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ASDBE DE SÉIPSE

Lettre III

SUR LA SOI-DISANT

Ligue de

la Patrie

LETTRE III

SUR LA

SOI-DISANT LIGUE DE LA PATRIE

LETTRES D'ANDRE DE SEIFSE

Lettre I. Barrés. Lettre IL Lemaitre.

SUARÈS

LETTRE III

SUR LA SOI-DJSANT

LIGUE DE LA PATRIE

PARIS LIBRAIRIE DE VART INDÉPENDANT

10, RUE SAINT-LAZARE, 10

1899

Tous droits réservés

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LETTRE III

SUR LA

SOI-DISANT LICtUE DE LA PATRIE

Paris, 3 février 1899.

« Il faut savoir, maintenant, ce que c'est que la Ligue, qui prétend faire la loi, gou- verner pour ceux qui ne gouvernent point, et mener l'Etat à son gré. Tout a concouru au succès de cette Ligue, et moi, qui ne suis d'aucune, j'eusse été de celle-là, sur son nom. Mais il a suffi qu'on en connût les docteurs, et qu'ils parlent pour elle. 11 n'en fallait pas plus pour voir qu'au lieu d'être la Ligue delà Patrie, elle était la Ligue des Mécontents; et que, loin d'être formée pour le bien de la France, elle ne l'a été que contre la Répu- blique.

3200(

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Cette ligue s'est donnée pour rendre la paix au pays : elle le déchire. Elle ne porte point le rameau d'olivier, mais la guerre. Il ne fallait pas moins attendre de son amour pour les soldats. A l'ordinaire des Ligues, elle ne connaît que ses amis ; elle n'a pas offert la paix à ses adversaires ; elle leur fait grâce. Elle ne leur cède rien et veut tout se faire céder. Cette bonne Ligue n'a pasle temps de défendre les Juges. Elle n'a que celui de les déshonorer. Et d'abord, à quoi bon défendre ceux que personne n'attaque? Personne, ou à peu près, car ce n'est qu'elle. Répondez enfin ; ne biaisez pas : Attaque-t-on les Juges? Oii l'avez-vous vu ? Qui vous l'a dit ? Prétend- on que le président de la Cour est un Juif? Mais ce n'est pas une injure. Chacun sait que tout le monde est plein d'égard et d'estime - pour les Juifs. Et, s'il n'est pas Juif, ne peut- il l'être ? N'a-t-il pas eu quelque Juif dans sa famille, quelque part, on ne sait où, il y a quel- que mille ans ? Et, si on ne le sait, n'est-ce pas sûr? Lemaître est le Thomas d'Aquin de cette Ligue :11 connaît les règles de la critique ; il . n'est pas comme vous.

« Est ce faire tort à un juge, qui sans doute est Juif, selon la Critique de Lemaître, puisqu'il n'est pas sûr qu'il le soit? N'y avait-

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il pas des juges en Israël? Ne dit-on pas leur nom qu'à la Messe ? De quoi va se plaindre ce Juge-là ? N'est-il pas d'ailleurs présumé indigne ? Ainsi le veut le bien de la Patrie. Ou est-ce parce qu'on dit de ce juge et des autres, qu'ils sont vendus à l'Allemagne, et prêts à lui vendre leur Patrie? Lemaître n'a- t-il pas le marché en mains? Ne l'a-t-il pas vu ? Beaurepaire ne lui a-t-il pas dit ce qu'on dit qu'on lui en a dit? Ne sait-il pas le prix d'une Cour, et ce que la paie l'Alle- mand? N'est-ce pas Rochefort qui lui a livré le traité, Rochefort ce prince des diplomates ? Ils ne sont pas vendus, dites-vous. Mais qu'en savez-vous? Ils ne le sont pas... Mais ils se vendront demain peut-être. Et, s'ils ne sont pas vendus encore, c'est qu'ils se marchandent; on n'y a peut-être pas mis le prix. Est-ce offenser des Juges ? N'est-ce pas les honorer plutôt ? et montrer qu'après tout ils savent justement leur valeur ? Il ne faut pas oser croire qu'un soldat, qui fait des faux, soit faussaire. Gela n'est pas permis. C'est blesser cruellement l'Armée, et la frapper dans son honneur. Mais si un Juge se vend, et qu'on le dise, quand même il ne se vendrait pas, ouest l'offense? Croyez-vous. que l'honneur d'un Juge soit l'honneur d'un

