Bougie, des Delvolvé, en un mot de toute sa clientèle, isolé de la féodalité financière qui le protège, ce docteur en sociologie se trouve réduit à lui-même, c'est-à-dire à fort peu de chose.
Que vaut sa sociologie qualifiée scientifique par tous les juges autorisés de la Sorbonne ? Fort peu de chose également, quand on l'a débarrassée des mots savants qui l'écrasent et font illusion à l'étudiant ou au lecteur. M. P. Lasserre, qui en a fait une critique sévère et judi- cieuse, y retrouve u les plus grossiers centons de la mystique et du messianisme révolutionnaires, les plus simplistes suggestions du nationalisme d'Israël, un pédantisme extraordinairement lourd et nourri de mille petites lectures encyclopédiques » . Il ne sort pas, malgré ses prétentions ridicules, du romantisme religieux le plus épais. Sa vogue sera inexplicable pour la généra- tion qui nous suit.
La marchandise sociale qu'il débite en Sorbonne n'est qu'une importation allemande. Mgr Deploige, recteur de l'Institut supérieur de philosophie de Louvain, l'a surabondamment prouvé dans le Conflit de la morale et de la sociologie ^.
I. Paris, 191 2, in-80.
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Des Français, après la guerre de 1870-1871, cédèrent au besoin de s'infliger à eux-mêmes une défaite intellec- tuelle et morale. Les armées prussiennes avaient franchi la frontière pour envahir notre sol ; ces Français allè- rent au delà des Vosges et du Rhin se mettre sponta- nément sous la domination de l'intelligence allemande. Renan les y engageait :
La victoire de l'Allemagne a été la victoire de la science. Après léna, l'Université de Berlin fut le centre de la régénération de l'Alle- magne, Si nous voulons nous relever de nos désastres, imitons la conduite de la Prusse. L'intelligence française s'est affaiblie ; il faut la fortifier. Notre système d'instruction, surtout dans l'enseignement supérieur, a besoin de réformes radicales *.
Des réformes étaient, en effet, nécessaires. Fallait-il pour cela transformer la Sorbonne et nos Facultés en vassales de la science germanique ?
Le jeune Durkheim fut de ces nombreux étudiants qui allèrent au pays du vainqueur suivre des cours et étudier l'organisation universitaire. C'était en 1886. Un des premiers articles sortis de sa plume eut pour objet la philosophie dans les universités allemandes. Il enten- dit les leçons de quelques socialistes de la chaire, entre autres Wagner et Schmoller. Il se familiarisa avec les œuvres de Schsefïle et de Wundt, qui furent, beaucoup plus qu'Espinas et Comte, les pourvoyeurs de sa mé- moire et de son esprit. C'est d'eux que lui est venue sa théorie du réalisme social. Elle était ancienne déjà chez les philosophes d'outre-Rhin. Elle avait pris corps dans leurs cerveaux après la catastrophe d'Iéna. Les humilia- tions que les armées de la République et de l'Empire venaient d'infliger à l'Allemagne l'avaient soustraite aux charmes de notre romantisme révolutionnaire. Ce fut la faillite du cosmopolitisme philosophique et le point de départ d'une réaction, qui se développa au milieu des
I. Renan, la Réforme intellectuelle et morale, p. 55 et s.
LES KEU6I0?(S LAÏQUES iQ
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tourbillons du romantisme littéraire et artistique. Mais,
heureusement pour l'Allemagne, cette réaction amena un réveil de la race germanique qui fut assez fort pour dominer ce romantisme et l'entraîner au lieu de le subir. Les formes précises du nationalisme manquaient à cette race, qui se cherchait. La Prusse s'empressa de les lui fournir. Elle lui imposait du coup sa domination politique .
Les romantiques allemands commencèrent à songer au passé. Leurs rêves agitaient les énergies présentes, nourrissaient leurs ambitions et les poussaient vers l'avenir. Chacun concrétisait ses sentiments d'après son milieu et suivant ses ressources. La Prusse ne per- dait de vue aucune de ces manifestations de l'activité germanique ; elle les canalisait habilement pour les adapter ensuite aux exigences de l'intérêt national. C'est dans ces circonstances qu'Adam Muller demanda aux documents du moyen âge « des leçons d'architecture politique et des maximes de \ie sociale, des normes pour une vie économique ». Il se mit à enseigner les fonctions sociales de la propriété et l'organisation cor- porative de la société, en même temps qu'il fulminait contre le pacifisme et l'abolition des frontières. On croirait par moments qu'il eut une vision de l'unité allemande. Il définissait ainsi la nation :
Un peuple n'est pas, comme pense Rousseau, la poignée d'êtres éphémères juxtaposés à un moment donné sur un point donné ; il est la vaste association d'une longue série de générations, — de celles qui furent, de celles qui vivent, de celles cjui viendront, — toutes étroitement unies à la vie et à la mort, solidaires et manifestant leur union par la communauté de la langue, des mœurs, des lois et des institutions.
Mgr Deploige résume en ces quelqus mots l'œuvre d'Adam Muller :
Il a arraché du sol national les mauvaises herhes exotiques, le cosmopolitisme humanitaire, le nationalisme juridique, i'individua-
M. DLRRIIEOI EN SORBONNE 243
lisme économique et politique. En même temps, il jetait en terre allemande la semence d'idées qui lèveront tout le long du siècle.
Il a préparé les voies à Bismarck :
L'effort des écrivains, des savants, des politiques, des diplomates, des guerriers allemands, pendant tout un siècle, à été dirige vers cette fin : faire l'unité économique, morale et politique do l'Alle- magne.
M. Durkheim ne s'est point aperçu de cette puissante et féconde union de la politique et de la sociologie. Il n'a rien compris au réalisme social de Muller. Ce réa- lisme n'est possible que dans la nation et par elle. Il est politique avant tout. Muller et ceux qui s'inspirent de sa doctrine le savent. Ils ne l'oublient jamais, surtout quand ils n'en disent rien. Leur esprit et leur cœur n'acceptent pas que la société soit isolée de la nation. La nation, avec toutes les familles qu'elle réunit, avec sa langue, son culte, son droit, sa morale, ses institu- tions, ses intérêts, ses souvenirs et ses espérances, entre dans le concept du réalisme social. C'est ce qui donne un sens à ces mots.
M. Durkheim, en arrachant, comme il le fait, la société au cadre politique de la nation, lui enlève, sans le savoir, ce qui la réalise. Il ne s'aperçoit même pas que, au terme de son opération, sa société s'est éva- porée. Ce n'est plus qu'une nuée.
Il ne vous place point, écrit Mgr Dcploigc, en présence d'un ob- jet tangible, en face d'une chose ; il agite devant vous un concept vague, une conception fuyante ; et le postulat des Allemands de- vient, sous sa plume, une formule cabalistique.
Ni à Bordeaux, ni à Paris, M. Durkheim no fait l'aveu de son plagiat. Il tient à la gloire qui s'attache au nom des créateurs. Fier de son système, il le fait valoir. Il ne recule devant aucune conséquence, pas même devant cette réalité spécifique dont la société se trouve
2^4 LES RELIGIO:yS LAÏQUES
inopinément pourvue. Elle constituerait, dès lors, un règne à part, avec une physique qui lui serait propre. Les liens qui unissent entre elles chacune de ses parties auraient la vertu de les agréger en un être tout nouveau. Il y aurait une sorte de chimie sociale. La puissance créatrice de M. Durklieim, on le voit, ne connaît guère de limite.
Le système qu'il élabore ainsi a le grand aAantage de correspondre aux aspirations du romantisme reli- gieux. Ce sont des systèmes cohérents ; ils se com- plètent. L'un fournit à 1 autre de quoi rendre son mysticisme acceptable. Le lecteur n'a qu'à revoir ce que j'en ai dit plus haut. M. Durklieim donne une ex- plication au mystère religieux de nos romantiques. La coopération des individus au développement de l'être vivant et immortel qu'est la société, l'humanité, de- vient explicable. La communication des vies indivi- duelle et sociale, qui est l'un des dogmes fondamentaux du romantisme, prend un caractère scientifique. Le (( réalisme social » a dans cette circonstance opportune sa meilleure chance de succès.
Il s'adapte tout aussi bien aux conditions de la dé- mocratie. Démocratie et réalisme social ne sont pas plus réels l'une que l'autre. Ce sont deux mythes qui se soutiennent mutuellement. Les sous-mythes , auxquels la démocratie doit son semblant d'existence, empruntent aux théories de M. Durkheim une ombre de vérité. On a l'air de dire quelque chose, en parlant de volonté générale, de pensée commune, de souverai- neté du peuple et d'autres choses creuses, en fonction desquelles chaque citoyen dans une démocratie doit penser, vouloir et agir. Ces nuées, qui maintiennent les homnfies en disposition de servitude, ont un être autour duquel il est facile de les agglomérer.
Mais cet être-société ne sera jamais qu'un voile, propre à nous dérober la vue d'êtres vivants et réels. Ils réussissent dans le mystère qui les enveloppe à prendre
M. DURKITETM E>î SORBONNE 2^5
la place de la nation, en lui attribuant ses pensées, ses volontés, ses intérêts. C'est tout cela qui désormais paraîtra scientifique.
Le retour à une organisation corporative des sociétés est ce qu'il y a de plus souhaitable au monde. Cepen- dant M. Durkheim trouve moyen de le présenter d'une façon telle qu'on s'exposerait, en le suivant, à des aventures dangereuses. Il suffit pour cela d'oublier avec lui la nation. La corporation ne tombe pas dans l'irréel malheureusement, comme son réalisme social ; elle existe et elle dure avec les membres dont elle se com- pose. Parce qu'on la veut exclusivement sociale, elle se laisse choir bon gré mal gré, dans l'internationalisme. Les groupements corporatifs, poussés par le besoin d'assurer leur existence et de promouvoir leurs intérêts, se fédèrent entre eux. C'est acceptable aussi longtemps que ces fédérations sont restreintes aux limites d'un pays. Mais l'oubli de la nation, de ses intérêts et de ses droits les fera s'étendre par delà les frontières. C'est dans la force même des choses. La corporation devien- dra internationale d'abord, humanitaire ensuite. Les associations financières le sont depuis longtemps ; les syndicats ouvriers s'y laissent entraîner par le socia- lisme. Il y a là un péril imminent pour la patrie. On ne le conjurera jamais sans s'insurger de toutes ses forces contre les principes émis par M. Durkheim.
M. Durkheim est juif, il ne faut pas l'oublier. Sa race le domine. Il s'est approprié une sociologie, pour en faire, en la déformant, une sociologie juive. Il tra- vaille pour le peuple dont il est, avec ceux de ses core- ligionnaires, qui font du socialisme leur domaine. Ils avaient commencé avant Karl Marx et ils conti- tinuent après lui. Ils comptent, au moyen des applica- tions totales ou partielles qui en seront faites, asservir les forces économiques des sociétés à leurs puissances financières et donner ainsi une base sociale, politique et industrielle à leur néo-messianisme.
2^6 LES RELIGIONS LAÏQUES
Les Français dresseraient contre eux des forces inu- sables, si, au lieu de courir après les chimères avec lesquelles on les dissipe, ils s'en tenaient aux sociétés, qui existent vraiment. La société, dont M. Duikheim prêche le réalisme, s'évanouit en une abstraction, avec l'humanité que révèlent d'autres prophètes sociaux. Cette société, débarrassée de sa majuscule et de son singulier, qui l'érigent en une personne, n'a qu'à prendre humblement le pluriel. Nous pouvons savoir ce que sont les sociétés ; il suffit de prononcer le nom qui caractérise leur existence spécifique. Or cette exis- tence manque au concept singulier.
Il y a, parmi les hommes, des sociétés, et dans ces sociétés, une hiérarchie. Vous avez la famille, la nation, l'Eglise ; ce sont les plus importantes. Chacun de ces noms éveille, quand il est prononcé, l'image intellec- tuelle précise d'une chose qui existe. Vous trouvez ensuite les groupements régionaux et les multiples as- sociations de profession ou d'intérêt, dans lesquelles entrent les familles ou les individus. Inutile pour reconnaître leur existence d'y voir autant d'êtres phy- siques et personnels. Saint Thomas leur donne une unité ou une réalité de coordination. Cela leur suffit.
CHAPITRE XV
UNION DES LIBRES PENSEURS ET DES LIBRES CROYANTS
Pendant le cours du xix^ siècle, la Libre Pensée s'est dressée contre l'Eglise. Elle a entrepris la laïcisation à outrance. On la dirait atteinte de théophobie. Née dans les cerveaux encyclopédistes du xviii^ siècle, elle s'est développée, en absorbant les erreurs et les passions de toutes les écoles rationalistes. Aristocratique au début, elle s'est faite populaire dans la suite. C'est une condi- tion que lui a imposée le socialisme. Elle n'a cepen- dant pas renoncé à ses prétentions scientifiques. Fidèle à son but, qui est de détruire l'idéal intellectuel et re- ligieux créé par la civilisation chrétienne et de lui substituer un mode nouveau de penser et de sentir fait des tendances directrices de la vie moderne, elle s'est mêlée d'une manière très active à tout ce qui a été entre- pris contre l'Eglise catholique. Elle a fmi par s'emparer des principaux moyens de faire et de diriger l'opinion publique. Sa volonté de vaincre le lui imposait. Son attitude et son rôle en ont fait la contre-Eglise. Les organisations que ses chefs lui ont données trouvent là toute leur raison d'être.
La Libre Pensée a une organisation puissante. II existe une u Fédération internationale des libres pen- seurs », qui a son bureau permanent à Bruxelles. Léon Furnémont en est le secrétaire général. Son but est de faciliter la propagande des idées rationalistes par une
248 LES RELIGIONS LAÏQUES
entente entre tous ceux qui croient nécessaire d'affran- chir l'humanité de ses préjugés rehgieux. La France possède deux associations nationales de Libre Pensée. L'une, dont le caractère est nettement politique, a un vice-président que nous connaissons, M. Séailles ; l'autre, qui se dit indépendante, est en relations étroites avec le socialisme. Les loges maçonniques, qui sont des foyers intenses d'anticléricalisme, fournissent à l'une et à l'autre un recrutement. Leur influence s'exerce sur des fédérations départementales, des groupements de jeunesse laïque. La Ligue de l'enseignement, les uni- versités populaires, les comités électoraux, fonctionnent d'accord avec elles. Les journaux à gros tirage reçoivent leurs communications avec une complaisance marquée. A cause de cela, la Libre Pensée a en France une puis- sance politique énorme. Elle y est chez elle, tandis que LEglise a l'air d'une intruse. Cette situation manifeste au grand jour l'irréligion nationale, dont elle est, à la fois, la cause et un effet. La Libre Pensée gagne tout ce que l'Eglise perd. Elle a vu dans la séparation de l'Eglise et de l'Etat une victoire définitive.
Des libres penseurs — M. Séailles est du nombre — rompent ouvertement avec les types inférieurs de la Libre Pensée. L'œuvre de ces derniers semble finie. Il faut maintenant songer à autre chose. Cette néo-libre pensée ne fait plus parade d'anticléricalisme. Elle com- mente en douceur les dogmes qui lui viennent d'un passé tout chaud. Elle renonce à paraître une orthodoxie négative et un athéisme officiel. Ce n'est plus un groupe fermé. Elle s'affirme comme une revendication de la li- berté humaine absolue, en religion, en morale, sur tous les domaines, et une application aux problèmes de la vie de l'esprit de la méthode rationnelle. M. Ferd. Buis- son s'est constitué l'apôtre et le protecteur de cette évo- lution. Son passé donne à son intervention une grande autorité. Nul n'est au même degré l'homme de la laïci-
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 249
sation, c'est-à-dire de la Libre Pensée appliquée à l'école. Il fonda le premier orphelinat laïque du dépar- tement de la Seine. En sa qualité de directeur de l'enseignement primaire, il prépara et il défendit la laï- cisation des écoles. Jules Ferry, PaulBert et Jean Macé eurent en lui un collaborateur intelligent et actif. Dé- puté de Paris, il préside la commission parlementaire de la séparation des Eglises et de l'Etat. Ce vétéran de la Libre Pensée a donc des titres à la confiance.
Une alliance avec des protestants libéraux favorisa singulièrement l'évolution. Elle fut préparée de loin par MM. Buisson et Charles Wagner. Ces huguenots furent assez fiers du nom de libres croyants qu'on leur donna. Une alliance purement extérieure et en quelque sorte politique était insuffisante. Les uns et les autres sentaient le besoin d'une collaboration spiri- tuelle véritable. Ce serait, pensaient-ils, un moyen d'alléger la religion du poids mort qui l'accablait, et de la rendre plus vivante et plus vraie. Le modernisme a vainement tenté cette expérience dans l'Eglise ca- tholique. On réussirait mieux entre protestants et libres penseurs. Cette assimilation de l'alliance des libres penseurs et des libres croyants au modernisme est du pasteur Bertrand. Je la trouve dans ses Problèmes de la Libre Pensée ^ Elle me paraît fort juste.
La loi de la séparation des Eglises et de l'Etatpassait avec raison pour la dernière victoire de la Libre Pensée sur sa redoutable ennemie. Le moment était donc venu de préparer ouvertement ce qui allait prendre sa place. Ce quelque chose existait. Il n'y avait qu'à augmenter sa force, à le présenter devant l'opinion et à le faire entrer dans les habitudes. Je laisse à M. Séailles le soin de dire la pensée commune des libres penseurs et des libres croyants réunis. Il l'a fait à leur assemblée générale du 9 juin 1907.
I. Paris, Fischbachor, 1910, in-12.
2 00 LES RELIGIONS LAÏQUES
Cette rencontre des libres penseurs et des libres croyants est chose nouvelle, dit-il. Elle inaugure la fm de l'intolérance, que l'Eglise avait imposée au genre humain. La Libre Pensée, en contractant les mêmes habitudes, était devenue une sorte de religion négative, de fanatisme retourné, avec un catéchisme de croyances interdites et damnables. Cela ne veut point dire qu'il faille mettre bas les armes. Il s'agit seulement de modi- fier une tactique. Les progrès de la démocratie, la laïcisation de l'école et la séparation de l'Eglise et de l'Etat ont changé la situation en France. Cette triple victoire permet de faire plus et mieux que par le passé. Les critiques et les négations sont désormais insuffisantes. L'heure est venue de chercher ensemble les vérités communes et dégager ainsi un idéal qui puisse mettre les hommes d'accord pour l'action. Ce résultat est pos- sible avec des esprits sincères, professant sur l'inconnu ou l'inconnaissable des opinions différentes ou con- traires, sans éprouver de ce chef le besoin de se huer ou de s'excommunier. Il n'y a plus qu'à mettre entre soi ce qui unit et non ce qui divise. Les dogmes n'ont aucune importance pour l'action, pour la recher- che d'un idéal de justice et de fraternité. Qu'on les néglige. Chacun réalise son idéal par l'action sociale et la culture morale personnelle. Si Dieu est justice, amour, bonté, ces libres penseurs et ces libres croyants espèrent le créer, selon leurs forces, en un petit coin de l'univers. Yoilà donc tout l'idéal religieux que pour- suivent les membres de cette union extraordinaire.
