oliere

PQ

1842 Al 1830

..■'i'i^UâSSSà

Digitized by the Internet Archive

in 2009 witli funding from

Univers ity of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/letartuffeledpOOmoli

BIBLIOTHEQUE NATIONALE

:OLI.eCT(ON DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MOOSRNS» C M:i

lAoUeCe. :ia^-«^*?^iiia

ft><a.ULe.t*L»>s

THEATRE

1

MOLIÈRE

LE TARTUFE

LE DEPIT AMOUREUX

•i PARIS

LIURAmiK DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONAL»

2, RUE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL 1880

PRÉFACE

Voici une comédie dont on a fait beaucoup ÔQ bruit, et qui a été longtemps persécutée ; et les gens qu'elle joue ont oien fait voir qu'ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j'ai joués jusqu'ici. Les mar- quis, les précieuses, les cocus et les médecins ont souffert doucement qu'on les ait repré sentes, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux; mais les hypocrites nont point entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d'a- bord, et ont trouvé étrange que j'eusse la har- diesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes ^ens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauraient me pardonner j et ils se sont tous armés con- tre ma comédie avec une fureur épouvanta- ble. Ils n'ont eu garde de l'attaquer jpar le côté qui les a blessés, ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour dé- couvrir le fond de leur âme. Suivant leur loua- ble coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et le Tartufe, dans leur bou- che, est une pièce qui offense la piété ; elle est, d'un bout àl'autre, pleine d'abominations: et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu ,

IV PBÉFACE

toutes les syllabes en sont impies, les gestes mêmes y sont criminels ; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement de tête, le moin- dre pas à droite ou à gauche y cache des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage. J'ai eu beau la soumet- tre aux lumières de mes amis et à la censure de tout le monde : les corrections que j'y ai pu faire; le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue ; l'approbation des grands prin- ces et de messieurs les ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur présence; le témoignage des gens de bien, qui l'ont trou- vée profitable: tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre, et tous les jours encore ils font crier en public des zélés indis- crets qui me disent des injures pieusement et me damnent par charité.

Je me soucierais fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'était l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de ieter dans leur parti ae véritables gens de Ibien dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la cLaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que le veux partout me justifier sur la conduite de ma comédie, et je les conjure de tout mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se défaire de toute pré- vention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.

Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicat tesse de la matière; et que j'ai mis tout l'ar-

PBÉFACB

et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de 1 hypocrite d'avec celm du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul mo- ment l'auditeur en balance : on le connaît d'abord aux marques que je lui donne; et, d'un bout à l'autre, il ne dit cas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux specta- teurs le caractère dW méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien, que je lui oppose.

Je sais bien que, pour réponse, ces mes- sieurs tâchent d'insinuer que ce n est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une pro- position qu'ils ne font que supposer, et qu ils ne prouvent en aucune façon, et sans doute il ne serait pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son ori- gine de la religion, et faisait partie de leurs mvstères ; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête la comédie ne soit mêlée ; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d une confrérie à qui ap- partient encore aujourd'hui l'hôtel de Bour- gogne : que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d'un docteur de Sorbonne, et, sans aller cher- cher si loin, que l'on a joué de notre temps des pièces saintes de M. Corneille, qui ont été l'admiration de toute la France. ,

Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégies. Celui-ci est, dans l'Etat, d'une conséquence bien plus dan- gereuse que tous les autres; et nous avona

VI ÎTIÉFACE

VU que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sé- rieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne re- prend mieux la plupa.rt des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer a la ry- sée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule.

On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur. Eh I pouvais-je m'en empêcher pour bien repré- senter le caractère d'un hypocrite ? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître les mo- tifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à lui entendre faire nn mauvais usage. Mais il débite au qua- trième acte une morale pernicieuse. Mais cette morale est-elle quelque choee dont tout le monde n'eût les oreilles rabattues ? Dit-elle rien de nouveau dans ma comédie ? et peut- on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits; que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre; qu'elles re- çoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat? Il ny a nulle apparence à cela; et l'on doit approuver la comédie du Tartufe, ou. condamner généralement toutes les comédies»

C'est à quoi l'on s'attache furieusement de» puis un temps : et jamais on ne s'était si foi^ déchaîné contre le théâtre. Je ne, puis pai> nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Église qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques- uJîs ouj l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi i autôf iii dont on prétend appuyer la

PRÉFACE VII

censure est détruite par ce partage ; et toute la conséquence qu'on peut tirer de cette di- versité d'opinion en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la co- médie différenunent, et que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardée dans sa corruption, et confon- due avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de tur- pitude.

En effet, puisqu'on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équi- voque, et regarder ce qu'est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que, n'étant autre chose qu'im poëme ingénieux qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et si nous voulons ouïr dessus le témoignage de l'antiquité, elle nous dira que ses plus cé- lèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâ- tre, et s'est donné le soin de réduire en pré- ceptes l'art de faire des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d'en composer eux-mêmes ; qu'il y en a eu d'autres qui n'ont pas dédaigne de réciter en public celles qu'ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extre^çrdinaires; je ne dis pas dans

VIII PEÉFACB

Rome débauchée, et sous la licence des em- pereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans les temps de la Tigueur de la vertu romaine.

J'avoue qu'il y a eu des temps la comé- die s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente les hommes ne puissent porter du crime ; point d'art si salu- taire dont ils ne soient capables de renverser les intentions : rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons; et cependant il y a eu des temps elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d'un Dieu par la contempla- tion des merveilles de la nature ; et pourtant on n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publique- ment à soutenir l'impiété. Les choses m^me les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire. On n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt, avec la malice des corrup- teurs. On sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de l'art : et, comme on ne s'avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome^ ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir inter- dire la comédie pour avoir été censurée en

PRÉFACE IX

de certains temps. Cette censure a eu ses rai- sons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin qu'il ne faut, et lui faire embrasser 1 innocent avec le cou- pable. La comédie qu'elle a eu dessein d'at- taquer n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre ; il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre, que la ressemblance du nom; et ce serait une injustice épouvanta- ble que de voir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu'il y a une Olympe qui a été débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feraient un grand désordre dans le monde ; il n'y aurait rien par qui ne fût condamné et puisque l'on ne garde point cette rigueur a tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la môme grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté.

Je sais qu'il ;' a des esprits dont la délica- tesse ne peut souffrir aucune comédie, qui di- sent que les plus honnêtes sont les plus dan- gereuses ; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont atten- dries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c'est de s'attendrir à la vue d'une passion honnête ; et c'est un haut étage de vertu que cette pleine insensi- bilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et îi adoucir les passions des hommes, que

£ PRÉFACE

vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comé- die en doit être, et je ne trouve pomt mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste; mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par le mot d'un grand prince sur la comédie du Tartufe. Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce inti- tulée Scaramouche Ermite; et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent rien de celle de Scaramouche.» A quoi le prince répondit : « La raison de cela, C est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. »

LE TARTUFE

COlilEDIE EN CINQ ACTES, Eif VET4

PERSONNAGES

MAnAMTt PEUNBLLE, mère d'Orgoa»

ORGON, mari d'Elmire.

ELMIRE, femme d'Orgoiu

DAMIS, fils d'Orgon.

MARIANB, fille d'Orgon.

VALÈRB, amant de Marîane.

CLÊANTE, beau-frère d'Orgon.

TARTUFE, faux dévot.

DORINE, suivante de Mariane.

MONSIEUR LOYAL, sergent.

UN EXEMPT.

PLIPOTE, servante de madam« Pemella

<U $cèHe est à Pam, dans la maison d'Orgon,

LE TARTUFE

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

Madame PERNELLE, ELMIRE , MARIANE» CLÉANTE, DAMIS, DORINE, FLIPOTE.

MADAME PERNELLE.

Allons, Flipote, allons ; que d'eux je me déHyre.

ELMIRE.

Vous marchez d'un lel pas qu'on a peine à tous suiTre^

MADAME PERNELLE.

Laissez, ma bru, laissez; ne venez pas plus loin. Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.

ELMIRE.

De ce que l'on tous doit envers vous l'on s'acquitta. Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite?

MADAME PERNELLE.

C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci, Et que de me complaire on ne prend nul souci. Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée; Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée;

14 LE TARTUFE

On n'y respecte rien, chacun y parie haut. Et c'est tout justement la cour du roi Pétaud.

DORINE.

Si...

MADAME PERNBLLE.

Vous êtes, ma mie, une fille suiyante Un peu trop forte en gueule, et fort imper I inente : Vous TOUS mêlez sur tout (^ dire votre avis.

DAMIS.

Mais...

MADAME PERNELLE. Vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils, C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère; Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père, Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement, Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

MARIANE.

Je crois...

MADAME PERKELLE.

Mon Dieu 1 sa sœur, vous faites la discrète, Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette 1 Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort ; Et vous menez sous cape un train que je hais fort.

ELMIRB.

Mais, ma mère...

MADAME PERNELLE.

Ma bru, qu'il ne vous en déplaise; Votre conduitei ea tout, est tout à fait mauvaise ;

ACTE I, SCÈNE ï 15

Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux, fit leur défunte mère en usait beaucoup mieux. Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse, Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse. Quiconque à son mari veut plaire seulement, Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.

CLÉANTE.

Mais, madame, après tout...

MADAME PERNELLE.

Pour vous, monsieur son frère. Je vous estime fort, vous aime et vous révère; Mais enfin, si j'étais de mon fils, son époux, Je vous prierais bien fort de n'entrer point chez nous. Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre. Je vous parle un peu franc; mais c'est mon humeur. Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.

DÂMIS.

Votre monsieur Tartufe est bien heureux sans doute...

MADAME PERNELLE.

C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ; Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux, De le voir quereller par un fou comme vous.

DAMIS. Quoi 1 je souffrirai, moi, qu'un cagot de critiqua Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique. Et que nous ne puissions à rien nous divertir, Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir?

W LE TAPvTUF.Î

DORINE.

S'il le faut écouter et croire à ses maximes, On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes; Car il contrôle tout, ce critique zélé.

MADAME PERNELLE.

Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé. C'est au chemin au ciel qu'il prétend vous conduire; Et mon fils à l'aimer vous devrait tous induire.

DAMIS.

Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père, ni rien, Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien : Je trahirais mon cœur de parler d'autre sorte. Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte : J*en prévois ane suite, et qu'avec ce pied plat Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.

DORINE.

Certes, c'est une chose aussi qui scandalise.

De voir qu'un inconnu céans s'impatronise ;

Qu'ua gueux qui, quand il vint, n'avait pas de soulier».

Et dont l'habit entier valait bien six deniers,

En vienne jusque-là que de se méconnaître,

De contrarier tout, et de faire le maître.

MADAME PERNELLE.

Hé, merci de ma vie I il en irait bien mieux, Si tont se gouvernait par ses ordres pieux.

DORINE.

U passe pour un saint dans votre fantaisie : Tout son lait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisit.

MADAME PERNELLE.

Voyez la langue I

ATTE I, SCÈNE I 17

DORINE. A lui, non plus qu'à son Laurent, Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

MADAME PERNELLE.

J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ; Mais pour homme de bien je garantis le maître. Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités. C'est ctmtre le péché que son cœur se courrouce, Et l'intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

DORINE.

Oui; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps.

Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans?

En quoi blesse le ciel une visite honnôte,

Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête?

Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous?

{Montrant Elmire.") Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux.

MADAME PERNELLE.

Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites. Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites : Tout re tracas qui suit les gens que vous hantez, Ces carrosses sans cesse à îa porte plantés, Et de tant de laquais le bruyant assemblage. Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ; Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.

CLÉANTE.

Eh! voulez-vous, madame, empêcher qu'on ne cause? Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,

18 LE TARTUFE

Si, pour les sots discours l'en peut être mis, Il fallait renoncer à ses meilleurs amis. Et quand même on pourrait se résoudre à le faire, Groiriez-Yous obliger tout le monde à se taire? Contre la médisance il n'est point de rempart. A tous les sols caquets n'ayons donc nul égard, Efforçons-nous de vivre avec loule innocence, Et laissons aux causeurs une pleine licence.

liORlNE.

Daphné, notre voisine, et son petit époux, Ne seraient^ils point ceux qui parlent mal de nous? Ceux de qui la conduite offre le plus à rire Sont toujours sur autrui les premiers à médire; Ils ne manquent jamais de saisir promptement L'apparente lueur du moindre attachement, D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie. Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie. Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs. Ils pensent dans le monde autoriser les leurs, Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance, Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence, Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

MADAME PERNELLE.

Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire. On sait qu'Orante mène une vie exemplaire ; Tous ses soins vont au ciel, et j'ai su par des gens Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.

DORINE.

L'exemple est admirable, et cette dame est bonne I

ACTE I, SCÈNE I 19

D est vrai qu'elle vit en austère personne ; Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent, El l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant. Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages ; Mais voyant de ses yeux tous les brillants baisser, Au monde qui la quitte elle veut renoncer, Et du voile pompeux d'une haute sagesse De ses attraits usés déguiser la faiblesse. Ce sont les retours des coquettes du temps : U leur est dur de voir déserter les galants. Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude Ne voit d'autre recours que le métier de prude; Et la sévérité de ces femmes de bien Censure toute chose et ne pardonne à rien : Hautement d'un chacun elles blâment la vie, Non point par charité, mais par un trait é' envie. Qui ne saurait souffrir qu'un autre ait les plaisirs Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.

MADAME PERNELLE, à Elmire. Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire Ma bru. On est chez vous contrainte de se taire ; Car madame à jaser tient le tout le jour. Mais enfin je prétends discourir à mon tour. Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage; Que le ciel, au besoin, l'a céans envoyé Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ; Que pour votre salut vous le devez entendre ; Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendra. Ces visites, ces bals, ces conversations,

20 LE TARTUFE

Sont du malin esprit toutes iaventions ; jamais on n'entend de pieuses paroles ; Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles : Bien souvent le prochain en a sa bonne part, Et l'on y sait médire et du tiers et du quart. Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées De la confusion de telles assemblées : Mille caquets divers s'y font en moins de rien ; Et comme, l'autre jour, un docteur dit fort bien, C'est véritablement la tour de Babylone, Car chacun y babille, et tout le long de l'aune : Et, pour conter l'histoire oh ce point l'engagea...

{Montrant Cléante.) Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjàl Aller chercher vos fous qui vous donnent à rire,

{A Elmire.) Et sans... Adieu, ma bru; je ne veux plus rien dir». Sachez que pour céans j'en rabats de moitié. Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.

{Donnant un soufflet à Flipote.) Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles. Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles. Marchons, gaupe, marchons.

SCÈNE II

CLÉANTE, DORINE.

ÇLKANTE.

Je n'y veux point aller, De peur qu'elle ne vtnt eneor me quereller.

ACTE I, SCÈNE II 21

Que cette bonne femme ! . . .

DORINE.

Ah ! certes, c'est dommage Qu'elle ne vous cuit tenir un tel langage : Elle TOUS dirait bien qu'elle vous trouve bon, Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.

CLÉANTE.

Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée, Et que de son Tartufe elle paraît coiffée !

DORINE.

Oh I vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils ;

Et, si vous l'aviez vu, vous diriez : « C'est bien pisi »

Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,

Et pour servir son prince il montra du courage ;

Mais il est devenu comme un homme hébété,

Depuis que de Tartufe on le voit entêté :

Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme

Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille et femme.

C'est de tous ses secrets l'unique confident,

Et de ses actions le directeur prudent.

Il le choie, il l'embrasse; et, pour une maîtresse.

On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :

A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis ;

Avec joie il l'y voit manger autant ajiç six ;

Les bons morceaux de tout, il fay^'on les lui cède ;

Et, s'il vient à roter, il lui dit : « Dieu vous aide I »

Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ;

Il l'admire à tous coups, le cite à tous propos ;

Ses moindres actions lui semblent des miracles,

Et tous les mots qu'il dit sont pour lui des oracles*

22 LE TARTUFE >

Lui, qui connaît sa dupe, et qui veut en jouir, <

Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir : i

Son cagotisme en tire, à toute heure des sommes,

Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes. '*

Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon "

Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon :

Il vient nous sermoner avec des yeux farouches, i

Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.

Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains

Un mouchoir qu'il trouva dans une fleur des saints, i

Disant que nous mêlions, par un crime effroyable, \

Avec la sainteté les parures du diable.

SCÈSE III \

ELMIRE, MARIANE, DAMIS, CLÉANTE, DORINE î

ELMIRE, à Cléante, ;

Vous êtes bien heureux de n'être point venu *; Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.

Mais j'ai vu mon mari ; comme il ne m'a point vue, j Je veux aller là-haut attendre sa venue.

CLÉANTE. /^

Moi, je l'attends ici, pour moins d'amusement, j Et je vais lui donner le bonjour seulement.

SGËIE IV

CLÉANTE, DAMIS, DORINE. ^

DAMIS. J

De l'hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose. -j

ACTE I, SCÈNE V 23

J'ai sc'upçon que Tartufe à son effet s* oppose, Qu'il oblige mon père à des' détours si grands; El TOUS n'ignorez pas quel intérêt j'y prends. Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valero, La sœur de cet ami, vous Je save^, m'est chère -, Et s'il fallait...

DORINE.

H entre.

SCÈNE V

ORGON, CLÉANTE, DORINE.

ORGON. Ah! mon frère, bonjour.

CLÉANTE.

Je sortais, et j'ai joie à tous voir de retour.

La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.

ORGON.

{A Cléante.) Dorine... Mon beau-frère, attendez, je tous prie. Vous TOtilez bien souffrir, pour m'ôter de souci, Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.

{A Dorine.) Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte? Qu'est-ce quW fait céans? Comme est-ce qufoms'y porte?

DORINE.

Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir, Avec un mal de tête étrange à concevoir.

ORGON.

Et Tartufe?

24 LE TARTUFE

DORINK. Tartufe 1 il se porte à merveille, Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille.

ORGON.

^;.Le pauvre homme 1

DORINE.

Le soir, elle eut un grand dégoût, Et ne put, au souper, toucher à rien du tout, Tant sa douleur de tête était encor cruelle I

ORGON.

Et Tartufe?

DORINE.

Il soupa lui tout seul, devant elle; Et fort dévotement il mangea deui perdrix. Avec une moitié de gigot en hachis.

ORGON.

:^ Le pauvre homme I

DORINE.