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soldat? Et d'abord, un soldat peut mentir, s'il lui plaît ; et il s'y honore. Pourquoi diable un Juge aurait-il de l'honneur? Qu'en ferait-il ? Nous savons bien qu'il n'en a pas. La Patrie se fonde solidement là-dessus. La Ligue n'a pas eu d'autre soin, que de rétablir l'honneur des soldats sur les ruines de celui des Juges. C'est publier la vérité, que de le dire. Nous n'avons donc que faire de défendre les Juges, dit cette bonne Ligue.

Cependant, elle se montrait digne, sans tarder, de ses clients et de ses desseins. Elle ne disait pas un mot, qui ne fût un mensonge. Elle avait dix fois répété que l'Affaire, la France se débat comme dans un ulcère de ses plaies, et qui ronge tout, ne l'occupait point. Elle mentait ; elle ne s'occupe de rien que de cette Affaire. Elle feignait de se tenir à l'écart des partis. Elle mentait ; elle en a fait un seul de tous ceux, à qui l'impudence de leurs principes, et l'apologie effrontée des crimes avaient ôté tout crédit. Elle offrait solennellement leur grâce à ses adversaires. Elle mentait encore: et, dans sa propre assem- blée, de toutes parts s'élevait un grand cri de : « Non ! non ! » Elle osait présenter en elle, comme en son miroir véritable, la conscience

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de la France. Et elle méconnaissait menteu- sement le génie de la France, qui n'est pas fait de mensonge, ni de duplicité. Ce sont cent mille bourgeois, au cœur noyé d'encre, qu'agite un bout de plume : rien de moins, si l'on veut ; mais rien de plus. La Patrie se- rait morte, si elle tenait toute ; et ce serait un pauvre tombeau pour tant de hauts faits et tant de gloire. La France est le soldat du genre humain. Elle n'est pas celui d'une fac- tion sans cerveau, que mènent quelques so- phistes. Tl faut avoir une bonne tête, pour parler au nom de la France. Ceux qui ne voient qu'eux, ne voient pas assez loin. La seule na- tion, entre les modernes, dont l'histoire soit héroïque; le seul peuple, dont la vie ait été celle d'un héros, cent mille petites gens sans pensée, esclaves de leur intérêt et de l'heure présente, ne la coucheront pas dans leur tom- beau muette, et les mains croisées sur l'im- posture. Pour une telle nation, cent mille bourgeois sont un sépulcre trop petit.

Assise sur le mensonge, cette Ligue ne pou- vait que mentir. Il n'en fallait pas douter. C'était assez de voir de quoi elle est faite ; et ce n'est que de Lemaître, de Barrés et de Coppée. Je ne dis rien de M. Brunetière, qui n'est pas de ce temps, et ne l'a pas attendu

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pour se faire une vue particulière de la so- ciété : il ne va point contre son caractère ; il le retrouve, plutôt ; et, sans doute, ici comme dans le reste, il cherche dans les faits il ne sait quel secours ou quelle assiette à sa propre volonté : car son souci est d'abord, de vouloir ; et il attend de la grâce d*être assez sûr de ce qu'il veut. Pour M. de Bèaurepaire, il me semble qu'il n'y ait jamais rien à en dire ; et je ne le prendrai, si je le prends, que pour le Gilles suprême de la Justice.

Lemaître, Barrés, et Coppée, ce sont les trois auteurs qui ont fait cette Ligue, et elle est à leur image. Les hommes de cette sorte ne font pas illusion à un peuple. Les plus grandes causes ne les portent pas. Eux-mêmes les trahissent, quelque bonne volonté qu'ils y mettent. C'est trop de la Patrie pour désen- nuyer Barrés : comme c'était trop de la Li- berté, pour consoler Benjamin Constant de n'avoir pu reprendre la sienne ni à ses pas- sions, ni même à une habitude. Il y faut bien moins, quand on y peut quelque chose ; et les remèdes ne doivent pas être hors de pro- portion avec la grandeur des maux. De petits malades n'ont que de petites maladies, fus- sent-elles mortelles. La mort qui les emporte ne prive l'univers de rien de grand. Benja-

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min Constant voulait arracher la France à Napoléon ; et il n'est pas seulement capable de s'arracher lui-même insupporté à son in- supportable maîtresse. La liberté du monde, entre ses faibles bras, s'acoquinait à la fai- blesse, et il la menait au tripot. Chaque ma- tin, elle n'avait pas moins besoin que lui de boire son jus d'herbes.