Ce rapprochement, ainsi préparé par M. Buisson et compris par M. Séailles, devient l'œuvre d'un ancien missionnaire protestant, M. Jean-Jacques Kaspar. Après avoir évangélisé quelque temps des Malgaches, il ren- tra à Paris pour y ouvrir une mission d'un genre nou- veau. La célébrité qu'il a obtenue depuis l'a sans doute engagé à modifier la lettre initiale de son nom. Il s'est
LreRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 201
mué eu un M. Gaspar, avocat à la Cour d'appel. Quatre conférences aux Sociétés savantes sur « la Libre Pensée et la culture morale », les i6 janvier, i[\ février, 5 et i4 mars 1907, le mirent en contact avec un pu- blic fait pour lui. Il en profita pour lancer son idée. MM. Paul Guyiesse, F. Buisson et Séailles, qui accep- tèrent de présider chacun une de ces réunions, prirent sa personne et son œuvre sous leur haut patronage.
M. Kaspar voit dans cette union des libres penseurs et des libres croyants le terme de la révolution, qui, du même coup, libérera le xx*" siècle du libéralisme, restaurera la conscience humaine et assurera le triomphe de la justice. Les principes sur lesquels porte cet accord se réduisent à fort peu de chose. Pour les uns et pour les autres, la foi consiste à croire en une force spirituelle, qui est dans le monde moral à la façon de l'électri- cité dans le monde physique. La religion met l'homme en communication intime avec cette énergie. Il n'y a plus à tenir compte de l'éternité et du jugement dernier avec lesquels on a bercé l'âme humaine. Le jugement n'est pas venu, et l'humanité cesse de l'attendre. Par contre, elle veut jouir, dès la vie présente, de cette jus- tice et de cette félicité dont on lui a tant parlé. G est un signe caractéristique de notre époque.
G est aussi le rêve paradisiaque du socialisme. M. Kaspar lui donne pour expression l'idéal de vérité et d'équité, de fraternité et de bonté, de paix et de bon- lieur, que la religion bien comprise doit introduire sur terre. Mais il lui faut pour cela lutter sans cesse contre une société, qui vit de l'exploitation de l'homme par l'homme, et devenir le principe bienfaisant des institu- tions capables de rendre à Thomme sa dignité. La reli- gion, si elle s'engage dans cette voie, tombera d'accord non seulement avec la Libre Pensée, dont elle aura res- pecté les méthodes scientifiques, mais encore avec le socialisme, dont elle partagera les meilleures aspira- tions.
202 LES RELIGIONS LAÏQUES
L'accueil fait au langage de M. Kaspar fut encou- rageant. Son projet d'union trouvait des sympathies généreuses. Il ne restait plus qu'à frapper un grand coup. Une réunion très solennelle dans un milieu im- posant, sous la présidence de personnages décoratifs, avec des orateurs agréables, produit toujours sur le public parisien une forte impression, qu'il est facile de grossir et d'entretenir au moyen de la presse. On ne compte plus les courants d'idées lancés de la sorte. Afin de mieux réussir, M. Kaspar sollicita le concours de M. Leclerc de PuUigny, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, que nous avons rencontré chez M. Desjar- dins. Ils organisèrent ensemble, pour le 9 juin, une séance. Le grand amphithéâtre Richelieu, en Sorbonne, fut mis à leur disposition. La foule des auditeurs y trouva difficilement place. M^I. Frédéric Passy, pa- triarche du pacifisme, Haycinthe Loyson et Séailles occupaient les fauteuils de la présidence.
J'ai résumé le discours de M. Séailles. Celui du Père Hyacinthe doit être cité textuellement :
Je me trouve en présence de l'une des réalisations les plus belles et les plus inattendues de l'unité religieuse qui a été le rêve de ma vie. Entré tout jeune dans le sacerdoce par amour de cette unité, dont je croyais trouver le symbole et l'instrument dans le catholicisme, j'eus la douleur de voir, voici bientôt quarante ans, s'écrouler l'Eglise que j'avais aimée et servie passionnément et sur- gir à sa place une Eglise qui n'en est plus une, puisqu'elle se résume dans une dictature. Je me tournai alors vers la chrétienté divisée, en Orient comme en Occident. Grecs, Russes, Anglicans, protestants de toutes les nuances, et je les conjurai de rapprocher les fragments dispersés, de les rejoindre, non par l'effort d'une uni- formité impossible et funeste, mais dans une fédération bienfaisante et vraiment catholique.
Plus tard, le Congrès universel des religions, tenu à Chicago, fut pour moi un trait de lumière et, sans abandonner l'espoir de l'u- nion des églises chrétiennes, j'ajoutai celui de lunion des religions humaines, à commencer par celles qui professent une même foi dans l'unité de Dieu, que saint Paul compare au tronc de l'olivier fertile, et les deux branches restées sur lui, celle du christianisme en Occident et celle de l'Islamisme en Orient. Je visitai par deux
LIBRES PE^ÎSEURS ET LIBRES CROYA^îTS 253
fois Jérusalem, la ville sainte de tous les monothéistes; je m'entre- tins avec les représentants autorisés de ces trois grands cultes, et je me convainquis que ce qui les rapproche est plus considérable que ce qui les divise.
Et voici qu'aujourd'hui, non plus à Jérusalem ou à Rome, je vois ouvrir un troisième cercle concentrique, plus large encore que les précédents, puisqu'il n'exclut que ceux qui s'excluent eux- mêmes, les fanatiques et les indifférents : les fanatiques, qui préten- dent tout dominer ; les indifférents, qui se refusent à rien unir, et puisque cette vaste sphère enferme des hommes de bonne volonté, croyants ou non croyants, religieux ou simplement moraux, qui aspirent en commun pour eux-mêmes, pour leurs familles et pour leurs concitoyens à la réalisation de plus en plus parfaite dun idéal de mérité, de justice, de fraternité, de bonhevir, que les uns appellent divin, que les autres nomment humain, et qui sans doute est humain et divin tout ensemble.
Splis^ram spcra, disaient les anciens, attends l'harmonie. Nous faisons mieux que l'attendre, nous la préparons, et sous les voûtes de cette Sorbonne qui, sans rien renier de ses antiques et sévères traditions, s'ouvre aux méthodes et à l'esprit de la pensée contem- poraine, nous inaugurons aujourd'hui V Union des libres penseurs et des libres croyants pour la culture morale '.
Le Père Hyacinthe versa dans l'Union ses idées, son cœur, sa vie, sa personne. Ce don fut accepté avec reconnaissance. Il y eut entre les deux communication d'idéal. Le prêtre et le religieux apostat, qui approchait de la mort, pouvait maintenant dire son Nanc dimitlis au dieu humanité de la religion future. Il avait été son prophète. Les membres de l'Union lui offrirent la pré- sidence d'honneur, qu'il partagea avec MM. Séailles et Frédéric Passv. Cela se fit au moment de leur consti- tu lion en société. La commission permanente, chargée de la direction, eut pour la présider MM. Leclerc de Pulligny et Belot, libre penseur d'origine catholique, habitués l'un et l'autre de M. Desjardins et de M"- Dick- May. C'est Belot qui dit un jour : « Pour la vraie libre
I. J'ai tiré ces textes et ces renseignements du Bulletin de VU- nion des libres penseurs et des libres croyants, dont le premier numéro a paru le i<=r janvier 1908.
23 \ LES RELIGIONS LAÏQUES
pensée, tout ce qui est chrétien est humain, au même titre que toutes les inspirations, qui d'âge en âge ont guidé l'humanité dans la voie du progrès. » Le pasteur Ch. AA agner fut l'un des vice-présidents. Les fonctions de secrétaire général revenaient de droit à M. Raspar, qui eut un suppléant en la personne de M. Anglas, pro- fesseur à l'école alsacienne protestante. Deux secré- taires étaient à leur service : MM. Jacques Marty, étu- diant de la Faculté de théologie protestante, et Alfred AA autier d'Aygallière, jeune pasteur. La commission permanente s'adjoignit MM. Je pasteur Gounelle, direc- teur du Christianisme social, Félix Pécaut, professeur de philosophie, Maurice Level, secrétaire de rédaction des Droits de Vhomme, et Berthomieu, secrétaire de ré- daction des Annales de la jeunesse laïque.
Le comité ou conseil d'administration se composait de MM. Bonet-Maury, professeur à la Faculté de théo- logie protestante ; Broda, directeur des Documents du Profjres, dont il sera bientôt question ; Daudé-Bancel, secrétaire ^é.n(iïd\ à^V Union coopérative ; Ehrhart, pro- fesseur à la Faculté de théologie protestante ; Lanson, de la maison de Sorbonne ; Paul Loyson, fils du Père Hyacinthe ; A ictor Margueritte, président honoraire de la Société des gens de lettres ; Parodi, professeur agrégé de philosophie, disciple de Durkheim ; Paul Passy, directeur adjoint à l'Ecole des hautes études ; Polako, président de la Société de la morale de la nature ; Sei- gnette. inspecteur général honoraire de l'instruction publique ; Horace Thivet, directeur de V Ecole de la Paix ; Maurice Vernes, directeur de l'Ecole des hautes études ; A. A aies, professeur au lycée Voltaire ; N. AA eiss, secrétaire de la Société de l histoire du pro- testantisme. M. Kaspar a eu soin de grouper ainsi des membres eu vue de l'enseignement supérieur ou secon- daire et des hommes occupant dans une certaine presse et dans certaines sociétés littéraires ou scientifiques un poste et des moyens d'action.
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 255
Les membres correspondants ont été choisis d'après la même méthode. On trou-ve sur leur liste la fleur du modernisme huguenot, \oici quelques noms : MM. Ca- dier, rédacteur en chef de la Fraternité, à Pamproux ; Delvolvé, que nous connaissons déjà ; Gâche, profes- seur au lycée de Montpellier ; Giran, pasteur à Amster- dam, qui publia en 1906 les Paroles de sincérité ou discours religieux d'un libre croyant ; Girod, principal du Collège de Saint-Servan, auteur sans doute de Démo- cratie, patrie^ humanité ^ ; Massé, directeur de l'école normale de la Roche-sur-Yon ; Morize, pasteur à Bergerac ; Neil, pasteur à Alais ; Roques, médecin à Toulouse ; Jean Roth, pasteur, directeur de l' Avant- garde, à Orthez ; Th. Ruyssen, professeur à l'Univer- sité de Bordeaux ; de Vernejoul, directeur du Lien, organe des libres croyants huguenots de Marseille.
La liste des membres de \ Union est intéressante à consulter. On y remarque de nombreux pasteurs pro testants, quelques hommes politiques et des gens de lettres. Nourry, l'éditeur moderniste, a donné son adhésion. Il y a des directeurs d'écoles normales, des professeurs de lycées et d'universités. Ceux de l'école alsacienne de Paris y sont en grand nombre. Les élèves présentes ou anciennes de l'école de Fontenay-aux- Roses et leurs maîtresses ont fourni un contingent appréciable. Il en est de même du lycée de filles de Versailles. Les directrices et professeurs d'écoles nor- males sont assez nombreuses. La profession des autres adhérents n'est pas indiquée. On voit par là les mi- lieux sur lesquels cette association exerce son influence et les agents qu'elle peut utiliser.
Les libres penseurs, qui sont la gauche de l'Union, et les libres croyants, qui en forment la droite, réagis- sent forcément les uns sur les autres. Les données
I. Paris, Alcali, 1909, in-8°.
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rationalistes des premiers et les sentiments religieux des seconds se transforment en se fusionnant. Le résultat oÊTert au public est une laïcisation radicale de la pensée religieuse et de la religion elle-même. Elle échappe au monopole de l'Eglise. Il est possible désormais de cher- cher sans elle le progrès social par la culture morale laïque. La foi est la même chez les uns et chez les autres. Les libres croyants font admettre aux libres penseurs que tout ce qui est profondément humain est divin, et en retour ils apprennent d'eux que tout ce qui est profondément divin est humain. Les premiers personnifient leur croyance en Jésus-Christ, dont ils acceptent l'influence naturelle et rationnelle, avec les modifications psychologiques qui en résultent pour l'humanité ; les seconds s'en tiennent à un idéal.
Les promoteurs de cette Lnion conservent tous l'empreinte d'Auguste Sabatier. Ce sont ses disciples fidèles. Ils appliquent ses idées. Leurs tendances suivent la direction de son esprit. Le doyen de la Faculté de théologie protestante se survit dans ce groupe beaucoup plus que chez Durkheim et M"^ Dick-May, où le judaïsme feint de l'oublier, et que chez M. Desjar- dins, où l'on en est surtout au kantisme universitaire. Cela est du au rôle prépondérant joué par quelques ministres du protestantisme libéral dans l'établissement et la direction de cette Lnion, que l'on définirait assez exactement : un modernisme huguenot.
M. Kaspar et ses auxiliaires ne perdirent pas leur temps. Ils organisèrent dans Paris une station de libre pensée religieuse pour le printemps 1908. Elle com- prenait sept conférences avec autant d'orateurs. Ils envi- sagèrent les vertus chrétiennes du point de vue de la morale moderne. M. W. Monod parla de la Conversion sous la présidence de M. Séailles. et il présida celles de MM. Belot sur la Résignation, Leclerc de Pulligny sur le Sentiment da péché et Pécaut sur le Pardon des injures. M. Leclerc de Pulligny présida celle du pas-
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 20 7
teur Gounelle sur la Justice. M. le pasteur Roberty traita de l'Expérience chrétienne et M. Delvolvé de /'/- mitât ion chrétienne. De tels sujets, exposés par de tels hommes, auraient dû, semble- t-il, faire le vide dans une salle. C'est le contraire qui eut lieu. Ceux que la curiosité avait attirés furent satisfaits. Leur nombre s'accrut à la deuxième conférence ; la salle du Collège libre des sciences sociales aux Sociétés savantes put difficilement contenir tous les auditeurs. On dut se trans- porter, pour la troisième et les suivantes, à l'Ecole des hautes études sociales. Les discussions qui terminaient chaque conférence ajoutaient à leur intérêt. Les ora- teurs ne dédaignaient pas d'entrer en relations épisto- laires avec qui leur en exprimait le désir. Le Bulletin de l'Union publiait le texte ou le résumé de leurs leçons, un compte rendu de la discussion et celles des correspondances qui semblaient plus instructives. On remarquait dans l'auditoire de nombreux professeurs ou instituteurs des deux sexes et élèves des écoles nor- males. Les catholiques s'abstinrent. Le Bulletin ne men- tionne que M. Jounet. Cette réserve ne l'empêche pas de recommander la u Bibliothèque moderniste de cri- tique religieuse » et de décerner des éloges très sentis au Sillon, à l'Eveil démocratique et aux jeunes gardes de M. Sangnier.
Il est nécessaire de connaître la leçon ou conférence de M. Delvolvé sur l'Imitation chrétienne. L'admira- tion intelligente qu'il témoigne au christianisme, à ses doctrines, à ses institutions et à ses saints cause tout d'abord une surprise agréable. Il trouve même pour l'exprimer un beau langage. On croirait entendre un catholique, tellement il paraît sincère. Mais les yeux ne tardent pas à s'ouvrir. Le conférencier est l'un des incroyants les plus habiles qui existent. Les hom- mages rendus aux vérités mortes le mettent à l'aise avec elles et ceux qui les professent. La suite de sa leçon rend toute illusion impossible :
LES RELIGIONS LAÏQUES jn
258 LES RELIGIONS LAÏQUES
La réalité du Christ-Dieu appartient à cette époque de l'huma- nité où la limite n'était pas marquée entre le réel et l'imaginaire, où la nature n'était encore qu'une masse indécise et plastique qu'il appartenait à l'imagination de préciser au mieux des besoins spi- rituels. Ainsi se dresse l'image du Dieu-homme, réel et imaginaire, sul^lime comme la pensée et le désir, vrai comme la fiction d'un art merveilleux.
Tout cela est fini cependant. Une puissance d'en- thousiasme et de beauté a disparu de la terre.
M. Delvolvé le regrette, mais il s'y résigne. Les rêveries au son de l'orgue liturgique ne suffisent pas à son intelligence. Pendant que le grand dogme chré- tien pàht lentement, il voit lentement se dresser l'appa- rition de ]a nature. Ses attraits détourneront les hommes de la séduction chrétienne. La nature apporte au monde une révélation nouvelle et un nouveau mys- tère plus insondable et plus captivant que le mystère théologique. Qu'est donc cette nature si féconde ? la terre sous nos pas et ses formes devant nos yeux jus- qu'aux extrémités de l'horizon, tout ce qui s'unit à nous par les sens, tous les êtres que nos yeux voient et que notre intelligence distingue. C'est notre contact à tout ce qui est. Elle est une avec nous dans l'infinité des sensations qui enveloppent l'acte de la conscience. Elle est dans la communication des âmes humaines.
M. Delvolvé tombe enfin dans cette profession de foi panthéiste à laquelle rien ne manque. Nous sommes avec la nature plus ou moins consciemment un seul et même être. La nature est divine. Elle est ce qui est, ce que rien ne borne. On la trouve dans tous les cultes. Le culte de la nature s'associe naïvement au rêve chrétien. Elle est divine et nous participons d'elle. Voilà la véritable bonne nouvelle, qui doit, si nous l'entendons, nous faire tressaillir d'espérance et d'a- mour. Suivons-la comme les fils de Zébédée suivirent Jésus aux bords de la mer de Galilée.
M. Delvolvé a prononcé l'homélie qui convient à
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 259
un pontife de la Religion humanitaire. Il nous désigne du doigt le dieu-créature qu'il va mettre à la place du Dieu créateur. C'est la divinité du romantisme religieux. Mais pourquoi se donner tant de peine P pourquoi tant de démonstrations scientifiques? pour- quoi ces professions de critique et ces promesses de nouveauté? Ces élucubrations ne cachent rien de neuf. Ces erreurs sont vieilles comme le paganisme. Les applications qui leur sont faites de la morale et de la mystique chrétienne couvrent leurs auteurs de ridicule et d'odieux. C'est la vengeance du christianisme.
Pendant l'exercice 1908- 1909, MM. Fréd. Passy, W. Monod, Belot, Paul Passy, Buisson, Ehrhard, Yalès, Gounelle, Séailles et Wagner, dans une série de dix conférences sur les problèmes sociaux et le devoir présent, ont dit ce qu'ils pensent du christianisme so- cial, le seul qui touche notre époque. MM. Wagner, Belot, Monod, Loy son fils, Buisson, Monnier, Roberty et Parodi, avec le concours de M"" de Sainte-Croix, ont étudié. Tannée suivante, les conflits de la religion, de la morale et de la science dans l'éducation contem- poraine. M. Buisson jouit dans ces milieux d'une grande autorité. C'est un maître. On ne saurait donc négliger ses déhnitions et ses conseils. Je signale ce qu'il a dit de la formation intellectuelle des enfants. Il recommande d'abreuver leur esprit à toutes les sources de la pensée humaine ; on les habitue ainsi à comprendre, à aimer les hautes conceptions des philo- sophes grecs, les pages enflammées des vieux prophètes d'Israël, les sublimes paradoxes des stoïciens, les eff'orts de synthèse des Pères de l'Eglise, les nobles extases des mystiques, les hardies tentatives d'émanci- pation des hérétiques, et tout le merveilleux essor de l'esprit humain depuis la Renaissance. Tout cela est à nous. Ces richesses forment, page par page, la Bible de l'humanité ; c'est un livre où tous doivent apprendre
L
26o LES RELIGIONS LAÏQUES
à lire librement, pieusement, hardiment. Ainsi Tâme humaine s initiera à la Religion nouvelle et laïque, dont M. Buisson est un grand Pontife.
