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AVEC LES SAGES ET LES GRAÎS'I>S DU MONDE.
PUBLIÉ PAR LE P. BOUTAULT
Sta LES MAKOâCflixa »c p. COTTO.f , ». A.**. D. J.
QUATRIEME EDITION , AUGMEXTÉE.
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AU ROI
SIRE
Les vérités que je suis obligé de défendre en cet ouvra- ge ont des ennemis qui ne me permettent pas de me fier à mes forces , et qui me font prendre la liberté de venir où l'on vient aujourd'hui de tous les endroits de l'Europe, se mettre sous la protection de Votre Majesté.
Quoique j'y vienne après les grands hommes qui vous ont consacré leur plume, et quoique je voie les exemples qu'ils me donnent à l'entrée de leurs livres, où ils ont écrit de si beaux éloges de vos actions glorieuses , et de si ma- gnifiques descriptions de vos triomphes, mondessein n'est pas de les imiter.
Depuis que la Renommée vous a elle-même consacré sa voix , et qu'elle n'a plus d'autre affaire au monde que de parler des grandeurs de votre auguste personne et de les publier partout, il semble que c'est là désormais son pri- vilège, et que le droit et l'honneur de les louer publique- ment ne sont plus que pour elle seule. Tout ce que j'ose entreprendre pour satisfaire à mon^zèle , c'est d'écouter ce qu'elle dit et de vous redire ses paroles.
Il est vrai, Sire, qu'elle ne se plaît pas à parler beau- coup; elle s'y plaisait lorsqu'elle commença de vous con- naître, mais elle a depuis changé de métbode. Plus elle a vu de grandes choses, moins elle a parlé; et maintenant que la gloire suprême où elle voit votre puissance et votre réputation élevées par la main de Dieu , l'engage à vous honorer souverainement, l'honneur souverain qu'elle croit vous devoir est de renfermer un panégyrique entier dans un seul mot ; et pour dire tout ce qui peut être dit d'un grand roi , de ne plus rien dire que votre nom.
IV ÉPITRE,
Néanmoins, comme il est nécessaire que, dans les Indes et chez les autres peuples de l'Afrique et de l'Asie, elle ex- plique plus clairement ses pensées , elle le fait sans doute , et à mon jugement, sans beaucoup de peine. Je me per- suade que, pour faire entendre à ces peuples-là une partie de ce qu'elle sait et de ce que nous voyons dans l'Europe, elle se contente de leur tenir les mêmes discours qu'elle tint anciennement chez eux, lorsque, les entretenant sans flatterie des véritables vertus de l'un des monarques que le monde a le plus aimés , elle leur disait entre autres choses :
Qu'il mérita d'être roi, parce qu'il était le premier des hommes, et qu'il n'eût point laissé de l'être s'il n'eût pas régné.
Qu'en son bas âge , avant qu'il montât sur le trône , il n'avait rien appris qu'à obéir ; que dès qu'il y fut, il en- seigna les rois et les philosophes par ses exemples, et qu'il se rendit leur maitre en la science de vivre, de parler et de régner sagement.
Qu'il eut pour naturel ce qui est l'étude et la vertu des autres rois; qu'être sage et maître de sa colère et de ses autres passions, être sincère, désintéressé, magnanime, incorruptible, fidèle en ses promesses et impénétrable en ses secrets; parler aussi bien qu'il voulait et aussi peu, ce n'étaient point dans lui des sciences acquises par le tra- vail ou par l'industrie, mais des présents de la grâce et des inclinations de la nature.
Qu'il ne cessa de vaincre que lorsqu'il ne trouva plus d'hommes qui pussent ne pas l'aimer, ou qui ne pussent pas vaincre eux-mêmes la jalousie, qui rendait ses succès insupportables à leurs yeux.
Que ce qu'il y eut de merveilleux et de très-particulier en son courage et en sa conduite durant les guerres, fut que, par ses premières victoires, il apprit la science de pren- dre les villes et de soumettre les peuples sans les dé- truire , et de ne pas faire des millions de malheureux pour faire un vainqueur.
Que jam.ais les princes alliés n'eurent de meilleur et de plus constant ami, ni les officiers d'une cour de meilleur maître, ni les peuples obéissants de meilleur père, ni les ennemis domptés et soumis de plus aimable protecteur.
ÉPITRE. V
OU de plus heureuse fortune que d'avoir été forcés par ses armes à lui obéir et à l'aimer.
Qu'il se donna des soins extrêmes pour bannir le crime et l'impiété de son royaume et pour y établir le repos; qu'entre les raisons qui le touchèrent en cela, une des plus remarquables fut qu'il prévit, par les mouvements se- crets de son cœur, que, lorsqu'il se trouverait des miséra- bles parmi ses sujets, il en serait le plus à plaindre, et qu'il sentirait leurs pemes plus qu'eux-mêmes.
Qu'il fut véritablement un grand roi, puisqu'il rendit les autres rois heureux et puissants, et qu'il sut les moyens de s'élever , malgré l'envie , assez liant pour atteindre jus- que là par ses bienfaits. Du moins, ce fut en son temps que le monde ouvrit les yeux , et qu'il connut, quoiqu'un lieu tard, que la fin des guerres et le remède des afflic- tions publiques serait qu'il y eut en chaque siècle un mo- narque qui méritât d'être aimé et d'être estimé des autres princes autant qu'il faudrait pour régner dans leur cœur , et pour devenir le confident de leurs desseins, le protec- teur de leurs droits et l'arbitre de leurs différends; que pour lors, une parole ou un arrêt de sa sagesse suffirait pour [apaiser ces inimitiés fatales entre les maîtres du jnonde, dont on a toujours cru qu'elles ne pouvaient être éteintes que dans des déluges de sang répandu, ou étouffées sous les ruines du genre humaiu.
Qu'il ne se proposa personne pour l'imiter durant son règne en ses hautes entreprises, et qu'il connut de bonne heure que l'homme ne fait jamais parfaiten^ent bien ce qu'il fait par imitation. Cette maxime ne lui fut pas ins- pirée par l'orgueil : l'instinct admirable qui l'instruisit à faire de grandes actions sans exemple et sans modèle , le rendit assez humble pour ne pas mépriser les bons exem- ples, et assez sage pour ne rien faire de lui-même qui ne méritât d'être imité.
Que ses actions ne furent pas moins exemplaires que merveilleuses; que ce fut par elles et par la grâce dont il les anima qu'il fit entrer ses maximes dans les esprits , et qu'il forma tout ce qu'il y eut de grands hommes qui tra- vaillèrent sous lui , ou qui commandèrent ailleurs.
Enfin, qu'il fut un roi que chaque prince tâcha d'imi- ter, que chaque nation désira de \oir, que chaque ennemi
Vt ÉPITRE.
fut contraint d'aimer, que les provinces et les villes, transportées d'admiration en le voyant entrer chez elles durant les triomphes, appelèrent chacune leur bien-aimé , et toutes d'une voix commune, le bien-aimé de l'univers!
Sire', il y a de longues années que la Renommée tenait véritablement ces discours chez les Indiens , dans l'Afri- que et dans l'Amérique. Elle a commencé depuis quelque temps à les tenir aussi dans l'Europe: ce sont comme au- tant de portraits qu'elle vient tracer dans la France,' et à la suite de votre Cour.
Le peu que je viens d'écrire est une petite copie que j'en ai tirée. J'ose l'exposer aux yeux de Votre Majesté. Tout ce qu'il m'est permis d'en dire, c'est que ce me serait un bonheur extrêsne qu'il y parût quelques marques d'où elle pût connaître avec combien de zèle et de respect je suis,
SIRE ,
DE Votre Majesté ,
Le très-humble et très-obélssînt serviteur et sujet.
AVANT-PROPOS.
Le théologien dont il est question dans cet ou- vrage, vivait sous le règne de Henri-le-Grand.
Il fut appelé à la cour, et il y eut un emploi des plus honorables. Le roi fit état de sa per- sonne et de ses conseils, et se plut à ses entre- tiens ; il lui fit même la grâce , lorsqu'il le con- nut parfaitement , de l'honorer de sa confiance intime , et de lui témoigner des bontés très- singulières , et qui furent enfin trop glorieuses pour n'être pas insupportables à la jalousie.
Ceux qui se sentirent offensés de son bonheur, conspirèrent inutilement à le détruire par leurs médisances. 11 conserva dans la cour , au milieu des mensonges et des trahisons , la réputation qu'il y avait apportée d'être un des plus sages et des plus savants hommes de son siècle.
Comme Sa Majesté désirait que son mérite fut particulièrement connu des grands du royaume , îorsqu'ellevoyaitdes princes et d'autres personnes d'esprit et de qualité autour de sa table ou dans sa cliambre , elle l'ensafieait à les entretenir en lui proposant des questions sur la morale et sur la théologie, ou bien quelques difficultés curieu- ses sur d'autres sujets propres à le faire écouter par des courtisans avec plus d'attention et plus de plaisir.
Il s'enoraoreait souvent lui-même à ces sortes a entretiens , lorsqu'il se rencontrait en des compagnies où il ne pouvait pas se taire sans trahir la religion , et où sa conscience l'obligeait à soutenir les vérités de l'Évangile contre les blasphèmes des libertins, et contre les subtilités de ces philosophes qui entreinonnent de détruire
VIII AVANT-PROPOS.
par leurs raisonnements tout ce qu'ils ont appris de la nature et de la foi durant leur bas âge.
Il disait en ces compagnies-là des choses qui semblaient d'ordinaire assez bien dites pour avoir été dictées par le Saint-Esprit. La Providence, qui les lui inspirait, ne permit pas qu'il s'en oubliât.
Une des coutumes de cet homme sage au retour des conversations était d'écrire ce qu'on lui avait proposé , ce qu'il avait répondu , et ce qui s'était passé de plus remarquable durant les disputes.
Son espérance était que, quelque jour, il aurait le loisir de mettre ses écrits en ordre , et qu'il en ferait un présent au public et à la postérité. Quelques-uns de ses amis , qui héritèrent de ses papiers, et qui furent les témoins de ses pensées les plus secrètes , conçurent la même espérance; mais la mort , qui l'avait prévenu , les prévint eux-mêmes. Il ne fallait pas qu'elle fît ensevelir avec eux un si louable dessein. Cet ouvrage est un effort que j'ai fait pour l'en empêcher , et pour rendre à la France ce qu'ils lui avaient des- tiné par leur testament.
Je me suis donné les peines et les soins que l'affaire méritait; mais ce n'a pas été sans juger d'abord que le plus grand succès que je devais me proposer, c'était de ne pas m'éloigner de ses sentiments ; c'est beaucoup même , eu égard à la manière dont ces sortes de mémoires ont cou- tume d'être écrits.
Peut-être que quelques-uns m'attribueront ce que Sidonius disait en faveur d'un de ses amis , qu'il avait assez bien lu les minutes d'un homme savant et sage, puisqu'il avait très-bien deviné ce qu'il voulait dire. Tout ce que j'avance, c'est que s'il se trouve ici quelques fautes, on ne doit les attribuer qu'à ma plume.
AVANT-PROPOS. IX
Les lumières que j'ai reçues des personnes qui le connurent familièrement lorsqu'il fut éloi- gné de la cour, et qui apprirent durant leurs conversations une partie des choses arrivées dans les conférences , m'ont beaucoup aidé à ne pas m'égarer en des endroits où il y avait de l'obscurité.
Ce que je puis dire de mon travail, c'est que mes forces n'ont pas égalé mon zèle ni mes peines , mais que mes peines n'ont pas elles-mêmes ré- pondu aux obligations que j'avais et que j'aurai toujours à la mémoire de ce cher bienfaiteur. Je n'eus le bonheur de lui parler et de l'ap- procher qu'environ deux ans avant qu'il mourût. Il ne laissa pas en ce peu de temps d'avoir le loisir et la bonté de me faire des grâces que j'au- rais tort d'oublier avant et après ma mort.
Quelques considérations ne m'ayant pas pcimis de lui donner son propre nom , je lui ai donné celui d'Eugène. Ceux qui ont lu l'histoire de sa vie ne douteront pas que je ne l'aie fait pour me conformer aux sentiments du roi son maître. Au moins , si nous voulons renfermer dans un seul mot la louange ordinaire que Sa IMajesté lui don- nait , d'être l'homme le mieux né et du plus aimable naturel qu'elle eût jamais vu , nous n'en trouverons point de plus propre que ce mot d'Eugène, qui signifie en trois syllabes les mêmes choses que ce grand prince voulait exprimer par quatre paroles. Il semble qu'il porta ce nom dès le berceau; et ce fut très-sagement que le pané- gyriste qui fit l'éloge de ce théologien après sa mort, remarqua qu'il avait toujours paru sur son front un air qui attirait les yeux des autres, et qui était comme la couronne de l'empire que son Ame avait sur les cœurs par la modestie de son visnge et par la tranquillité de son esprit.
X AVANT- PROPOS.
Il est vrai que cet homme, né pour les gran- des actions , se trouva toujours au milieu d'une multitude de grandes affaires , et au milieu des bruits et des mouvements du monde , mais il n'y perdit point son repos. Les révolutions de la cour , et toutes les agitations du temps et de la fortune, n'eurent point la force de l'ébranler , ni de le retirer de son centre, ni de troubler ses dévotions.
Son âme était de la nature des étoiles qui vont répandre partout leurs influences , et qui suivent jour et nuit les courses du firmament sans jamais quitter leur place, et sans cesser d'être immobi- les. Je veux dire que le même amour qui l'atta- chait aux volontés de Dieu, et qui l'obligeait de les suivre au travers des persécutions et des au- tres peines d'une vie apostolique, l'attacîia cons- tamment à sa coutume de s'entretenir continuel- lement avec Dieu, et de goûter, durant les plus fâcheuses distractions de son emploi, les douceurs célestes de la vie solitaire et intérieure.
C'est là , dit Saint Augustin , le vrai miracle que Dieu opère dans les personnes qu'il a choi- sies pour les employer aux desseins de sa provi- dence , et pour confier à leurs soins les plus chers intérêts de l'État et de la Religion. L'esprit, dit- il , de ces grands hommes , semblable à celui de Dieu, entre dans les affaires du monde, et il leur donne le mouvement , mais ne s'agite pas avec elles ; il y descend sans y tomber et sans s'y répandre.
En un mot , ce théologien était dans la Cour ce qu'est une ombre sur le cadran d'un palais : re- gardée et considérée des princes et d'une infi- nité de personnes, mais uniquement attentive et occupée à suivre son soleil , et à se trouver à chaque heure à l'endroit qu'il lui marque par sa
AVANT- PROPOS. XI
lumière ; elle marche toujours , sans qu'il paraisse qu elle se remue. Cet homme de Dieu ne trou- vait pas le loisir de s'arrêter ni d'être oisif du- rant un moment ; il semblait néanmoins , par sa modestie, qu'il n'avait aucun soin , et qu'il jouis- sait d'un parfait repos.
J'ai changé les noms de la plupart des person- nes dont il est parlé dans les conférences dont j'écris l'histoire : il s'y dira des vérités qui peut- être ne plairaient pas aux héritiers de leurs pro» près noms.
LE
THEOLOGIEN
DANS LES COiNVERSATIOlNS. ENTRETIEN I.
DE l'existence DE DIEU.
La première de ces conférences fut tenue à la campagne chez un gentilhomme de très-haute qua- lité, et il s'y passa des choses que les témoins ont jugées dignes d'être remarquées avec un soin par- ticulier, et que la France , comme je crois , ne ju- gera pas indignes de paraître dans un plus grand jour, et d'être connues aujourd'hui.
Ce seigneur, qui n'était pas moins illustre par ses actions que par sa naissance , et qui mérita de porter le nom d'Auguste, retournait d'une pro- menade qu'il faisait d'ordinaire le matin durant les grands jours d'été , et entrait dans l'avenue de sa maison, lorsqu'il rencontra le théologien dont je parle, et que je suis ohligé d'appeler Eu-
Auguste le connaissaitdepuis peu, s'étant trouvé quelques jours auparavant dans une assemhlée de personnes savantes , où ce théologien défendit avec honneur les vérités de l'Église , et parla fiès- à propos sur toutes les questions qui y furent pro- posées. L'esprit , la sagesse et la modestie qu'il
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t ENTRETIEN I.
lit paraître en ses réponses , donnèrent a Augnste beaucoup d'estime pour lui , et après les autres civilités , l'obligèrent à lui demander son amitié , d'une manière et en des termes qui méritaient bien €€ qu'il demandait.
C'était pour reconnaître en quelque sorte tou- tes ces bontés d'Auguste qu'Eugène voulut l'as- surer chez lui de son obéissance et de son respect, et qu'il alla lui rendre visite. Auguste fut ravi de le revoir, et lui dit, en l'embrassant, tout ce que l'honnêteté et l'amitié ont coutume de faire dire en ces rencontres , mais il ne lui dit rien qu'il ne sentît dans le cœur. Les reparties d'Eugène ne furent pas moins civiles ni moins sincères : de sorte que, marchant ensemble, et s'entretenant de- puis l'entrée de l'avenue jusqu'à la maison , ils reconnurent avec plaisir que «l'amitié se lie aisé- ment entre deux personnes qui ont les mêmes in- clinations et le même esprit.
Cet enti'etien particulier, quoique assez long, dura moins qu'ils n'espéraient. Dès qu'ils arri- •vèrent , ils furent avertis qu'on allait servir. Sur quoi Auguste, ayant pris la main d'Eugène pour le conduire : Vous ne vous repentirez pas, lui dit- il , de m'êlre venu voir : il y a ici une compagnie qui vaut bien la peine que vous avez prise. C'est vous que je cherche, repartit Eugène ; et pourvu que vous ayez la bonté de me souffrir, je n'aurai pas sujet de me plaindre ni de désirer autre cho- se. Ils en étaient encore l'un et l'autre sur le com- pliment , lorsqu'ils entrèrent dans la salle où la compagnie les attendait.
Outre la dame et la fille de la maison, et Jeux autres dames delà première qualité , il s'y trouva ce qu'il y avait de gentilshommes de marque dans le voisinage. Le plus considérable était Léonce, ne- veu d'Auguste , jeune seigneur fort estimé pour
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son esprit, savant même , et digne de la re'putation qu'il eut presque dès le bas âge, d'aimer les livres et de bien dire ce qu'il avait lu. Il s'y trouva aussi un certain personnage nommé Tiburce, qui n'é- tait pas de condition ni de mérite à se trouver là î c'était un homme de basse naissance et libertin de profession, qui avait fait sa fortune en des aca- démies secrètes et à la cour , par une nouvelle philosophie , que quelques riches courtisans pré- férèrent à tout ce qu'ils savaient, et qu'ils ache- tèrent aux prix qu'il voulut. L'amitié que Léonce avait contractée malheureusement avec lui , faisait qu'Auguste le souffrait quelquefois en sa maison, en sa présence, et qu'il dissimulait la peine qu'il sentait à le voir et à l'entendre parler.
Après le repas, toute cette compagnie passa de la salle dans le jardin , et a6n de jouir plus dou- cement du plaisir que les entretiens d'une si belle assemblée faisaient espérer, elle alla s'asseoir au milieu du bois , en une place où l'on trouvait la fraîcheur et l'ombre , et tout ce qui peut rendre une solitude délicieuse et commode au temps des chaleurs. Ce fut là que tant de nobles personnes s'arrêtèrent pour y passer quelques heures , en attendant que le soleil leur permît d'aller cher- cher plus loin d'autres divertissements.
Le jour d'auparavant, la plupart de cette même compagnie s'étalent assemblés au même endroit , et il y avait eu du bruit au sujet de quelques pa- roles qui y furent dites et soutenues indiscrète- ment. Auguste, selon sa coutume de présenter des occasions de parler à ceux qui parlaient bien , avait proposé ce jour -là une question qui enga- gea ces Messieurs à discourir.
La question était celle qu'on agite aujourd'hui en plusieurs écoles, si les bêtes ont quelque sorte de raisonnement , ou s'il n'y a que le seul instinct
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4 ENTRETIEN I.
qui les gouverne , et en quoi consiste précisément la spiritualité de notre âme, et sa différence prin- cipale d'avec les âmes corruptibles et matérielles. Les uns et les autres dirent ce qu'ils pensèrent là- dessus , et rapportèrent quantité de remarques curieuses , tirées de l'histoire de la nature et des livres des physiciens anciens et modernes.
Ces gentilshommes savaient assez de choses pour des courtisans de leur âge , et il est vrai qu'ils parlaient bien, mais non pas toujours. Leurs paro- les s'accardaient souvent avec leur cœur, où il y avait peu de religion. Quelques-uns d'entre eux, durant la dispute , n'eurent pas la discrétion de ca- cher leurs pensées et leurs impiétés secrètes : ils avancèrent des paroles dont le sens était que les âmes des hommes et celles des bêtes sont de même espèce et de même rang dans l'ordre de la nature, et quoiqu'ils tâchassent de déguiser ce qu'ils di- saient, la crainte et le respect n'empêchèrent pas leur témérité de le dire clairement, et d'offenser Auguste et les plus sages de la compagnie.
Les dames s'en plaignirent hautement. Susanne, femme d'Auguste , en fut d'autant plus touchée que Léonce était de leur nombre, et qu'il en était par une mauvaise habitude qui s'était formée dans son esprit d'avoir à chaque rencontre des doutes à proposer contre les vérités les plus saintes.
Cette sage et dévote dame, qui, le lendemain, sentait encore son déplaisir sur le cœur, vint à la seconde conférence dont nous allons parler, avec dessein de se satisfaire, et avec l'espérance qu'elle en trouverait le moyen et l'occasion. Elle ne les chercha pas longtemps. Voici ce qui lui donna la pensée de s'adresser et de [se fier au théologien nouvellement arrivé, qui lui sembla n'être venu que pour l'aider en son dessein inspiré de Dieu.
Le hasard ayant voulu que la conversation com-
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mençât par un discours de chasse et de vénerie, et qu'en racontant quelques histoires de la ruse des oiseaux, on prononçât deux ou trois fois le mot d^instinct , un de ces gentilshommes, nommé Sylvère, s'avisa de demander à Eugène ce que c'est que l'instinct des bêtes. Son intention était que ce théologien , en suivant la voie des philosophes chrétiens, et raisonnant selon les principes de la religion , s'embarrassât et se perdît dans des la- byrinthes, et que, durant ses égarements, il don- nât à la compagnie sujet de penser qu'ils avaient bien fait, dans la dispute précédente, de se détour- ner du chemin commun et de former une nou- velle philosophie.
Eugène , sans examiner et sans pénétrer son dessein, fit ce que voulut la civilité , et répondit à la question en peu de paroles, et modestement.
Sa proposition fut que Tinstinct des animaux est du nombre de ces sortes de merveilles qui sont claires et manifestes à notre esprit, mais que nous lie pouvons exprimer par nos paroles, et que nous appelons ineffables. Il me semble, ajouta-t-il , que nous ne pouvons le mieux définir que par le mot qui est aujourd'hui fort ordinaire en de sem- IJables occasions, en disant que c'est ufi Je ne sais (jitoi, une je ne sais quelle lumière spirituelle, ou (juelle particule de sagesse et de raison qui est en- fermée dans une âme matérielle et brutale, et qui fait au dedans des bétes ce que l'homme fait au dehors et visiblement envers elles.
Sylvère , saus se donner le loisir de considérer ni peut-être d'écouter le dernier mot de celte ré- ponse, reprit brusquement la parole:
Oui,dil-il; mais, s'il y a de la sagesse et de la spi- ritualité dans les actions des bêtes aussi bien ijuc (îans les aclions des hommes, ne jugez-vous pus qu'il est difficile de comprendre ce qu'on nous
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oblige de croire , qu'il se trouve une différence extrême entre nos âmes et les leurs , que les leurs sont mortelles et matérielles, formées de terre et de boue ^ les nôtres divines et incorruptibles.
Non , Monsieur, répondit Eugène , je n'ai point de peine à croire ni à concevoir qu'un cheval n'est point sage et qu'il n'a point de raison , quoiqu'il marche dans le droit chemin et qu'il soit conduit sagement par un cocher. Vous sortez de la ques- tion , répliqua le gentilhomme. Vous ne m avez pas entendu , reprit Eugène. Obligez-moi d'en- tendre les deux ou trois paroles que j'ajoute, et qui vous expliqueront ma pensée.
La compagnie écouta curieusement ce qui suit , et Eugène le prononça dignement, et avec autant de force que de grâce et de modestie:
Vous saurez, s'il vous plaît, dit-il à ce même gentilhomme, que la nature a donné aux animaux privés de raison , deux maîtres , ou deux direc- teurs : l'homme et l'instinct. L'un et l'autre les dirigent , et les font aller où il faut qu'ils aillent, mais il y a quelque différence en leur méthode de diriger. L'homme, en conduisant les bêtes , est hors d'elles et auprès d'elles , et toutes les ac- tions de sa conduite sont extérieures, et visibles aux yeux. L'instinct est au milieu d'elles, caché dans leur imagination et dans leurs organes, et là, il agit secrètement et sans être vu. C'est un guide intérieur qui les mène, qui les pousse, qui les ar- rête, qui les détourne, qui leur inspire des façons de se défendre, et des façons de travailler inimi- tables à l'esprit humain , et tout cela , par la bonté de la Providence, qui, connaissant que ces pauvres brutes, dans une infinité de rencon- tres , ne pourraient pas être nourries , ni logées , ni conservées, sans un secours étranger et sans un soin miraculeux , a voulu faire ce miracle , et
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allumer dans leur imagination aveugle quoique rayon d'intelligence qui les éclairât durant les dangers, et leur montrât les voies et les moyens d'en sortir.
Mais la merveille la plus digne de réflexion est que cet inslinct qui se trouve dans l'animal n'est pas quelque chose de l'animal, et quoiqu'il lui donne la force et le mouvement , qu'il n'est point son âme et qu'il ne lui donne point la vie. 11 lui fait faire des actions de raison sans le rendre sage ni raisonnable, et sans lui donner la connaissance de ce qu'il fait ; il l'aide à travailler , mais il ne l'instruit pas ; il le conduit aux endroits où il doit aller , mais il le laisse toujours aveugle ; il lui fait observer dans un ouvrage tous les préceptes de l'art et toutes les règles de la science , mais il le laisse toujours ignorant : en un mot, il ne change point sa nature de bête , et il ne lui ôte point sa différence d'avec l'homme, quoiqu'il le fasse a^ir d une manière qui n appartient qu a 1 homme.
Non, Messieurs , l'intelligence des brutes n'est point à elles; elle ne les ennoblit point en les gou- vernant ; et tout ainsi qu'un cavalier qui fait que son cheval aille droit où il faut aller ^ et que, du- rant uu voyage de cent lieues, il ne sorte jamais du vrai chemin , ne fait pas que son cheval ait de l'esprit ni qu'il soit comparable à son serviteur, quoique celui-ci peut-être se soit égaré souvent, de même l'instinct qui pousse le lièvre à sauter et à marcher en l'air autant qu'il peut lorsque les chiens le poursuivent, et qui , durant la chasse, inspire aux loups et aux renards des subtilités ei des ruses si admirables, ne fait pas que ces bêtes- là vaillent mieux qu'un villageois qui se laisse prendre par ses ennemis faute d'invention et d'a- dresse , et n'empêche point que ce ne soit une folie de comparer leur âme matérielle à la
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sienne, ou de soupçonner qu'il y ait de légalité.
Sur quoi vous remarquerez , s'il vous plaît, qu'en tous les genres et en toutes les espèces des créatures d'ici-bas, nous en voyons plusieurs pous- sées par des mouvements qui surpassent leur na- ture , et qui ne conviennent qu'à un être de plus haut rang et de plus noble condition , sans toute- fois que ces mouvements surnaturels et honorables relèvent la bassesse de leur naissance, et qu'ils changent rien en leurs propriétés essentielles.
Il y a des pierres et des métaux , comme l'ai- mant et le fer, qui font des actions propres à la vie, et qui se remuent d'eux-mêmes sans être poussés par une cause étrangère , ni emportés par leur pe- santeur ou parleur légèreté. Il ya des plantes, comme les palmiers , qui font des actions anima- les, et qui semblent avoir un cœur et des passions, et rechercher, en s'embrassant mutuellement, les douceurs et les plaisirs d'une véritable amitié. Il y a des bêtes qui font des actions d'homme, jus- qu'à bâtir leurs maisons selon les règles de l'ar- chitecture, comme les castors, et jusqu'à établir parmi elles des républiques et des magistrats, comme les abeilles. Enfin il y a des hommes qui font des actions de Dieu , comme les prophètes qui prédisent les choses du temps à venir, ou qui ressuscitent les morts, ou qui exercent les actes divins d'un pur amour, actions surnaturelles dont le principe s'appelle grâce dans les hommes , ins- tinct dans les bêtes, sympathie dans les plantes, vertu secrète dans les métaux , partout , qualité occulte , ou , comme j'ai dit , un je ne sais quoi qui n'a point de nom.
Mais ce je ne sais quoi ajouté à la nature d'un chacun , en lui donnant de plus nobles mouve- ments que les siens , ne change point cette nature ; vt quoi qu'en pensent les ignorants , quand ils
ENTRETIEN I. Q
voient ces miracles, il ne fait pas que l'homme soit Dieu, que la bète soit raisonnable, que la plante soit sensible ni que la pierre soit vivante. Quelques philosophes l'ont voulu dire , mais on s'est moqué d'eux; il n'y a point eu d'école qui ne lésait traités d'extravagants ; et s'il y a de l'extra- vagance àcroire qu'une herbe qui remue et qui s'en- fuit lorsque le mouton approche , est du nombre des bctes, et qu'elle a une imagination craintive, il y en a bien davantage à s'imaginer qu'une fourmi, qui se pourvoit durant l'été , est du nombre des hommes et qu'elle a de la raison. Mais la folie serait extrême, si quelqu'un voulait soutenir que Dieu n'est pas éternel, ni incréé non plus que nous, parce que nous lui sommes semblables en quelque chose, et que nous faisons des miracles comme lui; ou bien de soutenir que nous autres hommes , nous ne sommes pas plus hommes que les betes, et parce que les singes font des singeries semblables à nos actions, que nous avons tort de nous préfé- rera ces brutes ingénieuses. C'était une brute plu- tôt qu'un philosophe, celui qui avança autrefois dans ses thèses que nos avantages prétendus au- dessus des éléphants et des aigles, étaient des son- ges de notre orgueil ; que ces nobles animaux va- laient du moins autant que nous; que, sous des fi- gures différentes , ils avaient des âmes de même condition , et que notre raison divine et notre im- mortalité future n'étaient que des fables.
Ce peu de discours ne fut autre chose qu'une réponse précise à ce que Sylvère avait demandé. Eugène croyait que ce gentilhomme irait plus loin, et qu'il voudrait savoir si cette particule de sa- gesse et de spiritualité enfermée dans l'imagina- tion des hèles, est un accident ou une substance; si elle est l'instrument ou le principe de leurs ac- tions ingénieuses, et il espérait que, par ccsques-
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lions, ils entreraient dans des difficultés et dans des ténèbres où les lumières de la philosophie chrétienne auraient plus de force et éclateraient davantage. Mais le gentilhomme ne répliqua rien, et sembla consentir aux propositions d'Eugène. Les autres se turent aussi. Je ne sais si ce fut le respect ou la crainte qui les fit taire ; il y a de l'apparence qu'ils n'eurent pas le temps de rien dire, parce que Susanne fut extrêmement prompte à les prévenir , et à prendre la parole dès qu'Eu- gène eut achevé de parler.
Cette dame, ravie des choses qu'elle venait d'en- tendre, et persuadée qu'elle avait trouvé ce qu'elle cherchait , prit hardiment l'occasion , et vint à son point sans plus différer. Par une sainte malice, elle engagea Léonce à déclarer lui-même ses pen- sées à ce théolegien si habile , et à lui découvrir ses plaies, qui avaient besoin d'une aussi savante main que celle-ci. Monsieur , dit-elle en s'adres- sant à Eugène et en lui montrant Léonce , vous parlez si bien que je puis espérer de votre bonté que vous voudrez bien prendre la peine de con- vertir ce jeune gentilhomme que voilà , qui témoi- gnait hier beaucoup de difficulté à croire que no-^ tre âme soit immortelle , et même, dernièrement encore, à croire qu'il y ait un Dieu.
Madame , repartit Léonce, m'accuser devant une si grande compagnie , c'est me commander de^ me défendre. Pour vous obéir, je dirai que je n'a« jamais été si hors de moi, ni si perdu de jugement et de conscience que de douter que le monde ait été fait par un Créateur, et qu'il soit gouverné par ses soins et par sa sagesse. Ce que j'avançais der- nièrement , c'est qu'il y a trois ou quatre choses fort nécessaires aux hommes et fort importantes pour leur bien public, qu'on cherche depuis long- temps , et qu'il semble qu'on ne trouvera jamais,
ENTRETIEN I. II
comme la pierre philosophale, le mouvement per- pétuel , la démonstration de l'existence et de la vérité de Dieu; et j'ajoutai, principalement tou- chant la dernière, qu'il y a longtemps que je cher- che celui qui me la découvrira, et qui sera plus heureux que tant d'autres, dont les entretiens et les écrits n'ont pas beaucoup contenté les philo- sophes éclairés. Si Monsieur, que vous avez prié de me convertir , avait quelque nouvelle lumière là-dessus et quelque secret digne d'être su , je l'apprendrais volontiers , et je me ferais honneur de lui en être obligé.
Eugène, touché d'une juste colère de voir qu'il y eût des hommes qui osassent demander si nous sommes les créatures d'un Dieu , voulut que le gentilhomme s'en fâchât aussi , et que, sous un nom supposé, il se condamnât lui-même, et qu'il connût combien sa question était imprudente et déraisonnable. Il témoigna qu'il ne comprenait pas bien ce que Léonce désirait de lui.
Je désire , dit-il, entendre quelque raison qui prouve et qui convainque démonstrativement qu'il y a un Dieu.
Oui, Monsieur, très-volontiers, repartit Eugè- ne , et en un mot, pourvu que vous m'accor- diez auparavant une autre grâce. On a parlé à table des belles actions de votre père et do la noblesse ancienne de votre illustre maison : obligez-moi de me dire ce que vous répondriez à un philosophe qui entreprendrait maintenant de raisonner et de disputer avec vous sur ce qu'on a dit, et qui voudrait que, par des preuves éviden- tes et incontestables, vous lui fissiez voir que ft ti IMonsieur votre père était gentilhomme et hom- me d'honneur.
Léonce se laissa prévenir par la colère; sa re- partie fut prompte et ferme : Je répondrais, dit-il,
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qu'il n*est pas besoin de le prouver , qu'il n'y a que les fous qui en doutent.
Monsieur, reprit aussitôt Eugène, vous me don- nez ma réponse : voilà justement ce que je puis et tout ce que je dois vous dire sur la question que vous m'avez proposée.
Ce gentilhomme , qui était prêt à parler de la subordination des mouvements de la nature, et qui s'était formé lui-même sa méthode pour sur- prendre les théologiens, et pour les conduire en des labyrinthes d'où il s'imaginait qu'ils ne pou- vaient pas sortir, se voyant mis hors de son che- min, et comme inopinément égaré, n'eut point d'autre repartie que de demander où il était, et de dire : Comment, Monsieur ?
Yous ne voulez pas, poursuivit Eugène, qu'on raisonne sur la noblesse d'un homme mortel, ni qu'on vous demande des preuves de sa vertu , parce qu'elle vous paraît indubitable, et parce qu'on ne peut discourir ni disputer là-dessus sans vous offenser , cependant vous voulez qu'on rai- sonne et qu'on forme des questions et des dou- tes sur les grandeurs et sur l'éternité d'un Dieu , et vous ne craignez pas l'affront que vous et nioi^ et tous ceux de la compagnie devons recevoir d'entendre ce raisonnement et cette dispute? Nous sommes à Dieu plus qu'à notre père: nous avons dans notre personne beaucoup plus de ses bien- faits, et plus de sa substance et de sa vie que de celle d'aucun bienfaiteur ni d'aucun parent. Il est nôtre plus que nous-mêmes; chaque respiration de nôtre cœur, chaque mouvement de nos yeux est un chef-d'œuvre de sa sagesse et de sa puis- sance infinie , et vous voulez qu'au lieu de penser à notre devoir de l'adorer et de l'aimer éternelle- ment, nous examinions s'il est digne d'être aimé et d'être adoré? que nous doutions même s'il est
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au monde, ou s'il y peut être , et s'il est autre chose qu'une idole formée des songes de l'esprit humain ? Quelle ingratitude et quel scandale ! A quoi pensez-vous, Monsieur, à quoi pensent vos philosophes et vos maîtres ? Est-ce moi seule- ment, ou ces dames dévotes et modestes, n'est- ce pas vous-même qui devez être honteux de ces entretiens, qui devez vous fâcher contre vous, et tremhler d'horreur , en formant ou en écoutant ces sortes de questions et de curiosités impies ? N'est-ce pas ie ciel et le soleil qui en doivent rou- gir? Quiconque demande qu'on lui prouve la vé- rité du Créateur, offense et outrage toutes les créatures.
Léonce, qui, tandis qu'Eugène parlait, eut le temps de se reconnaître un peu, répondit avec assez de réflexion et d'adresse : Tellement donc, ]\Io!isIeur, que vous dites que c'est offenser et faire rougir un homme savant que de le prier d'entretenir les compagnies des grandeurs de la Divinité, et d'enseigner quelles sont les preuves et les démonstrations de son éternelle existence. Je rougis, répliqua Eugène, et je refuse de parler, non point parce que je n'ai rien à répondre, mais parce qu'on m'interroge. Ma honte et mes plain- tes, aussi hien que les vôtres, ne viennent pas de ce que la noblesse de mon père et la vérité de mon Dieu sont douteuses, mais de ce que l'on en doute, et de ce que, durant nos conversations, il se trouve parmi nous des personnes assez inconsidérées et assez hardies pour en demander des preuves. Ce sont là, selon vos paroles, des questions de gens sans honneur, à qui les hommes de votre courage n'ont coutume de répondre que par l'é- pée, et ceux de ma profession que par le silence.
Mais, rej)rit Léonce, tant d'excellents person- nages qui ont dit et qui ont écrit des merveilles
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là-dessus , écrivaient-ils pour des gens de cette sorte? Ces savants théologiens ont eu d'autres pensées que vous, et eux-mêmes ont reconnu que c'était la marque d'un esprit bien fait, de former sagement des difficultés sur l'existence de Dieu , puisqu'ils n'ont jamais fait de plus grands efforts ni produit de plus beaux ouvrages que pour y ré- pondre.
Leurs efforts, répliqua Eugène, et leurs entre- prises n'ont pas été de convaincre les athées et de leur persuader que Dieu est , mais de persuader au reste des hommes que les athées sont des fous moins raisonnables que les bêtes, et que les phi- losophes chrétiens qui veulent disputer contre ces fous-là, et qui entreprennent de les convertir par (les arguments, ne sont pas plus sages qu'eux du- rant la dispute.
Nous nous écartons, repartit le gentilhomme. Je ne vous demande pas que vous disputiez con- tre un athée, mais que vous instruisiez un catho- lique. Je suis chrétien , et je crois ce que je suis obligé de croire. Je confesse , et je sais certaine- ment qu'il y a un Dieu , mais je le puis mieux sa- jiioir, et c'est pour le mieux apprendre et pour être incapable d'en douter jamais que je vous in- terroge, et que je vous demande quelles sont les raisons qui appuient cette vérité.
Je ne sais si Léonce conçut bien ce que lui ré- pondit Eugène , et ce qu'Auguste et les autres écoutèrent avec attention et avec plaisir. Puisque vous savez, dit-il, que Dieu est, ne vous en ou- bliez pas. Le vrai moyen d'oublier et d'ignorer ce que nous savons naturellement et ce que le Créa- teur a imprimé dans nos âmes, est de le vouloir apprendre philosophiquement, et de l'examiner par des réflexions indiscrètes: Patrice, notre nou- veau physicien, savaitautrefois, avant qu'il étudiât, ce que la nature et l'expérience enseignent aux
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hommes, et ce que savent les eiifauts dans le ber- ceau, que le soleil est lumineux. Il voulut l'ap- prendre par l'ëtude et par la philosophie : ce qu'il apprit , et ce qu'il tâcha de persuader partout fut qu'il n'y a point de lumière dans le soleil.
Ce que chacun sait de la vertu, qu'elle est loua- ble et digne de récompense, le nouveau disciple de Métrodore le sut d'abord comme les autres, et crut, durant plusieurs années, ce que la nature lui en avait enseigné durant son bas âge. Il voulut le mieux savoir par les raisonnements de son esprit curieux , et découvrir quelque chose de singulier et d'inconnu. Ce qu'il découvrit fut le chemin d'une mort honteuse sur un bûcher, où il courut, et où il arriva bientôt par la conduite de sa phi- losophie. On le condamna pour avoir, entreautres choses, enseigné que la vertu était digne de châti- ment, qu'elle était l'ennemie de l'homme et qu'il fallait la bannir du monde.
Protagoras était sage durant sa jeunesse: il con- naissait et adorait un Créateur. Lorsqu'il fut un grand philosophe, et qu'il voulut connaître par raisons la vérité de sa religion et de sa doctrine, il apprit à oublier ce qu'il savait depuis quarante ans ; les raisons qu'il trouva ne lui servirent qu'à enseigner publiquement et scandaleusement qu'il n'y avait point de Dieu. Vous êtes sage aujourd'hui, poursuivit-il en regardant Léonce , vous savez certainement que Dieu est. Contentez- vous de cette certitude que la nature et la foi vous ont donnée , car si vous voulez le mieux connaî- tre par des spéculations et des convictions tirées de votre fausse logique , demain vous ne le sau- rez plus.
L'ardeur que Léonce avait de disputer lui fit avancer une proposition indiscrète et messéante. Lui, qui venait de s'appeler catholique, n'eut point
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de honte de prendre le nom d'aposlat et de se mettre à la place d'un athée. Mais si d'aventure, dit-il, et par malheur, je suis du nombre de ceux qui ont oublié cette science, et si je doute main- tenant que j'aie un Créateur et un Maître du ciel^ ■voulez-vous que je continue d'en douter, et m'é- pargnez-vous trois ou quatre paroles qui me fe- ront connaître mon erreur et remédieront à mon infidélité ?
Cent paroles, repartit Eugène, et je puis dire, cent volumes de paroles et de preuves philoso- phiques, ne pourraient pas y remédier.
Ce qu'il ajouta pour rendre raison de sa répon- se , mériterait d'avoir été prononcé d'une voix assez haute pour être entendu de tous les athées.
Vous demandez, dit-il à ce jeune courtisan, que je' vous fasse ressouvenir de ce que vous sa- viez autrefois, qu'il y a un Dieu; et moi je vous réponds que l'on ne s'en souvient pas de la même manière qu'on l'a su d'abord. Car, remarquez, je vous prie , que savoir que Dieu est , c'est une science bien différente des autres , et qu'elle a des lois bien particulières.
On ne la peut pas apprendre par le travail, ni par l'étude , ni par l'instruction des maîtres : il faut que ce soit la nature qui la donne et qui l'ins- pire aux enfants. On ne peut pas s'en oublier ni la perdre par les fautes de la mémoire ou par aucun autre malheur , il faut que ce soit l'orgueil et le péché qui la détruisent. Enfin elle ne peut pas se rétablir par le raisonnement ni parla force de l'esprit, il faut que ce soit la grâce qui la rende et l'humihté qui la mérite. Vous avez perdu cette science ; vous me priez de vous enseigner un moyen qui la fasse renaître en votre cœur : je vous ré- ponds : Soyez humble, et connaissez ce que vous êtes. Regardez votre ombre^ vous saurez qu'il y
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a un soleil : regardez votre néant , vous saurez qu'il y a un Dieu.
Léonce, et les autres gentilshommes qui vou- laient attirer Eugène à la dispute , et qui atten- daient impatiemment qu'il y eût combat, afin d'en être , et de prendre part au plaisir et à l'hon- neur d'avoir désarmé ce redoutable théologien, à la vue d'un si grand monde , répondirent d'une voix commune que c'était pour faire naître dans leur âme cette humilité merveilleuse qu'ils dési- raient apprendre de lui quels sont les arguments qui soutiennent la doctrine de l'éternité de Dieu. Et certes, ajouta Léonce, vous ne devez pas refu- ser ce que vous pouvez aisément nous accorder, et ce que nous avons quelque droit d'attendre de votre civilité; toute la grâce que nous demandons, c'est que vous nous montriez, de la manière que l'ont fait les sages philosophes de chaque siècle, que ceux qui veulent disputer contre cette pre- mière thèse de la théologie , sont des insensés. Dites ce qu'ils ont dit quand ils parlaient aux im- pies et aux incrédules.
Eugène voyait les desseins et les espérances de ces jeunes hommes : il ne craignait pas leurs for- ces, et il ne voulait pas employer les siennes. Son intention était de guérir leur mal; mais il jugeait qu'au lieu d'y remédier, ce serait le faire croître que de leur proposer des arguments , et de leur présenter l'occasion qu'ils cherchaient de disputer. Cet homme sage savait par expérience que la mé- thode des athées , lorsqu'ils disputent dans les compagnies, consiste à disputer en désordre, et à n'y observer aucune règle , leur maxime étant que, durant le bruit et la confusion des voix, les dames et les courtisans, témoins et juges de ces combats tumultueux, ne manquent point déjuger que celui qui crie le plus haut et qui paraît le
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plus insolent et le plus hardi, est le vainqueur, et qu'il défend la meilleure cause.
L'industrie d'Eugène fut de venir à bout que Léonce et ceux de sa suite n'eussent aucun moyen de se battre avec lui, mais qu'ils se trouvassent toujours engagés à l'interroger, et engagés par leur curiosité à écouter attentivement et paisible- ment ce qu'il jugerait à propos de leur dire. Son espérance était qu'avec ses paroles, la grâce et la vérité, sans qu'ils y prissent garde, entreraient se- crètement dans leur esprit, et que, pour lors , le combat où ils aspiraient se passerait dans leurs personnes, que ce serait leur propre conscience qui disputerait contre eux-mêmes , et qui réfute- rait toutes les pensées et tous les blasphèmes de leur athéisme.
Il répondit donc enfin , et leur dit en souriant: Puisque vous le voulez et puisqu'il le faut , je fe- rai ce qu'ont fait ces sages docteurs de l'antiquité ; je me servirai de leur argument et je garderai leur maxime. Leur argument principal, quand ils ont voulu convaincre les infidèles , a toujours été de leur montrer le firmament et les astres, et les autres parties de cet univers. Je vous les montre, Messieurs, et je vous dis : Regardez.
Eugène s'étant arrêté après avoir prononcé ces deux paroles, Léonce l'avertit de continuer, et de rapporter les raisons et les preuves que les an- ciens avaient formées là-dessus.
Quand j'ai dit: Regardez, repartit Eugène, j'ai dit tout ce que je dois dire , car la maxime de ces premiers sages, et l'avis qu'ils m'ont donné , est que, apporter des raisons à ceux qui, après avoir regardé le monde, ne savent pas encore qu'ils ont un Dieu, c'est apporter des flambeaux pour mon- trer le soleil à ceux qui ne le voient pas en plein midi. Ces flambeaux sont allumés, et répandent
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beaucoup de lumière; mais si le soleil n'a pas as- sez de clarté pour se faire voir, tous les flambeaux du monde ne le rendront pas plus visible et ne contenteront pas les aveugles.
Voit-on Dieu là haut comme on voit le soleil , repartit Léonce ? Non, dit Eugène, mais l'on voit que Dieu est.
A ce mot , le gentilhomme ouvrant les yeux commepour regarder où il était, et pour découvrir ce qu'il y avait de mystérieux dans cette réponse imprévue, Eugène lui expliqua clairement et élo- quemment sa pensée : Lorsque je vois votre visa- ge, dit-il, je ne vois pas votre âme, mais je vois manifestement que vous avez une âme et que vous vivez ; et si la pensée me venait de soutenir qu'il n'y a point d'âme dans votre corps, et qu'à l'heure qu'il est, vous êtes mort, ce serait bien mal procéder que de raisonner davantage avec moi, et par de doctes discours tirés de la sagesse et de l'ordre de vos actions , me vouloir démonstrali- vement convaincre que vous êtes en vie, et que tout cela ne peut venir que d'une âme. Car bien que la conclusion soit manifeste, néanmoins, il n'est pas si clair que votre âme est le principe né- cessaire de ces actions qu'il est clairet visible sur votre front et dans vos yeux que vous avez une âme. Il sort de votre face un air de vie , comme une lumière animée, qui est la plus éclatante et la première démonstration de la présence de votre esprit. C'est, dis-je , votre visage qu'il me faut montrer sans me dire aucun autre mot, sinon : Re- gardez et considérez. Car, si en le regardant, je continue de nier, et si je demande d'autres preu- ves pour être convaincu que vous vivez, on doit me les refuser ; mes amis me les refuseront, com- me à un aveugle ou à un homme insensé ; les plus sages me laisseront dire sans me rien répon-
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dre , et leur silence ne sera pas leur confusion : il sera la mienne, et déclarera que je suis incapable d'apprendre, et que je ne mérite pas seulement que l'on me parle.
Ainsi, Messieurs, l'esprit de Dieu, présent et vivant dans ce grand monde , y transpire un air de sa vie, et répand sur ce vaste assemblage de créatures un certain lustre et je ne sais quelle lueur d'une gloire immatérielle et incréée, qui est la démonstration de son existence , et l'argu- ment de sa vérité visible et intelligible à tous les peuples : Vapor virtutis Dei, et emanatio clari- tatîs. Je ne parle point de cette clarté répandue devant la création dans le néant, et inventée par Grégoire Palamas. Je dis avec Saint Fulgence qu'il sort de Dieu une clarté sensible, et comme une émanation ou une impression de lui-même marquée sur les créatures, et que tous les ouvra- ges formés par ses mains portent le caractère de sa méthode ; que c'est par là qu'on le connaît et qu'on le distingue. Ma pensée est que comme les illustres peintres n'écrivent pas leurs noms sur leurs tableaux, et que néanmoins, dès qu'une pein- ture du Raphaël ou du Basan paraît au jour, on les voit aussitôt eux-mêmes là dedans et qu'on les nomme, parce qu'avec leur ouvrage, il sort de leurs doigts et de leurs pinceaux un air ou une ombre qui porte tous les traits de leurs personnes, de même ce grand peintre de la nature n'a pas besoin d'écrire sur le firmament: Cest Dieu qui Fa fait. Le firmament a dans ses couleurs un éclat, ou un je ne sais quoi qui sort de l'esprit de son auteur , qui le rend visible et aimable , et oblige tous les spectateurs à l'aimer et à l'adorer. Simu- lacnini cjus et divinissima lux nota , "visihilisque et animo et ocuUs.
Cet éclat, comme j'ai dit, paraît aux yeux de
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tous les mortels ; et c'est ce qu'il faut qu'on me montre et ce qu'il faut que je regarde , quand je veux nier ou douter qu'il y a un Dieu. Non , Messieurs , on ne doit pas alors disputer ni rai- sonner avec moi sur la subordination des mou- vements, ni par l'impossibilité d'une suite infinie entre les choses changeantes et changées, me faire voir qu'il faut qu'il y ait un premier moteur et un principe éternel. Car bien que le mouvement général de la nature démontre la vérité d'un être surnaturel et infiniment immuable, lé mou- vement commencé du monde, la vérité d'un Ciéa- teur plus ancien que les temps, le mouvement cir- culaire des cieux et des astres, la vérité d'un maî- tre qui les gouverne et qui les assujettit aux lois de sa providence , néanmoins , toute cette philoso- phie et toutes ces nécessités de conclusions ne sont pas si claires ni si démonstratives qu'il est clair, par la vue du monde, que Dieu est. On me doit dire : Levez les yeux, contemplez le ciel, re- gardez les astres, et si en les regardant, je veux persévérer dans mon athéisme, et continuer à de- mander des arguments et des preuves, il n'y aura que les moins sages qui m'en donneront: les plus habiles théologiens devront se taire, et leur silence seia ma condamnation et ma honte.
Voilà, repartit Léonce en riant, une étrange dé- monstration pour faire connaître ce qui est infi- niment invisible, de dire qu'il faut seulement ou- vrir les yeux et qu'on le verra. Nous les ouvrons , mais que voyons-nous? Où est cette ombre de Dieu, où est cette lueur de Divinité répandue par- tout? Que voulez-vous dire et à quoi pensez-vous, de renvoyer des athées, qui sont gens d'esprit, à de belles apparences, et de leur donner cela pour un argument démonstratif et pour une preuve admirable? Les athées regardent, et il ne voient
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rien. Comment verraient-ils , repartit Eugène , puisqu'à l'endroit où il est écrit que les grandeurs de Dieu se voyant manifestement en ses ouvrages, le Prophète ajoute : P^ir insipiens non cogncscef, et stultus non intellîget hœc ?
La sagesse divine, qui voulut qu'Eugène expli- quât clairement cette réponse de David , et qu'il réfutât avec autorité le blasphème de ce jeune courtisan , lui dicta trois ou quatre paroles bien remarquables :
Il arrive aux athées , dit-il, quand ils considè- rent le ciel et les astres, ce qui arrive aux arti- sans ou aux ignorants d'une ville quand ils con- sidèrent un tableau précieux exposé publique- ment et découvert à la vue du peuple. Ces igno- rants regardent le tableau , et en regardent cha- que partie. Tout ce qu'il y a de délicatesse et de beaux traits en cette peinture est dans leurs yeux aussi véritablement que dans les yeux d'un habile homme, mais il n'est pas dans leur esprit. Ils n y connaissent rien, et ce n'est pas leurs corps, c'est leur âme qui est aveugle et qui ne voit pas. L'a- vantage de l'habile homme sur eux est qu'en voyant ces beaux traits , il les remarque , et que, par ses réflexions, il connaît et il pénètre ce que les autres voient sans discernement et sans réflexion.
Ainsi, lorsqu'un sage philosophe contemple le soleil et les étoiles, et que, dans ces lumières in- corruptibles , il voit des vestiges ou des ombres de la beauté du Créateur, il ne voit rien que les libertins et les superbes ne voient clairement, et qu'ils ne regardent aussi bien que lui. Mais c'est peu de regarder : les aigles le font. L'important est de remarquer , et c'est ce que ne font pas les iuîpies , non plus que les bêtes. Ces ombres de Dieu, et les autres merveilles de l'univers, qui en- .
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ENTRETIEN I. ^"^
trent dans les sens extérieurs des iticrédiiî?^"^^ vont pas plus avant : leur âme brutale et i^noraifu n'y connaît rien ; ils ne savent pas ce qu'ils voient. Le propre de l'homme sage est de le savoir, et de découvrir à son esprit tout ce que la nature et le soleil découvrent à ses yeux. Voilà son avantage sur des âmes faibles, et sa différence d'avec les in- sensés et d'avec les bêtes.
C'est-à-dire, en un mot, que les traces de la splendeur incréée, marquées sur les corps céles- tes, sont les traits les plus délicats et les plus di- vins de l'ouvrage du Créateur. Pour les voir, il suffit d'avoir des yeux, mais pour savoir qu'on les voit, il est absolument nécessaire d'avoir dans l'âme des lumières destinées à cela , qui sont la sagesse et l'humilité; et c'est justement ce qui manque aux libertins. Ils voient tout, dit le Sau- veur, parce qu'ils ont les yeux ouverts ; et cepen- dant ils ne voient rien, parce que l'imprudence et l'orgueil leur ferment l'esprit.
Léonce, au lieu de considérer ces paroles , fâ- ché d'entendre toujours des propositions impré- vues, reprocha malhonnêtement à Eugène qu'il refusait de donner une des anciennes démonstra- tions, de peur qu'elle ne h^t combattue, mais qu'il apportait une nouveauté qui faisait rire , et lui demanda s'il prétendait qu'on prît pour autre chose que pour une illusion ou pour un songe, cette apparition de Dieu, qu'il croyait voir lors- qu'il voyait les créatures.
Je prétends , repartit Eugène avec force, que vous preniez pour une vérité certaine et pour une doctrine digne de votre admiration et de vo- tre respect, ce qu'ont dit les plus anciens théolo- giens, et les plus estimés dans les siècles où ils ont vécu. Il y a dix-huit cents ans que les Saints Pè- res n'ont point cessé de combattre les athées, et
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de leur prouver qu'ils ont un juge et un maître dans le ciel : mais ils n'ont point observé d'autre méthode que celle-ci , que vous appelez nouvelle et que vous attribuez à mon invention. Quand on leur a demandé s'il y avait une Providence , ils se sont contentés de montrer le monde , prétendant qu'il était l'évangéliste et l'écrivain de cette vé- rité ; que lui seul devait l'annoncer aux peuples et l'expliquer aux savants ; qu'il devait la soutenir contre les impies ; qu'il ne fallait point recourir à d'autres maîtres pour l'apprendre, et que c'était un grand abus d'aller demander aux Socrates et aux Aristotes s'il est vrai qu'il y ait un Dieu, tan- dis que le ciel , la terre et les autres créatures le montrent aux hommes publiquement, et qu'el- les leur crient : Ouvrez les yeux, le voilà! regar- dez-le. Omnis natura exclamât^ ostenditque Créa- torem suum.
Les Pères disent toujours très-bien , poursuit Eugène, mais j'ose assurer qu'il n'y a rien de plus éloquent en leurs ouvrages ni rien de mieux dit que ce qu'ils disent de la manifestation de Dieu dans les lumières et dans les beautés du monde visible. Leur discours ordinaire est que le monde parle de l'éternité de son Créateur plus clairement que les philosophes, et qu'il nous prêche la gloire de sa puissance et de sa majesté mieux que ne l'ont fait les prophètes; qu'il a une voix plus forte que la voix des prédicateurs , et plus éclatante que celle des trompettes et des tonnerres ; qu'il fait retentir les bruits miraculeux de son silence aussi loin que le soleil répand ses rayons ; qu'il est un théologien muet qui ne dit mot aux oreil- les, mais qui parle éloquemment aux yeux, et qui enseigne aux nations les plus ignorantes qu'il y a là haut un principe immuable et éternel de toutes les beautés qui passent devant leurs yeux, et qu'el- les admirent ici-bas; en un mot, que le moNOE
ENTRETIEN î. 2.)
rst un livre ouvert , et que là, clans les éléments et dans l'étendue des années , comme en de gran- des pages , nous lisons et apprenons la doctrine de la Divinité : Inpaginis elenientorum^ et vola- minibus temporiim , communis et puhlica diçinœ institutionis doctrina legitur.
Eugène poursuivit , et rapporta quantité d'au- tres passages des plus illustres et des mieux choisis, qui firent voir manifestement à ce jeune philoso- phe que, selon l'opinion des Saints Pères, ce n'é- tait point l'affaire des docteurs de disputer contre les athées et de les convertir, que c'était l'affaire des astres et des éléments ; que les incrédules se trompaient eux-mêmes , et voulaient s'aveugler , lorsqu'ils allaier^^ansles écoles chercher des pro- fesseurs qui répondissent à leurs doutes, au lieu d'écouter ce que disent le ciel et la terre , et ce que signifient dans le firmament ce lustre divin et ces caractères immortels que les temps n'ontpoiiu encore effacés. Enfin , pour conclure et pour ramasser toutes les propositions que les anciens théologiens de l'Eglise ont avancées sur ce sujet, il cita (\e\\^ ou trois paroles de Théodoret qui si- gnifiaient la même chose que ces deux-ci, qui sont sorties de la plume de l'un des premiers esprits du siècle et des premiers hommes du royaume : Di^n- Jiœ existentiœ^innata rerum creatarum eloquentla^ efficcijc est demonstratio , l'éloquence naturelle des créatures est la démonstration efficace et in- contestable de l'existence du Créateur.
Ces pensées des Pères, et les paraphrases que iit Eugène sur leurs textes , plurent beaucoup à la compagnie; elles déplurent à Léonce. Comme cela l'éloignait toujours de son dessein de contre- dire et de ne pas connaître la vérité, avant que ce discours fût achevé, il l'interrompit brusque- ment*
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^6 ENTRETIEN I,
A quoi VOUS arrêtez-vous, dit-il à ce sage théo- logien , de nous citer Saint Ghrysostôme et Saint Athanase? Ne nous amusons plus , s'il vous plaît! venons au point de la question. L'affaire est de sa- voir ce qu'ont dit les doctes de l'antiquité. Vos docteurs de l'Eglise ne sont pas les anciens du monde , ni ces premiers maîtres de la sagesse et de la philosophie, dont la méthode doit être au- jourd'hui la règle de notre conduite et de ^notre façon de raisonner sur les ouvrages de la nature et sur les attributs de Dieu.
Vous dites vrai, répondit aussitôt Eugène ; ils ne sont pas les premiers en âge , ni en mérite , ni en autorité. Il est juste que je m'adresse à ceux qui le sont , et que je vous rap^rte ce qu'ont dit les premiers et les plus savants de tous.
Mais qui sont ceux-là, s'il vous plaît? qui sont ces premiers d'entre les maîtres , ces plus savants et ces plus anciens, ces incomparables professeurs dont les autres ont appris ce qu'ils ont su et ce qu'ils ont enseigné?
Léonce voulut répondre : Eugène le prévint, et usa d'un petit stratagème. Obligez-moi , lui dit- il, avant que nous les nommions, d'écouter deux ou trois paroles qu'il me souvient d'avoir lues dans un certain livre fort estimé, et sur lesquelles je serais bien aise de savoir votre sentiment. Prenez la peine de considérer les propositions qui suivent, et de me dire ce que vous en penserez.
I. Lorsque nous commençons à vivre , dit l'au- teur, nous apprenons par les yeux les deux premiè- res vérités qui doivent être sues : l'une, que nous venons du néant et que nous allons à la mort; l'au- tre , qu'il y a un Dieu qui nous a donné la vie et qui nous appelle à l'éternité. Ce ne sont point les prophètes, c'est la mort elle-même qui nous annonce qu'il faut mourir, et qui nous fait voir
ENTRETIEN I. 2^
sur le visage de toutes les personnes mourantes, l'arrêt qu'elle a prononcé contre nous: Piihis es , et in pulverem reverteris. Ce ne sont point les argu- ments des philosophes qui nous convainquent que le monde est l'ouvrage d'un Créateur : nous le sa- vons dès que nous ouvrons les yeux. Il sort du soleil et des étoiles une voix qui fait retentir le nom de Dieu jusque dans le cœur des athées , et qui soumet les plus orgueilleux à le craindre et à l'adorer.
2. Les étoiles, arrangées sur lefirmament, y mar- chent en ordre avec un appareil magnifique,comme des légions victorieuses qui conduisent en triom- phe la vérité durant les nuits , et qui la font voir à l'univers couronnée de leurs lumières, afin que, durant les heures où les hommes ne voient plus rien , et dans les régions où ils passent six mois sans voir le soleil, ils voient encore qu'il y a un Dieu , et qu'ils ne cessent point de le connaître et de l'adorer.
3. Les étoiles ont été placées à l'endroit du monde le plus visible et le plus élevé afin qu'il n'y eût aucun homme qui ne les vît , ni aucun qui n'apprît, en les voyant, combien il y a de lumiè- res et de grâces dans la source d'où elles sont sor- ties , et combien il est juste , lorsqu'on les con- temple et qu'on les admire, d'admirer et d'aimer la beauté dont ces flambeaux éclatants ne sont que les étincelles.
Voilà de belles paroles, dit Léonce en les in- terrompant. Ce n'est pas tout , reprit Eugène :
Pour savoir si Dieu est , dit le même auteur , et si nous sommes ses créatures, ne vous adres- sez point à d'autres maîtres qu'à ceux que la na- ture vous a destinés. Il y a dans l'univers deux grands maîtres de la théologie naturelle, deux an- ciens professeurs qui l'enseignent depuis six mille
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28 ENTRETIEN I.
ans, et sous qui tous les peuples e'tudient et ap- prennent à connaître les deux vérités qu'aucun homme ne doit ignorer :
L'un de ces maîtres, c'est le solei], qui les ins- truit le matin et durant le jour; l'autre, c'est la nuit, qui tient l'école en son absence, et qui entre tous les soirs en exercice. Le devoir de la nuit est de nous parler des attributs de Dieu les plus inef- fables, et de nous les expliquer en sa langue, qui n'est la langue d'aucune nation ni d'aucun peu- ple , et que chaque peuple néanmoins entend mieux que la sienne , sans l'avoir apprise.
La nuit, quand elle répand ses ombres , nous avertit que l'univers n'était autrefois qu'un vaste vide rempli de ténèbres , et une simple privation de l'être et du bien , étendue en des espaces infi- nis. Le soleil, lorsqu'il se lève au matin, et que, par les lumières de l'aurore, il nous découvre le ciel , les éléments, et les autres merveilles qui paraissent dans nos campagnes , dans nos villes et dans nos palais, nous fait souvenir que ces choses-là, si excellentes et si belles, ne se sont pas donné leur vie non plus que leur jour,qu'elles vien- nent d'ailleurs que d'elles-mêmes, et que toutes les grandeurs et les beautés que nos yeux adorent ici- bas ne sont que les grandes ombres d'un au- tre soleil infiniment plus adorable.
La nuit nous raconte l'histoire de notre pre- mière éternité, qui n'était rien ; le soleil, l'histoire de l'éternité de Dieu, qui était tout.
Par celle-là , nous apprenons la plus utile des sciences et des philosophies ; la science de ce que nous étions , et d'où nous vînmes lorsque nous entrâmes au monde. Par celui-ci , nous apprenons le plus ancien des mots, le nom de Dieu , l'unique mot qui fut prononcé avant la création , et qui ren- fermait en quatre lettres toutes les langues et tous
ENTRliTlEN r. 29
les Hvres futurs. L'un de ces maîtres, en e'clairaiit uos yeux , et l'autre en les aveuglant, instruisent notre âme; Tun lui dit que la créature que nous aimons est infiniment méprisable, l'autre, que nous avons un Créateur qui doit être infiniment aimé. Dies diei éructât verbum , et iiox noctl indi^ cat scientiam.
Voilà sans doute d'illustres idées , répondit Léonce , mais ce sont les vôtres. Vous ne dites rien que ce que vous avez dit depuis une heure. Vous m'obligez , repartit aussitôt Eugène : il ne faut plus qu'un mot pour décider la question.
Notre question est de savoir si je parle de l'exis- tence de Dieu de la même façon qu'en ont parlé les théologiens du premier temps. Vous confessez tléjà que les paroles que vous venez d'ouïr sont les miennes : reste à confesser , ce qui ne peut être disputé , qu'elles sont aussi les paroles et les pen- sées de ces premiers théologiens. Je le soutiens , Monsieur, et j'avance ces trois propositions, évi- dentes et incontestables:
La première, que les auteurs canoniques de notre Sainte Ecriture , Moïse, David , Salomon , Isaïe, Daniel, sont les théologiens les plws anciens, les plus savants d'entre les hommes; qu'ils ont vécu avant Heraclite et Pyihagore ; qu'ils ont été les maîtres des maîtres; que les Platons et les Socra- tes ne peuvent être appelés que leurs disciples , ou tout au plus que leurs successeurs, les héritiers de leur doctrine et de leur sagesse.
Ladeuxième,que ces auteurs sacrés ont parlé de Dieu plus doctement et plus divinement que pas un.
La troisième , qu'ils ont parlé de son existence éternelle de la manière que j'en parle aujourd'hui, que ma méthode est la leur, et que les paroles que \ous venez de m 'attribuer ont été tirées de leurs
3o ENTRETIEN I.
écrits. Vous ne pouvez pas le nier sans être con- tlamné par vos propres yeux. Ne disputons point, s'il vous plaît ! leurs livres se trouvent partout : ouvrons-les et lisons.
A ces mots de Moïse et de David , il parut un mouvement de colère sur le visage de Léonce et dans ses paroles. Eugène, néanmoins, voulut pour- suivre , et faire voir que ce qu'il venait de dire était ce qu'avaient dit les prophètes , et entre au- tres, David en son psaume 1 8, d'où il avait tiré sa proposition des deux maîtres. Mais Léonce ne le voulut pas écouter ni permettre que les autres l'écoutassent ; il éleva sa voix au-dessus de celle d'Eugène. Je croyais, lui dit-il, que vous vouliez répondre sérieusement et civilement à ma ques- tion et m'instruire de la vérité. Je vois que vous voulez rire et vous divertir; et Eugène lui ayant témoigné par sa réponse qu'il était infiniment éloigné du dessein de l'offenser : Je ne m'offense pas, repliqua-t-il ; mais certes, je m étonne que vous ayez tant de peine à m'accorder la grâce de venir au point où je vous attends depuis le com- mencement de notre discours.
Auguste, fâché de l'indiscrétion de cette plainte, prit la parole , et en fit à Léonce une remontrance sérieuse. Certainement , dit-il , vous avez tort. L'unique grâce que vous lui avez demandée , c'est qu'il prouvât la vérité de l'existence de Dieu se- lon la méthode des anciens, par leurs propres ar- guments. Il le fait depuis une heure , et il le fait, non-seulement par les raisons, mais aussi par les termes et par les expressions des auteurs qui, sans controverse, ont été en âge et en sagesse les pre- miers d'entre les maîtres de cette science divine , et vous vous plaignez qu'il ne répond pas à la question et qu'il s'écarte de votre sujet!
Quand j'ai parlé des anciens^ répondit Léonce,
ENTRETIEN I. 3r
je n'ai voulu parler que de ces fameux philosophes qui florissaient dans les écoles de l'antiquilë, et dont la philosophie,que nous avons entre les mains, est encore aujourd'hui la règle que nous devons suivre. C'est de ceux-là qu'il faut parler (huant nos disputes, de ceux-là que j'ai parlé jusqu'à cette heure.
A quoi pensez-vous, reprit Auguste ? Il vous montre, par les lumières du soleil, ce que vous dé- sirez voir ; vous en appelez aux étoiles ; vous vou- lez qu'on fasse venir P} thagore et Démocrite pour vous parler de Dieu, et qu'on fasse taire Saint Chrysostôme ! Ces païens , répliqua Léonce mal à propos , sont les vrais philosophes ; le sujet est philosophique: c'est à eux de dire ce qu'ils pen- sent , et à moi de les écouter.
Auguste, offensé et touché sensiblement par cette réponse inconsidérée , voulut témoigner qu'il l'était. Eugène reprit la parole adroitement. Fai- sons mieux , dit-il à cet aimable seigneur : ac- cordons-lui ce qu'il demande. Puisqu'il veut que nous entendions parler ces philosophes , écoutons- les et sachons leurs sentiments. Je consens même très-volontiers que nous les prenions pour juges , ou qu'il les suive comme ses maîtres en la manière dont ils ont prouvé que c'est un Dieu qui a fait le monde. Mais savez-vous , ajouta-t-il en s'adres- sant à Léonce, qu'ils vont vous dire , et plus har- diment que je ne l'ai dit, qu'il n'y a point d'autre manière de vous prouver cette vérité que de vous montrer le ciel et les astres , et de vous dire : re- gardez? Et savez-vous bien que ni les prophètes ui les Saints n'ont jamais déclaré cela si ouverte- ment que ces docteurs infidèles le font dans leurs ouvrages , et qu'ils l'ont fait de bouche devant leurs disciples? Voici une sentence du premier es- prit et du plus savant d'entre ces philosophes qui
3:^ ÎLNTULTIEN î.
ont précédé les Saints Pères. Pesez-en, je vous supplie, chaque parole et chaque syllabe : Quid cnim tam apertum , Inmqiie perspîcmun , cum cœ~ liim suspeximuSy cœlestiaque contemplatl siimiis , quam esse aliquod numen perfectissiinœ mentis , quo hœc regantur? Quand nous regardons là haut, et quç nous voyons à découvert tant de choses merveilleuses, nous ne voyons pas si clairement qu'il y a un soleil ou des étoiles que nous voyons qu'il y a un Dieu, un esprit suprême, une Pro- vidence éternelle et infinie qui gouverne tout.
Celui qui parlait de cette façon, poursuivit Eu- gène, était le premier d'entre les païens, et il ne par- lait alors que selon les sentiments des autres sages de ces temps-là, qu'il connaissait très-bien etqu'il avait vus : Omnibus innnliim est^ et quasi insculp- tum in anima Deum esse. La nature, dit-il, au jour de la naissance des hommes, quand elle leur ouvrit les yeux, grava dans leur cœur ces pa- roles : lly a un Dieu. C'est le même philosophe qui parle. Ai-je parlé d'une autre façon , et jamais Saint Chrysostôme et Saint Augustin ont-ils parlé plus clairement de la véritable et unique réponse qu'il faut donner à votre question?
Hélas! poursuivit-il, à quoi pensez-vous d'en appeler à ces sages d'Athènes et de Rome, et de vouloir que ma méthode soit condamnée par leurs exemples et par leurs écrits?
Ces philosophes ont eu de merveilleuses pensées sur les grandeurs de Dieu, mais ils n'en ont ja- mais parlé plus divinement ni dit des choses plus manifestement inspirées que lorsqu'ils ont voulu donner des preuves de son existence , preuves néanmoins qu'ils n'ont données que comme je viens de faire , en regardant et en montrant le monde, sans user d'autre dialectique que de celle
EXTftETIEN I. 33
que le Créateur aurait imprimée clans les yeux des hommes.
Messieurs, jugez, je vous en suppîie, s'il ne faut pas que ce soit «n esprit surnaturel qui leur art dicté ce qu'ils ont écrit là-dessus , et jugez-en par ces deux ou trois paroles de leur théologie. Je vous ai dit plus d'une fois que le firmament, aussi bien que le visage des personnes , a je ne sais quoi qui, dès qu'on le regarde, touche les cœurs, et marquesureuxune connaissance delà Divinilcavec un mouvement d'aspiration et d'amour. Ces phi- losophes nous expliquent ce que c'est que et Je ne sais quoi, ou du moins, en tâchant de l'expliquer, ils ont des paroles qui valent mieux que toutes les explications de leurs interprètes. Cet éclat qui sort du firmament , dit Cicéron , est une maîtrise anticipée, une instruction de la nature qui pré- vient les enseignements des maîtres, et avaiU qu aucun homme nous ait rien dit, nous fait sa- voir que nous avons un Dieu. C'est une préoccu- pation , dit Pylhagore, s^foA/^|.;,', ou plutôt comme une impatience des astres, qui, dès que les eiifanls ont les yeux ouverts, leur parlent de Dieu, et avant qu'ils entendent la langue des hommes et qu'ils puissent être redevables à leurs pères de celte science, leur enseigne la première et la plus impor- tante leçon de la théologie. C'est, dit Trismégiste, une philosophie naturelle et infuse à la hàle , avant le jugement et la raison. Et cela se fait, ajoute-t-il , parce que les étoiles sont de vraies lettres qui, en se montrant, se transcrivent sur no- tre cœur , et y gravent ces deux paroles Aù Qio? > Dieu est depuis l'éternité.
Platon et Plutarque parlent en ceci comme des anges : ils appellent ce que nous voyons et ce qui nous plaît daris le ciel , un appas de retour vers notre principe éternel j ils disent que, sur la beauté
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des créatures , il y a vestiglum Dwinitatis , <le^ Jluxusque , et hlandiens similitudo , uu vestige , un écoulement et une ressemblance de la divine beauté , qui flatte nos yeux et notre cœur , et qui nous attire doucement à connaître et à aimer cet original incréé.
Plutarque ajoute que ce que nous éprouvons en regardant les personnes aimables , n'est autre chose qu'une réminiscence ou une réflexion de mémoire , et qu'à la vue de tes beautés humaines, nous nous souvenons d'une ancienne beauté dont nous sommes autrefois sortis, et dont la connais- sance s'était éteinte à l'entrée du corps lorsque notre âme y descendit, et qu'elle s'enferma dans les ténèbres le jour de la conception : Quamdam efficit refrac lioiwîn memoriœ ^ ab iisqnœforis ap~ pareils ad divinum illud uereque beaium; et il prétend que, pour un homme sage et savant, tous les objets illustres et les spectacles magnifiques qui se présentent devant lui , sont les instruments d'un souvenir qui renouvelle en son âme la for- me et l'idée du principe d'où elle est sortie : Ubi in corporis incidit elegantiam , eo pro organo re- cordationîs utitur.
Ainsi des autres philosophes , quand ils nous représentent l'univers commeun nuage, ou comme un miroir qui , recevant les rayons de la splen- deur et de la majesté de Dieu, les fait rejaillir sur nous , et rend cette essence immatérielle , visible à toutes les nations, ex pulchritudine reriim crea- tarutn , pulchritudo quœdam admiranda dwince jiaturœ conspicitur.
Monsieur , répondit Léonce , je vous ai adressé aux philosophes lorsqu'ils parlent en philoso- phes , et lorsque , non pas par des subtilités et par des traits d'éloquence , mais par des preuves soli- des et par des arguments réglés , ils démontrent
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celte vérité de l'existence de Dieu. Vos livres sont pleins de semblables arguments : choisissez-en quelqu'un des plus forts, et soyons un peu plus philosophes dans un sujet qui est tout philosophi- que.
Je fais bien davantage, répondit Eugène: je choi- sis l'argumerjt ou la preuve que choisirait et que vous proposerait un ange , s'il entreprenait d'éta- blir solidement et démonstrativement en votre esprit cette première des vérités ; et je prétends qu'il observerait les mêmes règles de la vraie lo- gique, que j'ai observées jusqu'à cette heure avec plus de zèle que de succès.
Vous parlez hardiment, repartit Léonce. Parce que je dis vrai, reprit Eugène, et parce que je sais bien qu'il guérirait la folie d'un athée par le mê- me remède qu'il employa pour guérir la folie d'un pauvre aveugle dont il eut pitié , quoiqu'il ne fût pas moins orgueilleux que malheureux.
Cet aveugle, qui avait des taies sur les yeux, rencontra, chemin faisant, l'ange dont je parle, tra- vesti en homme. Durant l'entretien , le discours étant tombé sur lesoleil, celui-là, tout ignorantet stupide qu'il était, voulut disputer, et soutenir qu'il n'y avait point de soleil au monde ni de lumière , et que ce qu'on en disait était des illu- sions et des fables. Il en apporta quantité de rai- sons : la principale et la plus forte, à son avis, fut que lui, qui voyait les choses mieux que personne, ne voyait partout que ténèbres. Que fit l'ange? il se garda bien de contredire ses raisons , et d'entreprendre, par des syllogismes et par des ar- guments en forme, de le détromper, et de lui faire connaître son aveuglement et son ignorance ; il savait que ce n'était pas là le moyen de réussir ; il fit ce que devait faire un ange puissant et sage; sans disputer, ni répondre à aucune des difficul-
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les chimériques de ce misérable, etsans mime lui dire aucun mot, il retira doucement les taies qui fermaient l'entrée de ses yeux, et puis, il lui tour- na le visage vers le ciel, et lui dit : regardez. L'a- veugle, à la vue de tant de merveilles qui se pré- sentèrent devant lui , transporté d'admiration et de joie , s'écria, en embrassant sont bienfaiteur: Vous m'avez guéri de deux grands maux : je n'é- lais pas seulement aveugle , j'étais fou.
Tous les athées ont une taie, un voile épais et ténébreux étendu sur leur esprât , je veux dire un orgueil impudique , et mêlé de sang et d'ordures. C'est de là que viennent leux ^iv-euglement et toutes les folies -déplorables de leur imagination corrompue , et ce même ange^ s'il rencontrait quelqu'un de leur nombre, commencerait néces- sairement par faire entrer le jour et la vérité dans son âme, pour la guérir de sa maladie.
L'athée voudrait commencer, selon la coutume ^t la règle du libertinage , en demandant un€ dé- moii^tration de l'existence de Dieu , ou en appor- tant de sa paft des raisons contraires; mais la pre- mière et l'unique affaire de Tange , et le premier soin de sa charité, serait de retirer la taie spiri- tuelle : l'impiété, l'orgueil et la boue qu'il ver- rait dans l'âme aveugle de ce philosophe incrédu- le. Sans s'arrêter à répondre à ses raisonnementî imaginaires et à ses folies , il ferait en sorte, en cmployantses prières et son crédit auprès de Dieu, qu'une puissante inspiration d'humilité descendîi du ciel, qu'elle s'insinuât parmi ses pensées, qu'elle lui découvrît ses égarements et ses erreurs, et qu'elle lui fît dire enfin : Ego vir çîclens pan- pertatem meam , je vois ma pauvreté , je connais ce que je suis et ce que j'ai fait, et combien je mérite d'être méprisé et d'être appelé le dernier «les hommes, le plus ingrat et le plus infâme !
ExNTRETIEN I. 87
Je n'ose lever les yeux ! Mes péchés crient ven- geance au ciel contre moi : Pecca^i super nume- ritm^ etc. Ce peu de paroles, prononcées sincère- ment, suffiraient à l'ange : sans qu'il avançât au- cun mot de syllogisme , il prierait l'incrédule de lever les yeux et de regarder le ciel ; à l'heure même , les lumières entreraient dans ce cœur aveugle et y porteraient la grâce ; Dieu y serait connu et adoré mieux que si tous les philosophes fussent venus, et que, durant de longues confé- rences, ils eussent disputé fortement, et tâché, par leurs démonstrations,de le désabuser et de le con- vaincre.
En un mot, voilà la méthode dont se servirait un ange, s'il était maintenant ici et s'il s'entretenait avez vous. Qu'ai-je fait, Monsieur? que vous ai- je dit ? quelle autre manière ai-je observée depuis que j'ai l'honneur de vous voir et de vous parler, et quelle différence y a-t-il entre l'histoire que je vous ai racontée et ce qui vient d'arriver entre vous et moi à la vue de cette honorable compa- gnie?
Nous nous y sommes rencontrés inopinément, sans nous connaître , et peut-être sans nous être jamais vus , quoique votre nom et votre mérite ne me fussent pas inconnus. Après les bontés qu'il vous a plu de me témoigner- , l'occasion ayant voulu que j'eusse l'honneur de m'entretenir avec vous , votre première parole dans cet entretien a été de me demander pourquoi les hommes se per- suadent qu'il y a \\v\ Dieu , et quel est le plus fort et le principal argument qui leur 0 fait avancer et soutenir cette vérité. Jugez si d'abord je n'ai pas dû voir ce qui se passait en votre conscicMice tou- chant la religion, et si, en vous entendant parler de la sorte, j'ai pu douter que vous étiez :lu nom- bre de ces beaux esprits malheureusement aveu- li
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gles, dont la maxime est de parler de tout et de ne rien croire? Et jugez si j'eusse été sage de vous répondre de la façon que vous désiriez, d'en- treprendre de vous guérir par des démonstrations tirées des livres d'Aristote ou de Saint Thomas. N'ai-jepas dû, sans vous rien dire, porter la main dans votre âme, et tacher, avec toutes les douceurs du respect et de la civilité, d'en retirer la taie fa- tale dont j'ai vu qu'elle était couverte? C'est ce que j'ai fait , Monsieur, le plus modestement que j'ai pu. Je vous ai dit : Soyez humble, et connaissez- vous vous-mcme ; souvenez-vous de votre néant, de vos péchés , de votre mort ; repassez la vue sur les désordres et sur les accidents de votre vie, et considérez l'état où vous êtes ; voyez ce qui se passe en la vie des autres, et contemplez dans eux les infirmités, les bassesses, les folies et les igno- rances, toutes les hontes et les corruptions de votre nature misérable ; c'est en les contemplant, et en vous anéantissant par ces sortes de pensées, que vous apprendrez à découvrir les vérités les plus hautes, et à confesser que vous êtes la créa- ture d'un Dieu, et l'esclave d'un maître qui vous donne votre vie aussi souvent que vous respirez. J'ai lâché de graver ces deux ou trois paroles dans voire cœur : mais vous n'avez pas voulu ; vous avez repoussé ma main, et vous avez continué de vouloir que je disputasse avec vous. J'ai néanmoins continué de vous donner le même avis , et je vous ai constamment répondu qu'il n'y aurait point pour vous d'autre moyen de revoir le jour que de permettre que l'humililé vous ouvrît les yeux , qu'elle rompît le voile qui les couvre et qui les rend impénétrables à la grâce. J'ose encore vous le dire, et avec d'autant plus de liberté que je le dis d'un cœur qui vous honore parfaitement, et qui croit se montrer à vous quand il vous parle.
ENTRETIEN I. 3c)
Humiliez-vous, Léonce, et ne croyez pas qu'il soit messéantà un geiuilhomrne, parmi les riclies- ses et les honneurs de sa fortune, et durant les succès de ses actions glorieuses, de confesser de soi ce que les plus nobles séraphins disent d'eux- mêmes dans le plus haut état de la gloire, et au milieu des grandeurs et des félicités du paradis: Ego vir videns paupertatrm menm , je suis une créature qui ne vois rien dans moi qu'une pau- vreté honteuse, et qui n'ai rien de propre que la misère, le péché, l'ignorance, la mort et l'enfer. Dites cela sans vous contredire , et pensez-le le plus humblement que vous pourrez; appliquez- vous à le bien connaître, et éprouvez du plaisir à vous le dire et à le croire. Dès que vous l'aurez dit, je vous dirai : Levez les yeux et regardez; considérez le firmament et les étoiles , et les au- tres ouvrages d«^ la Providence éternelle. Croyez- moi, Léonce, au premier moment, tout sera fait: vous serez persuadé de la vérité d'un Dieu autant que si vous aviez vu de vos yeux tous les miracles qui ont jamais été faits par les apôtres et par les prophètes.
Léonce ne répondait rien. Mais si par hasard, poursuivit Eugène, vous n'êtes pas encore satis- fait, et si vous voulez que je m'élève plus haut, et que je choisisse un exemple de plus grande au- torité que celui des anges et des saintes Ecritures, je dis que ma méthode, ma façon de raisonner ; sur l'existence divine est la méthode de Dieu même ; que tout Dieu qu'il est , il n'a point eu d'autre argument ni d'autre démonstration pour manifester aux hommes sa Divinité et pour con- vertir tous les peuples, que celui-ci ; pourquoi voulez-vous que j'en cherche un autre pour vous seul?
Pour moi, dit Léonce? Et pour qui donc , re*
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prit Eugène , puisqu'au moins à l'endroit où noUs sommes, personne ne la demande et ne paraît en avoir besoin, sinon vous ? N'est-il pas vrai, Monsieur, qu'il n'y a point de nation qui ne sa- che et qui ne confesse que Dieu est? Les Païens l'ont su , les Juifs , les barbares , les sauvages, les Indiens , les Africains , tous les habitants de la terre connaissent depuis six mille ans qu'ils ont un Créateur qui les a tirés du néant. C'est le premier et le plus indubitable article de toutes les religions des hommes; et cependant pas une de toutes ces nations n'a jamais ouï philosopher là-dessus de la manière qu'on le fait dans les écoles, et que vous désirez que je le fasse devant cette illustre com- pagnie. Elles n'ont point entendu parler de la né- cessité de VEtre absolu , ni de la non implicance ^ en sa définition , ni de Y impossibilité des causes infinies en nombre, ni de l'impossible infinité des successions , ni de tous les autres arguments in- lentés par la logique artificielle des académies. Seulement elles ont regardé le ciel et le soleil , et en les regardant, elles ont senti naître dans leurs esprits cette science céleste , avec un instinct qui les invitait à adorer leur Créateur et à l'ho- norer par des sacrifices. Cette vue seule a eu le pouvoir d'éclairer le reste des hommes , et de les attirer à la connaissance de Dieu : donc, elle doit avoir le pouvoir et la force de vous y attirer vous- même; donc, j'ai sujet de m'y fier, et d'établir sa- gement sur elle seule mon espérance de réussir envers vous par cet entretien. Je ne me fie qu'à elle , et je confesse que j'aurais tort et que je TOUS trahirais, si j'en employais une autre.
Ainsi donc, ajouta-t-il en continuant de parler à ce même gentilhomme , si vous avez quelque doute, et si vous voulez maintenant apprendre de moi , toute mon industrie sera de vous conduire
ENTRETIEN I. 4 '
à l'école où les hommes ont commencé d'appren- dre la science que vous ignorez. Je vous mènerai dans quelque campagne d'où nous puissions voir la vaste étendue du ciel et des éléments, et là , je vous dirai ce que je vous ai dit dès le commence- ment de ce discours: Regardez , et arrêtez-vous un peu durant quelques moments à contempler avec un esprit îiumble et soumis. N'en doutez point , Monsieur , cette vaste immensité du ciel, cet éclat de tant de lumières incorruptibles et dis- posées en un si bel ordre, ces courses périodiques des planètes, cette succession réglée des jours et des nuits, cette variété de tant de biens que produit la terre ou qui sortent de la mer, et qui parais- sent dans les autres éléments, tant de magnificen- ce et tant de miracles formeront bientôt en votre esprit l'argument démonstratif que vous cherchez, et dans votre conscience, la confession que Dieu y cherche et qu'il n'y a jamais vue : vous direz avec David : Confitebor tihi quia terribiliter ma- gnificatus es : mirabilia opéra tua, et anima inea
cognoscit nimis.
Eugène étendit ces considérations, conduisant l'esprit de Léonce aux endroits de la terre qui lui semblèrent avoir des traces de la Divinité mieux marquées et plus évidentes , comme dans les jar- dins et parmi les fleurs, où il le pria de remar- quer que Dieu, qui veut être vu partout, avait particulièrement taché de se rendre visible et ai- mable à l'homme dans les plus petites créatures, imprimant sur les feuilles des lis et des roses tout ce que leur faiblesse peut recevoir , et tout ce qu'elles peuvent porter des impressionsdesabeauté souveraine.
Il termina son discours en regardant ce jeune seigneur d'un œil où il y avait quelque chose de plus doux et de plus charmant que son éloquence;
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et il semble que ce fut de cet œil doux et modeste plutôt que de sa voix que sortirent ces deux mots, qu'il emprunta à la mère des Macliabées : Peto , îiate , ut ad cœlum et ad terrain aspicias , et ad omnia quœ iîi eis sunt , et intelligas quia ex ni" hilo fecit illa Deiis, Mon fils, je ne vous demande qu'unegrâce : c'est que vous contempliez le ciel et la terre , et que vous laissiez entrer dans votre esprit les pensées et les lumières qui sortiront de là, et qui vous découvriront combien il a fallu d'intel- ligence pour méditer et pour disposer ce chef- d'œuvre , combien de puissance et de force pour le produire , et pour tirer du néant tant de beau- tés et tant de miracles.
Au moins, ajouta-t-il, souvenez- vous de ce qu'a dit Tertullien , que le premier et le plus riche partage qui échut à votre âme lorsqu'elle entra dans le berceau et qu'elle commença de voir le soleil, fut de connaître le Créateur, et d'appren- dre qu'elle était née pour l'aimer. Âniniœ dos a principio scientia Dei. Partage glorieux, que ni le temps, ni la mort , ni l'éternité ne vous raviront jamais. C'est néanmoins ce que les libertins entre- prennent de vous ravir par leurs louanges et par leurs caresses : ils ne vous approchent et ne vous flattent que pour flétrir dans vous cette fleur de votre esprit pur et divin. Repoussez-les, Léonce, et ayez horreur que ces inventeurs de corruptions et d'impiétés exécrables s'adressent à une âme noble comme la vôtre, et qu'ils viennent chaque jour abuser d'elle comme d'une esclave publique, abandonnée à leurs profanations et à leurs sacri- lèges. Regardez-les, et en même temps, si vous pouvez vous souvenir de la sagesse et des autres grâces qui parurent en vous lorsque vous entrâtes à la cour, regardez-vous vous-même, et considé- rez l'état où vous êtes depuis les années que ces
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malheureux ont commencé de vous connaître et de vous inspirer leurs maximes.