La nuit se passa tout entière Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière; Des chaleurs l'empêchaient de pouvoir sommeiller, Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.

ORGON.

Et Tartufe?

DORINE.

\

j: Pressé d'un sommeil agréable,

! Il passa dans sa chambre au sortir de la table; /i Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain, Oîi sans trouble il dormit jusques au lendemaio,

ORGON.

Le pauvre homme I

ACTE I, SCÈNE VI 25

PORINK.

A la fin, par nos raisons gagnée, Elle se résolut à souffrir la saignée, El le soulagement suivit tout aussitôt.

ORGON.

Et Tartufe?

DORINE.

Il reprit courage comme il faut, Et contre tous les maux fortifiant son âme. Pour réparer le sang qu'avait perdu madame, But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

ORGON.

Le pauvre homme I

DORINE.

Tous deux se portent bien enfin ; Et je vais à madame annoncer, par avance, La part que vous prenez à sa convalescence,

SCÈNE TI

ORGON, CLÉANTE.

CLÉANTE.

A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;

Et, sans avoir dessein de vous mettre en counroux.

Je vous dirai, tout franc, que c'est avec justice.

A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice?

Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui

A vous faire oublier toutes choses pour lui ;

Qu'après avoir chez vous réparé sa misère.

Vous en veniez au point...?

26 LE TARTUFE

ORGON. !

Halte-là, mon beau-frère; ; Vous ne connaissez pas celui dont tous parlez.

CLÉANTE. J

Je ne le connais pas, puisque vous le roulez; ^

Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être... - 1

ORGON. j

"Mon frère, vous seriez charmé de le conna^re, \ Et vos ravissements ne prendraient point de fin. C'est un homme qui... Ah 1... un homme... un homme enfin. ^ Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,

Et comme du fumier regarde tout le monde. \

;iOui, je deviens tout autre avec son entretien : ^

Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien ; "^ De toutes amitiés il détache mon âme,

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme, ;

Que je m'en soucîrais autant que de cela. ]

CLÉANTE. /''■■

Les sentiments humains, mon frère, que voilà î

ORGON. -5

Ahl si vous aviez vu comme j'en fis rencontre, 1

Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre. -^

Ctaque jour à l'église il venait, d'un air doux,

Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux, i

Il attirait les yeux de l'assemblée entière 'j

Par l'ardeur dont au ciel il poussait sa prière :

Il faisait des soupirs, de grands élancements.

Et baisait humblement la terre à tous moments; ;

Et, lorsque je sortais, il me devançait vite, ;

Peur m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.

ACTE I, SCÈNE VI 27

Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,

Et de son indigence, et de ce qu'il était,

Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,

Il me voulait toujours en rendre une partie :

a C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié ;

Je ne mérite pas de vous faire pitié. »

Et quand je refusais de le vouloir reprendre,

Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.

Enfin le ciel chez moi me le fît retirer.

Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer :

Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même

Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême-;^::^

Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,

Et plus que moi sjx fois il s'en montre jaloux»^ .

Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle ; Il s'impute à péché la moindre bagatelle; Un rien presque suffit pour le scandaliser; Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser D'avoir pris une puce en faisant sa prière, Et de l'avoir tuée avec trop de colère.

CLÉANTE.

Paibleu 1 vous êtes fou, mon frère, que je croi. Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi? Et que prétendez' vous que tout ce badinagc...2 ORGON.

Mon frère, ce discours sent le libertinage : Vous en êtes un peu dans votre âme entiché. Et, comme je vous l'ai plus de dix fois prêché; Vous fous attirerez quelque méchante affaire.

CLÉANTE.

Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

28 LE TARTUFE

Ils yeuleat que chacun soit aveugle comme eux. C'est être libertin que d'avoir de bons yeui ; [

Et qui n'adore pas de vaines simagrées i

N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées. Allez, tous vos discours ne me font point de peur, Je sais comme je oarle, et le ciel voit mon cœur. '

De tous vos façonniers on n'est point les esclaves. Il est de faux dévots ainsi que de faux braves : Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruH, Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace, Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimaces. Eh quoi! vous ne ferez nulle distinction Entre l'hypocrisie et la dévotion? Vous les voulez traiter d'un semblable langage, Et rendre même honneur au masque qu'au visage, Égaler l'artifice à la sincérité. Confondre l'apparence avec la vérité, Estimer le fantôme autant que la personne. Et la fausse monnaie à l'égal de la bonne? Les hommes, la plupart, sont étrangement faits, Bans la juste nature, on ne les voit jamais : '

La raison a pour eux des bornes trop petites, ,

En chaque caractère, ils passent ses limites; Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent Pour la vouloir outrer et pousser trop avant. '

Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère<^— - h ORGON. ^

Oui, vous êtes sans doute un docteur qu"on révère; ^ Tout le savoir du monde est chez vous retiré ; Vous êtes le seul sage et le seul éclairé, ;

ACTE I, SCÈNE VI 29

Un oracle, un Caton dans le siècle nous sommes, Et près de tous ce sont des sots que tous les hommes.

CLÉANTE.

Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,

Et le savoir cliez moi n'est pas tout retiré ;

Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,

Du faux avec le vrai faire la différence .

Et comme je ne vois nul genre de héros

Qui soient plus à priser que les parfaits dévols.

Aucune chose au monde et plus noble et plus belle

Qne la sainte ferveur d'un véritable zèle.

Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux

Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,

Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,

De qui la sacrilège et trompeuse grimace

Abuse impunément et se joue, à leur gré.

De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré ;

Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise.

Font de dévotion métier et marchandise,

Et veulent acheter crédit et dignités

A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés ;

Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune,

Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;

Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour.

Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;

Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artiflces,

Et, pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment

De l'intérêt du ciel leur fier ressentiment,

D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,

Qu'ils prennent contre nous des arme» qu'on révère,

30 LE TARTUFE

Et que leur passioB, dont on leur sait bon gré, Veut nous assassiner avec un fer sacré. De ce faux caractère on en voit trop paraître, Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître. Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux Qui peuvent nous servir d'exemple glorieux. Regardez Ariston, regardez Périandre, """S^Oronte, Alcidamas, Polydore, Clytandra^- Ce titre par aucun ne leur est débattu ; Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu. On ne voit point en eux ce faste insupportable , ^Et leur dévoiion est humaine, est trai table. Ils ne censurent point toutes nos actions; Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections ; Et, laissant la fierté des paroles aux autres, C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nAtres. L'apparence du mal a chez eux peu d'appui, Et leur âme est portée à juger bien d'autrui. Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre; On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre. Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnemeot ; Ils attachent leur haine au péché seulement, Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême, Les intérêts du ciel plus qu'il ne veut lui-même; Voilà mes gens; voilà comme il en faut user; Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer. Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modela. C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ; Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

ORGON.

Monsieur mon cher beau-frère, avez-voas tout dît?

ACTE I, SCÈNE VI 31

CLÉANTE.

Oui.

ORGON, s'en allant. Je suis votre valet.

CLÉANTE.

,De grâce, un mot, mon frère. . ' Laissons ce discours. Vous savez que Valère Pour être votre gendre a parole de vous?

ORGON.

Oui.

CLÉANTE.

Vous aviez pris jour pour un lien si doux*

ORGON.

11 esî vrai.

CLÉANTE.

Pourquoi donc en différer la fête?

ORGON.

Je ne sais.

CLÉANTE.

Auriez-vous autre pensée en tête?

ORGON.

Peut-être.

CLÉANTE.

Vous voulez manquer à votre foi?

ORGON.

Je ne dis pas cela.

CLÉANTE.

Nul obstacle, je croi, Ne peut vous empêcher d'accomplir vos promesses.

ORGON.

Selon.

32 LE TARTUFE

CLÉANTE.

Pour dire un mot faut-il tant de finesses? Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

ORGON.

Le ciel en soit loué 1

CLÉANTE.

Mais que lui reporter?

ORGON. Tout ce qu'il vous plaira.

CLÉANTE.

Mais il est nécessaire De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc?

ORGON.

De faire Ce que le ciel voudra.

CLÉANTE.

Mais parlons tout de bon. Valère a votre foi; la tiendrez-vous ou non?

ORGON. Adieu.

CLÉANTE, seul.

Pour son amour je crains une disgrâce^ Et je dois Taverlir de tout ce qui se passe.

FIN DU PHEMIEH ACTE,

i

Mariane.

ACTE SECOND

SCÈNE PBEMIËBE

ORGON, MARIANE.

ORGON. MARIANE.

MoQ père?

ORGON. Approchez, j'ai de qucfï Vous parler en secret.

MARIANE, à Orgon, qui regarde dans un cabinet Que cherchez-vous? ORGON.

Je voi Si quelqu'un n'est point qui pourrait nous entendre ; Car ce petit endroit est propre pour surprendre. Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous Reconnu de tout temps un esprit assez doux, Et de tout temps aussi vous m'avez été chère.

MARIANE.

Je suis fort redevable à cet amour de père.

ORGON.

C'est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter, Vous devez n'avoir soin que de me contenter.

MARIANE.

C'est oh je mets aussi ma gloire la plus haute.

fcB TABXUFE. 2

34 LE TARTUFE _

ORGON. ^

?ort bien. Que dites-yous de Tartufe, notre hôte? '.

MARIANE. 1

Qui? moi? 1

ORGON. J

Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

MARIANE.

Hélas I j*en dirai, moi, tout ce que vous Toudrez. ^

'i'

1

SCBHB II I

ORGON, MARIANE, DORINE, entrant doucement j et se tenant derrière Or g on sans être vue, j,

\

ORGON. :;

C*est parler sagement... Dites-moi donc, ma fille, ^

Qu'en toute sa personne un haut mérite brille, ',

Qu'il touche votre cœur, et qu'il vous serait doui ; De le voir, par mon choix, devenir votre époux.

MARIANE. }

Eél ^

ORGON. '.

Qu'est-ce?

MARIANE. \

Plaît-il?

ORGON. il

Quoi? ':

MARIANE.

Mesuis-je méprise f,

ACTE II, SCtNE II 35

ORGON.

Gomment?

MARIANB. Qui Youlez-Yous, mon père, que je dise Qui me touche le cœur, et qu'il me serait doux De Yoir, par votre choix, devenir mon époux?

ORGON.

Tartufe.

M ARIANE. Il n'en est rien, mon père, je vous jure. Pourquoi me faire dire une telle imposture?

ORGON.

Mais je veux que cela soit une vérité ;

Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.'^

MARIANE. Quoil vous voulez, mon père...?

ORGON.

Oui, je prétends, ma fille» Unir par votre hymen Tartufe à ma famille. H sera votre époux, j'ai résolu cela.

{Apercevant Dorine,) Et, comme sur vos vœux je... Que faites-vous là? La curiosité qui vous presse est bien forte, Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

DORINE.

Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part De quelque conjecture ou d'un coup de hasard, Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle, Et j'ai traité cela de pure bagatelle.

ORGON. Quoi donc 1 la chose est-elle incroyable?

36 LE TARTUFE \

DORINE. i A tel points

Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point. ;

ORGON.

Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

DORINE. -

Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire! ]

ORGON. ! Je conte justement ce qu'on verra dans peu.

DORINE.

Chansons I '

ORGON. \

Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu. ;^

DORINE. 1

Allez, ne croyez point à monsieur votre père ; Il raille.

ORGON. ;

Je vous dis...

DORINE. '

Non, vous avez beau faire, i

On E3 vous croira point. 1

ORGON. ;

A la fin, mon courroux... [

DORINE. ]

Eh bien, on vous croit donc ; et c'est tant pis pour vous, j Quoi! se peut-il, monsieur, qu'avec l'air d'homme sage, J

Et cette large barbe au milieu du visage, 5

Vous soyez assez fou pour vouloir...? '\

ORGON. <;

Écoulez ; { Vous avez pris céans certaines privauti» '^\

ACTE II , SCÈNE II 37

Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

DORINE.

Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie.

Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot?

Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot :

Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense.

Et puis, que vous apporte une telle alliance?

A quel sujet aller, avec tout votre bien,

Choisir un gendre gueux,..?

ORGON.

Taisez-vous. S'il n'a rieaiç

Sachez que c'est par qu'il faut (ju'on le révère. Sa misère est sans doute une honnête misère; Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever; Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver Par son trop peu de soin des choses temporelles, Et sa puissante attache aux choses éternelles. Mais mon secours pourra lui donner les moyens De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens : Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ; Et, tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.

DORINE.

Oui, c'est lui qui le dit; et cette vanité.

Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.

Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence,

Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance;

Et l'humble procédé de la dévotion

Souffre mal les éclats de cette ambition.

A qu(ù bon cet orgueil?... Mais ce discours vous bhssa

Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.

Ferez-Tous possesseur, sans quelque peu d'ennui,

38 LE TARTUFE

D'une fille comme elle, un homme comme lui?

Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,

Et de cette union prévoir les conséquences?

Songez que d'une fille on risque la vertu

Lorsque dans son hymen son goût est combattu;

Que le dessein d'y vivre ea honnête personne

Dépend des qualités du mari qu'on lui donne;

Et que ceux dont partout on montre au doigt le front

Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sœit.

Il est bien difficile enfin d'être fidèle

A de certains maris faits d'un certain modèle;

Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait

Est responsable au ciel des fautes qu'elle fait.

Songez à quels périls votre dessein vous livre.

ORGON.

Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre I

DORINE.

Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.

ORGON.

Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons : Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père. J'avais donné pour vous ma parole à Valère; Mais, outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin, Je le soupçonne encor d'être un peu libertin. Je ne remarque point qu'il hante les églises.

DORINE.

Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises, Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçu»?

ORGON.

Je ne demande point votre avis -dessus.

ACTE II, SCÈNE II 39

Enfin avec le ciel l'autre est le mieux du monde, El c'est une richesse à nulle autre seconde. Cet hymen de tous biens comblera yos désirs. Il sera tout confit en douceurs et plaisirs. Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles, Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles : A nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez, El vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

DORINE.

Elle? Elle n'en fera qu'un sot, je vous assure,

ORGON.

Ouais 1 quels discours I

DORINE.

Je dis qu'il en a l'encolure, Et que son diCendant, monsieur, l'emportera Sur toute la vertu que votre fille auia.

ORGON.

Cessez de m'interrorapre, et songez à vous taire, Sans mettre votre nez oh vous n'avez que faire.

DORINE.

Je n'en parle, monsieur, que pour votre intérêt.

ORGON.

C'est prendre trop de soin ; taisez-vous, s'il vous plaît.

DORINE.

Si l'on ne vous aimait...

ORGON.

Je ne veux pas qu'on m'aime.

DORINE.

Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.

40 LE TARTUFE ,;

ORGON. •■

Ahl '

DORINE. ;

Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir J Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir. *

ORGON. j

Vous ne vous tairez point I i

DORINE. I

C'est une conscience Que de tous laisser faire une telle alliance.

ORGON.

Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés...* ,

DORINE. :

Ahl vous êtes dévot, et vous vous emportez! |

ORGON.

Oui; ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises; |

Et, tout résolument, je veux que tu te taises. ;

DORINE.

Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins, j

ORGON.

Pense si tu le veux ; mais applique tes soins

{A sa fille.) ,

A ne m'en point parler, ou... Suffît... Comme sage, '

J'ai pesé mûrement toutes choses. ^

DORINE, à part. \

J'enrage ,,

De ne pouvoir parler. ';

ORGON. i

Sans être damoiseau, ?

Tartufe est fait de sorte...

ACTE II, SCÈNE 41

DOBINE, à part.

Oui, c'est un beau museau. ORGON.

Que, quaud tu n'aurais même aucune sympathie Pour tous les autres dons...

DORINE, à part.

La voKà bien lotie!

(Orgon se tourne du côté de Dorine, et, les bras

croisés, l'écoute et la regarde en face.) Si j'étais en sa place, un homme assurément Ne m'épouserait pas de force impunément; Et je lui ferais voir, bientôt après la fête, Qu'une femme a toujours une vengeance prête.

ORGON, à Dorine. Donc, de ce que je dis on ne fera nul cas?

DORINE.

De quoi vous plaignez-vous? Je ne vous parle pas.

ORGON.

Qu'est-ce que tu fais donc?

DORINK.

Je me parle à moi-même. ORGON, à part. Fort bien. Pour châtier son insolence extrême, Il faut que je lui donne un revers de ma main. (// se met en posture de donner un soufflet à Do- rine, et, à chaque mot qu'il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)

Ma fîlle, vous devez approuver mon dessein... Croire que j'ai su voua élire...

42 LE TARTUFE

{A Dorine ) Que ne te parles-tu?

DORINE.

Je n'ai rien à me dire.

ORGON.

Encore un petit mot.

DORINE. 1

L ne me plaît pas, moi.

ORGON.

Certes, je t'y guettais.

DORINE.

Quelque sotte, ma foi!... *

ORGON. j

Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance, ',

Et montrer pour mon choix entière déférence.

DORINE, en s'enfuyant. j

Je me moquerais fort de prendre un tel époux. ]

ORGON, après avoir manqué de donner un soufflet '■,

à Dorine, \

j

Vous avez là, ma fille, une peste ayec tous, 1

Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre. I Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre ;

Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu; \

Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu. ]

8CÈIE III

MARIANE, DORINE.

DORINE.

Àvez-vous donc perdu, dite»^moi, la parole?

ACTE II, SCÈNE III 43

Et faut-il qu'en ceci j,e fasse votre rôle? Soufirir qu'on vous propose an projet insensé, Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé l

MARIANE.

Contre un père absolu que veui-tu que je fasse?

DORINE.

Ce qu'il faut pour parer une telle menace.

MARIANE.

Quoi?

DORINE.

Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui ; Que TOUS vous mariez pour vous, non pas pour lui ; Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire. C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire; Et que si son Tartufe est pour lui si charmant, n le peut épouser sans nul empêchement.

MARIANE.

Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire, Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.

» DORINE.

Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas : L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas?

MARIANE.

Âh I qu'envers mon amour ton injustice est grande, Dorinel Me dois-tu faire cette demande? T'ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ? Et sais-tu pas pour lui jusqu'oîi va mon ardeur?

DORINE.

Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche.

Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche?

44 lE TARTUFE

MARIANE.

Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter; Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

DORINE.

Enfin, TOUS l'aimez donc?

MARIANE.

Oui, d'une ardeur extrême.

DORINE.