L'année 1910-1911 fut employée à la recherche des centres de culture morale existant en France et à l'é- tranger. On demanda pour cette inspection des forces internationales de la libre pensée religieuse le con- cours de M. Corra, directeur du positivisme, qui parla de la Société positiviste internationale ; de M. le pas- teur Souher, qui traita de l'Union chrétienne des jeunes gens de Paris ; de M. Kaspar, qui fit un rapport sur les sociétés éthiques en Allemagne ; de M. Broda, qui en fit un sur ces mêmes sociétés en Amérique ; de 5l. Gounelle, qui s'occupa de l'Etoile blanche et de la Ligue pour le relèvement de la morale publique ; de ^L Parodi, lequel fit une communication sur l'Union pour la vérité ; de M. W. Monod, qui parla d'une paroisse protestante ; de M. Dorizon, qui traita des patronages laïques. M. Dabry fut chargé d'une confé- rence sur les œuvres catholiques. M. Belot termina la série, en parlant de l'Union des libres penseurs et des libres croyants et de son avenir.
Je dirai un mot seulement de la conférence de M. le pasteur Soulier. Les Unions chrétiennes, qui lui en fournirent le sujet, sont sorties d'une renaissance du protestantisme, qui coïncida avec l'apparition du Génie du christianisme de Chateaubriand. Celui-ci, d'après le conférencier, aurait pu sentir une influence métho- diste pendant son séjour à Londres. Les Unions chré- tiennes sont d'origine anglaise. Deux étudiants les établirent en France en i83o et en 1800. Comme elles se développaient dans le monde entier, on crut néces- saire de leur proposer un plan d'action commune. Ce fut l'œuvre d'un congrès réuni à Paris, le 22 avril i855. Elles offrent dans les villes un abri et des ami- tiés aux jeunes gens croyants de n'importe quelle Eglise ou même sans religion. Leurs moyens d'éducation
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 26 1
tendent à l'exaltation de la personnalité. Elles ont un journal ; elles organisent des conférences publiques. Leur nombre s'est beaucoup accru. Une \aste organi- sation les saisit dans des fédérations régionales et natio- nale. Le comité international a son siège à Genève i.
Les conférences de MM. Kaspar et Broda sur les sociétés éthiques demandent une attention particu- lière. Elles indiquent la direction que l'Union imprime aux efforts de ses membres pour la culture morale. Grâce à elle et à ses amis, on en parle beaucoup plus qu'au temps où M. Desjardins et ses habitués en étaient réduits à leurs seuls moyens. Il faut savoir à quoi s'en tenir. M. Desjardins et les siens écartent jusqu'à la notion d'une morale absolue ; les sociétés éthiques anglo-saxonnes acceptent purement et simplement la morale chrétienne, mais en l'affranchissant de toute idée dogmatique ; il n'y est pas même question de Dieu. Les sociétés éthiques de New-York et de Chicago sont particulièrement intéressantes.
Celle de New-\ork a une église, Ethical Church, fréquentée par une société nombreuse et choisie. Elle a pour la diriger un prédicateur ou curé laïque. Adler remplit cette fonction avec succès. C'est la commu- nauté qui élit son prédicateur. Les réunions, aux- quelles assistent de deux à trois mille personnes, ont un air de cérémonie liturgique. Elles commencent par une audition musicale. Puis un chœur de jeunes filles, placées dans un berceau de feuillage et de fleurs, exé- cute des chants. Le prédicateur fait alors sa confé- rence sur un problème moral ou social. Elle est suivie d'un hymne. Quelques minutes de recueillement, que ne trouble aucun bruit, sont employées à la conversa- tion intérieure. Le tout se termine avec des chants
I. Roger Merlin, archiviste du Musée social, les Cinquante Pre- mières Années des Unions chrétiennes des jeunes gens en France, Paris, Fischbacher, in-12.
262 LES RELIGIONS LAÏQUES
et de la musique. Il en est ainsi chaque dimanche.
Les Anglais ont moins d'apparat dans leurs sociétés éthiques. Ils se bornent généralement à une conférence sur un sujet moral, social, scientifique ou philoso- phique. Les Australiens aiment, au contraire, la mu- sique et le chant dans leurs églises laïques. Leurs pré- dicateurs s'abandonnent aux évolutions de la morale, croyant travailler ainsi au développement du génie de l'humanité. Ils ont pour idéal religieux le pro- grès. Les cérémonies dominicales sont suivies de réu- nions où les comités d'hommes et de femmes s'oc- cupent de politique et de philanthropie.
Les sociétés de culture éthique ont pris en Alle- magne depuis une vingtaine d'années un développe- ment considérable. La première remonte à 1892. C'est elle qui a lancé et qui dirige la Ligue de l'école laïque. La Ligue moniste allemande, fondée en 1906 par Ernest Hieckel, se rattache au même mouvement ; elle a quarante et une sections établies dans les prin- cipales villes. La Ligue allemande des libres penseurs et Y Union des associations religieuses libres obéissent à la même impulsion. La religion du progrès leur est commune. M. Broda nous affirme qu'une évolu- tion semblable s'est produite et se continue chez les musulmans de Perse, dans les communautés Béhaïs hindoues ; elle se fait au Japon, en Birmanie, à Siam. Il conclut à un mouvement général de l'humanité vers cette religion de l'avenir, celle-là même que M. Delvolvé a prêchée aux membres de l'Union et vers laquelle M. Kaspar dirige leur activité.
M. Broda, un juif venu d'Autriche, s'en fait le missionnaire cosmopolite. Il recherche depuis plu- sieurs années, et il classe les phénomènes que produit dans tous les pays civilisés l'antagonisme naturel entre les religions traditionnelles et le mouvement delà libre pensée. Il croit découvrir une nécessité psychologique
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROT-OTS 203
qui les domine. Elle les mène à l'élaboration d'une philosophie nouvelle de la vie. La théorie évolution- niste est plus que jamais la base des systèmes philoso- phiques et moraux, auxquels les esprits s'attachent ; l'idéal du progrès devient l'étoile directrice de leur effort et de leur vie. Il entreprit de longs voyages à la découverte de cet astre mystérieux. Il put en admirer les rayons chez les Brahmo Samaj de Lahore, dans l'Inde, qui l'invitèrent à prononcer le sermon du dimanche au temple. Il l'a contemplée chez les Aryo Samaj . Il a fait plus récemment une excursion en Alle- magne (19 lo) avec M. Kaspar pour projeter son éclat sur les villes de Stuttgart, de Munich et de Vienne. Leurs conférences sur l'école laïque et les espérances qu'elles donnent attirèrent en masse protestants, libres penseurs et modernistes. Cinq mille personnes accou- rurent pour les entendre à Munich.
M. Broda fait mieux encore. Il a créé et il dirige à Paris un Institut international pour la diffusion des ex- périences sociales. Cet Institut, qui a son siège Bg, rue Claude-Bernard, possède un organe, les Documents du Progrès. Cette revue internationale a des éditions alle- mande (Berlin), anglaise (Londres), russe (Saint- Pétersbourg) et hongroise (Budapesth). Des corres- pondances lui arrivent de partout. Son directeur vient de lancer une collection de volumes, destinée à étendre sa sphère d'action. Il travaille certainement pour le compte de l'Israël futur. Il reste de sa race.
Au lieu de se replier sur elle, l'Union des libres pen- seurs et des libres croyants s'extériorise autant qu'elle peut. On la rencontre aux principales manifestations anticatholiques. Elle s'est associée au vœu d'ériger un monument à Lamennais. Son secrétaire général, M. Kas- par, fit sur l'iniquité du procès Ferrer un prêche, qui eut les honneurs d'une insertion au bulletin. On a vu rarement la mystique dreyfusienne s'étaler avec cette audace. L'homme est, d'après l'orateur,
264 LES RELIGIONS LAÏQUES
Un animal essentiellement révolutionnaire. Le droit à la révolte est individuellement lié à la libre autorité de la conscience morale et religieuse. Les droits delà pensée révolutionnaire sont inséparables des droits de la pensée libre. Religieusement parlant, l'homme est un être qui cherche en Dieu, c'est à-dire dans la loi supérieure de son esprit, le point d'appui nécessaire au levier de la Révolution et du Progrès.
L'Union est de toutes les manifestations internatio- nales de libre pensée religieuse. Elle fut largement re- présentée au congrès de Berlin, les 5-io août 1910. M. Th. Reinach a trouvé dans son sein les membres actifs de son congrès parisien du christianisme libéral et du progrès religieux. Elle ne laisse échapper aucune grande réunion de culture morale, Belot et Leclerc de Pulligny la représentèrent au congrès international de Londres, les 20-29 septembre 1908. qui avait attiré un millier de personnes, venues de toutes les parties du monde. MM. Boutroux et Buisson représentaient la France. Je remarque, en passant, que M. Boutroux collabore aux Documents du Progrès. L'Union eut également sa part au congrès d'Amsterdam en 191 2. Elle se mêle volon- tiers, par ses membres influents, à l'activité des asso- ciations qui poursuivent un but analogue au sien. S'il le faut, elle provoque leur fondation. C'est pour elle un moyen facile de pénétrer des milieux qui lui resteraient sans cela fermés. La Ligue française d'éducation morale en est un exemple.
Sa fondation remonte à l'année 191 1. On dirait, au premier abord, une société méritant une confiance en- tière. Elle affiche le souci très élevé de la morale des hommes de demain ; elle se propose la formation de caractères solides et de consciences délicates. Elle fait appel, pour conserver ce patrimoine moral, a tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs doc- trines religieuses ou philosophiques. Chacun peut gar- der ses convictions personnelles. Un lecteur averti re- connaît cependant le langage plein de réticence, dont
LIBRES PEIVSEURS ET LIBRES CROYANTS 205
usent les apôtres du laïcisme dans l'éducation. Mais on l'a tellement adouci qu'il ferait volontiers taire ses dé- fiances. Toutefois la liste des premiers adhérents le met en face de la réalité. L'illusion devient impossible. Les hommes de l'Union pour la vérité, de l'Ecole des hautes études sociales, de la Sorbonne dreyfusienne, de l'U- nion des libres penseurs et des libres croyants, s'y ren- contrent, comme en un rendez-vous commun. Ils dissimulent très mal leur présence derrière les acadé- miciens, les membres de l'Institut, les personnages politiques, universitaires et littéraires, qui ont répondu à un premier appel.
Un coup d'œil sur la liste fait juger de la puissance apparente de ces ligues. Elles entraînent toute une par- tie du monde officiel. C'en est assez pour impressionner la multitude. Parmi les membres du Parlement inscrits, je remarque MM. Aynard et d'Elissagaray, en compa- gnie de MM. Buisson, Cliéron, Bourgeois. Il y a une bonne poignée d'académiciens avec MM. Ribot et Des- chanel. Les recteurs d'Université paraissent aussi nom- breux. L'enseignement supérieur, la Sorbonne surtout, est abondamment représenté. Les professeurs de lycée, d'école normale, les institutrices se confondent avec les pasteurs protestants et les juifs. Plusieurs grands édi- teurs parisiens se sont fait inscrire, MM. Alcan, Delà- grave, Hetzel. Les Maisons Hachette et Colin ont leur représentant. H y a des directeurs de revues, en particulier le juif ubiquiste Jean Finot. Le clergé s'est tenu à l'écart, sauf un chanoine Eugène Dumont. Les catholiques, publiquement connus pour tels, sont très peu nombreux. Je trouve M. Georges Fonsegrive, qui a oublié ses judicieuses appréciations sur l'Union pour l'action morale, et M. Paul Bureau. Ce dernier éprouve des satisfactions toujours nouvelles à se mettre bien en évidence dans ces assemblées, où il s'est tant de fois compromis. Il accepta de prendre la parole avec MM. Buisson, Séailles et Wagner, en juin 1912, à la
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séance solennelle d'inauguration de cette ligue, qui eut lieu dans l'un des amphithéâtres de la Sorbonne sous la présidence de M. Poincaré.
Après quatre années d'existence et de travail, l'Union des libres croyants cessa la publication de son Bulletin. Il faisait double emploi avec le journal les Droits de r homme. Les pensées et les tendances convergeaient au même but. Les voies suivies étaient si rapprochées qu'elles semblaient se confondre. Le directeur du jour- nal, Paul -Hyacinthe Loison, appartenait à l'Union. C'était le cas de la plupart des collaborateurs, Belot, Buisson, Dabry, Delvolvé, Girau, etc. Ce petit événe- ment en symbolise un autre d'une importance plus grande, l'absorption du Dreyfusisme dans la culture ou l'action morale. L'Affaire n'intéressait plus personne. Les feuilles créées pour la soutenir eurent à disparaître ou à modifier leur tactique. Les Droits de l'homme res- tèrent, à peu de chose près, semblables à eux-mêmes. Les Pages libres de Guyiesse fusionnèrent avec la Grande Revue. Les Cahiers de la quinzaine de Péguy commencèrent une évolution qui n'est pas achevée.
Les succès obtenus par M. Kaspar et son œuvre le poussaient à faire mieux et plus. L'exemple des so- ciétés éthiques américaines parut séduisant à quelques membres de son Union. Ils auraient voulu la création d'Eglises laïques, avec liturgie adaptée à leurs senti- ments. Déjà ils parlaient de cérémonies correspondant au baptême, à la confirmation, au mariage ou à la sépulture chrétienne. On ne donna aucune suite à ce projet. L'Union n'avait qu'à devenir toujours plus une école normale de morale largement ouverte. La majorité de ses adhérents ne lui demandaient pas autre chose.
Je l'ai remarqué à diverses reprises : l'Union des libres penseurs et des libres croyants, l'école sociolo- gique de M. Durkheim, l'Ecole des hautes études so- ciales, l'Union pour l'action morale ou pour la vérité,
LIBRES PENSEURS ET LIBRES CROYANTS 267
obéissent aux mêmes tendances ; elles servent le même idéal, elles professent les mêmes doctrines sur les points qui nous intéressent. Ces doctrines, ces tendances, cet idéal, se rattachent au romantisme religieux. Ce ne sont pas seulement les idées que ces groupes ont en com- mun ; ils se passent un même personnel. Certains hommes, presque toujours influents, figurent partout. Leur omniprésence est le facteur principal de cette unité.
Mais une question se pose à l'esprit des lecteurs : Ces groupements constituent-ils une puissance véri- table ? Y a-t-il lieu de redouter leur action sur l'intel- ligence française ? Pour qui les examine et considère leurs membres, ces groupements n'ont qu'une puis- sance médiocre, et néanmoins ils sont un danger réel. Cette réponse, en apparence contradictoire, demande une explication.
Les idées qu'on y professe sont extraordinairement vaines. C'est un résidu de systèmes usés. Ces gens ont sans cesse aux lèvres les mots science et scientifique, et rien n'est moins scientifique que leur langage. Ils en sont à l'évolution et au progrès indéfini. Leurs docteurs ne savent même pas rajeunir ces choses vieilles. Berg- son et W. James ont mis à leur disposition des for- mules nouvelles, qui donnent à leurs discours et à leurs écrits une allure moins morte, quand même on ne sent nulle part dans leur bouche ou sous leur plume une impression de force. De ce fait, le catholicisme n'a rien à redouter. Il suffit d'opposer sa théologie, sa morale, son culte, son histoire, ses institutions, à ces élucubrations misérables ; sa supériorité se manifeste aussitôt avec une évidence qui éblouit. Toute compa- raison devient inutile.
Les principaux témoins et défenseurs de ses doctrines laissent loin derrière eux les professeurs, les ministres protestants et les gens de lettres, qui prennent part à la direction de ce mouvement romantique. Ces derniers sont d'une faiblesse qui inspire la pitié. Peut-être ont-
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ils dans leur classe, au laboratoire ou dans leur cabinet de travail, une valeur professionnelle. Il n'en paraît rien ici. Cette façade scientifique et littéraire, que pro- curent les empreintes reçues à Normale ou en Sorbonne, ne se reconnaît même plus. Leurs idées et l'expression qu'ils leur donnent sont d'un ordre très inférieur. Cela ne mérite aucun respect. C'est un résidu de cerveaux épuisés. Ces hommes parlent d'avenir. Chez eux, il n'y a ni passé ni présent. Ils sontvides. Ceux qui les suivent se trouvent dans le même cas. Je ne conteste point la supériorité que tel ou tel peut avoir, lorsqu'il se borne à sa fonction propre. Je me borne à signaler leur néant religieux. Ils n'ont même pas l'habileté de tirer de leurs erreurs un parti utile.
Et cependant ces faibles sont dangereux. Mais ils le sont, en vertu de la place qu'ils occupent. Cette place est l'Etat. Ce sont les maîtres de la France. Ils appar- tiennent plus ou moins à cette aristocratie nouvelle, qui exerce le pouvoir souverain grâce aux illusions de la démocratie. La réalité que la démocratie ne saurait être par impuissance existe en eux et par eux. Les uns donnent un enseignement ofiiciel ; ils sont de l'Etat enseignant. Les autres sont liés aux milieux politiques ou financiers. Tous jouissent du privilège souverain. Ils sont la démocratie. Le prestige de l'Etat, ses droits au respect et à la soumission, les services qu'il rend, les ressources dont il dispose, tout cela et d'autres choses concourent à leurs succès et au triomphe de leur système. C'est l'unique supériorité en France du ro- mantisme religieux. S'il n'est à craindre que pour cette raison toute politique, du jour où cette force lui man- quera, il sera fini.
CHAPITRE XVI LE MODERNISME
Le romantisme religieux prétend absorber toutes les religions et la libre pensée, en les faisant évoluer vers la religion idéale dont il a le monopole. Le catholi- cisme doit y passer comme les autres confessions chré- tiennes. Mais cette évolution ne peut être spontanée. Les chefs du romantisme le savent. Aussi usent-ils de tous les moyens pour la provoquer et la diriger. Les pro- testants se laissent faire assez volontiers. Il n'en est pas ainsi des catholiques. L'Eglise romaine les protège de mille façons. Pour les entraîner, il faut procéder avec méthode et prudence. Une manœuvre prématurée aurait pour effet immédiat une résistance que rien ne briserait. Les hommes intéressés à ce travail de pénétration l'ont vite compris,
Guyau, l'auteur de l'Irréligion de l'avenir, les engage à faire le siège du clergé. Il n'y a pas de meilleur moyen à prendre. Mais on doit avancer lentement et par étapes. L'évolution alors se produit en douceur. Les croyants ne la soupçonnent pas et elle échappe à la vigilance de l'autorité.