Vous, Monsieur, à qui Dieu a donné de l'es- prit et du courage, de la noblesse , des richesses, de la réputation et de la santé, tout ce qu'un homme de votre naissance peut désirer de biens etd'honneurs , vous qui, dans les compagnies, pou- vez être appelé le bien-aimé du ciel, et qui sou- vent, entre tous les gentilshommes qui s'y ren- contrent , n'en voyez peut-être aucun que Dieu ait plus aimé ni plus favorisé que vous : pour- quoi faut-il que, dans ces compagnies-là , s'il y a quelque mot à dire contre la conduite de sa pro- vidence , quelque doute à former contre les véri- tés de son Evangile, quelque impiété curieuse à inventer contre les mystères de sa religion, pour- quoi faut-il que ce soit vous qui entrepreniez (!d le faire, et qui donniez ce scandale aux angf^s et qui le donniez à la cour? La cour sait elle-niénie ce que vous devez à Dieu, et vous voulez qu'elle le sache, car un de vos soins les plus ordinaires est de lui mettre devant les yeux ce ({ue vous avez dans l'àme de grand , d'illustre et de plus digne d'être admiré. Elle vous regarde en effet, et c'est elle qui, en voyant dans toute votre per- sonne des qualités excellentes et de rares bien- faits du Créateur, voit en même temps dans toute votre conduite des ingratitudes et des trahisons contre cet adorable bienfaiteur. Je vous prie, Léon- ce , tandis que vos amis se taisent par respect et qu'ils vous dissimulent la vérité, de vous écoutei* au moins vous-même , et de vous entretenir du- rant trois ou quatre moments avec votre con- science sur ces deux paroles d'un philosophe chrétien : Quulquid est in me^ est a Dec; (juhhjuid n me , contra Dcum , tout ce que je suis vient de Dieu , et tout ce que je fais est contre Dieu.
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Ceci, et ce qui avait été dit auparavant, fut dit par Eugène d'une manière si respectueuse et si honnête, que, tandis qu'il parlait, Léonce, qui ne pouvait pas fermer les oreilles , fit juger, par son silence et par l'état de son visage , que son esprit s'ouvrait aussi, et qu'il s'appliquait à écouter et à considérer.
Le théologien s'en aperçût, et c'était ce qu'il attendait depuis le commencement de leur confé- rence pour venir à son point. Il savait bien ce que j'ai dit, qu'il ne faut pas apporter aux pécheurs superbes ni aux autres qui veulent disputer con- tre Dieu, les raisons de la science divine, parce qu'ils ne pensent qu'à les repousser, qu'à fer- mer leur esprit et à le rendre impénétrable aux lumières de la vérité. Comme il vit donc l'entrée ouverte, et qu'il se tint assuré qu'aucun mot ne se perdrait désormais, il approcha le plus discrè- tement qu'il put , et se mit enfin à proposer en forme les preuves et les démonstrations ordinai- res dont se servent les scholastiques pour faire confesser que Dieu est. Un sentiment d'inclina- tion qu'il avait pour ce jeune seigneur l'aida beaucoup à les expliquer et à les pousseï' forte- ment dans cette âme, qui les avait toujours jugées faibles , parce qu'elle avait toujours tâché de les affaiblir , et qu'elle ne les avait jamais écoutées que pour les combattre.
Monsieur, lui dit-il, j'ai parlé jusqu'à cette heure comme je devais, en vous avertissant de regarder le ciel et le monde , puisque les démonstrations dialectiques que vous avez entendues de moi, et que vous avez désiré que je tirasse des livres des philosophes chrétiens , y sont marquées visible- ment , et que vous les y pouvez lire vous-même et de vos propres yeux. Vous y voyez un ordre parfait , et une multitude infinie de choses diffé-
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rentes admirablement bien arrangées : donc, vous y voyez un argument en forme , pour ainsi dire, et un syllogisme composé de trois assertions évi- dentes et indubitables.
Tout ce qui est arrangé en bel ordre est arrangé
par une intelligence : Or^ est-il que les parties du monde sont bien
arrangées : Donc, etc.
La première proposition est certaine, car s'il est impossible de voir dans quelqu'une de vos lettres sept ou huit lignes bien composées , sans y voir aussitôt qu'il y a dans vous une raison qui a con- duit votre plume, et si ce serait folie de soupçon- ner que quelque hasard aurait dressé cette lettre, et que chaque parole se serait mise d'elle-même ou trouvée hasardeusement à sa place , pensez- vous qu'en voyant dans l'univers ce nombre infini de tant de choses, si grandes, si magnifiques et si sagement assemblées, il soit possible de ne pas voir d'abord que c'est une raison éternelle, une intelligence souveraine et impeccable, qui a tout arrangé et disposé de la sorte? Et ne jugez-vous pas bien que de soutenir, ou seulement de songer que cela s'est fait par hasard , c'est un songe de bète ou de frénétique P
Quelques-uns de ces gentilshommes voulurent voir s'ils ne pourraient point ébranler cette pre- mière proposition de syllogisme, et commencèrent à dire quelque chose. Eugène prévint la dispute en les engageant à écouter un petit discours qu'il leur fit, et par lequel il mit évidemment devant leurs yeux la vérité de cette maxime éternelle et inébranlable , qu'il est impossible qu'il y ait de l'ordre dans aucune multitude . sans que les par-
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lies de l'ordre aient une raison en elles-mêmes, et qu'elles s'entendent les unes et les autres, ou bien sans qu'il y ait au-dessus d'elles une raison suprême qui leur a donné leur rang et assigné leur emploi.
Eugène étendit son explication autant qu'il le jugea nécessaire , et il la termina par ces deux mots qui revenaient à ce qu'il avait dit aupara- vant. Je parle trop, dit-il, sur un sujet où le Sage m'avertit qu'il n'y a qu'une seule parole qui doive ctre dite aux athées. Je cherche cette parole, mais j'ai de la peine à la trouver : il fiiut, s'il vous plaît, que vous me la suggériez vous-même. Vous le pou- vez, Messieurs, vous qui, en d'autres et semblables occasions, savez si bien parler à ces sortes de per- sonnes , et leur donner le vrai nom qui leur est propre. Lorsqu'un homme vient vous assurer que les pierres d'un palais ont été taillées et placées fortuitement , sans qu'aucun architecte ni aucun ouvriery aient mis la main, vous îi'avez point d'au- tre réponse à lui faire que de l'appeler un fou ; et si quelqu'un vous disait la n)éme chose, seule- ment d'un petit château de carte, que le hasard l'aurait bâti, n'est-i! pas vrai que vous kii répondriez la même chose, et que vous n'écouteriez sa pro- position que comme le discours d'un homme eni- vré ou d'une brute endormie? Il faut donc, s'il vous plaît, quand quelque libertin me vient sou- tenir que le ciel, les étoiles, les planètes, et tou- tes les autres parties de ce grand palais du mon- de, ont été formées et disposées par un accident imprévu ou par le caprice du hasard, sans qu'au- cune sagesse s'en soit mêlée, il faut que vous me suggériez un nouveau nom que je puisse donner à la proposition decet homme-là, car, assurément, le mot de folie, de fureur, de brutalité, n'est point assez fort pour exprimer une extravagance si horri-
EXTRETIEÎT T. ^J
Lie et si monstrueuse! Quel est donc ce mot? Je ne le sais pas, Messieurs. Sacliez-le, s'il est possible, et dites-le-moi : je le dirai aux athées , et ce sera tout mon discours contre leurs raisonnements, et toute ma réponse à leurs questions , qui vaudra mieux sans comparaison, à leur égard, que ce que j'ai dit jusqu'à cette heure et ce que je pourrais dire désormais.
Il poursuivit, et montra que les autres argu- ments de la philosophie étaient tirés du même principe, et qu'ils étaient visibles et intelligibles à tous ceux qui ouvraient les yeux. Il serait long de rapporter son discours : il suffit de remarquer qu'il ramassa en assez peu de paroles ce qui se dit de plus considérable durant les disputes , sans omettre aucune des preuves et des convictions ordinaires. Il s'arrêta principalement à faire voir qu'il fallait nécessairement que quelque chose que nous ne voyons pas, fut immuable et éternelle, et appuyée éternellement sur elle-même , parce que les choses que nous voyons sont mobiles : et de là, se faisant ouverture pour entrer en la plus importante démonstration qui regarde la création du monde et sa sortie du néant , il prouva à ces Messieurs que les mouvements circulaires tie ce même monde, ses mouvements successifs, inter- rompus, réguliers et déréglés, et que chaque dé- faut de chacune de ses parties, faisaient connaître démonstrativement qu'il n'était ]K)iiit éternel et qu'il avait commencé d'être : d'où enfin il tira sa conclusion, que ce monde avait reçu son existence par l'action d'un Créateur plus ancien que lui , de telle sorte que les yeux qui nous font voir qu'il y a un ciel et une terre, nous font voir nécessaire- ment qu'il y a un Dieu, et que rien ne serait au- jourd'hui et ne pourrait être demain , si ce Dieu n'était pas avant le temps et depuis rétcrnitc.
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Il n*omit pas aussi cet autre argument qui a tant de fois convaincu les plus obstinés et les plus déraisonnables , que la multitude des pro- phéties qui ne peuvent être inspirées que par un Dieu présent à chaque année de l'avenir; la multitude des miracles et des actions qui surpas- sent infiniment les forces de la n.'iture ; la variété des religions, qui visent, quoique par des voies illégitimes, à une même dernière fin; le consente- ment des nations et des peuples, et leur confor- mité en l'adoration d'un Maître universel et éter- nel , ne nous peuvent pas tromper : Quod enim natura universaliter et naturaliter confitetur^ ne- cesse est uerum esse : ciim naturam naturaliter et unîversaliter mentiri impossihile sit,
Léonce interrompit Eugène par un soupir qui fut mêlé de quelques paroles et de quelques lar- mes : Il est aisé, dit-il, de prouver et d'enseigner qu'il y a un Dieu : mais hélas ! Eugène, qu'il se- rait doux de ne le point apprendre, et que c'est une chose étrange et cruelle que, durant le peu de plaisirs dont nous tâchons d'adoucir les amertu- mes de cette vie misérable , on vienne sans cesse nous tourmenter par les menaces d'une justice in- finie, et que nous n'entendions parler ici-bas que d'enfer et d'éternité! O prêtres, ne sera-t-il ja- mais possible que vous consentiez à nous accorder une de ces deux grâces: ou que vous nous disiez qu'il n'y a point de péché au monde, et que Dieu nous permet de faire ce qu'il nous plaît, ou que vous permettiez que nous disions qu'il n'y a point de Dieu? Au moins taisez-vous, et ne vous effor- cez pas , par tant de bruits que vous faites dans les éû^lises et dans les maisons, de troubler l'uni- que repos que nous ayons avant la mort, qui est de nous oublier de cette vérité.
A quoi vous servirait notre silence, répond Eu-
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gène? Ce n'est point notre voix qui vous trouble et qui vous réveille, c'est la voix publique de la nature et de la gnice ; c'est par les cris qui reten- tissent de toutes les parties de l'univers que vous apprenez qu'à chaque endroit où vous êtes , il y a un Dieu qui vous regarde , et qui connaît vos pensées et vos actions. Si ces bruits-là vous importunent, et si vous voulez, périr sans qu'on vous éveille et qu'on vous avertisse de votre mal- heur, faites taire le ciel et la terre, ou cachez- vous au soleil, s'il est possible. Eteignez, dit Saint Chrysostôme, tous les flambeaux du firmament, et ne laissez paraître aucun astre aux endroits où vous serez : partout où leurs lumières vous pour- ront atteindre, ce seront elles-mêmes qui, entrant dans vos yeux et dans votre esprit, y feront entrer malgré vous la connaissance qui vous inquiète, et qui vous découvriront sensiblement la majesté du Maître que vous devez craindre et qui vous at- tend pour vous juger! Onines homines uident Deum^ dit le patriarche Job, qui ramasse dans ces deux paroles ce que j'ai dit jusqu'à cette heure. Tous les hommes voient Dieu, c'est-à-dire voient par leurs yeux qu'il y a un Dieu.
Ces paroles donnèrent sujet à quelqu'un de ces mêmes gentilshommes de faire une repartie qui témoignait je ne sais quelle sorte de chagrin , et qui fut désormais toute la réponse qu'ils voulu- rent donner aux arguments qu'ils avaient si fort attendus. Ce gentilhomme dit qu'il lui semblait étrange que plusieurs excellents esprits, dont les yeux étaient ouverts et pénétrants autant que ceux de personne, ne découvrissent point ce Dieu qu'il était si aisé de voir, et que, dans le monde, ils ne vissent rien que le monde.
Vous voulez dire, repartit Eugène, que ce sont les plus forts esprits et les plus éclairés qui ne con-
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iiaissentpointcleDieu. Monsieur, je vous étonnerai peut-être de croire que ceux-là ont véritablement de l'esprit, et de ne vous point disputer cette proposition.
Ce n'est pas qu'il ne soit vrai que les deux ou trois athées que l'antiquité a connus ont été deux ou trois philosophes qui apprenaient à étouffer dans eiix la honte que nous avons du crime et de la folie, comme un Diogène cynique, un Protago- ras, un Epicure; que les quatre ou cinq autres que l'histoire de l'empire a remarqués , ont été quatre ou cinq monstres de luxure et de cruauté, et de vrais parricides du genre humain , haïs de tous les siècles, comme un Caligula, un Hélioga- bale, un Gopronyme, un Frédéric; que les cinq ou six de cette faction qui ont paru dans ces der- niers temps, n'ont été que des infâmes qui ser- vaient de poètes et de bouffons, ou de chiens de chasse aux jeunes gentilshommes de la cour, d'au- tres semblables criminels qui ont fini par la corde ou par le feu , et qu'enfin ceux que nous connais- sons aujourd'hui de la même secte, sont de vrais cadavres vivants , des hommes pourris et cor- rompus jusqu'à la moelle des os, sans honte, sans conscience et sans honneur, qui n't)nt plus rien de l'homme que la figure ; et que c'est une chose étrange qu'un gentilhomme qui, durant une débauche, aura en tendu deux ou trois de ces Lapi- ihes, parmi les jurements de démons et les inso- lences de leur ivrognerie, proférer quelque nou- velle impiété contre la religion, s'en viendra nous dire que ce sont là les grands génies du siècle , les dignes maîtres de la philosophie , et que nos Aristote , nos Platon, nos Salomon , nos Augus- tin> nos papes, nos prélats, nos rois, nos conciles, nos nations et nos mondes ^ qui reconnaissent et
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qui adorent un Dieu , sont les faibles esprits et les simples tronipés par des opinions imaginaires!
IMais non, dis-je, je ne veux pas vous contre- dire en ceci , et même je vous avoue qu'il y a, dans la cour et ailleurs, des esprits subtils et des gens couverts des apparences de la sagesse et de la modestie, qui souffrent des doutes et des in- certitudes touchant la Divinité, et qui, tandis qu'ils font comme le peuple dans les églises, disent se- crètement en leur àme : Si est scicntia in excclsoP Je ne nie point que ce sont des gens d'esprit , et j'approuve tout ce qu'il vous plaira de croire el de dire en leur faveur. PJais c'est de là que je vois naître une lumière merveilleuse pour la con- solation des Saints, et que j'apprends que leur in- certitude et leur athéisme sont une des plus cer- taines preuves et un des plus solides fondements qui soutiennent les vérités de noire théologie.
Messieurs, ces beaux esprils ont commis dès leur jeunesse de grandes fautes contre la pudeur; ils en commettent encore chaque jour, profanant dans leurs personnes tout ce qu'il y a de saint et de sacré, sans qu'ils se soucient d'aucune loi, et sans qu'il y ait désormais aucune action en leur vie qui ne soit outrageuse à la nature et qui ne crie vengeance. S'il y a un Dieu au ciel et s'il y a un juge de la nature et de la raison offensée, il doit écouter cette voix de Sodome, et punir ter- riblement ce désordre. La plus terrible malé- diction de Dieu, et le coup le plus effroyable de sa colère , est de se rendre invisible sur la terre, et par l'éloignenient de toutes les lumiè- res divines, frapper les esprits criminels d'aveu- glement , comme il fit aux Sodomites : Percussit cos cœcilalc a Diiiiiino usque ad nmxiinum : donc, partout où nous voyons la rencontre de ces grands péchés, avec celte jj;rande et redoutable puuitiou
Ô I
Sa ENTRETIEN I.
de ces saletés horribles, avec cet athéisme et cette ignorance du Créateur , nous voyons l'évidente preuve d'une justice éternelle.
Or est-il qu'on voit l'un et l'autre dans ces in- crédules dont vous parlez et dans ces beaux es- prits du temps : on y voit, d'une part, les insolen- ces et les impiétés extrêmes ; leurs discours et leurs actions ne sont que des scandales et des crimes de lèse-majesté divine. Ce sont eux qui, sous leurs mines de cavaliers et de courtisans, ramassent en leurs personnes tout ce qu'il y a eu de nouveaux péchés et d'inventions abominables dans les siècles des Tibère et des Néron ; les profanations de sexe et de sang, les corruptions, les brutalités, les sacrilèges, tous les désordres qui poussent vers le ciel des voix d'accusation et des cris de vengeance, sont aujourd'hui leurs passe-temps et leurs modes particulières !
D'une autre part, comme vous assurez, ils pro- testent qu'ils ne voient rien en regardant le monde, et ils se déclarent ouvertement les ennemis du Créateur et les apostats de sa religion. Ce sont eux qui sont les grands athées du siècle et les plus hardis blasphémateurs, les braves et les intré- pides qui ne craignent ni le jugement, ni l'enfer, ni l'éternité , qui défient la justice, qui censurent la Providence, et qui font gloire de mépriser ce que le peuple adore.
On voit, dis-je, en leurs personnes, et le péché le plus digne de châtiment, et le châtiment le plus funeste et le plus terrible.
Que reste-t-il à conclure, sinon, non pas qu'il n'y a point de Dieu parce que ces athées sont de beaux esprits , mais qu'il y a un Dieu et un juge éternel et infiniment redoutable, parce que ces beaux esprits sont des athées. Excœcauit cos, et nescieriint sacramenta Del.
Ils sont subtils, il est vrai; ils ont iRVue per-
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cante et claire : mais quand le soleil a disparu et que les flambeaux sont éteints , que peuvent-ils voir, et que sont alors leurs beaux yeux et leur excellente vue, sinon aveuglement? Ils ont d'admirables lunettes pour connaître ce qui se passe là-haut et pour contempler les astres, mais Dieu leur envoie des nuées et couvre le ciel : que sont toutes leurs visions, sinon ténèbres? Ils ont un esprit savant et sublime, mais Dieu leur envoie un sommeil : que sont toutes leurs pensées, sinon des songes? que sont leurs raisonnements et leurs con- clusions démonstratives , sinon des rêveries et les courses extravagantes d'une imagination égarée? Ils ont un beau corps , mais leur âme se retire : qu'est-ce. que ce corps, sinon pourriture? Ils ont une belle âme , mais Dieu la délaisse : qu'est-ce que cette âme, sinon ignorance, athéisme, impiété? et c'est QC qu'ils prennent pour être la marque de leur bel esprit! Quelle marque. Messieurs, et quelle frénésie de s'y laisser tromper! Quel dé- plorable aveuglement de les estimer davantage parce qu'ils n'ont point de Dieu, et de ne pas sentir que c'est cela qui doit les faire fuir comme une peste publique !
La dame, surprise et ravie de voir ses pensées et ses intentions si bien devinées par cet inconnu , l'é- coutait comme on écoute un homme envoyé de Dieu. Léonce était étonné de lui-même, se voyant sans paroles dans un sujet où il s'était exercé et si- gnalé tant de fois. Son maître d'escrime en cessortes de disputes, je veux dire Tiburce , ne l'était pas moins , et n'avait pas grilid désir de se déclarer et de rompre le silence. Néanmoins, comme il se sentit ob.iigé de venir à son secours, il pritenfin la parole, et renfermant sous une froideur affectée la bile ardente qui s'était ramassée dans son cœur durant le discours d'Eugène, mais que la présence
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d'Auguste ne lui permettait pas de laisser sortir, il avança modestement la proposition qui va suivre.
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DE LA MULTITUDE DES RELIGIONS.
Il est vrai, dit-il, qu'on ne peut pas soutenir l'opinion des athées , et que c'est une manifeste folie de l'entreprendre : aussi ce n'en est plus la mode parmi ces Messieurs de bel esprit. Ils voient bien qu'il faut suivre le torrent , et reconnaître qu'il y a un Dieu , puisque c'est la croyance de toutes les nations et en tous les siècles. Naturam enirn, comme vous avez dit, natiiraliter et uniuer- saliter mentiri impossiblle est.
Mais comme ces nations ne s'accordent pas en leurs opinions touchant la Divinité , qu'elles ont des religions différentes, et chacune des ma- nières particulières d'honorer le Créateur, au lieu de tant de disputes et de conférences pour recon- naître quelle est la meilleure, il ont depuis peu dé- couvert un nouveau secret, ainsi qu'ils l'appellent, que la meilleure religion pour chacun est celle du pays où il est, et que Dieu veut être honoré de nous de la manière qu'on l'honore publique- ment dans les villes et dans les temples où nous nous trouvons ; qu'il np plaît à cette diversité de religions, et qu'il n'est offensé que par deux sor- tes de personnes : ou par les libertins, qui n'obser- vent pas chez eux la coutume et la dévotion de leur patrie, ou par les dévots indiscrets, qui la veu- lent observer en d'autres pays, et y porter la con- fusion et le trouble, en y portant leurs opinions,
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et les voulant préférer aux autres ; qu'établir une nouvelle religion dans un état, c'est un scan- dale et une violence criminelle contre la liberté ; mais quand elle est une fois établie, que c'est sa- crilège et libertinage de la mépriser, et de con- damner ce que fait tout un peuple.
Je m'étonne , répond Eugène, de ce que vous dites, que ce secret a été inventé deptiis peu de temps. 11 y a cent ans que Castalion et Postel pu- bliaient la même doctrine ; il y a quatre cents ans que l'empereur Frédéric II croyait en être l'inven- teur, mais il se trompait : le moine Sergius, qui instruisit Mabomet , commença parla; d'autres commencèrent avant lui. Dès les premiers siè- cles, plusieurs bérétiques, pour accorder leurs dif- férends et pour vivre en paix avec chaque peuple et dans chaque endroit du monde, s'avisèrent de former cette sorte de religion. Il y a quatorze cents ans que les Manichéens la proposèrent à leurs dis- ciples , et ce fut peu d'années après que l'empe- reur Maxime, qui l'apprit d'eux, la juaiiqua scan- daleusement sur le trône impérial, lorsque, pour attirer toutes les nations à son parti , il fut en même temps idolâtre, arien et catholique.
Eugène jugea d'abord qu'il lui serait messéant de raisonner avec un homme de cette sorte sur une doctrine composée des songes de quelques li- bertins enivrés, et même très-difficile de le faire, après avoir parlé si hjngtemps : néanmoins, comme la pensée lui vint qu'il ne fallait que deux mots pour la détruire, et pour faire voir à ces jeunes Messieurs combien leur maître avait peu de juge- ment et combien il y avait de folies et d'ignoran- ces en ses premières propositions, il ne voulut pas se dispenser de leur rendre ce bon office. La chose fut bientôt faite, et plus tôt même qu'on n'eût dé- siré , car c'était une chasse dont le plaisir devait
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être que la bête eût de la force et des ruses , et qu'elle résistât longtemps.
Monsieur, dii-il en continuant de parlera Ti- burce, puisque vous savez si bien ce que pensent les auteurs de cette doctrine curieuse et quels sont les secrets de leur école , obligez-moi de me dire si, selon leur pensée, Dieu veut absolument de moi, lorsque je suis en Turquie, que j'observe la religion des Turcs; lorsque je suis aux Indes ou dans le Japon , que j'observe la religion des Indiens et des Japonais ; lorsque je suis en An- gleterre ou en Ecosse, que je me conforme à l'or- dre du pays et que je sois schismatique; enfin , lorsque je suis en France , en Italie , et dans tou- tes les provinces éclairées des lumières de l'Evan- gile, que je sois caibolique et que je suive les sen- timents de l'Eojlise universelle. Ils disent que Dieu lèvent, répond Tiburce, qu'il vous le comman- de, et que c'est là l'honneur et l'obéissance qu'il attend de vous.
Dieu me commande donc, poursuit Eugène, quand je suis en France , de dire que le Sauveur est le Fils de Dieu , le Verbe incarné ; quand je suis en Turquie, de dire qu'il ne l'est pas , et que l'incarnation est une erreur. Ainsi , quand je suis à Rome, pour être honoré de moi, il me com- mande d'adorer le crucifix, et quand je suis parmi les Juifs, de le renoncer et le méconnaître, et de parler de lui comme en parlent le talmud et la sy- nagogue.
Ces Messieurs., poursuit Tiburce , vous répon- dent qu'il le commande. Oui ! mais, repartit Eu- gène, si Jésus-Christ n'est qu'un homme comme nous , je ne puis pas l'adorer dans Rome ni lui rendre les honneurs dus à la Divinité sans com- mettre de grands sacrilèges ; si au contraire il est le Verbe divin et le véritable Messie, je commets
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dans Constantinople d'autres impiétés bien plus énormes et bien plus criminelles, lorsque je dis qu'il ne l'est pas ; et tout ce que je fais contre lui dans ce pays infidèle, ce sont autant d'abominations et d'apostasies scandaleuses.En un mot, l'une des deux reliijions est nécessairement un mensonge et ua crime de lese-majeste divine en premier chef : or, est-il, selon vos Messieurs, que Dieii m'ordonne et me commande absolument de l'honorer par l'une et par l'autre religion ; il veut que je sois mahomé- tan et Chrétien : donc, Dieu me commande de l'honorer par des mensonges, par des blasphèmes, par des sacrilèges, par des impiétés de démon, par des crimes de lèse-majesté divine, et par tou- tes les actions les plus odieuses et les plus détes- tables à la Divinité; et ceux qui disent cela sont les Messieurs de bel esprit !
Tiburce, voyant les chaînes qui l'environnaient déjà, et n'apercevant point d'issue, se mit à cou- rir à l'entour et à raisonner confusément , sans savoir où allaient ses pensées ni ce qu'il voulait dire; les autres le savaient encore moins que lui ; on avait peine même à distinguer ses paroles, tant il y avait de désordre et de précipitation dans son discours. Ce qu'on entendit à la fin , et ce qu'il dit fort distinctement, fut qu'il voyait bien qu'Eu- gène était venu avec dessein de disputer sur cha- que proposition, mais que, pour lui, il ne préten- dait pas lui en donner le sujet, ni ennuyer la com- pagnie par cet entretien et cette conversation d'é- cole; qu'il n'avait plus rien à dire. En effet, il se lut, et soudainement il changea de posture comme pour déclarer qu'il n'était plus de la partie.
Sur quoi quelqu'une de ces dames se plaignant , et témoignant qu'elle était fâchée que le plaisir eiit duré si peu, Tiburce, qui prit ses plaintes pour des louanges, et pour une déclaration que son dis-
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cours lui avait plu, ne manqua pas de la remercier de cette civilité prétendue, et de l'assurer très-par- ticulièrement de son désir de pouvoir être assez heureux pour lui obéir en quelque chose qui fût capable de lui plaire ; mais cette sage dame, qui n'avait pas moins de peine à souffrir ses civiUtés que sa présence, l'interrompit par un autre com- pliment qu'il n'attendait pas : Puisque vous êtes, lui dit-elle, si honnête homme et si prêt à m'o- bliger, obligez-moi de répondre à ce que vous a dit Monsieur, et de vous faire battre encore et le plus longtemps que vous pourrez.
Tiburce, quoiqu'étonné de ce compliment im- prévu, ne laissa pas d'être assez présent à lui-mê- me; il répondit que si on le battait en un duel , elle aurait le plaisir entier. Au moins , lui dit-il , pour lors , vous verriez les coups et vous pour- riez en juger. La repartie fut prompte. Je vois , dit la dame, qui des deux est le plus muet en ce combat , et il ne faut point être plus savante que je le suis pour savoir ce que veut dire un homme qui ne dit rien.
Comme les autres dames et la plupart de ces Messieurs lui parlèrent de la même sorte et con- spirèrent à lui reprocher sa fuite, Auguste, se joi- gnant à eux: Vous voyez, dit-il, que la compagnie juge mal de votre retraite. L'honneur vous oblige de continuer à vous défendre 5 et moi je vous le conseille , en. vous assurant que vous n'ennuierez personne et que nous vous écouterons volontiers. La coutume de ce sage seigneur fut toujours de ne point souffrir qu'on avançât en sa présence aucune proposition impie ni aucun mot contre le respect dû à l'Eglise et à l'Evangile, et de ne pas même permettre que d'autres seigneurs de la plus haute condition prissent la liberté de le faire, ayant pour maxime que la plupart des malheurs qui ar-
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rivent aux princes, viennent tles discours d'im- piété qu'on tient en leur présence , et qui crient justice au ciel contre ceux qui les écoutent sans rien dire. Néanmoins, comme il vit que les paro- les d'Eugène étaient des remèdes contre cette doc- trine contagieuse, dont il craignait que les esprits de ces jeunes gentilshommes n'eussent reçu quel- que mauvaise impression, il fut bien aise que le malade découvrit son mal et qu'il déclarât ce qu'il pensait.
Tiburce donc, qui, durant ce peu de loisir, avait médité à la hâte comment il fallait redresser les articles de cette nouvelle religion et les affermir par des propositions moins insoutenables, croyant l'avoir fait et avoir bien disposé les choses dans son esprit, revint à Eugène, et reprit ainsi son dis- cours : Vous m'étonnez, lui dit-il, de n'avoir pas compris ce que je disais, ou plutôt ce que disent ces Messieurs dont je tiens la place ; je déteste ce qu'ils disent et ce qu'ils pensent ; mais puisque vous le voulez savoir, leur pensée est que Dieu, qui ne regarde que notre cœur, quand il y voit une profonde bumilité sous sa puissance adorable , et un sincère désir de l'honorer, est satisfait, et que, pour ce qui regarde ces cérémonies extérieu- res et ces rubriques d'adoration et de croyaiice prescrites par les prêtres, ces circoncisions, ces sacrifices, ces égorgements de victimes, ces dévo- tions légales, ces honneurs rendus àdes pierres ou à des noms anciens, tous ces mystères de religion contestés et débattus entre les Juifs et les Païens , il les considère comme des illusions de leur igno- rance, et comme des égarements excusables de leurs esprits perdus dans les ténèbres. Il les laisse faire, et s'égarer chacun du côté qu'il lui plaît; et pourvu qu'il voie dans leur cœur une respec- tueuse connaissance et confession de sa j^randeur,
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tout cela lui est indifférent. Il ne le commande pas, mais il le permet, il le souffre, il l'excuse, il s'en divertit comme d'autant de simplicités de l'esprit humain : en un mot, c'est-à-dire, selon le raisonnement de ces Messieurs-là, que, par l'ordre exprès et que par l'institution du Créateur, il n'y a point d'autre religion que de dire en soi-même : Je reconnais un Dieu, je l'adore et je le respecte. Voilà tout le mystère de leur doctrine. Entendez- vous maintenant?
J'entends bien, réplique Eugène, c'est-à-dire que \ous, qui avez dit auparavant que Dieu, par une "volonté souveraine et par un commandement ab- solu, nous ordonnait d'observer les religions de chaque pays, vous jugez maintenant à propos de parler d'une autre façon, et de dire qu'il souffre ces religions et ces modes différentes, et qu'il ne s'offense pas que nous soyons de telle secte qu'il nous plaira, pourvu que nous reconnaissions qu'il est Dieu.
Oui; mais. Monsieur, ce Dieu, qui veut absolu- ment être connu et adoré, et qui, pourvu qu'on l'adore et qu'on le connaisse, permet qu'on exerce la religion de chaque peuple, n'en excepte-t-il au- cune? Cette permission est-elle générale pour toutes les religions que les peuples se sont avisés d'établir parmi eux et d'exercer solennellement et publi- quement? C'est ce que je vous ai dit, reprit Ti- burce; ils se persuadent que dès lors qu'une religion est reçue et établie dans un état, elle est permise. J'ai un doute, repartit Eugène. Dites-moi, s'il vous plaît, les péchés contre la loi de nature sont- ils permis aussi? Dieu, qui ne commande point les péchés , défend-il qu'on les commette , ou ne le défend-il pas? Lui est-ce une chose indifférente qu'on jure, qu'on mente, qu'on dérobe et qu'on exerce impunément les meurtres et les adultères?
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Tiburce, n'osant pas dire ce qu'il pensait là-des- sus, répondit sans délibérer que Dieu défendait ces péchés-là, qu'il les punissait, et qu'il n'était point permis de les commettre en aucun endroit du monde. Donc, reprit Eugène, il n'est pas per- mis en aucun endroit du monde ni dans aucun temps, d'exercer les religions dont les cérémonies et les sacrifices sont des meurtres ou des adultères, comme était la religion des Phéniciens et des Car- thaginois, qui massacraient les hommes pour les immoler à Bacchus ; la religion des Huns, qui, pour honorer les dieux, jetaient leurs vieillards dans les rivières; celle des llhodiens, qui les engrais- saient pour en faire de plus grosses victimes , et puis, qui les sacrifiaient avec beaucoup de cérémo- nie ; celle des Perses, qui les enterraient tout vi- vants, pour aller rendre de leur part des adora- tions aux dieux de l'enfer et les assurer de leur service. Ainsi, la religion des Amorrhéens, qui mettaient leurs fils et leurs filles nouvellement nés entre les bras ardents de la statue de bronze de leur dieu Moloc, et les y faisaient griller avec des tourments horribles, et tant d'autres religions en- core plus insupportables et plus cruelles à notre nature, comme celle des anciens Bretons, qui, par une dévotion de grande fête, conduisaient au tem- ple leurs femmes et leurs filles sans aucun habit, pour servir en cet état aux sacrifices, et pour ren- dre la solennité plus pompeuse et plus dévote ; celle des Corinthiens , qui entretenaient dans le temple de Vénus mille femmes prostituées , pour en être les prétresses, et par leurs débauches, exer- cées publiquement sur les autels, rendre les hon- neurs dus à cette impudique divinité ; enfin, celle de tous ceux qui ont adoré Priape, et qui, dépouil- lés au milieu de ses temples, ont fait rougir le so- leil et frémir la terre qui tremblait sous des cri-
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mes si exécrables et si monstrueux! Le respect que je dois aux oreilles chastes ne me permet pas de m'étendre, mais vous voyez, par le commencement de cette liste , que voilà des centaines de religions qu'il faut exclure de cette permission générale, et que ces petits jeux et puérilités de l'imagination humaine , comme vous avez dit , ne sont pas les risées et les divertissements de Dieu, mais des ou- trages contre sa sainteté, et des profanations qui lui crient vengeance ; que Dieu ne les peut voir sans colère ; qu'il ne les peut pardonner sans in- justice ; qu'il ne les peut excuser sans cesser d'être Dieu , et que les athées qui le renient sont beau- coup moins coupables que ces déistes qui l'ado- rent si scandaleusement, et qui lui attribuent des permissions et des complaisances si criminelles!
Tiburce, en peine de ce qu'il devait répondre, et d'ailleurs, honteux de se taire, avança inconsi- dérément les premières paroles d'une proposition qui fit juger que chacune de ses pensées le ren- dait digne de périr ; néanmoins , il n'osa pas achever; mais ce qu'il osa dire fit rire la compa- gnie. La réponse de ces Messieurs, dit-il, est évi- dente, que les religions qui ont eu et qui ont de ces sortes de cérémonies , offensent Dieu et ne sont point permises.
Donc, reprit Eugène , il est faux ce que vous avez avancé si hardiment , qu'aucune religion de celles qui étaient exercées publiquement par un peuple n'était exclue de la permission géné- rale. Voilà que vous jugez qu'il faut exclure celles que je viens de nommer, c'est-à-dire que vous vous retranchez encore un coup sur le point es- sentiel de notre controverse , et que vous confes- sez que c'est une proposition détestable de dire ce que vous avez dit, que l'homme peut licitement exercer toutes les religions des pays où il se ren-
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contre. Je n'ai rien dit de ma part, re'pondit Ti- burce , mais j'ai dit, delà part de ces Messieurs, ce que je dis encore, qu'ils soutiennent qu'excepté ces trois ou quatre religions de Lapiihes et de Cy- clopes que vous venez de nommer, elles sont tou- tes permises.
Et moi, repartit Eugène, je soutiens que, puis- que vous exceptez les religions de Baal et de Mo- loc, il faut que vous exceptiez celles de Jupiter et des autres dieux de l'antiquité, et de tous ceux qu'on adore aujourd'hui dans les temples des Païens; j'ajoute même que vous, qui dites main- tenant que toutes les religions sont permises hor- mis deux ou trois, vous allez dire dans un moment que, hormis deux ou trois, elles sont toutes défen- dues, et qu'on ne peut les suivre sans se damner. Et quand vous l'aurez confessé, j'espère qu'enfin votre conscience vous forcera de revenir où vous étiez le jour de votre haptème, et que vous con- fesserez, puisqu'il n'y a qu'un Dieu, qu'il n'y a de salut et de vérité que dans une seule religion.
Répondez-moi, s'il vous plaît, lui dit-il: ce Dieu qui veut absolument être reconnu, veut-il être re- connu comme un Dieu ou comme une créatu- re , et lui est-il indifférent qu'on croie qu'il est un esprit ou un corps ; qu'il est éternel ou tem- porel ; qu'il est immense et présent partout , ou bien qu'il ne l'est pas; et pourvu qu'on dise qu'il est au monde, croyez-vous qu'il ne se soucie point qu'on dise ce qu'on voudra , et qu'il nous aban- donne à la liberté de nos imaîjinations et de notre Ignorance ?
Quoique Tiburce se doutât qu'il y avait en- core quelque précipice devant ses pieds , néan- moins il se vit contraint de s'en approcher lui- même, et de se mettre sur le bord. Monsieur, dit-il, Dieu veut être connu comme un Dieu,
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comme un esprit e'ternel , indépendant et souve- rain; et comme ces trois perfections sont connues par la lumière de la nature, tous les hommes sont oblige's de les lui attribuer, et de reconnaître dans leur Créateur les propriétés et les excellences sans lesquelles il ne peut être Créateur ni maître du monde.
Voilà donc, répliqua Eugène, dans la religion de ces Messieurs les déistes , outre les comman- dements du Décalogue, une doctrine qui doit être suivie partout, et qu'on ne peut nier sans offen- ser Dieu et sans encourir sa disgrâce. Il est dé- fendu , sous peine de damnation , de soutenir que Dieu soit autre chose qu'un esprit pur, infini- ment bon , infiniment sage et infiniment puis- sant. Donc, poursuivit-il, il nous est défendu, quand nous sommes parmi les Païens, de faire, de parler et de penser comme les Païens , et mê- me, au milieu de ces nations infidèles, nous som- mes obligés de détester leurs religions , et de don- ner des malédictions publiques à leurs fêtes et à leurs cérémonies. Nous le devons , puisque voilà les premiers d'entre eux , comme les Grecs et les Romains anciens, qui disent que Dieu, le Maître et le Créateur du monde, est une pierre tirée des cavernes , qu'il est un tronc de bois , une statue de boue, une pièce d'airain, un ouvrage de bronze ou de marbre; nous devons soutenir qu'ils se trom- pent, et on nous défend, sous peine d'encourir la disgrâce de ce Créateur adorable , d'adorer avec eux ces statues mortes, et dédire qu'elles sont no- tre Dieu. Entendez-vous , poursuivit Eugène? Vous confessez. Monsieur, et vous déclarez qu'il nous est défendu, sous peine de périr éternelle- ment , de croire que Dieu est une chose corpo- relle, ou une chose matérielle et périssable , et défendu de le dire en quelque endroit du monde
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que nons puissions être : donc, pour parler de l'antiquité comme si elle était présente aujour- d'hui, quand nous sommes parmi les druides, il nous est défendu de dire avec eux que Dieu est une branche d'arbre et qu'il la faut adorer ; parmi les Syriens , qu'il est un poisson, un dragon, une colombe; parmi les peuples de Memphis, qu'il est un taureau ; de Lentopolis, qu'il est un bouc ; de Lycopolis, qu'il est un loup; de toute l'Egypte, qu'il est un crocodile , un chat, une souris ou un oignon, un Apis, un Sérapis , une tcte de bœuf, choses semblables, et d'autres encore bien plus horribles et plus honteuses! Ainsi, parmi les Athé- niens et les autres nations de la Grèce, il est défendu de dire que ce Maître éternel des hommes et des anges est un meurtrier, un incestueux , un voleur, »in ivrogne , un bouffon , un blasphémateur, un jureur, enfin un désespéré et un damné, comme l'ont été les Saturne, les Jupiter, les Mercure, les Bacchus , les Mars, les Proserpine , les Plu- ton ; et il nous est autant commandé d'abjurer par- tout ces religions infâmes , et de rejeter les folies de leur doctrine , de leurs mystères et de leurs sacerdoces, qu'il est commandé de connaître un Dieu et de croire à son éternelle vérité. Et ainsi,' voilà , non pas deux ou trois , mais cent , mais mille religions établies dans le monde qui sont exceptées de votre permission universelle, et qui ne peuvent être observées qu'en outrageant scan- daleusement la Divinité , et la déshonorant avec plus de mépris et plus d'impudence que n'a jamais fait l'athéisme !
Dans la confusion que Tiburce souffrait pour lors, la pensée qui lui était la plus présente était de franchir ces effroyables absurdités, et de ré- pondre que Dieu ne s'offensait point des noms quo nous lui donnons , mais il craignait encore d'of-î
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fenser la compagnie. Il délibérait sur sa réponse , gardant cependant un silence dont il rougissait. Il se passa quelque temps sans qu'il pût rien dire, et sans que son esprit put présenter à sa langue aucune parole pour couvrir un peu sa confusion. Eugène se taisait aussi, voulant lui donner le temps de reprendre courage et de ne rien réser- ver de ses pensées , afm qu'il eût l'occasion entière de venir à son point, et de lui parler de la façon qu'il avait méditée dès le commencement du dis- cours , et dont il était convenu auparavant avec Auguste.
Tandis qu'ils se taisaient l'un et l'autre , quel- ques-uns de ces jeunes Messieurs qui étaient là , voulant rompre le silence où la honte de leur maî- tre paraissait beaucoup , mirent en avant je ne sais quels discours, et parlèrent de ce qu'ils purent, mais seulement pour parler. Tiburce les interrom- pit lui-même inopinément : la parole et les forces lui revinrent. On vit en effet sur son visage je ne sais quoi qui fit juger qu'il avait découvert quelque moyen de donner à sa doctrine plus d'apparence et plus de grâce, et de la mettre dans un jour où, à son avis , elle pourrait paraître plus raisonnable et plus digne d'être soutenue. Cet homme ne man- quait pas de subtilité ni de paroles en d'autres ren- contres , n^ais quel démon n'eût pas été faible et muet en celle-ci ?
Je ne sais, dit-il en parlant à Eugène, si j'aimai expliqué , mais je vois que vous avez mal conçu la pensée et la proposition de ces Messieurs. Leur religion n'est autre que celle que nous appelons la religion delà nature, et qui est de l'institution du Créateur, gravée dans nous par le doigt de son di- vin Esprit, ou bien déclarée intérieurement par im rayon céleste qui luit en nos âmes, et qui est leur évangile et leur prophétie ; religion dont
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toute la doctrine est de savoir qu'il y a un Dieu, Maître, Souverain et Créateur de l'univers, dont toute la loi est de ne point faire aux autres ce qu'on ne veut point être fait à soi-même , et dont toutes les cérémonies elles sacrifices sont d'adorer ce Maître du monde par une soumission d'esprit et de corps , et quand on se souvient de lui , de s'incliner humblement sous son infinie grandeur, et de reconnaître qu'on lui doit obéissance et hommage.
Religion qui a été observée purement dans les premiers et les plus purs siècles de la vie humaine, qui le doit être en tous les siècles et partout, mais qui, partout, permet les autres religions aveu- glément ajoutées , pourvu qu'elles ne la détruisent pas , et que, parmi les superstitions, les erreurs et les autres égarements inévitables dans nos ténè- bres , elles conservent ces trois articles, et qu'el- les se soutiennent, comme eux, sur leurs fonde- ments et sur leurs principes. Dès lors que ces reli- gions y manquent ou qu'elles ont une théologie contraire, elles sont des sacrilèges et des impiétés manifestes; et n'étant plus supportées par cette vraie religion, il est évident qu'elles ne sont plus permises et que toutes leurs dévotions sont des crimes. En un mot, ajouta-t-il en s'oubliant de ce qu'on venait de lui prédire , qu'il ne réser- verait que deux ou trois religions, ils prétendent, sans parler de la religion chrétienne et catholi- que, qu'ils mettent hors de rang, que les religions que j'ai dit être souffertes sont celles des Juifs, des Mahométans et des hérétiques , parce qu'el- les sont établies sur la religion de la nature , et qu'elles observent inviolablement les trois articles de son institution éternelle.
Monsieur, répondit Eugène, vous vous expli- quez, et permettez-moi de dire que je vous eu-
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tends parfaitement bien; et ce qui me plaît davan- tage en ceci, c'est que nous voilà revenus de bien loin en peu de temps , et arrivés jusqu'à cet heu- reux terme , que de huit ou de dix mille religions, n'en voici plus que trois qui sont permises , et qui sont désormais tout le sujet du différend entre nous et ces Messieurs. Encore un mot , je vous en supplie, et nous viendrons à l'unité, et môme il me semble que nous y sommes déjà selon les propo- sitions dont nous avons convenu. Vous confessez qu'il ne nous est pas permis jde vivre dans l'Egypte selon les lois de la religion égyptienne : donc, vous devez confesser qu'il ne nous est pas permis de vivre parmi les Turcs selon les lois de l' Alcoran , ni parmi les Juifs, selonleslois duPentateuque. D'où tirez-vous cette conséquence, reprit Tiburce? Elle est claire, repartit le théologien : car, dites-moi, que croyez-vous de l' Alcoran et des choses qui y sont enseignées et ordonnées ?Sont-ce des choses inspirées de Dieu et révélées par le Saint-Esprit à Mahomet ? Folies , répond Tiburce ! ce ne sont que des impostures et des fables. Donc , poursuit Eugène , il ne nous est pas permis, quand nous sommes même au milieu des Turcs, de dire que le Saint-Esprit en est l'auteur , car savoir que ce sont des faussetés et des impostures impudentes, et néanmoins déclarer à haute voix que c'est Dieu qui les a enseignées, et que c'est de son Esprit que sont sorties ces folies et ces ignorances , n'est-ce pas un blasphème plus scandaleux, et une impiété contre la sagesse de Dieu plus criminelle et plus horrible que de commettre tous les sacrilèges qu'on a vus sur les autels de Priape? Et si vous êtes cou- pable et damnable en faisant l'Egyptien dans Mem- phis, et en disant que Dieu est un crocodile ou un serpent, ne le devenez-vous pas dans les tem- ples de Gonstantinople , en disant que Dieu est
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un séducteur , et Tauteur d'un livre et d'une reli- gion où il n'y a que des sottises , des impiétés et des impostures ?
Je ne le dis que de bouche, répond Tiburce ; je parle en public comme les autres ; pour m'ac- commodera la religion du pays; mais dans l'àme, jo me moque de mes paroles, et je déteste l'igno- rance populaire de ce pays-là qui me fliit parler de cette façon; j'adore Dieu, et je lui dis en moi-même qu'il est un Dieu infiniment véritable et infini- ment ennemi des mensonges et des hérésies , ado- ration intérieure qui suffit pour me rendre inno- cent au milieu des erreurs et des superstitions, et pour faire que j'y vive en sûreté de conscience.
Il suffit donc, reprend aussitôt Eugène, pour vous rendre innocent dans la grâce , au temps de Socrate et de Platon, de désapprouver en votre cœur les cérémonies de la religion de Vénus et d'Adonis , et pourvu que vous condamniez de pensée ce que vous faites, il vous est permis de faire tout , et de commettre les impiétés-^et les saletés que les autres exercent publiquement. Ainsi des cruautés de la religion de IMoloc, de Baal , de Sérapis. De sorte qu'il n'y a point de brutalité dans les sabbats de Sodome ni de mé- chanceté dans les temples des Païens que vous ne puissiez pratiquer avec permission et sans crainte, puisqu'il n'y en a point dont vous ne puissiez vous moquer en vous-même , aussi bien que de la con- fession publique que vous faites parmi les Turcs que Dieu est l'auteur de tous les mensonges con- tenus dans les livres de leur religion fabuleuse.
Tiburce, troublé et égaré, cherchant à fuir, se jeta dans un précipice : il répondit comme un homme sans mémoire, et soutint qu'il n'avait pas avancé qu'il y ent des mensonges tians l'Alcoran. Sur quoi la compagnie se mettant à riic : Vous
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-voyez, réplique Eugène, ce que c'est que d'en- treprendre la défense d'une méchante cause, et de vouloir, durant les conversations, tenir la place des libertins et des hérétiques ! Vous qui avez de l'esprit , et que je dois croire être un honnête homme, puisque vous êtes ici avec des personnes si sages et si vertueuses , voilà qu'en soutenant le parti de ces impies par forme d'entretien et de pas- se-temps , et en faisant leur personnage , vous fai- tes voir qu'iis sont obligés de dire, de se dédire, d'assurer, de nier, d'extravaguer -, de faire les fous, et de se rendre ridicules par autant d'imper- tinences et de sottises , et par autant de blasphè- mes qu'ils prononcent de paroles!
La colère emporla Tiburce , et fit enfin sortir de son cœur la réponse qu'il avait retenue jusqu'a- lors , et que le respect et la crainte d'Auguste ne lui avaient pas permis d'avancer : J'ai parlé de la sorte, dit-il, parce que j'ai voulu parler plus mo- destement et plus scrupuleusement que ne le font ces Messieurs : leur vraie pensée est que Dieu ne comtnande rien aux hommes louchant la religion ni touchant les mœurs. Sur quoi cet homme im- modeste et très-inconsidéré se mit à révéler les plus infâmes secrets de cette sorte de cabale, n'ayant point de honte de publier devant une si honorable compagnie que leur maxime était que comme le Créateur nous a placés parmi les bêtes , et qu'il nous a établis en un même appartement , il n'a point prétendu que nous fussions d'une au- tre condition, et que nous eussions des manières différentes de naître, de vivre et de mourir, ni d'autres lois et d'autres obligations que les leurs 5 que tout ce qui leur est permis nous l'était aussi ; que Tunique loi et l'unique religion d'ici-bas étaient de suivre l'instinct des passions, et de faire, de dire et de penser tout ce qu'il plaît à la nature
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corrompue. Il ajouta des explications qui étaient encore pires que ce texte , et donna une entière liberté à sa langue et à son esprit délaissé de Dieu.
Eugène, qui avait connu la vie de ce person- nage et la plupart de ses infâmes aventures par un petit entretien qu'il avait eu avec Auguste avant que l'on commençât la conférence , l'ayant laissé parler afin qu'il eût, comme j'ai dit, l'oc- casion qui était la principale chose où il aspirait, lorsqu'il le vit engagé plus avant même qu'il n'eût osé le désirer, l'interrompit par ces paroles que son zèle et sa générosité lui inspirèrent, et qu'il ne put pas refuser au désir d'Auguste, qui lui dit à l'oreille qu'il aurait tort de lui parler désormais autrement que comme à un athée déclaré, et d'ê- tre empêché par le respect de la compagnie de le traiter selon son mérite.
Tiburce, dit-il , ce n'est pas à moi ni aux au- tres théologiens de disputer contre ceux qui par- lent de la sorte , et d'entreprendre de les confon- dre et de les réduire au silence : c'est là l'affaire des juges et des exécuteurs de la justice. ]Mais j'ai un mot à vous dire qui ne vous déplaira pas, à mon avis, puisque je vous parle comme je ferais, sur un lhéâtre,àun honnête homme, mon ami, qui y ferait le personnage d'un voleur : je l'accuserais hardi- ment d'avoir volé mon bien , et je l'appellerais mécliant et perfide sans crainte de l'offenser. Mes injures tomberaient sur son niasque , sur ses habits, et non pas sur sa personne. Vous faites en cette compagnie le personnage d'un maître de li- bertins et d'alliées , vous en tenez les discours , vous en prenez l'air et la mine : je dois vous par- ler avec la liberté que je lui parlerais à lui-même ; et la comédie ne vaudrait rien si je vous parlais comme à un Chrétien dévot, et si je voulais vous
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respecter et penser que vous êtes un homme d'iionneur.
Ce que j'ai donc à vous dire est que vous êtes bien éloigné de l'état où autrefois vous aviez des- tiné de vous arrêter. Lorsqu'en votre jeunesse, vous écoutâtes les premières pensées qui vous in- vitèrent à goûter des douceurs de la vie présente, afin de le faire avec moins d'inquiétude et de crainte, vous vous proposâtes de vous tenir dans les bornes d'une débauche réglée, qui, à votre avis, ne vous empêcherait pas d'être honnête homme ; que vous ne laisseriez pas, dans ce qui ne trouble- rait point vos plaisirs, de vivre selon les lois de la conscience, et de vous acquitter des devoirs de la religion , de vous trouver à l'église, et de vous plaire même dans les actions de piété ; que ce péché seul vous suffirait , que vous auriez les autres en horreur ; enfin, que vous seriez si peu éloigné de la grâce , et toujours si près du bord de la péni- tence et du salut, que quelque vent qui pût vous surprendre ou quelque danger de mort qui pût survenir, vous auriez le temps de vous y retirer et de prévenir le malheur.
Mais vous ne saviez pas encore ce que c'est qu'une passion dans notre cœur , ni avec quelle violence elle nous pousse , et jusqu'au bout du monde , et à quelles extrémités de péché et de folies elle nous emporte dès que nous avons rom- pu la chaîne qui nous attachait à Dieu , et que nous avons commencé d'être à nous et de nous liera notre conduite.
Sur cela, Eugène, qui, comme j'ai dit , savait nssez bien la vie de ce méchant homme et la vie de l'un de ces Messieurs, son disciple et son com- plice , jugea à propos de leur faire connaître qu'il la savait , et de leur en mettre une partie devant les yeux. Quoiqu'il semblât ne parler qu'à Tiburce,
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il leur raconta Jeux ou trois histoires où il paraissait que tout ce qui se peut imaginer de plus effroya- ble impiété , en saleté et en cruauté , était entré dans le nombre de leurs actions. La modestie, néanmoins, et l'humanité ne permirent pas à ca théologien d'exprimer la chose de la manière que l'aurait fait un véritable ennemi : ce ne furent mê- me, dans les principaux endroits,que des énigmes que Tiburce seul et son confident pouvaient enten- dre: ajoutez à cela que le temps le contraignit d'abré- gerou d'omettre quantité des choses propres à son dessein ; mais il les retrancha par deux ou trois paroles qui valaient bien ce qu'il omettait, et qu'il prononça avec d'autant plus de zèle et de hardies- se qu'elles lui avaient été dictées en propres ter- mes , et secrètement par Auguste , avant qu'ils parussent en cette assemblée. J'ennuierais la com- pagnie , dit Eugène, si je voulais parler de tout. Tiburce , je puis vous dire en un mot qu'à l'heure où nous parlons, il n'y a point sur la terre de sorte de crime, qu'il n'y en a point peut-être dans l'en- fer parmi les démons, que vous n'ayez commis ou que vous n'ayez fait commettre. Vous, autrefois si honnête homme et si résolu de vivre honnête- ment, vous voilà porté si avant dans le désordre qu'il est difficile de trouver au monde un honmie plus scandaleux, ni plus dangereux que vous et plus digne de périr. Je ne veux pas examiner par quels degrés vous êtes descendu, ou par quel aveu* glement et quelle fureur vous vous êtes précipité dans un si profond abîme : il me suffit de savoir ce que vous avez dit ici publiquement , et d'avoir entendu les propositions que vous venez d'avan- cer devant cette illustre assemblée. N'était-ce pas assez de ces sacrilèges et de ces mépris des choses saintes, que vous avez si indignement et si outra- geusement profanées durant vos déonnclies , pi
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assez de ces parjures, de ces trahisons , de ces vio- lements et de ces meurtres secrets que vous avez commis depuis dix ans sur des personnes qui vous avaient le plus aimé ? Pourquoi vous en prendre au reste des hommes , et vous rendre enfin au- jourd'hui le corrupteur et le destructeur de toute la nature humaine?
C'est vous qui venez de dire , et qui, claire- ment et hardiment, sans rougir d'une pensée si détestable , nous avez fait entendre que la doc- trine que vous prêchez devant les compagnies qui vous écoutent, est qu'il n'y a rien dans notre âme qui soit spirituel et divin , ni rien qui la distingue de l'âme des chiens etdes loups ; que notre nature, comme la leur, est en tout mortelle et brutale; que les hommes et les bêtes sont de môme condition ; qu'ils n'ont point d'autre évangile ni d'autre loi que de faire ce qu'il leur plaît ; que Dieu ne leur commande rien touchant les mœurs ni touchant la religion et la piété ; que toutes nos adorations et nos saintes coutumes lui sont des choses in- différentes; que les cérémonies du Païen les plus criminelles ne lui déplaisent pas davantage que les cérémonies de nos églises ; qu'il est heureux en lui-même indépendamment de nos honneurs et de nos péchés ; qu'il ne récompense et qu'il ne pu- nit rien. Vous venez de le dire, vous l'avez dit en d'autres endroits, vous le direz encore ailleurs. Votre dessein est de répandre cette peste d'enfer dans les grandes maisons que vous trouverez ou- vertes , et dans le cœur de tous ceux qui vous les ouvriront et qui vous laisseront parler. Et pré- tendre cela, qu'est-ce autre chose, sinon vous dé- clarer l'ennemi et le parricide de la religion, de la raison , de la vertu , le parricide de l'âme immor- telle el du genre humain, le parricide de Dieu même ! Car si ce Dieu éternel et impassible pou-
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vait recevoir des coups de mort , ce que vous avez fait jusqu'à cette heure et ce que vous venez de dire maintenant , ne seraient-il pas les plus mor- tels ? Lorsque vous dites que les adorations ne lui plaisent pas davantage que les sacrilèges , qu'il ne récompense et qu'il ne punit rien , n'est-ce pas sur sa sainteté , sur son cœur, sur le principe de sa vie que vous tirez ces coups et que vous exercez ces outrages déicides ?
Pensez, Tihurce, et voyez un peu ce que vous êtes et ce que vous allez devenir. Il y a un Dieu qui vous connaît et qui pense à vous malgré vous ; il sait ce que vous venez de dire, et ce que vous avez dit et fait depuis plusieurs années ; il sait que vous êtes un des plus damnables ennemis de la sainteté ; jugez par là de ce qu'il médite et de ce que vous avez à craindre ! Au moins, sentez ce qui se passe dans votre âme, et confessez qui si elle pouvait emprunter une autre langue que la vôtre , elle irait se plaindre devant tous les juges, et faire retentir tous les sénats et les parlements de ses cris funestes , en demandant justice contre vous î et il n'y aurait personne qui ne l'écoutàt, et qui ne voulût conspirer à perdre un si méchant hom- me. Monsieur, je parle en Chrétien avec force et avec le zèle et la sincérité que je dois , mais si je parlais en Turc, je parlerais de la même sorte. Al- lez dans les pays et chez les barbares le plus enne- mis de la vertu : si vous y voulez dire à haute voix ce que vous avez dit devant nous secrètement, vous y entendrez contre votre impudence des plaintes aussi hautes que les miennes ; il y aura jusqu'en ces pays-là des bourreaux qui vengeront la nature, et qui vous sacrifieront à la haine du ciel et du monde î Vous savez qu'il y en a dans la France, et vous ne doutez pas , si la justice vous y connaissait , qu'avant quatre ou cinij jours, elle
j.
y s ENTRETIEN II.
n'y laisserait aucune particule de votre corps, ni aucune ombre de votre personne contagieuse et dangereuse jusque dans ses cendres!
Ce qui vous doit le plus effrayer, c^est que ceux qui vous connaissent, et que vous osez visiter, vous regardent comme un malheur qui entre dans leur maison , comme un crime impardonnable qu'ils commettent en vous y laissant entrer et en vous souffrant auprès d'eux. Il faut que vous soyez chassé de tous les endroits où l'on ne veut pas périr éternellement.
Confessez , Monsieur, que vous voilà dans un état bien misérable, et avouez aussi que vous vous y êtes jeté par l'opinion que vous avez laissé en- trer dans votre esprit, que si vous pouviez vous persuader qu'il n'y a point de Dieu dans le ciel, ni de lois dans la nature, ni de raison dans l'hom- me , vous auriez plus de satisfaction et plus de repos durant vos débauches. Mais c'est acheter bien chèrement cette satisfaction criminelle et ce repos d'une âme désespérée, car quelque mine de joie qui paraisse sur votre visage, sans parler des dangers qui vous environnent , et de la fumée que vous voyez sortir des bûchers qui vous attendent, vous sentez malgré vous combien il est douloureux à l'esprit humain de concevoir des opinions si exé- crables et si honteuses, et de s'entendre accuser par sa conscience de tant d'horribles ingratitudes contre son Créateur et son Père! Mais quel remè- de, sinon de voir s'il ne vous est point possible de pleurer assez pour espérer la miséricorde et la grâce , et pour prévenir la justice des hommes et celle de Dieu? Voyez-le, et commencez dès au- jourd'hui, sans différer davantage: allez vous pu- nir vous-même dans des déserts, où Dieu se trouvera pour contempler vos pénitences et vos larmes, et où les hommes ne pourront pas vous
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trouver ; mais ne différez point plus longtemps, et faites en sorte qu'au plus tôt, il n'y ait plus que Dieu seul qui vous connaisse et qui sache où vous serez.
Croyez-moi, Messieurs, ajouta-t-il, s'adressant à la compagnie, c'est une chose bien importante de marcher avec crainte dans les voies de Dieu , car c'est nous mettre sur la pente d'un affreux abîme de folies , de brutalités et de malheurs que de faire le premier pas hors de la grâce, et de com- mencera mépriser les lois de l'obéissance et de la piété chrétienne. Monsieur que voilà fut autrefois ce que vous êtes maintenant, par la bonté de Dieu, sage et vertueux ; c'est par des péchés ordinaires et assez communs qu'il a commencé à devenir ce qu'un démon ne voudrait pas être!
Quoique Tiburcetâchàt, durant ce discours, d'é- couter comme si Eugène eût parlé d'une autre personne , il ne put pas empêcher son visage de rougir : on vit manifestement qu'il cherchait, non pas à répondre , mais à se cacher. Son silence af- fligeait ces jeunes hommes; les dames contem- plaient avec joie, et tiraient ce qu'elles pouvaient de plaisir de ce spectacle. Elles voulurent parler, mais Léonce, fâché de voir ces abeilles qui retour- naient sur le front de ce misérable, les écarta en prenant la parole, et en proposant je ne sais quoi touchant l'unité de la religion : ce qui donna sujet à Eugène d'ajouter un mot ou deux , afin de con- clure régulièrement cet entretien.
Il est vrai , dit-il , pour revenir à ce qui se di- sait auparavant, que la nature doit poser dans notre àme les fondements de l'unique religion : mais n'est-ce pas à Dieu d'achever l'ouvrage , et d'envoyer du ciel un législateur et un maître qui ajoute à la doctrine et aux lois de cette religion naturellement infuse , des connaissances et des
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lois surnaturelles qui lui confèrent toute la sain- teté qu'elle doit avoir?
C'est-à-dire, repartit Léonce , que l'occasion vous invite à entreprendre un discours qui montre à nos yeux , pour ainsi parler, ce que nous savons déjà par la foi et ce que nous croirons jusqu'à la mort , mais qu'il nous serait avantageux d'ap- prendre encore, par vos paroles, que l'Évangile seul est véritable, et qu'il n'y a de vérité et de sa- lut qu'en la religion de Jésus-Christ.
Que me demandez-vous là, répond Eugène? Est-ce l'entretien d'une conversation , et l'entre- prise d'une homme faible et mortel?
Il y a dix-huit cents ans que toutes les plumes , toutes les langues et tous les esprits des grands hommes éclairés de Dieu s'emploient à cela : pré- tendez-vous que j'ajoute quelque chose à ce qu'ils ont dit ? Et quand je pourrais le faire , serait-il à propos que je le fisse devant des personnes de piété qui croient ce qu'elles doivent croire, et qui savent tout ce que je pourraisleur dire? Qu'il vous suffise, s'il vous plaît, d'avoir vu que cette inven- tion d'être de plusieurs religions et de dire : Ne disputons pas , mais soyons des deux partis , est une invention de gens désespérés, et résolus à se perdre.
Léonce ne laissa pas de le presser : je veux croire que ce fut alors avec une louable intention. Auguste, qui se plaisait extrêmement à ces discours de théologie familière, joignit ses prières pour obtenir cette grâce , et pour s'assurer sur sa pa- role qu'il retournerait un autre jour pour satis- faire à leurs saints désirs. Monsieur, lui dit-il , nous ne vous demandons pas que vous disiez tout, mais seulement ce qui se peut dire par forme d'en- tretien dans une compagnie de gens du monde ; et si vous voulez permettre que je vous marque moi-
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même quelques bornes et quelque sujet particu- lier et déterminé , je vous prierai , puisqu'une des maximes de la philosophie de la cour est qu'il ne faut rien croire ni rien faire que ce qui est con- forme à la raison et à la sagesse , de nous faire voir que les mystères du christianisme s'accordent avec les maximes de l'une et de l'autre, et qu'il n'y a point de doctrine qui plaise, ou qui puisse plaire, ou qui ait jamais plu davantage à l'esprit de l'homme, que celle qui est enseignée par l'E-
vangile.
Je ne sais ce qu'Eugène leur promit , je sais seu- lement qu'il fut obligé de se retirer le lendemain ; qu'il ne manqua pas de trouver d'autres occasions de faire voir la vérité de la proposition d'Auguste , comme il va paraître dans la conférence qui suit. La coutume de ce temps-là , non-seulement dans les grandes maisons de la ville et de la campagne , mais aussi dans la cour et jusque dans le cabi- net, durant les conversations, était de parler de controverses, et de disputer contre les hérétiques ou contre les libertins, et contre les sectateurs des nouvelles philosophies , sur les articles de la foi. Chacun se faisait honneur d'en pouvoir dire quelque mot, et de témoigner qu'il lisait les livres et entendait la Sainte Ecriture. La conférence dont je vais raconter l'histoire fut tenue au Lou- vre en présence du roi, dans la chambre de Sa ]\Iajesté , qui, ayant ouï parler de l'opinion de ces j)acifiques philosophes qui appelaient toutes les religions vraies religions, se divertissait avec une compagnie composée des premières personnes de la cour , à leur dire ses senliments là-dessus et à écouter les leurs.
8o ENTRETIEN III.
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ENTRETIEN III.
DU MYSTÈRE DE LA TRINITE.
Tandis qu'Us s'entretenaient, un seigneur entra pour dire un mot à Sa Majesté. L'ayant dit , il voulut se retirer. Le roi, qui, à la même heure, vit entrer Eugène , et qui cherchait depuis quelques jours l'occasion de faire naître entre eux deux un sujet de conférence, l'obligea de demeurer.
Ce seigneur,nomméLéonore, avait été calviniste; il s'était rendu catholique depuis peu d'années, mais peut-être sans avoir encore été véritable- ment ni l'un ni l'autre. La pensée de quelques- uns qui le connurent familièrement fut que sa re- ligion consistait à examiner les religions,et à différer jusqu'à ce qu'il fût dans l'autre monde pour choisir celle qu'il jugerait la meilleure. C'était, ce semble pour mieux délibérer qu'il avait de fréquentes con- férences avec les théologiens , et qu'il prenait plai- sir , lorsqu'il en trouvait de plus timides et de plus faibles que lui, à les interroger sur ses dou- tes , et à donner aux compagnies le divertissement de les voir embarrassés dans les difficultés qu'il leur proposait.
Les hérétiques le craignaient : il entendait as- sez bien la méthode de disputer avec eux, et sa- vait quelque chose de la théologie des Saints Pè- res. La curiositéqui dominait ensonâme l'attachait aux livres, et quoiqu'il eût peu de santé, l'obli- geait,par un très-mauvais dessein, de consacrer la meilleure partie de son temps à considérer dans les historiens quelle avait été la conduite de l'Eglise durant les divers mouvements du monde,
ENTRETIEN Hf. 8l
et comment, en chaque siècle, elle avait parlé des principaux articles de la foi prêchée et enseignée par les apôtres.
La première parole que lui dit Sa Majesté, en lui déclarant la raison qu'elle avait eue de vouloir qu'il demeurât, le surprit un peu. Il semble, lui dit-elle, que vous ne venez que pour me répon- dre. Nous en étions sur les controverses, et com- me on parlait des marques de la vraie Eglise, le discours étant tombé sur la religion, à l'heure que vous êtes entré , je demandais quelles sont les marques essentielles qui distinguent la religion chrétienne et catholique d'avec les autres, et qui nous font connaître certainement qu'il n'y a de véritable religion qu'elle seule. Puisque le ciel a voulu que vous vous soyez présenté si à propos, il veut que je vous adresse la question . La question est ample , mais il n'est pas nécessaire que vous disiez tout : je vous demande seulement ce que vous savez en cela de plus remarquable, et que vous ne serez pas fâché de m'avoir dit devant une compagnie qui écoute volontiers ceux qui parlent Lien et qui sait priser ce qu'ils disent.
Léonore, étonné , n'eut point d'abord d'autre réponse que celle qui devait venir à la pensée d'un courtisan modeste et respectueux, et d'un homme de sa profession, en la présence de quelques évé- ques qui se trouvèrent là. Il s'excusa, en les re- gardant et en les appelant ses nnutres. iMais com- me après les excuses et les cérémonies, il reçut un nouvel ordre, et qu'il fallut obéir à ce monarque plus éclairé que lui , il le fit avec d'autant moins de crainte qu'il crut qu'il le ferait assez bien et avec assez de grâce pour ne point déplaire à Sa Majesté.
Ce que j'ai remarqué , dit-il , dans les endroits où les llicologiens et les Saints Pères répondent à
8l ESTRETIEN III.
cette ancienne question , est qu'entre les marques et les preuves qui ne nous permettent pas de dou- ter que la religion de Jésus-Christ est l'unique et la vraie religion, les principales et les plus fortes sont :
Qu'elle seule a été prophétisée en chacun de ses mystères , et annoncée , deux et trois mille ans avant sa naissance, par des prédictions et par des figures aussi claires que ses histoires et ses évan-
gii^s ;
Qu'elle seule a été prouvée démonstrativement par des miracles , non-seulement divins, mais aussi qui n'ont pu être immédiatement les actions d'une autre puissance et d'une autre main que de la main du vrai Dieu;
Qu'il n'y a qu'elle qui ait été confirmée parles suffrages d'une infinité de martyrs, et signée de leur sang , qui n'a pu couler avec l'abondance et de la manière que nous savons, sans qu'il y eût une force surnaturelle dans les cœurs de tant de jeunes hommes et de tant de femmes faibles et craintives, qui, comme dit Saint Cyprien , ont supporté les tourments avec un courage que les tyrans ont ad- miré et que les anges ont désiré d'imiter; "qu'elle seule a été établie par la parole, non pas commu- niquée avec le sang delà naissance, comme l'idoKà- trie, ni introduite par la violencedesarmes^ comme le mahométisme , mais prêchée et portée par la voix qui est l'instrument de Dieu en la produc- tion de ses grands ouvrages; elle seule, examinée et éprouvée sévèrement par les disputes , étant aussi la seule qui a proposé ses thèses et présenté le combat à toutes les philosophies et à toutes les écoles du monde ; elle seule approuvée par des conciles et en des assemblées générales, qui sont le grand jour où il est impossible que le mensonge ne soit découvert ^ et où les faussetés des Païens
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et des Mahométans auraient été connues par eux- mêmes , si le démon les eût laissés paraître une seule fois sur ces théâtres éclairés de tant de lu- mières ; enfui , elle seule catholique , prêohée , reçue et exercée en chaque pays où il se trouve des hommes et où l'on voit le soleil. Le gentilhomme ayant cessé de parler , le roi , regarda Eugène , et lui fit un signe que ce théo- logien n'eut pas de peine à comprendre.
Le mystère était que Léonore , quelques jours auparavant, durant une conversation secrète avec ses amis , avait parlé de la personne d'Eugène d'une façon très-indigne et avec un mépris ex- trême , lui attribuant des erreurs et des ignoran- ces honteuses , avec quantité de je ne sais quelles fautes inventées par les songes de son esprit mé- lancolique et jaloux.
Sa Majesté, qui le sut bientôt après, résolut de s'en venger , mais noblement et par des moyens dignes de sa justice et de sa colère, où il n'y avait rien que de royal. Elle fit appeler Eugène , et sans lui rien dire des choses qu'elle avait apprises ni de celles qu'elle méditait en son esprit, elle lui témoigna qu'elle désirait l'entendre disputer avec Léonore sur quelque point de doctrine , et de voir, s'il était possible, entre eux deux, un com- bat célèbre à la vue des premières personnes de la cour. Il faut, lui dit-il , qu'à la première occasion qu'il s'engagera , devant un nondjre de témoins illustres, à discourir de la morale ou de la théolo- gie , vous formiez aussitôt des difficultés sur son discouis , et que vous l'engagiez à disputer et à se défendre. Vous savez vous conduire en ces ren- contres : je n'ai rien à vous prescrire^ je vous de- mande seulement (jue vous vous souveniez que je vous ai prié de cela, et que je suis obligé par
84 £NTRETIEN III.
quelques raisons de vous témoigner que je le dé- sire et que je l'espère.
Cet aimable prince , qui savait le prix des per- sonnes , prévoyait très-sagement que , durant la dispute , tandis qu'Eugène expliquerait les véri- tés , Léonore, contraint par l'impuissance de con- tredire et par la nécessité de se plaire à ce qu'il dirait, emploierait plus de temps à l'écouter et à l'admirer qu'à lui répondre ; que la dispute se conclurait enfin par le silence du gentilhomme , et que ce silence public serait le triomphe qu'il méditait pour Eugène , et la plus honorable satis- faction qui pourrait être rendue à son mérite con- tre tous les mensonges de l'orgueil et de la ja- lousie.
L'occasion se présenta comme je viens de le dire. Le roi fit heureusement ce qu'il avait médité. Léonore fit aussi très-bien ce qu'on espérait de sa part. Nous allons voir qu'Eugène ne manqua pas de la sienne à suivre aveuglément les ordres qu'il avait reçus , et à conduire le discours au point où aspiraient les désirs et les espérances de son in- comparable protecteur.
Ainsi donc,lesyeuxde Sa Majesté ayant donné le signal, Eugène, obligé de leur obéir, se tourna vers Léonore, et lui confessa que les propositions des Saints Pères qu'il avait rapportées , et arran- gées en un si bel ordre, étaient évidentes, et qu'il n'y en avait aucune qui ne fut capable de convain- cre les libertins , s'il leur restait un peu de raison et de lumière naturelle. Néanmoins, permettez- moi de vous dire que vous avez oublié celle que les savants Pères de l'Eglise ont jugée la plus im- portante et Ja principale; au moins, c'est à leur exemple que les Saints et les théologiens d'au- jourd'hui ont coutume de dire que , s'ils venaient à douter, le motif, à leur avis , qui les toucherait
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le plus et qui les attacherait inséparablement ù Jésus-Christ, ce seraient Texcellence et la beauté de la doctrine chrétienne , dont il n'y a point d'ar- ticle qui ne porte visiblement les marques que c'est un Dieu qui en est l'auteur : de sorte que si le des- sein de Sa Majesté est de nous entendre parler sur quelque sujet éminent et digne de sa présence et de son attention, il me semble que celui-ci, que je propose, est le meilleur choix que nous puissions faire.
Je m'étonne de votre sentiment, dit Léonore , car que pouvons-nous avancer de la doctrine de notre religion , sinon, comme parle Saint Augus- tin , que c'est une mer obscure et profonde qui contient à la vérité de grandes choses , mais qui les couvre , et qui ne laisse paraître au dehors que des paraboles mystérieuses et des énigmes incompréhensibles. Par exemple, ce qu'elle nous enseigne de la Trinité, quelle nuit et quel abîme ! quoi de plus ténébreux et de plus inconcevable, et quelle satisfaction y avons-nous , que de pro- noncer des paroles que nous n'entendons pas , et de souffrir une captivité perpétuelle et une sou- mission violente de notre jugement sous l'autorité de l'Eglise et de l'Evangile ?
Dire de la Trinité: Quoi de plus ténébreux? ré- pondit Eugène , c'est dire justement ce que disent les aveugles lorsqu'ils s'efforcent de regarder le soleil. Parlons , Monsieur, comme les anges, et disons: Quoi de plus lumineux , de plus éclatant, de plus divin et de plus sublime ? Quelle doc- trine a jamais porté plus haut les pensées de l'iiom- me , et lui a fait voir dans sa raison de plus ho- norables conformités avec la sagesse infinie de Dieu et avec les règles de sa justice et de sa pro- TÎdence ?
Il n'est pas question, reprit Léonore, de savoir
86 ENTRETIEPr iir.
silaTrinitéestunsujetéminent,mais si à Tendroit où nous sommes, elle doit être le sujet d'une con- férence ou d'une conversation familière. Comme cette théologie passe infiniment la portée de no- tre vue, nous serions inexcusables, vouset moi, si nous osions ennuyer la plus auguste compagnie qui puisse être dans l'Europe , en lui tenant un discours où ceux qui parlent s'ennuient eux- mêmes et n'entendent pas ce qu'ils disent. Car enfin , qu'est-ce que la Trinité, sinon , comme elle est appelée par les Pères, un abîme de nuit et d'horrenr, d'où les Saints n'osent approcher, et qu'ils ne regardent que pour trembler et se taire?
Vous dites bien, repartit Eugène : mais pour mieux dire, dites tout, et ajoutez , comme a fait le Saint-Esprit , les deux paroles du psaume cent trente-huitième : Nox illumînatio mea , que c'est cette nuit miraculeuse qui nous éclaire , et qui nous enseigne les vérités les plus dignes d'être sues , et les plus propres pour être dites en l'as- semblée des princes, et pour les élever à Dieu par des admirations plus douces que tous les plaisirs du monde : llluminatio mea in deliciis meis.
Comment cela, répond Léonore ? Saint Paul, ravi jusques au ciel par son extase, n'a pu rien voir dans ce même abîme que des profondeurs et des sublimités impénétrables aux théologiens et aux anges, ni rien dire, sinon , o altitudo, etc. Et vous... Et moi , reprit Eugène, je dis aux an- ges et aux princes qui m'écoutent, non pas qu'ils comprendront les hauteurs de la science et de la sainteté de Dieu , mais ce qui est la plus haute élévation où les âmes nobles puissent aspirer , qu'ils y apprendront que Dieu est infiniment au- dessus d'eux, et que les ténèbres qui leur rendent
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ce mystère obscur, ne sont pas dans Dieu, mais dans eux-mêmes.
En un mot et clairement , la proposition que j'avance n'est autre chose, sinon qu'il nous arrive, quand nous pensons à la Trinité, ce que nous éprouvons ici-bas à l'égard du soleil lorsque nous arrêtons les yeux sur lui et que nous entrepre- nons de le contempler attentivement. Quoique le soleil nous éblouisse et qu'il se cache à notre vue parmi ses lumières, nous ne laissons pas de voir en- core et d'apprendre par notre propre aveuglement que cet astre invisible est la plus belle et la plus admirable des créatures. Ainsi touchant le grand mystère de notre foi, je dis que, durant nos entre- tiens familiers ou nos méditations intérieures , lorsque nous élevons nos pensées jusques aux trois personnes, et que nous aspirons humblement à pénétrer les secrets de leurs émanations glorieuses, la splendeur de leur gloire, qui nous contraint de baisser la vue , passe au travers de nos yeux fer- més, et qu'elle entre dans notre àme avec un jour qui nous découvre les vérités que j'ai dit les plus dignes d'être sues des anges et des rois. Tout éblouis que nous sommes et tout aveugles sous les rayons de ce soleil éternel, nous voyons mieux que jamais que Dieu seul est grand , Dieu seul ai- mable et adorable, et que les grandeurs de la terre et toutes nos divinités mortelles ne sont que (les omhres, parce qu'elles n'ont en leur es- sence qu'une personne, et qu'elles ne peuvent pas produire elles-mêmes, ni dans elles, leur félicité vivante. Notre Dieu le peut, et c'est pour cela qu'il est le vrai Dieu , et que la religion de Jésus- Christ est la vraie religion , parce qu'elle est la seule qui nous enseigne que le Dieu que nous ado- rons est un Dieu qui contient en sa nature une Divinité infiniment une et simple, et trois person-
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nés infiniment distincte. Voilà, Messieurs, le grand el le premier argument de notre foi , qui ne se trouve point dans la foi de toutes les autres re- ligions du monde.
Léonore, voyant qu'Eugène s'attachait à ce su- jet, et que, sans qu'il y eut pris garde, il avait déjà établi sa proposition sur une si forte preuve, résolut de s'y arrêter lui-même , et d'empêcher que ce théologien ne s'y fortifiât pas davantage. Parlons, s'il vous plaît, distinctement, lui dit-il : puisque vous voulez que cette doctrine soit le su- jet de notre discours, je le veux ; mais venons au point. J'ai une peine que des savants ont eue avant moi dans les siècles précédents, et dont plusieurs personnes très-sages prennent la liberté de se plain- dre encore aujourd'hui. Avant le temps de l'Evan- gile, les hommes connaissaient Dieu, et savaient certainement tout ce qu'il faut savoir pour l'aimer et pour l'adorer : qu'était-il besoin de nous an- noncer cette nouvelle doctrine , qui sefnble ne servir qu'à étonner et à embarrasser nos esprits, et à les remplir de doutes et d'incertitudes , et de toutes ces cruelles et scrupuleuses anxiétés que souffrent les âmes saintes durant les exercices de la dévotion chrétienne?
Je crois, réplique Eugène , que ce que je vais vous répondre vous étonnera davantage que cette doctrine que vous appelez étonnante et inutile. Ma réponse est que la révélation du mystère dont nous parlons était nécessaire, non-seulement pour établir la foi de l'Incarnation du Verbe , et pour affermir les fondements de son Eglise, mais aussi pour empêcher que le genre humain ne retombât quelque jour dans l'idolâtrie ou dans l'athéisme, et qu'il n'y eût plus de religion parmi nous.
Entendez-vous, Léonore, vous qui dites que l'Évangile de la Trinité nous embarrasse et nous
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aveugle? Si vous voulez ouvrir les yeux, vous ver- rez que c'est cet Évangile qui a éclairé et débar- rassé l'esprit des hommes , et qui a ouvert tous les labyrinthes oùse trouvaient les anciens maîtres des sciences, lorsqu'ils voulaient montrer qu'il y avait un principe éternel et incréé des choses visibles, et qu'ils ne pouvaient se satisfaire eux-mêmes sur quantité d'objections que leurs disciples et que leur propre conscience leur proposaient là-dessus. Je dis qu'ils le pourraient maintenant , parce qu'ils sauraient ce que nous savons du mystère de la Trinité.
Léonore interrompit Eugène , et lui demanda s'il était possible qu'il crût ou qu'il conçût ce qu'il disait. Je fais davantage , reprit Eugène : j'ose assurer que vous le croirez aujourd'hui, et que vous le concevrez vous-même fort aisément; et comme vous êtes un homme docte, jugez, s'il vous plaît, si je n'ai pas sujet de l'espérer.
Vous savez, Monsieur, que les philosophes païens qui connurent si évidemment que Dieu était, et qui parlèrent si éloquemment de ses at- tributs divins , ne laissèrent pas de souffrir trois ou quatre difficultés inexplicables à leur philoso- phie, et qui ont été jusqu'à la fin le tourment de leur esprit curieux. Ils se voyaient obligés de con- fesser que Dieu était éternel et unique ; et con- cluant de là que, durant son éternité, il avait été sans ouvrage, sans compagnie, sans entretien et sans amour , ils ne voyaient pas le moyen de désavouer qu'il avait été éternellement oisif, éter- nellement solitaire et ennuyé, éternellement mal- heureux sous l'accablement de ses biens retenus dans son essence par le défaut d'un objet qui fût propre à les recevoir.
Platon se gêna beaucoup sur ce doute, et d'au- tant plus qu'il s'aperçut qu'il ne fallait pas dire que
go ENTRETIEN III.
Dieu s'entretenait et s'aimait lui-même personnel- lement. Cet incomparable philosophe savait trop bien que l'amour réfléchi sur sa personne est un amour impur, criminel et misérable et que , pour être divin et heureux, et pour produire l'union et lajoieparfaite^il doit être nécessairement droit, et regarder une personne différente de la sienne. Ce philosophe donc, voyant que Dieu avait été seul dans son éternité et dans son immensité, ne sa- vait que dire ni comment satisfaire à son esprit qui l'interrogeait sans cesse là-dessus. Aristote, et d'autres plus anciens que lui , pour se donner moins de peine et pour résoudre en un mot les difficultés, crurent qu'il fallait soutenir que Dieu n'avait jamais été sans le monde , que le monde était éternel , et que, durant l'éternité, il avait été l'affaire et le divertissement de Dieu. Les disciples de Démocrite inventèrent d'étranges fables, et enseignèrent que Dieu avant la création se di- vertissait en jouant et en courant après les atomes, pour les assembler et les joindre , et par leur as- semblage , composer l'univers qu'il méditait; les disciples d'Heraclite, que Dieu, pour lors, s'occu- pait en traçant les esquisses de divers mondes, et en jugeant quel serait le meilleur et le plus digne de sortir du néant et d'être produit ; les talmu- distes, plus hardis qu'eux et plus insensés, di- rent que Dieu s'occupait en produisant effective- ment plusieurs mondes , qu'il détruisait aussi- tôt, parce qu'ils ne lui plaisaient pas, et puis, qu'il les rebâtissait pour les démolir encore une fois, et ainsi, qu'il recommençait sans cesse , jusqu'à tant qu'il en eût fait un où il ne trouvât rien à repren- dre ni à corriger, et qu'il eût enfin appris son mé- tier de Créateur , dont l'apprentissage lui coûta beaucoup de peines et de créations inutiles , et
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l'occupa durant tous les siècles cJe sa vie, qui n'eurent point de commencement.
Entre les songes de ces hommes savants , ua des plus fameux fut la pensée d'un disciple de Pythagore, qui s'avisa de dire que , durant cette e'iernité où Dieu n'était point , il y avait une mul- titude infinie d'amours; que ces amours, entraînés par le poids ou par l'inclination qui les condui- sait, se cherchèreFit longtemps les uns les autres ; qu'après de longues courses et divers égarements dans des espaces immenses , ils se rencontrèrent enfin, et que, pour lors, arrangés selon la propor- tion mutuelle de leurs substances sympathiques, ils se joignirent et s'attachèrent ensemble si for- tement qu'ils devinrent une unité simple et in- dissoluble ; que ce grand Amour formé de la mul- titude de ces amours éternels, fut ce que nous ap- pelons Dieu; que les philosophes l'appelèrent «tt^'a- Atl/y rav Ifôra» ^ t assemblage des amows , et qu'ils ajoutèrent que dès qu'il fut formé , il assembla les petits atomes dispersés, et je ne sais quels pe- tits riens ou quels petits ouvrages de ces amours ignorants et faibles, et qu'il en fit ce grand atome, ou ce grand néant que nous appelons le monde.
D'autres, dont Grégoire Palamas fut le secta- teur, quoiqu'il passe pour avoir été le premier au- teur de sa doctrine, enseignèrent que Dieu avait employé l'éternité à répandre hors de son sein une lumière qui remplissait les espaces vides. Protago- ras jugea que le plus court et le plus sûr était de dire ({u'il n'y avait point de Dieu, et que son oisiveté aurait été un malheur éternel et infini. Plusieurs platoniciens, après de longues spéculations , aper- çurent de loin quelque jour, et commencèrent à dire confusément quelque chose.
Nous autres, nous répondons distinctement, et par la counaissance (pie nous avons d'un Dieu
9^ ENTRETIEN III.
trine et un , nous savons l'histoire entière et ve'rî- table de l'éternité ; nous pouvons dire comment les choses s'y passèrent, et détromper ces philo- sophes , en leur apprenant une nouvelle qui leur découvre le sens des énigmes, et qui est, de toutes les nouvelles qu'on a jamais annoncées sur la ter- re , la plus glorieuse , la plus surprenante et la plus vraie.
Dieu , leur disons-nous , n'était point oisif: il avait une affaire qui l'occupait davantage que n'eût fait la production de mille mondes, puis- qu'il produisait son Verbe, et que, dans ce Verbe éternel, il formait les créatures possibles et les mondes infinis dont il était l'original, et qu'il contenait éminemment en son essence incréée.
Dieu n'était point solitaire et ennuyé , puisqu'il vivait avec son Verbe, et que ce Verbe, qui valait plus qu'une infinité d'anges et de séraphins, et qui ramassait en sa personne les sciences et les beautés qu'ils auraient eues séparément, lui parlait selon ses désirs , et l'entretenait de vérités tou- jours nouvelles et toujours nouvellement dites , quoique toujours anciennes et exprimées éternel- lement par un seul mot.
Dieu n'était point sans amour, puisqu'il aimait son Verbe , et son amour était droit et heureux : je dis droit , parce qu'il aspirait et s'arrêtait à une personne sainte et différente de la sienne ; je dis heureux, parce qu'il était unique, et que cet amour du Père envers le Fils était le même que celui du Fils envers le Père. Ils s'entr'aimaient par un seul amour, et cette unité rendait leur union infiniment délicieuse , et était la consom- mation de leur bonheur.
Lorsque deux cœurs s'entr'aiment ici-bas , ils ne peuvent point, avec tous les efforts de leur pas- sion , parvenir à la félicité où ils aspirent : être
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parfaitement unis. Durant leurs plus grandes ar- deurs et leurs plus étroites liaisons, il y a toujours entre elles nombre et différence , il y a toujours deux amours. Comme la personne de l'amant et celle de l'aimé sont deux personnes, de même l'a- mour de l'un et l'amour de l'autre sont nécessai- rement deux amours; et parce qu'il y a nombre et différence, il faut de nécessité qu'il y ait de l'im- perfection , de la faiblesse , de l'impureté , de l'inquiétude, et d'autres peines mêlées parmi les douceurs de leurs joies et de leurs amitiés.
Dans Dieu, l'amour émané du Père est l'amour émané du Fils , amour unique, consubstantiel et intime à ces deux amants adorables. Il est vrai que ce ne^leur serait pas beaucoup pour être heu- reux que de posséder tous les biens du ciel, s'ils ne s'entr'aimaient point et s'ils n'étaient pas deux personnes ; mais ce leur serait aussi très-peu de choses de s'entr'aimer infiniment, si leur amour était plus d'un.
Leur bonheur suprême et vraiment divin est qu'ils renferment dans leur nature l'unité , la dis- tinction et l'union. Ils sont un parleur substance infiniment une; ils sont deux par leurs personnes infiniment distinctes; ils sont unis par leur amour infiniment uîiiqne et intime à l'un et à l'autre, comme j'ai dit. C'est celte unité qui les unit , et qui, durant leur possession mutuelle, leur faitéprou- ver des joies que les séraphins contemplent, admi- \ rent et adorent par un silence éternel. ^
Vous jugez bien , quand nous parlons de la Trinité, que les paroles et les pensées nous man- quent ici, puisque c'est assez, et beaucoup même pour une faible créature d'en dire un mot. Celui où il me semble que je puis ramasser le plus de choses, est que Dieu le Père contemplait et pos- sédait en son Fils son vrai portrait , tracé d'une
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manière incompréhensible et inimitable. Ce n'é- taient point ses rayons qui se transpiraient et qui formaient sa ressemblance sur un miroir extérieur; ce n'était point son caractère ou son visage qui s'imprimait lui-même sur une cire, et qui, par une application immédiate, y marquait ses linéaments et sa figure ; ce n'étaient point des grâces et des participations de sa substance spirituelle qui se répandaient au dehors, et qui, se ramassant et se réu- nissant dans une âme sainte, y formaient une image vivante de ses beautés éternelles : c'étaient, com- me j'ai dit, sa substance entière et sa propre vie qui émanait, et c'était son propre sein, son pro- pre cœur qui était le miroir ou la cire, ou bien, pour parler avec David, qui était l'épouse vierge et sainte qui recevait ces émanatious glorieuses , ces adorables transfusions de toute la substance divine, et qui en formait le Fils consubstàntiel dont nous parlons, et le donnait à son Père avant la création du monde ; Ea: utero ante luciferum genui te.
La Divinité et la puissance paternelle d'où sor- tait le Verbe était aussi le sein maternel qui le concevait , et d'où il naissait tout brillant des splendeurs de la gloire et de la sainteté. Et com- me ce Fils, dès le moment éternel de sa produc- tion, était aussi vivant et aussi aimant que son Père, ils s'embrassaient d'une manière dont nous ne pouvons rien penser que d'ineffable, parce que ce n'était qu'infinité dans les perfections et les amabilités de l'un et de l'autre, ce n'était aussi qu'infinité dans leurs joies. L'éternité ne leur était qu'un vrai moment, parce qu'un moment de leurs plaisirs valait plus que l'éternité de tous les plai- sirs des anges et des Saints.