Et, selon l'apparence, il vous aime de même?

MARIANE.

Je le crois.

DORINE.

Et tous deux brûlez également De vous voir mariés ensemble?

MARIANE.

Assurément.

DORINE.

Sur cette autre union quelle est donc votre attente?

MARIANE.

De me donner la mort si l'on me violente. t

DORINE.

Fort bien. C'est un recours je ne songeais pas : Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras. Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.

MARIANE.

Mon Dieu I de quelle humeur, Dorine, tu te rends I Tu ne compatis point au déplaisir des gens.

DORINE.

Je ne compatis point à qui dit des sornettes,

ACTE II, SCÈNE III 45

Et, dans l'occasion, mollit comme vous faites.

MARIA.NK.

Mais, que veui-tu? si j'ai de la timidité...

DORINK,

Mais l'amour dans un cœur veut de la fermeté.

M ARIANE.

Mais n'en gardé-je point pour les feux de Valèref Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père?

DORINE.

Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé, Qui s'est de son Tartufe entièrement coiffé, Et manque à l'union qu'il avait arrêtée, La faute à votre amant doit-elle être imputée?

MARIANS. Mais par un haut refus et d'éclatants mépris Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris? Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille, De la pudeur du sexe et du devoir de fille? Et veux-tu que mes feux par le monde étalés...?

DORINE.

Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez Être à monsieur Tartufe; et j'aurais, quand j'y pense. Tort de vous détourner d'une telle alliance. Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux? Le parti de soi-même est fort avantageux. Monsieur Tartufe ! oh ! oh ! n'est-ce rien qu'on propose ? Certes, monsieur Tartufe., à bien prendre la chose. N'est pas un homme, non, qui se mouche du pied ; Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié. Tout le moqde déjà de gloire le couronne;

46 LB TARTUFE

Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ; !

Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri : j

Vous vivrez trop contente avec un tel mari. \

M ARIANE.

i

Mon Dieu!... J

DORINE. j

Quelle allégresse aurez-vous dans votre âm« |

Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme l \

MARIANE. '

Oh I cesse, je te prie, un semblable discours ;

Et contre cet hymen ouvre-moi du secours. '

C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire. \

DORINE. \ Non, il faut qu'une fille obéisse à son père. Voulût-il lui donner un singe pour époux.

Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous? |

Vous irez par le coche en sa petite ville, ; Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile, Et vous vous plairez fort à les entretenir.

D'abord chez le beau monde on vous fera venir. "^ Vous irez visiter, pour votre bienvenue,

Madame la baillive et madame l'élue, '■

Qui d'un siège pliant vous feront honorer. ]

Là, dans le carnaval vous pourrez espérer j

Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes, ' Et parfois Fagotin et les marionnettes,

Si pourtant votre époux... î

MARIANE. ^

Ah I tu me fais mourir» 1 De tes conseils plutôt songe à me secourir.

ACTE II, SCÈNE III il

DORINE.

Je suis. YOtre servante.

MARIANE.

Hél Dorine, de grâce...

DORINE.

'Il faut, pour TOUS punir, que cette affaire pass».

' MARIANE.

Ma pauTre fille I

DORINB.

Non.

MARIANE.

Si mes yœux déclarés...

j; DORINE.

I Point. Tartufe est votre homme, et vous en tâterai.

MARIANE.

Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée : Fais-moi...

DORINE.

Non, vous serez, ma foi, tartufiée.

MARIANE.

£h bien, puisque mon sort ne saurait t'émouvoir, Laisse-moi désormais toute à mon désespoir: C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide; Et je sais de mes maux l'infaillible remède.

{Mariane veut s'en aller,)

DORINE.

Hél îà, là, revenez. Je quitte mon courroux. II faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

MARIANE.

Vois-tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,

48 LE TAETUFE

Je te le dis, Donne, il faudra que j'expire.

DORINE.

Ne vous tourmentez point. On peut adroitement Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

SCÈNE IV VALÊRE, MARIANE, DORINE.

VALÈRE.

On vient de débiter, madame, une nouvelle Que je ne savais pas, et qui sans doute est bells

MARIANE.

Quoi?

VA.LHRE.

Que vous épousez Tartufe.

MARIANE.

Il est certain Que mon père s'est mis en tête ce dessein.

VALÈRE.

Votre père, madame I...

MARIANE.

A changé de visée ; La chose vient par lui de m'être proposée.

VALÈRE.

Quoil sérieusement?

MARIANE.

Oui, sérieusement. Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.

ACTE II, SCÈNE IV 49

VALÈRE. Et quel est le dessein votre âme s'arrête-, Madame?

MARI ANE.

Je ne sais.

VALÈRE.

La réponse est honnête* j Vous ne savez?

Il MARIANE.

Non.

VALÈRE.

j Non?

' MARIANE.

Que me conseillez-YOUst

VALÈRE. Je vous conseille, moi, de prendre cet époux. MARIANE.

Vous me le conseillez?

WêÊ VALÈRE.

^■^^^

jKÊSÊ^' VALÈRE.

Sans douter Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.

MARIANE.

Eh bien, c'est un conseil, monsieur, que je reçois.

VALÈRE.

Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois»

'60 LE TARTUFE

MARIANE.

Pas plus qu'à le donner en a souffert Totre âme.

VALÈRE.

Moi, je TOUS l'ai donné pour tous plaire, madame.

MARIANE.

Et moi, je le suÎTrai pour tous faire plaisir.

DORINE, se retirant dans le fond du théâtre. Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

VALÈRE.

C'est donc ainsi qu'on aime? Et c'était tromperie Quand tous...

MARIANE.

Ne parlons point de cela, je tous prie. "Vous m'aTez dit tout franc que je dois accepter Celui que pour époux on me Teut présenter; Et je déclare, moi, que je prétends le faire, Puisque tous m'en donnez le conseil salutaire.

VALÈRE.

Ne TOUS excusez point sur mes intentions : Vous aTiez déjà pris tos résolutions. Et tous tous saisissez d'un prétexte friTole Pour TOUS autoriser à manquer de parole.

MARIANE.

U est Trai ; c'est bien dit.

VALÈRE.

Sans doute ; et TOtre cœur N'a jamais eu pour moi de Téritable ardeur.

MARIANE.

Hélas I permis à tou» d'avoir celte pensée.

F

^^noui, OUI

ACTE II, SCÈNE lY 51

VALÈRE. ui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ; Et je sais oh porter et mes vœux et ma main.

M ARIANE.

Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite Le mérite...

VALÈRE.

Mon Dieu, laissons le mérite : J'en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi. Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi; Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte, Consentira, sans honte, à réparer ma perte.

M ARIANE.

La perte n'est pas grande ; et de ce changement Vous vous consolerez assez facilement. VALÈRE.

J'y ferai mon possible; et vous le pouvez croire.

Un cœur qui nous oublie engage notre gloire;

Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :

Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins;

Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,

De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.

M ARIANE.

Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.

VALÈRE.

Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé. Eh quoi! vous voudriez qu'à jamais dans mon âm« Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme, Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,

^2 LE TARTUFE J

Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ? J

MARTANE.

Au contraire : pour moi, c'est ce que je souhaite; J

Et je voudrais déjà que la chose fût faite.

VALÈRE. 1

Vous le voudriez?

MARI ANE. ;

Oui. :

VALÈRK. -

C'est assez m'insulter,

Madame, et de ce pas je vais vous contenter. ;;

(// fait un pas pour s'en aller,) i

MARIANE.

Fort bien.

VALÈRE, revenant. Souvenez-vous au moins que c'est vous-même ; Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême. ^

MARIANE. <

Oui. \

VALÈRE, revenant encore. ]

Et que le dessein que mon âme conçoit ;

N'est rien qu'à votre exemple. ^

MARIANE. ]

A mon exemple, soit. ■; VALÈRE, en sortant. i

SufQt : vous allez être à point nommé servie.

MARIANE.

Tant mieux. <

VALÈRE, revenant encore. Vous me voyez, c'est pour toute !a vie.

ACTE II, SCÈNE IV 53

MARIANE.

A la bonne heure.

VALÈRE, se retournant lorsqu'il est prêt à sortir. Hé?

MARIANE.

Quoi? VALÈRE.

Ne m'appelez-YOus pas?

MARIANE.

Moi I VOUS rêvez.

Adieu, madame.

VALERE.

Eh bien, je poursuis donc mes pas.

(7/ s'en va lentement,)

MARIANE.

Adieu, monsieur. DORINE, à Mariane.

Pour moi, je pense Que vous perdez l'esprit par cette extravagance ; Et je vous ai laissés tout du long quereller, Pour voir tout cela pourrait enfin aller. Holà, seigneur Valère.

{Elle arrête Valère par le bras.) VALÈRE, feignant de résister.

Eh! que veui-tu, Dorine?

DORINE.

Venez ici.

VALÈRE.

Non, non ; le dépit me domine. Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.

54 LE TARTUFE

DORINE.

Aprètez.

VALÈRE.

Non ; Yois-lu, c'est un point résolu.

DORINB.

Ahl

MARIANB, h part. II souffre à me yoir, ma présence le chasse, Et je ferais bien mieux de lui quitter la place.

DORINE, quittant Valère et courant après Mariane, A l'autre I courez-vous?

MARIANB.

Laisse.

DORINE.

Il faut revenir.

MARIANE.

Non, non, Dorine ; en vain tu me veux retenir.

VALÈRE, à part. Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice; Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.

DORINE, quittant Mariane et courant après Valère.

Encorl Diantre soit fait de vous! Si... Je le veux. Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.

(Elle prend Valère et Mariane par la main et les ramène.)

VALÈRE, à Dorinei Mais quel est ton dessein?

MARIANE, à Dorine.

Qu'est-ce que tu veux faire?

ACTE II, SCÈNE IV 55

DORINE.

Vous bien remettre ensemble, et tous tirer d'affaire.

(il Valèfe,) Êtes-vous fou d'avoir un pareil démêlé?

VALÈRE.

N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé?

DORINE, à Mariane. Êtes-Yous folle, vous, de vous être emportée?

MARIANE.

N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée?

DORINE.

{A Valère.) Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin Que de se conserver à vous ^ j'en suis témoin.

{A Mariane.) Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envi'i Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.

MARIANE, à Valère. Pourquoi donc me donner un semblable conseil?

VALÈRE, à Mariane. Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil?

DORINE.

Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l'un et Tautrc.

{A Valère.) Allons, vous.

VALÈRE, en donnant sa main à Dorine, A quoi bon ma main? DORINE, à Mariane.

Ah çà 1 la vôtre. MARIANE, en donnant aussi sa main. De quoi sert tout cela

66 LE TARTUFE

DORINE.

Mon Dieu! vite, ayancez. Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

(Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)

VALÈRE, se tournant vers Mariane, Mais ne faites donc point les choses avec peine ; Et regardez un peu les gens sans nulle haine.

(Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)

DORINE.

A vous dire le vrai, les amants sont bien fous!

VALÈRE, à Mariane, Oh çà I n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous? Et pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante De vous plaire à me dire une chose affligeante?

MARIANE.

Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat?..,

DORINE.

Pour une autre saison laissons tout ce débat, Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

MARIANE.

Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage»

DORINE.

Nous en ferons agir de toutes les façons.

(A Mariane.) {A Valère.)

Votre père se moque ; et ce sont des chansons.

{A Mariane.) Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,

ACTE II, SCÈNE IV 57

Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé De tirer en longueur cet hymen proposé. En attrapant du temps, à tout on remédie. Tantôt vous payerez de quelque maladie, Qui viendra tout à coup et voudra des délais ; Tantôt vous payerez de présages mauvais, Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse, Cassé quelque miroir ou songé d'eau bourbeuse; Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui On ne peut vous lier, que vous ne disiez : « Oui. » Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble, Qu'on ne vous trouve point tous deui parlant ensemble.

{A Valère.) Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.

{A Mariane.) Nous, allons réveiller les efforts de son frère. Et dans notre parti jeter la belle-mère. Adieu.

VALÈRE, à Mariane. Quelques efforts que nous préparions tous, Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vqus.

MA.RIANE, à Valère. Je ne vous réponds pas des volontés d'un père; Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.

VALÈRE.

Que vous me comblez d'aise I Et quoi que puisse oser..

DORINE.

Ah I jamais les amants ne sont las de jaser. Sortez, vous dis-je.

58 LE TARTUFE, ACTE II, SCÈNE IV

VALÈRE, revenant sur ses pas. Enfin...

DORINE.

Quel caquet est le yôtre I Tirez de cette part; et vous, tirez de l'autre.

{Dorme les pousse chacun nar l'épaule et les jblige de se retirer.)

DU SSGOMO AGTB.

ACTE TROISIÈME

SCÈHE PBEHIÈBE

DAMIS, DORINE.

DAMIS.

Que la foudre sur l'heure achève mes destins, Qu'on me traite partout du plus grand deb faquins, S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête, Et si je Be fais pas quelque coup de ma tête I

DORINE.

De grâce, modérez un tel emportement : Votre père n'a fait qu'en parler simplement. On n'exécute pas tout ce qui se propose; Et le chemin est long du projet à la chose.

DAMIS. Il faut que de ce fat j'arrête les complots, Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.

DORINE.

Ah 1 tout doux. Envers lui comme envers Yotre père,

Laissez agir les soins de votre belle-mère.

Sur l'esprit de Tartufe elle a quelque crédit;

Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,

Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.

Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose serait belle 1

Enfin votre intérêt l'oblige à le mander :

60 LE TARTUFE '^

Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder, ; Savoir ses sentiments, et lui faire connaître

Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,

S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir. ^

Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ; ;

Mais ce valet m'a dit qu'il s'en allait descendre. i

Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre. '

DAMIS. i

Je puis être présent à tout cet entrelien. j

DORINE. 1

Point. Il faut qu'ils soient seuls. !

DAMIS. \

Je ne lui dirai rien.

DORINE. \

Vous TOUS moquez : on sait vos transports ordinaires ; '■■

Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.

Sortez... ^

DAMIS. ;

Non ; je veux voir, sans me mettre en courroux, !

DORINE.

Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous. :

{Damis va se cache)- dans un cabinet qui est au fond du théâtre.)

SCÈHE II

TARTUFE, DORINE. \

TARTUFE, parlant haut à son valet ^ qui est dans la maison, dès qu'il aperçoit Dorine.

Laurent, serrez ma baire avec ma disciplioef

ACTE III, SCÈNE II 61

Et priez que toujours le ciel vous illumine.

Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers

Des aumônes que j'ai partager les deniers.

DORINE, à part. Que d'affectation et de forfanterie 1

TARTUFE.

Que voulez-vous?

DORINE.

Vous dire... TARTUFE, tirant un mouchoir de sa poche. ;! Ah ! mon Dieu ! je vous pris. Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

DORINE.

Comment I

TARTUFE.

Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensées.

DORINE. l'

Vous êtes donc bien tendre à la tentation, \

Et la chair sur vos sens fait grande impression ! Certes ! je ne sais pas quelle chaleur vous monte ; Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte; Et je vous verrais nu, du haut jusques en bas, ' Que toute votre peau ne me tenterait pas.

TARTUFE.

Mettez dans vos discours un peu de modestie, Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

DORINE.

Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repoi.

62 LE TARTUFE

Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.

Madame va venir dans celte salle basse,

Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.

TARTUFE.

Hélas I très-volontiers.

DORiNE, à part.

Comme il se raij^ucit ! Ma foi, je suis toujours pour ce que j?^ ai dit.

TARTUFE.

Viendra-t-elle bientôt?

DORINE.

Je l'entends, ce me semble. Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

SCÈNE III

ELMIRE, TARTUFE.

TARTUFE.

^-^Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté, Et de l'âme et du corps vous domie la santé, Et bénisse vos jours autant que le désire Le plus humble de ceux que son amour inspire ly{ ELMIRE. ^ \

^'~->5^e suis fort obligée à ce souhait ,pifiux«/

y^ Mais prenons une chaise afin d'être un peu mieux.

TARTUFE, assis.

Comment de votre mal vous sentez- vous remise?

ELMIRE j assise. Fort bien ; et cette fièyre a bientôt quitté prise.

ACTE III, SCÈNE III 63

TARTUFE.

Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ; Mais je n'ai fait au ciel nulle dévote instance Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.

ELMIRE.

Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.

TARTUFE.

On ne peut trop chérir votre chère santé; '• Et pour la rétablir j'aurais donné la mienne.

ELMIRE.

C'est pousser bien avant la charité chrétienne ; Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

TARTUFE.

Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

ELMIRE.

J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire, Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.

TARTUFE.

J'en suis ravi de même ; et sans doute il m'est douL, Madame, de me voir seul à seul avec vous : C'est une occasion qu'au ciel j'ai demandée, Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.

ELMIRE.

Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien Oh tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.

{Damis, sans se montrer, entr^ouvre la porte du cabinet dans lequel il s'était retiré f pour entendre la conversation,)

64 LE TARTUFE

TARTUFE. ]

Et je ne veux aussi, pour grâce singulière, |

Que montrer à vos yeui mon âme tout entière,

Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits

Des visites qu'ici reçoivent vos attraits

Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine.

Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne, j

Et d'un pur mouvement... î

ELMIRE. I

Je le prends bien ainsi, ] Et crois que mon salut vous donne ce souci.

TARTUFE, prenant la main d'Elmire et lui serrant '.

les doigts^ '

Oui, madame, sans doute; et ma.lërreur est telle... \

ELMIRE. '

Ouf I TOUS me serrez trop. j

TARTUFE.

C'est par excès de zèle. \

De vous faire aucun mal je n'eus jamais dessein, J Et j'aurais bien plutôt...

(// met la main sur les genoux d'Elmire.) !

ELMIRE. ]

Que fait votre main? |

TARTUFE. ^

le tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.

ELMIRE. '

Ahl de grâce, laissez 1 je suis fort chatouilleuse. <

{Elmire recule son fauteuil, Tartufe se j

rapproche d'elle.) |

ACTE III , SCÈNE III 65

TARTUFE, maniant le fichu d'Elmire, Mon Dieu ! que de ce point l'ouvrage est merveilleux 1 On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux : Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire.

ELMIRE.

Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire, On tient que mon mari veut dégager sa foi, Et vous donner sa fille. Est-il vrai? dites-moi.

TARTUFE.

Il m'en a dit deux mots; mais, madame, à vrai dire, Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ; Et je vôi§ autre part les merveilleux attraits De la félicité q^ui fait tous mes souhaits.

