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LEVENT DANS LES MOULINS

ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER

ROMANS ET NOUVELLES

Un coin de Village. Un Mâle. Le Mort. Thérèse Monique. L'Hystérique. Happe-Chair. Ceux de la Glèbe. Noëls flamands. Madame Lupar. Le Possédé.

Dames de volupté. La fin des Bourgeois. Claudine Lamour. Le Bestiaire. L'Arche. L'Ironique Amour. L'Ile vierge. L'Homme en Amour. La Vie secrète. La petite Femme de la mer. Une femme. Adam et Eve. Le bon amour. Au Cœur frais de la Forêt. C'était l'Eté. ^

Le Sang et les Roses. Poupées d'Amour- Petit Homme de Dieu. Comme va le Ruisseau. Les Deux Consciences. Le Droit au Bonheur.

CONTES POUR LES ENFANTS

Bébés et Joujoux. Histoires de Huit Bêtes et une Poupée. ' La Comédie des Jouets. Les Jouets parlants.

CRITIQUES D'ART

Gustave Courbet et son Œuvre. Mes Médailles. Histoire des Beaux-Arts en Belgique. En Allemagne. Les Peintres de la Vie,

Les Charniers. La Belgique.

DIVERS

THÉÂTRE

Un Mâle, 4 actes, en collaboration avec A. Bahier et J. Dubois (i vol.) Le Mort. Les mains. Les Yeux qui ont vu.

(I yoi.).

Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés

Êour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le anemark. S'adresser pour traiter, à \a Librairie Ollendorfp, 50, Chaussée d'AntiQ,

CAMILLE LEMONNIER

Le vent dans les moulins

ROMAN

HUITIEME EDITION

PARIS

Société d'Editions Littéraires et Artistiques

LIBRAIRIE OLLENDORFF

■•' ' 5o, CHAUSSÉE d'aNTIN,

j^ Un«vers/>ar^ Tqi^s droits réserj^. *

BIBUOTHECA

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IL A ÉTÉ TIRÉ A PART CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE NUMÉROTÉS

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LE YENT DANS LES MOULINS

Dries AbeeL«î referme la barrière et passe le petit pont sur le fossé. Il a tiré sa pipette en racine de bruyère : il enfonce avec le pouce une pincée de tabac. Au bout de quelques pas, il se retourne et regarde les pigeons sur le toit de la maison. C'est doucement un matin léger de mai sur la terre. Un jeune ^soleil frais bruine du hêtre rouge et met une main de lumière sur l'ombre de la porte. Une fumée bleue monte de la cheminée de la cuisine. Bon, se dit-il, c'est le mâle qui est sur les œufs. Et cette humble chose le réjouit comme si quelqu'un allait naître dans sa famille : il sait qu'il y a trois œufs dans le nid. Chacun au village a ses pigeons ; mais les siens sont de race primée. Ils ont l'air peint du Saint-Esprit quand on les voit, ailes ouvertes, passer sur l'église.

Dries tire fortement sur sa pipe et, son cor- nouiller entre ses mains derrière le dos, se remet à marcher à pas larges dans le sentier. Il est râblé et brun; il porte un bouquet de poils au menton <iomme les gens de la mer ; il a le dandinement

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appuyé du paysan. Une fine poussière se lève sous ses talons. Devant lui les fonds se vaporisent : les oits sont bleus comme l'œil des bœufs. Le moulin tourne au vent. Avec ses grands bras il fait signe aux moulins des autres villages que le vent aussi va passer chez eux. Cela amuse Dries.

Le sentier cendreux se ride de plis d'ombre vio- lette entre les peupliers. L'eau des petites mares fume. Il y a quinze jours que les varlets ont passé, chantant dans la cour des fermes, un rameau dans les mains. On leur a donné des œufs et un sou. Les cerisiers seulement commençaient de fleurir» Maintenant c'est le tour des pommiers ; une neige rose poudre les vergers. Les oiseaux viennent à la pointe des branches. Et puis les peupliers au feuil- lage d'or obliquent avec le chemin. La joie de Dries soudain tombe. Derrière la haie, il vient d'apercevoir un toit bas, misérable. L'humble logis a mal h ses jointures comme un laboureur perclus. Il n'y a là, dans l'âtre froid, qu'un vieil homme et une vieille femme comme des choses d'un autre temps.

Dries pousse la porte ; tous les deux le regardent entrer, les yeux de côté, le dos en boule. Ensuite ils ne regardent plus que sa bouche qui va parler, comme le destin. Il hausse les épaules, pitoyable- ment.

Voilà, vieux père, fait-il, c'est comme je vous dis. La meule a tourné et vous êtes dessous. Il faudra faire les huit jours de prison.

Une fois, l'autre hiver, la femme était entrée dans les sapinières du château. Le garde l'avait

I

LE VENT DANS LES MOULINS S

surprise emportant une bourrée de bois mort. On était allé aux juges qui l'avaient condamnée. Dries alorsj, de sa plus belle écriture, avait écrit une sup- plique au roi. Le seigneur était resté le plus fort, A présent ils sont Tun près .de l'autre, immo- biles, sans rien dire. La vieille pauvrement pelait sa peau avec ses ongles.