Je n'ai garde de désavouer qu'il y a des té-
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nèbres en ce premier mystère de notre religion; mais vous voyez que ce sont ces ténèhres qui ren- dent le jour à notre philosophie aveugle, qui dis- sipent les doutes et les inquiétudes de notre igno- rance, qui Tortlfient notre entendement, qui af- fermissent notre foi , qui rendent notre humilité invincible à l'orgueil, et qui, sous les lumières de ce vrai Soleil, forment à nos pieds une ligure té- nébreuse, où nous voyons évidemment les fai- blesses de nos sciences et de nos amitiés miséra- bles. Z)/j;/ in excessa meOy s'écrie David, durant l'extase où il a plu à Dieu de m'élever : j'ai vu notre ombre, et j'ai dit que toutes les beautés qui nous ravissent ici-bas , et toutes les bontés des hommes envers nous, avec leurs civilités et leurs promesses, ne sont que mensonges et illusions : Dljci in excessa meo : Omnis honio inendax,
Léonore reprit ici la parole : Voilà , dit-il , des expressions fort relevées et fort éclatantes; mais tout ce brillant ne fait pas disparaître les difficul- tés ; et de quelque manière, ou avec quelque pompe et quelque éloquence qu'on puisse dire qu'il y a Trinité dans Dieu, on ne le dira jamais sans éton- ner et sans faire souffrir la raison. 11 semble que ce n'est pas assez de soumettre le jugement, mais qu'il faut l'éteindre pour écouter en silence un discours de cette sorte, et pour le croire avec la certitude et avec la simplicité que demande l'Église.
Oui, mais. Monsieur, repartit Eugène, si ce mys- tère offense la raison et la sagesse, d'où vient que ceux qui ont eu le plus de raison, et qui ont tenu le premier rang entre les grands esprits du monde, je veux dire les maîtres et les disciples de Platon, en ont écrit de si belles choses , et se sont si fort hàlés de les croire , et de les publier avant
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qu'il y eût aucune église ni aucun Evangile qui les commandât. Qui les a forces de les dire? Est-ce Tautorité des Ecritures et des conciles ? est-ce l'empire de la foi? est-ce la tyrannie de la cou- tume et l'exemple des peuples? est-ce l'exemple ou la crainte des rois? Non, ce n'est que la beauté de cette vérité qu'ils ont entrevue qui a louché leurs cœurs, qui a conduit leur plume, et qui leur a inspiré des pensées et des expressions si nobles sur ce sujet, que vous appelez insupportable à la raison. Les paroles de Trismégiste sont fameuses, que, dans Dieu, l'unité a engendré l'unité, et que, ^e réfléchissant sur elle, elle a produit l'amour. Celles que Saint Augustin leur attribue ne sont pas moins merveilleuses,après avoir lu dans leurs écrits: Jn principio erat Verhum , et Verhum erat apud Deum. Vous qui avez lu les livres, vous savez ce que Pythagore a dit, que la lumière de Dieu a une lumière coexistante, et que la sagesse procède de son intellect, par génération, et par l'émanation de l'un représenté dans l'autre ; ce qu'a dit Pla- ton, que Dieu, par une surabondante fécondité de sa grandeur, produit de lui-même l'inlelligence, et que cette intelligence éternelle, du côlé qu'elle regarde le Père, est l'image parfaite de son prin- cipe, et que, de l'autre, d'où elle regarde le monde, elle produit le souffle ; ce qu'a dit Aristote , que l'intelligence est la génération de Dieu, qu'elle est la fille du vrai bien , la maîtresse du monde, le monde archétype, l'original des créatures, le Dieu engendré, non pas divisé, mais distinct de celui qui l'engendre: ainsi, Orphée, Hésiode, Amélius, Numénius, que dans Dieu il y a le Père , le Créa- teur et l'âme de l'univers : ainsi, quantité d'autres philosophes dont Clément Alexandrin, Saint Jus- tin, Saint Augustin, Saint Cyrille, et leurs inlcr-
ENTRETIEN III. gj
prîtes, et particulièrement révècpie d'Iguivo, au premier livre de sa philosophie, ont recueilli les témoignages et examiné les paroles.
Et ceux, Monsieur, qui ont parlé de cette façon, ce sont, comme j'ai dit, les plus grands esprits d'entre les hommes, et dans qui la raison a été souveraine et libre , indépendante de l'autorité des Ecritures, des religions et des écoles.
Si donc la raison s'effraie à la vue du mystère de la Trinité, comment est-ce qu'elle en forme elle-même des idées, et qu'elle s'efforce de les in- troduire dans les académies, dans les lycées et dans les autres écoles de sa philosophie? Et comment est-ce que Platon, au rapport de Saint Cyrille, s'il n'eût point redouté les réprimandes de Meli- tus et la ciguë de Socrate, eût enseigné publique- ment et clairement que Dieu est trine et un , nisi Meliti repreheiisiones et Socratis cicutam ti- muîsset ?
J'avoue, repartit Léonore, qu'en tout ceci, il y a quelque éclair qui éblouit, mais la nuit n'en est pas moins obscure et la difficulté demeure entiè- re, car, selon cette doctrine, trois sont un, trois, réellement distincts, ne sont réellement qu'un être simple, c'est-à-dire que voilà une contradic- tion manifeste, et que, non-seulement nous avons, ce semble, droit, mais aussi obligation de la reje- ter comme une fausseté. Autrement, tous les men- songes des fausses religions et les impostures des faux prophètes auront droit d'être reçus, puis- qu'on ne les rejette qu'à cause qu'elles enveloppent des contradictions et qu'elles se détruisent mu- tuellement. Qui que ce soit, iMonsieur, qui se dise ou Dieu, ou ange, ou prophète, et quelque mi- racle qu'il puisse opérer devant nos yeux , doit être renvoyé, si ses propositions blessent notre ju- • 6
9^ ENTRETIEN III.
gement par des contradictions manifestes, c'est-à- dire par des mensonges.
Je vous l'avoue, reprit Eugène : mais la propo- sition de l'Eglise n'est point que Dieu est un Dieu et qu'il n'est pas un Dieu, que Dieu a trois per- sonnes et qu'il n'a pas trois personnes, ce qui se- rait une contradiction évidente. De même, elle ne dit pas que Dieu est saint et qu'il est pécheur, ce qui serait une chimère ridicule et un blasphè- me scandaleux ; mais elle dit que Dieu est un en substance et trine en personnes , ce qui est une énigme inexplicable à notre raisonnement, mais agréable à notre raison. Mais l'Évangile, qui nous le dit, répond Léonore, ne doit-il pas nous l'ex- pliquer ? Il ne le peut, répond Eugène, parce que nous sommes ignorants, et que nous ne savons pas ce que c'est que Dieu ni ce que c'est que la personne dans Dieu : car supposé cette ignorance, toutes les explications seraient encore plus incom- préhensibles et plus obscures.
Oui; mais, poursuit Léonore, puisqu'il nous est impossible de l'entendre , pourquoi nous le dit- on? On nous le dit, réplique Eugène, et à vous autres principalement qui avez des âmes nobles et sublimes, parce qu'on veut vous présenter l'oc- casion de mériter le salut par la plus admirable et la plus parfaite des humilités , en abaissant votre esprit jusqu'au néant et en adorant ce que vous n'entendez pas. On vous fait, et à nous, une grâce extrême de nous dire que la chose est; mais nous commettons une extrême ingratitude et une étran- ge folie quand nous demandons ce qu'elle est et que nous voulons qu'on nous l'explique. Puisque celui dont on nous parle est Dieu , il nous est infiniment impossible de concevoir ce qu'on nous dit; et puisque celui qui nous en parle est Dieu même, il nous est infiniment honteux, et c'est une
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impiété et nue extravagance détestable de le nier ou d'en douter. Dieu le dit, et moi je le nie : de qui peut être cette proposition, sinon d'un athée et d'un insensé?
Mais, poursuit Léonce, que niera-t-on jamais , si l'on n'ose pas nier ceci? Car la nature et les per- sonnes étant réellement le même, s'il n'y a qu'une nature, il n'y a réellement qu'une personne. Vous formez cette conclusion, répond Eugène, par vo- tre raisonnement et par la conduite de votre phi- losophie ; et je vous dis que vous et moi nous ne pouvons faire que des raisonnements de songes , ni argumenter que comme des personnes endor- mies sur ce sujet, qui nous est incompréhensible. Vous dites à un villageois, quand il marche, que sa tête fait plus de chemin que ses pieds ; et quoi- que sa tête et ses pieds n'aient qu'un même mou- vement réel et qu'ils aillent toujours ensemble , que l'un toutefois va plus vite que l'autre, et qu'il fait réellement un plus long voyage, vous lui dites que, lorsque le soleil court à l'occident, en même temps il recule de l'autre côté, et qu'il retourne à l'orient d'où il était sorti le matin. Le villageois se moque de vos discours, et il se moque de ses compagnons qui les écoutent, soutenant que les philosophes et les mathématiciens se contredisent ou^qu'ils veulent le tromper ; et d'autant plus qu'il est ignorant et orgueilleux, d'autant moins il doute que ce sont des railleries et des fables dont oa veut surprendre sa simplicité.
Ce paysan est fou de soutenir et d'assurer qu'un astronome docte et sincère avance des contradic- tions en des sujets d'astronomie, et nous, nous pen- sons être sages et avoir l'esprit fort, subtil, d'as- surer que Dieu se trompe en des discours de Divi- nité, et que ce qu'il dit de lui-même et de son es- sence éternelle contredit la raison. Y a-t-il im-
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100 ENTRETIEN Iir.
puJeiice ou bêtise comparable à celle-là? Et quelle comédie croyez-vous que nous donnons au ciel, lorsque nous faisons comme des Canadois qui s'é- chauffent à disputer contre les Européens, et qui leur soutiennent que la terre ne peut être ronde, et que, si elle l'était, les antipodes marcheraient à la renverse? Voilà justement notre folie quand nous disputons contre l'Evangile et contre les an- ges, et que nous nous échauffons à leur montrer que Dieu n'a point trois personnes, et que, s'il les avait, il faudrait que ces trois fussent trois substances et que Dieu ne serait qu'une chimère. Ignorantes créatures que nous sommes! c'est de Dieu, et de ce qu'il y a de plus intime et de plus divin dans Dieu qu'on avance cette proposition : quel moyen de la comprendre? C'est à nous qu'on la révèle et qu'on la déclare : quel moyen de l'expliquer et de la rendre intelligible à nos esprits faibles et aveugles? C'est Dieu même qui nous la déclare et qui nous l'annonce : quelle témérité de la nier ! Il nous l'an- nonce, non pas pour nous présenter un attrait de curiosité , mais une occasion d'exercer des actes de foi et de mériter la miséricorde et la grâce. Il prétend, en nous invitant à prononcer : Il y a trois personnes en Dieu, que notre langue parle, que notre cœur consente et que notre raison se taise.
Monsieur, poursuivit Eugène en parlant à Léo- nore, cette réflexion doit vous suffire; mais puis- que le chemin est beau, je fais un pas plus avant, et je soutiens que tant s'en faut que notre doctrine de la Trinité enveloppe des termes opposés les uns aux autres, et qu'elle attribue à Dieu des imper- fections et des ombres; qu'au contraire, c'est elle qui découvre ses grandeurs les plus inconnues, et qui dissipe toutes les contradictions et les erreurs
ENTRETIEN IH. TOI
dont la philosophie des Païens les obscurcissait auparavant.
Platon, élevé, par la sublimité de son esprit et de sa science, aperçut quelques rayons du mys- tère de la Trinité : mais parce qu'il en était encore trop loin , les trois qu'il entrevit lui parurent être trois dieux ; et comme il ne doutait point de voir le nombre trois , il ne douta point aussi qti'il en devait parler comme de trois divinités, et appeler la première l'Unité , la seconde l'Intel- ligence, et la troisième l'Ame du monde. Ainsi, Hermès, Pythagore, Hésiode, Orphée, Socrate, et quantité de leurs successeurs et de leurs interprè- tes, attirés par les appas de ces merveilles et de ces beautés éloignées , s'efforcèrent d'en approcher, et raisonnèrent péniblement, selon les règles et les méthodes de la logique naturelle ; mais leur en- tendement manquant de jour, ils allèrent se jeter dans des labyrinthes et dans des ténèbres d'où ils ne purent sortir, et où ils firent, durant de lon- gues années, d'étranges circuits , en suivant leur imagination égarée. Ils ne savaient comment ac- corder ces trois dieux ni ces trois générations substantielles avec les autres principes de leur phi- losophie, qui leur enseignait que les émanations spirituelles et immanentes sont plus faibles et plus impures que leur origine; que les productions sont moindres et moins anciennes que leurs causes; que ce qui est moindre ne peut être infini; que trois natures égales ne peuvent être absolument et in- finiment souveraines, et qu'il n'y a point de Dieu, s'il y en a plus d'un.
D'ailleurs, ils ne pouvaient renoncer à ce nom- bre de trois, et ils s'engageaient de plus en plus dans l'égarement, pour ne point perdre la gloire et le plaisir d'avoir découvert ce nombre divin dans la vraie Divinité. Ils savaient qu'il était né-
I02 ENTRETIEN III.
cessaire de trouver darts le vrai Dieu unité, nom- bre et union ; ils cherchaient, et ils ne trouvaient que de l'obscurité : Antiqui philosophi , quasi per iimbram et de loiigi/iquo, TJÎderunt veritatem déficientes in intuitu Trinitatis.
Mais durant que ces savants du monde , et que toutes leurs écoles avec eux, se tourmentaient ainsi , agités et poussés par leurs opinions in- certaines, la religion chrétienne est survenue, te- nanten main son Testament, qu'elle leura présenté. Ils l'ont ouvert , et dès la première ouverture et au premier article de cette nouvelle théologie, ils ont trouvé justement ce qu'ils cherchaient, et ils y ont vu, dans un jour admirable, l'éclaircissement de ces anciennes et éternelles difficultés.
Elle leura dit ce qu'elle nous dit encore tous les jours,
Qu'il y a un Dieu seul , et trois personnes en Dieu ;
Que Dieu se connaît lui-même, et qu'il se voit éternellement;
Que cette connaissance n'est pas l'émanation d'un accident ou d'une pensée qui sorte de la nature divine et qui soit différente d'avec elle, mais l'émanation delà nature entière, qui, durant ces processions et ces sorties ineffables, s'arrêtant en elle-même, y forme une vivante et parfaite image où Dieu se regarde et se connaît, et où il contemple avec des plaisirs infinis ses beautés éternellement et infiniment aimables.
Elle leur a dit que cette même connaissance, comme émanant par la voie de l'intellect, s'ap- pelle le Verbe, ou la parole que Dieu prononce;
Que cette parole, étant une expression de lui- même et représentant parfaitement tout ce qu'il est , s'appelle son image ou sa ressemblance ;
Que cette image , étant formée dans la nature
ENTRETIEN III. /o3
et étant la nature même et la substance du Père, s'appelle son Fils;
Que ce Père et ce Fils, étant deux personnes, sont deux termes d'amour et de jouissance mu- tuelle, et qu'ils s'aiment mutuellement ;
Que leur amour est infiniment unissant, parce qu'il est unique, et que les d ^vx amants produisent le même amour, dont ils ne sont qu'un seul prin- cipe.
Elle leur a dit encore que, comme Dieu est in- finiment bon , il veut donner , et donne du- rant toute l'éternité le bien infini, c'est-à-dire sa propre substance, et tout ce qu'il a de perfections et de biens;
Que, pour ce sujet, il faut nécessairement qu'il y ait trois dans Dieu: l'un qui donne ce bien souve- rain, l'autre qui le reçoive, le troisième qui unisse ces deux-là, et qui, par leur amitié et leur liaison indissoluble, rende leurs communications et leurs félicités éternelles;
Qu'il ne faut point craindre que, pour cela, il y ait trois dieux au monde, parce que Dieu le Père n'étant Dieu que par la nature divine qu'il com- munique à son Fils , et le Fils n'étant Dieu que par la même divinité qu'il reçoit de son Père , et le Saint-Esprit ne l'étant aussi que parla propre divinité qu'il reçoit de deux personnes dont il procède, il se trouve justement que nous voyons manifestement dans Dieu, et le nombre que les philosophes païens entrevoyaient, trois et un , et le nombre que l'Evangile a découvert de plus près, trois personnes et un IJieu seul. Père» Fils et Saint- Esprit, une seule Divinité commune aux trois, j Nous y voyons. Messieurs, l'unité, la pluralité et l'union, nécessaires pour former la félicité par- faite et infinie, et nous apprenons par là que Dieu seul est Dieu, et seul heureux , parce que ces trois choses, unité de substance, pluralité de person-
104 ENTRETIEN III.
nés et union d'amour entre les personnes différen- tes, se trouvent infiniment parfaites en lui.
Voilà ce que nous dit cette théologie chrétien- ne , et voilà, dis-je, justement ce que cherchaient ces anciens sages et tous ces grands esprits de la terre égarés dans le labyrinthe de l'éternité et de l'immensité divine; et vous voyez que, puisque leur peine était de n'oser dire que dans Dieu trois étaient un , et que leur ignorance était de con- clure que dans Dieu trois étaient trois dieux, ils trouvent ici la proposition qui ajuste tout, et qui contient des accommodements ineffables, trois personnes, un Dieu seul.
Les ignorants, en prononçant ces trois paroles, ne comprennent pas ce qu'ils disent , maij ils sa- vent qu'ils disent vrai. Les doctes ne le compren- nent pas aussi, mais ils trouvent admirable et di- vin ce qu'ils ne comprennent pas, et ce n'est que le trop de jour qui les surprend et les éblouit. Leur grande admiration est qu'ils voient durant cet établissement ce qu'ils ne voyaient pas durant les plus hautes spéculations de leur sagesse, qu'ils voient , dis-je, leurs doutes éclaircis, et toutes les issues du labyrinthe où ils étaient, inopinément ouvertes.
Et qui est-ce. Messieurs, qui a accordé ces con- tradictions anciennes, et retiré notre science de l'embarras et des perplexités où elle se trouvait? Qui est-ce qui a tant obligé notre philosophie er- rante et nos écoles couvertes d'une nuit si profonde et si honteuse, sinon cet Evangile de trine et un, que vous appelez l'ennemi de la raison et de la philosophie ?
N'est-il pas vrai qu'il est impossible de parler de Dieu ])lus divinement, et d'en dire des choses plus relevées, plus nobles et plus glorieuses? Gon- ïes^ezAe p s'il vous plaît, et reconnaissez ensuite
ENTRETIEN III. lOj
que la religion qui seule enseigne celte llie'ologie, est la plus savante et la plus éclairée des religions, et par conséquent, qu'elle est la première, la véri- table et l'unique.
Au moins n'appelez plus notre Trinité l'aver- sion de la raison ; ne l'appelez pas même l'aver- sion de la chair et des yeux, et remarquez qu'il n'y a point de sentiment ni de faculté dans nous qui ne l'approuve comme un mystère, non pas de contradiction, mais de conformité avec les choses les plus sensibles et les plus visibles.
Je veux dire que l'union qui joint les formes et les matières, et qui fait tous les composés subs- tantiels : que le feu, qui allie les corps élémentai- res, et qui fait tous les mixtes artificiels et physi- ques ; que la sympathie, qui lie les pierres et les métaux, et qui fait toutes les alliances miraculeu- ses d'entre les êtres insensibles; que l'inclination, qui entraîne les sens à leurs objets, et qui fait tous les plaisirs et toutes les félicités de toute la vie animale ; que l'amour, qui emporte les cœurs et qui fait toutes les joies de la vie spirituelle et an- géllque , sont les vestiges de la Trinité ouvrière, qui n'a pu faire aucun ouvrage sans y laisser son ombre, et sans se prendre elle-même pour la rè- gle de ses productions extérieures. Oninîa in nu- meroy pondère et mensura^ dit le Prophète.
Le mystère de la Trinité et riiistoire de la créa- lion du monde ne pouvaient être mieux exprimées, à mon avis, que par ces trois mots : noDihre, poids et mesure. Dans la Trinité, il y a nombre, puis- qu'il y a trois personnes infiniment distinctes; il y a poids, puisque ces personnes sont attirées l'une à l'autre et infiniment unies par l'amour; enfin il y a mesure, puisqu'il se trouve en leurs grandeurs, en leurs perfections, on leurs j)ouvoirs et en leur substance, une égalité si admirablement
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loG ENTRETIEN III.
bien mesurée qu'elle est une unité commune aux trois ; en un mot, ?iumerus , pondus et mensura ,* voilà ce que Dieu était éternellement, et voilà ce qu'il fit enfin, et ce qu'il imita quand il fit le mon- de. Qu'est-ce que le monde, sinon un ouvrage composé d'une multitude innombrable d'êtres dis- tingués par le nombre , arrangés par le poids , et conservés dans l'ordre par leur symétrie, qui fait leur repos, et qui rend leurs baisions et leurs en- cbaînements indissolubles.
Ainsi, Messieurs, cet univers n*est rien qu'une grande ombre où la Trinité a formé la figure, et où elle a rendu visibles à nos yeux des mystères incomprébensibles à notre esprit et à notre phi- losopbie : mais ce qu'il y a en ceci de plus admira- ble et de plus glorieux pour les bommes, c'est que cbacun de nous en particulier, nous ne sommes rien autre chose que l'abrégé de cette ombre im- mense, où les théologiens peuvent étudier et con- templer commodément ce qu'ils ne pourraient pas découvrir de leurs yeux mortels parmi les splen- deurs du ciel empyrée. En effet, souvenez-vous, s'il vous plaît, que le bonheur où nous aspirons durant nos amitiés, est qu'en laissant entre nous et entre l'objet aimé la distinction de nos person- nes, nous puissions réduire le reste à l'unité, et faire en sorte, s'il est possible, que lui et nous, étant toujours parfaitement deux , nous n'ayons plus qu'un même bien, une même nourriture, un même secret, un même cœur; unité en tout, sinon, dis- je, en la personne pour laquelle nous craignons extrêmement la solitude. Ah! Blessieurs, si notre amour n'eût point été affaibli et flétri misérable- ment par le péché du premier homme , que de sainteté, que de pureté , que de félicités célestes dans nos amitiés mutuelles! que de traces du bon-
ENTRETIEN III. IO7
heur et de la gloire infinie de cette adorable Tri- nité, qui en est l'origine et le modèle !
Le roi ne voyant rien en ce discours qui ne lui plût, un seigneur de marque d'entre ceux qui sur- vinrent durant cette conférence, prit occasion de se faire instruire sur quelques doutes dont il se souvint. Comme dans les compagnies de la cour on parle sur toutes sortes de sujets, et que, dans celles où il s'était trouvé, on avait parlé de la Tri- nité aussi bien que du reste, il avait conçu les choses de la façon qu'elles s'y étaient dites : de sorte qu'entre ses questions, il en fit quelques- unes qui témoignèrent que de très-grands hom- mes ne savent pas quelquefois ce qu'ils sont obli- gés de savoir, ce que les courtisans n'ont pas plus de permission d'ignorer que les théologiens et les prêtres. Il lui demanda, entre autres choses, si l'E- glise avait toujours cru que les trois personnes fussent Dieu, et qu'il n'y eût poirit de différence substantielle et d'inégalité de puissance entre les trois.
Il est de la foi , répondit Eugène, que l'Eglise, depuis qu'elle est l'Egiise de Jésus-Christ et de- puis qu'elle a reçu son Evangile , a toujours cru et enseigné que les trois personnes étaient Dieu , infiniment égales en perfections. Il est vrai néan- moins qu'en de certains temps, quelques docteurs particuliers ont mal entendu sa doctrine, ou n'ont pas voulu la bien entendre, et qu'ils ont taché de la corrompre et d'y mêler des pensées de leur es- prit, enseignant et soutenant des erreurs qui ont suscité d'étranges mouvements et de dangereuses querelles parmi les Chrétiens. Quoicjue plusieurs témoignassent désirer qu'il s'expliquât, il ne ju- gea pas à propos de leur raconter cette longue his- toire, mais il crut que ce qu'il leur pourrait dire,
loS ENTRETIEN III.
comme en passant et en se pressant d^arrWer à la fin de son discours, ne leur serait pas inutile.
Ces querelles , leur dit-il, qui naquirent dès le premier siècle, mais qui furent d'abord assoupies, se réveillèrent au troisième, et quelques discours des idolâtres en furent inopinément la cause. Du- rant l'empire de Galien, un philosophe nommé iElian, ayant reproché aux fidèles qu'ils adoraient trois dieux , le Père, le Fils et le Saint-Esprit , Saint Grégoire, évêque de Néocésarée, entreprit de réfuter son erreur, et pour détromper efficace- ment les Païens, et même quelques Chrétiens qui sentaient de l'inquiétude là-dessus, il prêcha pu- Lliquement, et soutint fortement en toutes les com- pagnies où il parut que ces trois n'étaient qu'une véritable unité, infiniment une et simple. Sur quoi les Sabelliens, émus malicieusement par l'exem- ple et par l'autorité d'un si grand homme , pous- sèrent leurs damnables propositions jusqu'à une extrémité scandaleuse, et prêchèrent avec plus de hardiesse qu'auparavant que les trois en tout sens n'étaient qu'une véritable unité, qu'ils n'étaient réellement qu'une seule et qu'une même person- ne. Ce blasphème parvint aux oreilles de Denys, patriarche d'Alexandrie, qui se sentit obligé de dé- fendre la doctrine derÉvangile, et qui, appelant à son secours les évêques et les théologiens zélés pour la vérité, déclara la guerre à ces dogmatistes Noétiens, et la leur fit avec une ferveur digne de son courage et de sa vertu. Mais comme il s'em- pressa de faire entendre à ses peuples que l'unité prêchée par Sabellius était une hérésie pernicieu- se, et que, dans Dieu, il y avait trois réellement et parfaitement distincts, il le prouva, et il le déclara si bien qu'après diverses annotations ajoutées par divers auteurs aux discours de ce saint homme, enfin le fameux Arius, diacre d'Alexandrie, per-
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suadé au delà des intentions de son ancien patriar- che, s'avisa de dire que ces trois étaient trois na- tures , que le Père et le Fils avaient chacun leur substance différente, et que l'une était moins no- ble et moins ancienne que l'autre. Dieu permit que quantité d'évéques se joignissent à ce diacre, et conspirassent à soutenir ses opinions. Sur quoi, comme les disputes et les désordres croissaient chaque jour, et que les tumultes des parties op- posées commençaient à ébranler l'Eglise, le pape Sylvestre fut conseillé d'y apporter le remède ei- tréme et d'assembler un concile.
L'Empereur Constantin, touché de l'inspiration de Dieu et supplié par le pape, écrivit aux évê- ques de toutes les provinces de l'empire de se trou- ver à la ville de Nicée. Il en vint de divers en- droits du monde, la plupart, <R)mme chacun sait, confesseurs de Jésus-Christ, marqués sur le corps des plaies qu'ils avaient reçues pour la défense de la foi. Cette auguste compagnie condamna la doc- trine d'Arius : la condamnation fut signée de tous les Pères, de ceux mêmes qui étaient morts durant le concile.
Les Ariens, par une soumission et une déférence dissimulée , cédèrent au temps et à la nécessité , souscrivirent au symbole et abjurèrent leurs er- reurs : il n'y en eut que cinq qui refusèrent. Arius, pour s'exempter du châtiment, retracta tout ce qu'il avait dit, le condamna, demanda pardon, et donna beaucoup de marques trompeuses d'une sin- cère pénitence. On ne lui pardonna néanmoins et on ne le reçut à la communion des fidèles qu'à condition qu'il ne rentrerait jamais dans la ville d'Alexandrie. Ses écrits furent brûlés par le com- mandement de l'empereur, et l'on défendit, sous peine de mort, que personne n'en retînt et n'en cachât aucun exenipluire.
IIO ENTRETIEN III.
Les protecteurs et sectateurs de cet liéréslar- que qui u'abjurèreut son hérésie que de bouche, quand les Pères furent séparés et qu'ils se virent éloignés des yeux de l'empereur, se rejoignirent en divers endroits, et tinrent plusieurs concilia- bules pour chercher les moyens de rétablir leur doctrine, ou pour empêcher que l'autorité du con- cile n'eût aucun effet, et que les peuples ne con- nussent le sens et la vérité de ses décisions. Ils s'assemblèrent en plusieurs villes, et ils y dressè- rent quantité de nouvelles et différentes formules de profession de foi, tachant d'en trouver une qui fût propre à leur pernicieuse et subtile intention. Leur dessein était de tellement sembler retenir la proposition orthodoxe signée par le concile de JXicée, que néanmoins, ils en corrompissent le sens, et que les paroles, apparemment catholiques, de leur nouvelle formule , rappelassent dans les es- prits les opinions condamnées, et fissent entendre que le Fils n'était point consubstantiel au Père. En effet. Tune de ces formules portait qu'il était semblable à son Père, l'autre, qu'il lui était sem- blable en tout , et ce fut celle-ci qu'ils proposè- rent dans le concile de Rimini , l'ayant remplie d'éloges signalés et de termes avantageux sur les grandeurs du Verbe et sur la gloire de ses divines perfections. Mais le mot principal et essentiel manquait à ces louanges , aussi bien que dans les autres , c'est-à-dire le mot de consubstantiel à son Père, et la seule omission de ce mot était un ve- nin qui corrompait tant de belles paroles et tant delouaii'^es, et qui rendait toute leur doctrine odieuse et insupportable aux catholiques. Sur quoi, comme ceux-ci apportèrent beaucoup de chaleur à découvrir la mauvaise foi des auteurs et à dis- siper leurs factions, et que ceux-là, d'une autre part, s'échauffèrent à se défendre et qu'ils trou-
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vèrent le moyen d'engager les empereurs et les rois à les maintenir , la tempête qui s'éleva fut une des plus grandes qu'on ait jamais vues parmi les hommes. Il y eut peu de villes où il n'arrivât des séditions et des batailles de citoyens qui s'en- tregorgeaient, et où l'on ne vît des maisons rui- nées, des évêques chassés de leurs trônes, des égli- ses abattues, des fidèles martyrisés, des hérétiques qui triomphaient de la foi chrétienne, et qui dres- saient impunément sur les tombeaux des Saints Pères les trophées de leur insolence et de leur cruauté.
Mais Notre-Seigneur, qui semblait dormir du- rant la tempête, était dans le vaisseau au milieu de son Eglise ; ce fut lui qui , s'éveillant enfin au mo- ment qu'il lui plut , commanda aux vents et à la mer, et apaisa tout par la puissance de sa parole. Les nuées, les ténèbres, les erreurs, les discordes se dissipèrent peu à peu , et la doctrine que le Père et le Fils ne sont qu'une même substance commença à régner seule parmi les Chrétiens , comme elle régnait parmi les anges depuis la créa- lion du monde.
La peine qui resta fut que les Pères s'étant ap- pliqués durant tant de disputes et de conférences à parler nommément du Verbe, quelques-uns s'a- visèrent de croire et de publier qu'ils n'avaient point eu les mêmes pensées touchant le Saint- Esprit. Macédonius, évêque de Constanlinople , prêcha dans cette capitale de l'univers que le Saint-Esprit n'était pas comme le Fils , qu'il ne procédait pas de Dieu, que c'était idolâtrie que de l'adorer et de lui rendre les honneurs dus à la Di- vinité. Plusieurs évêques disputèrent contre cet hérésiarque ; mais comme son hérésie avait aquis des forces et qu'elle se défendait trop bien, il fal-
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lut employer l'auiorité d'un second concile uni- versel pour l'éteindre.
L'empereur ïhéodose-le-Grand le fit assembler dans la ville de Gonstantinople : on y proposa la doctrine de Macédonius ; et comme personne ne se présenta pour la soutenir , elle y fut d'abord condamnée par les suffrages de tous les Pères qui s'y trouvèrent. Ce que les historiens ont écrit de plus remarquable touchant ce concile, c'est quela compagnie dressa une confession de foi qui fut la même que celle de Nicée, mais qu'elle l'augmenta de trois ou quatre paroles que cette première con- fession tout employée pour le Verbe, avait omises à l'égard du Saint-Esprit , à savoir, que le Sainte Esprit procède du Père, quil est adoré et glorifié auec le Père et le Fils,
Et afin que ce peu de paroles fussent mieux gra- vées dans les cœurs, les histoires ajoutent que les mêmes Pères arrêtèrent que le symbole où elles étaient insérées serait celui qu'on réciterait les dimanches dans les églises , et que les Chrétiens entendraient chanter solennellement durant les messes jusqu'à la fin du monde.
En effet, cela commença dès lors à être exé-^ cuté : mais le même Esprit de Dieu, qui est le maî- tre des langues et des plumes, et qui, n'ayant ja- mais rien effacé ni changé de ce qu'il a écrit une fois, en a donné souvent les explications en tl'au- tres temps, inspira, plusieurs années après, Saint Léon, pape, d'insérer un mot à ce symbole, et dans l'article quia Pâtre procedit, cV ajouter Filioq ne.
De vrai, l'Evangile et la théologie seniblaient demander que ce mot de la dernière importance ne fût pas omis , de peur que son omission ne donnât sujet quelque jour aux hérétiques de croire que Dieu le Fils n'aime point son Père, el qu'il ne produit pas le Sainl-Esprit ni l'amour.
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Saint Léon jugea très-sagement que ce mol de- vait être inséré, et ce fut parce qu'il en avait té- moigné son sentiment clans une lettre que plu- sieurs Eglises d'Espagne commencèrent à le chan- lei- publiquement, afin que cette divine parole leur donnât plus de force et plus de courage pour combattre l'hérésie des Priscillianistes, qui se ren- dait puissante. Néanmoins , parce que les Grecs s'en offensèrent, et quoiqu'ils ne refusassent pas pour lors de confesser que le Saint-Esprit procé- dait du Fils, qu'ils ne laissèrent pas de murmurer imporlunément, et de représenter qu'on ne devait pointtoucher ni rien ajouter à leur concile, les suc- cesseurs de ce saint Pontife, émus par leurs remon- trances et par leurs plaintes, crurent que le bien de la paix, et même que le respect di'i à l'autorité d'ua concile général demandait qu'on omît ce même mot, arrêtèrent qu'on l'omettrait désormais et qu'on se contenterait de dire : Qui n Pâtre proccdit. On le fit de la sorte durant quelque temps; mais lorsque les Grecs commencèrent à former dans 10- ricnt des factions plus dangereuses contre TEglise romaine et contre le Saint-Esprit même, dont ils enseignèrent des choses fort contraires à l'opinion des anciens Pères, Charlemagne, pour empêcher que l'hérésie et la contagion de la Grèce ne se communiquassent aux autres Eglises, fit de grandes instances à Léon III, afin qu'il lui plût de consen- tir qu'on fît à Rome ce qui se faisait autrefois dans la plupart des Églises latines, et qu'on insérât dans le symbole cette parole dictée par le Saint- Esprit : Qui a Patte Filioque proccdit.
Charles, tout puissant qu'il était, ne le put pas obtenir. Ses successeurs furent plus heureux, car comme le danger devint plus grand et plus mani- feste par le soulèvement de Phoiius et de ses suc- cesseurs, qui se déclarèieal contre la procession
Il4 ENTRETIEN III.
du Saint-Esprit , l'empereur Henri II eut assez de pouvoir et de crédit auprès de Benoît VIII pour le porter à rétablir ce qu'on avait commencé à faire au ternps de Saint Léon. Benoît ordonna qu'en toute l'Eglise romaine on chanterait désor- mais publiquement , durant la messe des diman- ches, le Credo^ ou le symbole dont nous parlons, avec l'addition Filîoque.
On le fit dès lors au grand contentement des peuples, et c'est ce qui s'est fait depuis , ce que nous faisons encore aujourd'hui, et ce que feront les vrais Chrétiens tant que l'EgUse subsistera.
Les Grecs ne manquèrent pas de s'alarmer là- dessus et de se séparer hautement d'avec Bome , prétendant que notre parole Filioque était une impiété scandaleuse, non-seulement contre le res- pect des Pères de Constantinople, mais aussi con- tre la vérité de l'Evangile. Ils étaient bien résolus de s'opiniâtrer à soutenir éternellement cette er- reur : néanmoins, le bonheur voulut qu'après quel- ques années , ils vinssent en France, jusque sur le plus beau théâtre de la chrétienté , reconnaître leur crime , le confesser , et rendre une satisfac- tion publique à la puissance et à la majesté du Saint-Esprit, qu'ilsavaient déshonoré. Et certes, ils le firent d'une manière qui invita les anges à venir être les spectateurs de cette satisfaction glo- rieuse et de cette auguste cérémonie.
Lorsqu'on célébrait à Lyon le quatorzième con- cile général, au treizième siècle, quelques affaires d'état obligèrent l'empereur d'Orient, Michel Pa- léologue, d'envoyer les patriarches et d'autres évo- ques de son empire à cette assemblée solennelle. Ils s'y trouvèrent en grand nombre, et là, peu de temps après leur arrivée^ ils firent voir une chose bien surprenante et bien mémorable.
Au jour de la fête de Saint Pierre et Saint Paul,
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durant la grand'messe, que le pape célébra poii- lificalement, et où le cardinal Otholon chaula l'Évangile en latin, et un diacre grec le chanta en grec, avec les cérémonies de son Eglise, après que Saint Bonaventure, qui était une des plus grandes lumières de la compagnie, eut fait un éloquent et admirable sermon, les cardinaux et les évOques de l'Eglise romaine entonnèrent le Credo et le chan- tèrent en latin , et lorsqu'ils finirent, le patriar- che de Constantinople , et avec lui tous les évc- ques, tous les ecclésiastiques et tous les seigneurs et les gens de la Grèce qui étaient là, d'eux-mêmes et de leur propre mouvement, sans qu'on eut en- core disputé contre leur docti ine, et qu'on les eiit invités par aucune remontrance ni par aucune jn-ière à reconnaître la vérité de la doctrine de Rome touchant le Saint-Esprit; enfin, sans qu'on eut fait aucun effort pour les convaincre et pour les attirer à l'union d'une même foi , touchés par la main du Tout-Puissant et poussés par l'inspi- ration de son Esprit adorable, chantèrent en grec ce même Credo ; et afin de donner, en un jour si célèbre et durant une si auguste solennité , des marques indubitables de leur réunion avec l'Eglise romaine, quand ils furent à l'endroit du symbole contesté depuis tant de siècles : Qui a Pâtre Fl- lioqne procedit, non-seulement ils le prononcèrent; d'une voix liante et ferme, mais aussi ils le pro- noncèrent cà genoux et le répétèrent trois fois. Ne se contentant pas de cet ilbistre témoignage de leur fidélité, le Credo étant fini, ils chantèrent des niotets en grec en l'honneur du pape et de sou Eglise, et exprimèrent par une musique harmo- nieuse les divers sentiments d'estime et de joie que la dévotion leur inspira. Ils (irent encore da- vantage à la fin de la quatrième séance , car ils montèrent sur un théâtre au milieu de la nef, afin
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d'être mieux vus et mieux ouïs des spectateurs assemblés de tous les quartiers de l'univers, pour être les témoins du serment de leur obéissance inviolable. Là ils chantèrent leur Credo en grec , prononçant, comme ils avaient déjà fait, la parole Filioque plus haut que le reste, et la répétant deux fois. Les Romains chantèrent aussi le leur : les cœurs se répondirent autant que les voix ; et des transports de joie céleste firent naître soudaine- ment de toutes parts des concerts de musique avec des cris de triomphe : de sorte qu'on peut dire qu'il ne s'est jamais vu une plus belle et plus heureuse journée dans TEglise de Jésus-Christ.
La sérénité néanmoins ne dura pas si longtemps qu'on se le promettait : les successeurs de ces Grecs convertis ne gardèrent point leur parole, et furent infidèles à la grâce.
Cette rechute, arrivée encore une autre fois après leur seconde conversion, si solennellement décla- rée à la vue de l'Eglise universelle dans le concile de Florence , mérita le châtiment que chacun sait.
Quoique je n'aie pas dit tout ce qui fut dit par Eugène sur l'hérésie des Ariens et sur celles des Grecs schismatiques , j'en ai dit néanmoins plus qu'il n'était nécessaire en un temps où tant de beaux livres ont parlé si éloquemment et si doc- tement en notre langue de ces mêmes histoires, et les ont fait connaître à toute l'Europe. Je ne puis dire comment se termina cet entretien. Quand Sa Majesté assistait à des conférences , c'était elle ordinairement qui, pour soulager Eugène, les ter- minait en commandant qu'on se retirât.
ENTRETIEN IV. Hj
ENTRETIEN IV.
DU PÉCHÉ ORIGINEL.
Cette conférence fut tenue clans une maison des plus renommées tle France , dont le maître possédait une des premières cliarges de la cou- ronne.
Eugène, qui avait promis à ce seigneur , que nous appellerons Eutime , d'y aller passer deux ou trois jours, n'oul)lia pas sa promesse : il s'y rendit à l'heure qu'on l'y attendait , et il y trouva une grande compagnie, qui d'abord lui fit juger qu'il y entrait comme dans un champ de guerre, et qu'il devait se résoudre et se préparer à com- battre pour la vérité. Je ne puis dire ce qui se fit à son arrivée : il est aisé de le penser. La matinée (Ui jour suivant se passa en des entreliens particu- liers, où il ne fut rien dit qu'on ait j'igé devoir cire remarqué. On ne parla même, durant le repas, que de choses indifférentes, mais à la fin, lors- cpi'on se levait, il se présenta inopinément un su- jet de conversation digne de cette noble assem- blée, et digne de la sagesse et de l'esprit de ceux qui parlèrent. On y proposa diverses (juestions très-curiensCs, et l'on y entendit des réponses et des vérités (jui méritent d'être sues.
L'occasion ayant voulu qu'on dît je ne sais quoi contre les femmes , et le discours étant terminé sur le sujet ordinaire , qu'elles sont la cause de beaucoup de maux , une dame d'esprit , et fort adroite, cpii entreprit de les défendre, après quan- tité de raisons très-bien soutenues , poussa laf- faire et la question le plus loin (ju'elles pou-
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Hb ENTRETIEN IV.
valent aller : elle avança qu'elles ne sont la cause d aucun mal, et apporta pour preuve que tous les maux viennent du péché originel , et que ce péché ne vient point des femmes. Sur quoi Ëu- time paraissant un peu étonné , elle soutint sa pa- role par une proposition qui fit taire les plus har- dis et les plus habiles. N'est-il pas vrai , dit-elle , que si, après la faute d'Adam et d'Eve, Adam fut mort avant qu'il eût été père d'aucun enfant, et si Dieu eût créé un nouvel homme saint et fidèle pour être le mari de la veuve, les enfants d'Eve nés de ce second mariage seraient nés sans être coupables ni misérables, et qu'il n'y aurait point eu de péché originel ? Ce fut une chose remar- quable que, quoiqu'il y eût là quantité de gens d'esprit , il n'y eût personne qui osât répondre, et que, comme chacun craignit qu'en disant trop promptement son avis , il ne fût obligé de se dé- dire, chacun s'arrêta pour examiner ses pensées y et quelques moments se passèrent sans qu'on en- tendît aucun mot.
Un chevalier nommé Hercule , qui voulut par- ler le premier, ne parla pas sagement. Ce gentil- homme inconsidéré , et peu réglé dans sa con- duite , s'était acquis quelque réputation parmi les savants et les curieux. : il se trouvait en leurs as- semblées , et il y disait assez bien , particulière- ment aux occasions où il fallait discourir sur les textes obscurs des poètes grecs et latins : il en- tendait ces livres-là mieux que l'Evangile et que la doctrine de l'Eglise, dont néanmoins il parlait souvent , et d'ordinaire très-mal à propos. Il ne pouvait souffrir qu'on entreprît de le convaincre d'aucune de nos vérités chrétiennes autrement que par des raisons, ni qu'on lui dît : Croyez. Il vou- lait qu'on montrât les choses à ses yeux, et il sem- blait être persuadé qu'un homme sage devait at-
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tendre quand il verrait le paradis ou l'eu fer à dire assurément qu'il y a un paradis et un autre monde que celui-ci. La jeunesse et la vanité lui avaient inspiré ces maxime^s , que les fréquentes conversations du Cardinal du Perron lui firent de- puis quitter pour reprendre les maximes de l'école et de la sagesse de Jésus-Christ.
La réponse qu'il fit à la dame qui avait propo- sé la question fut qu'il confessuit que les femmes étaient très- innocentes du péché originel. Mais , Madame, ajouta-t-il , faites-nous la même grâce , s'il vous plaît, et dites que les hommes sont in- nocents du même péché. Je m'en garderais bien, lepondit-elle ! je dirais qu'il n'y a point de péché originel , et vous trouveriez ce que vous cherchez: une femme folle , qui ferait ce que vous faites , et qui se mêlerait d'inventer des hérésies et des manières nouvelles de corrompre la religion et les mœurs des jeunes hommes et des jeunes filles qui l'écouteraieut.
Cette réponse, adoucie parles grâces d'un sourire modeste, ne rendit pas le chevalier plus scrupu- leux ni plus sage : il demanda à la dame d'où elle savait que ce fût une hérésie de croire iju'il n'y a point de péché originel et de qui elle l'avait ap- pris. La dame, plus subtile et plus éclairée que ce courtisan pointilleux, vit tout ce qu'elle devait voir en celte rencontre, et fit une repartie qu'il n'attendait pas. INIonsieur que vous voyez, dit-elle en montrant Eugène , sait celui de qui je l'ai ap- pris : demandez-le-lui, s'il vous plaît.
jMonsieur que je vois , répondit Hercule parlant à lu dame , me dira que vous l'avez appris de l'É- glise. Sans doute, repartit Eugène, mais j'ajouterai que l'Eglise n'enseigne rien qu'elle n'ait appris de Dieu , et que , parmi les Chrétiens , lorsqu'il se trouve quelqu'un cjui refuse d'écouter et d'np-
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prouver ce qu elle dit, à moins qu'il ne soit excusé par la folie, nous avons droit de l'accuser d'être hérétique , et que peut-être nous n'avons pas tort de soupçonner qu'il n'a ni religion ni conscience. Je ne pense pas, repri£ Hercule, qu'il y ait en cette compagnie aucune de ces sortes de personnes, mais je sais qu'il y a des hommes d'esprit et d'honneur qui se plaignent respectueusement et sagement que c'est parmi nous une sujétion bien rigoureuse, que dès qu'on nous déclare qu'une proposition est enseignée par l'Église, il faut que la raison se taise et que les gens les plus éclairés se ferment les yeux pour croire aveuglément les choses les plus incroyables et les plus contraires au bon sens et au jugement. J'ose même soutenir, poursuivit-il, à l'égard du sujet dont nous parlons, que notre raison , aidée par les lumières de la na- ture , ne voit rien entre les articles de la foi qu'elle désapprouve davantage, ni rien qu'elle comprenne moins, et qu'elle puisse moins expliquer que ce péché vraiment incompréhensible que nous con- tracLons en notre naissance.
Saint Augustin, répondit Eugène, qui fut un des plus éclairés d'entre les hommes, n'était pas de votre avis ; voici une de ses paroles digne d'ê- tre preieree a toutes les plamtes de ces sages aveu- gles qui accusent la doctrine de l'Eglise d'être con- traire à la raison et à la sagesse. Il dit que plus un homme a d'esprit et de jugement, plus il est con- vaincu, par ses lumières naturelles et par son ex- périence , qu'il y a dans nous une corruption et un péché qui viennent d'ailleurs que de nous- mêmes. Hercule, se croyant offensé par ces paro- les , perdit le respect : Je soutiens, dit-il ^ la pro- position que j'ai avancée ; et puisque vous êtes du nombre de ces grands esprits qui la condam- nent, c'est à vous de la combattre, à moi de la
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detenrlre et de vous repondre. Eugène, qui n'avait pas envie de disputer ni de discourir sur ces ma- tières , dont on ne peut parler sérieusement ni fortement qu'avec des gens d'étude, et d'école, tendit la main au chevalier , lui demanda la paix, et puis il le quitta , et vint à la dame pour répondre à sa proposition toucb.ant l'innocence des enfants qui seraient nés d'un second mari de notre première mère. Mais flercule lui ayant fiè- rement reproché qu'il voulait fuir , et témoigné même par (juelques gestes qu'il se glorifiait déjà de cette fuite prétendue , il fut ohligé de retour- ner et de lui faire connaître qu'il ne craignait pas : joignez à cela qu'il s'aperçut que c'étaient les vœux de la compagnie, et que tous les yeux l'avertissaient qu'on verrait avec plaisir la présomption et l'im- prudence de ce sophiste incorrsidéré traitées com- me elles le méritaient.
Mais tandis que le théologien respirait, et qu'il massait les forces de son esprit pour faire l'apolo- gie delà vérité le plus hautement et le plus digne- ment qu'il serait possible, Hercule prit le loisir d'expliquer son sentiment, et se mit à raisonner sur l'histoire de la pomme, et sur cette fatale dés- obéissance d'Adam , dont nous devenons coupa- bles sept ans avant que nous ayons la pensée et la liberté de la commettre, et six mille ans depuis qu'elle a été commise. Il tacha de montrer que les actions de chacun ne peuvent revivre non plus que les taches et les ombres qui les accompagnent, et qu'au moment qu'elles sortent des mains ou du cœur de l'homme, quoique leur effet demeure, elles entrent dans un néant dont elles ne sortiront jamais.
Il était en ceci logicien et discourait avec quel- que ordre , mais ces syllogismes ne parurent pas si dangereux que les égarements de sou esprit sur
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l'histoire du serpent, ni que ces censures emportées et satyriques contre nos plus savants interprètes, auxquels il imputait d'avoir inventé ce qu'on im- pute à Joseph , qu'en ces premiers jours de la création, les bétes parlaient comme au siècle d'or, et qu'elles vivaient familièrement avec l'homme.
Il censura aussi l'opinion de Saint Éphrem, que le démon avait enseigné surnaturellemeut au ser- pent à former des mots : il prétendit aussi que, selon l'opinion de Saint Basile , le serpent fut choisi pour tenter la femme, parce qu'il avait une langue douce et flatteuse, et qu'il était le plus beau des animaux et le plus semblable à l'hom- me , ayant le corps droit et les yeux tournés vers le ciel , mais que cela lui fit perdre sa taille et sa voix, et que la justice divine le changea dès l'heure même en ce monstre hideux et rampant que les hommes ne peuvent plus regarder qu'avec aver- sion et horreur. Les jeux et les divertissements de Luther là-dessus, les blasphèmes des Albigeois, les impertinences des Orphites, les rêveries des rab- bins, les superstitions des Egyptiens et des Mau- res , servirent d'une ample matière à l'impiété de ce chevalier , aussi bien que la réflexion qu'il fit, lorsque, pour affaiblir la vérité de ce que nous di- sons des effets et des suites déplorables du péché, il remarqua que la coutume de la religion et de la poésie était d'attribuer nos expériences d'au- jourd'hui et toutes les productions naturelles à des miracles anciens, et d'inventer, sur l'origine de chaque chose, des métamorphoses et des fables: Utperfabalas primordia reruni facîant augustiora.
Il parla longtemps. Après qu'il l'eut fait avec la liberté et de la façon qu'il voulut , le premier mot de la réponse d'Eugènele surprit. Monsieur, lui dit-il clairement et en deux mots , je soutiens que quiconque nie la vérité du péché originel est
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un athée , que les rellgloiis qui ue l'ont point con- nue ont été des alliéismes , et que la noire sctile est véritable et divine, parce qu'elle seule a dé- couvert ce secret, et qu'elle le propose comme un des plus importants articles de ses révélations et de sa théologie.
Je le verrai volontiers , repartit Hercule, et je me présente hardiment pour soutenir cette que- relle, et pour montrer que les autres religions et les autres philosophies ne sont point coupables conlre la Divinité, parce qu'elles n'ont point connu ce péché, (jue nous appelons l'héritage éternel des enfants d'Adam.
Kugène avança la proposition que je viens de dire , et ouvrit cette magnifique entrée de dis- pute, afin d'y attirer son philosophe, et de se divertir, en l'engageant et en le faisant courir dans un labyrinte où il jugeait qu'il ne trouverait point d'issue. L'intention ou l'industrie de ce sa<;e com- battant était que le jeune athlète se mît hors d'ha- leine et hors de combat par ses courses, et qu'il fut contraint de se reposer, et de «tarder le silence lorsqu'il viendrait au point de l'a flaire , et qu'il découvrirait à la compagnie les secrets mystérieux et les grandes et augustes vérités qui sont conte- nues dans la doctrine du péché originel.
Soutenez donc, lui dit-il, la querelle de Socrale et de Pythagore, je soutiendrai celle de Saint Paid, mais à condition que vous ne vous servirez pas de son épée. Laissez-moi nos armes, s'il vous plaît, et gardez-vous bien, durant l'explication des ques- tions (jue je vous ferai, d'avancer aucune parole qui ne soit tirée de notre Evangile ou de nos écrits. Faites le philosophe païen , je ferai le phi- losophe chrétien, et j'espère que la compagnie connaîtra (pie votre pbilosophie est une philoso- phie d'athée. Ma pensée n'est pas (|ue les anciens
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pliilosoplies aient été coupables d'à théisme parce qu'ils n'ont pas connu la faute d'Aclam et qu'ils n'ont point ouï parler du péché originel : je dis seuleniejit que ceux qui enlreprenuent de nier cette doctrine et de la combattre s'engagent dans la nécessité de nier qu'il y ait un Dieu créa- teur du monde et de l'homme , ou du moins, dans la nécessité de l'offenser par un horrible blasphè- me, en l'accusant de sacrilège et d'impiété.
Le défi étant fait et la condition reçue, la com- pagnie prêtant un silence curieux et une attention favorable : Ma première question , dit Eugène, est de vous demander quel est le plus excellent ou- vrage du Créateur, ou quelle est la première et la plus noble des créatures d'ici-bas, et celle qu'il a destinée pour être au-dessus des autres.
Hercule , sans délibérer , répond que c'est l'homme, et ajoute qu'il n'y a jamais eu de philo- sophie ni de religion qui n'aient dit la même chose.
L'homme, poursuit Eugène , en l'état où il est, sans parler de ce qui était possible , a-t-il été créé pour une fin glorieuse, je veux dire pour parvenir à la connaissance de la vérité suprême et à la possession d'un vrai bonheur ? Dieu a-t-il aimé l'homme en le créant ? lui a-t-il donné une âme immortelle et incorruptible? lui a-t-il préparé d'autres plaisirs que ceux d'ici-bas , et a-t-il pré- tendu qu'il en eût la jouissance et qu'il devînt quelque jour parfaitement heureux ?
Hercule, qui ne voulait pas éloigner le discours de son sujet, ne fit point de difficulté de répondre selon le sentiment des anciens, et d'attribuer à no- tre nature tous ces glorieux avantages ; il voulut même dire tout ce qu'il savait là-dessus , et rap- porter les plus beaux noms que les anciens maî- tres des religions et des écoles donnèrent à l'iiom- me j lorsqu'ils l'appelèrent « le lien de Yuii et de
ENTRETIEN IV. 12:)
l'autre monde, le nœud de l'intelligence et de la matière, l'assemblage de la mort et de l'immor- talité, le recueil des merveilles , et le milieu de toutes les choses infiniment éloignées. »
Mais il n'était pas l'heure de parler inutilement. Eugène l'interrompit, et lui remontra qu'un mot suffisait pour une question si facile. Monsieur, dit-il , ce que vous avez répondu est la réponse des Chrétiens ; nous sommes d'accord sur ce pre- mier article. Mais obligez - moi de m'expliquer pourquoi donc et comment il est arrivé que Thom- me soit misérable en ce monde. Puisque Dieu ai- mail notre nature en la créant , et qu'il voulait qu'elle fût une nature heureuse , pourquoi en a-t-il fait une nature souffrante et mourante , et a-t-il voulu que le cours de notre vie , depuis la naissance jusqu'à la mort , fût une suite per- pétuelle de travaux et d'afQictions? D'où vient ce malheur, et d'où vient , ce qui est pis que tous les autres malheurs! celte guerre intestine et inter- minable qui dure en nous aussi longtemps que la respiration et la vie, et qui ne se trouve que dans l'homme seul ?
Que voulez-vous dire , répond Hercule , que dans l'homme seul ? De quoi parlez-vous? De ce (jue vous savez aussi bien que moi , poursuit Eugène.
Je dis qu'entre tous les êtres créés, nous sommes les seuls qui ne nous accordions pas avec nous- mêmes , et qui nous détruisions par nos discordes intérieures.
Tout ce qui est dans la flamme s'accorde avec elle et conspire à monter en haut , et tout ce qui est dans l'eau conspire à descendre en bas et à couler : ainsi dans les métaux , dans les animaux, dans les plantes , ou dans tout ce qu'il vous plaira, les diverses choses qui s'y trouvent et qui compo-
126 EMmETlEN IV.
sent leur nature, n'ont qu'un centre unique et qu'une inclination commune. L'homme seul a des inclinations différentes, sa conscience veut autre chose que ce que veut sa convoitise; la rai- son et la passion l'emportent à deux termes oppo- sés , et de part et d'autre, avec une violence qui le déchire et le divise , et qui le fait mourir dès qu'il entre au monde comme un criminel con- damné avant sa naissance. Dites donc , ô philoso- phe , d'où vient cela ? Que m'importe , répondit Ilercule ? Il vous importe , repartit Eugène, de soutenir par les raisons de votre philosophie que c'est un Dieu puissant et sage qui a fait l'homme, et qui a voulu le bien faire. Vous devez donc ex- pliquer comment il arrive qu'il n'y a rien en ce monde de plus mal fait que l'homme , ni rien de plus méprisable en sa nature et de plus misérable en sa vie. Notre nature n'est autre chose que deux ennemis enfermés ensemble qui s'entrebattent dès que nous vivons , et qui ne peuvent s'accorder que par notre mort. Le pis est qu'il n'y a jamais d'interruption en leurs différends. Car, pour vous le dire encore une fois , dès que la raison et la vertu nous attirent au bien , la convoitise nous arrête et s'y oppose ; si nous écoutons celle-là, et %i nous voulons goûter les douceurs d'une vie spirituelle et honnête , les tentations et les plain- tes de la nature abandonnée nous persécutent comme des fugitifs ; et si nous consentons à celle- ci, et voulons donner quelque satisfaction à nos désirs , les repentirs cuisants et les hontes déses- pérées allument un enfer en notre âme et nous tourmentent comme des damnés. Celte double peine fait toute notre vie , et nous ne sommes qu'un champ de bataille et qu'une terre mal- heureuse où l'on voit nuit et jour des combats et des désordres sans fin.
ENTRETIEN IV. L1J
Je vous (îemancle donc que vous liriez des livres des religions païennes ou maliométanes quelque explication de cette difficulté et quelque raison- nement qui satisfasse la compagnie.
Hercule, qui n'avait jamais rien lu ni rien mé- dité là-dessus, eut d'autant moins de peine à don- ner son explication et sa réponse qu'il eut moins de loisir de l'aller chercher, et qu'il fût pressé de prendre la première qui se présenta d'al)ord.
Monsieur, dit-il, il n'y a point de religion qui ne puisse satisfaire en im mot, et vous dire qu'il a plu au Créateur et au Maître de nous former de la sorte, et que, nonobstant la noblesse de notre condition, c'est l'état qui nous est propre, s'il est conforme à la volonté de Dieu et à l'original qu'il en a trace dans lui-même. vlX remarquez , ajouta- t-il ingénieusement , qu'un être est monstrueux quand il contient deux natures contraires jointes ensemble par le hasard, ou par le dérèglement des causes secondes ; mais quand elles sont jointes par la sagesse de la première cause, et selon le projet éternel qu'elle en a formé dans ses idées, cet être n'est plus un monstre, mais une nature parfaite dont les substances opposées sont les deux parties ; leur union , qui nous semble un défaut et une méprise de l'ouvrier, est le chef-d'œuvre d'une intelligence adorable , qui tient unies et as- semblées dans une seule personne ces grandes ini- mitiés et ces deux puissants adversaires qui , pour le divertissement du Créateur , représentent dans l homme, comme sur un théâtre, les agitations des éléments et tous les combats qui se passent sous le ciel : Homo spectahilis Deo sccna, dit éloqueni- inent Sidonius.
Vous ne justifiez pas, repartit Eugène , au con- traire, vous accusez le Créateur. Vous niavez con- fessé qu'il n'a produit l'homme que pour le ren-
^ "O. M
128 ENTRETIEN IV.
dre parfaitement et continuellement heureux : vous me dites maintenant que, par une trahison étrange , avant que nous soyons coupables d'au- cun crime, il nous met, dès le jour de notre nais- sance,dans un amphithéâtre, au milieu de nos pas- sions, comme parmi des ligresses et des lionnes, afin qu'elles nous déchirent en sa présence, et qu'elles le divertissent en exerçant sur nous leurs fureurs et leurs cruautés!
Est-ce blâmer Dieu , répondit Hercule , et l'ac- cuser de perfidie , de dire qu'il a produit nos pas- sions et qu'il nous a mis au milieu d'elles? Ap- pelez-les tigresses ou furies , ou comme il vous plaira ; les passions sont bonnes , elles sont utiles, commodes et nécessaires à notre nature ; elles ne sont point dans nous des injustices ni des cruautés, elles sont de vrais bienfaits de la sagesse et de la bonté du Créateur.
Il est vrai, reprit Eugène, nos passions, nos convoitises , nos humeurs et notre sang sont des ouvrages de Dieu et des productions qui doivent être louées ; mais au milieu de ces facultés inno- centes et bonnes, il y a quelque ouvrage qui ne vaut rien, et qui vient d'une méchante cause ; il y a dans nous ce qui est appelé par vos philosophes le mauvais mouvement du cœur ; par nos théo- logiens , la maladie et la corruption de la nature ; par David, le désir pécheur et pernicieux ; par Salomon, l'inclination insolente et l'instinct dam- nable; par Saint Augustin, après Saint Paul, une force qui nous entraîne au mal , une fièvre, une frénésie, une fureur, ou un je ne sais quoi qui nous emporte , une je ne sais quelle invincible né- cessité qui , malgré nous, nous fait consentir en pleurant et en criant : Quod nolo malum hoc agOj je ne veux pas faire ce que je fais.
Tout cela , Monsieur, est dans nous ; nous le
ENTRETIEN IV. I 2C)
sentons et nous en pleurons depuis six mille ans; on s'en plaignit au temps d'Abel et de Noé , on s'en plaindra au temps de l'Antéchrist ; et la voix conmiune des Païens et des Chrétiens est que nous sommes nés avec une inclination au mal, avec un poids fatal et cruel qui fait pencher en bas notre esprit divin , et qui nous entraîne violemment à la chute. Cela est dans nous, encore une fois, et ce n'est pas nous qui l'y avons mis et qui l'avons fait ; il n'est point l'ouvrage de nos mains, il est plus ancien que la première de nos actions; ce n'est point l'ouvrage de notre propre péché, il est plus ancien que la première de nos fautes; il est plus ancien que notre père et que l'aïeul de nos aïeux. D'où vient-il donc? qui en est l'auteur? Répondez, philosophe, et dites qui c'est. Con- tentez Saint Paul qui, dans son chapitre VII aux Romains , dit des choses si étranges contre ce péché péchant et contre ce tyran intérieur ; en- seignez et expliquez-lui comment il est venu dans nous, qui lui a ouvert les portes et qui l'a fait entrer ; quel est le traître qui nous a donné cette inclination et cette sorte de vie. Qui , repartit Herculéen jurant, sinon celui qui nous a faits: le producteur de notre nature? Donc, reprit Eugène, notre producteur n'est point le vrai Dieu. Pour- quoi non, répliqua le chevalier ? Le vrai Dieu, poursuit Eugène , doit aimer l'homme et le con- server. Celui qui nous a créés, selon vous tous et selon vos philosophes , est notre parricide : c'est lui même qui a mis dans nous ce qui est la cause de notre destruction et de notre ruine irré- parable : donc , celui qui nous a faits n'est point le vrai Dieu.
Le vrai Dieu est infiniment saint , et veut infi- niment la sainteté et la pureté.Vous dites que c'est l'ouvrier qui nous a faits , qui a mis et produit
l3o ENTRETIEN IV.
dans nous cette convoitise corrompue, qui, par des ardeurs violentes et par des inclinations in- vincibles, nous pousse et nous emporte au péclié : donc, vous dites qu'il veut le péché, donc, qu'il n'est point le vrai Dieu.
Il veut le péché. Monsieur , car tout ainsi que celui qui a produit le feu veut que le feu s'élève en haut , puisqu'il a donné au feu la légèreté et les autres propriétés qui l'excitent, qui l'aident à s'élever ; que celui qui a produit le fer veut que le fer s'unisse à l'aimant, puisqu'il lui a donné des qualités et des sympathies qui l'attachent à cette pierre ; que celui qui a produit les animaux veut que les animaux fuient les dangers de la mort, puisqu'il leur a donné l'instinct qui les pousse à cette fuite : de même, selon vous, celui qui nous a créés et qui est le premier auteur de notre vie, veut voir dans nous l'intempérance , l'injustice et l'impureté, puisqu'il a lui-même, et par sa pro- pre main, formé dans nous des violences secrètes, des instincts ardents et impurs qui iious poussent sans cesse, et qui nous portent à ces désordres et à ces actions criminelles. Votre pliilosonhie dé- clare hautement que nous n'avons cela que de lui seul : donc, elle déclare qu'il est un vicieux , un impudique, un ennemi de la vertu ; donc, encore une fois, elle doit dire qu'il n'est point Dieu, et que c'est un blasphème d'attribuer la Divinité à l'inventeur de tant d'inclinations déshonnêles, de tant de misères brutales et honteuses qui se trou- vent dans notre nature.
De plus, le vrai Dieu aime infiniment la vérité, et il ne peut produire hors de soi une raison ni aucune image de son être intellectuel, qu'il ne la rende sage et intelligente. Celui qui a produit no- tre raison l'a enveloppée d'un voile épais , et Ta renfermée dans des ténèbres où souvent elle ne
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conçoit rien (|ui ne soit illusion , ignorance , er- reur et mensonge : donc enfin , et sans discourir davantage, celui qui nous a faits, selon votre pliilosophie, n'est point un Dieu, une vérité ni une sagesse adorable.
Et qui sera-ce donc, ce Créateur du genre hu- main ? Qui sera l'inventeur et l'artisan de cet ou- vrage désastreux ? Monsieur, j'interroge les Malio- niélans et les Gentils, et leurs philosophes et leurs prêtres ; j'interroge toutes les religions païennes , et je les défie de répondre autre chose que ce que répondit le premier athée qu'on a vu dans les éco- les, Protagoras, lorsqu'il enseigna que ce fut par hasard et par une production imprévue que riionime sortit du cahos et qu'il parut au mon- de ; ou bien ce que répondit Démocrite , que l'homme est né de l'ancien combat du bien et du mal, lorsque ces deux ennemis éternels se rencon- trèrent et se battirent, et que, durant le combat, ils laissèrent chacun enlever une petite partie de leurs substances incompatibles ; que ces particules du bien et du mal se joignirent fortuitement , qu'el- les firent un mélange composé des deux, et que ce fut là le premier homme ; ou bien peut-être, ce que répondirent les Manichéens, que 1 homme est l'ouvrage du démon ; que le démon, ayant dé- robé et enlevé secrètement un éclat de la sub- stance de Dieu , le mêla , par un violement scan- daleux,avec la sienne, et que, de ce mélange, pré- tendant faire un ouvrage qui fût Dieu , il fit un dieu-démon, Gioê^uiuava, et forma ce qu'on appelle l'homme : Hominein nb œteniarum principe tene- hrarum de duarum nnturaruni conimixtione crca- tum. Voilà toutes les réponses que peuvent faire ces religions ignorantes, parce qu'elles ne savent pas ce que nous savons du péch.é originel.
Hercule , qui certainement savait beaucoup ^
l32 ENTRETIEN IV.
sans s'arrêter à la foistne du syllogisme , pour dé- truire les principes d'Eugène , entreprit de mon- trer par une docte induction que les anciens phi- losophes avaient connu les désordres qui étaient en nous. Il le fit voir assez au long, et commença en produisant diverses pensées tirées d'Aristote , de Platon , d'Hippocrate , de Pythagore, d'Épic- tète , de Senèque ; ensuite il expliqua ce que les Stoïciens voulaient dire , quand ils appelaient nos passions des maladies; ce que Virgile entendait, quand il les appelait des pestes et des corruptions; ce qu'entendaient les autres poètes, quand ils se plaignaient de Prométhée qui, n'ayant omis aucun soin pour observer exactement les règles de l'ar- chitecture et de la symétrie en la composition de notre corps , avait si négligemment étudié ou si mal suivi les préceptes de son art , en ce qui con- cerne l'esprit, dont toutes les inclinations sont irré- gulières et blâmables :
Corpora disponens, mentem non vidit in arte ;
et puis de ces paroles, Properce tombant sur cel- les d'Horace : Fertur Prometheus addere principi limo, etc. il en fit en peu de temps un beau com- mentaire , qui prouvait que les anciens n'avaient pas ignoré les dérèglements et les fautes arrivées ;en notre naissance. Ce commentaire fut d'exposer aux yeux de la compagnie lés plus célèbres pein- tures que ces philosophes païens avaient faites de la nature de l'homme , et les comparaisons ou les emblèmes dont ils avaient oi-né les descriptions de notre misère. Il représenta l'animal fameux de Platon , où l'on voyait au haut la tête d'un hom- me , de laquelle descendait une longue et large peau qui couvrait en bas des lions , des tigres, des léopards, des dragons et des dogues qui se
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cU'iliii aient, et dont on enlendait les combats et les hurlements. Il n'oublia ni le navire infortuné de Pyihagore , poussé par les quatre vents vers les quatre parties du monde, et qui, n'allant nulle part, roulait autour de l'orage , et tournait ses ruines pour les montrer au ciel et pour le tou- cherde compassion ; ni le flambeau brûlant du feu sacré d'Empedocles , qui vivait dans l'eau bour- l)euse où le destin l'avait caché ; ni le tonnerre de Métrodore , disciple d Epicure, ni la mixtion d'Esculape , ni la boite de Pandore.
Hercule expliquait ces emblèmes avec éloquence et avec esprit , et leur donnait de la grâce. Le théologien, au lieu de le contredire , ajouta, com- me pour l'aider, l'emblème de Zoroastre, qui dé- peignit les malheurs de l'homme sous la figure d'un chariot qui portait les inquiétudes , les dou- leurs et les larmes, parce qu'il était lire violenmient à deux extrémités contraires. Ce chariot, dit Eu- gène , contenait quantité de choses qu'on regar- (lait et qu'on admirait avec plaisir , et quantité d'autres qui faisaient pleurer et qu'on ne pouvait regarder sans pitié. On y voyait attelés, d'une part, quatre chevaux blancs, parés de harnais d'or et de pourpre , et montés de quatre petites divinités brillantes d'une lumière céleste. Sur le premier était la Raison, tenant son flambeau qui s'allumait par une pluie d'étincelles tombées du firmament ; sur le deuxième , l'Amour ayant en main un fouet composé de cinq ou six cordons de flammes entrc- tissues de zéphirs ; sur le troisième, l'Honneur couronné sur le front de lauriers enrichis d'étoi- les, et qui , ayant à ses pieds des aiguillons parse- més de pierreries éclatantes , ne donnait que des coups précieux, et répandait une admirable lu- mière autour des flancs de ce cheval superbe qui le portait j enfin sur le quatrième, la Vertu, qui,
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avec une baguetteazurée, montrait au cœur humain assis dans ce chariot au delà des rochers et des précipices qu'il fallait auparavant traverser, un temple où ils allaient, et dont les portes ouvertes faisaient assez connaître, par les splendeurs qu'el- les répandaient au dehors , que c'était le temple de la gloire. De l'autre côté et au derrière du chariot paraissent quatre autres chevaux attelés, mais noirs et effroyables , jetant par les narines comme des brandons de soufre allumés , et por- tant sur leur dos quatre furies qui leur poussaient dans les flancs des couleuvres attachées à leurs talons pour les faire bondir et courir vers un gouffre ténébreux où elles voulaient qu'ils allas- sent : c'étaient la Colère, la Lubricité, Tlntérêi et l'Envie. Le chariot était entre ces deux attela- ges tiré çà et là , et tiré de part et d'autre avec une violence et avec des efforts qui semblaient le détruire et le mettre en pièces.
C'était bien favoriser Hercule que de lui mon- trer cette pièce de l'antiquité ; mais après cette trêve officieuse et cette petite suspension d'ar- mes , Eugène, revenant au combat : Monsieur , dit-il, vous avez parlé doctement, mais vous n'a- vez pas touché la question. La question n'est pas si les anciens ont connu les désordres de notre nature misérable : je confesse qu'ils les ont con- nus aussi bien que nos docteurs , maison demande s'ils ont expliqué comment ces désordres sont ar- rivés parmi nous.
Je soutiens qu'ils ne l'ont pas fait, qu'ils ne l'ont pu , que ceux qui ne savent que leur doc- trine , ne le peuvent encore aujourd'hui , et que cette impuissance les contraint de penser et de publier , comme firent Simon et Mânes , que ce- lui qui nous a faits est un pécheur et un ennemi du bien et de la vertu , puisqu'il nous a inspiré
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une si forte iiicllnaiioii à l'injustice, à l'impureté et à tout ce qui ne vaut rien.
Ce que vous appelez impureté , dit Hercule en se jetant dans une extrémité bien éloignée, ceux qu'on croit avoir de l'esprit l'appellent un de- voir et une loi sainte imposée par le Créateur.
Pourquoi donc, répond Euoène, la raison con- tredit-elle i ce devoir, et d'où viennent ces hon- tes et ces repentirs qui troublent notre conscience quand nous avons consenti à ces inclinations loua- bles et à cette convoitise innocente ? Elle nous fait honte , donc, elle ne vaut rien et elle n'est point de Dieu ; ou bien , comme dit Saint Augus- tin en propres termes , nous sonmies ingrats et dénaturés d'en être honteux. Selon les paroles de ce saint docteur, nous rougissons quand on s'a- perçoit qu'il y a dans notre àme des pensées ou des passions impudiques, ou bien quand on voit en notre personne quelques marques de cette mala- die ; mais si c'est un Dieu qui nous les a données et qui les a formées sur nous , comment est-ce im opprobre , et comment notre àme est-elle si infidèle que d'en recevoir de la honte, puisqu'el- les sont les présents de son maître ? D'où nous vient, dit-il, cette ingratitude envers Dieu , et pourquoi sommes-nous si désespérés et si aveugles que de rougir de ses ouvrages et de cacher ses bienfaits comme un déshonneur? Qind eniui nohis ingratius , qiiid irreligiasius , si in mcmbris nos- tris , si non de uitio nostro , vel de pœna nostra , sed de Dei confundimur operibus P C'est Saint Au- gustin qui nous interroge sur ce même sujet , et si vous le voulez bien, je vais conclure et réduire en deux paroles toute sa question et la mienne.
Si celui qui nous a faits est saint et s'il aime la vertu, pourquoi a-t-il produit dans nous le dé- règlement et l'inclination au péché? S'il est impur
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et déréglé lui-même, pourquoi a-t-il produit la raison , la conscience , la sainteté , la honte et l'aversion du mal que nous éprouvons dans notre esprit ? Je le demande, et je maintiens pour la dernière fois que tout le paganisme et toute la philosophie mondaine n'ont rien ici à répondre, sinon ce qu'ont dit les athées dans leurs éco- les, {[ue ce n'est pas un Dieu, mais un hasard, aveugle qui a produit l'homme, et qui, sans savoir ce qu'il faisait , a composé dans nous un assem- blage et un mélange monstrueux des choses les plus opposées et les plus contraires.
Hercule voyant qu'Eugène avançait si près et qu'il l'allait enfermer, fit un effort d'esprit pour sortir, et emporté par une saillie de colère et d'é- loquence , repoussa assez fortement cet ennemi dangereux, et dit, entre autres choses, ce qu'il était le plus à propos de dire en cette occasion , que, s'il n'y evit point eu de guerre parmi nous , il n'y eût point eu de gloire ni de victoire ; que la chas- teté de l'homme n'aurait pu mériter de récom- pense, si elle n'eût point souffert de combat; que puisque Dieu l'appelait à l'honneur, il le devait environner de dangers, et créer en sa personne d'aussi puissantes inclinations au mal que les cou- ronnes qu'il lui destinait étaient illustres et di- gnes d'être remportées; qu'il lui a donné la con- voitise, afin qu'il soit combattu; qu'il lui a donné la raison, afin qu'il résiste ; qu'il lui a donné le courage et la hberté, afin qu'il triomphe, et que, de chaque tentation, il fasse un accroissement de mérite et de sainteté. Il ajouta que cette convoi- tise déréglée ne rend pas l'honnête homme crimi- nel, puisqu'il n'en est pas l'auteur; qu'elle ne le rend pas honteux , puisqu'il n'en est pas l'esclave; qu'elle ne le rend pas malheureux , puisqu'il n'en est point le complice , qu'elle est sa gloire et son
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bonheur , puisqu'il en est le maître, et que la du- rée de cette guerre intérieure est une victoire per- pétuelle.
Vous justifiez riiomme, réplique Eugène , mais vous accusez et condamnez son Créateur; car si riiommequi ne suit pas ses mauvaises inclinations est innocent , l'ouvrier qui les a produites est coupable, et il faut nécessairement que ce lui soit un déshonneur de les avoir suscitées , puisqu'il nous est honorable de les repousser et de les vain- cre. C'est une vertu d'y résister: donc, c'est un crime d'y consentir; donc, c'est un crime énorme de les faire naître , de les conserver et de les proléger contre nous. En un mot , les vaincjueurs de ces infâmes rébellions ne peuvent être loués et récompensés que leur auteur ne soit hlàmé de les avoir produites.
Dieu , répond Hercule , n'est point blâmable parce qu'il n'a pas fait le péché, mais admirable de ce que, pour nous rendre plus glorieusement ]nirs et innocents, il a formé dans nous l'inclina- tion nu péché.
Votre conscience , ixîpartit Eugcne, rougit de cette parole, et vous crie que votre religion phi- losophique est un athéisme pire que tous les b!as- pVièmes de l'enfer. Car puisque Dieu produit dans nous directement l'inclination au pécbé, n'est-ce pas lui directement qui nous porte au péché et qui nous y pousse ? Et puisque vous le louez parce qu'il nous donne la raison qui s'y oppose, ne le blâmez - vous pas en même temps parce qu'il nous donne la convoitise qui nous le propose et qui le veut? Si le premier est louable , le second i)'est-il pas criminel et digne de condamnation cl de liaine ?
Hercule, blessé d'un second coup par cette ré- ponse , ne laissa pas de trouver prompicuicut
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une excellente repartie , et d'avoir encore la force de tirer la flèche hors de sa plaie , et de la pous- ser sur son ennemi. Monsieur, lui dit-il, c'est une admirable invention de la nature et de la grâce que celle des contrepoids , et elle est aussi une des plus ingénieuses inventions de l'art et de l'industrie humaine. S'il n'y avait dans une hor- lorge que des poids d'une pesanteur excessive, l'artisan aurait fait une grande faute, et l'on ne verrait que désordre dans le mouvement des roues; mais parce qu'en même temps il a ajouté des con- trepoids , il a fait sagement tout ce qu'il a fait, et il n'est pas moins louable d'avoir attaché aux cor- des ces masses de plomb qui , par leur pesanteur et par l'inclination qu'elles ont à tomber à terre, font de continuelles violences pour emporter avec elles toutes les roues , que d'avoir mis des contre- poids et des ressorts qui retiennent et qui modè- rent cette impétuosité de leurs mouvements. La violence des poids enclins à la chute, et la modé- ration et la résistance des contrepoids étaient né- cessaires pour que l'ouvrage fût parfait, et qu'il devînt ce chef-d'œuvre que nous admirons.
Si Dieu n'avait produit dans nous que les ar- deurs de la convoitise et que des passions impé- tueuses et déréglées, il aurait manqué manifeste- ment : mais parce qu'il a ajouté la raison et la grâce qui modèrent et qui gouvernent leur fureur, il a fait un chef-d'œuvre vraiment divin. Sans cette promptitude et sans ce feu de nos passions, l'homme ne ferait rien de noble et de magnani- me ; il manquerait à la plupart de ses devoirs. Sans la raison et sans la grâce , il ferait trop, et il serait toujours en désordre : l'union de l'un et de , l'autre est la merveille ; et c'est ce qui fait que cet homme est le premier et le plus excellent ou- vrage de la sagesse éternelle et le plus admiré
des anges
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Hercule ne pouvait mieux dire , mais cet effort d'esprit était un signe de mauvais augure dans un moribond. Eugène lui porta le dernier coup par une réponse qui le surprit: Il est vrai, dit-il, que, dans une horloge, il faut que les poids soient fort pesants et fort enclins à tomber et à entraîner tout ce qui les arrête ; et celui qui les fait de la sorte ne pèche ni contre l'art ni contre la sagesse, parce que les règles de l'art et de la sagesse le veu- lent ainsi. Mais si l'artisan qui dresse une horloge pouvait faire ce que fit le Créateur à l'égard du soleil, y appliquer un ange qui, sans sortir jamais de là , eût le soin de tourner lui-même les roues et de faire sonner toutes les heures , n'est-il pas vrai qu'il n'aurait garde d'y attacher aussi ces poids pesants et cet autre attirail dont nous parlons? S'il le faisait, ce serait une faute ridicule contre les règles de l'art et contre celles de la prudence, puisque tout cela ne servirait qu'à gâter l'ouvrage et à incommoder l'ange qui la conduirait.
L'intention du Créateur, au moment qu'il forma la raison dans l'esprit de l'homme, ne fut pas qu'elle servît de contrepoids aux passions et qu'elle modérât leurs agitations déréglées, mais qu'elle leur donnât elle-même leur mouvement. Il voulut que ce fût elle qui les poussât et les ex- citât, et qui, leur communiquant son feu divin, fit naître dans elles les ardeurs et les transports nécessaires pour l'aider en ses entreprises et en ses actions généreuses. La grâce et la raison ne furent pas données à l'homme seulement pour conduire ses passions , mais aussi pour les éveiller et les émouvoir , et pour leur inspirer autant de force et de promptitude qu'il leur en faudrait dans les rencontres. De sorte, Monsieur, que si Dieu eût ajouté les ardeurs impures et sensuelles de la convoitise , il aurait péché manifestement contre
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les lois de son art, et comme je l'ai dit souvent, contre les lois de sa conscience et de sa sainteté. Car ces ardeurs impudiques ne sont pas une chose indifférente : elles ne valent rien , et elles sont formellement opposées à la vertu ; elles viennent du péché, elles portent au péché; elles sont pé- ché en elles-mêmes, comme Saint Paul le semble dire ; et celui qui en est l'auteur, quoiqu'il ajoute la raison, la vertu et autant de grâces qu'il lui plaira, ne laisse pas, selon vous, d'être coupable, parce qu'avec tous ces secours et toutes ces lu- mières de la raison et de la foi, ces ardeurs sont une inclination formelle à offenser Dieu , elles sont des mouvements contraires aux mouvements du Saint-Esprit; elles sont, selon les termes de l'Apô- tre , une loi ennemie de la loi de Dieu et toujours armée pour le combattre^ et par conséquent, elles ne peuvent être formées que par un artisan pé- cheur et ennemi de l'innocence.
Hercule, abattu, dit je ne sais quel demi-mot de l'état de pure nature dont il avait ouï parler ; mais Eugène lui repoussa la parole parune prompte repartie. Je vous entends bien, dit-il, mais cela ne vous sauvera pas. Il est vrai que Dieu pourrait créer un homme en l'état de pure nature , sans lui donner aucune grâce ni le destiner à une fia surnaturelle : mais en le créant de la sorte , il se- rait toujours Dieu, et incapable de former en son ouvrage, par ses mains saintes et divines, aucune inclination au péché.
L'homme en cet état aurait une raison , il aurait une conscience, il aurait une loi, un commande- ment de ne point pécher, une liberté et un pou- voir naturel de s'en abstenir , et tout cela serait l'ouvrage du Créateur. L'homme, néanmoins, dés- obéirait aussitôt; par sa désobéissance, il forme- rait en son âme le péché mortel, la haine de Dieu,
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et ce péché formé dans l ame formerait aussitôt dansla convoitsie, la corruption, la ré!)ellion, l'in- solence, le tumulte des passions et des désirs ; et tout cela serait l'ouvrage de l'homme seul; les mains vierges et immaculées du Créateur n'y au- raient point touché.
La nature sainte est une nature parfaite et saine, revêtue de la grâce et des autres ornements de sa noblesse et de sa sainteté.
La nature pure est une nature douée de toutes ses propriétés naturelles et saine, sans blessure et sans maladie, mais nue, sans ornements et sans aucune grâce surnaturelle.
Enfin, la nature corrompue est une nature qui a toutes ses propriétés naturelles et nécessaires pour être nature humaine, mais malade , blessée et dépouillée.
INous avons été dans le premier état par le bien- fait du Créateur. Nous pourrions naître dans le second par sa puissance et sa volonté. Nous som- mes dans le troisième par notre faute. Vérités chrétiennes que la compagnie verra clairement avant la fin de ce discours.
Je conclus donc, lîercule, en vous remettant de- vant les yeux cet argument auquel votre philoso- phie ne peut répondre. Ce n'est point Dieu qui a fait ce qui est dans l'homme et ce qui naît avec lui : donc, ce n'est point Dieu cjui a fait l'homme; donc, ce n'est point lui qui a fait la terre, ni les éléments, ni le monde; Jonc, c'est le monde lui- même qui s'est fait; donc, vous voilà, vous et vos philosophes , dans l'occasion prochaine de vous rendre athées, parce que vous ne connaissez pas le péché du premier homme.
Eugène voulut pousser la conclusion encore plus loin, mais comme il vit qu'Hercule témoi- 'inait du chagrin, il s'arrêta, et huit par ces paro-
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les de civilité: Monsieur, je n'ai point dit tout ceci pour disputer opiniâtrement contre vous et pour vous réduire au silence ; les paroles et les pen- sées ne vous manqueront pas : ce que j'ai prétendu a été de vous faire voir ce que vous voyez à mon avis, que les religions infidèles ne peuvent expli- quer à notre raison les mystères des accidents étranges que nous éprouvons en nous depuis six mille ans, sans tomber, par leur explication, dans l'athéisme, ou sans être contraintes d'attribuer la création de l'homme à une autre cause qu'au vrai Dieu. Nous autres, nous les expliquons sans en- courir ce danger, et il n'y a rien de plus clair, de plus raisonnable ni de plus relevé que notre ex- plication, parce que nous la tirons de notre doc- trine du péché originel , et que cette révélation est le flambeau qui nous conduit parmi ces obscu- rités impénétrables à la philosophie du monde.
Eugène respira durant deux ou trois moments. Il parut qu'il voulait ramasser ses forces pour tâ- cher que la compagnie écoutât et connût avec plaisir les rares et sublimes vérités que l'Église nous annonce sur le sujet qui lui était proposé : voici comment il abrégea ce qui s'en trouve dans l'Evangile et dans les Saints Pères , après avoir demandé un quart-d'heure d'audience à la compagnie.
Nous disons que lorsque Dieu créa l'homme, comme il voulait faire un vrai chef-d'œuvre , il ouvrit tous les trésors de sa magnificence et de sa bonté , qu'il tira même de son propre sein l'âme qu'il voulut lui donner , et quoiqu'il l'enfermât dans une statue formée de boue, il la rendit égale aux anges, immatérielle, savante et sainte; que cette science et cette sainteté venaient de la jus- tice originelle qu'il lui conféra dès lors, et dont il lui fit un vêtement de gloire, non pas pour couvrir
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sa nudité extérieure , mais pour la rendre inno- cente, impassible et honorable ;
Que cette justice était une qualité surnaturelle, et une émanation de la beauté première répandue sur l'esprit d'Adam , afin qu'elle perfectionnât la ressemblance qu'il avait naturellement avec Dieu, et qu'elle fut comme le lustre et l'éclat de sa beauté naturelle, qui, parmi ces splendeurs infuses, parais- sait toute divine et infiniment aimable ;
Que cette même justice originelle, delà plus haute partie de l'àme, se répandit jusque sur la convoitise , et qu'elle y fit naître une obéissance et une soumission parfaites sous la conduite de la raison ;
Que de là, elle passa jusque sur les éléments , sur les plantes et sur les animaux, qui reçurent, comme de loin, quelques restes de cette justifica- tion commune, lorsque, voyant sur le front de l'homme une couronne marquée par les impres- sions de son esprit immortel, ils sentirent un ins- tinct de vénération et de crainte respectueuse qui les contraignit doucement à lui obéir et à le servir;
Qu'à cause de celte longue et générale commu- nication , la même grâce fut appelée justice ori- ginelle, parce qu'elle inspira, dans toutes les créa- tures, une inclination à observer le droit et la loi,* et qu'elle ne laissa rien au monde qui ne fut juste et dans l'ordre.
La raison de l'homme était juste, puisqu'elle obéissait à Dieu ; les passions étaient justes et saintes, puisqu'elles obéissaient à la raison; les plan- tes, les animaux, les éléments et les saisons étaient justes , puisqu'ils obéissaient aux passions et aux désirs de l'homme, et qu'il n'y avait point de mou- vement dans l'univers qui ne fût réglé par les mou- vements de notre cœur, et (jui eût une autre fin que la conservation de notre repos et de noire vie.
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Nous disons, ce qui mérite le plusd'cire remar- qué, que, durant les heures de la création de l'hom- me, la chose qui parut au monde la plus sagement et la plus divinement préméditée, fut la naissance d'Eve et l'institution du mariage. Cet aimahle et magnifique Créateur voulut y employer les plus beaux traits de son art et les principaux soins de ^a providence, prétendant que, s'il pouvait être achevé selon ses idées, il serait sur la terre l'imi- tation de son essejice irine et une, qui semblait inimitable dans le ciel par la virginité des séra- phins : FaciciDiiis ei adj utorium simile sibi.
Faclaimts : ce furent les trois Personnes qui b'entre-parièrent là-dessus, et qui conspirèrent en- semble pour bien exprimer, dans ce sacrement de la nature humaine, le sacrement ineffable qui les unit éternellement , et qui consomme leur gloire et leur sainteté par la production du Saint-Esprit.
L'entreprise était grande. Il ne fallait pas seu- lement qu'elles empêchassent que le mariage ne dégradât l'honime de sa noblesse, et que, par les inflammations sensuelles du sang et de la convoi- tise, il ne le transformât en bête; elles voulaient même que l'homme, en cette condition d'époux, surpassât les anges, et qu'il y fût plus pur que ces esprits ne le sont durant les plus saints exercices de leur vie céleste.
Pour en venir à bout, la Sagesse leur remontra qu'elles devaient seulement, à l'exemple du Verbe t mané de son principe, tirer du sein de l'homme une seconde persoiuie, lui donner une âme comme la sienne, spirituelle et immortelle, formée à la res- .semblance de leur nature divine, et qu'après cela, le reste ne manquerait pas d'arriver selon leurs intentions : FaciaDius , leur dit-elle, hominem ad isiiaginem et sunilitiidinem nosiranij donnons à
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rhomme et à la femme une âme qui soit l'image parfaite de notre Divinité.
Cette âme, semblable à nous par l'émanation de ces grâces répandues au dehors, imprimera sa pro- pre ressemblance sur leurs visages , et elle y for- mera notre ombre : de sorte que les deux époux, en se regardant l'un l'autre, tout aimables qu'ils seront, verront dans leur beauté quelque chose de plus aimable qu'eux : ils en verront sortir des attraits venus de Dieu et ils iront à lui ; les re- gards qui les attireront à la créature par le même mouvement, les transporteront jusqu'au Créateur, et leur amour réciproque sera leur véritable sain- teté.
Ce saint amour se répandra par tout le corps , et si bien que, durant les transports de leur mu- tuelle complaisance , ils brûleront chacun d'un feu divin ; ce qui coulera alors dans leurs veines ne sera rien autre. chose que cette flamme céleste et pure, et transformée en leur sang et en leurs passions ; et ce seront enfin ces deux flammes, ces deux sangs du père et de la mère unis ensemble selon les lois du mariage, qui accompliront nos desseins, et qui feront paraître la merveille que nous méditons.
