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LETTRE

D' U N

A N 0 N I M E

À MONSIEUR

J. J. ROUSSEAU.

Des Hommes droits ne doivent jamais fermer les yeux à l'Evidence^ ni difputer contre la Vérité, Lettres écrites de la Montagne par J. J. Rousseau p. 273. in 12',

LONDRES^ Chez BECKET et DE HONDT,

MDCCLXyi.

En expofant avec liberté mon fend- ment , j'entends fi peu qu'il fafle auto- rité , que j'y joins toujours mes rai- fons, afin qu'on les pefe & qu'on me ju- ge. Mais quoique je ne veuille point m'obftiner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les pro- pofer; car les maximes fur lesquelles je fuis d'un avis contraire à celui des au- tres ne font point indifférentes. Ce font de celles dont la vérité ou la faulfeté importe à connoitre , & qui font le bonheur ou le malheur du Genre humain.

Lettres écr. d. l. Mont, par J. J. Rousseau/». 107. in il°.

AVIS.

Les Lettres^ dont je donne ici la pré* mière , font le fruit de quelques heures de loijîr & de recréation, 'Je les pu- blie parceque je crois qu'elles pourront être de quelque utilité , ^ que nous contractons en naijfant le devoir de con- tribuer au bien-être du Genre humain.

LETTRE

D' U N

A N 0 N T M E

a' Mr.

JEAN JACQUES ROUSSEAU^

mm mm mm mm mm mm mm mm

MONSIEUR,

fti Vous écrivant cette Lettre je pofe en ï-à\t que vous aimez la Vérité & le Bien Public ; que l'amour de la vérité & le zèle pour le bien public font , fi non les fculs du moins les principaux motifs qui vous ont por- té à écrire &: à publier , entre autres ouvra- ges , celui que vous avez intitulé Du ContraSi Social , ou Principes du Droit Politique , & celui qui porte pour titre Emile vu de VEduca- tion : accordez moi en revanche les mêmes motifs ; & foyez perfuadé , Monfieur , qu'en écrivant & en publiant cette lettre , je n'y fuis porté par aucun autre. Vous peniez que la vérité règne dans les deux ouvrages , que je A viens

% L E r t R E à Mr.

vieiis de nommer : Vous éces perfiiadé qu'en les publiant vous avez rendu fervice au public. Vous voulez qu'en lifant votre Emile , on be- nijfe cent fois V homme vertueux ^ ferme qui ofe injlrmre a'mfi les humains : (*) Vous croyez effmer par ce livre les fautes de votre vie en-' tîère: plein de confiance vous espérez un jour de dire au Juge Suprême : Daigne juger dans ta Clémence un homme foible : y ai fait le mal fur la terre ; mais j''ai publié cet Ecrit. Mon livre ^ dites -vous en parlant du Contrat Social^ efl dans les mains de tout le Monde à Genève , (^ que n' efl -il également dans tous les coeurs! Ce n'efl pas peu prefumer de fon travail que d'en parler fur ce ton: peut- être ne pourroit- on pas s'exprimer plus flatteufement , quand ce fe- roit des ouvrages d'un autre dont on jugeroît: mais comme tout le monde ne s'accorde point fur le mérite des vôtres , cette diverfité de fen- tîmens paroic fournir un fujet digne d'examen. Il en efl: des opinions dans la morale comme dans la médecine. Une m.auvaife Théorie mène à une Praétique peu fure & fouvent dangereufe:

lors- (*) Lettres écr. d. I. Mont. p. i8. àà. în-iï».

JEAN JAQUES ROUSSEAU. 5

lorsqu'il s'agic d'application il cfl: aulTi peu in- difterenc de penfer vrai ou faux ; qu'il eil in- différent à un homme , prêt à fe mettre en voyage , de lavoir les routes. Vous même en parlez ainfi ; " Les erreurs des auteurs font fouvent fort indifférentes ; mais il en eft auffi de domageables , même contre F intention ^, de celui qui les commet. On peut fe tromper au préjudice du public comme au ficn pro- pre; on peut nuire innocemment. Les con- troverfes fur les matières de Jurisprudence ^ de Morale , de Religion tombent fréquem- j, ment dans le cas (*).

Le Contrat Social eft , fi je ne me trompé iau titre , un ouvrage deftiné à éclairer les hom- mes fur les principes du, Droit politique ; con- féquemment defliné à les éclairer fur le droiÉ du Souverain & du Sujet; fur l'étendue du Gou- vernement & de Tobéiffance ; fur le pouvoir du Souverain & celui du Peuple , ainfi que fur d'autres matières qui dépendent de celles-ci, & qui toutes ont une influence immédiate fur le bonheur des hommes. Si votre Théorie efl:

mau-^

(*) Lettres écrites 4e la Montagne p. 9. éd. in la", A 2

4 L E T T R Ë h Mr.

maiivaife ; la pratique en feroic dangereufé. Celle de l'Education dans Emile le feroit égale- ment , 11 votre Emile nous en donnoit une mau- vaife , & qu'on fût tenté de la fuivre. Je vais donc , Monfieur , expofer mes reflexions fur ces deux productions de vôtre plume , en vous priant de ne vous pas arrêter à mon ftile. Je ne fuis pas François. Je ne polTcde pas le gé- nie de leur langue ; & d'ailleurs mon efpric efl: d'une certaine trempe, qu'uniquement flatté par la juftefl^e des penfées, il lui efl: impofllble d'être fatisfait du plus bel arrangement de mots cette jufl:efl^e ne fe trouve pas. Je fais cas & grand cas d'un homme qui penfe bien ; j'en fais peu d'un beau parleur , qui n'a d'autre mérite que celxii de bien cadencer fes phrafes. Or , Monfieur , vous êtes un homyne qui raifonne ( t ) , c'efl: comnic Raifonneur , que je veux entrer en lice avec vous. Je fuis jaloux de votre gloire fur ce point. Je veux jouter avec vous , pour voir qui de noux deux mérite la palme en fait de raifonnemens. C'efl: toujours quelque chofe d'ofer contre un Ecri- vain (î) Lettres écr. d. 1. Montagne p. ii8k

JEAN yjC^UES ROUSSEAU, f

vain de votre force: peut-être me taxera- 1- on de témérité. N'importe 5 n'ayant Vous & moi que la Vérité & le Bien Public pour motifs & pour but , le refte ne doit pas nous embarafîer. Venons au fait & d'abord à vôtre Conîracl Sociak Vous voulez rechercher (*) fi dans i'or- dre civil il peut y avoir quelque régie d'ad- miniftration légitime & fùre , en prenant les hommes tels qu'ils font , & lex loix telles 5, qu'elles peuvent être. " Voilà donc le bue de votre ouvrage j & en y ajoutant : "je tâcherai d'aller toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l'intérêt préfcrit; afin que la jufliice & l'utilité ne fe trouvent point divifées " ; vous indiquez a votre Leéleur une règle que vous tâcherez d'obferver pouc parvenir au but. C'ed donc en particulier d'a- près ce but & cette règle qu'il convient d'exami- ner cette produdlion de votre plume : & que direz Vous , Monficur , fi je vous fais voir , que bien loin d'y fatisfaire , il n'y répond pas plus qu'à tout autre but & à toute autre règle?- 5, l'Homrae efl: libre & par- tout il eft dans

le%

^*) Liv. I. p. I. de l'éd. in 8vo.

A 5

$ LETTRE à Mr.

5, lesfe^s." Voilà les premières paroles d'un Chapirre premier , qui doit contenir le fujet du. premier Livre. Mais qu entendez - Vous , Mon- lîeur, par V homme ejl libre? Entendez - Vous par que l'homme , en naiîTant , pofTède b faculté de faire tout ce qu'il veut? Si cela efl: : non- feulement vous ne prouverez jamais que V homme efl libre 3 mais l'expérience vous prouvera , que l'homme nait dans une extrême dependimce i & la raifon & rexpériencc vous, convaincront , qu'en nailTant , nous contractons des obligatioDS , qui limitent extrêmement la faculté de faire ce que l'on veut , quand on ne confidcrcroit que la relation d'un Enflint à fon Père , à fa Mère , à fes Frères & à fes autres Parens. Dans ce fens donc votre propofîtion ne feroit pas vraye. Si par Vhomme efl U' hre 5 vous voulez fignidcr que la naiffance lui donne le droit d'avoir à bien des égards la fa- culté de faire ce qu'il veut , votre propofition fera vraye ; i"!'"ls alors la fui van te ne le fera pas ; (Il voir que par -tout il efl dans les fers : car être da.n les fers dénote rabfcnce enticro. de la liberté : or, dans les pays les plus despo-

tl-

JEJN JJC^UES ROUSSE JU. 7

nques , la liberté n'eft pas otée à rhomme jus- ques au poinc , qu'il ne puilTe faire , du moins h quelques égards , ce qu'il veut. Si éfre dans les fers doit deligner, ne pas jouïr h tous égards de cette faculté , votre propofition pourra être vraye ; mais alors le fens le plus convenable à vos deux propofirions , reviendra à ceci : L'honi' me efi avec la faculté de faire à bien des égards ce qu'il veut , ts? par -tout cette faculté efi limitée à bien des égards : Eh ! Monfieur ! qui a jamais douté de cette vérité fi fimple? E- toit-ce la peine de nous la prefenter d'une façon à faire naitre une idée toute différente & abfurde niême ? il me femble que bien loin de prendre îes hommes tels qu'ails font , vous les répréfen- tez tels qu'ils ne font pas. " Tel , (dites -vous) ,, fe croit le maître des autres, qui ne laiiïè pas d'être plus efclave qu'eux. Comment ce changement s'eft - il fait " ? Vous fuppofez que ce changement a eu lieu : vous ignorez le ^mmcnt : mais vous croyez pouvoir refoudre la queflion : ^tfefi - ce qui peut rendre ce chan- gement légitime ? En vérité , Monlieur , c'en cfl: trop pour un Philofophe. Vous fuppofez A 4 une

g LETTRE à Mr.

une tninfition de l'état l'homme eji U* hre c'eft-h-dire, de l'état , dans lequel il ne fut jamais prendre le mot libre dans le léns le plus étendu ) à l'état d^être par - tout dans les fers c'efl: - à dire , à l'état dans lequel il n'eft véritablement point prendre les mots dans les fers f dans leur fens naturel): vous fuppo- fez une tranfition , qui , vos propofitions prifes dans un fens convenable , fait pafTer l'homme de l'état il a la taculté de faire à bien des égards ce qu'il veut , à l'état cette faculté eft limitée à plufieurs égards \ & cela s'appel- le 'vouloir chercher^ fi dans V ordre civil il peut y avoir quelque règle d' aàmlniflration légitime l^

Jure , EN PRENANT LES HOMMES TELS

qu'ils sont! Il n'efl: pas étonnant que dans le premier cas vous ignoriez le comment \ mais dans le fécond cas , quoi de plus naturel que d'avoir la faculté dont il eft queftion ici , li- mitée à plufieurs égards lorsqu'on ne la poiTè- de quà bien des égards; l'un emporte l'autre, ce me fcmble.

Cependant le changement , que vous fuppo- fcz , fc réalife par votre plume. Vous deman- dez.

JEAN JACQUES ROUSSEAU, p

diQZ , qui peut le rendre légitime ? Vous croyez pouvoir relbudre cette quelHon ; & après nous avoir fait fentir que la fcrce n'y donne pas cje fondement légitime : Vous ajoutez , ( f ) " mais ,, l'ordre focial eft un droit flicrc qui fert de bafe à tous les autres: cependant, " (conti^ nuez- vous) „ce droit ne vient point de lana- 5, ture ; il ell donc fondé fur des conventions. " Je vous arieterois ici, Monfieur; fi vous ne reconnoiffiez le devoir d'érablir ce que vous venez d'avancer. Voyons donc comment vous y procédez. PafTant h vôtre i'^. Chapitre, qui traite des premicres Sociétés ^ vous dites (t) La plus ancienne de toutes les Sociétés & ,, la feule naturelle eft celle de la famille. Encore les cnfans ne relient - ils liés au ,. père qu'aufii longtems quMs ont befoin de ,, lui pour le conferver. Sitôt que ce befoin ceiïë , le lien naturel fe difibur. Les enfans, exempts de rObéiflànce qu'ils dévoient au père, le père exempt des foins qu'il devoit aux enfans , rentrent tous également dans

,, fin-

(t) Liv. I. Chap. I. p- 4- (|; Liv. I. Ch. II. p. 5. & 6.

A5

10 L E r t R E h Mr.

l'indépendance. S'ils continuent de refter u- nis ce n'eft plus naturellement c'eft volon- ,, tairement , & la famille elle - même ne fe maintient que par convention.

Cette liberté commune efi: une conféquen- ce de la nature de l'homme. Sa première loi eft de veiller à fa propre confervation , fes premiers foins font ceux qu'il fe doit à lui - même , & , fitôt qu'il eft en âge de raifon, lui feul étant juge des moyens propres à le conferver devient par - fon propre maitre. '* De bonne foi , croyez -vous que c'efl éta- bltl" ce qu'on a avancé. Le lien naturel qui unit le père 13 ï^s enfans fe dijfout (dites- vous) des que le lefoin cejfe & ce hefoin efi celui des Enfans pour fe conferver. K moins que vous n'entendiez par befoin de fe conferver , le be- foin de fatisfaire à tous les devoirs naturels dans le fens le plus étendu , jamais vous n'éta- blirez la propofition énoncée ; parceque l'on peut prouver , que dans l'état naturel les en- fans ne peuvent êac exempts de l'obéïiïance qu'ils doivent au père , que dans le feul cas cette obéïflance les engagerait à enfreindre

leurs

JEAN JACQUES ROUSSEAU, u

leurs devoirs moraux. L'Etre fuprcrne , ou Q vous aimez mieux la nature , a établi cet or- dre conftant dans la conlèrvation de refpèce hu- maine , que Thomme naît dans une dépendance & dans des raports & des relations avec d'au- tres hommes , qui fe modifient fuivant l'â^-e ôç les circonftances : fon exiftence & fa conferva- Ùon font liées à l'exiftence & à la confervation de ceux que la nature fait naître comme lui: c'efl: en vain qu'il s'imagine pouvoir anéantir ces raports & ces relations. L'abftraclion eft idéale : la nature lui rapelle fes Loix : elle nie cette liberté commune , dont vous faites une conféqucnce de la nature de l'homme : on pourvoit même, s'il le faloit, vous faire voir, j^onfieur , que la néceffité de travailler au bien des autres , afin de fe procurer à foi - même du bien , exclut entièrement cette liberté. Et pourquoi , Monficur , puisque vous vous êtes impofc la loi de prendre les hommes tels qu'ils font ; pourquoi toucher h l'état de nature ? pourquoi vous figurer l'homme dans une fitua- tion , dans laquelle vous ne pouvez prouver qu'il fut jamais , & dans laquelle fùrcment il

n'eil

ÎZ

L E r r R E à Mr.

n'eft pas? Les peuples fauvages ne fe commu- niquent pas afTez , pourque nous puiffîons nous affurer qu'ils font fans liaifon fociale ; & je doute qu'il s'en trouve parmi eux , qui croyenc que le befoin d'un Enfant ceiïant le lien entre Ton père & lui cefFe. Les Sauvages penfenc mieux , h en juger uniquement par l'exemple de ce nègre , qui s'alla livrer comme aiïafTm afin de délivrer un ancien maître , accufé du fait , & auquel il ne tenoit plus.

Vous femblez approuver la comparaifon qui fait de la famille , le premier modèle des fo- ciétés politiques. Le chef,, (dites» vous) eft l'image du Père, & le Peuple efl: l'image des Enfans : ce qui efl: bien j mais lors- que vous ajoutez & tous étant nés égaux & 5, libres, n'aliènent leur liberté que pour leur utilité ,, } permettez moi de vous le dire , cela efl: mal : pourquoi ? parce que vous faites en ce peu de mots quatre Suppofitions. i «f. ^g tous /ont nés égaux. 2.^, ^ue tous font nés li- bres. Y. ^'ils aliènent leur liberté. 4^. ^'ils m r aliènent que pour leur utilité : parce que vous êtes dans le cas de devoir établir ce que

vous

^EAN JACQUES ROUSSEAU. ï^

Vous avez avancé ; & que pour établir il faut des raifonnemens exaéls & non point de fup- pofitions gratuites. De plus , bienque le chef foit l'image du Père, le peuple l'image des En- fans , il n'en refulte point qu'étant tous nés égaux y libres , ils n"* aliènent leur liberté que pour Vutiliîé : car ce n'eft point parce qu'ils font nés égaux {«f libres , que le Père eft le chef de fa famille : c'efl à caufe que l'ordre confiant de la nature a fait naître l'homme dans un état d'inégalité & de dépendance ; & ce n'efl: point parce que les Enfans n'aliènent leur liberté que pour leur utilité , que le chef efl: l'image du père ; mais c'efl: à caufe de la loi confiante , qui veut que les actes qui fe ra^ portent au tout, ayent l'utilité du tout pour but. Grotius (dites -vous) nie que tout pouvoir humain foit établi en faveur de ceux qui font gouvernés : il cite l'éfclavage en exemple. Sa plus confiante manière de rai- ^, fonner efi: d'établir toujours le droit par le fait. On pourroit employer une méthode 3, plus conféquente , mais non pas plus favora- ble aux Tirans." Et non content de ce trait,

v^us

5)

ï4 L E r r R E à Mr.

vous ajoutez: Il eft donc douteux , félon Grd- tius , û le genre humain appartient à une cen- tainc d'hommes , ou fi cette centaine d'hom- mes appartient au genre humain , & il parole 3, dans tout Ton livre pancher pour le premier ^, svis : c'ell aufli le fentiment de Hobbes. Ainli voilà refpèce humaine divifée en trou- 5, peaux de bétail , dont chacun a Ton chef ^ ^, qui le garde pour le dévorer. " Ce difcours n'eft certainement pas le langage d'un Philo- phe , parcequ*il n'eft pas d'un Philofophe d'ou- trer les penfées d'un Auteur ; de lui prê- ter des fentimens qu'il n'eut jamais ; de le repréfenter comme ayant enfeigné l'abfurdité la plus frappante, dans le tems qu'il enfeigné la vérité la plus fmrple; parce qu'il n'eft pas d'un Philofophe de ridiculifer un Auteur refpectable , dont peut' être on n'auroit pas à rougir d'être l'Ecolier: Voici ce que Grotius dit: (*} On 5, tire un autre argument de ce que difent les 3, Philofophes , Que tout Pouvoir eft établi en 5, faveur de ceux qui font gouvernez & non

pas

(*) Grotius Dr. d. 1. G. &. d. 1. P. Liv. i. Chap» m. §. 8. n«. 15.

JEAN JACQUES ROUSSEAU, if

pas en faveur de ceux qui gouvernent : D'où il s'enfuie , à ce qu'on prétend , que ceux qui font gouvernez font au deffus de ceux qui gouvernent, puis que k Fin eft plus ,, confidérable que les Moiens. Mais il n'efl i, pas vrai généralement & fans reflriclion , j, Que tout Pouvoir foit établi en faveur de 5, ceux qui font gouvernez. 11 y a des Pouvoirs qui, par eux-mêmes, font établis en faveur de ,, celui qui gouverne, comme le Pouvoir d'un Maître fur fon Efclave : car l'avantage que l'Efclave en retirci., efl: d'extérieur ^ d'ac- cidentel ; de même que le profit , que fait }, un Médecin en traitant fes Malades , n'a au- cune liaifon avec l'art de la Médecine. Il y a d'autres Pouvoirs qui tendent à l'utilité mutuelle de celui qui commande & de celui qui obéit , comme l'Autoricc d'un Mari fur fa Femme. Ainfi rien n'empêche qu'il n'y ait des Gouvernemens Civils qui foient éta- blis pour l'avantage du Souverain , comme les Roiaumes qu'un Prince aquiert par droit de Conquête ; fans que pour cela on puifTe traiter ces Gouvernemens de tyranniqucs: la

15

L E r r R E à Mr.

,: Tyrannie emportant une injuftice , félon I'h dée qu'on attache préfenremenc à ce mot. . Il y en peut aulli avoir d'autres , dont l'é- tablilTement ait pour but l'utilité réciproque du Souverain & des Sujets , comme quand un Peuple , qui ne fe fent pas en état de fe défendre foi - même , fe met fous la do- mination d'un Prince puifTant. Je ne nie pas , du relie , que dans 'rétablifTement de la plupart des Gouvernemens Civils on ne 5, fe propofe directement l'utilité des Sujets: & ,, je reconnois pour vrai ce que Cicerom a dit après Hérodote, & celui-ci après Hésiode , ^ne les Rois ont été établis pur rendre Jujîice à chacun. Mais il ne 5, s'enfuit point de , comme on le veut , que les Peuples foient au dcflus du Roi: car ,. les l^uteurs ont été- fans doute établis pour le bien des Pupilles , & cependant la Tu- télé donne au Tuteur un pouvoir fur fou ^, Pupille. On dira fans doute , qu'un Tu- teur , qui adminiilre mal les affaires de fa Tutéle, peut en être dépouillé, & en con- ^, clurre de la , que le Peuple a le même droit

« par

JEAN JACQUES ROUS'SEJU. ty

,, par rapport au Prince : Mais le cas efl: dif- fércnc. Car un Tuteur a un Supérieur , de qui il dépend : au lieu que le Prince n'en j, a point. Comme il ne peut ici y avoir de progrès à l'infini, il faut nécelTairement s'ar- réter à une feule Perfonne ou une feule Af- femblée , qui ne reconnoiOe d'autre Juge , que Dieu. A caufe dequoi Dieu s'attri- buë en particulier le droit de connoitre des péchez que commettent les Souverains , en forte que , tantôt il les punit , quand il le trouve à propos , tantôt il les tolère , pour châtier & pour éprouver le Peuple. C'eft fur ce principe que Tacite dit très -bien: j, // faut fupporter le luxe ou l'avarice des Puijfances , comme on fait les années de Sté- 5 5 rïlité^ les Orages^ ^ les autres déréglemens ,5 de la Nature. Il y aura des Vices , tant 5) q,^^il y (^ura des Homynes: ma:s le mal n'efb ,, pas continuel , £5? on en efl dédo'ûimagé par le bien qui arrive de tems en tems. L'Em- pereur Marc Aurele difoit , ^e les ,5 Magiftrats font les Juges des Particuliers ; les Princes i ceux- des Magipaîs: mais qu^tl

ïg LETTRE à Mr.

3i ^'y ^ ^^^ Dieu, qui fuit k Juge des Priu' 5, ces. 11 y a un beau pafTage de Gregoi- RE de Tours ^ cet Evéque parle ainfî au y, Roi de France : Si queîcun de nous , S i ii e > 3, pa£e les bornes de la Jujîice , vous pu'ue'z. 5, le châtier : mais fi mus les paffez vous-mê- 55 me , qui eji ce qui 'vous châtiera ? ^and 5, nous 'VOUS faifons des repréfenîations , -vous 5, nous écoutez , s'il vous plaît : mais fi vous 55 m voulez pas nous écouter , qui eft - ce qui 35 vous condamnera? Il n'y a que celui .y qui a 55 déclaré qu'ail efi la Jufiice même. PoR- ,, PHYRE mec au rang des maximes de la Secte des EJfériiens , ^e ce n'efi pas [ans 5, une Providence particulière de Dieu que le 55 pouvoir de commander échet en partage à queU 55 ques perfonnes. St. Irene'e die très bien, 55 ^^ ^^^^^ P'^^ V ordre de qui les Hommes 5, naifil'nt , efi celui - même par V ordre de ,5 qui les Rois font étahlis , (^ cela tels qu'il 55 les faut pour les Peuples qu'ils gouvernent. ïl y a une femblable penfce dans les Con- stitutions qui palTent fous le nom de St. Clément: Fous craindrez le Roi ^

55 fi'

JEAN JAC^ES ROUSSEAU, ip

5, fâchant que c'efi Dieu qui Va élâ. Qu'on juge après cela s'il efl: permis de nous dire qii'U eft douteux , félon G^oîîus ^ fi le genre humain apartient à une centaine d'hommes , oic fi cette centaine d'hommes apartient au genr& humain'^ & d'y ajouter encore, ainfi 'voilà fe- fpèce humaine divifée en troupeaux de bétail ^ dont chacun a fon chef ^ qui le garde pour le devvrer-, paroles d'autant plus révoltantes, que Grotius lui-même nous enfeigne , que le pouvoir d'un Maître fur Tes Efclaves efl: limité par les devoirs naturels ; voici comme il s'ex- prime: „ (*) Il y a donc une grande diffé- rence entre la manière dont on peut impu- nément traiter un Efclave , félon le Droic des Gens , & ce que le Droit Naturel pcr- met. Nous avons déjà cité des paroles de Se ne' QUE fur ce fujet. 11 dit ailleurs quel- j, que chofe d'aufll fort. Le Poëte Phile- MON, long tems avant lui, avoit introduic un Efclave reprefcntant à fon Maître, que,

pour

C*) Dr. d. 1. G. &. d. 1. P. Liv. III, Ch. XIV,

§. 1. n. 3. & fuiv.

B 2,

16 LETTRE à Mr.

pour être réduit h cette trille condition, on ,, ne lailTe pas d'être toujours Homme. On trouve dans Mac robe des penfécs tout- à -fait femblables : & tout cela revient à ce beau précepte de Sx. Paul , Maîtres^ ren- de'z à vos Efclaves ce que Je Droit ^ /'£- quité veulent , fâchant qus vous au{Ji ave'.

55

5 un Maître dans le Ci^/;c'eft-à-dire, unMaî- tre qui ne fait foint de difiin£iion de perfon- 55 nés 5 ou qui n'a aucun égard à ces fortes de différences de conditions , comme le dit ail- 5, leurs le même Apôtre , en exhortant par la même raifon les Maîtres à ne pas agir en* 55 vers les Efclaves d'une manière qui ne refpire 55 que menaces. Dans les Constitutions attribuées à St. Clément, Romain , il y 5, en a une , qui défend de commander avec 55 aigreur à un Efclave , de quelque jéxe qu'il 55 [oit. Clément à" Alexandrie veut que nous traitions nos Efclaves comme d'autres nous - mêmes , parce qu'ils font hommes , aufÏÏ bien que nous : & il fuit en cela le 5, précepte d'un Sage juif, qui par la même rai- j, fon , exhorte h en ufer avec eux , comme

avec

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 21

avec un Frère. Mais difons quelque chofe de plus parcicuîier.

Le Droit de vie & de Mort , qu'on at- tribuë à un Maître fur Ton Efclave , donne au premier une efpèce de jurisdi(5lion dome- ^, ftique, il eft vrai: mais il doit l'exercer avec la même intégrité & la môme circonfpec- tion , que les juges établis par autorité pU- blique pour connoître des affaires de tous les Citoiens. C'eft ce que Sene QUEdon- ne à entendre , lors qu'il dit, que, pour la manière d'agir envers un Efclave , // faut 5, voir y non ce qu'on peut impunément lui faire 5, fouffrir , mais ce que permettent V Equité ^ V Honnêteté ^ qui veulent même qu'on épargne les Prifonniers de Guerre , ^ ceux qu'un a achetez. Ce Philofophe dit ailleurs : ,, ^'importe fous la puiffance de qui on fait , ,,7? c'ejt une puiffance fouveraine ? Il fait une comparai fon entre les Sujets & les Efcla- ves , & il pofe poiir maxime , qu'on a le même pouvoir fur les uns , que' fur les au- très , quoique fous différens titres : ce qui cd: très -vrai , par rapport h ce droit de vie

B 3 » &

L E r T R E à Mr.

,, & de Mort , & aux autres chofcs qui en approchent. Chaque Maifon crt à cet égard une petite République^ comme le même Phi- 5, lofophe la qualifie ailleurs ; & après lui , 5, Pline le jeune. Caton ^ le Ccnfcur y qui en avoit la même idée , lorsqu'un de Tes 5, Efclavcs étoit venu à commettre un crime 5, qui lui paroiiïbit digne de mort , ne lui in- fligeoit pourtant la peine du dernier fuppli- ,, ce , qu'après qu'il avoit été condamné , au ., jugement même des autres Efclaves de la ,, Famille; comme nous l'apprenons dePLu- ,., T ARQUE. Et l'on peut comparer avec ce- la des paroles de Job, il fe glorifie d'avoir agi en juge équitable avec Tes Do- 5, m.ediques.

Mais lors même qu'il s'agit de moindres peines , comme de battre Amplement un Efclave , il faut en ufer aufTi avec équité , & même avec clémence. Fous ne Voppri- ,j merez point , vous n'exercerez pas fur lui un empire rigoureux , dit la Loi divine de Moïse ^ en parlant des Efclaves Ifraëli- ^, tes : & on doi: retendre h toute forte d'Ef-

cla-

"JEAN JACQUES ROUSSEAU, i^

,, claves , aujourd'hui que la qualité de Pro-

55 cham neil plus renfermée dans une feule

,, Narion. Voici le commentaire de Phi-

j, LON , juif, fur cette Loi : Les Efclaves ,

., die -il, quelque inférieurs qu'ils foicnt à leurs

55 Maîtres par le malheur de leur condition ,

5, font pourtant de mhne nature qu'eux j ^

,5 félon la Loi de Dieu, la Règle du ju^.ç

5, rCefl pas ce qui vient de la Fortune , mais

55 ce qui con'vient à la Nature. Alnfi les

5, Maîtres ne doivent point abufcr du pouvoir

55 qiiils ont fur leurs Efclaves , pour fatisfaire

55 leur orgueil 5 leur infolence , ^ leur cruau-

55 //. Ce n'efl pas le^ carfl.^cre d'un Ef-prit

,5 doua i^ paifible , 'mais la marque d'un Efprit

55 emporté ^ qui aime à gouverner iyranni'

5, quenient. Est- il jujle ^ difoit un Philo-

jj fophe Paien , de traiter plus rudement des

5, Hommes , qui font fus nôtre puiffance ,

j, qu'on ne traite les Bêtes » dont on efl mai-

55 tre ? Un bon Ecuier n'épouvante pas fon

55 Cheval a force de coups : on rend cet Ani-

55 mal ombrageux {3 yétif ^ ft on ne le flatte

>»•••• ^^^^^ folie , d'avoir honte , hts-

B 4 qu'on

•44 L E r r R E h Mr.

qKon s'emporte contre une Bête de fomme ^ ou contre un Chien -, ^ de ne garder aucu-

, ne retenue envers un Homme de le maltrai' ., ter fans fcrupule en toute forte de manières ? Voila les réflexions judicieufes de Sene'- QUE.. Auiu voions-nous que la Loi de Moïse obligcoic les INÎaîtres h affranchir un Efclave , non feulement lors qu'ils lui avoicnt crevé un oeil , mais encore lors qu'ils n'avoienc faic que lui cafTer une dent; cela s'entend , fans avoir eu un jufte fujet de le châtier.

Les Loix mcme de pîulieurs Peuples avoient ramené aux règles de la vraie judi- ce, dont nous traitons, qui obligent en con- fcience , le droit extérieur , ou de (impie impunité , que le confentement des Nations

. donnoit aux Maîtres fur leurs Efclaves. Car, chez les Grecs , un Efclave qui étoit traité avec trop de rigueur par fon Maître , pou-

, voit demander d'être vendu h un autre. Et parmi les Romains, il étoit permis à un tel Efclave de fe réfugier auprès de la Statue de l'Empereur , ou d'implorer la proteéïion

des

JEAN JACQUES ROUSSEAU, xy

des Gouverneurs de Province , contre un Maître inhumain qui le makraitoit cruelle- ment, ou le fàifoic mourir de faim , ou en ufoit envers lui de quelque autre manière in- jufle & infuportable.

L'H u M A N I T e' veut aufli , qu'on n'exi- ge d'un Efclave que ce qu'il peut faire rai- fonnablement , & qu'on ait égard à fa fanté. C'étoit une des raifons , pour lesquelles le ,, Sabbat fût inflitué : la Loi de Moïse vou- ,, loit par donner aux Efclaves quelque re- lâche de leurs travaux.

Les fages Paiens ont pratique & reconi- mandé cette modération. Une Femme Phi- lofophe , de la Sefte de Pythagore , donne pour maxime , ^'un Maître jufle (^ rai- fommbk doit traiter fes Efclaves de telle 5, manière , qii'ils ne f oient ni accablez dJ'un 5, trop grand travail ^ ni incapables de fervir, ,. faute des chofes neceffaires à la vie. Voici ce que dit Pline, le jeune ^ en écrivant à fon ami Paulin : Je vous avouerai ma, 5, douceur pour mes gens ,. d"" autant plus fran^ chement que je fai avec quelle bonté vous B 5 îrai"

z6 LETTRE à Mr.

traitez, les vôtres. J'ai toujours dans /V» ^^ fprit ce vers <^'IIome're:

7/ avoît pour fes gens une douceur de Pèrt.

5, Et je n'oublie point le nom de Père de famille , que , parmi nous on donne aw^ 5, Maîtres. Se'neqjlje remarque auiîl , que 5, c'étoic pour infpirer aux Maîtres de tels 5, fentimens , & pour adoucir ce que le mot 5, à'Efda've renferme d'odieux , qu'on avoit appelle le Maître Phc de famille ; & les Efclaves, les Gens de la Famille. Quelques 5, Pères de l'Eglife , T e ii t u l i e n , St. J e'- ROME, St. Augustin, ont tiré la me- 5, me conféqucnce de ce nom de Pire, de Fa~ mille y dont les Maîtres les moins raifonna- j5 blés fe faifoient honneur.

,, Le Grammairien Servi us a fait une 5, femblable remarque, h foccafion du mot à'En- fans dont on fe fervoit pour appelîer ou pour défigncr les Efclaves. Les Heracléo- 35 tes donnoient à leurs Efclaves Maryandiniens jj le nom de Donataires , pour adoucir ce que 5, le titre d'Efclave a de j agréable , comme j, le remarquoit Callistrate , ancien

3, Scho-

"JEAN JACQUES ROUSSEAU. 27

,, Scholiafîe Grec du Poëte Aristophane. 5, Les anciens Peuples à' Allemagne regardoient leurs Efclaves comme des Fermiers, & Ta- 5, CITE les en loue.

Je tranfcris ces pafTages en entier, non feu- lement pour faire voir la difparité de la doc- trine de ce célèbre Auteur avec ce que vous lui imputez , mais en môme tems pour faire juger du fondement fur lequel vous le traitez fi cavalièrement , & même , fi je puis le dire , avec indécence. Que juger de vos lumières & de votre favoir , fi c'efl: h Tignorance que nous devons attribuer les faux pas que vous faites ici ? & que dire de votre intégrité , fi n'ignorant point les fentimens de Grotius vous lui en fuppofez , qui choquent le bon fens?

jMfc pcnfcz point , Monfieur , qu'en Vous ccnfurant , je veuille garder le filence fur ce que je trouve de bien dit dans votre Contrati- focial. Le Chapitre III. qui traite du Droit (lu plus fort n'efi: pas mal : il fait fentir ce que d'autres ont prouvé & qu'on ne peut trop re- préfcnter aux hommes , favoir que la force

étant

iS L E r r R E à Mr.

étant de fa nature une qualité phyfiqUe , elle ne peut fonder un droit; attendu que le droit ne fe fonde que fur une faculté morale. On peut recommander ce Chapitre a ceux qui pré- tendent à l'empire des mers.

Il en eft du mot Efcla'vage , qui fait le fa- jet du Chapirre fuivant , comme de celui de Liberté : fuivant le fens plus ou moins étendu qu'on lui donne ce qu'on en dit , efl: vrai ou faux. C'eft donc bien encore ici , qu'on pour- roit vous reprocher de n'avoir pas fuivi une règle de Logique , que le plus célèbre des Auteurs latins recommande fi fortement : en effet , pourquoi ne pas expliquer ce que vous voulez qu'on entende par le mot efcla'vage. Vous blâmez dans Qrotius l'ufage des mots équivo- ques ; comment , Monficur , n'avez - vous pas penfé à éviter le défaut que vous lai trotvez? Combien ne le font pas ceux , par lesquels vous commencez ce Chapitre ? Qu'efl: , par ex. T autorité naturelle ? & qu'entendez -vous par autorité légitime ? Que de défauts dans le rai- fonnement , par lequel vous avez voulu prou- ver que les conventions font la hafe de touU

au'

JEAN JAC^ES ROUSSEAU, ip

aatoritê légitime parmi les hommes ? 11 faut en deviner la majeure ; & les termes de la conclufion ne s'accordent point avec ceux de la mineure : mis en forme , il revient à ceci. Puisque aucun homme n'a de la nature une au' iorité fur fonfemblable j y puisque la force ne la lui donne pas , refient donc les conventions pour hafe de cette autorité. Vous n'avez pas prouvé la première de ces propofitions , & on pourroit Vous demander encore la preuve de celle que vous foufentendez ici : favoir que V autorité ^ ne réfultant ni de la nature , ni dt la force , doit ne'cessairement avoir. POUR BASE LES CONVENTIONS; On ne le feroit point fans raifon , puis qu'on peut in- diquer d'autres fondemens pour cette autorité , qui paroifTent & néceffaires & légitimes. Au relie , fi cette réflexion confirme , que vous auriez pu mettre plus d'exaclitude dans votre Ouvrage ; que vous auriez le faire , fi vous avez cru le compofer pour l'indruétion du pu- blic ; il eft plus fenfible encore , que ces pe- tits défauts dans les prémifles pouvant en oc- cafioner de très - grands dans les conféquen-

ces.

50 L E r r R E à Mr.

ces , & par induire le publie moins inftruit en erreut, doivent être très foigneufenient évi- tés. Moins négligeant à cet égard , vous ne vous feriez pas expofé à la réponfe , qu'on peut Vous faire aétuellemcnt fur le reproche donc vous chargez ceux qui Vous critiquent. Vous les accufez de vous attaquer à la faveur de quelque équivoque ; que leur méthode favo- rite eji d'offrir avec art des idées indetermi' Tues: Eh! s'ils Vous difent , Monfieur, il n'a tenu qu'à Vous de fixer les vôtres & de préve- nir notre erreur: que leur répondriez - vous ? Vous revenez à G r o t i u s : vous le critiquez ; & votre critique me parole d'autant plus dé- placée , qu'elle n'a d'autre bafe que le fcns ambigu des mots Liberté & Efclavage : Voyons fi j'ai tort & comparons vos paroles à la doc- trine du Jurisconfulte hollandois. Voici com- me vous vous expliquez à fon fujct. Si un particulier , dit Grotius , peut aliéner fa li- jj berté & fe rendre efclave d'un maitrc , pour- quoi tout un peuple ne pourroic - il pas alié- ner la fienne & fe rendre fujet d'un roi ? 5, U y a bien des mots équivoques qui au-

55 roienc

JEJN JJC^UES ROUSSEAU. 3!