La France, n'est pas un hochet pour les dents de Barres, ni un chapelet aux doigts de Coppée, infirme. Barrés ne prend pas garde, que s'il aime en un ami un lobe de sa cer- velle, et s'il l'enterre incongrûment avec cet ami même, la France n'est pas d'une amitié si complaisante. Elle ne .vit pas seulement pour lui donner quelques raisons de vivre. Ce quart de Chateaubriand est bien plaisant de se faire une telle compagnie, pour le di- vertir dans sa tombe. La belle idée d'un ca- davre, qui fait son pis aller de l'Action. 11 ne sait pas que la plus faible action du monde ne veut pas se faire un pis aller de lui. Que les morts restent avec les morts. Qu'ils s'en- ferment dans le tombeau, pour parler d'outre- tombe. Et qu'on scelle la pierre sur leur dé- pouille : car elle sent.

Cette odeur empeste toute vIq. Il n'y a rien que. l'action et la force méprisent plus que

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cette odeur. Chateaubriand du moins, et non réduit en son talent de trois parts sur quatre, avant de porter l'ennui et le mauvais par- fum de son cadavre dans la vie, lui a livré sa fleur et sa force. Il n'est de bonne odeur que de la force. Elle ne se perd point. La puis- sance est comme son héros, dont la peau exhalait une senteur délicieuse. Alexandre le Grand est bien mort.

Lemaître, Barres et Goppée, par-dessus le marché, voilà nos conquérants. S'ils se mêlent de la sauver, ils perdent la France. Ames étroites et sèches, en qui la mobilité joue la profondeur ; la douceur est le masque de la mollesse ; et un peu de sen- sualité donne l'illusion du cœur. La vertu ne tient solidement qu'aux âmes fortes. On en imite le mouvement. On n'en simule pas les prises. On la reconnaît aux effets. Il n'est pas sans péril de jouer cette comédie là. Car la vertu est la qualité d'homme, et la marque de ce qu'on vaut. Toute œuvre humaine trahira donc sa vertu, pour le bien ou le mal, qu'elle le veuille ou non. La Ligue s'est mise à mentir : c'était son action. Elle ment, et ne cessera pas de mentir, sans cesser de vivre. Elle s'est assise au milieu de l'Affaire, qu'elle prétendait éviter. Elle y rapporte tout.

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Elle ne s'en relèvera pas. Grâce à cette Ligue, il est clair qu'en cette Afîaire, il ne s'est jamais agi du droit, ni de la morale ; mais seulement de la politique. Elle ne tend point à sauver la France, mais à perdre la Répu- blique. Et parmi ceux qui sont dans la Ligue, la République a deux espèces d'en- nemis : les plus dangereux qui ne jurent que par elle ; les autres, qui conspirent ouver- tement sa ruine; les premiers qui, sous le prétexte d'uneRéforme, veulent la purger de tous les principes qui la font libre, juste et immortelle ; les seconds, qui ne pensent pas même jusque là, et se contentent de la fouler brutalement aux pieds. La politique des uns consiste uniquement à proscrire les Juifs, et les Protestants à leur suite : ce n'est à rien moins qu'àla Révolution, qu'ils veulent jouer ce bon tour. Ils ont l'Académie pour eux, l'on a pesé, depuis longtemps, dans les ba- lances d'une fine ironie, cette impardon- nable erreur de la France. Pour les autres, toute leur politique est de prendre les places à ceux qui les ont.