Il se formera une troisième personne, un enfant précieux, dans lequel deux sangs et deux amours ne seront plus qu'un même sang et qu'un même amour. Cet enfant admirable viendra au monde avec une chair et un esprit composés de sainteté, et les anges qui le verront naître couronné de tant d'honneurs, chanteront l'épithalame qu'ils chan- tent au jour éternel où nos joies sont consommées par la production du Saint-Esprit. Ils nous diront : Abel est saint, Adam et Eve le sont aussi; leur fécondité est l'image de votre sainteté et la con-
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sommation de leur bonheur : Faciamus homlnejn ad iniaguiem nostrain,
Yoilà le projet que la Sagesse forma éternelle- ment dans ses idées, et qu'elle proposa aux trois Personnes , qui commencèrent à y travailler dès qu'Adam eut reçu la vie. Elles tirèrent la per- sonne d'Eve d'auprès de son coeur, et lui donnè- rent cette compagne bien-aimée, après lui avoir donné, comme je l'ai dit, une âme noble et or- née de la justice originelle, un corps droit et ma- jestueux, une vie heureuse et paisible , exempte jusqu'alors des douleurs, des inquiétudes et des autres peines qui pouvaient lui arriver par l'in- lempérie des saisons.
Mais tout cela n'était pas encore le dernier cou- ronnement de leur ouvrage : il fallait , selon les desseins de la Providence, que la vie de l'homme durât toujours; que sa sainteté et sa félicité du- rassent autant que lui, et que ces trois parties de sa différence honorable d'avec les démons et d'a- vec les bêtes, fussent indépendantes du temps et de la légèreté de leur libre arbitre.
L'heure étant venue d'exécuter celte dernière entreprise, Dieu fit paraître, au milieu du paradis terrestre , un arbre dont il destina le fruit à être en cela l'instrument de sa puissance et le sa- crement de sa grâce. Sa pensée était que, dès que ce fruit mystique serait sur la langue d'Adam et de son épouse, il en ferait sortir une vertu mi- raculeuse qui, s'écoulant secrètement dans le cœur, conférerait l'éternité à leur innocence et à leur vie, et qui, sans leur ôter la liberté nécessaire pour le mérite, les rendrait, dès ce bas monde, eux et leurs enfants, impeccables , impassibles et im- mortels.
Nous disons qu'au moment que ces merveilles allaient s'accomphr, et établir la nature humaine
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dans un état si lieureux, survint le péché, introduit par la malice et par l'intempérance de l'homme ingrat.
Le commencement du malheur fut ce que le Saint-Esprit nous a révélé et ce que l'histoire nous raconte , que comme il était nécessaire que les deux époux , avant de posséder de si grands biens, les méritassent par une grande action d'o- béissance, le Créateur, pour leur présenter une occasion d'obéir, leur fit un commandement sem- blable à celui qu'il fit depuis à Abraham. Vous sa- vez, Messieurs, que la félicité d'Abraham et tou- les ses espérances étaient fondées sur la vie de son fils Isaac. Une voix venue du ciel lui ordonna de renoncer à tout et de sacrifier ce fils bien-aimé. Abraham, sans délibérer, obéit aveuglément à la voix, et leva le bras avec l'épée nue pour immo- ler la victime. L'ange qui arrêta le coup est té- moin que ce fut par cette soumission aveugle qu'il mérita de ne rien perdre, et de posséder les félici- tés infinies qu'on lui préparait.
Toutes les espérances d'Adam et d'Eve étaient cette immortalité générale dont nous parlons. Dieu la leur avait destinée par miséricorde ; mais il vou- lait qu'ils y renonçassent par obéissance , afin qu'il la leur donnât par justice et qu'elle fut la récom- pense de leur vertu.
Ce fut donc pour les engager à obéir et à mé- riter leur bonheur qu'il leur commanda d'y renon- cer et de ne point toucher au fruit qui devait être le sacrement et la source ; et ce fut pour les faire renoncer à l'obéissance que le démon vint aussi- tôt les avertir que leur bonheur ne dépendait que de leur liberté.
Ce trompeur leur fit entendre que le comman- dement de Dieu venait de ce qu'il était jaloux de leur félicité future, et qu'il savait très-bien que
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dès qu'ils auraient mangé de ce fruit divin , ils devieudraient deux autres dieux, égaux en tout à la Majesté infinie. Adam et Eve, trompés par les appas d'une promesse qui flattait si doucement leur vanité, et attirés par la beauté de la pomme qu'ils regardèrent, ouvrirent le cœur à la tentation et à la mort. Par le plus horrible attentat qui sera jamais et qui puisse être commis contre la Divi- nité, ils entreprirent de s'égaler à Dieu , malgré Dieu même, et de se rendre immortels et heureux indépendamment de sa providence; en un mot, ils désobéirent et tombèrent dans le péché.
Dieu, offensé par cette désobéissance, et indis- pensablement obligé par les lois de sa justice, fit le moins qu'il pouvait faire : il détourna sa face de dessus l'homme et se déplut en lui. En se dé- tournant, il détourna la grâce; et comme les lu- mières sanctifiantes qui sortent de ses yeux s'é- loignent dès qu'il cesse de nous regarder , l'âme d'Adam et celle d'Eve demeurèrent dans une nuit profonde.
La grâce éclipsée, la justice universelle dont j'ai parlé disparut au même moment , et il n'y eut plus rien, ni dans l'homme ni dans le monde, (jui ne lût aussitôt injuste, et qui ne refusât d'obéir aux puissances supérieures. La subordination qui tenait enchaînées tant de créatures, et qui formait entre elles une si belle symétrie et une si merveil- leuse correspondance de mouvements , fut rom- pue partout, et la nature ne fut plus rien qu'une confusion et une sédition générales.
La plus notable injustice et la plus scandaleuse désobéissance parut en notre convoitise : notre convoitise, étant privée de la grâce qui la soute- nait contre sa pesanteur naturelle, et n'ayant dé- sormais rien qui l'élevât, devint toute terrestre, et tomba dans l'étal où est celle des bêtes , et où
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doit être la nature sensuelle, quand elle est hlessée par le péché et dépouillée de la grâce. Sans at- tendre de commandement ni de permission, cette convoitise déchaînée commença de vivre impuné- ment, se mit en feu, et répandit ses flamuies par tout l'homme, avec des mouvements séditieux qui l'agitaient et le poussaient au péché , et qui traî- naient en captivité le jugement et la raison.
Durant ces désordres, Adam devint pèreeteutun fds. Eugène ayant prononcé ces deux mots, il sur- vint je ne sais quoi qui l'obligea de s'arrêter, et qui donna à la compagnie le loisir de se disposer à en- tendre comment ce théologien parlerait de la ma- iiiere dont nous contractons en notre naissance le péché de notre père. Les choses étant remises en état, il reprit la parole: Dieu fait, dit-il, envers les enfants d'Adam comme ferait un peintre à l'égard de quelqu'un de ses ouvrages qu'il appellerait son chef-d'œuvre; et il me semhle , ajouta-t-il , que c'est une comparaison assez propre pour expliquer la vérité qu'on croit être la plus inexplicable des vérités de notre Évangile.
Ce peintre fameux a fait un tableau qu'il prise beaucoup, et il en parle comme d'une pièce ache- vée; il invite les plus habiles à venir le voir : plu- sieurs s'assemblent, et ils y viennent avec espé- rance de l'admirer; il l'espère lui-même, et il leur en parle hardiment comme d'une chose qui leur plaira; mais il ne sait pas tout, car ayant tiré le rideau qui cachait cette merveille, il trouve que d'autres mains y ont touché, que des ennemis ja- loux sont venus en son absence, qu'ils ont jeté de l'encre sur les yeux , qu'ils ont coupé la toile en d'autres endroits, que tout l'ouvrage n'est plus qu'une chose horrible à voir. Alors le peintre, transporté de colère, non-seulement contre l'au- teur de la faute, mais aussi contre la peinture, ne
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la regarde plus qu'avec indignation, et ne pense qu'à la déchirer, ne pouvant pas même souffrir que les autres la regardent.
Voilà ce que fait le Créateur envers les hommes à l'heure qu'ils sont conçus dans le ventre de leur mère. Après avoir espéré que leur conception se- rait la chose du monde la plus glorieuse et la plus sainte , et qu'il la montrerait aux anges comme un miracle de sa puissance et de sa sagesse , lors- qu'il voit que c'est justement sur elle que le dé- mon a porté la main, et qu'il n'y a rien désormais en nous de plus infâme ni de plus honteux ; que Tamour du père et de la mère n'est plus que l'em- portement d'une fureur brutale, leur sang que corruption, et le fruit de leur mariage qu'un amas d'ordures : touché d'une juste colère, non-seule- ment contre Adam et Eve, complices du démon , mais aussi contre l'enfant qu'ils produisent, il en détourne la vue comme d'un spectacle odieux ; il le méconnaît et le réprouve ; il l'abandonne à la nature, à la misère, à la mort ; il semble être honteux qu'on sache que c'est là sa créature ; il efface de son âme, autant qu'il peut, tout ce qui est de lui ; en un mot, il ne veut point qu'on voie là- dedans aucune grâce ni aucun trait surnaturel de sa beauté, ni aucun vestige de sa miséricorde ; et cette privation de grâce arrivée de la sorte , est proprement ce qu'on appelle le péché originel.
Nous disons donc , Messieurs , que notre pé- ché originel n'est autre chose que la perte de la grâce et de la justice infuse en l'homme au jour de sa création, et perdue pour tout le genre hu- main au jour de la désobéissance et de l'infidélité d'Adam. Et voilà, dans cette doctrine, la décision de la question proposée, et de ces doutes inexpli- cables à la philosophie des païens.
Doctrine évangélique qui nous fait connaître,
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quoique le Créateur soit infiniment sage et qu'il ne nous ait créés que par un amour infini, d'où vien- nent néanmoins les défauts de son ouvrage , et comment il est arrivé qu'on ne voie plus que rui- nes et misères dans notre nature , que rébellion dans notre appétit, que corruption et mortalité dans notre corps, que fureur et cruauté dans les bétes qui sont nos esclaves, qu'intempéries perni- cieuses dans les éléments, et qu'influences conla- gieuses dans les astres qui nous éclairent, par tout une inclination à nous détruire et une conspira- tion générale contre notre vie.
Cette doctrine nous enseigne que Dieu ayant produit la justice originelle dans l'esprit de l'bom- me, cette justice, se répandant de là sur le corps, et du corps bumain sur les éléments et sur les créatures les plus éloignées , tenait toutes cbo- ses dans l'ordre, dans le devoir et dans l'union ; mais que la même justice ayant été détruite en no- tre esprit , où était l'origine de ses communica- tions glorieuses, au même instant elle a cessé de se communiquer au reste, et qu'ainsi, notre con- voitise, notre corps, notre terre, notre soleil, no- tre monde sont devenus injustes et rebelles, et que leur rébellion a mérité qu'ils eussent leur part des désolations et des peines que nous avons souf- fertes, et que nous souffrons encore aujourd'bui.
Voilà de grands biens causés pur la production de la justice et de la grâce, et de grands maux arrivés par leur destruction. Qui est-ce qui a produit la grâce et ouvert la source de tant de félicités et de biens? C'est Dieu. Qui est-ce qui a détruit la grâce et ou- vert la source des pécbés? qui a fait sortir le tor- rent des afilictions et des larmes qui roule depuis tant de siècles sur le corps et sur l'esprit bumain, et de là sur tout le monde? C'est Ibomme seul. Le monde est bon, l'esprit est bon, et ce sont les
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ouvrages de Dieu; les afflictions, les péchés et les désordres ne valent rien, et ce sont les ouvrages de l'homme. Qui des deux doit être blâmé, qui loué? Lorsque nous voyons quelque bonté restée dans chaque partie de l'homme et du monde, ou que nous sentons encore quelque goutte de conso- lation et de plaisir écoulée sur nos sens , qui de- vons-nous remercier, sinon Dieu? Et lorsque nous nous voyons noyés dans un déluge de pleurs, que les malheurs nous accablent et que nous éclatons en des cris de désespoir ,^ qui devons-nous accuser si non nous-mêmes ? Dieu est-il moins notre bien- faiteur , parce que nous sommes homicides de nous-mêmes? cesse-t-il d'être u^i ouvrier merveil- leux, parce que nous avons gâté son ouvrage? et n'est-il pas le Créatenr de tout , quoique nous ayons tout corrompu ? Il est vrai que tout ce qu'il a créé est aujourd'hui dans le péché ou dans le dé- sordre , mais il n'a aucune part au péché, de mê- me que le démon et l'homme n'ont aucune part à la création , quoique leur péché soit en toutes les créatures.
Nous disons enfin que la première cause de no- tre péché fut le démon. Le démon, jaloux de la félicité qui nous était préparée, entreprit de nous porter à la désobéissance : mais ne pouvant pas nous parler , comme il fait aujourd'hui , par des tentations formées en notre imagination corrom- pue, où cette corruption malheureuse lui a donné l'entrée et l'autorité, et n'ayant alors aucun droit ni aucun accès dans aucune partie de l'homme, il entra dans un serpent, et se servit de sa langue pour former des paroles extérieures, et pour nous tenir les discours trompeurs qu'il avait médités ; il nous parla par cette langue étrangère, et il eut le déplorable succès dont je vous ai parlé, et qui dure encore aujourd'hui.
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Eulîme interrompit ici Eugène, et lui repre'senta qu'un vrai Dieu pouvait détourner le péché, et qu'il semble, selon le raisonnement humain, f(ue le nôtre manqua de puissance, puisqu'il perdait la gloire d'avoir conservé son ouvrage, et prévenu les malheurs d'un si funeste accident.
Eugène, qui croyait avoir dit assez sur le sujet du péché originel, se contenta de ces deux ou trois paroles qu'il répondit : Monsieur, dit-il, les hom- mes ne seront jamais satisfaits en ce point que lorsqu'ils auront les yeux ouverts dans le paradis et qu'ils y verront trois choses :
Premièrement, que, de tous les desseins du Créateur, le plus juste et le plus glorieux a été la permission du péché, qu'il ne pouvait rendre im- possible sans détruire la liberté humaine, qui était vin des plus beaux traits de Son ouvrage, son chef- d'œuvre , et qu'il avait rendu si parfaitement l'i- mage de la liberté et de l'indépenciance divines qu'il n'y avait dans le monde rien (jui pût, ui dans Dieu rien qui dût s'opposer à ses désirs.
Secondement, que s'il y eut eu de l'honneur à détourner le péché par la destruction , il y en a bien davantage de l'avoir réparé par la perfection du libre arbitre. Nous eussions été esclaves , si la grâce du Créateur uous eut violentés et nous eut contraints d'être innocents. Le llédempteur a in- venté une grâce qui uous rend plus parfaite- ment libres que nous n'étions dans le paradis ter- restre, et aussi infailliblement saints (jue nous le serons dans le ciel.
Troisièmement enfin , quand ils verront que l'honneur de cette réparation doit durer toujours, et le malheur de cette pernussion tant accusée ne doit durer qu'autant que dureront le peu de mo- ments qui nous restent de celte vie misérable. Kous pleurons et nous uous plaignons ici-bas ,
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lorsque, durant les trois ou quatre minutes que nous appelons des siècles , nous voyons couler dans le monde ce torrent de misères qui entraî- ne tout, et nous demandons pourquoi Dieu a per- mis le péché. Mais lorsque, dans le paradis, nous verrons couler devant nos yeux et dans nous-mê- mes un océan de voluptés éternelles, et que, par- tout où nos désirs infinis nous porteront, nous verrons des infinités, des immensités et des abîmes de bien encore plus désirables, nous nous moque- rons de nos pleurs d'aujourd'hui et de nos raison- nements , nous ne demanderons plus pourquoi Dieu a permis le péché, mais pourquoi il a sup- porté les plaintes que nous avons faites contre sa permission; et ceux qui, maintenant trempés de larmes, accusent la conduite de sa providence, em- ploieront l'éternité à le remercier de ce qu'après avoir permis cette faute , il l'a si admirablement réparée.
Quelqu'un delà compagnie fit souvenir Eugène de ce que la dame avait avancé au commencement de cet entretien.
Il répondit que l'origine de tous les maux était le premier péché qui avait été dans le monde ; que ce premier péché ne fut pas le péché qui se trouva dans Abel quand il naquit, ni le péché actuel que commit Adam quand il désobéit à Dieu; qu'aupa- ravant il y en avait eu un autre, qui était juste- ment celui de la femme ; avant ce péché de la femme, il y en avait encore eu un autre plus an- cien, qui était le péché du démon. Il dit ensuite que le péché originel avec lequel nous naissons est la cause de nos péchés, de nos misères et de notre mort ; que le péché actuel d'Adam fut la cause de notre péché originel; que le péché d'Eve fut la cause du péché actuel d'Adam , et qu'enfin le péché du démon fut lu cause du péché d'Eve :
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d'où il tira celle évidente conclusion , que la pre- mière cause de tous les pèches et de tous les mal- heurs fut le péché du démon ; la seconde , celui de la femme; la troisième, celui d'Adam. Il con- fessa néanmoins que si Dieu eût produit un nou- vel homme pour être le mari d'Eve, ceux qui vou- dront croire qu'il n'y aurait point eu de péché originel ne manqueront pas de raisons ni de pa- roles pour rendre cet honneur à leurs mères.
Eugène ajouta à son discours quelques réflexions sur l'histoire du serpent et de la pomme, et il y lit voir (les mystères et des vérités bien sérieuses, qui devaient surprendre ce philosophe de cour, qui y trouvait de si grands sujets de rire au com- mencement de l'entretien. Hercule laissa dire Eu- gène, et sembla avoir oublié le dessein (pi'il avait eu d'abord de ne sortir du combat qu'après avoir laissé faire ce théologien, qui ne lui dit au- cune parole que pour le disposer à recevoir les grâces extraordinaires que la bonté de Dieu lui préparait. La conférence se termina par le dis- cours que je viens de dire. Il y en eut le lende- main, dans la même maison, une autre dont nous allons parler. Un gentilhomme, qui s'était déjà dé- claré touchant le mystère de llncarnation, et qui attendait impatiemment la conclusion de celte quatrième dispute pour venir enfin au combat, ne manqua pas de s'y présenter. Mais l'affaire fut remise au lendemain, et un endroit du parc fut le lieu de l'assignation où les deux athlètes se ren- contrèrent à la même heure que la compagnie s'y rendit aussi , ayant été avertie , à leur insu et contre le dessein du gentilhomme; qu'ils s'y étaient retirés.
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ENTRETIEN V.
DE L ^INCARNATION DU VERBE.
Eugène entreprit de parler avec d'autant moins de peine qu'il savait bien que la curiosité qui pa- raissait en cette honnête assemblée n'était pas une marque qu'il y eût dans leur cœur quelque incer- titude louchant nos mystères j il ne douta point qu'elle venait de l'espérance et du désir qu'ils avaient d'être encore les témoins de la manière dont il traiterait ces sortes de philosophes qui se trouvent en la plupart des compagnies, et qui s'y rendent insupportables aux gens d'honneur par la témérité de leurs discours, et par leur impor- tunité à raisonner sur les propositions de l'Eglise, et à chercher les occasions d'en disputer indiscrè- tement , et de faire entrer leurs pensées et leurs doutes dans l'esprit des autres.
Le gentilhomme, nommé Pelage, du nombre de ceux qui n'ont lu que les mauvais livres et qui parlent de tout , après avoir protesté qu'il ne raisonnait sur les vérités de l'Evangile que pour les croire plus fortement, et que sa langue et sa vie, qui avaient été consacrées à Jésus-Christ par le baptême, le seraient jusqu'à la mort, débuta par une proposition un peu forte, tirée de Yanino : il avança que le mystère de l'Incarnation, qui est le principal article delà religion chrétienne, demande trop de soumission de l'entendement humain, et qu'il semblait qu'une religion qui fait tant de vio- lence à la raison et qui la veut tenir dans une servitude si pénible , ne peut être raisonnable ni de l'institution de Dieu.
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ENTRETIEN V. i5t
Il couvrit des plus belles couleurs qu'il put les extravagances de cet athée, comme aussi celles de Mahomet, dont il avait les principes devant les yeux, quand il vint à montrer que le Christianisme était impur, et qu'il dégénérait manifestement de la simplicité de l'être divin . Les plus spirituels, dit- il, et les plus éclairés d'entre les ennemis de noire foi, ont prétendu que conime Dieu n'est rien es- sentiellement que pureté, la vraie religion doit être souverainement pure, et qu'elle ne peut rien de- mander aux hommes, sinon qu'ils confessent et qu'ils adorent un Dieu contemplé simplement, et aimé immédiatement en son essence ; que ce fut là la religion des anges durant leur état de voya- geurs ; que c'est leur religion éternelle dans le pa- radis ; que ce doit être sur la terre la religion des Saints, et que toutes les autres connaissances, cé- rémonies, adorations ajoutées , sont des additions suspectes et des superstitions qui naissent de l'es- prit humain.
Monsieur, répondit Eugène , il n'y a pas un mystère que les libertins condamnent et censurent avec plus de hardiesse que celui de l'incarnatioa du Verbe, pas un que les peuples reçoivent avec plus de dévotion et plus de simplicité , que les théologiens méditent avec plus d'admiration et plus de plaisir, que les Saints contemplent avec de plus hauts ravissements, et pas un dont l'expli- cation dans les chaires ou dans les écoles plaise davantage à notre raison, et lui fasse mieux sentir, selon Tertullien, qu'elle est naturellement chré- tienne. Mystère, ajouta-t-il, le plus incompréhen- sible, et en même temps le plus visible des mys- tères que Dieu le Père, selon Saint Paul , a glo- rieusement manifestés par ses faveurs envers Jé- sus-Christ; le Saint-Esprit par ses prophéties et par ses figures ; les anges par leurs adorations; les
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apôtres par leurs sermons et par leurs miracles ; les martyrs par leur mort ; les philosophes , les empereurs , les tyrans , les grands du monde les plus superbes par leur soumission à son Evangile; enfin , Jésus-Christ lui-même par les splendeurs delà Divinité qu'il tira de son propre sein, et qu'il répandit visiblement sur son visage en la journée du Thabor, et en celle de son triomphe, lorsqu'il sortit du tombeau, et qu'il monta ensuite sur le trône au plus haut de l'empyrée.
Eugène jugea à propos , avant de passer ou- tre, de dire encore ce qu'il avait déjà dit en une autre occasion, qu'il ne prétendait pas doimer par ses discours de la force aux vérités de la religion chrétienne, ni soutenir avec des roseaux ces ro- chers appuyés sur eux-mêmes et sur leurs pierres fondamentales ; qu'il n'avait point de dessein du- rant ces conversations familières, sinon de mon- trer queles raisonnements qui naissent dans l'ima- gination de quelques Chrétiens contre la doctrine évangélique, ne sont que des songes , et que toute son industrie, pour remédier à leur mal , était de leur dire deux ou trois mots et de les tirer un peu par la main, afin de les éveiller et de leur faire ou- vrir les yeux.
Il est vrai , poursuivit-il en parlant à ce cour- tisan philosophe , que la religion des anges est tout intérieure en ses actes , et qu'elle ne célèbre point de fête de leur rédemption ; mais la nôtre, comme nous sommes composés de corps et d'âme, doit ajouter nécessairement des adorations de corps et des cérémonies visibles ; et comme nous som- mes composés d'un corps malade et chargés d'une nature corrompue, elle doit adorer immédiate- ment un Rédempteur, et elle ne peut être pure parmi nous, si elle n'est entière, et si elle n'acquitte toutes nos obligations et toutes nos dettes. Notre
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péché a multiplié les miséricordes de Dieu , notre religion doit multiplierses actes et ses sacrements ; sa simplicité est qu'elle ne soit pas ingrate ni dé- fectueuse, et qu'en ses reconnaissances, elle n'ou- blie aucun bienfait de son Créateur. Le gentil- homme voulant répondre : Attendez, lui dit Eu- gène, et donnez-vous, s'il vous plaît , le loisir de considérer Tordre et la sublimité de cette théo- logie.
Nous sommes malades, comme j'ai dit. Vous le savez, Monsieur , et il n'y a ni Mahométan , ni Juif, ni Païen qui puisse désavouer ce que nous connaissons depuis six mille ans par une expé- rience funeste, que notre nature est corrompue, et qu'il y a dans nous de grands et de perpétuels désordres ; qu'il y a des ténèbres qui nous aveu- glent, des ardeurs de convoitise qui nous empor- tent au mal avec violence, et enfin une mortalité qui nous consume et qui nous détruit. Tous les hommes s'en plaignent ; les plus insensibles et les plus ignorants reconnaissent que, pour le moins, ces discordes domestiques entre nos passions et notre raison sont un vrai trouble, et qu'il est sur- venu dans nous quelque accidejit contre les règles de l'art et contre les intentions de l'ouvrier im- peccable qui nous a formés.
11 y a, dis-je, une corruption en notre chair: donc, assurément, il y a un péché dans notre Ame, donc, une colère dans le cœur de Dieu ; et puis- que ces trois choses sont au monde, la colère du Créalein* contre nous, la rébellion de notre vo- lonté contre lui et la corruption de notre nature, nous ne pouvons espérer ni obtenir de salut que Dieu ne soit apaisé, que notre âme ne soit puri- fiée et que notre nature ne soit guérie. Il faut donc un médiateur, un sanctificateur et un mé- decin. Que les Mahométans et les philosophes se
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débattent ici, et qu'ils tournent avec eux la vérité en tous les sens qu'il leur plaira , il le faut sans doute, ou si cela manque, il n'y a point de salut, ni de grâce, ni de vie, ni d'éternité ; nous devons nécessairement périr.
Et qui sera ce médecin miraculeux , ce libéra- teur qui nous retirera de la mort? un homme. Qui sera ce sanctificateur? un prêtre mortel. Qui sera ce médiateur? un ange, un séraphin, un roi du monde, un million de rois et d'anges. La per- sonne offensée est un Dieu, il faut donc une sa- tisfaction infinie pour l'apaiser ; notre chute est un péché, il faut donc une autorité infinie pour le remettre et pour nous rétablir en grâce ; notre maladie est la mort même, il faut donc un pou- voir infini pour la guérir. Et où trouver ce pou- voir, celte autorité , cette vertu suprême, sinon dans quelque Emmanuel, dans quelque personne divine, dont la puissance soit cachée sous les om- bres et parmi les infirmités de noire nature?
Donc, s'il y a une vraie religion au monde , il faut qu'elle adore un homme-Dieu , et qu'elle ajoute aux adorations du Créateur les adorations d'un réparateur et d'un Jésus-Christ.
Et c'est là, dis-je, la pureté de la religion des hommes d'honorer celui qui l'a purifiée, de ren- dre ce qu'elle doit à son principe, sans rien omet- tre de ce qu'elle doit à son médiateur ; de célé- brer beaucoup de mystères et de multiplier ses actes sans multiplier la Divinité, n'adorant qu'un Dieu seul par le nombre de ses cérémonies, et n'ayant qu'un dernier terme de son espérance et de son amour, non plus que les esprits bienheu- reux.
Les anges, en adorant trois, ne corrompent pas la pureté et la simplicité de leur religion, mais ils la perfectionnent. Ils sont obligés de leur créa*
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lion au Père, au Fils, au Saint-Esprît, et ils ne peuvent adorer purement , s'ils adorent ou plus d'un Dieu, ou moins de trois personnes.
Ainsi, il n'y a point de pureté, ni de sainteté, ni de vérité dans notre religion, si nous adorons plus d'un Dieu, ou si nous refusons de l'adorer en toutes les figures et sous toutes les formes où son amour l'a voulu mettre et l'a rendu le bienfaiteur du genre humain.
Le gentilhomme, qui ne se donna pas la peine de considérer ce petit discours, ni peut-être même de l'écouter, revint à sa pensée; au moins il avança cette parole qui revenait à ce qu'il avait avancé auparavant : Vous êtes heureux, dit-il, de voir tant de clartés et de conformités merveilleuses, où les autres ne pensent rien voir que des ténèbres et des contradictions.
Il ne tient qu'à vous, répliqua Eugène, de pren- dre part à ce bonheur. Tout consiste à ouvrir un peu les yeux, et à y laisser entrer un rayon cé- leste, qui vous fera connaître que les doutes et les ténèbres dont vous vous plaignez ne viennent pas de l'obscurité du soleil, mais de l'indisposition de votre vue. Et certainement, puisqu'il faut avoir ici quelque peine, j'en ai de ma part, et je ne puis comprendre ce que c'est qui vous donne cette aversion, et qui vous fait trouver l'obligation de croire que le Verbe soit incarné si fâcheuse et si difficile.
Ma difficulté, répondit Pelage, est de concevoir que, dans le ciel, on se soucie de l'homme, et qu'on y fasse tant de frais pour la conservation d'une si petite et si misérable créature. La lumière natu- relle m'apprend que l'homme est infiniment plus inutile à Dieu qu'une fourmi ne l'est à l'homme; d'ailleurs, notre Evangile me déclare que Dieu re- cherche riiommc, qu'il le poursuit et court après
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lui comme un amant passionné, et que même il se rend mortel pour le tirer du tombeau et pour lui rendre l'immortalité. Quel moyen de croire l'un et l'autre? Et pourquoi vous étonnez-vous que ma raison voyant et me proposant une vérité certaine, il me semble déraisonnable et injuste de la démentir, et de faire violence à mon jugement contre un droit si manifeste?
Sans doute, poursuivit-il, il y a en ceci quelque chose de bien rude et de bien fâcheux pour les personnes qui ne peuvent rien croire que ce qui est approuvé par la sagesse et par le bon sens. Si je voulais aimer quelque moucheron, et si je m'a- visais d'offrir ma vie pour sauver la sienne et pour empêcher qu'on ne l'écrasât, vous m'appel- leriez un fou , et je le serais assurément ; il n'y aurait homme ni ange qui ne se moquât de cette charité ridicule, et qui ne fût honteux et scanda- lisé de ma folie. Or, vous confessez que je suis infiniment moindre, en comparaison de Dieu, que ne l'est un moucheron à mon égard ; néanmoins, vous m'ordonnez de croire que Dieu a voulu mou- rir pour sauver ma vie, et qu'il a mieux aimé se voir dans la crèche et sur la croix parmi les dou- leurs et les opprobres d'un supplice infâme, que de me laisser périr moi, petit moucheron ; et en même temps vous m'obligez de dire et de soute- nir que Dieu est sage. Le peut-il être? Ne faut-il pas nécessairement, ou qu'il n'ait jamais pensé au des- sein de l'incarnation, ou que, s'il y a pensé, il ait perdu le jugement et qu'il ait cessé d'être Dieu?
Il est vrai. Monsieur, répondit Eugène, que si vous mouriez pour un moucheron , je vous blâ- merais sans doute , et je dirais qu'il y aurait du désordre en votre esprit , et je le dirais sagement, parce que ce moucheron est un petit animal privé de connaissance et de liberté, qui n'a rien d'aima-
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ble,et qui n'est pas un objet de cî.arilé ni de bien- veillance.
Mais voire âme , quoiqu'infiniment inégale à Dieu et infiniment éloignée de sa liauteur, et quoi- que jierdue ici-bas dans les abîmes de corruption, ne laisse pas d'avoir en sa nature spirituelle et in- corruptilile quelque chose de la grandeur et de la majesté de Dieu, et d'en être l'image vivante. Elle a une raison, un libre arbitre, un esprit immor- tel et intelligent , un cœur capable d'aimer et digne d'être aimé ; on voit dans elle des beautés qui plaisent et qui attirent ; toute petite qu'elle est et toute proche du néant , elle est en son essence un objet d'amour ; en un mot, elle a ce qu'il faut avoir pour être aimable, et dès qu'elle est véritablement aimable et divine, la sagesse et la justice veulent qu'elle soit aimée. Tout ce qui peut aimer est obligé de lui vouloir du bien. Il n'y a point sur la terre de roi si riche, ni dans le ciel d'ange si noble et de si haut rang, qui doive la traiter avec mépris, parce que sa naissance est différente de la leur; puisqu'elle ressemble à Dieu, elle est assez belle et assez excellente pour mériter l'amour des séraphins.
Dieu même n'est point au-dessus de cet amour; et d'autant plus qu'il est Dieu et qu'il est sage , d'autant moins, pour ainsi dire, est-il dispensé de l'aimer. Ce n'est pas assez qu'il lui prépare un pa- radis , il doit l'aimer , dit Saint Bernard. Le cœur de l'homme ne peut être acheté ni mérité digne- ment que par le cœur de Dieu. La beauté de no- ire àme immortelle, quoique créée, vaut l'amour de cet amant adorable. O ame heureuse, s'écrie Saint Augustin , puisque tu ressembles à un Dieu î Ce Dieu n'aime pas trop, lorsqu'il t'aime infiniment, et s'il ne t'aimait infiniment, il n'aimerait pas assez.
Oui, Messieurs, il faut que son amour aille jus-
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que là ; et si les peines et les misères dans les- quelles nous pouvons tomber ne peu/ent être ré- parées que par le trépas et par le sang de ce Roi des rois, il ne doit pas le refuser. Puisqu'il nous aime, comme il est le plus sage et le plus parfait des amants, la sagesse et la bienséance l'invitent à s'assujettir aux lois essentielles de l'amour : de sorte que, s'il ne peut pas nous secourir sinon en mourant pour nous, tout Dieu qu'il est, il faut qu'il meure ; et s'il est impassible , il faut qu'il trouve les moyens de se rendre passible et mortel et de se faire homme, afin qu'il puisse mourir et entrer avec nous dans notre tombeau, pour nous en retirer et pour nous faire part de son immor- talité bienheureuse. Sa /igidnem suumfudit, îdo^ liens sul operis œstimator. O anima, érige te, tantl 'vales ! Quam sis pretiosa ! Si Creatori forte non credis , interroga Redemptorem ,
Eugène ajouta deux ou trois autres textes de Saint Augustin avec des explications qui donnè- lent un grand jour a cette vente chrétienne , et qui plurent beaucoup à la compagnie. Le gentil- homme qui parlait s'y plut aussi; au moins il ne voulut pas contredire, et il s'en abstint avec d'au- tant moins de peine qu'il lui vint une repartie qui lui sembla devoir arrêter Eugène. Vous dites quelque chose, répondit-il, et je confesse qu'il est de l'honneur de Dieu d'aimer hors de soi , et d'a- voir des créatures qui soient véritablement aima- bles et propres à participer aux délices de ses unions éternelles. Mais néanmoins, la difficulté demeure entière , car puisque cette âme dont nous parlons se rend ingrate, et qu'elle veut se séparer de lui par le péché , comment est-il possible de croire que Dieu, qui est sage, s'amuse à courir après elle, et qu'il ait la pensée de racheter l'a- mitié de cette épouse infidèle et fugitive par l'a-
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néantissement de ses grandeurs et par la perte de sa propre vie, lui qui, en la quittant, pourrait, d'une parole, produire des millions de mondes, et élever à sa place une infinité d'autres esprits plus aimables sans comparaison , et plus propres aux desseins de sa providence ?
Oui , mais , repartit le théologien , pensez-vous que, s'il est facile à Dieu de produire ce qu'il n'aime point encore, il lui soit aisé de détruire ce qu'il aime déjà, ou parce qu'une nouvelle création ne coûte rien à sa puissance, que la réprobation d'une ancienne créature ne doive rien couler à sa bonté? Savez-vous bien ce que c'est que Dieu, et savez- vous ce que vous êtes? Est-ce croire une chose in- concevable que de croire que vous, qui avez vécu trente ans sans vous soucier de votre fils avant . qu'il naquît , maintenant qu'il est né et que vous avez commencé à l'aimer, vous employez volon- tiers tout voire bien pour l'assister lorsqu'il est malade, et pour lui sauver la vie? Voici certes une chose étranije et diurne d'étonnement. Vous, Monsieur, qui, voyant votre fils unique à l'exlré- milé, pleurez amèrement , et protestez que vous préféreriez sa guérison à la naissance de dix au- tres enfants futurs , quoique plus parfaits que lui, et que même une longue postérité que les prophètes vous promettraient ne vous semblerait ni si désirable ni si chère que ce seul fils que vous aimez et que vous possédez aujourd'hui : vous-même, dis-je, vous ne pouvez concevoir que des mondes qui ne sont point encore, sont moins chers et m^ins précieux devant Dieu que ne l'est votre àme depuis qu'il lui a donné la vie et qu'il a commencé à la posséder et à l'aimer. O anges, leur dit-il, selon la pensée d'un Saint Père, lorsqu'ils voulurent le détourner du dessein de racheter par sa mort l'iioiume pécheur, et qu'ils lui représen-
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talent combien de créatures plus excellentes et plus nobles que ce pécheur malheureux pouvaient être tirées du néant et mises à sa place , ô anges, savez-vous bien ce que c'est que d'être père, et d'être un Dieu créateur d'une âme spirituelle et divine, et savez-vous ce que c'est que d'aimer in- finiment?
Je conçois bien , dit le gentilhomme, que Dieu a pour nous quelque sentiment de compassion et d'amour , et qu'il lui est glorieux de nous conser- ver. Ce qui semble incroyable et incompréhensi- ble aux incrédules, c'est qu'il nous veuille conser- ver par la perte de sa gloire détruite et profanée dans les opprobres de l'Incarnation et de la mort. Ce remède , disent-ils , a des indignités que la rai- son ne peut attribuer à Dieu sans répugnance et sans de justes plaintes contre l'Évangile, qui lui en fait le rapport , et qui exige d'elle un consen- tement si peu raisonnable.
C'est-à-dire, répondit Eugène, que vous chan- gez de syllogisme, et que vous, qui venez de dire que l'homme, cette petite et ingrate créature, ne devait point être racheté , vous confessez main- tenant qu'il le doit être ; mais vous prétendez qti'il est inutile et messéant de le racheter par un remède si cher et si magnifique, Dieu en ayant beaucoup d'autres de moindre prix qu'il pourrait employer très-utilement. Monsieur , je vous l'ai déjà dit , mais puisque vous n'y avez pas fait ré- flexion, je vous le dis encore une fois : notre mal est un péché , et en ce mot consiste ce que les théologiens ont recueilli des Ecritures , pour répondre à votre doute , et pour vous convaincre que c'est l'unique remède qui devait être em- ployé, parce qu'il est le plus propre aux desseins de sa sagesse et de sa providence. Car si le mal de l'homme est un péché, n'est-il pas indispensa-
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l)le et nécessaire, pour en èlre guéri , que l'iiomme apaise Dieu? Peut-il l'apaiser, s'il ne le satisfait pleinement et autant que le veut la justice? La satisfaction peut-elle être pleine et entière, si elle n'est aussi grande que la malice du péché , qui est infiniment odieuse ? Peut-elle être entière et infi- nie , si l'homme qui satisfait n'a dans soi le prin- cipe de cette infinité, et s'il n'y trouve une per- sonne qui rende sa satisfaction égale à la faute et proportionnée à l'infinité de sa malice ? Et enfin, l'homme peut-il avoir une personne infiniment nohle et sainte, si Dieu même ne lui donne la sienne, et si, répandu dans son cœur et dans ses membres par l'union hypostatlque, il ne devient le coopéraleur et le principe immédiat des actions de sa charité miraculeuse ; Dieu l'a fait; il a donné sa personne à l'homme. L'Homme divin a enduré et s'est sacrifié sur la croix. Dieu le Père s'est apaisé ; la paix , la grâce et la vie ont été rendues au genre humain ; tous les hommes sont sortis des tombeaux ; les portes du paradis se sont ou- vertes ; l'éternité bienheureuse et la liberté des anges sont devenues communes aux esclaves du démon; tous les pécheurs qu'on destinait et qu'on traînait au supplice ont vu rompre leurs chaînes ; il n'est plus resté d'autres captifs que la mort et le péché, qui sont enchaînés dans l'enfer avec la douleur et les larmes ; Mors ultra non crit , ne- que luctus , neque clanior, neque dolor erit ultra. Voilà tout le mystère de l'Incarnation et le pré- cis de cet Evangile qu'on vous annonce, et que vous accusez de manquement de respect contre Dieu et de violence contre votre jugement. On vous dit que le frère charitable des hommes pé- cheurs , afin de satisfaire à la justice offensée et de racheter ses frères , a besoin que Dieu se joi- gne hypostaliquemeut à sa nature, et qu'il la sou-
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tienne de l'une de ses personnes ^ que c'est uni- quement ce qu'il demande,promettant qu'aussitôt il accomplira le reste à ses frais , qu'il réparera l'honneur divin , et qu'avec ce secours et cette grâce, il contentera la justice infiniment, et plus qu'on ne Ta déshonorée. Dieu y consent , on vous ordonne de le croire , et voilà ce que vous appelez horriblement insupportable à la raison!
Le gentilhomme demeura un moment ou deux sans rien répondre , considérant ces vérités théo- logiques; et puis, rompant le silence : Cela, dit-il, ne satisfait pas et ne contente point notre esprit, car par l'union hypostatique, Dieu ne donne pas son pouvoir ni ses richesses : il se donne lui-mê- ïïie , il s'abaisse en sa propre personne. J'avoue bien que c'est là un remède profitable et un ex- cellent moyen pour la rédemption des hommes, mais l'abaissement de Dieu est un plus grand mal et un accident plus pernicieux que ne serait la perte et la damnation du monde entier et de mille mondes.
Vous changez encore une fois , réplique Eu- gène, et vous ne parlez plus de l'inutilité de ce remède ; vous confessez que c'est le meilleur et le plus propre , mais vous parlez seulement de sa messéance. Vous craignez que Dieu n'ait commis une indignité contre lui-même et qu'il n'ait fait tort à sa grandeur infinie de s'être abaissé pour relever l'homme et pour le retirer de l'oppro- bre et de la misère. Je vous sais bon gré , pour- suivit-il , du zèle que vous témoignez pour les in- térêts de la majesté divine ; mais vous n'êtes pas seul qui ayez eu cette crainte et qui ayez aperçu le danger. Quantité d'autres s'inquiétèrent autre- fois là-dessus, et pensèrent que la Divinité ne pouvait se joindre par hypostase à une nature in- firme j ni se trouver parmi les corruptions de no-
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tre corps sans se salir honteusement, et sans se faire un outrage scandaleux et irréparable. En effet , comme ces paroles Ferhiun caro factiim est leur semblèrent évidentes , ils crurent qu'ils ne devaient pas nier que le Verbe s'était incarné, mais ils jugèrent que, pour remédier aux peines de leur esprit et aux dangers qu'ils craignaient , il fallait donner au Verbe une humanité plus no- ble et un corps d'une matière plus précieuse et plus séante à ses grandeurs que celui du commun des hommes. Sur quoi leur extravagance respec- tueuse leur fit concevoir d'étranges idées et de ridicules inventions pour sauver l'honneur du Verbe divin.
Un certain rabbin, au rapport de Calatinus, s'avisa de dire que les anges , dès le commence- ment du monde et avant le péché , allèrent pren- dre la matière de son corps dans le paradis ter- restre ; qu'à l'endroit qu'ils virent couvert des plus belles fleurs , ils prirent une particule de cette terre vierge et sainte , et qu'ils la transportèrent dans le ciel, qu'ils l'y conservèrent durant quatre mille ans, et puis, quand le temps fut venu que les mystères devaient s'accomplir, qu'ils la rapportè- rent ici-bas ; qu'ils l'approchèrent de la personne sacrée de la Vierge; que, par une pénétration imper- ceptible, elle y entra sans blesser sa virginité , et qu'alors le Saint-Esprit, se servant de la chaleur naturelle de Notre-Dame , cuisit cette terre et en forma un corps humain.
Philaster et Cerdon pensèrent que la terre étant toujours terre et trop matérielle , on devait plu- tôt dire que le Verbe ramassa quelques parties de l'air , et qu'il s'en revêtit comme d'un corps , trompant nos yeux sous la figure de ce visage ap- parent.
Manés craignit que l'air ne fut pas encore as-
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sez noble pour être employé à vêtir un Dieu. La pensée qui lui vint fut que les anges allèrent cou- per une partie du soleil, et que, de cette étoffe, ils firent un corps dont ils le revêtirent.
Marcion, jugeant que, selon le texte de l'Ecri- ture, il fallait confesser que son corps était sem- blable au nôtre , pour satisfaire à sa crainte , con- çut une foHe plus ingénieuse : il voulut que le Sauveur , afin de se conserver en pureté , comme nous autres nous changeons d'habits , changeât de corps tous les mois ; qu'il en prît un nou- veau, et qu'ainsi, par le moyen de ces changements renouvelés, il n'y avait rien en sa chair qui ne fût toujours neuf et entier, toujours pur et immaculé comme son esprit.
Apollinaire chercha une autre invention pour contenter son scrupule: il fit réflexion que l'impu- reté du corps humain ne venait que des impuretés de l'âme ; et sur cela, suivant la conduite de son ignorance , il crut que le vrai secret d'exempter le Verbe de confusion était de dire qu'il n'avait point pris l'âme de l'homme, et qu'il ne s'était uni qu'avec la chair à laquelle sa Divinité servait de vie et donnait le mouvement.
Nestorius, sans vouloir subtiliser , aima mieux dire que le Verbe n'avait rien pris de l'homme ; qu'il s'en était seulement approché , mais sans le toucher ni l'embrasser par aucune union hypos- tatique; qu'il s'en était séparé personnellement, de peur qu'il ne lui communiquât ses maladies et ses autres infirmités.
Pour vous , Monsieur, qui faites ici le person- nage que j'ai dit , vous tranchez plus court , et vous soutenez qu'en s'approchant même, il aurait contracté notre mal, qu'il est demeuré dans l'é- loignement où il était ; qu'il n'est point sorti du ciel ; qu'il n'a point changé de place non plus que
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de nature; qu'il n'a rien fait du tout, et que le mystère de l'Incarnation n'est qu'un songe de no- tre simplicité superstitieuse.
Vous le dites au moins ; ceux-là dont je parle l'ont dit , et ont conçu ces différentes chimères : ni eux ni vous n'avez entendu la vérité des sain- tes paroles , parce que la proposition de l'Évan- gile corrompue dans votre imagination maté- rielle, a pris les apparences d'un blasphème et n'a formé dans votre esprit que des erreurs et des pensées criminelles.
L'Evangile a dit que Dieu s'est fait homme ,• que le Verbe s'est incarné ; et vous, vous avez cru que, par ce mot d'Incarnation, il voulait dire qu'il s'était fait un mélange du Verbe et de la chair, une pénétration mutuelle de deux suppôts confondus ensemble , une composition d'huma- nité et de Divinité, qui , comme il arrive aux autres mélanges, se communiquaient mutuelle- ment leurs qualités, et que, de cette mixtion, il résultait un troisième être composé des substances et des propriétés de ces deux natures confon- dues ; et en tout cela, vous n'avez vu que l'oppro- bre et la ruine de la Divinité transfigurée en la corruption de la nature humaine.
Mais vous vous êtes trompé. C'est donc vous qui m'avez trompé, repartit le gentilhomme, car ils sont deux ensemble ; ils sont l'un avec l'au- tre, l'un dans l'autre: donc, ils sont mêlés; donc, leurs qualités sont communes et transfuses mu- tuellement en la substance qu'ils embrassent cha- cun, et qu'ils pénètrent par leur union hyposta- !ique.
Vous vous trompez , dis-je encore une fois, reprit Eugène d'une voix forte, et vous n'enten- dez pas ce que l'Eglise vous enseigne. Il n'y a
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point ici de mélange, ni de confusion, ni de conver- sion, ni de transformation,ni de changement vérita- !)le : c'est une union personnelle des natures divine 5t humaine unies par l'unité d*unemêmehypostase. Le Verbe, qui n'était auparavant que la personne de la Divinité, est devenu la personne de l'hu- manité; il soutient l'une et l'autre : ce même tronc supporte les deux branches , et il se fait un seul arbre , où ces branches distinctes, sans être mêlées ni confondues , sont unies en l'unité du tronc qui les soutient. Il se forme , dis-je, un Jé- sus-Christ , un Emmanuel , dans lequel Dieu et J 'homme , distingués en leurs natures autant que jamais , sont un par l'unité de la personne divine , qui est commune aux deux , et qui est leur base indistincte et invariable.
Vous ne voulez pas , répondit le gentilhomme, que je dise que, dans le Sauveur, la nature divine et la nature humaine aient été mêlées: j'y con- sens , je ne le dirai point. Vous voulez que je parle comme vous, comme parlent tous les Chrétiens, et que je confesse de bouche et de cœur que le Verbe s'est revêtu de notre chair, que Dieu s'est fait homme, que le prince s'est fait esclave: je le confes- se, je lediSjjeledirai.Maisil faut donc, et nécessai- rt ment, que vous me permettiez de dire que, dans ce prince devenu esclave , la principauté est cap- tive et prisonnière; que dans ce Dieu devenu hom- me et rendu humble et misérable , la Divinité est humiliée et abaissée, devenue moins puissante et moins heureuse qu'elle n'était auparavant.
Non, Monsieur, reprit pAigène ; cette parole est une impiété et une hérésie damnable. Le Verbe, descendant du ciel et s'enfermant dans notre hu- manité, n'est pas, comme un roi descendu de son Irône et déchu de son pouvoir, traîné captif et enchaîné dans une prison où il cesse de régner et
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(l'être heureux. Le Ver])e incarné ne cesse point d'être le Verbe, d'être le Tout-Puissant et 1 Infini. Parmi les opprobres de sa naissance temporelle et les pauvretés de l'étable , il est riche, il est heureux, il est immortel, il est Dieu autant qu'au- trefois; il a la même force, la même majesté , la même indépendance , la même grandeur qu'il possédait dans le ciel ; et c'est un blasphème en no- tre religion de dire que le jour qu'il s'est fait homme, il ait discontinué d'être ce qu'il était eu sa nature divine, ou qu'il ait rien perdu des félici- tés éternelles et des beautés qu'il tira de Dieu sou Père, au jour de sa vertu , quand il naquit avant Lucifer dans les splendeurs des Saints : Nostra sus- cipiens y et propria non ajnitteîis. En un mot, la Divinité est dans l'homme comme la lumière du soleil dans un cristal, aussi distincte du cristal aussi claire en elle-même, aussi peu matérielle et aussi peu fragile qu'elle l'était auparavant. In se incomniutahllis perscv^erans^ nullcun suhiit om- nipoientia detrimentiun , nec Dei formam servi forma vîohwit.
Mais , reprit Pelage, dans cet homme, dans cet enfant qui naît d'une femme, la Divinité ne fait pas ce qu'elle fait dans le ciel ni dans les autres endroits du monde. Le Verbe n'opère là-dedans que des actions humaines, que des actions de ser- vitude. IncomniutabiliSy encore une fois , s'écrie Eugène, jusques entre les bras de sa mère, non- seulement il conserve les pouvoirs et les magnifi- cences de la dignité divine, mais aussi il en exerce toutes les fonctions. Puisque vous ne le savez pas, Monsieur, demandez à Saint Jean l'Évangélisle ce que c'est que ce Fils de Marie qui vient de naître: il vous répondra: Lux in tcncbris liicct : ce petit enÇtint dans la crèche est une lumière qui, au milieu de la nuit, produit le jour et enseigne la
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vérité. Il est une puissance qui, au milieu des in- firmités , produit le monde et commande aux rois ; une sainteté qui , au milieu du sang et delà matière, sanctifie les anges ; une beauté qui, parmi ]es ombres de la terre, éclaire le paradis et glori- fie les bienheureux ; un Verbe qui, dans la chair, est l'origine du Saint-Esprit et le principe de la grâce ; un Fils qui, dans le temps et dans la mort, est la vie , le repos et l'éternité de Dieu , son Père : Lux in tenebris , et tenehra eam non coni" prehenderunt.
Ingénument, Messieurs, y a-t-il esprit humain , angélique ou incréé, ya-t-il religion sur la terre, y en a-t-il dans le ciel qui puisse annoncer aux hommes une doctrine de la Divinité plus divine et plus agréable à la raison? A-t-on jamais parlé de Dieu si dignement , et jamais sa sagesse , sa puissance , son amour, ses perfections, ont-elles été si éminemment élevées, ou, comme parle David, si terriblement magnifiées qu'elles le sont en ce mystère ? Dieu devenu néant et abaissé sous l'homme, voilà la plus haute élévation où puissent être la miséricorde et l'amour. Sic Deus dilexit. Et voilà le plus glorieux état où pou- vaient aspirer la justice et la majesté, lorsqu'elles voient un Dieu devenu leur victime et immolé sur la croix parmi les ignominies et les douleurs, pour satisfaire à leur droit et pour obéir à leur parole : Fnctus ohediens usque ad mortem. Le Dieu vivant devenu l'homme mourant, et par l'union personnelle des deux substances , trouver l'in- vention d'accorder la grâce et la loi , et de glori- fier infiniment l'une et l'autre : A Domino faciwn est istud , et est mirahile in oculis nostris.
Vous parlez doctement et éloquemment, reprit Pelage, arrêté mal à propos à sa pensée, mais je parle clairement. Dieu est mort, Dieu a souffert.
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Dieu a été crucifié, humilié , anéanti ; il a subi toutes les peines d'un trépas ignominieux et dou- loureux ; ce sont les termes de la relig^ion chré- tienne , et vous voulez que la raison le croie et qu'elle se soumette à ces propositions sans répu- gnance et sans plainte! Car enfin, si, dans le Sau- veur, dès queThomme est mort , l'humanité est morte, ne faut-il pas , si Dieu meurt , que la Di- vinité meure aussi , et qu'elle périsse en même temps ?
Les enfants, dit Eugène, savent répondre à ce doute ; ils vous disent que, dans Jésus-Christ , l'homme meurt en sa propre nature, et que Dieu meurt en une autre nature que la sienne, qui de- meure entière et infiniment impassible parmi ces passions et cette mort qu'elle sanctifie. Ce que vous venez de proférer, c'est en propres termes le blasphème et le raisonnement de l'ignorance et de la folie de Nestorius, qui soutenait, contre Saint Paul , que la sainteté et la vertu sont ma- lades et infirmes , lorsque l'homme vertueux se porte mal. Le raisonnement de cet hérésiarque eût été bon , si ce que pensait Eutychés eût été vrai , qu'il n'y avait que la nature divine en Jésus- Christ, couverte des apparences de la nature hu- maine, et que, sous ces apparences, le seul Verbe avait fait et souffert ce que l'Evangile nous ra- conte du Sauveur , que l'homme n'avait point enduré, puisqu'il n'y avait qu'un Dieu sur la croix revêtu de l'ombre du corps humain.
Il est évident que, selon cette doctrine, les fla- gellations , les douleurs , les opprobres et les ignominies tombèrent sur la Divinité, et que la destruction qui arriva n'ayant pu être que la des- truction de cette nature éternelle et invulnérable, noire raison a sujet de frémir d'horreur et de crier anathènie contre les docteurs qui l'ensei-
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gnent. Mais ce n'est pas ce que dit l'Église nî ce qui est écrit dans l'Evangile : la doctrine catholi- que, comme vous savez et comme je l'ai déjà dit deux ou trois fois, est que Notre-Seigneur était Homme-Dieu , et qu'il y avait en lui deux natures unies par une seule personne qui leur était com- mune, et dont elles étaient également soutenues.
C'est tout ce que la foi propose à notre raison, et c'est aussi ce qui vous découvre votre erreur et votre aveuglement , quand vous craignez que la Divinité n'ait souffert et qu'elle ne soit morte sur le Calvaire. Les souffrances et la mort n'ont touché que l'humanité comme leur unique sujet ; les peines de la nature humaine ne sont pas entrées jusque dans la nature divine , parce qu'elle était infiniment distincte et différente d'avec elle : mais le prix de la personne divine est entré dans la na- ture humaine, parce qu'elle était sa personne et qu'elle la soutenait.
Cette personne incréée , comme elle était le principe des actions de l'homme, les sanctifiait et les rendait dignes de racheter mille mondes ; mais comme elle n'était pas le sujet passif de ses souffrances, elle n'en recevait aucun déshonneur ni aucun dommage.
Les actions du Sauveur étaient théandriques: elles sortaient de la personne de Dieu et de la volonté de l'homme; l'une et l'autre agissaient ; mais ses douleurs étaient simplement humaines , d'autant que Dieu, qui les souffrait, ne les souffrait pas comme Dieu , et que sa nature immortelle n'était pas soumise immédiatement à ces peines de notre mortalité ; en un mot , Dieu mourait, la Divinité ne mourait pas.
Tandis qu'Eugène tournait cette proposition en diverses manières pour la mieux faire entrer dans l'esprit de ces Messieurs , Eulime prit la parole,
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et avec un respect cligne de sa sagesse et de sa dé- votion , demanda s'il n'eut pas été plus à propos dans l'Eglise, afin qu'on s'éloignât davantage du danger et de la crainte d'offenser l'adorable im- passibilité de l'Etre divin, de s'ajjstenir de ces termes: Dieu est mort. Dieu a été crucifié , et se contenter de dire : Jésus-Christ est mort, le Sau- veur a souffert, le Sauveur est né d'une femme. Il semble , dit-il , que cela n'aurait fait aucun tort à la foi de l'union hypostatique, et que cependant il eût soulagé les esprits faibles, qui croient en- tendre je ne sais quoi d'offensant contre la Divi- nité, quand on leur dit que Dieu est mort.
Hélas î répondit Eugène , que nous aurions été coupables contre sa b(uité de n'oser le dire ! Que nous l'aurions privé d'un grand honneur, et s'il est permis de parler ainsi , que nous l'aurions désobligé ! Quiconque ne peut être honoré ni relevé que par des actions d'amour, ne peut être honoré que par le seul abaissement : il n'y a point pour lui d autre véritable élévation que de devenir moindre qu'il n'était.
Il est vrai, Messieurs , qu'une alliance noble et illustre est l'honneur des gens de basse extrac- tion. Une villageoise choisie pour être la femme d'un empereur ou d'un roi , ne man<pie pas de prendre aussitôt le nom de son mari , et de se faire appeler l'Impératrice ou la Reine , et de porter la couronne et les habits de cette dignité ghjrleuse ; elle veut qu'on oublie sa maison , et qu'on ne sa- che plus rien d'elle, sinon qu'elle est princesse et maîtresse, et que toutes les qualités et les gran- deurs de son mari lui appartiemient avec autant de droit que sa personne. C'est là l'honneur et l'a- vantage des petites créatures, et naturellement mi- sérables .
Mais les êtres parfaits ont un sentiment bien
17^ ÈNTRETIEI* V.
contraire et des intérêts bien différents : comme ils son tau-dessus de tout, et qu'il n'y a point pour eux d'alliances avantageuses , sinon celles qu'ils contractent par les inspirations d'un amour désin- téressé et véritablement magnanime , ils ne se van- tent que de celles-là ; ce sont les seules dont ils veulent prendre les titres, et porter les noms et les marques aux jours de leurs couronnements et de leurs triomphes.
Dieu, le plus parfait de tous les êtres, par un amour ineffable et inconcevable, s'est allié à la nature de l'homme ; il s'est joint intimement et hyposlatiquement avec elle, et lui a communiqué ses félicités et ses biens. Cette alliance, Messieurs^ bien loin de le couvrir de honte, relève extrême- ment sa gloire. Il ne croit pas que ce soit assez de n'être qu'une seule personne avec son épouse ; il veut n'avoir plus qu'un même nom et être ap- pelé comme elle. Il veut porter tous les titres de ses faiblesses et de ses pauvretés : il veut être ap- pelé le Dieu-homme, le Dieu nécessiteux, le Dieu crucifié, le Dieu mourant. C'est lui, dans cette al- liance, qui oublie sa naissance ancienne et divine j c'est lui qui, renonçant , ce semble, aux titres ho- norables de son extraction céleste , veut qu'on dise désormais que le Verbe est le fils de l'homme, qu'il est né d'une femme au milieu des temps, et ce serait outrager son amour, quand nous parlons des souffrances de la Passion, de ne lui donner que le nom de Sauveur, et de n'oser dire que Dieu a été crucifié. Je puis même dire hardiment qu'une Eudoxia tirée du village pour devenir la femme d'un Théodose , ne serait pas si offensée qu'on refusât de la nommer impératrice,que Dieu, tiré du trône du paradis pour devenir ici-bas Té- poux de notre nature mortelle , le serait, si l'on craignait de l'appeler homme et de prononcer
ENTRETIEN V. lyg
ces paroles : Verhujn caro factum est , le Verbe a été fait chair et il s'est anéanti.
Ces Messieurs ne purent pas s'empêcher de se témoigner les uns aux autres les sentiments que cette réflexion faisait naître en leurs esprits. Il est néanmoins véritable , poursuivit Eugène en inter- rompant ce qu'ils disaient, que le Verbe, en pre- nant les noms qui nous sont propres , a retenu les siens, et qu'au même temps qu'il s'est revêtu de notre mortalité et de notre ressemblance , non rapinam arbltratus est esse se œqualem Deo , il n'a pas commis un larcin de porter encore le nom d'égal et de consubstantiel à son Père, et de s'at- tribuer les titres de la Divinité les plus nobles et les plus divins.
Pelage, qui n'était pas attentif, mais qui conti- nuait de rêver à ses difficultés, se souvenant de celle qui lui semblait la principale, interrompit Eugène : S'il est vrai, dit-il , que le Verbe s'est incarné, qu'il a satisfait pour nous sur la croix, et que, par son sang, il a payé toutes nos dettes, d'où vient qu'on nous poursuit encore et que nous continuons d'être misérables ? comment est- ce que Dieu exige de nous des satisfactions , et nous assujettit encore aux souffrances, aux mala- dies, à la mort, et qu'il punit notre péché avec autant de rigueur que si le Rédempteur n'avait rien fait ? Nous lui devions beaucoup: son Fils lui a rendu plus que nous ne lui devions , et néan- moins, voilà qu'il nous traite comme s'il n'avait reçu aucune satisfaction , et qu'il exerce contre nous toutes les sévérités d'une colère impitoyable. Notre-Seigneur sur la croix a demandé, non-seule- ment qu'on nousremît notre péché, mais aussi qu'on nous exemptât de toutes les peines du péché, des afflictions, des maladies, de la mort. Il l'a de-
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mandé et il l'a mérité. Eq effet , on le lui accorde, dit rÉcilture ; Dieu le promet; il assure qu'il n'y aura plus ni de péché , ni de larmes , ni de mort dans le monde , et cependant voilà que nous pleu- rons et que nous mourons tous les jours , comme on mourait au temps de Noé. S'il est vrai que le Sauveur soit venu et qu'un Dieu se soit incarné pour nous empêcher de mourir, pourquoi mou- rons-nous ?
Qui vous a dit, repartit Eugène , que Notre- Seigneur est venu pour nous exempter de la mi- sère et du trépas ? Parlons correctement comme parle l'Evangile, et disons qu'il est venu pour nous en délivrer. Voici une petite histoire, ajouta-t-il, qui est la réponse claire et nette de votre doute, et plût à Dieu qu'elle entrât dans l'esprit de ceux qui s'étonnent de voir encore des larmes parmi les Chrétiens ! Il y a plusieurs années qu'un saint homme alla trouver le juge de la ville où il était: Monsieur, lui dit-il, vous avez dans vos prisons un malheureux criminel que je connais, que j'aime, et que je me trouve engagé à secourir dans le danger où il est. Vous l'avez condamné ce malin à mourir sur une roue. Je n'entreprends pas toutefois de le justifier, et moins encore d'ohtenir que vous ayez pitié de lui et que vous révoquiez votre sentence : elle est juste , et ce serait un scan- dale de s'y opposer. Ce que je viens vous deman- der, c'est que quand vos ordres auront été exécutés et que le criminel sera mort, vous permettiez que je le re£suscite , et qu'en vertu d'un pouvoir mi- raculeux que j'ai reçu de Dieu, je lui rende, non- seulement la vie, l'innocence , la réputation et la liberté, mais encore autant et plus de biens qu'il en aura perdu, et qu'enfin je fasse en sorte qu'il son beaucoup plus heureux et plus riche qu'il n'é-
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tait avantqu'il eût commis aucune faute. Le juge, aussi raisonnable etcharitable que juste et sévère, consentit à cette proposition, et loua un si admira- ble accommodement de la miséricorde avec la jus- tice et la loi. On tira le criminel de la prison et on le conduisit au supplice. Quand il se vit sur Téclia- faud entre les mains d'un bourreau, il fit en son âme des plaintes amères contre l'infidélité prétendue de ce saint homme, qui lui avait promis de le se- courir et de le sauver. Mais quand, après les tour- ments et le trépas, il se vit rappelé de l'autre mon- de, et rétabli soudainement en la possession de la vie, de la liberté , de l'honneur et de tous les autres biens , par le secours de cet ami incompa- rable , quelles admirations, quelles joies, quels remercîments !
Voilà, Messieurs, tout le mystère de notre ré- demption. Aussitôt qu'Adam eut péché. Dieu, par un décret irrévocable , condamna le genre humain à trois châtiments : l'un , de naître sans la grâce ; le second, de vivre dans le travail et de pleurer toute sa vie ; le troisième, de mourir : trois châ- timents communs et trois sujets de l'Incarnation du Verbe, qui a voulu, je ne dis pas nous en exempter tout à fait, mais nous en délivrer quand nous les aurions soufferts. Vous le savez , Mes- sieurs , et les Chrétiens devraient soigneusement remarquer cette importante vérité, que Jésus- Christ n'a jamais conçu le dessein d'empêcher que nous ne fussions misérables et sujets à la néces- sité de mourir, mais bien de faire en sorte, lors- que nous l'aurons été durant le temps, qu'enfin, par un secours miséricordieux et par une trans- formation admirable, nous devenions impassibles, immortels et éternellement heureux. Il ne de- vait nous exempter ni des misères ni de la mort, car l'arrêt de son Père était juste: il fallait néces-
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saiiement qu'il fut exécuté eu la personne de tous ceux qui avaient été condamnés. Notre-Seigneur savait très-bien qu'en instituant son testament de miséricorde , il devait respecter le testament de justice, et tellement satisfaire aux intentions de son amour infini qu'il ne violât pas les lois d'une colère infiniment sainte et juste : Nonvetii sohere legem , sed adiinplere.
Il le devait, et il l'a fait. Car dès que les hom- mes furent condamnés , cet adorable Sauveur fit à son Père les mêmes propositions que ce saint homme fit au juge dont j'ai parlé , demandant qu'après que tous les arrêts de la justice seraient accomplis sur nous, que, par les mérites infinis de son propre sang, il nous rendît tout ce que nous aurions perdu par la rigueur de ces arrêts exécu- tés. Dieu le Père ne manqua pas d'y consentir , et il arrêta dès lors qu'après que nous aurions subi l'arrêt et souffert les trois peines imposées , la privation de la grâce en la naissance , les travaux et les afflictions durant la vie, et enfin la mort , le Sauveur nous délivrerait de tout, nous rendrait éternellement heureux , et exercerait envers nous sa miséricorde selon toute l'étendue de ses désirs. C'est , Messieurs , ce qu'il fera au jour de sa ré- surrection générale , lorsqu'il retirera nos corps delà terre, et qu'il changera nos misères d'aujour- d'hui en une immortalité glorieuse. Il n'a donc pas commis un larcin en prenant le nom d'égal à son Père , et en s'en attribuant, comme j'ai dit, les litres les plus incommunicables de la Divinité; Non rapinam arhitratus est esse se œqualem Deo,
Ces paroles de Saint Paul ayant rappelé dans l'esprit d'Eugène la mémoire des grandeurs du Verbe incarné , elles y firent naître en même temps de l'indignation contre ceux qui pensent voir quelque chose de méprisable dans cette per-
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sonne sacrée; et cette colère augmentant ses for- ces, il éleva la voix, et la poussa, comme pour ouvrir les portes des cœurs et y faire entrer quel- ques rayons de la gloire du Verbe incarné : mais il se retint aussitôt, comme étant arrêté par quel- que crainte.
Eutime, qui n'avait pas dessein qu'il se tût en une si belle occasion, pour lui donner sujet de passer outre et de communiquer ses pensées à la compagnie, lui demanda si les principales qualités de l'Homme-Dieu n'étaient pas celles de médiateur, de répafateur, de roi souverain. Ce discours fst au-dessus de mes forces , répondit jEugène , et je dois plutôt me taire en cette occasion que parler. Néanmoins, ajouta-t-il , les grands sujets veulent peu de paroles. Pour faire le panégyrique des per- fections du Verbe incarné , il suffit de les nom- mer : elles sont si extraordinaires que l'homme ne peut les avoir inventées, et il faut qu'elles soient vraies, puisqu'on sait leurs noms. IMaissi elles sur- passent notre invention, elles surpassent encore davantage notre explication et notre éloquence. Ce sont des grandeurs qui se peuvent dire, mais qui ne se doivent pas expliquer : par leur nom seul , ou par le premier mot que l'on en dit, elles épuisent toutes les forces de l'esUendement de riiomme.
Les Pères spirituels remarquent qu'on lui attri- bue des éloges différents, selon la différence des trois endroits où il est particulièrement connu : dans le sein de son Père , dans le ciel parmi les anges , et dans l'Eglise ici-bas avec les hommes.
Je dis donc en peu de mots que , dans la pre- mière et la plus haute de ses demeures , chez Dieu le Père où il habite éternellement, il est son Fils , son Verbe incréé, son image consubslantielle et viyanle, cl (ju'll y i>( oit lu vie d'une manière qui
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est le dernier degré de la hauteur , et qui l'élève infiniment au-dessus de toutes les sublimités du monde : Sublimis et excelsus hahitans œternita' tem .
Il est vrai que les hommes naissent ici-bas, mais par les lois indispensables de leur nature cor- rompue , avec quelque magnificence ou sous quelque couronne qu'ils puissent naître . il faut qu'ils naissent honteusement dans l'impureté, dans le péché, dans l'ignorance, et que la vie qu'ils y reçoivent ne soit qu'une participation , et comme une petite étincelle de la vie de leurs pa- rents.
Les avantages du Verbe au-dessus d'eux, et les privilèges de sa naissance incommunicables aux créatures, sont de naître avec la grandeur qui lui est propre , et de recevoir avec la vie autant de biens et de perfections, autant de sagesse, de force et d'âge qu'il en faut pour être égal à son principe;
De naître avec l'éternité durant les temps , et toujours sans commencer et sans finir, et sans naître plus d'une fois;
De naître avec la sainteté par Témanation d'un Père infiniment pur et vierge, vierge lui-même parle vœu qu'il en fait, pour ainsi dire, en pro- duisant le Saint-Esprit, qui n'est autre chose qu'un amour voué pour être à Dieu , à Dieu seul, entièrement et pour jamais ;
Enfin , de naître avec la béatitude souveraine et dans la gloire, au milieu des clartés et des féli- cités infinies, dans le sein d'un soleil, dont les rayons répandus au dehors éclaireront les Saints et les rendront éternellement heureux : Tccuni prlnclpium in die virtutis tuœ ^ lui dit David. Le jour de votre naissance est le jour de votre force; le Tout-Puissant et l'Éternel vous donne sa puis- sance avec la vie ; il vous la donne lorsqu'il est
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vierge. La siibstance paternelle qui vous produit est aussi le sein maternel qui vous conroit, et d'où vous naissez tout brillant des splendeurs de la gloire et de la sainteté : In spleiidorihiis saiic- torum ex utero ante luciferum genui te. Yoilà ce qu'on dit de Jésus, et les éloges qu'on lui attribue dans le sein de Dieu le Père.
Ce qu'on en dit dans le ciel et parmi les anges est qu'il est le réparateur des disgrâces et des per- tes anciennes arrivées parmi eux , et qu'il y a cinq mille ans et davantage que ces esprits célestes soupirent en attendant le jour heureux qu'il réta- blira leurs ruines , qu'il repeuplera leurs déserts, et que, par ce dernier miracle , il consommera so- lennellement les ouvragées de sa miséricorde : A'Alificahit déserta a seculo , ruitias antiquas
érige t.
Je veux dire, ce qu'on oublie de remarquer, qu'en effet Notre - Seigneur , dès qu'il naquit ici-bas et qu'il commença à former le dessein de la réparation du monde entier , vit là-haut de grands désordres, quantité de places vacantes et tie ruines causées par la chute des démons, et que, touché de compassion , il conçut la pensée d'y jemédier, et d'étendre jusque là les mérites de ses douleurs et les entreprises de son amour; (pi'afin de le faire dignement, au lieu de pro- duire de nouveaux séraphins et de nouveaux anges, il regarda les hommes , et chercha parmi eux des personnes propres à l'exécution de son entreprise ; qu'il continue de les y chercher en- core aujourd'hui, mais que, n'y trouvant que des hommes faibles et languissants dans les infirmités et dans les souffrances , ou des hommes pécheurs et voués à l'enfer, ou des hommes morts et en- terrés, il se dispose à employer toutes les forces de sa puissance, et que, puis(pi'il i'enlrepreudet
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qu'il le veut, il ne manquera pas de raccomplir heureusement à l'heure que se providence a mar- quée. Le jour viendra qu'il brisera les chaînes, qu'il ouvrira toutes les portes de l'enfer et de la mort, qu'il en fera sortir en triomphe les captifs malheureux, qu'il leur rendra la vie , l'innocence et l'immortalité, qu'il les transformera en des va- ses de gloire, qu'il les conduira dans le ciel, qu'il leur donnera rang parmi les anges et parmi les sé- raphins, et que, par un miracle surprenant , ce sera de ces cadavres et de ces squelettes déterrés qu'il réparera les disgrâces , et qu'il restituera tout ce qui manquait de beauté et de richesse à la céleste Jérusalem ; Consolabitur Dominus Sion^ et consolahitur omnes ruinas ejus.
Concevez, s'il vous plaît , quelle est la grandeur de ce miracle : ces hommes formés de terre et de boue , ces pécheurs retirés d'entre les mains des démons et des portes de l'enfer, ces cadavres sor- tis de leurs tombeaux, auront une gloire méritée par la passion du Verbe incarné, et les splendeurs de cette gloire teinte du sang d'un Dieu répandu sur ces bienheureuses troupes , leur inspireront de nouvelles grâces, et rendront le paradis incom- parablement pkis beau qu'il n'était avant qu'il fût ruiné ; Consolahitur Dominus Sion , et magna erit gloria donius istius nouissimœ plusquam primœ.
Voilà ce qu'on dit et ce qu'on espère de Jésus- Ghrist dans le ciel.
Ce que nous en disons dans l'Eglise et sur la terre, c'est qu'il est l'original et le Créateur de no- tre nature tirée du néant, le Rédempteur de noire nature détruite par le péché, et la gloire de notre nature glorifiée;
Qu'il est le Dieu , le prêtre et la victime delà vraie religion , adorable depuis mole JM-ïqu'à la fia des siècles j
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Qu'il est le principe, le méJiateur et la fin du salut, la source inépuisable de la grâce, sancti- fiant les Saints par des mérites infinis , et infini- ment sanctifié avant tous les mérites ;
Qu'il est le premier conçu des prédestinés, le premier-né des immortels et le premier posses- seur du paradis, vivant, sur la terre, de la vie glo- rieuse, et vivant, dans le ciel, de la vie humaine avant pas un homme;
Qu'il est le chef de chaque corps et de chacpie compagnie, souverain en tous les rangs d'excel- lence et d'honneur, le prototype des beautés, le principe des sciences, l'inventeur des arts, l'an- cien des artisans , le maître des docteurs, l'exem- ple des Saints, l'hiérarque des prêtres , le mo- narque des rois , l'ange des anges élevé au trône de leur religion en la plus haute dignité de leur cé- leste hiérarchie : Rej; rcgiun et Dominas dominant tlum.
Je le puis bien dire,après Saint Jean, Seigneur, Roi des rois, et Roi partons les titres unis ensem- ble, et dont chacun séparément donne aux princes la puissance de régner et de commander aux peu- ples.
Roi par héritage, puisqu'il est le Fils de IJieu , légitime héritier de son domaine et de ses empi- res ; Filins rncns es tu: daho tibi ^rentes liœrcdita-
o
te m tua m.
Roi par élection, puisqu'il est le Roi des amants, le Roi des anges et des Saints, et l'élu des élus, choisi éternellement dans l'assemblée de l'amour et de la liberté : Dii^nus est Jgnus qui occisus est aeeipere virtutcni , et fortitudincni , et glo-
riam
Roi par con({uête, puisqu'il a vaincu sur le Cal- vaire , et soumis le monde aux pouvoirs et à l'eni- [)ire de sa grâce victorieuse : Quis est iste lie.c
Ibb ENTRETIEN V,
gloriœ P Dominas fortls et potens , Dominus po- tens in prœlio, \
Roi par alliance, puisque son humanité est unie au Verbe ; et que, par le droit de l'union hypos- tatique, elle est entrée sur le trône de gloire , et qu'elle s'y repose éternellement avec lui : Surge in requiem tuam , tu et arca sanctificationis tuœ.
Roi par paternité , puisque ses enfants sont as- sez nombreux pour faire le plus grand royaume et la plus grande assemblée de sujets , et que ses su- jets dans le ciel ont reçu de lui assez de vie, selon l'âme, pour être les plus véritables enfants et les plus obligés à l'obéissance que la nature ait jamais produits en l'un et en l'autre monde: Princeps pa- cis j Pater futuri seculi»
Roi par le mérite des vertus royales, la force, la magnificence et la bonté, qu'il a possédées émi- nemment et qu'il a exercées d'une façon miracu- leuse. Il est le seul entre les rois et les vainqueurs qui ait été fort dans le combat , miséricordieux dans la victoire et magnifique dans le triomphe.
Je ne parle. Messieurs, qu'après les anges, qui , lorsqu'on leur demande quel est cet homme qu'ils reçurent autrefois au ciel avec tant d'ap- pareil , et qu'ils honorent encore aujourd'hui par leurs adorations éternelles , cpiis est iste Rex gloriœ P répondent : Dominus fortis in prœlio , que c'est un roi qui , par un miracle inouï, a été fort durant le combat ; que les autres vain- queurs, en combattant, n'ont eu que des forces em- pruntées et des armes étrangères ; qu'outre leur personne , il leur a fallu des armées entières, des cent mille hommes pour les aider à combattre ; que Jésus-Christ a combattu sans aucun secours ; qu'il n'a eu besoin que de son bras pour vaincre des ennemis innombrables, et qu'il a trouvé dans
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son cœur toutes les forces nécessaires à sa vic- toire.
Que c'est un roi qui , par un autre nîiratle encore plus divin , a étépuissant et vraimetit vain- queur dans la victoire, et qui, au lieu d ôler la vie, l'a rendue à ceux qu'il a touchés de ses armes victorieuses. Que les victoires des Cyrus et des Pharaons , et de tous ces conquérants que le inonde admire, n'ont été que des massacres d'hom- mes , des renversements de villes ; que la victoire de Saint jMichel, là-haut au ciel, ne fut elle-même autre chose que la mortel la damnation de cent millions d'anges perdus et ensevelis dans l'enfer. Qu'il n'y a que la guerre de Jésus-Christ qui ait donné la vie au monde ; qu'aucun ange ni aucun homme n'en a reçu que du bien ; que la mort seule ot le péché ont péri par sa victoire ; que ses cha- riots armés qu'on a vus marcher dans les campa- gnes , ont porté partout le salut, l'innocence, l'immortalité, et que c'est très-justement que le Saint-Esprit, le doigt de Dieu , a* fait écrire sur leurs étendards ces paroles qui n'en seront jamais effacées ; Qui asceridis super equos tuos , et qua- drigœ tuœ sahatio.
Enfin que c'est un roi qui, par un troisième miracle, le plus surprenant de tous, a été infini- ment glorieux et magnifique dans le triomphe : C(iptii>am (luxit capt'u^itatcni .
Sa gloire est que, retournant au ciel, il y a mené la captivité captive ; c'est-à-dire que des captifs du démon, ce Sauveur en a fait les captifs de sa grâce. Les hommes qui ne pouvaient plus rece- voir de bien , ne pourront plus souffrir de mal; ceux qui ne pouvaient résister à leurs passions ne pouirt'Ut plus désobéir à Dieu ni commettre aucun péché : partout où leur mouvement les j-urtcra , ils 6c irouvcrout les esclaves heureux
II*
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(le sa volonté divine. Ceux qui euient enfermés dans les tombeaux, el qui ne pouvaient plus vivre ni s'échapper des prisons de la mort , ne pourront plus mourir ni sortir du milieu des féli- cités et des joies , ils seront attachés au principe de leur bonheur et de leur vie par des chaînes qu'on ne pourra jamais rompre , captifs éternellement immortels , impassibles et impeccables. Ascendens in altum , captwam duxit captwitatem.
Mais pour ramasser en un mot tous les éloges de Jésus-Christ, je dis qu'il est l'auteur de tous les biens et le réparateur de tous les maux. Je dis réparateur de tous les maux, sans en excepter aucun , car remarquez, s'il vous plaît, qu'il n'y a rien depuis le ciel empyrée jusqu'au dernier des éléments, depuis le firmament jusqu'à l'enfer, de- puis Dieu jusqu'à la dernière créature, qu'il n'ait réparé par ses souffrances, par sa mort douloureuse, ou du moins, qu'il n'ait mis en état d'être parfaite- ment réparé. Le jour viendra. Messieurs, ce jour lieureux,ce jour désirable et éternel, que, n'y ayant j^lus ni de ruines parmi les anges, ni de peines et de larmes parmi les hommes, ni de mortsurlalerre^ ni de péché au monde , ni de ténèbres et de man- quements dans la nature, nous verrons partout la gloire, la sainteté, l'immortalité, l'abondance et le repos ; partout un bonheur universel et infini y et que, selon la pensée de Saint Macaire, nous pourrons bien dire avec David : Jèsiis dous a sait- vés: louez-le^ campagnes ! louez-Ie, ruisseaux et fleuves ! rochers et pierres, ressentez du plaisir, et joignez vos louanges a celles des Sai/its : la rédemption ua jusquà vous.
Je dis auteur de tous les biens , et principa- lement de ceux que les élus possèdent et posséde- ront dans le ciel, car c'est la vision i)éali{ique de ses attributs divins qui glorifie les àniesj ce sont
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les rayons de sa splendeur visible qui glorifient et qui conservent les corps ; ce sont ses yeux qui sont les astres du ciel empyrée ; c'est sa présence qui fait les fêtes, les solennités et les l)eaux jours de la céleste Jérusalem. Il en sera le lloi, mais il ne régnera que par sa beauté ; il n'aura point d'autre pourpre qu'elle seule ; il ne sera couronné que de ses lumières; il ne sera puissant et armé que par ses attraits. Sa beauté seule fera les lois et la justice de son royaume ; il suffira de la voir pour demeurer éternellement dans la soumission, dans l'innocence, dans la sainteté, dans l'amour, dans la joie souveraine et infinie.
Enfin , je dis que c'est Jésus qui est aujourd'hui notre voie, notre vérité, notre vie, et qui est le maître des hommes et des anges. On lui en dispute le titre en quelques endroits de la terre , parce qu'il y a encore quelques endroits couverts des ténèbres du péché et de l'ignorance ; mais il faut que ses propres ennemis confessent que, sur la terre, il n'y eut jamais d'homme plus glorieug| plus puissant ni phis renommé que lui.
Pour éteindre sa mémoire et pour renverser son Eglise , l'enfer a formé une ligue des princi- pales nations de l'univers. Les rois, les empereurs et les consuls , les sénats , les aréopages, les ré- publiques , les religions, les philosophes ont quitté les différends qu'ils avaient entre eux pour conspirer d'un commun accord à la destruction de sa gloire. Le monde lui a livré des batailles de toute manière ; il l'a combattu par l'épée, par la langue, par la plume; il a armé contre lui des st)phisles , des juges, des tyrans, des bourreaux , des persécuteurs , et il a été un temps où il n'y avait point parmi les hommes d'autre affaire que de tourmenter ses martyrs, et de noyer sa religion dans un déluge de larmes et do san^j : Aosiri^.
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sanguînîs effasio iinum erat muncll negotîum. Et néanmoins, quelle religion plus immortelle et plus invincible? quel nom plus fameux, plus triom- phant , plus illustre ?
Les martyrs sacriBés a son amour, les biblio- thèques élevées pour sa défense, les églises dé- diées à son nom démentent les comparaisons qu'on voudrait faire en faveur des Salomons ou des Cé- sars. Les tyrans de Rome qui l'ont persécuté sont morts et réduits en poudre ; sur leurs têtes abat- tues et sur leurs couronnes brisées , sur leurs cendres et sur leurs tombeaux, sont bâtis les plus augustes temples que la terre ait jamais portés, et c'est dans ces temples qu'on adore aujourd'hui Jé- sus , et qu'on entend retentir les voix de ses pré- dicateurs et les explications de son Evangile. Les langues et les cœurs , les villes et les provinces , les empires et les mondes sont sacrifiés à Jésus. Le démon, son premier Antéchrist , qui suit le soleil pour aller diffamer ce nom sacré partout où pa- raît cet astre ,g|ue voit-il partout et que peut-il rapporter dans l enfer , sinon que Jésus est aimé et adoré, et qu'il le sera jusqu'à la fin des siècles?
Tout cela, Messieurs, est abrégé dans trois ou quatre paroles qu'on prêchera éternellement dans 1 Eglise militante et triomphante, que Jésus est le Fils de Dieu le Père, le principe et l'origine du Saint-Esprit, l'original de la création, le Roi de la nature créée, le Réparateur de la nature corrompue ctlobjet de la nature glorifiée ; Homme-Dieu, di- vin Epoux, digne d'être aimé et d'être recherché de tous ceux qui veulent aimer. Hélas ! mortels , s'é- crie Saint Augustin, quelle beauté plus aimable, quelle bonté, quelle puissance, quelles perfections plus adorables et plus justement adorées? N'est- ce pas avec sujet que tant de vierges, tant de chas- •eset généreuses amantes, transportées de joie et
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d'amour, ont couru après lui an travers des flam- mes et des épées, ont luulé aux pieds les sceptres et les couronnes, et méprisé tous les appas des plaisirs et des vanités du monde, pour aller le trou- ver sur les échafauds et sur les hùcliers , et là, lui consacrer leur cœur et leur vie? Confitebor tibt quia tenihiliter magnificatus es. Divin Sau- veur , il le faut confesser, vous êtes élevé en mag- nificence et en pouvoir jusqu'à l'étonnement de nos esprits, qui ne peuvent vous contempler dans cette haute élévation sans frémir de crainte et sans s'anéantir devant vous par l'admiration de vos grandeurs, qu'on ne peut adorer que par le silence.
Eugène, ayant ajouté quelques petites réflexions sur ces paroles de David , ne pensait plus qu'à se taire ; mais il devait encore quelque chose à la gloire de Jésus-Christ, et l'Esprit du Dieu, qui fit, durant les quatre ou cinq premiers siècles , de grandes choses parmi les hommes pour défendre l'honneur de cet Emmanuel hien-aimé , et pour mieux établir dans lEglise la foi de son incarna- tion, voulut que ce théologien en donnât connais- sance à la compagnie qui l'écoutait. Car j'ai sujet de croire que ce fut par l'inspiration de cet Esprit qu'Eutime interrogea là-dessus Eugène, et lui de- manda en quel temps l'Eglise , qui d'abord ne trouva dans l'Evangile que ces paroles : Verhuni caro factuni est, ou quelques autres semblables , avait découvert à ses docteurs tant de choses ra- res touchant cette union du Verbe avec l'homme, et leur avait enseigné comment ils devaient l'ex- pliquer dans leurs écoles, et ce qu'ils devraient dire aux peuples sur toutes les circonstances d'un mystère si inexplicable et si relevé.
Eugène, après avoir un peu considéré ce qu'il devait répondre, dit que c'était principalement au
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temps du concile de Calcédoine, vers le milieu du cinquième siècle, que l'Église s'était expliquée là- dessus, et qu'elle avait communiqué plus distinc- tement aux peuples chrétiens les révélations du Sainl-Esprit.
Hélas î ajouta-t-il, que cette science dont nous jouissons aujourd'hui en paix, a été achetée chè- rement par nos pères , et qu'elle leur a coûté de peines et de larmes, le démon n'ayant jamais rien entrepris avec tant de chaleur et tant de rage que le dessein de faire en sorte que Jésus-Christ passât pour n'être point homme ou pour n'être point Dieu, et qu'on ne crût pas qu'il y eût quel- que chose de la Divinité dans une créature son in- férieure, qu'il méprisait comme son esclave, ou quelque chose de l'humanité dans un Dieu, son maître, infiniment plus grand que lui !
L'hérésiarque Nestorius et ses sectateurs lui ser- virent d'instruments pour le premier; il en trouva d'autres pour le second. Ceux-là causèrent des désordres et deg maux extrêmes ; mais la fureur porta ceux-ci au delà de toutes les extrémités ; et l'on peut dire à la gloire de la religion chrétienne, ce que quelques-uns néanmoins ont pensé mal à propos avoir été sa confusion et sa honte , qu'on n'a point encore vu parmi nous des emportements de colère si scandaleux ni si violents qu'on en vit dans les ecclésiastiques que le démon voulut choi- sir pour détruire la croyance en l'Incarnation du Verbe, et pour empêcher que son Créateur et son Seigneur ne fût appelé le Fils de l'homme.
Il ne manqua pas de trouver en ces siècles-là des docteurs et des prêtres disposés à le servir en cette entreprise ; mais ne se fiant pas à leur force et à leur malice naturelle pour un dessein de telle importance, il entra manifestement dans leur cœur,
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et leur iiispiia sa propre malice et tout ce qu'il avait d'imprudence et d'impiété.
Il est vrai que c'étaient des prélats et des reli- gieux ; mais puisque, par leur volonté superbe el par trop de confiance en leur jugement aveugle , ils entreprenaient d'attaquer la religion catholi- que, qu'il était important à l'Eglise qu'il parût que l'enfer et les démons combattaient dans eux contre nos mystères, et que les ennemis éternels de la vérité se déclaraient les ennemis de notre foi.
Eugène voulut là-dessus raconter brièvement et à la hâte ce qui s'était passé de plus mémorable en ce temps-là, et montrer comment, à l'exemple du fer et de la pierre qui, s'entrechoquant, font naître des étincelles qui éclairent durant la nuit , le conflit des opinions et des sentiments avait fait naître dans l'Eglise la connaissance des vérités ca- chées touchant le mystère de l'Incarnation.
Mais le peu qu'il commença de dire ayant fait juger à la compagnie qu'elle aurart beaucoup de satisfaction de savoir les choses plus distincte- ment, on le supplia d'en parler plus au long, et d'accorder cette grâce à tant de personnes de mé- rite qui l'écoutaient avec respect et avec plaisir.
Il y consentit sans beaucoup de peine, ayant fait réflexion que ce récit serait le moyen le plus propre pour rendre ces Messieurs aussi savants en la théologie du Verbe incarné que des per- sonnes de leur rang et de leur profession le de- vaient être. Il ne laissa pas de les avertir qu'il n'é- tait pas possible de faire autre chose qu'un abrégé de cette histoire ; mais il leur promit que la briè- veté ne les mécontenterait pas, et n'empêcherait point qu'ils ne sussent tout ce qu'ils désireraient savoir. Il se fit en ce moment une interruption as- sez longtic qui lui donna le loisir de se reposer,
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après quoi il reprit la parole et continua de la sorte :
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EINTRETIEN VI.
ABRÉGÉ DE l'hISTOIRE DE NESTORIUS,
L'ÉGLISE jouissait d'une paix profonde dans les premières années du cinquième siècle, et les affai- res qu'elle avait alors contre les restes des Ariens et contre les idolâtres, n'étaient que des victoires et que des occupations glorieuses. Le premier nuage qui parut durant cette sérénité, et qui com- mença à la troubler, vint à l'occasion du choix qu'il fallut faire d'un évêque.
Nectarius eut Saint Jean Chrysostôme pour suc- cesseur en la chaire de Constantinople; il fut suivi d'Arsacius Atticus, et celui-là de Sisinnius, dont la mort causa du désordre dans la ville, parce que les inclinations se trouvèrent différentes touchant l'élection de son successeur.
Théodose-le-Jeune, qui gouvernait l'empire , voyant que ce désordre ne provenait que des jalou- sies mutuelles des citoyens, jugea que, pour l'apai- ser, il fallait exclure tous ceux de la ville qui as- piraient à cette dignité , et chercher ailleurs un homme inconnu dont le choix et l'élévation n'of- fensassent personne.