Par cela même, écrit Guyau, que l'éducation donnée par le clergé subsiste encore, on peut affirmer qu'elle joue encore un certain rôle dans l'équilibre social, fût-ce un rôle passif de contre- poids... Il faut chercher, non à détruire le prêtre, mais à trans- former son esprit, à lui donner des occupations théoriques ou pra- tiques, autres par exemple que l'occupation mécanique du bré-
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viaire. Entre la religion littérale, qu'enseigne encore la majorité du clergé français, et l'absence de religion positive, qui est, croyons- nous, l'idéal national et humain, il existe des degrés innombrables, qui ne peuvent se franchir que graduellement, par une lente élévation de l'esprit, par un élargissement presque insensible de l'horizon intellectuel *.
Cette lente élévation des esprits et cet élargissement presque insensible de l'horizon intellectuel masque avec élégance l'évolution réelle des idées religieuses vers la libre pensée. Elle ne réussira qu'auprès d'un nombre limité de prêtres. Mais, s'ils sont choisis parmi les plus intelligents, destinés aux postes d'où part l'in- fluence, leur action bien conduite aura des effets cer- tains et rapides. Les hérésiarques de tous les siècles ont employé cette méthode, qui est devenue celle des Illu- minés de Bavière et de la franc-maçonnerie. Les pro- moteurs du romantisme n'ont eu qu'à suivre cette tra- dition des sectes religieuses. Les circonstances se sont mises de bonne heure à travailler pour eux. De toutes, la plus favorable a été le mouvement néo-chrétien. Ceux qui le suivirent se figurèrent ménager la rencontre d'a- bord, la réconciliation ensuite de l'Eglise et du siècle. Ce n'est pas l'Eglise et le siècle qui allèrent au rendez- vous. Des prêtres, des catholiques et des hommes d'une foi tout entière s'a^ rencontrèrent. La relio^ion nouvelle y eut ses représentants. Ils saisirent l'occasion de mêler les articles de leurs croyances aux entretiens. Une pre- mière conversation en amena une seconde, une troi- sième. Des relations s'engagèrent, au cours desquelles le romantisme religieux fit des prosélytes inattendus et gagna des sympathies. Les voies intellectuelles et morales que recherchaient le nouveau clergé et les nou- veaux catholiques, sortis du néo-christianisme, abou- tissaient à des croisées de chemin où hommes et sys- tèmes prenaient plaisir à s'arrêter et s'accrocher. Ces
I. Guyau, llrréligion de l'avenir, p. 229 et s.
I,E MODERNISME 27 1
communications de pensées, de sentiments, de langage, tournèrent au détriment de la foi. Elles accentuèrent l'évolution des esprits.
Ces rencontres sont passées dans les habitudes. Elles continuent encore. Les plus appréciées ont lieu devant les chaires des professeurs de nos universités. La cul- ture scientifique en est le prétexte. Ce ne sont pas des rencontres entre ouvriers d'une même science ou de sciences connexes, qui s'assurent les avantages d'une libre collaboration. Celles-ci ne présentent guère d'in- convénients. Ce sont des rencontres de subordination, où l'ecclésiastique accepte le rôle de disciple. Ce fait n'a point échappé aux observations de M. Paul Sabatier.
11 y a une dizaine d'années, dit-il, certains maîtres de nos uni- Aersités ne savaient que penser, en voyant leurs leçons suivies avec une ardeur, qui est rarement celle des étudiants, par des groupes de jeunes prêtres. Quelques membres de notre haut enseignement se trouvèrent comme confus et embarrassés de la vigueur avec laquelle ces auditeurs inattendus — parfois non désirés — accueil- laient des théories dénuées de tout parfum orthodoxe. Ces alliés ne se fâchaient jamais, continuaient à prendre des notes, poursui- vaient souvent le professeur après la leçon pour demander des renseignements. Ils lui témoignaient une telle confiance, avaient une telle ouverture d'esprit et de cœur, qu'il se sentait dans cer- taines leçons porté en quelque sorte par l'active sympathie qui s'é- tablissait entre lui et le groupe de ses auditeurs ecclésiastiques. Il y avait parfois des résistances, mais elles se manifestaient avec tant de simplicité, laissaient si bien voir qu'elles ne cachaient aucune méchanceté, ni même aucune mesquinerie, marquaient un tel désir d'union dans une vérité plus haute, qu'elles éveillaient un cordial écho, même chez des hommes qui sont les interprètes de la libre pensée organisée. Çà et là les orthodoxes de l'anticlérica- lisme commencèrent à trouver inquiétant le pullulement des sou- tanes en Sorbonne ^.
Cela ne se passe pas seulement en Sorbonne. Remy de Gourmont observe qu'il y a au cours de Bergson plus
I. L'Orientation religieuse^ p. 186-187.
272 LES RELIGI0:\S LAÏQUES
de prêtres que de libres penseurs. Les universités de province ont eu, elles aussi, leur clientèle ecclésiastique. Les conditions faites à l'enseignement libre imposaient aux évêques l'obligation d'avoir pour leurs collèges des professeurs munis de grades universitaires. Ceux-ci allaient les prendre où on les donne. Leur formation théologique n'était pas assez développée pour n'avoir rien à y perdre. Des intelligences véritablement ecclé- siastiques auraient pu s'assimiler les avantages d'une bonne formation universitaire, sans en éprouver le moindre inconvénient. C'est trop souvent le contraire qui eut lieu. L'université laïcisa l'esprit du prêtre ; elle le fit à son image. Un prêtre ainsi déformé entrait sans peine dans l'évolution recommandée par Guyau. Il ménageait à son insu les transitions,
Auguste Sabatier fut l'intermédiaire le plus influent. Son action n'atteignit qu'un petit nombre d'ecclésias- tiques. Mais ceux qui la subirent allèrent jusqu'au bout, précipitant leur évolution. Ils ont amené une révolution théologique, qui aurait paru prématurée à l'auteur de ^Irréligion de V avenir. Les prêtres qui allèrent par le Chrétien français et l'abbé Bourrier à un protestantisme d'aventure ne donnent pas une idée de son œuvre. Ces malheureux se condamnaient, avec les tares ineffaçables de leur apostasie, à une impuissance complète. Leur fâ- cheux exemple provoquait même une réaction.
Il fallait au doyen Sabatier des prêtres, qui comp- tassent rester dans l'Eglise pour propager discrètement, en l'adaptant à leur milieu, son interprétation du christianisme. Ce serait la ruine définitive de la théo- logie. On lui substituerait un symbolisme théologique, vers lequel les intelligences s'achemineraient progressi- vement avec le subjectivisme philosophique, l'histoire des dogmes et l'histoire des religions. Cette révolution, habilement préparée, passerait peut-être inaperçue. Car elle se fait par le dedans, et elle n'a besoin, pour com- mencer, d'aucune destruction extérieure. L'interpréta-
LE MODERMSME 2'j3
tion symbolique et naturaliste des dogmes et des céré- monies donne pour cela les facilités désirables.
Celui qui s'engagea le premier dans cette voie était fort loin, quand l'autorité ecclésiastique put enfin ouvrir les yeux. Des hommes clairvoyants comprenaient à son langage et à son attitude les bouleversements accomplis dans son âme. Quelqu'un put le signaler à son ordinaire comme ayant perdu toute croyance en Dieu. Mais les preuves, sans lesquelles un évêque ne peut agir, manquaient. Cependant ce prêtre occupait un poste de confiance ; il dirigeait une maison d'éducation. On le tenait pour sérieux ; à l'abri de cette réputation, il exerçait un prosélytisme qui resta longtemps ina- perçu tout en faisant beaucoup de mal. Il fut un centre pour les esprits contaminés. Il s'agit de l'abbé Marcel Hébert, directeur de l'Ecole Fénelon.
Les membres de l'Union pour Faction morale le comptaient au nombre de leurs amis. Le Bulletin publia de 1894 à 1897 plusieurs articles de lui, non signés, dont les titres sont par eux-mêmes significatifs. En voici quelques spécimens : Un pas vers l'union^ Lettre à un jeune homme sur les Evangiles de Tolstoï^ Victimes des Jormules. Son romantisme religieux est déjà manifeste. Mais il s'étale, sans la moindre retenue, dans ses Souve- nirs d'Assise. Comme Paul Sabatier, il met ses fantai- sies sous le patronage de saint François, qui n'y est pour rien. Ce discours de l'olivier au pèlerin trahit les tendances de l'auteur :
Contemple comme François la divine Nature. Vois, lorsque nous sommes jeunes, notre tronc est lisse, régulier, mais l'implacable soleil nous inonde bientôt de ses rayons. Nous résistons, nous pro- testons, nous nous tordons douloureusement, notre bois éclate ; il ne reste plus de nous que des lambeaux d'écorce et quelques racines qui adhèrent à peine au sol... Sommes- nous anéantis? Nul- lement. Nous n'en donnons pas moins aux hommes notre délicat feuillage et nos fruits si doux. Pauvre frère humain, fais de même. Que le soleil divin que tu appelles Science, Raison, fasse voler en éclats par son irrésistible énergie les faibles idées et les petits sys-
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tèmes, si chers te soient-ils, si commodes, en apparence si indis- pensables ; n'en prends point souci ; quand même, donne à l'hm- manité tes fleurs et tes fruits.
Cela rappelle la a décortication de l'Eglise », que n'oublient pas les auditeurs de certaines conférences apologétiques de l'Ecole Fénelon.
L'abbé Hébert se préoccupe du « catholicisme de l'avenir ». Quelques textes empruntés à ses Souvenirs d'Assise révèlent l'idée que ces deux mots cachent.
L'acte de foi le plus méritoire que puisse faire de nos jours un catholique, c'est de croire que l'Eglise actuelle renferme cette Eglise idéale, comme la chrysalide sombre et difforme, le gracieux papillon. Ceux qui sont tentés de rompre avec l'Eglise commettent une déplorable confusion ; ils ne distinguent pas entre J'idée de l'Eglise et les apparences qu'elle a revêtues ou revêt ; or ces réali- sations extérieures n'ont qu'une valeur toute phénoménale, relative, transitoire.
Si nous employons, au lieu de l'image populaire, l'image stoï- cienne ; si, au lieu de parler d'un Dieu personnel, nous parlions de l'Eternelle Loi, d'après laquelle la bonté, la beauté, la justice, se réalisent dans le monde, la prière ne serait plus la supplication d'un mendiant intéressé, mais l'effort énergique; accompagné de paroles et de souhaits, pour cette réalisation du Bien ; le miracle, sa réali- sation même où éclate évidemment une force supérieure à celle que nous voyons en jeu dans les combinaisons purement méca- niques.
Ces déclarations amènent des conséquences faciles à prévoir : l'évangile perd sa gangue de croyances popu- laires et de prestiges magiques. Il est une incontestable révélation du Divin par la vie et la mort du Christ.
Ne nous payons pas de mots et demandons à Marcel Hébert ce qu'il pense de Dieu et du Divin. Sa réponse ambiguë et contournée montre qu'il n'en pense rien qui vaille :
La conception que j'en formule est imparfaite et subordonnée à ma constitution physique et intellectuelle ; dès lors je ne saurais trouver non plus l'absolu et le définitif dans le Christ lui-même ou dans l'Eglise qui le représente et continue.
LE MODERNISME 27b
La vérité n'y réside que dans « l'orientation générale donnée à la pensée et à l'activité ». Elle n'a rien d'ob- jectif. Cette direction doit s'adapter aux conditions scientifiquement constatées de la réalité. L'Eglise tien- dra compte dans les formules de son enseignement des résultats de la critique et des découvertes des sciences naturelles. L'Eglise, organisme humano-divin, élimi- nera avec le temps les éléments désormais sans valeur qu'elle s'est assimilés au cours de son histoire. M. Hé- bert a foi en l'Eglise, en la raison de l'humanité. Il croit surtout au progrès de l'humanité par l'individu et son effort continuel vers le mieux, a Rien ne se fait, aucun progrès ne se réalise que par l'individu... ; le progrès ne peut s'imposer du dehors et de vive force ; il doit venir du dedans. »
Les Souvenirs d'Assise contiennent tous les éléments d'une hérésie qui va bientôt se manifester au grand jour. Elle se propage sans bruit. L'opuscule de Marcel Hébert passe de main en main. Une discrétion absolue est demandée. Les initiés sont seuls admis à le lire. Mais un imprudent le communique à un lecteur mal préparé qui, scandalisé dans sa foi, le fait parvenir au cardinal Richard. L'auteur avait été signalé antérieure- ment à l'archevêché de Paris comme ne croyant plus à l'existence de Dieu. Cette accusation était fondée ; ce livre en fournissait des preuves évidentes. Ce prêtre continuait cependant à dire la messe et à remplir une fonction ecclésiastique. Un défaut de sa conscience reli- gieuse, son honneur humain aurait dû le lui interdire. Marcel Hébert ne le comprenait pas ainsi. Placé par l'autorité diocésaine dans l'alternative de rétracter ses Souvenirs cV Assise, en renonçant à ses erreurs, ou d'être séparé de l'Eglise, il leva le masque et mit son attitude extérieure d'accord avec ses idées. Ses Souvenirs d'As- sise, imprimés pour quelques amis, parurent dans la Revue Blanche du i5 septembre 1902. Un article qu'il publia dans la Bévue de métaphysique et de morale
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du mois de juillet de la même année sur a la person- nalité divine n justifiait amplement les mesures prises contre lui. A le croire, les preuves traditionnelles de l'existence de Dieu ne sont bonnes qu'à dresser dans les esprits une a dernière idole ». Son livre, le Divin, expériences et hypothèses, édité chez Alcan (1906), expose son système philosophique. Son évolution l'a conduit à Bruxelles, où les socialistes ont bénéficié de son concours soit à leur université soit au journal le Peuple. Une lettre qu'il avait écrite à l'abbé Bourrier, le 2 3 avril 1900, laissait prévoir cette fin peu glorieuse : « Si donc je prends la truelle, disait-il, ce sera pour aider à bâtir quelque maison du peuple, et non pour essayer vainement de masquer les lézardes, de jour en jour grandissantes, des temples du passé. »
Le cas de Marcel Hébert n'était pas isolé. Il fallait y voir le symptôme alarmant d'une situation très grave. On ne s'en doutait guère dans les milieux ecclésiastiques. Ce prêtre avait propagé ses idées. D'autres que lui se ressentaient des mêmes influences et ils agissaient sur leur propre entourage. Les faits montrèrent bientôt que ces erreurs circulaient depuis assez longtemps et des intelligences assez nombreuses leur étaient acquises. On s'en aperçut au cas Loisy.
M. l'abbé Loisy passait pour un exégète audacieux et instruit. Le clergé conservateur et prudent le traitait comme un second abbé Duchesne. Mais personne ne se doutait du système philosophique et religieux que cachaient les témérités de sa critique.
L'abbé Hébert avait beaucoup contribué à son évolu- tion théologique. Elle aboutit aux mêmes erreurs. Les articles qu'il publia sous le pseudonyme de Firmin dans la Revue du Clergé français (i5 octobre 1900) sur la Religion d'Israël ne furent qu'une application très habile des théories évolutionnistes à la théologie et à l'histoire des origines religieuses. Le cardinal Richard interdit la publication d'une étude aussi mal commencée. Cet
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avertissement ne changea rien aux idées de l'auteur. On le vit à la lecture de son livre FEvangile et tEglîse et à\Autour d'un petit livre. Il y présentait une esquisse et une explication du développement chrétien, une phi- losophie générale de la religion et un essai d'interpré- tation des formules dogmatiques, des symholes officiels et des définitions conciliaires, en vue de les accorder, par le sacrifice de la lettre à l'esprit, avec les données de l'histoire et la mentalité de nos contemporains. M. Loisy gratifiait ses idées personnelles de ces deux titres pom- peux : les données de l'histoire et la mentalité contem- poraine. Le (( Catholicisme de l'avenir », annoncé par Marcel Hébert, avait son théologien. Le bruit fait autour de sa personne et de ses œuvres eut un retentissement énorme. Il fallut bien reconnaître que t Evangile et l'Eglise correspondait aux préoccupations d'un certain nombre de jeunes ecclésiastiques et de laïques. La suite des illusions néo-chrétiennes les prédisposait en safaveur. ^I. Loisy n'était pas seul à prendre cette attitude, et les idées dont il se constituait l'apôtre se propageaient ailleurs qu'en France. Un professeur d'apologétique de l'Université de Wurzbourg, le docteur Schell, orientait dans le même sens l'esprit de ses élèves. La condamna- tion de plusieurs de ses ouvrages par la Congrégation de l'Index lui fit comprendre la nécessité d'une grande réserve extérieure, sans modifier sa doctrine. MM. Spahn et Ehrhard, professeurs de l'Université de Strasbourg, allèrent encore plus loin. Deux hommes en Angleterre firent connaître aux catholiques ces idées et ces tendances nouvelles. Le premier, Frédéric von Hiigel, d'origine autrichienne, s'était fixé par son mariage à Londres. Il aima passionnément les études religieuses, et il se fît dans les milieux ecclésiastiques des relations, qui per- mirent à des prêtres d'apprécier ses rares quahtés d'esprit et de cœur. Il connaissait très bien Rome. Les novateurs de France, d'Italie et d'Allemagne furent ses protégés et ses amis. Un prêtre, qui avait à Paris un
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renom de grande piété, l'abbé Huvelin, — celui qui se montra sympathique à l'Union pour l'action morale, — eut sur son àme une influence profonde. Il se lia avec MM. Loisy, Duchesne, Blondel. On le voyait très entouré aux Congrès ipternationaux des savants catho- liques. Les néo-catholiques, surtout les plus avancés, fixaient les yeux sur lui avec une vénération pieuse et une afl^ection ardente. Ils s'en faisaient une sorte d'évêque laïque. Paul Sabatier, qui le connut, le pré- sente comme le chef spirituel de cette école. De fait, s'il y avait eu lieu d'élire un chef, tous les sufi'rages se fussent portés sur son nom, tant on l'estimait et on l'aimait. Il gagnait tous les cœurs. C'était un saint, nous dit M. Sabatier, et un saint qui a su coordonner et harmoniser tout le travail de ses prédécesseurs et de ses collaborateurs. Le passé et le présent vivaient en lui ^. Cependant il ne se préoccupa jamais déjouer un rôle semblable. Il ne cherchait même pas à avoir une influence quelconque.
Personne ne subit son ascendant au même degré que le jésuite Georges Tyrrel. Il lui fit connaître les œuvres critiques et philosophiques de ses amis du continent. Cette initiative arrivait bien mal à propos. Tyrrel était sorti d'une lecture de l'Esquisse d'Auguste Sabatier avec une crise religieuse, au cours de laquelle sa foi finit par sombrer. Sa Lettre confidentielle à un ancien professeur cT anthropologie (igo6) circula beaucoup dans le texte anglais ou dans ses traductions françaises et italiennes. On y retrouve les mêmes pensées et sentiments que dans les Souvenirs d'Assise de Marcel Hébert. Ses supérieurs, dès qu'ils la connurent, lui signifièrent son congé. Tyrrel avait précédemment publié la Religion inté- rieure - et Nova et vetera ^.