Beaucoup de Juifs sont haïssables. Mais la haine de tous les juifs, est le signe d'une mauvaise conscience. Même il y a mille ans,

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l'amour atroce de Dieu put porter des âmes criminelles au crime, quand on faisait violence aux Juifs, c'était la preuve que l'Etat n'était pas en bonnes mains. Chaque vio- lence, qu'on fait à tous, Ton ne doit punir qu'un seul, ou quelques-uns, est un irréparable crime : car il est plus fort contre la raison, que consommé contre le senti- ment. On ne fera rien contre la raison, sans déchoir brutalement. L'amour peut réparer les crimes de la haine. La violence absurde nuità celui qui frappe^ comme à celui qui est frappé. La passion obscurcit parfois le juge- ment. Mais tout est perdu si la haine se prend pourle jugement même. Dèsqu'il déraisonne, l'homme n'a plus do garant contre l'homme ; et la brute prend le pas. Il arrive alors que les hommes font le mal en conscience : c'est qu'ils n'ont plus rien d'humain. Le tigre aussi est tigre en conscience. Voilà pour- quoi il n'est pas possible d'accepter l'injus- tice, quand le soupçon en est établi, dans un Etat composé d'hommes, hors les tigres, s'il yen a. On peut tout sacrifier à l'ordre ; et on le doit. Car l'ordre est le juste même dans le plan social. Tout, hormis l'ordre même ; et c'est lui qu'on offre en sacrifice à l'injus- tice acceptée, à la Justice méconnue.

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Dreyfus, Picquart et les autres sont peut- être coupables. Je n'en sais rien ; mais il y a soupçon qu'ils ne le sont pas, et qu'ils ont été condamnés injustement. Un homme s'est coupé la gorge, pour vous forcer de n'en pas douter. Il faut vous rendre à cette violence. Cet homme a barre sur vous. Il était des vôtres. Il vous somme : Rendez-vous, ou coupez-vous la gorge. Il faut en passer par là. Vous brûlerez en vain tous les Juifs : il n'en rentrera pas une goutte de sang dans cette gorge.

Une plaie s'est formée dans un corps qui n'est pas sain. Elle est venue, après quelques autres, ou des empiriques ont mis les doigts, et qu'à dessein ils ont irritées. Pour celle-ci, elle fait horreur à voir. On veut la soigner dans les ténèbres. De mauvais médecins se chargent de l'opération, les uns maladroits ; les autres méchants et résolus de nuire. Ils opèrent en secret, la nuit, au fond d'une cave. Us y portent des fers rouilles par un ancienusage, et des mains impures ; quelques- uns même ont trempé les leurs dans la boue. Nulle précaution ; point de charité ; mais une sorte de rage. Ils tranchentdans la chair ; et s'ils ouvrent la partie gâtée, peut-être, ils

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déchirent à tâtons la partie saine. Pais, ils s'enfuient. Le jour venu, ni le membre mal- sain n'est amputé, ni le malade n'est guéri. Mais au contraire le corps entier est in- fecté. La plaie s'est faite un vaste ulcère. Tout s'en envenime. Les médecins rappelés, et de nouveaux venusà côté des premiers, se disputent ce corps ulcéré, et se frappent sur lui les uns les autres, à la veille de le mettre en morceaux. Il ne reste guère au malade que le cœur libre et la tête sauve. Mais un parti, formé des anciens médecins, s'installe au chevet de l'Envenimé; et, pour le guérir, inocule sa maladie au cœur et à la tête encore indemnes, de ces mêmes doigts qui ont répandu, d'abord, le mal dans le corps entier. Voilà cette terrible Affaire, et les remèdes de la Ligue.

En efTet, si l'anarchie était partout en France, on pouvait compter sur la Justice pourtirer la France de l'anarchie. Non qu'on ne sût pas les péchés des Juges, et qu'ils n^eussent à la fois leur part du désordre, de la maladie tout le corps est en proie, et des insultes qu'elle suscite. Mais le pou- voir et la dignité de la Justice semblaient échapper au discrédit des Juges, en vertu de

SUR LA LIGUE DE LA PATRIE H

la nécessité capitale, la société humaine est d'avoir confiance au droit. C'est le moment choisi par la Ligue pour ôter cette force unique à l'Etat qui n'a plus qu'elle. Tant qu'il restera rien debout dans l'Etat, la Ligue ne s'arrêtera pas de le saper. Et c'est les moyens de guérir la Patrie, pour cette Ligue.