Ayant fait approuver ce destin à son conseil, il envoya chercher à Antioche un ermite nommé Nestorius, qui s'y était acquis la réputation d'une grande sainteté, par une vie en apparence fort austère. Cet homme mortifié vit entrer les am- l)assadeurs, et reçut sans beaucoup d'étonnement la nouvelle qu'ils lui apportèrent, et il léuioi«^nu
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peu d'aversion pour un si grand honneur. Il se laissa tirer de sa cellule et conduire à Constanii- nople avec la diligence que l'empereur désirait. Comme le bruit de sa sainteté avait prévenu tout le monde, on lui fit un accueil favorable, et on lui rendit tous les honneurs qui étaient dus à un hom- me extraordinaire. Il fut solennellement sacré , avec un applaudissement universel, et il ne resta plus dans les familles aucune marque des divisions précédentes. Mais la sérénité de ce beau jour ne dura pas : on vit inopinément paraître un des plus grands orages qui aient jamais ébranlé cette misé- rable ville.
Nestorius avait amené avec lui un prêtre d'An- tioche nommé Anastase, son confident et son an- cien ami , qui, peu de temps après leur venue, étant.monté en chaire^ au milieu de son discours, que le peuple écoutait avec attention et avec plai- sir à cause de son éloquence, avança que Notre- Dame n'était point Mère de Dieu, d'autant que celui qui était sorti d'elle n'était pas Dieu , quoi- que Dieu fût avec lui, et que c'était uirabus d'ap- peler cette Mère immaculée OeoroVoy, et de lui at- tribuer une maternité divine.
Il n'eut pas plus tôt prononcé le mot que toute la compagnie s'émut, et le bruit croissant autant que l'indignation et la colère, il fut contraint de quitter la chaire et de s'enfuir de l'église. On ne le poursuivit pourtant pas, sur l'espérance que l'é- vêque ne manquerait pas de le punir, comme son devoir l'y obligeait , et de réparer ce scandale par une excommunication ou par quelque autre châ- timent exemplaire.
L'évèque parut en effet le lendemain pour dé- clarer ses pensées; et comme le peuple crut qu'il allait désavouer et condamner son prédicateur, il accourut en foule et remplit toute féglise, où la
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dévotion et la curiosité firent faire un grand si- lence. Mais ce peuple attentif et dévot n'entendit que de nouvelles impiétés. Nestorius loua son pré- dicateur, soutint les propositions qu'il avait avan- cées, les appuya de raisons et de passages ; et pour le surpasser en impudence, et répandre devant la compagnie tout ce que son cœur avait amassé de venin et d'hérésie durant sa solitude , il prêcha que, dans Notre-Seigneur, il y avait, non-seulement deux natures, mais aussi deux personnes; que Jé- sus et Dieu étaient deux personnes différentes et séparées, deux suppôts et deux fils : que l'un était le Fils du Père éternel , l'autre le Fils de Marie, et que Marie n'avait rien engendré qu'un homme simplement homme, comme le Père n'avait rien engendré qu'un Dieu. Enfin , son insolence alla jusqu'au dernier excès. Un autre évêque, nommé Dorothée, gagné par une somme d'argent, se leva en même temps, et cria à haute voix que Nesto- rius disait vrai , et que tous ceux qui appelaient Notre-Damjp Mère de Dieu étaient excommuniés.
Je ne sais ce qui retintl'indignation du peuple, et ce qui l'empêcha de déchirer ces hérétiques si har- dis et si scandaleux, mais il n'y eut encore que du bruit en cette seconde occasion. Il est vrai qu'il fut grand, et qu'outre les cris qui s'élevèrent dans l'église, on entendit tous les jours, dans toutes les rues, des malédictions et des menaces contre ces trois dogmatistes ; on y mêlait des lamentations et des plaintes pitoyables, comme si ces monstres de blasphèmes eussent été les augures de la ruine prochaine de Constantinople; et l'on voyait par- tout courir des personnes troublées d'effroi ou transportées de colère. Ces Chrétiens atfligés allè- rent en foule aux portes du palais crier vengean- ce , et demander séditieusement la punition des coupables ; les prêtres et les religieux sortis de
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leurs monastères Vallèrent aussi demander en pleu- rant, et allumèrent le plus qu'ils purent l'émo- tion populaire.
Théodose , qui avait une haute opinion de la sainteté de l'évèque, et qui était engagé à le sou- tenir parce qu'il l'avait appelé, ne répondit rien d'abord, et ne prit point d'autre résolution que de donner ordre en diligence qu'on apaisàtle tumulte, et qu'on fît retirer le peuple dans les maisons, avec promesse qu'il remédierait à tout.
Nestorius, persuadé que cette émotion venait de la mauvaise volonté que les prêtres et les moines de Conslantinople avaient contre lui , au lieu de pourvoir à sa justification ou à la sûreté de sa personne, ne pensa qu'à chercher les moyens de se venger; et comme il reconnut que l'empereur, nonobstant sa faute, aussi dangereuse à l'état qu'à la religion, conservait encore pour lui ses premiers sentiments, et s'intéressait à son affaire, il fut as- sez hardi pour soutenir ce qu'il avait avancé. Il défendit ses erreurs par des disputes publiques, par des libelles contre les évéques et contre les moi- nes, par des excommunications contre tous ceux qui le contredisaient, et par d'autres moyens vio- lents que lui suggéra sa passion, et que la ville souffrit en attendant les effets de quelque procé- dure juridique.
Cependant le bruit s'en répanditdans les provin- ces, et avec le bruit, les livres et les sermons trans- crits de Nestorius. Ils furent vus de tous les évé- ques de l'Orient, et entre autres de Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie, le plus docte évoque de ce siècle-là, et choisi de Dieu pour être le grand protecteur de la vérité ralholieiue^ et le premier maître en théologie de 1 Incarnation du Verbe. Ce saint personnage, à la vue de tant et de si horribles impiétés, touché de zèle et sollicité par les de-
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voirs de sa cliarge à défendre l'honneur de Jésus- Christ, prit aussitôt la plume, et écrivit trois beaux traités contre la doctrine de Nestorius, qu'il en- voya à Théodose et aux deux impératrices , sa femme et sa sœur Pulchéria.
Théodose reçut ce présent comme un outrage, et écrivit à ce patriarche des lettres fort désobli- geantes. Saint Cyrille ne laissa pas de poursuivre son entreprise, et de se déclarer hardiment l'en- nemi et le persécuteur de cette nouvelle doctrine, composant beaucoup d'ouvrages pour l'édification du peuple, et pour l'instruction des autres évo- ques qui voulaient combattre avec lui. Il écrivit même à Nestorius, et l'exhorta, par raisons et par remontrances charitables, à se reconnaître et à con- damner ses premières pensées. Mais Nestorius, pre- nant ces lettres pour une déclaration de guerre, s'y prépara tout de bon, rangea de son côté ce qu'il put de factieux et de libertins, et commença à attaquer Saint Cyrille comme son plus ardent et son plus redoutable ennemi. Il eut même lahardiesse d'espérer que le pape Célestin se déclarerait pour lui. Il le fit solliciter puissamment, et lui envoya ses sermons avec des commentaires et des gloses, y joignant de riches présents, et tout ce qu'il jugea propre à corrompre l'intégrité de ce juge incor- ruptible. Mais comme ses erreurs étaient mani- festes , son procès fut bientôt terminé à Rome. On y condamna sa doctrine en une assemblée qui se tint exprès, et le pape lui fit savoir que si dix jours après qu'il aurait reçu la nouvelle de cette condamnation, il n'abjurait publiquement et par écrit tout ce qu'il avait enseigné , il serait déposé de sa charge et retranché de la communion des fidèles.
Le mandemeut d'exécuter cet arrêt et de pro- noncer l'excommunication de Nestorius fut en-
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voyé à Saint Cyrille , qui ne le reçut pas sans regret, mais qui résolut d'obéir sans crainte. Néan- moins, pour y procéder discrètement et tenter les voies de la douceur et de l'amitié , il voulut prendre les avis des évêques de sa province, et tirer d'eux les lumières nécessaires à faire réussir ce dessein d'accommodement. Il les convoqua dans Alexandrie, où ils tinrent ensemble un petit concile. La conclusion de leurs conférences fut de députer à Nestorius quatre prélats de leur corps, pour l'avenir respectueusement de ce que l'Eglise trouvait à reprendre en ses écrits, et pour lui per- suader de satisfaire à sa conscience et à son hon- neur par une rétractation volontaire. Les députés firent le voyage, et se transportèrent à Constanti- nople ; mais au lieu d'un évêque ou d'un homme, ils trouvèrent un lion armé qui gardait sa caverne, et qui s'était renfermé avec une compagnie de soldats dans la maison épiscopale , dont on leur défendit l'entrée ; de sorte qu'ils ne purent lui par- ler, ni signifier leurs commissions que par des en- tremetteurs. Ils n'omirent aucun soin pour l'as- surer de leur respect, et de l'affection du patriar- che et des autres Pères qui les avaient envoyés ; ils ne parlèrent que très-civilement , et toujours en des termes de soumission ; néanmoins , leurs civilités n'eurent aucun effet, sinon de mettre ce criminel en fureur. Après beaucoup de voyages de part et d'autre, la dernière réponse qu'il leur envoya fut qu'il excommuniait Saint Cyrille, son synode et son église , et qu'il ferait repentir tous ceux qui avaient osé parler ou écrire à Rome à son désavantage.
Comme il ne manquait pas de flatteurs et d'a- dorateurs intéressés qui applaudissaient à sa folie, et que plusieurs personnes qui espéraient de pro- fiter des afflictions publiques, luisaient croître le
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mal visiblement de jour en jour, Gélesiin, et tous les évêques qui avaient dans l'àme des sentiments catholiques , jugèrent qu'ils n'en pouvaient arrê- ter le cours que par un concile général; ils écri- virent au patriarche de Jérusalem , et aux autres qu'ils crurent avoir quelque autorité sur l'esprit de l'empereur, pour lui en faire la proposition, et pour lui remontrer combien cette convocatioa d'un synode était nécessaire au bien commun de la religion et de l'empire. L'empereur, qui com- mençait à soupçonner que son évêque avait tort , et qui, d'ailleurs , cherchait sincèrement la vérité et sentait du zèle pour la gloire du Fils de Dieu , n'eut aucune peine à y consentir. Dès qu'on lui en parla, il convint du temps et du lieu, et il manda à Saint Cyrille et aux autres patriarches métropo- litains qu'ils se tinssent prêts, et qu'ils écrivissent chacun aux évêques de leurs provinces de se trou- ver à une assemblée universelle , qui , suivant les volontés du pape Gélestin, se tiendrait en la ville d'Éphèse , aux fêtes de la Pentecôte de l'année suivante, qui était l'an du salut 43 1.
Les patriarches envoyèrent promptement leurs ordres, et tous les prélats qui se trouvèrent en état les reçurent avec joie , et se préparèrent à venir rendre à l'Eglise le service qu'elle aitendait de leur part en cette importante occasion.
Nestorius partit dès Pâques, et prit le chemin d'Ephèse, où il arriva des premiers, accompagné d'une grande suite d'officiers qui semblaient mar- cher à la guerre. Saint Cyrille s'y rendit aussi de bonne heure; et comme il portait la qualité de légat du pape et qu'il devait tenir le premier rang en l'assemblée, il entra pompeusement dans la ville, et il y mena le train le plus magnifique qu'il put, et le plus propre à soutenir la splendeur de sa légation et de son autorité souveraine.
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Juvéïial , patriarche de Jérusalem , et les évê- ques de sa province, n'arrivèrent que le jeudi d'a- près la fête. Peu d'Africains purent venir, à cause que leur pavs était alors misérablement affligé par les courses des Vandales. Théodose avait particu- lièrement invité Saint Augustin , mais ce grand homme mourut avant que la lettre arrivât. Le quatrième patriarche, Jean d'Antioche, se fit atten- dre. La compagnie lui fit l'iioimeur de" différer l'ouverture du concile deux semaines entières au delà du jour assigné , et de ne vouloir parler de rien qu'on n'eût eu de ses nouvelles. lien envoya à la fin par les évêques d'Hiéra polis et d'Apamée, qui supplièrent les Pères de sa part qu'on ne l'at- tendît pas davantage, assurant qu'il ne pouvait pas \enir. On ne jugea pas à propos de douter de lu vérité de leur témoignage ni de différer plus long- temps. Le concile fut ouvert le 28 juin , dans la grande église de Notre-Dame, où se rencontrè- rent plus de deux cents évèques, et 0X1 parurent aussi deux comtes, l'un nommé Irénée, qui était là sans aucune autorité et sans autre dessein que celui de servir Nestorius son ami, si l'occasion s'en présentait ; rautre,Candidien, envoyé parThéodose pour servir l'assemblée, et pour empêcher que les séditieux n'en troublassent le repos.
Ce fut à la supplication de celui-ci que le tout commmença par la lecture des lettres de l'em- pereur, qui furent lues et écoutées respectueuse- ment. On voulut ensuite commencer les confé- rences sur les affaires les plus pressées ; mais comme on s'aperçut que Neslorius n'était pas à la compagnie, les Pères ne jugèrent point à propos de passer outre, et de parler de rien avant qu'on fût allé l'avertir et supplier de venir tenir son rang. On lui envoya, en trois jours dKïérenis, trois dépululions d'évcques, qui ne rapporlèrent de sa
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part au concile que des refus et des réponses très- indignes. Il répondit arrogamment à la première, qu'il délibérerait la nuit suivante, et qu'il ferait ce qu'il aurait délibéré. A la seconde, les députés trouvèrent devant la porte des soldats armés qui leur défendirent d'entrer, prétendant que Nesto- rius était malade et qu'il ne pouvait parler à per- sonne. Néanmoins , après qu'ils eurent attendu durant' quelque temps , assurant toujours qu'ils n'avaient qu'un mot à dire et qu'il fallait abso- lument qu'ils portassent quelque réponse , un prêtre parut , et leur vint signifier que Neslorius ne serait du concile que lorsque le nombre de l'assemblée serait parfait par la venue du pa- triarche d'Antioche, qui était un des plus consi- dérables Pères de l'Eglise, et dont l'absence ren- dait nulles toutes les conclusions. A la troisiè- me, les prélats députés trouvèrent encore les por- tes fermées et gardées au dehors par un plus grand nombre de soldats, qui ne leur permirent pas d'ap- procher. Ils demeurèrent plus d'une heure dans la rue exposés à un soleil ardent, et sur leurs pieds, attendant que quelqu'un prît compassion de leur peine, et allât avertir au moins quelque officier de Nestorius de les venir écouter. Mais ces soldats, instruits des intentions de leur maître, les laissè- rent attendre jusqu'à la fin, et passèrent le temps à s'en divertir, les repoussant avec insolence quand ils voulaient s'approcher de la muraille pour s'appuyer ou pour y trouver un peu d'ombre. Ils exercèrent envers eux d'autres outrages , qui les obligèrent enfin à se retirer sans avoir rien fait, et à aller rapporter au concile ce qui leur était arrivé.
Le concile cessa d'envoyer des députés, et sans attendre davantage , commença à délibérer et à tenir les conférences sur tous les points de la doc-
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tri«ie et de la cause de IS'estorius. Lui-même, conmie je l'ai dit, était son propre accusateur par une mullltudc d'écrits qu'il avait signés, et il y avait là très- peu d'évêques qui ne fussent parfai- ment instruits de ses opinions et de ses actions criminelles , de sorte qu'en peu de temps et sans aucune contrariété d'avis, le procès, se trouvant en état , fut jugé et terminé par un arrêt so- lennel. L'arrêt portait que les propositions de Kestorius étalent contraires à la doctrine de l'E- vangile , à la foi des anciens Pères et au symbole deNicée; que ce qu'il avait particulièrement dit de rincaniation du Verbe et contre l'honneur de la Vierge Mère, c'étaient des blasphèmes abomina- bles, dignes d'exécration et d'anathème, et que, pour cela, le concile le déclarait déposé de l'épis- copat et retranché du nombre des prêtres, chassé de l'Eglise et de la compagnie des iidèles, pour n'avoir plus de part qu'avec les réprouvés et les apostats.
Dès que cette condamnation fut prononcée, ce qu'on 6t presque en pleine nuit, afin de conten- ter l'impatience du peuple, qui attendait depuis le matin à la porte de l'église, on l'envoya publier partons les carrefours delà ville. Jamais la Vierge n'a reçu des hommes de plus visibles et de plus saintes démonstrations du respect et de l'amour extrême qu'ils ont pour elle, qu'elle en reçut en cette fameuse nuit. On entendit de si grands éclats de joie, et l'on vit parmi ce peuple dévot de si beaux transports, qu'ils semblaient tous animés de l'Esprit divin et enlevés hors d'eux-mêmes. Ils pensèrent étouffer les évêques par leurs em- brassements et par leurs caresses. Quanil ils les virent sortir de l'église , ils jelèrent à pleines mains des fleurs sur eux, couvrirent tous les pavés de lauriers et d'herbes odoriférantes, embaumè-
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rent les rues d'encens et de parfums précieux ; ils semblaient presque les adorer , prosternés à terre , et ils voulaient qu'ils passassent sur leurs corps, qu'ils (es sanctifiassent par l'attouchement de leurs pieds. Ces illustres prélats marchaient parmi les acclamations et un nombre infini de lumières ; toutes les mains étaient chargées de flambeaux pour les conduire en leurs maisons.
La joie ne fut pas moindre dans Constantino- ple. Lorsque la lettre synodale du concile y fut arrivée, et que le courrier qui la portait à l'empe- reur parut dans les rues, le peuple transporté cou- rut après lui jusqu'au palais pour apprendre cette nouvelle si impatiemment désirée. Saint Dalmatie, religieux d'une éminente sainteté, qui, depuis qua- rante ans, n'était pas sorti une seule fois de sa cel- lule et n'avait eu conversation qu'avec Dieu , averti par un ange de l'arrivée du messager, sortit à l'instant, et courut aussi bien que les autres au palais impérial. Les prêtres et les religieux, pres- sés de la même impatience, y allèrent en proces- sion, tenant tous des cierges à la main , et chan- tant des hymnes et des psaumes mélodieux en l'hon- neur de laVierge-Mère. On vit après eux une foule innombrable de personnes ; tout Gonstantinople était dans les rues et aux portes de l'empereur, en attendant et en demandant la lecture des let- tres. Théodose ne différa pas de les ouvrir ; mais afin qu'elles fussent écoutées par un plus grand nom- bre de personnes et avec plus de satisfaction et de respect^ il les envoya lire dans la grande église. Le peuple y courut , s'y répandit en foule , et y étant assemblé, il entendit enfin raconter ce qui s'était passé dans Ephèse, et comment la doctrine de Nestorius y avait été condamnée d'un commun consentement par tous les évêques. Ce grand au- ditoire confirma la condamnation. On entendit
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aussilÙL une multitude infinie de voix qui criè- rent anathème à Nestorius , et qui , durant plu- sieurs jours, continuèrent de le dire, et de rendre à la maternité de Notre-Dame tous les honneurs que leur dévotion leur inspira.
Il est vrai que cette sainte et juste joie fut ino- pinément troublée par quelques divisions que le démon fit naître dans rassemblée des prélats à l'occasion du patriarche d'Antioche qui survint, et dont la venue n'avait été retardée que par les intrigues de Nestorius. Les ennemis de Saint Cy- rille inventèrent contre lui de fâcheuses calom- nies, et portèrent l'empereur à le traiter fort in- dignement. Enfin, l'orage fut grand, mais il ne dura pas. Les rayons du soleil percèrent bientôt les nuées et rendirent le jour. L'innocence du patriarche, la sainteté du concile et la vérité des choses furent connues de tout l'univers, et parti- culièrement de Théodose.
Cet empereur, honteux de sa faute , et éclairé d'une lumière céleste qui lui fit voir la profon- deur du précipice dont il s'était approché, répan- dit des larmes capables d'effacer de plus grandes taches, et expédia promptement des ordres pour la justification de Saint Cyrille et pour la puni- lion de Nestorius, qu'il condamna à un exil per- pétuel. Ses ordres furent portés à Ephèse, et exé- cutés; et afin que l'Eglise ne doutât pas de la sin- cérité de ses intentions, il fit assembler ce qu'il y avait d'évèques à Gonstantinople , et les pria de nommer et de sacrer au plus tôt une autre pa- triarche pour tenir la place des Nestorius : ce qu'ils firent avec beaucoup de sagesse , choisissant un nommé Maximien, homme d'une grande probité, dont l'élection ne manqua pas d'ctre agréée par Théodose, approuvée par le concile et confirmée par le pape Céleslin.
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L'empereur, ne se contentant pas de cela, vou- lut signaler davantage son zèle contre l'hérésie . et en laisser d'éternelles marques à la postérité: il ordonna que le nom de Nestorius ne serait plus prononcé qu'avec horreur dans Constanlinople et dans l'empire , qu'on n'appellerait pas ses secta- teurs Nestoriens, mais Simoniens; que tous les exemplaires de ses livres et de ses écrits seraient brûlés, et que ceux qui les liraient ou retiendraient seraient bannis et tous leurs biens confisqués. De plus, il ordonna que le même Nestorius, afin qu'il lût plus éloigné de Constanlinople, et qu'il portât en des déserts écartés l'air contagieux de sa per- sonne, serait encore conduit dans un petit coin de la Lybie , afin qu'il n'eût conversation avec aucun Chrétien , et que son hérésie mourût avec lui. Le malheureux y fut conduit en effet, et en- chaîné dans une prison. Les nomades qui couraient en ces quartiers-là ayant rompu ses fers et l'ayant remis en liberté, il s'en alla en divers endroits de l'Egypte semant ses blasphèmes contre Notre- Dame , et combattant pour ses erreurs avec une opiniâtreté diabolique. Néanmoins , la justice di- vine le poursuivit partout. Après de longues cour- ses, et diverses sortes de pers'écutions qu'il souf- frit en chaque ville , ce misérable étant enfin abandonné des princes , des évêques et de tous les hommes, qui se lassèrent de le maudire , les vers se rendirent ses derniers bourreaux, et le tourmentèrent cruellement. Ils se formèrent sur sa langue, qui avait prononcé tant de blasphèmes, et delà, descendant jusqu'aux entrailles, lui firent sentir des douleurs désespérées, qui le poussèrent enfin à se donner par ses propres mains le coup de la mort. Il mourut dans une caverne de bêtes, qui était sa retraite , et quelques-uns ont cru que
ENTr.ETir.N Vr. oof)
la terre s'ouvrit pour recevoir son cadavre , et qu'il fut emporté par les démons.
Il semble que l'hérésie , la discorde et la guerre s'évanouirent avec lui.Durant quelques années, on poûta en paix dans l'E'^lise les tVuils d'une si lieu- reuse victoire. La vente tnoinplia partout; les chaires des théologiens et des prédicateurs reten- tissaient des louan.>es de la Vierge-iMère ; l'entre- llen commun des familles et la dévotion générale de l'univers étaient de l'appeler JMère de Dieu , et de parler sans cesse de la Divinité de Jésus- Christ.
Sur quoi le démon, contraint de succombera la force et de laisser parler l'univers , s'avisa de ce que j'ai dit à l'occasion de cette ferveur des Chré- tiens et de leur zèle pour la Divinité du Sauveur, de vouloir détruire la croyance de son humanité, et tâcha de persuader qu'il n'était pas homme. Cette entreprise , qu'il poussa bien plus loin et avec bien plus de fureur que la première, excita partout des mouvements inconnus jusqu'alors, et par lesquels l'Eglise fut ébranlée plus qu'elle ne l'avait été depuis sa naissance , et plus qu'elle ne l'a jamais été depuis. Voici une partie des choses mémorables qui s'y passèrent.
Maximien, qui prit la place de Neslorlus en la chaire de Constantinople , eut pour successeur Proclus , et après lui Flavien , que la persécution des Eutychéens a fait mettre au nombre des mar- tyrs et a rendu fort renommé dans l'histoire. Ce grand homme , dix-huit ans après le concile d'E- phèse , ayant assemblé un petit synode en son palais pour y décider des difi'érends de juridic- tion survenus entre quelques évcques de sa [)ro- vince, y vil naître inopinément des confusions déplorables. Un des prélats qui se trouvèrent là, homme savant, dont les hisloiicns [)arlent avccr
m'
2IO ENTRETIEN VI.
lioiineur, et qu'ils mettent entre les plus grands personnages de son siècle, je veux dire Eusèbe, evêque de Dorilée , lui présenta une requête où il l'avertissait qu'un certain moine nommé Euty- cliez, prêtre de son diocèse et supérieur d'un grand monastère, avait inventé une nouvelle doc- trine touchant l'Incarnation, et qui, sous prétexte de s'éloigner de Terreur de Nestorius et de mieux établir la croyance de l'unité de l'hypostase, sou- tenait qu'il n'y avait qu'une seule nature en Jésus- Christ ; que la nature humaine, convertie en la nature divine, et consumée par la force du Verbe durant le mélange que le Saint-Esprit avait fait des deux , n'y retenait que sa figure et ses appa- rences humaines, et que sous ces apparences, le seul Verbe avait fait et souffert tout ce que l'E- vangile nous raconte du Sauveur; que l'homme n'avait point enduré la mort , puisqu'il n'y avait qu'un Dieu sur la croix, revêtu de notre ressem- blance, et que, bien que le Saint-Esprit se fût servi delà substance d'un vrai homme pour la mê- ler avec la substance du Fils de Dieu et pour for- mer Jésus-Christ, néanmoins, la vérité de cette substance humaine étant détruite et abîmée dans l'immensité de l'essence divine , il n'était resté que l'ombre de l'humanité conservée miraculeu- sement au milieu de tant de splendeur, et que c'était cette ombre qui avait paru au dehors sur la croix, tandis qu'au-dessous, il n'y avait point d'au- tre substance qu'une substance immortelle et im- passible.
riavien etles autres Pères delà Compagnie furent étonnés d'entendre cette nouvelle doctrine. Ils cru- rent néanmoins d'abord queleremède était facile , parce qu 'Eusèbe avait ajouté que, depuis long- temps, cet Archimandrite lui témoignait de la con- fiance et qu'ils s'entr'aimaient beaucoup. Oii lui
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repn'senla qu'il pouvait très-aisémont , par un mot de remontrance charitable, désabuser son ami, et le reppeler de ses égarements dans le droit che- min de l'Evangile. Mais l'éveque ayant répondu qu'il avait déjà fait tout ce qu'on pouvait attendre de son zèle particulier , qu'il avait épuisé tou- tes les raisons possibles sans aucun effet . et que les choses étaient en un état qu'il ne savait plus d'autre remède que d'en avertir l'Eglise , et d'implorer son secours contre le mal qui se ré- pandait en plusieurs endroits du diocèse , on jugea à propos de penser sérieusement à cette affaire, et les avis furent d'envoyer quérir Eutychez. Un prêtre et un diacre ayant été aussitôt députés , ils allèrent le trouver, et lui signifièrent le comman- dement de la compagnie, et l'ordre qu'ils avaient de l'emmener avec eux.
Eutychez s'excusa sur sa règle et sur son vœu , qui lui défendaient de sortir sous peine de péché mortel ; que son monastère était un sépulcre d'où il avait promis à Dieu qu'aucune puissance humai- ne ne le tirerait jamais. Il ajouta que ce n'était pas le zèle de la religion, mais une rupture d'amitié et un désir secret de vengeance qui avaient obligé Eusèbe de le trahir lâchement et de le diffamer dans le synode.
Les Pères, offensés de sa désobéissance, lui dé- putent deux autres prêtres avec une lettre syno- dale , lui commandant de venir, et employant les formes et les termes d'une autorité souveraine pour l'obliger à paraître. Les députés , malgré l'oppo- sition des moines , qui voulurent les arrêter à la porte , sous prétexte que leur Père était malade, vont jusqu'à sa chambre et lui mettent la lettre entre les mains. Eutychez, aussi peu malade que scrupuleux, contrefait l'un et l'autre, leur tient de longs discours sur les incommodités de sa vieil-
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lesse et sur rimpoitance de son vœu de clôture, et leur dit enfin nettement qu'il n'y ira pas.
Les Pères persistèrent dans leur résolution, et lui envoyèrent une troisième ambassade. Le moine persista dans son opiniâtreté : toute sa déférence tut d'envoyer un autre moine nommé Abraham pour exposer sa doctrine, et pour la soutenir de sa part devant cette auguste compagnie. Mais ayant su que les prélats, scandalisés de cette hardiesse inouïe, se disposaient à le punir exemplairement, il changea de pensée , et la peur le fit enfin par- ler avec plus de soumission , c'est-à-dire avec une malice plus respectueuse et mieux couverte. Il les envoya supplier d'attendre huit jours, et de lui accorder ce peu de temps pour reprendre ses forces , et pour se préparer à supporter le travail et l'incommodité du chemin , promettant qu'il ne manquerait pas alors d'obéir et d'aller recevoir leurs commandements. Le malheur de l'affaire était que Chrysaphius, premier minislte d'état, et qui pouvait tout sur l'esprit de l'empereur Théo- dose, haïssait le patriarche Flavien, et que le re- fus que cet évêque avait fait autrefois de reconnaî- tre par un présent simoniaque la faveur qu'il avait reçue du ministre en sa promotion , avait suscité dans son cœur un désir de vengeance qui n'était pas encore éteint.
Eutychez employa les huit jours qu'on lui avait accordés, pour former sur cette haine des desseins et des espérances ; et quand il crut avoir disposé toutes ses intrigues et dressé les ressorts de sa faction, il partit enfin, suivi d'un grand cortège de moines , et vint se présenter hardiment devant le concile. Quoiqu'un régiment, conduit par Flo- rentins Patrice et envoyé de la part de Chrysa- phius, eut précédé Eutychez, et qu'il semblât que vclte troupe de soldats n'était là que pour le dé-
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fendre elle protéger, les Pères nc'anmoins con- servèrent leur liberté. Ils interrogèrent le moine sur tous les articles de l'Incarnalion du Verbe, et lui ordonnèrent d'en parler à haute voix , de la même façon qu'il avait fait à l'oreille de ses cou° fidents, et de déclarer les pensées qu'il avait con- çues de ce mystère adora])ie.Eutycliez,ne doutant pas que sa doctrine serait en sûreté parmi tant de gardes, la découvre sans rien ^aindre, et soutient que les deux natures en Jésus-Christ, parfailement distinctes avant leurs approches et leur liaison, se confondirent dès le moment qu'elles s'approchè- rent, et que, durant leurs embrassements,la nature humaine opprimée sous la gloire et la grandeur de la Divinité , se transforma et se perdit , et qu'il ne resta plus qu'une nature, et une personne divine entremêlée de je ne sais quelle ombre d'humanité^ et que cela s'appelle Jésus-Christ.
Les Pères remontrèrent à ce dogmaliste qu'il s'égarait de la foi de Nycée avec plus d'absurdité qu'aucun hérésiarque n'avait fait jusqu'alors , et ils eurent la bonté de l'exhorter à se reconnaître, et tâchèrent, par des remontrances paternelles, de le ramener dans le sentiment commun de l'Eglise. Mais comme ils virent que la faveur de Florentins et l'escorte de ses soldats le rendaient de plus en plus opiniâtre et hardi, ils furent contraints de lui témoigner que ces secours liumains ne les ef- frayaient pas, et qu'ils ne craignaient que Dieu seul. Ensuite ils prononcèrent contre lui un arrêt de condamnation, déclarèrent sa doctrine fausse, hé- rétique et détestable, lui, dégradé de sa prêtrise, déposé de sa charge de supérieur, retranché du nombre des fidèles, et tous ceux qui le soutien- draient en ses mauvaises opinions, excommuniés avec lui. L'arrêt fut signé de trente évêques et do vingt-cinq abbés . sans que Eloicnlius, ou ceux
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de sa suite osassent ou jugeassent à propos de s*y opposer, croyant que, puisqu'on ne touchait point à sa personne , il fallait former un appel , et agir contre le synode par des procédures juridiques.
Eutychez suivit leur sentiment, et en appela au Pape, qui était alors Saint Léon. Il écrivit à Sa Sainteté, et l'avertit que le patriarche de Constan- linople et les évêques de sa province voulaient ressusciter l'hérésie de Nestorius, et qu'ils venaient de condamner la confession et la foi du concile d'Éphèse. Saint Léon, étonné de cette nouvelle, écrit à Flavien et se plaint de lui.Flavien se justi- fie. Il y eut diverses réponses et diveres informa- lions de part et d'autre , mais enfin , le Pape , par- faitement instruit de la vérité par les lettres de toutes les personnes de croyance et de vertu, con- firma la condamnation d'Eutychez et approuva les actes du concile provincial.
Le moine, condamné à Rome, en appela à l'em- pereur, et par une conduite qui surprit et affligea tous les gens de bien , le fit supplier de se rendie juge de cette cause. L'Empereur, dont les vertus extraordinaires étaient mêlées de quelques vices qui en diminuaient l'éclat , et dont la puissance ne servait plus alors qu'à soutenir les passions de Chrysaphius , consentit à la supplication de l'hé- rétique , et commanda que les évêques se rassem- blassent sous un autre président , et qu'on permît aux religieux d'Eutychez de disputer contre les docteurs catholiques pour les opinions de leur maître.
Il fallait obéir, et ce fut au moins une consola- tion pour les Pères du concile que Théodose eût la retenue de ne vouloir pas juger par soi-même un procès dont le jugement n'appartenait qu'à l'Egli- se. Les conférences et les disputes durèrent long- temps , mais Dieu voulut qu'elles se terminassent
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par la confirmation de tout ce qui s'était fait au- paravant, et qu'Eutychez y fiit encore condamné.
Ce moine, accablé de tant de condamnations, eut la force et le courage de se relever de cet acca- blement pour faire de nouvelles entreprises. Son esprit inventif et factieux s'avisa de recourir au patriarche d'Alexandrie nommé Dioscore , sur l'espérance que le successeur dé Saint Cyrille s'in- téresserait à la défense des opinions de ce saint personnage , qu'il prétendait et publiait effronté- ment être les mêmes que les siennes. Outre qu'il savait bien que la jalousie que Dioscore avait con- tre Flavien, le rendait disposé à écouter des plain- tes contre lui , et que le patriarche d'Alexandrie aurait de la joie qu'après Nestorius, un autre pa- triarche de Constantinople fût accusé d'hérésie, afin que ce patriarcat étant décrié par des erreurs continuelles , on le renversât comme un siège d'i- niquité, et qu'on rendît le premier rang à l'Église d'Alexandrie.
Dioscore, autrefois archidiacre de Saint Cyrille, et élevé par les soins de ce grand homme pour lui succéder, après avoir acquis cette honorable suc- cession , dégénéra des vertus de son prédécesseur et de son maître , et devint le scandale de l'Efrlise et l'horreur du peuple par le débordement de ses passions, auxquelles il promettait tout, et qui l'en- gagèrent dans des assassinats et des meurtres, dont la cause était encore plus infâme que le crime n'é- tait atroce. Eutycliez s'adresse donc à lui , et im- plore sa puissance et sa justice contre la persécu- tion de Flavien. Dioscore le reçoit à bras ouverts, et entreprend l'affaire ardemment, et avccla réso- lution d'y ruiner Flavien , et de pousser dans un même précipice l'évêqne et la cathétliale qui nui- saient à sa grandeur. Il vit bien d'abDrd qu'il ne (levait pas cire seul , qu'il avait besoin d'cUc sou-
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tenu par le nombre, et que les évcques de sa pro- "viiice ne suffiraient pas pour une si dangereuse entreprise.
Sur quoi la pensée lui vint d'écrire à Théodose, et de lui représenter que l'affaire d'Eutychez était de grande conséquence, et qu'elle ne pouvait être Lieu jugée que par un concile général, qu'il obli- gerait l'Eglise , et qu'il étoufferait quantité de malheurs dans leur naissance, s'il voulait envoyer au plus tôt son mandement à tous les evéques du monde , pour s'assembler au lieu et le jour qui lui sembleraient le plus commodes. Théodose, rece- -vant les lettres , vit entrer Flavien qui , par une inspiration divine, venait s'opposer au dessein de Dioscore , et faire à l'empereur une remontrance sur les misères que cette assemblée devait infailli- blement produire. Saint Léon averti se joignit à Flavien , et écrivit fortement à Théodose , afin de rompre l'entreprise dont il prévoyait les suites fu- nestes. Dioscore récrivit de son côté, et soutint si l)ien sa proposition et sa cause par le crédit des favoris de la cour et des grands de Gonstantino- ple, qu'enfin il la fit réussir, et que, malgré le Pape et le Patriarche, le mandement fut envoyé aux évêques de s'assembler dans la ville d'Ephèse, et d'y venir célébrer un second concile général.
La violence et la fraude l'emportant sur la reli- gion , il fallut céder. Les évêques appelés sortent de leurs provinces, et viennent de tous les endroits de l'univers se rendre à Ephèse au temps assigné. Les quatre patriarches s'y trouvèrent avec des des- seins bien différents, et ils y parurent comme sur un théâtre de gloire, ne prévoyant pas qu'ils mon- taient sur un échafaud. Saint Léon, pour ne pas rompre avec l'empereur , et pour ne pas ruiner le reste de ses espérances , envoya quatre légats , c^ui furent un évcque , un prêtre , un diacre et
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un notaire, et qui apportèrent de sa part deux lettres, l'une à Flavien et l'autre au concile, où il exposait ses pensées contre la doctrine d'Euty- chez, et expliquait admirablement bien les senti- ments de l'Église catholique touchant le mystère de l'Incarnation.
L'empereur envoya, d'une pari, Barsumas Archi- mandrite , et lui permit de soutenir par la dispute la cause de tous les moines déclares en faveur d'Eutychez, etd'autre part, Elpidius, Comte du sa- cré Consistoire , accompagné d'un bon nombre de gens de guerre, avec ordre, sous prétexte de dé- fendre le concile , de servir Dioscore , et d'empê- cher que les Eutychéens ne reçussent aucun dé- plaisir.
Ce conciliabule, où l'injustice usurpa visible- ment la préséance et l'autorité, fut ouvert le hui- tième du mois d'août del'an quatre-cent quarante- quatre. Le comte Elpidius, qui s'appelait l'am- bassadeur de Théodose, fit d'abord plus que son maître n'eût osé faire : il commanda que la pre- mière affaire de l'assemblée fût d'examiner les actes du concile provincial de Constaniinople. Les légats du Pape s'opposèrent à cette violence, et ordonnèrent qu'on commençât par la lecture des lettres apostoliques. Eutychez et les Eutychéens réclamèrent contre la proposition des légats , et prétendirent que Flavien, leur ennemi, les ayant traités ce jour-là même, ils n'étaient point rece- vables en la cause, et que tout ce qu'ils diraient serait suspect. Les légats, surpris de voir ce désor- dre et l'impudence en un si haut point d'auto- rité, au lieu de répondre à ces moines, se levè- rent et sortirent. L'indignation qu'ils avaient de voir que d'autres occupassent les premiers rangs et qu'on n'eût pas observé la coutume, ne contri- bua pas peu à leur faire prendre celte résolution.
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Ceux qui les suivirent de la part de rassemblée , les arrêtèrent par de fortes supplications, ou plu- tôt par des violences civiles et respectueuses , aux- quelles ils ne purent résister, et qui les obligèrent de revenir. Ils eurent au moins la satisfaction de ■voir que, pour apaiser leur juste colère , on tâcha de régler les choses, et d'apporter quelque forme . de procédure canonique, et quelque ombre de cet ordre ancien, qui faisait toute la beauté des pre- miers conciles.
Ce règlement déplut à Dloscore et à Barsumas, qui n'étaient pas là pour faire triompher la vérité ni pour rendre ces conférences utiles à l'Eglise. Tandis qu'on disputait méthodiquement , et que les notaires attentifs écrivaient avec sincérité ce qui se disait de part et d'autre , ces deux chefs de sédition sortirent, et peu de temps après, entrèrent accompagnés d'une multitude de soldats, et de trois cents moines déterminés à commettre toutes les insolences qu'on leur commanderait , et s'é- tant rendus maîtres de l'assemblée par cette irrup- tion imprévue , commencèrent à y exercer ouver- tement une espèce de tyrannie. Ils arrachent les papiers d'entre les mains des notaires, et les dé- chirent; se saisissent de tous les prélats qu'ils soup- çonnaient être affectionnés au patriarche Flavien , et les envoient en prison comme des perturbateurs et des hérétiques ; condamnent le patriarche d'An- tioche avec les évêquesIbasetThéodoret, et les dé- clarent déposés de l'épiscopat ; présentent des pa- piers blancs à tous les autres évêques, et l'épée sur la gorge, leur commandent d'y mettre leursignature; * font poursuivreles légats du Pape, qui, à la première vue de ce tumulte , s'étaient enfuis ; font lire les écrits d'Euty chez, lui don-nent des approbations et des louanores comme au réparateur de la doctrine cathohque et au prophète envoyé de Dieu pour
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défendre la foi deNicée, et pour expliquer les vérités de son symbole; le rétablissent en ses fonc- tions de prêtre et en sa cbarge de supérieur ; îinathéniatisent ses accusateurs et ses juges , et en- fin,ayant mis au-dessus de la signature desévêques un arrêt d'excommunication contre Flavien et contre Eusèbe de Dorilée, qui étaient la, ils le pro- noncèrent hautement , et y mêlèrent mille infâ- mes imprécations contre ce vénérable vieillard.
Flavien, excommunié de la sorte, les yeux bai- gnés de larmes à la vue de cette profanation , en appelleau Saint-Siège. Dioscore, prenant cet appel apostolique pour un affront, en appelle à ses sol- dats et à ses moines, et leur commande de se sai- sir de cet excommunié. Les soldats et les moines, également insolents, se jettent sur le patriarche, le chargent de chaînes , l'arrachent de son siège, et le traînent inhumainement le long de l'église. Le saint prélat, environné de tant de meurtriers, crie justice au ciel, et menace Dioscore de la vengeance de Jésus-Christ. Dioscore, transporté de fureur, descend de son tribunal , accourt à Flavien , et par un des plus honteux et scandaleux attentats qui se soient vus parmi les Chrétiens, tout vêtu qu'il est de ses habits pontificaux , lui décharge mille coups sur la tête et sur le visage, et ensuite le foule aux pieds, et le laisse tout couvert de sang et de plaies. Ce saint homme, enlevé avec sa mitre , et ses habits déchirés et mis en pièces , fut porté sur un lit, et de là transporté en exil , où, parmi les larmes et les regrets de ceux qui l'ac- compagnèrent, il mourut au bout de trois jours.
Eutychez regarda cet assassinat comme un triomphe. Dioscore, dont la conscience réprouvée et abandonnée de Dieu n'y voyait rien que de glorieux, devint plus hardi, s'attribua l'autorité de nommer un successeur, et nomma Anaiolius
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son secrétaire ; et pour achever par un coup si- gnalé d'impudence, il excommunia le pape Saint Léon , et prononça contre lui le même analhème. Saint Léon reçut comme autant de coups mor- tels les nouvelles de ce parricide et des malheurs qui l'avaient suivi. Néanmoins, sa vertu lesoutint contre les atteintes d'une tristesse désespérée , dont il sentit d'abord les premiers mouvements , et il ne songea plus qu'à chercher les moyens les plus doux de remédier au mal. Il en trouva en ef- fet de très-propres , mais la fermeté de Théodose les rendit inutiles, et durant quelques années, les soins de ce grand Pape n'eurent point d'autre ef- fet que de toucher les cœurs du peuple et des princes qui ne le pouvaient servir. Mais enfin , l'empereur Valentinien venant à Rome avec sa mère Placidie et sa femme Eudoxe pour y visiter les tombeaux des saints apôtres, il alla au-devant d'eux, et leur raconta ce que cette impie sy- nagogue avait attenté contre l'Eglise , et il mêla tant de soupirs et tant de pleurs au récit qu'il leur fit de la mort de Flavien, qu'il força l'empereur et les impératrices de pleurer avec lui , et de lui accorder à l'heure même tout ce qu'il put désirer de leur faveur. Il les supplia d'écrire à Théodose, et de faire en sorte qu'il voulût consentir à la con- vocation d'un nouveau concile, et qu'il reconnût que l'Esprit de Dieu ne le trouvant point dans les assemblées d'où la justice et la liberté sont ban- nies , ce qui s'était fait dans Ephèse n'était rien que profanation et abus. Valentinien et Eudoxe écrivirent à Théodose, et firent ce qu'ils purent pour le gagner : mais ce prince résista jusqu'à la mort; et sa prévention fut telle qu'il déclara par arrêt que Flavien avait été justement massacré, et que le dernier concile d'Ephèse aurait la même autorité dans l'Eglise que le concile de Nicée.
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Dieu ne voulut pas permettre que cet aveugle- ment produisît de plus grands maux, et que l'hë- résie et l'impiété fussent plus longtemps proté- gées. Peu de temps après cette déclaration, Théo- dose tomba de cheval, et le coup mortel qu'il re- çut de cette chute ruina les desseins et toute la fortune des Eutychéens. Il eut pour successeur Marcien, dont la piété déjà connue releva l'espé- rance de Saint Léon. Ce Pape écrivit promptement au nouvel empereur pour le conjurer de regar- der d'un œil de compassion les ruines de l'Eglise orientale , et de les vouloir rétablir par les mains des évêques , et par la convocation d'un synode où le Saint-Esprit présidât.
Marcien, témoin oculaire de l'état pitoyable de la religion , et convaincu que le désir du Pape était une inspiration du Saint-Esprit , donna aussitôt son consentement, et assigna la ville de jSicée pour être le lieu où les Pères s'assembleraient. Ils commencèrent en effet à s'y assembler ; mais les légats de Saint Léon , qui furent trois évèques , Pachasius, Lucentius, Julianus, et un prêtre nom- mé Boniface, étant arrivés à Constantinople, re- présentèrent à l'empereur qu'il était nécessaire qu'il assistât lui-même au concile , parce qu'en An absence, il n'y aurait que de la confusion, et que, puisque ses affaires et sa santé ne lui permettaient pas d'aller à Nicée , il fallait qu'il changeât l'assi- gnation, et que le concile se tînt àChalcédoine, qui était proche, et dont le voyage ne lui serait qu'une promenade et qu'un divertissement.
Ce conseil très-sage , qui vint de l'esprit de Saint Léon, et qui fut le principe des grands et admirables succès de ce ([uatrième concile , ayant été reçu, on contremanda les évêques en diligence, et on leur envoya Tordre de se rendre à Chalcé-
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doine au commencement du mois d'octobre de l'an 4^1,
Ils vinrent de toutes les contre'es du monde jusqu'au nombre de six cent-trente , tant la joie et l'espérance de voir le rétablissement de la doc- trine de l'Evangile et de l'honneur de Jésus- Christ, avait touché tous les prélats , et même les moins zélés !
Marcien , à qui quelques affaires ne permirent pas de s'y trouver assez tôt pour les premières séances , envoya, comme il en est parlé dans les actes, des juges et un sénat, c'est-à-dire deux il- lustres compagnies , l'une composée des plus no- bles et des plus grands seigneurs de l'empire, qui possédaient les premières charores delà milice im- pénale , l autre composée des plus sages oihciers de la justice , et des plus renommés par leurs ac- tions et par leurs emplois. Quoi que quelques in- terprètes aient voulu dire, Marcien n'eut jamais l'intention de les envoyer pour avoir aucune voix délibérative sur les affaires de la religion et dans les causes ecclésiastiques des prélats : il prétendit seulement qu'ils empêchassent par leur présence qu'il n'arrivât quelque désordre , et qu'ils fussent les témoins de ce que les séditieux tâcheraient de faire , s'il y en avait là quelques-uns qui osassent troubler une si sainte assemblée.
Elle se tint dans l'église de Sainte Euphémie, vierge et martyre , où la religion chrétienne parut revêtue d'une nouvelle majesté. Les deux compa- gnies de princes et de seigneurs, magnifiquement vêtus et parés des ornements de leurs charges, fu- rent mises au haut de l'église entre les deux rangs des prélats. Les prélats , trois cents de part et d'autre, avec leurs thiares brillantes de pierreries, et couverts de leur pourpre pontificale, furent dis- posés selon la coutume. Les auatre légats tinrent
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les premières places du côté gauche. Anatolius , patriarche de Constantinoj)le, les joignit ; vis-à-vis de lui fut assis Dioscore, patriarche d'Alexandrie, et ensuite les autres patriarches , et puis le reste des ivèques, qui remplirent la grande nef de celte fa- meuse église.
Les légats firent l'ouverture par une parole qui trouhla un peu la sérénité de ce beau jour, et qui futpresque la cause d'un malheur irréparable: ils léclarèrent qu'ils sortiraient, si Dioscore ne sortait le son siège de juge etd'évcque, et s'il paraissait \u concile autrement qu'en état de criminel. Les seigneurs et les juges laïques, quien virent la consé- quence, répondirent qu'il fallait exposer aupara- vant les causes de cette exclusion. Les légats répli- quèrent qu'on les exposerait quand il paraîtrait en la posture et en l'habit d'un homme coupable. Ceux-là persistèrent à vouloir qu'on commen- çât par l'exposition des crimes , et ceux-ci par le commandement qu'on devait faire à un criminel de quitter sa place. D'ailleurs, Eusèbe de Dorillée, qui avait été si maltraité au conciliabule d'Ephèse, se leva au milieu de la compagnie , et les larmes aux yeux, demanda justice contre Dioscore. Dios- core la demanda lui-même contre cette infraction des lois et des coutumes, qui ne permettaient pas qu'on parlât d'autre chose que des questions de la foi. En même temps Théodoret, que le Pape et l'Empereur , assurés de sa conversion , avaient envoyé avec ordre (ju'il fût reçu , et qu'il tînt son rang parmi les autres, entra dans le concile, et à la vue de cet homme odieux, les confidents de Dioscore et les anciens amis de Saint Cyrille, poussant un cri d'horreur et demandant qu'on chassât ce Nestorien, tous les autres évcques, irri- és et animés de zèle, s'écrièrent : Qu'on citasse 'e meurtrier cl /c /jurricide ! de sorte (pie ces deux
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mots, Nestorlen et meurtrier , firent un tumulte dans l'assemblée , et l'on craignit avec sujet d'y voir renaîti^e les mêmes désordres qui avaient trou- blé le dernier concile.
Mais le Saint-Esprit, qui présidait à cette assem- Ijlée , ramena soudainement la tranquillité, et tous les esprits émus se calmèrent pour écouter la pro- position que les juges firent, que le véritable com- mencement de leurs conférences et le plus né- cessaire pour former de justes et de louables réso- lutions, devait être la lecture des choses qui s'é- taient passées en la dernière assemblée d'Ephèse , et le récit des actes de ce concile , dont l'histoire e'tait inconnue à plusieurs de la compagnie.
Il furent en cela divinement inspirés , et prévi- rent bien que dès qu'on aurait lu ces actes tragi- ques , les opinions se réuniraient, et que cette grande multitude d'esprits n'auraient plus qu'une même voix et qu'un même sentiment , qui serait la condamnation de Dioscore.
Alors les notaires, ouvrant les cahiers, récitè- rens à haute voix ce qui s'y trouva , et lurent les pièces authentiques où étaient contenus les actes et les particularités de cette longue tragédie. Cha- que pièce était une déclaration des crimes de Dios- core. Celles mêmes qui avaient été falsifiées en sa faveur lui furent plus désavantageuses que les autres, parce que la multitude des témoins rendait la falsification indubitable.
Il voulut se défendre en produisant le papier où tous les prélats avaient signé avec lui la condamna- lion de Flavien ; mais deux cents de ces prélats protestèrent qu'ils n'avaient signé qu'un papier blanc , et qu^on les avait contraints de le signer, l'épée sur la gorge et en les menaçant de les tuer. Après ime longue résistance, lassé de se roi- dir contre des accusations si fortes, il fut obligé
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de se taire , et de laisser lire le reste sans y faire aucune réponse. Le temps de la première séance s'employa à cette lecture , qui dura longtemps. Dès qu'elle fut achevée, les juges se levèrent et sortirent, en témoignant à la compagnie qu'elle pourrait désormais procéder a la condamnation de Dioscore et de ses complices, et qu'il leur sem- blait qu'il était juste de leur faire souffrir le mal qu'ils avaient injustement exercé envers les au- tres.
Dioscore, qui vit bien le danger, s'absenta delà deuxième séance et de la troisième, nonobstant le commandement qu'il reçut d'y venir par deux dif- férentes députations. Il donna des excuses aux députés et tacha de couvrir sa crainte , mais elle ne fut pas moins visible que ses fautes. Il lui était très-inutile de chercher des prétextes et des voiles, tandis que le ciel et le soleil parlaient contre lui , et demandaient justice de ses attentats, dont ils avaient été les témoins.
Ce qui obligea les Pères de ne pas différer à prononcer son arrêt fut que quelques ecclésiasti- ques envoyés de la part des citoyens d'Alexandrie, ayant demandé permission d'entrer et de parler , présentèrent des requêtes contre ce malheureux patriarche, et dirent de lui des choses plus éton- nantes que tout ce qu'on avait dit jusqu'alors : ils parlèrent des extorsions, des concussions , des in- cendies,et d'autres semblables violences qu'il avait commises impunément dans les maisons des par- ticuliers; ils l'accusèrent d'avoir enlevé des fem- mes , forcé et violé des filles , corrompu de jeu- nes hommes, et ils produisirent tant et de si ma- nifestes preuves de leurs accusations que tous ces saints prélats, frémissant d'indignation et d'hor- reur , poussèrent unanimement louis voix, et crièreut ensemble analhèmc cunlie Dioscore.
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L'arrêt en fut distinctement prononcé par les lé- gats apostoliques, qui, en peu de mots , selon la forme ordinaire, déclarèrent que Dioscore, atteint et convaincu d'hérésie , de blasphème , de sacrilè- ge , de trahison , d'adultère, de parricide, était à jamais dégradé de la prêtrise, de l'épiscopat, etde toutes les charges , dignités et fonctions ecclésias- tiques. Cet arrêt, trop juste, mais trop miséricor- dieux , fut signé, des six cent-trente évêques qui étaient là , et envoyé à Marcien avec des lettres du synode, qui écrivit aussi au peuple d'Alexan- drie pour l'assurer qu'on y avait écouté ses plain- tes et qu'on y avait satisfait.
Dans les séances suivantes, les prélats qui avaient assisté au dernier conciliabule d'Ephèse, deman- dèrent et reçurent le pardon de leur faute , après s'être accusés eux-mêmes , et avoir détesté la fai- blesse qu'ils eurent de redouter les menaces, et de succomber à la fureur de leur patriarche hé- rétique.
Dans la huitième, on parla de l'affaire de Théo- doret, qui avait autrefois servi de secrétaire dans les conciHabules de Nestorius , et qui s'était dé- claré un des plus ardents protecteurs de sa doc-^ trine. Quoique le Pape eût déjà reconnu la vérité de sa conversion et qu'il l'eût reçu à la commu- nion des catholiques, néanmoins, pour satisfaire plus amplement à l'Eglise scandalisée , les Pères ne voulurent point déclarer par une sentence syno- dale qu'il était converti, qu'auparavant ils n'eus- sent appris ses sentiments de sa propre bouche, et qu'il n'eût abjuré ses erreurs en présence de la compagnie.
C'est une chose merveilleuse que quoique ce grand homme eût quitté toutes les opinions des hérétiques, il ne put néanmoins s'empêcher de faire paraître qu'il lui restait en Tànie quelque
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chose de leur naturel et de leur esprit. Il eut peine à parler ingénument , et il tacha de couvrir, par des équivoques et par des réponses ambiguës, la honte qu'il éprouvait à condamner ses premières pensées. On lui ordonna de paraître au milieu de l'assemblée, et de prononcer publiquement ces deux paroles : Anatlieme a Ncstorius! Blessieurs, dit-il, j'ai écrit mes sentiments dans des cahiers que j'ai présentés aux ambassadeurs du Pape Léon : je vous supplie qu'on les lise,et que chacun y connaisse quelle est ma doctrine et ma religion. Il n'est pas question , repartirent les Pères, de savoir ce qu'il y a dans vos papiers , mais de savoir ce qu'il y a dans votre cœur et sur, votre langue. Nous vou- lons que vous parliez. Parlez, et dites Anathemc à Nestorius, Messieurs , répondit Théodoret, je suis orthodoxe et catholique ; j'ai été nourri et élevé parmi les orthodoxes, et je fais profession de ne rien croire et de ne rien prêcher qui ne soit orthodoxe ; et non-seulement Eutychez et Nesto- rius, mais tous les hommes qui s'éloignent de la pureté de la doctrine évangélique , me sont étran- gers. Parlez clairement et en moins de paroles , dirent les Pères: on ne vous demande que ces deux mots : Anatheme a ISestoriiis et a sa doctrine! Au lieu de les dire, lui qui avait résolu de ne point condamner le nom ni la personne de cet ancien patriarche , prit un détour, et fit une réponse qu'il crut spécieuse et propre à détourner aussi les prélats de leur dessein. IMessieurs, dit-il, je parle comme Dieu me commande et en la façon que je crois lui plaire. Le rétablissement en mon évèché et le retour en ma patrie nie sont choses indifférentes : je ne cherche ici que le bonheur de vous satisfaire et de rétablir ma réputation dans ]'Eglise , en assurant que je suis orthodoxe. Je dis donc que j'analhémalise tous les hérétiques ol>sU-
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nés , et nommément ceux qni enseignent qu'il y a deux fils en Jésus-Christ. Les Pères, qui le voulaient voir séparé de parole et d'affection d'avec l'hé- résiarque, s'écrièrent en l'interrompant : Il ne faut qu'un mot: dites Jnathème à Nestorius! Théoâo- ret, comme indigné, répondit : A quoi sert. Mes- sieurs , de le dire, si vous ne connaissez en quel sens je le veux dire , et si je ne vous explique mes sentiments ? Sur quoi il voulut entrer en discours et faire une longue exposition de sa doctrine : mais les cris des juges et des prélats offensés s'éle- vèrent de toutes parts, et chacun dit : J^oilà un hé' relique^ 'voila un Nestorîen. Quon chassé cet hé-' rétique ^ quon le jette hors de r Église et qu^on renvoie avec son NestorUis ! Théo dore t, effrayé, éleva aussitôt la voix , et dit enfin le plus haut et le plus fortement qu'il put: Anathéme a Nestorius! Ces paroles ayant apaisé le bruit, il remontra mo- destement qu'il avait fait connaître depuis quelque temps que c'était là sa pensée, et qu'il l'avait dé- clarée en toutes les façons qu'on pouvait désirer d'un homme sincèrement converti.
Il parla en vrai catholique : de sorte que ceux qui lui étaient le plus contraires furent obligés de se joindre à ses amis, et qu'enfin toute l'assem- J)lée donna un très-honorable arrêt en sa faveur, le recevant en la communion des fidèles et le ré- tablissant en son évêché. On ne laissa pas, les an- nées suivantes, de faire encore beaucoup de bruit à son sujet , comme il paraît dans les actes du cin- quième concile.
Après cela, l'occupation de l'assemblée fut de dresser les articles d'une doctrine orthodoxe tou- chant l'Incarnation du Fils de Dieu , et de don- ner à l'Eglise une confession de foi là-dessus , qui fut commune et invariable , et qui servît de règle à la théologie de tous les siècles. Afin que la
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chose put s'accomplir plus fiuMleinent et avec moins de contestation et de bruit, on jugea à pro- pos que cliaque province nommât et députât deux de ses éveques, des plus savants et des plus re- nommés, et que ces députés, assemblés en parti- culier avec les légats du Pape , conférassent paisi- blement sur les difficultés de la question , et qu'ayant tout éclairci , abrégé et disposé en la forme d'un symbole, ils vinssent le proposer au concile, afin qu'il fût ratifié par les suffrages de la compagnie, et ensuite publié pour être la confes- sion de toutes les églises de l'univers.
Ces doctes et illustres commissaires travaillè- rent durant plusieurs jours, se servant de la let- tre de Saint Léon écrite à Flavien comme d'un flambeau pour se conduire parmi les obscurités d'un mystère si profond et si ténébreux ; et le Saint-Esprit, qui avait conduit la plumede ce grand personnage, ouvrit leur esprit et leur fit entendre le vrai sens de son discours : de façon qu'ils for- mèrent heureusement une excellente somme de la théologie évangélique , et réduisirent en cinq ou six décisions tout ce que les Chrétiens et les en- fants de l'Ejîlise sont obligés de croire à l'égard de l'union personnelle des deux natures distinctes et permanentes éternellement en leur parfaite in- tégrité.
Marcien, queles affaires avaient arrêté jusqu'a- lors dans Constantinople, étant averti que les dé- putés avaient dressé leur formule, et qu'ils étaient prêts à la proposer au concile, vint aussitôt avec sa femme Pulchérie, pour être présent à cette ac- tion, et pour avoir le bonheur de voir la descente du Saint-Esprit sur les langues des évêcpies.
Dès qu'il fut arrivé, il alla au concile. En en- trant, il salua les évêques avec de profondes incli- nations, et passant à travers leurs rangs, il monta
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sur son trône impérial, el là, il rendit un témoignage admirable de son zèle pour la vérité , exhortant tous ces prélats par une harangue qu'il fil en la- lin, et puis en grec, de n'avoir aucun sentiment (jui ne fut réglé sur les sentiments de l'Eglise et sur l'opinion des anciens Pères. On lui répondit par une acclamation générale, et par quantité de vœux pour la prospérité de sa personne et de son empire.
Le silence étant fait, x^étius , archidiacre de Constantinople, premier secrétaire du concile, re- çut ordre de parler et de prononcer la confession de foi. Ce fut alors qu'après la lecture des deux symboles de Constantinople et de Nicée , on en- tendit sur la terre ce que vous m'avez demandé , Messieurs, et ce qui est à la fin des discours que je vous ai tenus jusqu'à cette heure; je veux dire, l'explication de ce texte incompréhensible aux anges: Ferbuni caro faclutn est^ et que, durant un saisissement d'admiration et de plaisir, tous les yeux de cette grande compagnie étant levés au ciel et trempés de larmes de joie , les CVirétiens commencèrent à connaître distinctement quelle est la gloire, la sublimité, l'excellence ineffable et l'immensité de la doctrine de l'Evangile:
1° Que Jésus-Christ est un ;
2** Qu'il est homme parfait et Dieu parfait ;
3^ Qu'il est vrai homme, composé de chair et d'une àme raisonnable;
4^ Que selon la Divinité, il est consubstantiel à son Père ;
5*^ Que selon l'humanité , il est consubstantiel aux autres hommes ;
6** Qu'en tant qu'homme, il nous est semblable en tout, hormis dans l'ignorance et dans le péché;
7° Que selon la Divinité, il a été engendré de Dieu son Père avant les siècles ;
ENTrxF.Ttr" VI.
8" Que selon riiuinaniié, il a été engendré de sa Mère, Vierge dans le temps;
g" Que dans les entrailles sacrées de cette Mère, par l'opération du Saint-Esprit, le Verbe a été fait chair el Dieu s'est faitliomme;
lo" Que cette union du Verbe et de la chair de Dieu et de l'homme n'est pas une conversion de Jâ Divinité en la nature humaine,
1 1" Que ce n'est pas une confusion de la Divi- iîité et de l'humanité mêlées ensemble et com- posant un Jésus-Christ;
12° Que ce n'est pas une simple affection de l'une envers l'autre, ni une conformité de senti- ments, de volontés et de désirs;
i3° Que ce n'est pas une simple présence du Verbe habitant dans l'humanité et la gouvernant par un soin particulier;
i4''Mais que c'est une union personnelle des deux natures humaine et divine unies ensemble par l'unité d'une même hypostase ;
i5° Que cette unité de personnes ne fait pas que les personnes divine et humaine se soient confon- dues, ou liées, ou assemblées, et que de deux il ne s'en soit fait qu'une ;
i6" Mais que la personne divine, infiniment simple, invariable et éternelle, est devenue la per- sonne de l'homme, et que l'homme en Jésus-Christ n'a point d'autre personne que le Verbe;
ly" Que le Verbe tient les deux natures jointes ensemble ;
18° Que cette union ou liaison, qui empêche que les deux natures ne soient divisées, n'empê- che pas qu'elles ne soient parfaitement et éternel- lement distinctes.
Cette doctrine, qui est aujourd'hui la première leçon de nos écoles , n'a pu venir ici-bas qu'avec
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un Dieu, n'a pu être dictée que par sa bouche, ni expliquée et découverte que par le Saint-Esprit.
Elle est un chef-d'œuvre delà sagesse de Dieu; et comme l'incarnation du Verbe est le plus grand miracle de son pouvoir, aussi l'explication de ce mystère est le miracle le plus glorieux et la plus illustre preuve que le Saint-Esprit est présent à l'Eglise et que c'est lui qui la gouverne. Les hom- mes en ce concile n'ont eu qu'une même parole et qu'un même sentiment sur un mystère que les anges , suivant leur seule raison naturelle , n'au- raient jamais compris, et sur lequel ils n'auraient produit qu'une confusion d'erreurs.
Lorsque les décisions eurent été prononcées, et ensuite signées par les six cent-trente évêques qui étaient là, ces évêques, qui étaient remplis de consolation et de joie céleste, s'écrièrent d'une commune voix : Hœc Jides Patrum : omnes sic credimus : una fuies, una voluiitas, Omnes idip- sum sapiinus , omnes consenlientes suhscribimus, Hœc fides Patrum, hœc fîdes orhem terrœ sahavit.
L'empereur leur fit de grandes félicitations sur ce succès et cette victoire si glorieuse; mais lorsqu'il parlait encore, cesprélats, saintement ani- més, élevèrent leurs voix, et firent retentir ces paroles, que l'affection et que le Saint-Esprit leur suggérèrent : Cœlestis rex^ terrenum custodi , per te fides firmata est. Cœlestis Rcx, Augustum cus- todi, per te /ides firmata est. Unus Deus qui hoc fecit. Per "VOS fides , per "vos pax. Nestorio, Eu^ tjchi et Dioscoro anathema ! Et ils parlaient se- lon le mouvement du zèle qui les transportait.
Voilà ce que j'ai pu rappeler en ma mémoire, et ce que je puis vous dire pour satisfaire à votre sainte curiosité, qui vous rend aussi savants que ■vous le devez être touchant le mystère de l'incar-- natioQ du Verbe.
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Il était temps de se retirer, et parce que la nuit opprocliait, et parce que le sujet ne demandait pas \\n plus long discours. Eugène voulut donc quit- ter la compagnie ; mais comme chacun, en se re- tirant, se joignit aux personnes que le hasard ou l'inclination lui présenta , il se trouva avec Au- guste et avec une dame d'esprit et de qualité , qui ne voulurent pas perdre ce peu de temps, et qui tachèrent de le faire parler encore. Après lui avoir fait deux ou trois petites questions , ils lui demandèrent quelle était l'affaire des Monothé- lites, dont il leur avait parlé, et quel fut le sujet du mécontentement qu'ils donnèrent à l'Eglise. II n'osa pas se dispenser de leur répondre , mais il régla son discours sur la mesure du chemin qui leur restait à faire pour aller au logis.
Les Monothélites , dir-il, furent des gens qui, après le concile de Chalcédoine, conservèrent dans leur âme quelques restes de l'hérésie d'Eutychez, et qui, pour la faire revivre, s'avisèrent d'une sub- tilité qui eut un commencement de succès, et qui fjt craindre de plus grands malheurs qu'il n'en ar- riva. Il leur vint en pensée de dire que comme 1 Eglise enseignait qu'il n'y avait qu'une seule per- sonne en Jésus-Christ, qui était la personne di- vine, de même il n'y avait qu'une seule volonté, qui était aussi la volonté de Dieu , espérant que cette proposition passerait sans nulle peine , et puis, quand elle serait établie dans l'esprit des peu- ])les, qu'ils rappelleraient aisément l'opinion de l'unité d'une nature, et qu'il leur serait aisé de rétablir enfin la doctrine d'Eutychez, et de faire direà toute l'Église : Une seule personne, une seule i)olontc , une nature seule et unique. L'éveque Théodore Pharamite fut le premier inventeur de ce secret, qu'il communiqua à Sergius, patrlanhe de Constantinople. Sergius l'approuva, et crut que
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les autres éveques Tapprouveraient, et qu'à la fa- veur d'une opinion si plausible, ils pourraient venir à bout de leur dessein. Il gagna sourdement plu- sieurs prélats de ses voisins. L'empereur Héraclius prit le mal des premiers, et le venin se saisit si promptement et si fortement de son cœur qu'il se laissa persuader par des évêques secrètement assemblés, de dresser une certaine exthesis , c'est- à-dire une espèce de confession de foi où cette unité de volonté était déclarée, et de la faire af- ficher à la grande porte de l'église, avec comman- dement au peuple de la recevoir et d'y ajouter foi.
Sophronius , patriarche de Jérusalem , parla hautement contre cette nouvelle doctrine, et ayant assemblé les évêques de s|^ province, la condamna avec ses auteurs, qu'il poursuivit depuis par tous les actes d'hostilité qu'on pouvait attendre d'un prélat savant, et ardemment zélé pour la religion catholique. Sergius, et Cyrus, patriarche d'Antio- che, firent leurs plaintes au Pape Honoré P"", et le supplièrent d'arrêter les persécutions de So- phronius, qui étaient, disaient-ils, aussi dangereu- ses à l'Eglise qu'outrageuses à leur réputation , puisqu'elles troublaient déjà la plus grande partie de l'Orient ; et ils firent entendre à Sa Sainteté que ce prélat philosophe, par sa dialectique poin- tilleuse , et son opiniâtreté à soutenir et à distin- guer les deux volontés du Sauveur , introduisait partout la dispute, la dissension et le schisme.
Honoré, qui aimait la paix, et qui savait com- bien l'Eglise était lasse d'examiner des questions, écrivit aux trois patriarches, et leur témoigna que le plus grand service qu'il pouvait rendre à la chrétienté en cette rencontre , était d'obtenir d'eux qu'ils gardassent le silence , et qu'ils s'abs-
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tinssent de jamais rien dire ni pour ni contre les deux volontés de Jésus-Christ.
Son conseil ne fut pas suivi. Les Monothélites, favorisés par Héraclius,et puis par Constantin, son fils, qui lui succéda, continuèrent de parler ; et comme rien ne s'opposait à l'accroissement de leur hérésie, ils la répandirent en plusieurs pro- vinces, et corrompirent les membres les plus no- bles et les plus saints de l'Ej^lise orientale. Ce qui rendit la contagion plus periiicieuse, fut que trois patriarches, Sergius, Pyrrus et Paulus, qui se suc- cédèrent de suite en la chaire de Constanlinople, furent trois puissants séducteurs qui entreprirent chacun avec passion de la communiquer aux au- tres et d'en infecter tout l'empire. Le dernier poussa si ouvertement ses mauvais desseins (|u'il contraignit le Pape Théodore de le déposer de l'é- piscopat, et son successeur Martin !'"'", d'assembler à Rome un concile national pour tâcher, par une solennelle condamnation de cette hérésie, d'en arrêter le progrès. Les suffrages communs de cent- cinquante évcques la condamnèrent, mais ils ne l'abattirent pas. Ce coup augmenta sa fureur, et lui fit faire de plus grands désordres.
L'empereur Constans , Monothélite déclaré , crut que toute la honte de l'anathème tombait sur lui , et prit la résolution de l'effacer par le sang du Pape. Il donna ordre à l'Exarque de Ravenne de s'en saisir, et de le lui envoyer à Constanlino- ple. Le saint Pontife y fut conduit comme un cri- minel, et de là en Chersonèse, où il versa son sang goutte à goutte, et endura un martyre de plusieurs années , parmi des tourments où ses bourreaux mêmes ne le pouvaient contempler sans larmes et sans admiration.
Constans fut puni dès ce monde , et il mourut d'une mort infâme et tragique. Son (ils et son suc-
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cesseur, Constantin Pogonat, choisi de Dieu pour réparer les fautes de son père et de ses autres prédécesseurs, n'eut pas sitôt pris le gouverne- jnent de l'empire que, de lui-même, par l'inspira- tion de Dieu, il envoya proposer au Pape Agathon d'assembler un concile général pour abattre cette hydre qui avait tant de têtes et tant de protec- teurs. Agathon adora la miséricorde de Dieu, qui avait inspiré à ce pieux monarque de si bons sen- timents , et qui faisait naître le remède d'où l'on n'attendait que la mort; il embrassa avec des transports de joie la proposition de l'empereur , et apporta aussitôt les diligences nécessaires pour la convocation du concile, qui fut assigné à Cons- tantinople.
Ce concile eut un succès merveilleux. Trois pa- triarches s'y trouvèrent; l'empereur même voulut y être en personne, accompagné des principaux seigneurs de sa cour. Les conférences durèrent quelques mois avec un grand ordre , et elles se terminèrent par la condamnation de l'hérésie, et par la décision qui porta que Jésus-Christ a deux opérations et deux volontés distinctes, et que, sans être ni confuses ni séparées , elles sont en lui aussi véritablement deux que les deux natures , mais que la volonté humaine est sujette à la volonté divine, lui rendant une obéissance éternelle.
Jamais les hérétiques n'ont été si hardis ni si effrontés à inventer des fourberies , à falsifier les écritures et à mentir publiquement, qu'ils le fu- rent en cette assemblée : mais aussi, jamais les hé- rétiques n'ont été si honteusement surpris dans leurs mensonges , ni contraints avec tant d'igno- minie de reconnaître et de confesser leur malice, qu'ils le furent en cette occasion. La plupart se condamnèrent eux-mêmes ; tous se rendirent, et signèrent la décision du concile. Il n'y eut que
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IMacaire, patriarche d'Antioche, le principal au- teur de l'hérésie, qui persista dans son opiniâtreté, et qui voulut avoir l'honneur de retenir sur ses bras cette Babel qui tombait. Pour le confondre, et pour lui donner, par un affront salutaire, hor- reur de son impénitence et de sa folie, on fit lire les passages qu'il avait cités , en les confrontant avec ceux que des commissaires avaient transcrits surlesoriginaux des Saints Pères, et l'on vit partout des faussetés et des friponneries si honteuses que la rougeur parut sur les visages de toute la compagnie, et il n'y eut que lui seul qui ne sentit passon opprobre. On fit des efforts extrêmes pour lui faire revenir le sens, et pour tirer de sa bouche quelque parole d'abjuration; mais les prières, les remontrances et les larmes ne servirent qu'à l'en- durcir en son impénitence et en son orgueil. Sa réponse fut qu'il aimait mieux être brûlé, ou mis en pièces, ou jeté dans la mer, que de changer d'opinion. L'Eglise, plus sage que Macaire, fut plus miséricordieuse qu'il ne méritait. Elle se contenta de l'arrêt ordinaire, qui fut de le déposer de l'é- piscopat, mais elle voulut qu'on exécutât cet ar- rêt avec plus de terreur et plus de cérémonie qu'on n'avait fait jusqu'alors. On dépouilla publique- ment Macaire de son manteau patriarcal : Basile, évêquede Bâle, lui ôta Xorarium d'entre les mains ; et mille voix de malédictions s'étant élevées, on le chassa de l'assemblée. Un de ses disciples nom- mé Etienne en fut aussi chassé et tiré par les che- veux. Au même temps qu'ils sortirent l'un et l'au- tre, une multitude de toiles d'araignées noires et puantes tombèrent dans les rues, et le peuple les prenant pour les figures des hérétiques , les poussa dans la mer, et en purgea la ville et le monde.
Pendant qu'on tenait le concile, le démon, qui
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n'avait pas été assez fin dans les faussetés et dan» les fourberies qu'il avait suggérées aux hérétiques, le fut encore moins dans l'invention d'un dessein ridicule qu'il fit entrer dans la tête d'un prêtre moine, qui se crut assez habile pour tromper le monde, et pour faire qu'en dépit de l'empereur, du Pape et du concile, la doctrine qu'on venait de condamner fût rétablie. Ce moine, nommé Poly- clironius, alla se présenter à l'assemblée, et s'of- frit à ressusciter un mort à la vue de toute la ville , pour justifier par ce miracle la doctrine de Macaire, et faire voir, par le témoignage de Dieu même, qu'elle avait été mal condamnée. La compagnie y consentit sans peine , sachant bien que cette affaire ne nuirait pas à la vérité, et qu'elle aiderait le petit peuple à honorer l'Eglise, et à persévérer dans l'obéissance et dans le de- voir. Polychronius, aussi fou que méchant, fit ap- porter un corps mortau milieu delà grande place, et là, sur un théâtre, à la vue d'une multitude in- finie de peuple, ayant écrit sur un papier ces pa- roles : Je crois qu'il nj a qu'une seule volonté dans Jésus-Christ^ il posa le papier sur la poitrine du mort, et lui commanda de se lever en vertu de cette confession. Le mort demeurant dans le même état, Polychronius éleva la voix, et se mit à faire autour de lui des gestes et des actions de bateleur. La ville passa l'après-dînée à regarder cette comédie , et à rire des vains efforts de ce thaumaturge désespéré. La conclusion fut qu'il confessa publiquement qu'il n'en pouvait venir à bout.
Sa folie ne manqua pas, selon que l'avaient es- péré les Pères, d'être profitable à plusieurs, qui, Lien qu'ils eussent encore quelque inclination pour le parti de Macaire , ne voulurent point avoir de
ENTRETIEN VII. aSf)
rnit aux railleries, et se déclarèrent catholiqu'^s le plus lumtement qu'ils purent.
Eug(^iie prononça ces dernières paroles en en- trant dans la salle, où il fallut changer de dis- cours.
ENTRETIEN VII.
DU SAIÎ<T SACRE3IENT.
Eugène, sortant de Paris pour aller à Fontaine- bleau où la cour était, rencontra aux portes de la ville un homme de qualité nommé Maxime, son intime ami, qui descendit aussitôt de son carrosse pour le prier d'y entrer, afin qu'il put profiter de ses entretiens durant ce jour-là. Eugène se trouva le huitième de la compagnie, composée de per- sonnes d'esprit et de condition, et toutes de l'hu- meur qui était, comme je l'ai déjà dit, assez com- mune à la cour de Henri-le-Grand , de se plaire à parler de controverse, et de disputer contre les Luthériens et les Calvinistes.
Ce fut là en effet le commencement de leur con- versation. Maxime, qui était assis auprès d'un gentilhomme nommé Alphonse, son parent et son ami, converti depuis deux mois, et avec lequel, le jour d'auparavant, il s'était entretenu sur les ar- ticles contestés entre les deux religions, le mon- trant à Eugène : Voilà, dit-il, un homiète homme qui doit se tenir heureux d'être en votre compa- gnie, car il peut espérer que vous obtiendrez pour lui une grâce qu'il désire sur un point de notre religion. Il est bon catholique, ajoula-t-il en riant, et il pense de la doctrine de l'Église ce que vous
24o ENTRETIEN VII.
en pensez vous-même ; mais on l'obligerait fort, et sa conscience serait en repos, si l'on voulait le dispenser de croire au saint sacrement, et ne lui pas commander, sous peine de damnation, de sous- crire à ce qu'en disent les the'ologiens.
Alphonse ne convint pas tout à fait de cela. Ce que j'ai avancé, dit-il, et ce que tout homme sage ne refusera pas d'approuver, c'est que la doctrine de l'Eglise n'a rien où les personnes d'esprit ne voient des marques certaines qu'elle vient de Dieu. J'ai dit même que l'expérience nous fait sentir qu'il n'y a que la raison des simples qui se plaigne d'être esclave sous l'autorité de la foi chrétienne; que, néanmoins, s'il était permis de former des dou- tes et de trouver quelque peine, je croirais que ce serait à l'égard du saint sacrement, et que nous serions excusables d'être étonnés de ce qu'on dit dans l'Eglise de la présence réelle du Fils de Dieu sous les espèces du pain.
Quoiqu 'Eugène jugeât qu'il n'était pas temps de parler de théologie et d'entrer en cette sorte de controverse, qui ne pourrait être qu'ennuyeuse à une compagnie où il y avait des dames et d'autres personnes peu disposées à s'y plaire , toutefois il s'y engagea lui-même par une réponse que le zèle qu'il avait pour la religion lui arracha : Je suis , dit-il à ce gentilhomme, d'un sentiment bien con- traire au vôtre. On ne peut pas me reprocher que j'aie jamais entrepris d'exagérer les choses, et de donner par mes discours de belles couleurs et des apparences spécieuses aux mystères de notre re- ligion. Ils sont si relevés et si divins que les plus éclatantes lumières de la science et de l'éloquence humaine n'en peuvent être que les ombres; mais s'il se trouve des hommes capables de les orner et de les embellir, je m'oublierais moi-même si j'avais la présomption de me comparer à eux, et
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cri)ire que je pourrais les imiter. Te ne prétends que dire simplement mes pensées, et les découvrir telles qu'elles naissent en mon esprit , sans autre soin que de m'expliquer par des paroles qui les rendent claires et qui les fassent entendre aisé- ment. Vous dites, Monsieur, que cette présence du Sauveur sous les espèces est l'unique point qui vous semble fâcheux et douteux dans notre doc- trine : et moi, si je n'étais point catholique, je me persuade que ce que les catholiques disent du saint sacrement me convertirait, tant j'y vois de marques qu'il a été institué par la sagesse incréée, et tant il me semble impossible qu'il y ait une vraie religion au monde sans le sacrifice de la messe.
Comment cela, répondit le gentilhomme tout surpris? Le reste de la compagnie ne s'étonna pas moins, et fit paraître, par une attention curieuse, qu'elle attendait avec plaisir l'éclaircissement de ce problème.
Messieurs, leur dit Eugène, la vraie religion doit avoir un vrai sacrifice; et je défie, non-seulement les calvinistes, mais les hommes et les anges mê- mes, de trouver un autre vrai sacrifice pour notre Eglise que celui que nous faisons à l'autel et que nous offrons chaque jour.
Les calvinistes, repartit le gentilhomme, ne vont pas chercher si loin : ils répondent que le sacrifice de la croix est un vrai sacrifice , et qu'il a été fait et institué pour nous.
Il a été fait pour nous, répond Eugène , mais non pas par nous. Nous n'en avons point été ni les ministres, ni les prêtres, ni les spectateurs. Dans notre vraie religion, c'est nous qui devons vérita- blement adorer Dieu; c'est nous qui devons im- moler la vraie victime, et qui, en nos solennités et en nos fêtes, la devons pi ésenler par noire consécra- tion , et exercer à son égard tous les offices d'uQ
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24 2 ENTRETIEN VII.
véritable sacerdoce : c'est par notre action que Dieu doit être adoré et recevoir l'honneur infini qui lui appartient. Donnez-moi donc une autre vraie victime que Jésus-Christ, une autre hostie qui soit digne de Dieu , qui lui soit égale en na- ture, en excellence, en amour, et qui, par son éga- lité, puisse l'honorer infiniment, et acquitter les dettes du genre humain envers sa miséricorde et sa justice. Il n'y a sans doute que lui seul : et puisqu'il est l'unique victime,donnez-moi, s'il vous plaît, le moyen de l'immoler tous les jours , et néanmoins, de le laisser éternellement en vie , quoiqu'on le sacrifie véritablement à chaque heu- re ; je veux dire, le moyen de faire en sorte , se- lon les paroles divines du Saint Esprit inspirées à Saint André le jour de son martyre, que, par no- tre action, il change d'état autant qu'il faut pour être effectivement et parfaitement immolé, et que cependant, tandis que nous l'immolons et que nous opérons ce changement ineffable, il demeure en- tier sans mourir et sans rien souffrir , et que le lendenrain, nous le trouvions entre nos mains aussi vivant et aussi heureux qu'il était avant que nous l'eussions sacrifié. Donnez-le, ce moyen ; que les hérétiques ou les philosophes le cherchent , et qu'ils tâchent de l'inventer. Que pourront-ils dire ? Faudra-t-il qu'ils confessent qu'il n'y a qu'un Dieu qui puisse découvrir un secret si naturel et si in- connu? C'estce qu'a fait Jésus-Christ dansl'institu- tion de la sainte Eucharistie , par un miracle qui surprend les anges , et qui doit ravir et charmer les hommes.
Dans cette Eucharistie miraculeuse, Notre-Sei- gneur est une hostie assez immolée pour faire que notre religion ait le plus parfait holocauste , et qu'elle soit, dans lemonde, lapins religieuse et la plus sainte de toutes les religions qui puissent être
LMIiETlEN VII. 243
OU qui aient jamais été; et en même temps, il a une vie assez glorieuse pour glorifier les anges dans le ciel, et pour être la plus parfaite et la pre- mière félicité des bienheureux. A la même heure, il est, d'une part, le remercîmentet le présent que l'Église militante fait à Dieu le Père , et d'une au- tre part, il est la récompense que Dieu donne à l'Église triomphante, suffisant à ces deux grandes justices de la créature et du Créateur, donnant aux hommes ici-bas de quoi remercier et adorer di- gnement un Dieu, et à Dieu, de quoi récompenser dignement et infiniment les hommes dans le para- dis. Quel miracle! quelle invention! Quel pro- dige de sagesse, de puissance et de miséricorde !
Mais il faut, poursuivit-il, que vous voyiez l'ex- cellence et la sublimité de ce dessein de Jésus- Christ dans un jour où peut-être vous ne les avez point encore considérées , et que vous ayiez les yeux assez forts pour soutenir les lumières de ce qu'il y a de plus émlnent et de plus éclatant dans ce mystère adorable. Eugène avait sujet de parler ainsi, car si son esprit, élevé par l'esprit de Dieu, découvrit des vérités qui ne sont inconnues ni aux anges ni aux théologiens, mais qui, certainement , auraient mérité d'être écoutées des uns et des au- tres, d'être lues ici par eux-mêmes, si ma plume n'y mêlait point ses faiblesses et n'en diminuait pas la force et la grâce.
Pour y procéder avec plus d'ordre et plus de méthode, dit-il, remarquez que, sans parler de l'Eglise, il y a trois vraies religions par lesquelles Dieu est véritablement honoré : la religion de Dieu, qui s'exerce éternellement tiaiis la Trinité; lu religion des hommes , qui s'exerçait sur la terre avant la venue du Messie, et enfin la religion du Sauveur, qu'il exerça durant sa vie mortelle, et dont il fit lui seul les cérémonies et les fouclions.
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244 ENTRETIEN VII.
Chacune de ces religions a son sacrifice , je veux dire une suprême et souveraine opération de son sacerdoce , par laquelle elle honore la Divinité aussi excellemment qu'elle puisse le faire. La mer- veille de la religion chrétienne est que son sacri- fice de la messe contient, lui seul et formellement, les trois sacrifices de ces trois anciennes religions. Je ne m'attache pas à ce mot de trois sacrifices , je me contente, si vous voulez , de dire les trois sou- verains honneurs , et j'avance que la messe est un assemblage de tous les honneurs suprêmes que la Divinité reçoit, et qu'elle a jamais reçus dans les au 1res religions. Peut-être celte proposition vous paraît-elle obscure et douteuse : vous allez voir qu'elle est claire et indubitable , et qu'entre les propositions de la foi, il n'y en a point qui doive plaire à notre raison plus que celle-ci , et qu'il nous suffit de la connaître et de la croire pour nous estimer infiniment heureux d'avoir été bap- tisés et d'être Chrétiens.
Je dis donc, premièrement, que, parle sacrifice de la messe , nous rendons à Dieu l'honneur sou- verain qu'il peut recevoir, ou qu'il recevait autre- fois de la religion des hommes , et que, d'abord, nous arrivons au plus haut point de leur adora- tion , qui était le sacrifice et la mort des bêtes.
Comment trouvez-vous cela dans la messe, dit Ariste, pressé par sa curiosité? Pour vous répondre, repartit Eugène , qui voulut que la vérité qu'il al- lait exposer aux yeux de la compagnie parût en son jour, permettez que je vous demande pourquoi le plus grand honneur que les hommes en ce temps- là pussent rendre à Dieu était cette sorte de sacri- fice , et comment il arrivait que le Créateur en reçût tant de gloire sur les autelsde la synagogue.
Ariste, et les autres qui écoutaient, ne voyant pas ce qu'on pouvait répondre là-dessus : Je com-
EXTUETIEN VII. 245
prends bien , poursuit Eugène , pourcpioi Dieu se plaît à l'amour que je lui porte, et est honoré pai l'obéissance que je rends à ses divines volontés ; mais se plaire nu massacre des animaux et aux peines de ces innocentes victimes , c'est ce qui ne se comprend pas. Quel avantage ou quel honneur pour un Dieu de voir au milieu d un temple des las de taureaux éijorofés et des ruisseaux de sanrr répandu , ou de voir sur un autel une hostie qui reçoit le glaive qu'on lui plonge dans le sein, qui se débat, qui agonise, et qui meurt enfin parmi la fumée de l'encens et les cérémonies des prêtres? On met ce cadavre sur un bûcher, le feu dessous: tout brûle et se réduit en fumée ; voilà la gloire de Dieu , et le plus parfait hommage qu'on puisse rendre à Sa IMajesté souveraine ! Quelle sorte de gloire! Quelle invention des hommes! et d'où leur est venue cette pensée ?
Il me semble , répondit un cie ces Messieurs ,. que les anciens voulaient témoigner par Là qu'ils donnaient leur bien à Dieu par une pure affection et par un don irrévocable , sans espérance de le reprendre jamais. Je pense, dit un autre, qu'ils prétendaient que leur victime fût la figure de leur personne, et que, par la mort de cette victime sa- crifiée , Dieu connût qu'ils lui sacrifiaient leur vie , et qu'ils étaient prêts à mourir eux-mêmes pour lui obéir.
Et moi , reprit Eugène , je crois que la vraie raison est que comme pour témoigner à Dieu que nous l'aimons, nous sommes obligés de lui présen- ter quelque chose de ce c(ui nous appartient et do lui faire part de nos richesses , de même , pour témoigner que nous savons que sa grandeur n'a nul besoin de ces petits ouvrages de la nature, qu'elle est infinie et infiniment heureuse , et; qu'elle ue peut recevoir aucun piollt ni de notre
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246 ENTRETIEX Vir.
présent , ni d'aucune autre chose mortelle et créée, nous devons immoler ce présent indigne, et le détruire au même temps que nous le met- tons entre ses mains. Nous ne pouvons mieux ex- primer que par cette destruction sacrée les pa- roles mystérieuses du prophète David : Deus meus es tu, quoniam honorum meorum non eges. Vous êtes mon Dieu , parce que vous n'avez pas besoin de mes présents. C'est-à-dire que l'amour nous oblige de retrancher quelque partie de nos biens, et de l'apporter au temple pour l'offrir, mais que la religion nous commande de l'anéantir aussitôt ; et cet anéantissement est sans doute la suprême adoration, et le plus divin honneur que la nature humaine puisse rendre à Dieu, son Créateur et son Maître; ce Test assurément, et c'est aussi celui qu'il recevait avant la venue du Messie.
Honneur, Messieurs, qui est formellement con- tenu dans le sacrifice des Chrétiens, dont une par- tie essentielle est la destruction de l'offrande créée que nous apportons sur les autels. Nous apportons du pain , et incontinent après l'Evan- gile , le tenant sur la patène , nous le présentons à Dieu comme une particule de nos biens ou comme une particule de notre monde, dont il est le Créateur et dont nous lui faisons hommage : Suscipe, sancie Pater ^ omnipotenSy œterne Deus^ hanc immaculatam hostiam. Mais à la même heure, ou après quelques moments, reconnaissant la Di- vinité indépendante du pain et de l'univers entier représenté dans cette particule, nous le détruisons par les paroles sacramentelles , nous l'immolons, nous le perdons; le pain n'est plus, et ce que ne fi- rent ni la synagogue ni le paganisme, ce que le glai- ve des sacrificateurs ne put jamais sur aucune hos- tie, nous le faisons sur le pain, nous le poussons jusqu'au néant; au moins n'eiireste-t-il plus que les
ENTRETIEN Vit 247
simples accidents et qu'une quantité séparée de la substance: substance qui périt, et qui, par sa des- truction , glorifie plus que ne le firent les mil- lions de leurs victimes consumées et réduites en cendres : Dciis meus es tu, quoniam bouorum meo- r'um non eges , vous êtes mon Dieu , parce que vous n'avez pas besoin de ce monde que je vous offre.
Vous voyez. Messieurs , que le sacrifice de la religion des hommes et de la nature humaine, est contenu dans le sacrifice de notre Eglise, et que c'est par cette adoration si éminenle et si auguste qu'elle commence, mais que ce n'est point par là qu'elle consomme et qu'elle achève. La destruction du pain est le commencement de nos mystères , elle n'en est pas le dernier acte ; elle n'est pas chez nous un sacrifice , parce qu'elle n'est pas le terme de l'action du prêtre ; le prêtre n'y fait même aucune pause, il passe plus outre au même instant, et s'il s'y arrêtait, ce serait un crime, et un refus du dernier honneur qu'il doit à Dieu depuis l'Incarnation du Verbe. Notre Eglise sernit ingrate , et elle commettrait un sacrilège. Elle doit désormais aller plus avant, et témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur par un honneur assez divin , pour être égal au bienfait qu'elle a reçu.