5, roicnc befoin d'explicacion , mais tenons-nous 5, en à celui à' aliéner. Aliéner c'ell donner 55 ou rendre. Or un homme qui fe faic efcla- ,5 ve d'un autre, ne fe donne pas, il fevend, tout au mdins pour fa fubliftance : mais un 35 peuple pourquoi fe vend-il? Bien loin qu'un 35 roi fourniire à Tes fujets leur fubfiftance , il ,3 ne tire la fienne que d'eux , & félon Rabe- 33 lais un roi ne vie pas de peu. Les fujets ,3 donnent donc leur perfonne à condition 5, qu'on prendra auffi leur bien ? Je ne vois 33 pas ce qu'il leur refte à conferver.

j, On dira que Je defpote aiïure à fes fujets 5, la tranquillité civile. Soit ; mais qu'y ga- 3, gnent - ils , fi les guerres que fon ambition ,3 leur attire , fi fon infatiable avidité , fi les 55 vexations de fon miniftère les défolent plus 5, que ne feroienr leurs diflentions ? Qu'y ga- 35 gnent- ils, fi cette tranquilité ' même eft une 35 de leurs mifères ? On vit tranquille auflî 3, dans les cachots ; en eft -ce aflez pour s'y ,5 trouver bien ? Les Grecs enfermés dans ,5 l'antre du Cyclope y vivoient tranquilles, en 3, attendant que leur tour vint d'être dévorés.

Dire

52 L E r f R E à Mr,

Dire qu'un homme fe donne gratuite* 3, ment , c'eft dire une chofe abfurde & in- 3, concevable ; un tel aéle eft illégitime & 5, nul, par cela feul que celui qui le fait n'eft pas dans fon bon fens. Dire la même cho- fe de tout un peuple , c'eft fuppofer un 3, peuple de foux : la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourroit s'aliéner lui-mê- 3, me , il ne peut aliéner fes enfans ; ils naiflent 35 hommes & libres ; leur liberté leur appar- ,, tient , nul n'a droit d'en difpofer qu'eux. Avant qu'ils foient en âge de raifon , le pè- 3, re peut en leur nom ftipuler des conditions 33 pour leur confervation , pour leur bien être; 3, mais non les donner irrévocablement & fans 33 condition ; car un tel don eft contraire aux 3, fins de la nature & palfe les droits de la 33 paternité. Il faudroit donc pour qu'un gou- ,3 vernement arbitraire fut légitime , qu'à cha- 33 que génération le peuple fut le maitre de 3, l'admettre ou de rcjetter : mais alors ce 3, gouvernement ne feroit plus arbitraire.

„RenoEicerk fa liberté c'eft renoncer à fa qua- ,5 lité d'homme , aux droits de l'huiKanité , même

"JEAN JAC^ES ROUSSEAU. %l

à fes devoirs. II n'y a nul dédomagement ^ pofiible pour quiconque renonce à tout. ,, Une telle renonciation eft incompatible avec la nature de Tbomme , & c'eft ôter toute moralité à fes actions que d'ôter toute 11- ,j bcrté h fa volonté. Enfin c'eft une conven- tion vaine & contradidoire de ftipuler d'u- ne part une autorité {ibfolue & de l'autre une obéïirance fans bornes. N'eft-il pas clair qu'on n'eft engagé à rien envers celui 5, dont on a droit de tout exiger , & cette feule condition fans équivalent fans échange 3, n'entraine-t-elle pas la nullité de l'afte ? 5, Car quel droit mon efclave auroit-il contre moi , puisque tout ce qu'il a m'appartient, ,, & que fon droit étant le mien ce droit de 5, moi contre moi-même eft un mot qui n'a aucun (ëns? "

Voici comme parie G rôti us au J. 8. du Chap. lil- de fon i«. Liv. du Droit de la Guerre ^ de la Paix : Ici il faut d'abord rcjetter l'opinion de ceux qui prétendent , 5, que la Pu'Jfance Souveraine appartient toû- ,3 jours ^ jam exception au Peuple , en forte

C ,3 ^u il

14 LETTRE à Mr,

,, qu'il aie droic de reprimer & de punir les 55 Rois , toutes les fois qu'ils abufenc de leur au- 5, toricé. Il n'y a poinc de perfonne fage & 55 éclairée qui ne voie, combien une telle pen- 5, fée a caufé de maux , & en peut encore 55 caufer , fi une fois les efprics en font bien 55 perfuadez. Voici les raifons dont je me fers, 55 pour la réfuter.

55 11 efl: permis à chaque Homme en parti-

,5 culier de fe rendre Efclave de qui il veut ,

.55 comme cela paroît par la Loi des anciens

35 Hébreux 5 & par celles des Romains : pour-

55 quoi donc un Peuple libre ne pourroit-il

55 pas fe foûmcttre à une ou plufieurs peribn-

,5, nés , en forte qu'il leur transférât enticre-

55 ment le droit de le gouverner , fans s'en

55 referver aucune partie ? Il ne ferviroit de

55 rien de dire , qu'on ne préfume pas un

transport de droit fi étendu : car il ne s'a-

git point ici des préfomcions fur lesquelles

55 on doit décider dans un douce , mais de ce

55 qui peut fe faire légitimement. En vain

,5 auflî allègue - 1 - on les inconvéniens qui nais-

^ fent Q\x qui peuvent naitre de : car on ne

5, fau-

JEAN JAQ^^UK^' ROUSSEAU, ^

fauroic imaginer aucune forme de Gouvcrne- mène qui n'aie Tes incommoditcz , & d'où il ^^ n'y aie quelque chofe à craindre. Ou il faut 5j prendre le bien avec h mal qui raccompagne^ ou il faut renoncer à l'un ^ à Vautre^ ainfî 5, que porte un mot de l'ancienne Comédie. Comme donc, entre plufieurs genres de Vie 3, les uns meilleurs que les autres , il eft li- ,, bre à chaque perfonne d'embrafTer celui qui lui plaît, de même un Peuple peut choifir telle forme de Gouvernement que bon lui 5, femble ; & ce n'eft point par l'excellence d'une certaine forme de Gouvernement , fur quoi les opinions font fort partagées , qu'il 35 faut juger du droit qu'a le Souverain fur fes Sujets 5 mais par l'étendue de la volonté de 35 ceux qui lui ont conféré ce droit,

55 Or il peut y avoir plufieurs, raifons qui .55 portent un Peuple à fe dépouiller entièrc- 5, ment de la Souveraineté , & à la remettre 55 entres le mains de quelque Prince, ou d'un 35 autre £tat : par exemple , lors que fe voiant 55 fur .le point .de périr , il neiouye pas d'autre ^5 moien pour fc confervçr ; ou lois qu'étant C 2 prefli

)6 L E T 7 R F à Mr.

pteiïe d'une extrême difette , il ne lui refte

que cette refTource pour avoir de quoi fub-

fifler. C'efl: ainfi qu'autrefois les Campa'

,j nois , étant réduits à l'extrémité , par leurs

Ennemis, fe donnèrent au Peuple Romain^

,5 avec leur Ville de Capouë , leurs "Terres ,

,, leurs Temples , ^ tous leurs Droite divins

y humains. II y eut même des Peuples ,

5, qui voulant fe mettte fous la domination des

5, Romains , en furent refufez , comme Appien

5, le raconte. Et , dans ces derniers Siècles ,

les Vénitiens n'en ont pas voulu non plus

5, recevoir d'autres , qui les prioient inftamment

3, d'être leurs Maîtres. Pourquoi donc un Peu-

, pie ne pourroit-il pas fe foùmettre de cette

3, manière à une feule perfonne , ^ un puifTant

3, Prince ? Il peut arriver aufli qu'un Père de

5, famille, qui polfède une grande étendue de

Terres, n'y veuille recevoir que ceux qui fe

^, Yéfoudront à dépendre abfolument de lui; ou

',, que quelqu'un aiant un grand nombre d'Ë-

3, fclaves, les afFranchiiïe à condition qu'ils le

5, reconnoîtront pour leur Souverain & qu'ils

j, lui paieront des tailles & des impôts. Telle

?5 étoic

JEJN yjC^UES ROUSSEAU. 3^

5, étoit à peu près, au rapport de Tacite, 5, la condition des Efclaves parmi les anciens 5, Germains : Chacun , dit - il , a fa mai/on ^ ,5 fon ménage à part. Le Maître lui deman- de^ comme à un Fermier ^ ce qu''il veut avoir de Grain ^ ou de Bétail^ ou d'Etoffes: après. a,- quoi VEfclave n'eji tenu à rien.

55 Ajoutez à cela , que , comme il y a des 5, Hommes qui, félon Aristote , font na- turelkment Efclaves^ c'eft-àdire, propres à TEfclavage : il y a auffi des Peuples d'un tel 5, naturel , qu'ils favent mieux obéïr , que 5, commander. Les Capadociens femblei^ s'être 5, reconnus tels , puisque , quand les Romains leur offrirent la liberté, ils la refufèrent, di- fant qu'ils ne pouvoient vivre fans Roi. Phi- 55 LosTRATE , dans la Fie d' Apollonius , 55 foûtient qu'il faudroit être bien fot pour vou- loir procurer la liberté aux Tbraces , aux 3, MyfienSj aux G et es , puis qu'ils ne l'aiment pas, & qu'ils n'en fauroienc pas gré.

Quelques uns encore ont pu être portez h

transférer au Souverain un pouvoir abfolu par

l'exemple de certaines Nations , qui , pendant

C 5 5, plu«

^S L E T T R E h Mr.

5, plufieurs fîècles , ont vécu afTez heurcufe- 5, ment fous une domination entièrement dcspo- tique. TiTE LivE remarque, que les Vil- 5, les qui àc^Qnào\Qwi d^Euméne n'auroient pas ' changé Jeur condition avec celle d'aucune 5, Répuplique.

Quelquefois auiïi la fituation des affaires publiques eft telle , que l'Etat femble être 3, perdu fans refTource , fi le Peuple ne fe foù- 55 met déformais h la domination abfoluë d'un 5, fcul homme. C'ert ce que plufieurs perfonnes 55 fages & intelligentes ont remarqué au fiijct 55 à^X^ République Romaine^ de la manière j5 que les chofes y alloient du tems à^ Augufle. "

Eh bien , Monfieur ! avez - vous préfen- les idées de Grotius comme elles font? cft - il queilion d'examiner ici fi un Roi m n)it pas de peu ; fi les guerres d'un ambitieux peuvent defoler un peuple plus que ne le feraient leurs dijfenfions ? La qucftion ell , fi un peuple a droit de fe foûmettre à une autorité? Or efl:- ce prouver la négative que de fe répandre en déclamations qui préfcntent le mauvais côté d'un Gouvernement despotique: eft-ce en accumu-

lanc

JEJNJJC^UES ROUSSEAU, 7,9

lant des aflertions vagues & indéterminées qu'on la prouve ; efl-ce en donnant un fens arbitrai- re à un mot qu'on le fait ? non : c'efl: après avoir fournis une bonne demonilration du fentiinent qu'on a adopté & après avoir montré l'erreur dans les argumens contraires , qu'on peut dire s'en être acquité. Or de tout cela ni ombre ni trace dans ce que vous oppofez à Grotius. Aliéner^ c'efl; -^ dites vous , donner ou 'vendre. D'où prenez -vous, Monfieur , cette définition très-incomplette, & qui ne convient abfolument point ici ? Aliéner dans la fignificatidn la plus générale eft transférer un droit } BriJJon & Ferrieres vous l'apprendront fi vous l'ignorez : ce n'efl: pas feulement en vendant ou en don- nant qu'on transfère un droit , mais on le fiit de différentes manières , comme' vous pouvez en- core vous en convaincre dans les premiers éle- mens de Droit qui Vous tomberont fous la main : mais puis qu'il s'agit ici d'une querelle que Vous faites h. Grotius , paiïbns le peu d'intelligence avec laquelle vous avez déterminé le fens d'aliéner , & voyons fi vous n'êtes pas plus repréhenfiblc encore par un autre en- C 4 droit.

;^o L E T T R E à Mr,

droit. G R o T I u s dans le pafTage , il com- pare le droit de l'homme à celai d'un peuple, relativement à l'abdication de la liberté , que nous venons de rapporter , & que vous avez fans doute eu en vue , ne fe fert pas du mot aliéner^ pourquoi donc le lui prêter ? " Il eft 3, permis , ( dit - il ) h chaque Homme en 3, particulier, de fe rendre Efclave de qui il 5j veut, comme . . . pourquoi donc un peu- 5, pie libre ne pourroit-il pas fe foûmectre à 5, une ou plufieurs perfonnes , en forte qu'il 5, leur transférât entièrement le droit de le gou- verner ? " Il n'y a point d'équivoque dans ces paroles ; fi vous en trouvez dans celles que vous y fubflituez , ce n'eil pas la faute de Gr 0TIUS5 il ne parle point d'aliéner^ & qui plus ell , dans l'endroit , oii ce favant homme parle de V aliénation d'un peuple , il explique ce qu'il fiut entendre par le mot aliéner ; de forte que s'il s'en fut fervi dans celui que vous attaquez, vous n'auriez, pour le rcfatcr, pu le prendre dans un autre Ïqws qu'il ne le fait. (*j

Mais"

(*) Grotius Dr. d. j. G. & d. 1. P. Liv. I, Ch. 111. 5. 12.

JEJN JACQUES ROUSSEAU. 4^

Mais" (dit cet illuftre Ecrivain) " à propre- ment parler, quand on aliène un Peuple, ce ne 5, font pas les hommes dont il ell compofé , que l'on aliène ^m^\s le droit perpétuel de les gou- 55 verner,conriderés comme un corps de Peuple. Ainfi , Monfieur . Vous flu'tes dans une pério- de très -courte , trois bévues groffières & impar- donnables dans un Ecrivain même de la plus balTe clafTe. i«. Vous cenfurez dans un Au- teur une exprefllon qu'il n'a pas employée, z*. Vous donnez pour équivoque un mot qui ne l'eil: point dans l'ouvrage de celui que vous cenfurez. 3*. Vous limitez le fens de ce mot contre la fignifîcation ordinaire & généralement adoptée. Au relie pour prévenir que vous ne m'accufiez d'avoir pris d'autres pafTages que ceux que vous avez eus en vue , je prendrai Ja liberté de Vous repréfenter , qu'il n'a tenu qu'à Vous , Monfieur , de les indiquer , & de pré- venir par cette exaftitude, qu'on a droit d'exi- ger de tout Ecrivain qui en attaque un au- tre , les remarques que je viens de faire : après cela on n'a qu'à Vous nier, que, quand chacun purroit s'aliéner lui - même , il ne peut . C 5 aUé-

-j^z L E r T R E à Mr:

aliéner [es enfans -, que V aliénation eji contrai^ te aux fins de la nature 13 p<^Jfe les droits de la paternité > & toutes les autres propofitions qive vous prenez la peine d'avancer, fans vous donner celle de les prouver : ce quf , à la vé- rité , eft très - facile , mais qui n'eft point du tout y dans le caraftère d'un homme qui rai' fonne. Renoncer à fa liberté c" eft ^ dites -vous, renoncer à fa qualité d'homme , aux droits de Vhumanité , même à fes devoirs. Eh , mon cher Monfieur , comment le prouvez - vous ? // n'y a nul dédomagement pofjîble pour quiconque renonce à tout, ajoutez -vous. Par prouvez- vous encore que celui qui renonce à la liber- té, renonce à tout? Le même raifonnement me fera prouver que jamais homme ne doit fe ma- rier , ni même contracter quelque lien d'amitié, ou autre engagement quelconque , parce que , fuivant Vous , celui qui renonce è la liberté , renonce à tout. La rétorfion n'eft pas jufte , me direz - vous : je parle d'un fait qui ôte toute liberté à la volonté. Mais ce n'eft pas d'un tel fait que G r o t i u s parle : vous fuppofez à l'il- luftre Auteur un fentiment abfurde : feroic-ce

pour

JEJN'JJC^ES ROUSSE JU. 45

pour avoir le plaifir de Vous égayer à fes dé- pends ? cela efi:- il honnête? quand Groti us parl-e de Maître (Scd^Efclave, il n'exclut pas de CCS deux états les droits & les devoirs de l'hu- manité ; & il n'eft pas en ce fens quelîion d'u- ne abfence totale de liberté , mais d'une li- , berté , limitée autant qu'elle peut l'être par le fait humain: la queflion de Groti us, nous l'avons déjà indiqué , fe réduit à favoir fi un peuple n'a pas en foi le pouvoir & le droit de fe mettre dans un tel état ? d'abord il fuppofe un motif; & il propofe le choix entre deux maux: fa décifion eft , pourquoi un peuple ne pourroit-il pas choifir un mal qui lui paroit moindre, ainfi que le fait un homme ? Il n'efl: pas queftion , fi Monf. J. J. R 0 u s s e a u ai- mcroit mieux mourir que de renoncer jusqu'à ce point h la liberté: un autre pourroit préfé- rer la mort h l'état de Secrétaire chez un Ara- baflTadeur , parce qu'un Secrétaire n'efi: pas li- bre ; mais cela ne décide point du droit que chacun a, ni de celui qu'un peuple peut avoir fur lui - même. " N'cfl: - il pas clair (dites-vous), qu'on n'efi: engagé à rien envers celui dont'

on

)^ LETTRE à Mr.

, on a droit de tout exiger " ? Voilà encore de ces mots équivoques qui prêtent un double fens : on diroit que vous prenez plaifir à ten- dre des pièges à vos Lefteurs. D'abord , Mon- fieur , il cft impoiïible d'imaginer un état d'hom- me h homme, dans lequel l'un ne foit engagé k rien à l'égard de l'autre : Grotius ne Vous accorderoit point cette propoficion , même dans l'état du plus grand efclavage ; parce que ce grand génie étoit trop éclairé pour ne pas fa- voir qu'il y a des obligations & des devoirs qu'il efl: impoffîble d'anéantir; & par cette mê- me raifon il Vous nieroit la féconde propofi- tion , favoir qu'il puifle y avoir un droit de tout exiger. Il Vous eut allégué ce beau pafTage des Inftitutes : ^idquid divina pj'cvidentia confti' tutum efi , id femper manet firmum 13 immu" tabile. Pour cenfurer Grotius il faudroit commencer par l'entendre. Vous n'êtes pas au fait de fa doclrine : en voici une nouvelle preu- ve. " Grotius & les autres " (dites -vous} tirent de la guerre une autre origine du pré- tendu droit d'efclavage. Le vainqueur ayant, 55 félon eux, le droit de tuer le vaincu, celui-

ci

JEJNJJC^UES ROUSSEAU, ^f

5, ci peut racheter fa vie aux dépens de fa li- bercé; convention d'autant plus légitime qu'ai- le tourne au profit de tous deux.

Mais il eft clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne réfulte en aucune ma- nière de l'état de guerre. Par cela feul que les hommes vivant dant leur primitive indé- pendance n'ont point entre eux de rapport clTez conrtant pour conftituer ni l'état de paix ni l'état de guerre, ils ne font point naturellement ennemis. C'efl le rapport des chofes & non des hommes qui conftituent la guerre , & l'état de guerre ne pouvant naître des (impies relations perfonelles , mais feulement des relations réelles , la guerre pri- vée ou d'homme à homme ne peut exifter, ni dans l'état de nature il n'y a point de propriété confiante, ni dans l'état focial , tout ell fous l'autorité des loix. " // efi clair^ fuivant vous , que le prétendu droit de tuer les vaincus wc réfulte €n aucune manière de Vétat de guerre : Ce clair efl chez moi très - obfcur. Des Savans du premier ordre , entre autres Bvnc- KBRSHOEK célèbre Jurisconfulte hoUandoîs,

fou»

55 55 55 55

15 55 ?? â> 55 55

4(î LETTRE à Mr,

foutiennent que le droit contre un Ennemi va à •l'infini; & ce droit comprend furcment celui de tuer les vaincus : mais fans rechercher fi ce fen- liment eft fondé ou non , voyons fi c'eft celui de <ÎROTius, & fi cet excellent Ecrivain tire de la. guerre V origine du droit d' efdcivage 3 en un mot s'il fait le raifonnement que vous lui attri- buez. Il commence le Chapitre Vil. de fou llle. Livre du Droit de la guerre & de la Paix, il traite du droit qu'on a fur les Prifonniers de guerre , par ces paroles : " Naturellement , , c'eft - à - dire , indépendamment de tout fait humain , ou dans l'état primitif de la Na- ture Humaine, aucun Homme n'eft Efclave^ j,, comme nous l'avons dit ailleurs. Et c'eft encefens qu'on peutfort bien admettre ce que 3, difent les Jurisconfultcs Romains, que l'Ef- .5, elavage eft contraire à la Nature, il ne •„ -répugne pourtant pas à la Jullice Naturelle, ,^ que des Hommes deviennent Efcbî/es par -5 un fait humain , c'eft -dire, eu vertu de •5,' quelque convention , ou par une fuite de •^, quelque Délit ; ainfi que nous l'avons auiTi rj)5 remarqué ailleurs,

,, Par

JEANJAC^ES ROUSSEAU. 47

Par le Droic des Gens , donc il s'agit l'écabJifTenienc de l'Efclavage s'étend un peu plus loiH, & par rapport aux perfonnes, & par rapport aux effets. Car , à l'égard 'des perfonnes , ce ne font pas feulement ceux 5, qui fe rendent, ou qui fe foûmettent eux- mêmes h l'Efclavage par une promelTe , qui font reputez Efclaves , mais tous ceux gé- néralement qui fe trouvent pris , dans une Guerre Publique & en forme , c'efl-à-dîre, du moment qu'on les a menez dans quel- que lieu , dont l'Ennemi eft maître , corn- me le dit le Jurisconfulte Pomponius.

Et il n'eft pas nécelTaire, que ceux qui de- viennent ainfi Efclaves l'aient mérité par quel- que faute : quiconque efl pris , a le même fort, fans en excepter ceux qui fe font mal- ,5 heureufement trouvez fur les terres de l'En- nemi dans le tems que la guerre s'eft éle- vce tout d'un coup , comme nous l'avons ,, dit ci delTus.

C'eft ce que témoignent les anciens Au* teurs. PoLYBE parlant d'une perfidie hor- 3, rible , dont les Mantinéens s'écoient rendus

coii"

48 L E r t R E à Mr,

5, coupables envers les Achéens dit , que les premiers m feroient pas ajfez punis , fi on les vendoit , a'vec leurs Femmes (^ leurs en- fans , comme Prifonniers de Guerre , puis' 35 que , félon les Loix de la Guerre , les plus 5, innocens font expo fez à tomber ainfi dans VEf» 5, clavage. D'où il arrive , comme le remar- 55 que Philon , jtiif, que plufieurs perfonnes 55 d'une très 'grande probité ^ perdent leur //- 55 herté naturelle par divers accidens. Dion 55 de Prufe met au rang des différens titres de 55 Proprié ce , la capture qu'on fait d'un prifon- nier de Guerre , qui devient par Efclave. 55 Oppien dit, qu'emmener des Enfans pris à 55 l'Ennemi , c'efl: la Loi de la Guerre.

5, Bien plus : & ceux que l'on prend Pri" 55 fonniers de Guerre , & leurs Defcendans à 55 perpétuité , font réduits à la même condf- 55 tion , c'efl - à - dire , ceux qui naiflent d'une 5, Mère Efclave , depuis fon efchvage. Car 55 ils appartiennent à fon Maître , félon le 55 Droit des Gens , comme le dit le Juriscon- j5 fuîte Marcirn. Le ventre d'unnc telle ^, Femme eft efclave , comme s'exprime T

Cl"

JEAN JAC^ES ROUSSEAU. 49

^, CITE, en parlant de la Femme d'un Prince 5, des anciens Germains , qui avoic été faite ^, prifonnière.

Pour ce qui eft des efFets d'un tel Efcla- vage , ils font fans bornes. Tout eft permis au Maître , par rapport à Ton Efclave , comme le dit Senèque le Père. Il n'y a rien qu'on ^ ne puifTe impunément faire foufFrir à de tels Efclaves : il n'eft: point d'aélion , qu'on ne puifle leur commander , ou à laquelle on ne puiiïe les contraindre , de quelque manière que ce foit : & les plus grandes cruautez que les Maîtres exercent contr'eux, demeu- rent impunies ; à moins que les Loix Civi- les n'y aient mis des bornes , en menaçanc de quelque peine ceux qui maltraiteront leurs 5, Efclaves au delà d'un certain point. Le Ju- risconfulte C a j u s remarque , que , parmi toutes les Nations^ les Maîtres ont droit de vie y de mort fur leurs Efclaves. 11 ajoute, 5, que les Loix Romaines ont rellreint ce pou- 5, voir) c*efl:-à-dire , dans les Paï's qui font fous domination des Romains. " & au J. 5. Grotius explique ce qu'il vient de dire par D ces

fo LETTRE à Mr.

ces mots : " La raifon pourquoi tout ce , dont 53 nous venons de parler , a été établi par le 3, Droit des Gens , c'eft afin que refpérance 33 de tant d'avantages qu'on retireroit de la 3, poiTefTion d'un Efclave engageât ceux qui é- 33 toient en guerre à s'abflenir volontiers de fai- 5, re mourir leurs Prifonniers , ou fur le champ, 33 ou quelque tems après , comme ils pouvoient 3, le faire en vertu du droit fouverainement ri- 3, goureux que leur donnoient les Loix de la 3, Guerre, dont nous avons parlé ci-deflTus. 3, Le Jurisconfulte Pomponïus tire de ,3 l'étymologie du mot dont on fe fert en Latin

pour dire un Efclave : On les appelle Serfs, dit -il , parce que les Généraux d'armée les 'vendoient , Cs? pmr leur confervoient /<î

,3 J'ai dit , que le but de cet établilTement étoit , quon s'ahjiint 'volontiers de faire mou- rir les Prifonniers de Guerre :. car il n'y a point ici une efpèce de convention , en ver- tu de laquelle on fût contraint, de s'en ab^ ftenir , à ne confiderer que le Droit àss ^3 Gens dont il s'agit ; c'étoic feulement un

35 3>

5? 3> 95

D5

3?

mo-

JEAN JAC^ES ROUSSEAU, p

5, motif d'utilité propofé à ceux qui avoient 55 fait des Prifonniers , mais en forte qu'il leur 3, étoic libre de s'y laiiïer toucher , ou non. 3, D'où vient auffi que le pouvoir illimité qu'on avoit aquis fur de tels Efclaves pouvoit paiTer g, à autrui , tout de même que la Propriété des biens. " Au §. lo. du Chap. IV. du III". Livre Grotius parle du droit de tuer les vaincus en ces mots ; " Les Prifonniers même ne font point ici à couvert du droit de la 5, Guerre dont nous traitons. SENE^QUEfaic ,, dire à Pyrrhus , dans une Tragédie , félon 5, l'ufage de ce teras- : // n^y a point de Loi qui ordonne d'' épargner un Prifonnier , ou qui défende de le punir. Il s'agiiïbit-là d'une Femme , ou de Polyxéne , que l'on vouloic 3, faire mourir. Dans le Ciris de Virgile, 5, an appelle auffi cette licence , la loi de la ^, Guerre , & cela encore par rapport aux Fem- ,, mes même faites prifonnières ; car c'eft Scylla 5, qui parle là. H or, a ce donne pour pré- 5, cepte , de ne pas tuer un Prifonnier de Guer* re^ que Von peut vendre. Il fuppofe donc, qu'il ell permis de le tuer. Le Grammairien D z Do-

fi L E 7 T R E à Mr.

j, Don AT cherchant l'ctymologie du mot dont 5, on fe fert en Latin pour dire un Efclave , le fait venir d'un verbe qui fignifie confer'- 5, wr, parce , dit -il, que c'efl une pérfonne à 5, qui Von a donné la vie ^ qu'on devoit lui ôter 55 par droit de Guerre. On devoit , c'efi: une expreflion impropre , pour dire , il étoit per^ mis. C'efl ainfi que ceux de Corfou , au rapport de Thucydide , tuèrent les Pri- fonniers qu'ils avoient faits fur ceux d'£/)i- 55 damne. Hannihal paiïa au fil de l'épée 55 cinq mijle Prifonniers : & Marc Brutus en 5, fit auffi mourir plufîeurs. Dans les Memoi- ,5 res de la Guerre ^Afrique , compofez par

HiRTius , un Centurion de l'Armée de Cêfar remercie Scipion^ de ce qu'il lui pro- ., meitoit la vie, à lui Prifonnier de Guerre.

5, Et on efl: toiàjours à tems de tuer ces for- 3, tes d'Efclaves, ou de Prifonniers de Guerre, à en juger par le Droit des Gens. Que fi ,5 ce pouvoir efl limité , plus ou moins , en ,5 quelques endroits , cela vient des Loix par- ticulières de chaque Etat. "

En voilà aflez , je penfe , pour nous mettre en

étac

J'EAN JAC^ES ROUSSEAU. f|

état d'établir le fentiment de G r o t i u s. Voyons donc , s'il efl: vrai , comme vous le dites , que cet Auteur iire de la guerre V origine du droit d''efda' vage. Pourfe convaincre qu'il en efl: très éloigné, il ne faut que lire. Gr o t i usn'eft pas équivo- que dans ces palTagés. Il enfeigne que c'ell le droit des Gens , qui donne le droit de tuer les Vaincus ; que c'eft par le droit des Gens , qu'on acquiert celui d'efclavage. Or que faut -il enten- dre par ce droit des Gens ?■ Vous paroiiïez l'ig- norer, il faut donc Vous en inftruire. Les an- ciens entendoient par droit des Gens , ce qui fe pratiquoitj ce qui étoit en ufuge chez les peu- ples. Jujîinien^ par exemple, dans fes Inftitutes nous dit , le droit- que la raifon a établi chez tous les hommes , efl également ohfer'vé chez tous les Peuples : on l'appelle le droit des Gens, parce qu'il est en usage

CHEZ TOUTES LES NaTIONS. Il n'cft

pas queftion ici fi les anciens , ou fi les Ro- mains ont eu tort de nommer cette uniformité d'ufages chez différentes Nations Droit des Gens , ni fi les modernes , au lieu d'employer quelque autre expreffion , ont eu raifon de dé-

D 3 figner

f4 LETTRE à Mr,

figner par ces mots les droits effeftifs des Na- tions. Il s'agit de la doélrine de G r o t i u s, qui revient donc h ceci. Recherchant ce que le Droit des Gens , (c'eft-à- dire , fuivant ce que les anciens entendoient par ce mot , les ufages entre les nations) avoir établis par rap- port aux Prifonniers , Grotius prouve que de ce droit réfulte celui de tuer les vaincus : c'eft-à -dire , que les Nations avoient adopté généralement l'idée , qu'il étoit permis de tuer les vaincus & de les réduire en efclavage. Or comment le prouve -t -il? par le feul moyen dont il fut poflible de fe fervir dans ce cas , favoir par l'autorité des Auteurs anciens. Et vous lui en faites un crime ! Vous allez plus loin même ; vous en prenez occalion de jetter un ridicule fur la doétrine de ce célèbre Ecri- vain ; ôt puis vous voulez pafîer pour un Hom-^ me qui raifonne , qui écrit pour les fages.

Votre cenfure paroit encore plus abfurde , l'on fait attention , que Grotius, après avoir expofé ce qui a lieu , fuivant le Droit des Gens , enfeigne très-diftinclement ce qu'on doit obfer- ver en conféquence des règles de l'équité &

de

JEAN JACQUES ROUSSEAU, ff

de l'humanité : de forte qu'après nous avoir appris quelles idées les Anciens avoient fur ces matières il nous fait connoître celles que le Droit naturel , que l'humanité , que le Chriftia- nifme authorife. Il n 'équivoque point lors qu'il die : " Ce n'efl: donc ni par droit de talion , 3, ni en punition de la réliflance , qu'on ufe en- 55 vers les Ennemis vaincus de la rigueur ex- 3, trème , dont j'ai parlé ; mais on le fait pour 3, fon propre intérêt, quand on le juge à propos: 3, & le Droit des Geus , dont il s' agit, 3, juflifie cette rigueur déniant les Hommes. (*) Il n'cquivoque point dans l'endroit que nous avons rapporté ci-deiïlis p. 19. & qui commence par ces mots fi clairs & fi précis. " Il 3, y a donc une grande différence entre la ma- 3, nière dont on peut impunément traiter un 3, Efclave , félon le droit des Gens , £5? ce que-. 3, le droit Naturel permet, " (^**)

Pourroit-on maintenant vous demander, Mon- fieur , à quoi bon vos efforts contre Grotius?

pouç-

(*) Grotius 1. c. L. UI. Cli. IV. §. 3. (**) ib. Ch. XIV. §. 2. n.3.

D 4

f^ L E T r R E à Mr.

pourquoi des traits contre ce profond Juriscon-» fuite ? Eft - ce pour nous donner une haute idée de vos connoifTances ? ou feroit - ce pour nous dire des chofes fur lesquelles vous n'avez dau- tre avantage que le trille plaifir d'embaralTer vos Lecleurs par i'ambiguité de vos exprefTions? vous n'avez donc pas prévu que ceux, que vous ac- cufez ( f ) d'interpréter vos paroles dans un fens différent de celui que vous y attachez , pour- ront vous accufer à leur tour , que votre méthode favorite efi toujours d^o^rir avec art des idées in- déterminées ( + ).

Après le pafïage que nous venons de citer & une réflexion fur les combats particuliers, vous ajoutez: " La guerre n'ell: donc point une re- lation d'homme à homme , mais une relation d'Etat à Etat , dans laquelle les particuliers ne font ennemis qu'accidentellement , non point comme hommes ni même comme ci- toyens , mais comme foldats ; non point j, comme membres de la patrie , mais comme jj fes defenfeurs. Enfin chaque Etat ne peut a-

5, voir

(f) Lettres écr. de la Mont. p. 38. in iz=

{%) Lettres de la Mont. p. 30*

JEAN yjC^UES ROUSSEAU, ^y

5, voir pour ennemis que d'autres Ecats & non 5, pas des hommes , attendu qu'entre chofes de 55 diverfe nature on ne peut fixer aucun vrai rap-. 55 port. " Tout cela eft merveilleufement bien dit ; mais quel eft le fens de ce paiTage ? Qu'en- tendez - vous , Monfieur , par le mot Guerre ? Grotius défigne par ce mot rétat de ceux qui tâchent de vuider leurs dîfférens par les 'voies de la force ^ confiderez relativement à cet- te fituation. ( * ) Cette définition efî: générale- ment reçue. Vous l'adoptez, Monfieur, ou vous ne l'adoptez point : dans le dernier cas il eft très - inutile de disputer contre Grotius, par- ce qu'avant de disputer , il faut être d'accord fur les termes. Si vous convenez que, dès qu'on s'écarte d'une fignification reçue , on s'impofe le devoir d'en prévenir celui , auquel on parle ou écrit ; vous conviendrez aufll, que vous au- riez

{*) Grotius Dr. d. î. G. 8c d. 1. P. L. I. Ch.

I. §. 2,. Cet Auteur dit , ita ut fit Bellum jîatus per vim certantîum , qiia taies finit ; ce que Monf. Barbeirac traduit par l'état de ceux qui tachent de vuider leurs dîfférens par les voies 4e la force, coii' Jîderez comme tels.

D5

fS L E r T R E à Mr.

nez en ce cas indiquer le fens , dans lequel vous prenez le mot de Guerre. Adoptant la définition que Grotius en donne; voici comme il auroit pu vous parler. La guerre n'efl: pas une relation , mais un état , une ma- nière d'exifler , dans laquelle on ufe de fa for- ce pour vuider une querelle. Un particulier peut fe trouver dans cet état, parce qu'un par- tticulier peut fe fcrvir de fa force contre un au- tre particulier. Un Etat , c'eft - à - dire , un corps de particuliers , peut s'y trouver tout de même , & par la même raifon : & rien n'em- pêche qu'un Etat ne puifTe avoir la guerre avec un Particulier , parce que rien n'empêche un Etat d'avoir un diiTérend avec un particulier , 6c la volonté de le terminer par les voyes de la force. "Point du tout, (direz -vous) cha- j, que Etat ne peut avoir pour ennemis que 5, d'autres Etats & non pas des hommes , at- ,, tendu qu'entre chofes de diverfes natures on 5, ne peut fixer aucun vrai rapport. " C'eft comme fi vous dificz , qu'un homme ne peut blefler une main , parce qu'entre chofes de di^ verfes natures on ne peut fixer aucun vrai rap- port»

JEAN yjC§UES ROUSSEAU, fa

port. Arrêtons -nous: qu'entendez- vous, Mon- fieur , par chofes de diverfes natures , qu'en- tendez-vous psLwrai rapporta termes qui deman' dent explication d'autant qu'ils font des plus équi- voques : & que vous donnez le nom de prin- cipe à un raifonnement qui , fans explication , ne peut pas même être entendu: & puis vous n'avez pas honte de finir comme fi vous aviez remporté la plus belle victoire : " Ces princi- j, cipes ne font pas ceux do GROTiuSg" dites - vous , " ils ne font pas fondés fur des autorités de Poëces , mais ils dérivent de la nature des chofes & font fondés fur la Rai- 5, fon. " Nous avons déjà fait voir le faux pas que vous faites ici en reprochant à Grotius de ne prouver que par des faits, par des Poëtes; reproche d'autant plus mal placé que cet illultre Auteur a toujours eu la modeftie de laiiïer ju- ger à fes Leéleurs , fi ce qu'il difoit ou affir- moit dérivûit de la nature des chofes , ^ était fondé fur la raifon. Quoiqu' infiniment au- deffus de tous ceux qui avant lui avoienc trai- té les mêmes matières , il a été , bien éloigné de faire lui - même l'éloge de fon Livre : il n'en

a

6d L E T r R E à Mr. - .

a jamais dit ce qu'il en auroic pu dire , & ce que vous dites fi inconfidéremmenc du vôtre , favoir: " Les Fondemens de FEtac font les mêmes dans tous les gouvernemens , & ces 5, fondemens font mieux pofés dans mon Li- jj vre que dans aucun autre. " (*) De plus le reproche que vous lui faites prouve en par- ticuliei' que vous n'avez pas faifî la marche que TAuteur fuit dans fon ouvrage & que tous les Connoifleurs ne celTent d'admirer. La fcience de nos devoirs moraux n'étoit guères bien en- feigné-e lorsque G rôti us entreprit d'éclairer les hommes fur cette matière : il n'ignoroit point que tous ne cèdent pas également à la raifon ; qu'il y en a qui fe laiiïent plutôt en- traîner par des autorités , & qu'en général on ne convainc jamais mieux qu'en faifant voir , après avoir donné des raifons , que les plus Sages des anciens ont été du fentinient qu'on établit. Grotius, dis -je, très perfuadé que fon Livre ne feroit point l'effet qu'il en défir roit pour le bien de l'humanité , s'il n'appuioit '

(*) Lettr. écr. d. 1. Mont. p. ii?.