Dries souffle dans ses joues, se taisant, lui aussi, un grand froid au cœur. Malgré la porte ouverte, une odeur de suie et de loques moisies surit l'air. Il pense au jeune amour avec lequel tous deux autrefois sont venus se mettre en ménage. Humblement la vieille femme lui appuie un doigt sur la manche. Il lui voit au visage une grimace de vieil animal malheureux. Elle a l'air de rire et pleure sans larmes, intarissablement ; et toute la misère du monde est dans cette peine sèche aux puits vidés. La bouche fendue jusqu'aux oreilles, elle dit :

Notre cochon aussi est mort.

Elle ne disait que cela, si humblement, et tout de même on sentait que c'était une grande dé- tresse, ce cochon qui ne leur donnerait ni l'oing ni la couenne ni les tripes.

Voilà, dit Dries, il n'y a pas de justice pour les pauvres gens.

Ceux-là depuis près de soixante ans avaient la- bouré etensemencé la terre selon le commandement divin. Pourtant ils étaient pauvres et nus comme quand ils vinrent au monde. Dries sent gronder son sang libre, tandis qu'à larges pas il remonte vers la chaussée. 11 song;e aux ancêtres, à sa race

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qui séculairement soulirit la faim, la dîme, les corvées, paysans obscurs comme le vieil homme et sa femelle. Et puis c'es"; une image de petite vieille qui se lève, au geste tendrement puéril, les mains en croix, un bonnet à ruche noir par dessus des bandeaux plats. Bonne douce maman comme du sucre ! Si le vent n'avait pas fait tour- ner le moulin, elle ne serait pas maintenant à trem- per tranquillement la petite tartine beurrée du matin dans son café.

Son bâton ferraille clair sur les pavés bleus : il longe les dernières maisons du village, sous les grands ormes du bord de la route. Le vent taquine les luzernes; les fenêtres ont des frissons de ri- deaux blancs. Trois petites filles vont à l'école en chantant la vieille chanson :

Hei ! c'était dans le mai si gai !

Sa peine se dissipe. Il aspire les odeurs vertes : son moulin a tourné aussi. Quand il passe devant les vitres des petites maisons brillantes comme des miroirs, il voit s'y refléter un jeune homme aux joues pleines. La gouttière dit à la cheminée : C'est mynheer Dries Abeels, le fils du marchand de lin.

La forge dans le matin irisé flambe rose. Les étincelles jaillissent jusqu'à la cépée de lilas qui fleurit près de la porte. En panne devant le tra- vail où est bouclé un vieux ronsin, stope la voiture du messager, un de ses moyeux fendus. Le ferrant, ses énormes biceps roulant comme des boules à ses bras nus, prend un à un les clous qu'il tient dans la bouche et les enfonce dans le bandage qu'il a

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forgé pour la roue. Jusqu'au fond des hameaux on ' l'appelle Goliath à cause de sa force. Dries Abeels KÎmQ cet homme rude au cœur franc.

Mauvais ouvrage, Goliath^, dit-il en riant. Vieille roue à vieille charrette, malgré la rabisto- que, ne peut aller qu'un petit temps.

L'autre saisit l'analogie : il lève sa tête crépue, retire les clous de sa barbe, et il regarde Dries en- tre les sourcils, avec son œil borgne, éclaté comme un caïeu.

Ce n'est pas ce qu'ils pensent là-bas, dit-il. D'un mouvement d'épaules, il désigne la cure

blanche au bord de la route et un peu plus loin, derrière les touffes en fleurs des marronniers, les masses lourdes du château. Dries bourre une pipe et après un temps, le front balancé comme une fronde :

On fera des roues neuves, Goliath, dit-il. Nous les taillerons' en plein cœur de chêne. 11 fau- dra bien ensuite que la charrette roule jusqu'où elle doit aller.

Là-dessus le forgeron d'un grand coup enfonce le dernier clou; et Dries Abeels est reparti. Il voit revenir de la rivière le vieux petit pêcheur d'an- guilles dans sa jaquette olive. Le petit pêcheur lui montra sa pêche et rit sans bruit : il était parti dans sa barque avant le jour. Dans le village, la vie monte, chacun est à son métier. Le tailleur derrière la vitre pique à la machine ; le maçon fait sonner sa truelle ; le menuisier rabote à l'éta- bli; le boucher, dans sa boutique, repasse sur la meule ses couteaux. Dries prend par Je cheinia

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de terre qui file h travers champs vers la rivière.

L'air est léger, humide, tout brillant de petits cristaux; le ciel, au vent clair, gondole comme une soie; toute la terre est pavoisëe de jeune prin- temps. Les peupliers agitent leurs petites mains de feuilles et sèment de l'ombre, comme des fleurs bleues pour une procession. Le moulin sur sa butte tourne plus vite. Une fraîcheur musquée s'évente de l'eau entre les iris des berges. Et Dries entend pépier des couvées sous les vieux toits : c'est la classe du matin^ les petits font aller leurs becs comme les enfants qui récitent la leçon à l'école.