Je dis donc, en second lieu, ce qui est bien plus étonnant , que l'honneur que Dieu se rend se trouve aussi dans notre messe.
Dieu le Père est honoré par lui-même. Quand il produit les anges et les autres créatures , il le fait pour en tirer de l'honneur ; c'est pour faire aimer , admirer et adorer ses perfections. Sur quoi la pensée de Saint Maxime est remarquable , que Dieu exerce une religion , et que cet univers est comme un temple qu'il a dressé en riiouncur
248 l-NlTKïïTïî'N Vir,
de sa Divinité , où il assemble, chaque jour et à chaque heure , une troupe de chantres et de mu- siciens divisés en quantité de chœurs et de con- certs qui n'ont point d'autre occupation que de raconter et louer les merveilles de sa puissance et <!e sa justice. Ces chantres sont les anges , les hommes , les cieux , les astres , les planètes , les cléments : Cœli enarrant gloriam Dei , et opéra manmim ejus annuntiat Jirmamentum . Mais ces productions des anges et des hommes , et les louanges que Dieu tire de leur bouche et de leur cœur, ne sont pas le plus excellent acte de sa re- ligion ; elles ne sont pas son dernier honneur ni la plus parfaite opération de son zèle et de sa sain- teté ; elles ne sont point son sacrifice ni la con- sommation de sa gloire. Non , Messieurs , c'est la production de son Verbe qui la consomme. Verbe qui n'est autre chose qu'une manifestation, une connaissance et une louange infinie des perfec- tions de Dieu le Père. Omnium sacrificiorum apex^ dit Saint Grégoire de Nazianze, la plus haute su- blimité des sacrifices, c'est la génération du Verbe qui élève Dieu au plus haut point de sa gloire , et qui déclare , non plus qu'il est au-dessus des créa- tures et indépendant de leur secours , mais qu'il est Dieu même, digne de posséder ce Fils adorable et d'en être le Père. Filius meus es tu^ dit-il en opérant ce sacrifice ; Verbe divin , ô abîme de perfections et de grandeurs , vous êtes à moi et vous naissez de moi; vous êtes mon Fils et l'é- manation de ma substance. Ego hodie genui te ^, je vous engendre aujourd'hui, et c'est par là que je consomme l'ouvrage de ma religion et de ma sainteté , rei sacrœ consummatio. Et ce mot de Saint Denis est nompareil, iÊporEAÊ(r<;c<>r«r;?, que la génération du Fils éternel est la consommation de
t»^
ENTRETIEN Vlî, 24])
tous les honneurs et de toutes les félicités qu'un Dieu peut recevoir.
Messieurs , ce n'est point nous flatter et nous élever vainement au-dessus des anges de dire que nous faisons de même durant nos messes, puis(|iie le terme formel de notre action et de notre entre- prise est de produire le mcme Verbe entre nos mains et de le présenter à Dieu. Nous commen- çons par la destruction de la créature , et puis aus- sitôt,en vertu des mêmes paroles qui l'ont détruite, nous faisons naître en sa place le Verbe incarné ; nous lui donnons une nouvelle vie , une nouvelle sorte d'existence ; nous le mettons en un nouvel état, en la forme d'une victime; et en cet état où il est nôtre , nous l'offrons à Dieu et nous l'en fai- sons le possesseur. Il le reçoit de nous : au moins il est vrai ce qu'a dit divinement un des plus doc- tes et des j^lus dévots théologiens de ce siècle, que sacrifier Notre-Seigneur n'est autre chose que le faire naître nouvellement pour son Père. Le prêtre le produit, mais cette production ne le rend pas le fils du prêtre, elle le rend le Fils de Dieu. C'est un Verbe qui naît par sacrifice, c'est-à-dire qui, en naissant, est donné à Dieu le Père parla plus parfaite des donations, et devient dans le temps ce qu'il est dans l'éternité.
Enfin , nous consommons nos mystères comme Dieu consomme le sien : Aspice, Deus^ et rcspice infacieni C/iristi tut. Hélas ! quelle comparaison des autres religions avec la nôtre ! Sur les autels de l'ancien Testament, lorsque l'hostie était mor- te , tout était fait, et Dieu avait reçu tout l'hon- neur qu'il en pouvait espérer; mais ici , la mort n'est que le commencement de notre action. Quand nous consacrons le pain , nous ne faisons que nous préparer, elle terme glorieux où les au- tres religions ont été contraintes de s'arrêter, n'est
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20O ENTRETIEN! VII.
que le premier el le moindre degré de notre amour. Nous passons outre, nous allons jusqu'à l'infini , et nous ne cessons point que nous n'ayons posé sur l'autel un Dieu vivant , et que nous n'ayons honoré le Créateur par un don qui lui soit égal, et qui satisfasse infiniment à tous les devoirs de notre justice et à tous les devoirs de notre recon- naissance : Jspice , Deus ^ regardez, grand Dieu, non plus un agneau sur un bûcher, respîce in fa- ciem Chrtsti tiii.
Eugène se tut à ces paroles. Les autres se turent aussi durant un moment ou deux. Cléarque rompit le silence : Voilà , dit-il , une haute élévation de la nature humaine et de la dignité sacerdotale.
Ce n'est pas tout néanmoins, repartit Eugène r nous nous élevons durant la messe en un état plus sublime, et nous faisons encore davantage. Le sa- crifice de l'Homme-Dieu y est aussi contenu ; nous rendons à la Divinité, sur nos autels, le même hon- neur qu'il lui rendit sur la croix , et nous arrivons au même degré d'adoration où il arriva par sa mort. Obligez-moi, Messieurs, d'éprouver ce que je vous dis , et de vous laisser convaincre que la contemplation des vérités évangéliques est le pre- mier et le plus doux des plaisirs et des emplois de l'esprit humain.
Vous savez que le mystère de l'Incarnation n'a été institué que pour réparer l'honneur de Dieu. Dieu avait été ravalé au-dessous de la créature par le péché. Afin de réparer son honneur , il fallait qu'il fût relevé jusqu'à l'infini; et toute l'entreprise consistait à faire en sorte que le Verbe, par l'In- carnation, devînt moindre que son Père, qu'il de- vînt son esclave, qu'il fût humilié et abaissé sous sa grandeur, et qu'il pût dire véritablement : Pater major me est , mon Père est plus que moi. En ef- fet, ce fut là l'affaire du Sauveur en ce bas mon-
ENTRETIEN VII. 2DI
de ; ce fut sa religioQ et sa vie , de dépendre de Dieu son Père, en ses actions, en ses em- plois , en ses desseins , et de porter tous les titres de rinégalité et de la dépendance. Il les porta tous sans se dispenser d'aucun : il fut son servi- teur , son disciple, son envoyé, son prophète; et toutes les différentes humiliations, toutes les obéissances et les servitudes auxquelles ce Sauveur se soumettait chaque jour, étaient des preuves de cette parole , Pater major me est , étaient comme autant de cérémonies différentes de sa religion, et autant de différentes façons de déclarer que Dieu le Père était plus parfait et plus grand que cet Homme-Dieu.
Mais le plus excellent acte de cette religion du Sauveur , son adoration suprême , son plus grand abaissement sous la puissance et sous la majesté de Dieu , l'action par laquelle il éleva Dieu dIus éminemment au-dessus de soi, et qui fut enfin son sacrifice , fut ce qui se passa sur le Calvaire, où il s'humilia jusqu'à devenir, non plus l'esclave de son Père , mais la victime sacrifiée à son hon- neur , détruite, consumée et poussée jusqu'au der- nier état de l'anéantissement. Consummatum est^ dit-il en expirant ; enfin le plus grand sacrifice est achevé ; je déclare par ma mort, non plus que Dieu est au-dessus des créatures, mais qu'il est infiniment au-dessus de l'Homme-Dieu , et qu'il est juste qu'un Dieu meure et qu'il soit crucifié pour lui satisfaire. Consummatum est, voilà la dernière consommation de tous les honneurs et de toutes les satisfactions qu'un Dieu offensé peut recevoir.
Sacrifice , Messieurs , qui se trouve formelle- ment dans la messe , et encore plus manifeste- ment que les deux autres. Remarquez, s'il vous plaît , que nous consommons nos mvsières en
2.3 2 ENTRETIEN Vil.
consacrant le sang de Notre-Seig«eur par une consécralion différente et séparée de celle du corps, et que, par celte consécration et cette dif- férence mystérieuse, nous faisons trois choses que je vous supplie d'observer:
La première est que nous célébrons la mémoire de la mort de Jésus-Christ, qui fut causée, non pas par une plaie mortelle , mais par la séparation de son sang d'avec son corps étendu sur la croix. -Celte représentation du sang séparé et sorti des i/'eines du Sauveur, rappelle dans la pensée et re- met devant les yeux du Père éternel la mort de son Fils, qui est, comme je l'ai dit, la consomma- lion de tous les honneurs et de tous les sacrifices; de sorte qu'en tenant le calice , nous glorifions ce Père adorable, et parvenons jusqu'au point d'a- doration où est arrivé l'Homme-Dieu, ce grand prêtre.
I^ seconde chose est, non-seulement que nous renouvelons la mémoire de la mort de Noire-Sei- gneur , mais aussi que nous offrons réellement celui même qui mourut , et qui porte encore dans les plaies de ses mains et de ses pieds les marques vivantes de son trépas douloureux , et qui les montre à la justice offensée. Aspice, Deiis.
La troisième , ce qui est véritablement ineffa- ble , c'est que nous l'offrons, non-seulement en l'é- tat où il est le plus agréable à la justice de Dieu, mais aussi , ce qui n'arriva point sur le Calvaire , en l'état où il est le plus agréable à son amour. Lorsque ce Fils est entre nos mains et que nous re- levons vers le ciel, Dieu le Père voit en sa personne toutes les plaies dues à sa justice , et toutes les marques de son obéissance sacrifiée, et en même temps, il y voit toutes les félicités de la vie, tou- tes les beautés de la gloire , et tous les honneurs de la victoire et du triomphe. Entendez-vous, il-
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lustre et vertueuse compagnie? le Sauveur, entre nos mains , est victime autant qu'il l'était sur la croix, et il est vivant et impassible autant qu'il l'est dans le sein de son Père parmi les splendeurs du ciel. Il est immolé plus véritablement que ne le furent jamais les taureaux et les béliers consu- més et réduits en cendres, et néanmoins,il demeure entier et invulnérable plus que les anges. Il a la mort dans le cœur, puisqu'il y a une plaie intime et profonde , ce qui est le plus beau spectacle qu'on puisse montrer à un Dieu juste et offensé ; mais en même temps, il a la vie dans le mcme cœur, et celte vie, victorieuse et immortelle, y tient la mort encbaînée : et c'est ce que nous faisons voir à Dieu le Père , ce que nous lui présentons quand nous élevons la sainte hostie. Après cela , où peuvent aspirer nos désirs, nos ambitions, nos pensées , et qu'est-ce que la sagesse du Tout- Puissant peut inventer de plus haut et de plus di- vin pour rendre notre religion glorieuse ?
En effet, n'est-il pas vrai qu'en présentant cette victime, nous avons grand sujet de nous glorifier devant Dieu, et de nous vanter, durant les ravis- sements de notre dévotion , que nous sommes aussi reconnaissants envers lui qu'il a été libéral et miséricordieux envers nous ? Sic Deus dilexit mundum ut Filluin suum uni^enitum daret. Grand Dieu , vous m avez aime jusqu'à me donner votre Fils , et moi je vous aime jusqu'à vous donner ce même Fils ; et comme vous ne vous êtes pas con- tenté de créer pour moi le ciel et la terre, de mê- me je ne me contente point de vous présenter le ciel et la terre, et le monde entier , et mille mon- des; je passe jusqu'à l'infini, et le même acte d'a- mour que vous avez exercé envers moi sur le Cal- vaire en me donnant votre Fils unique, je l'exerce envers vous en offrant ce même Fils. Vous me l'a-
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9.J.i ENTRETIEN VII,
\ez donné comme le prix de ma rançon , je vous le rends comme la couronne de vos grandeurs; vous me l'avez donné couvert de sang et de plaies comme un exemple de patience et de sainteté, je vous le rends environné de gloire comme un ob- jet de comj)laisance. Regardez-le, aimez-le, pos- sédez-le. Recevez de ma main ce qui est votre perfection , votre bonheur et votre vie.
Il semble que David contemplait ces vérités en esprit, lorsqu'il écrivait son psaume ii5 : Quid retrlhuani Domino pro omnibus quœ retrihuit mihi? Il cherche ce qu'il pourra faire pour remercier di- gnement le Créateur de ses grâces et de ses bien- faits. Il le trouvait autrefois, et il se contentait d'inviter tous les astres du ciel et toutes les na- tions delà terre à l'aider dans le dessein qu'il avait de s'acquitter envers Dieu, et à former pour lui des louanges dignes des faveurs qu'il avait reçues lie sa bonté. Mais quand il vient à connaître le mystère de l'Incarnation , et qu'il apprend par les révélations du Saint-Esprit que Dieu lui a donné son propre Fils , il renonce à ce secours des créa- tures, et voit bien que les louanges , les présents et les sacrifices de tous les peuples du monde ne sont pas capables de satisfaire à sa dette. Taisez- vous , dit-il, princes et rois, anges et hommes ! vous n'avez que des paroles , et le bien que Dieu m'a fait est infini. Que ferai-je donc ? Faudra-t-il que je meure ingrat et débiteur de cette grâce in- comparable ? Non , non , ajoute-t-il incontinent après, je vois sur les autels de la vraie religion un calice rempli d'un vin précieux , et voilà justement ce qu'il me faut pour m'acquitter : Ccdicem saln- taris accipiam. Je tremperai ma langue dans ce calice , je répandrai ce sang sur mes lèvres, je le recevrai dans mon cœur; et dans ce cœurrem- |;li de DieUj je formerai des louanges et des re-
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connaissances qui vaudront le bienfait du Créa* leur, et qui égaleront tout ce qu'on a fait pour moi sur le Calvaire: Calicetn saliitaris accipiam^ et nomen Doniinl ini>ocabo.
Sincèrement , Messieurs , ne doit-ce pas être pour le moins un déplaisir aux Calvinistes de ne pouvoir pas parler si excellemment des sacrés mystères ? En rejetant l'usage de ce divin sacrifice, ils ont renoncé à l'honneur que nous possédons d'adorer si parfaitement noire Dieu , sans effusion de sang, et de tirer un office si avantageux de la personne et de la bonté du Sauveur.
Quelques-uns prirent la parole pour les héréti- ques par forme d'entretien , et le discours se chan- gea peu à peu en forme de controverse, mais pai- sible et sans émotion.
C'était là un ample sujet d'entretien, et où cha- cun pouvait avoir part, n'y ayant personne dans la compagnie qui \\t\\ sut assez pour concevoir ce que les autres en disaient, et pour en dire son sen- timent. Tandis que chacun en parlait, une des choses les plus remarquables fut la réflexion qu'Eu- gène les pria de faire sur le pouvoir que nous avons durant nos communions d'honorer Dieu selon toute l'étendue de nos désirs et de ses droits éternels.
Voici , ajouta-t-il , une vérité trop illustre et trop immense pour espérer qu'elle puisse entrer aisément dans nos esprits, el y paraître avec l'éclat qu'elle a dans l'esprit des anges. Remarquez, s'il "VOUS plaît. Messieurs, que nous naissons avec quatre obligations dont il semble cjuil nous est au- tant impossible de nous acquitter que de nous en dispenser.
La première, de subvenir aux besoins, non- seulement^le ceux qui nous aiment et que nous aimons, mais aussi de tous les hommes qui sont
256 ENTRETIEN VU.
misérables. Dès que nous sommes leurs frères se- lon le sang, et que nons portoni clans l'àme l'i- mage vivante tlu même Dieu qui nous a formés, nous trouvons dans notre cœur une loi gravée par la nature , qui [)ous oblige d'avoir de la compas- sion pour eux. , et de leur tendre la main pour les soulager : Grœcis et Darbaris, sapientibus et insi^ pientibus debitor siini.
La seconde , de nous acquitter envers la Majesté divine de tous nos péchés. Nous naissons pécheurs, nous vivons pécheurs , nous péchons presque à chaque moment de notre vie, et il n'y a point en nous de péché pour lequel, quoique léger, outre la contrition et le repentir, nous ne devions rendre les satisfactions qui sont dues à la majesté souveraine et infinie du juge que nous avons of- fensé.
Mais pour ne me point trop étendre , je dis en un mot que, par les lois de notre âme spirituelle et divine, nous sommes obligés de soulager chaque misérable que nous voyons , de réparer chaque péché que nous avons commis, de reconnaître chaque faveur et chaque bienfait que nous avons reçus de Dieu, et enfin d'aimer chacune de ses per- fections, et l'aimer autant qu'elle doit être aimée. C'est pour cela que nous vivons et que nous avons un cœur : lu his mandatis unwersa lex petidet et prophetœ ,
Ce qui nous doit effrayer, c'est la multitude des misérables et des misères que nous trouvons en ce monde , la multitude des péchés que nous avons commis et que nous commettons tous les jours, la multitude des grâces que Dieu nous a faites , et enfin la multitude de ses grandeurs et de ses per- fections, qu'il faut aimer et adorer. Ce sont là qua- tre multitudes qui nous doivent faire dire avec David : Non cogno^i litteraturani j ou, selon une
ENTRETIEN VII. 2J7
autre version , non cognovi numéros , je ne con- nais pas ces nombres; ces niultitiicles infinies pas- sent infinimenl ma science. Quel moven d'y at- teindre, et quel moyen d'acquitter toutes ces det- tes , dont le nombre mcme m'est inconnu?
Nous le pouvons, IMessieurs, en suivant David et en faisant ce qu'ila fait : Non cognoi'i numéros, je ne connais pas le nomlwe de mes obligations; néanmoins, par un seconis miraculeux de la mi- séricorde de mon Dieu , je m'en acquitterai par- faitement , et je le ferai en entrant dans les puis- sances du Seigneur, iniroiho in potentiels Domini.
Remarquez, s'il vous plaît, que Jésus-Christ, le Verbe incarné, notre Rédempteur et notre Mai- tre , possède quatre puissances par lesquelles il a tout fait, et par lesquelles il fera ce qui reste à faire pour nous acquitter envers son Père : sa voix, ses plaies , sa beauté , son cœur; sa voix, qui a créé le monde et qui l'a rendu le principe de la nature et de la vie; ses plaies, qui ont racheté le monde, détruit la mort et le péché , et qui l'ont rendu le principe de la résurrection, du salut et de la grâce; son visage, ou sa beauté divine, par laquelle il a récompensé et récompense dignement tous les mérites des anges et des Saints, et qui l'a rendu le principe de la gloire et de tout ce qu'il y aura éternellement de joie dans le paradis ; enfin son cœur, par lequel il produit le Saint-Ksprit et l'amour, qui le rend le principe de l'éternité, et ([ui est la consommation de toutes les félicités de Dieu son Père.
Souvenez-vous , Messieurs, que , selon les ter- mes de l'Ecriture, comnumier dévotement, c'est se revêtir de la personne de Jésus-C>hiist , c'est entrer dans tontes ses puissances, et n'agir plus que par elles et avec elles : Introibo in potcntias Domini.
aSB ENTRETIEN VU.
En ce moment heureux que nous possédons dans nous la sainte hostie , c'est par sa voix que nous parlons et que nous prions Dieu pour les miséra- bles de ce monde, et pour tous ceux que nous ai- mons et qui nous aiment. Ce n'est pas seulement au nom de cet aimable Sauveur que nous deman- dons des grâces, c'est, dis-je , par sa propre voix et par sa parole ; carde même que notre main re- vêtue d'un gant ne touche rien et ne fait rien qu'avec ce gant , ainsi, durant nos communions, notre voix entrée dans la voie du Fils de Dieu, ne parle qu'avec elle , et comme son pouvoir est in- fini , nous avons alors de quoi satisfaire, non-seu- lement aux devoirs de notre amitié envers nos parents et nos bienfaiteurs , mais aux obligations de notre charité envers tous les misérables. Nous faisons assez pour mériter et pour obtenir autant de consolations qu'on en désire en chaque endroit de la terre où il y a des personnes qui souffrent et qui pleurent , puisque c'est un Dieu qui parle , et qui prie pour eux avec nous.
C'est encore par les vraies plaies de ce même Dieu crucifié que nous réparons nos fautes et que nous satisfaisons à la justice. Durant la commu- nion , nous entrons dans ces plaies, elles sont à nous : Dieu le Père les voit sur nous, et c'est là la satisfaction que nous présentons à sa colère. Ainsi, la reconnaissance que nous présentons à sa misé- ricorde est une chose qui lui plaît infiniment, et qui vaut autant que tous les biens qu'il nous a faits; c'est l'usage , c'est la personne de son Fils qui est en nous , et que nous lui donnons en nous donnant nous-mêmes et en nous faisant son sa- crifice.
Enfin, puisque notre grande obligation est de l'aimer, et que ses lois , ses prophètes , ses évan- gélistes ne nous demandent de sa part rien qu'a-
EXTRET.E.'<I VU. 2 5()
niour , pouvons-nous mieux faire que d'entrer dans le cœur de Jésus , nous joindre et nous unir à son amour, et puis paraître aux yeux de son Pèro dans cet état, et lui dire : jéspice , Dciis ^ graïul Dieu, regardez et voyez l'amour que je vous offre. Cet amour n'est pas de toi, me dira-l-on : non , Seigneur , mais il est dans moi maintenant , il est à moi, j'en dispose , je vous l'offre ; et si cet amour infini vous plaît infiniment , que pouvez- vous reprocher à celte petite créature qui vous le donne ? Pourquoi lui parlez-vous encore de ses anciennes iiiiïratitudes et vous souvenez-vous de ses faiblesses?
Tout cela ëtant de la sorte, jugez , Messieurs, s'il est possible qu'un homme mortel puisse être en un état plus divin que dans celui où nous som- mes, alors que, durant une connnunion acconq^a - gnée des dispositions requises, notre âme, selon les paroles du Prophète , comme une épouse au jour de ses noces , revêtue et ornée magnifique- ment de toutes les beautés de Jésus-Christ , paraît devant Dieu et devant les anges.
Il est vrai que nous portons encore là-dessous nos infirmités et nos misères, mais elles sont cou- vertes, comme seraient les difformités de notre visage , si l'on pouvait le revêtir des rayons et de la beauté du soleil, dont l'éclat, répandu partout, les pénétrerait et les rendrait invisibles. Je veux dire que lorsqu'à nos grandes fêtes, nous portons notre habit venu du ciel , les splendeurs et les beautés infinies de la sainte humanité de Jésus • Christ pénètrent, sans se salir, tout ce qu'il y a d'imperfections dans notre âme ; les anges n'y voient plus rien que pureté, que sainteté , que grâces , et si nous pouvions nous conlenq)ler nous- mêmes en cet état, ce serait bien juslenuMit ([ue lous admirerions nous-mêmes notre bonheur , et
a6o ENTRETIEN VIII.
que, durant les transports de notre joie, nous leur dirions ces belles paroles, qui sans doute ont été inspirées pour nous à Isaïe ; Gaudens gaudeho in Domino , »t exiiltabit anima mea in Deo meo, quia induit me vestimentis salutis ^ et. indumento jus- litiœ circumdedit me quasi sponsam ornatam ma- nilibus suis.
Il en est ainsi, Messieurs. Quand, à l'heure de no- tre communion, couverts, comme Jacob, delà robe odoriférante de notre frère aîné, nous nous appro- chons pour adorer Dieu le Père , et que nous lui disons : Mon Père^ voilà que je vous apporte le présent qui plaît infiniment à votre cœur et que vous avez attendu de moi ; confessez que je suis Tolre fds bien-aimé, et que vous devez m'accor- der votre bénédiction et votre héritage y il a bien sujet de nous répondre , en nous ouvrant son sein et en nous embrassant tendrement : Ecce odor fi- la mei sicut odor agri pleni cui benediœit Domi- miSj ma chère créature , il sort de ion habit Ae^ odeurs et des parfums qui me ravissent, et qui m'obligent de faire tout ce que tu désires et que lu espères de ma bonté.
Eugène ajouta d'autres considérations de même force ; quelques personnes de la compagnie y mê- lèrent leurs pensées , et l'entretien ne finit que quand le carrosse s^arrêta.
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ENTRETIEN VIII.
DE LA FÉLICITÉ DES BIENHEUREUX.
Quand la compagnie eut remonté en carrosse pour continuer le voyage, comme chacun avait
ENTRETIEN Mil. 26 1
)'àme remplie des clioses qu'il avait ouïes le ma- tin, on ne put s'empêcher de dire encore ce qu'on avait déjà dit, qu'il fallait confesser que l'institu- tion de la sainte Eucharistie ne pouvait être que l'institution du vrai Dieu.
La piété leur fit ajouter qu'il ne fallait point d'autres preuves pour savoir que nous sommes dans la vraie religion que de regarder attentivement et dévotement entre les mains des prêtres ce qui la rend douteuse quand on la regarde avec des yeux mondains et avec un esprit superbe.
Néanmoins, dit Eugène , si, entre nos proposi- tions, il y en a (juelqu'une de plus grand éclat que les autres, et s'il est permis de les comparer, celle qui touche le paradis et la félicité des Saints a quelque chose d'excellent et de fort illustre.
C'est un article, comme parle Saint Augustin, quia fait l'étude de tous les siècles. Il n'y a point eu d'homme dont le cœur lassé des félicités visi- bles n'ait aspiré à un bonheur inconnu, et qui n'ait tâché de découvrir et de s'expliquer à lui-même ce que voulait son âme par les désirs d'une chose qu'elle ne connaissait pas et qu'elle ne pouvait nommer. Il n'y a point eu de religion ni de philo- sophie qui ne l'aient cherchée avec soin , et qui ne se soient occupées à trouver ce que c'était que la béatitude souveraine. On en a parlé durant deux cents ans dans le Portique et dans le Lycée, on ea a parlé durant quatre mille ans dans le monde , et chacun en a voulu donner une définition à sa mode , et être le premier auteur de sa nouvelle doctrine. Chacun a suivi ses conjectures et ses pensées , et jamais les imaginations des hommes ne se sont si aveuglément ni si diversement éga- rées qu'elles ont lait sur cette question. * Les uns nous ont fait une félicilé brutale , et ont dit que le vrai buuhcur cunsislaii à vivre comme
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^62 ENTRETIEN VIlI.
les bétes dans les voluptés sensuelles, sans inquié- tude et sans honte, ou, comme les Centaures, dans des festins continuels. Les autres ont trouvé une félicité imaginaire, et ont cru que c'était être heu- reux que de s'imaginer qu'on l'était, et de vivre, conmie les fous, dans des songes perpétuels de grandeurs et de dignités chimériques. Les autres ont imaginé une félicité idéale, et ont soutenu que, pour être heureux, c'était assez de contempler les premières causes, et de nourrir son esprit de fumées , ou d'essences immatérielles tirées de ce monde visible , et exhalées dans l'âme d'un phi- losophe par des spéculations curieuses. Les avis de Pylhagore, d'Heraclite, d'Epicure , de Dio- gène , d'Àrlstote, de Platon * sont célèbres dans les écoles et dans les histoires ; mais ce qui est à remarquer , c'est que ces grands philosophes s'a- perçurent d'eux-mêmes qu'ils se trompaient, et que toutes ces félicités qu'Us avalent conçues n'é- taient véritablement que peines et misères.
Ils avouèrent que, durant quelque temps, elles produisaient dans notre cœur des sentiments- agréables ; mais portant les yeux plus loin , ils dé- couvrirent des épuisements, des dégoûts, des en- nuis , des mélancolies désespérées , de sorte qu'il* se trouvèrent contraints de dire que si les félicités de la vie humaine ne cessaient jamais , elles ren- draient l'homme éternellement malheureux parlai continuation et par la durée de leurs plaisirs in- supportables.
La merveille est que les plus subtils, ne voyant aucune autre issue dans ce labyrinthe, jugèrent qu'il en fallait venir à l'opinion des Stoïciens , et dire que la mort était la vraie félicité des hom- mes : la félicité des pauvres et des mécontents , parce qu'elle terminait leurs misères ; la félicité des princes et de tous ceux qui sont heureux ;
E.NTRETIE.V VIII. 263
puisqu'elle arrctalt le cours tle leurs j<jles, et empê- chait que leurs plaisirs ne se changeassent, après quelques années, en des dégoûts, et ne devinssent enfin de véritahles tourments : Unica mors efficit ut nascl non sit suppllciiun. L'homme , dit Senè- que, n'a point d'autre bonheur que la mort, et c'est elle seule qui empêche que notre naissance ne soit un supplice. Notre misère est de ne périr qu'à demi durant les maladies et les pauvretés ; notre béatitude est de périr entièrement par la mort et de ne pas entrer dans l'éternité avec une nature à qui la longueur des maux et des biens est égale- ment pernicieuse.
Ce sont là les iî^norances elles extra vacances bon- teuses des religions et des philosophies infidèles. Le théologie chrétienne parle autrement, et rien ne donne une plus haute idée du christianisme que ce qu'elle enseigne sur ce sujet. Voici en peu de mots ce qu'elle conçoit et ce qu'elle en dit.
Messieurs , lorque notre âme sera séparée du corps, et qu'après les pénitences de l'autre vie, le jour heureux de son couronnement sera venu , Dieu répandra dans elle une lumière surnaturelle et créée , pour la soutenir , et pour lui donner la force de subsister sans éblouissement et sans dan- ger au milieu des clartés infinies et des spectacles admirables qu'il lui découvrira par la manifesta- lion de sa beauté.
Cette beauté nous sera manifestée d'une façon ineffable à l'éloquence, mais qui n'est pas incompré- hensible à l'amour. Car quand on tirera les voiles , et que ce divin soleil commencera à briller à nos yeux et à paraître en toute l'étendue de son im- mensité glorieuse, ce ne seront pas ses rayons qui se répandront sur notre visage; ce ne sera pas son espèce ou son portrait qui s'imprimera sur notre entendement j ce no seront pas ses grâces ni ses
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attraits qui s'insinueront dans notre cœur; ce sera lui-même qui entrera, ce sera sa substance, sa vie, sa Divinité qui touchera notre âme , son cœur qui viendra se joindre au nôtre. Nous serons cœur à cœur, face à face, tout à tout , unis l'un à l'autre par un embrassement des deux esprits, et par une pénétration intime qui nous rendra resplendissants de la gloire , vivants de la vie et heureux de la félicité d'un Dieu : Facie ad faciern ^ mente ad mentem^ corde ad cor.
Je veux dire que nous serons unis à Dieu et que nous le verrons. Et p'our savoir ce que c'est que cette vision et cette union béatifique , remar- quez que deux choses sont unies, lorsque, ne ces- sant point d'çtre deux choses différentes et distin- guées, elles tiennent ensemble, par un même lien qui leur est commun , quoiqu'il soit unique, et que l'union est d'autant plus parfaite que ce lien commun aux deux est plus intérieur à l'une et à l'autre. *
D'où il est clair qu'entre les unions il y en a trois souverainement parfaites : la première et la plu» noble de toutes , c'est l'union de Dieu le Père et Dieu le Fils , parce qu'ils sont unis en ce qui leur est souverainement intérieur , n'ayant qu'une même substance.
La deuxième est l'union qui se trouve en Jé- sus-Christ de la nature divine et de la nature humaine , d'autant qu'elles n'ont qu'une même personne.
La troisième est l'union des bienheureux avec Dieu , d'autant qu'ils n'ont qu'une même pensée et un même acte. Leurs entendements connaissent les choses par un même Verbe , et leurs volontés aiment par un même amour ; de sorte qu'il n'y a aucune distinction dans le terme de leurs opéra- lions spirituelles. C'est un acte très-uii et très-
ENTRETIEM VIII. 265
simple, et qui est indivislbleiiienl leur acte, leur perfection et leur bonheur.
Sur cela, ma proposition est que Dieu, qui au- trefois nous communiquait ici-basses inspirations, et nous éclairait par les rayons de sa lumière éloi- gnée, alors approchant lui-même, et appliquant son Verbe sur l'entendement humain comme un caractère sur la cire, et l'entendement humain le recevaiit , il faudra de nécessité que ce Verbe de Dieu soit désormais le Verbe , la connaissance et la pensée de l'homme. L'homme doit connaître par toutes les connaissances qui sont en lui ; le Verbe divin est une connaissance, et le Verbe sera dans l'homme : donc, l'homme devra connaître parle Verbe; donc, l'homme et Dieu n'auront qu'un même acte , et seront unis et béatifiés en- semble dans l'entendement par l'unité d'une même pensée. Quelle béatitude , Messieurs , et quelle union ! Quelle élévation de notre nature ! quelle gloire ! Dieu se voit par son Verbe ; par le même Verbe, l'homme voit Dieu, et éclairé des lumières de cette beauté substantiellement infuse en son esprit , il la connaît par ses propres embrassements; ses unions avec elle sont la contemplation de ses attributs et de ses beautés ineffables.
Par son Verbe, Dieu voit les créatures ; par le même, l'homsne les voit , les considère, les con- naît, les distingue, et d'une seule vue, il découvre toutes les perfections angéiiques , et toutes les grandeurs humaines contenues éminemment, et représentées formellement dans cet original in- créé.
La différence que je vous supplie de remarquer avec soin , c'est que Dieu engendre et produit le Verbe et que notre àme le reçoit. Le Verbe est dans les deux , mais dans Dieu comme dans son principe et son Père, dans notre ame comme en-
:i66 rrsTiuiTiv.y viir.
tre les bras de son épouse. Dieu le produit pnr mie génération indistincte, et notre âme le reçoit par une réception distincte de son terme. Notre réception est une action vitale, mais action qui ne produit rien , parce que son terme est déjà pro- duit. Elle commence par agir, et elle se termine par recevoir ; elle se prépare à produire un terme créé , un Verbe et une connaissance buiwaine ; mais rencontrant un terme incréé et un Verbe divin , elle s'y arrête, et ne fait autre cbose que s'y joindre et que s'appliquer à ce caractère glo- rieux. Dieu n'a point d'autre connaissance ni d'autre pensée que son Verbe unique , d'autant qu'il lui est impossible d'en produire deux ; notre âme n'a point d'autre connaissance ni d'autre pensée que le même Verbe, parce qu'il lui est inu- tile d'en avoir d'autres , et qu'elle accomplit tous ses désirs de savoir et d'opérer par la perfection infinie de cette connaissance et de cet acte qui lui appartient. Dieu produit le Verbe éternellement par une génération simple et infiniment une : no- tre âme s'unit éternellement au Verbe par une union continuée, qui ne souffre point d'interrup- tion , et qui ne cesse et ne cessera jamais. Enfin le Verbe est la personne et Thypostase de la Divi- nité ; il est la couronne, la perfection et la gloire de notre âme.
Ce que j'ai dit de l'entendement, je le dis de la volonté : Dieu et l'homme y sont unis par l'unité d'un esprit et d'un amour indivisibles ; ils s'en- tr'aiment, et l'amour mutuel qu'ils se portent n'est pas, comme ici-bas, deux amours aspirant l'un à l'autre, et tâchant de se mêler durant l'embras- sement des deux cœurs, mais un amour simple et indistinct, qui est infiniment délicieux , consom- mant l'union et la joie, parce qu'il est infiniment un, et qu'il tient intimement aux deux parla
r.NTRETIEN VIII. oQy
même milui : Qui adliœrel Dca iiiius spiritiis est. Ceux qui s'aiment en celte vie ne peuvent être unis intimement, ou plutôt devenir un par l'a- mour : il y a toujours dans leurs liaisons les plus étroites un nombre et une pluralité ; il y a tou- jours deux amours, et par conséquent toujours de l'imperfection, de l'inquiétude, delà peine et du mouvement.
Les bienheureux , selon que parle Notre-Sei- j;neur, seront consommés en Dieu jusqu'à n'être jilus qu'un par le moyen de l'amour. C'est l'amour qui sera cette vmité commune aux deux, et ils n'auront point d'autres termes de leurs ardeurs et de leurs désirs que ce centre éternel du repos et de la joie. Amour incompréhensible et ineffable qui fera que l'homme, cette misérable créature qui rampe maintenant sur la terre avec les four- mis et les vermisseaux , sera alors si fort élevé qu'il n'est pas tant aujourd'hui dans soi que Dieu sera dans lui, qu'il n'est pas tant lui-même par essence qu'il sera Dieu par amour , transformé d'une façon dont nous ne pouvons rien dire, sinon ce qu'en dit Saint Bonaventure : Deu/n et animam simul coîiglutinat , siniul adnectit. O amor ^ quid ilhi trihuam , qui me fecisti dwinum , qui luiuin in De uni ti-ansJigurasP
Eugène poursuivit ce discours par une explica- tion àes différences qui se trouvent entre les Saints, faisant connaître , selon les pensées des théolo- gienSjComment il arrive que les uns voient dans Dieu plus de choses que les autres, et qu'ils aient une félicité plus parfaite. Puis ayant ajouté ce qu'il jugea le plus digne d'être su touchant les particu- larités et les circonstances de la vision béalifique, il conclut par ces paroles qui lui donnèrent ou- verture pour passer à un autre point. Certes , Mcssicins, dil-il, voilà une Iclieilé iiiléiic-ure,
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dont la seule idée surpasse infiniment celle que l'esprit humain avait conçue par les spéculations de sa philosophie. Ce projet ne peut avoir été formé que par la sagesse et par la bonté d'un Dieu , ni même déclaré aux hommes que par sa parole. Il est nécessaire que le Dieu que nous ado- rons dans l'Eglise soit le vrai Dieu , puisque c'est de lui que nous avons appris de si hautes vérités.
Mais le bonheur ne s'arrêtera pas sur Tàme. L'âme, transfigurée et glorifiée de la sorte, glorifiera le corps. Nous mourons aujourd'hui, Messieurs, mais vous savez que notre mort finira comme le reste; et quoique les Sadducéens parmi les Juifs, et les Blarcionites parmi les Chrétiens, aient pensé que ce miracle surpassait les forces d'un Dieu , notre corps sortira du tombeau , et entrera par la résurrection dans une vie qui ne finira jamais.
Ce corps ressuscité sera ce qu'il est maintenant, un véritable corps humain; il ne sera pas ce que les Manichéens enseignèrent, l'ombre d'un corps, ou un fantôme qui portera notre image; ni ce qu'enseignèrent les Tritéites, un nouveau corps produit nouvellement par la main du Créateur pour tenir la place de notre ancien corps ; ni ce que les Origénistes inventèrent, un corps engen- dré de quelque grain de nos cendres , comme un épi qui sort entier et parfait d'un grain de blé , putréfié et enterré dans un champ; ni enfin ce que d'autres de leurs sectes imaginèrent , un corps uniforme sans pieds, sans bras et sans aucune distinction de membres , tout rond comme un astre , ou comme un globe lumineux.
Ce sera le véritable , l'ancien , le même corps y composé de la même chair et du même sang , for- mé de la même façon que celui que nous avoiîs en celte vie miscniblc^ le mC'mç enfin que ce
r.NTÎlETIKN VI'I. 269
corps mortel ([ui, le jour de notre naissance, sor- tit du ventre de notre mère, et qui, le jour de no- tre mort , sera porté en terre et en formé dans un tombeau. Le changement de sa misère en un état bienheureux sera l'unique différence qui le dis- tinguera d'avec ce qu'il est maintenant : car lors- que notre àme,au jour de la résurrection, descen- due jusqu'au fond de notre cercueil, s'inspirera dans nos membres pourris ou dai>s nos cendres ramassées , elle leur communiquera sa vie , son immortalité, sa gloire, et les changera en un corps éclatant , en un homme impassible et incorrup- tible.
Nos misères anciennes ne rentreront pas dans nous avec la vie. Les pauvretés, les maladies , les douleurs , la mort et la mortalité disparaîtront comme des ombres dissipées par la présence de la gloire substantielle qui animera notre âme.
Cette gloire de l'àme, ainsi communiquée, paraî- tra sur tout le corps, et elle lui servira de pourpre et de diadème ; il n'aura point d'autres habits ni d'autres ornements de sa dignité. Du corps elle sortira plus avant, et se répandra à l'entour par une sphère de rayons qui éclairera le ciel empyrée , et qui sera une partie du jour qui ne finira jamais.
Il est vrai ce que disent les prophètes , que nos visages, en cet état, se trouveront plus resplendis- sants que le soleil ; mais leur splendeurn'eblouira pas les yeux. Plus les lumières sont parfaites , moins elles sont incommodes, parce qu'elles ne se montrent pas elles-mêmes , et qu'elles montrent seulement la personne à laquelle elles sont atta- chées. La lumière du soleil ne fait voir qu'elle seule dans le soleil ; on n'y peut rien découvrir des autres qualités et propriétés de cet astre ; il n'y paraît rien qu'une confusiou d'éclats qui cou-
2^70 ENTRETIEN VIII.
vrent le reste, et qui rendent leur propre source invisible.
La lumière de la gloire, étendue par tout le vi- sage des bienheureux , ne fera rien voir que leur visage. On y verra distinctement tous leurs linéa- ments et tous leurs traits.
La merveille sera que cette lumière, enfermée et mêlée dans chaque trait de notre visage glo- rieux , y formera une douceur et une grâce plus ravissantes que toutes les splendeurs imaginables, et que néanmoins, parmi tant de nouveaux char- mes et tant de beautés surnaturelles , elle y con- servera l'air ancien de la nature, et que ce visage, infiniment plus beau qu'autrefois en ce bas mon- de, ne laissera pas d'être plus semblable à lui, pour ainsi dire, et plus lui-même qu'il n'était au- paravant.
Nous nous reconnaîtrons les uns les autres ; et comme il est de foi que, dans le ciel, nous au- rons des yeux et une mémoire, de même il est vrai que nous y verrons ceux que nous aurons vus sur la terre , et que nous nous souviendrons de les y avoir vus et de les y avoir aimés. Nous les distinguerons, nous leur parlerons, et nous rentre- rons dans les communications et les familiarités d'une amitié véritable , amitié d'autant plus heu- reuse que nous nous verrons pour ne nous plus quitter jamais, et n'être plus sujets à ces accidents et à ces nécessités funestes qui nous séparent con- tinuellement ici-bas.
Nos discours avec eux seront sur les perfections et sur les grandeurs que nous découvrirons dans Dieu. Nous les découvrirons par cette unique et éternelle pensée que j'ai dite ; mais cette pensée ne s'exprimera que par une multitude de paroles toujours nouvelles , et la seule éternité pourra suffire à l'infinité des choses que nous aurons à
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nous (lire mutuellement là-dessus , et au plaisir infini que nous goûterons clans ces entretiens.
Notre esprit sera occupé de Dieu sans distrac- lion , et nos yeux, occupés envers les hommes et les créatures sans abstraction. La contemplation élèvera notre àme au premier et au plus éniinent état de l'imion, mais elle ne l'enlèvera pas jusqu'à l'extase. Durant les élévations et les ravissements sublimes , l'àme sera toujours présente aux sens : le corps ne souffrira point de faiblesse, et nous converserons ensemble avec autant de familiarité et de liberté que s'il n'y avait point de recueille- ment dans l'âme, ni d'attachement à notre objet infiniment intérieur.
Ces entretiens seront mêlés des autres plaisirs extérieurs qui sont capables de flatter la vue, l'ouïe et Todorat. Les voluptés communes aux bêtes en seront bannies ; notre cœur en aura autant d'aver- sion qu'elle lui sont messéantes et inutiles. Les objets des trois sens qui n'approchent l'homme que de loin, se trouveront da-ns le ciel, et là, par la transpiration de leurs espèces pures et immaté- rielles , et par une abondance inépuisable, conser- veront dans nous toutes sortes de plaisirs aussi longtemps que la présence de Dieu y conservera la vie.
Les plus sensibles seront ceux de la vue : nos yeux, en chaque endroit du paradis, découvriront des spectacles et des magnificences merveilleuses. Le ciel empyrée, selon que je l'apprends des inter- prètes de l'Apocalypse, grand comme il est, et in- finiment étendu , a une enceinte qui l'environne, et qui est bâtie d'un cristal lumineux. Ces lumiè- res étant les plus hautes, sont nécessairement les plus parfaites d'entre les objets \isil)les , c'est-à- dire qu'elles sont (!olorées autant que claires et lumineuses; diversifiées de toutes les couleurs, et
2Pr2 ENTRETIEN Vlîl.
brillantes de toutes les clartés imaginables. Chaque rnyon a sa couleur particulière; chaque couleur a plus d'éclat que le soleil ; chaque soleil est une pierre de ce palais. Ce palais contient des cent millions de millions de lieues en son étendue. Fi- gurez-vous combien de splendeurs dans cette vaste immensité! En haut et en bas, aux environs et partout, que de richesses, que de gloire, que de réjaillissements de la beauté de Dieu , que de spec- tacles qui charmeront nos yeux et nos cœurs! en- fin que de biens , que de torrents de joie , que d'a- bîmes de plaisirs ! C'est là que nous verrons Dieu, que nous nous verrons , et que nous passerons en- semble les douces journées de l'éternité bienheu- reuse : Illic nos videbimus sine termînOj amabimus sine modo ^ cohœrebimus sine malo, pleni lande , pleni gloria, pleni Deo,
Pour le dire encore une fois, n'est-ce pas là une félicité bien conçue et bien disposée? Mais la preuve évidente qu'elle est véritable, c'est qu'elle seule peut durer toujours, et que, durant son éter- nité, elle ne peut se corrompre, elle ne peut dégé- nérer ni en lassitude, ni en dégoût, ni en peine. L'occupation de l'homme sera la contemplation et la possession d'une beauté infinie , infiniment inépuisable en nouveautés de grâces et d'attraits, toujours connue et toujours rare , éternellement ancienne et éternellement nouvelle : donc cette occupation ne sera point ennuyeuse.
L'occupation de Thomme sera de s'unir à son propre terme et à son centre , et de se tenir dans le lieu du repos ; donc, elle ne sera point labo- rieuse.
L'opération de l'homme sera d'aimer, mais par un amour qui sera déjà produit, qui ne procédera pas de la volonté humaine comme de son prin- cipe, mais qui entrera dans elle; qui n'épuisera
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pas sa substance , mais qui la remplira ; qui ne consumera pas son cœur par des embrasements douloureux, mais qui le soutiendra par des flam- mes personnelles, sources vivantes des joies infi- nies de la Divinité. Son amour sera la respiration de l'esprit , de la force et de la vie d'un Dieu , donc, il ne sera jamais las. Après les siècles des siècles, il ne sera pas moins fort, ni moins vivant, ni moins délicieux que le premier jour; et s'il pouvait craindre quelque cliose, il craindrait que l'éternité fut trop courte. L'homme ne sentira point de peine ni de lassitude , parce qu'il n'aura rien de soi-même, soutenu sur sa faiblesse. Ici- bas la terre louche quelques parties de notre corps, et elle les supporte; le reste est appuyé sur lui durant son repos ; l'àme faible se supporte, accablée par ses soins , et elle languit sous les lois du péché et sous les rigueurs de la justice. Dans le ciel, Dieu, qui seul est stable et immuable, sou- tiendra l'Ame et sera son centre ; l'ame soutien- dra le corps ; le corps, établi sur ces immobilités éternelles, s'épanouira sûrement dans le repos, et jouira d'un plaisir exempt des craintes de la dou- leur et de la mort. Parmi les délices de ce monde, ce qui ennuie notre esprit , c'est qu'il ne possède que les images de ses objets ; ce qui incommode notre corps, c'est qu'il les possède eux-mêmes, et qu'il se nourrit de leurs substances matérielles et terrestres ; dans le paradis , l'esprit possédera les réalités , et le corps ne sera louché que par des images.
Ce discours fit naître dans l'esprit des personnes dévotes et curieuses qui étaient là , diverses ques- tions touchant la vie que nous mènerons dans le ciel. Eugène leur répondit. Il s'attendait que quel- ques philosophles qui étaient là , et (jui d'abord avaient semblé vouloir contredire et raisonner,
274 ENTRETIEN VIII.
lui proposeraient quelques cloutes. Ils gardèrent le silence. Ce théologien , que ces hautes contem- plations du paradis avaient emhrasé d'un nouveau zèle, voulut les faire parler, et les engager à dé- fendre le monde et la vanité mondaine qu'ils por- taient dans leurs habits. Il leur fit de fortes plain- tes sur l'indévotion de la plupart des courtisans, et leur proposa là-dessus quantité de questions que leur prudence et leur conscience les obligè- rent d'écouter sans aucun mot de réponse.
Il leur demanda pourquoi cet Homme-Dieu, qui était venu nous annoncer des mystères si relevés et des espérances si glorieuses et si agréables au cœur humain , est si peu aimé de plusieurs; pour- quoi la sainteté de quelques-uns et leur constance à le servir, passent parmi les gens de la cour pour une bassesse d'esprit et pour une lâcheté mépri- sable ; pourquoi ses adorateurs rougissent quand ils l'adorent, et d'où vient que, dans les conversa- tions du grand monde, tandis qu'on parle hardi- ment des histoires de Cyrus et d'Alexandre, et des victoires des Ottomans , personne n'ose parler ni de sa vie ni de sa mort.
Par quelle trahison ou quel malheur il arrive que, dans les belles compagnies, les jeunes hommes, dès qu'ils commencent à y paraître, se font hon- neur de proposer des difficultés sur sa doctrine et sur ses mystères , et d'essayer la pointe de leurs esprits contre les vérités de son Evangile ;
Que, dans les lieux de débauche, les libertins ont wn si grand plaisir à profaner son nom par des blasphèmes scandaleux , ou à choisir les cérémo- nies de son Eglise pour en faire le divertissement de leurs folies et de leur insolence ;
Que, dans les maisons et dans les jardins , les maîtres qui y souffrent les statues de Junon et de Jupiter , et la représentation des aventures de Yé-
ENTRETIEN Mil. Ijù
nus et cl' Adonis, ne peuvent y souffrir des cruci- fix ni des images des Saints ;
Que, dans les différends entre les personnes de (|ualité et dajis les occasions de duels, les genlils- lioinmes chrétiens, favorisés de tant de l)ienfaits et de tant de grâces du Sauveur,et infiniment obli- gés à l'honorer et à l'aimer , sont honteux de lui être fidèles, et croient qu'ils se rendraient mé- prisables s'ils le considéraient alors ; et que même entre ceux qui sont assez résolus pour dire : Le prince l'a défendu, je n'en ferai rien, il n'y en ait aucun qui ait assez de cœur et de générosité pour répondre : Mon Maître, mon bienfaiteur, mon Roi crucifié ne le vent pas; Jésus-Christ me com- mande le contraire, je lui obéirai ;
Qu'enfin, en toutes les rencontres où son hon- neur, son Évangile , son Église et ses droits sont- attaqués par les hérétiques, ou par les impies, ou par les avares et les hommes violents , chacun soit insensible , et qu'un petit intérêt de fortune nous fasse abandonner une querelle que nos an- cêtres défendaient jusqu'à la dernière goutte de leur sang , et que les bontés adorables de Jésus nous obligent à défendre aux dépens de mille mondes et de mille vies.
Voilà, Messieurs, poursuivit-il en voyant qu'ils ne disaient mot, bien des choses que je vous de- mande; j'y réponds moi-même, et je soutiens que toutes ces choses-là sont des preuves que Jésus- Christ est le vrai Dieu. Jamais aucun idolâtre ni aucun Mahométan n'ont rougi du nom de leur Dieu; les Chrétiens seuls rougissent du Dieu (pi'ils ado- rent ; mais remarquez qu'ils ne le font que lors- qu'ils commencent à vivre selon les maximes du monde et selon les lois de l'amour-propre et de l'intérêt, caj'dès lors, il est nécessaire qu'il naisse
2^6 ENTRETIEN VlII.
dans leur cœur une haine et un mépris de la per- sonne du Sauveur, ou du moins, une honte de porter son nom , et qu'ils croient que c'est un opprobre de le servir et de lui appartenir. Pour le voir clairement, souvenez-vous, s'il vous plaît, que le monde n'est rien autre chose que l'assem- blage des hommes qui obéissent à la chair, à l'or- gueil et à l'avarice , et qui laissent dominer en leurs personnes les inclinations de la nature cor- rompue : Corruptus honio jnundus est. Or , Mes- sieurs , ce monde , cet homme corrompu doit nécessairement haïr l'ennemi du monde. Jésus- Christ seul, entre tous les dieux adorés sur la terre, est l'ennemi et le destructeur du monde: donc, le monde doit haïr Jésus-Christ.
Donc , puisqu'il y a dans l'enfer des démons passionnés pour la conservation du monde, puis- qu'il y a parmi les Païens des tyrans , et parmi les Chrétiens, des libertins et des impies qui sont les amateurs et les adorateurs de ce même monde, gens abandonnés aux désirs de la convoitise et à la fureur de leurs passions , il faut de nécessité que ces démons , que ces tyrans et que ces Chré- tiens pervertis aient Jésus-Christ et sa croix en horreur; et si d'aventure ils se trouvent contraints de l'adorer publiquement dans une église , il faut qu'ils rougissent de leur adoration , et qu'ils en soient honteux comme d'un scandale et d'une in- famie.
Et pourquoi ce scandale et cette étrange aver- sion? pourquoi cette haine commune et univer- selle de toutes sortes de mondains contre le Sei- gneur et contre son Christ ? Interrogez-les, Mes- sieurs : ils vous répondront par les mêmes paroles que leur prince enfermé avec une légion d'autres démons dans le corps d'un possédé, fut contraint de lui répondre; Noire-Seigneur venant à parai-
ENTRirriLN VIII.
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tre (levant eux, ils se mirent à crier et à liiirler effroyablement, et à dùve des efforts pour se jeter sur su personne sacrée et pour la (léchirer. Que TOUS a-t-il fait et de cpioi vous plaignez vous ? Scio quis sis ^ répondit ce prince au Fils de Dieu , et répondent après lui tous les tyrans et tous les mondains : Venisti torqnere me Scuictus Dei ? Nous savons qui vous êtes et quel est votre des- sein. Les autres dieux ont flatté nos inclinations et nos désirs ; ils nous ont fait régner sur la terre, et vous venez pour nous tourmenter , et pour dé- truire parmi nous le règne du péché , le règne de la vanité, de la brutalité, de l'avarice, le règne de la corruption et de la mort ; vous êtes venu pour établir la grâce et la vie dans le cœur hu- main , et pour transformer l'homme en un nouvel homme , en un homme spirituel et immortel. Enfin nous le sentons en vous voyant, vous êtes le Saint de Dieu, le Saint des Saints , le répara- teur du salut et de la sainteté, l'ennemi du monde et l'ennemi de l'enfer. Puisque vous voilà venu, il faut que le monde périsse, ou que vous péris- siez vous-même , et que nous employions contre vous tout ce que la rage peut inventer de cruautés et d'opprobres.
Pourquoi contre lui, et non pas contre les faux dieux? Je vous l'ai dit, Messieurs, et eux-mêmes vous le disent : c'est parce qu'il est le Saint de Dieu, et ainsi, les entreprises des démons, les per- sécutions des tyrans, les blasphèmes des impies , les vices des Clirétiens immortifiés , et la conspi- ration de toutes les puissances de l'univers contre la croix et contre notre religion , sont l'éloge des grandeurs, et l'évidente preuve de la Divinité de Jésus-Christ.
Je ne puis rien dire davantage sinon que ce que je viens de rapporter fut l'occasion des deux
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^■J^ ENTRETIEN IX.
autres conférences qui furent tenues quatre ou cinq jours après dans Fontainebleau, où la cour était.
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DE LA VRAIE DEVOTION , ET DE l'aLLIANCE DE LA VRAIE RELIGION AVEC UN EXCELLENT NATUREL.
Maxime , dont je viens de parler, se promenant dans le parc avec Eugène et avec quantité d'autres personnes de la cour, ce théologien, qui reçut une lettre de Paris , demanda la permission de se re- tirer un moment pour écrire la réponse qui était pressée.
Durant son absence , la compagnie prit occa- sion de parler de sa conduite et de son mérite; Maxime surtout en dit plusieurs particularités considérables qu'il savait , et cela lui donna occa- sion de rapporter une de ses paroles dont il se souvint heureusement, et qu'il rapporta depuis en d'autres rencontres où elle ne fut pas inutile. Il y a trois jours, leur dit ce seigneur, qu'à la fin d'une conférence qu'Eugène eut avec nous sur les félicités de la vie future, il nous fit une question qui nous donna de la peine, et à laquelle nous ne pûmes répondre qu'en baissant les yeux et en nous taisant. Il nous demanda quelle est la cause pour laquelle les gens de qualité sont d'ordinaire les moins dévots d'entre les Chrétiens, et d'où viennent la répugnance et la honte qu'ils ont lorsqu'il faut qu'ils s'acquittent des devoirs de la religion dans une église, et qu'ils s'humilient devant Dieu, leur souverain Maître , eux qui en ont reçu le plus de
F.xrr.ETiEN IX. 279
grâces, et qui S(mU le plus obligés à "la Provi- dence.
Maxime ayant rapporté cela , et chacun disant ce qu'il en pensait, un jeune Baron nommé Thra- sile , qui aurait du se taire , quoiqu'il eût été ca- pable (le parler discrètement en d'autres rencon- tres , avança avec beaucoup d'inconsidération un mot qui déplut à la compagnie:
Il me semble , dit-il , que la difficulté n'était pas grande. J'aurais répondu que les gens de qua- lité sont moins dévots que les autres, parce que, d'ordinaire,ils ont plus d'esprit et plus décourage. • Maxime et les plus considérables de la compa- gnie voulurent censurer cette proposition et té- moigner la peine qu'elle leur faisait. Mais une demoiselle , qui crut que ce jeune homme atta- quait sa mère, dame des plus chrétiennes et des plus exemplaires qui fut alors à la cour: Je pense, dit-elle , que Monsieur veut nous persuader qu'il a beaucoup de dévotion et qu'il passe les jours à prier Dieu. Le cavalier, qui sentit le coup, ayant répondu qu'il n'était pas encore en âge d'avoir l'ambition d'être pris pour un dévot : Vous vou- lez dire , repartit la demoiselle, que vous n'êtes pas encore en âge d'être sage. Quand vous y se- rez , ajouta-t-elle aussitôt, obligez-moi de m'en avertir : alors je rirai librement et sans crainte de vous offenser, et je tomberai d'accord avec vous, qu'en effet vous étiez un peu fou en votre jeunesse, de dire devant une si vertueuse coivvpagnie que tou- tes les personnes vertueuses et dévotes n'ont point d'esprit.
La mère prévint la repartie du gentilhomme et blâma sa fille. Un vieux courtisan nommé Di- dyme la défendit, et remontra qu'elle parlait très- sagement , puisqu'elle parlait pour la religion ,
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iaSo ENTRETIEN IX.
pour la noblesse et pour la vérité. Sur quoi le Baron perdant le respect et ayant fait je ne sais quelle réponse plus immodeste que la première , ce vénérable vieillard , que la témérité de Tlira- syle,son propre neveu,offensait plus que personne, se crut obligé de l'avertir de son devoir et de lui faire sentir son mal ; mais comme son zèle était mêlé (l'une bile ardente , il le fit avec un peu plus de force que n'avait fait celte sage demoiselle : J'ai tort, dit-il à la compagnie, de me plaindre qu'il tiit parlé contre l'Evangile et contre la vérité , car ce qu'il vient d'avancer est vrai , que tout ce que nous avons de grands hommes dans la cour, datis les armées , dans les parlements , dans les acadé- mies , dans les églises , ces prédicateurs, ces écri- vains, ces prélats, tous ces savants et admirables théologiens de notre siècle qui nous prêchent la dévotion et qui la conservent parmi nous , sont des hommes sans cœur et sans esprit, puisque, se- lon le grave auteur que voilà, ceux qui servent Dieu et qui vivent dans l'ordre, manquent d'es- prit et de cœur. Il croit en avoir plus lui seul que ces maîtres du monde , parce qu'il n'a ni con- science ni religion, et que, dans les compagnies, il prononce hardiment des blasphèmes et des impié- tés infâmes, qu'une chaste fille ou qu'un hon- nête gentilhomme ne voudrait et ne pourrait pas prononcer. Il croit que cette sage conduite est le caractère d'une âme faible , et qu'autant qu'il y a en France d'hommes plus sages et plus chrétiens que lui , ce sont autant de petits esprits et autant de personnes à mépriser.
Le jeune homme voulait répondre et se soute- nir, mais la voix de Didyme l'abattit d'abord, et le mit hors de combat. Un autre courtisan nom- mé Procope , qui crut que le respect du à l'Age et à l'autorité d'un oncle empêchait le Baron^ sou
EMTiETilN i\. 281
ami, tle sedéfeiulre, prit la parolo : Blonsieurylllt- il à Didyme, vous vous f^\cliez d'avoir ouï ce que personne ne vous a dit. Ou prétend seulement que les gens de qualité qui donnent tous leurs soins aux afîalres de Vaulie vie , et qui se niclent de spiritualité dans la cour , ne sont propres qu'à cela , et ne réussissent jamais dans d'iiulres af- faires.
Didyme, transporté d'une juste et sainte colère cx)ntre un blasphème si hardi , entreprit de con- fondre le blasphémateur, et il le Ht avec une éfo- quence , et d'une manière digne de la vérité qu'il défendait et du zèle dont il était animé. Tout son discours lendit à faire voir que la pluj'>art de ceux qui, de[)uis cent ans, avaient acquis leplusdhon- neur et le plus d'estime dans la cour de France et dans les autres cours de l'Europe , soit pour la vie militaire, soit pour la vie politique , avaient été les plus exemplaires en la vie dévote. Il en nomma plusieurs assez connus , et obligea la com- pagnie de confesser que peu d'hommes ont eu parmi nous la réputation d'être de grands hom- mes, qui n'aient eu aussi la réputation d'être des hommes fidèles à Dieu.
Didyme parlait fortement. Procope lâcha de parler plus haut. Ils contestèrent quehpie temps, et il y eut de la chaleur dans leur dispulo. Ils lu- rent enfin interronq)us par le retour d'Eugène , ([ui survint plus lot qu'on ne l'attendait. Didyme, dont l'émotion et le zèle paraissaient sur son vi- sage , voyant ce théologien, son intime ami : Je tenais , dit-il, votre place; obligez-moi de la re- prendre, et d'instruire les Messieurs que voici , et (]ui, à l'âge qu'ils ont, ont encore besoin d'a[)preii- dre à parler. Sur cela, Maxime, ayant pris la maiu d'Eugène, et l'ayant fait asseoir au milieu de la compagnie en un endroit [;r{)|;;c à ces soiici d'en-
à82 ENTRETIEN I3t.
treliens , lui dit que Dieu l'envoyait pour être leur juge , et pour accorder un différend qui venait de naître parmi eux touchant un point de morale. Il t^st question, dit-il, de savoir si les personnes d'esprit et de qualité sont propres à la dévotion, et si la dévotion est la marque d'une âme faible, ou bien s'il est messéant aux personnes de qualité d'être dévotes.
Comme plusieurs joignirent leurs prières à cel- les de Maxime , Eugène ne put pas se dispenser de parler, et il le fit de la façon qu'on devait attendre d'un homme spirituel et discret. Il s'aperçut bien qu'il y avait là deux ou trois questions un peu dif- férentes , mais il jugea qu'il pouvait donner une réponse , qui peut-être suffirait à toutes, et qui renfermerait en peu de paroles ce que chacun at- tendait de lui.
Je ne sais , dit-il , s^il est aisé de vous accor- der, mais il me semble qu'il n'est pas malaisé de vous répondre. C'est assez de dire ce que l'Evan- gile et la théologie nous enseignent , que la dé- votion dépend de la grâce de Dieu, qui la donne, et de la liberté de l'homme, qui la reçoit : et comme les forts et les faibles esprits ont égale- ment la liberté du libre arbitre , il est manifeste que la dévotion n'est point la marque d'autre chose que d'une bonté de cœur docile et obéissant à la grâce. Il y a des esprits très-éminents qui sont dé- vots 5 il y en a de très-bas et de très-faibles qui le sont aussi beaucoup : la dévotion des uns et des autres vient de ce qu'ils ont suivi sans résistance les mouvements de l'esprit divin qui les a choisis sans mérites, et qui, sans avoir égard à leurs qua- lités naturelles , leur a touché le cœur , et les a doucement et efficacement attirés. Voilà ce que je crois devoir être dit en général sur votre dis- pute.
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J'ajoute seulement que comme la grâce nous rend enfants de Dieu et qu'elle est essentielle- ment une communication de sa noblesse éternelle, dès qu'elle entre dans l'àme d'un villageois ou des autres gens du petit peuple , elle les ennoblit, et les élève au-dessus des princes et des plus grands personnages : de sorte qu'il n'y a point d'homme dévot et véritablement fidèle à Dieu , qui ne soit dans un rang plus glorieux que les in- dévots, de quelque qualité qu ils puissent être, et quelque réputation qu'ils aient acquise par leurs actions héroïques et par leurs vertus morales.
On prêche ce que vous dites , repartit le gentil- homme qui avait soutenu la thèse du Baron con- tre Didyme; mais il est difficile que les sages du monde comprennent et confessent que ces petites gens de dévotion soient de plus grands hommes et plus dignes de respect que ceux que nous voyons élevés par leur esprit et par leur courage aux pre- miers degrés de l'honneur. Nos philosophes veu- lent que la raison soit la règle de nos jugements. La raison et l'expérience nous enseignent deux vé- rités : l'une qu'il n'y a rien parmi nous de plus admirable qu'un honnête homme qui vit selon les lois du bon sens , et qui s'acquitte de tous les de- voirs de la justice et de la civilité par les inclina- tions d'un excellent naturel; l'autre, au contraire, qu'il n'y a rien de plus méprisable qu'un homme lâche et sans esprit lorsqu'il se met à faire le pé- nitent et le réformé, et qu'il veut vivre selon les lois d'une morale scrupuleuse.
Vos philosophes, répondit Eugène, parlent comme il leur plaît ; j'ai parlé comme le Saint- Esprit, qui décide la question par ces deux mots, ({u'un serviteur ignorant et maladroit , s'il a de la conscience et de la dévotion , vaut mieux que son maître qui n'en a point, et qui, avec louiei
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les lumières de sa prudence politique, prend le chemin de sa perte et refuse d'obéir à Dieu. La ï'aison est que la grâce est la vraie vie de notre ànie et que le péché la fait mourir , d'où il suit que T homme qui est en grâce , puisqu'il a lu vraie vie dans le cœur, vaut mieux que celui qui est séparé de la grâce, et qui, par cette séparation, doit être compté pour mort.
Le gentilhomme entreprit de détruire ce prin- cipe , et voulut former je ne sais quel raisonne- ment où il s'embarrassa lui-même. Eugène fut obligé de l'interrompre: Monsieur, lui dit-il, no- tre nature, corrompue par l'orgueil, ne manque pas ici déraisons ni de réponses ; mais raisonnons tant qu'il nous plaira : l'arrêt que le plus sage des princes et des juges a prononcé sur cette question est sans appel : Melior est canis i^içus leone mor- tuo , un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort,
Salomon veut dire qu'un artisan dévot, qu'une femme ignorante et humble , qu'un ermite in- connu et la dernière personne d'une maison reli- gieuse, méritent sans comparaison plus d'honneur que les princes de la terre, et plus que les anges mêmes et les séraphins du premier rang, s'ils ne sont point en grâce. Sans la grâce, les souverains et les maîtres du monde ne sont autre chose que des cadavres superbement parés ; quelque respect et quelque hommage que nous reiidions à leur pou- voir et à leurs couronnes, au milieu des félicités et des honneurs , comme au milieu des richesses d'un magnifique tombeau, ils ne sont que des ombres, ou qu'un peu de cendre.
Maxime, qui présidait à cet entretien , loua Eu- gène ; mais pour l'obliger à pousser plus loin cette matière: Vous semblez ne pas voir ce qui se passe à la vue de tout le monde, dit-il en riant. Com-
ENTRETIEN ÏX. 285
bien de folies , continua-t-il , combien Je vraies bassesses et de sottises insiipportal)les dans les ac- tions dévotes du petit peuple ! Voulez-vous que nous croyions que ce sont ces sottises-là qui élèvent si liant les gens de néant, et ijui, selon vos paroles, les rendent incomparablement plus dignes d'être respectés que tous ces grands personnages que nous admirons?
J'ai les yeux ouverts , répondit Eugène, et je vois, Monsieur, ce qui n'est que trop visible en la conduite de ces dévots et de ces dévotes dont vous parlez. Je vous confesse même que, parmi leur simplicité et leur ignorance . il se mêle souvent des illusions et des superstitions blània- l)les, des opiniâtretés et des attacheme!its ridicu- les. Mais tout cela n'est point la véritable dévo- tion ni la sainteté cbrétienne ; ce sont les mala- dies d'une imagination infirme, ou les égarements d'un petit génie. Méprisez-les hardiment , et blà- mez-les tant qu'il vous plaija, je les blâme moi- même ; les Saints Pères les ont blâmés avant moi. Biais au travers de ces ombres, vous voyez des grâ- ces et des qualités surnaturelles qui valent beau- coup. Ces dévoles scrupuleuses font des actions de charité qui portent les marques de la vraie vie, de la vie sainte et divine. Honorez-les, Messieurs, et ne permettez pas que les nuages répandus au- tour de leurs vertus intérieures, vous empêchent de les priser et de les aimer. Ne méprisez pas le soleil , et ne l'accusez point d'être passé quand il est couvert de vapeurs : il est soleil autant que jamais. Quoique la tlévotion et la superstition se trouvent ensemble dans l'àme d'une vieille feni- me , toutes mêlées qu'elles .sont , elles ne laissent pas, durant cet assemblage, d'êtie dt\\\ choses in- finiment différentes; et comme un esprit faible ne cesse point d'être laible , quoitpi'il devienne dé-
Ûo() ENTRETIEN XX.
vot, (le même la dévotion ne cesse point trêtré en elle-même une vertu puissante et noble, quoi- qu'elle soit la dévotion d'un esprit faible.
Regardons dans une même personne la sainteté cl l'infirmité, mais gardons-nous bien de les con- fondre , et n'imitons pas les libertins qui pensent avoir droit de se- moquer de la piété quand ils voient les scrupules ridicules de quelque dévote timide. Tout le droit qu'ils ont, c'est de dire que je cœur de cette dévole est un cœur formé de terre , un cœur sombre et étroit , mais que la dé- votion est un feu céleste , sublime et immense , qui, dans les grands cœurs,ne donne point d'autres bornes à ses desseins que l'immensité et l'éternité de Dieu.
En un mot, poursuivit-il, retirons d'autour du soleil les brouillards qui l'obscurcissent, et rappe- lons-y la sérénité : qu^ a-t-il de plus brillant et de plus beau que le soleil? Retirons d'autour d'une âme vraiment dévote les ignorances et les chimè- res dont nous parlons ; remettons-y le bon sens et la sagesse : qu^y a-t-il de plus charmant et de plus aimable que la vraie dévotion?
Hélas ! Messieurs , que c'est bien nous tromper quand il est question de connaître ce que c'est que d'être dévot, que déconsidérer les actions extra- vagantes d'une femme vieille dans les scrupules j que de considérer les actions d'un simple soldat plutôt que celles d'un capitaine , plutôt que celles de tant de fameux guerriers que la renommée n'a point cessé depuis tant de siècles de louer et de raconter à toutes les nations ! Regardons les Constantins , les Théodoses, les Clovis , les Char- lemagnes , les Huniades, les Othons : en quel en- droit de la vie de ces illustres dévots verrons-nous aucune ombre de ces faiblesses ou de ces chagrins chimériques que les libertins attribuent à la dévo-
HISTOIRE l/\DÉLAÏS. 287
tîon? Que peut-on voir sous le ciel de plus ravis- sant et de plus digne de l'admiration des hommes que la conduite de ces princes bien-aimës de Dieu? Que de majesté et de sérénité sur leurs visages, que de repos dans leurs consciences , que de civi- lité dans leurs entretiens, que de sagesse dans leurs entreprises, que de courage et de gloire dans leurs actions, que de grandeur enfin dans leur âme , que de nobles desseins , que de vastes pen- sées , que de vertus invincibles à la violence et à la flatterie !
Une dame des plus considérables de la compa- gnie, qui écoutait attentivement , prit la parole: Ces vérités , dit-elle, nie font juger que j'avais dernièrement raison de soutenir que la dévotion et la grâce éclatent davantage , et qu'elles ont plus de succès dans les personnes d'esprit et de qualité, et que Dieu,en choisissant les prédestinés, a coutume de les préférer à toutes ces petites créatures qui n'ont ni esprit ni cœur, et qui, par leurs pratiques superstitieuses ou par leurs simplicités ridicules, nuisent beaucoup à la dévotion et la rendent mé- prisable. J'osai dire que le beau naturel des âmes nobles est quelquefois, et peut-être bien souvent, la cause de leur prédestination et le commence- ment de leur sainteté.
Eugène ne répondit rien , voulant donner le loisir à cette dame de considérer ce qu'elle disait et d'en juger elle-même. En effet , elle jugea que le silence de ce théologien était une censure de sa proposition , et elle tâcha de la corriger. Je soutenais, poursuivit-elle, qu'au moins ces per- sonnes-là, qui sontsi bien nées, ont moins de peine que les autres à exercer la vertu, et qu'il leur est plus aisé de vivre dans le devoir et d'y persévé- rer jusqu'à la mort. Si Saint Jérôme était ici, ré^
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pondli Eugène, il vous dirait, PrîaJame, qu'il leur csL tîcs-aisé ue se damner.
Voilà une dame dans la cour à qui Dieu a donné âe l'esprit et les autres qualités d'un excellent naturel , l'éloquence, la beauté , la civilité, avec un cœur magnanime et libéral, enclin à obliger, et prompt à vouloir et à faire ce que la bienséance et riionnêteté demandent en chaque rencontre. l'ont celix sans doute est illustre, mais il en peut îirriver et il en arrive très-souvent des malheurs qui lui doivent donner quelque crainte touchant son salut, et quelque sujet de croire qu'elle n'est pas si heureuse qu'il le paraît à cette cour qui l'admire. La vanité seule est un grand danger , je veux dire le plaisir qu'elle prend à se voir -considérer et re- chercher ; son consentement ou son attachement à ce plaisir intérieur déplaît à Dieu , et c'est ce qui fait que, d'ordinaire, il détourne les yeux des per- sonnes trop estimées et trop aimées ici-bas, parce que, d'ordinaire, il y a dans leur âme quelque pré- somption secrète , et quelque je ne sais quoi de ce qui attira la malédiction sur les anges.
De plus, poursuivit-il, ce qui est presque iné- vitable, ces mêmes personnes, si parfaites et si di- gnes d'être louées, ont le cœur tendre, et ouvert à la passion qui entre secrètement avec les louan- ges et les flatteries : elles sont aimées , et malgré qu'elles en aient, elles trouvent aimables ceux qui les aiment ; elles s'engagent et s'embarrassent, et il se forme autour d'elles certaines chaînes qu'elles ne voient que lorsqu'il est imposible de les rompre. Enfin, le danger est évident, et il n'est que trop vrai ce qu'a dit un sage , que les grandes «mes ne sont pas loin des plus grands malheurs dès qu'elles commencent à aimer.
Je sais bien, repartit la dame , qu'il peut sur- venir du désordre, mais je demande si d'ordinaire
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ces beautés d'un excellent naturel et ces douceurs d'un esprit aimable, n'ouvrent pas le cœur de Dieu aussi bien que celui des hommes , et n'atti- rent pas sur une âme sa bénédiction et sa grâce. Madame, reprit Eugène , les hérétiques nommés Sémipélagiens le crurent autrefois , et vous n'êtes pas à savoir que c'est pour cela qu'on les appelle hérétiques. Les saintes Ecritures et les Saints Pères condamnent cette proposition, et nous dé- clarent que lorsque Dieu prédestine les hommes au salut, il n'y a point d'égard aux qualités natu- relles des prédestinés, mais seulement à sa misé- ricorde infinie. La grâce ne suit pas les attraits de la créature, mais les mouvements de l'Esprit di- vin, qui l'envoie où il veut et quand il lui plaît.
Je vois bien, repartit la dame, qu'il y a eu en- core quelque faute en ma question : je parle plus correctement, et je demande si le bon naturel et le bon esprit ne rendent pas un homme plus pro- pre à la grâce et à la sainteté que ceux qui n'ont naturellement ni courage ni esprit , et qui natu- rellement n'ont point d'autre soin que de se plaire à eux-mêmes, et contenter leur orgueil ou leurs passions sensuelles.
Et moi, reprit Eugène, je réponds distinctement que cet homme-là n est pas plus digne d'être choisi de Dieu, mais que, lorsqu'il est choisi, il est plus propre à le servir. La grâce vient dans lui gratui- tement , sans être attirée par les mérites de son esprit ou par ceux de son bon naturel ; mais quand elle'est venue, elle s'accommode de cet esprit sa- vant et éloquent, de ce cœur tendre et généreux, et elle en fait les instruments de son pouvoir et de ses desseins adorables : vérité qui a paru dans Saint Paul, dans Sainte Madgelène , dans Saint Augustin, dans Saint Chrysostome, dans Saint Ber- nard, et daus une infinité de grands hommes tpe
:igO ENTRETIEN IX.
l'histoire nous a fait connaître et que nous avons connus par nos yeux.
C'est-à-dire, ajouta-t-il éloquemment, qu'il ar- rive à la grâce, quand elle entre dans le cœur de l'homme, ce qui arrive à notre âme le jour de sa conception , quand elle descend du ciel et qu'elle entre dans notre corps. Remarquez, s'il vous plaît, Messieurs, lorsque nous sommes formés dans les entrailles de notre mère, que ce ne sont pas les dispositions de la matière ni le riche tempéra- ment de ses qualités et de ses humeurs, qui font sortir notre âme du néant et qui la produisent; elles ne sont point la cause de sa naissance; c'est Dieu seul qui la pousse hors de son sein et qui l'envoie ; mais quand elle est venue, et qu'elle se trouve au milieu de ce noble sang et parmi les flammes de cette bile ardente et généreuse, elle en fait les organes de ses vertus immortelles, et elle s'en sert pour exercer son courage par des actions héroïques, et pour soutenir ici-bas l'iionneur de sa naissance céleste.
Ainsi, Messieurs, ce n'est ni le bel esprit, ni l'ex- cellent naturel, ni les actions vertueuses de l'hon- nêteté morale ou de la prudence politique , qui attirent la grâce de Dieu dans les hommes : elle y vient par sa seule miséricorde ; c'est son pur amour qui en a médité le dessein , et qui a voulu se plaire en nous, sans y rien voir qui méritât autre chose que son aversion et sa haine. Mais lorsque la grâce est venue, et qu'elle trouve en nous cet esprit nqjble et cette prudence éclairée , cette bonté libérale et officieuse, elle en fait ce que j'ai dit. Les Saints Pères l'ont dit avant moi, que c'est par ces qualités naturelles qu'elle exerce glorieusement ses actions surnaturelles et chré- tiennes, et qu'elle a dans nous des succès divins.
Quelques-uns, poursuivit Eugène , ont dit da-
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vantage, et ont très-bien dit que lagrâcesouveiaine ne se trouve d'ordinaire qu'avec ces sortes d'es- prits du premier rang et propres à de grandes ac- tions. Mais expliquons clairement la chose, s'il vous plaît , et ramassons en trois mots ce que les théologiens veulent que nous sachions là-dessus , et ce que nous ne savons point assez, parce que l'on emploie trop de temps et trop de paroles pour nous le dire. Personne, selon les lois ordinaires de la Providence, ne glorifie Dieu parfaitement, s'il n'a de l'esprit, du courage , de la sagesse et d'autres semblables perfections. Dieu n'a jamais choisi aucun homme parce qu'il avait naturelle- ment de l'esprit et du courage , mais il a donné surnaturellement à plusieurs du courage et de l'es- prit parce qu'il les avait choisis.
La dame ne répondit rien, sinon qu'il lui sem- blait que ces trois mots contenaient bien des vé- rités. Ce qui m'étonne davantage, ajouta-t-elle, c'est qu'il me semble que je les entends assez bien. Mieux que moi donc, repartit Maxime, car j'ai de la peine à comprendre comment ces pro- positions s'accordent avec la Sainte Ecriture, où nous voyons que Dieu se vante d'avoir choisi ceux que les hommes méprisaient, et que l'igno- rance et l'infirmité rendaient inutiles au monde; infirma inundi et contemptibilia. Il est vrai , ré- pondit Eugène, Dieu se vante d'avoir choisi les personnes les plus méprisables et les plus infir- mes , mais il ne se vante pas de les avoir laissées en l'état où elles étaient. Il trouva Saint Pierre qui ne savait rien du tout et qui n'était qu'un misérable pêcheur ; il lui plut d'en faire un apô- tre, et à la même heure, il en fil un théologien éminent. La doctrine , l'éloquence, la sagesse et la force entrèrent dans l'àme de ce pécheur avec la grâce de l'apostolat, et eu firent un évcque as-
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29 a ENTRETIEN IX.
sez parfait pour établir dans Rome les fondements de la vraie religion, et pour être le successeur d'un Dieu dans le gouvernement de son Eglise et de ses élus. Saint Jean l'évangéliste, qui était de mê- me métier que Saint Pierre, n'en savait pas davan- tage ; la bassesse de sa naissance et la simplicité de son esprit paraissaient en ses pensées et en ses discours ; mais dès qu'il fut choisi, il devint l'ai- gle des esprits; il dépassa les théologiens et les an- ges eux-mêmes en la connaissance des vérités sur- naturelles.
La grâce entra dans Saint Paul, et elle y trouva un courage magnanime et intrépide avec beau- coup de sciences acquises par l'étude ; elle s'en servit, et ce fut par ces qualités naturelles, animées surnaturellement de l'Esprit de Dieu, que Saint Paul devint le premier des hommes et le plus sa- vant d'entre les apôtres ; ce qui est arrivé à l'égard de quantité d'autres personnes. A peine pouvons- nous nommer aucun Saint, ni aucun Chrétien il- lustre en piété, qui n'ait eu la science et les autres forces de l'esprit par le fait de la grâce. L'igno- rance et la simplicité ne sont point propres à l'es- prit qui forme la sainteté. Quoique la science et la prudence ne soient pas les attraits de l'amour de Dieu, elles en sont, comme j'ai dit, les instru- ments; ou, si vous l'aimez mieux, je dirai qu'elles ne sont pas des beautés qui attirent les inclina- tions de Dieu, mais que lorsque Dieu vient à joindre ses lumières avec les leurs, elles lui plaisent véri- tablement, et elles sont des beautés qui l'arrêtent.
C'est-à-dire, répliqua Maxime , que nous pou- vons assurer sans aucune crainte que ces deux qua- lités, la grâce et l'excellent naturel, quoiqu'infî- niment différentes, ne sont pas opposées, mais qu'au contraire, elles n'ont été faites que pour être unies. Vous dites bien, répond Eugène ^ cela
ENTRETIEN IX. 298
parut manifestement en la création de l'homme, où le chef-d'œuvre de sa puissance divine fut une beauté céleste, un esprit angélique et une sainteté souveraine, unis étroitement dans une seule per"» sonne.
L'homme ne peut être un homme parfait, non pas même dans le ciel , que par l'union de ces trois éminentes qualités. J'ose même dire que ce qui arrive à l'argent et à la pourpre , à l'or et à l'émail , aux pierreries et aux perles , et aux au- tres choses précieuses, de s'entr'aimer, quoiqu'el- les soient de différente nature , et de vouloir être ensemble pour s'embellir mutuellement par leur union, arrive à une âme excellente et à la grâce. C'est en s'unissant l'une à l'autre qu'elles parvien- nent chacune au plus haut degré de la gloire et de la perfection où elles aspirent. La grâce avec un bel esprit est plus efficace et plus invincible, et le bel esprit avec la grâce est plus libre et plus maître de lui-même et de ses actions. La grâce le pousse avec empire sur des inspirations fortes et victo- rieuses ; mais le mouvement qu'elle lui donne est un mouvement d'inclination ; en faisant le bien , il est enclin à le faire , et il le fait avec plaisir.
Ce n'est pas que la grâce tire aucune force de ce cœur généreux ni aucun éclat de cet esprit éclairé : rien de l'iiomme n'entre dans elle. Elle ressemble à un beau visage qui charme par sa pro- pre beauté, et qui ne doit rien à la magnificence des habits. C'est elle-même qui se donne l'accrois- sement qui paraît en sa beauté; ce sont ses dou- ceurs et ses propres lumières réfiéchies sur elle qui la rendent si charmante et si admirable.
Mais la chose la plus merveilleuse durant leur
union , c'est que leurs mouvements sont si bien
l'accord et si bien réglés qu'il semble que ce n'est
2p4 ENTRETIEN IX.
qu'un, et qu'il n'y a rien de plus malaisé que de distinguer deux principes dans les actions des grands hommes, je veux dire de distinguer les im- pulsions de la grâce d'avec les inclinations de leur courage et de leur liberté. Lorsqu'un homme saint et doué d'un beau naturel fait des actions louables, le monde ne les attribue qu'à ce naturel, et il l'admire : l'homme saint ne les attribue qu'à la grâce , et il se méprise ; Dieu en donne toutes les louanges à sa grâce , comme si elle agissait elle seule, et à l'homme, comme s'il n'était point aidé, toute la récompense.
Un abbé qui s'était tu jusqu'alors, et qui, par son silence, avait semblé ne pas approuver ce qu'il écoutait , prit la parole avec un accent qui ne marquait que trop ses pensées : Accordez-vous, dit-il à Eugène , la sainteté avec la corruption ? Qu'est-ce que l'homme depuis le péché d'Adam, et qu'est-ce que toute la nature humaine , sinon un assemblage de cadavres corrompus , d'où il ne sort que des puanteurs insupportables? La grâce jointe à cette pourriture et mêlée à nos sale- tés , appelez - vous cela deux beautés unies qui répandent de l'éclat l'une sur l'autre, et qui for- ment un spectacle digne de l'admiration des anges?
Eugène lui confessa que notre nature est cor- rompue , que cette corruption est dans tous les hommes, mais qu'elle s'y trouve diversement, parce que la matière des feux contagieux qui ani- ment leurs passions est diversement disposée. Il voulut expliquer ensuite comment de ces diffé- rentes inflammations naissent les différentes mi- sères et les différentes maladies du genre humain ; mais l'abbé, qui ne demandait que les deux pre- mières paroles, rompit son discours: Puisque la corruption, dit-il, se trouve généralement en tous
I.\TRETIE?Î IX. 29J
les hommes, tous les hommes n'ont rien en leur nature que Dieu ne regarnie avec horreur et qui ne lui soit odieux. Non pas, s'il vous plaît, reprit Eugène ; tout homme est corrompu , mais tout l'homme n'est pas corrompu. La partie de notre âme la plus élevée et la plus proche de Dieu a été préservée du malheur commun, et a conservé son innocence et son immortalité avec les prin- cipaux traits de l'image, que le Créateur grava sur elle au jour de sa naissance , et que le temps ni la fortune n'ont point encore effacés.
Mais, reprit l'abbé subtilement, cette haute par- tie de l'âme entière et saine est commune à tous ; la partie inférieure est corrompue dans tous. Où est donc ce beau naturel particulier aux grands liommes, qui s'accorde si bien avec l'Evangile, et qui ne donne à la grâce aucun sujet d'exercer con- tre lui sa justice et sa force victorieuse?
La réponse d'Eugène était prête : Il est vrai , dit-il , que toutes nos âmes, en leur partie supé- rieure , sont également saines et entières, mais toutes ne sont pas également nobles ni également belles et parfaites.
Vous saurez, s'il vous plaît , qu'il y a parmi nous des âmes de grande naissance, pour ainsi dire, formées avec un courage et un esprit, et avec d'autres perfections qui les élèvent éminem- ment au-dessus du reste des hommes. Celles-là, non-seulement ne sont point gâtées par la corrup- tion du sang , mais elles ont aussi la force de la corriger et d'en modérer les ardeurs. Je veux dire que les douceurs et les qualités célestes, éma- nées de Dieu sur une âme noble, et aidées par sa main à se répandre en bas, se ccinniuniquent aux organes et aux passions, et forment ce beau na- turel dont je parle, et qui s'accoide si bien avec
ZgG ENTRETIEN IX.
]a grâce, et qu'il n'y a jamais de différend entre
eux.
Mais, reprit Tabbé, s'il n'y a point de différend outre la nature et la grâce , il n'y a point aussi de différence entre cette proposition et une bérésie. Ce nVst pas là ma proposition, repartit Eugène. Dif- férence et différend sont deux choses bien éloi- gnées. Il ne se trouve point de différend ni de guerre entre le bon naturel et la grâce, mais il s'y trouve une différence infinie.
Je dis, en premier lieu, point de différend, puis- qu'elles s'accordent dans nous touchant les incli- nalions qu'elles nous inspirent et les lois qu'elles nous imposent en chaque rencontre. Soulager les pauvresl et les affligés, pardonner les injures, dis- simuler les mépris, mépriser les richesses, pré- férer à tous les plaisirs du monde d'être fidèle à son devoir, craindre moins la mort qu'une action d'injustice, rendre le bien pourle mal, ne tâcher de vaincre ses ennemis que par des bienfaits, être libé- ral, affable, officieux, incorruptible, intrépide, sin- cère en paroles et en ses promesses , voilà les règles de ce que nous appelons le noble et l'excellent na- turel, et les règles de ce que nous appelons l'Évan- giieetla grâce de Jésus-Chnst. Si quod est mandatum in hocverbo instauratum diliget proximum. Non, Messieurs , il n'y a point de différend ni de dis- sension entre les deux ; mais comme je l'ai déjà dit et comme je le dis encore une fois, il y a une dif- férence infinie.
Différence qui consiste en ce que, lorsqu'elles nous poussent l'un et l'autre à des actions loua- bles , et qu'elles font que nous nous quittions nous-mêmes par des bontés désintéressées , le bon naturel nous élève seulement jusqu'au prochain , jusqu'à la créature, sans passer plus outre, et que la grâce nous élève jusqu'au Créateur. Celui-là et
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celle-ci nous font faire une aumône, ou un pré- sent considérable à quelque famille désolée : mais l'un veut que, par cette action de libéralité, nous prétendions.servir et soulager notre frère, et l'au- tre, qu'en servant notre frère, nous passions plus avant, et que nous ayons intention de plaire à Dieu.
Les choses donc, étant de la sorte, poursuivit Eugène, vous voyez bien que je n'ai garde de pen- ser que la grâce s'accorde avec les vices et les ma- ladies de noire nature corrompue , comme sont l'orgueil et la vanité, la brutalité, l'amour de l'intérêt temporel et sensuel. Je dis, après Jésus- Christ, que sa grâce a horreur de tout cela ; qu'elle exerce dans nous contre ces monstres d'enfer une guerre irréconciliable et perpétuelle , et que sa l^rincipale affaire ici-bas est de les combattre et de les détruire. Mais ce serait un blasphème d'en- seigner que son affaire est aussi de détruire les belles et orénéreuses inclinations de l'excellent na- turel. Non, Messieurs; son grand dessein parmi nous est, non pas de l'affaiblir ni de le détruire , mais de le perfectionner, et d'humain qu'il était, le rendre divin et surnaturel.
Quand ce naturel est sans la grâce, il a la force de s'élever au-dessus de la nature brutale, et en rompant les chaînes de l'amour-propre, de sortir de là, et d'atteindre jusqu'à l'amour désintéressé de son frère et de son ami, c'est-à-dire qu'il a la force de rendre l'homme un honnête homme , et de l'établir dans le rang naturellement propre à la nature spirituelle. Mais quand la grâce survient , non-seulement elle ne l'empêche point d'exercer envers le prochain de bons offices, mais aussi elle lui donne la force de passer infiniment au delà du prochain, et d'élever ses pensées jusqu'à Dieu, qui T!6t le dernier terme des élévations.
