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LETTRES

D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE

LETTRES

D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE

TRADUCTION NOUVELLE

D'APRÉS LE TEXTE DE VICTOR COUSIN

PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

PAR

OCTAVE GRÉARD

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE PIRBECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE DE LA SEINE

DEUXIÈME ÉDITION

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PARIS GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

6, RUE DES SAINTS—PÈRES, 6

1875 Tous droits réservés.

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u INTRODUCTION.

leur génie, que les Lettres qui contiennent l'histoire de leur passion.

Jamais enthousiasme cependant ne reposa sur des textes moins propres à le justifier. On aurait peine à imaginer ce qu'ont fait de cette belle correspondance l'infidélité des traducteurs d'une part, d'autre part et surtout, la séparation établie, systématiquement ou par négligence, entre les quatre premiéres lettres assez impropre- ment désignées sous le nom de Lettres amoureuses et les derniéres plus justement appelées Lettres de direction, Et tel est le déplorable effet des interprétations de fantaisie, quand elles sont une fois en- trées dans le goût public, que, de nos jours, lorsque la critique s’est attachée au véritable texte des lettres d Héloïse et d'Abélard, ne pou- vant se résoudre à les accepter telles que la tradition les avait trans- mises, elle a pris le parti d'en contester l'authentcité.

Quelques mots sur l'origine et les conséquences de ces erreurs sé- culaires sont nécessaires pour faire comprendre le but que nous nous proposons.

Dés le moyen áge, les lettres d'Abélard et d'Héloise étaient connues; l'un des auteurs du Roman de la Rose, Jean de Meung, les avait mises en vers ; le texte méme avait été publié au quinzième siècle, d'aprés un manuscrit latin trouvé dans la bibliothéque de Francois d'Amboise. Mais c'est du dix-septième siècle que date le zèle déréglé des traducteurs, et c'est Bussy-Rabutin qui parait lui avoir donné l'essor. « ll n'est pas, ma chère cousine, écrivait-il à M"* de Sévigné, le 12 août 1687, que vous n'ayez oui parler d’Abélard et d'Héloise; mais je ne crois pas que vous ayez Jamais vu de traduction de leurs lettres ; pour moi, je n'en connais point. Je me suis amusé à en traduire quelques-unes, qui m'ont donné beaucoup de plaisir. Je n'ai jamais vu un plus beau latin, surtout celui de la religieuse, ni plus d'amour ni d'esprit qu'elle n'en a. Si vous ne lui en trouvez pas, ma chére cousine, ce sera mal (ait. Je vous prie que notre ami Corbinelli vous les lise en tiers avec la belle Comtesse, et je réglerai l'estime de mon amusement sur les sentiments que yous en aurez tous trois. » « Nous croyons, la belle Comtesse et moi, répondait M*° de Sévigné, six jours aprés, que vous avez tout au moins donné de l'esprit à Héloise, tant elle en a. Notre ami Corbinelli, qui connait l'original, dit que non ; mais que votre français a des délicatesses et des tours que le latin n'a pas; et sur sa parole, nous n'avons pas cru le devoir apprendre, pour avoir plus de plaisir à cette lecture : car nous sommes persuadés que rien n'est au-dessus

vi INTRODUCTION.

grand problème de psychologie et de morale, 1l nous a semblé qu'il ne serait peut-être pas sans intérét de présenter, dans leur ensemble intact et sous le contróle du texte de V. Cousin, placé en regard, les lettres et tous les morceaux qui portent la marque d'un échange de sentiments ou de pensées entre Abélard et Héloïse. Ainsi pourra-t-on suivre exactement les transformations graduelles ou violentes, les ré- veils soudains, les mouvements étouffés de la passion qui remplit l'àme d'Héloise jusqu'à son dernier souffle, et qu'Abélard respecte et ménage, alors méme que depuis longtemps il a cessé de la ressentir ou qu'il s'est interdit de la partager.

Tel est l'objet de cette traduction nouvelle. Nous voudrions essayer ici d'en marquer le caractère avec précision. Loin de nous la préten- tion de reprendre dans le détail la dramatique histoire d'Abélard et d'Héloise. Elle n'est plus à faire. « La Vie d' Abélard, a dit Sainte- Beuve', en parlant de la partie hiographique de l'ouvrage de M. de Rémusat, est un chef-d'œuvre. » Notre seul dessein est de mettre en lumiére les traits essentiels de cette passion sans égale, en les dé-

gageant des erreurs que les imitations et les traductions libres ont accumulées.

I

Lettre à un Ami, placée en téte des Lettres amoureuses, en est l'introduction. On ignore à qui elle était adressée. Le correspondant d'Abélard n'était- qu'un Philinte imaginaire*? La chose ne vaut guère la peine d’être discutée. En réalité, la Lettre à un Ami est une autobiographie d'Abélard, le récit fait par lui-même, douze ang après la catastrophe qui l'avait séparé d'Héloise, de ses triomphes et de ses disgráces. Récit d'un étringe et puissant intérêt. On a comparé cette lettre aux confessions de saint Augustin et à celles de J.-J. Rousseau. Elle tient, des premieres, en effet, par un fonds de componction sincére; elle rappelle les autres par les saillies d'un orgueil que des épreuves cruelles ont pu courber, mais non briser,

1 Causeries du Lundi, V, p. 298. Un sait, de plus, qu'il existe de la plume” de M. de Rémusat un drame d'Abelard « tout. fait, et qui obtiendrait, le suifrage du public des lecteurs, si l'auteur sc décidait à le publier. » (1d., Ibid., p. 291.)

* Dom. Gervaise, la Vie de Pierre Abailard, 1v, 4. Cf. Bayle, art. Abeilard ; Colardeau, Histoire abrégéc d'Abélard et d'Héloise; Turlot, Heloise et Abélard avec un aperçu du douzième siècle.

vm | INTRODUCTION.

Ainsi, à prendre les termes de sa confession, Abélard avait, de sang -froid, médité et préparé ses plans. Il nous parait difficile d'être aussi sévère pour lui que lur-méme. Évidemment, le dialecticien, s'interrogeant à distance, groupe ici les motifs et, les circonstances de sa faute avec plus de logique que d'exactitude. La nature humaine n'est pas si simple dans ses ressorts, et méme à leur insu, les grands esprits portent dans leurs fautes une sorte de grandeur. Quelle que soit la peusée qu'Abélard ait d'abord suivie, nul doute que, dans ce cœur impétueux, tous les calculs n'aient bientôt cédé la place à un autre sentiment. La peinture qu'il fait de ses émotions, à douze ans d'intervalle, le défend contre son propre témoignage. Ardeurs des sens, enivrements de l'imagination, ravissement de l'àme, jamais passion n'a été décrite avec une énergie plus pénétrante. Dans son aveuglement, Fulbert avait abdiqué tous ses pouvoirs. |l était permis à Abélard, que dis-je? il lui était prescrit de. voir son élève à toute heure du jour, de la plier à sa volonté, d'user méme, s'il le fallait, pour la contraindre, des réprimandes et des coups. Ces violences infligées et subies avec ivresse étaient pour les deux amants une source nouvelle d'àpres voluptés. Les pages de la Lettre à un Anti, qui en retracent le souvenir, sont toutes brülantes des feux de la jeunesse : c'est le pur délire de l'amour *.

Mais Abélard n'était pas homme à se contenter des jouissances d'un bonheur caché, et il avait aussitót divulgué le secret de sa passion dans des chants dont Héloise était l'objet. Fulbert était le seul à ignorer ce que tout le monde savait autour de lui. Comme si ce n'était pas assez des tristesses avérées de la premiére partie de ce drame, dont tout à l'heure l'intérét deviendra si pur et s'élévera si haut, on a pensé que l'ignorance de Fulbert n'était point involon- taire, ni désintéressée. Héloïse était pour lui, dit-on, plus qu'une nièce, et dans Abélard i] avait espéré trouver un gendre*. C'est une double conjecture que rien n'autorise, et contre laquelle protestent les déclarations d'Abélard. « Deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert toute mauvaise pensée, écrit-il noblement? : l'affection de sa . nièce et ma réputation de continence : on ne croit pas aisément à l'in- famie de ceux qu'on aime, et dans un cœur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. »

! Lettre à un Ami, $ 6, p. 14 et suivantes. * Lamartine, [2 Civilisateur, 1853. 5 Lettre à un Ami, 8 6, p. 16.

x | INTRODUCTION.

les plus grands hommes. Toutefois il consentira à épouser celle qu'il a séduite, pourvu que sa réputation n'en souffre pas, c'est-à-dire, à la condition que le mariage reste secret'. Étrange infatuation de l'orgueil! Le souvenir de l’abnégation d'Héloise n'améne méme pas sous sa plume une expression de regret! Loin de là, et comme pour mieux faire mesurer la grandeur du sacrifice qu'il. s'imposait, il analyse longuement les objections que, dans l'exaltation du dévoue- ment le plus tendre, Héloise élevait contre son dessein. Les' événe- ments qui en suivirent la réalisation achèvent de mettre son cœur à nu.

Malgré le mystère dont 1l l'avait entourée, leur union secrète avait été bientôt connue. Transporté de colère, Abélard avait enfermé Hé- loise à l'abbaye d'Argenteuil. À cette nouvelle, Fulbert perdit toute me- sure. On sait sa cruelle et indigne vengeance. Rien ne saurait l’excuser. Mais comment justifier Abélard ? Ce qui domine dans le récit qu'il nous retrace de ses souffrances, c'est le sentiment de l'outrage fait à son orgueil, le désespoir de sa carrière brisée dans l'Église comme dans le siècle, la pensée du cloitre, seule perspective qui lui restàt ouverte. Quant à Héloise qui, oubliant sa propre douleur, succombait sous le poids de celle dont elle se faisait généreusement la cause unique, il semble ne se souvenir d'elle que pour la contraindre à embrasser avec lui, et, impitoyable témoignage de défiance, avant lui, la profession monastique *.

Plus de dix ans se passent alors, dix ans d'indifférence et d'oubli. La passion de la lutte philosophique l'avait ressaisi tout entier. Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon étaient morts. Deux de ses dis- ciples, Albéric et Lotulfe, avaient la prétention de se porter leurs seuls héritiers. Abélard était rentré dans l'arène, il devait trouver les deux plus redoutables adversaires du siècle, Norbert de Chartres et saint Bernard. Sa profession nouvelle lui faisait de l’enseignement théologique un devoir. Écarté de l’abbaye de Saint-Denis il avait d’abord trouvé asile ; condamné pour les hardiesses de ses propositions sur la Trinité par le concile de Soissons; contraint de jeter son livre au feu de sa propre main, et relégué dans le cloitre de Saint- Médard ; peu aprés réintégré à Saint-Denis, mais exaspéré par les coups multipliés de la fortune, comme s'il ne les eût pas lui-même le plus souvent appelés, et se croyant en butte aux persécutions du monde entier, il avait fini par s'enfuir en Champagne, sur une terre

! Lettre à un Ami, 8 6, p. 18. ! Lettre à un Ami, S 8, p. 96.

at INTRODUCTION.

voix, qu'elle appelle avec tant d'ardeur dans ses premières lettres”, Rien n'empéche done de croire qu'elle ait vu et entendu Abélard à la tête de sa communauté; ce qui suffit pour expliquer les calomnies qui se produisirent aussitôt”. Mais elle n'avait jamais obtenu de lui cette direction intime dont sa passion non moins que sa foi avait besoin, et voilà ce dont elle gémit.

Quoi qu'il en soit, si insuffisant que püt être pour Héloïse ce rap- prochement, après dix ans de séparation et de silence, il n'avait pas laissé de produire dans l'esprit d'Abélard une impression profonde. Les deruières pages de la Lettre à un Ami sont comme détendues. * L'üpreté des premiers souvenirs a fait place à une sorte de tristesse émue. Abélard rend hommage aux vertus d'Iléloise, et l'on sent que le jour n'est pas loin où, eondescendant à sa prière, il la soutiendra de ses conseils et de ses encouragements.

Telle est la suecession des sentiments qu'une étude attentive de la Lettre à un Ami permet de saisir dans le cœur d'Abélard ; et elle m'est pas, autant qu'on le voudrait, à l'honneur de son caractère, Sans doute, il faut faire la part de la réserve que lui imposaient sa profession et l'implacable vigilance de ses ennemis. Mais quelque effort que l’on fasse pour entrer dans cette situation, et malgré ce que les lignes suprémes de sa confession ont presque de touchant, la persistance du sentiment personnel, lour à tour superbe ou indif- férent, parfois cruel, qui la remplit, laisse une impression pénible. Quand on en rapproche ce qu'elle fait entrevoir de l'abnégation d'Hé- loï-e, celte impression devient plus pénible encore,

De la jeunesse et de l'éducation d'Héloise, nous ne savons guère que ce qu'Abélard nous en apprend, et il ne nous en apprend.que ce qu'il importe à sa propre gloire de nous faire connaitre. Quelques biographes prétendent qu'elle tenait, par sa mère, à la race des Montmorency ?. Le silence d'Abélard ne peut laisser aucun doute sur ce point; il m'aurait pas manqué de faire allusion. à une filiation flatteuse pour son orgueil, el il se borne à constater, au sujet du nom d'Héloise qu'il rapproche de l'un des noms du Seigneur, Héloïm, un signe de sainte prédestination*, D'après Abélard également, tout ce que

* Voir plus bas, p. 22.

* Voir la lettre de Roseelin, lettre intraluisible et qu'on ne peut méme pas citer en latin, Abælardi opera, éd. V. Cousin, t. Il, p. 802.

5 Turlot, ouvrage cité, p. 154, On se rappelle qu'Iléloise était née à Paris, en 1404 ; et qu'elle mourut au Paraclet, le 46 mai 1101.

* Lettres, V, 8 4, p. 198.

Ld INTRODUCTION.

A quelques pas, dans les cloitres qui formaient comme le rempart de Notre-Dame, était établie l'école Abélard régnait. Plus d'une fois, les méditations et les rêves de la jeune fille avaient été traversés par les clameurs enthousiastes de la troupe des clercs reconduisant à sa demeure l'irrésistible dialecticien. Plus d'une fois aussi, peut-être, mélée à la foule, elle l'avait vu passer, le front rayonnant, la démarche haute, parmi les milliers d'auditeurs que lui envoyaient « la Dre- tagne, l'Angleterre, le pays des Suèves et des Teutons, Rome méme, et que ne suffisaient plus à loger les hôtelleries de la Cité. » Et un jour, ce fut à elle qu'au sortir de ces triomphes, le maitre souverain de l'éloquence et de la philosophie vint rapporter une gloire dont l'éclat faisait pálir celle des empereurs et des rois. Tout ce qu'il y avait dans l'esprit, dans le cœur, dans l'imagination de la jeune fille, de passion naissante, s'épanouit aussitôt et se fixa. Deux talents, entre tous, achevérent de ravir son âme : la verve du poëte et la grâce du chanteur‘. Mais bientôt science, gloire, génie, talents, tout s'ellaca devant un charme unique. « Dieu m'en est témoin, disait- elle*: en toi, je n'ai jamais cherché, jamais aimé que toi. »

Le coup qui la surprend dans celte ivresse généreuse la trouve prête à tous les sacrifices. Le résumé de ses objections au projet formé par Abélard de l'épouser secrètement, résumé que nous trouvons dans la Lettre à un Ami, —s'applique-L-il à une lettre ou à un entre- lien? on ne sail. Qu'il s'agisse d'une lettre ou d'un entretien, ces pages peuvent être considérées comme les premières que nous ayons d'Héloïse, et elles ne sont pas les moins saisissantes.

Nous avons rappelé qu'elle était partie en Bretagne par l'ordre d'Abélard, Elle attendait son ordre pour en revenir. Il était allé la retrouver, dans le dessein de la ramener. Noble abnégation d'un amour la fermeté le dispute à la tendresse! Tandis qu'Abélard n'a aueun souci du sacrifice d'Héloise, Héloïse ne songe qu'aux intérêts de la gloire d'Abélard. Elle se défend de la pensée d'une légitime union comme d'un crime. Priver l'Église et le siècle d'une telle lumière, asservir aux voluplés de la chair un clerc désigné aux dignités les plus hautes, courber sous le joug de la famille un homme fait pour gouverner le monde! Pères de l'Église, sages de la Grèce, textes de la Bible, elle met tout en œuvre pour dissuader

-Abélard. Ce n'est pas assez de le détourner du mariage; elle p

et des passions de leur siècle ce sacrifice sublime. L'auteur du Roman de la Rose, et Villon, dans sa ballade, s'inspirant de leurs ressenti- ments contre la vie claustrale du moyen âge, prétent au désespoir d'Héloise une pointe d'ironique dépit. Entre les mains de Bussy- Rabutin et deses imitateurs, fes oll devient une sorte de Longueville repentante, poussée au couvent par le remords de ses fautes. Le dix- huitième siècle en fait une religieuse contrainte et rebelle‘, De nos jours, sous l'influence des idées de Werther, de René, d'Obermann, on s'est demandé comment elle n'avait pas plutôt cherché dans la mort le remède et la fin de ses souffrances*. Et l'on n'a pas senti qu'il n'y avait place dans son àme ni pour le dépit, ni pour le re- pentir, ni pour la révolle, ni pour une résolution personnelle, quelle qu'elle püt être ! Famille, honneur, religion, Héloïse a tout immolé à Abélard ; elle a an*anti sa volonté dans la sienne ; elle ne s'est rien réservé d'elle-méme, rien que le droit de se faire tout à lui. Ce qu'une instruction d'une profondeur et d'une étendue peu communes pour son siècle avait développé dans son âme d'énergies généreuses etde pieuses tendresses, s'est soudain converti en un sentiment unique. Elle aime Abélard, elle aime la créature, comme les grands saints aiment Dieu, d'un amour absolu, infini. Au moment de prendre le voile, la seule pensée qui l'eüt pénétrée de douleur, c'est qu'Abé- lard eût pu suspecter l'élan spontané de son immolation. « Moi qui sur un mot, Dieu le sait, dit-elle”, l'aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abimes enflammés des enfers ; car mon cœur n'était plus avec moi, mais avec toi et tout en toi! » Et, en effet, n'avait-elle pas accepté la plus cruelle de toutes les morts, l'oubli*?

Par une interprétation plus déplorable encore, on a supposé qu'elle

n'était pas restée étrangère aux désordres qui avaient motivé la dispersion du couvent d'Argenteuil. Soutenir une telle conjecture, c’est n'avoir rien compris de cette âme que, pendant plus de qua- rante ans, une seule image à possédée. A Argenteuil, comme plus

Dictionnaire philosophique, articles Abailard et Héloïse. Cf. D. Gervaise, da

A. VIT. Instrumenta, p. 52. Cf. emt littéraire de la France, 3 Grévier, Histoire de l'Université de Paris, t.

xvi INTRODUCTION.

les uns comme chez les autres, les lettres d'IIéloise, tout à la fois a précises dans leur but et si diverses de mouvement et de ton, sont fondues en une sorte de composition oratoire ou lyrique, sans réalité, sans vérité, sans objet. |

. Que se propose, en effet, l'Iléloise de Pope? Elle en appelle à l'avenir; digne fille du dix-huitième siècle, elle offre, en sujet de concours aux poëtes futurs, son cœur et ses soufírances : au plus sen- sible la palme ! C'est sur la méme pensée que conclut Colardeau, qui, «sans s'assujettir au sens littéral du poéte anglais, toute traduction servile étant, à son sens, froide et languissante, s'est altaché à rendre, autant qu'il a pu, les beautés de l'original ; » il veut que, passant su pied du monument qui enferme les restes d'Héloise et d'Abélard, le voyageur s'écrie :

TD Ils s'aimérent trop : ils furent malheureux ; Gémissons sur leur tombe, et n'aimons pas comme eux.

Poussant plus librement encore Iléloïse dans cette voie singulière, Bussy-Rabutin lui avait fait écrire résolüment : « Je suis décidée à publier en toutes les langues nos disgràces, pour faire honte au siècle injuste qui ne nous a pas connus. Je n'épargnerai rien, puisque rien ne vous épargne, et je vous atlirerai tant de pitié que l'on ne parlera plus de mon cher Abélard que la larme à l'ail *. »

Ainsi comprises, les lettres d'Héloise, on le conçoit, ne sont plus qu'un thème de convention peuvent se jouer toutes les fantaisies du talent. Celui que Pope a déployé est, au point de vue littéraire, incontestablement supérieur ; à ne regarder que les régles du genre, son épitre est un chef-d'œuvre; et l'on ne s'étonne pas qu'en un temps l'art poétique de Boileau régnait souverainement sur les esprits, elle ait suffi à fonder sa réputation. D'autre part, la prose de Bussy-Rabutin ne manque pas d'agrément dans son laisser- aller. Méme dans les vers de Colardeau, s'il est aisé de reconnaitre, à l'expression décolorée, le produit d'une imitation greffée sur une imitation, on ne peut nier l'élégance générale du tour. Toutefois Bussy-Rabutin et Colardeau sont l'un et l'autre presque aussi loin de Pope, que Pope l'est lui-méme du texte latin. Le poéme du lyrique anglais, car c'est un poëme, commence méthodiquement par un

! Colardeau, Épttre. 3. Lettres d'Héloïse à Abélard, 1.

INTRODUCTION. XIX

monologue dramatique avec invocation aux murs, aux autels, aux images, aux statues du monastère; au monologue succèdent les récits et les réflexions, les confessions et les lieux communs, combinés dans un savant désordre, chaque partie a sa place calculée en vue de l'effet, chaque sentiment, son aombre de vers mesuré pour le contraste ; vient ensuile une comparaison développée entre le calme pur de la vierge sage et les fiévreuses agitations de la vierge folle, comparaison brusquement interrompue par l'apparition d'un fantóme sortant, pour ainsi dire, d'un songe; enfin, dernier tableau, le ciel s'entr'ouvrant, Abélard appelle Iléloise auprès de lui à la place qu'il lui a réservée à ses côtés. Habilement ordonnée‘, cette suite: de scenes laisse dans l'esprit quelques images saisissantes, et partout on y sent la vie de l'art; mais la vérité des sentiments, la seule aujourd'hui qui nous touche, comment y est-elle respectée ?

Le rapprochement est curieux à faire, sous ce rapport, entre Pope et Bussy-Rabutin. Le fonds de l'imitation chez l'épistolier et chez le poete est le méme, et l'on a quelque raison de penser que Pope, comme les autres, n'a travaillé que d'aprés Dussy-Rabutin. Mais tandis que l'un s'abandonne au ton de la simplicité négligée, l'autre se tend jusqu'au lyrisme. On sent d'autant mieux, par le contraste, à quels écarts, le champ de la fantaisie une fois ouvert, les imagina- tions les plus heureuses sont exposées. Leur premier mot est, aux extrêmes opposés, un égal contre-sens. Pope suppose qu'lléloise a complétement oublié Abélard. « Quoi ! aimerais-je encore? » se de- mande-t-elle. Elle s'étonne qu'une lettre ait réveillé en elle quelque sentiment. Ce n'est qu'après une longue hésitation qu'elle semble reconnaitre la main qui l'a écrite, et elle se reproche de l'avoir devinée. « Nom cher et fatal, je ne veux plus te prononcer ; ne passe plus ces ljsres...; que ma main s'arréte...; mais je viens de l'écrire, c est à mes larmes à l'effacer. » À entendre Russy-Rabutin, un commerce régu- lier de correspondance n'a jamais cessé d'exister entre Héloise et Abé- lard, et le courrier est qui attend, pour la reprendre, la réponse à l'epitre qu'il vient d'apporter. « J'aurais eu le plaisir de vous renvoyer votre lettre effacée par mes larmes, dit-elle, si l'on n'était venu un peu trop tôt me la demander. » Poursuivons. En l'invitant à la réplique, Héloise badine et se joue. « Si vous voulez attendre pour écrire que vous ayez des choses agréables à me mander, j'ai peur que

! Voir Villemain, Tableau de la littérature française au xvin? siècle, 1, leçon vn*, p. 140.

XX INTRODUCTION.

vous n'attendiez trop longtemps. La fortune et la vertu s'accordent rarement. Donnez-moi donc le plaisir de recevoir de vos lettres, sans attendre un miracle de la fortune. C'est pour soulager les personnes enfermées comme moi que les lettres ont été inventées. Écrivez- moi sans application, avec négligence ; que votre cœur parle, et non votre esprit. » Une nuance de moins dans le goüt et dans le tour, nous voilà dans la platitude. Les imitateurs à la suite n'y ont pas échappé.

Mais si mon fol amour exige trop de vous, Du moins, cher Abélard, du moins, écrivez-nous,

traduit M. de Beauchamp. C'est avec emphase, au contraire, que, sous la plume de Pope, Héloise réclame la méme faveur. « Une lettre! s'écrie-t-elle; par les lettres, un soupir passe de l'Inde jusqu'aux pôles. » Quelques traits encore. A la scène de la prise de voile, .scéne si grande dans sa simplicité, telle qu'Abé- lard l'a reproduite?, ils substituent, l'un, un tableau de drame, l'autre une invention de roman. Chez Pope, au moment s'ac- complit le sacrifice, les autels tremblent, les lampes pälissent. « En prononcant mes vœux, dit Héloïse dans Bussy-Rabutin, j'avais sur moi un billet de vous par lequel vous me juriez que vous seriez

4

toujours à moi; » et aussi, sans doute, ce portrait qui lui servait « de consolation dans sa prison monastique. » Enfin, par un étrange oubli de toutes les vraisemblances, ils lui font reprendre tous deux,

*

! Et le reste dans ce style du goût de Pradon :

Lorsque je vous perdis, je n'avais que vingt ans;

Je recevais partout des vœux et de l'encens ;.. .

J'aurais méme voulu, pour vous plaire toujours,

Étre plus belle encor que celle (la déesse) des amours... À ce triste portrait, connaissez, cher époux,

Quels sont les sentiments qu'Héloise a pour vous.....

Abélard lui répond sur le méme ton amoureux transi :

J'ai reçu votre lettre, et je n'ose vous dire

Dans quel état funeste elle a su me réduire.....

Hé! comment voulez-vous que je guide vos pas?

Je m'égare moi-mémoe, et ne me connais pas..... Pour ne vous point aimer, j'avais un cœur trop tendre; C'était peu : je voulus vous inspirer mes feux;

J'y réussis trop bien : vous comblátes mes vceuzr..... Oublier Hélotse! Ah! que plutôt la foudre

Aux yeux de l'univers mette Abélard en poudre... Il est temps de finir; adieu, chère Héloïse,

Tâchez de soutenir votre sainte entreprise.....

* Lettre à un Am, S 8, p. 206.

XXII INTRODUCTION.

quels élans de douleur, tour à tour àpre et douce, violente et déli- cale ! Quels cris de l'àme! Sous ce langage embarrassé par les formes scolastiques, quelle flamme, quelle passion!

Qui a lu la première lettre d'Héloïse, a-t-on dit excellemment', ne l'oubliera jamais. Certes, ce n'est pas elle que l'écriture d'Abélard a pu tromper ; à la simple suscription elle a reconnu la main de son bien-aimé, et elle a peine un moment à dominer le trouble qui l'en- vahit. « Votre lettre, votre écriture..., » dit-elle comme hésitante et ne sachant quel ton elle a le droit de prendre, après tant d'années de séparation; mais bientôt revenue à elle-même, elle ne peut se contenir : « Ah! c'est bien le tableau de tes épreuves sans merci ni trêve, à mon bien suprême! » et aussitôt elle en analyse minu- tieusement le récit, « plein de fiel et d'absinthe, » comme pour le convaincre qu'il n'en est aucuue qui lui ait échappé. Sans doute, ces épreuves sont aussi les siennes, mais elle s'efforce de l'oublier. Elle craint d'avoir trop laissé paraitre sa propre douleur et elle se contraint. Ce n'est méme pas en son nom qu'elle parle, c'est au uom de celles qu'Abélard a établies au Paraclet sous sa direction, et dont il a pris la charge; ce sont elles qu'elle l'adjure de rassurer par ses lettres, de réconforter par ses conseils. Sous l'expression de celle priére, cependant, on sent peu à peu se gonfler le flot de l'émotion qu'elle réprime. Aucun titre ne répondant suffisamment à sa pensée pour exprimer la silualion de ses compagnes vis-à-vis de lui, ni celui d'amies, ni celui de sœurs, ni méme celui de filles, elle cherche s'il s'en peut imaginer un qui soit plus doux encore et plus sacré. Le mot qui remplit son cœur lui échappe enfin. « Peut-être, dit-elle, mettras-tu plus de zèle à t'acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s'est donnée exclusivement à toi. » Et alors, comme par la bréche d'une digue rompue, tous ses sentiments débordent à la fois en un mélange passionné de souvenirs amers, de récriminations ar- dentes et de tendres protestations. Ah ! plus d'une fois, elle a comparé de sang-froid ce qu'elle a reçu et ce qu'elle a donné. Violences, ou- trages, elle a tout souffert sans se plaindre; ct si jadis on a pu se demander ce qu'elle suiväit, de la voix de l'amour ou de celle du

aisir, aujourd’hui on peut voir clair dans ses sentiments. Par son

an autre habit, elle a pris un autre cœur, afin de lui

4. p. 144.

XIIY INTRODUCTION.

lui est douce. Il ne veut plus être aimé qu'en Jésus-Christ ; contenant la fougue de ses élans, elle lui récrit : « À celui qui est tout pour elle aprés Jésus-Christ, celle qui est tout à lui en Jésus-Christ. » Il lui envoie un psautier et lui demande de prier pour son salut ; elle priera. Elle s'accuse seule de tous les malheurs dont ils ont été frappés ensemble ; elle ne rappelle plus la part qu'il en a subie, que pour s'en faire un crime. Cependant, si elle obéit, elle est loin d'étre apaisée. « S'il arrive que le Seigneur me livre aux mains de mes ennemis, et que ceux-ci triomphant me donnent la mort, que mon corps soit rapporté au Paraclet, pour étre enterré par vos soins, » avait dit Abélard ; et ces mots, qui retentissent dans son cœur comme un glas funébre, y soulévent un mouvement de révolte. Elle accuse Dieu de ne l'avoir élevée si haut que pour la faire tomber dans un abime plus profond; elle s'indigne que sa main l'ait frappée, alors que leur union était devenue légitime, aprés l'avoir épargnée lorsque cette union était coupable; elle ne veut point qu'on croie à sa piété, quand le jour, la nuit, sans cesse, le souvenir d'Abélard l'obséde, quand son image l'attire et la remplit; quand, au milieu de ses priéres, pendant le sacrifice de la messe, jusqu'au pied de l'autel, elle sent les ardeurs de la passiou qui la dévore. « Tréve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse; c'est qu'on ne connait pas mon hypocrisie; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l'affaire du corps et non celle de l'àme! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n'ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L'éloge venant de vous est d'autant plus dangereux qu'il me séduit et m'enivre... Non je ne cherche pas la couronne de la victoire... Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi'. » Et c'est par une sorte de défi à la grâce qu'elle termine sa lettre.

Une seconde réponse d'Abélard achéve de la soumettre. Elle ne veut point qu'il puisse l'accuser de désobéissance ; elle s'est done résolue à ne plus parler du passé. De prés et dans un entretien, elle ne serait pas süre d'elle-méme ; de loin, dans une lettre, il lui sera moins difficile de se contraindre. « J'ai imposé à l'expression de ma peine,

! Lettres, 1V, 8 5, p. 104.

XIYI INTRODUCTION.

cher son âme au souvenir des jours, des moments, des lieux témoins de son délire, est-ce donc qu'au nom des droits, soit de l'union qui a rendu sa passion légitime, soit de cette passion méme, est-ce qu'un seul instant elle songe à solliciter des voluptés dont l'idée lui est doublement interdite? Ah! bien au contraire, ces obsessions aux- quelles elle est en proie, elle les considère comme un châtiment mérité de ses fautes; ces souvenirs dont le charme la torture sont, à ses yeux, comme une premiére figure du remords qu'elle appelle; elle les offreà son bien-aimé en expiation des épreuves qu'elle lui a attirées, en attendant qu'elle puisse les offrir à Dieu; et c'est afin de s'en affranchir, qu'elle conjure Abélard de fixer son âme en lui sur d'autres pensées. Voilà les traits sous lesquels lléloise peint elle-méme «on trouble, trouble profond, douloureux, trouble d’un cœur qui ne s'ap- partient point, qui ne peut pas, qui ne veut pas rompre le lien d'une possession subie avec ivresse, mais qui voudrait en élever, en puri- fier l'objet.

Comment, au surplus, dans la situation imaginée par Pope et par Bussy-Rabutin, comment s'expliquer les réponses d'Abélard? Il est vrai qu'ils font bon marché de son róle; ils le suppriment. Et effectivement, en présence des emportements qu’ils prêtent à Héloïse, que pouvait faire Abélard? Préter l'oreille à des appels insensés? Donner des conseils qu'on ne lui demande pas? Il ne répond point. Ainsi du moins sont sauvées les convenances, sinon les vraisem- blances. Mais par la suppression des lettres d'Abélard, on lui fait tort d'une solide partie de sa gloire, de la muilleure peut-être.

Nulle part, en effet, il ne touche de plus près à la grandeur. Sans doute, l'émotion qu'il laisse entrevoir, dans ses premières ré- ponses, n'est pas encore suffisamment dégagée d'un sentiment de préoccupation personnelle; et les homélies en quatre points qu'il adresse à Héloïse, en échange de ses lettres enflammées', ont au premier abord une froideur qui déconcerte. Quelle àme, il est vrai, ne paraitrait de glace auprès de l'àme brülante d'Héloise! Si l'on veut bien juger d'ailleurs des conseils d'Abélard, il faut les lire dans le sentiment ils étaient reçus. Or, pour lléloise, la forme didac- tique des instructions d'Abélard lui rappelait les leçons d'autrefois ; pour elle, le commentaire était un aliment d'autant plus précieux

! Voir les arguments placés en tête de chaque lettre. Il. ne faudrait pas les pre:dre comme gui les pour les lettres d'Héluïse ; ils en donneraient le plus souvent une idée

fausse, et nous ne les avons reproduits que parce que nous les avons trouvés dans le texte de V. Cousin; mais ils présentent une analyse fidèle des réponses d'Abélard.

xx VIII INTRODUCTION.

d'avec le sien. C’est avec elle et par elle qu’il veut mériter le bonheur des élus. 11 lui envoie la formule même de la prière que, tous les jours, elle doit adresser à Dieu pour leur commune expiation. Et cette prière est, sans contredit, ce qu'il a écrit de plus ému. L'amour humain s'y mêle, dans ce qu'il a de plus pur et de plus exquis, à tout ce que la raison chrétienne peut inspirer de plus solide et de plus haut. Aussi peut-on croire que ce n'est pas seulement par obéissance qu'Héloise avait cédé au dernier appel dont ce formulaire était l'expression ; elle a senti que la sollicitude d'une pensée amie lui était rendue.

III

Les Lettres de direction proprement dite, ainsi que les morceaux divers qui s'y rattachent, soulèvent les plus graves questions d'histoire et de morale. Mais, outre que le simple exposé de ces questions nous entrainerait trop loin, elles ont été l'objet d'une étude magistrale!. Notre unique prétention est de relever, dans cette seconde phase de la correspondance d'Abélard et d'Héloise, comme nous l'avons fait pour la premiére, ce qui peut préparer à en comprendreet à en goüter l'esprit.

Si les lettres qui se rapportent à cette phase nouvelle différent essentiellement des précédentes par les matiéres qui en sont le sujet, elles participent au fond du méme sentiment, de la méme vie ; elles en sont la suite naturelle et le couronnement. Toutefois, le premier effetqu'on éprouve, en les-abordant, est celui d'un saisissant contraste. Rien de plus sévére que la vie à laquelle Héloise avait été vouée. « Au premier tintement, dit-elle dans la description qu'elle en fait, nous nous levons en háte pour vigiles.... Le tintement fini, au signe de la prieure, nous faisons les priéres d'usage, les jours de féte, à genoux; les jours ordinaires, prosternées. Les priéres faites, nous

! Abélard, eic., par M. de Rémusat, liv. II et suiv. Cf. J. Simon, étude citée. Ch. Lévéque, ouvrage cité; Dictionnaire des sciences philosophiques, publié sous la direction de M. Ad. Franck, art. Abélurd; J.-P. Charpentier, ouvrage cité. Voir aussi l'Essai historique, de M. et M** Guizot, placé en tête de la traduction de M. Uddou. On peut encore consulter : Michelet, Histoire de France, I, ch. 4; Jos. Berington, The history of the lives of Abeillard and Heloisa, 1193; Fessler, Abælard and Heloisa, 1808; Moriz Carrière, Abaelard und Heloise, 1814 : Feuerbach, Abaelard und Heloise, 1844 ; Gallia Christiana, t. xu, col. 507 et seq.; Brucker, Hist. crit , Ill, p 755, etc.

XXX | INTRODUCTION.

raient être une préparation à entrer dans son royaume‘. » C'est l'intention, non l'acte, qu'elle veut que l'on considère. Aussi n'est- elle point d'avis qu'on pousse aucune observance à l'extréme rigueur. Le monde ayant vieilli, les régles ont été atténuées pour les hommes : à plus forte raison, doivent-elles étre adoucies à l'égard des femmes, pour qui elles n'ont pas été faites. Les travaux manuels, par exemple, ne sont-ils pas en désaccord avec la faiblesse de leur sexe? En un mot, l'idéal qu'Héloise se fait de la vie reli- gieuse est à la fois élevé et doux. Des vœux modestes, la volonté de 8'y tenir, et, s'il se peut, d'y ajouter sans cesse par une progression réfléchie d'humilité, de sagesse, d'obéissance, par-dessus tout, l'ac- complissement des préceptes de l'Évangile : voilà les bases du Règle- ment qu'elle propose?. Elle le résume, avec une précision heureuse, en ces termes : « Quiconque ajoutera la continence aux vertus de l'Évangile réalisera la perfection monastique. Plüt à Dieu que notre profession nous élevàt seulement jusqu'à la hauteur de l'Évangile! gardons-nous de prétendre la dépasser : n'ayons pas l'ambition d’être plus que chrétiennes?. »

À ces observations judicieuses, Abélard a reconnu l'esprit de sa doctrine. Il y répond en les fortifiant de nouveaux arguments em- preints d'un esprit large et généreux. En principe, il n'admet aucune infériorité de sexe au désavantage des femmes, et il fait remonter à Jésus-Christ l'institution des congrégations de religieuses. N'hésitant méme pas à aller rechercher jusque chez les vierges du paganisme l'exemple anticipé des vertus chrétiennes *, il en tire la preuve de l'égalité fondamentale des deux sexes. Toutefois, ce n'est point unc raison, à son sens, pour imposer aux femmes les mémes devoirs qu'aux hommes. Il veut que l'on mesure le fardeau aux forces, à la condition que, pour tout le monde, l'effort soit en proportion des moyens. La continence, la pauvreté, le silence, sont les trois régles de profession monacale qu'il établit comme les obligations communes à l’un et à l'autre sexe. Mais pour l'un comme pour l'autre, il ne demande que l'utile et le possible. Ni superflu, ni privations ; point de travaux excessifs, point d'oisiveté énervante; le corps allègre, l'àme saine, cœur pur et haut; car Dieu regarde plutôt

! Lettres, VI, S 9, p. 158, cf. it, p. 98. + jd., ibid., 8 7, p. 459.

5 Jd., V1, 8 6, p. 450.

“Id, VII, $ 9, p. 2:6, cic. 3

Xxxu INTRODUCTION.

« Sensibles à ces avis, répond lléloise, et en cela, comme en tout le reste, faisant de notre mieux pour accomplir envers vous les de- voirs de l'obéissance, nous avons été saisies, nos sœurs et moi, d'un ardent amour de la science des Écritures; suivant votre recomman- dation, nous avons travaillé à en approfondir le sens ; mais souvent des obscurités nous arrétent, et nous venons, comme des disciples à leur maitre, comme des filles à leur père, vous demander des: éclaircissements!. » Ainsi s'engage un échange de questions et de réponses : questions simples, précises, parfois embarrassantes par leur netteté méme et qui témoignent d'une lecture aussi attentive qu intelligente; réponses étendues, raisonnées, érudites, plus subtiles en général que concluantes, mais pour lesquelles Abélard ne ménage ni son savoir ni son esprit.

Ce n'étaient donc pas seulement les principes de son enseignement qui présidaient à l'ordre général du Paraclet:; sa pensée en inspirait, en réglait incessamment la pensée. Et qui ne sent que, dans ce com- merce de direction souveraine et de subordination absolue, lléloise et Abélard trouvaient, tous deux, autre chose qu'une pure satisfaction de savoir, d'intelligence et de raison?

Héloise, fidèle à ses engagements, « a fait rentrer son cœur dans le silence. » Depuis qu'elle a promis de se contraindre, nous n'a- vons plus de sa main que la lettre elle expose ses idées au sujet du gouvernement du Paraclet, et quelques lignes de billets d'envoi. Mais, flamme assoupie et non éteinte, le sentiment qui la possède se fait jour : ici par des exagérations de défiance d'elle-même; là, par des effusions d'obéissance ; ailleurs, par la vigueur d'une simple expression, elle ramasse toutes les forces de son âme; ailleurs enfin, par des explosions de tendresse qu'elle arréte aussitót, mais qu'elle n'a pu contenir. « O maitre cher à tant de cœurs, mais à nul plus qu'au nôtre ! s'écrie-t-elle*, c'est vous qui avez réuni dans ce temple, qui est vótre, les servantes du Christ, vos filles spirituelles ; C'est vous qui les avez soumises au joug du Seigneur ; vous qui nous avez pressées de nous appliquer à l'intelligence de la parole divine, vous qui vous étes chargé de la direction de nos études et de nos vertus... » Peu s'en faut qu'elle n'ait ajouté, appliquant la parole de saint Paul : « En vous nous existons, nous vivons, et nous sommes. » Toutes les recommandations, tous les conseils, les moindres mots d’Abélard,

! Questions et réponses, p. 515. * Id., ibid.

XXXIY INTRODUCTION.

IV

* Tel est l’ensemble, tel est le mouvement des lettres d'Abélard et d'Héloise. Les incertitudes de G. Orelli et de M. Lud. Lalanne sur l'authenticité des Lettres amoureuses se seraient-elles produites, si, rompant avec la tradition du dix-septiéme siécle, ils avaient considéré dans son unité, comme nous avons essayé de le faire, cette correspondance, ardente, enflammée d'abord de la part d'Héloise, autant qu'elle est froide et mesurée de la part d'Abélard, puis grave et contenue, sans cesser d’être touchante, lorsqu'Ábélard a com- mencé à se montrer lui-méme ému, et présentant dans ces deux phases une indissoluble communauté de sentiments? Pour nous, les Lettres amoureuses n'ont pas de sens réel, détachées des Lettres de direction, tandis qu'elles s'expliquent les unes par les autres et se complétent. Assurément du moins, la persistance du sentiment qui se manifeste encore si nettement dans les Lettres de direction, aide à comprendre l'ardeur de celui qui éclate dans les Lettres amoureuses. Chose singuliére, c'est l'énergie persévérante de cette - passion, nous l'avons vu!, qui a mis en défiance! Ce qui était l'explication, la lumière, est devenue l'objection. L'erreur de la cri- tique ne serait-elle pas simplement d'avoir voulu soumettre cet amour sans exemple à la commune mesure des sentiments hu- . mains? |

« Qu'une vie est heureuse, a dit Pascal, qui commence par l'amour et qui finit par l'ambition ! » Si la vie d'Abélard a commencé, comme elle a fini, par l'ambition, nul doute que l'amour n'y ait tenu une grande place. Il était avec l'humeur mobile et légère, le caractère violent et superbe : son ceeur n'était pas à la hauteur de son génie. Destiné par son père à la profession des armes, il lui était resté de cette vocation de famille le goût de la lutte, la passion de Ja victoire. Impatient de toute supériorité, il ne souffrait ni la contradiction, ni l'obstacle. Tout ce qu'il convoitait lui semblait dà, et dés qu'il avait fixé un but à ses désirs, il ne se reposait que dans la satisfaction conquise. Le succés obtenu, il en épuisait les jouissances avec éclat, sans ménagement pour son adversaire ; puis il marchait, avec une

! Voir plus haut, p. v.

d INTRODUCTION.

mort de celui qui en est l'objet? Abélard à peine éteint à Cluny, Héloïse fait transporter ses restes au Paraclet, poursuit son ahsolu- tion, pourvoit au sort de l'enfant qu'elle devait à son amour; ct l'imagination populaire, qui ne s'exalte que pour les sentiments vrais, la représente fidéle à ce culte, pendant plus de vingt ans et jusqu'à son dernier soupir. « Oui, elle fut véritablement son amie, » dit la, Chronique de Saint-Martin de Tours ; et une touchante légende ajoute que, sur l'ordre qu'elle donna avant d'expirer, son corps ayant été déposé dans le caveau de son mari, Abélard étendit les bras vers elle pour la recevoir, et les referina dans cet embrasse- ment !. | | Comme sa destinée, son âme est, pour me servir de l'expression appliquée par Montaigne aux grandes âmes de l'antiquité, « hors de la portée accoustumée du ject. » Les traits ne manquent pas pour la dépeindre. À l'époque il s’occupait avec le plus de passion de M"* de Longueville, la date n'est pas indifférente, un jour, V. Cousin, dans un de ces entretiens il portait tant de feu, jeta tout d'un coup à ses interlocuteurs celte question Quelle est la femme dont il eût été le plus deux d’être aimé ? Divers noms furent cités et discutés, celui de Vittoria Colonna, entre beau- coup d'autres. V. Cousin nomma lléloi-e, et, partant d'un trait, il se mit à parler de l'amante d'Abélard comme il parlait de toutes choses, grandement. Il est regrettable que, d'une admiration si bien sentie, il ne nous reste que ce beau, mais trop bref témoignage, incidemment exprimé dans l'Introduction à la philosophie d'Abe- lard :..«Cette noble créature, qui aima cemme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénéque, et dont le charme devait être irrésistible, puisqu'elle charma saint. Bernard lui-méme... » Dans une de ses comparaisons les plus malheureuses, Pope représente Héloise sous l'image de la vierge folle. L'attitude que toutes les traditions s’accor- dent à lui préter est celle du recueillement et de la réflexion : a la très-sage Héloise, » dit Villon’. L'ardeur de sa passion n'a d'égale, en effet, que la vigueur de sa raison. L'autel qu'elle a élevé à Abélard, dans le fond de son cœur, comme dans uu sanctuaire, ne . lui dérobe aucune de ses faiblesses; elle le connait et elle le juge. ' Elle ne lit pas moins clairement dans sa propre pensée. Impuissante

! Canonicus sancti Martini Turonensis, in chronico ad annum MCXL. * Villon, Ballade. Cf. Et. Pasquier, Recherches sur la France, livre VI, ch. 17 ; Damboise, préface; Bertrand d'Argentré, Histoire de Bretagne, liv. I, ch. 11.

XXXVII! | INTRODUCTION.

une telle passion ; il mériterait d’être connu comme un des maîtres de notre art dramatique; il était digne de peindre l'àme des Émilie et des Hermione, des Pauline et des Phédre. Plus ingénieuse, la conjecture de M. Lud. Lalanne est aussi plus plausible. Ce qui a surtout éveillé les doutes de M. Lalanne sur l'authenticité des Lettres amoureuses, c'est le tour de certains passages suspects à ses yeux d'arrangement!; » et il conclut en supposant qu'Héloise avait conservé les minutes de ses propres lettres en méme temps que celles d'Abélard, et quc c'est elle qui lesa « arrangées » et disposées dans la suite, « en. forme de composition régulière. » La supposition n'a rien que d'acceptable, et l'on aime à se figurer Héloïse relisant et remaniant cetfe correspondance si chére. C'est, à nos yeux, un trait de vérité de plus dans l'histoire de cette passion unique. Mais est-il besoin de recourir à tant de mystére?

Nul doute d'abord que la Lettre à un Ami ait couru le monde. Rien de plus simple, d'autre part, qu'Héloise ait gardé précieuscment toutes les réponses d'Abélard, et qu'elle ait pris copie des siennes, avant de les transmettre. L'œuvre s'est ainsi composée toute seule, par le simple rapprochement des morceaux qui se faisaient suite natu- rellement. .

Est-ce à dire maintenant que ces morceaux n'aient subi aucune retouche, et que le manuscrit de Troyes, qui date d'un siècle aprés la mort d'Héloise, nous les ait transmis tels qu'ils étaient sortis de sa main et de celle d'Abélard? La langue d'Abélard et d'Héloise, on le sait, n'est pas pure. Semé de traits brillants, mais surabondamment nourri de textes, orné plutót qu'élégant, parfois rude et grossier, toujours tendu et comme armé en guerre, le style d'Abélard manque en général de naturel et de charme. Celui d'Héloise, bien supérieur par la vigueur et par le feu, présente d'étranges intermittences de froideur, partout la controverse se glisse à la place de la passion, et Bayle n'a pas tort de dire que, si Bussy-Rabutin « se fût aussi bien connu en langue latine qu'en langue frangaise, il n'eüt pas donné tant d'éloge à sa latinité, trop souvent pédantesque et subtile. » C'étaient les défauts propres au temps. Ces défauts n'ont-ils pas été encore aggravés dans la transcription des manuscrits? Pour nous, c'est d'abord à cette marque que nous reconnaitrions volontiers la trace du travail des interpolateurs. Bien qu'Abélard et Héloise, sui-

! Correspondance littéraire, ibid., p. $2, col. 9.

XL INTRODUCTION.

souvenir d'Héloise à une conception de roman, si touchante qu'elle soit, c'est, à nos yeux, une sorte de profanation. Dans l'histoire des passions humaines, il est des caractéres empruntés à l'histoire ou créés par la poésie, que l'admiration universelle a, pour ainsi dire, consacrés. Qui oserait jeler. dans une intrigue vulgaire les noms d'Alceste, d'Iphigénie, d'Antigone, d'Andromaque, de Pauline? C'est sur ces cimes inviolables que nous voudrions placer Héloise. Parmi ses contemporains, les rois, les peuples, l'Église méme s'inclinaient devant son infortune; elle inspire au monde entier un respect altendri. À ce degré d'absolu sacrifice, en effet, et d'épuration généreuse, composé de cet incomparable mélange de passion et de raison, d'abandon et de force, l'amour n'est-il pas une des formes des plus nobles de la grandeur humaine? ne touche-t-il pas à lavertu ?

LETTRES

D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE

EPISTOLA PRIMA

QUE EST HISTORIA CALAMITATUM ABÆLARDI AD AMICUM SCRIPTA

ARGUMENTUM

Hanc epistolam ex monast«rio D'ivi Gildasii, in minore Britannia sito, quod tunc ipse Petrus Abælardus abbas regebat !, scribit ad amicum cujus nomen tota epistola, licet prolixa, nec ipse edit, nec etiam Ileloissa, quum hujus cpistolæ meminit in secunda. Est autem nar- ratoria. Toto enim epistole textu suam vitam ante actam ab infantia ad illud usque tempus, quo lianc scripsit, diligenter enarrat ; nullam tamen Joannis Rozelini meutionem facit, quo philosopho doctissimo preceptore usum Otho Frisingensis episcopus, gravis scriptor, qui eodem vivebat tempore, affirmat. Cicterum quid, quo animo egerit vel scrip- serit, quid passus sit, quanta invidia æmuli in eum exarserint, graphice describit, alque obtrectatoribus suis cursim ex occasione breviter et argule respondet. Denique banc epis- tolam potius ad propriam quam ad amici consolalionem scripsisse videtur, scilicet ut ct praesentes calamitates ex recordatione preeteritarum lenius ferret. et imminentium perti- culorum timorem facilius detergeret. Nullas enim amici molestias cum suis confert, ul

ex comparatione graviores appareant.

Sæpe humanos affectus aut provocant aut mitigant amplius exempla quam verba. Unde post nonnullam sermonis ad presentem habiti consolationem, de ipsis calamitatum mearum experimentis consolatoriam ad absentem scri- bere decrevi: ut in comparatione mearum, tuas aut nullas, aut modicas tentationes recognoscas, ct tolerabilius feras.

I. Ego igitur oppido quodam oriundu:, quod in ingressu minoris Britan- nie constructum, ab urbe Nannetica versus orientem octo, credo, milliariis remotum, proprio vocabulo Palatium appellatur. Sicut naturaterre mes vel generis animo levis, ita et ingenio extiti ad litteratoriam disciplinam facilis. Patrem autem habebam litteris aliquantulum imbutum, antequam militari cingulo insigniretur. Unde postmodum tanto litteras an:ore comple:us est, ut quoscunque filios haberet litteris antequam armis instrui disponeret. Sic-

! Cette indication est une erreur : Abélard avait, à celte époque, ainsi qu'il le dit à ld fin de sa lettre, quitté Saint-Gildas.

LETTRE PREMIERE

HISTOIRE DES MALHEURS D'ABÉLARD ADRESSÉE A UN AMI

SOMMAIRE

Cette lettre est adressée par Abélard, du monastère de Saint-Gildas, situé en Bretagne, qu'il dirigeait alors, à un ami, dont le morc: au, bien que fort étendu, ne fait pas con- naître le nom, et qu'iléloïse, en s'y référant, ne désizue pas non plus dans le morceau «suivant. Elle est rédigée sous forme de récit. Abélard y raconte tout au long l’histoire de sa vie depuis son enfance, Toutefois, il ne fait aucune mention de Jean Rosselin, le sa- vant philosophe dont l'évé jue Othon de Freisingen, écrivain d'une autorité considérable et son contemporain, alfirme qu'il suivit les leçons. Mais il expose en détail les senti- ments qui on! inspiré s1 conduite ou ses écrits, les persécutions dont il a été l'ohjet, les fureurs de l'emie qui a animé s's rivaux contre lui, et. il en prend occasion pour adresser. en pass,nt, un mot de vive réponse à ses ennemis. Eufin, il parait avoir écrit cette lettre comme un soulagement pour lui-même plutôt que comme une consolation pour autrui, c'est-à-dire en vuc de rendre plus léger le poids de ses inlortunes présentes par le souvenir de ses malheurs passés, ct d'effac:r de son cœur la crainte des périls qui le menscen'. Nulle part, en effet, il n'était entre les chagrins de son ami et les siens aucun rapprochement de nature à en faire sentir la. gravité relative.

Souvent l'exemple a plus d'eflet que la parole pour exciter ou pour ealmer les passions humaines. Aussi, après vous avoir fait. entendre de vive voix quelques consolations, je veux retracer à vos veux le tableau de mes pro- pres infortunes : j'espère qu'en comparant mes malheurs et les vôtres, vous reconnaitrez que vos épreuves ne sont rien ou qu'elles sont peu de chose, et que vous aurez moins de peine à les supporter.

l. Je suis originaire d'un bourg situé à l'entrée de la. Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l'est, et appelé le Palais. Si je dois à la vertu du so] uatal ou au sang qui coule dans mes veines la légéreté de mon carac- f^re, je recus en méme temps de la nature une grande facilité pour la seietice. Mou père, avant de ecindre le baudrier du soldat, avait recu quelque teinture des lettres ; et plus tard, il s'éprit pour elles d'une telle passion, qu'il voulut faire donner à tous ses fils unc. éducation littéraire, avant de les foriner au métier des arines. Et ainsi fut-il réalisé. J'étais son premier-

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que profecto actum est. Me itaque primogenitum. suum, quanto cariorem liabebat, tanto diligentius erudiri curavit. Ego vero, quanto amplius et fa- cilius in studio litterarum profeci, tanto ardentius in eis inhæsi, et in tanto earum amore illectus sum ut, militaris glorie pompam cum hæredidate et prarogativa primogenitorum meorum fralribus derelinquens, Martis curiæ penitus abdicarem ut Minerve gre:nio educarer. Et quo iam dialecticarum rationum armaturam omnibas philosophie documentis prætuli, his armis alia commutavi, et trophæis bellorum conflictus prætuli disputationum. Proinde diversas disputando perambulans provincias, ubicunque hujus artis vigere studium audieram, peripateticorum æmulator factus sum.

II. Pei veni tandem Parisius. ubi Jam maxime disciplina hæc florere con- sueverat, ad Guillelmum scilicet Campellensem, præceptorem meum in hoc tunc magisterio re ct fama praecipuum : cum quo aliquantulum moratus primo ei acceptus, postmodum gravissimus extiti, quum nonnul:as scilicet ejus senteutias ref lere cou rer, et ratiocinari contra cum ssepius aggrederer, et nonnunquam superior in disputando. viderer. Quod quidem et ipsi qui inter conscholares nostros præcipui habebantur tanto majori sustinebant in- dignatione, quanto posterior habebar ætatis et studii tempore. Hinc calami- tatum mearum, qui nunc usque perseverant, ceperunt exordia, et quo amplius fama extendebatur nostra, aliena in me succensa est invidia. Fac- tum tandem est ut, supra vires ætatis inez de ingenio meo præsumens, ad scholarum regimen adolescentulus asp'rarem, et locum, in quo id agerem, providerem : insigne videlicet tunc temporis Meliduni castrum, et sedem re- giam. Præsensit lioc predictus magister meus, et quo longius posset scholas nostras a se removere conatus, quibus potui! modis latenter machinatus est ul, priusquam a suis recederem scholis, nostrarum præparationem præpedi- ret, et provisum miliMocum auferret. Sed quoniam de poteulibus terre nonnullos ibidem habebat æmulos, fretus eorum auxilio, voti mei compos extiti, et plurimorum mihi assensum ipsius invidia manifesta conquisivit. Ab lioc autem scholarum nostrarum tvrocinio ita in arte dialectica nomen meum dilatari cepit, ut non solum condiscipulorum meorun, verum etiam ipsius magistri fama contracta paulatim extingueretur. Hinc factum est, ut, de me amplius ipse præsumens, ad castrum Corbolii, quod Parisiacæ urbi vicinius est, quantocius scholas nostras transferrem, ut inde videlicet cre- briores disputationis assultus nostra daret importunitas. Non multo autem interjecto tempore, ex immoderata studii afilictione correptus infirmitate, coactus sum repatriare, et per annos aliquot a Francia q'iasi remolus, qux- rebar ardentius ab iis quos dialectica sollicilabat doctrina. Elapsis autem paucis anuis, quum ex infirmitate jamdudum convalerem, preceptor meus

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 5

; plus ;e lui étais cher, plus il s'occupa de mon instruction. De mon cóté, plus j'avancais avec rapidité dans l'étude, plus je m'y attachais avec ardeur, et tel fut bientôt le charme qu'elle exerca sur mon esprit, que, renonçant à l'éclat de la gloire militaire, à ma part d'héritage, à mes priviléges de droit d'ainesse, J'abaudonnai délinitivement la cour de Mars pour me réfu- gier dans le sein de Minerve. Préférant entre tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j'échanseai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les triomphes des batailles aux assauts de la discussion. Je me mis à parcourir les provinces, allant partout j'en- tendais dire que cet art était en. honneur, et toujours disputaut, en digne émule des péripatéticiens.

II. J'arrivai enfin à Paris, depuis longtemps la dialectique était parti- eulièrement florissante, auprès de Guillaume de Champeaux, consid^ré, à juste titre, comme le premier des maîtres dans ce genre d enseignement, et je sé- journai quelque temps à son école. Mais, bien accueilli d'abord, je ne tardai pas à lui devenir iucommode, parce que je m'attachais à réfuter certaines de ses idées, et que, ne craignant pas d'engager la bataille, j'avais parfois l'avantage. Cette hardiesse excitait aussi la colère de ceux de mes condis- ciples qii étaient regardés comme les premiers, colère d'autant plus grande que j'étais le plus jeune et le dernier venu. Ainsi commença la série de mes malheurs, qui durent encore. Ma renommée grandissant chaque jour, l'envie s'alluma contre moi. Enfin, présumant de mou esprit au delà des forces de mon àge, j'osai, tout jeune encore, aspirer à deveuir chef d'école, et déjà j'avais marqué dans ma pensée le théâtre de mon action : c'était Melun, ville importante alors et résidence royale. Mon maitre soupconna ce dessein et mit sourdement en œuvre tous les moyens dont il dispo- sait pour éloigner ma chaire de la sienne, cherchant, avant que je quittasse son école, à m'empécher de former la mienne et à m'eulever le lieu. que j'avais choisi. Mais il avait des jaloux parmi les puissants du pays. Avec leur concours. j'arrivai à mes fins; la manifestation de son envie me valut méme nombre de sympathies. Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticieu prit une extension telle, que la renommée de mes coudis- ciples, celle de Guillaume lui-méme, peu à peu resserrée, en fut comme étouflée. Le succès augmentant ma confiance, je m empressai de trans- porter mon école à Corbeil, ville voisine de Paris, afin de pouvoir. plus à l'aise multiplier les assauts. Mais peu après, atteint. d'une maladie de lan- gueur causée par un excès de travail, je dus retourner dans mon pays natal ; et pendant quelque temps je fus, pour ainsi dire, séquestré de la France. J'étais ardemment regretté par tous ceux que tourmentait le goût de la dialectique. Quelques années s'étaient écoulées, depuis longtemps déjà j'étais rétabli, quand mon illustre maitre, Guillaume, archidiacre de Paris, quitta «on habit pour entrer dans l'ordre des eleres réguliers, avec la pensée, disait-on, que cette manifestation de zèle le pousserait dans la voie des

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ille Guillelmus Parisiensis archidiaconus, habitu pristino commutato, ad re- gularium clericorum ordinein se convertit ; ea, ut referebant, intentione, ut, quo religiosior crederetur, ad majorem prælationis gradum promove- retur, sicut in proximo contigit, eo Catalaunensi episcopo facto. Nec tamen is suæ conversionis habitus aut. ab urbe Parisiaca, aut a consueto philosophie studio eum revocavit : sed in ipso quoque monasterio, ad quod se causa religioni: contulerat, statim more solito publicas exercuit scholas. Tum ego ad eum reversus ut ab ipso rhetoricam audirem, inter cætera disputationum nostrarum conamina, antiquam ejus de universalibus sententiam patentissimis argumentorum disputationibus ipsum commu- tare, imo destruere compuli. Erat autem iu ea sententia de conimunitate universalium, ut eamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse astrueret individuis ; quorum quidem nulla esset in essentia diversitas, sed sola multitudine accidentium varietas. Sic autem istam tunc suam correxit sententiam, ut deinceps rem eamdem non essentialiter, sed indifferenter di- ceret. Et quoniam de universalibus in hoc ipso praecipua semper est apud dialecticos quæstio, ac tanta ut eam Porphyrius quoque in Jsagogis suis, quum de universalibus scriberet, diflinire non præsumeret, dicens : « Altis- simum euim est hujusmodi negotium ; » quum hanc ille correxissct, imo coactus dimisisset sententiam, in tantam lectio ejus devoluta est negligen- tiam, ut jam ad dialecticæ lectionem vix admitteretur : quasi in hac scilicet de universalibus sententia tota hujus artis consisteret summa. Hinc tantum roboris et auctoritatis nostra susc-pit disciplina, ut ii qui, antea vehementius magistro illi nostro adhærebant, et maxime nostram infestabant doctrinam, ad nostras convolarent scholas; et ipse, qui in scholis Parisiacæ sedis ma- gistro nostro successerat, locum milii suum offerret, ut ibidem cum cseteris nostro se traderet magisterio, ubi antea suus ille et noster magister floruerat.

Paucis itaque diebus ibi me studium dialecticæ regente, quanta invidia ta- bescere, quanto dolore æstuare cœperit magister noster, non est facile ex- primere. Nec conceplæ miserie æstum diu sustinens, callide aggressus est me etiam tunc removere. Et quia in me quod aperte ageret non habebat, ei scholas auferre molitus est, turpissimis objectis criminibus, qui mihi suum concesserat magisterium, alio quodam æmulo meo in locum cjus substituto. Tunc ego Melidunum reversus, scholas ibi nostras, sicut antea, constitui ; et quanto manifestius ejus me persequebatur invidia, tanto mihi auctoritas amplius conferebat, juxta illud poeticum ! :

Summn petit livor, perflant altissima venti. Non multo autem post, quum ille intelligeret fere omnes discipulos de reli-

! Ovide, De remed. amor, 1, 369.

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISF. 1

dignités ; ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver : car il fut fait évêque de Cbàlons. Ce changement de profession toutefois ne lui fit abandonner ni le

séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère méme où. il s'était retiré par esprit de piété, il. rouvrit aussitôt un cours public d'en- seignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres controverses, j'arrivai, par une argumentation irréfutable, à Jui faire amender, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur les universaux, sa doctrine consistait à aflirmer l'identité parfaite de l'essence dans tous les individus du méme genre, en telle sorte que, selon lui, il n'y avait point. différence dans l'essence, mais seulement dans l'infinie variété des accidents individuels. D en vint alors à modifier cette doctrine, c'est-à- dire qu'il affirmait toujours l'essence dans un méme genre, mais non plus sans différence. Et comme cette questio: des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que lorphyre, la touchant dans ses Preliminaires, n'osait prendre sur lui de la trancher et disait : « c'est un point très-grave, » Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d'v renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu'on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si Ja dialectique cût consisté tout entière dans la question des uni- versaux, Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d'auto- nté, que les partisans les plus passionnés de ce grand docteur et mes adversaires les plus violents l'abandonnérent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Cham: eaux lui-même vint m'offrir sa chaire et sc ranger, avec la foule, parmi mes auditeurs, dans l'enceinte. avait jadis brillé. d'uu Si vif éclai son maitre et le mien.

Au bout de peu de temps, je végnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d'envie desséchait Guillaume, quel levain d'amertume fermentait dans son cœur, il ne serait point facile de le dire. Il nc pat pas longtemps contenir Jos bouillonnements de son ressentiment, et id. chercha encore une fois à m'écarter. par la ruse. N'avant. point. de motif pour ine. faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m'avait cédé sa claire, et eu mit un autre à sa place pour me faire échec. Mors, revenant mor méme à Melun, je rétablis mon école, et plus j'étais manifestement poursuivi par l'envie, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poëte : « La grandeur est en butte à l'envie; c'est contre les cimes élevées que se. déchaïinent les tempêtes. Peu de temps après, sentant que la sincérité de sa piété était suspecte à la plupart de ses disciples et qu'on murmurait tout haut au sujet de sa con-

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gione ejus plurimum hæsitare, et de conversione ipsius vehementer susur- rare, quod videlicet a civitate minime recess sset, transtulit se et conventi- culum fratrum cum scholis suis ad villam quamdam ab urbe remotam. Statimque ego Meliduno Parisius redii, pacem ab illo ulterius sperans. Sed quia, ut diximus, locum nostrum ab «mulo nostro fecerat occupari, extra civitatem in moate S. Genovefæ. scholarum nostrarum "castra p sui, quasi eum obsessurus qui locum occupaverat nostrum. Quo audito, magister nos- ter statim ad urbem impudeuter rediens, schola- quas tunc habere poterat, et conventiculum fratrum ad pristinum reduxit monasterium, quasi militeut suum, quem deseruerat, ab obsidione nostra liberaturus. Verum, quum illi prodesse in'euderet, maxime nocuit. Ile quippe anlea aliquos habebat qua- lescunque discipulos, maxime propter lectionem Prisciaui in qua plurimum valere credebatur. Postquam autem magister advenit, omues. penitus ami- sit, et sic a regimine. scholarum cessare compulsus est. Nec post mulium tempus, quasi jam. ulterius de mundara desperans gloria, ipse quoque ad monasticam conversus est vilam. l'ost reditum. vero magistri nostri ad ur- bem, quos couflictus disputationum scholares nostri, tam cum ipso, quam cum discipulis ejus habuerint, et quos fortuna eventus in his bellis dederit nostiis, imo milit ipsi in eis, te quoque res ipsa jam dudum edoeuit. lllud vero Ajacis et temp»rantius loquar, et au lacter proferam ! : Si quæri‘is hujus Fortunam pugne, non sum superatus ab illo.

Quod si ego taceam, res ipsa clamat, et ipsius rei finis indicat.

IT. Dum vero hæc agerentur, carissima mihi mater mea Lucia repatriare me compulit. Quæ videlicet, post conversionem Derengarii patris. inei ad professionem monasticam, idem facere disponchat. Quo completo, reversus sum in Franciam, maxime ut de Divini'ate addiscerem, quando jam sepe fatus magister noster Guillelmus in episcopatu Catalaunensi poll bat, in hac autem lectione magister ejus Anselmus Landunensis maximam ex antiquitate auctoritalem tunc tenebat.

Accessi igitur ad hunc senem, cui magis longævus usus quam ingenium vel memoria nomen comparaverat. Ad quem si quis de aliqua. quiestione pulsandum accederet incertus, redibat incertior. Mirabilis quidem. erat in oculis auscultantium, sed nullus in conspectu quæstionantium. Verborum usum habebat mirabilem, sed sensu. contemptibilem, et ratione vacuum. Quum ignem accenderet, domum suam fumo implebat, non luce illustrabat. Arbor ejus tota in foliis aspicien:ibus a longe conspicua videbatur, sed pro- pinquantibus et diligentius intuentibus iufructnosa reperiebatur. Ad hanc

1! Ovide, Métamorph., xw, 89.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÎÏSE. 0

version qui ne lui avait pas fait un moment q'utter Paris, il se transporta, lui. sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt je revitis de Meluu à Paris, avec l'espérance qu'il me laisserait la paix. Mais voyant qu'il avait fuit occuper ma chaire par un rival, jallai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte-Gene- viéve, comme your faire le siége de celui qui avait usurpé ma place. A cette nouvelle, Guillaume, perdant tout: pudeur, revint à Paris, ramenant ce qu'il pouvait avoir de disciples et sa petite confrériec dans un ancien cloitre, comme pour délivrer le lieutenant qu'il y avait laissé. Mais, en le voulant servir, il le perdit. Eu effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscien qui lui avaient valu quelque réputation. Le maitre à peine de retour. il les perdit tous, dut renoncer à son école, et peu après, désespérant de la gloire de ce mond», il se convertit, lui aussi, à ]a vie monastique. Les discussions que. mes éléves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après sa rentrée à Paris, les succès que la fortune nous donua dans ces rencontres, la part qui m'en revint, sont des faits que vous connaissez depuis longtemps. Ce que je puis dire avec un sen- timent plus modeste qu'Ajax, mais hardiment, c'est que, « si vous demandez quelle a été l'issue de ce combat, je n'ai point été vaincu par mon ennemi. » Je voudrais n'en rien dire, que les faits parleraient d'eux-mémes, ct l'évé- nement le ferait assez connaitre.

WI. Sur ces entrefaites, Lucie, ma tendre mère, me pressa de revenir en Dretague. Bérenger, mon pére, avait pris l'habit ; elle se préparait à faire de méme. La cérémonie accomplie, je revins en France, partieuliérement dans l'intention d'étudier la théologie. Guillaume, qui lenseignait depuis quel- que temps, avait commencé à s'y faire un nom dans son évèché de Chälon : il avait recu Tes lecous d'Auseline de Laon, le maitre Le plus autorisé de ce temps.

J'allai donc entendre ce vieillard. C'était à routine, 11 est vrai, plutôt qu'à intelligence et à la mémoire qu'il devait sa réputation. Allut-on frapper à sa porte et le cousulter sur quelque difficulté, on reinportait plus de doutes qu'on n'en avait apportés. Admirable aux veux d'un auditoire, dans une entrevue. de consultation il. était nul. I avait une merveilleuse facilité de langage, mais le fond était misérable et vide de raison. Le feu quil allumait remplissant maison de fumée et n'éclairait. point. C'était un aibre tout cn feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant : de près, et quand oa l'examinait avec attention, on trouvait un hois stérile. Je m'en “tait apyroché pour recueillir quelque fruit ; je reconnus que c'était le fi-

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itaque quuni accessissem ut fructum inde colligerem, deprehendi illam esse ficulneam cui maledixit Dominus, seu illam. veterem. quercum, cui Pom- peium Lucanus comparat dicens ! :

Stat magni nominis umbra,

Qualis frugifero quercus sublimis in agro. Hoc igitur comperto, non multis diebus in umbra ejus otiosus jacui. Paula- tim vero me jam rarius et rarius ad lectiones ejus accedente, quidam tunc inter discipulos ejus eminentes graviter id ferebant, quasi tanti magistri con- temptor fierem. Proinde, illum quoque adversum me latenter commoventes, pravis suggestionibus ei me invidiosum fecerunt. Accidit autem, quadam die, ut post aliquas sententiarum collationes nos scholares invicem jocarc- mur. Ubi quum me quidam animo intentans interrogavisset quid mihi de divinorum lectione librorum videretur, qui nondum nisi in physicis studue- ram, respondi saluberrimum quidem hujus lectionis esse studium ubi salus anima cognoscitur, sed me venementer mirari, quod his qui litterati sunt, ad expositiones Sanctorum intelligendas, ipsa corum scripta vel glosæ non sufficiant, ut alio scilicet non egeant magisterio. Irridentes plurimi qui ade- raut, an hoc ego possem et aggredi. przesumcrem, requisierunt. Respondi me id, si vellent, experiri paratum esse. Tunc conclamantes et amplius irri- deutes : « Certe, inquiuut, ct nos assentimus. » « Quæratur itaque et tradatur vobis expositor alicujus inusitatæ scripturæ, et probemus quod vos promittitis. »

Et consenserunt omnes in obscurissima Ezechielis prophetia. Assumpto itaque expositore, statim in crastino eos ad lectionem invitavi. Qui, invito mihi consilium dantes, dicebant ad rem tantam non esse properandum, sed diutius in expositione rimanda et firmanda mihi banc inexperto vigilan- dum. Indignatus autem respondi non esse mes consuetudiuis per usum proficere, sed per ingenium ; atque. adjeci vel me penitus desiturum esse, vel eos pro arbitrio meo ad lectionem accedere. non differre. Et primæ quidem lectioni nostræ pauci tunc intei fuere, quod ridiculum omnibus vide- retur me, adhuc quasi penitus sacra lectionis expertem, id lam propere ag- gredi. Omnibus tamen qui affuerunt in tantum lectio illa. grata. extitit, ut eam singulari præconio extollerent, et me secundum hunc nostre lectionis tenorem ad glosandum compellerent. Quo quidem audito, ii qui non inter- fuerant coeperunt ad secundam et tertiam lectionem certatim accedere, ct omues pariter de transcribendis glosis quas prima die incæperam, in ipso eorum initio plurimum solliciti esse.

IV. llinc itaque przedictus senex vehementi commotus invidia, et quorum-

1 Lucain, Phareal., ww, 135.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'IELOISE. 11

euier maudit par le Seigueur, ou le vicux chéne auquel Lucain compare Pompée dans ces vers : « Ce n'est plus que l'ombre d'un grand nom : tel le chéne alti r dans une campagne féconde. »

La chose reconnue, je ne demeurai pas longtemps oisif sous son ombre. Je me montrai de moins en moins assidu à ses leçons, Quelques-uns de ses disciples les plus distingués en étaient blessés, comme d'une marque de mépris pour un tel docteur. L'excitant donc sourdement contre moi, ils parvinrent, par leurs suggestions perfides, à l'émouvoir de jalousie. Un jour, après la séance de controverse, nous devisions familiérement entre ca- marades : l'un d'eux, n'ayant demandé insidicusement ce que je pensais de la lecture des livres saints, moi qui n'avais eucore étudié que la physique, je répondis que c'était la plus salutaire des lectures, puisqu'elle nous éclai- rait sur le salut de notre àme, mais que j'étais extrémement étonné que des gens instruits ne se contentassent point, pour expliquer la Bible, du texte méme et de la glose, et qu'il leur fallüt un commentaire. Cette réponse fut accueillie par un rire général. On me demanda si je me sentais la force et la hardiesse d'entreprendre une pareille tàclie. Je. répondis que j'étais prét à en faire l'épreuve, si l'on voulait. Se récriant alors, et riant de plus belle : * Assurément, dirent-ils, nous y consentons de grand cœur. » « Eh bieu! repris-je, qu'on cherche ct qu'on me donne un texte qui ne soit pas usé avec une seule glose, et je soutiendrai le défi. »

D'un comm'in accord, ils choisirent une obscure prophétie d'Ézéchiel. Je pris la glose, et je les invitat à venir, dès le lendemain, entendre mon com- mentaire. Me. prodiguant alors des conseils que je ne voulais pas entendre, ils m'engageaient à ne point précipiter une telle épreuve, à prendre plus de temps, dans mon incxpérience, pour trouver et arrêter mon interprétation. Piqué au vif, je répoudis que j'avais l'habitude de compter non sur le temps, mais sur mon. intelligence; J'ajoutai que je renonçais à l'épreuve, s'ils ne venaient m'entendre sans autre délai. Ma première lecon réunit, il est vrai, peu de monde : il paraissait. ridicule qu'un jeune homme, qui n'avait fait aucune étude des livres saints, les abordât si légèrement. Cependant, ceux qui ireutendireut furent tellement ravis de cette séance, qu'ils en firent un élue éclatant, et m'engagérent à donner suite à mon commentaire suivant la méme méthode. La chose ébruitée, eeux qui n'avaient pas assisté à la première leçon s'empresserent à la seconde et à la troisième, tous jaloux de preudre eu note mes explications, surtout celles de la première séance.

IN. Ce suceës alluma l'envie du vieil Anselme. Déjà excité contre moi, comine je l'ai dit, par des instigations malveillantes, il commença à me per-

12 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL £F.

dam persuasiouibus jam adversum me, ut supra memini, ex tunc stimulatus, non nunus in sacra lectione. me persequi cæpit, quam antea. Guillelmus noster in philosophia.

Erant autem. tunc in scholis hujus senis duo qui cæteris præcminere videbantur : Alberieus scilicet. Remensis, et Lotulphus Lombardus ; qui quanto de se majora praesumebant, amplius adversum me accendebantur. Horum itsque maxime suggestionibus, sicut postmodum deprehensum est, senex ille perturbatus impudenter mihi interdixit. incæptum glosandi opus in loco magisterii sui amplius exercere : hanc videlicet causam præ- tendeus, ne si forte in illo opere aliquid per errorem scriberem, ut pote rudis adhuc in hoc studio, ei deputaretur. Quod quum ad aures. scholarium pervenisset, maxima commoti sunt indignatione super tam manifesta livoris calumnia, quie nemini unquam ulterius acciderat. Quæ quanto manifestior, tanto mihi honorabilior extitit, et persequendo gloriosiorem effecit.

V. Post paucos itaque dies Parisius reversus, scholas mihi jamdudum destinatus atque oblatas, unde primo fueram expulsus, anuis aliquibus quiete possedi ; atque ibi in ipso statim seholarum initio glosas illas Ezechielis, quas Lauduni incæperam, consummare studui. Quo quidem adeo legentibus acceptabiles fuerunt, ut me non minorem gratiam in sacra lectione adeptum jam crederent, quam in philosophica viderant. Unde utriusque lectionis stu- dio scholie nostrae vehementer multiplicati quanta mihi de pecunia lucra, quantam gloriam comparareut, ex fama te quoque latere non potuit. Sed quoniam prosperitas stultos semper inflat, et mundana tranquillitas vigorem enervat animi, et per carnales illecebras facile resolvit ; quum jan me solum in mundo superesse philosophum æstimarem, nec ullam ulterius inquieta- tionem formidarem, frena libidini cœpi laxare, qui antea vixeram continen- tissime; et quo amplius in philosophia vel saera lectione profeceram, am- plius a philosophis et divinis immunditia vitæ rec:debam. Constat quippe philosophos, nedum diviuos, id est saeræ lectionis exliortationibus intentos, continentize decore maxime polluisse. Quum igitur totus in superbia atque luxuria laborarem, utriusque morbi remediuni divina. mihi gratia, licet no- lenti, contulit ; ac primo luxurie, deinde superbis : luxuriæ quidem, his me privando quibus hanc exercebam ; superbie vero, quæ mihi ex litte- rarum maxime scientia nascebatur, juxta illud Apostoli : « Scientia iuflat, » illius libr, quo maxime gloriabar, combustione me humiliando.

VI. Cujus nunc rei utramque historiam verius ex ipsa ro, quam ex auditu coguoscere te volo, ordine quidem quo processerunt.

Quia igitur scortorum immunditiam semper abhorrebam, et ab accessu

LETTRES D'ABEÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 15

sécuter pour mes leçons théologiques, comme avait fait Guillaume pour la

philosophie.

]l y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour ètre supérieurs à tous les autres, C'étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. [ls étaient d'autant plus animés contre moi, qu'ils avaient d'eux- mèmes une plus haute idée. L'esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j'en eus plus tard la preuve, le vieillard m'interdit brutalement de continuer dans sa chaire le commentaire que javais commencé, sous le prétexte que les opinions erronées que je pourrais émettre, dans mon inex- périence de la matière, sergent mises à sa charge.

La nouvelle de cette interdiction répandue dans l'école, l'indignation fut graude : jamais l'envie n'avait si ouvertement frappé ses coups. Mais plus l'attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécu- tions ne firent qu'accroitre ma renommée.

V. Je revins donc peu après à Paris; je remontai dans la chaire qui m'était depuis longtemps destinée. de laquelle j'avais été expulsé : je ] oc- cupat tranquillement pendant quelques années. Dès l'ouverture du cours, reprenant les textes d Ézéchiel dont j avais commencé l'explication à Laon, je pris à tâche a'en terminer l'étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n'avait été jadis celui. du philosophe L'enthousiasme multipliait le nombre des audi- teurs de mes deux cours; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, la renommée a vous l'apprendre. Mais la prospérité enfle tou- jours les sots; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l'âme et la brise aisément par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus d'attaques à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions ; et plus j'avancais dans la voie de la philosophie et. de la theologie, puis je m'éloignais, par l'impureté de ma vie, des philosophes et des saints. Car il. est certain que les philosophes, à plus forte raison, les saints, Je veux dire c:ux qui appliquent leur cœur aux lecons de l'Ecriture, ont leur grandeur surtout à leur chasteté. J'étais done. dévoré par la fièvre de l'orgueil et de la luxure; la grâce divine vint me guérir malgré mot de ces deux maladies ; de la luxure d'abord, puis de Vorgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la. satisfaire ;; de l'orgueil. que la «ence avait fait naître en noi, suivant. cette parole de FApôtre : « la science enfle le cœur », eu m'humiliant par la. destruction de ce livre fameux dont je tirais particulièrement vanité et qui fut brûlé.

Vl. Je veux vous initier à cette double histoire; l'exposition. des faits vous la fera mieux connaitre que tous les bruits qui en ont couru ; je sui- vrai l'ordre des événements.

4 avais de l'aversion pour les impurs commerces de la débauche; la pré-

14 ABÆLARDI ET HNELOISSÆ EPISTOLA.

et. frequentatione nobilium feminarum studii. scholaris. assiduitate revo- cabar, nec laicarum conversationem multum noveram, prava mihi, ut dicitur, fortuna. blandiens, commodiorem nacta est occasionem, qua me facilius de sublimitatis hujus fastigio prosterneret : imo. snperbissimum, uec accepte gratiæ memorem divina pietas humiliatum sibi viudicare!.

C Yrat quippe in ipsa civitate Parisius. adolescentula quadam nomine He- loissa, neptis canonici cujusdam, qui Fulbertns vocabatur, qui eam quanto wunplius diligebat, tanto diligentius in omnem quam poterat scientiam lit- terarum promoveri studuerat. Quæ quuni per faciem non esset infima, per abundantiam litterarum erat suprema. Nam quo bonum hoc, litleratoriae scilicet scientiæ, in mulieribus est rarius, eo amplius puellam commenda- bat, ct in toto regno nominatissimam fecerat. Hanc igitur, omnibus circum- spectis, quæ amantes allicere solent, commodiorem censui in amorem milii copulare, et me id facillime credidi posse. Tanti quippe tunc nomiuis eram, et juventutis et formæ giatia. preeminebamn, ut quamcumque. feminarum nostro dignarer amore, nullam vereter repulsam. Tauto autem facilius hauc inihi puellam consensuram credidi, quanto amplius eam litterarum scien- tin et habere. et diligere noveram, nosque etiam. absentes scriptis. inter- nuntiis invicem liceret presentare, ct pleraque audacius scribere quam col- | loqui, et sic semper jucundis interesse colloquiis.

In hujus itaque. adol-scentulæ amorem totus inllanminatus, occasioneni quaesivi qua can milii domestica et quotidiana conversatione famiharem c ficerem, et facilius ad cons-nsum traherem. Quod quidem ut fierel, egi cuim praedicto puelli avunculo, quibusdam ipsius amicis mtervenientibus, qua- tenus me in domum suam, qua scholis nostris proxima erat, sub quocunque: procurationis pretio susciperet ; hanc videlicet occasioncm prætendens quod studium nostrum domestica nostræ familias. cura plurimum præpediret et impensa uimia nimium me gravaret. Erat autem cupidus ille valde, atque erga neptim suam, ut amplius semper in doctrinam proficeret litteratoriam, plurimum studiosus. Quibus duobus facile assensum assecutus sum, et quod oplabam obtinui : quum ille videlicet et ad pecuniam. totus iuhiaret, et neplim suam ex doctrina nostra. aliquid percepturam crederet. Super quo vehementer me deprecatus, supra quam sperare præsumerem, volis meis accessit, et ainóri consuluit : eam videlicet totam nostro magisterio com- mittens, ut quoties milii a scholis reverso vacaret tiim in die quam in nocte, ei docendie operam dareni, et cam si negligentem sentirem, vehementer constringerem. In qua re quidem quanta cjus simplicitas esset vehementer admiratus, non minus apud me obstupui, quam si agnam teneram famelico lupo committeret. Qui quum eam mihi non solum docendam, verum etiani

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 15

paration laborieuse de mes lecons ne me permettait guére de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j'étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen plus facile pour me précipiter du faite de ces grandeurs, et ramener, par l'humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le cœur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.

Il existait à Paris une Jeune fille, nommée Héloise. Elle était. niéce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, par tendresse, n'avait rien négligé pour pousser l'éducation de sa pupille. Physiquement, clle n'était pas mal; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Ces avantages de l'instruction si rares chez les femmes, ajoutaient à ses attraits : aussi était- elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de toutes les séductions, je pensai à entrer en rapport avec elle, ct je m'assurai que rien ne serait plus facile que de réussir. J'avais une telle réputation, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je croyais n'avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j'honorasse de mon amour. Je me persuadai d'ailleurs que la jeune fille se rendrait à mes désirs d'autant plus aisément, qu'elle était instruite et aimait l'instruction ; méme séparés, nous pourrions nous rendre présents l'un à l'autre par un échange de lettres : la plume est plus hardie que la bouche ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux. |

Tout enflummé de passion, je cherchai done l'occasion de nouer des rap- ports intimes. et journaliers qui familiariseratent cette jeune fille avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques-uns de ses amis; ils l'enga- gerent à me preudre dans sa maison, qui était très-voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguais pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études. et m'étuent trop onéreux. Fulbert aimait l'argent. Ajoutez qu'il était jaloux de faciliter à sa nièce tous les inovens de prozrés dans la carrière des belles-letires. En flattant. ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, ct j'arrivai à ce que je souhaitais : le vicillard céda à la cupidité qui le dévorait, en mème temps qu'à l'espoir que «a nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au delà de toute espérance, et servant lui-même mor ainour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l'école, la nuit comine le jour, et quand je la trouverais en faute, à ue pas craindre de Ja châtier. J'admirais sa naïveté, et ne pouvais revenir de mon étonnement : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé! Me la donner non-seulement à instruire, mais à contraindre, à chàtier, était- ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, füt-

16 AB.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOL &..

vehementer constringendam trader.t, quid aliud. agebat, quam ut votis meis licentiam penitus daret, et occasionem, etiam si nollemus, oflerret, ut quam videlicet blanditiis non pos-em, minis et verberibus facilius flecte- rain? Sed duo erant, quæ eum maxime a turpi suspicione revocabant, amor videlicet. neptis, et continentiæe met fama preterita.

Quid plura? primum domo una conjungimur, postmodum | animo. Sub ocasione itaque discipline, amori penitus vacabamus, et secretos recessus, quos amor optabat, studium lectionis offerebat. Aperlis itaque libris, plura de amore quim de lectione. verba se inzerebant, plura eraut oscula quam sententie, )Sæpius ad sinus quam ad libros reducebantur manus; crebrius oculos amor in se reflectebat quam lectio. in scriptu- ram dirigebat ; quoque minus. suspicionis haberemus, verbera quandoque dabat amor, nou furor, gratia. nou ira, qua omiium unguentorum suavita- tem transcenderent. Quid denique ? nullus à cupidis intermissus est gradus amoris, et si quid insolitum. amor excogitare potuit, est additum. Et quo minus isla fueramus experti. gaudia, ardentius illis insistebamus, et minus in fastidium. rtebantur / Et quo me amplius hiec. voluptas oc upaverat, minus philosophize vacare poteram, et scholis operam dare. Tædiosum mihi veh: menter erat ad scholas procedere, vel in eis morari ; pariter et laborio- sum, quum nocturnas amor vigilias, et diurnas studio conservarem. Quem eliam ita negligentem et tepidum lectio tunc habebat, ut jam niliil ex inze- nio, sed ex usu cuncla proferrem ; nec jam nisi recitator prislinorum essem inventorum, et si qua invenire liceret carmina, essent amatoria, non philo- sophie secreta. Quorum etiam. carminum pleraque adhue in niultis, sicut et ipse nostt, frequentantur et decantantur regionibus, ab his maxime quos vita simul oblectat. Quantam autem mæstitiam, quos genitus, quæ LIunenta nosiri super hoc scholares assumerent, ubi videlicet hane auimi mei occupa- tionem, iio perturbationem præsenserunt, non est facile vel cogitare. Paucos enim jam res tam manifesta decipere polerat, ac nemiuem (credo) preter eum, ad cujus ignominiam maxime id spectabat, ipsum videlicet. puelle avunculum. Cui quidem hoc quum a uounullis nonnunquam suggestum fuisset, credere non poterat, tum, ut supra memini, propter immodera- tam suæ neplis amicitiam, tum etiam propler anteacte vitæ mræ con- tinentiam cognitam. Non enim facile de lis quos plurimum diligimus turpitudinem. suspicamur, nec in vehementi dilectione turpis suspicionis labes potest inesse. Unde et illud est beati Hieronymi in epistola ad Sa- binianum : « Solemus mala domus nostræ scire novissimi, ac liberorum ac conjugum vitia, vicinis canentibus, ignorare'. » Sed quod novissime

t Epist. 03.

LETTRES D'ADÉLARD ET D'IIÉLOISE. 17

ce contre mon gré, l'occasion. de fléchir par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon injurieux : la tendresse filiale de sa nièce et ma ré- putation de continence.

Bref, nous fümes d'abord réunis par le méme toit, puis par le cœur. Sous prétexte d'étudier, nous élious tout entiers à l'amour; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ména- zeaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mélait, dans les le- cons plus de paroles d'amour que de plulosophie, plus de baisers que d'ex- plications ; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu'à nos livres ; l'amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que la lecture ne les diri- geait sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jus- qu'à la frapper : coups donnés par l'amour, nou par la colère, par la ten- dresse, non par la haine, ct plus doux que tous les baumes. Que vous dirais- je? dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour; tout que la passion peut imaginer de raffinement, nous l'avons épuisé. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec délire : nous ne pouvions nous en lasser. Cependant, à mesure que la pas- sion du plaisir m'envahissait, je pensais de moins en moins à l'étude et à mon école. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, ines nuits étant données à l'amour, mes journées au tra- vail. Je ne faisais plus ines leçons qu'avec indifférence et tiédeur; je ne par- lais plus d'inspiration, mais de mémoire ; je ne faisais guère que répéter mes an iennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques piéces de vers, c'était l'amour, uon la philosophie qui me les dic- fait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pavs, sont eucore chantés par ceux qui se trouvent sous le charme du méme sentiment.

Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes disciples, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit ; on peut à peine s'en faire une idée. Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui dont l'honneur v était particulièrement intéressé, je veux dire à l'oncle d'Héloïse. Ou avait essayé de lui donner des inquiétudes; il n'v pouvait ajouter foi, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de conti- nence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux. qu'on aime, et, dans un cœur rempli d'une tendresse profonde, il n'v a point place pour les souil- lures du soupçon. De vient que saint Jérôme écrit dans sa lettre à Sabi- nien : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà ils sont publiquement la risée de la foule. » Mais ce qu'on ap-

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V

LETTRES D'ABELARD ET D'BÉLOISE. 19

prend aprés les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, aprés quelques mois, nous arriva.

Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte! Quelle douleur pour les amants, contraints de se séparer! Quelle honte, quelle confusion pour moi! De quel cœur brisé je déplorais l'affliction de la pauvre enfant! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre deshonneur! Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation. des corps ne faisait que resserrer l'é- treinte des cœurs; privé de toute satisfaction, notre amour s'enflammait davantage ; la pensée du scandale subi nous rendait insensibles au scandale, et le seutiment de la honte nous devenait d'autant. plus indifférent. que la jouissance de la possession était plus douce. 11 nous arriva donc ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus surpris ensemble. Peu après, Hé- loise sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit avec des transports d'allé- gresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire. Une nuit, pendant l'ab- ence de Fulbert, je l'enlevai furtivement, ainsi que nous en étions convenus, et Je la fis immédiatement passer en Bretagne, elle resta chez ma sœur jusqu'au jour elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astralabe.

Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; 1l faut avoir été témoin de Ia vio- lence de sa douleur, des abattements de sa confusion, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embüches me tendre? 1l ne le savait. Me tuer, me mutiler? Avant tout, 11 craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me réduire eu chartre privée était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, lout ce qu'il croit pouvoir faire. Enfin touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi-même du vol que luit avait fait mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliat, je lui promis toutes les répara- tiens qu'il lui plairait d'exiger; je protestai que ee que j'avais fait ne sur- prendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de lV'ainour et qui Sateut dans quels abimes, depuis Ja. naissance du monde, les femmes avaient précipité les. plus grands homines. Pour mieux. Fapaser encore, Je Ini offris une satisfaction qui depassait tout ee qu'il avait. pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le ma- nage fût tenu secret, atin de ne pas nuire à ima réputation. D accepta, il ni engagea. sa parole et celle de ses amis, et scella de ses baisers la récouci- lation que je sollicitais. C'était pour me mieux tralur.

VII. J'allai aussitôt en Bretagne, afin d'en ramener moa amante et. d'en faire ma femme. Mais elle n'approuva pas le parti que j'avais pris; bien plus, eMe me détourna de le suivre pour deux raisons : le péril d'abord, puis le

20 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL E.

nulla unquam satisfactione super hoc placari posse, sicut postmodum co- gnitum est. Quærebat etiam quam de me gloriam habitura esset, quum me .ngloriosum efticerct, et se et me pariter humiliaret ; quantas ab ea mundus penas exigere deberet, si tantam ei lucernam auferret ; quantae maledictio- nes, quanta damna Ecclesie, quantæ philosophorum lacrvmæ hoc matrimo- nium essent secuturæ; quam indecens, quam lamentabile esset, ut quem omnibus natura creaverat, uni me feminæ dicarem, et turpitudini tante subjicer:m. Delestabatur vehementer hoc matrimonium, quod mihi per omnia probrosum esset, atque onerosum. Prætendebat infamiam mei pari- ter et difficultates matrimonii, ad quas quidem vitandas nos exhortans A pos- tolus ait! : « Solntus es ab uxore? noli quærere uxorem. Si autem acceperis uxorem, non peccasti. Et si nupserit virgo, non peccabit. Tribulationem tamen carnis habebunt hujusmodi. Ego autem vobis parco. » Et iterum : « Volo autem vos sine sollicitudine esse. » Quod si nec Apostoli consilium, nec sauctorum exhortationes de tanto matrimonii jugo susciperem : saltem, inquit, philosophos consulerem, et quæ super hoc ab eis vel de eis scripta sunt attenderem ; quod plerumque ctiam Sancti ad increpationem nostram diligenter faciunt. Quale illud est beati. Hieronymi in primo Contra Jovi- nianum, uli scilicet commemorat Theophrastum intolerabilibus nuptiarum molestis, assiduisque inquietudinibus cx magna parte diligenter expositis, uxorem sapienti non esse ducendam evidentissimis rationibus adstrinxisse, ubi et ipse illas exhortationis philosophicæ rationes ta'i fine concludens : « Hoc, inquit, ct hujusmodi Theophrastus disserens, quem non suffundat Christianorum? » Idem in codem : « Cicero, inquit, rogatus ab Hirtio ut post repudium Terenti: sororem ejus duceret, omuino facere supersedit, dicens non posse se et uxori et philosophi: operam pariter dare. » Non ait « operam dare, » sed adjunxit pariter, « nolens quicquam agere quod studio æquaretur philosophiam. »

Ut autem hoc philosophici studii nunc omittam impedimentum, ipsum consule honest: conversationis statum. Qux enim conventio scholarium ad pedissequas, scriptoriorum ad cunabula, librorum sive tabularum ad colos, slylorum sive calamorum ad fusos? Qui denique. sacris vel philosophicis meditationibus intentus, pueriles vagitus, nutricum quæ hos mitigant nz- nias, tumultuosam famili: tam in viris quam in feminis turbam sustinere poterit? Quis etiam. inhonestas illas parvulorum sordes assiduas tolerare valebit? Id, inquies, divites possunt, quorum palatia vel domus ample

! Corinth., I, vu, 27, 98 ct 52.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 21

déshonneur auquel j'allais m'exposer. Elle jurait qu'aucune satisfaction n'apaiserait son oncle; et l'événement le prouva. Elle demandait quelle gloire elle pouvait tirer d'un mariage qui ruinerait ma gloire, et la dégrade- rait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d'exiger d'elle, si elle lui ravissait un tel flambeau ! Quelles malédic- tions elle appellerait sur sa téte! Quel préjudice ce mariage porterait à l'Église! Quelles larmes il coüterait à la philosophie! Combien ne serait-il pas inconvenant et déplorable de voir un homme , que la nature avait créé pour le monde entier, asservi à une femme, et courbé sous un joug hon- teux! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi. Elle me représentait à la fois l'avilissement et les difficultés du mariage, difficultés que l'Apótre nous exhorte à éviter quand il dit : « Es-tu délivré de femme? ne cherche poiut femme. Se ma- rier, pour l'homme, n'est point pécher ; ce n'est point pécher non plus pour la femme. Cependant ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner. » Et plus bas : « Je veux que vous soyez sans inquié- tude. » Que si je ne me rendais ni au conseil de l'Apótre, ni aux exhorta- tions des Saints sur les eutraves du mariage, je devais au moins, disait- elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit, à ce sujet, soit par eux, soit pour eux, ainsi que le plus souvent les Saints le faisaient avec soin pour nous gourmander. Témoin, disait-elle, ce passage de saint Jérôme, contre Jovinien, livre I, il rappelle que Théophraste, aprés avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne ces conseils de la philosophie par cette observation : « Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu de trouver uue telle argumentation chez Théophraste ? » Dans le méme livre, continuait-elle, saint Jérôme cite encore l'exemple de Cicéron, qui, sollicité par Hirtius d'épouser sa sœur après la répudiation de Terentia, s'y refusa formellement, disaut qu'il ne pouvait donner à la fois ses soins à une femme et à la philosophie. I1 ne dit pas « donrer ses soins, » mais il ajoute, ce qui revient au méme, « qu'il ne voulait. rien faire qui püt ba- lancer pour lui l'étude de la philosophie. »

Mais ne parlons pas, poursuivait-elle, des entraves qu'une femme apporte- rait à vos études de philosophie, et songez à la situation que vous dounerait une alliance légitime. Quel rapport peut-il v avoir entre les travaux de l'école et le train d'une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est-il un homme qui, livré aux méditations de l'Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d'un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l'endort, le va-et-vient du service, hommes ct femmes de la maison, la malpropreté de l'enfauce? Les riches le font bien, direz-vous : oui, sans doute, parce qu'ils ont dans leurs palais ou daus leurs vastes demeures des

24 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

scilicet. professione religionis adstricli, quid te clericum atque canonicum facere oportet, ne divinis officiis turpes præferas voluptates, ne te præcipi- tem hzc Charibdis absorbeat, ne obscenitatibus istis te impudenter atque irrevocabiliter immergas? Qui si clerici prierogativam non curas, philosophi saltem defende dignitatem. Si reverentia Dei contemnitur, amor saltem lio- nestatis impudentiam temperet. Memento Socratem uxoratum fuisse, 2t quam fædo casu hanc philosophiz labem ipse primo luerit, ut deinceps c:eteri exemplo ejus cautiores efficerentur. Quod nec ipse praterit Hierony- mus ita in primo Contra Jovinianum de ipso scribens Socrate : « Quodam autem lempore quum infinita convicia ex superiore loco ingerenti Xan- thippæ reslitisset, aqua profusus immunda, niliil respondit amplius, quain

capite delerso : « Sciebam, inquit, futurum ut ista tonitrua imber seque- retur. »

Addebat denique ipsa et quam periculosum milü cesset cam reducere et quam sibi carius existeret, mihique honestius amicam diei quam uxorem, ut me ei sola gratia conservaret, non vis aliqua vinculi nuptialis constrin- geret; tantoque nos ipsos ad tempus separatos gratiora de conventu nostro percipere gaudia, quanto rariora. Ie et similia persuadens seu dissuadeus, quum meam deflectere non posset stultitiam, nec me sustineret offendere, suspirans vehementer et lacrymaus, perorationem suam tali fine ternunavit : « Unum, inquit, ad ultimum restat, ut in perditione duorum, minor non succedat dolor quam præcessit amor. » Nec in hoc ei, sicut universus agno- vit mundus, proplietice defuit spiritus, y

Nato itaque parvulo nostro sorori mex commendato, Parisius occulte revertimur, et post paucos dies, nocte secretis orationum vigiliis iu quadam ecclesia celebratis, ibidem summo mane, avunculo cjus atque quibusdam nostris vel ipsius amicis assistentibus, nuptiali benedictione confœderamus. Moxque occulte divisim abs: essimus, nec nos ulterius nisi raro latenterque vidimus, dissimulantes plurimum quod egeramus. |

VIII. Avunculus autem ipsius, atque domestici ejus, ignominiæ suæ sola- tium quærentes, initum. matrimonium divulgare, et fidem. milii super hoc datam violare cceperunt ; illa autem c contra anathematizare et jurare quia falsissimum esset. Unde vehementer ille commotus, crebris eam contumeliis afficiebat. Quod quum ego cognovissem, transmis cam ad abbatiam quam- dam sanctimonialium prope Parisius, quz Árgenteolum appellatur, ubi ipsa olim puellula educata fuerat atque erudita, Vestes quoque ci religionis, quae

LETTRES D'ADÉLARD ET D'IIÉLOISE. 95

bler les preuves ; j'aurais l'air de faire la leçon à Minerve. Mais si les laïques, les gentils ont ainsi vécu, sans être euchainés par aucune espèce de vœux . religieux, vous qui êtes clerc et revétu du canomicat, irez-vous préférer des voluptés honteuses à votre sacré ministère, vous précipiter dans ce gouffre de Charybde, et bravant toute honte, vous plonger à Jamais dans les abimes de l'impureté? Si vous ne tenez compte des devoirs du clerc, songez au moins à la dignité du philosophe. A défaut du respect de Dieu, laissez le sentiment de l'honneur mettre un frein à votre impudeur. Rappelez vous que Socrate a été marié et par quelle triste peine il expia cette tache imprimée à la philosophie, comme pour que son exemple servit à rendre les hommes plus sages. Ce trait n'a pas échappé à saint Jérôme qui, dans son premier livre contre Joviuien, écrit au sujet même de Socrate : « Un jour ayant voulu tenir téte à l'orage d'injures que Xantippe faisait tomber sur lui d'un étage supérieur, il se sentit arrosé d'un liquide impur : « Je savais bien, dit-il pour toute réponse, en s'essuyant la téte, que ce tonnerre amé- nerait la pluie. »

Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dan- gereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d'amante, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d'épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m'en- chainer par les liens du mariage; elle ajoutait que nos séparations momen- tanées rendraient les rapprochements d'autant plus doux qu'ils seraient plus rares. Puis voyant que ces efforts pour me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n'osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : « C'est la seule chose qui nous reste à faire, si nous voulons achever de nous perdre tous les deux, et nous préparer un chagrin égal à notre amour. » Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l'esprit de prophétie.

Nous recommandons donc à ma sœur notre jeuue enfant, ct nous reve- nous secrètement à Paris. Quelques jours plus tard, après avoir. passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l'aube du matin, en présence de l'oncle d'Héloise et de plusieurs de ses amis et des nôtres, nous recümes la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retiràmes secrètement clacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vimes plus qu'à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le mieux qu'il serait possible notre union cachée.

VIE. Mais Fulbert et les siens, pour se venger de l'affront qu'ils avaient reçu, se mirent à divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée. Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n'était plus faux. Fulbert, exaspéré, l'accablait de mauvais traitements. Informé de cette si- tuation, je l'envoyai à une abbave de nonnes voisine de Paris et appelée Ar- genteuil, elle avait été élevée et instruite dans sa première Jeunesse, ct à l'exception du voile, je lui fis prendre, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. A cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensè-

26 AD.ELARDI ET HELOISS.E EPISTOLÆ.

conversioni monasticze. convenirent, excepto velo, aptart feci, et. his eam indui. Quo audito, avunculus et consanguinei seu affines ejus opinati sunt me nunc sibi plurimum illusisse, et ab ea moniali facta me sie facile expe- dire. Unde veliementer iudignati, et adversum me coujurati, nocle quadam quiescentem me atque dormientem in secreta hospitii mei camera, quodam mili servienti per pecuniam corrupto, crudelissima et pudentissima. ultione punierunt, et quam summa admiratione muudus excepit, eis videlicet cor- poris met partibus amputatis, quibus 1d. quod. plangebant commiseram. Quibus mox in fugam conversis, duo qui comprehendi potuerunt. oculis et genitalibus privati sunt. Quorum alter ille fuit supradictus. serviens, qui quum in obsequio meo mecum maneret, cupiditate ad proditionem ductus est. Mane. autein. facto, t0tà ad me civitas congregata. quanta. stuperel ad- miratione, quanta se. affligeret lamentatione, quanto me clamore. vexarent, quanto plauetu pertubarent, difficile, imo impossibile est exprimi. Maxine vero clerici, ac. precipue: scholares nostri intolerabilibus ine. lamentis et ejulatibus eruciabant, ut multo implius ex eorum compassione quam ex vulneris lederer passione, et plus erubeseentiam quiin. plagun sentireni, dit pudore magis quam dolore affligerer. Oceirrebat animo quanta modo gloria pollebam, quam facili: et temporali casu hiec humiliata, imo penitus esset extincta; quam justo Dei judicio in illa corporis miei portione plecterer, in qua deliqueram ; quam justa proditione 1s, quem antea prodideram, vicem mili vetulisset ; quanta laude mei iemult tam inanifestam æquitatem effer- rent ; quantam perpetui doloris contritionem plaga hie parentibus meis et amicis esset eollatura ; quanta dilatatione hæc singularis infamia universum mundum esset occupatura ; qua nihi ulterius via pateret, qua fronte in pu- blicum prodirem omuium digitis demonstrandus, omnium linguis. corro- dendus, omnibus monstruosum spectaculum futurus. Nec me etiam parum confundebat quod, secundum occidentem legis litteram, tanta sit apud Deum eunuchorum abominatio, ut homines amputatis vel attritis testibus eunuchi- zati inirare ecclesiam, tanquam olentes et. immundi, prohibeantur, et in orificio quoque talia penitus animalia respuantur. Lih. Levitici* : « Omne aa], quod vel contrifis, vel tusis, vel sectis, ablatisque testiculis, fferetis Domino. » Deuter.?, cap. xxnr : « Non. intrabil eunuchus,

vel amputatis lestieulis, et abseisso. veretro, ecclesiam Dei. » In

sera me contritione positum confusio, fateor, pudoris potius quam conversionis ad monasticorum latibula claustrorum compulit, illa

ius ad imperium nostrum sponte velata, et monasterium ingressa.

un, v. 94. * Cap. xxm, v. 1.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HELOISE. 21

rent que je m'étais joué d'eux et que J'avais mis Héloïse au couvent pour m'en débarrasser. Outrés d'indignation, ils s'entendirent, et une nuit, pen- dant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes servi- teurs, corrompu à prix d'or, les ayant introduits, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchérent les parties du corps avec lesquelles j'avais commis ce dont ils se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d'entre eux qu'on put arrêter furent privés de la vue ct des organes de la génération. L'un d'eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.

Le matin venu, la ville entiére était rassemblée autour de ma maison. Dire l'étonnement, la stupeur géuérale, les lamentations, les cris, les gé- missements dont on me fatiguait, dont on me torturait, serait chose diffi- cile, impossible. Les clercs surtout, et plus particuliérement mes disciples, me martyrisaient par leurs gémissements intolérables. Je souffrais de leur compassion plus que de ma blessure ; je sentais ma honte plus que ma mu- tilation ; j'étais plus accablé par la confusion que par la douleur. Mille pen- sées se présentaient à mon espril. De quelle gloire je jouissais encore tout à l'heure; avec quelle facilité elle avait été, en un moment, abaissée, dé- truite! Combien était juste le jugement de Dieu qui me frappait dans la partie de mon corps qui avait péché! Combien étaient légitimes les repré- sailles de Fulbert qui m'avait rendu trahison pour trahison! Quel triomphe pour mes ennemis, de voir ainsi le chátiment égalé à la faute! Quelle peine inconsolable le coup qui me frappait porterait dans l'àme de mes parents et de mes amis! Comme l'histoire de ce déshonneur saus précédent allait se répandre dans le monde entier! passer maintenant? Comment paraitre en public? J'allais être montré au doigt par tout. le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous une sorte de monstre. Ce qui contri- buait encore à m'atterrer, c'était la pensée que, selon la lettre meurtrière de la loi, les cunuques sont en telle abomination devant Dieu, que les hom- mes réduits à cet état par l'amputation ou le froissement des parties viriles sont repoussés du seuil de l'Église comme fétides et immondes, et que les animaux cux mémes, lorsqu'ils sont ainsi mutilés, sont rejetés du sacrifice. « Tout animal dont les parties génitales ont été froissées, écrasées, coupées ou enlevées, ne sera pas offert au Seigneur, » dit le Leritique; et dans le Deutéronome : « L'eunuque, dont les parties viriles auront été écrasées ou amputées, n'entrera point dans l'église. » Dans cet état d'abatto- ment et de confusion, ce fut, je l'avoue, un sentiment de honte plutôt que la vocation qui me fit chercher l'ombre d'un cloitre. Héloïse, suivant mes ordres avec une entière abnégation, avait déjà pris le voile ct était entrée dans un monastère,

28 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

Ambo itaque simul sacrum habitum suscepimus : ego quidem in abbatia Sancti Dionvsii, illa in monasterio Argenteoli supradicto. Quæ quidem, me- mini, quum ejus adolescentiam a jugo monasticæ regule tanquam intole- rabili pena plurimi frustra deterrerent & compatientes, in illam Corneliæ querimoniam inter lacrymas ct singulus prout poterat proruinpeus, ait ! :

O maxime conjux!

O thalamis indigne meis! Hoc juris habebat

In tantum fortuna caput? Cur impia nupsi,

Si miserum factura fui? Nunc accipe panas,

Sed quas sponte luam. Atque in his verbis ad altare mox properat, et confestim ab episcopo benc- dictum velum ab altare tulit, et se monasticæ professioni coram omnibus alligavit.

IX. Vix autem de vulnere adhuc convalueram, quum ad me confluentes clerici tam ab abbate nostro, quam a meipso, continuis supplicationibus effla- gitabant, quatenus quod hucusque pecuniæ vel laudis cupiditate egeram, nunc amore Dei operam studio darem, attendens quod mihi fuerat a Dommo talentum commissum ab ipso esse cum usuris exigendum ; ct qui divitibus maxime hucusque intenderam, pauperibus erudiendis amodo studerem; et ob lioc maxime Dominica manu me nunc tactum esse cognoscerem, quo liberius, a carnalibus illecebris et tumultuosa vita seculi abstractus, studio litterarum. vacarem ; nec tam mundi quam Dei vere. philosophus fierem. Erat autem abbatia illa nostra, ad quam me contuleram, secularis admodum vitz? atque turpissimæ. Cujus abbas ipse, quo cæteris prolatione major, tanto vita deterior atque infamia notior erat. Quorum quidem intolerabiles spurcitias ego frequenter atque vehementer modo privatim, modo publice redargueus, omnibus me supra modum onerosum atque odiosum efleci, qui ad quotidianam discipulorum nostrorum instantiam. maxime gavisi, occa- sionem nacti sunt, qua me a se removerent. Diu itaque illis instantibus atque importune pulsantibus, abbate quoque nostro et fratribus intervenien- tibus, ad cellam quamdam recessi, scholis more solito vacaturus; ad quas quidem tanta seholarium multitudo confluxit, ut nec locus. hospitiis, nec terra sufficeret alimentis. Übi, quod professioni meæ convenientius erat, sacre plurimum lectioni studium intendens, secularium. artium. discipli- nam, quibus amplius assuetus fueram, et quas a me plurimum require- bant, non penitus abjeci, sed de his quasi hamum quemdam fabricavi, quo illos philosophieo sapore inescatos ad veræ philosophiæ lectionem attrahe- rem, sicut et summum christianorum philosophorum Origenem consuevisse Historia meminit ecclesiastica?. Quum autem in divina Scriptura non mi-

! Lucain, Pharsal., viu, 94 et 099. 3 Euseb. Hist. cecles. vi, 7.

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 29

Nous revétimes donc tous deux en méme temps l'habit religieux, moi dans l'abbaye de Saint-Denis, elle, dans le couvent d'Argenteuil dont j'ai parlé plus haut. On voulait, je m'en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à uu insupportable supplice, on s'apitoyait sur son sort; elle ne répondit qu'en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots, la plainte de Cornélie : « O noble époux, si peu fait pour un tel hymen! Ma fortune avait-elle donc ce droit sur une téte si haute? Cri- minellc que je suis, devais-je t'épouser pour causer ton malheur ! Reçois en expiration ce châtiment au-devant duquel je veux aller. » C'est en pronon- cant ces mots qu'elle marcha vers l'autel, reçut des mains de l'évéque le voile béni et prononça publiquement le scrment de la profession mónas- tique.

IX. A peine étais-je convalescent de ma blessure, qu'accourant en foule, les cleres commencérent à fatiguer notre abbé, à me fatiguer moi-méme de leurs prières : ils voulaient que ce que j'avais fait jusque-là par amour de l'argent ou de la gloire, je le fisse maintenant pour l'amour de Dieu ; ils disaient que le talent dont le Seigneur m'avait doué, le Seigneur m'en de- manderait compte avec usure, que je ne m'étais guére encore occupé que des riches, que je devais me consacrer maintenant à l'éducation des pau- vres; que je ne pouvais méconnaitre que, si la main de Dieu m'avait tou- ché, c'était afiu qu'affranchi des séductions de la chair et de la vie tumul- tueuse du siècle, je pusse me livrer à l'étude des lettres, et de philosophe du monde devenir le vrai philosophe de Dieu. Or l'abbaye je m'étais re- tiré était livrée à tous les désordres de la vie mondaine. L'abbé lui-même ne tenait le premier rang entre tous que par la dissolution et l'infamie de ses mœurs. Je m'étais plus d'une fois élevé contre ces scandaleux déporte- ments tantôt en particuli r, tantôt en public, et je m'étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous ; si bien que, charmés des instances journel- lement répétées de mes disciples, ils profitèrent de l'occasion pour m'écar. ter. Pressé par les sollicitations incessantes des écoliers, et cédant à l'inter- vention de l'abbé et des frères, je me relirai dans un prieuré, pour repren- dre mes habitudes d'enseignement; et telle fut l'affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ui la terre à les nourrir. Là, confor- mément à mon caractère, je me livrai particulièrement à l'enseignement de la théologie. Toutefois je ne répudiai pas entièrement l'étude des arts sécu- liers dont j'avais plus particulièrement l'habitude et qu'on attendait spécra- lement de moi; j'en fis comme une amorce pour attirer ceux qui m'écou- taient, par une sorte d'avant-goüt philosoihique, à l'étude de la vraie philo- sophie, selon la méthode attribuée par l'Histoire ecclésiastique au plus grand des philosophes chrétiens, Origéne. Et comme le Seigneur semblait ne m'avoir pas moins favorisé pour l'intelligence des saintes Écritures que

30 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLÆ.

norem mihi gratiam, quam in seculari Dominus contulisse videretur, cæpe- runt admodum ex utraque lectione scholæ nostre multiplicari, et. cæteræ omnes vehementer attenuari. Unde. maxime magistrorum. invidiam atque odium adversum me eoncitavi, qui in omnibus qui poterant milii derogan- tes, duo precipue absenti nihi semper objicicbant : quod. scilicet proposito monachi valde sit contrarium secularium librorum studio detineri, et quod sine magistro ad magisterium divinæ leotionis accedere. preesumpsisseni ; ut sic videlicet omne mihi. doctrinæ scholaris exercitium. interdiceretur, ad quod incessanter episcopos, archiepiscopos, abbates, et quascunque poterant religiosi nominis personas incitabant.

X. Accidit autem mihi ut ad ipsum fidei nostre fundamentum humauæ rationis similitudinibus disserendum primo me applicarem, et quemdiin theologiæ tractatum de Ünitale et Trinitate divina scholaribus nostris coin- ponerem, qui humanas, ct plulosophicas rationes requirebant, et plus quae intelligi quam quz dici. possent efflagitabant : dicentes quidem: verborum superfluam esse prolationem, quami intelligentia non sequeretur, nec credi posse aliquid nisi primitus. intellectum, et ridiculosum esse aliquem aliis pradicare quod. nee ipse, nec illi quos doceret intellectu. capere: possent, Domino ipso arguente quod cæci essent duces cæcorum. Quem quidem trac- tatum quum vidissent et legissent plurimi, ecpit in commune omnibus plurimum placere, quod in eo pariter omnibus satisfieri super hoe quiestio- nibus videbatur. Et quoniam. quiestiones istæ proe omnibus difficiles vide- bantur, quanto earum major extiterat gravitas, tanto solutionis earum ceu- sebatur major subtilitas. Unde æmuli mei, vehementer accensi, concilium contrame congregaverunt, maxime duo illi antiqui insidiatores, Albericus sci- licet et Lotulfus, qui jan defunctis magistris eorum ct nostris, Guillelmo sci- licet atque Anselmo, post eos quasi regnare se solos appetebant, atque etiam ipsis lanquam hæredes succedere. Quum autem utrique Remis scholas rege- rent, crebris suggestionibus archiepiscopum suuin Radulphum adversum me commoverunt, ut ascito. Conano, Priunestino episcopo, qui tunc. legatione fungebatur in Gallia, conventiculum quemdam. sub nomine. concilii. in Suessionensi civitate celebrarent, meque invitarent quatenus illud. opus clarum, quod de Trinitate composueran, mecum afferrem. Et factum est ita. Antequam autem 1lluc pervenivem, duo illi prædicti æmuli nostri ita me in clero et populo diffamaverunt, ut pene me populus paucosque qui advenerant ex discipulis nostris, prima die nostri adventus lapida- rent, dicentes me tres Deos predicare et scripsisse, sicut ipsis per- suasum fuerat. Accessi autem, mox ut ad civitatem veni, ad legatum, eique , libellum nostrum. inspiciendum et dijudicandum tradidi; et me,

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 91

pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs, attirés par les deux cours, ne tarda pas à s'accroitre, tandis que l'auditoire des autres se dépeuplait. Ce qui excita contre moi l'envie et l'inimitié des maitres. Tous travaillaient à me dénigrer ; mais deux surtout profitaient de mon éloigne- ment pour établir contre moi que rien n'était plus contraire au but de la profession monastique que de s'arréter à l'étude des livres profanes, et qu'il y avait présomption, de ma part, à monter dans une chaire de théo- logie sans le concours d'un théologien. Ce qu'ils voulaient, c'était me faire interdire l'exercice de tout enseignement, et ils y poussaient incessamment les évéques, les archevéques, les abbés, en un mot, toutes les personnes avant nom dans la hiérarchie ecclésiastique.

X. Or il arriva que je m'attachai d'abord à discuter le principe fonda- mental de notre foi par des analogies, et que je composai un traité sur l'unité ct la trinité divine à l'usage de mes disciples, qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains ct philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations, non des mots. Ils disaient, en effet, qu'ils n'a- vaient pas besoin de vaines paroles, qu'on ne peut croire que ce que l'on a compris, et qu'il est ridicule de précher aux autres ce qu'on ne comprend pas plus que ceux auxquels on s'adresse; que le Seigneur lui-méme con- damne les aveugles qui conduisent les aveugles. On vit ce traité, on le lut, et généralement on en fut content, parce qu'il semblait répondre à tous les points du sujet. Et ces points paraissant d'une difficulté transcen- dante, plus on en reconnaissait la gravité, plus on en admirait la solution. Mes rivaux furieux assemblèrent contre moi un concile. A leur tête étaient les deux meneurs d'autrefois, Albéric et Lotulfe, qui, depuis la mort de nos maîtres communs, Guilla::me et Anselme, avaient la prétention de régner et de se porter leurs seuls héritiers. lls tenaient tous deux école à Reims. l'ar leurs suggestions réitérées, ils déterminèrent leur archevéque Raoul à appeler Conan, évêque de Préneste, qui remplissait alors en France la mis- sion de légat, à réunir une sorte d'assemblée, sous le nom de concile, dans Ja ville de Soissons, et à m'inviter à leur apporter ce fameux ouvrage que j'avais composé sur la Trinité. Ainsi fut-il fait. Mes deux rivaux m'avaient tellement calomnié dans le clergé et dans le peuple, qu'il s'en fallut de peu qu à mon arrivée à Soissons, la foule ne me lapidàt, moi et ceux qui m'ac- compagnaient, sous le prétexte que j'enseignais et que j'avais écrit qu'il y avait trois Dieux. C'était ce qu'on leur avait persuadé. Cependant, à peine eutré en ville, j'allai trouver le légat, je lui remis mon livre, l'abandon- nant à son examen et à son jugement, ct me déclarant prét, soit à amender ma doctrine, soit à faire réparation, si j'avais rien écrit qui s'écartàt des principes de la foi. Le Jégat m'enjoignit aussi de porter le livre à l'archevèque et à mes deux rivaux, me renvoyant au jugement de ceux qui m'accusaieut; en sorte que la parole divine fut ainsi accomplie envers moi : « et nos ennemis sont nos juges. » Ceux-ci, aprés avoir feuilleté ct

32 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLAE.

si aliquid scripsissem quod a catholica fide dissentiret, paratum esse ad correptionem vel satisfactionem obtuli. Ille autem statim milii precipit libellum ipsum archiepiscopo illisque æmulis meis deferre, quatenus ipsi me judicarent, qui me super hoc accusabant : ut illud in me etiam complere- tur : « Et inimici nostri sunt Judices !. » Sæpius autem illi inspicientes atque revolventes libellum, nec quid in audientia proferre adversum me auderent invenientes, distulerunt usque iu finem concilii libii, ad quam. anhelabant, damnationem. Ego autem, singulis diebus antequam sederet concilium, in publice omnibus secundum quam seripseram fidem catholicam disserebam, et cum magna adnniratione omnes qui audiebant, tam verborum apertio- nem, quam sensum nostrum, commendabant. Quod quum populus et cle- rus iuspiceret, ceperunt adinvicem dicere : « Ecce nunc palam loquitur, et nemo in cum aliquid dicit ; ct concilium ad finem festinat, maxime in eum, ut audivimus, congregatum. Nunquid judices. cognoverunt quia ipsi potius quam ille errant? » Ex quo æmuli nostri quotidie magis ac magis inflam- mabantür. |

Quadam autem die, Albericus ad me animo intentandum cum qui- busdam discipulis suis accedens, post quedam blanda colloquia, dixit se mirari quoddam, quod in libro illo notaverat : quod scilicet, quum Deus Deum genuerit, nec nisi unus Deus sit, negarem tamen Deum seipsum ge- nuisse. Cui statim respondi : « Super hoc, si vultis, rationem proferam. Non curamus, inquit ille, rationem humanam, aut sensui. nostrum in ta- libus, sed autoritatis verba solummodo. » Cui ego: « Vertite, inquam, fo- lium libri, et invenietis auctoritatem. » Et erat presto liber quem secum ipse detulerat. Revolvi ad locum quem noveram, quem ipse minime com- pererat, aut cui non nisi mili nocitura quærcbat. Et voluntas Dei fuit, ut cito occurreret mihi quod volebam. Erat autem sententia iutitulata : Augusti- nus de Trinitate, lib. I : « Qui putat. ejus potentis Deum, ut seipsum ipse genuerit, eo plus errat quod non solum Deus ita non est, sed nec spiritualis creatura, nec corporalis. Nulla enim omnino res est, quz seipsam gignat. »

Quod quum discipuli ejus qui aderant audissent, obstupefacti erubesce- bant. Ipse autem, ut se quoquomodo protegeret : « Bene, inquit, est intelli- gendum. » Ego autem subjeci hoc non esse novellum, sed ad præsens nihil attinere, quum ipse verba tantum, non sensum requisisset, Si autem sen- sum et rationem attender: vellet, paratum me dixi ei ostendere, secundum ejus sententiam, quod in eam lapsus essct hæresim, secundum quam is qui

* Deuter, cap. xxxi, v. 51.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 33

scruté le livre en tous sens, n'y trouvant rien qu'ils osassent produire contre moi à l'audience, ajournèrent à la fin du concile cette condamna- tion à laquelle ils aspiratent. Pour moi, j'avais employé tous les jours qui avaient précédé le concile à établir publiquement les bases de la foi catho- lique dans le sens de mes écrits, et tous mes auditeurs exaltaient avec une admiration sans réserve mes commientaires et leur esprit. Le peuple et le clergé, témoins de ce spectacle, commencèrent à s^ dire : Voici maintenant qu'il parle devant lout l: monde, et que personne ne lui répond, ct' le concile qu'on nous disait réuni principalement contre lui touche à sa fin : «st-ce que les juges auraient reconnu que l'erreur est plutôt de leur côté que du sien? Et ce langage exeitait chaque jour davantage la fureur de mes rivaux.

Un jour, Albéric, dans l'intention de me tendre un piége, vint me trouver avee quelques-uns de ses disciples. Après quelques mots de politesse, il me dil qu'il avait remarqué dans mon livre un passage qui l'avait étonné. Dieu avant engendré Dieu, et Dieu n'étant qu'un, comment pouvais-je nier que Dieu se füt engendré lui-même? C'est, répondis-je aussitôt, une thèse que je vais, si vous voulez, démontrer rationnellement. En telle matièré, ré- pondital, nous ne tenons point compte de là. raison humaine et de notre sentunent : nous ne reconnassons que les paroles de l'autorité, Eh bien, lui dis-je, tournez le feuillet et vous trouverez l'autorité. Nous avions ju-tement sous la main le livre, qu'il avait pris avec lui. Je me reportai au passage que je connaissais et qui lut avait échappé ou qu'il n'avait pas voulu voir. parce qu'il ne cherchait dans mon hvre que ce qui pouvait me nuire. Et 1a volonté de Dieu fit que je trouvait aussitôt ce que ;e voulais. C'était Ja citation de saint Augustin. sur la. Trinité, livre Fr: « Celui qui suppose à [neni la puissance de s'être engendré Ini-nème se trompe d'autant plus que ce nest pas à l'égard de Dieu seulement qu'il n'en est pas ainsi, mais à l'ézard de toute créature spirituelle ou corporelle : il u'y a absolument rien, en ellet, qui S'engendre soi-même »

A la lecture de cette citation, les disciplesd'Albéric, qui étaientlà, rougirent de upéfaeti in, Quantà lus. cherchant à se retrancher de son mieux : Le tout, dital. est de bien comprendre, Mais, répliquai-je, cela n'est point une opi- uiti iouvelle' et pour Le mom: nt, au surplus id importe peu, puisque ee sont des pareles que vous demandez, et non une interpré'ation. J'ajoutai que, s'il voulait établir une interprétation et en appeler à la raison, j'étais prét à raison- ner et à lui démontrer par ses propres paroles qu'il était tombé dans l'hérésie

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9l ABÆLARDI ET IlIELOISS;E EPISTOLEE.

pater est sui ipsius filius sit. Quo ille audito, statim quasi furibundus etfec- (us, ad minas conversus est, asserens nec rationes Jneas, nec auctorilates mihi in hac causa suffragaturas esse. Atque ita recessit.

Extrema vero die concilii, priusquam residerent, diu legatus ille atque archiepiscopus cum æmulis meis et quibusdam personis deliberare co»pe- runt, quid de meipso et libro meo statuerctur, pro quo maxime vocati. fuc- rant. Et quoniam ex verbis meis, aut scripto quod erat in. præsenti, non habebant quod in me prætenderent, omnibus aliquantulum conticentibus, aut jam mihi niinus aperte detraheutibus, Gaufridus, Carnotensis episcopus, qui cæteris episcopis et relizionis nomiue et sedis dignitate præcellebat, ita exorsus est : « Nostis, domini omnes qui adestis, hominis hujus doctrinam, qualiscunque sit, ejusque ingenium, in quibuscunque studuerit, multos assentatores et sequaces habuisse, et magistrorum tam suorum quam nos- trorum famam maxime compressisse, et quasi ejus vineam a mari usque ad mare palinites suos extendisse. Si hune præjudicio, quod non arbitror, gra- vaverilis, etiamsi recte, multos vos offensuros sciatis et non deesse plurimos qui eum defendere velint : prosertim quum in præsenti seripto nulla. vi- deamus que aliquid obtineant apertæ calumniæ ; et quia juxta illud Hic- ronymi : « Semper in propatulo fortitudo æmulos habet, »

0. . feriuntque summos. Fulgura moutes*.. . . .. videte ne plus ei nominis conferatis violenter agendo, et plus nobis criminis ex invidia quam ei ex justitia conquiramus. « Falsus enim rumor, ut prz- dictus doctor meminit, cito opprimitur, et vita posterior judicat de priore. » Si autem canonice agere in eum disponitis, dogma ejus vel scriptum in me- dium pro?eratur, et, interrogato, libere respondere liceat, ut convictus. vel confessus penitus obinutescat juxta iliam saltem beati Nicodemi sententiam, qua Dominum ipsum liberare cupiens, aiebat : « Nunquid lex nostra judicat hominem, nisi audierit ab ipso prius, et cognoverit quid faciat? » Quo au- dito, statim æmuli mei obstrepentes exclamaverunt : « OU sapientis consi- lium, ut contra ejus verbositatem conteudamus, cujus argutnentis vel so- phismatibus universus obsistere inundus nou posset! » Ned certo multo difficilius erat cum ipso contendere Christo, ad quem tamen audiendum Ni- codemus, juxta legis sanctionem, invitabat. Quum autem episcopus ad id quod proposuerat eorum animos iuducere non posset. alia via. eorum ivi diam refrenare attentat, dicens ad discussioncm tanlie 161. pauces qui ade- raut non posse. suflicere, majorisque examinis causam hane indigere: in

! Horat. GI. 11, 10.

IETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 5

de ceux qui prétendent que le père est à lui-mème son propre fils. A ces inots, comme fou de fureur, il s'emporla en menaces, s'écriant que ni mes raisonnements ni mes autorités ne me sauveraient. Et là-dessus il se retira.

Le dernier jour du concile, avant l'ouverture de la séance, le lésat et l'archevèque eurent avec mes rivaux et quelques autres personnes un long entretien, pour savoir ce qu'on déciderait de moi et de mou livre, qui avait été l'objet. principal de la convocation. Comme ui mes paroles ni l'éerit qu'ils avaient sous les yeux ne fournissaient matière à inerimination, il y eut un moment de silence, et mes détracteurs étaient déjà moins hardis, lorsque Geoflrov, évéque de Chartres, qui, par sa réputation de sainteté uomme par l'importance de son siége, avait la. prééminence sur les autres évêques, prit la parole eu ces termes : Vous savez tous, messeigueurs ici présents, que le savoir uuiversel de cet homme et sa supériorité dans toutes les études auxquelles il s'est attaché, lui ont fait de nombreux et fidèles par- Usans ; qu'il a fait pälir la renommée de ses maitres ct des nôtres, et que sa vigne, Si je puis m'exprimer ainsi, a étendu. ses rameaux d'une mer à l'autre. Si vous faites peser sur lui le poids d'une condamnation, sans l'avoir enteudu, ce que je ne pense pas, sa condamnation, füt-elle juste; blessera bien des gens, et 1d s'en trouvera plus d'un qui voudra prendre sa defense, alors surtout que nous ne voyons, dans l'écrit incriminé, rien qui ressemble à une attaque ouverte. On dira, selon le mot de saint Jérôme, que la force qui se montre attire les jaloux, et que, suivant le poéte, les hautes cimes appellent la foudre. Craignez done que des procédés violents contre cet homme n'aient d'autre résultat que d'accroître sa renommée, et que, par suite de la malveillance publique, l'accusation ne fasse plus de tort aux juges que la sentence à l'accusé. « Car un faux bruit est vite étouffé, dit le méme docteur, et la seconde période de la vie prononce sur la première. » Mais si vous voulez procéder régulièrement, que l'enseignement. de. eet homme on que son livre soit produit eu pleine assemblée, qu'on l'interroge, qu'il soit mis en demeure de répondre, et qu'aiusi, confondu, il en vienne à confesser sa. faute, bien qu'il soit réduit au silence, suivant le mot du bienhereux Nicodème qui, voulant sauver Notre-Seisneur, disait: Depuis quand notre loi jnge-t-clle un homme, sans l'avoir entendu, et sans qu'on ait vérilié ce qu'il a fait? -— À ces mots, mes rivaux murmurent et S'écrient : O le saze conseil de vouloir nous faire engager la lutte coutre Ja faconde d'un homine, dont les arguments et les sophismes Wiompheraent du monde en- ter? Certes, il état plus difficile d'engazer Ia. lutte avec Jésus lui-méme, A cependant Nieodéime invitat les juges à l'entendre, suivant. l'esprit de Ia bi. Geeffrov, ne pouvant les amener à sa proposition, esse d'un autre even pour mettre un frein à leur haine. 1 déclare que, dans une matière d'une telle gravité, le petit nombre des personnes présentes ne peut suflire, et que la question réclauie nn examen plus approfonti. Son avis est donc

ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLÆ.

hocque ulterius tantum suum esse consilium, ut ad abbatiam mein, hoc est monasterum Saneti Dionysii, abbas. meus, qui adeiat, me reduceret ; ibique pluribus ac doctioribus personis convocatis, diligentiori examine quid super lioc faciendum esset statueretur. Assensit legatus huie novissimo con- silio, et cæteri omnes. Inde. mox legatus assurrexit, ut missam celebraret, antequam concilium intraret, et milii per episcopum illum licentiam con- stitutam mandavit, revertendi scilicet ad monasterium nostrum, ibi expec- taturo quod condictum fuerat.

Tune zmuli mei, uihil se egisse cogitantes si extra diœæcesim suam hoc negotium ageretur, ubi. videlicet judicium minime exercere valerent, qui scilicet de justitia ininus confidebant, archiepiscopo persuaserunt lioc sili valde ignominiosum esse, si ad aliam audientiam causa hæc trausfertur, et periculosum fieri, si sic evaderem. Et statim. ad legatum concurrentes, ejus immutaverunt sententiam, et ad hoc invitum pertraxerunt, ut librum sine ulla inquisitione damnaret, atque in conspectu omnium statim com- bureret, et me in alieno. monasterio perenni. clausura cohiberet. Dicebant enin ad damnationem libelli satis lioe esse debere, quod nec roman pouti- ficis, nec Ecclesie auetoritate commendatum legere publice presumpseram, atque ad transcribendum jam pluribus eum ipse prastitissem ; et lioc peru- tile futurum fidei ehristianze, si exemplo mei multorum similis presumptio præveniretur. Quia autem legatus ille minus quam necesse esset. litteratus fuerat, plurimum archiepiscopi. consilio utebatur, sicut. et. archiepiscopus illorum. Quod quum Carnotensis presensisset episcopus, statim. machina- menta hzc ad me retulit, et me vehementer hortatus est ut hoc tanto lenius tolerarem, quanto. violentius agere. eos ommbus patebat; atque hanc tam manifestis. invidiæ violentiam: eis plurimum obfuturan:, el milii. profutu:- ram non dubitarem; nec de clausura. monasterii: ullatenus. perturbarer, sciens profecto legatum ipsum, qui coactus hoe faciebat, post paucos dies, quum hine recesserit, me penitus liberaturum. Et sic me, ut potuit, fleu- tem flens et ipse consolatus est.

Vocatus ilaque statim. ad concilium. adfui, et, siue ullo. diseussienis examine, meipsum compulerunt propria. manu librum memoratum meum in izuem projicere. Et sic combustus cst, ut tamen. quum thil dieere vide- rentur, quidam deadwrsariis meis id subimurtuuravit, quod i0 lbeo scriptum deprehenderat, slum Deum Patrem omuigjotenteim esse. Quad quum lezatus subintcll. xisset. valde adiirans ci responétt ho ie de pucrulo aliquo eredi debere, quod adeo errar«t, quum commis, inquit, tes et teneat et pre fiteatlur tres orinipotentes esse. Quo audtte, lectus. qu, scholium mazister, irridendo. subintulit illud Athauasu : bt Guten tmt tes omui

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que mon abbé, qui siégeait, me ramène dans mon abbaye, c'est-à-dire au monastère de Saint Denis; là, on convoquerait un plus grand nombre de docteurs éclairés, lesquels, après mür examen, statueraient sur le parti à prendre. Le légat approuva cette dernière motion, et après lui, tout le monde. Quelques instants aprés, 1l se leva pour aller célébrer la messe avant d'entrer au concile, et il me fit transmettre par l'évéque Geoffroy l'autori- sation qui m'était accordée de revenir au monastère pour v attendre le résultat de la mesure adoptée.

Alors mes ennemis, réfléchissant que tout était perdu, si l'affaire se passait hors de leur diocèse, c'est-à-dire en un lieu ils n'auraient plus, droit de siéger, et peu confiants dans la justice, persuadèrent à l'archevé- que que ce serait pour lui une grande bonte que la cause fût déférée à un autre tribunal, et qu'il y aurait péril à me laisser échapper ainsi. Et aussitôt, courant trouver le légat, ils le firent changer d'avis et l'amené- rent malgré lui à condamner, sans examen, mon livre, à le brüler immédia- tement sous les veux du public, et à prononcer contre moi-méme la réclu- sion perpétuelle dans un monastère éloigné. Ils disaient que, pour justifier la condamnation de mon livre, ce devait être assez que j'eusse osé le lire pu- bliquement et le donner à transcrire à plusieurs personnes sans avoir obtenu la permission du Pape ni celle de l'Église, et qu'il serait éminemment utile à la foi qu'un exemple prévint pour l'avenir une telle présomption. Le légat n'était pas aussi inslruit qu'il aurait l'étre; en toute chose, il se laissait guider par l'archevéque, comme l'archevéque par eux. Pressentant le résultat de ces intrigues, l'évéque de Châlons m'avertit, et m'engagea vivement à ne répondre à une violence évidente que par un redoublement de douceur. Cette violence si manifeste, disiit-il, ne pouvait que leur nuire et tourner à mon avantage. Quant à la reclusion dans un monastère, 1l n'y avait pas à s'en ef- frayer, sachant que le légat, qui n'agissait que par contrainte, ne manquerait pas, quelques jours aprés son départ, de me rendre ma pleine liberté. C'est ainsi que, mélant ses larmes aux miennes, il me consola de son mieux.

Appelé au concile, je m°v rendis sur-le-champ; et là, sans discussion, sans examen, on me força à jeter de ma propre main le livre. au feu. [Hl fut brülé au milieu d'un silence qui ne paraissait pas devoir être rompu, quand un de mes adversaires murmura timidement. qu'il avail. trouvé éerite cette proposition, que Dieu le Père est seul tout-puissant. Le prélat se récria. vive- ment et répondit que la chose n'était pas possible, qu'un enfant ne tombe- rait pas dans une telle erreur, puisque la foi commune tient et professe qu'il v a trois tout-puissants. À quoi un docteur des écoles, un certain Ter- nère, répliqua ironiquemcnt par ce mot de saint Au broise : « Et cependant i| n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant. » Son évêque

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potentes, sed unus omnipotens. » Quem quum episcopus suus increpare cce - pisset, et reprimere quasi reum, qui in majestatem loqueretur, audacter ille restitit, et quasi Danielis verba commemorans, ait : Sic, fatui filii Isracl, non judicantes, neque quod verum est cognoscentes, condemnastis filium Israel. Revertimini ad judicium, et de ipso judice judicate, qui talem judi- cem quasi ad instructionem fidei et correctionem | erroris instituistis, qui quum judicare deberet, ore se proprio condemnavit. Divina hodie miseri- cordia innocentem patenter, sicut olim. Susannam a falsis accusatoribus, liberat. » Tunc archicpiscopus assurgens, verbis, prout oportebat, commu- tatis, sententiam legati confirmavit, dicens : « Revera, domine, iuquit, omnipotens Pater, omnipotens Filius, omnipotens Spiritus sanctus; et qui ab hoc dissentit aperte devius est, nec est audiendus. Et modo, si placet, bonum est ut frater ille fidem suam coram omnibus exponat, ut ipsa, prout oportet, vel approbetur, vel improbetur, atque corrigatur. » Quum autem ego ad profitendam et exponendam fidem meam assurgerem, ut quod sentie- bam verbis propriis exprimerem, adversarii dixerunt non aliud mihi neces- sarium esse, nisi ut symbolum Athanasii recitarem, quod quivis puer æque facere posset. Ac ne ex ignorantia prætenderem excusationem, quasi qui verba illa in usu non haberem, scripturam. ad legendum afferri. fecerunt. Legi inter suspiria, singultus et lacrymas; prout. potui. Inde quasi reus et convictus abbati Sancti Medardi, qui aderat, traditus, ad claustrum ejus, tanquam ad carcerem, trahor ; statimque concilium solvitur.

Xl. Abbas autem et monachi illius monasterii me sibi remansurum ulte- rius arbitrantes, summa exultatione susceperunt, et cum omni diligentia tractantes consolari frustra nitebantur. Deus qui judicas æquitatem, quanto tunc animi felle, quanta mentis amaritudine teipsum insanus arguebam, te furibundus accusabam, sæpius repetens illam beati Ántonii conquestionem : « Jesu bone, ubi eras? » Quanto autem dolore æstuarem, quanta erubescen- tia confunderer, quanta desperatione perturbarer, seutire tunc. potui, pro- ferre non possum. Conferebam cum his quæ in corpore passus olim fueram quanta nuuc sustinerem : et omnium hominum me æstimabam miserri- mum. Parvam illam ducebam proditionem in. comparatione hujus injuriæ, et longe amplius fami quan corporis detrimentum plangebam : quum ad illam ex aliqua culpa devenerim, ad hane me tam patentem violentiam sin- cera intentio amorque fidei nostre induxissent, que me ad scribendum compulerant. Quum autem hoc tam crudeliter. et inconsiderate. factum omnes ad quos fama delatum est vehementer arguerent, singuli qui inter- fuerant a se culpam repcllentes in alios transfundebant : adeo ut ipsi quoque

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voulut le gourmauder et l'arrêter comme coupable de lèse-majesté; mais Terrière lui tint téte hardiment, et,s'écria, empruntant les paroles de Da- niel : « Ainsi, fils insensés d'Israël, sans avoir vérifié la vérité, vous avez condamné le fils d'Israël. Revenez sur votre jugement et jugez le juge lui- méme, vous qui l'avez établi juge pour l'enseignement de la foi et le redres- sement de l'erreur ; lorsqu'il devait juger, il s'est condamné par sa propre bouche. L’innocence de l'accusé a été dévoilée aujourd'hui par la miséri- corde divine : délivrez-le, comme autrefois Suzanne, de ses faux accusateurs. » Alors l'archevéque se levant, et changeant un peu la formule, selon l'exi- emce du moment, confirma, en ces termes, l'opinion du légat : « À coup srr, monseigneur, le Père est tout-puissant, le Fils tout-puissant, le Saint- Erit tout-puissant. Quiconque s'écarte de ce dogme est évidemment hors de voies el ne mérite pas d'être entendu. Toutefois, si vous le voulez hien, il serait bon que notre frère exposát sa foi publiquement, afin qu'on pèt, seloi qu'il conviendra, ou l'approuver, ou la Jésapprouver, ou la redresser. » Et cmme je me levais pour confesser et exposer ma foi avec l'intention d'en déveopper l'expression à ma maniére, mes adversaires dirent que je n'avais pas lesoin d'autre chose que de réciter le symbole d'Athanase : ce que le premer enfant venu aurait pu faire aussi bien que moi. Et afin qu'il me fût imposible de prétexter d'iguorance, ils firent apporter le texte écrit pour me le fair: lire, comme si la teneur ne m'en était pas familière. Je lus à travers les saiglots, les soupirs et les larmes, comme je pus. Livré ensuite comm: coupable et convaincu à l'abbé de Saint-Médard, qui était présent, je suis traîné à son cloître comme à une prison, et aussitôt le concile est dissous

XM. Vabbé et les moines de ce monastère, persuadés que j'allais leur rester, ne recurent avee des transports de joie et me prodiguéreut. toutes -ortes dattentions, essavant vainement de me consoler. Dieu, qui juges les cœurs dits, telle était, tu le sais, la peine qui me dévorait, telle l'amer- tune de mon cœur, que dans mon aveuglement, daus mon délire, j'osai me révoter et Uaccuser, répétant sans cesse Ja. plainte de saint Antoine : 1 Jésus, mou Sauveur, étiez-vous? » Fièvre de la douleur, confusion de Ja honte.trouble du désespoir, tout ce que j'éprouvai alors, je ne saurais l'exprima aujourd'hui. Je rapprochais le supplice mfligé à mon corps des tortures le inon àme, et je in'estunais. le plus malheureux des hommes. Comparé à loutrage présent, la traluson d'autrefois me paraissait peu de chuse, et je déplorais moins la mutilation de mon corps que la flétrissure de mon 10m. J'avais provoqué a première par ma faute; la. persécution qui m'accabl it aujourd'hui n'avait d'autre cause que l'intention droite et l'at- tachemeit à la. foi qui m'avaient poussé à écrire. Cet acte de cruauté et d'ingustie avait soulevé la réprobation de tous ceux qui eu avaient eu con- Harssane, si bien que des membres du concile s'en. rejetaient les uns aux autres la responsabilité. Mes rivaux eux-mêmes se défendaient de l'avoir

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æmuli nostri id consilio suo factum esse denegarent, et legatus coram om- nibus invidiam Francorum super lioc graxime detestarelur. Qui statim pœ- nilentia ductus post aliquos dies, quum ad tempus coactus satisfccisset 1lo- rum invidiz, me de alieno eductum monasterio ad proprium remisit ; uli fere quotquot erant olim jam, ut supra meminit, infestos habebam : quum eorum vilæ turpitudo et impudeus conversatio me suspectum penitus habe- rent, quem arguentem graviter sustinerent. Paucis autem elapsis mensibus, occasionem eis fortuna obtulit , qua me perdere molirentur.

Fortuitu namque milii quadam die legenti occurrit quedam Bedæ set» lentia qua in expositione. Actuum Apostolorum asserit Dionysium Areopag- tam Corinthiorum potius quam Atheniensium fuisse episcopum. Quod valle eis contrarium videbatur, qui suum Dionysium esse illum Areopagitam jc- titant, quem ipsum Atheniensem episcopum gesta ejus fuisse profitentir. Quod quum reperissem, quibusdam circumstantium fratrum quasi jocndo monstravi, testimonium scilicet jllud Bedæ, quod nobis objiciebatur Illi vero, valde indignati, dixerunt Bedam. mendacissimum seriptorem, ?t se Ilildonium abbatem suum veriorem habere testem, qui pro hoc investigando Græciam diu perlustravit, et rei veritate agnita, in gestis illius, qua corscrip- sit, hanc veraciter dubitationem removit. Unde quum unus eorum imprtuna interrogatione pulsaret, quid mihi super hac controversia, Bedæ vilelieet atque llildonii, videretur, respondi Bedæ auctoritatem, eujus scripa uni- verse Latinorum frequentant Ecclesie, gratiorem nuhi videri. Ex 40. illi vehementer accensi, clamare ceperunt nunc me patenter osteudis2 quod semper monasterium illud nostrum infestaverim, et quod nunc maxme toti regno derogaverim, ei videlicet honorem illum auferens, quo singlariter gloriaretur, quum corum patronum. Areopagitan fuisse. denegarm. Ego autem respondi, nec me hoc denegasse, nec multum curandum css, utrum ipse Arcopagita an aliunde fuerit, dummodo tantam apud Deum aóptus sit coronam. llli vero, ad abbatem statim concurrentes, quod inihi impsuerant nuntiaverunt. Qui libenter hoc audivit, gaudens se occasioneni aliquam adipisci qua me opprimeret ; utpote qui, quanto e:eteris turpius vivebat, magis me verebatur. Tunc concilio suo eongregato, et fratribus cogregatis, graviter mihi comminatus est, et se ad regem cum festinatione asissurum dixit, ut de me vindictam sumeret, tanquam regni sui gloriam el ceonam ei auferente; et me interim bene observare præcipit, donec me regi traéret. Ego autem ad regularem disciplinam, si quid deliquissem, frustra me derebam.

Tunc ego nequitiam eorum vehementer exhorrens, utpote qui tadiu tam

adversam habuissem fortunam, penitus desperatus, quasi advesum me universus conjurasset mundus, quorumdam consensu fratrum rei mise-

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provoqué, et le légat déplorait publiquement l'animosité du. elergé des Francs. Bientót méme, cédant au repentir, ce prélat, qui n'avait, un mo- meut, donné satisfaction à leur malveillanee que malgré Jui, me tira de cette abbave étrangère pour me renvoyer daus la mienne. J'y retrouvai dans presque tous les frères d'anciens ennemis. Le déréglement de leur vie, leurs habitudes de liceneieux. commerce, dont j'ai parlé plus haut, ren- daient. suspect à leurs veux un homme dont ils auraient à supporter les vives censures. Quelques mois à peine s'étaient éeoulés, que la fortune leur offrit l'occasion de me perdre.

Un jour, dans une lecture, Je tombai sur un passage de l'exposition des Actes des Apôtres de Béde, cet auteur prétend que Denys l'Aréo- pagile était évéque de Corinthe, non d'Athènes. Cette opimon contrariait vivement les moines de Saint-Denis, qui se vantent que le fondateur de leur ordre, Denys, est. précisément l'Aréopagite. Je communiquai à quel- ques frères qui m'entouraient le passage de Bède qui nous était opposé. Aussitôt. transportés d'indignation, ils s’écrièrent que Bède était un imposteur, qu'ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d'Ihl- duin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce entière pour vé- rifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l'exactitude, avait péremptoi- ' rement levé tous les doutes dans son histoire de Denys l'Aréopagite. L'un d'eux me priant alors avec instance de faire connaitre mon avis sur le litige de Bede et d'Hilduim, je répondis que l'autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l'Église latine, me paraissait plus considérable. Euflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que J'avais toujours été le fléau du monastère, et que j'étais traitre au pays tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chèvre, en niaut que l'Aréopagite fût leur patron. Je ré- pondis que je n'avais rien nié, et qu'au surplus il importait peu que leur patron fü* Aréopagite ou d'un autre pays, puisqu'il avait obtenu de Dieu une st belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l'abbé et lui répétèrent ce qu'ils m'avaient fut dire. Celui-ci s'en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre; car 1l me craignait d'autant plus, qu'il était encore plus mal famé que ses moines. IL réunit donc son conseil, et devant tous les freres assemblés, il me fit de sévères menaces, déclarant qu'il allait iinmé- diatement m'envoyer au roi pour qu'il me punit comme un homme qui avait altenté à la gloire du rovaume et porté la main sur sa couronte, Puis il re- commanda de m: surveiller, jusqu'à ce qu'il m'eüt remis entre les maius du roi. Pour moi, j'olfris de me soumettre à Ia règle diseiplinaire de l'ordre, si j avais été coupable : ce fut en vain.

Mors, ne. pouvant plus résister au sentiment d'horreur que m'inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et, im^ nnaginant dans mon désespoir que l'univers. entier conspirait contre n:oi, je profitai

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rantium, et quorumdam discipulorum nostrorum suffragio, nocte latenter aufugi, atque ad terram comitis Theobaldi proximam, ubi antea in cella moratus fueram, abcessi. Ipse quippe et milii aliquantulum notus erat, et oppressionibus meis quas audierat admodum compatiebatur. Ibi autem in castro. Privigni morari cepi, in cella videlicet. quadam Trecensium monachorum, quorum prior antea mili familiaris extiterat, et valde di- lexerat : qui valde in adventu meo gavisus, cum omni diligentia me procu- rabat. Accidit autem, quadam die, ut ad ipsum castrum abbas noster ad præ- dictum comitem pro quibusdam suis negotiis veniret. Quo cognito, accessi ad comitem cum priore illo, rogans eum quatenus pro me ipse intercederet ad abbatem nostrum, ut me absolveret, et licentiam daret vivendi monastice ubicunque mihi competens locus occurreret. Ipse autem, et qui cum eo erant, in consilio rem posuerunt, responsuri comiti super hoc in ipsa die, ante quam recederent. Inito autem consilio, visum est eis me ad aliam abbatiam velle transire, et hoc suæ dedecus immensum fore. Maximo namque gloriz sibi imputabant quod ad eos in conversione mea divertissem, . quasi cæteris omnibus abbatiis contemptis ; et nunc maximum sibi imminere dicebant opprobrium, si, eis ahjectis, ad alios transmearem. Unde nullatenus vel me, vel comitem super lioc audierunt ; imo mihi statim comminati sunt, quod, nisi festinus redirem, me excommunicarent ; et priori illi, ad quem refugeram, modis omnibus interdixeruut ne me deinceps retineret, nisi excommunicationis particeps esse sustineret. Quo audito, tam prior ipse quam ego valde anxiati fuimus.

Abbas autem iu hac obstinatione recedeus, post paucos dies defunctus est. Cui quum alius successi:set, conveni eum cum episcopo Meldeusi, ut milii hoc quod a. prædecessore ejus petieram indulgeret. Cui rei quum nec ile primo acquiesceret, postea intervenientibus amicis quibusdam nostris, regem et consilium ejus super hoc compellavi; et sic quod. volebam inpe- travi. Stephanus quippe, regis tunc dapifer, vocato in partem abbate ct fa- miliaribus ejus, quasivit ab eis cur me invitum retinere vellent, ex quo incurrere facile scandalum possent, et nullam utilitatem. habere : quum | nullatenus vita mea et ipsorum convenire possent. Sciebam autem in hoc regii consilii sententiam esse, ut quo minus regularis abbatia illa esset, magis regi esset subjecta atque utilis, quantum videlicet ad lucra tempora- lia ; unde me facile regis et suorum assensum consequi credideram ; sicque actum est. Sed ne glorationem suam, quam de me habebat, inonasterium nostrum amitteret, concesserunt mihi ad qnam vellem solitudinem transire, dummgdo nulli me abbatie subjugarem ; hocque in presentia regis et suo- rum utrinque assensum est et confirmatum.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 45

de l'aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l'appui d'un petit nombre de disciples, pour m'évader secrètement, la nuit, et me ré- fugier sur une terre du comte Thibaud, située dans Je voisinage, et dans laquelle j'avais précédemment occupé un prieuré. Le comte lui-même m'é- tait un peu counu ; il u'ignorait pas mes malheurs et il y compatissait. Je séjournai d'abord au château de Provins, dans une chartreuse de moines de Troyes; j'avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m'aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m'entoura de toutes sortes d'attentions, Mais un jour il arriva que notre abhé vint, au château, trouver le com'o pour quelques affaires personnelles. lnstruit de cette visite, j'allai trouver le comte avec le prieur, le suppliant d'intercéder en ma faveur, et d'obtenir pour moi le pardon et la permission de vivre mouastiquement dans la retraite qui me conviendrait le mieux. L'abbé et ceux qui l'accompagnaient mirent la chose en délibération ; car ils devaient rendre réponse au comte, le jour méme, avant de repartir. La délibération commencée, ils se dirent que mon intention était de passer dans une autre abbaye, ce qui serait pour eux un affront immense. En effet, ils considéraient comme un titre de gloire que j'eusse choisi leur couvent de préférence à tous, et ils disaient que ce serait pour eux un très-grand déshonneur que je les abandonnasse pour passer chez d'autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là-dessus, ni de ma part ni de celle du comte. lls me menacérent méme de m'excommunier si je ne me hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur qui m'avait donné asile de me conserver plus longtemps, sous peine d’être enveloppé dans la méme excommunication. Cette décision nous plongea, le pneur et moi, dans la plus grande anxiété.

Cepeudant l'abbé, qui s'était retiré en persistant dans sa décision, mou- rut quelques jours après. Un autre lui succéda. Je m'entendis avec l'évéque de Meaux pour le prier de m'accorder ce que j'avais demandé à son pré- décesseur. Et comme i] ne semblait pas disposé à v acquiescer tout de suite, j'emplovai l'intermédiaire de quelques amis pour présenter ma requête au roi en son conseil ; j'arrivai ainsi à ce que je désirais. Étienne, alors officier de bouche du roi, fit venir l'abbé ct ses amis, leur demanda pourquoi ils voulaient me retenir malgré moi et "exposer à un scandale inévitable, sans aucun avantage possible, leur genre de vie et le mien étant absolument inconciliables. Je savais que l'avis du conseil était que l'abbaye devait au moins racheter l'irrégularité de ses mœurs par une soumission plus grande, et son attachement aux intérêts temporels par un sureroit de. contribu- tons : c'était ce qui m'asait fait espérer que j'obtiendrais facilement l'as- sentiment du roi et de ses conseillers. Ainsi arriva-t-il. Toutefois, pour que notre monastere ne perdit pas l'honneur qu'il prétendait tirer de mon nom, on ne m'accorda la permission de prendre la retraite de mon choix qu'à la con- dition que je ne me placerais sous la dépeudance d'aucune abbave. Cette con- vention fut réglée, de part et d'autre, en. présence du roi et de ses ministres.

44 ABÆLARDI ET HELOISSE EPISTOLE.

XII. Ego itaque ad solitudinem quamdam, in Trecensi pago, mihi antea cognitam, me contuli, ibique a quibusdam terra mihi donata, assensu epi- scopi terræ, oratorium quoddam in nomine sanctie Trinitatis, ex calamis et culmo primum construxi, ubi cum quodam clerico nostro latitans, illud vere Domino poteram decantare : « Ecce elongavi fugiens, et mansi solitudine. » Quod quum cognovissent scliolares, cceperunt undique concurrere, et relictis civitatibus et castellis, solitudinem inhabitare, et, pro amplis domibus, parva tabernacula sili construere, et, pro delicatis cibis, herbis agrestibus et pane cibario vietitare, ct pro mollibus stratis, culmum sibi et stramen com- parare, et, pro mensis, glebas engere.

Et vere eos priores philosophos imitari crederes de quibus et Hieronymus in libro secundo Contra Jovinianum his commemorat. verbis? : « Per sensus, quasi per quasdam fenestras, vitiorum. ad animam introitus est. Non potest metropolis et arx meutis capi, nisi per portas irruerit hostilis exercitus. Si circensibus quispiam delectstur, si athletarum certamine, si mobilitate histrionum, si formis mulierum, si splendore gemmarum, vestium, et ceteris hujusmodi, per oculorum fenestras animæ capta liber- tas est, ct impletur illud propheticum : « Mors intravit per fenestras nos- tras. » Igitur quum per has portas, quasi quidam perturbationum cunei ad arcem nostre mentis intraverint, ubi erit. libertas ? ubi fortitudo ejus? ubi de Deo cogitatio? Maxime quum tactus depingat sibi etiam præteritas voluptates, et recordatione vitiorum cogat animam compali, et quodam modo exercere quod non agit. » llis igitur rationibus invitati, multi pbi- losophorum reliquerunt frequentias urbium et hortulos suburbanos, ubi ager irriguus, et arborum comæ, et susurrus avium, fontis speculum, rivus murmurans, et multe oculorum auriumque illecchbræ , ne per luxum et abundantiam copiarum, animæ fortitudo mollesceret, et ejus pudicitia stupraretur. Inutile quippe est crebro videre per quee aliquando captus sis, et corum te exj.erimento committere quibus difficulter careas. Nam et Pytha- goræi hujusmodi frequentiam declinantes, in solitudine et desertis locis habitare consueverant. Sed et ipse Plato, quum dives esset et torum ejus Diogenes lutatis pedibus conculcaret, ut posset vacare philosophie, e'egit academiam villam, ab urbe procul non solum desertam, sed et pestilentem : ut cura et assiduitate morborum, libidinis impetus frangerentur, discipuli- que sui nullam aliam sentirent voluptatem nisi earum rerum quas discerent. Talem et filii prophetarum, Eliseo adhærentes, vitam referuntur duxisse. De quibus ipse quoque lieronymus, quasi de monachis illius temporis, ad

! Psalm., vv, v. 8. ? Epit, 95.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 45

XII. Je me retirai donc sur le territoire de Troves, dans une solitude qui m'était connue, et quelques personnes m'ayant fait don d'un moreeau. de terrain, j'élevai, avec le consentement de l'évéque. du diocèse, une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l'invocation de la Nainte-Trimité. Là, caché avec un de mes amis, je pouvais véritablement m'érier avec le Seigneur : « Voilà que je me suis éloigné par la fuite, ct je me suis arrêté dans la solitude. » Ma retraite ne fut pas plus tôt connue, que les disciples affluèreut de toutes parts, abandonnant villes et châteaux pour habiter une solitude, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu'ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moclleux pour le chaume et la mousse, des tables pour des bancs de gazon.

On aurait. eru vraiment qu'ils avaient à cœur de suivre l'exemple des premiers philosophes, au sujet desquels saint Jérôme, dans son Il livre contre Jovinien, dit : « Les sens sont comme des fenétres par les vices s'introduisent dans l'une. La métropole et la citadelle de l'esprit ne peuvent ètre prises. taut que l'armée ennemie n'a pas passé les portes. Si quelqu'un prend plaisir à regarder les jeux du cirque, les combats des athlètes, le jeu des histrions, la beauté des femmes, l'éclat des pierreries et des étofles, et tout le reste, la liberté de son àme se trouve. prise par les fenétres de ses yeux, et alors s'accomplit cette parole du prophète : « La mort est entrée par nos fenêtres. » Lors donc que l'armée des troubles, faisant. irruption, aura pénétré dans la citadelle de notre âme, sera la liberté? sera la force ? sera la pensée de Dieu ? surtout si l'on réfléchit que la sensibilité xe retrace les images mèmes des plaisirs passés, réveille le souvenir des passions, force l'üme à en subir de nouveau les effets, e? à accomplir, en quelque sorte, des actes imaginaires. Telles sont les raisons qui déterminè- rent nombre de philosophes à s'éloigner des villes peuplées ct des jardins de plaisance of ils trouvaient réunis la fraicheur des campagnes, le feuillage des arbres, le gazouillement des oiseaux, le cristal des sources, le murmure des ruisseaux, tout ce qui peut charmer les oreilles et les veux: ils craignaient qu'au inilieu du luxe et des jouissances, la vigueur de leur âme ne fût éDervée, sa pureté souillée, Et, cflectivement, 1l est inutile voir souvent les choses qui peuvent séduire, et de s'exposer à la tentation de celles dont on ne pourrait plus se passer. Voilà pourquoi les Pytliagorieiens, évitant tout ce qui pouvait flatter les sens, vivaient dans la solitifde et les déserts. Platon lui-même, qui ét. riche, et dont Diogene foilait. uu Jour le lit sous ses pieds souillés de boue, Platon, afin de pouvoir se livrer tout entier à la phi- lusophie, choisit, pour siége de son académie, une campagne abandonnée et pstilentielle, loin de la ville, afin que perpétuelle préoccupation de la maladie brisät la fougue des passions, et que ses disciples ne connussent d'autres jouissanees que celles qu'ils tireratent de l'étude. Tel fut ausst, dit-on, l: genre de vie des fils des prophètes, sectateurs d'Elisce. Saint Jérôme, qui

46 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLE.

Rusticum monachum, inter cætera ita scribit : « Filii prophetarum, quos monachos in Veteri legimus Testamento, ædificabant sibi casulas prope fluenta Jordanis, et turbis et urbibus derelictis, polenta et herbis agrestibus victitabant. » Tales discipuli nostri, ibi super Arduzonem fluvium casulas suas ædificantes, cremitæ magis quam scholares videbantur.

Quanto autem illuc major scholarium erat confluentia, et quanto du- riorem in doctrina nostra vilam sustinebant, tanto amplius mihi emuli æstimabant glo:iosum, et sibi ignominiosum. Qui quum cuncta quz poterant in me egissent omnia cooperari mihi in bonum dolebant ; atque ita juxta illud Hicrouymi, me procul ab urbibus, foro, litibus, turbis remotum, sic quisque, ut Quintilianus ait!, latentem invenit invidia, quia apud semetipsos tacite conquerentes, et ingemiscentes, dicebant : Ecce mundus totus post eum abiit : niliil persequendo profecimus; sed magis cum gloriosum effeci- mus. Extinguere nomen ejus studuimus, sed magis accendimus. Ecce in civitaübus omnia necessaria scholares ad manum habent, et, civiles delicias contemnentes, ad solitudinis inopiam confluunt, et sponte miseri fiunt.

Tunc autem præcipuc ad. scholarum regimen intolerabilis me compulit paupertas, quum fodere non valerem, et mendicare. erubescerem. Ad artem itaque, quam noveram, recurrens, pro labore manuum, ad officium lingux compulsus sum. Scholures autem. ultro mihi quælibet necessaria præpa- rabant, tam in victu scilicet quam in vestitu, vel cultura agrorum, seu in expensis ædificiorum, ut nulla me scilicet a studio cura domestica retar- daret. Quum autem. oratorium nostrum modicam eorum portionem capere non possct, necessario ipsum dilataverunt, et de lapidibus et lignis cor- struentes melioraverunt. Quod quum in nomine sanctæ Trinitatis csset fundatum, ac postea dedicatum : quia tamen ibi. profugus ac jam dcspera- tus, diviuæ gratia consolationis aliquantulum respirassem, in memoriam hujus beneficii, ipsum Paracletum nominavi. Quod multi audientes, non sine magna admiratione susceperunt, et nonnulli hoc vehementer calum- niati sunt, dicentes non licere Spiritui saucto specialiter magis quam Deo Patri ecclesiam aliquam assignari ; sed vel soli Filio, vel toti simul Trini- tati, secundum antiquam consuetudinem.

Ad quam nimirum calumniam hic eos error plurimum induxit, quod inter Paracletum et Spiritum paracletum nihil referre crederent, quum ipsa quo- que Trinitas et qualibet in Trinitate persona, sieut Deus vel adjutor dicitur, ita ct Paracletus, id est consolator reete nuncupetur, juxta illud Apostoli? :

1 Institut. orat., XIT, vin, 10, ? Corinthi, IT, t, 9 et 4.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 41

parle d'eux comme des moines de ce temps, dit entre autres choses : « Les fils des prophétes, que l'Ancien Testiment nous représente comune des moines, se bátissaient de petites cabanes vers le cours du Jourdain, et aban- donnaient les villes et la société des hommes, pour aller vivre de grains brovés et d'herbes sauvages. » De méme, mes disciples, élevant de petites cellules sur les bords de l'Arduzon, ressemblaient plutót à des ermites qu'à des étudiants.

Mais plus leur affluence était considérable, plus les privations qu'ils s'impo- saient, conformément aux prescriptions de mon enseignement, étaient rigou- reuses, plus mes rivaux y envisageaient de gloire pour moi et de honte pour eux. Aprés avoir tout fait pour me nuire, ils souffraient. de voir la chose tourner à mon avantage ; et, selon le mot de saint Jérôme, loin des villes, loin des affaires publiques, des procés, de la foule, l'envie, comme dit Quinti- lien, vint me relancer dans ma retraite. Au fond de leur cœur ct tout bas, ils disaient. Tout le monde s'en est allé aprés lui : nos persécutions n'ont nen fait; nous n'avons réussi qu'à augmenter sa gloire. Nous voulions éteindre l'éclat de son nom, nous l'avons fait. resplendir. Voici que les étudiants, qui ont sous la main, dans les villes, tout ce qui leur est néces- saire, dédaignent les agréments des villes, courent chercher les. privatious de la solitude et se réduisent volontairement à la niisére.

À ce moment, ce fut surtout l'excès de la pauvreté qui me détermina à ouvrir une école : je n'avais pas la force de labourer la terre et je rougissais de mendier. Ayant donc recours à l'art que je connaissais, pour remplacer le travail des maius, je dus faire office de ma langue. De leur cóté, mes disciples pourvoyaient d'eux-mêmes à tout ce qui m'était nécessaire : nourriture, véte- ments, culture des champs, constructions, si bien qu'aucun soin domestique ne me distrayait de l'étude. Mais, comme notre oratoire ne pouvait contenir qu'un petit nombre d'entre eux, ils se trouvèrent forcés de l'agrandir, et ils le rebàtirent d'une maniere plus solide, en pieires et en bois. Fondé d'abord au nom de la Sainte-Trinité, placé ensuite sous son invocatiou, le sanctuaire fut appelé Paraclet, en mémoire de ce que j'y étais venu eu fugitif, et de ce qu'au milieu de non désespoir, j'y avais trouvé quelque repos dans les con- solations de la grâce divine. Cette dénomination fut accucilhe par plusieurs avec un grand étonnement; quelques-uns l'attaquérent avec violence, sous prétexte qu'il n'était pas permis de consacrer spécialement une église au Saiut-Esprit, pas plus qu'à Dieu le Père, mais qu'il fallait, suivant l'usage ancien, la dédier soit au Fils seul, soit à la Trinité.

Leur erreur provenait de ce qu'ils ne voyatent pas distinction qui existe entre l'Esprit du Paraclet et le Paraclet. En cflet, là. Trinité elle-même et toutes les personnes de la Trinité, de méme qu'elle est appelée Dieu et Pro- tecteur. peut être parfaitement invoquée sous le nom de Paraclet, c'est-à- dire de Consolateur, selon la parole de V Apotre : « Dicu beni et le. Père de N, S. Jésus-Christ, le père des miséricordes, le Dieu de toutes les consola-

48 ABJELARDI ET HELOISS.E EPISTOL E.

« Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu Christi, Pater misericordiarum, el Deus totius consolationis, qui cousolatur nos in omni tribulatione nostra. » Et secundum quod Veritas ait ! : « Et alium Paracletum dabit vobis, » Quid etiam impedit, quum ommis Ecclesia in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancli pariter cousecretur, nec sic eorum in aliquo possessio diversi, qued domus Domini non ita Patri, vel Spiritui sancto adscribatur, sicut Filio? Quis titulum cjus, cujus est ipsa domus, de fronte vestibuli ra!ere præsu- mat? Aut quum se Filius in sacrificium Patri obtulerit, el secundum hoc in celebrationibus missarum specialiter ad Patrem orationes dirigantur, et hostiæ fiat immolatio ; cur ejus precipue altare esse non videatur, cui maxime supplicatio et sacrificium agitur? Nunquid rectius ejus cui immo- latur, quam illius qui immolatur, altare dicendum est ? An melius dominice crucis, aut sepuleri, vel beati Michaelis, seu Joannis, aut l'etri, aut alicujus sancti, qui nec ibi immolantur, nec eis immolatur, aut obsecrationes eis fiunt, altare quis esse confitebitur ? Nimirum nec inter idolatros altaria vel templa aliquorum dicebantur, nisi quibus ipsi sacrificium alque obsequium impendere intendebint. Sed fortasse dicat aliquis, ideo Patri non esse vel ecclesias, vel altaria. dedicanda quod ejus aliquod festum nou existit, quod specialem ei solemuitatem tribuat. Sed hiec profecto ratio 1psi hoc Trinitati aufert, et Spiritui sancto non aufert, quum ipse quoque Spiritus ex adventu suo propriam habeat Pentecostes solemnitatem, sicut Filius ex suo Natalis sui festivitatem. Sicut enim. Fihus missus est in mundum, ita et Spiritus sanetus in discipulos propriam sibi vindicit solemnitatem. Cui etiam pro- babilius quam alieui aliarum. personarum. templum adseribendum videtur, si diligentius apostolicam. attendamus auctoritatem, atque ipsius Spiritus operationem. Nulli enim trium personarum spirituale, templum specialiter adseribit Apostolus, nisi Spiritui sancto. Non enim ita templum Patris, vel templum Filii dicit, sicut templum Spiritus saneti, in prima ad Corinthios ita scribens? : « Qui adhæret Domino, unus spiritus est. » [tem : « An nescitis quia corpora vestra templum sunt Spiritus sancti, qui. in vobis est, quem habetis a Deo, et non estis vestri ? » Quis etiam diviuorum sacramenta bene- ficiorum, quie. iu. Ecclesia fiunt, operationi divine. gratie, qua Spiritus sanctus intelügitur, nesciat specialiter adscribi ? Ex aqua quippe, et Spiritu sancto, in baptismo renascimur, et tuuc primo quasi speciale templum Deco constituimur. In consummatione quoque septiformis Spiritus gratia traditur, quibus ipsum Dei templum adornatur atque dedicatur. Quid ergo mirum, si ei person: cui specialiter spirituale. templum. Apostolus tribuit, nos corporale assignemus ? Aut cujus persona rectius ecclesia esse dieitur, quain

4 Joan., xiv, 16. —? Corinth. ], vi, 17.

LETTRES D'ABELARD ET D'HÉLOÏSE. 49

tions, le consolateur de toutes les tribulations ; » et aussi selon ce que dit Ja Vérité : « I vous donnera un autre consolateur. » Qu'est-ce qui empêche, puisque tou'e église est egalement consacrée au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, et qu'elle est la possession indivise des trois, qu'cst-ce qui em- pèche de dédier la maison du Seignettr au Père ou au Saint-Esprit, aussi Lien qu'au Fils ? Qui oserait effacer du front. du vestibule le nom de celui à qui appartient la demeure? Ou bien encore, puisque le Fils s'est offert en holo- causte au Père, et qu'en conséquence, dans la célébration des inesses, c'est spécialement au Père que s'adre-sent les prières et pour lui que se fait le sacri- fice, pourquoi l'autel n'apparüendraital pas plus particulièrement à celui auquel se rapportent plus particulièrement la prière et le sacrifice ? N'est il pas plus juste de dire que l'autel appartient à celui auquel on immole, qu'à celui qui est immolé? Quelqu'un oserait-] prétendre que c'est plutot l'autel de la croix de Jésus, ou de soa sépulcre, ou de saint Michel, ou de saint Jean, ou de quelque autre saint, qui ne sont ni les victimes, ni los olrets des sacri- fices et des prières? Chez les idolàtres eux-mémes, les autels et les temples n'étaient jamais placés que sous l'invocation de ceux qui étaient l'objet des sacrilices et des hommages.

Peut-être dira-t-on qu'il ne faut dédier au Père ni les églises ni les au- tels, parce qu'il n'existe aucun fait qui puisse justifier une solennité spéciale en son hon:eur. Mais ce raisonnement, qui ne va à rien moins qu'à en- lever le méme privilége à la. Trinité, n’enlève rien au Saint-Esprit, dont la venue constitue unc fête qui lui est spéciale, la solennité de la Pentecôte, de méme que la venue du Fils lui assure en propre la fête de la Nativité. En effet, l'Esprit-Saint, qui a été euvoyé aux disciples de Jésus-Christ, comme le Fils a été envoyé au monde, peut revendiquer ss fête à lui. [Hl semble mème qu'il y aurait plus de raisons de lui vouer un temple qu'à aucune autre personne de la Samte-Triuité, pour peu que l'on regarde à l'autorité apostolique et à l'œuvre du Saint-Esprit lui-même, Efiectivement, l'Apótre n'assigue de temps particulier à aucune autre personne qu'au Saint-Esprit. Il ne dit pas, en effet, le temple du Pere, le temple du Fils, connue 1l dit le temp'e du Saint-Esp:it, daus là. première aux Corinthiens : « Celui qui s'atlache au Seigneur. n'est qu'un seul esprit avec lui ; » et plus loin : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple de l'Esprit-Saint qui est en vous, que vous avez recu de Dieu, et qui ne vient point de vous ? » De plus, qui pourrait. méconnaître qne les bienfaits des sacrements divinis. conférés par l'Église sont spécialement dus à l'opération de Ja grâce divine, c'est-à-dire du Naiit-Esirit ? C'est par l'eau et le Saint-Esprit, en efft, que nous renais- ons dans le baptème, et que dès lors, nous devenons un temple spécial pour le Nezneur. Pour achever ce tmple. FEsprit-Saint nous est communiqué sous la forme de sept dons, et les effets de Li grâce en soit les ornements et la dédicace. Qu'v a-t donc d'étonnant que nous attribuiens un temple cor- porel à celui auquel l'Apótre attribue spécialement un temple spirituel? À

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ejus eujus operationi cuneta quæ in Ecclesia ministrantur beneficia specia- liter assignatur ? Non tamen hoc ita conjicimus, ut quum Paracletum primo nostrum vocaverimus oratorium, uni ipsum persone nos dicasse fateamur; sed propter eam quam supra reddidinus causam, in memoriam scilicet nostræ consolationis, quanquam si illo quoque, quo creditur, modo id fecis- semus, non esset rationi adversum, licet consuetudini incognitum.

XIII. Hoc autem loco me corpore latitante, sed fama tunc maxime univer- sum mundum perambulante, et illius poetici figmenti, quod Echo dicitur, instar penitus recinente, quod videlicet plurimum vocis habeat, sed uihil subest : priores æmuli, quum per se jam minus valerent, quosdam adver- sum me novos apostolos, quibus mundus plurimum credebat, excitaverunt ; quorum alter regularium canonicorum vitam, alter monachorum se resus- citasse gloriabatur. Hi prædicando per mundum discurrentes, et me impu- denter quantum poterant corrodentes, non modice tam ecclesiasticis quibus- dam quam secularibus potestatibus contemptibilem ad tempus effecerunt, et de mea tam fide quam vita, adeo sinistra disseminaverunt, ut ipsos quo- que amicorum nostrorum præciuos a me averterent, et si qui adhuc pris- tni amoris erga me aliquid reünerent, hoc ipsi modis omnibus, metu illorum, dissimularent. Deus ipse mihi testis est, quoties aliquem ecclesiasti- carum personarufn conventum adunari noveram, hoc in damnationem nieam magis credebam. Stupefactus illico quasi supervenientis ictüm fulguris, ex- pectabam ut quasi hæreticus aut profanus in conciliis traherer, aut synago- gis. Atque ut de pulice ad leonem, de formica ad elepliantem comparatio ducatur, non me mnitiori animo persequebantur æmuli mei, quam beatum olim Athanasium hzretiei, Sepe autem (Deus scit) in tantam lapsus sum desperationem, ut christianorum finibus excessis, ad gentes transiie dispo- nerem, atque ibi quiete, sub quacunque tributi. pactione, inter inimicos Cliristi christiaue vivere; quos tanto magis jropitios me habiturum crede- bam, quanto me minus christianum ex imposito mihi crimine suspicaren- tur, et ob lioc facilius ad sectam suam inclinari posse crederent.

XIV. Quum autem tantis perturbationibus incessanter aflligerer, atque hoc extremum mihi superesset consilium, et apud ivimicos Christi ad Christum confugerem, occasionem quamdam adeptus qua insidias istas paululum de- clnare me credidi, incidi in christianos atque monachos gentibus longo sx- viores atque pejores.

Erat quippe in Britannia minore, in episcopatu Venetensi, abbatia que- dam Sancti Gildasii Ruiensis, pastore deluncto desolata, ad quam me concors fratrum electio cum assensu principis terre vocavit, atque hoc

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 5]

quelle persoune une église sera-t-elle plus justement consacrée qu'à celle à l'œuvre de laquelle sont rapportés tous les bienfaits des grâces de l'Église ? Ce n'est pas qu'en appelant mon oratoire Paraclet, j'aie eu l'intention de le dédier à une seule personne ; je lui ai donné cette appellation pour le motif dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire en mémoire de la consolation que j'y trouvai. Je veux dire seulement que, si j'avais agi dans les intentions qu'on me suppose, je n'aurais rien fait de contraire à la raison, bien que la chose fût étrangère à l'usage.

MILI. Cependant, tandis que j'étais, de corps, caché en ce lieu, ma renom- mée parcourait le monde et le remplissait de ma parole, comme ce personnage de la fable appelé Echo, sans doute parce qu'il est doué d'un organe puissant, bien qu'il n'y ait rien dessous. Mes anciens rivaux ne se sentant plus par eux- mémes assez de crédit, suscitérent contre mot de uouve ux apôtres en qui le moude avait foi. L'un d'eux se vantait d'avoir fait revivre les principes des chanoines réguliers; l'autre, ceux des moines. Ces hommes, dans leurs pré- dications à travers le monde, me déchirant sans pudeur de toutes leurs for- ces, parvinrent à exciter momentanément contre moi le mépris de certaines puissances ecclésiastiques el séculiéres, et à force de débiter, tant suf ma fui que sur ma vie, des choses monstrueuses, ils réussirent à détacher de moi quelques-uns de mes principaux amis ; quant à ceux qui me conservaient quelque aliection, ils n'osateut plus me la témo'guer. Dieu m'en est témoin je n'apprenais pas la convocation d'une assemblée d'eccléstastiques, sans penser qe elle avait ma condamnation pour objet. Frappé d'effroi, ct comme sous la menace d'un coup de foudre, je m'attendais à être, d'un moment à l'autre, trainé comme un hérètique ou ui impur dans les concile ou dans les svna- vogus. N'ilest permis de comparer la. puce au lion, la fourmi à Féléphant, mes rivaux nie poursuivatent avec la même ammosité que jadis les. hé- rétiques avaient fait Athanase. Souvent, Dieu Je sait, je tombai dans un tel désespoir, que je songeais à quitter les pays chrétiens pour passer chez |. s infidél. s, et à acheter, au prix d'un tribut quelconque, le droit de vivre chrétiennement parmi 'es ennemis du Christ. Je me disus que les paiens me feraient d'autant meilleur accueil, que l'accusation dout j'étais l'ob,et les mettrait en doute sur mes sentiments chrétiens, et qu'ils en concevraient l'espérance de me convertir aisément à leur idolàtrie.

NIV. Nous le coup de ces attaques inéessantes, Je ne vovais plus d'autre parti que de me refusier cans le sin du Christ, chez les ennemis du Christ, quand ai moment je trouvais une occasion de me soustrane aux embü- ches, je tombat entre les niuns de chrétiens et de moie s mille fois plus cruels et pires que les gentils.

[y avait en Bretazie, dans l'évêché de Vannes, une abbaye. de Saint- Gildas-de-Buvs, que mort du pasteur laissait sans chef. Le choix unanime des moines, d'accord avec le s igneur du pays, m'appela à ce siege; le con- sentement de l'abbé et des frères de mon couvent ne fut pas diflicile à obte:

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nir; c'est ainsi que la. malveillance des Francs me poussa vers l'Occident, comme celle des Romains avait fait jadis saint Jérôme vers l'Orient. Jamais (j'en prends Dieu à témoin), jamais je n'aurais acquiescé à une telle offre, s'il ne se fût agi d'échapper, n'importe comment, aux vexations dont j'é- tais incessamment accablé. C'était, en effet, une terre barbare, une langue inconnue, une population brutale et sauvage, et chez les moines, des habi- tudes de vie notoirement rebelles à tout frein. Tel un homme qui, pour éviter un glaive suspendu sur sa tête, se lance de terreur daus un précipice, et, pour retarder d'une seconde la mort qui le presse, se jette daus une autre qui l'attend, tel je me jeta sciemment d'un péril dans un autre. Là, sur le rivage de l'Océan aux voix elfrayantes, relégué aux extrémités d'une terre qui m'interdisuit toute possibilité de fuir plus loin, je répétais dans mes prières : « Des extrémités de la terre j'ai crié vers vous, Seigneur, laudis que mon cœur était dans les angoisses. » Quelles angoisses, en effet, me torturaient, nuit et jour, corps et àme, quand je me représentais l'indis- cipline des moines que j'avais entrepris de gouverner, personne ne l'ignore. Tenter de les rainener à la vie réguliére à laquelle ils s'étaient engagés, c'était jouer mon existence, Je n'avais pas d'illusion ; d'autre part, ne pas faire, en vue d'une réforme, tout ce que je pouvais, c'était appeler sur ma tète la damnation éternelle. Ajontez que le seigneur du pays, qui avait un pouvoir sans limites, profitant du désordre qui régnait dans le monastère, avait de- puis longtemps réduit l'abbaye sous son joug. 1l s'était approprié toutes les terres dumaniales et faisait peser sur les moines des exactions plus lourdes que celles mêmes dont les juifs étaient accablés. Les moines m'obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait. sur son propre patrimonie pour se soutenir Ini. et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non contents de me tourmenter, ils volaient et emportaient tout ce qu'ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras, et me forcer, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer. Toute la horde de la contrée étant également sans lois ni frein, 1d n’était personne dont je pusse réclumer laide. Aucun rapport de vie entre eux et moi. Au dehors, le seigneur et ses gardes ne cessaient de m'écraser ; au dedans, les frères me tendaieut. porpétuellement des piézes. lH semblait que la. parole de l'Apótre eût été écrite pour moi : » Au dehors les combats, au dedans les craintes. »

Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour inoi comme pour les autres, tandis qu'elle était jadis si utile à mes disciples. Je ine disais qu'aujourd'hui que je les avais abandonnés pour les moines. je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans ines. disciples, prodire aucun fruit. J'et is. frappé d'inpuisance dans toutes mes en- treprises, dans tous mes efforts, et l'on pouvait justement. ir'appliquer ce'inot : « Cet homme a commencé à bâtir, et il n'a pu achever. » J'étais au désespoir. Quand je me rappelais les périls auxquels j'vais échappé

59 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

inopiæ minus quam posseui et deberem consulerem, et facile id nostra sal- tem prædicalionc valerem, erpi saepius ad eas. reverti, ut eis quoquomodo subvenirem. [n quo nec invidiæ mihi. murmur defuit, et quod me facere sincera charitas compellebat, solita. derogantium pravitas impudentissin:e accusabat, dicens me adhuc quadam carnalis coneupiscentiæ oblectatione teneri, quasi pristine dilectæ sustinere absentiam vix aut nunquam palerer. Qui frequenter illam beati Hieronymi querimoniam mecum volvens, qui ad Asellam de fictis amicis scribens, ait! : « Nihil mihi. objicitur nisi sexus meus, et hoc nunquam objicetur, nisi quum llierosolymam Paula proficisci- tur. » Et iterum : « Antequam, inquit, domum sanctæ Paulæ nossem, lo- tius in me urbis studia consonabant, omnium peue judicio dignus summo sacerdotio decernebar. Sed scio. per bonam et malam f.mam devenire. ad regna cœlorum. » Quum hanc, iquam, in tantum virum detraetionis inju- ram ad mentem relucerem, non modicam hinc consolationem carpebam, inquiens : O si tantam suspicionis causam. æmuli mei in me reperirent, quanta me detrectatione opprimerent ! Nune vero nili divina. misericordia ab hac suspicione liberato, quomodo hujus perpetrandæ turpitudinis facul- tate ablata, suspicio remanet? Quæ ctiam tam impudens haec criminatio no- vissima? Adeo namque res isla omnem hujus turpitudinis suspicionem apud omnes removet, ut quicunque mulieres observare diligentius student, cis eunuchos adhibeant : sicut de Esther et exteris regis Assueri puellis sacra narrat historia. Legimus et potentem illum regime Candacis eunuchum universis ejus gazis præcsse ; ad quem convertendum et baptistandum Phi- Jippus apostolus ab angelo directus est. Tales quippe semper apud verecun- das et honestas feminas tanto amplius dignilatis et familiaritatis adepti sunt, quanto longius ab hac absistebant suspicione. Ad quain quidem. pe- nitus removendam, maximum illum christianorum. philosophum, Orige- nem, quuin nnulieruin quoque sanctæ doctrinae intenderet, sibi ipsi manus intulisse bcclesiasticee historiæ liber V continet. Putabam tainen. in hoc mihi magis quan illi divinam misericordiam propiliam fuisse, ul quod ille minus provide creditur egisse, atque inde non modicum crimen incurrisse, id aliena culpa in me ageret, ut ad simile opus me liberum præparet, ac tanto minore poena, quanto breviore ac subita, ul oppressus somno, quum nihi manus injicerent, nihil pene fere sentirem. Sed quod tunc forte mi- nus pertuli ex vulnere, nuuc ex detractione diutius jlector, et plus ex de- trimento famæ quam ex corporis crucior diminutione. Sicut enim scriptum esi? : « Melius est nomen bonum: quam. divitie multæ. » Et, ul beatus ne- minil Augustinus in sermone quodam de Vita et Moribus Clericum 5: « Qui

! Epit., 23. 2% Prov., au, 1. 5 Sermon. 545.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 57

ce que je devais, pour venir en aide à la misère du couvent, quand, par la prédication, la chose m'elait si facile. Je fis donc aux sœurs des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur être utile. Les insinualions malveillantes ne manquérent pas de s'attacher à ces visites. Ce que le pur esprit de la charité me poussait à faire, mes ennemis, avec leur maliguité accoutumée, le tour- naient à mal ignominteusement. On voyait bien, disaient-ils , que j'étais encore dominé par l'altrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais sup- porter l'absence de la femme que j'avais aimée. Je me rappelais alors la plainte de saint Jérôme dans sa lettre à Asella sur les faux amis : « La seule chose qu'on me reproche, disait-il, c'est mon sexe, et l'on n'y songe- rait pas, si Paule n'était allée avec moi à Jérusalem. » Et ailleurs : « Avant que je conny:se la maison de sainte Paule, c'était sur moi, dans la ville, un concert de louanges ; de l'avis de tous, j'étais digne du souverain pontticat ; mais Je sais qu'on arrive au royaume des cieux à travers la bonne et la mau- vaise renommée. » Et quand je reportais mon esprit sur les outrages que la calomnie avait fait souflrir à un tel homme, j'en tirais de grauds sujets de consolation. Oh! me disais-je, si mes ennemis trouvaient en moi pareille ma- tière aux soupcons, combien leur malveillance m'accablerait! Mais aujour- d'hui que la divine Providence m'a affranchi des causes mêmes du soupçon, comment se fait-il que le soupçon persiste? Que veut dire la scandoleuse accusation qu'on élève contre moi? L'état je suis repousse tellement l'idée des turpitudes de ce genre, que c'est l'usage de tous ccux qui font garder des femmes d'employer des eunuques. Ainsi le rapporte 1 histoire sacrée au sujet d'Esther ct des autres femmes d'Assuérus. C'était un cunu- que que ce. tout-puissant. ministre de la. reine Candace, celui que l'Apótre alla convertir et laptiser, conduit par l'ange. Si de tels hommes ont tou- jours occupé aup: ès des femmes honnétes et modestes des postes si élevés et si intimes, c'est qu'ils étaient hors de la portée du soupçon. C'est pour écarter completement le soupçon, que le plus grand des philosophes. chrétiens, Ori- gene, voulant se consacrer à l'éducation des femmes, attenta sur jui-méme, au rapport de l'Histoire ecclesiastique (livre Vl). Je me disais qu'en cela, la misé- ricorde divine s'était montrée plus douce pour Jui que pour moi ; ce qu'il avait fait lui méme avait encouru le blàme, comme un acte peu sage, tandis que, pour moi, c'ét;it une main étrangère qui. s'était rendue coupable et qui m avait affranchu. Mes doulesrs mêmes avaient été moindres, par cela seul qu'elles avaient été soudaines et. plus courtes : surpris dans mon sommeil, j'avais à peme senti la souffranes de l'exécution. Mais ce que j'avais peut- ètre subi de moins en souffrance physique était compensé par ee que j'éprou- vais des coups prolougés de la calommnie ; les a'teintes portées à ma renommée étaient pour moi une torture plus grande que la mutilation de mon corps. Car, ainsi qu'il est écrit, « bonne renommée vaut mieux que grande richesse. » « Celui qui se fie à sa conscience et uéglige sa reputation, » dit aussi saint Augustin dans un sermon sur la vie et les mœurs du clergé, « est cruel

28 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

fidens conscientiæ sux negligit famam suam, crudelis est. » Idem supra : « Provideamus, inquit, bona, ut ait Apostolus, non solum coram Deo, sed etiam coram homiuibus. Propter nos, conscientia nostra sufficit. in no- bis. Propter alios fama nostra nou pollui, sed pollere debet in nobis. Duæ res sunt, conscientia et fama. Conscientia. tibi, fama proximo. »

Quid autem. horum invidia ipsi Christo. vel ejus. membris, tam pro- phetis scilicet. quam apostolis, seu aliis Patribus sanctis objiceret, si in eorum temporibus existeret, quum eos videlicet corpore integros tam familiari conversatione feminis præcipue videret sociatos? Unde et beatus Augustinus in libro de Opere Monachorum, ipsas etiam mulieres Domino Jesu Christo atque apostolis ita inseparabiles comites adhæsisse demonstrat, ut et cum eis etiam ad praedicationem procederent. « Ad lioc enim, inquit!, et fideles mulieres habentes terrenam substantiam ibant cum eis, et ministra- bant eis de sua substantia, ut nulius indigerent horum quæ ad substantiam vite hujus pertinerent. » Et quisquis non putat ab apostolis fieri, ut cum eis sanclae conversationis mulieres cursitarent quocunque evangelium prædica- bant evangelium audiat, el cognoscat quemadmodum hoc ipsius Domini exem- plo faciebant. In Evangelio enim seriptum est *: « Deinceps et ipse iter faciebat per civitates et castella, cvangelizans regnum Dei, et duodecim cum illo, et mulieres aliquæ, quæ erant curatæ a spiritibus immundis, et infirmitatibus, Maria, quæ vocatur Magdalena, et Joanna, uxor Cuzæ procuratoris Herodis, et Susanna, et alis mullæ quæ ministrabant ei de facultatibus suis. » Et Leo Nonus, contra epistolam Parmeniani de Studio Monasterii : « Omnino, inquit, prolitemur non licere episcopo, presbytero, diacono, subdiacono propriam uxorem, causa. religionis abjicere cura sua, ut non ei victum et vestitum largiatur, sed non ut cum illa carnaliter jaceat. Sic et sanctos apostolos legimus egisse beato Paulo dicente 5 : « Nunquid non habemus po- testatein. sororan mulierem. cireumducendi, sicut. fratres Domini et Ce- plas? » Vide insipiens quia non dixit : Nunquid non habemus potestatem sororem mulierem amplectandi? sed circumducendi: scilicet ut mercede preedicationis sustentarentur ab eis, nec tamen deinceps foret inter eos car- nale conjugium. » Ipse certe Phariszeus, qui intra se de Domino ait*: « Hie, si essel prophela, sciret utique quæ et qualis esset mulier quæ tangit eum, quia peecatrix est ; » multo commodiorem, quantum ad humanum judicium speclat, turpitudinis conjecturam de Domino concipere poterat, quam de nobis isti ; aul qui Matrem cjus juveni commendatam, vel prophetas cum viduis ma- xime hospitari atque conversari videbat, multo probabiliorem inde suspicio- nem contrahere. Quid etiam dixissent isti detractores nostri, si Malchum illum

1! Cap. iv. —?2 Luc, vus, 4. —5 Corinth. I, ix, 5. —5 Jean, xix, 27.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 59

à lui-méme. » Et plus haut, citant l'Apótre : « Cherchons à faire le bien, dit-il, non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes. Pour nous, c'est assez du témoignage de notre conscience; pour les autres, il importe que notre réputation ne soit pas souillée et qu'elle brille sans tache. La conscience et la réputation sont deux choses : la conscience est relative à soi-méme, la réputation au prochain. » '

Mais la malice de mes ennemis aurait-elle épargné le Christ lui-méme ou ses membres, c'est-à-dire les prophètes, les apôtres, les samts Pères, s'ils eussent vécu du méme temps, quaud ils les auraient vus, le corps intact, vivre dans une familiarité intime avec des femmes? Saint Augus- tin, dans son livre sur l'œuvre des moines, prouve que les femmes étaient des compagnes si inséparables du Christ et des tpótres, qu 'elles les ac- compaguaient méme dans leurs prédications. « C'est ainsi, dit-il, qu'on voyait avec eux des femmes pourvues des biens de ce monde, qui entre- tenaient autour d'eux l'abondance, en sorte qu'ils ne manquaient d'au- cune des choses nécessaires à la vie. » Et ceux qui seraient tentés de croire que ce n'étaient point les apótres qui permettaient à ces saintes femmes de les suivre partout ils portaient l'Évangile, n'ont qu'à ouvrir l'É- vangile pour reconnaitre qu'ils ne faisaient qu'imiter l'exemple du Sei- gneur. En effet, il est écrit : « Dès lors, il allait par les cités et les villes, évangélisant le royaume de Dieu; et avac lui, ses douze apôtres ct quel- ques femmes, qui avaient été guéries d'esprits immondes et d'infirmités : Marie-Madeleine, Jeanne, épouse de Cuza, l'intendant d'Ilérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui employaient leurs richesses à pourvoir à ses besoins. » D'autre part, Léon X, réfutant la lettre de Parménien sur le goüt de la vie monastique, dit : « Nous professons absolument qu'il n'est pas permis à un évéque, prétre, diacre, sous-diacre, de se dispenser. pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu. envers son épouse, non qu'il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vétement. » Et ainsi vécurent les saints apôtres. « N'avons-nous pas le droit de mener partout avec nous une femme qui serait notre sœur, de même que les frères du Seigneur et Céphas? » Hisons-nous dans saint Paul. Remarquez bien qu'il ne dit pas : N'avons-nous pas le droit de posséder une femme qui serait notre sœur, mais, de mener ; ils pouvaient, en effet, subvenir aux besoins de leurs femmes avec le. produit des prédications, sans qu'il euistät entre eux de heux eharnels. Certes le pharisien qui dit en lui-même, à propos du Seigneur : « Si celui-ci était prophète, il saurait bien qui est celle qui le touche et que c'est une femme de manvaise vie, » le pharisien pouvait, sans doute, dans l'ordre des jugements humains, former sur le Seigneur. des conjeclures honteuses plus naturellement qu'on ne l'a fait sur moi; et tous ceux qui voyaient la Mère du Christ recommandée à un jeune homme, et les prophètes vivant sous le mème toit dans l'intimité de femmes veuves, pou- vment en concevoir des soupçons beaucoup plus vraisemblables. Qu'au-

00 AB.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLF.

captivum monachum, de quo beatus scribit Hieronymus, eodem contubernio cum uxore victitantem conspicerent? Quanto id crimini. ascriberent, quod egregius ille doctor quum vidisset, maxime commendans ait : « Erat illic senex quidam, nomine Malchus, ejusdem loci mdigena. Ánus quoque in ejus contubernio. Studiosi ambo religionis, et sic ecclesi» limen terentes, ut Zachariam et Elisabeth de Evangelio crederes, nisi quod Joannes in medio non erat! » Cur denique a detractione sanctorum Patrum se continent, quos frequenter legimus, vel etiam vidimus monasteria quoque feminarum constituere, atque eis ministrare; exemplo quidem septem diacouorum, quos pro se apostoli mensis et procurationi mulierum præfecerunt? Adeo namque sexus infirmior 4ortioris indiget auxilio, ut semper virum mulieri quasi caput præcsse Apostolus statuat; in cujus etiam rei signo, ipsam semper velatum habere caput precipit. Unde non mediocriter miror consue- tudines has in monasteriis dudum inolevisse, quod quemadmodum viris abbates, ita et feminis abbatisse præponantur, et ejusdem regule profes- sione tam feminæ quam viri se astringant, in qua tam: n. plera jue conti- nentur quæ a feminis tam prelatis quam. subjectis nullateuus possunt adimpleri. Iu plerisque etiam locis, ordine perturbato naturali, ipsas abba- tissas alque monules clericis quoque ipsis, quibus subest populus, domi- nari conspicimus, et tanto facilius eos ad prava desideria inducere posse, quanto eis amplius habent præcsse, et jugum illud in eos gravissimum exercere. Quod satiricus ille considerans ait ! :

Intolerabilius niliil cst quam femina dives.