ELMIRE.

C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.

TARTUFE.

Mon sein n'enferme point un cœur qui soit de pierre.

ELMIRE.

Pour moi, je crois qu'au ciel tendent tous vos soupirs. Et que rien ici-bas n'arrête vos désirs.

TARTUFE.

L'amour qui nous attache aux beautés éteruelles l^'étouffe pas en nous l'amour des temporelles : Nos sens facilement peuvent être charmés Des ouvrages parfaits que le ciel a formés. Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles, Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ; Il a sur votre face épanché des beautés Dont les yeux sont surpris et les cœurs transportéi; Et ja n'ai pu vous voir, vçjjiuteCréatu^

LE TAKT rFE, ft

66 LE TARTUFE

Sans admirer ea vous Tauteiir de la nature;

Et d'un ardent amour sentir mon cœur atteial

Au plus beau des portraits lui-même s'est peisî..

D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète

Ne fût du noir esprit une surprise adroite;

Et même à- fuir vos yeux mon cœur se résolut,

Vous croyant un obstacle à faire mon salut.

Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable l

Que celte passion peut n'être point coupable,

Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,

Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon cœur.

Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande

Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande;

Mais j'attends, en mes yœux, tout de votre bonté,

Et rien des vains efforts de mon infirmité.

En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude;

De vous dépend ma peine ou ma béatitude :

Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,

Heureux si vous voulez, malheureux s'il vous plaît.

ELMIRE.

La déclaration est tout à fait galante ;

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.

Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,

Et raisonner un peu sur un pareil dessein.

Un dévot comme vous, et que partout on nomme...

TARTUFE.

Ah I pour être dévot je n'en suis pas moins homme : Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas, Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas. Je sais qu'un tel discours de moi paraît étrange : Mais, madame, après tout je oq suis pas un angej

ACTE m, SCÈNE lîî 67

Et si TOUS condamnez l'aveu que je vous fais,

Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.

Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,

De mon intérieur vous fûtes souveraine;

De vos regards divins l'ineffable douceur

Força la résistance s'obstinait mon cœur î

Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,

Et tourna tous mes vœui du côté de vos charme?.

Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois ;

Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.

Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne,

Les tribulations de votre esclave indigne;

S'il faut que vos bontés veuillent me consoler,

El jusqu'à mon néant daignent se ravaler.

J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,

Une dévotion à nulle autre pareille.

Votre honneur avec moi ne court point de hasard.

Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.

Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,

Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,

De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer :

lis n'ont point de faveur qu'ils n'aillent divulguer ;

Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,

Déshonore l'autel où. leur cœur sacrifie.

Mais les gens comme nous brûlent d'unjeuj[iscrelj

Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.

Le soin que nous prenons de notre renommé©

Répond de toute chose à la personne aimée;

Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur,

De l'amour sans scandale, et du plaisir sans peur.

63 LE TARTUFE

ELMIRE. <

Je TOUS écoule dire; et votre rhétorique < En termes ei^sez forts à mon âme s'explique. i

N'appréhendez- vous point que je ne sois d'humeur \

A dire à mon mari cette galante ardeur, j

Et que le prompt avis d'un amour de la sorte Ne pût bien altérer Tamitié qu'il vous porte?

TARTUFE. 'i

Je sais que vous avez trop de bénignHdt

Et que vous ferez grâce à ma témérité; 1

Que vous m'excuserez sur l'humaine faiblesse ^

Des violents transports d'un amour qui vous blesse, \

Et considérerez, en regardant votre air, '■ Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair» -■

ELMIRE. '

D'autres prendraient cela d'autre façon peut-être; i

Mais ma discrétion se veut faire paraître. \

Je ne redirai point l'affaire à mon époux ; ",

Mais je veux, en revanche, une chose de vous : )

(''est de presser tout franc, et sans nulle chicane, 1

L'union de Valère avecque Mariane, *

De renoncer vous-même à l'injuste pouvoir j

Qui veut du bien d'un autre enridiir votre espoir; \

Et... -,

SCÈHE IV ^

ELMIRE, DAMIS, TARTUFE.

i

DAMIS, sortant du cabinet il s'était retiré, ;j

Non, madame, non; ceci doit se répandre; j

ACTE III, SCÈNE IV 6Q

J'étais en cet endroit, d'oîi j'ai pu tout entendre; Et la bonté du ciel m'y semble avoir conduit Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit, Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance De son hypocrisie et de son insolence, A détromper mon père, et lui mettre en plein joiff L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.

ELMIRE.

Non, Damis; il suffit qu'il se rende plus sage, Et tâche à mé^ter la grâce oîi je m'engage. Puisq'îe je l'ai promis, ne m'en dédites pas. Ce n'est point mon humeur de faire des éclats; Une femme se rit de sottises pareilles. Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.

DAMIS.

Vous avez vos raisons pour en user ainsi;

Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.

Le vouloir épargner est une raillerie;

Et l'insolent orgueil de sa cagoterie

N'a triomphé que trop de mon juste courroux

Et que trop excité de désordre chez nous.

Le fourbe trop longtemps a gouverné mon pèrfî

Et desservi mes feux avec ceux de Valère.

Il faut que du perfide il soit désabusé;

Et le ciel pour cela m'offre un moyen aisé.

De celte occasion je lui suis redevable.

Et pour la négliger elle est trop favorable :

Ce serait mériter qu'il me la vînt ravir,

Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.

ELMIRE.

Damis...

70 LE TARTUFE

. DAMIS.

Non, s'il TOUS plaît ; il faut que je me croie. Mon âme est maintenant au comble de sa joie Et vos discours en vain prétendent m'obliger A quitter le plaisir de me pouvoir venger. Sans aller plus avant, je vais vider l'affaire; Et voici justement de quoi me satisfaire.

SCÈNE V

ORGON, ELMIRE, DAMIS, TARTUFE.

DAMIS.

Nous allons régaler, mon père, votre abord

D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.

Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,

Et monsieur d'un beau prix reconnaît vos tendresses;

Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :

Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer;

Et je l'ai surpris là, qui faisait à madame

L'injurieux aveu d'une coupable flamme.

Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop discret

Voulait à toute force en garder le secret;

Mais je ne puis flatter une telle impudence,

Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

ELMIRE.

Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos On ne doit d'un mari traverser le repos ; Que ce n'estpoint de laque l'honneur peut dépen Ira, Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre. Ce sont mes sentiments : et vous n'auriez rien di:,

ACTE III, SCÈNE VI 71

Damis, si j'ayais eu sur vous quelque crédit. SCiHE VI

ORGON, DAMIS, TARTUFE.

ORGON.

Ce que je viens d'entendre, ô ciel! est-il croyable?

TARTUFE. ^'

Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable.z^

Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité.

Le plus grand scélérat qui jamais ait été.

Chaque instant de ma yie est chargé de souillures:

Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;

Et je yois que le Ciel, pour ma punition.

Me veut mortifier en cette occasion.

De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre.

Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.

Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux.

Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;

Je ne saurais avoir tant de honte en partags

Que je n'en aie encor mérité davantage.

ORGON, à son fils. Ah! traître, oses-tu bien par cette fausseté Vouloir de sa vertu ternir la pureté!

DAMIS.

Quoi? la feinte douceur de cette âme hypocriio Vous fera démentir!...

; ORGON.

Tais-toi, peste maudite!

72 LE TARTUFE

TARTUFE.

Ah! laissez-le parler; vous l'accusez à tort,

Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.

Pourquoi sur un tel fait m'êlre aussi favorable?

Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?

Vous fiez- vous, mon frère, à mon extérieur?

Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur î

Non, non ; vous vous laissez tromper à l'apparence ;

Et je ne suis rien moins, hélas! que ce qu'on pensa.

Tout le monde me prend pour un homme de bien ;

Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

(S' adressant à Damis.) Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide, D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide; A.ccablez-moi de noms encor plus détestés : Je n'y contredis point, je les ai mérités; Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie, Comme une honte due aux crimes de ma vie.

ORGON.

(.4 Tartufe.) {A son fils.)

Mon frère, c'en est trop. Ton cœur ae se rend point, Traître?

DAMIS.

Quoi! ses discours vous séduiront au point...

ORGON.

{Relevant Tartufe.) Tais-toi, pendardi Mon frère» hé! levez-yous» de grâce I (4 son fils.)

Infâme!

DAMia>

Il peut...

ACTE III, SCÈNE VI 73

ORGON.

Tais-loi.

DAMIS.

J'enrage. Quoi! je passe...

ORGON.

Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

TARTUFE.

Mon frère, &a noa de Dieu, ne vous emportez pasl J'aimerais mieux soulTrir la peine la plus dure Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

ORGON, à son fils. Ingrat !

TARTUFE.

Laissez-le en paix. S'il faut, à deux genoux,

Vous demander sa grâce...

ORGON, *e jetant aussi à genoux et embrassant Tartufe,

Hélas! TOUS moquez-yous? ÇA son fils.) Coquin, vois sa bonté !

DAMIS.

Donc...

ORGON.

Paix.

DAMIS.

Quoi! je...

ORGON.

Paix, dis-i». Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige. Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui Femme, enfants et valets déchaînés contre lui.

74 LE TAETUFE

On met impudemment toute chose en usage Pour ôler de chez moi ce dévot personnage : Mais plus on fait d'efforts afin de l'en bannir, Plus j'en vais employer à l'y mieux retenir; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.

DAMIS.

A recevoir sa main on pense l'obliger?

ORGON.

Oui, traître, et dès ce soir pour vous faire enrage:. Ah! je vous brave tous, et vous ferai connaître Qu'il faut qu'on m'obéisse, et que je suis le maître. Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon, On se jette à ses pieds pour demander pardon.

DAMIS.

Qui? moi 1 de ce coquin qui, par ses impostures. s-

ORGON.

Ahl tu résistes, gueux, et lui dis des injures I

(A Tartufe.) Un bâton, un bâton I Ne me retenez pas.

(^ son fils.) Sus I que de ma maison on sorte de ce pas, Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.

DAMIS.

Oui, je sortirai; mais..*

ORGON.

Vite, quittons la place. Je te prive, pendard, de ma succession, Et te donne, de plus, ma malédiction.

ACTE III, SOÊNE VII 75

SCÈNE VII

ORGON, TARTUFE.

ORGON.

Ofleaser de la sorte une sainte personne!

TARTUFE.

0 ciel I pardonne-lui la douleur qu'il me donne I

(4 Orgon.) Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir..»

ORGON.

Hélas I

TARTUFE.

Le seul pensw de cette ingratitude Fait soufiOrir à mon âme un supplice si rude... L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré, Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai. ORGON, courant tout en larmes à la porte par o».

il à chassé son fils. Coquin l je me repens que ma main t'ait fait grâce Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.

(4 Tartufe.) Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

TARTUFE.

Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

Je regarde céans quel grand trouble j'apporte,

El crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.

ORGON.

Comment I vous œoquez- vous?

76 LE TARTUFE ^\

TARTUFE. ' On m'y hait, et je voi

Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi. ;!

ORGON. j

Qu'importe? Voyez-yous que mon cœur les écoute? ,

TARTUFE.

On ne manquera pas de poursuivre, sans doute; A Et ces mêmes rapports qu'ici vous rejetez

Peut-être une autre fois seront-ils écoutés. '

ORGON. ]

Non, mon frère, jamais. i

TARTUFE.

Ah! mon frère I une femme \

Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme. ]

ORGON. l

Non, non. ^

TARTUFE. \

Laissez-moi vite, en m'éloiîgnant d'ici, \

Xeur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi. 'i,

ORGON. i

Non, vous demeurerez; il y va de ma vie.

TARTUirE." :

Eh bien I il faudra donc que je me mortifie. ' Pourtant, si vous vouliez...

ORGON. ■]

Ahl J

TARTUFE.

Soit : n'en parlons plus I i

Mais je sais comme il faut en user là-dessus, l

L'honneur est délicat ; et l'amitié m'engage j

ACTE III, SCÈNE VII 77

A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage ; Je fuirai Totre épouse, et vous ne me verrei.,

ORGON.

Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez. Faire enrager le monde est ma plus grande joÎ3;; Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie. Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous, Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous ; Et je vais de ce pas, en fort bonne manière, Vous faire de mon bien denation entière. Un bon et franc ami, que pour gendre je prends. M'est bien plus cher que fils, que femme et que parents. N'accepterez- vous pas ce que je vous propose?

TARTUFE.

La volonté du Ciel soit faite en toute chose I

ORGON.

Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit ; Et que puisse l'envie en crever de dépit I

FIN DU TROISIÈME ACTS

ACTE QUATRIÈME

SGÈIE PBEHIIÈBE

CLÉANTE, TARTUFE.

CLÉANTK.

Oui, tout le inonde en parle, et vous m'en pouvez croira.

L'éclat que fait ce bruit n'est pas à votre gloire ;

Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos

Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.

Je n'examine point à fond ce qu'on expose;

Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.

Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,

Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :

N'esl-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense

Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance?

fX devez-vous souffrir, pour votre démêlé.

Que du logis d'un père un fils soit exilé?

Je vous le dis encore, et parle avec franchise,

Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise;

Et, si vous m'en croyez, vous pacifîrez tout,

Et ne pousserez point les affaires à bout.

Sacrifiez à Dieu toute votre colère.

Et remettez le fils en grâce avec le père.

TARTUFE.

Hélas 1 je le voudrais, quant à moi, de bon cœur :

ACTE IV, SCÈNE 1 79

Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ; Je lui pardonne tout; de rien je ne le blâme, Et voudrais le servir du meilleur de mon âme; Mais l'intérêt du Ciel n'y saurait consentir, Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir. Après son action, qui n'eut jamais d'égale. Le commerce entre nous porterait du scandale : Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiraiî ? A. pure politique on me l'imputerait : Et l'on dirait partout que, me sentant coupable, Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable ; Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager. Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

CLÉANTE.

Vous nous payez ici d'excuses colorées ; Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées. Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous? Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous? Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances : Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses. Et ne regardez point aux jugements humains Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains. Quoi ! le faible intérêt de ce qu'on pourra croire D'une bonne action empêchera la gloire ! JNon, non; faisons toujours ce que le Ciel prescrit. Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit

TARTUFE.

Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne; Et c'est faire, monsieur, ce que le Ciel ordonne Mais, après le scandale et l'affront d'aujourd'hui Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.

80 LE TARTUFE

CLÉANTE.

Et VOUS ordonne-t-il, monsieur, d'ouvrir l'oreiile A ce qu'uQ pur caprice à soa père conseille, Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien le droit vous oblige à ne prétendre rien?

TARTUFE.

Ceuî qui me connaîtront n'auront pas la pensée

Que ce soit un effet d'une âme intéressée.

Tous 'es biens de ce monde ont pour moi peu d'appas

De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;

Et, si je me résous à recevoir du père

Celle donation qu'il a voulu me faire.

Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains

Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains;

Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,

En fassent dans le monde un criminel usage.

Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,

Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.

CLÉANTE. Hé, monsieur, n'ayez point ces délicates craintes Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes. Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien, Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien ; Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse, Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse. J'admire seulement que, sans confusion, Vous en ayez souffert la proposition. Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime Qui montre à dépouiller l'héritier légitime? Et, s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis-

ACTE IV, SCÈNE II 81

Un invincible obstacle à vivre avec Damis, Ne vaudrait-il pas mieux qu'en personne discrète Vous fissiez de céans une honnête retraite, Que de souffrir ainsi, contre toute raison, Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison? Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie, Monsieur...

TARTUFE.

Il est, monsieur, trois heures et demie; Certain devoir pieux me demande là-haut, Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt. CLÉANTE, seul.

SCÈNE II

ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, DORINE.

DORINE, à Cléante. De grâce, avec nous employez-vous pour elle, Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ; Et l'accord que sou père a conclu pour ce soir La fait, à tout moment, entrer en désespoir. Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie, Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie. Ce malheureux dessein qui nous a tous troublé».

82 LE TAETUFE

SGÈHE III

ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, DORINE.

ORGON.

Ah I je me réjouis de vous voir assemblés.

{A Mariane.') Je porte eu ce contrat de quoi vous faire rire, Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

MARIANE, aux genoux d'Orgon. Mon père, au nom du Ciel, qui connaît ma douleur, Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur. Relâchez-vous un peu des droits de la naissance, Et dispensez mes vœux de cette obéissance! Ne me réduisez point, par cette dure loi, Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi ; Et cette vie, hélas I que vous m'avez donnée, Ne me la rendez pas, mon père, infortunée. Si contre un doux espoir que j'avais pu former, Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer. Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore, Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre. Et ne me portez point à quelque désespoir En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.

ORGON , se sentant attendrir. Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine!

MARIANE.

Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ; Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,

ACTE IV, SCÈNE III 83

Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien ; J'y consens de bon cœur, et je yous l'abandonne : Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne ; Et souffrez qu'un couvent, dans les austérités, Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.

ORGON.

Ah I voilà justement de mes religieuses. Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses I Debout. Plus votre cœur répugne à l'accepter, Plus ce sera pour vous matière à mériter. Mortifiez vos sens avec ce mariage, Et ne me rompez pas la tête davantage.

DORINE.

Mais quoi 1

ORGON.

Taisez-vous, vous. Parlez à vôtre écoC. Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.

CLÉANTE.

Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...

ORGON.

Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde : Ils sont bien raisonnes , et j'en fais un grand cas ; Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.

ELMIRE, à Or g on. k voir ce que je vois, je ne sais plus que dire; Et votre aveuglement fait que je vous admire. C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui. Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hiâ.

ORGON.

Je suis votre valet, et aois les apparences I

Si LE TARTUFE

Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ; Et vous avez eu peur de le désavouer Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer. Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ; Et vous auriez paru d'autre manière émue.

ELMIRE.

Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport Il faut que notre honneur se gendarme si fort? Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche? Pour moi, de tels propos je me ris simplement; Et l'éclat là-dessus ne me plaît nullement. J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sagos. Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages Dont l'honneur est armé de griffes et de dents Et veut au moindre mot dévisager les gens. Me préserve le ciel d'une telle sagesse ! Je veux une vertu qui ne soit point diablesse, Et crois que d'un refus la discrète froideur N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

ORGON.

Enfin, je sais l'affaire et ne prends pumt le change.

ELMIRE.

J'admire, encore un coup, cette faiblesse étrange, Mais que me répondrait votre incrédulité Si je vous faisais v^ir qu'on vous dit vérité? ORGON.