ÛpS ENTRETIEPÎ IX
Voilà OÙ parviennent les grands hommes du christianisme par le moyen de la grâce. Les grands hommes du paganisme n'y sont point parvenus. Ce qui était autrefois dans les Alexandres et dans les Augustes la suprême hauteur de la perfection et de la vertu , lorsqu'ils s'exposaient à la mort pour leurs amis ou pour leur patrie, ou lorsqu'ils pardonnaient les injures , n'est aujourd'hui que le commencement ou que l'ombre de la même vertu dans un vrai Chrétien. Ce Chrétien fait ce qu'ils faisaient ; ses biens, son sang et sa vie sont sans réserve à son prince et à sa patrie ; il est tout entier aux autres hommes par un amour sincère et dégagé de l'intérêt ; il est Jjjéros autant que ces héros tant vantés , mais il est ce qu'ils n'étaient point, parce qu'il fait ce qu'ils ne pouvaient ou ce qu'ils ne voulaient pas faire ; il cherche Dieu par ses belles et vertueuses actions, et il le trouve heureusement. Les jets ordinaires des fontaines ont la force de s'élever un peu de la terre, et c'est là le symbole du beau naturel : la grâce, se- lon le Sauveur , est un jet d'eau qui rejaillit jus- qu'au ciel , et qui y porte le cœur de l'homme.
La dame qui avait parlé auparavant avança encore ces deux paroles : Tout cela, dit-elle, nous donne, à mon avis , la liberté de penser hardiment et sans crainte de nous tromper , que le beau na- turel , animé et sanctifié de la sorte par la pré- sence de la grâce , plaît beaucoup à Dieu. Ajoutez, Madame, répondit Eugène, qu'il plaît aux hom- mes , et que, même à la cour et dans les armées, il n'y a rien de plus merveilleux qu'un homme d'esprit et de cœur , lorsqu'il vit chrétiennement, et qu'il met sa gloire à observer la loi de Dieu parmi les éloges et les applaudissements des hom- mes.
Eugène ajouta, en regardant ce jeune Baron
ENTRETIEN li. 2^g
dont la proposition scandaleuse avait été le sujet de l'entretien, qu'il ne croyait pas qu'il fût pos- sible qu'il eût parlé sérieusement, et qu'il crût ce qu'il avait dit. Sans nommer aucun des guerriers qui vivaient en ce temps-là , il le fit souvenir de ceux qui avaient été les plus estimés durant les premières années de la ligue , et sous les règnes de Henri II et des trois rois qui l'avaient suivi, et il dit de ces guerriers-là ce que nous devons dire aujourd'hui de cinq ou six de nos généraux d'ar- mée que nous avons vus mourir glorieusement sous les armes. A l'heure que je vous parle, dit Eugène à ce Baron, vous voilà auprès de deux ou trois gentilshommes qui ont suivi ces héros en la plupart des provitices où le courage et la vic- toire les ont conduits, et qui, durant les affaires de la guerre et de la paix, ont contemplé de près ce que toute l'Europe contemplait et admirait de loin en leurs personnes et dans leur conduite. Quels capitaines plus judicieux , plus vaillants , plus hardis ? quels politiques plus sages et plus éclairés ? quels courtisans plus civils? quels amis plus Bdèles? quels hommes plus aimables et plus universellement aimés? et enfin, quels Chrétiens plus dévots et d'une conscience plus incorrupti- ble et plus pure ?
Il se passe peu de jours , poursuivit-il en par- lant toujours à ce jeune seigneur, que vous n'en- tendiez raconter quelque chose de la vie de ces incomparables capitaines. Est-il donc possible, Monsieur, que vous ayez pensé ce qu'on vous ac- cuse d'avoir dit publiquement, qu'il est messéant à un honnête homme ou à un homme d'esprit et de qualité d'ctre dévot?
On prit là-dessus occasion de rapporter des exemples plus anciens , et de faire des réflexions sur les endroits les plus illustres de notre histoire.
SoO ENTRETIEN X.
Ci entre autres, sur cet endroit bien remarquable (!e la vie de Louis IX, qui, étant captif entre les jnains des barbares, fit paraître, durant ses conver- sations avec eux , tant de grâces et tant de cbar- mes, que, quoiqu'il eût ruiné leurs pays , et qu'ils vissent en toutes leurs provinces des désolations qui l'accusaient d'être leur ennemi mortel, ils le choisirent pour leur roi , leur sultan étant mort , et résolurent en leur assemblée publique de lui présenter leur couronne. Toute la nation le vou- lut d'un commun accord. Mais comme ils vinrent à considérer que ce qui paraissait de plus aimable en sa personne et ce qui les ravissait davantage malgré eux , était sa constance à servir et à hono- rer Jésus-Christ, et ses manières de l'adorer devant les autels, où ils le prenaient pour un ange, ils eu- rent peur que des exemples si puissants et si doux ne les forçassent à renoncer à Mahomet. Cette crainte, plus glorieuse à Saint Louis que n'eût été la conquête de leur empire, les obligea de ne pas exposer leur religion à un danger si manifeste.
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ENTRETIEN X.
SUITE DU PRÉCÉDENT.
L'abbé, qui n'avait pas voulu jusqu'alors em- ployer toutes ses forces contre Eugène, reprit la parole d'une manière qui fît juger qu'il allait dire quelque chose de considérable. Après avoir fait un long discours contre la vanité des gens du mon- de, qui, durant leurs plus belles actions, n'ont point d'autres vues ni d'autre espérance que d'être loués des hommes , ou bien de réussir en quelque des- sein où leur ambition et leur avarice sont intéres-
ENTRETIEN X» 3oï
sées, 11 voulut venir au point essentiel delà dispute; mais il fut obligé de s'arrêter, et d'attendre que la plus illustre compagnie qu'il eût osé désirer, et qui arriva dans ce moment, fût placée. C'était le roi, qui, ayant été averti que l'abbé avait entre- pris d'examiner quelques propositions d'Eugène, et qu'ils disputaient ensemble touchant l'alliance du beau naturel avec la grâce , voulut honorer leur dispute de sa présence royale. 11 y vint donc, suivi de tout ce qu'il y avait alors à la cour de princes et de seigneurs, et même de plusieurs dames qui crurent être intéressées dans le sujet de cette conférence.
Comme c'était l'abbé qui parlait lorsque Sa Ma- jesté était entrée , elle l'avertit de reprendre la j)arole. L'abbé le fit, et après s'être acquitté des cérémonies ordinaires et avoir fait connaître l'é- tat de la question , s'adressant à Eugène : Les louanges, lui dit-il , que vous venez de donner aux vertus et au naturel excellent des Païens, sont directement contraires à la doctrine des Saints Pères, qui soutiennent d'une voix commune que ces vertus-là sont des crimes et des corruptions , parce qu'elles sont mortes, n'étant pas animées de la foi de Jésus-Christ , et que le beau naturel d'où elles sortent comme de leur principe , est une faculté de sa nature corrompue, qui ne peut pro- duire que des fruits mortels. De manière , ajou- ta-t-il , que toutes les actions humaines où la vertu du Sauveur ne coopère point , comme sont les aumônes d'un Chrétien qui est hors de la grâce, et les aumônes d'un Païen qui ne connaît point le vrai Dieu, ne sont devant Dieu que des objets d'horreur, et de vrais péchés dignes d'être punis éternellement. Il cita là-dessus quan- tité de passages où il crut que les saints Docteurs avaient effectivement enseigné cette doctrine j il
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n'omit pas les vers fameux de Saint Prosper, qui ont retenti si souvent dans les écoles , qui exer- cent encore aujourd'hui l'esprit de plusieurs sco- lastiques durant les disputes, et qui ne signifient que ce que je viens de dire, que toutes les bonnes œuvres qui ne viennent point de la vraie foi ni de la grâce de Jésus-Christ , quoique le monde les admire et leur donne des récompenses , sont de- vant Dieu des péchés dignes d'être punis dans l'enfer.
Enfin l'abbé regarda Eugène : Vous avez dit jusqu'à cette heure de belles choses , ajouta-t-il , mais ne perdons plus de temps ; venons au point , et accordons, s'il est possible, votre morale avec celle qui est contenue dans les paroles que je viens de rapporter.
Oui, Monsieur, venons au point, reprit Eu- gène ; mais le point est d'accorder ce que vous dites avec la morale de Jésus-Christ , qui est la première et la plus ancienne qui ait été prêcliée dans rÉglise catholique. Voici en deux mots toute la théologie que j'avance sur le sujet que vous proposez. Je dis que ce que nous appelons la bon^ té, l'honnêteté, la civilité sincère, la grandeur d'esprit et de courage , et les autres vertus natu- relles, quoiqu'elles se trouvent dans les Païens et dans les pécheurs , sont les effets de la passion du Sauveur et les premiers fruits de la rédemp- tion. C'est le sang du crucifié qui a fait naître dans leur âme ces vertus-là; de sorte que leurs actions, teintes d'un sang si précieux, ne peuvent pas man- quer de plaire à Dieu, et de recevoir de ses mains justes et libérales des récompenses conformes à leur état et à leurs mérites.
Cléarque témoigna être surpris et scandalisé de cette proposition. Ce que je viens de dire, re- partit Eufjène, si vous voulez prendre la peine de
ENIIIETIEN X. 3<j3
répondre à trois ou quatre questions que je vuis vous faire , vous le direz vous-même avant que nous soyons séparés; vous confesserez que ce qu'il y a en ceci de plus étonnant et de plus difficile à concevoir, c'est que tout habile homme et tout grand théologien que vous êtes , vous n'ayez pas encore connu une vérité si certaine et si honora- ble au Sauveur du monde. J'espère même que vous le confesserez avec d'autant moins de peine que mon intention en tout ce discours n'est autfÇque d'obéir aux conseils de Saint x^uguslin^qui m'aver- tit que lorsque nous voyons quelque chose de loua- l)le dans le naturel et dans les actions des pécheurs, nous les devons regarder comme des présents du ciel , et en attribuer l'honneur à la sainteté de leur principe plutôt qu'à leur volonté criminelle.
Dites-moi donc , s'il vous plaît, n'est-il pas vrai que le jour que nous naquîmes dans le paradis ter- restre, nous naquîmes avec deux facultés ou deux puissances extrêmement nobles, et toutes deux iialurelles, et dues naturellement à la disnité de notre âme? L'une est la puissance de connaître Dieu par la vue des créatures : In quolibet homine est recta ratio qua quœlihet anima suiim potest cognoscere principium ; l'autre est la puissance de connaître notre prochain comme prochain, et de l'aimer d'un amour civil et sincère, sans re- i^arder notre intérêt : Indidit Dens natitrœ nostrœ quoddam amatoriuin , ut aller alterum diligamus.
Labbé ayant confessé la vérité et approuvé ces deux paroles : N'est-il pas vrai , poursuivit Eugène , que Thomme, ingrat dès qu'il eut reçu ces deux bienfaits , offensa son bienfaiteur et tomba dans le péché? Ce péché, selon les ter- mes des Saints Pères, ne fut-il pas comme une irruption de ténèbres qui se répandirent soudai- nement sur nous, et qui clouffcrcnt ce que nous
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avions de lumières, de sorte que nous nous trou- vâmes inopinément au milieu d'une nuit profon- de, environnés d'ignorance, de mort et de cor- ruption? D'accord, répondit Cléarque.
Accordez- vous, reprit le théologien, ce qu'on ajoute, qu'en cet état, nous cessâmes de connaî- tre Dieu et de connaître notre prochain ; que nous ne sûmes plus ce que c'était que la charité divine ni ce qu'était l'amitié naturelle, ou la honte mora*rè ; que , couverts de ces ombres funestes , nous devînmes incapables de faire aucune action de vertu , et que nous n'eûmes plus d'autre pouvoir que d'agir aveuglément pour la satisfaction de l'a- mour - propre et pour les intérêts infâmes de la brutalité? Est-ce*là la doctrine de Saint Augustin et des autres théologiens de l'ancienne Eglise? Ce l'est assurément , repartit l'abbé, qui cita même quatre ou cinq textes des meilleurs auteurs tou- chant l'obscurité et la captivité qui se formèrent dans nous dès qu'Adam eut commis sa faute.
Est-il vrai, poursuivit Eugène, que cette obs- curité et cette impuissance malheureuse ne vinrent pas seulement de l'éloignement de la grâce et do l'absence du soleil, mais aussi de l'élévation d'un nuage qui se forma autour de notre âme, et qui, pénétrant nos facultés les plus intimes, y fit naître l'engourdissement , la pesanteur et l'immobilité, ou pour dire le vrai mot, y fit naître une vraie pa- ralysie spirituelle? La pensée de ceux qui le disent lî'est-elle pas que les humeurs du corps étant cor- î^mpues par la malice du péché , il en sortit de noires vapeurs et des exhalaisons pernicieuses qui s'insinuèrent partout , et qui causèrent dans nous- deux grandes infirmités, qui furent cet aveugle-' ment et cette paralysie, paralysie qui s'étendit jusque sur notre liberté, et qui nous ôla la puis»
ENTRETIEN X. 3o5
sance de marcher vers le ciel et de faire aucune action de vertu?
C'est leur pensée, re'pondit Cléarque. Disent-ils Lien , réplique Eugène ? Très-bien , dit l'abbé ; au moins, ajouta-t-il, c'est la théologie des Saints Pères, ce sont leurs propres termes : Gentes extlnc- to jiaturalis legis ardore,fumi amarissiml, etoculis noxil , tenehrosœque caliginis irwohehantur erro^ rlbus. Exhalabantur nebulœ de liniosa concupis- centia carnis , et obnubilabant atque offuscabant cor jneum , ut non dîscerneretur sereniias dilec- tioîiîs a caligine llbidinîs.
Ces Saints Docteurs sont éloquents lorsqu'ils parlent de cette corruption de l'homme ; mais l'Evangile, sans parler, nous la met devant les yeux par une éloquence plus intelligible : il nous a tracé l'excellent portrait de notre malheur sous la figure de cette femme qui avait la poitrine pen- chée vers la terre, et le visage si fort attaché à ses genoux qu'elle ne pouvait regarder en haut ni lever les yeux au ciel; il nous a fait voir une des- cription admirable de l'esclavage de notre liberté dans la vie de ce fameux paralytique qui, ayant deux jambes et deux bras entiers , les sentait si bien liés par des chaînes invisibles qu'il passa trente-huit ans sans pouvoir se soutenir sur ses pieds, et sans pouvoir remuer les mains pour s'aider lui-même ni pour rendre aucun service à ses frères.
Cléarque voulant s'étendre , et expliquer la manière dont la corruption et la maladie d'Adam se sont communiquées au reste des hommes : Ne nous arrêtons pas là-dessus, lui dit Eugène. Com- me il se rencontre en tout ceci quelque chose de difficile et d'obscur, et même, selon qu'il paraît, d'incompatible avec les propositions de la foi et avec celles de l'expérience et de la raison , per-
3o6 ENTRETIEN X.
mettez , s'il vous plaît , que je m'en éclaircisse avec vous , et que je forme deux ou trois ques- tions qui me restent à vous proposer.
Touchant donc ce que vous venez d'avancer de Faveuglement de la raison et de la captivité du libre arbitre à l'égard du bien , causée dans nous par le péché du premier homme , on nous repré- sente que notre nature ne se trouve point aujour- d'hui dans cet état , non pas même parmi les Païens et les pécheurs les plus réprouvés et les plus abandonnés de Dieu. Ce qu'on a vu autrefois dans les Cyrus et dans les Scipions, nous le voyons en- core aujourd'hui dans une infinité d'autres Païens, des âmes nobles portées à obliger et à soulager les misérables. Et même, sans donner aucunes bornes à cette proposition, il n'y a point d'hom- me qui n'ait dans son cœur quelque instinct con- traire à la lâcheté et à l'injustice, et qui, à chaque occasion , ne sente des aiguillons intérieurs qui le poussent à exercer des actes d'une honnêteté gé- néreuse envers ses amis ^ et des actes de miséri- corde et de compassion envers ceux qui souffrent. Les sauvages mêmes les plus sauvages et les plus barbares, malgré toute leur brutalité , ne laissent pas, dans les rencontres, de faire des actions hon- nêtes et justes , lorsqu'ils s'aident les uns les autres , sans chercher d'autre intérêt ni d'autre plaisir que de faire du plaisir à leurs frères et de s'acquitter des devoirs de l'humanité. Sur cela donc , Monsieur , que dirons-nous vous et moi , et comment accorderons-nous celte expérience de nos yeux avec les propositions que vous appelez catholiques et indubitables?
Dirons-nous qu'il est faux que les Païens et les autres pécheurs puissent pratiquer de ces sortes d'actions de civilité ou de charité? Soutiendrons» nous qu'il leur est entièrement impossible de sou-
EXTRETIEX X. Soj
lager par les aumônes la nécessité des pauvres, sans autre dessein que de satisfaire aux devoirs de la compassion naturelle? Ce serait démentir la nature, et exposer notre théologie à la risée de tous les peuples qui se sentent eux-mêmes, et qui nous assurent d une commune voix que ces ac- tions de bonté fraternelle et de civilité réciproque leur sont possibles, et qu'il est en leur liberté de faire en cela ce qu'il leur plaît.
Dirons-nous que ces mêmes actions , quelque nom que notre ignorance ait coutume de leur don- ner , sont des actions méchantes et blâmables , et qu'elles méritent d'être éternellement punies? Ce serait démentir la raison et la conscience, et en- seigner une morale pire que tous les blasphèmes du paganisme , et digne d'attirer la malédiction des anges et des hommes sur les écoles qui l'en- seigneront» Il faut nécessairement dire que ces ac- tions sont bonnes, et qu'elles méritent d'être louées et récompensées.
Dirons-nous qu'étant véritablement bonnes et louables , elles viennent de cette nature que le péché d'Adam corrompit et qu'il rendit incapa- ble de jamais faire aucun bien ? Oserons-nous le penser, et ne serait-ce pas démentir les Saints Pè- res et nous démentir nous-mêmes ? Ne serait-ce pas détruire toutes les vérités que nous confessons vous et moi avec eux, d'un commun accord? Vous avez dit que notre nature, à l'instant qu'Adam commit le péché, devint aveugle et paralytique, cl qu'elle perdit l'usage de deux facultés qu'elle reçut en sa naissance : la première, de connaître le bien et de l'opérer , la seconde , de connaître Dieu et d'aimer le prochain. Avancerons - nous maintenant qu'elle conserva ces deux pouvoirs, » l que tout ce que les Saints Pères nous enseignent-
3o8 ENTRETIEN III.
de notre corruption n'est qu'une illusion de gens qui veulent croire qu'ils sont malades ?
Dirons-nous que cette nature, que le péché cor- rompit effectivement dans le paradis, s'est depuis rétablie peu à peu , et qu'aidée par le temps, elle s'est elle-même rendu les forces et la santé qu'elle avait lorsqu'elle naquit entre les mains du Créa- teur ? Vous savez, Monsieur, que nos théolo- giens n'écouteront cette proposition pélagienne qu'avec horreur, et qu'ils la censureront sans pi- tié comme un scandale et comme une détestable hérésie. Que dire donc, et comment trouver dans ces ténèbres le vrai sens de tant d'énigmes et de tant de mystères impénétrables à notre raison?
Qui nous les expliquera, sinon le Maître qui est venu nous expliquer les paraboles de la pro- vidence et de la grâce , et les autres secrets de l'éternité inconnus aux hommes, je veux dire le Yerbe divin ? C'est lui , Messieurs , qui a dû nous découvrir cette importante vérité, et c'est ce qu'il a fait divinement dans le psaume i38 , en nous ra- contant par la plume de David ce qui se passa le premier jour de notre rédemption, et durant les premières heures de l'exercice de sa miséricorde envers nous.
L'histoire en deux mots est ce que fit le Verbe éternel pour détourner les obstacles qui s'oppo- saient aux pensées de sa sagesse et à son entreprise de la rédemption du genre humain.
Il est vrai que dès qu'Adam eut péché, et que la justice eut prononcé l'arrêt qui le condamnait à perdre tout ce qu'il avait de biens de la nature et de la grâce, le Rédempteur, le contemplant du haut du ciel, tel qu'il allait devenir par l'exécution de cet arrêt, le vit, selon les paroles des prophètes, comme un malade criminel et prisonnier, enfermé dans une basse fosseet couché dans la boue, chargé
ENTRETIEN X. 3or)
(le chaînes au milieu d'une nuit perpétuelle, qui, couvrant sa raison et opprimant sa liberté , cau- sait dans lui la paralysie et l'impuissance que vous avez dites, de se repentir de ses fautes et de haïr son péché.
De même il est vrai qu'Adam commença à en- trer en effet dans cet état malheureux, mais il n'y entra pas bien avant, et il n'alla pas jusqu'au fond de l'abîme, comme vous l'avez pensé. Le secours vint aussitôt. Les premières gouttes du sang de Jésus-Christ tombèrent dès lors sur la terre , et commencèrent l'ouvrage de la rédemption avant que la justice eût achevé l'exécution de son arrêt.
Je veux dire qu'à l'heure que ce même arrêt fut prononcé, le Rédempteur, qui prévit que, par- mi les ténèbres de notre aveuglement et sous les chaînes de notre captivité , nous ne serions plus en état de coopérer à ses grâces , et que tous les mérites de la mort d'un Dieu ne nous serviraient à rien qu'à nous rendre plus criminels et plus mi- sérables, jugea qu'avant de rien faire, il de- vait adoucir en nous les rigueurs de la colère de Dieu , et empêcher que , par leur violence, elles ne nous rendissent incapables de coopérer à notre salut. Il le jugea sagement, et ce fut par là , Messieurs , qu'il commença à exercer sa miséricorde. Sa première action de Sauveur du monde fut d'étendre sa main sur le cœur de l'homme criminel, et d'y modérer, par cet attou- chement, les fureurs de sa convoitise. Les passions de l'homme sentirent aussitôt le pouvoir de cette adorable main, et s'arrêtèrent au terme qu'elle leur prescrivit. Adam se trouva inopinément dans l'état où se trouvent aujourd'hui tous les hom- mes , lorsqu'après avoir perdu leur innocence , et les autres privilèges les plus surnaturels et les plus divins j il leur reste encore assez de lumière
3lO ENTRETIEN X.
pour connaître qu'ils ont un Dieu, assez de ver- tus iiiorales pour aimer leur prochain , assez de liberté pour obéir aux lois de leur conscience, et enfin assez de grâces pour regarder le ciel , et pour en attirer par leurs soupirs les secours né- cessaires à leur salut.
Ces quatre sortes de biens n'abandonnèrent point Adam ; ils cessèrent pourtant d'être à lui dès qu'on eut prononcé sa condamnation ; mais le Rédempteur les lui rendit avant qu'elle fût exé- cutée.
En un mot , factum est vespere et mane dies prUnus , le matin vint incontinent après le soir ; la rédemption suivit immédiatement le péché, et c'est là le miracle inconcevable qui arriva le pre- mier jour de la vie des hommes.
La même chose arrive encore tous les jours à l'heure de notre naissance , lorsque les corrup- tions de la chair et les ardeurs du poison origi- nel, amorties par la vertu du Tout-Puissant et par les mérites du Verbe incarné, n'exhalent en notre imagination et en nos organes qu'une partie des vapeurs qui devaient naturellement sortir de ce bourbier malheureux : Tu formastl me , et po^ suîsti super me manum tuam. Ce sont les termes du prophète David, qui, parlant au Verbe éternel, son Rédempteur et son Dieu, le remercie de ce qu'à l'heure où la nature formait ses os et ses veines dans le ventre de sa mère , il y mit la main, et y imprima les premières marques de sa ré- demption et les premiers traits de son carac- tère. Vous avez, lui dit-il , pris possesion de ma personne; vous avez touché mes reins, ma con- voitise et mes passions ; vous avez regardé mes os et toutes mes facultés avec des yeux qui ont guéri leurs maladies , au temps même que ma
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substance était encore dans les entrailles de ma mère, dans cet endroit le plus ténébreux du mon- de et le plus impénétrable à votre grâce. Quoique votre grâce divine refusât de s'y joindre , vous ne laissâtes pas, par une bonté secrète, d'y faire entrer un rayon de vos yeux et d'y produire un mira- cle de votre amour ; votre miséricorde porta la vue jusqu'au milieu de mes ténèbres, et elle me regarda au moment que je commençais d'êire homme, et que vous ne voyiez encore dans moi que les traits les plus imparfaits de mon huma- nité. Ce que dit David si dévotement , nous le de- vons dire chaque jour, que la vertu du Sauveur a pénétré toutes nos ombres, et que, dès que nous avons commencé à vivre, elle est venue nous tou- cher dans le ventre de notre mère. Elle y a touché nos ancêtres , elle y a touché les sauvages et les Païens ; la force divine s'est répandue dans leurs cœurs, et elle y a rompu leurs chaînes. Ils se sont trouvés dégagés en venant au monde, et ils y ont opéré des actions héroïques de courage, de bonté, de charité, de civilité naturelle. Ces actions ont plu aux hommes et aux anges , elles ont plu à Dieu. Dieu, invité par les mérites qu'il voyait en ces ac- tions-là, a commencé à leur communiquer ses pre- mières grâces : il leur a envoyé des prédicateurs, et leur a inspiré des pensées de conversion ; il les a appelés au salut, les a conduits jusqu'au baptê- me, jusqu'à l'état des Saints, et enfin, par un en- chaînement de ses miséricordes et de leurs bonnes ceuvres , jusqu'à la félicité souveraine.
Mais ce courage, dit l'abbé en élevant la voix, n'était-il pas dans eux, et n'est-il pas encore au- jourd'hftii dans nous une faculté de la nature? Dites-vous que la nature, par ses actions purement naturelles, mérite et a mérité, dans les Païeus, de
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plaire à Dieu , et d'attirer un secours propre à les conduire jusqu'à cette haute sainteté ?
Vous m'interrompez, repartit Eugène, lorsque je n'ai plus qu'un mot à vous dire , et ce motim- portant est la réponse à votre doute. Je dis donc que vous devez vous souvenir de ma proposition touchant le Paralytique, qui reçut solennellement par la voix de Notre-Seigneur la santé, à la vue de toute la ville de Jérusalem, et qui, par sa guéri- son, vous enseigne maintenant, à l'endroit où vous êtes, dans l'assemblée des premiers hommes de l'Europe, la merveille que vous n'entendez pas.
Ce paralytique avait reçu de la nature deux jambes avec le pouvoir de s'en servir ; ce pouvoir lui fut ravi par la maladie; Notre-Seigneur le lui rendit par miséricorde : il rétablit ses jambes dans le même étal où le Créateur les avait mises, et où elles étaient avant qu'il devînt malade. Dès qu*il fut guéri, on vit qu'il marchait aussi aisément que les autres personnes de la ville , et qu'il jouissait comme elles du privilège et du bienfait de la na- ture humaine. Sur quoi remarquez que lorsqu'il marchait, quoiqu'il ne fît rien en cela qui ne fût naturel à l'homme, néanmoins il ne faisait rien aussi qui ne fût miraculeux et surnaturel, puisque c'était la miséricorde du Sauveur qui avait rendu surnaturellement à ses pieds la faculté naturelle qu'une indisposition leur avait ravie.
Vous me prévenez, Messieurs , poursuivit Eu- gène parlant à la compagnie, et avant que je parle, vous voyez la vérité catholique dans un jour et dans une hauteur où elle est infiniment éloignée de l'hérésie pélagienne. Je dis donc que, lorsqu'un prince doué d'une âme excellente, commence dès sa jeunesse à marcher dans les voies de la justice et de l'honneur, quoiqu'il ne fasse aucune belle action dont la nature ne soit véritablement et
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essentiellement le principe, toutefois il n'en fait aucune qui ne soit surnaturelle en sa manière, puis- que c'est Jésus-Christ mourant sur la croix qui lui a rendu surnaturellement le pouvoir naturel que le Créateur lui avait donné de produire de ces sor- tes d'actions, et d'observer envers les hommes les lois de la justice etde la bonté morale. Je dis donc que c'est par ces sortes d'actions que ce Païen , tout Païen qu'il est, mérite un secours par lequel il pourra parvenir à l'état de la pénitence et du baptême de l'Eglise. Car bien que le principe de ces actions-là soit la nature, toutefois cette nature, ayant été remise en son premier et ancien état par la vertu surnaturelle du Rédempteur, ne peut produire désormais aucune action de bonté qui ne plaise à Dieu le Père , à qui les moindres et les plus faibles effets delà Passion de son Fils sont un objet nécessaire de complaisance , et d'incli- nation à sauver tous les hommes , dans lesquels il voit paraître ces effets : Dixit paralytico : Surge et amhula. C'est le mot, Messieurs, qui, du haut de la croix où il a été prononcé , a guéri tous les paralytiques du monde , tous les Païens malades de l'impuissance de faire aucun pas dans la voie de salut : Surge et anihida. O mortels, qui que vous soyez, qui êtes nés pécheurs et qui vivez sur la terre, ne vous excusez plus : vous pouvez aller au ciel.
C'est Jésus-Christ qui parle : si vous ne l'écou- tez pas. Monsieur, entendez au moins Saint Paul, qui parle avec toute la clarté que vous pouvez désirer, et qui vous dit en termes formels : Gén- ies quœ legem non habeiit , naturaliter ea quœ Je- gis sunt jaciunt * etc. Os fendant opus legis scrip' tum in corclibus suis. Les Gentils ont la loi écrite dans leur cœur , et ils obéissent naturellement à cette loi par les forces que la nature leur a dou-
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liées. Ce n*est pas, ajoute Saint Augustin, que Saint Paul veuille nier qu'ils soient aidés par la grâce et par le secours de Jésus-Christ : l'Apôtre veut dire que la nature, réparée par la grâce, a Tusage du pouvoir qu'elle avait naturellement en sa première naissance : Non negatur ab Jpostolo gratta , sed potius asseritur per gratiam reparata natura.
Voilà , dit Eugène en regardant Tabbé , la ré- ponse à votre doute , et la déclaration de la doc- trine évangélique, qui vous fait connaître que ce que les Saints Pères disent du Centurion Cornée lius, doit se dire de tous les Païens charitables et miséricordieux envers les pauvres : Eleemosynis dignum se prœbuit cui angélus mitieretur.
L'abbé, qui semblait écouter ce discours moins volontiers que les autres , fit voir par sa réponse qu'il ne l'entendait pas mal. Il rapporta un pas- sage de Saint Augustin qui le détruisait à son avis, et qui, en effet, contenait une difficulté fâcheuse, et souvent proposée aux défenseurs de la charité et de la bonté naturelles. Comme les Païens, dit- il, qui exercent des actions de vertu , ne connais- sent point le vrai Dieu, ils ne peuvent point, en agissant, avoir aucune intention de lui plaire : or cette intention étant absente , il est nécessaire que leurs actions soient mauvaises et dignes de blâme et de châtiment , parce qu'elles ne tendent pas à leur vraie fin. Ce sont les propres termes de Saint Augustin , ajouta-t-il : Quidquid enim fit ah ho- mine , et non propter hoc fit propter quod Jieri dehere vera sapîentia prœcîpit ^ etsi ojficio videa" tur honum , ipso non recto fine peccatum est,
La réponse d'Eugène fut remarquable : quel- ques-uns l'écoutèrent avec plaisir , comme une subtilité , d'autres avec respect, comme une vé- rité d'importance. Ce que j'en puis dire, c'est que
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ces autres tliéologiens qui étaient là et qui sou- tenaient la même cause que l'abbé , jugèrent à pro- pos de se taire , dès qu'il l'eut expliquée.
Messieurs, leur dit-il, vous prétendez que l*ac- tion de bonté morale dans un Païen est vicieuse et digne de punition, parce que ce Païen, étant aveu- gle et ne connaissant point le vrai Dieu , ne peut pas le regarder comme sa dernière fin , ni élever son intention à cette Divinité inconnue, qui néan- moins,puisqu'elle estle premier principe de l'hom- me, doit être, sous ^eine d'un châtiment indis- pensable, le dernier terme de ses mouvements et de ses actions. Il est vrai que c'est notre devoir, et que même, pour vous le confesser ingénument, il est impossible qu'aucune des actions humaines soit bonne et honnête moralement, si elle ne tend à ce but, d'où viennent toute l'excellence et toute la bonté de Thomme. Vous avez très-bien jugé sur cet article , mais vous avez oublié de faire quel- ques réflexions qui apportent beaucoup de lu- mière, et qui nous découvrent de très-grandes vérités , sans lesquelles nous ne voyons que des abîmes de ténèbres et de désespoir dans cette théologie où, selon le raisonnement humain, les aumônes et les autres bonnes œuvres des pécheurs sont de nouveaux péchés mortels : raisonnement qui fait trembler d'horreur les âmes saintes, mais qui est détruit par la comparaison qui suit, et que je vous prie de considéreravec moi.
Tout ainsi qu'un marchand qui sort de Paris et qui se transporte à Lyon, quoiqu'il ne pense point à Rome ni à l'Italie, et que jamais peut- être il n'en ait ouï parler, ne laisse pas, durant son voyage, de tenir le chemin de Rome, parce que l'intention du voyageur ne peut pas viser à l'un que son action et son mouvement ne visent à l'au- tre , de même , parce que les libéralité*? et les au-
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3l6 ENTRETIEN X.
mônes, et tous les devoirs delà justice rendus au prochain par une amitié véritable, sont les voies essentiellement ordonnées pour parvenir à Dieu , dès que quelqu'un les exerce avec un cœur dés- intéressé , avec une affection pure , quoique ja- mais il n'ait entendu parler du vrai Dieu et qu'il n'ait aucune intention de lui plaire , il ne laisse pas de s'avancer vers Dieu , et de faire des choses qui plaisent à sa sagesse et à sa bonté divine.
Cette proposition , Mes^eurs, contient trois vé- rités manifestes et incontestables : la première, que les actions dont je parle ne sont point des pé"- chés ni des défauts, ou pour me servir du vrai mot, ne sont point des égarements. Le Païen qui les pro- duit ne s'égare point de Dieu : il est dans le dï-oit chemin qui mène à ce principe éternel.
La deuxième , que ces actions- là ne mènent pas jusqu'à Dieu, et qu'elles n'opèrent pas l'accom- plissement du salut. Un Païen, en exerçant ces sor- tes de bonnes œuvres, ne mérite point de recevoir la grâce qui sanctifie les Chrétiens dans le baptême, et moins encore la béatitude qui glorifie les Saints dans le paradis : le Païen mourant en cet état sera damné, non point parce que ses aumônes étaient des péchés, mais parce que, toutes bonnes qu'elles étaient , elles n'avaient pas la force d'effacer les péchés mortels dont il s'est trouvé coupable en mourant , et pour lesquels il a mérité d'être puni.
La troisième, que, par ces mêmes actions , le pécheur mérite de toucher le cœur de Dieu , et de recevoir de sa bonté de petits secours qui l'aide- ront à aller plus loin, et à parvenir peu à peu à la connaissance et à l'exercice de la vraie religion, et enfin, à la possession de la vraie félicité. Je le dis, Messieurs, parce que ces actions charitables et ci- viles , quoique naturelles en leur fin et arrêtées il la créature , sont surnaturelles en leur principe ;
ENTRETIEN JTr ZlJ
c est Jésus-Christ mourant qui a renJu à ce Païen le pouvoir de les produire, et qui, ayant coopéré par son sang à cette production, l'a rendu ver- tueuse et digne d'être récompensée.
Voilà , poursuivit Eugène parlant à Cléarque, la réponse à votre difficulté, qui vous fait voir en- core une fois que ce que l'on a dit de Cornélius se doit étendre sur tous les Païens , et sur tous les hérétiques et les pécheurs qui vivent selon les lois de la justice et de la bonté naturelles.
Il semble, continua-t-il éloquemment , que les peuples de l'antiquité ont découvert quelque chose de cette philosophie chrétienne : au moins quand ils ont contemplé la conduite de leurs empereurs, et de leurs avares princes en leurs entreprises, ils ont jugé que la gloire de tant de belles actions ve- •: nait d'un secours reçu du ciel et de quelque com- munication de la vertu d'un Dieu ; et par un ins- tinct très-sage, ils ont honoré de couronnes et de triomphes des exploits que la philosophie mon- daiive d'aujourd'hui condamne à l'enfer, et qu'elle juge dignes de malédiction et de châtiment.
Je ne dis pas qu'ils aient rendu ces honneurs à des actions de continence et de libéralité, où ils ont vu des marques d'amour-propre et de réfle- xion sur leur intérêt particulier. Ils ont condamné celles-là comme l'a Lit Saint Augustin; et eux- mêmes avant que les Saints Pères eussent pris la plume , ils ont dit qu'elles étaient vicieuses, et qu'elles méritaient d'être censurées de toutes les religions et de toutes les écoles. IMais quand ils ont remarqué qu'un homme souffrait pour rendre du service à la république et pour soulager les peuples, et qu'il n'y épargnait pas ses propres in- térêts ni son propre sang, éblouis par l'éclat d'une bonté si magnanime, ils l'ont admiré , et il n'y a sorte de louani^es, ni de panégvriques, ni de
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triomphes , ni même d'apothéoses, qu'ils n'aient employée pour l'honorer solennellement.
Et pourquoi tant de solennités? pourquoi des adorations, des sacrifices et des temples pour une simple action de bonté ? Ils ne le savaient pas, Messieurs, mais l'instinct qui les conduisait Ten- tendait pour eux, et c'est lui qui a inspiré à nos in- terprètes de nous l'expliquer très-sagement, quand ils ont dit que lorsqu'un homme, se méprisant soi- même, et négligeant les. soins de son profit et de son honneur , agit ou endure pour soulager ses semblables, il a pour lors dans rentendement, par le bienfait de Jésus-Christ , une lumière surnatu- relle qui lui découvre la beauté de cette action , et dans le cœur , une force qui le soutient et qui l'aide à l'entreprendre ; et ainsi que ce qu'il fait, puisqu'il le fait en vertu d'un pouvoir que le Créa- teur lui a donné et que le Rédempteur lui a ins- piré divinement , est véritablement héroïque , et mérite, de la part du monde,tous les honneurs que le monde peut inventer, et de la part du ciel, tou- tes les récompenses proportionnées à son mérite et à son état : Facta Ethnicorum quce secundum justitiœ regulam sunt , non modo viiuperare non possunius, verum etiani merito jureqiie loudemiis.
Tant de raisonnements qu'il vous plaira, repar- tit Cléarque ! ce que j'ai dit subsiste encore. Ces anciens héros ne connaissaient point le vrai Dieu. D'accord, répondit le théologien. Donc, pour- suivit Cléarque, en opérant leurs actions de cou- rage et de bonté , ils n'avaient pas l'intention de plaire au vrai Dieu. D'accord encore une fois, répliqua Eugène. Donc enfin, reprit Cléarque, g leurs actions ne plaisaient point au vrai Dieu, et 1 ne méritaient rien de sa part que des mépris et des I châtiments. Je le nie hautement, repartit Eugène, %
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Cl sans rien rappeler des discours que vous avez entendus , je dis que c'est Dieu lui-même qui le nie de sa propre bouche , quand il déclare, dans le Prohète evangélique , que leur ignorance ne détruisait point le mérite de leurs vertus et de leurs actions morales , et ne dispensait personne de l'obligation de les louer et de s'y plaire : Hœc dicit Dominus Christo meo Cyro. C'est Dieu qui parle àCyrus, prince païen, et en sa personne, aux autres monarques, admirés par les Païens. Vocavi te nomine iuo , et non cognovisti me. Il est vrai, Cyrus, lui dit-il, tu ne m'as pas connu; c'est moi néanmoins qui ai pris ta main droite , et qui lui ai donné la force , le pouvoir et la liberté de faire tant d'actions que les hommes elles anges ont ad- mirées , et qui ont été dignes des récompenses que tu as reçues de ma main durant le cours de ta vie. Quoiqu'inconnu de toi, je l'ai choisi pour domp- ter les barbares et les tyrans , pour rompre les chaînes de la captivité des Saints, pour rappeler les peuples bannis dans leurs maisons , pour res- susciter la religion éteinte, et pour rendre au vrai Dieu ses autels et son sanctuaire. Lorsque tu ne me connaissais pas , ta main , soutenue par la mienne, faisait ces miracles, et méritait que je t'ai- dasse à parvenir au bonheur de me connaître, de m'adorer, et d'être la figure de mon Christ et du" Roi de mes prédestinés : Assîmilavi , et non co- gnoi^isti me. C'est Dieu qui parle. Lui direz-vous qu'il se trompe, et qu'il se trompait lorsqu'il ré- compensait Cyrus, et qu'il louait ses victoires remportées, au temps qu'il n'avait jamais ouï par- ler de son nom ni de sa Divinité? Direz-vous à Dieu que, tout Dieu qu'il était, il ne savait pas que Cyrus se rendait criminel, et que même ses charités en- vers les Juifs étaient des actions criminelles qui méritaient d'clrc punies? Dieu vous soutient qu'el-
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les étaient bonnes : lui direz vous : Insania, delî" ri uni f quod ulla sint infidelium opéra absque pec^ cato ?
Je ne dois pas m'arrêter, ajoute Eugène. Voici toute la doctrine que j'ai expliquée jusqu'à cette heure, ramassée en ces trois thèses que j'expose aux yeux de la compagnie, et qui contiennent tout ce qui peut être dit à l'avantage de l'excellent naturel:
1^ Servir le prochain, ou mourir en le servant, et cela pour plaire au vrai Dieu , c'est la consom- mation de l'amour divin et de la sainteté chré- tienne.
2° Servir le prochain pour nous plaire à nous- mêmes, ou pour trouver en cette amitié contre- faite les intérêts d^e notre convoitise , c'est la con- sommation de l'amour-propre et l'imitation de la brutalité des bêtes.
3° Servir le prochain pour plaire au prochain et pour le soulager en ses peines, en arrêtant nos intentions à sa personne, sans nous élever jusqu'à Dieu et sans retomber dans nous , je veux dire sans avoir aucun égard à notre profit ni à notre honneur, et ne pensant à rien qu'à faire du plaisir à la personne que nous aimons et que nous vou- lons obliger, c'est ce qu'on appelle dans le monde honnêteté, générosité, noble et excellent naturel ; dans la philosophie , vertu morale ; dans la théologie, le commencement de la foi, ou le pre- mier bienfait de Jésus-Christ , et les premières opérations de sa bonté ; dans l'Ecriture , la loi des Païens, et la grâce commune à toutes les na- tions , et dans un auteur de notre siècle , où ces anciennes définitions sont assez bien abrégées, les premières sorties de l'homme hors de lui-même.
Toutes les âmes des hommes sont de même es- pèce, mais non pas de même condition ni de nie-
ENTRETIEN X. 32 î
me rang : il y en a de nobles et de grande nais- sance, pour ainsi dire, douées d'un bel esprit , et d'un cœur plus haut et plus courageux que leurs semblables. Les unes et les antres ont été cou- vertes des mêmes ténèbres et chargées des mêmes chaînes ; le Verbe fait homme a rendu aux unes et aux autres la liberté de la façon que je vous l'ai expliqué; et les unes et les autres, délivrées par la miséricorde du Rédempteur, agissent selon les mouvements de leurs inclinations et selon la me- sure de leurs forces recouvrées. Les âmes faibles, n'ayant recouvré que ce qu'elles ont perdu , n'a- gissent que faiblement, lorsqu'elles n'agissent que par leur pouvoir naturel surnaturellement rétabli,, les âmes fortes agissent fortement et noblement ; elles se font ainier et admirer, et cela seulement par la vertu de leur naturel rendue par la bonté du Rédempteur. Mais quand la grâce victorieuse et la grâce sanctifiante de Jésus-Christ viennent à joindre leurs forces avec les forces naturelles de ces âmes nobles , elles n'opèrent là-dedans que de vrais miracles, et le ciel ne peut rien voir ici- bas de plus digne d'admiration et d'amour que l'est un homme dans lequel elles ont contracté celte alliance.
Tant il est vrai, poursuivit Eugène, que quand la vraie dévotion se trouve en un courtisan ou en quelque homme élevé au-dessus des autres, elle a des charmes qui ne peuvent s' expliquer. Mais lors- qii'un prince est dévot , et que la grâce divine trouve dans lui le beau naturel avec les autres .narques de sa dignité, il est évident que le lustre de cette grâce , répandu là-dessus et mêlé parmi ces magnificences extérieures, forme un spectacle qui nous oblige de confesser que le Dieu que ce
prince adore, et qui soutient sa grandeur, est le
vrai Dieu et le vrai Maître des rois.
osa ENTRETIEN X.
Ce qu*iiy a en ceci de plus cligne d'être conlem* plé, c'est l'âme de ce prince élevée au-dessus de toutes les hauteurs de la fortune. Nous nous éton- nons de voir un ermite qui, parmi les peines de sa solitude et de sa pauvreté , ne pense point aux biens du monde, et qui sait mépriser ce qu'il n'a pas : mais c'est bien un autre sujet d'étonnement de Toir un monarque qui , au milieu des triomphes et de toutes les féhcités de la vie humaine, sait mépriser ce qu'il possède et ce que les autres ado- rent, et porte écrit sur son front et dans ses yeux qu'il aimerait mieux perdre tous les empi- res du monde, s'il les avait, que de commettre une seule action d'injustice! Ya-t-ilrien sur la terre de plus admirable ? et peut-on imaginer quel- que chose qui approche du spectacle qui at- tira autrefois les rois de l'Afrique et de l'Europe dans le palais de Jérusalem , je veux dire de Sa- lomon , plus dévot et plus familier avec Dieu que lés prophètes Elie et Elisée , plus puissant que Cyrus, plus invincible que César et Alexan- dre , et plus savant qu'Aristole , homme in- comparable qui ne pouvait se montrer sans être aimé, ni parler sans être admiré? Pour tout dire en un mot , omnes reges , ducesque terrœ , et om^ nîs terra desiderahat vultum Salomonîs ; ce fut un monarque que chaque prince tâcha d'imiter, et que chaque nation désira de voir.
On ne put s'empêcher, en finissant ce discours, de parler des princesses dans lesquelles on avait vu l'alliance du beau naturel avec la grâce et avec la sainteté. Les plusillustresdonton parla furent Ju- dithjEsther, Mariamne, Pulchérie,SainteClotilde, Sainte Cunégonde.Pour Eugène, il nomma Adélaïs, et dit qu'il était difficile de trouver dans la vie d'au- cune princesse des aventures plus étranges et plus capables d'étonner, ni dans la vie d'aucune Sainte,
I
ENTRETIEN XI. 3a3
des vertus plus chrétieuiies et plus dignes d'être imitées que celles qui se trouvaient dans la vie de cette auguste impératrice. Il ajouta qu'il en avaitau- trefois écrit l'histoire; et comme toute la compagnie témoigna beaucoup d'empressement de la voir, il ne put se dispenser de promettre qu'il la cher- cherait, et qu'il se tiendrait prêt pour la lire. Gela fut exécuté le lendemain , et toute la compagnie s'étant trouvée au même endroit , Eugène lut l'histoire d'Adélaïs.
ENTRETIEN XL
HISTOIRE d'aC£L4IS.
Les Bourguignons, qui se répandirent dans les Gaules avec les autres barbares du Septentrion au cinquième siècle , érigèrent en monarchie les ter- res qu'ils y avaient conquises, et en firent un puis- sant royaume , dont le premier roi fut Gondéri- que, prince du sang royal des Alarics; le second, Gondebaud ou Gombaud, oncle de Sainte Clotil- de ; mais sous le quatrième nommé Gondemar, Clotaire, roi de France, et Childebert se rendirent maîtres du pays, et changèrent leur souveraineté en une province de la monarchie française.
Elle en conserva le nom et la qualité jusqu'à la fin du neuvième siècle,époque où la plus grande par- tie de cette ancienne Bourgogne appelée Transjura- ne, qui, de la montagne de Jura s'étendait le long du Rhin jusqu'aux Alpes , et de là le long du Rhône, fut rétablie en royaume par Rodolphe, fils de Conrad , Comte de Paris , et petit-fils de Hu- gues, Comte d'Angers et d'Orléans.
Il n'y eut point d'autre cau^^e de ce rétablisse-
324 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
ment que l'ambition de Rodolphe, qui, voyant là France occupée contre les Normands, l'Italie trou- blée par des guerres civiles , et l'empereur dans l'impuissance de s'opposer aux moindres entrepri- ses, se servit de l'occasion pour étendre les bor- nes de son domaine, et pour changer en royaume ce que son père n'avait possédé que sous le titre de comté.
L'empereur Arnoul, qui regardait avec assez de patience les autres ruines de l'empire de Charle- magne, voulut empêcher celle-ci, et tâcha d'abat- tre la couronne qu'il voyait paraître sur la tête de Rodolphe ; mais il ne fit que l'affermir. Rodolphe se défendit heureusement, et il acquit beaucoup de réputation par les victoires qu'il remporta sur les troupes impériales.
Burchard, duc de Suève, voulut aussi s'opposer aux desseins de Rodolphe. Ils se donnèrent bien de la peine l'un à l'autre durant quelque temps , mais enfin, leur guerre se termina par- une paix dont la principale condition fut le mariage de Ro- dolphe avec Berthe, fille de Burchard. Ce fut là la source du plus grand bonheur qui pouvait alors arriver au monde chrétien, puisqu'Adélaïs, à qui l'empire romain doit son troisième et son éternel rétablissement, naquit de ce mariage au commen- cement du dixième siècle, l'an 925.
Gomme Rodolphe était le plus vaillant homme de son siècle , et Berthe la plus belle et la plus sage princesse , les illustres qualités du père et de la mère se réunirent en la personnne de la fille, et dès ses premières années, elle fut l'honneur de cette nouvelle monarchie.
On réleva avec de grands soins, et on la confia à des gouvernantes qui, parleur sagesse, aidèrent la nature à former son esprit , et à faire voir au dehors tout ce qu'i l y avait de perfections dans l'àme
HISTOIRE DADLLAÏS. o .
ces propres à son sexe e! t f ^"^''^ '""^ 'es exerci-
Prit auisi c,uel<,ue la,: 's eii:']'''.? " '" ^"^ '"P" l'vres; enfin elle éiudr> T l "",' '^«^^ucoup de permettre, et elle "'a nM'"' '^" °" voulut l,i deur a tou't ce quLonï! T% 'n"J°"" ^^«^ ar- "er son esprit. ^ ^ '" '''"^'^"'^ ^t perfection-
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connaître, on' lui dt n bSle"™"""^^ ' '» entre toutes les prince«.c ? J P'-enuer rang 'e bien loin pour"^ ree ±^"'°P^- ^" ^i"° bha.t d'elle. Son non^fnt ceM ''^"""'"'ee pu.
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permis que deu^x sej eu sl"l ' '' 'i"' ^^^-■" d'-c de Spolète, et B^a, "e 1!^ T."""' Gui . sent leurs rois, con,n,e„rI'/, ^'''""'- '^ «s-
souffrir ces diux TaTt eT -'i " '" ''""'■°"- P'"* souffrir eux-mêmes et 'n ! .^"'i ."^ P<^"vaienr se P- des combats c^'n ^ Is c s """", ''"' ^"'' enfin de cette double dômi,;, P'^^P'"'' '^"«^
devenir encore le jouetjè T"" ' "' ""'g"»'" de que la destruction de rem J'e"""'"'^" 'y™"^ t'-e, appelèrent Rodo nZ' ■ "!''" '"''"'' "«î- -PpWrent de venït're'r '' '^''^^'-^ > '^^ 'e Jenr Etat, promettant'^d; le 'jr «""''^'".«^'"e'-t de "efaue de l'un et del'autrl '"' '" ''""' «^^ d.-
serait le souverain. Itod 'l,,'!" "" r^'""'"^' dont il «fi' le voyage d'I al l ÔÏ'iî f'- "' '^"■'"^'''^■• 'ellement couronne d , co„ ' '" '^"■'••' ^olen-
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32(5 HISTOIRE d'aDÉlAÏS.
connaître d'autre roi que lui. Béreuger, à qui ils ne devaient pas ôter la couronne sans lui ôter la tête, ne manqua pas de troubler les commence- ments de ce nouveau règne : il eut l'adresse d'en- gager la plupart des Italiens , et de lever une puissante armée contre Rodolphe ; mais il périt en son entreprise , et il mourut, misérablement massacré dans une église, après avoir vu la ruine entière de son armée et de son parti.
Cependant sa mort ne laissa pas le vainqueur en paix : au bout de quelque temps , les mêmes Italiens , lassés de lui aussi bien que des autres , envoyèrent des ambassadeurs à Hugues , Comte d'Arles, et le prièrent d'accepter leur couronne, et de venir les délivrer de la domination de Ro- dolphe, sous laquelle ils ne pouvaient plus vivre.
Hugues ouvrit les bras à la fortune , et se dis- posa promptement à aller prendre possession du bonheur qu'elle lui présentait. Il trouva Rodol- phe en résolution et en état de se défendre ; mais comme ils étaient de même nation, voisins, alliés et amis intimes avant cette concurrence , ils ju- gèrent que leur honneur les obligeait à s'accorder. Hugues fit proposer à Rodolphe que, s'il lui vou- lait céder le royaume d'Italie, il lui céderait tout ce qu'il possédait en France, et dont il pourrait agrandir son royaume de Bourgogne, qui, avec cet accroissement, serait un des premiers et un des plus considérables de l'Europe. Rodolphe trou- vait son avantage en cette proposition , mais parce qu'il avait peine à renoncer absolument à ses pré- tentions d'Italie, et à éteindre pour jamais l'es- pérance et le droit de sa postérité , l'expédient dont on s'avisa pour le contenter fut de marier sa fille Adélaïs avec Lothaire, fils de Hugues , et de lui donner le royaume d'Italie comme la dot du mariage ^ avec cette condition, que si Lothaire
HISTOIRE d'aDÉLaIs. 827
mourait sans enfants mâles, le royaume retourne- rait à Adélaïs, et après elle, si elle manquait d'au- tres héritiers, aux princes de la maison de Bour- goi^ne.
Rodolphe n'eut garde de refuser cet accommo- dement qui rélevait au plus haut point de gran- deur où il pouvait aspirer , de sorte que Hugues étant tomhé d'accord avec lui sur les autres arti- cles de leurs différends , ils signèrent la paix, et l'envoyèrent publier dans toutes les villes de leur obéissance. On dépêcha dès le même jour des courriers à Adélaïs , avec ordre de partir au plus lot, et de se faire conduire à Milan pour l'accom- plissement du mariage.-*
Elle arriva donc à Milan, où elle était impatiem- ment attendue de trois princes, particulièrement de Lothaire, à qui elle était destinée. Ce prince n'était point indigne de la posséder. Quoiqu'il ne lut pas des plus heureux guerriers de son siè- cle ni des plus grands politiques, il ne laissait pas de valoir beaucoup , et de faire paraître du cœur et de la sagesse en sa conduite. 11 avait sur- tout une rare l)onté, que ses propres ennemis res- pectaient.Mais Adélaïs ne se consulta pas elle-même là-dessus: elle se commanda d'aimer Lothaire des qTi'elle connut que son devoir l'y obligeait. Je ne voudrais pas dire qu'elle eut des lors beaucoup de tendresse pour lui , je dis seulement qu'aussitôt qu'elle connut la volonté de son père, elle eut beaucoup d'estime pour le. prince qu'il lui desti- nait , et qu'elle prit aveuglément les sentiments d'une fdle respectueuse.
On fit la cérémonie des noces avec une mag- nificence inconcevable. Ce qu'il y avait de priiH'es, de seigneurs et d'autres personries de qualité dans le royaume, s'y trouvèrent. Les peuples mêmes y uccouryreut de WUtcs parts. Les jeux, les fes-
19-
3 y. 8 HISTOIRE d'aDÉLAÏS.
lins et les tUveiiissenietiis publics durèrent plu- sieurs jours, et l'on crut ensevelir dans les réjouis- sances de ce mariage les craintes et les afflictions passées.
Les rois se séparèrent enfin avec mille témoi- gnages d'amitié. Rodolphe revint en Bourgogne pour prendre possession du nouveau domaine qu'il avait acquis par le traité de paix ; Hugues et son fils s'établirent à Pavie, et commencèrent à gou- verner ensemble paisiblement leur royaume.
Ils croyaient devoir le posséder longtemps sans inquiétude. Mais y a-t-il de beaux jours qui ne soient suivis de quelque orage? Peu de temps après leur établissement à Pavie , les Italiens, mécon- tents de Hugues sous prétexte de je ne sais quelle oppression, s'avisèrent de chercher un autre roi, et jetèrent les yeux sur Bérenger , petit-fils de ce premier Bérenger dont la domination leur avait été si odieuse.
La conspiration se forma secrètement. On en- voya en Allemagne des députés à ce second Bé- renger, qui ne manqua pas à l'occasion. Il partit aussitôt, et vint en Italie, dont il trouva les por- tes ouvertes par la trahison des gouverneurs. Les factieux le reçurent , et lui donnèrent les moyens de ménager les esprits, et de disposer comme il lui plut tous les ressorts de son entreprise. En peu de temps, il se vit en état de se déclarer à la tête d'une armée, d'entrer dans Milan à forces ouver- tes , et de se faire couronner publiquement. La foule des Italiens empressés pour le voir et pour lui rendre leurs hommages, fut si grande que Hugues, effrayé, n'eut pas le courage de soutenir sa fortune, et qu'il s^enfuit honteusement en Pro- vence pour vivre le reste de ses jours dans la ville d'Arles, dont il avait retenu le Comté par le traité qu'il venait de faire avec Rodolphe.
HiSTOir.E D ALÉr.AÏS. 32()
Son fils Lolliaire voulut le suivre, mais Adélaïs l'arrêta, et lui remontra ijue, puisqu'il était roi, il fallait qu'il vécut où qu'il mourut en roi ; qu'il n'y avait de rois malheureux que ceux qui sur- vivaient à leur puissance et à leur honneur.
Ce fut en cette rencontre que cette princesse donna les premières marques de son courage hé- roïque, et de son extrême adresse à entreprendre et à soutenir de grandes choses. Sa conduite fut telle qu'elle fit connaître à tout le monde que ce n'était pas la vanité, mais l'esprit de justice qui conduisait ses mouvements.
La résolution qu'elle fit prendre à Lothaire , et qu'elle prit pour elle-même lorsqu'elle vit que cha- cun courait à Milan vers Bérenger, fut d'y courir aussi , et de ne se servir que d'eux-mêmes pour reprendre leur couronne sur la tête de ce tyran redoutable, et pour écarter les peuples et les ar- mées qui l'environnaient.
Ils y arrivèrent secrètement de nuit , et le jour même qu'on avait couronné Bérenger ; et le lendemain, à l'heure même que ce nouveau roi, ne pensant plus à la maison de Hugues , distribuait dans le palais les dignités et les charges du ro- yaume , ils allèrent paraître soudainement dans la grande église à la vue d'un peuple infini qui s'y était assemblé. Adéla'is y fit un coup mémorable , qui ne venait pas d'un emportement inconsidéré, mais d'une sage délibération fondée sur la con- naissance qu'elle avait de son esprit, et de l'esprit de ce peuple séditieux.
Cette reine, soutenue par la force de sa résolu- lion et par la confiance qu'elle avait en Dieu, ani- mée d'une grâce et d'une majesté plus que natu- relle , parée de tous les ornements de sa dignité royale, se mit à haranguer sur une chaire, et à
33o HISTOIRE d'adÉlAÏS.
reprocher à ces peuples la honte de leur incon- stance et l'indignité de leur trahison.
L'étonnement que causait une chose si extraor- dinaire, et le plaisir qu'on avait à voir tant de grâ- ces et tant de charmes en la personne qui parlait, firent faire un profond silence. La reine en pro- fita, et continua de faire à ces peuples un long discours sur les cruautés du premier Bérenger, et rappela en leur mémoire les meurtres, les viole- ments, les incendies , les extorsions et les injusti- ces impitoyables qu'il avait commis , et dont ils voyaient encore de tristes marques dans toutes leurs provinces. Elle ajouta des réflexions politi- ques sur la nécessité où se trouvait le nouveau Bérenger de suivre les maximes de son aïeul, et d'achever de ruiner l'Etat , dont la perte entière pouvait être seule un fondement assuré de la puis- sance tyrannique.
En un mot, une princesse à l'âge de huit ans , la plus belle et la plus aimable qu'on eût jamais \ue, qui parlait de la manière du monde la plus aisée et la plus. engageante, et qui , à la fin de son discours, sut l'art d'accompagner de soupirs et de larmes la prière qu'elle fit à ses sujets de ne point abandonner un prince qui avait tant de fois ex- posé sa vie pour leur service, ne manqua pas de remuer les esprits de cette nation inconstante, et de faire naître de nouveaux mouvements dans leurs cœurs.
Les cœurs émus et emportés allèrent où la voix et les yeux d'Atlélaïs les conduisirent, et où le roi, son mari, les entraîna lui-même par des paroles obligeantes qu'il dit à ses sujets, et par des pro- messes qu'il leur fit de consacrer ses soins et sa vie au rétablissement de leur bonheur et de leur repos. Tout le peuple, fondant en larmes, vint se jeter aux pieds de ce prince^ et lui demanda par-
I
HISTOIRE d'adélaïs. 33 I
don. En même temps, des millions de voix pro- clamèrent Lolbaire roi d'Italie, et firent mille im- précations contre Bérenger. Quelques-uns même, transportés de fureur, couraient pour aller massa- crer celui qu'ils avaient couronné le jour aupa- ravant.
Mais les plus sages du pays, considérant que Bé- renger, soutenu d'une puissante armée, ne man- querait pas de tenter un combat, et qu'une infinité de braves gens périraient avec lui, dirent baute- ment qu'il fallait épargner le sang de leurs ci- toyens; qu'il n'était pas impossible d'accorder les deux princes concurrents; que l'Italie était assez vaste pour avoir deux souverains ; que Lolbaire et Bérenger méritaient l'un et l'autre de l'être, et qu'ils pouvaient aisément régner ensemble.
Cette proposition ne plut ni à Bérenger ni à Lolbaire. rséanmoins, comme ils se virent cbacuu en danger de tout perdre, s ils s'obstinaient à ne vouloir rien perdre, la nécessité les força d'y con- sentir; et si leur accommodement ne fut pas sin- cère, il eut au moins toutes les marques d'un vé- ritable accommodement.
Ils s'embrassèrent avec beaucoup d'bonnêteté , etse protestèrent uneamitié éternelle; ils donnèrent ensuite mille louanges à la sage princesse qui avait trouvé l'art de calmer les esprits d'un peuple ir- rité et de réunir deux rois ennemis; ils l'appelè- rent mille et mille fois la source du bonbeur pu- blic, et toutes les fêtes galantes et magnifiques qui se firent entre ces deux rois avant qu'ils se sé- parassent, furent autant de triompbes pour l'illus- tre A délais.
Enfin , après être convenus de îa manière de leur gouvernement, et avoir fait des règlements {^our leur conduite particulière et pour celle de leurs sujets, les deux rois se séparèrent, suivis de
Oia HISTOIRE D ADELA.ÏS.
toute leur cour, et se retirèrent chacun en la ville qu'ils avaient choisie pour leur demeure ordi- naire.
Pavie fut le lieu où Lothaire crut goûter un long repos avec sa chère Adëlaïs ; mais il ne con- naissait pas l'ambitieux Bérenger. Ce prince fier ne put s'accommoder longtemps d'une couronne partagée : il se regarda comme un demi-roi , et crut que sa condition n'était guère au-dessus de celle d'un simple sujet. Cette injuste pensée, qu'il écouta trop, lui persuada de se défaire du prince à qui il venait de jurer une amitié constante. Il invita Lothaire à un festin , et parmi les plaisirs d'une débauche magnifique, il fit boire des vins délicieux dans une coupe empoisonnée.
Lothaire ne sentit le mal qu'à son retour à Pa- vie. Dès qu'il fut arrivé, il se mit au lit; et le mal croissant toujours, ce malheureux prince mourut le lendemain entre les bras d'Adélaïs , à la fleur de son âge, trois ans après son mariage, et au mi- lieu des premières douceurs de son repos.
Il fut regretté de toute la nation, à qui sa bonté naturelle était connue, et qui attendait de son rè- gne le rétablissement de la félicité publique.
Pour Adélaïs, elle pleura la mort de son époux en reine vraiment chrétienne. Elle savait que les lois du Christianisme ne permettent pas d'écouter la voix de la vengeance ; mais le crime de Béren- ger lui paraissait si horrible qu'elle ne pouvait croire que le ciel le laissât inpuni : Grand Dieu , disait-elle, pénétrée de sa douleur, ye ne parle pas, mais mon cœur et mes feux parlent malgré moi: ifs 7)ous exposent ma douleur^ ils -vous disent que Loi/mire est mort et que Bérenger vit et règne. Ecoutez-les , mon Dieu , et ne délaissez pas une malheureuse qui se confie en uotre bonté.
Pendant que celte princesse affligée tâchait ainsi
IIISTOIRF D Al>li».AlS. v)J.>
de forcer le citl à prendre sa défense, des auiLas- sadeurs arrivèrent à son palais. Ils étaient envoyés parBérenger pour faire des propositions où l'amour et la politique avaient également part.
Dès qu'Adelbert, fils de Bérenger,sut la mort de Lothaire , il laissa malheureusement entrer dans son esprit le désir et l'espérance de posséder Adé- laïs. C'était un prince âgé de vingt-cinq ans , bien fait , spirituel , brave, et n'ayant que de grandes qualités. Il était depuis quelque temps touché de la beauté et de l'esprit de cette princesse , et il crut qu'il pouvait alors découvrir à son père les sentiments de son cœur. IMais ce perfide avait bien d'autres pensées : il était sur le point d'aller, a la It'te d'une armée, se saisir du partage et de la suc- cession de Lothaire , avant qu'Adélaïs eût eu le temps de se reconnaître et de se mettre en dé- fense. Néanmoins il changea de dessein , quand il eut appris celui de son fils : il crut qu'il fallait que la violence cédât à l'amour, et que cette voie, qui ne serait condamnée de personne , ne lui serait pas moins avantageuse, puisqu'Adélaïs, en donnant son cœur, donnerait volontairement son royaume.
Les ambassadeurs s'acquittèrent donc de leur devoir, et après avoir complimenté Adélaïs sur la mort du prince, son mari , ils lui exposèrent la proposition de leur maître. Ils lui représentèrent que ce mariage était l'unique moyen de conserver son honneur, ses biens et sa vie ; que si elle ne voulait point avoir Adelbert pour époux, il fallait nécessairement qu'elle eût Bérenger pour ennemi; qu'elle devait se résoudre, ou à recevoir cette se- conde couronne, ou à perdre la sienne; que le ciel rendait aujourd'hui à Bérenger ce que Bérenger avait laissé par bonté à Lothaire ; qu'elle ne de- vait espérer aucun secours; que luigiies,son beau- père , était fugitif, et ne pensait (ju'à cacher ia
334 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
honte de sa misérable vie;que Rodolphe, son père, était mort; que Gonrad,son frère,héritier de Bour- gogne , avait bien de la peine à soutenir sa for- tune chancelante ; que la France et l'Espagne étaient ruinées par des guerres civiles; que les Ita- liens, ses propres sujets, qui lui avaient obéi jus- qu'alors , demandaient Bérenger , et qu'ils pren- draient tous les armes pour le servir ; qu'enfin si elle troublait la paix et replongeait l'Italie dans de nouveaux troubles, le ciel exaucerait les cris du peuple, qui ne demandait plus rien à Dieu que la perte de ceux qui voulaient la guerre. Ils ajoutè- rent qu'Adelbert était le prince le plus accompli de tous ceux qui vivaient, et, ce qu'elle devait écou- ter plus que tout le reste, qu'il était tellement épris et charmé de ses beautés qu'il n'avait des yeux que pour elle.
Adélaïs, étonnée que ses ennemis poussassent leur insolence jusqu'à ce point, et qu'ils osassent lui présenter une main trempée dans le sang de son mari, versa un torrent de larmes, et fut long- temps sans pouvoir répondre aux ambassadeurs. Enfin, après s'être un peu remise, elle leur dit qu'elle n'avait pas encore eu le loisir de considé- rer si c'était la volonté de Dieu qu'elle pensât à de secondes noces, mais que, si elle y pensait ja- mais , ce ne serait que pour avoir un mari qui put venger la mort de Lothaire , et délivrer l'Eglise et rUaliede l'injuste domination de Bérenger; qu'au reste , elle les priait de n'être pas si fort touchés du mauvais état de ses affaires , et de croire que si tous ses parents étaient ou morts ou dans l'im- puissance de la servir, il y avait toujours dans le monde assez d'ennemis de la tyrannie pour es- pérer qu'elle ne manquerait pas de gens qui la se- courussent ; qu'en tout cas , et si tout lui man- quait , elle trouverait au fond de son cœur de
iiisTuiiiL d'adiîlaïs. 335
quoi se résoudre sans peine à périr avec Lolhaire , qu'ils dissent enfin à leur Bérenger et à leur Adel- bert , qu'Adélaïs connaissait assez de vrais rois pour n'être pas réduite à aimer des tyrans, et que toute la grâce qu'elle demandait à'I'un et à l'au- tre , c'était de la vouloir haïr autant qu'elle les haïssait.
Bérengeret Adelbert eurent du chagrin de celte réponse ; mais l'ambition du père et l'amour du lils étaient trop forts pour être sitôt abattus. Ils envoyèrent à Adélaïs de nouveaux ambassa- deurs chargés de présents, et durant trois mois entiers, ils ne cessèrent de lui faire, non pas des propositions de vainqueurs, mais des prières d'es- claves. Cette princesse méprisa les présents et les vsoumissions comme elle avait méprisé les mena- ces , et elle réduisit les deux princes à recourir à la force ouverte.
En effet, ils mirent des troupes en campagne , et vinrent à Pavie avec une armée de trente mille hommes. Adélaïs s'y vit assiégée sans beaucoup d'étonnement. La ville était bien fortifiée et bien munie. La garnison témoignait beaucoup de fidé- lité. Les habitants , qui adoraient leur reine » <kaient résolus à se bien défendre ; ils repoussè- rent plusieurs fois les ennemis qui les assaillaient vigoureusement; ils firent plusieurs sorties, où ils eurent de l'avantage. Enfin, le siège fut plus long il plus difficile que J3érenger ne l'avait cru.
Tandis qu'il durait, Adelbert se déguisa, et entra secrètement dans la ville pour voir la princesse qui occupait plus son esprit que toutes les affaires du siège. Il n'eut que trop d'occasions de la voir et que trop de sujets de l'admirer. Il la trouva qui encourageai t la milice par ses paroles et par ses actions , et qui disposait avec une habileté extra- ordinaire de toutes les choses qui regardaient le
336^ HISTOIRE d'adÉlaïs.
.siège. Elle lui parut si charmante dans cel emploi, dont le sexe est naturellement peu capable, qu'il t ut cent fois envie d'aller se jeter à ses piedsj mais la crainte qu'il eut de lui déplaire, et Tespérance qu'il conçut que la ville ne résisterait pas long- temps, lui firent changer de dessein.
Ce pauvre prince revint donc au camp , plus inquiet et plus amoureux que jamais. Il tâchait de vaincre , ou de cacher au moins les désordres de son âme, en remplissant tous les devoirs d'un grand capitaine. Il remportait l'honneur de toutes les entreprises, et il croyait se rendre digne d'A- délaïs en faisant de belles actions contre Adélais elle-même.
Les assiégés ne manquèrent point de courage tant que les vivres ne leur manquèrent pas; mais la famine devint si grande qu'ils se virent obligés de supplier la reine de trouver bon qu'on propo- sât quelque accommodement à Bérenger. Elle s'ef- força durant quelques jours de relever leur cœur abattu ; et lorsqu'elle commençait à s'assurer de leur constance , quelques séditieux ouvrirent les portes, et abandonnèrent la ville aux ennemis.
Adélais vit plus tôt Bérenger et Adelbert dans sa chambre qu'elle ne sut qu'il étaient entrés dans la ville. Néanmoins, aucune émotion ne parut sur son visage. Elle fit voir une élévation d'esprit au- dessus de la puissance des vainqueurs; elle les' re- garda comme de misérables captifs, et la manière dont elle les reçut leur fit comprendre qu'ils pou- vaient être maîtres de ses états, mais qu'ils étaient bien éloignés d'être maîtres de son cœur.
Ils crurent pourtant que ce grand cœur devien- drait capable de changement , et ils ne doutèrent pas que la princesse ne consentît à leurs désirs quand elle aurait vu de près l'état où la fortune la réduisait. Ils la firent prisonnière, et lui donné-
HISTOIRE d'adÉLAIS. 6oj
rent des chaînes, mais toujours avec beaucoup de respect. Elle fut logée dans le plus riche ap- partement du palais , et on la servit avec autant de magnificence qu'on aurait pu faire en un jour de couronnement et de triomphe.
On n'oublia rien pour la gagner. Bérenger et la princesse Villa, sa femme, lui rendaient des visites respectueuses, et lui faisaient des promesses capa- bles de tenter toute autre àme que celle d'Adé- laïs. Adelbert, plein de sa passion, venait continuel- lement soupirer devant elle , et lui rendre des hommages d'un véritable amant. Quelquefois il prenait soin de la divertir par des concerts de mu- sique et par des spectacles galants où il tâchait d'expliquer son amour ; mais Adélaïs regardait avec mépris tous ces artifices. La puissance et les promesses de Bérenger , les caresses et les com- plaisances de Villa , l'amour et les galanteries d'A- delbert , lui étaient également insupportables.
Enfin Bérenger, considérant que rien ne pouvait fléchir Adélaïs, et qu'il arriverait peut-être que, pendant qu'ils perdaient le temps en des soumissions inutiles, d'autres princes, attirés par la beauté etpar la vertu de cette reine , viendraient , la force à la main, se rendre maîtres d'elle et de son royaume, crut qu'il ne fallait plus rien ménager; il s'ouvrit à Villa , et il n'eut pas de peine à la faire entrer dans son dessein , car elle était naturellement ini- ])érieuse et violente, et elle n'avait pris jus([u'a- lors le parti de la douceur que pour donner quel- (|ue chose à la passion de son fils.
Cette femme rappela donc son emportement naturel, et résolut de faire consentir Adélaïs à épouser Adelbert dans peu de jours , ou de la per- dre impitoyablement. Elle commença par retirer cette princesse de l'appartement commode et ma- gnifique où elle élait, et la fit conduire dans un
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château nommé la Garde. Là, après l'avoir fait enfermer dans une prison horrible , elle lui dé- €lara plusieurs fois qu'il fallait, ou qu'elle épousât Adelbert, ou qu'elle mourût d'une mort cruelle. Adélaïs répondant toujours qu'elle n'épouserait jamais le fils du meurtrier de Lothaire, Yilla en- trait en fureur , et exerçait sur cette innocente princesse des cruautés qui seraient incroyables, si Saint Odilon, qui les a apprises d'Adélaïs mê- me , n'avait pris soin de les rapporter. Elle se je- tait sur la princesse avec des emportements pleins de rage ; elle la chargeait de mille coups , la fou- lait aux pieds , la traînait par les cheveux , la met- tait quelquefois tout en sang, et si elle lui laissait la vie, ce n'était que pour l'intérêt de son fils Adelbert , qui lui redemandait tous les jours sa chère Adélaïs.
Cette princesse souffrait ces outrages avec un courage héroïque et une patience vraiment chré- tienne. Dieu seul était témoin de ses soupirs et de ses larmes. Biais les menaces qu'on lui fit un jour d'exercer sur elle les dernières violences, et de n'épargner pas même sa pudeur , la firent ré- soudre à chercher les moyens de se mettre en sûreté.
Il n'est pas moins difficile d'enfermer une fem- me chaste qu'on veut corrompre qu'une femme impudique qui veut se perdre. L'une et l'autre ont des subtilités qui brisent les portes des prisons, et qui trompent la vigilance des geôliers et des sen- tinelles. L'histoire ne dit pas comment Adélaïs surprit ses gardes. On sait seulement qu'en pleine nuit , n'étant accompagnée que d'une jeune fille qu'on lui avait laissée dans la prison, et de son confesseur, qu'elle avait fait avertir, elle sortit sans être aperçue de personne, mais sans savoir <>ù elle devait aller.
IIIST(311\E D ADÉLAÏS. 33(J
Elle marclia longtemps, n'ayant point d'autre dessein que de fuir, et elle suivit aveuglément la crainte qui l'emportait. Elle se trouva enfin dans une vaste forêt , où elle crut devoir s'arrêter pour prendre quelque repos ; mais dès qu'elle y eut respiré un moment, et qu'elle eut considéré l'hor- reur du lieu où elle s'était engagée, d'un coté l'effroi la saisit, de l'autre, la lassitude et la faim l'accablèrent. Ce fut là sans doute un des plus tris- tes spectacles que l'on ait jamais vus sur la terre. Une reine à l'âge de vingt ans, incomparable en sagesse, en esprit, en beauté, qui était l'amour et l'admiration de tous les peuples de l'Europe, aban- donnée au milieu d'un bois dans les ténèbres d'une nuit profonde , sans secours, sans espérance.
Le saint homme qui l'accompagnait, la croyant en assurance dans cette forêt , jugea qu'il la de- vait quitter un peu de temps pour chercher dans le pays quelque seigneur qui prît compassion de cette grande reine et qui la retirât chez lui.
Cependant la pauvre Adélaïs demeura trois jours attachée au pied d'un arbre, sans prendre aucune nourriture. Ne pouvant plus résister à la faim qui la pressait, elle se leva, et fit quelques tours dans la foret pour voir si elle ne trouverait rien à man- ger; mais elle était tellement abattue qti'il sem- ])lait qu'elle ne cherchât qu'un endroit propre à y mourir. S'égarant en des routes écartées , elle ar- riva auprès d'une petite rivière, où elle trouva un pêcheur qui poussait sa barque et qui passait son chemin. Ce bon homme, apercevant Adélaïs, dont l'air et le visage marquaient quelque chose d'ex- traordinaire , s'arrêta un peu à la considérer, et lui demanda qui elle était et ce qu'elle faisait là. La princesse répondit en pleurant qu'elle cher- chait à manger , et qu'elle le priait de lui donner quelque morceau de pain, s'il en avait, ou de l'ai-
a4t> ïïiSTOiRE d'adélaïs.
der à retourner à l'endroit de la forêt d'où elle était sortie, et qu'elle lui désigna. Le pêcheur, touché des larmes d'unç personne qui paraissait digne d'un meilleur sort, reçut Adélaïs dans sa bar- que , la mena au lieu où elle désirait aller , et là, après avoir allumé du feu , lui dressa sur l'herbe le meilleur repas qu'il lui fut possible. Il venait de prendre un poisson qu'il prépara à sa manière , et qu'il présenta ensuite à la princesse. Il semble, dit l'histoire , que ce villageois était instruit à servir une reine, tant il le fit de bonne grâce , et avec des cérémonies sages et respectueuses.
Tandis qu'elle mangeait, avec sa fidèle compa- gne, ce que le pêcheur lui avait préparé, et qu'elle commençait à goûter les premières douceurs des soins de la Providence , elle en reçut de nouvel- les par le retour de son directeur. Il s'était adroi- tement informé du nom et du pouvoir des sei- gneurs de ce pays-là, et ayant appris qu'Adelart, evêque de Rhegio, dont la ville cathédrale n'était pas loin de la forêt, était un homme également charitable , il avait résolu d'engager ce seigneur à protéger Adélaïs. Mais comme il jugeait que rien ne l'y pouvait mieux engager qu'Adélaïs elie- même,il crut qu'il fallait la faire paraître d'abord à la porte du prélat. Pour cela, il avait assemblé, par les soins de quelques amis fidèles, qu'il avait rencontrés dans les bourgs, une troupe de gens armés, et il avait amené cette escorte à la forêt, afin d'y prendre la princesse et de la conduire sûrement à la maison d'Adelart. Il informa donc promptement Adélaïs de ce qu'il avait fait et de ce qu'il fallait faire, et la princesse , après avoir re- mercié le pauvre pôcbeur , monta à cheval , et se laissa conduire à Pihegio.
Les soldats l'accompagnèrent jusqu'aux porte» de ia viile j puis s'élant retirés^ la princesse, sui--
iiiSTOiRE t/ad::i..vÏs. 34 1
vie de sa compaj^ue et de sou directeur , alla trou- ver l'évèque Adelart; Seigneur, lui dit-elle, toute baignée ^de larmes, V état pitoyable ou je suis ré- duite doit vous empêcher de me connaître ; ou s'il reste en moi quelque marque de ce que Je suis, wous ne pourrez tout au plus y troui^er que le fantôme et F ombre dune reine. Je suis fdle de Rodolphe , roi de Bourgogne, et femme de Lothaire, roi d I~ talie. Je suis cette infortunée A délais dont les malheurs sont connus de toute la ferre. Il y a quel- ques jouî's que je me suis sauvée du château de la Garde, ou le cruel Bérenger mouvait enfermée ^ et ou je souffrais par ses ordres tout ce qu'une fureur brutale a pu imaginer de plus inhumain. Depuis le jour de majuite , ma retraite a été la forêt de Rhegio , ou je liai point eu d autre cou- vert que le ciel , ni d autre compagnie que cette fdle et cet ecclésiastique, qui ont bien voulu pren- dre part à mes disgrâces. La crainte et la faim ni ont fait sortir de cette solitude pour me jeter dans votre palais comme dans un asile ouvert aux /nisérables. Ne rebutez pas , seigneur , une reine injustement persécutée qui se jette a vos pieds. Si vous r assistez de vos conseils et de votre puis- sance , il ne lui sera pas difficile de remonter sur son trône. Elle a encore un jrhre roi de Bourgo- gne, et un beau-père comte de Provence. Mais si des raisons de politique vous empècîient de la pro- téger ouvertement , ne trompez pas au moins la confance quelle a eue en vous , et ne la livrez pas entre les mains de son ennemi.
Adelart, qui regardait attentivement l'illustre personne qui lui parlait , et qui trouvait en elle je ne sais quel air de grandeur que le changement de fortune n'avait point effacé, ne put se déten- dre d'être sensible aux malheurs d'une princesse qui les méritait si peu. Il la conduisit dans le plus
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bel appartement de son palais, et il lui protesta que lui , ses citoyens et ses amis périraient avant qu'elle tombât en la puissance du cruel ennemi qu'elle fuyait.
Il la traita durant quelques jours avec autant de magnificence que de bonté ; mais quand il vint à considérera quoi il s'engageait, il commença à craindre pour celle qu'il voulait conserver. Il lui dit qu'il était toujours dans la résolution de périr plutôt que de souffrir qu^on lui fît aucune injure ; qu'il craignait seulement de n'être pas assez puis- sant pour résister aux forces deBérenger; que ce prince barbare ne manquerait pas de venir assié- ger Rhegio, dès qu'il apprendrait que l'infortu- née Adélaïsy était; que les habitants de cette ville pourraient bien mourir pour elle, mais qu'ils ne pourraient peut-être pas la sauver des mains de son ennemi ; qu'il lui conseillait de prévenir un si grand mal ; que le château de Canuse , qui n'était pas loin, et qui appartenait à son oncle Alho, Mar- quis de Toscane, était une place forte et bien munie où elle serait plus en sûreté.
Adélaïs, qui n'était déjà que trop inquiétée des mêmes craintes , et qui croyait entendre à tout moment les trompettes de l'armée de Bérenger , se rendit à cet avis, et après avoir envoyé des lettres à son oncle, sortit de Rhegio et prit le che- min de Canuse.
Elle y arriva heureusement, et y trouva le mar- quis de Toscane, qui la reçut avec des caresses de père , et qui lui promit tout ce qu'elle pouvait at- tendre de sa puissance et de son amitié. Il ne s'ar- rêta pas seulement à des paroles pour servir une nièce qu'il aimait tendrement, et dont il ne pou- vait assez admirer la vertu : il fit faire de nou- velles fortifications à la place ^ et il se mit promp-
HISTOIRE d'adÉL.US. 343
lement en état de ne pas redouter la venue de Beren^er.
Cette précaution ne fut pas inutile , car Bérea- ger, averti cju'Adélaïs s'e'tait retirée à Canuse, en- voya des ambassadeurs au marquis de Toscane, pour lui demander la princesse , et pour lui dé- clarer la guerre en cas de refus. Le marquis ren- voya les ambassadeurs, et leur fit dire que la justice l'ayant obligé à prendre la défense de la princesse Adélaïs, contre la violence de leur maî- tre , il était résolu de faire son devoir ; qu'on ne craint point les menaces des tyrans quand on sou- tient une cause juste.
Bérenger tint sa parole , et marcha en diligence vers la Toscane avec une armée nombreuse, et vint environner la ville et le château de Canuse.
Son arrivée ne surprit point les habitants: ils étaient tous disposés à soutenir loiigtemps le siège, et le marquis avait donné des ordres si justes que rien ne manquait dans la ville. Les ennemis, de leur côté, se préparaient à donner de rudes assauts et à ne pas perdre patience. Enfin, de part et d'au- tre, tout marquait un siège de longue durée; mais le ciel se déclara pour Adélaïs par un coup im- prévu.
Othon, roi de Germanie, était alors le premier guerrier du monde , et le bruit de ses victoires avait donné quelque secrèiti espérance à la prin- c%se Adélaïs qu'il serait un jour son libérateur. Dès qu'elle vit Bérenger devant Canuse , ses vœux appelèrent Othon à son secours ; mais elle n*osait dire à son oncle ce ([u'elle sentait au fond du cœur. Elle rougissait même d'y penser, et il lui semblait que la voix secrète qui lui proposait un si heureux expédient, lui déclarait en même temps une chose qu'elle ne devait pas écouler.
Mais Atho, qui, bien qu'en état de se défendre
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vigoureusement , jugea pourtant que les vivres pourraient leur manquer, si Bérenger s'opiniâtrait à tenir le siège longtemps , jeta lui-même les yeux du côté (l'Olhon, et crut qu'il n'y avait point d'au- tre moyen de rétablir Adélaïs sur son trône. La princesse écouta avec joie la proposition que son oncle lui en fit^ et elle n'eut pas de peine à con- sentir qu'il en écrivît à ce grand roi. Un gentil- homme partit donc promptement chargé de tous les ordres nécessaires. Atho mandait à Othon ce qui s'était passé en Italie touchant Lothaire et touchant Adélaïs; les outrages et les indignités que cette jeune veuve avait soufferts par la vio- lence de Bérenger et par l'amour d'Adelbert ; la fuite de cette reine malheureuse et sa retraite à Canuse. Il lui dépeignait sa vertu , son esprit ^ sa beauté , et il ajoutait qu'une telle princesse méri- tait d'être secourue par un héros tel que lui; que Dieu ne lui avait donné des armes puissantes et victorieuses que pour de pareils exploits; que, par un même coup , punir un tyran , conquérir un royaume et délivrer une illustre princesse, était ime entreprise réservée au grand Othon ; qu'il ne devait pas laisser perdre une si belle occasion de joindre la couronne d'Allemagne à celle d'Italie, et que c'était là le moyen d'être véritablement suc- cesseur de Gharlemagne.
Othon, à qui la renommée avait appris les gran- des qualités de la reine Adélaïs , se sentit soudai- nement touché d'une compassion tendre et géné- reuse , et sans délibérer davantage, il ramassa ses troupes, qu'il a\Tiit dispersées en diverses provin- ces de l'Allemagne pour différents desseins , et traversant promptement les Alpes, il se répandit du côté de Vérone dans les premières terres du royaume de Bérenger. Il ne fallait en ce temps-là que le nom d'Oihon pour forcer les villes. Vérone,
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sans attendre de sie'ge, lui ouvrit ses portes. D'au- tres villes suivirent l'exemple de Véronne. Enfin ce conquérant passait partout sans résistance ; mais craignant d'arriver trop tard à Canuse, et que le marquis de Toscane^ désespérant d'être secouru, n'eût abandonné la place , et peut-être Adélaïs àBérenger, il dépêclia un gentilhomme en poste, avec ordre d'entrer dans la ville, et de rendre ses lettres au marquis et à la princesse. La place te- nait encore quand le gentilhomme arriva , mais elle était si serrée qu'il ne put y entrer ; et sans un artifice qui lui vint à l'esprit, il n'aurait point exécuté les ordres du roi. 11 mit le paquet au bout d'une flèche , qu'il tira si heureusement que les lettres tombèrent au milieu de la ville, et furent portées à la princesse et au marquis.
Quoique le roi suivît ses lettres de bien près, le bruit de sa marche se répandit au camp de Bé- renger quelque temps auparavant. Le perfide sa- vait que la place ne pouvait plus tenir que deux ou trois jours, et néanmoins, il fut saisi d'un si grand effroi quand il apprit qu'Othon venait à lui , qu'il aima mieux abandonner honteusement cette entreprise que de s'exposer à une bataille. Il leva le siège à l'heure même , et il se retira tumul- tueusement à Pavie , pour songer à la défense du reste de ses états, que le nom d'Othon ébranlait de tous côtés.
Pendant que Berenger s'enfuyait , Olhon entra dans Canuse au bruit des acclamations et des ap- plaudissements du peuple ; mais il ne se donna pas le temps d'en jouir : l'impatience qu'il eut de voir la reine lui fit néglijrer toutes choses. Il de- meura d'abord surpris de la grande beauté de cette princesse, et il avoua que, bien qu'il s'en fiit for- mé une idée extraordinaire sur ce qu'on lui en avait dit, ce qu'il ^ oyait ciait infiniment au-dessus de ce
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cju'il s'était imaginé. S'il fut charmé de la beauté d'AJélaïs , il ne fut pas moins touché de son es- prit. L'entretien qu'il eut avec elle fut une de ces choses enchantées qu'on ne peut décrire. Il sentit en ce moment d'où lui était venue cette forte en- vie de secourir une reine qu'il ne connaissait pas , et il ne put résister au mouvement qui le pressait d'offrir son cœur à cette admirable princesse. Jh! Madame, lui dit-il , f avais bien cru que je ne pouvais rien entreprendre de plus avantageux pour ma gloire que la délivrance dune reine telle que la renommée vous dépeignit ; mais a présent que je vous vois , et que mes yeux sont témoins de vos grandes qualités^ je bénis le ciel de ce quil ma choisi pour une action si illustre; et si, après la faveur quil m'a faite, j'osais lui demander en- core quelque chose , ce serait quil vous inspirât as- sez de bonté pour ne pas dédaigner le cœur d'un prince qui n aura jamais de repos quil ne vous ait rétablie sur le trône que vous avez perdu , et quil ne vous ait rendue la plus puissante et la plus heureuse princesse de l'univers.
Adélaïs, considérant ce quelle devait à Othon , et se ressouvenant qu'il n'y avait rien au monde au-dessus de ce grand prince , crut qu'elle ne de- vait pas le refuser. Dès qu'elle eut donné son con- sentement , le mariage s'accomplit avec peu de cérémonies , et la joie des peuples en fut le seul ornement. Les tournois et les spectacles qui font les principaux agréments des autres fêtes, n'eurent point de part en celle-ci : Othon voulut marquer son amourpar de véritables triomphes. Il fit mon- ter Adélaïs sur un char, et la mena droit à Pavie avec une armée de cinquante mille hommes, pour lui faire recevoir les hommages de Bérenger et d'Adelbert.
Le peuple ne délibéra pas 5 mais lorsqu'il ou-
niSTOiRE o'adélaïs. 347
vrait les portes , ces deux misérables princes pri- rent la fuite, et se retirèrent en d'autres places de leur royaume , où ils espérèrent que la fortune leur serait plus favorable. L'armée victorieuse les suivit partout. Ils soutinrent quelques sièges et livrèrent quelques batailles , mais enfin le courage et l'espérance leur manquant avec la force, cbas- sés de leurs villes et poussés hors de leurs terres par les poursuites et par les victoires de Conrad, général de l'armée, ils furent contraints de recou- rir à Othon , et d'aller se mettre entre ses mains pour recevoir ses ordres et pour devenir ce qu'il lui plairait.
Bérenger l'envoya supplier de permettre que lui et son fils allassent eux-mêmes déposer la cou- ronne et leur puissance à ses pieds, et écouter l'arrêt que sa justice ou sa miséricorde voudrait prononcer touchant leurs affaires et leurs person- nes. Othon, ne voyant rien en cette proposition qui pût lui donner de l'ombrage, y consentit vo- lontiers , et jugea qu'elle lui présentait une occa- sion heureuse de contenter magnifiquement le zèle qu'il avait pour la réputation d'Adélaïs.
Il leur répondit en des termes fort civils , les invita à venir sans crainte, leur envoya des com- pagnies de seigneurs et de palatins pour les accom- pagner, les reçut , les logea, et les traita splendi- dement durant quelques jours, et puis, de la ville ^ capitale de la Saxe où ils étaient, les avertit de se transporter à Ausbourg , déclarant que c'était là qu'il voulait leur donner audience , et y voir les cérémonies volontaires de leur soumission dans une assemblée générale qui les y attendait.