Elle ne s'est pas servie d'un autre instru- ment que les premiers chirurgiens ; et son scalpel est le même scalpel empoisonné. Il lui a suffi de publier que les Juges sont Juifs, ou vendus aux Juifs ; protestants ou à la solde de l'étranger. Cette arme est celle avec quoi l'on tue, maintenant. Il n'y a rien de si commode. Chacun l'a à sa portée. Elle fait un bon homme du pire scélérat, qui la prend. Et si, d'aventure, on n'a jamais mis les pieds dans une caserne ; si l'on a fui, pour une raison ou l'autre, toute occasion de mener la vie militaire ; si l'on en a pro- fessé ce mépris le plus efficace de tous, qui consiste à s'y dérober, il n'importe : la vertu de haïr les Juifs fait de chaque haïsseur pacifique un foudre de guerre, le bouclier de l'Armée, le modèle des soldats. Un triple exemple, à jamais mémorable, de cette vertu est proposé à la France par les trois Auteurs

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de sa Ligue, Leinaître, Barrés, et Coppée. Tant est inévitable la fatalité du mensonge, que même oii ces hommes veulent être le plus vrais, il faut qu'ils mentent. Ces fameux soldats ne l'ont jamais été, ni généraux même. Combien d'autres seraient, au même prix, les bons apôtres de l'Armée? Plaise au Ciel, que tous les soldats de la France ne le soient point à la manière des soldats ni des chefs de la Ligue.

L'Etat n'a plus de pouvoir. Le gouverne- ment a perdu toute autorité : sa lâcheté fait mépriser le reste. La peur couvre les âmes justes de sa lèpre. Le soupçon est partout. Les indignes pullulent de tous les côtés. Il en est d'infâmes qui volent le droit de dé- fendre le droit, ou se le font payer par d'af- freuses pratiques. Et j'en sais qui ont lavé leurs mains, souillées de rapines, dans le sang innocent. S'il en est ainsi dans le parti du droit, que sera-ce dans celui de la vio- lence ? L'Armée reste suspecte, par la faute mortelle de ses adulateurs, qui refusent d'y frapper les suspects. La Justice est bafouée, en débris. Un Juge, le Procureur de l'Anar- chie, a pris l'office de déshonorer les Juges : N'en avait-il pas un moyen plus simple ?

SDR LA LIGUE DE LA PATRJE 19

0 ne ne continuait-il déjuger? La délation et la calomnie, ces meurtres sans effusion de sang, régnent souverainement dans les esprits. La Ligue triomphe. Elle a encore de beaux jours. Une seule règle, une seule mé- thode a produit ce résultat : imputer toute la faute aux Juifs. Et de qui l'on veut perdre, on dit qu'il judaïse.

L'anarchie est bien forte en un grand nombre de Juifs. 11 est vrai qu'il faut qu'ils s'en corrigent. Ils ne s'associent pas à la pensée commune. Leur intérêt les retient trop. Ils ont un amour-propre dur et étroit. Sans rien voir de grand, ils ne voient qu'eux. Ils se passionnent pour des objets médiocres ; et, pour beaucoup, leur plus noble effort est à faire d'eux-mêmes des singes d'élégance. Leur âme est donc anarchique. Mais elle ne l'est pas moins en ceux qui les accusent, et qui leur demandent un compte ridicule de tous les maux du temps. Toutes les plaies de la France ne sont pas juives. Les Juifs n'ont pas perdu l'Espagne, on les a tant brûlés, on les brûlait encore il y a 80 ans, et il n'en est pas un seul. Les Juifs n'ont pas démembré la Pologne. Les Juifs n'ont pas livré l'Irlande à Cromwell. Ce n'est peut-être pas parce qu'il était Juif, que le Pape a abdiquer l'héri-

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tage de Rome. Ce n'est pas non plus les Juifs, qui ont mis l'Autriche à l'agonie, puis- qu'on les y persécute, et qu'on a désormais l'audace de proposer Vienne en modèle à Paris. Avec une honteuse complaisance, cha- cun se laisse dire que les Juifs sont coupa- bles, en lui, du péché dont il est lui même innocent : idée si fausse, qu'elle est de na- ture à empoisonner tout un peuple. Quelle pensée plus basse, que de croire toute la France, et quarante millions d'hommes dans la servitude de quelques hommes riches? Je m'en sais libre. Pourquoi ne l'êtes-vous pas?