Voirl

ELMIRE.

Oui.

ACTE IV, SCÈNE III 85

ORGON. Chansons !

ELMIRE.

Mais, quoi ! si je trouvais manière De vous le faire voir avec pleine lumière?...

ORGON.

Contes en l'air I

ELMIRE.

Quel homme ! Au moins répondez-moi : Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ; Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre On vous fît clairement tout voir et tout entendre, Que diriez- vous alors de votre homme de bien?

ORGON. En ce cas, je dirais que... Je ne dirais rien, Car cela ne se peut.

ELMIRE. L'erreur trop longtemps dura, Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture. Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin, De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.

ORGON.

Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse, Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

ELMIRE, à Dorine. Faites-le-moi venir.

DORINE, à Elmire, Son esprit est rusé ; Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

86 Lli TARTUFE

ELMIRE, à Donne. Non : on est aisément dupé par ce qu'on aime, Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même.

{A Cléante et à MarianeJ) Faites-le-moi descendre. Et tous, retirez-vous.

8GËHE IV

ELMIRE, ORGON.

ELMIRE.

Approchons cette table, et vous mettez

ORGON.

Gomment I

ELMIRE.

Vous bien cacher est un point ORGON.

Pourquoi sous cette table?

ELMIRE.

Ah I mon Dieu l laissez faire. J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez. Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez. Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.

ORGON.

Je confesse qu'ici ma complaisance est grande : Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

ELMIRE.

Vous n'aurez, que je crois, rien k me repartir.

(4 Orgorij qui est sous la table.) Au moins, je vais toucher une étrange matière,

87

Ne TOUS scandalisez eu aucune manière,

Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis;

Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.

Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,

Faire poser le masque à cette âme hypocrite,

Flatter de son amour les désirs effrontés.

Et donner un champ libre à ses témérités.

Comme c'est pour vous seul et pour mieux le confondre

Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,

J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez.

Et les choses n'iront que jusqu'ofi vous voudrez.

C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée.

Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,

D'épargner votre femme, et de ne m'exposer

Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser.

Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître;

Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

SCÈNE V

TARTUFE, ELMIRE, ORGON, sous la table.

TARTUFE.

On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.

ELMIRE.

Oui. L'on a des secrets à vous y révéler ; Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise, Et regardez partout, de crainte de surprise.

{Tartufe va fermer la porte et revient.) Une affaire pareille à celle de tantôt N'est pas assurément iei ce qu'il nous faut &

88 LE TAETUFE

Jamais il ne s'est tu de surprise de môme. Damis m'a fait, pour vous, une frayeur extrême; Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts Pour rompre son dessein et calmer ses transports. Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée, Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ; Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été, Et les choses en sont dans plus de sûreté. L'estime l'on vous tient a dissipé l'orage. Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage. Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements, Il veut que nous soyons ensemble à tous moments. Et c'est par oiî je puis, sans peur d'être blâmée, Me trouver ici seule avec vous enfermée. Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.

TARTUFE.

Ce langage à comprendre est assez difficile, Madame ; et vous parliez tantôt d'un autre style.

ELMIRE.

Ah! si d'un tel refus vous êtes en courroux, Que le cœur d'une femme est mal connu de vousl Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre Lorsque si faiblement on le voit se défendre I Toujours notre pudeur combat dans ces moments Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments. Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte. On trouve à l'avouer toujours un peu de honte. On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend, Oq fait connaître assez que notre cœur se rend;

ACTE IV, SCÈNE V 89

Qu'à nos vœux, par honneur, notre bouche s'oppose, Et que de tels refus promettent toute chose. C'est vous faire, sans doute un assez libre aveu, Et sur notre pudeur me ménager bien peu. Mais puisque la parole en est enfin lâchée, A retenir Damis me serais-je attachée? A.urais-je, je vous prie, avec tant de douceur Écouté tout au long l'offre de votre cœur? Aurais-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire. Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi mo plaire? Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer A refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer. Qu'est-ce que cette instance a vous faire entendre, Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre, Et l'ennui qu'on aurait que ce nœud qu'on résout Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout?

TARTUFE.

C'est sans doute, madame, une douceur extrême

Que d'entendre ces mots d'uie boucUd qu'on aime ;

Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits

Une suavité qu'on ne goûta jamais.

Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,

Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;

Mais ce cœur vous demande ici la liberté

D'oser douter un peu de sa félicité.

Je puis croire ces mots un artifice honnête

Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ,

Et, s'il faut librement m'expliquer avec vous.

Je ne me lirai point à des propos si doux.

Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,

Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pudire,

90 LE TARTUFE

Et planter dans mon âme une constante foi Des charmantes bontés que vous avez pour moi.

BLMIRE, après avoir toussé pour avertir son mari.

Quoi I vous voulez aller avec cette vitesse, Et d'un cœur, tout d'abord, épuiser la tendresse? On se tue à vous faire un aveu des plus doux ; Cependant ce n'est pas encore assez pour vous I Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire, Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire I

TARTUFE.

Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer. Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer. On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire^ Et l'on veut en jouir avant que de le croire. Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés, Je doute du bonheur de mes témérités ; Et je ne croirai rien que vous n'ayez, madame. Par des réalités, su convaincre ma flamme.

ELMIRE.

Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agiti

Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit I

Que sur les cœurs il prend un furieux empire I

Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire I

Quoi I de votre poursuite on ne peut se parer,

Et vous ne donner pas le temps de respirer I

Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,

De vouloir sans quartier les choses qu'on demande.

Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressants,

Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gensf

ACTE IV, SCÈNE V 91

TARTUFE.

Mais, si d'un œil bénin vous voyez mes hommages, Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages?

ELMIRE.

Mais comment consentir à ce que vous voulez Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?

TARTUFE.

Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose. Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ; Et cela ne doit point retenir votre cœur,

ELMIRE.

Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur?

TARTUFE.

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules, Madame ; et je sais l'art de lever les scrupules. Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ; Mais on trouve avec lui des accommodements. Selon divers besoins, il est une science, D'étendre les liens de notre conscience, ^.. Et de rectifier le mal de l'action Avec la pureté de notre intention. De ces secrets, madame, on saura vous instruire ; Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire. Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi : 3e vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.

{Elmire tousse plus fort.) Vous toussez fort, madame.

ELMIRE.

Oui, je suis au supplie».

92 LE TARTUFE

TARTUFE.

Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?

ELMIRE.

C'est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bien Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

TARTUFE.

Cela, certe, est fâcheux.

ELMIRE.

Oui, plus qu'on ne peut dire.

TARTUFE.

Enfin, votre scrupule est facile à détruire. "Vous êtes assurée ici d'un plein secret. Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait. Le scandale du monde est ce qui fait l'offense; I Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.

ELMIRE, après avoir encore toussé et frappé sur la table.

Enfin, je vois qu'il faut se résoudre à céder; Qu'il faut que je consente à vous tout accorder; Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre Qu'on puisse être content et qu'on veuille se rendre. Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là, Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ; Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire, Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire. Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants, II faut bien s'y résoudre, et contenter.lës gens. Si ce contentement porte en soi quelque offense, Tant pis pour qui me force à cette violence : La faute assurément n*en doit point être à moi.

ACTE IV, SCÈNE VI 93

TARTUFE. Oui, madame, on s'en charge; et la chose de soi...

KLMIRE.

Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie. Si mon mari n'est point dans cette galerie.

TARTUFE.

Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez I C'est un homme, entre nous, à mener par le nez. t' De tous nos entreliens il est pour faire gloire, Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.

ELMIRE.

Il n'importe. Sortez, je vous prie, un moment; Et partout, dehors, voyez exactement.

SCÈNE VI ORGON, ELMIRE.

ORGON, sortant de dessous la table. Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme I Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.

ELMIRE.

Quoi ! vous sortez sitôt I Vous vous moquez des gens t Rentrez sous le tapis ; il n'est pas encor temps : Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres. Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

ORGON.

Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.

ELMIRE.

Mon Dieu I l'on ne doit point croire trop de léger.

94 LE TARTUFE

Laissez-Tous bien convaincre avant que de vous rendre;

Et ne vous hâtez pas, de peur de vous méprendre.

(JElmire fait mettre Orgon derrière elle.)

SCÈNE VII

TARTUFE, ELMIRE, ORGON.

TARTUFE,- sans voir Orgon. Tout conspire, madame, à mon contentement. J'ai visité de l'œil tout cet appartement : Personne ne s'y trouve; et mon âme ravie.;.

{Dans le temps que Tartufe s'avance, les br ouverts, pour embrasser Elmire, elle retire, et Tartufe aperçoit Orgon.) ORGON, arrêtant Tartufe. Tout douil vous suivez trop votre amoureuse envie. Et vous ne devez pas vous tant passionner. Ahl ah! l'homme de bien, vous m'en vouliez donner! Comme aux tentations s'abandonne votre âme I Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme l J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon, Et je croyais toujours qu'on changerait de ton. Mais c'est assez avant pousser le témoignage ; Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davanlcg-e.

ELMIRE, à Tartufe. C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci; Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.

TARTUFE, à Orgon. Quoil vous croyez?...

ORGON.

Allons, point de bruit, je vous prie;

ACTE IV, SCÈNE TIIÎ 95

Dénichons do céans, et sans cérémonio.

TARTUFE.

Mon dessein...

ORGON.

Ces discours ne sont plus de saison. Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.

TARTUFE.

C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître : La maison m'appartient; je le ferai connaître, Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours. Pour me chercher querelle, à ces lâches détours. Qu'on n'est pas l'on pense en me faisant injure; Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture. Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

SCÈNE VIU

ELMIRE, ORGON.

ELMIRB.

Quel est donc ce langage? et qu'est-ce qu'il veut diref

ORGON. Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.

ELMIRE.

Comment?

ORGON.

Je vois ma faute aux choses qu'il me dit; Et la donation m'embarrasse l'esprit,

ELMIRE.

La donation?

96 LE TARTUFE, ACTE IV, SCÈNE VIII

ORGON. Oui. C'est une affaire faite. Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.

ELMIRE.

Et quoi?

ORGON.

Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt Si certaine cassette est encore là-haut.

fSM DU QUATRIÈME ACTiS

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE P2EMIÈBE ORGON, GLÉANTE.

CLÉANTE.

?oulez-voas courir?

ORGON.

Las! que sais-jeT

CLÉANTE.

Il me semble Que Ton doit comniencer par consulter ensemble Les choses qu'on peut faire en cet événement.

ORGON.

Celte cassette-là me trouble entièrement ; Plus que le reste encore elle me désespère.

CLÉANTE.

Celte cassette est donc un important mystère?

ORGON.

C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains, Lui-même, en grand secret, m'a mis entre les mains. Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire; Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire, sa vie et ses biens se trouvent attachés.

CLÉANTE.

Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés?

lE TARTUFE. ^

93 LE TARTUFE

ORGON.

<Ce fut par un motif de cas de consciencî . J'allai droit à mon traître en faire confidence; Et son raisonnement me vint persuader De lui donner plutôt la cassette à garder, Ma que, pour nier, en cas de quelque enquêta, J'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prête, Par oii ma conscience eût pleine sûreté A faire des serments contre la vérité.

CLÉANTE.

Vous voilà mal, au moins, si j'en crois l'apparence;

Et la donation, et cette confidence.

Sont, à vous en parler selon mon sentiment,

Des démarches par vous faites légèrement.

On peut vous mener loin avec de pareils gages :

Et cet homme sur vous ayant ces avantages,

Le pousser est encor grande imprudence à vous ;

Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

ORGON.

Quoi î sous un beau semblant de ferveur si touchanlCj Cacher un cœur si double, une âme si méchante! Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien... C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien ; J'en aurai désormais une horreur effroyable. Et m'en vais devenir pour eui pire qu'un diable

CLÉANTE.

Eh bien l ne voilà pas de vos emportements I Vous ne gardez en rien les doux tempéraments, Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre ; Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.

ACTE V, SCÈNE II 93

Vous Toyez YOlre erreur, et vous avez connu Que par un zèle feint vous étiez prévenu. Mais, pour vous corriger, quelle raison demande Que vous alliez passer dans une erreur plus grande. Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien, Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien? Quoi 1 parce qu'un fripon vous dupe avec audace, Sous le pompeux éclat d'une austère grimace, Vous voulez que partout on soit fait comme lui, Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui! Laissez aux libertins ces sottes conséquences : Démêlez la vertu d'avec ses apparences, Ne hasardez jamais votre estime trop tôt, Et soyez, pour cela, dans te milieu qu'il faut. Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture : 'Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure; Et, s'il Tous faut tomber dans une extrémité. Péchez plutôt encor de cet autre côté.

SCÈNB I(

ORGON, CLÉANTE, DAMS.

DAMIS.

Quoi ! mon père, est-il vrai qu'un coquin tous menace ; Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface ; Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux, Se fait de vos bontés des armes contre vous?

ORGON.

Oui, mon fils; et j'en sens des doulours &QQ pareilles.

ICO LE TARTUFE

DAMIS.

Laissez-moi ; je lui veux couper les deux oreilles. Contre son insolence on ne doit point gauchir : C'est à moi tout d'un coup de vous en affranchir, Et, pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.

CLÉANTE.

Voilà tout justement parler en vrai jeune homme. Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants. Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps par la violence on fait mal ses affaires.

scène iii

Madame PERNELLE, ORGON, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, DAMIS, DORINE.

MADAME PERNELLE.

Qu'est-ce? J'apprends ici de terribles mystères 1

ORGON.

Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins, Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins. Je recueille avec zèle un homme en sa misère, Je le loge et le liens comme mon propre frère; De bienfaits chaque jour il est par moi chargé; Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai, Et, dans le Même temps, le perfide, l'infâme, Tente le noir dessein de suborner ma femme I Et, non content encor de ses lâches essais, Il m'ose menacer de mes propres bienfaits, Et veut, à ma ruine, user des avantages Dont le viennent d'armer mes bonté* trop peu sage»,

ACTE V, SCÈNE III 101

Me chasser de mes biens, je l'ai transféré, Et me réduire au point d'où je l'ai retiré!

DORINE.

Le pauvre homme !

MADAME PERNELLE.

Mon fils, je ne puis du tout croira Qu'il ait voulu commettre une action si noire»

ORGON.

Comment 1

MADAME PERNELLE.

Les gens de bien sont enviés toujours.

ORGON.

Que voulez-vous donc dire avec votre discours, Ma mère?

MADAME PERNELLE.

Que chez vous on vit d'étrange sorîe, Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porto.

ORGON.

Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit?

MADAME PERNELLE.

Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit : La vertu dans le monde est toujours poursuivie; Les envieux mourront, mais non jamais l'envie. ORGON.

Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui?

MADAME PERNELLE.

On VOUS aura forgé cent sots contes de lui.

ORGON.

Je vous ai dit déjà que j'ai tout vu moi-même.

102 LE TARTUFE

MADAME PERNELLE.

Des esprits médisants la malice est extrême.

ORGON.

Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di Que j'ai vu, de mes yeux, un crime si hardi.

MADAME PERNELLE.

Les langues ont toujours du venin à répandre; Et rien n'est ici-bas qui s'en puisse défendre.

ORGON.

C'est tenir un propos de sens bien dépourvu. Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeui Ti, Ce qu'on appelle vu. Faut- il vous le rebatU** Aux oreilles cent fois et crier comme quatre?

MADAME PERNELLE.

Mon Dieu! le plus souvent l'apparence déçoit; Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit. ORGON.

J'enrage I

MADAME PERNELLE.

Aux faux soupçons la nature est sujette, Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.

ORGON. Je dois interpréter à charitable soin Le désir d'embrasser ma femme 1

MADAME PERNELLE.

Il est Icsoin Pour accuser les gens d'avoir de justes causes. Et TOUS deviez attendre à vous voir sûr des choses.

OROON.

Hé, diantre I le moyen de m'en assurer mieux?

ACTE V SCÈNE III 102

Je devais donc, ma mère, attendre qu'à mes yecr.. Il eût?... Vous me feriez dire quelque sottise. MADAME PERNELLE.

Eûfîa, d'un trop pur zèle on voit son âme éprise, Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.

OÎIQON.

Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère, Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

DORINE , à Orgon. Juste retour, monsieur, des choses d'ici-bas: Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas,

CLÉANTE.

Nous perdons des moments en bagatelles pures» Qu'il faudrait employer à prendre des mesures. Aux menaces du fourbe on doit ne dormir poiat.

DAMIS.

Quoi I son effronterie irait jusqu'à ce point?

ELMIRE.

Pour moi, je ne crois pas celte instance possible, Et son ingratitude est ici trop visible. CLÉANTE, à Orgon, Ne vous y fiez pas ; il aura des ressorts Pour donner contre vous raison à ses ellort»; Et sur moins que cela le poids d'une cabale Embarrasse les gens dans un fâchaux dédale. Je vous le dis encore , armé de ce qu'il a. Vous ne deviez jamais le pousser jusfjue à.

ORGON.

Il est yrai; mais qu'y faire? A l'orgueil de ce ti-aiire

104 LE TARTUFE

De mes ressealîmeats je n'ai pas été maître.

CLÉANTE.

Je voudrais de bon cœur qu'on pût entre vous deux De quelque ombre de paii raccommoder les nœuds.

ELMIRE.

Si j'avais su qu'en main il eût de telles armes, Je n'aurais pas donné matière à tant d'alarmes, Et mes...

ORGON, à Dorine, voyant entrer M. Loyal, Que veut cet homme? Allez tôt le savoir. Je suis bien en état que l'on vienne me voir l

SCÈNE IV

ORGON, Madame PERNELLE, ELMIRE, MA- RIANE, CLÉANTE, DAMIS.', DORINE, MON- SIEUR LOYAL.

MONSIEUR LOYAL, à Doriue, dans le fond du théâtre.

Bonjour, ma chère sœur : faites, je vous supplie, Que je parle à monsieur.

DORINE.

Il est en compagnie; Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'ua.

MONSIEUR LOYAL.

Je ne suis pas pour être en ces lieux importun. Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise ; Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

DORINE.

Votre nom?

ACTE V, SCÈNE IV 105

MONSIEUR LOYAL. Dites-lui seulement que je vîen De la part de monsieur Tartufe, pour son bien.

DORINE, à Orgon, C'est un homme qui vient, avec douce manière, De la part de monsieur Tartufe, pour affaire, Dont vous serez, dit-il, bien aise.