I. Paul Sabatier, les Modernistes, xlix-liii. 3. Traduit par Aug. Léger, Paris, 1902, in-12. 3. Traduit par Clément. Paris, 1904, in-12. Il publia, après sa condamnation, Siiis-je catholique ? Paris, 1908, in-12.
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La Lettre confidentielle de Tyrrel eut un grand succès en Italie, Fogazzaro sut y prendre les inspirations de sa littérature. De jeunes catholiques et des prêtres à Milan, à Florence et à Rome se mettaient depuis quelque temps à l'unisson avec Tyrrel et Loisy. Ces deux hommes voyaient de jour en jour leur rôle grandir. Ils devenaient des chefs. Celui qui avait l'action la plus étendue et la plus profonde fut certainement Loisy. Il était le chef d'une religion nouvelle, du a Catholicisme de l'avenir ». On le dirait pénétré du caractère religieux de sa mission. Cela ressort des lettres qu'il a publiées. Il se donne à ceux qui entrent dans ses vues. Paul Sabatier le compare au curé qui guide son troupeau de fidèles. Ses qualités littéraires sont pour une part très large dans son succès. Beaucoup, à le lire seulement, deviennent ses disciples. Ils prennent l'habitude d'envisager les questions reli- gieuses sous le même jour.
Combien parmi eux n'ont-ils pas fait l'expérience de Paul Sabatier } La langue chrétienne a sur ses lèvres des accents nouveaux. Elle se prête à l'évolution intellec- tuelle qui se produit. On y trouve par moments un lyrisme qui fait rêver. Ceux qui ont eu à le combattre ne ressentirent jamais cette impression. Ils éprouvèrent plutôt des répugnances insurmontables. Tout leur sem- blait faux, la pensée et le langage. Ces appréciations contradictoires témoignent d'un fait, qui s'imposait avec force à l'attention des théologiens et des juges de la foi. « Il y a deux catholicismes en France. » Paul Sabatier le remarque et il complète son observation par ces mots : il y a deux catholicismes, l'un qui vient et l'autre qui s'en va; l'un déjà vieilli et l'autre tout jeune ^ De ce catholicisme, tout jeune et qui vient, M. Loisy paraît être le chef. Le néo-catholicisme s'est manifesté lentement, sans bruit, sans secousse, sans direction et
1. L'Orientation religieuse, p. i84.
28o LES RELIGIONS LAÏQUES
sans unité apparente. Une idée le domine : la valeur incomparable du catholicisme comme synthèse de vie et de progrès. Il ne veut considérer dans l'Eglise qu'une société en marche, et non une société arrivée.
Jetons un coup d'œil sur les forces dont il disposait de 1908 à 1907. Loisy n'était pas seul à écrire. Un pro- fesseur de Stanislas, M. Edouard Le Roy, qui était en étroite communion d'idées avec lui, ouvrit dans la Quinzaine, le 16 avril 1906, une enquête sur ce pro- blème : Qu'est-ce quun dogme ? Les réponses ne se firent pas attendre. Elles causèrent, pour la plupart, un douloureux étonnement. Il y avait de quoi. On avait sous les yeux le spectacle des destructions surve- nues au cours de cette crise religieuse. Les idées de M. Le Roy prirent corps dans un livre qui est le com- plément de l'Evangile et F Eglise.
M. Maurice Blondel, avec sa philosophie de l Action, renouvelait de fond en comble l'apologétique. Il fit école. L'abbé Denis, que le hasard avait placé à la direction des Annales de philosophie chrétienne, réussit à l'avoir dans sa clientèle. Après sa mort, le R. P. Lucien Laberthonnière, disciple et ami de M. Blondel, groupa autour de cette revue des prêtres et des laïques, fidèles de l'immanence et de l'évolutionnisme de M. Loisy. Une partie du clergé enseignant et des universitaires catholiques, gagnés aux tendances nouvelles, s'atta- chèrent à eux, malgré les condamnations qui tombèrent sur plusieurs ouvrages du directeur de la revue.
La Revue d'histoire et de littérature religieuse mettait au service du Catholicisme de l'avenir une équipe de critiques et d'historiens. MM. Loisy et Herzog, sous des noms divers, furent les plus actifs. La Quinzaine, la Revue du c/er^e/ra/icaiV et des périodiques de moindre importance favorisaient avec plus ou moins de discrétion les mêmes idées et contribuaient, à l'occasion, au succès de leurs défenseurs. Ces publications, si bien disposées qu'elles fussent, ne pouvaient suffire aux besoins de
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l'esprit nouveau. On le sentit, dans le courant des années 1906 et 1906, se manifester avec une vigueur inattendue. Il s'afTirmait comme une puissance internationale. Ses adeptes avaient à Fribourg leur rendez-vous. C'est là que fut préparée la fondation d'un journal hebdoma- daire, qui tiendrait lieu d'organe officiel aux catholiques progressistes. M. Paul Sabatier, on peut en être certain, eut dans cette entreprise une part prépondérante. Il devenait chaque jour davantage le moteur invisible de cette rénovation. Le journal prit le titre de Demain, et il parut à Lyon, en octobre 1900, sous la direction de M. Pierre Jay. Le succès fut immédiat. Les abonnés vinrent de partout. Ceux que les nouvelles tendances emportaient allèrent d'eux-mêmes à ce centre de rallie- ment. Ces catholiques de l'avenir s'attachèrent à Demain comme à leur Eglise.
Deux catholiques lyonnais, MM. Léon Chaine et Marcel Rifaux, son gendre, nous donnent une idée de l'esprit auquel obéissait la direction, de ce journal. Le premier est le type du catholique dreyfusard, empoi- sonné de romantisme religieux. C'est, en outre, le meilleur homme du monde, dès qu'il sort de ses illu- sions dreyfusiennes. Il a le cœur aussi large que l'esprit. Ceux qui entrent dans ses vues peuvent en faire l'expé- rience. La logique de ses sentiments l'entraîne aus^i loin que possible. Elle l'aveugle sur le compte de ses amis, comme sur celui de ses adversaires. Ses adver- saires sont les catholiques nationalistes, qui ont vu en Dreyfus un traître. Il les accuse d'avoir indignement compromis l'Eglise, et il leur sert, avec une candeur qui désarme, tous les griefs des pires ennemis de la religion. La morale et la mystique drcyfusienne ont accompagné dans son esprit et dans ses livres ces sentiments étranges. Les fréquentations qu'il a eues lui ont rendu familières les tendances et la langue des romantiques religieux. Il parle et il écrit, comme s'il en était, dans son livre les Catholiques français et leurs difficultés actuelles.
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Le D'" Marcel Rifaux, gendre de M. L. Chaîne, tenait h Demain-pdiT des liens intimes. Il était donc bien placé pour diriger auprès des lecteurs et amis du nou- veau journal une enquête philosophique et religieuse sur les Conditions du retour au catholicisme ^. Le formu- laire que M. Rifaux adresse à ses correspondants est net. Le Aoici :
Le catholicisme, à n'en pas douter, traverse en ce moment une période de crise aiguë ; non seulement les masses, de plus en plus indifférentes, semblent avoir perdu le sens religieux, mais encore nombre d'esprits cultivés, croyants ou incroyants, sont unanimes à déclarer que le catholicisme souffre d'une véritable crise d'ordre intellectuel.
Cette crise intellectuelle est-elle simplement une crise de labo- rieuse adaptation, parconséquent transitoire, etde l'issue de laquelle le catholicisme peut espérer un surcroît de vie ?
Ou bien, au contraire, est-elle une crise d'épuisement, de laquelle, humainement parlant, le catholicisme ne saurait se relever ?
Dans la première hypothèse, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour dénouer cette crise et précipiter le retour au catholi- cisme ?
Dans la seconde hypothèse, que garderons-nous du catholicisme et par quel équivalent pourrons-nous jamais le remplacer ?
Ces questions se posaient aux esprits, troublés par la lecture des œuvres de Loisy ou de Tyrrel et de nombreux articles insérés dans les revues mentionnées plus haut. Des professeurs et des prédicateurs ne per- daient pas une occasion d'en parler à leur auditoire. On s'en préoccupait donc. C'est là ce qui constituait la crise. Les correspondants de M. Rifaux le savaient. Aussi leurs réponses présentent-elles un grand intérêt. Après six ans, elles mettent sous nos yeux un état d'esprit. C'est justement celui d'où est sortie la crise et celui qui l'entretient. Leurs auteurs sont, en géné- ral, prêtres ou professeurs. Nous en connaissons quel-
I. Paris, Pion, 1907, in-80.
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ques-uns, par exemple MM. Brugerette, Bureau, Klein, Fonsegrive, Laberthonnière, Le Roy, Naudet, Ser- tillange. Ils sont d'accord pour conclure à une labo- rieuse adaptation du catholicisme aux conditions nou- velles qui lui sont faites. Ils réclament une réforme intellectuelle du catholicisme, afin que les catholiques pensent leur religion en fonction de leur temps. Pour cela, une refonte complète de l'enseignement religieux s'impose. Les alentours de la doctrine devront être purifiés. La théologie devra se dépouiller de son carac- tère archaïque et rébarbatif.
Le D"" Rifaux et ses correspondants sont opti- mistes. Ils se figurent assister à un travail souterrain, qui remue les consciences. Vienne une circonstance favorable, ces forces individuelles auront une puissance irrésistible. Ils imposeront la réforme tant souhaitée. Les résistances ne doivent point les déconcerter. « Un catholique vraiment conscient de son catholicisme ne saurait sans inconséquence sortir du giron de l'Eglise, parce que les idées qu'il veut faire prévaloir sont con- damnées temporairement par son Eglise. )) Cette enquête témoigne du progrès que font les doctrines de Loisy et de Tyrrel. Elle manifeste la gravité de la crise
religieuse.
M. Paul Bureau publia vers le même temps la Crise morale des temps nouveaux ^ Ce livre est encore plus symptomatique que le précédent. L'auteur ne présente pas seulement des observations ; il en tire surtout des conclusions pratiques ; il cherche à orienter les esprits, et dans ce but il leur propose des méthodes et des maîtres. On reconnaît en lui un habitué et un collabo- rateur de M. Desjardins et de M^'^ Dick-May. Il entre- voit une solution à la crise morale et religieuse dans le l'approchement des « enfants de l'esprit nouveau » et des (( enfants de la tradition » . Le sentiment reli-
I. Paris, Bloud, 1907, in-12.
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gieux, qui pénètre les fidèles de la Solidarité et de l'Humanité et les socialistes eux-mêmes, finira par rejoindre le renouveau, qui se manifeste dans cer- tains milieux catholiques. Les pays anglo-saxons mon- trent par leur exemple la possibilité de tels rapproche- ments qui se préparent en France. M. Bureau nomme quelques personnalités supérieurement vertueuses et modernes qui seront les ouvriers de cette réconcilia- tion. Ce sont MM. Loisy, Laberthonnière, Le Roy, Blondel, Marc Sangnier, les types du catholicisme moderne. Malgré les erreurs et les illusions qui encom- brent ses pages, la Crise morale des temps nouveaux eut un écoulement considérable. Huit mille exemplaires partirent en quelques semaines. Ce succès montre jusqu'à quel point l'opinion publique était saisie du problème que l'auteur essayait de résoudre. L'accueil extraordinaire fait partout au Saint de Fogazzaro inspire des réflexions analogues.
La crise religieuse, dénoncée par les théologiens de droite et de gauche, devenait chaque jour plus grave. Une intervention ofFicielle de l'autorité ecclésiastique était nécessaire. L'urgence semblait telle que tout retard menaçait d'aggraver encore le péril. Les discussions publiques et les mesures souvent contradictoires prises par les évêques excitaient la curiosité des fidèles. Cette publicité utilisée avec beaucoup d'art troublait leur foi et leur donnait l'impression fâcheuse d'une incohérence dans le gouvernement de l'Eglise.
Le Saint-Siège depuis longtemps observait et prenait ses informations. Le danger ne paraissait nulle part avec autant d'évidence qu'à Rome. Mais l'Eglise pro- cède toujours avec une sage lenteur. Elle ne précipite pas ses jugements. Il faut à ses théologiens le temps de les préparer et de les mûrir. Ce sont des arrêts défi- nitifs et ils font loi. Un décret du Saint-Office, com- mençant par ces mots Lamentabili sane exitu, du
LE MODER^ÎISME 285
17 juillet 1907, promulguait 65 propositions exprimant toutes des erreurs mises en circulation par les nova- teurs depuis cinq ou six ans. Cinquante au moins se retrouvent dans les œuvres de l'abbé Loisy- On peut juger de l'influence qu'il a exercée au cours de cette crise religieuse. Deux mois après, le i6 septembre, le Souverain Pontife publie l'encyclique Pascendi, dans laquelle il rassemble toutes ces erreurs en un corps de doctrine. Cela fait, il les condamne énergiquement et il prend les mesures propres à en arrêter la difl'usion et à les extirper des intelligences catholiques.
On s'est demandé si Pie X ne faisait pas à Loisy, Tyrrel, Le Roy et autres un honneur excessif, en leur consacrant un document de cette importance. Cette question était oiseuse. Loisy et les siens disparaissent. Ce sont, au reste, dès-hérésiarques de toute petite enver- gure. Le système qu'ils ont adapté à la langue catho- lique n'est pas de leur création. Leur rôle est modeste. Ce sont des entremetteurs qui cherchent à confondre le romantisme religieux et la pensée catholique. La somme d'hérésies qu'ils réalisent pour atteindre leur but les dépasse. Voilà pourquoi on n'a pas songé un instant à la qualifier du nom de tel ou tel de ces cory- phées. PieX la présente sous le titre de « modernisme ». C'est le nom que ces erreurs portent désormais. Il n'est pas trop mal choisi.
Le mot « moderne » a chez les romantiques, nos contemporains, un sens bien déterminé. Il sert à dési- gner une méthode intellectuelle qui procède à la fois du sens scientifique et du sens historique ; elle est faite d'intuition et d'évolution. L'esprit critique qui en résulte convient à l'humanité, lorsqu'elle est en pleine maturité. C'est encore une attitude morale, qui se mani- feste dans le rôle accordé à la volonté individuelle, dans l'émancipation politique des masses. C'est, en outre, une orientation sociale, qui entraîne irrésisti- blement nos contemporains vers la refonte économique
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de la société, M. W. Monod s'est longuement étendu sur ce sujet au congrès de Berlin en 1910. Sa défini- tion du (( moderne )) est vérifiée par l'emploi qui en est fait dans toute une littérature. M. Paul Bureau en use ainsi dans la Crise morale des temps nouveaux pour signifier son idéal démocratique et religieux. De nombreux catholiques, persuadés qu'un accord est possible entre l'Eglise et cet esprit moderne, ont tout fait pour ménager une conciliation. Leurs efforts ont produit une déformation du catholicisme. C'est juste- ment ce catholicisme déformé que Pie X a condamné sous le nom de modernisme.
Ce système religieux, avec toutes ses erreurs et ses applications, n'a eu qu'un nombre limité d'adeptes. Il suppose, en effet, une transformation radicale de la théologie. Le surnaturel se laisse absorber dans l'indi- vidualisme le plus naturel qui se puisse imaginer. Il ne reste rien de la foi. On cherche même ce que peut devenir l'idée de Dieu. Les rêveries humanitaires appli- quées à l'Eglise en font une société quelconque. Les faits les mieux établis s'évaporent en symboles fuyants. C'est une révolution complète. Ceux qui en ont arrêté le plan et qui prétendent l'exécuter devraient logique- ment sortir de l'Eglise. Leur place n'est plus au milieu des croyants. Ils ne sont que des libres penseurs. Mais ils restent quand même dans l'Eo^lise, ils en acceptent les institutions et les pratiques, afin de tra- vailler de l'intérieur à cette évolution. Cette attitude, déloyale par elle-même, a eu besoin pour se soutenir d'une déformation du catholicisme. Il ne leur a pas été possible de l'envelopper d'un mystère impénétrable. C'est dans cette situation qu'est né le modernisme.
D'avance ses promoteurs pouvaient compter sur les svmpathies des âmes naïves que le néo-christianisme avait bercées de l'espoir d'une prompte réconciliation de l'Eglise et du siècle. Ce qu'ils attendaient avec impa- tience allait enfin se réaliser. Comment ne se seraient-
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ils pas abandonnés sans réserve à la direction des doc- teurs qui opéraient cette merveille ? Leur confiance a été surprise. Ils ne se doutaient de rien. Ce qu'ils prenaient pour une réconciliation n'était qu'une abdication lamentable de certains catholiques devant une forme de libre pensée contemporaine. Ils furent amenés par la force des choses à accepter quelques-unes des idées et des tendances du mouvement qui les entraînait. On peut être assuré qu'avec le temps ils auraient fini par les subir toutes, les unes après les autres. C'eût été l'affaire de dix ans. Les habiles du modernisme ne l'ignoraient pas. Paul Sabatier surtout s'en rendait compte. Aussi s'employa- t-il de toutes ses forces à imposer aux modernistes, conscients de leurs erreurs, la fidélité extérieure à l'Eglise.
On aurait eu, en peu d'années et avec des efforts insi- gnifiants, la rencontre heureuse du catholicisme, de la libre pensée et delà démocratie, que M. Sabatier pro- phétisait en igoS au moment de la séparation de l'E- glise et de l'Etat. La renaissance religieuse, qui en serait le fruit, amènerait en France une civilisation incomparable. Tel était aussi l'espoir de M. Paul Bureau. Je cite Paul Sabatier ; il est trop intéressant :
La Révolution de 1789 n'a été qu'une préface et un éclair, l'anticipation d'une rénovation profonde et organique. La France laïque se prépare à écrire le li^Te dont la déclaration des droits de l'homme n'est qu'un chapitre, et dans cette œuvre la France laïque sera aidée par l'élite du clergé.,. Il y aura alors un catho- licisme nouveau, où l'ardeur, le travail, la virilité, l'amour, seront les vertus par excellence, un catholicisme qui ne ressemblera pas plus à l'ancien que le papillon ne ressemble à la chrysalide ; et pour- tant il sera l'ancien, et il pourra mettre demain au fronton de ses temples la parole du Galiléen : Non veni solvere, sed adimplere.
L'espérance de ce catholicisme nouveau produit en ceux qui la partagent un enthousiasme mystique. Cette efïïorescence de la foi moderniste a laissé des témoi- gnages multiples. On dirait une jeunesse spirituelle
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qui pénètre et embellit tout. Elle se croit en possession des secrets du passé. Celui qui la possède a conscience d'entrer ainsi en communion intime avec tous ses devanciers. Cette richesse morte que le passé lui lègue prend vie dans son âme.