JEAN JACQUES ROUSSEAU.

k doclrine d'autorités rerpe(fl:ables , s'efl: fervi de deux moyens pour l'établir : favoir du rai- fonnement & de l'autorité. Si à cela on ajoute qu'il ne pouvoit prouver que par des autorités ce qui étoit réputé du Droit des Gens , on conçoit la raifon de ces nombreufes citations dont fon Traité efl: rempli , & dont furement on ne lui feroit pas un crime , fi on jreflechif- foit que la preuve par raifonnement peut être courte ; mais que celle par autorités ne peut être que diffufe. En voilà afTez fur ce Chapi- tre : je ne finirois point fi je voulois relever foutes les inadtitudes qu'il contient encore : peut-être ferois-je authorifé à vous combattre par vos propres paroles , & à dire de votre Coh' îra5l Social ce que Vous dites des Lettres de la Campagne. " En entreprendre un examen ,, fuivi feroit s'embarquer dans une mer de fo- 'jj phismes : les faifir , les expofer , feroit félon 5, moi les réfuter ; mais ils nagent dans un tel 5, flux de doctrine , ils en font fi fort inondés, qu'on fe noyé en voulant les mettre àfec. (*):

une

(*) Lettres écr. é. 1. Mont p. 319. in ix\

et L E t t R E à Mr.

une propofition erronée pour être refutée de- mande plus de papiers & de tenis qu'une démon- ftracion : il faut abréger : ceux d'ailleurs qui Vous ont lu & qui me liront , n'onï qu'à y ajouter la lecture de G rôti us.

Le Chapitre V, efl: un tiflu d'équivoques. Vous y prenez pour thèfe , qu'il faut toujours re- monter à une première convention : & bien loin de la prouver , vous ne faites que l'effleurer. Peuple 5 Chef , maître , efclave , particulier font encore autant de mots , dont le fens ambigu vous donne ici lieu de dire des chofes , qui paroiîTenc jolies , & dont la beauté difparoic au moindre examen. Selon Vous, G rôti us dit qu^un -peuple peut fe donner à un roi : & vous y ajoutez : félon Qrotius un peuple efi donc un peuple avant de fe donner à un Roi, Qui doute qu''un peuple ne foit peuple ? Ce don , ajoutez - vous , efi un a£le civil ? on pourroic encore Vous nier cette affertion. Le don fup- pofe une délibération publique j qu'entendez - vous par délibération publique ? une délibération par Pères de famille ; par Corps , par ^lar- iiers 5 par Députés ? par Repréfentans ? Tout

JEJN JACQUES ROUSSEAU. 6j

votre Difcours revient, ce me femble , k ceci: Pourque des hommes fajfent un corps que l'on nomme peuple , il faut un a£îe. Cette vérité eft très limple , & il efl: très - vrai encore , comme vous le dites , que cet afte efl: le vrai fondement de la Société (j'y ajouterois civile^: mais de quel droit faites -vous de cet afte une conven- tion? en parlant de convention vous parlez d'é- leélion , & même d'une éledlion légitime ; & tout de fuite vous y mêlez la pluralité des fufFrages ? Voilà des tranfitions bien rapides pour en venir à l'hypothèfe de Pufendorf fur la forma- tion des Sociétés. Mais comme vous êtes un Raifonneur (*) , je puis bien Vous demander dans quel endroit prouvez - vous , que cet aéle doive être néceffairement une convention ? & que des hommes ne peuvent former un corps de peuple fans qu'il y ait auparavant un afte de convention , mêlé d'une élection & d'une pluralité de foufFrages?

Le Chapitre VI. efl: plus confcquent: il don- iie un précis de l'hypothèfe de Pufendorf

que

(*) Lett. écr. d. 1, Mont. p. 1961 p. 73.

^4 LETTRE à Mr-,

que je viens d'indiquer; avec cette différence , que cet Auteur pofe un principe applica- ble à toute Société civile , le votre ne l'eft qu'à la démocratie : mais en cela le fenti- nient de Pufendorf me paroit plus vrai que le votre. Voyons Monfieur, fi je prouverai qu'il l'eft en effet.

Je vous accorde donc ici : i «. que toute So- ciété civile fuppofe une convention ; & qu'il s'agit réellement de refoudre un problème tel que vous l'énoncez en ces mots : " Trouver une forme d'uffociation qui défende & pro-

teo^e de toute la force commune la perfonne & les biens de chaque afTocié , & par îa- j, quelle chacun s^uniiTant a tous ri'obéïiïe pour- tant qu'à lui-même & refte auffi libre qu'au- paravant ? " a«. Que le Contrafl Social re- fout ce problème en ce que chacun des afîb- ciés .met en commun fa perfonne & toute fa puiiïance fous la fuprcme direftion de la vo- lonté générale , & que tous les afTociés reçoi- vent en corps chaque membre comme partie indivifible du tout. 3e. Que cet afte d'afTo- ciation produit un corps moral & colleétif com-

pofé

JEAN JAC^^UES ROUSSEAU, 6s

pofé d'autant de membres (non pas que l'af- ferablée a de voix mais } qu'il y a d'aflbciés , lequel reçoit de ce même aéte fon unité , fon moi commun , fa vie & fa volonté. Ceci po- fé , je dis que votre principe n'efl: applicable qu'à la Démocratie , celui de Pufendorf à tou- te Société civile : & je n'oublierai point , après vous avoir fuivi un moment, de Vous en four- nir la preuve. " Cette Perfonne publique " ( ajoutez - vous ) " qui fe forme par l'union de ,, toutes les autres parties prenoit autrefois le j, nom de Cité , & prend maintenant celui de ,, République , ou de corps politique , lequel , efl: appelle par fes membres Etat , quand il 5, eft paflif , Souverain quand il efl: aflif; Puif- fance en le comparant à fes femblables. " Un paflage de Ciceron me feroit croire, qu'on n'a pas attendu jusques à nos jours pour nom- mer cette Perfonne Republique. PafTons les minuties > & fouffrez que je Vous demande , qu'entendez - vous par V activité de cette perfonne publique ? Il importoit , ce me femble , d'en fixer le fens ; parce qu'oubliant que vous en étiez au Pa6îe Social, vous paflez à l'improvifle E à

-^

t'

66 LETTRE à Mr.

a un nouveau Chapitre , donc le Souverain fait le fujec ; & que bien loin d'y expofer ou de devéloper les caradlères , les attributs du Souve- rain , vous n'en dites rien : au contraire , ce Cha- pitre n'efl: pas plus relatif au Souverain, qu'aux autres affections du corps politique. Il efl: vrai que fur la fin vous dites , que quiconque re- fufera d'obéïr à la volonté générale y fera con- traint par tout le corps , ce qui véritablement fuppofe une adivité dans le corps : mais fi par- la vous prétendez avoir donné une idée nette & prccife du Souverain , en vérité, Monfieur, c'eft trop préfumer : & encore cette aétivitc ne fignifie autre chofe fi non qu''on forcera le defohéijfant à être libre ! Comment efl: il poflî- ble, Monfieur , de choquer à ce point le bon fens ? Celui qu'on force ne fuit ni ne peut fui- vre fa volonté ; ne pouvoir fuivre fa volonté , dénote l'abfence de la liberté ; ainfi l'afte qui ôte la liberté 5 la produiroit félon Vous? Sûre- ment Vous plaifancez. Après cela vous avan- cez, comme fi vous en aviez fourni la preuve la plus complette , que d'aliéner quelque por- tion de lui-même ou de fe foumettre à un

autre

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 6f

autre Souverain , déroge à ra(fle primitif. Af- firmer au ha;îard n'eft pas la marche du Philo- fophe: une propofition fi délicate méritoit d'ail- leurs bien quelque raifonnement , pour apuier la décifion que vous donnez fur cette mcirière,

UEtat civil fait le fujet du Chapitre VlII. 5, 'Le pafTage de Tétac de nature, dites -vous, à l'état civil , fubftitue dans fa conduite la juftice à rinllinft , & donne à fes aç1:ions la moralité qui leur manquoit auparavant " A" ces lignes & au refle de ce Chapitre , on di- roit qu'il n'y eft placé que pour détruire tous les liens qui unifTent les hommes par les de- voirs., qui découlent de ce que l'on nomme le droit naturel. Car fi dans l'état de nature nos actions manquent de moralité, toutes celles qui ne tomberont point fous les loix civiles , en manqueront de même : l'ingratitude ne fera plus un vice , dès que la Loi civile n'en dira rien , & la bienfaifance ne fera plus une ver- tu , fi la loi ne l'ordonne point : il fera per- mis de faire le fourbe dans tout engagement , pourvuque la léfion ne pafle pas le terme fixé par les loix. Bien loin , Monfieur , de Vous E 2 prê:

%^ LETTRE à Mr.

prêter des fentimens fi odieux, je me perfuade que vous avez voulu dépeindre l'homme tel "que vous croyez qu'il efl: dans l'état de nature, non pas tel qu'il devroit être. Ainfi je n'y ferai que cette feule remarque : que vous auriez ■pu & peut-être du vous expliquer plus nette- ment, afin de prévenir dans vos Lecteurs des împreflions que fans doute vous n'avez pas eues en yue ; & auxquelles cependant vous paroif- fez encore donner lieu, lorsque vous dites que ce que l'homme perd par le contrat focial , c'efl: la liberté naturelle & un droit illimité à tout ce qui le tente & qu'il peut atteindre. J'ai d'autant moins envie de m'écendre fur la faufleté de cette propofition qu'il faudroit pour cela remonter aux premiefs principes de la Mo- rale : elle eft trop manifefte : vous l'avez refutée vous-même. Je remarquerai feulement, que ne prenant point ici l'homme' tel qu'il efl: , mais lui attribuant un droit illimité à tout ce qui le tente & qu'il peut atteindre ; & qu'affirmant encore après cela que la liberté naturelle n'a pour bornes que les forces de l'individu; vous décidez , que tout peuple a un droit illimité à

tout

JEAN JJC^UES ROUSSEJU.69

tout ce qui le tente & qu'il peut atteindre ; que fa liberté n'a pour bornes que fes forces , & conféquemmenc (puisque les nations font vis-à- vis l'une de l'autre dans l'etac de nature) que fi les Anglois étoient tentés d'envahir la france , d'en détruire les habitans , de former un défère de ce beau royaume , & qu'ils puf- fent atteindre à ce but, ils en auroient le droit: & c'efl: donc le Droit Naturel d'un homme qui raifon-ne ^ qui cenfure G rôti us pour a- voir enfeigné que félon le droit des Gens , le Vainqueur pouvoit tuer les Vaincus & les re* duire en efclavage ; qui lui fait le réproche in-, fultant de divifer Veffece humaine en troupeaux de bétail , dont chacun a fon chef , qui le gar- de pur le dévorer : ce font donc la , Mon- lieur , (es principes qui dérivent de la nature des chofes i^ font fj ad es Jur la raifon? Quand votre do6lrinc fcroit auifi vraye qu'elle ert faufTe, conviendroit - il de l'inlinuer dans un ouvrage, qui pour être deftii:é aux Sages ne lailfe point d'être dans une langue , qui fait lire à bien d'autres qu'à des Sages.

Ilnçore fi prenant les hommes tels fu ils font, E 3 vous

LETTRE k Mr.

vous euffiez enfeign^ que l'homme eft naturel- lement porté à ne confulcer que Tes forces & à fe perfuader qu'il a droit à tout ce qui le tente & qu'il peut atteindre , & que cela a donné lieu à la formation des Sociétés civiles , & h l'éiabliflement des Loix qui fixent le mien & le tien ; on auroit pu acquiefcer à l'endroit, vous dites que le fajfage de Véîat de na~ ture , à Vétat civil , fubflitue dans fa condui' te la jufiice à VinjUnSl &c. mais en parler com- me vous faites , ce n'efl pas feulement renchérir fur Hobbes , c'eft pafTer toutes les bornes du bon fens.

Je viens à la preuve que je me fuis engagé de donner par raport h la Ooflrine de Pu- FENDORF fur le Pade Social. J'ai dit qu'elle efl plus vraye que la vôtre & je vai le démon- trer. Le problème fondamental pour les So- ciétés civiles , ell feion vous : " trouver une forme d'alTociation qui défende & protège de toute la force commune la perfonne & les biens de chaque adocié , & par laquelle chacun s'uniiïant à tous n'obéïfle pourtant qu'à lui - ,5 même , & relie aulîî libre qu'auparavant " ?

Je

JEJN JJC^ES ROUSSE AU, j\

Je remarque fur cet énonce : i «. qu'en fuppo- fanc les hommes dans l'écac de nature, parvenus à la néceflîté de changer leur manière d'être, il ne fera pas tant quellion de trouver une for- me d'ajfociation , qu'un moyen de remédier au mal -être ; a^. que propofant uniquement la défenfe de la perfonne & de fes biens pour but, l'énoncé n'efl pas alTez général : 3c. que re- ftreignant la folution du problème à la condition de n'obéïr qu'à foi - même , & à être aufTi libre qu'auparavant , elle ell impofTible. En effet on ne voit pas pourquoi des hommes , voulant re- médier aux inconvéniens qu'ils fentiroient dans l'état de nature, feroient moins portés à avoir pour but leur bien - être en général que la dé- fenfe de leur Perfonne & de leurs biens en par- ticulier ; pourquoi ils ne pourroient pas com- mencer à réfléchir aux moyens de mieux afTu- rer leur bien -être avant que de penfer à une aïïbciation ; & pourquoi ils feroient contraints de fe reftreindre à la néceffité de n'obéïr qu'à foi -même & de refter auflî libres qu'aupara^ vant : mille fois il arrive dans la vie , qu'on aime mieux fuivre la décifion d'un autre que E 4 de

7^ L E T T R E h Mr.

de courir les risques d'une décifion , à laquel- le, en y participant , on doit faire participer ceux , dont l'avis nous menace de quelque dan- ger. Votre Problème auroit donc du être ex- primé ainfi : trouver pour les hommes un moyen qui remédie aux inconvéniens de la vie dans Pé- tât de nature avec le moins d''inconvéniens poffi- hles : & la folution en auroit été une union pour aiïurer le bien de chaque individu par celui de tous les individus en corps.

Vient maintenant la quellion ; comment parve- nir à cette union? La réponfe fera, par une afTo- ciacion ; & le problème reviendra h ceci : dé- terminer V ajfodation la plus propre à procurer le bien- être des hommes en particulier par ce- lui d'une multitude d'hommes ajjimblés en corps. Tel feroit, Monlieur , fi à toutes forces on vou- loir imiter ici le ftile des Géomètres, afin d'être encore moins entendu de ceux dont on efl lu; tel feroit , dis je , proprement le ptoblèrae fon- damental , dont il faudroit chercher la folution dans le contrat Social ; & ce problème revient h la quellion de la meilleure forme des Gouver- nemens , fi fouvent agitée , & fur laquelle on

ne

JEANJJC^ES ROUSSEjîU,y^

ne fera jamais d'accord , parce que , dépendant des dispoficions & inclinations des hommes , qu'il n'efl; pas poflible de déterminer , le pro- blème relie par cela môme toujours indétermi- né. Pour en donner une folucion il faudroic commencer par fixer le caraâère propre de ceux qui feroicnt dans le cas de vouloir contrader. Vous pafTez outre & vous fuppofez , que tous les Contraélans voudroient n'obéir qu'à foi & reder auffi libres qu'auparavant : c'efl: bien limiter , mais non pas déterminer la quellion : en ce cas le problème feroit comment parvenir au but de V ajfo dation , de façon que chaaue membre n'obéïjfe qu'à lui - même , (^ refis anjjî libre qu'auparavant. Si vous croyez , Monfieur que la forme d'alTociation , par laquelle chaque membre fliit partie du Souverain , y fatisfaffe pleinement , vous vous trompez ; car devoir fuivre la détermination d'une volonté à laquelle on a concouru , n'efl: certainement pas fuivre celle de la ficnnc propre ; & félon moi , agif de fon propre mouvement en tout, & ne pou- voir agir en certaines occafions que conformé- ment au gré de la multitude -, font deux modi- E 5 il.

74

LETTRE à Mr.

iîcations très - diftinftes , de quelque manière que vous les envifagiez. La pleine liberté eft in- compaiible avec les engagemens : qui s'engage renonce pour une partie à liberté , parce qu'il limite fa volonté par de nouvelles obli- gations : d'où il rcfulte qu'au lieu de parler d'une alTociation , par laquelle chacun s'unijfant à tous ïCohéïJfe pourtant qu'à lui - même , y rejie aujji libre qu'auparavant , vous auriez n'avoir eu en vue qu'une aiïbciation , chacun perde de fa liberté le moins qu'il eft pojfible : votre ouvrage , on le voit, n'aboutit qu'à cette thèfe, qui fenible vous tenir fortement à coeur: vous fuppofez que le paéle focial doit avoir eu ce but ; vous raifonnez en conféquence ; & fans vous enibarafler fi votre première fuppofi- tion eft fondée ou non , vous avancez toujours, & vous parvenez à la fin à foûtenir , que tous les membres ne participent point à la fou- veraineté, c'eft - à - dire , il n'y a point de démocratie , il n'y a point de pacte focial. Ce qu'il y a de plus fingulier dans tout ceci , c'efl: que d'un coté vous travaillez à établir les Corps politiques fur un pafte focial , & que de l'au- ' tre

JEANJJC^UES ROUSSE JU. 75-

tre vous affirmez qu'il n'y a point de véritables démocraties , le Teul ctat civil ou politique au- quel, félon Vous, le paéte focial foie applicable: n'e(l-ce pas d'un même traie affirmer & nier à la fois la même chofeV Voyons fi je puis Vous ramener dans la bonne route. I^ queftion é- tant de déterminer le moyen le plus propre pour reformer les inconvéniens de l'état de na- ture par une aiïbciation , il ne s'agit pas d'abord de perdre de fa liberté le moins ^u'ilfoit pjji- hle : pour le fixer ainfi , il faudroit avoir prouvé qu'effiiiétivement le moyen qu'on cherche , exige qu'il en foit ainfi : car fi cette confervation de la liberté mène à des inconvéniens plus confi- dérables , que ceux auxquels on veut remédier, ou auxquels on s'expoferoit par un autre moyen, vous m'avouerez qu'en ce cas rafix)ciation ne frappe pas au but, & dcvicndroit ridicule: vo- tre théorie eft donc par très- défeducufe.

PuFENDûRF d'accord avec avec Vous fur la néceffité d'une convention , fait ce raifonnement- ci. " Pour remédier aux inconvéniens de la vie dans l'état naturel , il ne rede d'autre parti 5, à prendre que de fe joindre plufieurs enfeni-

5, ble

76 L E 7' T R E à Mr.

5, ble pour s'entre fecoûrir , de telle manière que la confervation des uns dépendit de la 5, confervation des autres , aiïnquc , par cette 5, union de forces & d'intérêts , on fut en état de repouiïer les infukes dont on n'auroit pu fe garantir chacun en particulier." (-f) Voilà la néceffité de s'unir: il indique celle de le faire par une convention , un peu plus loin , en ces termes : " il faut que ceux qui entrent dans une Société de cette nature conviennent enfemble des moyens les plus propres pour parvenir au but de la confédération " : or comme Pu- FENDORF réduit les inconvéniens de la vie dans l'état de nature à un défaut de forces fuffifantes pour fe mettre à coi!ivert des effets de la malice d'autrui , il paroit que fi vous ne l'avez pas fuivi & pris pour modèle , vous vous êtes afiez bien rencontré avec lui jusques à ce point , quoi- que vous auriez pu profiter des critiques faites fur cette partie de fon ouvrage : car on a re- marqué avec raifon , que fi jamais il y a eu des hommes , qui vivans dans l'état naturel fe

foyenc

rn Pufendtrf D. d. 1. N. & d. G. L. VII. Ch. IL §. I.

JEJIN JACQUES ROUSSEAU, 77

foyent déterminés à s'unir en corps , on n'efl point du tout auchorifé à fuppofer qu'ils y ayenc été portés par un feul des inconvéniens atta- chés à cet état ; & qu'on l'eft beaucoup plus à fuppofer qu'ils y ont été incités pour les évi- ter tous , autant que la chofe feroit poffible. La Société qui a élevé les Hollandois à ce point étonnant de puiffance dans les Indes Orienta- les , n'a eu pour principe qu'un avantage com- mun par le commerce; & ce principe fe con- ferve encore, peut-être même au-delà de ce qui conviendroit. 1

Je vous ai fait voir , Monfieur , jusques vous êtes d'accord avec Pufendorf, qui à fon tour l'efl: ici avec Hobbes : voyons en quoi Vous différez. Il exige un confentem^nt de ceux qui s'uniflent ; que ce confentement ne foit pas uniquement relatif à l'aéle de s'unir mais encore aux moyens propres à parvenir au but qu'on fe propofe , afin que ceux , qui auroient confenti h l'union , n'y renonças- fent pas , lors qu'ils trouveroient leur intérêt particulier en oppofition avec l'intérêt général. Cet Auteur faifant attention à deux défauts au de- dans

jt L K T r R E à Mr,

dans de l'homme , qui font que plufieurs per- fonnes ne peuvent guères agir longtems de con- cert pour une même fin , il en déduit la né- ceffité de s'unir de manière qu'il n'y ait qu'une volonté unique , & d'établir un pouvoir fupé- rieur , foûcenu de forces nécefKiires pour met- tre cette volonté en exécution : ce qui engage PuFENDORF à établir, outre un paéte géné- ral , une convention fur la manière de faire naître cette volonté générale. Mais comme il n'ignoroit pas que les moyens propres à pro- duire une volonré générale font fujets à une in- finité de modifications , dont les principales font que cette volonté foit produite immédiate- ment par tous les membres , ou médiatement par quelques - uns d'entr'eux , auxquels on %\vi eft remis , ou bien par un feul qui en a été chargé , il indique ces modifications. C'efl: ici proprement que vous paroiiïez avoir abandonué votre Maître , mais très - mal à propos : car PuFENDORF, dcduifant de tout cela le droit •de fouveraineté , fait voir très - évidemment , que ce droit , dont vous parlez toujours com- me s'il ne pouvoit réfider que dans le corps de

tous

JEAN JAC^ES ROUSSEAU, 79

tous les membres alTemblés , peut fe trouver tout de même loic dans un confeil de quelques- uns des membres , foie entre les mains d'un feul : d'où je conclus , que la Théorie de P u- FENDORF eft plus vrayc que la vôcre. Les ré- flexions que j'aurai l'honneur de vous préfenter dans le cours de cette Lettre , le confirme- ront : en attendant, Monfieur, permettez moi de Vous prier de fixer votre attention fur ce principe : qu'un Paéle ou Contrat, pouvant fe faire fous difterentes conditions , on n'eft ja- mais authorifé à lui en attribuer , qu'ayant les preuves en main, pour vérifier qu'cfî'edivement il a été arrêté fous celles qu'on lui attribue. Quand on parle d'une Société déjà exilante, ce n'efl: plus la queflion comment il auroit convenu de la former ; mais comment & par quels liens elle s'efl: formée , & quel droit les membres ont eu de la former plutôt à telles conditions qu'à telles autres ? Vous voulez que c'ait été à condition que l'Etat fut une démocratie : donc , en voulant confen'er la liberté à l'homme vous commencez par lui oter celle de fe porter aux engagemens , qui lui plairoient le plus.

So LETTRE à Mr.

Un mot encore avant d'abandonner ce VIII^ Chapitre que vous finifTez ainfi : mais 3, je n'en ai déjà que trop dit fur cet article , & ,, le fens philofophique du mot liberté n'eft pas ,^ ici de mon fujet. " Permettez - moi de Vous demander quel fens du mot Liberté efl: de vo- tre fujet? Nulle -part vous ne le déterminez; & il me femble que vous n'auriez rien perdu , fi au lieu de dire ce que vous avez dit de l'é- tat civil , vous euffiez inftruit votre Ledteur du fens que vous attachez à un mot , trop équi- voque , pour l'employer dans un ouvrage , tel que le vôtre , fans le déterminer avec beaucoup d'exacftitude.

Je ne m'arrêterai pas beaucoup au Chapitre IX«. dont le domaine réel fliic le fujet. En gé- néral ce que vous en dites s'accorde aiïez avec ce que nous en trouvons dans tous ceux qui ont traité cette matière : feulement il me paroit que vous auriez dCi , Monfieur , mettre une petite dillinétion dans ce paiïage : VEtat à V égard de fes membres eft maître de tous leurs Viens par le contraSl focial : car ceci n'eft pas exaftement & univerfellement vrai , parceque

le

JEAN JACQUES ROUSSEAU. U

le droit de l'Etat fur les biens des particuliers , ne le rend pas maître de ces biens; vu que ce droit conlille dans la faculté d'en difpofer pro- portionnellement , fuivant que les befoins du Corps l'exigent. Un Souverain , tel que vous l'admettez , peut bien impofer des charges , mais non pas ôter à Jacques tous fcs biens & ne rien prendre de Pierre. Peut-être qu'en lifanc G R o T I u s , vous avez paiïe les endroits il traite de la juIUce, qu'on nomme difiributh-e. l'ont hotnne , dites - vous un peu plus loin , a naturellement droit à tout ce qui lui eji liéceffaire ; mais Va^e pofttif qui le rend pro- priétaire de quelque bien , l'exclut de tout le refie. Voilà un petit correctif pour le Chapi- tre précédent. Ici le droit de l'homme ne pa- roit plus s'étendre à tout ce qui le tente, mais feulement à tout ce qui lui cfl néccffaire : ce- pendant il ne me parole pas vrai que l'aéle po- (itif qui le rend propriétaire de quelque bien , l'exclut de tout le relie ; du moins la propofi- tion femble mal énoncée , fi elle fuppofe un partage entre plufieurs , dans lequel chacun a pris une cerraine portion ; & que par ce par- F tag&

St L E T T R E à Mr,

tage touc foie divifé : car c'ell dans œ fens juniquemenc que votre propofition eft vraye. Elle l'efl: alors , non pas parce q.ue Facte pofidf qui rend quelqu'un propriétaire de quelque bien l'exclut du relîe , mais parce que l'aélc pofitif des autres fait que ce relie ne fubfille plus dans la clafle des objets dont il peut faifir la pro- priété : ainfi ce n'ell , ce me femble , qu'un jeu de mots de dire ; on refpeële moins dayis ce droit ce qui eft à autrui que ce qui n'ejl pas à foi. Encore l'idée n'en eft pas jufte , parce que ce qui n'eft pas à autrui ni à foi , n'eft à per- fonne ; & il ne faut pas être grand Juriscon- liilte pour favoir , que ce qui n'eft à perfon- ne , cède ou apartient au premier occupant. Vous - même , Monlieur , l'enfeignez. Un peu moins de penchant pour la fingularité , & le refte de ce chapitre n'en vaudroit que mieux. La remarque que vous faites par raport à l'ex- preflion des Rois anciens relativement à celle des modernes , ne me paroit pas digne de Vous ; & quand vous nous dites que la com- munauté , loin de dépouiller les particuliers de leurs biens , ne fait que leur en affurer la

lé-

JEAN yjC^ES ROUSSEAU. S^

légitime pofrefîjon , changer Tufiirpation en un véritable droit (Se la joiiiflance en propriété j n'e(l-ce pas comme fi quelqu'un Vous difoit , 5, mon enfant m'a prié de lui conferver quel- que argent qu'il avoir , & je m'en fuis char- 5, : mais bien loin que ce foie l'en dépouil- 1er , c'ell: lui en aiïurer la légitime pofïellion " En vérité , Monfieur , font - ce des chofes à (écrire & à faire imprimer ? & comme fi cela ne fuffifoic pas , vous ajoutez encore que les PcfTefieurs ont , pour ainfi dire , acquis tout ce qu'ils ont donné. Et cela , félon vous, efl un paradoxe , qu'on verra expliqué ci - après. Il faut que Vous ayiez bien mauvaife opinion du jugement de vos Contemporains , pour les en- tretenir de la forte.

Votre fécond Livre, vous nous annoncez qu'il eil: traité de la Législation , affirme pour propofiiion générale du preniicr Chapitre que la Souveraineté ejî inaliénable. Je ne recher- cherai poinjE fi effectivement vous pouvez donner pour un« çonféqucncc de vos principes , ce quç vous nous annoncez comme tel : il efi: bien démontré , ce me Icmble , qu'on chercheroÎÊ F 2 en

14 LETTRES Mv.

en vain des principes dans votre livre : le feul qu'à la longue on y decouvriroic peut-être , & que vous avez eu l'arc de défigurer miféra- blement , c'efl: que toute Société fuppofe une convention entre les aflbciés j & nous fommes d'accord que dans la Société civile , comme dans toute autre, le gouvernement doit tendre au bien commun : mais je vous arrête , Mon- ficur , lorsque vous faites fuivre immédiatement après : 'je dis donc que la fowveraineté rC étant que Vexercice de la 'volonté générale m feut jamais s'aliéner^ i^ que le fouverain^ qui n'eft qu'un être coUeEîif^ ne peut être repréjenté que par lui - même j le pouvoir peut bien fe trans- mettre ^ mais non pas la volonié. Que doit figni- fier le mot de Ibuveraineté , dont vous faites îci Vexercice de la 'volonté générale , & que vous avez nommé plus haut Le Corps politi' que a^if^. quelle différence mettez -vous entre r exercice de la l'olonté générale i^ le corps po- litique aElif ■? ces deux expreffions pourroienc bien paroîcre n'avoir qu'un même fens, & con- fondre celui du Souverain avec celui de la Sou- veraineté. Voyons. Si par Souverain il faut en-

ten-

yZ^iV JAC^ES ROUSSEAU. 8f

tendre le corps politique acftif ; Va6ihité fera donc la marque diilinflive du Souverain , & conféquemmcnc de la Souverainelê -, donc VaUi' y^ié du corps politique & V exercice de la volou' générale feront deux expreflions fynonimes dans votre écrit. Mais fi par exercice de la volonté , je dois entendre l'aéte de mettre la volonté en exécution , & fi l'adtivité dans un Corps politique peut avoir lieu fans cela , il s'enfuit que ces deux exprefilons offrent un fcns très - différent : or dans un corps politique on fuppofe d'abord la faculté d'examiner , de ju- ger , & de fixer avant de palfer k l'exécution , & cette faculté exercée étant proprement l'afli- vité du Corps politique , il cl1: vifible , Moii- fieur, que vous confondez extrêmement les no- tions, même celles que vous devriez difiinguer avec le plus de foin.

ha Souveraineté ( dites - vous ) ne peut s'alié- ner. Par quoi le prouvez - vous ? Grotius enfeigne le contraire : il en donne des raifons. Voulez -vous que par préférence on vous en croye fur votre feule parole ? La Souveraineté confiflant dans i'a6livicé du cotps politique, on

F 3 ne

86 LETTRE à Mr.

ne voie point pourquoi elle ne pourroit pas être aliénée : & fi elle confifte dans l'acte de mettre la volonté générale en exécution, on voit encore moins la raifon qui la rendroit non-transraiffible. Le Souverain , dont vous faites un être colleclif , ne peut être repréfenté que par lui- même, dites -vous. Vous nous avez appris que le Souverain ef't le Corps politique lorsqu'il ejl aElif. C'cfl: ici donc qu'il nous convient d'in- filler fur une explication de ce que vous enten- dez par un Corps politique aBif. Si cette afti- viré doit défigner quelque mouvemeni: ph5'lîque de toutes les parties de ce corps , vous avez raifon de dire que ce corps ne peut être repré- fenté que par lui-même, parce qu'il efl: impoiïî- ble que le mouvement d'un corps quelconque ne foit pas fon mouvement propre , comme il cft impofllble que celui d'un corps foit celui d'un autre corps ; dans ce fens un particulier ne peut point repréfenter un autre particulier; ni le pouvoir fe transmettre ; auffî peu qu'un malade peut transmettre fes infirmités , & un homme vigoureux fes forces. Ce n"eft donc pas dans un fens phyfiquc que nous devons

pren-

JEJN JACQUES ROUSSEAU. tf>

prendre vos paroles , mais dans un fens mo- ral. Cependanc encore dans ce fens que faudra- t-il entendre par le Corps politique aEiif ou en aSlivité ? Déterminos - le. Un Corps , confi- deré comme perfonne morale efl: en aftivicé , lorsqu'il exerce Tes facukés morales. Un Corps politique aflif fera donc, félon Vous , ce corps exerçant ces facultés. Cette perfonne morale aftive (dites -vous) ne peut être repréfcntée que par elle- même j pourquoi non? parce qu'elle eft un Etre colleclif: mais, Monfieur, comment faites -vous d'une perfonne morale un Etre coUe5lif? C'efl: une nouveauté en Ontolo- gie , qui mérite fans doute que vous la dévôlo- piez. En attendant , cette perfonne morale fe- ra toujours un Etre non- collectif, qui doit con- tenir en foi toutes les facultés morales nécefTai- res pour diriger l'Etre phyfique colledif , donc elle efl: comme l'âme , vers le but qui rafTem- ble en corps les individus qui en font partie. Quelle multitude de remarques à faire fur le paf- fage que je touche & fur ce qui le fliit. Il faut bien fe borner. Le Souverain , c'clt-h-dirc, le Corps politique aélif ne peut , dites - vou^ , F 4 eue

IS L E T r R E à Mr.

être reprcfencc que par lui-même; & la raifon en eil parcequ'il eft un éire colleftiC Or dès la que le Corps politique n'eft point un être CoUeftif, votre raifon tombe, & votre propo- rtion chancelé. Voici un fécond argument. Si un Etre colledif ne peut être repréfcnté que par lui-même, aucune Société ne peut l'être : mais tous les jours on voit des procureurs repréfen- tcr devant \qs tribunaux , des Sociétés , des Communautés ; donc un être collcdif peut être repréfenté par quelque autre ^ue par lui-mê- me ; donc votre raifon manque encore de ce coté. Vous-même, Monfieur , vous nous en apprenez la pofiibilité & la convenance , lors- qu'en parlant de vos Concitoyens vous dites Et qu'on ne dife point que cette convention 3, fût forcée par quelque a6te de violence ou par quelque tumulte tendant à fédition , par- 5, ce que tout fe traitoit par Réputation , com- 3, me le confeil l'avoit defiré , & que jamais 5, les Citoyens & bourgeois ne furent plus 3, paifibles évitant de les faire trop nomhrm- •i'i fi^-i y ^ ^^^^ donner un air impofant. " (*}

Peu

(*) Lsttr. écr. d. 1. Mjnt p. 196. S ii%

JEAN JACQUES ROUSSE JU. 85^

Peu auparavant vous en aviez parlé en ces ter- mes: "Peut- on rien imaginer de mieux réglé, 5j de plus décent , de plus convenable que les

aJfemhUes par Compagnies N'cft-

5, il pas d'une police mieux entendue de voir ,, monter à l'hôtel -de -Ville une trentaine de 5, Députés AU NOM de tous leurs Concitoyens 5, que de voir toute une Bourgeoilic y monter 5, en foule. " (*) Cetre trentaine de Dépu- tés montant à l'hôtel -de -Ville au nom de leurs Concitoyens repréfcntoient vraifemblableraent ces Concitoj'ens : donc un être colleétif peut non- feulement être repréfenré , mais peut l'être par un autre être colleftif , puisqu'une trentaine de Députés ne font pas moins un être colledif , que tous les Concitoyens pris enfemble.

Le Souverain eft, félon vous, le Corps poli' tique adîif; conféquemment exerç^int réellement les facultés morales du Corps. C'eft - à - dire , qu'il n'y a plus de Souverain , lorsque , dans une Monarchie, le Roi dort , ou dine , ou fe divertit à la chaiïe ; lorsque dans une Démocra-

rie

(*) Lettr. écr. d. I. Mont. p. 292..

^o L E r t R E à Mr.

de le peuple n'eft pas en délibération. Je ne fai vous avez puifc ces idées; mais comme elles font aiïez fingulières, il me femble , Man- fieur , que vous auriez bien nous apprendre , pourquoi vous ne voulez point que le Souverain foit le Corps politique pojfédant les facultés mo- mies du Corps ; ou pour mieux dire , pourquoi n'avez vous pas fuivi les Auteurs , qui nous a- prenent, que le Souverain eft celui en qui réfident ces facultés morales , fans en limiter la poIlefTion à un exercice a6t:uel ? Venons à ce que vous nous dites de la transmillion de la volonté.

Il efl: très - certain que Ton ne peut transmet- tre fa volonté , de façon que comme un Etre phyfique ma volonté par exemple aille prendre logement dans l'efprit de mon voifin : furemenc ce n'efl: pas non plus dans ce fens que vous affirmez qu'elle n'efl: pas transmiilîble 5 parce que dans un traité , que l'on annonce fous le titre de Principes du droit politique , un delo- gement phyfique de la volonté feroit un hors d'oeuvre auffi déplacé , que l'idée en eft abfurde; ainfi le fens, que je crois devoir donner à cet- te

JEJNJAC^UES ROUSSEAU. 91

te exprefllon transmettre fa 'volonté : ce fera s'engager à fui-vre la volonté d'un autre ; & votre thèfè fera, qu'un peuple ne peut s'engagera fuivre d'autre volonté que la fienne propre. Quelle rai- foH en donnez -vous? qu'il efl: impoffible que Ja volonté du Souverain s'accorde toujours avec la volonté du particulier. Mais la volonté du Sou- verain ayant pour objet le bien général , & celle du particulier ayant exclu cet objet d'en- tre ceux fur lesquels elle fe détermine , ces deux volontés ne peuvent plus ni fe rencontrer ni fe croifer : à quel propos faites - vous donc un raifonnement , dont l'inconféquence faute aux yeux? " Le Souverain, " ajoutez - vous , peut bien dire, je veux aéluellenient ce que veut un tel homme ou du moins ce qu'il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire ce que ,, cet homme voudra demain je le voudrai en- core. " Votre dernier affirmadf ell vrai , premier ne l'ell point. Le Souverain ne peut pas plus dire l'un que l'autre 5 parce que le par- ticulier n'ayant point de volonté relativement à la détermination du bien général , le Souverain ne peut jamais dire entant' que Souverain , je

veux

pa LETTRE à Mr,

veux ce qu'un tel homme veut ou dît vouloir : il peut dire qu'il veut ce qu'un tel homme ju. ge convenir , & c'efl alors fuivre un avis.