XV. Hoc ego siepe apud me pertractando, quantum mihi liceret sororibus illis providere, et carum curam agere disposucram, et quo me amplius revc- rerentur, corporali quoque præsentia eis invigilare, et sic etiam earum magis necessitudinibus subvenire. Et quum me nunc frequentior ac major perse- cutio filiorum quam olim fratrum affligeret, ad eas de æstu hujus tempesta- tis quasi ad quemdam tranquillitatis portum recurrerem, atque ibi aliquan- tulum respirarem, ct qui in monachis nullum, aliquem. saltem. in illis assequerer fructum ; ac tanto id mili fieret magis saluberrimum, quanto id earum infirmitati magis esset necessarium. Nunc autem ita me Satanas im- pedivit, ut ubi quiescere possim, aut etiam vivere, non inveniam, sed vagus et profugus, ad instar maledicti. Cain ubique circumferar : quem, ut supra memini, « foris puguæ, intus timores » incessanter cruciant, imo lam foris quam intus limores incessanter, pugnæ pariter et mores. Et multo pericu- losior et crebrior persecutio filiorum adversum me sævit quam hostium.

1 Juvenal, VI, 459.

LETTRES D'ABELARD ET D'HÉLOÏSE. 61

raient dit encore mes détracteurs, s'ils avaient vu Malchus, ce moine captif dont parle saint Jérôme, vivant avec sou épouse dans une commune retraite? Comme ils auraient condamné ce que le saint docteur exalte en ces termes : a 1] y avait un vieillard, nommé Malchus, dans l'endroit méme; une vieille femme partageait sa demeure : tous deux pleins de zèle pour la reli- gion, et tellement assidus sur les marches de l'église, qu'on les aurait pris pour le Zacharie et l'Élisabeth de l'Évaugile, si Jeau avait pu ètre au milieu d'eux! » Pourquoi enfin la calomnie ne s'attaque-t-elle pas aux saints Pères qui, ainsi que nous le lisons à chaque page de l'histoire, ainsi que nous l'avons vu, ont établi et entretenu tant de monastéres de femmes, à l'exem- ple des sept diacres par lesquels les apôtres se firent remplacer auprès des religieuses dans tous les soins de l'approvisionnement et du service! En effet, le sexe faible ne peut se passer de l'aide du sexe fort. Aussi l'Apótre déclare- t-il que l'homme est la téte de la femme, et c'est en signe de cette vérité qu'il ordonne à la femme d'avoir toujours la tête voilée. C'est pourquoi je ne suis pas médiocrement étonné de voir invétérée dans les couvents l'ha- bitude de mettre des abbesses à la tête des femmes, comme on fait les abbés pour les hommes, et la méme règle imposée par les vœux aux femmes qu'aux homines, bien que cetie. règle contienne plus d'un point qui ne puisse ètre observé par des femnies, qu'elles soient supérieures subor- données. Que dis je! presque partout l'ordre naturel est renversé, et nois voyons les abbesses et les nonnes dominer les prètres auxquels le peuple est soumis, avec une facilité pour les induire en mauvais désirs d'autant plus grande que plus graud est leur pouvoir, plus étroite leur autorité. C'est ce qu'avait en vue. le poëte satirique, quand il disait : «Bien. n'est. plus insupportable qu'une femme riche. »

XV. Après de longues réflexions sur ce point, j'étais résolu à faire de mou nieux pour prendre soin de mes sœurs du Paraclet, administrer leurs af- faires, augmenter leurs sentiments de soumission en les tenant en éveil méme par ma présence corporelle, et étendre de plus prés ma prévoyance à tous leurs besoins. Poursuiti avec plus de persistance et de fureur par mes fils que jadis par mes frères, Je voulais me réfugier auprès d elles, join des coups de Ia. tempête, comme dans un port tranquille pour v trouver enfin un peu de repos. Ne pouvant plus faire de bien parmi les moins, peut-être pourrais-je en. accomplir un peu pour elles. Ainsi du moins je travaillerais à mon salut avec d'autant plus d'efiicacité, que mon soutien était plus nécessaire à leur faiblesse. Mais tels sont les obstacles que la haine de Satan a multipliés autour de mot, que je ne puis trouver un abri pour ue reposer, que dis-je? pour vivre. Errant, füugitif, il semble que je traine partout la malédiction de Cain. Je le répète, «au dehors les combats, au dedans les craintes, » me tiennent. incessamment en. proie. Bien plus, au dehors et au dedans tout à la fois, c'est un assaut sans cesse renaissant de combats et de eraintes. Les persécutions de mes fils sont cent fois plus infa-

62 ABÆLARDI ET HELOISSF EPISTOLA.

Istos quippe semper. presentes habeo, et eorum insidias jugiter. sustin?o. Mostium violentiam in corporis mei periculum video, si a claustro procedam. In claustro autem filiorum, id est monachorum milii tanquam abbati, hoc est patri, commissorum, tam violeuta quam dolosa incessanter sustineo ma- chinamenta. O quoties veneno me perdere tentaverunt, sicut et in beato fac- tum est Benedicto ! Ac si hæc ipsa causa, qua ille perversos deseruit. filios, ad hoc ipsum me patenter tanti patris adhortaretur exemplo, ne me certo videlicel opponens periculo, temerarius Dei tentator potins quam amator, imo mei ipsius peremptor invenircr. À talibus autem eorum quotidianis insi- diis quum mihi, in administratione cibi. vel potus, quantum possem, provi- derem, in ipso altaris sacrificio toxicare me moliti sunt, veneno scilicet calici immisso. Qui etiam, quadam die, quum Nanneti ad comitem in ægritudine sua visitandum venissem, hospitatum me ibi in domo cujusdam fratris mei carnalis, per ipsum qui in conntatu rostro erat famulum, veneno interficere machinati sunt, ubi videlicet me minus a tali machinatione providere credi- derunt. livina autem. dispositione tunc actum est, ut dum cibum mihi ap- paratum non curarem, frater quidam ex monachis quem mecum adduxeram, hoc cibo per ignorantiam usus, ibidem mertuus occumberet, ct famulus ille qui hoc præsumpserat, tam consciente suie, quam testimonio ipsius rei perterritus, aufugeret.

Ex tuuc itaque manmfesta oninibus corum nequitia, patenter jam cepi eorum, prout poteram, insidias declinare, et Jam a. conventu abbatiæ me subtrahere, et in cellulis cum paucis habitare. Qui si me transiturun ali- quo przsensissent, corruptos per pecuniam latrones in vii» aut semitis, ut ine interficerent, opponebant. Dum autem in istis. laborarem periculis, forte me die quadam, de nostra lapsum equitatura, manus. Domini velic- menter collisit , colli videlicet mei. canalem confringens. Et multo me amplius hec fractura. afflixit. et debilitavit, quam. prior plaga. Quandoque horum indomitam rebellionem per excominunicationem coercens, quosdam eorum, quos magis formidabam, ad hoc compuli, ut fide sua seu sacramento publice mihi promitterent se ulterius ab abbatia penitus recessuros, nec me amplius in aliquo inquietaturos. Qui publice et impudentissime tam fidem datam quam sacramenta. facta violantes, tandem per auctoritatem | romani pontificis Innocentii, legato proprio ad hoc destinato, 1n præsentia comitis et episcoporum, hoc ipsum jurare compulsi sunt, et pleraque alia. Nec sic adhuc quieverunt. Nuper autem. quum illis, quos przedixi, ejectis, ad conventum abhatize rediissem ; et reliquis fratribus, quos minus suspicalar, me com- mitterem, multo hos pejores quam illos reperi. Quos jam quidem non de veneno, sed de gladio in jugulum meum tractantes, cujusdam proceris terrae

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏISC. 63

tigables et plus redoutables que celles de mes ennemis; car mes fils sont toujours là, je suis perpétuellement sous le coup de leurs embüches. Pour mes enneniis, s'ils me préparent quelque violence. je les vois venir, quand je sors du cloître, tandis que c'est dans le cloitre que j'ai à soutenir contre mes fils, c'est-à-dire avec les moines qui me sont confiés comme à un abbé, comm à nn père, une lutte sans relàche de violence et de ruse. Combien de fois n'ont-ils pas tenté de m'empoisonner, comme on l'a fait pour saint Bc- noit ' La méme cause qui décida un si grand pasteur à abandonner ses per- vers enfants aurait pu me déterminer à suivre son exemple. Car. s'exposer à un peril certain, c'est tenter Dieu et. non l'aimer, et courir le risque d’être considéré comme le meurtrier de soi-même. Comme Je. me tenais en garde contre leur: tentatives de tous les jours en surveillant autant que je le pouvais ce qu'on me: donnait à manger et à boire, ils essayérent de m'empoisonner pendant le sacrifice, en jetant une :ubstance vénéneuse dans le calice. Un autre jour que J'étais venu à Nantes visiter le comte malade, et que j'étais loué chez un de mes frères selon la. chair, ils voulurent se défaire de moi à l'aide du poison par la main d'un serviteur de ma suite, comptant, sans doute. que J'étais moins en éveil contre cette sorte de machination. Mais le cie] voulut que je ne touchasse pas aux aliments qui m'avaient été préparés, et un moine que j'avais amené avec moi de l'abbaye, en avant mangé par iguorance, mourut sur-le-champ; le frère servant, épouvanté par le témoi- gnage de sa conscience non moins que par l'évidence du fait, prit la. fuite.

Des lors, leur méchanceté ne pouvant plus être mise en doute, je commen- cai à prendre niuufestement des précautions contre leurs pié.ies ; je m'absen- tais souvent de l'abbave, et je restais dans des obédiences avec un petit nom- bre de frères. Mais lorsqu'ils venaient à apprendre que je devais passer par quelque endroit, ils apostaient sur les grandes routes dans les sentiers de traverse des brigands payés à prix d'or pour me tuer. Tandis que j'étais ex- posé à ces périls de toute sorte, un jour je lombai de ma monture, et la main du Ser. neur ine. frappa rudement, car. j'eus les vertébres du con brisées. Cette chute mi'abattit et im'affublit bien plus encore que mon premier mal- heur. Parfois cependant je tentai de réprimer par Fexcommunication cette msuborduiation indomptable ; j'arrivar mème à contraindre quelques-uns des plus dangereux, à me promettre, sous la foi de leur parole ou par un serment public, qu'ils se retireraient pour toujours du monastère et qu'ils ne m'in- quiéteraient plus. Mais ils. violerent ouvertement et sans pudeur parole et rineuts. Entiu l'autorité du pape Innocent, par l'organe d'un légal expres- sement envoyé, les obligea à renouveler leurs sermeuts sur ce. point et. sur d'autres, en présence du comte et des évéques. Même depuis lors, ils ne se Unrent pas en repos. Tout récemment, apres l'expulsion de ceux dont j'ai parlé, j'étais revenu à Vabbaye, in'abandounant. aux autres qui nrinspt- raient moins de défiance : je les trouvai encore pires. Ce n'était plus. de poison qu'il s'agissait; c'était le fer qu'ils aiguisaient contre mon sein.

61 ADJELARDI ET HELOISS.E EPISTOL&.

conductu, vix evasi. In quo etiam adhuc laboro periculo, et quotidie quasi cervici me gladium imminentem suspicio, ut inter epulas vix respirem, sicut de illo legitur qui, quum Dionysii tvranni potentiam atque opes con- quisitas maxim: imputaret beatitudini, filo latenter appensum super se gla- dium aspiciens, quz terrenam potentiam felicitas consequatur edoctus cst. Quod nunc quoque ipse de paupere monacho in abbatem promotus, inces- santer experior, tanto scilicet miserior quanto ditior effectus; ut nostro ettam exemplo, eorum qui id sponte appetunt, ambitio refrenetur.

XVI. Hzc, dilectissime frater in Christo, et ex diutina conversa'10ne familia- rissime comes, de calamitatum mearum historia, in quibus quasi a cunabulis jugiter laboro, tux me desolationi atque injuriæ 1llatæ scripsisse sufficiat ; ut, sicut in exordio praefatus sum cpistolæ, oppressionem tuam in comparatione mearum, aut nullam, aut modicam esse Judices ; el tanto eam patientius feras, quanto minorem consideras, illud semper in consolationem assumens, quod membris suis de membris diaboli Dominus prædixit!: « Si me persecuti sunt, et vos persequentur. Si mundus vos odit, scitote quoniam me priorem vobis odio habuit. Si de mundo fuissetis, mundus quod suum erat diligeret. » Et? : Omnes, inquit. Apostolus, qui volunt pie vivere in Christo, persecutionem patientur. » Et alibi*: « Haud quaro hominibus placere. Si adhuc homini- bus placerem, Christi servus non essem. » Et Psalmista*: « Confusi sunt, inquit, qui hominibus placent, quoniam Deus sprevit eos. » Quod diligenter beatus attendens Hieronymus, cujus me præcipue in contumeliis detractio- num hærcdem conspicio, ad Nepotianum scribens ait 5: à Si adhuc, mquit Apostolus, hominibus placerem, Chrisli servus non essem. Desit placere ho- minibus, et servus factus est Christi. » Idem ad Ascllam de fictis amicis 5: « Gratias ago Deo meo, quod diznus sim quem mundus oderit. » Et ad Ile- liodorum monachum ? : « Erras, frater, erras, si putas unquam christianum persecutionem non pali. Adversarius noster, tanquam leo rugiens, devorarc quarens, circuit, et tu pacem putas? Sedet in insidiis cum divitibus. »

Ilis itaque documentis atque exemplis annnati, tanto securius ista tolerc- mus, quanto injuriosius accidunt. Quæ si non ad inerituin nobis, saltem ad purgationem aliquam. proficere non. dubitemus. Et quoniam. omuia. divina dispositione. geruntur, in hoc se saltem quisque fidelium in omni pressura

! Jean, xe, 20. 3 Timoth., 11, 12. 5 Galat., 1, 10. * Psalm. uns, 5.— 5 Épit. oí. 9 Jd., 28. 5 Id. 5.

Y

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 65

J'eus grand'peine à leur échapper, sous la conduite d'un des puissants du pays. Mémies périls me menacent encore, et tous les jours, je vois le glaive levé sur moi. À table méme, je puis à peine respirer, ainsi qu'il est dit de cet bomine qui plaçait le bonheur suprème dans la puissance et dans les trésors de Denys le Tyran, et qui, à la vue d'une épée suspendue sur sa téte par un fil, apprit de quelle félicité sont accompagnées les grandeurs de la terre. Voilà le supplice que j'éprouve à tout instant du jour, moi, pauvre moine élevé à la prélature, et devenu plus misérable en devenant plus rand, afin que, par mon exemple aussi, les ambitieux mettent un frein à leur désir.

U mon trés-cher frère en Jésus-Christ, mon vieil ami, mon intime com- pagnon, qu'il me suflise d'avoir, en regard de votre affliction et de l'injustice qui vous a frappé, retracé ces traits des infortunes qui, depuis le berceau, n'ont pas cessé de m accabler. J'ai voulu, comme je vous le disais en com- mcucant, que, comparant vos épreuves aux miennes, vous pussiez con- clure qu'elles ne sont rfen ou peu de chose, et que vous arriviez à les sup- porter avec plus de patience, les trouvant plus légères. Prenez en consolation ce que le Seigneur a prédit à ses membres touchant les meinbres du dé- mon : « S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi; si le monde vous hait, sachez que, le premier de tous, j'ai éprouvé la haine du monde; si vous aviez été du monde, le monde aurait aimé ce qui lui appartenait ; » et ailleurs : « Tous ceux, dit l'Apôtre, qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront là. persécution; » et encore : « Je ne cherche ppint à plaire aux hommes : si je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur de Dieu ; » et le Psalmite : « Ceux qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a rejetés. » C'est. dans cet esprit que saint Jérôme, dont je me regarde comme l'héritier pour les calomnies. de la haine, dit dans sa lettre à Népotien : « Si je plaisais encore aux hom- mes, Je ne serais pas serviteur du Christ. Hl à cessé de plaire aux hommes, et il est devenu le serviteur du Christ. » Le mème, écrivant à Asella sur les faux amis, dit : « Je rends grâce à mon Dieu. de m'avoir fait digne de la haine du monde; » et au moine Héliodore : « C'est une erreur, mon frère, oui, c'est uue erreur de croire que le chrétien puisse jamais éviter la persé- eution : notre ennemi, comme uu lion rugissant, róde autour de nous et cherche à nous dévorer. Est-ce une paix ? Le voleur est en embuscade et znette les riches. »

Encouragés par ces euseignenients et par ces exemples, sachons donc sup- porter les épreuves avec d'autant plus de contiance qu'elles sout plus in- justes. Si elles ne servent pas à nos mérites, elles contribuent du moins, n'en doutons pas, à quelque expiation. Et puisque une divine ordonnance préside à toute chose, que chaque fidèle, au moment de l'épreuve, se con- sole par la pensée qu'il n'est rien que la souveraine bonté de Dieu laisse ac- complir en dehors de l'ordre providentiel, ct que tout ce qui arrive contrai-

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06 ABÆLA\RDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

consoletur, quod niliil inordinate fieri unquam summa Dei bonitas permit- tit, quod quacunque perverse fiunt, optimo fine ipse terminat. Unde ct ei de omnibus recte dicitur, fiat voluntas tua. Quanta denique diligentium Deum illa est ex aucloritate apostolica consolatio, quæ dicit : « Scimus quoniam diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum. » Quod dili- genter ille sapientissimus attendebat, quum in Proverbiis diceret : « Non contristabit justum. quidquid ei acciderit. » Ex quo manifeste a justitia eos recedere demonstrat, quicunque pro aliquo suo gravamine bis irascuntur, qua erga se divina dispensatione geri non dubitant; et se propric. volun- tati magis quam divinæ subjiciunt, et ei quod in verbis. sonat, fiat vo- luntas tua, desideriis occultis repugnant, divinæ voluntati propriam ante- ponentes. Vale.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 67

rement à cet ordre, il se charge lui-même de le ramener à bonne fin. Voilà pourquoi il est sage de dire sur tdute chose : que votre volonté se fasse. Enfin que de puissantes consolations ceux qui aiment Dieu peuvent trouver dans l'autorité apostolique qui dit : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu! » C'est cette vérité qu'avait en vue le sage des sages, lorsqu'il écrivait dans ses Proverbes : « Le juste ne sera pas attristé, quoi qu'il arrive. » Ainsi démontre-t-il que ceux-là s'écartent des sentiers de la justice, qui s'irritent contre une épreuve qu'ils savent dispensée par la main de Dieu ; hommes soumis à leur propre volonté plutôt qu'à la volonté divine, hommes dont la bouche dit : votre volonté soit faite, mais dont au fond le cœur se révolte, et qui font passer leur volonté avant celle du Seigneur. Adieu.

EPISTOLA SECUNDA

QUÆ EST HELOISSÆ AD PETRUM DEPRECATORIA .

ARGUMNENTUN

Quum Ileloissa quondam Abælardi amica, postca uxor, ac tandem monasterio Paracletensi, quod ipse sibi discipulorum fortunis a fundamentis eduxerat, ab eo præfecta, epistolam ejus ad amicum legisset, hanc ad eum scribit, orans ut de suis periculis vel liberatione ad se rescribat, quo vel luctus. vel gaudii ejus particeps efficiatur. Expostulat etiam quod ad se, post monasticam professionem, non scripserit, quum antea plures amatorias init- teret litteras. Suum denique erga illum tum preteriti temporis turpen et carnalem amo- rem, tum presentis castum et spiritualem exponit, ac acerbe queritur se ab illo æque non redamari.

Est autem epistola multis affectibus et querulis planctibus, more femineo, affatim plena : ubi pectus femineum multa eruditione exuberans intueri liceat.

Domino suo, imo patri; conjugi suo, imo fratri; ancilla sua, imo filia; ipsius uxor, imo soror ; Abælardo Heloissa.

]. Missam ad amicum pro cousolatione epistolam, dilectissime, vestram ad me forte quidam nuper casus attulit. Quam ex ipsa statim tituli fronte vestram esse considerans, tanto ardentius eam cœpi legere, quanto scripto- , rem ipsum charius amplector, ut cujus rem perdidi, verbis saltem tanquam

ejus quadam imagine recreer. Erant, memini, hujus epistole verba fere - omnia felle et absinthio plena, quz scilicet nostræ conversionis miserabilem ustoriam, et tuas, unice, cruces assiduas referebant.

Complesti revera, in epistola illa, quod in exordio ejus amico promisisti, ut videlicet, in comparatione tuarum, suas molesüas nullas vel parvas reputaret. Ubi quidem expositis prius magistrorum tuorum in te persecutio- nibus, deinde in corpus tuum summæ proditionis injuria, ad condiscipu- lorum quoque tuorum. Alberici videlicet Rbemensis et Lotulfi Lombardi

LETTRE DEUXIEME

HÉLOISE A ABÉLARD

SOMMAIRE

Héloïse, amante, puis épouse d'Abélard et placée par lui à la tête du monastère du Para- clet. dont il avait jeté les fondements avec l'assistance de ses disciples, ayant lu la lettre qu'il avait adressée à un ami, lui écrit pour le prier de lui faire connaitre les dangers qu'il court ou le salut dont il jouit, afin qu'elle puisse s'associer soit à sa peine, soit à sa joie. Elle lui demande avec instances pourquoi il ne lui a plus écrit depuis qu'elle a pre- noncé ses vœux, quand auparavant il lui adressait tant de lettres d'amour. Elle lui rappelle leur passion d'autrefois, passion charne!le et honteuse; clle lui expose ses sentiments d'aujourd'hui, sentiments spiriluels ct purs, et elle se plaint avec amertume qu'il n'y ré- ponde pas.

la lettre est celle d'une femme : les élans passionnés, les gémissements, les plaintes y abondent; on y sent aussi une imagination nourrie d'une exubérante érudition.

À son maitre, ou plutôt à son père; à son épour, ou plutôt à son frère; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur; à Abélard, Heloise..

[. La lettre que vous avez, mon bien-aimé, adressée à un ami pour le con- soler, un hasard l'a fait venir dernièrement jusqu'à moi. Au seul caractère de la suscription reconnaissant qu'elle était de vous, je la dévorai avec une ardeur égale à ma tendresse pour celui qui l'avait écrite : si j'avais perdu sa personne, ses paroles du moins allaient me rendre en partie son image. Hélas! chaque ligne, pour ainsi dire, de cette lettre encore présente à ma mémoire était pleine de fiel et d'absinthe, car elle retraçait la déplorable histoire de notre conversion et de vos épreuves sans merci ni tréve, à mon bien supréme.

Vous avez bien rempli la promesse qu'en commencant vous faisiez à votre ami : ses peines, au prix des vôtres, il a pu s'en convaincre, ne sont rien ou peu de chose. Après avoir rappelé les persécutions dirigées contre vous par vos maitres, et les derniers outrages làchement infligés à votre corps, - vous avez peint l'odieuse jalousie et l'acharnement passionné dont vos condis-

10 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

execrabilem invidiam, et infestationem nimiam stylum contulisti. Quorum quidem suggestionibus quid de glorioso illo theologiæ tus; opere; quid de te ipso quasi in carcere damnato actum sit non prætermisisti. Inde ad abbatis tui fratrumque falsorum machinationem accessisti, et detractiones illas tibi gravissimas duorum illorum pseudoapostolorum a prædictis æmulis in te commotas, atque ad scandalum plerisque subortum de nomine Paracleti oratorio preter consuetudinem imposito; denique ad intolerabiles illas et adhuc continuas in te persecutiones, crudelissimi scilicet illius exactoris, et pessimorum, quos filios nominas, monachorum profectus, iniserabilem historiam consummasti.

Qui cum siccis occulis neminem vel legere vel audire posse æstimem, tanto dolores meos amplius renovarunt, quanto diligentius singula expresse- runt et eo magis auxerunt, quo in te adhuc pericula crescere retulisti ; ut omnes pariter de vita tua desperare cogamur, et quotidie ultimos illos de nece tua rumores trepidantia nostra corda et palpitantia pectora expectent.

Per ipsum itaque, qui te sibi adhuc quoquo modo protegit, Christum obsecramus, quatenus ancillulas ipsius et tuas, crebris litteris de his, in quibus adhuc fluctuas, naufragiis certificare digneris ; ut nos saltem quee "tibi sole remansimus, doloris vel gaudii participes habeas. Solent etenim dolenti nonnullam afferre consolationem qui condolent, et quodlibet onus pluribus impositum levius sustinetur, sive defertur. Quod si paululum hec tempestas quieverit, tanto amplius maturandæ sunt littere, quanto sunt jucundiores future. De quibuscunque autem nobis scribas, non parvum nobis remedium conferes; hoc saltem uno, quod te nostri memorem esse monstrabis.

IT. Quam jucundæ vero sint absentium litterze amicorum, ipse nos, exem- plo proprio, Seneca docet, ad amicum Lucilium quodam loco sic scribens !: « Quod frequenter mihi scribis, gratias ago. Nam quo uno modo potes te mihi ostendis. Nunquam epistolam tuam accipio, quin protinus una simus. Si imagines nobis amicorum absentium jucunde sunt, quæ memoriam renovant, et desiderium absentiæ falso atque inani solatio levant, quanto jucundiores sunt littere, qua amici absentis veras notas afferunt ? » Deo autem gratias, quod hoc saltem modo presentiam tuam nobis reddere nulla invidia prohiberis, nulla difficultate præpediris : nulla, obsecro, negligentia retarderis.

Scripsisti ad amicum prolixe consolationem epistolæ, et pro adversitatibus

! Épit. 40,

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. "1

ciples aussi, Albérie de Reims et Lotulfe de Lombardie, vous ont poursuivi. Vous n'avez oublié ni ce que leurs cabales ont fait de votre glorieux ouvrage de théolegie, ni ce qu'elles ont fait de vous-méme, condamné à une sorte de prison. De vous arrivez aux menées de votre abbé et de vos perfides frères, aux affreuses calomnies de ces deux faux apôtres déchainés contre vous par ces indignes rivaux, au scandale soulevé dans la foule à propos du nom de Paraclet donné, contre l'usage, à votre oratoire; enfin, arrivant aux vexations intolérables dont votre vis aujourd'hui encore n'a pas cessé d'être l'objet, de la part de ce persécuteur impitoyable et de ces méchants meines que vous appelez vos enfants, vous avez mis le dernier trait à ce déplorable tableau.

Je doute que personne puisse lire ou entendre sans pleurer le récit de tells épreuves. Pour moi, il a renouvelé mes douleurs avec d'autant plus de volence que le détail en était plus exact et plus expressif; que dis-je ? il les a augmentées en me montrant vos périls toujours croissants. Voilà donc tout votre troupeau réduit à trembler pour votre vie, et chaque jour nos cœuis émus, nos poitrines palpitantes attendent pour dernier coup la nou- velle de votre mort.

Aussi nous vous en conjurons, au nom de celui qui, pour son service, semble encore vous couvrir de sa protection ; au nom du Christ, dont nous sommes, ainsi que de vous-mème, les bien petites servantes, daignez nous: écrire fréquemment et nous dire les orages au sein desquels vous êtes encore ballotté ; que nous du moius, qui vous restons seules au monde, nous puis- sions partager vos peines et vos joies. D'ordinaire, la sympathie est un allé- eément à la douleur, et tout fardeau qui pèse sur plusicurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter. Que si la tempéte vient à se calmer un peu, hàtez-vous d'autant plus d'écrire que les nouvelles seront plus agréables à recevoir. Mais, quel que soit l'objet de vos lettres, elles ne peuvent manquer de nous faire un grand bien, par cela seul qu'elles seront une preuve que vous ne nous oubliez pas.

Il. Combien sont agréables à recevoir les lettres d un ami absent, Sénèque nous l'enseigne par sou propre exemple dans le passage il écrit à Lucilius : Vous m'écrivez souvent, et je vous cn remercie ; vous vous montrez ainsi à moi de la seule manière qui vous soit possible; je ne reçois jamais une de vos lettres qu'aussitót nous ne soyons ensemble. Si les portraits de nos amis absents nous sont doux, s'ils ravivent leur souvenir, et, vaine et trom- peuse consolation, allé;ent le regret de leur absence, combien plus douces sont les lettres qui nous apportent l'empreinte véritable de l'ami absent. » Grâce à Dieu, ce moyen vous reste encore de nous rendre votre présence ; l'envie ne vous l'interdit pas; rien ne s'y oppose : que ce ne soit point de vous, je vous en supplie, que viennent les néglisences et les retards.

Vous avez ecrit à votre ami une longue lettre de consolation, en vue de ws malheurs sans doute, mais c'est des vótres que vous lui parlez. Tandis

12 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

quidem suis, sed de tuis. Quas videlicet tuas diligenter commemorans, quum ejus intenderes consolation, nostræ plurimum addidisti desolationi, et dum ejus mederi vulneribus cuperes, nova quzdam nobis vulnera doloris inflixisti, et priora auxisti. Sana, obsecro, ipse quie fecisti, qui quæ alii fecerunt curare satagis. Morem quideni amico et socio gessisti, et tam ami- cili: quam societatis debitum persolvisti ; sed majore te debito nobis astriaxi- si, quas non tam amicas quam amicissimas, non tam socias quam filias convenit nominari, vel si quod dulcius et sanetius vocabulum potest exce- gitari.

IIT. Quanto autem debito te erga eas obligaveris, non argumentis, non 1es- timoniis indiget, ut quasi dubium comprobetur : et si omnes taceant, res ipsa clamat. Hujus quippe loci tu, post Deum, solus es fundator, solus Injus oratorii constructor, solus hujus congregationis ædificator. Nilil hie super alienum ædificasti fundamentum. Totum quod hic est, tua creatio est. Soli- tudo hec feris tantum, sive latronibus vacans, nillam hominum habitatiavem noverat, nullam domum habuerat. [n ipsis. cubilibus ferarum, in psis latibulis latronum, ubi nec nominari Deus solet, divinum erexisti taberna- culum, et Spiritus saneti proprium dedicasti templum. Xihil ad hoc ædifi- candum ex regum vel principium opibus intulisti, quum plurima. posses el maxima, ut quidquid fieret, tibi soli posset ascribi. Clerici sive scholares huc certatim. ad disciplinam. tuam confluentes omnia. ministrabant. neces- saria ; et qui de beneficiis vivebant ecclesiasticis, nec oblationes facere nove- rant, sed suscipere, et qui manus ad suscipiendum non ad dandum habue- rant, hic in oblationibus faciendis prodigi atque importuni fiebant.

Tua itaque, vere tua hxc est proprie in sancto proposito novella planta- tio, cujus adhuc teneris maxime plantis frequens, ut proficiant, necessaria est irrigatio. Satis ex ipsa feminei sexus natura debili est haec plantatio, et est infirma, etiamsi non esset nova. Unde diligentiorem culturam exigit et frequentiorem, juxta illud Apostoli 1 : « Ego plantavi, Apollo rigavit, Deus autem incrementum dedit. » Plantaverat Apostolus atque fundaverat in fide per prædicationis suæ doctrinam Corinthios, quibus. scribebat. Rigaverat postinodum eos ipsius Apostoli discipulus Apollo sacris exhortationibus, el sic eis incrementum virtutuin divina largita est gratia.

Vitis aliene vineam, quam non plantasti, in amaritudinem. tibi con-

1 Corinth., I. a, 6.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 13°

que vous les rappelez avec exactitude pour le consoler, vous n'avez pas peu ajouté à notre désolation : en voulant panser ses blessures, vous avez ravivé en nous des plaies nouvelles et élargi les anciennes. Guérissez, je vous en conjure, les maux que vous avez faits, puisque vous prenez souci de soigner ceux qui sont faits par d'autres. Vous avez donné satisfaction à un ami, à un compagnon d'études; vous avez acquitté la dette de l'amitié et de la con- fraternité. Elle est bien plus pressante, l'obligation que vous avez contractée envers nous; car nous sommes, nous, non des amies, mais les plus dé- vouées des amies ; non des compagnes, mais des filles ; oui, c'est le nom qui nous convient, à moins qu'il s'en puisse imaginer un qui soit plus tendre et plus sacré.

IIl. Si vous pouviez douter de la grandeur de la dette qui vous oblige en- vers nous, ni les raisons ni les témoignages ne nous manqueraient pour l'é- tablir. Düt tout le monde se taire, les faits parlent assez haut. Aprés Dieu, vous étes le seul fondateur de cet asile, le seul architecte de cet oratoire, le seul créateur de cette congrégation. Vous n'avez point bâti sur un fondement étranger. Tout ce qui existe ici est votre ouvrage. Cette solitude, jadis frequentée seulement par des bétes féroces et des brigands, n'avait jamais connu d'habitation humaine, n'avait Jamais vu de maison. C'est parmi des taniéres de bêtes féroces, parmi des repaires de brigands, d'ordinaire le nom de Dieu n'est pas méme prononcé, que vous avez élevé un divin tabernacle et dédié un temple au Saint-Esprit. Pour l'édifier, vous n'avez rien emprunté aux richesses des rois et des princes, auxquels vous pou- viez tout demander, dont vous pouviez tout obtenir; vous avez voulu que rien de ce qui se ferait ne püt étre attribué qu'à vous. Ce sont les élèves et les écoliers qui, s'empressant à vos leçons, vous fournissaient toutes les ressources nécessaires. Ceux-là mêmes qui vivaient des bénéfices de l'Église, qui ne savaient guère que recevoir des offrandes et non en faire, ceux qui jusqu'alors avaient eu des mains pour prendre, non pour donner, devenaient pour vous prodigues et importuns dans leurs libéralités.

Elle est donc à vous, bien à vous, cette plantation. nouvelle dans le champ du Seigneur, cette plantation toute remplie de jeunes rejetons, qui, pour profiter, ne demandent qu'à être arrosés. Par la nature méme de son sexe, elle est débile ; nefüt-elle pas nouvelle, à ce titre seul, elle serait faible. Aus-i exige-t-elle une culture plus attentive et plus assidue, selon la parole de l'Apótre : « J'ai planté, Apollon a arrosé ; mais c'est Dieu qui a donné l'accroissement. » L'Apôtre, par les enseignements de sa prédication, avait planté et établi dans la foi les Corinthiens auxquels il écrivait ; Apollon, son disciple, les avait ensuite arrosés par ses saintes exhortations, et c'est alors que la grace divine avait donné à leurs vertus de croître.

C'est vainement que vous cultivez cette vigne que vous n'avez pas plantée de votre main, et dont la douceur a tourné pour vous en amertume ; vos admonitions incessantes sont stériles, vos sacrés entretiens, inutiles. Songez

e 14 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

versam, admonitionibus spe cassis, et sacris. frustra. sermonibus. exco- lis. Quid tue debeas attende , qui sic curam. impendis alienze.. Doces et admones rebelles, nec proficis. Frustra ante. porcos divini eloquii mar- | garMas spargis. Qui obstinatis tanta impendis, quid obedientibus debeas considera. Qui tanta hostibus largiris, quid filiabus debeas meditare. Atque | ut cæteras omittam, quanto erga me te obligaveris debito, pensa : ut quod devotis communiter debes feminis, unice tuæ devotius solvas.

Quot autem et quantos tractatus in doctrina, vel exliortatione, seu etiam consolatione sanctarum feminarum saneti Patres consummaverint, et quanta eos diligentia composuerint, tua melius excellentia quam nostra parvitas novit. Unde non mediocri admiratione nostrz tenera conversionis initia tua jam dudum oblivio movit, quod nec reverentia. Det, nec amore nostri, nec sanctorum Patrum exemplis admonitus fluctuantem me et jam diutino moerore confeetam, vel sermone præsentem, vel epistola absentem consolari tentaveris. Cui quidem tanto te majore debito noveris obligatum, quanto te amplius nuptialis federe sacramenti constat esse astrictum ; et eo te magis mihi obnoxium, quo te semper, ut omuibus patet, immoderato amore com- plexa sum.

IV. Nosti, charissime, noverunt omnes, quanta in te amiserim, et quam miserabili casu summa et ubique nota proditio meipsam quoque milii tecum abstulerit, et incomparabiliter major sit dolor ex ammissionis modo quain ex danino. Quo vero major est dolendi causa, majora suut consolationis. adhi- benda remedia, non utique ab alio, sed à teipso, ut qui solus es in causa do- lendi, solus sis in gratia consolandi. Solus quippe es qui me contristare, qui me lætificare, seu consolari valeas. Et solus es qui plurimum in mihi debeas, et tunc maxime quum universa qua jusseris in tantum impleverim, ut quum te in aliquo offendere non possem, meipsam pro jussu tuo perdere sus- tinerem. Et quod majus est, dictuque mirabile, in tantam versus est amor insaniam, ut quod solum appetebat, hoc ipse sibi sine spe recuperationis au- ferret, quum ad tuam statim jussionem tam habitum ipsa quam animum immutarem : ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem os- tenderem. Nihil unquam (Deus sit) in te nisi te. requisivi ; te pure, non tua concupiscens. Non matrimoni feedera, non dotes aliqua expectavi, non deni- que meas voluptates aut. voluntates, sed tuas, sicut ipse nosti, adun- plere studui. Et si uxoris nomen sanctius ac validius. videtur, dulcius mihi semper extitit amicæ vocabulum ; aut, si non indigneris, concubine vel scorti; ut quo me videlicet pro te amplius humiliarem, ampliorem apud

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOIÏSE. 15

à ce que vous devez à la vôtre, au lieu de consacrer ainsi vos soins à celle d'autrui. Vous enseignez, vous préchez des rebelles : peine perdue. Yaine- ment vous semez devant des pourccaux les perles de votre divine éloquence; vous vous prodiguez à des àmes endurcies. Considérez plutót ce que vous devez à des cœurs dociles. Vous vous donnez à des ennemis ; pensez à cc que vous devez à vos filles. Et sans parler de mes sœurs, pesez le poids de la dette que vous avez contractée envers moi : peut-être mettrez-vous plus de zèle à vous acquitter vis-à-vis de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu dans la personne de celle qui s'est donnée exclusivement à vous.

Combien de graves traités les saints Péres ont adressés à de saintes femmes pour les éclairer, pour les encourager, ou méme pour les consoler; quel soin ils ont mis à les écrire, votre science supérieure le sait mieux que notre humble ignorance. Quel n'est donc pas mon étonnement de voir que depuis longtemps déjà vous avez mis en oubli l'œuvre commencée à peine et encore mal assurée de notre conversion. Sentiment de respect pour Dieu, d'amour pour nous, exemples des saints Péres, rien, quand mon àme chan- celle, quand le poids d'une douleur invétérée l'ccable, rien ne vous a inspiré Ja pensée de venir me fortifier par vos entretiens, ou du moins de me consoler de loin par une lettre! Et cependant, vous ne l'ignorez pas, l'obligation qui vous lie envers moi, le sacrement du mariage, nous enchaine l'un à l'autre : nœud d'autant plus étroit pour vous que je vous ai tou- : jours aimé, à la face du ciel et dela terre, d'un amour sans bornes.

IV. Vous savez, mon bien-aimé, et nul n'ignore tout ce que j'ai perdu en vous; vous savez par quel déplorable coup l'indigue et publique trabison dont vous avez été vielime m'a retranchée du moude en méme temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c'est moins la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu. Plus poignante est ma peine, plus elle réclame de puissantes consolations. Au moins n'est-ce point un autre, c'est vous, vous, seul sujet de mes souffran- ces, qui pouvez seul eu ètre le consolateur. Unique objet de ma tristesse, il n'est que vous qui puissiez me rendre la joic ou m'apporter quelque sou- lagement. Vous êtes le seul pour qui ce soit un pressant devoir : car toutes vos volontés, je les ai aveuglément accomplies. Ne pouvant vous résister en rien, j'ai eu le courage, sur un mot, de me perdre moi-même. J'ai fait plus encore : étrange chose! mon amour s'est tourné en délire; ce qui était l'uuique objet de ses ardeurs, 11 l'a sacrifié sans espérance de le recouvrer jamais. Par votre ordre, j'ai pris avec un autre habit un autre cœur, afin de vous montrer que vous éliez le maitre unique de mon cœur aussi bien que de mon corps. Jamais, Dieu m'en est témoin, je n'ai cherché en vous que vous- mène; c'est vous seul, non vos biens que j'aimais. Je n'ai songé ni aux conditions du mariage, ni à un douaire quelconque, ni à mes jouissances, ni à mes volontés personnelles. Ce sont les vôtres, vous le savez, que j'ai eu à cœur de satisfaire. Bien que le nom d'épouse paraisse et. plus sacré et plus

"uam c

16 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL £F.

te consequerer gratiam, et sic etiam excellentiæ tux gloriam minus læ-

. derem.

Quod et tu ipse, tui gratia, oblitus penitus non fuisti, in ea, quam supra memini, ad Amicum epistola pro consolatione directa; ubi et rationes non- nullas, quibus te a conjugio nostro infaustis thalamis revocare conabar, ex- ponere non es dedignatus, sed plerisque tacitis, quibus amorem conjugio, libertatem vineulo præferebam. Deum testem invoco, si me Augustus, uni- verso præsidens mundo, matrimonii honore dignarelnr, totumque mihi orbem confirmaret in perpetuo præsidendum, carius nubi et dignius videre- tur tua dici meretrix, quam illius imperatrix. Non enim quo quisque ditior sive potentior, ideo et melior ; fortunz illud est, lioc virtutis.

| Necse minime venalem æstimet esse quie libentius ditiori quam pauperi 'nubit, et plus in marito sua quam ipsum concupiscit. Certe quamcunque ad ;nuptias hee concupiscentia ducit, merces ei polius quam gratia debetur.

. Certum quippe est eam res ipsas, non hominem sequi, ct se, si posset, velle

prostituere ditiori. Sicut inductio illa Aspasiæ philosophie apud. socraticum Æschinem eum Xenoplionte et. uxore ejus habita manifeste convincit. Quam quidem inductionem quum predicta. philosophia ad. reconciliandos invicem illos proposuisset, tali fine ipsam conclusi : « Quia nisi hoc peregeritis, ut neque vir melior, neque femina in terris lectior sit, profecto semper id quod optimum putabis esse multo maxime requiretis, ut et tu maritus sis quam optimæ, et hiec quam optimo viro nupta sit. » Sancta profecto hæc ct plus quam philosophica est sententia, ipsius polius sophie quam philosophie dicenda. Sanctus hic error, et beata fallacia in conjugatis, ut perfecta dilec-

' tio illesa custodiat matrimonii. federa non tam corporum. continentia, ; quam animorum pudicitia.

V. At quod error ceteris, veritas mihi manifesta contulerat, quum quod ille videlicet de suis æstimarent maritis, hoc ego de te, hoc mundus uni- versus non tam crederet quam sciret ; ut tanto verior in te meus amor exis- teret, quanto ob errore lougius absisteret. Quis ctenim regum aut philosopho- rum tuam exæquare famam poterat ? Quæ te regio, aut civitas, seu villa vi- dere non zstuabat? Quis te, rogo, in publicum procedentem conspicere non festinabat, ae discedentem collo erecto, oculis directis non insectabatur? Qux conjugata, quie virgo non concupiscebat absentem, et non exardebat in præ- sentem? Qua regina vel præpotens femina gaudiis meis non invidebat vel thalamis ?

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÍSE. 71

fort, un autre a toujours été plus doux à mon cœur, celui de votre maitresse, ou méme, laissez-moi le dire, celui de votre concubine et de votre fille de joie ; il me semblait que, plus je me ferais humble pour vous, plus je m'acquer- rais de titres à votre amour, moins j'entraverais votre glorieuse destinée.

Vous-méme, en parlant de vous, vous n'avez pas tout à fait oublié ces sen- timents dans votre lettre de consolation à un ami. Vous n'avez pas dédaigné de rappeler quelques-unes des raisons par lesquelles je m'efforcais de vous détourner d'un fatal hymen, mais vous avez passé sous silence presque toutes celles qui me faisaient préférer l'amour au mariage, la liberté à une chaîne. J'en prends Dieu à témoin, Auguste, le maitre du monde, m'eüt-il jugée digne de l'honneur de son alliance et à jamais assuré l'empire de l'univers, le nom de courtisane avec vous m'aurait paru plus doux et plus noble que le nom d'impératrice avec lui ; car ce n'est ni la richesse ni la puissance qui fait la grandeur : la richesse et la puissance sont l'effet de la fortune; la grandeur dépend du mérite.

C'est se vendre, que d'épouser un riche de préférence à un pauvre, que de chercher dans un époux les avantages de son rang plutót que lui-méme. Certes, celle qu'une telle convoitise conduit au mariage mérite d'étre payée plutót qu'aimée ; car il est clair que c'est à la fortune qu'elle est attachée, non à la personne, et qu'elle n’eût demandé, l'occasion échéant, qu'à se prostituer à un plus riche. Telle est la conclusion évidente du raisonnement de la sage Aspasie dans son entretien avec Xénoplion et sa femme, entretien rapporté par Eschine, disciple de Socrate. Cette. femme plulosophe, qui s'était proposé de réconcilier les deux époux, conclut en ces termes : « Dès le moment que vous aurez réalisé ce point, qu'il n'y ait pas sur la terre d'homme supérieur, ni de femme plus aimable, vous n'aurez d'autre ambi- tion que le bonheur qurvous paraîtra le bonheur suprême : vous, d'être le mari de la meilleure des femmes; vous, la femme du meilleur des maris. » Sainte morale assurément et plus que philosophique. Ou plutôt, non, ce n'est pas la philosophie qui parle, c'est la sagesse mème! Sainte erreur, heureuse trom- perie entre des époux, quand une sympathie parfaite garde intacts les liens du mariage, moins par la continence des corps que par la pudeur des ames!

V. Mais ce que l'erreur persuade aux autres femmes, la vérité la plus claire ine l'avait démontré. En effet, c@ qu'elles seules pouvaient. penser de leur époux, le monde entier le pensait de vous ; que dis-je? le savait de vous corume moi-même ; en sorte que mon amour pour vous était. d'autant plus sincère, qu'il était plus loin de l'erreur. Était-il, en effet, un roi, un plii- losophe, dont la renommée püt être égalée à la vôtre? Quelle contrée, quelle eité, quel village n'était agité du désir de vous voir? Paraissiez-vous en public, qui, je le demande, ne se précipitait pour vous voir; qui, lorsque vous vous reliriez, ne vous suivait le cou tendu, le regard avide? Quelle épouse, quelle fille ne brülait pour vous en votre absence, et ne s'embrasait à votre vue? Quelle reine, quelle princesse n'a point envié et mes joies et mon lit?

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78 ABÆLARDI ET HELOISSAE EPISTOLE. .

Duo autem, fateor, tibi specialiter. inerant , quibus feminarum qua- rumlibet animos statim allicere poteras : dictandi videlicet, et cantandi gralia; quie cæleros minime philosophos assecutos esse novimus. Quibus quidem, quasi ludo quodam, laborem exercitii recreans pliilosophici, ple- raque anatorio metro vel rhythmo composita reliquisti carmina, que prz nimia suavitate tam dictaminis quam cantus sæpius frequentata, tuum in ore omniun nomen incessanter tenebant : ut etiam illitteratos melodiæ dul- cedo lui non sineret immemores esse. Alque hine. maxime in amorem tui feminæ suspirabant. Et quum horum pars 1naxima carminum nostros de- cantaret amores, multis me regionibus brevi tempore nuntiavit, el multa- rum in ne feminarum accendit invidiam.

Quod enim bonum anii vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tune mihi invidentem, nune tantis. private deliciis compati calamitas niea non compellat ? ue vel quam, licet hostem primitus, debita copatio mihi nunc non emolliat ! Quæ plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. Non enim rei cffectus, sed efficientis affectus in crimine est; nec qua fiunt, sed quo animo fiunt, æquitas pensat # Quem autem animum in

te semper habuerim, solus qui expertus es judicare potes. Tuo examini

cuncta committo, tuo per omnia cedo testiinonio.

VI. Die unun, si vales, cur post conversionem nostram, quam tu solus fa- cere decrevisti, in tantam tbi negligentiam atque oblivionem venerim, ut nec eolloquio præsentis recreer, nec absentis epistola consoler : dic, inquam, si vales, aut ego quod sentio, imo quod omnes. suspicantur dicam. Concupis- centia te mihi polius quam. amicitia. sociavit, libidinis ardor potius quam amor. Ubi igitur quod desiderabas cessavit, quidquid propter hoc exhibe- bas pariter evanuit. Hæe, dilectissime, non tam mea est quam omnium con- jectura, non tam specialis quam communis, non tam privata quain publica. Utinam nuhi soli sic videretur, atque aliquos in excusationem sui amor tuus inveniret, per quos dolor meus paululum resfilevet. Utinam occasiones fingere

| possem, quibus, te excusando, mei quoquo modo tegerem vilitatem.

Attende, obsecro, qua requiro; et parva hiec videbis et tibi facillima. Duni lui præsentia fraudor, verborum saltem votis, quorum tibi copia est, tue mihi imaginis presenta dulcedinem. Frustra te in rebus dapsilem expecto, si in verbis avarum sustineo. Nunc vero plurimum a te ine proinereri cre- dideram, quum onuia propter te compleverim, nunc in tuo maxime perse-

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 19

Vous aviez, entre tous, deux talents faits pour séduxe dés l'abord le cœur de toutes les femmes : le talent du poéte et celui du chanteur; je ne sache pas que jamais philosophe les iut possédés au méme degré. C'est grâce à ces dons que, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous avez com- posé tant de vers et de chants d'amour qui partout répétés, à cause de Ja gràce sans égale de la poésie et de la musique, tenaient incessamment votre nom sur les lèvres de tout le monde ; la douceur seule de la mélodie empé- chait les ignorants mémes de les oublier. C'était surtout cc qui faisait sou- pirer pour vous le cœur des femmes. Et ces vers, célébrant en très-grande partie nos amours, ne tardérent pas à répandre mon nom en maints pays el à rendre plus vives bien des jalousies de femmes.

En ellet, quels avantages de l'esprit et du corps n'embellissaient votre Jeu- nesse? Parmi les femmes qui enviaient alors mon bonheur, en est-il une aujourd'hui, qui, me sachant privée de telles délices, ne compatirait à mon infortune? Quel est celui, quelle est celle dont le cœur, füt-ce le cœur d'un ennemi, ne s'attendrirait pour moi d'un juste sentiment de pitié?

ieu coupable sans doute, je suis aussi, vous le savez, bien innocente ; car le erime est dans l'intention, non dans le fait. Ce n'est pas l'acte en lui-inénie, c'est la pensée qui a inspiré l'acte, que pèse l'équiig//De quels sentiments j'ai toujours été animée pour vous, vous qui les avez éprouvés, vous pouvez seul en juger. Je remets tout eu votre balance, je m'abandonne à votre décision.

V. Bites-inoi seulement, st vous le pouvez, pourquoi, depuis ma retraite que vous seul avez décidée, vous en èles venu à me négliger, à m'oublier si bien, qu'il ne m'a été donné ni de vous entendre pour retremper mon cou- rage, ni de vous lire pour me consoler de votre absence ; dites-le-inoi, je le répète, si vous le pouvez, ou Je dirai, mor, ee que Je pense et ce qui est sur les lèvres de tout le. monde. C'est la. concupiscence plutôt que la ten- dresse qui vous a attaché à mot, c'est l'ardeur des sens plutôt que l'amour; el voilà. pourquoi, vos désirs une fois &teints, toutes les démonstrations qu'ils inspiraient se sont évanouies avec eux. Cette supposition, mon. bien- auné, n'est pas mienne, elle est celle de la foule; ce n'est. pas une opi- mon personnelle, c'est la pensée géuérale; ce n'est. pas un sentiment. par- üculier, c'est l'idée de tout le monde. Plàt à Dieu qu'elle me fût propre, et que votre amour trouvât des défenseurs dont les arguments pussent faire tomber ma douleur! Plàt à Dieu que je. pusse imaginer des raisons pour vous excuser, et du même coup justifier votre servante |

Considérez, je vous en supplie, ce que je demande : c'est si peu de chose, el chose si facile, Ki votre présence m'est dérobée, que la tendresse de votre langage, une lettre vous. coûte si peu, me rende du moins la. dou- eeur de votre image. Puiz-je espérer de vous trouver libéral dans les choses, quand je vous vois avare de paroles? J'avais eru jusqu'ici m'élre assuré bien

go ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLE.

: verans obsequio. Quai quidem juveueula ad monastieæ conversationis

asperitatem: non religions devotio, sed tua tantum pertraxit jussio ; ubi si | nihil a te promerear, quam. frustra laborem dijudiea. Nulla. niihi super hoc j merces expectanda est à Deo, cujus adhue more niliil me constat ezisse.

Properantem te ad Deum. secuta. sum habitu, ino praecessit. Quas eniin memor uxoris Lolli retro converse, prius me sacris vestibus: et profes-1one monastica quam teipsum. Deo mancipasti. In. quo. fateor. uno. iniuus. de te me confidere vehementer dolut atque eruübui. Ego autem (feus scit) ad Vul- eania loca te properantem precedere vel «equi. pro jussu. tuo inmnime duli- tarem. Non enin inecum antmus meus, sed tecum erat. Sed et nune maxime Si tecuni non est, nusquam est. Esse vero sine fe nequaquam potest. Sed ut tecum bene sit, age, obsecro. Bene autem tecum fuerit, site propitium us venerit, si gratiam referas pro gratia, modica pro inagnis, verba pro rebus. Utinam, dilecte, tua de me dilectio minus. eonfideret, ut sollicitiur esset!

Sed quo te amplius nune securum reddidi, nezligentiorem sustineo.

Memento, obsecro, qua fecerim, et. quanta. debeas attende. Dum tecum earnali fricrer. voluptate, utrum id amore, vel libidine agevem, incertuim pluribus habebatur. Nune autem finis indicat quo id inchoaverin principio. Omnes denique nili voluptates interdixit, ut te parerem voluntati. Mliil mihi reservavi, nisi sie tuam nune. praecipue fieri. Quæ vero lua. sit imu- quitas perpende, si merenti iinplius. persolvis tuinus, imo. nilul peuitus : praesertim quum parvum sit quod exigeris, et tibi facilliinum.

Per ipsum itaque, cui te obtulisti, Deum te obsecro, ut, quoquo. modo potes, tuam milii praesentiam reddas, consolationem videlieet mili aliquan rescribendo, hoc saltein. paeto, ut sic recreata divino. alaerier vaccin ob- scquio. Quum me ad temporales olim voluptates expeteres. erebeis me epistolis visitabas, frequenti carmiue tuam in ore omuium Heloissant po- nebas. Me plateæ omnes, me domus singulæ resonabaut. Quauto autem rec- tius me nunc in Deum, quam tunc in libidinem exeitares ! Perpende, ob- secro, quæ debes, atiende qua postulo; et longam epistolam brew fine concludo : vale, unice.

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 81

des titres à vos égards, ayant tout fait pour vous, et ne persévérant dans la retraite que pour vous obéir : car ce n'est pas la vocation, c'est votre vo- lonté. oui, votre volonté seule qui, jeune, m'a jetée dans les austérités de la profession. monastique. Si vous ne m'en tenez aucun. compte, voyez com- bien le sacrifice aura été vain, car je n'ai point de récompense à attendre de Dieu; Je n'ai encore rien fait pour lui.

Lorsque vous êtes allé à Dieu, je vous ai suivi, que dis-je? je vous ai pré- cédé ; comme si le souvenir de la femme de Loth et le regard qu'elle jeta derrière elle vous préoccupait, vous m'avez fait la première revêtir l'habit et prêter les vœux monastiques, vous m'avez enchainée à Dieu avant vous- même. Cette défiance, la seule que vous m'avez jamais témoignée, me pé- nétra, je l'avoue, de douleur et de honte ; moi qui, sur un mot, Dieu le sut, vous aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abimes en- flanunés des enfers! car mon cœur n'était plus avec moi, mais avec vous. Et si; aujourd'hui plus que jamais, il n'est pas avec vous, il n'est nulle part. Ou plutôt il ne peut être nulle part sans vous. Mais faites qu'il soit bien avec vous, je vous en supplie. Et il sera bien avec vous, s'il vous trouve bienveillant, si vous lui rendez amour pour amour, peu pour Leau- coup, des mots pour des choses. Plàt à Dieu, mon bien-aimé, que vous fus- siez moins sûr de ma tendresse! vous seriez plus inquiet. Mais plus je vous ai donné de sécurité, plus j'ai encouru votre négligence.

Ali! rappelez-vous, je vous en supplie, ce que j'ai fait, et songez à ce que vous me devez. Tandis que je goûtais avec vous les plaisirs de la chair, on a pu se demander si c'était la voix de l'amour que je suivais ou celle du pliisir. On peut voir maintenant à quels sentiments j'ai, dés le principe, obét. Pour condescendre à votre volonté, j'en suis arrivée à m'interdice tous les plai- sirs ; je ne me suis rien réservé de moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice de votre part, voyez donc, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si vous refusez absolu- ment tout, quand on vous demande si peu de chose et une chose si facile!

Au nom donc de celui auquel vous vous êtes consacré, au nom de Dieu méme, je vous en supplie. rendez-inoi votre présence, autant qu'il est pos- sible, en m'envoyant quelques lignes de cousolation. Ni vous ne le faites à cause de moi, faites-le du moins pour que, puisant dans votre langage des forces nouvelles, je vaque avec plus de ferveur au service de Dieu. Quand jadis vos vœux ardents me conviaient aux voluptés du monde, vous me visi- liez coup sur coup par vos lettres. et vos vers mettaient sans cesse le nom de votre Héloïse sur les lèvres de la foule; oui, c'était de mon nom que retentis- saient toutes les places, de mon nom, toutes les demeures Combieu il serait mieux aujourd'hui d'exciter à l'amour de Dieu cell: que vous provoquiez alors à l'amour du plaisir! Encore une fots, je vous en supplie, pesez ce que vous devez, considérez ce que je demande, et je terinine d'un mot cette longue lettre : adieu, mon tout.

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EPISTOLA TERTIA QUÆ EST RESCRIPTUM PETRI AD HELOISSAM

ARGUMENTUM

Superiori epistole Heloissæ respondet Aba'lardus, ac se candide excusat, quod tanto tem- pore ad illain non scripserit, minime de incuria in eam venisse : sed quod de prudentia, doctrina, pietate, et religione ejus tantum confideret, ut eam vel exhortatione, vel con. solatione nou indigere erederet. Monet autem ut ad se rescribat, quid sihi exhortationis vel con-olitionis divinas ab eo rescribi velit : et ipso ejus desiderio faciet satis. Rogat eam, ut tam ipsa quam sacer ejus virginum ac viduarum cho:us se apud Deum precibus juvet. Quantas apud ipsum vires oratio maxime uxorum pro viris habeat, luculenter ex Scripturarum auctorilate disserens, et commemoratis precibus, quæ hactenus in ipso monasterio pro se a sacris feminis fierent ad Doum singulis horis canonicis, alias item qua pro salute absentis fiant instituit. l'reeterea rogat ut quocunque modo vel loco eum ex hac vita inigrare contingeret, defuncti corpus ad Paracletense cenobium deferri ibi- que sepeliri curaret.

Heloissæ dilectissimæ sorori sue in Christo Abælardus frater ejus in 1pso.

]. Quod, post nostram a seculo ad Deum conversionem, nondum tibi ali quid consolationis vel exhortationis scripserim, non negligentiæ meæ, sed tue, de qua semper plurimum confido, prudentiae imputandum est. Non enim cam his indigere credidi, cui abundanter quæ necessaria sunt divina gratia impertivit ; ut tam verbis quam exemplis errantes valeas docere, pusillani- ies consolari, trepidos exhortari, sicut et facere jam dudum consuevisti, . quum sub abbatissa prioratum obtineres. Quod si nune tanta diligentia tuis provideas filiabus, quanta tune sororibus, satis esse credimus, ut jam om: nino superfluam doctrinam vel exhortationem nostram arbitremur. Sin au- tem humilitati tua: aliter videtur, et in iis etian quæ ad Deum pertinent magisterio nostro atque scriptis indiges, super his quæ velis scribe mihi, ut ad ipsam rescribam prout Dominus mihi anuuerit.

LETTRE TROISIEME

ABÉLARD A HÉLOISE

SOMMAIRE

Abélard, répondant à la lettre précédente, proteste que son silence si prolongé n'est point l'effet de la négligence ou de l'oubli, mais de la confiance qu'il a toujours cuc en la sa- gesse d'Héloise, en ses lumières, en sa piété, en ses mœurs irréprochables, confiance si grande, qu'il n'a jamais cru qu'elle püût avoir besoin de conseils ou de consola- tions. I! la prie de s'expliquer clairement au sujet des règles et des consolations qu'elle réclame de lui, et il s'engage à répondre à ses vœux. Il la conjure, elle ct la sainte com- munauté de ses sœurs, vierges et veuves, de lui concilier, par leurs prières, l'assistance divine. Il Jui démontre par l'autorité dag saintes Ecritures, combien les prières sont paissantes auprès de Dieu, et particuliérement les prières des femmes implorant pour leur époux. Il lui dicte ensuite la formule de li prière dont il voudrait que les religieuses fissent ussge, dans le couvent, à des heures réglées, pour le salut de leur fondateur absent. 1l lui demande enlin de vouloir bien, de quelque maniére et en quelque endroit qu'il sorte de cette vie, prendre le soin de faire transporter et enterrer ses restesau Paraclet.

A Héloïse sa très-chère sœur en Jesus-Christ, Abélard son frère en Jésus- Christ.

l. Si, depuis que nous avons quitté le siècle pour Dieu, je ne vous ai pas encore adressé un mot de consolation ou d'exhortation, ce n'est point à ma négligence qu'il en faut attribuer la cause, mais à votre sagesse dans laquelle j'ai toujours eu une absolue confiance. Je n'ai point cru qu'aucun de ces sc- cours füt nécessaire à celle à qui Dieu a départi tous les dons de sa gràce, à celle qui, parses paroles, par ses exemples, est capable elle-méme d'éclairer les esprits troublés, de soutenir les cœurs faibles, de réchauffer ceux qui s'altiédissent. C'est ce que vous saviez faire il v a déjà longtemps, alors que vous n'étiez encore que prieure obéissant à une abbesse. Aujourd'hui, dés le moment que vous veillez sur vos filles avec autant de zèle que jadis sur vos sœurs, c'est assez pour m'autoriser à penser qu'instructions ou exlior- tations de ma part ne peuvent être que superflues. Toutefois, si votre hu- milité en jugeait autrement, et si, méme dans les choses qui regardent le ciel, vous éprouviez le besoin d'avoir notre direction et nos conseils écrits, mandez-nous sur quel sujet vous voulez que je vous éclaire, je répondrai »elon que le Seigneur m'en donuera le moyen.

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84 , ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Il. Deo autem gratias, qui gravissimorum et assiduorum periculorum ineorum sollicitudinem vestris cordibus inspirans, afflictionis mex parli- cipes vos fecit; ut orationum suffragio vestrarum divina miseratio me pro- tegat, et, velociter Satanam sub jedibus nostris conterat. Ad hoc autem precipue Psalterium, quod a me sollicite requisisti, soror in seculo quan- dam chara, nunc in Christo charissima, mittere maturavi. In quo videli- “et, pro nostris magnis et multis excessibus, et quotidiana periculorum meorum instantia, juge Domino sacrificium immoles orationum.

Quantum autem locum apud Deum et sanctos ejus fidelium orationes obtineant, et maxime mulierum pro charis suis, et uxorum pro viris, multa nobis occurrunt testimonia et exempla. Quod diligenter attendens Aposto- lus, sine intermissione orare nos admonet. Legimus Domiuum Moysi dixisse! : « Dimitte me ut irascatur. furor meus. » Et Jeremiæ? : « Tu vero, inquit, noli orare pro populo hoc, et non obsistas mihi. » Ex quibus videlicet. verbis manifeste. Dominus ipse profitetur orationes sanctorum quasi quoddam frenum irz ipsius immittere, quo scilicet ipsa coerceatur, ne quantum ierita peceantium exigunt, ipsa in eos sæviat. Ut quem ad vindictam justitia quasi spontaneum ducit, amicorum supplicatio flectat, et tanquam invitum quasi vi quadam retineat. Sic quippe oranti vel oraturo dicitur? : « Dimitte me, et ne obsistas milii. » Præcipit Dominus ne oretur pro unpiis. Orat justus, Domino prohibente, et ab ipso impetrat. quod postulat, et irati judicis sententiam immutat. Sic quippe de Moyse sub-

junctum est * : « Et placatus factus est Dominus de malignitate quam dixit facere populo suo. »

Scriptum est alibi de universis operibus Dei*: « Dixit, et facta. sunt. » Hoc autem loco et dixisse memoratur quod de afflictione populus meruerat, et virtute orationis præventus, non implesse quod dixerat. Attende itaque quanta sit orationis virtus, si quod jubemur oremus, quando id quod orare prophetam Deus prohibuit, orando tamen obtinuit, et ab eo quod dixerat eum avertit. Cui et alius propheta dicit 5: « Et quum iratus fueris, mise- ricordiæ recordaberis. »

Audiant id atque advertant principes terreni, qui occasione præpositæ et edictæ justitiæ suse, obstinati inagis quam justi reperiuntur, et se re- missos videri erubescunt, si misericordes fiant, et mendaces, si edictum suum mutent, vel quod minus provide statuerunt, non impleant, et si verba rebus emendent. Quos quidem recte dixerim Jephthæ comparandos, qui quod stulte voverat stultius adim plens, unicam interfecit.

1 Thessal., n, 7. ? Exod., xxxii, 10. 5 Jérém., vu, 16. 4 Exod., xxxn, 10. 5 Psalm., xxxi, 9. 6 Habacuc, m, 2.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. —— 85

ll. Je rends grâce à Dieu, qui inspire à vos cœurs tant de sollicitude pour mes cruelles et incessantes épreuves, et qui vous fait participer à mon afflic- tion. Faites, par l'assistance de vos priéres, que la miséricorde divine me protége et écrase bientôt Satan sous nos pieds. À cet effet, j'ai hâte de vous envover le Psautier que vous me demandez avec tant d'instance, ó sœur ja- dis si chère dans le sicle, mais bien plus chère aujourd'hui en Jésus-Christ : qu'il vous serve à offrir au Seigneur un perpétuel holocauste de prières, pour expier nos grands et si nombreux péchés. pour conjurer les périls dont je suis journellement menacé!

Quel mérite ont auprès de Dieu et des saints les prières de ses fidèles, surtout les prières des femmes, pour ceux qui leur sont chers, et des épou- ses pour leurs époux : les témoignages et les exemples qui le prouvent se présentent en foule à ma mémoire. C'est dans la conviction de cette effica- cité que l'Apótre nous recommande de prier sans cesse. Nous lisons que le Seigmeur dit à Moïse : « Laisse-moi, afin que ma fureur s'embrase ; » et à Jérémie. : « Cesse d'intercéder pour ce peuple et ne me fais point obsta- cle. » Par ces paroles, le Seigneur déclare lui-méme manifestement que les prières des saints mettent, pour ainsi dire, à sa colère un frein qui l'enchaine, et l'empéche de sévir contre les coupables dans la. mesure de leurs fautes. La justice le conduit naturellement à la répression ; mais les supplications des fidèles fléchissent son cœur, et lui faisant, en quelque sorte, violence, l'arrétent malgré lui. Il sera dit, en effet, à celui qui prie ou qui priera : « Laisse-moi et ne me fais point obstacle. » Le Seigneur ordonne de ne pas prier pour les impies. Le juste prie malgré la défense du Seigneur, et il obtient de lui ce qu'il demande, et il change la sentence du juge irrité. Car il est ajouté, à propos de Moïse : « Et le Seigneur apaisé suspendit la pu- nition qu'il voulait infliger à son peuple. »

I e«t écrit ailleurs, touchant la création du monde : « Il dit, et le monde fut. » Mais ici on rapporte qu'il avait dit le châtiment que son peu-- ple avait mérité, et, arrêté par la vertu de la prière, il n'accomplit pas ce qu'il avait dit. Vovez donc quelle est la vertu de la prière, si nous prions dans le sens qui nous est prescrit, puisque ee que le Seign:ur avait défendu au prophète de lui demander par sa prière, sa prière l'obtiut et le détourna de ce qu'il avait prononcé. Un autre prophète lui dit encore : « Et lorsque vous serez irrité, Seigneur, souvenez-vous de votre miséricorde ! »

Qu'ils écoutent, qu'ils s'instruisent les grands de la terre qui poursuivent avec plus d'obstination que de justice les infractions faites à leurs arréts, qui eramdraient d'être taxés de faiblesse s'ils étaient miséricordieux, et de mensonge, s'ils ehangeaient quelque chose à une décision, ou s'ils n'exécu- tient pas une mesure imprévovante, bien que les faits en vinssent modifier les termes : insensés, et bien dignes, en vérité, d'être comparés à Jephité qui. aprés avoir fait un vœu inspiré par la folie, l'exécuta plus follement encore et sacrifia sa fille unique.

86 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Qui vero, ejus membrum fieri. cupit, tunc. cum psalmista. dieit! : « Misericordiam et judicium cantabo tibi, Domine. » « Misericordia, sicut scriptum est?, judicium exaltat, » attendens quod alibi Seriptura commina- tur?, « judicium sine misericordia in eum qui misericordiam non | facit. »

Quod diligenter ipse Psahnista considerans, ad supplicationem uxoris Nabal Carmeli, juramentum quod ex justitia fecerat, de viro ejus scilicet et ipsius domo delenda, per misericordiam cassavit. Orationem itaque Justitiae praetulit, et quod vir deliquerat, supplicatio uxoris delevit.

In quo quidem tibi, soror, exemplum proponitur, et securitas datur, ut, si hujus oratio apud hominem tantum obtinuit, quid apud Deum tua pro me audeat instruaris. Plus quippe Deus, qui pater est noster, filios diligit, quam David feminam supplicantem. Et ille quidem pius et misericors habe- batur, sed ipsa pietas et miseripordia Deus est. Et quæ tunc supplicabat mu- lier secularis erat et laica, nec ex sanetæ devotionis professione Domino co- pulata. Quod si ex te minus ad impetrandum sufficias, sanctus qui teenm est tam virginum quam viduarum conventus, quod per te non potes, obtinebit, Quum enim discipulis Veritas dicat *: « Ubi duo vel tres congregati fuerint in nomine meo, ibi sum in medio eorum ; » et rursuni*: « Si duo ex vohis consenserint de omui re quam petierint, fiet illud a Patre meo; » quis non videat quantum apud Deum valeat sanetie congregationis. frequens oratio ? Si, ut Apostolus asserit, « multum valet oratio justi assidua, » quid de multitudine sancte congregationis sperandum est ?

Nosti, charissima soror, ex homelia beati Gregorii XXXVIIL, quantum guffragium invito seu contradicenti fratri. oratio. fratrum mature attulerit. De quo jam ad extremuin ducto. quanta. periculi anxietate iniserrima ejus anima laboraret, et quanta desperatione. et tædio vitæ fratres ab. oratione revocaret, quid ibi diligenter scriptum sit tuam. minima latet. pruden- tiam. Atque utinam confidentius te el sanctarum conventum. sororum. ad orationem invitet, ut me seilicet vobis ipse vivum custodiat, per quein, Paulo attestante , mortuos etiam suos de resurrectione. mulieres. acces perunt.

Si enim Veteris et. Evangelici Testamenti paginas revolvas, invenies maxima resuscitationis miracula solis vel maxime^feminis exhibita. fuisse, pro ipsis vel de ipsis facta. Duos quippe mortuos suscitatos ad supplica- tiones maternas Vetus commemorat Testamentum, per Eliam scilicet, et ipsius discipulum Elisæum. Evangelium vero trium tantum mortuorum

! Psalm., v, 1. ? Jacob, 1, 15. 5 Ibid. * Math., xvin, 20. 5 Jacob, v, 16

LETTRES D'ABÉLARD ET D'IÉLOISE. ' 81

*

Quiconque veut devenir un membre de l'Éternel dit avee le Psalmiste : « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et vetre justice. » « La misé- ricorde, est-il écrit, fait monter le plateau de la justice. » ll se souvient de cette menace de l'Écriture : « Justice sans miséricorde contre celui qui ne fait point miséricorde. »

Pénétré du sens de cette maxime, le Psaliniste, à la priére de l'épouse de Nabal, cassa, par miséricorde, le serment qu'il avait fait, dans un sentiment de justice, d'anéantir Nabal et toute sa maison. 11 préféra donc la prière à la punition; et le crime du mari fut effacé par les supplications de l'épouse.

Que ceci vous soit un exemple, ma sœur, et un gage de sécurité : si la priére de cette femme eut tant d'empire sur un homme, voyez ce que pour- rait la vôtre pour moi auprès de Dieu. Dieu, qui est notre père, aime ses enfants plus que David ne faisait cette femme suppliante. David, il est vrai, passait pour un homme pieux et miséricordieux ; mais Dieu est piété et la miséricorde méme. Et cette femme suppliante appartenait au siècle, au monde profane; elle ne s'était pas donnée à Dieu par les vœux d'une sainte profession. Que si ce n'était pas assez de vous pour étre exaucée, cette sainte eommunauté de vierges et de veuves qui vit avec vous obtiendra ce que par vous seule vous ne pouviez obtenir. Car le Dieu de vérité a dit à ses disci- ples : « Quand deux ou trois sont assemblés en mon nom, Je suis au milieu d'eux ; » et ailleurs : « Si deux de vous s'accordent entièrement sur ce qu'ils me demandent, mon Père les exaucera. » Qui pourrait donc méconnaitre ce que vaut auprès de Dieu la prière réitérée d’une sainte congrégation ? Si, comme le dit l'Apótre, « la prière assidue. d'un juste est puis- sante, » que ne peut-on attendre des prières réunies d'une sainte congréga- tion?

Vous avez vu, très-chère sœur, dans la trentc-huitième homélie de saint Grégoire, quelle assistance la prière d'une communauté de frères apporta à un frère qui refusait cetle assistance ou qui du moins ne s'y prétait pas. ll se erovait à l'extrémité. À quelle terreur, à quelles angoisses sa malheu- reuse âme était en proie !avce quel désespoir et quel dégoût de la vie il dé- tournait ses frères de prier pour lui! Le détail de ce précieux récit n'a pas échappé à votre sagesse, Puisse cet exemple vous engager avec plus d'assu- rance, vous et vos saintes sœurs, dans les voies de la prière, afin que je vous sois conservé vivant par celui dont la grâce, au témoignage de saint Paul. accorda à des femmes la résurrection de leurs morts!

En effet, vous n'avez qu'à parcourir l'Ancien et le Nouveau Testament ; vous trouverez que les plus grands miracles de résurre tion ont été accom- plis presque exclusivement ou particulièrement sous les veux des femmes, et pour elles ou sur elles. L'Ancien Testament fait mention de deux morts ressuscités à la prière d'une mère : l'un par Élie, et l'autre par son disciple Elisée. D'autre part, l'Évangile contient l'histoire de la résurrection de trois morts accomplie par le Seigneur, et qui, ayant trait à des femmes, confirme

88 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

suscitationem a Domino factain continet, quz, mulieribus exhibita, maxime illud quod supra commemoravimus apostolicum dictum rebus suis confir- mant : « acceperunt mulieres de resurrectione mortuos suos. »

Filium quippe vidue ad portam civitatis Naym suscitatum matri reddi- . dit, ejus compassione compunctus. Lazarum quoque, amicum suum, ad obsecrationem sororum ejus, Marie videlicet ac Marthae, suscitavit. Quo etiam arclnsynagogi filiæ hanc. ipsam gratiam ad petitionem patris impen- dente, « mulieres de resurrectione mortuos suos acceperunt, » quum hzc videlicet suscitata proprium de morte receperit. corpus, sicut. ille corpora suorum. Et paucis quidem intervenientibus hz factæ sunt resuscitationes. Vite vero nostre conservationem multiplex vestrae devotionis oratio. facile obtinebit. Quarum. tam abstinentia quiin. continentia. Deo sacrata quanto ipsi gratior habetur, tanto ipsum propitiorem inveniet. Et plerique. for- tassis horum qui suscitati sunt nec fideles extiterunt, sicut nec vidua præ- dicla, eui non roganti filium Dominus suscitavit, fidelis extitisse legitur. Nos autem invicem non solum fidei. colligat integritas, verum eliam ejus- dem religionis professio sociat.

HI. Ut autem sacrosanctum collegii vestri nunc omittam conventum, iu quo plurimarum virginum ac viduarum devotio Domino jugiter deservit, ad te unam veniam, cujus apud Deum sanctitatem plurimum non ambigo posse, et qua potes mihi præcipue debere, maxime nune in tantze adversi- tatis laboranti. discrimine. Memento itaque semper in orationibus tuis ejus, qui specialiter est tuus, et lanto confidentius in. oratione. vigila, quanto id esse tibi recognoscis justius, et ob hoc ipsi qui. orandus est ac- ceptabilius.

Exaudi, obsecro, aure cordis, quod sæpius audisti. aure. corporis. Seri- ptum est in Proverbiis! : « Mulier diligens corona est viro suo. » Et rursum?: « Qui invenit mulierem bonam, invenit bonum, et haurit. jueunditatem a Domino. » Et iterum? : « Domnus et divite dantur a parentibus, a. Domino autem proprie uxor prudens. » Et in Ecclesiastico * : « Mulieris bonæ beatus vir. » Et post pauca 5: « Pars bona, mulier bona. » Et. juxta. auctoritatem apostolicam, « sanctificatus est vir infidelis per. mulierem | fidelem. »

Cujus quidem rei experimentum in regno precipue nostro, id est Fran- corum, divina specialiter. exhibuit. gratia, quum ad orationem. videlicet uxoris, magis quam ad sauctorum praedicationem, Clodoveo. rege ad fidem Christi converso, regnum sic universum . divinis legibus mancipaverunt, ut

1 Proy., xii, 4. —2 Jd., xvin, 29. 5 Eccles., xxvi, 1.— 5 Jbid, 5. Corintb , 1, 7, 14.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 89

par des faits la parole de l'Apótre que nous avons rappelée plus haut : « les femmes obtinrent la résurrection de leurs morts. »

C'està une veuve, en effet, que le Seigneur, touché de compassion, ren- dit son fils, aux portes de Naim. Lazare aussi, Lazare qu'il aimait, c'est à la prière de ses sœurs Marthe et Marie qu'il le ressuscita. Quand il accorda la méme grâce à la fille du chef de la synagogue, cette fois encore, ce sont « des femmes qui obtinrent la résurrection de leurs morls ; » car, par sa résurrection, la fille du chef de la synagogue avait recouvré sur la mort son propre corps, de méme que les autres avaient recouvré les corps de ceux qui leur étaient chers. Bien peu de personnes avaient réuni leurs prières, et cependant elles obtinrent cette résurrection ! Les nombreuses et communes prières de votre piété obtiendront donc aisément la conservation de notre vie. llus Dieu a pour agréable le vœu de pénitence et de chasteté fait par les femmes vouées à son service, plus elles le trouvent propice à leurs prières. Ajoutez que la plupart de ceux qui furent ressuscités n'étaient peut-être pas des fidéles. Ainsi on ne dit pas que la veuve de Naim, à laquelle le Sei- gneur rendit son fils, ait vécu dans la foi ; tandis que nous, outre le lien de la foi qui nous unit, nous sommes associés par la communauté des vœux.

Ill. Mais laissous de côté votre sainte congrégation, dans laquelle tant de vierges et de veuves portent pieusement le joug du Seigneur: c'est à vous seule que je m'adresse, à vous dont la sainteté est certainement très-puissante auprès de Dieu, et qui me devez votre secours Ja première dans les épreuves d'une si grande adversité. Souvenez-vous donc, dans vos prières, de celui qui est proprement à vous, et avez d'autant pius de confiance dans l'expres- sion de votre prière, qu'ainsi que vous le reconnaissez vous-même, elle n'a rien que de légitime et qui ne puisse être, par méme, agréab'e à celui qu'il faut implorer.

Écoutez, je vousen prie, avee l'oreille du cœur, ce que vous avez souvent entendu avec l'oreille du corps. I est écrit dans les Proverbes : « La femme vigilante est une couronne pour son mari. » Et ailleurs : « Celui. qui a trouvé une femme bonne a trouvé uu véritable bien, et il a reçu du Seigneur une source de joie. » Et ailleurs : « La maison, les richesses sont données par les parents; mas c'est Dieu seul qui donne une femine sage. » Et dans l'Ecclésiastique : « Heureux le mari d'une femme bonne! » Et quelques lignes. plus bas : e Une femme bonne est un bon partage. » Et enfin, au témoignage de l'Apótre, « l'époux infidèle est sanctifié par l'épouse fidèle. »

La grâce divine nous a particulièrement fourni dans notre rovaume de France ure expérience mémorable de cette vérité, quand le roi Clovis, con- verti à la foi du Christ par la prier. de son épouse plutôt que par les prédi- cations des saints, soumit tout le royaume à la loi divine, atin que l'exemple des grands invitàt les petits à persévérer dans la prière. C'est à cette persé-

90 AB.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ,

exemplo maxime superiorum ad orationis instantiam inferiores provocaren- fur. Ad quam. quidem instantiam Dominica nos vehementer invitans para- bola * : « Ille, inquit, si perseveraverit pulsans, dico vobis quia si non dabit eo ei quod amicus illius sil, propter improbitatem ejus surgens dabit ei quotquot habet necessarios. » Ex hac. profecto, ut ita dicam, orationis im- probitate, sicut. supra memini, Moyses divine justitize severitatem enerva- vit, et sententiam immutavit.

IV. Nosti, dilectissima, quantum charitatis affectum præsentiæ mez cone ventus olim vester in oratione solitus sit exhibere. Ad expletionem namque quotidie singularum horarum specialem pro me Domino supplicationem hanc offerre cousuevit, ut responso proprio cum versu ejus præmissis et de- cantatis, preces his et collectam in hunc inodum subjungeret. Responsum. « Non me derelinquas, nec discedas a me, Domine. » Versus. « [n adjutorium meum semper intende, Domine. » Preces. « Salvum fac servum tuum, Deus meus, sperantem in te, Domine, exaudi orationem meam, et clamor meus ad te veniat. » Oratio. « Deus, qui per servulum tuum ancillulas tuas in nomine tuo dignatus es aggregare, te quesumus, ut tam ipsi quam nobis in fua tribuas perseverare voluntate. Per Dominum, etc, »

Nune autem absenti mili tanto. amplius orationem vestrarum opus est suffragio, quanto majoris anxietate periculi constringor. Supplicando itaque postulo, et postulando supplico, quatenus. prsecipue nunc absens experiar quam vera eharitas vestra. erga. absentem extiterit, singulis videlicet horis expletis hune orationis proprie modum adnectens. Responsum. « Ne. dere- linquas me, Domine pater et dominator vitæ meæ, ut non corruam in con- spectu adversariorum meorum, ne gaudeat de me imimicus meus. » Versus, « Apprehende arma et seutum, et exsurge in adjutorium mihi, ne gaudeat. » Preces. « Salvum fac servum. tuum, Deus meus, sperautem in te. Mitte ei, Domine, auxilium de sancto, et de Sion tuere cum. Esto ei, Domine, turris fortitudinis à [acie inimici. Domine, exaudi orationem meam, et clamor meus ad te veuiat. » Oratio. « Deus, qui per servum tuum ancillulas tuas in nomine tuo diguatus es agon gare, te quesumus, ut eum ab omni adversitate protegas, et ancillis tuis incolumem reddas. Per Dominum, ctc. »

V. Quod si me Dominus in manibus inimicorum tradiderit, scilicet ut ipsi

! Luc, xt, 8,

LETTRES D'ARÉLARD ET D'IIÉLOISE. 91

vérance que nous excite vivement la parabole du Seigneur. « Qu'il persévère, est-il éerit, à frapper à la porte; je vous le dis, et son ami, qui ne lui donnerait rien à titre d'ami, se lévera fatigué de son importunité et lui don- nera tout ce dont il en aura besoin. » Oui, c'est. par cette sorte d'importu- nité de prière que Moïse parvint à adoucir la rigueur de la justice divine et à faire changer ses arréts.

IV. Vous savez, ma trés-chére sœur, quelle ardeur de charité votre cou. veut tout entier témoignait jadis pour moi dans ses prières en ma présence. Tous les jours, pour clore les heures canoniales, une prière était oflerte à mon intention, et, aprés avoir chanté l'antienne et le répons, des prières el une collecte étaient récitées, dont voici les termes :

« Répons : Ne m'abandonnez pas, ne vous éloignez pas de moi, Sei- gneur,

« Verset : Soyez toujours prét à me secourir, Seigneur.

« Prière : Préservez de tout danger, mon Dieu, votre serviteur qui es- père en vous. Seigneur, prétez l'oreille à ma prière et que mon eri vienne jusqu à vous.

« Üraison : Dieu, qui par la main de votre humble serviteur avez daigné rassembler en votre nom vos humbles servantes, nous vous prions de lui arcorder ainsi qu'à nous de persévérer dans votre volonté, Par Notre-Sei- gneur, elc. »

Aujourd'hui que je suis loin de vous, l'assistance de vos prières m'est d'autant plus nécessaire que je suis en proie aux angoisses d'un plus grand péril. Je vous supplie done et je vous demande, je vous demande et je vous supplie de me prouver que votre charité pour l'absent est sincére, en ajou- tant à la fin de chaque heure canoniale :

« Repons : Ne m'abandonnez pas, Seigneur, père et inaitre absolu de ma vie, de peur que je ne tombe devant mes adversaires et que mon ennemi ne se réjotisse de ma perte.

« Versel : Saisissez vos aries et votre bouclier, et levez-vous pour ma dé- Jense, de peur que mon ennemi ne se réjouisse.

« Prière : Préservez de tout danger, ó mon Dieu, votre serviteur qui es- pere en vous. Envovez-lui, Seigneur, votre secours du Saint des saints. Du haut de Sion, protézez-le. Sovez pour lui, Seigneur, une imprenable forte- resse devaut ses ennemis. Seigneur, prètez l'oreille à ina. prière et que mon cri vienne jusqu'à vous.

* Üraison*: 0 Dieu, qui par la main de votre serviteur avez daigné rasse:r:- bler en votre nom vos humbles servantes, nous vous en supplions, protésez- le contre tous les coups de l'adversité, et rendez-le sain et sauf à vos humbles »ervantes. Par Notre-Seigneur, etc. »

V. Nil arrive que le Seigneur me livre aux mains de ines. ennemis et que

92 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

prævalentes me interficiant, ant quocunque casu viam universæ carnis ab- sens a vobis ingrediar, cadaver obsecro nostrum, ubicunque vel sepultum vel expositum jacuerit, ad cimiterium vestrum deferri faciatis, ubi filiæ nostre, imo in Christo sorores, sepulerum nostrum sepius videntes, ad pre- ces pro me Domino fundendas amplius invitentur. Nullum. quippe locum anime dolenti de peccatorum suorum errore desolatæ tutiorem ac salubrio- , rem arbitror, quam eum qui vero Paracleto, id est consolatori proprie con- secratus est, et de ejus nomine specialiter insignitus. Nec christianæ sepul- ture locum rectius apud aliquos fideles, quam apud feminas Christo devotas consistere censeo, quæ de Domini Jesu. Christi sepultura sollicitæ, eain un- guentis pretiosis et prævencrunt et subsecutæ sunt, et circa ejus sepulerum plangentes, sicut scriptum est ! : « Mulieres sedentes ad monumentum lamen- tabantur flentes Dominum. » Primo ibidem de resurrectione cjus angelica apparitione et allocutione sunt consolatæ, et statim ipsius resurrectionis gaudia, eo bis eis apparente, percipere meruerunt, et manibus contrectare.

lllud autem demum super omnia postulo, ut quæ nunc de corporis mei , periculo nimia sollicitudine laboratis, tune præcipue de salute animie solli- cite, quantum dilexeritis vivum exhibeatis defuncto, orationem | videlicet vestrarum speciali quodam ct proprio suffragio :

Vive, vale, vivantque tuæ valeantque sorores, Vivite, sed Christo qua$0, mei inemores.

! Matthi., xxvir, 61.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 9;

MJ

ceux-ci, triomphants, me donnent la mort, ou si, loin de vous, quelque ac- cident me fait toucher le terme s'achemine toute chair, que mon cadavre, que mon corps, qu'il ait été enterré ou abandonné, suit rapporté par vos soins, je vous en supplie, dans votre cimetière, afin que la vue habituelle de notre tombeau invite nos filles, que dis-je, nos épouses en Jésus-Christ, à répandre plus souvent pour moi leurs prières devant le Seigneur; car pour une àme conirile et désolée de ses péchés, i| n'est point, à mon avis, de plus sûr et de plus salutaire asile que celui qui a été spécialement consacré au véritalle Paraclet, c'est-à-dire au Consolateur, et qui est parti- culièrement orné de son nom. Je ne crois point d'ailleurs qu'il existe chez les fidéles un lieu plus convenable pour une sépulture chrétienne qu'un couvent de feines vouées au Seigneur. Ce sont des femmes qui, prenant soin de la sépulture de Notre-Seigneur Jésus-Christ, embaumèrent sou corps de par- fuis précieux, qui précédèrent et suivirent sa dépouille, qui veillérent à la garde de son tombeau et déplorèrent la. mort de l'époux, ainsi qu'il est éerit : « Les femmes, assises auprès du tombeau, se lamentaient eu pleu- rant le Seigneur. » Aussi furent-elles tout d'abord consolées, au pied méme du tombeau, par l'apparition et par les paroles de l'ange qui leur annonça la résurrection; et elles méritèrent ensuite de goûter les joies mêmes de la résurrection et de toucher de leurs mains le Christ qui, deux fois, leur apparut.

Eufin ce que je vous demande alors par-dessus toute chose, c'est de re- porter sur le salut de mon àine la sollicitude trop vive vous jettent au- jourd'hui les périls de mon corps, et de prouver au mort l'ardeur de l'atta- chement que vous éprouviez pour le vivant, par l'assistance spéciale et toute particulière de vos prières.

Vivez en paix ct en santé, vous et vos sœurs. Vivez, et souvenez-vous de mot, en Jésus-Christ.

EPISTOLA QUARTA

QUÆ EST RESCRIPTUM HELOISSÆ# AD PETRUM

ARGUMENTUM

Plena planctibus c! doloribus cst epistola. Plangit enim Heloissa ct suam, et monacharum suarum atque ipsius Abelardi miseram conditionem, accepta planctus occasione ex pos- trema precedentis epistole parte, ubi de sua ex hac vita migratione meminit Abæ- lardus. Multis utitur affectibus, quibus lectorem ad compassionem suarum et Abæxlardi movet, ut forte etiam laczymas excutiat. Plangit et ipsius. Abxælardi plagnn. Multam eliam de ipsis in corpore carnalibus desideriis inardescentibus, qua aliquando cum ipso experta fucrat Abo»lardo, conqueritur. Proinde exteriorem et apertam religionem suam non incongrue exlenuat, ac illam simulationi polius quam pielati ascribit; sc Abælardi sui orationibus juvari postulat, atque suas laudes humiliter rejicit.

Unico suo post Christum unica sua in Christo.

|. Miror, unice meus, quod preter consuetudinem epistolarum, 1mo con- ira ipsum ordinem naturalem rerum, in ipsa fronte salutationis epistolaris me tibi prz ponere præsumpsisti : feminam videlicet. viro, uxorem marito, ancillam domino, monialem monacho et sacerdoti, diaconissam abbati. Rectus quippe ordo est et honestus, ut qui ad superiores vel ad pares scri- bunt eorum quibus scribunt nomina suis anteponant. Sin autem ad inferio- res, preecedunt scriptionis ordine qui præcedunt rerum dignitate.

lllud etiam non parta admiratione suscepimus, quod quibus consolationis remedium afferre debuisti, desolationem auxisti ; et quas mitigare debueras, excitasti lacrymas. Qui enim nostrum siccis oculis audire. possit, quod cirea finem epistole posuisti. dicens : « Quod si me Dominus in manus inimicorum tradiderit, ut me scilicet prævalentes interficiant, etc. » 0 cha- rissime, quo id animo cogilasti, quo id ore dicere sustinuisti ? Nunquam

LETERE QUATRIEME RÉPONSE D'HÉLOISE A ABÉLARD

SOMMAIRE

Dans celte lettre, remplie de gémissements et de cris de douleur, Héloïse déplore son malheureux sort, celui de ses religieuses ct celui d'Abélard lui-même, en prenant pour texte de ses lamentations le passage de la lettre précédente, dans lequel Abélard parle de la fin de sa vie. Elle a recours à la plus tendre des éloquences, et ses plaintes, touchant le cœur de compassion pour ses malheurs et ceux d'Abélard, ai racheraient presque des larmes. Elle déplore 1* mutilation subie par Abélard. Elle sc. plaint aussi de ses désirs brülants. et rappelle les voluptés délicieuses qu'elle a goütées jadis avec lui. Enfin elle rabaisse, non sans justesse. le caractère tout extérieur de sa dévotion, et confesse que sa piété est plus feinte que sérieuse. Elle supplie Abélard de l'aider de ses prières et elle repousse humblement ses louanges.

À celui qui est tout pour elle après Jésus-Christ, celle qui est toute à lui en Jésus-Christ.

l. Je m'étonne, à mou bien supréme, que dérogeant aux règles du style épistolaire et méme à l'ordre naturel des choses, vous ayez pris sur vous, dans le titre et la salutation de votre lettre, de mettre mon nom avant le vôtre, c'est-à-dire la femme avant l'homme, l'épouse avant le mari, la ser- vante avant le maitre, la. religieuse avant le religieux et le prêtre, la diacu- nesse avant l'abbé. Il est, en effet, dans l'ordre et les convenances, lorsque nous écrivons à des supérieurs ou à des égaux, de placer leurs noms avant les uótres ; et si l'on s'adresse à des inférieurs, l'ordre des noms doit suivre celui des dignités.

Une autre chose nous à étonnées et. émues : votre lettre qui aurait nous apporter quelque consolation n'a fait. qu'aceroitre notre douleur; la main qui devait essuyer nos larmes en à fait jaillir la source. Qui d'entre nous, en elTet, aurait pu, sans fondre en pleurs, enteudre le passage de la fiu de votre lettre vous dites : « S'il arrive que le Seigneur me livre entre les mains de mes ennemis, et que mes ennemis, triomphants, me donnent la mort. » O mon bien-aimé, une telle pensée a-t-elle pu vous venik

96 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

ancillulas suas adeo Deus obliviscatur, ut eas tibi superstites reservet. Nun- quam nobis. vitam ille concedat, quie omni genere mortis sit gravior. Te nostras exequias celebrare. te nostras Deo animas convenit commendare. et quas Deo aggregasti ad ipsum pramittere; ut nulla amplius. de ipsis per- turberis sollicitudine, et tanto laetior nos subsequaris, quanto securior de nostra salute Jam fueris.

Parce, obsecro, domine, parce hujusmodi dictis, quibus niseras niser- rimas facias; et ut ipsum, quodcunque. vivimus, uc nobis auferas ante mortem. Sufficit diei malitia sua, et dies illa omnibus, quos iuveniet, satis secum sollicitudinis. afferel, omnim. amaritudine involuta. « Quid euim ne- cesse est, inquit Seneca!, mala arcessere, et ante mortem vitam perdere ? »

IL Rogas, unice, ut quocunque casui. nobis absens hanc vitam finieris, ad cimiterium: nostrum. corpus. tuum adferri faciamus, ut orationum scilicet nostrarum ex assidua tui memoria ampliorem assequaris fructum. At vero quomodo: inemoriam {ui a nobis labi posse. suspicaris ? aut. quod orationi tempus tune erit commodum, quando summa perturbatio nihil permittet quietum ? quum nec anima rationis sensum, nec lingua sermonis retinebit usum ? quum meus. insana in ipsum, ut ita dicam, Deum magis irata quam pacata, non tam orationibus. ipsum placabit quam. querimoniis. irritabit ? Flere tune miseris tantuin. vacabit, non orare licebit, et te magis subsequi quiin sepelire maturandum erit, ut potius et nos consepeliendæ simus, quam sepelire. possimus. Quie. quum in te nostram amiserimus vitam, vivere, te recedente, nequaquam poterimus. Atque utinam nec tune usque possimus ! Mortis Lux mentio mors quadam nobis est. Ipsa autem mortis hujus veritas quid, si nos invenerit, futura est ? Nunquam Deus anuuat, ut hoc tibi debi- tum superstites persolvamus, ut hoc tibi patrocinio subveniamus, quod a te penitus expectanus. In. hoe. utinam. te præcessuræ, non secuturæ ! Parce itaque, obsecro, nobis, parce itaque unicæ saltem. tuæ, hujusmodi scilicet supersedendo verbis, quibus tanquam gladiis mortis nostras transverberas animas, ut quod mortem prievenit ipsa morte gravius sit.

ll]. Confectus mœrore animus quietus non est, nec Deo sincere potest vacare mens perturbationibus occupata. Noli, obsecro, divinum impedire servitium, cui nos maxime maneipasti. Omne inevitabile. quod quum acciderit, nero- rem maximum secum inferet, ut subito veniat optandum est, ne timore

* Bpit., xxv.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 97

à l'esprit, un tel langage sur les lèvres ? Que jamais Dieu n'oublie ses humbles servantes au point de les faire survivre à votre perte ! Que jamais i| ne nous laisse une vie qui serait plus insupportable que tous les genres de mort ! C'est à vous qu'il appartient de célébrer nos obséques, de recom- mander nos àmes à Dieu et de lui envoyer avant vous celles dont vous avez fait son troupeau, afin que vous n'ayez plus sur clles aucun sujet de trouble et d'inquiétude, et que vous nous suiviez avec d'autant plus de joie que vous serez plus rassuré sur notre salut.

Éparguez-nous, je vous en supplie, à notre maitre, épargnez-nous de telles paroles qui mettent le comble au malheur de femmes déjà si mal- heureuses; ne nous enlevez pas, avant la mort, ce qui fait toute notre vie. A chaque jour suffit son mal, et ce jour fatal, tout enveloppé d'amertume, apportera assez de douleur à celle qu'il trouvera de ce monde. « À quoi bon, dit Sénèque, aller au-devant des maux et perdre la vie avant la mort ? »

ll. Vous demandez, ó mon bien suprème, si quelque accident met fin à votre vie loin de nous, vous demandez que nous fassions transporter votre . corps à notre cimelière, afin que l'incessante présence de votre souvenir vous assure un plus riche trésor de prières. Peusez-vous donc que votre souvenir puisse Jamais nous quitter ? Sera-ce d'ailleurs le moment de prier, lorsque le bouleversement de notre àme nous aura ravi tout repos ? lorsque notre àine aura perdu le sentiment de la raison, notre langue, l'usage de la parole? lorsque uotre cœur en délire et soulevé, pour ainsi dire, contre Dieu lui-même, bien loin de se résigner, sera moins disposé à l'apaiser par ses prières qu'à l'irriter par ses plaintes ? Pleurer, voilà tout ce que nous pour- rons faire. dans notre infortune; prier, nous ne saurons. Nous songerons bien plutôt à vous suivre sans retard qu'à pourvoir à votre sépulture ; nous serons bonnes à être enterrées nous-mêmes avec vous plutôt qu'à vous en- lerrer. En vous, nous aurons perdu notre vie; sans vous, nous ne pourrons plus vivre. Ah! puissions-nous même ne pas vivre jusque-là ! La seule pensée de votre mort est déjà pour nous une sorte de mort ; que sera-ce donc, si la réalité de cette mort. nous trouve encore vivantes ? Non, Dieu ne permettra jamais que nous vous survivions pour vous rendre ce devoir, pour vous preter cette assistance. que nous attendons de vous comme un dernier «rice. C'est à nous, et fasse le ciel qu'il en. soit ainsi, c'est à nous de vous précéder, non de vous suivre. Ménagez-nous done, Je vous en supplie, iné- iasez du moins celle pour qui vous êtes tout. Tréve de ces mots qui nous percent le cœur conne des glaives de mort et qui nous fout une agonie plus douloureuse que la mort mème.

lll. Un cœur accablé par le chagrin ne saurait être calme, un esprit en proie à tous des troubles ne peut sincèrement s'occuper de Dieu. Je vous en cou- jure. ne nous empèchez pas de remplir les saints devoirs auxquels vous nous avez consacrées. Lorsqu'un coup est inévitable, et qu'il doit. apporter avec lur une douleur inmense, il faut souhaiter qu'il soit soudain, et ue pas auti-

7

98 ABÆLARDPI ET HELOISSÆ EPISTOL.E. inutili diu ante eruciet, cui nulla succurri providentia potest. Quod et poeta bene considerans Deum precatur dicens ! :

Sit subitum quodcunque paras; sit cæca futuri

Mens hominum fati : liceat sperare timenti. Quid autem, te amisso, sperandum milii superest ? Aut quæ in hac peregri- nalione causa remanendi, ubi nullum nisi te remedium habeam, et nullum aliud in te nisi hoc ipsum quod vivis, omnibus de te inibi aliis voluptatibus interdictis, cui nec presentia tua concessum est frui, ut quandoque mihi reddi valeam ?

O si fas sit dici : crudelem milii per omnia Deum ! o inclementem elemen- tiam ! o infortunatam fortunam ! Qua: jam in me universi conaminis sui tela in tantum consumpsit, ut quibus in alios. sævial jam non habeat ! Plenam in me pharetram exhausit, ut frustra Jain alii bella ejus formident.

| Nec si ei adhuc telum aliquod superesset, locum in me vulneris inveuiret. Unum inter tot vulnera nietuit, ne morte supplicia finiun ; et quum interi- mere non cesset, imlterituin tamen quem accelerat tinet. O me miserarum misserrimam ! infelicium infelicissimain, quie quanto universis in Le feminis prælata sublimiorem obtinui. gradum, tanto lune prostrata graviorem in te et in me pariter perpessa sum casum ! Quanto quippe altior ascendentis gradus, tanto gravior corruentis casus. Quam muhi nobilium ac potentium feminarum fortuna unquam præponere potuit. aut iequare ? Quam denique adeo dejecit et dolore conficere potuit ? Quam in te milii gloriam coutulit ? Quam in te mihi ruinam intulit ? Quam mihi vehemens in utramque partem

extitit, ut nec in bonis nec in malis modum habuerit ? Quz, ut me niiser- rimam omnium faceret, omnibus ante. beatiorem effecerat, ut, quum tanta perdidi pensare, tinto me majora consumerent lamenta, quanto me majora oppresserant damna ; et tanto. major anissoruin. succederet. dolor, quauto

| major possessorum praxesserat :unor et summi voluptatis gaudia summa mororis terminaret tristitia.

Et, ut ex injuria major indignatio. surgeret, oinnia. in nobis. æquitatis | jura pariter sunt. perversa. Dui enin solliciti amoris. zaudiis. fruereinur, et, ut turpivre, sed expressiore. vocabulo utar, fornicationt vacaremus., di- vina nobis severitas pepercit, Ut autem illieita licitis correximus, et honore conjugii turpitudinem. fornicationis operuimus, ira Domiui manum suam super nos vehementer aggravavit, et inimaculatum non pertulit terum, qui diu ante sustinuerat. pollutum.

! Luc., Pharsal, n, 14-15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 99

ciper par de vaines craintes les torlures que nulle prévoyance humaine ne pourrait détourner ! C'est ce qu'un poéte a bien senti dans cette prière adressée à Dieu : «4 Que tes arrêts s'accomplissent soudain. Que l'esprit de l'homme ne puisse percer les ténèbres de l'avenir ! Laisse à nos alarmes l'espérance ! »

Et cependant, vous perdu, quelle espérance me reste-t-il à moi ? Quelle raison aurai-je de prolonger un pèlerinage je n'ai de consolation que vous, de bouheur que de savoir que vous vivez, puisque tout autre plaisir de vous m'est interdit et qu'il ne m'est même pas permis'de jouir de votre présence, qui parfois du moins pourrait me rendre à moi-méme?

Si ce n'était un blasphème, n'aurai-je pas le droit de m'écrier : « Grand Dieu, que vous m'étes cruel en toutes choses ! à clémence inclémente ! à fortune infortunée. » Oui la fortune a si bien épuisé contre moi tous les traits de ses efforts qu'il ne lui en reste plus pour frapper les autres ; elle a si bien vidé sur moi son carquois que nul n'a plus à redouter ses coups. Et si quelque flèche lui restait encore, trouverait-elle en moi la place d'une blessure nouvelle ? Aprés tant de coups, la seule chose qu'elle ait à craindre, cest que la mort ne mette un terme à tant de souffrances. Et bien qu'elle ne cesse pas de frapper, elle craint de voir arriver ce dernier moment qu'elle hâte. O0 malheureuse des malheureuses, infortunée des infortunées, faut-il que votre amour ne m'ait élevée entre toutes les femmes que pour étre précipitée de plus haut par un coup aussi douloureux pour vous que pour moi ! Plus grande en effet est l'élévation, plus épouvantable est la chute. Parmi les femmes de noble race et de haut rang en est-il une dont le bonheur ait, je ne dis pas dépassé, mais égalé le mien ? en est-il une qu'elle ait fait toniber plus bas et plus accablée de douleur? Quelle gloire elle m'a donnée en vous! en vous quel coup elle m'a porté! Comme elle a été violemment pour moi d'un excès à l'autre; dans les biens comme dans les maux. elle n'a point gardé de mesure. C'est pour faire de moi la plus malheureuse des fenunes qu'elle en avait d'abord fait la plus heureuse ; afin qu'en pensant à tout ce que j'ai perdu, les tortures de douleur fussent en rapport avec l'étendue de perte, afin que l'amertume des regrets égalàt la jouissance de là. possession, afin qu'aux enivrements de la volupté suprème succédàt l'accablement du supréme désespoir.

Et pour que l'outrage soulevát uue indignation plus grande, tous les fon- dements de l'équité ont été bouleversés contre nous. En effet, tandis que nous #oûtions les délices d'un amour inquiet, ou, pour me servir d'uu terme moins honnéte, mais plus expressif, tandis que nous nous livrions à la foruication, la sévérité du ciel nous à épargnés. C'est quand nous avons léitimé cet amour illégitime, quand nous avons couvert des voiles du ma- rage honte de nos égarements, c'est alors que la colère du Seigneur a appesanti sa main sur nous; el notre lit puritié n'a pas trouvé grâce devant celui qui en avait si longtemps toléré la souillure.

100 AB.ELABDI ET HELOISS.E EPISTOL.E.

Deprehensis in quovis adulterio viris hæc satis esset ad vindictam poena quam pertulisti. Quod ex adulterio promerentur alii, id tu ex conjugio incurristi, per quod jam te omnibus satisfecisse. confidebas injuriis. Quod fornicatoribus suis adulterz, hoc propria uxor tibi contulit. Nec quum pri- stinis vacaremus voluptatibus, sed quum jam ad tempus scgregati, castius viveremus, te quidem Parisius scholis præsidente, et me ad imperium tuum Argenteoli cum sarictimonialibus conversante, divisis itaque sic nobis adm- vicem ut tustudiosius scholis, ego liberius orationi. sive sacræ lectionis meditationi vacarem, et tanto nobis sanctius quanto castius degentibus, so- lus in corpore luisti quod duo pariter commiseramus. Solus in poena fuisti, duo in culpa, et qui niinus debueras, totum pertulisti. Quanto enim am- plius te pro me humiliando satisfeceras , et me pariter et totum genus meum sublimaveras. tanto te minus tam apud Deum quam apud illos pro- ditores obnoxium pœuæ reddideras.

IV. O me miseram in tautisceleris causa progemitam ! O summam in viros summis et consuetam feminarum peruiciem ! Hinc de muliere cavenda scriptum est in Proverbiis ! : « Nunc ergo, fili, audi me, et attende verbis oris mei. Ne abstrahatur in viis illius mens tua, neque decipiaris semitis ejus. Multos enim vulneratos dejecit, et fortissimi quique interfecti sunt ab ea. Vie inferi domus ejus penetrantes in interiora mortis. » Et in Eccle- siaste? : « Lustravi universa animo meo, et inveni amariorem morte mu- lierem, quæ laqueus venatorum est, et sagena cor ejus. Vincula enim sunt

manus ejus. Qui placet Deo effugiet eam. Qui autem peccator est capietur ab illa. »

Prima statim. mulier de paradiso virum captivavit, et quæ ei a Domino creata fuerat in auxilium in summum ei conversa est exitium. Fortissimum illum Nazaræum Domini et angelo nuntiante conceptum Dalila sola supera- vit, et eum inimicis proditum et oculis privatum ad hoc tandem dolor com- pulit, ut se pariter cum ruina hostium opprimeret. Sapientissimum om- nium, Salomonem, sola quam sibi copulaverat mulier infatuavit, et iu tantam compulit insaniam, ut eum quem ad zdificandum sibi Dominus templum clegerat, patre ejus David, qui justus fuerat, in hoc reprobato, ad idololatriam ipsa usque in finem vitz dejiceret, ipso, quem tam verbis quam scriptis prædicabat atque docebat, divino cultu derelicto. Job sanc-

! Prov., vit, 24. * Eccles., var, 26.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'ÉLOISE. 101

Pour des hommes surpris dans le plus coupable adultére, le supplice que vous avez subi aurait été une peine assez grande. Et ce que les autres méri- tent pour l'adultére, vous l'avez encouru, vous, par le mariage vous aviez cherché avec confiance une réparation de tous vos torts. Ce que les femmes adultères attirent à leurs complices, c'est votre légitime épouse qui vous l'a attiré ; et cela, non pas lorsque nous nous livrions aux plaisirs d'autrefois, mais quand, déjà momentanément éloignés Fun de l'autre, nous vivions dans la chasteté, vous à Paris, à la tête des écoles ; et moi, selon vos ordres, à Argenteuil, dans la compagnie des religieuses; quand nous nous étions ainsi séparés, afin de pouvoir nous livrer avec plus de zèle et de liberté, vous à la direction des écoles, moi à la prière et à Ja méditation des livres saints : oui, c'est pendant que nous menions cette vie aussi sainte que pure, que vous avez payé seul dans votre corps un péché qui nous était commun. Nous avions été deux pour la faute, vous avez été seul pour le châtiment ; vous étiez le moins coupable, el c'est vous qui avez porté la peine entière. En effet, ne deviez-vous pas avoir d'autant moins à craindre de la part de Dieu, comme de la part de ces traitres, que vous aviez donné plus largement satisfaction en vous abaissant pour moi, en m'élevant moi et toute ma fa- mille?

IV. Malheureuse que je suis, d'être venue au monde pour être la cause d'un si grand crime ! Les femmes seront donc toujours le fléau des grands hommes ! Voilà pourquoi il est écrit dans les Proverbes, afin qu'on se garde de la femme : « Maintenant, mon fils, écoute-moi, et sois attentif aux paroles de ma bouche. Que ton cœur ne se laisse pas entrainer dans les voies de la femme ; ne t'égare pas dans ses sentiers ; car elle en à renversé et fait tomber un grand nombre : les plus forts ont été tués par elle. Sa maison est le chemin des enfers, elle conduit aux abimes de la mort. » Et dans l'Ecclé- slaste : « J'ai considéré toute chose avec les yeux de mon âme, et j'ai trouvé la femme plus :mére que la mort ; elle est le filet du chasseur; son cœur est un piége. ses mains sont des chaines : celui qui est agréable à Dieu lui échappera, mais le pécheur sera sa prote. »

Dés l'origine du monde, la première femme a fait bannir l'homme du pa- radis terrestre ; et celle qui avait été créée par le Seigneur. pour lui venir en aide a élé l'instrument de sa perte. Ce puissant Nazaréen, cet homme du Seigneur dont un ange avait annoncé la naissance, c'est Dalila seule qui l'a vaineu ; c'est elle qui le livra à ses ennemis, le priva de la vue et le réduisit à un tel désespoir, qu'il finit par s'ensevelir lui-même sous les ruines du temple avec ses ennemis. Le sage des sages, Salomon, ce fut la femme à la- quelle il s'était uni qui lui fil perdre la raison et qui le précipita dans un tel exces de folie, que lui, que le Seigneur avait choisi pour bâtir son tem- ple. de préférence à David, son pere, qui pourtant était juste, il tomba dans l'idolàtrie et y resta plongé jusqu'à la fin de ses jours : infidèle au culte du vrai Dieu, dont il avait, par ses écrits, par ses discours, célébré la gloire et

102 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

ssimus in uxore novissimam atque gravissimam sustinuit. pugnam, qui eum ad maledicendum Deo stimulabat. Et callidissimus tentator hoc optige noverat, quod sepius expertus fuerat, virorum videlicet ruinam in uxoribus esse facillimam. Qui denique etiam usque ad nos consuetam ex- tendens malitiam, quem de fornicatione sternere non potuit, de conjugio tentavit; et bono male est usus, qui malo male uti non est permissus.

,

Deo saltem super hoc gratias, quod me ille ut supra positas fâminas in culpam ex consensu non traxit, quam tamen in causam commisse malitiæ ex affectu convertit. Sed et si purget animum meum innocentia, nec hujus reatum sceleris consensus incurrat ; peccata tamen multa præcesserunt, quae me penitus immunem ab hujus reatu sceleris esse non sinunt. Quod vide- licet diu ante carnalium illecebrarum voluptatibus serviens, ipsa tune me- rui quod nunc plector, et præcedentium in me peccatorum sequentia me- rito facta sunt pena. Etiam malis initiis perversus imputandus est exitus. Atque utinam hujus precipue commissi dignam agere valeam penitentiam, ut pen illi tuæ vulneris illati ex longa saltem pœnitentiæ contritione vi- cem quoquo modo recompensare queam ; et quod tu ad horam in corpore pertulisti, ego in'omni vita, ut justum est, in contritione mentis suscipiam, et hoc tibi saltem modo, si non Deo, satisfaciam.

V. Si enim vere miserrimi mei animi profitar infirmitatem, qua penitentia Deum placare valeam non invenio, quem super hac semper injuria summe crudelitatis arguo ; et ejus dispensationi contraria, magis eum ex indigna- tione offendo, quam ex pœænitentiæ satisfactione mitigo. Quomodo etiam pe- nitentia peccatorum dicitur, quantacunque sit corporis afflictio, si mens

. adhuc ipsam peccandi retinet voluntatem, et pristinis æstuat desideriis ? Fa-

cile quidem est quemlibet confitendo peccata scipsum accusare, aut etiam in exteriori satisfactione corpus affligere ; difficillnnum vero est a desideriis maximarum voluptatum avellere animum. Unde et merito sanctus Job quum pramisisset* : « Dimittam adversum me eloquium meum, » id est laxabo linguam, et aperiam os per confessionem in peccatorum meorum accusatio- nem, statim adjunxit : « Loquar in amaritudiue anime meæ. » Quod bea- tus exponens Gregorius? : « Sunt, inquit, nonnulli, qui apertis vocibus cul- pas fatentur, sed tamen in confessione gemere nesciunt et lugenda gaudentes dicunt..... Unde qui culpas suas detestans loquitur, restat, necesse est, ut has in amaritudine anima loquatur, ut hec ipsa amaritudo puniat quid- quid lingua per mentis judicium accusat. »

Sed hec quidem amaritudo veræ pœnitentiæ quam rara sit beatus dili- 1 Job, x, 1. * Moral., ix, 45.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'IÉLOISE. 4103

répandu les enseignements. Ce fut contre sa femme, qui l'excitait au blas- phéme, que Job, ce saint homme, eut à soutenir le dernier et le plus rude des combats. Le malin tentateur savait bien, il avait mainte fois reconnu par l'expérience cette vérité, que les hommes ont toujours, dans leurs fem- mes, une cause de ruine toute prête. C'est lui enfin qui, étendant jusqu'à nous sa malice accoutumée, a perdu par le mariage celui qu'il n'avait pas perdu par la fornication ; il a fait le mal avec le bien, n'ayant pu faire le mal avec le mal.

Grâce à Dieu, du moins, s'il a pu faire servir ma passion à son œuvre de malice, il n'a pu convertir mon cœur à la trahison, comme les femmes dont j'ai cité l'exemple. Et cependant, bien que la pureté de mes intentions me justifie, bien que mon cœur n'ait point à répondre de l'accomplissement du crime, J'avais auparavant commis trop de péchés pour me croire tout à fait innocente. Oui, dés longtemps asservie aux attraits des voluptés de la chair, j'ai mérité alors ce que je subis aujourd'hui ; c'est le juste châtiment de mes fautes passées. Toute mauvaise fin est la conséquence d'un mauvais commencement. Plaise au ciel que je fasse de ce péché une digne pénitence, une pénitence qui, par la longueur de l'expiation, balance, s'il est possible, le cruel châtiment qui vous a été infligé ; plaise au ciel que ce que vous avez souffert un moment dans votre chair, je le souffre, moi, comme il est juste, par la contrition de mon âme, pendant toute la vie, et qu'ainsi je vous of- fre à vous, sinon à Dieu, une espèce de satisfaction.

V. S'il fant, en effet, mettre à nu la faiblesse de mon misérable cœur, je ne trouve pas en moi un repentir propre à apaiser Dien; je ne puis me retenir d'accuser son impitoyable eruauté au sujet de l'outrage qui vous a été inflizgé, et je ne fais que l'oflenser par mesmurmures rebelles à ses décrets, hien loin. de chercher par Ja pénitence à apaiser sa colère. Peut-on dire méme qu'on fut pénilence, quel que soit le traitement infligé au corps, alors. que l'âme conserve l'idée du péché et brûle de ses passions d'au- Urcfors ?. 1 est aisé de confesser ses fautes et de s'en accuser, il est. aisé méme de soumettre son corps à des macérations extérieures ; mais ce qui est difficile, c'est d'arracher son âme aux désirs des plus douces voluptés. Voilà pourquoi le saint homme Job, après avoir dit avec raison : Je lancerai mes paroles. contre moi-inéme, » c'est-à-dire, je délierai ma langue. et jeuvrirai ma bouche par la confession pour m'aceuser de mes péchés, ajoutait anssitót : « Je parlerai dans Famertume de mon âme. » Et saint Grégoire, rapportant ee. passage, dit: « Il y en a qui confessent leurs pé- hés à haute voix, mais leur confession ne sort pas d'un ecur gémissant ; ds disent en. riant ee qu'ils devraient dire avec des sanglots..... Il ne suffit dene pas d'avouer ses fautes en les. détestant ; il faut les détester dans l'anertume de son âme, afin que ectte amertume elle-même soit la punition des fautes qu'accise la langue conduite par l'esprit. »

Mais cette amertume du vrai repentir est bien rare, et saint Ambroise en

Md

101 ABÆLARDI ET !IELOISS/E EPISTOLA.

genter attendens Ambrosius! : « Facilius, inquit, inveni qui innocentiam

rvaverunt, quam qui penitentiam. egerunt. » In tantum vero illie, quas pariter exercuimus, amantium voluptates dulces milii. fuerunt, ut nec dis- plicere mihi, nec vix a memoria labi possint. Quocunque loco me vertam, semper se oculis meis cum suis ingerunt desideriis. Nec etiam dormienti suis illusionibus parcunt. [nter ipsa missarum solemnia, ubi purior esse debet oratio, obscena earum voluptatum phantasmata ita sibi penitus miser- rimam captivant animam, ut turpitudinibus illus magis quam orationi va- cem. Qui quum ingemiscere debeam de commissis, suspiro potius de anis- sis.

Nec solum quæ egimus, sed loca pariter et tempora in quibus hzc ejri- mus, ila tecum nostro infixa sunt animo, ut in ipsis omnia tecum agam, nec dormiens etiam ab his quiescam. Nonnunquam et ipso motu corporis animi mel cogitationes deprehenduntur, nec a verbis temperant improvisis. O vere me miseram, et illa conquestione ingemiscentis animæ diguissi- mam? : « Infelix ego homo! quis me liberabit de corpore mortis hujus? » Utinam et quod sequitur veraciter addere. quam ! «Gratia. Dei per Jesum Christum Dominum nostrum. » Hæc te gratia, charissime, praevenit, et ab his tibi stimulis una corporis plaga inedendo multas in anima sanavit, et in quo tibi amplius adversari Deus creditur, propitior inventur : more qui- dem fidelissimi medici, qui non parcit dolori, ut consulat saluti. Hos autem in me stimulos carnis, hzc incentiva libidinis, ipse juvenilis fervor :etalis, et jucundissimarum experientia voluptatum, plurimum accendunt, et tanto amplius sua me impugnatione opprimunt, quanto infirmior est natura quam

oppugnant.

Castam me prædicant, qui non deprehenderunt hypocritam. Munditiam carnis conferunt in virtutem, quum non sit corporis, sed animi virtus. Ali- quid laudis apud. homines habens, niliil apud Deum mereor, qui cordis et renum probator est, et in abscondito videt. leligiosa hoc tempore judicor, in quo jam parva pars religionis non est hvpoerisis ; ubi ille maximis extol- litur laudibus. qui humanum non offendit judicium.

Et hoc fortassis aliquo modo laudabile, et Deo acceptabile quoquo modo videtur, si quis videlicet. exterioris operis exemplo quacunque intentione non sit Ecclesiæ seandalo, nec jam per ipsum apud infideles nomen Domini blasphemetur, nec apud carnales professionis suæ ordo infametur. Atque

1 De pœnit, n, 10. * Rom., vir, 24.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 4105

fait la remarque. « J'ai trouvé, dit-il, plus de cœurs qui ont conservé leur innocence que de cœurs qui ont fait pénitence. » Quant à moi, ces voluptés de l'amour que nous avons goütées ensemble m'ont été si douces, que je ne puis m'empécher d'en aimer le souvenir, ni l'effacer de ma mémoire. De quelque cóté que je me tourne, elles se présentent, elles s'imposent à mes regards avec les désirs qu'elles réveillent ; leurs illusions n'épargnent même pas mon sommeil. 1] n'est pas jusqu'à la solennité de la messe, la prière doit être si pure, pendant laquelle les licencieuses images de ces vo- Juptés ne s'emparent si bien de ce misérable cœur, que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de l'oraison. Je devrais gémir des fautes que j'ai commises, el je soupire après celles que je ne puis plus commettre.

Ce n'est pas seulement notre délire, ce sont les heures, ce sont les lieux témoins de notre délire, qui sont si profondément gravés dans mon cœur avec votre image, que Je me retrouve avec vous dans les mêmes lieux, aux

. memes heures, dans le méme délire : méme en dormant, je ne trouve point

le repos. Parfois les mouvements de mon corps trahissent les pensées de mon àme; des mols m'échappent, que je n'ai pu retenir. Ah! je suis vrai- ment malheureuse, et elle est bien faite pour moi cette plainte d'une âme gémissante ; « Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps déjà mort ? Plüt au ciel que je puisse ajouter avec vérité ce qui suit : « c'est la grâce de Dieu, par Jésus-Christ, notre Seigneur! » Cette grâce, à mon bien- aimé, vous est venue, à vous, sans que vous la demandiez : une seule plaie de votre corps, en apaisant en vous ces aiguillons du désir, a guéri toutes les plaies de votre âme; et tandis que Dieu semblait vous traiter avec ri- gueur, 1l se montrait, en réalité, secourable : tel le médecin fidéle qui ne craint pas de faire souffrir son malade pour assurer sa guérison. Chez moi, au contraire, les feux d'une jeunesse ardente au plaisir et l'épreuve que j'ai faite des plus douces voluptés irritent ces aiguillons de la chair ; et les as- sauts sont d'autant plus pressants, que plus faible est la nature qui leur est en butte.

On vante ma chasteté: c'est qu'on ne voit pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la pureté de la chair, comme si la vertu était l'affaire du corps, et non celle de l'àme. Je suis glorifiée parmi les hommes, mais je mai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit vlair dans nos ténèbres. On loue ma religion dans un temps la religion n'est plus qu'hypocrisie, où, pour être exaltée, il suffit de ne point heurter les préjugés du monde.

Il se peut qu'il y ait quelque mérite, méme aux yeux de Dieu, à ne point seandaliser l'Église par de mauvais exemples, quelles que soient d'ailleurs les intentions, et à ne point donner aux infidèles le prétexte de blasphémer le nom du Seigneur, aux libertins l'occasion de diffamer l'ordre auquel on a . fait vœu d'appartenir. Cela méme peut être, je le veux bien, un don de la ràce divine qui a pour effet d'apprendre non-seulement à faire le bien, mais

106 AB.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

hoc quoque nonnullum est divinæ gratie donum, et cujus videlicet munere venil non solum bona facere, sed etiam a malis abstinere. Sed. frustra istud praecedit, ubi illud non succedit, sicut scriptum est! : « Declina a malo, ct fac bonum. » Et frustra utrumque geritur quod amore Dei non agitur.

In omni autem. (Deus scit) vite meæ statu, te magis adhuc offendere juam Deum vereor : tibi placere amplius quam ipsi appeto. Tua me ad re- igionis habitum jussio, non divina traxit. dilectio. Vide quam infelicem, el omnibus miserabiliorem ducam vitam, si tanta. hic frustra sustiueo et nihil habitura. remunerationis in futuro. Diu te, sicut. multos, simulatio mea fefellit, ut. religioni deftares hypocrisim : ct ideo nostris te maxime commendans orationibus, quod a te expecto, a me postulas.

VI. Noli, obseero, de me tanta præsumere, ne mihi cesses orando subve- nire. Noli æstimare sanam, ne medicaminis subtralias gratiam. Noli non egentem credere, ne differas iu necessitate subvenire. Noli valetudinem pulare, ne prius corruam, quam sustentes labentem. Multis ficta sui laus nocuit, et praesidium quo indigebant abstulit. Per [saiam Dominus clamat? : Popule meus, qui te beatificant ipsi te decipiunt, et viam gressuum tuo- rum dissipant. » Et per Ezechielem? : « quæ consuitis, inquit, pulvillos sub omni cubitu. manus, et cervicalia sub capite ætatis universe ad deci- piendas animas ! » Et contra autem per Salomonem dicitur* : « Verba. sa- pientum quasi stimuli, et quasi clavi in altum defixi, qui videlicet vulnera uesciunt parpare, sed pungere. »

Quiesce, obsecro, à laude mea, ne turpem adulationis uotam et mendacii crimen ineurras, aut si quod in me suspicaris bonum, ipsum laudatum va- ntatis aura ventilet. Nemo medicinz peritus interiorem morbum ex exte- rioris habitus inspectione. dijudicat. Nulla quidquid meriti apud Deum obtinent, quæ reprobis æque ut electis communia sunt. Tliec auteni ea sunt, quæ exterius aguntur, quæ nulli sanctorum tam studiose peragunt, quan- tum hypocnitæ. « Pravum est cor hominis, et inscrutabile etiam : quis co- gnoscet illud 5? » Et * : « Sunt viæ hominis que videntur rectæ : novissima tutem illius deducunt ad mortem. » « Temerarium est in eo judicium hominis, quod divino tantum reservatur examini ". » Unde et scriptum est : « Ne laudaveris hominem in vita » Ne tunc videlicet hominem laudes, dum laudando facere non laudabilem potes.

! Psalm., xxxvi, 297. ? Isa., ni, 19. 5 Ezech., xr, 18. * Eccles.. xn, 11. 5 Jerem., xvn, 9. 6 Prov., xiv, 9. * Esech., n, 90.

LETTRES D'ABELARD ET D'HÉLOISE. 107

aussi de s'abstenir du mal. Mais en vain fait-on le premier pas, s'il n'est suivi du second, ainsi qu'il est écrit : « Éloigne-toi du mal et fais le bien ; » En vain méme, pratiquerait-on ees deux préceptes, si ce n'est pas l'amour de Dieu qui vous conduit.

Or, dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu'ici c'est vous plutôt que lui. que j'ai toujours redouté d'offenser. C'est à vous bien plus qu'à lui-méme que j'ai le désir de plaire. C'est un mot de vous qui m'a fait prendre l'habit monastique, et non la vocation divine. Voyez quelle vie in- fortunée, quelle vie misérable entre toutes que la mienne, si tout cela est perdu pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récom- pense. Ma dissimulation, sans doute, vous a longtemps trompé comme tout le monde; vous avez attribué à un sentiment de piété ce qui n'était qu'hy- pocrisie. Et voilà pourquoi vous vous recommandez à nos prières, pourquoi vous réclamez de moi ce que j'attends de vous.

Vl. Ah! je vous en conjure, n'ayez pas de moi une opinion si haute : il: m'est trop nécessaire que vous ne cessiez point de me préter assistance. Gardez-vous de penser que je sois guérie : je ne puis me passer du secours de vos soins. Gardez-vous de me croire au-dessus de tout hesoin ; il y aurait danger à me faire attendre un secours indispensable à ma misère. Gardez- vous de in'estimer si forte : je pourrais tomber, avant que votre main ne vint me soutenir. La flatterie à causé la perte de hien des âmes, en leur enlevant l'appui qui leur était indispensable. Le Seigneur nous crie par la bouche d'[saie : O mon peuple, ceux qui L'exaltent te trompent et t'éga- rent ; » et par la bouche d'Ézéchiel : Malheur à vous qui placez des cous- sims sous les coudes et des oreillers sous la tête du monde pour abuser les Ames!» Tandis qu'il est dit par Salomon : « Les paroles des sages sont comme des aiguillons, comme des clous enfoncés profondément, qui ne savent pas effleurer une plaie, mais qui la déchirent. »

Tréve donc, je vous en prie, à vos éloges, si vous ne voulez pas encourie le honteux reproche adressé aux artisans de. flatterie et de mensonge, Ou si vous croyez qu'il v ait en mot quelque reste de vertu, prenez garde que vos éloges ne le fassent évanouir au souffle de la vanité, 1H n'est point de médecin habile eu son art qui, aux symptômes extérieurs, ne reconnaisse le mal du dedans, Et tout ce qui est commun aux réprouvés et aux élus est sans mé- rite aux veux de Dieu. Or telles sont les pratiques extérieures, que parfois les vrais justes négligent, tandis que nul ue s'y conforme avec autant de zèle que les hypocrites. « Le cœur de l'homme est mauvais et imsondable ; qui le connaîtra? » « L'homme a des voies qui paraissent droites et qui abou- tissent à [a mort. » Le jugement de l'homme est téméraire dans les choses dont l'examen est réservé à Dieu seul. C'est pourqui il est écrit : « Vous ne louerez pas un homme pendant sa vie. » Cela veut dire qu'il ne fant pas

louer un homme, de peur que, tandis que vous le louez, il ne soit déjà plus louable.

108 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

Tanto autem mihi tua laus in me periculosior est, quanto gratior : et tanto amplius ea capior et delector, quanto amplius tibi per omnia placere studeo. Time, obsecro, semper de me potius quam confidas, ut tua semper sollicitudine. adjuver. Nunc vero precipue timendum est, ubi nullum in- continentiæ mec superest in te remedium.

Nolo me ad virtutem exhortans, et ad pugnam provocans, dicas! : « Nam virtus in infirmitate perficitur, » et? : « Non coronabitur nisi qui legime cer- taverit. fs quaero coronam victori : satis est. mihi periculum evitare. Tutjus eviatur periculum, quam committitur bellum. Quocunque me an- ib 2 Due collocet, satis mihi faciet Nullus ibi cuiquam invidebit,

quum singulis quod habebunt suffecerit.

Cui quidem consilio nostro ut ex auctorita quoque robur adjungam, bea- tum audiamus Hieronymum : « Fateor imbecillitatem meam, nolo spe vic- toriæ pugnare, ne perdam aliquando victoriam. » Quid necesse est certa dimittere, et incerta sectari?

* Corinth., v, 12, 9. * Timoth., ir, 5.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 109

L'éloge venant de vous est d'autant plus dangereux pour moi qu'il m'est plus doux. 1l me séduit, il m'enivre d'autant plus que j'ai un plus grand désir de vous plaire. Ayez toujours plus de crainte que de confiance en ce qui me touche, je vous en supplie, afin que votre sollicitude soit toujours préte à me venir en aide. Hélas! c'est aujourd'hui surtout qu'il faut craindre, puisque mon incontinence ne peut plus trouver de remède en vous.

Non, je ne veux pas que, pour m'exhorter à la vertu et pour m'exciter au combat, vous disiez : « C'est le malheur qui met le sceau à la vertu, » et: « Celui-là ne sera pas couronné, qui n'aura pas combattu jusqu'au bout. » Je ne cherche point la couronne de la victoire; ce m'est assez d'éviter le péril. Il est plus sûr de fuir le danger que d'engager la bataille. Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura fait assez pour moi. Là, personne ne portera envie à personne, chacun se contentera de son sort.

Pour donner, moi aussi, à mes conseils l'appui d'une autorité, écoutons saint Jérôme. « J'avoue ma faiblesse, dit-il, je ne veux pas combattre dans l'espérance de remporter la victoire, de peur de la perdre. » Faut-il aban- donner le certain pour suivre l'incertain?

108 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL.E.

Tanto autem. mihi tua laus in me periculosior est, quanto gratior : et tanto amplius ea capior et. deleetor, quanto amplius tibi per omnia placere studeo. Time, obsecro, semper de me potius quam confidas, ut tua semper sollicitudine. adjuver. Nunc vero praecipue timeudum est, ubi nullum in- continenti: meæ superest in te remedium.

Nolo me ad virtutem exhortans, et ad pugnam provocans, dicas! : « Nam virtus in infirmitate perficitur, » et? : « Non coronabitur nisi qui legime cer- faverit. f quæro coronam victori : satis est mihi. periculum evitare. Tutjus evitatur periculum, quam committitur bellum. Quocunque me an- qu 2 Peu collocet, satis mihi faciet Nullus ibi cuiquam invidebit, quum singulis quod habebunt suffecerit.

Cui quidem consilio nostro ut ex auctorita quoque robur adjungam, bea- tum audiamus Hieronymum : « Fateor imbecillitatem meam, nolo spe vic- tori» pugnare, ne perdam aliquando victoriam. » Quid necesse est certa dimittere, et incerta sectari?

* Corinth., n, 12, 9. * Timoth., ir, 5.

LETTRES D'ABBLARD ET D'HÉLOISE. 109

L'éloge venant de vous est d'autant plus dangereux pour moi qu'il m'est plus doux. Il me séduit, il m'enivre d'autant plus que j'ai un plus grand désir de vous plaire. Ayez toujours plus de crainte que de confiance en ce qui me touche, je vous en supplie, afin que votre sollicitude soit toujours préte à me venir en aide. Hélas! c'est aujourd'hui surtout qu'il faut cramdre, puisque mon incontinence ne peut plus trouver de reméde cu vous.

Non, je ne veux pas que, pour m'exhorter à la vertu et pour m'exciter au combat, vous disiez : « C'est le malheur qui met le sceau à la vertu, » et : « Celui-là ne sera pas couronné, qui n'aura pas combattu Jusqu'au bout. » Je ne cherche point la couronne de la victoire; ce m'est assez d'éviter le péril. H est plus sür de fuir le danger que d'engager la bataille. Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura fait assez pour moi. Là, personne ne portera envie à personne, chacun se contentera de son sort.

Pour donner, moi aussi, à mes conseils l'appui d'une autorité, écoutons saint Jérôme. « J'avoue ma faiblesse, dit-il, je ne veux pas combattre dans l'espérance de remporter la victoire, de peur de la perdre. » Faut-il aban- donner le certain pour suivre l'incertaiu?

EPISTOLA QUINTA

QUÆ EST RESCRIPTUM PETRI RURSUS AD HELOISSAM

ARGUMENTUM

Quatuor capitibus, quibus totam novissimam Ileloissæ epistolam constare dicit, argute res- pondet Abælardus, singulorumque rationes prosequitur, non tam ut seipsum excuset, quam ut ipsam doceat, hortetur, ct consoletur Heloissam. Primo quidem rationem ponit, qua in postremis litteris suis nomen ejus suo præposuerit. Secundo, quod suorum pe- riculorum et mortis mentionem egerit, se ab ea adjuratum fecisse exponit. Tertium de laudum suarum rejectione. approbat : modo id sincere et sinc laudis fiat. cupiditate. Quarto de sua utriusque conversionis occasione ad vitam monasticam fusius prosequitur. Plagan in corporis sui fœæda parte, quam illa plangebat, sic extenuat, ut eam utrique saluberrimam, et mullorum bonorum causam esse profiteatur, comparatione turpiuui ejusdem pudend:e partis actorum : atque eam ob rein divinam extollit sapientiam et cle- mentiam. Multa denique passim ponuntur ad doctrinam et exhortationem atque consola-

tionem Heloissæ. Ponitur et brevis oratio, qua monachæ Paracletenses Abæla do et Ile loissæ Deum propitiarent.

Sponsc Christi servus ejusdem.

In quatuor, memini, circa quz tota epistolæ tuæ novissimz summa con- sistit, offensæ tuæ commotionem expressisti. Primo quidem super hoc con- quereris, quod prater consuetudinem epistolarum, imo etiam contra ipsum naturalem ordinem rerum, epistola nostra tibi directa te mihi in salutatione præposuit. Secundo, quod quum vobis consolationis potius remedium afferre debuissem desolationem auxi, et quas mitigare debueram laerymas excitavi, illud videlicet ibidem. adjungens : « Quod si me Dominus in manus inimi= corum tradiderit, ut me seilicet prævalentes interficiant, etc. » Tertio vero veterem. illam et assiduam. querelam tuam in Deum adjecisti, de modo vi- delicet nostræ conversionis ad Deum, ct crudelitate proditionis illius in me conminissie. Denique accusationem tui contra nostram in te laudem oppo- suisti, non cum supplicatione modica, ne id deinceps presumerem.

LETTRE CINQUIEME

RÉPONSE D'ADÉLARD A HÉLOISE

SOMMAIRE

Abelarl répond à la dernière lettre d'Héloise qu'il divise en quatre points : sur chaque point, il déduit ses raisons, moius préoccupé de se défendre lui-même que d'éclairer Héloise, de l'encourager, de la consoler. En premier lieu, il indique le motif qui, dans sa lettre, lui a fait mettre lc nom d’Héloïse avant le sien. En second lieu, il proteste que, sil a parlé de ses divers malheurs et des dangers qui le menacent de mort, c'est qu'elle l'avait elle-même adjure de le faire. Troisièmement, il l'approuve de dédaigner les louanges, pourvu que ce dédain soit sincère et qu'il ne s'y mêle aucun désir d'appeler l'éloge. Quatrièmement, il s'étend fort au long sur les circonstances qui leur ont fait à l'un et à l'autre embrasser la vie monastique. Quant à la blessure infligée à son corps, et qu'elle déplore, il en atténue l'importance, il déclare qu'elle est pour tous deux un mal »alutaire, et peut devenir, eu égard aux actes honteux de la chair, une source d'une foule de biens; puis il preud occasion de cette épreuve pour exalter la sagesse et la clémence divine. La lettre est semée de paroles d'enseignement, d’encouragemeut et de consolation. Elle se termine par la formule d'une petite prière que les religieuses du l'araclet devront réciter pour appeler la miséricorde de Dieu sur Abélard et Héloïse.

À l'épouse de Jésus-Christ, le serviteur du méme Jésus-Christ.

Votre. dermère lettre se résume, si je ne me trompe, en quatre points qui contiennent l'expression émue de vos griefs. D'abord vous me reprochez d'avoir contrevenu à l'usage épistolaire et méme à l'ordre naturel, en met- tuit votre nomi avant le mien dans la formule de salutation de ma lettre, Eu second lieu, dites-vous, bien loin de vous apporter des consolations, j'ai auçanenté votre douleur et But jaillir la source des larmes que je devais essuyer, en vous écrivant : S'il. arrive. que le Seigneur me fasse tomber entre les mains de mes ennemis et que eeux-et, triomphants, me donnent la mor... » Puis sont revenus ces. anciens et éternels murmures contre Dieu au sujet de notre conversion et de la trahison cruelle dont j'ai été l'objet. Enfin, à l'éloge que je faisais de vous, vous opposez uu acte d'accu- sation contre vous-même, en me suppliant avec instance de n'avoir. pas de vous une idée si haute.

119 AD.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOL.E.

Quibus quidem. smgzulis rescribere. decrevi, non tam pro. excusatione mea, quam pro doctrina. vel exhortatione. tua; ut eo scilicet. libentius peti- tionibus assentias nostris, quo eas rationabilius factas intellexeris ; et tanto me amplins exaudias in tuis, quanto. reprehensibilem minus invenies in meis; tantoque amplius verearis contemnere, quanto minus videris dignum reprehensione.

l. De ipso autem nostrse salutationis, ut dicis, ordine præpostero, Juxta tuam quoque, si diligenter attendas, actum est sententiam. Id enim. quod omnibus patet, tu ipsa indicasti, ut quum videlicet ad superiores serilitur, eorum nomina preponantur. Te veèo ex tunc me superiorem factain intel- ligas, quo domina mea esse cœpisti. Domini mei sponsa. effecta, juxta. illud beati Hieronyniy ad Eustachium ita seribentis ! : « Doc ideirco : domina mea, Eustachium, seribo. Dominam. quippe debeo vocare. sponsam. Domini inei. « Felix talium commercium nuptiarum, ut homuneuli miseri prius uxor, nunc in sumni regis thalamis sublimeris, nec ex hujus honoris privilegio priort tantummodo viro, sed quibuscunque servis ejusdem. regis prælata. Ne müreris igitur si tam vivus quam inortuus me vestris precipue conimen- dem orationibus, quum jure publico. constet apud. dominos plus eorum sponsas intercedendo posse, quam ipsorum familias, dominas amplius quam servos. In quarum quidem typo regiua illa et sumui regis sponsa diligenter describitur, quuin in psalino dicitur? : « Astitil regina a dextris tuis. » Ac si aperte dicatur : Ista juncto latere sponso familiarissime adhæret, et. pariter incedit, cæteris oinnibus quasi a longe absistentibus vel subsequentibus. De hujus excellentia prærogatiyæ sponsa iii canticis exultans, illa, ut ita dicam, quam Moyses duxit, Ethiopissa dicit 5: « Nigra sum, sed formosa, filie Hie- rusalem. ldeo dilexit me rex, et introduxit me in cubiculum. suum. » Et rursum *: « Nolite considerare quod fusca sum, quia decoloravit me sol. »

In quibus quidem verbis quum generaliter anima describatur contempla- tiva, qua specialiter sponsa Christi dicitur, expressius tamen ad vos hoc perti- nere ipse etiam vester exterior habitus loquitur. Ipse quippe cultus exterior nigrorum aut vilium indumentorum, instar lugubris habitus. bouarum vi- duarum mortuos quos dilexerant viros plangentium, vos in hoc mundo, juxta Apostolum, vere viduas et desolatas ostendit, stipendiis Ecclesiæ sustentandas. De quarum etiam viduarum luctu super occisum earuni sponsum Scriptura commemorat, dicens*: « Mulieres sedentes, ad monumentum lamentabantur flentes Dominum. »

4 Epist., 18.— % Psalm., xuv, 10.— 5 Cantic., 1, 4.— * Cantic., 1, 9.— 9 Maith., xxvii, 61.

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 115

Je veux répondre à chacun de ces points, moins pour me défendre per- sounellement, que pour vous éclairer vous-inême et vous fortifier. Vous vous rendrez d'autant. plus aisément, je pense, à mes demandes, que vous er aurez mieux compris la sagesse ; vous écouterez d'autant plus volontiers ines avis, que vous me trouverez moins répréheusible; vous serez d'autant moins disposée à rejeter mnes conseils, que vous me jugerez moins passible de blàme.

l. Relativement à la formule de salutation dont j'ai, dites-vous, renversé l'ordre, je n'ai fait, rendez-vous en bien compte, que me conformer à votre : pensée. N'est-il pas de règle commune, en cffet, et ne dites-vous pas vous- méme que, lorsqu'on écrit à des supérieurs, leurs noms doivent être pla- cs les premiers ? Or, sachez-le bien, vous êtes ma supérieure, vous êtes devenue ina maitresse eu. devenant l'épouse de mon maitre, selon ces pa- roles de saint Jérôme écrivant à Eustochie : « J'écris ma maitresse; car je dois appeler ma maîtresse celle qui a épousé mon maitre. » Heureux chan- “emont de lien. conjugal : épouse naguère du plus misérable des hommes, vous avez été élevée à l'honneur de partager la couche du ]toi des rois, et cel honneur insigue vous a mise au-dessus non-seulement de votre premier époux, mais de tous les autres serviteurs de ce Roi. Ne vous étounez donc pas si Je me recommande particulièrement, vivant mort, à vos prières. C'est un point de droit constant, que l'intervention d'une épouse auprès du maitre est plus puissante que celle de la maison entière, et que la maitresse a plus de crédit que l'eselave. Voyez le modèle qui en est tracé dans le por- trait de la reine, épouse du souverain Hoi, au psaume il est dit : « La reine est assise à votre droite. » C'est comme si l'on disait plus explicitement, qu'unie à son époux par le lien le plus étroit, elle se tient à ses côtés et marche de pair avec lui, tandis que tous les autres restent à distance ou suivent de loin. C'est dans le fier sentiment de ce glorieux privilége que l'é- pouse du Cantique des cantiques, cette Éthiopienne, avec laquelle Moise S'unit, s'écrie: « Je suis noire, mais Je suis belle, filles de Jérusalem : voilà pourquoi Dieu m'a aimée et m'a introduite dans sa chambre. » Et ailleurs : « Ne considérez pas que je suis brune et que le soleil à changé mon teint. »

I est vrai que ces paroles sont appliquées généralement à la deseription de Fâme contemplative, qui est spécialement nommée l'épouse du Christ. Toutefois l'habit méme que vous portez témoigne qu'elles se rapportent en- core plus expressément à vous-même. En effet, ces vêtements de couleur noire et d'étofle grossière, semblables au lugubre costume de ces saintes veuves geénmissant sur la mort des époux qu'elles avaient chéris, montrent que vous êtes véritablement en ce monde ces veuves désolées dout parle l'Apôtre, et que l'Église doit vous soutenir de ses deniers. Elle est mème dépeinte dans FÉcriture, la douleur de ces épouses qui pleurent leur époux erucifié. « Les femmes assises auprès du sépulere, est-il dit, se lamen- taieut en pleurant le Seigneur. »

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 115

Quant à l'Éthiopienne, si elle a le teint noir et parait, à juger par le de- dehors, moins belle que les autres femmes, elle ne leur cède en rien par les beautés intérieures ; elle est méme plus blanche et plus belle en plus d'une partie, les os, par exemple, et les dents. La blancheur de ses dents est vantée par l'époux lui-méme, qui dit : « et ses dents sont plus blanches que le lait. » Elle est donc noire au dehors, mais au dedans elle est belle. C'est la multitude des adversités et des tribulations dont son corps est affligé dans cette vie, qui noircissent la surface de sa peau, selon la parole de l'Apótre : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souf- friront des tribulations. » En effet, comme le blanc est l'emblème du bon- heur, de méme on peut dire que le noir représente l'adversité. Mais au de- dans, elle est blauche jusque dans la moelle des os, parce que son àme est riche de vertus, ainsi qu'il est écrit : « Toute la gloire de la fille du Roi vient du dedans. » En effet, ses os, qui sont au dedans, recouverts au de- liors par la chair dont ils sont le soutien. et l'appui, la force et la vigueur, ne sont-ils pas la parfaite expression de l'âme qui vivifie le corps elle ré- side, le soutient, le fait mouvoir, le gouverne et lui communique sa puis- sance? Et sa blancheur et sa beauté, ne sont-ce pas les vertus dont elle est ornée? Si elle est noire à l'extérieur, c'est, d'après la méme raison, parce que, pendant la durée de son exil et de son pèlerinage sur cette terre, clle vit dans l'abjection et l'humilité, jusqu'au jour où, appelée à cette autre vie qui est cachée avec Jésus-Christ dans le sein de Dieu. elle entre en pos- session de sa patrie. Le soleil de la vérité change son teint, c'est-à-dire que l'amour du céleste époux l'humilie et l'accable de tribulations douloureuses, de peur que la prospérité ne l'enorgueillisse. I change son teint, c'est-à-dire qu'il la rend différente des autres femmes qui aspirent aux biens de la terre et cherchent la gloire du monde, afin qu'elle devienne, par son humilité, le véritable lis des vallées, non pas le lis des montagnes, comme ces vierges folles qui, toutes glorieuses de leur pureté charnelle et de leur continence extérieure, sont intérieurement brülées par le feu des tentations. C'est à bon droit que s'adressant aux filles de Jérusalem, c'est-à-dire à ces fidèles imparfaits qui méritent plutôt le nom de filles;que celui de fils, elle leur dit: Ne considérez pas que je suis brune et que le soleil à changé mon teint. » C'est comme si elle eût dit clairement : si je m'humilie ainsi, si je supporte avec ce courage toutes les épreuves, ce n'est pas un effet de ma vertu, c'est par la grâce de celui que Je sers.

Tout autre est la. conduite des hérétiques ou. des hypocrites, qui, dans l'espérance de jouir des gloies de ce monde, font montre, tant qu'ils sont sous les regards des hommes, de s'humilier profondément et de supporter de vaines épreuves. Humilité, épreuves qui nous étonnent. Quelle vie, en effet, plus misérable que celle de ces hommes qui n'ont part ni aux biens de la terre ni à ceux du ciel! Aussi est-ce dans cette vue que l'épouse dit : « Ne vous étonnez pas que j'agisse ainsi. » Ce dont il faut s'étonner, c'est de

116 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

de illis mirandum est, qui inutihter terrenz laudis. desiderio æstuantes, lerrenis se privant commodis, tam hic quam in futuro miseri. Qualis quidem fatuarum virginum continentia est qua a. janua sunt exclusa.

Bene etiam, quia nigra est, ut diximus, et formosa, dilectam et introduc- tam se dicit in cubiculum regis, id est in secretum vel quietem contempla- tionis, et lectulum illum de quo eadem alibi dicit! : « In lectulo ineo per nocles quaesivi quem diligit anima mea. » Ipsa quippe nigrediuis deformitas occultum potius quam manifestum, et secretum magis quam publieum amat. Et qua talis est uxor, secreta potius viri gaudia quam manifesta desiderat, et in lecto magis vult sentiri. quam in mensa videri. Et frequenter accidit, ut nigrarum caro feminarum quanto est in aspectu deformior, tauto sit in tactu suavior ; atque ideo earum voluptas secretis gaudiis quam publieis gratior sit et convenientior, ct earum viri, ut illis oblectentur, magis cas in cubicu- lum introducunt, quam ad publicum educunt. Secundum quam quidem metaphoran bene spiritualis sponsa quum præmisisset ? : « Nigra sum, sed formosa, » statim adjunxit : « ldeo dilexit me rex, et introduxit me in cu- biculum suum, » singula videlicet singulis reddens. Hoe est, quia formosa, dilexit : quia nigra, introduxit; formosa, ut dixi, intus virtutibus, quas di- hgit sponsus : nigra exterius. corporalium. tribulationum . adversitatibus. Quae quidem nigredo, corporalium scilicet. tribulationem, facile fidelium mentes ab amore terrenorum ayellit, et ad æternæ vitæ desideria suspendit, et sepe a tumultuosa seculi vita trahit ad secretum. contemplationis ; sicut in Paulo, illo videlicet nostræ, id est, monachalis vite, primordio. actum esse beatus seribit Hironynus.

Hxc quoque abjectio indumentorum vilium secretum magis quam publi- cum appetit, et maxima vilitatis ac secretioris loci, qui nostræ priecipue convenit professioni, custodienda est. Maxime namque ad publicum. proce- dere pretiosus provocat cultus, quem a nullo appeti nisi ad inanem gloriam et seculi pompam beatus Gregorius inde convineit5 : « Quod nemo his in occulto se ornat, sed ubi conspici queat. »

lloc autem predictum sponsie cubiculum illud est, ad quod ipse sponsus in Evangelio invitat orantem, dicens* : « Tu autem, quum oraveris, intra in cu- biculum et, clauso ostio, ora Patrem tuum; » ac si diceret : « non in pla- teis vel publicis locis, sieut hypocritæ. » Cubiculum itaque dicit secretum a tumultibus et aspectu seculi locum, ubi quietius et purius orari possit : qualia sunt scilicet monasticharum solitudinum | secreta, ubi claudere os-

! Cantic., nt, 1. * Cantic., 1, 4. 7 Homel., xc. * Matth., vi, 6.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 117

la conduite de ceux qui, brülant du vain désir des gloires de ce monde, se privent des biens de ce monde : malheureux ici-bas, comme dans l'éternité. Telle la continence des vierges folles qui sont repoussées du seuil de l'époux.

C'est encore à bon droit qu'elle dit, qu'aimée parce qu'elle est noire et belle, comme il est écrit, le roi l'a introduite dans sa chambre, c'est-à-dire dans ce lieu de retraite et de contemplation, dans cette couche dont elle dit ail- leurs : « Durant les nuits, j'ai cherché dans ma couche celui que mon âme chérit. » Car la couleur noire de son teint se plait dans l'ombre plutót qu'à la lumière, et dans la solitude plutôt que dans la foule. Une telle épouse re- cherche les secrètes jouissances plutôt que les joies publiques du mariage; elle aime mieux se faire sentir au lit que se faire voir à table. Souvent d'ail- leurs il arrive que la peau des femmes noires, moins agréable à la vue, est plus douce au toucher, et que les plaisirs cachés qu'on goüte dans leur amour sont plus délicieux et plus charmants que ceux que procure l'admi- ration de la foule; aussi leurs maris, pour jouir de leurs attraits, aiment- ils mieux les introduire dans leur chambre que les produire dans le monde. C'est conformément à cette image, que l'épouse céleste, aprés avoir dit : « Je suis noire, mais belle, » ajoute aussitót : « Voilà pourquoi le roi m'a aimée et m'a introduite dans sa chambre; » rapprochant ainsi la cause de l'effet : « parce que je suis belle, i! m'a aimée ; parce que je suis noire, il m'a introduite. » Belle au dedans, ainsi que je l'ai dit, par les vertus que chérit l'époux ; noire au dehors des traces de ses adversités et de ses tribu- lations corporelles. Cette noirceur méme des tribulations corporelles arrache aisément le cœur des fidèles à l'amour des choses terrestres, pour les sus- pendre aux désirs de l'éternelle vie ; souvent elle les enlève à la. tumul- tueuse agitation de la vie du siècle et les pousse vers les mystères de la vie contemplative. C'est ainsi que, selon saint Jérôme, saint Paul embrassa le premier notre genre de vie, je veux dire la vie monacale.

Ces voiles grossiers aussi sont faits pour la retraite plutôt que pour le monde ; ils sont proprement en harmonie avec la pauvreté et la solitude qui conviennent au caractère de nos vœux. Car rien n'excite plus vivement à se produire en public que le luxe de la toilette, luxe qu'on ne recherche qu'en vue des pompes de ce monde et d'une vaine gloire, ainsi que le dé- montre saint Grégoire par ces paroles : « On ne se pare point. dans la soli- tude ; on ne se pare que on peut être vu. »

Quant à cette ehambre dont parle l'épouse, c'est celle que l'époux désigne lui-même pour la prière, dans le passage il dit : « Mais toi, quand tu voudras prier, entre dans ta chambre et ferme la porte pour prier ton Père ; » en d'autres termes : « tu ne prieras pas sur les places et dans les lieux publics, comme les hypocrites. » HE entend donc par cette chambre un endroit retiré, loin de l'agitation et de la présence du siècle, il. soit pos- sible de prier avec une effusion plus calme et plus pure. Telles les retraites des maisons monastiques, la règle prescrit de clore sa porte, c'est-à-dire

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118 ABJELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

tium jubemur, id est aditus omnes obstruere, ne puritas orationis casu ali- quo præpediatur, et oculus noster. infelicem animam deprædetur. Cujus quidem consilii, imo præcepti divini. multos hujus habitus nostri contemp- tores adhuc graviter sustinemus, qui quum divina celebrant officia, claustris vel choris eorum reseratis, publicis tam feminarum quam virorum aspecti- bus impudenter se ingerunt, et tunc precipue, quum in solemnitatibus pretiosis polluerint ornamentis, sicut et ipsi quibus ostentant, seculares homines. Quorum quidem judicio tanto festivitas habetur celebrior, quanto in exteriori ornatu est ditior, et in epulis copiosior. De quorum quidem cæ- citate miserrima, et pauperum Christi religioni penitus contraria, tanto est silere honestius quanto loqui turpius. Qui, penitus judaizantes, consuetu- dinem suam sequuntur pro regula, et irritum fecerunt mandatum Dei per traditiones suas; non quod debeat, sed quod soleat attendentes, quum, ut beatus etiam. meminit Augustinus, Dominus dixerit! : « Ego sum veritas, » non : Ego sum consuetudo.

Horum orationibus, quæ aperto scilicet fiunt ostio, qui voluerit se com- mendet. Vos autem quæ in cubiculum colestis regis ab ipso introducta, atque in ejus amplexibus quiescentes, clauso semper ostio ei totæ vacatis, quanto familiaris ei adhæretis, juxtax illud Apostoli? : « Qui adhaeret Domino unus spiritus est, » tanto puriorem et efficaciorem habere confidimus ora- tionem, et ob hoc vehementius earum efflagitamus opem. Quas etiam tanto de:otius pro me faciendas esse credimus, quanto majore nos invicem chari- tate colligati sumus.

IL. Quod vero mentione periculi in quo labgro, vel mortis quam timeo, vos commovi, juxta ipsam quoque tuam factum est exhortationem, imo etiam adjurationem. Sic enim prima, quam ad me direxisti, quodam loco conti- net epistola : « Per ipsum itaque qui te sibi adhuc quoquo modo protegit Christum obsecramus, quatenus ancillulas ipsius et tuas crebris litteris de his, in quibus adhuc fluctuas, naufragiis certificare digneris : ut nos saltem que tbi sole remansimus, doloris vel gaudii participes habeas. Solent enim dolenti nonnullam afferre consolationem qui condolent, et quodlibet enus pluribus impositum levius sustinetur sive defertur. » Quid igitur ar- guis, quod vos anxietatis mez participes feci, ad quod me adjurando com- pulisti? Numquid in tanta vite, qua crucior, desperatione gaudere vos convenit? Nec doloris soci, sed gaudii tantum vultis esse, nec flere cum

4 Joan, xiv, 46. * Corinth., I, vi, 17.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 119

de fermer tous les accès, de peur que la pureté de la prière ne soit troublée et que notre œil ne cause la perte de notre malheureuse âme. Aussi gémis- sons-nous de voir encore, parmi ceux qui ont revêtu notre habit, tant de vontempteurs de ce conseil ou plutôt de ce divin précepte. Lorsqu'ils célè- brent les saints offices, ils ouvrent chœur et sanctuaire ; ils affrontent im- pudemment, à la face du ciel, les regards des femmes et des hommes, et cela surtout dans les solennités ils resplendissent de l'éclat de leurs plus précieux ornements, rivalisant de pompe profane avec les profanes aux- quels ils se donnent en spectacle. À leur avis, la fête est d'autant plus belle qu'on déploie plus de maguificence dans les ornements extérieurs, plus de somptuosité dans les offrandes. Déplorable aveuglement, profondément con- traire à la religion chrétienne, c'est-à-dire à la religion des pauvres, et dont il vaut mieux ne rien dire pour éviter le seaudale d'en parler. Ce sont des gens qui, judaisant de cœur, ne suivent d'autre règle que leur habitude. Avec leurs traditions au nom desquelles ils se conforment non au devoir, mais à la coutume, ils ont fait des commandements de Dieu une lettre morte. Cependant, ainsi que le rappelle saint Augustin, le Seigneur a dit : « Je suis la vérité, » et non pas : Je suis la coutume.

Se recommande qui voudra à ces prières faites à portes ouvertes. Mais vous, que le Roi du ciel a introduites lui-même dans sa chambre, vous qui reposez sur son sein et qui vous donnez à lui tout entiéres, la porte tou- jours close, plus vous vous unissez intimement à lui, selon le mot de l'Apótre : « Celui qui s'unit au. Seigneur ne fait plus avec lui qu'un es- prit. » plus nous avons confiance dans la pureté et dans l'efficacité de vos prières. C'est pour cela que nous en sollicitons si vivement l'assistance. Car nous pensons que vous les adresserez avec d'autant plus de ferveur, que nous sommes plus étroitement unis ensemble par les liens d'une mu- tuelle affection.

H. Que si, en parlant du péril que je cours et de la mort que je crains, je vous ai émues, en cela aussi, je n'ai fait que répondre à votre demande, que dis-je? à votre sollicitation pressante. En effet, la première lettre que vous m'avez adressée contient un passage aiusi concu : Au nom de celui qui semble encore vous protéger pour son service, au nom du Christ dont nous sommes, ainsi que de vous-même, les humbles servantes, nous vous eu conjurons, daignez nous dire, par des lettres fréquentes, au sein de quels orages vous êtes encore ballotté : nous sommes les seules qui vous restions au monde ; que nous puissions avoir part à vos peines comme à vos joies! La sympathie est un allégement dans la douleur; tout fardeau qui pèse sur plusieurs est plus léger à soutenir, plus facile à porter. » Pour- quoi donc me reprocher de vous avoir fait participer à mes angoisses, quand c'est vous qui, par vos sollicitations pressantes, n'y avez forcé! Tandis que ma vie est en proie à toutes les tortures du désespoir, conviendrait-il que vous fussiez, vous, dans la joie? Ou bien ne voudriez-vous avoir part qu'à

120 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL.E.

flentibus, sed gaudere cum gaudentibus ? Nulla major verorum et falsorum differentia est amicorum, quam quod illi adversitati, isti. prosperitati sc sociant. Quiesce, obsecro, ab his dictis, et hujusmodi querimonias compesce, qua» a viseeribus. charitatis absistunt longissime. Aut si adhuc in his offen- deris, me tamen in tanto periculi positum articulo, et. quotidiana despera- tione vitæ, de salute anime sollicitum esse convenit, et de ipsa, dum licet, providere. Nec. lu, si me vere diligis, lianc exosam providentiam. habebis. Quiu etiam, si quam de divina erga. me misericordia. spem haberes, tanto amplius ab hujus vitæ ærumuis liberari me cuperes, quanto eas conspiets intolerabiliores.

Certum quippe tibi est, quod quisquis ab hac vita me liberet a maximis poenis eruet. Quas postea ineurram incertum est, sed a. quantis. absolvar dubium non est. Omuis vita misera jueundum exitum habet, et qui- cunque aliorum anxietatibus vere. compatiuntur et. condolent eas finiri desiderant, et cum damnis etiain suis, si quos anxios vident. vere diligunt, nec lam commoda propria quam illorum in ipsis attendunt. Sic. din lan- guentein filium. mater etiam morte languorem finire desiderat, quem tole- rare ipsa non potest, et co potius orbari sustinet quam in miseria consortem habere. Et quicunque amici. presentia. plurimum oblectatur, magis tamen beatam esse vult ejus absentiam quam præsentiam miseram ; quia. quibus subvenire non valet ærumnas tolerare uon potest. Tibi vero nec nostra, vel etiam misera, concessum est frui presentia. Nec ubi tuis in me commodis aliquid provideas, cur me miserrime vivere malis quam felieins mori non video. Quod si nostras protendi miserias in commoda tua desideras, hostis potius quam amica convineeris. Quod si videri refugis, ab his, obsecro, sicut dixi, quiesce querimoniis.

III. Approbo autem, quod reprobas laudem ; quia in hoc ipso te laudabilio- rem ostendis. Scriptum est enim! : « Justus in primordio accusator est sni, » et? : « Qui se humiliat se exaltat. » Atque utinam sic sil in animo tuo, sicut in scripto! Quod si fuerit, vera est humilitas tua, ne pro nostris evannerit ver- bis. Sed vide, obsecro, ne hoc ipso laudem quaeras, quo laudem fugere videris, et reprobes illud ore, quod appetas corde. De quo ad Eustochium virginem sic inter cælera beatus scribit Hieronymus? : « Naturali ducimur malo. Adulatoribus nostris libenter favemus, et quanquam nos respondea-

! Prov., xvii, 17. ?* Luc, xvin, 14, 5 Epist., 86.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'IIÉLOISE. 191

mes joies et non à mes peines, rire avec ceux. qui rient, non. pleurer avec ceux qui pleurent ? Entre les vrais et les faux amis, la différence, c'est que les uns s'associent au malheur, les autres à la prospérité. Trève donc, de grâce, à ces reproches ; trêve à ces plaintes qui sont si loin de sortir des en- trailles de la charité. Ou s'il vous parait encore que Je n'ai point assez mé- nagé votre cœur, songez que dans l'iumminenee. du péril je me trouve, dans le désespoir auquel toutes les heures de ma vie sont en proie, il con- vient que je m'inquiète du salut. de mon âme, et que J'Y pourvote, tandis qu'il en est temps. Si vous m'aimez véritablement, vous ne trouverez point cette préoccupation mauvaise. Bien plus, si vous avez quelque espérance dans la miséricorde divine envers moi, vous souhaiterez de me voir affran- chi des épreuves de cette vie, avec d'autant plus d'ardeur que vous les voyez plus intolérables.

Vous le savez, en effet, mieux que qui que ce soit, quiconque me délivrera de cette vie m'arrachera aux plus affreux tourments. Quelles peines m'at- tendent hors de ce monde, je ne sais; mais je sais bien celles dont je serai af- franchi. La fin d'une vie malheureuse ne peut être que douce. Tous eeux qui compatissent véritablement aux. maux d'autrui doivent. désirer que ces maux finissent, dussent-ils en souffrir eux-mêmes. S'ils aiment réellement ceux qu'ils voient tourmentés, ils considèrent moins leur propre bien que le bien de ceux qui leur sont chers. C'est ainsi qu'une mère, voyant languir son fils, souhaite que la mort vienne mettre un terme à ce long supplice qu'elle-méme ne peut plus supporter : elle se résigne à le perdre plutôt que de le conserver pour le voir souffrir. Si douce que soit la présence d'un ani, il n'est personne qui n'aime mieux le savoir heureux loin de soi, que de le voir malheureux près de sor : ne pouvant soulager sa misère, on ne peut supporter d'en être le témoin. Hl ne vous est pas donné de jouir de ma pré- sence, si misérable qu'elle soit. Dès le moment que vous ne sauriez plus trouver place pour moi dans votre bonheur, je ne vois pas pourquoi vous me souhaiteriez la prolongation d'une vie st misérable, plutôt que la mort, qui serait nne félicité. Que si c'est pour vous que vous désirez voir prolonger mes misères, c'est qu'évidemment vous êtes mon ennemie, nou mon amie. Si vous craignez de paraître telle, trêve, vous eu corjure, trêve à ces plaintes.

IE Quant au refus que vous opposez à la louange, je l'approuve; vous montrez, par là, que vous en êtes d'autant plus digne. Car 1l est écrit: « le juste est le premier accusateur de lui-méme, » et : « quiconque. s'hunilie s'élève, » Fasse le ciel que votre cœur soit d'accord avec. votre plume! Et «len est aimsi, votre modestie est trop sincère pour qu'elle ait pu s'éva- nouir au souflle de mes paroles. Mais prenez garde, je vous en conjure, de chercher la louange en paraissant la fuir, et de repousser du bout des lèvres ce que vous appelez du fond du cœur, À ce sujet, saint Jérôme écrivait, en- tre autres choses, à Eustochie : « nous suivons naturellement. la pente du mal, nous tendons l'ureille à la flatterie, nous protestons que-nous ne mé-

122 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

mus indignos, et callidior rubor ora suffundat, attamen ad laudem suam intrinsecus anima lzetatur. » Talem ct lascivæ calliditatem Galateæ Virgilius describit, quz quod volebat fugiendo appetebat, et simulatione repulsæ am- plius in se amantem incitabat ! :

Et fugit ad salices (inquit), et se cupit ante videri.

Antequam lateat cupit se fugientem videri, ut ipsa fuga, qua reprobare consortium Juvenis videtur, amplius acquirat. Sic et laudes hominum, dum fugere videmur, amplius erga nos excitamus, et quum latere nos velle si- mulamus, ne quis scilicet in nobis quid laudet agnoscat, amplius attendi- mus in laudem nostram imprudentes, quia eo laude videmur digniores.

Et hec quidem, quia sæpe accidunt, dicimus, non quia de te talia suspice- mur, qui de tua non hæsitamus humilitate. Sed ab his eliam verbis te tempe- rare volumus, ne his qui te minus noverint videaris, ut ait Hieronymus, « fu- giendo gloriam quzrere. » Nunquam te mea laus inflabit, sed ad meliora provocabit, et tanto studiosius quæ laudavero ampleeteris, quanto. mihi amplius placere satagis. Non est laus nostra testimonium tibi religionis, ut hinc aliquid extollentie sumas. Nec de commendatione cujusquam amicis credendum est, sicut nec imimicis de vituperatione.

IV. Superest tandem ut ad antiquam illain, ut diximus, et assiduam queri- moniam tuam veniamus, quia videlicet de nostra conversionis modo Deum potius accusare præsumis, quam glorificare, ut justum est, velis. Hanc jam dudum amaritudinem animi tui tam manifesto divinæ misericordiæ consilio evanuisse credideram ; qua quanto tibi periculosior est, corpus tuum pari- ter et animam conterens, tanto miserabilior est, et mihi. molestior. Quse quum mihi per omnia placere, sicut profiteris, studeas, hoc saltem uno ut me non crucies, imo ut mihi summopere placeas, hanc depone, cum qua mili non potes placere, neque mecum ad beatitudinem pervenire. Sustinebis illuc me sine te pergere, quem etiam ad Vulcania profiteris te sequi velle? Hoc saltem uno religionem appete, ne a me ad Deum, ut credis, properante dividaris; et tanto libentius quanto quo veniendum nobis est beatius est ; ut tanto scilicet. societas nostra sit gratior, quanto felicior. Memento quae djxeris, recordare quie seripseris, in hoc videlicet nostra conversionis modo, quo mihi Deus amplius adversari creditur, propitiorem mihi, sicut mani- festum est, extitisse. lloc uno saltem hiec. ejus dispositio tibi placcat, quod mihi sit saluberrima, imo milii pariter et tibi, si rationem vis doloris admit-

! Virgil, Eglog., 11, 21. % Epist., 80.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 125

ritons pas de tels éloges, notre front bien appris se couvre de rougeur ; et cependant, au bruit de la louange, notre âme tressaille de joie. » Telle est l'habile coquetterie de l'aimable Galathée, dans la description de Virgile. Elle témoignait, en fuyant, son ardeur pour ce qu'elle désirait, et, par un refus simulé, excitait la passion de son amant: « elle fuit der- rière les saules, dit-il, et souhaite d'être vue auparavant. » Avant de se cacher, elle veut qu'on la voie tandis qu'elle fuit, et cette fuite, par laquelle elle paraît se soustraire aux caresses, n'est qu'un moyen de se les assurer. C'est ainsi qu'en ayant l'air de fuir les louanges, nous en provoquons le redoublement. Nous feignons de vouloir nous cacher, pour dérober ce que nous avons de louable, et ce n'est qu'une manière d'exciter à la louange les dupes de ce manége, en doublant notre mérite à leurs yeux.

Ce que nous disons, n'est que pour signaler ce qui a lieu d'ordinaire ; mais nous ne vous soupconnons pas de tels artifices ; nous n'avons point de doute sur la sincérité de votre modestie. Nous désirons seulement que vous vous teniez en garde contre les formes de langage qui pourraient faire croire à ceux qui ne vous connaitraient pas, que « vous cherchez la gloire, comme dit saint Jérôme, en la fuyant. » Jamais un! éloge de ma part ne tendra à vous enfler le cœur. Il n'aura d'autre but que de vous provoquer à vous rendre meilleure et à vous faire embrasser les verlus avec une ardeur égale à votre désir de me plaire. Mes éloges ne sont pas un certificat de piété qui puisse vous inspirer un sentiment d'orgueil. 11 ne faut pas attacher plus de créance à la louange d'un ami qu'au blàme d'un ennemi.

IV. 11 me reste enfin à parler de cette ancienne et éternelle plainte au sujet des circonstances de notre conversion. Vous la reprochez à Dieu, quand vous devriez l'en remercier. J'avais pensé que la considération des desseins si manifestes de la miséricorde divine avait depuis longtemps effacé de votre âme ces sentiments d'amertume, sentiments dangereux pour vous, dont ils usent le corps et l'âme, et, par méme, d'autant. plus pénibles et plus douloureux pour moi. Vous songez par-dessus tout à me plaire, dites-vous. Si vous voulez cesser de me mettre à la torture, je ne dis pas si vous vou- lez me plaire, rejetez ces sentiments de votre àme. En les entretenant, vous ne sauriez ni me plaire, ni parvenir avec moi à la béatitude éternelle. M'y laisserez-vous aller sans vous, vous qui vous déclarez prête à me suivre jus- que dans les gouffres brülants des enfers ? Appelez de tous vos vœux la piété dans votre âme, ne füt-ce que pour n'être pas séparée de moi, tandis que, comme vous le dites, je vais à Dieu. Songez, en entrant dans cette voie, que la béatitude est le but du voyage, et que les fruits de ee bonheur seront d'au- tant. plus doux que nous les goüterons ensemble. Souvenez-vous de ce que vous avez dit; rappelez-vous ce que vous avez écrit, au sujet. des circon- slances de notre conversion : que Dieu, bien loin de mamifester des senti- ments ennemis, s'était bien plutôt manifestement montré miséricordieux envers moi. Sachez du moins vous soumettre à un arrét si heureux pour

194 ABÆLARDI ET HELOISSA EPISTOLAE.

tat. Nec te tanti boni causam esse doleas, ad quod te a Deo maxime creatam esse non dubites. Nec quia id tulerim plangas, nisi quum martyrum passio- num, ipiusque Dominice mortis commoda te contristabunt. Nunquid si id mihi juste accidisset, tolerabilius ferres, et. iinus te offeuderet ? Profecto si sic fieret, eo modo contingeret quo nili esset iguominiosius, et inimicis laudabilius, quum illis laudem justitia, et mihi. contemptum acqui reret culpa, nec jam quisquam quod acetum est aceusaret, aut compassione mei moverelur.

Ut tamen et hoc modo hujus amaritudinem doloris leniamus, tam juste quam utiliter id monstrabimus nobis accidisse, et rectius in conjugatos quam in fornicantes ultum Deum fuissc.

Nosti post nostri confederationem conjugii, quum Argenteoli cum sanc- timonialibus in claustro conversabaris, me die quadam privaüm ad te visitandam venisse, et quid ibi tecum mez libidinis egerit intemperantia in quadam etiam parte ipsius refectorn, quum quo alias diverteremus non haberemus. Nosti, inquam, id impudentissime tunc actum esse in tam reverendo loco et summe Virgini consecrato. Quod, et si alia cessent fla- gitia, multo graviore dignum sit ultione. Quid pristinas fornicationem et impudentissimas referam pollutiones, qux conjugium prwcesserunt? Quid summam denique proditionem 1neam, qua de te ipsa tuum, cum quo assidue in ejus domo convivebam, avunculum tam turpiter. seduxi ? Quis me ab eo juste prodi non censeat, quem tam impudenter ante ipse prodideram? Putas ad tantorum criminum ultioneu momentaneum illius plage dolorem sufficere? [mo tantis malis tantum. debitum esse com- modum? Quam plagam divin: sufficere justitiæ credis ad tantam contami- nationem, ut diximus, sacerrimi loci sue Matris? Certe, nisi vehementer erro, non tam illa saluberrima plaga in ultionem horum conversa est, quam qua quotidie indesinenter sustinco.

Nosti etiam quando te gravidam in meam transmisi patriam, sacro habitu indutam monialem te finxisse, et tali simulatione tum, quam nunc habes, religioni irreverenter illusisse. Unde etiam pensa quam convenienter ad hanc te religionem divina justitia, imo gratia traxerit nolentem, cui verita non es illuderc, volens ut in ipso luas habitu quod in ipsum deliquisti, et simulationis mendacio ipsa rei veritas remedium præstet et falsitatem emendet.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 125

moi, et qui ne le sera pas moins pour vous que pour moi, du jour votre douleur s'apaisant laissera un accès à la voix de la raison. Ne vous plaignez pas d'étre la cause d'un si grand bien, d'un bien en vue duquel il est évident que Dieu vous a particulièrement créée. Ne gémissez pas sur ce que j'ai pu supporter, ou bien pleurez alors, pleurez aussi sur les souffrances des mar- tyrs et sur la mort de Notre-Seigneur lui-méme, salut du monde. Si j'avais mérité ce qui m'est arrivé, vous en auriez donc moins souffert, vous en se- nez donc moins affligée ? Ah! certes, s'il en était ainsi, vous seriez d'autant plus touchée de ce malheur qu'il serait pour moi une honte, pour mes eu- nemis un honneur. Pour eux eu effet, dés lors, la satisfaction de la justice et l'éloge; pour moi, la faute et le mépris ; pour eux plus de reproches, pour moi plus de pitié.

Cependanl, pour adoucir l'amertume de votre douleur, je voudrais en- core démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu'utile, et que Dieu a eu plus de raisons de nous punir aprés notre union, que pendant que nous vivions dans le désordre.

Après notre mariage, vous le savez, et pendant votre retraite à Argen- teuil au couvent des religieuses, Je vins secrètement vous rendre visite, et vous vous rappelez à quels excès la passion me porta sur vous dans un coin mème du réfectoire, faute d'un autre endroit nous pussions nous retirer. Vous savez, dis-je, que notre impudicité ne fut pas arrêtée par le respect d'un lieu consacré à la Vierge. Fussions-nous innocents de tout autre crime, celui-là ne méritait-il pas le plus terrible des chàtiments? Rappellerai-je maintenant nos anciennes souillures et les honteux dés- ordres qui ont précédé notre mariage, l'indigue trahison enfin dont je me suis rendu coupable envers votre oncle, moi son hôte et son com- mensal, en vous séduisant si impudemment? La trahison n'était-lle pas juste? Qui pourrait en juger autrement, de la part de celui que j'avais le premier si outrageusement trahi? Pensez-vous qu'une blessure, une souf- france d'un moment ait suffi à la punition de si grands erimes? Que dis-je ? de tels péchés inéritaient-ils une telle grâce? Quelle blessure pouvait expier aux veux de la justice divine la profanation d'un lieu consacré à sa sainte Mère? Certes, à moins que je me trompe bien, une blessure si salutaire compte moins pour l'expiation de ces fautes que les épreuves sans relâche auxquelles je suis soumis aujourd'hui.

Vous savez aussi qu'au inoment de votre grossesse, quand je vous ai fait passer dans mon pays, vous avez revétu l'habit sacré, ct que, par cet irré- vérencieux déguisement, vous avez outragé la profession à laquelle vous appartenez aujourd'hui? Voyez, après cela, si la justice, que dis-je? si la urâce divine a cu raison de vous pousser malgré vous dans l'état monas- tique dont vous n'avez pas craint de vous jouer. Elle a voulu que l'habit que vous avez profané servit à expier la profanation, que la vérité fût le remède du travestissement et en réparàt la fraude sacrilége.

126 ABÆLARDI ET I[ELOISS.E EPISTOL E.

Quod si divin: in nobis justitiæ nostram velis utilitatem adjungere, non tam justitiam quam gratiam Dei quod tunc egit in. nobis poteris appellare, Attende itaque, attende, charissima, quibus misericordie sua retibus à pro- fundo hujus tam periculosi maris nos Dominus piscaverit, et a quantæ Cha- ribdis voragine naufragos licet invitos extraxerit, ut merito uterque nostrum

‘in illam perrumpere posse videatur vocem ! : « Dominus sollicitus est mei. » Cogita et recogita, in quantis ipsi nos periculis constitueramus, et a quantis nos eruerit Dominus; et narra semper cum summa gratiarum actione, « quanta fecit. Doniinus animz nostre, » et quoslibet iniquos de bonitate Domini desperantes nostro consolare exemplo, ut advertant omnes quid sup- plicantibus atque petentibus fiat, quum tam peccatoribus et invitis tanta præstentur beneficia. Perpende altissimum in nobis divinæ consilium picta- tis, et quam misericorditer judicium suum Dominus in correptionem verte- rit, et quam prudenter malis quoque ipsis usus sit, et impietatem pie depo- suerit, ut unius partis corporis mel justissima plaga duabus iederetur animabus. Confer periculum et liberationis nioduin. Confer languorem ct medicinam. Meritorum causas inspice, et miserationis affectus admirare.

Nosti quantis turpitudinibus immoderata mea libido corpora nostra addi- xerat, ut nulla honestatis vel Dei reverentia in ipsis etiam diebus Dominicæ passionis, vcl quantarumcunque solemnitatum ab hujus luti volutabro me revocaret. Sed et te nolentem, et prout poteras reluctantem et dissuadentem, quz natura infirmior eras, saepius minis ac flagellis ad consensum trahebam. Tanto enim tibi concupiscenti: ardore copulatus eram, ut miseras illas ct obscenissimas voluptates, quas etiam nominare confundimur, tam Deo quam mihi ipsi præponerem ; nec jam aliter consulere posse. divina videretur cle- mentia, nisi has mihi voluptates sine spe ulla omnino interdiceret.

Unde justissime et clementissime, licet cum summa tui avunculi. pro- ditione, ut in multis crescerem, parte illa corporis sum minutus, in qua libidinis regnum erat, et tota hujus concupiscentie causa cousistebat : ut juste illud plecteretur membrum, quod in nobis cominiserat totum, et expiaret patiendo. quod. deliquerat oblectando ; et ab his me spurci- tiis, quibus me totum quasi luto. immerseram, tam mente quam corpore circumcideret ; et tanto sacris etiam. altaribus idomiorem efficeret, quanto me nulla hinc amplius carnalium contagia pollutionum revocarent. Quam clementer eliam in eo tantum me pati voluit membro, cujus privatio et animæ saluti consuleret, et corpus non deturparet, nec ullam offi- ciorum ministrationem præpediret, imo ad omnia, quæ honeste geruntur, tanto me promptiorem efficeret, quanto ab hoc hujus concupiscentiæ jugo

! Psalin., xxxix, 18.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 127

À la considération de la justice divine, ajoutez celle de notre intérêt, et vous verrez qu'à donner aux choses leur vrai nom, c'est moins la justice de Dieu que sa grâce qui s'est étendue sur nous. Remarquez donc, remarquez, à ma chère sœur, de quels périlleux abimes Dieu nous a tirés avec Ies filets de sa miséricorde, de quelle dévorante Charybde il nous a sauvés malgré nous ; en sorte que l'un et l'autre nous pouvons nous écrier: « Le Seigneur s'inquiéte de moi. » Pensez et pensez encore dans quels périls nous nous trouvions, de quels périls le Seigneur nous a fait sortir, et racontez sans cesse, avec mille actions de grâce, tout ce qu'il a fait pour le salut de notre âme ; soutenez, par notre exemple, les pécheurs qui désespèrent de sa bonté, afin qu'ils sachent ce qui est réservé à ceux qui demandent et qui prient, eu voyant tant de grâces accordées à des pécheurs endurcis. Réfléchissez aux mystérieux desseins de la divine Providence : sa miséricorde a fait tourner en régénération les arréts de sa justice ; sa sagesse s'est servie des méchants eux-mémes pour changer l'impiété en piété ; la blessure si justement infli- gée à une seule partie de mon corps a guéri deux âmes à la fois. Comparez le danger et la délivrance. Comparez la maladie ct le remède. Examinez ce que méritaient nos fautes et admirez les indulgents effets de la bonté di- vine.

Vous savez à quelles turpitudes les emportements de ma passion avaient voué nos corps. Ni le respect de la déceuce, ni le respect de Dieu, méme dans les jours de la Passion de Notre-Seigneur et des plus grandes solennités, ne pouvaient m'arracher du bourbier je roulais. Vous ne vouliez pas, vous résistiez de toutes vos forces, vous me faisiez des remontrances ; et quand la faiblesse de votre sexe eüt vous protéger, j'usais de menaces et de violences pour forcer votre consentement! Je brülais pour vous d'une telle ardeur, que, pour ces voluptés infâmes dont le nom seul me fait rou- gir, J'oublims tout, Dieu, moi-même : la clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu'en m'interdisant à jamais ces voluptés?