Trois mots reviennent fréquemment sur les lèvres des initiés : solidarité, amour, communion. Ils expri- ment un état d'âme singulier. Outre la communion avec le passé, qui se fait par l'histoire et l'exégèse, il y a la communion avec le présent, qui se fait par le renouvellement de l'apologétique et la démocratie, et la communion avec l'avenir, qui prend un caractère plus personnel. Cette triple communion est la source du mysticisme moderniste et de la renaissance catholique promise et attendue. Elle provoque un épanouissement des âmes qui fait songer à un printemps spirituel. Celui qui en a conscience sent la vie de l'Eglise circu- ler abondante dans son intelligence et dans son cœur. Il y participe pour la continuer avec toutes les énergies de son être.
L'infaillibilité métaphysique du pape et les préten- tions politiques de son gouvernement disparaissent à ses yeux. L'expérience qu'il fait de sa vie religieuse lui suffit. Il trouve les satisfactions les plus élevées dans le sentiment qu'il a de sa contribution personnelle à la vie de son Eglise. De cette intimité, il mesure tout ce que renferme de grand et de sublime l'idée représentée par ce mot u catholique ». Il embrasse d'un regard cette catholicité de l'Eglise de tous les temps et de par- tout. Que lui importe alors le déclin de cet idéal dans une Eglise politique ou gouvernée, qu'il dépasse ? Il se plaît à y reconnaître les signes avant-coureurs d'une élévation au mieux.
Le moderniste n'éprouve aucune tentation de fixer son esprit à une date, à un système, à un dogme. Il vit, et c'est assez. Car, du fait de sa vie, il continue une orientation, un courant, qui lui est antérieur, qui
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durera après lui. Chacun s'y verse ; il y est ensuite retenu et entraîné par l'afflux de sa vie personnelle, qui se mêle à celui des générations précédentes et contemporaines. En faisant l'avenir, il s'associe ceux qui suivent la même orientation, d'où qu'ils viennent. Leur idéal est tout de fraternité, de société cosmique uni- verselle, de catholicité. Ceux que cet esprit anime se reconnaissent à distance sans s'être jamais vus, tant est puissante leur affinité spirituelle ^.
Cet illuminisme a son explication dans le roman- tisme religieux. Il s'est entretenu au contact des rêves du romantisme social et démocratique, qui sévissait en France surtout depuis le néo-christianisme. Le besoin que l'homme a du merveilleux trouvait là une satisfaction. Il n'en fallait pas davantage pour entraîner toute une jeunesse. Les illusions ainsi formées sont tenaces. Elles résistent longtemps aux déceptions et aux défaites. Les destructions définitives sont jugées humiliations passagères. Il y avait lieu de signaler avec quelque insistance ce mysticisme moderniste. On ne pourrait s'expliquer autrement la rapidité avec laquelle cette erreur s'est propagée et la confiance dans un renouveau plus ou moins éloigné, qui la fait survivre à toutes les condamnations.
Le moderniste se soumet et il attend. Sa foi n'est pas ébranlée. La communion avec le passé et le présent lui donne conscience de son rôle. Il est l'agent d'une crise nécessaire et voulue de Dieu dans la société religieuse. Toute crise de cette nature équivaut à une révolution ; elle détruit pour remplacer. Ainsi procéda Jésus-Christ. Il rejeta la loi et les prophètes pour les accomplir. . Gomme on devait le prévoir, l'autorité ecclésiastique contemporaine le traita en révolutionnaire et en des- ructeur. Les grands initiateurs religieux de l'huma-
i. Paul Sabatier, les Modernistes, passini.
LES RELIGIONS LAÏQUES jq
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nité eurent un sort identique. Pourquoi donc prendre au tragique l'opposition faite au modernisme ? N'est- elle pas conforme à la coutume ? Quant aux malédic- tions, sous lesquelles on espère accabler ses partisans, elles seront vaines. Le pape peut faire des victimes ; il n'est pas en son pouvoir de les mettre hors de l'Eglise . C'est M. Paul Sabatier qui le lui signifie.
Les modernistes ont la certitude que l'opposition du Vatican aux transformations intellectuelles, morales et sociales du monde est sans le moindre effet sur la marche des idées et des événements. Ils croient aussi que le catholicisme s'assimilera quand même l'esprit, les aspirations et les méthodes des temps nouveaux. La démocratie ascendante aura raison de tous les obstacles. Le peuple, soulevé par l'instinct de sa nature, a tou- jours été, aux heures décisives, le témoin du devoir, de l'idéal et du sacrifice. Il le sera demain. La foi démo- cratique finira par corroborer la foi moderniste.
En attendant, le moderniste place de son mieux ses idées et ses tendances. Il s'insurge contre les méthodes d'éducation ecclésiastique. Une éducation en plein air et en pleine vie lui semble préférable. Il garde sur les questions de doctrine un silence prudent ; mais il ne ménage rien de ce qui constitue le gouvernement de l'Eglise. Il est en révolte habile et persistante contre l'or- ganisation politique, dont l'Eglise a doté le christia- nisme. Le mot « politique » l'aide à établir une dis- tinction opportune entre l'Eglise et son gouvernement. Gela lui permet de dénoncer un parti qui s'est em- busqué dans la curie et les congrégations romaines.
Avec sa police et ses agents disséminés partout, ce parti domine les catholiques. Cela ne peut durer toujours. Le temps est galant homme, disait Fogaz- zaro ; il dénoue peu à peu les situations les plus difficiles. Il a pour principal auxiliaire, non la logi- que, non la force, mais la vie, qui reçoit elle-même la collaboration des circonstances. Tout finit par
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se modifier. L'Eglise elle-même abandonnera quelque chose de sa tradition monarchique pour faire à la dé- mocratie une part plus grande dans son gouvernement. Cette évolution sera le salut. Alors seulement l'Eglise pourra penser et parler comme les modernistes.
Ces motifs d'espérer, pour extraordinaires qu'ils paraissent, sont une conséquence fort simple des théories évolutionnistes. Si on en fait l'application à l'Eglise catholique, les choses peuvent et doivent se passer comme il vient d'être dit. L'expérience alors témoi- gnera de leur exactitude ou de leur fausseté. Ceux qui les professent en ce moment les croient conformes, de tous points, à la vérité. Ils sont logiques avec eux-mêmes, lorsqu'ils déclarent les puissances de l'évolution ca- pables de briser toutes les résistances. Leurs maîtres sont unanimes à leur dire de ne pas quitter l'Eglise, d'observer ses lois et ses coutumes. Fogazzaro n'a fait que reproduire leurs avis dans certaines pages bien con- nues de // Santo. C'est à cette condition qu'ils seront les agents de l'évolution souhaitée. Leur présence aumilieu des catholiques la rendra certainement plus facile et plus prompte. Les adversaires et les profanes jugeront cette attitude déloyale. Elle paraît l'être, en effet. Mais les principes auxquels les initiés obéissent la font envisager d'une tout autre manière. Ils la justifient à leurs propres yeux et vont même jusqu'à lui donner une consécration religieuse.
Les libres penseurs ne prirent jamais leurs préten- tions au sérieux. Ils continuèrent de confondre ces soumissions apparentes avec une hypocrisie misérable. Le Père Hyacinthe, qui s'y connaissait, traduisit leurs sentiments avec un certain à-propos au congrès de Ber- lin : (( Quand je parle de modernisme, je n'entends pas celui qui porte un double masque ; au dehors, sou- mission ; au dedans, révolte. J'entends celui des sin- cères et des forts, et, pour n'en nommer que deux, un Murri, qu'une excommunication sans valeur n'a pu em-
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pêcher de siéger, de parler et d'être applaudi parmi nous ; un Tyrrel, plus éloquent et plus puissant sur son lit de mort que tous les apôtres vivants. » Hya- cinthe Loison fils ne pensait pas autrement : « Les modernistes s'étaient enfermés dans un dilemme, hypo- crisie ou hérésie. Pendant des années, ils multiplièrent les subtilités pour échapper à l'une ou à l'autre. Le paradoxe de cet équilibre les fit tout d'abord glisser dans l'une et finalement tomber dans l'autre. En finis- sant dans l'hérésie, le modernisme cesse d'exister en tant qu'expression du catholicisme ; mais il apporte sa méthode et ses résultats à la pensée libre, quia tout inté- rêt à l'accueillir pour pratiquer une plus juste entente de ce long moyeu âge qui fut le christianisme. Le mo- dernisme est l'enfant vivant qui s'est arraché aux en- trailles d'une morte ^ . »
Le temps et son auxiliaire, la vie, ne semblent pas jusqu'à ce jour vérifier les espérances des modernistes. Ils leur ont imposé des attitudes assez contradictoires, qui jurent avec l'optimisme de leurs entraîneurs. Ceux-ci, fauteurs habiles et conscients d'une révolution ecclésiastique, comptaient tirer de leur action directe sur les fidèles le meilleur parti possible. Ils voulaient faire du modernisme un instrument de guerre d'une puissance irrésistible contre le gouvernement de l'Eglise. Le reste suivrait. La conduite qu'ils adoptèrent pour leur propre compte et les conseils qu'ils ont donnés procèdent toujours de cette préoccupation. C'est mani- festement le cas de M. Paul Sabatier.
La clairvoyance et l'énergie de Pie X mirent les mo- dernistes aux abois. Ils ne les avaient pas prévus. Les plus avisés comprirent que le Saint-Siège ne s'en tiea-
i.Le Siècle, 2 août 1909. Les interprètes delà libre pensée se sont toujours montrés pleins de sympathie et d'égards pour les mo- dernistes. Ils les ont accueillis comme des frères et des collabora- teurs.
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drait pas au décret Lamentabili , Une réunion de quelques-uns de leurs chefs eut lieu à Molveno, à la fin du mois d'août 1907, sous la présidence de celui que Sabatier nomme leur « évêque laïque ». Il n'y eut guère que des Italiens, tous hommes de sentiment et d'ima- gination, incapables d'une décision pratique. Ce sont ceux-là même qui firent entendre les protestations de la secte, au lendemain de l'encyclique Pascendi. Leur Programme des modernistes, réplique à l'Encyclique (( Pascendi Dominici gregis, » eut aussitôt des traduc tions française et anglaise^ C'est une pièce officielle.
Les auteurs se réclament de l'œuvre d'unification qu'ils ont entreprise. L'indépendance reconnue de la science et delà foi, qui se développent avec une logique absolument différente, ne la favorise pas moins que les aspirations fondamentales de la démocratie. Ils affirment que la démocratie, mouvement collectif et altruiste, poussant l'humanité vers une plus grande justice, se rattache par son caractère reli- gieux à r « attente messianique dont le Christ a incul- qué le sentiment à ses disciples ». L'opposition qui leur est faite ne les étonne pas . Elle vient de la fonc- tion modératrice exercée au sein de la collectivité par les timides, qui prémunissent ainsi les audacieux contre des écueils toujours possibles. Cène sont que des hésita- tions providentielles. Les idées ne sont pas pressées, disent-ils. La semence jetée dans le sillon germera avec le temps. Leur optimisme ne fléchit pas une minute :
Maintenant, ajoutent-ils, que la civilisation contemporaine, péné- trée d'esprit critique et avide de progrès démocratique, s'achemine vers une expérience supérieure de la religion chrétienne, nous demandons que la croix du Christ ne soit pas invoquée contre la lumière de la vérité et qu'on ne la mêle pas aux âpres compétitions de la vie politique pour essayer d'arrêter l'inévitable ascension des humbles. Devant nous sourit l'idéal d'une Eglise redevenue con- ductrice des âmes dans leur dur pèlerinage vers le but lointain où les pousse l'esprit de Dieu, qui est l'esprit de fraternité et de paix.
Les modernistes ont eu soin de déclarer que le mo-
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dernisme, condamné par l'encyclique, n'est pas le leur, tout en fournissant, avec la plus parfaite incon- science, les preuves péremptoires de leur identité. Gela fait, ils gardent toutes leurs positions et ils annoncent la fondation d'une (( Société internationale scientifico-reli- gieuse», qui donnerait à toutes leurs opérations une couverture littéraire.
C'est habile et audacieux. Mais il aurait fallu des hommes capables de soutenir une telle attitude, et surtout des chefs pour les conduire. Les faits vont nous donner les preuves de l'incapacité notoire de ces roman- tiques. Cette faiblesse contraste singulièrement avec la force tranquille du Saint-Siège.
Pie X veut que ses jugements portent. Les effets ne se font pas attendre. Il importe tout d'abord de mettre les principaux chefs dans cette alternative : accepter avec la plus entière soumission le décret Lamentahili et l'encyclique Pascendi ou être séparé de l'Eglise. Le Pape n'est pas disposé à se contenter de formules ba- nales. Le Père Tyrrel et l'abbé Loisy, dont il n'y a aucun acte de soumission à espérer, sont excommu- niés. On institue dans tous les diocèses un comité de vigilance, chargé spécialement de réprimer le moder- nisme. Pour consacrer ces mesures et faire entrer la réaction antimoderniste dans la vie même du clergé, les ordinands, les bénéficiers, les professeurs, tous les prêtres ayant charge d'âmes se voient astreints à réci- ter la profession de foi de Pie IV, augmentée des dé- finitions du concile du Vatican et de déclarations qui visent les erreurs modernes. Cette profession de foi est suivie du serment antimoderniste, qui en fait res- sortir toute l'importance. Ces actes, prescrits par un décret du 8 septembre 1910, impriment à l'éducation et à la direction morale du clergé une orientation ferme et précise, qui rend toute résistance impossible ou pratiquement inefficace.
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Un homme ne s'abandonna jamais au décourage- ment ; c'est le PèreTyrrel. Ilavaitl'artde communiquer son optimisme. On le savait entièrement dévoué à la cause. Ceux qui voulaient envers et contre tout ne pas interrompre leur action placèrent en lui toute leur con- fiance. Il leur fallait de l'argent. Les guerres religieuses ne s'en passentpas plus que les autres. lien fallait pour continuer et développer la propagande. Il en fallait aussi pour arracher à la misère les prêtres modernistes, menacés de perdre un gagne-pain religieux. Or cet argent leur faisait défaut. Tyrrel comprit alors les services que leur rendrait une caisse internationale de secours. Elle em- pêcherait le Saint-Siège de compromettre la réforme nouvelle par une sorte de « pacte de famine » . Le mieux serait d'avoir quelque part une institution qui rappelât la Pusey Hoiise d'Oxford. L'auteur du projet comptait sur l'effet que ne manquerait pas de produire une lettre circulaire adressée aux partisans et amis de leur réforme catholique. Il ne voulait faire aucune dé- marche sans avoir pris l'avis de M. Paul Sabatier. Il croyait ce « pape des modernistes » capable de se passionner pour cette œuvre : sa u grande autorité in- ternationale » le mettait à même d'en assurer le succès. Son u pape des modernistes » ne se passionna pas le moins du monde. Il ne voyait guère l'utilité d'une caisse internationale. « Nous souffrirons, mais nous triompherons malgré tout », telle fut sa réponse à Tyrrel, le 20 décembre 1907.
Nous avons l'expression fidèle de son optimisme dans une lettre qu'il écrivit alors au pasteur américain Wendte ^. Je note les passages suivants : « Toutes nos espérances sont confirmées. Nous sommes à la veille d'une formidable crise dans l'Eglise catholique romaine... Avec son ineffable ingénuité. Pie X attend un miracle, qui effacera toute l'histoire moderne... J'ai
I. Houtin, Histoire du modernisme catholique, p. 210-21 1.
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tout négligé, tout abandonné, j'ai oublié amis et parents, pour me dévouer à mes amis du clergé catholique, pour les encourager, pour les empêcher de s'isoler ou de quitter l'Eglise romaine. Si Pie X vit dix ans de plus, les idées nouvelles auront conquis la majorité du clergé et ce sera le pnpe qui, avec une faction de politiciens cléricaux, sera obligé de faire le schisme et de se séparer de ses coreligionnaires. L'or- thodoxie immobile, statique, ne sera plus qu'une idée représentée dans quelques rares groupes. » C'était l'issue fatale de ce que ïyrrel appelait c la lutte entre des individus sains et des sots lunatiques ».
La caisse internatiouale ne fut pas créée. Tyrrel et Paul Sabatier conservèrent un optimisme auquel les événements se sont bien gardés de répondre. Le désarroi a été grand chez les modernistes. Parmi ceux que Sabatier chercha longtem.ps à retenir dans l'Eglise, plusieurs s'abandonnèrent à la logique de leurs idées, en s'excommuniant eux-mêmes d'une société dont ils ne remplissaient plus les conditions. La liste des (( évadés » s'est enrichie de leurs noms. Combien sont-ils ? On ne saurait le dire. Les chiffres donnés par des protestants ou des libres penseurs dépassent de beaucoup la vérité. Ceux qui ne se sontpoint évadéssont encore moins faciles à compter. Qui les connaît ?
La surveillance organisée dans les diocèses par l'encyclique Pascendi rendait la situation intenable pour la presse moderniste. Les directeurs prirent les devants et se donnèrent l'avantage d'une disparition spontanée. La Justice sociale et la Vie catholique des abbés iNaudet et Dabry moururent de ce coup. La Revue criiistoire et de littérature religieuses cessa à la fm de l'année 1907. Le Peuple et la Démocratie chrétienne à Lille, la Revue catholique des Eglises et la Quinzaine à Paris eurent bientôt le même sort : ces feuilles avaient en maintes circonstances favorisé les
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erreurs modernistes . Demain n'avait pas attendu l'en- cyclique ; son dernier numéro porte la date du 26 juillet 1907. En Italie, // Rinnovamento de Milan, Nova et vetera à Rome et la R'wisia di ciiltiira contempo- ranea de l'abbé Murri eurent une existence éphémère.
Les modernistes disposent, pour le moment, de deux revues : le Cœnobiiim, qui paraît à Lugano, où sa direction a créé un foyer de religion moderne, et la Revue moderniste internationale^ fondée à Genève en janvier 1910. Je ne parlerai que de la dernière. Son directeur et ceux qui l'entourent prétendent conduire le mouvement moderniste dans les pays de langue française. La pénétration des milieux ecclésiastiques leur tient particulièrement à cœur. C'est leur but véritable. Ils ont, à cet effet, organisé tout un office mystérieux. On promet et on exige un secret absolu. La revue est envoyée sous double bande ; toute indication com- promettante est supprimée des adresses. Le service gratuit en est fait à des prêtres, que des personnes très sûres se sont donné la peine de recommander. En outre, les livres d'une bibliothèque moderniste cir- culante sont mis à la disposition des lecteurs ; le cata- logue sera publié en temps opportun. Des amis dévoués recueillent les fonds nécessaires pour couvrir les frais de cette propagande. Ils sont déposés chez un banquier de Genève.