La raifon pourquoi vous décidez que le Souvt' tain m peut pas dire ce que cet homme voudra demain^ je le voudrai encore ^ ne doit pas être palTée: c'eft, félon vous , qu'il eji ahfurde que la volonté fe donne des chaînes pour r avenir , (i? qu'il ne dépend d''aucune volonté de confen- îir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Voilà encore une de ces cxprefîions équi- voques , qui demande à être déterminée, pour juger fi effedivement la conféquence , que vous en tirez e(î: julle. // ejl ahfurde que la vo- lonté fe donne des chaînes : cela eft vrai dans ce fens-ci , favoir , il eft abfurde que l'hom- me détermine aujourd'hui ce qu'il voudra de- main , parce que la volonté étant l'adle , par lequel nous préférons tel état à tel autre, il efl: de nature à ne pouvoir .agir que dans le tems préfent : mais la propolicion eft elle-même ab- furde , fi elle doit être interprétée ainfi : il eft ahfurde que l'homme renonce à ufer de fa vo' lonté dans tel état 5 il eft ahfurde que l'hom-

me

TEAN JACQUES ROUSSEAU,

me s'engage à fuivre dans tel ou tel cas la vô» îonté d'un autre : parce qu'outre que rien n'em- pêche , qu'un homme ne prenne un engage- ment , par lequel le droit qu'il avoit de l'uivre dans un cas donné fon propre jugement, chan- ge en une obligation de fuivre la volonté d'un autre : on ne pourroit pas même fe fervir de domefliques , ni contrasSter aucun engagement, s'il étoic abfurde que l'homme renonçât fur cer- tains objets à l'ufagc de fa volonté , ou s'enga- geât à fuivre celle d'un autre. Remarquez enco- re , que par cet aifle la volonté momentanée , fur laquelle votre réflexion femble uniquement porter , n'en ell pas détruite ; parce que celui qui fuit la volonté d'un autre , en vertu d'un engagement , fuit par cela même fa volonté propre : & toute la quedion revient alors à ce- ci , favoir fi un homme , dans un état donné , peut s'engager à ne fuivre dans tel ou tel cas que la volonté d'un autre ; & fi , cet engage- ment fait , l'homme ne fait pas réellement ufage de fa volonté , lorsque mettant l'engagement fait au nombre des motifs qui le font agir, il pré- fère les a(5tions dans lesquelles il fuit la volon-

^4 L E r r R E à Mr.

à laquelle il s'efl fournis , à toutes les autres. Une autre raifon que vous donnez , c^efi qu'il ne dépend d'aucune 'volonté de confentir à rien de contraire au bien de l'être qui veut. Ce principe eft très -vrai , pris dans Ton véritable fens ; mais il importe qu'on foit en garde con- tre l'étendue que lui donnent ceux qui en ti- rent ce raifonnement-ci : puisque c'ell pour mon bien que je prends un engagement , je puis le rompre lorsqu'il tourne à mon désavan- tage : dans ce raifonnement on exclut le bien qui réfulte eflentiellement de ce que l'on nom- me la bonne foi. Dès que je prends un en- gagement, furement c'eft dans la vue d'un avan- tage que ma volonté s'y porte ; mais l'engage- ment tournant à mon désavantage , ma volonté , direz- vous peut-être, n'a pu avoir pour but ce désavantage; donc le Contracl eft nul. Point du tout. Votre volonté a pu avoir pour but le risque du désavantage compenfé par la vue de l'avan- tage ; & c'eft l'excès de celle-ci fur celui-là qui l'a déterminée : donc elle a pu confentir éventuellement à quelque choie de contraire à fon -bien-être : & s'il n'en étoic aiull , on ne

ver-

JEAN JACQUES ROUSSEAU, py

verrou point à Amllerdam ce commerce, donc un Etranger peur à peine fe faire une idée. Vous voyez, Monfieur, qu'ici je ne raifonne que fur ce que vous appeliez des principes, & dont vous tirez une conféquence que je fuis d'autant plus en droit de nier , que je Vous ai fait voir le peu de juftefTe de vos raifonne- mens. De plus la conclufion que vous en ti- rez eil: équivoque , comme il efl: facile de Vous en convaincre, Si donc " (dites -vous) "le peuple promet iimplement d'obéïr , il fe dis- 5, fout par cet aéte , il perd fa qualité de peu- pie ; à rinftant qu'il y a un maicre il n'y a 5, plus de Souverain, & dès lors le corps po- litique efl: détruit." Qu'entendez - vous par Jimpîemcnt obéir ? qu'entendez - vous , Mon- fieur , par à Vinftant qu'il y a un maître ? en- tendez-vous par , un peuple qui fe foûmet au point qu'il faudra demander au Souverain <jucls mets il mangera, quelle boilTon il boira? en ce cas je Vous accorde que le nom de peu- ple ne conviendroic guères à un Corps fembla- ble , mais en ce cas à quoi aboutit votre rai- fonnement ? Celui de Heine c ci us me pa-

roii;

p(> L E 7 r R E à Mr,

roic bien plus 'fimple, bien plus jufte, bien plus

évident. Jugez en, Monfieur: Le voici: "com-

5, me il faut concevoir dans toute Société un

5, feul entendement & une feule volonté , la

5, même chofe doit avoir lieu dans un corps

55 politique ; & puisque l'on ne peut conce-

5, voir plufieurs affociés voulant la même fin

5, & les mêmes moyens , qu'en donnant h un

55 ou à plufieurs la faculté de fixer cette fin

3, ainfi que les moyens pour y parvenir; il en

5, réfulce que cela doit fe faire aufl] dans une

5, République. Enfin comme facle de don-

55 ner cette ficulté efl cela même que l'on

jj nomme foûmettre fa volonté h celle d'un au-

55 tre ou de plufieurs autres ; il efl: manifcfle

5, que tous les Citoyens d'une République doi-

5, vent foûmettre leur volonté à celle d'un au-

55 tre ou de plufieurs autres. Il en refaite en-

35 core que , les Citoyens pouvant foi^mcttrc

5, leur volonté h celle d'un feul , ou de plu^

5, ficurs , ou de la multitude , il n'y a que

3, trois formes de République qui foyent ré-

,5 gulières: " C^) & par ces dernières paroles

le

i^*) Heineccius, Elem. Jur. Nat. & Gent. Lib. il. C. VI. §. US.

JÈJN JACQUES ROUSSEAU. ^^

le célèbre Jurisconfuke Allemand corrige en quelque manière l'omifTion qu'il avoic faite au commencement, en difant que les aiïbciés doi- vent foûmettre leur volonté à celle d'un feul , ou de plufieurs , fans y ajouter ou bien à cel- le de la-înukitude. Donc, fuivant Heinec- cius, il faut une foumiffîon de volonté afin que le Corps politique puifTe avoir lieu; ox foû- mettre fa volonté efl: précifement ici ce que vous nommez transmettre : ainfi voilà prouvé , que non - feulement la volonté des Citoyens peut le transmettre , mais qu'elle le doit , pour qu'il puifTe fe former un Corps politique. Si vous prétendez avoir raifon contre Heineccius^ il faudroit l'avoir refuté , ou avoir allégué des meilleures raifons que lui. Vous n'avez fait ni l'un ni l'autre. Heineccius emporte donc la balance.

Si Ton vous en croit , Monfieur , ou du moins fi Ton admet vos decifions du Chapitre 1I«^. qui a pour fujet que la fouveraineté efl in^ diviftbîe } *' il s'enfuivra que nos Politiques ont démembré le corps focial par un préfti- ge digne de la foire ; ils raflemblent les piè-

G ces

*pS L E T r R E à Mr.

5, ces on ne fait comment. " Je n'examine point fi la tirade contre les politiques , telle qu'elle cft , convient dans un Livre qui nous annonce un Contrat Social^ des Principes du Droit politique'^ mais il me femble qu'un Advo- cat , qui viendroit au bareau plaider en habit d'Arlequin , dcvroit être hué tout bon Advo- cat ou Arlequin qu'il fut. ,, L'erreur vient, fe- Ion Vous , de ne s'être pas fait des notions ex- actes de l'autorité Souveraine , & d'avoir pris 5, pour des parties de cette autorité ce qui n'en étoit que des émanations." Voilà lesjuriscon- fultes , Jes Savans , tant Anciens que Modernes, qui ont traité de la Souveraineté , taxés tous de la même inexactitude , & par qui ? par Monf. J.J. Rousseau, auquel on prouve le défaut d'exaéliitude dans les notions presque à chaque ligne. Mais enfin, Monfieur , qu'entendez - vous par parties , lorsque vous taxez les Au- teurs d'avoir pris pour des parties de cette au- torité ce qui n'en étoit que des émanations? Vous devez ou ne les avoir point lus ou ne les avoir point entendus , fi vous vous les repré- fentez " comme les Charlatans du Japon qui de-

JEJN yJC^UES ROUSSEAU, pp

pécent , dit - on , un enfant aux yeux des Speftaceurs , puis jettant en l'air tous Tes 5, membres l'un après l'autre ils font retomber 5, l'enfant vivant & tout rafTemblé " ? Les dif- férentes définitions que les Auteurs ont donné de la Souveraineté s'accordent aiïez k celle-ci; flivoir que c'efl: la faculté de juger du bien "gé- néral du corps , & de difpofer de fes forces pour obtenir ce bien. Cette faculté , quoi- qu'une , a différentes opérations , comme dans l'homme la faculté de penfer fe porte à diffé- rens aétes : a - 1 - on jamais vu taxer ceux qui , pour traiter diflinétement de la faculté de pen- fer , y ont diftingué la réflexion , l'attention , le jugement, de toute autre opération , de met' tre la faculté de penfer en pièce , ou d''en faire des parties ? pourquoi donc , Monfieur , en taxer ici les Jurisconfultes & les Philofophes ? Tel eft votre penchant à prendre les mots dans un fens équivoque , que vous ne pouvez pas fculemenc lailfer pafler celui de partie dans l'endroit , vous auriez le moins vous y être hazardé. Nous verrons après , à quoi tout cela tend. Ce Chapitre d'ailleurs , qui devrofc C 1 nous

100 LETTRE à Mr.

nous prouver que la Souveraineté efl: indivifi- ,ble , qui n'en donne ni preuve , ni quoi que .ce foie qui en aproche , finit par une lirade je trouve bleiïes jusqucs aux devoirs d'hon- nêteté & de bicnfeance , & qu'on eft étonné de voir couler d'une plume , qui s'efî formée , Il je ne me trompe , au centre de la nation , qu'on dit RirpalTer toutes les autres en goût & en delicateiFe. Vous, Monfieur, qui vous ré- criez tant contre l'interprétation des motifs qui vous font écrire & de vos fentimens, qui trai- tez avec tant d'amertume & de fiel ceux qui vous en attribuent de mauvais, comment avez- vous pu vous oublier au point d'attaquer de la façon la plus téméraire , le caradère moral de .deux hommes morts , qui ont fi bien mérité de la République des Lettres , & dont le premier n'a jusques à préfent point eu fon égal , fur- tout pour fa profonde connoiiTance , dans tou- tes les parties du Droit ? Vous avez déjà pu remarquer , qu'afin d'éviter le reproche , que vous faites à ceux , qui vous attaquent , de fe fervir de la manière odîeufe de déchiqueter un ouvrage , d''en défigurer toutes les parties, d'en

JEANJJC^UES ROUSSEAU. loi

juger fur des lambeaux enlevés ça ^ au chola d'un accufateur infidelle qui produit le m cil lui- même ^ je me donne la peine & la patience de vous fiiivre pied à pied; & que par des ex:-' traits fidelks je tache de fixer vos vrajs fenîi' mens ; ( * ) & que même pour évicer tout mal entendu & Vous convaincre que j'y vai de bon- ne foi , je raporte vos paroles , & les pafTnges, qui font l'objet de ma cenfure', dans leur en- tier. M'étant impofé ce devoir je ne dois pas l'oublier dans le cas oià je Vous taxe de témé- rité. Vous Vous imaginez bien que j'ai les yeux fur l'endroit oh. Vous Vous exprimez ain- fi. " On ne fauroit dire combien ce défaut d'ex- aélitude a jette d'obfcurité fur les décifîons des Auteurs en matière de droit politique , 55 quand ils ont voulu juger des droits refpee- 55 tifs des rois & des peuples , fur les princi- 55 pcs qu'ils avoient établis. Chacun peut voir 55 dans les Chapitres III. & IV. du premier 5, livre de Grotius comment ce favant homme ,, & fon tradqfleur Barbeyrac s'enchevêtrent

,5 s'em-

C*) Lettrts écr. d. 1. Mont. p. 36. 37. & 38. in 12;,

102 L E t t.. RE h Mr,

.)'J\. :> ::

5, s'embaraffent dans leurs fophîsmes , crainte ■^^ d'en dire trop ou de n'en pas dire aflez fe- Ion leurs vues , & de choquer les intérêts qu'ils avoient à concilier. Grotius réfugié ,, en France, mécontent de fa patrie, & vou- 5, lant faire fa cour à Louis XIII. à qui fon livre efi: dédié , n'épargne rien pour dépouil- ler les peuples de tous leurs droits & pour en revêtir les rois avec tout l'art poffible. C'eut bien été auffi le goiàt de Barbeyrac , ,j qui dédioit {-x traduction au Roi d'Angleter- re George I. Mais malheureufcment l'ex- pulfion de Jaques II. qu'il appelle abdica- tion , le forçait à fe tenir fur la referve , 5, à gauchir à tergiverfer pour ne pas faire de 55 Guillaume un ufurpcitcur. Si ces deux écri- 3, vains avoient adopté les vrais principes, tou- 3, tes les difficultés étoient levées & ils euflenc été toujours conféquents ; mais ils auroienc ,, trillement dit la vérité & n'auroicnt fait leur 5, cour qu'au peuple. Or la vérité ne mené point h la fortune & le peuple ne donne niambafia- 5, des, ni chaires, ni penfions. " Quel reproche! quelles accufations ! Voyons fi en vous taxant de

lé-

JEAN JAC^ES ROUSSEAU. 105

témérité , j'en ai trop dit. Voici ma preuve,. Celui qui donne un mauvais motif à un Au-, teur , fans être en état de le prouver , eft un téméraire : Vous le faites particulièrement par raport à Grotius: donc vous êtes un té- méraire. Je prouve la mineure : fi ce que vous dites dans l'endroit cité de la dodrine da Grotius eft faux , il eft faux que le mo- tif que vous en tirez h fon égard puiiîe avoir lieu ; & fi cela eft , il eft impoffible que vous le prouviez ; or l'antécédent eft vrai , donc auiîi le conféquent. Prouvons la majeure: Grotius, dites -vous, n'épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits & pour en revê- tir les rois avec tout l'art pofllble ; or il n'en eft pas ainfi. Grotius en feigne , que lors- qu'un peuple a un Souverain , la volonté du Souverain renferme la volonté de tout le peu- ple , relativement au bien du Corps : & en cela Grotius ne donne pas plus de pouvoir au Souverain que ne lui attribuent les Phijofophes & les Juriscon fuites , les plus fages , & même, les plus décidés fur le droit du peuple : il nous enfeigne 5, que l'autorité fouveraine peut G 4 être

fo4 LETTRE k Mr,

être plus ou moins limitée ; & que lorsque 5, le Souverain empiète fur ce qui ne lui apar- tient point an peut s'y oppofer légitimement par les voies de la force." (*) Que voU'^ lez - vous de plus ? qu'oubliant que les hommes font toujours hommes , il nous eut enfeigné qu'au moindre tort , qu'au moindre écart de la part du Souverain , le Peuple a droit de le dépofer , de le juger , de le maiïacrer : la belle Société qui en réfulteroit ! L'endroit que je viens d'indiquer & tout le Chapitre IV. du pre- mier Livre de l'Ouvrage de Grotius prou- vent évidemment , que l'accufation dont vous diarf^cz cet excellent Ecrivain tombe à faux : en particulier ce qu'il dit par raport à l'obéïf- fance, que la loi de l'Evangile nous commande, indique fufïifament , que s'il n'a pas fait l'Apolo- gie de ceux qui ont i'efprit porté à la révolte & à la rébellion, il a été très -éloigné de fai- re celle des Tyrans : voici coinme il parle au fujet de cette Loi. " J'avoue que les Loix même des Hommes peuvent prefcrire cer-

tains

(*) Grot. Liv. I. Ch. IV. §. 13.

JEAN JACQUES ROUSSEAU. lo;

5, tains a61:es de Vercu fi indirpenfablemenc , 55 qu'elles n'exceptent pas môme le péril de mort le plus certain ; comme quand on dé- fend à un Soldat d'abandonner le poite il a été placé. Mais on ne préfume pas légè- 55 rement, que telle ait été la volonté du Legis- ,5 lateur ; & il y a grande apparence que les, ,j Hommes n'ont pas reçu un pouvoir fi étçndu 5, fur eux -mêmes 7 ou fur autrui , hors les cas 55 une grande néceiiité le requiert. Car les 5, Hommes doivent faire leurs Loix , & les ,5 font ordinairement de telle manière , qu'ils 5, ont toujours devant les yeux la foibleffe hu- 55 maine , pour ne rien exiger au-delà de ce 5, qu'elle permet. Or la Loi donc il s'agit ^ par conféquent fon explication , femble dé- 55 pendre de la volonté de ceux qui fe font les premiers joints en un corps de Société Ci- j, vile , puisque c'eft d'eux qu'émane originai- rement le Pouvoir des Souverains. Suppofé 5, donc qu'on leur eût demandé , s'ils précen- doient impofer à tous les Citoiens la dure 55 néceiïité de mourir, plutôt que de, prendre les armes en aucune occafion , pour fe dé- G 5 fen-

10.5 L E T r R E à Mr.

fendre contre les Puiiïanccs ; je ne fai s'ils auroienc répondu qu'oui. La préfomtion efl: j, au contraire qu'ils auroîent déclaré qu*on ne doit pas tout foufFrir , fi ce n'efl: peut-être lorsque les chofes fe trouvent dans un tel état , que la réfiftance cauferoit infaillible- ment de très -grands troubles dans la Socié- té , ou tourneroit h la ruine d'un grand nom- bre d'innocens. Car je ne doute nullement que ce que la charité demanderoic en de telles circonftances , ne puiiïe être préfcrit par une Loi Humaine , qui en impofe ab- , folument la néceffité.

On objectera fans doute , que c'eft d'une j, Loi de Dieu, & non pas d'aucune Loi Humaine , que vient l'obligation rigoureufe de foufFrir la mort , plutôt que de repoulTcr aucune injure des Puiiïances Civiles. Mais j, il faut remarquer , que ceux qui les pre- miers fe font mis en un Corps de Société Civile , ne l'ont pas fait en conféquence d'un ordre de Dieu , mais y étant portez jj eux - mêmes par l'expérience qu'ils avoienc faite de l'impuiffance étoient les Farail-

« les

5>

5

55 53 35 »

3'3 35 53

JEAN JAC^ES ROUSSEAU. 107

,, les feparces de fe metrre fiiffifamn-jent h 5, couverc de la violence & des in fuites d'au- 5, trui. De eft le Pouvoir Civil, que St. Pierre appelle à caufe de cela un établi f- fement humain ; quai qu'il foie ailleurs qualifié un étahlijfemenî divin , parce que Dieu 5, l'a approuvé, comme une choie làlutaire aux Hommes, qui en fonc les Auteurs pro- près. Or, quand Dieu approuve une Loi Humaine, il efl: cenfé l'approuver comme hu- maine , & fur un pic conforme à la por- fée & à l'intention des Hommes. " (*)

Il feroit également aifé de juftifîer Mr. Bar- BEiRAC : mais qu'efl - il befoin de s'étendre fur des imputations , qui lâchées avec fi peu de circonfpeétion ne feront jamais citées , Mon- ficur , en preuve de votre bon cœur.

Votre 3^ Chapitre dcvroit , fuivani fon ti- tre , nous apprendre , ft la 'volonté générale peut errer : au lieu de cela je n'y trouve que ■des réflexions générales , & un expofé confus d'idées qui ne le font pas moins ; outre que

vous

(*) Grotius Dr. d. 1. G. &. d. I. P. Liv. I. Ch.

IV. §. 7. N'. 2.

loS LETTRE à Mr,

vous parlez , ce me femble , toujours dans la fupporition que la volonté générale ne peut être produite que par le réfultat d'un concours immédiat de la volonté de tous les membres : fuppofition , que vous ne prouvez point & donc nous avons fait voir l'inconféquence.

Ce que vous dites dans le Cliapitre IV. des homes du pouvoir fouverain , n'efl pas mal : feulement , j'y voudrois plus de précifion , de netteté & d'exaélitude. Qu'entendez -vous , par ex , par pouvoir abfolu , lorsque vous di- tes que la nature le donne à chaq^iie homme fur Ces membres^ & le pacle focial fur tous les fiens? le mot abfolu me paroit trop fort ici ; vous limitez ce pouvoir dans la fuite de votre dis- cours par raport à fon objet ; il le doit être auiïi par raport à fon exercice , parce que fui- vant le précepte du Droit romain, qui ferc ici d'organe à la philofophie , q^uae in alictijus fà- vorem introduEia funt , in illius odium retorque- ri non debent. L'idée, que la volonté généra-' le ne peut connoître ni juger d'un fait ou d'un droit particulier me paroit des plus fingulières, ainli que la dillinélion que vous laites fur ce

fu-

JEAN JACQUES ROUSSEAU, loè

fujcc entre Souverain & Magiflrat : car fi le Magiftrat dans Tes fondions repréfente le Sou- verain , il me paroic inconféquent d'affirmer que le Souverain , agilTant lui-même , agic non comme Souverain , mais comme Magiftrat. Ceci foie dit fans vous limiter fur le tems que vous pouvez défirer pour expofer vos idées. Vous me permettrez feulement d'y faire cette remarque , c'eft que n'ayant point expofé vos idées , ni prouvé la vérité de vos principes vous auriez dCi auffi renvoyer à un autre tems les conféquences que vous en tirez: car de ce que vous venez de dire , vous concluez en- fuite " que par la nature du pade , tout ade de fouveraineté , c'efl: - à - dire tout ade au- thentique de la volonté générale oblige ou favorife également tous les Citoyens , en- forte que le Souverain connoit feulement le corps de la nation & ne diilingue aucun de ceux qui la compofent. Qu'eft-ce donc (ajoutez -vous) proprement qu'un afte de Souveraineté ? Ce n'efl: pas une convention du fupérieur avec l'inférieur , mais une con- ,, vention du corps avec chacun de Ces mem-

93 hïQii

iio L E r r R E à Mr.

j, brcs : Convention légitime , parce qu'elle a ,, pour bafe le co: traél Social » équitable , parce qu'elle efl: commune à tous , utile , , parce qu'elle ne peut avoir d'autre objet que ,5 le bien général , & folide , parce qu'elle a 5, pour garant la force publique & le pouvoir fuprème. Tant que les fujets ne font fou- m.is qu'à de telles conventions , ils n'obéiT- fent à perfonne, mais feulement à leur pro- 5, pre volonté ; & demander jusqu'où s'éten- 5, dent les droits refpecftifs du Souverain & des Citoyens , c'efl: demander jusqu'à quel j, point ceux-ci peuvent s'engager avec eux- mêmes , chacun envers tous & tous envers chacun d'eux i " pafîàge qui demande ex- plication par plus d'un endroit. Suivant vous fa&e de Souveraineté n'efi pas une convention du Supérieur avec V Inférieur ■■, mais une con- vention du corps avec fes membres. Pour le coup je n'y fuis point : je ne conçois point con^ment un acte de Souveraineté , c'efl -à- dire une difpofition qui ne demande qu'une volonté , puifle être une convention ; d'autant que pour une convention il faut au moins le

COB-

JEAN JAC^ES ROUSSEAU,

concours de deux volontés. Vous paroifTez confondre ici l'afTociation , qui , en fuivant vos idées , fait paiïer les hommes de l'état de nature à l'état civil , avec les ades que la So- ciété ou le corps politique fait après l'aflocia- tion : l'afTociation étant un acte par lequel on fe forme en fociété , efl: par cela même un acte fait par les membres comme particu- liers , & il ne peut être quellion d'un aéte de Souveraineté , puisque tout adle de Souve- raineté fuppofe la fociété civile formée & non à former : de plus , comme toute afîbciation & nommément celle d'hommes hbres fe met- tant en Société civile , peut fe faire à très - différentes conditions j vous avancez trop en en- feignant " que le paéle focial établit entre les Citoyens une telle égalité qu'ils s'enga- 55 gent tous fous les mêmes conditions & doi- j, vent jouir tous des mêmes droits ": car ce n'efl pas le pafte qui fait cette opération , mais le confentement des Affociés , qui détermine leur égaUté ou inégalité , en un mot leurs droits rcfpeélifs ; & de la même manière ce n'efl pas par la nature du pa(fte , que tout aiHie de Sou-

ve-

tit L E r r R E à Mr.

veraineté oblige ou favorifo également tous leg citoyens ; mais c'cfl: par la nature du confen- tement donné aux conditions du pacte , que tout a6te de Souveraineté devra obliger ou fa- vorifer plus ou moins également tous les ci- toyens.

J'ai la patience, Monficur , de vous fuivre, aurez- vous celle de me lire ? continuons tou- jours. ,, Il eft faux" , dites -vous, "que dans 3, le contracl focial il y ait de la part des par- _,, ticuliers aucune renonciation véritable , que 3, leur fituation , par l'effet de ce contract fe 5, trouve réellement préférable à ce qu'elle étoit auparavant , & qu'au lieu d'une alié- nation , ils n'ont fait qu'aune échange avan- 3, tageux d'une manière d'être incertaine ÔC 5, précaire contre une autre meilleure & plus fûre , de l'indépendance naturelle contre la 5, liberté , du pouvoir de nuire à autrui con- 5, tre leur propre fureté , & de leur forcé 5, que d'autres pouvoient furmonter contre un ,, droit que l'union fociale rend invincible.

Une renonciation véritable efl: donc , félon vous , un ade qui ne peut abfolument point être

com-

JÈJÎN yjC^UES ROUSSEAU. 113

compenfé par quelque avantage; & jamais auffi V aliénation n'en fuppofe pour motif: furement vous n'avez pas pris ces idées ni dans Grgtius ni dans la Philofophie. Au refle l'Apologie que vous faites de l'état civil n'efl; pas ce que vous avez dit de moins bon : feulement il me paroit qu'elle auroit pu être placée ailleurs qu'à la fin d'un chapi- tre , dont les bornes de la Souveraineté font le fujet. Je paffe le Chapitre V. vous parlez du droit de Vie ^ de Mort. Vous y faites aP- fez bien voir qu'en fe mettant en fociété ci- vile , on a pu confentir à être mis à mort pour caufe d'affadînat : je ne vois pourtant point que par vous ayiez encore prou- vé le droit de faire mourir un aflaffin. Bien plus , la preuve que vous en donnez paroic mener à un principe, qui n'entre furement pas dans votre façon de penfer. La confervation de l'Etat, dites -vous, eft incompatible avec celle de tout malfaiteur attaquant le droit fo- cial , & il faut que l'un des deux périfTe : or, fuivre votre raifonnement) , le droit focial confidant en ce que chacun conferve fa vie & fes biens ; & le moindre tort fait à un Mem- H bre,

ÎI4 LETTRE à Mr,

bre , attaquant le droit focial , il en refukera que le moindre voleur , le citoyen qui en au- ra léfé un autre , devra mourir , quelque pe- tite que puifTe être roffenfe : on le fera mou- tir ( fui van c vos termes) moins comme citoyen , que comme ennemi. Eft - il donc permis de faire mourir indiflinclement tous fes Ennemis ? Grotius demande une proportion entre les peines & les dclicls , & ne permet la mort des Ennemis que lorsque TEtat ne peut être a^uré fans cela. Et vous auffi Monfieur , h en juger par vos Lettres écrites de la Montagne-, vous exigez de la proportion entre les deli(5ts & les peines. Vous vous récriez extrême- ment contre l'excès de la punition , fuppofé que vous fulTiez coupable : vous voulez même faire entrer en compenfarion les biens que vous avez rendus à votre Patrie. Je ne fai s'ils font lalTez confidérables pour mériter cette faveur ; mais votre prétenfion n'eft pas affurémeni: de la jurisprudence ordinaire & généralement a- doptée.

Comment être de votre fentiment , Mon- fieur , lorsqu'en parlant de la Loi dans le Cha-

JEANJAC^ES ROUSSEAU.wf^

pitre VI. vous dites : A confidérer humaine- ment les chofes , faute de fanflion naturel- le Jes loix de la juftice font vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant & le mal du jufte , quand celui - ci les obferve avec lui. " Autant que je puis en juger , l'Etre fuprème a établi une \\-^ aifon fi étroite encre la pratique de la vertu & de la juftice , & le bonheur de celui qui en fuit les préceptes ; que presque jamais oa n'eft vicieux qu'à fon propre dam. A' la vé- rité nous voyons quelques fois le vertueux être dupe du vicieux, mais il n'en réfulte point que celui qui dupe augmente par fon bonheur & diminue celui de qui s'eft laifTé attraper : pour l'ordinaire on ne juge dans ces cas que fur les apparences : il faut prendre la vie d'un homme en fon entier, pour décider fi la vertu ou le vice l'a rendu heureux ou malheureux : & fi le contentement de l'ame fait le bonheur de l'homme , comme je me le perfuade , je ne conçois point que les Loix de la Jufiice puif- fent faire le bien du méchant & le mal du jufte. Ce raifonnemenc fera peut-être trop H 2 mé-

H6 LETTRE à Mr.

rnétapliy(ique pour Vous; néanmoins il me pa- roit plus conféquent & plus avantageux à la fociété , que la perruafion de ne rien devoir à qui on n'a rien promis : Vous ne me ten- teriez pas de faire avec Vous un voyage : ne m'ayant point promis de l'affiftance , vous pourriez bien me la refufer dans le cas il s'a^nroit de ma vie & de ma liberté; & quand vous me l'auriez promis , ne pouvant enchaî- ner votre volonté , ne pourriez - vous pas Vous croire en droit de concourir à ma mort , au lieu de Vous croire obligé de la défendre : foit dit pourtant , fans qu'effedlivement je Vous croye capable d'une pareille noirceur. Mal- rfxQ tous vos écrits , & le tort qu'ils me pa- roiflTent devoir faire au bien des hommes , je fuppofe , Monfieur , que le penchant naturel , tout bas que vous le metiez , feroic aflez fore pourtant pour Vous porter à fecourir votre férablable. Ce que j'en dis , n'eft que pour vous faire fcntir jusqucs on peut Vous poufler. > Et comment n'avez -vous pas remarqué que le raifonnement que vous faites , pour prouver que tout le peuple peut flatuer fur tout le peu- ple

JEANJAC^ES ROUSSEAU, 117.

pie , peut fervir de retorfion à celui que Vous faices pour prouver qu'il n'y a point de volon- té générale fur un objet particulier ? Car s'il fe forme un rapport , c'efl: de l'objet entier fous- un point de vue à un individu fous un point de vue : ce font tous les membres entant que parties formant le Souverain , relativement à un membre comme particulier: & fi la Loi ne peut être relative qu'au corps , elle ne pourra , en fuivant votre idée, être appliquée aux mem- bres en particulier , & fera par parfaitement inutile. Vos principes n'ayant point de vérité , ks conféquences que vous en tirez n'en ont pas d'avantage; ainfî je ne m'arrêterai pas à ce quç nous lifons p, 77. & 78. Mais peut-être , Monfieur , que nous ne nous entendons pas : les Lois ne font , dites - vous , proprement que les, conditions d&VaJfociation civile: les Jurisconfulte? appellent ces Loix les Loix fondamentales d'un. Etat. Si vous n'admettez point d'autres Loix^ & que vous vouliez donner un autre nom aux difpofitions du Souverain , lorsqu'il déclare ce qu'on doit faire ou ne point faire , nous ne difpUÈerons point des termes ; mais en ce cas, H 3 pçr-*

ïiS LETTRE à Mr.

permettez - moi de Vous le dire , c'eft porter une véritable confufion dans les fciences que d'y aller comme vous faites : le moyen de s'en- tendre , fi chaque Ecrivain prenoit à tâche de fe fervir des mots dans tout un autre fens que celui qu'on leur a fixé !

Les qualités réquifes dans un Législateur, font "

le fi.)jet du VII Chapitre. Vous en parlez afiez

bien : mais quand vous dites. Le Législateur

5, efl: à tous égards un homme extraordinaire

5, dans l'Etat. S'il doit l'ccre par Ton génie , il

j, ne l'efi: pas moins par Ton emploi. Ce n'efl:

, point magiflirature , ce n'efl: point fouveraine-

, té. Cet emploi , qui conftitue la républi-

5, que , n'entre point dans fa confliitution.

C'eit une lonétion particulière & fupérieure

qui n'a rien de commun avec l'empire hu-

, main ; car fi celui qui commande aux hom-

, mes ne doit pas commander aux loix , ce-

lui qui commande aux loix ne doit pas non

plus commander aux hommes ; autrement

fes loix , miniflrcs de Tes pallions , ne fe-

roient fouvent que perpétuer fes injufl:ices ,

& jamais il ne pourroic éviter que des vues

par-

JEJNJJC§^UESROUSSEJU. iij>

5, particulières n'akérafTent la fainteté de Ton ,, ouvrage " ; je ne vous entends plus. Ce paflagc me paroit encore une de ces petites ex- curfions, dont tout l'eciac fe réduit en fumée dès qu'on en ôte l'équivoque. En effet , dès que par loi il ne faut entendre que ce que d'autres Auteurs nomment des Loix fonduraentales ; l'emploi du Légiflateur efl: une fonction , donc le Souverain ne peut être revêtu , non pas à la vérité parce que celui qui commande aux hom' mes ne doit pas commander aux loix , i^ que celui qui commande aux loix ne doit pas ccm- mander aux hommes , phrafes des plus inintelli- gibles ; mais parce que l'acte qui règle & déter- mine les loix fondamentales , efl un atfte du corps du peuple entant que peuple ; ou un aéte de convention entre le peuple & celui au- quel la fouveraineté efl: conférée ; iSc dans ce fens il cil vrai , comme vous le dites , que le peuple ne peut , quand il le voudroic , fe dé- pouiller de ce droit incommunicable. Cepen- dant , Monfieur , à fuivre votre discours on a bien de la peine à fe perfuader , que fous Je mot de Loi vous n'entendez que les Loix fon- H 4 da-

I20 L E r 7" R E à Mr,

damentales : témoins ce que vous nous rapor- tez des Decemvirs ; car a coup fur ce que vous en dites ne peut fe raporcer à ces fortes de Loix: mais j'ai déjà remarqué, que vos rai- fonnemens fuppofent tous , que la volonté géné-^ raie ne peut avoir lieu à moins que tous les membres n'y concourent immédiatement par la leur ; d'où il s'enfuit que toute loi , avant de pouvoir l'être , doit être foùmife aux fuffrages libres du peuple : & tout cela vous fait trou- ver dans la légiflation une entreprife au-deflus de la force humaine , & pour l'exécuter une autorité qui n'efl: rien. 11 faut bien aimer les difiicultès pour en fufciter de pareilles.

Voyons fi je puis faifir votre idée. Favorabîe- ;, ment interprétée elle revient à ceci. Le Lé- ,5 gislateur efl: celui qui fixe les loix fuivant les- 5, quelles République devra fe gouverner: or 5, il ne convient pas que celui qui a l'autorité en 5, mains fixe les Loix , parce qu'alors celui qui commande aux hommes commande aux Loix :" mais ne fentez-vous pas ,Monfieuri que comman- der aux Loix défigne proprement commander à des commmdemens ? & comment fe reprefenter

l'ac-

JEJNJJC^ES ROUSSEJU.iii

l'aétion de commander à des commandemens ? Vous entendez par commander aux Loix , les faire parler ou taire à fon gré? c'eft-à-dire, avoir le pouvoir de les faire exécuter ou non? Soie. Mais ne fuppofez - vous pas alors dans le Souverain le pouvoir de faire exécuter les Loix ou non à fon gré ? & fi vous lui fuppofez ce pouvoir, n'eft-il pas égal de qui les Loix vien- nent , de lui ou de quelque autre? au contrai- re il vaudroit , ce nie fcmble , mieux qu'el- les vinfent de lui , parce que , toutes chofes d^ailleurs égales , il feroit moins porté h leur commander. Si vous ne lui fuppofez point ce pouvoir , le Souverain efi: celui de tous les hommes auxquels il convient le mieux de rem- plir les devoirs du Législateur , parce qu'il doie connoître mieux que tout autre les befoins de la Société, & les moyens d'y remédier. Une petite dilîinéiion nous mettra d'accord peut-être? Définiffons d'abord. On entend par Loi en ftilc de Jurisprudence une règle , ou Vexprejfmi à''um liolonté à laquelle des Hommes doivent- conformer leurs actions libres: & Le'gis- lateur celui ^ à la volonté duquel des hom- H j" mes

121 LETTRE k Mr.

mes dosent conformer leurs adiions libres. C'eft Je fcns ordinaire de ce inoc , pris juridique- ment : dans un autre fens il défigne celui, qui donne des règles fans que ceux auxquels il les donne foyent obligés de s'y conformer. Le mot de Législateur pris dans un fens indéterminé par raport à ceux auxquels les Loix font don- nées , vous penfez qu'il ne doit pas être le fouvera'm\ c'eft- h -dire le corps politique acfif% & qu'il ne doit pas être Magiilrat : c'eft -à- di- re, qu'il ne doit pas être dans le cas de pou- voir exiger qu'on ftiive fa volonté , ou con- traindre ceux qui ne la fuivroient pas. Mais en ce fens , Monfieur , votre Légiflateur fera un homme qui aura la faculté non pas de don- Tier des Loix mais d'en propofer. Et qui fera celui qui aura le droit de les accepter ou de les rejetter ? Le Peuple. Fort bien. Ce fera donc la décifion du peuple qui impofera aux membres le devoir de fe conformer h ces rè- gles. Cette décifion fera donc un afte du Corps politique Actif. Le Corps politique Adif eft Souverain. Le Souverain impofera donc ce de- voir. Le Souverain fera donc Légiflateur en

ftile

JEJNJJC^UES ROUSSEAU. 123

ftile de droit; & votre Législateur un Con- fciller. Si Lycurgue abdiqua Ja Royauté avant de donner des Loix à fa Patrie , c'ell précifé- mcnt parce qu'il n'en vouloit point donner , mais feulement en propofer. C'efl: en particu-. lier un des avantages du Gouvernement Stad- houderien dans les Provinces - Unies , que le Stadhouder eft toujours à même de propofer aux Etats des réglemens falutaires pour le bien pu- blic. Ainfî en voulant prouver que le Souve- rain ne doit point être Législateur , vous faites fentir tout le contraire.