CLÉANTE, à Orgon.

II vous faut voir Ce que c'est qae cet homme, et ce qu'il peut vouloir.

ORGON, à Cléante, Pour nous raccommoder il vient ici peut-être : Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître?

CLÉANTE.

Votre ressentiment ne doit point éclater; Et, s'il parle d'accord, il le faut écouter.

MONSIEUR LOYAL, « OrgOYl,

Salut, monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire» Et vous soit favorable autant que je désire!

ORGON, has^ à Cléante. Ce doui début s'accorde avec mon jugement, Et présage déjà quelque accommodement.

MONSIEUR LOYAL.

Toute votre maison m'a toujours été chère, Et j'étais serviteur de monsieur votre père.

ORGON.

Monsieur, j'ai grande honte, et demande pardoa D'être sans vous connaître, ou savoir votre nom„

MONSIEUR LOYAL.

Je m'appelh Loyal, natif de Normandie,

106 LE TARTUFE

Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie. J'ai, depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur D'en eiercer la charge avec beaucoup d'honneur ; Et je vous viens, monsieur, avec votre licence, Signifier l'exploit de certaine ordonnance...

ORGON.

Quoil vous êtes ici?...

MONSIEUR LOYAL.

Monsieur, sans passion. Ce n'est rien seulement qu'une sommation, Un ordre de vider d'ici, vous et les vôtres, Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres. Sans délai ni remise, amsi que besoin est.

ORGON.

Moi I sortir de céans I

MONSIEUR LOYAL.

Oui, monsieur, s'il vous plaît. La maison, à présent, comme savez de reste, Au bon monsieur Tartufe appartient sans conteste. De vos biens désormais il est maître et seigneur, En vertu d'un contrat, duquel je suis porteur; Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.

DAMis, à M. Loyal, Certes, cette impudence est grande, et je l'admire.

MONSIEUR LOYAL, à Damîs, Monsieur, je ne dois point avoir affaire à ?ous ;

{Montrant Orgon.) C'est à monsieur ; il est et raisonnable et doux. Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office Pour se vouloir du tout opposer à justice.

ACTE V, SCÈNE IV 107

^^^. ORGON.

iais.«.

MONSIEUR LOYAL.

Oui, monsieur, je sais que poar un millioa Vous ne voudriez pas faire rébellion, Et que Yous souffrirez, en honnête personne, Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.

DAMIS»

Vous pourriez bien ici, sur votre noir jupon,

Monsieur l'huissier à verge, attirer le tâtoa.

MONSIEUR LOYAL, à Orffon,

Faites que votre fils se taise ou se retire. Monsieur. J'aurais regret d'être obligé d'écrire, ';'Et de vous voir couché dans mon procès- verbal. DORINH, à part. Ce moosieur Loyal porte un air bien déloyal.

MONSIEUR LOYAL. Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses, Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces Que pour vous obliger et vous faire plaisir ; Que pour ôter par le moyen d'en choisir Qui n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse, ALuraient pu procéder d'une façon moins douce. ORGON.

Et que peut-on de pis, que d'ordonner aux gens De sortir de chez eux?

MONSIEUR LOYAL.

On vous donne du temps; Et jusques à demain je ferai surséance A l'exécution, monsieur, de l'ordonnance ;

108 LE TARTUFE

Je viendrai seulement passer ici la nuit,

Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.

Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte.

Avant que se coucher, les clefs de votre porte.

J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,

El de ne rien souffrir qui ne soit à propos.

Mais demain, du matin, il vous faut être hafaiïe

A vider de céans jusqu'au moindre ustensile ;

Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts

Pour vous faire service à tout mettre dehors.

On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense;.

Et, comme je vous traite avec grande indulgence.

Je vous conjure aussi, monsieur, d'en user bien,

Et qu'au de ma charge on ne me trouble en riea.

ORGON , à part. Du meilleur de mon cœur, je donnerais sur l'heure Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure, Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle asséner Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

CLÉANTE, bas, à Orgon, Laissez; ne gâtons rien.

DAMIS.

A cette audace étrange J'ai peine à me tenir, et la main me démange.

DORINE.

Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal, Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas maL

MONSIEUR LOYAL. On pourrait bien punir ces paroles infâmes. Ma mie; et l'oii décrète aussi contre les femmeSi

ACTE V, SCÈNE V 109

CLÉANTE, à M. Loyal. Finissons tout cela, monsieur; c'en est assez. Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez. MONSIEUR LOYAL.

Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie I

ORGON.

Puisse-t-il te confondre, et celui qui l'envoie !

SCÈNE V

ORGON, Madame PERNELLE, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, DAMIS, DORINE.

ORGON. Eb bien, vous le voyez, ma mère, si j'ai droit* Et vous pouvez juger du reste par l'exploit. Ses trahisons enfin vous sont-Ê^Ies connues? MADAME PERNELLE.

Je suis tout ébaubie, et je tombe des nues

DORINE, à Orgon. Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez, Et ses pieux desseins par sont confirmés. Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme Il sait que très-souvent les biens corrompent l'homme. Et, par charité pure, il veut vous enlever Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

ORGON.

Taisez-vous. C'est le mot qu'il vous faut toujoui'S dire.

CLÉANTE, à Orgon. Allons voir quel conseil on doit vous faire élire

ilO LE TARTUFE

ELMIRE.

Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du con\rat ;

Et sa déloyauté va paraitro trop noire

Pour souflErir qu'il en ait le succès qu'on yeut woire.

SGSHE VI

VALÈRE, ORGON, Madame PERNELLE, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, DAMIS, DORINE.

VALÈRE.

Ayec regret, monsieur, je viens vous affliger;

Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.

Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,

Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,

A violé pour moi, par un pas délicat.

Le secret que l'on doit aux affaires d'État,

Et me vient d'envoyer un avis, dont la suite

Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.

Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer.

Depuis une heure au prince a su vous accuser,

Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,

D'un criminel d'État l'importante cassette,

Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,

Vous avez conservé le coupable secret.

J'ignore le détail du crime qu'on vous donne :

Mais un ordre est donné contre votre personne;

Et lui-même est chargé, pour mieui l'exécuter,

D'accompagner celui qui vous doit arrêter.

A<3TB V, SCÈNE VII 111

CLÉANTE.

Voilà ses droits armés ; et c'est par le traître, De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.

ORGON.

L*homme est, je tous l'avoue, un méchant animal I

VALÈRE.

Le moindre amusement vous peut être fatal. J'ai pour vous emmener mon carrosse à la porte. Avec mille louis qu'ici je vous apporte. Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ; Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant. A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite, Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.

ORGON.

Las l que ne dois-je point à vos soins obligeants 1 Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ; Et je demande au Ciel de m'être assez propice Pour reconnaître un jour ce généreux service. Adieu; prenez le soin, vous autres...

CLÉANTE.

Allez tôt; Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.

SCilE ¥11

TARTUFE, UN EXEMPT, MADAME PERNELLE, ORGON, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, VA- LÈRE, DAMIS, DORINE.

TARTUFE, arrêtant Orgon, Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si yite :

112 LE TARTUFE

Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte; Et de la part du prince on vous fait prisonnier.

ORGON

Traître, tu me gardais C3 trait pour le dernier : C'est le coup, scélérat, par oii tu m'expédies; Et voilà couronner toutes tes perfidies !

TARTUFE

Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir, El je suis, pour le Ciel, appris à tout souffrir.

CLÉANTE.

La modération est grande, je l'avoue.

DAMIS.

Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue î

TARTUFE.

Tous vos emportements ne sauraient m'émouvoir; Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.

MARIANE.

Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;

Et cet emploi, pour vous, est fort honnête à prendre.

TARTUFE.

Un emploi ne saurait être que glorieux

Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieui»

ORGON.

Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable, Ingrat, t'a retiré d'un état misérable?

TARTUFE.

Oui, je sai5 quel secours j'en ai pu recevoir; Mais l'intérêt du prince est mon premier devoir. De ce devoir sacré la juste violence Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance i

ACTE V, SCÈNE VII US

Et je sacriflrais à de si puissants nœuds Amis, femme, parents, et moi-même avec eux.

ELMIRE.

L'imposteur I

DORINE.

Comme il sait, de traîtresse manière Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère '

CLÉANTE.

Mais, s'il est si parfait que vous le déclarez, Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez, D'oîi vient que pour paraître il s'avise d'attendre Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre, Et que vous ne songiez à l'aller dénoncer Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser? Je ne vous parle point, pour devoir en distraire, Du don de tout son bien qu'il venait de vous faire; Mais, le voulant traiter en coupable aujourd'hui, Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui?

TARTUFE, à l'exempt. Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie; Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

l'exempt. Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir : Votre bouche à propos m'invite à le remplir ; Et, pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeura,

tartufe. Qui? moi, monsieur?

l'exempt. Oui, vous.

114 LE TARTUFE

TARTUFE.

Pourquoi donc la prison ? l'exempt.

Ce n'est pas tous à qui j'en veux rendre raison.

(il Orgon.) Remettez-vous, monsieur, d'une alarme si chaude. Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, --«-^n prince dont les yeux se font jour dans les cœurs ^mX que ne peut tromper tout l'art des imposteurs. D'un fin discernement sa grande âme pourvue Sur les choses toujours jette une droite vue; Chenille jamais rien ne surprend trop d'accès. Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. II donne aux gens de bien une gloire immortelle; Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle, Et l'amour pour les vrais ne ferme point son cceiT A tout ce que les faux doivent donner d'horreur. Celui-ci n'était pas pour le pouvoir surprendre. Et de pièges plus fins on te voit se défendre . D'abord il a percé, par ses vives clartés, Des replis de son cœur toutes les lâchetés. Venant vous accuser, il s'est trahi lui-môme, Et, par un juste trait de l'équité suprême. S'est découvert au prince un fourbe renommé, Dont, sous un autre nom, il était informé; Et c'est un long détail d'actions toutes noires, Dont on pourrait former des volumes d'histoires,, Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ; A ses autres horreurs il a joint cette suite. Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite,

ACTE V, SCÈNE VU 115-

Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,

Et vous faire par lui faire raison de tout.

Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,

Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.

D'un souverain pouvoir, il brise les liens

Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,

Et vous pardonne enfin celte offense secrète

Oij vous a d'un ami fait tomber la retraite;

Et c'est le prii qu'il donne au zèle qu'autrefois

On vous vit témoigner en appuyant ses droits,

Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pensa

D'une bonne action verser la récompense;

Que jamais le mérite avec lui ne perd rien.

Et que mieux que du mal il se souvient du bien.

DORINE.

Que le ciel soit loué I

MADAME PERNELLE.

Maintenant je respire !

ELMIRE.

Favorable succès !

M ARIANE.

Qui l'aurait osé dire? ORGON, à Tartufe que l'exempt emmène. Eh bien, te voilà, traître I..,

116 LE TARTUFE, ACTE V, SCÈNE VIII

SCÈNE Vin

Madame PERNELLE, ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, VALÉRE , DAMIS , DORINE.

CLÉANTE.

Ah 1 mon frère, arrêtez, Et ne descendez point à des indignités. A son mauvais destin laissez un misérable. Et ne vous joignez point au remords qui l'accable. Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour, Au sein de la vertu fasse un heureux retour; Qu'il corrige sa vie en détestant son vice, Et puisse du grand prince adoucir la justice, Tandis qu'à sa bonté vous irez, à genoux, Rendre ce que demande un traitement si doux.

ORGON.

Oui, c'est bien dit. Allons à ses pieds avec joie Nous louer des bontés que son cœur nous déploie; Puis, acquittés un peu de ce premier devoir. Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir. Et par un doux hymen couronner en Valère La flamme d'un amant généreux et sincère.

FIN DU TARTUFE,

LE DÉPIT AMOUREUX

COMÉDIE EN DEUX ACTES (1)

Gonform© à. la représentation

(l) Remise en deux actes par YaTville,

PERSONNAGES

fejLSTE, amant de Ludie. GROS-RENÉ, valet d'Éraste. VAIiÈRE, amoiireux de Lucile. MASCARILLE, valet de Valère. LUCILE, amante d'Éraste. XABINETTE, suivante da LoGllik

LE DÉPIT AMOUREUX

ACTE PREMIER

SCtHB PREHIIÈBE

VALÈRE, MASCARILLE.

MASOARILLK.

Mais qu'aTancerez-voms?

VALÈRE.

Non, mon cher Mascarille, Je n'y pnis consentir. Ta peine est inutile ; Je vois que leur amour, au point les yoilà... N'est pas assurément pour en demeurer là. Éraste va bientôt voir couronner sa flamme, Et Lucile consent à devenir sa femme. Éloignons un hymen qui ferait mon malheur, Tendons-leur quelque piège, et troublons leur bonheur. Je veux que mon rival...

MASCARILLE.

Et que voulez-vous faire?

VALÈRE.

L'action d'un jaloux qui veut se satisfaire

120 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE.

Vous voyez que Lucile, entière en ses refus...

VALÈRE.

Ne me fais point ici des contes superflus. Quand Lucile pour moi deviendrait plus cruelle, Je sens de leur bonheur une peine mortelle, Et je veux le troubler ou terminer mon sort. C'est un point résolu.

MASCARILLE.

J'approuve ce transport; Mais le mal est, monsieur, qu'Éraste est intraitable; Sur le premier soupçon il va faire le diable :. Si je vais me mêler dans tout cet embarras, Je me verrai, pour vous, rompre jambes et bras; A table comptez-moi si vous voulez pour quatre, Mais comptez-moi pour rien quand il s'agit de battre. Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher. Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps pour vous mettre un humain dans la bière, Je suis scandalisé d'une étrange manière.

VALÈRE.

Ah ! le poltron !

MASCARILLE.

Monsieur, dans un semblable cas, Est brave qui le peut, moi, je crains le fracas. Laissez le projet que vous voulez poursuivre; Je ne puis m'en mêler. Il est si doux de vivre : On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps.

VALÈRE, avec fureur. Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends.

ACTE I, SCÈNE I 121

m

n^m MASCÂRILLE.

'^^T monsieur, point du tout, votre ennui m'est sensible, Et pour vous en tirer je ferai l'impossible. Mais que puis-je, après tout? En troublant leurs amours, J'en retarde l'effet tout au plus de deux jours ; Car ils s'expliqueront, monsieur, je vous proteste, Et l'explication me deviendra funeste.

VALÈRE.

Non, Érasle est jaloux, soupçonneux, c'est un fait. Tu verras, le dépit produira son effet; Malgré tout son amour, il doute de Lucile. J'ai toujours affecté de voir d'un œil tranquille Son bonheur ; quand il vient, je fais l'indifférent, Je le laisse avec elle, et sors d'un air content; Cette façon d'agir lui trouble la cervelle. Peu s'en faut qu'il ne croie son amante infidèle; Pour le persuader, portons les derniers coups. MASCARILLE.

En cette occasion, je risque tout pour vous, Puisque vous le voulez ; feignez que l'hyménée Avec elle en secret joint votre destinée. Ou plutôt laissez-moi conduire ce projet : S'il vous parle, tâchez, en faisant le discret, D'exciter ses soupçons; puis, sur quelque prétexte, Je viendrai sur-le-champ pour lui donner son reste. Qu'en dites-vous?

VALÈRE.

Fort bien ; le tour est excellent ; Et de l'exécuter je suis impatient : 11 n'aura pas de peine à la croire infidèle, Car il est soupçonneux ; je veux me venger d'elle.

122 LE DÉPIT AMOUREUX

Et les punir des maux qu'ils m'ont fait endurer. Quelqu'un Tient, c'est lui-même; allons nous préparer.

{Ils sortent.)

SCÈNE PREMIÈBE (1)

ÉRASTE, GROS-RENÉ.

ÉRASTE.

Veux-tu que je te dise : une atteinte secrète

Ne laisse point mon âme en une bonne assiette.

Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,

Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir ;

Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,

Ou du moins qu'avec moi, toi-même on ne te trompe,

GROS-RENÉ.

Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour ;

Je dirai, n'en déplaise à monsieur votre amour,

Que c'est injustement blesser ma prud'homie,

Et se connaître mal en physionomie;

Les gens de mon minois ne sont point accusés

D'être, grâces à Dieu, ni fourbes ni rusés.

Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères,.

Et suis homme fort rond de toutes les manières.

Pour que l'on me trompât, cela se pourrait bien ;

Le doute est mieux fondé ; pourtant, je n'en crois rien.

Je ne vois point encore, ou je suis une bète,

Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.

Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour :

(1) La pièce commence ici à la Comédie-Françaiiw.

123

Elle TOUS Toit, vous parle à toute heure du jour, Et Valère, après tout, qui cause votre crainte, Semble n'être à présent souffert que par contrainte.

ÉRASTE.

Souvent d'un faux espoir un amant est nourri. Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri, Et tout ce que d'ardeur font paraître les femmes Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flammes. Valère, enfin, pour être un amant rebuté, Montre depuis un temps trop de tranquillité,

* Et ce qu'à ses faveurs, dont tu crois l'apparence,

* Il témoigne de joie ou bien d'indifférence,

* M'empoisonne à tout coup leurs plus charmants appa» ,

* Me donne ce chagrin que lu ne comprends pas,

* Tient mon humeur en doute et me rend difficile

* Une entière croyance aux propos de Lucile.

* Je voudrais, pour trouver un tel destin bien doux,

* Y voir entrer un peu de son transport jaloux ;

* Et sur ses déplaisirs et son impatience,

* Mon âme prendrait lors une pleine assurance.

* Toi-même, penses-tu qu'on puisse, comme il fait, *Voir chérir un rival d'un esprit satisfait?

Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure, Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure?

GROS-RENÉ.

Peut-être que son cœur a changé de désirs, Connaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs.

ÉRASTE.

Lorsque par les rebuts une âme est détachée,

Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,

Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat»

12 i LE DÉPIT AMOUREL'X

Qu'elle puisse rester en un paisible état :

De ce qu'on a chéri la fatale présence

Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence;

Et si de cette vue on n'accroît son dédain,

Notre amour est bien près de nous rentrer au soin.

Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,

Un peu de jalousie occupe encore une âme ;

Et l'on ne saurait voir, sans en être piqué.

Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.