Dieu s'est done montré plein de justice et de clémence en permettant l'in- digne trahison de votre oncle. C'est afin que je pusse gagner en accroisse- ments de toute sorte que J'ai été diminué de cette partie. de mon corps, siége du libertinage, cause prennère de ma coneupiscence. Conformément à la justice, l'organe qui avait péché est celui qui a été frappé et qui a expié par la douleur le crime de ses plaisirs. Ainsi j'ai été tiré de ces ordures dans lesquelles j'étais plongé comme dans la fange ; ainsi Dieu a circoncis tout à la fois mon âme et mon corps; :insi il m'a rendu d'autant plus propre au service de ses saints autels, que les souillures des voluptés de la chair ne sauraient plus réveiller en moi les passions. Quelle clémence en- core n'a-{-1l pas montrée, en ne frappant en moï que l'organe dont la priva- tion ne pouvait que tourner au salut de mon âme, sans défigurer mon corps, ni l'empêcher de vaquer à aucun devoir. Que dis-je ? cette privation ne m'a- t-elle pas rendu d'autant plus dispos pour tous les actes honnêtes qu'elle

128 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

maximo amplius liberaret. Quum itaque inembris his vilissimis, quie pro summæ turpitudinis. exercitio pudenda. vocantur, nec proprium. sustinent nomen, me divina gratia mundavit potius quam privavit, quid aliud. egit quam ad puritatem munditiæ conservandam sordida removit et vitia? |

llanc quidem munditiæ puritatem nonnullos sapientum vehemeutissime appetentes inferre etiam sibi manum audivimus, ut hoc a se peuitus remove- rent concupiscenti: flagitium. Pro quo etiam stimulo caris auferendo et Apo- stolus perhibetur Dominum rogasse, nec exauditum esse. In exemplo est ille magnus christianorum philosophus Origenes, qui, ut hoc in se penitus in- cendium extingueret, manus sibi inferre veritus non est ; ac si illos ad litte- ran vere beatos intelligeret, qui seipsos propter regnum colorum castrave- runt, et tales illud veraciter implere crederet, quod de membris scandali- zantibus nobis pricipit Dominus, ut ca scilicet a. nobis abscindamus et projiciamus, et quasi illam Isaie prophetiam ad hustoriam magis quam ad mysterium duceret, per quam ceteris fidelibus eunuchos Dominus præfert, dicens! : « Eunuchi si custodierint sabbata mea, et elegerint quæ volut, dabo eis in domo mea et in muris meis locum, ct nomen melius a filis ct filiabus. Nomen sempertinum dabo eis, quod non peribit. » Culpam tamen non mo- dicam Origenes incurrit, dum per poenam corporis remedium culpæ quæril. Zelum quippe Dei habens, sed non secundum scientiam, homicidii incurrit reatum, inferendo sibi manum. Sugoestione diabolica. vel errore maximo, id ab ipso constat esse factum, quod miseratione Dei in me est ab alio per- petratum. Culpam evito, non incurro. Mortem mercor, et. vitam assequor. Vocor, et reluctor. Insto criminibus, et ad. veniam trahor invitus. Orat Apo- stolus, nec exauditur ; precibus instat, nec impetrat. Vere « Dominus | solli- citus est mei *. » Vadam igitur et narrabo « quanta fecit Dominus animae

mec. »

Accede et tu, inseparabilis comes, in una gratiarum actione, quæ et culpa particeps facta es et gratie. Nam et tuze Doniinus non immemor salu- tis, imo plurimum tui memor, qui etiam sancto quodam nominis præsagio, te precipue suam fore prosignavit, quum te videlicet lleloissam ex proprio nomine suo, quod est Heloim, insiguivit ; ipse, inquam, clementer disposuit in uno duobus consulere, quos diabolus in uno nitebatur extinguere. Paulu- lum enim antequam lioc accideret, nos indissolubili lege sacramenti nup- tialis invicem astrinxerat, quum cuperem te mili supra modum dilectam

4 Corinth., If, xii, 7. 3 [sai, Lvi, 4 et 5

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 129

m'a affranchi du joug accablant de la concupiscence? Oui, par la privation de ces parties si méprisables qui, en raison de la honte attachée à l'exercice de leurs fonctions, sont appelées honteuses et ne sauraient ètre nommées par leur nom, la grâce divine m'a puritié bien plus qu'elle ne m'a mutilé. A-t-elle fait autre chose, en effet, qu'écarter les impuretés, les vices de ma nouvelle robe d'innoccnce ?

Dans l'ardent désir de conserver cette. robe d'innocence, certains sages, dit-on, portèrent la main sur eux-mêmes, afin d'éloiguer d'eux la tache de Ja concupiscence. On raconte méme que l'Apótre demanda au Seigneur de l'affranchir de cet aiguillon de la chair, et qu'il ne fut pas exaucé. Un autre exemple nous est offert par le grand philosophe des chrétiens, par Origéne, qui, pour éteindre à jamais l'incendie dans son foyer, ne craignit pas d'attenter sur lui-méme ; regardant comme bienheureux ceux-là seuls qui abdiquent leur virilité en vue d'obtenir le royaume de Dieu. ll croyait que c'était accomplir le précepte du Seigneur, qui prescrit de couper, de rejeter loin de nous les organes de scandale ; 11 prenait à la lettre, non au sens mystique, cette prophétie d'Isaie dans laquelle il est dit que le Sei- gneur préfère les eunuques aux autres fidèles : « Les eunuques qui obser- veront mes jours de sabbat et qui s’attacheront à ce qui me plait, je leur donnerai une place dans ma maison et dans l'enceinte de mes murailles ; je leur donnerai un nom meilleur que celui de fils et de filles, un nom éternel qui ne périra pas. » Origéne, toutefois, a comnis une grande faute, en mutilant son corps pour en prévenir les fautes. Plem de zèle pour Dieu, sans doute, mais d'uu zèle mal éclairé, il. à encouru l'accu- sation d’homicide en portant le fer contre lui. C'est par l'inspiration. du démon, ou par le plus grave des aveuglements, qu'il a exécuté sur lui- méme ce que, par la grâce de Dieu, la main d'autrui à consommé sur mot. J'évite la faute sans encourir la disgräce. Je mérite la mort et Dieu me doune la vie; il m'appelle, je résiste, je persévère dans mes crimes, et 11 me traine de force au pardon. Cependant l'Apótre pr.e sans être exaucé ; il re- double sa prière, et il n'obtient pas. Ah! véritablement le Seigneur s'in- quiète de moi. J'irai donc et je raconterai les graudes choses que Die: a faites pour mou àme.

Unissez-vous à moi et soyez ma compagne inséparable dans l'action de grâce, de méme que vous avez participé à la faute et au pardon, Car Dieu n'a pas oublié votre salut ; que dis-je? il a toujours songé à vous. Par une sorte de saint présage attaché à votre nom, il vous a particulièrement marquée pour le ciel en vous appelant Héloïse, de son propre nom qui est Heloim. Oui, c'est Jui, qui, dans sa clémence, a. résolu d'assurer notre salut commun par l'un de nous, tandis que le démon travaillait à consommer par l'un de nous notre perte commune; en effet, c'est peu de temps avant la ca- tastrophe que l'indissoluble loi du sacremeat nuptial nous avait. enchainés l'un à l'autre; quand, dans l'élan d'une passion insensée, je brülais du désir

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150 AB.ELARDI ET HELUISSÆ EPISTOL E.

in perpetuum retinere, imo quum ipse jam tractaret ad se nos ambos hac occasione convertere. Si enim. mihi antea. matrimonio non esses copulata, facile in discessu meo a seculo, vel suggestione parentum, vel carnalium oblectatione voluptatum, seculo inhæsisses. Vide ergo quantum sollicitus nostri fuerit Dominus, quasi ad magnos aliquos nos reservaret usus, et quasi indignaretur aut doleret illa litteralis scientize talenta, quæ utrique nostrum commiserat, ad sui nominis honorem non dispensari ; aut quasi etiam de iucontinentissimo servulo veretur quod seriptum est : « Quia mulieres faciunt etiam apostatare sapientes, » sicut et de sapientissimo certum est Salomonet.

Tuæ vero prudentiz talentum quantas quotidie Domino referat usuras, que multas Domino jam spirituales filias peperisti, me penitus sterili perma- nente, et in filiis perditionis. inaniter laborante. O quam detestabile dam- num! quam lamentabile incommodum, si carnalium voluptatum sordibus vacans, paucos cum dolore pareres mundo, quie nunc multiplicem prolem cum exultatione parturis coelo, nec esses plus quam femina, que nunc etiam viros transcendis, et quæ maledictionem Evæ in benedictionem vertisti Ma-

rx! Ó quam indecenter manus illæ sacræ, quie nunc etiam divina revolvunt I volumina, cure muliebris obscenitatibus deservirent! Ipse nos a coutagiis hujus coni, a voluptatibus hujus luti dignatus cst erigere, et ad seipsum vi quadam attrahere, qua percussum voluit. Paulum convertere, et hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque litterarum | peritos ab hac deterrere præsumptionc.

Ne te id igitur, soror, obsecro, moveat, nec patri paterne nos corri- genti sis molesta; sed attende quod scriptum est? : « Quos diligit Deus, hos corripit. Castigat autem omnem filium quem recipit. » Et. alibi? : « Qui parcit virgæ, odit filium. » Pœna est hæc momentanea, nou aeterna ; purgationis, non damnationis. Audi prophetam, et confortare* : « Non judi- cabit Dominus bis in seipsum, et non consurget duplex tribulatio, » Attende summam illam et maximam Veritatis adhortationem? : « [n patientia. vestra possidebitis animas. vestras. » Unde ct Salomon * : « Melior eat patiens viro forti, et qui domiuatur animo suo, expuguatore urbium. »

Non te ad lacrymas aut ad compunctionem movet Unigenitus Dei innocens pro te et omnibus ab impiissimis comprehensus, distractus, flagellatus, et velata fac.e illusus, et colaphizatus, sputis conspersus, spinis coronatus, et tandem in illo crucis tunctam ignominioso patibulo inter latrones suspensu:;

! Eccles., xix, 9. 3 Prov., ii, 19. 5 Ibid., xut, 2$. * Nahum, 1, 9. 5 Luc, xxr, 10. 6 Prov , xvi, 5°.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 131

de vous fixer auprés de moi à toujours, c'est Dieu qui déjà préparait la cir- constance qui devait nous ramener ensemble vers lui. En effet, si le lien du mariage ne nous eüt pas précédemment unis, aprés ma retraite du monde, les conseils de vos parents, l'attrait des plaisirs de la. chair, vous auraient retenue dans le siècle. Voyez donc à quel point Dieu a pris soin de nous ; il semble qu'il ait eu sur nous quelques grandes vues, il semble qu'il s'indiguàt ou s'affligeàt. que ces trésors de science, qu'il nous avait à l'un et à l'autre conliés, ne fussent pas employés à l'honneur de son nom, ou qu'il se défiàt des passions de son humble serviteur, ainsi qu'il est écrit : « Les femmes font mème apostasier les sages. » Témoin le sage des sages, Salomon.

Tous les jours, le trésor de votre sagesse. produit. pour le Seigneur avec usure ; vous lui avez déjà donné noinbre de filles spirituelles, tandis que moi, je reste stérile et que je travaulle en vain parmi les fils de la perdition. Quelle déplorable perte, quel lamentable malheur, si, livrée aux iinpuretés des plaisirs charnels, vous enfantiez dans la douleur un petit nombre d'en- fants pour le monde, au lieu de cette innombrable famille que vous enfantez dans la joie pour le ciel; si vous n'étiez qu'une femme, vous qui aujourd'hui surpassez les hommes, vous qui avez transformé la malédiction d'Éve en bénédiction de Marie. Quelle profanation, si ces mains sacrées, habituées aujourd'hui à feuilleter les livres sacrés, étaient vouées aux soins vulgaires du commun des femmes! Dieu a daigné nous arracher lui-même aw contact de ce cloaque, aux voluptés de cette fange, et nous attirer à lui par un coup de celle puissance dont il frappa saint Paul pour le convertir. Peut- être aussi, par notre exemple, a-t-11 voulu intimider l'orgueil des savants.

Que ce coup ne vous afflige done pas, ma sœur, je vous en supplie; cessez d'accuser un père qui nous corrige si paternellement, et songez à ce qui est écrit : à Le Seigneur châtie ceux qu'il aime; il corrige tous ceux qu'il recoit au nombre de ses enfants. » Et. ailleurs : « Celui qui épargne la verge, hail son fils. » Cette peine est passagère, non éternelle; c'est une peine de purification, non de damnation, Écoutez le Prophète et prenez courage : « Le Seigneur ne jugera pas deux fois pour une même faute; le châtiment ue se lèvera pas deux fois sur la tête du mème coupable. » Com- prenez cette parole souveraine ef si grave de la. vérité : « Par la. patience, vous posséderez vos àmes. » D'où celte maxime de Salomon : « L'homme patient est supérieur à l'homme fort ; celui qui maitrise son cœur à celui qui force les villes. »

Ne vous sentez-vous pas émne jusqu'aux larmes et pénétrée de douleur en pensant que pour vous sauver, vous el le monde, le Fils unique de lieu, agneau sans tache, a été saisi par des impies, trainé, flazellé, insulté, la face voilée, souffleté, conspué, couronné d'épines, enfin, supplice des in- fâmes, suspendu à une croix entre des voleurs, el Soumis au genre de mort le plus affreux, le plus exéciable que lon connüt alors? Cest bui, 6 ma

1592 d ELIIOQE TT EL. MA 5-7. E.

soWue can aute darme ef sage Demi ions aceanpenus' Mine Mmes. uut. en tol ef Dore keuescs mes ICROlnscm Mais. Inerns Def. Das mes durae ste less Wi ane Les Le o4. Lu SALUT sde TONER. Buts, Ge popu se Is unsani de CURE put 56 MUC UE iut AEn. SNA Deer La vena rmi tt: Sera sa lum Loca cla sec 4 male US GU petzen sS het BE vIIL. VAI pubs 2 TRI ienilt OM Mot ensi (egre pto xn prep io unl in aider RLE Do CR LIU. à que joies. e capte, aere ride Let de sense. © False. o iquat! Hicru- velot, tite fae vogue pe. et cire Dei. clsaper Bless vestros. Bia 4 iini ire, 15 qusbeas dicent: Dax siens. et ventres qui fn zennerort, et ubere que non lacoverant. Tute: ueipiczt dire mon- Uhr : Cadite saper sure. et oise : fÓperite nos. Quia si im viridi lizuo hav [oiunt, ii arido quid fiet? à

Patients sponte pro redemptione tua compalere. et super crucitixu pro de onnpungere, Sepulcio «jus. mente semper. assiste, et cum fidelibus beiis Varmentor: e Page, De quibus ctiam, ut jam supra memini, scri- gum et; « Mulieres. sedentes ad. inonumentum lamentabantur flentes Dominum. » Vara. cuin ilis sepulturz ejus unguenta, sed meliora spiri- Lualia quidem, non corporalia : haec enim requirit aromata. qui non. susce- pit iHa. Super his toto devotionis. affectu. compungere. Ad. quam quidein einn prassionis compiinclioncin ipse etiam. per Jeremiam fideles adhortatur dicens : « 0 vos omnes qui transitis per viam , attendite et videte si est dolor sicnt dolor eus! » Id est si super aliquo patiente ita est per compas- ronem dolendum, quum ego scilicet solus sine culpa quod alii deliquerint luam. Dpse autem est via per quam fideles de exilio transeunt ad patriam. Qui elim erucem, de qua sic clainat, ad lioc nobis erexit scalam. Hie. pro le occisis ent Unigenitus Dei, oblatus est, quia voluit. Super hoc uno com- patiendo. dole, dolendo compatere. Et quod. per Zachariam. prophetam. de animabus devotis priedictum est comple : « Plangent, » inquit *, « planctum quasi super unigenitum, et dolebunt super eum ut doleri solet in morte primogeniti. » | |

Vide, soror, quantus sit planctus his qui regem diligunt. super morte primogeniti: ejus. et unigeniti. Intuere quo planctu. familia, quo merore lola cousunmnatur eura; et, quum ad sponsam unigeniti. mortui per- veneris, intolerabiles ululatus ejus non sustinebis. Hic tuus, soror, planctus,

* Lue, vint, 27, * Luc, axi, 28, 3 Lunent,, 1, 12, *Zaclar , xi, 10.

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LETTRES D'ADEÉLARD ET D'HÉLOISE. 453

sœur, qui est votre véritable époux et l'époux de toute l'Église ; ayez-le tou- jours devant les yeux, portez-le dans votre cœur. Voyez-le marchant au sup- plice pour vous et portant lui-même sa croix. Mélez-vous à la foule, à ces femmes qui se frappaient Ja poitrine et se lamentaient sur son sort, comme Je raconte saint Luc : « 1l était suivi par une grande foule de peuple et de femmes qui se frappaient la poitrine et qui se lamentaient sur son sort. » Et lui, se retournant vers elles avec bonté, i1 leur prédit le châtiment qui suivrait de prés sa mort, et leur enseigna comment elles pourraient s'en garantir : « Filles de Jérusalem, disait-il, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mémes et sur vos enfants; car voici que le jour approche l'on dira : heureuses les femmes stériles et les entrailles qui n'ont pas concu et les mamelles qui n'ont pas allaité. Alors on dira aux montagnes : tombez sur nous, et aux collines : couvrez-nous ; car si le bois vert est traité de la sorte, que fera-t-on du bois sec? »

Compatissez à Celui qui a souffert volontairement pour vous racheter, et, en songeant qu'il a été crucifié pour vous, que votre cœur se pénètre de douleur. Soyez toujours en esprit au pied de son tombeau; pleurez et la- mentez-vous avec les saintes femmes, dont il est écrit, comme je l'ai dit plus haut : « Les femmes assises au pied du tombeau se lamentaieut, pleu- rant le Seigneur. » Préparez avecelles des parfums pour sa sépulture, mais des parfums plus exquis, des parfums spirituels et non matériels. Ce sont ceux-là qu'il réclame ; les autres lui sont inutiles. Pénétrez-vous de ces de- voirs de toute la force de votre dévotion. C'est à ces sentiments de compas- sion profonde pour ses souffrances que le Seigneur lui-méme exhorte les fidèles par la bouche de Jérémie. « O vous tous qui passez par ce chemin, ditil, considérez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur! » c'est-à-dire s'il est des souffrances dignes qu'on y eompatisse et qu'on les pleure, quand moi j'expie, seul innocent des péchés du monde, les péchés que le monde a commis? Or le Seigneur est le chemin par lequel les fidèles rentrent de l'exil dans la patrie. Cette croix même, du haut de laquelle il s'écrie, c'est lui qui l'a élevée pour nous comme une échelle de salut. Sur ce bois, le Fils unique de Dieu est mort pour nous, holocauste volontaire. C'est sur lui seul qu'il faut gémir et compatir, compatir et. gémir. Accom- plissez ce que le prophète Zacharie a prédit des âmes dévotes : « Elles se frapperont la poitrine en poussant des gémissements comme à la mort d'un fils unique, elles pleureront sur lui comme on pleure la mort d'un pre- mier né. »

Voyez, à ma sœur, quels gémissements éclatent parmi ceux qui aiment un roi à la mort de son fils unique, de son premier né. Considérez le déses- poir de sa famille, l'affliction dans laquelle est abimée la cour entière. Qu'est-ce donc, lorsqu'on arrive à l'épouse de ee fils unique? Ses. sanglots fendent le cœur, et l'on ne saurait les supporter. Tels doivent être vos gé- missements, tels vos sanglots, à ma sœur, vous qu'un bienlicureux liymen

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uiua enim es,» nmquitatem non amas, et iniquissima, si voluntati, imo (nbus pratum [yea neienter es adversa. Plange tuum reparatorem, non cor- pupaerem y redemptorem, non scortatorem ; pro te mortuum Dominum, non viviiten wervi imo nine primum de morte vere liberatum. Cave, obsecro, pe, quod diit lPoripitus morenti Corneli, tibi improperetur turpissime? :

Vivit post. prelia. Magnus, Ned. Mort perit : quod dofles, iliud amasti.

Allende, preeor, id, et erulbesee, nist admissas turpitudines impudentis- "itas conan, Aeeipe taie, xoror, accipe, quiso, patienter quæ uobis datent inserieenditer, Virga. haw est. patris, non gladius. persecutoris.

Vie vs 04 0 * Juan, sv, 0C ^ Lucan., PAersal., viu, 84-85.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 195

a unie à ce divin époux. Il vous a payée, achetée, non au prix de ses biens, mais au prix de lui-méme; c'est de son propre sang qu'il vous a achetée et rachetée. Voyez quel droit il a sur vous, et combien vous lui êtes précieuse. Aussi l'Apótre, considérant la grandeur de ce prix et comparant à ee. prix la valeur de celui pour lequel il est offert, s'écrie-t-il, mesurant la recon- naissance au bienfait : « Loin de moi l'idée de me glorifier, si ce n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ par lequel le monde a été crueifié pour nous et moi pour le monde. » Vous étes plus que le ciel, plus que la terre, vous dont le Créateur du ciel s'est fait lui-même la rançon. Qu'a-t-il trouvé en vous, je vous le demande, lui à qui rien ne manque, pour n'avoir pas, afin de vous posséder, reculé devant les angoisses de la plus horrible, de la plus ignominieuse des morts. Qu'a-t-il, je le répéte, cherché en vous, si ce n'est vous-même? Celui-là est l'amant véritable qui ne désire que vous et non ce qui est à vous; celui-là est l'amant vérilable qui disait en mourant pour vous : « [1 n’est point de plus grand témoignage d'amour que de mourir pour ceux qu'on aime. » C'est lui qui vous aimait véritablement et non pas moi. Mon amour à moi, qui uous enveloppait tous deux dans les liens du péché, n'était que concupiscence : il ne mérite pas ce nom d'amour. J'assouvissais sur vous ma misérable passion; voilà tout ce que j'aimais! J'ai, dites-vous, souffert pour vous; cela peut être vrai, mais jl serait plus juste de dire que j'ai souffert par vous ; encore était-ce malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de vous, mais par la violence exercée contre moi ; non pour votre salut, mais pour votre désespoir. C'est pour votre salut au contraire, c'est de son plein consentement que Jésus-Christ a souffert pour vous, Jésus dont les souffrances guérissent toute maladie, écartent toute souffrance. Portez donc vers lui, je vous en conjure, et non vers moi toute votre dévotion, toute votre compassion, toute votre compouction. L'iniquité de la cruauté abominable consommée sur un innocent, voilà ce qu'il faut déplorer, et non le châtiment qui m'a été charitablement infligé par la jus- tice divine, ou plutôt, je l'ai déjà dit, par la. grâce infinie dont nous avons été l'un et l'autre l'objet.

C'est être injuste que de n'aimer pas la justice, et trés-injuste que de se montrer contraire à la volonté de Dieu, que dis-je? aux bienfaits d'une telle grâce. Pleurez votre Sauveur et non votre corrupteur, celui qui vous a ra- chetée, non celui qui vous a perdue, le Seigneur qui est mort pour vous et non l'esclave qui vit encore, ou qui vient seulement d'être délivré véritable- ment de la mort éternelle.

Prenez garde, je vous en supplie, qu'on ne puisse pas, à votre honte, vous appliquer ce que Pompée dit à Cornélie abimée dans la douleur : « Pom- pee vit encore aprés la bataille, mais sa fortune est morte : ee que vous pleurez, c'est ce que vous aimiez. » Songez-y, je vous en prie : quelle igno- minie ne serait-ce pas d'exalter nos anciens et déplorables égarements ! Ac-

155 ABELARDI ET HELOES E EPISTOLE.

Percutit pater nt corrigat, ne feriat hostis ut occidat. Vulnere mortem præ- venit, non ingerit : immittit ferrum, ut amputet morbum. Corpus vulnerat, A animar sanat. Oceidere debuerat, et vivificat. Immunditiam resecat, ut

! mundum relinquat. Punit semel ne puniat semper. Patitur unus ex vulnere ut duobus parcatur a morte. Duo in culpa, unus in pœna. ld quoque. tuz infirinitati naturæ divina indulgetur miseratione, et quodam modo juste. Quo enim naturaliter sexu infirmior eras. et fortior continentia, pænæ mi- nus eras obnoxia.

Refero Domino et in hoc grates, qui te tunc et a pena hberant, et ad coronam reservavit; et quum me una corporis mei passione seme] ab omui æstu hujus concupiscenti, in qua una totus per immodera- lam incontinentiam occupatus eram, refrigeravit ne corruam ; multas ado- lescentia: tue majores animi passiones ex assidua. carnis suggestione reser- vavit ad martyrii coronam. Quod licet te audire tædeat, et dici prohibeas, veritas tamen id loquitur manifesta. Cui enim semper est pugna superest et corona ; quia non. coronabitur « nisi qui legitime certaverit!. »

Mihi. vero nulla. superest corona, quia nulla subest certaminis causa. Deest materia pugna, cui ablatus est stimulus concupiscentiæ. Aliquid ta- men esse zestimo si quum hinc nullam percipiam coronam, nonnullam tamen evitem penam, et dolore unius momentaneæ pœnæ multis fortassis indul- geatur. æternis. Scriptum est quippe de hujus miserrime vitæ hominibus, imo jumentis : « Computruerunt jumenta in stercoribus suis?. »

Minus quoque meritum meum minui conqueror, dum tuum crescere non diffido. Unum quippe sumus in Christo, una per legem matrimonii caro. Quic- quid est tuum, mihi non arbitror alienum, Tuus autem est Christus, quia facta

: es sponsa ejus, Et nunc, ut supra memini, me habes servum, quem olim agnoscebas dominum : magis tibi tamen amore nunc spirituali conjunctum, quam timore subjectum. Unde et de tuo nobis apud ipsum patrocinio amplius confidimus, ut id obtineam ex tua quod non possum ex oratione propria, et nunc maxime quum quotidiana periculorum aut perturbationum instantia nec vivere me, necorationi sinat vacare, Nec illum beatissimum imitari eunuchum potentem in domo Candacis regine Æthiopém, qui erat super omnes gazas , ejus, et de tam longinquo venerat adorare in Hierusalem. Ad quem revertentem

t Timoth., i, 41, 5, % Job, 1, 47. -

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 1351

ceptez donc, ma sœur, acceptez, je vous en conjure, avec patience, ce coup de la miséricorde divine. C'est la verge d'un père qui nous a touchés, non le glaive d'un juge. Le père fustige pour corriger, de peur que l'ennemi ne frappe pour tuer. Il blesse pour prévenir la mort, non pour la donner ; il emploie le fer pour trancher le mal ; il blesse le corps et guérit l'âme. Il aurait donner la mort, il donne la vie. Il retranche les membres atteints par la gangréne, afin de ne rien laisser que de sain. ll puuit une fois, pour ne pas punir éternellement. Un seul a souflert de la blessure, ct deux ont éte sauvés de la mort; il y avait deux coupables, un seul a été puni. Cela encore est un effet de la miséricorde divine pour la faiblesse de votre sexe, mais jusqu'à un certain point, cette miséricorde n'est que justice. La plus faible, et la moins coupable, vous vous êtes montrée la plus forte.

Je rends grâces au Seigneur qui vous a alors affranchie de la peine et ré- servée pour la couronne. Oui, par le seul effet du châtiment infligé à mon corps, il a d'un seul coup refroidi en moi toutes les ardeurs de la concu- piscence qui me dévorait ; il m'a à jamais préservé de la chute. Pour vous; en abandonnant à elle-méme votre jeunesse, en laissant votre âme en proie aux tentations des perpétuelles passions de la chair, 1l vous a réservée pour la couronne du martyr. Quoique vous vous refusiez à l'entendre, et que vous me défendiez de le dire, c'est cependant une vérité manifeste : à celui qui combat sans relâche appartient la couronne, et il n'y aura de couronné que « celui qui aura combattu jusqu'au bout. »

Pour moi, je n'ai pas de couronne à attendre, puisque je n'ai plus de combat à soutenir. L'élément du combat manque à qui n'a plus l'aiguillon de la concupiscence. Cependant, si je n'ai pas de couronne à prétendre, c'est quelque chose de n'avoir pas de châtiment à craindre, et d'avoir été préservé peut-être par une peine d'un moment des peines éternelles ; car il en est des hommes qui se livrent à cette. vie misérable comme de vils animaux, et il est écrit des animaux : « lls ont pourri sur leur fu- mier. »

Je ne me plains pas de voir diminuer mes mérites, tandis que je m'as- sure que les vótres augmentent ; car nous ne faisons qu'un en Jésus-Christ ; par la loi du mariage, nous ne sommes qu'un corps. Tout ce qui est à vous ne saurait donc m'être étranger. Or Jésus-Christ est à vous, puisque vous êtes devenue son épouse. Et moi, je l'ai dit, moi que vous saluiez jadis comme votre maitre, je suis aujourd'hui votre serviteur, serviteur attaché par amour spirituel plutót que soumis par crainte. C'est votre patronage au- prés de Jésus-Christ qui me donne la confiance d'obtenir par vos prières ce que je ne pourrais gagner par les miennes à cette heure surtout que l'im- minence des dangers qui m'assiégent et me jettent dans un trouble de tous les jours ne me laisse ni vivre, ni prier, ni suivre l'exemple de ce bienheu- reux intendant des trésors de la reine Candace, de ce vertueux Éthiopien qui vint de si loin adorer Dieu à Jérusalem. Un ange envoya, à sou retour, l'apó-

138 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL E.

maximo amplius liberaret. Quum itaque membris his vilisshnis, quæ pro summæ turpitudinis. exercitio. pudenda vocantur, nec proprium. sustinent nomen, me divina gratia mundavit potius quam privavit, quid aliud cgit quam ad puritatem. munditiæ conservandam sordida removit et vitia? |

llanc quidem munditiæ puritatem nonnullos sapientium vehementissime appetentes inferre etiam sibi manum audivimus, ut hoc a se penitus remove- rent concupiscentise flagitium. Pro quo etiam stimulo carms auferendo et Apo- stolus perhibetur Dominum rogasse, nec exauditum esse. In exemplo est ille maguus christianorum plilosophus Origenes, qui, ut hoc in se penitus in- cendium extingueret, manus sibi inferre veritus non est ; ac si illos ad litte- ram vere beatos intelligeret, qui seipsos propter reguum colorum castrave- runt, ct tales illud veraciter implere crederet, quod de membris scandali zanübus nobis præcipit Dominus, ut ca scilicet a nobis. abscindamus et projiciamus, et quasi illam Isaiæ prophetiam ad historiam magis quam ad mysterium duceret, per quam cæteris fidelibus eunuchos Dominus præfert, dicens! : « Eunuchi si custodierint sabbata mea, et elegerint quie volui, dabo eis in doino inea et in muris meis locum, et nomen melius a filiis et filiabus. Nomen sempeitinum dabo eis, quod non peribit. » Culpam tamen. non mo- dicam Origenes incurrit, dum per poenam corporis remedium eulpæ quærit. Zelum quippe Dei habens, sed non sccundum scientiam, homicidii incurrit reatum, inferendo. sibi manum. Suggestione diabolica. vel errore maximo, id ab ipso constat esse factum, quod miseratione Dei in me est ab alio per- petratum. Culpam evito, non iucurro. Mortem mercor, et vitam assequor. Vocor, et reluctor. Insto criminibus, et ad. veniam trahor invitus. Orat Apo- stolus, nec exauditur ; precibus instat, nec impetrat. Vere « Dominus solli- citus est mei *. » Vadam igitur et narrabo « quauta fecit. Dominus anima

Inead. »

Accede el tu, inseparabilis comes, in una gratiarum actione, quæ et culjz particeps facta es et gratie. Nam et tuæ Dominus non immemor salu- tis, imo plurimum tui memor, qui etiam sancto quodam nominis præsagio, te precipue suam fore prosignavit, quum te videlicet Heloissam ex proprio nomine suo, quod est lleloim, insignivit; ipse, inquam, clementer disposuit in uno duobus consulere, quos diabolus in uno nitebatur extiuguere. Paulu- lum enim antequam hoc accideret, nos indissolubili lege saeramenti nup- tialis invicem astrinxerat, quum cuperem te mihi supra modum dilectam

1 Corinth., II, xu, 7. 3 [sai, vi, 4 et 5

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 199

m'a affranchi du joug accablant de la concupiscence? Oui, par la privation de ces parties si méprisables qui, en raison de la honte attachée à l'exercice de leurs fonctions, sont appelées bonteuses ct ne sauraient être nommées par leur nom, la grâce divine m'a purifié bien plus qu'elle ne m'a mutilé. A-L-elle fait autre chose, en effet, qu'écarter les iinpuretés, les vices de ma nouvelle robe d'innoccnce ? |

Dans l'ardent désir de conserver cette. robe d'innocence, certains sages, dit-on, portèrent la main sur eux-mêmes, afin d'éloiguer d'eux la tache de Ja concupiscence. On raconte méme que l'Apótre demanda au Seigneur de l'affranchir de cet aiguillon de la chair, et qu'il ne fut pas exaucé. Un autre exemple nous est offert par le grand philosophe des chrétiens, par Origène, qui, pour éteindre à jamais l'incendie dans son foyer, ne craignit pas d'attenter sur Jui-méme ; regardant comme bienheureux ceux-là seuls qui abdiquent leur virilité en vue d'obtenir le royaume de Dieu. Il croyait que c'était accomplir le. précepte du Seigneur, qui prescrit de couper, de rejeter loin de nous les organes de scandale ; 11 prenait à la lettre, non au sens mystique, cette prophétie d'[saje dans laquelle il est dit que le Sei- gueur préfère les eunuques aux autres fidèles : « Les cunuques qui obser- veront mes jours de sabbat et qui s'attacherout à ce qui me plait, je leur donnerai une place dans ma inaisou et dans l'enceinte de mes murailles ; je leur donnerai un nom meilleur que celui de fils et de filles, un nom éternel qui ne périra pas. » Origène, toutefois, a commis une grande faute, en mutilant son corps pour en prévenir les fautes. Plein de zèle pour Dieu, sans doute, mais d'un zèle mal éclairé, 11 à encouru l'accu- sation d'homicide en portant le fer contre lui. C'est par l'inspiration du démon, ou par le plus grave des aveuglements, qu'il a exécuté sur lui- méme ce que, par la grâce de Dieu, la main d'autrui à consommé sur moi. J'évite la faute sans encourir la disgràce. Je mérite la mort et Dieu me donne la vie; il m'appelle, je résiste, je persévère dans mes crimes, et 11 me traine de force au pardon. Cependant l'Apôtre pr.c saus être exaucé ; 1] re- double sa prière, et il n'obtient pas. Ah! véritablement le Seigneur s'iu- quiète de moi. J'irai donc et je raconterai les graudes choses que Diez a faites pour mon âme.

Unissez-vous à moi et soyez ma compagne inséparable dans l'action. de gràce, de méme que vous avez participé à la faute et au pardon. Car Dicu n'a pas oublié votre salut ; que dis-je? il a toujours sougé à vous. Par une sorte de saint présage attaché à votre nom, il vous a particulièrement marquée pour le ciel en vous appelant Héloïse, de son propre nom qui est Iléloim. Oui, c'est lui, qui, dans sa clémence, a. résolu d'assurer notre salut commun par l'un de nous, tandis que le démon traviillait à consommer par l'un de nous notre perte commune; en effet, c'est peu de temps avant la ca- tastrophe que l'indissoluble loi du sacremeat nuptial nous avait. enchaiués l'un à l'autre; quand, dans l'élan d'une passion insensée, je brülais du désir

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150 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

in perpetuuui retinere, imo quum ipse jam tractaret ad se nos ambos liac occasione convertere. Si enim mihi antea. matrimonio non esses copulata, facile in discessu meo a seculo, vel suggestione parentum, vel carnalium oblectatione voluptatum, seculo inhæsisses. Vide ergo quantum sollicitus nostri fuerit Dominus, quasi ad magnos aliquos nos reservaret usus, et quasi indignaretur aut doleret illa litteralis scientie talenta, quæ utrique nostrum commiserat, ad sui nominis honorem non dispensari ; aut quasi etiam de incontinenüssimo servulo veretur quod scriptum est : « Quia mulieres faciunt etiam apostatare sapientes, » sicut et de sapientissuno certum est Salomone!.

Tue vero prudenti. talentum. quantas quotidie Domino referat. usuras, qui inultas Domino jam spirituales filias peperisti, me penitus sterili perma- nente, et iu filiis perditionis inaniter laborante. O quam detestabile dain- num! quam lamentabile incommodum, si carnalium voluptatum sordibus vacans, paucos cum dolore pareres mundo, quæ nunc multiplicem prolem cum exultatione parturis ccelo, nec esses plus quam femina, quæ nunc etiam viros transcendis, el que maledictionem Evæ in benedictionem vertisti Ma- rie! Ó quam indecenter manus illæ sacræ, quz nunc etiam divina revolvunt ' volumina, cur: muliebris obscenitatibus deservirent! Ipse nos a coutagiis

hujus ceni, a voluptatibus hujus luti dignatus est erigere, et ad seipsum vi quadam attrahere, qua percussum voluit. l'aulum convertere, et hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque litterarum. peritos ab hae. deterrere præsumptionc.

Ne te id igitur, soror, obsecro, moveat, nec patri paterne nos corri- genti sis molesta; sed attende quod scriptum est? : « Quos diligit Deus, hos corripit. Castigat autem omnem filium quem recipit. » Et alibi? : « Qui parcit virgæ, odit filium. » Poena est hiec momentanea, nou æternaà ; purgationis, non damnationis. Audi prophetam, et coufortare* : « Non judi- cabit Dominus bis in seipsum, et non consurget duplex tribulatio, » Attende summam illam et maxhnan Veritatis adhortationem? : « Iu. patientia. vestra possidebitis animas. vestras. » Unde et Salomon 5 : « Melior eat patiens viro forti, ct qui dominatur animo suo, expugnatore urbium. »

Non te ad laerymas aut ad compunctionem movet Unigenitus Dei itinocens pro te et omnibus ab impiissimis comprehensus, distractus, flagellatus, et velata face illusus, et colaphizatus, sputis conspersus, spinis coronatus, et tandem in illo crucis tunc tam ignominioso patibulo inter latrones suspensu:;

! Eccles., aix, 2. 3 Prov., ii, 19. 5 Ibid., xii, 2$. # Nalium, :, 9. 9 Luc, kxt, 19. 6 l'rov , xvi, 52.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 131

de vous fixer auprés de moi à toujours, c'est Dieu qui déjà préparait la cir- constance qui devait nous ramener ensemble vers lui. En effet, si le lien du mariage ne nous eût pas précédemment unis, aprés ma retraite du monde, les conseils de vos parents, Fattrait des plaisirs de la chair, vous auraient retenue dans le siècle. Voyez donc à quel point Dieu a pris soin de nous ; il semble qu'il ait eu sur nous quelques graudes vues, il semble qu'il s'indignàt ou s'affligeàt. que ces trésors de science, qu'il nous avait à l'un et à l'autre confiés, ne fussent pas employés à l'honneur de son nom, ou qu'il se défiàt des passions de son humble serviteur, ainsi qu'il est écrit : « Les femmes font mème apostasier les sages. » Témoin le sage des sages, Salomon.

Tous les jours, le trésor de votre sagesse produit pour le Seigneur avec usure ; vous lui avez déjà donné nombre de filles spirituelles, tandis que moi, je reste stérile et que je travaille en vain parmi les fils de la perdition. Quelle déplorable perte, quel lamentable malheur, si, livrée aux impuretés des plaisirs eharuels, vous enfantiez dans la douleur un petit nombre d'en- fants pour le monde, au lieu de cette iunombrable fainille que vous enfantez dans la joie pour le ciel; si vous n’étiez qu'une femme, vous qui aujourd'hui surpassez les hommes, vous qui avez transformé la malédiction d'Éve en bénédiction de Marie. Quelle profanation, si ces mains sacrées, habituces aujourd'hui à feuilleter les livres sacrés, étaient vouces aux soins vulgaires du commun des femmes! Dieu a daigné nous arracher lui-même uw contact de ce cloaque, aux voluptés de cette fange, et uous attirer à lui par un coup de cette puissance dont il frappa saint Paul pour le convertir. Peut- être aussi, par notre exemple, a-t-il voulu intimider l'orgueil. des savants.

Que ce coup ne vous afflige done pas, ma sœur, je vous en supplie; cessez d'accuser un père qui nous corrige si paternellement, et songez à ce qui est écrit : « Le Seigneur chátie ceux qu'il aime; il corrige tous ceux qu'il recoit au nombre de ses enfants. » Et ailleurs : « Celui qui épargne. la verge, lait. son fils. » Cette peme est passagère, non éternelle; c'est une peine de purification, non de damnation. Écoutez le Prophète et prenez courage : « Le Seigneur ne jugera pas deux fois pour une méme faute; le châtiment ne se lèvera pas deux fois sur la tête du même coupable. » Com- prenez cette parole sonveraine et si grave de la vérité : « Par la patience, vous posséderez vos àmes. » D'où celte maxime de Salomon : « L'homme patient est supérieur à l'homine fort ; eclui qui maitrise son cœur à celui qui force les villes. »

Ne vous sentez-vous pas émne jusqu'aux armes et pénétrée de douleur en pensant que pour vous sauver, vous et le monde, le Fils unique de lieu, agneau sans tache, a été saisi par des impies, trainé, flazellé, insulté, la face voilée, souffleté, conspué, couronné d'épines, enfin, supplice des in- fàmes, suspendu à une croix entre des voleurs, el soumis au genre de mort le plus affreux, le plus exécrable que l'on. connüt alors? Cest dui, 6 ma

152 j AI.ELARDI ET HELOISS.E EPISTOLA.

atque illo tunc horrendo et execrabili genere mortis interfectus? |uuc semper, soror, verum tuum et totius Ecclesise spousum præ oculis liabe, mente gere. Intuere hunc exeuntem ad crucifigendum pro te et bajulantem sibi crucem. Esto de populo et mulieribus quæ plangebant et lamentabantur euin, sicut Lucas his verbis narrat! : « Sequebatur autem multa turba populi et inulie- rum, quie plangebant et lamentabantur euim. » Ad quas quidem benigne con- versus, clementer eis prædixit futurum in ultionem suz mortis exitium, a quo quidem, si saperent, cavere sibi per hoc possent. « Filiæ, » inquit?, « Hieru- salem, nolite flere super me, sed super vos ipsas flete, et super filios vestros. Quoniam ecce venient dies, in quibus dicent : Beatæ steriles, et ventres qui non genuerunt, et ubera quæ non lactaverunt. Tune incipient dicere mon- bus : Cadite super nos, et collibus : Operite nos. Quia si in viridi ligno hæe faciunt, in arido quid fiet? »

Patienti sponte pro redemptione tua compatere, et super crucifixo pro te compungere. Sepulero ejus mente semper assiste, et eum fidelibus feminis lamentare et luge. De quibus etiam, ut jan. supra memini, scri- ptum est?: « Mulieres. sedentes ad. monumentum lamentabantur flentes Dominum. » Para cum illis sepullurz? ejus unguenta, sed meliora spiri- tualia quidem, non corporalia : hæc enim requirit aromata qui non susce- pit illa. Super his toto devotionis affectu. compungere. Ad quam quidem conipassiouis compunetionein ipse etiam. per Jeremiam | fideles adhortatur dicens : « O vos omues qui lransitis per viam , attendite et. videte si est dolor sicut dolor meus ! » Id est si super aliquo patiente ila est per compas- sionem dolendum, quuin ego scilicet solus sine. culpa quod alii deliqueriut luam. lpse autein est via per quam fideles de exilio transeunt ad patriain. Qui etiam crucem, de qua sic clamat, ad hoc nobis erexit scalam. Hic. pro te occisus est Unigenitus Dei, oblatus est, quia voluit. Super hoc uno com- patiendo dole, dolendo compatere. Et quod per Zachariam prophetam de animabus devotis prædictum est comple : « Plangent, » inquit *, « planctum (quasi super unigenitum, et dolebunt super eum ut doleri solet in. morte primogenmti. »,

Vide, soror, quantus sit planctus his qui regem diligunt. super morte primogeniti ejus et unigeniti. Intuere quo planctu familia, quo merore tota consummatur curia; et, quuni ad sponsam unigeniti. morlui per- veneris, intolerabiles ululatus ejus non sustincbis. Hic tuus, soror, planctus,

1 Luc, xxiit, 27. ?* Luc., xxi, 28. 5 Lament., 1, 12. * Zachar , xi, 10.

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LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 153

sœur, qui est votre véritable époux et l'époux de toute l'Église ; ayez-le tou- jours devant les yeux, portez-le dans votre cœur. Voyez-le marchant au sup- plice pour vous et portant lui-méme sa croix. Mélez-vous à la foule, à ces femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur son sort, comme le raconte saint Luc : « ll était suivi par une grande foule de peuple et de femmes qui se frappaient Ja poitrine et qui se lamentaient sur son sort. » Et lui, se retournant vers elles avec bonté, i! leur prédit le châtiment qui suivrait de prés sa mort, et leur enseigna comment elles pourraient s'en garantir : « Filles de Jérusalem, disait-il, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mémes et sur vos enfants; car voici que le jour approche l'on dira : heureuses les femmes stériles et les entrailles qui n'ont pas concu et les mamelles qui n'ont pas allaité. Alors on dira aux montagnes : tombez sur nous, et aux collines : couvrez-nous ; car si le bois vert est traité de la sorte, que fera-t-on du bois sec? »

Compatissez à Celui qui a souffert volontairement pour vous raclicter, et, en songeant qu'il a été crucifié pour vous, que votre cœur se pénètre de douleur. Soyez toujours en esprit au pied de son tombeau; pleurez et la- mentez-vous avec les saintes femmes, dont il est écrit, comme je l'ai dit plus haut : « Les femmes assises au pied du tombeau se lamentaient, pleu- rant le Seigneur. » Préparez avecelles des parfums pour sa sépulture, mais des parfums plus exquis, des parfums spirituels et non matériels. Ce sont ceux-là qu'il réclame ; les autres lui sont inutiles. Pénétrez-vous de ces de- voirs de toute la force de votre dévotion. C'est à ces sentiments de compas- sion profonde pour ses souffrances que le Seigneur lui-méme exliorte les fidèles par la bouche de Jérémie. « O vous tous qui passez par ce chemin, dit-il, considérez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur! » c'est-à-dire s'il est des souffrances dignes qu'on y compatisse et qu'on les pleure, quand moi j'expie, seul innocent des péchés du monde, les péchés que le monde a commis? Or le Seigneur est le chemin par lequel les fidèles rentrent de l'exil dans la patrie. Cette croix méme, du haut de laquelle il s'écrie, c'est lui qui l'a élevée pour nous comme une échelle de salut. Sur ce bois, le Fils unique de Dieu est mort pour nous, holocauste volontaire. C'est sur lui seul qu'il faut gémir et compatir, compatir et. gémir. Accom- plissez ce que le prophète Zacharie a prédit des âmes dévotes : « Elles se frapperont la poitrine en poussant des gémissements comme à la mort d'un fils unique, elles pleureront sur Jui comme on pleure la mort d'un pre- mier né. »

Vovez, à ma sœur, quels gémissements éclatent parmi ceux. qui aiment un roi à la mort de son fils unique, de son premier né. Considérez le déses- poir de sa famille, l'affliction dans laquelle est abimée la cour entière. Qu'est-ce donc, lorsqu'on arrive à l'épouse de ce fils unique? Ses sanglots fendent le cœur, et l'on ne saurait les supporter. Tels doivent être vos gé- missements, tels vos sanglots, à ma sœur, vous qu'un bienlicureux hymen

194 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

*

hic tuus sit ululatus, que te huic sponso felici copulasti matrimonio. Emit te iste non suis, sed seipso. Proprio sanguine emit te, et redemit. Quantum jus in te habeat vide, et quam pretiosa sis intuere. Hoc quidein pretium suum Apostolus attendens, et in lioc prelio quanti sit ipse, pro quo ipsum datur, perpendens, et quam lantæ gratie vicem referat adnectens! : « Absit mihi, » inquit, « gloriari, nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi, per quem mihi mundus crucifixus est, et ego mundo. » Major es ccelo, major es mundo; cujus pretium ipse Conditor mundi factus est. Quid in te, rogo, viderit, qui nullius eget, ut pro te acquirenda usque ad agonias tam horrendæ atque gnominiose mortis certaverit? Quid in te, inquam, querit nisi teipsam ? Verus est amicus, qui te ipsam, non tua, desiderat. Verus est amicus, qui pro te moriturus dicebat? : « Majorem hae dilectionem nemo habet, ut ani- mam suam ponat quis pro amicis suis. » Amabat te ille veraciter, non ego. Amor meus, qui utrumque nostrum peccatis involvebat, concupiscentia, non amor dicendus est. Miseras in te meas voluptates implebam, et hoc erat toturg quod amabam. Pro te, inquis, passus sum, et forlassis verum est : sed magis per te, et lioc ipsum invitus ; non amore tui, sed coactione mei ; nec ad tuam salutem, sed ad dolorem. llle vero salubriter, ille pro te sponte passus est, qui passione sua omnem curat languorem, omnem removet pas- sionem. [n lioc, obsecro, non in me, tua tota sit devotio, tota compassio, tota compunctio. Dole in tam innocentem tantæ crudelitatis perpetratam iniquitatem : non justam in me :equitatis vindictam, imo graliam, ut dic- tum esl, in utrosque summam.

Iniqua enim es, si :equitatem non amas, et iniquissima, si voluntati, imo tant» grati Dei scienter es adversa. Plange tuum reparatorem, non cor- ruptorem ; redemptorem, non scortatorem ; pro te mortuum Dominum, non viventem servum, imo nuuc primum de morte vere liberatum. Cave, obsecro, ne, quod dixit Pompeius merenti Corneliz, tibi improperetur turpissime? :

Vivit post prelia Magnus, Sed fortuna perit : quod defles, iliud amasti.

Attende, precor, id, et erubesce, uisi admissas turpitudines impudentis- simas commendes. Accipe itaque, soror, accipe, quæso, patienter quz nobis acciderunt misericorditer. Virga hæc est patris, non gladius persecutoris.

1 Galat., vi, 14. * Joan, xv, 15. 3 Lucan., Pharsal., vi, 84-85.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 125

a unie à ce divin époux. Il vous a payée, achetée, non au prix de ses biens, mais au prix de lui-méme; c'est de son propre sang qu'il vous a achetée et rachetée. Voyez quel droit il a sur vous, et combien vous lui êtes précieuse. Aussi l'Apótre, considérant la grandeur de ce prix et comparant à ce prix la valeur de celui pour lequel il est offert, s'écrie-t-il, mesurant la recou- naissance au bienfait : « Loin de moi l'idée de me glorifier, si ce n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ par lequel le monde a été crucifié pour nous et moi pour le monde. » Vous étes plus que le ciel, plus que la terre, vous dont le Créateur du ciel s'est fait lui-même la rançon. Qu'a-t-i] trouvé en vous, je vous le demande, lui à qui rien ne manque, pour n'avoir pas, afin de vous posséder, reculé devant les angoisses de la plus horrible, de la plus ignominieuse des morts. Qu'a-t-il, je le répète, cherché en vous, si ce n'est vous-même? Celui-là est l'amant véritable qui ue désire que vous et non ce qui est à vous; celui-là est l'amant véritable qui disait en mourant pour vous : « Il n'est point de plus grand témoignage d'amour que de mourir pour ceux qu'on aime. » C'est lui qui vous aimait véritablement et non pas moi. Mou amour à moi, qui nous enveloppait tous deux dans les liens du péché, n'était que concupisceace : il ne mérite pas ce nom d'amour. J'assouvissais sur vous ma misérable passion ; voilà tout ce que j'aimais! J'ai, dites-vous, souffert pour vous; cela peut être vrai, mais il serait plus juste de dire que j'ai souffert par vous ; encore était-ce malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de vous, mais par la violence exercée contre moi ; non pour votre salut, mais pour votre désespoir. C'est pour votre salut au contraire, c'est de son pleiu consentement que Jésus-Christ a souffert pour vous, Jésus dont les souflrances guérissent toute maladie, écartent toute souffrance. Portez donc vers lui, Je vous en conjure, et nou vers moi toute votre dévotion, toute votre compassion, toute votre componction. L'iniquité de Ja cruauté abominable consominée sur un innocent, voilà ce qu'il faut déplorer, et non le châtiment qui m'a été charitablement infligé par la jus- tice divine, ou plutôt, je l'ai déjà dit, par la grâce infinie dont nous avons été l'un et l'autre l'objet.

C'est étre injuste que de n'aimer pas la justice, et trés-injuste que de se montrer contraire à la volonté de Dieu, que dis-je? aux bienfaits d'une telle grâce. Pleurez votre Sauveur et nou votre. corrupteur, celut qui vous a ra- chetée, non celui qui vous a perdue, le Seigneur qui est mort pour vous et nou l'esclave qui vit encore, ou qui vient seulement d'être délivré véritable- inent de mort éternelle.

Prenez garde, je vous en supplie, qu'on ne puisse pas. à votre honte, vous appliquer ce que Pompée dit à Cornélie abimée dans la douleur : « Pom- pée vit encore après la bataille, mais sa fortune est morte : ce que vous pleurez, c'est ce que vous aimiez. » Songez-y, je vous en prie : quelle igno- minie ne serait-ce pas d'exalter nos anciens et déplorables égarements ! Ac-

130 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

Percutit pater ut corrigat, ne feriat hostis ut occidat. Vulnere mortem præ- venit, non ingerit : immittit ferrum, ut amputet morbum. Corpus vulnerat, t animam sanat. Occidere debuerat, et vivificat. Immunditiam resecat, ut mundum relinquat. Punit semel ne puniat semper. Patitur unus ex vulnere ut duobus parcatur a morte. Duo in culpa, unus in pœua. Id quoque. tue infirmitati: nature. divina indulgetur miseratione, et quodam modo juste. Quo euim naturaliter sexu infirmior eras, et fortior continentia, pœænæ mi- nus eras obnoxia.

Refero Domino et in hoc grates, qui te tunc et a pœna liberavit, et ad coronam reservavit; et quum me una corporis mei passione semel ab omni æstu hujus concupiscenti, in qua una totus per immodera- tam incontinentiam occupatus eram, refrigeravit ne corruam ; multas ado- lescentiæ tuæ majores animi passiones ex assidua carnis suggestione reser- vavit ad martyrii coronam. Quod licet. te audire. tædeat, et dici prolübeas, veritas tamen id loquitur manifesta. Cui enim semper est pugna superest et corona; quia non coronabitur « uisi qui legitime certaverit!. »

Mihi vero nulla superest corona, quia nulla subest certaminis causa. Deest materia pugne, cui ablatus est stimulus concupiscenti. Aliquid ta- men esse æstimo si quum linc nullam percipiam coronam, nonnullam tamen evitem penam, et dolore unius momentanez pœnæ multis fortassis indul- geatur æternis. Scriptum est quippe de hujus miserrimæ vitæ hominibus, imo jumentis : « Computruerunt jumenta in stercoribus suis?. »

Minus quoque meritum meum minui conqueror, dum tuum crescere non diffido. Unum quippe sumus in Christo, una per legem matrimonii caro. Quic- quid est tuum, mihi non arbitror alienum. Tuus autem est Christus, quia faeta : es sponsa ejus. Et nunc, ut supra memini, me liabes servum, quem olim agnoscebas dominum : magis tibi tamen amore nunc spirituali conjunctum, quam timore subjectum. Unde et de tuo nobis apud ipsum patrocinio amplius confidimus, ut id obtineam ex tua quod non possum ex oratione propria, et nunc maxime quum quotidiana periculorum aut perturbationum instantia nec vivere me, nec orationi sinat vacare. Nec illum beatissimum imitari eunuchüm potentem in domo Candacis reginæ thiopám, qui erat super omnes gazas ejus, et de tam longinquo venerat adorare in Hierusalem. Ad quem revertentem

3 Timoth., 11, 41, 5. ? Job, 1, 47. «

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 131

ceptez donc, ma sœur, acceptez, je vous en conjure, avec patience, ce coup de la miséricorde divine. C'est la verge d'un pàre qui nous a touchés, non le glaive d'un juge. Le père fustige pour corriger, de peur que l'ennemi ne frappe pour tuer. Il blesse pour prévenir la mort, non pour la donner ; il emj.loie le fer pour trancher le mal; il blesse le corps et guérit l'âme. Il aurait donner la mort, il donne la vie. Il retranche les membres atteints par la gangréne, afin de ne rien laisser que de sain. 1] puuit une fois, pour ne pas punir éternellemeut. Un seul a souflert de Ja blessure, et deux ont éte sauvés de la mort; i| y avait deux coupables, un seul a été puni. Cela encore est un effet de la miséricorde divine pour la faiblesse de votre sexe, mais jusqu'à un certain point, cette miséricorde n'est que justice. La plus faible, et la moins coupable, vous vous étes montrée la plus forte.

Je rends grâces au Seigneur qui vous a alors affranchie de la peine et ré- servée pour la couronne. Oui, par le seul effet du châtiment infligé à mon corps, il a d'un seul coup refroidi en moi toutes les ardeurs de la concu- piscence qui me dévorait ; il m'a à jamais préservé de la chute. Pour vous; en abandonnant à elle-même votre jeunesse, en laissant votre âme en proie aux tentations des perpétuelles passions de la chair, il vous a réservée pour la couronne du martyr. Quoique vous vous refusiez à l'entendre, et que vous me défendiez de le dire, c'est cependant uue vérité manifeste : à celui qui combat sans relâche appartient la couronne, et il n'y aura de couronné que « celui qui aura combattu jusqu'au bout. »

Pour moi, je n'ai pas de couronne à attendre, puisque je n'ai plus de combat à soutenir. L'élément du combat manque à qui n'a plus l'aiguillon de la concupiscence. Cependant, si je n'ai pas de couronne à prétendre, c'est quelque chose de n'avoir pas de châtiment à craindre, et d'avoir été préservé peut-être par une peine d'un moment des peines éternelles ; car il en est des hommes qui se livrent à cette vie misérable comme de vils animaux, et il est écrit des animaux : « Ils ont pourri sur leur fu- mier. »

Je ne me plains pas de voir diminuer mes mérites, tandis que je m'as- sure que les vôtres augmentent ; car nous ne faisons qu'un en Jésus-Christ ; par la loi du mariage, nous ne sommes qu'un corps. Tout ce qui est à vous ne saurait donc m'être étranger. Or Jésus-Christ est à vous, puisque vous êtes devenue son épouse. Et moi, je l'ai dit, moi que vous saluiez jadis comme votre maitre, je suis aujourd'hui votre serviteur, serviteur attaché par amour spirituel plutót que soumis par crainte. C'est votre patronage au- près de Jésus-Christ qui. me donne la confiance d'obtenir par vos prières ce que je ne pourrais gagner par les miennes à cette heure surtout que l'im- minence des dangers qui m'assiégent et me jeltent dans un trouble de tous les jours ne me laisse ni vivre, ni prier, ni suivre l'exemple de ce bienheu- reux intendant des trésors de la reine Candace, de ce vertueux Éthiopien qui vint de si loin adorer Dieu à Jérusalem. Un ange envoya, à son retour, l'apô-

138 " ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

missus est ab angelo Philippus apostolus, ut eum converteret ad fidem : quod jam ille meruerat per orationem vel sacro lectionis assiduitatem . A qua quidem ut nec in via tunc vacaret licet ditissimus et gentilis, magno divine dispensationis actum est beneficio, ut locus ei Scripture occurreret, qui op- portunissimam conversionis ejus occasionem apostolo przberet.

Ne quid vero hanc petitionem nostram impediat, vel impleri differat, ora- tionem quoque ipsam, quam pro nobis domino supplices dicatis, componere et mittere tibi maturavi :

. & Deus, qui ab ipso humane creationis exordio, femina de costa viri for- mata, nuptialis copulæ sacramentum maximum sanxisti, quique immensis honoribus vel de desponsata nascendo, vel miracula inchoando nuptias subli- masli, meæque eliam fragilitatis incontinenti: uteunque tibi placuit olim hoc remedium indulsisti, ne despicias ancillulie tuæ preces, quas pro meis

"ipsis charique mei excessibus in conspectu majestatis tuæ supplex effundo. Ignosce, o benignissime, imo benignitas ipsa ; ignosce tot et tantis crimini- bus nostris, et ineffabilis misericordie tux: multitudinem, culparum nostra- rum immensitas experiatur. Puni, obsecro, in przssenti reos, ut parcas in futuro. Puni ad lioram, ne punias in eternum. Accipe in servos virgam cor- rectionis, non gladium furoris. Afflige carnem ut conserves animas. Adsis purgator, non ultor; benignus magis quam justus; pater misericors, non austerus Dominus.

Proba nos, Domine, ct tenta, sicut. de semetipso rogat propheta, ac si aperte diceret : prius vires in pice, ac secundum eas tentationum onera moderare. Quod et beatus Paulus fidelibus tuis promittens ait? : « Potens est enim Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod po- testis, sed faciet cum tentatione etiam proventum ut possitis sustinere, » Conjunxisti nos, Domine, et divisisti, quando placuit tibi, et quo modo pla- cuit. Nunc quod, Domine, misericorditer ccpisti, misericordissime comple ; et quos a se semel divisisti in mundo, perenniter tibi conjungas in coelo, spes nostra, pars nostra, expeclatio nostra, consolatio nostra, Domine, qui es benedictus in secula. Amen. »

Vale in Christo, sponsa Christi, in Christo vale, et Christo vive. Amen.

! Act. Apost, vii, 29. ? Corinth., T, x, 15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 139

tre Philippe pour le convertir à la foi dont il s'était rendu digne par ses prières et par la lecture assidue des livres saints. Bien plus, comme, pendant son voyage, il était toujours occupé de cet objet, la grâce divine, malgré l'ana- thème porté contre les riches et les gentils, permit qu'il tombát sur un pas- sage qui fournit à l'Apótre le moyen le plus favorable d'opérer sa conversion.

Afin donc que rien ne vous empéche d'accueillir ma demande et n'en re- tarde l'exécution, je m'empresse de formuler et de vous envoyer le texte méme de la priére que Je vous conjure d'adresser humblement au Seigneur pour nous.

« Dieu, qui, dés le commencement de la création, avez, en tirant la femme d'une côte de l'homme, établi le grand sacrement du mariage, vous qui l'avez honoré et élevé si haut, soit en vous incarnant dans le sein d'une femme, soit en commengant vos miracles par celui des noces de Cana, vous qui avez Jadis accordé ce reméde, suivant vos vues, à mon incontinente fai- blesse, ne repoussez point les priéres de votre servante ; Je les verse humble- ment aux pieds de votre divine majesté pour mes péchés et pour ceux de mon bien-aimé. Pardonnez, à Dieu de bonté, que dis-je? à Dieu qui êtes la bonté méme, pardonnez à nos crimes si grands, ct que l'immensité de votre ineffable miséricorde se mesure à la multitude de nos fautes. Je vous en conjure, punissez les coupables en ce monde, épargnez-les dans l'autre. Pu- nissez-les dans cette vie d'un jour, afin de ne Ies pas punir dans l'éternité. Armez-vous contre vos serviteurs de la verge de la correction, non du glaive de la colère. Frappez la chair pour conserver les âmes. Venez en pacificateur, non en vengeur, avec bonté plutôt qu'avec justice, en père miséricordieux, non en maitre sévére. .

« Éprouvez-nous, Seigneur, ct tentez-nous, ainsi que le Prophète le de- mande pour lui-méme, comme s'il disait en termes ouverts : Examinez d'a- boid mes forces, et mesurez à ce qu'elles peuvent supporter lc fardeau des tentations. C'est ce que saint Paul promet à vos fidèles, lorsqu'il dit : « Dieu, « qui est la puissance méme, ne souflrira pas que vous soyez éprouvé au delà « de ce que vous pouvez; mais il accroitra vos forces avec la tentation, afin « que vous puissiez la soutenir,

« Vous nous avez unis, Seigneur, et vous nous avez séparés quand et comme il vous a plu. Achevez aujourd'hui miséricordieusement ce que vous avez miséricordieusement commencé. Ceux que vous avez séparés l'un de l'autre, pour un jour, dans ce monde, umssez-les à vous pour l'éternité dans le ciel, à notre espérance, notre partage, notre attente, notre consolation, Seigneur, qui êtes béni dans tous les siècles ! Ainsi soit-il. »

Salut en Jésus-Christ, épouse de Jésus-Christ ; en Jésus-Christ salut, et vie en Jésus-Christ. Ainsi soit-il.

EPISTOLA SEXTA

QUAE EST RURSUM HELOISSÆ AD PETRUM

ARGUMENTUM

Duo potissimum, in liac epistola, sibi et suis monachabus Heloissa rescribi ab Abælardo exorat : quorum alterum est, ut eas doceat unde monacharum ordo originem duxit ; alterum est, ut eis aliquam scribat regulam, et certam vivendi formulam præscribat, quee solis conveniat feminis, quod a nullo sanctorum. Patrum antea. tentatum fuerat. Suam autem et ipsa opinionem apponit, quare sancti Patres monachabus regulas non præscripserint, asserens feminis sufficere, si clericis et viris ecclesiasticis secularibus, vel monachis, qui canonici regulares dicuntur, in continentia et abstinentia non sint inferiores. Prolixe etiam de moderata dispensatione et discreta consideratione beati Dene- dieti, qua suam temperavit regulam, atque de ipsa regulæ observantia disputat : nimirum de interdicto esu carnium, et concesso vini usu. Fusius quoque de operibus exterioribus agit cum ipsorum extenuatione, quibus interiora præfert. Postremo monet Abælardum. ut tanta discretione cuncta sive de jejuniorum vel divinorum ratione temperet, ut femine us sexus consultum velit inlirmitati.'

Et hic femine eruditionem, et pectus omni refertum doctrina animadvertere poteris. Quid enim pretiose mercis in tam divite apotheca non invenias, sive philosophiam, sive. theo- logiam, vel etiam eloquentiam requiras. O seculum felix illud, talem | intueri feminam, in qua quid primum, quid postremum admireris, adhibetur !

Domino specialiter, sua singulariter.

[. Ne me forte in aliquo de inobedientia causari queas, verhis etiam immo- derati doloris tuæ frenum impositum est jussionis, ut ab his mihi saltem in seribendo temperem, a quibus in sermone nou tam difficile quam impos- sibile est providere. Nihil enim minus in nostra est potestate quam animus, eique magis obedire cogimur quam imperare possimus. Unde et quum nos ejus affectiones stimulant, nemo earum subitos impulsus ila repulerit, ut non in effecta facile prorumpant, el se per verba facilius effluant que promp- tiores animi passionum suut nolæ, secundum quod scriptum est! : « Ex abun-

{ Matth., xir, 34.

LETTRE SIXIÈME

RÉPONSE D'HÉLOISE A ABÉLARD

SOMMAIRE

Dans cette lettre, Héloïse prie instamment Abélard de lui répondre à elle et à ses reli- gicuses sur deux points principaux. Qu'il leur apprenne d'abord l'origine de leur état; en second lieu, qu'il leur donne une règle, qu'il leur dicte les conditions d'un genre de vie qui convienne spécialement à des femmes, ce dont aucun des saints Péres ne s'est occupé. Elle ajoute pourquoi, dans son opinion, les saints l'éres n'ont pas donné de règle aux religieuses : c'est qu'il suffit, selon elle, que les femmes ne restent pas, en fait de continence et d'absiinence, au-dessous des clercs et des ecclésiastiques séculiers ou des moines réguliers. Elle s'étend sur la regle de Saint-Benoit, et en discute les observances, particulièrement en ce qui touche l'interdiction de manger de la viande ct la permission de boire du vin. Elle traite longuement aussi des actes extérieurs, dont elle rabaisse l'importance, et qu'elle place bien aprés les actes intérieurs. Enfin, elle prie Abélard de ne point montrer trop de rigueur dans la question des jeünes et des pratiques, cu égard à la faiblesse du sexe féminin.

On remarquera dans cette lettre l'érudition d'Héloise ct son intelligence remplie de toute sorte de connaissances. 1] n'est point de marchandise de prix qu'on ne puisse trouver dans ce riche magasin, qu'on cherche de la philosophie, de la théologie ou même de l'élo- quence. O siècle fortuné que celui qui put jouir d'une telle femme, d'une femme l'admiration ne sait ce qu'elle doit mettre en première ou en dernière ligne.

À son souverain maitre, sa servante devouee.

l. Je ne veux pas que vous puissiez, en quoi que ce soit, m'accuser de déso- béissance ; j'ai imposé à l'expression de ma peine, toujours préte à s'empor- ter, le frein de votre défense; ma plume, en vous écrivant, saura arrèter ce que, dans nos entretiens, il serait difficile, que dis-je? impossible à mes lèvres de contenir. En eflet, il n'est rien de moins en notre puissance que notre cœur, et loin de pouvoir lui commander, nous sommes forcés de lui obéir. Aussi, lorsque ses mouvements nous pressent, personne n'est-il assez le maitre d'en repousser les impulsions soudaines : elles éclatent, se tradui- sent au dehors par le langage, cet interprète trop ému des passions, selon qu'il est écrit : « c'est de l'abondance du cœur que la bouche parle. »

=

142 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

dantia cordis os loquitur. » Revocabo itaque manum a seripto, in quibus linguam a verbis temperare non valeo. Utinam sic animus dolentis parere promptus sit, quemadmodum dextera scribentis.

Il. Aliquod tamen dolori remedium vales conferre, si non hunc omnino pos- sis auferre. Ut emm inserlum clavum alius expellit, sic cogitatio nova priorem excludit, quum alias intentus animus priorum memoriam dimittere cogitur aut intermittere. Tanto vero amplius cogitatio qualibet animum occupat, et ab aliis deducit, quanto quod cogitatur honestius æstimatur, et quo inten- dinius animum magis videtur necessarium. Omnes itaque nos Christi ancillie, et in. Christo filie tuz, duo nunc a tua paternitate supplices postulamus, qua nobis admodum necessaria providemus. Quorum quidem alterum est, ut nos instruere velis unde sanctimonialium ordo ceperit, et quæ nostra sil professionis auctoritas. Alterum vero est, ut aliquam uobis regulain instituas, et scriptam dirigas, qux» feminarum sit propria, et ex integro nostra con- versationis statum habitumque describat : quod nondum a Patribus sanctis actum esse conspeximus.]

Ill. Cujus quidem rei defectu et indigentia nunc agitur, ut ad cjusdeni regula professionem tam mares quam feminæ in monasteriis suscipiantur, et idem institutionis monasticæ jugum imponitur infirmo sexui æque ut forti. Unam quippe nuuc regulam beati Denedicti apud Latinos fe- mina profitentur æque ut viri. Quam. sicut. viris. solummodo constat scriptam esse, ita et ab ipsis tantum impleri posse tiun. subjectis pariter quan prolatis. Ut enim cetera nunc omittam regule capitula, quid ad fe- minas quod de cucullis, femoralibus, et scapularibus ibi scriptum. est ? Quid denique ad ipsas de tunicis aut. de laneis ad carnem indumentis, quum earum humoris superflui menstruæ purgaliones hzc omnino re- fugiant? Quid ad ipsas etiam, quod de abbate statuitur, ut ipse lectionem dicat evangelicam, et post ipsam hymnum incipiat ? Quid de mensa abbatis seorsim cum peregrinis et hospitibus constituenda? Nunquid. nostra: con- venit religioni, ut vel nunquam hospitium viris praebeatur, aut cum his quos susceperit viris abbatissa comedat ? O quam | facilis ad ruinam animarum virorum ac mulierum in unum cohabitatio! Maxime vero! in meusa, uhi crapula dominatur et ebrietas, et vinum in dulcedine bibitur, in quo est luxuria.

Quod et beatus. proeeavens. Hieronymus, ad matrem et filiam. scribens

. meminit dicens ! : « Difficile inter epulas servatur pudicitia. » lpse quoque

! Epist., 80

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 143

J'einpéclerai donc ma main d'écrire si je ne puis empêcher ma langue de parler. Plùt à Dieu que mon âme qui souffre füt aussi disposée que ma plume à obéir !

ll. Il dépend de vous cependant d'apporter quelque soulagement à ma douleur, s'il ne vous est pas possible de la guérir entièrement. De méme qu'un clou chasse l'autre, une idée nouvelle pousse l'ancienne, et l'esprit tendu en un autre sens est forcé d'abandonner les choses d'autrefois, ou du moins de les laisser dormir. Or une pensée a d'autant plus de force pour occuper l'esprit et le détacher de toutes les autres, qu'elle est considérée comme plus honnéte et que l'objet vers lequel elle tend notre. effort parait plus important. Nous toutes donc, servantes de Jésus-Christ et filles de Jésus-Christ, nous supplions aujourd'hui votre paternelle bonté de nous ac- corder deux choses dont nous sentons l'absolue nécessité : la première, c'est ‘de vouloir bien nous apprendre d’où l'ordre des religieuses a tiré son origine et quel est le caractère de notre profession ; la seconde, c’est de nous faire une règle, et de nous en adresser une formule écrite qui soit appropriée à des femmes, et qui fixe d'une manière définitive la vie et l'habit de notre communauté, ce dont aucun des saints Péres, que nous sachions, ne s'est jamais occupé.

Ill. C'est à défaut de cette institution, qu'aujourd'hui hommes ct femmes sont soumis, dans les couvents, à la méme règle, et que le mème joug monastique est imposé au sexe faible et au sexe fort. Jusqu'à présent, les femmes et les hommes professent également la règle de Saint-Benoît, bien qu'il soit évident que cette régle a été faite uniquement pour les hommes et qu'elle ne peut être observée que par des hommes, que l'on regarde aux obligations des supérieurs ou à celles des subordonnés. Sans parler ici de tous les articles de cette règle, est-ce à des femmes que s'adressent les pres- criptions sur les capuchons, les hauts-de-chausses et les scapulaires ? Qu'ont- elles à faire de ces tuniques et de ces chemises de laine, dont le mouvement périodique du sang leur rend l'usage tout à fait impossible? En quoi les touche l'article qui ordonne à l'abbé de lire lui-même l'Évangile et de com- mencer l'hymne après cette lecture? Et celui qui établit qu'une table parti- culiére sera dressée pour les pèlerins et les hôtes qu'il présidera? Convient-il à nos vœux qu'une abbesse donne jamais l'hospitalité à des hommes ou qu'elle prenne ses repas avec ceux qu'elle aurait reçus? O combien les chutes sont faciles dans cette réunion des hommes et des femmes sous le même toit, surtout à la table, siége de l'intempérance et de l'ivresse ; à la table, il est si doux d'approcher les lèvres de la coupe qui verse la luxure avec le in!

Saint Jérome prévoyait e^ danger, lorsque, éerivant à une mère et à sa lille, i1 leur dit : « Hl est difficile de conserver la. chasteté dans les festins. » Uvide lui-méme, ce professcur de débauche et de luxure, s'attache à décrire, dans son livre de l'Art d'aimer, les occasions de libertinage qu'offteut par-

144 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

poeta luxuriæ turpitudinisque doctor libro Amatoriæ Artis intitulato quan- tam fornicationis occasionem convivia maxime præbant studiose exequitur, dicens ! : Vinaque quum bibulas sparsere Cupidinis alas, Permanct, et cœpto stat gravis ille loco. . Tunc veniunt risus, tunc pauper cornua suniit ; Tunc dolor ‘et cure, rugaque frontis abit...

Illic sepe animos juvenum rapuere puelle, . Et Venus in venis, ignis in igne furit.

Numquid et si feminas solas hospitio susceptas ad mensam admiseriut, nullum ibi latet periculum? Ceite iu seducenda muliere nullum est æque facile ut lenocinium muliebre, nec corruptz mentis turpitudinem ita prompte cuiquam mulier committit sicut. mulieri. Unde et predictus Hie- ronymus maxime secularium accessus feminarum vitare propositi sancti feminas adhortatur. Denique si, viris ab hospitalitate nostra exclusis, solas admittamus feminas, quis non videat quanta exasperatione viros offendamus, quorum beneficiis monasteria sexus infirmi egent, maxime si cis a quibus plus accipiunt minus aut omnino nihil largiri videantur ?

Quod si prædictæ regule tenor a nobis impleri non potest, vereor ne illud apostoli Jacobi in nostram quoque damuationem dictum sit * : « Quicunque totam legem observaverit, offendat autem in uno, factus est omnium reus. » Quod est dicere : De hoc ipso reus statuitur qui peragit multa, quod non im- plet omnia; et transgressor legis efficitur ex uno, cujus impletor non fuerit nisi omuibus consummatis cjus praeceptis Quod ipse statim diligenter expo- nens Apostolus adjecit 5 : « Qui enim. dixit : Non moechaberis, dixit et : Non occides. Quod si non meclhaberis, occidas autem, factus es transgressor legis. » Ac si aperte dicat : Ideo quilibet reus fit de transgressione unius- cujuslibet praecepti, quia ipse Dominus, qui precipit unum, precipit et aliud. Et quodcunque legis violetur preceptum, ipse contemnitur qui legem non in uno, sed in omnibus pariter mandatis constituit.

IV. Ut autem preteream illa regulæ instituta, qux» penitus observare non possumus, aut sine periculo non valemus : ubi unquam ad colligendas messes conventus monialium exire, vel labores agrorum habere consuevit, aut suscipiendarum feminarum constantiam uno anno probaverit, easque tertio

! Ovid., De Ast. amand., 1, 255 et suiv. * Jac., n, 10. 5 Jac. , it, 41.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. : 145

liculièrement les repas : « Lorsque les libations ont pénétré les ailes hu- mides de l'Amour, il devieut immobile et demeure appesanti à la place qu'il a prise. Alors viennent les ris, alors le pauvre relève la téte, alors s'en vont douleurs et peines, et réves soucieux. C'est que, plus d'une fois, les jeunes filles ont dérobé le cœur des jeunes garçons. Vénus embrase leurs veines : du feu dans du feu. »

Quand les religieuses n'admettraient à leurs tables que les femmes aux- quelles elles auraient donné l'hospitalité, n'y aurait-il pas encore quelque péril? Certes, pour perdre une femme. il n'est pas d'arme plus süre que les caresses d'une femme. Pour faire passer le venin de la corruption dans le cœur d'une femme, il n'est rien tel. qu'une. femme. Aussi saint Jérôme engage-t-il les femmes de sainte profession à éviter particulièrement le commerce des femmes qui vivent daus le siècle. Enfin, je suppose que nous refusions notre hospitalité aux hommes ct ne l'accordions qu'aux femmes, ne voit-on pas le mécontentement, l'irritation des hommes, dont les services sont si nécessaircs aux couvents de notre faible sexe; si l'on réfléchit surtout que c'est pour ceux dont nous recevons le plus que nous paraissons avoir le moins, pour ne pas dire pas du tout, de reconnaissance?

Que si nous ne pouvons suivre dans sa teneur la régle prescrite, je crains de lire notre condamnation. daus ces paroles de l'apótre saint. Jacques : « Quiconque ayant observé tout le reste de la Loi l'aura violée en un seul point, est coupab'e de l'avoir violée tout entière. » Ce qui revient à dire : celui-là est coupable qui a accompli beaucoup de préceptes, par cela seul qu'il ne les a pas tous accomplis. Ainsi, pour un seul point qu'on n'a pas observé, on devient trausgresseur de la loi : il faut observer tous les com- mandements. C'est ce que fait sentir l'Apôtre, en ajoutant immédiatement : « Celui qui a dit : lu ne seras point adultére, a dit aussi : tu ne tueras point ; et bien que tu ne conunettes pas d'adultére, si tu as tué, tu es trans- eresseur de la loi. » C'est comme s'il disait : on est coupable par la trans- gression d'un seul commandement, quel qu'il soit, pour la raison que le Seigneur, qui commande une chose, commande également l'autre, et que, quel que soit le précepte de la loi qui suit violé, c'est un outrage envers lui qui a fait reposer la loi non sur un seul commandement, mais sur tous les cominandeinents à la fois.

IV. Mais sons insister sur les dispositions de la règle, dont pour nous l'observation est tout à fait impossible, ou ne saurait être sans danger, a-t-on jamais vu des communautés de religieuses sortir pour faire la mois- son et se livrer aux travaux des champs? D'autre part, une seule année de noviciat est-elle une preuve suflisante de la solide vocation d'une femme, et est-ce assez pour l'instruire que de lui lire trois fois la. règle, comme

10

146 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

perlecta regula, sicut in ipsa jubetur, instruxerit ? Quid rursum stultius quam viam ignotam, nec adhuc demonstratam aggredi ? Quid presumptuo- sius quam eligere ac profiteri vitam quam nescias, aut votum facere quod implere non queas ? Sed et quum omnium virtutum discretio sit mater, et omnium bonorum mediatrix sit ratio, quis aut virtutem aut bonum censeat quod ab istis dissentire videatur ? Ipsas quippe virtutes excedentes modum alque mensuram, sicut Hieronymus asserit, inter vitia reputari convenit. Quis autem ab omni ratione ac discretione sejunctum non videat, si ad imponenda ouera eorum, quibus imponuntur, valetudines prius non discu- Hantur, ut natur: constitutionem humana sequatur industria ? Quis asinum sarcina tanta, qua dignum judicat. elephantem ? Quis tanta. pueris. aut senibus quauta viris injungat ? Tanta debilibus scilicet quanta fortibus, tanta infirmis quanta sanis, tanta feminis quanta. maribus? Infirmiori videlicet sexui quanta el forti? Quod diligeuter beatus papa Gregorius attendens, Pastoralis sui cap. xv1, tam de admonendis quam de præcipiendis ita dis- tinxit : « Aliter igitur admonendi sunt viri, atque aliter feminæ : quia illis gravia, istis vero sunt injungenda leviora; et alios magna exerceant, istas vero levia demulcendo convertant. »

V. Certe et qui monachorum regulas scripserunt, nec solum de feminis omnino tacuerunt, verum eliam illa statuerunt quz eis nullatenus convenire sciebant : satis commode innuerunt nequaquam eodem jugo regule tauri et juvencæ premendam esse cervicem, quia quos dispares natura creavit æquari labore non convenit, Hujus autem discretionis beatus non immemor Benedictus, tanquam omnium justorum spiritu plenus, pro qualitatc homi- num aut temporum cuncta sic moderatur in regula, ut omnia, sicut ipsemet uno concludit loco, mensurate fiant. Primo itaque ab ipso incipiens abbate precipit eum ita subjectis presidere, » ut secundum unius, » inquit, cujus- que qualitatem vel intelligentiam, ita se omnibus conformet et aptet, ut non solum detrimenta gregis sibi commissi non patiatur, verum in augmen- tatione boni gregis gaudeat... suamque fragilitatem semper suspectus sit, memineritque calamum quassatum non contereudum... Discernat et tem- pora, cogitans discretionem sancti Jacob dicentis! : « Si greges meos plus in « ambulando fecero laborare, morientur cuncti una die. » Hzc ergo aliaque lestimonia discrelionis matris virtutum sumens, sic omnino temperet, ut el fortes sit quod cupiaut, et infirmi non refugiant. »

Ad lianc quidem dispensationis moderationem. | indulgentia pertinel pue:

! Genes., xxxii, 15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 4141

il est dit dans la règle elle-même ? Quoi de plus iusensé que de s'engager dans une route inconnue et qui n'est pas méme frayée? Quoi de plus pré- somptueux que de choisir et d'embrasser un genre de vie qu'on ignore, de faire des vœux qu'on ne saurait tenir ? Si la prudence est la mère de toutes les vertus, si la raison est la médiatrice de tous les biens, peut-on re- garder comme un bien ou comme une vertu ce qui s'éloigne de la pru- dence et de la raison ? Les vertus mêmes qui dépassent le but et la mesure doivent ètre rangées, selon saint Jérôme, au nombre des vices. Or qui ne voit que c'est s'écarter de la raison et de la prudence que de ne pas con- sulter la vigueur de ceux à qui l'on impose des fardeaux, en sorte que la peine soit proportionnée aux forces données par la nature? Fait-on porter à un âne la charge d'un éléphant? Exige-t-on des vieillards et des enfants autant que des hommes faits? des faibles autant que des forts? des malades autant que des gens en bonne santé? des femmes autant que de leurs maris? du sexe faible autant que du s:xe fort? C'est à ce propos que le pape saint Grégoire, dans le chapitre quatorzième de son Instruction pasto- rale, établit une distinction au sujet des avis et des commandements : « Autres Sont les avis à donner aux hommes, autres ceux qui conviennent aux femmes ; à ceux-là on doit demander plus, à celles-ci moins ; s'il faut soumettre les hommes à de fortes épreuves, les plus légéres suffisent à attirer doucement les femmes. »

V. Il est clair que ceux qui ont rédigé des règles pour les moines n'ont point parlé des femmes. En établissant leurs statuts, ils entendaient bien que ces règles ne pou'aient en aucune façon leur convenir ; ils ont eux-mémes reconnu qu'il ue fallait pas imposer au taureau le méme joug qu'à la gémisse, et soumettre à des travaux égaux ceux auxquels la nature a donné des forces inégales. Saint Benoit, par exemple, n'a point oublié eette distinction. Rempli, pour ainsi dire, de l'esprit de tous les justes, il tient compte dans ses règles des personnes et des temps, et ordonne chaque chose en telle sorte que rien, comme il le pose lui-méme en conclusion quelque part, ne se fasse qu'avec mesure. Commengant par l'abbé, il lui recommande de veiller à ses moines, de façon à se mettre en accord et en harmonie avec tous, suivant le caractère et. l'intelligeuce de chacun , afin que son troupeau ne dépérisse pas entre ses mains, et qu'il ait la satisfaction de le voir s'accroitre. ll lui recommande aussi de ne jamais perdre le sentiment de sa propre fra- gilité et de se souvenir qu'il ne faut pas fouler aux pieds le roseau qui chan- celle. I] veut aussi qu'il fasse acception des circonstances , et se rappelle le sage raisonnement du saint homme Jacob : « Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils mourront tous en uu seul jour. » Enfin, il l'engage à prendre pour bases ces conseils et les autres principes de la prudence, mère des vertus, et à tout mesurer de façon à exciter les forts, en méme temps qu à ne pas décourager les faibles.

C'est dans cette pensée de modération qu'il autorise des méuagements

148 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

rorum, senum et omnino debilium, lectoris seu septimanariorum, coquin ante alios refectio, et in ipso etiam conventu, de ipsa cibi vel potus qua- litate seu quantitate pro diversitate hominum providentia. De quibus qui- dem singulis ibi diligenter scriptum est. Ipsa quoque statuta jejunii tem- pora pro qualitate temporis vel quantitate laboris ita relaxat, prout naturae postulat infirmitas.

Quid, obsecro, ubi iste, qui sic ad hominum et temporum qualitatem omnia moderatur, ut ab omnibus sine murmuratione proferri queant quae instituuntur : quid, inquam, de feminis provideret, si eis quoque pariter ut viris regulam institueret? Si enim in quibusdam regulæ rigorem pueris, seni- bus, et debilibus, pro ipsa naturæ debilitate vel infirmitate, temperare cogi- tur : quid de fragili sexu provideret, eujus maxime debilis et infirma natura cognoscitur ?

Perpende itaque, quam longe absistat ab omni rationis discretione, ejusdem regule professione tam feminas quam viros obligari , eademque sarcina tam debiles quam fortes onerari. Satis esse nostra arbitror infirmi- lati, si nos ipsis Ecclesi; rectoribus, et qui in sacris ordinibus constituti sunt clericis, tam continenti: quam abstinentiæ virtus æquaverit, maxime quum Veritas dicat! : « Perfectus omnis erit, si sit sicut magister ejus. » Quibus etiam pro magno reputandum esset, si religiosos laicos æquiparare possemus. Quas namque in fortibus parva censemus, in debilibus admira- mur. Et juxta illud Apostoli? : « virtus in infirmitate perficitur. »

VI. Ne vero laicorum religio pro parvo ducatur, qualis fuit Abrahæ, David, Job, licet conjugatorum, Chrysostomus in epistola ad Hebreos, sermone VII, nobis occurrit, diceus : « sunt multa in quibus poterit laborare ut bestiam illam incantet. Qu: sunt ista ? Labores, lectiones, vigiliæ. Sed quid ad nos hec, » inquit, « qui nou sumus mouachi? Hzc mihi dicis ? Dic Paulo, quum dicit : « vigilantes in omni patientia et oratione; » quum dicit : « carnis curam ne feceritis in concupiscentiis. » Non enim hac monachis scribebat tantum, sed omnibus qui erant in civitatibus. Non enim secularis homo debet aliquid amplius habere monacho quam cum uxore concumbere tantum. Hic enim habet veniam, in aliis autem nequaquam : sed omnia æqualiter sicut monachi agere. debet. Nam et beatitudines, qu: a Christo dicuntur, non monachis tantum dict» sunt. Alioquin universus mundus peribit, si in angustum inclusit ea qui virtutis sunt. Et quomodo honorabiles sun, nupliæ, qua nobis tantum impediunt? Ex quibus quidem verbis aperte

1 Luc, vi, 40. 2 Corinth., Il, xui, 9.

LETTRES D'ADELARD ET D'HELOISE. 149

pour les enfants, les vieillards, ct en général pour les infirmes; qu'il commande de faire manger avant les autres le lecteur, le semainier, le cuisinier; que, dans ses prescriptions pour la table commune, il règle la qualité et la quantité de la boisson et des aliments sur les tempéraments, et traite chacun de ces points en détail et avec beaucoup de soin. C'est ainsi encore qu'il détermine la durée des jeünes selon les saisons, et mesure la somme du travail à la faiblesse des constitutions.

Quels ménagements, je le demande, celui qui, dans ses statuts pour les hommes, proportionne ainsi toutes choses aux Lempéraments et aux temps, de facon à ce que tous puissent eir imposer l'observation sans s'exposer aux murmures, quels ménagements il eût prescrits, s'il leur eüt appliqué la méme régle qu'aux hommes. En effet, puisqu'il a cru nécessaire de tempérer la rigueur de ses prescriptions en faveur des enfants, des vieillards et des _infirmes, conformément à la faiblesse et à la débilité de leur nature, que n'eüt-il pas fait en faveur d'un sexe délicat , dont la faiblesse et la débilité ne sont que torp connues ?

Combien donc il serait contraire à tout discernement de soumettre les femmes et les hommes à la méme régle, d'imposer aux faibles les mémes charges qu'aux forts! Eu égard à notre faiblesse, c'est assez, je pense d'égaler en vertus de continence et d'abstineuce les chefs de l'Église et ceux qui sont dans les ordres sacrés, puisque la Vérité dit : « Celui-là est parfait qui res- semble à son maitre. » Ce serait méme beaucoup pour nous, si nous pou- vions égaler les pieux laïques. Car nous admirons dans les faibles ce qui nous semble peu de chose chez les forts, selon cette parole de l'Apótre: « La vertu dans la faiblesse est perfection. »

VI. Ne faisons pas peu de cas de la religion des laïques, tels que furent Abraham, David, Job, méme dans l'état du mariage. Saint Chrysostome, dans son sermon VII* (épitre aux Hébreux), nous en avertit, quand il dit : « ll est bien des charmes que l'on peut essayer pour endormir la bête infer- nale. Ces charmes, quels sont-ils ? Les travaux, les lectures, les veilles. Mais que nous importe à nous qui ne sommes pas moines ? Voilà votre réponse. Eh bien ! faites-la à saint Paul, qui dit : « Veillez dans la patience et dans la prière, ete. ; » et ailleurs : « N'écoutez pas les désirs impurs de la concupiscence. » Or ce n'est pas seulement pour des moines qu'il écrivait ceci, mais pour tous ceux qui habitent les villes. En effet, un séculier ne doit avoir sur un régulier d'autre avantage que de pouvoir vivre avec une femme : il a ce privilége, mais point d'autre; en tout le reste, il est tenu d'agir comme le régulier. Les béatitudes promises par le Christ ne sont pas seulement promises aux réguliers ; c'eu serait fait du monde eutier, si tout ce qui mérite le nom de vertu était renfermé dans l'enceinte d'un cloitre. Et quelle considération pourrait s'attacher à l'état de mariage, s'il était un si grand obstacle à notre salut? De ces paroles, il résulte clairement que

150 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

colligitur, quod quisquis evangelicis preceptis continentiæ virtutem. addi- derit, monasticam perfectionem implebit. Atque utinam ad hoc nostra religio conscendere posset, ut Evangelium impleret, non transcenderet : ne plus quam christiane appeteremus esse.

Hinc profecto, ni fallor, sancti decreverunt Patres, non ita nobis sicut vi- ris generalem aliquam regulam, quasi novam legem, præfigere, nec magni- tudine votorum nostram infirmitatem onerare, attendentes illud Apostoli! : « lex enim iram operatur. Ubi enim non est lex, nec prævaricatio. » Et ite- rum? : « lex autem subintravit, ut abundaret delictum. » *

Idem quoque maximus continenti prædicator de infirmiate nostra pluri- mum confidens, et quasi ad secundas nuptias urgens juniores viduas : « Vo- lo, » inquit, « juniores nubere, filios procreare, matresfamilias esse, nul- lam occasionem dare adversario. » Quod et beatus Hieronymus saluberri- mum esse considerans, Eustochio de improvisis feminarum votis consulit, his verbis: « Si autem et ille, quie virgines sunt, ob alias tamen culpas, non solvantur : quid fiet illis, quz prostituerunt membra Christi, et muta- verunt templum Spiritus sancti in lupanar? Rectius fuerat homini subisse conjugium, ambulasse per plana, quam altiora intendentem in profundum inferni cadere. »

Quarum etiam temerariæ professioni sanctus Augustinus consulens, in libro de Continentia viduali ad Julianum scribit. his verbis : « Que non cepit deliberet, quie agressa est perseveret. Nulla adversario detur occasio, nulla Christo subtrahatur oblatio. »

Ilinc etiam canones , nostr» infirmitati consulentes, decreverunt diaco- nissas ante quadraginta annos ordinari non debere, et hoc cum diligenti probatione ; quum a viginti annis liceat diaconos promoveri.

VII. Sunt et in monasteriis, qui regulares dicuntur canonici beati Augus- tini quandam, ut aiunt, regulam profitentes, qui se inferiores monachis nullatenus arbitrantur, licet eos et vesci carnibus et lineis uti. videamus. Quorum quidem virtutem si nostra exæquare infirmitas posset, numquid pro minimo habendum esset ?

Ut autem nobis de omnibus cibis tutius ac lenius indulgeatur, ipsa quo- que natura providit, quz majore scilicet sobrietatis virtute sexum nostrum præmunivit. Constat quippe multo 'parciore sumptu et alimonia minore fe- minas quam viros sustentari posse, nec eas tam leviter inebriari physica

! Roman., 1V, v, 15. * Roman., V, v, 20. 5 Timoth., I, V, v, 14.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 151

quiconque ajoutera la continence aux préceptes de l'Évangile réalisera la perfection monastique. Et plût à Dieu que notre professiou nous élevât seulement jusqu'à la hauteur de l'Évangile, sans prétendre la dépasser! N'ayons pas l'ambition d'étre plus que chrétiennes.

C'est là, si je ne m'abuse, ce qui fait que les saints Pères n'ont pas voulu établir pour nous, de méme que pour les hommes, une règle générale. Ils ont craint de nous imposer une loi nouvelle, d'écraser notre faiblesse sous le poids de vœux trop lourds; ils avaient médité cette parole de l'Apótre : « La loi produit la colère ; il n'y a point de loi, il n'y a point de prévari- cation; » et ailleurs : « La loi est survenue pour que le péché se mul- tipliät. » |

Le méme grand prédicateur de la continence prend conseil de notre fai- blesse et oblige presque les jeunes veuves à de secondes noces, quand i. dit : « Je veux que les jeunes veuves se remarient, qu'elles aient des en- fants, qu'elles soient mères de famille, afin de ne pas donner prise à l'en- nemi de la religion. » Saint Jéróme aussi, persuadé de l'excellence de co précepte, répond en ces termes à Eustochie, qui l'avait consulté sur les veux inconsidérés des femmes: « Si celles qui sont vierges ne sont pas absoutes à cause de leurs autres fautes, qu'arrivera-t-il de celles qui ont prostitué les membres du Christ et changé en un lieu de débauche le temple de l'Esprit saint? Mieux eût valu pour elles subir le joug du mariage et marcher terre à terre, que d'étre précipitées dans le gouffre de l'enfer pour avoir voulu s'élever trop haut. »

C'est aussi pour prévenir ces vœux téméraires, que saint Augustin, dans son livre De la continence des veuves écrit à Julien : « Que celle qui ne s'est pas encore engagée réfléchisse ; que celle qui s'est engagée persévére, afin qu'aucune occasion ne soit donnée au démon, aucune oblation dérobée au Seigneur. »

Yoilà pourquoi encore les conciles mêmes, prenant en considération notre faiblesse, ont décidé que les diaconesses ne devaient pas être ordonnées avant l’âge de quarante ans, et cela aprés un épreuve sévère, tandis qu'il est permis de faire des diacres à vingt ans.

VII. 1] est des maisons les religieux, désignés sous le nom de cha- noines réguliers de saint Augustin, professent une règle particulière et ne se croient en rien inférieurs aux moines, bien qu'ils fassent publiquement usage de viande et de linge. Si notre faiblesse arrivait sculement à égaler la vertu de ces religieux, ne serait-ce pas beaucoup pour nous?

Un peu de liberté et de tolérance à notre égard, en ce qui concerne la nourriture, serait une mesure qui présenterait d'autant moins d'inconvé- nients qu'elle serait conforme au vœu de la nature qui a doué notre sexe d'une plus grande vertu de sobriété. Il est reconnu, en effet, que, vivant relativement de peu de chose, les femmes ont besoin d'une alimentation beaucoup moins forte que les hommes ; la physique nous enseigne aussi

152 | ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

protestatur. Unde et Macrobius Theodosius Saturnaliorum libro VIT memi- nit his verbis : « Aristoteles : Mulieres, » inquit, « raro inebriantur, cre- bro senes. Mulier humectissimo est corpore. Docet hoc et levitas cutis et splen- dor. Docent przcipue assidue purgationes superfluo exonerantes corpus hu- more. Quum ergo epotum vinum in tam largum ceciderit humorem, vim suam perdit, nec facile cerebri sedem ferit fortitudine ejus extincta. » Item : « Muliebre corpus crebris purgationibus depuratum, pluribus con- sertum foraminibus ut pateat im ineatus, et vias præbeat humori in egestio- nis exitum confluenti. Per hzec foramina vapor vint celeriter evanescit. Con- tra senibus sicum est corpus, quod probat asperitas et squallor cutis. »

Ex his itaque perpende quanto tutius ac justius nature et infirmitati nos- træ cibus quislibet et potus indulgeri possit, quarum videlicet corda crapula et ebrietate gravari facile non possunt : quum ab illa nos cibi parcitas, ab ista feminei corporis qualitas, ut dietum est, protegat. Satis nostræ esse infirmitati et maximum imputari. debet, si continenter ac sine proprietate viventes, et officiis occupatæ divinis, ipsos ecclesie duces vel religiosos lai- cos in victu adæquemus, vel eos denique qui regulares canonici dicuntur, etse precipue vitam apostolicam sequi profitentur.

Magna postremo providentiæ est, his qui Deo se per votum obligant, ut minus voveant, et plus exequantur, ut aliquid semper debitis gratia super- addat. Hinc enim per semetipsam Veritas ait! : « Quum feceritis omnia quie precepta sunt, dicite : servi inutiles sumus, que debuimus facere fecimus. » Ac si aperte diceret : ideo inutiles et quasi pro nilulo, ac sine meritis repu- tandi, quia debitis tantum exsolvendis contenti nihil ex gratia superaddidi- mus. De quibus quidem gratis superaddendis ipse quoque Dominus alibi, parabolice loquens, ait? : « Sed etsi quid supererogaveris, ego quum rediero, reddam tibi. »

Quod quidem, hoc tempore, multi monastiéz religionis temerarii pro- fessores, si diligentius altenderent, et in quam professionem jurarent anidmaverterent, atque ipsum regule tenorem studiose perscrutaren- tur : minus per ignorantiam offenderent, et per negligentiam peccarent. Nunc vero indiscrete omnes fere pariter ad monasticam conversationem cur- rentes inordinate suscepti inordinatius vivunt, et eadem facilitate qua igno-

! [uc, xveir, 2. % Luc, x, 35.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 153

qu'elles s'enivrent plus difficilement. C'est une observation que Théodore Macrobe, dans le septième livre des Saturnales, énonce en ces termes : « Aristote dit que les femmes s'enivrent rarement, et les vieillards souvent. La femme a naturellement le corps trés-humide; le poli et l'éclat de sa peau l'indiquent ; les purgations périodiques qui la débarrassent des humeurs superflues en sont aussi la preuve. Quand donc le vin qu'elle boit tombe dans cette masse d'humeurs, il perd sa force, sa chaleur s'y éteint et monte moins aisément jusqu'au cerveau. » Et ailleurs : « Le corps de la femme, purifié par de fréquentes purgations, est un tissu percé d'une infinité de trous à travers lesquels s'écoule incessamment l'humeur qui s'y amasse et qui cherche une issue. C'est par ces trous que s'exhale en un instant la vapeur du vin. Chez les vieillards au contraire, le corps est sec, comme la prouvent la rudesse et la couleur terne de la peau. »

D'après cela, y aurait-il donc inconvénient, n'y aurait-il pas plutôt justice à nous laisser, eu égard à notre faiblesse, toute liberté sur le boire et le manger, puisque, grâce à notre constitution, lés excès de la gourmandise et de l'ivresse sont difficiles chez nous, et que notre frugalité nous préserve de l'une, notre tempérament de l'autre. Ce serait assez pour notre faiblesse, ce serait méme beaucoup, si, vivant dans la continence et dans la pauvreté, tout entières au service de Dieu, nous pouvions égaler dans notre manière de vivre les chefs de l'Église, les pieux laïques, ou ceux enfin que l'on appelle chanoines réguliers et qui professent pour régle de prendre modéle sur la vie des Apôtres.

Enfin c'est une marque de graude sagesse, chez les personnes qui se consa- crent à Dieu, de restreindre leurs vœux, en sorte, qu'en réalité, elles tiennent plus qu'elles n'ont promis, et ajoutent toujours quelque chose, par suréro- galion volontaire, aux obligations qu'elles ont contractées. C'est ainsi que la Vérité a dit elle-inéme : « Lorsque vous aurez accompli tout ce qui est or- donné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles; ce que nous avons fait, nous étions obligés de le faire. » C'est comme s'il était dit, en termes expres- sifs : vous étes des gens inutiles, sans valeur, sans mérite, qui vous contentez d'acquitter ce que vous devez et n'ajoutez rien par surérogalion volontaire. Au sujet de ces surérogalions volontaires, le Seigneur lui-même , parlant en parabole, dit : « Si vous mettez quelque chose du vôtre, lorsque je re- viendrai, je vous le reudrai. »

Si beaucoup de ceux qui s'engagent légèrement aujourd'hui dans la. vie monastique réfléchissaient davantage, s'ils considéraient la portée de leur en- gagement, s'ils examinaient à fond et scrupuleusement l'esprit de la règle à laquelle ils se vouent, ils l'enfremdraient. moins par ignorance, ils. péche- raient moins par négligence. Mais à présent que tout le monde se précipite aveuglément dans la vie monastique, on y vit plus irrégulièrement encore qu'on n'y est entré ; on brave la règle aussi aisément qu'on l'a acceptée sans ]a connaître ; on se pose comme lois les usages qui plaisent. Les femmes

154 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

tam regulam profitentur, eam contemnentes, consuetudines quas volunt pro lege statuunt. Providendum itaque nobis est, ‘ne id oneris feminæ præ- sumamus, in quo viros fere jam universos succumbere videamus, imo et de- ficere. Senuisse jam mundum conspicimus, hominesque ipsos cum cæteris qua mundi sunt, pristinum nature vigorem amisisse, et juxta illud Verita- tis, ipsam charitatem non tam multorum quam fere omnium refriguisse ; ut jam videlicet pro qualitate hominum ipsas propter homines scriptas vel mu- tari, vel temperari necesse sit regulas.

Cujus quidem discretionis ipse quoque beatus non immemor Benedictus ita se monasticæ districtionis rigorem temperasse fatetur, ut descriptam a se regulam comparatione priorum institutorum non nisi quandam hones- tatis institutionem et quandam conversationis inchoationem reputet dicens : « Regulam autem hanc descripsimus, ut hanc observantes aliquaterfüs vel honestatum morum aut initium conversationis nos demonstremus habere. Cæterum ad perfectionem conversationis qui festinat, sunt. doctrinz sancto- rum Patrum, quarum observatio perducat hominem ad celsitudinem perfec- tionis. » Item : « Quisquis ergo ad celestem patriam festinas, hanc mini- mam inchoationis regulam, adjuvante Christo, perfice, et tunc demum ad majora doctrinæ virlutumque culmina, Deo protegente, pervenies. » Qui, ut ipse ait, quum legamus olim sanctos Patres, uuo die, Psalterium explere solere, ita psalmodiam tepidis temperavit, ut in ipsa per hebdomadam dis- tributione psalmorum, minore ipsorum numero monachi quam clerici con- tenti essent. |

: VIII. Quid etiam tam religioni quietique monasticæ contrarium est, quam quod luxurie fomentum maxime prestat et tumultus excitat, atque ipsam Dei in nobis imaginem, qua præstamus cæteris, id est rationem delet ? Hoc autem vinum est, quod supra omnia victui pertinentia plurimum Scriptura damnosum asserit, et caveri admonet. De quo et maximus ille sapientum in Proverbiis meminit dicens! : « Luxuriosa res vinum et tumultuosa ebrietas. Quicunque his delectatur, non erit sapiens... Cui ? cujus patri væ? cui rixze? cui foveæ ? cui sine causa vulnera ? cui suffusio oculorum ? nonne his qui morantur in vino, et student calicibus epotandis? Ne intuearis vinum quando flavescit, quum splenduerit in vitro color ejus. Ingreditur blande, sed in novissimo mordebit ut coluber, et sicut regulus venena diffundet. Oculi tui videbunt extranea, et cor tuum loquetur perversa. Et eris sicut dormiens in medio mari, et quas sopitus gubernator amisso clavo; et di- ces : verberaverunt me, sed non dolui: traxerunt me, et ego non sensi. Quando evigilabo, et rursus vina reperiam ? » ltem? : « Noli regibus, o Sa-

1 Prov., xx, 1. ? Prov., xxxi, 4, 15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 155

doivent donc se bien garder de se charger d'un fardeau sous lequel nous voyons presque tous les hommes faiblir, que dis-je? succomber. Le monde a vieilli, il est aisé de s'en apercevoir ; les hommes et toutes les créatures ont perdu leur vigueur native, et, suivant la parole de la Vérité, c'est moins la pitié d'un grand nombre que celle de tous qui s'est refroidie. Les hommes ayant dégénéré, il faut donc modifier ou dy moins adoucir les régles établies pour eux.

Cette différence n'a pas échappé à saint Benoit lui-même. Il avoue qu'il a tellement adouci la rigueur des usages monastiques, que, dans sa pensée, sa régle, comparée à celle des premiers moines, n'est, en quelque sorte, qu'une régle de convenance, un réglement préparatoire à la vie monacale. « Nous avons fait cette régle, dit-il, afin de prouver en l'observant, que nous possédons, tant bien que mal, l'honnêteté des mœurs et le germe des vertus de la profession religieuse. Pour celui qui aspire à la perfection de ce genre de vie, il existe la doctrine des saints Pères, dont la pratique conduit l'homme aux sommets de la perfection. » Et encore : « Qui que vous soyez, qui aspirezà la céleste patrie, cette faible régle n'est qu'une régle de début ; complétez-la avec l'aide du Christ ; c'est alors seulement que, par la protection de Dieu, vous arriverez au comble de la science et de la vertu. » Les saints Péres, c'est lui-méme qui le dit, avaient coutume de lire chaque jour tout le Psautier ; l'attiédissement des esprits l'a contraint de diminuer la tâche, si bien que cette lecture est aujourd'hui répartie sur la semaine entière, et que les moines sont moins chargés que les clercs.

VIII. Qu'y a-t-il de plus contraire à la profession religieuse et à la mortifica- tion de la vie monastique, que ce qui fomente la luxure, excite les désordres et détruit en nous la raison, cette image méme de Dieu, laquelle nous élève au-dessus de tous les êtres? C'est assurément le vin, que l'Écriture représente comme dangereux entre tous les aliments et contre lequel elle nous met en garde; le vin, au sujet duquel le plus grand des sages a dit dans ses Proverbes : « Le vin engendre la luxure et l'ivresse, le désordre des sens. Quiconque v cherche son plaisir ne sera jamais sage... À qui mal- heur? au pére de qui malheur? à qui les rixes? à qui les précipices? à qui les blessures sans sujet ? à qui les yeux gonflés? sinon à ceux qui passent leur vie à boire et qui font métier de vider les coupes. Ne regardez pas le vin quand il parait doré, quand son éclat brille dans le cristal. ll. entre en ca- ressant, mais, il mord comme le serpent, et, comme le basilic, répand son venin. Vos veux alors verront ce qui n'existe pas, votre cœur parlera à tort et à travers. Et vous serez comme un homme endormi en pleine mer, comme un pilote assoupi qui a perdu son gouvernail, et vous direz : ils m'ont battu, mais je ne l'ai pas senti; ils m'ont trainé, et je ne m'en suis pas aperçu ; quand me réveillerai-je et trouverai-je encore du vin? « Et ailleurs : « N'al-

156 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

mucl, noli regibus dare vinum ; quia nullum secretum est ubi regnat ebrie- tas; et ne forte bibant et obliviscantur judiciorum, et mutent causam filio- rum pauperis. » Et in Ecclesiastico scriptum est! : « Vinum et mulieres apostatare faciunt sapientes, et arguunt sensatos. » |

Ipse quoque Hieronymus, ad Nepotianum scribens de vita clericorum, et quasi graviter indignans quod sacerdotes legis ab omni quod inebriare potest abstinentes nostros in hac abstinentia superent : « Nequaquam, » inquit, « vi- num redoleas, ne audias illud philosophi : « lioc non est osculum porrigere, sed vinum « propinare. » Vinolentos sacerdotes et Apostolus damnat, et lex vetus prohibet? : « Qui altario deserviunt, vinum et siceram non bibant. » Sicera Hcbræo sermone omnis potio nuncupatur quæ inebriare potest, sive illa quæ fermento conficitur, sive pomorum succo, aut favi decoquitur in dulcedinem, et herbarum potionem, aut palmarum fructus exprimuntur in liquorem, coctisque frugibus aqua pinguior colatur. « Quidquid inebriat, et statum mentis evertit, fuge similiter ut vinum. »

Ecce quod regum deliciis interdicitur sacerdotibus penitus dencgatur, et cibis omnibus periculosius esse constat. Ipse tamen tam spiritualis vir, bea- tus Benedictus, dispensatione quadam presentis setatis indulgere monachis cogitur. « Licet, » inquit, « legamus vinum monachorum omnino non esse : sed quia nostris temporibus lioc monachis persuaderi non potest, ctc. » Legerat, ni fallor, quod in Vitis Patrum scriptum est his verbis : « Narra- verunt quidam abbati pastori de quodam monacho, quia non bibebat vinum, et dixit eis quia vinum monachorum omnino non est. » Item post aliqua : « Facta est aliquando celebratio missarum. in monte abbatis Antonii, ct inventum est ibi cenidum vini. El extollens unus de senibus parvum vas calicem portavit ad abbatem Sisoi, ct dedit ei. Et bibit semel, et secundo, et accepit, et bibit. Obtuht ei et tertio. Sed non accepit, dicens : « Quiesce, « frater; an nescis quia est Satanas? » Et iterum de abbate Sisoi : « Dicit « ergo Abraham discipulis ejus : « Si occurritur in sabbato et dominica ad « ecclesiam, et biberit tres calices, ne multum est? » Et dixit senex : « Si non esset Satanas, non esset multum. »

IX. Ubi unquam, quæso, carnes a Deo damnat sunt vel monaclus inter- dicte ? Vide, obsecro, et attende qua necessitate regulam temperet in eo etiam quod periculosius est monachis, et quod eorum non esse noverit, quia videlicet hujus abstinentia temporibus suis monachis jam persuaderi non poterat.

1 Eccles., xix, ?, ? Levit,, x, 9.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 151

lez pas donner aux rois, ó Samuel, n'allez pas leur donner du vin! car il n'y a plus de secret régne l'ivresse ; craignez que, se prenant à boire, ils n'oublient la justice et ne brouillent la cause des fils du pauvre. » Et il est écrit dans l'Ecclésiastique : « Le vin et les femmes font apostasier les sages el égarent les plus sensés. »

' Saint Jérôme aussi, dans sa lettre à Népotien sur la vie des clercs, s'in- digne hautement de ce que les prêtres de l'ancienne loi, s'abstenant de tout ce qui peut enivrer, l'emportent sur ceux de la nouvelle par cette absti- nence. « Nesentez jamais le vin, dit-il, de peur qu'on ne vous applique le mot du philosophe : cen'est pas offrir un baiser, c'est faire passer la coupe du vin. » L'Apótre condamne les prétres qui s'adonuent au vin, et l'an- cienne loi en défend l'usage : « Que ceux qui desservent l'autel, est-il dit, ne boivent ni vin ni bière. » Ou appelle bière, chez les Hébreux, toute espèce de boisson capable d'enivrer, qu'elle soit le produit de la fermenta- tion de la levüre ou du suc de pomme, celui de la coction du miel ou d'au- tres infusions, qu'elle soit exprimée des sucs du fruit du palmier ou d'autres graines bouillies et réduites en sirop. « Tout ce qui enivre et jette l'es- prit hors de son assiette, fuyez-le comme le vin. »

Voilà donc le vin retrauché des jouissances des rois, absolument interdit aux prétres, et considéré comme le plus dangereux de tous les aliments. Ce- pendant saint Benoit, cette émanation de l'Esprit saint, contraint par le re- lâchement de son siècle, en permet l'usage aux moines. « Nous lisons, il est vrai, que le vin ne convient nullement aux moines, dit-il; toutefois, comme il est devenu impossible aujourd'hui de le leur persuader... » 1l avait lu, sans doute, ce qui est écrit daus la Vie des Péres. « On rapporta un jour à un abbé pasteur qu'un de ses moines ne buvait pas de vin, et il répondit : le vin ne convient. nullement aux moines. » Et plus loin : « Uu jour, on célébrait des messes dans le monastère de l'abbé Antoine : il s'y trouva une cruche de vin. Un des vieillards en versa dans une coupe, la porta à l'abbé Sisoi, et la lui offrit. L'abbé la prit et la vida, la prit une sc- conde fois et la vida encore ; mais à la troisième fois qu'on la lui offrit, i] la refusa en,disant : assez, mou frère; ignorez-vous que c'est le démon? » L'abbé Sisoi nous offre encore un exemple. Abraham dit donc à ses disci- ' ples : « S'il se présente une occasion, dans l'Église, un jour de sabbat ou un dimanche, et qu'on boive jusqu'à trois coupes, est-ce trop? » et le patriar- che répondit : « Ce ne serait pas trop, si Satan n'était pas dedans. »

IX. Est-il, je le demande, est-il un endroit l'usage de la viande soit condamné par Dieu ou interdit aux moines? À quelle nécessité, je vous prie, saint Benoit ne dut-il pas céder pour adoucir la rigueur de sa règle en une chose si dangereuse pour les moines et qu'il savait ne point leur convenir ? Sans doute, il reconnut qu'il n'aurait pu en persuader l'abstinence aux moines de son temps.

[i

158 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL.E.

Utunam eadem dispensatione et in hoc tempore ageretur, ut videlicet in his, qui media boni et mali atque iudifferentia dicuntur, tale temperamen- tum fieret; ut. quod jam persuaderi non valet, professio non exigeret, mc- diisque omnibus sine scandalo concessis, sola interdici peccata sufficeret ; et sic quoque in cibis sicut. in vestimentis dispensaretur, ut. quod vilius comparari posset ministraretur, et per omnia necessitati, non superfluitati consuleretur. |

Non enim magnopere sunt curanda quæ nos regno Dei non præparant, vel qui nos minime Deo commendant. Hæc vero sunt omnia quæ exterius ge- runtur, et sque reprobis ut electis, æque hypocritis ut religiosis communia sunt. Nihil quippe inter judæos et christianos ita separat sicut exteriorum operum et interiorum discretio, præsertim quum inter filios Dei et diaboli sola charitas discernat, quam plenitudinem legis et finem præcepti Aposto- lus vocat. Unde et ipse hanc operum gloriam prorsus extenuans, ut fidei præ- ferat justitiam, Judæum alloquens dicit!: « Ubi est. gloriatio tua? Exclusa est. Per quam legem? factorum ? Non, sed per legem fidei. Arbitramur eum hominem justificari per fidem sinc operibus legis. » Item? : « Si enim Abra- ham ex operibus justificatus est, habet gloriam, sed non apud Deum. Quid enim dicit Scriptura? Credidit Abraham Deo, et reputatum est ei ad justi- tiam. » Et rursum : « Ei, inquit, qui non operatur, credenti autem in Deum qui justificat impium, deputatur fides ejus ad justitiam secundum proposi- tum grati; Dei. » |

Idem etiam omnium ciborum esum Christianis indulgens, et ab his ea que justificant distinguens* : « Non est, inquit, regnum Dei esca ct potus, sed justitia et pax, et gaudium in Spiritu sancto. Omnia quidem munda sunt, sed malum est homini qui per offendiculum manducat. Bonum est non manducare carnem, et non bibere vinum, neque in quo frater tuus offendatur, aut scandalizetur, aut infirmetur. » Non enim hoc loco, ulla cibi comestio interdicitur, sed comestionis offensio; qua videlicet quidam ex conversis Judæis scandalizabantur, quum viderent ea quoque comedi quæ lex interdixerat. Quod. quidem scandalum apostolus etiam Petrus cupiens evitare, graviter ab ipso est objurgatus, et salubriter correctus, sicut ipsemet Paulus ad Galatas scribens commemorat. Qui rursus Corinthiis scribens 5 : « Esca autem nos non commendat Deo. » Et rursum*: « Omne quod in ma- cello venit manducate... Domiui est terra et plenitudo ejus. » Et ad Colos- senses ? : « Nemo ergo vos judicet in cibo aut in potu. » Et post aliqua* : « Si

! Roman., Ill, v, 27. * Ropan., IV, v, 2 ct 4, 5 Roman., iv, 5. * Roman., xiv, 17. 5 Corinth, I, vur, 8. —9 Roman., I, x, 9, 28; ? Coloss., 11, 16. 5 Roman., 20 et suiv.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 159

Plàt à Dieu qu'aujourd'hui on appliquàt le méme système de concession, et qu'on adoptát un tel tempérament pour toutes les choses qui, n'étant en soi ni bonnes ni mauvaises, sont dites indifférentes ! Plàt à Dieu que la réglo des vœux n'exigeât pas ce qu'il est devenu impossible de persuader, et que, toutes les choses indifférentes étant tolérées sans scandale, il suftit d'iuter- dire ce qui est vraiment un péché ! Ainsi se contenterait-on, en fait de nour- riture et de vétement, de ce qu'il y aurait de moins cher : le nécessaire en toutes choses et point de superflu.

En effet, il ne faut pas attacher une importance souveraine aux choses qui ue nous préparent pas au royaume de Dieu ou qui ne peuvent avoir qu'un médiocre mérite à ses yeux; et telles sont les pratiques extérieures com- munes aux réprouvés et aux pénitents, aux hypocrites et aux vrais dévots. Ce qui distingue essentiellement le juif du chrétien, c'est la différence des actes extérieurs et des actes intérieurs. La charité seule distingue les fils de Dieu et ceux du démon ; la charité, que l'Apótre appelle la plénitude de la loi et la fin du précepte. Voilà pourquoi, rabaissant le mérite des œuvres pour élever au-dessus d'elles la justice de la foi, il dit, apostrophant le juif : « est donc l'objet de votre glorification? 11 est exclu. Par quelle loi? Est-ce par la loi des œuvres? Non, mais par la loi de la foi. Nous concluons donc que l'homme est justifié par la foi dans les œuvres de la loi. » Et ail- leurs : « Si Abraham a été justifié par ses œuvres, il a sujet de se glorifier, mais non pas devant Dieu. Car, que dit l'Écriture? Abraham a cru en Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice. » Et ailleurs : « À celui, dit-il, qui ne fait pas les œuvres, mais qui croit en Dieu qui justifie l'impie, sa foi lui est imputée à justice, selon le décret de la grâce de Dieu. »

Il dit encore, permettant aux chrétiens l'usage de toute espéce d'aliments, et distinguant de ces pratiques celles qui nous justifient devant Dieu : « Le rovaume de Dieu n'est point viande ni breuvage, mais Justice et paix et joie dans le Saint-Esprit. Toutes choses sont pures en soi; le mal est le fait de l'homine qui mange en scandalisant autrui. Il est bon de ne point manger de viande, de ne pas boire de vin, de rien faire qui puisse blesser son frére, le scandaliser ou affaiblir sa foi. » Ce qui est interdit dans ce passage, ce n'est point l'usage d'aucun aliment, mais le scandale qui peut en résulter et qui en résultait, par le fait, pour les juifs convertis, alors qu'ils voyaient manger des aliments interdits par la loi. C'est pour avoir voulu éviter ce scandale que l'apótre Pierre. fut sévèrement réprimaudé et salutairement averti, comme saint Paul le rapporte lui-même dans son épitre aux Galates. Et il y revient en écrivant aux Corinthiens : « Ce n'est pas notre nourriture qui nous recommande à Dieu, » dit-il. Et ailleurs : « Mangez de tout ce qui se vend au marché... La terre est au Seigneur, ainsi que tout ce qui est dans son sin. » Et aux Colossiens : « Que personne ne vous condamne pour le mauger ou pour le boire. » Et plus bas : « Si vous êtes mort avec le Christ aux éléments de ce monde, pourquoi ces mesures, comme si vous

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mortui estis cum Christo ab elementis liujus mundi, quid adhuc tanquam viventes in mundo decernitis? Ne tetigeritis neque gustaverilis, neque con- trectaveritis quæ sunt omnia in interitum ipso usu, secundum praeceptum et doctrinas hominum. »

Elementa bujus mundi vocat prima legis rudimenta secundum car- nales observantias, in quarum videlicet doctrina, quasi in addiscendis litte- ralibus elementis, primo se mundus, id est carnalis adhuc populus exerce- bat. Ab his quidem elementis, id est carnalibus observautiis tam Christi quam sui mortui sunt; quum nihil his debeant, jam non in hoc mundo viventes, hoc est inter carnales figuris intendentes, et decernentes, id est distinguentes quosdam cibos vel quaslibet res ab aliis, atque ita di- centes : ne teligeritis hac vel illa. Quae scilicet tacta, vel gustata, vel con- trectata, inquit Apostolus, sunt in interitum anima ipso suo usu, quo vide- licet. ipsis ad aliquam etiam utimur humilitatem : secundum, inquam, preceptum et doctrinas hominum, id est carnalium et legem carnaliter m- telligentium, potius quam Christi vel suorum.

Hic enim quum ad prædicandum ipsos destinaret Apostolos, ubi magis ipsi ab omnibus scandalis providendum erat, omnium tamen ciborum esum eis ita indulsit, ut apud quoscunque suscipiantur hospitio, ita sicut illi vic- ' titent, edentes scilicet et bibentes quæ apud illos sunt. Ab hac profecto do- minica suaque disciplina illos recessuros ipse jam Paulus per Spiritum pro- hibebat, de quibus ad Timotheum scribit dicens ! : « Spiritus autem inanifeste dicil, quia in novissimis temporibus discedent quidam a fide, attendentes spiritibus erroris, et doctrinis daemoniorum in hypocrisi loquentium men- dacium, prohibentium nubere, abstinere a cibis quos Deus creavit ad perci- piendum cum gratiarum actione fidelibus, et his qui cognoverunt veritatem ; quia omnis creatura Dei bona, et nihil rejiciendum quod cum gratiarum actione percipitur. Sanctificatur enim [per] verbum l'ei et orationem. Hac proponens fratribus, bonus eris minister Christi Jesu, et enutritus verbis fidei, et bon; doctrinæ, quam assecutus es. »

Y

Quis denique Joannem ejusque discipulos abstinentia nimia se macerantes ipsi Christo ejusque discipulis in religione non præferat, si corporalem ocu- lum ad exterioris abstinentiæ intendat. exhibitionem ? De quo etiam ipsi discipuli Joannis adversus Christum et suos murmurantes, tanquam adhuc in exterioribus judaizantes, ipsum interrogaverunt Dominum, dicentes : « Quare nos et Phariszi Jejunamus frequenter, discipuli autem tui non jejunant ? »

1 Timoth,, I, iv, 1.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HELOISE. 161

viviez encore au monde, savoir: vous ne toucherez pas, vous ne goüterez pas, vous ne mettrez pas la main à tous ces aliments dont l'usage donne la mort, suivant les préceptes et les régles des hommes? »

ll appelle éléments de ce monde les premiers rudiments de la loi qui touchent aux observances charnelles ; espéce d'alphabet élémentaire sur le- quel s'exercait le monde, c'est-à-dire un peuple encore charnel. À ces élé- ments, je veux dire aux observances de la chair, sont morts ceux qui sont à Jésus-Christ età ceux de Jésus-Christ ; ils ne leur doivent plus rien. ne vivant plus en ce monde, c'est-à-dire parmi ces hommes attachés à la chair, posant des régles, et établissant des distinctions entre tels et tels aliments, entre une chose ei une autre, ct disant : « vous ne toucherez point à ceci ou à cela; » toutes choses auxquelles i] suflit de toucher, de goùter, de porter la main, selon l'Apótre, pour donner la mort à l'àme, alors méme que nous en faisons usage pour quelque raison d'humilité. Ce langage, je le répète, est conforme aux préceptes et aux régles des hommes, c'est-à-dire de ceux qui vivent dans la chair ct qui comprennent la loi dans le sens de la chair, et non à la loi de Jésus-Christ et de ceux de Jésus-Christ.

En effet, lorsque le Seigneur préparait les apôtres à précher son Évangile, c'était, sans doute, plus que jamais le moment de prévenir tout sujet de scandale. Or, il leur permit si bien l'usage de toute espèce de nourriture qu'il leur prescrivit de vivre comme leurs hôtes, partout ils recevraient l'hospitalité, c'est-à-dire de boire et de manger ce qu'ils trouveraient à leur table. Et saint Paul assurément prévoyait, par les lumières du Saint-Esprit, que bientôt ils s'écarteraient de la. doctrine du Seigneur, qui est aussi sieune, lorsqu'il écrivait à Timothée : « L'esprit-Saint dit expressément que, dans les temps à venir, quelques-uns déserteront la foi, s'adounant à des esprits d'erreur et aux doctrines des démons enseignées par des hypocrites qui précheront le mensonge, proscriront le mariage, et commauderont de s'abstenir des aliments que Dieu a créés, pour que les fidèles et ceux qui ont été initiés à la vérité en usent avec reconnaissance; car tout ce qui a été créé par la main de Dieu cst bon, et il n'y a rien à rejeter de ce qu'on reçoit avec reconnaissance, la parole de Dieu et la priére le sanctifiant. En enseignant cela à vos fréres, vous vous montrerez bon ministre. de Jésus-Christ, nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine dont vous vous étes fait le dis- ciple. »

Enfin, à considérer les actes extérieurs de l'abstinence avec les yeux du corps, qui n'aurait pas mis au-dessus de Jésus-Christ et de ses disciples saint Jean et ses disciples poussant jusqu'à l'excés l'abstinence et les macératious? Ceux-ci même qui, à l'exemple des juifs, s'attachaient aux actes extérieurs, murmuraient contre Jésus-Christ et disaient, l'interrogeant. lui-même : « Pourquoi vos disciples ne jeünent-ils point, landis que nous jeünons si souvent, nous et les pharisiens ? »

11

162 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

X. Quod diligenter attendens beatus Augustinus, et quid inter virtu- tem et virtutis exhibitionem referat distinguens, ita quæ fiunt exterius pensat, ut nihil meritis superaddant opera. Ait quippe sic in libro de Bono conjugali : « Continentia, non corporis, sed anim: virtus est. Virtutes autem animi aliquando in corpore manifestantur, aliquando in habitu : sicut martyrum virtus apparuit in tolerando passiones. » Item : « Jam enim erat in Job patientia, quam noverat Dominus et cui testimonium perhibebat, sed hominibus innotuit tentationis examine. » ltem : « Verum ut apertius intel- ligatur quomodo sit virtus in habitu, etiam si non sit in opere, loquor de exemplo de quo nullus dubitat catholicorum. Dominus Jesus quod in veritate carnis esurierit, et sitierit, et manducaverit , et biberit, nullus ambigit eorum qui ex ejus Evangelio fideles sunt. Num igitur non erat in illo continentiæ virtus a cibo ct potu, quanta erat in Joanne Baptista? « Venit enum Joannes «uon manducans et bibens, et dixerunt . Dæmonium | liabet. Venit filius « hominis manducans ct bibens, et dixerunt : ecce homo vorax et potator « vini, amicus publicanorum et peccatorum. » Item deinde ibi subjecit quum de Joanne ac de se illa dixisset : « Justificata est sapientia a. filiis suis, qui virtutem continentie vident in habitu animi semper esse debere : in opere autem pro rerum ac temporum opportunitate mamifestari, sicut virtus pa- lientiæ sanctorum martyrum. » Quocirca sicut non est impar meritum pa- tientiæ in Petro, qui passus est, et in Joanne qui passus non est : sic non est impar meritum continentiæ iu Joanne, qui nullas expertus est nuptias, et m Abraham, qui filios generavit ; et illius enim cœlibatus, et illius connubium pro distributione temporum Christo militaverunt. Sed continentiam Joannes et in opere, Abraham vero in solo habitu habebat.

lllo itaque tempore, quum et lex dies patriarcharum subsequens male- dictum dixit qui non excitaret semen in Israel, et qui non poterat non pro- mebat, sed tamen habebat. Ex quo autem venit plenitudo temporis ut dice- relur{ : « qui polest capere capial ; qui habet, operetur ; qui operari noluent, uon se habere mentiatur. » Ex his hquide verbis colligitur solas apud Deum merita virtutes obtinere, et quicunque virtutibus pares sunt, quatitunicun- que distent operibus, qualiter a Christo promereri. Unde quicunque sunt vere christiani, sic toti circa interiorem. hominem sunt occupati, ut eum scilicet virtutibus ornent, ac vitiis mundent : ut de exteriori nullam vel minimam assumant curam.

Unde et ipsos legimus Apostolos ita rusticane et velut inloneste ipso

Matth., xix, 12.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 103

X. Saint Augustin, attentif à cette considération, met entre les apparences de la vertu et la vertu une telle différence, que, dans sa pensée, les œuvres n'ajoutent rien aux mérites. Voici en effet ce qu'il dit dans son Traité sur le bien conjugal : « La charité est une vertu de l'àme, non du corps. Sou- vent les vertus de l'âme consistent dans le simple état de l'àme; souvent aussi elles se manifestent dans les actes extérieurs : telle la vertu des mar- tyrs apparut dans leur courage à supporter les supplices. » Et ailleurs : « La patience était dans l'àme de Job, le Seigneur la connaissait et en rendait té- moignage; mais elle ne fut connue des hommes que par l'épreuve de la tentation. » Et encore: « En vérité, pour faire comprendre plus clairement comment la vertu consiste dans l'état de l'âme, indépendamment des œu- vres, je vais citer un exemple qui ne peut laisser de doute chez aucun chré- tien. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait été, dans la réalité de sa chair, sujet à Ja faim et à la soif, qu'il ait mangé ct bu, nul ne le conteste parmi ceux qui croient à son Évaugile : est-ce donc que sa vertu d'abstinence dans le boire et le manger n'était pas aussi grande que celle de saint Jean-Bap- tiste? Or Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : « ]l est possédé du démon. » Le Fils de l'Homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : « Voilà un mangeur et uu buveur, un ann des publicains et des pécheurs. » Puis, aprés avoir parlé de Jean et de lui-même, l'Évangé- liste ajoute : « La sagesse a été justifiée par ses enfants, qui voient que la vertu de continence doit toujours consister dans l’état de l'âme, tandis que sa manifestation par les œuvres est subordonnée aux choses et aux temps, comme la vertu de la patience chez les martyrs. » De méme donc que le mérite de la patience est égal chez Pierre qui a été martyrisé et chez Jean qui ne l'a pas été, de méme il y a égal mérite de continence chez Jean qui ne counut pas le mariage et chez Abraham qui a engendré des eufauts. En effet, le célibat de l'un et le mariage de l'autre ont également milité en leur temps pour Jésus-Christ ; mais la continence de Jean se montrait dans ses œuvres, celle d'Abraham résidait seulement dans l'état de son âme.

Ainsi à l'époque la loi, eu égard à la longue vie des patriarches, décla- rait maudit celui qui ne produirait point de postérité en Israël, celui qui ne le pouvait pas n'en produisait pas; en esprit, il n'en accomplissait. pas moins la loi. Depuis, les temps se sont accomplis, et il a. été dit : « Que celui qui peut comprendre comprenne; que celui qui est en état. fasse les œuvres ; que celui qui ne veut pas faire les œuvres, ne dise pas qu'il est en élat. » Paroles claires et dont 1l résulte que les vertus seules sont meritoires devant Dieu, et que tous ceux qui sont égaux en vertus seront traités également par lui, quelque distance qu'il y ait entre les œuvres. Aussi ceux qui sont vraiment chrétiens, tout occupés de parer l'homme in- térieur de vertus nouvelles et de le purifier des vices, ne prennent point ou ne prennent que fort peu de souci de l'extérieur.

C'est pourquoi nous lisons que les Apólres eux-mêmes se comportaient

An

164 : " ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

eliam Domini comitatu se habuisse, ut velut ommis reverenti atque honestatis obliti, quum per sala transirent, spicas vellere, fabricare et comedere, more puerorum, non erubescerent, nec de ipsa etiam manuum ablutione, quum cibos essent accepturi, sollicitos esse. Qui quum a nonnullis quasi de immunditia arguerentur, eos Dominus excusans : « non lotis, » inquit', « manibus manducare non coinquinat homi- nem. » Ubi et statim generaliter adjecit, ex nullis exterioribus animam in- quinari, sed ex his tantum qux de corde prodeunt, « quz sunt, » inquit, « cogitationes, adulteria, homicidia, etc. » Nisi enim prius prava voluntate animus corrumpatur, peccatum esse non poterit quidquid exterius agatur in corpore. Unde et bene ipsa quoque adulteria sive homicidia ex corde pro- cedere dicit, quæ et sine tactu corporum perpetrantur, juxta illud? : « qui viderit mulicrem ad concupiscendam eam, jam mœæchatus est in corde suo. » Et *: « omnis qui odit fratrem suum homicida est. » Et tactis vel lesis corporibus minime peraguntur, quando videlicet per violentiam opprimitur aliqua, vel per justitiam coactus judex interficere reum. « Om- nis » quippe « homicida, » sicut scriptum est*, « non habet partem in regno Dei. »

Non itaque magnopere quz fiunt, sed quo animo fiant pensandum est, si illi placere studemus, qui cordis et renum probator est, et in abscondito vi- det, « qui judicabit occulta hominum, » Paulus inquit, « secundum Evan- gelium meum, » hoc est secundum mes praedicationis doctrinam. Unde ct modica vidus oblatio, quæ fuit duo minuta, id est quadrans, omnium divi- tum oblationibus copiosis przlata est ab illo cui dicitur : « bonorum meo- rum non eges; » cui magis oblatio ex offerente quam offerens placet ex oblatione, sicut scriptum est * : « respexit Dominus ad Abel, et ad munera ejus; » ut videlicet prius devotionem offerentis inspiceret, et sic ex ipso donum oblatum gratum haberet.

Qus quidem animi devotio tanto major in Deo habetur, quanto in exte- rioribus qui fiant minus confidimus. Unde et Apostolus, post communem ciborum indulgentiam, de qua, ut supra meminimus, Timotheo scribit, de exercitio quoque corporalis laboris adjunxit, dicens? : « exerce autem te ipsum ad pietatem ; nam corporalis exercitatio ad modum utilis est : pietas aulem ad omnia utilis est, promissionem habens vite qu: nuuc est, et future. » Quoniam pia mentis in. Deum devotio, et hic ab ipso meretur necessaria, el in futuro perpetua.

! Matth., xxv, 20. 2 Matth., v, 28. 5 Joan, 1n, 3. * Id., ibid. 5 Rom., n, 16. 6 Timoth., !, 1v, 7, 8. 7 Timoth., I, iv, 7, 8.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOIÏSE. 165

grossièrement et presque sans pudeur, tandis qu'ils marchaient à la suite du Seigneur. On eût dit qu'ils avaient oublié tout respect, toute convenance. Lorsqu'ils passaient dans un champ, ils ne rougissaient pas d'arracher des épis, de les égrener et de les manger comme des enfants; ils ne s'inquié- taient méme pas de laver leurs mains avant de prendre leur nourriture, ce qui les faisait accuser par quelques-uns de malpropreté. Mais le Seigneur les excuse. « De manger sans avoir lavé ses mains, dit-il, ce n'est pas ce qui souille l'homme. » Et il ajoute aussitôt, d'une manière générale, que l'âme ne peut étre souillée par les choses exterieures, mais seulement par celles qui sortent du cœur, e'est-à-dire, par « les mauvaises pensées, les adultères, les homicides, etc. » Si le cœur, en effet, n'est pas corrompu avant l'acte par une intention mauvaise, l'acte extérieur ne saurait étre un péché. Aussi dit-il que les adultéres mêmes et les homicides viennent du cœur, puisqu'ils peuvent être accomplis sans l'intervention du corps. selon cette parole :

« Quiconque voit une femme et la convoite est, par cela seul, adultére dans

son cœur. » Et encore : « Quiconque hait son frère est homicide. » Tandis qu'il n'y a ni adultére ni violence, les actes fussent-ils accomplis, quand une femme succombe à la violence, ou quand un juge, au nom de la justice, est contraint de mettre un coupable à mort; « car tout homicide, est-il écrit, n'a point de part au royaume de Dieu. »

C'est donc moins nos actes en eux-mêmes, que l'intention avec laquelle nous les accomplissons, qu'il faut peser, si nous voulons être agréables à celui qui sonde les cœurs et les reins, qui voit clair dans les ténèbres, et « qui jugera les secrètes pensées des hommes, selon mon Évangile, » dit saint Paul, c'est-à-dire selon la doctrine de ma prédication. Voilà pourquoi Ja modique offrande de la veuve, qui ne donne que deux deniers, c'est-à-dire un quatrain, fut préférée aux offraudes abondantes par celui à qui nous disons : « vous n'avez pas besoin de mes biens; » par celui qui apprécie l'offrande d'après celui qui fait l'offrande, et non celui qui fait l'offrande d'après l'offrande, ainsi qu'il est écrit : « Le Seigneur regarda favorable- ment Abel et ses présents ; » ce qui signifie qu'il examina avant tout la piété de celui qui lui faisait l'offrande, et eut le dou pour agréable à cause de celui qui le faisait.

La dévotion du cœur a d'autant plus de prix aux yeux de Dieu, que nous meltous moins de confiance dans les manifestations extérieures. C'est pour- quoi l'Apótre, aprés avoir, dans sa lettre à Timothée dont nous avons parlé plus haut, autorisé l'usage de tous les aliments, ajoute, au sujet des travaux du corps : « c'est à la piété qu'il faut vous exercer; les exercices du corps ne sont utiles qu'à certaines choses, mais la piété est utile à tout ; c'est à elle qu'ont été proniises et la vie présente et la vie future. » En effet, la dévotion et la piété du cœur envers Dieu obtiennent de Jui les biens de ce monde ct ceux de l'éternité.

*

106 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

Quibus quidem documentis quid aliud docemur quam-christiane sapere, et cum Jacob de domesticis animalibus refectionem patri providere, non cum Esau de silvestribus curam sumere, et in exterioribus judaizare. Hinc et illud est Psalmistæ! : « In me sunt, Deus, vota tua, quæ reddam lauda- tiones tibi. » Ad hoc quoque illud adjunge poeticum * :

Ne te quæsiveris extra.

Multa sunt et innumerabilia tam secularium quam ecclesiasticorum doc- . torum testimonia, quihus ea quæ sunt exterius ct indifferentia vocantur, non magnopere curanda esse docemur. Alioquin legis opera, et servitutis ejus, sicut ait Petrus, importabile jugum Evangeliez libertati esset. præfe- rendum, et suavi jugo Christi, et ejus oneri levi. Ad quod quidem suave ju- gum et onus leve per semetipsum Christus nos invitans : « venite, » inquit, « qui laboratis et onerati estis. » Unde et predictus Apostolus quosdam jam ad Christum conversos, sed adhuc opera legis retineri censentes vehementer objurgans, sicut in Actibus Apostolorum scriptum est, ait* : « viri fratres, quid tentatis Deum imponere jugum super cervicem discipulorum, quod ne-

que patres nostri neque nos portare potuimus? sed per gratiam Domini Jesu credimus salvari, quemadmodum et illi. »

XI. Et tu ipse, obsecro, non solum Christi, verum etiam hujus imitator Apostoli discretione sicut in nomine, sic operum precepta moderare, ut in- firmæ convenit nature, et ut divinæ laudis plurimum vacare possimus officiis. Quam quidem hostiam, exterioribus omnibus sacrificiis reprobatis, Dominus commendans ait * : « si esurivero, non dicam tibi ; meus est enim orbis terre, et plenitudo ejus. Nunquid manducabo carnes taurorum, aut sanguinem hir- corum potabo? Immela Deo sacrificium laudis, et redde oltissimo vota tua, et invoca me in die tribulationis, et eruam te, et honorificabis me. »]

. Necid quidem ita loquimur, ut laborem operum corporalium respuamus, quum necessitas postulaverit, sed ne ista magna putemus quz corpori serviunt, et officii divini celebrationem præpediunt; presertim. quum ex auctoritate Apostolica id precipue devotis indultum sit feminis, ut alienæ procura- tionis sustententur officiis magis, quam de opere proprii laboris. Unde ad Timotheum Paulus : « si quis fidelis habet viduas, subministret illis, et non gravetur Ecclesia, ut his quæ veræ vidue sunt sufficiat. » Veras quippe viduas dicit quascunque Christo devotas, quibus non solum maritus mor-

1 Psalm., 1v, 12. * Pers., sat., 1, 7. 5 Matth., xi, 28. * Act. Apost, xv, 10. 5 Act. Apost., XL, 1x, 12, 14. 6 Timoth., I, v, 10.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 107

Que nous enseignent tous ces préceptes, sinon de vivre suivant la sagesse chrétienne et de faire servir, comme Jacob, les animaux domestiques à la nourriture de notre père, au lieu d'aller, comme Ésaü, chercher ceux des foréts et de judaiser dans les pratiques extérieures. De ce précepte dn Psalmiste : « Le souvenir des vœux que je vous ai faits, Seigneur, est en moi, et je les réaliserai en actions de grâce. » À cette parole, ajoutez cello du poéte : « Ne vous cherchez pas hors de vous-méme. »

Les témoignages abondent dans les auteurs profaues comme dans les au- teurs sacrés, qui nous apprennent qu'il ne faut pas attacher une importance souveraine aux acles qu'on appelle extérieurs ct indifférents. Autrement les œuvres de la loi et l'insupportable servitude de son joug, comme dit Pierre, seraient préférables à la liberté de l'Évangile, au joug aimable de Jésus- Christ et à son poids léger. Pour nous inviter à recevoir ce joug aimable et ce léger fardeau, Jésus-Christ lui-méme nous dit : « venez, vous qui tra- vaillez et qui étes chargés. » C'est pourquoi l'apótre saint Paul réprimandait vivement certains juifs, convertis à Jésus-Christ, mais qui pensaient encore accomplir les œuvres de l'ancienne loi, dans ce passage des Actes des Apótres il dit : « hommes, mes frères, pourquoi tenter Dieu, pourquoi vouloir imposer aux disciples un joug que ni nos péres ni nous n'avons pu porter? Nous n'en croyons pas moins être sauvés, comme eux, par la grâce de Notre Seigneur Jésus. »

XI. Vous donc, qui étes non-seulement un disciple de Jésus-Christ, mais un fidèle imitateur de l'Apótre, qui en avez la sagesse aussi bien que le nom, mesurez-nous, je vous en prie, la règle des œuvres, en sorte qu'elle con- vienne à la faiblesse de notre sexe et que nous puissions être occupées sur- tout à rendre gloire au Seigneur. C'est ce sacrifice que le Seigneur recom- mande aprés avoir rejeté tous les sacrifices extérieurs, quand il dit : « si j'ai faim, je ne vous le dirai pas; car la terre entière est à moi et tout ce qu'elle contient. Croyez-vous que je mange la chair des taureaux ? que je boive le sang des boucs? Offrez à Dieu un holocauste de louanges, accomplissez envers le Trés-Haut les vœux que vous avez faits, invoquez-moi au jour de la dé- tresse, et je vous en tirerai, et vous m'honorerez. »

Nous ne disons pas cela dans l'intention de repousser tout travail. corpo- rel, lorsque la nécessité l'exigera, mais afin de n'avoir pas à attacher trop d'importance aux œuvres qui n'intéressent que le corps et qui nuiseut à la célébration de l'office divin ; puisque, au témoignage de l'Apótre, les femmes vouées à Dieu jouissent du privilége de vivre des dons de la charité plutôt que du produit de leur travail. Ce qui fait dire à saint Paul, dans sa lettre à Timothée : « si quelque fidèle a des veuves, qu'il subvienne à leurs besoins, et que l'Église n'en soit point chargée, afin qu'elle ait assez pour celles qui sont les véritables veuves. » Or, 1l appelle véritables. veuves les femmes vouées à Jésus-Christ, dont le mari est mort, pour lesquelles mort est le monde et qui sont elles-mèmes mortes à lui. Voilà celles qu'il convient

168 ABÆLARDI ET HELOISS EPISTOLAE.

tuus est, verum eliam mundus crucifixus est, et ipse mundo. Quas recte de dispendiis Ecclesie, tanquam de propriis sponsi sui redditibus, sus- tentari convenit. Unde et Dominus ipse Matri suæ procuratorem apostolum potius quam virum ejus previdit, et apostoli septem diacones, id est Ecclesie ministros, qui devotis ministrarent feminis, instituerunt.

Seimus quidem et Apostolum, Thessalonicensibus scribentem, quosdam otiose vel curiose viventes adeo constrinxisse, ut præciperet, quoniam, si quis non vult operari, non manducet ; et beatum Benedictum maxime, pro otiosi- tate vitanda, opera manuum injunxisse. Sed numquid Maria otiose sedebat, ut verba Christi audiret, Martha tam ei quam Domino laborante, et de quiete sororis tanquam invida murmurante, quasi quæ sola pondus diei et æstus portaverit ?

Unde et hodie frequenter murmurare eos cernimus, qui in exterioribus laborant, quum his qui divinis occupati sunt officiis terrena. ministrant. Et sepe de his, que tyranni rapiunt, minus conqueruntur quam quæ desidiosis, ut aiunt, istis et otiosis exsolvere coguntur. Quos tamen non so- ' jum verba Cliristi audire, verum etiam in his assidue legendis et decantandis occupatos considerant esse. Nec attendunt non esse magnum, ut ait Aposto- lus, si eis communicent corporalia, a quibus expectant spiritualia ; nec indi- gnum esse, ut qui terrenis intendunt, lus qui spiritualibus occupantur de- serviant. Hinc etenim ex ipsa quoque legis sanctione ministris Ecclesi: haec salubris otii libertas concessa, ut tribus Levi nihil hereditatis terrenæ perci- peret, quo expeditius Domino deservire ; sed de labore aliorum decimas et oblationes susciperet:

De abstinentia quoque jejuniorum, quam magis vitiorum quam ciborum Christiani appetunt, si quid Ecclesi; institutioni superaddi decreveris, deli- berandum est, et quod nobis expedit" instituendum.

Maxime vero de officiis Ecclesiasticis, et de ordinatione psalmorum pro- videndum est; ut in hoc saltein, si placet, nostram exoneres infirmitatem. Ne quum Psallerium per hebdomadem expleamus, eosdem necesse sit psal- mos repeti. Quam etiam beatus Benedictus, quum eam pro visu suo distri- buisset, in aliorum quoque actione sua id reliquit admonito, ut, si cui melius videretur, aliter ipsos ordinaret. Attendens videlicet, quod per tem- porum successionem Ecclesi: decor creverit, et quæ prius rude susceperat fundamentum, postniodum ædificii nacta est ornamentum.

lllud autem pro omnibus diffinire te volumus, quid de Evangelica lec

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 169

le nourrir aux dépens de l'Église, comme du revenu propre de leur époux. rest pourquoi le Seigneur confia le soin de sa mère à un apôtre plutôt qu’à son mari; et les Apôtres eux-mêmes ont institué sept diacres, c'est-à- lire sept ministres de l'Église, pour veiller aux besoins des femmes vouées | Dieu.

Nous savons, sans doute, que l'Apótre écrivant aux habitants de Thessa- onique, condamne ceux qui inènent une vie d'oisiveté et de méditation, à point qu'il veut que quiconque refuse de travailler ne mange pas. Nous avons aussi que saint Benoit a par-dessus tout prescrit le travail des mains »mme remède à l'oisiveté. Mais quoi? Marie n'était-elle pas oisive, lors- ju'elle était assise aux pieds du Christ écoutant ses paroles, tandis que Marthe, [ui travaillait pour elle en méme temps que pour le Seigneur, murmurait ec jalousie contre la paresse de sa sœur, et se plaignait de porter seule le »oids du jour et de la chaleur?

De méme, aujourd'hui, nous voyons fréquemment murmurer ceux qui occupent des soins extérieurs, lorsqu'ils fournissent à ceux qui sont oc- :upés du service de Dieu les biens de la terre. Et souvent ils se plaignent noins des rapines d'un tyran que des dimes qu'ils sont obligés de payer à ces ainéants, comme ils disent, à ces oisifs dont le repos n'est bon à rien. Ce- Jendant, ils voient ces fainéants incessamment occupés non-seulement à couter les paroles du Christ, mais à les lire et à les répandre. Ils ne pren- ent pas garde que c'est peu de chose, comme dit l'Apótre, de donner les yens du corps à ceux dont on attend les biens de l'âme, et qu'il n'est point contraire à l'ordre que ceux qui se livrent aux soins de la terre servent »eux qui sont occupés des soins du ciel. Aussi la loi elle-même a-t-elle assuré iux ministres de l'Église ce salutaire loisir. La tribu de Lévi ne possédait iucun héritage temporel : afin de pouvoir plus librement se consacrer au ser- rice du Seigneur, elle avait le droit de prélever sur le travail des autres en- fants d'Israél des dimes et des oblations.

Quant aux jeünes, que les chrétiens observent en les considérant plutôt comme une abstinence de vices que comme une abstinence d'aliments, il y aura lieu de voir s'il convient d'ajouter quelque chose aux canons de l'Église, et de nous donner sur ce point un réglement approprié.

Mais c'est particulièrement les offices de l'Église et la distribution des psaumes qu'il sera utile de régler. En cela, du moins, de grâce, soulagez notre faiblesse d'un trop lourd fardeau. Que la semaine nous soit donnée pour réciler le Psautier, de façon que nous n'ayons pas à répéter les mêmes psaumes. Saint Benoit, après avoir distribué la semaine selon ses vues, laissa ses surcesseurs libres d'agir suivant leur convenance. « Si quelqu'un trouve mieux à faire, 1l fera, dit-il, un autre règlement. » Il prévoyait qu'avec la succession des temps, la beauté de l'Église s'accroitrait ; il songeait an magnifique édifice qui s'est depuis élevé sur ses grossiers fondements.

Mais il est un point sur lequel nous désirons par-dessus tout ètre fixées.

170 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLEÆ.

tione, in vigiliis nocturnis, nobis agendum sit. Periculosum quippe videtur eo tempore ad nos sacerdotes aut diaconos admitti, per quos hæc lectio recitetur, quas precipue ab omni liominum accessu atque aspectu segregatas esse convenit : (um ut sincerius Deo vacare possimus, tum ctiam ut a tenta- tione tutiores simus.

Tibi nunc, domine, dum vivis, incumbit. instituere de nobis quid in perpetuum tenendum sit nobis. Tu quippe post Deum hujus loc. fundator, tu per Deum nostr: congregationis es plantator, tu cum Deo nostre sis reli- gionis institutor. Præceptorem alium post te fortassis habituræ sumus, et qui super alienum aliquid ædificet fundamentum. Ideoque veremur de nobis minus futurus sollicitus, vel a nobis minus audiendus, et qui

denique, si æque velit, non sque possit. Loquere tu nobis, et audiemus. Vale.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 14

Que devons-nous faire à l'égard de la lecture de l'Évangile pendant les vigiles nocturnes? Il me semblerait dangereux d'admettre auprès de nous, à une telle heure, des prétres ou des diacres pour faire cette lecture ; car ce que nous devons particulièrement éviter, c'est l'approche et la vue des hommes, afin de pouvoir nous donner plus sincèrement à Dieu, ct aussi pour être moins exposées à la tentation.

À vous, Ô maitre, tandis que vous vivez, à vous d'instituer la règle que nous devons suivre à toujours. Car c'est vous, après Diéu, qui êtes le fondateur de cet asile; c’est vous qui, par la main de Dieu, avez été le plan- teur de notre communauté ; à vous donc d'être, avec Dieu, le législateur de notre ordre. Peut-être aurons-nous, après vous, un chef qui bâtirait sur des fondements qu'il n'aurait pas jetés. Il aurait par méme, nous en avons la crainte, moins de sollicitude pour nous. Peut-étre aussi trouverait-il en nous moins de soumission. Eüt-il mêmes intentions enfin, il n'aurait pas méme pouvoir. Parlez-nous, vous, et nous écouterons. Adicu.

EPISTOLA SEPTIMA

QUÆ EST RURSUM PETRI AD HELOISSAM

ARGUMENTUM

Abelardus ab Heloissa superiore epistola rogatus, ut ei et sodalibus ejus, de origine ordinis monialium scriberet, huic epistole ejus et illarum voluntati amplissime respondet : ipsumque ordinem s primitiva Ecelesia, imo et ab ipso Domini Servatoris sacro deducit collegio, et quid Philo Judæus, quid Tripartita Historia de primis ascelis narret recen- set. Sexum autem femineum, in singulis ejus gradibus, miris effert laugibus, nec solum in christianis vel judæis, sed etiam in gentilibus sive paganis, feminis laudes virginitatis latissime percurrit. Nihil denique tota fere continet epistola, quam femini sexus elegan- tissimum encomium : latius tamen virginitatis laudem prosequitur, cujus ctiam apud paganos miri actus leguntur.

Charitati tuæ, charissima soror, de ordine tu: professionis tam tibi quam spiritualibus [filiabus tuis sciscitanti, unde scilicet monialium eceperit religio, paucis, si potero, succincteque rescribam.

I. Monachorum siquidem, sive monialium, ordo a Domino nostro Jesu Christo religionis suse formam plenissime sumpsit. Quamvis et ante ipsius incarnationem nonnulla hujus propositi tam in viris quam in feminis præ- cesserit inchoatio. Unde et Hieronymus ad Eustochiam scribens! : « Filios, inquit, prophetarum, quos monachos legimus in Veteri Testamento, etc. » Annam quoque viduam templo et divino cultui assiduam evangelista com- memorat, qui pariter cum Simeone Dominum in templo suscipere et pro- phetia repleri meruerit*. Finis itaque Christus Justitie, et omnium bonorum consummatio, in plenitudine temporis veniens, ut inchoata perficeret bona, vel exhiberet incognita; sicut utrumque sexum vocare venerat atque redi- mere, ita utrumque sexum in vero monachatu suæ congregationis dignatus

! Epist., 95. * Luc., i, 95 et 27.

LETTRE SEPTIEME

RÉPONSE D'ABÉLARD A HÉLOISE

SOMMAIRE

Abélard, à qui Héloïse, dans sa lettre précédente, avait demandé, tant en son nom qu'au nom de ses compagnes, de leur écrire touchant l'origine de l'ordre des religicuses, ré- pond avec de larges développements à cette lettre et à ce désir. Faisant remonter l'ori- gine de l'ordre à la primitive Eglise et jusqu'à la sainte association instituée par le Sau- veur du monde, il passe en revue ce que Philon le Juif et ce que l'Histoire Tripartite rapportent des premiers ascètes. Partout, dans cette lettre, il exalte le sexe féminin, et il honore de ses louanges la virginité, non-seulement chez les chrétiennes et chez les juives, mais encore chez les femmes du paganisme. Enlin, ce morceau, dans son en- semble, n'est presque qu'un délicat panégyrique du sexe féminin. Abélard s'attache sur- tout à l'éloge de la virginité, dont il cite de remarquables exemples chez les paiens.

Votre pieux zèle, très-chère sœur, m'a interrogé en votre nom et au nom de vos filles spirituelles sur l'ordre auquel vous appartenez; vous désirez connaitre l'origine des congrégations de religieuses : je vais vous répondre en peu de mots et aussi succinctement qu'il sera possible.

]. C'est de Jésus-Christ méme que les ordres monastiques d'hommes et de femmes ont recu la forme parfaite de leur constitution. Avant l'incarnation du Sauveur, il y avait bien eu, tant pour les hommes que pour les femmes, quelques essais de ces sortes d'établissements. Saint Jérôme, en effet, écrit à Eustochie : « Les fils des prophètes que l'Ancien Testament nous repré- sente comme des moines, etc. » Saint Luc aussi rapporte qu'Anne, étant veuve, se consacra au service du temple, qu'elle mérita d'y recevoir le Sei- gueur, conjointement avec Siméon, et d'étre remplie de l'esprit prophé- tique. Mais ce n'étaient que des ébauches. C'est Jésus-Christ, la fin de la justice et l'accomplissemeut de tous les bieus, venu dans la plénitude des temps pour achever ce qui n'était qu'ébauché et faire connaitre ce qui était inconnu, c'est lui qui, de mème qu'il était venu pour racheter les deux sexes, a daigné les rassembler l'un et l'autre dans le véritable couvent de ses fidèles; sanetionnant aiusi, pour les hommes et pour les femmes, le prin-

174 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

est adunare : ut inde tam viris quam feminis hujus professionis daretur auctoritas, et omnibus perfectio vitæ proponeretur quam imitarentur.

lbi quippe cum Apostolis cæterisque discipulis, cum matre ipsius sancta- rum legimus conventum mulierum ; quz scilicet seculo abrenunciantes, omnemque proprietatem abdicantes, ut solum possiderent Christum, sicut scriptum est! : « Dominus pars hærcditatis meæ, » devote illud compleve- runt, quo omnes secundum regulam a Domino traditam conversi a seculo ad hujus vite communitatem initiantur. « Nisi quis renuntiaverit omnibus qua possidet, non potest meus esse discipulus?. » Quam devote autem €hrigtum hz beatissimæ mulieres ac vere moniales secutæ fuerint, quantam- que gratiam et honorem devotioni earum tam ipse Christus quam post- modum Apostoli exhibuerint, sacre diligenter historie continent.

Legimus in Evangelio murmurantem Pharisæum, qui hospitio Dominum susceperat, ab ipso esse correctum, et peccatricis muliéris obsequium hospitio ejus longe esse prælatum. Legimus et Lazaro jam resuscitato cum ceteris discumbente, Martham sororem ejus solam mensis ministrare, et Mariam copiosi libram unguenti. pedibus dominicis infundere, propriisque capillis ipsos extergere, hujusque copiosi uuguenti odore domum ipsam impletam fuisse, ac de pretio ipsius, quia tam inaniter consumi videretur, Judam in concupiscentiam ductum, et discipulos indignatos esse. Satagente itaque Martha de cibis. Maria disponit de unguentis, et quem illa reficit interius, hzc lassatum refovet exterius. |

Nec nisi femiuas Domino ministrasse scriptura commemorat Evangelica. Quz proprias etiam facultates in quotidianam ejus alimoniam dicabant, ct ei precipue hujus vite necessaria procurabant. Ipse discipulis in mensa, ipse in ablutione pedum humillimnm se ministrum exhibebat. À nullo vero discipulornm, vel etiam virorum, hoc eum suscepisse novimus obsequium : sed solas, ut diximus, feminas, in his vel ceteris humanitatis obsequiis, ministerium. impendisse. Et sicut. in illo Marthe, ita. in isto novimus obse- quium Marie. Quæ quidem in hoc exhibendo tanto fuit devotior, quanto ante fuerat criminosior.

Dominus, aqua in pelvim missa, illius ablutionis peregit officium ; hoc vero ipsa ei lacrymis intime compunctionis, uon exteriori aqua exhibuit. Ablutos discipulorum pedes linteo Dominus extersit ; hæc pro linteo capillis usa est. Fomenta unguentorum insuper addidit, que nequaquam Dominum adhibuisse legimus. Quis etiam ignoret mulierem in tantum de ipsius gratia præsum- psisse, ut caput quoque cjus superfuso delibuerit unguento ? Quod quidem

1! Psalm., xt, 5. * Luc., xiv; 55.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 175

cipe de la profession religieuse, et leur proposant à tous en exemple la perfection de sa vie.

Nous voyons, en effet, qu'avec les Apótres et les autres disciples, avec sa Mère, de saintes femmes l'accompagnaient. En renongant au monde, en fai- sant le sacrifice de tout bien pour ne posséder que Jésus, ainsi qu'il est écrit : « le Seigneur est un héritage, » elles n'avaient fait, sans doute, qu'accomplir pieusement ce que doivent faire, selon la régle prescrite par le Seigneur, tous ceux qui sortent du siécle pour participer à la communauté de la vie religieuse. « Nul ne peut être mon disciple, est-il dit, à moins de renoncer à tout ce qu'il posséde. » Mais avec quel pieux amour ces saintes femmes, ces viaies religieuses ont suivi Jésus-Christ, de quelle grâce il a ensuite comblé leur piété, quels hommages il leur a rendus, ainsi que ses Apôtres, les saintes Écritures le racontent fidèlement.

Nous lisons dans l'Évangile que le Seigneur réprima les murmures du pharisien qui lui avait donné l'hospitalité, et mit au-dessus de son hospita- lité l'humble hommage de la femme pécheresse. Nous lisons encore que Lazare, aprés sa résurrection, mangeant avec les autres convives, Marthe, sa sœur, était seule occupée à servir, et que Marie répandit alors une huile précieuse sur les pieds du Seigneur et les essuya ensuite avec ses cheveux, en sorte que toute la maison fut remplie de l'odeur du parfum; et qne Judas, dans un sentiment de convoitise, s'indigna, ainsi que les autres dis- ciples, en voyant consommer en pure perte une chose d'un si grand prix. Ainsi, tandis que Marthe s'occupait des aliments, Marie préparait des parfums ; l'une pourvoit aux besoins du Seigneur, l'autre, par cette ablution, soulage sa lassitude.

L'Évangile ne nous montre que des femmes servant le Seigneur. Elles avaient consacré tous leurs biens à assurer sa nourriture de chaque jour et pris la charge de lui fournir les choses nécessaires. Lui-méme se montrait le plus humble des serviteurs envers ses disciples ; il les servait à table, il leur lavait les pieds, et nous ne voyons pas qu'il ait jamais recu d'aucun d'eux, ni d'aucun homme, de semblables services. Ce sont des femmes seules, je le répète, qui lui prétaient. leur ministère pour tous les besoins de l'hu- manité. Marthe à rempli l'un de ces devoirs, Marie l'autre, et Marie, en cela, montrait uu dévouement d'autant plus pieux qu'elle avait été aupara- vaut plus coupable.

C'est avec de l'eau. mise dans un bassin que le Seigneur remplit envers ses disciples ce devoir d'ablution; c'est. avec les larmes de son cœur, avec les larmes de Ja componction, non avec une eau extérieure, que Marie l'accomplit euvers lui. Le Seigneur essuva avec un linge les pieds des Apôtres, Marie, pour linge, se servit de ses cheveux, et elle y ajouta des ouctions d'huiles précieuses, ce que nous ne voyons pas que Jésus-Christ ait jamais fait. Tout le monde sait que, dans sa confiance en la miséricorde du Seigneur, elle ne craignit pas de répandre aussi le parfum sur sa tête ; et ce

176 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

unguentum non de alabastro extractum, sed fracto alabastro memoratur eflu- sum, ut nimiæ devotionis vehemens exprimeretur desiderium, quæ ad nullum ulterius usum illud reservandum censebat, quo in anto usa sit obsequio. In quo etiam ipsum jam unctionis defectum factis ipsis exhibet, quem antea Da- niel futurum praedixerat : postquam videlicet ungeretur Sanetus sanctorum. Ecce enim Sanctum sanctorum mulier inungit, et eum pariter hunc esse quem credit, et quem verbis propheta præsignaverat, factis ipsa proclamat. Que est ista, quaeso, Domini beniguitas; aut quæ mulierum diguitas, ut tam caput quam pedes suos ipse non nisi feminis præberet inungendos ? Qua: est isla, obsecro, infirmioris sexus praerogativa, ut summum Christum omnibus Spiritus sancti unguentis ab ipsa ejus conceptioue delibutuni mulier quoque inungerel, et quasi corporalibus sacramentis eum in regem et sacerdotem consecrans, Christum, id est unctum, corporaliter ipsum efficeret?

Scimus primum a patriarcha Jacob, in typum Domini, lapidem unctuni fuisse. Et postmodum regum sive sacerdotum uncliones, seu quælibet unctio- num sacramenta non nisi viris celebrare permissum est, licet baptizare non- nunquam mulieres presumant. Lapidem olim patriarcha templum, nunc el altare poutifex oleo sanctificat. Viri itaque sacramenta figuris imprimunt; mulier vero in ipsa operata est veritate, sicut. et ipsa protestatur Veritas dicens! : « Bonum opus operata est in me. » Christus ipse a muliere, Chris- tiani a viris inunguntur : caput ipsuni scilicet a femina, membra a viris.

Dene autem effudisse unguentum, non stillasse super caput ejus mulier memoratur, secundum quod de ipso sponsa in Canticis præcinit dicens? : « unguentum effusum nomen tuum. » Hujus quoque unguenti copiam per illud, quod a capite usque ad oram vestimenti defluxit, Psalmista mystice præfigurat, dicens? : « sicut unguentum in capite, quod descendit in bar- bam, barban Aaron, quod descendit in oram vestimenti ejus. »

Trinam David unctionem, sicut et Hieronymus in psalmo xxvi meminit, accepisse legimus ; trinam et Christum sive Christianos: pedes quippe Do- mini, sive caput, muliebre susceperunt unguentum ; mortuum vero ipsum Joseph ab Arimathia et Nicodemus, sicut refert Joannes, cum aromatibus sepelierunt. Christiani quoque trina sanctificantur unctione ; quarum una fit in baptismo, altera in confirmatione, tertia vero infirmorum est. Per- pende itaque mulieris dignitatem, a qua vivens Christus bis inunctus, tam in pedibus scilicet quam in capite, regis et sacerdotis suscepit sacramenta.

! Marc., xiv, 6. * Cant., 1, 2. 5 Psalm., xxxu, 2.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HELOISE. 111

parfum, elle ne le fit pas couler du vase, mais elle brisa le vase pour le verser, afin de mieux exprimer l'ardeur de son zàle, pensant, sans doute, qu'elle ne pouvait plus conserver pour un autre usage un vase qui avait servi à un tel hommage. Et par cet hommage elle accomplit la prophétie de Daniel, qni avait prédit ce qui devait arriver aprés l'onction du Saint des saints. Voici, en eflet, qu'une femme est venue oindre le Saint des saints, et proclame, par ce fait, qu'il est à la fois et celui en qui elle croit et celui que le prophète avait désigné. Quelle est donc, je le demande, la bonté du Seigneur, ou plutót quel est le mérite privilégié des femmes, pour que ce soit à des femmes seules qu'il laisse oindre et sa téte et ses pieds ? Oui, quel est le mérite pri- vilégié du sexe le plus faible, pour qu'une femme vienne oindre Celui qui, dés sa conception, était l'oint du Saint-Esprit, consacrer, par ce sacre maté- riel, dans le Christ souverain, le roi et le pontife, le faire Christ, en un mot, c'est-à-dire oindre son corps matériellement ?

C'est, nous le savons, le patriarche Jacob qui, le premier, oignit une pierre comme image du Seigneur, et, dans la suite, il ne fut permis qu'aux hommes de faire les onctions des rois ou des prétres et de conférer les autres sacrements, bien que les femmes puissent quelquefois baptiser. Le patriarche avait jadis sanctifié avec l'huile bénite la pierre qui était l'image du temple; de méme, aujourd'hui, c'est l'autel que bénit le prétre. Les hommes ne consacrent donc que des emblémes, tandis que la femme, c'est sur la Vérité méme qu'elle a opéré, ainsi que la Vérité l'atteste en disant : « Elle a opéré sur mot une bonne œnvre. » C'est d'une femme que le Christ a recu l'onction, tandis que les chrétiens la regoivent des hommes : c'est une femine qui a sacré la tête; les hommes ne sacrent que les membres. *

C'est par eflusion et non goutte à goutte qu'on rapporte avec raison qu'elle a répandu le parfum, ainsi que Il'Épouse l'avait auparavant chanté dans le Cantique des cantiques : « votre nom est une huile répandue. » Et David a mystérieusement prophétisé cette abondance de parfum qui coula de la tête du Sauveur jusqu'à son vêtement, lorsqu'il dit : « ainsi que le parfum ré- pandu sur la téte d'Aaron, qui couvrit sa barbe et qui descendit jusqu'à son vétement. »

' Saint Jérdme nous rappelle, au sujet du xxvj* psaume, que David reçut une triple onction ; tel Jésus-Christ, tels les chrétiens. En effet, les pieds du Seigneur, puis sa tête, ont recu des parfums de la main d'une femme; el, aprés sa mort, Joseph d'Arimathie et Nicodème, selon le récit de sait Jean, ont embaumé son corps avant de l'ensevelir. Les chrétiens aussi re- coivent trois onctions saintes : le baptéme, la confirmation et l'extréme-onc- Lion. Qu'on juge par de la diguité de la femme : par elle le Christ vivant a été oint deux fois, aux pieds et à la tête ; d'elle il a reçu l'onction du roi et du prêtre. La mvrrhe et l'aloès, qui servent à embaumer les morts, ne font que figurer l'incorruptibilité future du corps de Jésus-Christ, incorruj:- 12

ss - E

^

118 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Myrrha vero et aloes unguentum, quod ad conservanda corpora morfuorum adlübetur, ipsius Dominici corporis incorruptionem futuram præsignabat, quam etiam quilibet electi in resurrectione sunt. adepti. Priora autem mu- lieris unguenta singularem ejus tam regni quam sacerdotii demonstrant di- gnitatem : unctio quidem capitis superiorem, pedum vero inferiorem. Ecce regis etiam sacramentum a muliere suscipit, qui tamen oblatum a viris sibi reguum suscipere respuit, et ipsis eum in regem rapere volentibus aufugit. Cælestis, non terreni regis mulier sacramentum peragit; ejus, inquam, qui de semetipso postmodum ait! : « regnum meum non est de hoc mundo. »

Gloriantur episcopi. quum, applaudentibus populis, terrenos inungunt reges, quum mortales consecrant sacerdotes, splendidis et inauratis vestibus adornati, et sepe his benedicunt, quibus Dominus maledicit. Humilis mu- her non mutato habitu, non præparato cultu, ipsis quoque indignantibus Apostolis, hæc in Christo sacramenta peragit, non prælationis officio, sed devotionis merito. Ó magnam fidei constantiam ! o inestimabilem charitatis ardorem, que « omnia credit, omnia sperat, omnia: sustinet. » Murmurat Pharisæus dum a peccatrice pedes Dominici inunguntur : indignantur paten- ter Apostoli, quod de capite quoque mulier presumpserit. l'erseverat ubique mulieris fides immota, de beniguitate Domini confisa, nec ei in utroque Do- minicæ commendationis desunt suffragia. Cujus quidem unguenta quam accepta, quan grata. Dominus habuerit, ipsemet. profitetur quum sibi hsec reservari postulans indignanti Judæ dixit? : « sine illam. ut in die sepulture mea servet illud. » Ac si diceret : ne repellas hoc ejus obsequium a vivo,

. . e .,- . à ne devotionis ejus exhibitionem in hac quoque re auferas defuncto: j

Certum quippe est sepulturæ quoque Dominice sanctas mulieres aromata parasse. Quod tunc ista utique minus satagerel, si nunc repulst verecun- diam sustinuisset. Qui etiam, quasi de tanta mulieris. præsumptione disci- pulis indignantibus, et ut Marcus meminit, in eam frementibus, quum eos nutissimis fregisset responsis, in tantuni hoc extulit beneficium, ut ipsum Evangelio iuserendum esse censeret, et enm ipso. pariter ubique predican- dum esse prædiceret, in memoriam scilicct et laudem mulieris, quæ id fece- rit in quo non mediocris arguebatur prasumptionis. Quod nequaquam de alis quarumeunque personarum obsequiis auctoritate. Dominica sic come

mendatum esse legimus atque sancitum. :

Qui etiam viduæ pauperis eleemosynam omuibus templi præferens obla- lionibus, quam accepta sit ei feminarum devotio diligenter ostendit. Ausus

! Joan., xvi, 56. * Joan., xij, 7.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'IIÉLOISE. 119

tibilité dont tous les élus jouiront à la résurrection. Mais les premiers par- fums employés par la femme marquent la grandeur sans exemple du régne et du sacerdoce de Jésus-Christ ; l'onction de la tête s'applique au premier, celle des preds au second. Voilà donc qu'il a recu l'onction royale des mains d'une femme, lui qui s'est refusé à accepter la royauté que lui avaient offerte des hommes, lui qui s'enfuit parce qu'ils voulaient le contraindre à l'accep- ter ; et c'est comme roi du ciel, non comme roi de la terre, qu'une femme

l'a sacré, suivant ce qu'il a dit lui-méme : « mon royaume n'est pas de ce monde. »

Les évéquos se glorifient, alors qu'aux applaudissemeuts des peuples, ils oignent les rois de la terre, ou que, revétus d'habits magnifiques et ruisse- lants d'or, ils consacrent des prétres mortels, bénissant trop souvent ceux qui sont maudits de Dieu. C'est une humble femine qui, sans changer de vétement, sans aucun appareil, et au milieu de l'indignation des Apótres, confère au Christ ces deux sacrements, non par devoir d'état, mais par zèle de dévotion. O merveilleuse fermeté de la foi! à inappréciable ferveur d'amour « qui croit tout, espére tout et souffre tout! » Le pharisien mur- mure de ce qu'une pécheresse oint les pieds du Seigneur ; les Apótres s'in- dignent hautement de ce qu'une femine ne craint pas de toucher à sa tête. La foi de Ja femme demeure inébranlable ; elle a confiance dans la bonté du Seigneur, et l'approbation du Seigneur ne lui fait défaut ni pour l'une ni pour l'autre onction ; il témoigne lui-méme combien ces parfums lui ont été agréables, avec quelle reconnaissance il les a recus, en demandant qu'on lui en réserve et en disant à Judas indigné : « laissez-la in'en conserver pour lc jour de ma sépulture. » C'est comme s'il. eüt dit : ne détournez pas de moi cet hommage tandis que je vis, de peur de m'enlever du même coup les témoignages de sa piété aprés ma mort.

H n'est pas douteux, en effet, que ce soient les saintes femmes qui ont préparé les parfums pour embaumer son corps, et Marie se serait moins empressée d'être du nombre, si clle eût alors éprouvé la honte d'un refus. Au contraire, tandis que les disciples s'indignaient de la hardiesse de cette femme et murmuraient contre elle, comme dit saint. Marc, aprés les avoir apaisés par des réponses pleines de douceur, 1l fit l'éloge de son offrande et voulut que mention en fàt insérée dans son Évangile, afin que ce fait füt, avec l'Évangile, répandu par toute Ja terre, en mémoire et à l'honneur de celte femme qu'ils aecusaient. de présomption. Et nous ne vovons pas que Dieu ait jamais honoré et sanctionné d'une telle recommandation aucun des hommages qui lui furent rendus.

Il a encore téinoigné combien 1l avait pour agréable la picté des femmes, en préférant à toutes les offrandes du temple Faumône de la pauvre veuve. Autre exemple : Pierre se fait honneur d'avoir, lui et ses compaguons, tout abandonné pour le Christ. Zacliée, ayant regu le Seigneur, suivant son dé-

180 AB.ELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

quidem est Petrus seipsum et coapostolos suos pro Christo omnia reliquisse profiteri. Et Zachieus desideratum Domini adventum | suscipiens, dimidium honorum suorum pauperibus largitur, et in quadruplum, si quid defrauda- vit, restituit. Et multi alii majores in Cliisto seu pro Christo fecerunt ex- pensas, et Jonge pretiosiora in obsequium obtulerunt divinum, vel pro Christo reliquerunt. Nec ita tinen. Dominicæ commendationis laudem adepti suut, sicut feminæ.

Quarum quidem devotio quanta semper erga eum extiterit, ipse quoque Dominice vite. exitus. patenter. insinuat. |a quippe, ipso Apostolorum principe a gante, et dileeto Domiui fugiente, vel cæteris dispersis Apos: tulis , itrepidæ perstiterunt; nec cas a Christo vel in passione, vel in morle formido aliqua, vel desperatio separare potuit. Ut eis specialiter illud Apostoli congruere. videatur ! : « quis nos separabit a charitate. Dei? tribulatio an anzustia? » Unde Matthirus , quum de se pariter et. czeteris retulisset ?: « tune discipuli omues relicto eo. fugerunt, » perseverantiam postmodum supposuit: mulierum, quie i158. etiam. crucifixo. quantum permittebatur, assistebant : 4 erant, » inquit. ibi mulieres multæ a longe, qui secube. fuüeraut Jesum à. Galilva, ministrantes ei. » Quas deuique ipsius queque sepulero. immobiliter adhærentes idem diligenter Evangelista describit, dicens? : « Erant. autem Maria Magdalene, et altera Maria sedentes contra sepulerun. » De quibus etiam mulieribus Marcus conunemersns ai * :: « erant autem et mulieres de longe aspicientes, inter quas erat Magdalene, et Maria Jacobi minoris, et Joseph mater, et Salome. Et quum esset in Galilea, sequebantur eum, et ministrabant ei, et aliz multae que simul eum eo asceud, rant Hieroselviuan. » Mtetisse autem juxta crucem, et erucilixo se etiau astilisse Joannes, qui pnus aufugerat, narrat ; $ed perseverantiam. pevauttit. iuulier um. quasi eorum exemplo onimatus essel ac revocatus, « Stabant, » imiquit *, « juxta erucem Jesu mater ejus, et Seror matris ejus Marta Cleophie, et Maria. Mazdal:iwe.. Quum vidisset. ergo Jesus matrem, et discipulum saute, ete. »

Haec autem sanctarum censtauiam mul erum. et discipu'orum det-elum lenge ante beatus Job in persona Dou. iun propletuit, dins *: « pelli mer consumptis earmibus adliesit os mem, et dereicta sunt tantummedo labia euva dentes meos. » lu osse quippe, qual camem et pellem sustentat et gestat, fortitudo est corporis, 28 corpece. itur clit. qual ext Exlesia, ws ipsius dixit. Christus fidei stabile. faudatmentum, sve Érvor ille chari- taüs, de que canitur" : « aqux multe uoa potez aut extuzuere charititem. 9

1 Renew. un. 3 * YXab. xe. 360.— 7 LE. xxvu XX El. ^ Wars xv. 49 et 41. * juus.. ux, 33. * job, vix, 20. " Cant. vus. à.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 181

sir, donna la moitié de son bien aux pauvres et restitua le quadrupleà ceux à qui il avait pu faire quelque tort. Beaucoup d'autres ont fait de plus gran- des dépenses encore, soit pour le Christ, soit pour l'amour du Christ ; pour lui rendre hommage, ils ont sacrifié, ils ont laissé des choses infiniment plus précieuses. Cependant, ils n'ont pas obtenu du Seigneur les mémes louange:, les mêmes recommandations que les femmes.

Leur conduite à sa mort prouve clairement quelle avait toujours été la grandeur de leur pieux dévouement. Le chef des Apôtres le reniait ; son bien- aimé s'était enfui, les autres s'étaient dispersés : seules elles demeurérent in- trépides : crainte, douleur, rien ne put les séparer du Christ, pendant sa pas- sion ni au moment de sa mort. En sorte que c'est à elles particulièrement que parait s'appliquer cette parole de l'Apótre : « qui nous séparera de l'amour du Seigneur? sera-ce la persécution ou la douleur? » C'est pourquoi saint Ma- (heu, après avoir rappelé sa fuite et celle des autres, en disant : « alors tous les disciples l’abandonnèrent et s'enfuirent, » ajoute, au sujet de la fidélité des femmes qui l'assistaient jusque sur la croix, autant qu'on les laissait faire: a il y avait plusieurs femmes venues de loin, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, et qui le servaient. » Le méme Évangéliste nous les peint inébranlablement attachées à la pierre du tombeau: « Marie-Madeleine et l'autre Marie élaient là, dit-il, assises auprès du tombeau. » Saint Marc dit également eu parlant de ces femmes : « il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin ; parmi elles étaient Madeleine et Marie, mère de Jacques le Mineur et de Joseph, et Salomé ; elles l'avaient suivi en Galilée, et elles le servaient, ainsi que beaucoup d'autres qui étaient montées avec lui à Jé- rusalem. » Jean, qui d'abord s'était enfui, raconte qu'il se tint au pied de la croix et assista le crucifié ; mais avant la sienne il fait passer la fermeté des femines, comme si. c'était leur exemple qui eüt rappelé et ranimé son courage. « Au pied de la croix se tenaient, dit-il, la mère de Jésus, la sœur de sa mère Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine. Quand donc Jé- sus vit sa mère et son disciple au pied de la croix... »

Cette fermeté des saintes femmes et cette défection des disciples, long- temps auparavant le saint homme Job les avait prophétisées dans la per. sonne de Jésus-Christ, lorsqu'il disait : « mes os se sont attachés à ma peau, ines chairs se sont consumées, et il ne me reste que les lèvres autour des dents. » Dans les os, en effet, qui soutiennent et portent la chair et la peau, réside la force du corps. Or dans le corps de Jésus-Christ, qui est l'É- glise, il entend par l'os le fondement de la foi chrétienne ou cette ardeur d'amour dont il est dit dans le Cantique : « des torrents d'eau n'ont pu, éteindre son amour, » et dont l'Apótie dit aussi : « elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. » La chair est, dans le corps, la partie intérieure ; Ja peau, la partie extérieure. Les Apótres sont

182 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLE.

De quo et Apostolus : « omuia, » inquit !, « suflert, omuia credit, omuia sperat, omnia sustinet. » Caro autem in corpore pars interior est, et pellis exterior. Apostoli ergo interiori anime cibo przdicando intendentes, et mu- lieres corporis necessaria procurantes, carni comparantes, carui comparan- tur et pelli. Quum itaque carnes consumerentur, os Christi. adhæsit pelli ; quia scandalizatis in passione Domini Apostolis, et de morte ipsius despera- tis, sanctarum devotio feminarum perstitit immobilis, et ab osse Christi minime recessit ; quia fidei, vel spei, vel charitatis constantiam in tantum retinuit, ut nec a mortuo mente disjungerentur aut corpore. Sunt et viri naturaliter tam mente quam corpore feminis fortiores. Unde et merito per carnem, quæ vicinior est ossi, virilis natura, per pellem muliebris infirmi- tas designatur.

Ipsi quoque Apostoli, quorum est reprehendendo lapsus aliorum mor- dere, dentes Domini dicuutur. Quibus tantummodo labia, id est verba, potius quam facta remanserant, quum jam desperati de Christo magis loquerentur, quam pro Christo quid operarentur. Tales profecto illi erant discipuli, quibus in castellum Emaus euntibus, et loquentibus adin- vicem de his omnibus quz acciderant ipsi, apparuit, et eorum desperatio- nem correxit. Quid denique Petrus vel exteri discipulorum preter verba tunc habuerunt, quum ad Dominicam ventum esset passionem, et ipse Do- minus futurum eis de passione sua scandalum prædixisset ? « Et si omnes, » inquit Petrus?, « scandalizati fuerint in te, ego nunquam scandalizabor. s Et iterum : « etiam si oportuerit me mori tecum, non te negabo. Similiter et omnes discipuli dixerunt. » Dixerunt, inquam, potius quam fecerunt. llle enim primus et maximus Apostolorum, qui tautam in verbis habuerat constantiam, ut Domino diceret : « tecum paratus sum ct in carcerem, et in mortem ire ; » cui tunc et Dominus Ecclesiam suam specialiter commit- tens, dixerat : « et tu aliquando conversus confirma fratres tuos, » ad unam ancillæ vocem ipsum negare non veretur. Necsemel id agit, sed tertio ipsum adhuc viventem denegat, et a vivo pariter omnes discipuli uno temporis puncto fugiendo devolant : a quo, nec in morte, vel mente vel corpore fe- mine sunt disjunctæ.

Quarum beata illa peccatrix mortuum etiam querens, et Dominum suum confiteus, ait * : « Tulerunt Dominum de monumento. » Et iterum : « Si tu sustulisti eum, dicito mihi ubi posuisti, et ego eum tollam. » Fugiunt arietes, imo et pastores Dominici gregis: remanent oves intrepidz. Arguit hos Dominus tanquam infirmam carnem, quod, in articulo etiam passionis suæ

! Corinth., I, xi, 7. ? Matth., xxvi, 33, 95, 52. 5 Joan., xx, 2, 15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. . 185

occupés à répandre la foi, c'est-à-dire la nourriture de l'âme, et les femmes qui veillent aux besoins du corps sont comparées à la chair et à la peau. Lors donc que les ch.urs du Seigneur ont été consumées, l'os du Christ s'est attaché à la peau, parce que les Apótres, scandalisés dans sa passion et désespérés de sa mort, le dévouement des saintes femmes demeura iné- branlable et ne quitta point l'os de Jésus-Christ ; parce qu'elles ont persé- véré dans la foi, l'espérance et la charité, au point de ne l'abandonner, ni de corps ni d'âme, aprés sa mort. Naturellement les hommes sont, de corps et d'âme, plus forts que les femmes : d’où, avec raison, la chair qui est plus voisine des os figure la nature de l'homme, tandis que la peau représente la faiblesse de Ja femme.

D'un autre cóté, les Apótres, dont le devoir est, pour ainsi dire, de mor- dre les hommes en les reprenant de leurs fautes, sont appelés les dents du Seigneur. Mais il ne leur restait plus que les lèvres, c'est-à-dire des paroles plutôt quc des actions ; car, tandis qu'ils désespéraient, ils parlaient de la mort de Jésus-Christ beaucoup plus qu'ils n'agissaient pour Jésus-Christ. Tels étaient assurément ces disciples qui allaieut à Emmaüs, s’entretenant de tout ce qui était arrivé, et auxquels il apparut pour les blàmer de ce qu'ils désespéraient. Enfin, Pierre et les autres disciples eurent-ils autre chose que des paroles, quand vint le moment de la passion? Bien que le Seigneur leur eüt prédit lui-même que ce moment serait pour eux un sujet de scan- dale : « et quand tous seraient scandalisés à cause de vous, dit Pierre, moi je ne le serai jamais; » et ailleurs : « quand je devrais mourir avec vous, je ne vous renierai pas. Et tous les disciples dirent de méme. » Oui, ils le dirent, mais ils ne le firent point. Lui, le premier, le plus grand des Apó- tres, qui, en paroles, avait témoigné une telle fermeté qu'il avait dit au Seigneur : « je suis prét à marcher avec vous en prison, à la mort ; » Jui à qui le Seigneur avait alors particulièrement confié son Église, en lui di- sant : « à vous, enfin converti, d'affermir vos frères dans la foi, » sur un mot d'une servante, il ne craint pas de le renier. Et cela non pas une fois, mais trois, tandis qu'il vivait encore ; et tandis qu'il vivait encore, les au- tres disciples aussi s'enfuirent en un instant et se dispersèrent, au lieu que, méme après sa mort, les femmes ne se séparèrent de lui ni de corps m d'âme.

Parmi elles, cette bienheureuse pécheresse le cherchant après sa mort et le confessant pour son Dieu, dit : « lls ont enlevé le Seigneur de sou tom- beau ; » et ailleurs : « Si vous l'avez enlevé, dites-moi vons l'avez mis et je l'emporterai. » Les héliers, que dis-je? les bergers mêmes du troupean du Seigneur s'eufuient, les brebis demeurent, imtrépides. Jésus-Christ re- proche à ses Apótres la faiblesse de la chair, parce que, à l'article de sa passion, ils n'ont pu veiller une heure avec lui; les femmes, au contraire

184 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

nec una hora cum eo potuerunt vigilare. Insomnem ad sepulcrum illius noctem in lacrymis feminæ ducentes, resurgentis gloriam prime videre meruerunt. Cui fideliter in mortem quantum dilexerint vivum non tam verbis quam rebus exhibuerunt. Et de ipsa etiam, quam circa ejus passionem et mortem habuerunt sollicitudinem, resurgentis vita primæ sunt lætificatæ.

Quum enim, secundum Joannem, Joseph ab Arimathia, et Nicodemus corpus Domini ligantes linteis cum aromatibus sepelirent, refert Marcus de earum studio, quod Maria Magdalene et Maria Joseph aspiciebant ubi ponc- retur. De his quoque Lucas commemorat dicens! : « Secutæ autem mulieres, qui cum Jesu venerant de Galilaea, viderunt monumentum, et quemadmo- dum positum eral corpus ejus, et revertentes paraverunt aromata. » Nec satis videlicet habentes aromata Nicodemi, nisi et adderent sua. Et sabbato quidem siluerant secundum mandatum ; juxta Marcum vero, quum trausisset sabbatum, summo mane, in ipso die resurrectionis, venerunt ad monumen- tum Maria Magdalene, et Maria Jacobi, et Salome.

Nunc quoniam devotionem earum ostendimus, honorem quem meruerint prosequamur. Primo angelica visione sunt consolatæ de resurrectione Domini jam completa : demum ipsum Dominum primz viderunt et tenue- runt. Prior quidem Maria Magdalene, que cæteris ferventior erat; postea ipsa simul, et alie, de quibus scriptum est, quod post angelicam visio- nem? « exierunt de monumento, currentes nuntiare discipulis resurrec- tionem Domini. Et ecce Jesus occurrit. illis, dicens : avete. Hlæ autem accesserunt , et tenuerunt pedes ejus, et adoraverunt eum. Tunc ait Jésus : ite, nuntiate fratnbus meis, ut eagt in Galilaeam. Ibi me vide- bunt, » De quo et Lucas prosecutus ait? : « erat Magdalene, et Joanna, et Maria Jacobi, el cæteræ, quæ cum eis erant, quæ dicebant ad Apostolos hac. » Quas etiam ab angelo primum fuisse missas ad Apostolos nun- tiare hzc non reticet Marcus, ubi, angelo mulieribus loquente, scriptum est* : « surrexit : non est hic. Sed ite, dicite discipulis ejus, et Petro, quia præcedet vos in Galilæam. » Ipse etiam Dominus, primo Marie Mag- dalenz apparens, ait illi* : « Vade ad fratres mcos, et dic eis : ascendo ad Patrem meum. » Ex quibus colligimus has sanctas mulieres quasi Apostolas super Apostolos esse constitutas, quum ipse ad eos vel a Domino vel ab angelis misse summum illud resurrectionis gaudium nuntiaverunt, quod expectabatur ab omnibus, ut per eas Apostoli primum addiscerent quod toti mundo postmodum prædicarent. Quas etiam post resnrrectionem Domino

! Luc, xx, 10, —? Act, Apost., 1, 14. 5 Luc, x, 4. * Marc, xvi, 6 et 7. 5 Jomn., xx, 17.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 185

passèrent la nuit eutière au pied du tombeau et méritérent de voir les pre- mières la gloire de sa résurrection. Dans cette fidélité aprés sa mort, elles ont prouvé, par des actes et non par des paroles, combien elles l’avaient aimé pendant sa vie. Aussi est-ce à leur sullicitude pour lui pendant sa passion et aprés sa mort, qu'elles durent de goûter les premières la joie de sa résurreclion.

En efiet, tandis que, selon saint Jean, Joseph d'Arimathie et Nicodème enveloppaient dans des linges le corps du Seigneur et l'ensevelissaient avec des parfums, Marie-Madeleine et Marie-Joseph, au rapport de saint Marc, remarquaient avec soin l'endroit 1l était déposé. Saint Luc fait aussi mention de ce point. « Les femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, dit-il, virent son tombeau et la manière dont le corps avait été déposé ; et, s'en retournant, elles préparèrent des parfums. » Elles ne crurent pas ceux de Nicodéme suflisants; elles voulurent y ajouter les leurs. Le jour du sabbat, elles se tinrent tranquilles et n'exécutérent pas leur dessein. Mais, selon saint Marc, le jour du sahbat passé, dès le matin, Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques et Salomé, vinrent au tombeau le jour méme de la résurrection.