Le mot de Législateur fe prend encore dans un autre fens: favoir, lorsque par quelque obli- gation particulière on cfl: tenu de fuivre comme Loix les règles propofées par une tierce per- fonne ; on nomme cette perfone Léiislateur ; mais en ce cas il faut bien faire attention , que quoique ces règles nous viennent d'un particu- lier , qu'on décore h caufe de cela du titre de Législateur, ces Loix néanmoins ne font pro- prement que des avis relativement à ce parti- culier , & des Loix relativement à l'engagement qui nous oblige de les accepter : le droit qui

en

ii4 L E T r R E à Mr.

en réfuke & le devoir qu'elles impofent pren* lient uniquement leur origine dans cet engage- ment ; & conféquemment c'efl: toujours le Sou- verain qui les établit, & qui par eft propre- ment le Législateur. Une autre difficulté , qui , a Vous entendre , mérite attention : c'efl: celle de parler au vulgaire. Mais à quoi aboutiiïent vos réflexions fur ce fujet ? A' nous faire voir qu'il efl: impoflible d'atteindre à la perfeftion ? Qui en doute? il n'efl: pas néceiïaire pour s'en convaincre , que vous nous difiez , Monfieur , que pour qu'un peuple naîfllint put goûter 5, les faines maximes de la politique & fuivre les règles fondamentales de la raifon d'Etat, 5, il faudroit que l'effet put devenir b caufe , 5, que Tefprit focial qui doit être l'ouvrage de 5, Tinflitution préfidât à l'infliitution môme , & que les hommes fullent avant les loix ce j, qu'ils doivent devenir par elles. Ainfi donc 5, le Législateur ne pouvant employer ni la force ni le raifonnement , c'efl une néceflité jj qu'il recoure à une autorité d'un autre or- j, dre , qui puifTe eutraîner fans violence & ^, perfuader fans convaincre. " Qu'efl-ce ,

IMon-

y ËJNJJC^ES ROUSSEAU, iif

Monfîeur , qu'efl-ce qu'un Efprit Social , qui doit être Vouvrage de Vinfiitution , & qui de' woit préjîder à rinfiitution même ? que fignifie cette maxime les hommes devroient être avant les Loix ce qti'ils doivent devenir far elles ? Et tout cela pour en conclure , que le Législa- teur ne pouvant employer ni la force ni le j, raifonnemenc , c'efl: une neceflîté qu'il re- courre à une autorité d'un autre ordre , qui .5, puifle entraîner fans violence & perfuader ,5 fans convaincre " ; & pour nous donner , par une abfurdité , la raifon pourquoi toutes \q% Nations ont eu recours à l'intervention du ciel. Je ne Vous fuivrai pas plus loin dans ce cha- pitre , parce que je ne veux rien toucher de ce qui a directement traie h la Religion. J'exa- minerai feulement ce qui Vous y conduit. Croyez -vous Monfieur, que des hommes, qui fe propoferoienc de former une Société civile , parfaite au plus haut degré , y reuffiroient ? ils n'y parviendroient fûreraent pas , ni par la for- ce ni par le raifonnement , ni par aucun autre moyen ; parce que le but feroit contraire à fa nature. Quand on parle d'une inftitution rela-

H-

ti6 LETTRE à Mr.

tivement à une fociécé civile , quand on parle d'un contrat focial , le difcours peut -il avoir pour objet une fociété différente de celles que des hommes peuvent former ? S'il en étoit ain- fi , on n'en pourroit établir aucune : ni la for- ce ni le raifonnement n'y fuffiroient point, par la raifon que des hommes n'en peuvent former de parfaites. De il s'enfuit , qu'en prenant pour fondement des Sociétés civiles la conven- tion , un parte focial , cette convention aura été l'effet d'un arte humain , dont le but aura été un degré de perfeftion & non pas une perfedlion entière: conféquemment , Monfieur, votre raifonnement , qui conduit à la néceffité de recourir à une autoricé d'un autre ordre , fe trouvant fondé fur une faulfe fuppofition , fe détruit par lui-même, & fait voir en même tems le hors d'oeuvre de ce que vous ajoiàtcz après.

Ce que vous dites du Peuple , fujet du Vlll«. Chap. relativement à la nécefijté de le connoître pour pouvoir lui donner des Loix , eft très-julte : vos remarques font très - con- cluantes contre l'ufage général & trop étendu du

Droit

JEANJJC^UES ROUSSEAU, izy

Droit Romain. Je pafTe vos autres réflexions: el- les fuppofent la connoiflance de faits que j'ignore. Celles que vous nous expofez dans le Chap. IX. me paroilTent très-fenfées : feule- ment je ne voudrois pas trouver une force cen- trifuge qui fait agir les peuples les uns contre les autres : je [ne doute point que vous n'ayez fait quelques études de phyfique ; du nioins que vous n'ayez par fois entendu les mots di centrifuges \ mais comme nombre de Leéleurs, en état de lire des principes de politique , peu- vent ignorer la phyfique, & notamment ce que l'on entend par force centrifuge , l'expreffion , ce me lèmble, n'ell pas tout- à- fait à fa place. Je ne ferai qu'une remarque fur le Chapitre fuivant. Par loix vous entendez les Loix fon- damentales d'un état ; la convention qui d'un nombre d'hommes fait un peuple : la législa- tion eft l'acle par lequel les Loix font faites , c'eft - à - dire , l'afte , qui fixe la convention , en vertu de laquelle un nombre d'hommes de- vient peuple; cela étant, Monfieur, comment pouvez- vous dire que le peuple propre à la 5, législation , eft celui qui , fe trouvant déjà

U

fiS LETTRE h Mr,

lié par quelque union d'origine d'intérêt oii j, de convention , n'a point encore porté le i vrai joug des loix ; celui qui n'a ni coutu- 5 mes ni fuperftitions bien enracinées -, celui 5j qui ne craint pas d'être accablé par une in- j, vafion fubite, qui, flins entrer dans les que- relles de Tes voifins, peut réfifter fcul h cha- cun d'euK, ou s'aider de l'un pour repouiïet l'autre; celui dont chaque membre peut être 5, connu de tous , & l'on n'cfl: point for- ce de charger un homme d'un plus grand fardeau qu'un homme ne peut porter , celui 5j qui peut fe palier des autres peuples & donc tout autre peuple peut fe pnfier ; celui qui ,^ n'eft ni riche ni pauvre & peut fe fuffire à j, lui - même 5 enfin celui qui réunit la confis- tance d'un ancien peuple avec la docilité d'un peuple nouveau. " C'ell comme fi vous difiez le peuple efl: peuple avant de l'être. Mais peuc-êtreje me trompe. En demendant quel peuple ell propre h la Législation, la queftion n'eft point à ce qu'il paroit par votre folution, quel peuple peut faire des Loix , mais quel peuple en peut recevoir? L'Ifle de Corfe eft,

fui-

JEJN yjC§UES ROUSSEAU. IZ9

fuivanc Vous , dans le cas. Cependant votre fentiment n'efl: pas bien lumineux encore. Si par Législation on doit entendre ici la faculté de pouvoir admettre un corps de Loix , qui fixe tout l'être moral d'un peuple , je conçois que vous pouvez mettre ÏIÛQ de Corfe dans ce cas , parce qu'on peut lui fuppofer un man- que de Loix. Votre folution alors reviendra à ce- ci : favoir qu'un peuple qui n'a point porté le joug des Loix ^c. pourra admettre un corps de Loix : mais fi le mot Législation défigne ici en général la faculté de recevoir des Loix , il faudra convenir aufïï que cette folution n'efl point dans la vérité , parce qu'aucun-peuple n'efl privé de la faculté d'admettre des Loix. C'efl aînfi , Monfieur , que le Leéleur doit aller h la pourfuite du fens qu'il faut donner à vos pa- roles afin de les rendre intelligibles. Si c'efl: Un mérite de votre ouvrage , il en a bien ! quel malheur que Platon , qu'Arifl:ote , que Ci- ceron , que tous les Auteurs anciens n'ayent pas connu cette agréable méthode de parler au public fans fe faire entendre : au moins s'ils Tavoient imaginée , n'accuferoit - on pas leurs I in-

î^o LETTRE à Mr:

interprètes & Commentateurs de rendre obfcurs leurs pafTagcs les plus clairs.

Dans votre Chapitre des d'roers fyfièmes de Lé" gislation'^ vous nous enfeignez que les différentes Législations doivent avoir le mcme but; favoir la liberté & l'égalité ; & que fuivant les cli- mats , les moeurs , la différente polition du lieu, enfin que fuivant les rapports qui naîilent tant de la fituation locale que du caradère des ha- bitans, il faut modifier toute bonne inflitution; & cela eft bien : feulement je dois remarquer, que pofant la liberté & Végalité pour fin de tout fyftème de Législation , comme formant le plus grand bien de tous, vous paroifTez , Mon- lîeur , ne pas faire attention , que cette idée mè- ne à une efpèce de contradiftion. Dans l'état de nature tous les hommes font , fuivant Vous , libres & égaux : cette liberté & cette égalité donnent lieu à des itrconvéniens , auxquels on a voulu remédier ; l'afTociation civile eft le re- mède ou le moyen qu'on y a crû propre ; l'afTociation civile a donc pour but efTentiel de rellreindre la liberté & l'égalité ; & non ob- ftaut cela , le but de ce qui régleroit cette af-

focia-

JËJNJJC^ES ROUSSE JU. 131;

fociadon fe reduiroit précifément aux deux ob- jets principaux la liberté & ï égalité , contre lesquels on cherche proprement à fe munir ! Si ce n'eft pas une contradidion , je ne fai plus Ton en trouvera. On pourroit objeder en votre faveur que le but de tout Syfleme de législation , c'eft la liberté & l'égalité renfer- mées dans de" julks bornes ; & qu'ainfi les dif- férentes Législations doivent avoir le même but, favoir la liberté & l'égalité : mais quoique cette interprétation paroifTe très raifonnable elle ne vous fauveroit cependant point , parce qu'elle ne fe concilie point avec le refte de votre ouvrage , & que l'exaClitude ne permet point qu'on donne pour but V égalité la, li- berté, dans le tems que le but efl: de res- treindre cette égalité i^ cette liberté.

Qui fe feroit attendu à une divijîon des Loîx y fujet du Chapitre fuivant , vu ce que vous avez enfeigné auparavant ? Vous reconnoilTez dans ce Chapitre des Loix fondamentales , des Loix civiles 5 des Loix criminelles. Vous diftinguez même ces Loix , & vous dites que les politi* ^ues font les feules relatives h votre fujet ; cec t la a ver-

r^z LETTRE h Mr.

avertiffement vient bien tard. Conduire fon Lecleur jusques h peu près la moitié d'un li- vre , avant de lui apprendre dans quel fens il doit prendre un mot , n'eft affurémcnt pas la marche de l'homme qui fait ce que c'efl: que raifonner. Avec tout cela , Monfieur , on peut Vous demander fi des Loix civiles font elTen- îielles à un Etat ? & dans ce cas : comment & par qui elles doivent être faites? il me fem- ble que tout cela efl: très - relatif à des princi- Cipcs du droit politique; car fi je ne me trom- pe , il faut y faire voir en qui peut réfider l'autorité législative. Il y a outre cela un pe- tit fophisme à relever dans ce Chapitre. En parlant des Loix fondamentales , vous dites , ,^ Les Loix qui règlent ce rapport portent le 5, nom de loix politiques, & s'appellent aufll g, loix fondamentales , non fans quelque raifon 5, fi ces loix font fages. Car s'il n'y a dans chaque Etat qu'une bonne manière de l'or- donner , le peuple qui l'a trouvée doit s'y 5, tenir : mais fi l'ordre établi efl: mauvais , j, pourquoi prendroit-on pour fondamentales j, des loix qui l'empêchent d'être bon ? D'ail-

,, leurs

JEJNJJC^UES ROUSSÈJU.iii

5, leurs , en tout état de caufe , un peuple efl 5, toujours le muirre de changer fes loix , mê- j, mes les meilleures ; car s'il lui plait de fe 5, faire mal à lui-même, qui eft-ce qui a droit de l'en empêcher ? " Sur quoi fon- dez-vous le droit que vous donnez ici au peu- ple , & à qui aparticndra le droit de juger (i Tordre établi eft mauvais , ou non ? le peuple direz -vous. Par quoi paroit-il que le Peu- ple s'efl confervé ce droit ? Dans toute ques- tion relative a une Société , on demande , avant de décider fur les droits refpeftifs des membres , qu'on repréfente l'aile des ftipula- tions ou conditions du Contracl. Et fi ces ftipulations portent que le peuple eft convenu & s'efl: engagé de fuivre, d'^obferver, de main- tenir telles & telles Loix , & que ces Loix ne pourronE être altérées , reformées , annul- lées , fans le confentement de tels ou tels membres d'entr' eux ou de leurs descendans mâles , croyez -vous , Monfieur , que le Peu- ple feroit toujours le maître de changer ces Loix? Au refle il n'efl: point douteux que le peuple ne puilTe faire ôc refaire tout ce en

I 3 quoi

154 L E T 7" R E Mr.

quoi un tiers n'ed point intéreffé , & que s'il s'eft confervé la faculté de faire des Loix , il refte le maître de les changer , de les abroger & d'en fuhftituer à celles qui peuvent être inu- tiles ou nuifibles. Cependant il n'eft pas moins évident d'un autre coté , que cette faculté , ayant été conférée ou transmife à quelqu'un des membres afTocics , le peuple ne fera pluj dans le cas de pouvoir en difpofer : il n'y a point de principe plus fimple & plus clair , que celui qu'on ne poffède plus ce dont on s'efl: défîfté en faveur d'un autre , qui l'a ac- cepté.

J'ajoute un mot pour éclaircir encore les pre- mières lignes de ce Chapitre. Vous dites Pre- mierement l'adlion du Corps entier agilTant fur lui-même, c'ell-à-dire le rapport du ,, tout au tout , ou du Souverain à l'Etat: or, en fubftituant aux mots. Souverain & Etat^ les définitions que vous avez données de ces deux mots , nous aurons un raport du tout au tout 5 du corps politique a5lif au corps po» îitique pajjtf : mais que fera ce raport ? en quoi confîftera - 1 - il ? que défignera - 1 - il ?

rac

JEJNJJC^UES ROUSSEAU. 135-

Vadiion du corps entier agijjqnt fur ht - même ? Je doute qu'une pareille aiflion Toit polTible : toujours eft-il certain que VaBion n'efl: pas un raport -, & qu'agir feroit proprement ici obli- ger les membres à telle ou telle chofe , ou les en décharger : & comme Vous dites enfuite que les Loix , qui règlent ce rapport , portent le nom de Loix politiques & s'appellent auTi Loix fondamentales ; on voit que par raport & a£îion il faut entendre ici les droits & o- bligations mutuels & rerpeclifs du Souverain & du 'Sujet , relativement k l'adminidration in- térieure de l'Etat j car vous favez (lins doute qu'on compte au nombre des Loix fondamen- tales celles , qui établilicnt ctb droits & ces obligations. Vous nous auriez dit cela peut- être uniment (k limple r.cnt , fi VEfprit des Loix n'eut été fi applaudi ; & fi vous n'avie?: cru, Monfieur, vous élever jusques à Monf'. de Montesquieu, en Vous fervant de mors , dont ce grand génie auroit fans doute mieux fait de laifler Tulàge aux fiences, dans lesquel- les on fait quel (ens y attacher.

Le Chapitre L du troifième Livre de votre I 4 Con-

t^6 LETTRE h Mr,

Contrat Social me prcfcnte d'abord une in- exaétitude , qui ne fait pas honneur à votre Logique. Toute aftion libre " , dites - vous , a deux caufes qui concourent à la ^, produire , Tune morale , favoir la volonté ,3, qui détermine l'acte, l'autre phyfique, favoir 35 la puilFance qui l'exécute. " Permettez -moi, de Vous faire remarquer que vous confondez ici les caufes avec les moyens. Toute aftion libre dépend uniquement de la volonté comm-e caufe , (ce qui pour le dire en palTant.fait le fondement de l'imputabilité) & de la puifTance phyfique comme moyen : quand vous marchez librement vers un objet , votre volonté eft caufe que vous y allez ; & fi vos pieds vous y povtent , vos pieds font les moyens par les- quels votre volonté a fon effet. De réfulre que fi vous comparez la puiffance législative à la voltnté , & l'executive h la force , vous n'aurez pas dans un Etat deux caufes , mais une caufe & un moyen. Or , félon vous , la puifllmce législative ne peut apartenir qiCaii peuple (ce qui généralement pris n'ell: pas vrai ainfi que je Vous l'ai fait voir) ^ la puijfance

epcé-'

JEANJJC^ES ROUSSEAU. 157

executive ne peut apartenir à la généralité com" me Législative ou Souveraine , pirce que cette pui(fance ne confjfle qu'en des aSîes particuliers qui ne font point du rejfort de la loi : c'efl: à peu près comme fi vous difîez , que chaque homme en particulier ne peut fe déterminer que par fa propre liberté; mais que pour met- tre fa volonté en exécution , il hm une puif- fance executive hors de lui. Analyfons vos idées.

L'introducflion du Livre III. eft contenue dans ces mots. Avant de parler des diverfes, formes de Gouvernement , tâchons de fixer le fens précis de ce mot ^ qui n'a pas encore été fort bien expliqué. Nous ne nous arrêterons pas à l'aveu, de n'avoir pas bien expliqué dans \Q.i deux livres 'précédens un mot qui l'auroic du être d'abord ; mais ce qui paroit fingulier,- c'efl: qu'encore ici vous ne l'expliquez point. Le fujet du i^. Chap. de ce Livre efl Le Gouvernement général. Après nous avoir dit que toute aflion libre a deux caufes , vous nous enfeignez que la puifTance executive ne peut apartenir au peuple : il faut à la force

1 5 pu-

ïjS L E T 't R E à Mr,

5, publique un agent propre , ( dites - vous ) qui falTe en quelque forte dans la perfonne 5, publique , ce que fait dans l'homme l'union p, de l'ame & du Corps : & le Gouvernement fera un corps intermédiaire établi entre les Sujets & le Souverain pour leur mutuelle 5, correspondance , chargé de l'exécution des Loix & du maintien de la liberté , tant ci- vile que politique. Les membres de ce corps," (continuez -vous,) s'appellent 5, Magiftrats ou Rois ^ c'eil - à - dire , Gouver- 5, neurs , & le corps entier porte le nom de , Prince, Ainfi ceux qui prétendent que l'aéte, , par lequel un peuple fe foumet à des chefs , ,5 n'efl: point un contrat: , ont grande raifon. Ce n'eft abfolument qu'une commifîion , un jj emploi dans lequel, fimples officiers du Sou- j, verain , s'ils exercent en fon nom le pou- voir dont il les a faits dépofitaires , & qu'il peut limiter , modifier & reprendre quand il lui plait , l'aliénation d'un tel droit étant incompatible avec la nature du corps focial, jj & contraire au but de l'aflbciation.

j, J'appelle donc Gorvernement ou fuprême

,. ad-

JEJNJJC^UES ROUSSEJU. lyj

5, adminirtradon l'exercice légicime de la puis- fance executive , & Prince ou magiftcat l'homme ou le corps chargé de cette ad- miniftration " Arrêtons- nous ici, & voyons, Monfieur, comment votre Doctrine fe foutienr. Je demande donc s'il efl poflible que dix hommes s'alTocienc pour une certaine affaire ? qu'ils falTenc pour cet effet une convention qui contienne les conditions de cette affocia- tion? que par une des conditions ils confèrent la gelîion de cette Société h deux , ou trois , ou à un feul d'entr' eux ? qu'ils s'engagent à approuver tout ce que ces deux ou trois , ou bien cet un , auront fait ? Je vous fuppolé de trop bonne foi pour ne pas avouer que tout cela ell poffible. Mais n'efl-il pas également poffible que ces dix hommes s'afîbcient pour leur défenfe & fureté commune ? Vous me l'avouerez encore. Or fuppofons ce cas , ces dix hommes ne feront- ils pas l'emblème d'un peuple? Leur convention fera le pafle focial, les conditions contenues dans cette convention for- meront les Loix fondamentales; & ceux ou celui auxquels l'adminidration fera conférée , fera le

Sou-

140 LETTRE k Mr,

Souverain. Point du tout , direz - vous : ce n'eft pas eux, ni lui , qui font fouverains , mais le peuple, en qui réfîde la puiflance législative. -- Tous ceux , qui contraftent pour concourir à une Société, de quelque nature qu'elle puifTe être, deviendront donc membres d'un Souverain , & tout corps formant une fociécé quelconque fera fouverain , dès que .la Société fera établie à des certaines conditions. Voilà bien des Sou- verains à Amfterdam , il y a une infinité d'AiTociations , & de Sociétés.

N'abufons point des termes , Monfieur , ni de la bonne foi de nos Leéteurs. Toute con- dition , toute (lipulation fait une Loi pour ceux qui s'y engagent. Dans ce fens , on nom- me Loix fondamentales de l'Etat , les condi- tions de l'AfFociation civile : mais jamais on n'a compris fous l'expreffion de puijfance légis- lative , la faculté de faire ces conditions : ja- mais on n'a douté , que les conditions d'une AiTociation ne duiïent être faites par ceux qui s'alTocient ; & fi vous le voulez , on vous ac- cordera que la puiflance législative , prife dans \t fens que vous donnez à ces mots , n'apar-

tienî;

y EJNJAC^U ES ROUSSEAU. 141

tient qu'au peuple: mais que nous aurez -vous dit ou enfeigné ? Rien. Toute votre peine aboutira à vous être fervi des mots dans un fens que perfonne ne leur attiùbue. Je ne vois pas que des principes exigent ce foin lîngulier. II en eft de même du mot Souverain, Vou- lez-vous, Monfieur , fignifier par ce mot le peuple en aBion , pour faire des Loix fonda- mentales de rEîat j perfonne ne vous con- teftera cet emploi de votre liberté ; mais qu'y gagnerez -vous ? le plaifir d'avoir donné un ouvrage propre à confondre les idées de ceux de vos Ledeurs , qui ne feront pas afféz faits aux matières que vous leur prefentez. Quoi- qu'il en foit , ceci fuffit , je penfe, pour fai- re voir , que c'ell à tort que vous dites (*) Voilà quelle eft dans l'Etat la raifon du gouvernement , confondu mai à propos avec le Souverain , dont il n'eft que le Mi- niftre. "

Allons plus loin : la puiiïance exécuti- 5, ve", dites -vous , ne peut appartenir

au

J9

(*) p. 124.

I4i L E r T R Ë à Mr.

5, au peuple ; parce que cette puifTance ne 5, confifte qu'en des afles particuliers , qui ne 3, font point du refTort de la loi , ni par con- féquent de celui du Souverain , dont tous les ades ne peuvent être que des Loix. '* Voilà donc la Souveraineté ^ c'eft-k-dire , raëUvité du corps politique réduite h la faculté uniquement de faire des Loix. C'efl: encore une nouvelle idée qui répugne h tout ce que les Philofophes & Juriscon fuites en ont dit. Car bien que Ton puiffe concevoir , que l'es- fence de la Souveraineté confifte dans la fa- culté de faire des Loix, jamais pourtant n'a- t-on avancé, que tous les aSies du Souverain ne font que des Loix : je ne rejetterai pas cette nouvelle opinion fans examen. Eft-il poflî- ble , Monfieur , que dix hommes , fe mettant en Société , laiflent au jugement de celui ou de ceux , auxquels ils commettent l'adminiftra- tion, à fixer certaines règles- pour la conduite des membres de cette Société ? Vous me ré- pondrez oui. Que feront ces Règles ? Des Loix. Que feront ceux qui les porteront en- tant qu'ils les portent ? des Législateurs. Que

fera

JEAN JJC^ES ROUSSEAU, 14^

fera la faculté en vertu de laquelle ils établi- ront ces Règles ? Le pouvoir Législatif. Ce pouvoir donc peut apartenir à quelque autre qu'au peuple ; & dans tout état un peu éten- du il le faudra bien , parce que les circonftan- ces exigent fouvent un aéte du pouvoir légis- latif trop prompt pour que le peuple puiffe y concourir. Vous me parlez des Loix civiles, me direz -vous , & je ne fais mention que des politiques. Soit. Vous m'accorderez donc que le pouvoir législatif civil peut réfider ailleurs que dans le peuple. Nous verrons après ce qui en réfultera. Continuons. Eft-il poffible que les dix , dont je viens de parler , convien- nent que ceux auxquels ils ont conféré le pou- voir législatif, jugent & décident les différends qui pourront naître entre les afTociés ; & for- cent celui qui a tort de rendre raifon au lé^é^ Rien n'empêche. Cette faculté de juger les dif- férends fe nomme pouvoir judiciaire ; celle de forcer l'offenfeur à rendre raifon à l'offenfé , pouvoir , ou puiiïance executive ; donc le pou- voir Législatif peut fe trouver ailleurs que dans le peuple ; donc il peut coexifler avec le pou- voir

144 LETTRE k Mr.

voir judiciaire & l'exécutif dans un feul & mê* me corps, dans une feule & même perfonne : donc il n'eft pas vrai que tous les aUes dît Souverain ne peuvent être que des Loix.

La puifTance executive ne peut point aparte- nir au peuple. Pourquoi ? Non pas par la rai- Ibn que vous en donnez ; mais à caufe que pour agir il faut une force qui ne foit pas contre- quarée : cet effet exige une volonté toujours afti- ve , qui dirige cette furce : or cette volonté a(fi:i- ve, qui, au moïen de cette force doit tenir le corps en aélion , ne peut fe trouver dans le corps même, parce que le corps, s'il n'ell mis en mouvement par une volonté , qui tienne lieu de volonté à tous les membtes , le devroit être par leur volonté particulière , ce qui rendroit l'union impolTible. Nous fommes donc d'ac- cord , que dans tout Etat le pouvoir exécutif ne peut apartenir au Peuple. Ce pouvoir ainfi conféré ne fera fuivant vous qu'une commijfïori , foit? Vous en concluez que le peuple le pour- ra réprendre quand il lui plait. Mais , Mon- fieur , à quel titre ? Pour pouvoir reprendre il en faut un. Quand j'entre en Société avec

quel'

JN JACQUES ROUSSE JU. 14/'

quelques amis , & que je flipule que je ferai le Dircéleur de notre Société , par quel droic pourroient-ils m'en débusquer quand il leur plairoit ? Ne remarquez - vous point , que vo- tre aflertion n'efl: abrolument qu'une conclufioa générale d'un cas particulier ? il efl: vrai que quelque Commettant peut reprendre fa commis- fion , mais il ne l'efl: pas , que tout Commet- tant peut le faire. Je Vous nierois & la ma- jeure & la mineure , d'où Vous deduifez la confequence , avancée ici : & je dirois , nego totum argumentum.

Attachez donc telle fignifîcation au mot Gou-^ vernement qu'il Vous plaira : nommez en les membres, Rois > Gouverneurs, IMagiftrats, tout comme vous voudrez : les mots ne chan- geront point la nature des chofes , non plus que le feront vos idées ; & je fuis très fort de votre avis , qu'il ne faut point que les mots nons donnent le change fur les idées (.*): il eft donc évident , que fi dans une aflbciation civile les membres conviennent de remettre le

pou*

(*) Lettr. écr, d. 1. Mont. éd. in. ii». p. 3x7,

K

î4(î L E 1 r R Ë à Mr.

pouvoir exécutif entre les mains d'un d'entr'eux^ iîs ne pourront J'ôter à ce membre , quand il leur plaira , à moins que cela n'ait été fti- pulé.

La Le(n;ure de VEfprit des Loix paroit avoir fait fur Vous l'efTet , qu'elle doit immanquable- ment produire fur tous ceux , qui n'ont point aiïez de connoifTance pour faifîr les idées de l'auteur. Monfieur de Montesquieu, dans la vue de faire fentir , que dans une Mo- narchie bien conftituée le Monarque doit être Législateur , mais non point juge , ni exécu- teur des Loix 5 qu'outre le Monarque il faut deux autres corps ou perfonnes , dans lesquel- les réfident ces deux pouvoirs , qu'il a nom- més intermédiaires , s'eft beaucoup étendu fur les inconvéniens qu'il y a à réunir le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire & le pouvoir exécutif fur une même tête ou dans un même corps : mais cet illuftre Auteur , nous traçant les caradlères qu'exige la nature d'une Monar- chie bien conflituée , n'a point prétendu cn- feigner par , que la Société civile ne pouvoir être conflituée d'une autre façon j que ces trois

pou-;

JEAN JAC^ES ROUSSEAU. 147

pouvoirs ne peuvent réfider dans le même fu- jet ; que le pafte Social , qui peut être modi- fié en mille manières , emporte nécefTairemene que le Peuple foit toujours Souverain , le Roi fimple Magillrat ; que le mot Gouvernement doit abfolument défigner Vexercice légitime de la puijfance executive ; & que ceux de Prince ou Magijîrats ne doivent non plus défigner que Thomme ou le corps, chargé de cette admini- flration. A^ Vous en croire, le feul tort que les Médiateurs femhlent avoir fait à ceux de Genève, c'ed d'avoir oté au Législateur tout exercice du pouvoir executif (*). Un Législateur peut donc poflfeder l'exercice du pouvoir executif; & le pouvoir législatif coëxifter avec l'executif dans un même corps.

On a dit & on a eu raifon de dire , qu'il ne faut pas difputer des mots: auffi ferois-je, •Monfieur, bien éloigné de m'arrêter à la figni- fication que vous jugez à propos de leur don- ner, fi la liberté que vous prenez , n'étoit de nature, en cas qu'on crût devoir fuivre votre

exçm-

(♦) Lettr. écr. d. I. Mont. p. ^6^^ K %

148 L E T T R E à Mrl

exemple , à porter une grande confufion dans utie fience , pour laquelle je m'intéreiïe beau- coup. Qiie penferiez-vous d'un Auteur , qui annonçant des principes de Géométrie , di'roic dans le corps de fon ouvrage , qu'il appelle Triangle un corps à quatre cotés ? furement vous vous mocqueriez de lui , & vous le feriez bien d'avantage , fi voulant démontrer quelque, théorème il Vous difoit : j'appelle Triangle ou corps folide une figure à quatre cotés. Ce- pendant , Monfieur , c'efl: précifement votre cas i Prince dans fa fignification la plus éten- due, défigne celui qui eft à la tête d'un Etat; Magiftrat celui , qui au nom du Prince , eft chargé de quelque fonction relative h la Sou- veraineté. Vous en faites des fynonimes.

Je vai vous préfenter un pafiage de ï'tr- FENDORF, très -propre à eclaircir le point en quefiion. Au Liv. I. Ch. I. de fon Droif àe la Nature ^ des Gens il dit dans le J. i a. 5, Les Etats moraux que l'on regarde comme des Subfiances, s'appellent des Person* „^ES Morales; & l'on entend par j, hs Hommes mêmes confidérez par rapport à

U leur.

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 14^

leur Etat , ou à l'Emploi qu'iJs ont dans la 5, Société ; foie que l'on envifage chaque Hom- me en particulier , foit que plufieurs réunis ^, par quelque liaifon Morale ne compofent en- femble qu'une feule & même idée. D'où il paroit qu'il y a deux fortes de Perfonnes^ de Simples ^ de Compofées.

Les Per formes Simples font ou Publiques, ou Particulières , feion la diverfité de leurs Etats ou de leurs Emplois, & félon que ces 5, Emplois fe raporcent immédiatement , ou à 5, l'avantage commun de la Société Civile, ou 55 au bien particulier de chacun des Membres dont elle eft compofée.

5, Les Perfonnes Publiques fe divifent , fe- 55 Ion l'ufage des peuples Chrétiens , en Per- 5, formes Politiques 5 & Perfonnes Eccleftafli- 55 ques. Les Politiques font , ou du premier 5, ordre , ou d'un rang inférieur. Parmi cel- 5, les du premier ordre , il y en a qui gouvet' 55 nent VEtat avec une Autorité fuprême , & 55 auxquelles à caufe de cela on donne le 55 nom de Souverains: d'autres qui n'ont 3, en main qu'une partie du Gouvernement, î^ 3 55 ae-

Ifo L E r r R E k Mr,

5, accompagnée du degré de pouvoir que le 5, Souverain leur communique ; & ce font ccl- 5, les qu'on appelle proprement Magistrats; ), d'autres enfin qui fournifTent leurs avis tou- 5, chant la manière de bien gouverner l'Etat , 5, & qui ont pour cette raifon le titre de Con-j 3, SEILLERS. CcIles d'un rang inférieur ren- -, dent à l'Etat des lervices moins confidcra- 5, blés, & obéïlTent aux Magiftrats confidérez 3, comme tels. Dans la Guerre , les G e n e- 35 RAUX, & les Officilrs, tant Supé- 35 rieurs que Subalternes, tiennent lieu de Ma- 5, giftrats ; & ils ont fous eux de Simples 5, Soldats, que l'on peut mettre au rang 55 des Perfonncs Publiques , parce que c'eil 5, ou médiatcment , ou immédiatement , par 5 l'autorité du Souverain , qu'ils font engagez à porter les armes pour la défenfe de l'E- tat. " Les Magiflraîs font donc ceux qui ao-iflent au nom du Souverain, foit que le Sou- verain foit le Peuple même, ou bien un corps, ou une Perfonne , à laquelle on donne le nom de Prince , Roi , Monarque , ou tel autre que VOUS voudrez 3 d'où iJ s'enfuit , qu'il n'y a

pas

JEAN JACQUES ROUSSEAU, ifi

pas moins de différence morale entre le Prince & le Magiftrat, qu'il n'y a de différence géo- métrique entre un Triangle & un Cercle. Pour- quoi les confondre '? La Géométrie que vous paroiflez avoir étudiée , h en croire certains raifonnemens , auroit dû, ce me lemhle, avoir accoutumé votre efprit à une marche plus con- féquente : elle aime furtout la fimplicicé & l'é- vidence , & je ne conçois point qu'avec le moindre progrès dans cette fcience, vous ayiez pu, Monfieur, donner dans une forte deftile, qui fuffit pour montrer l'égarement de ceux qui prétendent endoctriner le Genre humain. Quel- les idées préfentent ces mots de rapports & proportions , que l'on entend lorsqu'il ell: ques- tion d'un calcul mathématique , mais qui font in- intelligibles, & des plus obfcurs en toute autre matière \ qui ne préfentent , dans votre Li- vre , aucune idée nette , précife , claire , & Julie?

Votre fécond Chapitre m'offre une remar*

que générale à faire. Vous y fuppofez que la

puiffance executive peut fe trouver dans un

feul : la puiffance executive fuppofe un pou^

K 4 voif

'If2 LETTRE à Mr,

voir phytlque , & le pouvoir phydque n'agit que dans l'endroit il efl: ; or comme il eft impoflîble qu'on foit phyfiquement en deux endroits à la fois , & que le pouvoir exécutif doit fe trouver par - tout , il en réfulte que le pouvoir exécutif ne peut réfider ni dans une feule Perfonne , ni dans un feul corps. ' Et de je conclus , Monfieur , que tout ce que vous nous décaillez dans le Chapitre II. font des idées vagues & abftraites , qui peuvent , fi vous voulez, amufer l'efprit, mais qui ne font abfolument point applicables aux Sociétés que nous appelions civiles : cependant vous nous aviez promis de prendre les hommes tels qu'ils font , & les Loix telles qu'elles peuvent être ; non - feulement vous ne le faites point , mais le ton marhéraadcien que vous continuez de prendre dans ce Chapitre , achève de le ren- dre incompréhenfible ou plutôt abfurde.

Par Gouvernement vous entendez l'admini- flration d'un Etat, le pouvoir exécutif. Or, (dites -vous) La force totale du Gouverne- •j ment étant toujours celle de l'Etat , ne va- ,, rie point." Cela eft vrai, quant à fa nature,

non

JEJN yjC^UES ROUSSE JU. îjj

non point quant à la quantité ou intenficé. D'où il fuit (continuez- vous) que plus il ufe de cette force fur des propres membres, j, moins il lui en refte pour agir fur tout le peuple. " On cherche en vain la liaifon de cette conféquence avec les prémiiïes, dont elle devroit couler ; elle revient , ce me femble à ceci. Plus la force eft concentrée plus elle produit d'effets 3 donc plus le pouvoir exé- cutif fera concentré , c'efl: - à - dire entre les mains de peu de membres , plus il produira d'eifets ; conféquemment plus les Magiftrats feront nombreux plus le Gouvernement fera foible. Qu'en conclure ? Tout autre chofe , Monfieur , que ce que vous en déduifez; puis- que la puiiïance executive doit pouvoir agir par- tout , & qu'elle s'affoiblic à proportion que le nombre de ceux qui la partagent" aug- niente ; la queftion feroit , en cas que vous youluffiez que la force de l'Etat produifit le plus grand effet , comment établir ou ordon- ner le Gouvernement de manière à y fatisfaire? & vous trouverez , Monfieur , que le pouvoir exécutif demande non pas un homme unique , K 5 corn-

ir4

L E "f r R E k Mr.

comme vous le croyez , mais un corps , dont les membres foyenc fubordonnés les uns aux autres , ainfi que pour faire agir une Ar- mée , il faut des Officiers de différents rangs.

N'eft - il pas étonnant qu'enfuite vous vouliez

perfuader à vosLefleurs, que dans le chapitre que

nous venons d'analyfer, on a vu pourquoi l'on

, diftingue les diverfes efpèces ou formes de

Gouvernements par le nombre des membres

qui le compofent ? " Je vous défie , Mon- fieur , de m'y montrer un feul paflage auquel on puifîe l'avoir vu. Refte " (diies-vous dans le Chapitre III. qui a pour titre Divifion des Gouvernemens ) à voir dans celui - ci cor^menc fe fait cette divifion , " & vous continuez enfuite par ces mots : ,, Le Souve- rain peut , en premier lieu , commettre le 5, dépôt du Gouvernement à tout le peuple ou k la plus grande partie du peuple , en forte jj qu'il y ait plus de citoyens magiftrats que de citoyens limples particuliers. On donne à cette forme de Gouvernement le nom de 5, Démocratie,

j, Ou bien il peut refferrer le Gouvernement

en-

JEJNJJC^ESROUSSEJU. ijy

entre les mains d'un petit nombre, en forte qu'il y ait plus de fimples Citoyens que de 5, Magidrats , & cette forme porte le nom 5, d'Jriftocratie.

Enfin il peut concentrer tout le Gouver- nement dans les mains d'un magiflrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir. Cette troifieme forme ell la plus commune , „•& s'appelle Monarchie. " Vous avez en- feigné , que le pouvoir exécutif ne peut appar- tenir au peuple : vous avez nommé Goiroerne- ment ce pouvoir : donc vous avez en feignez que le Gouvernement ne peut appartenir au peuple ; & dans ce Chapitre vous nous en- feignez que le Souverain , qui félon Vous cfi: le peuple a(5lif , peut commettre le dépôt du Gouvernement au peuple, ou à la plus grande partie du peuple : & que ce Gouvernement fe nomme Démocratie,

En commençant le i«. Chap. de ce Livre III. vous avertilTez le Lecteur qu'il doit être lu pofément : que vous n'avez pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif. " Je lis , Monfieur , le plus pofément qu'il m'efl:

pof7

1^6 L E T r R E à Mr:

pofîîble ; j'ufe de toute l'attention dont mon cfprit eil fufceptible ; & je crois l'y avoir rai- fonnablement accoutumé par le goût que j'ai eu pour les calculs. Avec tout cela j'ai le mal- heur de ne point comprendre ce que vous en- tendez par dépôt du Gowvernsment . Monfieur de Montesquieu nous a parlé d'un dépôt des Loix , & autant que j'ai pu en faifir la fignifi- cation , il a défigné par un certain corps dans l'Etat , qui put veiller à la manutention des Loix, ^m annonce les Loix lorsqu'elles font faites ^ y les rappelle lorsqu'' on les oublie : (*^ m^ais perfonne que je fâche ne nous a parlé encore d'un dépôt du Gouvernement : cette nou- veauté' méritoit bien une petite explication.