L'abcès du Panama s'était déjà ouvert sur des abîmes de fausse vertu. Si ces Juifs vous dépouillent, punissez-les. Mais si vous vous faites piller par ces Juifs, les punissant, avec eux aussi punissez-vous. Pourquoi vous excepter du châtiment? Vous n'y avez aucun droit. Vous êtes complices. Si les vautours sont à la curée de votre or, c'est que vous le leur offrez. Vous méprisez cet or en eux ? Méprisez-le en vous.

Vous pleurez trop sur vos bas de laine vides. Gela est bas. Je n'aime pas ces larmes. 11 n'y a pas tant à vous honorer pour vos bas de laine déplorables. A moitié pleins, vous

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vouliez les voir remplis d'un seul coup. De quoi Teussent-ils été? De cet ov haïssable, que vous aimez tant. Pour emplir vos bas, d'autres eussent été vidés. De quoi vous plai- gnez-vous? — Que des Juifs seuls en aient gonflé les leurs à déborder? Vous pleurez donc de n'avoir pas volé comme ces voleurs ? de n'être pas condamnables comme eux? d'être dupes enfin, quand vous espériez de duper ? La belle vertu ! Vous êtes punis. Ils ne le sont pas? Punissez-les. Mais il faut, d'abord, les convaincre.

Vous avez beau faire ; vos plaintes sont im- pures. Elles ne naissent pas de votre pureté ; mais de votre impureté même. Vous ne valez pas mieux que les Juifs que vous outragez. Et pourquoi les honorez-vous jusque-là d'at- tendred'eux qu'ils vaillent mieux que vous? Je n'en fais pas si grand cas. Punissez-les, mais n'oubliez pas de vous punir.

Il vous est bien nécessaire. Vous vous dé- gradez dans l'envie et laparesse. Vous ne vous rassasiez plus que de débauches. La vanité est votre foi. Vous vous donnez à la boisson et à toutes sortes de fraudes. Votre aumône est une espèce d'arrhes que vous avancez sur l'indulgence et le courroux des pauvres. Vous avez le dégoût et la crainte du travail. Votre

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Ligue ne manque pas de se promettre une Afictoire prochaine sur tous les vices. En at- tendant, elle déshonore les Juges, et leur fait payer le procès.

Elle sait qu'il faut vous éloigner de Paris, qui vous corrompt et qu'en retour vous cor- rompez. Elle sait qu'il convient de vous rendre à la vie, en y rappelant vos provinces. Elle sait qu'il est temps de rompre la mono- tonie d'une règle, on l'on semble avoir classé des énergies mortes, plutôt que des forces vi- vantes : comme si la France pouvait être dis- séquée au trait; et comme si elle devait re- produire l'image d'une carte administra- tive ? Votre Ligue sait ce qu'il faut faire, et elle le dit. C'est pourquoi elle ne le fera pas, et se contentera d'envenimer l'anarchie avec le déshonneur des Juges. Hier, il lui fallait la Cour de Cassation, toutes Chambres réu- nies. Aujourd'hui, elle distingue entre les Chambres. Demain, elle n'en voudra plus et distinguera entre les Juges. Et Ton déclare déjà que rien ne pourra vous satisfaire que la tète des magistrats. Ne le niez point : vos amis Font écrit.

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Le monde entier est dans la corruption et la maladie. La France est la plus malade,

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parce qu'elle est la plus sensible, et la mère entre les nations. Elle porte ce monde nou- veau, qui bat dans son sein, et qui veut naître ; à qui tant de ténèbres et de pestes, dont elle a les entrailles pleines, font une barrière corrompue. Allez visiter cette Femme. Portez-lui des soins, l'aide de votre tendresse, et surtout de votre santé propre. Car c'est le doux et calme regard d'Elisabeth sur le seuil, qui encourage la Vierge, au-delà de toute parole : cette douceur prudente a la vraie force. Et votre Ligue, au contraire, pousse la Mère souffrante au milieu des blessures, de la haine, et d'un ignoble dé- sordre. Vous aimez la France pour vous; non pour elle. Et un tel amour vous ressemble.