Maintenant que nous avons montré leur pieux zèle, montrons quelle en fut la récompense. D'abord un ange leur apparut pour les consoler, en leur annonçant l'accomplissement de la résurrection ; ensuite elles virent avant tout Je monde le Seigneur lui-méme et le touchèrent, Marie-Madeleine la première, dont la ferveur était plus ardente ; puis les autres avec elle : je veux dire celles dont il cst écrit qu'après l'apparition de l'ange: « Elles sor- irent du tombeau et coururent annoncer aux apôtres la résurrection du Seigneur. Et voici que Jésus vint au-devant d'elles, disant : « Je vous salue. » Et elles s'approchérent de lui, et elles touchérent ses pieds et elles l'adorè- rent. Alors Jésus dit : « Allez et annoncez à mes frères qu'ils aillent en Galilée; ils me verront. »

Saint Luc, poursuivant ce récit, ajoute : « C'étaient Madeleine et Jeanne, et Marie, mère de Joseph, et les autres femmes qui étaient avec elles, qui disaient cela aux Apôtres. » Saint Marc ne laisse pas ignorer non plus que ce furent elles que l'ange envoya d'abord porter cette nouvelle aux Apótres, dans le passage l'ange, parlant aux femmes, 1l est écrit : « D est ressuscité, il n'est plus ici; mais allez, et dites à ses disciples et à Pierre qu'il les pré- cédera en Galilée. » Le Seigneur lui-méme, lorsqu'il apparut pour la pre- mivre fois à Marie-Madeleine, lui dit : « Allez à mes frères, et dites-leur que je monte vers mon Père. » D'où nous concluons que ces saintes femmes furent, pour ainsi dire, les apôtres des Apôtres, puisque ce sont elles qui furent envoyées par le Seigneur ou par les anges pour porter aux disciples cette grande joie de la résurrection attendue de tous : c’est par elles que les Apôtres apprirent ce qu'ils durent ensuite prècher dans le monde entier. L'évangéliste a rapporté, en outre, que le Seigneur, après sa résurrection,

186 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

occurrente salutari ab ipso evangelista supra memoravit : ut, tam occursu suo quam salutatione, quantam erga eas sollicitudinem et gratiam. haberet ostenderet. Non enim aliis proprium salutationis verbum, quod est : « avele, » eum legimus protulisse : imo et salutatione antea discipulos inhibuisse, quum eis diceret : « et neminem per viam salutaveritis. » Quasi hoc privilegium nunc usque devotis feminis reservaret, quod per semetipsum eis exhiberet, immortalitatis gloria jam politus.

Actus quoque Apostolorum quum 1eferant statim post ascensionem Do- mini Apostolos a monte Oliveti llierusalem rediisse, et illius sacrosancti con- ventus religionem diligenter describant, non est devotionis sanctarum mu- lierum perseverantia praeter missa, quum dicitur! : « Ili erant omnes perse- veranles unanimiter in orationibus cum mulieribus, et Maria matre Jesu. »

Il. Ut antem de Hebræis prætermittamus feminis, qui primo converse ad fidem, vivente adhuc Domino in carne, et predicante, formam hujus reli- gionis inchoaverunt, de viduis quoque Grecorum, quis ab Apostolis postea suscepi sunt consideremus; quanta scilicet. diligentia, quanta cura ab Apostolis et i:sæ tractalæ sint, quum ad ministranduui eis. gloriosissimus signifer christiane militie, Stephanus, protomartyr, cum quibusdam aliis spiritalibus. viris ab ipsis Apostolis fuerit constitutus. Unde in eisdem Actibus Apostolorum scriptum est* : « crescente numero discipulorum, factum est murmur Græcorum adversus Iebrzos, quod despicerentur in miuisterio quotidiano viduæ eorum. Convocantes autem duodecim Apostoli multitudinem discipulorum, dixerunt : non est æquum derelinqnere nos Verbum Dei, et ministrare mensis. Considerate ergo, fratres, viros ex omni- bus vobis boni testamonii septem, plenos Spiritu sancto et sapientia, quos constituamus super hoc opus. Nos vero orationi et ministerio verbi instantes erimus. Et placuit sermo coram multitudine. Et. elegerunt. Stephanum plenum fide ct Spiritu sancto, et Philippum, et Prochorum, et Nicanorem, et Timotheum, et Parmænam, et Nicolaum. Antiochenum. 1los statuerunt ante conspectum Aspostolorum, et orantes imposuerunt eis manus. » Unde et continentia Stephani admodum commendatur, quod ministerio atque obsequio sanctarum feminarum fuerit deputatus. Cujus quidem obsequii ministralio, quam excellens sit, et tam Deo quam ipsis Apostolis accepta, ipsi tam propria oratione quam manuum impositione protestati sunt : quasi hos, quos in hoc constituebant, adjurantes ut fideliter agerent, et tam bene- dictione sua quam oratione eos adjuvantes ut possent.

Quam etiam Paulus administrationem ad apostolatus sui plenitudinem ipse

! Act. Apost.,1, 18. * Act. Apost., VI, 1 et sqq.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 187

WS ennt à leur rencontre, les salua ; il voulut, par cette apparition et ce salut, À eur montrer combien il avait pour elles de sollicitude et d'amour. Nous ne Woyons pas, en effet, qu'il ait jamais employé vis-à-vis de qui que ce soit «Celte formule : « Je vous salue. » Bien plus, il l'avait interdite à ses dis- œiples, en leur disant : « Vous ne saluerez personne daus le chemin. » Il semble qu'il eüt voulu réserver pour les saintes femmes ce privilége, et en faire lui-même l'application lorsqu'il jouirait de la gloire de l'immorta- lité.

Les Actes des Apôtres, lorsqu'ils rapportent qu'aussitót après l'ascension de Notre-Seigneur ses disciples revinrent du mont des Oliviers à Jérusalem, et qu'ils décrivent fidèlement le pieux zèle de leur sainte communion, ne passent pas non plus sous silence la fermeté du dévouement des saintes femmes. « Ils étaient tous, est-il dit, persévérant unanimement en prières avec les femmes et Marie, mère de Jésus. »

IL Mais ne parlons plus des femmes juives, qui, converties à la foi, du vi- vant du Seigneur et par sa parole, ont jeté les bases du genre de vie que vous avez embrassé ; voyons les femmes grecques que, dans la suite, les Apôtres convertirent. Avec quelle attention, avec quelle sollicitude ne les traitèrent- ils pas ! Pour les servir, c'est le glorieux enseigne de la milice chrétienne, c'est Étienne, le premier martyr, qu’ils constituèrent avec quelques autres personnages inspirés de Dieu. D'où il est écrit dans les mémes Actes : « Le nombre des disciples se multipliant, un murmure s'éleva des Grecs contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient mal traitées dans la répartition des secours de chaque jour. Et les douze Apótres, ayant convoqué tous leurs disciples, dirent : i| n'est pas juste que nous quittions la parole de Dieu pour nous occuper du service des tables. Choisissez donc parmi vous, mes fréres, sept hommes d'une réputation sans tache, remplis de sagesse et de l'Esprit- Saint, pour que nous les préposions à ce soin; quant à nous, nous nous livrerons exclusivement à la prière et au ministère dc la parole. Et ce dis- cours plut à toute l'assemblée, et ils choisirent Étienne, qui état plein de foi et de l'Esprit-Saint, avec Philippe, et Prochore, et Nicanor, et Timothée, et Parménas et Nicolas d'Antioche ; ils les amenèrent aux pieds des Apótres, qui leur imposérent les mains en priant. » Grande preuve de la continence d'Étienne, que d'avoir été choisi pour veiller aux besoins et aux désirs des saintes femmes ; grande preuve aussi de l'excellence de ce ministère et de ses mérites aux yeux de Dieu comme aux yeux des Apótres, que cette prière spéciale, cette imposition des mains, par lesquelles les Apôtres semblaient adjurer ceux qu'ils y commettaient de s'en acquitter avec zèle, en leur ap- portant l'appui de leurs prières et de leurs bénédictions.

Saint Paul ne réclamait:il pas Iui-méme cette fonction comme la. pléni£ tude de son apostolat ? « N'avons-nous pas, dit-il, comme les autres Apótres, le pouvoir de mener avec nous une femme qui soit notre sœur ? » C'est

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sibi vindicans! : « Nunquid non habemus, inquit, potestatein sororem mulie- rem circumducendi, sicut et caeteri apostoli? » Ac si aperte diceret : numquid et sanctarum mulierum conventus nos habere ac noliscum in praedicatione ducere permissum est, sicut cæteris Apostolis, ut ipse videlicet eis in prædi- catione de sua substantia necessaria ministrarent. Unde Augustinus in libro De Opere Monachorum : « Ad hoc, inquit, et fideles mulieres, habentes terre- nam substantiam, ibant cum eis, et ministrabant eis de sua substantia, ut nullius indigerent horum qua ad substantiam hujus vilæ pertinent. » [tem : « quod quisquis non putat ab Apostolis fieri, ut cum eis sanctæ conversalio- nis mulieres circumirent quocunque Evangelium prædicabant, Evangelium audiant, et cognoscant quemadmodum hoc ipsius Domini exemplo facie- bant.... In Evangelio enim scriptum est : « Deinceps et ipse iter faciebat « per civitates et castella evangelizans regnum Dei, et duodecim cum illo, . « et mulieres aliquæ, quæ erant curate a spiritibus immundis, et infirmi- « tatibus, Maria que vocatur Magdalene, et Joanna uxor Cuzæ procuratoris « Herodis, et Susanna, et alie multe, quz ministrabant ei de facultatibus « Suis. » Ut hinc quoque pateat Dominum etiam in prædicatione sua profi- ciscentem ministratione mulierum corporaliter sustentari, et eas ipsi pariter cum Apostolis quasi inseparabiles comites adherere. »

Demum vero hujus professionis religione in feminis pariter ut in viris multiplicata, in ipso statim Ecclesie nascentis exordio æque sicut viri, ita et feminz propriorum per se monasteriorum habitacula possederunt. Unde et Ecclesiastica Historia laudem Philonis disertissimi Judæi, quam non solum dixit, verum etiam magnifice scripsit de Alexandrina sub Marco Ecclesia, ita inter caetera libro II, capitulo xvi commemorat : « In multis est, inquit, orbis terre partibus hoc genus hominum. » Et post aliqua : « Est autem in singulis locis consecrata orationi domus, qus appellatur senivor, vel monasterium. » [tem infra : « Itaque non solum subtilium intelligunt hymnos veterum, sed ipsi faciunt novos in Deum, omnibus eos et metris et sonis honesta satis «t suavi compage modulantes. » Item, plerisque de abs- tinencia eorum premissis, et divini cultus officiis, adjecit : « Cum viris autem, quos dicunus, sunt et femina, in quibus plures jam grandævæ sunt virgines, integritatem ac castitatem corporis, non necessitate aliqua, sed devotione, servantes; dum sapientie studiis semet gestiunt non solum anima, sed etiam corpore eonsecrare, i ndignum ducentes libidini mancipare vas ad capiendam sapientam præparatum, et edere mortalem partum eas, a quibus divini Verbi concubitus sacrosanctus et immortalis expetitur : ex quo posteritas relinquatur nequaquam corruptelæ mortalitatis obnoxia. » ltem

! Corinth, I, ix, 5:

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Comme s'il eût dit clairement : Est-ce qu'il ne nous est pas permis d'avoir et de mener avec nous, dans notre prédication, un cortége de saintes femmes Corm, les Apôtres, aux besoins desquels elles pourvoyaient de leurs biens ? Ce Quai à fait dire à saint Augustin, dans son livre du Travail des moines : 4 P Our cela, ils avaient de saintes femmes, riches des choses de ce monde, QUE allient avec eux, les nourrissaient de leurs biens et ne les laissaient Maniquer d'aucune des choses nécessaires à la vie; » et encore : « Que Ti! Conque se refuse à ctoire que les Apôtres permissent à de saintes femmes * les accompaguer partout ils précliaient l'Évangile, lise l'Évangi!e, et il reconnaitra qu'ils agissaient ainsi à l'exemple du Seigneur ; car il est écrit dns l'Évangile : « Jésus, dès lors, allait dans les villes et les bourgades, * anrionçant le règne de Dieu, et douze hommes étaient avec lui et aussi quel- * ques femines, qui avaient été guéries d'esprits immondes et d'infirmités, * Marie, surnommée Madeleine, et Jeanne, femme de Cuza, intendant d'Hé- * rode, et Suzanne et beaucoup d'autres, qui l'aidaient de leurs biens. » Ce Qui prouve que le Seigneur lui-même, dans sa mission temporelle, a été usisté par des femmes, et qu'elles étaient attachées à lui et aux Apôtres comme des compagnes inséparables. »

Eufin le goût de la vie religieuse s'étant, dès la naissance de l'Église, ré- pandu chez les femmes comme chez les hommes, elles eurent, comme eux, des couvent: particuliers. L'Histoire ecclesiastique rapportant l'éloge que Philon, ce juif si éloquent, ne s'est pas borné à faire, mais qu'il a écrit en termes magnifiques, de la grandeur de l'Église d'Alexandrie sous saint Marc, ajoute, au chapitre xvi du Il* livre : « Il y a dans le monde beaucoup d'hommes de celle sorte; » et quelques lignes aprés : « dans chacun de ces lieux-là se trouvent des maisons consacrées à la. prière, qu'on appelle monastères ; » puis plus bas : « et non seulement ils comprennent les anciens hyinnes les plus subtils, mais ils en composent de nouveaux en l'honneur de Dieu, qu'ils chanteut eu toutes sortes de modes et de mesures, avec une mélodie grave e: qui n'est pas sans charme. » Dans le méme endroit, après avoir parlé de leur abstinence et des saints offices de leur culte, il ajoute : « Avec les hommes dont je parle 1l v à aussi des femmes, parmi lesquelles se trouvent nombre de vierges déjà fort âgées qui out conservé leur pureté sans tache et leur chasteté, non par force, mais par pieux zèle, et qui, dans leur ardeur pour l'étude de la sagesse, se consacrent corps et âme à Dieu, regardant comme indigne de livrer au plaisir un vase préparé pour recevoir la sagesse, et d'enfanter pour la mort quand on aspire au sacré et immortel commerce du Verbe divin et à une postérité qui ne doit point ètre soumise à la corrup- tion. de la nature mortelle. » Le méme Plilon dit encore, au sujet des con- grégalions : « Les hommes et les femmes vivent séparément dans les monas-

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ibidem de Philone : « Etiam de conventibus eorum scribit, ut seors #7" quidem viri, seorsum etiam in eisdem locis femine congregendur, et » vigilias, sicut apud nos fieri mos est, peragant. »

llinc illud est in laude Christiane. philosophie, hoc est monasticæ prae! gativæ, quod Tripartita commemorat Historia, non minus a feminis qua a viris arreptæ. Ait quippe sic libro [, cap. x1 : « hujus elegantissimæ pir losophiæ princeps fuit quidem, sicuti quidam dicunt, Elias propheta, et Ba tista Joannes. » Philo autem Pvthagoricus suis temporibus refert undique" egregios Hebræorum in quodam predio circa stagnum Maria in colle pos tum philosophatos. labitaculum vero corum, et cibos, et conversationem £2. 7 lem introducit, qualem et nos nunc apud Æsvptorium monachos esse con spicimus. Scribit eos ante solis occasum non gustare cibum, vino semper cam sanguinem h:bentibus abstinere, cibum eis esse panis, et salis, et hysopi, et potum aquæ : mulieres eis cohabitare seniores virgines, propter amorezrwe philosophi: spontanea voluntate nuptiis abstinentes.

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Hinc et illud est Hierouymi in libro de Illustribus Viris, capitulo viri de laude Marci et Ecclesie, sic zcribentis : « primus. Alexandrie. Cliristunii annuntians constituit Ecclesiam. tantæ doctrine, et vite. contiuentiæ, ut omnes seclatores Christi ad exemplum sui cogeret. Denique Philo, disertis- simus Judæorum, videns Alexandrie primain Ecclesiam adliuc judaizantem , in laudem gentis suæ librum super eorum conversione scripsit,et quomodo Lucas narrat. Hierosolymz credentes omnia. habuisse communia, sic et ille quod Alexandriz sub Marco doctore fieri cernebat memorie tradidit. » Item cap. xt : « Philo Judæus, natione Alexandrinus, de genere sacerdotum, idcirco a nobis inter scriptores ecclesiasticos ponitur , quia librum de prima Marci evangelistæ apud Alexandriam scribens Ecclesia, in nostrorum laude versatus est, non solum cos ibi, sed in multis quoque provinciis esse com- memoraus, et habitacula eorum dicens monasteria. » .

Ex quo apparet tamem primum Christo credentium fuisse. ecclesiam , quales nune. monachi esse imitantur et cupiunt, ut. nihil cujusquam pro- prium sit, nullus inter cos dives, nullus pauper, patrimonia egentibus divi- dantur, orationi vacetur et psalmis, doctrinæ quoque continenti, quales et Lucas refert primum Hierosolyme fuisse credentes.

III. Quod si veteres revolvaimus historias, reperieinus in ipsis feminas in his quie ad Deum pertinent, vel ad quamcunque religionis singularitatem, a viris non fuisse disjunc'as. Quas etiam pariter, ut viros, divina cantica non

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P et ils célébrent des offices de nuit, comme nous avons coutume de le le, »

C'est aussi à l'éloge de la philosophie chrétienne, c'est-à-dire de la vie Tirnastique, ce que dit l'Histoire Tripartite au sujet de ce genre de vie €'nbrassé por les femmes comme par les hommes. On y lit, en effet, au chaz ipitre xr du livre Ie : « les chefs de cette éminente philosophie furent, au témoignage de quelques-uns, le prophète Élie et Jean-Baptiste. » Philon le Pythagoricien rapporte de son cóté que, de son temps, des Hébreux d'un rare mérite se réunissaient dans une maison de campagne bâtie aux environs de l'étang Maria, sur une colline, ct qu'ils philosophaient. Ce qu'il fait connaitre de leur demeure, et de leur nourriture et de leurs entretiens est tout à fait conforme à ce que nous voyons aujourd'hui chez les moines d'Égypte. D'après lui, ces hommes ne mangeaient jamais avant le coucher du soleil, s'abste- naient de vin et de viande, vivaient de pain, de sel, d'hysope et d'eau ; et des femmes vierges et déjà parvenues à la vieillesse, qui avaient renoncé d'elles- mémes au mariaze, par amour pour la philosophie, habitaient avec eux.

Tel est encore le témoignage que saint Jéróme, dans son livre des Hommes illustres, au chapitre vur, rend au sujet de saint Marc et de son Église. « Saint Marc, qui, le premier, annonça le Christ à Alexandrie, y fonda, dit-il, une église telle par la pureté de sa doctriue et la chasteté de ses mœurs, qu'elle força tous les sectateurs du Christ à imiter son exemple. Enfin, Plulon, le plus éloquent des Juifs, voyant que la première Église d'Alexandrie judaisait encore, écrivit un ouvrage à la louange de sa nation sur la conversion. des juifs; et de même que saint. Luc. rapporte que les chrétiens de Jérusalem avaient tout en commun, de méme il raconte ce qui se passa sous ses veux dans l'Église d'Alexandrie dirigée par saint Mare. » Saint Jérôme dit encore, chapitre xt : « Philon le Juif, à Alevandrie d'une famille de prétres, est mis par nous au rang des écrivains ecclésiastiques, parce que, dans le livre qu'il a composé sur la première Église d'Alexandrie, fondée par l'évangeliste Marc, il s'étend sur l'éloge de nos frères, et fait connaître qu'il y en avait beaucoup d'autres dans un grand nombre de provinces, et que les maisons qu'ils habitaient s'appelaient monastères. »

ll est donc évident que c'est ce genre de société des premiers chrétiens que les moines d'aujourd'hui se proposent pour modèle et cherchent à reproduire, lorsqu'ils se donnent pour règle de ne rien posséder, de n'avoir parini eux ni riches ni pauvres, de distribuer leur patrimoine. aux malheureux, de se livrer à la prière, au chant des psaumes, à la prédication et à la continence; et tels furent, en eflet, au rapport de saint Luc, les premiers croyants de Jé- rusalem.

I. Feuilletons l'Ancien Testament, et nous y trouverons qu'en tout ce qui concerne Dieu et les actes particuliers de la religion, les. femmes n'ont ja- mais été séparées des hommes. Non-sculement. elles chautaieut, mais elles

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solum cecinisse, verum etiam composuisse sacra tradunt historie. Primum quippe canticum deliberatione Istaelitici populi non solum viri, sed etiam mulieres Domino decantaverunt : hinc statim divinorum officiorum in eccle- sia. celebrandorum auctoritatem ipse adeptæ. Sic. quippe scriptum est! : « sumpsit ergo Maria prophetes, soror Aaron, tympanum in manu sua, egressæque sunt omnes mulieres post eam cum tympanis et choris, quibus præcinebat dicens : « cantemus Domino, gloriose enim magnificatus est. » Nec ibi quidem Moyses commemoratur propheta, nec præcinisse dicitur, si- cut Maria, nec tympanum aut. choram viri habuisse referuntur sicut mu- lieres. Quum itaque Maria præcinens prophetes commemoratur, videtur ipsa non tam dictando vel recitando, quam prophetando canticum istud pro- lulisse. Quæ etiam quum caeteris præcinere describitur, quam ordinate sive concorditer psallerent demonstratur. Quod autem non solum voce, verum etiam tympanis et choris cecinerunt, non solum earum maximam devotio- nem insinuat, verum eliam mystice spiritalis cantici in congregationibus monasticis formam diligenter exprimit. Ad quod et Psalmista nos exhorta- tur dicens? : « laudate eum in tympano et choro, » hoc est in mortificatione carnis, et concordia illa charitatis, de qua scriptum est : « quia multitudi- uis credentium erat cor unum ct anima una. » Nec vacat eliam a mysterio, quod egisse ad cantandum referuntur, in quo anime contemplativæ jubili fi- gurantur, quæ dum ad celestia se suspendit, quasi terrenae habitationis cas- trum deserit, et deipsa contemplationis suæ intima dulcedine hymnum spi- ritalem summa exultatiore Domino persolvit.

Habemus ibi quoque Deboræ, ct Annæ, nec non Judith vidus cantica, sicut et in Evangelio Mariæ matris Doniini, Quæ videlicet Anna Saniuelem parvu- lum suum offerens tabernaculo Domini, auctoritatem suscipiendorum infan- fantium monasteriis dedit. Unde [sidorus fratribus in cenobio Honorianensi constitutis cap. v : « quicunque, inquit, parentibus propriis in monas- terio fuerit delegatus, noverit se ibi perpetuo mansurum. Nam Anna Sa- inuelem puerum f)eo obtulit. Qui et in ministerio templi quo a. matre fue- rat fuuctus, permansit, et ubi constitutus est deservivit. » Constat etiam filias Aaron pariter cum fratribus suis ad sanctuarium et hæreditariam sortem Levi adeo pertinere, ut hiuc quoque eis Dominus alimoniam instituerit, sicut scriptum est in libro Numeri, ipso ad Aaron sic dicente? : « omnes primitias sanctuarii, quas offerunt filii Israel Domino, tibi dedi, et filiis ac filiabus tuis Jure perpetuo. » Unde nec a clericorum ordine mulierum religio disjuneta

4 Exod.. xv, 20 et 91. © Psalm., ct, 4. 5 Num., xvin, 19.

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Composaient méme comme eux de divins cantiques ; les saintes Écritures en font foi. En effet, elles ont commencé par chanter en commun avec les hommes le cantique sur la délivrance d'Israël, et, dés ce moment, elles eu- zent le droit de célébrer les offices divins dans l'église, ain-i qu'il est écrit : « Marie la prophétesse, sœur d'Aaron, prit un tambour dans sa main, et toutes les femmes sortirent derrière elle avec des Llambours et en formant des chœurs, aprés qu'elle eüt entonné ce cantique : « Chantons en l'honneur du Seigneur, car sa grandeur a éclaté glorieusement. » Et il n'est pas ques- tion, en cet endroit, que Moïse ait fait acte de prophète; il n’est point dit qu'il ait entonné le cantique avec Marie, ni que des hommes aient pris le tambour ct formé des chœurs comme les femmes. Quand donc Marie, en- tonnant le cantique, est appelée prophétesse, cela veut dire qu’elle a moins entonné ou chanté ce cantique qu'elle ne l’a produit en prophétisant. Si elle est représentée l'entounant avec les autres, c'est pour montrer l'ordre et l'harmonie qui réguaieut dans leurs chants. Quant aux tambours qui accom- pagnaient les voix et aux chœurs qu'elles formaient, ce n'est pas seulement le signe de la grande piété des femmes, c'est aussi le symbole mystique de la cé- lébration du divin office dans nos communautés monacales, Aussi le Psal- miste nous exhorte-t-il à les imiter : « Louez-le Seigneur, dit-il, avec des tam- bours et des chœurs, » c'est-à-dire par la mortification de votre corps et par cet accord de charité dont il est écrit : « La multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une àme. » ll n'est pas jusqu'à ce qu'elles ont fait pour chanter le Seigneur qui ne renferme un sens mystique : leur allégresse est une figure de la vie contemplative. En effet, l'âme, en s'attachant aux cho- ses du ciel, abandonne, pour ainsi dire, la tente du terrestre séjour ; et, du fond de sa douce contemplation, elle entonne triomphalement l'hymne spi- rituel en l'honneur de Dieu.

Nous trouvous encore dans l'Ancien Testament les cantiques de Debora, d'Anne et de Judith la veuve, comme daus l'Évangile celui de Marie, mére du Seigneur. Eu effet, Anne offrant au tabernacle Samuel, son jeune eu- fant, donna aux monastères, par cet exemple, le droit de recevoir des eu- fants. C'est pourquoi Isidore, écrivant à ses frères établis dans le couvent d'Honorat, leur dit, au chapitre cinq de ses instructions : « Que quiconque sera présenté par ses parents dans un monastère sache qu'il doit y reste toujours ; ear Anne à présenté son fils Samuel au Seigneur, et il est demeuré fidèle dans le temple aux fonctions auxquelles il avait été attaché, fidèle au service auquel il avait été consacré. » Et il est notoire que les filles d'Aaron participaient, comme leur frére, au service du sanctuaire et au. privilége hé- réditaire de la tribu de Lévi, si bien que le Seigneur assura leur entretien, ainsi qu'il est écrit au livre des Nombres, dans le passage il dit lui-inéine à Aaron : « Toutes les prémices du sanctuaire offertes par les enfants d'Is- rael, je vous les ai données, à vous, à vos fils et à vos frères, pour toujours. » ll ne parait. donc pas qu'il ait jamais été fait aucune. distinction entre la

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videtur. Quas etiam ipsis nomine conjunctas esse constat, quum videlicet tani diaconissas quam diaconos appellemus, ac si in utrisque tribum Levi, et quasi Levitas agnoscamus.

Habemus etiam in eodem libro votum illud maximum, et consecrationem Nazareorum Domini zqüe feminis sicut el viris. esse institutum, ipso ad Moysen Domino sic dicente! : « Loquere ad filios Israel, et dices ad eos : « vir sive mulier quum fecerint votum ut sanclificentur, et se voluerint Do- « mino consecrare, vino et omni quod inebriare potest abstinebunt. Acetum « ex vino et ex qualibet alia potione, et quicquid de uva exprimitur non « bibent. Uvas recentes siccasque non comedent cunctis diebus, quibus ex « voto Domino consecrantur. Quidquid ex vinea est ab uva passa usque ad « aciuum non comedent omni tempore separationis suæ. » Ifujus quidem religionis illas fuisse arbitror excubautes ad ostium tabernaculi, de quarum speculis Moyses vas composuit, iu quo lavarentur Aaron et filii ejus, sicut scriptum est? : « Apposuit Moyses labrum æneum in quo lavarentur Aaron et filii ejus; quod fecit de speculis mulierum quie excubabant ad ostium ta- bernaculi. »

Diligenter magna devotionis. earum fervor describitur quz, clauso etiam tabernaeulo, foribus ejus adhærentes sanctarum. vigiliarum excubias cele- brabant, noctem etiam in orationibus ducentes, et ab obsequio divino, viris quiescentibus, non vacantes. Quod vero clausum eis tabernaculum memoratur vita poenitentium congrue designatur, qui ut se durius peni- tenliæ lamentis afficiant a cæteris segregantur. Quæ profecto vita, specia- liter monasticæ professionis esse perhibetur, cujus videlicet ordo nihil aliud esse dicitur quam quaedam parcioris peenitentize forma. Tabernaculum vero ad cujus ostium excubabant, illud est mystice intelligendum, de quo ad Ile- brzos Apostolus scribit : « Habemus altare, de quo non habent edere hi qui taberuaculo deserviunt, » id est quo participare digni non sunt qui corpori suo, in quo hic quasi in castris ministrant, voluptuosum impendunt. obse- quium. Ostium vero tabernaculi finis est vite præsentis, quando hinc anima exit de corpore, et futuram ingreditur vitam. Ad hoc ostium excubant qui de exitu hujus vito» et introitu futuræ solliciti sunt, et sic pœuitendo dispo- nunt hunc exitum, ut illum. mereantur. introitum. De hoc quidem quoti- diano introitu et exitu sancta ecclesiæ illa est oratio Psalmiste* : « Dominus custodiat introitum tuum, et exitum tuum. » Tunc enim simul. introitum et exitum nostrum eustodit, quum nos hinc exeuntes et jam per peniteu- tiam purgatos illuc statim introducit. Bene autem prius introitum quam exitum nominavit, non tam videlicet. ordinem quam dignitatem attendens ;

! Numer., i1, 5. * Exod., xxvii, 8. 5 Hebr., xiu, 10. * Psalm., cxx1, 8.

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condition religieuse des hommes et celle des femmes. Loin de là, il est constant que les hommes et les femmes avaient entre eux le lien du nom, puisque nous avons des diaconesses comme des diacres, les deux noms ré- pondant, pour ainsi dire, à la tribu de Lévi et aux Lévites.

Nous trouvons dans le méme livre que le vœu si grave ct la consécration des Nazaréens étaient également institués pour les deux sexes, selon les pa- roles que le Seigneur lui-méme adresse à Moïse : « Tu parleras aux fils d'Israël et tu leur diras : hommes ou femmes, tous ceux qui auront fait vœu de sanctification et voudront se consacrer au Seigneur, s'abstiendront de vin et de tout ce qui peut enivrer. Ils ne boiront ni vinaigre fait avec le vin ni toute autre boisson faite avcc le jus dela vigne. Ils ne mangeront ni rai- sins nouveaux ni raisins secs, pendant tout le temps de leur consécration. Tout ce qui sort de la vigne, depuis le grain jusqu'au pepin, tout le temps de leur séparation, ils n'en mangeront pas. » Elles étaient, sans doute, astreintes à ce vœu, les femmes veillant à la porte du temple, et dont Marie transforma les miroirs en un vase Aaron et ses fils se purifiaient, ainsi qu'il est écrit : « Marie fit placer un vase d'airain dans lequel Aaron et ses fils se purifiaient, et ce vase avait été fait avec les miroirs des femmes qui veil- latent à la porte du temple. »

L'ardeur de leur pieux zéle est peinte exactement par ce fait que, le temple fermé, elles restaient au dehors, attachées à la porte, et célébraient les saintes vigiles, passant la nuit en prières, et n'interrompant méme pas pendant la nuit le service du Seigneur, tandis que les hommes reposaient. La porte du temple qui est fermée figure heureusement la vie des péni- tents qui sont séparés du reste du monde, afin de pouvoir se soumettre aux mortifications d'une pénitence plus rigoureuse ; et telle est particuliè- rement l'image de la vie monastique, qui n'est qu'un régime de pénitence plus douce. Quant au temple à la porte duquel veillaient les femmes, c'est l'emblème mystique de celui dont parle l'Apôtre en écrivant aux Hébreux : « Nous avons un autel qui ne nourrit point les desservants du tabernacle; » c'est-à-dire auquel ne sont pas dignes de participer ceux qui s'adonnent vo- luptueusement aux plaisirs du corps, dans lequel ils servent ici-bas comme dans un camp. La porte du tabernacle est la fiu de la vie présente, le moment l'àme s'échappe de ce corps mortel pour entrer dans l'éternité. À cette porte veillent ceux qui sont inquiets de la sortie de ce monde et de l'entrée daus l'autre, et qui se préparent à cette sortie de Ja. pénitence pour entrer dans l'éternité. C'est au sujet de cette entrée de tous les jours dans la sunte Église et de cette sortie, que David faisait cette prière : « Que le Seigneur veille à votre entrée et à votre sortie. » Et il veille à la fois à notre entrée et à notre sortie, lorsque, au sortir de cette vie, si nous sonimes puriliés par la pénitence, il nous reçoit aussi dans l'autre. C'est avec raison qu'il nomme l'entrée avant la sortie, considérant moins l'ordre que l'importance des cho- ses; en effet, on ne sort de celle vie qu'avec douleur, tandis qu'on entre

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quum hic exitus vite. mortalis in dolore sit, ille vero introitus æternæ sumina sit exultatio. Specula vero earum opera sunt extenora, ex quibus animæ turpitudo vel decor dijudicatur, sicut ex speculo corporali qualitas humane faciei. Ex istis earum speculis vas componitur in quo se abluant Aaron et filii ejus, quando sanctarum feminarum opera et tanta infimi sexus in Deo constantia pontificum et presbyterorum uegligentiam vehementer in- crepant, et ad compunctionis lacrymas præcipue novent, et si prout oportet, Ipsi earum sollicitudinem gerant, hzc ipsarum opera peccatis illorum ve- niam per quam abluantur præparant. Ex his profecto speculis vas sibi com- punctionis beatus parabat Gregorius, quum sanctarum virtutem feminarum, et infirmi sexus in martyrio victoriam admirans, et ingemiscens quærebat : ' « Quid barbari dicturi sunt viri, quum tanta pro Christo delicate puelle sustineant, et tanto agone sexus fragilis triumphet, ut frequentius ipsum gemina virginitatis et martvrii corona pollere uoverimus? »

Ad has quidem, ut dictum est, ad ostium tabernaculi excubantes, et quie jam quasi Nazarææ Domini suam ei viduitatem consecraverant, beatam illam Ànnam pertinere non ambigo, quæ singularem Domini Nazaræum Dominum Jesum Christum in templo cum sancto Simeoue pariter meruit suscipere, et ut plus quam propheta fieret, ipsum eadem hora qua Simeon per spiritum agnoscere el presentem demonstrare ac publice. predicare. Cujus quidem laudem Evangelista diligentius prosecutus ait '! : « Et erat Anna prophetissa filia Phanuel de tribu Aser. Haec processerat in diebus multis et vixerat cum ? viro suo annis septem, a virginitale sua. Et hæc vidua erat usque ad annos octoginta quatuor, qua non discedebat de templo. jejuniis et obsecrationibus serviens nocte ac die. Et hac ipsa hora superveniens confitebatur Domino, et loquebatur omnibus qui expectabant redemptionem Hierusalem. »

Nota singula qua dicuntur, et perpende quam studiosus in hujus vidus laude fuerit Evangelista, et quantis preconiis excellentiam ejus extulerit. Cujus quidem prophetisse gratiam quam habere solita erat, et parentem ejus, et tribum, et post septem anuos, quos cum viro sustinuerat, longevum sanctæ viduitatis tempus quo se Domino mancipaverat, et assiduitatem ejus in templo, et jejuniorum et orationum instantiam, confessionem laudis, quas grates Domino referebat et j.ublicam ejus prædicationem de promisso et nato Salvatore diligenter expressit ; et Simeonem quidem jam superius Evangelista de justitia, non de prophetia commendaverat, nec in eo tant continentiæ vel abstinentiæ virtutem, nec divini sollicitudinem obsequii fuisse memoravit, nec de ejus ad alios pr:edicatione quidquam adjecit.

Hujus quoque professionis atque propositi illie sunt veræ vidus, de qu:-

5 Luc, n, 56.

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dans l'autre avec allégresse. Quant aux miroirs des femmes, ils sont les œu- vres extérieures dans lesquelles on voit la laideur et la beauté de l'âme, comme on juge par un miroir matériel de la nature du visage. De ces mi- roirs on fait un vase dans lequel se purifient Aaron et ses fils, en ce sens que les œuvres des saintes femmes, l'inébranlable fermeté du sexe faible dans le service de Dieu, condamnent la mollesse des pontifes et des prétres, et leur arrachent des larmes de componction; en ce sens que, s'ils prennent soin de ces femmes, comme ils le doivent, les bonnes œuvres qu'elles accomplissent préparent aux fautes qu'ils ont commises le pardon qui les purifie. C'est de ces miroirs que saint Grégoire se faisait un vase de componction, alors qu'admirant la vertu des saintes femmes et les triomphes du sexe faible dans le martyre, il s'écriait en soupirant : « Que diront ces barbares, en voyant de tendres jeunes filles supporter de tels tourments pour Je Christ, un sexe si délicat sortir victorieux d'une telle lutte ? Car les femmes ont remporté souvent la double couronne de la virginité et du martyre. »

À ces femmes qui veillaient à la porte du temple, et qui, comme des Na- zaréennes, avaient consacré au Seigneur leur virginité, je ne doute nulle- ment qu'il faille joindre Anne, cette sainte qui mérita, conjointement. avec Siméon, de recevoir dans le temple le véritable Nazaréen de Dieu, Jésus- Christ, d'étre saisie d'un esprit plus que prophétique à la méme heure que Siméon, de saluer le Sauveur, de faire connaitre sa venue et de l'annoncer publiquement. C'est son éloge que développe l'Evangéliste, lorsqu'il dit : « Et il y avait une prophétesse nommée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser ; elle était fort avancée en âge, et elle n'avait vécu que sept ans avec son mari, qui l'avait épousée vierge; et elle avait. gardé le veuvage jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, ne quittant pas le temple, jeûnant, priant, et ne cessant nuit et jour de servir Dieu. Etant donc survenue en cet in- stant, elle annonçait la venue du Seigneur et en parlait à tous ceux qui at- tendaient la rédemplion de Jérusalem. »

Observez tout ce que dit l'Évangéliste; voyez quel zèle il déploie dans l'éloge de cette veuve et combien i] exalte sa sainteté. Il parle du don de prophétie dont elle jouissait depuis longtemps, de son père, de sa tribu, des sept années qu'elle avait vécu avec son mari, de sou long veuvage consacré au Seigneur, de son assiduité au temple, de ses jcüues, de ses prières inces- santes, des actions de grâce par lesquelles elle confessait la gloire de Dieu, de sa prophétie publique sur la promesse et la naissance du Sauveur. Et le méme Évangéliste, en parlant plus haut de Siméon, avait célébré en lui le don de vertu, mais non le don de prophétie ; il ne dit point qu'il eàt poussé si loin Ia continence, l'abstinence, la sollicitude du service divm ; il n'ajoute point qu'il eût annoncé le Seigneur à personne.

Cette vie de pieux zèle et de dévouement me parait être aussi le partage de ces veuves dont parle l'Apótre dans sa lettre à Timothée : « Honorez les

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bus ad Timotheum scribens Apostolus ait! : « Viduas honora, quz vere vidue sunt. » Item : « Qua autem vere vidua est, et desolata, speret in Deum, et instet obsecrationibus nocte ac die. Et hoc precipue ut irreprehen- sibiles sint. » Et iterum : « Si quis fideles habet viduas, subministret illis, et non gravetur Ecclesia, ut his quæ ver» vidus sunt sufficiat. » Veras quippe viduas dicit quæ viduitatem suam secundis nuptiis non dehonesta- verunt, vel quæ devotione magis quam necessilate sic perseverantes Domino se dicarunt. Desolatas dieit quæ sic omnibus abrenuntiant, ut nullum terreni solatii subsidium retineant, vel qui earum curam agant non habent. Quas quidem et honorandas esse precipit, et de stipendiis Ecclesie censet sustentari, tanquam de propriis redditibus sponsi earum Christi.

IV. Ex quibus etiam quales ad diaconatus ministerium sint eligendæ diligen- ter describit, dicens : « Vidua eligatur non minus sexaginta annorum, qua fuerit unius viri uxor, in operibus bonis testimonium habens, si filios edu- cavit, si hospitio suscepit, si sanctorum pedes lavit, si tribulationem patien- tibus subministravit, si omne bonum opus consecuta est. Adolescentiores autem viduas devita. » Quod quidem beatus exponens Hieronymus : « De- vita, » inquit, « in ministerio diaconatus præponere, ne malum pro bono detur exemplum, si videlicet juniores ad hoc eligantur quz ad tentationem proniores et natura leviores : nec per experientiam longævæ ætatis providæ malum exemplum his præbeant, quibus maxime bonum dare debuerant. » Quod quidem malum exemplum in junioribus viduis, quia jam Apostolus certis didicerat experimentis, aperte profitetur, et consilium insuper adver- sum hoc præbet. Quum enim præmisisset : « Adolescentiores autem viduas devita, » causam hujus rei et consilii sui medicamentum statim apposuit, dicens : « Quum enim luxuriatz fuerint, in Christo nubere volunt, habentes damnationem, quia primam fidem irritam fecerunt. Simul autem et otiose discunt circumire domos : non solum otiose, sed et verbosæ et curiosæ, loquentes qui non oportet. Volo ergo juniores nubere, filios procreare, ma- tresfamilias esse, nullam occasionem dare adversario, maledicti gratia. Jam enim quedam conversa sunt retro Sathanam. »

Hanc quoque Apostoli providentiam, de diaconissis scilicet eligendis, beatus Gregorius secutus, Maximo Syracusano episcopo scribit, his verbis : « Juvenculas abbatissas vehementissime prohibemus. Nullum igitur episco- pum fraternitas {ua nisi sexagenariam virginem, cujus vitam atque mores exegerint, velare permittat. » Abbatissas quippe quas nunc dicimus anti- quitus diaconissas vocabant, quasi ministeriales potius quam matres. Dia-

! Timoth., I, 5, 5.

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veuves qui sont vraiment veuves, » dit-il ; et encore : « Que celle qui est vraiment veuve et abandonnée espère en Dieu, qu'elle persévère nuit et jour dans la priére, et cela surtout pour qu'elle demeure sans tache; » et en- core : « Si quelque fidèle a des veuves, qu'il les secoure; que l'Église n'en soit pas chargée, afin qu'elle puisse subvenir aux besoins des véritables veuves. » Or, il appelle véritables veuves celles qui n'ont pas déshonoré leur veuvage par un second mariage et qui, persévérant dans cet état par esprit de piété, non par nécessité, se sont consacrées au Seigneur. Il les appelle abaudonnées, parce qu'elles ont renoncé à tout, ne se sont réservé aucune consolation sur la terre et n’ont personne pour prendre soin d'elles. Ce sont celles-là qu'il ordonne d'honorer et d'entretenir aux dépens de l'Église, comme sur le revenu propre du Christ leur époux.

IV. Il indique aussi expressément quelles sont celles d'entre les veuves qui peuvent ètre choisies pour le ministère du diaconat : « Choisissez pour dia- conesse, dit-il, une femme qui n'ait pas moins de soixante ans, qui n'ait eu qu'un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu'elle a fait le bien, élevé des enfants, donné l'hospitalité, lavé les pieds des saints, secouru les affti- gés, accompli toutes sortes de bonnes œuvres. Évitez les veuves trop jeunes. » Et saint Jérôme développant ce dernier point : « Évitez, dit-il, pour le ser- vice du diaconat, les veuves qui sont trop jeunes, de peur qu'elles ne don- nent le mauvais exemple au lieu du bon : elles sont plus exposées à la ten- tation, plus faibles, et fante de cette expérience, qui est le fruit de l’âge, elles pourraient être un sujet de scandale pour celles dont elles devraient étre l'édification. » Ces scandales des jeunes veuves, au sujet. desquels l'Apótre était si bien éclairé, il les fait expressément connaitre, 1l en prévient le danger. Après avoir dit : « ÉEvitez les jeunes veuves, » indiquant aussitôt le motif de cette prescription, et avec la prescription le remède, 1l ajoute : « Aprés avoir joui de leur union en Jésus-Christ, elles veulent se remarier et encourent la dimnation en violant leur foi; d'autre part, s'adonnant à l'oi- siveté, elles s'accoutument à courir de maison en maison; et elles ne sont pas seulement désœuvrées, elles sont causeuses, curieuses, parlent de ce dont elles ne devraient pas parler. J'aime donc mieux que les jeunes venves se remarient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent un ménage et qu'elles ne donnent à nos ennemis aucune occasion de nous diffamer ; car il en est déjà qui ont quitté le Christ pour suivre Satan. »

Saint Grégoire s'iuspirait aussi de la sagesse de l'Apótre an sujet du choix des diaconesses, quand il écrivait, en ces termes, à Maxime, évéque de Syra- euse : e Nous vous interdisons trècexpressément de nommer de jeunes ah- besses ; que votre fraternité ne permette done à aucun. évéque de donner le voile à aucune vierge qui ne soil sevagénaire, et dont la vie et les mœurs n'aient été mises à l'épreuve. » On appelait autrefois diaconesses celles que nous nommons aujourd'hui abbesses ; on lex considérait comme des servantes plutôt que comme des mères. Diacre, en eflet, signifie serviteur, et l'on

200 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

conus quippe minister interpretatur, et diaconissas ab administratione potius quam a prælatione nuncupandas esse censehant, secundum quod ipse Dominus tam exemplis quam verbis instituit, dicens! : « Qui major est ves- : trum erit minister vester*. » Et iterum : « Nam quis major est, qui recumbit an qui ministrat? Ego autem in medio vestrum sum, sicut qui ministrat. » Et alibi* : « Sicut filius honimis non venit ministrari, sed ministrare. »

Unde et Hieronymus hoc ipsum nomen abbatis, quo jam gloriari multos noverat, ex ipsa Domini auctoritate non mediocriter ausus est arguere. Qui videlicet eum locum exponens quo scriptum est in epistola ad Ga- latas : « Clamantem : Abba pater. » « Abba, inquit, « hebraicum est, hoc ipsum significans quod pater. Quum autem abba pater hebreo syroque sermone dicatur, et Dominus in Evangelio præcipiat nullum patrem vocan- dum esse nisi Deum, nescio qua licentia in monasteriis vel vocemus hoc nomine alios, vel vocari nos acquiescamus. Et certe ipse precepit hoc, qui dixerat non esse jurandum. S1 non juramus, nec patrem quempiam nominemus. Si de patre interpretabimur aliter, et de jurando aliter sentire cogemur. »

Ex his profecto diaconissis Phoeben illam fuisse constat, quam Apostolus Romanis diligenter commendans, et pro ea exorans, ait : « Commendo au- tem vobis Phœben sororem nostram, quz est in ministerio ecclesiæ, quae est in Cenchris : ut eam suscipiatis in Domino digne sanctis, et assistatis ei in quocunque negotio vestro indiguerit. Etenim ipsa quoque astitit multis, et mihi ipsi. » Quem quidem locum tam Cassiodorus quam Claudius expo- nentes, ipsam illius ecclesi; diaconissam fuisse profitentur. Cassiodorus : « Significat, inquit, diaconissam fuisse matris ecclesie. Quod in pactibus Græcorum hodie usque quasi militi: causa peragitur. Quibus et baptizandi usus in ecclesia non negatur. » Claudius : « Hic locus, inquit, apostolica auctoritate. docet etiam feminas in ministerio ecclesie constitui, in quo officio positam Phœben apud ecclesiam, quæ est Cenchris, Apostolus ma- gna cum laude et commendatione prosequitur. »

Quales etiam ipse ad Timotheum scribens inter ipsos colligens diaconos simili morum instructione vitam earum instituit. [bi quippe ecclesiasticorum ministerioram ordinans gradus, quum ab episcopo ad diaconos descendisset : « Diaconos, inquit, similiter pudicos, non bilingues, non multo vino deditos, non turpe lucrum sectantes, habentes mysterium fidei in conscientia pura. » Et : « Hi autem probentur primum et sic ministrent, nullum crimen haben- tes. Mulieres similiter pudicas esse, non detrahentes, sobrias, fideles in om- nibus. Diacones sint. unius uxoris viri, qui filiis suis bene præsint, et suis

! Matth, xxvii, 11. * Luc, xx, 27. 5 Matth., xx, 98.

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pensait que les diaconesses devaient recevoir leur nom de leur service plutót que de leur rang, selon que le Seigneur l'a lui-méme institué et par ses exemples et par ses paroles. « Celui qui est le plus grand parmi vous, dit-il, sera votre serviteur. » Et encore : « Quel est le plus grand, de celui qui est à table ou de celui qui sert? P«ur moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » Et ailleurs : « De méme que le Fils de l'Homme n'est pas venu pour étre servi, mais pour servir. »

Aussi saint Jérôme osa-t:1l, fort de l'autorité du Seigneur, censurer éner- giquement ce nom d'abbé dont il avait appris que quelques-uns se faisaient gloire. ll rappelle ce passage il est écrit, dans l'épitre aux Galates : « Clamantem : Abba pater. » « Abbé, dit-il, est un mot hébreu qui si- gnifie père. Puis donc qu'il a cette signification en langue hébraïque et sy- riaque, et que le Seigneur ordonne dans l'Évangile que nul ne soit appelé pére, si ce n'est Dieu, j'ignore de quelle autorité nous donnons ou nous laissons donner ce nom à d'autres dans les monastères. Assurément celui qui avait établi ce précepte est le méme qui avait défendu de jurer. Si nous ne jurons pas, ne donnons donc pas non plus à personne le nom de père ; ou bien, si nous assignons un autre sens à ce titre de pére, nous serons forcés de changer de sentiment aussi sur la défense de jurer. »

ll est certain que parmi ces diaconesses était Phoebé, que l'Apótre re- commande avec zèle aux Romains, et en faveur de laquelle i! les supplie. « Je vous recommande Phœbé, notre sœur, dit-il, qui est attachée au service de l'Église de Cenchrées, afin que vous la receviez au nom du Seigneur d'une manière digne des saints, et que vous l'assistiez dans toutes les choses elle pourrait avoir besoin de vous; car elle en a elle-méme assisté plusieurs, et je suis du nombre. » Cassiodore ct Claude, en expliquant ce passage, esti- ment qu'elle était diaconesse de cette Eglise. « L'Apótre, dit Cassiodore, fait entendre qu'elle fut diaconesse de l'Église mère, selon l'espèce d'apprentis- sage militant qui est encore en usage aujourd'hui chez les Grecs; et cette Église ne leur refuse pas non plus le pouvoir de baptiser. » « Ce passage, dit Claude, prouve que les femmes ont été attachées par l'autorité apostolique au service de l'Église, et que ces fonctions ont été confiées dans l'Église de Ceuchrées à Phœbé, que l'Apótre loue et recommande si hautement. »

Le méme Apótre, dans sa lettre à Timothée, comprenant les femmes parmi les diacres, les soumet à la même règle de vie. Là, en effet, réglant la hiérarchie des services ecclésiastiques, après être descendu de l'évêque aux diacres, i! dit : « Que les diacres également soient. chastes, point doubles dans leurs paroles, point adonnés au vin, point avides d’un gain honteux ; qu'ils conservent le mystère de la foi dans une conscience. pure; » puis : « Qu'ils soient soumis préalablement à une épreuve, et qu'ils ne soient admis au saint ministère que s'ils sont sans reproche. Que les femmes aussi soient chastes, point médisantes, sobres, fidèles en toutes choses. Qu'on prenne pour diacres ceux qui n'ont épousé qu'une seule femme, qui ont

202 ABELARDI ET RELOES EPISTOL £F.

domibus. Qui enim bene ministraverint. gradum bonum sibi acquirent, et multam fiduciam in fide, quz est in Chiisto Jesu. + Quod itaque ibi de dia- conibus dixit. « non bilingues : + hoc de diaconissis dicit. « non detrahentes. » Quod ibi « non multo vino deditos, » hic dicit « sobrias. + Cætera vero, quæ ibi sequuntur, hie breviter. comprehendit. dicens. « fideles in omnibus. » Qui etiam sicut episcopos sive diaconos esse prohibet bigamos, ita et diaco- nissas unius viri uxores instituit esse, ut. jam supra meminimus. « Vidua, inquit, eligatur non minus sexaginta annorum, qua fuerit unius viri uxor, in operibus bonis testimonium babens, si filios educavit, si hospitio recepit, si sanctorum pedes lavit, si tribulationem patientibus. subministravit, si omne opus bonum subsecuta est. Adolescentiores autem. viduas devita. »

In qua quidem diaconissarum descriptione vel instructione, quam diligen- tior fuerit Apostolus quam in premissis tam episcoporum quam diaconorum institutionibus facile est assignare. Quippe quod ait, « in operibus bonis testi- monium habens, » vel : « si hospitio recepit. » nequaquam in diaconibus me- moravit. Quod vero adjecit, « si sanctorum pedes lavit, si tribulationem, etc. , » tam iu episcopis quam in diaconis. tacitum est. Et episcopos quidem et dia- conos dicit « nullum crimen habentes. » [stas vero non solum irreprehen- sibiles esse præcipit, verum etiam « omne opus bonum subsecutas » dicit. Caute etiam de maturitate ætatis earum providit, ut in omnibus auctoritatem habeant, dicens : « Non minus sexaginta annorum, » et non solum vitæ ea- rum, verum etiam ætati longævæ in multis probate. reverentia deferatur.

Unde et Dominus licet Joannem plurimum diligeret, Petrum tamen senio- rem tam ipsi quam ceteris. præfecit. Minus quippe omnes indignantur se- niorem sibi quam juniorem præponi, et libentius seniori paremus, quem non solum vita priorem, verum etiam et natura et ordo temporis fecit.

Hinc et Hieronymus in primo Contra Jovinianum, quum de prælatione Petri meminerit. « Unus, inquit, eligitur, ut, capite constituto, schismatis tollatur occasio. Sed cur non Joanues electus est? Ætati delatum est, quia Petrus senior erat, ne adhuc adolescens et pene puer progressz ætatis ho- minibus preferretur, et magister bonus, qui occasionem jurgii debuerat auferre discipulis, in adolescentem, quem dilexerat, causam prebere vide- retur invidiæ. »

Hoc abbas ille diligenter considerabat, qui sicut in Vitis Patrum scriptum

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 205

bien levé Jeurs enfants, bien dirigé leur maison. Car ceux qui serviront bien le Seigneur s'éléveront et acquerront une grande fermeté dans la foi, qui est en Jésus-Christ. » Or, ce qu'il dit des diacres : « Qu'ils ne soient point doubles dans leurs paroles, » il le dit aussi des diaconesses : « Qu'elles ne SOlent pas médisantes. » Ce qu'il dit des uns : « Qu'ils ne soient pas adon- Dés au vin, il le dit des autres : « Qu'elles soient sobres. » Enfin, il renferme tous les autres préceptes en deux mots : « Qu'elles soient fidèles en toutes choses. » De méme qu'il ne veut pas que les évéques et les diacres aient contracté deux fois mariage, de méme il établit que les diaconesses ne doivent avoir été mariées qu'une fois, ainsi que nous l'avons rappelé plus haut. « Choisissez pour diaconesse une veuve qui n'ait. pas moins de soixante ans, dit-il, qui n'ait eu qu'un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu'elle a fait le bien, élevé ses enfants, donné l'hospitalité, lavé les pieds des saints, assisté les malheureux, accompli toutes sortes de bonnes œuvres : évitez les veuves trop jeunes. »

Par cette peinture des diaconesses, ou plutót par cette régle, 1] est aisé de voir combien il se montre plus sévère pour le choix des diaconesses que pour celui des évéques et des diacres. Car ce qu'il dit des diaconesses, « qu'on doit pouvoir rendre le témoignage qu'elles ont fait le bien, donné l'hospitalité, etc., » il n'en parle pas au sujet des diacres. Ce qu'il ajoute, « qu'elles aient lavé les pieds, etc., » il n'en dit pas un mot au sujet des évêques et des diacres. Il se contente de dire que les évêques et les dia- cres « soient sans reproche. » Mais, pour celles, il veut non-seulement qu'elles soient sans tache, mais « qu'elles aient accompli toutes sortes de bonnes œuvres. » Il fixe méme avec soin le degré de maturité de leur âge pour qu'elles aient plus d'autorité, en disant : « Qu'elles n'aient pas moins de soixante ans ; » en sorte que, non-seulement la pureté, mais encore la longueur de leur vie, éprouvée en maintes choses, inspire plus de res- pect. .

Voilà pourquoi le Seigneur lui-même, malgré sa tendresse pour Jean, lui préféra Pierre ainsi qu'aux autres, parce qu'il était. plus âgé. En général, on souffre moins de voir à sa téte un vieillard qu'un jeune homme, et nous obéissons plus volontiers à celui que la nature et l'ordre du temps, nou moins que l'excellence de sa vie, ont inis au-dessus de nous.

C'est ainsi que saint Jérôme, dans son premier livre contre Jovinien, dit, au sujet de l'élection de sunt Pierre : « Un seul est choisi, aliu que l'éta- blissement d'un chef écarte toute occasion. de schisme. Mais pourquoi Jean n'a-t-1} pas été élu? Parce que Jésus-Christ à déféré à l'âge, paree que Pierre était plus vieux, et pour ne pas donner à un jeune homme, presque à un enfant, la préférence sur des vieillards : en bon maitre qui devait enlever à ses disciples toute occasion de querelle, et. qui aurait craint. de paraître fournir un motif de jalousie contre son bien-aimé. »

C'est aussi par cette considération que cet abbé, dont il est parlé dans les

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est, juniori fratri, qui primus ad conversionem venerat, primatum abstulit, et majori eum tradidit; hoc uno tantum, quia hic illum ætate præcedebat. Verebatur quippe ne ipse etiam frater carnalis indigne ferret juniorem sibi præponi. Meminerat ipsos quoque Apostolos de duobus ipsorum indignatos esse, quum apud Christum, matre interveniente, prærogativam quamdam affectasse viderentur : maxime quum unus horum esset duorum, qui cseteris junior erat Apostolis, ipse videlicet Joannes, de quo modo diximus.

V. Nec solum in diaconissis instituendis Apostolica plurimum invigilavit cura, verum generaliter erga sancte professionis viduas quam studiosus ex- titerit liquet, ut omnem amputet tentationis occasionem. Quum enim præ- misisset Viduas honora, quie veræ viduæ sunt, » statim adjecit : « Si qua autem vidua filios aut nepotes habet, discat primum domum suam regere, et mutuam vicem reddere parentibus. » Et post aliqua : « Si quis, inquit, suorum, et maxime domesticorum curam non habet, fidem negavit, et est infideli deterior. » In quibus quidem verbis simul et debitae providet huma- nitati, et propositæ religioni : ne videlicet sub obtentu religionis parvuli deserantur inopes, et carnalis compassio erga indigentes sanctum viduæ perturbet propositum, et retro respicere cogat, et nonnunquam etiam usque ad sacrilegia trahat, et aliquid suis porrigat quod de commum: defraudet.

Unde necessarium patet consilium, ut quz domesticorum cura sunt impli- cite, antequam ad veram viduitatem transeuntes, divinis se penitus obse- quiis mancipent, hanc vicem suis parentibus reddant : ut sicut eorum cura fuerunt educatæ, ipsi quoque posteris suis eadem lege provideant. Qui etiam viduarum religionem exaggerans, eas instare precipit obsecrationibus et orationibus nocte et die.

De quarum etiam necessitudinibus admodum sollicitus : « Si quis fidelis, inquit, habet viduas, subministret illis, et non gravetur Ecclesia, ut his qua vere viduæ sunt sufficiat. » Ac si aperte dicat : si qua est vidua, quæ tales habeat domesticos, qui ei necessaria de facultatibus suis valeant mi- nistrare, ipsi super hoc ei provideant, ut cseteris sustentandis publici sump- tus ecclesi; possint sufficere. Quæ quidem sententia patenter ostendit, si qui erga hujusmodi viduas suas obstinati sunt, eos ad hoc debitum ex Apostolica auctoritate constringendos esse. Qui non solum earum neces- situdini, verum etiam providens honori : « Viduas, inquit, honora, quæ veræ vidus sunt. »

Tales illas fuisse credimus, quarum alteram ipse matrem, alteram Joan-

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 205

Vies des Pères, óta la prélature à un frère plus ancien dans l'ordre, mais plus jeune, pour la donner à un plus ágé; sa seule raison était. qu'il était son ainé. ll craignait que ce frère, encore engagé dans les liens de la chair, ne souffrit de se voir préférer un plus jeune que lui; il se souvenait du mécontentement que les Apôtres eux-mêmes avaient éprouvé contre deux d'entre eux, pour qui l'intervention de leur mère avait obtenu quelque pri- vilége auprès du Christ, l'un d'eux, surtout, étant beaucoup plus jeune que tous les autres, je veux dire Jean, dont nous venons de parler.

V. Ce n'est pas seulement dans le choix des diaconesses que l'Apótre a re- commandé le plus grand soin ; on voit à quel degré il pousse l'attention en tout ce qui touche les veuves animées du désir de se consacrer à Dieu ; il veut supprimer pour elles toute occasion de tentation. Après avoir dit : « Hono- rez les veuves, les véritables veuves, » il ajoute aussitót : « Mais si quelque veuve a des enfants ou des petits-enfants, qu'elle apprenne d'abord à con- duire sa maison et à faire pour ses parents ce qu'ils ont fait pour elle. » Et quelques ligues plus bas : « Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, il reme la foi; 1l est plus coupable qu'un infidèle. » Par ces paroles, il satisfait en méme temps aux devoirs de l'humanité et aux exigences de la profession religieuse. Il veut empèchier que, sous prétexte de profession religieuse, de pauvres orphelins ne soient abandonnés, et que le sentiment de l'humaine compassion envers des malheureux ne trouble la résolution des saintes veuves, ne ramène leurs regards en arrière, ne les en- traine méme parfois dans le sacrilége, et ne les induise à détourner de la communauté pour donner à leurs proches.

Il était donc bien nécessaire d'avertir celles qui sont dans les liens. de la famille de commencer par rendre ce qu'elles out reçu, avant de passer au vrai veuvage et de se consacrer sans réserve au service de Dieu, c'est-à-dire de pourvoir à l'éducation de leurs enfants, comune elles ont été élevées elles: mémes par les soius de leurs parents. Pour porter plus haut encore la per- fection des veuves, l'Apótre leur recominande de se livrer incessaminent à la priére nuit et jour.

Également préoccupé de leurs besoins, il dit : « Si quelque fidèle a des veuves, qu'il les assiste, que l'Église ne les ait pas à sa charge, afin qu'elle puisse secourir les véritables veuves. » C'est comme s'il disait : s'il est des veuves qui aient une famille capable avec ses ressources de subvenir à leurs besoins, qu'elle v pourvoie, afin que les revenus communs de l'Église puis- sent soutenir les autres. De ces préceptes, i! ressort clairement que, s'il en est qui se refusent à secourir les veuves qui leur appartiennent, il faut les contraindre, de par l'autorité apostolique, à s'acquitter de cette dette. L'Apótre ne s'est pas borné à pourvoir aux besoins des autres, 1] a voulu assurer les égards qui leur étaient dus : « Honorez, diti), les veuves qui sont véritablement veuves. »

Telles furent, sans doute, celle que l'Apótre appelle sa mére, et celle que

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nes evangelista dominam, ex sanctæ professionis reverentia vocat !. « Salu- tate, inquit Paulus ad Homanos scribens, Rufum electum in Domino, et matrem «jus, et meam. » Joannes vero in secunda quam scribit epistola? : « Senior, inquit, electæ dominz, et natis ejus, etc. » À qua etiam se diligi postulans inferius adjunxit : « Et nunc rogo te, domina, ut diligamus alte- rutrum. »

Cujus quoque fretus auctoritate Hieronymus, ad vestre professionis vir- ginem Eustochium scribens, eam appellare dominam non erubuit : imo cur etiam debuerit, statim opposuit dicens : « Hoc idcirco, domina mea, Eustochium, dominam quippe debeo vocare sponsam Domini nostri, etc. » Qui etiam. postmodum, in eadem epistola hujus, sancti propositi præroga- tivam omni terrenz felicitatis gloriæ superponens, ait : « Nolo habeas con- soriia matronarum, nolo ad nobilium accedas domos, nolo frequenter vr- deas, quod contemnens virgo esse voluisti. Si ad imperatoris. uxorem concurrerit ambitio salutantium, cur tu facis injuriam viro tuo? Ad hominis conjugem sponsa Dei quid properas? Disce in hae parte superbiam sanctam. Scito te esse illis meliorem ?. »

Qui etiam ad virginem Deo dicatam seribens de consecratis Deo virgini- bus, quantam in celo beatitudinem, et in terra possideant dignitatem, ita exorsus ait : « Quantam in celestibus beatitudinem virginitas sancta possi- deat, prater. Scripturarum testimonia, Ecclesise etiam consuetudine edoce- mur, qua addiscimus peculiare illis subsistere meritum, quarum spiritalis est consecratio. Nani quum unaquaque turba credentium paria grati: dona percipiant, et iisdem onmes sacramentorum benedictionibus glorientur, ist: proprium aliquid pre ceteris habent, dum de illo sancto et immacu- lato. Ecclesie grege quasi sanctiores purioresque hostiæ, pro voluntatis suæ meritis, a Spiritu sancto eliguntur, et per summum sacerdotem Dei offe- runtur altario. » Item : « Possidet ergo virginitas et quod alii non habent, dum et peculiarem obtinet gratiam, et proprio, ut ita. dixerim, consecra- tionis privilegio gaudet, Virginum quippe consecrationem, nisi periculo mortis urgente, celebrari alio tempore non licet quam in Epiphania et Albis Paschalibus, et in apostolorum natalitiis ; nec nisi a summo sacerdote, id est episcopo, tam ipsas quam ipsarum sacris capitibus imponenda vela- mina sanctificari. » Monachis autem, quamvis ejusdem sint professionis, vel ordinis, et dignioris sexus, eliam si sint virgines, qualibet die benedictionem et ab abbate suscipere tam ipsis quam propriis eorum indumentis, id est cucullis, permissum est. Presbyteros quoque et exteros inferioris gradus

4 Rom., xvi, 15. * Joan., II, 1, 1.— 5 Epist., 18.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 207

l'Évangéliste nomme sa maitresse, par respect pour la sainteté de leur état. « Saluez, dit saint Paul écrivant aux Romans, saluez Rufus, qui est élu dans le Seigneur, et sa mére, qui est aussi la mienne. » Et Jean, dans sa seconde épitre : « Le vieux Jean à sa maitresse élue et à ses enfants... » etc.; puis il ajoute plus bas, lui demandant son amitié : « Et maintenant, je vous demande, à maitresse! que nous nous aimions l'un l'autre. »

C'est aussi avec l'appui de cette autorité que saint Jérôme, dans sa lettre à Eustochie, qui avait fait les mêmes vœux que vous, ne rougit pas de l'ap- peler maitresse; bien plus, il se croit obligé de le faire, et il en donne aus- sitót la raison. « J'appelle Eustochie maitresse, dit-il, parce que je dois ap- peler maitresse l'épouse de notre Maitre, etc. » Et plus bas, dans la méme lettre, élevant l'excellence de ce saint état au-dessus de toutes les gloires de la terre : « Je ne veux pas de conunerce avec les femmes du monde, dit-il ; je ne veux pas que vous fréquentiez les maisons des nobles, je ne veux pas que vous les voviez, puisque, renoncant au monde, vous avez voulu étre vierge. Si l'ambition des courtisans les pousse aux pieds de l'impératrice, pourquoi feriez-vous injure à votre époux ? Épouse de Dieu, pourquoi porte- riez-vous vos hommages à l'épouse d'un homme? Pénétrez-vous en ceci d'un saint orgueil : sachez que vous êtes au-dessus d'elle. »

Le méme, écrivant à une vierge consacrée à Dieu, au sujet du bonheur réservé dans le ciel et sur la terre aux vierges consacrées à Dieu, dit : « Quel bonheur est réservé dans le ciel à la sainte virginité, indépendamment des témoignages de l'Écriture, l'Église, par ses usages, nous l'enseigne; elle nous apprend qu'un mérite particulier est attaché aux consécrations spiri- tuelles. En effet, bien que la multitude des croyants ait également droit aux dons de la grâce, et que tous se glonifient de participer aux mèmes sa- crements, les vierges ont un privilége spécial, puisque, à cause des mérites de leur intention, elles sont choisies par le Saint-Esprit, dans le saint et pur troupeau de l'Église, comme des victimes et plus saintes et plus pures, pour être offertes par le grand-prétre sur les autels de Dieu. » Et encore : « La virginité possède quelque chose que les autres n'ont pas, puisqu'elle obtient spécialement la grâce et jouit du privilége d'une consécration particulière, consécration telle, qu'à moins de danger de mort imminente, elle ne peut être célébrée à. d'autres époques que l'Epiphanie, l'octave de Pâques et la féte des Apôtres, et qu'il n'appartient qu'au chef des prétres, c'est-à-dire à l'évéque, de bénir les vierges ainsi que les voiles qui doivent couvrir leurs tétes sanctifiées. » Pour les moines, bien qu'ils appartiennent à la mème profession, au mème ordre, et qu'ils soient d'un sexe plus élevé, fussent-ils aussi purs, ils peuvent recevoir, chaque jour et des mains de leur abbé, la bénédiction pour eux-mémes et. pour leur habit, c'est-à-dire pour leur ca- puce ; les prétres aussi et les clercs d'ordre. secondaire peuvent être ordon- nes aux Quatre-Temps, et les évéques, tous les dimanches ; mais la consé-

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clericos semper in jejuniis Quatuor Temporum, et episcopos omui die Domi- nico constat ordinari posse. Virginum autem consecratio quanto pretiosior, tanlo rarior, præcipuarum exultationem solemnitatum sibi vindicavit.

De quarum virtute mirabili universa amplius congaudet Ecclesia, sicut et Psalmista praedixerat his verbis! ; « Adducentur regi virgines post eam. » Et rursum : « Afferentur in letitia et exultatione, adducentur in templum regis. » Quam etiam consecrationem Matthæus apostolus simul et evange- lista composuisse vel dictasse refertur, sicut in ejus passione legitur, ubi et ipse pro earum consecratione vel virginalis propositi defeusione martyr occu- buisse memoratur. Nullam vero benedictionem vel clericorum vel mona- chorum Apostoli nobis scriptam reliquerunt.

Quarum quoque religio sola ex nomine sanctitatis est insignita, quum ipse a sanctimonia, id est sanctitate, sanctimoniales sunt diete. Quippe quo in- firmior est feminarum sexus, gratior est Deo atque perfectior earum virtus : juxla ipsius quoque Domini testimonium, quo infirmitatem Apostoli ad certaminis coronam exhortans, ait * : « Sufficit tibi gratia mea. Nam virtus in infirnntate perficitur. »

Qui etiam de corporis sui, quod est Ecclesia, membris per eumdem loquens Apostolum, ac si præcipue tam infirmorum membrorum honorem commen- daret, in eadem subjunxit epistola, hoc est ad Corinthios prima? : « Sed multo magis qua videntur membra corporis infirmiora esse necessariora sunt ; et quie putamus ignobiliora membra esse corporis, his abundantiorem honorem cireumdamus : et quæ inhouesta nostra sunt abundantiorem ho- nestatem habent. Honcesta autem nostra nullius egent. Sed Deus temperavit corpus ei cui dederat abundantiorem tribuendo honorem,vut non sit schisma in corpore, sed in id ipsum pro invicem sollicita sint membra. » Quis autem adeo integre per divin: gratie dispensationein hzc in aliquo dixerit adim- pleri, sicut in ipsa muliebris sexus infirmitate, quem tam culpa quam na- tura conteinptibilem fecerat? Cireumspice singulos in hoc sexu gradus, non solum virgines ac viduas, seu conjugatas, verum etiam ipsas scortorum abo- nimationes, et in eis Christi gratiam. videbis ampliorem : ut juxta Donii- nicam ct Apostolicam sententiam * : « Sint novissimi primi, et. primi novis- simi, » et: « ubi abundavit delictum, superabundet et gratia. »

VI. Cujus quidem divine gratis beneficia vel honorem feminis exhibita si ab ipso exordio mundi repetamus, reperiemus statim mulieris creationem qua-

! Psalm., xuiv. 15 et 16. 3 Corinth., IT, xit, 9. 5 Corinth., J, x:, 22. * Matth, xx, 16.

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cration des vierges, d'autant plus précieuse qu'elle est plus rare, est réservée pour les allégresses des grandes solennités.

L'Église entiére tressaille de joie pour célébrer la vertu admirable des vierges, ainsi que le Psalmiste l'avait prédit en ces termes : « Des vierges seront amenées au Roi ; » et ensuite : « Elles lui seront présentées avec des transports de joie et d'allégresse; elles seront amenées dans le temple du Roi. » On croit méme que c'est l'apótre et évangéliste saint Matthieu qui a composé ou dicté le rituel de cette consécration, ainsi qu'on le lit dans les actes du martyre qu'il subit pour la défense de la virginité religieuse. Au contraire, sur la consécration des clercs ct des moines, les Apótres ne nous ont laissé aucune régle écrite.

C'est aussi du nom de la sainteté que les religieuses ont reçu leur nom, puisque c'est du mot sanctimonia, c'est-à-dire sainteté, qu'elles ont été appelées sanctimoniales, ou saintes moinesses. En effet, le sexe des femmes étant plus faible, leur vertu est d'autant plus agréable à Dieu, d'autant plus parfaite, ainsi qu'en témoigne le Seigneur lui-méme, en exhortant l'Apótre à combattre pour la couronne. « Ma grâce vous suffit, dit-il; car c'est dans la faiblesse que la vertu arrive à sa perfection. »

C'est ainsi encore qu'en parlant, par la bouche du méme Apótre, des membres de son corps, c'est-à-dire de l'Église, il lui fait dire, dans cette méme Épitre aux Corinthiens, comme s'il. voulait recommander les égards pour les membres les plus faibles : « Les membres de notre corps qui nous paraissent les plus faibles sout les plus nécessaires, et ceux que nous regar- dons comme les moins nobles sont précisément ceux pour lesquels nous avons le plus de ménagements; les parties les moms honnêtes sont les plus honnêtement traitées ; celles qui sont honnétes n'ont besoin de rien. Dieu a disposé le corps de telle sorte, qu'on ait le plus d'égards pour les mem- bres les plus faibles, et qu'il n'y ait point de schisme dans le corps, mais que les membres conspirent mutuellement à s’aider les uns les autres. » Peut-on dire que la gràce divine ait dispensé ses trésors à qui que ce soit aussi largeineut qu'au sexe le plus faible, que le péché originel autant que sa nature avait rendu méprisable ? Examinez-en les divers états, considérez non-seulement les vierges, les veuves, les femmes 1nariées, mais encore celles qui vivent dans les abominations du libertinage, et vous trouverez en elles les plus larges dons de la gráce divine ; en sorte que, selon la parole de Jésus-Christ et de l'Apótreg« les derniers sont les premiers, et les premiers les derniers, et que il y a eu abondance de péché, il y a surabondance de grâce. »

VI. Que si nous reprenons à l'origine du monde l'histoire des dons de la grâce divine chez les femmes et des égards dont elles ont été l'objet, nous verrous que sa création lui a constitué certains avantages de supériorité. Elle a été créée dans le Paradis, tandis que l'homme a été créé hors du Paradis ;

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210 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

dam præcellere dignitate : quum ipsa scilicet in Paradiso vir extra creatus sit. Ut hinc precipue mulieres admoneantur atlendere, quam sit earum naturalis patria Paradisus, et quo amplius eas cælibem Paradisi vitam sequi conveniat. Unde Ambrosius in libro de Paradiso : « Et appreheudit, inquit, Deus hominem quem fecit, et posuit eum in Paradiso. » Vides quoniam qui erat apprehenditur : in Paradiso eum collocavit. Adverte quia extra Para- disum vir factus est, et mulier intra Paradisum. In inferiori loco vir melior invenitur, et illa qux in meliore loco facta est inferior reperitur.

Prius quoque Dominus Evam totius originem mali restauravit in Maria, quam Adam in Christo reparavit. Et sicut à inuliere. culpa, sic a muliere coepit gratia, el. virginitatis refloruit prerogativa. Ac prius in Anna et Maria viduis et virginibus sancte professionis forma est exhibita, quam in Joanne vel Apostolis monastica religionis exempla viris proposita.

Quod si post Evam, Debboræ, Judith, Esther virtutem intueamur, pro- fecto non mediocrem robori virilis sexus inferemus erubescentiam. Debbora quippe, Dominici judex populi, viris deficientibus , dimicavit, et devictis hostibus populoque Domini liberato, potenter triumphavit. Judith inermis cum Abra sua terribilem exercitum est aggressa, et unius Holoferni proprio ipsius gladio caput amputans, sola universos stravit hostes, et desperatum populum suum liberavit. Esther Spiritu latenter suggerente, contra ipsum etiam legis decretum gentili copulata regi, impiissimi Aman consilium, et crudele regis praevenit edictum , constitutamque regie deliberationis sen- tentiam, quasi uno temporis momento, in contrarium convertit. Magna ascribitur virtuti, quod David iu funda et lapide Goliam aggressus est et devicit. Judith vidua ad hostilem procedit exercitum sine funda et lapide, sine omni adminiculo armature dimicatura. Esther solo verbo populum suum liberat, et conversa in hostes sententia, corruerunt ipsi in laqueum quem tetenderant. Cujus quidem insignis facti memoria singulis annis apud Judæos solemnem meruit habere leetitiam; quod nequaquam aliqua viro- rum facta quantumcunque splendida obtinuerunt.

Quis incomparabilem matris septem filiorum constantiam non miretur, quos una cum matre apprehensos, sicut Machabæorum historia narrat, rex impiissimus Antiochus ad carnes porcinas contra legem edendas nisus est frustra compellere? Quz mater, suz inimemor natûræ, et humans aflectio- nis ignara, nec nisi Dominum prz oculis habens, quot sacris exhortationibus suis ad coronam filios praemisit, tot ipsa martyriis triumphavit, proprio ad extremum martyrio consummata. Si totam Veteris Testamenti seriem revol«

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ce qui doit rappeler aux femmes que le Paradis est leur patrie naturelle, et qu'elles doivent chercher dans le célibat une vie conforme à celle du Para- dis. C'est ce qui fait dire à saint Ambroise, dans son livre du Paradis : « Dieu prit l'homme qu'il avait fait et l'établit dans le Paradis. » Vous le voyez, il a pris celui qui était déjà, pour le placer dans le Paradis. Ainsi l'homme a été fait hors du Paradis, et la femme dans le Paradis. L'homme, qui a été créé dans un lieu moins noble, se trouve le meilleur, et la femme, qui a été créée dans un lieu supérieur, se trouve la moins bonne.

D'autre part, le Seigneur a racheté dans la personne de Marie la faute d'Éve, origine de tous les maux de ce monde, avant que celle d'Adam eût été réparée par Jésus-Christ. Et, de méme que la faute, la grâce nous est venue par la femme, et les saints priviléges de la virginité ont refleuri. Déjà Anne et Marie avaient oflert aux veuves et aux vierges le modèle de la pro- fession religieuse , quand Jean et les Apótres donnèrent aux hommes des exemples de vie monastique.

Que si, aprés Éve, nous considérons la vertu de Débora, de Judith ct d'Esther, nous conviendrons qu'elle est pour le sexe fort un sujet dc honte singulière. Débora, en effet, juge d'Israël au défaut des hommes, livra ba- taille, vainquit les ennemis, délivra le peuple de Dieu et remporta le plus complet des triomphes. Judith, sans armes, accompagnée d'une seule ser- vante, attaqua un ennemi terrible, trancha de son propre glaive la téte d'Holopherne, seule enfin, tailla en pièces une armée entière et délivra son peuple qui désespérait. Esther, par une inspiration secrète de l'Esprit-Saint, bien qu'unie contre la loi à un prince idolàtre, prévint le dessein de l'impie Aman et le cruel arrét du roi, et, en moins d'un instant, pour amsi dire, retourna contre son adversaire la senteuce prononcée par la volonté royale. On regarde comme un prodige de valeur que David, avec une fronde et une pierre, ait attaqué et vaincu Goliath : Judith n'était qu'une veuve, et elle n'avait ni pierre, ni fronde, ni arme d'aucune sorte, quand elle marcha contre une armée ennemie pour la combattre. C'est. par la parole seule qu'Esther délivra son peuple, et tournant contre ses ennemis le décret de proscription, les précipita dans le piége qu'ils avaient tendu : délivrance insigne, en sou- venir de laquelle les Juifs célèbrent tous les ans une fête solennelle, hon- neur que n'obtint aucun homme par ses actions, si éclatantes qu'elles aient été.

Qui n'admirerait l'incomparable fermeté de la mère que, selon l'histoire des Machabées, l'impie Antiochus fit saisir avec ses sept enfants, et essava vainement de contraindre à manger, contre la loi, de la chair de porc? C:tte mère, oubliant tous les sentiments de la nature et de l'humanité, pour ne plus voir que Dieu, après avoir glorieusement subi le martyre dans chacun de ses enfants que, par ses saintes exhortations, elle envoya devant elle à la couronne qui les attendait, consomana son propre martyre. Feuilletons tout

212 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

vamus, quid hujus mulieris constantiæ comparare poterimus? Ille ad extre- mum vehemens tentator beati Job, imbecillitatem humane nature contra mortem considerans! : « Pellem, inquit, pro pelle, et universa dabit homo pro anima sua. » In tantum enim omues angustias mortis naturaliter hor- remus, ut sepe ad defensionem unius membri alterum opponamus, et pre vita hac conservanda nulla vereamur incommoda. Hæc vero non solum sua, sed propriam et filiorum animas perdere sustinuit, ne unam legis incurreret offensam. Quæ est ista, obsecro, ad quam compellebatur transgressio ? Nunquid abrenuntiare Deo, vel thurificare idolis cogebatur? Nihil, inquam, ab eis exigebatur, nisi ut carnibus vescerentur, quas lex eis interdicebat. O fratres et cominonachi, qui tam impudenter quotidie contra regule insti- tutionem ac nostram professionem ad carnes inhiatis, quid ad hujus mu- lieris constantiam dicturi estis? Nunquid tam inverecundi estis, ut quum hzc auditis, erubescentia non confundamini? Sciatis, fratres, quod de re- gina Austri Dominus incredulis exprobrat, diceus * : « Regina Austri surget in judicio cum. generatione ista, et condemnabit eam. » Multo amplius vo- bis de hujus mulieris constantia improperandum esse, quæ et longe majora fecerit, et vos vestre professionis voto religioni arctius adstricti estis. Cujus quidem tanto agone virtus examinata hoc in Ecclesia privilegium obtinere meruit, ut ejus martyrium solemnes lectiones atque missam habeat, quod nulli antiquorum sanctorum concessum est, quicunque scilicet adventnm Domini moriendo prævenerunt : quamvis in ipsa Machabæorum historia Eleazarus ille venerabilis senex unus de primoribus scribarum eadem causa martyrio jam coronatus fuisse referatur. Sed quia, ut diximus, quo natura- liter femineus sexus est infirmior, eo virtus est Deo acceptabilior, et honore dignior : nequaquam martyrium illud in festivitate memoriam meruit, cui femina non interfuit, quasi pro magno non habeatur, si fortior sexus for- tiora patiatur. Unde et in laude predicte femine amplius Scriptura pro- rumpens, aii*: « Supra modum autem mater mirabilis et bonorum memoria digna, quæ pereuntes septem filios sub unius diei tempore conspiciens, bono animo ferebat propter spem, quam in Domino habebat, singulos illo- rum hortabatur fortiter, repleta sapientia, et femine: cogitationi masculi- num animum mserens. »

Quis in laudem virginum vineam iHam Jephte filiam assumi non cen- seat? qui, ne voti licet improvidi reus pater haberetur, et divinæ gratie beneficium promissa fraudaretur hostia, victorem patrem in jugulum pro- prium animavn. Quid hec, quaeso, in agone martyrum factura esset, si

4 Job, ri, 4. * Matth., xi, 49. 5 Machab., II, vi, 18 et 24.

e LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 215

l'Ancien Testament : que trouvons-nous qui puisse être rapproché de la fer- meté de cette femme? Le démon, après avoir épuisé toutes ses violentes tentations contre le saint homme Job, connaissant la faiblesse de la nature humaine aux approches de la mort, dit : « L'homme donnera la peau d'au- trui pour conserver la sienne, et tout ce qu'il possède pour sauver sa vie. » En effet, l'horreur naturelle que nous inspirent les suprémes angoisses de la mort est si vive, que souvent nous sacrifions un membre pour sauver l'autre, et qu'au prix de la vie il n'est pas de mal que nous appréhendions. Et cette mére a eu le courage de livrer non-seulement tout ce qu'elle avait, mais sa vie et celle de ses enfants, pour ne pas violer un point de la loi. Et quel point, je vous prie? Voulait-on la contraindre de renoncer à Dieu, ou de sacrifier aux 1doles? Non; il s'agissait de manger des viandes dont la loi interdisait l'usage. O mes frères, à vous qui avez embrassé la vie monasti- que, vous qui, tous les jours, transgressant sans pudeur les statuis de la règle et les vœux de notre profession, aspirez après ces viandes qu'ils vous défendent, que direz-vous de la fermeté de cette femme? Avez-vous si bien perdu toute vergogne qu'un tel exemple ne vous pénétre pas de confusion? Sachez, mes fréres, le reproche que le Seigneur fait aux incrédules en par- lant de la reine du Midi : « La reine du Midi se lévera, au jour du juge- ment, contre cette génération et la condamnera. » La fermeté de cette femme déposera contre vous d'autant plus haut, que ce qu'elle a fait est plus grand, et que les vœux qui vous enchainent à la règle sont plus étroits. Aussi a-t-elle mérité que l'Église instituát une messe et des prières commé- moratives en l'honneur de la lutte que son courage a soutenu : privilége qui n'a été accordé à aucun des saints antérieurs à la venue du Seigneur, bien que, suivant la méme histoire, Éléazar, ce vénérable vieillard, un des premiers scribes de la loi, eùt déjà, pour la méme cause, obtenu les palmes du martyre. Mais nous l'avons dit : plus le. sexe de la femme est faible, plus sa vertu est agréable à Dieu, plus elle est digne de récompense ; et le martyre du pontife, auquel aucune femme ne participa, n'a point obtenu les honneurs d'une fête spéciale, parce que l'on ne s'étonne pas que le sexe le plus fort ait à subir les plus fortes épreuves. Aussi l'Ecriture dit-elle, se répandant en louanges sur cette femme : « Cependant cette mère admira- ble au-dessus de toute mesure, et digne de l'éternel souvenir des fidèles, cette mère, qui vit périr ses sept fils en un même jour, supportait leur mort avec calme, à cause de l'espérance qu'elle avait en Dieu ; elle les en- courageait virilement les uns aprés les autres, remplie de l'esprit de la sa- cesse et alliant à la tendresse de la femme un mâle courage. »

La fille de Jephté ne suffirait-elle pas seule à l'honneur des vierges, elle qui, pour que son père ne füt pas coupable d'avoir manqué à un vœu méme irréfléchi, pour que la victime promise acquittàt le don de la grâce divine, l'excita elle-même, aprés la victoire, à lui percer le sem? Qu'aurait-elle donc fait dans l'arène du martyre, si les infidèles avaient voulu la contrain-

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forte ab infidelibus negando Deum apostatare cogeretur? Nunquid interro- gata de Christo cum illo jam Apostolorum principe diceret : « Non novi illum? » Dimissa per duos menses a patre libera. his complets redit ad patrem occidenda. Sponte morti se ingerit, et eam magis provocat quam veretur. Stultum patris plectitur votum, et paternum redimit mandatum, amatrix maxima veritatis. Quantum hunc in se lapsum abhorreret, quem in patre non sustinet! Quantus hic est virginis fervor tam in carnalem quam in celestem patrem! Qus simul morte sua et hunc a mendacio liberare, et illi promissum decrevit conservare. Unde merito tanta hiec puellaris animi fortitudo prærogativa quadam 1d meruit obtinere, ut, per annos singulos, filie Israel, in unum convenientes, quasi quibusdam solemnibus hymnis festivas virginis agant exequias, et de passione virginis compuncle piis planctibus compatiantur.

Ut autem cætera omnia prætermittamus, quid tam necessarium nostre redemptioni, et totius mundi saluti fuerit, quam sexus femineus, qui nobis ipsum peperit Salvatorem? Cujus quidem honoris singularitatem mulier illa, qu: prima irrumpere ausa est ad beatum Hilarionem, illi admiranti opponebat, dicens : « Quid avertis oculos? Quid rogantem fugis? Noli me mulierem aspicere, sed miseram. Hic sexus genuit Salvatorem. »

Qua gloria huic poterit comparari, quam in Domini matre adeptus est sexus iste? Posset utique si vellet Redemptor noster de viro corpus assu- mere, sicut primam feminam de corpore viri voluit formare. Sed hane su» humilitatis singularem gratiam ad infirmioris sexus traustulit hono- rem. Posset ct alia parte muliebris corporis digniore nasci quam cæteri homines, eadem qua concipiuntur vilissima portione nascentes. Sed ad incomparabilem infirmioris corporis honorem longe amplius ortu suo consecravit ejus genitale quam viri fecerat ex circumcisione.

Atque ut hunc singularem virginum nunc omittam honorem, libet ad exteras quoque feminas, sicut proposuimus, stylum convertere.

Attende itaque quantam statim gratiam adventus Christi Elisabeth con- jugate, quantam exhibuit Annæ viduæ. Virum Elisabeth Zachariam mag- num Domini sacerdotem incredulitatis diffidentia mutum adhuc. tenebat, dum in adventu et salutatione Mari, ipsa mox Elisabeth, Spiritu sancto repleta, et exultantem in utero suo parvulum sensit, et prophetiam jam de ipso completo Mariæ conceptu prima proferens, plus quam propheta extitit. Presentem quippe illico virginis conceptum nunciavit, et ipsam Domini Matrem ad magnificandum super hoc ipso Dominum concitavit. Excellen- tius autem prophetis donum in Elisabeth videtur completum, conceptum

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 945

dre à renier Dieu et à abjurer sa foi? Interrogée au sujet du Christ avec le chef des Apótres, aurait-elle répondu comme lui : « Je ne connais pas cet homme? » Laissée libre par son pére pendant deux mois, elle revint vers son pére, à l'expiration du délai, s'offrir au sacrifice. Elle va au-devant de la mort, elle vient la chercher, loin de la craindre. Elle paye de sa vie le veu insensé de son père, elle le dégage de sa parole au prix de son sang, par respect pour la vérité. Quelle horreur n'eüt-elle pas eu elle- méme pour le parjure, elle qui n'en peut supporter la pensée chez son père? Quelle n'était pas l'ardeur virginale de son amour pour son père chanel et pour son père spirituel! Par sa mort, en méme temps qu'elle épargne à l'un le parjure, elle satisfait à la promesse faite à l'autre. Aussi cette grandeur de courage dans une Jeune fille a-t-elle mérité, par excep- tion, que chaque année, les filles d'Israël, se rassemblant en un méme lieu, célébrent ses funérailles par des hymnes solennels, et versent de pieuses larmes de commisération sur le sacrifice de l'innocente victime.

Sans nous arrêter à d'autres exemples, qu'y a-t-il eu de plus nécessaire à notre rédemplion et au salut du monde entier que le sexe féminin, qui a donné le jour au Sauveur? C'est cet insigne honneur que la femme, qui la première osa forcer la tente de saint Ililarion, opposait à sa surprise : « Pourquoi détourner les yeux? dit-elle; pourquoi éviter ma prière? ne songez pas que Je suis femme, mais que je suis malheureuse : c'est mon sexe qui a donné le jour au Sauveur. »

Est-il une gloire comparable à celle que £e sexe a acquis dans la per- sonne de la Mère du Seigneur? Le Rédempteur aurait pu, s'il l'eüt voulu, naitre d'un homme, lui qui a formé la femme du corps de l'homme; mais il a voulu faire. tourner à l'honneur du sexe le plus faible la gloire insigne de sa propre humilité. H aurait pu, pour naître, choisir dans la femme une partie plus noble que celle qui sert à la fois à la conception et à l'enfante- ment des autres hommes; mais, pour la gloire incomparable du sexe le plus faible, 11 a ennobli l'organe générateur de la femme par sa naissance, bien plus qu'il n'avait fait celui de l'homme par la circoncision.

Et maintenant, laissons la dignité. particulière des vierges, et passons à d'autres femmes, suivant Je plan que j'ai annoncé.

Voyez la grandeur de la grâce que la venue du Christ à aussitôt répan- due sur Élisabeth, qui était. mariée, et sur Anne, qui était veuve. Zacharie, mari d'Élisabeth ct grand-prétre du Seigneur, n'avait pas encore recouvré la parole que son iucrédulité lui avait fait. perdre, quand, à l'arrivée et à la salutation de Marie, Élisabeth, remplie de l'esprit de Dieu, et avant senti son enfant tressaillir dans son sein, prophétisa la première que Marie avait conçu et devint ainsi plus que prophète. Elle l'annonça sur-le-champ et engagea la Mère du Seigneur à remercier Dieu des grâces dont il Ta com- blait. Le don de prophétie ne paraît-il pas plus accompli dans Elisabeth, qui a connu aussitôt la conception du Fils de Dieu, que dans saint Jean qui

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statim. Dei filium agnoscere, quam in Joanne ipsum jamdudum natum ostendere. Sicut igitur Mariam Magdalenam Apostolorum dicimus Aposto- Jam, sic nec istam Prophetarum dicere dubitemus Prophetam, sive ipsam beatam viduam Annam, de qua supra latius actum est.

VII. Quod si hanc prophetiz gratiam usque ad gentiles etiam extendamus, Sibylla vates in medium procedat, et quæ ei de Christo revelata sunt pro- ferat. Cum qua si universos conferamus prophetas, ipsum etiam Esaiam, qui, ut Hieronymus asserit, non tam propheta quam evangelista dicendus est; videbimus in hac quoque gratia feminam viris longe prestare. De qua Augustinus, contra hæreses testimonium proferens, ait! : « Audiamus quid etiam Sibylla, vates eorum, de eodem dicat : « Alium, inquit, dedit Domi- « nus hominibus fidelibus colendum. » Item : « Ipse tuum cognosce Do- « minum Dei filium esse. » Álio loco Filium Dei symbolum appellat, id est consiliarium. Et propheta dieit : « Vocabunt nomen ejus : mirabilis, consi- liarius. » De qua rursus idem pater Augustinus in XVIII de Civitate Dei : « Eo, » inquit, « tempore nonnulli sibyllam Erythræam vaticinatam ferunt (quam quidam magis credunt esse Cumanam). Et sunt cjus viginti et sep- tem versus; qui, sicut eos quidam Latinis versibus est interpretatus, hoc continent : |

Judicii signum, tellus sudore madescet. E ccelo rex advenict per secla futurus, Scilicet in carne presens, ut judicet orbem.

Quorum quidem versuum prime litteræ in greco conjunctæ, id sonant : Jesus Christus, Filius Dei, Salvator. »

Infert etiam Lactantius quadam de Christo vaticinia Sibylle. « In ma- nus, » inquit* , « infidelium postea veniet. Dabunt Deo alapas manibus incesüs, el impurato ore expuent venenatos sputos. Dabit vero ad verbera suppliciter sanctum dorsum, et colaphos accipiens tacebit , ne quis agnos- cat quod Verbum vel unde venerit inferis. loquatur, et spinea corona coro- nabitur. Ad cibum autem fel, et ad sitim acetum dederunt. In hospita- litatem hanc monstrabunt mensam. Ipsa enim insipiens gens, tuum Deum non intellexisti laudandum mortalium mentibus, sed spinis coronasti, fel miscuisti. Templi velum scindetur , et in medio die nox erit tribus horis, et morietur, tribus diebus somno suscepto, et tunc ab inferis regressus ad lucem veniet, primus resurrectionis principio ostensus. »

Hoc profecto Sibylle vaticinium, ni fallor, maximus ille. poetarum nostrorum, Virgilius audierat atque attenderat , quum, iu IV ecloga, fu-

3 Advers. hæretic., ur, ? Institut. div., iv, 18.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 917

ne l'annonga que longtemps aprés sa naissance? J'ai appelé Marie-Made- leine l'apótre des Apótres; je n'hésiterais pas à appeler de méme Élisabeth le prophète des prophètes, elle ou cette bienheyreuse veuve, Anne, dont j'ai déjà longuement parlé.

VII. Que si nous examinons jusque chez les Gentils ce don de prophétie, que laSibylle paraisse ici la première et qu'elle nous dise ce qui lui a été ré- vélé au sujet de Jésus-Christ. Si nous comparons avec elle tous les prophétes et Isaie lui-même, lequel, selon saint Jérôme, est moins un prophète qu'un évangéliste, nous verrons encore dans cette gráce la prééminence des femmes sur les hommes. Saint Augustin, invoquant son témoignage contre les héréti- ques, dit : « Écoutons ce que dit la Sibylle, leur prophétesse, au sujet de Jésus-Christ : « Le Seigneur, dit-elle, a donné aux homines fidéles un autre « Dieu à adorer; » et ailleurs : « Reconnaissez-le pour votre Seigneur, pour « le Fils de Dieu. » Dans un autre endroit, elle appelle le Fils de Dieu sym- bolon, c'est-à-dire conseiller. Et le prophéte dit : « Ils l'appelleront l'ad- mirable, le conseiller. » Dans le XVIII livre de la Cité de Dieu, saint Au- gustin écrit encore : « Quelques-uns rapportent que, dés ce: temps-là, la Sibylle d'Érythrée, d'autres disent la Sibylle de Cumes, avait fait une pré- diction en vingt-sept vers, qui ont été traduits en latin et qui contiennent ce passage : En signe de jugement, la terre se mouillera de sueur; un Roi qui doit vivre dans tous les siécles descendra du ciel, revétu de chair, pour juger l'univers. Et en réunissant les premières lettres de chaque vers grec, on trouve : Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. »

Lactance cite aussi plusieurs prophéties de la Sibylle au sujet de Jésus- Christ. « Il tombera ensuite, dit-elle, entre les mains des infidéles; de leurs mains sacriléges, ils donneront à Dieu des soufllets, de leur bouche impure, ils lui cracheront des crachats empoisonnés. Et. lui, il. tendra humblement ses épaules sacrées à leurs coups ; il recevra en silence leurs soufllets, de peur qu'on ne reconnaisse le Verbe et que l'enfer ne l'apprenne. ]]s le couronneront d'épines. Pour nourriture, ils. lui donneront du fiel ; pour boisson, du vinaigre : telle sera la table de leur hospitalité. Nation insensée! tu n'as pas compris que tou Dieu méritait les hommages de toute la terre, et tu l'as couronné d'épines, tu as mêlé pour lui le fiel et le vi- naigre. Le voile du temple se déchirera, et, au milieu du jour, la nuit couvrira la terre pendant trois heures; il. mourra, et aprés trois Jours de sommeil, sortant des enfers, 11 apparaitra à la luuiére pour montrer aux hommes le principe de la résurrection. »

Virgile, le plus grand de nos poétes, connaissait, sans doute, et avait mé- dité cet oracle de la Sibylle, quand, dans sa IV* églogue, il prédit, sous le régne de César-Auguste et le consulat de Pollion, la naissance miraculeuse

218 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

turum in proximo sub Augusto Cesare tempore consulatus Pollionis mi- rabilem cujusdam pueri de celo ad terras mittendi, qui etiam peccata mundi tolleret, el quasi seculum novum in mundo mirabiliter ordinaret, præcineret ortum : admonitus, ut ipsemet ait, Cumæi carminis vaticinio, hoc est Sibylle, qua Cumana dicitur. Ait quippe sic, quasi adhortans quos- libet ad congratulandum sibi, et concinendum seu scribendum de hoc tanto puero nascituro, in comparatione cujus omnes alias materias quasi infimas et viles reputat dicens ! :

Sicelides Muse, paulo majora canamus;

Non omnes arbusta juvant humilesque myricæ.

Ultima Cume venit jam carminis tas;

Magnus ab integro seclorum nascitur ordo :

Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna,

Jam nova progenies ccelo demittitur alto, etc. Inspice singula Sibylle dicta, et quam integre et aperte Christiane fidei de Christo summam complectatur. Quæ nec divinitatem ejus, nec humanita- tem, nec utrumque ipsius.adventum, nec utrumque judicium prophetando vel scribendo praetermisit, primum quidem judicium, quo injuste judica- tus est in passioue, et secundum quo juste judicaturus est mundum in ma- jestate. Quæ nec descensum ejus ad inferos, nec resurrectionis gloriam præ- termittens, non solum prophetas, verum etiam ipsos supergressa videtur evangelistas, qui de hoc ejus descensu minime scripserunt.

VIII. Quis non etiam illud tam familiare prolixumque colloquium miretur, quo ipse solus solam illam geutilem et Samaritanam mulierem tam diligen- ter dignatus est instruere, de quo et ipsi vehementer obstupuerunt Apostoli *? À qua etiam infideli et virorum suorum multitudine reprehensa, potum ipse voluit postulare, quem nihil ulterius alimenti ab aliquo novimus requisisse. Superveniunt Apostoli, et emptos ei cibos offerunt, dicentes : « Rabbi, man- duca; » nec oblatos suscipi videmus, sed hoc quasi in excusationem ipsum pretendisse : « Ego cibum habeo manducare, quem vos nescitis. » Potum ipse a muliere postulat. À quo se 1lla excusans beneficio : « Quomodo, » in- quit, « tu Judæus quum sis, bibere a me poscis, quæ sum mulier Samari- tana? Non enim confunduntur Judæi Samaritanis.» Et iterum : « Neque in quo haurias habes, et puteus altus est. » Potum itaque a. muliere infideli, el id negante, desiderat, qui oblatos ab Apostolis cibos non curat. Quz est ista, quæso, gratia, quam exhibet infirmo sexui, ut videlicet a muliere hac postulet aquam, qui omnibus tribuit vitam? Quæ, inquam, nisi ut patenter insinuet tanta sibi mulierum virtutem esse gratiorem, quanto earum natu- ram esse constat infirmiorem ; et se tanto amplius earum salutem deside- -

! Eglog., iv, 1. ? Joan., iv, 6 et suiv.

«

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d'un enfant envoyé du ciel sur la terre pour effacer les péchés du monde entier et ouvrir aux hommes une ère pleine de merveilles; il le dit lui- méme, il avait été éclairé à ce sujet par l'oracle de Cumes, c'est-à-dire par la Sibylle. Et il semble, par ces vers, convier les hommes à se réjouir, à chanter et à écrire sur la naissance future de ce sublime enfant ; auprès de ce fait, tous les autres sujets lui paraissent faibles et grossiers : « Muses de Sicile, dit-il, élevons un peu le sujet de nos chants ; les arbrisseaux et l'hum- ble bruyère ne plaisent pas à tout le monde. Voici que sont arrivés les temps prédits par l'oracle de Cumes; les siécles vont se dérouler dans un ordre nouveau. Déjà reviennent et la Vierge et le régne de Saturne. Déjà une race nouvelle descend du haut des cieux. » Pesez toutes les paroles de la Si- bylle : quel résumé clair ct complet de ce que la foi chrétienne doit croire de Jésus-Christ! Elle n'a rien oublié, ni sa divinité, ni son humilité, ni sa venue pour les deux jugements ; le premier par lequel il a été injustement condamné aux tourments de la passion, le second par lequel il viendra dans sa majesté juger le monde suivant les lois de la justice. Elle fait men- tion et de sa descente aux enfers et de la gloire de sa résurrection; et en cela, elle s'élève au-dessus des prophètes, que dis-je? au-dessus des évangé- listes eux-mémes, qui, de la descente aux enfers ne disent presque rien.

VIII. Peut-on ne pas admirer l'entretien aussi familier qu'étendu dent Jésus- Christ daigua seul à seule honorer la Samaritaine, une païenne, avec tant de bonne grâce que les Apótres eux-mémes n'en retenaient. point leur étonne- ment? Aprés l'avoir réprimandée sur son aveuglement et sur la multitude de ses amants, il voulut lui demander à boire, lui qui, nous le savons, ne demanda jamais d'aliments à personne. Les Apôtres se présentent aussitôt et lui offrent des vivres qu'ils vienneut d'acheter. Maitre, mangez, disent- ils. Mais, nous le voyons, il refuse, en leur disant, pour les remercier de leur service : « J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. » ll demande à boire à cette femme, et celle-ci décline une telle faveur. « Comment, vous qui êtes Juif, dit-elle, me demandez-vous à boire, à moi qui suis Samaritaine ? les Juifs n'ont pas commerce avec les Samaritains ; vous n'avez rien, d'ailleurs, ajoute-elle, pour puiser de l'eau, et le puits est profond. » Ainsi il demande à boire à une femme infidèle qui lui en refuse, et il ne se soucie pas des aliments que lui offrent ses apôtres. Quelle grâce témoignée au sexe faible, je vous prie, que de demander de l'eau à cette femme. lui qui donne la vieà tout le monde ! Quel est le but de cette lecon, si ce n'est de montrer que la vertu des femmes lui est d'autant plus agréable que leur nature est plus faible, et qu'il a d'autant plus soif de leur salut que leur vertu est plus adinirable ? Àussi, quand il demande à boire à une femme,

220 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

rando sitire, quanto mirabiliorem earum virtutem constat esse? Unde et quum a femina potum postulat, huic præcipue siti sus per salutem femina- rum satisfieri velle se insinuat. Quem potum etiam cibum vocans : « Ego, » inquit, « cibum habeo manducare quem vos nescitis. » Quem postmodum exponens cibum, adjungit : « Meus cibus est, ut faciam voluntatem Patris mei, » banc videlicet quasi singularem sui Patris voluntatem esse innuens, ubi de salute agitur infirmioris sexus.

Legimus et familiare colloquium cum Nicodemo, illo Judæorum principe. Dominum habuisse, quo illum quoque ad se occulte venientem de salute sua ipse instruxerit, sed illius colloquii non tantum tunc fructum esse eonsecu- tum. Hanc quippe Samaritanam et spiritu. prophetiæ repletam esse tunc constat, quo videlicet Christum et ad Judæos jam venisse, et ad gentes ven- turum esse professa est, quum dixerit! : « Scio quia Messias venit qui dici- tur Christus. Quum ergo venerit, ille nobis annuntiabit omnia, » et mul- tos ex civitate illa propter verbum mulieris ad Christum cucurrisse, et in eum credidisse, et ipsum duobus diebus apud se retinuisse, qui tamen alibi discipulis ait *: « In viam gentium ne abieritis, et in civitate Samaritanxo- rum ne intraveritis. »

Refert alibi idem Joannes quosdam ex gentilibus, qui ascenderant Hiero- solymam ut adorarent in die festo, per Philippum et Andream Christo nun- tiasse, quod eum vellent videre. Non tamen eos esse admissos commemorat, nec illis postulantibus tantam Christi copiam esse concessam, quantam huic Samaritane nequaquam id petenti. À qua ejus in gentibus prædicatio cc- pisse videtur, quam non solum convertit ; sed per eam, ut dictum est, multos acquisivit. Illuminati statim per stellam Magi, et ad Christum conversi, multos exhortatione sua vel doctrina ad eum traxisse referuntur ; sed soli accessisse. Ex quo etiam liquet quantam a Christo gratiam in gentibus mulier sit adepta, qui præcurrens, et civitati nuntians ejus adventum, et quz audierat prædicans, tam propere ipsa multos de populo suo est lucrata.

Quod si Veteris Testamenti vel Evangelicæ scripture paginas revolvamus, summa illa de resuscitatis mortuis beneficia divinam gratiam feminis præ- cipue videbimus impendisse, nec nisi ipsis vel de ipsis hæc miracula facta fuisse. Primo quippe per Eliam et Eliseum ad intercessionem matrum filios ipsarum resuscitatos et eis redditos esse legimus. Et Dominus ipse vidus cujusdam filium suum. et archisynagogi filiam, et rogatu sororum Lazarum resuscitans, hoc immensi miraculi beneficium maxime feminis impendit. Unde illud est Apostoli ad Hebræos scribentis * : « Acceperunt mu-

! Joan., iv, 25. % Matth., x, 5. 5 Hebr., i, 35.

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fait-il entendre que ce qu'il veut surtout, c'est qu'elle étanche sa soif pour le salut des femmes. Il appelle cette boisson nourriture. J'ai à manger, dit-il, une nourriture que vous ne connaissez pas, et il donne l'explication de cette nourriture, en disant : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père, » désignant par que la volonté particulière de son Père, c'est de travailler au salut du sexe le plus faible.

Nous lisons dans la sainte Écriture que le Seigneur eut aussi un entretien familier avec Nicodéme, le chef des Juifs, qu'il le reçut méme secrètement et qu'il l'éclaira sur son salut ; mais Nicodéme n'en recueillit pas sur-le- champ un si grand fruit. La Samaritaine, au contraire, fut aussitôt remplie du don de prophétie, et elle annonça la venue du Christ non-seulement chez les Juifs, mais chez les Gentils, en disant : « Je sais que le Messie qui s'appelle Christ, va venir, et lorsqu'il sera venu, il nous annoncera tout. » Et, sur ces paroles, nombre de personnes coururent vers le Christ, crurent en lui et le retinrent deux jours, lui qui, cependant, dit ailleurs à ses disciples : « Éloignez-vous de la voie des Gentils, n'entrez pas dans la ville des Samaritains. »

Saint Jean rapporte bien que Philippe et André annoncérent à Jésus-Christ que plusieurs Geutils, qui étaient montés à Jérusalem pour célébrer un jour de féte, désiraient le voir; mais il ne dit pas qu'il les ait reçus ni qu'il leur ait accordé, sur leur priére, une gràce aussi considérable que celle qu'il a faite à la Samaritaine, qui ne demandait rien de pareil. C'est par elle qu'il commence sa prédication chez les Gentils; non-seulement il la convertit elle-même, mais, par elle, il gagne une foule de prosélytes. Les Mages, à peine éclairés par l'étoile et convertis, attirèrent à Jésus-Christ, dit-on, un grand nombre d'hommes par leur enseignement et leurs exhor- tations; mais seuls ils l'approchèrent. Quelle autorité Jésus-Christ ne donna- til donc pas à la Samaritaine parmi les Gentils, à la Samaritaine qui annonça sa venue, et, préchant ce qu'elle avait entendu, fit en si peu de temps, dans ceux de son peuple, une si riche moisson !

Feuilletons l'Ancien Testament et l'Évangile; nous trouverons que les grâces de résurrection les plus éclatantes ont été accordées à des femmes, el que les iniracles ont été accomplis sinon pour elles, au moins sur leur prière. Elie et Elisée ressuscitèrent des enfants à la sollicitation de leur mère ; et c'est à des femmes que le Seigneur lui-méine, en ressuscitant le fils d'une veuve, la fille du chef de la synagogue et Lazare, sur la demande de ses sœurs, a fait la faveur de ce grand miracle. Aussi l'Apótre, dans son Épitre aux Hébreux, dit-il : « Les femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection. » En effet, cette jeune fille ressuscitée recouvra son propre corps, et les autres femines eurent la consolation de voir revivre

222 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE,

lieres de resurrectione mortuos suos. » Nam et puella suscitata mortuum recepit corpus, et cæteræ feminæ in consolationem sui, quos plangebant mortuos, receperunt suscitatos. Ex quo etiam liquet, quantam semper fe- minis exlibuerit gratiam, quas tam sua quam suorum resuscitatione primo letificans, novissime quoque ipse propria resurrectione eas plurimum ex- tulit, quibus, ut dictum est, primum apparuit : quod etiam hic sexus in populo persequente, quodam erga Dominum naturali compassionis affectu, visus est promereri. Ut enim Lucas meminit, quum eum viri ad crucifigen- dum ducerent, femine ipsorum sequebantur, plangentes ipsum atque lamen- tantes. Quibus ipse conversus, et quas pietatis hujus vices in ipso statin passionis articulo misericorditer eis referens, futurum, ut cavere queant, praedicit exitum. « Filiæ, » inquit!, « Hierusalem, nolite flere super me, sed super vos ipsas flete et super filios vestros ; quia ecce venient dies, in qui- bus dicent : beate steriles, et ventres qui non genuerunt! »

Ad cujus etiam liberationem iniquissimi judicis uxorem antea fideliter laborasse Matthæus commemorat, dicens? : « Sedente autem illo pro tribu- nali misit ad illum uxor ejus dicens : nihil tibi et justo illi. Multa enim passa sum hodie per visum propter eum. »Quo etiam prædicante, solam fe- minam de tota turba in tantam ejus laudem legimus extulisse vocem, ut bea- tum exclamaret uterum qui eum portaverit, et ubera qua suxerit ! À quo et statim piam confessionis suæ, licel verissima, correctionem meruit audire, ipso confestim ei respondente? : « Quin imo beati qui audiunt verbum Dei, et custodiunt illud! »

Solus Joannes inter apostolos Christi hoc privilegium. amoris obtinuit , ut dilectus Domini vocaretur. De Martha autem et Maria ipse scribit Joannes, « quia diligebat Jesus Martham, et sororem ejus Mariam et Laza- rum *. » [pse idem Apostolus, qui ex privilegio, ut dictum est, amoris, se unum a Domino dilectum esse commemorat, hoc ipso privilegio, quod nulli aliorum ascripsit Apostolorum, feminas insignivit. In quo etiam honore, etsi fratrem earum ipsis aggregaret, eas tamen illi præposuit, quas in amore præcellere credidit. |

Libet denique. ut ad fideles seu Christianas redeamus feminas, divinæ respectum misericordie in ipsa etiam publicorum abjectione scortorum et stupendo predicare, et prædicando stupere. Quid est abjectius quam Maria Magdalena vel Maria Ægyptiaca secundum vitz statum pristinz, quas vero postmodum vel honore vel merito divina amplius gratia sublimavit? Illam quidem quasi in Apostolico permanentem cœænobio, ut jam supra comme-

Luc, xxui, 28 et 29. * Matth, xxvu, 19. 5 Luc, 11, 28. * Joan., 11, 5.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 225

ceux dont elles pleuraient la mort. Ce qui prouve encore quelle gráce le Seigneur a toujours accordée aux femmes : il les comble de joie d'abord, en les ressuscitant elles-mêmes, elles et ceux qui leur étaient chers, puis il les rend les premiéres, par un insigne privilége, témoins de sa propre résur- rection. Ce privilége, les femmes l'ont mérité peut-étre par la tendresse de la compassion qu'elles témoignérent au Seigneur, au milieu d'un peuple de persécuteurs. Car, ainsi que Luc le rappelle, tandis que les hommes le con- duisaient pour le crucifier, les femmes le suivaient, pleurant sur son sort et se lamentant. Et lui, se retournant vers elles, et comme si, à l'article de la mort, il eùt voulu reconnaitre leur pieux dévouement par sa miséri- corde, il leur prédit les malheurs de l'avenir, afin qu'elles pussent s’en ga- rantir. « Filles de Jérusalem, dit-il, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos fils; car voici que les jours viendront dans lesquels on dira : heureuses les femmes stériles, heureuses les entrailles qui n'ont point enfanté ! »

Saint Mathieu rapporte que la femme du juge inique qui l'avait condamié s'était employée avec zèle à le délivrer. « Tandis qu'il siégeait sur son tri- bunal, sa femme envoya lui dire : ne vous mèlez en rien de l'affaire de ce juste, car j'ai été aujourd'hui étrangement tourmentée par une vision à cause de lui. » C'est encore une femme qui, tandis qu'il préchait, seule, du milieu de la foule, éleva la voix pour entonner sa louange et s'écrier : « Bienheureux le sein qui l'a. porté, bienheureuses les mamelles qui l'ont nourri ! » Par quoi elle mérita que, blàmant doucement ce pieux élan de foi, bien qu'il füt fondé sur une vérité, il répondit aussitôt : « Dites plutôt : bienheureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent fidèlement ! »

Seul, entre tous ses Apôtres, saint Jean obtint le privilége d'être appelé le bien-aimé. Et ce même Jean dit de Marthe et de Marie : « Jésus chéris- sait Marthe, Marie, sa sœur, et Lazare. » Le même Apôtre, qui seul jouit du privilége d'être le bien-aimé du Seigneur, ainsi qu'il le rappelle, accorde à des femmes l'honneur de ce mème privilége qu'il ne reconnaît à aucun autre Apótre. Et s'il y associe le frère de ces femmes, 1l les uomme avant lui, comme étant les premières dans l'amour du Seigneur.

Je veux, revenant aux femmes chrétiennes, publier en admirant et admirer en publiant les effets que la miséricorde divine a accomplis jusque dans des filles publiquement vouées à la. prostitution. Est-il rien de plus abjeet que la conduite de Marie-Madeleine et de Marthe l'Egyptienne dans leur première vie? et en est-il que la grâce divine ait élevées, après leur conversion, à un plus haut degré d'honneur et de mérite? L'une, nous l'avons dit, ne quitte plus la communauté des Apôtres ; l'autre, ainsi qu'il est écrit, déploie une vertu surhumaine dans les épreuves des anachorétes ; en sorte que le courage

224 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

fhoravimus : banc vero, ut scriptum est, supra humanam virtutem anacho- retarum agone dimicantem, ut in utrorumque monachorum proposito sanc- tarum virtus feminarum præemineat, et illud quod incredulis Dominus ait! : « Meretrices præcedent vos in regnum Dei, » ipsis etiam fidelibus viris im- properandum videatur, et secundum sexuum seu vitæ differentiam fiant no- vissimi primi, et primi novissimi.

Quis denique ignoret feminas exhortationem Christi et consilium Apos- toli tanto castimoniæ zelo esse complexas, ut pro conservanda carnis pariter ac mentis integritate, Deo se per martyrium offerrent holocaustum, et ge- mina triumphantes corona, agnum sponsum virginum quocunque ierit sequi studerent ? Quam quidem virtutis perfectionem raram in viris, cre- bram in feminis esse cognovimus. Quarum etiam nonnullas tantum in hac carnis prærogativa zelum habuisse legimus, ut non sibi manum inferre dubi- tlarent, ne quam Deo voverant incorruptionem amitterent, et ad. sponsum virginem virgines pervenirent.

Qui etiam sanctarum devotionem virginum in tantum. sibi. gratam esse monstravit, ut gentilis populi multitudinem, ad beatæ Agathae suffragium concurrentem, velo ejus contra æstuantis Ætnæ terribilem ignem opposito, tam a corporis quam animae liberaverit incendio. Nullam novimus monachi cu- cullam beneficii tanti gratiam esse adeptam. Legimus quidem ad tactum pallii Elie Jordanem esse divisum, et ipsi pariter et Eliseo viam per terram præ- buisse : velo autem virginis immensam adhuc infidelis populi multitudinem tam mente salvari quam corpore, et sic cis conversis ad coelestia viam patuisse.

Illud quoque non modicum sanctarum dignitatem commendat femina- rum, quod in suis ipsæ verbis consecrantur, dicentes : « Annulo suo subar- rhavit me, ipsi sum desponsata. » Hzc quippe verba sunt beatæ Agnetis, iu quibus virgines suain. professionem facientes Christo desponsautur.

IX. Si quis etiam vestræ religionis formam ac dignitatem apud gentiles cognoscere curet atque nonnulla inde quoque exempla ad exhortationem ves- tram inducere, facile deprehendet in ipsis etiam nonnullam hujus propositi institutionem præcessisse, excepto quod ad fidei pertinet tenorem ; et multa in illis sicut et Judæis processisse, quæ ex utrisque congregata Ecclesia re- ünuit, sed in melius commutavit. Quis nesciat universos clericorum ordines ab ostiario usque ad episcopum, ipsumque tonsuræ usum ecclesiastice, qua clerici fiunt, et jejunia Quatuor Temporum, et azymorüm sacrificium, nec-

1 Matth., xxi, 5.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. ' 995

de ces saintes femmes l'emporte sur celui des solitaires des deux sexes, et que les paroles du Seigneur aux incrédules : « Les courtisanes vous précé- deront dans le rovaume de Dieu, » peuvent être appliquées méme aux hommes fidèles, et que les derniers, suivant la différence de sexe et de vie, deviendront les premiers, les premiers les derniers. »

Enfin, qui ne sait que ce sont des femmes que les exhortations de Jésus- Christ et le conseil de l'Apôtre ont enflammées d'un tel zèle de chasteté que, pour conserver à la fois la pureté de l'âme et du corps, elles s'offrirent elles-mémes en holocauste au martyre et s'efforeérent, en conquérant cette double couronne, de suivre dans toutes ses voies l'Agneau, époux des vierges? Cette perfection de vertu, rare chez les hommes, nous la trouvons fréquem- ment chez les femmes. Quelques-unes ont poussé si loin ce zèle de chas- teté de la chair, qu'elles n'ont pas craint de se défigurer pour ne pas perdre la pureté immaculée dont elles avaient fait vœu, et arriver vierges à l'Époux des vierges.

Et lui, 11 à montré combien ce pieux dévouement des saintes femmes lui était agréable : dans une éruption de l'Etna, un peuple entier d'infidàles recourant à la protection de la bienheureuse Agathe, il permit qu'en oppo- sant le voile de la sainte aux flots de la lave, le peuple füt sauvé corps et àme du terrible incendie. Nous ne voyons pas qu'aucun capuchon de moine ait jamais eu le don d'opérer un tel prodige. Nous savons bien que, tou- chées par le manteau d'Élie, les eaux du Jourdain se divisèrent, et que le méme manteau servit à ouvrir à Élisée un passage à travers la terre. Mais c'est une foule immense de Gentils que le voile de cette vierge a sauvés corps et àme, et c'est le chemin du ciel qu'il leur a ouvert par leur con- version.

Une chose encore reléve singuliérement la dignité de ces saintes femmes, c'est qu'elles se consacrent elles-mèmes par ces paroles : « ll m'a engagée par son amour ; c'est à lui que je suis fiancée. » Telles sont, en effet, les paroles de sainte Agnès, et la formule par laquelle les vierges prononcent leurs vœux et s'unissent à Jésus-Christ.

IX. Veut-on suivre chez les Gentils l'histoire des établissements de votre ordre et se rendre compte de la considération dont ils jouirent, pour en tirer des exemples propres à vous encourager ? On reconnaitra sans peine qu'il s'est fait parmi eux certains essais de cette nature, l'esprit de la foi excepté, et qu'il existait, chez eux comme chez les Juifs, maintes pratiques que l'É-

. glise a conservées en les améliorant. Qui ne sait, en eflet, que l'Église a

emprunté à la synagogue toute la hiérarchie ecclésiastique, depuis le porteur

jusqu'à l'évéque, ainsi que l'usage de la tonsure, qui est le caractère du

clerc, et les jeünes des Quatre-Temps, et la féte des Azymes, et tous les or-

nements sacerdotaux, et certaines cérémonies de dédicace, et d'autres for. 45

226 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

non ipsa sacerdotalium indumentorum ornamenta, et nonnulla dedicationis vel alia sacramenta, a synagoga Ecclesiam assumpsisse ? Quis etiam ignoret ipsam utilissima dispensatione non solum secularium dignitatum gradus in regibus, cæterisque principibus, et nonnulla legum decreta, vel philosophicze discipline documenta in conversis gentibus retinuisse : verumetiam quos- dam ecclesiasticarum dignitatum gradus, vel continentis formam, et cor- poralis munditie religionem ab eis accepisse? Constat quippe nunc episco- pos vel archiepiscopos præcidere, ubi tunc flamines vel archiflamines habebantur ; et qu: tunc templa dæmonibus sunt instituta, postea Domino fuisse consecrata, et Sanctorum memoriis insignita. Scimus et in gentibus precipue prwrogativam virginitatis enituisse, quum maledictum legis ad nuptias Judzos coerceret : et in tantum gentibus hanc virtutem seu mun- ditiam carnis acceptam extitisse, ut in templis earum magni feminarum conventus colibi se vite dicarent. Unde Ilieronymus in Epistolam ad Gala- tas, lib. HI : « Quid nos, » inquit, « oportet facere, in quorum condemna- tionem habet et Juno univiras, et Vesta virgines, et alia idola continentes? Univiras autem et virgines dicit, qufsi monachas quz viros noverant, et monachas virgines. Monos enim, unde monachus, id est solitarius dicitur, unum sonat. Qui etiam libro I Contra Jovinianum, multis de castitate vel continentia. genülium feminarum, inductis exemplis : « Scio, » inquit, « in catalogo feminarum me plura dixisse, ut quae Christiane. pudicitiæ despiciunt fidem, discant saltem ab ethnicis castitatem. » Qui, in eodem supra, illam quoque continenti virtutem adeo commendavit, ut hanc præ- cipue munditiam carnis in omni gente Dominus approbasse videatur, et nonnullis eam in infidelibus quoque vel collatione meritorum, vel exhibi- . tione miraculorum extulisse. « Quid referam, » inquit, « Sibyllam. Erith- ream atque Cumanam, ct octo reliquas? Nam Varro decem fuisse autumat, quarum insigne virginitas est, et virginitatis premium divinatio. » Item : « Claudia, virgo vestalis, quum in suspicionem venisset. stupri, fertur cin- gulo duxisse ratem, quam hominum millia trahere nequiverant. » Et Sido- nius, Claremqntensis episcopus, in propemptico ad libellum suum ita loquitur! :

Qualis nec Tanaquil fuit, nec illa,

Quam tu, Tricipitine, procreasti,

Qualis nec Phrygiæ dicata Vest,

Quæ cirea satis Albulam tumentem Duxit virgineo ratem capillo.

Augustinus, de Civitate Dei, lib. XXII : Jam si ad eorum miracula venia- mus, quz facta a diis suis martyribus opponunt nostris, nonne etiam ipsa

1 Carm., xxiv, 59.

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mes de consécration? Qui ne sait que, par la plus utile des mesures, elle a maintenu chez les peuples convertis la hiérarchie des dignités séculières, celle des rois et des autres princes, certaines dispositions de la loi des Juifs gentils, certains préceptes de leur morale ; bien plus, qu'elle leur a pris di- vers grades de dignités ecclésiastiques, la pratique de la continence et le vœu de la pureté corporelle? Nos évéques, en effet, et nos archevéques ac- tuels tiennent le rang que tenaient chez eux les flamines et les archiflami- . nes, et les temples qu'ils avaient élevés aux démons ont été consacrés au Seigneur et dédiés à la mémoire des Saints.

Nous savons aussi que la virginité a été particulièrement en. honneur chez les Gentils, tandis que l'anathéme de la loi forçait les Juifs à se marier, et que, chez les Gentils, cette vertu ou pureté de la chair était en telle consi- dération, que leurs temples étaient remplis d'assemblées de femmes qui se vouaient au célibat. C'est ce qui fait dire à saint Jéróme, dans son épitre aux Galates, livre HI : « Que devons-nous faire, nous autres chrétiens, quand nous voyons, à notre honte, que Junon a ses femmes consacrées, Vesta, ses vierges, et d'autres idoles, leurs fidèles voués à la continence ? » Il dis- ungue les femmes et les vierges, faisant entendre par que les unes avaient connu des hommes, tandis que les autres étaient vierges, c'est-à-dire avaient vécu seules; car pévog (seul) et monachus (moine), c'est-à-dire soli- taire, ont le méme seus. Le méme, dans son premier livre contre Jovinien, aprés avoir cité un grand nombre d'exemples de la continence des femmes paiennes, ajoute : « Je sais que j'ai multiplié les exemples de ces femmes ; c'est afin que les femmes chrétiennes, qui font bon marché de la vie évan- gélique, apprennent du moins la chasteté à l'école des paiens. » Plus haut, dans le méme passage, il exalte la vertu de continence, à ce point qu'il semble que ce soit cette pureté de la chair que Dieu ait eu particuliérement pour agréable chez tous les peuples, et qu'il ait voulu signaler par des grà- ces ou des récompenses, par des prodiges méme, chez les infidéles : « Que dirai-je, continue-t-il, de la Sibylle d'Erythrée, de celle de Cumes et des huit autres, ou des dix autres, suivant. Varron? Leur vertu caractéristique était la virginité, et le don de prophétie était la récompeuse de cette virginité. » Et encore : « On rapporte que Claudia, vierge vestale, soupconnée de liber- tinage, conduisit avec sa ceinture un vaisseau que des milliers d'hommes n'avaient pu trainer. » Prodige auquel l'évéque de Clermont, Sidoine, dans sou épitre à son livre, fait allusion en ces termes : « Telle ne fut point Tanaquil, ni celle dont tu fus le père, ó Tricipitin, ni cette vierge consacrée à Vesta Phrygienne, qui, sur les eaux gonflées du Tibre, traina un vaisseau avec les tresses de ses cheveux. »

D'autre part, saint Augustin, au livre XXII de la Cité de Dieu, dit : « Si nous en venons aux miracles qui ont été faits par leurs dieux et qu'ils oppo-

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pro nobis facere, et nobis reperientur omnino proficere? Nam inter magna miracula deorum suorum profecto magnum illud est, quod Varro comme- morat, vestalem virginem, quum periclitaretur falsa suspicione de stupro, cribrum implesse aqua de Tiberi, et ad suos judices, nulla ejus parte stil- lante, portasse. Quis aqu: pondus tenuit tot cavernis patentibus? Itane Deus omnipotens terreno corpori grave pondus auferre non poterit, ut in eodem elemento habitet vivificantum corpus, in quo voluerit vivificans spiritus ? »

Nec mirum si ns vel aliis Deus miraculis infidelium quoque castitatem extulerit, vel officio demonum extolli permiserit : ut tanto amplius nunc fideles ad ipsam animarentur, quanto hauc in infidelibus quoque amplius exaltari cognoverint. Scimus et Caiphæ prælationi non personz gratiam esse collatam, et pseudo quoque Apostolos miraculis nonnusquam corus- casse, et hæc non personis eorum, sed officio esse concessa. Quid igitur mni- rum, si Dominus non personis infidelium feminarum, sed virtuti continen- tiæ 1psarum hoc concesserit, ad innocentiam virginis saltem liberandam, et falsæ accusationis improbitatem conterendam ? Constat quippe amorem con- tinentiæ bonum esse ct in infidelibus, sicut et conjugalis pactionis obser- vantiam donum Dei apud omnes esse; ideoque mirabile non videri, si sua dona, non errorem infidelitatis per signa quz infidelibus fiunt, non fideli- bus, Deus honoret : maxime quando per hzc, ut dictum est, innocentia libe- ratur, et perversorum hominum malitia reprimitur, et ad hoc quod ita ma- gnificatur bonum homines amplius cohortantur, per quod tanto minus ab infidelibus quoque peccatur, quanto amplius a voluptatibus carnis receditur.

Quod nunc etiam cum plerisque aliis adversus predictum incontinentem hzreticum beatus non inconvenienter induxit Hieronymus, ut qua non mi- ratur in christianis, erubescat in ethnicis. Quis etiam dona Dei esse deneget, potestatem etiam infidelium principum, etsi perverse ipsa utantur, vel amorem justitiæ, vel mansuetudinem quam habent, lege instructi naturali, vel cætera quæ decent principes? Quis bona esse contradicat quia malis sunt permixta? presertim quum, ut beatus astruit Augustinus, et manifesta ra- lio testatur, mala esse nequeant nisi in natura bona? Quis non illud appro- bet quod poetica perhibet sententia! ?

Oderunt peccare boni virtutis amore ?

Quis Vespasiani nondum imperatoris miraculum, quod Suetonius refert, de «æco videlicet et claudo per eum curatis, non magis approbet quam neget,

1! Horat., Epist., I, xvi, 52.

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sent à nos martyrs, ne trouverons-nous pas qu'ils militent pour nous et sont complétement au profit de notre cause? Certes, parmi les grands mi- racles de leurs dieux, le plus grand est celui que cite Varron au sujet de cette vestale qui, accusée injustement de s'étre déshonorée, remplit un cri- ble de l'eau du Tibre et l'apporta devant ses juges sans qu'il s'en échappát une goutte? Qui a soutenu le poids de cette eau à travers tant d'ouvertures? N'est-ce pas Dieu qui, dans sa toute-puissance, a ôté la pesanteur à un corps terrestre et en a fait un corps vivifié, lui, l'esprit vivifiant? »

Ne soyons pas surpris si, par ces miracles et par d'autres, Dieu a exalté la chasteté des infidèles eux-mêmes, ou s'il a permis qu'elle füt exaltée par le démon : c'était pour exciter les fidéles à pratiquer cette vertu avec d'au- tant plus de zéle, qu'ils la verraient plus honorée chez les infidéles. Nous savons que c'est à la dignité et non à la personne de Caiphe que le don de

prophétie a été accordé, et que si les faux apótres ont joui de l'honneur :

éclatant de faire des miracles, ce n'est pas à leur personne, mais à leur minis- tére qu'ils le doivent. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que le Seigneur ait accordé cette faveur, non à la personne des femmes infidèles, mais à la vertu de conti- nence qu'elles pratiquaient, pour sauver l'honneur d'une vierge et mettre à néant l'accusation d'impudeur dont elle était l'objet ? Il est certain que l'a- mour de la continence est une vertu méme chez les mfidéles, tout comme le respect de la foi conjugale est un don de Dieu chez tous les peuples. Et il ne faut pas s'étonner que Dieu honore, non l'erreur des infidéles, mais ses dons, par les prodiges qu'il leur accorde, alors surtout que ses prodiges sont, comme je l'ai dit, un moyen de sauver l'innocence accusée et de con- fondre la malice des méchants; sans compter que c'est pour les fidèles un motif d'autant plus pressant d'atteindre une vertu si hautement glorifiée, qu'ils ont moins de mérite que les infidéles à s'abstenir des plaisirs charnels.

C'est de que saint Jérôme, d'accord avec la plupart des docteurs, a con- clu, uon sans raison, contre l'hérétique Jovinien, cet ennemi de la chasteté dont j'ai parlé plus haut, qu'il devait rougir de trouver chez les paiens ce . qu'il ne trouvait pas chez les chrétiens. Peut-on méconnaitre, en effet, les

dons du Seigneur dans la puissance des rois infidèles, alors méme qu'ils en mésusent, dans l'amour de la justice, dans la mansuétude qu'ils ne tiennent que des lumières de la loi naturelle, et dans les autres vertus royales? Peut- on dire que ce ne soient pas des vertus, parce qu'elles sont mélées de vi- ces? Et cela, quand, suivant le raisonnement de saint Augustin et l'évident témoignage de la raison, il ne peut y avoir de vices que dans une bonne na- ture? Comment, en effet, ne pas approuver la maxime du poéte : « Les gens de bien fuient le mal par amour pour la vertu? » Ne füt-ce que pour encourager les princes à imiter de telles vertus, combien ne vaut-il pas mieux accepter que contester le miracle accompli, selon Suétone, par Ves- pasien, quand il n'était pas encore parvenu à l'empire, au sujet de cet aveu-

sk

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ut ejus virtutem amplius æmulari velint principes, aut quod de anima Tra- jani beatus egisse Gregorius refertur? Noverunt homines in ceno margari- tam legere, et a paleis grana discernere, et dona sua infidelitati adjuncta Deus ignorare non potest, nec quidquam horum quz fecerit odire. Quae quo amplius signis coruscant, tanto amplius sua esse demonstrat, nec hominum pravilate sua inquinari posse, et qualis sit fidelibus spectandus, qui talem se exhibet infidelibus.

Quantam autem apud infideles dignitatem devota illa templis pudicitia sit adepta, vindicta violationis indicat. Quam scilicet vindictam Juvenalis commemorans in IV satyra contra Crispinum, sic de ipso ait! : ,

Cum quo nuper vitiata jacebat Sanguine adhuc vivo terram subitura sacerdos. Unde et Augustinus de Civitate Dei, lib. IT: « Nam et iyjsi, » inquit, « Ro- mani antiqui in stupro detectas Vestæ sacerdotes vivas defodiebant. Adul- teras autem feminas quamvis aliqua damnatione, nulla tamen morte plec- tebant. » Usque adeo gravius que putabant abdita divina, quam humana cubilia vindicabant !

Apud nos autem Christianorum cura principum tanto amplius nostra providit castimoniæ, quanto eam sanetiorem esse non dubitatur. Unde Jus- tinianus Augustus : « Si quis, » inquit?, « non dicam rupere, sed attentare . tantum, causa jungendi matrimonium, sacras virgines ausus fuerit, capi- tali pena feriatur. » Ecclesiasticæ quoque sanctio disciplinx, qu: pœni- tentie remedia, non mortis supplicia. quaerit, quam severa sententia lapsus vestros præveniat non est dubium. Ufide illud. est Innocentii papæ Victricio, episcopo Rothomagensi, cap. xin : « Quse Christo spiritualiter nubunt, et a sacerdote velantur, si postea vel publice nupserint, vel occulte corrupta fuerint, non eas admittendas esse ad agendam penitentiam, nisi is cui se conjunxerant de hac vita discesserit. » II: vero, quæ necdum sacro velamine tectæ, tamen in proposito virginali semper se simulaverint perma- nere, licet velatæ non fuerint, his agenda aliquanto tempore paenitentia est : quia sponsio earum a Domino tenebatur.

Si vero inter homines solet bone fidei contractus nulla ratione dissolvi, quanto magis ista pollicitatio, quam cum Deo pepigerunt, solvi sine vin- dicta non poterit? Nam si apostolus Paulus, quæ a proposito viduitatis dis- cesserant, dixit eas habere condemnationem, quia primam fidem irritam fecerunt : quanto magis virgines, quz prioris propositionis fidem minime servaverunt? [inc ct Pelagius ille notabilis ad filiam Mauritii : « Crimino-

1 Sat., iv, 9, 3 Cod., T, ui, 5,

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gle et de ce boiteux qu'il guérit, ou ce que saint Grégoire raconte de l’âme de Trajan ! Les hommes savent trouver une perle dans un bourbier et séparer le grain de la paille. Dieu peut-il méconnaitre les dons qu'il a faits aux infidéles et maudire en eux ses bienfaits? Plus les signes de ces bienfaits sont éclatants, plus il prouve qu'il en est l'auteur et que la méchanceté des hommes ne saurait en altérer le caractère, mieux il montre quelles doivent être les espérances des fidèles, en voyant la façon dont sont traités les infidéles.

De quel respect était entourée, chez les infideles, la chasteté des vierges vouées au service des temples, la punition réservée à celles qui la violaient le fait connaitre. Juvénal, parlant de cette punition dans sa IV* satire, dit de Crispinus, qui en est l'objet : « Hier encore auprès de lui était couchée, couronnée de bandelettes, une vestale qui va descendre toute vive sous la terre. » Ce qui a fait dire à saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, livre Ill : « Les anciens Romains eux-mémes enterraient toutes vives les prétresses de Vesta coupables d'incontinence, tandis que les femmes aduliéres, ils se con- tentaient de les frapper de quelque peine, mais jamais de la peine capitale. » Tant i] est vrai qu'ils vengeaient plus sévèrement ce qu'ils regardaient comme le sanctuaire des dieux, que la couche des hommes!

Chez nous, les princes chrétiens ont veillé avec d'autant plus de soin à la chasteté monastique, qu'on ne peut douter qu'elle soit encore plus sacrée. C'est ce que prouve la loi de l'empereur Justinien. « Si quelqu'un, dit-il, ose, je ne dis pas ravir, mais seulement essayer de séduire, en vue du ma- riage, les vierges consacrées à Dieu, qu'il soit puni de mort. » La discipline ecclésiastique cherche plutót le repentir du pécheur que sa perte; avec quelle sévérité, cependant, elle prévient les chutes! Le pape Innoceut, écri- vant à Victricius, évêque de Rouen, lui disait (chapitre xin) : « Si celles qui épousent Jésus-Christ spirituellement et qui reçoivent le voile des mains du prétre viennent à se marier publiquement, ou à se livrer secrétement à un commerce illicite, elles ne devront étre admises à la pénitence qu'aprés la mort de l'homme avec lequel elles auront vécu. » Quant à celles qui, n'ayant pas encore recu le voile, auraient feint de vouloir vivre dans l'état de virginité, bien qu'elles n'aient pas recu le voile, elles devront ètre, pen- dant un certain temps, soumises à la pénitence, parce que le Seigneur avait recu leur serment.

En effet, si un contrat passé entre des hommes ne peut étre rompu sous aucun prétexte, combien moins un pacte fait avec Dieu pourra-t-il être im- punément violé ? Saint Paul dit que les femmes qui ont rompu le veuvage qu'elles s'étaient promis de garde: ont mérité condamnation pour avoir violé leur engagement : que sera-ce uouc des vierges qui n'ont pas gardé la foi qu'elles avaient jurée? C'est ce qui a fait dire au fameux Pélage, dans sa lettre à la fille de Maurice : « La femme adultère vis-à-vis de Jésus-Christ est plus coupable que celle qui s'est rendue adultère vis-à-vis d'un homme.

222 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

sior est, » inquit, « Christi: adultera quam mariti. Unde. pulchre Romana Ecclesia tam severam nuper de hujusmodi statuit. sententiam, ut vix vel penitentia dignas judicaret, quæ sanctificatum Deo corpus libidinosa coin- quinatione violassent. » °

X. Quod si perscrutari velimus quantam curam, quantam diligentiam et charitatem sancti doctores ipsius Domini, et Apostolorum exemplis incitati, devotis semper exhibuerint feminis, reperiemus eos summo dilectionis zelo devotionem earum amplexos fuisse, et fovisse, et multiplici doctrinz vel exhortationis studio earum religionem jugiter instruxisse atque auxisse. Atque ut cæteros omittam, præcipui doctores Ecclesie producantur in me- dium : Origenes scilicet, Ambrosius, atque Hieronymus. Quorum quidem primus, ille videlicet maximus Christianorum philosophus, religionem femi- narum tanto amplexus est zelo, ut sibi manus ipse inferret, sicut Eccle- siaslica refert Historia, ne ulla eum suspicio a doctrina vel exhortatione mulierum abduceret. Quis etiam ignoret quantam Ecclesie divinorum mes- sem librorum rogatu Paula et Eustochii beatus reliquerit Hieronymus? Qui- bus, inter cztera, sermonem etiam de assumptione Matris Domini juxta earum petitionem scribens, id ipsum profitetur, dicens : « Sed quia negare non queo quidquid injungitis, nimia vestra devinctus dilectione, experior quod hortamini. » Scimus autem nonnullos maximorum doctorum tam or- dinis quam vitæ dignitate sublimium, nonnunquam ad eum de longinquo scribentes parva ab eo requisisse scripta, nec impetrasse. Unde et illud est beati Augustini in secundo Hetractationum libro : « Scripsi et duos libros ad presbyterum Hieronymum sedentem in Bethlehem, unum de Origine anime, alium de Sententia apostoli Jacobi, ubi ait : « Quicunque totam legem servaverit, offendat autem : in uno, factus est omnium reus : de utro- que consulens eum. » Sed in priore quaestionem, quam proposui, ipse non solvi. In posteriore autem quid mihi. de illa. solvenda videretur non tacui. Sed utrum hoc approbaret etiam ille consului. Respondit autem laudans eamdem consultationem mcam, sibi tamen ad respondendum otium non esse respondit. Ego vero quousque esset in corpore, hos libros edere nolui, ne forte responderet aliquando, et cum ipsa responsione ejus potius ederen- tur. lllo autem defuncto edidi. » Ecce virum tantum tanto tempore pauca et parva rescripta a prædicto viro expectasse, nec accepisse. Quem quidem ad petitionem priædictarum feminarum in tôt et tantis voluminibus vel transferendis vel dictandis sudasse cognovimus, longe eis majorem quam episcopo reverentiam in hoc exhibens. Quarum fortassis tanto amplius vir- tutem amplectitur studio, nec contristare sustinet, quanto earum naturam fragiliorem considerat.

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Aussi l'Église romaine a-t-elle eu raison de prononcer récemment sur un tel crime une sentence si sévère, qu'elle juge à peine digne de la péni- tence les femmes qui souillent, par un commerce impur, un corps consacré à Dieu. »

X. Que si nous voulons examiner quels soins, quelles attentions, quelle ten- dresse les saints Pères, sollicités par l'exemple du Seigneur et des Apôtres, ont toujours eus pour les femmes consacrées à Dieu, nous verrons qu'ils les ont soutenues, encouragées avec un zèle plein d'amour dans leurs pieuses réso- lutions, et qu'ils ont incessamment éclairé, échauffé leur foi par des instruc- tions sans nombre et des encouragements multipliés. Sans parler des autres, il me suffira de citer les principaux docteurs de l'Église, Origène, Ambroise, Jérome. Le premier, le plus grand pliilosophe des chrétiens, se voua avec tant de zèle à la direction des religieuses, qu'il alla jusqu'à se mutiler lui- méme, au rapport de l'Histoire ecclésiastique, pour écarter tout soupçon qui aurait pu l'empêcher de les instruire ou de les exhorter. D'autre part, qui ne sait quelle moisson de divins ouvrages saint Jérôme a laissée en ré- ponse aux demandes de Paule et d'Eustochie ? Il déclare lui-même que son sermon sur l'Assomption de la Mère du Seigneur a été composé à leur priére. « Je ne puis, dit-il, rieu refuser à vos sollicitations, enchainé que je suis par ma tendresse ; j'essaierai donc ce que vous voulez. » Nous savons cependant que plusieurs grands docteurs, aussi élevés par leur rang que par la dignité de leur vie, lui ont souvent écrit pour lui demander quelques lignes, sans pouvoir les obtenir. C'est ce qui fait dire à saint Augustin, dans son second livre des Rétractalions : « J'ai adressé aussi au prêtre Jérôme, qui demeure à Bethléem, deux livres : l'un, sur l’origine de l'àme; l'autre, sur cette pensée de l'apôtre Jacques : « Quiconque, observant d'ailleurs « toute la loi, la viole sur un seul point, est coupable comme s'il l'avait « violée tout entière. » Je voulais avoir son avis sur les deux ouvrages; dans le premier, je me bornais à poser la question sans la résoudre ; dans le second, je ne cachais pas ma solution ; mais je désirais savoir s'il la trouvait bonne, et je lui demandais ce qu'il en pensait. 1l a répondu qu'il approu- vait les questions, mais qu'il n'avait pas le loisir d'y répondre. Je n'ai pas voulu faire paraitre ces ouvrages tant. qu'il a. vécu, dans la pensée qu'un jour, peut-être, il me répondrait, et que je pourrais publier sa réponse en méme temps."Ce n'est qu'après sa mort que je les ai publiés. » Voilà donc ce grand homme qui, pendant de longues années, attend de saint Jérôme quelques mots de réponse. Et nous avons vu que, sur la prière de ces pieuses femmes, saint Jérôme s'est épuisé soit à écrire de sa main, soit à dicter nombre d'ouvrages considérables, leur témoignant eu cela plus de respect qu'à un évêque. S'il soutient leur vertu avec tant de zèle, s'il n'ose la con- trister, n'est-ce pas par égard pour la fragilité de leur nature ?

23 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

Unde et nonnunquam zelus charitatis ejus erga hujusmodi feminas tantus esse deprehenditur, ut in earum laudibus aliquatenus veritatis tramitem excedere videatur, quasi in se ipso illud expertus, quod alicubi com- memorans: « Charitas, » inquit, « mensuram non habet. » Qui in ipso statim exordio vitæ sanct. Paule, quasi attentum sibi lectorem præparare desiderans, ait : « Si cuncta corporis mei membra verterentur in linguas, et omnes artus humana voce resonarent, nihil dignum sanctæ ac venera- bilis Paule. virtutibus dicerem. » Descripsit et nonnullas sanctorum Pa- trum venerabiles vitas, atque miraculis coruscas, in quibus longe mira- biliora sunt quz referuntur. Nullum tamen eorum tanta laude verborum extulisse videtur, quanta hanc viduam commendavit. Qui etiam ad Deme- triadem virginem scribens, tanta ejus laude frontem ipsius insignivit epis- tole, ut non in modicam labi videatur adulationem. « Inter omnes, » in- quit, « materias, quas ab infantia usque ad hanc ætatem vel mea, vel nota- riorum scripsi manu, nihil presenti opere difficilius. Scripturus enim. ad Demetriadem virginem Christi, quæ et nobilitate et. divitiis prima est in urbe Romana, si cuncta ejus virtutibus congrua dixero, adulari putabor. »

Dulcissimum quippe viro sancto fucrat quacunque arte verborum fragilem naturam ad ardua virtutis studia promovere. Ut autem opera nobis quam verba in hoc certiora priebeant argumenta, tanta hujusmodi feminas excoluit charitate, ut immensa ejus sauctitas nævum sibi proprie imprimeret fama. Quod et ipse quidem ad Asellam, de fictis amicis atque sibi detrahentibus scribens, inter cætera commemorat, dicens : « Et licet me sceleratum qui- dam putent, et omnibus flagitiis obrutum ; tu tamen bene facis, quod ex tua mente etiam malos bonos putas. Periculosum quippe est de servo alterius judicare, et non facilis venia prava dixisse de rectis. Osculabantur quidam mihi manus, et ore vipereo detrahebant. Dolebaut labiis, corde gaudebant. Dicant quid unquam in me aliter senserunt, quam quod Christianum dece- bat? Nihil mihi objicitur, nisi sexus meus. Et hoc nunquam objiceretur, nisi quum Hierosolymam Paula proficiscitur. » Item : « Antequam domum sancte Paulæ noscerem, totius in me urbis studia consonabant. Omnium pene judicio dignus summo sacerdotio decernebar. Sed postquam eam pro suo merito sanctitatis venerari, colere, suscipere cepi, omnes me illico deseruere virtutes. » Et post aliqua : « Saluta, » inquit, « Paulam et Eusto- chium, velint, nolint, in Christo meas. » Legimus et Dominum ipsum tan- tam beatæ meretrici familiaritatem exhibuisse, ut qui eum invitaverat pha- risus, ob lioc jam penitus de ipso diffideret, apud se dicens : « Hic, si esset propheta, sciret utique quæ et qualis est qui tangit eum. » Quid ergo mi- rum, si pro lucro talium animarum ipsa Christi membra, ejus incitata

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 255

Le zèle de sa charité pour elles est parfois si grand, qu'il semble franchir les bornes de la vérité dans ses éloges, comme s'il avait éprouvé lui-méme ce qu'il dit ailleurs : « La charité n'a pas de mesure. » C'est ainsi qu'au début de la vie de sainte Paule, il s'écrie, comme pour captiver l'atten- tion du lecteur : « Alors méme que tous mes membres se changeraient en langues et que toutes les parties de 1non corps parleraient le langage des hommes, je ne saurais rien dire qui füt digne des vertus de la sainte et vénérable Paule. » Cependant il a écrit aussi les Vies de certains Péres vénérables, qui brillent de tout l'éclat des miracles, et dans lesquelles se trouvent des prodiges bien plus étonnants; mais il n'est personne qu'il paraisse exalter aussi haut que cette veuve. D'autre part, dans une lettre à la vierge Démétriade, tel est l'éloge dont il marque son entrée en matière, qu'il semble tomber dans une flatterie excessive. « De tous les sujets que j'ai abordés, dit-il, depuis mon enfance jusqu'à ce jour, soit de ma main, soit en m'aidant de la main de mes secrétaires, celui que j'entreprends de traiter aujourd'hui est le plus difficile : il s'agit d'écrire à Démétriade, vierge du Christ, qui tient dans Rome le premier rang et par sa noblesse et par ses richesses ; si je veux rendre justice à toutes ses vertus, je risque de passer : pour un flatteur. »

C'était sans doute, pour le saint homme, une tâche bien douce d'en- courager par quelque artifice de parole le sexe faible dans l'exercice austére de la vertu. Mais les actes sont, en telle matiére, des preuves plus sûres encore que les paroles. Or, il a entouré ces pieuses femmes d'une pré- dilection si marquée, que cette prédilection, malgré sa sainteté incom- parable, n'a pas laissé d'imprimer une tache à sa réputation. Il nous le fait connaitre lui-méme dans sa lettre à Asella, en parlant de ses faux amis et de ses détracteurs. « Il en est qui me regardent comme un criminel couvert de toutes les ignominies, dit-il; vous faites bien, néanmoins, de considérer comme bons ces méchants, en les jugeant d'après votre conscience. Il est dangereux de juger le serviteur d'autrui ; qui calomnie le juste sera diffici- lement pardonné. J'en ai connu qui me baisaient les mains et qui, par der- . riére, me déchiraient avec une langue de vipère. Ils me plaignaient du bout des lèvres; au fond du cœur, ils se réjouissaient. Qu'ils disent s'ils ont trouvé en moi d'autres sentiments que ceux d'un chrétien. On ne me re- proche que mon sexe, et l'on ne songerait pas à me le reprocher, si Paule ne venait à Jérusalem. » Et encore : « Avant que je connusse la maison de sainte Paule, c'était sur mon compte, dans la ville entière, un concert de louanges. 1! n'y avait qu'une voix pour me reconnaitre digne du pontificat. Mais du jour où, pénétré du mérite de celle pieuse ferame, j'ai commencé à lui rendre hominage, à la fréquenter, à la prendre sous ma tutelle, de ce jour-là toutesles vertus m'ont abandonné. » Et quelques lignes plus bas : « Sa- luez, dit-il, Paule et Eustochie; quoi qu'on dise, elles sont à moi en Jésus- Christ. » Nous lisons que la familiarité que le Seigneur témoigna à la bien-

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exemplo, propriæ famæ detrimentum non effugiunt ? Quod quidem Origenes, ut dictum est, quum cuperet evitare, gravius sibi corporis detrimentum in- ferre sustinuit.

Nec solum in doctrina. vel exhortatione feminarum mira sanctorum Pa- trum charitas innotuit, verum etiam in earum consolatione tam vehemens nonnunquam extitit, ut ad earum dolorem leniendum nonnulla fidei ad- versa promittere mira eorum compassio videatur. Qualis quidem illa est beati Ambrosii consolatio, quam super morte Valentiniani imperatoris soro- ribus ejus scribere ausus est, et ejus qui cathecumenus sit defunctus salutem astruere, quod longe a catholica fide atque evangelica veritate videtur dissi- dere. Non enim ignorabant quam accepta Deo semper extiterit virtus infir- mioris sexus.

Unde et quum innumeras videamus virgines Matrem Domini in hujus excellentia proposito sequi, paucos agnoscimus viros hujus virtutis gratiam adeptos; ex qua, quocunque ierit, ipsum sequi Ágnum valerent. Cujus quidem zelo virtutis quum nonnullae sibi mauum inferrent, ut quam Deo voverant integritatem etiam carnis conservarent; non solum hoc in eis est reprehensum, sed apud plerosque hæc ipsarum martyria titulos ecclesia- rum meruerunt.

Desponsatæ quoque virgines, si antequam viris suis carnaliter misceantur monasterium decreverint eligere et, homine reprobato, sponsum sibi Deum efficere, liberam in hoc habent facultatem, quam nequaquam viris legimus indultam. Quarum etiam pleræque tanto ad castimoniam zelo sunt accensæ, ut non solum, contra legis decretum, pro custodienda castitate. virilem presumerent habitum, verum eliam inter monachos tantis præminerent virtutibus, ut abbates fieri mererentur, sicut de beata legimus Eugenia, quie, sancto etiam Heleno episcopo conscio, imo jubente, virilem habitum sumpsit, et ab eo baptizata monachorum collegio est sociata.

Hæc ad novissimarum petitionum tuarum primam, soror in Christo cha- rissima, me satis rescripsisse arbitror ; de auctoritate videlicet ordinis vestri, et insuper de commendatione propri: dignitatis, ut tanto studiosius vestrae professionis propositum amplectamini, quanto ejus excellentiam amplius noveritis. Nunc ut secundam quoque, Domino annuente, perficiam, vestris id meritis et orationibus obtineam. Vale.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 231

heureuse pécheresse inspira de la défiance au Pharisien qui l'avait invité à sa table. « Si cet homme était prophète, dit-il, il saurait bien ce qu'est cette femme qui le touche. » Est-il donc étonnaut que, pour gagner de telles àmes, les saints, qui sont les membres de Jésus-Clirist, sollicités par son exemple, ue reculent pas devant le sacrifice de leur réputation? Ce fut pour éviter de tels soupçons qu'Origéne, dit-on, eut le courage de faire le sacrifice d'une partie de son corps.

Ce n'est pas seulement par leur enseignement et leurs exhortations qu'a éclaté l'admirable charité des saints pour les femmes. Parfois aussi cette charité s'est manifestée dans les consolations qu'ils leur ont adressées avec un tel zèle de compassion, que, pour calmer leur peine, ils ont été jusqu'à leur promettre des choses contraires à la foi. Tel est le caractére de la con- solation adressée par saint Ambroise aux sœurs de Valentinien après la mort de cet empereur. N'osa-t-il pas garantir que leur frére était. sauvé, lui qui u'était que cathécumène, quand 11 mourut? ce qui est bien peu conforme à la foi chrétienne et à la vérité évangélique. Mais ces saints docteurs savaient combien la vertu du sexe le plus faible a toujours été agréable à Dieu.

Aussi, tandis que nous voyons des vierges sans nombre se proposer pour modéle la chasteté de la Mére du Seigneur, nous connaissons peu d'hommes qui aient. obtenu le don de cette vertu et qui aient pu suivre l'ÀAgueau sans tache dans toutes ses voies. Quelques-unes, dans leur pieux zéle, se sont donné la mort afin de conserver cette pureté de la chair qu'elles avaient consacrée à Dieu ; et non-seulement ce sacrifice n'a pas été l'objet. d'un blàme, mais ce martyre d’elles-mêmes leur a générale- ment mérité la canonisation de l'Église.

Bien plus, si des vierges fiancées, avaut de s'uuir charnellement à leurs maris, prennent la résolution d'embrasser la vie monastique et de renoncer à leur époux terrestre pour prendre le céleste Époux, liberté leur en est laissée : ce qui n'a jamais été, que nous sachions, accordé aux hommes. Quelques-unes furent enflammées d'un tel zèle de chasteté, que non con- tentes de prendre, malgré la défense de la loi, un habit d'homme, elles se setirèrent parmi des moines, l'éminence de leurs vertus les a rendues dignes de devenir abbés. Telle sainte Eugénie. avec la complicité de l'évêque Hélénus, que dis-je ? sur son ordre, revétit l'habit d'honime, et après avoir été baptisée par lui, fut admise dans un monastère de religieux.

Je pense, très-chère sœur en Jésus-Christ, avoir suflisamment répondu à la première de vos récentes demandes, je veux dire à celle qui était relative à l'autorité de votre ordre et à la considération due à sa dignité : vous em- brasserez maintenant les devoirs auxquels vos vœux vous obligent avec d'au- tant plus de zèle que vous en connaissez mieux l'excellence. Je répondrai à la seconde demande, s'il plait à Dieu; que vos mérites et vos priéres m'en obtiennent la grâce. Adieu.

EPISTOLA OCTAVA

QUÆ EST EJUSDEM PETRI AD HELOISSAM

ARGUMENTUM

Quum duo ab Heloissa rogatus fuisset Abælardus, alteri quidem corum superiore respondit epistola : alterum nunc exequitur. Siquidem petitionis lleloissz alterum caput fuerat, ut Paracletensibus monachabus regulam scriberet : quod ipse, hoc libro, potius quam epistola, lueulenter perficit, plurimis sanctorum Patrum sententiis tanquam | floribus adunatis. Tripartitum auteni tractatum vocat, quod in eo maxime de tribus pracipuis virtutibus monasticis, continentia scilicet, paupertate voluntaria, et silentio tractet. Constituit toti carnm collegio septem officiales sorores, que cxteris tum in his que animarum sunt, tum in his quie ad temporalia sive corporalia spectant, prudenter præsint. Esum carnium ternis diebus singulis hebdomadibus, et usum vini moderatum eis indulget, ac cætera ad vilæ monasticæ ordinem pertinentia diligenter et congrue disponit.

Petitionis tuæ parte jam aliqua, prout potuimus, absoluta, superest, Do- mino annuente, de illa, qua restat, parte tam tuis quam spiritualium tua- rum filiarum desideriis complendis operam dare.

Restat quippe juxta prædictæ vestre postulationis ordinem, aliquam vobis institutionem, quasi quamdam propositi vestri regulam a nobis. scribi, et vobis tradi, ut certius ex scripto quam ex consuetudine habeatis quid vos sequi conveniat. Nos itaque, partim consuetudinibus bonis, partim Scriptu- rarum testimoniis vel rationum nitentes fuleimentis, hæc omuia in unum confere decrevimus ; ut spirituale Dei templum, quod estis vos, lus deco- rare, quasi quibusdam egregiis exornare picturis valeamus, et ex pluribus imperfectis quoad possumus unum opusculum consummare. ln quo quidem opere Zeuxim pictorem imitantes, ita faccre instituimus in templo spirituali, sicut ille disposuit faciendum in corporali. Hunc enim, ut in Rhetorica sua Tullius meminit, Crotoniatæ asciverunt ad quoddam templum, quod reli- giosissime colebant, excellentissimis picturis decorandum. Quod ut diligen- tius faceret, quinque sibi virgines pulcherrimas de populo illo elegit, quas sibi pingenti assistentes intuens, earum pulchritudinem pingendo imitare-

LETTRE HUITIEME

ABÉLARD A HÉLOISE

SOMMAIRE

Héloïse avait prié Abélard de l'éclairer sur deux points : il a répondu au premier dans la lettre précédente; il va entamer le second. L'objet de la seconde demande d'Héloïse était une règle pour les religieuses du Paraclet : il trace cette règle dans cette lettre, ou plutôt dans ce livre, les citations des saints Pères forment comme un bouquet de fleurs. Il appelle ce traité tripartit, parce qu'il y traite des trois vertus principales des moines : la continence, la pauvreté volontaire et le silence. Il met à la tête de la con- grégation sept sœurs officières chargées de veiller aux choses qui regardent les âmes et à celles qui concernent les besoins temporels ou corporels. Il permet aux religieuses l'usage de la viande trois fois par semaine, et l'usage modéré du vin. Il règle avec une sage précision tous les détails de la vie monastique.

Déjà j'ai satisfait, dans la mesure de mes forces, à la première de vos de- mandes ; il me reste à m'occuper de la seconde, avec la grâce de Dieu, pour répondre à vos désirs et à ceux de vos filles spirituelles.

Je dois, selon l'ordre de vos vœux, vous tracer et vous envoyer un plan de vie qui soit comme la régle de votre profession. Vous pensez que des instruc- tions écrites vous seront un meilleur guide que la coutume. Pour moi, voici ce que je me propose de faire. Je prendrai comme bases, d'une part, les meilleures coutumes, d'autre part, les instructions des saintes Écritures , et j'en ferai un corps de doctrine. Vous étes le temple spirituel du Seigneur, j'ai à le décorer ; je le revétirai, pour ainsi dire, de peintures de choix; de plusieurs œuvres imparfaites, je chercherai à composer une œuvre qui réa- lise la perfection. Je m'efforcerai de faire, pour un temple spirituel, ce que le peintre Zeuxis a fait pour un temple de pierre. Les habitants de Crotone l'avaient appelé, rapporte Cicéron dans sa Rhetorique, pour orner des plus belles peintures un temple qu'ils avaient en grande vénéralion. Afin de mieux remplir cette tâche, Zeuxis choisit les cinq plus nobles vierges de la ville, pour les faires poser devant lui et pour travailler à reproduire leur beauté avec són pinceau. Deux raisons vraisemblablement le firent agir

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tur. Quod duabus de causis factum esse credibile est : tum videlicet quia, ut predictus meminit doctor, maximam peritiam in depingendis mulieribus pictor ille adeptus fuerat, tum etiam quia naturaliter. puellaris forma ele- gantior et delicatior virili compositione cernetur. Plures autem virgines ab eo eligi supra memoralus philosophus, ail, quia nequaquam credidit in una se reperire posse puella membra omnia equaliter formosa, nullique unquam a natura tantam pulchritudinis gratiam esse collatam, ut æqualem in omni- bus membris pulchritudinem haberet, ut nihil ex omni parte perfectum in compositione corporum ipsa expoliret, tanquam uui sic omnia commoda conferret, ut non habere quod cæteris largiretur.

Sic et nos ad depingendam anime pulchritudinem, et sponsæ Christi des- cribendam perfectionem, in qua vos tanquam speculo quodam unius spiritalis virginis semper prz: oculis habite decorem vestrum vel turpitudinem depre- hendatis, proposuimus ex multis sanctorum l'atrum documentis vel consue- tudinibus monasteriorum optunis vestram instruere conversationem, singula quæque prout memoriæ occurrerint delibando, et quasi in unum fasciculum congregando, quz vestri propositi sanctitati congruere videbo ; nec solum quæ de monachabus, verumetiam qux» de monachis. instituta sunt : quippe sicut nomine et continentiæ professione nobis estis conjunctæ, ita et fere omnia nostra vobis competunt instituta. Ex his ergo', ut diximus, plurima quasi quosdam flores decerpendo, quibus vestre lilia castitatis adoremus, multo majore studio describere debemus virginem Christi, quam predictus Zeuxis depingere simulacrum idoli. Et ille quidem quinque virgines, quarum spe- ciem imitarctur, sufficere credidit. Nos vero pluribus Patrum documentis exuberantem copiam habentes, auxilio freti divino, perfectius vobis opuscu- lum relinquere non desperamus , quo ad sortem vel descriptionem illarum quinque prudentium virginum pertingere valeatis, quas in depingenda vir : gine Christi Dominus nobis in. Evangelio proponit. Quod ut possimus sicut volumus, vestris orationibus impetremus. Valete in Christo, sponsæ Christi.

Tripartitum instructionis vestrae tractatum fieri decrevimus, in descri- benda atque munienda religione vestra, et divini obsequii celebratione dis- ponenda, in quibus religionis monastieæ summam arbitror consistere : ut videlicet continenter et sine proprietate vivatur, ac silentio maxime studea- tur. Quod quidem, juxta dominicam Evangelicæ regule disciplinam, lumbos præcingere, omnibus renuntiare, otiosum verbum cavere.

I. Continentia vero castitatis illa est, quam suadens Apostolus ait! : « Quæ innupta est et virgo, cogitat quæ Domini sunt, ut sit sancta corpore et spi- ritu. » Corpore, inquit, toto, non uno membro, ut ad nullam scilicet lasci-

4 Luc, xii, 36; xiv, 33; Matth., xu, 56.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 941

ainsi : la première, c'est que ce grand artiste, ainsi que le rappelle le même maître, avait une habileté merveilleuse à peindre les femmes ; la seconde, c'est que les formes de la jeune fille sont naturellement plus élégantes et plus fines que celles de l'homme. S'il choisit plusieurs vierges, dit le phi- losophe cité, c'est qu'il ne crut point qu'une seule püt lui offrir l'ensemble de toutes les perfections : 1| savait qu'aucune femme n'est assez favorisée de la nature pour posséder une égale beauté dans toutes les parties de son corps, la nature ne voulant elle-méme produire rien d'absolument parfait en ce genre, comme si, en épuisant tous les dons sur un seul sujet, elle craignait de n'avoir plus rien à donner aux autres.

Ainsi, pour peindre la beauté de l'âme et tracer de la perfection de l'é- pouse du Christ une image qui soit comme un miroir que vous ayez sans cesse devant les yeux et oit vous puissiez juger de votre beauté ou de votre laideur, je tirerai la règle que vous me demandez des divers enseignements . des saints Pères et des meilleures coutumes des monastères ; je prendrai la fleur de chaque chose au fur et à mesure qu'elle s'offrira à ma mémoire, et Je réunirai comme en un faisceau tout ce qui me paraitra le mieux convenir à la sainteté de votre ordre. Et ce n'est pas seulement aux usages des reli- gieuses, c'est aussi à ceux des religieux que j'emprunterai mes règles ; car, ayant et méme nom et mêmes vœux de continence, la plupart de nos pra- tiques vous conviennent comme à nous. Ainsi que Je l'ai dit, ce seront comme autant de fleurs que j'assortirai aux lis de votre chasteté. Zombien, en effet, ne devons-nous pas mettre plus de zéle à peindre la vierge du Christ, que n'en mit Zeuxis à peindre le portrait d'une idole ! H a pensé, lui, que cinq vierges lui suffiraient comme modèles: pour nous, grâce à la mine si riche d'enseignements que nous offrent les écrits des saints Pères, grâce à l'appui de la grâce divine, nous ne désespérons pas de laisser une œuvre plus par- faite, et qui nous permette d'égaler l'excellence des cinq vierges sages que le Seigneur, dans son Évangile, nous propose comme l'idéal de la sainteté virginale. Fassent vos priéres que l'effet répondeà mon désir ! Salut en Jésus- Christ, épouses du Christ.

J'ai résolu de diviser en trois parties la régle de votre ordre, pour arriver, d'une part, à éclairer et à fortifier votre zèle, d'autre part, à établir l'ordre de la célébration du service divin. La vie monastique, dans son ensemble, comprend, si je ne me trompe, trois points : la chasteté, la pauvreté, le si- lence; c'est-à-dire qu'elle consiste, suivant la règle évangélique, à ceindre ses reins, à renoncer à tout, à éviter les paroles inutiles.

l. La continence est la pratique de la chasteté, telle que l'Apótre la pres- crit, lorsqu'il dit : « Une vierge. qui n'est pas mariée ne pense qu'aux choses de lieu, afin d’être sainte et de corps et d'esprit. » 1l dit de tout le corps et non d'une seule partie, de peur que quelque autre ne tombe dans l'impureté, soit par action, soit par paroles. D'autre part, elle est sainte

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243 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

viam in factis vel in dictis ejus aliquod membrum declinet. Spiritu vero tunc sancta est, quando ejus meutem nec consensus inquinat, nec superbia in- flat : sicut illarum quinque fatuarum virginum, quz dum ad vendentes oleum recurrerent, extra januam remanserunt. Quibus jam clausa janua frustra pulsantibus et clamantibus : « Domine, Domine, aperi nobis, » ter- ribiliter sponsus ipse respondet ! : « amen dico vobis, nescio vos. »

II. Tunc autem relictis omnibus nudum Christum nudi sequimur, si- cut sancti fecerunt. Apostoli, quum, propter eum, non solum terrenas pos- sessiones aut carnalis propinquitatis affectiones, verumetiam proprias postponimus voluntates : ut non nostro vivamus arbitrio, sed prælati nostri regamur imperio, el ei qui nobis loco Christi praesidet lanquam Christo pe- nitus pro Christo subjiciamur. Talibus enim ipsemet dicit? : « qui vos audit, me audit ; et qui vos spernit, ipse me spernit. » Qui si etiam, quod absit, - male vivat, quum bene præcipiat ; non est tamen ex vitio hominis sententia contemnenda Dei. De quolibet ipsemet precipit dicens * : « qua: dixerint vo- bis servate, et facite; secundum vero opera corum nolite facere. » Hanc autem ad Deum spiritalem a seculo conversionem ipsemet diligenter des- cribit, dicens *: « nisi quis renuntiaverit omnibus quæ possidet, non potest meus esse discipulus. » Et iterum 5: « si quis venit ad me, et non odit pa- trem suum, aut matrem, et uxorem, et filios, et fratres, et sorores, adhuc autem et animam guam, non potest meus esse discipulus. » Hoc autem est odire patrem vel matrem affectiones carnalium propinquitatum nolle sequi ; sicut et odire ahimam suam est voluntatem propriam sequi nolle. Quod alibi quoque przcipit, dicens *: « si quis vult post me venire, abneget semet- ipsum, et tollat crucem suam, et sequatur me. » Sic enim propinquantes post eum venimus, hoc est eum maxime imitando sequimur, qui ait" : « non veni facere voluntatem meam, sed ejus qui misit me. » Ac si diceret : cuncta per obedientiam agere.

Quid est enim, « abnegare semetipsum, » nisi carnales affectiones pro- priamque voluntatem postponere, et, alieno, non suo regendum arbitrio se committere? Et sic profecto crucem suam uon ab alio suscipit, sed ipsemet tollit ; per quam scilicet ei mundus crucifixus sit, et ipse mundo : quum spontaneo propri professionis voto mundana sibi et terrena desideria inter- dicit, quod est voluntatem propriam non sequi. Quid enim carnales aliud appetunt, nisi implere quod volunt? Et qu: est terrena delectatio, nis; propriz voluntatis impletio, etiam quando id quod volumus labore maximo sive periculo agimus ? Aut. quid est aliud crucem ferre, id est cruciatum

4 Matth., xxv, 11 et 49. * Luc, x, 46. «— * Matth., xxin, 3, * Luc, xiv, 35. 5 Luc., ibid., 26. 9 Luc., ix, 95. 7 Joan,, vi, 38.

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d'esprit, quand aucune faiblesse volontaire ne souille sa pensée, quand l'orgueil ne l'enfle pas, ainsi que ces cinq vierges folles qui, étant allées chercher de l'huile, trouvérent à leur retour les portes fermées. La porte une fois fermée, en vain elles frappèrent et crièrent : « Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous » ; leur époux lui-même leur répondit ces terribles paroles : « en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. »

IE, En second lieu, nous nous dépouillons de tout, à l'exemple des Apô- tres, pour suivre nus Jésus-Christ, qui est nu lui-méme, quand nous renon- cons pour lui non-seulement à tous les biens du monde, à toutes les affections de la chair, mais À toute pensée personnelle, en sorte que nous ne vivions plus à notre guise, mais suivant la direction souveraine de notre chef et de celui qui est notre chef au nom du Christ, comme nous nous soumettrions au Christ lui-même. Car il l'a dit : « celui qui vous écoute m'écoute; celui qui vous méprise me méprise. » Et quand méme, ce dont Dieu le préserve, il se conduirait mal, si ses ordres sout bons, il ne faut pas que les défauts d'un homme fassent rejeter la voix de Dieu ; il nous en avertit en ces ter- mes : « observez et faites ce qu'ils vous diront, et ne vous réglez pas sur ce qu'ils feront. » Ailleurs encore il nous peint avec précision les sentiments qui doivent nous diriger en passant du monde à Dieu, quand il dit : « ce- lui qui n'aura pas renoncé à tout ce qu'il possède ne peut être mon disci- ple; » et encore : « celui qui vient à moi et qui ne hait point son pére, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et méme sa propre vie, ne peut étre mon disciple. » Or, hair son pére et sa mére, c'est renoncer à toutes les affections de la chair; de méme que hair sa propre vie, c'est re- noucer à toute pensée propre. C'est ce qu'il recommande encore, quand il dit : « que celui qui veut venir aprés moi renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive! » Voilà comment nous approchons de lui, comment nous venons aprés lui, c'est-à-dire comment nous le suivons, en l'imitant autant qu'il est en nous. Lorsqu'il dit : « je suis venu pour faire non ma volonté, mais celle de mon Pére qui m'a envoyé, » c'est comme s'il nous disait de faire tout par obéissance.

Eu effet, « renoncer à soi-méme », est-ce autre chose que de sacrifier les affections de la chair et sa volouté propre pour se soumettre entiérement à la direction d'autrui? C'est ainsi qu'on ne reçoit pas sa croix de Ja main d'un autre, mais qu'on la prend soi-même : je veux dire la croix par laquelle ce monde a été crucifié pour nous et nous pour le monde, ct dont le sens est que, par les vœux d'un engagement volontaire, on s'interdit les pensées du monde et de la terre, ou, en d'autres termes, la direction de sa volonté. En elfet, que désirent les gens attachés à la chair, sinon accomplir tout ce qu'ils veulent ? Et en quoi consistent les plaisirs de la terre, si ce n'est dans l'ac- complissement de ce que l'on veut, alors méme que ce que l'on veut ne saurait étre acheté qu'au prix des plus grandes peines ou des plus grands dangers ? En d'autres termes, qu'est-ce que porter sa croix, c'est-à-dire souf-

214 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

aliquem sustinere, nisi contra voluntatem nostram aliquid fieri, quantum- cunque illud videatur facile nobis esse vel utile? Ilinc alius Jesus longe in- ferior iu. Ecelesiastico admonet, dicens! : « post concupiscentias tuas non eas, el a voluntate tua avertere. St præstes anima tuæ concupiscentias ejus, faciet te in gaudium inimicis tuis. »

Quum vero ita tam rebus nostris quam nobis ipsis penitus renuntiamus, lunc vere omni proprietate abjecta vitam illam apostolicam inimus, quz oinnia in commune reducit, sicut scriptum est? : « multitudinis credentium erat cor urium et anima una. Nec quisquam eorum, quz possidebat, aliquid suum esse dicebat, sed erant illis omnia communia ; dividebatur autem singulis prout cuique opus erat. » Non enim «qualiter omnes egebant; et ideo non æqualiter omnibus. distribuebatur, sed singulis pront opus erat. Cor unum fide, quia corde creditur ; anima una, quia eadem ex claritate voluntas adinvicem, quum hoc unusquisque alii quod sibi vellet, nec sua magis quam aliorum commoda quæreret, vel ad communem utilitatem ab omnibus omuia referrentur : nemine qui sua sunt, sed quæ Jesu Christi, quærente seu affectante. Alioquin nequaquam sine proprietate viveretur, qua inagis in ambitione quam in possessione consistit.

III. Otiosum verbum seu superfluum idem est quod multiloquium. Unde Augustinus Retractationum lib. I : « absit, inquit, ut multiloquium depu- tem, quando necessaria dicuntur, quantalibet sermonum multitudine ac prolixitate dicantur. » llinc autem per Salomonem dicitur? : « in multiloquio non deerit peccatum. Qui autem moderatur labia sua prudentissimus est. » Multum ergo cavendum est in quo peccatum non deest, et tanto studiosius huic morbo providendum est, quanto periculosius est et difficilius evitatur. Quod beatus providens Benedictus : « omni tempore, inquit, silentio debent studere monachi. » Plus quippe esse constat silentio studere quam silen- tium habere. Est enim studium vehemens applicatio animi ad aliquid geren- dum. Multa vero negligenter agimus vel inviti, sed nulla studiose nisi vo- lentes vel intenti.

Quantum vero difficile sit vel utile linguam refrenare , apostolus Ja- cobus diligenter attendens ait * : « in multis enim offendimus omnes. Si quis in verbo non offendit, hie perfectus est vir. » Idem ita : « omnis natura bestiarum , et volucrum , et serpentium , et ceterorum, doman- tur, et domita sunt a natura humana. » Qui simul considerans quanta sit in lingua malorum materia, et omnium bonorum consumptio, supra sic

1 Ecclesiast., xviii, 30, 51. * Act. Apost., 1v, 32. 5 Prov., x, 19. * Jacob, ui, 9; i, 20.

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 945

frir quelque tourment, si ce n'est agir contre sa volonté, quoique ce que l'on veuille paraisse ou facile ou utile? C'est pourquoi un autre Jésus, bien inférieur au véritable, dit dans l'Ecclésiaste : « ne suivez pas vos désirs, détournez-vous de votre volonté ; si vous cédez aux désirs de votre esprit, il deviendra un sujet de joie pour vos ennemis. »

Mais lorsque nous renonçons absolument et à tout ce qui nous appartient et à nous-mêmes, c'est alors vraiment qu'ayant dépouillé toute propriété, nous entrons daus cette vie apostolique qui réduit tout en commun, ainsi qu'il est écrit : « la multitude des fidèles ne faisait qu'un cœur et qu'une àme; personne n'appelait sien ce qu'il avait; tout était commun entre eux: le partage élait fait suivant les besoins de chacun. » Et tous n'ayant pas également les mémes besoins, le partage n'était pas égal : chacun recevait suivant qu'il lui était nécessaire. Ils n'avaient qu'un cœur par la foi, parce que c'est par le cœur qu'on croit ; une àme, parce que, par la charité, leur volonté était réciproque, chacun d'eux désirant pour les autres ce qu'il dé- sirait pour lui-méme, et ne cherchant pas plus son bien que celui d'autrui, parce que tout était rapporté par tous au salut commun, personne ne cher- chant, ne poursuivant quoi que ce soit qui füt à lui, mais ce qui était à Jésus-Christ : condition hors de laquelle il n'est pas possible de vivre sans propriété, car la propriété consiste plus encore dans le désir que dans la pos- session.

lll. Toute parole oiseuse ou superflue est comme un long discours. Samt Augustin dit, dans son troisième livre des Retractations : « loin de moi de regarder comme un discours inutile ce qu'il est. nécessaire de dire, quelle que soit la longueur et l'étendue du discours. » Mais Salo- mon dit de son cóté : « le péché ne manquera pas dans les longs discours, et celui qui saura régler sa langue sera très-sage. » Il faut done se tenir en garde contre une chose le péché ne manque pas, et veiller à cette mala- die avec d'autant plus de zèle qu'elle est plus dangereuse et plus difficile à éviler. C'est à quoi saint Benoit pourvovait, quand il disait : « en tout temps, les moines doivent s'étudier au silence. » S'étudier au silence est hien plus que garder le silence. L'étude est une énergique application de l'esprit à faire quelque chose. Il est bien des choses que nous faisons avec négligence ou malgré nous ; nous ne faisons rien en nous étudiant à le faire. que par un acte de volonté et d'attention.

Combien il est difficile et utile de mettre un frein à sa langue, l'Apôtre saint Jacques le fait heureusement observer, quand il dit : « nous péchons tous en maintes choses; celui qui ne péche pas en paroles est un homme parfait. » Et encore : « il n'est pas d'espèce de bétes, d'oiseaux, de ser- peuts, d'animaux enfin que l'homme ne dompte ou n'ait domptée. » Et con- sidérant en méme temps combieu sont nombreux les maux auxquels préte la langue et tous les biens qu'elle corroinpt, il dit plus haut et plus bas : « la langue, cette petite partie de notre corps, est un feu capable d'embra-

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et infra loquitur : « Lingua quidem modicum membrum, quantus ignis, quam magnam silvam incendit ! universitas iniquitatis, inquietum malum, plenum veneno mortfero. » Quid autem veneno periculosius vel cavendum amplius? Sicut ergo venenum vitam extinguit, sic loquacitas religionem pe- nitus evertit. Unde idem superius! : « Si quis putat se, inquit, religiosum esse, non refrenans linguam suam, sed seducens corsuum, hujus vana est religio. » Hinc et in Proverbiis scriptum est : « sicut urbs patens, et absque murorum ambitu : ita vir qui non potest in loquendo cohibere spiritum suum. » Hoc ille senex diligenter considerabat, qui de loquacibus fratribus ei in via sociatis Antonio dicente : « bonos fratres invenisti tecum, abba ; » respondit : « boni sunt siquidem, sed habitatio eorum non habet januam. Quicunque vult intrat in stabulum et solvit asinum. »

Quasi enim ad præsepe Domini anima nostra ligatur, sacr: se medita- tionis in eo quadam ruminatione reficiens, a quo quidem præsepi solvitur, atque huc et illuc toto mundo per cogitationes discurrit, nisi eam clausura taciturnitatis retineat. Verba quippe intellectum. anim: immittunt, ut ei quod intelligit intendat, et per cogitationem hæreat. Cogilatione vero Deo loquimur, sicut verbis hominibus. Dumque huc verbis hominum intendi- mus, necesse est ut inde ducamur ; nec Deo simul et hominibus intendere valemus.

Nec solum otiosa, verum etiam quse utilitatis aliquid habere videntur vi- tanda sunt verba, eo quod facile a necessariis ad otiosa, ab otiosis ad noxia veniatur. « Lingua » quippe, ut Jacobus ait *, » inquietum malum, » quo cæte- ris minor est aut subtilior membris, tanto mobilior et cxteris motu laces- sentibus, ipsa quum non movetur fatigatur, et quies ipsa ei fit onerosa. Que quanto in nobis subtilior, et ex mollitie corporis nostri flexibilior, tanto mobilior et in verba pronior existit, et omnis malitie. seminarium patet. Quod in vobis precipue vitium Apostolus notans, omuino feminis in ecclesia loqui interdicit, nec de iis etiam quæ ad Deum pertinent, nisi domi viros interrogare permittit, et in iis etiam discendis, vel quibuscunque fa- ciendis, silentio eas precipue subjicit, Timotheo super his ita scribens? : « Mulier in silentio discat cum omni subjectionc. Docere autem mulieri non permitto, neque dominari in virum, sed esse in silentio. » Quod si laicis et conjugatis feminis ita de silentio providerit, quid vobis est facien- dum? Qui rursus eidem cur hoc præceperit innuens, verbosas eas et lo- quentes quum non oportet, arguit. I[Iuic igitur tantæ pesti remedium ali- quod providentes, his saltem penitus locis vel temporibus linguam continua tacitumitate domenus : in oratione scilicet, in claustro, dormitorio, refec-

1! Prov., xxv, 28. 2 Jacob, nt, 8. 3 Timoth., I, 11, 11 ct 19.

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ser une grande forêt; c'est Ja source de toutes les iniquités, un mal inquiet, un poison mortel. » Or quelle chose plus dangereuse et qu'il faille éviter davantage que le poison? De méme que le poison tue le corps, ainsi le bavardage ruine à fond l'àme de la piété. Aussi l'Apótre dit-il plus baut : « si quelqu'un croit qu'il a l'esprit de piété et qu'il ne mette pas un frein à sa langue, il trompe son cœur ; sa piété est vaine. » De ce qui est écrit dans les Proverbes : « tout homme qui ne peut réprimer son esprit, lors- qu'il parle, est semblable à une ville ouverte et qui n'a point de murailles. » C'était bien le sentiment de ce vieillard qui, lorsque saint Antoine lui disait, au sujet des fréres grands parleurs qui s'étaient associés à lui : « vous avez trouvé de bons fréres, mon pére? » répondit : « Bons, oui ; mais leur demeure n'a point de porte : entre qui veut dans l'étable pour détacher l'àne. »

Notre àme, effectivement, est attachée, pour ainsi dire, dans l'étable du Seigneur elle se nourrit des méditations sacrées qu'elle recueille; mais, si la barrière du silence ne la retient pas, elle rompt ses liens et elle erre çà et dans le monde par ses pensées. Les paroles, en effet, lancent l'es- prit au dehors : il se tend vers ce qu'il conçoit, il s'y attache par la pen- sée. Or, c'est par la pensée que nous parlons à Dieu, comme nous parlons aux hommes par les paroles. Et en portant notre attention sur les paroles que nous tenons aux hommes, naturellement nous sommes entrainés loin de Dieu. On ne peut, à la fois, prêter attention aux hommes et à Dieu.

Ce ne sont point seulement les paroles oiseuses qu'il faut éviter, ce sont celles méme qui paraissent avoir quelque utilité; car 1l n'y a qu'un pas du nécessaire à l'inutile, et de l'inutile au nuisible. « La langue, comme dit saint Jacques, est un mal inquiet. » Plus petite et plus déliée que tous les autres membres, et par méme plus mobile, elle est le seul membre que le mouvement ne fatigue pas; bien plus, le repos lui est à charge. Et par méme qu'elle est plus déliée et plus souple que toutes les autres articulations du corps, plus mobile et plus prompte à la parole, elle est le principe de toute méchanceté. Aussi l'Apótre, reconnaissant que c'est particulièrement votre faiblesse, interdit-il absolument aux femmes de par- ler dans l'église, méme sur des choses qui touchent au service de Dieu; il ne leur permet d'interroger que leurs maris et chez elles. Pour apprendre à faire quoi que ce soit, il les soumet à la loi du silence, ainsi qu'il l'écrit à Timothée : « Que la femme apprenne en silence, avec pleine et entière soumission ; je ne veux point qu'elle enseigne, ni qu'elle domine son mari, je veux qu'elle vive en silence. » S'il a ainsi déterminé les régles du silence chez les femmes laïques et mariées, que devez-vous faire, vous? ll avait fait, disait-il, pareille défense, parce que les femmes sont bavardes et par- lent quand il ne le faut pas. C'est pour apporter quelque remède à un si grand mal que nous les contraignons à un silence perpétuel dans l'église, dans le cloître, au dortoir, au réfectoire, dans tous les endroits l'on

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torio, et in omni comestione et coquina; et post completorium deinceps hoc maxime ab omuibus observetur. Signis vero his locis vel temporibus, si necessarium est, pro verbis utamur. De quibus etiam signis docendis seu addiscendis diligens habeatur cura, per quz etiam si verbis quoque opus est, ad colloquium invitetur loco congruo, et ad hoc instituto. Et expletis brevi- ter verbis illis necessariis, redeatur ad priora, vel quod opportunum est fiat.

Nec tepide corrigatur verborum aut signorum excessus, sed verborum precipue, in quibus majus imminet. periculum. Cui. profecto multo ma- gnoque periculo et beatus Gregorius succurrere vehementer cupiens, VIII Moralium lib. sic nos instruit. « Dum otiosa, inquit, verba cavere. negligi- mus, ad noxia pervenimus. Hinc seminantur stimuli, oriuntur. rixze, acce- duntur faces odiorum, pax tota extinguitur cordium. » Unde bene per Salo- monem dicitur! : « Qui dimitlit aquam, caput est jurgiorum. » Aquam quippe dimittere, est linguam in fluxum eloquii relaxare. Quo contra et in bonam partem asserit dicens? : « Aqua profunda ex ore viri. » Qui ergo dimit- tit aquam, caput est jurgiorum : quia qui linguam non refrenat concordiam dissipat. Unde scriptum est : « Qui imponit stulto silentium iras mitigat. »

Ex quo nos manifeste admonet, in hoc precipue vitio corrigendo dis- trictissimam adhibere censuram : ne ejus vindicta. ullateuus differatur, et per hoc maxime religio periclitetur. Hiuc quippe detractiones, lites, con- vitia, et nonnunquam conspirationes et conjurationes gerininantes, totum religionis ædificium non tam labefactant quam evertunt. Quod quidem vi- tium quum amputatum fuerit, non omnino fortasse prava cogitationes extinguuntur; sed ab alienis cessabunt corruptelis. Hoc unum vitium fu- gere, quasi religioni sufficere arbitraretur, abbas Macarius admonebat, si- cut scriptum est his verbis : « Abbas Macarius, major in Scyti, dicebat fra- tribus : « Post missas, ecclesias fugite, fratres. » Et dixit ei unus fratrum : « Pater, ubi habemus fugere amplius a solitudine ista? » Et ponebat digi- tum suum in ore suo, dicens : « Istud est quod fugiendum dico. » Et sic intrabat in cellam suam, et claudens ostium, sedebat solus. » Hæc vero silentii virtus, quie, ut ait Jacobus, perfectum hominum reddit, ct de qua Isaias predixit* : « Cultus justitiz. silentium, » tanto a sanctis Patribus fer- vore est arrepta, quod, sicut scriptum est, abbas Agatho per triennium 1a- pidem in ore suo mittebat, donec taciturnitatem disceret.

Quamvis locus non salvet, multas tamen præbet opportunitates ad reli- gionem facilius. observandam, et tutius muniendam; et multa religionis

! Prov., xvii, 14, ?* Prov., xvin, 4. 5 Prov., xxvi, 10. * Isai, xvii, 22.

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mange, à la cuisine, et surtout à partir des complies : on peut seulement communiquer par signes, dans ces lieux et pendant ce temps, s'il est néces- saire. Et l'on doit prendre le plus grand soin à enseiguer et à apprendre ces signes, destinés à inviter ceux à qui il est indispensable de parler à pas- ser dans un endroit convenable et disposé pour l'entretien. Après avoir brièvement usé du langage nécessaire, on doit revenir soit à l'occupation qu'on a quittée, soit à celle du moment.

On doit punir scvérement l'excès dans les paroles ou dans les signes, mais surtout dans les paroles, dont le danger est le plus grand. C'est contre ce péril si grand et si manifeste que saint Grégoire, désirant nous venir en aide, dit dans son huitième livre des Morales : « Tandis que nous négli- geons de nous tenir eu garde contre les paroles inutiles, nous arrivous à celles qui sont nuisibles : de naissent les divisions, de sortent les que- relles; ainsi s'enflamment les brandons des liaines, ainsi périt la paix du cœur. » Aussi Salomon disait-il sagement : « Celui qui fait aller l'eau est la source des querelles. » Faire aller l'eau, c'est abandonner sa langue à un flux de paroles. Au contraire, il dit en bonne part : « L'eau profonde vient de la bouche de l'homme. » Celui-là donc qui fait aller l'eau est la source des querelles, parce que celui qui ne met pas un frein à sa langue détruit la bonne harmonie. D'où il est écrit : « Celui qui impose silence à un in- sensé arrête la colère. »

C'est nous avertir clairement d'employer la censure la plus rigoureuse pour corriger ce défaut, et de ne jamais différer la répression d'un mal qui, plus que tout autre, met la religion en péril. Eu effet, 11 est l'origine des médisances, des querelles, des injures, souvent mème des complots qui n'é- branlent pas seulement, ce n'est pas assez dire, qui renversent l'édi- fice entier de la religion. Retranchez-le, toutes les mauvaises pensées, sans doute, ne seront pas détruites; mais la gangrène ne passera plus, du moins, des uns aux autres.