Après avoir dit que le Souverain peut com- mettre ce dépôt au peuple ou à la plus grande partie du peuple , vous ajoutez , qu'on don- 5, ne à cette forme de Gouvernement le nom de Démocratie : " qui efl: cet on ? Monfr. Jean Jacques Rousseau: nul autre. Il faut donc Vous avertir ici que vous vous

trona-

(♦) Efprît des Loîx Liv. IL Ch. IV. p. 25. Ed. de Gciiève 1749. in 8°.

JEJNJJC^UES ROUSSE JU. iff

trompez , fi vous croyez que d'autres que vous ayent attaché au mot Démocratie le fens que vous -venez dV fi-'^sr. Il efl: bien difficile de ne point broncher lorsqu'on s'écarte des fignifica- tions ordinaires : vous femblez avoir oublié que vous prenez le mot de Gouvernement dans tout un autre fens, que ne le font & ne l'ont fait d'autres Ecrivains. Les Loix civiles , par exem- ple , n'entrent point dans l'objet de vos médi- tations fur le Contracl focial : or quand les Auteurs , qui ont approfondi les matières que vous ne faites qu'effleurer , parlent de Démocra- tie 5 ils en-endent par un Etat, dans lequel le pouvoir de faire des Loix civiles , & tous les autres droits de Souveraineté , réfident dans le peuple ; & dans lequel le pouvoir exécu- tif , que vous nommez Gouvernement , quoi- que commis ou confié à des particuliers, n'agit qu'en conféquence de la volonté du peuple. Vous voyez par , combien il s'en faut qu'on nomme Démocratie la forme du Gouvernement, dahs le fens que vous donnez à ce mot. Il en efl de même de votre Ariftocratie , & de votre Monarchie ; comme vous pourrez vous

en

ij-g LETTRE h Mr.

en convaincre , fi vous voulez prendre la peine de lire quelqu'un des Auteurs qui en ont é- crit. Pour Vous mettre fur la route , prenez les Elemens du Droit de la Nature & des Gens .de Hein Ecc lus, excellent ouvrage pour un Commençant , étudiez ce Livre , vous y lirez au $, ii6. du 11"^. Liv. De ce que je viens d'expoferil s'enfuit encore que , puisque les membres peuvent foumettre leur volonté foie à plufieurs , foit à la multitude j il ne peut y avoir que trois formes régulières de l'Etat civil : car toutes les fois que tous les mem- bres foumettent leur volonté à celle d'une perfonne phyfique il en naît une Monarchie, un Royaume , un Principauté : s'ils le font h la volonté & au décret de plufieurs , une jirijlocrafie ; enfin fi ce que tout le peuple d'un avis unanime réfoud eft confideré com- me la volonté de toute la Républipue ; c'eft une Démocratie.

En parlant de la Démocratie dans le Cha- pitre IV. Vous commencez ainfi : ,, Celui. qui fait la loi fait mieux que perfonne com- ,, ment elle doit être exécutée & interprêtée.

«Il

JEAN yjC§UES ROUSSEAU. ij'>

Il femble donc qu'on ne fauroic avoir une 55 meilleure confticution que celle le pou- voir exécutif ell joint au législatif. " Cette conclufion ne fuit pas de vos prémifles : d'à*- bord il n'efl pas toiàjours vrai que celui qui fait la loi , fait mieux que perfonne comment elle doit être exécutée ; parce qu'il eft très -ordi- naire , que l'un voit mieux ce qui eft bon, & que l'autre connoit mieux les moyens d'y par- venir. Quant à l'interprétation , c'eft à tort que vous en faites une partie du pouvoir exécutif; interprêrer une volonté , n'eft point exécuter une volonté , & vous favez fans doute , Mon- fieur , que lorsqu'une Loi doit être interprê- tée , l'aélivité de la Loi ne commence qu'a- près l'interprétation : de forte que le pouvoir exécutif demeure fans effet par rapport à elle. Suivant vous il n'a jamais exifté de véritable Démocratie & il n'en exiftera jamais : vous di- tes vrai relativement à vos idées, puis qu'il eft impoffible qu'un corps fe porte vers un but îlms un agent qui y détermine fon mouvement: or cet agent ne peut pas être chaque membre en particulier , puisqu'alors le Corps feroit dé-

fcr-

160 L E r r R E à Mf,

terminé vers autant de buts qu'il y auroit membres, ce qui eft abfurde. Cet agent ne peut pas être le Corps entier , parce qu'il lui manque l'unité requife pour être mis en mou- vement : donc une Démocratie efl: impoiïible. Je fuis ici vos idées , qui fuppofcnt que le Gouvernement ne con fifte point à prendre une réfolution , mais k l'exécuter : or je ne vois pas comment une réfolution pourra être exécutée par un peuple , à moins que le peu- ple ne foit repréfenté par quelqu'un qui agifTe en fon nom , ce qui feroit abfolument contrai- re à votre façon de penfer : & par vous voyez, Monfieur, qu'un peuple de Dieux (pour fuivre encore ici vos termes} ne pourroit pas plus fe gouverner démocratiquement que tout autre peuple. Si vous prenez la peine d'y faire attention & de confidérer le vrai , vous trouve- rez , que les difierentes formes , ou lîtuations d'un peuple , s^accordent toutes en ceci , favoir que le pouvoir exécutif y efl: , à quelques modifications près , partout fur le même pied. Partout l'autorité fuprême doit remettre l'exé* cution de fa volonté en d'autres mains.

"JEAN JACQUES ROUSSEAU. i6ï

Voulez - vous , Monfieur , une féconde re-. marque pour preuve que vous oubliez fouvent le fens que vous avez donné au mot Gouver" nement } je n'ai qu'à prendre les paroles du Ve. Chap. , ou vous parlez ainfi de V Ariflo^ atie. ,, Les premières fociétés fe gouvernè- rent ariftocratiquement. Les chefs des fa- milles délibéroienc entre eux des affaires pu- bliques ; les jeunes gens cédoient fans peine à fautoritc de l'expérience. Delà les noms de Prêtres , cï" Anciens , de Sénat , de Gé- rontes. Les fauvages de l'amérique lèpten- trionale fe gouvernent encore ainfi de nos jours , & font très bien gouvernés. " Quand on parle de Gouvernement & de Gouverner , il n'eft queftion, fuivant vos idées, que du pou- voir exécutif: or ce pouvoir n'efl pas délibé- rer 5 ni céder à î autorité de V expérience , Au refte , je crois que vous vous trompez par rapport aux fauvages de l'Amérique fepten- trionale: vous affirmez fans preuve: à plus for- te raifon je puis nier fans vous dire pourquoi. J'en ai aiffez dit fur le Chapitre précèdent pour vous faire comprendre, Monfieur, combien il

L s'en

i6t L E T T R E à Mr2

s'en faut que Vous ne penfiez jufte fur l'arifto- cratie 5 ainli je puis me difpenfer de Tétendre d'avantage fur celui-ci. Mais comment le finii' fans vous repréfenter , que vous parlez d'Aris- tôce comme vous l'avez fait de Grotius , que vous paroiflez n'avoir pas plus lu ou en- tendu le Philofophe Grec que le Jurisconfulte hollandois ? cela efl honteux , il eft vrai ; mais enfin cela eft ainfi. Sur la fin de ce Chapitre Vous dites : Au refte , fi cette forme com- 3, porte une certaine inégalité de fortune , c'eft 5, bien pour qu'en général l'adminidration des 5, affaires publiques foit confiée h ceux qui 5, peuvent le mieux y donner tout leur tems , j, mais non pas , comme prétend Ariftote , 3, pour que les riches foient toujours préfé- rés. Au contraire , il importe qu'un choix oppofé apprenne quelquefois au peuple qu'il j, y a dans le mérite des hommes des raifons 3, de préférence plus importantes que la ri- 3, chefle ". Ariftote dit le contraire de ce que vous lui faites dire. Apres avoir démon- tré , que le but de la Société civile tend à tout ce qui eft requis pour vivre heureux j

il

JEJN JJC^UES R0USSEjiU.i6%

il ajoute ainfi ceux qui fourniflent le plus , ont plus de droit que ceux qui font égaux par la liberté & la naiflaiice , ou plus con- (idérables , mais qui polTédent moins de ver- tu civile ; & que ceux qui furpafTent en richelTes , mais qui font furpalTés en vertu. '* Prenez la peine de lire entre autres les Chap. VI, & VII. de Ton III*. Livre de Politique , & vous fen tirez votre tort.

Dans le VI. de votre Contrat Social , qui a pour titre de la Monarchie , & qui contient un expofé des desavantages qui rcfultent de TAutoricé fupréme , lorsqu'elle cft entre les mains d'un feul , desavantages qu'on trouve bien mieux expolés pourtant dans un petit ou- vrage , intitulé Libertas puhlica , vous femblez encore , Moniieur, avoir oublié & ce que vous avez enfeigné de la volonté du Peuple , & ce que vous voulez que nous entendions par Gou- vernement. Voici comme vous vous exprimez. ,^ Ainfi la volonté du i:»euple , & la volonté du Prince , & la force publique de l'Etat, & la force particulière du Gouvernement , , tout répond au même mobile , tous les rel- L 2 forfs

1^4 LETTRE à My:

,, forts de la machine font dans la même 5J main , tout marche au même but , il n'y a ,5 point de mouveraens oppofés qui s'entredé- truifent , & l'on ne peut imaginer aucune ,^ forte de conftitucion dans laquelle un moin- 55 dre effort produife une action plus confi- 5, dcrabîe. " Comment je Vous prie la vo- lonté du peuple peut -elle fe trouver dans une perfonne unique ? Comment peut - elle fe trou-^ ver unie h la force publique & h la force par- ticulière du Gouvernement? Enfin qu'eft-ce que la Volonté , & que font ces forces que vous mettez ici toutes dans la même main ? Ci-defTus le Monarque ou le Roi écoit celui, en qui réfidoit le pouvoir exécutif : or le pou- voir exécutif n'efl: point une volonté , ni la force publique de l'Etat ; mais la faculté de mettre ou de faire mettre en exécution la vo- lonté de l'Etat par les forces de l'Etat. Voilà qui efl: conféquent à vos idées. Il eft vrai que le mot Monarchie exprime fouvent un Etat , dans lequel la volonté du peuple & la force publique fe trouvent réunies dans la même main : mais c'ell , Monfieur , en fuivant des

prin-

JEJNJAC^ES ROUSSEAU. i6f

principes que vous avez pris la peine de re- jet ter.

Autre preuve que vous oubliez ce que vou$ avez enfeigné ; c'eft que vous dites p. 173. qu'on a fort agité chez Tes politiques la queftion, lequel vaut le mieux d'un Gouvernement fini- ple ou d'un Gouvernement mixte ; or rien n'eft plus éloigné du vrai que cette aiïertion , dès. qu'il faut prendre le mot Gouvernement dans le fens que vous lui donnez ; tandis qu'elle e{^ vraye dans un autre fens : car on n'a jamais difputé s'il valoit mieux que le pouvoir exécu- tif fut mixte ou non ; ou que le pouvoir lé- gislatif le fut ou non : mais on a agité la ques- tion , fi la meilleure forme de Gouvernement .^ c'efl; - à - dire , la manière dont un Etat eft con- ftitué , la façon d'être pour une Société civi- le , ne feroit pas celle , les trois formes régulières fe trouveroient réunies & tempérées l'une par l'autre j & les plus Sages , fi je ne me trompe , le penfent ainfi.

Le Gouvernement (impie , dicçs vous , e(l

le meilleur en fui , par cela feul qu'il eft fim-

ple. Voilà bien une preuve à'iiiem per idem :

L 3 maîk

166 LETTRE à Mr.

5, mais " (ajoutez vous) quand la puiflan- 3, ce executive ne dépend pas aHez de la lé-^ 5, gisladve , c'efl: - k - dire , qucmd il y a plus 55 de rapport du Prince au Souverain que du 5, Peuple au Prince , il faut remédier à ce dé- 5, faut de proportion en divifant le Gouver- ,, nement ; car alors toutes fes parties n'ont pas moins d'autorité fur les fujets , & leur 5, divifion les rend toutes enfemble moins for- 3, tes contre le Souverain.

On prévient encore le même inconvénient ^, en établilTant des Magiftrats intermédiaires , 5, qui , laifîant le Gouvernement en fon en- tier , fervent feulement à balancer les deux PuilTances & h maintenir leurs droits refpec- 5, tifs. Alors le Gouvernement n'efl: pas mixte , 3, il efl: tempéré.

3, On peut remédier par des moyens fem- ' blables à l'inconvénient oppofé , & quand le Gouvernement ell trop lâche , ériger des 5, Tribunaux pour le concentrer. Cela fe pra- 3, tique dans toutes les Démocraties. Dans le premier cas on divife le Gouvernement jj pour l'afFoiblir , & dans le fécond pour le

53 ren.

y EANJAC^JJES ROUSSEAU. i6y.

5, renforcer ; car les maximum de force & d^ 3, foibleiïe fe trouvent également dans les Gou- 5, vernemens fimples , au lieu que les formes- 3, mixtes donnent une force moyenne." Quel gaiimathias ! En confcience , Monfieur , cro* yez-vous qu'un Lefteur, qui lit avec réflexion, comprenne jamais ce que vous voulez dire par plus de rapport du Prince au Souverain que du Peuple au Prince. Le mot rapport , je l'ai dé- jà remarqué , & vous m'obligez de le faire en- core ici , ert un des plus équivoques qu'il y ait dans la langue françoife ; & fi même oir y attache quelque idée , elle efl fi confufe , qu'au lieu d'être utile, elle efl: nuifible , parce qu'il vaut mieux ne point favoir que de favoir mal. Une des marques auxquelles on peut le plus folidement connoître & diflinguer fi un Ecrivain a du favoir & des connoifiances , c'eft l'ufage de termes non équivoques. Celui qui a des idées précifes, nettes, difliniPtes , é\/ice touc ce qui pourroit les faire méconnoître : il veut qu'on les voye dans fes écrits , comme dans un miroir , qui les réfléchiffe exaftement à Vc^- prit de fon lecteur ; pour cet effet il évite tous- ï- 4 les

ï6S L E r T R E à Mr.

les mots qui pourroient les préfenter altérées j ou donner lieu à fe méprendre fur le fens qu'il y attache : fes Ecrits font autant de tableaux la main du maîrre le fait apercevoir par la netteté , la clarté , la belle dirpolicion, & l'har- monie de toutes les parties. Qu'on life les An- ciens : quelle juftefTe ! quelle précifion ! l'élé- gance du I1:ile fcrt uniquement à relever la beau- té de leurs idées comme les couleurs ne font qu'ajouter au mérite d'un delTein , exprimé par le princeau. Plus on les lit plus on aime à les lire ; plus on Vous lit, plus on fe dégoûte de voir l'emphafe avec laquelle vous préfentez vos é-carts littéraires. Vous parlez par exemple de divifer le Gouvernement^ fans faire réflexion que vous vous êtes mocqué de ceux que vous avez accufés de divifer la Souveraineté , & qui ce- pendant ne la divifoient point ; & fans vous appercevoir que le gouvernement , c'efl: - à - dire , le pouvoir exécutif n'ert pas divifible , quoiqu'il foit communicable. On fait exécuter par une Armée une opération militaire : le pouvoir exé- cutif ne fe trouve pas divifé entre cous ceux qui compofent rarmce ; le Général feul le polTède:

u

JEJNJJC^UES ROUSSE JV. Ï69

il fe communique par Tes ordres à l'Officier , au Soldat , & le mouvement qui en réfulte produit l'aftion.

Dans le Chapitre VIII. vous voulez nous en- feigncr que toute forme de Gouvernement n'eji pas propre à tout pays ;. quels efforts ! que de phrafes obfcures ! que de raifons recherchées pour la preuve d'une vérité , qui fe manifefi:e dès qu'on fait attention , que difïérentes circon- llances exigent différentes difpofîtions;& qu'ainfi. tout Gouvernement 5 pour être bon , doit être conforme au Génie , aux Moeurs , aux incli- nations d'un Peuple , & à toutes les autres circonftances , foit du peuple foit du pays. On a reproché à Mr. de Montesquieu d'avoir trop attribué aux climats; je crois qu'on pour- roit Vous faire le même reproche. En lifanr les hiftoires on trouve les habitans différens non fuivant les climats , mais à proportion des. moeurs qui ont pris chez eux le defTus. La. Grèce, L'Italie, la France , l'Efpagne & tant d'autres pays , attcflent que le caractère des Nations varie principalement , fuivant le genrç. de vie qu'elles adoptent & les moeurs qu'elles

L 5 con-

170 L E r r R E à Mr.

contrarient. Qu'ëtoient les Perfes du tems de Cyrus ! qu'étoient - ils du tems de Darius ! que font -ils aujourd'hui ! Les habitans du pays j'écris ceci ont été autre fois belliqueux & robuftes : aujourd'hui ils font presqu'efféminés. Qu'en conclure ? ceci : que l'Education corri- ge les diverfités qui réfulteroient des climats , il les hommes écoient élevés par -tout de la même manière. Je n'ai rien à rédire aux fîgnes du bon Gouvernement que vous adoptez dans le Chap. IX. qui en traite ; non plus qu'à ce que Vous dites de l'abus du Gouvernement & de fa pente à dégénérer dans le Ch. X. : feule- ment je trouve que vos idées auroient pu être ex- primées avec plus de fimplicité & de clarté. Par exemple: Le cas de la diflbiution" ( dites - vous) j, peut arriver de deux manières. Premièrement quand le Prince n'admi- niftre plus l'Etat félon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait un changement remarquable ; c'eft que , non pas le Gouvernement , mais l'Etat fe reffer- re ; je veux dire que le grand Etat fe dis- j, fout & cju il s'en forme un autre dans ce-

5, lui-

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 171

lui -là , compofé feulement des membres du Gouvernement , & qui n'efl plus rien au refte du Peuple que Ton maicre & fon ti- ran. De forte qu'à Tindant que le Gou- vernement ufurpe la fouverainetc , le padle focial efl: rompu & tous les fimples Ci- toyens , rentrés de droit dans leur liberté naturelle , font forcés mais non pas obligés 5, d'obéïr.

Le même cas arrive auffi quand les mem- bres du Gouvernement ufurpent féparémenc le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps -, ce qui n'eft pas une moindre infrac- j, tion des loix , & produit encore un plus grand désordre. Alors on a , pour ain fi di- re , autant de Princes que de Magiflrats , & l'Etat , non moins divifé que le Gou- ,, vernement , périt ou change de forme. " Vous auriez du dire en deux mots , que le paâe Social eft de telle nature , que fi on le viole d'un coté , on peut le regarder de l'autre coté comme annullé ; chacun rentrant dans fea droits , comme s'il n'y avoit point eu d'enga-^ gem.ent , ainfi que Monfr. de Voltaire le

fait

1-J2. L E t T R E à Mr.

fait dire à Brutus parlant à l'AmbafTadeur ToH- can. V

^— •*— lei fiens. Et dès qu'aux Loix de Rome il ofe être infidelle , Rome n'efi plus fujette ^ lui feul eji rebelle»

K cela vous voyez ( non pas , fi vous vou-' lez , par la cicauon d'un Poëce , mais par le rai-^. fonnement qui précède la citation) qu'il y a non - feulement plus de deux manières par les- quelles un Etat peut fe diffbudre , mais qu'il y en autant qu'il y a de manières de manquer à fes engagemens. Eh ! de quel droit limiter la difTolution de l'Etat à l'abus du Gouverne^ ment, c'ell-à-dire , à celui du pouvoir exé- cutif; puisqu'on peut abufer du pouvoir lé- gislatif comme de l'exécutif, & que ce dcr-. nier afte ne répugne pas moins au pade So- cial , que celui par lequel on abufe du pou» voir exécutif. Pofons le cas , que par le poui voir législatif il foit arrêté de lever fur cha- que individu de l'Etat cinq fols, afin de four- nir aux fraix d'un équipement , & que par une des Loix fondamentales de l'Etat il eût étç

ar-

JEJNJAC^ES ROUSSEAU, 17^

arrêté , que les charges par tête n'auroienc pas lieu , ce ne fera pas le pouvoir exécutif, mais législatif qui aura porté atteinte au pacle fo- cial , fi la Loi eft mife en exécution. Je me ièrs avec préférence de cet exemple , pour Vous faire fentir , que les abus du pouvoir législatif font dans leurs conféquences bien plus à appréhender que ceux du pouvoir exé- cutif 5 attendu que celui-ci ne caufe guères de mal , qu'en exécutant ce qui eft mal dé- crété. D'ailleurs ce n'eft pas quand l'Etat fe difToût , que Vabus de Gowvernement ( favoir , toujours dans vos idées , l'abus du pouvoir exécutif) quelqu'il foit, prend le nom commun d'Anarchie , qu'en diftinguant , la Démocratie dégénère en Ochlocratie , V Ariflocratie en Oly- garchie , & la Royauté en 'Tyrannie : car ce n'eft proprement point l'abus du pouvoir exé- cutif, mais l'ufurpation de l'autorité fuprème , qui comprend en premier lieu le pouvoir lé- gislatif , qui fait dégénérer la Démocratie , en Ochlocratie , V Ariflocratie en Olygarchie^ & la Royauté en Tyrannie: du moins c'eft ainfi que l'entendent les bons Ecrivains. Témoin Hei-

NEC-

174 LETTRE à Mr.

NECCius qui dit au J. 117. de Tes Elemensî , Mais foie qu'un fcul , ou bien pluGeurs , ou bien toute la multitude commande , ils ne font h la tcte de la République que parce que les autres citoyens ont fou* mis leur volonté à la leur : il y enfuie donc que ceux-là commandent injallcmcnt, auxquels les Citoyens n'ont pas (bùmis leur volor.té. Ainli , fi un feul s'empare de l'au- torité , la Monanf^ie dégénère en Tyrannie^ fi un petit nombre en débusque le Sénat , X Ariftocratie dégénère en Olygarchie ; fi au lieu du corps du peuple une croupe ou un parti agit à fon gré, la Démocratie dégénè- re en Ochlocratie. " Ce paiïagc vous fait voir , Monfieur , que ce n'ell point l'abus du pouvoir exécutif en particulier, mais l'ufurpation de rAutorité fuprcme , de quelque manière qu'el- le fe faflTe , qui produit les trois lituations que l'on nomme Tyrannie , Ochlocratie , & Olygarchie.

Je trouve dans le Chap. XL qui traite de la mort du Corps politique , un pafTage qui mérite explication : Voici vos paroles. ,, Ce n'efl: point par les loix que l'Etat fubfifte ,

?3 c'eft

JEJNJJC^UES ROUSSE JU. 17^

c'eft par le pouvoir législatif. La loi d'hier 5, n'oblige pas aujourd'hui , mais le confente- 5, ment tacite eft préfumé du lîlence , & 5, Souverain efl: cenfé confirmer incelTamment ,, les loix qu'il n'abroge pas , pouvant le fai- re. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une fois il le veut toujours , à moins qu'il. ne le révoque. " Faut - il , Monfieur , Vous en- feigner les premières notions du Droit Natu- rel ? ou me permettrez - vous de Vous rapel- 1er ici la diftinélion entre confentement tacite & confentement préfumé. On ne préfume point un confentement tacite , mais on le dé- duit d'un ou de plufieurs faits: c'eft- à- dire, quand d'un ou de plufieurs faits , on conclut que quelqu'un a témoigné vouloir une chofe , on dit qu'il y a confenti tacitement , & on lui attribue un confentement tacite ; mais quand des Loix de morale & fans avoir égard à des faits , on déduit qu'un homme auroit voulu certaine chofe dans telle ou telle circonftance on préfume un confentement , que l'on nom* me confentement préfumé. Ainfi donc , Mon- fieur , vous voyez i*. que fauf la fignification

ordi-

Ï76 LETTRE à Mr.

ordinaire des termes , l'on ne peut pas dire qu'un confentement tacite efi préfumé , & a^, que le filence ne peut prêccr de fondement à un confentement tacite. De plus puisque le Souverain veut toujours ce quil a déclaré vou- loir une fois , à moins qu'il ne le révoque , il paroic inconféquent , de dire que le Souverrin efl: cenfé confirmer incefTamment les loix qu'il n'abroge pas , pouvant le faire : car fi la con- firmation efl: un acle de la volonté , par le- quel on déclare vouloir une chofe qu'on a dé- jà déclaré vouloir , le Souverain ne peut ja- mais être cenlé confirmer les loix que par des aftes , qui manifellent fa volonté , & fon fi- lence ne fait rien à cet égard : aparemment vous avez eu les yeux fur cette régie du droit public \ que lorsqu'un Souverain garde le filence fur des décifions de droit réitérées, il efl: cen- fé les approuver & leur donner force de Loix : mais comme le fens de cette règle paroit Vous avoir échapé , je ne m'y arrêterai plus. Au refl:e je ne fai trop quel efl: celui que Vous voulez qu'on donne à cette exprefllon. Ce fCef point par les loix que VEtat fubfijîe^ c'efi

par

JEAN JACQUES ROUSSE JU. 177

par le pouvoir législatif. Je n'entends rien à ces mots.

C'efl: toujours en conféquence de votre hy- pothèfe qu'il ne peut y avoir de Souveraineté que dans le corps d'un peuple a<fi:uellement af- femblé , & dont les membres par leurs fufFra- ges confli tuent ce que vous nommez la volon- té générale , que vous continuez de nous don- ner des Principes de Politique : car dans le Chap. XII. il eft quellion , Comment fe maintient F Autorité Souveraine & dans les deux fuivans , qui portent pour titre le mot fuite , vous tikhez d'y montrer , qu'il efl: poffible qu'un peuple nombreux s'aiïemble , & décide du bien public : qu'il faut des affemblées pé- riodiques régulières , outre les convocations à faire pcir les Magiftrats ; que c'eit un mal d'u- nir plufieurs villes en une cité j que fi l'on ne peut réduire l'Etat h de juftes bornes , il ne faut point fouffrir de capitale , & faire fiéger le Gouvernement alternativement dans chaque vil- le ; & y ralFembler aufli tour à tour les Etats du Pays. Mais pourquoi eft-ce un mal que plu- fieurs villes faffent une Cité *? communémenc M les

178 L E r r R E à Mr.

les biens font mêlés de maux. Il n'y a point d'efpèces de Sociétés civiles qui n'ait Ton bon & fon mauvais coté ; (i celles qui font com- fofées de plus d'une ville ont leur inconvé- nient , celles qui fe renferment dans l'enceinte d'une feule ont le leur. C'eft donc h favoir ce qui efl: le mieux ; & ce mieux dépend , je crois , de mille circonftances. prendre une folution générale ? Vous voulez , qae la cité étant compofée de plufieurs villes, le Gou- vernement fiége tantôt dans celle-ci, tantôt dans celle - là. Le pouvoir exécutif , qui doit agir continuellement par -tout, fera donc un pouvoir ambulant. Je ne conçois point cette idée qui fait promener le pouvoir exécutif. Cha- que ville devra aulTi recevoir tour à tour les Etats du Pays : conféquemment tout le peuple en corps devra s'y rendre , au risque de ne trouver ni de quoi vivre , ni fe loger , ni s'afTemblet : car le mot Etats , dont voua vous fervez ici , ne peut défigner ici des Dé- putés ou des Répréfentans. Au contenu dtf i5«. Chapitre ces peifonages font des Etres impoffiblesj & le peuple fait mal d'en avoir.

Tou-

JËJN JJC^U ES ROUSSE JU. tytj

Toute loi , que le Peuple en perfortne 5, n'a pas ratifiée eft nulle ; ce n'eft point une Loi. Le peuple Anglois penfc être libre; il fe trompe fort , il ne Teit que durant l'é- ledlion des membres du Parlement , fitôc qu'il eft elu , il ell efchve, il n'eft rien. Dans 3, les courts raomens de fa liberté , Tufage 5, qu'il en fait mérite bien qu'il la perde. " Etrange discours dans un ouvrage qui annonce des principes ! Ce que j'ai eu l'honneur de Vous dire fur l'impolfibilité de la répréfenta- tion , fufîit , je penfe , pour vous convaincre que ridée n'en eft point foutenable. Si le peu- ple fait mal de fe faire répréfencer , c'cft une autre queftion : en certains cas cela fe peut 5 mais je ne vois point. Par ex. com- ment un peuple peut traiter avec un autre fans cela : il faut bien , Ce me femble , qu'ils ayent des Députés, des Répréfentans , des Ambafîa- deurs. Fort bien , direz -vous , mais que ces Députés ne faffcnt qu'exécuter la volonté du peuple. Je Vous accorde qu'on fait mal de donner carte blanche à des Répréfentans; qu'il convient de ne point leur lailTer une difpoCtion M 2 ab-

î8o L E r r R E à Mr.

abfolue fur les affaires , & de les limiter h une commiffion précife ; mais enfin , s'il faloit fur chaque point , quelque minutieux qu'il tut, recourir à la volonté immédiate des Répréfen- tés , comment feroit-il pofîîble de finir quel- que affaire ? Ainfi la queftion ne fera plus : s'il efl: poffible qu'un peuple foit répréfenté par raport à fa vo»lonté , ou non ? mais en quel cas il convient d'avoir des Répréfentans , & jusques à quel degré il convient de les rendre dépofitaires de la volonté générale : or cette queftion en efl: une non de droit , mais de convenance , qu'il faut déterminer fuivant les circonftances , & qui n'admet aucune folucion générale j bien qu'il foit vrai , que , toutes chofes d'ailleurs égales, on ne fait jamais mieux qu'en faifant foi -même. Je fuis donc bien de votre avis , que le peuple fait mal de faire exécuter, par des Répréfentans, ce qu'il pour- roit mieux exécuter lui - même. Outre les rai- fons que vous en alléguez , j'ajouterois encore celle-ci : favoir que les Répréfentans ou- blient fouvent, qu'ils le font, & qu'il y a des Répréfentés. J'en ai vu , qui prenoient en

mau-

JEjîNJJC^UES ROUSSE JU. iSi

mauvaife parc que les Répréfentés parlafTent des affaires d'Etat, fondés fur cet étrange prin- cipe de politique , qu'il ne convient pas à un particulier d'en prendre connoiiïlince : ce qui , dans le gouvernement républicain , me paroic valoir tout autant , que fi on enfeignoic qu'un Citoyen ne doit point prendre intérêt à l'état de fa Patrie.

Cependant quelques bonnes que puifTent être vos réflexions fur ce fujet , on délire quelque chofe de plus dans des Chapitres qui annon- cent comment fe maintient V autorité Souverai- ne, Le comment femble annoncer un expofé de moyens : & vainement en cherche- 1- on dans ces Chapitres , qui ayent traie au main- tien de la Souveraineté. Encore ce qu'on pour- roit y raporter ne convient point à l'autorité fouveraine en général; tout au plus pourroit-on l'appliquer à une autorité telle que vous la propofez , qui ne fut jamais , & qui jamais ne fera , parce qu'elle répugne à la nature des hommes tels qu'ils font.

Que d'eftorts ! pour nous prouver dans le Chapitre XVI. , que VInJîitution du Gouverne^

M 3 ment

-i8i LETTRE k Mr,

ment TÎ'efi point un Contrat. Qui en do.utt, jamais ? une mai Ton n'eft pas un jardin ; deux chofes divcrfes ne font: pas la même. L'afte qu'un feul homme peut faire n'eft pas le même afle que celui pour lequel il faut deux ou plu- fieurs hommes? Il n'y a qu'à définir pour fcn- tir ces mifcres. Combien n'y en a - 1 - il pas dans ce feul Chapitre : nous n'en toucherons que quelques - unes. Vous dites : Les Ci- 5,, toyens étant tous égaux par le contracl fo- cial , ce que tous doivent faire tous peu- vent le prefcrire , au lieu que nul a droit d'exiger qu'un autre fafTe ce qu'il ne fait pas lui-même. Or c'eft proprement ce 5, droit, indifpenfable pour faire vivre & mou- voir le corps politique , que le Souverain donne au Prince en inilituant le Gouverne- ment.

5, Plufieurs ont prétendu que l'afle de cet 5, établiflement étoit un contraft entre le Peu- pie & les chefs qu'il fe donne : contrat par lequel on Hipiiloit entre les deux par- ties les conditions fous lesquelles l'une s'o- Ipligcoit à commander Se l'autre à obéïr.

JEJNJJC^UES ROUSSEAU. iS;

5, On conviendra , je m'afTure , que voilh une 55 étrange manière de contraéler! Mais voyons 5, fi cetce opinion eft foutenable " ?

Les hommes font égaux dans l'état de nature, & ils le deviennent en pafTant de cet état dans l'état civil : voilà la belle vérité qu'emportent ces paroles , les Citoyens étant tous égaux fat le contrat fociah Nous avons déjà parlé de cette folide alTertion. Elle Vous fert maintenant de bafe pour en conclure , que tous peuvent préfcrire ce que tous doivent faire , au lieu que ml »'<? droit d'exiger qu'un autre fajfe ce qu'il ne fait pas lui-même. C'eft donc parceque tous font égaux , que tous peuvent préfcrire c& que tous doivent faire : mais dans l'écat de na- ture ils étoient égaux aufïi : à quoi fert donc le padle Social ? D'où vient que tous peuvent préfcrire ce que tous doivent faire ? Par quel afte ce droit de tous fur tous eft -il produit? C'eft proprement ce droit, dites ^ vous, que le Souverain donne au Prince en inftituant le Gouvernement. Voyons : le droit de préfcrire qu'eft-il? C'eft fi je ne me trompe, le droit d'exprimer une volonté pour régie à celle d'unç

M â. an-=>

ï84 LETTRE à Mr.

autre. Qu'efî-ce c\\xe,-:primer ainft une njohn^ té? c'efl: donner des Loix. Donc celui , au- près duquel le pouvoir législatif doit toujours réfider , donne à celui qui a le pouvoir exécu- tif, & entre les mains duquel le législatif ne doit jamais fe trouver , le pom^oir législatif. Et c'eft proprement cela que fait le Souverain en inftituant le Gouvernement ! Ah ! Monfieur J. J. Rousseau, ft tacuijfes I Et puis vous voulez nous faire croire que plufieurs ont pré- tendu que l'aifte de cet établifPement étoit un Contraft encre le Peuple & les Chefs qu'il fe donne. Qui font ces plufieurs ? & les trouve -t- on ? Vraifemblahlement il en fera d'eux comme à^ Ariflote & de Grotius que vous faites parler à votre fantaific. Pufendorf fait mention d'un paéle par lequel on convient de s'unir en corps ; il fait fuccéder à ce pacfte un décret , par lequel la forme du Gouverne- ment efl: réglée , c'efl - h - dire la manière donc le Corps politique devra vivre , & fe mouvoir; & k ce décret il fait fuccéder un fécond paéle, par lequel on promet d'un coté à fatisfaire aux devoirs du Souverain , de l'autre aux devoirs de

Su-

JEJNJJC^UES ROUSSE JU. i2f

Sujet. Or la raifon , pourquoi Pufendorf raifonne ainfi , c'ell qu'il regarde Tacle par le- quel on s'unit en Société , comme une opéra- tion qui renferme trois actes difîerens. On s'u- nit en Société : cet adte par lui-même ne don- ne aucun droit aux afTociés les uns fur les au- tres. Deux Compagnons s'engagent de faire enfemble un voyage : cela ne produit d'autre obligation , que de voyager enfemble. De même s'unir en Société efl un pacte, qui n'emi- porte d'autre obligation , que celle d'être aiïo- cié. Mais comme les Aflbciations ne méne- roient à rien , fi l'on n'y ajoutoit la manière dont elles fe feroient & fubfifleroient , un Contradl: de Société exige qu'on ftipule des conditions , auxquelles on entend qu'elle fub- fiftera. Pufendorf nomme cet acte de ftipuler les conditions un Décret ; & fait en- fuite ce raifonnement-ci : toute Société civile exige qu'il y ait un Souverain , & qu'il foit déterminé quel fera le Souverain ; donc en fti- pulant les conditions , auxquelles on veut que la Société civile fubfifte , il faut que ces con- ditions règlent cet article. Le Contrat de So- M 5 cié-

i%S L R t t R E à m.

ciété exige donc encore , que celui qui vertu de ces conditions doit être Souverain Taccepte , & promette de remplir les devoirs du Souverain; & que les autres Membres l'accep- tent pour Souverain & promettent de remplir les devoirs de fujetsice qui produit un fécond parte. Voilà la marche de Pufendorf: fi vous l'a- viez fuivie vous ne vous feriez pas. dérouté : vous ne diriez pas : 11 n'y a qu'un contradt dans TEtat ; c'elV celui de l'afTociation ; & 3, celui - en exclud tout autre. On ne fau- 5, roit imaginer aucun contrat public , qui ne 3, fut une violation du premier ". Car un con- trat d'afTociation , tel que vous vous le rcpré- fentez , ell un être de raifon. Toute afTociation doit fe faire fur un plan , qui réponde à un but ; & conféquemmcnt elle doit être déterminée fur les moyens de parvenir à ce but. Une aflbciation civile doit donc l'être auiïi : conféquemment il efl: abfurde de dire , qu'il n'y a dans l'Etat que le Contraél d'afTociation , dès que ce con- traél n'emporte que la fimple promefTe de s'u- nir en Société ; parce que cette promeOe gé- nérale ne mène à rien , comme je viens de

Vous

JEANJ JC^ES ROUSSE JU, 187

Vous l'expofer. Et avez -vous trouvé, qu'il foit fait mention d'un Contrat, par lequel oa {lipule entre Jes deux parties les conditions fous lesquelles l'une s'obligeroit à commander & l'autre à obéïr ? avez -vous trouvé que les Auteurs , en parlant de ces conditions , aient eu en vue , un aéle , par lequel le Sou- verain en inilituant le Gouvernement (c'ed-à- dire dans votre itile le pouvoir exécutif^ donne an Prince , le droit que tous ont de préfcrire ce que tous doivent faire ? Rien dans leurs écrits qui puifTe authorifer à leur imputer de pareilles ab- iiirdités. Auffi ont- ils été bien éloignés de parler de la manière dont on peut expliquer la nailTance des Sociétés civiles , comme s'il n'avoit été que- ftion que du pouvoir exécutif uniquement. Je ne m'arrêterai pas davantage à ce Chapitre : cha- que ligne, Monfieur, prouve que vous ignorez les premières notions d'une fcience , fur laquelle vous prétendez donner des leçons.