Dries quelquefois, par dessus la haie, aperçoit une vieille femme plantant ses pommes déterre ou un vieil homme qui remet une dent à son four- chet. Dans l'étable la vache déjà meugle après la prairie. Des truies pleines grommellent en fouillant du groin sous la porte des soues. Çà et de vieux petits paysans maigres poussent leur ombre au soleil; et l'ombre à pas doux semble les mener vers le cimetière. C'est fini pour eux d'attendre quelque chose de la vie : avec leur crâne en pointe, plus dur que le caillou, ils sont comme un champ la graine ne peut germer ; ils ne verront pas les jours promis. Et pourtant le blé monte! Il sera mûr tout à l'heure î songe Dries en portant ses regards au large.

Un frisson vert rit dans les seigles hauts. Toute la campagne ondule jusqu'à l'horizon, avec des bouquets légers de feuilles, avec des neiges d'au- bépines poudrant les haies. Il éprouve une joie grave à se répéter que blé moaite et une autro

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chose monte aussi, ondule très loin dans les temps. Comme le blé lève et fait son grain, l'Idée jour à jour mûrit pour le bon pain de justice et de vé- rité.

Dries pousse les barrières, entre dans les petites fermes. Il caresse le chat^ il apaise d'un mot ami l'aboi du chien. Les poules en petite troupe galo- pent devant lui. Le coq s'appelle le coq comme un roi est un roi ; ses femmes s'appellent la Noire ou la Rouge ou la Blanche. Dries sait qu'il fait plaisir aux vieilles gens en les appelant par leur nom.* Il dit en entrant :

Le bon Dieu faisait tourner le moulin.

Ces âmes simples ne voient qu'un peu de vent qui souffle. Il y a toujours quelqu'un qui répond

S'il plaît à Dieu, le moulin moudra de la belle farine.

Il reprend avec force :

Et c'est nous qui avec nos poings pétrirons la pâte. La huche sera pleine, allez I II y en aura pour les plus pauvres.

Oui, voilà ce qu'il faudrait. Humblement ils s'en remettent à la destinée de

ce qu'il leur arrivera de bon ou de mauvais dans la vie. Ils dodelinent de la tête en crachant lon- guement derrière leur main; et leurs yeux éteints évitent le regard ferme du franc garçon. Dries Abeels secoue son front volontaire comme un petit taureau piqué par les mouches.

Le soleil vient après la pluie, dit-il. Mais si vous n'avez pas labouré avec le bœuf, comment voulez-vous que la graine lève? Dieu envoie le vent

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répandre au loin la semence ; ]e reste est l'affaire des hommes.

11 parle comme les vieux almanachs des campa- gnes, par moralités sentencieuses. 11 se sent ainsi plus près de ceux qui rapportent toute chose à la terre. Quand il arrive, la femme ne va plus, comme les premiers jours, regarder du côté de la liaie si le vicaire ne l'a pas vu entrer.

! Mois, on s'est occupé du garçon. Le lan- cier aura sa permission, mais la chose n'a pas été sans peine. Piet Baezen heureusement connaissait l'oncle du capitaine qui l'a dit au colonel qui l'a demandé au général.

Cette fois, c'est une des bonnes fermes du pays. La fille se marie dans un mois ; on n'était pas sûr que le frère pourrait assister à la noce. Il faut crier dans l'oreille de l'aïeule, toute raide d'années dans sa cahière près de la fenêtre, que le lancier va re- venir. Son grand visage en bois se déride. On ne sait pas pourquoi elle a répondu :

Le plus tôt sera le mieux.

Et elle semble épier, par le chemin, quelqu'un qui doit venir et qui n'est pas le joyeux drille qu'on attend.

Sur le seuil, Dries, le nez en l'air, regarde le maître de la ferme haut perché sur ses jambes, et 11 lui dit comme il a dit aux autres :

Les blés levaient quand j'ai passé.

Le fermier cligne de l'œil sans répondre : il est de ceux qui veulent savoir d'oii souffle le vent avant, de lâcher un mot. Chacun ainsi garde son idée.

Le chemin file entre des champs de seigle. Dries

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cueille un brin vert et le mâche entre ses dents. 11 est repris par la beauté heureuse de la terre. Ses yeux sont lavés de claire verdure et de matin frais. Une brise aromale lui vente dans le cœur, le rire limpide de cet air de printemps. Mon Dieu I les hommes seraient si heureux s'ils savaient se con- tenter de ce qui fait sa joie, une bonne pipe au so- leil, et courir les petits sentiers, dans l'odeur mouillée de la terre 1 Un égoïsme délicat lui fait goûter ce bonheur un peu court. 11 pense aussi à ses pigeons, aux trois petits qui sont dans l'œuf.