Comme s'il eût pensé qu'il suflisait à la piété de fuir ce vice, l'abbé Ma- caire donnait aux moines de son monastère de Seyti ce conseil : « Mes frères, évitez-vous les uns les autres après l'office divin. » Et uu religieux lui avant dit un jour : « voulez-vous, mon père, que nous puissions trouver une plus grande solitude? » il posa son doigt sur ses lèvres et dit : « C'est ce que je vous dis d'éviter. » Puis il rentra dans sa cellule et s'v enferma seul. Cette vertu du silence qui, selon saint Jacques, rend l'homme parfait, et dont [saie a dit : « La pratique de la justice est le si- lence, » a été appliquée par les Pères avec tant de zèle, que l'abbé Agathon, ainsi qu'il est écrit, mit pendant trois ans une pierre dans sa bouche, jus- qu'à ce qu'il eùt pris l'habitude de se taire.

Bien que ce ne soit pas le lieu qui sauve, il est des lieux cependant qui offrent plus d'avantages pour observer aisément et garder fidèlement la piété; des lieux l'on trouve tous les secours et point d'obstacles. C'est

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auxilia vel impedimenta ex eo consistunt. Unde et filii prophetarum, quos, ut ait Hieronymus, monachos legimus in Veteri Testamento, ad solitudinis secretum se transtulerunt, przter fluenta Jordanis casulas suas consti- tuentes. Joannes quoque et discipuli ejus, quos etiam propositi nostri prin- cipes habemus, et deinceps Paulus, Antonius, Macarius, et qui precipue in nostro floruerunt proposito, tumultum seculi et plenum tentationibus mun- dum fugientes, ad quietem solitudinis lectulum suæ contemplationis con- tulerunt; ut videlicet Deo possint sincerius vacare. Ipse quoque Dominus, ad quem nullus tentationis motus accessum habebat, suo nos erudiens exemplo, quum aliqua vellet agere przcipue secreta petebat, et populares declinabat tumultus. Hinc ipse Dominus nobis quadraginta dierum absti- nentia heremum consecravit, turbas in heremo refecit, et ad orationis pu- ritatem non solum a turbis, verum etiam ab Apostolis secedebat. Ipsos quoque Apostolos et in monte seorsum instruxit atque constituit, et trans- figurationis sux gloria solitudinem insignivit, et exhibitione resurrectionis suæ discipulos communiter in monte lætificavit, et de monte in cælum as- cendit, et cætera quaecumque magnalia in solitudinibus vel secretis opera- tus est locis. Qui etiam Moysi vel antiquis Patribus in solitudinibus appa- rens, et per solitudinem ad terram promissionis populum transducens, ibique populo diu detento legem tradens, manna pluens, aquam de petra educens, crebris apparitionibus ipsum consolans, et mirabilia operans, pa- tenter docuit quantam ejus singularitas solitudinem pro nobis amet, cui purius in ea vacare possumus. |

Qui etiam libertatem mystice onagri solitudinem amantis diligenter de- scribens, et vehementer approbans, ad beatum Job loquitur, dicens! : « Quis dimisit onagrum liberum, et vincula ejus quis solvit? Quis dedit in solitu- dine domum, et tabernacula ejus in terra salsuginis? Contemnis multitudi- nem civitatis, clamorem exactoris non audit, circumspicit montes pascuæ suæ, et virentia quæque perquirit. » Ac si aperte dicat : quis hoc fecit nisi ego? Onager quippe, quem silvestrem asinum vocamus, monachus est, qui secularium rerum vinculis absolutus ad tranquillam vitæ solitariæ liberta- tem se contulit, et seculum fugiens in seculo non remansit. Hinc in terra salsuginis habitat, quum membra ejus per abstinentiam sicca sunt et arida. Clamorem exactoris non audit, sed vocem, quia ventri non superflua, sed necessaria impendit. Quis enim tam importunus exactor, et quotidianus exactor quam venter? Hic clamorem, id est immoderatam postulationem habet in superfluis et delicatis cibis, in quo minime est audiendus. Montes

1 Job, xxxix, 5.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 9h

pour cela que les enfants des prophètes, qui sont, comme dit saint Jérôme, appelés moines dans l'Ancien Testament, se retirérent dans la solitude des déserts et se bátirent des cellules par delà les bords du Jourdain. Saint Jean aussi et ses disciples, que nous regardons comme les chefs de notre ordre, et dans la suite, saint Paul, saint Antoine, saint Macaire, qui ont particu- lièrement illustré notre ordre, fuyant le tumulte du siècle et les tentations dont le monde est rempli, se transportérent dans la solitude pour y cher- cher le repos de la contemplation et converser plus librement avec Dieu. Le Seigneur lui-même, auprès de qui la tentation ne pouvait avoir d'accès, voulant nous instruire par son exemple, cherchait les lieux retirés el fuyait les bruits de la foule, toutes les fois qu'il avait quelque grand acte à faire. C'est ainsi qu'il a consacré pour nous le désert par un jeûne de quarante jours; c'est dans le désert qu'il a nourri des milliers d'hommes, se sépa- rant, pour assurer la pureté de sa prière, non-seulement de la foule, mais de ses apôtres eux-mêmes. C'est sur une montagne écartée qu'il instruisit ses Apôtres et les consacra; c'est le désert qu'il fit resplendir des gloires de sa transfiguration; c'est sur une montagne qu'il réjouit ses disciples réu- nis par le spectacle de sa résurrection; c'est d'une montagne qu'il s'est élevé dans le ciel; en un mot, c'est dans le désert ou sur des lieux écartés qu'il a accompli tout ce qu'il y a de grand dans sa vie. Par ses apparitions dans le - désert à Moise et aux anciens Péres; par le désert qu'il fit traverser à son peuple pour le mener à la terre de promission et il le retint si longtemps, lui dictant sa loi, le nourrissant de sa manne, faisant jaillir l'eau du rocher, le soutenant par ses nombreuses apparitions et par ses miracles, il nous montre clairement combien il aime pour nous la solitude, qui nous permet de vaquer plus purement à la prière.

C'est encore l'amour de la solitude qu'il dépeint et qu'il recommande sous la figure mystique de l'âne sauvage, quand, parlant au saint homme Job, i| dit : « Qui a renvoyé en liberté l'âne sauvage? qui a délié ses liens? qui lui a donné une retraite dans le désert, une tente dans une terre propre à le nourrir? Il méprise la foule des villes, 1l n'entend pas les cris du créancier, il ne voit que les montagnes de ses pâturages, il ne parcourt que des plaines verdoyantes. » Ce qui veut dire : qui a fait cela, si ce n'est moi? L'àne sauvage, en effet, que nous appelons àne des bois, c'est le moine qui, affranchi des liens du siècle, s'est transporté dans le calme et la liberté de la vie solitaire, fuyant le monde et n'y voulant pas rester. Il habite une terre de páturages, parce que l'abstinence a niaigri et desséché ses mem- bres. ll n'entend pas les cris du ciéancier, mais seulement sa voix, parce qu'il n'aecorde à son ventre rien de superflu et se règle strictement sur le nécessaire. Est-il, en effet, un créancier aussi importun, un créancier qui se présente tous les jours aussi régulièrement que le ventre? Et i| ne crie jamais, c'est-à-dire il ne fait jamais de demaudes immodérées que pour une nourriture superflue ou délicate, demandes auxquelles il ne faut

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pascuæ sunt illi vitæ vel doctrine sublimum Patrum, quas legendo et me- ditando reficimur. Viregtia queque dicit. universa vitæ ccelestis et immar- cessibilis scripta.

Ad quod nos præcipue beatus Hieronymus exhortans, sic Heliodero scribit monacho! : « Interpretare vocabulum monachi, hoc est nomen tuum. Quid facis in turba, qui solus es? » Llem et nostram a clericorum vita distin- guens, ad Paulum presbyterum scribit his verbis? : « Si officium vis exercere presbyteri, si episcopatus te vel opus vel onus forte delectat, vive in urbibus et castellis, et aliorum salutem fac lucrum animæ tuæ. Si cupis esse quod diceris, monachus, id est solus, quid facis in urbibus, quæ utique non sunt solorum habitacula, sed multorum ? Habet unumquodque propositum prin- cipes suos... Et ut ad nostra veniamus, episcopi et presbyteri habeant ad exemplum Apostolos, et Apostolicos viros, quorum honorem possidentes, habere nitantur et meritum. Nos autem habeamus propositi nostri prin- cipes Paulos, Ántonios, Hilariones, Macarios. Et ut ad Scripturarum ma- teriam redeam, noster princeps Elias, noster Elisæus, nostri duces et filii prophetarum, qui habitabant in agris et solitudine, et faciebant. sibi tabernacula preter fluenta Jordanis, De iis sunt et illi filii Rechab qui vinum et siceram non bibebant, qui morabantur in tentoriis, qui Dei voce per Jeremiam laudantur, quod non deficiat de stirpe eorum vir stans co- ram Domino. » -

Et nos ergo, ut coram Domino stare, et ejus obsequio parati magis valea- mus assistere, tabernacula nobis erigamus m solitudine, ne lectulum nostre quietis frequentia hominum concutiat, quietem turbet, ingerat tentationes, mentem a sancto evellat proposito. Ad quam quidem liberam vitz tranquil- litatem beatum. Arsenium Domino dirigente omuibus in uno manifestum datum est exemplum. Unde et scripftum est: « Abbas Arsenius quum adhuc esset in palatio, oravit ad Dominum, dicens : « Domine, dirige me ad salu- tem. » Et venit ei vox dicens : « Arseni, fuge homines, et sanaberis. » ldem ipse discedens ad monachalem vitam rursum oravit eumdem sermonem, dicens : « Domine, dirige me ad salutem. » Audivitque vocem. dicentem sibi: « Árseni, fuge, tace, ‘quiesce. lec. enun sunt radices non peccandi. » llle igitur hac una divini præcepti regula instructus, non solum homines fugit, sed eos etiam a se fugavit. Ad quem archiepiscopo suo cum quodam judice quadam die venientibus, et ædificationis sermonem ab eo requirenti- bus, ait : « Et si dixero vobis, custodietis? » Illi autem promiserunt se cus-

! Epist., 5. ? Epist., 49.

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point entendre. Les montagnes couvertes de pâturages sont les vies ou les doctrides des saints Pères dont la lecture et la méditation réparent nos forces; les prairies sont les écrits qui conduisent à la vie céleste, et dont la fraicheur ne saurait se flétrir.

. C'est vers la solitude aussi que saint Jéróme nous pousse, quand il écrit au moine Héliodore : « Cherchez le sens du nom de moine, c'est-à-dire de votre nom. Que faites-vous dans la foule, vous qui êtes solitaire? » Le même Père, faisant la distinction de notre état et de celui des clercs, écrit en ces terines au prêtre Paul : « Si vous voulez exercer les fonctions de prétre, si le ministére ou plutót le fardeau de l'épiscopat a pour vous des charmes, vivez dans les villes et dans les châteaux, et faites votre salut en tàchant de sauver les autres. Si, ainsi que vous le dites, vous désir.z être moine, c'est-à-dire solitaire, que faites-vous dans les villes, qui ne sont pas la de- meure des solitaires, mais celle de la foule ?... Chaque établissement a ses chefs. Pour en veuir au nótre, il faut que les évéques et les prétres prennent pour exemple les Apôtres et les hommes apostoliques, et qu'ayant leur rang, ils s'efforcent d'avoir aussi leur vertu. Quant à nous, prenons comme mo- deles les Paul, les Antoine, les Hilarion, les Macaire, et, pour en revenir au texte de l'Écriture, que nos chefs soient Élie, Élisée, les enfants des pro- phètes, lesquels demeuraient dans les champs et dans la solitude, et s'éle- vaient des demeures au delà des rives du Jourdain : parmi eux sont les enfants de Rechab, qui ue buvaient ni vin, ni cidre, qui demeuraient sons des tentes, et dont Dieu lui-méme fait l'éloge par la bouche de Jérémie, en leur promettant qu'il y aura quelqu'un de leur lignée dans le ministére du Seigneur. »

Donc nous aussi, si nous voulons demeurer dans le ministère du Seigneur et être toujours préts à le servir, dressons-nous des tentes dans la solitude. Que la foule n'ébranle pas le lit de notre repos ; qu'elle ne porte pas dans notre tranquillité le trouble, qu'elle ne nous induise pas en tentation, qu'elle n'arrache pas notre esprit à notre profession sainte. Inspiré par le Seigneur, saint Arsène a donné, pour tous, un exemple frappant et propre à inviter à cette tranquillité de la vie libre et solitaire. En effet, il est écrit: « L'abbé Arsène étant encore dans le palais, adressa à Dieu cette prière : Seigneur, conduisez-moi dans le chemin du salut ; et une voix se fit enten- dre, qui lui dit : Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé. » Et plus loin: « Arsène, fuyant le siècle, embrassa la vie monastique, et adressa à Dieu la méme prière : Seigneur, conduisez-moi dans Ja voie du salut. Et il eutendit une voix qui lui dit : Arsène, fuis, tais-toi et livre-toi au repos de la con- templation : c'est le moyen de commencer à ne plus pécher. » Pourvu de celte seule règle par le précepte du Seigneur, Arsène se tnt loin des hom- mes; bien plus, il les tint loin de ]ui. Un jour que son archevêque était venu pour le voir avec un magistrat, et qu'ils le priaient. l'un et l'autre de les édifier par quelques discours, i| leur répondit : « Et si je vous dis

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todire. Et dixit cis : « Ubicumque audieritis Arsenium, approximare no- lite. » Alia iterum vice archiepiscopus eum visitans, misit primo videre si aperiret. Et mandavit ei, dicens : « Si venis, aperio tibi, sed si tibi ape- « ruero, omuibus aperio, et tunc jam ultra hic non sedeo. » Hæc audiens archiepiscopus dixit : « Si eum persecuturus vado, nunquam vadam ad « hominem sanctum. » Cujus etiam sanctitatem cuidam romane matronæ visitanti, dixit : « Quomodo præsumpsisti tantam navigationem assumere? « Nescis quia mulier es, et non debes exire quoquam? Aut ut vadas Romam, « et dicas aliis mulieribus : quia vidi Ársenium ; et faciant mare viam mu- « lierum . venientium ad me? « Illa autem dixit : « Si voluerit me Domi- « nus reverti Romam, non permitto aliquem veuire liuc. Sed ora pro me, « et memor esto mei semper. » llle autem respondens dixit ci : « Oro Deum « ut deleat memoriam tui de corde meo. » Quæ audiens hac, egressa est « turbata. » Hic quoque, sicut scriptum est, a Marco abbate requisitus cur fugeret homines, respondit : « Scit Deus quia diligo homines, sed cum Deo « pariter et hominibus esse non possum. »

In tantum vero sancti Patres conversationem hominum atque notitiam abhorrebant, ut nonnulli eorum, ut illos a se penitus removerent, insanos se fingerent, ét, quod dictu mirabile est, hærcticos etiam se profiterentur. Quod si quis voluent, legat in Vitis Patrum de abbate Simone, qualiter se praeparavit judici provinci: ad se venienti : qui se videlicet sacco cooperiens, et tollens in manu sua panem et caseum, sedit in ingressu celle suæ, et cepit manducare. Legat et de illo anachoreta, qui quum quosdam sensisset obviam sibi cum lampadibus occurrere, « exspolians se vestimenta sua, misit in flumen ; et stans nudus cœpit ea lavare. Ille autem qui ministrabat ei hzc videns erubuit, et rogavit homines, dicens : « Revertimini, quia senex noster sensum perdidit. » Et veniens ad eum dixit ei : « Quid hic fecisti, abba? Omnes enim qui te viderunt dixerunt quia dæmomum habet senex. » Ille autem respondit : « Et ego hoc volebam audire. »

Legat insuper et de abbate Moyse, qui, ut a se penitus judicem provincie removeret, surrexit ut fugeret in paludem. Et occurrit ei ille judex cum suis, et interrogavit eum, dicens : « Dic nobis, senex, ubi est cella abbatis Moysis? » Et dixit eis : « Quid vultis eum inquirere? Homo fatuus est et hæreticus. » Quid etiam de abbate Pastore, qui nec se a judice provincie videri permisit, ut sororis su: supplicantis filium de carcere liberaret? Ecce potentes seculi cum magna veneratione et devotione sanctorum praesentiam postulant, et illi etiam cum summo sui dedecore eos penitus a se repellere student.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 255

quelque chose, l'observerez-vous? » Ils lui promirent qu'ils l'observeraient fidèlement. Et il leur dit: « Partout vous entendrez dire que se trouve Arsène, n'approchez pas. » L'archevéque, dans une autre visite qu'il lui fit, envoya d'abord savoir s'il lui ouvrirait, et i] lui fit cette réponse : « Si vous venez, je vous ouvrirai ; mais si je vous ouvre, il faudra que j'ouvre à tout le monde, et dés lors je ne pourrai plus rester ici. » L'archevéque, à cette réponse, dit : « Si je fais un pas de plus et que j'aille le trouver, je ne pourrai plus revenir voir ce saint homme. » Arsène dit aussi à une dame romaine attirée par sa sainteté: « Comment avez-vous osé risquer un si grand voyage? Ignorez-vous que vous étes femme et que vous ne devez pas sortir? Vous avez voulu pouvoir dire aux autres femmes, de retour à Rome, que vous avez vu Árséne, et la mer sera couverte de femmes qui viendront le voir. » Celle-ci repartit : « si le Seigneur veut que je retourne à Rome, je ne laisserai venir qui que ce soit; ce que je vous demande, c'est de prier pour moi et de vous souvenir toujours de moi. » Alors il lui dit : « je prie le Seigneur qu'il efface votre souvenir de mon cœur. » À ces mots, elle sortit toute troublée. L'abbé Marc lui ayant demandé pourquoi 1l fuyait les hom- mes : « le Seigneur sait, dit-il, que je les aime ; mais je ne saurais être à la fois avec Dieu et avec les hommes. »'

Les saints Péres avaient, pour le commerce et la fréquentation des hom- mes, une telle horreur, que quelques-uns d'entre eux, afin de pouvoir les tenir complétement à l'écart, feignaient la folie, et, chose inouie, affichaient l'hérésie. Il n'y a qu'à lire, parmi les vies des Pères, celle de l'abbé Simon; on verra comment il se prépara à la visite des magistrats de sa province; il se couvrit d'un sac, et, prenant dans sa main du pain et du fromage, il s'assit à l'entrée de sa cellule et se mit à manger. On peut lire aussi le trait de cet anachoréte qui, ayant appris qu'un certain nombre de personnes vc- naient vers lui avec des lampes, « se dépouilla de tous ses vétements, les jeta dans le fleuve, ct debout, tout nu, se mit à les laver. » Celui qui le servait, honteux à cette vue, dit aux visiteurs : « Allez-vous-en ; notre vicil- lard a perdu le sens. » Et revenant à lui, il lui dit : « Pourquoi avez-vous agi ainsi, mon père? Tous ceux qui vous ont vu ont dit : il est possédé du démon. » « C'est précisément ce que je désirais leur entendre dire, » répondit-il.

On pourra lire encore que l'abbé Moïse, pour éviter la visite du magistrat de sa province, se leva et s'enfuit dans un marais, et que ce magistrat, ac- compagné de son escorte, l'avant un jour rencontré et lui disant : « Vieil- lard, est la cellule de l'abbé Moïse, » il lui répondit : « Pourquoi vouloir le chercher? c'est un fou et un hérétique. » Que dire de l'abbé Pasteur, qui ne se laissa pas voir par le juge de sa province, pour délivrer de prison le fils de sa sœur qui l'en suppliait? Ainsi, tandis que les puissants du siècle cherchent avec un pieux respect à voir les saints, les saints s'étudient, sans respect, à les écarter loin d'eux.

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Ut autem sexus etiam vestri. in hac re virtutem cognoscatis, quis digne praedicare sufficiat virginem illam, quz beatissimi quoque Martini visitatio- neni respuit, ut vacaret contemplationi? Unde ad Oceanum monachum Ilie- ronymus scribens : « În beati, » inquit, « Martini Vita legimus comme- morasse Sulpitium, quod transiens sanctus Martinus virginem. quamdam moribus et eastitate præcelsam cupiens. salutare, illa. noluit, sed exenium misit, et per fenestram respiciens, ait sancto viro : « lbi, pater, ora, quia nunquam a viro sum visitata. » Quo audito, gratias egit Deo sanctus Martinus, quod talibus imbuta moribus castam custodierit voluntatem. Benedixit eam et abiit letitia. plenus. » Hæc revera de contemplationis sus lectulo surgere dedignata vel verita, pulsanti ad ostium amico parata erat dicere : « Lavi pedes neos, quomodo inquinabo illos! ? »

O quantæ sibi imputarent injuriæ episcopi vel prælati hujus temporis, si lane ab Arsenio vel ab hac. virgine. repulsam. pertulissent ! Erubescant ad ista, si qui nunc in solitudine morantur monachi, quum episcoporum fre- quentia gaudent, quum eis proprias, iu quibus suscipiantur, fabricant do- mos : quum seculi potentes, quos turba comitatur, vel ad quos confluit, nou solum non fugiunt, sed adsciscunt, et occasione hospitum. domos mul- tiplicantes, quam quæsicrunt solitudinem, redigunt in civitatem.

llac profecto antiqui et callidi tentatoris machinatione omnia. fere hujus temporis monasteria, quum prius in solitudine. constituta fuissent, ut ho- mines fugerentur, postea fervore religionis refrigescente, homines adscive- runt, et servos atque ancillas congregautes, villas maximas in locis monas- ticis conslruxerunt; et sic ad seculum redierunt, imo ad se traxerunt seculum. Qui se miseriis maximis. implicantes, et maximæ servituti. tam ecclesiasticarum quam terrenarum potestatum alligantes, dum otiose appe- terent vivere, et de alieno victitare labore, ipsum quoque monachi, lioc est solitarii nomen pariter amiserunt et vitam. Qui ctiam siepe tantis urgentur incommodis, ut dum suos et res eorum tutari laborant, proprias amittant, et frequenti incendio vicinarum domorum ipsa quoque monasteria creman- tur. Nec sic tamen ambitio refrenatur.

li quoque districtionem monasterii. qualemcumque non ferentes, ac per villas, castella, civitates sese dispergentes, bnique vel terni, aut etiam singuli sine aliqua observatione regula victitantes, tanto secularibus dete-

1 Cant., v, 3. -

LETTRES D'ABELARD ET D'HELOISE. 257

Mais, pour vous faire connaitre la verlu de votre sexe sur ce point, qui pourrait suffire à louer, comme elle le mérile, cette vierge qui se refusa à la visite de saint Martin lui-méme, pour ne pas interrompre sa contempla- tion ? Saint Jérôme dit, à ce sujet, dans sa lettre au moine Oceanus : « Dans la vie de saint Martin, écrite par Sulpice, nous lisons que ce saint désirant saluer au passage une vierge renonimée pour sa conduite et sa chasteté, elle ne le voulut pas ; mais qu'elle se borna à lui envoyer un petit présent, et que, regardant par la fenètre, elle dit au saint homme : mon père, priez vous êtes, je n'ai jamais recu la visite d'aucun homme. À ces mots, saint Martin rendit grâces au ciel de ce que, gràce à de telles mœurs, elle avait conservé sa chasteté. Puis i| la bénit et se retira plein de joie. » Cette femme, qui dédaignait ou qui craignait de quitter le lit de sa contemplation, était vraiment préte à répondre à un ami frappant à sa porte : « J'ai lavé ines pieds, puis-je les salir ? »

Si les évéques ou les prélats de notre siècle eussent subi de la part d'Ar- sene ou de cette vierge un tel refus, de quelle injure ne se seraient-ils pas crus atteints? Qu'ils rougissent de tels exemples les moines, s'il s'en trouve encore dansle dés:rt, qui se réjouissent de la visite des évêques, qui bâtissent des maisons pour les y recevoir, qui non seulement ne fuient pas la visite des puissants du siécle que suit la foule, ou autour desquels la foule afflue, mais qui les appellent ; qui, sous prétexte des devoirs de l'hospitalité, multiplient autour d'eux les demeures, et, dans la solitude qu'ils ont cherchée, créent une cilé.

C'est assurément par une machination du rusé tentateur, notre premier ennemi, que presque tous les anciens monastéres, qui avaient d'abord été bâtis dans la solitude pour éviter le commerce des hommes, ont plus tard, par suite du refroidissement du zéle religieux, recu des hommes, recueilli des troupeaux de serviteurs et de servantes, vu s'élever de grandes villes sur des emplacements choisis pour la retraite, et sont revenus au siècle, ou, pour mieux dire, ont attiré le siécle à eux. En se Jetant dans les embarras de mille miséres, cu se liant servilement à la domination des puissauces spi- rituelles et temporelles, les moines, dans leur désir de mener une vie oisive et de vivre du produit du travail d'autrui, les moines, c'est-à-dire les soli- taires, ont perdu à la fois leur nom et leur caractére. Et tels sont souvent les ennuis qui les assiégent, que, tandis qu'ils cherchent à défendre les biens de ceux qui relèvent d'eux, ils perdent leurs propres biens. Plus d'une fois méme leurs monastères ont péri dans le feu de l'incendie qui dévorait les maisons voisines , sans que ce châtiment du ciel ait méme nus un fiein à leur ambition.

Ceux qui, ne pouvant supporter à aucun degré l'assujettissement de la vie monastique, se répandent par groupes de deux ou de trois, ou seuls, dans les villages, les bourgs, les villes, pour vivre sans étre souinis à aucune régle, sont inférieurs aux séculiers, par cela seul qu'ils sont infidéles à leur institut.

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258 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

riores sunt hominibus, quanto a professione sua amplius apostatantur. Qui habitationum quoque suarum sicut et sua abutentes, Obedientias loca sua nominant, ubi nulla regula tenetur, ubi nulli rei nisi ventri et carni obeditur, ubi cum propinquis vel familiaribus suis manentes, tanto liberius agunt quod volunt, quanto minus a conscientiis suis verentur. ln quibus profecto impudentissimis apostatis excessus illos criminales esse dubium non est, qui in cæteris veniales sunt hominibus. Qualium omnino vitam non so- lum attingere, sed nec audire sustineatis.

Vestre vero infirmitati tanto magis est solitudo necessaria, quanto carna- lium tentationum bellis minus hic infestamur et minus ad corporalia per sensus evagamur. Unde et beatus Antonius : « Qui sedet, inquit !, in solitu- dine, et quiescit, a tribus bellis eripitur, id est auditus, locutionis, et visus, et contra unum tantummodo habebit pugnam, id est cordis. » Has quidem vel ceteras heremi commoditates insignis Ecclesie. doctor Hieronymus dili- genter attendens, et ad eas Heliodorum monachum vehementer adhortans, exclamat dicens : « O heremus familiari Deo gaudens ! Quid agis, frater, in seculo, qui major es mundo? »

V. Nunc vero quia ubi construi. monasteria convenit disseruimus, qualis et ipsa loci positio esse debeat ostendamus. Ipsi autem monasterii loco con- stituendo, sicut quoque beatus consuluit Benedictus, ita si fieri potest pro- videndum est, ut intra monasterii septa contineantur illa maxime que monasteriüs sunt necessaria, id est hortus, aqua, molendinum, pistriuum

cum furno, et loca quibus quotidiana sorores exerceant opera, ne foras va- gandi detur occasio.

VI. Sicut in castris seculi, ita et in castris Domini, id est congregationi- bus monasticis constituendi sunt, qui præsint cæteris. lbi quippe imperator unus, ad cujus nutum omnia gerantur, præest omnibus. Qui etiam, pro multitudine exercitus vel diversitate officiorum, sua nonnullis impertiens onera, quosdam sub se adhibet magistratus, qui diversis hominum catervis aut officiis provideant. Sic et in monasteriis fieri necesse est, ut ibi una otn» nibus præsit matrona, ad cujus considerationem atque arbitrium omnes relique omnia operentur, nec ulla ei in aliquo presumat obsistere, ve] eliam ad aliquod ejus prieceptum murmurare. Nulla quippe hominum con- gregatio vel quantulacunque domus unius familia consistere potest incolu- mis, nisi unitas in éa conservetur : ut videlicet totum ejus regnum in unius personæ magisterio consistat. Unde et arca, typum Ecclesi; gerens, quum multos tam in longo quam in lato cubitos haberet, in uno consummata cst. Et in Proverbiis scriptum est * : « propler peccata terre multi principes

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! De Via Patrum, lib. V. * Prov., xxvii, 9.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÍSE. 959

Par un abus des mots et des choses, ils appellent obédiences les maisons qu'ils habitent et l'on n'est astreint à aucune règle, l'on n'obéit qu'aux appétits de la chair, où, demeurant avec ses proches et ses amis, on fait ce que l'on veut d'autant plus librement qu'on a moins à craindre de sa conscience. Et, certes, 1l n'est pas douteux que ce qui, chez les au- tres, serait faute vénielle, devient chez ces apostats éliontés un excés crimi-

nel. Évitez, je ne dis pas seulement de suivre de tels modéles, mais méme de les connaitre.

La solitude est d'autant plus utile à la faiblesse de votre sexe, qu'on y est moins exposé aux assauts des tentations de Ja chair, et que les sens y ont moins de chances de s'égarer vers les choses de la matiére. « Celui qui vit dans le repos et la solitude, dit saint. Antoine, est soustrait à trois sortes de combats : celui de l'ouie, celui de la parole et celui de la vue; il n'en a plus qu'un à soutenir, celui du cœur. » Le grand docteur de l'Église, saint Jé- róme, considérant ces avantages et tous ceux qu'offre encore le désert, exhortait vivement le moine Iléliodore à se les assurer. « O solitude qui jouis du commerce de Dieu, disait-il ! Que faites-vous dans le monde, mon frére, vous qui étes au-dessus du monde? »

V. Maintenant que nous avons traité des lieux doivent étre construits les monastères, montrons quelle doit être leur position. En bâtissant un monastère, il faut, comme saint Denoit l'a prévu, que dans l'intérieur se trouve, autant qu'il est possible, tout ce qui est nécessaire à la vie des mo- nastères, c'est-à-dire un jardin, de l'eau, un moulin, une bluterie et un four, et des endroits les sœurs puissent accomplir leur ménage quotidien afin d'éviter toute occasion de sortie.

VÍ. Ainsi que dans les camps des armées du siècle, dans les camps des armées du Seigneur, c'est-à-dire dans les communautés monastiques, il faut qu'il y ait des chefs qui commandent aux autres. Dans les armées du siècle, un seul général commande à tous ; tout se fait sur un signe de sa volonté. 1l distribue à chacun sa tâche, en raison de la quantité des troupes et de la diversité des services ; il en prépose quelques-uns à des commande- ments soumis à sa souveraineté, avec charge de diriger les différents corps etde surveiller les services. ll faut qu'il en soit demémedans]es monastères ; c'est-à- dire qu'une seule supérieure ait l'autorité supréme ; que toutes les autres fas- sent tout par sentiment d'obéissanceet sur un ordre de sa volonté ; quenulle ne se melteen téte de lui résister en quoi que ce soit, ni méme de murmurer con- tre ses commandements ; car il n'est pas de communauté humaine, pas de fa- mille, si peu nombreuse qu'elle soit, qui puisse se soutenir et durer, si l'u- nité n'y règne, si la direction suprème ne repose entre les mains d'un seul. Aussi l'Arche, qui représente la figure de l'Église, finissait-elle par une lar- geur d'une seule coudée, bien qu'elle en eût plusieurs tant en long qu'en large. Et il est écrit dans les Proverbes : « les princes se sont multipliés à

200 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

\ ejus. » Unde etiam Alexandro mortuo, multiplicatis regibus mala quoque multiplicata sunt, et Roma pluribus communicata rectoribus concordiam tenere non potuit. Unde Lucanus in primo sic memunit ! :

005. . Tu causa malorum Facla tribus dominis communis Roma, nec unquam In turbam missi feralia federa regni.

Et post pauca : Dum terra fretum, terramque levabit M Aer, et longi volvent Titana labores, Noxque diem calo totidem per signa sequetur ;

Nulla fides regni socis, omnisque | potestas Impatiens consortis erit. .

Tales profecto et illi erant discipuli sancti Frontonii abbatis, quos ipse iu ci- vitate, in qua natus est, quuin. usque ad septuaginta congregasset, et mia- gnam ibidem gratiam tam apud Deum quam apud homines adeptus esset, relicto monasterio civitatis cum mobilibus rebus nudos secum ad heremum traxit. Qui postmodum, inore Israelitici populi adversus Moysem conque- rentis, quod eos etiam de /Egypto, reliclis ollis carnium et abundantia terre, in solitudinem eduxisset, murmurautes incassum dicebant : « Nunquid sola in heremo castitas, que in urbibus non est? Cur itaque non in civitatem revertimur, de qua ad tempus exivimus? An in heremum solum Deus exau- diet orantes? Quis cibo Angelorum vivat? Quem pecorum et ferarum delec- tat fieri socium? Quanta nos habet necessitas hic morari? Cur itaque non regressi in locum, in quo nati sumus, benedicimus Dominum? »

Hinc et Jacobus admonet apostolus. « Nolite, inquit *, plures magistri fieri, es mei, scientes quoniam majus judicium sumitis. » Hinc quoque Hierony- mus ad Rusticum monachum de institutione vitæ scribens : « nulla, inquit, ars absque magistro discitur. Etiam mula animalia et ferarum greges ductores sequuntur suos. In apibus unam præcedentem reliquæ subsequuntur. Grues unum sequuntur ordine litterato. Imperator unus, judex unus provincie. Roma ut condita est, duos fratres simul habere reges non potuit, et parrici- dio dedicatur. In Rebeccæ utero, Esau et Jacob bella gesserunt. Singuli ec- clesiarum episcopi, singuli archipresbyteri, singuli archidiaconi, et omnis ordo ecclesiasticus suis rectoribus nititur. In nave unus gubernator, in domo unus dominus. In quamvis grandi exercitu unius signum spectatur Per hzc omnia ad illud tendit oratio, ut doceam te non tuo arbitrio dimitten- dum, sed vivere debere in monasterio sub unius disciplina patris consortio- que multorum. »

! Pharsal., 84 et sqq. * Jacob., iii, 1.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 901

cause des péchés de la terre. » C'est ainsi qu'après la mort d'Alexandre, les rois se multiplièrent avec les vices ; ainsi encore que Rome, livrée à plu- sieurs maitres, ne put conserver la concorde; ce qui a fait dire au poéte Lu- cain, dans son premier livre : « c'est toi, Rome, qui as été cause de tes maux, en te donnant à trois maitres : toujours les pacles de la puissance partagée ont eu une issue funeste ; » et quelques vers plus bas : « tant que la terre soutiendra les mers et l'air la terre, que les soleils éternels accom- pliront leurs révolutions, que la nuit succédera au jour dans le ciel en traversant les mémes constellations, jamais la bonne foi n'existera entre ceux qui se sont partagé l'empire, et tout pouvoir sera jaloux de son rival. »

Tels étaient, assurément, ces disciples que le saint abbé Fronton était parvenu à réunir jusqu'au nombre de sóixante-dix dans la ville il était né, non sans s'acquérir pour lui-même de grandes grâces tant aux yeux de ieu qu'aux yeux des hommes, et qui, ayant abandonné le monastère de la ville ainsi que tout ce qu'il possédait dans la ville, les entraîna dépouillés de tout dans le désert. Bientôt, de méme que jadis le peuple d'Israël se plaignait que Moise les eüt tirés d'Égypte et leur eüt fait laisser toutes les ressources qu'ils trouvaient dans l'abondance des animaux et dans la ri- chesse de la terre, pour les emmener dans le désert, ceux-ci disaient, en murmurant : « la chasteté ne régne-t-elle que dans les déserts, et ne sau- rait-elle exister dans les villes ? Pourquoi ne pas revenir dans la ville dont nous ne sommes sortis que pour un temps ? Dieu n'exaucera-t-il nos prières que dans le désert ? Qui pourrait vivre de la nourriture des anges? Qui pourrait se féliciter d'avoir pour société les animaux sauvages et les bétes féroces? Y a-t-il rien qui nous enchaine ici de force? Pourquoi ne pas re- tourner bénir le Seigneur dans le lieu nous sommes nés? »

C'est pour cette raison que l'Apótre Jacques nous donne ce conseil : « mes fréres, gardez-vous de vous donner plusieurs maitres ; sachez que c'est vous exposer à trop de juges. » C'est ce qui fait dire aussi à saint Jérôme, dans l'in- struction qu'il adresse au moine Rusticus sur la conduite de la vie: « aucun art ne s'apprend sans maitre; les animaux mémes et les bétes féroces suivent le chef du troupeau ; chez les abeilles, il en est une qui marche devant, et toutes les autres suivent ; les grues volent en bon ordre, suivant l'une d'elles qui les conduit. I] n'y a qu'un seul empereur, un seul magistrat pour chaque province. Rome, au moment méme de sa fondation, ne put avoir pour rois les deux frères. à la fois, et elle fut consacrée par un parricide. Ésaü et Jacob se firent la guerre dans le sein de Rébecca. Chaque évéque, chaque archiprètre, chaque archidiacre, tous les ordres ecclésiastiques ont leur supérieur. Dans un navire, il n'y a qu'un pilote; dans une maison, qu'un maitre. Une ar- mée, quelque nombreuse qu'elle soit, se régle sur les ordres d'un seul. Tous ces exemples démontrent qu'il ne faut pas vous conduire d'aprés votre volonté, mais que vous devez, d'accord avec un certain nombre de fréres, vi- vre dans un couvent sous la direction d'un seul pére. »

202 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Ut igitur in omnibus concordia servari possit, unam omnibus præesse convenit, cui per omnia omnes obediant. Sub hac eliam quasi magistratus quosdam nonnullas alias personas, prout ipsa decreverit, constitui oportet. Quæ quibus officiis ipsa præceperit, et, quantum voluerit, præsint, ut sint videlicet ist: quasi duces vel consules in exercitu Dominico : reliqua au- tem omnes tanquam milites vel pedites, istarum cura eis prævidente, adver- sus malignum ejusque satellites libere pugnent.

Septem vero personas ex vobis ad omnem monasterii administrationem necessarias esse credimus atque sufficere: portariam scilicet, cellerariam, vestiariam, infirmariam, cantricem, sacristam, et ad extremum diaconis- sam, quam nunc abbatissam nominant. [n his itaque castris, et divina qua- dam militia, sicut scriptum est : « militia est vita hominis super terram, » et alibi : « terribilis ut castrorum acies ordinata, » vicem imperatoris, cui per omnia obeditur ab omnibus, obtinet diaconissa. Sex vero aliæ sub ea, quas dicimus officiales, ducum sive cousulum loca possident. Omnes vero reliquæ moniales, quas vocamus claustrales, militum more, divinum pera- gunt expedire servitium. Converse autem, quæ etiam seculo renuntiantes, obsequio monialium se dicarunt, habitu quodam religioso, non tamen mo- nastico, quasi pedites, inferiorem obtinent gradum.

VII. Nunc vero superest, Domino inspirante, hujus militie gradus singu- los ordinare, ut adversus impugnationcs dæmonum vere sit quod dicitur « castrorum acies ordinata. » Ab ipso, inquam, ut dictum est, capite, quod diaconissam dicimus, hujus institutionis ducentes exordium, de ipsa primi- tus disponamus, per quam sunt omnia disponenda. IIujus vero sanctitatem, sicut in precedenti meminimus epistola, beatus Paulus apostolus, Timotheo scribens, quam eminentem et probatam oporteat esse diligenter describit, dicens : « vidua eligatur non minus sexaginta annorum, que fuerit unius viri uxor, in operibus bonis testimonium habens, si filios educavit, si hos- pitio recepit, si sanctorum pedes lavit, si tribulationem patientibus submi- nistravit, si omne opus bonum subsecuta est. Adolescentes autem viduas devita. » Idem supra de diaconissis, quum etiam diaconorum institueret vi- tam : « mulieres, inquit, similiter pudicas, non detrahentes, sobrias, fideles in omnibus. » Quæ quidem omnia quid intelligentie vel rationis habeant, quantum æstimamus, epistola precedente nostra satis disseruimus, maxime cur eam Apostolus unius viri et provectæ velit esse setatis.

Unde non mediocriter miramur quomodo perniciosa hec in Ecclesia con- suetudo inolevit, ut qua virgines sunt, potius quam quæ viros cognoverunt ad hoc eligantur, et frequenter juniores senioribus preficiantur ; quum tamen

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 2e

Àfin donc de pouvoir conserver la concorde en toutes choses, il convient qu'il y ait une seule supérieure, à qui toutes les autres obéissent en tout, Au-dessous d'elle, et selon qu'elle l'aura elle-méme décidé, quelques autres seront établies pour remplir certaines fonctions; clles dirigeront les minis- tères dont elle les chargera, dans la mesure qu'elle déterminera ; ce seront comme autant de chefs et de conseils dans l'armée du Seigneur; les autres formeront le corps de l'armée, les soldats qui, s'en remettant à leurs chefs de la direction, combattront librement contre le démon et ses satellites,

Or, pour toute l'administration du monastère nous croyons qu'il faux sept maîtresses, autant et pas plus : la portière, la cellériére, la robière, l'infirmiére, une chantre, une sacristine, enfin une diaconesse, qu'on nomme aujourd'hui abbesse. Dans ce camp donc, qui renferme, pour ainsi parler, une milice divine, ainsi qu'il est dit : « la vie de l'homme sur terre est une vie de combat ; » et ailleurs : « elle est terrible comme une armée rangée en bataille, » la diaconesse tient la place du général en chef à laquelle tout le monde obéit en tout. Les six autres sœurs appelées officiè- res, qui commandent sous elle, ont rang de chefs ou de consuls. Toutes les autres religieuses, que nous appelerons cloitriéres, sont les soldats qui ac- complissent le service divin. Quant aux sœurs converses qui, en renonçant an monde, ont fait vœu d'obéissance aux religieuses, semblables aux hom- mes de pied, elles tiennent, sous un habit de religion qui n'est pas l'habit monastique, le rang inférieur.

VII. ll me reste maintenant, Dieu aidant, à déterminer le caractère de chacun des grades de cette milice, afin qu'elle soit véritablement une ar- méc rangée en bataille. Commençant, comme on dit, par la tête, qui est la diaconesse, examinons d'abord ce que doit étre celle par qui tout doit étre réglé. L'Apótre saint Paul, dans la lettre à Timothée que nous avons précé- demment citée, indique expressément combien sa sainteté doit être supé- rieure et éprouvée, quand il dit : « qu'on choisisse une veuve qui ne compte pas moins de soixante ans, qui n'ait eu qu'un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu'elle a fait de bonnes œuvres, élevé des enfants, donné l'hos- pitalité, lavé les pieds des saints, assisté les malheureux, accompli toute espèce de bien ; quant aux jeunes veuves, il faut les éviter. » Et plus haut, en réglant la vie des diacres, il avait dit, au sujet des diaconesses : « que les femmes soient également chastes, point médisantes, sobres , fidèles en toutes choses. » Quelle est la raison, quel est le motif de toutes ces exi- gences? Nous l'avons, je pense, suffisamment démontré dans notre lettre précédente; nous avons surtout assez expliqué pourquoi l'Apótre veut qu'elles n'aient eu qu'un seul mari et qu'elles soient d'un âge avancé.

Aussi ne sommes-nous pas peu surpris que l'Église ait laissé s'invété- rer la dangereuse coutume de choisir des filles plutót que des veuves, si bien que ce sont les jeunes qui commandent aux vieilles. Et cependant

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Modis itaqye omnibus providendum est ut in electione vel consecratione diaconis: consilium. praecedat Apostoli, ut videlicet talis eligatur, quie ewleris vita et doctrina praeesse debeat, et late quoque morum matunita- tei polliceatur, et quis obediendo meruerit imperare, et operando magis quam audiendo regulam didicerit, et firmius noverit. Quæ si litterata non fuerit, sciat e non ad. philosophicas scholas, vel disputationes dialecticas, gd ad doctrinam vitin et operum. exhibinonem accommodari. Sicut de Do- mino weriplum est : « Qui eapit facere et docere, » prius videlicet facere, postanodum docere; Quia melior atque perfectior est doctrina operis quam serons, facti quam verbi, Quod diligenter attendamus, ut scriptum est : dixit alhas lpitius : « Hle est vere sapiens, qui facto suo alios docet, non qui verhis, » Neo parum consolationis et confidentiæ super hoc affert.

Ateudatur et illa. quoque beati Antonii ratio, qua verbosos confutavit philusophlios, ejus. videlicet. tanquam idiotæ et illitterati hominis magiste- rium ieridentes ; « Et respondete, inquit, mihi quid prius est sensus, an lit- (eee? Et quid eujus exordium est? sensus ex litteris, an littere oriuntur ex vetitu * Die axseieutibus quia seusus esset auctor atque inventor littera- (un, ait: « lpitur cui sensus. incolumis est, hic litteras non requirit. »

U Keebestest , v, (0, mn * Jub, xit, (9. 9 Proverb , avt, M. 9 Eeclesiast., xxv. 6. 7. CE IR NS

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 205

l'Ecclésiaste dit : « malheur à toi, terre dont le roi est un enfant; » et nous sommes tous du sentiment du saint homme Job : « dans les an- ciens est la sagesse, la prudence est le fruit du temps. » D'où il est écrit dans les Proverbes : « la vieillesse est une couronne d'honneur qui se trouve dans les voies de la justice; » et dans l'Ecclésiaste : « que la justice est belle, entre les mains de la vieillesse! qu'il est beau pour la jeunesse de prendre conseil des vieillards ! que la sagesse sied bien aux personnes avan- cées en àge ; l'intelligence et le conseil, à celles qui sont élevées en gloire! Une grande expérience est la couronne des vieillards, et leur gloire, c'est la crainte de Dieu. » Et encore : « parlez, vous qui êtes plus âgé ; quant à vous, jeune homme, c'est votre róle, méme dans votre propre cause, de ne vous décider à parler que lorsqu'il y a nécessité de le faire. Vous interroge-t-on deux fois? que votre réponse soit brève ; paraissez ignorant en beaucoup de choses; écoutez en silence et instruisez-vous. Au milieu des grands, n'ayez point de présomption, et oit sont des vieillards, ne parlez pas beaucoup. » . De vient que les prétres qui, dans l'Église commandent au peuple, sont appelés vieillards, afin que leur nom méme indique ce qu'ils doivent étre. Et ceux qui ont écrit les Vies des Saints appelaient vieillards ceux que nous appelons aujourd'hui abbés. »

V faut donc, dans l'élection et la consécration d'une diaconesse, prendre toutes ses mesures pour suivre le conseil de l'Apótre, et la choisir dans des conditions telles, que, par sa vie et ses lumières, elle puisse commander aux autres; que son âge garantisse la maturité de ses mœurs; qu'elle se soit rendue, par son obéissance, digne de commander; qu'elle ait. appris la regle par la pratique plutôt que dans les livres, et qu'elle la connaisse à fond. Si elle n'est pas lettrée, qu'elle sache bien qu'elle n'a point à prési- der des discussions philosophiques et des entretiens dialectiques, mais qu'elle doit simplement se conformer à la pratique de la régle et donner l'exemple des œuvres, ainsi qu'il est écrit au sujet du Seigneur, « qui commença à faire ct à enseigner ; » à faire d'abord, et ensuite à enseigner, parce que la science de l'œuvre est meilleure ct plus parfaite que celle du discours, celle des faits meilleure que celle des paroles. C'est un point qu'il faut bien observer; l'abbé lpitius le recommande. « Le vrai sage, dit-il, est celui qui enseigue par ses actes, non par ses paroles. » Et sur ce point, il donne force et confiance.

Remarquons aussi le raisonnement par lequel saint Augustin confondit les philosophes qui se riaient, sans doute, des lecons d'un ignorant et d'un homme illettré. « Répondez-moi, leur. disait-il : lequel vaut le mieux, du bon sens ou de l'instruction? Est-ce le bon sens qui procède de l'instruc- tion, ou. l'instruction qui procède du bon sens? Et ceux-ci reconnaissant que le bon seus est le père et le eréateur de l'instruction : « celui dont le sens est sain, dit-il, n'a donc pas besoin de chercher l'instruction. » Écou- tons encore l'Apótre, et que ses paroles nous fortifient dans le Seigneur :

266 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

Audiat quoque illud Apostoli et confortetur in Domino : « Nonne stultam fecit Deus sapientiam hujus mundi? » Et iterum : « Quæ stulta sunt mundi elegit Deus ut confundat sapientes, et infirma elegit Deus ut confundat for- tia, ct ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus, ut ea quæ non sunt tanquam ea qua sunt destruat, ut non glorietur omuis caro in conspectu ejus. » Non enim, sicut ipse postmodum dicit, in sermone est regnum Dei, sed in virtute.

Quod si de aliquibus melius cognoscendis ad Scripturam revertendum esse censuerit, a litteratis hoc requirere et addicere non erubescat, nec in his litterarum documenta contemnat ; sed devote et diligenter suscipiat, quum ipse quoque Apostolorum princeps coapostoli sui Pauli publicam correctio- nem diligenter exceperit. Ut enim beatus quoque meminit Benedictus, sepe minori revelat Dominus quod melius est.

Ut autem amplius Dominicam sequamur providentiam quam Apostolus quoque supra memoravit, nunquam de nobilibus aut potentibus seculi, nisi maxima incumbente necessitate, et certissima ratione fiat hzc electio. Tales namque de genere suo facile confidentes, aut gloriantes, aut presump- tuosæ, aut superbæ fiunt; et tunc, maxime quando indigenz sunt, earum prælatio perniciosa fit monasterio. Verendum quippe est ne vicinia suorum eam præsumptiorem reddat, et frequentia ipsorum gravet aut inquietet mo- nasterium, atque ipsa per suos religionis perferat detrimentum, aut aliis ve-- niat in contemptum, juxta illud Veritatis : « Non est propheta sine honore, nisi in patria sua. »

Quod beatus quoque providens Hieronymus, ad lleliodorum scribens, quum pleraque annumerasset quæ monachis officiunt in sua morantibus patria : « Ex liac, inquit , supputatione illa summa nascitur, monachum jn patria sua perfectum esse non posse. Perfectum esse autem nolle delin- quere est. » Quantum vero est animarum damnum, si minor in religione fuerit quae. religionis proeest magisterio? Singulis quippe subjectis singulas virtute. exhibere sufficit. In hac autem omnium exempla debent eminere virtutum, ut omnia quæ aliis præceperit propriis præveniat exemplis; ne ipsa quæ præcipit moribus oppuguet, et quod verbis ædificat factis ipsa destruat, et de ore suo verbum correctionis auferatur; quum ipsa in aliis erubescat corrigere quæ constat eam committere.

Quod quidem Psalmista ne ei eveniat Dominum precatur, dicens?*: « Et ne auferas de ore meo veritatem usquequaque. » Attendebat quippe illam gravis- simam Domini increpationem, de qua et ipse alibi meminit dicens: « Pecca-

! Corinth., I, 1, 20, 94, 28 et sqq. * Psalm., cxvim, 2. 5 Pealm., cxix, 16 et 17.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 261

« Dieu n'a-t-1l pas rendu insensée la sagesse du monde? » et ailleurs : « Dieu a choisi ce qu'il y avait de moins sage dans le monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les faibles pour confondre les forts; Dieu a choisi les vils et les méprisables, pour que ce qui n'est rien ruine tout ce qui se croit quelque chose, en sorte qu'aucun homme ne puisse se glorifier devant lui. » En effet, le royaume de Dieu n'est pas, ainsi qu'il le dit ensuite, dans les paroles, mais dans la vertu.

Que si, pour s'éclairer davantage sur certains points, la diaconesse croit devoir recourir à l'Écriture, qu'elle ne rougisse pas de s'adresser aux gens instruits et de s'instruire; que, loin de dédaigner les leçons de la science, elle les regoive, au contraire, avec un pieux empressement. Le prince des Apô- tres lui-même ne recut-il pas avec humilité la réprimande publique de saint Paul, apótre comme lui? Ainsi que l'a remarqué saint Benoit, souvent c'est au plus jeune que le Seigneur révèle ce qui vaut le mieux. )

Mais pour mieux entrer dans les vues du Seigneur, telles que l'Apótre les a exposées plus haut, que ce ne soit jamais qu'à la derniére extrémité et par des raisons pressantes que l'on fasse choix des femmes de haute nais- sance ou de grande fortune. Confiantes dans leurs titres, elles sont d'ordi- naire glorieuses, présomptueuses, superbes. C'est surtout lorsqu'elles sont pauvres, que leur autorité est funeste au monastère. Alors, en effet, il faut craindre que le voisinage de leur famille ne les rende plus présomptueuses ; qu'il ne devienne par les visites une charge ou une importunité pour le couvent; qu'il ne fasse porter atteinte aux règles de l'institut et n'exposo la communauté au mépris des autres communautés, suivant le proverbe : « Tout prophète est honoré, si ce n'est dans son pays. »

Saint Jéróme avait bien prévu ces inconvénients, quand, dans sa lettre à Héliodore, après avoir énuméré tout ce qui nuit aux hommes qui restent dans leur pays, il ajoute : « De ce calcul il résulte donc qu'un moine ne saurait étre parfait dans son pays; or, c'est uu péché que de ne vouloir pas être parfait. » Quel scandale, que celle qui préside aux devoirs de la reli- gion soit la plus tiède à les remplir? A celles qui sont en sous-ordre, il suf- fit de faire preuve des vertus de leur état : une supérieure doit étre un exemplaire éminent de toutes les vertus. Hl faut qu'elle enseigne par son exemple tout ce qu'elle recommande par ses paroles, de peur que ses dis- cours ne soient en contradiction avec sa conduite; qu'elle veille à ne point détruire par ses actions l'édifice bàti par ses paroles, et à ne pas se retirer des lèvres, pour ainsi dire, le droit de réprimander; car, comment ne pas - rougir de reprendie en autrui ce qu'elle aurait fait elle-méme?

C'est dans la crainte d'une telle inconséquence, que le Psalmiste adres- sait au Seigneur cette priére « N'ótez jamais, en quoi que ce soit, la vérité de ma bouche. » Il ne connaissait pas de punition plus grave de la part du Seigneur, ainsi qu'il le rapporte lui-même ailleurs. « Le Seigneur dit au

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tori autem dixit Deus : « Quare tu enarras justitias meas, et assumis testa- « mentum meum per os tuum? Tu vero odisti disciplinam, et projecisti ser- « mones meos retro. » Quod studiose præcavens Apostolus : « Castigo, inquit ', corpus meum, et in servitutem redigo, ne forte, quum aliis predicaverim, ipse reprobus elficiar. » Cujus quippe vita despicitur, restat ut et prædica- tio vel doctrina contemnatur. £t quum curare quis altum debeat, si in ea- dem laboraverit infirmitate, recte ipsi ab ægroto improperatur? : « Medice, cura te ipsum. »

Attendat sollicite quisquis Ecclesie preesse videtur, quantam ruinam casus ejus præbeat, quum ipse ad præcipitium secum pariter subjectos trahat. « Qui solverit, inquit Veritas*, unum de mandatis istis minimis, et docuerit sic homines, minimus vocabitur in reguo celorum. » Solvit quippe mandatum qui contra agendo infringit ipsum, et exemplo suo corrumpens alios, in cathedra pestilentiz doctor residet. Quod. si quislibet hoc agens minimus habendus est in regno cœlorum, quanti habendus est pessimus prelatus a cujus negligentia non su: tantum, sed omnium sub- jectarum animarum sanguinem Dominus requirit? Unde bene Sapientia tali- bus comminatur : « Data est a Domino potestas vobis, et virtus ab Altissimo, qui interrogabit opera vestra, et cogitatioues scrutabitur; quoniam, quum esselis ministri regni illius, non recte judiscastis, neque custodistis legem justitiæ. Horrende etiam cito apparebit vobis, quoniam judicium durissi- mum in his qui pr:esunt fiet. Exiguo enim couceditur misericordia; potentes autem potenter tormenta patientur, et fortioribus fortior instat cruciatio. »

Sufficit quippe unicuique subjectarum animarum a proprio sibi providere delicto. Prælatis autem et in peccatis alienis mors imminet. Quum enim augentur dona, rationes etiam crescunt donorum ; et qui plus committitur, plus ab eo exigitur. Cui quidem periculo tanto maxime providere in Pro- verbiis admonemur, quum dicitur * : « Fili, si spoponderis pro amico tuo, defixisti apud extraneum manum tuam. ]llaqueatus es verbis oris tui, et captus propriis sermonibus. Fac ergo quod dico, fili mi, et temetipsum li- bera, quia incidisti in manum proximi tui. Discurre, festina, suscita ani- mum tuum : ne dederis somnum oculis tuis, nec dormitent palpebræ tuæ. » Tunc enim pro amico sponsionem facimus, quum aliquem charitas nostra in nostrae congregalionis conversationem suscipit. Cui nostre providenlize curam promittimus, sicut et ille nobis obedientiam suam. Et sic quoque manum nostram apud eum defigimus, quum sollicitudinem nostre opera-

! Corinth., I, ix, 27. ?* Luc, iv, 23. * Matth,, v, 10, * Sapient, vi, 4.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 269

.pécheur : pourquoi racontes-tu ma justice? pourquoi t'arroges-tu le droit de publier mon alliance, toi qui hais ma discipline et qui as rejeté mes pa- roles loin de toi? » L'Apótre, craignant d'encourir le méme reproche, di- sait : « Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur d'être ré- prouvé moi-méme, aprés avoir réprouvé les autres. » En effet, quand on méprise la conduite de quelqu'un, on en vient vite à mépriser ses préceptes et ses leçons; et si l'on est atteint soi-même du mal que l'on doit guérir, le malade ne manque pas de vous dire : « Médecin, guéris-toi toi-méme. »

Que celui-là donc qui doit commander dans l'Église songe à la ruine que cause sa chute, puisque du méme coup il précipite dans l'abime tous ceux qui se trouvent au-dessous de lui. « Celui, dit la Vérité, qui violera le moindre de mes commandements, et qui apprendra aux autres à le faire, sera appelé le dernier dans le royaume des cieux. » Or, on viole les com- mandements de Dieu, quand on agit contre ses préceptes, et quand, cor- rompant les autres par son exemple, on devient dans la chaire un, maitre de pestilence. Si donc celui qui se conduit de la sorte doit être relégué au der- nier rang dans le royaume des cieux, quel sera le rang du supérieur à la négligence duquel le Seigneur demandera compte ron-seulemeut de son àme, mais de toutes celles qu'il avait à diriger? C'est à ce sujet que la Sa- gesse fait ces judicieuses remarques : « Le pouvoir vous a été donné par Dieu, la verfu par le Trés-Haut, qui interrogera vos œuvres et sondera vos cœurs, parce qu'étant les ministres de son royaume, vous avez ina] jugé et sans observer les lois de la justice. Il apparaîtra méme soudain devant vous dans sa rigueur, son jugement étant trés-sévére à l'égard de ceux qui sont les chefs. C'est au petit seul qu'est accordée sa miséricorde : aux grands sont réservés de grands supplices; les forts sout menacés des peines les plus fortes. »

À chacun il suffit de veiller aux péchés de son àme; le supérieur encourt la mort pour le péché d'autrui. Les dettes augmentent en raison des dons, el plus on a recu, plus on nous demande. Les proverbes nous avertissent de nous tenir eu garde contre ce grave péril, dans ce passage : « Mon fils, si vous avez répondu pour votre aimi, vous avez engagé votre main à un étran- ger; vous vous éles mis, par vos propres paroles, dans le filet, vous vous étes enchainé par vos propres discours. Faites donc ce que je vous dis, mon fils, et délivrez-vous vous-méme, parce que vous étes tombé dans les maius de votre prochain. Courez de tous côtés, hâtez-vous et réveillez-vous; ne permettez pas à vos yeux de dormir ni à vos paupières de reposer. » Or nous nous rendons caution pour un ami, lorsque notre charité reçoit quel- qu'un dans une communauté. Nous lui promettons vigilance, comme il nous promet obéissance ; nous lui engazeons notre main, lorsque uous nous portons forts de consacrer notre sollicitude et nos soins à son salut; et par là, nous tombons alors dans ses mains, en ce sens que, si nous ne nous te-

298 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

riores sunt hominibus, quanto a professione sua amplius apostatantur. Qui habitationuin quoque suarum sicut et sua abutentes, Obedientias loca sua nominant, ubi nulla regula tenetur, ubi nulli rei nisi ventri et carni obeditur, ubi cum propinquis vel familiaribus suis manentes, tanto liberius agunt quod volunt, quanto minus a conscientiis suis verentur. In quibus profecto impudentissimis apostatis excessus illos criminales esse dubium non est, qui in cæteris veniales sunt hominibus. Qualium omnino vitam non so- lum attingere, sed nec audire sustineatis.

Vestre vero infirmitati tanto magis est solitudo necessaria, quanto carna- lium tentationum bellis minus hic infestamur et minus ad corporalia per sensus evagamur. Unde et beatus Antonius : « Qui sedet, inquit !, in solitu- dine, et quiescit, a tribus bellis eripitur, id est auditus, locutionis, et visus, et contra unum tantummodo habebit pugnam, id est cordis. » as quidem vel cæteras heremi commoditates insignis Ecclesi: doctor llieronymus dili- genter attendens, et ad eas Ileliodorum monachum vehementer adhortans, exclamat dicens : « O heremus familiari Deo gaudens ! Quid agis, frater, in seculo, qui major es mundo? »

V. Nunc vero quia ubi construi monasteria convenit disseruimus, qualis et ipsa loci positio esse debeat ostendamus. Ipsi autem monasterii loco con- stituendo, sicut quoque beatus consuluit Benedictus, ita si fieri potest pro- videndum est, ut intra monasterii septa contineantur illa maxime quie monasteriis sunt necessaria, id est hortus, aqua, molendinum, pistrinum

, cum furno, et loca quibus quotidiana sorores exerceant opera, ne foras va- gandi detur occasio. |

VI. Sicut in castris seculi, ita et in castris Domini, id est congregationi- bus monasticis constitnendi sunt, qui præsint cæleris. lbi quippe imperator unus, ad cujus nutum omnia gerantur, præest omnibus. Qui etiam, pro multitudine exercitus vel diversitate officiorum, sua nonnullis impertiens onera, quosdam sub se adhibet magistratus, qui diversis hominum catervis aut officiis provideant. Sic et in monasteriis fieri necesse est, ut ibi una om: nibus præsit matrona, ad cujus considerationem atque arbitrium omnes relique omnia operentur, nec ulla ei in aliquo presumat obsistere, vel eliam ad aliquod ejus prieceeptum murmurare. Nulla quippe liominum con- gregatio vel quantulacunque domus unius familia consistere potest incolu- mis, nisi unitas in éa conservetur : ut videlicet totum ejus regnum in unius persona magisterio consistat. Unde et arca, typum Ecclesiæ gerens, quum inultos tam in longo quam in lato cubitos haberet, in uno consummata est. Et in Proverbiis scriptum est * : « propler peccata terre multi principes

1 De Vita Patrum, lib. V. * Prov., xxvii, 2.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 959

Par un abus des mots et des choses, ils appellent obédiences les maisons qu'ils habitent et l'on n'est astreint à aucune règle, l'on n'obéit qu'aux appétits de Ia chair, où, demeurant avec ses proches et ses amis, on fait ce que l'on veut d'autant plus librement qu'on a moins à craindre de sa conscience. Et, certes, il n'est pas douteux que ce qui, chez les au- tres, serait faute vénielle, devient chez ces apostats éhontés un excés crimi-

nel. Évitez, je ne dis pas seulement de suivre de tels modéles, mais méme de les connaitre.

La solitude est d'autant plus utileà la faiblesse de votre sexe, qu'on y est moins exposé aux assauts des tentations de la chair, et que les sens y ont moins de chances de s'égarer vers les choses de la matière. « Celui qui vit dans le repos et la solitude, dit saint Antoine, est soustrait à trois sortes de combats : celui de l'ouie, celui de la parole et celui de la vue; il n'en a plus qu'un à soutenir, celui du cœur. » Le grand docteur de l'Église, saint Jé- róme, considérant ces avantages et tous ceux qu'offre encore le désert, exhortait vivement le moine lléliodore à se les assurer. « O solitude qui jouis du commerce de Dieu, disait-il ! Que faites-vous dans le monde, mon frère, vous qui êtes au-dessus du monde? »

V. Maintenant que nous avons traité des lieux doivent étre construits les monastères, montrons quelle doit être leur position. En bâtissant un monastère, i! faut, comme saint Benoit l'a prévu, que dans l'intérieur se trouve, autant qu'il est possible, tout ce qui est nécessaire à la vie des mo- nastères, c'est-à-dire un jardin, de l'eau, un moulin, une bluterie et un

four, et des endroits les sœurs puissent accomplir leur ménage quotidien afin d'éviter toute occasion de sortie.

VI. Ainsi que dans les camps des armées du siècle, dans les camps des armées du Seigneur, c'est-à-dire dans les communautés monastiques, il faut qu'il v ait des chefs qui commandent aux autres. Dans les armées du siécle, un seul général commande à tous ; tout se fait sur un signe de sa volonté. 1l distribue à chacun sa tâche, en raison de la quantité des troupes et de Ia diversité des services ; il eu prépose quelques-uns à des commande- ments soumis à sa souveraineté, avec charge de diriger les différents corps etde surveillerles services. ll faut qu'il en soit de mémedans les monastères ; c'est-à- direqu'une seule supérieure ait l'autorité supréme ; que toutes les autres fas- senttout par sentiment d'obéissancect sur un ordre de sa volonté ; quenulle ne se metleen tête de lui résister en quoi que ce soit, ni méme de murmurer con- tre ses commandements; car il n'est pas de communauté humaine, pas de fa- mille, si peu nombreuse qu'elle soit, qui puisse se soutenir et durer, si l'u- nité n'y règne, si la direction supréme ne repose entre les mains d'un seul. Aussi l'Arche, qui représente la figure de l'Église, finissait-elle par une lar- geur d'une seule coudée, bien qu'elle en eût plusieurs tant en long qu'en large. Et il est écrit daus les Proverbes : « les princes se sont multipliés à

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ejus. » Unde etiam Alexandro mortuo, multiplicatis regibus mala quoque multiplicata sunt, et Roma pluribus communicata rectoribus concordiam tenere non potuit. Unde Lucanus in primo sic memiuit! :

. Tu causa malorum Facta tribus dominis communis Roma, nec unquam In turbam missi feralia fuedera regni.

Et post pauca : e Dum terra fretum, terramque levabit . Aer, et longi volvent Titana labores, Noxque diem calo totidem per signa sequetur ;

Nulla fides regni sociis, omnisque potestas Impatiens consortis erit.

Tales profecto et illi erant discipuli sancti Frontonii abbatis, quos ipse iu ci- vitate, in qua natus est, quum usque ad septuaginta congregasset, et ma- gnam ibidem gratiam tam apud Deum quam apud homines adeptus esset, relicto monasterio civitatis cum mobilibus rebus nudos secum ad heremum traxit. Qui postmodum, more [sraelitici populi adversus Moysem conque- rentis, quod eos etiam de Egypto, relictis ollis carnium et abundantia terræ, in solitudinem eduxisset, murmurautes incassum dicebant : « Nunquid sola in heremo castitas, que in urbibus non est? Cur itaque non in civitatem revertimur, de qua ad tempus exivimus ? An in heremum solum Deus exau- diet orantes? Quis cibo Angelorum vivat? Quem pecorum et ferarum delec- tat fieri socium? Quanta nos habet necessitas hic morari? Cur itaque non regressi in locum, in quo nati sumus, benedicimus Dominum? »

Hinc et Jacobus admonet apostolus. « Nolite, inquit *, plures magistri fieri, es niei, scientes quoniam majus judicium sumitis. » Hinc quoque Hierony- mus ad Rusticum monachum de institutione vite scribeus : « nulla, inquit, ars absque magistro discitur. Etiam muta animalia et ferarum greges ductores sequuntur suos. In apibus unam præcedentem relique subsequuntur. Grues unum sequuntur ordine litterato. Imperator unus, judex unus provinciz. Roma ut condita est, duos fratres simul habere reges non potuit, et parrici- dio dedicatur. In Rebeccæ utero, Esau et Jacob bella gesserunt. Singuli ec- clesiarum episcopi, singuli archipresbyter, singuli archidiaconi, et omnis ordo ecclesiasticus suis rectoribus nititur. [n nave unus gubernator, in domo unus dominus. In quamvis grandi exercitu unius signum spectatur Per hiec omnia ad illud tendit oratio, ut doceam te non tuo arbitrio dimitten- dum, sed vivere debere in monasterio sub unius disciplina patris consortio- que multorum. »

! Pharsal., 8& et sqq. * Jacob., ui, 1.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 901

cause des péchés de la terre. » C'est ainsi qu'aprés la mort d'Alexandre, Ies rois se multipliérent avec les vices ; ainsi encore que Rome, livrée à plu- sieurs maitres, ne put conserver la concorde; ce qui a fait dire au poéte Lu- cain, dans son premier livre : « c'est toi, Rome, qui as été cause de tes maux, en te donnant à trois maîtres : toujours les pactes de la puissance partagée ont eu une issue funeste ; » et quelques vers plus bas : « tant que la terre soutiendra les mers et l'air la terre, que les soleils éternels accom- pliront leurs révolutions, que la nuit succédera au jour dans le ciel en traversant les mémes constellations, jamais la bonne foi n'existera entre ceux qui se sont partagé l'empire, et tout pouvoir sera jaloux de son rival. »

Tels étaient, assurément, ces disciples que le saint abbé Fronton était parvenu à réunir jusqu'au nombre de sóixante-dix dans la ville il était né, non sans s'acquérir pour lui-méme de grandes gráces tant aux yeux de ieu qu'aux yeux des hommes, et qui, ayant abandonné le monastère de la ville ainsi que tout ce qu'il possédait dans la ville, les entraîna dépouillés de tout dans le désert. Bientôt, de méme que jadis le peuple d'Israël se plaignait que Moïse les eût tirés d'Égypte et leur eût fait laisser toutes les ressources qu'ils trouvaient dans l'abondance des animaux et dans la ri- chesse de la terre, pour les emmener dans le désert, ceux-ci disaient, en murmurant : « la chasteté ne règne-t-elle que dans les déserts, et ne sau- rait-elle exister dans les villes ? Pourquoi ne pas revenir dans la ville dont nous ne sommes sortis que pour un temps ? Dieu n'exaucera-t-il nos prières que dans le désert? Qui pourrait vivre de la nourriture des anges? Qui pourrait se féliciter d'avoir pour société les animaux sauvages et les bêtes féroces? Y a-t-il rien qui nous enchaîne ici de force? Pourquoi ne pas re- tourner bénir le Seigneur dans le lieu nous sommes nés? »

C'est pour cette raison que l'Apótre Jacques nous donne ce conseil : « mes fréres, gardez-vous de vous donner plusieurs maitres ; sachez que c'est vous exposer à trop de juges. » C'est cequi fait dire aussi à saint Jéróme, dans l'in- struction qu'il adresse au moine Rusticus sur la conduite de la vie: « aucun art ne s'apprend sans maître ; les animaux mêmes et les bêtes féroces suivent le chef du troupeau ; chez les abeilles, il en est une qui marche devant, et toutes les autres suivent ; les grues volent en bon ordre, suivant l'une d'elles qui les conduit. ll n'y a qu'un seul empereur, un seul magistrat pour chaque province. Rome, au moment méme de sa fondation, ne put avoir pour rois les deux frères. à la fois, et elle fut consacrée par un parricide. Ésaü et Jacob se firent la guerre dans le sein de Rébecca. Chaque évéque, chaque archiprétre, chaque archidiacre, tous les ordres ecclésiastiques ont leur supérieur. Dans un navire, il n'y a qu'un pilote; dans une maison, qu'un maitre. Une ar- mée, quelque nombreuse qu'elle soit, se régle sur les ordres d'un seul. Tous ces exemples démontrent qu'il ne faut pas vous conduire d'aprés votre volonté, mais que vous devez, d'accord avec un certain nombre de fréres, vi- vre dans un couvent sous la direction d'un seul père. »

262 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Ut igitur in omnibus concordia servari possit, unam omnibus preesse convenit, eui per omnia omnes obediant. Sub hac eliam quasi magistratus quosdam nonnullas alias personas, prout ipsa decreverit, constitui oportet. Quz quibus officiis ipsa præceperit, et, quantum voluerit, presint, ut sint videlicet istæ quasi duces vel consules in exercitu Dominico : relique au- tem omnes tanquam milites vel pedites, istarum cura eis prævidente, adver- sus malignum ejusque satellites libere pugnent.

Septem vero personas ex vobis ad omnem monasterii administrationem necessarias esse credimus atque sufficere: portariam scilicet, cellerariam, vestiariam, infirmariam, cantricem, sacristam, et ad extremum diaconis- sam, quam nunc abbatissam nominant. In his itaque castris, et divina qua- dam militia, sicut scriptum est : « militia est vita hominis super terram, » et alibi : « terribilis ut castrorum acies ordinata, » vicem imperatoris, cui per omnia obeditur ab omnibus, obtinet diaconissa. Sex vero alis sub ca, quas dicimus officiales, ducum sive consulum loca possident. Omnes vero relique moniales, quas vocamus claustrales, militum more, divinum pera- gunt expedire servitium. Converse autem, quæ etiam seculo renuntiantes, obsequio monialium se dicarunt, habitu quodam religioso, non tamen mo- nastico, quasi pedites, inferiorem obtinent gradum.

VII. Nunc vero superest, Domino inspirante, hujus militi: gradus singu- los ordinare, ut adversus impugnationes dæmonum vere sit quod dicitur « castrorum acies ordinata. » Ab ipso, inquam, ut dictum est, capite, quod diaconissam dicimus, hujus institutionis ducentes exordium, de ipsa primi- tus disponamus, per quam sunt omnia disponenda. Hujus vero sanctitatem, sicut in precedenti meminimus epistola, beatus Paulus apostolus, Timotheo scribens, quam eminentem et probatam oporteat esse diligenter describit, dicens : « vidua eligatur non minus sexaginta annorum, quz fuerit unius viri uxor, in operibus bonis testimonium habens, si filios educavit, si hos- pitio recepit, si sanctorum pedes lavit, si tribulationem patientibus submi- nistravit, si omne opus bonum subsecuta est. Adolescentes autem viduas devita. » Idem supra de diaconissis, quum etiam diaconorum institueret vi- tam : « mulieres, inquit, similiter pudicas, non detrahentes, sobrias, fideles in omnibus. » Quz quidem omnia quid intelligentie vel rationis habeant, quantum æstimamus, epistola precedente nostra satis disseruimus, maxime cur eam Apostolus unius viri et provectæ velit esse setatis.

Unde non mediocriter miramur quomodo perniciosa hec in Ecclesia con- suetudo inolevit, ut que virgines sunt, potius quam qua viros cognoverunt ad hoc eligantur, et frequenter juniores senioribus præficiantur; quum tamen

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 963

Afin donc de pouvoir conserver la concorde en toutes choses, il convient qu'il y ait une seule supérieure, à qui toutes les autres obéissent en tout. Au-dessous d'elle, et selon qu'elle l'aura elle-méme décidé, quelques autres seront établies pour remplir certaines fonctions; elles dirigeront les minis- tères dont elle les chargera, dans la mesure qu'elle déterminera ; ce seront comme autant de chefs et de conseils dans l'armée du Seigneur; les autres formeront le corps de l'armée, les soldats qui, s'en remettant à leurs chefs de la direction, combattront librement contre le démon et ses satellites.

Or, pour toute l'administration du monastére nous croyons qu'il faux sept maîtresses, autant et pas plus : la portière, la cellériére, la robière, l'infirmière, une chantre, une sacristine, enfin une diaconesse, qu'on nomme aujourd'hui abbesse. Dans ce camp donc, qui renferme, pour ainsi parler, une milice divine, ainsi qu'il est dit : « la vie de l'homme sur terre est une vie de combat ; » et ailleurs : « elle est terrible comme une armée rangée en bataille, » 1a diaconesse tient la place du général en chef à laquelle tout le monde obéit en tout. Les six autres sœurs appelées officiè- res, qui commandent sous elle, ont rang de chefs ou de consuls. Toutes les autres religieuses, que nous appelerons cloitriéres, sont les soldats qui ac- complissent le service divin. Quant aux sœurs converses qui, en renonçant an monde, ont fait vœu d'obéissance aux religieuses, semblables aux hom- mes de pied, elles tiennent, sous un habit de religion qui n'est pas l'habit monastique, le rang inférieur.

VII. ll me reste maintenant, Dieu aidant, à déterminer le caractère de chacun des grades de cette milice, afin qu'elle soit véritablement une ar- mée rangée en bataille. Commengant, comme on dit, par la téte, qui est la diaconesse, examinons d'abord ce que doit être celle par qui tout doit être réglé. L'Apótre saint Paul, dans la lettre à Timothée que nous avons précé- demment citée, indique expressément combien sa saiutetó doit ótre supé- rieure et éprouvée, quand il dit : « qu'on choisisse une veuve qui necompto pas moins de soixante ans, qui n'ait eu qu'un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu'elle a fait de bonnes œuvres, élevé des enfants, donné l'hos- pitalité, lavé les pieds des saints, assisté les malheureux, accompli toute espèce de bien ; quant aux jeunes veuves, il faut les éviter. » Et plus haut, en réglant la vie des diacres, il avait dit, au sujet des diaconesses : « que les femmes soient également chastes, point médisantes, sobres , fidèles en toutes choses. » Quelle est la raison, quel est le motif de toutes ces exi- gences ? Nous l'avons, je pense, suffisamment démontré dans notre lettre précédente; nous avons surtout assez expliqué pourquoi l'Apótre veut qu'elles n'aient eu qu'un seul mari et qu'elles soient d'un âge avancé.

Aussi ne sommes-nous pas peu surpris que l'Église ait laissé s'invété- rer la dangereuse coutume de choisir des filles plutót que des veuves, si bien que ce sont les jeunes qui commandent aux vieilles. Et cependant

204 ABJELARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

Ecclesiastes dicat!: « vætibi, terra, cujus rex puer est. » Et quum illud beati Job omnes pariter approbemus? : « in antiquis est sapientia, et in multo tempore prudentia. » Hinc et in Proverbiis scriptum est ® : « corona dignitatis senectus, quæ in viis justiti:e reperietur. » Et in Ecelesiastico*: « quam spe- ciosum canitiei judicium, et a presbyteris cognoscere consilium ! Quam spe- ciosa veterani sapientia, et gloriosus intellectus, et consilium, corona senum! Multa peritia et gloria illorum timor Dei. » Item : « loquere, major natu, decet enim te... Adolescens, loquere in tua causa, vix quum necesse fuerit. Si bis interrogatus fueris, habeat caput responsum tuum. In multis esto quasi inscius, et audi tacens simul et quærens, et loqui in medio magnatorum non præsumas, et ubi sunt senes non multum loquaris. » Unde et presbyteri qui in ecclesia populo præsunt seniores interpretantur, ut ipso quoque no- mine quales esse debeant doceatur. Et qui sanctorum Vitas scripserunt, quos nuuc abbates dicimus, senes appellabant.

Modis itague omnibus providendum est ut in electione vel cousecratione diaconissæ consilium præcedat Apostoli, ut videlicet talis eligatur, qute cæteris vita ct doctrina praeesse debeat, et ætate quoque morum maturita- tem polliceatur, et quæ obediendo meruerit imperare, et operando magis quam audiendo regulam didicerit, et firmius noverit. Quæ si litterata non fuerit, sciat se non ad philosophicas scholas; vel disputationes dialecticas, sed ad doctrinam vitæ et operum exlubitionem accommodari. Sicut de Do- mino scriplum est5 : « Qui ecpit facere et docere, » prius videlicet facere, postmodum docere. Quia melior atque perfectior est doctrina operis quam sermonis, facti quam verbi, Quod diligenter attendamus, ut scriptum est : dixit abbas Ipitius : « Ille est vere sapiens, qui facto suo alios docet, non qui verbis. » Nec parum consolationis et confidentiæ super hoc affert.

Atteudatur et illa quoque beati Antonii ratio, qua verbosos coufutavit philosophos, ejus videlicet tanquam idiotæ et illitterati hominis magiste- rium irridentes : « Et respondete, inquit, mihi quid prius est sensus, an lit- tere? Et quid cujus exordium est? sensus ex litteris, an litteræ oriuntur ex sensu? « ]llis assereutibus quia sensus esset auctor atque inventor littera- rum, ait : « [gitur cui sensus incolumis est, hic litteras non requirit. »

1 Ecclesiast., x, 16. ? Job, xit, 12. 5 Proverb., xvi, 31. * Ecclesiast., xxv. 6, 7, 8. 5 Act. Apost., I, 1.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 205

l'Ecclésiaste dit : « malheur à toi, terre dont le roi est un enfant; » et nous sommes tous du sentiment du saint homme Job : « dans les an- ciens est la sagesse, la prudence est le fruit du temps. » D'où il est écrit dans les Proverbes : « la vieillesse est une couronne d'honneur qui se trouve dans les voies de la justice; » et dans l'Ecclésiaste : « que la justice est belle, entre les mains de la vieillesse! qu'il est beau pour la jeunesse de prendre conseil des vicillards ! que la sagesse sied bien aux personnes avan- cées en âge ; l'intelligence et le conseil, à celles qui sont élevées en gloire! Une grande expérience est la couronne des vieillards, et leur gloire, c'est la crainte de Dieu. » Et encore : « parlez, vous qui êtes plus àgé ; quant à vous, jeune homme, c'est votre rôle, méme dans votre propre cause, de ne vous décider à parler que lorsqu'il y a nécessité de le faire. Vous interroge-t-on deux fois? que votre réponse soit brève ; paraissez ignorant eu beaucoup de choses; écoutez en silence et instruisez-vous. Au milieu des grands, n'ayez point de présomption, et sont des vieillards, ne parlez pas beaucoup. » . De vient que les prétres qui, dans l'Église commandent au peuple, sont appelés vieillards, afin que leur nom 1néme indique ce qu'ils doivent être. Et ceux qui ont écrit les Vies des Saints appelaient vieillards ceux que nous appelons aujourd'hui abbés. »

1 faut donc, dans l'élection et la consécration d'une diaconesse, prendre toutes ses mesures pour suivre lo conseil de l'Apótre, et la choisir dans des conditions telles, que, par sa vie et ses lumières, elle puisse commander aux autres; que son âge garantisse la maturité de ses mœurs; qu'elle se soit rendue, par sou obéissance, digne de commander; qu'elle ait appris la règle par la pratique plutôt que dans les livres, et qu'elle la connaisse à fond. Si elle n'est pas lettrée, qu'elle sache bien qu'elle n'a point à prési- der des discussions philosophiques et des entretiens dialectiques, mais qu'elle doit simplement se conformer à la pratique de la règle et donner l'exemple des œuvres, ainsi qu'il est écrit au sujet du Seigneur, « qui commença à faire et à enseigner ; » à faire d'abord, et ensuite à enseigner, parce que la science de l’œuvre est meilleure et plus parfaite que celle du discours, celle des faits meilleure que celle des paroles. C'est un point qu'il faut bien observer ; l'abbé Ipitius le recommande. « Le vrai sage, dit-il, est celui qui enseigne par ses actes, non par ses paroles. » Et sur ce point, il donne force et confiance.

Remarquons aussi le raisonnement par lequel saint Augusti confondit les philosophes qui se riaient, sans doute, des leçons d'un ignorant et d'un homme illettré. « Répondez-moi, leur disait-il : lequel vaut le mieux, du bon sens ou de l'instruction? Est-ce le bon seus qui procède de l'instruc- lion, ou l'instruction qui procède du bon sens? Et ceux-ci reconnaissant que le hon seus est le père ct le créateur de l'instruction : « celui dont le sens est sain, dit-il, n'a donc pas besoin de chercher l'instruction. » Écou- tons encore l'Apótre, et que ses paroles nous fortifient dans le Seigneur :

906 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Audiat quoque illud Apostoli et confortetur in Domino : « Nonne stultam fecit Deus sapientiam hujus mundi? » Et iterum : « Quæ stulta sunt mundi elegit Deus ut confundat sapientes, et infirma elegit Deus ut confundat for- tia, et ignobilia muudi et contemptibilia elegit. Deus, ut ea quæ non sunt tanquam ea qu: sunt destruat, ut non glorietur omuis caro in conspectu ejus. » Non enim, sicut ipse postmodum dicit, in sermone est regnum Dei, sed in virtute.

Quod si de aliquibus melius cognoscendis ad Scripturam revertendum esse censuerit, a litteratis hoc requirere et addicere non erubescat, nec in his litterarum documenta contemnat; sed devote et diligenter suscipiat, quum ipse quoque Apostolorum princeps coapostoli sui Pauli publicam correctio- nem diligenter exceperit. Ut enim beatus quoque meminit Benedictus, sæpe minori revelat Dominus quod melius est.

Ut autem amplius Dominicam sequamur providentiam quam Apostolus quoque supra memoravit, nunquam de nobilibus aut potentibus seculi, nisi maxima incumbente necessitate, et certissima ratione fiat hzec electio. Tales namque de genere suo facile confidentes, aut gloriantes, aut presump- tuos, aut superbe fiunt; et tunc, maxime quando indigenz sunt, earum prælatio perniciosa fit monasterio. Verendum quippe est ne vicinia suorum eam presumptiorem reddat, et frequentia ipsorum gravet aut inquietet mo- nasterium, atque ipsa per suos religionis perferat detrimentum, aut aliis ve-- niat in contemptum, juxta illud Veritatis : « Non est propheta sine honore, nisi in patria sua. »

Quod beatus quoque providens Hieronymus, ad lleliodorum scribens, . quum pleraque annumerasset qui monachis officiunt in sua morantibus patria : « Ex hac, inquit, supputatione illa summa nascitur, monachum jn patria sua perfectum esse non posse. Perfectum esse autem nolle delin- quere est. » Quantum vero est animarum damnum, si minor in religione fuerit que religionis præest magisterio? Singulis quippe subjectis singulas virtute. exhibere sufficit. In hac autem omnium exempla debent eminere virtutum, ut omnia quie aliis præceperit propriis præveniat exemplis; ne ipsa quæ præcipit moribus oppugnet, et quod verbis ædificat factis ipsa destruat, et de ore suo verbum correctionis auferatur; quum ipsa in aliis crubescat corrigere qua constat eam committere.

Quod quidem Psalmista ne ei eveniat Dominum precatur, dicens?*: « Et ne auferas de ore meo veritatem usquequaque. » Attendebat quippeillam gravis- simam Domini increpationem, de qua et ipse alibi meminit dicens® : « Pecca-

! Corinth., I, 1, 20, 24, 28 et tqq. * Psalm., exvii, 2. 5 Psalm., cxix, 16 et 17.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 201

« Dieu n'a-t-il pas rendu insensée la sagesse du monde? » et ailleurs : « Dieu a choisi ce qu'il y avait de moins sage dans le monde pour confondre les sages; Dieu a choisi les faibles pour confondre les forts; Dieu a choisi les vils et les méprisables, pour que ce qui n'est rien ruine tout ce qui se croit quelque chose, en sorte qu'aucun homme ne puisse se glorifier devant lui. » En effet, le royaume de Dieu n'est pas, ainsi qu'il le dit ensuite, dans les paroles, mais dans la vertu.

Que si, pour s'éclairer davantage sur certains points, la diaconesse croit devoir recourir à l'Écriture, qu'elle ne rougisse pas de s'adresser aux gens instruits et de s'instruire ; que, loin de dédaigner les leçons de la science, elle les reçoive, au contraire, avec un pieux empressement. Le prince des Apô- tres lui-même ne recut-il pas avec humilité la réprimande publique de saint Paul, apótre comme lui? Aiusi que l'a remarqué saint Benoit, souvent c'est au plus jeune que le Seigneur révéle ce qui vaut le mieux. |

Mais pour mieux entrer dans les vues du Seigneur, telles que l'Apótre les a exposées plus haut, que ce ne soit jamais qu'à la derniére extrémité ot par des raisons pressantes que l'on fasse choix des femmes de haute nais- sance ou de grande fortune. Confiantes dans leurs titres, elles sont d'ordi- naire glorieuses, présomptueuses, superbes. C'est surtout lorsqu'elles sont pauvres, que leur autorité est funeste au monastére. Alors, en effet, il faut craindre que le voisinage de leur famille ne les rende plus présomptueuses ; qu'il ne devienne par les visites une charge ou une importunité pour lo couvent; qu'il ne fasse porter alteinte aux règles de l'institut ct n'exposo la communauté au mépris des autres communautés, suivant le proverbe : « Tout prophète est honoré, si ce n'est dans son pays. »

Saiut Jéróme avait bien prévu ces inconvénients, quand, dans sa lettre à Héliodore, aprés avoir énuméré tout ce qui nuit aux hommes qui restent dans leur pays, il ajoute : « De ce calcul il résulte donc qu'un moine ne saurait étre parfait dans son pays; or, c'est un péché que de ne vouloir pas être parfait. » Quel scandale, que celle qui préside aux devoirs de la reli- gion soit la plus tiéde à les remplir? À celles qui sont en sous-ordre, il suf- fit de faire preuve des vertus de leur état : une supérieure doit étre un exemplaire éminent de toutes les vertus. ll faut qu'elle enseigne par son exemple tout ce qu'elle recommande par ses paroles, de peur que ses dis- cours ne soient en contradiction avec sa conduite; qu'elle veille à ne point détruire par ses actions l'édifice bàti par ses paroles, et à ne pas se retirer des lèvres, pour ainsi dire, le droit de réprimander; car, comment ne pas rougir de reprendie en autrui ce qu'elle aurait fait elle-méme?

C'est dans la crainte d'une telle inconséquence, que le Psalmiste adres- sait au Seigneur cette priére « N'ótez jamais, en quoi que ce soit, la vérité de ma bouche. » ll ne connaissait pas de punition plus grave de la part du Seigueur, ainsi qu'il le rapporte lui-méme ailleurs. « Le Seigneur dit au

268 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLA.

tori autem dixit Deus : « Quare tu enarras justitias meas, et assumis testa- « mentum meum per os tuum? Tu vero odisti disciplinam, et projecisti ser- « mones meos retro. » Quod studiose præcavens Apostolus : « Castigo, inquit, corpus meum, et in servitutem redigo, ne forte, quum aliis prædicaverim, ipse reprobus efficiar. » Cujus quippe vita despicitur, restat ut et prædica- tio vel doctrina contemnatur. £t quum curare quis alium debeat, si in ea- dem laboraverit infirmitate, recte ipsi ab ægrolo improperatur? : « Medice, cura te ipsum. »

Attendat sollicite quisquis Ecclesie preesse videtur, quantam ruinam casus ejus præbeat, quum ipse ad præcipitium secum pariter subjectos trahat. « Qui solverit, inquit Veritas5, unum de mandatis istis minimis, et docuerit sic homines, minimus vocabitur in regno celorum. » Solvit quippe mandatum qui contra agendo infringit ipsum, et exemplo suo corrumpens alios, in cathedra pestilentiæ doctor residet. Quod si quislibet hoc agens minimus habendus est in regno celorum, quanti habendus est pessimus prelatus a cujus negligentia non su: tantum, sed omnium sub- jectarum animarum sanguinem Dominus requirit? Unde bene Sapientia tali- bus comminatur : « Data est a Domino potestas vobis, et virtus ab Altissimo, qui interrogabit opera vestra, et cogitationes scrutabitur; quoniam, quum essetis ministri regni illius, non recte judiseastis, neque custodistis legem justitiæ. Horrende etiam cito apparebit vobis, quoniam judicium durissi- mum in his qui pr:esunt fiet. Exiguo enim conceditur misericordia; potentes autem potenter tormenta patientur, et fortioribus fortior instat cruciatio. »

Sufficit quippe unicuique subjectarum animarum a proprio sibi providere delicto. Prælatis autem et in peccatis alienis mors imminet. Quum enim augentur dona, rationes etiam crescunt donorum ; et qui plus committitur, plus ab eo exigitur. Cui quidem periculo tanto maxime providere in Pro- verbiis admonemur, quum dicitur * : « Fili, si spoponderis pro amico tuo, defixisti apud extraneum manum tuam. lllaqueatus es verbis oris tui, et captus propriis sermonibus. Fac ergo quod dico, fili mi, et temetipsum li- bera, quia incidisti in manum proximi tui. Discurre, festina, suscita ani- mum tuum : ne dederis somnum oculis tuis, nec dormitent palpebræ tuse. » Tunc enim pro amico sponsionem facimus, quum aliquem charitas nostra in nostre congregationis conversationem suscipit. Cui nostre providentiæ curam promittimus, sicut et ille nobis obedientiam suam. Et sic quoque manum nostram apud eum defigimus, quum sollicitudinem nostre opera-

! Corinth., 1, 1x, 27. * Luc, iv, 23. 3 Matth., v, 10. * Sapient., vi, 4.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'BELOISE. 269

.pécheur : pourquoi racontes-tu ma justice? pourquoi t'arroges-tu le droit de publier mon alliance, toi qui hais ma discipline et qui as rejeté mes pa- roles loin de toi? » L'Apótre, craignant d'encourir le méme reproche, di- sait : Je chàtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur d'être ré- prouvé moi-méme, aprés avoir réprouvé les autres. » En effet, quand on méprise la conduite de quelqu'un, on en vient vite à mépriser ses préceptes et ses leçons; et si l'on est atteint soi-méme du mal que l'on doit guérir, le malade ne manque pas de vous dire : « Médecin, guéris-toi toi-méme. »

Que celui-là donc qui doit commander dans l'Église songe à la ruine que cause sa chute, puisque du méme coup il précipite dans l'abime tous ceux qui se trouvent au-dessous de lui. « Celui, dit la Vérité, qui violera le moindre de mes commandements, et qui apprendra aux autres à le faire, sera appelé le dernier dans le royaume des cieux. » Or, on viole les com- mandements de Dieu, quand on agit contre ses préceptes, et quand, cor- rompant les autres par son exemple, on devient dans la chaire un, maitre de pestilence. Si donc celui qui se conduit de la sorte doit étre relégué au der- nier rang dans le royaume des cieux, quel sera le rang du supérieur à la négligence duquel le Seigneur demandera compte ron-seulement de son àme, mais de toutes cclles qu'il avait à diriger? C'est à ce sujet que la Sa- gesse fait ces judicieuses remarques : « Le pouvoir vous a été donné par Dieu, la vertu par le Très-Haut, qui interrogera vos œuvres et sondera vos cœurs, parce qu'étant les ministres de son royaume, vous avez mal jugé et sans observer les lois de la justice. Il apparaitra méme soudain devant vous dans sa rigueur, son jugement étant très-sévère à l'égard de ceux qui sont les chefs. C'est au petit seul qu'est accordée sa miséricorde : aux grands sont réservés de grands supplices; les forts sont menacés des peines les plus fortes. »

À chacun il suffit de veiller aux péchés de son àme; le supérieur encourt Ja mort pour le péché d'autrui. Les dettes augmentent en raison des dons, et plus on a recu, plus on nous demande. Les proverbes nous avertissent de nous tenir en garde contre ce grave péril, dans ce passage : « Mon fils, si vous avez répondu pour votre ami, vous avez engagé votre main à un étran- ger; vous vous éles mis, par vos propres paroles, dans le filet, vous vous étes enchainé par vos propres discours. Faites donc ce que je vous dis, mon fils, et délivrez-vous vous-méme, parce que vous étes tombé dans les mains de votre prochain. Courez de tous côtés, hâtez-vous et réveillez-vous; ne permettez pas à vos veux de dormir ni à vos paupières de reposer. » Or nous nous rendons caution pour un ami, lorsque notre charité reçoit quel- qu'un dans une communauté. Nous lui promettons vigilance, comme il nous promet obéissance; nous lui engazeons notre main, lorsque uous nous portons forts de consacrer notre sollicitude et nos soins à son salut; et par là, nous tombons alors dans ses mains, en ce sens que, si nous ne nous te-

270 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

tionis erga eum spondendo constituimus. Tum et in manum ejus incidi- mus, quia nisi nobis ab ipso providerimus, ipsum animæ nostræ interfec- torem seutiemus. Contra quod periculum adhibetur consilium, quum sub- ditur! : « Discurre, festina, » etc. Nunc igitur huc, nunc illuc deambulans, more providi et impigri ducis, castra sua sollicite gerat, vel scrutetur, ne per alicujus negligentiam ei, qui tanquam leo circuit querens quem devo- ret, aditus pateat. Omnia mala domus suæ prior agnoscat, ut ab ipsa prius possint corrigi quam a cæteris agnosci, et in exemplum trahi. Caveat illud , quod stultis vel negligentibus beatus improperat llieronymus : « Solemus mala domus nostrae scire novissimi, ac liberarum ac conjugum vitia vicinis canentibus ignorare. » Attendat quz sic præsidet, quia tam corporum quani animarum custodiam suscepit.

De custodia vero corporum admonetur, quum dicitur in Ecclesiastico? : « Filio tibi sunt, serva corpus illarum, et non ostendas faciem tuam hila- rem ad illas. » Et iterum : « Filia patris abscondita est, vigilia et sollici- tudo ejus aufert somnum, ne quando polluatur. » Polluimus vero corpora nostra non solum fornicando, sed quodlibet indecens in ipsis operando tam lingua, quiam alio membro, seu quolibet membro sensibus corporis ad va- nitatem aliquam abutendo, sicut scriptum est * : « Mors intrat per fenestras nostras » hoc est peccatum ad animam per quinque sensuum instrumenta. Quæ vero mors gravior, aut custodia periculosior, quam animarum? c No- lite, inquit Veritas*, timere eos qui occidunt corpus, anima vero non habent quid faciant. » Si quis hoc audit consilium, quis non magis mortem corpo- ris quam anim: timet? Quis non magis gladium quam mendacium cavet? Et tamen scriptum est5 : « Os quod mentitur occidit animam. »

Quid tam facile interfici quam anima potest ? Quæ sagitta citius fabricari quam peccatum valet? Quis sibi a cogitatione saltem providere potesl ? Quis propriis peccatis providere sufficit, nedum abkenis ? Quis carnalis pastor spi- ritales oves.a lupis spiritalibus, invisibiles ab invisibilibus custodire suffi- ciat ? Quis raptorem non timeat, qui infestare non cessat, quem nullo pos- sumus excludere vallo, nullo interficere vel l&dere gladio? Quem incessanter insidiantem et maxime religiosos perséquentem, juxta illud Habacuc? : « eseze illius electze, » Petrus apostolus cavendum adhortatur, dicens : « ad- versarius vester diabolus, tanquam leo rügiens, circuit querens quem de- vorel. » Cujus quanta sit presumptio in devoratione nostra, ipse Dominus beato Job dicit * : « Absorbebit fluvium, et non mirabitur, et babet fiduciam

{Prov., vi, 4. * Ecclesiast., vit, 264 1x, 91; 5 Jerem.; 1x, 21. * Matth., x, 28. 5 Sapient., 1, 11. 9 Habat., 1, 10. ? Petr., v, 8: * Job, xt, 18,

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 271

nons en garde contre lui, il deviendra le meurtrier de notre âme. C'est contre ce danger qu'est donné le conseil exprimé dans cette conclusion : « Courez de tous côtés, hátez-vous... » Il faut donc, à l'exemple d'un géné- ral prévoyaut et infatigable, nous porter sans cesse çà et là, faire la ronde autour du camp, avoir l'œil partout, de peur que, par quelque négligence, l'accés du camp ue soit ouvert à celui qui, semblable au lion, róde tout au- tour, cherchant qui il dévorera. Il faut qu'une prieure connaisso avant tout le monde les maux de sa maison, afin d'y porter remède avant que les autres en soient instruits et que les exemples les entrainent. Qu'elle prenne garde d'encourir le reproche que saint Jérôme fait aux imprévoyants et aux paresseux : « D'ordinaire nous sommes toujours instruits les derniers de ce qui se passe de mal dans notre maison, et nous ignorons les défauts de nos femmes et de nos enfants, quand déjà les autres les chantent. » Qu'une su- périeure ait donc toujours l'œil sur sa communauté; qu'elle sache qu'elle a sous sa garde et des corps et des âmes.

La garde des corps lui est recommandée par ces paroles de l'Ecclésia ste : « Vous avez des filles, conservez leur corps, et ne leur montrez pas un vi- sage trop gai; » et ailleurs : « La fille du père est cachée; sa vigilance et sa tendresse lui ôtent le sommeil, car il craint que sa fille ne soit souillée. » En effet, nous souillons nos corps, non-seulement par le commerce de la chair, mais par tout ce que nous commeltons de contraire à la décence, tant par la langue que par tout autre parlie dont nous abusons pour quelque satisfaction. de vanité, ainsi qu'il est écrit : « La mort entre par nos fené- tres, » c'est-à-dire le péché trouve accés dans notre àme par les cinq sens. Et est-il une mort plus terrible, est-il une garde plus dangereuse que celle des àmes? « Ne craiguez pas, dit la Vérité, ceux qui tuent le corps et qui n'ont aucun pouvoir sur l'àme. » D'après ce conseil, qui ne craindra la mort du corps plus que celle de l'âme? Qui ne se gardera du glaive plus que du mensonge? Et cependant, il est écrit : « La bouche qui ment tue l'âme. »

En effet, quoi de plus facile à faire périr que l'àme? Quelle fléche peut étre fabriquée aussi vite que le péché ? Qui est seulement capable de se ga- rantir de sa pensée? E-t-il quelqu'un qui soit de force à prévenir ses pro- pres péchés, bien loin de prévenir ceux d'autrui ? Quel pasteur temporel pourrait garder contre des loups spirituels des brebis spirituelles, un trou- peau invisible contre un ennemi invisible? Peut-on ne pas craindre un ra- visseur qui ne cesse de róder, qu'aucun retranchement ne saurait. éloi- gner, aucune épée tuer ni méme atteindre, qui est toujours tendant ses piéges, et qui s'attache surtout à persécuter les religieux, suivant la parole d'Habacuc : « ses viandes sont choisies? » Aussi l'apôtre saint Pierre nous exhorte-t-il à nous hieu défendre. « Votre ennemi, dit-il, c'est le démon qui, comme uu lion rugissant, róde cherchant celui qu'il dévo- rera. » Quelle ferme espérance il a de nous dévorer, le Seigneur lui-méme l'a appris au saint homme Job. « Il engloutira un fleuve, dit-il, et il n'en

272 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

quod influat Jordanis in os ejus. » Quid enim aggredi non presumat, qui ipsun quoque Dominum aggressus est tentare? Qui de paradiso statim primos parentes captivavit, et de apostolico coetu ipsum etiam, quem Dominus ele- gerat, apostolum rapuit? Quis ab eo locus tutus? Qua claustra illi non sunt pervia ? Quis ab ejus insidiis providere, quis ejus fortitudini valet resistere ? Ipse est qui uno impulsu concutiens quatuor angulos domus sancli viri Job, filias innocentes oppressit ct extinxit. Quid sexus infirmior adversus ipsum poterit? Cui seductio ejus tantum timenda est, quantum femine? Hanc quippe ipse primum seduxit, ct per ipsam virum ejus pariter, et totam pos- teritatem captivavit. Cupiditas majoris boni possessione minoris mulierem privavit. Hac quoque aite nunc facile mulierem. seducet, quum praeesse ma- gis quam prodesse cupierit, rerum ambitione vel honoris ad hoc impulsa. Quod autem horum præcesserit sequentia probabunt. Si vero delicatius vixerit prælata quam subjecta, vel si supra necessitatem aliquid sibi pecu- liare vindicaverit, non dubium est hoc eam concupisse. Si pretiosiora postmo- dum quam antea quæsierit ornamenta, profecto vana. tumet. gloria. Qualis prius extiterit postmodum apparebit. Quod prius exlubebat, utrum virtus fuerit an simulatio, indicabit. prælatio.

Trahatur ad prælationem magis quam veniat, dicente Domino : « omnes quotquot veniunt fures suut et latrones. » « Venerunt, inquit Hierony- mus, non qui missi sunt. » Sumatur potius ad honorem quam sibi sumat honorem. « Nemo enim, inquit Apostolus, sibi sumit honorem, sed qui vo- catur a Deo tanquam Aaron. » Vocata lugeat tanquam ad mortem deducta, repulsa gaudeat tanquam a morte liberata.

Erubescimus ad verba quæ dicimus ceteris meliores ; quum autem in elec- tione nostra rebus ipsi hoc exhibetur, impudenter sine pudore sumus. Quis enim nesciat meliores cxteris præferendos ? Unde libro Moralium XXIV : « non debet autem liominum ducatum suscipere, qui nescit homines bene admonendo increpare. Qui ad hoc eligitur ut aliorum culpas corrigat, quod resecari debuit ipse committat. »

In qua tamen electione si forte hanc impudentiam aliquando levi ver- borum repulsa, tamen per aures oblatam recusamus dignitatem, hanc pro- fecto in nos accusationem proferimus, quo justiores et digniores videamur. 0

! Joan., x, 8.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 913

sera pas étonné ; il a la contiance que le Jourdain passerait par sa bouche. » Et que ne se ferait-il pas fort d'attaquer, celui qui a osé attaquer le Seigneur lui-méme ? qui, dés le Paradis, a réduit en esclavage nos premiers pères, et qui a enlevé à la compagnie des apótres celui-là méme que le Seigneur avait choisi? Quel lieu serait assez sûr contre lui, quelles barrières ne fran- chirait-il pas? Est-il quelqu'un qui puisse se garder de ses embüches, résis- ter à ses assauts? C'est lui qui, ébranlant d'un seul coup les quatre coins de la maison, a écrasé et anéanti sous ses ruines les fils et les filles du saint homme. Que pourra contre lui le sexe faible? Et cependant qui doit plus que les femmes craindre ses séduclions? Car c'est la femme qu'il a séduite la premiére ; c'est par elle qu'il a. séduit l'homme et réduit en esclavage toute leur postérité! Le désir d'un plus grand bien a privé la femme d'un plus petit qu'elle possédait. C'est par cette méme ruse qu'aujourd'hui en- core il séduira une femme, cn lui faisant désirer de commander plutôt que d'obéir, et en lui suggéraut des vues d'ambition ou de gloire. Mais les effets des sentiments en mettent les causes dans leur jour. Si une supérieure vit plus délicatement qu'une religieuse, ou si elle se permet quelque chose de plus que le nécessaire, il n'est pas douteux que c'est par concupiscence qu'elle s'est laissée choisir. Si elle recherche des ornements d'un plus grand prix que ceux qu'elle avait auparavant, c'est qu'elle a le cœur gonflé d'or- gueil. Ce qu'elle était au fond du cœur, les faits le feront éclater. Sa di- guité nouvelle révélera si les sentiments qu'elle étalait étaient feinte ou vertu.

Il faut qu'on soit obligé de la pousser à la prélature plutôt qu'elle n'y vienne, suivant la parole du Seigneur : « Tous ceux qui viennent sont au- tant de voleurs et de larrons. » « Ils sont venus, » dit à son tour saint Jérôme, «. parce qu'ils ne sont pas envoyés. » Mieux vaut que la dignité vienne au-devaut de vous que d'aller au-devant de la dignité. « En effet, dit l'Apótre, personne ne doit s'attribuer la dignité suprème, il n’y a que celui qui est appelé par Dieu, comme Aaron. » Que celle qui est élue gémisse, comme si elle était conduite à la mort ; que celle qui est repoussée se ré- jouisse, comme si elle était délivrée de la mort. |

Nous rougissous lorsqu'on nous dit que nous valons mieux que les autres Mais quand, comme lorsqu'il s'agit. d’un choix, les paroles se changent en faits, nous sommes impudeminent sans pudeur : car qui ne sait que ce sont les meilleurs auxquels il faut accorder la préférence? Aussi saint Grégoire dit-il au XX1V*. livre de ses Morales : « Il ne faut se charger de la conduite des hommes que lorsqu'on connaît l'art. de les diriger par de sages avis : il ne convient done pas que celui qui est choisi pour reprendre les autres cominette les mêmes fautes qu'eux. »

Toutefois, si, par une feinte modestie, opposant du bout des lèvres au choix qu'on fait de nous un refus en paroles, nous acceptons en réalité la dignité qui nous est offerte, nous ne faisons que soulever contre nous l'accu- sation que cette modestie n'a d'autre but que de paraitre plus vertueux et

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274 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

quot in electione sua flere vidimus corpore et ridere corde! Accusare se tan- quam indignos, et per hoc gratiam sibi et favorem humanum magis venari! attendentes quod. scriptum est? : « Justus priur accusator est sui. ». Quos postea quum accusari contingeret, et se eis occasio cedendi offerret, impor- tunissime et impudentissime suam sibi prælationem defendere nituntur, quam se iuvitos suscepisse fictis lacrymis et veris accusationibus sui monstra- verant. Quot in ecclesiis vidimus canonicos episcopis suis reluctantes, quum ab eis ad sacros ordines cogerentur, et se indignos tantis ministeriis profi- tentes, nec omnino velle acquiescere ; quos quum forte clerus ad episcopa- tum postmodum eligeret, nullam aut levem perpessus est repulsam! Et qui heri, sicut. aiebant, animæ suæ periculum vitautes, diaconatum refu- giebant, jam quasi una nocte justificati, de altiore gradu præcipitium non verentur. De qualibus quidem im ipsis scriptum est Proverbiis ! : « Homo stultus plaudet manibus, quum spoponderit pro amico. » Tunc enim miser gaudet unde potius ei lugendum esset, quum ad regimen aliorum veniens cura subjectorum propria professione ligatur, a quibus magis amari quam

timeri debet.

Cui profecto pestilentiæ quantum possumus providentes omnino interdici- mus, ne delicatius sut mollius vivat praelata quam subjecta : ne privatos habeat secessus ad comedemdum vel dormienduni, sed cum sibi commisso grege cuncta peragat, et tanto eis amplius provideat, quanto eis amplius praesens assistet. Scimus quidem beatum Benedictum de peregrinis et hos- pitibus maxime sollicitum, mensam abbatis eum illis seorsum constituisse. Quod licet tunc pie sit constitutum, postea tamen utilissima monasteriorum dispensatione ita est immutatum, ut abbas a conventu non recedat, et fide- lem dispensatorem peregrinis provideat. Facilis quippe est inter epulas lapsus, et tunc discipline magis est invigilandum. Multi etiam, occasione hospitum, sibi magis quam liospitibus propitii sunt, et hinc maxima suspi- cione læduntur absentes et murmurant. Et tanto prelati minor est auctori tas, quanto ejus vita suis est magis incognita. Tunc quoque tolerabilior omnibus qualibet habetur imopia, quum ab omnibus aue participatur, maxime vero a. prielatis. Sicut in Catone. quoque didicimus. Hic quippe, ut scriptum est?, populo secum sitiente, oblatum sibi aquæ paululum respuit et efludit, suffecitque omnibus.

Quum igitur prelatis maxime sobrietas sit necessaria, tanto eis parcius

«est vivendum, quanto per eos cæleris est providendum. Qui etiam ne domum Dei, hoc est prelationem, sibi concessam in superbiam convertant, et

! Prov., xvii, 18. —? Lucau., Pharsal., ix, 498 ct sviv

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 915

plus dignes. Combien en ai-je vu, le jour de leur élection, verser des lar- mes, qui au fond du cœur étaient ravis? Ils s'accusaient d'indignité : c'était une manière de capter la faveur et le crédit des hommes ; ils connaissaient ce qui est écrit : « Le juste est le premier accusateur de lui-méme ; » et, plus tard, quand accusés, l'occasion se présentait de se démettre, ils défen* daent avec acharnement ct sans vergogne cette prélature qu'ils n'avaient acceplée que malgré eux, de fausses larmes dans ies yeux, et eu se char- geant d'accusations qui n'étaient que trop fondées. Combien avons-nous vu de chanoines dans l'Église résister à leurs évéques, qui les pressaient d'ac- cepler les ordres sacrés, proclamer qu'ils n'étaient point dignes d'un tel mi- nistére et qu'ils ne pouvaient absolument se rendre! Élevés ensuite, bien que simples c'ercs, à l'épiscopat, ils n'opposaient point de résistance ou à peine. La veille, ils refusaient le diaconat pour sauver leur âme, disaient- ils, et devenus justes en une nuit, ils ne craignaient plus le lendemain les abimes d'un grade supérieur ! C'est de ces hommes qu'il est écrit dans les Proverbes : « L'homme insensé battra des mains, lorsqu'il aura répondu pour son ami. » Car ce malheureux rit alors de ce qui devrait le faire pleu- rer, puisque, se chargeant de la direction d'autrui, il se trouve obligé, par son engagement, à veiller sur ses inférieurs, dont il doit se faire aimer plu- tót que craindre.

Pour écarter, autant qu'il est eu nous, un tel fléau, nous interdisons ab- solumeut à la diaconesse de vivre plus délicatement, plus mollement qu'au- cune religieuse. Elle n'aura point d'appartements particuliers pour manger ou pour dormir ; elle fera tout en commun avec le troupeau qui lui est con- lié ; elle connaîtra d'autant. mieux ses besoins qu'elle ne cessera jamais d'y veiller. Nous savons bien que saint Benoit, dans un sentiment de charité pour les pelerins et les hôtes, avait établi une table séparée pour eux et l'abbé. Mais cette mesure, fort respectable en elle-même, a été modifiée dans la suite par un règlement très-utile. Pour que l'abbé ne sorte pas du couvent, c'est un économe fidèle qui a été chargé de pourvoir aux besoins des pèlerins. Eu effet, c'est surtout à table que faute est facile, et qu'il faut veiller à l'observation de la règle. Certains abbés diocésains, sous prétexte de bien traiter leurs hôtes, ne songent qu'à se bien traiter eux-mêmes. De les soupçons qu'excite leur abseuce et les murmures qu'elle soulève. Plus la vie d'un prélat est secrète, moins il a d'autorité. Et puis toute privation est supportable quand on voit tout le monde Ia partager, et surtout les supé- rieurs. Caton lui-méme nous l'enseigne : comme lui, l'armée soulfrait de la soif ; on lui offrit un peu d'eau, il la refusa, la versa à terre. et tout le monde fut satisfait.

Puis donc que la sobriété est particulièrement nécessaire aux supérieurs, ils doivent vivre avec d'autant. plus de simplicité que leur exemple sert de règle aux autres. Pour ne point tirer vanité du don que Dieu leur a fait, c'est-à-dire de la prélature qui leur à été confiée, et ne s'en point faire un

276 ABÆLARDI ET HELOISS.E EPISTOLÆ.

maxime subjectis per hoc insultent , audiant. quod scriptum est! : « Noli esse sicut leo in domo tua, evertens domesticos tuos, et opprimens subjec- tos tibi. Odibilis coran Deo et hominibus est superbia. Sedes ducum super- borum destruxit Dominus, et sedere fecit mites. pro eis. Rectorem te posue- runt, noli extolli. Esto in illis quasi unus ex ipsis. » Et Apostolus Timotheum erga subjectos instruens : « Seniorem, iuquit?, ne increpaveris, sed obsecra ut patrem, juniores ut fratres, auus ut matres, juvenculas ut sorores. »

« Non vos me, inquit Dominus 5, elegistis, sed ego elegi vos. » Universi alii prelati a subjectis eliguntur, et ab eis creantur et constituuntur ; quia non ad dominium, sed ad ministerium assumuntur. llic autem solus vere est Dominus, et subjectos sibi ab serviendum | habet. eligere. Nec tamen se dominum, sed ministrum exhibuit, et suos jam ad dignitatis arcem aspi- rantes proprio coufutat exemplo, dicens* : « leges gentium. dominantur eorum, et qui potestatem habent super eos benefici vocantur. Vos autem non sic. » Reges igilur gentium imitatur. quisquis in subjecüs dominium appetit magis quam minislerium, el timeri magis quam amari satagit, et de prælationis suz magisterio intumescens, amat primos recubitus in cenis, et primas cathedras in svnagogis, et salutationes in foro, et vocari ab homini- bus Rabbi. Cujus quidem vocationis honorem, ut nec nominibus glorie- mur, et in omnibus humilitati provideatur : « Vos autem, inquit Dominus”, nolite vocari Rabbi, et patrem nolite vocare. super terram. » Et postremo universam prohibens gloriationem : « Qui se, inquit, exaltaverit, hunilia-

bitur. »

Providendum quoque est, ne per absentiam pastorum grex periclitetur, et ne prelatis extravagantibus intus disciplhina torpeat. Statuimus itaque, ut diaconissa magis spiritalibus. quam. corporalibus intendens, nulla exteriore cura monasterium deserat, sed circa subjectas tauto sit magis sollicita, quanto magis assidua ; et tanto sit hominibus quoque. praesentia ejus vene- rabilior, quanto rarior, sicut seriptum est? : « Advocatus a potentiore discede. Ex hoc enim inagis te advocabit. » Si qua vero legatione monasterium egeat, monachi vel eorum eonversi. ea fungantur. Semper enin viros mulierum necessitudinibus oportet providere. Et quo earum major religio, amplius vacant Deo, et majori virorum egent patrocinio. Unde et matris Domini cu- ram agere Joseph ab angelo adinonetur, quam tamen cognoscere non per-

! Eccles., iv, 35, 2Timoth., I, v, 1. 5 Joan., xv, 16. * Matth., xx, 25. 5 Matth., xxxi, 8. 9 Matth., v, 12. 7 Eccles., xiii, 12.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 971

moyen* d'insulter leurs inférieurs, qu'ils écoutent ce qui est écrit : « Ne soyez pas comme un lion dans votre maison, brusquant tous les serviteurs, écrasant ceux qui vous sont soumis : car l'orgueil est ézalement haïssalile à Dieu et aux hommes. Le Seigneur renversa les siéges des superbes, et mit à leur place les doux de cœur ; ils vous ont établi leur chef ; ne vous enor- gucillissez point ; soyez parmi eux comme l'un d'eux. » Qu'ils écoutent l'a- pótre Timothée traçant la conduite à tenir vis-à-vis des inférieurs : « Ne maltraitez pas le vieillard, mais priez-le comme votre pére; traitez les jeunes gens en frères, les femmes âgées en mères, les plus jeunes en sœurs. »

« Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, dit le Seigneur , c'est moi qui vous ai choisi. » Tous les autres prélats sont élus par les inférieurs ; ce sont eux qui les nomment et qui les établissent, parc: qu'ils ne sont pas élevés au rang de maîtres, mais de ministres. Dieu est le seul Seigneur véritable ; seul il a le don de se choisir des serviteurs parmi ceux qui lui sont soumis. Cependant il s'est montré plus ministre que maître ; il a confondu par son exemple ses disciples qui déjà aspiraient à l'honneur du premier rang. « Les rois des peuples sont leurs maitres, dit-il, ct ceux qui ont le pouvoir sur eux sont appelés bienfaisants ; mais i1 n’en est pas ainsi de vous. » C'est donc imiter les rois de Ja terre que de prétendre à être maîtres plutôt que mi- nistres ; de vouloir se faire craindre plutôt qu'aimer, et, tout enorgueillis de l'autorité de la prélature, de rechercher la première place à table, le premier rang dans la synagogue, les saluts de la foule sur la place publi- que, d'aimer à s'entendre appeler Rabbi. Pour nous empêcher de nous glo- rifier de ces hommages et de ces titres, pour nous inviter à rester en toute chose fidèle à l'humilité, voici ce que nous dit le Seigneur : « Ne vous laissez pas appeler Rabbi, ne vous laissez pas appeler père sur terre. » En- fin pour nous détouruer de toute peusce d'orgucil, 1l ajoste : « Celui qui s'élévera sera abaissé. »

lH faut aussi prendre ses mesures pour que l'absence du pasteur ne com- promette pas le troupeau, et que l'observation de la régle n'en soit pas sus- pendue. Nous ordonnons donc que la dia: onesse, plus occupée du soin des âmes que de celui des corps, ne sorte jamais du monastère pour vaquer aux affaires du dehors. Elle veillera d'autant mieux aux besoins des religieuses qu'elle vivra plus assidüment au milieu. d'elles, et elle sera d'autant plus respectée des hommes qu'elle se montrera à eux plus rarement, ainsi qu'il est écrit : « Éloignez-vous d'un puissant qui vous appelle ; il vous appel- lera d'autant plus. » Ni les besoins du monastère exigent quelque mission, les moines on les frères convers en seront chargés, C'est aux hommes de pourvoir aux nécessités des femmes. Plus la piété des femmes est grande, plus elles sont occupées de Dieu, plus elles ont besoin de recourir à l'assis- tance des hommes. C'est ainsi que l'ange avertit Josephi de prendre soin de la mère du Seigneur, qu'il ne lui fut pas cependant donné de counoitrc. Le

218 ABÆLARNI ET HELOISSÆ EPISTOL £.

mittitur. Et ipse Dominus moriens quasi alterum filium matri suz providit, qui ejus temporalem ageret cnram. Apostoli quoque quantam devotis curam mmpenderent feminis dubium non est, ut jam satis alibi memiuimus ; qua- rui etiam obsequiis diaconos septem instituerunt. Quam quidem nos auc- toritateur sequentes, ipsa eliam rei necessitate hoc exigente, decrevimus, monachos et eorum conversos, more apostolorum et diaconorum, in iis quae ad exteriorem perlineut curam, monasterns feminarum providere, quibus maxime propter missas necessarii sunt monachi, propter opera vero conversi.

Oportet itaque, sicut Mexandriz, sub Marco evangelista, legimus esse fac- tum in ipso Ecclesie nascentis exordio, ut monasteriis feminarum monas- teria non desint. virorum, et per ejusdem religionis viros omnia extrinsecus feminis admiuistrentur. Et tunc. profecto. monasteria feminarum firinius propositi sui religionem observare credimus, si spiritalium virorum provi- dentia gubernentur, et idem tam ovium quam arietum pastor constituatur; ut qui videlicet viris ipse quoque præsit feminis, et semper, juxta aposto- licam. institutionem : Caput mulieris sit vir, sicut. viri Christus, et Christi Deus. » Unde ct monasterium beatæ Scholasticæ in possessione fratrum mo- nasterii. situm fratris quoque. providentia. regebatur, et crebra ipsius vel fratrum visitatione instruebatur et cousolabatur.

De cujus quoque regimiuis providentia beati Basilii regula quodam loco nos iustruens, ia continet : [nterrogatio : si oportet eum qui przest extra eam quie. sororibus præest loqui. aliquid. quod ad ædificationem per- neat virginibus? Responsio : et quomodo servabitur. illud. preceptum Apostoli dicentis : « Omnia vestra honeste et secundum ordinem fiant. » Item sequenti capitulo : « Interrogatio : si convenit eum qui præest cum ea qui sororibus priest. frequenter loqui, et maxime si aliqui de fratribus per lioc eduntur? Responsio : Apostolo dicente : « Ut quid enim libertas judicatur ab aliena conscientia? » Bonum est imitari eum dicentem : « Quia uon sum visus potestate mea uti , ne offendiculum aliquod ponerem Evan- gelio Christi. » Et quantum fieri potest , et rarius videndæ sunt, et brevius est sermocinatio finienda. »

llinc et illud est [lispalensis concilii : « Consensu communi decrevimus, ut monasteria virginum in provincia. Detica monachorum ministratione ac presidio gubernentur. Tune enim salubria Christo dicatis virginibus provi- demus, quaudo eis spiritales eligimus. patres, quorum non solum guberna- culis tueri, sed etiam doctrinis ædificari possint : hac tamen circa monachos cautela servata, ut remo'i ab earum peculiaritate, nec usque ad vestibulum habeant accedendi permissum familiare; et neque abbatem vel eum qui præ-

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 919

Seigueur lui-même, en mourant, assure, pour ainsi dire, à sa mère un autre fils, chargé de pourvoir à ses besoins temporels. Quel soin les apôtres aussi ont pris des saintes femmes, on le sait et nous l'avons dit ailleurs : c'est pour elles qu'ils ont institué sept diacres. Suivant ces autorités, et confor- mément d'ailleurs aux exigences de la nécessité, nous ordonnous que, à l'exemple des diacres, les moines et les fréres convers rendent aux monas- téres des femmes tous les services qui touchent à l'extérieur ; les moines étant particuliérement employés pour le service de l'autel, les convers pour les œuvres manuelles. .

Il faut donc, ainsi que nous lisons que cela avait lieu à Alexandrie sous la direction de l'évangéliste saint Marc, au temps de la primitive Église, il faut qu'il y ait des monastères de femmes et d'hommes vivant sous la même régle, et que les hommes rendent aux femmes de leur communion les ser- vices extérieurs. Alors assurément les femmes observeront bien plus fidéle- ment leur règle, si des religieux pourvoient à leurs besoins, si le méme pas- teur conduit les béliers et les brebis, en sorte que le chef des hommes soit aussi le chef des femmes, suivant l'institution apostolique : « Que le chef de Ja femme soit l'homme, comme Jésus-Christ est le chef de l'homme, ct Dieu de Jésus-Christ. » C'est ainsi que le monastére de sainte Scholastique, situé auprès de celui de son frère, était soumis à sa direction et à celle de ses religieux, qui, dans leurs fréquentes visites, appor!aient des Inmières et des consolations.

Saint Basile nous parle aussi, dans un endroit de sa Règle, de la sagesse de ce gouvernement. « Demande : faut-il que celui qui dirige le couvent des fréres ait, indépendamment de celle qui dirige les soeurs, des entretiens d'édification avec les vierges? Réponse : oui, à condition qu'on observera ce précepte de l'Apótre : « Que tout se fasse avec ordre ct saintement, » Et dans le chapitre suivant : « Demande : convient-il que celui qui dirige le couvent des frères s’entretienne fréquemment avec celle qui dirige les sœurs, quand certains frères en sont scandalisés ? Réponse : l'Apótre dit qu'il ne convient pas aux autres de juger ce qui est libre. 1l est bon cepen- daut d'imiter l'Apótre dans sa conduite : « Je ne me suis pas servi de mon pouvoir, dit-il, de peur de porter la moindre atteinte à l'Évangile du Christ. » Autant que faire se peut, il faut donc voir rarement les sœurs, et les entre- teuir brièvement. »

Le concile de Séville tient le méme langage. « D'un commun accord, dit- il, nous avons décidé que les monastères de femmes de la Bétique seront placés sous l'administration et le gouvernement des moines. C'est. rendre service aux vierges consaerées à Jésus-Christ que de leur choisir des pères spirituels, qui non-seulement tiennent le gouvernail de leurs affaires, mais dont les lumiéres puissent les édifier. Toutefois les précautions suivantes sont recommandées aux moines. Tenus loin de toute relation privée avec les religieuses, ils n'auront pas la liberté d'approcher méme jusqu'au vestibule ;

280 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

ficitur, extra eam. quæ przeest, loqui virginibus Christi aliquid, quod ad in- stitutionem morum pertinet, licebit. Nec cum sola quæ præest frequenter "euni colloqui oportet, sed sub testinonio duarum aut trium sororum, ita ut rara sit accessio, brevis loeutio. Absit. enim ut ne monachos, quod etiam dictu nefas est, Cliristi virginibus familiares esse. velimus, sed Juxta quod jussa regularia vel canonum. admonent, longe diseretos atque sejunctos. Eorum tantum gubernaculis easdem deputamus, constituentes ut unus mo- nachorum probatissimus eligatur, cujus curæ sit prædia carum rusticana vcl urbana intendere, fabricas struere, vel si quid aliud, ad necessitatem monas- terii providere, ut Christi famulæ pro animæ suæ tantum utilitate sol- licite, solis divinis cultibus vivant, operibus suis inserviant. Sane is qui ab abbate suo proponitur, judicio sui episcopi. comprobetur. Vestes au- tem illie iisdem. cænobiis faciant, a quibus tuitionem expectant, ab iis- dem denuo, ut prædictum est, laborum fructus, et procurationis suffragium recepturæ. »

Hanc nos itaque. providentiam. sequentes, monasteria feminarum monas- teris virorum ita semper esse subjecta volumus, ut sororum curam fratres agant, et unus utrisque. tanquam. pater præsideal, ad cujus. providentiam utraque spectent monasteria, et utrorumque in Domino quasi unum sit ovile et unus pastor. Quæ quidem spiritalis fraternitatis societas tanto gratior tam Deo quam hominibus fuerit, quanto ipsa perfeetior omni sexui ad con- version. venienti sufficere. possit ; ut videlicet monachi. viros, moniales feminas suscipiant, et omnt animæ de salute sua cogitanti possit ipsa con- sulere ; et quicunque eum vel matre, aut sorore, vel filia, seu aliqua, eujus curam gerit, converti voluerit, plenum ibi solatium reperire possit ; et tanto majoris charitatis affectui sibi: utraque monasteria sint. connexa, et pro se invicem sollicita, quanto quce ibi sunt. personz propinquitate aliqua vel af- finitate amplius sunt conjuncta.

Præpositum autem monachorum, quem. abbatem. nominant, sic etiam monialibus praeesse. voluinus ; ut eas, quæ Domini sponsæ sunt, cujus. ipse servus est, proprias recoguoscat dominas, nec eis præesse, sed prodesse gau- deat. Et sit tanquam dispeusator im dno regia, qui non imperio dominam premit, sed. providentiam erga eam. gerit ; ut ei de necessariis statim obe- diat, et in noxiis eam non audiat, et sie exterius cuneta ministret, ut thalami secreta nunquam nisi jussus introeat. Ad hunc igitur modam servum Christi sponsis Cliristi providere volumus, et earum pro Christo fideliter curam ge- rere, et de omnibus quie oportet eum diaconissa tractare, nec ea inconsulta, quidquam de ancillis Christi, vel de iis quæ ad eas pertinent eum statuere, nec ipsum cuiquam earum nisi per eam quidquam præcipere, vel loqui præ-

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 981

leur abbé ou celui qui le suppléera ne sera pas libre de parler aux vierges du Seigneur en l'absence de leur supérieure ; il ne s'eutretiendra jamais seul à scule avec celle-ci, mais toujours en présence de deux ou trois sœurs : visite rare, discours bref. A Dieu ne plaise, en effet, que nous tolérions la moindre familiarité entre les moines et les vierges! Conformément aux rites de la Règle et des Canons, nous les séparons d'elles, nous les tenons à l'écart, et nous ne leur déléguons que les soins de l'administration; nous voulons seulement qu'un moine éprouvé soit chargé de gérer leurs biens de la ville ou des champs, surveille les constructions et pourvoie à tous les autres besoins du monastére, cn sorte que les servantes du Christ, n'ayant à songer qu'au salut de leur àme, appartiennent tout entières au culte divin, et se consacrent exclusivement à leurs œuvres. Il importe que le moine qui sera proposé par son abbé ait l'approbation de son évêque. En retour, les religieuses feront les habits des moines dont elles attendent protection, et à qui elles devront, comme je l'ai dit, les fruits de leurs travaux en méme temps qu'une utile assistance. »

Suivant donc cette sage disposition, nous voulons que les monastéres de femmes soient toujours soumis à des monastéres d'hommes, en sorte que Jes frères prennent soin des Sœurs, qu'un seul abbé préside, comme un père, aux besoins des deux établissements, et qu'il n'y ait, dans le Seigneur, , qu'une seule bergerie et un seul pasteur. Cette fraternité spirituelle sera d'autant plus agréable à Dieu et aux hommes qu'elle pourra, parfaite en elle- mème, offrir un asile aux conversions des deux sexes, c'est-à-dire que les religieux recevront les homme:, les religieuses les femmes, et que la com- munauté pourvoira ainsi au sort de toute âme songeant à son salut. Qui- conque voudra sc convertir avec sa mère, sa.soeur, sa fille ou quelque autre dont elle a le besoin, trouvera pleine consolation ; car les deux monastéres seront unis entre eux par une charité d'autant plus grande, ct d'autant plus disposés à s'assister l'un l'autre, que les personnes qui les composeront auront déjà entre elles des liens de parenté.

Mais si nous voulons que le supérieur des moines qu'on nomme abbé ait le gouvernement des religieuses, c'est en telle sorle qu'il reconnaisse pour ses supérieures les épouses de Jésus-Christ dont il est le serviteur, et qu'il mette sa joie nou à leur commander, mais à les servir. Il doit ètre ce qu'est dans une maison royale l'intendont, qui ne fait pas seutir son pouvoir à sa maitresse, et ne se pique que de jouer à son égard le rôle de providence. 1l doit lui obéir sans tarder dans les choses justes; n'enteridre pas ce qu'elle demande de nuisible; régler les affaires du dehors, et ne pénétrer, que si on l'v invite, dans celles du gynécée. C'est de cetle façon que nous voulons que le serviteur du Christ veille aux besoins des épouses du Christ : qu'il s'acquitte fidèlement du soin qu'il en doit prendre, traite de chaque chose avec la diaconesse, ne décide rien au sujet des servantes du Christ et de tout ce qui les concerne qu'après avoir pris son avis ; ne leur transmette *es ins-

252 4B.ELARDI ET HELUDS E. EPISTHE

$umnete. Quoties sero cum diacontssa v-€.verit, ne. tardet venire, et que ipea «i c msuluent de its, quibus ipra vel ei subject opus habent. non mo- retur. exequi quantum valet. Vocatus ;utem a diaconissa nunquam nisi in mamfe«to. et sub testimonio. proLa'arum. fpersonarum ei loquatur. nec ei proximus adjunzatur. nes prolixo sermoue eam d-tineat.

Omnia vero qux ad victum aut vestitum pertinent, et si quæ etiam. pecu- niz: fuerint, apud ancillas Christi conzrezabuntur vel reservabuntur, et inde fratribus neccssaria tradentur de ns quz sororibus supereruat. Umnia iraque fratres exteriora procursbunt. et sorores ea tantum quæ intus a mulieribus agi convenit, componendo seilicet vestes etiam fratrum, vel abluendo, pa- uem eliam conliciendo, et ad coquendum tradenda. et coctum suscipiendo. Ad ipsas ctiam cura lactis, ct eorum quæ inde fiunt, pertinebit, et gallinarum vel anserum nutritura, et quecunque convenientius mulieres agere quam viri possuut.

[pse vero prepositus quando constitutus fuerit. in presenta episcopi et sororum jurabit, quod eis fidelis in Domino dispensator erit, et earum cor- pora a canali contagio sollicite observabit. [n quo si forte, quod absit, epis- copus eun negligentem deprehenderit, statim eum tauquam perjurit reum deponat. Ouines quoque fratres in professionibus suis hoc se sororibus sacra- mento astringent, quod nullatenus eas gravari conséntient, et earum car- nali muuditiæ pro posse suo providebunt. Nullus igitur viroruin, nisi licen- tia praepositi, ad sorores accessum | habebit, nec aliquid eis missum, nisi à praeposito transmissum, suscipietur. Nulla unquam. sororum. septa monás- terii egredietur, sed omnia exterius, sicut dictum est, fratres procurabunt, el in fortibus fortes sudabunt operibus. Nullus unquam fratrum septa hzec ingredietur, nisi obtenta præpositi et diaconissæ licentia, quum aliqua hoc necessaria vel honesta exegerit causa. Si quis forte contra hoc presumpserit, absque dilatione de monasterio projiciatur.

Ne tamen viri fortiores feminis in aliquo eas gravare presumant, statui- mus eos quoque nihil præsunere contra voluntatem. diaconissæ, sed omnia ipsos etiam ad nutum ejus peragere, et omnes pariter tam viros quam femi- nas ei professionem facere, et obedientiam promittere : ut tanto pax firmior habeatur, et melius servetur. concordia , quauto fortioribus mimus | licebit ; et tanto minus fortes debilibus obedire graventur, quanto earum violentiam minus vereantur, et quanto amplius hic huniüliaverit se apud Deum, am- plius exaltari certum sit.

Hæc in pruscnti de diaconissa dicta sufficiant. Nunc ad officiales stylum inclinemus.

LETTRES D'ABELARD ET D'HÉLOISE. 985

tructions que par son intermédi ire, ne se risque jamais à leur parler. Toutes les fois que la diaconesse le mande, qu'il ne se fasse pas attendre, qu'il ne tarde pas à exécuter, autant que faire se peut, ce qu'elle lui aura demandé pour elle ou pour ses relizieuses. Lorsqu'il sera appelé, qu'il ne parle jamais à la diaconesse qu'en publi:, et en présence de personnes éprouvées ; qu'il ne s'approche pas trop d'elle, et qu'il ne la retienne pas trop longtemps.

Tout ce qui concerne le costume, la nourriture, l'argent méme, s'il y en a, sera réuni et conservé chez les religieuses : elles pourvoiront, de leur su- perflu, au nécessaire des frères. Les frères s'occuperont donc de tous les soins extérieurs, et les sœurs de tout ce qu'il convient à des femmes de faire à l'intérieur, c'est-à-dire de coudre les habits des frères, de les laver, de pé- trir le pain, de le mettre au four et de l'en tirer cuit; elles auront le soin du laitige et de tout ce qui en dépend ; elles donneront à manger aux poules et aux oies ; elles feront enfin tout ce que des femmes peuvent faire mieux que des hommes.

Le supérieur, dés qu'il aura été établi, jurera, en présence de l'évéque et des sœurs, de leur être uir fidèle économe en Jésus-Christ, et de veiller ri- goureusement à ce que leur chasteté ne reçoive aucune atteinte. Si par ha- sand, ce dont Dieu le préserve, l'évèque le trouve en défaut sur quelque point, il le déposera aussitôt comme parjure. Tous les frères, en faisant leurs vœux, prèleront aussi serment aux sœurs; ils jureront de ne le: laisser souffrir en rien, et de veiller également, daus la mesure de leur pou- voir, à leur pureté charnelle. Aucun moine n'aura. donc accès auprès des sœurs sans la permission du supérieur, et ne recevra que de maim. du supérieur ce qui lui sera adressé par elles. Aucune sœur ne franchira l'en- ceinte du monastère ; tous les soins extérieurs, ainsi que nous l'avons dit, regarderont les frères : aux forts de s'occuper des travaux qui demandent de Ja force. D'un autre côté, aucun frère n'entrera dans l'enceinte du couvent des femmes, si ce n'est avec la permission du supérieur et de diaconesse, el pour un motif de nécessité ou de bienséance. Celui qui enfreindra cet or- dre sera aussitôt expulsé. | .

De peur cependant que les hommes n'abusent de leur force pour opprimer les femmes, nous voulons qu'ils n'entreprennent rien contre la volonté de la diaconesse, et ne fassent rien qu'avec son consentement, Hommes et femmes, tous jureront obéissance à la diaconvsse, en sorte que Ia paix soit d'autant plis solide et la concorde d'autant plus ferme, que les plus forts auront inoins de pouvoir, et que les faibles, moins sênés par l'obéis-ance, auront moins à craindre Ja violence : il est certain que plus on s’humilie de- vaut Dieu, plus on s'élève,

En voilà assez pour le moment sur les diaconesses; venons maintenant aux oflicières.

LETTRES D’ABÉLARD ET D'HÉLOIÍSE. 9285

VIII. La sacristine, qui, en méme temps, sera trésoriére, aura soin de l'église ; elle aura la garde des clefs et de tous les objets du culte , elle recevra les offrandes, elle pourvoira aux ornements, sc chargera de les faire réparer et d'en fournir de nouveaux. Ce sera à elle encore de préparer les hosties, les vases sacrés, les livres et la décoration de l'autel, Ies reliques, l'encens, le luminaire, l'horloge, les cloches.

Ce sont les vierges, s'il est possible, qui feront les hosties, nettoieront le froment qui sert à les faire, et laveront les pales de l'autel. Quant aux reli- ques et aux pales des religieux, ni la sacristine, ni aucune religieuse n'aura le droit d'y toucher, à moins qu'on ne leur donne les pales à laver; on ap- pellera et on attendra pour cela les moines ou leurs convers, et, s'il le faut, on en subordonnera pour cela à la sacristine quelques-uns qui soient dignes de les toucher : ils les prendront et les replaceront dans les armoires qu'elle aura ouvertes. 1] convient que celle qui a ainsi la garde du sanctuuire se dis- tingue gar sa chasteté; qu'elle soit, autant que possible, vierge de corps et d'àme, d'une abstineuce et d'une continence éprouvées. Il est absolument in- dispensable qu'elle connaisse le comput de la lune, afin de parer l'église suivant l'ordre des temps.

La chantre aura la direction du chœur et veillera à la disposition des divins offices ; elle apprendra aux autres à chanter, à lire, à écrire et à. dicter la musique. Elle aura aussi la garde de la bibliothèque, donnera et reprendra les livres, prendra soin des copies et des enluminures. Elle réglera la tenue du chœur, assignera les places, désignera celles qui devront lire ou chanter, et dressera la liste des semainières qui sera lue tous les samedis au chapitre. En vue de ces divers services, 1l. convient donc qu'elle soit instruite ct qu'elle connaisse particulièrement la musique. Sous les ordres de la diaco- nesse, elle tiendra la main à l'observation de la règle, et, en cas d'empéche- ment, c'est elle qui la remplacera dans ses fonctions.

L'iufirmiére aura le soin des malades ct veillera aux tentations de leur àme, comme aux besoins de leur corps. Ce que leur état de santé exi- gera, aliments, bains ou toute autre chose, elle le leur donnera. On connait le proverbe : « Ce n'est pas pour les malades que la lot a été faite. » On ne leur refusera donc jamais de la viande, si ce n'est les vendredis, les veilles des grandes fêtes, les Quatre-Temps et le Caréme ; car 1l. faut d'autant plus les préserver du péché qu'elles doivent davantage songer à leur salut. C'est alors surtout qu'il faut s'étudier à garder le silence, l'excès n'est jamais un défaut, et se livrer à la prière, ainsi qu'il est éerit : « Mon fils, nc vous abandonnez pas vous-même dans la maladie, mais priez le Seigneur, et il aura soin de vous. Détournez-vous du péché, élevez vos mains vers lui, et

LETTRES D'ADÉLARD ET D'HÉLOISE. 287

purifiez votre cœur de toute iniquité. » Il faut aussi que l'infirmière fasse une garde vigilante auprès des malades, qu'elle soit toujours prête à venir à leur aide, en cas de besoin; il faut que la maison soit fournie de tout ce qui est nécessaire. Elle doit s'approvisionner de médicaments, sui- vant les ressources de l'endroit : ce qu'elle fera d'autant mieux qu'elle connaitra la médecine. À elle encore appartiendra de veiller à tout ce qui touche aux pertes périodiques des sœurs. 11 faut qu'elle sache saigner, pour que cette opération ne nécessite l'accés d'aucun homme auprès des reli- gieuses. L'infirmiére réglera encore les heures des offices et la communion pour les malades, afin qu'elles n'en soient pas privées; le dimauche, au moins, elles doivent communier, aprés préparation par la confession et la contrition dans la mesure du possible. Au sujet de l'extréme-onction, on veillera avec soin à l'observation du précepte de l'apótre saint Jacques. Pour administrer ce sacrement à une malade désespérée, on introduira dans le monastère les deux plus vieux prétres d'entre les moines'et le diacre ; ils apporteront avec eux les saintes huiles et feront la cérémonie de l'onction, toute la communauté y prenant part, mais séparés de la chambre de la ma- lade par une cloison. On fera de méme toutes les fois qu'il sera nécessaire pour la communion. Il faut donc que l'infirmerie soit disposée pour l'admi- nistration des sacrements, de telle sorte que les moines puissent entrer et sortir, sans voir la communauté ni en être vus.

Chaque jour, une fois au moins, la diaconesse, accompagnée de la cellé- nére, visitera les malades, comine elle ferait le Christ, afin de s'éclairer sur leurs besoins temporels ou spirituels et d'y pourvoir. Ainsi mériteront-elles d'entendre ces paroles du Seigneur : « J'étais malade et vous m'avez visité. » Que si une malade approche de sa fin et tombe dans les angoisses de l'agonie, aussitôt une de celles qui la veillent, parcourant le couvent avec la crécelle et la faisant tourner, annoncera la fin de la sœur ; alors la communauté en- tiére, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, se réunira auprès de la mourante, à moins que la célébration des offices ne l'eu empéche. Dans ce cas, comme le service de Dieu doit passer avant tout, il suffira. que Ja dia- conesse , accompagnée de quelques sœurs qu'elle choisira, fasse diligence ; la communauté viendra ensuite. Celles qui auront été aiusi réuutes à l'appel de la crécelle, réciteront les litanies, parcourant la liste entière des saints et des saintes ; puis les psaumes et les prières des morts. Combien sont bon- nes ces visites aux malades ou aux morts, l'Ecclésiaste le fait remarquer avec soin : « Mieux vaut aller, dit-il, dans une maison l'on pleure que dans une maison règne Ja joie d'un festin; dans la première, on apprend quelle est la fin de tous les hommes, et vivant, on pense à ce que l'on doit ètre un jour ; » et encore : « Le cœur du sage se plait est la tristesse. » Dès que la malade a expiré, son corps doit être lavé par les sœurs; on lui mettra une robe grossière, mais une chemise propre, ct des sandales; puis on la placera sur un brancard, la téte couverte de son voile. ll faut que ses

288 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOL E.

ligentur, nec ulterius moveantur. Ipsum corpus a sororibus in ecclesiam delatum monachi quum oportuerit sepulturæ tradant, et sorores interim in oratorio psalmodiæ vel orationibus intente vacabunt. Diaconissæ vero sepul- tura id tantum prie ceteris habeat honoris, ut cilicio solo totum ejus corpus involvatur, et in eo quasi in sacco tota consuatur.

Vestiaria lotum quod ad curam indumentorum spectat providebit, tam in calciamentis scilicet quam in cæteris omnibus. {psa touderi oves faciet, coria calciamentorum suscipiet. Linunr seu lanam excolet et colliget, et totanr curam telarum habebit. Filum et acum et forfices omnibus nnnistrabit. To- tam dormitorti curam habebit, et stratis omnibus providebit. De mantilibus quoque mensarum el manutergiis et universis pannis curam aget, inciden- dis, suendis, abluendis. Ad hanc maxime illud pertinet! : « Quæsivit lanam et linum, et operata est consilio manuum suarum. Manum suam misit ad colum, et digiti sui apprehenderunt fusum. Non timebit domui suæ a frigo- ribus nivis. Omnes enini domestici ejus vestiti: duplicibus, et ridebit in die novissimo. Consideravit seniitas domus sue, ct panem otiosa. non comedit. Surrexerunt filii ejus et bealissimam prædicaverunt eam. » Hzc suorum operum habebit instrumenta, et providebit de suis operibus, quæ quibus debeat injungere sororibus. Ipsa euim novitiarum curam aget, donec in con- gregationem suscipiantur.

Celleraria curam. habebit de iis. ommibus quæ pertinent ad victum, de cellario, refectorio, coquina, molendino, pistrimo cum furno, de hortis eliam. et viridariis, et agrorum tota cultura : de apibus quoque, armentis et pecoribus cunctis, seu avibus necessariis. Ab. ipsa requiretur quidquid de cibis necessarium. erit. llanc maxime non esse avaram convenit, sed promptam et voluntariam ad omnia necessaria. tribuenda. « Hilarem emm datorem diligit Deus. » Quam omnino prohibemus, ne de administrationis sud dispensatione sibi magis quam aliis sit propitia, nee privata sibit paret fercula, nec sibi reservet quie aliis. defraudet. « Optinus, inquit. Tlicrony- mus?, est dispensator, qui sibi mhil reservat. x Judas suæ dispensationis abutens officio, quum loculos haberet, de cœtu perit. Apostolico. Ananias quoque el Saphira uxor ejus retmendo sententiam mortis exceperunt.

Ad portariam, sive. ostiariam, quod. idem est, pertinet. de suscipiendis hospitibus, vel quibuslibet advenientibus, et de iis nuntiandis vel adducen- dis ubi oporteat, et de eura hospitalitatis. Hanc ætate et mente discretam esse convenit, ut scial accipere responsum et reddere, et qui vel qualiter suscipiendi sint, an non siut, dijudicare. Ex qua maxime tanquam ex vesti-

Prov., xxxvi, 13, 19. - * Epist., xxxiv.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 989

vétements soient solidement cousus ou attachés au corps, de maniére qu'ils n'éprouvent aucun dérangement. Le corps apporté dans l'église, les moines, lorsqu'il en sera temps , l'enterreront, et cependant les sceurs ne cesseront de psalmodier dans l'église ou de prier dans leurs cellules. Le seul honneur de plus accordé à la diaconesse, c'est que son corps doit étre enveloppé dans un cilice, elle sera cousue tout entière comine dans un sac.

La robiére aura le soin de tout ce qui concerne l'habillement, tant pour les chanoines que pour le reste. Elle fera tondre les brebis, et recevra le cuir; elle recueillera et gardera le lin et la laine; elle prendra soin de la fabrication des toiles; elle distribuera le fil, les aiguilles, les ciseaux ; elle aura la surveillance du dortoir et. des lits; elle sera chargée de diriger la taille, la couture, le lavage des nappes de table, des serviettes et de tout le linge du monastère. C'est surtout à elle que s'applique ce passage : « Elle a recueilli le lin et la laine, et les a travaillés de ses mains. Sa main a pris la quenouille, et ses doigts ont fait tourner le fuseau. Elle ne craindra pas le froid ou la neige pour sa maison, car tous ses serviteurs ont double véte- ment ; et, le jour de sa mort, elle sourira, car elle a toujours gardé le seuil de sa maison, et elle n'a pas mangé son pain dans l'oisiveté. Ses enfants se sont levés et ont annoucé qu'elle était bien heureuse. » Elle aura tous les instruments nécessaires à son emploi. Elle réglera la tàche de chacune dez sœurs. C'est elle qui prendra soin des novices, jusqu'à ce qu'elles soient ad- mises dans la communauté.

La cellérière aura la charge de tout ce qui concerne la nourriture : cel- lier, réfectoire, cuisine, moulin, boulangerie, four, jardins, vergers et champs, ruches, troupeaux, animaux de toute sorte et oiseaux. C'est sur elle que l'on comptera pour tout ce qui touche à l'alimentation. Elle ne doit pas se montrer avare, mais toujours préte et empressée à donner ce qui est nécessaire. Dieu, est-il dit, aime celui qui donne gaiement. Défense lui est faite de souger à elle-méme plus qu'aux autres dans les soins de sa charge, de se préparer des mets particuliers, de se réserver des douceurs. « Le meilleur économe, dit saint Jérôme, est celui qui ne se réserve rien. » Judas, ayant abusé de sa charge pour se faire un pécule, fut exclu du sénacle des Apôtres. Ananias aussi et Saphire, sa femme, ayant retenu ce qui ne leur appartenait pas, furent condamnés à mort.

Quant à la portière ou à l'ostiaire, ce qui est la méme chose, à elle ap- partient le soin de recevoir les étrangers ct tous ceux qui se présentent, de les annoncer, de les mener il faut, et de pourvoir à tous les besoins de l'hospitalité. 1l. convient qu'elle soit d'un âge et d'un esprit sûrs, qu'elle sache donner et recevoir une réponse, et distinguer ceux qu'il faut de ceux

u'il ne faut pas recevoir. Placée à l'entrée du monastère comme dans le vestibule du Seigneur, c'est elle qui donnera la première impression : il est 4 19

290 ABJELARDI ET HELOISSJE EPISTOLE.

bulo Domini religionem monasterii. decorari oportet, quum ab ipsa ejus notitia. incipiat. Sit igitur blanda verbis, mitis alloquio, ut in his quoque quos excluserit, convenienti reddita. ratione. charitatem studeat. ædificare. lline enim seriptum est! : « responsio mollis frangit iram, sermo durus sus- citat furorem. » Et alibi : « Verbum dulce multiplicat amicos, et mitigat inimicos. » Ipsa quoque sæpius pauperes videns, meliusque cognoscens, si qua eis de cibis aut vestiments distribuenda sunt, distribuet : tam ipsa vero quam cxterz officiales, si suffragio vel solatio aliquarum egerint, dentur eis a diaconissa vicarie. Quas præcipue de conversis assumi convenit, ne aliqua unquam monialium divinis desit officiis, sive capitulo vel refectorio.

Domunculam juxta portam habeat, in qua ipsa vel ejus vicaria. praesto sit semper advenientibus, ubi etiam otiosw non maneant, et tanto am- plius silentio studeant, quanto earum loquacitas his quoque qui extra sunt facilius potest innotescere. Ipsius profecto est non solum homines, quos oportet, arcere; verumetiam rumores penitus excludere, ne ad con- ventum temere deferantur, et ab ipsa est exigendum quidquid in. hoc quo- que fuerit excessum. Si quid vero audierit quod scitu opus sit, ad diaconis- sam secreto referet, ut ipsa super hoc, si placet, deliberet. Mox autem ut ad portam pulsatum vel inclamatum fuerit, quie præsto est querat a superve- nientibus qui siut, aut quid velint, portamque, si oportuerit, statim aperiat, ut advenientes suscipiat. Solas quippe feminas intus hospitari licebit. Viri autem ad monachos dirigentur. Nullus itaque aliqua de causa intus admit- tetur, nisi consulta prius. et jubente diaconissa. Feminis autem statim pa- tebit introitus. Susceplas vero feminas, seu viros quacunque occasioue in- troeuntes portaria in cellula sua pausare faciet, donec a diaconissa vel soro- ribus, si necessarium est vel opportunum, eis occurratur. Pauperibus vero quæ ablutione pedum indigent, hane quoque hospitalitatis gratiam ipsa dia- conissa seu sorores diligenter exhibeant. Nam et Apostolus ex hoc præcipue humanitatis obsequio dictus est diaconus. Sicut in Vitis quoque Patrum quidam ipsorum meniinil, dicens : « Propter te homo salvator faclus diaco- nus, præcingens se linteo, lavit pedes discipulorum, præcipiens eis fratrum pedes lavare. » Ilinc Apostolus de diaconissa meminit dicens : « Si hospitio recepit, si sanctorum pedes lavit. » Et ipse Dominus : « Ilospes, inquit, eram, et collegistis me. » Officiales omnes pricler cantricem de his insti- tuantur, quz litteris non intendunt, ut si ad hoc tales reperiri possint ido- nez, litteris vacare liberius queant,

IX. Oratori ornamenta necessaria sint, non superflua; munda magis

1 Prov., xv, 4. ? Matth., xxv, 55.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 991

donc bon qu'elle fasse honneur à la tenue de la maison, qu'elle ait la parole douce, l'abord agréable, afin que ceux méme qu'elle éconduira soient édi- fiés dans leur charité par la justesse des raisons qu'elle leur donnera. Car il est écrit : « Une réponse douce brise la colère, et une parole dure fait mon- ter la fureur ; * et ailleurs : « Une parole douce multiplie les amis et apaise les ennemis. » Voyant plus souvent les pauvres et les connaissant mieux, c'est elle qui leur distribuera les aliments et les vêtements qu'on voudra leur donner. Dans le cas clle aurait besoin, elle ou les autres offi- ciéres, d'assistance et de soulagement , la diaconesse leur donnera des sup- pléantes qu'elle choisira particulièrement parmi les sœurs converses, pour qu'aucune sœur ne manque au service divin, au chapitre ou au réfectoire. La portière aura un petit logement auprès de la porte, afin qu'elle ou sa suppléante soit toujours préte à répondre aux arrivants. Elles n'y devront pas rester oisives, et elles s'attacheront d'autant plus à observer le silence, que leur bavardage pourrait plus facilement arriver aux oreilles des per- sonnes du dehors. À la portière incombe le soin, non-seulement d'écarter les hommes, mais de fermer la porte aux bruits qui pourraient pénétrer dans le couvent : elle sera responsable de tous les abus de cette sorte. Si elle entend quelque chose qui mérite d'étre su, elle ira en faire part secréte- ment à la diaconesse, qui prendra telles mesures qu'elle jugera opportunes. Dès qu'on a frappé ou appelé à la porte, elle doit se présenter, demander aux survenants ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent, ct leur ouvrir aussitôt, s'il y a lieu, pour les recevoir. Les femmes seules pourront ètre reçues dans l'intérieur du couvent; les hommes seront dirigés chez les moines. Pour quelque motif que ce soit, aucun ne sera admis dans le couvent que sur l'avis et par l'ordre de la. diaconesse. Quant aux femmes, elles auront im- médiatement porte ouverte. Les femmes accueillies, les hommes entrés pour uu motif quelconque, la portière les fera demeurer dans sa cellule jus- qu'à ce que la diaconesse ou les sœurs, s'il y a nécessité on convenance, viennent les recevoir. Si ce sont des pauvres à qui il. faille laver les pieds, la diaconesse elle-même et les sœurs s'acquitteront avec empressement de ce devoir d'hospitalité. C'est en se livrant à cet humble service d'humanité que l'Apôtre a mérité le nom de Diacre, amsi qu'il est dit dans la. Vie des saints l'ères : « L'Homme-Dicu s'est fait diacre pour vous : il s'est ceint d'un linge pour laver les pieds de ses disciples, et il leur à fait laver les pieds de leurs frères. » C'est ce qui a fait dire à l'Apótre en parlant de la diaconesse : « ... si elle a donné l'hospitalité, si elle a lavé les pieds des pauvres... » Et le Seigneur lui-même : « J'étais étranger et vous m'avez reçu. » Toutes les officières devront être instruites de ces devoirs qui n'ont pas de rapport avec les lettres, excepté la chantre, et celles, s'il s'en trouve, qui se livrent à l'étude des lettres, et qui n'en doivent pas etre distraites. IX. Que les ornements de l'église soient suffisants ; qu'ils n'aient rieu de superflu ; qu'ils soient propres plutôt que précieux. Point. de matière d'or

290 ABÆLARDI ET HELOISS4E EPISTOLAE.

bulo Domini religionem monasterii decorari oportet, quum ab ipsa ejus notitia incipiat. Sit igitur blanda verbis, mitis alloquio, ut in his quoque quos excluserit, convenienti reddita ratione charitatem studeat ædificare. Ilinc enim seriplum est! : « responsio mollis frangit iram, sermo durus sus- citat furorem. » Et alibi : « Verbum dulce multiplicat amicos, et mitigat inimicos. » Ipsa quoque ssepius pauperes videns, meliusque cognoscens, si qua eis de cibis aut vestimentis distribuenda sunt, distribuet : tam ipsa vero quam cæteræ officiales, si suffragio vel solatio aliquarum egerint, dentur eis à diaconissa vicarie. Quas praecipue de conversis assumi convenit, ne aliqua unquam monialium divinis desit ofliciis, sive capitulo vel refectorio.

Domunculam juxta portam habeat, in qua ipsa vel ejus vicaria præsto sit semper advenientibus, ubi etiam otiose non maneant , et tanto am- plius silentio studeant, quanto earum loquacitas his quoque qui extra sunt facilius potest innotescere. Ipsius profecto est non solum homines, quos oportet, arcere; verumetiam rumores penitus excludere, ne ad con- ventum temere deferantur, et ab ipsa est exigendum quidquid in. hoc quo- que fuerit excessum. Si quid vero audierit quod scitu opus sit, ad diaconis- sam secreto referet, ut ipsa super hoc, si placet, deliberet. Mox autem ut ad portam pulsatum vel inclamatum fuerit, quæ presto est querat a superve- nientibus qui sint, aut quid velint, portamque, si oportuerit, statim aperiat, ut advenientes suscipiat. Solas quippe feminas intus hospitari licebit. Viri autem ad monachos dirigentur. Nullus itaque aliqua de causa intus admit- tetur, nisi consulla prius et jubente diacouissa. Feminis autem statim pa- tebit introitus. Susceptas vero feminas, seu viros quacunque occasione 1n= troeuntes portaria in cellula sua pausare faciet, donec a diaconissa vel soro- ribus, si necessarium est vel opportunum, eis occurratur. Pauperibus vero qua ablutioue pedum indigent, hanc quoque hospitalitatis gratiam ipsa dia- conissa seu sorores diligenter exhibeant. Nam et Apostolus ex hoc præcipue humanitatis obsequio dictus est diaconus. Sicut in Vitis quoque Patrum quidam ipsorum meminit, dicens : « Propter te homo salvator factus diaco- nus, præcingens se liuteo, lavit pedes discipulorum, præcipiens eis fratrum pedes lavare. » Ilinc Apostolus de diaconissa meminit dicens : « Si hospitio recepit, si sanctorum pedes lavit. » Et ipse Dominus : « Hospes, inquit, eram, et collegistis me. » Officiales omnes præter cantricem de his insti- tuantur, qua litteris non intendunt, ut si ad hoc tales reperiri possint ido- nes, litteris vacare liberius queant,

IX. Oratorii ornamenta necessaria sint, non superflua; munda magis

1 Prov., xv, 1. ? Matth., xxv, 55.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 9291

donc bon qu'elle fasse honneur à la tenue de Ia maison, qu'elle ait la parole douce, l'abord agréable, afin que ceux méme qu'elle éconduira soient édi- fiés dans leur charité par la justesse des raisons qu'elle leur donnera. Car il est écrit : « Une réponse douce brise la colère, et une parole dure fait mon- ter la fureur ; » et ailleurs : « Une parole douce multiplie les amis et apaise les ennemis. » Voyant plus souvent les pauvres et les connaissant mieux, c'est elle qui leur distribuera les aliments et les vétements qu'ou voudra leur donner. Dans le cas elle aurait besoin, elle les autres offi- cières, d'assistance et de soulagement , la diaconesse leur donnera des sup- pléantes qu'elle choisira particulièrement parmi les sœurs converses, pour qu'aucune sœur ne manque au service divin, au chapitre ou au réfectoire. La portiére aura un petit logement auprés de la porte, afin qu'elle ou sa suppléante soit toujours préte à répondre aux arrivants. Elles n'y devront pas rester oisives, et elles s'attacheront d'autant plus à observer le silence, que leur bavardage pourrait plus facilement arriver aux oreilles des per- sonnes du dehors. A la portière incombe le soin, non-seulement d'écarter les hommes, mais de fermer la porte aux bruits qui pourraient pénétrer dans le couvent : elle sera responsable de tous les abus de cette sorte. Si elle entend quelque chose qui mérite d'être su, elle ira en faire part secrète- ment à la diaconesse, qui prendra telles mesures qu'elle jugera opportunes. Dès qu'on a frappé ou appelé à la porte, elle doit se présenter, demander aux survenants ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent, et leur ouvrir aussitôt, s'il v a lieu, pour les recevoir. Les femmes seules pourront être reçues dans l'intérieur du couvent; les hommes seront dirigés chez les inoines. Pour quelque motif que ce soit, aucun ne sera admis dans le couvent que sur l'avis et par l'ordre de la. diaconesse. Quant aux femmes, elles auront im- médiatement porte ouverte. Les fenines. accueillies, les homines entrés pour un motif quelconque, la portière les fera demeurer dans sa cellule jus- qu'à ce que la diaconesse ou. les sœurs, s'il v a nécessité ou. convenance, viennent les recevoir. Si ce sont des pauvres à qui 1} faille laver les pieds, la diaconesse elle-même et Les sœurs s'acquitteront avec empressement de ce devoir d'hospitalité, C'est en se livrant à cet humble service d'humanité que l'Apótre a mérité le nom de Diacre, ainsi qu'il est dit daus Ja. Vie des saints Pères : « L'Homme-Dieu s'est fait diacre pour vous : il s'est cent d'un liuge pour laver les pieds de ses disciples, et il leur à fait laver les pieds de leurs frères. » C'est ce qui a fait dire à l'Apótre en parlant de la diaconesse : « ... si elle a donné l'hospitalité, si elle a lave les pieds des pauvres... » Et le Seigneur. lui-même : « J'étais étranger et. vous m'avez recu. » Toutes les officiéres devront être instruites de ces devoirs qui n'ont pas de rapport avec les lettres, excepté Ja chantre, et celles, s'il s'en trouve, qui se livrent à l'étude des lettres, et qui n'en doivent pas être distraites. IX. Que les ornements de l'église soient suffisants ; qu'ils n'aient rien de superflu ; qu'ils soient propres plutôt que précieux. Point de matière d'or

292 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

quam pretiosa. Nihil igitur in eo de auro vel de argento compositum sit præ- ter unum calicem argenteum, vel plures etiam, si necesse sit. Nulla de se- rico sint ornamenta, præter stolas aut phanones. Nulla in eo sint imaginum sculptilia. Crux ibi lignea tantum erigatur ad altare, in qua si forte 1ma- ginem Salvatoris placeat depingi, non est prohibendum. Nullas vero alias imagines altaria cognoscant. Campanis duabus monasterium sit contentum. Vas aqua benedictæ ad introitum oratorii extra collocetur, ut ea sanctifi- centur mane ingressuræ, vel post completorium egressæ.

X. Nulla monialium horis desint canonicis ; sed statim ut pulsatum fuerit signum, omnibus aliis postpositis ad divinum properetur officium, modesto tamen incessu. Introeuntes autem secreto oratorium, dicant quæ poterunt : « Introibo in domuim tuam, adorabo ad templum sanctum tuum, etc. » Nullus in choro liber teneatur, nisi officio præsenti necessarius. Psalmi aperte et distincle ad intelligendum dicantur, et tam moderata sit psalmo- dia vel cantus, ut qux: vocem habent infirmam sustinere valeant. Nihil in ecclesia legatur aut cantetur, nisi de authentica sumptum scriptura, maxime autem de Novo vel Veteri Testamento, qua utraque sic per lectiones distri- buantur, ut ex integro per annum in ecclesia legantur. Expositiones vero ipsorum vel sermones doctorum, seu quelibet scripture aliquid ædificatio- nis habentes ad mensam vel in capitulo recitantur : et ubicumque opus sit omnium lectio concedatur.

Nulla autem legere vel cantare præsumat, nisi quod prius præviderit. Si qua forte de iis aliquid in oratorio vitiose protulerit, ibidem supplicando coram omnibus satisfaciat, secreto dicens : « Ignosce, Domine, ctiam hac vice negligentiæ mea. »

Media autem noete, secundum institutionem propheticam, ad vigilias nocturnas surgendum est, propter quod adeo tempestive cubandum est, ut has vigilias ferre natura valeat infirma, et omnia. quie ad diem pertinent cum luce fieri possint, sicut et beatus Benedictus instituit. Post vigilias au- tem ad dormitorium redeatur, antequam hora matutinarum laudum pulse- tur. Et si quid noctis adhuc superest, infirmæ somnus non negetur nature. Maxime namque somnus lassatam recreat naturam, et patientem operis red- dit, et sobriain conservat, et alacrem. Si quæ tamen Psalterii vel aliquarum lectionum meditatione indigent, ut beatus quoque meminit Benedictus, va- care ita debent, ut quiescentes non inquietent. Ideo namque meditationi hoc loco potius quam lectioni dixit, ne lectio aliquorum quietem impediret alio- rum. Qui etiam quum ait, « a fratribus qui indigent, » profecto nec ad hanc meditationem compulit. Nonnunquam tamen si doetrina etiam cantus opus est, de hoc similiter providendum est iis quibus necesse est.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 993

ou d'argent, sinon nn calice ou plusieurs, s'il le faut. Point d'autres orne- ments en soie que les étoles et les manipules. Point d'images taillées : une croix de bois sur l'autel; une peinture de l'image du Sauveur n'est pas in- terdite, mais les autels ne doivent avoir aucune autre image. Deux cloches suffisent au monastère. Un vase d'eau bénite sera placé à l'entrée de l'é- glise, au dehors, afin qu'avant d'entrer le matin, ou au moment de sortir, à coruplies, les religieuses puissent se sanctifier.

X. Nulle ne peut s'absenter aux heures canoniales; au premier signal, toutes doivent tout quitter pour se rendre à l'office avec empressement, d'un pas modeste toutefois. En entrant dans l'église , que celles qui le pourront, disent : « Introibo in domum tuam, adorabo ad templum sanctum tuum... » On n'aura point d'autres livres au chœur que celui qui sera utile pour l'of- fice du moment. Les psaumes seront récités à haute ct intelligible voix, et la psalmodie ou le chant mis sur un ton qui permette aux voix les plus fai- bles de suivre. Il ne sera rien lu ni chanté dans l'église, qui ne soit tiré des écrits canoniques, du Nouveau ou de l'Ancien Testament, et on aura soin de distribuer des lectures de facou que les Écritures soient lues en entier à l'Église dans le cours de l'année. Les sermons ou les exhortations des Péres de l'Église, tous les textes propres à l'édification seront lus particulière- ment au réfectoire ou au chapitre ; mais on en permettra la lecture partout besoin sera.

Aucune religieuse ne se hasardera à lire ou à chanter, sans s'y être pré- parée. Si par hasard, malgré cette. précaution, elle laissait échapper quel- que faute de prononciation à l'Église, elle s'en excusera aussitôt devant toutes ses sœurs en répélaut elle-même au fond de son cœur : « Seigneur, pardonnez encore cette fois à ma négligence. »

Au milieu de la nuit, on se lévera pour chanter les vigiles suivant l'in- struction du prophète, et, à cet effet, on se couchera de bonne heure, afin que les santés délicates puissent supporter cet exercice. D'ailleurs, tout ce qui appartient aux devoirs du jour doit finir avec le soleil, selon la règle de saint Benoit. Après matines, on entrera au dortoir pour n'en sortir qu'à laudes. Tout le reste de la nuit sera accordé aux exigences de la nature : le sommeil rafraichit le corps, le rend propre au travail, le conserve sain et dispos. Celles qui ont besoin de méditer sur quelque psaume on sur quel- ques lectures, suivant la règle de siint Benoit, doivent le faire, sans trou- bler le sommeil des autres. Voilà pourquoi saint. Benoit dit médiation ct non lecture, de peur que la lecture n'empéche les autres de dormir. Au reste, il n'oblige personne à cet exercice, puisqu'il dit : « Aux frères qui en ont besoin. » Si l'on a besoin. d'appreudre à chanter, on devra s'imposer la méme règle.

b]

294 ABELARIN ET HELANSE EPETOLE.

Hora sero matutira. de statim illnerscente, perazatur, et exorto lucifero, «i provideri potest. ipta polir. Qua comrketa resertatur ad dormitorium. url ai 2125 faect, qua tunc br-s2 est tempus nocturnum, et longum miatetinum, aliqpiantul'im ant: primam dormire. non probibemus, donec sonitu facts ewitentur. De qua etiam. quiete. post. matutinales videlicet laudes beatu-. Grzzorius i1 Dialogorum cayitulo, quum de venerabili viro Libertino loqueretur, merninit, dicens : « Die vero altera erat pro utilitate rh onasteri causa consututa. Expletis igitur hymnis matutüinalibus, Liberti- nus ad Jectum abbatis venit, orationem. sibi. humiliter petiit. » Heec igitur quies matutinalis a Pascha usque ad æquinoctium autumnale, ex quo inci- pit diem excedere, non denegetur.

Egresse autem. de dormitorio abluant, et acceptis libris in claustro se- deant. legentes vel cantantes, donec. prima pulsetur. Post primam vero, in capitulum eatur, et omnibus ibi. residentibus lectio Martyrologii legatur, luna ante. pronuntiata. Ubi postmodum vel aliquo sermonis ædificio fiat, vel aliquid de regula legatur et exponatur. Deinde si quz corrigenda sunt, vel disponenda, prosequi oportet.

Sciendum vero est, nec monasterium nec domum aliquam inordina- tam dici debere, si qua ibi inordinate fiant, sed si quum facta fuerunt, non sollicite corrigantur. Quis enim locus a peccato penitus expers? Quod dili- genter beatus attendens. Augustinus, quum clerum suum instrueret, in quodam loco meminit, dieens : « Quantum libet enim vigilet disciplina do- mus mem; homo sum, et inter homines vivo. Nec mihi arrogare audeo ut domus mea melior sit quam arca Noe, ubi tamen inter octo homines unus inventus est reprobus; aut melior sit quam domus Abrahæ, ubi dictum est : « Ejice aucillam et filium ejus; » aut melior quam domus Isaac : « Jacob dilexi, Esau odio habui; » aut melior quam domus Jacob, ubi lectum patris filius incestavit ; aut. inelior quam domus David, cujus filius unus cum so- rore concubuit, alter contra patris tam sanctam mansuetudinem rebellavit ; aut melior quam cohabitatio apostoli Pauli, qui si inter bonos habitaret non diceret : « Foris pugnæ, intus timores ; » nec loqueretur : Nemo est homo qui germane de vohis sollicitus sit : omnes qux sua sunt. quærunt ; » aut melior quan cohabitatio ipsius Christi, in qua undecim boni perfidum et furem Judam toleraverunt : aut melior postremo quam ealum, unde angeli ceciderunt. » Qui etiam, nos ad disciplinam monasteri. plurimum exhor- tans, annexuit dicens : « Fateor coram Deo, ex quo Deo servire cepi, quo- modo diflicile sum expertus meliores quam qui in monasteriis profecerunt, ita non sum expertus pejores quam qui in monasteriis ceciderunt. » Ita ut

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÍISE. 995

Les matines se chanteront à la pointe du jour, et on les sonnera, s'il est possible, dès le crépuscule. Cet office fini, on retournera au dortoir. En été, les nuits étant courtes et les matinées longues, nous n'interdisons pas de dormir jusqu'à l'heure de primes, pourvu qu'au premier coup de cloche on soit debout. Saint Grégoire fait mention de ce repos aprés matines dans son chapitre des Dialogues, lorsqu'il dit, en parlant du vénérable abbé Li- bertinus : « On devait, ce jour-là, prendre une mesure importante pour le monastère : aprés matines, Libertinus vint au lit de l'abbé pour lui de- mander humblement sa bénédiction. » I] n'est donc pas interdit de reposer aprés matines, depuis la Pàque jusqu'à l'équinoxe d'automne, époque à par- tir de laquelle les jours diminuent.

Au sortir du dortoir, on se lavera les mains, on prendra les livres, et on restera dans le cloitre à lire ou à chanter jusqu'au coup de primes. À l'is- sue de primes, on se rendra au chapitre, et là, toutes les sœurs étant réu- nies, on lira le martyrologe aprés avoir indiqué le jour de la lune; ensuite i] sera fait quelque entretien édifiant ou quelque lecture commentée de la règle; enfin ce sera le moment de pourvoir aux réformes ou aux disposi- tions nouvelles, s'il y a lieu.

On doit comprendre qu'un monastére, pas plus qu'une autre maison, ne passe pour mal ordonné, parce qu'il s'v produit quelque désordre, mais parce que, le désordre produit, i1 n'y est pas diligemment porté remède. Quel est, en effet, le lieu le péché n'ait sa place? Saint Augustin était bien convaincu de cette vérité, quand dans un certain passage de son instruction à son clergé, il disait : « Quelque vigilante que soit la régle de ma maison, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je ne me flatte pas que ma maison vaille mieux que l'arche de Noé, cependant sur huit hommes il y eut un réprouvé ; mieux que la. maison d'Abraham, à qui il a été dit : a Chassez votre servante; » mieux que celle d'Isaac, Dieu a. dit : « J'ai aimé Jacob et hai Esaü ; » mieux que celle de Jacob, le fils a souillé le lit de son père ; mieux que celle de David, dont un fils a couché avec sa sœur, tandis que l'autre s'est révolté contre son père ; mieux que la compagnie de saint Paul, qui n'aurait pas dit, s'il n'eût habité que parmi des justes : « Au dehors les combats, au dedans les alarmes; » et encore : « I n'y a per- sonne qui s'occupe cordialement de vous, chacun ne cherche que son bien ; » mieux que la compagnie de Jésus lui-même, auquel onze justes ont fait sup- porter la perfidie et les larcins de son douzième disciple, de Judas ; mieux enfin que le ciel dont les anges ont été précipités. » Le méme Père qui nous encourage à suivre la régle du monastère ajoute : « J'avoue devant Dieu que, du jour je me suis consacré à son service, je n'ai pas trouvé de meilleurs chrétiens que ceux qui vivent daus les monastères, conformément à leurs veux ; mais je n'en ai pas non. plus connu de pires que ceux qui ont failli dans les monastères. » En sorte que, si je ne me trompe, c'est de qu'il

996 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

hinc, arbitror, in Apocalypsi scriptum : « Justus justior fiat, et sordidus sordescat adhuc. »

Tanta igitur correctionis districtio sit, ut quæcunque in altera viderit quod corrigendum sit, et celaverit, graviori subjaczat disciplinæ, quam illia quz hoc commisit. Nulla igitur vel suum vel alterius delictum accusare differat. Quæcunque vero se accusans alias prævenerit, sicut scriptum est ! : « Justus prior est accusator sui, » mitiorem meretur disciplinam, si ejus cessaverit negligentia. Nulla vero aliam excusare præsumat, nisi forte dia- conissa ab aliis ignotam rei. veritatem interroget. Nulla unquam aliam cæ- dere pro quacunque culpa præsumat, nisi cui injunctum fuerit a diaconissa. Scriptum est autem de disciplina correctionis ? : « Disciplinam Domini, fili mi, ne abjicias. Ne deficias quum ab eo corriperis. Quem enim diligit Do- minus corripit, et quasi pater in filio complacet sibi. » [tem : « Qui parcit virge, odit filium : qui autem diligit illum, instanter erudit. Pestilente fla- gellato sultus sapientiorerit. Mulctato pestilente sapientior erit. parvulus. Flagellum equo, et chamus asino, et virga dorso imprudentium. Qui corripit hominem postea inveniet apud eum, magis quam ille qui per linguæ blan- dimenta decipit. Omnis autem disciplina in præsenti quid videtur non esse gaudii, sed ino:rgris. Postea autem fructum pacatissimum exercitatus per eam reddet justitia. Confusio patris est in. filio indisciplinato, filia autem fatua in deininoratione erit. Qui diligit filium, assiduat illi flagella, ut læ- tetur in novissimo. Qui docet filium, laudabitur in illo, et in medio domes- ticorum in illo gloriatur. Equus indomitus evadet durus, et filius remissus evadet præceps. Lacta filium tuum, et paventem te faciet. Lude cum co, et contristabit te. »

In discussione vero consilii, cuilibet suam proferre sententiam lice- bit, sed quidquid omuibus. videatur, diaconissæ decretum. immobile tenea- tur, in cujus arbitrio cuncta consistunt ; etiam si, quod absit, ipsa fallatur, et quod deterius est ipsa constituat. Unde et illud est beati Augustini libro Confessionum : « Multum peccat qui inobediens est suis prelatis in aliquo, si vel meliora eligat quam ea qua sibi jubentur. » Multo quippe melius est nobis bene facere, quam bonum facere. Nec tam quod fiat, quam quod quo modo vel animo fiat, pensandum est. Dene vero fit quidquid per obedien- tiam fit, eliam si quod fit bonum esse minime videatur. Per omnia itaque prelatis est obediendum, quantacunque siut damna rerum, si nullum appa-

1 Prov., ri, 11 ct 42. % Prov., xiu, 24; xix, 25; xxi, 140; xxvi, 25; xxvin, 25; Hebr., xu, 11; Eccles., xxu, 5; xxx, 1 et 2; 8et 9.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 997

est écrit dans l'Apocalypse : « Le juste devient plus juste, et celui qui s'est souillé s'enfonce davantage dans la souillure. »

]l faut donc que la règle de la correction soit tendue de telle sorte, que si quelque religieuse a reconnu la faute d'une autre et l'a dissimulée, elle soit punie plus rigoureusement que la coupable. Nulle ne doit différer d'ac- cuser son péché ou le péché d'autrui. Celle qui préviendra l'accusation des autres en s'accusant elle-méme, ainsi qu'il est écrit : « Le juste est le pre- mier à s'accuser, » encourra une peine plus douce, pourvu qu'elle ne re- tombe pas dans la méme faute. Nulle ne doit prendre sur soi d'en excuser une autre, à moins que la diaconesse ne lui demande de lui faire. connaitre une chose que les autres ne sauraient pas. Nulle ne doit s'arroger le droit de faire la leçon aux autres, si ce n'est de la part de la diaconesse, car il est écrit, au sujet du réglement de la correction : « Mon fils, ne rejetez point la correction du Seigneur, et ne vous abattez point lorsqu'il vous châtiera. Dieu chátie celui qu'il aime, et il se complait en celui qu'il châtie comme un père en son fils. » Et encore : « Celui qui ménage la verge hait son fils; celui qui l'aime, le corrige sans cesse. » En voyant le corrompu clâtié, l'insensé deviendra plus sage. Le fouet est fait pour le cheval, la corde pour l'âne, et la verge pour les hommes qui se conduisent mal. Celui qui en châtie un autre trouvera dans la suite auprès de lui plus de reconnaissance que celui qui le trompe par les caresses de ses éloges. Toute correction, surle mo- ment, semble pleine, non de joie, mais d'amertume; mais un jour elle rap- portera à ceux qui en auront subi l'épreuve les fruits les plus doux de la vertu. La confusion d'un père est dans un enfant qui n'a pas été corrigé, et sa honte dans la mauvaise conduite de sa fille. Celui qui aime son fils le cor- rige sans cesse, afin d'être heureux dans sa vieillesse. Celui qui instruit son fils sera loué daus son fils, et glorifié en lui au milieu de toute sa mai- son. Un cheval qu'on ne dompte pas devient intraitable ; un fils auquel on a lâché les rênes devient insolent. Flattez votre fils, et 11 vous fera trembler ; jouez avec lui, et il vous contristera. »

Dans les délibérations du Conseil, chaque religieuse aura le droit de donner son avis ; mais tout ce que la diaconesse aura décidé sera tenu pour immuable; c'est de sa volonté que tout dépend, düt-elle méme, ce dont Dieu la préserve, se tromper et s'arréter au mauvais parti. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin dans son livre des Confessions : « Celui-là com- met un grand péché qui désobéit en quelque chose à ses supérieurs, alors méme qu'il ferait mieux que ce qui lui est ordonné. » Mieux vaut, en eflet, bien faire que faire le bien. 1l faut moins se préoccuper de la chose en elle- méme, que de Ja façon dont elle est faite et de l'esprit. dans lequel on la fait. Tout ce qui est fait par obéissance est bien fait, encore que cela ne pa- raisse pas un bien. En tous points, il faut obéir aux supérieurs, quels que soient les inconvénients des choses, dès le moment qu'il n'y a point péril pour l'àme. C'est au supérieur de bien. ordonner, puisqu'il suffit aux reli-

298 AB.FLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

ret animi periculum. Provideat prælatus ut bene præcipiat, quia subjectis bene obedire suflicit, nec suam, sicut professi sunt, sed prelatorum sequi voluntatem. Omnino enim prohibemus ut unquam consuetudo rationi pre- pouatur, nee unquam aliquid. defendatur, quia sit consuetudo, sed quia ra- tio; nec quia sit usitatum, sed quia bonum : et tanto libentius excipiatur, quanto melius apparebit. Alioquin judaizantes legis antiquitatem Evangelio preferamus.

Ad qued beatus Augustinus, de consilio Cypriani pleraque asserens testi- menia, quedam loce ait : « Qui, contempta veritate, præsumit consuetu- dinem sequi, aut circa fratres invidus est et. malignus, quibus veritas reve- latur, aut circa Deum ivgratusest, cujus inspiratione Ecclesia ejus instruitur. » ltem : « [n Evanzelio Domiuus : « Ezo sum, inquit, Veritas. » Non dixit : Ego sum consuetudo. » Itaque veritate manifestata, cedat. consuetudo ve- ntati. » ltem : « Revelatione faeta. veritatis, cedat error veritati, quia. et Petrus qui prius eirrumceidebat. cessit. Paulo prædicanti veritatem. » Idem lib, IN de Baptismo : « Frustra quidem qui ratione vincuntur, consuetudi- uem üebis objiciuut, quasi consuetudo major sit veritate, aut non sit in spi- ritualibus sequendum, quod in melius fuit a Spiritu. sancto revelatum. » Hoc plane verum est, quia ratio et. veritas consuetudini præponenda est. Grogorius VIE Vuimundo episcopo : « et certe. ut beati Cvpriani utamur sen- teutia, qualibet eousuetudo quantumvis vetusta, quantumvis vulgata, veri- Lat est omnino postponenda: et usus qui veritati est contrarius, abolendus. »

Quante etiam amore. veritas quoque verborum amplectenda, admonemur eu Feelesisstice quum dicitur! : « Pro anima tua non confundaris dicere ve- vum, » lem? : « Non contradicas verbo veritatis ullo modo. » Et iterum : 4 Aute omma opera verbum verax præcedat te, et ante omnem actum con- silium stabile, » Nilul etiam in auctoritatem ducatur, quia geritur a multis, sed quia prebatur à sapientibus et honis. Stultorum, inquit. Salomon, mdinitus est numerus. » Et juxta. Veritatis assertionem, « multi vocati, pauet vete electi. » Rara sunt qui que. pretiosa, et quæ abundant. numero niuuuutur pretio, Nemo enim in consilio majorem liominum partem, sed melon sequatur. Nec atas hominus, sed sapientia consideretur ; nec ami- vitia, xd veritas attendatur, Uude et poetica est illa sententia? :

Fas est et ab beste doceri.

Quotiens autem epus est couzilie, non ditleratur. Et si de rebus præcipuis ext deliberandum, convecetur conventus. In. minoribus autem rebus discu-

URKeelee, tv, $4, S0; vvv, 99. * Eccles, 1, 15. 3 Ovid., Metam., iv, 428.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 299

gieux de bien obéir, el de suivre, conformément à leurs vœux, non leur pro- pre volonté, mais celle de leurs supérieurs. Nous interdisons donc d'une manière absolue de jamais faire prévaloir la coutume sur la raison, et d'op- poser la coutume à la raison. C'est sur ce qui est bien, non sur ce qui est en usage, qu'il faut se régler, en sorte qu'un ordre soit accueilli d'autant plus volontiers qu'il parait meilleur ; autrement, ce serait judaiser et préférer à l'Évangile l'ancienne loi.

Saint Augustin, s'appuyant du témoignage de saint Cyprien, dit en quel- que endroit : « Celui qui, au mépris de la vérité, prend sur lui de suivre la coutume, est assurément ou jaloux et envieux de ses frères auxquels la vé- rité a été révélée, ou ingrat envers Dieu, dont l'inspiration est la lumière de l'Église. » Et encore : « Jésus-Christ dit dans son Évangile : je suis la vé- rité, et non : je suis la coutume. Lors donc que la vérité a été manifestée, il convient que la coutume s'efface devant elle. » Et encore : « Lorsque la vé- nté a été révélée, 11 faut que l'erreur s'efface devant la vérité. Saint Pierre cessa de circoncire et céda le pas à Paul, lorsque Paul commenga à précher la vérité. » Et ailleurs, dans son livre quatrième sur le baptéme : « C'est en vain que ceux qui sont vaincus par la raison nous opposent la coutume, comme si la coutume était supérieure à la vérité, comme si dans les choses spirituelles, il ne fallait pas suivre ce que l'Esprit-Saint a révélé de meilleur. » C'est donc un point incontestable, qu'il faut faire passer ]a raison et la vé- rité avant la coutume. « Assurément, écrivait saint Grégoire à l'évéque Vimond, assurément i| faut, suivant la maxime de saint Cvprien, faire passer la vérité avant la coutume, quelque ancienne et quelque répandue que soit la coutume ; tout usage contraire à la vérité doit être détruit. »

Avec quel amour nous devons, même dans nos paroles, nous attacher à la vérité, l'Ecclésiaste nous l'apprend dans le passage il dit : « Ne rougissez pas de dire la vérité pour le salut de votre âme. » Et encore: « Ne contrariez en rien la parole de vérité, » Et ailleurs : « Que la parole de vérité inspire toutes vos œuvres, et unc ferme sagesse, vos actions. » Ne vous autorisez point de l'exemple de la foule, mais de l'approbation des sages. « Le nombre des insensés, dit Salomon , est infini, » ct selon la parole de la Vérité méme, « beaucoup sont appelés et peu élus. » Tout ce qui est précieux est rare; l'abondance d'une chose en diminue le prix. Ne suivons donc pas le conseil du plus grand nombre, mais le meilleur. Ne considérons pas l'âge de l'homme, mais sa sagesse; ne consultons pas l'amitié, mais la vérité. De cette pensée du poéte : « Il est permis de profiter des leçons méme d'un ennemi. »

Toutes les fois qu'il v a quelque résolution à prendre, il ne faut point perdre de temps ; et si la délibération est grave, il faut assembler la com- munauté. Dans la discussion des affaires moius importantes, il suflit que la diaconesse réunisse quelques-unes des principales sœurs, car il est écrit au

300 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

tiendis, sufficiet diaconissa, paucis ad se de majoribus personis convocatis. Scriptum quoque est de consilio : « Ubi non est gubernator, populus cor- ruit. Salus autem ubi multa consilia. Via stulti recta in oculis ejus. Qui autem sapiens, audit consilia. Fili, sine consilio nihil facias, et post factum non prenitebis. » Si forte sine consilio aliquid prosperum habet eventum, non excusat hominis præsumptianem fortune beneficium. Sin autem post consilium nonnunquam errat, potestas quæ consilium quaesivit rea non te- neatur presumptionis. Nec tam culpaudus est qui credidit, quam quibus ipse errando acquievit.

Egressæ vero capitulum us quibus oportet operibus intendant, le- gendo scilicet vel cantando, sive manibus operando usque ad tertiam. Post tertiam autem missa dicatur, ad quam quidem celebrandam unus ex mona- chis sacerdos hebdomadarius instituatur. Quem profecto si copia tanta sit, cum diacono et subdiacono venire oportet, qui ci quod necessarium est ad- ministrent, vel quod suum est et ipsi operentur. Quorum accessus vel re- cessus ita fiant, ut sororum conventui nullatenus pateant. Si vero plures ne- cessarii fuerint, et de his providendum erit, et ita semper, si fieri potest, ut monachi propter missas monialium nunquam conventui suo in officiis de- sint divinis.

Si vero communicandum a sororibus fuerit, senior eligatur sacerdos, qui post missam eas communicet; egressis inde prius diacono et subdiacono, propter tollendam tentationis occasionem. Ter vero ad minus in anno totus communicet conventus, 1d est Pascha, Pentecoste, et natale Domini, sicut a patribusest institutum de secularibus etiam hominibus. Ilis autem com- munionibus ita se præparent ut terlio die ante ad confessionem et congruam satisfactionem omnes accedant, et terno se panis et qua jejunio et oratione frequenti purificent cum omni humilitate et tremore ; illam Apostoli terri- bilem apud se retractantes sententiam? : « Itaque, inquit, quicumque man- ducaverit panem vel biberit calicem Domini indigne reus erit corporis et sanguinis Domini. Probet autem seipsum homo, et sic de paue illo edat, et de calice bibat. Qui enim manducat et bibit indigne judicium sibi manducat et bibit, non dijudicans corpus Domini. Ideo inter vos multi infirmi et im- becilles, et dormiunt multi. Quod si nosmetipsos dijudicaremus, non utique dijudicaremus. » Post missam quoque ad opera redeant usque ad sextam, et nullo tempore otiose vivant, sed unaquæque id quod potest et quod opor- tet operetur. Post sextam autem prandendum est, nisi jejunium fuerit. Tunc enim nona expectanda est, et in quadragesima etiam vespera. Nullo vero tempore conventus careat lectione. Quam quum diaconissa terminare vo-

1! Prov., i, 14, 15; Corinth., T, n, 21. * Corinth., I, n, 37.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 301

sujet du conseil : « il n'y a personne pour gouverner, le peuple périt ; le salut est il y a beaucoup de conseil ; la route est toujours droite aux yeux de l'insensé, mais le sage écoute les conseils. Mon fils ne faites rien sans prendre conseil, et vous n'aurez pas de regret. » Si quelque affaire réussit d'aventure sans qu'on ait pris conseil, la faveur de la fortune n'ex- cuse pas la présomption de l'homme ; si, au contraire, l'échec arrive après le conseil, le pouvoir qui a pris conseil ne saurait étre accusé de présomp- tion : car celui-là est moins coupable qui a eu confiance, que ceux sur le mauvais avis desquels il s'était reposé.

Au sortir du chapitre, les religieuses se remettront chacune à leur ou- vrage, soit à la lecture, soit aux champs, soit à des travaux manuels, jus- qu'à l'heure de tierce. Aprés tierce, on dira la messe. Elle sera célébrée par un prétre choisi à cet effet par les moines, pour la semaine, et assisté, si les moines sont en nombre, d'un diacre et d'un sous-diacre qui le serviront et rempliront chacun leur office. Leur arrivée et leur départ auront lieu de telle sorte qu'ils ne soient point vus de la communauté. Dans le cas un plus grand nombre de moines serait nécessaire, on y pourvoira, mais au- tant qu'il est possible, de telle facon que les messes des religieuses n'empé- chent pas les religieux d'assister aux offices divins dans leur couvent.