Le Chapitre XVII. qui a pour texte de Vitm fliîution du Gouvernement , ne le montre pas moins. Sous quelle idée " (dites - vous ) 5, faut -il donc concevoir l'acle par lequel le

Gou-

>J

5J

i88 LETTRE à Mr,

Gouvernement efl: inftitué ? je remarquerai 5, d'abord que cet aéle efl complexe ou corn- j, pofé de deux autres , favoir rétablifTeriient de 3, la loi , & l'exécution de la loi.

Par le premier , le Souverain ftatue qu'il y aura un corps de Gouvernement établi fous telle ou telle forme j & il eft clair que cet acfte eft une loi.

, Par le fécond, le Peuple nomme les chefs qui feront chargés du Gouvernement établi. Or cette rwmination étant un aéle particu- lier n'efl: pas une féconde loi , mais feule- ment une fuite de la première & une fonc- tion du Gouvernement. " Le Gouverne- ment , fuivant Vous , efl: le pouvoir exécutif: l'inftitution de ce pouvoir ell: un aEie complexe ou compofé de deux autres , favoir Vétablijfe- ment de la Loi , y V exécution de la Loi. Par le -premier le Souverain &c. Qui eft le Sou- verain ? Le Peuple. En vertu de quoi ? Par l'alTociation. L'afTociation a -t- elle réglé que le Peuple feroit Souverain ? Non. Comment le peuple peut -il donc l'être? Parce qu'une aflbciation civile ne peut avoir lieu , fi le peu- ple

^JEANJJC^ES ROUSSE JU. iS^

pie n'eft Souverain. Comment le prouvez- vous? Parce que le pade Social rend tous les mem- bres éganx. en ell la preuve ? C'eft que tous les hommes , s'ils ne font pleinement li- bres , font entièrement efclaves : or on ne fe met point en Société civile pour être efclave : 'donc tous les membres en doivent être pleine- •' ment libres : le peuple doit être Souverain ; donc tous doivent être égaux. Voilà , Mon- fieur , fi je ne me trompe , le tour de votre raifonnement & le fonds de Vos foi-difans principes : l'abrégé de votre Contrat SeciaL Je doute fi Vous-même vous vous en êtes aperçu. La même façon de raifonner établie fans peine , qu'une afibciation civile ne peut avoir lieu fans qu'elle n'emporte d'elle-même la pluralité des fuffrages : il n'y a qu'à com- mencer par une fuppoficion , quelque contraire qu'elle foit à la nature & à l'expérience : le relie ed: facile pour un homme qui raifonne. Il peut même , d'après les fidions les plus ou- trées, affirmer hardiment qu'il neft pas pojJîbU d'injUtuer le Gouvernement d'' aucune autre ma- nière légitime , ^ fans renoncer aux principes

ci"

i^b LETTRE à Mr.

d' devant établis. Examinons pourtant fi cet homme qui railbnne raifonne bien.

Peut -on en formant une Société ftipuler à la fois les conditions , auxquelles on veut en devenir membres? Vous en conviendrez. Mille hommes libres peuvent donc fe mettre en Société , en fti- pulant qu'on réglera à la pluralité des fuffrages tout ce qui aura trait à la Société; que dix d'en- ^r'eux feront chargés de faire exécuter ce qui au- ra été réfolu; & que ces dix feront pris par une fucceffion annuelle des plus âgés aux plus jeu- nes ? Vous n'en disconviendrez pas. Eft - il poHible que ces mille , après en être conve- nus , fe donnent la main & promettent de fe tenir à cet engagement , fous peine que le ré- fragant fera puni de mort ? Vous m'avouerez que cela fe peut. Donc l'aéte d'aiTociation peut comprendre h la fois un règlement, tant fur la faculté de llatuer ce qui eft de la volonté du corps , que par raport à celle de l'exécuter , & une promeiTe muturelle de tenir la main a ce règlement"? Vous devez m'accorder cette cori- féquence. Si maintenant on appelle cette aflb- €iation un Pa5îe Social 5 la faculté de llatuer ,

JEJN JÀC^E^ ROUSSE JU. ipi

pouvoir législatif, & celle d'exécuter la volon- té du corps, puijfance executive : le Pa5le So^ rÀal pourra comprendre i*. l'aéte de s'unir en corps , 2*. celui de faire un règlement par ra- port au pouvoir législatif & à la puiiïance exe- cutive, 3". une promefle mutuelle ? Cela eil clair. Ce paéle inftituera donc le Gouverne- ment ? Par confequent vous avez tort d'affirmer, ^, qu'il n'efl: pas poiïible de l'inflituer d'aucune j, autre manière légitime que celle que vous 5, nous décrivez. " De plus , ces mille s'étant mis en Société à certaines conditions , auront pris par des engagemens contre lesquels il ne fera point permis d'agir , que par un con- cours de tous les mille , ou de leurs fuccef- ceurs ? Vous ne me contefterez point cette vérité. Si ces conditions portent , que tels d'entre ces dix mille feront & demeureront re- vêtus du pouvoir exécutif , il ne fera poinc permis de le leur dter , fans un confentement unanime ? la conféquence efl: jufte. He bien I fur quel fondement enfeignez-vous donc, com- me un principe univerfel , non feulement ad* iiîïflible pour toute Société civile , mais qui

doK

îpi LETTRE à Mr,

doit abfolument y avoir lieu ; que le peuple feut établir ^ dejlituer ceux auxquels la puijfance executive a été conférée , quand il lui plait ?

Quelle raifon, quelle autorité avez -vous pour nous dire : ,, Quand donc il arrive que le Peuple inftitue un Gouvernement héréditai- 5, re , foit monarchique dans une famille , foie Arillocratique dans un ordre de Citoyens , ce n'efl: point un engagement qu'il prend ; ,, c'eft une forme provilionnelle qu'il donne à 5, l'adminiftration , jusqu'à ce qu'il lui plaife d'en ordonner autrement ?

Il ell vrai que ces changemens font toû- j, jours dangereux , & qu'il ne faut jamais 5, toucher au Gouvernement établi que lors- 5, qu'il devient incompatible avec le bien pu- j, blic; mais cette circonfpeélion ell une maxi- -, me de politique & non pas une règle de 5, droit , & l'Etat n'eft pas plus tenu de laif- ., fer l'autorité civile à ces chefs , que l'auto- rite militaire à fes Généraux. " Vous vous trompez tant fur l'autorité militaire que fur la civile. L'engagement par ex. des Provin- ces - Unies avec la Maifon d'Orange efl tel ,

qu'on

JEANJJC^UES ROUSSEAU, ipj

qu'on ne peut plus ôter de droit à cette Mai- fon Tautorité civile & militaire qui rélulte des dignités , qui lui ont été conférées Rcjetter la nécefïïté de tenir fes engagemens ; enfeigner qu'on n'en peut faire contre une liberté pleine & abfolue , ou qu'on peut s'en départir quand on le juge à propos; c'eft expofer les hommes à tout ce que la légèreté de l'cfprit humain peut produire de fâcheux : & fièrement c'eft une doélrine qu'on ne trouve ni dans Platon , ni dans Ariilote, ni dans Bodin , ni dans Gro- tius , ni dans Puilndorf ; ni dans aucun des Ecrivains politiques. L'expofé en écoit refervé à un fiècle , dans lequel , fous prétexte d'in- ftruire les hommes , on peut debicer les plus grandes abfurdités , & même leur attirer des ad- mirateurs. En voilà aflcz fur le troifième Li- vre de votre Contradl Social.

Voyons , Monfieur , fi Vous êtes plus con- féquent dans le IV^. : Oh continuant de traiter des Lûix politiques on expofe les moyens d'affer- mir la conflit ut ion de V Etat. Pour fatisfai- re à votre plan , vous commencez par un Chapitre dont le texte eft : ^e la volonté gé-

IP4 LETTRE à Mr,

fiérale efi indejîrudlible. C'eft donc l'indeiîruâiii» biJité de cccce volonté qu'on doic s'attendre à voir démontrée ici , ou comme loi politique ou comme un moyen d'affermir la conftitution de l'Etat. Répondez -vous à ce but ? Non. Vous déclamez en faveur d'un Etac régi par des Paj^- fans , & contre les rafinemcns des nations qui fe rendent illuftres & raiférablcs avec tant d'art & de millères : vous faites l'éloge d'un Etac gouverné par la fimplicité ; vous flûtes une re- marque contre des raifonneurs , que vous croyez trompés parce que ne voyant que des Etats mal conftitués dès leur origine , ils font frappés de rimpolfibilité d'y maintenir une fembîable police ; vous obfervez que la volonté générale n'efl: plus la volonté de tous , quand les inté- rêts particuliers influent fur celle des corps; & qu'elle efl: muette quand le lien Social efi: rom- pu dans tous les coeurs : & pour preuve de rindefl:ru6libilité , dont nous attendons la dé- monllration , Vous continuez ainfi : ,, S'enfuic- 5, il delà que la volonté générale foit anéantie ou corrumpue ? Non , elle eft toujours con- fiante , inaltérable & pure ; mais elle eft

fub.

JEJNJAC^UES R0USSEAU.i9f

fubordonnée à d'autres qui remportent fur elle. Chacun , détachant fon intérêt de l'in- rérêt commun , voit bien qu'il ne peut l'en réparer tout- h -fait , mais fa part du mal pu- blic ne lui paroit rien , auprès du bien ex- clufif qu'il prétend s'approprier. Ce bien particulier excepté , il veut le bien général pour fon propre intérêt tout auiïi fortement qu'aucun autre. Même en vendant fon fuf- frage h prix d'argent il n'éteint pas en lui la volonté générale , il l'élude. La fiute qu'il commet efl: de changer l'état de la que- ftion & de répondre autre chofe que ce qu'on lui demande : En forte qu'au lieu de dire par fon fuffrage , il cft avantageux à VE^ tat , il dit , il efi avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis paf- fe. AinQ la loi de l'ordre public dans les aiïemblées n'efl: pas tant d'y maintenir la volonté générale, que de faire qu'elle foie toujours interrogée & qu'elle réponde tou- jours ". Les dernières paroles font pompeu- fes ; mais que lignifient - elles ? On doit toii- jours en revenir à la demande qu'entendez - 'vous.

N 2 pckf

\p6 LETTRE à Mr.

par Volonté générale , en y ajoutant qu^enten* tendez - vous par [on indeflru^ibilité ? Pour pouvoir décider fi une chofe ell indedruflible ou non , il faut la bien déterminer. Suppofons que dans une AfTociation civile on arrête pour loi fondamentale , que dans certains cas il fau- dra une unanimité de fuiTiaa:es 5 cette unanimi- té condicuera pour ce cas la volonté générale, parce que tous les membres fe font liés par cette condition : or donc , fi dans le cas don-- né, on prend une réfolution à la pluralité des voix , la volonté générale fera détruite. Sup- pofons que par une Loi fondamentale il ait été flatué , que tous les membres donneront îeur fuffrage, & que dans leurs fuffrages ils ne fe détermineront que fur ce qui paroit leur être du bien public , la volonté générale fera dé- truite , dès qu'ils le donneront dans quelque autre vue : mais fi la loi fondamentale porte uniquement , que toutes les affaires feront dé- cidées à la pluralité des fuffrages , la volonté générale fubfiflera , quel que foit le motif de^ fuffrages : non pas pour la raifon que vous en donnez , mais parce que la loi fondamentale a

éta-

JEAN JAC^ÉS ROUSSEAU, ipf '

établi, que la décifion à la pluralité des Tuffrà- ges formera la volonté générale du Corps: l'in- deftruélibilicé de la volonté générale dépend donc uniquement du fens , que vous donnez à cette exprefllon.

Le Chapitre fui van t nous parle de Suffrages* Vous remarquez que plus l'unanimité régne plus la volonté générale eft dominante: j'aurois pré- féré de dire compîette ; parce qu'effeétiveTnenc , Il vous prenez pour volonté générale l'accord des volontés particulières, la générale fera plus ou moins compîette , à proportion que les par- ticulières s'accorderont, c'efl: - à - dire , à mefure qu'il y aura de l'unanimité.

// n*y a qu^une feule loi , dîtes - vous , qui par fa nature exige un confentement unanime : c'efl le pa6îe Social : car, ajoiitez - vous , Vaffo- dation civile eft Va^ie du monde Je plus volons taire. Et un peu plus loin vous ajoiàtez ; Hors ce Contrat primitif la voix du plus grand nom- bre oblige toujours tous les autres ; ieft une fuite du ContraU même. Voilà ces exprefîîons Loi, Pa5ie Social, AJfociation (^ Contraâl em- ployés fans aucune diftindion ; & c'eft ainfî N 3 que

ip8 L E 1 T R E à Mr.

que vous donnez des principes. Le Pa^e So* cic^l , fi par l'on entend fimplement l'acte de s'aïïbcicr , n'cfi: pus une Loi : on ne peut que très - improprement l'appeller ainfi , parce que ce font les conditions auxquelles on s'aiïbcie, qui forment cffeélivemenc les Loix. Si par Paifle Social il faut entendre l'adte de raflb- ciation, y coniprifcs les conditions, on pour- ra le nommer Loi -, mais en ce cas, elle n'exi- gera pas un confentement unanime dans le fens que vous l'entendez 5 favoir , parce que l'afTocia- tion civile ell: l'adc du monde le plus volon- taire ^ mais parce que tout engagement fuppo- fe le confentement ; l'affociaLion civile , n'efl: pas plus volontaire que toute autre , & toute autre exige le confentement des parties , aufli bien qu'elle. Je ne touche ceci que pour Vous faire obferver , que vous manquez fouvent les véritables raifons. Quelle néceflîté que hors ce contraft primitif, la voix du plus grand nom- bre oblige toujours les autres ? par paroit-il que c'ell une fuite du Contraél même ? Com- ment ! il fera impoflible de s'affocier civilement \ condition cju'il faudra l'unanimité des voix ,

pour

jUAn JACQUES ROUSSEAU. 199

pour tels & tels cas ? je ne dis pas cela , ré- pondrez - vous ; cela efl: poflible , mais le paéle Social , que je me répréfente , emporte que la pluralité décidera. Soit. Mais fi c'efi: de cette façon que vous vous répréfentez un peuple, un Etat , un Gouvernement; permettez -moi de vous avertir qne vous compofcz un monde idéal , bien loin de le prendre tel qu'il ed: . & que vous avez tort d'en faire l'application aux hom- mes qui exigent.

Quels détours pour réfoudre une queftioti que vous propofez , & dans laquelle il n'y a qu'à déterminer îe fcns du mot liberté , pour que le moindre écolier y réponde ! Dès que l'on pofe pour principe que les Loix n'altè- rent point la liberté , & qu'on a adopté pour Loi ce qui agréera au plus grand nombre , il s'enfuit qu'un homme ne perd pas fa liberté en fe conformant h l'avis d'un plus grand nom- dre : dire que quand on propofe une loi dans l'afTembléc du Peuple , ce qu'on leur j, demande n'eft pas précifément s'ils approu- vent la propofition ou s'ils la rejettent , ^, mais fi elle efl: conforme ou non à la vo- N 4 3, Ion-

ioo L E T T R E k Mr,

55 Ion générale qui efl: la leur ; que chacun 5, en donnant Ton TufFrage die fon avis la-def- 35 fus, & que du calcul des voix fe tire la dé- claration de la volonté générale : que quand 5, Tavis contraire au mien l'emporte , cela ne 55 prouve donc autre chofe fi non que je m'é- 35 tois trompé , & que ce que j'eftimois être ,5 la volonté générale ne Tétoit pas : que fi mon avis particuliet l'eut emporté , j'aurois , fliit autre chofe que ce que j'avois voulu , c'efl: alors que n'aurois pas pas été libre , *' c'elt fe réfufer à Tévidence de la fimplicité , pour s'entortiller dans un amphigouri de rai- fons , qui bien loin d'éclairer l'efprit ne font que TembaralTer. Une Loi propofée n'eft pas Loi avant que les volontés particulières n'ayent , par leur concours , changé la propofition en décret du corps ; la propofition ne pouvant être préfentée à la volonté générale, les mem- bres ne peuvent non plus avoir pour objet de leur délibération , fi elle fera conforme à la volonté générale ; mais uniquement fi elle plai- ra aux volontés particulières , dont le réfultat forme la volonté générale, fuivant qu'il en

aura

yEJNyjC§UES ROUSSE JV.iG,i

aura été flipulé dans le Pacfte Social.

Le mot Gouvernement revient fi fouvent dans le 3^ Chapicre du IVe. Livre qui traite des Elevions ^ & vous parlez de celui de Véni- fe , comme fi tout le monde étoit d'accord avec Vous que ce mot ne peut avoir d'autre fignification , que celle que vous lui donnez. Il eft donc cems de Vous avertir , Monfieur , qu'en ftile de droit & de policique , il défigne ou bien la conftitution d'un Etat , qui fixe la manière donc la Souveraineté fera exercée; ou bien l'exercice de cette Souveraineté, c'eft-à- dire l'exercice des facultés morales du corps politique ; ou bien le pouvoir d'exercer ces fa- cultés ; ou bien ceux qui font chargés de cet exercice : dans le premier fens , on dit par ex. que le Gouvernement de France eft monarchi- que ; dans le fécond on dit que le Gouverne- ment eft entre les mains d'un feul ; dans le troi- fième que c'eft au Gouvernement à l'établir ; & dans le quatrième que c'eft le Gouverne- ment qui en a difpofé ainfi , qui l'a voulu : & c'eft encore dans le premier fens qu'on die que le Gouvernement de Vénife eft ariftocrati- N 5 que:

i02 LETTRE à Mr.

que. Pour démontrer qu'il ne l'eft point, il ne fufRc pas , Monfieur , de donner au mot Gou- vernement une nouvelle lignification ; car quoi de plus facile que faire voir qu'une maifon n'ell: point une maifon , dès que par ce mot on veut défigner les attributs d'un fleuve : il auroit falu prouver que la conflitucion de Vé- nife n'a point les caraélères qu'on attribue k l'Ariftocratie pris dans le fens adopté , & que lui donnent les Auteurs accrédités.

Jusques à préfent mes réflexions n'ont por- té que fur des objets de raifonnement : êtes- vous , Monfieur , plus exafl & plus raifonneur en traitant des faits ? C'ell ce que nous allons examiner. Vous croyez que, n'ayant plus qu'à parler de la manière de donner ^ de recueil- lir les voix dans Vajfemhlée du -peuple , Vhi' Jîorique de la police romaine à cet égard ex* pliquera plus fenfiblement toutes les maximes , que vous pourriez, établir. ( * ) Sur ce fonde- ment vous parlez au Chapite IV. des Comices romains j au Chapitre V. du Tribunal j au

Cha*

(*) Contf. Soc. p. 250. Ed. Grand, in %\

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 105

Chapitre VI. de la Di5lature 5 au Chapitre VIL De la Cenfure ; & dans ces différends Chapitres , bien loin de nous expliquer quel- ques maximes relatives à Ja manière de donner & de recueillir les voix , vous n'en dites pas feulement autant qu'il en faut pour que l'oa puilTe s'en faire quelque idée. Vous paroiiïez même dès le moment que vous entrez en ma- tière , vous écarter de votre but , & le limiter à une recherche comment le plus libre £5? le plus puisant peuple de la terre exerceoït fon pouvoir fuprème : cela n'eft pas fort conféquent ; mais ce qui l'eft moins encore , ce que Vous ne. fatisfaites pas plus à ce fécond but qu'au pre- mier.

Il efl: aiïez fîngulier que voulant chercher Jî, dans l'ordre civil il peut y avoir quelque règle d'adminlfiration légitime ^ fure , en prenant les hommes tels qu'ils font , ^ les loix telles qu elles peuvent être (=^), vous nous dites, qu'il ne vous rejie qu'à parler de la manière de don- ner 6? de recueillir les voix dans Vajfemhlée du,

(♦) Cont. Soc. Liv. I. Intr,

2Ô4 LETTRE à Mr.

peuple ( * ) , comme fi vous aviez efFeflivemenf rempli la tache que vous vous êtes impofée , & tandis qu'on ne trouve rien dans votre li- vre qui y fatisfaûe.

Vos méditations fur la police des Romains manquent d'ailleurs d'exadicude à bien des égards. T'y remarque un défaut général: favoir , qu'en parlant de la conflitution de Rome , vous le fai- tes comme fi cette conflitution avoit été inva- riablement la même dans tous les tems de la République 5 or rien de plus contraire h l'hif- toire dtr peuple romain , puisque le Gouverne- ment de Rome a fubi des révolutions & des altérations continuelles. On fait que la Ré- publique naifllinte dans le tems que Romulus divifa le peuple en trois tribus , & ces trois tribus en dix curies , ne confiHoit qu'en trois mille trois cens hommes , plus ou moins -, qu'après cette époque jusques h celle de la guerre des Sabins , il s'écoula du tems , pen- dant lequel le peuple romain étoit accru jus» qu'à quarante fepc mille habitans, tous foldats.

Od

(*) Ib. p. 150.

JEJN yjC§UES ROUSSE JU. lOf

On fait que malgré cette augmentation , la di- vifion de Romulus en tribus & en curies fut confervée ; & que ce fut Tullus Hollilius qui ajouta les Albains à la première divifion, com- pofée de Romains. Il n'efl: donc pas exa6t de dire qu^après la fondation de Rome la Ré- puhliq^ue naijfante ^ c'efl-à- dire ^ V armée du fondateur , compofée d^ Albains , de Sabins , (^ d"" étrangers , fut diviféc en trois clajfes , qui de cette divifion prirent le nom de tribus ; ( * ) que de ce premier partage réfulta bientôt un in- convénient : c'eji que la tribu des Albains , £5? celle des Sabins^ reflant toujours au même état ^ tandis que celle des étrangers croijfoit fans ceffe par le concours perpétuel de ceux-ci^ cette der- nière ne tarda pas à furpaffer les deux autres, (-[-) Cela, dis -je, n'efl: pas exa(5i:, parce que l'inconvénient, dont vous parlez, ne peut être regardé comme une fuite du premier partage, & dut avoir une tout autre caufe. Les tribus étant fubdivifées en dix curies & les dicifions du peuple fe faifant par curies , il étoit bien

ia«

(*) Gontr. Soc. p i%i. Ed. grand, in 8'. (t) Ibid. pag. 253.

lo6 LETTRE à Mr.

indiffèrent que les tribus augmentafTent ou dîmi- nuaflent en nombre : i! fuffifoit que dans cha* que curie la pluralité l'emporta. Or dans les comices par curies les Plébéiens devoienc inconteftublement avoir le defllis , parce qu'ils fe trouvoient répandus avec les Patriciens dans les mêmes curies, & que par-tbut ils faifoicnc le plus grand nombre.

Il efl: vrai , comme vous le dites , que Ser- vîus Tulîilis changea cette divifion : il par- tagea non -feulement la ville en quatre quar- tiers , mais il divifa encore le terroir de la Ré- publique en quinze ou dix-fept parties. Aux tribus , formées par cette divifion on ajouta par la fuite du teras d'autres , deforte qu'elles montèrent, au fentimcnt de quelques Ecrivains, non - feulement jusques à trente -cinq, mais même jusques à quarante - trois , ou quaran- te-cinq : C * ) or bien qu'elles fuffent peu de tems après réduites de nouveau à trente-? cinq, il en refaite pourtant qu'une fois montées

au

(*) Explication abrégée des coutumes & ceremo* nies obfervées cliez les Romains; par Nibupoor t.

JEJNJJC^UES ROUSSEAU. iQ-;

au nombre de trente - cinq elles ny refl eu- rent pas fixées jusqu'à la fifi de la Républi" que (*).

Tout cela vous paroitra peut-être minu- tieux ; & en effet cela J'ed : mais lorsqu'il ell queftion de rechercher comment le plus libre {^ le plus puijfant peuple de la terre exerçait fon pouvoir fupréme , le manque d'exaclitude dans les moindres chofes peut nous faire com- mettre des erreurs très - lourdes. A' vous en- tendre, les quinze Tribus rufliques que Ser*? vius ajouta aux quatre Urbaines , furent appel- lées ainfi , parce qu'elles étoient formées des habitans de la Campagne , partages en autant de cantons ; & fuivant vous ces habitans de la Campagne contenoient l'élite des Citoyens tandis que celles de la ville n'en avoient que le rebut. Si vous avez Nieuwpoort , vous pourrez y lire au Chapitre III, qui parle des tribus^ & à l'endroit il expofe la divifion de Servius Tullius , Certaines tribus furent nommées Tribus de la ville ijtribus Urba^

(♦) Contr. Soc. p. zjj. Ed. grand, in 8'.

so8 L E T T R E à Mr,

„»<!?) & d'autres Tribus de la Compagne 5, QTribus Ruflicte) enforte que ces différen- 3, tes clalTes de Citoyens , que Romulus avoiç partagées , fuivant le rang des perfonnes , ne furent plus diftinguées que par les lieux ,5 difFérens , qu'elles habitoient. Les Tribus de la ville furent la Suburrane, l'Esquiline, la Colline , & la Palatine , ainfi appellées . des lieux o\x elles deraeuroient , & elles fu- rent d'abord compofées des familles les plus dijîinguées. "

C'eft donc bien mal à propos que vous di- tes : ,, (*) On croiroit que les tribus Urbai- 5, nés s'arrogèrent bientôt la puifTance & les honneurs , & ne tardèrent pas d'avilir les Tribus rulliques ; ce fut tout le contraire. 5, On connoit goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur ve- noit du fage inftituteur qui unit à la liberté les travaux ruftiques & militaires , & reléga pour ainfi dire à la ville les arts , les me- tiers*;- l'intrigue , la fortune & l'efclavage.

Ainlî

(*) Contr. Soc. p. 155. & ^%6' Ed. gr, in 8>

yEJNJJC^UES ROVSSEJU, zo^

,) Ainfî tout ce que Rome avoit d'illuiîre vi- vant aux champs & cultivant les terres , on ,, s'accoutuma à ne chercher que les fou- tiens de la République. Cet état étant ce- ,, lui des plus dignes Patriciens fut honoré de 5, tout le monde : la vie fimple & laborieufè des Villageois fut préférée à la vie oifive & lâche des Bourgeois de Rome , & tel n'eut été qu'un malheureux prolétaire à la ville , qui , laboureur aux champs , devint un Ci- 5, toyen refpeclé. " Bien loin que tout ce q^ue Rome avoit d'illufae 'vii-oit aux Champs , c'écoit précifément le contraire ; & nous en trouvons la raifon dans ce que Rqsinus nous raporte des Curies^ & de ceux, qui avoient droit d'y voter. Pour avoir ce droit dans les Comices par curies , il faloit être infcrits dans quelque curie. Les Etrangers, qui vouloient s'é-» tablir à Rome & fe faire infcrire dans lés curies ^ étoient obligés d'abandonner leurs Ufages reli- gieux , & de fe foumettre aux rites de la curie dans laquelle ils entroient; ceux au contraire qui vouloient conferver leurs ufages & leurs rites étoient repartis hors de la ville. Ceux qui

O de-

110 L E T r R E à Mr:

demeuroienc hors de la ville ôt du territoire de Rome étoient donc exclus des aflemblées , dans lesquelles on régloit les affaires d'Etat (*). La raifon en efl très fimple. Comment ceux qui ne pouvoient être reconnus pour véritables ci- toyens, auroient-ils afliflié à des afTemblées qui repréfentoient le corps de la nation ? Il eft vrai pourtant que les Tribus Urbai- nes ne demeurèrent pas toujours compofées des familles les plus diftinguées. Le Cenfeur ^, Fabius , l'an de Rome 4^0. , ayant enrollé ,5^ dans ces quatre tribus tous les gens du mar- 5, ché , & les affranchis y ayant aufli été ad- 3, mis , les familles nobles furent transférées j, dans les tribus de la Campagne , & dans 3, la fuite ce fut une efpèce de déshonneur 5^ d'être tiré de ces Tribus , pour être incor- ^, "pore dans celles de la ville " (t)» Mais y -efl: vrai en même tems , que vous attribuez à la première inftitution du Fondateur de la République une chofe, qui à tout prendre n'efl:

qu'u-

^r(.*) RosiKX Jntiq. Rom. Liv. VI. Ç. 4,

(t) Coutumes 5c Cérémonies obfervées chez les Ramains; par Nieu wpoor.t. p. 9.

JEAN yjC^UES ROUSSEAU, iii^

qu'une fuite de la difpondon particulière d'un Cenfeur Romain, faite quatre lîècles plus tard: car après que les Comices commencèrent à fe tenir par tribus , & qu'on eût commencé à avilir en quelque manière les tribus Urbaines, les Patriciens n'eurent plus aucune raifon de préférer le fejour de la ville : au contraire ce que le Cenfeur Fabius fit dut naturellement les engager à préférer celui de la campagne. Et pourquoi ce Cenfeur enrola-t-il dans les qua- tre tribus de la ville les gens du marché & les affranchis ? précifément pour oter un incon- vénient auquel Servius Tullius avoit voulu por-- ter remède, & qui étoit devenu bien plus con- fidérable depuis que les Tribuns avoient trouvé moyen de faire décider dans les Comices par tribus tout ce qu'ils croyoient pouvoir foumet- tre au jugement du peuple : Jîîmd ne humilli- morum in manu commitia ejfent , dit Tite Li' ve^ en parlant du changement que fit le Cen- feur Fabius.

Ce ne fut donc pas le goût des premiers

Romains pour la vie champêtre, qui occafiona

que les plus confîdérables des Romains fe font

O 2 trou-

£iz L E r 'r R E h Mr:

trouvés dans lès tribus rurtiques : l'alcérrt- don faite à celles dans lesquelles ils fe trou- voient , & qui les leur fit quiter , y donna lieu. Outre cela on ne voit point que lors de la divifiort de Servius il fut interdit aux tribus urbaines d'avoir des champs & de les cultiver: au contraire ceux' de la ville & de la cam- fiagne étoient également cultivateurs. Du moins dévoient «^ ils l'être, puisque Ls richelTes des Romains , dans les premiers tems , confidoient fi non en tout , du moins pour la plus grande partie, en terre , en bérail & en efclaves : c'é- toient les dépouilles qu'ils enlcvoient à leurs étinemis. Il ne paroit point que les PoOTefTeurs de terres étoient obligés d'aller eux - mêmes derrière îa charrue , & de demeurer à la campagne ; au contraire , k en juger par les plaintes continuel- les des plôbeîens & par cette longue oppo{îtions îf la loi agraria, il y a bien de l'apparence qu'il éfl étoit des habitans de Rome comme de ces perfonnes aifées en Europe, qui ont des terres & des efclaves en Amérique ; & que les plus lUuftres de la République , quoique domiciliés en ville , n'en avoient pas moins pour cela la

fa-

JEJNJAC^UES ROUSSEAU, iij.

faculté de mener une vie champêrre. Vous même, Monlieur , vous raportez que dans le tems que Romulus fit le partage des curies ,. tout le peuple romain écoit alors renfermé dans, les murs de la ville ; & Ton fait qu'il dilbibua deux arpens déterre à chaque citoyen: ce n'é- toit donc pas une contradiftion d'avoir fou domicile en ville & de cultiver la terre : on pouvoit être d'une tribu urbaine fans renoncer à la vie rullique. Mitto ex iis , qui ur- 5, BEM HABjTARENT, ^uam Multi , qumit^ 5, cum laude , patricii etiam viri manibits fuis 5, agrum fuum coluerint , atque ab agro ad ho" nores 'uocati , ab bonoribus ad agriculturam reverterent {*).'" Nous en avons» un exem- ple , dans Quintius Cincinnatus , qui pour fa- tisfaire à la caution de fon fils fut obligé , 3, après avoir vendu la meilleure partie de fon bien , de fe reléguer dans une méchante chauraine qui étoit au delà du Tibre. " \l demeuroit en ville avant ce tems : il retour- na y demeurer lorsque fon mérite & les ba-

t

foin§ (*) PiTisci Lexicon voc. Tribus,

0 3 , /

ti4 L E t r R E à Mr.

foins de l'Etat le ramenèrent dans Rome , il n'étott point venu depuis la disgrâce de fon fils (*). Si le mérite & les be^ foins de l'Etat apelloient dans la ville un Quin- tius Cincinnatus ; sMl faloit demeurer dans la ville pour exercer l'office de Conful , il n'efl: guères à préfumer , que la ville de Rome ne conienoit que la 'lie du peuple.

Bien loin même , qu'on eût eu le deflein de porter les forces & la dignité de l'Etat hors des murs de la ville , ce fut dans des vues tout- à-fait contraires que Servius Tullius chan- gea le nombre des Tribus. Ce Roi (dit 3, Vertot) Prince tout Répubhcain malgré fa dig-nité , mais qui ne pouvoit pourtant fouffrir que le Gouvernement dépendit fou- vent de la plus vile propulace , réfolut ,, de faire pafTer toute l'aurorité dans le corps .. de la NoblelTe & des Patriciens : " or la raifon pourquoi le Gouvernement dépendoit fi fouvent de la plus vile propulace ; c'efi: que |>ar la divifion de Romulus , le grand nombre

pou-

(*) Vertot Revol^u Rom. Tom. I. p. S37

JEJNJJC^UES ROUSSEJU. ii^

pouvoic toujours l'emporter , & que les pau- vres étoienc à Rome , comme par - tout ail- leurs, plus nombreux que les riches. Afin de remédier à cet inconvénient , il faloic diminuer dans la ville cette populace , pour lui ôcer Ton influence fur les decifions publiques ; & faire enforte que dans Rome même l'avis des plus confidérables pût prévaloir. Servius fatisfit à ce double but , en plaçant les nobles dans les tribus urbaines (*), & par la divilion qu'il fit du peuple en centuries : cette opération fit perdre au petit peuple de fon influence même dans les Comices par curies. Et les Tribuns ne fe feroient-ils pas tenus à ces Comices on n'y, avoit vu que de la populace ? Auroient - ils fongé à lever les voix par tribus?

Comment concilier avec l'hiflioire de Rome ce que vous nous aiïlirez de l'aviliŒement des Comi- ces par curies ? Sous la République (dites- Vous) les Curies , toujours bornées aux quatre Tri^ bus Urbaines, & ne contenant plus que la

5, PO»

(*) Explication abrégée des coutumes & çeremo« monies par Nieupoort p. 8.

04

%t6 LETTRE à Mr.

jj populace de Rome , ne pouvoient convenir ,, ni au Sénat qui étoit à la tête des Patri- ciens,ni aux Tribuns qui, quoique plebeyens, étoient à la tête des Citoyens aifés. Elles 5, tombèrent donc dans le di (crédit , & leur aviliflement fut tel que leurs trente Licteurs 5, aflemblés faiiuicnt ce que les Comices par Curies auroient di!i faire (*)." Ce ne fut , comme nous l'avons vu , qu'après l'an de Rome 450. que le tribus urbaines commencè- rent h ne contenir que la populace 5 confé- quenmient ce ne fut pas , parce que les Co- mices par curies ne contenoient plus quê la populace de Rome qu^ils ne pouvoient con- venir au Sénat ni aux Tribuns. Les Comices par centuries inftitués par Servius Tullius, dans le tems que les tribus Urbaines étoient com- pofécs de ce qu'il y avoit de plus diftingué parmi les Romains , & les Comices par tri- bus ayant été introduits deux fièclcs environ avant que Fabius eût fait l'altération dont nous avons parlé , durent nécefTairement faire dimi- nuer

(♦) Contra<a Social p. i68. de l'Ed. in 8".

JEANJJC^ES ROUSSËJU. zif

nuer Tufage des aflemblées par Comices en curies : c'avoic été le bue de Servius Tuliius en infliruanc ceux par centuries : & pour faire paiïer l'ufage de ceux-ci , les Tribuns intro- duifirenc celui d'afTembler le peuple par Tri- bus. Servius & les Tribuns eurent le même but , celui de faire traiter les affaires d'une ma- nière qui répondit à leurs vues particulières. De rélulta que les décifions du peuple chan- gèrent de décifions par Curies en décifions par Centuries , & de décifions par Centuries en décifions par Tribus. Or c'étoit fuivanc que l'un ou l'autre parti prévaloir qu'on afl^embloic k peuple par centuries ou par tribus , fans difiinélion fur les objets fur lesquels les déli- beratfons dévoient rouler ; parce que les Tri- buns fe trouvant les plus forts , préLendoienc que le Peuple avoit droit de connoitre de tout & de ilatuer par tribus ; & que le Sénat , lorsqu'il croyoit n'avoir rien à craindre des Tribuns , n'adjugeoic ce droit qu'aux Comicçs par centuries.

Quoique l'ufage d'afi^embler le peuple par curies fût beaucoup diminué , depuis l'inilitu-

O f ùpn

ai8 L E T T R E à Mri

don des Comices par centuries & des Comi- ces par tribus , cela néanmoins ne fit pas tomber en discrédit ni n'avilit point les Comi- ces par curies. Vous allez trop loin en alTu- rant que C avilijfement des Comices par Curies fut tel^ que leurs trente LiUeurs ajfemblés fai- foient ce que les Comices par curies auraient faire. Nieuwpoort dit fur ce fujet On' aflembloit les Comices par Curies dans les premiers tems de la République pour tou- , tes les affaires qui étoient du reflbrt du Peu-^ pie , parce qu'alors il n'y avoit point d'au, très Comices; mais dans la fuite, lorsqu'on eut établi les Comices appelles Centmiata. & Trihuta^ les AiTemblées par Curies com- menchent à devenir plus rares., fur -tout de^ ., puis que la Loi puhlilia eut ordoHué que tous les petits Magirtrats feroient fommés dans les Comices par Tribus ; & on ne tint plus déformais les Comices par Curies, que lorsqu'il s'agiffoit de porter quelque Loi ou 5, de créer des Prêtres. " ( * ) Cela ne dénote

fu-

(*) Explicarion abrégée des coût. 5c cer. p. 35.

JEJNJJC^JJES ROUSSEAU. iiif

furement point un avilifTemenc. La Loi publi'- lia fut portée l'an de Rome ^82. de Ibrce que ce ne doit avoir été qu'après ce tems que l'ufage de nommer les petits magiftrats par des Comices par curies paiïa aux Comices par tribus.