Derrière un buisson d'aunes, près de la mare, une maison ouvre ses volets verts sous l'auvent rouge. La vache paît dans le verger sous les pom- miers fleuris. Une jeune femme guide les pas trébu- chants d'un enfant. Comme elle le tient par le pan de sa chemise, on voit se rider la petite pomme rose de son derrière, chaque fois qu'il met un pied devant l'autre. Autour, de gros boulants blancs picorent des grains d'avoine, s^enlevant d'un léger battement d'ailes et se posant plus loin à mesure que l'enfant tend ses petits bras dodus pour les prendre. Le refrain que Ibs petites filles chantaient tout à l'heure sur la route lui repasse alors dans la pensée, A son tour il chante :

Hei I c'était dans le mai si gai !

Il y a tant de choses pour lui dans cet air d'un(^ petite ronde simplette des Flandres ! Les vieux l'avaient chanté comme la jeune femme, comme toutes les petites filles, en allant à l'école. Avec ses joues rouges sous son bounet à pois roses, elle

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a la beauté d'un coquelicot dans sa collerette de pétales. Elle lui jette du bout de ses lèvres dési- rables les paroles joyeuses.

allait un bon Père le long du champ. Il tenait par la main une petite nonnette.

La folle chanson se dévide comme un fil au rouet. bon Père ôtait son capuchon, la folle nonnette se mettait à tourner et puis il la faisait danser comme une petite poupée. C'était du temps il passait toujours un père capucin près d'un couvent. Les petites nonnettes venaient regarder par dessus le mur comme des abricots à un espalier. «Sapater! » Et le moulin bas faisait un signe; la ronde tour- nait comme lui dans le vent frais ; entre ses rives le rivulet jasait. Tantôt Dries, tantôt la jolie paysanne chantait un couplet. Puis ensemble ils reprenaient le refrain :

Hei ! c'était dans le mai si gai 1

Entre ses petits poings qui battent le vide, l'en- fant froisse du soleil. Le ciel bleuit le lin fin de ses cheveux. Oui, c'était une douce chose dévie. Et Dries disait :

Tant que la mère Flandre mettra au monde de beaux garçons comme celui-là, elle ne sera pas près de mourir.

La rivière un peu plus loin glisse entre ses rives d'iris et de roseaux, la tranquille Lys aux lisses soies fluides. Il s'assied sur le bord et regarde long- temps l'eau s'amincir entre les berges, au loin. Un rideau d'ormes limite l'horizon; et il ne voit pas tourner la rivière par delà. Cependant elle va

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comme ses pensées, limpide, égale, reflétant le ciel bleu et rose, les petites feuilles des saules, l'or tremblé des peupliers. Elle glisse lentement de crique en crique, avec des rides de vent, des plis- sés fins d'étoffe d'argent jusqu'à la maison il y aune jeune fille qui s'appelle Mamie. Que pourrait bien faire à cette heure sa Mamie aimée? Il en- tend battre les talons de ses souliers dans la maison : elle a passé l'eau sur le café, elle tend la nappe sur la petite table près de la fenêtre où, en regardant la rivière^ s'assied un vieil homme doucement ma- lade. Il y a aussi les petites sœurs qui la tirent par sa robe de matin bleue comme la fleur du lin. Dries caresse avec le plat de sa main l'herbe soyeuse comme une chair. Toute sa vie tient dans la pensée que peut-être cette belle Mamie pense à lui. Ils n'ont échangé pourtant aucun serment d'amour. Quelquefois un poisson saute, des bulles crèvent à la surface de l'eau.

La vapeur lentement se déroule : sur l'autre rive les prairies d'émail se lignent de l'ombro transparente des peupliers. L'herbe grasse jour à jour mûrit pour la faim sans trêve du troupeau, comme le blé se dore pour la grande famille hu- maine. Les houlques et les orpins ont des remous sous le vent léger qui souffle en rond. Dries s'al- longe, appuie ses reins à la fraîcheur de la berge sous la souple dentelle d'argent d'un saule. Des filées de soleil glissent d'entre les foholes et lui cha- touillent la paupière ; le reflet de l'eau joue à ses mains comme des bagues. Et de nouveau il allume une pipe. Son cœur est gonflé comme la fleur de§

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pommiers, il comprime sa poitrine à deux mains. Entre ses yeux mi fermés, il passe du ciel tendre- ment lilas, des branches balancées comme les palmes des Rogations et les petits canards blancs qui en bande, avec leurs pattes jaunes ramant dans l'eau, raient de larges sillages en éventail le courant.

Le moulin, avec l'ombre de ses grands bras a terre, s'arrêtait de tourner.

II

Maître, disait-il en entrant.

Un homme âgé à tête grise, avec une moustache tombant jusqu'au bas du menton, se retournait sur sa chaise de paille, son pouce au trou de la palette.

Hei, ami Abeels?

Il posait à terre les pinceaux et la palette et lui tendait la main, planté droit dans ses sabots, les épaules sèches sous sa vieille blouse de paysan plaquée de vermillon. Sa peau hâlée, picotée de poils de barbe, s'éclairait d'yeux marron sablés de semis d'or. Ce n'était pas un homme qui parlait beaucoup, ce Sander Kokx. Il vivait renfermé en lui-même, avec la vision des paysages sous ses sourcils velus, l'un très haut, tordu comme un cep de vigne, l'autre couché par dessus l'œil qu'il fermait à demi pour décomposer les tons.