La nécessité les obligea d'y aller. Ledevoiret la curiosité y amenèrent tout ce qu'il y avait de prin- ces et de prélats en Allemagne; Othon y mena ce qu'il avait de gens de guerre ; les peuples y couru-
348 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
lent eu foule. Dieu voulut que des curieux venus de tous les endroits de l'Europe fussent les témoins de la réparation d'honneur qu'il allait faire rendre à cette princesse injustement persécutée.
L'assemblée se tint au milieu de la grande place.
Othon et Adélaïs étant assis sur un théâtre sous le dais impérial, on vit paraître Bérenger et Adel- bert comme deux captifs^les mains liées et le corps chargé de chaînes, qu'ils traînèrent jusqu'aux pieds d'Adélaïs, à laquelle ils avaient ordre de parler. Ils lui dirent en peu de paroles qu'ils lui ame- naient deux criminels, qui, dans la ruine de leur maison et dans la perte de tous leurs biens, avaient encore beaucoup, puisqu'il leur restait des larmes, et qu'ils pouvaient les répandre devant ses yeux.
Que sa bonté , qui leur permettait de pleurer en sa présence , leur commandait d'espérer ; que s'ils redoutaient sa justice , ils offenseraient cette bonté qui voyait dans eux les deux objets qu'elle avait juré de ne jamais exclure de ses grâces: la misère et le repentir; que si, néanmoins, ils ne mé- ritaient pas de fléchir son cœur, ils se tiendraient plus heureux de mourir à ses pieds qu'ils ne l'a- vaient été de régner et de vivre contre son incli- nation et contre son droit ; qu'ils ne lui deman- daient qu'une faveur, qu'avant qu'elle prononçât l'arrêt , elle se souvînt que leurs plus grands cri- mes étaient des crimes d'estime et d'amour; qu'ils l'avaient persécutée , parce qu'il leur avait été im- possible de ne point aimer sa vertu, et que, par toutes leurs violences, ils n'avaient rien entrepris que d'arracher de son âme une haine due vérita- blement à leur démérite, mais insupportable à la passion ardente qu'ils avaient de lui plaire et de la servir. Ils ajoutèrent que si elle voulait leur ren- dre la vie et la couronne, elle aurait deux rois pour esclaves, et qu'en h'i ^^établissant, elle dres-
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HISTOIRE d'adÉlAÏS. 34 J
sf^jalt dans l'Italie deux colonnes qui y soutien- draif nt l'empire d'Othon, et qui ne plieraient ja- iijais.
Adélaïs et toute la compagnie qui les vit en celte posture, et qui se souvint de l'état où étaient les choses l'année précédente, contempla durant quelque temps en silence cette révolution des af- faires du monde, et vit avec effroi ces deux lions, qui faisaient dernièrement trembler l'Italie, et qui tenaient tant de princes dans leurs chaînes , en- chaînés eux-mêmes , et étendus par terre sous le trône d'une femme, et devenus les victimes de celle qu'ils avaient inhumainement sacrifiée à leur fureur aux yeux de toute l'Europe.
La réponse que leur fit la reine fut digne de sou esprit et de sa rare piété : Je vous vois, dit-elle, d une autre humeur que vous n étiez devant la ville de Canuse , et vous me voyez en un autre état que je n étais dans le cliâteau de la Garde; mais vous et moi sommes encore de la même relisrion. JésuS' Christ me commande (C oublier le passé, et de vous procurer le bien qui dépendrade mon pouvoir et de mon affection .
Cette généreuse princesse, qui, selon les senti- ments humains, dans la haute élévation de fortune où elle était, ne devait pas laisser à ces deux ty- rans une seule goutte de leur sang , eut la bonté de vouloir persuader qu'il fallait leur laisser leur royaume, et se rendit leur avocate auprès d'Othon et de son conseil en une cause si désespérée. Le conseil fut étonné d'entendre demander des grâces pour des criminels si coupables et si scandaleux; mais elle plaida fortement; et comme elle pou- vait tout sur l'esprit de son époux et de cette noblesse qui l'adorait , il fut enfin arrêté qu'on leur accorderait la vie , la liberté , et la moitié des états qu'ils possédaient.
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Ce ne fut pas une chose moins merveilleuse , ce que fit Adélaïs quelques années après à l'égard de Villa, femme de Bérenger, lorsque ces deux prin- ces, endurcis dans l'ingratitude et persuadés par l'exemple des Barbares répandus dans l'Allema- gne, entreprirent de détruire la puissance d'Olhon dans l'Italie, et lui déclarèrent une nouvelle guerre qui fut leur dernier malheur , et qui les fit périr misérablement dans les chaînes.
Durant cette guerre là, Villa, chargée d'années et de crimes, et qui s'était obligée par serment de ne point mourir qu'elle n'eût bu le sang d' Adélaïs, avait choisi, pour se cacher ou pour se défendre, la ville et citadelle de Sainte-Julie , située au mi- lieu d'un lac, avec une forte garnison. Le siège mis autour du lac par l'armée d'Othon ne dura pas longtemps. Au bout de deux mois, il fallut que la dame assiégée fît ouvrir les portes de la forte- resse , et qu'elle se livrât entre les mains des vain- queurs.
Elle fut amenée chargée de chaînes devant Adé- laïs, qui avait le commandement souverain. Toute l'armée, qui savait l'histoire du château de la Gar- de , contempla avec admiration et avec plaisir ce spectacle digne des yeux de tous les rois. Villa, qui avait l'âme et le visage également horribles, et qui, comme je l'ai dit, avait juré qu'elle boirait le sang du cœur d'Adélaïs , conservait devant le trône de cette princesse un air d'orgueil et d'im- pudence , qui seul la rendait digne de mort.
Adélaïs, lui ayant fait modestement quelques remontrances et quelques reproches sur les dé- sordres de sa vie , lui fit une réponse bien remar- quable : Je rC ai jamais ^ lui dit-elle, y«z7 quune faute , qui est (ï avoir trop différé à vous faire mourir y et de cous avoir pardonné lorsque dous étiez entre mes mains. Et moi , reprit admirable-
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HISTOIRE iVa.DÉLAÏ5, 35 I
ment Adélaïs , je a aurai jamais j ait qiiiinc seule belle action que je uais faire aujourd Jiui , qui est de vous vendre la vie et la liberté. Je veux qaon rompe "vos fers et quon vous ramène à votre mari , parce que je crois que je ne vous puis obli- ger davantage, ni vous donner de plus certaines assurances de la charité que Jésus-Christ ni oblige d^ avoir envers vous. Allez trouver Bérenger ^ et rendez-lui un service digne de votre amour : per^ suadez-lui de cesser d'être ingrat des grâces qu il a reçues , et de vous aider à ne Uétre pas vous^ même.
Ces deux actions firent tant de bruit dans le monde que le Pape jugea dès lors que cette prin- cesse méritait d'être impératrice.
Ce serait m'éloigner de mon dessein de raconter ce qui se passa durant les guerres de plusieurs an- nées, oùOthon se rendit le premier monarque du monde, et acquit le nom de grand; ou de racon- ter ce qui se passa durant ses triomphes, lorsqu'il reçut dans Rome la couronne impériale, et qu'il la fit recevoir à son fils Oihon-le-Jeune, et durant les célébrités du mariage de ce jeune prince avec la fille de l'empereur de Gonstantinople. Je ne dois parler que d'Adélaïs. Voici un abrégé des princi- pales choses qui lui arrivèrent depuis la mort de son mari jusqu'au jour qu'elle le suivit dans le ciel.
La sainte veuve , ayant perdu cet époux le plus aimé qui fut jamais, n'eut pas beaucoup de loisir (le vaquer à ses dévotions solitaires , ni de répan- dre des larmes, qu'elle appelait riiui(jue douceur (jui lui restait en la vie. Son filsOlhon, tleuxièmedu nom, se trouva malheureusement accablé de quan- tité d'attalres dangereuses , où il eut besoin de ses conseils. Il fallut l'aider , et rentrer dans le
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55-2 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
vaisseau que ce prince peu expérimenté ne pou- vait pas gouverner durant la tempête.
Les plus fâcheuses peines vinrent de la nouvelle impératrice , dont l'ambition causa de grands dé- sordres dans la cour et dans l'empire , et poussa l'un et l'autre, et l'empereur même , jusque sur le bord d'un précipice effroyable.
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SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE D'ADÉLAÏS.
Cette jeune impératrice, nommée Théophanie, était fille de Nicéphore, empereur de Conslantino- ple. Elle fut mariée au jeune Othon avec la ma- gnificence et la célébrité que j'ui dites, mais elle vint aux noces par un chemin de sang. Son mariage coûta la vie à plus de soixante mille hommes , et la tête de son propre père fut comme la dot qu'elle apporta.
L'histoire est qu'Othon-le-Grand, quoique heu- reusement porté par le cours de ses victoires jus- qu'aux extrémités de l'Italie, s'arrêta néanmoins à Rome , jugeant qu'il serait plus facile et plus hu- main de recevoir civilement des mains des Grecs, par un contrat de paix et d'amitié, les terres qu'ils occupaient en ces quartiers-là , que de les arracher par les armes , et de faire naître des querelles im- mortelles entre les deux empires.
Cette louable intention lui donna la pensée de marier les enfants des deux couronnes , et d'en- voyer demander Théophanie pour son fils Othon , espérant que le royaume de la Fouille serait la dot de la fille, et que, de part et d'autre, on em- brasserait avec plaisir une si heureuse occasion
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de prévenir les guerres dont l'empire était me- nacé.
Les ambassadeurs firent le voyage de Constan- ilnople , et ils furent magnifiquement reçus. Leur proposition y reçut le même accueil. Nicéphore y consentit de la plus obligeante manière qu'il lui fut possible , et fit toutes les mines et les cérémo- nies de la joie , promettant qu'il enverrait la princesse, et qu'il se tiendrait éternellement obligé de cet bonorable témoignage de l'amitié et de la fidélité d'Olhon.
Nicéphore était un très-méchant homme, et n'a- vait point d'autre maxime de gouverneiiient que la trahison et la cruauté. Ce politique cruel et ti- mide, qui tremblait depuis qu'il avait entendu par- ler des succès d'Olhon dans l'Italie, et qu'il avait -appris que ce vainqueur redoulai)le était devenu .%on voisin, comme s'il attendait chaque jour qu'on lui apporterait les nouvelles de la perte de son royaume delaPouille, à l'occasion de l'ambassade [ue je viens de dire, conçut un étrange moyen de remédier à ses craintes. Sa pensée ne se déclara que par les effets , et il fut presque aussi difficile Je la croire lorsqu'on en vit la sanglante et l'hor- rible exécution, qu'il l'avait été de la prévoir ou de h'en douter auparavant.
Tandis que Home, appuyée sur ses promesses, se préparait aux noces, et qu'elle attendait la fille -avec les impatiences et les inquiétudes ordinaires, les ambassadeurs de Nicéphore vinrent trouver Oihon , et l'avertirent que cette princesse était sur nier, et qu'elle aborderait bientôt à une ville de Calabre, (ju'ils lui nommèrent, le suppliant de lui faire reinire dès le port les honneurs les plus pompeux ([uil pourrait, et de n'envoyer pas seu- lement des compagnies de seigneurs et de noblesse pour la reccvuii' . niais aussi, s'il était possible ,
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son armée entière, afin qu'en entrant dans l'Italie, dès le premier pas qu'elle y ferait, elle parut com- me l'impératrice de l'univers, et qu'elle ne mar- chât en venant à Rome que parmi les légions im- périales , et avec un appareil propre à une puissance souveraine et redoutable.
Othon,qui était résolu de ne lui épargner aucune civilité, accorda celle-ci très-volontiers. Tout ce qui se trouva de son armée en état de marcher et d'aller contribuer pour quelque chose à l'ornement de cette récepliQri,fut envoyé en Calabre, et conduit par les premiers généraux de l'empire. Ils y allè^ rent comme au-devant d'une épouse, n'ayant pris que des épées et des boucliers de cérémonie , et croyant qu'en cette occasion, l'honneur de leurs armes était d'emporter le prix de la beauté, et d'être plus luisantes et mieux ornées que les armes des Grecs. Mais les Grecs avaient une autre ambi- tion : sous prétexte de faire de leur part de grandes dépenses pour la venue de leur princesse, ils as- semblèrent ce qu'ils avaient de gens de guerre ; et lorsque les Romains , durant l'attente de cette lieureuse arrivée, parmi les désordres des prépara- tifs et de la joie, ne pensaient qu'à leurs brave- ries , et qu'ils essayaient leurs habits de noces, ils s'allèrent jeter soudainement sur eux, et firent un carnage horrible de toute l'armée de l'empe- reur. Fort peu se sauvèrent ; la plupart furent mas- sacrés , les autres faits prisonniers et envoyés à Constantinople. On poursuivit les fugitifs, et toute la Calabre fut couverte de meurtre et de sang , et désolée parles cruautés de cette trahison.
Ce fut plutôt ppr hasard que par prudence qu'Othon avait retenu quelque reste de ses trou- pes. Le peu qui lui en resta, animé par l'horreur d'une si exécrable barbarie, valut plus qu'une ar- mée victorieuse. Il les laissa partir incontinent
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SOUS la conduite de Guntarius et de Sigifridus , deux des plus fameux capitaines de ce siècle-là , et il voulut que son fils marchât avec eux , et qu'il fit, en cette occasion où il était intéressé , le pre- mier apprentissage de sa valeur.
La victoire suivit ce jeune monarque, et lui fit cueillir pour son père de plus beaux lauriers qu'il n'en avait cueilli lui-même par ses propres mains dans les autres campagnes de l'Italie.
Les historiens se plaignent que la postérité n'a su que fort peu des particularités de cette guerre importante. Ce qu'on sait est que les Grecs, et les Sarrasins, leurs alliés, furent vaincus et taillés en pièces, que ceux qui échappèrent au glaive se noyèrent ou se rendirent prisonniers j que les deux nations furent entièrement dissipées et chas- sées de la Campanie et de la Fouille, et que tout ce que Nicéphore possédait en cette belle région de l'Italie fut réuni au domaine de l'empire des Latins, et réduit sous la puissance d'Olhon.
Le peuple de Gonstantinople apprit celte nou- velle par les prisonniers qu'Othon renvoya, et qui, ayant le nez coupé, allèrent publier, par cette honteuse plaie de leur visage, le malheur de leur patrie.
Nicéphore en porta le bhime et le châtiment. On l'attribua d'ahord à sa trahison et à sa mau- vaise conduite; et comme l'empire se plaignait depuis longtemps des scandales de sa vie cruelle et débordée, celte triste aventure alluma le feu davantage , et suscita soudainement une terrible sédition.
Jean Zimisces, frère de l'impératrice, fut le chef des conjurés , qui le suivirent l'épée à la main jus- que dans le cabinet de Nicéphore.
Ce misérable empereur fut égorgé, et laissa sn vie et sa couronne entre les mêmes mains. Son
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parricide lui succéda, et se fit nommer empereur dès qu'il eut fait le coup.
La nouvelle des changements de Constanlinople, étant arrivée à Rome , réveilla les flammes étein- tes et les anciennes espérances du jeune Othon. Jl supplia son père de traiter avec l'empereur Zi- misces, et de lui demander sa nièce Théophanie, que son prédécesseur avait si inhumainement re- fusée. Othon approuva le dessein de son fils , et crut que ce serait obtenir une nouvelle victoire sur Nicéphore , et porter dans Rome ses cendres en triomphe , que d'y faire venir cette princesse. Arnoul, archevêque de JMjlan, fut choisi pour être le chef de l'ambassade ,et le paranymphe de cette alliance traversée par le destin.
Il dressa un des plus riches et des plus somp- tueux équipages qu'on se souvînt d'avoir vu , et étant suivi de tout ce qu'il put assembler d'évêques et de seigneurs, il s'en alla faire à Gonstantinople une entrée dont la seule vue effaça le souvenir des querelles, et fit naître dans les cœurs des Grecs de nouveaux et ardents désirs de se voir unis aux Romains par une paix inviolable.
Zimisces reçut ce prélat magnifiquement ; et parce qu'il ne tenait pas encore trop bien sur son trône nouvellement établi, il fut heureux d'enga- ger Othon à son amitié par le présent qu'il dési- rait, et par son consentement à toutes les propo- sitions de son ambassadeur. Il ne délibéra point d'offrir la princesse; et pour ne pas laisser en son traité aucune marque de la trahison de Nicéphore, il la mit aussitôt entre les mains de l'archevêque , et désira qu'il en fût lui-même le conducteur.
Elle fut amenée àRome^ où le jeune Othon la reçut, et l'épousa de la façon que nous avons dit.
On ne sait point qu'il y eût, durant les premiè- res années de ce mariage, autre chose que satiisfac-
iiistoihe d'à délais. 35^
lion muluelle et amitié sincère entre les deux im- pératrices. Mais après la mort d'Othon-le-GrancI, la nécessité des affaires , et les plus fréquentes ap- proches de leurs humeurs opposées, causèrent peu à peu de la mésintelligence et du trouble.
Théophanie , selon qu'en parlent les historiens, avait beaucoup de bonnes et louables qualités: mais elle était jeune, et ne se plaisait pas beau- coup aux règles de modestie et de dévotion que lui donnaient les actions de sa belle-mère.
Cette mère observait envers elle plus qu ^envers personne ses maximes de civilité; et comme el!e tachait d'éloigner l'opinion qu'elle voulût user de censure et tenir un rang de maîtresse, elle s'étu- diait, durant ses visites, à paraître ce qu'elle était véritablement, bonne et familière, et d'une hu- meur très-commode.
Mais quoiqu'il n'y eût que douceur en ses en- tretiens, ses exemples étaient rigoureux , et par un silence importun, reprochaient à cette jeune princesse ses moindresliberiés et ses plus légers manquements. Elle ne pouvait accuser Adelaïs d'aucune parole sévère ; elle croyait néanmoins avoir de grands sujets de plainte, parce qu'elle rougissait trop de faire des fautes en sa présence. Elle eût voulu qu'elle n'eût rien su de ses actions inconsidérées, et elle pensait être rigoureusement traitée par Adélaïs, quand elle ne fermait pas les yeux. Souvent elle se cachait d'elle, et toute ca- chée qu'elle était , elle ne laissait pas de craindre, piirce qu'elle ne pouvait oublier qu' Adélaïs était à la cour , et que c'était assez pour s'inquiéter que de n'être pas loiii d'une sagesse et d'une vertu si exactes. Elle eut néanmoins longtemps la discré- tion de se conserver dans le respect, et de ne point manquer ai'.x lois de la bienséance, et à celles de rhonnciir -'m'cIIc devait à l'^'-o et au mérite de
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cette princesse majestueuse. Mais dès lors, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir souvent des mines froides et réservées; et quand elle était avec ses confidentes , elle ouvrait son cœur, et il se faisait là beaucoup de plaintes et de petits rapports que les murailles redisaient.
Adélaïs n'écoutait rien ; et sans s'amuser à ses légèretés, elle marchait innocemment dans les voies de la justice et de l'honneur. Le devoir était son ambition et son soin; et quand sa conscience ne l'accusait pas , elle ne craignait aucune censure ni aucun discours. Quoi qu'on lui rapportât, elle conservait envers sa bru , sur son visage et dans son cœur, tous les sentiments et toutes les mar- ques d'une amitié sincère, et elle ne laissait point passer de rencontre qu'elle ne lui en donnât les preuves , et que toute la cour n'eût sujet d'en être assurée contre fes médisances des flatteurs et des envieux.
Néanmoins, elle ne put être si prudente ni si bon- ne que Théophanie n'eût enfin l'occasion de se plaindre ouvertement , et de rompre avec éclat et avec scandale.
Après la mort de Zimisces, ses deux fils, Basile et Constantin, cousins de cette impératrice, avaient recueilli sa succession , et s'étaient saisis de l'em- pire de Constantinople.
Elle, indignée que ces deux cousins, meurtriers de son père Nicéphore , possédassent une si glo- rieuse récompense de leur crime , et que la cou- ronne qu'elle prétendait lui être due devînt l'hç- ritage de leur postérité, fit l'ouverture à son mari d'un dessein de guerre contre les usurpateurs, et par diverses raisons de bienséance et de droit, elle tâcha de pousser son courage à cette haute en- treprise.
Othon, avant qu'il lui donnât aucune parole;
HISTOIRE d'adÉLàÏS. 3^9
OU que même il y pensât sérieusement, ne put pas se dispenser de conférer là-dessus, avec sa mère et de savoir son avis et sa volonté.
Mais comme l'affaire ne valait rien , et que, d'ailleurs, Othon en avait une infinité d'autres plus importantes et plus pressées , Adélaïs fut obligée de lui parler franchement, et de lui représenter que deux ou trois provinces de l'Allemagne ayant déjà pris les armes contre son autorité , et presque toutes les villes de l'Italie se préparant par des fortifications qu'elles bâtissaient et par des créa- tions de magistrats populaires, à se icMiiellre en li- berté et à renverser l'empire, il avait besoin de tout lui-même pour s'opposer à celte chute, et que ce serait une inconsidération extrême d'em- ployer ses armes à d'autres desseins , et d'aller au bout du monde courir après des conquêtes et des espérances imaginaires durant l'agitation de rélat que son père lui avait laissé.
Othon, qui n'eut que trop de jugement pour connaître la sagesse de ce conseil , n'eut pas la force de repousser vigoureusement les instances de sa femme, qui continua de vouloir et de de- Tiiander importimément ce qu'elle avait résolu d'obtenir. L'empereur,! ésolu de s'arrêter constam- mentau dessein qu'il avait piis, la laissa parler et rai- sonner autant qu'il lui plut ; niais elle parla si bien et si souvent , et avec tant d'empressement et d'ar- deur, qu'enfin elle tourna l'esprit de son mari, et le fit pencher du côté de ses inclinations et de ses désirs ambitieux.
Il se laissa même échauffer plus qu'elle-même, et sa passion lui suggérant des raisons, il en pro- posa un grand nombre à Adélaïs, et la supplia de conformer ses pensées aux siennes, et d'approuver ce qu'il jugeait nécessaire au liien comniun de l'empire et de l'Eglise. Adélaïs. qui avait une pru-
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dtnce plus que naturelle , et qui ne voyait dans celte affaire que des malheurs et des repentirs iné- \itables , refusa ce qu'elle ne pouvait accorder ; et elle n'eut point d'autre complaisance que de promettre qu'elle se tiendrait dans le respect et qu'elle ne s'opposerait à rien. En effet, elle se con- tenta d'avoir dit ingénument son avis.
Mais lorsque tous les sages du conseil et de la cour commencèrent à murmurer hautement con- tre ce même dessein , et que les officiers de la mi- lice s'en alarmèrent, Théophanie prit occasion de rendre Adélaïs criminelle d'état , et de persuader à l'empereur que c'était elle qui suscitait ces bruits et ces mouvements dans la cour; qu'elle voulait l'emporter de force sur leur autorité ; et elle co- lora son discours d'une autre médisance spécieuse, prétendant que, par jalousie , elle ne voulait pas qu'on imitât ses propres exemples , de peur qu'on ne les surpassât ; qu'elle voulait avoir seule l'hon- neur de couronner les Othons , et qu'elle crai- gnait que la gloire de leur avoir donné son royau- me ne fût éteinte lorsqu'une autre femme leur donnerait un empire; qu'elle préférait la vanité de sa réputation au bien commun , et qu'elle ne se souciait pas que le fils fût moindre que le père, pourvu que Théophanie ne lui fût point égale.
L'empereur ouvrit l'esprit à ces soupçons , et y laissa former mille autres pensées odieuses ; de sorte qu'après les froideurs et les plaintes, et tous les autres présages de la disgrâce, Adélaïs reçut eniin ordre de se retirer de la cour, et de ne plus se mêler d'autres affaires que de celles de sa con- science.
La vertueuse princesse reçut cet ordre et ce re- but de la faveur humaine comme une grâce et comme une vocation de la bonté de Dieu, qui l'ap- peluit aux douceurs de la vie divine, et qui vou-
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lait parler à son cœur clans la solitude. N'ayant pas la liberté de demeurer plus d'un jour , elle partit dès le lendemain sans dire aucun mot de plainte, mais non sans laisser tomber quelques larmes lorsqu'elle vil pleurer le peuple , et qu'elle trouva à la porte de son palais des foules de monde qui venaient lui dire adieu , et qui ne pouvaient le faire que par des soupirs.
La nature lui assigna le lieu de sa retraite, son pays natal, où ses désirs l'avaient précédée depuis longtemps. Elle prit le chemin de la Bourgogne, ne doutant point que le roi Conrad , son propre frère, et sa femme Mathilde, la recevraient volon- tiers.
En effet , elle porta chez eux autant de jd^e qu'elle laissait d'affliction dans l'Allemagne, et elle fut reçue dans leurs provinces conmie l'hon- neur du royaume et de la patrie. Toutes les cam- pagnes étaient remplies de peuple qui venaient au- devant d'elle , et toutes les marches de son ban- nissement furent presque autant de triomphes, n'y ayant personne qui ne fût ravi de revoir cette princesse, qu'ils n'avaient point vue depuis l'âge de seize ans.
On accourut des villes et des villages pour la reconnaître, et les vieillards qui, avaient vu dans le berceau cette petite fille de Rodolphe, pleu- raient de consolation en voyant celte grande im- pératrice, mère des rois et des empereurs, et maî- tresse des tyrans.
Elle-même ne pouvait regarder les terres de cette bien-aimée patrie, ni tant de personnes con- nues en son bas âge, sans ressentir des tendresses qui lui ôtaient la parole. On ne se parlait de part et d'autre que par des larmes. Toutes ses ancien- nes connaissances qui se présentaient à sa vue, lui feadaieut le cœur par un doux souNenir des pre-
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lïiiers temps. Elle ne pouvait meiiie répondre aux harangues qu'eu embrassant et en pleurant de joie ; et ce fut là tout l'entretien qu'elle eut avec son frère en la première entrevue.
Mais parmi iant de consolations et d'honneurs, elle ne s'oublia pas de son dessein de vivre dans le recueillement et dans la retraite. Elle ménagea ce qu'elle put de temps pour le donner à l'oraison, et elle profila si bien en ce divin exercice, qu'au bout de trois ou quatre ans, on connut peu de per- sonnes en ce siècle-là plus élevées par la contem- plation et plus assidues à s'entretenir avec Dieu. Elle ne voulut pas marclier sans conduite dans ces voies de l'oraison mentale ; Saint Mayeul, abbé de Oluny, étant alors en grande réputation de sain- teté , elle le pria de prendre le soin de sa con- science , et de lui tracer les chemins qu'elle devait tenir pour arriver au terme où ses désirs aspi- raient. Adélaïs eut une obéissance parfaite sous la conduite de ce directeur, et elle en sut bientôt autant que lui, parce qu'elle fut aussi obéissante et aussi humble qu'il était éclairé.
Cependant Othon fit les préparatifs de la guerre contre les Grecs , et il en donna tous les ordres. Mais les bruits qui en coururent jusqu'au palais de Gonstantinople. et la marche précipitée de quelques troupesqui se mirent en campagne avant que les autres fussent en état, ayant fait savoir son dessein, les deux frères empereurs se prépa- rèrent plus diligemment que lui ; et comme ils se virent trop tôt prêts pour se défendre, la pensée leur vint d'employer leurs forces à attaquer et à prévenir Othon. Le déshonneur et le déplaisir que leur empire avait nouvellement reçus par la perte du royaume de la Fouille, leur cuisant encore, ce fut de ce côté-là qu'ils jetèrent les yeux, et qu'ils résolurent de se venger de la rupture de la paix.
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Ils mirent, sur mer une puissante armée, 'et vin- rent inopinément aborder en Galabre, avec des- sein de reprendre tout ce qu'Othon-le-Grand y avait usurpé sur eux.
Othon-le-Jeune, averti de l'arrivée des Grecs, vit au même instant ses desseins ruinés et ses es- pérances détruites. La nécessité l'obligea d'aban- donner cette grande entreprise, et de la laisser tomber pour courir à ce qui était le plus pressé. Il fallut rappeler en diligence les troupes qui s'é- taient avancées du côté de la Grèce, bâter les au- tres qu'il attendait , ramasser toutes les forces de l'empire, et les mener en Italie pour repousser le danger.
Sa femme , plus intéressée que lui-même dans ce raalbeur, voulut le suivre ; l'un et l'autre ou- blièrent qu'il fallait porter une grande modération et beaucoup de lumières dans la multitude et dans la confusion de tant d'affaires dangereuses.
Ils s'en allèrent avec un esprit rempli de fureur et de baine contre les Italiens, croyant que les li- gues qu'ils avaient formées dans plusieurs provin- ces, avaient inspiré aux Grecs la pensée et la té- mérité d'entreprendre un coup si bardi : de sorte que, sans se donner le loisir d'écouler les conseils de la prudence politique, et de différer à un temps plus opportun la punition des coupables , ils résolurent de commencer leurs exploits de guerre par la vengeance , et d'aiguiser leurs armes en les trempant dans le sang de leurs sujets et de leurs amis. Ils dissimulèrent toutefois ce dessein tragique durant leur voyage, et ils allèrent jusqu'à Rome sans se déclarer.
On les y rcv^ut avec de grandes démonstrations d'allégresse et de fidélité. Toutes les villes envoyè- rent leurs députés afin de renouveler leurs ser- ments d'obcibsaiice, et d'offrir tout ce qui dépen-
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liait de leur pouvoir pour la guerre contre les Grecs. Une infinité de seigneurs y vinrent aussi, et chacun conspira sincèrement à effacer de leurs âmes le souvenir de ce qui s'était passé et le soupçon de ce qu'ils pouvaient craindre.
Othon et Théophanie firent de leur part beau- coup de cérémonies, reçurent avec accueil tous ceux qui se présentèrent, embrassèrent les plus coupables, et tâchèrent d'éloigner les défiances par toutes les douceurs de visage et de paroles qu'il leur fut possible.
On se fiait à ces fausses caresses , et on ne pen- sait plus qu'à partir dans une parfaite union de volontés et de forces, lorsqu'Othon, poussé par d'autres conseils que par ceux de son aimable mère, sous prétexte de vouloir, avant son départ, renchérir sur les témoignages d'amitié qu'il avait reçus , invita à un festin public tous les princes , les seigneurs et les députés des villes qui se trou- vèrent à Rome , et qui reçurent cette invitation comme un grand honneur. Ils ne manquèrent pas de s'assembler au jour assigné, et ils se mirent à table avec résolution de noyer dans le vin tout ce qui leur restait d'inquiétude et de crainte.
Mais au milieu du premier service, lorsque la belle humeur et la joie commençaient à s'épanouir, on entendit inopinément le son terrible d'une trompette, avec la voix d'un héraut , qui com- manda à toute la compagnie, de la part de l'em- pereur , sous peine de mort, de ne point parler, ni remuer tandis que ses officiers exécuteraient ce qu'il avait ordonné et ce qui allait paraître.
Au même instant, on vit entrer un régiment d'hommes armés , et accompagnés de bourreaux, qui s'arrangèrent et qui remplirent la salle , tan- dis que d'autres remplirent la cour et environnè- rent tout le palais. C'était là un triste appareil de
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festin et un affreux spectacle pour des conviés. Mais la fuite fut Lien plus funeste. Durant la pro- fond silence que rétonnement et l'effroi firent faire, le nicme héraut, déployant un papier, lut les noms de ceux qui élaient accusés d'avoir con- tribué au soulèvement de leurs villes et de leurs provinces; et puis, les ayant déclarés coupables du crime de lèse-majesté, prononça contre eux un arrêt de condamnation à mort. A l'heure même , tous les autres demeurant immobiles et sans pa- role, on alla tirer ceux-là de leurs places, et au bout de la table du festin, à la vue de tant de spectateurs et d'amis épouvantés, on les égorgea les uns après les autres, et Ton remplit de sang et de meurtres tout ce lieu sacré par l'amour et par la fidélité qui les y avait assemblés.
La plus horrible inhumanité fut que , l'exécu- tion étant faite, Othon commanda à ceux qui vi- vaient encore de demeurer à table, et d'achever le festin avec le même visage et la même joie qu'ils avaient auparavant , voulant qu'ils continuassent de se divertir et de rire connue si rien ue fiit ar- rivé. Il fallut prendre cette joie baibare , et rire inhumainement parmi tant de meurtres et tant de tristes spectacles ! Les cœurs étaient glacés d'hor- reur, etThéophanie, dont la vue rappelait en leur mémoire l'absence de l'incomparable Adélaïs , (it sortir de ces âmes affligées une infinité de soupirs que cette Médée n'entendit pas, mais que le ciel entendit de loin , et qui attirèrent bientôt sur son mari la vengeance que cette action méritait.
Il alla lui-mênie la cherrher, en achevant son voyage, et marchant en la Fouille, qui devait être le théâtre de la guerre. Son armée était de beau- coup plus forte et plus nombreuse que celle des Grecs, et Dieu permit que, dans les premiers combats et en plusieurs petites renconUes , il eût
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(lu succès. Mais quand il fallut livrer la bataille gé- nérale en la journée de Bazantelle , les légions de Rome et de Bénévent , qui faisaient la meilleure partie de l'armée d'Othoh , choisies de Dieu pour venger le sang de leurs citoyens , se souvinrent de son festin cruel , et lui en préparèrent un autre qui ne fut pas moins inespéré. Elles se retirèrent, et disparurent lorsque le combat commençait. Les autres qui voulurent être fidèles à cet empereur , furent bientôt mis en désordre et taillés en piè- ces. Les Grecs firent un massacre qui fut le plus effroyable qu'on eût vu depuis longtemps dans l'Italie. Il y eut des princes sans nombre , des sei- gneurs, des évêques et des abbés de la suite d'O- lhon,qui demeurèrent sur la place, et il fut pres- que seul entre les personnes de qualité qui se sauva de l'épée de l'ennemi.
Ce misérable prince prit la fuite du côté de la mer , et alla confier sa vie à des pêcheurs , les suppliant de le recevoir dans leur barque , et de le porter où ils pourraient. Ils le reçurent sans le connaître d'abord , mais il ne put pas être long- temps inconnu : les traits de son visage le décla- rèrent bientôt; et comme la haine qu'on portait à sa trahison s'était répandue sur le rivage de la mer et jusqu'aux dernières extrémités de l'empire, ces gens de marine délibérèrent de le jeter dans l'eau. Il se sauva , en les prévenant et en s'y je- tant lui-même , et tâcha de traverser à la nage ce qui restait de mer jusqu'au bord.
Tandis qu'il nageait, des pirates, fortuitement survenus, sans savoir qui il était, accoururent, et se saisirent de lui connue d'un prisonnier. Son bonheur voulut qu'ils l'emmenassent en un port, et (jue Théophanie, qui le faisait chercher avec une extrême inquiétude , entendît enfin de ses nou-
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velles , car elle envoya aussitôt traiter avec ces pirates , et leur fit offrir une grande somme d'ar- gent pour le racheter.
L'argent leur donna quelque soupçon de sa qua- lité ; mais comme ils se jetèrent avidement sur les partages, et que l'avarice emporta leurs cœurs et détourna leurs yeux, Othon, qui ne voulait pas leur donner le loisir de le. considérer davantage, voyant un de leurs chevaux en état de le recevoir, se lança dessus , et bride abattue, il alla trouver Théophanie en je ne sais quelle forteresse, et res- pirer auprès d'elle de tant de fatigues, ou plutôt, y pleurer et s'y désespérer de tant d'afflictions et de tant de pertes.
Il perdit tout ce que son père avait conquis sur les Grecs, qui rentrèrent en possession de leur royaume entier de la Fouille; et si ces Grecs, aveu- glés par leur bonheur , sans se contenter de la moitié de l'Italie , eussent conduit leur armée vic- torieuse devant Rome, et de là jusqu'aux Alpes , ils auraient emporté tous les états d'Otlion sans trouver aucune résistance.
La honte et le désespoir n'étouffèrent pas la colère dans le cœur d'Othon ; elle continua d'y brûler et d'y fumer durant quelque temps , et elle lui fit commettre de cruelles actio:is contre ceux qu'il accusait d'être les causes de son malheur. Toutefois, un fils de larmes ne peut pas périr : peu à peu la tristesse éteignit les autres passions, et mit enfin son esprit en état de reconnaître ses fau- tes , et d'écouter les conseils de la sagesse et de la pénitence.
Sitôt qu'il eut les yeux ouverts , la première chose dont il s'aperçut fut l'énorme ingratitude qu il avait commise contre sa mère , et le mépris funeste et honteux qu'il avait fait des avis de sa prudence divinement éclairée.
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Touclié d'une vive djouleur et d'un repentir in- consolable, il lui dépêcha des annbassadeurs , la conjurant de le venir trouver à Pavie, afin qu'il pût obtenir d'elle le pardon qu'elle ne lui accor- derait peut-être pas à la vue de ses lettres, mais qu'elle ne lui pourrait pas refuser quand elle le ver- rait , et quand il l'assurerait lui-même de la sincé- rité de sa douleur.
Il écrivit aussi au roi Conrad , et le supplia de disposer sa sœur à consentir à ses justes désirs, et de la faire résoudre à ce voyage, qui était désormais l'unique consolation qu'il désirait et qu'il espérait au monde.
Adélaïs, qui goûtait dans un repos céleste les douceurs de la vie spirituelle, et qui reconnut que cette invitation , sous prétexte d'entrevue et d ac- commodement, la rappelait aux distractions' et aux affaires de la vie du monde, se trouva fort ir- résolue ; et comme elle jugea d'ailleurs que si e Jle refusait, les peuples pourraient donner un très- mauvais sens à son refus , et croire que le res- sentiment et la colère , plutôt que la dévo- tion, la retiendraient dans la solitude, elle eut peur d'être la cause d'un scandale. Néanmoins, parce qu'elle craignait aussi d'affliger son cœur, et de Tenlever d'entre les bras de Jésus-Christ pour le reporter dans la cour, agitée de ces pensées diffé- rentes, elle courut à son port ordinaire , et alla consulter Saint Mayeul pour savoir de lui ce que Dieu voulait. Elle le supplia de voirie roi son frère, et de conférer avec lui sur les difficultés du voyage, d'examiner les raisons de part et d'autre, et puis de déterminer et conclure, et leur promit qu'elle obéiraij: à leur conseil et qu'elle le suivrait sans délibérer davantage.
Le roi et le saint homme conférèrent, et ne man- quèrent pas de juger qu' Adélaïs devait contenter
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l'empereur , le jugeant ainsi sur l'espérance qu'iU eurent que ses conseils, mieux reçus et plus res- pectés qu'autrefois, apporteraient du changement en l'état, et qu'ils aideraient son fils à sortir de l'embarras et du précipice où son aveuglement l'a- vait jeté.
Dès qu'ils lui eurent expliqué leur sentiment, cette obéissante et dévote dame partit aussitôt, et quitta son paradis et ses oraisons pour aller où Dieu l'appelait. Elle prit le chemin de Pavie, où l'em- pereur s'était déjà rendu, selon sa parole, et où il l'attendait avec beaucoup d'impatience et d'ennui. Dès qu'elle entra, ce fils, plus affligé de son ingra- titude envers elle que de ses malheurs, suivit les mouvements de la douleur et de la honte qui le saisirent , et se jeta à ses pieds , mettant le vi- sage contre terre sans dire aucun mot. La sainte dame, saisie d'une plus violente émotion, s'y jeta aussi , et l'embrassa sur le pavé. Ils demeurèrent quelque temps étendus au milieu de la salle, à la vue d'un grand nombre de seigneurs, dont il n'y eut pas un qui ne fût surpris et qui ne pleurât avec eux.
Cette première entrevue et celte réconciliation traitée en silence et par des soupirs , fut suivie de longs et de fréquents entretiens, et ces entretiens selon qu'Adélaïs l'avait prévu, produisirent un en- £;agement indispensable de ne plus se séparer. Elle fut obligée de demeurer à la cour, et de re- prendre sa place dans le conseil, dont elle trouva les affaires encore plus désespérées qu'elle ne pen- sait. Mais Dieu donna bénédiction à sa présence et à sa conduite, et l'empire commença à reprendre son ancienne dignité sous le gouvernement de cette sage princesse.
Mais Othon ne repi It pas lui-mOme sa couleur ni sa saule. La liislcîisc qui le debsicliait^ ne put
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pas être guérie par de petits succès ni par les en- ireliens de sa mère. Les remèdes ne furent pas si puissants que le souvenir de tant d'afflictions et d'opprobres. Le mal continua de croître de jour en jour, et enfin il lui flétrit tout le cœur et le consuma misérablement. Il mourut l'an 988, sept ou huit mois après sa réconciliation avec Adélaïs, et il laissa sa succession et son empire à son fils
othon m.
Ce fut un malheur pour notre princesse que ce jeune successeur, d'un naturel très-aimable, s'at- tachât si fortement et si tendrement à sa personne et à ses conseils qu'elle ne put obtenir la liberté de sortir de la cour , ni de rendre à son cœur la solitude.
Ce qui augmenta son déplaisir et le fit croître jusqu'au dernier excès, ce fut de voir que la jalousie se rallumait dans la tête de la jeune impératrice, et qu'elle y suscitait de nouveaux désordres. En effet, cette nouvelle reine-mère, qui avait désor- mais plus de droitqu'elle, aussi bien que plus d'in- clination à se mêler des affaires d'état, voyant qu'elle cessait de parler de retraite, et se persua- dant que les attachements de l'empereur à la pré- sence d' Adélaïs venaient des artifices de cette dé- vote, sans plus user des cérémonies d'un silence et d'une froideur respectueuse, éclata hautement,., et fit de grands bruits contre son ambition pré- tendue. La sainte dame faisait cependant, au pied de la croix et auprès de son pelit-fils, tous les ef- forts imaginables pour obtenir son congé, con- servant toujours dans le cœur envers cette femme emportée une affection sincère, et sur le visage^ une douceur et une modestie qui la devaient apaiser.
Elle gouvernait sa langue avec une discrétion merveilleuse; elle n'avancn jamais aucune j'urule
IIISTOlRIî i) ADtLAlS. ÔJl
clans les plus secrètes confidences, dont le rapport pût donner sujet de plainte à cette ennemie dé- clarée. Elle n'en parlait qu'avec honneur et qu'a- vec respect. Elle ne lui parlait à elle-même qu'a- vec douceur et avec un air de visage qui l'assu- rait de son amour. Elle la voyait aussi souvent qu'elle y était obligée pour l'édification de la cour et de l'empire. Mais dès qu'elle s'apercevait que ses visites et ses enlieiiens faisaient revenir dans ce cœur indisposé les accès de sa colère, elle se taisait, ou elle se retirait à l'heure même pour prévenir les fautes en éloignant l'occasion. Celle sage et judicieuse conduite était le plus grand mo- tif des emportements de Tliéophanie, qui se fâ- chait que son aversion paraissait criminelle , et que tant de vertus admirables l'accusaient d'in- justice et publiaient sa mauvaise humeur pai- toute l'Europe. Elle eût désiré qu'elle eût éclal(' comme elle, et que, par une impatience fougueuse ou par des plaintes inconsidérées, elle eût suspendu les jugements et rendu le procès indécis.
Néanmoins, quoi qu'elle fît, Adélaïs se taisait et était constante à souffrir. Olhon se tenait atta- ché à son dessein de la retenir cl de l'aimer. Les courtisans se plaisaient à la louer devant Tliéo- phanie, et les bruits de la réputation qu'elle avait parmi le peuple retentissaient jusqu'à ses oreilles. Enfin, la jalousie, le caprice, l'opiniâtreté, la tris- tesse et la fureur tournèrent l'esprit de cette da- me, et la portèrent juscpi'à prononcer un jour té- mérairement ces paroles : Si Je vis encore une an- lice y dil-elle, il iiy aura pins pour lors d'j4 délais au monde; ou si elle y était encore , tout Vespace de son empire ne serait pas plus large (pie sa main .
11 fallut que Dieu inème terminât ces différends cl qu'il ap['elàt à soi Tliéophanie. Cette impcia-
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trice mourut avant que l'année fiit achevée , et elle n'eut plus elle-même d'autre empire ni d'au- tre grandeur que celle qui reste aux rois dans les tombeaux. Adélaïs vécut, et demeura maîtresse el reine de toutes les provinces où son fils régnait.
L'aimable princesse ne triompha pas de cette victoire; elle en pleura amèrement, et elle rendit à sa mémoire tous les honneurs qu'on pouvait at- tendre de son incomparable charité.
Mais l'absence d'une rivale si fâcheuse ne di- minua pas le désir qu'elle avait de la retraite : Adé- laïs continua d'agir fortement , et d'employer tout le crédit qu'elle avait auprès de l'empereur pour obtenir la liberté de retourner à sa solitude, et de ne plus penser qu'à Dieu.
Othon y consentit sans y penser, en permettant qu'elle s'absentât souvent des affaires , et qu'elle l'aidât, par cette sage industrie, à contracter peu à peu riiabitude de se passer de ses conseils et de ses eniretiens. Elle en vint d'autant plus aisément à bout qu'elle eut l'adresse d'introduire dans le cabinet des personnes d'esprit et de piété , qui rendirent son absence plus supportable et moins dangereuse.
Quand elle se vit hors de la cour, et qu'elle eut enfin la liberté entière de suivre ses inclina- tions, elle s'attacha particulièrement à quatre cho- ses qu'elle sentait lui être inspirées de Dieu, et consacra ce qui lui restait de force et de vie pour les accomplir parfaitement. La première fut de vaquer à la contemplation , et d'employer plu- sieurs heures de chaque jour aux exercices de cette vie délicieuse et céleste ; la seconde, de prendre soin des pauvres, et de soulager et servir tous les misérables du pays ; la troisième , de faire des pè- lerinages, et d'aller visiter les sépulcres des rpar-
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lyrs; et enfin la quatrième, de bâtir des églises et des monastères.
Ce qui doit surprendre le lecteur , c'est qu'en chacune de ces bonnes œuvres différentes, si com- munes aux autres Saints , Adélaïs a eu quelque chose de particulier qui la rend particulièrement aimable et digne d'être admirée.
Car pour ce qui regarde les bâtiments, c'est une singularité de zèle et de magnificence bien remar- quable , qu'en reconnaissance des obligations qu'elle avait à Dieu pour les prospérités tempo- relles dont il l'avait favorisée , elle voulut bâtir autant d'églises ou de monastères qu'il y avait de royaumes dans les terres que son mari, son fils et son petit-fils , empereurs, avaient possédées du- rant sa vie. L'empire était pour lors de grande étendue, et elle s'engagea à une entreprise où il fallut beaucoup de courage. Elle en sortit néan- moins heureusement, et entre ce nombre incroya- ble de monastères dont elle fut la fondatrice, il y en eut trois fort renommés en ce temps-là : le premier fut en Bourgogne, en un lieu appelé Am- bierte, en l'honneur de Notre-Dame, où Berthe, sa mère, fut enterrée, et dont Saint Mayeul eut le gouvernement. Le second en Italie , en l'honneur du Fils de Dieu , sous le titre de Saint-Sauveur. Le troisième et le principal en Allemagne, sur le Rhin, en un lieu appelé Shele, assez près de Stras- bourg, en l'honneur de Saint Pierre, qu'elle dota de grands revenus, et qu'elle enrichit d'une infi- nité de magnifiques présents, y faisant porter ce qu'elle trouva de plus rare et de plus précieux dans ses trésors.
Pour ce qui est de ses pèlerinages et de ses vi- sites de martyrs, comme son âge ne lui permit pas de les faire en des terres éloignées, elle ne les fit que dans l'enceinte de la Bourgogne, et des pro-
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vinces voisines, et elle choisit les lieux qui étaient alors la dévotion publique et commune de l'Eu- rope. Son premier voyage fut au sépulcre de Saint Maurice, et à la magnifique église qui lui a été dé- diée dans le Chablais , à l'endroit où ce généreux capitaine et sa légion de Théhains endurèrent la mort, et où leurs reliques sont encore conservées et révérées de tous les peuples chrétiens. De là elle fut à Genève visiter l'église de Saint-Yictor , en- suite à Lausanne , celle de Notre-Dame , et puis à quantité d'autres, parcourant ces lieux de sain- teté avec une ferveur exemplaire, et laissant en chaque station deux profits de sa visite: l'un, l'édi- fication de son incomparable sainteté, lorsqu'on voyait que ces courses n'étaient pas des promena- des d'un esprit impatient et ennuyé, mais des mouvements de son amour divin, qui cherchait des endroits propres à son repos , et qui de cha- que église faisait une solitude pour vaquer à la contemplation et pour s'entretenir avec Dieu. Elle s'y arrêtait durant quelques semaines, et elle y passait durant le jour et durant la nuit de lon- gues heures en de perpétuelles oraisons qui rele- vaient jusqu'à l'extase, et qui faisaient bien con- naître qu'en marchant sur la terre , elle cherchait et trouvait le paradis. L'autre profit était les of- frandes qu'elle faisait aux autels : elle ne sortait d'aucune église qu'elle n'y laissât quelque présent digne de sa libéralité et de sa s^randeur imoériale. Ce qu'elle fit à celle de Saint-Martin est singulier, et a je ne sais quel caractère d'une simplicité vrai- ment divine. Sachant qu'après son départ, cette église avait été brûlée, et qu'on se disposait à la rebâtir, elle y contribua d'une grande somme d'ar- gent et de (juantité de meubles et d'ornements souipiueux; Mais entre autres choses, elle fit cou- per en deux le manteau impérial de l'empereur
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OthoD, son pelit-fils, pour qui elle avait encore des tendresses plus que maternelles, et prenant une de ces moitiés, elle la mit entre les mains d'un re- ligieux de Cluny , pour le porter en cette église comme un parement d'autel , et pour l'offrir à Saint Martin de sa part en ces mêmes termes : Euêque de Jésus-Christ , receliez les petits pré^ sentsque vous ein>oie Adèldis, la servante des ser^ uiteurs, pécheresse par elle-même , et impératrice parla volonté de Dieu. Recevez la moitié du man- teau de mon cher et unique Othon^ et priez pour sa ])rospéri té celui à qui autrefois y en la personne d un pauvre, vous avez donné la moitié du vôtre.
Les aumônes de celte veuve charitable ont eu aussi beaucoup de rares singularités. Elle ne con- nut aucun monastère , et elle n'entendit parler d'aucun religieux aux environs des pays où elle se trouva, à qui elle n'envoyât des charités et des présents de sa dévotion. Elle ne vit jamais aucun mendiant à qui elle ne fît des aumônes avec quel- ques paroles de consolation. Quand elle arrivait en quelque ville ou quelque village, avant que d'y rien faire, et même avant que d'y prendre du re- jM)s et se délasser de la fatigue du chemin , elle faisait appeler tous les pauvres , et les ayant as- send)lés, elle leur distribuait elle-même ses libé- ralités de sa propre nniin. Il arriva néanmoins un jour (ju'étant trop lasse, elle confia son argent à un religieux, et elle le pria d'en faire la distribu- tion à une grande nmliitude de misérables qui étaient accourus. Le bon religieux sentit de lin- quiétude dès qu'il comn)ença à disperser la somme, parce que d'abord il s aperçut que le nombre des pauvres était plus grand que celui des pièces de monnaie qu'il avait entre les mains. Mais son in- quiétude se changer, bientôt en admiialion, quand
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il vit que les pièces s'étaient miraculeusement multipliées, et que le compte était exact.
Je ne puis rien dire de ses oraisons , d'autant que personne ne peut parler de l'oraison des Saints, non pas eux-mêmes, qui, au retour de leurs vraies extases et de leurs contemplations conduites par le seul amour, ne peuvent dire autre chose ni apporter aux hommes d'autres nouvelles , sinon que Dieu est grand et qu'il est aimable : Cognoul quia magnus Dominas. De façon que ceux qui se souviennent des circonstances et de la manière dont ils ont parlé, et dont ils sont unis à cet objet, dans lequel l'on s'oublie de tout, et de soi-même, et de sa propre union, pour ne penser qu'à l'ob- jet seul, d'ordinaire ne lui ont point parlé, et ne savent ce que c'est que contemplation et extase. Ceux qui le savent et qui l'éprouvent en vérité n'en peuvent rien écrire , si Dieu même ne leur dicte leurs livres , comme il a fait à quantité de Saints et de Saintes, et s'il ne leur révèle l'histoire de leur conversation intérieure. En un mot, les oraisons d'Adélaïs étaient continuelles en ce temps- là qu'elle était éloignée de la cour , de sorte que, parmi les travaux de ses voyages et les soins et distractions de sa vie active et humaine, elle me- nait intérieurement une vie de séraphin.
Durant ses courses , elle ne pouvait se passer d'oraison, parce qu'elle ne pouvait se passer d'ai- mer. Ce cœur généreux depuis son enfance eut toujours quelque o!)jet auquel il s'attachait forte- ment et innocemment. Eu chaque âge. Dieu fut toujours le pruicipe et la Im de ses actions ; mais en ses dernières années , lui seul fui son tout et son unique amour. Néanmoins , la tendresse de ses reconnaissances et de ses soins s'étendit jus- que sur les directeurs qui l'aidaient à jouir par- fiiilement et sûieiuent des enlrelicus de son épou^
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(Jurant ses contemplations extatiques. Elle eut quatre de ces directeurs d'oraison les uns après les autres, tous quatre Saints et canonisés, qu'elle lionora par la confiance parfaite qu'elle eut en leurs conseils, et qu'elle aima sincèrement avec des bontés filiales. Elle avait sujet de le faire, parce qu'elle les choisissait très-bien. Les régies de son choix n'étaient que l'inspiration de Dieu, qui, par de saintes inclinations précédées de l'es- time générale que l'Eglise avait de leur mérite et de leur sagesse, lui faisait connaître ceux qui lui étaient propres.
Elle savait que nous, qui avons ici-bas des com- mandants en toutes choses et des maîtres de no- tre liberté, n'en avons point en ce qui regarde la conscience, qui n'a jamais dépendu d'aucun pou- voir humain , et qui n'appartient qu'aux person- nes que Dieu nous choisit, ou que nous choisis- sons par les secrètes inspirations de notre cœur.
Le premier des directeurs d'Adélaïs fut Saint Mayeul, abbé de Cluny, qui lui rendit de grandes assistances durant qu'elle fut bannie de la cour; le second futVanglon, évêque, qui vécut en grande réputation de doctrine et de sainteté. Elle eut pour celui-ci quelque chose de particulier ; au moins il lui arriva, à son occasion, lorsqu'elle ap- prit la nouvelle de sa mort, un accident bien re- marquable, ou une extase, dans l'église de Saint- Maurice, et aux yeux du peuple qui y était as- semblé. Tandis qu'elle priait Dieu, retirée en un coin de cette église, et qu'elle était profondément attentive à sa méditation , un courrier venu à la liàte d'Italie s'approcha d'elle , et lui donna des lettres qui l'avertissaient que ce grand personnage était mort à Rome. A la vue de cette triste nou- velle, le premier mouvement qu'eut la princesse lut d'appeler un gentilhomme de sa suite , et de
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le supplier d'une voix tranquille et douce de faire quelque dévotion pour le repos de l'évêque. Mais aussitôt, la tristesse lui serrant le cœur, et l'amour divin, intéressé à la perte de ce grand homme, élevant son âme, elle souffrit une défaillance qui était composée d'évanouissement et d'extase. En cet état , ne sachant plus ce qu'elle faisait ni ce qu'elle disait, elle dit ce que voulut l'amour. Les bras étendus, versant des torrents de larmes, elle s'écria à haute voix : O Dieu des siècles , qui me voyez priifée de toutes les consolations qui me res^ taient en cette -vie , présentez-moi votre main , et consolez mon esprit selon la vérité de vos paroles»
Ayant dit cela , elle tomba sur le visage , et demeura quelque temps étendue sur le pavé , sans qu'on vît aucune marque de vie, sinon par les larmes qui continuèrent de couler en abon- dance.
Cette faiblesse ne dura pas^ et elle ne laissa dans les esprits qu'un accroissement d'estime et de vé- nération , comme c'était pour elle un accroisse- ment de mérites, puisqu'elle ne venait que de la charité surnaturelle.
Le troisième directeur d'Adélaïs fut Saint Ecce- Magne , abbé du fameux monastère de Shele, qu'elle avait fait bâtir.
Le dernier fut Saint Odilon, qui reçut d'elle des respects pour sa personne, et pour son abbaye, des libéralités extraordinaires , et qui eut sujet de témoigner sa reconnaissance à la postérité par l'é- crit qu'il a composé sur ses actions royales et chré- tiennes.
Ce fut vers ce temps qu'elle commença d'écou- ter ce saint personnage , et qu'elle lui confia la conduite de sa conscience, qu'arriva dans la cour impériale cette triste et lugubre histoire qu'on a
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vue si souvent sur les théâtres, et dont je ne puis me dispenser de dire un mot, puisque la sagesse d'Adélaïs y parut avec d'autant plus d éclat (jue l'imprudence des autres y fit de plus grandes fau- tes, et qu'elle s'y rendit plus coupable.
Othon III avait épousé Marie, fille du roi d'Aragon: Cette princesse n'était pas des plus dévotes ni des plus discrètes ; elle avait même en ses conversations des légèretés et des immodesties qui déplaisaient fort à Adélaïs, et qui l'obligèrent de lui faire souvent des remontrances sérieuses et de lui parler sévèrement. La jeune dame ne s'en plaignait pas. Elle écoutait avec respect ce que cette auguste impératrice jugeait à propos de lui dire, mais elle s'oubliait de ses conseils dès qu'elle ne la voyait plus , et continuait de vivre selon les lois de son humeur volage et hardie.
Le malheur voulut, au temps qu'Adélaïs était absente, que la jeune princesse jelàtindiscrèlement les yeux sur un seigneur de la cour qui lui plut , et qu'elle n'eût pas la force de fermer son cœur à la flamme et à la mort qui venaient d'entrer par ses yeux. Elle n'eut point d'autre soin que de conmiuniquer son mal au gentilhomme, et de ta- cher de lui plaire. Elle croyait d'abord que c'était nssez de le regarder, et qu'il suffisait à une impé- ratrice, pour être ardemment aimée, d'avertir par ses regards qu'elle permettait qu'on l'aimât. iMais le gentilhomme, chnste et retenu, ne comprit pas sitôt ce qu'elle voulait dire. Elle continua durant ([uelque temps à faire tout ce qu'elle put pour lui découvrir son feu, et pour lui marquer qu'il pou- vait prendre la liberté de l'aimer et de lui parler confidemment. Elle en fit tant que ce seigneur connut enfin ses pensées. Mais il fut sage, et pa- rut toujours devant elle comme un homme qui ne savait rien ; de sorte que la misérable dame fut
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enfin contrainte, par la violence de sa passion, de s'exprimer d'une manière qui fit rougir le gentil- homme, et qui l'embarrassa fort, voulant donner des sens honnêtes aux paroles de la princesse. Mais elle était trop résolue à se faire entendre pour lui laisser le pouvoir de contrefaire heu- reusement une si louable ignorance. Il ne put néanmoins confesser autrement que par la rou- geur de son visage qu'il l'entendait bien, ni lui déclarer son refus que par un silence respectueux. Elle employa, pour le faire parler et pour le fléchir, les promesses, les prières , les larmes et les sou- pirs les plus tendres ; et comme elle fut assez har- die pour en venir enfin à la force, et qu'elle vou- lut emporter son consentement par des caresses violentes, le gentilhomme vit bien qu'il était dan- gereux! de combattre davantage : il se défit d'en- tre ses bras, et prit la fuite sans rien dire.
La honte d'avoir fait connaître inutilement son opprobre, la colère d'avoir été refusée , la tristesse, la haine, le désespoir, et toute les fureurs d'un amour irrité, entrèrent soudainement dans le cœur de cette Phèdre infortunée , et lui firent chercher les moyens de se venger et de perdre son Hippo- lyte. Après beaucoup d'agitations et d'irrésolu- tions , le dessein auquel elle s'arrêta fut d'aller faire la désespérée devant l'empereur , son mari, et d'accuser le Comte d'avoir attenté à son hon- neur. Elle fit ses plaintes d'une manière si tou- chante, et avec tant de sanglots et tant de lar- mes que l'empereur ne délibéra pas pour la con- soler, et pour se venger soi-même, de lui pro- mettre que le Comte périrait. Et en effet, sans at- tendre davantage, il envoya chez lui , avec ordre qu'on se saisît de sa personne et qu'on le menât en prison.
La nouvelle de cet emprisonnement se répandit
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aussitôt à la cour , mais on n'en sut pas le sujet. La chose demeura secrète entre l'empereur et l'im- pératrice. Les autres devinèrent, ou soupçonnèrent comme ils purent ; et ils y furent d'autant plus em- pêchés qu'il ne paraissait nullement que ce sage gentilhomme se fût à ce point oublié de son devoir.
Otlîon, qui ne pouvait avoir dans l'esprit une affaire de cette importance sans la communiquer à Adélaïs, lui écrivit, et lui raconta ce qui s'était passé de la façon qu'il l'avait appris de sa femme , la suppliant de lui déclarer ses sentiments là-des- sus , et lui confessant que les siens étaient de mettre au plus tôt le Comte entre les mains des ju- ges , et de faire éclater son ressentiment par une punition exemplaire.
Adélaïs , toujours discrète et admirablement éclairée, lui répondit : Que le malheur arrÈlté dans sa maisoji était du nombre de ceux qui nont point d'autre remède que le sile?iee ; qu il serait mes- séant à l impératrice que Ion connût quun courti- San l'aurait prise pour une personne capable d'être sollicitée ; quelle était louable de s'être défendue courageusement y et excusable de H avoir dit à son mari, mais que ce ne serait pas un signe aimanta- geux de vouloir quon le dit au peuple , et que tout l'empire Jût averti quelle eût combattu. Quune dame comme elle , 'véritablement fidèle et chaste, doit se contenter de l'être sans dire mot , que c'est assez pour elle que Dieu le sache , et que les au- tres qui vont publier des nouvelles de cette sorte , et raconter aux compagnies les histoires de leur courage et de leur fidélité , ne passent pas cl ordi- naire pour être aussi sévères et aussi chastes que celles qui ne se vantent de rien. Elle ajouta quelle confessait que V attentat sur l'honneur d'une im- pératrice était un crime impardonnable , mais quelle le priait de considérer que lorsqu'il est se-
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cret et qu-e la dame n a point d'autre témoin quelle seule , ni d autre preuve que sa parole , c'était une très-dangereuse témérité que d en par" 1er, principalement quand on accuse un homme qui passe pour un des plus sages et des plus mo- destes de la cour , et que personne na jamais ac- cusé d aucune faute . Quelle lui conseillait dou- i^rir la prison au criminel^ at^ec oindre de sortir in- continent de la cour , et de n y paraître jamais ; et puis, d'aueitir sa jemme dêtre assez modeste et sérieuse pour empêcher que jamais aucun homme ne fût si hardi que d avoir de ces sortes de pen- sées y et de lui parler ou de la regarder sans res- pect,
Othon remercia sa mère, mais il fit ce que vou° lut sa colère aveugle : il publia l'affaire, et voulut que lenijuges s'en mêlassent. Il mit le gentilhom- me entre leurs mains, et leur commanda de ren- dre justice à la maison impériale et à tout l'empire. On interrogea le criminel prétendu ; mais com- me la voix de la calomnie eut plus de force que celle de l'innocence, l'innocent fut condamné, et conduit enfin sur un échafaud, où on lui coupa la tête. Son sang répandu parla mieux que lui, et fit retentir jusqu'au ciel des cris que la justice divine écouta ; elle prit connaissance de ce qui avait été fait sur la terre, et ne voulut pas qu'une si abomi- nable trahison fût impunie.
Le Comte était marié à une dame qui valait beaucoup, qui connaissait parfaitement la vertu de son mari , et qui même avait su certainement quelque chose de l'amour de l'impératrice. Elle était absente tandis qu'on jouait cette funeste tra- gédie à Modène , où la cour demeurait alors , et elle y accourut aussitôt. Son premier soin fut d'al- ler chercher et demander la tête de son mari , qu'on ne put lui refuser. Il n'était pas temps
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de pleurer sur cette tête précieuse, ni de fiiiie des cérémonies de deuil et de douleur. Instruite par son courage et par une inspiration divine de ce qu'elle devait faire en une telle occasion , lorsque l'empereur était sur son irone environné des prin- cipaux seigneurs de l'empire, et que, selon sa cou- tume, il écoutait les remontrances des personnes opprimées , et satisfaisait à leurs plaintes , elle alla paraître devant cette auguste compagnie, et dès qu'elle entra , elle éleva la voix et cria : Jus- tice!— Contre qui, dit l'empereur? — Contre cous- même , repartit-elle. — De quoi ni'accusez-pous, repartit le prince? La dame, tirant de dessous sa robe la tète de son mari et la jetant au milieu de la place : Koilà^ dit-elle , ce qui vous accuse; cest la tête du Comte que vous avez j ait mourir injustement , et qui vous demande ce (fie le ciel 'VOUS ordonne : que vous punissiez l auteur de sa mort.
Comme elle savait bien que le point de l'affaire était de convaincre l'empereur et toute l'assemblée que son mari avait été injustement et téméraire- ment condamné , elle ajouta qu elle ne manquait pas de preuves ni de témoignages ; rjue ce serait Dieu qui serait son témoin en cette cause ^ et qui justifierait r innocence et jerait connaître la vérité par le feu. Elle avait donné ordre qu'on lui tînt prêt un fer tout rouge et brûlant ; elle se le fit ap- porter , et aussitôt après avoir prononcé ces pa- roles : Dieu est témoin qu'il est aussi vrai que mon mari nest point coupable du crime pour le- quel on Vajait mourir qu il est vrai que le jeu ne me nuira pas. A la vue de cette grande assemblée, elle alla tirer le fer du milieu des charbons où il était , l'empoigna et le serra de sa main , le tint et le porta durant quelque temps, et puis, mon- trant sa main à la compagnie , elle fit voir qu'elle ^
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était dans le même état qu'auparavant, sans bles- sure, sans noirceur, et sans aucune marque qu'elle eût été touchée par le feu.
L'étonnement de la compagnie fut extrême et le silence profond, tous s'entre-regardant sans rien dire. L'empereur, plus surpris et plus intéressé que personne, rompit le silence, et demanda à la Comtesse ce qu'elle désirait qu'il fît. La repartie de cette Dame généreuse l'étonna plus que le reste: Que "VOUS manque-t'il , S Empereur , répondit- elle ? P^ollà le témoin , qui est Dieu et qui vient de vous parler. Voila des juges sur vos tribunaux. Voilà le crime deuant vos yeux et au milieu de la chambre. Voilà le coupable sur le trône ou vous êtes y et i^oilà Vépée de la justice à votre côté,
L'err^ereur, qui avait des bontés qui allaient quelquefois jusqu'à l'excès, délibéra sérieusement avec son conseil s'il ne fallait pas apaiser Dieu par sa propre mort , et répandre son sang pour sa- tisfaire au sang répandu. Il parla d'une manière qui fit juger qu'il y était sincèrement résolu : de sorte que ces Messieurs furent obligés de lui re- présenter que l'affaire était d'importance, et qu'il devait prendre le loisir d'y penser et de bien connaître ce que voulait la justice. Pendant qu'on délibérait , les juges, les conseillers et les amis ne manquèrent pas de lui remontrer que l'impéra- trice seule était coupable, et que, s'il fallait punir quelqu'un, elle seule devait être punie , et que c'était son sang que la voix de Dieu demandait.
Othon écrivit à Adélaïs, et voulut savoir son avis, avec dessein d'en mieux profiter que de l'autre qu'elle lui avait donné. La sainte princesse pleura amèrement sur la lettre , et elle eut la pensée de ne point lui envoyer d'autre réponse que cette lettre trempée de ses larmes. Néanmoins, elle jugea à
HISTOIRE d'adÉLAÏS. 385
propos d'exposer encore son conseil au liasartl d'être méprisé, et elle écrivit ces deux ou trois paroles, dignes de sa prudence et de la douceur de son esprit: Qiiil lui semblait qu on pouvait sn- tisjaire a Injustice dii^ine et humaine ai^ec moins de bruit et moins de scandale ; que ce serait un étrange opprobre pour l'empire que tout iuni^ i^ers vît l impératrice sur un échafaud ou sur un bûcher^ et qu'elle y portât écrit sur son front quelle était une impudique^ une calomniatrice, une meur- trière et une adultère ; qu'elle le conjurait de con- férer avec Dieu là-dessus , et de trouver les moyens de contenter le ciel et sa conscience , sans flétrir rhonneur de la maison impériale et de toute sa postérité par une si honteuse infamie.
Otlion loua la bonté et la charité de sa mère, mais il ne laissa point de passer outre ; il, crut que son devoir ne lui permettait pas de rechercher en ceci des expédients, ni de rien accorder à l'indul- gence et à la compassion. Il fit ce qu'on n'avait point vu dans les siècles précédents , et ce que les siècles du temps à venir ne verront peut-être ja- mais. Sa femme , la maîtresse et la première prin- cesse du monde, par un arrêt effroyable, fut con- damnée à être brûlée publiquement , et l'arrêt fut exécuté.
Cette impératrice infortunée , par le mépris qu'elle fit des conseils d'Adélaïs, se jeta dans l'a- bîme de malheurs le plus affreux où puisse se trouverune princesse. Son mari eût été mis au nom- bre des plus sages et des plus heureux empereurs, s'il eût voulu suivre , en cette funeste occasion, la coutume qu'il avait jusqu'alors religieusement ob- servée, et se conduire par les înaximes qu'il lirait des exemples et des discours d'Adélaïs. Sa précipi- tation à condamner le Comte, malgré les avis de son incomparable mère, l'engagea dans la déplorable et
385 HISTOIRE d'adÉLA.ÏS.
malheureuse nécessité d'envoyer sa femme sur un bûcher, et de h\isser cette éternelle et honteuse tache à sa mémoire. Il fut le fils d'un père qui sera blâmé et méprisé de tous les siècles, pour les ac- tions qu'il fit contre les sentiments d'Adélaïs. Othon-le-Grand est au rang des premiers hommes, et des plus glorieux monarques qui aient paru dans le monde , parce qu'il ne fit et qu'il ne pensa rien qu'il ne communiquât à cette chère moitié de son cœur. Lothaire,son premier mari, retrouva sa cou- ronne en suivant sa femme , qui le ramena sur le trône avec un courage héroïque, par des voies bien dangereuses. Je puis dire sans flatterie qu'il y a peu d'exemples dans Ihistoire, peut-être point du tout , où l'on puisse voir une femme, ou mê- me un homme, qui ait eu le gouvernement de l'état durant cinquante ans , et durant toutes les sortes de troubles qui peuvent agiter un empire ou une cour impériale, et qui n'y ait commis au- cune faute de conduite, ni jamais rien fait ni rien conseillé que très-sagement , et qui, avec tant de sagesse et tant de force, ait eu une si aimable douceur.
Elle ne fut pas insensible à l'afflictton dont je viens de parler : néanmoins, son âme, élevée au- dessus de toutes les choses du monde, ne reçut pas de là le coup heureux qui l'enleva de ce monde. Il y avait longtemps que l'amour affaiblissait les chaînes qui l'attachaient à son corps: ce futlui qui les rompit, et qui, par de saintes maladies, et par de fortes applications de son cœur au cœur de Jé- sus-Christ, fut la véritable cause de sa mort.
Peu de semaines avant qu'elle mourût, elle s'ap- puya sur la conduite de Saint Odilon , d'autant plus fermement qu'elle se sentit proche de la mort, et qu'elle le sut par d'autres connaissances que par des préjugés et des conjectures. Voici ce
iiîiT )iaîL d'\délv.ïs. 38 j
qu'en dit le niciiie Saint OJilon, et ce qu'il raconlo de cette mort précieuse.
Adélaïs, âgée de soixante-et-quinze ans, alla visi- ter ce saint abbé en son abbaye, et elle y demeuni quelques jours. Lorsqu'il fallut se séparer et se dire adieu , après les civilités ordinaires , ils s'en- tre-regardèrent avec attention , et puis , d'un commun accord ou par une correspondance mi- raculeuse , ils fondirent soudainement en lar- mes. Cela vint d'une révélation qu'ils reçurent en même temps, et qui leur déclara la nouvelle, dont Adélaïs fit voir aussitôt qu'elle avait la connais- sance; car baissant la tête , elle prit la robe du Saint, et ayant appliqué son visage à cette robe avec des baisers respectueux : Monfds, lui dit- elle tout bas , souvenez-vous de moi durant vos dévotions , et sachez que voici la dernière fois que je vous verrai des yeux du corps. J' espère que vos frères me feront la grâce de ni aider par leurs priè^ res ; je leur recommande mon âme ^ quand ils ap- prendront la nouvelle de ma mort. Ce furent là les dernières paroles de son adieu , le reste s'acheva par le silence.
Au sortir de Cluny, elle alla droit au lieu qu'elle savait que la Providence avait marqué pour cire le lieu de son repos, et que Saint Odilon n'a point nommé.
Si tôt qu'elle fut arrivée , une multitude infinie de pauvres des villages circonvoisins accourut à l'ordinaire, et s'arrangea dans une grande place pour recevoir ses aumônes. La sainte dame, affai- blie de fatigues et d'ennuis, ne pouvait plus quasi se soutenir : elle ne voulut pas néaimioins se dis- penser de son office, ni mettre son argent entre les mains de quelque autre; elle alla elle-même le distribuer, et recevoir pour la dernière fois la plus douce de ses consolations. Elle ajouta même
23 *
388 HISTOIRE d'adÉLAÏS.
beaucoup à ce qu'elle avait résolu de donner ce jour-là : car voyant plusieurs pauvres en un plus misérable état que les autres, comme elle ne pouvait voir aucune misère sans être touchée , elle leur fit apporter des habits , et elle leur distribua les pe- tites douceurs qu'on avait apportées pour elle.
Le lendemain, comme c'était l'anniversaire de la mort de son fils Othon II, empereur , elle fit célébrer une messe solennelle pour son repos, et elle y assista avec sa dévotion accoutumée , qui était pour lors une contemplation perpétuelle.
Durant la messe, elle fut saisie de la fièvre, et de l'église, on la porta sur le lit. Elle abandonna aux médecins les soins inutiles de sa guérison , et elle ne pensa qu'à se préparer à la mort ; ce fut de la façon la plus exemplaire et la plus chrétienne que puisse avoir jamais fait aucune princesse. Elle était sur son lit comme une victime d'amour im- molée dans des flammes qui ne s'éteignaient point, et qui consumaient son cœur nuit et jour. Ce cœur languissait en soupirant par le mouvement heu- reux de son union parfaite avec Dieu.
On lui administra le sacrement avec les céré- monies ordinaires. Elle reçut la sainte Eucharis- tie et l'Extrême-Onction, et l'on récita devant son lit les Litanies, les Psaumes de la pénitence et les autres prières de l'Église.
Son esprit bienheureux sortit le seizième jour de décembre, en la dernière année et au dernier mois du dixième siècle.
Saint Odilon a fait un très-éloquent éloge de ses vertus ; je le renferme en ces deux paroles : Les femmes qui ne font rie?i qui ?ie doiue être blâmé ^ nont rien lu dans cet om>ra g e qu^ elles ne puissent imiter,
FIN.
TABLE
DES ENTRETIENS, ET DES CHOSES PRINCIPALES QUJ Y SONT CONTENUES.
ENTRETIEN I.
DB L BXISTE.NCB DE DIEC.
DiscocRs sur l'inslinct des animaux. 5
Raisons du relus qu'il faut faire aux athées de disputer avec
eux sur l'existence de Dieu. 1 1 et sitiv.
Quelle est la manière de leur faire connaître la vérité.
18 et suiv. Cette manière, confirmée par l'exemple et parles proposi- tions des Saints Pères, • a4 La même manière, confirmée par l'autorité des saintes Kcrilurcs j et par l'exemple des plus sages et des plus savants hommes de l'ancien Testament, 39 Conlirmée par l'exemple et par l'autorité des plus esti- més d'entre les anciens philosophes, 5i Confirmée par l'exemple et par la conduite des anges , 55 Confirmée par l'exemple de Dieu même. 3() Ahrégé des arguments dont se servent les théologiens et les philosophes pour convaincre les athées. 45 €tsuiv,
ENTRETIEN II.
DB LA MULTITUDE DBS BELIGl0?i$.
ExposiTÏo:^ de la doctrine des athées sur ce sujet. 54
Que leur impiété n'est pas nouvelle. 55,56
lUrutatiou des diverses et contraires propositions qu'ils
avancent pour soutenir leur opinion. 56 cl suiv»
RelutaJion de leur blasphème pire que l'athéisme, que Dii'.u ne défend et ne commatide rien aux hommes tou- chant la religion ni touchant les mœurs. 6S
a3.
3^0 TABLE DES MA.TIÈRES.
ENTRETIEN 111.
DU MVSTÈaE DB LA TBIMTI^.
DiscoDRS sur les marques de la vraie religion, 8a
Que l'éminence de la doctrine chrétienne, et particulière- ment en l'article qui regarde la Trinité, la plus évidente marque de la vérité de la religion de Jésus-Christ. 85
Que les difficultés que les anciens philosophes eurent à prouver dans leurs écoles que Dieu était, vinrent de ce qu'ils ignoraient le mystère de la Trinité. 89
Que, par la connaissance que nous avons de ce mystère, nous expliquons toutes ces anciennes difficultés. 91, 92
Que ce n'est point faire violence à la raison, ni la rendre esclave , que de l'obliger à croire le mystère de la Tri- nité. 95*96
Que plusieurs anciens philosophes , sans y être forcés par aucune obligation , en ont cru tout ce qu'ils en ont pu découvrir dans leurs ténèbres. id.
Que notre connaissance des trois personnes est la solu- tion des difficultés de ceux qui ne connaissaient pas bien leur nombre , leur distinction et leur unité en substance. 102, io3
Que le mystère de la Trinité est représenté dans tous les ouvrages du Créateur, et principalement dans l'homme. io5
Abrégé de l'histoire des mouvements qui arrivèrent dans l'Église au sujet du mystère de la Trinité , et des héré- sies qui combattirent ce mystère. 107 etsuîv,
ENTRETIEN IV.
DU PÉCHÉ OBICINEI,.
Les raisons que se proposent les impies pour se persua- der qu'il n'y a point de péché originel. 1 19 et suiv.
Quiconque nie formellement la vérité du péché originel , s'engage en la nécessité de nier qu'il y ait un Dieu. i22etsuiVc
Réfutation et réponses apportées par les impies aux raisons de la théologie et de la philosophie chrétienne, et tirées de l'état où nous sommes aujourd'hui. 227 et siiîv.
Exposition de la doctrine de l'Eglise touchant l'état au- quel Dieu créa l'homme dans le paradis terrestre. 1^2 et stiiv.
Des desseins de la Providence divine de rendre les hom- mes saints en leur naissance. ti»
Des desseins que Dieu avait médités de rendre l'homme et tous ses enfants impassibles, impeccables et immortels en ce bas monde. i^S
Des moyens qu'il préparc pour réussir en ces desseins. id.
TABLE DES MATIERES. ^(ji
Ccsdesscins, détruits par la malice du démon et par la dé- sobéissance d'Adam. i^y et suiv,
La manière dontle péché d'Adam e3t contracté par les enfants en leur naissance. i5o
Ce môme péché d'Adam source de tous malheurs. i5i
Kaisou pourquoi Dieu a permis ce péché. i53
ENTRETIEN V.
DB L'inCAHîTATIOJÏ DD VBnBE.
La première proposition des impies contre le mystère de l'Incarnation, tirée de la pureté essentielle de la vraie religion. 167
Réfutation et eîcplicalion des difficultés contenues dans leursdoutes, et exposition des principales raisons qui ont touché le cœur de Dieu, et qui lui ont fait concevoir le dessein de racheter les hommes par l'Incarnation de son Verbe. i3j et suîv.
Deuxième difficulté des incrédules , tirée de l'indignité de l'homme, et de l'impossibilité prétendue que Dieu ait tant aimé une si misérable créature. 161 , 162
Réfutation. 162 , iG3
Troisième difficulté tirée de l'ingratitude de l'homme , et du mépris qu'il avait fait de Dieu. i64
Réfutation. i65
Quatrième difficulté tirée de l'impossibilité prétendue que Dieu ait employé un moyen si honteux et si mes- séant pour racheter l'homme, comme est l'anéantisse- ment et lamort de son Fils. 166
flélutation. id,
Ciiiquièmedifficulté tirée de la personne du Verbe, et dé- claration du mystère. 1C9
Les inventions des hérétiques pour sauver l'honneur du Verbe on confessant qu'il s'est incarné. 169 et suiv.
Réponse à la question, s'il n'eût pas été à désirer que l'É- glise se fût abstenue de dire : Dieu est mort ; Dieu a été crucifie^ et se fût conlculée de dire: Le Sauveur est mort.
Réponse à la question , si le Verbe s'est incarné, et s'il est mort pour nous délivrer de nos maux, pourquoi souf- frons-nous, pourquoi mouions-noiis encore? 179
ï)iscours des grandeurs du Verbe incarné, »S3
ENTRETIEN VI.
ABBÉGÉ DE l'hISTOIRE DE KESTOBltS ET d'kUTVCIIEZ.
Nkstoru.'s, appelé à Constantinoplc par Théodose, est fait cvêque de la ville. 196
392 TABLE DES MATIÈRES.
11 fait prêcher, et prêche lui-même son hérésie contre la vérité de rutiion hypostalique et contre la maternité de la Vierge, 197
Émotion populaire contre lui apaisée par Théodose. 198, 199.
yaint Cyrille d'Alexandrie , et quantité d'autres évêques se déclarent contre Ncstorius. 200
Le Pape Célestin le condamne, et envoie à Saint Cyrille le mandement de prononcer l'excommunication. id.
Saint Cyrille lui envoie des évêques pour l'invitera se re- connaître : il les traite indignement. 201
Convocation du Concile général d'Ephèse. 202
Nestorius se transporte a Éphèse ; refuse de se trouver au Concile , traite mal les députés de l'assemblée : il y est condamné. , noù et sulv.
Les joies de la ville d'Ephèse, et puis celles de Constanti- nople j lorsque la nouvelle de celte condamnation y l'ut portée. 2o5
L'empereur Théodose le condamne lui-même et l'envoie en exil. 207
Eutychez, accusé à Constantinoplo, dans un petit synode, d'avoir enseigné qu'il n'y avait qu'une seule nature en Jésus-Christ, et qu'après l'Incarnation, il n'était resté que la nature divine, se défend , et cherche divers moyens pour éviter la coiîdamnaticn. 210
11 a recours au Patriarche d'Alexandiie Dioscore , qui en- treprend sa défense, en haine de l'ancien Patriarche de Coustantinople, qui l'avait condamné le premier. 215
Dioscore demande à Théodose l'assemblée d'un nouveau concile à Ephèse. L'empereur y consent. Les évêques avertis s'assemblent de tous les endroits. 216 et suiv^
Les tumultes et les désordres de ce concile transformé en conciliabule et en assemblée de démons. 217
Le i)atriarche de Constaniînople Flavien y est massacré. 219
Après la mort de Théodose , Saint Léon, Pape, prie Mar- cien, empereur, d'employer avec lui son pouvoir pour as- sembler un autre concile général. L'empereur y con- sent. 221
La ville de Nicée fut nommée d'abord pour être le lieu du concile. Cet avis ayant été changé, la ville de Chalcé- «loine fut choisie. Les évêques s'y assemblèrent au nom- bre de six cents. id.
Dioscour, accusé, convaincu et condamné , non - seule- ment d'hérésie , mais de quantité d'autres crimes énor- mes , dégradé de la prêtrise , de l'cpiscopat et de toutes les charges et fonclioiis ecclésiastiques. 225 et suiv,
Théodoret,nyant fait l'abjuiation de son hérésie neslorien- ne, est absouset reçu à la communion des fidèles. 22G
Les aiticles de la doctrine orthodoxe dressés, et enfin pu- i>lie3 en 1.1 présence de l'empereur. 200, :».3l
TABLE DES MATIERES. 3Q'^
Les articles de la théologie chrétienne touchant le myslcre de l'incarnation , tirén de ces articles. iri
L'histoire des Monothélites. a55
Le concile général, assemblé à Conslantinople sous le Pape Agaton , et l'empereur Constantin Pogonat , les condamnent. • a5G
Macaire, Patriarche d'Antioche , premier défenseur de
cette hérésie, condamné et déposé de l'épiscopat. 206 , 20J
La fourberie du moine Polychronius, qui voulut ressusciter un mort. aôîi
ENTRETIEN VIL
DU SA1>T SACBEMENT.
NoTHE-SKiGj(Eca sur nos autels, l'unique véritable hostie qui fait que notre religion est l'unique véritable reli- gion. 241 et suiu.
Le sacrifice de la messe contient les trois sacrifices dos trois vraies religions. 243
Les avaulages d'une parfaite et dévote communion. aSj
ENTRETIEN VIIL
DE Là FELICITE DES BIE .t HECBECX.
TooTES les anciennes philosophîes inutilement occupées à chercher en quoi consistait la vraie félicité de l'homme. 361
Elle consiste à posséder Dieu et à le voir. 203
La manière de cette vision . et la manière dont nous aime- rons Dieu dans le ciel. 264 et suiv.
La félicité du corps humain dans le paradis , essentielle et accidentelle. a68
Les félicités extérieures. ajo
Recueil de toutes les propositions du discours. 271 et suiv.
Pourquoi J ésus-Christ, qui est venu annoncer de si heureu- ses nouvelles et nous mériter des félicites si désirables et si admirables , est si peu aimé. 2ji
ENTRETIEN IX.
DB LA VHAIB DiVOTlON, BT DB l'aLL1A>CB DE LA VBAIK RKtI- GIO.N AVEC CK BXCELLB.fT NATUREL.
L'occASion de cet entretien. ajS
Propositions , objections et réponses touchant la dévo- tion. 7S2etsuii'. Si les gens d'espiit sont les plus propres à la dévotion, et
Bgi TABLE DES MATIERES.
diverses considéraficms et explications des vérités chrétiennes stir cette question. 29a
Discoui-s sur ces paroles : Infirma munciiet content ptib il ta, etc. 291
Que les perfections d'un excellent naturel ne sont point contraires à la grâce. Recueil des propositions qui doi- vent être avancées et jointes ensemble sur cet article. 39a
Qu'il n'y a point de dii'l'éiend ni d'hostilité entre le bon naturel et la grâce. 293
Qu'il y a entre les deux utje différence inlinie. id.
3']n quoi consiste cette différence. id»
Exemple sur cette vérité. 299
ENTRETIEN X.
SUITE DU PaéCÉOEiVT.
QuK, selon les Saints Pércs,les bonnes actions du bon natu- rel , quand elles sont séparées de la foi de Jésus-Christ ou de la charité divine , ne valent rien devant Dieu. 5oi,3o3
Considérations sur cette proposition, ou diverses maximes avancées là-dessus pour parvenir à une claire connais- sance de la vérité. 3o2 et suiv.
ENTRETIEN XI.
l'histoibe d'adélaïs.
Son extraction, sa naissance, son éducation. 3a4
L'occasion de son premier mariage avec Lothaire,roi d*I-
talie. 325
L'accomplissement et les célébrités de ce mariage. 32-
La révolte des Italiens contre son beau-père et son mari. 328 Leur couronne donnée à Bérenger par les révoltés. 3^9
Son mari veut prendre la fuite et se retirer en France}
elle le retient. id.
Âdélaïs, quoique seule avec son mari dépouillé , ramène les peuples à son parti par la force de son éloquence , de sa sagesse et de sa beauté. 339, 33o
Les deux factions s'accordent, font la paix, et partagent le royaume en deux, dont Lothaire et Bérenger sont les deux rois. 33 1
Bérenger empoisonne Lothaire dans un festin. 532
Les larmes d'Adélaïs. 332
Durant son deuil , et même durant les premiers jours de son veuvage , elle est recherchée en mariage par Adel- bert, fils de ïiérenger. 553
Les réponses généreuses de cette princesse aux ambassa-
I
TABLE DES MA.T1ÈRES. 89 3
deurs envoyés pour cette affaire. 53.J
Adelbert, refusé , vient avec son père pour emporter la princesse par violence et par les forces d'une puissante armée. 535
Ils assiègent la ville de Pavie,où elle s'était renfermée. La ville se défend. id.
Durant le siège, Adelbert, transporté d'amour, se traves- tit , entre inconnu dans la ville, voit la princesse sans se déclarer. id.
La ville se rend après une longue résistance. 53G
La princesse est faite captive. Durant sa captivité , elle est traitée en reine, et sollicitée, par toutes les inventions imaginables, de consentir à aimer Adelbert , mais elle le refuse constamment. 537
On tâche d'emporter son amour, et de l'arracher violem- ment par les tourments. Elle est invincible. 338
On la menace du grand malheur qu'elle pouvait craindre; elle trouve le moyen de s'enfuir en pleine nuit. id.
Elle se retire dans une forêt , où elle passe quelques jours et quelques nuits sans nourriture. 33c)
Sa retraite en la maison de Tévêque de Rhegio. 34o
Par le conseil de cet évêque, elle se retire à Canuse chez Atho, son oncle, évoque de Toscane, ennemi de Béren- ger. 540
Bérenger et Adelbert , avertis qu'elle est à Canuse , vien- nent assiéger la place. 343
Atho et Adélaïs écrivent à Olhon, roi de Germanie , le plus grand guerrier de ce temps-là, et l'appellent au se- cours. 543 et suif.
Othon entreprend cette guerre, et passe en diligence en Italie. 54 i
Bérenger, averti de sa venue, lève le siège et prend la fuite. 345
Othon entre glorieusement dans la ville, et épouse Adélaïs,
345 et aitiv,
Adélaïs, conductrice de l'armée d'Othon , la mène devant Pavie ,où Bérenger et son lils s'étaient retires. 34ô
Ces deux tyrans abandonnent la ville, qui se rend à Adélaïs, comme lont les autres villes de Cc royaume-là. 347
Adélaïs, rétablie en la possession de son royaume , est conduite par Othon eu Allemagne. id.
Tandis qu'ils y sont, Bérenger et Adelbert, poursuivis par l'armée victorieuse d'Othon, y sont amenés et enchaî- nés. 34s
Toute la noblesse de l'Allemagne assemblée dans Aus- bourg, y vit arriver les deux captifs. id.
Ils sont présentés à Adélaïs assise auprès de son mari sur un trùne élevé. id.
Leur harangue à Adélaïs. Les réponses admirables de la
bonne Adélaïs. id. et suiv.
Elle rend, avec la permission de son mari, la liberté aux
39^ TABLE DES MATIERES.
captifi , avec une partie de son royaume. S49
Bérenger et Adelbert se révoltent contre Otlion dans l'I- talie. ■ 35o
Villa, feimne deBérenger,se retire dans une forteresse, yest assiégée par Adélaïs, qui commandait ce siège. id,
"Villa prise et amenée prisonnière à Adélais. La réponse merveilleuse de cette reine aux paroles hardies de la pri- sonnière, id,
Othon couronné empereur dans Rome par le Pape , Adé- lais couronnée en même temps impératrice. 55 1
SECONDE PARTIE DE L'HISTOIRE D'ADÉLAIS,
L'histoire de ce qui arriva touchant le mariage du jeune Othon avec Théophanie, fille de l'empereur de Cons- tantinople. 552
Mécontentements entre les deux impératrices. 356,357 ef5«if. Adélaïs, bannie de la cour , se retire en Bourgogne. 36i
Le mauvais succès de l'empire durant son absence. 363 c< suiv. Adélaïs rappelée à la cour et au gouvernement de l'état. 368 La mort de son fils Othoi\. Son petit-fils Othon Ili monte
sur le trône. 370
Adélaïs, aimée tendiement de ce nouvel empereur, ne peut obtenir son consentement pour se retirer des af- faires de la cour. id. L'ayant obtenu, elle consacre le reste de sa vie aux œuvres
de le dévotion. 372
Ses pèlerinages et ses visites des égli.ses les plus célèbres. 373 Les directeurs de sa conscience. 377
Le malheur arrive durant son absence en la cour et en la maison d'Othon Ili , par la faute scandaleuse et par la mort funeste de la jeune impératrice. 379
Les lettres d'Adélaïs sur ce sujet. 38i
La mort d'Adélaïs. 388
FIN DE LA TABLE.
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