GROS-RENÉ. Pour moi, je ne sais point tant de philosophie; A ce qu'ont vu mes yeux franchement je me fie. Et ne suis point de moi si mortel ennemi, Que je m'aille affliger sans sujet ni demi. Pourquoi subtiliser et faire le capable A chercher des raisons pour être misérable? Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer? Laissons venir la fête avant de la chômer. Le chagrin me paraît une incommode chose. Je n'en prends point, pour moi, sans bonne et juste cause ; Et même devant moi, cent sujets d'en avoir S'offrent le plus souvent que je ne veux pas voir. Avec vous en amour je cours même fortune : Celle que vous aurez me doit être commune. La maîtresse ne peut abuser votre foi, A moins que la suivante en fasse autant pour moi. Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême ; Je veux croire les gens quand on me dit : « Je t'aime » » Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux, Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux. Que tantôt Marinette endure qu'à son aiss

125

Jodelet, par plaisir, Ia~ caresse et la baise, Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou ; A son exemple aussi j'en rirai tout mon sou, Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce. ÉRASTE.

Voilà de tes discours!

GROS-RENÉ.

Mais je la vois qui pas.?î.

SCÈHE II

MARINETTE, ÉRASTE, GROS-RENÉ.

GROS-RENÉ.

S't, Marinelte!

MARINETTE. Ohl oh! que fais-tu là? GROS-RENÉ.

Ma foi, Demande, nous étions tout à l'heure sur toi.

MARINETTE.

Vous êtes aussi là, monsieur? Depuis une heure Vous m'avez fait trotter comme un Basque, ou je meure.

ÉRASTE.

Comment ?

MARINETTE.

Pour vous chercher, j'ai fait dix mille pas, Et TOUS promets, ma foi...

ÉRASTE.

Quoi?

126 LE DÉPIT AMOUREUX

MARINETTE.

Que vous n'êles pas Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.

GROS-RENÉ.

Il fallait en jurer.

ÉRASTE.

Apprends-moi donc, de grâce. Qui te fait me chercher?

MARINETTE.

Quelqu'un, en vérité, Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté, Ma maîtresse, en un mot.

ÉRASTE.

Ah I chère Marinette, Ton discours, de son cœur esî-il bien l'interprète? Ne me déguise pas un mystère fatal, Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal. Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse N'abuse point mes vœux d'une fausse tendresse.

MARINETTE.

I I d'oli vous vient donc ce plaisant mouvement I Elle ne fait pas voir assez son sentiment? Quel garant est-ce encor que votre amour demande? Que lui faut-il?

GROS-RENÉ.

A moins que Valère se pende. Bagatelle, son cœur ne s'assurera point,

MARINETTE.

Comment?

GROS-RENÉ.

U est jaloux jusques en un tel point.»-

ACTE I, SCÈNE II 127

MARINETTE.

Do Valère? Ah! yraiment 1 la pensée est bien belle; Elle peut seulement naître en votre oervelle. Je Yous croyais du sens, et jusqu'à ce moment J'avais de votre esprit quelque bon sentiment. Mais, à ce que je vois, je m'étais fort trompée. Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée?

GROS-RENÉ.

Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin Pour m'aller amaigrir avec un tel chagrin. Outre que de ton cœur ta foi me cautionne, L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne Pour croire, auprès de moi, que quelque autre te plût. Oii diantre pourrais-tu trouver qui me valût?

MARINETTE.

En effet, tu dis bien : voilà comme il faut être. Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paraître ! Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre ma!^ Et d'avancer par les desseins d'un rival ; Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse, Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse ; Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux Aux soins trop inquiets de son rival jaloux. Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage, C'est jouer en amour un mauvais personnage, Et se rendre après tout misérable à crédit. Gela, seigneur Érasle, en passant vous soit dit.

ÉRASTE.

Eh bien, n'en parlons plus ; que venais-tu m'apprendrc ?

MARINETTE.

\oas mériteriez bien que l'on yous Ht attendre ;

128 LE DÉPIT AMOUEEUZ

Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché La secret pour lequel je vous ai tant cherché. Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute, Lisez-le donc tout haut ; personne ici n'écoute. ÉRASTE lit :

a Vous m'avez dit que votre amour

« Était capable de tout faire ; « Il se couronnera lui-même dans ce jour,

« S'il peut avoir l'aveu d'un père. « Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,

« Je vous en donne la licence,

« Et si c'est en votre faveur, « Je vous réponds de mon obéissance. » Ah ! quel bonheur ! ô toi qui me l'as apporté, Je ta dois regarder comme une déité.

GROS-RENÉ.

Je vous le disais bien : contre votre croyance, Je ne me trompe guère aux choses que je pense. « Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur,

« Je vous en donne la licence,

« Et si c'est en voire faveur, « Je vous réponds de mon obéissance. »

MARINETTE.

Si je lui rapportais vos faiblesses d'esprit, Elle désavoûrait bientôt un tel écrit.

ÉRASTE.

Ah! cache-lui, de grâce, ime peur passagère. mon âme a cru voir quelque peu de lumière! Ou, si tu la lui dis, ajoute que ma mort Est prête d'expier l'erreur de ce transport;

129

Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire, Sacrifier ma vie à sa juste colère.

MARINETTE.

Xe parlons point de mort, ce n'en est pas le temps,

ÉRASTE.

A.U reste, je le dois beaucoup, et je prétends Reconnaître dans peu, de la bonne manière, Les soins d'une si noble et si belle courrière.

MARINETTE.

A propos, savez-vous je vous ai cherché, Tantôt encor?

ÉRASTH.

Eh bien?

MARINETTE.

Tout proche du marché» Yous savei.

ÉRASTE.

donc?

MARINETTE.

Là, dans cette boutique». Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique Me promit de sa grâce une bague.

ÉRASTE.

Ahl j'entends.

GROS-RENÉ.

La matoise!

ÉRASTE.

11 est vrai, j'ai tardé trop longtemps A. m'acquitter vers toi d'une telle promesse; Mais...

LE DÉTll AMOUREUX. &

130 LB DÉPIT AMOUREUX

MARINETTE.

Ce que j'en ai dit n'est pas que je tous presse. GROS-RENÉ.

Oh I que non I

ÉRASTE lui donne une bague. Celle-ci peut-être aura de quoi Te plaire ; accepte-la pour celle que je dw.

MARINETTE.

Monsieur, tous vous moquez; j'aurais honte ilaprecare.

GROS-RENÉ.

Pauvre honteuse, prends sans davantage attendre. Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.

MARINETTE.

Ce sera pour garder quelque chose de vous.

ÉRASTE.

Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable?

MARINETTE.

Travaillez à vous rendre un père favorable.

ÉRASTE.

Mais s'il me rebutait, dois-je...?

MARINETTE.

Alors comme alors ; Pour vous on empîoîra toutes sortes d'efforts ; D'une façon ou d'autre, il faut qu'elle soit vôtre... Faites votre pouvoir, ^ nous ferons le nôtre.

ÉRASTE.

Adieu, nous en saurons le succès dans ce jour.

(// relit la lettre tout bas,) MARINETTE, à Gros-René. Et nous, que dirons-nous aussi de noire amour?

ACTE I, SCÈNE III 131

Tu ne m'en parles point.

GROS-RENÉ.

Un hymen qu'on souhaite Entre gens comme nous est chose bientôt faite. Je te YSiixj me veux-tu de même?

MARINETTE.

Avec plaisir.

GROS-RENÉ.

Touche, il suffit.

MARINETTE.

Adieu, Gros-René, mon désir.

GROS-RENÉ.

Adiea, mon astre.

MARINETTE.

Adieu, beau tison de ma flamme.

GROS-RENÉ.

Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme. Le bon Dieu soit loué, nos affaires vont bien; Son père n'est pas homme à vous refuser rien.

ÉRiVSTE.

Valère vient à nous.

GROS-RENÉ.

Je plains le pauvre hère, Sachant ce qui se passe.

SCÈIE III

ERASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ.

ÉRASTE.

Eb bien 1 seigneur Valèreî

132 LE DÉPIT AMOUREUX

VALÈRE.

Eh bien ! seigneur Éraste !

ÉRASTE.

En quel état l'amour?

VALÈRE.

En quel état vos feux?

ÉRASTE.

Plus forts de jour en jour.

VALÈRE.

Et mon amour plus fort.

ÉRASTE.

Pour Lucile?

VALÈRE.

Pour elle.

ÉRASTE.

Certes, je l'aTOÛrai, vous êtes le modèle D'une rare constance.

VALÈRE.

Et votre fermeté Doit être un rare exemple à la postérité.

ÉRASTE.

Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire, Et je ne forme point d'assez beaux sentiments Pour souffrir constamment les mauvais traitements. Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.

VALÈRE.

Il est très-naturel, et j'en suis bien de même : Le plus parfait objet dont je serais charmé N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé.

ACTE I, SCÈNE III 133

ÉRASTE. Lucile, cependant...

VALÈRK. Lucile, dans son âme, Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamniQ. ÉRASTE.

Vous êtes donc facile à contenter?

VALÈRE.

Pas tant Que vous pourriez penser.

ÉRASTE.

Je puis croire pourtant, Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.

VALÈRE.

Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.

ÉRASTE.

Ne vous abusez point, croyez-moi.

VALÈRE.

Croyez-moi, Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.

ÉRASTE.

Si j'osais vous montrer une preuve assurée

Que son cœur... Non, votre âme en serait atterrée.

VALÈRE.

Si je vous osais, moi, découvrir un secret... Mais je vous fâcherais, et veux être discret.

ÉRASTE.

Vraiment, vous me poussez, et contre mon enyie, Votre présomption veut que je l'humilie. Lisez.

134 LE DliPlT AMOUREUX

VALÈRE.

Ces mots sont doux.

ÉRASTE.

Vous connaissez la main?

VALÈRE.

Oui, de Lucile.

ÉRASTE.

Eh bienl cet espoir si certain? VALÈRE, riant en s'en allant. Adieu, seigneur Éraste.

GROS-RENÉ.

Il est fou, le bob sire. peut-il en ceci trouver le mot pour rire?

ÉRASTE.

Certes, il me surprend, et j'ignore, entre nous. Quel diable de mystère est caché là-dessous.

GROS-RENÉ.

Son Yalet yient, je pense...

ÉRASTE.

Oui, je le voie paraîtra, FeigieQQS, pour le jeter sur l'amour de son maître.

SCÈSB IV

MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ-

MASCARILLE.

Non, je ne troure point d'état plus malheureux Que d'ayoir un patron jeune et fort amoureui.

GROS-RENB.

Bonjour.

ACTE I, SCÈNB IV 135

MASCARILLE.

Bonjour.

GROS-RENÉ.

tend Mascarille à celte bem»? Que fait-a? Reyient-il? ya-t-il? ou s'il demeuw?

MASCARILLE.

Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été; Je ne yais pas aussi, car je suis arrêté; Et ne demeure point, car tout de ce pas même Je prétends m'en aller.

ÉRASTE.

La rigueur est extrême ; Doucement, Mascarille.

MASCARILLE.

Alil monsieur, seryitettr.

ÉRASTE.

Vous nous fuyez bien vile! Eh quoil vous feis-je pewrl

MASCARILLE.

Je ne crois pas cela de votre courtoisie.

ÉRASTE.

Touche, nous n'avons plus sujet de jalousie ; Nous devenons amis, et mes feux, que j'éteins, Laissent un libre cours à vos heureux desseins.

MASCARILLE.

Plût à Bieul

ÉRASTE-

Gros-René sait qu'ailleurs je jne jetU.

GROS-RENÉ.

Sans doute ; et je te cède aussi la Marinette.

136 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE.

Passons sur ce point-là, notre rivalité N'est pas pour en venir à grande extrémité; Mais est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie Soit désenmouracbée, ou si c'est raillerie?

ÉRASTE.

J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bien ; Et je serais un fou de prétendre plus rien Aux secrètes faveurs que lui fait cette belle.

MASCARILLE.

Certes, vous me plaisez avec celte nouvelle;

Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu.

Vous tirez sagement votre épingle du jeu ;

Oui, vous avez bien fait de quitter une place

Oii l'on vous caressait pour la seule grimace ;

Et mille fois sachant tout ce qui se passait,

J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait;

On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.

Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?

Car cet engagement mutuel de leur foi

N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi ;

Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète.

Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.

ÉRASTE.

Hé! que dis-tu?

MASCARILLE.

Je dis que je suis interdit, Et ne sais pas, monsieur, qui peut vous avoir dit Que sous ce faux semblant qui trompe tout le monde, En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde, D'un secret mariage a serré le lien.

RHF ACTE I, SCÈNE IV 137

ÉRASTE. S en avez rnenli.

MASCARILLE.

Monsieur, je le veux bien.

ÉRASTE.

Vous êtes un coquin.

MASCARILLE.

D'accord.

ÉRASTE.

Et cette audace Mériterait cent coups de bâton sur la place.

MASCARILLE.

Vous ayez tout pouvoir.

ÉRASTE.

Ah! Gros-René. GROS-RENÉ.

Monsieur,

ÉRASTE.

Je démens un discours dont je n'ai que trop peur.

(A MascariUe.) Tu penses fuir?

MASCARILLE.

Nenni.

ÉRASTE.

Quoil Lucile est la femme...?

MASCARILLE.

Non, monsieur, je raillai--

ÉRASTE.

Ab! vous raillieZt infâme!

138 LE DÉPIT AMOUREUX

MASGARLLLE.

Non, .}d ne raillais point.

ÉRASTE,

Il est donc yrai?

MASCARILLE.

Je ne dis pas cela.

Non pas;

ERASTE.

Que dis-tu donc?

MASCARILLE.

Hélas! Je ne dis rien, de peur de mal parler.

ÉRASTE.

Assure Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.

MASCARILLE.

C'est ce qu'il vous plaira, je ne suis point ici Pour vous rien contester.

ÉRASTE.

Veuî-tu dire? Voici, Sans marchander, de quoi te délier la langue.

MASCARILLE.

Elle ira faire encor quelque sotte harangue. Eh I de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon, Donnez-moi vitement quelques coups de bâton. Et me laissez tirer mes chausses sans murmu; ï.

ÉRASTE.

Tu mourras, ou je veux que la vérité pur« S'exprime par ta bouche.

MASCARILLE.

Hélas 1 je la dirai ;

AC3TB I, SCÈNE 17 139

Mais peut-être, moosieur, que je vous fâcherai.

ÉRASTE.

Parle, mais prends bien garde à ce que tu vas faire; A ma juste fureur rien ne peut te soustraire. Si tu mens d'un seul mot à ce que tu diras.

MASCARILLE.

J'y consens, rompez-moi les jambes et les bras; Faites pis : tuez-moi, si je vous en impose, En tout ce que j'ai dit ici, la moindre chose.

ÉRASTE.

Ce mariage est vrai?

MASCARILLE.

Ma langue, en cet endroit, A fait un pa» de clerc dont elle s'aperçoit ; Mais enfin cette affaire est comme vous la dites. Et c'est après cinq jours de nocturnes visites. Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu. Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud ; Et Lucile depuis fait encor moins paraître Le violent amour qu'elle porte à mon maître,

* Et veut absolument que tout ce qu'il verra,

* Et qu'en votre faveur son cœur témoignera,

* Il l'impute à l'effet d'une haute prudence,

* Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance. Si malgré mes serments vous doutez de ma foi, Gros-René peut venir une nuit avec moi,

Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,

Que nous avons dans l'ombre un libre accès chex elle.

ÉRASTE.

Ote-toi de mes yeux, maraud.

140 LE DÉPIT AMOUREUX

MASCARILLE.

Et de grand cœur. {A part.) C'est ce que je demande. Il en tient, le monsieur -, Comme ils vous ont tous deux avalé cette fable.

(Il sort.) ÉRASTE.

Quel coup il m'a porté, le bourreau détestable l Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit, Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit, Marque bien leur concert, et que c'est une baie Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paia.

SCiHE V

MARINETTE, GROS-RENÉ, ÉRASTE.

MARINETTE. Je viens vous avertir que tantôt, sur le soir, Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.

ÉRASTE.

Oses-tu me parler, âme double et traîtresse? Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse Qu'avec tous ses écrits elle me laisse en paix, Et que voilà l'état, infâme, que j'en fais.

(// déchire la lettre.)

MARINETTE. Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le piq'.:o,

GROS-RENÉ. M'oses-tu bien encor parler, femelle inique? Crocodile trompeur, de qui le cœur félon

ACTE I, 3CÊNB V 14Î

Est pire qu'un Satrape, ou bien qu'un Leslrigon? Va, va rendre réponse à ta belle maîtresse, Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse, Nous m sommes plus sots, ni mon maître ni moi, Et désormais qu'elle aille au diable, ainsi que toi.

MARINETTE, seule.

Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveillée? De quel démon est donc leur âme travaillée? Quoi 1 faire un tel accueil à nos soins obligeants î Ob I que ceci chez nous va surprendre de gens.

JIN DU PREMIEIR AGTB»

ACTE SECOND

SCÈNE FBEKIÈfiE

LUCILE, MARINETTE.

LUCILE.

Quoil me traiter ainsi! Qui l'eût pu jamais croire' Lorsqu'à le rendre heureux je mets toute ma gloire C'en est fait, aujourd'hui je prétends me venger, Et si cette action a de quoi m'affliger. C'est toute la douceur que mon cœur se propose ; Le dépit fait en moi celte métamorphose; Je yeui chérir Valère après tant de fierté, Et mes Toeux maintenant tournent de son côté.

MARINETTE.

La résolution, madame, est assez prompte.

LUCILE.

Un cœur ne pèse rien alors que l'on l'affronte ; Il court à sa vengeance, et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment. Le traître I faire voir cette insolence extrême 1

MARINETTE.

Vous m'en voyez encor toute hors de moi-même, El quoique là-dessus je rumine sans fin, L'aventure me passe, et j'y perds mon latin. Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle, Jamais cœur ne s'ouvrit d'une façon plus belle ;

ACTE II , SCîèNE I 143

De l'écrit obligeant le sien tout transporté, Ne me donnait pas moins que de la déité, Et cependant, jamais à cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage ; Je ne sais, pour causer de si grands changementR, Ce qui s'est pu passer entre ces courts moments.

LUCILE.

Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peica, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. Quoi I tu voudrais chercher, hors cette lâcheté, La secrète raison de cette indignité? Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse, Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse?

MARINETTE.