Les Comices par centuries demeurèrent tou- jours en pofTefîion du jugement que le peuple rendoit , & dans lequel un Citoyen pouvoic être condamné à mort , ainfi que le raporte RosiNUs. (*) Le même Rosinus nous raporte encore que Sigonius a refuté l'opinion de GrucchiHS , qui , n'ayant pas bien faifi Je fens d'un pafTage de Ciceron , en a déduit que les trente Licleurs des Comices par Curies ont tenu lieu de ces Comices -même. Suppofant néanmoins qu'il en eut été ainfi, on ne pourroîc étendre & raporter ce fait qu'au tems de Ci* ceron , & à la Loi qui regardoit le pouvoir du Magirtrat. ,, ^.anqmm autem " (dit PiTiscus) Ciceronis atate hoc modo lex curiata ferreîur per Uèîvres , de Magifira-

5; tuum

(*) Antii. Rom. Liv. VI. C. 9. 16.

iio LETTRE à Mr.

55 tuum împerio ; tamen dubito , an idem fue- 5, rit in cateris curiaiis comitiis , qua adop- j, tionis aut facerdotum caufa hahebantur '' (*J ; d'où il paroic qu'en donnant à vos Lecteurs l'idée comme fi fous la République les Liseurs. des Curies avoient fait ce que les Comices par cu- ries auroient du faire , vous les inftruifez Eres mal.

Vous ne les inftruifez pas mieux , ce me femble , dans l'endroic Vous parlez des Co- mices par tribus. Car. ces Comices n'étoienc pas plus le Confeil du peuple romain , que ceux par curies ou par centuries ; puisque par peuple romain on cntendoit le corps de la nation , les individus qui avoient droit de don- ner fuiTrage , afTemblés en un corps. Or ce droit de fufFrage apartenoit pour les comices par curies à tous les Citoyens , infcrits dans quelqu'une des curies: tous les Citoyens l'a- voient pareillement pour les Comices par cen- turies 5 à l'exception uniquement des étrangers , auxquels on avoit accordé le droit de botir- geoifie fans celui de fuffrage : il en étoit niême pour ks Comices par tribus; ainfi qu'on

k

(*) PiTiscî Lexicon voc. com. cuu

JEJNJJC^ES ROUSSEAU, rz'i

le peut voir dans Rosi nu s. Je ne vois donc point fur quel fondement vous nous dites: Il 5, e(l certain que toute h majellé du peuple romain ne fe trouvoit que dans les Comices j, par Cenrurics qui feuls écoienc complets ; 55 attendu que dans les Comices par Curies ,5 manquoient les tribus rulliques , ^ dans les 5, Comices par Tribus le Sénat 6? les Patrie

55 ciens ". . 5, Par affemblée du peuple (die

55 Vertot} (*) on comprcnoicnon feuiemenc 55 les Plébéiens , mais encore les Sénateurs , 55 les Chevaliers , & généralement tous les Ci- 5, toyens Romains qui avoient droit de fuflrage. 5, Brutusfixa un jour pour les comices, aux- 5, quels il voulut que toute la multitude de la 55 campagne afi'rta. Le peuple s'aiïembla par 5, Curies, & l'on compta les voix par chaque Curie" Ci")» Le même Auteur nous ap- prend encore , que le peuple romain vint en foule de la campagne pour alufler aux Comices qui fe tenoient pour délibérer fur la conflitu- tion de l'Etat , Ôc pour publier lex Loix contre

la

(*) Hîjloîre des Revoî Rom. Tom. I. p. *4» (t) Dionyf. Liv. IV. p. 218,

iii LETTRE à Mr.

la Royauté : & l'on fe trompe , fi l'on croit qu'ils furûHt bornés aux habitans de Rome feuls. Pi Ti se us remarque très -bien, qu'il faut diftinguer ici , fi le mot curide fe raporte au lieu ou au peuple : s'il fe raporte au lieu , il efl: vrai qu'il n'y avoic point de Curies hors de la ville; mais fi c'eft le peuple romain qu'il défio-ne , il comprend non feulement les Habi- tans de la ville , mais ceux qui en occupoienc le terroir. Cum 'uero avium Romanorum coetus figmficatur , falfum efi , Ui^bis tan- tum , non etiam agri Romani hahitatores cu^ ' riis fu'îjfe comprehenfos (*). Tous les Ci- toyens qui demeuroient dans la ville & à la Campagne etoient infcrits dans quelqu'une des Curies". ( "f ) Les comices par curies ont donc été aufli complètes que ceux qui fe tenoient par centuries , & la majetlé du peuple romain ne s'efl pas plus trouvé dans ceux - ci que dans ceux - là. Le premier Comice par tribus dont l'hiftoire romaine nous parle , efl: celui dans lequel Co-

rio-

(*) Petisci Lexîcm vocs curiae. " ( f ) EjcpUcation abrégée des coutumes &ç. par NilO* POORT p. lo. & II.

JEJNJJC^UÈS R0USSEu4U.iif

tîolan fut condamné à l'exil. Les Tribuns *■ (die Fertot') qui avoienc leurs vues ^ fèpa- rèrent le peaple par tribus , avant l'arrivée ^, des Sénateurs 5 au lieu que depuis le règne de Servius Tullius on avoit toujours recueilli les voix par Centuries. Cette feule différen- ce décida en cette occafion , & depuis fit toujours pancher la balance ou en faveur du peuple , ou en faveur des Patriciens " : non point , parce que le Sénat ^ les Patriciens y manqtment , ou n'avoient pas droit d'y ajjï^ fier (*) mais parce que les plébéiens étoient en plus grand nombre , & que la décifion dé- pendoit du nombre. Les Confuls " (con- tinue Vertot) étant arrivés dans TAf- blée , vouloienc maintenir l'ancien ufage , j, ne doutant point de fauver Coriolan fi on 5, comptoit les voix par Centuries , dont les Patriciens & les plus riches Citoyens com- 5, pofoient le plus grand nombre. Mais les Tribuns auffi habiles & plus opiniâtres, re- préfentèrenc que dans une affaire , il

s'agif-

{*) Çontr. Soc. p. 271. & x-jj^

%z4 L E r r R E à Mr.

s'a'TifToît des droits du peuple & de la liber- té publique , il étoic julle que tous les Ci- toyens fans égard au rang & .aux richefTes , -, pufTent donner chacun leurs fufïrages avec égalité de droit. " ( * ). Tous les Citoyens fans é^rard au lang & aux richefTes n'auroienc pas donné chacun leurs fuffrages avec égalité (de droit fi le Sénat & les Patriciens ne l'a- voient pas eu comme les autres membres. Lors des conteflation? fur la publication de la Loi Foleria , le Conful Quintius cherchant à modérer la paffion des Tribuns, ceux-ci ]ui repréfêntèrent: qu'ils ne croyoient pas exiger une chofe iniude en demandant que l'élec- tion des Tribuns fe fit feulement dans une afîemblée par tribus , que cela n'en ex- cluoic ni les Sénateurs , ni les Patriciens , ni les Chevaliers qui tous étoient infcrits dans quelqu'une des trente Tribus , & qui pourroient toujours intervenir dans les Af- femblées par Tribus comme citoyens par- ., ticuliers. Que le peuple fouhaicoit feule-

(♦) Vertot Rev. Rom. Tom. L p. 183.

mène

"JEAN yjCgJJES ROUSSEAU, tzp

ment qu'ils n'y préfidafTenc point" (*). Les Tribuns ayant échoué plus d'une fois dans leur defTein de faire nommer des Commiffaires pour former un corps de Loix , tentèrent en- fin d'emporter l'affaire de hauteur. " Ils con- 5, voquèrent pour cela " , dit Vertot , ("f") une nouvelle alTemblée tout le Sénat fe trouva ". Cette aiïemblée étoit incontefta- blement un Comice par tribus , puisque les Tribuns la convoquèrent. Tout le Sénat ce- pendant s'y trouva ; & il ne s'y trouva pas Comme fimple Spedateur. ,, Les premiers de ce corps repréfentèrent au peuple malgré les Tribuns , qu'il étoit inoui que fans Se- 55 natus -Confulte , fans prendre les Aufpices, 5, & fans confulter ni les Dieux , ni les pre- 55 miers hommes de la République , une par- tie des Citoyens & la partie la moins con- 5, fidérabîe , entreprit de faire des Loix , qui dévoient être communes à tous les Ordres de l'Etat ". Enfin voici ce que nous li-

fons

(*) Hift. desRevol. Rom.par Vertot Tom.I. p. 194,' (f) Vertot Révolutions Rom. Tom. I. p. 33.p,

P

ti6 L E T T R E à Mr:

fons dans les Antiquités Romaines par Rosi- nus (*). ^^ Omnibus civibus Romanis^ qui-" ■„ bus data erat civitas cum jure fuffragii , U- 55 cebat comitiis tributis fuam dicere fen-^ tentiam. Simuî enim cum pie no jure ci' ,) vitatis tribum accipiebanty in qua fuffragium ^^ ferrent ". Pitiscus en parle ainfî : 55 Eranf tantum pîehis. Gell. XV. 17. Tri- j, buni neque aâvocant patricios 5 neque ad 55 eos referre de ulla re poffunt. Non quod 55 patriciis non liccrec illis adeiïe , fed quia 55 jus non effet plebejis magijlratibus eos vo" 55 candi. Cum enim plebis effent magijîratus ^ 5, meritb fiebat 5 ut pro jure fui magifîratus 55 non poffent nifi cum plèbe agere. Itaque 55 pri^miffum ab eis edi£lum , ad plebem tan- 35 tum pertinebat 5 cum intérim liberum efTec ,5 patriciis adeiïè , vel non adeiïe. ^i^e ^'ero 5, comitia tributa a patriciis Magijlratibus ha- 55 bebantur , quod ad ediHi vim attinet 5 univerft 55 populi erant : fed tamen quia his comitiis 55 nulla habebatur ratio cenfus , ordinis 5 ata-

tis,

(*) Lrv. VI. C. 17.

JEJNJAC^UES ROUSSEAU, zzf

55 (is propterea primores civitaîis fere ht s co- 55 miciis adejfe non folebant : quia cum nume-^ ,5 ro longe fuperior ejfet r cliqua multitude , 55 fpes nuîla erat fuum fuffragium vim ullam 5, hahiturum contra plehis voluntatem. Un* 55 de veniebat 5 ut omnia tribut a comitia fere 55 peragefentur ab humilibus , ut vix unquant 55 primores populi adejfent. Ex Us inventa 5, re caufam pojfumus , cur , cum de trihutis 55 commis agit ur ^ modo plebis ^ modo populi fieri ,5 mentionem faepe in eodem loco reperiamus, 5, ^iod enim ad jus fuffragii attinet , omnia 5, cumitia erant populi: quia nemo ci-vis fuffra* gio excludi poterat , / comitiis adejfe 'ueU ,5 let (* ) ". Cela fuffit , ce me femble, pour Vous faire voir , Monfieur, que 7? le Sénat {sf les Patriciens manquoient dans les Comices par tribus ( t) î ce n*écoic nullement , parce qu'ils n'a'voient pas le droit d'y afjîjîer ( + ) > mais parce que les Tribuns ne pouvant les y obli-

(♦) Lexîcon Jntîquît. Rom. Tom. I.voC. corn, trifa. (t) Contr. Soc. p. 274. {\) Ib. p.i7ï, -

V %

2i§ LETTRE k Mrl

ger , ils aimèrent fouvent mieux n'y pas ve- nir , que d'y venir à pure perte. Vous êtes li peu d'accord avec vous môme , que vous en convenez pag. 27a.

J'ai encore une remarque à faire fur le pafTa- ge de votre Contraét Social ,, cité ci-defTus , pag. 208. Selon Vous le fage Injîituteur la République unit à la liberté les travaux rujii- ques 6? militaires , t^ relégua pour ainfi dire à la ville les arts , les métiers , V intrigue , la fortune , dî? Ve/clavage ; de forte que vous at- tribuez à Thabitation dans la ville , à Fadion d'y demeurer , le mépris pour ceux qui exer- coient les arts , les métiers ; & fi l'on vous en croit, on ne vit hors des murs de Rome ni in- trigue , ni fortune, ni efcbvage. Voici, iVIon* fieur , quelles font mes idées à cet égard. A' la première formation de l'Etat les fortunes étant aflez égales , le mérite feul fit le titre de di- fliniftion , tant en ville que hors des murs fur le territoire de l'Etat. Tous les membres étoienc Laboureurs & Soldats. On conquit des terres, on fit des efclaves. Les Oeconomes augmen- tèrent leur patrimoine : ceux qui ne l'étoient

point,

JEAN JACQUES ROUSSE AU, Z19

point , perdirent le leur. Infenfiblement on vit dans la République des Riches & des Pauvres. Les premiers ne cultivèrent plus eux-mêmes les terres : s'ils le firent , c'étoit plutôt par a- mufement que par nécefficé : les pauvres de- meurèrent Laboureurs : mais ce n'étoient plus leurs terres , c'étoient ceux de quelque riche qu'ils cultivaient : on vit à Rome ce que l'on voit par- tout, oii les richelTes condulfent h l'aifance. La vie molle a fes attraits : on s'y livre facilement lorsque les moyens ne manquent point : les difculTions fur les affaires publiques plus encore que les conteftations des particuliers , demandoient du terns , des dé- libérations , des études même. Enfin les four- ces de l'opulence firent TelTet qu'elles dévoient produire naturellement. Rome fc remplit de Gens , qui bien loin de s'accoutumer h une vie dure , ne cherchèrent qu'à augmenter leur aife & leurs agrémens : Ci^la dut y attirer des ^rtides , des Artifàns, des Ouvriers. Quand j, les Loix n'étoient plus rigidement oblèr- 5j vées , les chofes revenoient au point el- ^j les foat îv prélent parmi nous : l'avarice de

P 3 » S"®^'

»

ijo LETTRES Mr,

quelques particuliers , & la prodigalité des autres , faifoient pafler les fonds de terre dans peu de mains ; & d'abord les arts s'introduifoient pour les befoins mutuels des riches & des pauvres. Cela faifoit qu'il n'y avoit presque plus de Citoyens , ni de Sol- dats ; car les fonds de terre deflinés auparavant à l'entretien de ce derniers , étoient employés à celui des efclaves iSc des artifans , inllru- mens du luxe des nouveaux poiïeiïeurs (*). " Les tribus Urbaines tombèrent donc dans l'avilifTement , non point par une fuite de leur inftitudon , mais par une conféquence du changement dons le genre de vie de ceux qui y étoient infcrits : les tribus ruftiques , moins fufceptibles de cette corruption , confervè- rent mieux les vertus & les moeurs, qui fai- foient la gloire & la force de l'Etat. Ce fut en partie pour y rapeller les Citoyens , établis dans la ville , que Fabius fît le changement donc j'ai parlé ci defTus ; & que les Cenfeurs ro- mains mirent les tribus urbaines fi fort au-def-

fous

(*) Confiderations fur les caufes de la grandeur des Romains, p. zo,

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 131

fous des ruftiques , que fi c'étoit une puniton de devoir pafler d'une tribu ruRique à une autre , qui étoit moindre en rang , la peine é- toit bien plus fenfible lorsqu'on étoit obligé de pafler d'une tribu rufiique à une tribu urbaine. L'Jnftitution des Cenfeurs , ou fi l'on veut rinfpedion qui leur fut donnée fur les moeurs des Citoyens , prouve, ce me femble , la véri- té de ce que je viens d'expofcr ci-defTus.^Fuit'* (dit Rosi NU s) hic unus de IMagiilratibus majoribus , & Ronianae reipublicae propter difcipiin^ cuflodiam , cujus fevera cura cen- 5, foribus inter caetera, fine provocatione cora- mifTa fuit , admodum falutaris. Ipforura of- ,5 ficium erat defcribere facuhates cujusvis ci- 55 vis , obfervare fingulorum hominum , etiam 5, eorum , qui lenacorii , aut equeftris eranc ordinis , mores &. vitam : & notare igno- minia civem quemcunque : lenatorera loco 5, movere & equiti adimcre equum & annu-» lum , fi quid in vita ejus deprchenderent ho- nefiati contrarium ; tollere quoque omnia , 5, quce probitati morum peflem & perniciem illatura videbantur, unde magiftri morum fo-

P 4 ,>. le-

IL^Z L E r r R E k Mr.

lebant nominari. Si quis edam , ait Agel- 5, lius lib. 4. cap. I ?.. agrum fiium palTus fue- 5, rat fordefcere , eumque indiligenter cura- bat , ac neqiie purgaverat , five quis arbo- rem fuam vineamque habuerat deriliftui, non j, id fine pœna fuit". (*) Cette mcrvcilleufe inflitution fut comme un remède aux maux qui ne manquent jamais s'introduire dans tout corps politique ; qui y prennent racine , augmentent par degrés & fi infenfiblement , qu'à peine s'en aperçoit -on que lorsqu'on fe voit menace d'une entière ruine. Heureufe la République dont le Chef , ou les premiers Magifirats aperçoivent à tems les pernicieux effets , qui doivent néccfiairemenc réfulter d'u- ne éducation négligée , d'un défaut d'émula- tion pour la conduite , d'un mépris pour la pauvreté & les mérites perfonelles , de l'in- capacité pour les affaires , du goût pour les frivolités & de cette affreufe politique qui fait defirer & rechercher avec audace les places Çc les emplois fans avoir ni les talens ni les con-

noif-

(*> Amiq. Rom. Lib. VH. Cap. ^5.

JEAN JACQUES ROUSSEAU. 23}

noiiïances néceiïaires pour s'y conduire conve- nablement. „ Nos François font naturel- 5, lement ingénieux , mais quelle funelle al- ,., jiance que celle de l'ignorance & de l'eP- fprit ! Nous n'avons point d'autre principe que la mode , elle décide de nos études 5, comme de nos ajudemcns, & la mode n'efi: ,, pas de travailler à fe rendre utile à la Mo- 3, narchie , en écudiant fes intérêts & nous 5, mettant en état de ièrvir à fes befoins. Les ,, jeunes gens , qui , dans le cours de leurs 5, premières études , tems fi précieux & ordi- 5, naircment fi mal employé , ne voyent rien 5, qui ait rnport à la fcience du Gouverne- 5, ment , ne s'avifent point de s'y appliquer 5, lorsqu'ils font livrés h toutes les paillons , 5, à tous les emporcemcns de Tage. Cette négligence influe fur la conduite du refte 55 de la vie de cette jeuneffe peu inftruite, & 5, c'eft de -là, que vient l'ignorance, qui en ,, même tems, qu'elle rend incapable de rem- plir les emplois publics , femble augmen- ter ce défir ambitieux de les pofl^éder (*).

Ro«

(*^ Science du gouvernement par de Real; Introd. P S P-xx.

i34 LETTRE à Mr.

Rome vit fon mal comme un habile Méde- cin voit les fuites des maux qu'il fent naître dans fon corps , & dont il veut prévenir les ef- fets en décruifant les caufes : car bienque l'in- llicution des Cenfeurs femble dans le fonds n'a- voir eu pour objet que de remplir une partie de l'emploi des Confiais , relative au cens , il y a cependant bien de l'apparence que ceux , qui en ont fait naitre l'idée, ont porté la vue beaucoup plus loin.

Tous les 4^iteurs nous vantent les mœurs des Romains ; mais pour un efprit aufli ju- dicieux que le vôtre , qui ne paroit pas fe laiiïer éblouir par une apparence de grandeur, qui femble même prendre plaifir à s'éloigner en tout des opinions généralement reçues , je m'étonne , Monfieur , de Vous entendre di- re, „ qu'il n'y avoit que les mœurs fimples des Romains , leur dèsinterelTement , leur 35 goût pour l'agriculture , leur mépris pour le commerce & pour l'ardeur du gain qui

pui-

p. XX. Il feroit à fouhaiter pour les nations qui fe font un mérite d'imiter les François , qu'on ne pût leur appliquer ce paiîage de Mr. de Real.

JEJNJJC^ES ROUSSEAU. ^137

pufTent rendre praéticable le troifième dé- 35 nonibrement. " A' la vérité les Romains doivent avoir été fermes , vaillans & laborieux ; 'mais d'ailleurs leurs qualités morales fe rédui- fent à bien peu de chofe. Dans leur origine on ne voit que des brigands , qui fe croyent tout permis , qui ravagent des terres , prennent des Villes 5 enlèvent des femmes , & commettent toutes fortes de crimes, pour fe fixer, fe forti- fier , & fe rendre formidables. Un Sénat ja- loux fait disparoitre celui qui étoit le fonda- teur de l'Etat & auquel il étoit redevable de fon inftitution. Rome (dit Mr. de Real) 5, qui a eu befoin du fecours de la fable pour 5, cacher la bafîeiïe de fon origine , réceptacle de bandits , fondée par un fratricide , formée 5, par l'affemblage des femmes enlevées à leurs 5, familles, devint la MaitrefFe du monde ". (*) Numa dut fe fervir de la fuperftition pour a- doucir la férocité du peuple, & ne put modé- rer Tefprit de conquête ou plutôt de rapine donc il étoit pofFédé. Toute l'intégrité d'Ancus Mar-

tius

(*) De Real Séence du Gom. Tom. i, p. 268,

1^6 L E T r R E à Mr.

dus ne fut pas capable d'adoucir cet efprît. Les Romains , d'abord égaux en fortune par la divifion égale de Romulus , ne relièrent pas longtems dans cette égalité. Le peuple fe trou- va bientôt partagé en riches & pauvres. Ser- vîus Tullius fut obligé de remédier à la trop grande influence d'une vile populace dans les affaires publiques & civiles ainfi qu'à l'inéga- lité des contributions. 11 fut afTafïïné par fon Gendre, fans que le Peuple, dont on nous van- te tant les moeurs , vengea un crime fi atroce : il en falut un autre , non moins révoltant , commis par le fils du Tyran , pour exciter quel- ques Romains à chalTer de Rome un Perfon- nage qui auroit y périr par un jugement public. Encore ce Parricide conferva - 1 - il dans la ville des Amis & des Adhérens qui ofèrent confpirer en fa faveur: & il falut qu'ion compta parmi les conjurés les deux fils de celui qui s'étoit mis h la tête de ceux qui avoient refoîu de vanger l'Etat. Si ce ne font pas des in- dices d'une nation fans vertus , je ne vois pas k quels lignes on pourra reconnoître des moeurs, corrompues: car il ne s'agit pas ici d'un cas par-

JEJNJJC^UES ROUSSEAU, z^f

ticulier: nous voyons des effets qui ne peuvent s'expliquer que par une caufe générale. Qu'oti m'explique comment , fans que les Romain* euiïenc un penchant excrème pour l'avarice , Caffius a pu dire qu'il lui paroiflbic très - in- 35 jufte qu'un peuple li courageux , & qui ex- pofoic tous les jours fa vie pour étendre les bornes de République , languit dans une 5, honteufe pauvreté ; pendant que le Sénat , 5, les Patriciens & tout le corps de la Nobleiïe 5, jouïiïbient feuls du fruit de fes conquêtes?'* Ver TOT nous développe très- bien ce que nous devons penfer des Romains fur ce fujet. Quand les Rolnains " (dit -il dans fon hifioire des Révolutions Romaines^ ,, a voient eu quelque avantage, confidérable fur leurs ,5 voifins , ils ne leur accordoienc jamais la jj paix qu'ils ne leur enlevalTent une par- tie de leur terricoir qui écoit aufli-tôc in- jj corporé dans celui de Rome. C'étoit 5, l'objet le plus ordinaire de la guerre fit 5, le principal fruit qu'on envifageoit dans la ,!, vicloire. Ori fçait & j'r.i déjà dit, qu'une 5, partie de ces terres de conquêtes fe vendoïc

w pour

l^^ LETTRE à Mr.

5, pour indemnifer l'Etat des fraix de la guer* 3, re. On en diftribuoit gratuitement une au- 55 tre portion h de pauvres Plébéiens nouvel- lement établis à Rome , qui fe trouvoienc fans aucun fond de bien en propre : quel- quefois on en donnoit quelques cantons à cens 5 & par forme d'infeodation , & les détenteurs en payoient les redevances en ar- gent , en fruits ou en grains qui fe vendoienc au profit du tréfor public. Enfin comme la principale richefTe des Romains en ce tems- 5, confilloic en beftiaux en nourriture , on 35 iaiflbit en communes & pour fervir de pat- 5, turages , ce qui reftoit de ces terres con- ,5 quifes. Cette dispofition bannifilDit la pau- 55 vreté de la République , & attachoit fes ci- 5, toyens à fa défenfe. Mais des Patriciens a- vides enlevèrent ces differens fecours au pe-" 5, tit Peuple. Des terres d'une vafte étendue , & qui dévoient fournir à la fubflance de 5, tout l'Etat, devinrent infenfibleraent le patri- j5 moine de quelques particuliers. Si on en j5 vendoit quelque partie pour indemnifer J'E- ,j tat des fraix de la guerre , les Sénateurs feuls

55 riches

JEANJAC^ES ROUSSEAU, ZIP

5, riches en ce teins- là, niaitres & arbitres des 5, adjudications , fe les faifoient adjuger à vil prix ; en forte que le Tréfor public n'en ti- 5, roit presqu'aucun profit. C'étoic par la mê- me autorité qu'ils prenoîent fous leurs noms, 5, ou fous des noms empruntés, les terres qu'on dévoit donner à cens aux pauvres Plébéiens 5, pour leur aider à élever leurs Enfans.' Sou- 55 vent par des prêts intérefTez & des ufures 5, accumulées , ils s'étoient fait céder les pe- tits héritages que le peuple avoir reçus de 5, fes ancêtres. Enfin les Riches en reculant ,, peu à peu les bornes de leurs terres , y 55 avoient abforbé & confondu la plupart des Communes j enforte que ni l'Etat en géné- 55 rai , ni les Plébéiens en particuHer ne ti- ,5 roient presque plus aucun avantage de ces 55 terres étrangères. Les Patriciens qui s'en 55 étoient emparez , les avoient enfermées de 55 murailles : on avoit élevé delFus des bâti- 5, mens : des troupes d'Efclaves faits des pri- 55 fonniers de guerre , les cultivoient pour le 5, compte des Grands de Rome , & déjà une 5, longue préfcfiption couvroit ces ufurpations.

Les

t4à LETTRE à Mr,

Les Sénateurs & les Patriciens n'avoienï guères d'autres biens que ces terres du pu- blic , qui étoient pafTées fucceffivement en différentes familles par fuccefîion , par par- 5, tage , ou par vente". (*) Qui peut lire fans indignation les duretés ou plutôt les cruau- tés inouies que les Grands exerçoient envers leurs Débiteurs ? Ces exaétions terribles qui portèrent enfin la moitié des Citoyens à qui- ter Rome, à & s'établir fur le mont facré? Ré- volte à laquelle on ne trouva d'autre remède que celui de céder lâchement , & de fe fou- mettre à des conditions qui changèrent le f\- ftème du Gouvernement , & portèrent dans l'Etat une fémence de diviiion , qui s'y con- ferva jusques à la fin de la République.

Qu'on m'explique , comment il foit poflible que tant de Citoyens ayent pu être réduits à cette extrême mifère , fans que le débordement des mœurs y ait contribué , ou l'ait occafio- né. Si Appius ne dit point je fuis même .j peufuadé qu'à l'égard de certains débiteurs

C*) Vertot bîji, des Reval, Rom, Tom. 1. p. 24^»

JEAN JACQUES ROUSSEAU, i^t

& de ces gens qui pafTent leur vie dans la molIefTe & les débauches ..."(*) l'hi- l^oire romaine nous apprend qu'il a pu le dire.

Du coté de la Politique les Romains ne nous offrent rien qui puilTe les rendre eftima- blcs aux yeux d'un Philofophe. Leur but étoit de s'agrandir & de s'enrichir aux dépens d6 leurs voifins : ils leur faifoient la guerre pour leur enlever quelques terres & fe procurer des efclaves & des beftiaux : ils faifoient la paix pour recommencer la guerre dès qu'il fe pré- fenteroit quelque avantage apparent , ou pour faire divedion à des divifions intellines qui ne finiflbient point ( f ). Le Sénat & les Con- 5, fuis , le peuple & les Tribuns ne furent - ils pas perpétuellement aux prifes ? Ne facrifiè-

rent-

(*) Vertot HiftoiredesRevolut.Rom. T.I.p.98.

(t) ,, Comme ils ne faifoient jamais la paix de bonne foi, & que dans le deffein d'envahir tout, leurs traites n'étoient proprement que des fufpen- fions de guerre, ils y mettoient des conditions qui commençoient toujouts la rume de l'Etat qui les ,, acceptoit. " Confidérations fur les caufes de la grari' âeur. p, 50.

^4i LETTRE à Mr.

rcnt-ils pas toujours h l'intérêt particulier 5, de leur corps , le bonheur public , qui doic être robjet de tout (âge Gouvernement? . . . T.e Sénat , toujours fatigué par les plaintes 5, & par les demandes du peuple , chercheoic ,, à l'occuper au dehors " {*). La belle conlH- tution qui oblige un peuple à être brigand pour avoir du repos chez lui !

Quelles que puiiïent avoir été les vues des pre- miers Romains en voulant que les Comices ne fe fifTent qu'à la faveur des Augures , il n'y a pas apparence qu'ils y ayent été portés , afin que le Sénat eût par le moyen de tenir en hride un peuple fier 13 remuant , ^ de tempe' rer à propos r ardeur des tribuns féditieux -y car une inllitution poftérieure ne pourra jamais fer- vir de raifon à une infiitution antérieure. Ce fut des les premières années de la fondation de Rome, que Romulus défendit par une loi ex- prefîe, qu'on ne fit aucune élcélion , foit pour la dignité royale , le Sacerdoce , ou les Magi- ftraturcs publiques , & qu'on n'entreprit même aucune guerre qu'on n'eut pris auparavant les

au-

(*) Sîencs au Gouv. Tom. i. p. 269.

JEJNJAC^UES ROUSSEJU.14^

aufpices ; & ce ne fut qu'environ 250. ans plus tard qu'on commença h devoir craindre l'ardeur des Tribuns féditicux : comment donc le règle- ment de Romulus peut- il avoir eu pour but de tempérer cette ardeur ? Romulus'''' (dites - vous ) en injiitua?ît les Curies , avoit en "vue 5, de contenir le Sénat par le Peuple (^ le PeU' 35 P^^ P^^ ^^ Sénat , en dominant également fur tous (*) ". ,, Il donna donc" (ajou- tez-vous) 5, au peuple par cette forme tou- te l'autorité du nombre pour balancer celle de la puifTance & des richeflcs qu'il laifioit aux Patriciens ". Romulus diftribua égale- ment à chaque Citoyen deux arpens de terre : comment a- 1- il donc pu laifTcr l'autorité de la puiflance & des richefî'es aux Patriciens '? J'ai- merois mieux dire avec Vertot , ,, que le Roi , le Sénat , & le Peuple ctoicnt pour 5, ainfi dire dans une dépendance réciproque ; 5, & qu'il réfultoit de cette mutuelle dépen- 5, dance un équilibre d'autorité qui moderoit celle du Prince , & qui affuroit en même

tcms (*) Contr. Soc. p. 268.

Z44 LETTRE à Mr,

5, tems le pouvoir du Sénat & la liberté du Peu- ,, pie (*) ". Romulus lia les Patriciens & les Plébcïens par le patronage & le clientelle ; mais ce fut pour défendre les droits des Cliens ; pour les protéger ; non pas pour les entretenir.

En vous accordant que le Peuple Romain écoit véritablement Souverain de droit & de fait, vous m'accorderez que cette Soiivcraincté étoit bien limitée. Suivant les principes de la fondation de la République le Peuple ne pou- voit s'aiïembler qu'a la requifition du Roi ; & après Texpulfion des Rois h la requifition de quelque Magiftrat Patricien : le Peuple ne pou- voit décerner que fur ce qui étoit foumis à fon fuffrage, fuivant les formalités. On ne pou- 5, voit" (dit Nieuwpoort^ (f) tenir ces 3, Comices qu'après avoir pris les aufpices. 5, Ainfi il faloit que les Augures fuffent pré- 5, fcns. On avoit ainfi befoin de l'approbation du Sénat ; 6: on lui faifoit le rapport de la 5, décifion ". S'il efl: vrai que toute loi , que ie peuple en perfonne n'a pas ratifiée, efi: nul-

le,

(*) Hifl. r'es Revol. Rom, par Ver tôt. ; (j) AbregéedesCerem. & Cour, des Romains, p. 34.

JEJNJJC^UE^ ROUSSE JU. 24;

le ( * ) , que deviendront celles de Rome , que le Sénat dut ratifier & qu'il ratifia même d'a- vance après que les Tribuns lui eurent fait per- dre fon autorité originaire ?

Qu'on life l'hifloire Romaine , on n'y trou- vera pour la confiitution intérieure de ce peu- ple rien qui puifTe prêter un fondement folide de gouvernement jufle & équitable; pour le de- hors point d'autres principes que ceux de s'é- rcndre , de s'agrandir & de s'enrichir au dé- pens des nations voilines ( "f ). Le Peuple Romain , vaillant , ferme , opiniâtre , lorsqu'il combattoit les ennemis de l'Etat , étoit de la dernière lâcheté chez lui & vis-à-vis fes op- preficurs. Une fuite d'injudices de la part des Decemvirs ne put le porter h fe fouftraire à

leur

(*) Contr. Soc. pag. 214.

(t) ,, Rome étant une ville fans commerce Se presque fans arts , le pillage é:oic le feul moyen , ,, que les particuliers euiîent pour s'enrichir. On avoit donc mis de la diicipline dans la manière de ,, piller; & on y obfervoit , à peu près, le mér.-ie ordre qui fe pratique aujourd'hui chez les penrs Tarfares. " Confidérations fur les caiifss de la grrfh- deiir des Romains, p. 6.

■Z46 LETTRE à Mr.

leur ufurpation : il ne falut pas moins qae la férocité de Virginius pour le réveiller. Je ne vois point quel avantage il y a de nous don- ner éternellement les Romains pour modèle. J'aime bien mieux une République , conten- te de Tes pofleffîons , ne chercheant qu'à les conferver , & à procurer à fcs habitans une vie tranquile &. pailible. PafTée dans les af- faires de commerce , elle n'en fera ni moins honorable ni moins honorée , fi le bon fens re- prenant fes droits nous fait perdre ces préjugés anciens, qui attachent l'honneur uniquement à l'art de tuer le prochain & de dépeupler la terre.

Vos reflexions fur les Comices romains m'ont mené un peu loin peut-être. Je reviens fur mes pas pour Vous repréfenter , Monficur , qu'on ne voit dans tout ce que Vous dites fur ce fujet aucune de ces maximes, auxquelles nous avions droit de nous attendre. Il n'ell pas

indi""ne d'un Le6leur judicieux " (dites -vous p. 250) ,, de voir un peu en détail comment ^ fe traitoient les affaires pubhques & parti- culicres dans un Confeil de deux -cent mille

hom-

JEJNJ JC^U ES ROUSSE jîU, 247

hommes" A' ces paroles tout Lecteur judicieux croiroit que vous allez le lui expofer; on s'y at- tend , & on fe trouve fruftré dans fon attente. A' proprement parler les affaires publiques & particulières ne fe traitoienc pas dans un Confeil de deux cent mille 'hommes. Ce confeil étoit d'ordinaire préparé par les brigues ; deux ou trois Orateurs y haranguoient le peu- ple fuivant le but & le plan dont ils étoienc convenus avec ceux de leur parti: on alloit aux voix, & non point aux avis. Eft-ce ainfi que les affaires fe traitent ? Pour pouvoir juger comment elles fe font faites , il faudroit qu'on nous eût confervé l'hilTioire des brigues des Pa- triciens & des Plébéiens , les diffçrens refTorts qu'ils ont fait jouer pour conferver la première conftitution de l'Etat ou pour l'altérer , les dif« férens moyens dont les Grands fe font fervis Dour augmenter leur puifTance , & ceux qu'on a employés pour la diminuer : nous en voyons quelque chofe , par ex. dans les Lettres de Ci- ceron ; les hiftoires ne nous donnent qu'une connoiffance fuperficielle de ce qu'il importe le plus de favoir ; & des écrits tels que le Con- Q 4 tm^

«4^ L E 1 T R E à Mr.

îraB Social ne font pas affurément de nature, à répandre de la lumière fur celle ijue nous avons du gouvernement de la République Ro- maine.

Dans le Roman Comique Aq Scaron nous trouvons des chapitres qui ont pour texte, ^d

ne contient pas grande chofe. ^i contient

ce qiie •vous 'verrez fi 'uous prenez la peine de le lire. ^li peut-être ne fera pas trou- vé fort divertiffant. Des moins diver-

tiffans du prefent 'volume. divertira

peut - être auffi peu que le précèdent. ^i

pourra hien ennuier quelqu'un. -—^ ^'' on n'aura point de plaifir à lire ^ fi on n'a . lu les volu- mes precedens. Je ne fai fi c'efl: à l'imitation de Scaron que Mr. de Montesquieu nous prefente dans VEfprit des Loix des Chapitres qui ont pour titre idée générale. Confequence. Problème. Reflexion. Continuation du même fujet &c. ni fi c'efl: pour imiter ce dernier Auteur , que vous nous avez donné dans vo- tre Contradb Social des Chapitres fous le titre de Suite:, mais il me paroit que ce qui efî fu- portable dans un Roman Comique devient ridi- cule

"JKAN JACQUES ROUSSEAU. 249

cule dans un Ouvrage d'inftruélion & de fien- ce. La divifion des Livres & des Chapitres fc fait pour diflinguer les fujets qu'on traite : à ]a tête des Livres ce des Cliapitres on mot quelques mots pour donner une idée du fujet qui va faire l'objet particulier du difours, afin 4'y fixer l'attention du Leéleur. Remplit -on ce but en faifant des divifions fous le titre de fuite ? à quoi bon divifer un difcours dont te fujet efl: toujours le même ? Si un Prédicateur, ayant pris pour celui d'un fermon l'amour du prochain, nous difoit: je partagerai mon Sermon en quatre chefs: dans le premier je vous expoferai l'amour du prochain ; dans le fécond la fuite dans le troifième la fuite, •& dans le quatrième la fuite 5 qu'en devroit penfcr l'auditoire?

Au refte , Monfieur , quelque peu de cas que je paroifi^e faire de vos lumières , je n'en admire pas moins pour cela vos talens : vrai- femblablement les aurois-je admiré davantage, fi vous les enfilez employés fur d'autres objets. On perd toujours à fortir de fa fphère. En Vous y renfermant vous auriez vraifemblable- ment évité une perfécution, qui rend peut-être Q 5 votre

ef^ LETTRE à Mr. J, J. ROUSSEAU.

votre fore malheureux, & qui doit porter tous les hommes à Vous en fouhaiter un meilleur. Je le fais du meilleur de mon cœur & fuis ,

MONSIEUR,

P'otre très humble ^ très oléïjfant Serviteur.

* * *

FAU-

FAUTES à CORRIGER.

Pag. 137. lin. 7. propre /i^^r//. lifez propre

volonté, 172. II. y en autant ^ y en a

autant. 203. 13. c^ c'eji

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