Dries venait quelquefois discrètement, un peu intimidé à la pensée de troubler le grand silence

LE VENT DÂNb LES MOULINS IS

de cet atelier de campagne. Il regardait longtemps les vaches, les nuages montés de la mer, les petits vachers qui soufflent dans d'aigres flûtes. Personne encore n'avait exprimé cela comme le vieux maître , Kokx alors bourrait une pipe et on causait un peu à travers de longues pauses.

Son feutre mou dans la main, il s'avançait jus- que près du chevalet. Kokx devant lui tirait des bouffées de sa pipette de terre, par moments enfon- çant le tabac d'un coup de pouce. Tous deux se taisaient. Un jour égal et mat coulait de la verrière brouillée de toiles d'araignées, une clarté tamisée d'après-midi, sans soleil. Tranquillement elle en- veloppait le vaste tableau : dans les roseaux, au bord de la rivière^, paissait un bétail gras, aux pis lourds et blancs, comme des nénuphars. Une vache blonde, en travers de la berge, lapait l'eau. C'était au temps de l'arrière-saison, quand les étourneaux tournoient avec leurs longs sifflements aigre-doux et que les feuilles cuivrées des peupliers com- mencent à tomber.

La pluie ne rayait pas Tair gris, mais on sentait qu'il pourrait pleuvoir le lendemain. Le petit va- cher, appuyé à la barrière, en train d'effiler la mèche de son fouet, le savait mieux que personne. C'était un de ces fouets dont le claquement, sonnant d'horizon en horizon, a l'air de casser des vitres dans le ciel. Bon Dieu! que cela sentait à plein nez la nature 1 Dries aurait pu nommer par leur nom les bêtes qui avaient posé. Cependant il ne parlait pas, il demeurait là, soufflant à petites haleines courtes, les paupières lentement battantes, éprou-

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vant aux racioes de la vie un délice, comme quand on se laisse couler au fond d'une pleine eau. Kokx ne lui demandait rien. Il clignait d'un œil et re- gardait aussi le tableau, penchant sa grosse tête grise d'un côté et puis d'un autre. Le silence était doux comme à l'église : on aurait entendu penser l'âme des vaches. Une grosse mouche tétait une goutte de bière restée au bord d'un verre et puis se lançait contre les vitres. Très loin, dans la mai- son, des sabots battaient.

Ahl maître 1 disait-il enfin en secouant la tète.

Et il ne trouvait d'abord à dire que cette pauvre chose, avec son cœur gonflé dans sa poitrine. C'était une adoration muette pour le petit coin du monde tous deux, le peintre et lui, avaient passé de si longues heures à voir filer les nuages dans le ciel comme un vol de grues. La pluie tombait autrement qu'ailleurs : elle venait de la mer grise ; elle remuait quelque chose de tendre et d'inconnu qui donnait envie de se laisser longtemps mouiller. Le vent aussi avait une plainte presque humaine quand il soufflait d'au delà les prairies. Dries, dans son âme simple, s'étonnait que la cou- leur pût exprimer de si fluides sensations. C'était pour lui un mystère religieux comme l'Eucharis- tie. Et il avait soif à force de regarder boire la belle vache blonde, il croyait être lui-même, un soir qu'il fait très chaud, aspirant l'eau de la rivière. Il se passa bien cinq minutes et puis il jeta son chapeau à terre de toutes ses forces. Kokx leva son œil gauche et vit qu'il pleurait ; et lui non plus ne

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savait plus que dire, tirant fortement sur sa pipe.

Oeil ! oclil disait Dries, c'est comme une clian- son avec laquelle on aurait été bercé et que les autres, après nous, chanteront jusqu'à la fin des temps.

Et il n'expliquait pas sa pensée. Kokx comprit qu'elle se rapportait au symbole de la terre pour une âme de vrai Flamand. Il était ému, il dit dou- cement en souriant :

Vous auriez pu, comme cela arrive, me par- ler du dessin de mes vaches. Ce n'eût pas été la même chose.

Tous les deux encore une fois se taisaient. La grosse mouche ronflait comme une musette. Dries à présent fixait ses yeux clairs sur le fond du ta- bleau. 11 eut un petit mouvement. Par delà les arbres là-bas se levaient les tours du château. Sa joie était tombée. Kokx s'en aperçut et haussa les épaules.

Voilà, cela m'a été commandé comme cela, fit-il. Si on les écoutait, on peindrait leur blason jusque sur le derrière des vaches.

Dries demeura un peu de temps perdu dans ses idées. Il disait tristement ensuite :

Penser qu'il y a dans ce château un homme qui tient le paysan comme une petite taupe sous son talon !

Le vieux maître secoua sa tête grise.

Fils, ce paysan mène son bœuf et lui-même est mené par sa destinée. Le mieux est que chacun prenne la vie en patience et travaille tranquillement dans son coin.