En effet, je comprends que vous avez raison. Et que cette querelle est pure trahison. Nous en tenons, madame ! Et puis prêtons l'oreille A ces chiens de pendards qui nous chantent merveille. Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur ; Laissons à leurs bons mots fondre notre rigueur I Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes 1 Foin de notre sottise, et peste soit des hommes l

LUCILE. Eh bien, quoiqu'il s'en vante et rie à nos dépens, Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps. Et je lui ferai voir qu'en une âme bien fait© Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette.

MARINETTE.

Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur nous ;

•1.44 LE DÉPIT AMOUREUX

Marinelte eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien un soir qu'on voulait rire; Quelque autre, sur l'espoir du matrimonium ^ Aurait ouvert l'oreille à la tentation ; Mais moi, nescio vos.

LUCILE.

Que tu dis de folies! Et choisis mal ton temps pour de telles saillies ! Enfin, je suis touchée au cœur sensiblement, Et si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurais tort, je pensa, De vouloir à présent concevoir l'espérance (Car le Ciel a trop pris plaisir de m'affliger, Pour me donner celui de pouvoir me venger), Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice, n reviendrait m'offrir sa vie en sacrifice. Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui. Je te défends surtout de me parler pour lui ; Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime, Et même, si mon cœur était pour lui tenté De descendre jamais à quelque lâcheté, Que ton affection me soit alors sévère, Et tienne comme il faut la main à ma colère.

MARINETTE.

Vraiment, n'ayez pas peur, et laissez faire à nous, J'ai pour le moins autant de colère que vous, Et je serais plutôt fille toute ma vie Que mon gros traître aussi me redonnât envie, li vient, relirons-nous; laissons-les, croyez-moi,

ACTE II, SCÈNE III 145

Sans chercher de raison de leur mauvaise foi.

(Elles vont pour sortir.)

I

SCÈNE II

LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ.

GROS-RENÉ, tenant une lettre. Ahl madame, arrêtez, écoutez-moi, de grâce; Mon maître se désole, et ce n'est point grimace. Le billet que voici va vous dire pourquoi... LUCILE.

Va, va, je fais état de lui comme de toi. Qu'il me laisse tranquille.

{Elle sort.)

GROS-RENÉ.

Et toi donc, ma princessK . A son exemple aussi feras-tu la ligresse?

MARINETTE.

Allons, laisse-nous là, beau valet de carreau, Penses-tu que l'on soit bien tenté de la peau?

[Elle sort.)

GROS-RENÉ.

Fort bien ; pour compléter mon illustre ambassade, Il ne me manque plus qu'un peu de bastonnade.

SCÈNE III

ÉRASTE, GROS-RENÉ.

GROS -RENÉ.

Ah ! vous voilà, monsieur, vous venez à propos

H6 LE DÉPIT AMOUREUX

Pour ayoir k réponse.

ÉRASTE.

Allons, vite, en deux mots, As-tu trouvé Lucile? As-tu remis ma lettre? Dis, quel succès heureux puis-je enfin me promettre?

GROS-RENÉ.

Là, le, tout doucement; moins de vivacité Conviendrait un peu mieux à l'amour molesté ; Le vôtre est dans ce cas, monsieur.

ÉRASTE.

Que veux-tu dire?

GROS-RENÉ.

Mais que ue vous auriez pu vous dispenser d'écrire, Car voilà votre lettre.

ÉRASTE.

Encore rebuté?

GROS-RENÉ.

Jamais ambassadeur ne fut moins écouté. A peine ai-je voulu lui porter la nouvelle Du moment d'entretien que vous souhaitiez d'elle, Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-à-soi : « Va, va, je fais état de lui comme de toi ; Dis-lui qu'il se promène. » Et sur ce beau langage, Pour suivre son chemin, m'a tourné le visage ; Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau. Lâchant un : « Laisse-nous, beau valet de carreau , M'a planté comme elle, et mon sort et le vôtre N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à Tautre.

ÉRASTE.

L'ingrate! recevoir avec tant de fierté

ACTE II, SCÈNE III 147

Le prompt retour d'un cœur justement emporté I Quoil le premier transport d'un amour qu'on abuse, Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus rive ardeur, en ce moment fatal, Devait être insensible au bonheur d'un rival ? Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place, Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace? De mes justes soupçons suis-je sorti trop lard? Je n'ai point attendu de serments de sa part; Et lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire, Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire; Il cherche à s'excuser, et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu : Loin d'assurer une âme et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui peut donner d'alarmes, L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi message, écrit, abord. Ahl sans doute un amour a peu de violence. Qu'est capable d'éteindre une si faible offense, Et ce dépit, si prompt à s'armer de rigueur, Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur. Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme; Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un cœur je vois le peu de part que j'ii ; Et, puisque l'on témoigne une froideur extrême A conserver les gens, je veux faire de même.

GROS-RENÉ.

Et moi de même aussi. Soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés : 11 faut apprendre à vivre à ee sexe volage.

148 LE DÉPIT AMODBETJX

Et lui faire sentir que l'on a du courage ;

Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir.

Si nous avions l'esprit de nous faire valoir,

Les femmes n'auraient point la parole si haute ;

Oh! qu'elles nous sont bien Gères par notre faute!

Je veux être pendu si nous ne les verrions

Sauter à notre cou plus que nous voudrions,

Sans tous ces vils devoirs, dont la plupart des hommes

Les gâtent tous les jours dans le siècle nous sommes.

ÉRASTE.

Pour moi, par-dessus tout son mépris me surprend; Et, pour punir le sien par un autre aussi grand, Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme.

GROS-RENÉ.

Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme.

A toutes je renonce, et crois, de bonne foi.

Que vous feriez fort bien de faire comme moi.

Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître,

Un certain animal difficile à connaître.

Et de qui la nature est fort encline au mal ;

Et comme un animal est toujours animal.

Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie

Durerait cent mille ans ; aussi, sans repartie,

La femme est toujours femme, et jamais ne sera

Que femme, tant qu'entier le monde durera.

D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe

Pour un sable mouvant; car goûlez bien, de grâce,

Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts :

* Ainsi que la tête est comme le chef du corps,

* Et que le corps sans chef est pire qu'une bête ;

* Si le chef n'est pas bien d'axord avec la tête,

ACTE II, SCÈNE III 149

* Que tout ne soit pas bien réglé par le compas,

* Nous voyons arriver de cerlains embarras,

* Car la partie brute alors veut prendre empire

* Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire

* A dia, l'autre à hurhaut; l'un demande du mou,

* L'autre du dur; enfin tout va sans savoir oîi. Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète, La tête d'une femme est comme une girouette,

Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent.

C'est pourquoi le cousin Aristote souvent

La compare à la mer, d'où vient qu'on dit qu'au monde

On ne peut rien trouver d'aussi mouvant que l'onde.

Or, par comparaison, car la comparaison

Nous fait distinctement comprendre une raison,

Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude.

Une comparaison qu'une similitude;

Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît,

Comme on voit que la mer, quand l'orege s'accroîi,

Vient à se courroucer, le vent souffle et ravage,

Les flots contre les flots font un remû-ménage

Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonnier,

Va tantôt à la cave et tantôt au grenier ;

Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque,

On voit une tempête en forme de bourrasque,

Qui veut compétiter par de certains... propos;

Et lors un... certain vent, qui par... de certains floU,

De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable...

Quand... les femmes enfin ne valent pas le diabl-i,

ÉRASTIi:. C'est fort bien raisonner.

150 LE DÉPIT AMOUREUX

GROS-RENÉ.

Assez bien, Dieu merd. Mais je les rois, monsieur, qui passent par ici ; Tenez-Tous ferme, au moins.

ÉRASTE.

Ne le mets pas en peiae.

GROS-RENÉ.

J'ai bien peur que ses yeui resserrent votre chaîne.

SCÈHE 11 ÉRASTE, LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ.

MARINETTE.

Je l'aperçois encor, mais ne vous rendez point.

LUCILE.

Ne me soupçonne pas d'être faible à ce poinî.

MARINETTE.

11 vient à nous...

ÉRASTE.

Non, non, ne croyez pas, madame. Que je revienne encor vous parler de ma flamme. C'en est fait ; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constaat pour l'ombre d'une offense. M'a trop bien éclairé sur votre indifférence. Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits; Je l'avoûrai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres,

ACTE II, SCÈNE IV 151

Et le rayissement j'étais de mes fers Les aurait préférés à des sceptres offerts ;

* Oui, mon amour pour vous sans doute était exj'êmc ,'

* Je vivais tout en vous; et, je l'avoûrai même,

* Peut-être qu'après tout j'aurai, quoique outragé,

* Assez de peine encor de m'en voir dégagé ;

* Possible que malgré la cure qu'elle essaie,

* Mon âme saignera longtemps de celte plaie,

* Et qu'affranchi du joug qui faisait tout mon bien,

* Il faudra me résoudre à n'aimer jamais rien. Mais enfin, il n'importe ; et puisque votre haine Chasse un cœur que l'amour tant de fois vous ramène, C'est la dernière ici des importunités

Que TOUS aurez jamais de mes vœux rebutés.

LUCILE.

Vous pourriez faire aux miens la grâce tout entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière.

ÉRASTE.

Eh bien, madame, eh bien, ils seront satisfaits. Oui, je romps avec vous, et je romps pour jamais, Puisque vous le voulez. Que je perde la vie, Lorsque et vous parler je reprendrai l'envie.

LUÇILE.

Tant mieux ; c'est m'obliger.

ÉRASTE.

Non, non, n'ayez pas peur, Je tiendrai ma parole, eussé-je un faible cœur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image ; Croyez que vous n'aurez jamais cet avantago De me yoir revenir.

152 rJ3 DÉPIT AMOUREUX

LUCILE.

Ce serait bien en vain.

ÉRASTE.

Moi-même de cent coups je percerais mon sein Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne De vous revoir après ce traitement indigne.

LUCILE.

Soit, n'en parlons donc plus.

ÉRASTE.

Oui, oui, n'en parlons plus ; Et pour trancher ici tous propos superflus. Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux sans retour sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut eûacer. Voici votre portrait; il présente à la vue Cent charmes éclatants dont vous êtes pourvue; Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends.

GROS-RENÉ.

Bon.

LUCILE.

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre. Voilà le diamant que vous m'avez fait prendre.

MARINETTE.

Fort bien.

ÉRASTE.

Il est à vous encor ce bracelet.

LUCILE.

Et celte agate à vous, qu'on fit mettre en cachet.

ACTE II, SCÈNE IV 153

ÉRASTE lit. « Vous m'aimez d'un amour extrême, « Èraste, et de mon cœur voulez être éclairci ;

« Si je n'aime Éraste de même, « Au moins aimé-je fort qu'Érasle m'aime ainsi. * Vous m'assuriez par d'agréer mon service ■: C'est une fausseté digne de ce supplice.

LUCILE lit. « J'ignore le destin de mon amour ardente, «Et jusqu'à quand je souffrirai; « Mais je sais, ô beauté charmanlti ! « Que toujours je vous aimerai. » Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux ; Et la maiû et la lettre ont menti' toutes deux. GROS-RENÉ.

Poussez.

LUCILE.

Elle est de vous; suffit, même fortune.

MARINKTTE.

Ferme.

LUCILE.

J'aurais regret d'en épargner aucune.

GROS-RENÉ.

N'ayez pas le dernier.

MARINETTE.

Tenez bon jusqu'au bout.

LUCILE.

Enfin, voilà le reste.

ÉRASTE.

Et, grâce au ciel, c'est tout. Je sois exterminé si je ne tiens parole l

154 LE DÉPIT AMOUREUX

LUCILE. Me confonde le ciel si la mienne est £ri?olcî

ÉRASTE.

Adieu donc.

LUCILE.

Adieu donc.

MARINETTE.

Vous triomphez.

Voilà qui Ta des miet t .

GROS-RENÉ.

MARINETTE.

Allons, ôtez-vsus de ses yeux.

GROS-RENÉ.

Retirez-Yous après cet effort de courage.

MARINETTE.

Qu'attendez-Yous encor?

GROS-RENÉ.

Que faut-il davantage?

ÉRASTE.

Ah! Lucilel Lucile! un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien.

LUCILE.

Éraste, Éraste, un cœur fait comme le yôU'c Se peut facilement remplacer par un autre.

ÉRASTE.

Non, non, cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie, J'aurais tort d'en former encore quelque envie; Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger ; Vous avez voulu rompre, il n'y faut plus songer;

ACTE II, SCÈNE IV 155

Mais personne après moi, quoi qu'on tous fasse entendre, N'aura jamais pour vous de passion si tendre.

LUCILE.

Quand on aime les gens on les traite autrement; On fait de leur personne un meilleur jugement.

ÉRASTE.

Quand on aime les gens, on peut de jalousie Sur beaucoup d'apparence avoir l'âme saisie ; Mon rival satisfait dit qu'il est votre époux, El vous ne voulez pas que je sois en courrous?

LUCILE.

Non, et si votre amour eût été véritable, Il n'aurait pas donné créance à cette fable; Mais yotre cœur, Éraste, était mal enflammé.

ÉRASTE.

Ah I Lucile, jamais vous ne m'avez aimé.

LUCILE.

Eh I je cms que cela faiblement vous soucie ; Peut-être en serait-il beaucoup mieui pour ma via Si je... Mais laissons ces discours superflus; Je ne dis pas quels sont mes pensers là-dessus.

ÉRASTE.

Pourquoi ?

LUCILE.

Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.

ÉRASTE.

Nous rompons?

LUCILE.

Oui, yraiment. Quoi 1 n'en est-ce pas fait?

15G LE DÉPIT AMOUREUX

ÉRASTE. Et TOUS voyez cela d'un esprit satisfait?

LUCILE.

Comme vous.

ÉRASTE.

Comme moi?

Sans (loule, c'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

ÉRASTE.

Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.

LUCILE. Moi? point du tout; c'est vous qui l'avez résolu.

ÉRASTE.

Moi? Je vous ai cru faire un plaisir extrême...

LUCILE.

Point : vous avez voulu vous conlonter vous-même,

ÉRASTE.

JMais si mon cœur voulait rentrer dans sa prison, Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon !

LUCILE.

Non, non, n'en faites rien : ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE.

Ah ! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander; Consentez-y, madame ; une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande, enfin ; me l'accorderez-vofis Ce pardon obligeant?

ACTE II, SCÈNE V 157

LUCILE. Ramenez-moi chez nous.

SCÈNE V

MARINETTE, GROS-RENE.

MARINETTE.

Oh 1 la lâche personne !

GROS-RENÉ.

Ah î le faible courag:

MARINETTE.

J'en rougis de

GROS-RENE.

J'en suis gonflé de rage Ne l'imagine pas que je me rende ainsi.

MARINETTE.

Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.

GROS- RENÉ. Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

MARINETTE.

Tu nous prends pour une autre, et lu n'as pas affaira A ma solle maîtresse. Ardez le beau museau ! Pour nous donner envie encore de sa peau. Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de facel Moi, je te chercherais. Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous.

GROS-RENÉ.

Oui, tu le prends par là! Tiens, lieos, sans ^ chercher tant de façons, Toili

158 LE DÉPIT AMOUREUX

Ton beau galant Aq neige avec ta nompareille : Il n'aura plus Thonueur d'être sur mon oreille.

MARINETTK.

Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'épingles de Paris Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.

GROS- RENÉ.

Tiens encor ton couteau : la pièce est riche et raie; Il te coûta sii blancs lorsque tu m'en fis don.

MARINETTE.

Tiens, tes ciseaux avec ta chaîne de laiton.

GROS-RENÉ.

^J'oubliais d'avant-hier ce morceau de fromage; Tiens, je voudrais pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien de toi,

MARINETTE.

Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi ; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.

GROS-RENÉ.

Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire.

MARINETTE.

Prends garde à revenir jamais me reprier.

GROS-RENÉ.

Pour couper tout chemin à nous rapatrier. Il faut rompre la paille ; une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue; Ne fais point les doux yeux, je veux être fâché.

MARINETTE.

Ne me lorgne pas, toi, j'ai l'esprit trop touché.

ACTE II, SCÈNE V 159

GROS -RENÉ présente une grande paille. Romps ; voilà le moyen de ne s'en plus dédire ; Romps. Tu ris, bonne bêle 1

MARIN ETTE.

Oui, car tu me lais lire.

GROS- RENÉ.

:^ La pesle soit ton ris ; voilà tout mon courroui Déjà dulcifîé. Qu'en dis-tu? rompons-nous, Ou ne rompons-nous pas?

MARINETTE.

Vois.

GROS-RENÉ-

Vois, toi.

JIAIUNETTE.

Vois toi-même l

GROS-RENÉ,

Est-ce que lu consens que jamais je ne t'aime?

MARINETTE.

^loi, ce que tu voudras.

GROS-RENÉ.

Ce que lu voudras, toi. Dis...

MARINETTE.

Je ne dirai rien.

GROS-RENÉ.

Ni moi non plus.

MARINETTE.

Ni moi.

GROS-RENÉ.

Ma foi, nous ferions iuieux de quitter \a grimace.

160 LE DÉPIT AMOUBEDX, ACTE II, t,«v..JL V Touche, je te pardonne.

MARINETTE.

Et moi, je te fais gr/'îe.

GROS-RENÉ.

Mon Dieu, qu'à les appas je suis acoquiné I

MARINETTE.

Que Marinette est sotte après son Gros-René. GROS-RENÉ, se mettant à genoux et contrefmant son maître.

Consentez-y, madame; une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle, Je le demande, enfin ; me l'accorderez-vous Ce pardon obligeant?

MARINETTE.

Ramenez-moi chez nous.

GROS-RENÉ.

Allons chez le notaire, et qu'un bon mariage, S'il en est, soit le fruit de ce rapatriage.

FIN DU DÉPIT AMOUEETJS.

Paris. - Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 14, rue des Jeûneari

G. Masquiii, directeur.

please do not remove :ards or slips from this pocket

university of toronto library

PQ Molière, Jean Baptiste

18^2 Poquelin

Al Le Tartuffe

1880

m

m

i

^♦%1M.

mi

mm i

$if î^:

lî^Uti

B

il

i

1

^K^W:i-in^î^

[U^i

;w^

sîîh;!?

Uîr-it

riïiHa:;

ï;

(tr^-^'/r*"

''^^Mifli^l^^^^^^P

i

-

-

mm