Pour la communion des sœurs, on choisira le prétre le plus âgé. II la leur donnera aprés la messe, aprés avoir fait sortir auparavant le diacre et le sous-diacre, pour supprimer toute occasion de tentation. La communauté entière communiera au moins trois fois l'an : à Pàques, à la Pentecôte, à Noël, ainsi que les Pères l'ont établi même pour les personnes qui vivent dans le siècle. Elle se préparera à celte communion générale par une péni- tence de trois jours précédée de la confession ; pendant ces trois jours, les re- ligieuses vivront de pain et d'eau, se purifieront incessamment par la prière faite avec humilité et tremblement, en se remettant devant l'esprit la terri- ble sentence de l'Apôtre : « Quiconque aura mangé le pain ou bu le calice du Seigneur, sans en être digne, sera coupable du corps et du sang de Jésus- Christ. Que l'homme se mette donc à l'épreuve, avant de manger ce pain et de boire ce calice. Car celui qui mange et boit sans en étre digne, mange et boit sa propre condamnation, pour n'avoir pas jugé que c'était le corps du Seigneur. C'est pour cela que l'on voit parmi nous tant de malades et de faibles, tant de gens eudormis. Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous y gagnerons de n'être pas jugés. »

Aprés la messe, les religieuses retourneront à leurs occupations jusqu'à sexte; elles ne doivent point ètre oisives un seul moment ; chacune d'elles doit faire ce qu'elle peut et ce qu'il faut. Aprés sexte on dinera, si ce n'est pas jour de jeüne, car, alors, il faudrait attendre aprés none, et, dans le ca- réme, après vépres. En tout temps, on doit faire la lecture au réfectoire. Lorsque la diaconesse l'aura trouvée assez longue, elle dira : assez, et aus-

902 ABELARDI ET HELOESS£ EPISTOLE.

luerit, dicat : Sufficit. Et statim ad rates Donuno referendas ab omnibus surgatus. .Estivo tempore post prandium usque ad nonam quiescendum est in dorinitorio, et post nonam ad opera redeundum usque ad vesperas. Post vesperas autem. vel statim cœnandum est, vel potandum. Et inde etiam, se- cundum temporis consuedinem, ad collationem eundum. Sabbato autem, ante collationem munditiæ fiant, in ablutione videlicet pedum et manuum. In quo quidem obsequio diaconissa famuletur cum hebdomadaniis, quz co- quinze deservierunt. Post collationem vero, ad completorium statim est ve- niendum, inde dormitum est eundum.

XI. De victu autem et vestitu Apostolica teneatur sententia, qua dicitur! : « Habentes autem. alimenta, et quibus tegamur, his contenti simus. » Ut videlicet necessaria sufliciant, non superflua quærantur. Et quod vilius po- terit comparari, vel facilius haberi, et sine scandalo sumi, re concedatur. Solum quippe scandalum proprie conscientiæ vel alterius in cibis Apostolus vitat, sciens quia non est cibus in vitio, sed appetitus. « Qui manducat, in- quit*, non manducantem non spernat. Qui non manducat manducantem non judicet. Tu qui es, qui judicas alienum servum? Qui manducat Domino manducat : gratias enim agit Deo; et qui non manducat Domino non man- . ducat, et gratias agit Deo. Non ergo amplius invicem judicemus, sed hoc ju- dicate magis ne ponatis offendiculum fratri vel scandalum. Scio et confido in Domino Jesu, quia nihil commune per ipsum, nisi [ei] qui æstimat quid commune esse. Non est regnum Dei esca et potus, sed justitia, et pax, et gaudium in Spiritu sancto. Omnia quidem munda sunt, sed malum est ho- mini qui per offendiculum manducat. Bonum non manducare carnem, et non bibere vinum, neque in quo frater tuus offendatur, aut scandalizetur. Qui etiam , post scandalum fratris de proprio scandalo ipsius qui contra conscientiam suam comedit, adjungit dicens : « Beatus qui non judicat semet- ipsum in eo quod probat. Qui autem discernit si manducaverit damnatus est quia non ex fide : omne autem quod non est ex fide peccatum est. »

In omni quippe quod agimus contra conscientiam nostram, et contra hoc quod eredimus, peccamus. Et in eo quod probamus, hoc est per legem quam approbamus atque recipimus, judicamus nosmetipsos atque damnamus, si illos videlicet comedimus cibos quos discernimus ; hocest per legem excludi- mus, et separamus tamquam immundos. Tantum enim est testimonium con

t Timoth., 1, vr, 8. * Rom., xiv, 5, 22.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 503

sitôt tout le monde se lévera pour les grâces. Dans l'été, après diner, on se retirera jusqu'à none au dortoir, pour s'y reposer; aprés none, on reviendra à la besogne jusqu'à vépres. Immédiatement après vèpres, on soupera, ou l'on fera collation, suivant l'ordre des temps. Les samedis, avant la collation, on se purifiera, c'est-à-dire qu'on se lavera les pieds et les mains. C'est la diaconesse qui s'acquittera humblement de ce service, avec les semainières de la cuisine. Aprés la collation, on se rendra aussitót à complies, puis on ira se coucher.

XI. Quant à la nourriture et à l'habillement, on observera le précepte de l'Apótre qui dit : « Contentons-nous de nos aliments et de nos vétements, » c'est-à-dire contentons-nous du nécessaire, sans chercher le superflu. On emploicra' effectivement ce qu'il y a de moins coûteux, ce qu'on pourra se procurer le plus aisément et porter sans scandale. C'est seulement le scan- dale de sa propre conscience et de celle des autres que l'Apótre recommande d'éviter dans la nourriture : il savait que le mal n'est point à manger, mais à manger avec gourmandise. « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange pas ; que celui qui ne mange pas, ne juge pas celui qui mange ; Dieu s'en est chargé. Qui étes-vous, vous qui jugez leserviteur d'au- trui? Celui qui mange, mange pour plaire au Seigneur, car il lui rend grâce, et celui quine mange pas, ne mange pas pour plaire au Seigneur, ear il lui rend grâce aussi. Ne nous jugeons donc pas les uns les autres; mais pensez plutôt que vous ne devez offrir à votre frère ni pierre d'achoppement, ni scandale. Je sais et je crois en Jésus-Christ, qu'il n'y a rien d'impur par soi, mais seulement par l'impureté qu'ou. y met, car le rovaume de Dieu. ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne l'Esprit-Saint. Tout est pur; le mal est dans l'homme qui mange pour scandaliser les autres. ]] vaut mieux ne point manger de chair et ne point boire de vin, ni rien faire qui puisse offenser ou scandaliser votre frère. » Le mème Apótre, après avoir parlé du scandale que l'on cause à son frère, ajoute, au sujet du scandale que l'on se cause à soi-imème en. inan- geant contre sa conscience : « Heureux celui qui ne se condamne pas lui-mème, en ce qu'il veut fure! Mais celui qui se demande sil mangera, et qui mange, est condamné, paree qu'il n'agit pas par un acte de fot ; or, tout ce qui n'est pas acte de fot est péché. »

Nous péchons en tout ce que nous faisons contre notre conscience et notre crovance. Nous nous jugeons et nous nous condamnons nous-unémes, au nom de la loi que nous avons reçue et acceptée, par cela seul que nous ap- prouvons, c'est-à-dire que nous mangeous tels aliments que, suivant cette loi, nous devons rejeter et condamner comme impurs. Telle est. l'importance du témoignage de la conscience, qu'il suffit à nous excuser ou à nous accuser devant Dieu. C'est ce que rappelle saint Jean dans sa première épitre : « Mes

904 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

' scienti nostre, ut hec nos apud Deum maxime accuset vel excuset. Unde et Joannes in prima sua meminit epistola! : « Carissimi, si cor nostrum non reprehenderit nos, fiduciam habemus ad Deum. Et quidquid petierimus ac- cipiemus ab eo, quoniam mandata ejus custodimus, et ea quz sunt placita coram eo faciemus. » Bene itaqueet Paulus superius ait nihil esse commune per Christum, nisi ei qui commune quid esse putat, lioc est immundum et interdietum si sibi credit. Commune, quippe cibos dicimus, qui secundum legem mundi vocantur, quod eos scilicet lex a suis excludens, quas his qui extra legem sunt exponat et publicet. Unde et communes feminæ immundæ sunt et communia quæque vel publicata vilia sunt, vel minus chara. Nullum itaque cibum per Christum asserit esse communem, id est immundum, quia lex Christi nullum interdicit, nisi, ut dictum est, propter scandalum remo- vendum, vel propri scilicet conscientiæ, vel alienæ. De qua et alibi dicit? : « Quapropter si esca scandalizat fratrem meum, non manducabo in eternum, ne fratrem meum scandalizem? Non sum liber, non sum apostolus? » Acsi diceret : nunquid non liabeo illam libertatem quam Dominus apostolis de- dit, de quibuslibet scilicet edendis vel de stipendiis aliorum sumendis ? Sic quippe quum apostolos mitteret, quodam loco ait5 : « edentes et bibentes que apud illos sunt, » nullum videlicet cibum a ceteris distinguens. Quod dili- geuter Apostolus attendens, et omnia ciborum genera, etiamsi sint infide- lium cibi et idolothyta, christianis esse licita studiose prosequitur ; solum, ut diximus, in cibis scandalum vitans : « Omnia, inquit*, licent; sed non omnia expediunt. Omnia mihi licent, sed non omnia ædificant. Nemo quod suum est quærat, sed quod alterius. Omne quod in macello venit man- ducate, nihil interrogantes propter conscientiam. Domini est terra, et ple- nitudo ejus. Si quis vocat vos infidelium ad comam, et vultis ire, omne quod vobis apponitur manducate, niliil interrogantes propter conscientiam. Si quis autem dixerit : hocimmolatum est idolis, nolite manducare propter illum qui judicavit, et propter conscientiam. Conscientiam dico non tuam, sed alterius. Sine offensione estote Judæis et gentibus, et Ecclesie Dei. »

Ex quibus videlicet Apostoli verbis manifeste colligitur, nullum nobis interdici, quo sine offensa proprie conscientiæ vel alien: vesci possimus. Sine offensa vero propri: conscientiæ tunc agimus, si propositum vitæ, quo salvari possumus, nos servare confidimus. Sine offensa autem alienz, si eo modo viverecredimur quo salvemur. Eo quidem modo vivemus, si omnibus necessariis nature indultis peccata vitemus, nec de nostra virtute præsu- mentes illi vitæ jugo professione nos obligemus, quo prægravati succumba- mus : et tanto sit gravior casus, quanto fuerat professionis altior gradus.

1 Joan., I, n., 24 et 22, * Corintb., IJ, vin, 43. —3 Luc, x, 7. * Corinth., I, x, 22,

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frères, dit-il, si notre cœur ne nous reproche rien, ayons confiance en Dieu, et tout ce que nous lui demanderons, nous le recevrons, si nous sommes fidèles à ses préceptes, et si nous ne faisons rien qui ne lui soit agréable. » C'est aussi avec raison que saint Paul avait dit auparavant, qu'il n'y a rien de commun, pour Jésus-Christ, si ce n'est ce qu'on croit devoir l'être, c'est- à-dire ce que l'on croit impur et interdit. En effet, nous appelons communs les aliments qui, selon la loi, sont appelés impurs, parce que la loi, les in- terdisant à ses fidèles, les expose, pour ainsi dire, et les met en vente pour ceux qui sont hors de la loi. De vient que les femmes communes sont impures, et que tout ce qui est commun, tout ce qui est du domaine public, est vil ou moins précieux. Saint Paul dit donc qu'il n’est point par Jésus- Christ de viande commune, c'est-à-dire impure, puisque la loi de Jésus- Christ n'en interdit aucune, si ce n'est, comme je l'ai dit, pour éviter le scan- dale de sa propre conscience et de celle d'autrui. Il dit ailleurs, à ce sujet: « C'est pourquoi, si la viande que je mange scandalise mon frère, je n'en mangerai jamais, pour ne pas scandaliser mon frére. Ne suis-je pas libre? Ne suis-je pas apótre? » Soit, en d'autres termes : n'ai-je pas cette liberté que le Seigneur a dounée aux apótres, de manger de toutes sortes -de viandes et de recevoir toute espèce d'assistance? En effet, il dit quelque part, en envoyant ses apôtres -prêcher sa doctrine : « Mangez et buvez tout ce que vous trouverez chez eux. » Il ne faisait aucune distinction entre les aliments. L'Apótre, fidèle à cette doctrine, la màintient en disant qu'il est permis aux chrétiens de manger toute espéce d'aliments, fussent-ce méme des aliments des tinésaux infidéles ou offerts aux idoles, à la seule condition, je le répète, d'éviter le scandale. « Tout est permis, dit5ll, mais tout n'est pas bon ; tout est permis, mais tout n'édifie pas. Que personne ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui. Mangez de tout ce qui se vend au marché, sans scrupule. La terre et tout ce qu'elle porte dans son sein est au Seigneur. Si quelque infidèle vous invite à sa table, et qu'il vous plaise d'y aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, sans scrupule. Si l'on vous dit : « Ceci a été offert aux idoles, » n'en mangez pas, par respect pour le scrupule de celui qui fait la distinction, par respect pour la conscience d'autrui, dis-je, non pour la vótre : ne blessez ni les juifs, ni les gentils, ni l'Église de Dieu. »

De ces paroles de l'Apótre il ressort clairement qu'aucun aliment ne nous est interdit, si nous en pouvons manger sans blesser notre propre conscience, ni celle des autres. Nous agissonssans blesser notre propre conscience, si nous crovons de bonne foi suivre le genre de vie qui doit nous conduire au salut ; sans blesser la conscience des autres, s'ils ont la confiance que notre geure de vie doit. nous sauver. Et nous vivons de cette maniére, si nous satisfaisons les besoins de la nature, en évitant le péché ; si, ne présumant pas trop de notre vertu, nous ne nous chargeons pas, par nos vœux, d'un joug sous lequel nous succomberious : chute d'autant plus grave que le degré auquel nous avaient élevés nos vœux serait plus haut.

20

35 ES Y" HE ESYILE

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Wut x SLR CNE n'UPUNENE ARoQul dicia nunquam eum repe- ES <a UITERAUX DS HIDE agnénlesse. Sed viros maxime ad paniuenlaan ABATÈER ai « LEDUMURDS ahquis vocatus est? non ad- durs ere. À ditum : « Sabpins ss ab uxore? noli quærere uxo- ven. imum Mere clamer Te Tmhars quam feminis indulgens uni viro alum sumar CRURS DU un Pemuus dures viros concedat, et districtius atuttsné tenuer-un guam vrwerumr pnomat. e Mulier, inquit Apostolus 5, si avitum Ut, up sus Bieun sc a ese vin, ut non sit adultera, si fuerit suam ulv vie ^ $t onühsc à Juor sm non nupüs et viduis : bonum est in wox& Wetmunenp. suc: & en Qnod si non se continent, nubant. Maur #8 ous nue: uum 07. » Ex aterum : « Mulier, si dormierit vir Qum Hivnu me dujovnk nal tastam in Domino. Beatior autem erit se womenenri Sum onpulmea neum. » Non secunda tantum ma- sn sobre xvn. onmi. verum etam ea nullo concludere audet poor (uui. Bacon earam vin, nubere aliis permittit. Nullum RTS AE jeans aumwerum, dummodo fornicationis evadant var. Negra sage mahant quam. semel fornicentur : ne si uno prosti- tenter, ÈS arnabs owamerdi solvant. Quæ tamen debiti solutio non SRE DS sed indulgentur minora, ut majora vitentur

pate.

babe on Set & 2 Timeth,, I, v, 44 et 15. 5 Epist. 18. * Corinth., I, vn, AR Yt. T Rom. va, X. 9 Oorintb., I, vit, 8, 50-40.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 307

Prévenant cette chute et les vœux d'un engagement irréfléchi, l'Ecclésiaste dit: « Si vous avez fait un vœu à Dieu, ne diflérez pas de vous en acquitter : lout engagement irréfléchi, et que l'on ne tient. pas, lui déplait; quels que soient les vœux que vous avez faits, accomplissez-les : mieux vaut de beau- coup ne point faire de voeux, que de ne point tenir ceux qu'on a faits. » C'est aussi à ce péril que l'Apótre veut remédier, quand il dit : « Je veux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles tiennent une maison, et qu'ainsi elles ne donnent à l'ennemi aucune occasion de pé- cher; car il en est qui sont retournées à Satan. » Considérant la faiblesse de l’âge, au danger d'une vie meilleure il oppose le remède d'une vie plus libre. Il conseille de se tenir en bas, de peur d'être précipité d'en haut.

C'est également le sentiment de saint Jeróme, dans les instructions qu'il donne à Eustochie. « Si celles, lui dit-il, qui sont restées vierges sont néanmoins condamnées pour d'autres péchés, qn'adviendra-t-il de celles qui auront prostitué les membres de Jésus-Christ, et qui auront changé en lieu de débauche le temple de l'Esprit-Saint ? Mieux eût valu, pour l'homme, subir le mariage et suivre le cheinin de la plaine, que de vouloir s'élever et d'étre précipité dans les abimes de l'enfer. »

Repassons en esprit tous les préceptes de l'Apótre, nous verrous que c'est aux femmes seulement qu'il permet un second mariage; pour les hommes, il les engage à la continence. « Si un homme est appelé circoncis, dit-il, qu'il ne se fasse pas gloire de montrer son prépuce. » Et ailleurs : « Êtes- vous veuf? ne cherchez pas femme. » Moise, au contraire, plus doux aux hommes qu'aux femmes, accorde à l'homme plusieurs femmes, tandis qu'il refuse à la femme plusieurs maris, et punit plus sévèrement l'adultére chez les femmes que chez les hommes. « La femme, dit l'Apótre, à la mort de son mari, est affranchie du lien qui l'attachait à lui; elle n'est point adul- tére, en s'unissant à un autre homme. » Et ailleurs : « Je dis aux veuves et aux vierges qu'il est bon, pour elles, de rester dans cet état, ainsi que j'y reste moi-même. Mais, si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient : mieux vaut se marier que d'être brûlé des ardeurs du désir. » Et ailleurs : « La femme dont le mari est endormi du sommeil éternel est af- franchie ; elle peut épouser qui elle voudra, pourvu que ce soit au nom du Seigneur: mais elle sera plus heureuse, si, suivant mon conseil , elle reste veuve. » Ce n'est pas seulement un second mariage qu'il accorde aux femmes ; il ne leur assigne pas de limites : dés que celui qu'elles ont épousé est endormi du sommeil éternel, il les autorise à en épouser un autre. 1l ne fixe pas le nombre de leurs mariages, pourvu qu'elles évitent la fornication. Qu'elles se marient plusieurs fois, plutôt que de forniquer une seule fois, de peur qu'après s'étre livrées à un, elles ne payent à beaucoup d'autres la dette. Le payement de cette dette, méme dans le mariage, n'est jamais com- plétement pur de péché; mais on tolére les moindres péchés, pour éviter les plus grands.

$08 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

Quid igitur mirum si id, in quo nullum est omnino, conceditur ne pec- catum incurrant, hoc est alimenta quilibet necessaria, non superflua? Non est enim, ut dictum est, cibus in vitio, sed appetitus: quum videlicet libet quod non licet, et concupiscitur quod interdictum est, et nonnunquam im- pudenter sumitur, unde maximum scandalum generatur.

Xll. Quid vero inter universa hominum alimenta tam periculosum est, vel damnosum, et religioni nostre vel sancte quieti contrarium, quantum vinum? Quod maximus ille sapientium diligenter attendens, ab hoc maxime nos dehortatur dicens! : « Luxuriosa res vinum, et tumultuosa ebrietas. Quicunque his delectatur non erit sapiens. Cui væ, cujus patri væ, cui rix, cui foveæ, cui sine causa vulnera, cui suffosio oculorum? nonne his qui morantur in vino, et student calicibus epotandis? Ne intuearis vinum quando flavescit, quum splenduerit in. vitro color ejus. Ingreditur blande, sed in novissimo mordebit ut coluber, et sicut regulus venena diffundet. Oculi tui videbunt extraneas, et cor tuum loquetur perversa, et eris sicut domiens in medio mari, et quasi sopitus gubernator amisso clavo, et dices : verberaverunt me et non dolui; traxerunt. me, et ego non sensi. Quando evigilabo, rursus, et vina reperiam? » ltem? : « Noli regibus, o Lamuel, noli regibus dare vinum, quia nullum secretum est ubi regnat ebrietas; ne forte bibant et obliviscantur judiciorum, et mittant. causam filiorum pau- peris. » Et in Ecclesiastico scriptum est * : Operarius ebriosus non locu- pletabitur, et qui spernit modica paulatim decidet. Vinum et mulieres apostatare faciunt sapientes, et arguunt sensatos. »

Isaias quoque universos prætcriens cibos, solum in causam captivitatis populi commemorat vinum. « Væ, inquit*, qui consurgitis mane ad ebrie- tatem sectandam et potandum usque ad vesperam, ut vino zstuetis. Ci- thara et lyra et tympanum et tibia et vinum in conviviis vestris, et opus Domini non respicitis. Propterea captivus ductus est populus meus, quia non habuit scientiam. qui potentes estis ad bibendum vinum, et viri fortes ad miscendam ebrietatem. » Qui etiam de populo usque ad sacerdotes et prophetas querimoniam extendens, ait : « Verum ii quoque pre vino nescierunt, et præ ebrielate erraverunt. Sacerdos et prophetæ nescierunt pre ebrietate, absorpti sunt a vino, erraverunt in ebrietate, nescierunt vi- dentem, ignoraverunt judicium. Omnes enim mensæ repletz sunt vomitus

4 Prov., xx, 1; xxu, 29. * Prov., xxxi, 4. 5 Eccles., xix, 4, 9. * Isaï, v, 11; xxvii, 7.

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 302

Qu'y a-t-il donc d'étonnant que, pour ne pas exposer au péché, on accorde une chose qui n'en renferme aucun , c'est-à-dire qu'on permette, en fait d'aliments, tout le nécessaire, à la seule exclusion du superflu ? Car, je le répète, il n'ya point du mal à manger. Le mal est dans la gourmandise, c'est-à-dire qu'il consiste à vouloir ce qui n'est pas permis, à désirer ce qui est interdit, à prendre sans pudeur, comme il arrive parfois, ce qui peut causer un trés-grand scandale.

XII. Parmi les aliments des hommes, en est-il un d'aussi dangereux, d'aussi contraire à nos vœux et au repos de la sainteté, que le vin? Aussi le plus grand des sages nous détourne-t-il avec grand soin d'en user. « Le vin, dit-il, est une source d'intempérance ; l'ivrognerie est la mére du désordre. Quiconque se plait à boire n'est pas sage. À qui malheur? au père de qui malheur? à qui les querelles? pour qui les précipices? pour qui les bles- sures sans sujet? pour qui les yeux battus? si ce n'est pour ceux qui s'at- - tardent à boire et qui font étude de vider les coupes? Ne regardez pas le vin et ses reflets d'or, quand son éclat resplendit dans le cristal. Il entre en ca- ressant, mais il finit par mordre comme la couleuvre ; semblable au basilic, il répand le poison. Vos yeux verront ce qui n'existe pas, votre cœur parlera à tort et à travers. Et vous serez comme un homme endormi en pleine mer, comme un pilote assoupi qui a lâché le gouvernail, et vous direz : « Ils m'ont accablé de coups, et je ne m'en suis pas aperçu ; ils m'ont trainé, et je ne l'ai point senti. Et vous répéterez : quand me réveillerai-je et trouverai-je encore du viu? » Et ailleurs : « Ne donnez pas, non, ne donnez pas du vin aux rois, Lamuel; règne l'ivresse, il n'y a plus de secret : le vin pourrait leur faire oublier la justice, et ils trahiraient la cause des enfants du pauvre. » Et dans l'Ecclésiaste : « L'ouvrier adonné au vin ne deviendra Jamais riche ; celui qui néglige les petites choses, tom- bera peu à peu. Le vin et les femmes font apostasier les sages et condamner les gens sensés. »

Le prophéte [saie, passant sur tous les autres aliments, signale le vin comme une des causes de la captivité du peuple. « Malheur, dit-il, à vous qui vous levez dés le matin pour vous livrer à l'ivresse et pour boire jus- qu'au soir, jusqu'à ce que le vin vous ait fait perdre le sens! Le luth et la harpe, le tambour, la flûte et le vin, voilà ce qui règne à vos tables, et vous ne songez pas à l'œuvre de Dieu; c'est pour cela que mon peuple a été conduit en captivité, parce qu'il n'a pas eu l'intellisence. Malheur à vous qui êtes puissants à boire et vaillants à vous enivrer! » Du peuple il étend ses reproches jusque sur les prêtres et les prophètes. « Eux aussi, dit-il, ils sont tellement aveuglés par le vim qu'ils ne se connaissent plus : l'ivresse les fait trébucher. Le prétre et le prophéte, dans leur ivresse, ne se connaissent plus; ils sont pris de vin, ils trébuchent, ils n'ont pas connu la prophétie, ils ont ignoré le jugement; toutes les tables sont souillées des traces de leurs dégoütantes orgies; il n'y a pas une place propre. À qui le

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sordiumque, ita ut non esset ultra locus. Quem docebit scientiam, et quem intelligere faciet auditum? » Dominus per Joel dicit : « Expergiscimini ebrii, et flete qui bibitis vinum in dulcedine. » Non enim uti prohibet vino in necessitate, sicut Apostolus inde Timotheo consulit! : « Propter stomachi frequentes infirmitates; » non tantum infirmitates, sed frequentes.

* Noe primus vineam plantavit, nesciens adhuc fortassis ebrietatis malum, et inebriatus femora denudavit, quia vino conjuncta est luxuriæ turpitudo. Qui etiam superirrisus a filio maledictionem in eum intorsit, et servitutis sententia illum obligavit ; qux antea nequaquam facta esse cognovimus. Loth virum sanctum ad incestum nullatenus trahi nisi per ebrietatem filie ipsius providerunt. Et beata vidua superbum Holophernum non nisi hac arte illudi posse et prosterni credidit. Angelos antiquis patribus apparentes, et ab eis hospitio susceptos, carnibus, non vino, usos esse legimus. Et maximo illi et primo principi nostro Elie in solitudinem latent corvi mane et vespere panis et carnium alimoniam, non vini ministrabant.

Populus etiam [sraeliticus delicatissimis in heremo cibis maxime cotur- nicum educatus, nec vino usus fuisse, nec ipsum appetisse legitur. Et refectiones ille panum et piscium, quibus in solitudine populus sustenta- batur, vinum nequaquam habuisse referuntur. Solummodo nuptiæ que indulgentiam habent incontinenti vini, in quo est luxuria, miraculum habuerunt. Solitudo vero, quz propria est monachorum habitatio, carnium magis quam vini beneficium novit. '

Summa etiam illa in lege, Nazaræorum religio, qua se Domino consecrant, vinum et quod inebriare potest solummodo vitabat. Que namque virtus, quod bonum in ebriis manet? Unde non solum vinum, verumetiam omne quod inebriare potest antiquis quoque sacerdotibus legimus interdici. De quo Hieronymus ad Nepotianum, de vita clericorum scribens, et graviter indignans, quod sacerdotes legis ab omni quod inebriare potest abstinentes nostros in hacabstinentia superent. « Nequaquam, inquit?, vinum redoleas, ne audias illud philosophi : « Hoc non est osculum porrigere, sed propi- « nare. »

Vinolentos sacerdotes et Apostolus damnat, et lex vetus prohibet 5: « Qui altario deserviunt, vinum et siceram non bibent. » Sicera hebreo sermone omnis potio nuncupatur, qu: inebriare potest, sive illa quee fer- mento conficitur, sive pomorum succo, aut favi decoquuntur in dulcem et herbarum potionem, aut palmarum fructus exprimuntur in liquorem, coctis-

! Timoth., I, v, 27. * Epist, 54. 5 Levit., x.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 514

Seigneur enseignera-t-il sa loi? à qui donnera-t-il l'intelligence de sa pa- - role? » Car il dit, par la bouche de Joël : « Réveillez-vous, ivrognes, et pleu- rez, VOUS qui buvez par plaisir. » Il ne défend pas, en effet, de boire par besoin, ainsi que l'Apótre le conseille à Timothée, « à cause des faiblesses fréquentes de son estomac. » Remarquez toutefois qu'il ne dit pas seule- ment faiblesses, mais faiblesses fréquentes .

Noé, qui le premier planta la vigne, ignorait encore, sans doute, le mal de l'ivrognerie, et, s'étant enivré, il découvrit son corps : la honte de la luxure est attachée à l'ivresse. Un de ses fils s'étant raillé de lui s'attira sa malédiction, et il fut réduit en servitude; ce qui n'avait jamais encore été fait auparavant, que nous sachions. Les filles de Loth avaient bien prévu que ce saint homme ne pourrait étre entrainé à un inceste que par l'ivresse. La bienheureuse veuve Judith savait bien qu'elle ne pouvait tromper et abattre que par ce moyen le superbe Ilofopherne. Nous lisons que, lorsque les anges apparurent aux anciens patriarches, qui leur donnérent l'hospita- lité, ils firent usage de viande, mais non de vin. Les corbeaux qui, matin et soir, portaient au grand Elie, notre chef, caché dans la solitude, du pain et de la viande pour se nourrir, ne lui portaient pas de vin.

Le peuple d'Israël, qui, dans le désert, se nourrissait de la chair si délicate dcs cailles, n'avait pas de vin, et nous ne lisons pas qu'il en ait même ja- mais désiré. C'est avec des pains et des poissons que Jésus-Chrit nourrit le peuple et répara ses forces dans le désert : il n'avait pas de vin. C'est seu- lement aux noces, pour lesquelles on se relàche de la régle, que fut accom- pli le miracle du vin, source de la luxure. Mais le déseit, qui est la demeure propre des moines, a connu le don de la chair plutót que celui du vin.

C'était un point essentiel de la loi des Nazaréens, que ceux qui se consa- craient au Seigneur évitaient le vin et tout ce qui peut emvrer. Est-il, en effet, une vertu, est-il une qualité que les ivrognes puissent conserver? Aussi lisons-nous que le vin et tout ce qui peut enivrer était interdit aux prêtres de l'ancienne loi. Voilà pourquoi saint Jérôme, écrivant à Népotien sur la conduite des clercs, s'indigne si vivement de ce que les prétres de l'ancienne loi, s'abstenant de tout ce qui peut enivrer, étaient par supé- rieurs à ceux de la nouvelle. « Ne sentez jamais le vin, dit-il, de peur qu'on ne vous applique ce mot du philosophe : ce n'est pas tendre la joue, c'est présenter la coupe. »

L'Apótre condamne donc les prétres adonnés au viu, et l'ancienne loi en interdit l'usage : « Ceux qui sont attachés au service de l'autel ne boiront jamais de vin ni de bière, dit-elle. » Par bière, en langue hébraïque, on entend toute boisson qui peut enivrer, qu'elle soit le résultat de la fermen- tation de la levüre, du jus de pomme ou du miel cuit, qu'elle soit tirée du suc des herbes, des fruits du palmier ct des fraises, qui, étendues dans l'eau ou passées au feu, donnent une liqueur douce et onctueuse.

312 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

que frugibus aqua pinguior coloratur. « Quidquid inebriat et .statum mentis evertit, fuge similiter ut vinum. » Ex regula sancti Pacomii, vinum et liquamen absque loco ægrotantium nullus attingat. Quis etiam vestrum non audierit vinum monachorum penitus non esse, et in tantum olim a monachis abhorreri, ut ab ipso vehementer dehortantes ipsum Satanam appellaréht? Unde in Vitis Patrum scriptum legimus : « Narraverunt qui- dam abbati Pastori de quodam monacho quia non bibebat vinum, et dixi: eis : « Quia vinum monachorum omnino non est.» [tem post aliqua : « Facta aliquando celebratio missarum in monte abbatis Antonii, et inven- tum est ibi cenidium vini, et tollens unus de senibus parvum vas, calicem portavit ad abbatem Sysoi, et dedit ei, et bibit semel, et secundo et accepit et bibit. Obtulit ei etiam tertio, sed non accepit, dicens : « Quiesce, frater, « an nescis quia est Satanas? » Et iterum de abbate Sysoi : « Dicit. ergo Abraham discipulis ejus, si occurritur in sabbato et dominica ad ecclesiam, et biberit tres calices, ne multo est? Et dixit senex : « Si non esset Satanas, non esset multum. » Hinc et beatus non immemor Benedictus , quum dispensatione quadam monachis vinum indulgeret, ait : « Licet legamns vinum monachorum omnino non esse, sed quia nostris temporibus id mo- nachis penitus persuaderi non potest. »

Quid enim mirum si monachis penitus non sit indulgendum, quod femi- nis quoque, quarum in se est natura debilior, et tamen contra vinum for- tior, ipsum omnino beatus interdicit Hieronymus? Hic enim Eustochium virginem Christi de conservanda instruens virginitate, vehementer adhorta- tur, dicens ! : « Si quid itaque in me potest esse consilii, si experto creditur, hoc primum moneo et obtestor, ut sponsa Christi vinum fugiat pro veneno. Hxc adversus adolescentiam prima sunt arma demonum. Non sic avaritia quatit, inflat superbia, delectat ambitio. Facile alis caremus vitiis. Hic hosts intus inclusus est. Quocunque pergamus, nobiscum portamus ini- micum. Vinum et adolescentia duplex incendium voluptatis. Quid oléum flammæ adjicimus? Quid ardenti corpusculo fomenta ignium miinistra- mus? » Constat tamen ex eorum documentis qui de physica scripserunt, multo minus feminis quam viris virtutem vini prævalere posse. Cujus qui- denm rei rationem inducens Macrobius Theodosius IV Saturnaliorum libro, sic ait : « Aristoteles : mulieres, inquit, raro inebriantur, crebro senes. Mulier humectissimo est corpore. Docet hoc et levitas cutis et splendor, docent precipue assiduæ purgationes, superfluo exonerantes corpus humore. Quum ergo epotum vinum in tam largum ceciderit humorem, vim suam perdit, nec facile cerebri sedem ferit, fortitudine ejus extincta. » [tem? :

1 Epist. 18. * Cap. 6. |

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. $15

« Tout ce qui peut enivrer et ébranler la raison, fuyons-le à l'égal du vin. » D'aprés la régle de saint Pacóme, nul, à l'exception des malades, ne doit toucher au vin ou à une liqueur quelconque. Qui de vous ignore que le vin ne convient nullement aux moines, et que jadis les religieux l'avaient en telle horreur que, pour s'en détourner, ils l'appelaient Satan? Aussi, lisons- nous dans les Vies des Péres : « Quelqu'un rapporta un jour à l'abbé Pas- teur qu'un certain moine ne buvait pas de vin, et il leur dit « Le vin ne « convient nullement aux moines. » Et quelques lignes plus bas : « Un jour qu'on célébrait des messes dans le monastére de l'abbé saint Antoine, on trouva un vase rempli de vin; un des vieillards en versa dans une coupe qu'il porta à l'abbé Sisoi et qu'il lui offrit; l'abbé Sisoi but; on lui offrit une seconde coupe, il but encore. Mais lorsqu'on lui en offrit une troi- siéme, il refusa, disant : « Assez, frére ; ne savez-vous pas que c'est Satan « qui est dedans ? » Et ailleurs encore, au sujet de l'abbé Sisoi : « Le vieillard dit à ses disciples, qui lui demandaient si ce ne serait pas beau- coup boire, un jour de sabbat ou le dimanche, à l'église, que de boire trois coupes de vin : « Non, si ce n'était pas Satan, ce ne serait pas beaucoup. » Saint Benoit n'avait pas oub]ié ce principe, lorsqu'il permettait le vin aux moines dans une certäine mesure. « Nous lisons bien, sans doute, dit-il, que le vin ne convient nullement aux moines ; mais c'est une chose qu'au- jourd'hui il serait difficile de leur persuader. »

ll n'est donc pas étonnant que saint Jérôme, qui n'autorisait l'usage du vin pour les hommes qu'avec restriction, le défende absolument aux fem- mes dont la nature est plus faible, bien qu'elle résiste mieux à l'ivresse. En effet, dans les régles de conduite qu'il donne à la vierge Eustochie pour conserver sa virginité, il lui tient ce chaleureux langage : « Si je suis ca- pable de donner quelque conseil, et si l'expérience mérite confiance, voici le premier avis, la première prière que j'adresse à une épouse du Christ : qu'elle fuie le vin comme un poison. Ce sont les premières armes des dé- mons contre la jeunesse. La cupidité ébranle moins profondément, l'orgueil rend moins superbe, l'ambition a moins d'attraits. Nous nous débarrassons aisément des autres vices : celui-ci est un ennemi enfermé au cœur de la place ; partout nous allons, nous le portons avec nous. Vin et jeunesse, double foyer de volupté. Pourquoi jeter de l'huile sur le feu? Pourquoi alimenter un brasier ardent? » Cependant les expériences de la physique ont démontré que le vin à moins de prise sur les femmes que sur les hommes. Et Théodore Macrobe en donne la raison dans son livre des Saturnales, quand il dit : « Selon Aristote, les femmes s'enivrent rarement, les hom- mes souvent. La femme a le corps trés-humide ; ce qui le prouve, c'est le poli et l'éclat de sa peau ; ce qui le prouve surtout, ce sont les purgations qui la débarrassent périodiquement d'un excès d'humeur. Lors donc que le vin qu'elle a bu tombe dans ce large courant d'humeur, il perd sa force, ses vapeurs s éteignent et ne montent plus au cerveau. » Et encore : « Le corps

914 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

« Muliebre corpus crebris purgationibus depuratum, pluribus consertum foraminibus, ut pateat in meatus, et vias praebeat humori in egestionis exitum confluenti. Per hzec foramina vapor vini celeriter evanescit. »

Qua igitur ratione id monachis indulgetur, quod infirmiori sexui dene- gatur? Quanta et insania ed eis concedere, quibus amplius potest nocere, et alus negare? Quid denique stultius, id quod religioni magis. est contra- rium, et a Deo plurimum facit apostatare, religionem non abhorrere? Quid impudentius, quam in quod regibus quoque et sacerdotibus legis interdici- tur, christianæ perfectionis abstinentiam non vitare, imo in hoc maxime de- lectari ? Quis namque ignoret quantum in hoc tempore clericorum przcipue vel monachorum studium circa cellaria versetur, ut ea scilicet diversis ge- neribus vini repleant ; herbis illud, melle, et speciebus condiant, ut tanto facilius se inebriant, quanto delectabilius potent; et tanto se magis ad libi- dinem incitent, quanto amplius vino zstuent ? Quis hic non tam error quam furor, ut qui se maxime per professionem continentiz obligant, minus ad conservandum votum se præparent, imo ut minime custodiri possit efficiant? Quorum profecto si claustris retinentur corpora, corda libidine plena sunt,et in fornicationem inardescit animus. Scribens ad Timotheum Apostolus ! : « Noli, inquid, adhuc aquam bibere, sed vino modico utere propter stoma- chum tuum et frequentes infirmitates tuas. » Cui propter infirmitatem con- ceditur vinum modicum, constat utique quia sanus sumeret nullum. $i vi- tam profitemur Apostolicam, et precipue formam vovemus pænitentiæ, ‘et fugere seculum proponimus, cur eo maxime delectamur, quod proposito nostro maxime adversari videmus, et universis est alimentis delectabilius ? Diligens peenitentiz descriptor beatus Ambrosius nihil in victu pœnitentium prater vinum accusat, dicens? : « An quisquam putat illam poenitentiam ubi acquirendæ ambitio dignitatis, ubi vini effusio, ubi ipsius copulæ conjuga- lis usus? Renuntiandum seculo est. Facilius inveni qui innocentiam serva- verint, quam qui congrue penitentiam egerint. » ltem iu libro de Fuga Seculi : « Bene, inquit 5, fugis, si oculus tuus fugiat calices, et phialas, ne fiat libidinosus, dum moratur in vino. » Solum de omnibus aliments in Fuga Seculi vinum commemorat, et hoc vinum si fugiamus, bene nos secu- lum fugere asserit, quasi omnes seculi voluptates ex hoc uno pendeant. Nec etiam dicit, si gula fugiat ejus gustum, verumetiam oculus visum ne libi- dine et voluptate ipsius capiatur, quod frequenter intuetur. Unde et illud est Salomonis quod supra meminimus* : « Ne intueamur vinum quando fla- vescit, quum splenduerit in vitro color ejus. » Sed quid et hic, quæso, dice- mus, qui ut tam gustu ejus quam visu oblectemur, quum illud melle her-

4 Timoth., I, v, 23. * De Pœnitent., it, 10. * Cap. 9. * Prov., xxm, 91.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 315

de la femme, purifié par de fréquentes purgations, est un tissu rempli de pores qui facilitent l'écoulement, et qui offrent un passage à l'humeur qui s'amasse et cherche à sortir. C'est par ces pores que la vapeur du vin s'éva- pore en un instant. »

Pourquoi donc tolérer chez les religieux ce qu'on refuse aux religieuses ? Quelle folie d'autoriser l'usage du vin chez ceux auxquels il peut faire le plus de mal, et de l'interdire aux autres? Quoi de plus insensé que de ne pas inspirer à des religieux l'horreur d'une chose qui est, plus que toute autre, opposée à l'esprit dereligion, et capable d'éloigner de Dieu? Quoi de plus im- prudent de ne pas exiger de s'abstenir, pour la perfection chrétienne, de ce qui est interdit aux rois et aux prétres de l'ancienne loi, que dis-je? d'y lais- ser trouver les plus grandes délices? Qui ne sait, en effet, quel soin les clercs et les moines d'aujourd'hui mettent à remplir leyrs celliers de toute espèce de vins, à y méler des plantes, du miel et d'autres ingrédients qui les eni- vrent d'autant plus aisément que le mélange est plus agréable, et qui les excitent d'autant plus à la luxure qu'ils les échauffent davantage? Ah! c'est plus qu'une erreur, c'est du délire, que ceux qui ont fait vœu-de con- tinence ne fassent rien pour observer ce vœu, que dis-je ! fassent tout pour le rompre. Leurs corps sont retenus dans les cloitres, mais leur cœur est plein de libertinage ; leur àme brüle de toutes les ardeurs de la fornication. «Ne buvez pasencore d'eau, mais prenez un peu dexin, à cause des faiblesses fréquentes de votre estomac, écrivait l'Apótre à Timothée. » C'est à cause de sa délicatesse qu'un peu de vin lui est permis : il est clair qu'en état de sauté il n'en prendrait point. Si nous faisons vœu de vivre suivant la règle apo- stolique, si nous nous engageons particulièrement à faire pénitence, si nous voulons fuir le siécle, pourquoi faire nos plus grandes délices de ce qui est essentiellement contraire à notre dessein et de ce qu'il y a de plus délec- table dans tous les aliments? Saint Ambroise , ce grand peintre de la péni- tence, ne blàme que le vin dans la nourriture des pénitents. « Est-il croyable, dit-il, qu'on fasse pénitence, quand on a l'ambition des hon- neurs, quand ou use et abuse du vin, quand on se donne les jouissances du mariage? ll faut renoncer au siècle. Il m'a été plus facile de trouver des hommes ayant conservé leur innoceuce, que des hoinmes faisant pénitence comme il faut. » Et ailleurs, dans le livre sur la Fuite du siècle : « Vous le fuyez bien, dit-il, si vos yeux évitent les coupes et les bouteilles, de peur de prendre le goût de la luxure en s'arrétant sur le vin. » Parmi les aliments à éviter. 1l ne cite, dans son ouvrage, que le vin : Fuir le vin, c'est assez, il l'affirme, pour fuir le siècle. Il semble, à son sens, que toutes les voluptés du siècle soient renfermées dans le vin. Et il ne dit pas : si votre bouche évite dele goüter, mais si vos veux évitent de le voir; de peur qu'à force de le regar- der, les attraits dela débauche et dela volupté ne vous saisissent. C'est aussi ce que Salomon veut dire dans le passage que j'ai cité plus haut : « Ne regar- dez pas le vin et ses reflets d'or, quand son éclat resplendit dans le cristal. »

316 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

bis, vel speciebus diversis condierimus, phialis etiam ipsum propinari vo- lumus?

Beatus Benedictus vini coactus indulgentiam faciens! : « Saltem vel hoc, inquit consentiamus, non usque ad satietatem bibamus, sed parcius : quia vinum apostatare facit etiam sapientes. » O utinam usque ad satietatem bibere sufficeret, ne majoris rei transgressionis ad superfluitatem efferremur ! Bea- tus etiam Augustinus monasteria ordinans clericorum , et eis regulam scri- bens : « Sabbato tantum et Dominica, sicut consuetudo est, qui volunt, vi- num accipiant ; » tum videlicet pro reverentia Dominicæ diei et ipsius vi- gilie quæ est Sabbatum, tum etiam quia tunc dispersi per cellulas fratres congregabantur. Sicut et in Vitis Patrum beatus commemorat Ilieronymus, scribens de loco quem Cella nominavit, his verbis : « Singuli per cellulas manent. Die tamen Sabbati et Dominica in unum ad ecclesiam coeunt, et ibi semetipsos invicem tanquam ccelo redditos vident. » Unde profecto con- veniens erat hæc indulgentia, ut insimul convenientes aliqua recreatione congauderent, non tam dicentes quam sentientes : « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum. »

Ecce si a carnibus abstineamus, magnum quid nobis imputatur, quanta- cunque superfluitate ceteris vescamur. Si multis expensis diversa piscium fercula comparemus, si piperis et specierum sapores misceamus , si quum inebriati mero fuerimus , calices herbatorum et phialas pigmentorum supe- raddamus, totum in excusat vilium abstinentia carnium, dummodo eas pu- blice non voremus, quasi ciborum qualitas. magis quam superfluitas in culpa sit : quum solam Dominus crapulam et ebrietatem nobis interdicat, hoc est cibi pariter et vini superfluitatem potius quam qualitatem.

Quod et diligenter beatus attendens Augustinus, nihilque in alimentis præ- ter vinum veritus, nec ullam ciborum qualitatem distinguens, hoc in absti- nentia satis esse crededit quod breviter expressit : « Carnem, inquit, vestram domate jejuniis, et abstinentia esce vel potus, quantum valetudo permittit. » Legerat, nisi fallor, illud beati Athanasii in exhortatione ad monachos : « Jeju- . niorum quoque non sit volentibus certa mensura, sed in quantum, possibi- litas valet, nisi laborantis extensa : quæ preter Dominicam diem semper sint solemnia, non votiva sint. » Ac si diceret : si ex voto suspiuntur , de- vote compleantur omni tempore, nisi in Dominicis diebus. Nulla hic jeju- nia præfiguntur, sed quantum permittit valetudo. Dicitur enim : « Solam nature facultatem inspicit et ipsam sibi modum præfigere permittit : sciens quoniam in nullis delinquitur, si modus in omnibus teneatur, » ut videlicet

! Regul. 40.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÍISE. 517

Que dirons-nous, je vous prie, nous qui, pour qu'il nous fasse plaisir à boire comme à voir, y mélons du miel, des plantes, toute espèce d'ingrédients ? nous qui voulons boire encore par l'odorat?

Forcé de tolérer l'usage du vin, saint Benoit disait : « Nous n'y consen- tons qu'à la condition expresse qu'on ne boira pas jusqu'à l'ivresse, mais avec mesure ; car le vin fait apostasier méme les sages. » Plüt à Dieu que nous en fussions à nous contenter de boire jusqu'à satiété, et que nous ne nous laissions pas aller, par une transgression plus grave, jusqu'à l'excès ! Saint Augustin, dans sa règle pour les monastères qu'il avait établis, dit : « Le samedi seulement et le dimanche, selon la coutume, on donnera du vin à ceux qui en voudront. » C'était autant par respect pour le dimanche et pour les vigiles du dimanche, qui ont lieu le samedi, que parce que les fréres, dis- persés d'ordinaire dans leurs cellules, se réunissent ce jour-là, ainsi que saut Jérôme le rappelle dans la Vie des Pères, il est dit en parlant d'un mo- nastére qu'on appelle la Celle : « Chacun reste dans sa cellule; le samedi et le dimanche seulement, on se rassemble à l'église, et là, tous se raugent comme réunis dans le ciel. » Voilà pourquoi c'était une tolérance convenable que celle qui procurait quelque plaisir à la communauté réunie, alors que les frères sentaient plus qu'ils ne disaient, « combien c'est chose bonne et douce d'habiter sous le méme toit! »

Actuellement, si nous nous abstenons de viande, est-ce un si grand mé- rite, quand nos tables sont chargées d'une quantité superflue d'autres ali- ments ? nous achetons à grands frais toute espèce de poissons ; nous mélan- geons les saveurs et des épices; gorgés de vin, nous y ajoutous encore des liqueurs fortes : l'excuse de tout cela, c'est l'abstinence des viandes à vil prix, abstinence devant le monde, encore : comme si c'était la qualité et non la superfluité des aliments qui faisait la faute! Ce que Dieu nous défend, c'est la gourmandise et l'ivroguerie, c'est-à-dire, la superfluité, et non la qualité de la nourriture et du vin.

Aussi saint Augustin ne craint-il dans la nourriture que le vin, et ne fait-il aucune distinction d'aliments; il lui suflit qu'on s'abstieune de vin, ansi qu'il le recommande en peu de mots. « Domptez votre chair par le jeùne et par l'abstinence dans le boire et le manger, dit-il, autant que votre santé vous le permettra. » Il avait lu, si je ne me trompe, ce passage des Exhortations de saint Athanase aux moines : « Pour les jeünes aussi, on ne doit pas les mesurer à sa volonté, mais à la possibilité, qui s'étend eu raison de l'effort. Que les jeünes aient lieu tous les jours, sauf le dimanche ; qu'ils ne soient pas l'objet d'un vœu. » C'est comme s'il eût dit: si l'on a fait le vœu de jeüner, il faut le tenir en tout temps, excepté le dimanche. Il n'assigne d'ailleurs aucune règle aux jeünes : la mesure, pour chacun, c'est sa santé. « ll ne regarde qu'à la force du tempérament, » est-il dit ; « il. permet à chacun de se fixer une règle, sachant qu'on ne pèche en rien, quand on observe la mesure en tout. » ll tient ce langage, sans doute, pour que nous

518 ABÆLARDI ET IIELOISSÆ EPISTOLAE.

nec remissius quam oportet voluptatibus resolvamur, sicut de populo me- dulla tritici et meracissimo vino educato scriptum est ! : « [ncrassatus est, dilatatus, et recalcitravit. » Nec supra modum abstinentia macerati vel om- nino victi succumbamus, vel murmurantes mercedem amittamus, vel de siugularitate gloriemur. Quod Ecclesiastes præveniens ait* : « Justus perit in sua justitia. Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas, » de tua quasi admirans singularitate intumescas.

Huic vero diligentiæ sic omnium virtutum mater discretio præsit, ut quæ quibus 4mponat onera sollicite videat, unicuique scilicet secundum pro- priam virtutem, et naturam sequens potius quam trahens, nequaquam usum satietatis, sed abusum auferat superfluitatis ; et sic extirpentur vitia nec ledatur natura. Satis est infirmis, si peccata vitent, et si non ad perfec- tionis cumulum conscendant. Sufficit quoque paradisi angulo residere , si martyribus non possis considere. Tutum est vovere modica, ut majora de- bitis superaddat gratia. Hinc enim. scriptum est? : « Quum feceritis omnia quie præcepta sunt, dicite : servi inutiles sumus, quæ debuimus fecere feci- mus. » « Lex, inquit Apostolus*, iram operatur. Ubi enim non est lex, nec prevaricatio. » Et iterum : « Sine lege enim peccatum mortuum erat. Ego autem vivebam sine lege aliquando ; sed quum venisset mandatum , pecca- tum revixit. Ego autem mortuus sum, et inventum est mihi mandatum quod erat ad vitam, hoc esse ad mortem. Nam peccatum occasione accepta per mandatum, seduxit me, et per illud me occidit; üt fiat supra modum peccans peccatum per mandatum. » Augustinus ad Simplicianum : « ex prohibitione aucto desiderio dulcius , factum est, et ideo fefellit. » Idem in libro Quæstionum, quest. Lxvit : « Suasio delectationis ad peccatum vehe- mentor est quum adest prohibitio. »

Nitimur in vetitum semper cupimusque negata 5.

Attendat cum tremore hzc quisquis se jugo alicujus reguli» quasi novæ legis professioni vult alligare. Eligat quod possit, timeat quod non possit. Nemo legis efficitur reus, nisi qui eam fuerit ante professus. Antequam pro- filearis delibera. Quum professus fueris, observa. Ante est voluntarium quod postea sit necessarium. « In domo Patris mei, dicit Veritas*, mansiones multe sunt. » Sic etiam plurimæ sunt quibus illuc perveniatur viæ. Non damnatur conjuges, sed facilius salvantur continentes. Non ad hoc, ut sal:

! Deuteron., xxxit, 15. % Eccles., vii, 17 et 18; 5 Luc, xvrt, 40, * Rom,, iv, 15; vu, 8. 5 Ovid., De Amor., III, 1v, 17. 6 Joàn., xiv, 2:

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 319

ne nous laissions par amollir par les voluptés, comme ce peuple nourri de la fleur du froment et du vin le plus pur, dont il est écrit : « Ce peuple chéri s'est engraissé et s'est révolté. » ll ne veut pas non plus que nous macérions notre corps par des abstinences, qui pourraient, sous le poids de l'épreuve, nous faire succomber et perdre, par nos murmures, le fruit du sacrifice, ou éveiller notre orgueil. C'est l'excés que l'Ecclésiaste veut préve- nir, quand il dit : « Le juste périt dans sa Justice. Ne soyez donc pas juste au delà de la mesure, ni sage plus qu'il ne faut ; » c'est-à-dire prenez garde de vous gonfler d'admiration pour votre vertu.

C'est à la sagesse, mére de toutes les vertus, de mesurer le poids des far- deaux ; de n'imposer à chacun que ce qu'il peut porter ; de suivre la nature, non de la trainer; de ne jamais proscrire l'usage, mais seulement l'abus : de ne supprimer que le superflu en respectant le nécessaire ; en un mot, de déraciner les vices sans blesser la nature. C'est assez, pour les faibles, d'é- viter le péché : ils n'ont pas besoin d'atteindre la perfection. Il suffit d'avoir un coin dans le paradis pour ceux qui ne peuvent prendre place auprés des martyrs. Il est plus sûr de faire des vœux mesurés, afin que la grâce, par ses effets, y puisse ajouter quelque chose. C'est pourquoi il est écrit : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui est ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous devions. » « La loi, dit l'Apôtre, produit la colère; car il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication. » Et ailleurs : « Saus la loi, le péché était mort, et moi je vi- vais autrefois saus loi; mais, le commandement étant survenu, le péché est ressuscité, et moi je suis mort ; et il s'est trouvé que le commandement, qui était pour me donuer la vie, m'a donné la mort ; car le péché, ayant pris occasion du commandement, m'a séduit et tué par ce commandement mème ; en sorte que le péché est devenu, par le commandement, une cause de péché. » Saint Augustin disait de même à Simplicien : « La défense a augmenté le désir, qui est devenu plus doux et par cela méme nous a trom- pés. » Et dans le livre des Questions, question soixante-septième : « Et le charme du péché est plus entrainant et plus vif, lorsqu'il y a défense. »

Toujours nous tendons vers ec qui nous est interdit et nous désirons ce qu'on nous refuse.

Que ces réflexions fassent donc trembler quiconque veut se soumettre au joug de quelque règle et s'engager dans les vœux d'une loi nouvelle. Qu'il choisisse selon ses forces; qu'il évite ce qui les dépasse. Un n'est coupable envers la loi, que lorsqu'on a fait serment de lui obéir. Réfléchissez avant de vous engager ; une fois eugagé, observez votre engagement. Avant, l'acte est volontaire ; aprés, l'obéissance est nécessaire. « Dans la maison de mon Père, a dit la Vérité, il y a plusieurs demeures. » Ainsi y a-t-il aussi plu- sieurs voies qui y conduisent. On n'est pas condamné par le mariage ; seule- ment on est sauvé plus aisément par la virginité. Ce n'est pas pour nous sauver que les saints Pères ont institué des règles, mais pour que nous puis-

220 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

varemur, sanctorum Patrum sunt addit: reguli, sed ut facilius salvemur, et purius Deo vacare possimus. « Et si, inquit Apostolus!, nupserit virgo, non peccavit : tribulationem tamen carnis habebunt hujusmodi. Ego autem vobis parco. » Item : « Mulier quæ innupta est et virgo cogitat quæ Domini sunt, ut sit sancta corpore et spiritu. Quz autem nupta est cogitat quie sunt mundi, quomodo placeat viro. Porro hoc ad utilitatem. vestram dico, non ut laqueum vobis injiciam, sed ad quod honestum est, et quod facultatem . praebeat sine impedimento Deum observandi. »

Tunc vero facillime id agitur, quum a seculo corpore quoque recedentes, claustris nos monasteriorum recludimus, ne nos seculares inquietent tu- multus. Nec solum qui legem suscipit, sed qui legem imponit, provideat ne, multiplicatis præceptis, transgressiones multiplicet. Verbum Dei veniens verbum abbreviatum fecit super terram. Multa Moyses locutus est, et tamen, ut ait Apostolus?, « nihil ad perfectum adduxit lex. » Multa profecto et in tantum gravia, ut apostolus Petrus cjus precepta neminem potuisse portare profiteatur, dicens? : « Viri fratres, quid tentatis Deum, imponere jugum super cervicem discipulorum, quod nec patres nostri rfeque nos portare potuimus? sed per gratiam Donuni Jesu credimus salvari quemadmodum et illi. »

Paucis Christus de zdificatione- morum et sanctitate vite Apostolos in- struxit, et perfectionem docuit. Austera removens et gravia, suavia precepit et levia, quibus omnem consummavit religionem : « Venite, inquit*, ad me omnes qui laboratis et onerati estis, et ego reficiam vos. Tollite jugum meum super vos, et discite a me, quia mitis sum et humilis corde; et invenietis re- quiem animabus vestris. Jugum enim meum suave est, et onus meum leve. »

Sic enim sspe in operibus bonis, sicut in negotiis agitur seculi. Multi quippe in negotio plus laborant et minus lucrantur, et multi exterius amplius affliguntur, et minus interius apud Deum proficiunt, qui cordis potius quam operis inspector est. Qui etiam quo in exterioribus amplius occupantur, minus ad interiora vacare possunt ; et quanto apud homines, qui de exterioribus judicant, amplius innotescunt, majorem gloriam apud eos assequuntur, et facilius per elationem seducuntur. Cui Apostolus occur- ' rens errori, opera vehementer extenuat, et fidei Justificationem amplificans ait* : « Si enim Abraham ex operibus justificatus est, habet gloriam, sed non apud Dominum. Quid enim dicit Scriptura? « Credidit Abraham Deo et

! Corinth., I, vu, 28. 3 Hebr., vit, 19. 5 Act. Apost., xv, 10. * Matth., xi, 28. 5 Rom., iv, 2.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 321

sions faire plus facilement notre salut et nous consacrer plus purement à Dieu. « Une fille, dit l'Apótre, ne péche pas pour se marier ; mais, mariée, elle souffrira dans sa chair des maux que je veux vous éviter. » Et encore : « Une femme qui n'est point mariée et qui est vierge, ne pense qu'aux choses du Seigneur, en sorte qu'elle est sainte de corps et d'âme; mais celle qui est mariée pense aux choses de ce monde, elle cherche comment elle plaira à son mari. Je vous le dis donc dans votre intérét, non pour vous tendre un piége; je vous le dis pour vous engager à ce qui est bien, à ce qui vous donnera la facilité de prier Dieu sans obstacle. »

Or, on n'est jamais plus libre de le faire, que lorsque, s'éloignant maté- riellement du monde, on se renferme dans les cloitres, de façon à ne plus être troublé par les bruits du siècle. Mais ce n'est pas seulement à celui qui se soumet à la loi, c'est à celui qui l'impose de prendre garde, en multi- pliant les commandements, de multiplier les péchés. En venant en ce monde, le Verbe de Dieu a abrégé la loi. Moise l'avait développée, bien que, comme dit l'Apótre , « ce ne soit pas la loi qui conduise à la perfection. » En effet, ses commandements étaient si nombreux et d'une observation si difficile, que l'apótre Pierre déclare que personne n'a pu en soutenir le poids. « Mes fréres, dit-il, pourquoi tenter Dieu, en imposant à vos disciples un joug que ni nos péres ni nous n'avons pu porter? Nous croyons que la gràce de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous sauvera et eux aussi. »

C'est en peu de mots que Jésus-Christ a prescrit à ses Apôtres les règles de la pureté des mœurs et de la sainteté de la vie, en peu de mots qu'il leur a enseigué la perfection. Écartant les préceptes austéres et difficiles, il n'en a donné que de doux et de faciles, et il y a renfermé toute la religion. « Venez à moi, dit-il, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous réconforterai. Imposez-vous mon joug, apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger. »

En effet, il en est souvent des œuvres de sainteté comme des choses du siècle. Ce sont bien souveut ceux qui peinent le plus qui gagnent le moins ; de méme, ce ne sont pas toujours ceux qui paraissent le plus éprouvés, qui ont le plus de mérite devant Dieu : Dieu regarde les cœurs plutôt que les œuvres. Plus on est occupé aux choses du dehors, moins on peut vaquer au soin des choses du dedans; d'autant que, plus ou est connu des hommes qui jugent sur les dehors, plus on acquiert de gloire parmi le monde, plus on se laisse égarer et enfler par l'orgueil. C'est pour prévenir cet égarement que l'Apótre rabaisse grandement le mérite des œuvres et augmente celui de la foi. « Si Abraham, dit-il, a été justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. En effet, que dit l'Écriture ? Abraham crut en Dieu, et cela lui a été imputé à vertu. » Et encore : « Que disons-nous donc? que les gentils, qui ne cherchaient point la justice, ont atteint la

21

222 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

reputatum est ei ad justitiam. » Et iterum : « Quid ergo dicimus, quod gentes qua non sectabantur justitiam apprehenderunt justitiam ; justitiam autem, qua: ex fide est : Israel vero sectando legem justitiæ, in legem jus- titi; non pervenit ? Quare ? Quia non ex fide, sed quasi ex operibus. » llli quod catini est vel paropsidis de foris mundantes, de interiori munditia minus provident, et carni magis quam animæ vigilantes, carnales potius sunt quam spirituales.

Nos vero Christum in interiori homine per fidem habitare cupientes, pro modico ducimus exteriora, quæ tam reprobis quam electis sunt commu- nia, attendentes quod scriptum est : « In me sunt, Deus, vota tua; quas reddam laudationes übi! » Unde et exteriorem illam legis abstinentiam non sequimur, quam nihil justitiæ certum est conferre. Nec quidquam nobis in cibis Dominus interdicit , nisi crapulam ot ebrietatem, id est su- perfluitatem. Qui etiam quod nobis indulsit, in. seipso exhibere non eru- buit : licet hinc. multi seandalizati non mediocriter improperarent. Unde et per semetipsum loquens : « Venit Joannes, inquit!, non. manducans et non bibens, et dixerunt : « Dæmonium habet. » Venit Filius hoininis man- ducans et bibens, et dixerunt : « Ecce homo vorax et potator vini. » Qui etiam suos excusans, quod non sicut discipuli Joannis jejunarent, nec etiam manducantes corporalem illam munditiam abluendarum manuum magno- pere curarent : « Non possunt, inquit*, lugere filit sponsi, quandiu cum illis spousus est. » Et alibi : « Non quod intrat in os coinquinat hominem, sed quod procedit ex ore. Qu: autem procedunt de ore, de corde exeunt, et ea coinquinant hominem. Non lotis autem manibus manducare non coinquinat

hominem. »

Nullus itaque cibus inquinat animam, sed appetitus cibi vetiti. Sicut enim corpus non nisi corporalibus inquinatur sordibus, sic nec anima nisi spiritualibus. Nec timendum est quidquid agatur in corpore, si animus ad consensum non trahitur. Nec confidendum de munditia carnis, si mens voluntate corrumpitur. In corde igitur tota mors animæ consistit et vita. Unde Salomon in Proverbiis* : « Omni custodia serva cor tuum, quoniam ex ipso vita procedit. » Et juxta predictàm Veritatis assertionem, ex corde procedunt quis coinquinant hominem : quoniam bonis vel malis desideriis anima damuatur vel salvatur. Sed quoniam anima et carnis in unam con- junctarum personam maxima est unio, summopere providendum est ne carnis delectatio ad consensum animam trahat, et dum nimis indulgetur carni, ipsa lasciviens reluctetur spiritui, et quam oportet subjici incipiat dominari. Hoc autem cavere poterimus, si necessariis omnibus concessis,

! Matth., x1, 18 et 19. % Matth., xv, 2t 5; ix, 45. 5 Prot., v, 95.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 323

justice, cette justice qui vient de la foi, tandis qu'[sraél, en cherchant la loi de justice, n'est point parvenu à la loi de justice? Pourquoi ? Parce que ce n'était pas par la foi, mais comme par les œuvres. » Ceux qui tiennent cette conduite ressembleut aux gens qui nettoient les dehors d'un plat ou d'un vase, mais qui ne s'occupent pas de la propreté de l'intérieur ; plus occupés de la chair que de l'âme, ils sont plus charnels que spirituels.

Pour nous, qui désirons que Jésus-Christ habite dans l'homme intérieur par la foi, nous faisons peu de cas des choses extérieures qui sont communes aux réprouvés comine aux élus, suivant ce qui est écrit : « Je porte en moi, Seigneur, tous les vœux et tous les hommages que je vous rendrai. » Aussi ne suivons-nous pas les préceptes d'abstinence extérieure de la loi, laquelle évidemment ne contribue en rien à la vertu. Le Seigneur ne nous a rien in- terdit en fait de nourriture, mais seulement la gourmandise et l'ivresse, c'est-à-dire l'excés. Ce qu'il a toléré en nous, il n'a pas rougi de l'autoriser par son propre exemple, sans s'occuper de ceux qui se scandalisaient et s'emportaient en reproches. Ce qui lui a fait dire de lui-même : « Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : il est possédé du démon. Le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : voilà un gour- mand, un ivrogne. » Et méme pour excuser ses disciples, qui ne Jeünaient pas comme saint Jean, et qui, pour manger, ne se mettaient pas en peine de laver leurs mains, il dit : « Les fiancés du Fils de l'homme ne peuvent prendre le deuil, tandis qu'il est fiancé avec eux. » Et ailleurs : « Ce n'est pas ce qui entre daus la bouche de l'homme qui le souille, c'est ce qui en sort. Or, ce qui sort de la bouche vient du cœur, et voilà ce qui souille l'homme; mais de ne point se laver les mains pour manger, cela ne souille pas l'homme. »

Ce n'est donc pas la nourriture qui souille l’âme, c'est la convoitise de la nourriture défendue. Car, ainsi que le corps ne peut être souillé que par des chores corporelles, l'âme ne peut être souillée que par des choses spirituelles. Ce qui se passe dans notre corps n'est point à craindre, si l'âme n'y a point de part, et il n'y a pas à se glorifier de la pureté du corps, lorsque l'âme est intentionnellement corrompue. C'est dans le cœur que réside tout entière la mort ou la vie de l'âme. Ce qui fait dire à Salomon, dans ses Proverbes : « Gardez votre cœur avec toute la vigilance possible, car 1l est la source de la vie. » Suivant cette déclaration de la Vérité, c'est du cœur que sort ce qui souille l'homme, parce que l'àme se perd ou se sauve par ses bons ou ses mauvais désirs. Mais comune l'âme et le corps sont intime- ment unis dans la inéme persoune, il faut bien prendre garde que le plaisir du corps n'entraine le consentement de l'àme, et que, par trop d'indulgence pour la chair, la chair, abandonnée à elle-méme, n'entre en lutte avec l'es- prit, et ne domine elle doit obéir. Or, nous éviterons ce danger si;

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De vino itnue. quis. suc dietum. est. luxurie res est et tumultuosa, Meque tur -vutinencæe quam slentio maxime cvatranum. aut omnino fe- uuum abcuneant propter Deum, sicut. uxoces zeatihum ab hoc inhibentur metu adultenucun : aat 1t ipsum aqua temperent, ut et siti pariter et sa- uitaü consulat. et vires ueceudi non ba^eat. Boc autem. fieri credimus, si bujus mixturz quarta pars ad. minus aqu fuerit. Inflicillimum vero est ut $dpositum nobis potum. sic. observeinus, ut non usque ad satietatem inde bibamus. sicut de vino beatus præcipit Benedictus. ldeoque tutius arbitra- mur, ut nec satietatem interdicamus, ne inde periculum incurramus; non euim satietas, ut ssepe jam diximus, sed superfluitas in crimine est. Ut vero pro medicamento herbata vina conficiantur, aut etiam vinum purum sumatur uoù prohibenduin est ; quibus tamen conventus nunquam utatur, sed sepa- ratim ab infirmis hzc degustentur.

Triticee quoque medullz similaginem omnino prohibemus, sed semper quum babuerint triticum, tertia pars ad minus grossioris annonæ miscea-

4 Timoth., I, rv, 4.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. $95

comme je l'ai dit, donnant satisfaction à tous les besoins du corps, nous en retranchons le superflu, et si nous accordons au sexe le plus faible l'usage de toute nourriture, ne lui en interdisant que l'abus. Qu'il soit permis de manger de tout, mais qu'il ne soit permis de manger de rien avec excès. « Tout ce que Dieu a créé, dit l'Apótre, est bon, et il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec des actions de grâce; car la parole de Dieu et la priére le sanctifient. En donnant cette règle à vos frères, vous vous montrerez bon ministre de Jésus-Christ, nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine à laquelle vous vous êtes attaché. »

Nous donc, suivant avec Timothée la doctrine de l’Apôtre, et, selon le | précepte du Seigneur, n'évitant rien dans les aliments que la gourmandise et l'ivresse, usons de tous dans une mesure telle qu'ils servent à soutenir en nous la faiblesse de la nature, non à nourrir les vices. Portons surtout cette mesure dans l'usage de ceux qui, par leur superfluité, peuvent étre les plus dangereux : il est plus grand et plus louable de manger sobrement que de jeüner tout à fait. Ce qui fait dire à saint Augustin, dans son livre du Bien du Mariage, il parle des aliments qui doivent soutenir le corps: « On n'use bien que des choses dont on peut se passer. Beaucoup, en effet, trou- vent plus aisé de n'en pas user du tout, que d'en régler sagement l'usage: il n'y a pas sagesse cependant il n'y a pas continence. » C'est de cette mesure que saint Paul disait : « Je sais supporter l'abondance et la priva- tion. » Souffrir la privation, c'est affaire à tous les hommes; mais savoir souffrir la privation, est le trait des grands hommes. De méme, il n'est per- sonue qui ne puisse commencer à vivre dans l'abondance ; mais savoir sup- porter l'abondance est le propre de ceux que l'abondance ne corrompt pas.

Quant au vin, qui, je le répète, est une source de luxure et de désordre, et qui, par méme, est aussi contraire à la continence qu'au silence, ou bien les femmes s'en abstiendront absolument pour l'amour de Dieu, comme les femmes des gentils s'en abstenaient par la crainte des adultéres; ou bien elles le tempéreront avec de l'eau, afin de pourvoir en méme temps et à leur soif et à leur santé, sans qu'il puisse faire mal; et il en sera ainsi, si le mé- lange contient au moins un quart d'eau. Il est très-difficile de se ménager de façon à ne pas boire jusqu'à la satiété, ainsi que le recommande saint Benoit. Aussi pensons-nous qu'il est plus sûr de ne pas interdire la satiété, pour ne pas nous exposer à un autre danger; car ce n'est pas dans la satiété, je le répète, c'est dans la supertluité qu'est le mal. Quant à composer du vin avec des plantes, comme médicament, ou à prendre du vin pur, nous ne l'in- terdisons point; mais à la condition que les malades seuls en goütent, et que la communauté n'en use point.

Défense absolue de faive le pain avec du pur froment; lorsqu'on aura du froment, on y devra méler au moins un tiers de farine plus grossière. Point de pain tendre ; du pain qui soit cuit au moins dela veille. Quant aux autres aliments, la diaconesse y pourvoira ; c'est, comme je l'ai dit, en achetant les

996 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

tur. Nec calidis unquam oblectentur panibus, sed qui ad minus uno die ante cocti fuerint. Cæterorum vero alimentorum providentiam sic habeat dia- conissa, ut sicut jam prefati sumus, qued vilius poterit comparari, vel facilius haberi, infirmi sexus naturz subveniat. Quid enim stultius quam, quum sufficiant nostra, emamus aliena? et quum sint domi necessaria, quæramus extra superflua? et quum sint ad manum que sufficiant, labo- remus ad illa quz superfluunt ?

De qua quidem necessaria discretionis moderatione non tam humano quam Angelico, sed etiam Dominico instructi documento, noverimus ad hujus vitæ necessitudinem transigendam non tam qualitatem ciborum ex- quirere, quam his quæ præsto sunt contentos esse. Unde et Abraham car- nibus apparalis Angeli vescuntur, et inventis in solitudine piscibus jejunam multitudinem Dominus Jesus refecit. Ex quo videlicet manifeste docemur indifferenter tam carnium quam piscium esum non esse respuendum, et tum precipue sumendum, qui et offensa peccati careat, et sponte se offe- rens faciliorem habeat apparatum , et minorem exigat expensam.

Unde et Seneca maximus ille paupertatis et continenti; sectator, et sum- mus interuniversos philosophos morum ædificator : « Propositum, inquit !, notrum est secundum naturam vivere. Hoc contra naturam est torquere cor- pus suum, et faciles odisse munditias, et squalorem appetere, et cibis non tantum vilibus uti, sed tetris et horridis. Quemadmodum desiderare delica- tas res luxuriæ est, ita et usitatas et non magno parabiles fugere dementiæ. Frugalitatem exigit philosophia, non poenam. Potest tamen esse non incom- posita frugalitas. Hic mihi modus placet. » Unde et Gregorius Moralium libro XXX, quum ipsis hominum moribus non tam ciborum quam animo- rum qualitatem attendendam esse doceret, ac gulæ tentationes distinguere : « Aliquando, inquit, cibos lautiores quærit, aliquando quaelibet sumenda praeparari accuratius appetit. Nonnunquam vero et abjectius est quod desi- derat, et tamen ipso æstu immensi desiderii peccat. »

Ex /Egypto populus eductus in heremo occubuit, quia despecto manna cibos carnium petiit, quos lautiores putavit. Et primogenitorum gloriam Esau amisit, quia magno æstu desiderii vilem cibum, id est lenticulam con- cupivit, quam dum vendendis etiam primogenitis prætulit, quo in illam ap- petitu anhelaret indicavit. Neque enim cibus, sed appetitus in vitio est. Unde et lautiores cibos plerumque sine culpa sumimus, et abjectiores non sine reatu conscientiæ degustamus. Hic quippe quem diximus Esau primatum

1 Epist. v.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. 521

choses les moins chéres et les plus faciles à se procurer, qu'elle devra sub- venir aux besoins du sexe faible. Quelle folie, en effet, d'acheter aux autres, quand ce qu'on a soi-même suffit? de chercher au dehors le superflu, quand on a chez soi le nécessaire ? de se donner de la peine pour avoir au delà du suffisant, quand on a le suffisant sous la main?

. Ces sages habitudes de mesure, ce sont moins les hommes que les anges, que dis-je? c'est Dieu lui-méme qui nous les enseigne et qui nous montre que qu'il nous faut pour cette vie de passage, ce n'est pas de rechercher la qualité des aliments, c'est de se contenter de ceux qu'on a prés de soi. Les anges mangèrent des viandes qu'Abraham leur servit ; c'est avec des poissons trouvés dans le désert que Jésus-Christ rassasia une multitude à jeun. Ce qui prouve clairement que l'usage de la chair ou du poisson n'a rien de ré- préhensible en soi, et qu'il faut prendre la nourriture qui est pure du péché, qui s'offre d'elle-méme et qui est de l'apprét le plus facile, du prix le moins coüteux.

Sénéque, le plus grand des sectateurs de la pauvreté et de la continence, le plus éminent des prédicateurs de morale parmi les philosophes, disait : « Notre but est de vivre selon la nature. Or il est contre la nature de tour- menter son corps, de fuir la propreté, qui ne coûte rien, de se plaire dans la saleté, d'user d'une nourriture, non grossiére, mais dégoütante. Si chercher les choses délicates est le propre de la mollesse, c'est folie de se priver de celles dont tout le monde use, et qui coütent peu. La philosophie exige qu'on soit sobre, non qu'on se martyrise. Il peut y avoir une sage fru- galité ; c'est cette mesure qui me plait. » C'est ce qui fait aussi que saint Gré- goire, dans son trentiéme livre des Morales, pour montrer que les hommes péchent moins par la qualité des aliments que parcelle des sentiments, dis- tingue ainsi les tentations de la gourmandise : « Tantót elle cherche les ali- ments les plus délicats ; tantót elle prendra la premiére chose venue, mais à la condition que la préparation en soit particuliérement soignée. C'est quelquefois ce qu'il y a de plus grossier qu'elle désire, et cependant, par la violence méme de ce désir, elle péche encore. »

Le peuple tiré d'Égypte succomba dans le désert, parce que, au mépris de la manne, il demanda des viandes, comme une alimentation plus délicate. Ésaü perdit la gloire de son droit d'ainesse, pour avoir ardemment désiré une nourriture grossière, un plat de lentilles. En vendant à ce prix son droit d'ai- nesse, il a trahi la violence de sa convoitise. Ce n'est pas dans la nourriture, c'est dans la convoitise qu'est le péché. Aussi pouvons-nous bien souvent manger les mets les plus délicats sans péché, tandis qu'il en est de grossiers, auxquels nous ne pouvons toucher sans que notre conscience nous accuse. Ésaü donc, je le répéte, a perdu son droit d'ainesse pour un plat de len-

328 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

per lenticulam perdidit, et Elias in heremo virtutem corporis carnes edendo servavit. Unde et antiquus hostis, quia non cibum, scd cibi concupiscentiam esse causam damnationis intelligit, et primum sibi hominem non carne, sed pomo subdidit; et secundum non carne, sed pane tentavit. Hinc est quod plerumque Adam culpa committitur, etiam quum abjecta et vilia su- muntur. Ea itaque sumenda sunt, quis naturæ necessitas quærit et non quæ edendi libido suggerit. Minori vero desiderio concupiscimus quie minus præ- tiosa esse videmus, et qui magis abundant, et vilius emuntur : sicut est communium cibus carnium, qui et infirmam naturam multo validius quam pisces confortat, et minores expensas, et faciliorem habet apparatum."

Usus autem carnium ac vini, sicut et nuptiæ, intermedia boni et mali, hoc est indifferentia computantur, licet copule nuptialis usus. omnino peccato non careat, et vinum omnibus alimentis periculosius existat. Quod profecto si temperate sumptum religioni non interdicitur, quid aliorum timemus alimentorum, dummodo in eis modus non excedatur? Si beatus ipsum Bene- dictus quod mouachorurn non esse profitetur, quadam tamen dispensatione monachis hujus temporis, jam refrigescente pristine charitatis fervore, con- cedere cogitur; quid cetera non indulgere feminis debeamus, quæ adhuc eis nulla professio interdicit? Si pontificibus ipsis et Ecclesi: sanctæ rectoribus, si denique monasteriis clericorum sine offensa carnibus eliam vesci licet, quia nulla scilicet professione ab eis religantur, quis has culpet feminis in- dulgeri, maxime si in cæteris majorem tolerent districtionem ? Sufficit quippe discipulo ut sit sicut magister ejus, et magna videtur credulitas, si quod monasteriis clericorum indulgetur, monasteriis feminarum prohibeatur. Nec parvum etiam æstimandum est, si femine quum cætera monasterii distric- tione, in hac una carnium indulgentia religione fidelium laicorum inferiores non sint; presertim. quum, teste Chrysostomo, nihil licet secularibus, quod non liceat monachis, excepto concumbere tantum cum uxore. Beatus quoque Hieronymus, clericorum religionem non inferiorem quam monachorum ju- dicans, ait : « Quasi quidquid in monachos dicitur non redundet in clericos, qui sunt patres monachorum. » Quis etiam ignoret omnino discretioni con- trarium esse, si tanta debilibus quanta fortibus imponantur onera? si tanta fe- minis quanta viris injungatur abstinentia? De quo etiam si quis supra ipsum natur: documentum auctoritatem efflagitet, beatum quoque super hoc Gre- gorium consulat. Ilic quippe magnus Ecclesi: tam rector quam doctor de hoc quoque cæteros Ecclesie doctores diligenter instruens, libri Pastoralis ca- pitulo xxrv, ita meminit : « Aliter igitur admonendi sunt viri, atquealiter fe- minæ : quia illis gravia, istis vero sunt injungenda sunt leviora; et illos magna

330 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

exerceant, istas vero demulcenda convertant. Quæ enim parva sunt in forti- bus, magna reputantur in debilibus. » Quamvis hec quoque vilium licentia carnium minus habeat oblectamenti quam ipse piscium vel avium carnes, quas minime tamen nobis beatus interdicit Benedictus. De quibus etiam Apo- stolus, quum diversas species carnis distingueret : « Non omnis, inquit !, caro eadem caro, sed alia hominum, alia pecorum, alia volucrum, alia piscium. » Et pecorum quidem et avium carnes in sacrificio Domini lex ponit: pisces vero nequaquam : ut nemo piscium esum mundiorem Deo quam carnium credat. Qui etiam tanto est onerosior paupertati vel carior, quanto piscium minor est copiam quam carnium, et minus infirmam corroborat naturam ; ut in altero magis gravet, in altero minus subveniat.

*

Nos itaque fortune pariter et nature hominum consulentes, nihil in alimentis, ut diximus, nisi superfluitatem interdicimus. Ipsum itaque car- nium sive ceterorum esum temperamus, ut omnibus concessis, major sit abstinentia monialium, quam quibusdam interdictis, modo sit monacho- rum. Igitur ipsum quoque carnium esum ita temperari volumus, ut non amplius quam semel in die sumant, nec diversa inde fercula eidem per- sonæ parentur; nec seorsum aliqua superaddantur pulmenta, nec ullatenus ei vesci liceat plusquam ter in hebdomada, prima videlicet feria, tertia, et quinta feria, quantæcunque eliam festivitates intercurrant. Quo namque solemnitas major est, majoris abstinentiæ devotione est celebranda. Ad quod nos egregius doctor Gregorius Naziauzenus vehementer exhortans, lib. III de Luminibus vel secundis Epiphaniis, ait : « Diem festum celebre- mus non ventri indulgentes, sed spiritu. exultantes. » Idem lib. IV de Pen- tecoste et Spiritu sancto : « Et hic est noster festus dies, ait; in anims thesauros perenne aliquid et perpetuum recondamus, non ea quæ pertrans- eunt et dissolvuntur. Sufficit corpori malitia sua, non indiget copiosiore materia, nec insolens bestia abundantioribus cibis ut insolentior fiat, et violentius urgeat. » Idcirco autem spiritualiter magis est agenda solem- nitas, quam et beatus Hieronymus, cjus discipulus, secutus, in epistola sua de acceptis Muneribus ita quodam loco meminit : « Unde nobis sollicitius providendum, ut solemnem diem non tam ciborum abundantia, quam spi- ritus exultatione celebremus : quia valde absurdum est nimia saturitate honorare velle martyrem, quem sciamus Deo placuisse jejuniis. » Augusti-

1 Corinth., I, xv, 39.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 351

prime ainsi : « Autres sont les instructions à donner aux hommes, autres celles qui conviennent aux femmes. Aux uns, on peut imposer un joug pe- sant, aux autres, il faut un joug plus doux ; à ceux-ci, les grandes épreuves, à celles-là, des épreuves plus légères, qui les convertissent doucement. Ce qui est peu de chose pour les forts est beaucoup pour les faibles. » Au sur- plus, l'usage des viandes communes flatte moins que celui de la chair des poissons ou des oiseaux. Cependant saint Benoît ne nous les interdit pas, et l'Apótre, en faisant la distinction de toutes les espèces de viande, dit : « Toute chair n'est pas même chair; celle des hommes n'est pas celle des animaux ; autre est celle des oiseaux, autre celle des poissons. » La loi du Seigneur a mis au nombre des chairs à lui offrir en sacrifice celle des ani- maux, celle des oiseaux, et point celle des poissons, afin qu'on ne croie pas que la chair du poisson est plus pure à ses yeux que celle des animaux. En effet, le poisson est une chair d'autant plus dispendieuse et plus onéreuse pour les pauvres, qu'elle est moins abondante et moins fortifiante ; elle coûte davantage et ne nourrit pas autant.

Prenant donc en considération les ressources des hommes et leur nature, nous n'interdisons, je le répéte, que le superflu. Nous recommandons l'u- sage modéré des viandes et de tous les autres aliments, en telle sorte que l'abstinence soit plus sévère chez les religieuses, tous les aliments leur étant permis, que chez les religieux, à qui certains aliments sont interdits. Nous voulons que l'usage de la viande soit réglé de telle façon qu'elles n'en mangent qu'une fois par jour; qu'on ne serve jamais deux portions de viandes différentes à la méme personne; qu'on n'y ajoute aucune garniture de légumes, et qu'on ne puisse user de chair plus de trois jours par se- maine, savoir : le dimanche, le mardi et le jeudi, quelles que soient les fêtes qui tombent dans les intervalles; car plus grande est la solennité, plus il la faut célébrer par l'abstinence. C'est à quoi saint Grégoire de Na- zianze, ce remarquable docteur, nous engage vivement dans son troisième livre de la Chandeleur ou de la seconde Épiphanie. « Célébrons, dit-il, cette fête, non en nous livrant aux plaisirs de la table, mais en nous abandon- nant aux pures joies de l'esprit. » Et ailleurs, au quatriéme livre de son traité sur la Pentecôte et l'Esprit-Saint : « Ce jour est le jour de notre fête, dit-il; amassons dans le trésor de nos cœurs quelque chose de durable, d'éternel, non de ces choses qui passent et se dissolvent. Le corps a assez de ses mauvais penchants, il n'a que faire de plus de matière ; c'est une bête insolente, gardons-nous de la rendre plus insolente par une abondante nourriture : elle nous tourmenterait plus violemment. » Il faut donc célé- brer les fêtes tout spirituellement. C'est aussi ce que reconnnande, dans sa lettre sur la Manière de recevoir les présents, saint Jérôme, fidèle à la doc- trine de son maitre. « Nous devons moins nous inquiéter, dit-il, de célébrer les fêtes par l'abondance de la chère que par les joyeux tressaillements de l'esprit : il. serait absurde d'honorer par des excès de table un martyr qui

339 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

nus de pœnilentiæ Medicina : « Attende tot martyrum milla. Cur enim natalitia eorum conviviis turpibus celebrare delectat, et eorum vitam sequi honestis moribus non delectat? »

* Quoties vero carnes deerunt, duo eis fercula qualiumcunque pulmento- rumi concedimus, nec superaddi pisees prohibemus. Nulli vero pretiosi sopares cibis apponantur in conventu, sed iis contentæ sint, quæ in terra, quam inhabitant, nascuntur; fructibus vero non nisi in ccena. vescantur. Pro medicamento autem quibus opus fuerit, vel herbas vel radices "seu fructus aliquot, vel alia hujusmodi nunquam prohibemus mensis apponi. Si qua forte peregrina monialis hospitio recepta mensis intererit, ferculo ci * aliquo superaddito, charitatis sentiat humanitatem. De quo quidem si quid distribuere voluerit, licebit. Hac autem, vel si. plures fuerint, in majore mensa residebunt, et eis diaconissa ministrabit, postea cum aliis, quæ men- * sis ministrant, comestura.

Si qua vero sororum parciori cibo carnem domare voluerit, nullatenus hoc ipsa nisi per obedientiam presumat, et nullatenus hoc ei denegetur, si hoc non levitate, sed virtute videtur appetere, quod ejus firmitudo valeat tole- rare. Nulli tamen unquam permittatur, ut per hoc conventu... nec ut ali- quam diem sine cibo transigat.

Sagiminis condimento sexta feria nunquam utantur, sed quadragesimali cibo contentæ, sponso suo ea die passo quadam compatiantur abstinentia.

Illud vero non solum prohibendum, sed vehementer est abhorrendum, quod in plerisque monasteriis agi solet, quod videlicet parte aliqua panis, quz superest esui et pauperibus est reservanda, manus et cultellos mun- dare et extergere solent, et ut mappis parcant mensarum, panem polluunt pauperum, imo ejus qui se attendens in pauperibus ait! : « Quod uni ex mi- nimis meis fecistis, mihi fecistis. »

De abstinentia Jejuniorum generalis institutio Ecclesiæ illis sufficiat, nec supra fidelium laicorum religionem in hoc eas gravare præsumimus, nec virtuti virorum earum infirmitatem in hoc praeferre audemus. Ab æqui- noctio vero autumnali usque ad Pascha, propter dierum brevitatem, unam in die comestionem sufficere credamus. Quod quia non pro abstinentia religionis, sed pro brevitate dicimus temporis, nulla hic ciborum genera distinguemus.

! Matth., xxv, 40.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 533

s'est rendu agréable à Dieu par ses jeùnes. » Et saint Augustin, sur le Re- mède de la pénitence : « Considérez ces milliers de martyrs.: pourquoi célébrer leurs fètes par des repas de débauche, et ne pas plutôt imiter leur vie par une honnéte conduite ? »

Les jours on ne mangera pas de viande, il y aura deux portions de légumes quelconques : on pourra ajouter du poisson. Point d'assaisonne- ment recherché; on se contentera de ceux qui sont produits par le pays. Point de fruits que le soir. Quant à celles qui ont besoin d'un régime, nous ne défendons point qu'on leur serve des herbes, des racines, des fruits, ou autre chose de ce genre. |

Si quelque religieuse étrangére à laquelle on aura donné l'hospitalité prend part au repas, on lui offrira quelque portion supplémentaire, pour lui donner une idée de la charité de la maison. Elle sera libre de partager cette portion avec qui elle voudra. On la fera asseoir à la grande table, elle et les autres, si elles sont plusieurs. La diaconesse les servira; elle prendra ensuite son repas avec les servantes de table.

Si quelque sœur veut dompter en elle les ardeurs de la chair en dimi- nuant la quantité de sa nourriture, qu'elle ne prenne point sur elle de rien faire sans permission ; cette permission ne devra jamais lui être refusée, si ce n'est point un caprice, mais un sentiment de vertu qui lui a inspiré ce désir de privation, et si son tempérament est de force à la supporter. Mais il ne sera jamais permis à qui que ce soit..., de demeurer uu jour sans manger.

Les vendredis, on ne mangera jamais rien d'accommodé au gras ; on se contentera de la nourriture des jours de Caréme, sorte d'abstinence qui sera comme une marque de sympathique compassion pour les souffrances de l'époux mort ce jour-là.

Il est encore une chose qu'il faut non-seulement défendre, mais avoir en horreur, bien qu'elle soit en usage dans la plupart des monastéres : c'est que les religieuses essuieut leurs mains ou leurs couteaux avec les mor- ceaux de pain qui restent du diner et qui sont la part des pauvres : pour ménager le linge de table, on ne doit point salir le pain des pauvres, que dis-je? le pain. de Celui qui a dit en parlant des pauvres : « Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites. »

Relativement aux jeünes, il suffira de suivre la règle générale de l'Église, car nous ne prenons pas sur nous d'imposer aux religieuses des pratiques plus sévères que celles des pieux laïques ; nous ne voulons pas mettre la faiblesse des femmes au-dessus de la force des hommes. Depuis l'équinoxe d'automne jusqu'à Paques, à cause de la brièveté des jours, nous pensons qu'un seul repas suffit ; nous disons à cause de la brièveté des jours, et non eu égard à l'abstinence monastique. Nous ne ferons point ici de distinction d'aliments.

394 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLJE.

Pretiosæ vestes, quas omnino Scriptura damnat, summopere fugiantur. De quibus nos precipue Dominus dehortans et damnati divitis superbiam de iis accusat ; et Joannis humilitatem e contrario commendat. Quod beatus diligenter attendens Gregorius homilia Evangeliorum, wv. « Quid est, in- quit, dicere : « Qui mollibus vestiuntur, in domibus regum sunt; » nisi aperta sententia demonstrare quod non coelesti, sed terreno regno militant, qui pro Deo perpeti aspera fugiunt, sed solis exterioribus dediti, presentis vite mollitiem delectationemque querunt? » Idem homilia xi : « Sunt nonnulli qui cultum subtilium pretiosarumque vestium non putant esse peccatum. Quod videlicet si culpa non esset, nequaquam sernio Dei tam vigilanter exprimeret, quod dives, qui torquebatur ad inferos, bysso et pur- pura indutus fuisset. Nemo quippe vestimenta precipua nisi ad inanem gloriam querit, videlicet ut honorabilior cxteris esse videatur. Nam pro sola inani gloria vestimentum pretiosius quæritur. Res ipsa testatur, quod nemo vult ibi pretiosis vestibus indui, ubi ab aliis non possit videri. »

À quo et prima Petri epistola seculares et conjugatas feminas dehortans, ait!: « Similiter et mulieres subdit» sint viris suis, ut et si qui non credunt verbo, per mulierum conversationem sine verbo lucrifiant, consi- derantes in timore castam conversationem vestram. Quarum sit non extrin- secus capillatura, aut circumdatio auri, aut indumenti vestimentorius cul- tus, sed qui absconditus corde est homo, incorruptibilitate quieti et inodesti spiritus, quod est in conspectu Domini locuples. » Bene autem feminas po- tius quam viros ab hac vanitate censuit dehortandas, quarum infirmus ani- mus id amplius appelit , quo per eas et in eis amplius imitari luxuria pos- sit. Si autem seculares hinc inhibendæ sunt feminæ, quid Christo devotes convenit providere? quarum hoc ipsum illis est cultus, quod sunt inculta. Quæcunque igitur hunc appetit cultum vel non renuit oblatum, castitatis perdit testimonium. Et quacunque talis est, non se religioni preparare, sed fornicationi credatur, nec tam monialis quam meretrix censeatur, cui et ipse cultus est tanquam lenonis præconium, qui incestum prodit ani- mum, sicut scriptum est? : « Amictus corporis, et risus dentium, et in- gressus hominis enuntiant de illo. »

Legimus Dominum in Joanne, ut jam supra meminimus, vilitatem seu asperitatem vestium potius quam cscæ conmendasse atque laudasse. « Quid exiistis, inquit 5, in desertum videre? hominem mollibus vestitum? » Ilabet enim nonnunquam usus pretiosorum ciborum utilem aliquam dispensatio- nem, sed vestium nullam. Que videlicet vestes quanto sunt pretiosiores;

! Cap. in, vers. 1. * Eccles., xix, 91. * Matth., xi; 9.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 335

Quant aux vêtements, on évitera par-dessus tout les vêtements de prix, qui sont absolument condamnés par l'Évangile. Le Seigneur lui-même nous en détourne, en condamnant l'orgueil du mauvais riche, et en exaltant l'humilité de Jean. C'est ce qu'explique saint Grégoire dans sa quatrième Homélie sur les Évangiles. « Pourquoi, dit-il, se sert-il de ces paroles : « Les gens qui sont délicatement vêtus dans les maisons des rois, » si ce n'est pour démontrer clairement que ceux-là combattent pour le royaume de la terre, non pour le royaume des cicux, qui refusent de souffrir pour Dieu, et qui, adonnés tout entiers aux biens extérieurs, ne cherchent que les douceurs et les délices de la vie présente? Et le méme, dans sa onzième Homélie : « ll en est qui pensent que le goüt des vétements délicats et de grand prix n'est pas un péché. Si ce n'était pas une faute, la parole du Sei- gneur n'indiquerait pas aussi expressément que le riche qui souffrait les tortures de l'enfer était couvert de lin et de pourpre. On ne recherche des vétements de luxe que pour la satisfaction d'une vaine gloire, que dans l'idée de s'attirer plus d'hommages. Ce qui le prouve, c'est qu'on ne se revêt pas d'habits de prix, l'on ne peut être vu du monde. »

Saint Pierre détourne également de cet abus les femmes séculiéres et ma- riées dans sa première Épitre : « Que les femmes soient soumises à leurs maris, en telle sorte que si les maris ne croient pas à la parole des femmes, ils soient. gagnés par les exemples de leur commerce, et envisagent avec crainte ce que leur impose la pureté de ce commerce. Point de tresses de cheveux postiches, point de ceintures d'or, point de robes somptueuses ; qu'elles s'attachent à parer l'homme qui est au fond de leur cœur par l'in- corruptibilité d'un esprit calme et modeste, ce qui est le plus riche des véto- ments devant Dieu. » C'est avec raison qu'il a cru devoir détourner de cette vanité les femmes plutót que les hommes, parce que leur esprit faible les y pousse d'autant plus que la luxure a plus de prise sur elles. Or si les femmes qui vivent. dans le monde doivent étre arrétées sur cette pente, que convient-il de faire à l'égard des femmes vouées à Dieu, elles dont le véri- table ornement est de n'en avoir pas? Pour elles, rechercher ces ajuste- ments ou ne pas les rejeter si on les leur offre, c'est perdre leur réputation de chasteté; c'est se préparer moins à la religion qu'à la fornication ; c'est se mettre au rang, non des religieuses, mais des courtisanes. Pour elles la parure est comme l'insigne du libertinage, elle trahit la corruption de l'âme, ainsi qu'il est écrit : « L'habillement, le rire, la marche, révèlent l'homme. »

Nous voyons que le Seigneur a loué et exalté dans Jean-Baptiste la gros- sièreté des vêtements plutôt que l'austérité des aliments. « Qu'étes-vous allé voir, dit-il, dans le désert? un homme vêtu d'habits délicats? » Par. fois, en effet, la recherche dans les aliments peut avoir quelque utilité, mais dans les vétements, jamais. Plus les vêtements sont précieux, plus on les conserve. Moins ils servent, plus ils coütent à celui qui les a achetés.

556 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

tanto carius custodiuntur, et minus proficiunt, et ementem amplius gravant, et pre subtilitate sui facilius possunt corrumpi, et minus corpori præbent fomenti.

Nulli vero panni magis quam nigri lugubrem pœnitentiæ habitum decent, nec adeo sponsis Christi pelles aliquæ conveniunt, sicut agninæ : ut ipso quoque habitu agnum sponsum virginum indutæ videantur, vel induere moneantur.

Vela vero earum non de serico, sed de tincto aliquo lineo panno fiant. Duo autem velorum genera esse volumus, ut alia sint scilicet virginum jam ab ipso consecratarum, alia vero minime. Quæ vero pudicarum sunt virgi- num crucis sibi signum habeant impressum ; quo scilicet ipsæ integritate quoque corporis ad Christum maxima pertinere. monstrentur, et sicul in consecratione distare a cæteris, ita et hoc habitus. signo distinguantur, quo et quique fidelium territi, magis abhorreant in concupiscentiam earum exardescere. Hoc autem signum virginalis munditiæ in summitate capitis candidis expressum filis virgo gestabit, et hoc nullatenus, antequam ab episcopo consecretur, gestare presumat. Nulla autem alia vela hoc signo insignita sint.

Interulas mundas ad carnem habeant, in quibus etiam cinctæ semper dormiant. Culeitrarum quoque mollitiem vel linteaminum usum infirmæ ipsarum non negamus nature. Singule vero dormiant et comedant. Nulla penitus indignari præsumat, si vestes vel quecunque alia sibi ab aliquibus transmissa, alii, que amplius indiget, concedantur sorori ; sed tunc maxime gaudeat, quum in sororis necessitate fructum habuerit eleemosynæ, vel se respexerit non solum sibi, sed aliis vivere. Alioquin ad sanctæ societatis fraternitatem non pertinet, nec proprietatis sacrilegio caret.

Suflicere autem ad corpus contegendum credimus interulam, pelliceam, togam, et quum multum exasperaverit frigus, insuper mantellum. Quo vide- licet mantello pro opertorio quoque uti Jacentes poterunt. Oportebit autem pro infestatione vermium vel gravamine sordium abluendarum, hzc omnia esse duplicia indumenta, sicut ad litteram in laude fortis et providæ mulieris Salomon ait! : « Non timebit domui suæ a frigoribus nivis. Omnes enim domestici ejus vestiti duplicibus. » Quorum ita sit moderata longitudo, ut ultra oram sotularium non procedant, ne pulverem moveant. Manicz vero extensionem brachiorum et manuum non excedant. Crura vero et pedes caligæ pedules et sotulares muniant. Nec unquam occasione religionis nudæ pedes incedant. In. lectis culcitra una, pulvinar, auriculare, lodix et linteo-

! Prov., xxxi, 21.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 5357

Leur finesse méme fait qu'ils se détériorent plus aisément et procurent au corps moins de chaleur.

Les habits seront d'étoffe de laine noire. Point d'autre couleur, c'est celle qui convient au deuil de la pénitence, et aucune fourrure ne va mieux que celle des agneaux aux épouses du Christ. Ce vétement leur remettra en mémoire qu'elles doivent toujours paraitre revétues, ou se revétir de l'Agneau, époux des vierges.

Les voiles ne seront pas de soie, mais de toile ou d'étoffe teinte. II yen aura de deux sortes : les uns pour les vierges qui auront prononcé les vœux, les autres pour les novices. Les voiles des vierges consacrées seront mar- qués du signe de la croix, lequel témoignera par sa blancheur que leur corps est cutièrement voué à Jésus Christ, et que la différence qui existe entre leur habit et celui des autres est en raison de leur consécration : en sorte qu'arrétés par ce signe, les fidéles aient moins l'idée de porter sur elles un œil de concupiscence. Mais ce n'est qu'après la consécration de l'évéque que la vierge pourra porter sur le sommet de la téte cette croix de fil blanc, en signe de la, pureté virginale : nul autre voile n'aura cette marque. |

Elles porteront sur la peau des ehemises de toile, qu'elles ne quitteront pas méme pour dormir. Nous ue refusons pas à la délicatesse de leur nature l'usage des matelas et des draps. Elles mangeront et coucheront chacune séparément. Nulle ne trouvera mauvais que l'on passe à une de ses sœurs qui en a un plus pressant besoin les habits qui lui auraient été donnés à elle-méme, les habits ou autre chose. Elle sera particuliérement heureuse. au contraire, d'avoir un témoignage de sympathie à offrir à sa sceur en peine, et de penser qu'elle vit non. pour. elle, mais pour les autres; autrement, elle n'aurait plus droit d'appartenir à la communauté, elle serait coupable du sacrilége de propriété.

Nous croyons qu'il suffit, pour couvrir le corps, d'une chemise, d'une peau d'agneau et d'une robe, en ajoutant par-dessus, pendant la rigueur du froid, un manteau qui serve de couverture au lit. Pour prévenir par le lavage l'invasion de la vermine et l'encrassement, elles auront tous ces vétements en double, ainsi que Salomon a dit, à la louange de la femme forte et sage : « Elle ne craint pas pour sa maison le froid de l'hiver, car tous ses serviteurs ont double vétement. » La taille de l'habit sera mesurée; il ne devra pas descendre au-dessous du talon, pour ne pas soulever la pous- siére. Les manches n'excéderont pas la longueur des bras et des mains. Les jambes seront couvertes de chausses, et les pieds de chaussons et de sonliers. Jamais elles ne marcheront pieds nus, même sous prétexte de dévotion. Chaque lit aura un matelas, un traversin, un oreiller, une courte-pointe et un drap. La tête sera couverte d'une bandelette blanche avec un voile par-

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HELOISE. 939

dessus; lorsqu'il sera nécessaire, à cause de la tonsure, on ajoutera un bonnet de peau d'agneau.

Xlll. Ce n'est pas seulement dans la nourriture et l'habillement qu'il faut éviter le superflu, c’est aussi dans les bâtiments et tous les autres biens. Quant aux bâtiments, s'ils sont plus spacieux ou plus beaux qu'il n'est né- cessaire, si nous les ornons de peintures ou de seulptures, ce ne sont plus des asiles de pauvres, ce sont des palais de rois. « Le Fils de l'homme n'a pas reposer sa téte, dit saint Jérôme, et vous possédez de vastes portiques et des bâtiments immenses”? » Se plaire à avoir de beaux chevaux, des che- vaux de prix, cen'est pas seulement de la superfluité, c'est évidemment une vanité pure. Multiplier ses troupeaux, étendre ses domaines, c'est donner carriére à l'ambition des biens extérieurs. Et plus nous possédons sur cette terre et plus nous sommes forcés de penser à ce que nous possédons, plus nous sonimes détournés de la contemplation des choses du ciel. Notre corps a beau être enfermé dans un cloître : l'àme, attachée à ces possessions du dehors, est forcée de les suivre; elle se répand çà et avec elles. Nous sommes d'autant plus en proie à la crainte, que nous possédons plus de choses qui peuvent être perdues. Plus ces choses ont de valeur, et plus nous les aimons, plus elles tiennent notre misérable cœur enchainé à leur poursuite.

ll faut donc songer à fixer une mesure aux dépenses de notre maison, de façon à ne rien chercher au delà du nécessaire, à ne recevoir aucune offrande, à ne garder aucun dépôt. Tout ce qui dépasse le nécessaire, nous ne le pos- sédons qu'à titre de vol, et nous sommes coupables de la mort d'autant de pauvres que nous aurions pu en secourir avec ce superflu. Chaque année donc, après la récolte, il faudra assurer les besoins de l'année. Le reste, on le donnera, ou plutót on le restituera aux pauvres.

ll en est qui, ignorant la mesure de la sagesse, se font honneur d'avoir une maison nombreuse, n'ayant que peu de revenus ; et pour subvenir à ces lourdes charges, ils vont impudemment mendier, quand ils n'arrachent pas violemment ce qu'on ne leur veut point donner. Tels nous voyous aujour- d'hui certains supérieurs, qui, fiers du nombre de leurs religieux, tiennent moins à en avoir de bons qu'à en avoir beaucoup, et s'estiment d'autant plus grands qu'ils sont grands au milieu d'un plus grand nombre. Pour attirer les novices dans leurs maisons, au lieu de leur annoncer des austé- rités, ils leur promettent toutes sortes de douceurs, et, les recevant sans examen ni épreuve, ils les perdent par l'apostasie. C'est contre eux, sans doute, que Jésus-Christ s'élevait par ces paroles : « Malheur à vous qui parcourez la iner et la terre pour faire un prosélyte, et qui, l'ayant fait, le rendez deux fois plus que vous digne de l'enfer! » Certes ils seraient moins fiers de la multitude de leurs religieux, s'ils cherchaient le salut des âmes plutôt que le nombre des prosélvtes, et s'ils présumaient moius de leurs forces dans la conduite de leur communauté.

340 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Paucos Dominus elegit apostolos, et de ipsa electione sua unus in tantum apostatavit, ut pro ipso Dominus diceret! : « Nunquid ego duodecim vos elegi, et unus ex vobis diabolus est? » Sicut autem de apostolis Judas, sic et de septem «diaconibus Nicolaus perit. Et quum paucos adhuc Apo- stoli congregassent, Ananias et Saphira, uxor ejus, mortis excipere senten- tiam "meruerunt. Quippe et ab ipso antea Domino quum multi abiissent discipulorum retrorsum, pauci cum ipso remanserunt. Árcta quippe via est, qua ducit ad vitam, et pauci ingrediuntur per eam. Sicut e contrario lata est et spatiosa quæ ducit ad mortem, et multi sunt qui se ultro ingerant. Quia sicut ipse Dominus testatur alibi* : « Multi vocati, pauci vero electi. » Et juxta Salomonem? : « Stultorum infinitus est numerus. »

Timeat itaque quisquis de multitudine gaudet subjectorum, ne in eis, juxta Dominicam assertionem, pauci reperiantur electi, et ipse immoderate gregem suum multiplicans, minus ad custodiam ejus sufficiat, ut ei recte a spiritalibus illud propheticum dici possit * : « Multiplicasti gentem, non magnificasti letitiam. » Tales utique scilicet de multitudine gloriantes, dum tam pro suis quam suorum necessitatibus sepius exire, atque ad seculum redire, et mendicando discurrere coguntur, curis se corporalibus magis quam spiritalibus implicant, et infamiam sibi magis quam gloriam acquirunt.

Quod quidem in feminis tanto magis est erubescendum, quanto eas per mundum discurrere minus videtur tutum. Quisquis igitur quiete vel honeste cupit vivere, et officiis vacare divinis, et tam Deo quam seculo charus haberi, timeat aggrezare quos non possit procurare, nec in expensis suis de alienis confidat marsupiis; nec eleemosynis petendis, sed dandis invigilet. Aposto- lus, ille magnus Evangelii prædicator, et liabens potestatem de Evangelio sumptus accipere, laborat manibus, ne quos gravare videatur, ct gloriam suam evacuet. Nos ergo, quorum non est predicare, sed peccata plangere, qua temeritate vel impudentia mendicantes quaerimus? Unde los, quos inconsiderate congregamus, sustentare possumus ? Qui etiam sepe in tantam prorumpimus insaniam, ut quum predicare nesciamus, prædicatores con- ducamus ; et pseudoapostolos nobiscum circumducendo, cruces et philacteria reliquiarum gestemus, ut tam hiec quam verbum Dei, seu etiam figmenta diaboli simplicibus et idiotis vendamus christianis, et eis promittamus quæ- cunque ad extorquendos nummos proficere credimus. Ex qua quidem im- pudenti cupiditate, quz sua sunt, non quee Jesu Christi quærente, quantum jam ordo noster et ipsa divini praedicatio verbi viluerit, neminem jam latere arbitror.

1 Joan. vi, 71. * Matth., vit, 12; xx, 16. 3 Eccles., 1, 15. * Isai, ix, 5.

LETTRES D'ABELARD ET D'HÉLOISE. 541

Le Seigneur avait choisi un petit nombre d'apôtres, et parmi ceux qu'il avait choisis, il se trouva un apostat, ce qui lui fait dire : « Ne vous ai-je pas choisis tous les douze? et cependant il se trouve parmi vous un démon. » Tel avait été Judas parmi les disciples, tel fut Nicolas parmi les sept diacres. Lorsque les apótres n'avaient cncore réuni qu'un petit nombre de fidèles, Ananias et Saphira, sa femme, méritèrent d'être frappés d'une sentence de mort. De tous ceux qui s'étaient d'abord attachés à suivre le Seigneur, beaucoup l'abandonnérent et il n'en resta qu'un bien petit nombre; car étroite est la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui savent y marcher; large et spacieuse, au contraire, est la voie qui conduit à la mort, et il en est beaucoup qui s'y engagent. ("est que, selon la parole du Seigneur, « il est beaucoup d'appelés et peu d'élus. » « Le nombre des insensés, dit Salomon, est infini. »

Qu'il tremble donc celui qui se réjouit de la multitude de ses religieux qu'il eraigne que, selon la parole du Seigneur, il ne se trouve parmi eux peu d'élus, et que, multipliant saus mesure son troupeau, il ne puisse suf- fire à le garder, en sorte qu'il mérite cette parole du Prophète : « Vous avez multiplié ce peuple, mais vous n'avez pas augmenté sa joie! » Tels sont, en effet, ceux qui sont fiers du nombre. Obligés pour leurs propres besoins et pour ceux de la communauté de sortir, de rentrer dans le siècle et d'aller et mendier, ils s'embarrassent bien plus du soin des corps que du soin des àmes, et s'attirent plus de mépris que de gloire.

Une telle conduite serait pour des femmes une honte d'autant plus grande qu'il leur est plus dangereux de courir par le monde. Quiconque veut vivre honnétement, tranquillement, se donner au service du Seigneur, se rendre cher à Dieu et aux hommes, doit craindre de rassembler plus de fréres qu'il n'en peut soigner; ne point compter, pour ses dépenses, sur la bourse d'autrui, songer à faire, non à demander l'aumóne. L'apótre saint Paul, le grand prédicateur de l'Évangile, avait, au nom de l'Évangile, le droit de recevoir assistance : il travaillait de ses mains, pour n'être à charge à per- sonne et ne point porter atteinte à sa gloire. Pour nous, dont le devoir est non de précher, mais de pleurer les péchés, quel serait notre aveuylement, notre honte d'aller mendier notre subsistance! Comment pourrions-nous soutenir ceux que nous aurions inconsidérément réunis? N'est-ce pas déjà assez de folie d'aller soudover des prédicateurs, faute de savoir précher, et conduisant à la ronde ces faux apôtres, de porter partout nos croix et nos reliques pour vendre aux simples et aux imbéciles non la parole de Dieu, mais les mensonges dorés du diable, pour leur tout promettre afin de leur escroquer leur argent ? Ah! c'est déjà cette cupidité impudente à chercher les biens de ce monde et non ceux de Jésus-Christ, qui fait, ainsi que per: sonne ne l'ignore, qu'on n'a plus de respect ni pour cet ordre, ni pour la prédication de la parole de Dieu.

542 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLEÆ.

Hinc et ipsi abbates vel qui majores in monasteriis videntur, potentibus seculi ct mundanis curiis sese importune ingerentes, jam magis carnales esse quam cœnobitæ didicerunt; et favorem. hominum quacunque arte venantes, crebrius cum hominibns fabulari, quam enm Deo loqui consue- verunt : illud. sæpe frustra legentes, atque negligentes, vel audientes, sed non exaudientes quod beatus Antonius admonet, dicens : « Sicut pisces, si tardaverint in sicco, moriuntur, ita et monachi tardantes extra cellulam, aut cum viris secularibus immorantes, a quictis proposito resolvuntur. » Oportet ergo sicut piscem in mari, ita et nos ad cellam recurrere, ne forte foris tardantes obliviscamur interioris custodia.

Quod ipse quoque monasticæ scriptor regulæ, scilicet beatus Benedictus, diligenter attendens, quam in monasteriis assiduos velit esse abbates, et super custodiam sui gregis sollicite stare, tam exemplo quam scripto patenter edocuit. Hic enim quum a fratribus ad sacratissimam sororem suam visitan- dam profectus, quum ipsa eum pro ædificatione saltem nocte una vellet relinere, aperte professus est manere extra cellam nullatenus se posse. Nec all quidem, « non possumus, » sed, « non possum, » quia hoc per eum fratres, non ipse posset, nisi hoc et a Domino, sicut postmodum actum est, revelante.

Unde et quum Regulam scriberet, nusquam de abbatis, sed solummodo fratrum egressu meminerit ; de cujus etiam assiduitate ita caute providit, ut in vigilus dominicorum et festorum dierum evangelicam. lectionem, et quæ illi adjuncta sunt, non nisi ab abbate præcipiat dici. Qui etiam instituens, ut mensa abbatis cum peregrinis et hospitibus sit semper, et quoties minus sunt hospites cum eo, quos voluerit de fratribus vocare, seniore uno tantum aut duobus dimissis cum fratribus, patenter insinuat nunquam in tempore mense abbatem monasterio debere deesse, et ut deli- catis principum ferculis jam assuetus, cibarium panem monasterii subjectis derelinquat. De qualibus quidem Veritas : « Alligant, inquit !, onera gravia, et importabilis, et imponunt in humeros hominum : digito autem suo nolunt ea movere. » Et alibi de falsis prædicatoribus : « Attendite a falsis prophetis qui veniunt ad vos. Veniunt, inquit, per se, non a Deo missi, vel expectantes ut pro eis mandetur. » Joannes Daptista princeps noster, cui pontificatus hæreditate cedebat, semel ab urbe recessit ad heremum, ponti- ficatum scilicet pro monacbatu, civitates pro solitudine deserens. Et ad cum populus exibat, nec ipse ad populum introibat. Qui quum tantus esset ut Christus crederetur, et multa in civitatibus corrigere posset : in illo jam

1! Matth., xxii, 4; vir, 15.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLUISE. 245

Aussi les abbés, les supérieurs des monastères qui se glissent avec im- portunité chez les puissants du siécle et dans les cours des rois passent-ils plutót pour des gens charnels que pour des cénobites. Tandis qu'ils poursui- vent par tous les moyens la faveur des hommes, ils s'habituent à converser avec le monde plutót qu'à parler avec Dieu. Ils ont lu plus d'une fois sans doute, mais ils ont mal lu ; ils ont entendu, mais ils n'ont pas compris cet avertissement de saint Antoine : « Les poissons qui demeurent longtemps sur le sable meurent ; de méme les moines qui vivent trop longtemps hors de leurs cellules et qui, dans le commerce des séculiers, rompent leur vœu de retraite. » Nous devons donc retourner en toute hâte à la cellule comme le poisson à la mer, de pour que, restés trop longtemps dehors, nous n'ou- bliions l'habitude de vivre au dedans.

Convaincu de cette vérité, l'auteur de la Régle monastique, saint Benoit, à catégoriquement enseigné par son exemple comme par ses écrits, qu'il faut que les abbés soient assidus au couvent et restent à veiller avec sollici- tude à la garde de leur troupeau. Il avait un jour quitté sa maison pour rendre visite à sa chère sœur sainte Scholastique, et celle-ci voulait le retenir auprès d'elle seulement une nuit pour profiter de ses instructions ; il déclara qu'il ne pouvait absolument rester hors de sa cellule; il ne dit méme pas : « Nous ne pouvons; » mais : « Je ne puis; » parce que les fréres pouvaient le faire avec sa permission, taudis que lui ne le pouvait que sur l'ordre de Dieu, comme il l'a fait plus tard.

Aussi, daus sa Règle, ne parle-t-il nulle part des sorties de l'abbé, mais seulement de celles des frères. 1l a, au contraire, si bien pris ses mesures pour assurer sa présence assidue, qu'aux vigiles des dimanches et des jours de fête, il veut que la lecture de l'Évangile et des instructions qui y sont jointes ne soit faite que par l'abbé. Dans son réglement sur la table à laquelle l'abbé doit s'asseoir avec les pèlerins et les hôtes, il lui permet, à défaut d'hôtes, d'inviter les frères qu'il lui plait, en ayant soin seulement de laisser un ou deux des anciens avec les fréres ; par il fait entendre claire- ment que l'abbé ne doit jamais être absent du monastère à l'heure des repas, de peur qu'une fois habitué à la chére délicate des grands, il ne laisse le pain grossier aux religieux. C'est de ces abbés que la Vérité a dit : « Ils lient des fardeaux pesants et au-dessus des forces humaines, et ils les met- tent sur le dos des autres ; tandis que, pour eux, ils n'y veulent pas toucher du bout du doigt. » Et ailleurs, parlant des faux prédicateurs : « Gardez- vous des faux prophètes qui viennent vers vous. Ils viennent d'eux-mêmes, dit-il, sans que Dieu les envoie et les ait chargés d'une mission. » Jean-DBap- tiste, notre chef, à qui le pontificat revenait par héritage, s'éloigna de la ville ponr se retirer dans le désert, c'est-à-dire qu'il abandonna le pontificat pour le monastère, la vie des cités pour la solitude. Le peuple venait à lui, ce n'était pas lui qui allait chercher le peuple. Il était si grand qu'il fut pris pour le Christ et eut le pouvoir de réformer certains abus dans les villes.

544 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLÆ.

erat lectulo, unde pulsauti dilecto respondere paratus erat! : « expoliavi me tunica mea, quomodo induar illa? Lavi pedes meos, quomodo inquinabo illos? »

Quisquis itaque quietis monasticæ secretum desiderat, lectulum magis quam lectum se habere gaudeat. « De lecto quippe, ut Veritas ait?, unus assumetur, et alter relinquetur. » Lectulum vero sponsæ esse legimus, id est animæ contemplativæ Christo arctius copulatæ, et summo ei desiderio adhærentis. Quem quicunque intraverit, neminem esse relictum legimus. De quo et ipsamet loquitur? : «In lectulo meo pernoctans, quæsivi quem di- ligit anima mea. » À quo etiam lectulo ipsa surgere dedignans, vel formi- dans, pulsanti dilecto quod supra meminimus respondet. Non euim sordes nisi extra lectum suum esse credit, quibus inquinari pedes metuit.

Egressa est Dina, ut alienigenas videret, et corrupta est. Et sicut Malcho illi captivo monacho ab abbate suo praedictum est, et ipse postmodum est expertus ovis quæ de ovili egreditur cito lupi morsibus patet.

Ne igitur multitudinem congregemus, pro qua egrediendi occasionem quæramus, imo et egredi compellamur, et cum detrimento nostri lucrum faciamus aliorum : ad modum videlicet p@mbi, quod ut argentum servetur in fornace, consumitur. Verendum potius est ne et plumbum pariter et argentum fornax vehemens cousumat tentationum. Veritas, inquiunt, ait* : « Et eum qui venit ad me non ejiciam foras. » Nec nos ejici susceptos volu- mus, sed de suscipiendis providere : ne quum cos intus susceperimus, nos ipsos extra pro eis cjiciamus. Nam et ipsum Dominum non susceptum ejecisse lezgimus, sed offerentem se respuisse. Cui quidem dicenti* : « Magister, sequar te quocunque ieris; » respondit : « Vulpes foveas habent, » etc.

Qui etiam de sumptibus nos ante providere, quum aliquid facere meditamur, cui sint ipsi necessarii, diligenter admonet, dicens? : « Quis vestrum volens turrim ædificare, nonne prius sedens computat sumptus qui necessarii sunt, si habet ad perficiendum ? Ne postea quam posuerit fundamentum, et non potuerit perficere, omnes qui viderint incipiant illudere ei, dicentes : « Quia hic homo copit ædificare, et non potuit consummare. » Magnum est si vel se unum quis salvare sufficiot, et periculosum est multis eum providere qui vix ad custodiam sui sufficit vigilare. Nemo vero studiosus est in custo- diendo, nisi qui pavidus fuerit in suscipiendo. Et nemo sic perseverat in

1 Cantic., v, 9. * Luc, xvir, 94. 5 Cantic., ui, 4. * Joan, vii, 37. 5 Matth., vi, 19 et 20. 9 Luc, xiv, 28.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 245

Il était déjà dans le petit lit d'où i| était prét à répondre au bien-aimé frap- pant à sa porte : « Je me suis dépouillé de ma robe, comment la reprendra je? J'ai lavé mes pieds, puis-je les salir? »

Quiconque désire vivre dans la solitude de la paix monastique doit donc se réjouir d'avoir un petit lit plutôt qu'un grand, car c'est de ce lit que la Vérité a dit: « Qu'on prenne l'un et qu’on laisse l'autre. » C'est que, ainsi que nous le lisons, le petit lit do l'épouse n'est autre chose que le lit d'une àme contemplative étroitement unie au Christ et s'attachant à lui d'un sou- verain désir. Et ce lit, dés qu'on y est entré, on n'est jamais abandonné. « En veillant toute la nuit dans mon petit lit, dit-elle, j'ai cherché celui que chérit mon âme. » C'est de ce petit lit que, dédaignant ou craignant de se lever, elle fait au bien-aimé qui frappe la réponse que j'ai rappelée tout à l'heure. Loin de son lit, elle ne voit que des souillures dont elle craint de salir ses pieds.

Dina n'est sortie qu'une fois pour aller voir des étrangers, ct elle s'est perdue; et, comme un moine cloitré nommé Malchus l'entendit un jour dire à son abbé, comme il en fit lui-même l'expérience, la brebis qui sort de la bergerie tombe bientôt sous la dent du loup.

Ne formons donc pas une communauté trop nombreuse don* les besoins nous invitent à sortir, que dis-je ? nous y obligent et nous fassent faire le bien des autres à notre détriment, semblables au plomb qu'on met dans le creuset pour conserver l'argent. Craignons, au contraire, qu'une fournaise trop ardente de tentations ne consume à la fois le plomb et l'argent. On objectera que Jésus-Christ a dit : « Je ne rejetterai pas celui qui sera venu à moi. » Ni nous non plus nous ne voulons pas rejeter ceux qui sont admis, ' mais nous voulons qu'on regarde à ceux qu'on recevra, en sorte qu'aprés les avoir admis, nous ne soyons pas exposés à étre rejetés nous-mémes à cause d'eux. Car si nous ne croyons pas que le Seigneur ait rejeté aucun de ceux qu'il avait admis, il en a repoussé qui se présentaient, puisqu'à celui qui lui disait : « Maitre, je vous suivrai partout vous irez, » il a répondu : « Les renards ont des tanières, etc. »

11 nous avertit encore de calculer les dépenses de toute entreprise, avant de l'exécuter. « Quel est, dit-il, celui d'entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne compte de sang-froid ce qu'elle lui coütera et s'il aura de quoi la mener à boune fin, de peur que, ne pouvant l'achever aprés en avoir jeté les fondements, tous ceux qui la verraient ne se moquent de lui et ne disent : cet homme a commencé de bâtir et il n'a pu aller jusqu'au bout ? » C'est beaucoup pour chacun de faire son propre salut. Il est dangereux de prendre à sa charge le salut de plusieurs, quand c'est à peine si l'on peut suflire à la garde de soi-méme. On ne garde, d'ailleurs, avec sollicitude, que lorsqu'on a pris l'engagement de le faire avec tremblement. Nul ne persévérera dans une entreprise, autant que celui qui a hésité et réfléchi avant de s'y lancer. Les femmes y doivent donc mettre d'autant plus de réflexion que leur fai-

346 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

capto, sicut qui tardus est et providus ad iucipiendum. In quo quidem tanto feminarum sit providentia, quanto earum infirmitas magna minus tolerat onera, et quiete plurimum est fovenda.

XIV. Speculum anim: Scripturam sacram constat esse, in quamquilibet legendo vivens, intelligendo proficiens, morum suorum pulchritudinem cognoscit, vel deformitatem. deprehendit : ut illam videlicet augere, hanc studeat removere. Hoc nobis speculum beatus commemorans Gregorius in II Moralium ait : « Scriptura sacra mentis oculis quasi quoddam speculum opponitur, ut interna nostra facies in ipsa videatur. [bi etenim fœæda cogno- scimus, ibi pulchra nostra conspicimus. lbi sentimus quantum proficimus, ibi a profectu quam longe distamus. » Qui autem Scripturam conspicit quam non intelhgit, quasi cæcus ante oculos (speculum ?) tenet, in quo qualis sit cognoscere non valet, nec doctrinam querit in Scriptura, ad quam ipsa est tantummodo facta, et tanquam asinus applicatur ad lyram, sic otiosus sedet ad Scripturam, et quasi panem appositum habet, quo jejunus non reficitur, dum verbum Dei nec se per intelligentiam penetrante, nec alio ei docendo frangente, inutiliter cibum habet qui ei nullatenus prodest.

Unde et Apostolus generaliter ad Scripturarum studium nos adhortans : « Quicunque, inquit!, scripta sunt, ad nostram doctrinam scripta sunt ; ut per patientiam et consolationem Scripturarum spem habeamus. » Et alibi? : « Implemini Spiritu. sancto, loquentes vobismetipsis in. psalmis, ct hym- nis, et canticis spiritualibus. Sibi quippe vel secum loquitur, qui quod profert intelligit, vel de intelligentia verborum suorum fructum facit. [dem ad Timotheum : « Dum venio, inquit 5, attende lectioni, exhortationi doc- trinæ. » Et iterum* : « Tu vero permane in iis quæ didicisti, et credita sunt Jibi ; sciens a quo didiceris, et quia ab infantia sacras litteras nosti, que te. possunt instruere ad salutem, per fidem que est in Christo Jesu. Omnis Scriptura divinitus inspirata, utilis est ad docendum, ad arguendum, ad corripiendum, ad erudiendum in justitia, ut perfectus est homo Dei ad omne opus bonum instructus. » Qui etiam ad intelligentiam Scripture Co- rinthios admonens, ut quæ videlicet alii de Scriptura loquuntur exponere valeant : « Sectamim, inquit, charitatem, s»mulamiui spiritualia : magis autem spiritus ut prophetetis. Qui enim loquitur lingua, non hominibus loquitur, sed Deo. Qui autem prophetat, Ecclesiam ædificat. Et ideo qui loquitur lingua, oret ut interpretetur. Orabo spiritu, orabo et mente. Psal- lam spiritu, psallam et mente. Cæterum si benedixeris spiritu, quis imple- bit locum idiotæ ? Quomodo dicet amen super tuam benedictionem, quo-

! Rom., xv, 4. * Ephes., v, 18 et 49. 5 Timoth., I, iv, 13. —4 Timoth., II, r1, 14.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 347

blesse est moins à l'épreuve des lourds fardeaux, et que les douceurs de la vie tranquille leur sont plus nécessaires.

XIV. L'Écriture sainte est, sans contredit, le miroir de l'àme; quiconque se nourrit de sa lecture, et profite de ce qu'il y voit, connait la beauté de ses mœurs ou en découvre la laideur, en sorte qu'il peut accroître l'une et di- minuer l'autre. C'est ce miroir que saint Grégoire, dans son Traité des Morales, livre second, nous rappelle dans le passage il dit : « L'Écriture sainte est pour les yeux de l'àme un miroir qui nous est présenté, afin que nous voyions notre visage intérieur. C'est là, en effet, que nous connaissons nos actions honteuses, que nous envisageons nos bonnes actions, que nous jugeons ce que nous avons fait de progrés, et combien nous sommes éloignés d'en avoir fait. » Or celui qui regarde l'Écriture, sans la comprendre, est comme un aveugle qui aurait un miroir sous les yeux. Il ne peut y voir ce qu'il est, ni y chercher les lumières qu'elle renferme. Il est devant l'Écri- ture, faute d'en savoir profiter, comme serait un àne devant une lyre. C'est un affamé auquel est servi un pain dont il ne sait pas manger. Incapable de pénétrer par lui-méme le sens de la parole de Dieu, et n'ayant personne pour lui en préparer l'intelligence par ses instructions, il est pourvu d'une nourriture qui lui est absolument inutile.

Aussi l'Apótre dit-il, nous engageant tous en général à l'étude de l'Écri- ture sainte : « Tout ce qui est écrit a été écrit. pour notre instruction ; en sorte que les Écritures nous donnent patience, consolation, espoir. » Et ail- leurs : « Remplissez-vous de l'Esprit-Saiut, en vous entretenant vons-mème daus les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels. » Or, c'est s'en- tretenir soi-même, que de comprendre ce que l'on dit et de savoir tirer le fruit de ses paroles. Le méme apótre dit à Timothée : « En attendant que je vienne, appliquez-vous à la lecture, à l'exhortation, à l'instruction. » Et ailleurs : « Quant à vous, demeurez ferme dans les choses que vous avez ap- prises et qui vous ont été confiées ; sachant de qui vous les avez apprises, et que vous avez été nourri, dés votre enfance, dans les lettres saintes qui peu- vent vous instruire pour le salut, par la foi qui est en Jésus-Christ. Toute Écriture inspirée de l'Esprit-Saint est utile pour instruire, pour reprendre, pour corriger, pour s'élever dans la voie de Ja justice, en sorte que l'homme de Dieu soit parfait, étant formé à toute espèce de bounes œuvres. » Et dans sa lettre aux Corinthiens, il les invite à se pénétrer de l'intelligence de l'Écriture sainte, afin de pouvoir expliquer les passages qui seraient cités devant eux : « Attachez-vous, dit-il, à la charité ; cherchez à gagner les dons spirituels, surtout le don des prophéties ; car celui qui parle de la langue parle non pour les hommes, mais pour Dieu, tandis que celui qui prophé- tise édifie l'Église. C'est pourquoi celui qui parle de la langue demande qu'elle soit entendue. Je pricrai en esprit, je prierai aussi de façon à être entendu. Je chanterai en esprit, je chanterai aussi de façon à être entendu.

348 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLE.

niam quid dicas nescit? Nam tu quidem bene gratias agis : sed alter non ædificatur. Gratias »go Deo, quoniam omnium vestrum lingua loquor. Sed in ecclesia volo quinque verba sensu meo loqui, ut et alios instruam, quam decem millia verborum. Fratres, uolite effici parvi sensibus, sed malitia parvuli estote, seusibus autem perfecti!. »

Loqui lingua dicitur qui ore tantum verba format, non intelligentia expo- nendo ministrat. Prophetat vero sive. interpretatur qui more prophetarum, qui videntes dicuntur, id est intelligentes, ea que dicit intelligit, ut ipsa exponere possit. Orat ille spiritu. sive psallit, qui solo prolationis flatu verba format, non mentis intelligentiam accommodat. Cum vero spiritus noster orat, id est nostræ prolationis flatus solummodo verba format, nec quod ore profertur corde concipitur, mens nostra sine fructu est, quem in oratione videlicet habere debet, ut ipsa scilicet ex intelligentia verborum in Deum compungatur atque accendatur. Unde hauc in verbis perfectionem nos ad- monet habere, ut non more plurimorum verba tantum sciamus proferre, verum etiam inlelligentiæ seusum in iis habere; atque aliter nos orare vel psallere infructuose protestatur. Quem et beatus sequens Benedictus : « Sic stemus, inquit, ad psallendum, ut mens nostra concordet voci nostra. » Hoc et Psalmista praecipiens, ait? : « Psallite sapienter, » ut videlicet verborum prolationi sapor et condimentum intelligenti: non desi!, et cum ipso vera- citer Domino dicere valeamus? : « Quam dulcia faucibus meis eloquia tua! » Et alibi : « Non in tibiis viri beneplacitum erit ei. » Tibia quippe sonitum emittit ad delectationem voluptatis, non ad intelligentiam mentis. Unde bene in tibiis cantare, ne: in hoc Deo placere dicuntur, qui melodia sui cantus sic oblectantur, ut nulla hinc zdificentur intelligentia. Qua etiam ratione, inquit Apostolus, quum benedictiones in ecclesia fiunt, responde- bitur amen, si quod oratur in illa benedictione non intelligatur, utrum videlicet bonuin sit quod oratio postulat, aut non. Sic cnim siepe multos idiotas et litterarum sensum ignorantes videmus in ecclesia per errorem nonnulla sibi nociva [magis?] quam utilia. precari, veluti quum dicitur : « Ut sic transeamus per bona temporalia, ut non amittamus æterna; » facile ipsa consimilis vocis affinitas nonnullos sic decepit, ut vel sic dicant : « Ut nos amittamus æterna, » vel ita proferant : « Ut non adnuttamus eterna. » Cui etiam periculo Aposlolus providens ait : « Ceterum si henedixeris spi- ritu, » id est prolationis tantum (latu verba benedictionis formaveris, non seusu meutem audientis instruxeris. « Quis supplet locum idiotæ? » Id est,

! Corinth., I, xiv, 4 ct suiv. * Psalm., xuvi, 8. 5 Psalm., xcvur, 105.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 549

Àu surplus, si vous bénissez en esprit, qui pourra prendre le róle du peuple? Comment répondra-t-il amen à votre bénédiction, s'il ne sait ce que vous dites? Votre action de grâces est bonne, mais nul n'en est édifié. Je rends grâces à Dieu de ce que je parle une langue que vous entendez tous, mais j'aimerais mieux, quant à moi, dire dans l'église cinq paroles intelligibles qui instruiraient les autres, que dix nulle dans une langue étrangère. Mes frères, ne soyez pas enfants par l'intelligence, soyez enfants par la méchanceté; par l'intelligence soyez parfaits. »

Parler une langue c'est former des sons, et non pas en donner l'intelli- gence aux autres. Prophétiser ou interpréter, c'est, à l'exemple des prophétes qu'on appelle voyants, c'est-à-dire intelligents, comprendre ce que l'on dit et en donner l'explication. Celui-là prie ou chante de cœur seulement, qui forme des mots, et en profère le bruit sans y appliquer son intelligence. Ainsi, lorsque c'est la bouche qui prie en nous, c'est-à-dire lorsque nous nous bornons à articuler des sons par le souffle de la prononciation, sans que le cœur cencoive ce qu'émettent les lèvres, notre âme n'en reçoit pas l'im- pression nécessaire pour que la priére nous éléve, 'par l'intelligence des paroles émises, à l'amour de Dieu. C'est pour cette raison que l'Apótre nous recommande de nous attacher à ce que nous disons, en sorte que nous ne sachions pas seulement proférer des mots, comme beaucoup d'autres, mais que nous en ayons pleinement l'intelligence ; autrement, il le déclare, priére et chant seraient sans profit. Saint Benoit était aussi de cet avis : « Appli- quons-nous à chanter, dit-il, de facon que votie àme soit en harmonie avec votre voix. » C'est aussi le précepte du Psalmiste : « Chantez avec intelli- gence. » Il veut qu'à l'expression des mots l'as-aisonnement de l'intelligence, qui donne le goût, ne manque pas, et que nous puissions en toute sincérité dire au Seigneur : « Que vos paroles sont douces à mon gosier! » Et ail- leurs : « Ce n'est pas avec des flütes que l'homme se rendra agréable à Dieu. » La flûte, en effet, émet des sons qui cliarment les sens, mais qui ne pénètrent pas daus l'intelligence ; aussi dit-on que ceux-là jouent bieu de la flüte, mais ue sont pas agréables au Seigneur, qui se plaisent à produire des sous mélodieux, sans que l'intelligence en soit édifiée. Et comment, dit l'A- pôtre, comment à la bénédiction, dans les cérémonies de l'église, répondra- t-ou amen, si la formule de la bénédiction n'est pas comprise, si l'on ne sait si ce que demande la prière est bon ou non ? Aiusi voyous-nous souvent dans les églises des gens simples et ignorants faire, faute de savoir, des prières qui leur sont plus nuisibles qu'utiles. Quand" on dit par exemple : Ut sic transeamus per bona temporalia, ut non amittamus eterna, etc., i| en est que l'affinité des mots presque semblables induit en erreur, et qui disent : Ut nos amittamus eterna, ou encore : Ut non admittamus æterna. C'est ce danger que l'Apótre veut préveuir, quand il dit : « Au surplus, si vous bé- nissez en esprit, » c'est-à-dire si vous vous bornez à émettre des lèvres les mots de la bénédiction, sans prendre la peiue d'en faire arriver le sens à

Le

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quis de assistentibus, quorum est respondere, id aget respondendo, quod idiota non valet, imo nec debet? « Quomodo dicet amen? » quum videlicet nesciat utrum in maledictionem potius quam benedictionem inducas. Deni- que qui Scripturz non habent intelligentiam, quomodo sermonis :edifica- tionem sibi ministrabunt, aut etiam. regulam exponere vel intelligere, aut vitiose prolata corrigere valebunt?

Unde non mediocriter miramur quæ inimici suggestio in monasteriis hoc egit, ut nulla ibi de intelligendis Scripturis sint studia, sed de cantu tan- tum vel de verbis solummodo formandis, non intelligendis, habeatur disci- plina : quasi ovium balatus plus ufilitatis. habeat, quam pastus. Cibus quippe est anima et spiritalis refectio ipsi divina. intelligentia Scripture. Uude et Ezechielem. prophetam ad praedicandum Dominus destinans, eum prius volumine cibat, quod statim in ejus ore factum est mel dulce. De quo etiam cibo scriptum est in Jeremia! : « Parvuli petierunt. panem, et non erat qui fraugeret eis. » Panem quippe parvulis fraugit, qui htteræ sensum simplicioribus aperit. [li vero parvuli panem frangi. postulant, quum de intelligentia Scripturæ animam saginari desiderant, sicut alibi Dominus testatur* : « Emittam famem in terra, non famem panis neque sitim aquæ, sed audiendi verbum Domini. »

Hinc autem e contrario antiquus hostis famem et sitim audiendi verba liominum, et rumores seculi, claustris monasteriorum immisit, ut vanilo- quio vacantes divina tanto amplius fastidiamus eloquia, quanto magis sine dulcedine vel condimento intelligenti: nobis fiunt insipida. Unde et Psal- mista, ut supra memiuimus? : « Quam dulcia faucibus meis eloquia tua! super mel ori meo. » Quæ quidem dulcedo in quo consisteret statim an- nexuit dicens : « À mandatis tuis intellexi. » Id est, a mandatis tuis potius quam humanis intelligentiam accepi; illis videlicet. eruditus atque in- structus. Cujus quidem intelligentiæ quz sit utilitas non prætermisit, sub- jungens : « Propterea odivi omnem viam iniquitatis, » Multe quippe ini- quilais vie ita per se sunt apertæ. ut facile omnibus in odium vel contemptum veniant, sed omnei iniquitatis viam non nisi per eloquia divina cognoscamus, ut omnes evitare possimus. Ilinc et illud est* : «In corde ineo abscondi eloquia tua, ut non peccem tibi. » ln corde potius recondita sunt quam in ore sonantia, quum eorum intelligentiam meditatio nostra retinet. Quorum quidem intelligenti» quanto minus studemus, minus has iniquitatis vias cognoscimus atque vitamus, et minus a peccato nobis providere valemus.

! Lament., 103. * Lament:, 41. 5 Psalm., xcvi, 105. * Pealm., xcvi; 11.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOÏSE. $51

l'intelligence de l'auditeur, « qui prendra le róle du peuple? » c'est-à-dire qui parmi les assistants, dont le róle est de répondre, se chargera de répondre pour le peuple, qui ne peut pas, qui ne doit pas le faire? Comment dira-t-il amen, ne sachant si c'est daus une bénédiction ou dans une malédiction que vous l'engagez ? Enfin, comment ceux qui ne comprennent pas les Écritures pourront-ils se permettre des discours édifiants, exposer, interpréter la régle, ou en corriger les abus?

Aussi ne sommes-nous pas peu étonnés, c'est une inspiration du démon, qu'il ne se fasse dans les monastéres aucune étude pour l'intelligence des Écritures, qu'ou s'occupe d'exercer au chant et à la prononciation des mots, et point d'en donner la compréhension ; comme, si pour la brebis, béler était plus utile que paître. L'intelligence de la divine Écriture est l'ali- meut et la nourriture spirituelle de l'âme. C'est ainsi que le Seigneur, desti- naut Ézéchiel à la prédication, le nourrit d'un livre qui coula aussitót deses lèvres comme un doux miel. Nourriture dont il est écrit dans Jérémie : « Les enfants ont demandé du pain, et il ne s'est trouvé personne pour le leur rompre. » Car c'est rompre le pain aux enfants que de donner atix simples l'iutelligeuce des lettres. Et ces enfants qui demandent du pain sont ceux qui désirent nourrir leur âme de l'intelligence de l'Écriture, ainsi que le dit ailleurs le Seigneur : « J'enverrai la faim sur la terre, non pas une faim de pain ni une soif d'eau, mais la faim d'entendre la parole de Dieu. »

Le démon, au contraire, a envoyé dans les cloitres des monastères la faim et la soif d'entendre les paroles des hommes et les bruits du monde, en sorte qu'occupés d'un vain parlage, nous repoussions la parole divine qui, faute des doux assaisonnements de l'intelligence, nous parait saus goüt. C'est de que David disait, ainsi que je l'ai rapporté plus haut : « Que ces paroles sont douces à mou gosier ! elles sont plus douces que le miel à mes lèvres. » Et il explique aussitôt en quoi consiste cette douceur : « Vos préceptes m'ont douné l'intelligence; » c'est-à-dire : « C'est par vos préceptes et non par ceux des hommes que j'ai recu l'intelligence ; ce sont eux qui m'ont instruit et éclairé. » Quelle est l'utilité de cette intelligence, il n'oublie pas de la montrer. « C'est pour cela, ajoute-t-il, que j'ai hai toutes les voies d'ini- quité. » ll est, en effet, beaucoup de voies d'iniquité si manifestement ou- vertes, qu'il est difficile que tout le monde n'en vienie pas à les hair ou les mépriser ; mais ce n'est que par l'intelligence de la parole divine que nous pouvons connaitre toutes celles qui existent, et les éviter. C'est de que David dit encore : « J'ai caché ines paroles dans mon cœur, afin de ne pas vous offenser. » Elles sont cachées dans notre cœur plutôt qu'elles ne ré- sonnent sur nos lèvres, lorsque la méditation en a fixé l'intelligence. Ainsi moins nous nous appliquons à cette iutelligence, moins nous connaissons; moins nous évitons les voies d'iniquité, et moins nous pouvons nous pré: munir contre le péché.

$52 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

Qux» quidem negligentia tanto amplius in monachis, qui ad perfectionem aspirant, est arguenda, quanto hæc eis facilior esset doctrina, qui et sacris abundant libris, et quietis otio perfruuntur. Quos quidem de multitudine scriptorum gloriantes, sed ab eorum lectione vacantes, senex ille in Vitis Patrum egregie arguit, dicens : « Prophetæ scripserunt libros, patres autem nostri venerunt post eos, et operati sunt in eis plurima. Etenim successores illorum commendaverunt illos memoriz. Venit autem generatio quæ nunc est, et scripsit in charlis atque membranis, et reposuit in fenes- tris otiosa. » Hinc et abbas Palladius ad discendum pariter et docendum nos vehementer adhortans, ait : « Oportet animam secundum Christi volunta- tem conversantem aut discere fideliter quæ nescit, aut docere manifeste qua novit. » Si autem utrumque, quum possit, non vult, insani: morbo laborat. Initium enim recedendi a Deo fastidium doctrinæ est, et quum non appetit illud quod semper anima esurit, quomodo diligit Deum?

Hinc et beatus Anastasius in exhortatione monachorum, in tantum discendi vel legendi studium commendat, ut per hoc etiam orationes inter- mitti suadeat. « Pergam, inquit, per tramitem vitæ nostre. Primum abstinentiæ cura, jejunii patientia, orandi assiduitas, et legendi, vel si quis adhuc litterarum expers sit, audiendi sit desiderium cupiditate. discendi. Hec enim prima sunt quasi lactantium cunabulorum in Dei agnitione crepundia. » Et post aliqua. quum præmisisset : « Orationibus vero ita instandum est, quod vix eas aliquod tempus interpolet, postea subjecit : « Has, si fieri potest, sola legendi intercapedo disrumpat. »

Neque enim alias Petrus apostolus admoneret ! : « Parati semper estote ad rationem reddendam ad omnes poscentes vos de verbo fidei vestræ et spei. » Et Apostolus? : « Non cessamus pro vobis orautes, ut impleamini agnitione ejus in omni sapientia. et intellectu spirituali. » Et rursum : « Verbum Christi habitet in vobis abundanter in omni sapientia. » Nam in Veteri Tes- tamento similem hominibus curam sacre præceptionis inculcavit eloquium. Sic enim David ait^ : « Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum, et in via peccatorum non stetit, et in cathedra. pestilentiæ non sedit; sed in lege Domini voluntas ejus. » Et ad Jesum Nave Deus loquitur*: « Non recedet liber iste de manibus tuis, et meditaberis in eo die ac nocte. »

llis quoque negotiis malarum cogitationum lubrica frequenter se inge-

! Petr., I, au, 15. % Coloss., 1, 9; 11, 46. 5 Psalm., 1, 1. * Josué., 1, 8.

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LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 353

Cette négligence est d'autant plus coupable chez des moines qui aspirent à la perfection, que la science leur est plus facile, grâce à l'abondance des livres saints dont ils sont pourvus, et aux loisirs dont ils jouissent. Aussi, dans les Vies des Pères, l'auguste vieillard accusait-il vivement ceux qui se glorifient de la multitude des livres qu'ils possédent et qui ne prennent aucun soin de les lire. « Les prophètes ont écrit des livres, dit-il; nos pè- res, qui sont venus ensuite, ont beaucoup travaillé sur ces livres, leurs Successeurs en ont rempli leur mémoire; puis est venue cette génération, la nôtre, qui les transmet sur des parchemins et des peaux, mais qui les laisse reposer dans les vitrines des bibliothèques ! » C'est pour cela que l'abbé Palladius aussi nous engage vivement à apprendre et à enseigner. « Il faut qu'une àme qui veut vivre selon la volonté de Jésus-Christ, dit-il, apprenne sérieusement ce qu'elle ignore, ou enseigne clairement ce qu'elle sait. » Or, si elle ne sait ni l'une ni l'autre de ces choses, le pouvant, mais ne le vou- lant pas, c'est qu'elle est atteinte de folie. En effet, le premier principe de l'éloignement de Dieu, c'est le manque de goût pour sa doctrine. Et com- ment peut-on l'aimer, quand on ne désire pas ce dont l'âme a toujours besoin?

Aussi saint Athanase, dans son Exhortation aux moines, leur recom- maude-t-il le soin de la lecture et de l'étude jusqu'à leur permettre, pour s'y livrer, d'interrompre l'exercice de la prière. « Je vais, dit-il, tracer le chemiu de notre vie. D'abord l'abstinence, le jeûne, la prière et la lecture assidues, ou, pour ceux qui ne seraient pas encore versés dans les lettres, le soin d'écouter, inspiré par le besoin d'apprendre; voilà pour les nouveau- nés encore nourris à la mamelle, si je puis ainsi dire, les premiers éléments de la connaissance de Dieu. » Et aprés quelques explications : « ll faut, ajoute-t-il, incessamment prier : d'une prière à l'autre, qu'il y ait à peine l'intervalle d'un moment. Il ne doit y avoir d'interruption, dit-il ensuite, que pour la lecture. »

Saint Pierre ne dit pas autrement : « Soyez toujours préts à rendre rai- son de votre foi et de vos espérances à qui vous interroge. » Et saint Paul : « Nous ne cessons de prier pour vous, afin que vous soyez remplis de la connaissance de Dieu en sagesse et en intelligence spirituelle. » Et encore : « Que la parole de Jésus-Christ demeure en vous avec la plénitude de sa sagesse. » Dans l'Ancien Testament, la loi recommande aussi aux hommes de s'instruire des préceptes sacrés. « lleureux l'homme, dit David, qui ne s'est pas laissé aller au conseil des impies, qui ne s'est pas arrêté dans la voie des pécheurs, qui ne s'est pas assis dans les chaires de pestilence, mais dont la volonté repose sur la loi du Seigneur. » Dieu lui-méme dit à Jésus-Christ : « Ce livre ne sortira pas de vos mains, et vous le méditerez jour et nuit. »

Parmi les occupations du monastére s'introduisent souvent les mauvaises pensées, dont la pente est glissante; et bien que notre application tienne

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runt, et quamvis ipsa sedulitas animum ad Deum praestet intentum, efficit tamen in se inordax seculi cura sollicitum. Quod si hoc frequenter impor- tune patitur religioso labori deditus, nunquam profecto illis carebit otio- sus. Et beatus papa Gregorius, lib. Moral. XIX : « Que tempora, inquit, jam nunc inchoasse ingemiscimus, quum multos intra Ecclesiam positos cernimus, qui aut nolunt operari quod intelligunt, aut hoc ipsum quoque sacrum eloquium intelligere ac nosse contemnunt. À veritate enim aver- tentes auditum, ad fabulas convertuntur : dum « omnes quz sua sunt « querunt, non qu» Jesu Christi. » Scripta Dei, ubique reperta, oppo- nuntur oculis; sed hzc cognoscere homines dedignantur. Pene nullus scire quærit quod credidit. »

Ad quod etiam plurimum ipsos et professionis su: regula et sanctorum Patrum adhortantur exempla. Nihil quippe de doctrina vel studio cantus admonet Denedictus, quum ipse plurimum de lectione præcipiat, et ipsa legendi tempora, sicut et laborandi, diligenter assignet, et in tantum de ipsa quoque dictandi seu scribendi doctrina provideat, ut inter necessaria que ab abbate monachi sperare debeant, tabulas etiam et graphium non præter- mittat. Qui quum inter cætera jubeat, quod iu capite Quadragesimæ omnes monachi singulos accipiant codices ex‘ bibliotheca, quos per ordinem ex integro legant : quid hoc magis ridiculosum quam lectioni vacare, et intelli- gentiæ operam non dare ? Notum quippe est illud Sapientis proverbium : « Legere et non intelligere, negligere est. » Tali quippe lectori merito illud philosophi : 'A33* évsg }voxç, improperandum est. Quasi enim asinus est ad lyram lector librum tenens, id ad quod liber est factus agere non valens. Multo etian salubrius tales lectores alias intenderent, ubi aliquid. utilitatis inesset, quam otiose vel scripture litteras inspicerent, vel folia. versarent. In quibus profecto lectoribus illud Isaiæ compleri manifeste videmus : « Et erit, inquit, vobis visio omnium sicut verba libri signati. Quem quum dede- rint scienti litteras, dicent : « lege istum, » et respondebit : « non possum; signatus est enim. » Et dabitur liber nescienti litteras, diceturque ei : « lege, » et respondebit : « nescio litteras. » Et dixit Dominus : « Eo quod appropinquat populus iste ore suo, et labiis suis glorificat me, cor autem ejus longe est a me, et timuerunt me mandato hominum et doctrinis : ideo ecce ego addam ut admirationem faciam populo huic miraculo grandi et stu- pendo. Peribit enim sapientia a sapientibus ejus, et intellectus prudentium ejus abscondetur. » Scire quippe litteras in claustris dicuntur. quicunque illas proferre didicerunt. Qui profecto, quantum ad intelligentiam spectat, se nescire legem profitcates, librum qui traditur habent signatum æque ut

! [eaj, xxix, 11.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 355

notre esprit tendu vers Dieu, l'idée des choses du siécle a toujours prise sur nous et nous agite. Que si celui qui se livre avec zèle aux exercices reli- gieux est exposé à ces tentations, comment celui qui ne fait rien y échap- pera-t-il? Le pape saint Grégoire, dans son dix-neuvième livre des Morales, dit : « Nous gémissons de voir déjà arrivé le temps nous trouvons dans l'Église tant de prélats qui ne veulent pas exécuter ce qu'ils comprennent, ou qui dédaignent méme de connaitre et de comprendre la parole divine. Car ils détourneut leurs orcilles de la vérité pour écouter des fables; ils cherchent tout ce qui est de ce monde, non ce qui est de Jésus-Christ. Par- tout on trouve les écrits qui renferment la parole de Dieu, partout on peut les lire. Mais les hommes dédaignent de les connaitre, et nul, pour ainsi dire, ne cherche à savoir ce qu'il croit. »

Cependant la règle de chaque monastère et les exemples des saints Pères nous y exhortent. Saint Benoit ne donne aucun précepte sur l'ensei- gnement ou l'étude du chant, et il en donne un grand nombre sur la lecture; ll fixe méme exactement les moments de lire comme ceux de travailler; il règle si bien l'enseignement de la pictée et de la composition, que, parmi les objets nécessaires que les moines ont le droit d'attendre de l'abbé, il n'ou- blie ni le papier ni les plumes. Bien plus il prescrit, entre autres choses, au conimencement du Caréme, que tous les moines reçoivent un certain nom- bre de livres de la bibliothéque pour les lire à la suite et d'un bout à l'autre. Or, quoi de plus ridicule que de donner du temps à la lecture ct de ue pas prendre le soin de comprendre ce qu'on ht ? On connait le proverbe du Sage : « Lire sans entendre, c'est perdre son temps. » C'est à un tel lecteur qu'on

-peut appliquer avec justesse ce mot du philosophe: « Un âne devant une lyre. » C'est, en effet, un àne devant une lvre qu'un lecteur qui tient un livre et qui n'en comprend pas le sens. Mieux vaudrait, pour ceux qui lisent ainsi, porter leur effort sur quelque chose d’utile, que de perdre leur temps à regarder des lettres et à tourner des feuillets. Ces sortes de lecteurs accom- plissent bien la prophétie d'Isaïe : « Toutes les visions des prophètes vous seront comme les caractères d'un livre fermé qn'on donnerait à uu homme qui sait lire en lui disant : « lisez ce livre, et il répondra : « je ne puis, ce livre est fermé ; » alors on donnera le livre à un homme qui ne sait pas lire, en lui disant : « lisez, » et il répondra : « je ne sais pas lire. » C'est pourquoi le Seigneur a dit : « Ce peuple s'approche de moi, mais seulement de bouche; il me glorifie, mais seulement des lèvres ; quant à son cœur, il est éloigné de moi ; il ne me craint que paré? que les hommes l'ordonnent et l'enseignent ainsi. Voici donc que je frapperai ce peuple d'adiniration et d'étonnement en accomplissant un grand prodige : la sagesse de ses sages périra, et l'entendement de ses habiles sera obscurci. »

On dit dans les cloitres que ceux-là connaissent les lettres qui savent les prononcer. Pour ce qui est de l'intelligence, ils avouent qu'ils ignorent la loi ; et le livre qu'on leur donne est pour eux un livre fermé, comme pour

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illi quos illitteratos ibidem dicunt. Quos quidem Dominus arguens dicit eos ore et labiis potius quam corde sibi appropinquare ; quia quz proferre utcunque valent, intelligere minime possunt. Qui, dum divinorum eloquio- rum scientia careant, magis consuetudinem hominum quam utilitatem Scrip- turæ obediendo sequuntur. Propter hoc Dominus eos quoque qui sapientes inter eos videntur et doctores resident, excæcandos esse comminatur.

Maximus Ecclesi: doctor et monasticz professionis honor, Hieronymus, qui nos ad amorem litterarum adhortans, ait : « Ama scientiam litterarum, et carnis vitia non amabis, » quantum laborem et expensas in doctrina earum consumpserit ejus quoque testimonio didicimus. Qui inter cætera quee ipsemet de proprio scribit studio, ut nos etiam videlicet suo instruat exem- plo, ad Pammachium et Oceanum quodam loco sic meminit : « dum essem juvenis, miro discendi fervebam amore. Nec, juxta quorumdam præsump- tionem, ipse me docui ; Appollinarem audivi frequenter Antiochiæ, et colui, quum me in Scripturis sanctis erudiret. Jam canis spargebatur caput, et magistrum potius quam discipulum decebat. Perrexi tamen Alexandriam. Audivi Didymum ; in multis ei gratias ago, quod nescivi didici. Putabant me homines finem fecisse discendi. Rursus Hierosolymæ et Bethlehem, quo labore, quo pretio Baranniam Hebræum nocturnum habui preceptorem! Timebat enim Judeæos, et mihi alterum sese exhibebat Nicodemum. » Memon profecto mente hic recondiderat quod in Ecclesiastico legerat! : « fili, a juventute tua excipe doctrinam, et usque ad canos invenies sapientiam. » In quo ipse non solum Scripture verbis, verumetiam sanctorum Patrum ins- tructus exemplis, inter czteras excellentis illius monasterii laudes hoc de singulari exercitio ejus in Scripturis divinis adjecit : Scripturarum vero divi- narum meditationem et intellectum, atque scientiæ divine, nunquam tanta vidimus exercitia, ut singulos pene eorum oratores,credas in divinam esse sapientiam. »

Sanctus etiam Deda, sicut in Historia refert Anglorum, a puero in monas- terium susceptus : « cunctum, inquit, ex eo tempus vitæ in ejusdem monas- terii habitatione peragens, omnem meditans Scripturis operam dedi ; atque inter observantiam discipline regularis et quotidianam cantandi in ecclesia curam, semper aut discere, aut scribere dulce habui. »

Nunc vero qui in monasteriis erudiuntur adeo stulti perseverant ut litte- rarum sono contenti nullam de intelligentia curam assumant, nec cor

4 Eccles., vi, 18.

558 ABELARDI ET HELOISSE EPISTOL E.

instruere, sed linzuam stud:nt. Quos patenter illud Salomonis arguit prover- Inum ': « Cor sapientis querit doctrinam, et ee stultorum pascetur imperitia; » quum videlieet verbis qus non intellizit oblectatur. « Qui profecto tanto minus [kum amare et in eum accendi [«esunt. quanto amplius ab cjus intel- ligentia et a sensu Scripture de ipso nos erudientis absistunt. »

Hoc autem duabus maxime de causis in monastenis accidisse credimus, vel per lakorum., scilicet. converscrum. seu etiam ipsorum præpositorum invidiam : vel propter vaniloquium ctiositatis. eui hodie plurimum claustra monastica vacare videmus. Isti profecto nes terrenis mazis quam spiritalibus secum intendere cupientes, ili sunt qui tanquam Allophyli fodientem puteos Isaac persequuntur, et eos replendo conzerie têrræ aquam ei satagunt pro- hibere. Quod beatus exponens Grezorius, lib. Moral. XVI. ait : « Nepequum . eloquiis sacris intendimus. maliznorum spirituum insidias zravius tolera- mus. quia menti nostr? terrenarum cogitationum pulverem aspergunt ut intentionis nostra oculos a luce intimz visionis obscurent. Quod nimium Psalmista pertulerat quum dicelat? : « declinate a me, maligni, et scrutabor mandata Dei mei. * Videlicet patenter insinuans. quia mandata D«1 perscru- tari non poterat, quum maliznorum spirituum insidias in mente tolerabat.

Quod etiam in [saac opere Allophvlorum pravitate cognoscimus designari, qui puteos quos Îsaac fodcrat, terre congerie replebant. Hos enim nimirum puteos fodimus, quum in $cripturæ saerze abditis sensibus alta penetramus. Quos tamen occulte icplent Allophyli, quando nobis ad alta tendentibus immundi spiritus terrenas cogitationes inzerunt, et quasi inventam diving scientie aquam tollunt. Sed quia nemo hostes sua virtute superat, per Eli- phaz dicitur? : - eritque omnipotens contra hortos tros, et argentum coacer- vabitur tbi. » Ac si diceretur : dum malignos spiritus Dominus sua a te virtute repulent, divini in te eloquii talentum lucidius crescet. Legerat iste, ni fallor, magni chnistianorum philosopbi Origeuis homelias in Genesi, etde ejus hauserat puteis quod nunc de iis loquitur puteis. llle quippe spiritua- lium puteorum fossor studiosus, non solum ad eorum potum, sed etiam eflossionem nos vehementer adhortans, expositionis prædictæ homelia xn ita loquitur : « Tentemus facere etiam illud quod Sapientia commonet dicens : « Bibe aquam de tuis fontibus, et de tuis puteis. Et sit tibi fons tuus pro- prius. » Tanta ergo et tu, o auditor, habere proprium puteum et proprium fontem, ut et tu quum apprehenderis librum Scripturarum, incipias etiam

! Prov., xv, 44. * Psalm., xcvm, 115. 3 Job, xxr, 95.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 559

langue qu'ils s'attachent à former. C'est à eux que s'adresse clairement Salomon dans ses Proverbes, lorsqu'il dit : « Le cœur du sage cherche la science, et la bouche de l'insensé se repait d'ignorance; » cela, sans doute, quand 1l se plait à répéter des paroles qu'il ne comprend pas: « Et certes, ils doivent d'autant moins aimer Dieu ct s'enflammer pour lui, qu'ils sont plus éloignés de le comprendre et d'entendre l'Écriture qui nous le fait comprendre. »

Deux causes particuliérement ont, selon nous, contribué à cette igno- rance : d'abord l'envie des frères laïques ou convers, et méme des supé- rieurs ; ensuite le vain parlage et l'oisiveté que nous voyons aujourd'hui régner dans la plupart des monastéres. Dans leur désir de nous attacher avec eux aux choses de la terre plutót qu'aux choses du ciel, ces moines ressemblent aux Philistins qui persécutaient Isaac, tandis qu'il creusait des puits, et qui comblaient ces puits avec de la terre pour l'empécher d'avoir de l'eau. C'est ce que saint Grégoire définit dans son seiziéme livre des Morales, lorsqu'il dit : « Souvent, tandis que nous nous appliquons aux saintes Écritures, nous avons à lutter contre les embüches des esprits malins, qui jettent dans nos yeux la poussière des pensées de la terre et les fermeut à la lumiere de la vue intérieure. » Ce que le Psalmiste n'avait que trop éprouvé, quand il disait : « Éloignez-vous de moi, esprits méchants, et je scruterai les commandements de mon Dieu : » faisant entendre par clai- rement qu'il ne pouvait scruter les commandements de Dieu, tandis que son esprit était en lutte avec les embüches des malins esprits.

C'est ce que marque aussi dans l'euvre d'Isaac la méchanceté des Philis- tins, qui remplissaient de terre les fossés qu'il avait creusés. En effet, nous creusons des puits, lorsque nous pénétrons dans les profondeurs du sens des divines Écritures, et les Philistins les comblent secrétement, quand, parmi nos méditations profondes, ils nous suggèrent les pensées terrestres de l'es- prit du mal, et nous ferment, pour ainsi dire, les sources de la science divine que nous avons découvertes. Et comme personne ne peut triompher de tels ennemis par sa propre vertu, il est dit par Éliphas : « Le Tout-Puissant sera contre vos ennemis, et vous amasserez des trésors. » C'est comme s'il était dit : tandis que le Seigneur, par sa puissance, éloignera de vous les malins esprits, le trésor de la divine parole s'augmentera en vous. Il avait lu, sans doute, les homélies sur la Genése du grand philosophe des chrétiens, d'Ori- gène, et il y avait puisé ce qu'il nous dit de ces puits. Car non-seulement c'était un foreur ardent des puits spirituels, non-seulement il nous engageait à venir boire de leur eau; mais il nous exhortait à forer des puits nous- mémes, ainsi qu'il le dit dans le développement de sa douziéme Homélie : « Fssayons de faire ce que la sagesse nous enseigne en disant : buvez de l'eau de vos fontaines et de vos puits, et ayez une fontaine à vous. » Et vous aussi, mon cher auditeur, tàchez d'avoir un puits, une source à vous, afin que, lorsque vous aurez pris un livre des saintes Écritures, vous puissiez

360 ABÆLARDI ET HELOISSÆ EPISTOLAE.

ex proprio sensu proferre aliquem intellectum , et, secundum ea quz in Ecclesia didicisti, tenta et tu bibere de fonte ingenii tui. Est intra te natura aque vive, sunt vene perennes et irrigua fluenta rationabilis sensus , si modo non sint terra et rudibus completa. Sed satage fodere terram tuam, et purgare sordes, id est ingenium, amovere desidiam, et torporem cordis excutere. Audi enim quod dixit Scriptura : « Punge oculum, et profert lacrymam ; punge cor, et profert sensum. » Purga etiam et tu ingenium tuum, ut aliquando etiam de tuis fontibus bibas, et de tuis puteis haurias aquam vivam. Si enim suscepisti in te verbum Dei, si accepisti ab Jesu aquam vivam, et fideliter accepisti, fiet in te fons aquæ salientis in vitam æternam. » ldem homelia sequente de puteis Isaac supra memoratis : « Quos, inquit, Philistini terra repleverant, illi sine dubio qui intelligentiam spiritalem claudent, ut neque ipsi bibant, neque alios bibere permittant. » Audi Domi- num dicentem : « vobis, scribæ et pharisaei, quoniam tulistis clavem scientiæ, non ipsi introistis, neque volentes permisistis.

Nos vero nunquam cessemus puteos aquæ vivæ fodiendo, et nunc quidem vetera, nunc etiam nova discutiendo, efficiamur similes illi evangelico scrib de quo Dominus dixit! : « Qui profert de thesauro suo nova et vetera. » ltem: « Redeamus ad Isaac, et fodiamus cum ipso puteos aquæ vive, etiam si obsi- stunt Philistini, etiam si rixantur, nos tamen perseveremus cum ipso puteos fodiendo, ut et nobis dicatur : « Bibe aquam de tuis vasis, et de tuis pu- teis. » Et in tantum fodiamus, ut superabundent aquæ putei in plateis nos- tris, ut non solum nobis sufficiat scientia. Scripturarum, sed et alios doceamus et instruamus ut bibant. Homines bibant et pecora, quia et Pro- pheta dicit? : « Homines et jumenta salvos facies, Domine. » Et post aliqua : « Qui Philistinus est, inquit, et terrena sapit, nescit in omui terra invenire aquam, invenire rationabilem sensum.

Quid tibi prodest habere eruditionem; et nescire ea uti ? habere sermonem, et nescire loqui? Istud proprie puerorum est Isaac, qui in omni terra fodiunt puteos aqu: vivæ. Vos autem non sic, sed vaniloquio penitus supersedentes, quacunque discendi gratiam assecutæ sunt, de iis quæ ad Deum pertinent erudiri studeant. Sicut de beato scriptum est viro* : « Sed in lege Domini voluntas ejus, et in lege ejus meditabitur die ac nocte. » Cujus quidem assi- dui studii in lege Domini quie sequatur utilitas statim adjungitur : « Et erit tamquam lignum quod plantatum est secus decursus aquarum. » Quasi enim lignum aridum cst et infructuosum, quod fluentis divinorum eloquiorum non irrigatur. De quibus scriptum est*: « Flumina de ventre ejus fluenta quz vivae. »

! Matth., xiij, 52. * Prov., v, 15.— 5 Psalm., xxxv, 7.— * Psalm., 1, 2.— 5Joan., vn, 38.

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 561

vous-même en interpréter le sens, conformément aux leçons que vous avez reçues dans l'Église. Tàchez, vous aussi, d'étancher votre soif à la source de votre esprit. Vous avez en vous un fonds d'eau vive, une source intarissable, un courant d'intelligence et de raison : ne les laissez pas combler par la terre et les pierres. Creusez votre terrain d'une main ferme, nettoyez-le, c'est-à- dire cultivez votre esprit, écartez-en la mollesse et l'engourdissement. Écoutez ce que dit l'Écriture : « Piquez votre œil et il en sortira des lar- mes; piquez votre cœur, et il en sortira de l'intelligence. » Purifiez donc votre esprit, afin d'arriver à boire de l'eau vive de Jésus, et si vous la gardez fidèlement, elle deviendra pour vous une source jaillissante dans la vie éter- nelle. » Et encore, dans l'Homélie suivante sur les puits d'Isaac. « Ces puits, dit-il, qui avaient. été comblés par les Philistins, ceux-là les comblent évi- demment qui ferment l'intelligence spirituelle, en sorte qu'ils n'y boivent pas eux-mémes et qu'ils ne permettent pas aux autres d'y boire. Écoutez plutót le Seigneur : « Malheur à vous, scribes et pharisiens qui avez perdu la clef de la science, qui n'étes pas entrés vous-mémes et qui n'avez pas laissé entrer ceux qui le voulaient! »

Pour nous, ne nous lassons pas de creuser des puits d'eau vive, approfon- dissons les anciens, creusons-en de nouveaux, prenons pour modèle ce scribe de l'Évangile dont le Seigneur a dit « qu'il tira de son trésor des pièces de monnaie anciennes et nouvelles. » Et encore : imitons Isaac, et creusons avec lui des puits d'eau vive : les Philistins, dussent-ils s'y opposer et nous cher- cher querelle, n'en persévérons pas moins à creuser des puits avec lui, afin qu'il nous soit dit, à nous aussi : « buvez de l'eau de vos vases et de vos puits. » Creusons jusqu'à ce que l'eau déborde dans nos places publiques. Que la science des divines Écritures ne donne pas seulement satisfaction à nos pro- pres besoins ; éclairons les autres, apprenons-leur à boire. Que les hommes boivent et les animaux aussi, suivant cette parole du Prophéte : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les bétes de somme. » Et quelques lignes plus bas : « Celui qui est Philistin et qui n'a que le goüt de la science terrestre ue saurait pas plus trouver del'eau dans le moude entier, que trouver le sens intelligent des clioses ? »

À quoi bon la science, pour n'en pas faire usage? À quoi bon la parole, pour ne s'en point servir? C'estressembleraux enfants d'Isaac qui creusaient partout des puits d'eau vive. Qu'il n'en soit pas ainsi de vous. Fuyez tout vain parlage, et que celles d'entre vous auxquelles est échue la grâce d'ap- prendre s'attachent à s'instruire des choses de Dieu, ainsi qu'il est écrit du saint homme : « Sa volonté repose sur la loi de Dieu, et il méditera sur la loi nuit et jour. » Pour prouver l'utilité de cette étude assidue de la loi du Seigneur, il est dit ensuite : « Et il sera comme un arbre planté au bord d'un ruisseau. » En eflet, ce qui n'est point arrosé par les eaux de la divine parole est comme un arbre sec et stérile, tandis qu'il est écrit de la sainte Ecriture : « ll coulera de son sein des fleuves d'eau vive. »

202 ABÆLARDI ET HELOISS/E EPISTOLJE.

IIoc illa sunt fluenta, de quibus in laude sponsi canit sponsa in canticis eum describens : « oculi ejus sicut columba» super rivulos aquarum, qua lacte sunt lotæ, et resideut juxta fluenta plenissima. » Et vos igitur lacte lotæ, id est candore castimoniæ nitentes juxta hzc fluenta quasi columbae residere, ut hinc sapientiæ haustus sumentes, non solum discere, sed et do- cere, et aliis tanquam oculi viam possitis ostendere, et sponsum ipsum non solum conspicere, sed et aliis valeatis describere.

De cujus quidem singulari sponsa, qua ipsum aure cordis concipere meruit, scriptum esse novimus: « Maria autem conservabat omnia verba hæc, conferens in corde suo. » Hzc igitur summi Verbi Genitrix verba ejus in corde potius habens quam in ore ipso etiam diligenter conferebat; quia studiose singula discutiebat, et invicem sibi ea conferebat quam congrue scilicet inter se convenirent omnia. Noverat juxta mysterium legis omne animal immundum dici, nisi quod ruminat, et ungulam findit. Nulla quippe et anima munda, nisi quæ meditando, quantum capere potest, divina ruminat precepta, et in iis exequendis discretionem habeat ; ut non solum bona, sed et bene, hoc est recta faciat intentione. Divisio quippe ungulæ pedis discretio est animi, de qua scriptum est : « si recte offeras, recte autem non dividas, peccasti. »

« Si quis diligit me, inquit Veritas, sermonem meum servabit. » Quis autem verba vel precepta Domini sui servare obediendo poterit, nisi hzc prius intellexerit? Nemo studiosus erit in exequendo, nisi qui attentus fuerit in audiendo. Sicut et de beata illa legitur muliere, que, cxteris omnibus postpositis, sedens secus pedes Domiui, audiebat verbum illius : illis videlicet auribus intelligentie, quas ipsemet requirit dicens : « qui habet aures audiendi, audiat. »

* Quod si in tantæ fervorem devotionis accendi non valetis, imitamini saltem et amore et studio sanctarum litterarum beatas illas sancti Hieronymi disci- pulas Paulam et Eustochium, quorum precipue rogatu tot voluminibus Ecclesiam praedictus doctor illustravit.

ADELARDI ET HELOISSE EPISTOLARUM FINIS

LETTRES D'ABÉLARD ET D'HÉLOISE. 565

Ce sont ces fleuves que l'Épouse, dans le Cantique des cantiques, célèbre à la louange de l'Époux, quand elle dit : « Ses yeux sont comme des colom- bes sur le bord des ruisseaux, des colombes qui se baignent dans le lait et qui séjournent prés des fleuvesau large cours. » Et vous aussi, vous baignant dans ce lait, c'est-à-dire resplendissant du pur éclat de la chasteté, demeurea comme les colombes auprés des fleuves, afin qu'y buvant à longs traits la sagesse, vous puissiez non-seulement apprendre, mais enseigner, et indi- quer la route aux autres du regard, voir le divin Époux etle montrer.

Nous savons qu'au sujet de l'Épouse qui mérita l'honneur singulier de concevoir l'Époux par l'oreille du cœur, il est écrit : « Marie conservait tou- tes ces paroles et les amassait dans son cœur. » Cette Mère du Verbe éternel avait donc, non sur les lèvres, mais dans le cœur, les paroles divines, et elle les gardait précieusement, méditant chacune d'elles avec zèle, les rappro- chant les unes des autres, étudiant leur harmonie. Suivant le mystére de la loi, elle savait que tout anima] est impur, sauf celui qui rumine et qui a la corne fendue. En effet, il n'y a d'âme pure que celle qui rumine autant qu'elle en est capable, par la méditation, les divins préceptes, et qui appli- que son discernement à les suivre, en sorte que non-seulement elle fasse le bien, mais qu'elle le fasse bien, c'est-à-dire avec une intention droite. Quant à la corne du pied fendue, c'est le discernement dont il est écrit : « Si vous offrez justement, mais que vous ne partagiez pas de méme, vous péchez. »

« Celui qui m'aime, dit la Vérité, conservera ma parole. » Or, qui pourra garder par l'obéissance les paroles ou les enseignements du Seigneur, s'il n'a commencé par les comprendre? On n'a de zèle pour exécuter, que lorsqu'on a été attentif à écouter, ainsi qu'il est écrit de cette sainte femme qui, dédai- gnant Lout le reste, s'assit aux pieds du Seigneur, pour entendre sa parole, sans doute avec les oreilles de cette intelligence qu'il demande lui-même, quand il dit : « Que celui-là écoute, qui a des oreilles pour écouter. »

Que si vous ne pouvez être enflammécs de la même ferveur de piété, imitez du moins, dans l'amour et l'étude des saintes lettres, ces bienheureuses disciples de saint Jérôme, Paule et Eustochie, à la demande desquelles ce grand docteur a, par tant d'ouvrages, éclairé l'Église.

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FIX DES LETTRES D'ABÉLARD ET D'RÉLOISE

EXCERPTA E REGULIS

PARACLETENSIS MONASTERII

Instructiones nostre sumunt exordium a doctrina Christi prædicantis et tenentis paupertatem, humilitatem, et obedientiam. Sequimur autem vestigia Apostolorum in commune viventium. In habitu nostro conservamus pauper- tatem et humilitatem, in subjectione obedientiam ; in conversatione nostra, quia communiter vivimus, sequimur Apostolos, quia undecunque beneficia temporalia proveniant, dividitur singulis, prout potest ; si non abundat om- nibus, maxime datur magis indigentibus. Et quoniam seculo abrenuntiamus, et Deo militamus, persistamus in proposito castitatis, et pro viribus nostris, juxta mensuram donationis suæ, ei placere contendamus.

De convenientia consuetudinum. Domino super nos prospiciente, et aliqua loca nobis largiente, misimus quasdam ex nostris, ad religionem tenen- dam numero sufficiente. Annotamus autem boni propositi nostri consuetu- dines : ut quod tenuit mater incommutabiliter, tencant et filie uniformiter.

De habitu. Habitus noster vilis est et simplex, in agninis pellibus, in lineis et laneis vestibus. In iis emendis vel faciendis non eliguntur pretiosa, sed quod vilius comparari vcl haberi potest. Quodcunque sufficere debeat annolandum esset ; sed longe sumus a sufficientia.

De lectis. In lectulis nostris habemus culcitras, et pulvinaria, et lintea linea, sicut singulis dividitur. Si non recipiant singulæ quod sufficiat, pau- pertati adscribitur.

De cibis. Pare quolibet vescimur ; si fuerit triticum, triticeo; si defue- rit, pane cujuslibet annonæ. [n refectorio nostro cibi sine carnibus sunt

EXTRAITS DES RÈGLES

DU MONASTÈRE DU PARACLET

Nos instructions ont pour principe la doctrine du Christ, préchant et observant la pauvreté, l'humilité et l'obéissance. D'autre part, nous suivons la voie des Apôtres vivant en commun. Dans notre tenue, nous observons la pauvreté et l'humilité ; dans notre hiérarchie, l'obéissance ; dans notre régime, la vie en commun à l'exemple des Apótres. De quelque source que viennent les biens temporels, on les partage entre toutes également, s'il est possible ; s'il n'y a pas assez pour toutes, on donne la plus forte part à celles qui ont le plus besoin. Et comme nous renonçons au siècle et que nous com- battons pour le service de Dieu, notre devoir est de demeurer fidéles à nos vœux de chasteté et de nous efforcer de plaire au Seigneur, daus la mesure de nos forces et suivant l'étendue de ses dons.

De l'accord des régles. Le Seigneur, dans sa protection, nous ayant donné quelques terrains, nous y avons envoyé quelques-unes d'entre nous, en nombre suffisant pour le service religieux. Nous tenons registre des régles appropriées à nos vœux, en sorte que les pratiques que la mère a observées fidélement, les filles les observent uniformément.

De l'habit. Notre habit est grossier et simple, de peau d'agneau, d'é- toffe de lin et de laine. Pour l'acheter ou lc faire, on ne choisit pas d'étoffes précieuses, mais ce qui peut se procurer et se façonner au plus vil prix. On aurait s'en tenir au suffisant, mais nous somines loin du suffisant.

Des lits. Dans nos lits nous avons des matelas, des oreillers, des draps de lin: voilà ce qu'on donne à tout le monde. S'il en est qui ne reçoivent pas cetle part réglementaire, cela est mis au compte du veu de pauvreté.

Des aliments. Nous mangeons de toute sorte de pain : pain de froment, s'il y a du froment ; pain d'autre farine, si le froment vient à manquer. Au

366 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

legumina, et ea quæ nutrit hortus. Lac, ova, et caseus rarius apponontur, et pisces, si dati fuerint. Vinum mixtum sit aqua. Duo pulmenta in prima refectione habentur. In cena vero herbs, vel fructus, vel aliquid tale, si haberi poterit. llorum quoque deficientiam sine murmure portamus.

De obedientia. Soli abbatissz et priorisse debitum exhibetur obedien- tim. Nulla presumit claustra monasterii egredi sine harum licentia, nulla loqui, nulla dare aliquid vel recipere, retinere, nisi quod permissum fuerit. De cætero, nobis invicem obedimus aflectu charitatis.

Unde necessaria proveniant. —Religionis erat de cultu terrarum et labore proprio vivere, si possemus ; sed quia ex debilitate non sufficimus, admit- timus conversos et conversas, ut quæ per nos administrari rigor non permit- tit religionis per eos adimpleantur. Recipimus etiam quascunque fidelium eleemosynas, more cæterarum ecclesiarum.

Quando egredimur. Statutum tenemus, quod nulla velata, causa cujuscunque necessitatis , egrediatur ad forensia negotia, vel ingrediatur domnum cujuslibet secularis. Ad familiaria vero negotia, et ad custodiam rerum nostrarum, mittimus in domos nostras probatas tam ælatc quam vita et moniales et conversas.

De longinquo venientibus. Supervenientem nobiscum diu manere non permittimus; sed si remanere voluerit, et eam ratio suscipi permiserit, primo septem dies, aut profiteatur, aut discedat.

Quando sit conversa monialis. Si ad nos aliqua conversa veniens in conversatione laicarum suscepta fuerit, nullatenus postea monialis efficie- tur, sed in ea vocatione, in qua vocata est, permaneat.

De officiis nocturnis a kal. octobre. usque ad Pascha. Audito signo, ad vigilias cum festinatione surgimus, et moderate nos coliortantes, festi- namus ad opus Dei ; et, dimisso signo, ad nutum priorissæ facimus consuetas orationes, in solemnitatibus inclinatæ, in privatis diebus prostratæ, Conr pletis orationibus, signamus nos, et ingredimur stationes nostras. Hebdo- madaria, cujus est, « Deus iu adjutorium » incipit, « Veni, sancte Spiritus », prosequens versum et orationem. Quod et facimus in principiis omnium horarun, in præcipuis solemnitatibus cantando, caeteris diebus sine cantu. Hebdomadaria incipit : « Domine, labia mea, » et prosequimur divinum officium, juxta consuetudinem regularium ecclesiarum. Post vigilias egre- dinur omnes, et firmatur oratorium, si dies non fuerit, et accenso lumine, in capitulo sedent que lectionis vel operis indigent. Si dies fuerit, statim sequi-

EXTRAITS DES RÈGLES DU MONASTÈRE DU PARACLET. 907

réfectoire, les mets se composent de légumes sans viande et des fruits que produit le jardin. On sert plus rarement du lait, des œufs, du fromage; parfois du poisson, quand on en reçoit. Le vin doit ètre mélangé d'eau. On donne deux plats au premier repas; au souper, des herbes, des fruits ou d'autres aliments de méme nature, si l'on peut en avoir. Nous en supportons la privation sans murmurer.

De l'obéissance. A l’abbesse seule et à la prieure est due l'obéissance. On ne peut, sans leur permission, ni franchir les portes du couvent, ni par- ler, ni donner, ni recevoir, ni garder. Pour le reste, nous nous prétons mutuellement obéissance par sentiment de charité.

Des moyens de pourvoir aux besoins. Il eùt été conforme à l'esprit de nos veux de vivre des produits de la terre et de notre travail, si nous en avions la force; mais notre faiblesse n'en étant pas capable, nous avons des convers et des converses qui font ce que la rigueur de nos vœux ne nous per- met pas d'accomplir. Nous recevons aussi les aumónes des fidèles, suivant l'usage de toutes les églises.

Des sorties. Nous avons pour règle qu'aucune sœur voilée ne sorte pour les affaires du dehors, ou n'entre dans aucune maison séculiére, sous quel- que prétexte que ce soit. Pour les aflaires de tous les jours et pour la surveillance de nos biens, nous envoyons dans nos maisons des religieuses et des converses dont l’âge et la vie offrent toute garantie.

Des étrangères. Nous ne laissons pas les étrangères demeurer longtemps avec nous. Si elles veulent rester et qu'elles soient dignes d'être reçues, au bout de sept jours, elles doivent faire des vœux ; sinon, 1l faut qu'elles par- tent.

Des sœurs converses. Si quelque sœur converse venant à nous a été recue dans une société de laiques, elle ne peut devenir religieuse, mais elle doit rester fidèle à la vocation qu'elle a d'abord embrassée.

Des offices de nuit depuis les calendes d'octobre jusqu'à Pâques. Au premier tintement, nous nous levons en toute hâte pour vigiles, et, nous exhortant doucement les unes les autres, nous nous empressons pour l'œu- vre de Dieu. Le tintement fini, au signe de la prieure, nous faisons les prières d'usage, les jours de fête à genoux, les jours ordinaires, prosternées. Les prières faites, nous nous signons et nous entrons dans nos stalles. La semainiére dont c'est le rôle commence le : Deus in adjutorium et le : Veni, sancte Spirilus, récilant le verset et l'oraison. Ainsi fait-on au commen- cement de toutes les heures, les jours de grandes fêtes en chantant, les autres jours sans chanter. La semainière commence : Domine, labia mea, et on poursuit l'office divin, suivant l'usage des règles canoniques. Aprés vigiles, tout le monde sort. On ferme l'oratoire. S'il ne fait pas jour, on allume et on reste tranquille dans le chapitre, si l'on n'a rien à lire ou à faire. S'il fait jour, prime suit aussitót. Les jours de féte et les dimanches, qu'il fasse jour

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÈRE DU PARACLET. 209

ou non, tout le monde revient au dortoir, et on reste au lit jusqu'à ce que, le jour devenu clair, au tintiment du lever, on passe au chapitre. On sonne prime, et au signal de la prieure tout le monde se rend à l'église, précédé de l'école et des novices. De méme, avant toutes les heures, on attend le signal de la prieure. Avant prime, on fait la prière dans les stalles, comme avant vigiles. Aprés prime, messe du matin. Puis on va ou chapitre, et se font les confessions publiques et les réprimandes, suivant la mesure des fautes et eu égard à la personne qui tient le chapitre. À certaines fêtes, les sœurs vien- nent au chapitre et leurs fautes sont réprimandées. Quant aux frères, toutes les fois qu'ils ont commis quelque faute grave, ils sont appelés au chapitre et réprimandés en présence du chapitre tout entier, pour que leur confusion soit plus grande. Aux fétes principales, un sermon a lieu dans le chapitre. Au sortir du chapitre, on se livre à la lecture jusqu'à tierce, si le temps le permet. Suit tierce, puis la grand'messe, et aprés la grand'messe, sexte immédiatement. Aprés sexte, lecture jusqu'à none. Les servantes et les lectri- ces se rafraichissent. Après none, on va au réfectoire, on écoute la lecture en grand silence, et pour tout le reste on suit la règle de l'ordinaire. Au tu autem, on se met en marche en ordre, chantant les priéres, et on entre à la chapelle. Les prières finies à l'église, on se rend au chapitre ; les sœurs lai- ques se rassemblent, et l'on met sous les yeux de la commune assistance quel- que sujet d'édification proposé par celle qui a été invitée à le faire. S'il reste du temps, on demeure dans le cloitre jusqu'à vépres. Ou chante les vépres. Personne, c'est l'ordre connu de tout le monde, ne peut sortir du chœur sans permission. Aprés vépres, on reste dans le cloitre, livré à la méditation, priant de cœur, sans aucun sigue extérieur, dans le plus profond silence. Avant la collation, on se rafraichit au réfectoire. La semainière dit les grâces ; aussitót on s'approche de la table de la collation, tout le monde ensemble. Aprés la collation, ón chante, à l'église, complies, Aprés le Requiescat in pace, on fait la prière dans les stalles. Au signal del'abbesse ou de la prieure élue, ou se signe, on sort en ordre, les plus âgées les premières ; l'abbesse ou la prieure donne l'eau bénite. On monte au dortoir, chacune se rend à son lit et se couche vétue et habillée.

Des dimanches. Les dimanches, au sortir du chapitre, on reçoit l'eau bénite de main de l'abbesse ou de la prieure, et on fait la procession dans le cloitre, une sœur portant la croix et deux autres les cierges. Après sexte, collation. Aprés la collation, none immédiatement. Après none, sermon d'édification, comme on l'a dit plus haut. Après vépres, souper; le reste, comme nous l'avons indiqué plus haut. l'es jours ordinaires, dès le matin, on chante prime, puis on reste dans le cloître jusqu'à tierce, lisant, chan- tant, travaillant. La prière dans les stalles a précédé, tierce suit. Après tierce, messe du matin. Puis on va au chapitre. Au sortir du chapitre, on

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370 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

sequitur tertia. Post tertiam, missa matutinalis. Inde iter in capitulum. Egressæ de capitulo, sedemus in claustro. Debiliores sumunt mixtum, se- cundum dispensationem abbatisse. Nulli licet sedere in claustro sine opere ve] lectione. Post sextam, sequitur major missa, et statim nona. Post no- nam, ingredimur refectorium. Cætera prosequimur ut superius dictum est.

De tempore estivo. À Pascha vero usque ad supradictas kalendas octo- bris, post laudes, revertimur ad lectulos nostros, et aliquo intervallo, fit sonitus in dormitorio, et surgentes venimus in claustrum, et legimus ct cantamus usque ad primam. Ante primam, tam festivis diebus quam pri- vatis, aguntur orationes inter formas. Post primam, sequitur missa matu- tinalis. Inde. itur in capitulum. Egressie. capitulum, sedemus in claustro, legentes et operantes usque ad tertiam. Post tertiam, major missa agitur, sexta, et itur in refectorium. Post gratiarum actionem, imus in dormito- rium, et licet dormire, legere, operari iu leclulis sine alicujus inquieta- tione. Audito primo signo nonz,-eurgimus, et preparamus nos, ut dum secunduni signum pulsaverit, ad siguum abbatisse vel priorissæ ordinate ingrediamur ecclesiam. l'ost nonam, agimus pro delunctis. Inde egredimur refectorium, et bibimus aquam. Deinceps in claustro sedeinus, legentes et operantes. Egredimur eliam ad laborem, qualibet hora diei necessario ad- vocatæ fuerimus. Post vesperas, agitur. coena. Deinceps nos habemus sicut superius dictum est. In letania majore, tribus diebus Rogationum, sexta feria, et sabbato, vigilia sancti Joannis Baptiste, vigilia apostolorum Petri et Pauli, vigilia. sancti Laurentii, vigilia. Assumptionis, et ab idibus sep- tembris usque ad Pascha jejunamus.

Ex concilio Triburiensi, cap. x. Virgines quee ante. duodecim annos insciis mundiburdis suis sacrum velanien capiti suo imposuerint, et illi mundiburdi anuum ct diem lioc tacendo consenserint, in sancto proposito permaneant. Et si in predicto anno et die pro illis proclamaverint, peti- tioni eorum assensus praebeatur : nisi forte Dei timore tactæ, cum eorum licentia in religionis habitu perseverent.

De consecratione sanctimonialium, ex concilio Carthaginensi. Sancti monialis virgo, quum ad consecrationem suo episcopo offertur, in talibus vestibus applicetur, qualibet semper usura est, professioni et sanctimoniæ aptis.

Ex decreto Gelasii, cap. xii. Devotis quoque virginibus, nisi aut in Epiphania, aut in Albis paschalibus, aut in Apostolorum natalitiis, sacrum minime velamen imponatur; et non ante quinque el viginli. annos, nisi forte, sicut de baptismate dictum est, gravi langore correptis. Ne sine hoc munere de seculo exeant, implorantibus non negetur.

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÈRE DU PARACLET. 971

reste dans le cloître. Les santés délicates prennent quelque aliment liquide, conformément à la dispense de l'abbesse. Nulle ne peut rester assise dans le cloitre sans travailler ou lire. Aprés sexte, grand'messe, et immédiate- ment none. Après none, on entre au réfectoire. Le reste comme plus haut.

De l'été. De Pàques au 1°" octobre, aprés Laudes, on revient au lit. Quelques moments après, au signal qui retentit dans le dortoir, on se lève, on va au cloitre, on lit et on chante jusqu'à prime. Avant prime, les jours de fêtes comme les jours ordinaires, on fait les prières dans les stalles. Après prime, messe du matin. Puis on se rend au chapitre. Au sortir du chapitre, on va s'asseoir dans le cloitre, pour lire et travailler jusqu'à tierce. Après tierce, grand'messe, sexte, puis réfectoire. Les grâces faites, on va au dortoir, l'on peut dormir, lire, travailler, sans étre inquiété par per- sonne. Au premier coup de none, on se lève, on se prépare, afin de pouvoir, dés le deuxième coup, sur le signal de l'abbesse ou de la prieure, entrer en ordre dans l'église. Aprés none, ou prie pour les morts. Puis on rentre au réfectoire et on boit de l'eau, On va ensuite s'asseoir dans le cloître, lire et travailler. On doit aussi sortir pour les corvées, quelle que soit l'heure il y ait nécessité de le faire et l'on soit appelé. Après vépres, souper. Le reste comme plus haut. Aux grandes fêtes, les trois jours de Rogations, le vendredi, le samedi, la veille de la fête de saut Jean-Baptiste, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, la veille de saint Laurent, la veille de l'Assomption, et depuis les ides de septembre jusqu'à Pâques, jeùne.