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La terre est à celui qui l'engraisse de son tra- vail, disait Dries avec entêtement.

Voilà, oui, je sais, ce sont les idées des socia- listes. Il en vient le dimanche qui crient cela par dessus les haies. Mais je suis trop vieux, ami Dries. Je pense comme pensait mon père. C'était un pe- tit homme de rien pourtant et qui ne se plaignait pas.

Tous deux encore une fois cessaient de parler Kokx passait une paille dans sa pipe. Du temps coulait. Dries Aheels tout doucement se remettait à regarder le tableau. Il aurait voulu être le petit vacher qui gardait les vaches, dans le grand si- lence de la terre avant la pluie. Toujours le bruit des sabots dans la maison se rapprochait et ensuite s'éloignait.

! femme, s'il vous plaît, tirez un pot de bière au tonneau.

Le peintre maintenant ouvrait la porte et parlait ainsi à quelqu'un qu'on ne pouvait voir. Le garçon n'osait pas lui dire qu'il avait bu déjà quelques verres sur la route. Il éprouvait une réelle timidité devant cet homme simple qui savait peindre l'âme de la vie.

L'atelier joignait la maison : c'était une ancienne grange dont Kokx avait fait murer la haute porte à double vantail, du côté du veçger. Les murs étaient nus, d'un blanc frais de fromage comme les petites chapelles des campagnes. Dans un des coins, un vieux bahut de chêne noir, imagé de scènes pastorales, ressemblait à un confessionnal. Kokx y entassait ses études et ses châssis." L'atelier, sim-

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pie et franc comme l'homme, sentait le blé, la téré- benthine et la pomme de l'autre année.

Les sabots bientôt à petits coups battirent dans le corridor, scandant un tintin clair de verres. Et puis il entrait une grosse femme aux cheveux beurre frais, en surcot de flanelle entre le rouge et l'orange. Comme des billes de porcelaine, ses yeux joyeuse- ment roulaient dans les vernis à peine craquelés de ses amples joues. Sa saine maturité gardait la fraîcheur de vie honnête des vieilles gens qui n'ont pas fait le mal. Kokx tout un été était venu pein- dre au village. Uae jolie fille quelquefois pardes- sus la haie arrivait regarder ses toiles. Une fois, il l'avait priée de poser avec son fauchet et sa pe- tite cape de faneuse, pour une fenaison. Avant la fin du tableau, ils s'étaient aperçu qu'ils se con- venaient. Kokx n'était plus reparti. Un matin de gelée blanche, par les chemins tintants de petits grelots de givres, ils étaient allés se marier à la- vieille église. Aucune histoire n'était plus simple : elle eut la simplicité de leur vie. Avec l'aide du maçon et du menuisier, Kokx se mit à bâtir la mai- son; elle avait grandi comme son art, comme leur tranquille bonheur. Deux vaches à petits pas en- trèrent dans l'étable. Après deux ans un enfant avait poussé son premier cri. Tout le logis, relui- sant de cuivres et d'étains, avec des cruches à lait cabossées et des petits coqs en faïence sur les dres- soirs, avait un air d'arche du temps des saints.

Kokx, d'une môme âme charmée, sans lassitude peignait les vaches et la terre, sa blouse de paysan n\x^ épaules, traînant h sps sabots une odeur de

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labours. L'hiver il lisait dans une vieille Bible fla- mande. Slina, sa femme, était bien allée trois fois à la ville, elle n'aurait plus pu dire à quelles dates. On continuait à l'appeler par son petit nom dans les villages. Comme il y avait beaucoup de Stina, on l'appelait « Stina du peintre ».

La bière moussa, couleur de méteil. Dries,^ le nez contre le verre, reniflait le bouquet amer et toni- que. 11 savait apprécier les brassins.

C'est de la fine fleur de houblon, dit-il res- pectueusement, comme il eût parlé de son salut dans l'autre monde.

La tête renversée en arrière, il inclina à me- sure le verre et laissa couler le liquide blond jusqu'à la dernière goutte. Déjà le peintre avait repris sa palette : il lustrait d'une touche claire le mufle de la vache qui buvait à la rivière. Douce- ment Dries alla se placer derrière lui. Et debout, faisant tourner ses pouces à son dos, il regardait se | mouiller les naseaux de la bête comme une fleur sous la pluie.

Voilà, dit-il en riant, ce n'est qu'un petit reflet d'eau et tout de même c'est comme si toute la rivière y avait passé. Ahf maître, vous êtes près de la vie comme le bon Dieu!

Kokx riait, content.

Tous deux, un peu de temps, alors se mettaient à bavarder de la bonne terre de Flandre : ils n'au- raient pas parlé autrement de leur mère ; et ils avaient les lèvres humides et sucrées. Kokx ne di- sait çà et qu'un mot, mais bon, à propos des vaches, des moissons, des vergers et du héron. Il v

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y avait une si intime poésie quand, en regardant à ses pieds, il évoquait ce long oiseau au bord de la rivière, dans le soir, après que les petits vachers sont partis avec le troupeau. Un grand silence tom- bait et le héron était là, ses longues pattes dans l'eau, amorçant l'anguille. Chaque fois que l'anguille piquait, il enfonçait très vite son bec en mouchettes à chandelles, puis le bec remontait avec un petit cla- quement où pendillait une chose enroulée comme un ruban. Dries aussi regardait à ses pieds comme s'il voyait maintenant l'anguille.