Le numéro de janvier 191 2 propose de fédérer en une association secrète les prêtres modernistes. Ils auront pour but de préparer l'acceptation isolée des articles du programme moderniste. L'opinion s'effa- rouchera moins, en les voyant ainsi paraître l'un après l'autre. La tactique adoptée est fort simple ; il n'y aura qu'à provoquer et entretenir sur plusieurs points à la fois une agitation intellectuelle autour de la question choisie. C'est ainsi qu'ont toujours procédé les sectes. La franc-maçonnerie a donné à cet art de faire l'opinion une perfection que le public ne soupçonne
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même pas. Il ne faut pas être nombreux pour réussir. Une persévérance obstinée tient aisément ïieu de génie. Les sectes obtiennent de leurs membres cette vertu obscure. Avec cette force, elles arrivent à leurs fins. La Revue moderniste fonde de grandes espérances sur les groupes qui existent déjà à Munich, à Naples et à Paris. Ils n'ont pas perdu leur temps.
Mais le but de leur première campagne est aussi mal choisi que possible. Il les couvre, personnes et idées, de ridicule. Comment faire prendre au sérieux des prêtres, qui réclament la suppression du célibat ecclésiastique ? Gela peut leur concilier la sympathie de quelques hommes tarés. Cet aveuglement est le symptôme de réalités, sur lesquelles on ne réussit pas toujours à garder le silence. Elles finissent par déchirer les voiles. Les hérésies reçoivent alors au grand jour leur châtiment. Cette campagne ne peut être imaginée et soutenue que par des gens intéressés à le faire. Les cœurs et les vies en sont tourmentés. On ne trouve à ce choix aucune autre explication.
Il n'en fallut pas davantagepour jeter ces malheureux aux pieds du Père Hyacinthe Loyson. Leur revue se donna le plaisir d'exalter sa mémoire. On fit à ce type du prêtre moderniste une apothéose, qui produit l'effet d'un châtiment. Ses obsèques eurent tous les caractères d'une manifestation. Loisy, Houtin, Léon Chaîne, étaient aux premiers rangs. Il faut lire la Revue internationale moderniste :
Enveloppé dans son manteau de pourpre et de gloire, du faîte de ses 85 ans, ce martyr de la conscience vient de disparaître à nos regards. Jamais peut-être n'apparut parmi nous un être plus har- monieux. Maître de l'esprit comme de la matière, effleurant d'une aile le ciel et touchant à peine la terre, il fut à la fois héroïque et doux, prêtre et pourtant profondément homme... Cet homme qu'aujourd'hui l'humanité pleure fut des nôtres. Nôtre par son attitude de révolté, de croyant, nôtre par sa pro- testation indignée contre Rome et la ferme revendication de ses droits de catholique. Comme ces astres dont la lumière, long-
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temps après qu'ils ont disparu, palpite encore dans le firmament, sa pensée vivante illuminera toujours nos esprits ; son ardentamour vibrera éternellement dans nos cœurs. Tu vivras et revivras en nous, ô Père ^.
Son enterrement fut un « rite de la communion de toutes les Eglises ». Les croyants de l'Eglise nouvelle se réclament de lui comme d'un patriarche. Dans cette vie, rien ne les gêne. Le patriarche des Arméniens, Malachia Ormanian, gagné au modernisme, fait un aveu qui doit être retenu.
Je suis sur que le nom du Père Hyacinthe retentira dans ce cliristianisme futur, qui ne pourra manquer de se réaliser un jour, lorsqu'il se sera dépourvu de tout ce que l'esprit politique, le moyen âge, les vicissitudes des temps et les perversités humaines y ont ajouté ^.
Les modernistes étendent leur action aux laïques. Ils cherchent à les grouper, afin de les mieux conserver sous leur influence. Les associations ainsi constituées prennent des noms divers. lien existe une à Lille sous le titre d'Association des étudiants libres croyants^. M. Couessin y annonça en deux conférences la venue prochaine de l'Eglise nouvelle, agrandie, embellie, élargie, au point de représenter la conscience de l'hu- manité entière. C'est pour préparer son avènement que des prêtres modernistes s'obstinent malgré toutes les condamnations à rester, à travailler dans l'Eglise actuelle. Il en est cependant qui ne prennent pas leur parti de cette duplicité apparente. Désavouant l'autorité hiérarchique dans sa représentation personnelle et momentanée, sans renoncer pourtant à leur vocation sacerdotale, ils se bornent à exercer laïquement leur ministère par la plume et la parole, et réédifient une
I . Revue moderniste internationale , février 1 9 1 2 , 3. Ibid., mars 1912. 3. Ibid., février 19 12.
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nouvelle Eglise dans le sanctuaire de leur conscience. Ce sont les évadés.
M. Nicolier, dans un curieux article de là Revue mo- derniste internationale S les montrent, évadés ou non, appliqués à ce qu'il appelle a la reconstruction moderniste ». Le modernisme de la première heure n'était qu'une simple épuration du catholicisme. Cette œuvre est finie ; il s'agit maintenant de construire l'Eglise, vers laquelle tend le jeu mystérieux de l'évo- lution humaine, toujours créatrice et influencée par sa propre activité. Ce sera un pragmatisme surélevé, une religiosité intérieure et immanente, projetant ses mouvements et sa vie dans une sphère supérieure.
Ce modernisme renouvelé contribuera au développe- ment du Dieu a en train de se former » au cœur de l'être. Ce Dieu n'est plus l'image hiératique offerte à l'idolâtrie des enfants et des foules. C'est un idéal, un Dieu (( fait à l'image de l'homme », d'autant plus parfait que l'homme sera plus évolué. Cette construc- tion est celle de la religion de l'avenir, du romantisme religieux, tel qu'on le professe à l'Union des libres penseurs et des libres croyants, en Sorbonne auprès de M. Durkheim, chez W^^ Dick-May et Salomon Reinach. Le modernisme ne pouvait être que son œuvre. Mais cette religion, pour triompher, veut des apôtres capables d'une vie morale intense, — celle de chez M. Desjardins évidemment, — d'une paisible ascension vers des idées conscientes. Ce ne peut être qu'une élite, dans laquelle s'épanouiront des instincts supérieurs de solidarité. Nous avons sous la plume de M. Nicolier le modernisme au terme actuel de son évolution. Il se confond désormais avec le romantisme religieux.
J'ai cité ailleurs les encouragements donnés par M. Boutrouxà la Revue moderniste internationale. Il lui en vintdesuniversités de Genève, deBerne, de Bruxelles,
I. Janvier 191 1.
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de Zurich, de Marburg, de Berlin. Les pasteurs Roberty, W. Monod, Gounelle, que nous connaissons, lui donnent leur concours. Salomon Reinach et le rabin Lévy en sont enchantés. Paul Hyacinthe-Loyson ne l'est pas moins. Son père écrit au fondateur : (( Genève, ville cosmopolite, à la frontière du monde latin et du monde germanique, était bien le lieu qui convenait à une telle création. » Harnack trouve que cette revue répond à un besoin pressant. Murri lui souhaite une grande diffusion. La collaboration est fournie par des modernistes français, espagnols, anglais, allemands, suisses et italiens.
Cette évolution du modernisme le condamne à une pauvreté intellectuelle voisine de la misère. Il n'y a plus d'idée propre. On s'en aperçoit à sa librairie of- ficielle, que dirige Emile Nourry. Sa Bibliothèque de critique religieuse n'existe que par les œuvres, anciennes déjà, de Tyrrel, Loisy, Hébert, Le Roy, Herzog. Ce qui paraît depuis n'est qu'une démarquage vulgaire des productions romantiques et un ramassis des objec- tions possibles contre le catholicisme. Les auteurs se cachent derrière des pseudonymes qui n'ajoutent rien à leur médiocrité.
Les modernistes voient se dresser contre eux l'Eglise catholique avec toutes les forces de son gouvernement. Leurs efforts se brisent devant cette pierre. L'instinct hérétique les pousse en avant. L'obstacle est toujours là. Impossible de le tourner ou de le franchir. Ils ont beau affirmer leur volonté de construire l'Eglise nouvelle, leurs tentatives échouent piteusement. Ils ne peuvent rien commencer. La pierre leur fait obs- tacle. Cette résistance les accule à une haine aveugle et folle. Ils parlent de faire sauterie roc, ou, pour parler sans métaphore, de briser le gouvernement de l'Eglise. On les voit s'allier avec tous les ennemis du Saint- Siège, avec l'avocat d'Aristide Briand, Mater, qui a entrepris la justification de la guerre faite au Pape par
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le gouvernement de la République. Cela leur vaut des concours utiles et toutes les sympathies de MM. Julien de ?sarfon et Pernot, défenseurs attitrés de la poli- tique religieuse de la République française devant les lecteurs du Figaro et du Journal des Débats.
Pour avoir le spectacle de cette haine féroce en exercice contre l'Eglise romaine, il n'y a qu'à lire le dernier manifeste du modernisme : Ce qu'on a fait de l'Eglise *. Les auteurs, au nombre de cinq, — plusieurs sont prêtres, — gardent l'anonymat, pour ne point servir de u cible vivante aux mauvais archers de l'or- thodoxie » . Tout ce que le passé et le présent ont pu leur livrer de textes, de faits, se trouve amassé dans ce volume. Ils s'en font des projectiles avec lesquels ils lapident les institutions ecclésiastiques, les Congréga- tions romaines, les serviteurs du Saint-Siège. La tendresse qu'ils témoignent à l'Eglise les met à l'aise pour s'acharner contre son gouvernement. Ce sont des pharisiens onctueux et sans nom.
C'est parce que nous aimons l'Eglise, écrivent-ils, que nous avons voulu la défendre. L'Eglise, ce n'est pas la théologie, ce n'est pas simplement le dogme ; ce n'est pas l'autoritarisme, ce n'est pas simplement l'autorité. L'Eglise, c'est la masse énorme des « hommes de bonne volonté » ; plus spécialement, c'est la foule qui se réclame de ]Notre Seigneur adoré.
Or trop de choses qui ne sont pas de l'Eglise, mais qu'on identifie avec elle, repoussant la bonne volonté des premiers et faussant la conscience des seconds, les éloignent de la famille de Jésus. Et c'est un crime, cela.
Ils déclarent accepter la doctrine de l'Eglise. Seule- ment, ils ne veulent pas confondre le dogme, auquel adhère leur foi, avec les complications d'une théologie, qui le rend souvent inacceptable, et qui va à l'encontre du providentiel développement de l'esprit humain. Ils acceptent l'autorité dans l'Eglise ; mais ils croient que
I. Paris, Alcan, 1911, in-80.
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cette autorité a dépassé les limites de son pouvoir et de son action légitime ; qu'elle est parfois un obstacle au progrès ; que, en cela, son œuvre est contraire à l'esprit de Jésus.
On a fait dévier la mentalité catholique, et l'on voudrait au- jourd'hui l'asservir à la mentalité d'un autre âge, d'un âge qui, certes, ne fut pas sans grandeur, mais qui n'est|pas le nôtre, et qui n'a été, comme tous les âges, qu'une étape nouvelle dans la marche en avant sur le chemin que suit l'humanité,
L'Eglise, ce n'est pas cela. Cela, c'est ce qui appa- raît à des regards qui ne savent pas voir jusqu'au fond ; cela, c'est «ce qu'on a fait de l'Eglise », du moins ce que des hommes, qui sont peut-être de bonne foi, ont essayé d'en faire ; mais ce n'est pas elle, ce n'en est qu'une contrefaçon. Cette décadence, écrivent les cinq, n'est sans doute pas irrémédiable. On a bien vu la Russie, la Turquie, l'Alsace elle-même, se laisser imposer des changements, u II finira bien par y avoir quelque chose de changé dans l'Eglise de Dieu. Les pouvoirs déve- loppés jusqu'à l'usurpation, les idées imposées jus- qu'à l'oppression, la poussière humaine foulée jusqu'à l'abjection, tout reviendra à sa place. » Ce sont bien des détours pour réclamer dans l'Eglise un peu, et même beaucoup de démocratie.
Cela ne se fera jamais sans une révolution et les révolutions ne viennent pas toutes seules. On les fait, après les avoir préparées de loin. L'espoir d'une révolu- tion et la volonté d'y travailler ont retenu les cinq et avec eux quantité d'autres dans l'Eglise. Leur départ aurait pour premier résultat de fortifier la tyrannie. Ce n'est pas en s'exilant ou en se faisant bannir de la patrie que l'on parvient à exercer une influence sur le gouvernement ou la législation ; un citoyen ne quitte pas son pays parce que certaines lois y sont injustes,
En d'autres termesles cinq veulent ouvrir dans l'Eglise une crise constitutionnelle, afmdela démocratiser. Après
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l'avoir vidée des réalités de son gouvernement, ils auront raison de toutes ses résistances. Mais l'Eglise ne se laisse point faire. Elle n'empêche pas les nations chrétiennes de s'infliger les déchéances d'une démo- cratie ; elle se refuse à toute expérience sur elle-même. L'abbé Dabry, qui fut un entrepreneur de la démocratie ecclésiastique, en désespoir de cause, jeta le manche après la cognée. Son Adieu à l'Eglise, publié dans Paf^is-Jowmal {2^ mai 1910), est un document à lire. Il met au vif un état d'âme.
CHAPITRE XVII
APRÈS LE MODERNISME
Revenons aux liens qui unissent le dreyfusisme et le modernisme. Le dreyfusisme fut une crise dirigée contre la nation ; celle du modernisme le fut contre l'Eglise. Les docteurs-pontifes du romantisme religieux opérèrent dans l'une et dans l'autre. Le dreyfusisme leur a permis de faire contre l'ordre national français l'application violente de leurs idées et de leurs ten- dances. Des romantiques, dreyfusiens de lettres, opé- rèrent ainsi une révolution morale. Tout n'alla point au gré de leurs désirs ; car, s'ils ont pu triompher poli- tiquement, ils n'échappent pas à la réaction du natio- nalisme, qui un jour ou l'autre prendra le dessus. Romantiques et nationalistes se font une guerre achar- née.
Avec le modernisme, ces romantiques ont essayé une révolution par le clergé contre le gouvernement de l'Eglise. Ils comptaient de la sorte précipiter l'évolution du catholicisme. Ce caractère antiromain du moder- nisme lui est essentiel. MM. Desjardins et Paul Sabatier prenaient grand plaisir à le constater. Les romantiques ont perdu la bataille. Ils avaient mal évalué les forces mises à leur disposition. Malgré certaines apparences contraires, le clergé n'était pas indisposé contre la puissante armature de doctrines et d'institutions, qui protège l'autorité ecclésiastique.
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3o6 LES RELIGIONS LAÏQUES
Ceux qui ont tenté l'expérience se sont brisés. Il reste encore des modernistes ; mais on peut affirmer que le modernisme a vécu. Ses victimes vont rejoindre, en qualité de libres croyants, les libres penseurs. Toute tentative du même genre finira de la même manière. L'Eglise se prête moins que jamais aux révolutions.
Est-ce à dire que tout danger ait disparu 1* Non, certes. Les situations restent les mêmes. Le romantisme religieux continue sa poussée en avant. Il bénéficie de l'apport qui lui >ient d'organisations nouveUes. J'en ai fait connaître plusieurs. Mais tout n'a pas été dit. Par leurs membres et leurs relations, V Union pour la vérité, V Ecole des hautes études sociales, t Année sociologique de M. Durkheim, V Union des libres penseurs et des libres croyants, exercent sur l'opinion une influence considé- rable. Elles encerclent les catholiques français. De ce côté, la menace est continuelle. On ne songe plus aux invasions violentes. Elles échouent. La pénétration lente et méthodique est meilleure ; elle donne des résultats assurés. Voilà le danger, je ne dis pas de demain, mais d'aujourd'hui. Il est impossible d'avoir à ce sujet la moindre illusion, après la lecture de l'Orientation religieuse de la France actuelle de M. Paul Sabatier. L'intérêt de cet ouvrage est presque tout entier dans les révélations qu'il apporte.
Il s'agit d'infiltrations à peine sensibles, qui se font à la lisière du cathohcisme, dans ces zones où se pra- tiquent les concessions à perpétuité. Les romantiques peuvent compter sur les sympathies et les collaborations qu'ils ont eues pour l'opération moderniste. Elles vien- dront des mêmes groupes et des mêmes individus.
Les tendances qui poussent des professeurs, des hommes de lettres, des femmes cultivées, des gens préoccupés d'élever le peuple, vers MM. Desjardins, Durkheim, Th. Reinach, n'existent pas seulement chez
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les incroyants. Elles sont diffuses. Des catholiques finis- sent par les ressentir. Ils appartiennent généralement à des milieux semblables. Ce sont des bourgeois intellec- tuels. Eux aussi se groupent d'instinct. Mais les mani- festations de leurs tendances ont à subir les effets d'une pensée et d'une vie chrétienne. Le catholicisme ne se dresse plus en cloison étanche entre ces intellectuels. Ils ont trop de goûts et d'intérêts communs pour ne pas se rencontrer. Comment exclure de ces rencontres les sentiments religieux qui les préoccupent !
Ces intellectuels appartiennent souvent à ce que nous appelons u les nouveaux catholiques )) . Ceux-ci prirent à leur compte le mouvement néo-chrétien. Ils en adop- tèrent les espérances et les illusions. Ils travaillèrent constamment, au prix de nombreuses difficultés et mal- gré des insuccès amers, à la réconciliation de l'Eglise et du siècle dans et par la démocratie. Leurs déboires politiques les engageaient à prendre pour une compen- sation ce qui leur semblait une avance de la part des romantiques. Ils saluèrent comme un merveilleux élan vers la foi les manifestations anodines d'un sentimen- talisme religieux très vague. Cela devait être ainsi avec des hommes qui passaient leur temps à jeter des ponts par-dessus les abîmes creusés entre le catholicisme et le romantisme religieux. Leur naïveté incurable les avait poussés dans les bras des modernistes, lesquels n'eussent jamais rien obtenu sans leur concours. On les dirait faits sur mesure pour le rôle des dupes.