Extrait du concile de Tribur, chap. x. Les vierges qui avant douze ans ont pris le voile à l'insu de leurs tuteurs du siécle, doivent, si ces tuteurs ont laissé passer une année et un Jour sans rien dire, demeurer fidèles à leurs vœux. Si, dans cet intervalle, les tuteurs ont protesté, il faut céder à leur protestalion, à moins que, touchées de la crainte de Dieu, celles-ci n'obtiennent leur autorisation pour conserver l'habit.

De la consécration des nonnes, d'après le concile de Carthage. La nonne, lorsqu'elle se présente à son évéque pour la consécration, doit re- vétir les habits qu'elle aura toujours à porter, c'est-à-dire des habits prc- pres à la sainteté de sa profession.

Extrait de la bulle du pape Gélase, chap. xu. Pour les jeunes pro fesses, le voile blanc n'est pas de rigueur, sauf les jours de l'Épiphanie, de Pâques, de l'anniversaire des Apôtres ; il n'est pas de règle avant vingt-cinq ans, sauf dans les cas de maladie grave, comme pour le baptéine. On ne doit pas refuser aux malades qui le demandent de sortir du monde sans cet attribut.

972 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII

Ez decreto Pii pape. Ut virgines non velentur ante quinque et vi- ginti annos setatis, nisi forle necessitate periclitantis virginalis pudicitiz, et non sunt consecrand:e in alio tempore nisi in Epiphania, et in Albis pas- chalibus, et in Apostolorum natalitiis, nisi causa mortis urgente.

Ex concilio Milevitano, cap. xxv. Item placuit, ut quicunque episco- porum necessitate periclitantis pudicitiæ virginalis, quum vel portitor po- tens, vel raptor aliquis formidatur, vel si etiam aliquando mortis periculoso scrupulo compuncta fuerit, ne non velata moriatur, aut exigentibus paren- tibus aut iis ad quorum curam pertinet, velavit virginem, seu velavit intra quinque et viginti anuos «tatis, non ei obsit concilium quod de isto numero annoruin constitutum est.

Hieronymus contra Jovinianum. Si nupserit virgo, non peccavit : non illa virgo quie semet cultui Dei dedicavit. Harum euim si qua nupserit, habebit damnationem, quod primam fidem irritam fecit. Si autem hoc de viduis dictum objecerint, quanto magis de virginibus prævalebit, quum etiam iis non liceat, quibus aliquaudo licuerit? Virgines enim, quæ post consecrationem nupserunt, non tam adulter quam incestæ sunt.

Ex decreto Eutyciani papa, cap. xiu. Nihilominus etiam in quibus- dam locis inditum invenimus usum stultitie plenum, et ecclesiastice au- ctoritati contrarium, eo videlicet quod nonnullae abbatisse, et alique ex sanctimonialibus viduis et puellis virgimbus contra fas velum imponere presumant, et ideo nonnullæ injuste velate putant se liberius suis carns- libus desiderus posse inservire, et suas voluntates explere. Quapropter sta- tuimus, ut si abbatissa, aut quælibet sanctimonialis post hanc diffinitio- , nem in tantam audaciam proruperit, ut aut viduam aut. puellam virginem velare præsumat, judicio canonico usque ad satisfactionem subdatur.

Bonifacius martyr Hilteribaldo regi Anglorum. Apud Grecos et Ro- manos, quasi blasphemiam Deo irrogasset, qui in hoc reus sit, ut proprie de hoc peccato ante ordinationem interrogatus, si reus fuerit inventus, ut cum velata et consecrata una concubuisset, ab omni gradu sacerdotum Dei prohiberetur. Propter hoc, fili charissime, sollicite considerandum est quanti ponderis hoc peccatum esse videtur ante oculos æterni Judicis, quod facientem inter idolatriæ servos constituet, et a divino ministerio altaris subjiciet. Licet autem, peracta poenitentia, reconciliatus sit Deo.

Ex concilio Rothomagensi, cap. 1x. Statutum est viduas non debere velari, similiter et hoc statutum est, ut si quispiam presbyterorum dein- ceps hujus constitutionis norms contumaciter transgressor exülerit, scili- cet ut aliquas viduas velare praesumat, quia et hoc episcopis non licet, gradus sui periculum incurrat. Similiter et puellis virginibus a presbyteris

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. $15

Extrait de la bulle du pape Pie. Les vierges ne doivent pas prendre le voile avant vingt-cinq ans, sauf les cas fortuits de danger pour leur hon- neur; elles ne peuvent être consacrées qu'à l'Épiphanie, à Pâques, à l'an- niversaire des Apôtres, à moins de péril de mort.

Extrait du concile de Miléve, chap. xxv. Il est, de plus, arrêté que tout évéque qui aura conféré le voile, avant vingt-cinq ans, dans un cas de danger pour l'honneur d'une jeune vierge, soit qu'elle eût à craindre Îa vio- lence d'un passant, d'un ravisseur, soit que, atteinte de quelque cas dan- gereux de mort, elle appréhendàt de mourir sans le voile, soit qu'il y eût exigence de la part de ses parents ou tuteurs, ne pourra tomber sous le coup de la décision du concile qui a fixé l'âge.

Jéróme contre Jovinien. Une vierge ne péchera pas pour se marier, jentends une vierge qui ne s'est pas consacrée au culte de Dieu. Quant à celle-là, elle méritera la damnation, pour avoir violé sa foi. Si l'on objecte que cet arrét a été prononcé sur les veuves, combien, à plus forte raison, répondrai-je, ne doit-il pas s'appliquer aux vierges, auxquelles rien n'est permis de ce qui a été permis autre'ois aux autres? Les vierges qui se ma- rient aprés la consécration sont moins des adultéres que des incestes.

Extrait de la bulle du pape Eutychés, chap. 1. Nous trouvons dans quelques endroits un usage déraisonnable et en opposition avec l'au- Lorité ecclésiastique : des abbesses, et, parmi les moinesses, des veuves ou des vierges prennent sur elles de conférer irrégulièrement le voile, et cela parce que celles qui ont été voilées contre les régles pensent pouvoir, une fois sous le voile, s'abandonner à leurs désirs charnels et satisfaire leurs passions. Nous statuons donc que, s'il arrive à une abbesse ou une moinesse de prendre sur elle, aprés l'établissement de cette règle, de conférer le voile à une vierge ou à une veuve, elle sera soumise à un jugement canonique et condamnée à la péuitence.

Boniface, martyr, au roi des Angles Hilteribalde. Chez les Grecs et les Romains, c'était un cas de b'asphéme envers Dieu, d’être reconnu cou- pable, dans l'interrogatoire avant l'ordimation, d'avoir couché avec une vierge voilée et consacrée, et l'on était, en conséquence, interdit de toute fonction dans le service de Dieu. Il faut done, très-cher fille, considérer avec grand soin de quel poids est ce péché aux yeux du Juge éternel. Il place le coupable parmi les serviteurs de l'idolàtrie, et le rejette loin du divin mi- nistére de l'autel. Toutefois on peut, par la pénitence, rentrer en gráce auprès de Dieu.

Extrait du concile de Rouen, chap. ix. ll est arrèté que les veuves ne doivent pas prendre le voile. 11 est décidé aussi que, s'il arrive à quel- que prétre de transgresser cette règle, c'est-à-dire d'oser conférer le voile à des veuves, ce qui n'est. pas permis méme aux évéques, il sera déchu de son rang. Pareillement pour les vierges. Quiconque aura essayé de faire

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914 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

non vclandis statutum est, ut, si quis hoc facere tentaverit, tanquam trans gressor canonum damnetur. |

Ex concilio Maguntinensi, cap. vi. Viduas autem velare pontificun nullus tentet, prout statutum est in Decretis Gelasii, cap. xii, quod ne auctoritas divina, nec canonum forma prestitit. Quæ si propria voluntate continentiam fuerit professa, ut in ejusdem Gelasii. cap. xxi legitur, eju: intentio pro se rationem reddat Deo, quid, sicut, secundum Apostolum, si conlinere se non polerat nullatenus nubere vetabatur, sic, secum habit: deliberatione, promissam fidem pudicitiæ Deo. debet custodire. Nos autem auctoritate Patrum suffulti, in hoc sacro conventu sancimus et labore judi- camus, si sponte velamen quamvis non consecratum. sibi imposuerit, et in ecclesia inter velatas oblationem Deo obtulerit, velit, nolit, sanctimoniæ habitum ulterius habere debet, licet sacramento confirmare. velit co tenore et ratione velamen sibi imposuisse, et iterum posset deponere.

Ex concilio Aurelianensi, cap. m. Viduæ, quæ ab altari sacro vela- men accipiunt, spontanea voluntate sacre conversationis, decrevit sancta synodus in eodem proposito eas permanere. Non enim fas esse decernimus, ut postquam semet Deo sub velo consecraverint, ct inter velatas oblationem fecerint, iterum cis concedi Spiritui sancto mentiri.

Nicolaus papa archiepiscopo C. et ejus. suffragantibus. Vidua qui- dem, quæ capiti imposuerit sacrum velamen, si inter exteras velatas femi- nas in ecclesia. oraverit, et oblationem cum illis obtulerit, si professa cst in codem habitu permanere, spondens nunquam religionis velamen depo- nere a religionis observantia discedere non præsumat.

Augustinus de dono viduitatis. Viduæ, quæ se non continent, nubant antequam professæ continentiam devoveant, quod nisi reddant, jure dam- nentur.

Ex concilio Arausico, cap. v1. Viduitatis servandæ professionem coram episcopo in secretario habitam, imposita coram episcopo veste viduali, non esse violandam ; ipsam tamen professionis desertricem merito esse damnan- dani decernimus.

Ea concilio Toletano, cap. v. Omnes feminæ venientes ad sacram religionem et pallio capita contegant, et conscriptam roboratamque professio- nem faciant, postquam ulterius non sinantur relabi ad prævaricationis auda- ciam. Qui vero ex iis omnibus fuerit repertæ animum aut vestem m transgressionem dedisse, excommunicationis sententiam. ferant, et rursus mutato liabitu, in monosterus, donec diem ultimum claudant, sub ærumnis arduæ penitentie permaneant religatæ.

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÈRE DU PARACLET. 375

pour elles même chose sera condamné comme transgresseur des ca- nons.

Extrait du concile de Mayence, chap. vi. Qu'aucun prétre ne se risque à conférer Ie voile à une veuve, suivant qu'il a été réglé par la bulle du pape Gélase, chap. xii, à défaut de l'autorité divine. ct. des canons. Si c'est de sa propre volonté qu'elle a fait vœu de conlinence, ainsi qu'il est lu dans les bulles du méme Gélase, elle doit compte à Dieu de sa résolu- tion. Si, comme dit l'Apótre, elle ne pouvait se soumettre à la régle de continence, elle ne devait pas prendre le voile. Mais, dés le moment qu'elle a pris une résolution, elle doit garder la parole de chasteté qu'elle a enga- gée à Dieu. Pour nous, appuyés sur l'autorité des Péres, nous décidons, daus cette sacrée réunion, que si c'est de son propre mouvement qu'une veuve ou qu'une vierge a pris le voile, ne füt-il pas consacré, et qu'elle s'est offerte à Dieu dans l'église, au milieu des sœurs voilées, qu'elle le veuille ou non, elle doit conserver l'habit de la sainteté, alors méme qu'elle affir- mera par serment qu'elle n'a pris le voile qu'avec l'intention de le quitter.

E-trait du concile d'Orléans, chap. m. Toute veuve qui a reçu le voile sur les marches du saint autel, spontauément et par conversion vo- lontaire, doit, suivant la décision de l'assemblée, demeurer fidèle à son vœu. Nous déclarons qu'il est contraire à toute règle, qu'alors qu'on s'est consacrée et offerte à Dieu, sous le voile, parmi des sœurs voilées, on puisse avoir le droit de fausser le vœu fait à l'Esprit-Saint,

Nicolas, pape, à l'archevéque C. et à ses suffragants. Toute veuve qui a pris le voile, qui a prononcé des vœux parmi des sœurs voilées et s'est offerte avec elles, s'engageant à demeurer fidèle à sa promesse et à ne ja- mais déposer le voile de l'ordre, ne doit pas songer à rompre avec la règle de l'ordre.

Augustin sur le don de veuvage. Que les veuves qui ne peuvent s'as- treindre à la continence se marient avant de faire vœu de continence ; car ce vœu une fois fait, si elles ne l'observaient pas, elles seraient justement condamnées. |

Extrait du concile d'Orange, chap. vi. Le vœu de veuvage fait en présence de l'évéque dans le sanctuaire, après revêtement de l'hahit de veuve, doit être observé; quiconque le viole, mérite d'être condamné ; telle est notre décision.

Extrait du concile de Tolède, chap. v. Toutes les femmes qui entrent en religion doivent prendre le voile, faire et renouveler leur vœu, afin de ne point retomber dans la prévarication. Quant à celles qui ont été trouvées coupables d'avoir laissé porter atteinte à leur serment, et à leur robe, elles doivent subir la sentence d'excommunication, et, prenant une robe nouvelle, être enfermées dans un cloître, et soumises à toutes les rigueurs de la pénitence jusqu'à la mort.

$16 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

Ex decretis Gelasii pape ad Sicilienses episcopos missis, cap. ix. Neque viduas ad nuptias transire patimur, quæ in religioso proposito diu- turna. observatione. permanserunt. Similiter virgines nubere prohibemus, quas aunis plurimis im monasteriis ætatem egisse contigerit.

Ex epistola Gregorii papæ missa ad Bonifacium. Viduas a proposito discedentes viduitatis, super quibus nos consulere voluit dilectio tua, frater clarissime, credo te nosse a saneto Paulo et multis sanctis Patribus, nisi convertantur, olim esse damnatas. Quas et nos Apostolica auctoritate esse damnandas, et a communione fidelium, atque a liminibus Ecclesiæ arcendas fore censemus, usquequo obediant suis episcopis, et ad bonum quod cepe- runt, inviti aut voluntariæ revertantur. De virginibus autem non velatis, si deviaverint, à sauctæ memori: przedecessore nostro papa taliter decretum habemus. vero qux» necdum sacro velamine tectæ, tamen in proposilo virginali semper simulaverunt se permanere, licet velatæ non fuerint, si nupserint, aliquauto tempore liis agenda poenitentia est, quia sponsio earum a Domino tenebatur. Si enim inter homines solet bonz fidet contractus nulla ratione dissolvi, quanto magis ista pollicitatio, quam cum Deo pepigit, solvi sime vindicta nou polerit? Nam si virgines nondum velatæ taliter poenitentia publica puniuutur, et a cœtu fidelium, usquequo ad satisfactiouem veniant, excluduntur ; quanto potius viduæ, quz perfectioris ætatis, et maturioris sapienti: atque. consilii. existunt, virorumque consortio multotiens use sunt, el habitum religionis assumpserunt, et demum apostataverunt, atque ad priorem. vomitum sunt. reverse, a nobis et ab oinnibus fidelibus a limi- nibus Ecclesise, et a cœtu fidelium usque ad satisfactionem sunt climinandæ et carceribus tradenda ? Qualiter juxta beatum Paulum, « tiadere hujusmodi hominem Satanæ, ut spiritus salvus sit in die Domini.» De talibus et Domi- nus per Movsem loquitur : « auferte malum de medio vestri. » De quibus et per prophetam ait : « letabitur justus quum vindictam viderit, manus suss lavabit in sanguine peccatoris. » De-talibus namque, et eorum. sinulibus, atque eisdem consentieutibus dicitur, quia « non solum qui faciunt, sed et qui consentiunt facientibus rei sunt. »

Ex epistola Nicolai pape, cap. v. Nicolaus servus servorum Dei reve- rentissimo, ac sanctissimo confratri nostro. Adaberino sanctae. Vivarensis Ecclesie archiepiscopo. Quod iuterrogasti de femina, quæ post obitum viri sui velamen sacrum super caput suum imposuit, et finxit se sub codem velamine sanetimonialem esse, postea vero ad nuptias redit, bonum mibi videtur, quia per hypocrisim ecelesiastican regulam conturbare voluit, el non legitime in voto suo permansit, ut poenitentiam. agat de illu-

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. $511

Extrait des bulles du pape Gélase adressées aux évêques de Sicile, chap. 1x. Nous ne permettons pas aux veuves qui ont fait vœu de reli- gion et qui sont longtemps demeurées fidèles, de retourner au mariage. Nous interdisous également le mariage aux vierges qui ont eu le bonheur de passer plusieurs années de leur vie dans les monastères.

Extrait d'une lettre du pape Gregoire à Boniface. Pour les veuves qui manquent à leur vœu de veuvage, et au sujet desquelles votre charité veut bien nous consulter, trés-cher frére, vous savez assurément que saint Paul et beaucoup de saints Pères les ont jadis condamnées, à moins de retour. Nous aussi, nous pensons qu'elles doivent étre condamnées par l'autorité apostolique, retranchées de la communion des fidèles, repoussées du seuil de l'église, jusqu'à ce qu'elles se rangent sous l'autorité de leurs évêques et reviennent, volontairement ou non, au bien qu'elles avaient commencé. Pour les vierges non voilées qui sortent de la droite voie, notre prédécesseur de sainte mémoire les avait frappées de la méme sentence. Quant à celles qui, n'ayant pas encore pris le voile sacré, avaient cependant commencé à vivre suivant le vœu de virginité, elles doivent, si elles se marieut, faire quelque temps pénitence, bien qu'elles n'eussent pas encore pris le voile, parce qu'elles avaient un engagement de fiançailles avec le Seigneur. En effet, si rien ne peut rompre un coutrat passé de bonne foi entre les homines, une promesse faite à Dicu peut-elle être violée sans mériter une peine? Et si les vierges non voilées sont ainsi soumises à une pénitence publique et exclues de l'assemblée des fidèles jusqu'à ce qu'elles aient obtenu leur grâce, que doit-il en être à l'égard des veuves dont l’âge est plus avancé, la raison, plus müre, qui ont pratiqué le commerce des hommes, si après avoir pris l'habit de religion, elles le rejettent et reviennent à leur ancienne déprava- tion? Ne doivent-elles pas, plus que qui que ce soit, êtres exclues du seuil de l'église et de l'assemblée des fidèles, et livrées aux fers jusqu'à ce qu'elles aient donné satisfaction, selon la parole de saint Paul qui recommande « de livrer un homme de cette sorteà Satan, afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur. » C'est aussi de ces scandales que le Seigneur parle, quand il dit par la bouche de Moise : « Enlevez le mal d'au milieu de vous, » ou par la bouche du Prophète : « Le juste se réjouira, quand il verra la peine; il lavera ses mains dans le sang du pécheur. » Oui, c'est de ces scandales et de ceux qui les laissent commettre qu'il est dit : « Non-seulement ceux qui font, mais ceux qui laissent faire sont coupables. »

Extrait d'une epitre du pape Nicolas, chap. v. Nicolas, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-vénérable et très-saint confrère Adaberin, archevéque de li sainte Eglise de Viviers. Vous m'avez demandé mon sentiment au sujet d'une femme qui, après la mort de son mari, a pris le voile, simulant des sentiments de professe, puis est retournée au mariage. À mon avis, et puisqu'elle a enfreint sciemment, par hypocrisie, la règle ecclésiastique et n'est pas restée fidéle à son vœu, elle doit expier sa fraude

218 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

sione nefanda, et revertatur ad id quod spopondit, et in sacro ministerio inchoavit. Nam si consenserimus, quod omuia ecclesiastica sacramenta quis- que prout. vult fingat, et non vere faciat, omnis ordo ecclesiasticus turbabi- tur, nee catholice fidei jura consistunt, nec canones sacri rite observantur. Quid enim profuit Simoni Mago baptisma sacrum ficte suscipere, et in chris- tianitate se permansurum finxisse, quum per Apostolum fraude ejus detecta quod sibi futurum esset pronuntiatum fuit? Ait enim : « poenitentia tua lecum sit in perditione. Cor enim tuum non est rectum coram Deo. Pœni-

tentiam itaque age de hac nequitia tua, et roga Deum ut forte remittatur tibi

cogitatio cordis tui. [n felle enim amaritudinis et obligatione iniquitatis video

te esse. » Ideo tales, nisi resipiscant, spirituali gladio percutere censemus.

Non enim fas est Spiritu. sancto mentiri, sicuti Ananias et Saphira mentiti

sunt, el statim perierunt.

Ex concilio Arelatensi, cap. vit. Sciendum est omnibus, quod Deo sacra- tarum feminarum corpora per votum propri sponsionis et verba sacerdotis Deo consecrata templa esse Seripturarum testimoniis comprobantur ; et ideo violatores earum .sacrilegi, ac juxta. Apostolum filii perditionis esse nos- cuntur.

Dictum Apostoli. « Præcipe, inquit, ut viduæ irreprehensibiles sint. Vidua eligatur non minus quadraginta annorum in operibus bonis testimo- nium habens, si filios educavit. » Et : « adolescentiores viduas devita. Quum enim Juxuriatæ fuerint, in. Christo nubere volunt, habentes damnationem, quia primam fidem irritam fecerunt, simul et otiose loquentes quod non oportet. Volo ergo juniores nubere, filios procreare, matres familiss esse, nullam occasionem dare adversario maledicti gratia. Jam enim queedam con- verse sunt retro Satanam. »

Ex concilio Maguntinensi, cap. xiu. Abbatissas autem cum sanctimo- nialibus omnino recte. et juste vivere censemus. Quæ vero professionen secudum regulam sancti Benedicti fecerunt, singulariter vivant. Sin autem canonice vivant, pleniter et sub diligenti cura custodiain habeant, et in claus- tris suis permaneant, nec foras exitum habeant. Scd et ipse abbatisse in monasteriis sedeant, nec foras vadant sine licentia et concilio episcopi sui.

Ex concilio Maguntino, cap. xxvt. Abbatissa nequaquam de monasterio egrediatur, nisi per licentiam sui episcopi. Et si quando foras pergit, de sanc- timonialibus quas secum ducit, curam hebeat maximam, ut nulla eis detur

occasio peccandi.

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. 519

sacrilége, revenir à ses engagements, et poursuivre ce qu'elle a commencé dans le saint ministère. En elfet, si nous souffrons qu'on préte à sa guise des vœux qu'on n'observe pas, toute la règle ecclésiastique sera troublée ; c'en est fait de la consistance des principes de la foi catholique, de l'observation des saints canons. À-t-il profité à Simon le Magicien de recevoir un faux bap- téme et de préter un faux serment de fidélité au christianisme? L'Apótre a dé- couvert sa fraude et lui a prononcé son sort : « Que ta pénitence, lui a-t-il dit, soit dans la damnation ; car ton cœur n'est pas droit devant le Seigneur. Fais donc. pénitence sur ta perversité, et demande à Dieu de te pardonner les mauvaises pensées de ton cœur, car je te vois dans le fiel de l'amertume et dans les chaines de l'iniquité. » Nous pensons donc que les veuves qui se sont ainsi rendues coupables doivent, sauf résipiscence, être frappées du glaive spirituel. Il n'est pas permis de mentir à l'Esprit-Saint. Ananias et Séphira ont menti, et ils ont péri.

Extrait du concile d'Arles, chap. vit. 1l faut que tout le monde sache que les corps de femme consacrées à Dieu par des vœux spontanés et parles paroles d'un prétre sont des temples voués à Dieu, ainsi que l'établissent les témoignages des saintes Écritures ; que conséquemment ceux qui leur fout violence sont des sacriléges et, suivant les paroles de l'Apótre, des fils de perdition. -

Conseil de l'Apótre. « Recommandez, dit-il, que les veuves soient irréprochables. Il faut choisir une veuve qui n'ait pas moins de quarante ans, qui ait fait ses preuves dans les bonnes œuvres, élevé des enfants... » Et ailleurs : « Évitez les veuves trop jeunes ; c'est aprés qu'elles se sont aban- données à tous les désordres de la passion qu'elles veulent épouser le Christ ; elles portent avec elles la damnation, parce qu'elles ont manqué à leur pre- mier serment ; et, dans leurs habitudes d'oisiveté, elles disent ce qu'il ne faut pas. Je veux donc que les jeunes veuves se marient, qu'elles mettent au monde des enfants, qu'elles soient de respectables méres de famille et ne donnent aucune part à la médisance. Car il en est plus d'une qui est retour- née à Satan. »

Extrait du concile de Mayence, chap. xiii. Nous pensons que les abbesses doivent vivre en bonne harmonie et. conformément aux règles de la justice avec les sœurs. Celles qui ont fait vœu suivant la règle de saint Benoit, doivent vivre isolément. Mais celles qui vivent canoniqueient doi- vent se surveiller avec un soin scrupuleux et sans défaillance, rester dans leurs cloiues, ne jamais se produire au dehors. Il faut que les abbesses elles- mémes demeurent dans les couvents ct ne sortent pas sans la permission, sans l'avis de leur évèque.

Extrait du concile de Mayence, chap. xxvi. L'abbesse ne doit jamais sortir du monastère qu'avec la permission de son évèque. Se produit-elle au dehors, elle doit avoir grand soin des sœurs qu'elle mène avec elle, en sorte qu'il ne leur soit donné aucune occasion de pécher.

380 EXCERPTA ET REGULIS PARACLETENSIS MONASTERIT.

Ex concilio Gantiensi, cap. ix. Abbatissa diligentem habeat curam de congregatione sibi commissa, et provideat ut in lectione et officio, in modu- latione psalmorum ipse sanctimoniales strenuæ sint, et in omnibus operibus bonis. llla eis ducatum præbeat, utpote pro animabus earum rationem red- ditura in conspectu Domiui, et stipendia sanctimonialibus przebeat necessaria, ne forte per indigentiam cibi aut potus peccare compellantur.

Er concilio Maguntinensi, cap. xiv. Sanctimoniales, nisi forte abba- tissa sua pro aliqua necessitate incumbente, nequaquam de monasterio egrediantur.

Ex concilio Granecensi, cap. xiu. Si qua mulier propter continentiam qua putabatur habitum immutavit, et pro solito muliebri amictum virilem sumat, anathema sit. |

Ex eodem concilio, cap. xiv. Si qua mulier propter divinum cultum, ut æstimal, crines attondet, quos eis Deus ad subjectionis memoriam tribuit, tanquam præceptum dissolvens obedientie, anathema sit.

Ex concilio Rothomagensi, cap. ui. Ut episcopus monasteria monacho- rum et sanctimonialium frequenter introeat, et cum gravibus et religiosis personis in earum conventu residens, corum vel carum vitam et conversatio- nem diligenter excutiat. Si quid reprehensibile invenerit, corrigere satagat. Sauctimonialium etiam pudicitiam sublimiter investiget, et si aliqua inve- nitur, quz, neglecto proposito castitatis, clerico aut laico impudenter mis- ceatur, acriter verberibus coerceatur, et in privata custodia retrudatur, nisi quod male commisit digne prniteat. Interdicatur etiam ex auctoritate sacro- rum canonum, ut nullus laicus aut. clericus in earum claustris et secretis habitationibus accessum habeat, neque presbyteri, nisi tantum ad missam. Expleta missa, adecclesias suas redeant. Omnibus praeterea publice et priva- tim denuntiet, quantum sit piaculum qui sponsam Christi vitiare præsumit. Si enim ille reus tenetur qui sponsam hominis violat, quanto magis reus majestatis efficitur, qui sponsam omnipotentis Dei corrumpit ?

De monialibus. Episcopi ut moniales vivant sine proprio curam ecdhi- beant diligentem, ue se possint excusare pretextu alicujus paupertatis.

De sanctimonialibus. Statuimus ut abbatiss; et priorissæ, et alis obedientiarke, de singulis proventibus, redditibus, et expensis singulis annis computent in capitulo, quater in anuo ad minus; et ut status tam obedientiarum quam prioratuum a claustralibus cognoscatur, compotus redigatur in scriplis : ita quod conventus penes se retineat unum scriptum, et abbatissa aliud.

EXTRAITS DES RÈGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. 981

Extrait du concile de Gand, chap. 1x. L'abbesse doit veiller avec un soin scrupulenx sur la congrégation qui lui est confiée, et faire en sorte que les jeunes sœurs prennent une part active à la lecture, à l'office, au chant des psaumes, ainsi qu'à toutes les bonnes œuvres. Qu'elle leur donne un ducat comme embléme du compte qu'elles auront à rendre devant Dieu de leurs àmes; qu'elle leur fournisse les ressources nécessaires pour que le besoin de boire et de manger ne les induise pas à pécher.

Extrait du concile de Mayence, chap. xiv. Les jeunes sœurs ne doivent jamais sortir du couvent que par ordre exprés de l'abbesse.

Extrait du concile de Grançais, chap. xui. Si quelque femme qui a été admise à prendre l'habit sur sa réputation de continence revét un man- teau d'homme au lieu d'une robe de femme, qu'elle soit anathème.

Extrait du méme concile, chap. xiv. Si quelque femme, dans la pensée du service divin, coupe la chevelure que Dieu lui a donnée comme marque de sa sujétion, elle rompt la régle de l'obéissance : qu'elle soit anathéme.

Extrait du concile de Rouen, chap. ni. L'évéque doit visiter fréquem- ment les couvents d'hommes et de femmes, séjourner dans leur communauté avec des personnes d'un caractère grave et religieux, s'enquérir diligem- ment de leur vie et de leurs habitudes. S'il rencontre quelque chose de ré- préhensible, i| doit y porter remède. Qu'il surveille de méme la chas- teté des sœurs ; s'il eu trouve une qui, rompant son vœu, entrelienne avec un clerc ou un laique un commerce honteux, qu'il la fasse sévérement battre de verges et reléguer en chartre privée, à moins qu'elle ne fasse une péni- tence en rapport avec sa faute. Que défense soit faite au nom des statuts canons, à qui que ce soit, clerc ou laïque, d'avoir accès dans leurs cloitres et leurs secrètes demeures ; à qui que ce soit, même aux prétres, sauf à l'occa- sion de la messe. La messe dite, les prétres doivent revenir à leurs églises. L'évéque doit faire connaitre à tous individuellement et publiquement com- bien est grand le péché de celui qui ose toucher la fiancée du Christ. Si c'est un crime que de toucher à la fiancée d'un homme, combien celui-là est-il plus coupable de lése-majesté, qui souille la fiancée du Dieu tout-puissant !

Des moinesses. -— Les évéques doivent veiller avec grand soin à ee que les moinesses n'aient pas besoin pour vivre de bien persounel, en sorte qu'elles ne puissent jamais invoquer l'excuse de leur pauvreté.

Des religieuses. Nous voulons que les abbesses et les prieures, ct toutes celles qui sont à la téte d'une obédience, rendent compte régulière- ment, en chapitre, de toutes les recettes et dépenses de chaque année, au moins quatre fois l'an; que l'état tant des obédiences que des prieurés soit connu des sœurs, que la balance soit établie, et que le couvent en conserve uue copie, l'abbesse une autre.

382 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII.

De sanctimonialibus. Propter scandala, quæ ex monialium conver- satione proveniunt, statuimus de monialibus nigris, ne aliquod depositum in domibus suis recipiant ab aliquibus personis, maxime arcas clericorum vel laicorum, causa custodie, apud. se minime deponi permittant. Pueri et puella, quæ solent ibi nutriri et institui, penitus expellantur. Omnes com- muniter comedant in refectorio, et in dormitorio solitariæ dorimiant. Ca- - mera» omnes monialium destruantur, nisi aliqua. per inspectionem episcopi necessaria retineatur ad iufirmariam faciendam, vel alia de causa, qus episcopo justa et necessaria videatur. Itein. moniales nullatenus. exire. per- mittantur, vel extra pernoctare, nisi forte ex magua causa, et raro : et ab- batissæ injungatur, ue aliter. permittat egredi inoniales. Et si aliquando abbatissa ex justa causa alicui permittat, eidem. injungat quod sine mora reverlatur, et del ei sociam non ad voluntatem suam, sed quam viderit expedire. Ostia suspecta et superflua obstruantur. Circa hoc autem episcopi diligentiam adhibeant ct curam per se et per mministros suos, et vitas el conversationes ipsarum taliter restringant, quod per eorum diligentiam scandala, quæ de carum vita in præsenti proveniunt, sopiantur.

De sororibus non emittendis. Sorores nostra non egrediantur, nisi forte mittantur de claustro ad claustrum, moraturæ ad minus per annum. Verum, si evidens necessitas ingruerit, propter quam oporteat aliquam egredi, fiat de licentia praemonstrensis abbatis, dum tamen sine gravi peri- culo ejus possit expectari assensus. Si quis abbas aliquam aliter emiserit, puniatur secundum quantitatem excessus, arbitrio capituli generalis, et maxime si scandalum emerserit de sorore emissa. Tempore vero guerra- rum, liceat euilibet abbati sorores sibi subditas ad loca tuta transferre. Quod si aliter fuerit, abbas, sub quo hoc contigerit, per annum continuum in feria sexta jejunet in paue et aqua.

De soribus non recipiendis. Quoniam instant tempora periculosa, et ecclesie supra modum gravantur, communi consilio capituli statuimus; ut amodo nullam sororem recipiamus. Si quis autem hujus statuti transgres- sor extiterit, abbatissa sua sine misericordia punietur.

Item de sororibus recipiendis. Nulla soror de cætero recipiatur in ordine, nisi locis illis qui sunt ab antiquo recipiendis sororibus perpetuo deputata.

De testimonio sororum non recipiendarum. Si mulieres alique, ex antiqua concessione facta, eis ante institutionem editam de sororibus non recipiendis, recipi voluerint in sorores, nullomodo recipiantur, nisi proba- verint vel per litteras, vel per sufficientem numerufn fratrum, utpote per

EXTRAITS DES RÈGLES DU. MONASTÈRE DU PARACLET. 385

Des religieuses. En vue des scandales qui résultent du commerce avec les religieuses, nous décidons, au sujet des moinesses noires, qu'elles ne doivent recevoir chez elles aucun dépôt de personne, et ne point permettre surtout de laisser confier à leur garde les coffres des clercs ou des laïques. Les petits garçons et les petites filles qu'on a l'habitude de nourrir et d'é- lever dans ces coffres doivent être absolument écartés. Qu'elles mangent ‘toutes à la méme table au réfectoire, et couchent au dortoir chacune dans leur lit. Point de chambres séparées, à moins qu'après examen de l’évêque, il n'ait été jugé nécessaire d'en conserver unc pour en faire une infirmerie ou pour toute autre cause reconnue bonge et indispensable. Qu'aucune per- mission ne soit jamais donnée de sortir ou de coucher dehors, si ce n'est pour cause grave et rarement; qu'injonction soit faite à l'abbesse de ne jamais laisser sortir autrement. Si elle accorde une permission pour un motif plausible, qu'elle recommande en méme temps de revenir sans délai, et qu'elle choisisse non la compagne qui plait, mais celle qu'elle croit utile. Les portes dangereuses et inutiles doivent être bouchées. C'est aux évéques de veiller et de pourvoir sur ce point par leurs propres yeux et par ceux de leurs ministres, et d'observer d'assez près la vie et les habitudes des reli- gieuses, pour étouffer sur-le-champ les scandales auxquels ces habitudes peuvent donner lieu.

Des congés des sœurs. Les sœurs ne doivent sortir que pour être en- voyées d'un couvent à un autre, pour un séjour d'au moins un an. Méme en cas de nécessité évidente, aucune sortie ne doit avoir lieu qu'avec la per- mission de l'abbé en chef, à la condition toutefois qu'il n'y ait pas péril à attendre son assentiment. Si quelque abbé donne un congé dans d'autres circonstances, il doit être puni en raison de la longueur du congé par un jugement du chapitre général, surtout si la sortie de la sœur a donné lieu à quelque scandale. En temps de guerre, tout abbé a le droit de faire passer les sœurs qui lui sont soumises en lieu sür. L'abbé qui aurait ainsi procédé sans ce motif sera condamné à jeüner au pain et à l'eau pendant une année entière le vendredi.

De la defense de recevoir des sœurs. Eu égard au péril des temps et aux charges excessives des églises, nous décidons en chapitre général qu'on ne doit recevoir aucune sœur. cet ordre sera trangressé, l'abbesse devra étre puuie sans pitié.

Des sœurs à recevoir. —- Aucune sœur ne doit être reçue d'un couvent dans un autre, sauf dans les lieux désignés de tout temps pour leur donner asile.

Du témoignage des sœurs qu'il ne convient pas de recevoir. Si des femmes, faisant valoir une permission ancienne el antérieure à l'ordre de ne poiut recevoir des sœurs nouvelles, veulent être reçues parmi les sœurs, elles ne doivent pas ètre reçues à moins de prouver par des lettres ou par

584 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERIT.

quatuor vel quinque, quod concessio fuerit facta eis ante inhibitionem or- dinis per abbatem vel conventum.

De mulieribus non permutandis. Mulieres, que ab antiquo loca habent in domibus nostris, ut recipiantur in sorores, nullis aliis loca sua conferant, nec fiat circa mulieres aliqua mutatio personarum.

De puellis non nutriendis in domibus nostris. Quum propriis fra- tribus ac sororibus nostris etiam tenui victu. sufficere vix possimus, absur- dum videretur, si alienos in deliciis nutriremus, et tales maxime, de quo- rum fratres aut. sorores nostra possent conversatione corrumpi. Eapropter censuimus sub districta inhibitione. cavenduin, ut, emissis omnino secula- ribus, que ad nutriendum in claustris sororum nostrarum hactenus sunt receptae, nulla allia prorsus ad nutriendum de cetero admittatur. Quod si aliqua. voluerit exire jam recepta, vel si (ut?) ad nutriendum recipiatur, per se vel per alios intruserit violenter, cessetur in eodem loco, quousque exierit, penitus a divinis.

Quod sorores nostre non habeant nigras tunicas. Prædictis namque duximus aunectendum statuentes sub pena excommunicationis firmiter observari, ut sorores nostre nonnisi in tunicis albis et nigris superpelliceis induantur. In quibus videlicet superpelliceis, nulla vel superfluitas vel cu- rivsitas videatur, et ne sit notabilis habitus. earumdein, ne vestes potius videantur quam morum delicias affectare.

De sororibus in lapsu carnis deprehensis*— Si aliqua soror deprehensa fuerit in lapsu camis, statim emittatur a. domo, et nullomodo, etiamsi obli- nuerit misericordiam, de cætero revertatur, nisi sub tali lege quod velo careat in perpetuum, et sub vili veste et tenui victu, nullatenus egressura de claustro, serviat ut ancilla. Veruin, si secundo commiserit, ejiciatur, et nullua: de cztero receptionis suæ debitum ab ordine prastoletur. Sane si aliqua extra septa sororum exierit, omui. sexta feria per annum in pane et aqua abstineat ; porro, si extra exteriorem portam domus exierit, infra octo dies si reversa fuerit, poterit recipi, ut fugitiva; ita tamen ut per quadra- ginta dies subjiciatur pœænæ gravioris culpæ, et omni sexta feria per annum reficiatur in pane el aqua. Post dies octo revertenti adjiciatur ad penam, ut usque ad sequens generale capitulum velo careat, el serviat ut ancilla, non tamen hac occasione egressura a claustro.

De egressione sororum. Quasdas ecclesias nostri ordinis de facili egres- sione sororum audivimus infamari. Sed quia inde inulta pericula animarum

possunt emergere, et forsitan emerserunt ; prohibemus ne amodo ad aliquod

EXTRAITS DES RÊGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. 385

un nombre suffisant de frères, quatre ou cinq par exemple, que permission leur a été donnée avant la publication de l'ordre par l'abbé ou par le cou- vent.

De l'interdiction de l'échange du róle des femmes. Les femmes qui ont depuis longtemps place dans nos maisons ne doivent point préter leur place à d'autres pour être reçues au nombre des sœurs; il ne doit y avoir dans les femmes aucun changement de róle.

De la defense d'elever des jeunes filles dans nos maisons. Quand c'est à grand'peine que nous pouvons, tant bien que mal, suffire à l'entretien de nos frères et de nos sœurs, il serait déraisonnable d'aller élever des étran- gers dans la bonne chère, alors surtout que ces éducations ne peuvent pro- duire pour les frères et les sœurs dans le couvent que des occasions de vorruption. Nous prescrivons donc, sous l'obligation Ia plus étroite, de mettre dehors les séculières qui ont été reçues jusqu'ici dans les couvents de nos sœurs pous être nourries, et de n'en plus jamais recevoir d'autres désormais. Que si quelqu'une de celles qui ont été reçues se dispose à sortir, ou s'il en est une qui cherche à faire violence à d'autres pour être reçue, qu'elle soit privée des sacrements, jusqu'à ce qu'elle soit partie.

De l'interdiction pour nos sœurs de porter une tunique noire. À nos prescriptions précédentes nous croyons devoir ajouter, recommandant cette règle sous peine d'excommunication, que nos sœurs ne portent que le manteau de couleur noire ét blanche. Et sur ce manteau point de superflu, poiut d'ornement, rien. qui arréte le regard ; qu'elles n'aient pas l'air de chercher une jouissance plutót qu'un vétement.

Des sœurs surprises dans le péché de la chair. Si quelque sœur est surprise dans le péché de la chair, qu'elle soit mise dehors; et eüt-elle obtenu sa grâce, qu'elle ne rentre jamais, sauf à la condition de ne plus porter le voile, de revétir une robe grossière, de vivre de privation, de ne plus jamais sortir, de remplir l'office de servante. À une seconde faute, qu'elle soit chassée, et n'attende de l'ordre aucun certificat. Si quelque sœur passe l'enceinte du couvent, elle doit être soumise au Jeùne du pain et de l'eau, pendant une année, à toutes les fêtes. Si elle franchit la porte extérieure et revient au bout de huit jours, elle peut être reçue comme une fugitive, à la condition toutefois qu'elle se soumettra pendant quarante jours à une pénitence sévère, ct au jeûne du pain et de l'eau tous les ven- dredis de l'année, à toutes les fétes. Elle sera de plus, comme peine, privée du voile jusqu’au prochain chapitre général, et remplira l'oflice de ser- vaute, sans toutefois pour cela sortir du cloitre.

De la sortie des sœurs. Nous avons entendu maltraiter quelques-unes des assemblées de notre ordre au sujet de la sortie trop facile des sœurs. Comme il peut en résulter, et qu'il eu est. peut-étre résulté pour les âmes

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986 EXCERPTA E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERIT.

negotium vel laborem, sive etiam in causis ad testimonium perhibendum, egrediantur de caetero.

De communi vita sororum. Docente historia Áctuum Apostolorum, satis est lucidum et apertum, quod Ananias et Saplura, uxor sua, oblatis apostolorum principi iis quæ transitorie possidebant, et retenta parte pretii cujusdam agri venditi ab eisdem, morte subitanea sunt percussit. Quia ergo quaecunque seripla sunt ad nostram doctrinam scripta sunt, ut proprietatis vitium, vel saltem species extirpetur, statuimus, ut quilibet abbas nostri ordiuis ita sororibus suis provideat, ut de communi et in communi vivant, . communiter operenter, et ad communem utilitatem; nec permittantur liabere proprium, sed necessaria eis administrentur de communi, secundum ecclesiarum, ad quas pertinent, facultates. Si quid autem ipsarum alicui datum fuerit a quoquam, secundum patris nostri Augustini præceptum, statim redigat in commune. Quod si retinere presumpserit, deprehensa ab abbate vel priorissa, gravius, sezundum ordiuis statuta, puniatur.

Ne sorores frequententur. Quum secundum Apostolum universos Christi fideles, ct maxime viros religiosos, ab omni specie mala deceat ab- stiuere; inhibemus tam subditis quam prolatis ostium aperire sororum, et hoc in domibus alienis. Susünemus tamen, ut si quis accesserit ad ess gratia praedicandi, aperto ostio ecclesie, ulterius non procedat, imo sedens in eodem, cffundat ipsis audientibus verbum Dei, nec permittat aliquate- nus capellanos aut socios suos introire ad ipsas.

EXCENPTORUM E REGULIS PARACLETENSIS MONASTERII FIXIS

EXTRAITS DES RÉGLES DU MONASTÉRE DU PARACLET. 581

de grands périls, nous interdisons de laisser désormais sortir les sœurs, pour quelque affaire, pour quelque chose que ce soit, méme en vue de rendre témoignage.

De la vie commune des sœurs. D'après l'histoire des Actes des Apó- tres, 1l est assez clair et évident que c'est pour avoir offert au prince des apôtres des choses qu'ils ne possédaient qu'à titre de dépôt, ct retenu une partie du prix d'un champ qu'ils avaient vendu, qu'Ananias et Saphira furent frappés d'une mort subite. Puis donc que tout ce qui a été écrit a été écrit pour notre enseignement, nous ordonnons d'extirper à la racine, non-seulement la réalité, mais la seule apparence du vice de la propriété, . Tout abbé de notre ordre doit pourvoir aux besoins de nos sœur:, en sorte qu'elles vivent en commun, travaillent en commun et pour l'intérêt com- mun. Elles ne doivent rien posséder en propre. Mais tout ce qui leur est nécessaire doit leur être fourni sur le bien commun en proportion des res- sources des églises auxquelles elles appartienneut. Si quelqu'une reçoit un don particulier, il faut que, selon la règle de notre vénérable père Augus- tin, elle le rapporte immédiatement à la communauté. Si elle prend sur elle de le garder, dès qu'elle aura été surprise par l'abbesse ou la prieure, elle devra subir une peine sévére, selon les régles de l'ordre.

De la fréquentation des sœurs. Tous les fidèles du Christ, et surtout les religieux, doivent, selon la parole de l'Apótre, s'abstenir des moindres apparences du mal. Nous interdisons donc, tant aux religieux qu'aux pré» lats, d'ouvrir la porte des sœurs, dans les maisons étrangères. S'ils s'en approchent pour la prédication, ouvrant la porte de l'église, ils ne doi- vent point passer outre; ils doivent demeurer sur le seuil, et de pandre la parole de Dieu, sans laisser aucun chapelain ou suivant entret chez les sœurs.

PIN DES EXTRAITS DES REOLES DU PARnACLET.

MAGISTRI PETRI EPISTOLA

AD VIRGINES PARACLITENSES

DE STUDIO LITTERARUM

Beatus Hieronymus in eruditione virginum Christi plurimum occupatus, inter cætera, qua ad ædificationem earum scribit, sacrarum studium litte- rarum eis maxime cominendat, et ad hoc eas non tam verbis hortatur, quam exemplis invitat. Memor quippe sententie, qua Rusticum instruens ait : « Ama scientiam. Scripturarum, et carnis vitia non amabis, » tanto . magis necessarium amorem hujus studii feminis csse censuit, quanto naturaliter infirmiores et carne debiliores esse conspexit. Nec solum ad hanc virginum exhortationem argumentum a similitudine à virginibus sumptum inducit, unde ad comparationem minoris, viduas et conjugata in exemplum assumit : quo magis sponsas Christi ad hoc studium incitet per matronas seculi, et ex virtute laicarum torporem excutiat vel confundat monialium. Et quoniam, juxta illud Gregorianum, « a minimis quisque inchoat, ut ad majora perveniat, » promittere juvat quanta diligentia virgunculas in sacris imbuere litteris studuerit.

Unde, ut omittam cætera, illud nunc in medium procedat, quod ad Lz- tam, de institutione fili: suæ Paule, propter morum doctrinam, tradit hanc litterarum disciplinam. « Sie. erudienda est, inquit !, anima, que fu- tura est templum Dei. Fiant ei littere. vel buxeæ, vel eburnez, et suis nominibus appellentur. Ludat in eis, ut et lusus ipse eruditio sit. Et non

! Epist. 05.

LETTRE D'ABÉLARD

^ AUX VIERGES DU PARACLET

SUR L'ÉTUDE DES LETTRES

Saint Jéróme, trés-occupé de l'instruction des vierges du Christ, leur recommande particulièrement, dans les conseils qu'il trace jour leur édification, l'étude des lettres, et i1 les engage moins à les cultiver par des exhortations, qu'il ne les y invite par des exemples. Se souvenant, en effet, de la maxime qu'il adresse à Rusticus : « Aime la science des Écritures, et tu n'aimeras pas les vices de la chair, » 11 pensait que l'ainour des let- tres était d'autant plus nécessaire pour les femmes, qu'il les savait moins bien armées naturellement et plus faibles contre la tentation de la chair. Aussi pour exhorter les vierges, ne tire-t-1l pas se:lement ses arguments des vierges, il invoque, comme base de comparaison, l'exemple des veuves et des femmes mariées; il veut pousser les fianctes du Christ à cette étude par les femmes du siècle, i| veut, par l'exemple de la vertu des laïques, se- couer la torpeur des religieuses et piquer leur émulation. Mais comme, suivant le mot de Grégoire, il est d'usage de commencer par les plus petites choses pour arriver aux. plus grandes, je veux indiquer tout d'abord avec quel zèle il s'est attaché à pénétrer, pour ainsi dire, les toutes jeunes vierges des saintes lettres.

Je laisse de cóté les autres exemples ; je citerai seulement ce qu'il écrit à Lzta pour la direction de l'éducation morale de sa fille Paule, comme régle littéraire. « Elle doit être formée, dit-il, comme une àme qui sera un jour le sonctuaire de la Diviuité. Donnez-lui des lettres de buis ou d'ivoire, et qu'elle en appelle les noms. Qu'elle s'en amuse, et que cet amusement lui soit un moveu d'instruction. Et qu'elle ne. reticnne pas seulement l'ordre des lettres, en sorte que la mémoire des noms devienne comme machinale,

390 MAGISTRI PETRI EPISTOLA AD VIRGINES PARACLITENSES.

solum ordinem teneat litterarum, ut memoria nominum in canticum trans- eat : sed et ipse inter se crebro ordo turbetur, et mediis ultima, primis media misceantur, ut eis non sono tantum, sed et visu noverit. Quum vero ceperit trementi manu stylum in cera ducere, vel alterius superposita manu teneri, regantur articuli, vel in tabula sculpantur elementa; ut per eosdem sulcos inclusa. marginibus trahantur vestigia, ct foras non queant evagari. Syllabas jungat ad premium, et quibus illa ætas deliniri potest munusculis invitetur. Habeat in discendo socias, quibus invideat, quarum laudibus mordeatur. Non objurganda est, si tardior sit : sed laudibus exci- tandum est ingenium, et ut vicisse gaudeat, et victa doleat. Cavendum im- primis, ne oderit studia, ne amaritudo eorum percepta in infantia ultra rudes annos transeat. lpsa nomina, per quæ consuescit paulatim verba contexere, non sint fortuita, sed certa, et coacervata de industria, prophe- tarum videlicet atque apostolorum, et oinnis ab Adam patriarcharum series, de Matthaeo Lucaque descendat : ut, dum aliud agit, future memoriæ præ- paretur. Magister probo ætatis et vitæ, atque eruditionis est eligendus ; nec, puto, erubescet vir doclus id facere in propinqua, vel nobili virgine, quod Aristoteles fecit in Philippi filic, ut 1pse librariorum vilitate, initia traderet litterarum. Non sunt contemnenda quasi parva, sine quibus magna con- sistere non possunt. Ipse elementorum sonus, et prima institutio præcepto- rum aliter de erudito, aliter de rustico ore profertur. Nec discat in tenero, quod ei postea dediscendum est. Difficulter eraditur, quod rudes animi perbiberunt. »

Græca narrat historia, Alexandrum potentissimum regem, orbisque do- mitorem, et in moribus, ct in incessu, Leonidis pædagogi sui non potuisse carere vitiis, quibus adhue parvulus fuerat infectus. Ut autem pronuntia- tionem scripture commendet. memorie, certam ct ipse lectionis mensuram singulis diebus vult præfigi ; quam quum memoriter persolvat, nec solum latinis, verum etiam græcis litteris operam dari precipit, quum utraque lingue tunc Romæ frequentarentur, et maxime propter Scripturas de greco in latinum versas, ut eas ex origine sua. melius cognosceret, ac ve- rius dijudicare possct. Nondum enim Hebraicæ veritatis translatione lati- nitas utebatur.

Ait ilaque : « Reddat tibi pensum quotidie de Scripturarum floribus carplum. Ediscat graecorum versuum numerum. Sequatur statim et ]atina

392 MAGISTRI PETRI EPISTOLA AD VIRGINES PARACLITENSES.

eruditio; qui si non ab initio os tenerum composuerit, in peregrinum sonum lingua corrumpitur, et externis vitiis sermo patrius sordidatur. Pro gemmis et serico, divinos codices amet, in quibus non auri, et pellis ba- bylonicæ vermiculata pictura, sed ad fidem placeat emendata et erudita dis- tinctio. Discat primo Psalterium, his se canticis avocet, et in Proverbiis Salomonis erudiatur ad vitam. In Ecclesiaste consuescat, quæ mundi sunt, caleare. In Job, virtutis ct patientiæ exempla sectetur. Ad evangelia trans- eat, nunquam ea depositura de manibus. Apostelorum Acta et Epistolas tota cordis imbibat voluutate. Cumque pectoris sui cellarium his opibus locupletaverit, inandet memorie Prophetas, Heptateuchum, et Regum, et Paralipomenon libros, Esdræ quoque et Esther volumma. Ad ultimum, sine periculo discat Canticum Canticorum; ne, si in exordio legerit, sub carnalibus verbis spiritualium nuptiarum epithalamium non intelligens, vulneretur.

« Caveat omnia apocrypha, ct, si quando ea non ad dogmatum veri- tatem, sed ad signorum reverentiam legere voluerit, sciat non eorum esse quorum titulis prenotantur, multaque his admixta vitiosa, et grandis esse prudentiæ aurum in luto quærere. Cypriani opuscula semper in manu teneat. Athanasii epistolas, et Hilarii. libros inoffenso decurrat pede. Illo- rum tractatibus, illorum delectetur ingeniis, in quorum libris pietas non vacillet. Ceteros sic legat, ut magis judicet, quam sequatur.

« Respondebis : « Quomodo liec omnia, mulier secularis, in tanta frequen- tia hominum, Romse custodire potero ? » Noli ergo subire onus, quod ferre non potes; sed, postquam ablactaveris eam cum Isaac, et vestieris cum Sa- muele, mitte aviæ et amitze. Redde pretiosissimam gemmam cubiculo Marie, et cuuis Jesu vagientis impone. Nutriatur in monasterio ; sic inter virginum choros jurare non discat ; mentiri sacrilegium putet; nesciat seculum ; vivat angelice ; sit in carne sine carne : omne hominum genus sui simile putet. Et, ut cætera taceam, certe te liberet servandi diffieultate, et custodie periculo. Melius est tibi desiderare absentem, quam pavere ad singula. Trade Euslo- chio rarvulam : illam primis miretur ab annis; cujus et sermo, et incessus, et habitus doctrina virtutum est. Sit in gremio aviæ, que longo usu didicit nutrire, servare, docere virgines. Anna filium, quem Deo voverat, post-

LETTRE D'ABÉLARD AUX VIERGES DU PARACLET. 305

noncer des vers grecs. Qu'elle se remette ensuite immédiatement à la langue latine. Si sa bouche ne se forme pas, tandis qu'elle est encore tendre, la pratique d'un idiome qui n'est pas le sien gâtera sa prononciation, et les défauts d'une langue étrangère vicieront chez elle la langue nationale. A la place des pierres précieuses et des étoffes de soie, qu'elle recher- che les livres divins, et qu'elle trouve son charme non dans les dorures et les bigarrures des étoffes orientales, mais dans l'éclat pur et solide d'une instruction qui fortifie sa foi. Qu'elle apprenne d'abord le Psautier, qu'elle se plaise à en répéter les chants. Qu'elle se forme à la vie dans les Pro- verbes de Salomon. Qu'elle prenne dans l'Ecclés:aste l'habitude de fouler aux pieds tout ce qui est du monde. Qu'elle cherche dans le Livre de Job des exemples de courage et de patience. Qu'elle passe ensuite à l'Évangile, pour ne jamais plus le quitter. Qu'elle se pénétre de toutes les forces de son âme des Actes des Apôtres et des Épitres. Et lorsqu'elle aura rempli de ces richesses le trésor de son cœur, qu'elle confie à sa mémoire les Pro- phètes, l'Ileptateuque, le Livre des Rois, les Paralipoménes, les livres d'Esdras et d'Esther. Alors elle pourra apprendre sans péril le Cantique des cantiques : si elle commengait par là, oa pourrait craindre que, ne saisissant pas sous les mots charnels le sens du mariage spirituel, son âme ne füt blessée.

« Qu'elle se garde de tous les apocryphes; et si par hasard elle veut les lire, non au point de vue de la vérité des dogmes, mais en vue du respect des signes, qu'elle sache qu'ils ne sont pas de la main des auteurs dont ils portent les noms, que le mélauge du mauvais y est considérable, et qu'il faut beaucoup d'expérience pour trouver l'or dans la boue. Qu'elle ait toujours entre les mains les œuvres de Cyprien. Qu'elle parcoure d'un pas léger les épitres d'Athanase et les livres d'llilaire. Qu'elle se laisse séduire aux charmes de leurs traités, de leur génie : il n'y a pas à craindre que dans ces livres la piété reçoive la moindre atteinte. Qu'elle lise les autres, mais en les jugeant et non les yeux fermés. »

« Vous allez dire : « Mais comment moi, femme du siècle, pourrais-je garder tous ces trésors, au milieu de la foule de Rome? » Je répondrai : ne chargez point vos épaules d'un fardeau qu'elles ne sauraient porter; mais quand vous l'aurez nourrie du lait d'Isaac, vétue de la robe de Sa- muel, envoyez-la à son aieule, à sa tante. Rendez au lit. de Marie ce bijou précieux ; couchez-la dans le berceau de Jésus. Qu'elle soit élevée dans un couvent. Au inilieu des chants des vierges, elle apprendra à ne pas jurer, à regarder le mensonge comme un sacrilége, à ignorer le siècle, à vivre de Ja vie des anges, à étre dans la chair comme saus chair, à considérer les hom- - mes comme semblables à elle. Et sans parler des autres avantages, vous serez ainsi affranchie des difficultés de la conserver, du péril de la garder. Mieux vaut pour vous avoir à pleurer son absence qu'à tout craindre. Con- fiez-la toute jeune à Eustochie. Que ce soit Eustochie qu'elle admire dés son

394 MAGISTRI PETRI EPISTOLA AD VIRGINES PARACLITENSES.

quam obtulit in tabernaculo, nunquam recepit. Ipse, si Paulam miseris, et magistrum me, et nutritium spondeo. Gestabo humeris, balbutientia senex verba formabo, multo gloriosior mundi philosopho, qui non regem Macedo- num, Bahylonio periturum veneno, sed ancillam et sponsam Christi. eru- diam, regnis coelestibus offerendam. »

Perpendite, sorores in Christo charissime, pariter et conserve, quantam curam tantus Ecclesie doctor in eruditione unius parvul susceperit, in qua tam diligeuter cuncta distinxerit, quæ necessaria doctrinæ decreverit, ab ipso alphabeto sumens exordium. Nec solum de pronuntiandis syllabis, et litteris conjungendis, verum etiam de scribendis adhibet documentum : nec non et de sociis providet adjungendis, quorum livore, vel laude pluri- muin moveatur. Quod etiam (ut?) spontanea. magis quam coacta faciat, et majori studium omore complectatur, blanditiis et laudibus, nec non et mu- nusculis incitari admonet. Ipsa quoque nomina distinguit ex Scripturis sa cris colligenda, in quibus proferendis se primum exercens, hæc memorie sue plurimum commendet, juxta illum poeticum ! :

Quo semel est imbuta recens, servabit odorem Testa diu.

Qualis etiam magister ad hoc sit eligendus, diligenter describit : nec præ- termittit præfixam esse debere mensuram lectionis, quam corde tenus firmatam quotidie persolvat. Et quia eo tempore, gracarum quoque littera- rum usus Romæ abundabat nec græcarum litterarum expertem eam esse permittit : maxime, ut arbitror, propter translationem divinorum libro- rum a græcis ad nos derivatam, unde discernere posset, quid apud nos minus, vel aliter esset : et fortasse propter liberalium disciplinam artium, qua his, qui ad perfectionem doctrinæ nituntur, nonnihil afferunt utili- tatis. Qui etiam eruditionem latine linguæ præmittit, quasi ab ipsa nostrum inchoaverit magisterium. Quum autem a sono vocum ad earum pervenerit sensum, ut quæ proferre didicerit jam intelligere velit, codices ei distinguit diversos, tam de canone duorum Testamentorum, quam de opusculis doctorum, ex quorum eruditione proficiat, ut consummetur. Inter cano- nicas autem Scripturas, ita ei Evangelica commendat, ut nunquam hec de manibus virginis recessura censeat ; quasi plus aliquid diaconissis, quam

1 Horat., Epist. 1, 69 -

LETTRE D'ABÉLARD AUX VIERGES DU PARACLET. 905

enfance. Entretien, démarche, tenue, tout chez Eustochie est legon de vertu. Qu'elle soit élevée dans le sein de son aïcule qui a appris, par une longue expérience, à élever, à garder, à instruire les vierges. Anne nc re- couvra plus l'enfant qu'elle avait voué au Seigneur dans le tabernacle. Moi- méme, si vous m'envoyez Paule, je m'engage à lui servir de maitre et de pére nourricier. Je la porterai sur mes épaules; de ma voix tremblante je dirigerai ses premiers balbutiements, et ma gloire sera bien plus grande que celle du philosophe du siécle. Ce n'est point le roi de Macédoine, des- tiné à périr du poison de Babylone; c'est la servante, la fiancée du Christ, que j'instruirai pour la préparer à la céleste couronne. »

Considérez, mes très-chères sœurs en Jésus-Christ, mes compagnes, quel soin un si grand docteur de l'Église prend de l'éducation d'une enfant, quel scrupule dans le choix de ce qu'il considére comme nécessaire à son éduca- tion. 1l commence à l'alphabet méme. Non-seulement il indique une méthode pour l'épellation des syllabes, l'assemblement des lettres, leur reproduc- tion par l'écriture, mais il s'occupe du choix des compagnes d'étude dont le succès doit piquer l'émulation de son élève. Voulant que le travail chez elle soit volontaire et non contraint, et que l'étude l'attache plus vivement à l'étude, il recommande de l'encourager par les caresses, les éloges ct les petits présents. I] indique le choix des mots recueillis dans les saintes Écritures sur lesquels elle doit s'exercer à la prononciation, afin qu'ils se gravent dans sa mémoire, suivant le précepte du poéte: « Le vase con- serve longtemps le parfum dont il a été une fois pénétré. »

Quel maitre il faut choisir, i] l'indique avec soin, et il n'omet pas de dire que, chaque jour, elle doit avoir à remplir une certaine tâche de lecture qui lui grave les lettres dans la mémoire. Et comme, à cette époque, l'usage des lettres grecques était en vogue à Rome, il ne veut pas qu'elle soit étrangère aux lettres grecques, surtout, j'imagine, à cause de la traduction des livres saints arrivés à nous par les Grecs, et aussi peut-être en vue de la connais- sance des belles-lettres, qui ne sont pas sans utilité pour ceux qui pré- tendent à la perfection du savoir. Mais i| place auparavant l'étude de la langue latine : c'est par qu'il veut que notre éducation commence. Par- venu au moment l'enfant passe de la prononciation du mot à l'iutelli- gence du seus et arrive à se rendre compte des sons qu'il émet, il choisit les divers livres, tant dans l'Ancien et le Nouveau Testament que dans les ouvrages des docteurs, dont l'étude peut être Je plus profitable. Entre les saintes Écritures, il recommande les Évanziles, qui ne doivent jamais, selon lui, quitter les mains de la vierge; il insiste plus sur la lecture de l'Évangile pour les diaconesses que pour les diacres, les uns n'ayant à le lire qu'à l'Éslise, les autres ne devant jamais cesser de le lire. Enfin, comme il s'adresse à une mère pour sa fille, allant au-devant des excuses de

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diaconis de lectione injungat Evangelica : quum isti in ecclesia illam habeant recitare, ille nunquam ab eorum debeant lectione vacare. Deinde ista matri de filia seribens, ne quam mater exeusationem prætenderet, hiec omnia Romx secularem feminam in. tanta hominum frequentia perficere non posse , dat consilium, ut ab isto se onere liberet, monasterio virginum tradat filiam, ubi educari sine. periculo, et de his, quie dixit, perfectius instrui possit. Omnem denique occasionem amputans, ne de magistro tandem, qualem ipse descripserat, mater sollicitaretur, puelle Roma Iierosolvmam, ad aviam scilicet sanctam Paulam et amitam Eustochium miss, se magistrum pari- ter ct nutrilium offert. Et in. tantum, quod dictu mirabile est, erumpit promissum, ut tantus Ecclesi: doctor etiam senio debilis, dicat se virginem, quasi bajulum cjus, humeris gestare non dedignari. Quod quidem apud suspiciosos non sine suspicione fieri, nec apud religiosos sine scandalo vix contingeret. llzec tamen omnia vir Deo plenus, et de integritate vitæ omnibus taudiu cognitus, confidenter spondebat : dummodo unam sic instruere virgi- nem posset, ut ipsam cæteris magistram reliuqueret, et in ipsam Hierony- mum legeret, qui Hieronymum non vidisset.

Ut autem de parvulis ad majores transeamus virgines, quas plurimum semper provocat ad studium litterarum, tam eis videlicet scribendo que legant, quam eas laudando de assiduitate legendi vel discendi, quid ad Principiam virgmein de psalmo xiv seribens dieat, audiamus. « Scio me, Principia in Christo filia, à plerisque reprehendi, quod interdum scribam ad mulieres, et fragiliorem sexum maribus præferam : ct ideirco debeo primum obtrectatoribus meis respondere, et sic venire ad disputatiunculam quam rogasti. Si viri de Seripturis quaererent, mulieribus non loquerer. Si Barach ire ad prelium voluisset, Debora de victis hostibus non triumphasset. » Et post aliqua : « Apollo, virum apostolicum, et in lege doctissimum, Aquila et Priscilla crudiunt, et instruunt eum de via Domini. Si doceri a. femina non fuit turpe apostolo, mihi quare turpe sit, post viros doceri et feminas? ll:ec et istiusmodi, osuvorérn filia, perstrinxi breviter, ut nec te pœniteret sexus tui, nec viros suum nomen erigeret, in quorum condemnationem femi- narum in Scripturis sanctis vita laudatur. »

Juvat post virgines, intueri de viduis, quantum et ipse in studio sacra- rum litterarum ipsius testimonio ct laude profecerint. Scribens igitur idem doctor ad eamdem virginem Principiam de vita sanctæ Marcelli, sicut illa postulabat, inter virtutum ejus insignia : « Divinarum, inquit, Seripturarum

! Epist, 96.

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la mère, incapable de mener une telle éducation au milieu des embarras du siècle et de la foule de Rome, 1l lui donne le conseil de se décharger de ce fardeau, de placer sa fille dans un couvent de vierges, elle pourra être élezée sans péril et plus profondément instruite dans toutes les matières qu'il a indiquées. Prévenant enfin toutes les objections, toutes les inquié- tudes sur le choix du maitre tel qu'il en a tracé le portrait, il l'engage à envoyer l'enfant de Rome à Jérusalem, auprés de son aieule sainte Paule et de sa tante Eustochie, et il s'offre lui-même comme maitre et comme père nourricier. Oui, chose étonnante, il se laisse emporter à toutes les promesses. Ce grand docteur de l'Église, affaissé par l'âge, est prêt à se faire le père nourricier de l'enfant, il ne rougira pas de la porter dans ses bras. Tendresse qui ne manquerait pas d'éveiller les soupçons de la malveillance et ne pour- rait se produire sans scaudale méme chez les religieux. Tout cela cepen- dant, cet homme plein de l'esprit de Dieu et dont la vertu était depuis si longtemps connue de tous. s'y expose pour l'instruction d'une seule vierge, afin de la laisser elle-même comme maitresse aux autres, et que celui qui n'aurait pas lu Jérôme lût Jérôme en elle.

Pour passer des vierges plus jeunes aux plus àgées, qu'il excite sans cesse à l'étude des lettres, tant en leur adressant des conseils qu'en les louant de leur zèle à lire et à appreudre, écoutons ce qu'il écrit à la jeune Principia au sujet du psaume quarante-quatriéme : « Je sais, dit-il, Principia, ma fille en Jésus-Christ, qu'on me blàme généralement d'écrire à des femmes, et de préférer aux hommes le sexe faible. Je dois donc commencer par répondre à celte critique ; j'arriverat eusuite à la question que vous me posez. Si les hommes s'oecupaient des saintes Écritures, je ne m'adresserais pas aux femmes. Si Barach avait voulu marcher au combat, Détora n'aurait pas eu à triompher de l'ennemi vaincu. » Et quelques lignes plus bas : c Apollon, un apótre, très-instruit daus la loi, reçut des leçons d'Aquila et de Priscilla, qui l'instruisaient dans la voie du Seigneur. S'il n'y a pas eu de honte pour un apótre à recevoir des lecons d'une femme, quelle honte y aurait-il pour moi, aprés avoir instruit des hommes, à instruire aussi des femmes? Voici les raisonnements que j'ai eru devoir résumer, Ô ma vénérable fille, pour que vous sachiez bien que vous n'avez pas à regretter d’être de votre sexe, et pour que les hommes ne soient pas si fiers de leur titre, eux à la honte desquels les saintes Écritures exaltent la vie des femmes. »

Aprés avoir parlé des vierges, je veux examiner aussi ce que les veuves ont à gagner à l'étude des saintes lettres, au glorieux témoignage du méme maitre. Écrivant à la mème Principia touchant la vie de sainte Marcelle qu'elle lui avait demandée, voici ce qu'il signale entre ses mérites insignes. « Son ardeur pour les Écritures était merveilleuse, et elle chantait incessaui-

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ardor erat incredibilis, semperque cantabat : « in corde meo abscondi elo- quia tua, ut non peccem tibi. » Et illud de perfecto viro : « Et in lege Doniini voluntas cjus, et in lege ejus meditabitur die ac nocte, etc. À man- datis tuis intellexi. » Denique, quum et me Romam cum sanctis pontifici- bus Paulino et Epiphanio, ecclesiastica traxisset necessitas, et verecunde nobilium feminarum oculos declimarem, ita. egit, secundum Apostolum, « importune opportune, » ut pudorem meum sua superaret industria. Et quia alicujus tune nominis esse existimabar super studio Scripturarum, nunquam convenit, quin de Scripturis aliquid interrogaret, nec statim ac- quiesceret, sed moveret e contrario quiestiones, non ut contenderet, sed ut quærendo disceret earum solutiones, quas opponi posse intelligebat. Quid in illa virtutum, quid ingenii invenerim, vereor dicere, ne fidem creduli- tatis excedam, et tibi majorem dolorem incutiam, recordanti quanto bono carueris. Hoc solum dicam, quod quidquid in nobis longo fuit studio con- gregatum, et meditatione diuturna quasi in naturam versum, hoc illa li- bavit, didicit, atque possedit : ita ut post perfectionem nostram, si in aliquo testimonio Scripturarum esset oborta contentio, ad illam judicem perge- retur. Et quia valde prudens erat, sic ad interrogata respondebat, ut etiam sua non sua diceret, sed vel mea, vel cujuslibet alterius : ut in eo ipso, quod docebat, se discipulam fateretur. Sciebat enim dictum ab Apostolo : « Docere autem mulieri non permitto; » ne virili sexui, et interdum sacer- dotibus, de obscuris, et ambiguis sciscitantibus, facere videretur injuriam. Absentiam nostri mutuis solabatur alloquiis, et quod carne non poteramus, spiritu reddebamus : semper obviare epistolis, superare officiis, salutatio- nibus prevenire. Non multum perdebat absentia, quæ jugibus sibi litteris jungebatur. In hac tranquillitate, et Domini servitute, haeretica in his pro- vinciis exorta tempestas cuncta turbavit ; et in tantam rabiem concitala est, ut nec sibi, nec ulli bonorum parceret, et quaei parum esset, hic universa movisse, navem plenam hlasphemiarum romano intulit portui, quum vene- nata spurcaque doctrina Roma invenerit, quos induceret. Tuuc sancta Mar» cella, qux diu se cohibuerat, ne per æmulationem quippiam facere vide- retur, postquam sensit fidem apostolico ore laudatam in plerisque violari, ila ut sacerdotes quoque, et nonnullos monachorum, maximeque seculi liomines in assensum sui traheret, ac simplicitati illuderet episcopi, qui de suo ingenio exteros æstimabat, publice restitit, malens Deo placere quam hominibus,.. Damnationis hæreticorum hæc fuit principium, dum adducit testes, qui prius ab eis eruditi, et postea ab hæretico fuerant errore cor- repti, dum ostendit multitudinem deeeptorum, dum impia epi Apr ins gerit volumina, que emendata manu scorpii monstrabantur; dum acciti

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ment: « j'ai enfermé tes paroles au fond de mon cœur, afin de ne pas pécher contre toi. » Et touchant l'homme parfait : « Sa volonté est dans la loi du Seigneur, et il méditera sur la loi du Seigneur nuit et jour... J'ai compris tes ordres... » Enfin, les devoirs du pontificat m'ayant amené à Rome avec les saints pontifes Paulin et Épiphane, comme j'évitais modestement les re- gards des femmes de noble naissance, elle agit si bien, suivant l'Apótre, « à contre temps et à temps » que son habileté triompha de ma pudeur. Comme je passais pour avoir alors quelque renom dans la connaissance des Écritures, jamais elle ne me rencontra sans me faire quelques questions sur les Écri- tures; et elle ne se tenait point pour satisfaite dès l'abord ; elle opposait des objections aux réponses, non par esprit de contention, mais pour ap- prendre la solution des difficultés qu'elle comprenait qu'on pouvait opposer. Ce que j'ai trouvé en elle de vertu, d'intelligence, j'ose à peine le faire entendre, dans la crainte de paraître dépasser la mesure des vraisemblan- ces ct de rendre votre douleur plus vive en vous rappelant tout ce que vous avez perdu. Je ne dirai qu'un mot : tout ce qu'une longue étude avait amassé en moi, tout ce qu'une méditation profonde avait fait passer comme dans mon âme, elle l'a connu, appris, possédé; si bien qu'après notre au- torité, c'était à elle qu'on s'adressait comme juge, dés qu'il s'élevait quel- que discussion sur un texte des Écritures. Et comme elle était trés-habile, pour répondre aux questions elle ne se contentait pas de donner ses raisons personnelles, elle reproduisait mes paroles ou celles de quelque autre, en sorte que, méme dans ce qu'elle enseignait, elle se déclarait une simple disciple. Elle connaissait, en effet, les prescriptions faites par l'Apótre : « Je ne permets pas à une femme d'enseigner. » L'Apótre ne voulait pas que la femme parüt faire injure à l'homme, et surtout aux prétres, en discu- tant des points obscurs et douteux. Elle se consolait de notre éloignement par un échange de correspondance; ce que nous ne pouvions nous donner en chair, nous nous le rendions en esprit; elle ne songeait qu'à écrire la premiére, à vaincre en bons procédés, à prendre l'avance des salutations, Elle perdait peu par l'absence : un courant perpétuel de lettres supprimait les intervalles. Au milieu de cette tranquillité, tandis qu'elle était paisible- ment vouée au service de Dieu, une tempéte d'hérésie s'éleva dans la pro- vince et y jeta le trouble avec un tel emportement de fureur, qu'elle n'y échappa ni elle, ni aucun des gens de bien. Et comme si c'était peu d'avoir tout confoudu sur place, l'hérésie introduisit daus le port de Rome un vaisseau plein de renégats qui trouvèrent aisément prise au milieu des doc- trines impures et empoisonnées de la grande ville. Alors sainte Marcelle, qui s'était longtemps contenue, dans la crainte de paraître se laisser em- porter à un excès de zèle, voyant que la foi préchée par les apôtres était violée presque sur tous les points, si bien que l'hérésie. entrainait. les prè- tres, les moines et surtout les hommes du siècle, bien plus, qu'elle se jouait de la simplicité de l'évèque, qui jugeait de tous les autres par lui-

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frequentibus litteris heretici, ut se defenderent, venire non ausi sunt. Tan- taque conscicutiæ fuit, ut absentes damnari, quam presentes coargui, ma- luerint. llujus tam gloriose victoriæ origo, Marcella est. »

Videtis, dilectissime, quantum attulerit fructum, repressis hæresibus, in urbe fidelibus omnibus in caput constitutæ unius matronæ laudabile studium, et quanta lampade doctrinæ ipsorum quoque doctorum ecclesia- sucorum tenebras uua mulier expulerit.

De cujus studio in sacris litteris, quo ipsa victoriam istam meruent, idem doctor prooemio lib. l'in Epistolam Pauli ad Galatas, ad exhortatio- nem vestram ita meminit : « Scio equidem ardorem ejus, scio fidem, quam flammam semper habeat in pectore, superare sexum, oblivisci hominis, et divinorum voluminum tympano concrepante, Rubrum hujus seculi pelagus trausfretare. Certe quum Romæ essem, nunquam tam festina. me vidit, ut non de Scripturis aliquid interrogaret. Neque vero more Pythagorico, quid- quid responderam, rectum putabat, nec sine ratione præjudicata apud eam valebat auctoritas; sed examinabat omnia, et sagaci mente universa pen- sabat, ut me sentirem non tam discipulam habere quam judicem. » Tan- tum eo tempore in sauctis feminis, sicut et in viris, studium fervebat litte- rarum, ut nequaquam suæ linguæ disciplina contentæ, ipsos Scripturarum rivulos, quos habebant, ab ipsis inquirerent fontibus; nec inopiam unius lingus sibi credereut sufficere.

Unde et illud est supra memorati doctoris ad Paulam de morte Blesille filie suc, sic inter cætera in ejus praecipuam laudem scribentis : « Quis sine singultibus transeat orandi instantiam, nito rem lingue, memorie tenacila- tem, acumen ingenii? Si grece loquentem audisses, latine eam nescire pu- tares. Si in romanum sonum lingua se verteret, nihil omnino peregrini sermo redolebat. Jam vero, quod in Origene quoque illo Græcia tota miratur, in paucis non dicam mensibus, sed diebus, ita hebreæ lingue vicerat. difficul- tates, ut in discendis conendisque psalmis cum matre contenderet. »

Ipsam quippe matrem ejus l'aulam, nec non et alteram ipsius filiam Eusto. chium virginem Deo dicatam , in eodem studio litterarum atque linguarum

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méme; sainte Marcelle, dis-,e, opposa publiquement résistance au courant, aimant mieux plaire à Dieu qu'aux liommes..... Ce fut le signal de la con- damnation des hérétiques : des témoins furent cités, qui, d'abord régulié- rement instruits, avaient ensuite. été saisis par l'hérésie; la multitude des victimes de l'erreur fut mise en lumière; des masses d'exemplaires sacri- léges du rtpi 'Apyov furent prcduits, qui avaient été évidemment corrigés par une main venimeuse; les hérétiques furent invités coup sur coup à venir se défendre : ils n'osérent pas se présenter. Telle fut la force de la conscience, qu'ils aimèrent mieux se laisser condamner par défaut que de s'exposer à être convaincus. Et l'origine de cette victoire si glorieuse, c'était Marcelle. »

Vous voyez, mes très-chères sœurs, quel fruit produisit, pour la répres- sion des hérétiques, l'admirable zèle d'une femme se plaçant à la tête de tous les fidèles d'une ville, et par quel éclat de lumières une femme dissipa les ténèbres de la science des plus grands docteurs de l'Église.

Voici ce que le méme auteur, dans le préambule du premier livre sur l'Épitre de Paul aux Galates, dit de l'étude que cette femme faisait des saintes Écritures, étude qui lui valut cette victoire; que ces paroles vous servent d'exhortation. «Je connais son ardeur, sa foi, l'ardent désir qui embrase son cœur de s'élever au-dessus de son sexe, d'effacer les hom- mes, de faire retentir les tambours des saintes lettres, de franchir la mer Rouge de ce siècle. Oui, quaud j'étais à Rome, jamais elle ne manqua d'ac- courir, dés qu'elle m'aperçut pour me poser quelques questions au sujet des Écritures. Et clle n'admettait pas toute réponse comme satisfaisante, à la manière des pythagoriciens; l'autorité ne prévalait pas auprès d'elle sans raisons préalables ; elle pesait tout, se rendait compte de chaque chose avec finesse, si bien que je sentais en elle moins un disciple qu'un juge. » Telle était, à cette époque, chez les femmes comme chez les hommes, l'ardeur du zèle pour les lettres, que nou contentes des ressources que leur offrait leur propre langue, les femmes remontaient jusqu'à la source ce cours des saintes Écritures dont elles possédaient un léger filet; elles ne croyaient pas qu'elles dussent se satisfaire de la pauvreté d'une seule langue. De ce passage d'une lettre du méme docteur à Paule, au sujet de la mort de sa fille Blésilla.

Voici ce que, entre autres ehoses, il écrit particulièrement à sa louange. « Qui pourrait rappeler sans douleur la vivacité de sa parole, l'éclat de son langage, la fidélité de sa mémoire, la pénétration de son esprit? A l'enten- dre parler grec, on aurait cru qu'elle ne savait pas le latin. Se mettait-elle à parler latin, son langage n'avait aucun accent étranger. Dien plus, mer- veille que la Grèce entière admire dans le grand Origène lui-même, ce n'est pas en quelques mois, c'est en quelques jours qu'elle avait si bien triomphé des difficultés de la langue hébraique, qu'elle était de force à le disputer à sa mère dans l'intelligence et dans le chant des psaumes. »

Sa mére elle-méme, Paule, et son autre fille Eustochie, vierge consacrée à Dieu, n'étaient pas moins occupées de l'étude des lettres et des langues;

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quod nescivi, didici ; quod sciebam, illo docente non perdidi. Putabant me homines finem fecisse discendi : veni rursum Hierosolymam et Bethlehem : quo labore, quo pretio Barrabanum nocturnumhabui præceptorum ! Timebat enim Judæos, et mihi se alterum exhibebat Nicodemum. Horum omnium frequenter in opusculis meis facio mentionem. »

Hunc zelum tanti doctoris, et sanctarum feminarum iu Scripturis divinis considerans, monui, et incessanter implere vos cupio, ut dum potestis, et matrem harum peritam trium linguarum habetis, ad hanc studii perfec- tionem feramini, ut quæcunque de diversis translationibus oborta. dubitatio fuerit, per vos probatio terminari possit. Quod et ipse Dominice crucistitulus hebraice, græce, et latine scriptus non incongrue prafigurasse videlur, ut in ejus Ecclesia ubique terrarum dilatata, harum linguarum, que præmi- nent, abundaret doctrina ; quarum litteris utriusque Testamenti compre- hensa est scriptura. Non longa peregrinatione, non expensis plurimis, pro his linguis addiscendis, opus vobis est, ut beato accidit Hieronymo; quum matrem, ut dictum est, habeatis ad hoc studium sufficientem.

Post virgines quoque ac viduas, fideles conjugate incitamentum præ- beant vobis doctrine, ut vel negligentiam vestram arguant, et ardorem augeant. Præstat exemplum etiam vobis Celantia venerabilis, quae in con- regulariter vivere cupiens, legem sibi conjugi prascribi ab ipso eliam jugio quoque Hieronymo sollicite petiit. Unde et'ipse ad eamdem super lioc rescribens, ita meminit :

« Provocatus ad scribendum litteris tuis, diu, fateor, de responsione dubitavi, silentium mihi imperante verecundia. Petis namque, et sol- licite ac violenter petis, ut tibi certam ex Scripturis sanctis. præfiniamus regulam, ad quam tu ordines cursum vitx: (uv : ut cognita Domini volun- tate, inter honores sæculi, et divitiarum illecebras, morum magis diligas supellectilem, atque ut possis in conjugio constituta, non solum conjugi placere, sed etiam ei, qui ipsum induisit conjugium. Cui tam sancte petitioni, tamque pio desiderio non satisfacere, quid aliud. est, quam pro- fectum alterius non amare? Parebo igitur precibus tuis, teque paratam ad implendam lei voluntatem, ipsius nilar incitare sententiis. »

Audierat fortassis hæc matrona. quod in laudem sanctæ Susanne Serip- tura commemorat. Quain quum præmisisset pulehram nimis, et timentem Deum, unde hic timor et. verus animæ decor procederet, statim annexuit dicens : « Parentes enim illius, quum essent justi, erudierunt filiam suam secundem legem Moysi. » Cujus eruditionis inter molestias nuptiarum et. ' sæcularium perturbationes occupationem Susanna non immemor, et morli

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néanmoins, j'allai à Alexandrie; je suivis les cours de Didyme, et j'ai bien des grâces à lui rendre : ce que je ne savais pas, il me l'a appris; ce que je savais, grâce à lui, je ne l'ai pas perdu. On croyait que j'étais arrivé au terme de mes études : d'Alexandrie, je passai à Jérusalem et à Bethléem ; et que ne m'en coüta-t-il pas, à tous égards, pour avoir, la nuit, les lecons de Barrabas | car il craignait les Juifs. C'était pour moi un autre Nicodéme. Je rappelle plus d'une fois tous ces maîtres dans mes ouvrages. ».

Considérant le zèle d'un si grand docteur et de ces saintes femmes pour les saintes Écritures, je vous ai engagées, et je vous prie incessamment de suivre ce conseil, à vous appliquer à ces hautes études, aujourd'hui que la chose est possible et que vous avez une mére habile dans les trois langues, en sorte que, si quelque discussion s'éléve sur des diversités de traduction, vous puissiez vous-méme trancher la difficulté. L'inscription de la sainte Croix, rédigée en hébreu, en grec et en latin, me semble une exacte figure de la chose. Elle signifie que la connaissance de ces langues maitresses doit régner dans l'Église universelle, les deux Testaments étant écrits dans ces trois langues. Et, pour les approfondir, vous n'avez pas besoin de longs voyages et de grands frais comme saint Jéróme : dans votre mére, je l'ai dit, vous trouvez une maitresse.

Aprés les vierges et les veuves, les femmes mariées elles-mêmes peu- vent vous étre présentées à titre de modéles, soit comme reproche pour votre négligence, soit comme stimulant pour votre ardeur. En effet, elle vous donne aussi l'exemple, cette vénérable Célantia qui, voulant, en état de mariage, vivre suivant la loi, demanda avec instance à saint Jérôme de vouloir bien lui tracer une règle de mariage. Et voici ce que saint Jérôme lui répondit :

« J'ai hésité longtemps à répondre à l'appel de vos lettres, je l'avoue : un sentiment de réserve m'imposait le silence. Vous persistez néanmoins, et vous persistez avec les instances les plus pressantes, à me demander de vous tracer, d’après les saintes Écritures, une règle applicable à votre vie. Connaissant la loi de Dieu, vous préférez aux honneurs du monde, aux attraits de la richesse, le trésor de la vertu ; vous voulez pouvoir, en état de mariage, plaire à votre époux ct à Celui qui a noué les liens qui vous unissent. Ne point donner satisfaction à une demande si sainte, à un désir si pieux, serait-ce autre chose que ne pas aimer le progrès d'autrui ? Je me rendrai donc à vos prières, et puisque vous êtes prète à remplir la volonté de Dieu, je vous préterai l'encouragement de mes conseils. »

Elle connaissait sans doute, cette noble femme, ce que l'Écriture rappelle à l'honneur de sainte Suzanne. Elle était belle, dit l'Écriture ; elle craignait Dieu, ce qui est la source de la vraie beauté de l'âme, et elle ajonte aussitôt : « Ses parents, qui étaient des justes, firent instruire leur fille suivant la loi de Moïse. » Et Suzanne, n'oubliant pas ses études au inilieu des soucis du mariage et des désordres du monde, mérita, condamnée à mort, de con-

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adjudicata, ipsos suos judices atque presbyteros damnare promeruit. Quem quidem in Daniele locum ipse Hieronymus exponens, illud quod dictum est : « Parentes illius, quum essent justi, erudierunt filiam suam, etc., » in exhortationis competenter assumens occasionem, ait : « Hoc utendum est testimonio ad exhortationem parentum, ut doceant juxta legem Dei sermo- nemque divinum nou solum filios, sed et filias suas. »

Et quia diu me tam litterarum quam virtutum impedire studia plurimum solent, omnem vobis negligentie torporem excutiat illa ditissima regina Saba, quie cum magno labore infirmi sexus, et longs vic fatigatione pariter atque periculis, expensisque nimiis, venit a finibus terræ sapientiam experiri Salomonis, et cum eo conferre quie noverat de his quie ignorabat. Cujus studium et laborem in tantum Salomon approbavit, ut ei pro remuneratione cuncta qua petiit daret, exceptis quæ ipse illi ultro more obtulerat reg:o. Multi viri poteutes ad sapientiam ejus audiendam confluebant, et multi regum et ducum terre doctrinam ejus magnis muneribus honorabant; et quum ab eis multa susciperet donaria, neminem eorum super his remu- nerasse legitur, nisi supradictam, feminam. Ex quo patenter exhibuit quantum sancte feminz studium et ardorem doctrinæ approbavit, et quantum Domino ipsum gratum esse censuerit. Quam et postmodum ipse Dominus et Salomon verus, immo plusquam Salomon, ad condemnationem virorum eruditionem suani contemnentium, non prætermisit inducere : « Regina, inquit, Austri surget in judicio, et condemnabit generationem istam. »

In qua generatione, carissimæ, ne vos quoque vestra condemnet negli- gentia, providete. In quo etiam quo minus excusabiles sitis, non est vobis necessarium longi fatigationem itineris accipere, nec de magnis expensis pro- videre. Magisterium habetis in matre, quod ad omnia vobis suflicere, tam ad exemplum scilicet virtutum, quam ad doctrinam: litterarum potest : que non solum latinæ, verum eliam tam hebraicæ quam grece non expers litterature, sola hoc tempore illam trium linguarum adepta peritiam videtur, quæ in omnibus a beato lHieronymo, tanquam singularis gratia, predicatut, ct ab ipso in supradictis. venerabilibus feminis maxime com- mendatur. Tribus quippe linguis. principalibus istis duo Testamenta com- prellensa pervenerunt ad nostram notitiam. Quibus etiam linguis titulus dominice crucis insignitus, hebraice scilicet, græce et latine conscriptus, patenter innuit his præcipue linguis dominicam doctrinam et Christi laudes, ipsum Trinitatis mysterium in tripertitam muudi latitudinem, sicut et ipsum crucis liguum, cui titulus est superpositus, triperlitum fuerat, indicanda et corroboratida fore. Scriptum quippe est : « In ote duorurh vel trium testium

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stabit omne verbum. » Unde ut trium linguarum auctoritate Scriptura sanciretur sacra, et cujuscunque lingue doctrina duarum abarum testi- monio roboraretur, tribus his linguis Vetus simul et Novum Testamentum divina providentia comprehendere decrevit.

lpsum etiam Novum Testamentum, quod tam dignitate quam utilitate Veteri supereminet, tribus istis linguis primo scriptum fuisse constat, tan- quam id titulus cruci superpositus futurum præsignaret. Quedam namque in co Hebræis scripta linguam eorum exigebant : quædam similiter ex eis Græcis, quzedam Romanis, propriis eorum linguis, ad quos dirigebantur, scribi necesse fuit. Primum quidem Evangelium secundum Matthaeum, sicu Hebræis, sic hebraice primo scriptum est. Epistolam quoque Pauli ad H:- bræos, et Jacobi ad duodecim tribus Jam dispersas, et Petri similiter, et nonnullas fortassis alias eadem ratione constat esse scriptas hebraice. Ad Gr:ecos vero tria Evangelia grece quis dubitet esse scripta, et quascurque epistolas tam Pauli quam ccterorum ad eos destinatas, nec non et Apocdyp- sim ad septem ecclesias a se missas ? Unam vero ad Romanos scriptam Pauli novimus epistolam, ut parum a nobis habere nos Latini gloriemur et quaitum nobis aliorum sunt doctrinæ necessarie cogitemus; quas ad plenum «i co- gnoscere studeamus, in ipso fontemagis quam in rivulis translationun per- quirendæ sunt : przsertim quum earum diverse translationes ambiguitatem magis quam certitudinem lectori generent.

Non enim facile est idioma, id est proprictatem cujuscunque lingut, sicut et supra meminimus, translationem servare, et ad singula fidam interpreta- tionem acconimodare : ut qualibet ita exprimere possimus in peregrisa, sicut dicta sunt in propria lingua. Nam et in una lingua quum aliquid zxponere per aliud volumus, sæpe deficimus, quum verbum proprium quod apertius id exprimere possit non habeamus. Novimus et beatum Hieronymum apud eos precipue trium harum linguarum peritum, multum in translationibus suis, et in commentariis earum a se ipso nonnunquam dissidere. Sæpe nam- que in expositionibus suis dieit : « Sic habetur in hebrzo, » quod tamen in translationibus suis, et in commentariis earum a se ipse nonnunquam dissi- dere. Sæpe namque in expositionibus suis dicit: « Sic habetur in hebræo, » quod tamen in translationibus ejus secundum hebraicum, ut ipsemet asserit, factis non reperitur. Quid igitur mirum, si diversi interpretes ab invicem dis- crepent, si unus eliam nonnunquam a se dissonare inveniatur? Quisquis ergo de hiscertus esse desiderat, non sit contentus aqua rivuli, sed puritatem ejus de fonte inquirat et hauriat. Hac euim ratione et trauslatio beati Hieronymi, quæ novissima fuit, et de ipso hebraico vel greco, prout ipse potuit, tan- quam ab origine fontis diligentius requisivit, veteres apud nos translationes

LETTRE D'ABÉLARD AUX VIERGES DU PARACLET. 409

que la sainte Écriture s'appuyát sur l'autorité de trois langues, et que la doctrine de l'une queleonque des deux füt corroborée du témoignage des deux autres ; c'est dans cette vue, dis-je, que la divine Providence a résolu de mettre dans ces trois langues l'Ancien et le Nouveau Testament.

Le Nouveau Testament lui-méme, qui est supérieur à l'Ancien, tant en dignité qu'en utilité, fut d'abord certainement écrit dans les trois langues, ainsi que l'inscription de la croix l'avait annoncé. Certaines parties écrites pour les Hébreux exigeaient, en effet, l'usage de leur langue ; d'autres de- valent nécessairement étre rédigées, soit dans la langue des Grecs, soit dans celle des Latins, auxquels clles étaient destinées. Le premier Évangile selon saint Mathieu, étant fait pour les Hébreux, dut d'abord ètre écrit en hébreu. De méme l'épitre de Paul aux Hébreux, celle de Jacques aux douze tribus déjà dispersées, celle de Pierre et quelques autres encore peut-étre, furent assurement, pour la méme raison, écrites en hébreu. Quant aux trois Évan- giles adressés aux Grecs, qui pourrait douter qu'ils aient. été écrits en grec, ainsi que les épitres de Paul et des autres apótres qui avaient méme desti- nation, ainsi que l'Apocalypse envoyée aux sept Éslises? Pour les Romains, il n'ya, que nous sachions, qu'une seule épitre qui leur ait été écrite par Paul, ce qui nous doit faire réfléchir sur le peu de vanité que nous devons tirer d'étre Latins, et sur le besoin que nous avons des connaissances des autres peuples. Or si nous voulons les posséder, ees connaissances, il faut les chercher à la source plutót que daus les dérivations des traductions, dont le earactère est de produire le doute plutôt que la certitude.

Il n'est pas facile, en effet, ainsi que nous l'avous dit, de conserver dans une traduction le tour particulier, c'est-à-dire ce qui fait le caractère propre d'une langue, d'adapter à chaque mot une interprétation exacte, de trouver, en ut mot, dans une langue étrangère des expressions parfaitement équivalentes à celles des autres langues. Méme en travaillant sur une seule langue, on manque souvent de terme pour rendre ce que l'on veut dire, et l'on ne trouve pas de mot propre qui soit une traduction claire. Nous voyons que saint Jéróme, autorisé eutre tous par son habileté dans les trois lan- gues, est loin d'être toujours d'accord avec lui-mème dans ses traduc- tions et dans ses commentaires. Souvent, en effet, il dit dans ses explica- tions : « Tel est le texte hébreu ; » et sa traduction faite sur l'hébreu ne ré- pond pas à ce texte. S'étonuera-t-on après cela que les différents traducteurs ne soient pas d'accord entre eux, quand on voit le méme traducteur en dés- accord avec lui-méme?

Ainsi quiconque veut avoir quelque certitude sur ces textes ne doit pas se contenter d'une dérivation ; il faut qu'il remonte et puise à la source pure. C'est pour cette raison que la traduction de saint Jérôme, qui est la dernière et qu'il a, de son mieux, Lirée exactement de l'hébreu et du grec, comme

410 MAGISTRI PETRI EPISTOLA AD VIRGINES PARACLITENSES.

superavit : et supervenientibus novis, sicut in lege scriptum est, vetera pro- jectasunt. Unde et Daniel : « Pertransibunt, inquit, plurimi, et multiplex erit scientia. » Fecit Hieronymus suo temporc quod potuit, et quasi solus in lin- gua peregrina, nec fidelem, sed Judæum liabens interpretem, cujus auxilio plurimum nitebatur, sicut et ipse testatur, multis displicuit, quod transla- tiones jam factas sufficere non credidit : et quia perstitit in proposito, vicit adjuvante Deo, tanquam illud Ecclesiastici attendens et complens : « Ad fontem unde exeunt flumina revertuntur, ut iterum fluant. » Quasi fons origo translationum Seripture sunt ille, a quibus ipse fuerit ; et cito trans- lationes, tanquam mendaces, repulsæ deficiunt, si ab origine sua deviare, et ad ipsam per concordiam recurrere non probentur.

At ne ad omnia unum hunc interpretem sufficere credamus, tanquam pe- riti:e perfectionem de singulis adeptum, maxime in hebraico, ubi apud nos proeininere dieitur, ipsius super hoc testimonium audiamus, ne plus ei quam habeat imputare præsumamus. Scribit super hoc ad Domnionem et Rogatia- num, et contra accusatorem, his verbis : « Nos, qui Hebrææ linguæ saltem parvam habemus scientiam, et latinus nobis utcunque sermo non deest, et de aliis magis judicare, et ea, quæ ipsi intellizimus, in. nostra lingua pro- mere. »

Felix illa anima est, que in lege Domini meditans die ac nocte, unam- quamque Scripturam in ipso ortu fontis quasi purissimam aquam haurire salagit, ne rivos per diversa discurrentes, turbulentos pro claris per igno- rantiam vel impossibilitatem sumat, et quod biberat evomere cogatur! De- fecit jamdudum hoc peregrinarum linguarum viris studium, et cum negli- gentia litterarum, scientia periit earum. Quod in viris amisimus, in feminis recuperemus, et ad virorum condemnationem, ct fortioris sexus judicium, rursum regina Austri sapientiam veri Salomonis in vobis exquirat. Cui tanto magis operam dare potestis, quanto in opere manum minus uioniales quam monachi desudare possunt, et ex otii quiete atque infirmitate natura faci- lius in tentationem labi. Undeet promissus doctor, in vestram doctriuam et exliortationeni priecipuus, tam scriptis quam exemplis laborem vestrum ad studium incitat litteraruin : maxime ne occasione discendi vires unquam ac- ciri necessarium sit, aut frustra corpore intente animus foras evagetur, et, relicto sponso, fornicetur cum mundo.

LETTRE D'ABÉLARD AUX VIERGES DU PARACLET. 414

de la source, est supérieure à toutes nos anciennes versions. Des versions nouvelles s'étant produites, comme il est écrit dans la loi, les anciennes ont été rejetées. D'oà ce mot de Daniel: « Les hommes passeront, et le trésor de la science grandira. » Saint Jérôme a fait, en son temps, ce qu'il a pu. Seul, pour ainsi dire, et n'ayant point de fidèle interprète pour exécuter ce travail sur une langue étrangére, mais seulement un Juif dont le secours Jui a été très-utile, comme il l'atteste lui-même, 1l s'est attiré plus d'une critique, pour avoir pensé que les versions antérieures ne suffi:aient pas. Néanmoins il a persisté dans son dessein, et il a triomphé avec l'aide de Dieu, réalisant et accomplissant ce mot de l'Ecclésiaste : « Les fleuves re- viennent vers leur source pour en découler de nouveau. » Les Écritures sont comme la source dont il est parti. Les traductions viennent bientôt à être repoussées comme inexactes et à perdre tout crédit, dès qu'elles dévient du texte original, dès que l'on ne voit pas qu'elles y ont remonté pour rétablir l'accord avec lui.

Et n'allons pas croire que cet interprète suffise lui-même à to ut,comme supérieur dans chacune des trois langues, surtout daus la langue hébraique il excellait : écoutons plutôt son propre témoignage qui nous interdit de lui accorder plus de confiance qu'il n'en croit mériter. Voici ce qu'il écrit, à ce sujet, à Domnion et à Rogatianus, en réponse à un accusateur : « Nous qui avons quelque connaissance de la langue hébraique, et à qui, dans une cer- taine mesure, la langue latine ne fait pas défaut, nous pouvons mieux juger des textes écrits dans les autres langues et rendre en la nôtre le sens tel que nous l'avons saisi. »

Heureuse l'âme qui, méditant nuit ct jour sur la loi du Seigneur, peut étancher sa soif des Écritures à la source méme comme à une eau limpide, et qui n'est pas exposée, en suivant des dérivations qui se répandent en sens contraire, à prendre, par ignorance et par. impossibilité de faire autrement, un breuvage troublé au lieu d'un breuvage pur, et à rendre ce qu'elle a bu! Depuis longtemps, l'étude des langues étrangères a faibli chez les hommes, et, à force de les négliger, on est arrivé à ne les plus comprendre. Ce que nous avons perdu chez les hommes, que les femmes nous le rendent ; que, pour la condamnation des hommes et le jugement du sexe fort, la reine de l'Orient retrouve cn vous la sagesse de Salomon. Vous pouvez donner à l'étude d'autant plus de soin que les religieuses ont, moius que les religieux, à s'a- donner aux travaux manuels, et que le repos de l'oisiveté, non moins que la faiblesse du sexe, vous expose à tomber plus facilement en tentation. Aussi le grand docteur que j'ai cité, ce maitre si autorisé à vous guider de ses lumières et de ses exhortations, dirige-t-il votre application vers l'étude des lettres par ses conseils non moins que par ses evemples. Il veut qu'avant un sujet d'apprendre, vos forces ne soient pas sollicitées d'un autre côté ; il craint que, au milieu des occupatious du corps, l'àme ne s'échappe, et, in- fidèle à son céleste époux, ne s'abandonne au commerce impur du siècle.

HELOISSÆ PARACLITENSIS PROBLEMATA

CUM

MAGISTRI PETRI AB/ELARDI SOLUTIONIBUS

EPISTOLA HELOISSÆ AD AB.ELARDUM

Beatus Hieronymus sanctæ Marcellæ studium quo tota fervebat circa que- stones sacrarum litterarum maxime commendans, ac vehementer appro- bans, quantis eam super lioc preconiis laudum extulerit, vestra melius prudentia, quam mea simplicitas novit. De qua, quum in epistolam Pauli ad Galatas commentarios scriberet, ita in primo meminit libro : « Scio qui- dem ardorem ejus, scio fidem, quam flammam habeat in pectore, superare sexum, oblivisci liomines et divinorum. voluminum 'tympano concrepare, Rubrum hoc sæculi pelagus transfretare. Certe quum Romæ essem, nunquam tam festina me vidit, ut de Seripturis aliquid. interrogaret. Neque vero, more pythagorico, quidquid responderem rectum putabat, nec sine ratione præjudicata apud eam valebat auctoritas; sed examinabat omnia, et sagaci mente uuiversa pensabat, ut me sentirem non tam discipulam habere quam judicem. » Ex quo utique studio in tantum eam profecisse noverat, ut ipsam cætcris eodem studio discendi ferventibus magistram præponeret. Unde et ad Principiam virginem scribens, inter cætera sic meminit documenta : « Habes ibi in studio Scripturarum et in sanctimonia mentis et corporis Marcellam et Assellam ; quarum altera te per prata virentia et varios divino- rum voluminum flores ducat ad eum, qui dicit in Cantico : « Ego flos campi, et lilium convallium ; » altera, ipsa flos, Domini tecum mereatur audire : « Ut lilium in medio spinarum, sic proxima mea in medio filiarum. »

QUESTIONS D'HELOISE

RÉPONSES D'ABÉLARD

LETTRE D'IÉLOÍSE A ABÉLARD

Quels éloges le bienlicureux Jérôme accorde à sainte Marcelle, combien il l'exalte, en approuvant, en recommaudant avec une force particulière le zèle dont elle était enflammée pour l'étude des Écritures, votre sagesse le sait mieux que ma simplicité. Voici, en effet, comment il en parle dans ses - commentaires sur l'épitre de saint Paul aux Galates : « Je connais son ardeur, sa foi, le feu qui la dévore, son ambition de s'élever au-dessus de son sexe, d'eflacer les hommes, de faire retentir le tambour des saintes Écritures, de franchir la mer Rouge du siècle. Oui, du temps que j'étais à Rome, jamais elle ne m'aperçut sans accourir pour me poser quelques questions sur les Écritures. Et clle ne prenait pas toute réponse comme bonne, à la manière des pytliagoriciens; l'autorité ne prévalait pas auprès d'elle sans raisons préalables; elle examinauit tout, se rendait compte de chaque chose avec beaucoup de finesse, si bien que je sentais en elle moins un disciple qu'un juge. » Et il avait reconnu qu'elle avait, par cette applica- tion, tant profité, qu'il la donnait comme maitresse à tous ceux qui brülaient de la méme ardeur d'étude. C'est amsi que, dans une lettre à la vierge Principia, entre autres conseils, il lui dit : x Vous avez, pour l'étude des saintes Écritures, pour la chasteté du corps et de l'âme, d'excellents modèles en Marcelle et Asella : l'une vous conduira par des prairies verdoyantes et à travers les parterres de fleurs des livres divins, à celui qui dit dans le Can- tique : « Je suis la fleur des champs et le lis des vallées; » l'autre, fleur du Seigneur elle-même, miéritera. d'entendre avec vous : « Comme le lis au milieu des épines, ainsi ma fille bien-aimée est au milieu de mes filles... »

414 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Quorsum autem ista, dilecte multis, sed dilectissime nobis? Non sunt hæc documenta, sed monita : ut ex his quid debeas recorderis, et debitum solvere non pigriteris. Ancillas Christi, ac spiritales filias tuas in oratorio proprio congregasti, ac divino mancipasti obsequio; divinis nos intendere verbis, ac sacris lectionibus operam dare, plurimum semper exhortari con- suevisti. Quibus sæpius in tantum Scripturæ sacræ doctrinam commendasti, ut cam animæ speculum dicens, quo decor cjus vel deformitas cognoscatur, nullam Christi sponsam hoc carere speculo permittebas, si ei, cui se devo- verit, placere studuerit. Addebas insuper, ad exhortationem nostram, ipsam Scripturæ lectionem non intellectam, esse quasi speculum oculis non videu- lis appositum. |

Quibus quidem monilis tam ego quam sorores nostre plurimum inci- lat:e, tuam in hoc quoque quod possumus implentes obedientiam, dum huic operam studio damus, eo videlicet ainore litterarum correptæ, de quo predictus doctor quodam loco meminit : « Ama scientiam Scriptura- rum, et carnis vitia non amabis, » multis quæstionibus perturbatæ, pigriores eflicimur in lectione ; et quo: in sacris verbis magis ignoramus, minus dili- gere cogimur, dum infructuosum laborem sentimus, cui operam damus. Proinde quæstiunculas quasdam discipulæ doctori, filiæ patri destinantes, supplicando rogamus, rogando supplicamus, quatenus hic solvendis inten- dere non dedigneris, cujus hortatu, immo et jussu, hoc precipue studium aggressæ sumus. [n quibus profecto quæslionibus, nequaquam ordinem Scri- pturæ tenentes, prout quotidie nobis occurrunt, eas ponimus et solvendas dirigimus.

PROBLEMA HELOISSEÆ I.

Quid est quod Domiuus in Evangelio Joannis de Spiritu, quem missurus erat, promittit dicens : « Et quum venerit ille, arguet mundum de peccato, et de justitia, et de judicio : de peccato quidem, quia non crediderunt in me; de justitia vero, qui ad Patrem vado, et jam non videbitis me; de judicio autem, quia princeps mundi hujus judicatus? »

Solutio Abælardi.

Arguet per apostolos, quos replebit, non unam partem mundi, sed totum; de peccato scilicet perseverante vel retento ab hominibus, propter hoc, quia non crediderunt in me. Árguet de justitia, scilicet per meipsum presentem oblata, et non suscepta tuuc quum praesens essem, quem jam recuperare non possunt euntem ad Patreni, et jam ultra hic non videndum, De judicio

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 415

Pourquoi tout cela, ó maître cher à tant de cœurs, mais à nul plus qu'au nôtre? Ce n'est pas une leçon, c'est un avertissement. Je veux vous rappe- ler ce que vous avez promis, et vous inviter à payer votre dette. Vous avez réuni dans un temple à vous les servantes du Christ, vos filles spirituelles, vous les avez soumises au joug du Seigueur; vous avez pris l'habitude de nous exhorter à nous appliquer à l'intelligence de la parole divine, à nous livrer à la lecture des saints livres; vous nous avez recommandé l'étude des Écritures, disant qu'elles étaient comme le miroir de l'àme, chacun pouvait juger de sa laideur ou de sa beauté; aucune épouse du Christ, à vous entendre, ne doit négliger ce miroir, pour plaire à celui auquel elle s'est donnée. A ces exhortations, vous ajoutiez que lire l'Écriture, sans en bien pénétrer le sens, c'était mettre un miroir sous les yeux d'un aveugle.

Sensibles à ces avis pressants, et en cela comme en tout le reste faisant de notre mieux pour accomplir envers vous les devoirs de l'obéissauce, nous avons été saisies, nos sceurs et moi, de cet ardent amour des lettres dont le docteur que je cite a dit : « Aime la science des Écritures, et tu n'aimeras pas les vices de la chair. » Mais, troublées dans cette étude par un grand nombre de difficultés, notre zàle s'est ralenti. Les obscurités que nous ren- controns dans l'intelligence des saintes Écritures nous en détachent, sentant que notre peiue est stérile. Nous venons donc, comme des disciples à leur maitre, comme des filles à leur pére, vous adresser quelques petites ques- tions, et nous vous demandons en suppliant, nous vous supplions en deman- dant, de ne pas dédaigner de vous appliquer à les résoudre, vous sur les avis, sur l'ordre duquel nous les avons abordées. Nous ne suivrons pas dans l'énumération de ces questions l'ordre des Écritures : nous en poserons les termes et nous en solliciterons la solution, au Jour le jour, comme elles viendront.

PREMIÈRE QUESTION b'HÉLOISE.

Pourquoi le Seigneur, dans l'Évangile de saint Jean sur l'Esprit saint qu'il allait envoyer sur la terre, fait-il celte promesse : « Et, lorsqu'il sera venu, il accusera le monde au sujet du péché, de la justice, du jugement ; au sujet du péché, parce qu'ils n'ont pas cru en moi ; au sujet de la justice, parce que je vais à mon Père et que vous ne me verrez plus; au sujet du juge- ment, parce que j'ai été jugé comme roi de ce monde? »

Réponse d'Abélard.

ll accusera, par les apôtres qu'il remplira de son esprit, non pas une partie du monde, mais le monde entier, au sujet du péché deineurant chez les hommes, et retenu par eux parce qu'ils n'ont pas cru en moi. Il les accusera, au sujet de la justice, c'est-à-dire de la justice que je suis venu leur offrir, qu'ils n’ont pas su prendre pendaut que j'étais sur terre, mais qu'ils ne peuvent plus rappeler, et qu'ils ne reverront plus, aujourd'hui que

M6 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

scilicet pracedentium, in quo erant, hoc est peccati sive justitiæ : cum ea videlicet quæ reos vel justos faciunt in operibus magis quam in intentione constituant, et merita. non tam secundum. animum, quam secundum ope- rationem dijudicent, sicut. maxime Judæi faciunt, neminem | arbitrantes damnari, quidquid velit, dummodo illud opere n»n compleat. Unde et Apostolus ad Romqpos : « Israel, inquit, sectando legem justitiae non perve- nit. » Quare? Quia non ex fide, sed quasi ex operibus. Quamvis ergo lex con- cupiscenliam quoque interdicat, non tamen hoc peccatum esse tantum arbi- trautur, ut ad damnationem. sufficiat. Quem. quidem. errorem arguendum esse Dominus nunc dicit, ex eo quod princeps liujus mundi judicatus est. Ipse quippe diabolus, qui carnalibus et amatoribus mundi dominatur, el totius auetor est et origo peccati, non de lioc quod fecerit, sed quod presu- mendo voluerit, statim damnatus tam graviter corruit.

PROBLEMA HELOISSÆ 11.

Quid est illud in epistola Jacobi : « Quicunque autem totam legem serva- verit, offendat autem in uno, factus est omnium reus. Qui enim dixit : non mœchaberis, dixit et : non occides. Quod si non moechaberis, occides autem, factus es trangressor legis? »

Solutio Abælardi.

Omnia simul legis præcepta, non singula sunt lex ipsa. Qui ergo totam legem preter unum mandatum custodierit, fit reus omnium : hoc est, ex eo damnandus est, quod non omnia custodit precepta, quie simul, ut dic- tum est, accepta, sunt lex ipsa. Ac s! aperte dicat : quamvis impletor logis nemo esse possit, unum ejus observando mandatum; transgressor tamen legis efficitur, si vel unum ejus transgrediatur preceptum. Unde et statim Apostolus exponens quod dixerat : « Omnium reus, subjecit, factus est transgressor legis, » ex eo videlicet quod unum praetermisit præceptum, quod æque, ut cetera, fuerat injunctum. Alioquin ex eo quod subjungit : « Qui enim dixit : non moechaberis, etc., » nequaquam comprobaret illud præmissum, « factus est omnium reus. » Quum igitur ait : « Qui enim dixit, etc., » lale est, ac si diceret : ideo. recte dixi, quia unum transgre- dicendo, factus est omnium reus : hoc est, ex hoc damnandus est, quia non omnia servando, Deum contempsit. Quia ipse Dominus, qui legem tradidit, tam hoc mandatum, quam illud observari jussit : hoc est, omuia, non aliquod unum ex omuibus. Âc per hoc sicut transgressor fit legis, vel unum

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 417

je vais à mon Père. I] les accusera au sujet du jugement, c'est-à-dire du péché dans lequel ils étaient précédemment plongés, et de cette justice au nom de laquelle ils approuvent ou condamnent les actes plutôt que les intentions, et estiment les mérites moins d'après la pensée que d’après les œuvres, à l'exemple des Juifs qui ne condamnent aucune résolution, quelle qu'elle soit, qui n'a pas été exécutée. Ce qui fait dire à l'Apótre, dans son épitre aux Romains : « Israél, en suivant la loi de la justice, n'est pas arrivé à la loi de justice. » Pourquoi? Parce que ses jugements ont pour base non la pensée, mais les œuvres. Par exemple, bien que la Loi interdise la concupiscence, ils ne considérent pas que ce soit un péché suflisant pour mériter Ja damnation. C'est cette erreur dont le Seigneur veut avertir qu'elle sera condamnée, quand il dit qu'il a été jugé comme ro du monde. Le diable lui-même, le roi des hommes voués à la chair et attachés au monde, l'auteur ct la source du péché, a été condamné et précipité dans les enfers, non à cause de ce qu'il a fait, mais à cause de ce qu'il a eu l'intention de faire.

DEUXIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie ce passage de l'épitre de saint Jacques : « Quiconque observe l'ensemble de la loi et la viole sur uu seul point, est aussi coupable que s'il la violait tout entière. Car celui qui a dit : tu ne seras point adultère, a dit aussi : tu ne tucras point. Si donc tu ne commets point d'adultére, mais que tu tues, tu seras transgresseur de la loi? »

Reponse d'Abélard.

La loi est l'ensemble de tous les commandements, et non l'un quelconque d'entre eux. Celui donc qui observe toute la loi, sauf en un point, est cou- pable comme s'illa violait tout entière, c'est-à-dire qu'il doit être condamné pour n'avoir pas observé tous les commandements, qui, je le répète, for- ment l'ensemble de la loi. En d'autres termes : bien qu'on n'accomplisse pas la loi pour en accomplir un seul commandement, on en devient le transgresseur, pour en transgresser un seul commandement. De le déve- loppement donné par l'Apótre à sa pensée. Il viole la loi tout entière, celui qui la transgresse sur un point, pour avoir manqué à un commandement qui lui était imposé comme tous les autres. Et quand il ajoute : celui qui a dit : tu ne commettras point d'adultére, ce n'est pas une confirmation de la prémisse : il viole la loi tout entière. Ce qu'il veut dire, c'est qu'en transgressant la loi sur un seul point, il s'est. rendu coupable de la violer tout entière, c'est-à-dire qu'il doit être condamné pour avoir manqué de respect envers Dieu, eu. n'observant pas tous ses commandements. Dieu, en effet, qui a donné la loi, a prescrit tel commandement autant que tel autre, c'est-à-dire qu'il les à tous. prescrits, et non un quelconque d'entre eux. On devient donc transgresseur de la loi, en la transgressant sur un seul

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418 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

transgrediendo preceptum, ita fit reus omnium, sicut est expositum, ex hoc etiam damnandus, quod non omnia compleverit.

lPEOBLENA HELOISSE IIl.

Quid est quod sepe Dominus ab aliquibus interrogatus, respondens illis sigillatim dicat : « Tu dixisti, » vel : « Tu dicis, » nonnunquam etiani plu- ribus simul interrogantibus respondeat : « Vos dicitis, » tanquam hoc eos dixisse assereret, quod quasi dubitantes quærebant? Sic quippe Judæ inter- roganti : « Nunquid ego sum, Rabbi, qui te scilicet sum traditurus? » res- pondit : à Tu dixisti. » Et interrogatus a pontifice, an sit filius Dei, similiter respondit. Populo etiam quærenti : « Si tu. es Christus, dic nobis palam ; » vel : « Tu ergo es filius Dei? » respondit : « Vos dicitis, quia ego sum. » Denique et a præside, id est Pilato, inquisitus an sit rex Judæorum, respon- dit : « Tu dicis quia rex sum ego. » Quz profecto responsiones non imme- rito dubitationem. excitare videntur. Qui enim quærit utrum hoc sit, vel illud, nequaquam enuntiando dicit quod hoc sit vel illud ; sed quasi dubi- tando quærit utrum ita sit.

Solutio Abælardi.

Revera difficilem vel prorsus insolubilem hz responsiones Domini move- rent quæstionem, si quod Dominus ait : « Tu dixisti, » vel : « Vos dicitis, » vel : « Tu dicis, » ad pracedentium interrogationum verba referret, ut in eis scilicet. hæc dicta fuisse assereret, quod nequaquam convenit. Quum ergo Judæ interroganti, an ipse sit, qui eum tradat, respondit : « Tu dixisti, » po- tius quam : « Tu dicis, » ad pactum illud respexit, quod jam ille cum Judæis inierat promittens se illis eum tradere cupiditate promisse pecuniæ. Quod vero principi sacerdotum interroganti an Christus sit filius Dei, respondit : « Tu dixisti, » sic est accipiendum, quod ille, qui eo tempore Christum, quem videbat, esse filium Dei negabat, sepius olim legem ac prophetas re- citando id confessus fuerat. Quum autem Judæis interrogantibus an sit Christus, vel an sit filius Dei, respondit : « Vos dititis, » verbo scilicet præ- sentis temporis utens ad cos sicut et ad Pilatum, praesentem jam adesse diem significat, in quo id fateantur. Ubi enim illudentes ei dicebant : « Prophe- tiza, Christe, quis est qui te percussit? » vel : « Ave, rex Judæorum! » eum profecto Christum esse, hoc est unctum, quacunque intentione testabantur, in lioc fortassis prophetiam Caiphæ imitantes dicentis : « Expedit vobis ut unus moriatur homo, et non tota gens pereat. » Sed ct turbæ testimonio eum cum ramis palmarum suscipientis ipse et filius David est, juxta Mat- thieum : et in ipso regnum David venit, secundum Marcum : et benedictus

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 419

point. On est coupable de la violer tout entiérb, et par méme condam- nable, pour ne l'avoir pas tout entiére observée.

TROISIÈME QUESTION h'HÉLOÏSE.

e

Pourquoi le Seigneur répond-il souvent aux questions qui lui sont posées par quelqu'un de ses disciples : « Tu l'as dit, » ou « tu le dis. » et quelquefois méme, lorsque plusieurs l'interrompent à la fois : « Vous l'avez dit », comme s'il voulait montrer qu. ceux qui l'interrompent affirment eux- mémes ce qu'ils ont l'air de mettre en doute par leur question? C'est ainsi qu'à l1 question de Judas : « Maitre, est-ce moi qui dois te livrer? » il répond : « Tu l'as dit. » C'est dans des termes semblables qu'il répond au prêtre qui lui demande s'il est le fils de Dieu. Au peuple méme qui lui pose cette question : « Si tu es le Christ, dis-le ouvertement, » ou : « Es-tu le Christ? » il répond : « Vous le dites, je le suis. » Enfin, quand le prési- dent Pilate, lui demande s'il est le roi des Juifs, il répond : « Tu le dis, je suis roi. » Ces réponses ne laissent pas de provoquer quelque doute. En effet, celui qui demande si telle chose est ceci ou cela, ne dit pas, en énon- cant la chose, que ce soit ceci ou cela ; il demande ce qu'elle est, comme un homme qui est en peine.

Réponse d' Abélard.

Ces réponses du Seigneur seraient effectivement de nature à soulever une question difficile et tout à fait insoluble, si, quand le Seigneur répond : « Tu l'as dit, » ou « vous le dites, » ou « tu le dis, » sa réponse se rapportait aux termes de la question, en sorte qu'il eût l'air de déclarer que la réponse est comprise daus la question. Il n'en peut être, et il n'en est point ainsi. Quand donc, à la question de Judas, si c'est lui qui doit le livrer, il répond: Tu l'as dit, r et non « tu le dis, »il fait allusion au pacte par lequel Judas s'était engagé vis-à-vis des Juifs à le livrer pour une somme d'argent. Au prince des prétres, lui demandant si le Christ est fils de Dieu, il répond : « Vous l'avez dit, » c'est-à-dire que lui, qui nisit alors que le Christ qu'il voyait fût le fils de Dieu, il avait reconnu auparavant et plus d'une fois qu'il était tel, en récitant la loi et les prophètes. Aux Juifs qui lui demandent s'il est le Christ ou s'il est le fils de Dieu, quand il répoud : « Vous le dites, » sous la forme d'un temps présent, il fait entendre, comme dans sa réponse à Pilate, que le jour est proche ils le reconnaitront. Et lorsque, se mo- quant de lui, ils disaient : Prophétise, Christ, qui est-ce qui t'a frappé? » ou bien : « Salut, roi des Juifs! » ne déclaraient-ils pas qu'il était le Christ, c'est-à-dire l'oint du Seigneur, imitant en cela la prophétie de Caiphe : « Il convient qu'un seul homme meure, et que le peuple tout entier soit sauvé? » Au témoignage de la foule elle-inéme, qui le suivait avec des rameaux de pal mier, il est le fils de David ; selon saint Mathieu, le royaume de David est venu avec lui; se'on saint Marc, béni est le roi qui est veuu ; suivant saint

420 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

est rex qui venit, secundum Lucam; et denique, secundum Joannem, bene- dictus qui venit in nomine Domini rex Israel.

Quod nequaquam isti, per illusionem, sicut supradicti, sed ex fide dice- bant. Tale est ergo quod Judæis ait : « Vos dicitis, » ac si diceret : multi adhuc inter vos sunt, qui hoc non solum ore proferant, sed et corde teneant. Etsi enim illi qui hoc interrogabant, nequaquam id dicerent, vel crederent, quum tamen dixit : « Vos dicitis, » non ad personas illas, quz aderant, sed ad populum ipsum respexit. Sic et libi quum ait Judæis de Zacharia : « Quem occidistis inter templum et altare, » nequaquam de illis, qui tunc erant, Judæis, sed de populo ipso, de quo erant, accipiendum est. Sic et Josue quum dicitur filios Israel secundo circumcidisse, non hoc in eisdem perso- nis, sed in eodem populo constat eum fecisse.

Legimus quoque in hoc die Passionis, quod centurio, et qui cum eo erant custodientes Dominum crucifixum, quum expirasset, et viderent velum templi scissuin, et terre motum, et monumenta aperta, dixerunt : « Vere filius Dei erat iste. » Et omnis turba eorum, qui simul aderant ad specta- culum istud, et videbant quz fiebant, percutientes pectora sua revertebantur. Tale est ergo, ut diximus, quod Judæis quærentibus, an esset filius Dei, respondit : « Vos dicitis; » hoc est, jam presens dies vel tempus adest, in quo id de me confiteamini.

Similiter Pilato quærenti, an sit rex Judæorum, respondit : « Tu dicis, » potius quam : « Tu dixisti. » Homo quippe gentilis prophetias ignorabat, non ea legerat verba, ubi Christus fuerat promissus, et regnum ejus prophetatum juxta illud : « Et regni ejus non erit finis ; » vel illud : « Dicite, filiæ Sion, ecce Rex tuus venit ; » quod tamen ipso die Pilatus sæpius verbis asseruit, et in ipso titulo crucis scripto confirmavit. Ut emm Matthæus meminit, Judæis ait : « Vultis dimittam vobis regem Judzorum? » et iterum : « Regem ves- ' trum cruciligam ? » Qui etiam quun superius quæsisset a Domino : « Tu es rex Judæorum? » et ille respondisset : « À temetipso hoc dicis, an alii tibi dixerunt de me? » Rursum ait Pilatus : «a Nunquid ego Jndæus sum ? Gens tua et pontifices tradiderunt te mihi. » Ecce quoties et quam manifeste Pi- latus eum regem profiteatur Judæorum, et ipsum populum Judæorum gen- tem ejus appellet : cui quum Dominus dixerit : «*À temetipso hoc dicis, » etc., tale est ac si diceret : queris hoc pro te ipso ut veritatem cognoscas, an dolo Judeorum, tanquam unus ex ipsis, ut me interficiendi occasionem hinc sumas ?

Denique et titulum Pilatus scribens, hoc quod dixerat verbis, scripto confirmavit trium linguarum, ut ab omnibus Hierosolymam convenientibus

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 491

[uc, et, enfin, selon saint Jean, béni est celui qui est venu au nom du Sei- gneur roi d'Israël.

Quand donc les Juifs tenaient ce langage, ce n'était point par ironie; ils croyaient à ce qu'ils disaient. Eu leur répondant : « Vous le dites, » c'était comme s'il eût dit : il en est plus d'un parmi vous qui tient ce langage, non du bout des lèvres, mais du fond du cœur. En effet, si ceux qui l'interro- geaient ne disaient pas la chose, ou ne croyaient pas à ce qu'ils disaient, en répondant : « Vous le dites, » ce n'est pas à eux personnellement, c'était au peuple tout entier qu'il s'adressait. Quand il dit ailleurs aux Juifs, au sujet de Zacliarie : « Celui que vous avez tué entre le temple et l'autel, » cela se doit entendre comme applicable, non à ceux des Juifs qui étaient là, mais au peuple tout entier dont ils faisaient partie. C'est ainsi qu'évidemment, lorsqu'on parle de la deuxième circoncision des fils d'Israël par Josué, il ne s'agit plus des mémes personnes, mais du méme peuple.

Nous lisous encore qu'au jour de la Passion, le centurion et ceux qui gardaient avec lui le Seigneur crucifié, voyant, au moment il rendit l'àme, le voile du temple déchiré, la terre trembler, les tombeaux s'ouvrir, s'écrié- rent : « 1l était vraiment le fils de Dieu. » Et tous ceux qui assistaient au méme spectacle et voyaient ce qui s'accomplissait s'en retournaient se frap- pant la poitrine. Lors donc qu'aux. questions des Juifs : s'il est le fils de Dieu, il répondait : « Vous le dites, » cela signifiait : le temps, le jour est proche vous le reconnaitrez pour tel.

C'est dans le méme sens qu'à la question de Pilate : êtes-vous le roi des Juifs? il répond : « Vous le dites, » et non: « Vous l'avez dit. » Le gentil ignorait les prophéties, et n'avait pas lu les paroles le Cnrist avait été promis et son régne annoncé, suivant le passage des prophétes : « Et son royaume n'aura pas de fin ; ou encore : « Chautez, filles de Sion, voici votre Roi qui est venu. » Mais il le reconnut ce jour-là méme, en propres termes, ainsi que le confirme l'inscription de la croix. En effet, suivant le récit de saint Mathieu, il dit aux Juifs : « Voulez-vous que je mette en lib: rté le roi des Juifs? » et encore : « Crucifierai-je votre roi? » Et plus haut, comme il demandait à Notre-Seigneur : « Es-tu le roi des Juifs? » et qu'il eût répondu: « Vous le dites de vous-méme ; d'autres vous l'ont-ils dit de moi? » il reprit : « Ne suis-je pas Juif, moi aussi? c'est ton peuple, ce sont les prétres qui l'ont livré à moi. » Ne voit-on pas combien de fois et avec quelle clarté Pilate le nommait roi des Juifs et appelait le peuple tout entier le peuple des Juifs "Quand done le Seigneur lui dit : « Vous le dites de vous-même, » c'est comme s'il disait : demandez-vous cela pour connaitre la vérité ou par une ruse des Juifs, comme l'un d'eux, et pour en prendre prétexte de me mettre à mort?

Enfin Pilate, en rédigeant l'inscription, confirme par écrit, en trois lan- gues, ce qu'il avait dit. Tous ceux qui étaient réunis à Jérusalem pouvaient

422 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

legi posset, et verus intelligi rex Judæorum. Erat quippe scriptum : « Jesus Nazarenus, rex Judæorum. » Ubi quidem quum adjecit : « Nazarenus, » di- ligenter hunc Jesum distinxit a cseteris, qui in antiquo populo, hoc quoque nomiue, non tom proprie quam nuncupative fuerant insigniti : utpote Josue, Jesus sacerdos, vel Jesus filius Sirach. De hoc autem honore tituli, pontifices Judaeorum vehementer indignati lanquam in damuationem suam conscripti qui regem proprium crucifixi-sent, dixerunt Pilato : « Noli scribere regem Judæorum, sed quia ipse dixit, rex sum Judaeorum. » At vero quoniam pro- phetatum fuerat : « Ne corrumpas David in tituli inscriptione, » tanquam hoc ad se diclum Pilatus intenderet, respondit : « Quod scripsi, scripsi. » Tanquam si diceret : quod scribendum providi -ine ulla correptionis retrac- tatione firmavi; tanquam im ejus mente hoc scriptum primitus esset, quod secundo litteris exhiberet. Hzc ergo geminatio verbi : « Quod scripsi, scripsi, » perseverantiam vel incommutabilitatem significat facti, sicut illud : « Euntes ibant. »

PROBLEMA HELOISSÆ IV.

Quomodo stare potest quod Donumnus Judzis signa quaerentibus respondit de tempore sepultura sux : « Sicut fuit Jonas in ventre ceti tribus diebus et tribus noctibus, sic erit et filius hominis in corde terræ tribus diebus et tribus noctibus? » Constat quippe Dominum sexta feria de cruce depositum esse sepultum, et sabbato quievisse in sepulcro, et sequenti nocte dominice diei resurrexisse quarta vigilia. Unde certum est per unam tantum integram noclem przcedentem sabbatum, et per integram ipsius sabbati diem eum in sepulcro fuisse, quem quarta vigilia noctis Hieronymus In Epistolam ad "Galatas dicit resurrexisse.

Solutio Abælardi.

Quod ait Dominus : « Tribus diebus et tribus noctibus, » non est accipien- dum, quod per tres dies integros et noctes ibi fuerit : sed quod in tempore continente tres dies cum noctibus suis sepultus quieverit. Unde ct bene quum dicitur : « Tribus diebus et tribus noctibus, » adjunctum est, « sicut Jonas, » quem tertio die piscis evomuit in aridam; ac per hoc, per unam tantum noctem inlegram, et unum lantum integrum diem in ventre ceti fuerit. Tempus itaque continens tres dies cum noctibus suis, accipe a prin- cipio noctis parascevem sequentis usque ad finem dominicæ diei : et invenies in illo temporis spatio, quamvis non per totum tempus, Dominum tribus diebus et tribus noctibus jicuisse in sepulcro. Non euim quod in tempore aliquo fit per totum illud tempus fieri necesse est.

Fortassis ct quod dicitur: « In corde terre, » non tam de sepultura

QUESTIONS D'HÉLOIÏSE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 425

lire et voir qu'il était le vrai roi des Juifs ; car l'inscription portait : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. En disant « de Nazareth, » il voulait distinguer ce Jésus de tous ceux qui, jadis, avaient pris ce titre, moins comme nom que comme surnom : tels Josué, le prétre Jésus, et Jésus, fils de Sirach. Vive- ment indignés de l'hommage contenu ans cette inscription, qui semblait les accuser d'avoir crucitié leur propre roi, ils dirent à Pilate : « Veuillez ne pas mettre roi des Juifs, mais ainsi qu'il l'a dit 4je suis roi des Juifs. » Mais il avait été prophétisé : « Ne gâtez pas David dans l'inscription, » et, comme si Pilate s'appliquait la prophétie, il répondit : « Ce que j'ai écrit est écrit. » C'était comme s'il eàt dit : ce que j'ai pris soin de faire écrire, je le main- tiens sans admettre de correction, en homme qui avait depuis longtemps dans l'esprit ce qu'il n'avait fait ensuite que rendre et exprimer. La répéti- tion du mot : « Ce que j'ai écrit est écrit, » marque elle-méme le caractére absolu et persévérant de la chose, comme dans cette locution : « Ils allaient allant. »

QUATRIÉNE QUESTION D'HÉLOISE.

Quel est le sens de ce que le Seigneur répond aux Juifs qui l'interrogeaient sur le moment de sa sépulture : « De méme que Jonas a passé trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, de méme le fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le cœur de Ja terre? » On sait, en effet, que le Seigneur fut descendu de la croix le vendredi et déposé dans le tombeau, qu'il y resta le jour du sabbat, et que, la nuit suivante, il ressuscita à la quatrième veille. Il ne resta donc dans ce tombeau qu'une seule nuit entière, celle qui précède le sabbat, un seul jour entier, celui du sabbat, pour res- susciter à la quatrième veille de la nuit, ainsi que le dit saint Jérôme dans son commentaire sur l'Epitre aux Galates.

Réponse d' Abelard. .

Quand le Seigneur dit : « Trois jours et trois nuits, » il ne faut pas en- tendre trois journées et trois nuits entiéres, mais seulement l'espace de trois jours et de trois nuils. On dit doue bien « trois jours et trois nuils, » en ajoutant « comme Jonas, » que la baleine vomit et rendit à la terre le troi- sième jour, ce qui signifie qu'il passa dans le ventre de la baleine une seule nuit entière et un seul jour entier. Par la durée de trois jours et de trois nuits, il faut comprendre depuis commencement de la nuit suivant la veille du sabbat jusqu'à la fin du dimanche, et l'on trouve ainsi. l'espace de temps indiqué, bien que le Seigneur ne soit pas resté dans le tombeau pen- dant tout ce temps, c'est-à-dire trois jours et trois nuits. Parce qu'une chose se fait pendant la durée d'un certain temps, cela ne veut yas dire nécessai-

rement qu'elle en remplit la durée. Peut-être aussi ce qui est dit : « Du cœur de la terre, » doit-il être en-

424 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Domini accipi videtur, quam de cordibus hominum eo tempore in tantum de Christo desperantium, ut discipuli quoque nec non et mater ipsius in fide graviter titubaverint, Unde Augustinus Quaestionum in veteris et nove Legis capitulo : « Etiam Maria, per quam mysterium gestum est incarna- tionis Salvatoris, in morte Domiui dubitavit; ita ut in resurrectione Domini firmaretur. Omnes enim in morte dubitaverunt, et quia omnis ambiguitas a resurrectioffe Domini recessura erat, pertransire dixit gladium. » Cor itaque terre quasi cor terrenum, adhuc et carnale, nondum spiritale factum, ex firmitate fidei, vel ardore caritatis, dicit cor humanum : quaudiu homines in illo temporis articulo Christum carnem magis, hoc est hominem, quam Deum æstimarent, et. terrenum potius quam celestem. Quod ergo Judæis signum potentie requiren- tibus tanquam per hoc eum recognoscerent Deum, respondit se potius eis daturum signum Jouæ, tale est, quod potius infirmitatem in eo cognoscere digni sint : sicut Jonas in mare missus plus injustitiee quam religionis æsti- matus est habuisse, et hoc ei ex propria culpa contigisse, ut damnari etjam mereretur.

PROBLEMA HELOISSE V.

Maximam dubitationem de apparitionibus Domini resurgentis, quz mulic- ribus factæ sunt, nobis Evangelistæ reliquerunt. Marcus quippe et Joannes eum insinuaut primo apparuisse Marie Magdalenz, quæ venit mane, quum adhuc tencbræ essent, ad monumentum, et vidit. lapidem sublatum a mo- numento : et postquam lioc nuutiavit Petro et Joanni, et illi cucurrerunt ad monumentum, et inde reversi sunt, vidit duos angelos, et deinde Jesum quem putavit hortulanum. Et hzc apparitio prima illi soli dicitur facta. Matthaeus vero refert eam cum altera Maria venisse ad sepulcrum, et tunc terre motu facto angelum descendisse, et lapidem revolvisse, et nuntiusse Dominum resurrexisse, et illis duabus Jesum occurrisse, cujus pedes tenue- runt. Marcus vero refert quod Maria Magdalene, et Maria Jacob], et Salome valde mane venerunt ad monumentum orto jam sole, conquirentes ad in- vicem quis revolveret eis lapidem ab. ostio monumenti ; quem quum respi- cientes viderunt revolutum, et per angelum eis loquentem, et per sepulcrum vacuum cognovissent Dominum resurrexis:e, exeuntes de monumento fuge- runt tremefactæ, nemini quidquam de hoc prs timore dicentes. Ubi et statim annectitur : « surgens autem Jesus mane prima sabbati, apparuit primo Marice Maydalenæ. llla. vadens nuntiavit his qui cum eo fuerant, et non erediderunt. » Lucas autem refert, quod Maria Magdalene, et Joanna, et Maria Jacobi, et quz cum eis erant, valde diluculo venerunt ad monu-

QUESTIONS D'HÉLOÏSE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 42

tendu moins du tombeau du Seigneur que des cœurs des hommes qui, à ce moment, désespéraient du Christ, à ce point que ses disciples et sa propre mère élaient ébranlés dans leur foi. « Marie elle-même, dit Augustin dans son livre des Questions, chapitre de l’ancienne et de la nouvelle loi Marie, par qui le mystère de l'incarnation du Sauveur a été accompli, a douté à la mort du Seigneur, mais sa foi a été raffermie par la résurrection du Seigneur. Tous ont douté à la mort, et c'est parce que tout doute devait s effacer devant la résurrection, qu'il a voulu être crucifié. » Le cœur de la terre, c'est-à-dire le cœur de terre, encore charnel, non encore spirituel et pétri de la solidité de la foi et de l'ardeur de la charité, signifie donc le cœur humain, du temps que les hommes considéraient plus le Christ chair, c'est-à-dire l'homme, plus que Dieu, le Christ terrestre plus que le Christ céleste. Voilà pourquoi, aux Juifs qui lui demandaient des signes de sa puis- sauce, comme s'ils devaient par reconnaitre sa divinité, il répondit qu'il aimait mieux leur donner le signe de Jonas, c'est-à-dire un signe ils pus- sent plus aisément reconnaitre leur faiblesse. Jonas, en effet, jeté dans la mer, est considéré comme ayant eu plus de violence que de foi, et c'est à sa propre faute qu'il dut d'étre condamué.

CINQUIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Les Évangélistes ont laissé les plus grands doutes sur les apparitions du Seigneur aux femmes après sa résurrection. En effet, saint Marc et saint Jean semblent dire qu'il apparut d'abord à Marie-Madeleine, qui venant au tom- beau le matin, avant le jour, trouva la pierre du sépulcre levée : elle alla, disent-ils, en porter la nouvelle à Pierre et à Jean; ceux-ci coururent au tombeau, puis revinrent ; et alors elle vit deux anges et Jésus, sous la forme d'un jardinier. Et cette apparition u'eut lieu que pour elle. Saint Mathieu rapporte qu'elle vint au tombeau avec l'autre Marie, et qu'alors, au milieu d'un tremblement de terre, un ange descendit, écarta la pierre. annonça la résurrection du Seigneur, et que Jésus vint à leur rencontre à toutes deux, el qu'elles tinrent ses pieds embrassés. Saint Marc raconte que Marie- Madeleine, Marie, mére de Jacques, et Salomé, vinrent de bou matin, le soleil déjà levé, se demandant les unes aux autres qui leur écarterait la pierre de l'entrée du tombeau; qu'en arrivant, elles la trouvèrent écartée, qu'elles apprirent, par un ange qui leur parla, ainsi que par le tombeau vide, que le Seigneur était ressuscité, et qu'elles sortirent du tombeau et s'eufuirent toutes tremblantes, paralysées par l'effroi, ne disant rien. Et ce passage est immédiatement suivi de cet autre : « Jésus, ressuscitant au pre- mier lever du jour du sabbat, apparut d'abord à Marie-Madeleine : celle-ci alla l'annoncer à ceux qui avaient été avec lui, et ils n'y crurent point. » Selon saint Luc, Marie-Madeleine, Jeanne, et Marie, mère de Jacques, et les femmes qui étaient avec elles, vinrent de trésbonne heure au tom-

426 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

mentum, et invenerunt lapidem revolutum a monumento et ingressæ non invenerunt corpus Jesu ; et edoctæ ab angelis de resurrectione Domini, nuu- tiaverunt hoc discipulis, et non credebant illis.

Positis itaque verbis Evangelistarum, primo quærimus quomodo, juxta Joannem, Maria Magdalene veniens ad monumentum mane, quum adhuc essent tenebrz, vidit lapidem sublatum, et postea, ut Marcus dicit, ipsa et Maria Jacobi et Salome valde mane veniunt ad monumentum, orto jam sole, dicentes ad invicem : « Quis revolvet nobis lapidem? » Si enim Maria Magda- lene jam viderat lapidem revolutum quum adhuctenebræ, id est, nox esset, quomodo nunc, orto jam sole, ipsa cum ceteris quæritur de lapide revol- vendo, quem jam antea sublatum viderat? Secundo etiam quærendum vide- tur quomodo in Marco mulieres dicuntur uemini prz timore resurrectionem Domini nuntiasse, quum cæteri Evangelistae asserant e contrario? Denique Joannes Mariam Magdelenam, non aliquam cum ea, refert, antequam Jesum videret, nuntiasse Petro et Joanni eum de monumento sublatum, et eos sta- tim illuc cucurrisse. Lucas vero refert eamdem Mariam et alias cum ea plures feminas, postquam didicerunt Dominum resurrexisse, hoc discipulis nuntiasse, et tunc Petrum ad monumentum cucurrisse.

Solutio Abælardi.

- Solus quidem Joannes de Maria Magdalene, et non cæteris mulieribus iu resurrectione Nomini commernorat, non quod ea sola his quz tunc facta sunt affuerit ; sed quod ejus devolionem cæteris majorem plurimum ipse commendaret, cujus hortatu et exemplo cæteræ femine incitarentur maxime. Sicut ergo cæteris in dilectione ferventior. erat, et de gaudio resurrectionis magis sollicita, venit prior et intrepida, quum adhuc nox esset, ad monu- mentum, et reversa est iterum ad suos, quæreudo studiose si quis adhuc de resurrectione Domini certificatus esset. Quod quum minime reperisset, ite- rum ad monumentum orto jam sole cum aliis venit, et tunc revolutio lapidis facta est, quamvis Joaunes hane revolutionem quasi prius factam per anti- cipationem dicat a Maria visam fuisse. Prior ergo Maria quam cæteræ, quibus sollicitior erat, lapidem revolutum comperit, et sublatum Dominum cre- dens, festina rediit, et hoc Petro nuntiavit, et Joanni. Deinde reversa cum illis ad monumentum post discessum eorum a monumento stabat ad ipsum monumentum foris plorans, cxteris, qui aderant, non sic accedere audentibus. Tunc angelos ac deinde Dominum prima videre meruit; ac dein-

QUESTIONS D'IIÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 491

beau, trouvèrent la pierre du tombeau écartée, entrèrent et ne trouvèrent point le corps de Jésus; et ayant appris par des anges la résurrection du Seigneur, elles l'annoncérent aux disciples, et ceux-ci n'y crurent point.

Étant données les versions différentes des Évangélistes, nous cherchons, en premier lieu, comment il se peut faire que, selon le texte de Jean, Marie, venant au tombeau dés le matin, avant le jour, ait vu la pierre enlevée, tandis que plus tard, selon saint Marc, la méme Marie, mère de Jacques, et Salomé, venant au tombeau, le soleil déjà levé, se demandent les unes aux autres : « Qui nous enlévera la pierre de l'entrée? » Si Marie-Madeleine avait vu la pierre enlevée avant le jour, c'est-à-dire quond il faisait encore nuit, d'où vient que, le soleil déjà levé, elle et ses compagues s'in- quiétent de savoir comment pourra étre enlevée cette pierre, qu'elle avait auparavant vu enlevée? En secoud lieu, nous cherchons comment il se fait que, dans saint Marc, les femmes soient représentées comme n'ayant annoncé à personne la résurrection du Seigneur dans leur effroi, tandis que les autres Évangélistes affirment le contraire. Enfin saint Jean rapporte que Marie- Madeleine, et personne autre avec elle, annonça à Pierre et à Jean que Jésus avail été enlevé du sépulcre, et cela avant de l'avoir vu, et que ceux-ci y coururent aussitôt; tandis que, d'aprés saint Luc, c'est la méme Marie, et avec elle plusieurs autres femmes qui, aprés avoir appris la résurrection du Seigneur, l'aunoncérent aux disciples, et que c'est alors que Pierre courut au tombeau.

Réponse d' Abelard.

Saint Jean ne parle que de Marie-Madeleine et point des autres femmes, à propos de la résurrection. Non pas qu'elle ait assisté seule aux choses qui se passérent alors, mais parce qu'il voulait signaler particuliérement le zèle de cette femme, afin de faire de son fortifiant exemple un moyen d'émulation pour les autres. Plus ardente dans son amour, plus inquiéte de la résurrection, elle vint donc la première, intrépide, alors qu'il étail nuit encore, au tombeau, puis elle s'en retourna vers les siens, cher- chant avec sollicitude si quelqu'un avait des nouvelles süres de la résurrec- tion. N'ayant rieu trouvé, elle revint au tombeau, le soleil déjà levé, et c'est alors sculement que la pierre fut écartée, bien que saint Jean dise, par an- ticipation, que Marie l'avait antéricurement vue écartée. Elle sut donc avaut les autres, parce qu'elle était plus inquiète, que la pierre était écartée, et croyant que le Seigneur avait été enlevé, elle revint en toute hàte, et annonça la nouvelle à Pierre et à Jean. Puis elle revint avec eux au tombeau, et, tavdis qu'ils se tenaient éloignés, elle demeurait debout à l'entrée du tombeau, tout en pleurs, les autres n'osant pas approcher aussi près. C'est alors qu'elle vit la première, comme elle avait mérité de les voir, les anges d'abord, puis le Seigueur; et aprés elle, l'autre Marie qui, selon saint Ma-

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 429

thieu, éta t venue avec elle et qui s'approcha, craignant encore les gardiens qui étaient là; et toutes deux furent consolées, tandis qu'au tremblement de terre et à l'apparition de l'ange assis sur la pierre qu'il avait fait rouler, les gardiens furent effrayés et tombérent comme morts. Pendant que, selon l'ordre de l'ange, elles allaient porter la nouvelle aux disciples, Jésus, leur apparaissant pour la deuxiéme fois, vint à leur rencontre. Les autres femmes, moins fermes et plus faibles dans la foi, ne méritèrent pas de voir le Seigueur; mais elles apprirent seulement, par l'apparition des anges, qu'il était ressuscité. Comme elles n'étaient pas toutes également süres du fait, elles commencèrent toutes par se taire, ct différérent de porter la nouvelle aux apótres, toutes tremblantes encore et saisies d'effroi de l'apparition des anges, et craignant qu'on ne les crüt pas, jusqu'à ce qu'un plus grand nombre de témoins püt coufirmer la chose. Ce n'est donc que plus tard, ainsi que le rapporte saint Luc, que Madeleine elle-même, Jeanne, Marie, mère de Jacques, et les autres femmes qui étaient avec elles, racontérent le fait aux apôtres. Pierre, plus ferme dans la foi que les autres, qui demeuraient iucrédules, courut de nouveau au tombeau, et là, ne voyant ni les anges ni le Seigneur, il revint frappé de stupeur. Comme il s'étonnait que les anges et le Seigneur se fussent montrés aux femmes plutót qu'aux disciples, nous croyons que Dieu, ne voulant pas le laisser longtemps dans le doute et le déses- poir, lui apparut alors, conformément au récit de saiut Luc, d'aprés lequel les apótres disent « que le Seigneur se leva devant Simon en vérité, et lui apparut. » Quant à l'indication de saint Mathieu et de saint Luc, que « ce fut dans la soirée du sabbat, » nous entendons par la fin du sabbat, c'est-à-dire la nuit suivante jusqu'au dimanche. La soirée qui commence à luire le jour du sabbat est, en effet, la soirée qui se prolonge jus ju'à la clarté du jour sui- vant. Le mot « qui commence à luire, » est une expression féminine. Par le soir, 1l faut entendre la nuit. « Qui commence à luire » signifie qui touche à la clarté. Le soir veut dire la dernière heure. La soirée, c'est tout le lemps de la nuit suivante.

e SIXIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Pourquoi le Seigneur, livrant et recommandant aux disciples les sa- crements de son corps et de son sang, ne dit-il pas de son corps : « Ceci est mon corps, le corps du nouveau Testament, » aprés avoir dit de son sang : « Ceci est mon sang, le sang du nouveau Testament, » comme s'il eàt voulu recommander son sang plutót que sa chair? Que signifie encore ce passage : « Je ne boirai plus de ce jus de la vigne, jusqu'au jour je le boirai de nou- veau avec vous dans le royaume de mon Père? »

Réponse d'Abélard.

Le corps de Jésus-Christ compris dans le sacrement, c'est l'humanité qu'il

430 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

de virgine suscepit, quando, sicut scriptum est : « Verbum caro factum est. » Sanguis ejus in poculum datus Passio est ipsius, cui communicare de- bemus, quicunque membra ejus sumus. Unde et scriptum est : « Christus passus est pro nobis, vobis relinquens exemplum, ut sequamini vestigia ejus. » Quum enim Gregorius dicat : niil enim nasci. profuit, nisi redimi profuisset, atque in cjus Passione nostra redemptio consummetur; quod ct ipse moriens profitetur dicens : « Consummatum est, » non inccngrue san- guis effusus præfertur conceptæ carni, hoc est, Passio ejus nativitati. Qui etiam magis quam caro ejus dicendus fuit novi Testamenti, hoc est confir- matio evangelicæ prædicationis, quia, sicut dicit Apostolus : « Testamentum in mortuis confirmatum est. » Quid enim Evangelium nisi testamentum est amoris, sicut lex fuerat timoris ? Unde et Apostolus conversis Judzis ait : « Non enim subditi cstis iterum in timore. » Et rursum : « Finis præcepti caritas de corde puro. » Et per semetipsam Veritas : « Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut ardeat? »

Hoc igitur testamentum amoris in hoc maxime Dominica Passio confir- mavit, cum pro nobis moriendo, illam nobis dilectionem exhibuit, qua major esse nou possit. Unde et ipsemet ait : « Majorem hanc dilectionem nemo habet, ut animan suam ponat quis pro amicis suis. » In hoc etiam testamentum hoc confirmavit, quod pro doctrina. evangelicæ prædicationis usque ad mortem perstitit, et moriendo moustravit, quod nascendo non potuit : sicut. et ille qui testamentum aliquod suis hæredibus componit, dum in pristina voluutate perseverat. moriens, testamentum suum confir- mat, quod nequaquam delen:, vel in aliquo corrigens, ipsum omnino tunc roborat. Unde bene sanguis Domini potius quam corpus ejus novi Testa- menti, ut diximtis, fuerat dicendus.

lllud autem quod ait : « Non bibam amodo de hoc genimine vitis usque in diem illum quum illud bibam vobiscum norum in regno Patris mei. » sic intelligo, tanquam st diceret : non celebrabo ulterius in sacramento Passionem carnis mez, donec id faciam vobiscum tanquam novum in regno Patris mei, Sacramentum quippe Christi tunc quasi novum sumitur, quum ipsum sumentes plena fide, accedentes ipsos innovat, et a veteri homine, quem per transgressionem imitantur, in novum transmutat, dum ipsum per obedientiam usque ad mortem sequi sunt parati.

Quales nequaquam tunc aderant discipuli in fide adhuc maxime, et co temporis articulo potissimum infirmi, nec adhuc in regno Dei traditi, ut in eis videlicet regnaret Deus, cui nondum soliditate fidei adhærebant, ejus

QUESTIONS D'IIÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. . #1

recul en naissant d'une vierge, ainsi qu'il est écrit : « Le Verbe s'est fait chair. » Le sang offert dans le corps, c'est la l'assion, à laquelle nous devons tous prendre part, nous tous qui sommes ses membres. D'où i] est écrit : « Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemplé dont nous de- vons suivre la trace. » Lors donc que saint Grégoire dit : « ll ne nous eût servi de rien de naitre, s'il ne nous eüt servi. de rien d'étre rachetés, et si notre rachat n'eût été accompli dans la Passion de Jésus, ainsi qu'il le fait entendre lui-mème en mourant : « Tout est accompli; » ce n'est pas sans raison que le sang répandu passe avant la conception de la chair, c'est-à- dire la Passion avant la naissance. Et ce corps, il a pu ètre plus justement appelé le corps du nouveau Testament que le sien, c'est-à-dire la confirma- tion de la prédication évangélique, puisque, ainsi que le dit l'Apótre : « L'alliance a été confirmée par la mort. » L'Évangile est-il autre chose, en effet, que le testament de l'amour, de méme que la Loi avait été le tes- tament de la crainte? L'Apótre ne dit-il pas aux Juifs convertis : « Vous u'étes plus soumis dans la crainte? » et ailleurs : « La fin de la Loi est la charité d'un cœur pur; » et la Vérité ne dit-elle pas elle-même : « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et dans quel but, sinon pour qu'il brüle? »

Cette loi d'amour, c'est donc la Passion du Seigneur qui l'a particu- lièrement confirmée, puisque, en mourant pour nous, i1 nous a. donné la preuve d'une tendresse sans égale. Aussi dit-il lui-méme : « Il n'est per- soune qui ait une tendresse si grande qu'il donne sa vie pour ceux qu'il aime. » ll a confirmé le testament eu ceci encore, qu'il a persévéré, au prix de la mort, daus l'enseignement de la prédication évangélique, et qu'il a montré en mourant ce qu'il ne pouvait faire en naissant. C'est ainsi que celui qui prépare un testameut pour ses héritiers le confirme en persévérant dans sa volonté première jusqu'à la mort : n'en rien effacer, n'en rien cor- riger, c'est en fortifier la teneur. ll y avait donc lieu. de dire, je le répète, le sang plutót que le corps du Seigneur, comme symbole du nouveau Tes- tament.

Quant à ce qui suit : « Je ne boirai plus du jus de la vigne jusqu'au jour j'en boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon Père, » je l'entends en ce sens : je ne célébrerai plus, dans le sacrifice, la Passion de pion corps, avant de faire un sacrifice nouveau avec vous dans le royaume de inon. Père. Sacrifice. nouveau, parce qu'il renouvelle ceux qui le font dans la plénitude de la*foi, changent le vieil homme, le transforment, chez ceux qui sont préts à suivie le Seigneur jusqu'à la mort par esprit d'obéissance.

Et tels n'étaient pas les disciples de ce temps-là : ils étaient alors parti culièrement faibles dans la foi, ils n'appartenaient pas à Dieu; et Dieu ne réguaut pas en eux, ils n'étaient pas vraiment soumis à son empire. En effet;

452 . PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS. °

dominio penitus subditi. Quasi ergo vetus et non novum tunc acceperunt ipsum sacramentum, et 'anquam adhuc extra regnum Dei manentes : quia nondum in Deo sic eos constantia fidei confirmaverat, ut hoc percipiendo novi jam faeti. mererentur in novitate illa ita sicut post resurrectionem confirmari. Dibet tuue Christus de hoc genimine vitis cum eis, id est, de sanguine suo, qui est. vitis eorum tanquam palmitum, quum illis digue sacramcnta sux Passionis communicantibus, sie inde sitim suam in ipsis reficiet. Qui enini salutem hominum sitit vel esurit, tunc de ipsa reficitur, quum eam impleri lætatur.

Fortassis et ex hoc sacramentum Dominice passionis quasi vetus ante resurrectionem | extitit, et postmodum novum fait : quia quum adhuc passi- bile corpus et corruptibile vel mortale gestaret, veteri homini per hoc similis fuit, antequam resurgeudo de hac vita peenali ad novitatem future perveniret. Dum ergo mortalis fuit, et se talem, qualis tunc erat, in sacra- mento dedit, quodammodo vetus et non novum fuit illud. sacrificium comparatione videlicet novi, quod nuuc in humanitate sumimus immortali jam et incorruptibili. Lucas vero ait : « llic calix. novum Testamentum est in sanguine meo, » id est pactum vel promissio vobis a Deo facta, de vestra scilicel. redemplione in mea Passione. Ubi. enim nos babemus testamentum, in hebræo habetur. pactum. Qui enim legem Domini susci- piunt, cum co quoddam ineunt pactum, sive ille cum ipsis, quum ipsi videlicet legis obedientiam, ille promittat remunerationem.

PROBLEMA HELOISSÆ VII.

Quid est etiam quod in Luca legimus duos calices, vel eumdem bis Do- minum dedisse discipulis ? Sic quippe scriptum habetur : « Et quum facta esset hora, discubuit, et duodecim apostoli cum eo. Et ait illis : « Desiderio desideravi hoc pascha. manducare vobiscum antequam patiar. Dico enim vobis, quia ex hoc non manducabo, donec illud impleatur in regno Dei. » Et accepto calice, gratias egit, et dixit : « accipite et dividite inter vos. Dico enim vobis, quod non bibam de generatione vitis, donec regnum Dei veniat. » Et accepto pane, gratias egit, et fregit, et dedit eis, dicens : « Hoc est corpus meum quod pro vobis datur. Hoc facite in meam commemora- tionem. » Similiter et calicem postquam cœnavit dicens : « Hic est calix novum Testamentum in sanguine meo. »

Solutio Abælardi.

Pascha, quod secundum legem parare discipulos miserat, vetus est pascha, in esu videlicet agni vel hedi cum lactucis agrestibus. Quod etiam

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 433

participant à l'ancienne, non à la nouvelle alliance, pour ainsi dire, ils restaient comme en dehors du royaume de Dieu : la solidité de la foi ne les avall pas encore assez bien coufirmés dans l'esprit de Dieu, pour que, renouvelés par cette intelligence, ils méritassent d'être confirmés dans ces sentiments nouveaux comme aprés une résurrection. Le Christ boira alors avec eux du jus de la vigne, c'est-à-dire de son sang, qui est. comme une vigne nouvelle ; et il apaisera ainsi sa soif en ceux qui prendront part au sacrifice de sa Passion dans des sentiments dignes de lui. En effe*, celui qui 3 soif ou qui a faim du salut des hommes est satisfait dans sa soif et dans sa faim, lorsqu'il les voit heureusement remplies.

Peut-être aussi faut-il entendre que le sacrement de la Passion de Notre- Seigneur, ancien avant la résurrection, fut, pour ainsi dire, nouveau aprés. Le corps du Seigneur étant alors passible, corruptible ou mortel, il était semblable au vieil homme, avant d'arriver, par la résurrection, à la nou- veauté de la vie future. Tant qu'il était mortel, i1 s'était donné dans le sacrifice tel qu'il était ; le sacrifice était ancien, et non nouveau par rapport au nouveau qui ne s'accomplit plus dans l'humanité, mais dans uneimmor- talité incorruptible. Ce que saint Luc dit : « Ce calice est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, » signifie le pacte de Dieu, la promesse de la Ré- demption faite à l'homme par la Passion. En effet, nous disons testament, les Hébreux disent pacte; et effectivement, ceux qui reçoivent la loi du Seigneur forment avec lui une sorte de pacte et Dieu avec eux : ils lui pro- mettent obéissance, il leur promet récompense.

SEPTIÈNE QUESTION D'HÉLÍOSE.

Que signifie ce que nous lisons dans saint Luc, que le Seigneur donna à ses disciples deux calices ou deux fois le méme calice? En effet, il est écrit : « Et l'heure étant venue, il se mit à table et ses douze apótres avec lui; et il leur dit : « J'ai vivement désiré faire la Páque avec vous, avant de mourir. Je vous le dis en vérité : Je ne mangerai plus de ceci, jusqu'à ce que la volonté de Dieu soit accomplie. Et ayant pris le calice, il rendit grâce et dit : Prenez et partagez entre vous, Car je vons le dis en vérité : je ne boi- rai plus du jus de la vigne, avantque le règne de Dieu vienne. » Et ayant reçu le pain, il rendit gráces, le rompit, le donna, et dit : « ceci est mon corps que je donne pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Et de méme pour le calice aprés le repas : « Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance. »

Réponse d'Abélard.

La PPAque, que, selon la loi, il avait envoyé ses disciples préparer, c'est- à-dire l'aucienne Pàque, consistait en un repas de chair d'agneau ou de 28

454 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Pascha dicit se desiderasse, ut hoc cum discipulis manducaret, antequam pateretur : quia ante passionem, non postea voluit in figuris celebrari vetera, qua supervenientibus novis essent projicienda. Quod et ipse Dominus patenter insinuat, quum de novo sacramento tantum dixerit : « Hoc facite in meam commemorationem, » tanquam vetus jam finiens, et solummodo novum deinceps statuens.

Quum enim dixisset : « Hoc est corpus meum, quod pro vobis tradetur, » statim. adjunxit : « Hoc facite in meam commemorationem. » Unde et Apostolus : « Quotiescunque enim manducabitis panem hunc et calicem bibetis, mortem Domini annuntiabitis donecveniat. » Est igitur müsse celebratio Dominic: passionis commemoratio, ad quam unusquisque fide- lium tanta compassionis devotione debet accedere, quanta eum pro se crucifixum debet conspicere.

Ut ergo hzc Dominica Passionis memoria nostris mentibus inhæreat, et in ejus amorem semper accendat, quotidie in cjus altari hoc ejus sacrificium debet immorari. « Hoc, inquit, facite, » hoc est ipsum corpus meum, non jam pro vobis traditum, sed tradendum in memoriam tante meæ dilec- tionis conficite, ut inde quoque tante dilectionis flamma sitis accensi, ut communicare possitis l'assiont. Bis eumdem calicem dare voluit ut per hoc exprimeret nos calicem. ejus non solum in sacramenti perceptione, verumetiam in Passionis imitatione accipere debere. Unde et Psalmista : « Calicem salutaris, » hoc est veri Jesu, « accipiam, » eum videlicet per Passionis quoque virtutem imitando. Et quia mortem tolerare non est humane infirmitatis, sed collatæ nobis a Deo virtutis, ipse est invocandus, a quo ista speranda est virtus, in qua non tam nostram utilitatem, quam ejus gloriam quærere debemus, que per nomen ejus significatur. Sicut enim ignominiosa dicuntur que nomine digna non videntur : ita e con- trario queque gloriosa nomine digna sunt et fama. Nomen igitur Dei invocanius, quum ea quae facimus ad gloriam ejus intendimus, ut ille potius in nobis, quam nos ipsi, glorificetur atque laudetur, a quo in his virtutem accipimus, ad quz infirmi ex nobis sumus. Hinc et Apostolus : v Qui glorificatur, inquit, in Domino glorietur, » hoc est, qui in se aliquid virtutis. vel pretii recognoscit, non se inde, sed Dcum quærat honorari, nec id virtuti: sue, sed divine ascribat gratiæ, non a se, sed a Deo id recognoscens esse.

De hoc calice, quem Christi. Passionem imitando sumimus, illud. est quod filiis Zcbedæi ait : « Potestis bibere calicem, quem ego bibiturus sum? » lloc cst, me per Passionem imitari posse confiditis? Bene autem de hoc calice primo, et non de secundo, discipulis ait : « Accipite, et

436 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

dividite inter vos. » Calicem quippe Christi ab eo accipientes inter nos dividimus, quum eum diversis generibus Passionem imitamur. In percep- tione vero sacramenti non est divisio : quia ibi est una ipsius capitis non membrorum oblatio, que a malis æque ut a bonis sacerdotibus virtute divinorum verborum conficitur : « Accipite, inquit, calicem, » hunc a me, quem postea inter vos dividalis, quia deinceps non bibam de gene- ratione vitis, » hoc est, non celebrabo lianc hostiam mex Passionis, « donec regnum Dei venial », hoc est, vita celestis, in qua solus Dominus, non pec- catum regnat, per passionem meam fidelibus patefiat.

Bene calicem imitationis calici præmisit sacramenti : quia hi soli condigni sunt Dominicz mensz communicare, qui Passionem ejus imitari, et crucem ejus parati sunt tollere. Unde: et scriptum est : « Ad mensam magnam sedisti, scito quoniam talia oportet te preparare. » Novum, non Vetus Testamentum tradens, tam panem quam calicem accipiens, gratias agit : innuens per hoc id esse completum, quod ibi fuerat. prefiguratum, et de veritate potius quam de umbra Deum esse glorificandum. Superius tamen se desiderasse dixit vetus. quoque Pascha cum discipulis celebrare, ne sic ab ipso nova sacramenta susciperent, ut a Deo tradita vetera non æstimarent. Que etam vetera eis adhue veteribus tunc. maxime con- gruebant, ut hoc precipue Dominus deberet cum eis celebrare quod eis potissimum videbat convenire, tanquam in hoc suo desiderio id se innuere intenderet, quod hoc eorum arguendæ vetustati videbat po- tissimum convenire. De qua ut al novitatem cos transferendos esse innueret, vel admoneret, Novum Veteri Testamentum statim subjunxit, ut sic quodammodo illud quoque vetus in novum transiret : dum illi scilicet vetustatem deponentes de regno peccati in regnum transirent Dei, et in veteri Pascha non jam litteram, sed spiritalem intelligentiam se- querentur, et sic de vetustate litteræ ad novitatem spiritus. deferrentur : quod est Christum nunc etiam cum eis vetus Pascha manducare, et ipsum in novum commutare, quum ibi illud figurari perpendimus, quod in novo consummari credimus. |

Unde et ipse post resurrectionem statim incipiens a Moyse et interpretans in omnibus Scripturis, vetus sacramentum in novum convertit, dum illud per intelligentiam huic applicuit, et quasi rotam in rota conclusit, et aquam legis in vinum Evangelii convertit. Et jam etiam vetus Pascha tanquam mutatum in novum nobiscum manducat : quia tuuc eum reficimus ac delectamus, dum sic istud sumimus, sicut in illo sumendum edocti

458 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

mystice sumus, in esu videlicet agni et hædi, et agrestibus lactucis, vel cæteris ibi constitutis. Vetus Pascha non novum cum discipulis Christus manducat : ipse quippe ipsum est Pascha novum, juxta illud Apostoli : « Etenim Pascha nostrum immolatus est Christus, » quando nostra hostia ipse est factus, et ipsum in sacramento quotidie sumimus. '

Recte quoque hine vetus Pascha cum discipulis celebravit, quum ipse adhuc in veteri homine esset ex corporis mortalitate, sicut illi ex morum similitudine. Sic e contrario quasi novus cum novis novum genimen vitis nunc bibit, dum ipse per immortalitatem, et isti per morum diversitatem, deposito veteri homine, veri sacrificii delectantur novitate : et tanquam ipse cum eis bibit, dum id caput in membris agit. Vetus Pascha calicem non habuit, quia lex ad perfectum nihil adduxit, ideoque in ejus sacrificio perfecta non debuit esse refectio.

PROBLEMA HELOISSE VIIT.

Quod Dominus pro adultera liberanda Judæis respondit : « Qui sine peccato est vestrum, primus in eam lapidem mittat, » et sic eam eruit, nonnihil habet quaestionis. Quum enim ean lapidart non permittit, nisi ab eo qui peccato careat, omni homini vindictam exercere videtur inter- dicere : quum nemo mundus sit a sorde, nec infans unius diei, si vita sit ejus super terram.

Solutio Abælardi.

Dominus Jesus ex Judæis solus inter eos fuit sine peccato; hic adulteram lapidat, et feminam servat, dum misericorditer ei parcit, et sic a flagitis suis pœænitentem convertit. Tale est ergo quod ait : « Qui sine peccato est vestrum, primus in eam lapidem mittat ; » ac si aperte dicat : ei lapidan- dam dimittite, qui ex vobis solus est a peccato immunis. Ipse primus in lapidandam dirigit lapidem, quum ei prius penitentiam inspirat ; et illa postmodum per satisfactionem se macerat, et carnem ne spiritui amplius reluctetur, domat : ut jam mortificata mundo, deinceps vivat Deo, et ma- ctentur vitia, conservata natura. Denique et Dominus ait : « Mihi vindictam et ego retribuam. » Tunc quippe D^o vindictam reservamus, quoniam ipse in nobis potius, quam nos ipsi, ha c operatur. Unde ct homini, non Deo, dictum est : « Non occides. » Ab ipso utique nobis hoc interdicitur, qui sub nullo precepto conclusus, id sibi deberi patenter profitetur. « Ego occidam, inquit, et ego vivere faciam. » Ipse in nobis occidit et parcit, quum tanquam

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 430

la chair d'agneau et de bouc avec des laitues sauvages ou autres aliments déterminés. Mais il mange avec ses disciples l'ancienne Pâque, non la nou- velle, parce qu'il est lui-même la Pâque nouvelle, suivant la parole de l'Apótre : « Le Christ, notre Pâque, a été immolé ; » ct effectivement n'est-il pas devenu notre victime? ne le recevons-nous pas chaque jour dans le sacrifice ?

C'est aussi avec raison qu'il a célébré la vieille Pâque avec ses dis- ciples, en ce sens que, par la mortalité de son corps, il appartenait encore au vieil homme, comme eux, par leurs vieux péchés. Par contre, il boit le jus de la vigne, renouvelé lui-méme, pour ainsi dire, avec des hommes renouvelés, en ce sens que, lui par son immortalité, comme eux par le changement de leur àme, ils ont dépouillé le vieil homme et càdent au charme de la nouveauté du vrai sacrifice. Et il boit avec eux, en tant que la téte ne peut étre séparée des membres. Dans l'ancienne Pàque, il n'y avait pas de calice, parce que la Loi n'avait rien conduit à la perfection, et que la restauration ne devait pas étre compléte dans le sacrifice qu'elle avait institué.

HUITIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Cette réponse du Seigneur aux Juifs en faveur de l'adultère : « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre, » et la façon dont il l'arrache à leurs mains, ne laisse pas de faire question pour nous. En ne permettant de lapider cette femme qu'à celui qui est exempt de péché, il semble interdire à tout homme tout châtiment, n'y ayant personne, pas méme un enfant d'un jour, dés qu'il a passé sur cette terre, qui soit pur de toute souillure.

Réponse d' Abelard.

Seul entre tous les Juifs, Jésus vécut au milieu d'eux sans péché. Il lapide l'adultére, et sauve la femme en lui pardonnant miséricordieusement, et en la convertissant par le repentir de ses déportements. Quand il dit : « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre, » c'est comme s'il disait : laissez-la lapider par celui d'entre vous qui est sans péché. Et le premier il Jui lance Ja pierre, en lui inspirant le remords de ses fautes. Elle aussitót, dans uu esprit de pénitence, se soumet aux macé- rations, empéche la chair de se révolter contre l'esprit, la dompte si bien, que mortifiée pour le monde, elle ne vit plus dès lors que pour Dieu, et immole en elle ses vices en conservant son corps. Enfin, le Seigneur dit : a Laissez-moi le châtiment, je m'en charge, » ce qui signifie que nous devons réserver à Dieu le châtiment, parce que c'est lui qui l'exerce en nous, bien plus que nous-mémes. Aussi, est-ce à l'homme, non à Dieu, qu'il a été dit : « Tu ne tueras pas. » C'est lui qui nous fait cette interdic- tion, tandis que lui-méme, qu'aucune règle n'enchaine, déclare catégorique-

440 PRODLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

adminiculo quodam nobis utens, nos præceptis suis reos occidere vel inno- centibus parcere facit, ut ei potius quam nobis ista debeant imputari.

Nam quum aliquis potens per operarios suos aliquid agit, non tam i1sto- rum quam illius opus illud esse dicitur, hoc est, non illorum qui operando faciunt, sed illius magis qui per 1llos fecit hiec fieri. Homo itaque probibetur occidere, non Deus in homine. Tunc autem occidit homo, et non in eo Deus, quando propria maliguitate id agit, non præccptione Dei : hoc est, quando id ex se, non ex lege facit, et sux inalitie magis quam divinæ obedit justi- ti:. Tunc gladium accipit non ad exercendam justitiam, ut vindicet iniqui- tatem, sed ut suam compleat impielatem. De quolibet Veritas ait : « Qui acceperit, gladium, gladio peribit. : Qui acceperit, inquit, per se, non cui traditus fuerit a potestate, iste gladio perdendus est juste, qui gladio uti presumpsit injuste. Quum autem quasi gladium miles sibi a rege traditum exercet ad vindictani, rex in eo id agit, cujus ille operarius in hoc existit. Unde Augustinus, de Civitate Dei libro 1: « Non occides, his, inquit, excep- tis, quos Deus occidi jubet, sive data lege, sive pro tempore ad personam expressa jussione. Non autem ipse occidit, qui ministerium debet jubenti, sicut adminiculum gladius utenti. » ldem, in Questionibus Exodi : « Israelitæ furtum non fecerunt spoliando AEgyptios, sed Deo jubenti minis- terium præbuerunt : quemadmodum minister judicis occidit eum quem lex jussit occidi. Profecto si id sponte faciat, homicida est, etiamsi quum quem occidit, scit occidi a judice debuisse. » Idem, in Quæstionibus Levitici : « Quum homo iste occiditur, lex eum occidit, non tu. » Ex his profecto verbis patenter docemur nec homicidium, nec furtum proprie dici, quod ex obedientia committimus, quum id recte geramus, in quo Dei jussionem implemus. Quidquid ad Domini possessionem pertinere videtur, Dei potius quam homiuis esse dicendum est. Nec quisquam corum dominus est, sed dispensator, quandiu hoc habet. Domino pe: mittente : nec quisquam hos ei surripit injuste, qui hoc accipit Domino jubente : cujus tantum sunt illa a quo, quandiu vult, nobis sunt commissa, atque in diversos, prout voluerit, dispensatores transitura, qui tauto minus hæc dispensare et habere digni sunt, quanto minus eum recognoscunt, a quo hæc eis sunt commissa. Quales utique infideles erant Ægypti, hoec magis amittere quam habere digni.

449 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

PROBLEMA HELOISSEÆE IX.

Dominus leprosum, sicut Matthæus refert, tactu suo mundatum ad sserr. dotis judicium misit, et offerre id jussit, quod lex talibus offerendum pre- cipit. Unde super hoc quaestione movemur, qua ratione Dominus in be facto legi contradicere simul et obtemperare videatur. Leprosum quippe tetigit, quod lex prohibet, et mundatum ad sacerdotem misit, et ad offe- rendam hostiam, sicut lex jubet. à

Solutio Abælardi.

Sicut ipse Dominus ait : « Usque ad Joannem lex et prophetæ ; » hoc est usque ad tempus gratiæ, tam legis quam prophetarum præcepta etiam juxta litteram fuerunt implenda. In nullo ergo jam Dominus legi contradicit, cui jam nullus obedire ex precepto constringitur Dei: precipue quum lex ipsa in manu mediatoris, ut Apostolus ait, posita, hoc est in ejus potestate constituta sit, ut qui eam ad tempus instituerat, cessare pro arbitrio face- ret, quum oporteret, ut jam perfecta caritas in tempore gratiæ timorem foras mitteret. Pertinet autem ad tempus gratie. misericordiam maxime circa quoslibet exhibere, et ad pietatem, quos possumus, exemplis invitare, nec quidquam in hominibus immundum, preter peccatum, abhorrere. Unde Dominus in leproso cuncta hic misericorditer agit, quum et eum tan- gere propter infirmitatem corporis non est dediguatus, et ei id facere præ- cepit, sine quo in conversationem hominum nequaquam fuerat suscipien- dus. Ad hoc enim a sacerdote aspectus, ipsius judicio et lege sacrificio fuerat commendandus.

PROBLEMA HELOISSE X.

Quid est illud in evangelio Lucæ, quod diviti damnato Abraham dicit : « Et in his omnibus inter nos et vos chaos magnum firmatum est, ut hi qui volunt hinc transire ad vos, non possint, neque inde hoc transmeare ? » Quomodo enim aliqui exczcati sunt, ut de refrigerio tantæ quielis ad penas damuatorum transire velint, vel eis aliquod impendere beneficium jam omnino inaniter affectent, quos a misericordia Dei penitus exclusos vident ?

Solutio Abælardi.

Abraham, in cujus sinu Lazarus est susceptus, Deus est, qui fideles suos de hujus vitæ miseriis ad fuluræ vitæ refrigerium nobis adhuc occultum tan-

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 43

NEUVIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Le Seigneur, selon saint Mathieu, envoya le lépreux qu'il avait guéri en le touchant, au tribunal du grand-prètre, et l'invita à offrir ce que la loi ordonne aux lépreux d'offrir. Nous nous demandons, à ce propos, comment il se fait que Dieu ait, en cela, violé à la fois et observé la loi. En effet, il a touché le lépreux, ce que la loi interdit, et il l'a envoyé guéri au grand- prétre, pour faire son offrande, ce que la loi prescrit.

Réponse d'Abélard.

Ainsi que le Seigneur l'a dit en ces termes : « Jusqu'à Jean, la Loi et les prophètes ; » c'est-à-dire jusqu'au temps de l'amour, les règles de la Loi et des prophètes durent ètre accomplies à la lettre. Le Seigneur ne viole donc en rien la Loi ; la Loi à laquelle nul n'est contraint d'obéir que par l'ordre de Dieu, si l'on réfléchit surtout qu'elle a été placée entre ses mains comme entre les mains d'un médiateur, suivant la parole de l'Apótre, c'est- à-dire remise en son pouvoir, en sorte que celui qui l'avait instituée pour un temps la fit cesser, dès qu'il le jugerait nécessaire ; c'est-à-dire, le mo- ment étant venu la perfection de la charité permettrait à la crainte de faire place à l'amour. Or, il appartient au temps de l'amour de témoigner à tous des sentiments de miséricorde; d'exciter, par l'exemple, à la piété tous ceux que l'on peut, ct de ne rien considérer, de ne rien fuir comme immonde parmi les hommes, hormis le péché. Dieu donc a exercé sa misé- ricorde envers le lépreux, en ne dédaignant pas de le toucher malgré la maladie de son corps, et en méme temps il lui a prescrit de faire ce sans quoi il n'aurait pu être recu dans la société des hommes. C'est pour cela qu'il l'a renvoyé au grand-prétre, pour étre soumis à son tribunal et accom- plir le sacrifice de la Loi. ]

DIXIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie, dans l'évangile de Luc, ce qu'Abraham dit au riche con- damné : « Et pour tout cela, une haute montagne a été élevée entre nous et vous, en sorte que ceux qui voudraient passer et traverser chez vous ne le puissent pas? » Comment, en effet, se trouverait-il des hommes assez aveugles pour vouloir passer du rafraîchissement d'un si grand repos aux supplices des damnés ? Peuvent-ils avoir la pensée de rendre quelque service à ceux qu'ils voient absolument écartés par la miséricorde de Dieu?

Réponse d' Abelard.

Abraham, dans le sein duquel Lazare a été reçu, figure Dieu, qui reçoit ses fidèles passant des miséres de cette vie au rafraichissement de la vie

444 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

quam in quoddam secretum quietis suscipit. Ad lume anima damnata loquitur quasi supplicaudo, dum eum sui desideret misereri. Abraham ei de sententia sua constituta respondet, quum eum intelligere facit inaniter eum desiderare, quod nullatenus eidem potest evenire. Hoc est autem quod eum intelligere facit, quod subjungit : « Et in his omnibus inter nos ct vos chaos magnum firmatum est, » etc. « In his omnibus, » hoc est, in utrisque predictis, de consolatione scilicet justorum et cruciatu malorum, « chaos magnum firmatum est, » et hoc est impedimentum tantum divino judicio perenniter constitutum : « ut qui volunt ad vos hinc transire non possint. » Transire hoc loco de refrigerio justorum ad poenas malorum intelligimus velle his quoque subvenire, qui damnati sunt et quasi lioe beneficium justo- rum illis afferre ; vel inde huc illos educere, sicut fideles quotidie faciunt in hac vita, dum orationibus vel eleemosynis suis his quoque subvenire nitun- tur, quos in penis purgatoriis esse putant, quum omnino sint. damnati. Non ergo de illis qui in illo refrigerio sunt intelligimus, ut hanc de dam. nalis compassionem habeant, sed de viventibus adhnc, sicut. dictum est, fidelibus. Non enim Abraham dixit, ut hi de istis qui suut hic volunt ad vos hinc transire, sed simpliciter dixit : « Hi qui volunt, » sive adhuc vivi, sive jam defuncti. Nos autem, ut diximus, propter viventes hoc dictum accipi- mus, qui parabolice dicuntur de refrigerio justorum trausire ad loca peena-. lia damnatorum, vel inde huc transmeare : que videntur ejusdem esse sententiæ. Tale quippe est eos de refrigerio justorum transire ad penas damnatorum, vel huc meare : tanquam illis quoque, qui damnati sunt, ita compati, ut bonis operibus suis hoc refrigerium velint illis impertiri, et quodammodo transportare, vel eos inde huc educere, ut eadem sententia in diversis videatur verbis.

PRODLEMA HELOISSÆ XI.

Quid est quod in eodem Evangelista legimus Dominum dicere : « Dico autem vobis, quod ita gaudium erit in calo super uno peccatore peniten- tiam agente, quam super nonaginta novem justis, qui non indigent pœni- tentia? » Multo quippe melius est ac perfectius peccatum cavere, quam commissum emendare, et multos quam unum bene agere : unde hoc magis quam illud Deo constat placere. Quid est ergo quod Deus unius peccatoris peeuitentiam plus approbat, quam multorum justorum perseverantium ?

Solutio Abælardi.

Quo quisque amplius de peccato alicujus dolet, magis de correctione ipsius gaudet ; et quo dolor damni major extiterat, et de reparando commoda minus

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 445

future, dont les douceurs nous sont encore aujourd'hui inconnues, comme dans un sanctuaire du repos. C'est à lui que l'àme damnée s'adresse, en le suppliant de la prendre en pitié. Abraham lui répond, conformément à la sentence prouoncée, en lui faisant comprendre que ses désirs sont vains et ne peuvent se réaliser. Voilà ce qu'il cherche à lui fare comprendre, quand il dit : « Pour tout cela, une haute montagne a été élevée entre nous et vous ; » pour tout cela, c'est-à-dire pour les deux choses qui ont été anté- rieurement énoncées, la consolation des justes et le supplice des méchants ; « une haute montagne a été élevée, » c'est-à-dire un obstacle insurmontable a été établi de toute éternité par la justice divine; «afin que ceux qui le veu- lent ne puissent passer d'ici là. » Par passer du rafraichissement des justes au supplice des méchants, nous entendons, soit l'idée de vouloir venir en aide aux damnés et leur apporter ce soulagement des justes, soit celle de les tirer de ce lieu de souffrance, comme font chaque jour les fidéles en ce monde, en cherchant par leurs prières et leurs aumónes à venir en aide à ceux qu'ils croient dans les peines du purgatoire, tandis qu'ils sont absolument con- damnés. Nous n'entendons donc pas seulement cette pitié pour les damnés, de la part de ceux qui sont dans le rafraichissement, mais aussi de Ja part des fidèles de cette terre. Abraham ne dit pas en effet : ceux qui sont ici et qui veulent passer à, mais simplement : « Ceux qui veulent, » qu'ils soient vivants ou morts. Et nous, je le répète, nous entendons la chose des vivants qui sont dits figurément passer du rafraichissement des justes dans le lieu du supplice des damnés, ou passer d'ici : ce qui a le méme sens. Car :est méme chose, de passer du rafraichissement des justes à l'enfer des Jamnés et de passer là. De méme que compatirà ceux qui sont condamnés el vouloir, par ses bonnes œuvres, leur obtenir ce rafraichissement, ou les transporter en quelque sorte et les tirer d'où ils sont, c'est proprement méme -hose sous des formes différentes.

ONZIÈMR QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifient ces paroles du Seigneur dans le même Évangéliste : v Je vous le dis en vérité, il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur repentant que pour quatre-vingt-dix justes qui n'ont pas besoin de se repen- Ur? » Ne vaut-il pas mieux, n'est-il pas plus prés de la perfection d'éviter le péché que de s'en corriger aprés l'avoir commis? La vertu de plusieurs n'est-elle pas préférable à celle d'un seul ? D'oà vient que Dieu aime mieux celle-ci que celle-là ? Pourquoi apprécic-t-il le repentir d'un seul pécheur plus que la pureté sans tache de beaucoup de justes ?

Reponse d' Abelard.

Plus on souffre du péché de quelqu'un, plus on se réjouit de le voir s'amender. Plus était vive la douleur de la faute, moins était grand l'es-

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 447

poir de la réparation, plus grande, au contraire, était la crainte de l'aggra- vation, plus l'amendement excite de joie lorsqu'il se produit. La satisfaction de la réparation est en rapport avec le tourment de la faute. Quant aux justes que nous savons dans Ja voie du bien, nous y faisons d'autant moins d'attention que nous sommes plus tranquilles. Leur vertu ne nous en- flamme donc pas de la méme joie que la conversion d'un pécheur, laquelle paraissait si difficile. Ce n'est pas à dire pour cela que le repentir des uns vaille mieux que la vertu sans tache des autres. Mais on éprouve plus de satisfaction quand arrive une chose qu'on avait craint de ne pas voir arriver. Ces mots : « Il y aura plus de joie dans le ciel, » s'entendent de la joie de la présente église des fidèles, à laquelle le Seigneur donne quelquefois le nom de royaume des cieux.

DOUZIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

ll y a aussi quelques difficultés pour nous dans ce que nous lisons dans saint Mathieu sur les ouvriers envoyés dans la vigne ; ouvriers dont les pre- miers paraissent avoir porté envie aux derniers et murmuré contre le père de famille, au point de mériter cette réponse : « Ton cil est-il mauvais parce le mien est bon? » Dans la vie future, en effet, telle est la part assurée aux bienheureux, que nul n'aura à désirer plus qu'il ne recevra. Telle sera la charité de tous, que chacun aimera le bien d'autrui comme le sien propre, que personne ne pourra avoir une pensée contraire à celle du Seigneur, ni ressentir contre qui que ce soit le mal de l'envie, ni avoir l'œil mauvais ; cela surtout, quand l'envie est pour ceux qui en souffrent une telle causc de torture que le poéte a dit : « Que les tyrans de Sicile ne trouvérent pas de plus grand supplice, » et ailleurs « : L'envieux maigrit en voyant autrui s'engraisser. »

Reponse d’Abélard.

ll faut savoir que toute parabole a moins pour but d'exprimer exactement une vérité que de la faire concevoir par une image, et d'appuyer le témoi- gnage de la vérité d'une comparaison comme preuve. Quand on dit, au sujet du riche et de Lazare, ce qu'on pourrait dire de bien d'autres, que l'âme de l'un est sauvée, l'autre damnée, il ne faut pas prendre à la lettre ces mots du riche à Abraham : « Envoyez Lazare pour qu'il trempe le bout de son doigt et rafraichisse ma langue. » Les àmes, eneffet, n'ont ni doigt, ni lan- gue; c'est le fait des corps. Ce qui est dit ne doit donc pas étre prisau pied de Ja lettre comme exactement vrai; ce n'est qu'une manière de faire en- tendre la vérité. De méme, en ce passage, quand on dit que quelques-uus murmurent et s'indignent que la part des autres soit égale à la leur, il

448 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

murare dicuntur quidam et tanquam indignari alios sibi adaequari, mur- muratio ista non iudignationis, sed admirationis est accipienda. Qui enim murmurant mirantur id fieri quod non credebant. Unde murmuratio illa nunc dicitur multorum fidelium admiratio, quod sidi videbunt in praemio adæquari, quos pauciori tempore noverant operari. Similiter oculus nequam per similitudinem dicitur hominum invidorum, qui inde adversus alios commoventur, quod quasi contra rationem factum, quod non crediderant, mirantur. Tale est ergo : « Àn oculus tuus nequam est, quia ego Lonus sum? » tauquam si diceret : nunquid ex eo quod vides per meam bonitatem factum, commoveris, more mundi, ex iniquitate ad indignationem ? Ac si diceret : nequaquam sic conveuit. lloc autem Dominum cuiquam dicere, est ipsum facere hoc intelligere, quod non hinc debeat indignari, sed magis laudare Deum.

PROBLEMA HELOISSÆ XIII.

Quæstio illa de peccato in Spiritum sanctum irremissibili nos quoque, sicut multos, commovet. Quomodo enim quis in Filium Dei, et non in Spiritum sanctum peccare potest, quum unus offendi nequaquam sine alio queat, ut unius offensam in utrumque redundare sit necesse : quam nequaquam eni- quam possit esse placatus, cui fuit ille offensus ?

Solutio Abætardi.

Antequam solutionem, prout possumus, ponamus, præmittenda sunt, et ex diversis Evangelistis colligenda hujus sententix verba, et unde ipsa pen- deat premittendum, ut facilius ad solutionem sit perveniendum. Sicut ergo Matthæus refert, quum dæmoniacum quemdam Dominus curasset, et invidi pharisæi diccrent eum id facere per spiritum nequam, non per Spiritum sanctum, Dominus ait : « Si ergo in Beelzebud ejicio demones, filii vestri in quo ejiciunt ? Si autem in Spiritu Dei cjicio demones, igitur pervenit in vos regnum Dei. » Et post aliqua: « [deo dico vobis, omne peccatum et blas- phemia remittetur hominibus : Spiritus autem hlasphemi non remittetur. Et quicunque dixerit verbum contra Filium hominis, remittetur ei: qui autem dixer.t contra Spiritum sanctum, non remittetur ci ueque in hoc sæculo, ne- que in futuro. » Marcus vero sic ponit: « Amen dico vobis, quoniam omnia dimittentur filiis hominum peccata et blasphemiæ, quibus blasphemave- rant : qui autem blas;.hemaverit in Spiritum sanctum non habebit remissio- nem in æternum ; sed reus est æterni delicti; quoniam dicebant : immuu- dum spiritum habet. » Lucas vero sic scribit Dominum dicere : « Quicunque

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 449

faut entendre par un murmure, non d'indignation, mais d'élonnement. Murmurer, en effet, c'est s'étonner d'une chose que l'on ne croyait pas pos- sible. Ainsi peut-on appeler murmure l'étonnement des fidéles qui voient mis sur le méme pied qu'eux des geus qu'ils savent avoir travaillé moins longtemps,

Pareillement on dit « mauvais, » par comparaison, l'œil des envieux émus contre leur prochain, parce qu'ils considèrent comme fait contre 13 raison ce qu'ils ne croyaient pas possible. Ces mots : « Ton œil est-il mauvais, parce que le mien est bon? » signifient donc : ne t'émeus-tu pas, à la maniére du monde, comme en face d'une iniquité digne d'in- dignation, pour une chose que tu crois faite par ma bonté? En d'autres termes : il ne doit pas en être ainsi. De la part du Seigneur, dire cela, c'est faire comprendre qu'il y a lieu en cela, non de s'indigner, mais de louer Dieu.

TREIZIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

La question du péché irrémissible envers l'Esprit saint nous préoccupe, nous comme beaucoup d'autres. Comment, en effet, peut-on pécher contre le Fils de Dieu et non contre l'Esprit saint, quand l'un ne peut étre offensé sans l'autre, quand l'offense faite à l'un. des deux rejaillit nécessairement sur les deux, quand évidemment, celui-ci ne peut étre bieu disposé pour une àme contre laquelle celui-là est offensé?

Réponse d'Abélard.

Avant d'établir la solution de notre mieux, il faut commencer par re- cueillir dans les divers évangélistes les termes de cette parole, et remonter jusqu'à son origine; c'est le moyen d'arriver plus aisément à résoudre la question. Or, suivant le récit de saint Mathieu, le Seigueur ayant guéri un démoniaque, les Pharisiens jaloux. disaient qu'il avait opéré cette guérison avec l'aide d'un esprit malin, non par l'intermédiaire du Saint-Esprit; le Seigneur leur répondit : « Si je chasse les démons avec l'aide de Belzébuth, avec quelle aide vos filsle chasseront-ils? Mais si c'est par l'iutercession de l'Esprit saint que je chasse les démons, c'est que le règne de Dieu est arrivé sur terre. » Et un peu plus loin : « Je vous le dis en vérité : tout péché, tout blasphéme sera remis aux hommes ; mais le blasphéme contre le Saint- Esprit ne sera pas remis. Quiconque aura péché contre le fils de l'homme, sou péché lui sera remis; mais i| ne sera remis, ni dans le présent, ni dans l'avenir, à celui qui aura parlé contre le Saint-Esprit. » Voici, d'autre part, le texte de saint Marc : « Je vous le dis en vérité : tous les péchés, tous les blaspliémes seront remis aux hommes, quels que soient ceux contre lesquels ils auront blasphémé; mais celui qui aura. blasphémé contre le Saint-Esprit, jamais son péché ue lui sera remis; il sera coupable

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450 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

confessus fuerit. me coram hominibus, et Filius hominis confitebitu illum coram angelis Dei. Qui autem negaverit me coram hominibus, ne gabitur coram angelis Dei. Et omnis qui dicit verbum in Filium hominis remittetur illi ; et autem, qui in Spiritum sanctum blasphemaverit, non re mittetur. »

His itaque premissis, primo distinguendum est, quid sit peccatum blas phemiæ in Filium hominis, et quid in Spiritum sanctum. Quantum ven æstimo, ille peccat blasphemando in Filium hominis, qui Christo detrahit eun denegando Deum, non tam per malitiam quam per errorem, ex assumpt nostræ infirmitatis gatura, quam in eo conspicit. Hoc enim innuit, quum di cit : Filium homiuis, potius quam : Filium Dei; ut propter infirmitatem hominis, quam ex matre nascendo suscepit, non credatur in eo fortitudt Dei. Quod quidam peccatum ex ignorantia tanquam invincibili, plurimum excusabile videtur : quum hoc nequaquam humana ratione, sed Deo tantum inspirante percipi posset, ut videlicet Deus homo fieret. Unde et ipseme Christus profitetur : « Nemo venit. ad me, nisi Pater meus traxerit illum ; i quia non est humane ralionis hoc in Christo percipere, quod solummodo fii Deo inspirante.

Blasphemare vero in Spiritum sanctum. est manifeste bonitati Dei, qu Spiritus sanctus intelligitur, ita scienter ex invidia detrahere, ut bene ficia, quæ per Spiritum. sanctum, hoc est divin bonitatis gratiam, noi dubitant fieri, per invidiam tribuant maligno spiritu, sicut. Pharisæi fa ciebant, dum turbam credentem his. que videbant, miraculis, a Christ per invidiam avertere niterentur. Quorum peccatum si diligentius conside remus, gravius esse videretur quo diabolus corruit. Etsi enim Pharisæ Christum non credebant Deum, hominem tameu justum ex vita et operibu ejus ignorare non poterant, nec ista, quem faciebat, per Spiritum sanctun facta esse. Quum ergo contra conscientiam suam hæc dicerent per malignun spiritum, quz fieri non dubitant per Spiritum sanctum asserebant, esse spi ritum malignum. In quo longe magis præsumpsisse videntur mentiendo quam diabolus superbiendo. Diabolus quippe quanivis appetierit Deo simili csse, et per se regium obtinere : non tamen in tantum ibi excessisse creden dus est, ut in tantam prorumpere blasphemiam auderet, ut Deum mentir esse maluin sustineret. Unde blasphemia istorum non minor superbia illo rum, sed etiam magis exsecrabilis videtur, ut omnino a venia excludi si digua

Nequaquam tamen dicimus quod ponnitentia talium, si esset, indulgentiar

452 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

non impetraret : sed ex sententia Domiui omnes tales credimus in Spiritum Dei exacerbasse, ut in sua obstinati malitia, penitus exclusi fuerint a gratia. Hanc autem.manifestam gratiam Dei, qua se in Christo per effectum miraculorum revelat, Lucas superius per digitum Dei designat, ipso dicente Domino : « Porro si in digito Dei ejicio daemonia, » manus quippe sive dextera, vel brachium Dei Filius ejus dicitur; in hac. manu digitus est ma- nifesta quælibet saneti Spiritus operatio. Digito quippe maxime utimur in demonstratione corporalium rerum : unde digitum Dei Filius ejus dicitur ; in hac manu digitus est manifesta quælibet sancti Spiritus operatio. Digito quippe maxime utimur in demonstratione corporalium rerum : unde digi- tum Dei Spiritum ejus dicit; quum gratiam suam per aliquem effectum bene- ficii patenter exhibet, ut non nisi Dei opus illus credatur, et si nonnulli per invidiam more pharisæorum illud calumnientur. Et hoc, est hoc peccatum blasphemiæ in Spiritum sanctum, per quem remissio fit peccatorum, irre- missibile permanere.

Quod aulem dictum est : « Quicunque dixerit verbum contra Filium ho- minis, remittetur ei ; » sic accipe, quod nullus, qui, ut dictum est, non per malitiam, sed per errorem detraxerit (honori Christi, propter hoc damna- bitur : quum hzc ignorantia invincibilis similem eum faciat illis pro quibus Dominus in passione sua, sive Stephanus oraverit. Pietati quippe atque ra- tioni convenit, ut quicunque lege. naturali creatorem. omnium ac re- muneratorem Deum recognoscentes, tanto illi zelo adhærent, ut per consen- sum, qui proprie peccatum dicitur, eum nitantur nequaquam offendere, tales arbitremur minime damnondos esse, et qux illum ad salutem necessum est addiscere, ante vitæ terminum a Doo revelari sive per inspirationem, sive per aliquem directum quo de his instruitur, sicut in Cornelio factum esse le- gimus de fide Christi ac perceptione baptismi. Quod et patenter illa videtur astruere sententia : « Si cor nostrum non reprehenderit nos, fiduciam habe- mus ad Deum; » et quum Dominus dicat : « Majorem hac dilectionem nemo habet, ut. animam suam ponat quis pro amicis suis, » nequaquam de his diffidendum videtur qui zelo legis, quamvis Christum non noverint, mortem pro Deo sustinent; quum sit facile Deo talibus statim inspirare quid de Christo sit credendum, antequam de corpore recedat anima, ne infidelis transeat ex hac vita.

PROBLEMA HELOISSE XIV.

Quid est quod fidelium mentes Dominus componens, et ea computans bona, quibus beatitudinem promereri possunt, modo in singulis dicit eos

456 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

l'auperes spiritu dicuntur, qui paupertatem non uecessitate sustinent, hoc est, Dei quo fervent edocti ratione, hanc appetunt, divitias contemnentes, et eas tanquam nocivas fugientes, attendentes quod Dominus ait : « Faci- lius est camelum intrare per foramen acus, quam divitem in regnum cœlo- rum. » Spiritum itaque hoc loco rationem dicit, sicut et Apostolus id secutus ait : « Caro concupiscit adversus spiritum, et spiritus adversus carnem. » Quis cnim nescial concupiscentiam anima potius quam corporis esse ? Sed tuuc caro adversus spiritum concupiscit, quam in eadem anima sensualitas, hoc est delectatio ex infirmitate carnis veniens, rationi repugnat, ut, juxta eumdem apostolum, sæpe, victi faciamus qui nolumus; hoc est quz facienda esse non approbamus. Quum ergo spiritus, hoc est ratio, suggesserit nos facere quod debemus, et nos inde carnalitas retrahitur in quo perficiendo non- nulla difficultas incumbit, vincitur spiritus dominante carne, ct ei subjicitur, ut homo jam carnalis vel animalis sit dicendus, desiderris carnis more pe- cudum deditus.

« Quoniam ipsorum est regnum celorum. » Inde pauperes spiritu probat esse beatos; quia qui rationabiliter terrena contemnunt, celestia promeren- tur. Pauperes itaque spiritu sunt, qui tam possessionis quam honoris ambi: tionem propter Deum postponunt, et nihil ad voluptatem appetunt : sed contenti necessariis, a licitis quoque abstinent, ne voluptatibus terrenis ca- piantur, et Deo magis quam seculo dare operam contendunt. Tales sunt, qui a tumultuosa sæculi vita transeunt ad quietem monaslicam, ut tanto pu- rius Deo ct sibi vacent, quanto magis remoli sunt a curis sæculi : et tanto facilius ad celos evolent, quanto magis terrenis sarcinis exonerati sunt. Quod et Hieronymus in illo principe monachorum præfiguratum attendens, quodam loco ait : « Elias ad celorum regna festinans, melotam reliquit in terris. » Hi talesquum pauperes spiritu facti fuerint, mitesac mansueti ne- cesse est fiant. Qui enim in terrenis nihil. ambiunt, nequaquam de amissione rerum, vel illatis injuriis in iram accenduntur.

Ilis bene se possidentibus, et impetus carnis regendo frangentibus, terra viventium, hoc est vera stabilitas beatorum in premium supponitur, quum ait : « Quoniam ipsi possidebunt terram. » Istam in talibus mansuetudiuis et paüentim virlutem Jeremias describens ait : « Bonum est viro, quum portaverit jugum ab adolescentia sua. Sedebit solitarius eUtacebit*: quia le- vavit se super se. Ponet in pulvere os suuni, si forte sit spes. Dabit percu-

£s PROBLEWATA CUS RESPOXSIOSIBUS.

tient: se maxillam, saturabitur. opprobes quia noa repellit in sempitermum Doruinus. » Jugum monastiez dicciplmæ ab adolescentia sua portat, quum quis hoc suspicere non differt, quosque in senio viribus exhaustus boc prz- sumat tollere, quod non possit portare : et quietem corporis magis quam pacem anima quærens voluptates szculi, quas fugere se mentitur, in mo- nasterio quaerit. Et nihil jam valens operar tanquam inter apes burdio factus, quod illæ congregant, devorat impudenter. Et jam consumptis viribus corporis, quas quoad potuit, in servitio diaboli expendit, occasione senilis infirmitatis, luxurioso vacat otio, quando eum tantoresirictius vivere decuit, et contra vitia dimicare, quanto se minus victurum novit, etad percipiendam bravi? sui palmam citius perventurum, si hanc meruerit. Iste talis miser ab adolescentia sua jugum portare non assuetus, sub 1pso quod non potest ferre, cogitur succumbere.

Sedet solitarius et tacet professor monasticæ discipline, quum et nomen monachi et vitæ perfectionem sibi vindicat. Monachus quippe solitarius ih- terpretatur, quem beatus increpans Hieronvmus, ait : « Quid facis in turba, qui solus es? » Quem « omni tempore debere silentio studere » beatus as- serit Benedictus, cultum justitiæ silentium ex testimonio comprobans Isaiz. Et Apostolus hanc przecipue virtutem commendans ait : « Si quis in verbo non offendit, hic perfectus est vir. » Levat se super se, quum se ipsum regens, et opprimens, carnem spiritui subdit ? et voluntatem propriam vo- luntati subjiciens Dei, de seipso gloriose triumphat, attendens quod scriptum est : « Melior est patiens viro forti, et qui dominatur animo suo, expugnatore urbium. » Tunc autem maxime tacere debet, quum alii vir- tutem ejus divulgant : ne ipse sui przeco factus, in levem evanescat auram, et quanto altior in virtutibus videtur, graviorem superbiendo casum perferat.

Taceat ergo quia levavit se super se, ne videlicet, hæc s1 fecerit, reco- gnoscat, et pavidus oret ne corruat; quia in hac vita, nulli secura est victoria. Quod si forte de se loqui presumat, non virtutem suam, sed infirmitatem predicet. Unde et subditur : « Ponet in pulvere os suum, si forte sit spes. » Quod est dicere : tanquam pulverem tentationibus dæmonum ngitatum, et in operibus non constantem, sed dissolutum profiteatur : et si quando mentis elatio titillaverit, statim se objurgans dicat : quid superbis, terra et. cinis? quid præsumis, levissime pulvis, quem projicit ventus a facie terre? » Ilæc dicens, et de se pavens, cum terrore cogitet, si forte

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460 PROBLENATA CUM BESPONSIONIBUS.

sit illi spes, ne novissime superbia vincatur. quae non nisi de virtutibus triumphat.

Et ne virtutibus extollatur, persecutionibus est humiliandus : ut per patientiam virtus ejus probata coronetur, quz spiritu pauperes facit veros mites. Dabit igitur percutienti se maxillam, et saturabitur opprobriis : quia sive factis, she verbis injurietur, his tanquam quadam dulcedine saporis oblectatus reficietur. Dat percutienti se maxillam, qui pro Deo gaudet inju- riari. Subtrahit e contrario maxillam, qui injurias refugit, vel invitus patitur. Cur autem justus libenter hzc toleret, et in passionibus gaudeat, juxta illud quod de apostolis dictum est : « Ibant gaudentes a conspectu concilii, quoniam digni habiti sunt. pro nomine Jesu contumeliam pati? » Et etiam supponitur, et propheta ait : « Quia non repellet in sempiternum Dominus. » Repulsus a gratia Domini, et miserüs in vita hec expositus videtur justus : unde et de ipso justorum capite scriptum est : « Desidera- vimus eum despectum et novissimum virorum, et putavimus eum quasi leprosum, et percussum a Deo, et humiliatum. » De hoc despectu vel repulsione Dei, quum nos in adversis non protegit, scriplum est : « Deus, repulisti nos. » Sed quia hic, ut dictum est, repellit nos, ut probemur, quos post victoriam assumit, ut coronemur ; spes afflictorum, qua triumphant, exponitur quum dicitur : « Quia non repellet in sempiternum Dominus ; « hoc est, poenas finiet afflictorum, qui penas non finiet. affligentium.

Et notandum quod Dominus apostolis Novum Testamentum tradens, quum in exordio statim ad paupertatem admonet, ut fecunditatem terre- norum *celeste commutemus felicitate, patenter remunerationem Evangelii a remureratione legis distinguit, quum ibi celestium, hic terrenorum tantum promissionem in remunerationem obedientiæ constituat. Carnalis quippe populus Israel terrena magis quam coelestia. desiderans, hic in remuneratione accepit, quod magis concupivit, et per ea ad magis obedien- dum trahendus magis fuerat, quz coneupiscebat, ut hac saltem promissione a perverso retraheretur opere, si nondum animus mundari poterat ab ini- quitate. Ut enim Apostulus ait : « Nihil ad perfectum adduxit lex, » nec perfectionem habuit in promissis, nec in preceptis.

« Beali qui lugent! » Luctus salubris proprie convenit. monachis, sive ille sit pœnitentiæ de peccato, sive dilationis a regno. Quæ duo Lacrymarum

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 461

de la terre? » Et disant cela, saisi de terreur, i! pens?ra avec tremblement, s’il sent en lui poindre quelque espérance, à ne point se laisser vaincre par l'orgueil qui ne triomphe que des vertus.

Et pour ne poiut se laisser exalter par les vertus, il faut être humilié par les persécutions ; il faut que la vertu de l'homme soit consacrée par la patience, qui seule rend vraiment doux de cœur ceux qui sont pauvres en esprit. 1! tendra donc la joue aux soufflets et se laissera abreuver d'injures : qu'on l'outrage en fait ou en parole, il trouvera dans ces outrages le charme d'une satisfaction douce. Celui qui se réjouit d'étre outragé pour Dieu tend la joue aux soufflets. Celui qui a. peur des injures ou qui les souffre malgré lui retire sa joue. Quant à la raison qui fait que le juste supporte de bon cœur ces mauvais traitements et se réjouit de ses souf- frances, elle est indiquée dans ces paroles des apôtres : « Ils allaient se réjouissant loin des regards de l'assemblée, heureux d'avoir été reconnus dignes de souffrir l'injure pour le nom de Jésus. » Et il est ajouté, suivant les paroles du Prophéte : « Parce que le Seigneur ne les réprouvera pas daus l'éternité. » Le juste, en cette vie, paraît repoussé de la grâce de Dieu et livré à toutes les misères. C'est ainsi qu'il a été écrit : « Nous l'avons vu avec douleur méprisé et traité comme le dernier des hommes, car il sem- blait que ce füt un lépreux ; nous l'avons cru frappé, humilié par la main de Dieu. » De ce dédain, de ce rejet de Dieu, lorsqu'il ne nous protége pas dans l'adversité, ou dit : « Mon Dieu, tu nous as rejeté. » Mais. Dieu, je le répète, ne nous rejelte que pour mettre notre vertu à l'épreuve, et pour nous donner la couronne aprés la victoire; Dieu est l'espoir des affligés, leur triomphe, et c'est ce que veut dire ce mot : « Parce que le Seigneur ne les repoussera pas pour toujours, » c'est-à-dire parce qu'il mettra un terme aux épreuves de ceux qui auront été affligés et non aux épreuves de ceux qui l'auront affhigé.

Et il faut remarquer que le Seigneur, en donnant aux Apótres le Nou- veau Testament, appelle, dés l'abord, leur attention sur la pauvreté, les engage à échanger contre les jouissances de la wi la félicité du ciel, et distingue mauifestement la récompense de l'Évangile de la récompense de la Loi, la récompeuse de l'Évangile qui promet le bonheur du ciel, de celle de la Loi qui promet seulement les jouissances de la terre comme prix de l'obéissance. En effet, le peuple charnel d'Israél, plus occupé des biens de la terre que de ceux du ciel, a reçu en récompense ce qu'il désirait. Il devait être amené à l'obéissance par l'objet de ses désirs ; il fallait que cette promesse, du moins, le détournât du mal, si son esprit ne pouvait encore être guéri de l'iniquité. Car, ainsi que le dit l'Apótre : « La Loi n'a rien amené à la perfection ; » elle n'a connu la perfection ni dans les promesses, ui daus les commandements.

« Heureux ceux qui pleurent! » L'affliction. convient particulièrement aux rehgienx, qu'elle ait pour cause le repentir des fautes, ou la tristesse

162 PRODLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

genera, in Axa, filia Caleb, prefigurata sunt ; cui conquerenü ad patrem, quod ei terram aridam dedisset, et irriguam postulanti, ei pater. dedit tam superius irriguum quam inferius. Quantum autem de peccatis lam suis quam aliorum lugere convemat monachum, Ilieronymus hujus professionis maximus profitetur dicens : « Monachus non doctoris, sed plangentis habet officium, qui se et mundum lugeat, et Domini pavidus præstoletur adventum, Quid enim vita monastica, nisi quzdam est districtioris penitentia forma? « Lugeant ergo monachi sive hoc, ut dictum est, sive illo modo, ut risum mereautur consolationis de quo vere dicitur : « Quoniam ipsi consola- buntur, attendentes illud, quod apostolis Dominus promisit : « Amen, amen dico vobis, quia plorabitis et flebitis vos, mundus autem gaudebit, vos autem contristabimini : sed tristitia vestra vertetur in gaudium. » Unde et e contrario reprobis ait : « Va vobis, qui nunc reditis, quia plorabitis! » Contrariæ quippe vitz contrarios status et exitus habent, quum nunc justi flentes postea rideant, et iniqui modo ridentes, e contrario fleant. Justi sive de perpetratione peccati, sive de dilatione regni cousolationem accipiunt, quando ad vitam illam, quz a dolore penitus est immunis, perveniunt.

« Beati qui esuriunt! » Post vitam continentium ad ordinem transit rectorum, ita istos instituens in duobus, sicut illos fecerat in tribus. Rectores in populo Dei, non solum ecclesiastice sunt potestates in sacerdo- tibus, verum etiam sæculares in regibus. Et notandum quod quum binarius numerus, qui conjugatis convenit, teste Hieronymo, immundus sit, unde et opera secunde diei laudem habere non meruerunt, et bina de immundis , animantibus in arcam jussa sunt mitti, nou incongrue continentes per ter- narium, qui impar numerus, magis quam binarium describendi esse videntur. Cateris vero, ubi continenti virtus omnino non præminct, magis convenire binarius videtur.

Esuries vel sitis justitiæ, desiderium magnum est in rectoribus debitæ vindictæ : ut videlicet mala commissa tantum vindicare velint, quantum se debere cognoscunt, et si non tantum quantum illi meruerint qui delique- runt. Alioquin misericordia in eis locum non haberet, si videlicet. nihi] de pena, quam rei meruerunt, relaxerunt. Nam et colesiis judex, quem terreni debent. imitari, ita Justitiam témperat per miserieordiám, ut non tantum. reos punial, quantum illi merentur, sed quantum ipsi convenit, cujus muüserationes super omnia opera ejus. Hinc enim de ipso scriptum est : « Aut obliviscelur misereri Deus; aut continebit in ira suu misericordias

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 463

de voir encore si loin le royaume des cieux. Ces deux geures de larmes sont figurés dans la douleur d'Aza, fille de Caleb ; elle se plaignait que son pére lui eüt donné une terre aride, elle en demandait une qui füt arrosée : son père lui donna ce terrain arrosé par en haut comme par en bas. Qu'il appartienne aux religieux de pleurer leurs fautes et celles du prochain, c'est ce que nous enseigne le plus grand maitre des régles de la profession, saint Jérôme, quand il dit : « Le rôle du moine est non d'enseigner, mais de se lamenter ; à lui de pleurer sur lui et sur le monde, à lui d'attendre en tremblant l'arrivée du Seigneur : la vie monastique est-elle autre chose qu'une forine de repentir plus sévère? » Que les moines pleurent donc, je le répète, soit dans cet espoir, soit en vue de mériter les sourires de la consolation dont il est dit : « lls seront vraiment consolés, » attentifs à la promesse que le Seigneur a faite à ses Apótres, en ces termes : « En vérité, en vérité, je vous le dis : vous vous lamenterez, vous pleurerez, le monde se réjouira et vous serez dans la désolation; mais votre tristesse se changera en joie, » tandis qu'aux réprouvés il tient ce langage contraire : « Malheur à vous qui riez! car vous pleurerez. » Les vies contraires, en effet, ont des états ct des fins contraires : aux justes qui pleurent, les rires; aux méchants qui rient, les pleurs. Et les justes qui pleurent leurs fautes ou l'éloignement du royaume des cieux sont consolés, lorsqu'ils arrivent à cete vie qui est exempte de toute douleur.

« Heureux ceux qui ont faim ! » Après la vie des religieux, il passe à la ca- tégorie des supérieurs, y distinguant deux classes, de mème qu'il a distingué trois catégories générales. Les supérieurs, dans le peuple de Dieu, sont non- seulement les puissances ecclésiastiques parmi les prétres, mais les puis. sances séculières parmi les rois. Et il faut remarquer que le nombre deux, qui, selon saint Jéróme, convient aux couples mariés, étant impur; uinsi dit-on que les œuvres de la seconde heure sont sans valeur, et que les animaux immondes furent enfermés dans l'arche par couple de deux, c'est avec justesse et convenance que les moines doivent être répartis en trois classes plutôt qu'en deux. Quant aux autres catégories, qui ne se distinguent point par la vertu de continence, le nombre deux leur convient mieux. |

La faim ou la soif de la justice est, chez les supérieurs, le vif désir de frapper du châtiment dà. ll faut toutefois qu'ils ne punissent les coupables qu'en proportion de la certitude qu'ils ont de leurs fautes, et que la peine ne soit pas aussi forte que le délit. Autrement leur cœur se trouverait fermé au sentiment de la pitié, s'ils ne relàchaient rien de la peine méritée par les coupables. Le juge céleste, que les Juges de la terre doivent prendre pour exemple, tempere si bien la justice par la miséricorde, que non- seulement il ne punit pas les coupables autant qu'ils l'ont mérité, mais mème autant qu'il lui plait, lui dont les œuvres ne sont que miséricorde. C'est ainsi qu'il est écrit : « Ou bien Dieu oubliera d'avoir pitié, ou bieu il

464 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

suas ; » et rursum : « Et quum iratus fueris, misericordie recordaberis. » Superexaltat quippe misericordia Judicium, et magis judicem commendat quam vindicta. Hac ergo duo in judice semper esse debent conjuncta, ut et reum puniat per justilism, et miuus quam meruerit per clementiam, quam hic dicit misericordiam. Misericordia quippe a müseris dicta, humana compassio est ex miseriis aliorum progressa, qua ex infirmitate animi magis quam ex virtule panas abhorremus, ex hocuno quod patientem affligunt, tam eas, quæ sunt juste, quam qux injuste. Talis. animi com- passio naturalis, sive rationalis sit, sive minime, nusericordia propric dicitur, teste Seneca. Clementia autem, quz hoc loco dicta est misericordia proprie dicitur, teste Seneca. Clementia autem, qui hoc loco dicta est misericordia, rationabilis tantum dicitur compassio, per quam videlicet eis subvenire volumus, quibus debemus. Quisquis justitiam habet sine miseri- cordia, ut videlicet vindicare velit. nec poenam relaxare, crudelis est. Sin autem e converso, remissus e t.

Unde bene Dominus hoc loco rectorum mores instruens, nunquam justi- tiam sine misericordia exerceri approbat ; ideoque hoc loco tanquam insepa- rabiles comites eas sibi sociat. Potest autem remissio pene in his etiam, qui occiduntur, nonnulla esse, si videlicet eas abbreviare, vel genus mortis levius eligere studeàmus. Alioquin illam incurrimus sententiam : « Judicium sine misericordia illi, qui non facit misericordiam. » Contraria quippe contrariis conveniunt, ut videlicet quemadmodum misericordes misericordia sunt digui, ita immisericordes hac mereantur privari.

Denique post continentes et rectores ad conjugatos veniens, ait : « Beati mundo corde. » Quum ait corde et non corpore, vitam. conjugatorum voluptati carnis plurimum indulgentem, et concupiscentiz libidini ceden- tem insinuat. Elsi enim admixtio conjugum habeat indulgentiam, quum in ea incontinentiæ sue remedium quaerunt, non ob voluptatem et carnis delectationem more pecudum hanc appetunt ; caro tamen ex labe luxuriæ nonnullum trahit contagium et immunditiam vel fœtorem maculae. Mundi tamen corde sunt, sed non corpore, qui hanc tantum appetunt non ad voluptatem, ut diximus, sed ad necessitatem, ne fornicando Deum offendant. Et hi quoque salvandi, non carebunt visione Dei, in qua veræ beatitudinis summa consislit. Hi quoque pacifici dicuntur, qui pugnam carnis maximam per indulgentiam conjugii vitantes, si eo rationabiliter ac mediocriter utuntur, ut ad Deum quoque pacem habeant, quem per intemperantiam nou offendunt. Unde et filiis Dei sunt aggregandi, qui nune per vinculum ma- trimonii servire invicem coguntur carni. De qua quidem servitute Hieronymus

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Diversa autem verba, quæ in remuneratione supponuntur, quum dicitur : Quoniam ipsorum est regnum colorum, » vel : « Quoniam ipsi posside- hunt terrain, » etc., nequaquam in significatione percipiendi præmi videns lur diversa ; sed identitatis fasüdium fugiens, hoc Dominus variavit quadam convenientia, quam liabent ad premissa juxta proprietatem sermonis, et imilitudinem rei ; quod in singulis leve est intueri. Congrue quippe paupe: ribus reguum cadlorum promittitur, ut qui terrenas divitias propter Deum contemnunt, cwlestes mereantur. Mitibus, qui se bene gerendo possident,

e

408 PROBLENATA CLE RESPONSIONIETS.

possessio terræ viventium, lugentibus consolatio convenit. Esurenubes sitientibus justitiam, saturitas, hoc est impletio desiderii sui apud De: obtinendi : cujus amore plurimum intendunt exercitio justitize 1n vindict: malorum.

Sic et in ceteris remunerationis verbis quedam concinnitas ad beati dines præmissas assignari potest. Non ergo Dominus tam beatitudines ip haberi precipit quam in eis illos abundare admonet, qui in singulis ordi bus desiderant esse perfectiores. Nam ad perfectionis abundantiam, ipse co sequenter Novum tradere Testamentum hic Deus profitetur, dicens « Nisi abundaverit justitia vestra plus quam scribarum et pharisæorum, n intrabitis in regnum celorum. »

PROBLEMA HELOISSÆ XV.

Quid est quod postmodum Dominus ait : « Nolite putare quoniam ve: solvere legem, » quum Joannes dicat : « Propterea ergo magis quærebai eum Judæi interficere, quia non solum solvebat sabbatum, sed etiam patrei suum dicebat Deum, æqualem se faciens Deo? »

Solutio Abælardi.

Quum dixit : « Non veni solvere, » et postmodum addidit : « sed adim plere, » in moralibus scilicet. preceptis potius quam figurativis, sicu sequentia continent, ex adimpletione quam supposuit innuit quam solntio nem mandatorum legis prius intellexerit, in moralibus scilicet præceptis Moralia quidem precepta sunt agenda vitm, sicut figuralia figurandæ. E moralia quidem quz naturaliter ab omnibus semper complenda fuerunt, e antequam lex scripta daretur, mores hominum ita necessario compouunt ut nisi impleatur quod in eis praecipitur, nemo unquam salvari meruerit Qualia sunt : diligere Deum et proximum, non occidere, non meechari, no mentiri, et similia, sine impletione quorum nemo unquam justificari potest l'iguralia vero sunt legis precepta, qua juxta litteram accepta, nihil justi liæ conferunt ex operatione sua, sed ad tempus instituta fuerunt, ad aliquit figurandum justitia: ut observatio sabbati, circumcisio, quorumdam cibo rum abstinentia, et his similia.

Ad moralia ilaque tantum legis præcepta referendum est quod Dominu ait se non venisse solvere legem, sed adimplere : hoc est nequaquam ces sare facere quod in moralibus preceptis lex continet, sed in eis per Evange lium supplere quod legi deest. Lex quippe Moysi nequaquam inimicun diligi praecipit, sed amicum : nec peccatum in mente consummari docet

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PRUNERNMA SELS LVL

aumuun um E-aueit 1bumemtan pretrt imperfectaoemi legis, di sens : Yea anumdavert jusana vesra plus quam scribarum aut pban run. Jon nord .n —:um aelecum? Aut quoxu»xbo, ut Apostolu nt. -Drbacu at 2recedeuts mamlat propter urfirmitem ejus et inutile nem ? . Xni emm at pertectum adibaut lex. 9

"hum im Demmus hviti querenti quomodo tam zternam possidere --pemht de dibus mandatis dilectionis. quæ in leze sunt : « Hoc fac. e vives. » 2t Apostolus dieat : « Qui dilizit proximum, legem. implevit : mam non udulterabis. mon occides, etc.: + et iterum : « Dilectio proxim mahrm non operatur : plenitudo ergo lezis est dilectio; » quomodo x periectionem mandatorum deest aliquid legi. quum illa etiam duo præcept dibetionrs Dei et. proximi sufficere omnino videantur, nec aliquid perfec tiomes deesse?

Solutio Abælardi.

Quum ait Dominus : « Nisi abundaverit justitia vestra plus quam scriba rum et pharisæorum, » subaudis justitia : non ait; justitia legis. Unde e (quum) in sequentibus ait : « Audistis quia dictum est antiquis : dilige amicum tuum, et odio habebis inimicum tuum, » nequaquam hoc in leg reperiri potest, sed magis in traditionibus scribarum et phariseorum les superadditis, de quibus Dominus ait : « Et irritum fecistis mandatum [x propter traditiones vestras. » Praserüim quum de dilectione inimici, ve etiam de beneficiis ei impendendis, lex ipsa praecipiat dicens : « Si occurreri bovi inimici tui aut asino erranti, reduc eum. Si videris asinum odientis t jacere sub onere, non pertransibis, sed levabis cum eo. » Et in Psalmista « Si reddidi retribuentibus mihi mala, decidam merito ab inimicis mei inauis. » Et Salomon in Proverbiis : c Ne dicas : reddam malum pro malo expeeta. Dominum, et liberabit te. Quum ceciderit inimicus tuus, ne gau

ez MB PNEATA CITE EDSPONSONIBES.

OMS. 22 IL “UMR pus 1e LUC CEE ÜULEB : ne Mrte videat Dominus, di- juo. 2 46 aUbTXC ad 66 ram sum Ve dix: - queoenedo [fecit mibi, xc IMULHL + TeDGRI UMR secundum coms suum. » [tem : « Si esunent IILILACDé “Ole. "LI LCI - & sent. da & aquam bibere. Prunas enim HAE je ut €jus. 4 Deeninas redd:4 Ule. » Et beatus Job : « 8 ERVSSES SDL. cul. TUE (jus, qui me oderat, et exultavi, quod inve- Diez sux malzÉ. Ne enim dedi ad peccandum guttur meum, ut expete- rec mabsdhonn: animam ejus. »

Xon #72, antiqui boc jussum vel concessum fuit in lege, ut odio habe- rent inunscum, sed mans. ut dictum est, in tradiuonibus hominum, quam in prxocptis Dei babebatur. Quum erzo dicit Dominus : « Plus quam scriba- rum et phanszorum, » non plus quam legis : nequaquam hinc cogimur fateni Dominum banc abundantiam Evangelii præferre imperfectioni legis. Non tamen ideo minus concedimus legem in preceptis suis ita imperfectam fuisse, ut ei necessarium esset Evangelium succedere : sicut et Apostolus, ut supra meminimus, patenter profitetur. Sed nec preceptum de dilectione proximi, ante adventum Christi perfectum esse potuit, quod ipse veniens, et proximus noster factus, tam susceptione carnis, quam exhibitione dilectio- nis, perfectum fecit : ut jam quilibet eum tanquam proximum diligens, ex hac perfectus dilectione fiat. Unde et eidem diviti requirenti quis esset proxi- mus ejus, parabolice respondens, se illum prosimum esse significavit, quem ille Samaritanus expressit, qui vulnerati misertus est : et quem ex affectu compassionis ipse quoque dives vere proximum fuisse professus est.

Sive ergo in lege habeatur : « Diliges amicum tuum, » sive « proxi- mum, » ut eum videlicet ibi proximum intelligamus, qui vel cognatione, vel amore est nobis conjunctus : nemo rectius proximus noster, quam Chrislus est dicendus, ut in eo nunc dilectio proximi perfecta sit facta, quz antea fuerat imperfecta, quamdiu videlicet statum suum lex habuerit, quse usque ad Joannem vigorem suum custodivit. Prius ergo imperfecta, quamdiu lex proprie fuit dicenda, ut ei obediendum esset per omnia : pro hac ipsa imperfectione sui reprobata est, evangelicæ doctrinæ superveniente perfec- tione, ubi quidquid est necessarium, liquide magis quam. parabolice est expressum. Nam etsi diligenter legis littere. insistamus, quo soli populo Judæorum data est, nequaquam proximis msi eorum est intelligendus.

Unde nec per Christum illud preceptum de dilectione proximi, ad alios pertinere videlur, quuin ipsi soli sub lege continetentur. Quapropter neces- sario succedere legi Evangelium debuit, omuibus geueraliter injunctum, ut omnes debeant salvari per ipsum.

474 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Ad predictum itaque proximum, id est Christum Apostolus respexit, quum eo præmisso : « Qui diligit proximum, legem implevit ; « statim hoe tanquam probatione adjunxit : « Nam non adulterabis, non occides, etc. » Si enim Judzeus hunci nter proximos suos comprehensum diligat, sicut ipse ait : « Si quis diligit me, mandata mea servabit, » in nullo adulterio, in nullo peccabit homicidio : et omnia similia, qu: in lege sunt, evitabit, et justitias ejus complebit.

/ PROBLEMA HELOISSE XVII.

Quid est etiam, quodin sequentibus Dominus ait: « Neque per caput tuum jurabis, quia non potes unum capillum album facere aut nigrum; » tan- quam si hoc facere posset, jurare per caput liceret ?

Solutio Abælardi.

Replicanda sunt, quz in proximo sunt premissa, ut ex illis, et de hoc facilius judicemus. « Dico, inquit, vobis, non jurare omnino : neque per celum, quia thronus Dei est, neque per terram, quia scabellum est pedum ejus, neque per Hierosolymam, quia civitas magni regis est, neque per caput tuum, quia non potes unum capillum album facere aut nigrum. » Quatuor Maque sunt, ccelum scilicet, terra, Hierosolyma, caput. nostrum, per quæ jurare prohibemur : quia hec maxime in juramento ponimus, quæ venera- biliora æstimamus, ut ex his amplius nobis credatur. Hzc autem venera- tione digna majore videntur, quæ ad Deum maxime constat pertinere : ut celum, quod dicitur thronus Dei, hoc est anima Christi, cui specialiter di- vinitas insidet, et in ea plenius per gratiam inhabitat. Terra, quæ scabellum Dei dicitur, humanitas est Christi, tanquam terrena et inferior in Christo creatura. Ilierosolyma, civitas Dei, sancta est Ecclesia : cujus caput ipse est Christus. Capilli adhzerentes capiti, et ipsum adornantes vel protegentes, eloquia sunt divina quibus Christus commendatur, et per fidem in nobis conservatur : horum quedam alba, quedam nigra dicuntur, quum aliorum intelligentia clara sit et manifesta ; aliorum obscura, sicut illorum maxime que sunt allegoricedicta. Quorum quidem nullum sive album sit, ut dictum est, sive nigrum, nostrum non est facere : quia eloquia Dei non sunt in- ventionis human:e, nec nostra sunt documenta, sed divina. Quod ergo ait : « Non jurabis per caput tuum, quia non potes, » etc., tale est : non debes Christum in juramento ponere, quod ejus solius summe Dei sapientize sit hoc invenire, quorum alia, ut diximus, alba sunt, alia nigra. Similiter quum jubet ut nec juremus per celum, quod thronus Dei est, sic ac-

416 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

cipe : ut non ideo per ipsum jurare eligamus, quia tante dignitatis es quod cæteris eminet creaturis. In his itaque verbis negativum adverbiu prepositum orationi causam ipsam excludit, non interpositum ipsam n linquit atque constituit. Aliam quippe vim negativa particula habet to orationi præposita, ut totam scilicel simul neget, aliam interposita, : uni tantum illius orationis parti apposita. Aliud quippe est dicere : no quia hoc fecisti, peccasti; aliud dicere : peccasti, quia hoc non fecisti. Il namque causa removetur peccandi, ut videlicet non propter hoc pec: verit, ut hinc eum certum sit non peccasse, ubi causa ad hoc intercesserit ibi vero non ostenditur quod non peccaverit, sed hoc tantum quod no propter hoc peccaverit, ut videlicet causa peccati polius quam peccatur ipsum removeatur.

Tale est ergo quod de juramento Dominus precipit vel adhortatur, ut, quia periculosum est jurare, ne perjuremus, omnino, quantum possumus, hoc caveamus, ne aliqua dignitate, quam res habeat, per ipsam jurare ap- petamus, sive ipsa sit Deus, utpote Christus, seu quecumque creatura ex Deo præ ceteris aliquid dignitatis adepta. Jurare autem per aliquid, est no: ei cui juramus, concedere, ut niliil utilitatis in ea re, per quam juramus, habeamus ulterius, nisi hoc, quod juramento firmamus, verum sit.

Quum autem in ecclesiasticis causis omnis controversie, ut Apostolus ait, finis sit juramentum, non hoc loco Dominus precipit non jurare, sed magi: adhortatur. Quadam namque præcipiuntur, quedam prohibentur, qusedam suadentur, quedam permittuntur. Præcipiuntur illa, sive prohibentur, sive quibus vel cum quibus nos salvari diffidimus. Mala itaque prohibentur omnia, et bona præcipiuntur, non omnia, sed illa tantum, quæ saluti ne cessaria videntur ut credere in Deum, et diligere non tam ipsum quam proximum, non adulterari, et similia. Illa vero bona, quæ non ita neces. sariasunt, sive quia strictioris ,vel laxioris sunt vie, et tanquam nimi: alta vel nimis infima, sub precepto non clauduntur, sed vel persus. sionem consilii habent, ut virginitas, vel indulgentiæ permissionem, ut nuptiæ. Quippe si preceptum ad virginitatem. cogeret, damnarentui nuptiæ : vel si ad nuptias, damnaretur virginitas. Consilium Itaque sive persuasio est de potioribus bonis, permissio vero de minoribus, hoc est, que minoris sunt meriti, quando consilium de melioribus aliqua diffi. dentia vel dispensatione non suscipitur. Que ergo tam fieri, quam dimitt

478 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

licet, preceptum non habent, sed admonitionem, ut omnino non jurar vel permissionem, ut hoc fiat pro necessitate : veluti quum ad inquisitione veritatis, testibus opus est.

Permissio autem est, quum dicitur : « Unusquisque habeat uxore: suam propter fornicationem; » præceptio vero, quum dicitur : « Alligat: est uxori: noli quærere solutionem. » Persuasio vero consili, quum statir supponitur : « Solutus es ab uxore? noli querere uxorem. »

PROBLEMA HELOISSE XVIIT.

Quid est in eodem Evangelista : « Nolite solliciti esse dicentes : qui manducabimus? » Et rursum : « Nolite solliciti esse in crastinum Crastinus enim dies sollicitus erit sibi ipsi. Sufficit enim diei maliti sua. » Nunquid enim providentiam prohibet futurorum? Nunquid et ips Dominus eum qui turrem vult ædificare, de sumptibus cogitare admonet | Et Apostolus : « Qui præest, inquit, in sollicitudine: » sicut et ipse fa ciebat, de seipso dicens : « Instantia mea quotidiana, sollicitudo omnium ecclesiarum. »

Solutio Abælardi.

Sollicitudinem proprie Dominus dicit. superfluam curam de futuris, quando videlicet pro aliquibus præparandis, magis necessaria dimittuntur : ut si pro apparatu crastinorum ciborum, prætermittamus oraudo quaerere a Deo regnum suum, hoc est tales nos facere, ut in nobis ipse, non peccatum regnet. Crastinus enim ut tanquam si diceret : ne aflligatis vos superflui: curis, pro tempore futuro, antequam veniat : quia quum ipsum venerit, satis sollicitudinis afferet ex se ipso, illis, qui de necessariis minus. in Domin confidunt, non attendentes illud prophete : « Jacta super Domimum curam tuam, et ipse teenutriet. » « Sufficit. enim diei, etc. » hoc est, unicuiqu tempori vite hujus zerumnose suæ sollicitudinis poena sufficere debet, quam videlicel affert nobis ex superfluis curis pro temporalibus, dum pro hi: æletnarum obliviscimur.

Sollicitudinem vero in bono, vel in his, quæ ad eternam pertinen vitam, dicit Apostolus providentiam, hoc est, rationabilem de futuris, ve pro futuris curam : si videlicet temporalia provideamus propter æterna, u his sustententur quodam viatico necessario qui ad illa festinant.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 419

sans défiance et sans mesure qu'on reçoit un conseil. Ce qui peut éga- lement étre fait et non fait n'est pas présenté sous forme de précepte, mais simplement sous forme d'avis. C'est ainsi que l'on recommande en général de ne pas jurer, et qu'on prescrit de le faire en cas de néces- sité, par exemple, lorsque, pour la recherche de la vérité, il y a appel de té- moignage. |

La forme de la permission est celle-ci : « Que chacun ait sa femme pour la satisfaction des besoins de la nature. » La forme de la prescription est celle-ci : « Vous étes enchainé à une femme, ne cherchez pas à rompre ces liens. » Il y a simplement avis, quand on ajoute aussitôt : « Vous êtes hors des liens d'une femme ; ne cherchez pas femme. »

DIX-HUITIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Que signifient ces mots dans le même Évangéliste : « Ne dites point avec inquiétude : que mangerons-nous? » Et ailleurs : « Ne prenez pasiuquiétude du lendemain ; demain s’inquiètera de lui-même ; à chaque jour suffit son tourment ? » Y a-t-1l quelque interdiction d'avoir la prévoyance de l'avenir? Dieu ne prévient-il pas celui qui veut bâtir une tour de songer à la dépense? Et l'Apótre ne dit-il pas: «. Celui qui commande est dans le souci; » comme il faisait lui-même quand il disait : « Mon inquiétude incessante, c'est l'avenir de toutes les églises? »

Réponse d'Abélard.

Le Seigneur dit que tout souci de l'avenir est superflu, en ce sens que pour préparer certaines choses, on en néglige quelquefois de plus néces- saires. l'ar exemple, omettre, pour préparer le repas du lendemain, de prier Dieu que son règne arrive, c'est faire que le péché, et non Dieu, règne en nous. Quand il parle des soucis du lendemain, c'est comme s'il disait : ne vous affligez pas de soins superflus pour l'avenir, avant que l'avenir vienne : quand il sera venu, il apportera par lui-même assez d'inquiétude à ceux qui n'out pas confiance en Dieu pour le nécessaire et ne réfléchissent pas à ce mot du prophéte : « Remettez-vous de vos inquiétudes au Sei- gneur, et il vous nourrira. » « À chaque jour suflit, etc. » Cela veut dire qu'à chaque moment de la vie suffit le tourment que nous apporte le soin superflu des choses de ce monde, lequel nous fait oublier le soin de l'éter- uité.

Quant à l'inquiétude du bien ou de ce qui touche à la vie éternelle, l'Apótre l'appelle prévoyance, c'est-à-dire souci raisonnable de l'avenir ou pour l'avenir : c'est le cas nous pourvoyons au temporel en vue de l'éternel, en sorte que l'un. soit comme le viatique qui nous soutienue ct nous mène à l'autre.

480 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

PROBLEWA HELOISSE XIX.

Quid illud est, quod sequitur : « Nolite judicare, ut non judicemini. | quo enim judicio judicaveritis, judicabimiui ? » Quid enim si injustum fea rimus judicium? nunquid simile recepimus?

Solutio Abælardi.

Nolite judicare, hoc est, ne præsumatis de incertis aliquem certa seu tentia gravare. Quum enim iratus patet, de seipsa res judicat, non tu. Hin et Apostolus : « Nolite ante tempus judicare, quoadusque veniat Dominu: qui et illuminabit abscondita cordium. » Venit Dominus occulta revelando quum ejus dispositioue, quz latebant, apparent, vel quum secundum legen ejus aliquid discutiendum investigamus, vel de probatis penam inferimus et tunc potius ipse judicat, vel punit, quam nos. » In quo enim judicio judi caveritis, judicabimini. » Ac si diceret : ideo non debetis in Judicio præsu mere, ut alios appetatis gravare : quia consimile judicium gravaminis incur relis apud Deum. Non ait denique : ne judicetis : sed : « Nolite judicare, ut nou hoc scilicet sponte appetamus, quod tamen nonnunquam facere co- gimur, officio judicis nobis commisso.

PROBLEMA HELOISSÆ XX.

Quærimus et illud, quod in sequentibus adjungit : « Omnia ergo quæcur que vultis ut faciant vobis homines, et vos facite illis. Hæc est enim lex « prophete. » Si quis enim vult ut in malo sibi quisquam consentiat, nunqui debet illi prebere consensum in re cousimili?

Solutio Abælardi.

Duo Legis naturalis precepta sunt circa dilectionem proximi : unum scilicet, quod hoc loco ponitur; alterum, quod in Tobia legimus, ipso a filium dicente : « Quod ab alio odis fieri tibi, vide ne alteri tu aliquand facias. » Sicut ergo hoc de malis, ita illud de bonis accipiendum est. U videlicet, sicut mala nolumus nobis inferri, sic nec aliis inferamus, et , contrario, bona, quse nobis ab aliis volumus conferri, aliis impenden simus parati. Quum ergo dicitur : « Que vultis ut faciant vobis homines, 1 tale est : quod approbatis in conscientia vestra vobis ab aliis debere fieri Nullus enim in conscientia approbat, sibi consentiendum esse in malo

482 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

sed in his, quæ bona æstimat, et fieri digna. Sic et Apostolus quur ait : « Non quod velo, hoc ago : » volo dixit, profieri approbo.

Sed quid est, quod ait : « Omnia quecunque vultis? » Multi quipp pro dignitate, vel diversitate personarum, multa sibi debere fieri censent qua nequaquam alii$ se debere recognoscunt : ut in prelatis videmus e subjectis, quum isti multa exigant ab illis, ut sibi fiant, quæ nequaquas illis facere debent. Sed profecto sic est accipiendum, ut quaecunque fier debere nobis ab hominibus credimus, parati essemus et illis facere, na quidem quibuscunque, sed nostri similibus, hoc est, qui hzc a nobi suscipere digui essent, sicut nos ab illis.

lllud quoque Tobiæ : « Quod ab alio odis fieri tibi, vide ne alter tu aliquando facias, » nonnihil habet quæstionis, quum is scilicet, qu alium propter justitiam occidit, nunquam ab alio id sustinere velle possit Sed quia quum quis justitiam propter Deum exercet, Deus potius i quam ille facit, sieut dudum superius diximus, præcipitur ut quo odit fieri sibi, ipse alteri ne faciat : quia quum aliquem recte punit Deus hoc potius, vel lex, quam homo facit.

_PROBLEMA HELOISSE XXI. Quid est, ut ait Apostolus : « Sine intermissione orare? » Solutio Abælardi.

Nullum tempus, quo debeamus orare, prætermittere.

PROBLEMA HELOISSÆ XXII.

Quid est illud in Mathico de fide centurionis rogantis pro servo : « At diens autem Jesus, miratus est, et sequentibus se dixit : « Amen dico vobi: non inveni tantam fidem in Israel? » Non enim aliquid mirari dicuntui nisi qui insperatum aliquid accidere vident, quod nullatenus eventurur antea sciebant, vel credebant.

Solutio Abelardi.

Miratus esse dicitur, quia similem miranti se fecit; vel quia mirari ali fecit de fide centurionis, quem in tantum extulit.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 485

que ce qu'il estime comme bon et comme digne d'être fait. C'est ainsi que l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Je ne fais pas ce que je veux, » dit je veux, pour J estime bon.

Mais que signifie : « Tout ce que vous voulez? » Bien des gens considérent comme dues à leur dignité, à leur rang, des choses qu'ils ne reconnaissent nullement devoir aux autres. Ainsi voyons-nous les choses se passer entre princes et sujets, les princes exigeant ce qu'ils ne croient nullement devoir aux-sujets. Évidemment il faut entendre par que tout ce que nous croyons que les autres doivent faire vis-à-vis de nous, nous devons être préts à le leur rendre; mais non tous les autres, nos semblables seulement, c'est-à-dire ceux qui sont en état de recevoir de nous, comme nous sommes en état de recevoir d'eux.

Quant au mot de Tobie : « Ce que tu n'aimerais pas qu'autrui te fit à toi-méme, garde-toi de le faire toi-même à autrui, » il peut, à quelques égards, soulever une question, en ce sens que celui qui tue autrui par zéle de justice ne peut vouloir qu'autrui lui fasse méme chose. Mais comme quand quelqu'un exerce la justice au nom de Dieu, c'est Dieu, à vrai dire, qui agit, atusi que nous l'avons établi plus haut, on peut dire : ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit à vous-même ; parce que, lorsqu'on punit quelqu'un justement, c'est Dieu ou la Loi, plutót que l'homme qui agit.

YVINGT-UNIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie ce mot de l'Apótre : « Prier sans interruption ? »

Reponse d'Abélard.

Cela signifie qu'il ne faut pas cesser de prier, en aucûn temps nous devons le faire.

VINGT-DEUXIÉME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifle, dans saint Mathieu, le passage sur la foi du centurion qui prie pour son esclave : « Jésus, l'enteudant, l'admira, et dit à ceux qui le suivaient : « Je vous le dis en vérité, je n'ai pas trouvé tant de foi en Israël? » On ne doit communément admirer qu'une chose qu'on voit se produire contre toute attente, et qu'on ne savait point ou qu'on ne croyait point devoir arriver.

Réponse d' Abélard.

ll est écrit admirer, parce que le Seigneur fit comme s'il admirait, ou parce qu'il voulut que les autres admirassent la foi du centurion qu'il exaltait si haut.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 485

VINGT-TROISIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie ce passage de saint Luc : « Rends au Tout-Puissaut, et si l'on te prend ce qui est à toi, ne le réclame pas? »

Réponse d'Abelard.

Quand il dit : « Rends, » il n'ajoute pas : ce qu'il demande ; mais il veut faire entendre par que nous ne devons pas renvoyer celui qui nous demande sans lui donner quelque chose; nous devous, du moins, nous excuser convenablement, de façon à ne point l'irriter, et l'édifier par des paroles de charité. Une réponse gracieuse ou convenable est une sorte de présent. .

Quant à ceci : « Ne réclame pas ce qui est à toi, » cela veut dire que le mobile de la réclamation doit ètre Dieu plutôt que soi-même. Un religieux nc passe pas la mesure lorsqu'il réclame en vue de Dieu ce qui lui a été donné pour étre offert à Dieu, l'applique à de louables usages, et le sauve des mains des méchants. En effet, lorsqu'un peu plus bas le Seigneur ajoute : « Si vous chérissez ceux qui vous chérissent, et que vous fassiez du bien à ceux qui vous font du bien, quel est le mérite? » Quand il dit : « Ceux qui vous chérissent, » c'est la méme chose que : « Ne réclamez pas ce qui est à vous. » « Vous » est comme ce qui est à vous. ll serait injuste que nous ne chérissions pas ceux qui nous chérissent, quand il nous est present de nous aimer tous les uns les autres, et surtout de ne pas aimer Dieu qui nous aime, comme il le dit lui-méme en ces termes : « J'aime qui m'aime lui que nous devons aimer d'un souverain amour, parce qu'il est souverai- nement bon, non parce qu'il nous fait du bien. Telle est la règle de la charité : nous devons chérir le prochain, en proportion de ce qu'il vaut et de ce qu'il inérite, c'est-à-dire que nous devous souhaiter son bien, suivant les voies de la Ju:tice.

VINGT-QUATRIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Quel est le sens de cette parole du Seigneur : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui en sort ? » Est-ce que celui qui mange du produit d'un vol ou d'une el:ose qu'il croit défendue bien qu'elle soit permise, ou qui reçoit l'Eucharistic dans des conditions indigues, n'eucourt pas la tache du péché? L'Apôtre dit de certains Juifs convertis et qui, suivaut la Loi, distinguent encore certains aliments comme immondes : « Celui qui distingue entre les aliments est condamné, parce qu'il ne mange pas selon la foi : or, tout ce qu'on ne fait pas selon la foi est un péché. » ll dit encore de ceux qui, par respect pour une idole, se nout- rissaient des viandes offertes aux idoles : « Quelques-uns, par respect pour

486 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

manducant, et conscientia ipsorum quum sit infirma, polluitur. » Quomod ergo nunc dicit Dominus, quia « quod in os intrat non coinquinat hominem sed magis quod de ore procedit? »

Solutio Abælardi.

Ex hoc loco precipue in quo sit peccatum accipiendum Dominus dili genter distinxit, et Judaeos redarguens super hoc, nos instruxit. Illi quipp ad opera magis quam ad animum respicientes, ex his quae fiunt. exterius magis ex hoc, quod in mente habetur, tam bona, quam mala dijudxant Dominus vero ad intentionem cuneta reducens, ex his potius, quz in cord sunt, quam ex his qui apparent in opere, damnari hominem censet : ne animam pollui judicat, nisi ex his, quæ in ea sunt, et ipsam contingunt, ut sint animarum macuke spiritales, sicut corporum sunt sordes corporales. Unde et consequenter exponens quod dixerat : « Sed quod procedit ex ore, hoc coinquinat hominem, » ait : Que autem procedunt ex ore de corde exeunt : et ea coinquinant hominem. De corde enim exeunt cogitatione: male, -homicidia, adulteria, fornicationcs, furta, falsa testimonia, blas- phemiæ. « Hac sunt, quz coinquinant hominem. Non lotis manibus mandu- care non coinquinat hominem. » Ac si aperte dicat : sordes manuum corporales auimam non attingunt, ut eam polluere peccato possint. Cogita- tiones quie inquinant de corde exeunt, quum ad hoc perpetrandum consen- timus, quod cogitavimus. Ubi autem non est sensus, non potest esse con- sensus, sicut in parvulis, aut stultis : qui si faciunt quod non debent, nullum in hoc eis peccatum imputatur; nec homicidium, vel adulterium. nec aliquod peccatum Dominus dicit, nisi quod ex corde procedit, hoc est, nisi quum hæc illicita. recognoscimus, ad quie nos inclinat consensus. Sicut ergo cogitatioues exeunt de corde, quum per consensum ad opera tendunt, ita. homicidium, et adulterium ct cætera peccata de corde docet exire, nec aliter. peccata esse, nisi. per consensum prius fuerint in corde, quam exibeautur in opere. Postquam enim his agendis, quæ sit sibi non licere, aliquis consentit, is consensus proprie peccatum dicitur, et homicida seu mœchus ex hoc uno apud Deum tenetur. Unde et Veritas ipsa : « Qui viderit, inquit, mulierem ad concupiscendum eam, » hoc est, qui, inspecta illa, venerit ad concupiscenti. consensum, « jam mochatus est eam in corde suo, » hoc est, peccatum habet in animo perfectum, etsi nondum sit in opere consummatum Quum aliquid inanducandum male sumimus, quia hoc nobis illicitum eredimus, nequaquam cibus ille, qui in os intrat, ani- mam polluit : sed jam hoc fecerat praecedens conscientia nostra, nec quid-

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 487

les idoles, mangent les chairs consacrées aux idoles, et leur conscience en est atteinte et souillée. » Comment donc le Seigneur dit-il que ce qui souille l'homme ce n'est pas ce qui entre dans sa bouche, mais ce qui en sort?

Reponse d'Abélard.

Ce passage est un de ceux le Seigneur définit le mieux ce qu'il faut entendre par péché, et les reproches qu'il adresse aux Juifs sont pour nous une lumière. Les Juifs, en effet, plus attentifs aux œuvres qu'aux sen- timents, distinguent le bien du mal, plutót par les actes que par les inten- tons. Or, le Seigneur, qui raméne tout aux intentions, déclare que l'homme doit être condamné plutôt d'après ce qui est dans son âme, que d'après ce qui se montre dans ses actes. L'âme, à ses yeux, ne peut ètre souillée que par ce qui est en elle, par ce qui la touche, en sorte qu'au regard de Dieu il y a des tachesspirituelles pour les âmes, comme il y a des souillures corporelles pour les corps. Conséquemment ce qu'il dit : « Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme, » signifie : cequisort de la bouche sort de l'âme, et voilà ce qui souille l'homme. De l'âme, en effet, sortent les pen- sées mauvaises, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphémes ; « et voilà ce qui souille l'homme ; mais de manger sans s'être lavé les mains, cela ne souille pas l'homme. » En d'autres termes clairs : les souillures corporelles des mains ne touchent pas l'âme, elles ne peuvent lui imprimer la tache du péché. Les pensées qui souillent sortent de l'âme puisque, pour mettre à exéculion une pensée, il faut le consentement de l'âme. Or, il n'y a pas intelligence, il ne peut y avoir consentement. Ainsi est-rl des enfants et des idiots : lorsqu'ils ne font pas ce qu'ils doivent, on ne peut leur imputer aucun péché. Le Seigneur n'appelle donc homicide, adultére ou péché quelconque que ce qui sort de l'âme, c'est-à-dire que ce que nous connaissons comme illicite, et ce à quoi nous nous portons d'un plein consentement. Les pensées sortent de l'âme, lorsque par le consentement elles vont à l’action. Ainsi nous apprend-il que l'homicide, l'adultére et les autres péchés sortent de l'âme, et qu'ils ne sont péchés qu'après avoir été daus l'âme par le consentement, avant de sc témoigner dans l'acte. En effet, quand on consent à faire ce qu'on sait ne devoir pas faire, le consentement est proprement le péché, et par cela seul on est, aux yeux de Dieu, homicide et adultère. Aussi la Vérité dit-elle : « Celui qui voit une femme et la désire, » c'est-à-dire, celui qui, en voyant une femme, vient à la désirer et s'abandonne à ce désir, celui-là est, par cela seul, adultére dans son âme; c'est-à-dire celui-là a accompli le péché dans sou âme, bien qu'il ne l'ait pas effectivement consommé. Quand donc nous prenons à tort quelque chose pour le manger, sachant que c'est un aliment défendu, ce n'est pas cet aliment qui souille

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488 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

quam ad peccatum refert, quod nunc ore sumimus, sed quod ad sumendu consenseramus.

PROBLEMA HELOISSÆ XIV.

Quid est illud in Matthæo, quod Dominus quibusdam civitatibus impr perans, ait : « tibi, Corozain, vie tibi, Bethsaida! quia si in Tyro Sidone factae essent virtutes, quae factæ sunt in vobis, olim pxenitentia egissent in cilicio et cinere? » Salvare quippe. Dominus. homines. venera unde et Jesus, id est Salvator, proprio dictus est vocabulo. Cur ergo Tyro Sidoni, civitatibus gentilium, illa beneficiorum miracula subtraxit, per qu salvarentur, et ea illis. exhibuit, quibus nocitura magis, quam profutu sciebat ? Sed inquies : quia, sicut. ipsemet profitetur, non erat. missus n ad oves qua perierunt domus Israel. Sed dico: Cur ad eas, nisi ut sal rentur ? Si autem ut salvarentur, quid eis profuit ea sibi fieri, per quz gr vius damnarentur : nec sunt ad. penitentiam. conversi, sed in sua obstin tione permanentes? Unde et ipsemet Dominus supponit : « Verumtam dico vobis, Tyro, et Sidoni remissius erit in die judicii, quam vobis. » D nique et Samaritanorum multos refert Joauues ad verbum ejus credidisse euim nonnulla miraculorum beneficia gentilibus etiam tam in viris quam feminis exhibuisse, per quæ illi crederent, vel in fide firmarentur : sicut« illud de puero centucionis, et de filia Syrophænissæ, de ipsius Tyri finib egressa.

Solutio Abælardi.

Revera Dominus Jesus ad solos Judæos in persona propria missus fu Quod ergo circa gentiles misericorditer. egit, non ex officio missionis fec sed ex gratia, debito superaddidit, attendens quod et ipsemet ait : « Qui feceritis omnia quae praecepta sunt vobis, dicite : Servi inutiles sumu quod debuimus facere, fecimus. » Ac si aperte dicat : ne pro magno | beatis, si obedientie debitum impleatis, nisi insuper aliquid gratiæ deb adjungatis, sicut 11h faciunt, qui virginitati vel continentiæ student, v tuti nequaquam sub præcepta comprehensæ. Denique nec illa benefi gentilibus præstita tam missus facere venit, quam invitatus, et quasi P cibus ad lec agenda tractus.

Quod vero illis prædicationem subtraxit , quos ad poenitentiam fuisse convertendos testatur, nequaquam cogimur per hoc fateri eos hac penitentia perseveraturos ut salvarentur. Multi quippe leves s

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 489

l'âme en entrant dans la bouche. Avant qu'il n'y entrât, la résolution avait commis la faute. Peu importe, pour le péché, ce que la bouche reçoit. Ce qui importe, c'est ce que nous avons résolu de prendre.

VINGT-CINQUIEME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie le passage de saint Mathieu où, s'emportant contre certaines villes, le Seigneur dit : « Malheur à toi, Corozain, malheur à toi, Bethsaide! si Tyr et Sidon avaient vu les miracles que vous voyez s'accomplir parmi vous, elles auraient fait pénitence sous le cilice et dans la cendre. » Le Seigneur était venu sauver les hommes : d'oà son nom de Jésus et de Sau- veur. Pourquoi donc enleva-t-11 à Tyr et à Sidon, villes de Gentils, les miracles de la gráce qui pouvait les sauver, tandis qu'il les manifesta à ceux à qui il savait qu'elle devait étre plutót nuisible qu'utile? Mais, direz-vous, c'est qu'ainsi qu'il le déclare lui-méme, il n'était envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël, Je réponds : Pourquoi, si ce n'est pour les sauver? et si c'était pour les sauver, à quoi servit-il qu'on les traitàt de façon à les rendre plus coupables, en telle sorte qu'tls parussent non point des pé- cheurs repentants, mais des pécheurs endureis? Pourquoi le Seigneur ajoute-t-il : « Je vous le dis en vérité, il sera plus remis à Tyr et à Sidon qu'à vous, au Jour du jugement? » Enfin, saint Jean rapporle que plus d'un Samaritain crut à sa parole et qu'il manifesta méme à des Gentils, tant homines que femmes, les grâces de ses miracles qui leur inspirèrent la foi ou qui les y affermirent ; tels le fils du centurion et la fille de la Tyrienne Syrophænissa.

Réponse d'Abelard.

En réalité, c'est aux Juifs seuls que le Seigneur fut personnellement en- voyé. Ce que, dans sa bonté, il fit aux Gentils, il ne le fit pas par une né- cessité de sa mission, mais il l'ajouta à sa dette par un effet de sa grâce; fidéle observateur de ce qu'il dit lui-méme : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous est ordonué, dites : nous sommes des serviteurs inutiles; ce que nous devions faire, nous l'avons fait. » C'est comme s'il disait clairement : ne considérez pas comme une chose grande de satisfaire à la dette de l'obéis- sance, si vous n'ajoutez au payement de cette dette quelque surérogation volontaire, ainsi que font ceux qui observent la virginité et la conti- nence, bien que ce ne soient pas des vertus comprises dans les termes de la Loi. Enfin, 11 est venu manifester ces bienfaits aux Gentils, moins comme envoyé de Dieu que comme invité et pressé par leur prière à le faire.

Quant à ce point, qu'il a privé des avantages de la prédication ceux qui, sclon qu'il le déclare, auraient été amenés ainsi à la pénitence, il n'en res- sort nullement qu'ils auraient persévéré dans la pénitence au point d’être

490 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

homines, qui ad pœnitentiæ compunctionem facile commoventur, et ead facilitate, quasi ad vomitum revertentes, in mala, quz flevera relabuntur : et quum auditum verbum praedicationis avide susceperi firmitatem non habent radicis, ut in eo perseverent, quod cceperint. Qu si etiam ponamus illos ad prædicationem Domini fuisse convertendos atq salvandos, quibus tamen prædicationis gratiam subtraxit : penes ipsum cur hoc facere non decreverit, qui nihil sine ratione facit; sicut de Esau, subtracta est gratia, quaestionem Apostolus movit, et eam indiscussam re quit.

PROBLEMA HELOISSAE XXVI.

Quærendum etiam videtur, quo mysterio, vel qua ratione Dominus ficulnea quærens fructum, et non inveniens, quando, ut Marcus ait, none tempus ficorum, eam tamen sua maledictione percussam continuo effe aridam, ut deinceps arefacta permaneret, tanquam ex culpa quacunque : boris, hanc maledictionem in eam intorsisset.

Solutio Abælardi.

Arbor, sine fructu reperta, Judæa est pro sua nequitia tunc a Dom reprobata, ut boni operis fructu privari mereretur, nequaquam recognose su:e visitationis tempus. Culpa autem cjus accidit, quod tunc tempus fr tuum ejus non fuerit : quando videlicet. Dominice prædicationis grati sibi oblatam repulit.

PROBLEMA HELOISSÆ XIVII.

Quid est : « Oratio ejus fiat in peccatum? »

Solutio Abælardi.

Ita in reprobum sensum tradatur, ut magis cligat orare nociva, quam futura, et obtinere precibus ea, quz ad peccatum magis pertrahant, qu ad salutem perducant.

PROBLEMA HELOISSÆ XXVIII.

Et epistola prima Pauli ad Thessalonicenses : « Ipse autem Deus p: sanctificat vos per omnia, ut integer spiritus vester, et anima, et cor sine querela in adventu Domini nostri Jesu Christi servetur. » Quid est : ritus et anima, tanquam anima non sit spiritus, aut duo spiritus sint in: homine?

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 491

sauvés. ll est bien des hommes légers qui se laissent aisément toucher par le sentiment de la pénitence, mais qui, revenant avec la méme facilité à ce qu'ils ont abjuré, retombent dans le mal qu'ils avaient pleuré. Après avoir

» écouté et recueilli avidement les paroles de la prédication, ils ne savent pas les retenir et les affermir en eux, de façon à persévérer dans la voie ils sont entrés. Enfin supposons que ceux qu'il priva des bienfaits de la prédication eussent été convertis à précher Dieu et sauvés, il est seul juge de ce qui l'a décidé à ne pas le faire, lui qui ne fait rien sans raison. L'Apótre souleva la question au sujet d'Ésaü, qui avait été privé de la gráce, et il la laissa sans solution.

VINGT-SIXIÈME QUESTION D HÉLOISE.

Nous croyons aussi devoir demander par quel mystère ou par quelle raison le Seigneur cherchant sur un figuier un fruit et ne le trouvant pas, quand, selon saint Marc, ce n'était pas la saison des figues, pourquoi, dis-je, il le frappa aussitôt de sa malédiction et le rendit aride, si bien que dès lors 1l resta desséché, comme si c'était pour une faute quelconque de l'arbre qu'il cùt lancé contre lui cette malédiction ?

Réponse d' Abelard.

L'arbre trouvé sans fruit, c'estla Judée réprouvée pour son impiété envers le Seigneur, et qui avait mérité d'être privée du fruit de sa grâce en ne reconnaissant pas le temps de sa mission. Ce fut sa faute, si ce n'était pas la saison des fruits : c'est qu'elle avait repoussé la grâce de la prédication divine qui lui était offerte.

VINGT-SRPTIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Que signifie ce mot : « Que sa prière ait en vue le péché ? »

Réponse d'Abélard.

Que le mot soit livré à son sens réprouvé, à savoir qu'il faut de- mander dans ses prières plutôt ce qui peut nuire que ce qui peut servir, et obtenir ce qui peut conduire au péché plutôt que ce qui peut mener au

salut. »

VINGT-HUITIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Extrait dela première lettre de saint Paul aux habitants de Thessalonique : « Le Dieu de paix vous sanctifie en tout, en sorte que votre esprit et votre âme soient conservés purs, et votre corps sans souillure, à l'arrivée de Notre- Seigneur Jésus-Christ. » Qu'est-ce que l'esprit et l'âme ? L'âme n'est-elle pas l'esprit, ou y a-t-il deux esprits dans un homme?

492 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Solutio Abælardi.

Spiritum pro ratione, hoc est animi discretione hoc loco ponit Aposto sicut et ibi: « Spiritus adversus carnem. » Tale est ergo, integer sit spir vester, hoc est, ratio ita. perfecta vel incorrupta, ut in nullo per erro exorbitet a veritate. Animam vero dicit voluntatem, juxta illud : « Quia animam suam, perdet eam. » [lloc est, qui suam hic voluntatem quitur, postinodum sua voluntate privabitur : ut qui hic voluntatem s impleverit, quod voluerit in futuro non habeat. Anima itaque nostra, id voluntas, integra est, quando a divina non discrepat. Corpus quoque i grum servatur, quum exercitium corporalium sensuum non corrump illecebris carnalibus, nec oculus noster animam nostram depræda « neque mors intrat per fenestras nostras. » [n his vero tribus per om sauctificatur, quum uec in discretione rationis, nec in exzestuatione nos voluutatis, nec in. oblectatione sensuum excedimus, ut caro spiritui doi netur. Sic tunc profecto sine querela, hoc est, sine reprehensione servar usque in adventum Domini : quum tales. perseveramus usque ad extrem judicium, vel tales tuuc inveniri meremur.

PROBLEMA HELOISSÆ XXIX.

Quid est illud ad Ephesios : « ... Ut possitis comprehendere cum omni sanctis, quæ sit latitudo, longitudo, sublimitas, et profundum, scirc eti supereminentem scienti caritatem Christi, ut impleamini in omnem pk tudinem Dei? »

Solutio Abælardi.

« Possitis comprehendere, » hoc est, in vobis metipsis experiri, qua sit latitudo ipsorum, scilicet sanctorum, in caritate, per quam se usque iuiniicos etiam dilatant. « Longitudo, » id est longanimitas perseyerant caritatis, vel patienti:e. in adversis, per ipsam scilicet caritatem, quae om sulfert, omnia sustinet. « Sublimitas corumdem et profundum, » hoc | quam magni sint ex his duobus apud Deum per meritorum quantitatem quam parvi vel infirmi apud se per humilitatem. Profundum quippe im dicit vel humile. Quam magni vero sint ac sublimes Deo, in remunerati sua experientur, ubi tanto amplius merentur exaltari, quanto liic humili extiterint ; et tanto plus a. Deo recipere, quauto minus hic ex se recom cunt habere.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 493 Réponse d'Abélard.

L'Apótre dit, dans ce passage, l'esprit pour la raison, c'est-à-dire pour la partie intelligente de l'âme, comme lorsqu'il dit ailleurs : « L'esprit contre la chair. » Ces mots : « Que votre esprit soit pur, » veulent donc dire : que votre raison soit si parfaite et si incorruptible qu'elle ne soit entrainée hors des voies de la vérité par aucune erreur. Par âme il entend la volonté, comme dans ce passage : « Celui qui aime son âme la perdra, » c'est-à-dire, celui qui suit sa volonté sera dans la suite privé de sa volonté, en ce sens que celui qui aura accompli sa volonté n'aura plus dans l'avenir à quoi ap- pliquer sa volonté. Notre àme, c'est-à-dire la volonté, est donc pure, quand elle ne se distingue pas de la volonté divine. Le corps aussi est conservé pur, quand l'exercice des sens n'est pas corrompu par les attraits de la chair, que notre œil ne vole pas notre âme, « et que la mort n'entre pas par nos fenétres. » On est sanctifié en ces trois choses, quand ni dans les appli- cations de l'intelligence, ni daus les entrainements de la volonté, ni dans les satisfactions des sens, on ne perd pas la mesure, en sorte que la chair reste maitresse de l'esprit. C'est ainsi que l'on est conservé sans tache, c'est-à-dire sans défaut, jusqu'à la venue du Seigneur; et quand on demeure tel jusqu'au jour du jugement, on inérite d'être trouvé tel au jour mème du jugement.

VINGT-NEUVIÈME QUESTION D HÉLOISE.

Que signifie ce passage de l'épitre aux Éphésiens : « En sorte que vous puissiez comprendre, avec tous les saints, ce que c'est que largeur, longueur, élévation, profondeur, et savoir que l'amour du Christ est supé-

rieur à toute science, si bien que vous soyez remplis de toute la plénitudo de Dieu? »

Réponse d'Abélard.

« Que vous puissiez oomprendre, » c'est-à-dire que vous puissiez éprouver sur vous-même combien est grande leur largeur dans l'amour du pro- chain, par leur, je veux dire la largeur des saints, largeur, qui est telle que leur cœur se dilate jusqu'à embrasser leur ennemis. « Leur lon- gueur, » c'est-à-dire la longanimité de leur persévérance, de leur charité et de leur patience par la charité qui supporte et souffre tout. « Leur élé- vation et leur profondeur, » j'entends par combien ils sont grands par la quantité de leurs mérites aux yeux de Dieu ct combien ils sont petits et faibles, à leurs propres yeux, par l'humilité. Profondeur, en eflet, veut dire ce qui est au fond, ce qui est bas. Combien, au contraire, ils sont grands et élevés pour Dieu, ils le reconnaitront dans la récompense qui leur sera décernée : car ils mériteront d'être exaltés d'autant plus haut qu'ils auront été plus humbles, et de recevoir d'autant plus qu'ils reconnaitront que, par eux-mêmes, ils possèdent moins.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 405

Maintenant, par les quatre dimensions, voici ce qu'il faut. entendre. La largeur des saints est figurée par l'Église, qui est le corps du Christ sur la croix à laquelle son corps a été attaché. Par la largeur de la croix, étendue à droite età gauche, et sur laquelle il a été attaché les mains clouées, est figurée la largeur de la charité embrassant méme ses ennemis, lesquels sont ceux qui sont à notre gauche, c'est-à-dire dans l'adversité, de méme que les amis sont à droite. Les mains clouées à droite et à gauche de la croix sont les œuvres de la charité dont les bienfaits atteignent également les ennemis et les amis. Cette largeur de la charité, le Sei- gueur l'a témoignée lui-méme du haut de sa croix, lorsque, prenant soin de sa mére, il l'a recommandée à son disciple et qu'il a prié pour ses bourreaux.

De méme que la largeur s'étend à droite et à gauche, de méme la lon- gueur s'étend en haut et en bas, dans le sens le Seigneur a été érigé sur la croix, c'est-à-dire des pieds à la tête. Cette longueur est l'emblème de la longanimité de sa patience poussée jusqu'au sacrifice de la vie, c'est-à-dire jusqu'à l'accomplissement de notre rachat ; ainsi qu'il le dit lui-même : « Le sacrifice est consommé ; » et, ainsi que le dit l'Apótre: «1l s'est fait obéissant jusqu'à la mort. »

L'élévation de la croix est la partie ajoutée du sommet sur lequel a été gravée l'inscription au-dessus de la. téte du Seigneur. Dans cette inscrip- tion est gravé son nom, qui est Jésus, c'est-à-dire le plus beau des noms, au sujet duque) le méme Apótre dit : « C'est ainsi que Dieu a exalté sa gloire et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom. » Relative- ment aux élus, ce sommet a aussi un sens applicable à leur récompense; il signifie qu'il leur a été accordé par la gráce au delà de leurs mérites, suivant ce mot de l'Apótre : « Les espérances de ce temps ne sont rien au prix de la gloire qui sera un jour révélée en vous. »

La profondeur, c'est la partie inférieure par laquelle la croix tient à la terre dans laquelle elle est plantée ; elle figure l'humiliation et l'indignité du supplice de la croix, c'est-à-dire le genre de mort ignominieux qui marque la souveraine humilité du S«igneur, et lui mérita particulièrement l'exaltation de gloire que nous rappelions tout à l'heure en citant ces mots : « C'est ainsi que Dieu a exalté sa gloire. » Ce genre de mort avait été l'objet d'une prophétie dans la personne des impies : « Condamnons-le à la mort la plus honteuse. » Relativemeut aux élus, cette partie inférieure de la croix qui tient à la terre représente la vertu d'humilité par laquelle ils se comparent à la poussière et à la terre et méritent d’être cxaltés d'autant plus haut dans le ciel qu'ils se sont plus abaissés. Et cette humilité des élus les tient fermes et droits au sommet des vertus, de méme que la partie de la croix attachée à la terre la tient ferme et droite.

Après la charité des saints, l'Apótre passe à la charité souveraine du Christ, à la charité que le Seigneur nous a témoignée. ll nous recom-

496 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

comparatione humiliores ac ferventiores in ejus dilectione teneamur. lH. utique Christi caritatem supereminentem scientiæ nostra dicit : quia lo major est, quam nos comprehendere intelligentia vel experientia possim Quum autem hanc Christi caritatem considerantes, eam nostræ conferen incomparabiliter superiorem, tunc, ut dictum est, humiliores ac ferv tiores effecti, implebimur omni perfectione virtutum a Deo nobis collata.

PROBLEMA lHELOISSE£ XXX.

Quid est illud in primo libro Regum, quod de Helchana dicitur : « ascendebat vir ille statutis diebus, ut adoraret ? » Qui, vel a quo statuti st dies ist ?

Solutio Abælardi.

Rabanus Maurus in libris Regum, ex sententia cujusdam Hebrzi, quem plerisque sequitur secuudam litteram : « Quod. autem. dicit : statu diebus, » hoc est tribus festivitatibus, Pascha videlicet, Pentecoste, et sole nitate Tabernaculorum. Unde Dominus in Exodo precepit, dicens : « Trib vicibus per singulos annos milii festa celebrabitis. » Et item : « Ter, inqu in anno apparebit omne masculinum tuum coram Domino Deo tuo, in loc quem clegerit Dominus Deus tuus. » Ergo in Silo quum esset eo tempo area Domini, ibi luc Helchana, quum esset ipse Levita, post oblatas vic mas, cum uxoribus et filiis atque filiabus pariter vescebatur.

PROBLEMA HELOISSE XXXI.

Quid est postmodum, quod Anna respondit Eli sacerdoti : « Nequaqua inquit, domine mi : nam mulier infelix nimis ego sum, vinumque, et om quod inebriare potest, non bibi; sed effudi animam meam in conspe Domini. Ne reputes ancillam tuam, sicut unam de filiabus Belial? »

Solutio Abælardi.

Infelicem se dicit, quasi probrosam ; quia maledicta sterilis, et quæ sem non reliquit in Israel. Unde et illud est Elizabeth : « Quia sic fecit m Dominus in diebus, quibus respexit auferre opprobrium meum inter hon nes. » Unde et illud est Deuteronomii quod Dominus inter cætera promi populo, pro præceptorum observantia : « Non erit apud te sterilis utrius sexus, tam in hominibus quam in gregibus tuis. » Quod vero ait : « Vinu

QUESTIONS D'IIÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 4917

mande de le connaitre et de toujours prendre garde de nous tenir, par comparaison avec lui, dans des dispositions d'humilité et de ferveur d'amour. ll dit que cette charité du Christ est supérieure à notre savoir, en ce sens qu'elle est beaucoup trop graude pour que notre intelligence puisse l'em- brasser, notre expérience nous en donner une idée. Et lorsque, considérant cette charité du Christ, nous la rapprocherons de la nôtre et que nous en reconnaitrons la supériorité incomparable, alors devenus plus humbles et plus fervents, ainsi qu'il a été dit, nous serons remplis de toute la perfection de vertu que Dieu nous a donnée.

TRENTIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

Que signifie ce passage du premier livre des Rois, il est dit d'Hel- chana : « Et cet homme montait aux jours fixés pour adorer ? » Quels sont ces Jours, et par qui ont-ils été fixés ?

Réponse d'Abelard.

Rabanus-Maurus, dans les livres des Rois, dit, d’après l'avis d'un Hébreu, qu'il suit presque toujours à la lettre : « Ce qu'il appelle les « jours fixés, s ce sont les trois fêtes de la Páque, de la Pentecôte et des Tabernacles. » C'est ainsi que le Seigneur a dit : « Vous célébrerez mes fétes trois fois, chaque année ; » et ailleurs : « Trois fois par an, toute ta race masculine viendra se montrer au Seigneur, ton Dieu, dans le lieu que le Seigneur, tou Dieu, aura choisi. » Donc comme, à cette époque, l'arche du Seigneur était à Silo, c'est que cet Helchana, qui était lui-même Lévite, prenait son repas, aprés avoir offert les victimes, avec ses femmes, ses fils et ses frères.

TRENTE-UNIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Que signifie ce que répondit Anne au grand-prètre Iléli : « Point du tout, mon maitre, dit-elle; car je suis une femme trés-malheureuse ; je n'ai pas bu de vin, ni rien de ce qui peut enivrer ; mais j'ai répandu mon àme de- vant le Seigneur; ne considérez pas votre servante comme une des filles de

Bélial? »

Reponse d'Abelard.

Elle se dit malheureuse, en ce sens qu'elle est sujette au mépris, parce que, frappée de stérilité par la malédiction, elle n'a pas laissé de semence en Israël. C'est ce qui fait dire à Élisabeth : « Parce que le Seigneur m'a fait la grâce d'effacer, en ces jours, le souvenir de mon humiliation parmi les hommes. » C'est de aussi que vient la promesse que, dans le Deutéro- nome, le Seigneur fait entre toutes à son peuple, comme récompense de

32

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 499

l'observation de ses préceptes : « Aucun sexe ne sera stérile, ni dans ta famille, ni dans tes troupeaux. » Quant à ce qu'elle dit ensuite : « Je n'ai point bu de vin ni rien de ce qui peut enivrer, » cela exprime la perfection souveraine d'une femmé laïque ou mariée. Et si Anne obseriait cette absti- nence, afin que le Seigneur prétàt une oreille plus bienveillante à la de- mande qu'elle lui adressait d'être mère, combien mieux cette abstinence convient-elle à des vierges du Christ, qui travaillent à un fruit spirituel et s supérieur?

Il appelle spécialement filles de Bélial celles que le diable engendre comme sa famille propre. L'ivresse, en effet, détruit l'équilibre de l'âme et cflace tout ce que nous portous en nous, par la raison, de l'image de Dieu. Elle nous rend semblables aux bêtes de somme privées de raison; nous devenons comme le cheval, comme le mulet, auxquels manque l'intelli- gence. On appelle l'antique ennemi diable, parce qu'il vient d'en haut ; Zabulus ou Satanas, parce qu'en latin ce mot signifie adversaire ou traître ; et Bélial, parce qu'il est hors de tout joug : nom qui lui est justement attri- bué ici à l'égard de ceux qui se livrent à l'ivresse; les gens ivres étant comme des fous qui ne sont soumis à aucun joug de Dieu ou de disci- pline. [ appelle donc filles de Bélial celles qui sont telles que l'ont décrit les folles prétresses consacrées à Bacchus.

TRENTE-DEUXIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Que signifie ce passage sur Anne : « Son visage, dés lors, ue revètit plus d'expressions diverses? »

Réponse d' Abélard.

Cela signifie que, dès lors, elle ne montra Jamais plus qu'un visage gai, et point triste ni désolé.

TRENTE-TROISIÈME QUESTION D'RÉLOÍ]SE.

Que signifie encore ce passage : « Anne fit une oraison, et dit : « Moi cœur s'est exalté dans le Seigneur ? » Cette hymne a plutôt la forme d'unc action de grâces, ou méme d’une prophétie, que d'une oraison.

Réponse d'Abélard.

Si je ne me trompe, Aune a placé l'oraison avant l'hymne, afin que son hymne ou action de grâces füt plus agréable à Dieu. Le mot : « Elle pria » précède donc l'oraison; et elle dit de l'hymre : « Mon cœur s'est exalté daus le Seigneur. » En effet, c'est la coutume de l'Église de placer une orai- son avant chacune des hymnes qui doit ètre chantée, tous les jours, en l'houneur de Dieu.

200 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

Plura autem cantica sanctarum feminarum legimus, ut Debora, Judi et istud Ann: matris Samuelis, sicut et Marie matris Dornini, de partu s a Domino commisso, illi quidem sterili, ut mater fieret tanti prophetæ, i vero virgini, ut maler fieret Salvatoris. Et hoc profecto canticum Ann sicut et illud Virginis summ, Ecclesia maxime frequentare consuevit, n solum pro sanctitate matris, vel diguitate partus ei concessi in Samue scilicet a quo specialiter prophetæ dicuntur incæpisse, et qui primus a ma Domino est oblatus, verumetiam quia nullus ante prophetarum ten] lam manifeste Christum, «t ejus imperium in suis canticis, sicut nu Anna, prophetasse videtur. Sic quippe ait de l'atre Christi et ipso: « Dor nus judicabit fines terræ, et dabit imperium regi suo, et subliinabit cor Christi sui. » Nondum quippe rex in Israel erat constitutus, ad quem h prophetissæ gratulatio pertineret. Ipsa. primo Christum, hoc est Messi: verum patenter exprimere meruit, ipsa manifeste prænuntiat futuru quod Maria decantat completum, tanquam fidem Virginis tam prophe quam partus instrueret sterilis.

PROBLEMA HELOISSÆ XXXIV.

Illud etiam movet, quod hic dicitur : « Donec sterilis peperit plurimos Etsi enim. Seriptura postmodum referat, quod post Samuelem | adhuc tr filios, et duas filias Anna peperit, nondum tamen, dum hoc diceret can cum, nisi Samuelem habuisse refertur. Quomodo etiam de filiis suis dic « plurimos, » et de filiis æmulæ suæ Fenennæ, dicit « multos, » tanqua ipsa plures habuerit, quam illa? Quamvis enim Seriptura nou definiat qu filios habuerit. Feneuna, nonuulli tanen. astruunt cam plures. habuiss quam Aunam, hoc est, septem.

Solutio Abælardi.

Non est necesse ut « plurimos » hoc loco, pro plures comparative accipi mus, respectu pauciorum : sed plurimos dicit absolute, sicut et multo verbis in eodem sensu variatis. Nec impedit, sijam multos filios habuiss Anna, quando canticum istud Domino persolvit, quamvis Scriptura nondu retulerit eam liabuisse. nisi Samuelem.

Sæpe namque series Scripluræ non tenet ordinem historie, sed nonnul narrat præpostere. Potuit. etiam istud per prophetize spiritum. Anna dicet quum so'um adhuc haberet Samuelem. Denique nec incongrue dicere poti

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 501

Nous avons plusieurs hymnes des saintes femmes, celles de Débora et de Judith, celle d'Anne, mère de Samuel, et celle de Marie, mère du Seigneur, sur le fruit qui leur a été confié par le Seigneur, et qui devait rendre l'une, alors stérile, mère d'un si grand prophète, l'autre, encore vierge, mère du Sauveur du monde. Cette hymne d'Anne, ainsi que celle de la Vierge souveraine, l'Église a coutume de les chanter, non-seulement à cause de la sainteté de Ia. mère et de l'importance du fruit qui lui a été confié dans la personne de Samuel, cette souche particulière des prophètes, et comme la première de celle: qui furent offertes à Dieu, mais parce qu'au- cun propbéte ue parait avoir prophétisé, dans ses hymnes, le Christ et son règne aussi clairement qu'Anne. En effet, elle dit du père du Christ et du Christ lui-même : « Le Seigneur jugera l'univers, et il. donnera l'empire à son roi, et il exaltera l'étendard de son Christ. » À cette époque, il n'y avait pas encore de roi, dans Israél, à qui les actions de grâces de cette prophétie pussent s'adresser. C'est donc elle qui la premiére mérita d'annoncer claire- ment le Christ, c'est-à-dire le vrai Messie, et de prédire manifestement sa venue, prédiction dont Marie chante l'accomplissement, comme si la pro-

phétie, non moins que la maternité de la femme stérile, eùt éclairé la foi de la Vierge. '

TRENTE-QUATRIÈME QUESTION D'HÉLOÏSE.

_ÿoici encore qui fait question pour nous : « Jusqu'à ce que, stérile, elle mit au monde beaucoup d'enfants. » Sans doute, l'Écriture dit bien ensuite qu'après Samuel, Anne mit au monde trois fils et deux filles. Mais au mo- ment elle chantait cette hymne, elle n'avait encore eu que Samuel. Comment aussi, dit-elle de ses fils « beaucoup » et des fils de Fénenna, sa rivale, « plusieurs, » comme si elle en avait eu plus que Fénenna ? L'Écri- ture ne détermine pas, ilest vrai, le nombre des enfants qu'eut Fénenua.

Quelques-uns pensent toutefois qu'elle en eut plus qu'Anne, c'est-à-dire sept.

Reponse d' Abétard.

I| n'y a pas lieu d'entendre dans ce passage « beaucoup » comme un terme de comparaison relativementà un nombre moindre. Les mots « beau- coup» et e plusieurs » sont emplovésici dans un sensabsolu. Ce sont deux mots différents pour exprimer une même chose. D'autre part, rien ne s'oppose à ce qu'Anne eût eu plusieurs fils, quand elle composa cette hymne en l'hon- neur du Seigneur, bien que l'Écriture rapporte qu'elle n'avait encore eu que Samuel.

Les récits de l'Écriture, en effet, ne sont pas toujours conformes à l'ordre historique. Les choses parfois sont présentées hors de leur place. D'ailleurs Anne peut dire cela par esprit de prophétie, alors qu'elle n'avait encore que

502 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBES.

pro solo Samuele, ut ipse scilicet pluris esset in pretio, quum filii Fenennz, licet unus in numero. lloc enim modo nonnunquam contingit, ut 1]lum dica- mus plus habere, quam alium, qui pauciora numero, sed pretiosiora possidet.

PROBLEMA HELOISSÆ XXXV.

Obsecramus et quid illud sit : « Samuel autem ministrabat ante faciem Domini, puer accinctus ephod lineo, et tunicam parvam faciebat mater sua, quam afferebat statutis diebus, ascendens cum viro suo, ut immolaret hos- tiam solemnem. » Sive enim levita, ut probabilius est, sive sacerdos Samuel fuerit, nequaquam ætas pueritiae. ministerio ejus convenire secunduin legem poterat, ut videlicet. ephod accintus tanquam levita, vel sacerdos, vitam lenera ætate ministraret. Quicrimus et quam tunicam vel quibus temporibus statutis mater puero allerret.

Solutio Abclardi.

Ministrare puer in aliquibus officiis minoribus polerat, cphod quo jue lineo accinctus. Unde et illud est Rabani s«cundum Augustinum : « Samuel accinctus ephod bar, hoc est superliumerali lineo, quod distat ab illo ephod, quo induebatur pontifex : quia istud tantummodo lmeum fuit, et concessum minoribus gradibus ad utendum. lllud euim, quod vestiebat. pontificem, ex quatuor coloribus, id est, hyacinto, bisso, cocco, purpura, et ex auro habe- batur contextum. »

Statutos dies patet esse supradictos triuin festivitatum secundum legem, ut in singulis illis praecipuis solemnitatibus anni, mater sollicita filio novam tunicam afferret, in qua ipse Domino mundius vel honestius ministraret, superhumerale lineum desuper habens, quo accinctus, et nou oneratus, expeditius ministrare posset. Quem, ni fallor, habitum monachi nunc imitantur, quum opera manuum in tunica el. scapulari desuper accincto soleant exercere. Quid enim aliud. scapulæ quam humeri? Aut quid scapulare, uisi superhumerale ? Denique, quis improbet Samuelem, licet puerum, in officio levi'arum, pro necessitate ministrare, hoe etiam Eli jubente, quum nullus tunc in domo Eli reperiretur hoc officio dignus ? Notum quippe proverbium est : « Necessitas non habet legem. »

PROBLEMA HELOISSE XXX VI.

Rogamus quippe et quierimus, quis fuerit i'le vir Dei a Domino missus a Eli ut euin corngeret, ct mala domui cjus venturas prædiceret ?

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 503

Samuel. Enfin, il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce qu'elle eût parlé seu- lement de Samuel, comme étant plus précieux à lui seul que tous les fils de Féneuna. Il n'est pas rare de dire que tel est plus riche qu'un autre, qui possède moins de choses, mais des choses de plus de prix.

TRENTE-CINQUIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Nous demandons encore ce que veut dire ceci : « Samuel servait devant la face du Seigneur, enfant vétu du manteau delin; et sa mére lui faisait une pelite tunique qu'elle lui apportait aux jours marqués, montant au temple avec son époux pour offrir solennellement une victime. » Que Samuel füt prétre ou, comme il est plus probable, lévite, sa jeunesse, aux lermes de la Loi, ne convenait pas à ce ministère. 1l ne pouvait, en un âge si tendre, y avoir consacré sa vie, et avoir revêtu le manteau de lin, soit comme lévite, soit comme prétre. Nous demandons aussi quelle tunique sa mére lui apportait et à quels jours fixés.

Réponse d'Abélard.

Samuel pouvait, tout enfant, rendre quelques offices d'ordre secondaire, revétu du manteau de lin. Ainsi le fait entendre ce passage de Rabanus, conforme à saint Augustin : « Samuel revêtu de l'éphod, c'est-à-dire du monteau de lin, qui diffère du manteau du prêtre. L'éphod seul était delin, el il était le costume des ordres inférieurs. La robe du prêtre était teinte de quatre couleurs : jacinthe, safran, écarlate, pourpre, et, de plus elle était tissue d'or. »

Quant aux jours marqués, il est évident que ce sont les jours des trois fêtes de la Loi. Chaque année, à chacune de ces solenuités, la mère pleine de sollicitude apportait à son fils une tumque neuve, pour qu'il pôt servir Dieu dans une tenue plus propre ou plus belle, portant sur l'épaule le man- teau de lin qui le recouvrait sans le charger, et lui permettait d'accomplir . son ministère avec diligence. Ce costume, si je ne me trompe, est le costume en usage chez les moines qui exécutent les travaux manuels, revétus de la tunique et du scapulaire. Les scapules sont-elles autre chose, en effet, que les épaules, et le scapulaire autre chose que l'éphod ? Enfin, qui pourrait trouver mauvais que Samuel, bien que tout enfant, ait servi le Seigneur parmi les lévites, ainsi qu'Héli a donné l'ordre de le faire, nul ne se trouvant dans la maison digne de remplir l'oflice de lévite? On connait le proverbe : « La nécessité ne connait pas de loi. »

TRENTE-SIXIÈME QUESTION D'HÉLOISE. Nous demandons, nous voudrions savoir quel était cet homme de Dieu envoyé par le Seigneur à Héli pour le corriger et lui prédire les malheurs de sa maison.

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 505

Que signifie ézalement ce passage, où, entre autres choses, i! est parlé du grand prêtre meilleur qu'Iléli ct destiné à lui succéder, dans les termes sui- vants : « Je me susciterai un prêtre fidèle qui sera selon mon cœur et mon âme, je lui élèverai une maison fidèle, et il marchera avec moi, tous les jours, devant le Seigneur. Et il arrivera que quiconque sera resté jusque-là dans la maisou viendra pour qu'il soit prié pour elle, offrira une monnaie d'argent, une tourte de pain, et dira : « Abandonne-moi, je^t'en supplie, une part de prétre, afin que J^ puisse manger une petite bouchée de pain? » Nous savons bien que Samuel, qui survécut à Iéli, fut très-fidèle au Sei- gueur; mais l'opinion commune est qu'il était lévite plutôt que prétre, et que sa maison ne fut pas fidèle, puisque ses fils furent réprouvés. Quant à ce mot : « 1l marchera devant mon Christ, » s'applique-t-il au prétre lui- méme, ou à sa famille, ct quel est ce Christ? nous voudrions aussi le savoir. Enfin, nous demandons des explications sur l'offrande de la monnaie d'argent et de la tourte de pain, c'est une offrande de nouvelle espéce et non prévue par la Loi, ainsi que sur les autres détails.

Reponse d'Abélard.

On croit que cet homme est un ange qui apparut sous forme humaine. Par le grand prétre, futur successeur d'Héli, il faut entendre non pas tant Samuel qui ne fut que lévite et dont la famille, bien loin d'être fidèle, fut réprouvée, que tous les saints personnages qui remplirent le ministère d'Héli après lui, le] peut-étre qu'Aminadab, dans la maison duquel l'arche du Seigneur fut rapportée à Cariathiaris par les Philistins, ou bien Éléazar son fils, consacré à la garde de l'arche, ou enfin Abimelec lui-même que Saül tua avec les autres prétres dans Nobe, la ville des prêtres. Ces mots : « Il marchera de- vant mon Christ, » il faut les entendre non du grand prétre, mais de la famille servant sous lui. Enfin, quant au passage : « ll arrivera, etc., » voici comment je l'ai entendu expliquer par un Hébreu. La pièce d'argent, c'est le sicel d'argent au prix duquel chacun se rachetait auprès du grand prètre. La tourte de pain ou quicar, c'est le quart de pain qui était l'offrande du pauvre. La part de la prétrise était l'épaule droite, le pectuscule, c'est- à-dire partie supérieure de la poitrine, les joues, le ventricule etla queue qui était donnée, comme il est dit dans le Levitique, au grand prétre : cette part, toutefois, variail avec les rites divers des sacrifices. C'est d'Héli qu'il est question, parce que sa maison en devait arriver à un tel état de misère, que ceux qui étaient jadis les entrepreneurs des rachats et des offrandes, et auxquels pour cela méme la part sacerdotale d'Héli était donnée, allaient être obligés de passer marché avec les autres prêtres, demandant l'aumóne et suppliant qu'on leur abandonnàt une part, si petite qu'elle füt, de la pré- trise, une petite bouchée de pain appelée plus haut tourte.

QUESTIONS D'HÉLOÏSE ET RÉPONSES D'ABELARD. 5)

TEENTE-SEPTIÉME QUESTION D NHÉLOÏSE.

Que signifie ce passage de l'exorde de saint Marc. l'évangéliste : « Amsi qu'il est écrit dans [saie : voici que j'envoie mon ange devant ta face pour préparer ton chemin. Une voix criant daus le désert, etc.? » Pourquoi dit-il « dans [saie, » quand le premier témoignage qu'il invoque aussitôt est celui de Malachie, suivant Eine? S'il eût fait le contraire, le texte serait exact; ces mots : « ainsi qu'il est écrit dans Isaie, » devant ne se rapporter qu'au premier témoignage.

Reponse d' Abelard.

La méme pensée est renfermée dans les paroles de deux prophètes. Seu- lement l'Evangéhiste, dass sa brièveté, a attribué ce qu'avait dit Malachie à Isaïe, dont l'autorité était plus grande et duquel Malachie avait peut-être reçu la leçon sur ce point. La mission de l'Ange pour préparer les voies du Sei- gneur, ou sa préparation, ainsi que la voix de celui qui crie dans le désert, c'est la prédication de Jean. C'est celui qu'Isaie décrit avec exactitude. [I ne l'appelle pas ange, mais il l'annonce. comme criant dans le désert. Ce qui fait justement ajouter par. l'Évangeliste au témoignage d'Isaie : « Jean fut baptisaut et préchant dans le désert. » Quand il dit : «Dans le désert et prè- chant, » il ne fait que reproduire, sous une forme claire, les paroles d'Isaic : « La voix de celui qui erie dans le désert. » Saint Marc en partant de ces mots : « [DH est écrit dans Isaie, » a bien som d'ajouter : « le prophète. » Il montre, par là, que, dans sa pensée, le témoignage d'Isaie avait plus de poids que le témoignage de Malachie le prophète, lequel, j'unagine, devait ce témoi- gnage plutôt à une prophétie d'Isaie qu'il avait lue, qu'à Finspiration du Saint-Esprit. On peut encore expliquer ce témoignage, en ce sens que saint Mathieu le présente comme recu-1lli dans deux prophètes Zacharie et Jérémie, tandis qu'il l'attribue. lui-même à Jérémie seul, quand il dit : 6 Alors fut accompli ce qui avait été dit par Jérémie le. prophète : « Et ils. reçurent « trente pièces d'argent pour prix de l'estimation faite par les enfants d'Is- « raél, et ils les donnèrent pour le champ du figuier, ansi que l'a réglé le Seigneur. » Le premier témoignage qui appartenait à Zacharie, et le second qui appartenait à Jérémie étant donc relatifs à la même prophétie sur le Seigneur, Zacharie en à fait l'attribution. complète à Jérémie, dont Vautorité était plus grande, et de qui Zacharie avait pu en recevoir l'indication.

TRENTE-HUITIÈME QUESTION D HÉLOÏSE.

Ce témoignage du prophète Zacharie que le Seigneur, dans samt Mathieu, rend de lui méme : « Caril est écrit : « Je frapperai le pasteur et Je disper- serai les brebis du troupeau, » est pour nous l'objet d'une difficulté. Zacha-

508 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

emm Zacharias de pseudopropheta potins quam de Domino dicere videtur. Sic quippe in co scriptum est : « Et erit, quum prophetaverit quispiam ul- tra, dicent ei pater ejus et mater ejus, qui senuernnt eum : « Non vives, quia mendacium locutus est in nomine Domini. » Et configent eum pater ejus et mater ejus, genitores ejus, quum prophetaverit. Et erit in die illa, oonfundentur prophetze, unusquisque ex visione sua, quum prophetaverit, nec operientur pallio saccino, ut mentiantur; sed dicet : « Non sum pro- pheta : homo agricola ego sum; quoniam Adam exemplum meum ab ado- leseentia mea. » Et dicetur ei : « Quæ sunt plage iste in medio manuum tuarum? » Et dicet : « llis plagatus sum in domo eorum qui diligebant me. Framea suscitare super pastorem meum, et super virum cohærentem mihi, dicit Dominus evercituum. Percute pastorem, ct dispergentur oves. »

Solutio Abælardi.

Quamvis Zacharias illud pro pseudopropheta dixerit, Dominus vero pro se ipso induxerit, tamen. tale est. illud Domini testimonium ex Zacharia sumptum, quod tam bono pastori, quam malo conveniat. Sive enim bonus pastor, sive malus, aliqua. adversitate. pereussus , a cura illa pastorali, quam acceperat, præpediatur, ab ejus regimine grex, quem adunaverat, dis- pergetur, et disureuatus in diversa. vagatur, sine pastore et duce factus. Quia er_o persecutio adversariorum, tam in. bono pastore, quam in malo, line dispersionem :regis operatur, non incommode Dominus, quod. senc- raliter de pastoribus dicetur, ad suam etiam passionem applicuit ; tanquam si diceret : quod generaliter de pastoribus verum est, hoc etiam in se com- plendum esse, et sie etiam in se. futurum, sicut. in speudopastore fuerat pridictum; ut in. hoe etiam. cum iniquis sit repulatus, quod eis etiam in hoc assimilatus.

PLOBLENA HELOISSÆ XXXIX.

Quærimus etiam quomodo illud quod de galli cantu Dominus Petro præ- dixit tam varie scriptum sit ab evangelistis. Matthicus quippe ita scribit : « Ait illi Jesus : amen dico tibi, quia. in hac nocte, antequam gallus causet, ter me negabis. » Marcus vero, qui Evangelium suum, ipso Petro dictante, dici- tur seripsisse, sic ait: « Amen dico tibi, quia hodie in nocte hac priusquam bis gallus vocem dederit, ter me es negaturus. » Lucas vero ita : « Dico tibi, l'etre, non cautabit hodie gallus, donec ter abneges nosse me. » Joannes vero sie : « Amen, amen dico tibi, non cantabit gallus, donec ter me neges. » Quid ergo sibi vult tanta verborum diversitas, si semel unum ex his Domi-

,

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 909

rie, en parlant ainsi, semble parler d'un faux prophète plutôt que du Seigneur. En eflet, il est écrit dans ce passage : « Et dans la suite, lorsque quelqu'un prophétisera, le père et la mère qui lui auront donné le jour lui diront : « tu ne vivras pas, car tu as menti au nom du Seigneur. » Et le père et la mère, qui lui git donné le jour, lui perceront les mains, lorsqu'il pro- phétisera. Et il arrivera, en ce jour, que les prophètes seront confondus cha- cuu par la prophétie qu'il aura rendue. lls ne seront pas enfermés dans le sac des imposleurs; mais chacun d'eux dira : « Je ne suis pas un prophète; je suis un simple laboureur ; Adam a été mon exemple, dés ma jeunesse. » Et on lui dira : « Qu'est-ce que ces blessures que tu portes au milieu des maius? » Et il dira : « C'est moi qui me suis fait ces blessures, dans la mai- soi de ceux qui ine chérissaient. Touche de l'épée la tête de mon pasteur et la téte de celui qui s'attache à moi, a dit le Dieu des armées. Frappe le pas- teur, et les brebis seront dispersées. »

Réponse d'Abélard.

Bien que Zacharie ait dit cela d'un faux prophète, tandis que le Sei- gneur s'exprime comme en son nom, ce témoignage du Seigneur tiré de Zacharie est tel qu'il convient aussi bien au bon qu'au mauvais pasteur. En effet, que le pasteur, bon ou mauvais, frappé par quelque coup de l'ad- versité, soit détourné de la garde dont il avait recu le soin, le troupeau qu'il avait groupé se disperse, se désunit, s'égare dans tous les sens, sans chef, sans guide. La persécution des ennemis produixant donc cette dispersion du troupeau, tant chez le bon que chez le mauvais pasteur, ce n'est pas sans raison que le Seigneur a appliqué à la Passion qu'il a souflerte ce qu'il dit en général des pasteurs. C'est comme s'il disait que ce qui est vrai gé- néralement des pasteurs doit être accompli mème en lui, et qu'il arrivera de lui comme il a été prédit par de. faux prophète; à savoir, qu'il sera compté, en cela, parnn les réprouvés, pour avoir, en cela, été assimilé à eux.

TRENTE-NEUVIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Nous demandons aussi pourquoi ee que le Seigneur a prédit à Pierre au sujet du chant du coq e-t si diversement présenté par les Évangélistes ? Saint Mathieu écrit : « Jésus lui dit: je vous le dis en vérité, avant que le coq chante, vous me renierez trois fois. » Saint Marc, de sou côté, qui, dit-on, écri- vit son Évangile sous la dictée de Pierre, dit : « J* vous le dis en vérité, au- jourd'hui, pendant cette nuit, avant que le coq ait chanté deux fois, vous me renierez. » Saint Luc : « Je vous le dis, l'ierre, le coq aujourd'hui ne chantera pas trois fois, avant que vous m'ayez renié. » Suint Jean : « Je vous le dis : en vérité, en vérité, le coq ne chantera pas trois fois, avant que vous m'ayez renié. » Que signifie cetle si. grande diversité de formes, s'il est vrai que le

910 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

nus Petro dixerit ? Quid est etiani quod dieit Marcus : « Hodie in nocte hac,» quuin nequaquam nox in die sit, et in cantu. galli addiderit « bis, » quod cetert tacent?

Solutio Abælardi. ,

Consuetudo est Seripturæ, nomine. diei pariter diem et noctem compre- hendere : veluti quum dicimus, quia ille. vixit, vel sedit tot annis et tot diebus, vel quia ibi fuit per tot. dies. Sic et quum Marcus dixit « hodie, » noctem etiam cuni suo. die comprehendit. Quod vero adjuüxit, in nocte hae, » noctem nou teinpus, sed imimninentis. noctis. adversitatem dixit.

Ut vero. utraque solvamus de galli cantu. dicta, ponamus Dominum ia temperate Petro dixisse prius, ut Marcus refert, antequam gallus seilicet bis vocem dederit, et postea, tanquam l'etrus constantiam suam. promitteret, adjecisse, quod. etiam. illud. faceret, antequam. gallus cantaret. Nam el Marcus Petrum quasi. iimium confidentem sæpius verbis. Domini. quasi procaciter contradicere commeinorat, dicens : « Petrus autem ait : Etsi omnes scandalizati fuerint, sed non ego. » Et ait illi Jesus : « Amen uico tibi, quia hodie in nocte hac, priusquam gallus bis vocem dederit, ter me es nezaturus. » At ille amplius loquebatur : « Et s? oportucrit me simul comniori tibi, non te negabo. » Qui prius dixerat se non csse scandalizaudum, plus aliquid nune addit, dicens se etiam paratum commori antequam neget. Ad quam majorem sus constautize praesumptionem et ipse Dominus plus aliquid adjecisse non. incongrue creditur, dicendo scilicet, quod priusquam etiam gallus cantet, ter sit negaturus, ut diximus.

Sed illud plurimum quæstionts generat, quod negationes l'etri, ct cantum galli Marcus sie ordinat, ut post primam. negationem, gallus. primo canta- ret; et post duas alias, secundo; ex quo videtur nequaquam posse stare, quod, sicut dicunt ceteri Evangelisti, Petrus ter negaret, antequam gallus cantaret ; nisi forte im verbis quoque. ipsoruin subaudiatur « bis, » quod Marcus ponendo. sulaudiendum | innuit, et. qucd. Dominus tantummodo dixerit. Quum enim aliquid uno loco inagis determinare quam in alio dici- tur, svpe deterininationem subaudiri oportet, ubi eliam ipsa non ponitur, vel quod alibi est exceptum, diligenter anuotandum, ne falsitas confundat sensum. Quod. nec ip-os etiam latet. infideles. Unde cum Judæis nonnun- quam opponimus : « Ad usuram non accomn:odaveris, » tanquam nec no- bis etiam fœnerare debeant, dicunt, « proximo. tuo, » subintelligendum esse, quod alibi legitur. determinatum esse. Sed et quum Veritas habeat Evangelica : « Nisi quis renatus fuerit ex aqua, et Spiritu. sancto, non po- test introire in regnum Dei, » subintellizeudum est, vel sua passione sanc:

QUESTIONS D'IIÉBLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 511

Seigneur n'en a suivi qu'une seule à l'égard de Pierre? Que signifie ce que dit saint Marc : « Aujourd'hui, pendant cette nuit? » I n'y a point de nuit dans le jour. Et pourquoi ‘dit-il du chant du coq « deux fois, » ce dont les autres ne parlent pas?

Réponse d' Abelard.

C'est la coutume de l'Écriture d'embrasser, dans le mot de jour, le jour et la nuit. C'est ainsi que nous disons nous-mémes, que tel a vécu ou est demeuré ainsi pendant tant d'années et tant de jours, ou qu'il a été pen- dant taut de jours. Lors done que saint Marc dit : «Aujourd'hui, » il embrasse le nuit et le jour. En ajoutant : « Pendant cette nuit, » il. veut marquer non le temps méme de la nuit, mais le moment à venir de nuit prochaine.

Quant à la diversité des versions au sujet du chant du coq, il faut suppo- ser que le Seigneur a d'abord dit à Pierre avec. mesure, suivant le témoi- gnage de saint Mare : « Avant que le coq ait chanté deux fois; » puis Pierre protestant de sa fidélité, i1 aura ajouté qu'il le ferait, méme avant que le coq eût chanté. Eu effet, l'idée de saint Marc est de rappeler que le Seigneur voulut rabattre, comme en se jouant, la confiance parfois trop grande de Pierre, losqu'il écrit : « Pierre dit : « Quand tous seraient scandalisés, je ne le serai pas, moi. Et Jésus lui dit : Je vous le dis, en vérité, aujour- d'hui, et cette « nuit avant que le coq ait chanté deux fois, vous me renierez. Et celui-ci continua : Fallàt-il mourir avec vous, je ne vous renierai pas. » ll avait cominencé par dire qu'il ne serait pas scandalisé ; il va plus loin : il ajoute qu'il est prét à mourir. plutôt que de renier. C'est à cette présomption excessive que le Seigneur paraît, non sans raison, avoir répondu en ajoutant qu'avant que le coq chantàt, il l'aurait renié trois fois.

Ce qui fait surtout question, c'est que saint Marc présente les renicments de Pierre et le chant du coq dans un ordre tel que c'est après le premier reniement que le coq chante la première fois, et après les deux autres, la seconde : ce qui semble ébranler ce point que, d'après le récit des autres E:angélistes, Pierre renierait trois fois, avant que le coq chantàt. Mais peut- être faut-il sous-entendre dans leur récit, le mot « deux fois » que saint Mare, en l'éerivant, indique comme ayant été dit, et comme sous-entendu. En effet, lorsqu'une chose est plus exactement déterminée eu un endroit qu'en un autre, il faut sous-entendre cette détermination elle ne se trouve pas, pour ne point se laisser entrainer dans un sens inexact. C'est une règle connue mème des infidèles. Quand nous opposons aux Juifs ce mot : « Tu ne préteras pas à usure, » comme s'ils ne devaient pas nous préter à nous mêmes, ils répondent qu'il faut sous-entendre : « à ton prochain, » ce que la Loi détermine ailleurs expressément. De même, quand la Vérité évangé- lique dit : « Celui qui ne sera pas régénéré par l'eau et par l'Esprit-Saint n'eutrera pas dans le royaume de Dieu, » il faut sous-entendre : et sanctifié

Lu

512 | PRODLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

üficatus, quum alibi quoque de martyribus generalem habeamus senten- tiani, Domino dicente : « Qui perdiderit animam. suam. propter me inve- niet cam. »

Augustinus vero, lib. III de Consensu Evangelistarum, hanc diversitatem de negatioue Petri ita dissolvit, ut quod Marcus ait, ad prolationem vocis referat negantis; quod cæteri dicunt, ad. propositum. animi jam tanta for- midine percussi, atque perturbati, ut paratus essel tertio negare, antequam omnino gallus cantaret.

Quod si quis forte requirat cur dixerit Dominus : ter, et non quater, vel amplius, quod similiter ex magnitudine formidinis facere paratus esset, videtur mihi nonnulla etiam ratio in hoc negationis haberi ternario, quod comprehenso intelligatur omnis negatio. Omnis. quippe Christum negans, vel per errorem id faeit, vel timore aliquo, sive cupiditate. compulsus id præsumit. Ter igitur negaturus Petrus quum a Domino predicitur, ad om- nem paratus esse negationem insinuatur. Neque enim dubitandum. est ex his, qua jam in Domino gesta conspexcrat, antequam primum negaret, desperationis scandalum una cum caeteris ipsum corruisse : à quo postmo- dum liberatus, Domino cum respiciente, amaro. penitentie. fletu delevit quod commisit. |

Nec illud fortassis absurde dici potest quod ille prior eantus galli, post priinamn. negationem Petri, naturalis non fuit : sed ex aliquo strepitu, vel Petri de atrio foras exeuntis, vel quorumcunque illic deambulantium, gallus aliquis prope assistens, excitatus ante horam, primo cantaverit : ut non essel ille prior cantus naturaliter factus, sed vi quadam extortus. Nec tamen sine ratione id Dominus ordinavit, ut ad primam statim negationem Petri, statim gallus, quasi. Petrum arguendo, cantaret, nec sic Petrus negando desisteret, ut veritas ipsa. appareret. Quum itaque Dominus prædixerit Pe- trum ter negaturum, ant quam gallus cantaret, horam naturalis cantus galli intellexisse videtur. Mareus vero qui solus apposuit « bis, » tam natu- ralem quam accidentalem cantum galli indiffereuter accepit.

PROBLEMA HELOISSÆ XL.

Quid est quod solæ bestiæ, vel aves commemorantur adductæ esse in pa- vadisum ad Adam, ut videret, qui vocaret ea : et non etiam reptilia terra ut serpentes, vel reptilia aquae, ut pisces?

Solutio Abælardi. e

lene quidem, quantum ad mysterium, hoc credimus actum. In Ecclesia

QUESTIONS D'HÉLOÏSE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 919

par sa Passion, puisque ailleurs nous avous sur les martyrs une pensée générale déterminée par cette parole de Dieu : « Celui qui aura perdu sa vie pour moi me trouvera. » E

Saint Augustin, dans son troisième livre sur la Concordance des Évange- listes, résout ainsi la diversité des versions au sujet du reniement de saint Pierre. Ce que dit saint Marc, il le rapporte à l'expression du reniement; ce que disent les autres, à la résolution de l'àme de Pierre, déjà frappée et troublée par l'effroi, si troublée qu'il était prét à renier une troisième fois, avant que le coq chantàt.

Que si l'on demande pourquoi le Seigneur dit qu'il. reniera trois fois et non quatre ou davantage, ee qu'en raison de son e'froi Pierre était prét à faire, je crois trouver quelque explication du nombre trois dans cette raison que ce nombre est le mode et le terme de tout remement. Quiconque renie le Christ le fait jar erreur, par crainte, ou par présomp- tion. Quand donc le Seigneur dit que Pierre le reniera trois fois, il veut faire entendre qu'il est prét à toutes les sortes de reniement. Car il n'était pas douteux, d'après ce qu'il avait vu faire au Seigneur, avant de le renier pour la première fois, qu'il füt tombé avec tous les autres dans le scandale du désespoir : faute dont il fut pardonné plus tard par la grâce de Dieu, et qu'il pleura de toutes les larmes de la pénitence.

Puis peut-être n'est-il pas déraisonnable de dire que le premier chant du coq, après le premier. reniement de Pierre, ne fut pas uaturel? un coq qui se trou ait aura été, sans doute, réveillé avant l'heure. par quelque bruit, celui de Pierre sortant ou celui des passants, et il aura chanté. Mais ce premier chant n'était pas naturel ; il était l'effet d'un accident. Ce n'est pas sans raison que le Seigneur a disposé les choses de telle sorte qu'au pre- mier reniement de Pierre, le coq, comme pour convaincre Pierre, chantät, et que cet avertissement ne l'einpéchàt pas de continuer à le renier : 1l voulait que la vérité apparût dans tout sou jour. Lors donc que le Seigneur prédit que Pierre le renivrait trois fois avant que le coq chantàt, il a voulu qu'on entendit par l'heure et le chant naturel du coq. Saint Mare qui seul a cerit « deux fois, » a confondu le chant naturel et le chant accidentel du coq.

QUARANTIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

D'où vient que les animaux seuls et les oiseaux sont cités comme ayant été amenés dans le Paradis à Adam, afin qu'il vit à leur donner un nom, et qu'il n'est pas question des reptiles de terre comme les serpents, ou des reptiles d'eau comme les poissons?

Réponse d' Abelard.

Nous crovous que c'est un symbole mystérieux. parfaitement exact. En 33

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 5415

effet, dans l'Église présente, les religieux que l'ardeur du désir soulève le plus vivement vers les cieux et qui sont comme les étres ailés qui volent daus les espaces des airs, sont comparés aux oiseaux ; les gens de bien ma- riés sont les animaux qui en partie, c'est-à-dire par les pieds, touchent la terre, et en partie n'y tiennent. pas, leur corps ne s'y roulant point. Celui qui est marié, en effet, est, pour ainsi parler, divisé en deux : il sert Dieu, et il est attaché au siècle par les nécessités pressantes du mariage ll tient donc à la terre par les pieds, c’est-à-dire par la partie inférieure de son étre, en ce sens qu'il est l'esclave des soins de la terre, à cause des occupa- ons du mariage qui appartiennent à la vie passagère. Quant aux reptiles dont le corps tout eutier traine sur la terre, et qui ne peuvent, en aucune facon, s'en soulever, ce sont les réprouvés attachés corps et âme, aux désirs de la terre et plongés dans l'abime des vices, les réprouvés desquels il est écrit : « Lorsque le pécheur est tombé dans l'abime des vices, tout lui est à mépris. » Voilà pourquoi aussi il n'est pas permis, dans un sacrifice, d'offrir des poissons à Dieu. C'est donc avec raison qu'on dit que les oiseaux et les animaux qui marchent furent seuls amenés dans le Paradis à Adam pour qu'il les nommàt, et point les reptiles. En effet, de tout le peuple de l'Église actuelle dans laquelle la paille est encore mélée au grain, les religieux et les gens hounétes qui sont mariés doivent seuls parvenir au vrai Paradis de la patrie céleste, et ètre dignes de l'appel de Dieu (leurs noms sont déjà écrits au livre de vie). Sur cet appel de Dieu, voici ce que dit l'Apôtre : « Ceux que Dieu prédestinait ; il les a par méme appelés; et ceux qu'il a appelés, 11 les a justifiés. »

QUARANTE-UNIEME QUESTION D'HÉLOISE.

Nous demandons qui a ajouté à la fin du Deutéronome, c'est-à-dire à la fin des cinq livres de Moise, ce qui est raconté de la mort de Moise? Fst-ce Moïse qui Fa écrit lui-même dans un élan d'esprit prophétique, si bien que cet appendice doive être considéré comme une partie de son œuvre, ou bien est-ce une addition de quelque main étrangère ? |

Reponse d'Abelard.

« C'est Esdras, qui. ainsi que le rapporte Béde, a rédigé non-seulement Ja Loi, mais méme, d'après la commune tradition, toute la suite des saintcs Écritures, laquelle avait été brûlée dans un incendie, et qui l'a ré- digée suivant les besoins tels qu'il se les représentait, » c'est Esdras qui a ajouté cette partie, comme tant d'autres, au texte de l'Ancien Testament. Nous voyons certains passages ajoutés par les traducteurs au texte des Évan- giles. Tel ce passage de saint Mathieu : « Eli, Eli, lamma Sabacthani? » c'est à-dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » De méme, dans les autres Évaugélistes qui ont écrit en hébreu, non en

QUESTIONS D'HÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 517

grec, le texte hébreu a subi quelques additions. De méme encore, dans le livre des Hommes illustres à la fin duquel saint Jérôme s'est lui-même fait une place, son àge et la date de sa mort ont été ajoutés par une main étrangère.

QUARANTE-DEUXIÈME QUESTION D'HÉLOISE.

Nous demandons si l'on peut être coupable, en faisant une chose permise ou méme ordounée par Dieu.

Réponse d' Abélard.

A vrai dire, la question est grave. Il s'agit de savoir si, tant dans l'ancien peuple que dans le nouveau, le commerce de la chair dans le mariage, le- quel sert à la transmission du péché originel, est un péché.

Dans l'ancien peuple, le Seigneur, par un de ses commandements, bien plus, par la malédiction prononcée par la Loi contre ceux qui ne lais- saieut pas de postérité à Israél, le Seigneur obligeait à la génération des en- fants. Ce n'est pas seulement avant le péché qu'il dit aux premiers parents : « Croissez, multipliez et remplissez la terre; » il répète cet ordre à Noé et à ses fils aprés le déluge. Sur cette malédiction de la Loi dont je parle et qui obligeait les hommes à propager la race, saint Jéróme dit dans un passage du Traite contre Helvidius touchant la virginité perpetuelle de sainte Marie : « Tant qu'a régné cette loi : croissez, multipliez et remplissez la terre, » et celle-ci : « Maudite soit la femme stérile qui n'a pas laissé de postérité dans Israël ! » hommes et femmes, tous se mariaient. Tel est aussi le sens de ce passage de saint Augustin daus son livre sur le Bien du Mariage : « Jean observait la continence en action, et Abraham, en intention seule- ment. En ce temps-là, en effet, la Loi, se conformant à la vie des patriar- ches, frappait de malédiction celui qui ne laissait pas de postérité en Israël; et pour ne se pas produire au dehors, la continence n'était pas moins dans le cœur. » Le mème dit encore dans son Traite à Julianus sur la conserva- tion du veuvage : « Si j'ai écrit que Ruth était heureuse et Aune plus heu- reuse, l'une pour avoir été unie à res divers époux, l'autre pour être restée longtemps veuve aprés uu premier mariage, ce n'est pas à dire que vous puissiez vous considérer comme meilleure que Ruth. Autre, en effet, était la loi imposée aux saintes femmes au temps des prophètes. C'était l'obéissance, non la concupiscenee qui les poussait au mariage: elles devaient travailler à la propagation du peuple de Dieu, pour qu'il en sortit le corps du Christ. »

Maudit était, effectivement, par l'arrêt de la Loi, en vuc de cette propa- gation, celui qui ne laissait pas de postérité en Israel. Ce n'était donc pas le désir du commerce charnel, mais le zèle de l'obéissance qui enflammait le cœur des saintes femmes ; et l'on peut croire qu'elles n'auraient assurément

QUESTIONS D'IIÉLOISE ET RÉPONSES D'ABÉLARD. 510

pas cherché le mariage, si les enfants avaient. pu. venir d'une autre facon. Les hommes avaient méme la faculté d'entretenir commerce avec plusieurs femmes. C'est ainsi que Ruth ne trouvant plus dans son époux mort le moyen de propager la race d'Israël, selon les obligations du temps, chercha un autre époux. Cette malédiction de la Loi rappelée par le saint docteur, cette tache d'infamie imprimée aux fidéles, avait pour principe la préoccu- pation de la conservation du peuple, préoccupatiou telle que les fréres plus jeunes poussaient leurs femmes à donner des enfants à leurs frères ainés, méme alors qu'ils en avaient eus par leurs propres femmes, ct à concevoir, en quelque sorte, pour celles qui étaient mortes, non pour elles, afin d'af- franchir de la malédiction de la Loi ceux qui, en réalité, avaient. déjà une postérité. Le Seigneur lui-même avait établi comme récompense pour les observateurs de la Loi, que rien chez eux ne demeurerait stérile, ni hom- mes, ni troupeaux. C'est ainsi qu'il est écrit dans le Deutéronome : « Si, après avoir entendu ces prescriptions, tu les observes fidèlement, le Sei- gneur te protégera et te chérira ; 1l imultipliera ta race, il bénira le fruit de tes entrailles, les taureaux de tes pâturages, les brebis de tes troupeaux ; tu seras béni entre tous les peuples. » Aussi voyons-nous que, parmi les saints l'éres, aucun ne fut privé de postérité, bien qu'ils cussent des épou- ses stériles. C'est qu'ils les avaient épousées pour propager la race du peu- ple de Dieu, non pour se livrer au plaisir du commerce de la chair ; c'était non pour eux, mais pour Dieu qu'ils avaient des enfants.

Tel est le sens de ce passage de Tobie : « Et maintenant, Seigneur, tu le sais, ce n'est pas dans une intention de luxure que je reçois ma sœur, je n'ai en vue que la postérité par laquelle ton nom sera béni dans les siècles des siècles. » C'est dans cette intention qu'Abraham se maria et mérita d'a- voir des en'auts d'une femme stérile. Ainsi encore [saac, Manué père de Samson, Elcana, Zacharias, eurent, les derniers d'Anne et d'Élisabeth, la lignée qu'ils souhaitaient, pour ne point encourir la malédiction de la Loi et l'opprobre attaché à la stérilité. Matrimonium fut le nom donné, dans la suite, au mariage, parce que c'était le point de départ pour faire la mére de famille (mater familias). C'est en considérant cette malédiction de la Loi que la fille de Jephté pleurait sa virginité : mourant vierge, elle ne devait pas laisser de postérité en Israël. Enfin Élisabeth triomphait d'être sauvée de cet opprobre, quand elle disait : « Voilà ce que Dieu a fait pour mot dans le temps il a daizné me préserver de l'opprobre parmi les hommes. »

Fidèle à tous ces souvenirs, le docteur que j'ai cité recommande le com- merce des époux qui a pour objet moins d'engendrer des enfants que de les régénérer dans le Christ, à ce point qu'il déclare exempt du péché le com- merce qui a lieu dans cett? vue plutôt que pour éviter la fornication, et ce- pendant la fornication est la seule cause pour laquelle il nous exhorte à la continence. « Vous m'avez écrit, dit-il, que le bien pour l'homme, c'est de ne point avoir commerce avec la femme ; mais qu'à cause de la fornica-

590 PROBLEMATA CUM RESPONSIONIBUS.

gere ; propter fornicationem. autem, unusquisque suam uxorem, et una- quæque suum virum habeat. » Tanquam ergo melius fit concubitum quoque conjugalem Deo magis quam nobis impendi ; ut ei scilicet filios generare magis quam utilitati nostre intendamus providere. Adeo prædictus doctor illam intentionem isti. præponit, ut nequaquam illum concubitum ad in- dulgentiam referat, quem a culpa penitus alienat : ut non solum tanquam culpabilis non vitetur, sed tanquam laudabilis expetatur.

Qui etiam nuptiarum. bonum commendat, ut si causa qua convenit ineantur, procrendi videlicet filios, illos etiam concubitus excuset, qui non hac intentione, qua convenit, fiunt, atque in seipsis, magis quam in opera- tionem vitandze fornicationis, nuptias esse bonas convincit. Unde et in predicto libro, de Bono scilicet conjugali, sic ait : « Bonum ergo conjugii, quod etiam Dominus in Evangelio confirmavit, non solum quia prohibuit dimittere uxorem nisi ex causa fornicationis, sed etiam quia venit invitatus ad nuptias, eur sit bonum merito quæritur. Quod milii non videtur propter solam filiorum procreationem, sed propter ipsam etiam naturalem in diverso sexu societatem. » [tem : « Tantum valet illud sociale vinculum conjugum, ut quum causa procreandi colligetur, nec ipsa causa procreandi solvatur. Posset etiam homo dimittere sterilem nxorem, et ducere aliam, de qua filios habeat, et tamen non licet habere. » ltem : « Sane videndum est alia. bona Deum nobis dare, qui? proptcr seipsa. expetenda sunt, sicut est sapientia, salus, amicitia ; alia quæ propter aliquid sunt necessaria, sicut doctrina, cibus et potus, somnus, conjugium, concubitus. Horum enim quiam necessaria sunt propler sapientiam, sicut. doctrina; quadam propter salutem, sicut eibus, et potus, et somnus; qædam propter amici- tiam, sicut nuptiæ vel concubitus. llinc. enim subsistit propagatio generis humani, in quo societas amicabilis magnum bonum est. His itaque bonis, qux propter aliud. necessaria. sunt, qui non ad hoc utitur propter quod instituta sunt, peccat, alias. venialiter, alias damnabiliter. Quisquis vero eis propter hoe utitur propter quod data sunt, benefacit. » Item : « Mili vide- tur. hoc tempore solos eos, qui se non continent, conjugari oportere, se- cundum illam. ejusdem Apostoli sententiam : quod si se non continent, nubant. Melius est euim. nubere, quam uri. » Nec ipsis tamen non pecca- tum sunt nupliz ; qux si in operationem fornicationis eligerentur, minus peccatum esset, quam fornicatio, sed tamen peccatum cessent.

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lion, il faut que chaque homme ait sa femme, chaque femme son mari. » Le mieux dans sa pensée, c'est donc de se livrer au commerce du mariage, mais pour Dieu, non pour nous, et de songer à engendrer des enfants pour lui et non dans un intérét personnel. Telle est si bien la pensée du docteur cité, qu'il ne classe pas le mariage dans la catégorie des choses ayant besoin d'indulgence. Il l'affranchit de toute faute, et non-seulement il ne demande pas de l'éviter comme coupable, mais il veut qu'on le recherche comme louable.

À ses yeux, en effet, ceux qui recherchent les douceurs du commerce charnel dans l'intention convenable, c'est-à-dire en vue d'engendrer des enfants, ceux-là sont excusés, alors méme qu'ils s'y livrent en dehors de cette intention. Ainsi démontre-t-il que le mariage est chose bonne en soi, et non comme moyen d'éviter la fornication. C'est en ce sens qu'il dit dans le livre déjà cité, du Bien du Mariage : « On demande si le bien du mariage, que le Seigneur a consacré daus l'Évaugile, non-seulement en défendant de renvoyer celle qu'on a épousée, si ce n’est comme coupable de fornication, mais en assistant de sa personne à des noces auxquelles il avait été invité, on demande si ce bien est véritablement un bieu : je réponds oui, et cela, non-seulement à cause de la génération des enfants, mais à cause du lien naturel qui rapproche les deux sexes. » Et ailleurs : « Telle est la force du lien qui unit les époux que, formé en vue de la génération des enfants, il ne peut pas ètre rompu méme en vue de la génération des enfants. Un homme pourrait croire qu'il a le droit de renvoyer une épouse stérile et d'en prendre une autre pour en avoir des enfants : non, il n'a pas ce droit. » Et ailleurs : « 11 faut considérer que parmi les biens que Dieu nous donne, les uns sont dignes d'être recherchés pour eux-mêmes : telles la sagesse, la santé, l'affection; d'autres sont nécessaires à quelque chose : tels l'instruction, le manger, le boire, le dormir, le mariage, le commerce de la chair. De ces derniers, les uns sont nécessaires en vue de la sagesse, comme l'instruction ; les autres en. vue de la santé, comme le manger, le boire, le dormir; d'autres en vue de l'affection, comme le mariage et le commerce de la chair. Telle est, en effet, la base de la propagation de l'espèce humaine, et les sentiments d'affection y sont un grand bien. Donc celui qui n'use pas de ces biens qui sont nécessaires en vue d'autre chose, pour ce en vue de quoi ils ont été établis, se rend coupable soit de péché véuiel, soit de péché mortel. Mais celui qui en use conformément au bul pour lequel ils ont été institués fait bien. » Et ailleurs : « À mon avis, ceux-là seuls, en ces temps-ci, qui ne sont pas voués à la vie religieuse, doivent contracter mariage, suivant le conseil de l'Apótre : s'ils ne se vonent pas à la vie religieuse, qu'ils se marient : mieux vaut, en effet, se marier que d'étre brülé des feux du désir. » Pour eux, le mariage n'est pas un péché; si on le contractait en vue de la foruication, ce serait moins un péché que la fornication, ce serait toutefois un péché.

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Mais que répondre à cette parole si. claire de l'Apótre : « Qu'il fas-e ce qu'il veut : ce n'est pas un péché que se marier. Si vous prenez femme, vous ne péchez point ; une vierge ménie qui se marie ne péche point ? » On ne peut donc mettre en doute que le mariage ne soit pas un péché. L'Apótre n'accorde pas le mariage par indulgence; car qui pourrait soutenir sans absurdité que ceux-là ne pèchent point, auxquels indulgence est accordée ? Ce qu'il accorde par indulgeuce, c'est le commerce do la chair auquel on se livre par incontinence et non-seulement sans le désir d'avoir des enfants, mais avec le désir de n'en point avoir : commerce dont le mariage ne fait pas une nécessité, mais dont on demande la tolérauce ; encore ne faut-il pas toutefois qu'il passe la mesure, qu'il entreprenue sur les instants qui doivent être réservés à la prière, et tourne à un usage contre nature. L'Apôtre ne pouvait se taire sur ce point, dés le moment qu'il parlait de la corruption excessive des hommes impurs et impies. Quant au commerce de la chair, nécessaire pour la génération des enfants, il est en soi exempt de péché dans le mariage.

Pour celui qui franchit les limites de cette nécessité, il n'obéit plus à la raison, il cède à la passion. L'époux cependant doit non exiger ce com- merce de l'épouse, mais s'y préter, pour que celui des deux qui le recherche n'encoure pas la damnation éternelle par péché de fornication. Que si tous deux sont les esclaves de la méme concupiscence, ce qu'ils font n'a plus le moindre rapport avec le mariage. Toutefois si, dans leur union, ils aiment ce qui est honuète plutôt que ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire ce qui lient au mariage plutôt que ce qui n'y tient pas, « indulgence leur est accordée, » suivant la parole de l'Apótre. Et ailleurs : « Ce commerce naturel, quand il va au delà du but du mariage, c'est-à-dire de la nécessité de propager l'espèce, est faute vénielle chez une femme mariée, péché mortel chez la courtisane ; quant au commerce contre nature, exécrable chez la courti- sane, il est plus exécrable chez la femme mariée. Telle est l'harmonie des règles de la création et des rapports des créatures, qu'il est beaucoup plus pardounable de passer la mesure dans les choses dont l'usage cst concédé, que de la forcer, ne füt-ce qu'une fois, dans celles dont l'usage n'est pas permis. »

Voici pourquoi l'intempérance de l'époux doit être tolérée : c'est de peur que sa passion l'entraine dans des abus défendus. C'est pour cela qu'il est beaucoup moins coupable de rechercher le commerce de sa femme, que de se livrer à Da fornication, füt-ce aussi rarement que possible. D'autre part, quand l'homme veut user de sa femme contre nature, la femme est plus criminelle de s laisser faire, que de le laisser faire sur une autre femme. L'honneur du mariage est d'engendrer chastement et de se payer mutuelle- ment le fidèle tribut du commerce de la chair; tel est le but du lien conjugal, et voilà ce que l'Apótre affranchit de toute faute, quaud il dit : « Si vous avez pris femme, vous n'avez point péclié ; une vierge méme peut se marier, sans

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pécher ; qu'elle fasse ce qu'elle veut ; elle ne péche pas en se mariant. » L'in- tempérance dans les exigences des époux l'un vis-à-vis de l'autre est méine concédée par iudulgence, par les raisons que j'ai énoncées plus laut,

Quand donc l'Apótre dit : « Que celle qui n'est. pas mariée pense aux choses du Seigneur, afin d'être pure de corps et d'âme, » il ne faut pas l'eatendre en ce sens que l'épouse chrétienue n'est pas pure de corps. C'est à tous les fidèles, en effet, que s'adresse cette parole : « Ne savez-vous pas que vos corps sout le temple de l'Esprit-Saint, que vous tenez de Dieu ? » Oui les corps de ceux qui sont enchainés par les liens du mariage sont purs aussi, lorsque ceux-ci sont fidéles à leurs devoirs et à Dieu. Cette pureté du corps, non-seulement l'iufidélité de l'un d'eux ne la détruit pas; tout au contraire, la pureté de l'épouse sauve l'infidélité de l'époux, ou la pureté de l'époux, l'infidélité de l'épouse, suivant ce témoignage du même Apôtre : « L'homme infidèle est sanctifié dans la personne de son épouse fidèle ; la femme infidèle est sauctifiée dans la personne de son fidèle époux. » Nul doute d'ailleurs que la grâce ne s'applique aux femmes qui ue sont pas mariées plus qu'à celles qui sont mariées. Et ailleurs : « Le lien conjugal subsiste, alors méme que par stérilité manifeste, il n'est point suivi des fruits en vue desquels il a été contracté : les époux fussent-ils sûrs de n'avoir pas d'enfants, ils ne doivent pas se séparer ni s'unir à d'autres pour avoir des enfants. Faire ainsi, c'est commettre un adultére, car les liens qui les unissent n'en subsistent pas moins. Jadis, chez nos pères, il était permis de prendre une autre feinme, du consentement de l'épouse, afin d'avoir des eufauts, produit de l'union et de la semence de l'une, des dons et de la puissance de l'autre; est-ce chose encore permise aujourd'hui ou non? je n'oserais le dire. Aujourd'hui, en effet, il n'y a plus la iéme nécessité de se marier qu'autrefois, alors que, méine dans les familles l'on avait eu des eufants, 1l était | ermis de prendre plus d'une femine pour accroitre sa postérité, ce qui certes n'est pas permis maintenant. »

Et ailleurs : « Ce qu'est la nourriture pour la santé de l'homme, le com- merce de la chair l'est pour la santé de la race; on ne peut donner satisfac- lion ni à l'un ni à l'autre sans certunes jouissances physiques ; prises avec mesure et maintenues par la modération daus les limites du besoin naturel, ce sont des satisfactions sans péché. Mais il en est du commerce de la forni- cation ou de l'adultére pour la propagation de la race comme des aliments illicites pour le soutien des forces. De même qu'est illicite l'aliment pris en vue de plaire au ventre et à la bouche, de mème est illicite le commerce recherché en vue d'un plaisir étranger à la propayation de l'espèce. Enfin le commerce entre époux qui dépasse un peu la mesure est faute vénielle an mème degré que le désir intempérant des aliments permis. De même donc qu'il vaut mieux mourir de faim que de se nourrir des offrandes faites à des idoles, de méme il vaut mivux vivre sans cufants que de chercher à eu avoir par un commerce défendu. Mais quelle que soit la source dont on

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naisse, si l'on ne suit pas les vices de ses parents et qu'on honore Dieu, ou sera digne d'être honoré et sauvé. La semence de l'homme, d'où qu'elle vienne, est la créature de Dieu. Mal peut arriver à ceux qui en usent mal; mais en elle-méme, elle ne peut être un mal. Les fruits de l'adultére peu- vent être bons, sans qu'il puisse y avoir excuse pour l'adullére, tout comme les fruits d'une union légitime peuvent être mauvais, sans qu'il y ait faute dans l'union légitime. »

Et plus haut : « ll est des hommes si incontinents qu'ils ne ménagent pas leurs femmes, alors méme qu'elles sont enceintes. Mais tout ce que des époux peuvent apporter dans le mariage d'immodeste, de peu chaste, de bas, est le vice des hommes, non la faute du mariage. Jusque dans les exigences immodérées que l'Apótre ne prescrit point comme un comman- dement, mais qu'il accorde par indulgence, dans ces désirs auxquels l'idée de la génération est étrangère, méme quand ce sont de mauvaises. habi- tudes qui poussent à ce commerce, le mariage est encore une sauvegarde contre la fornication ou l'adultére. L'abus n'est pas admis comme but du mariage; mais il est pardouné à cause du mariage. Ce n'est donc pas seulement en vue de la génération, qui est la base des sociétés humaines, que les époux se doivent l'un à l'autre le. fidèle commerce de la chair, c'est aussi pour éviter les communes tentations des commerces illicites qu'ils sont tenus à une mutuelle condescendance; l'un ne peut se vouer à la continence, sans le consentement et l'agrément de l'autre. Ce n'est pas la femme qui a pouvoir sur son propre corps, c'est son mari. De méme ce n'est pas l'homme qui doit disposer de son propre corps, c'est la femme. Qu'ils ne se refusent pas l'un à l'autre ce qu'evigent, je ne dis pas les besoins de T1 génération, mais la faiblesse de la nature, l'inconti- nence mème, s'ils ne veulent tomber dans les piéges que le démon ne manquera pas de tendre, soit à l'incontinence des deux, soit à celle de l'un des deux. Le commerce de la chair dans le mariage est sans péché. » Et ailleurs : « Payer le tribut du mariage est chose exempte de toute faute : exiger au delà des devoirs de la génération est faute vénielle. »

Le méme, dans le premier livre de son traité du Mariage et de la Concupiscence, adressé au comte Valérien, écrit : « Qui oserait dire qu'un don de Dieu soit un péché? L'àme et le corps et tous les biens de l'âme et du corps, qui evistent naturellement pour les pécheurs comme pour tout le monde, sont des dons de Dieu, puisque c'est Dieu qui les a faits, et non eux. On a dit que parmi les choses qu'ils font, tout ce qui n'est pas suivant la foi est péché. Qu'on se garde de déclarer qu'il est honteux d'observer la fidé- lité du mariage non contracté en vue de Dieu. L'union des sexes en vue de la génération est le bien propre du mariage; seulement, c'est mal user de ce bien de le chercher pour le plaisir de la chair, non pour le plaisir de la génévation.... Celui qui possède son vase, c'est-à-dire sou épouse, dans cette peusée, ne le possède pas assurément avec le mal du désir comme les peu-

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ples qui ignorent Dieu, mais en état de sanctification et d'adoration, comme les fidéles qui ignorent en Dieu. L'homme, en effet, use du mal de la concu- piscence, il n'y succombe pas quand il le règle, quand il contraint ses élans déshonnétes et les enchaîne, ou quand il ne leur laisse leur liberté et leur essor qu'en vue de la propagation, en vue d'engendrer charnellement des étres qui doivent étre régénérés spirituellement, et non de soumettre l'es- prit à la basse servitude de la chair. »

Et ailleurs, au sujet de l'union de Joseph et de Marie : « Tout le bien du mariage a été accompli dans les pére et mére du Christ : la génération, la fidélité, la consécration ; la génération, nous en voyons le produit dans le Seigneur Jésus-Christ lui-même; la fidélité, puisqu'il n'y a pas eu d'a- dultère ; la consécration, puisqu'il n'y a pas eu séparation. La seule chose qui manque, c'est le commerce de la chair, parce qu'il ne pouvait avoir lieu que par le péché de la chair, parce qu'il ne pouvait s'accomplir en dehors de cette concupiscence de la chair, produit du péché sans lequel il voulut être concu, lui qui devait étresans péché. 1] voulut être engendré non dans le péché de la chair, mais dans l'apparence du péché de la chair, afin de’ mon- trer que toute chair qui naît d'un commerce charnel participe au péché; sa chair à lui seul n'étant pas née de ce commerce et n'étant pas une chair de péché. Toutefois le commerce du mariage qui a eu lieu dans la pensée de la génération n'est pas, par lui-même, un péché, parce qu'une bonne pensée dirige celui qui en subit l'attrait, parce que ce n'est pas le corps qui suit l'amorce de la volupté, ni la volonté qui est trainée sous le joug du péché, le péché étant ramené à l'exercice légitime de la génération. »

Et ailleurs, au sujet de ce que dit l'Apótre : « Je dis indulgence, non com- mandement. Ou il y a lieu d'accorder indulgence, on ne peut nier qu'il y ait faute. Puis donc que le commerce de la chair en vue de la génération, qui est le but propre du mariage, n'est pas coupable, à quoi s'applique l'in- dulgence de l'Apótre, si ce n'est au cas dans lequel les époux, ne contenant pas leurs désirs, exigent l'un de l'autre la dette de la chair, non dans la pensée de la génération, mais par lentrainement du plaisir? Plaisir non coupable à cause du mariage, et à cause du mariage pardonnable. Donc, méme en cela, le mariage est louable, parce qu'il fait pardonner pour lui ce qui ne tient pas à lui. En effet, le commerce dont je parle, et qui n'est que l'eflet servile de la concupiscence, ne se propose pas d'empécher le fruit naturel du mariage. Autre chose est cependant de ne s'y livrer qu'en vue de la génération, laquelle est exempte de tout péché, autre chose d'y chercher l'attrait de la chair pour soi, ce qui est une faute vénielle. »

Et ailleurs, livre second : « Nous ne condamnons pas le pain et le vin à cause de ceux qui s'abandonnent à la gourmandise et à l'ivresse, pas plus que l'or à cause des gens cupides et avares. Nous ne condamnons pas davan- tage le commerce lionnéte de la chair, à cause de ceux qui en abusent. Il

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aurait pu s'accomplir en effet, sans qu'il y eüt une faute dont les époux eussent à rougir. La faute a commencé aprés le péché, et c'est ce que dans un sentiment de honte, les premiers époux ont cacher. D'où est demeu- rée dans la suite, méme chez ceux qui usent bien et convenablement de ce mal, l'habitude d'éviter les regards dans l'accomplissement de l’œuvre charnelle et de marquer ainsi comme hónteuse une chose dont nul ne devrait avoir honte, puisqu'elle est bonne. Ainsi s'expliquent à la fois, le bien d'une union louable, source de la génération, et le mal d'une passion hon- teuse, telle que ceux qui en sont engendrés ont besoin d'étre régénérés pour n'être pas condamnés. Au surplus, celui qui se livre au commerce légitime de la chair avec pudeur, celui-là use bien d'un mal; celui qui s'y livre contre les règles et les convenances use mal d'un bien. Et le nom de mal est plus juste que celui de bien, parce que c'est un sujet de honte pour ceux qui en usent bien, comme pour ceux qui en usent mal. Nous avons plus de confiance en celui qui dit : « Je sais que c'est un bien qui n’habite pas en moi, » c'est-à dire en ma chair, qu'en celui qui dit que c'est un bien, et qui est forcé de convenir que c'est un mal, ou qui, s'il n'en convient pas, agerave, par l'impudeur, le mal d'un mal plus fort. C'est donc avec raison que nous avons dit que le bien du mariage ne peut être condamné pour le mal ori- ginel qui en sort, pas plus que le mal del'adultére ne peut être excusé pour le bien naturel qui en soit, puisque la créature humaine qui nait du mariage ou de l'adultére est l'œuvre de Dieu; puisque, si c'était un mal, elle ne pourrait être engendrée, et que si elle ne contenait pas quelque mal, elle n'aurait pas besoin d'être régénérée. »

FIN DES QUESTIONS KT DES 'RÉPOXSKS.

HYMNES D'ABÉLARD

C'est pour répondre à vos instantes prières, Héloïse, ma sœur bien chère autrefois dans le siècle, et si chère aujourd'hui en Jésus-Christ, que j'ai composé ces chants, appelés en grec hymnes, en hébreu tillim. Vous me priiez de les écrire, vous et les saintes femmes qui habitent avec vous; j'ai voulu connaitre les motifs de votre demande. En effet, il me semblait super- flu de vous composer des bymnes nouvelles, quand vous en aviez une telle quantité d'anciennes ; et c'était à mes yeux une sorte de sacrilége de paraitre préférer ou méme égaler aux chants des cantiques des Saints les chants nou- veaux d'un pécheur.

Parmi les réponses diverses que j'ai reçues, voici, je m'en souviens, la raison que vous me donniez, vous, entre toutes.

« Nous savons, disiez-vous, que dans le choix des psaumes et des hymnes, l'Église latine et surtout l'Église gallicane se conforment plutôt à la tradition qu'à l'autorité. Car nous ne connaissons pas encore au juste de quelles mains est la traduction du Psautier que suit notre Église, c'est-à-dire l'Église gallicane. Et à en juger par ceux qui nous ont fait connaitre la diversité des traductions, celle-ci s'éloignerait de toutes les autres, et n'aurait, je crois, aucun litre à faire autorité. Cependant, telle est la force de la coutume que, tandis que, pour les autres livres, nous suivons l'édition corrigée de saint Jéróme, pour le Psautier, qui est le livre le plus en usage, nous nous contentons d'une traduction apocryphe. Quant aux hymnes dont nous nous servons aujourd'hui, il y règne un désordie tel, que bien sou- vent, pour ne pas dire toujours, il y manque méme le titre qui les distingue et indique de qui elles sont. S'il en est dont on croie connaitre les auteurs, Hilaire et Ambroise, par exemple, les premiers écrivains en ce genre, ou

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bien Prudenoe et d'autres qui vinrent aprés eux, la mesure y est souvent si incorrecte que les paroles peuvent à peine s'adapter au chant; et sans le chant cependant, il n'y a point d'hymne possible, car la définition de l'hymne est la louange de Dieu chantée. »

Vous ajoutiez gue pour le plus grand nombre des fêtes, il nous manquait des liymnes spéciales, par exemple pour la féte des Innocents, pour celle des Évangélistes et pour celle de ces Saintes qui ne furent ni vierges, ni mar- tyrs. ll en est méme, disiez-vous, qui obligent à mentir ceux qui les chan- tent, soit parce qu'elles ne s'appliquent pas au temps, soit par ce qu'elles sont mélées d'inexactitudes : ainsi n'est-il pas rare que, soit par empéche- ment formel, soit par dispense, les fidéles devancent ou laissent passer l'heure prescrite ; si bien qu'ils sont obligés de mentir, au moins en ce qui concerne le temps, cbantant le jour les hymnes de la nuit ou la nuit les hymnes du jour.

ll est certain, disiez-vous encore, que, suivant l'autorité des prophètes et la règle de l'Église, on ne doit pas cesser, méme pendant la nuit, de chanter les louanges de Dieu, aiusi qu'il est écrit : « Je me suis souvenu, la nuit, de ton. nom, Seigneur; » et ailleurs : « Àu milieu de la nuit, je me levais pour me confesser à toi, » c'est-à-dire pour te louer ; tandis que les sept autres louanges dont parle le prophéte : « Sept fois dans le jour, j'ai chanté ta louange, » ne peuvent se chanter que le jour. La premiére hymne qu'on appelle louange du matin, et dont il est dit dans le méme prophéte : « Le matin, Seigneur, je méditerai sur toi, » doit se célébrer au point du jour, dés que l'aurore ou Lucifer commence à luire.

La plupart des hymnes portent ces indications. Quand, par exemple, il est dit : « La nuit, levons-nous et veillous toutes ; » et ailleurs : « Nous cou- pons la nuit par un chant; ou : « Nous nous levons pour confesser ta gloire, et nous coupous les longueurs de la nuit; » et ailleurs : « La nuit couvre toutes les nuances des choses de la terre; » ou: « Nous nous levons de notre lit pendant le calme de la nuit; » et encore : « Nous rompons les longueurs de la nuit par un chant ; » et autres chants semblables, les hym- nes témoignent assez d'elles-mémes qu'elles sont des hymnes de nuit. De méme, les hymnes du matin portent souvent l'indication du moment spé: cial elles doivent ètre chantées. Par exemple, quand il est dit : « Voici que l'ombre de la nuit commence à s'affaiblir ; v et ailleurs : « Voici que se lève le jour doré ; » ou bien : « L'aurore commence à éclairer le ciel ; » ou : « L'éclat de l'aurore resplendit ; et ailleurs : « L'orient avant-coureur du jour chante la prochaine apparition de la lumière ; » ou : « Lucifer brille dans tont l'éclat de son lever; » par ces mots et d'autres de méme nature, les hymnes nous apprennent à quels moments elles doivent se chanter ; lors donc que nous n'observons pas ces moments, nous les faisons mentir en les chantant. Pourtant ce qui empéche cette exacte observation le plus souvent, c'est moins la négligence que la nécessité ou quelque dispense, comme il

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arrive journellement dans les églises paroissiales ou mineures, les occupa- tions du peuple forcant de faire tous les offices le jour et presque à la suite l'un de l'autre.

Et ce n’est pas seulement l'observation des moments qui nous induit en mensonge; ce sont aussi les auteurs de certaines hymnes, lesquels, soit qu'ils aient jugé du cœur des autres par leur propre componction, soit que, dans un zèle de piété imprévoyante, ils aient voulu exalter les Saints, ont tellement dépassé la mesure, qu'ils nous font chanter des choses contre notre propre conscience, tant ils sont éloignés de la vérité! Il en est si peu, qui, pleurant et gémissant dans l'ardeur de la contemplation ou dans la componction de leurs péchés, puissent véritablement dire : « Venons prier en gémissant ; remets-nous les péchés que nous avons commis ; » et ailleurs: « Recois avec bienveillance nos gémissements et nos chants ; » et tels autres passages qui ne conviennent qu'aux élus, c'est-à-dire au petit nombre. Ne devons-nous pas craindre qu'il y ait présomption à chanter chaque année : « Martin, toi qui égales les Apôtres ; » ou à exalter sans mesure les mi- racles de certains confesseurs, en disant : « Auprès du tombeau qui nous a guéris naguère de nos souffrances, etc. ? Votre sagesse en jugera. »

Ce sont ces raisons ou d'autres semblables, ainsi que le respect de votre sainteté, qui m'ont déterminé à écrire des hymnes pour le cours d'uue année entiére. Vous m'avez prié à ce sujet, épouses et servantes du Christ; nous vous prions, en retour, d'alléger par vos priéres, comme par un bras secou- rable, le fardeau dont vous chargez nos épaules, afin que semeur et mois- sonneur, travaillant ensemble, puissent ensemble aussi se réjouir.

(Suivent vingt-huit hymnes).

Il

L'office divin se compose de trois parties. Le docteur des Gentils l'établit ainsi, dans son épitre aux Éphésiens, quand il dit : « Ne vous noyez pas. dans l'ivresse du vin qui renferme la luxure ; mais remplissez-vous de l'Es- prit, vous entretenant de psaumes, d'hymnes et de cantiques spirituels, chantant et psalmodiant le nom du Seigueur dans vos cœurs. » Et ailleurs, daus l'épitre aur Colossiens : « Que la parole du Christ habite abondam- ment en vous en loute sagesse ; instruisez-vous et exhortez-vous les uns les autres, par des psaumes, par des hymnes et par des cantiques spirituels, chantant de cœur les louanges du Seigneur. »

Quant aux psaumes et aux cantiques, ils out été préparés dés longtemps dans les livres canouiques : point n'est besoin de notre zèle, ni du zèle de personne pour le composer aujourd'hui.

Mais les hymnes n'ayant pas de marque distinctive dans les saintes

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Écritures, bien que certains psaumes portent le nom d'hymnes ou de saints cantiques, divers auteurs s'en sont occupés en divers écrits, et l'on fit des chants spécialement appropriés aux temps, aux heures, aux fêtes ; ce sont ces chants qu'aujourd'hui nous appelons proprement des hymnes, bien que anciennement on appelait hymnes ou psaumes tous les chants à la louange de Dieu, composés suivant un rhythme ou métre régulier. C'est ainsi qu'au chapitre dix-sept du deuxiéme livre de son Histoire ecclésiastique, Eusàbe de Césarée rappelant l'éloge que le savant juif Pbilon faisait de l'Église d'Alexandrie, à l'époque de saint Marc, ajoutait entre autres choses..... Et un peu plus bas, au sujet de psaumes nouveaux qu'on composait, il écrivait : « Ainsi, non-seulement, ils comprennent les hymnes subtiles des anciens, mais ils en composent eux-mêmes de nouvelles à la louange de Dieu, les chantant dans toutes les mesures, sur tous les tons, avec une harmonie assez pure et suave. »

Sans doute, il n'y a rien d'extraordinaire à donner le nom d'hymnes à tous les psaumes composés en hébreu suivant certain rhythme et certaine mesure, avec une harmonie douce comme le miel, ce nom rentrant méme dans la définition de l'hymne, telle que nous l'avons donnée dans notre premiére préface; mais comme les psaumes, en passant de l'hébreu dans une autre langue, ont perdu leur rhythme et leur mesure, c'est avec rai- son que l'Apótre, écrivant aux Éphésiens, qui sont des Grecs, a distingué les hymnes des cantiques.

C'est au sujet de ces hymnes, chéres filles en Jésus-Chrit, que vous avez plus d'une fois sollicité notre faible génie par vos priéres, en ajoutant les causes qui vous paraissaient justifier votre demande ; et nous avons déjà, en partie, répondu à cette demande avec la grâce de Dieu. Le livre précédent comprend, en effet, des hymnes quotidiennes de fétes, dont l'ensemble peut suffire aux exercices de toute une semaine. Elles sont composées, il importe que vous le sachiez, de telle sorte qu'il y a double chant et double rhythme, une mélodie commune pour tous les nocturnes, une autre pour les diurnes ; et de méme du rhythme. Nous n'avons pas omis non plus l'hymne des grâces aprés le repas, hymne dont il est écrit dans l'Évangile : « Et ils sortirent, l'hymne récitée. »

Quant aux hymnes qui précèdent, elles ont été toutes composées dans celte pensée que les nocturnes doivent contenir les œuvres des fêtes qu'elles rappellent, et les diurnes, l'exposition allégorique ou morale de ces œuvres : en sorte que l'obscurité de l'histoire soit réservée pour la nuit, et la lumière de l'exposition pour le jour.

ll me reste maintenant à vous demander de m'aider por vos prières, afin que je puisse vous envoyer le petit présent que vous souhaitez.

(Suivent trente-une hymnes.)

HYMNES D'ABÉLARD. 541

Dans les deux livres précédents, nous avons rassemblé les hymnes quoti- diennes des fétes et celles qui sont particulières aux grandes solennités. Reste maintenant, pour la gloire du Roi des cieux, et pour le commun en- couragement des fidéles, à exalter de notre mieux, dans des hymnes spé- ciales, la cour méme du palais céleste. Puisse m'appuyer dans cette tenta- tive le mérite de ceux à la glorieuse mémoire desquels je consacrerai le faible tribut de mes louanges, suivant ce qui est écrit : « La mémoire du juste sera louéc ; » et encore : « Louons les hommes glorieux. »

Vous aussi, je vous en supplie, trés-chéres sœurs, vouées à Notre-Sei- gneur, vous dont les prières m'ont fait entreprendre cette œuvre, prètez- moi le pieux appui de vos prières, vous souvenant de ce bienheureux légis- lateur, qui a fait plus en priant que le peuple en combattant. Que je trouve votre charité libérale dans ses priéres : songez quelle libéralité vos demandes ont trouvée en nous. En nous efforçant de louer la grâce divine suivant notre faible génie, nous avons essayé de compenser, par le nombre des mor- ceaux, l'éclat qui manquait à leur forme. N'avons-nous pas composé des hymnes spéciales pour chaque nocturne de chaque solennité, tandis que, jusqu'à présent, on ne chantait qu'une seule espéce d'hymne aux nocturnes des fétes et des jours férié: ?

Ainsi avons-nous fait quatre hymnes pour chaque féte, dans la pensée qu'on puisse chanter une hymne à chacun des trois nocturnes, et qu'il y en ait encore une pour les laudes. Nous avons, de plus, établi, au sujet de ces quatre hymnes, qu'à vigiles, on joindrait deux hymnes cn une, et que les deux autres seraient également chantées ensemble aux vépres, le jour méme de la solennité; ou bien, en les réunissant ainsi deux à deux pour chaque vépres, on chantera l'une de ces hymnes avec les deux premiers psaumes, et l'autre avec les deux derniers.

J'ai composé également cinq hymnes pour la croix ; la première convient à toutes les heures ; elle invite le diacre à enlever la croix de l'autel, à l'ap- porter au milieu du chœur pour l'offrir à l'adoration et au salut, en sorte qu'à toutes les heures du jour, la solennité puisse s'accomplir en présence de la croix.

(Suivent trente-quatre hymnes.)

PIN DES RYMNES D'ABÉLARD.

SERMONS D'ABÉLARD

LETTRE A HÉLOISE

Ayant achevé récemment, à l'aide de vos prières, Óó ma sœur Héloïse, si digne de respect et d'amour en Jésus-Christ, le recueil des hymnes et des antiennes, je me suis hâté, travaillant vite contre mon habitude, d'écrire quelques sermons pour vous et pour les filles spirituelles réunies dans notre temple. Plus occupé du sens de l'Écriture que de la forme, je me suis attaché à la lucidité des explications, non à l'éloquence du style; j'ai cherché la signification de la lettre, non les ornements de la rhétorique. Et peut-être ce style correct plutót qu'élégant aura-t-il cet avantage, qu'il s'accommodera mieux à l'intelligence des àmes simples comme les vótres. Pour celles aux- quelles ils sont destinés, cette négligence méme, cette rusticité de la forme aura un air de grâce, de parure : l'aisance et la clarté sont les assaisonne- ments appropriés au goût d'humbles servantes.

Ils sont écrits et classés suivant l'ordre des fêtes, en commençant par la Rédemption de Jésus-Christ.

Adieu en Jésus-Christ, servante du Seigneur, jadis chère à mon âme dans le siècle, etsi chère aujourd'hui dans le Christ; mon épouse alors selon la chair, aujourd'hui ma sœur selon l'esprit, et ma compagne dans la profes- sion religieuse.

(Suivent vingt-huit sermons.)

FIN DES SERMONS D'ABÉLARD.

LETTRE ET PROFESSION DE FOI

D'ABÉLARD A HÉLOÏSE

Héloïse, ma sœur, naguère chère dans le siècle, aujourd'hui si chère dans le Christ, la dialectique m'a rendu odieux au monde. Ils disent, en elfel, ces pervers, qui pervertissent tout et dont la sagesse ne songe qu'à nuire, que je n'ai pas d'égal en dialectique, mais que j'ai failli grandement dans mou commentaire sur saint. Paul. lls vantent la pénétration de mon esprit, en me refusant la pureté de la foi chrétieune. Sans doute, ils se sont laissés conduire dans leur jugement par la prévention plutót que par la sagesse.

Je renonce au titre de philosophe, si je dois être en désaccord avec saint Paul. Je ne veux pas être un Aristote pour ètre séparé du Christ ; car il n'est pas d'autre noii sous le ciel qui puisse me sauver.

J'adore le Christ régnant à la droite du Père. Je l'embrasse des étreintes de la foi, dans la chair qu'il a empruntée au sein d'une vierge par la divine et miraculeuse opération du Saint-Esprit.

Et pour que tout sentiment d'angoisse et de doute cesse de faire battre votre cœur, écoutez bien ceci : j'ai établi ma foi sur cette méme pierre sur

laquelle le Christ a bâti son Église. Ce qui est écrit sur cette pierre, je vais vous le dire briéveinent.

Je crois en Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, un et seul vrai, qui admet la Trinité dans ses trois personnes, sans jamais cesser de conserver l'unité dans sa substance. Je crois que le Fils est égal au Père en toutes choses, savoir : l'éternité, la puissance, la volonté et les œuvres. Je repousse l'hérésie d'Arius, qui, poussé par un mauvais génie, que dis-je? séduit par un esprit de l'enfer, établit des degrés dans la Trinité, enseigne que le Père est le premier, le Fils le second, et ne se souvient pas du précepte de

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LETTRE ET PROFESSION DE FOI D'HÉLOISE A ABÉLARD. 947

la loi qui dit : « Vous ne monterez pas par des degrés à mon autel. » Or, celui-là monte par des degrés à l'autel de Dieu, qui place une personne de la Trinité avant. ou. aprés les deux autres. Je reconnais aussi que le Saint-Esprit est consubstantiel et égal en toutes choses au Père et au Fils, ainsi que je l'ai attesté dans mes divers ouvrages, en le désiguant sous le nom de Bonté supréme. Je condamne Sabellins qui, fusant du Père et du Fils une seule et méme personne, pense que le Père a ‘aussi souffert la passion ; ce qui a fait donner à ses sectateurs le nom de patripassieus. Je crois aussi que le Fils de Dieu a été fait Fils de l'homme, et que sa per- sonne comprend les deux personnes et les deux natures. Je crois qu'après avoir acconipli la destinée de l'humanité qu'il avait revétue, il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il est monté au ciel, et qu'il. viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis dans le bap- téme, que nous avons besoin de la gráce pour commencer le bien et pour l'accomplir, et que nous pouvons nous relever de la chute par la pénitence. Ài-je besoin de parler de la résurrection de la chair, puisque je n'aurais nul sujet de me glorifier d’être chrétien, si je ne croyais à la résurrection ?

Telle est la foi dans laquelle je suis établi, et sur laquelle je fonde la fer- meté de mon espérauce. Solidement retranché dans cette crovance, je ne crains pas les aboiements de Scylla, je me ris des abimes de Charybde ; je n'ai pas peur des mortels accents des Sirénes. Se déchaîne la tempête, elle ne m'ébraulrra pas. Soufllent les vents, ils ne m'émeuvront pas, car je suis établi sur le roc.

VIN DE LA PROFESSION DE FOI D'ABÉLARD.

APPENDICE

LETTRE DE PIERRE, ABDÉ DE CLUNI AU PAPE INNOCENT II

EN FAYEUR DE PIERRE ABÉLARD

Le frère Pierre, humble abbé de Cluni, au souverain Pontife, notre père spécial : honneur, obeissance et amour.

Maitre Pierre, bien connu, j'imagine, de votre sagesse, a, en venant de France, récemment passé par Cluni. Nous lui avons demandé il allait. Il répondit que, succombant sous le poids des persécutions de ses ennemis, qui lui imposaient le nom odieux d'hérétique, il en avait appelé à la ma- jesté apostolique, et qu'il voulait chercher un refuge auprès d'elle.

Nous avons loué son projet, ct nous l'avons engagé à chercher asile auprés du grand et commun refuge; nous lui avons dit que la justice Apostolique, qui n'avait jamais manqué méme aux inconnus, aux étrangers, ne lui ferait pas défaut. Nous lui avons promis que, s'il y avait lieu, il trouverait méme la miséricorde.

l'ans l'intervalle, arriva l'abbé de Citeaux, qui s'entretint avec nous et avec lui des moyens de rétablir la paix entre lui et le maitre de Clairvaux, à cause duquel il en avait appelé. Nous avons donné nos soins à ce réta- blissement de la paix ; nous avons engagé maitre l'ierre à aller tronver, en compaguie de l'abbé de Cileaux, l'abbé de Clairvaux; nous l'avons engagé

APPENDICE. 951

en outre, lui mettant sous les yeux son propre exemple ainsi que d'autres non moins sages el bous, à supprimer de son langage, à rayer de ses livres ce qu'il avait pu dire ou écrire de blessant pour des oreilles catholiques. Et ainsi a-t-il été fait. Hl a été, 11 est revenu, et à son retour, il a annoncé que toutes les vieilles querelles avaient été étouffées, et que la paix était faite avec l'abbé de Clairvaux, par l'intermédiaire de l'abbé de Citeaux.

Alors, soit influence de nos conseils, soit plutôt inspiration de Dieu, il a déclaré que, renonçant au tumulte des cours et des études, il choisissait pour retraite définitive votre abbaye de Cluni. Dans la pensée que cet asile convenait à son âge, à sa santé, à sa piété, et dans l'idée que son savoir, qui ne vous est pas, sans doute, complétement inconnu, pouvait étre utile à grande multitude de nos frères, nous avons fait accueil à son désir, et si votre bonté y consentait, nous le recevrions avec plaisir et joie parmi nous, qui vous sommies, vous le savez, absolument dévoués.

Je vous demande donc, si humble que je sois, mais vous appartenant du moins de cœur ; le couvent de Cluni qui vous est si. étroitement attaché, vous demande, maître Pierre vous deinande lui-méme, par nous, par vos fils porteurs des présentes, par ces lettres qu'il nous a prié de vous écrire, de le laisser achever dans l'abbaye de Cluni les derniers jours de sa vie et de sa vieillesse, qui, sans doute, ne seront pas bien nombreux. Que les instances de quelques ennemis ne puissent le faire chasser de l'asile, qu'humbl: passereau, du nid que, pauvre tourtereau, il se réjouit d'avoir trouvé, ou qu'elles ne viennent pas l'y troubler; que le bouclier de la défense Apostolique le protége, lui aussi, comme vous protézez tous ceux qui le méritent.

Il

LETTRE DE PIERRE, ABBÉ DE CLUNI

A sa respectable et très-chère sœur en Jesus Christ, Heloise, abbesse, son humble frère, Pierre, abbé de Cluni : le salut que Dieu a promis à ceux qui l'aiment.

La lettre de votre charité, que vous m'avez dernièrement envoyée par mon fils Thibault, m'a pénétré de joie; et en considération de la personne qui l'avait écrite, je l'ai reçue avec un sentiment d'affection. J'ai voulu vous récrire aussitôt ce que j'avais dans le cœur; les exigences de mes

APPENDICE. 553

occupations auxquelles je suis la plupart du temps, pour ne pas dire tou- jours, obligé de céder, ne me l'ont pas permis. Mais, dès le premier jour de relâche que j'ai trouvé au milieu de ces tracas, j'ai mis la main à ce que j'avais résolu. Je voulais au moins reconnaître par mon empressement les sentiments que me témoignaient votre lettre, ainsi que les présents d'hos- pitalité que vous m'avez antérieurement adressés ; je voulais vous montrer quelle place j'avais réservée dans mon cœur à l'affection que je vous porte en Jésus-Christ. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que date celte affection ; elle remonte fort loin dans mes souvenirs.

Je n'avais pas franchi les bornes de l'adolescence, je n'étais pas entré dans les années de la jeunesse, quand votre nom parvint à mes orcilles ; ce n'était pas encore votre profession religieuse, mais votre si honorable et si louable goût de l'étude que signalait la renommée. J'entendais dire alors qu'une femme, encore retenue dans les liens du siècle, se consacrait à l'étude des lettres, et, chose rare, de la sagesse ; et que les plaisirs du monde, ses frivalités et ses dé-irs, ne pouvaient l'arracher à l'idée de s'instruire. Quand le monde entier, pour ainsi dire, donne le spectacle de la plus déplorable apathie pour ces études, quand la sagesse ne sait. plus poser le pied, je ne dirai pas chez le sexe féminin, d'où elle est entière- ment bannie, mais dans l'esprit même des hommes, vous, par le transport de votre zèle, vous vous êtes élevée au-dessus de toutes les femmes, et il est peu d'hommes que vous n'ayez surpassés.

Plus tard, quand, selon les paroles de l'Apótre, il plut à celui qui vous avait mise à part dés le sein. de votre mére de vous appeler à lui par sa grâce, vous avez dirigé vos études dans une voie meilleure ; femme vrai- ment philosophe, vous avez laissé la logique pour l'Evangile, la physique pour l'Apótre, Platon pour le Christ, l'Académie pour le cloitre.

Vous avez enlevé les dépouilles de l'ennemi vaincu, et, traversant les déserts de ce pèlerinage avec les trésors de l'Égypte, vous avez élevé à Dieu dans votre cœur un précieux tabernacle. Pharaon englouti, vous avez chanté avec Marie le cantique de louanges ; et, comme elle autrefois, portant dans vos mains le tambour de la bienheureuse mortification, vous avez envové jusqu'aux oreilles mêmes de la Divinité les harmonies d'une hymne nou- velle. Vous avez foulé dès les premiers pas, el avec la grâce du Tout-Puis- sant, vous écraserez tout à fait, en persévérant dans cette marche, la tête du serpent, l'antique et implacable ennemi de la femme; vous la briserez si bien qu'il ne pourra plus désormais élever contre vous ses sifflements. Vous faites et vous ferez un monstre de ce superbe prince du monde ; et celui que la parole divine appelle le roi des fils de l'orgueil, selon les paroles mémes de Dieu au saint homme Job, vous le réduirez à gémir enchainé à vous et aux servantes du Seigneur qui habitent avec vous.

Miracle vraiment unique et qu'il faut élever au-dessus de toutes les œuvres les plus merveilleuses ! Celui dont. le prophète à dit que les cèdres

APPENDICE. 955

ne portaient pas si haut leur téte dans le paradis de Dieu, et que n'égalait point la cime des pins, est vaincu par le sexe fragile; le plus terrible des archanges est abattu par une faible femine! Ce combat que vous avez livré est pour le Créateur un grand sujet de gloire, et pour le tentateur un sujet de confusion profonde. Cette lutte rappelle, à sa honte, qu'il fut non-seule- ment insensé, mais sihguliérement ridicule d'aspirer à élever son front jusqu'au niveau de la sublime Majesté, lui qui ne peut méme pas triompher de la faiblesse d'une femme. Le front de la victorieuse, en récompense d'une telle victoire, reçoit du Roi des cieux une couronne de pierreries ; ainsi, plus elle était faible par la chair dans le combat qu'elle a livré, plus elle apparaitra glorieuse daus la récompense éternelle.

Ceci, ma trés-chére sœur en Notre-Seigneur, je ne le dis point pour vous flatter, mais comme exhortation à envisager l'éminence du bien que vous poursuivez depuis longtemps, et à le conserver avec sagesse; en sorte que vos exemples et vos paroles euflamment, suivant la grâce que Dieu vous a départie, le cœur des saintes qui servent avec vous le Seigneur, et qu'elles soutiennent. la lut'e avec le méme zèle. Vous êtes, bien que femme, un des animaux de la vision du prophète Ézéchiel; vous ue devez pas seulement brûler comme un charbon ; mais, comme une lampe, vous devez à la fois brûler et éclairer. Vous êtes disciple de la vérité; mais pour le rôle dont la charge vous est confiée, vous étes en méme temps maîtresse d'humilité. L'enseignement de l'humilité et de toutes les célestes pratiques vous est imposé par lieu. Aussi devez-vous veiller non-seulement sur vous-méme, mais sur le troupeau qui vous est confié; responsable de la communauté, vous recevrez une récompense supérieure à la commu- nauté.

Oui, une palme vous est réservée entre toutes; vous ne l'ignorez pas, toutes celles qui, sous votre direction, auront vaincu le monde et le prince du monde, vous prépareront autant de triomphes, autant de glorieux tro- phées auprès du Roi et du Juge étern-l.

Au surplus, il n'est pas sans exemple dans l'humanité que des femmes aient commandé à des femmes ; quelquefois méme on les a vues prendre les armes et accompagner les hommes sur les champs de bataille. Et, s'il est vrai, comme on le dit, que nous pouvons recevoir des leçons mème d'un ennemi, ne vovons-nous pas que, chez les Gentils, la reine des Ama- zones, Pentliésilée, au rapport de l'histoire, combattit plusieurs fois, pen- dant la guerre de Troie, avec son armée, nou d'hommes, mais de femmes ; et que, mème chez le peuple de Dieu, la prophétesse Débora anima, dit-on, Barach, juge d'Israël, contie les idolàtres? Pourquoi donc les femmes qui marches t aux combats de la vertu contre le fort revétu de ses armes ne pourraient-elles conduire les armées du Seigneur, quand Penthésilée, bra- vant ce qu'on appelait les convenances, ne craisnit pas de combattre les ennemis de son propre bras; quand notre grande Débora souleva, arma,

APPENDICE. 597

enflamma les hommes eux-mêmes pour la guerre de Dieu, et, le roi Jabin vaincu, Sisara son général tué, l'armée profaue détruite, entonna un can- tique et le consacra pieusement aux Jouanges dui Seigneur? Bien plus glo- rieuse sera la victoire que vous remporterez par la grâce de Dieu, vous et vos filles, sur des ennemis bien plus redoutables; bien plus glorieux aussi sera le chant que vous entonnerez, et si joyeuse vous le chauterez, que jamais plus la joie ni le chant ne cesseront de retentir dans votre cœur. Vous serez pour les servantes de Dieu, c'est-à-dire pour l’armée céleste, ce que Débora fut pour le peuple juif. Et ce combat, dont le profit est si grand, aucun temps, aucun événement ne viendra l'interrompre : la victoire seule y mettra un terme. |

Le nom de Débora, votre savoir ne l'ignore pas, signifie en langue braïque abeille. Vous serez encore en cela une Débora, c'est-à-dire une abeille. En effet, vous composerez un trésor de miel, mais non pour un seul. Tous les sucs que vous aurez recueillis çà et de diverses fleurs, vous les verserez par votre exemple, par vos paroles, par tous les moyens possibles, dans le cœur des femmes de votre maison ou d'autres femmes. Pendant le court espace de cette vie mortelle, vous vous rassasierez vous-même de la secrète douceur des saintes Écritures, et votre libre prédication en rassa- siera vos sœurs bicuheureuses jusqu'au jour où, suivaut la parole du Pro- phète, les montagnes distilleront léternelle douceur, du sein des collines couleront des ruisseaux de lait et de miel. Eu effet, bien que cela soit dit du temps de la grîce, rien n'empêche, et il est plus doux de l'entendre du temps de la gloire.

ll serait doux aussi pour moi de prolonger avec vous un semblable en- tretien, tant je suis charmé par votre érudition; tant surtout l'éloge que bien des personnes m'ont fait de votre piété m'attire ! Plüt à Dieu que notre abbaye de Cluni vous eût possédée ! Plàt à Dieu que cette délicieuse maison de Marcigny vous eùt renfermée avec les autres servantes du Christ qui attendaient dans cette captivité la liberté céleste ! J'aurais préféré les ri- chesses de la religion et de la science aux trésors des rois les plus opulents, et J'aurais vu avec ravissement le maumfique collége de ces saintes sœurs recevoir de votre présence un redoublement d'éelat. Vous auriez vous-mème tiré quelque avantage de cet entourage, en considérant la plus haute no- blesse du monde et l'orgueil foulés aux pieds. Vous auriez vu toutes les délices du siècle échangées contre nu dénüment inoui, et les vases impurs du démon devenus tout à coup des temples sans tache de l'Esprit saint. Vous auriez vu ces Jeunes filles du Seigneur, dérobées à Satan ou au inoude comme par un larcin, élever sur les fondements de l'innocence les saintes murailles des vertus, et conduire jusqu'aux voûtes mêmes du ciel le faite de leur bienheureux édifice. Vous auriez tressaillt de joie, en contemplant ces jeunes filles dans la fleur de leur angélique virginité, réunies aux plus chastes des veuves, soutenant avee elles la gloire de cette heureuse et 2lo-

APPENDICE. 920

rieuse résurrection, et sous l'étroite enceinte de la prison déjà corporelle- ment ensevelies dans le sépulcre de l'immortelle espérance. ll est vrai que toutes ces grâces, et de plus grandes sans doute, vous sont départies par le ciel, à vous et à vos compagnes, et il serait difficile assurément de rien ajouter à votre zèle pour toutes les perfections chrétiennes. Mais notre communauté se füt assürément enrichie par l'accession des grâces pré- cieuses que vous possédez.

Toutefois, si la Providence divine, dispeusatrice de toutes choses, nous a refusé les avantages de votre propre présence, elle nous a du moins ac- cordé celle de l'homme qui vous appartient, du grand homme qu'il ue faut pas craindre d'appeler avec respect Je serviteur et le véritable philo-ophe du Christ, de maitre Pierre. La méme Providence divine a bien voulu nous l'envoyer à Cluni dans les dernières années de sa vie; et nous pouvons dire qu'elle nous a fait, en sa personne, un don plus précieux que l'or et les perles.

Sur la vie édifiante, pleine d'humilité et de dévotion qu'il a menée parmi nous, il n'est à Cluni personne qui ne puisse rendre témoignage, et on ne saurait la dépeindre en peu de mots. Je ne erois pas avoir jamais vu son pareil pour l'humilité dans la démarche et la tenue ; à ce point qu'aux veux les plus atteutifs saint. Germain n'aurait pu paraître plus négligé, ni saint Martin lui-même plus pauvre. Dans ce grand troupeau de nos frères, je l'invitais à prendre la première place, il semblait toujours, par la misère de sou vêtement, occuper la dernière. Je m'étonnais souvent, j'étais presque stupéfait de voir dans les processions, lorsqu'il marchait devant moi avec les autres frères suivant l'ordre cérémonial, de voir, dis-je, un homme d'un nom si grand et si fameux s'humilier et s'abaisser à ce point. ll est des professeurs de religion qui, mème dans l'habit qu'ils portent, re- cherchent l'éclat du luxe; pour lui, modeste dans son costume, 1l se con- tentait de la robe la plus simple, et ne cherchait rien au delà du nécessaire. Ainsi faisait-il pour le manger, pour le boire, pour tous les soins du corps ; tout ce qui est superflu, tout ce qui n'est pas absolument indispen- sable, il le condamnait par sa parole et par son exemple, pour lui-mème comme pour les autres. Sa lecture était incessante, sa prière assidue, son silence persistant, à moins de questions familières de la part des frères ou de conférences générales sur les choses divines qui le forçassent de parler. Il s'approchait des sacrements, offrant à lieu le sacrifice de Agneau im- mortel, aussi souvent qu'il le pouvait, que dis-je? presque sans interrup- tion, depuis que, par ma lettre et mon entremise, il. était rentré eu grâce auprès du saint-siége. Qu'ajouterai-je de plus? son esprit, sa bouche, ses actes, étaient voués incessamment à la méditation, à l'enseignement, à la manifestation des choses divines, philosophiques et savantes.

Ainsi vécut parmi nous cet homme simple et droit, craignant Dieu. ct se détournant du mal; ainsi vécut-il, dis-je, consacrant à Dieu les derniers

Hm

LETTRE D'HÉLOISE A PIERRE, ABBÉ DE CLUNI

A Pierre, très-révérend pasteur et père, vénérable abbé de Cluni, Héloïse, humble servante de Dieu et la sienne, l'esprit de la grâce du salut.

La miséricorde divine nous visitant, la grâce de votre Éminence nous a visitées. Nous nous réjouissons, excellent Père, que votre grandeur ait dai- gné descendre jusqu'à notre pelitesse, et nous nous en glorifions ; car votre visite est un grand sujet de gloire pour les plus grands. Les autres savent combien la présence de votre sublimité leur a apporté d'avantages; pour moi, je ne saurais, je ne dis pas seulement exprimer, mais concevoir le bienfait et la, douceur de votre visite. Vous, notre abbé, notre seigneur, vous êtes venu l'an passé, le seizième jour des calendes de décembre, célé- brer une messe pour nous recommander à l'Esprit saint; vous nous avez nourries, dans le chapitre, de la parole divine; vous nous avez rendu le corps du maitre et accordé le bénéfice de Cluni. Et moi qui ne suis pas di- gne de porter le nom de votre servante, votre sublime humilité n'a pas dé- daigné de m'honorer, par écrit et de vive voix, du nom de sœur ; comme un gage particulier d'affection et de dévouement, vous m'avez donné un tricénaire que le couvent de Cluni doit acquitter aprés ma mort ; vous avez ajouté que vous consacreriez ce don par votre sceau. C'est cetle promesse faite à votre sœur, que dis-je, à votre servante, que je viens vous prier, mon frère, ou plutôt mon seigneur, d'accomplir aujourd'hui. Veuillez éga- lement m'envoyer un autre sceau qui contienne, en termes clairs, l'absolu- tion du maître, afin que je puisse le suspendre à son tombeau. Souvenez- vous aussi, pour l'amour de Dieu, de notre, de votre cher Astralabe, afin d'obtenir en sa faveur quelque prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre diocèse, Adieu. Que le Seigneur vous garde et nous accorde quelque fois le bonheur de votre présence.

Iv

LETTRE DE PIERRE, ABBÉ DE CLUNI, A HÉLOISE

A notre vénérable el trés-chére sœur, servante de Dieu, supérieure et mat- tresse des servantes de Dieu, Héloïse, son frère, Pierre, humble abbé de Cluni, la plénitude du salut par le Seigneur et celle de notre amour en Jésus-Christ.

La lecture de la lettre de votre sainteté m'a causé une vive et bien vive joie; j'ai vu que ma visite n'avait pas été pour vous un simple passage; j'ai reconnu que non-seulement j'avais été avec vous, mais que, depuis, je ne vous avais pas quittées. L'hospitalité que vous m'avez donnée n'a pas été, je le sens, le souvenir de l'hôte d'une nuit; je n'ai pas été chez vous un étran- ger, un pèlerin : j'ai eu droit de cité dans la demeure des saintes, puissé-je dire ma place au foyer de Dieu. Tous les détails de ce que j'ai fait, de ce que j'ai dit, dans cette brève et rapide visite, se sont si bien fixés dans votre bienveillant souvenir, et ont laissé des traces telles dans votre âme sainte, que vous n'avez laissé tomber à terre aucune de mes paroles, je ne dis pas celles qui étaient dites avec intention, mais celles-Ià. méme que je laissais échapper. Vous avez tout noté, vous avez tout confié à une mémoire em- pruntant du cœur sa ténacité fidèle, comme des mots remarquables, comme des mots célestes, comme des mots divins, comme les paroles mêmes ou les œuvres de Jésus-Christ. "

Peut-étre ce zàle de souvenir vous a-t-il été inspiré par les recommanda- tions de la règle commune à Cluni et au Paraclet, laquelle prescrit d'adorer le Christ dans nos hôtes, car nous le recevons avec eux. Peut-être aussi avez-vous pensé à cette prescription relative aux supérieurs, bien que je ne sois pas votre supérieur : « Celui qui vous écoute m'écoute moi-même, » Plaise au ciel que j'obtienne toujours de vous la méme faveur, puissiez-vous daigner toujours vous souvenir de moi, et implorer pour mon âme la misé- ricorde du Tout-Puissant, vous et le saint troupeau qui vous est confié! De mon côté, je vous offre tout le retour d'affection qui m'est possible. Bien longtemps avant de vous avoir vue, mais aujourd'hui surtout que je vous connais, je vous ai réservé dans Je plus profond de mon cœur une place par- ticulière, et la place d'un amour sincère et vrai.

Le don du tricenarium que je vous ai fait de vive voix, je vous le con- firme par un écrit scellé de mon sceau, ainsi que vous le désirez.

APPENDICE. 567

Je vous envoie aussi, comme vous le demandez, l'absolution de maître Pierre, sur parchemin, également écrite de ma main, et scellée de mon sceau.

Quant à votre cher Astralabe, qui est aussi le nôtre à cause de vous, dès que j'en trouverai le moyen, je chercherai, et ce sera bien volontiers, à lui obtenir une prébende dans quelqu'une de nos églises de premier ordre. La chose toutefois est malaisée. J'en ai fait souvent l'épreuve. Lorsqu'il s'agit d'accorder quelque prébende dans leurs églises, les évéques se montrent peu faciles; ils ont toujours à opposer des fins de non-recevoir. Je ferai pourtant pour vous ce que je pourrai, et le plus tót que je pourrai.

Adieu.

ABSOLUTION DE PIERRE ABÉLARD

Moi, Pierre, abbé de Cluni, qui ai regu Pierre Abéla.d comme moine de Cluni, et qui ai cédé son corps, secrétement transporté, à Héloise, ab- besse, et aux religieuses du Paraclet, par l'autorité de Dieu tout-puissant et de tous les Saints, je l'absous, d'office, de tous ses péchés.

ERRATA

Page Ligne Au lieu de : Lises :

150 390 dans sans

227 3 Juifs gentils Juifs

2945 3 Ecclésiaste . Ecclésiastique

960 5 aprés avoir réprouvé les aprés avoir préché aux

270 235 corporis quàm animæ anims quàm corporis

271 16 Ecclésimte Ecclésiastique

271 28 du corps plus que celle de l'âme de l'âme plus que celle du corps

287 3J& parcourant la liste entière. jusqu'à l'invocation

395 3 une peinture une représentation

313 35 lesexpériences de la physique ceux qui ont écrit sur les sciences | naturelles

393 40 Jésus-Christ dosué, tils de Navo.

TABLE DES MATIÈRES

Lerras PaEgwIRRE. Abélard à un ami : histoire de ses malheurs. . . . . "PED 2 Lerrne peuxièe. Héloïse à Abélard. . . . .. .. . . . . .. 0... 68 Lerrre TRomikws. Abélard à Héloïse. . . . . . .. .. . . . . . . e . - 83 Lerrre quarrièwe. Héloïse à Abélard. . . ........-..... 94 Lertax cixquiène. Abélard à Héloïse. ........,......,... 110 Lzrrag sixi£ur. Héloïse à Abélard.. . . ... ......... e... . 140 Lerrrs sePTiRME. Ahélard à lléloise. . . . . . . er 9 o] s om not n 172 Lerras nurrikue. Abélard à Héloise. ............... . .. 258 Extraits des Règles du monastère du Paraclet. . . . . . . . . . .. e... 904 Lettre d'Abélard aux vierges du Paraclet sur l'étude des lettres. . . , . . . . . 388 Questions d'Héloise et réponses d'Abélard. . . . . . ecce rnm n ... . M3 Lettres d'envoi des llymnesd'Abélard. . ...,............... 532 Lettre d'envoi des Sermons d'Abélard. .... ............. .. 542 Lettre d'Abélard à Héloïse : sa profession de foi. . . . . . . . . . . . . . . . 544 ÀPPENDICE. 0.00.44 e. eer ooh o. Rh oth n m n n n. er n s. 9548

I. Lettre de Pierre, abbé de Cluni, au pape Innocent II, en faveur d'Abélard. 548

Il. Lettre de Pierre, abbé de Cluni, à Héloïse. , . . ........... 990

III. Lettre d'iléloise à Pierre, abbé de Cluni................. 562

IV. Lettre de Pierre, abbé de Cluni, à Héloïse. Aleolution d'Abélard. . . 564

PARIS. IMP. SINON RACON ET COMP., RUE D ERFURT, 1.