C'était ensuite son tour de parler. La terre na- tale l'amusait comme un grand jour de kermesse. 11 racontait des histoires de rixes et de belles filles aux yeux de velours. Il riait et frappait des mains, poussant un souffle fort devant lui. Tout l'atelier bourdonnait de sa voix; les araignées s'avançaient au bord de leurs toiles sous les vitres du lanter- neau. Et puis tout d'une fois cela devenait très doux^ il disait si amoureusement :

La Flandre dormait, mais elle se réveille, la belle épousée ! Attendez seulement que tout ce qui est en terre lève... Alors vous entendrez chanter le mai si gai !

La cloche rouillée de la grille eut un hoquet. A travers un craquement de bottines neuves, ils en- tendirent une voix de fausset demander s'il n'y avait pas quelqu'un qui pût tenir le cheval. - Chaque fois que les semelles craquaient, la voix montait, en sorte qu'il semblait exister entre elles une ancienne rivalité.

Kokxî lié! Kokxt

20 LE VENT DANS LES MOULINS

Un petit homme rond, les joues bleues et pommées comme un chou, entra, roulant sur ses gros mollets, guêtres de houseaux de toile grise.

Bonjour, Kokx. Je passais. J'étais curieux de savoir si vous aviez changé le dessin de la vache Manche.

Il serrait dans ses larges doigts gantés de peau de daim la main que Kokx venait d'essuyer à sa blouse. On n'avait pas de peine à voir, à la façon dont il jouait de son fouet à pomme d'or, que c'é- tait un homme de qualité. Il souffla, tamponna à petits coups de son mouchoir en soie son crâne lisse, perlé de sueur, tenant devant lui son chapeau comme une sébille. Dries aurait voulu être loin.

Kokx retira sa pipe et dit avec malice :

Mon Dieul Voilà! J'ai pensé qu'il valait peut- mieux qu'elle eût fini de boire.

Le petit homme rond aperçut Dries Abeels ; très vite, d^un petit choc sec, il replantait son chapeau sur sa tête.

Ahl c'est vous! Diantre f Hél C'est que c'est lui! Mauvais sujet!

Encore une fois le fausset montait, aigre comme un foret. Cependant, comme le personnage piétinait sur place, les semelles de cuir neuf craquaient au point qu'à peine on l'entendait. Dries le regarda droit dans les yeux et il était sans jactance. Il se rappelait : au temps après l'école, il jouait aux billes près de l'église, quelquefois le baron lui tirait l'oreille amicalement. Il envoyait aussi çà et à son père, le marchand de lin, une pièce de gibier. Un seigneur comme celui-là, maître d'une partie

LE VENT DANS LES MOULINS 21

du pays, se croit si au-dessus du pauvre monde qu'en les bourrant un peu rudement, il fait encore honneur aux gens. Dries, avec ses vingt-six ans, sembla être toujours le galopin dont les braies avaient plus de trous que de boutons.

Ma foi, oui, c'est moi, Dries Abeels, dit-il rondement.

M. de Quast, agacé qu'il le prît sur ce ton, re- commença à souffler.

Ohl pouf! vous auriez beau soutenir le con- traire, pouf pouf t j'aurais de bonnes raisons pour ne pas vous confondre avec un autre. ! I pouf I II m'en est revenu de belles sur votre compte,

DOUfl

Dries à présent riait, un peu humilié. Le baron profita de ces apparences plutôt placides pour le regarder de haut, avec son gros visage violet sur le côté. Du bout de son fouet il tambourina sur ses houseaux. Et à chaque coup, c'était un mot qui remontait.

Il paraît, paraît... que vous vous êtes mis, oh! oht du côté des partageux. (Qu'est-ce qu'il voulait dire par ? Peut-être il ne le savait pas bien.) Vous prêchez les... les mauvaises doctrines. Vous reniez les principes de vos pères. Vous... vous... Hél Hél pouf!

Quelquefois il arrivait au château un haut prélat ou un député selon les vrais principes des pères du gentilhomme. Il n'était pas difficile de s'approprier leurs expressions. Mais ceux-là parlaient avec abon- dance : le petit fausset, lui, n'avait qu'un maigre fil d'éloquence qui tout de suite tarissait. Les semelles

22 LE VENT DANS LES MOULINS

de cuir neuf aussitôt menaienl un bruit terrible : toute la maison semblait craquer de haut en bas. Dries répondit simplement :

A chacun sa conscience. Je suis avec ceux qui peinent. Je suis moi-même un paysan.

Un paysan I quoi? Qu'est-ce qu'il dit, Kokx? Le baron roulait les yeux, ôtait et remettait son

chapeau. Ses joues gonflaient comme des vessies.