Une nation n'est pas seulement un esprit. Mais elle n'est pas non plus qu'un corps. Jusqu'ici, on n'a point vu d'âme sans un corps; et il n'est point, sans doute, de corps sans une âme. La doctrine spirituelle des peuples n'a pas de réalité ; mais la matéria- liste n'en a pas davantage. L'une et l'autre sont pauvres de sens. Cette manie est suran- née de diviser ce qui n'est passéparable. Une nation est une force. Gomme telle, elle est âme et corps. Ceux qui veulent conserver la France et détruire l'âme de la Révolution ne

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connaissent point la France en esprit. Ils la tueront. Leur Ligue défend la Patrie et tuera la France. Leur dessein, qu'ils le sachent ou non, qu'ils l'avouent ou le cachent, est de renverser la République, en lui ôtant tout crédit. Or, la République est le corps de la Ré- volution. Ils veulent en consommer l'anar- chie par le mépris. Ce peuple s'est toujours plu à rire de qui le gouverne. Il n'a jamais souffert ceux qu'il méprise. Il a vécu de gloire. Et si le ridicule ne l'est point, mortel est son dégoût. Le mépris achevé, les Li- gueurs savent bien que l'anarchie mène au tyran. Et ils appellent le maître de toutes parts^ comme on voit les poules dans la basse- cour chercher, inquiètes, le coq absent. Ils l'auront peut-être ; et à l'exacte mesure de leurs mérites.

Brumaire est venu comme le soir d'un jour glorieux. C'était l'ombre d'une splendeur hé- roïque. Un seul héros a succédé à un peuple de héros. Qui viendra à la suite de la déla- tion, de l'injure, de Fenvie? Qui s'asseoira dans le trône accumulé sur vos boues ? Votre Brumaire sera de fange ; et vous aurez le Néron chauve. Il vous vaudra. Comptez-vous qu'il vaille mieux que vous? Voilà l'erreur la

SDR LA LIGUE DE LA PATRIE 25

plus absurde. Le tyran est le miroir sans dé- faut des esclaves. La Révolution qui s'humi- lie, grande comme le monde, a Bonaparte, qui va la promener à travers le monde. Et la Byzance des cirques a un cocher ou une fille. Dans la « petite opération de police, » qui fait toute votre politique, vous n'oubliez jamais que le génie. Et, en effet, pourquoi y penseriez-vous ? en prendriez-vous l'idée? Votre humilité ne saurait surprendre : il vous sied, faisant flèche de tout, de ne point pré- tendre, seulement pour mémoire, à celle-là. Il vous est bien plus aisé, vous, couché dans votre lit, d'envoyer mourir des hommes à la guerre ; etvous^, une femme, ou je ne sais quoi de moins, de nourrir en paroles la gloire des soldats ; ou cet autre, qui, pour la noyer, donne le nom de Kant à sa chienne de mo- rale. Petits hommes, faibles raisonneurs, cervaux d'une obole. Ames naturellement mendiantes, assises au seuil de la violence et de l'humiliation, comme les aveugles sous le porche de l'église. En quête partout de ce que vous n'avez pas, et que vous faites bien de ne pas chercher en vous... Il leur faut un César, au génie près!.. Vous aurez donc Ca- ligula, bouffons que vous êtes ; encore Cali- gula avait-il beaucoup d'esprit. Mais que

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ne prenez -vous Samory, cet athlète dont on vante la mâchoire? C'est un homme : il vous fera rire et trembler à la fois. Voilà ce qu'il vous faut. Bien mieux : il est votre pri- sonnier : il sera bien votre maître.

Il vous devra tout. Et vous lui devrez votre misère. C'est votre homme, vous dis-

Quelle pensée solide poursuit la recherche de l'Ordre, et omet l'homme qui le réalise ? La politique du plus fort n'est pas réaliste seulement à l'heure la faiblesse est uni- verselle. Ce n'est pas assez, quand tous sont faibles : Il faut encore qu'il y ait quelqu'un de fort. L'esprit de Coppée ne va pas jusque-là. Il dédaigne l'arithmétique ; et, pour les idées qu'il a, il connaît assez les nombres, s'il compte jusqu'à quatre. Aussi, quel juste mé- pris, en eux tous, de l'Intelligence...