Ils ne croient point à l'antagonisme des idées. Ils ne voient partout que des malentendus. Ce sont des pacifistes. Les avances intéressées d'ennemis qui les flattent leur paraissent des victoires. D'une indulgence sans borne pour les adversaires de l'Eglise, ils réservent toutes leurs rigueurs aux catholiques qui refusent de se prêter aux combinaisons de leur pacifisme. Ceux-ci sont des hommes étroits, capables de rendre le catholi- cisme odieux à qui ne l'aime point. Ils sont, pour leur
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part, les fidèles d'un catholicisme large et intelligent, d'un catholicisme moderne. Ils accueillent le « oui » et le « non » avec une bienveillance égale . Ils sont prêts à toutes les conciliations. Les hommes ne leur apparaissent jamais que dans le miroir de leur cœur. >«ous avons dans un livre de M. Joseph Serre cet esprit réalisé. Une première édition parut en 1890 avec ce titre : Esquisse d'une méthode de conciliation universelle, au large ! Supprimez l'étroitesse, la limite, l'esprit d'exclusion ; prêchez la tolérance, vous aurez concilié des svstèmes ennemis. Qu'y a-t-il de plus simple ? Le bien n'est-il pas dans la conciliation des contraires et le mal dans l' exclusion P
M. Serre a publié en 1908 l'Eglise et la Pensée, esquisse d' une théorie nouvelle, refondue et considérable- ment augmentée de l'Eglise et l'Esprit large. Sa largeur d'esprit ne recule devant aucun paradoxe. La mentalité de l'Eglise, écrit-il, est, jusque dans ses anathèmes, plus large, plus libérale, donc plus moderne que le modernisme lui-même. Voici sa définition de l'hérésie ; elle a, du moins, le mérite de l'originalité : la rupture par étroitesse d'esprit de l'équilibre de deux idées op- posées dont la conciliation constitue l'orthodoxie. Il trouve dans le catholicisme toutes les religions, comme au congrès de Chicago, mais expurgées, fondues et svnthéttsées en une unité vivante, qui les harmonise toutes. A cette question : qu'y a-t-il au fond des erreurs relio-ieuses ou philosophiques .^ il fait cette réponse étonnante : rien autre chose que la vérité blessée et meurtrie, que l'idée mutilée. Il ajoute : ce que l'Eglise anathématise en elles, c'est uniquement la mutilation et la meurtrissure. Comment ne pas s'entendre avec un tel homme ? aucune déception ne lui ferme le cœur. Si un mouvement de pessimisme venait à le saisir, ces lignes tombées de sa plume se présenteraient à sa mémoire :
Les deux bras étendus entre ciel et terre, d'une extrémité des
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choses à l'autre, l'Homme-Dieu sur la Croix fut vraiment, même dans l'ordre de la pensée, le geste divin, le geste infini, le geste de la conciliation et de l'embrassement universel ; et de même que toutes les fautes du genre humain vont par le repentir se perdre en son immense pardon, ainsi toutes nos erreurs, c'est-à-dire toutes nos vérités partielles, toutes nos philosophies humaines, viennent, après le sacrifice do leurs négations et de leurs limites^ s'unir et se fondre dans la plénitude harmonieuse de son esprit, de son Eglise, qui est la vérité totale.
Les catholiques, capables de prendre cette attitude béate en présence de l'anarchie intellectuelle qui sévit, sont voués au métier de dupes ; les aigrefins du roman- tisme religieux s'en serviront à leur guise. Leurs qua- lités bien réelles deviendront un appât.
Il en est qui mettent l'action, le mouvement au- dessus de tout. Peu importent les idées directrices et la fin recherchée. Les effets obtenus ne méritent pas une attention plus grande. La bonne intention suffit, du moment que les lois divines et humaines sont respectées. Des actions contradictoires, des mouvements qui s'ex- cluent, participent à la même bienveillance. Je citerai encore l'exemple de M. Serre qui voudrait unir dans une étreinte fraternelle le Sillon et V Action Française. Ce subjectivismc d'un nouveau genre couvre d'un prétexte moral la tendance à voir dans l'union une fin qui doit être recherchée pour elle-même, comme si l'union des idées et des réalités extérieures dépendait de nos affections personnelles.
On trouve ainsi dans ces mêmes lieux beaucoup d'équilibristes et des déséquilibrés. Les premiers, par snobisme ou par calcul, recherchent les positions intellectuelles périlleuses, quitte à les abandonner au moment critique. Ils organisent, en se jouant, le glisse- ment des esprits faibles vers l'erreur. Les déséquilibrés voient faux et ils parlent de même ; les idées et les faits se déplacent et se superposent devant leur esprit. Il y a les sceptiques et les railleurs, qui prennent tout à la
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blague. Les uns et les autres étouffent par leur exem- ple dans les âmes le respect de l'Eglise, de ses ensei- gnements, de ses institutions. Ils souillent tout, même les saints et la théologie, avec leurs sarcasmes et leur persiflage. Ceux qui ont l'amour des fruits défendus les égalent en nombre et en influence. D'instinct ou par caprice, ils se mettent de l'opposition. Mais ce qu'ils refusent à l'autorité légitime, ils l'accordent sans fierté au mandarinat intellectuel.
Ces hommes ont généralement l'esprit faux. Toute discipline leur est insupportable. Les traditions intel- lectuelles et morales d'une société leur paraissent absur- des. Ils les croient usées et ils vont à ce qui est neuf. Quelques-uns ont du talent ou du savoir. Les autres font comme s'ils en avaient. Pour le persuader à eux- mêmes d'abord et au public ensuite, ils tiennent le verbe haut. On est surpris de la facilité avec laquelle ils découvrent de la science et des vertus chez les adversaires de l'Eglise et de ses doctrines. Ils sont encore plus empressés à méconnaître ce qu'il y a de bien chez des catholiques. Ces dispositions les poussent vers les docteurs du romantisme religieux, qui affectent des sympathies pour le catholicisme. Prenant au sérieux les avances qui leur sont faites, ils courent à tous les rendez-vous .
Il y a les rendez-vous isolés et les rencontres de salon ou de bureau. On ne peut les saisir. Leur action cepen- dant est étendue et profonde. Que d'idées sont par ce moyen mises en circulation parmi les catholiques, sans qu'ils soupçonnent leur provenance. Les hommes avertis ne s'y trompent pas. Mais ils sont rares et on s'en défie. Les rendez-vous et les rencontres se font d'une manière bien naturelle, sous le couvert d'une col- laboration à une œuvre commune. Cette œuvre peut être intellectuelle, morale ou sociale. Ces occasions se présentent fréquemment dans les grandes villes, à Paris surtout. Une revue ou un journal servent quelquefois
APRÈS LE MODERNISME 3ll
de lien pennaDent à ceux qu'intéressent certaines idées. Leur circulation est alors organisée. On en reconnaît les auteurs et les origines ; on peut suivre leur développement. Les constatations ainsi faites met- tent les curieux sur la voie de découvertes curieuses.
Trois publications remplissent ce rôle à Paris : les Annales de philosophie chrétiennes, la Démocratie et le Bulletin de la Semaine. La première convient aux pen- seurs et aux professeurs ; la deuxième à ceux qui ont le souci de l'action politique ou sociale ; la troisième aux uns et aux autres. Nous trouvons aux Annales, avec le R. P. Laberthonnière, M. L. Ganet, de l'Ultra chris- tianisme de M. Desjardins, et M. Le Roy, de l'Union pour la vérité et de l'Ecole des hautes études sociales. M. Paul Bureau, quia services deux groupes, est chez lui à la Démocratie et au Bulletin. M. Houtin, dans l'Histoire du modernisme catholique, fournit sur d'au- tres collaborateurs des renseignements utiles. Les con- tingences de cette nouvelle apologétique permettent aisément d'accrocher les uns aux autres des systèmes philosophiques disparates. C'est tout à l'avantage du romantisme, qui bénéficie déplacements partiels ^
La démocratie est un article essentiel de son pro- gramme. Il en est de même au Sillon et dans divers autres groupes catholiques. De part et d'autre, cette démocratie, en se faisant pénétrer du sentiment reli- gieux, prend un caractère particulier. Elle manifeste sa présence par des affinités intellectuelles et morales, auxquelles les groupes n'échappent pas plus que des individus. Les rencontres deviennent inévitables ; elles sont recherchées. On les organise en vue d'une colla- boration. Ce travail en commun couvre des placements d'idées. C'est ainsi que le Sillon est devenu un canal
I. Les Annales de philosophie chrétienne ont été mises à ï index. Le Bulletin de la Semaine a été condamné par le Cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, et la majorité des évoques de France.
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distributeur au service du romantisme religieux. La Démocratie, en laquelle il s'est mué, continue ce même rôle.
Les romantiques ne songent plus à imposer leur pro- gramme dans son ensemble. Us le placent par articles isolés, en tenant compte des lieux, des personnes et des circonstances. Leur tactique est d'éloigner jusqu'à l'ombre d'un soupçon. La métbode occulte des sectes devient la leur. Aux yeux du public, ils poursuivent une fin. Sous cette fin apparente, ils en placent une autre qui ne se laisse jamais voir. Ils procèdent par sélection et par suggestion. La sélection met entre leurs mains des agents triés avec soin ; elle donne le secret d'obtenir de chacun toute la contribution qu'il est capable de donner. La suggestion leur livre le secret de la puissance ma- gique des formules et des gestes et l'art de s'en servir, pour conduire les foules où l'on veut, en commençant par entraîner ceux qui paraissent les guider.
On leur doit l'interconfessionalisme dans les œuvres de charité. Ils poussent à un internationalisme mitigé sous le couvert d'un pacifisme explicable. Ils usent des prétextes les mieux dissimulés pour détourner les catholiques de leur fin surnaturelle. Rien ne les sert autant que les nuées du romantisme social et les rêves paradisiaques du messianisme démocratique. Les ora- teurs, suggestionnés par ces illusions, appliquent à l'ordre naturel ce qui ne peut et ne doit être dit que de Tordre surnaturel. Avec une candeur parfaite, ils subs- tituent l'Eglise à la société civile, en lui offrant une puissance civilisatrice dont elle n'a que faire. Les mots (( social », ou « société », dont ils usent et abusent, les empêchent de sentir l'individualisme révoltant des théories qu'ils débitent sans les comprendre. Le pu- blic, à qui les allusions et les citations évangéliques dérobent le néant ou la malfaisance des idées, ne pour- rait apprendre sans surprise d'où viennent tant de prophéties sur la cité future. Le Christianisme social
APRÈS LE MODERNISME 3l3
du pasteur huguenot Elie Gounelle fournirait des indi- cations à ceux qui ont le goût de ces recherches. Par lui, ils arriveraient aux prophètes du néo-judaïsme.
La réaction organisée avec tant de force et de sagesse par le Souverain Pontife contre le modernisme arrête les progrès de cette pénétration. Quoi qu'on en dise, elle ne finira pas de sitôt. C'est une nécessité de gou- vernement, à laquelle un Pape ne saurait échapper . Par la force des choses, elle s'imposerait à lui, au cas où ses pensées et ses sentiments seraient contraires. Les théo- logiens et les publicistes qui concourent à cette réaction, en exerçant une vigilance active sur toutes les zones frontières, diminuent les périls de la foi. Le meilleur témoignage de reconnaissance est celui que leur rendent en colère et en haine les contrebandiers et leurs rece- leurs. Mais, quelle que soit leur fidélité, il n'est pas en leur pouvoir de supprimer toutes ces infiltrations. Pourrait- on obtenir ce résultat ? Oui, par une action puissante du dehors.
L'action directe auprès des dupes et des complices de l'intérieur ne parviendra jamais à les changer. Ils sont dupes ou complices par nature. Il faudrait donc trans- former leur tempérament ; ce qui est impossible. A quoi bon, du reste ? Leur rôle est subalterne. Ce sont des entremetteurs ou, si l'on veut, des intermédiaires. Le mal vient d'ailleurs. Il ne peut être supprimé que dans sa source. Une action isolée serait inefficace. Une réaction est seule capable d'aboutir. Eh bien ! juste- ment cette réaction se produit, mais sans l'Eglise, en dehors d'elle. Voilà ce qu'il importe de remarquer.
Les chances du romantisme religieux, je l'ai dit, sont d'ordre politique. Ceux qui le professent ont béné- ficié de succès électoraux. Ils ont fait par eux et leurs amis la conquête du pouvoir. Ils président à l'éducation et au développement de la démocratie. Cette force extérieure déguise mal l'extraordinaire faiblesse de leurs
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doctrines. Qui pis est, elle en fait ressortir le néant et le danger. Car maîtres du pouvoir, ils les appliquent. Or cette application devient une expérience. L'expérience permet de reconnaître l'arbre à ses fruits. Ses fruits sont bien mauvais. On le sent, on le dit, on le montre. C'est la réaction. Elle se fait en domaine nationaliste et en domaine religieux.
Ceux qui gouvernent contre la France à la faveur de la démocratie font au pays l'application de leurs erreurs. L'expérience est funeste et le pays se redresse en la per- sonne de citoyens plus avisés. Ces erreurs n'apparais- sent pas également nuisibles dans tous les services publics. Des nécessités souvent d'ordre matériel leur opposent un correctif efficace.
Il n'en est pas ainsi dans les sphères intellectuelles et morales, par exemple, en ce qui concerne l'instruc- tion, la littérature et l'art. Les romantiques se croient en terre conquise. C'est en Sorbonne qu'on les voit à l'œuvre. Ce qu'ils y font a dans toute la France une répercussion énorme. Ils ont entrepris une déformation de la culture française. Spontanément la réaction se fait autour de cette même culture. Elle se manifeste avec vigueur dans l'ouvrage de Pierre Lasserre, la Doctrine officielle de l'Université. Il appartenait à l'au- teur du Romantisme de diriger ce réquisitoire contre les barbares, envahisseurs de la Sorbonne.
Cette réaction nationaliste se produit sur mille points de notre littérature. Malheureusement l'influence des littérateurs la prive de ses meilleures énergies. Ils veulent tenir la pensée prisonnière delà littérature et de l'art. Intellectuels, au mauvais sens du mot, par tempéra- ment et par goût, ils se dérobent à toute action efficace Je me demande ce que peut devenir une réaction, quand elle se refuse à être une action. Ce n'est plus rien. La seule action à laquelle ils se résignent se déroule en démocratie, et elle en subit les conditions. Les néces- sités électorales et parlementaires déterminent son ter-
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raiu et sa méthode d'exercice. Elle se voit condamnée à être constitutionnelle, ce qui revient à dire, à se dérouler en un domaine préparé par l'ennemi et dis- posé pour lui. Impossible de condamner les efforts multiples dont elle est faite. Mais cet éparpillement irrémédiable l'inutilisé.
Pour réussir, il lui faudrait devenir révolutionnaire. Toute réaction ne l'est-elle pas forcément P Révolution- naire, elle deviendrait politique, ce qui lui assignerait un but précis, lui imposerait une discipline. C'en serait assez pour coordonner les efforts. Révolution- naire et politique, elle aurait les moyens d'expulser des positions politiques, qui font leur force, les pontifes du romantisme religieux. Alors seulement le néant qu'ils sont apparaîtrait avec toute son évidence . Cette révo- lution aurait la légitimité d'une guerre entreprise pour repousser un envahisseur longtemps heureux.
Il se fait aussi une réaction religieuse. Je parle, non de celle qui a l'Eglise pour facteur immédiat, mais d'une autre qui se produit au dehors. Le pro- blème religieux se pose devant les esprits avec une insis- tance qui ne permet pas de l'écarter. Il en est question plus que jamais. Cela se voit particulièrement en art et en littérature. Ces dernières années, ces tendances ne dépassaient pas un vague sentimentalisme de religion humanitaire. Nous avions des sous-Tolstoï et des sous- Maeterlinck, quelque chose comme les u cigognes » du mouvement néo-chrétien. Nous n'en sommes plus là. Les hommes d'affaires du romantisme voulurent canaliser ce courant au moyen de revues que dirigent des écrivains huguenots, hôtes éphémères de Pontigny. Leurs éditeurs y allèrent de quelques tentatives. Ce fut inutile : à leur approche, les oiseaux prenaient la fuite.
Cette réaction se fait sans bruit ; elle n'obéit à aucune dictature intellectuelle. Un livre, un article signale par moment ses progrès. Pour en mesurer l'étendue, il faut
3l6 LES RELIGIONS LAÏQUES
prêter l'oreille à ce qui se dit dans certains cénacles et se mêler aux hommes qui représentent le mieux cette ascension des âmes. Les conversions s'accomplissent et personne n'en parle. Ces convertis ont entre eux une union de prières. Leur liste s'allonge. Tous sont allés à l'Eglise romaine. L'Eglise romaine leur apparaît en avant, très haut, éclairant et dominantles intelligences. Ils veulent aller de l'avant et monter haut. C'est pour ce motif qu'ils vont à elle. Le romantisme religieux est en arrière et bien bas. Modernistes et démocrates, qui le cherchent, sont condamnés à reculer.
Ces catholiques embrassent comme une mère l'Eglise romaine d'aujourd'hui, qui est celle de toujours. Ils lui demandent la règle de leurs pensées et de leurs actes. Ils reçoivent d'elle la religion. Ils apprécient tout ce qui est religieux de son point de vue. Cette Eglise a un souverain et un gouvernement. Ils abandonnent au Pontife souverain le gouvernement de cette Eglise. Il est le roi, ils sont les sujets ; il est le père, ils sont les enfants. Leur catholicisme répugne à la démocratie religieuse. C'est un catholicisme soumis.
Ce sont les arrivés. D'autres cheminent dans la même direction, après avoir abandonné la foi aux chimères. Combien parmi eux avouent la grandeur et l'urgence des problèmes religieux ? Us les voient imposants et urgents pour les sociétés autant que pour les individus. Il en est qui ne sont pas en route. On les dirait assis. Le problème religieux personnel ne se pose pas devant leur conscience. Mais ils ne se dérobent pas à celui qui presse les sociétés, et en particulier les nations. Ce problème religieux politique n'est pas moins urgent que l'autre. Ils l'envisagent du point de vue de l'Eglise romaine. C'est le cas de Charles Maurras. On sait qu'il fait école. Les catholiques se félicitent de cet hommage rendu aux droits de l'Eglise par une raison éclairée. Les incroyants apprennent par lui à respecter et à favoriser dans leur patrie une religion à laquelle ils
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n'ont pas le bonheur de donner une foi surnaturelle. C'est la réaction. Elle suit son cours normal, sans se précipiter. Une prospérité matérielle, dont tout le monde bénéficie, multiplie des obstacles devant elle. L'homme qui jouit a peur de perdre ce qu'il a et il veut encore plus ; celui qui gagne n'a qu'une envie, gagner encore. L'un et l'autre ont tout intérêt à ce que cela dure. Ils deviennent exclusivement conservateurs. La réaction, quelle qu'elle soit, si elle peut être efficace, les épouvante. Mais patience. Les prospérités maté- rielles s'épuisent et elles usent les peuples qui s'y ab- sorbent. Après les vaches grasses, les vaches maigres. La prospérité a ses contre-coups. La prospérité financière des individus et des groupes cache fréquemment les ruines nationales. L'heure des constatations arrive fata- lement. Ce sont les vaches maigres de la Bible. Alors les réactions trouvent un cours libre. Elles sont de salut public. Leur triomphe est assuré.
TABLE
Chapitre I. — Les religions laïques i
— II. — Quatre pontifes laïques : MM. Paul
Desjardins, Paul Sabatier, Salomon
et Théodore Reinach 24
— III. — Leur théologie 43
— IV. — Leur morale et leur mystique ... 66
— V. — Les origines 86
— \ I. — L'apport juif loi
— VII. — Infiltrations protestantes ii6
— VIII. — L'esprit nouveau 138
— IX. — Importations américaines i48
— X. — Le Congrès des Religions 166
— XI. — Les compagnons delà Vie nouvelle. . 189
— XII. — L'Union pour la vérité 198
— XIIL — L'Ecole des Hautes Etudes sociales. . 2i4
— XIV. — M. Durkheim en Sorbonne .... 233
— XV. — Union des libres penseurs et des libres
croyants 247
— XVI. — Le modernisme 269
— XVII. — Après le modernisme 3o5
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