Cette Ligue, éprouvez-en donc l'assise : elle est fondée sur le mensonge, parfois innocent, qui vient de l'Intelligence méprisée. L'intelli- gence se venge. Elle ne porte plus la vue de la vérité. Rien ne compte, en effet, que la Volonté et que l'Intelligence. Les Ligues n'y pourront rien, ni Coppée. Et que Barrés, Coppée et Lemaître s'assemblent, s'ils veulent , pour séparer ce qui ne se sépare pas :

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L'intelligence, qui possède pleinement son objet, c'est la volonté même. La marée et les océans ne pèsent rien contre elle, qui les pèse et les tient, si elle les connaît assez. Cette intelligence, qui sait pleinement, et qui veut, dans l'Etat, elle se nomme la politique.

Y pensent-ils seulement? Toutes leurs rai- sons sont faibles ; toute leur passion est faible ; toute leur action. Tout est faible en eux, parce qu'ils sont faibles. Et c'est parce que leur raison est faible, qu'ils ne veulent pas que l'intelligence soit grande. Sans doute, leurs débiles appétits sont encore plus forts que leur intelligence. Dans l'ordre de l'esprit, ils parlent de la volonté, comme ils font d'un maître, dans l'ordre des faits. Ils se prosternent devant l'inconnu, et ce qu'ils n'ont pas, par un retour dérisoire sur tous leurs manques. « Il faut vouloir », disent-ils ; mais ils ne savent pas quoi. A la justice abstraite, ils opposent la Patrie et le Peuple abstraits. La Patrie n'est pas plus vivante sans le droit, qui l'anime, que ce droit n'est vivant sans elle, qui le porte. Toutes ces grandes forces passent ces faibles esprits. Ils ne souffrent que des miettes. C'est ils installent leurs appétits ; et le repas qu'ils osent servir à tout un peuple. Mais ce peuple

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a^ par bonheur, plus de besoins qu'eux ; il ne s'assied pas à cette table du pauvre. Il lui faut une nourriture plus solide. A la prendre selon leur sens, la Patrie est l'idole la plus vide et presque monstrueuse. Ils sont forcés de la confondre dans la race. Gomme s'ils pou- vaient dire commence une race, elle finit ? Gomme si un seul d'entre eux pouvait remonter dans la sienne à plus de quelque cent ans, qui font un temps infiniment petit. Gar, de quel droit arrêtent-ils leur race dans le temps? Ne prétendait-elle, peut- être, qu'à les produire? Le beau destin pour elle ! En ce cas, elle tendait à sa destruction. Ils osent parler de race et fi.xer des époques la volonté seule de l'homme est le vrai signe. Ils Tosent; et ils se disent dévoués à leur pays ; et, parmi eux, il y a des Lorrains : ils ne savent même pas que c'est alors, de leur propre main, qu'ils donnent la Lorraine et l'Alsace à l'Allemagne. Ils raisonnent si misérablement, que toutes leurs théories appliquées les eussent privés de leur dieu. Si la volonté et fintelligence ne sont pas tout de l'homme, comment évoquent-ils Bru- maire? — Ils eussent chassé leur dieu, comm e un étranger. Il Tétait. Votre Maître, votre Roi, votre César, votre Dieu, n'était qu'un

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Italien. 11 ne pouvait pas môme prononcer les « u ». Sa mère est morte à Rome, et ne parlait pas le français. Vous voyez donc bien que l'intelligence qui veut compte seule, et seule est tout : puisque cet Italien, cet étranger^ cet ennemi même de votre race, esclaves,, vous l'avez servi, et vous Tadorez.

André de Séipse.

Saint-Araand (Cher). Irap. DESTENAY. Bussièbe frères.

Prix : 1 Franc

PARIS LIBBAIRIE DE VAUT INDÉPENDANT

10, RUE SAINT-LAZARE, 10

1899

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Suares, André,

Lettre III (i.e. trois ^r la s

Suarês, André

Date Due

1899.

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S9 Suarês, André.

Sur la soi-disant Ligue de la Patrie.

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