! corbleu 1 monsieur, reprit-il, mes paysans, à moi, mangent à leur faim et boivent à leur soif. Ils se reposent le dimanche. Il n'y en a pas un qui ne pèse ses cent cinquante livres, pouf! pouf!

Et il frappait toujours ses houseaux du bout de son fouet. Une poussière fine volait, un peu de cette terre de Flandre qui était à lui et qu'il portait dans ses bottes de seigneur. Dries, avec son cœur d'homme libre dans ses yeux droits et clairs, tran- quillement disait :

Pas tous... pas tous. Pour les autres, il y a la vache qui prend du mal, la truie qui crève avant de donner sa portée. Il y a la grêle et la sécheresse. Il y a les mauvaises années.

Le petit homme corpulent se haussa à la pointe des semelles; il criait vers le peintre:

Ce n'est pas lui, peuh! poufl hél qui chan- gera cela! Dites! hein, Kokx!

Tout de même, avec les deux pouces en plus qu'il parut avoir tout à coup, le fils des glèbes était encore plus grand que lui. A présent, les narines de Dries battaient. Il dit d'une voix haute qu'on eut entendue de la campagne si la petite fenêtre sous la lanterneau avait été ouverte :

LE VENT DANS LES MOULINS 23

Toute chose arrive à son heure. Quand la pomme est mûre, il faut qu'elle tombe.

Le baron pirouetta, lui tourna le dos. Il sembla ne plus s'intéresser qu'au tableau sur le chevalet, se reculant, s'approchant, mettant le nez sur la peinture comme s'il reniflait un gibier légèrement avancé. Kokx, lui, toujours fumait sa pipe.

Hél hél corbleu ! c'est de la belle couleur fla- mande. Oui, oui, flamande... Mais la couleur sans le dessin... Tenez, il manque un doigt à la main du vacher. Moi, vous savez, j'aime tout voir dans un tableau. D'ailleurs, hein? pas vrai? la nature nous a donné cinq doigts, pas un de moins.

L'âme du vieux maître était loin. En clignant des yeux il se demandait s'il ne supprimerait pas une des petites vaches du fond à cause de la tache trop claire qui rompait l'effet; mais précisément le petit homme rond se campait un monocle dans la rainure du nez et se mettait à nombrer les têtes de bétail qui figuraient sur la toile.

Hé! dites donc... Huit... dix... Est-ce bien dix dont nous sommes convenus?

Du bout des doigts il touchait la toile. Sa main au loin couvrait le pays, faisait une ombre sur les vaches, le ciel, les petits arbres du fond. Et Dries souffrait. Il regardait avec stupeur ce personnage qui dans les cinq doigts de sa main semblait tenir toute la terre du bon Dieu. Est-ce que quelqu'un peut dire qu'un peu d^or suffit vraiment à payer l'émotion d'une âme d'artiste et tout le frisson de la création qu'il y a dans un tableau?

Les bottines de cuir neuf craquèrent du côté de

24 LE VENT DANS LES MOULINS

la porte ; la grille grinça ; un trot battit le pavé. Tous deux, dans l'atelier repris à ses pensifs si- lences, vidèrent la canette de bière. Ni l'un ni l'autre ne parlaient du petit homme qui^, il y a un instant, tapait de son fouet sas houseaux comme si celui-là n'avait jamais existé pour eux.

III

Dans les clos fleurissait la fm mouillée des lilas. Un soleil pâle était venu après l'ondée; les abeilles sortaient des ruches. Les marronniers au bord des routes semblaient pavoises de petits ballons roses. Dries Abeels, selon son habitude, quelquefois s'ar- rêtait à causer par dessus la haie avec les paysans. Avec son entêtement doux il leur parlait du blé qui levait, de la terre toujours en travail, de l'Idée pareille à la terre dans l'âme des hommes. Il levait la main quand il parlait de l'Idée.

Il ne manquait pas de gens qui lui répondaient :

Cela vous est facile à dire à vous, le fils du marchand de lin. On vous a appris à lire dans des livres. Mais qu'est-ce que nous sommes, nous? Des petites taupes, de toutes petites taupes. Nous ne savons pas ce qui se passe au-dessus de nous.

Après tout, pensait-il, ces gens ont raison. Je suis le fils du marchand de lin, comme ils disent : mes mains n'ont pas connu le travail. Il y aura toujours cette différence entre eux et moi.

LE VEM DANS LES MOULINS 25

Des peupliers agitaient leurs petites feuilles d'or et d'émeraude comme des mouches. Par des che- mins de terre cendreuse et friable, le pays s'en allait. Il y en avait qui étaient tout petits comme le sillage de deux amoureux dans les blés. 11 y en avait qui étaient larges comme pour des armées, avec quatre rangs d'arbres feuillus jusqu'à la base. Un gramen touffu en duvetait les ornières. Dries pensait au temps des pauvres masures en chaume et en torchis clignant de l'œil derrière leurs lucar- nes à ras de terre, épiant la bande sinistre des lansquenets rôdant par le pays. Ah! les souffreteux et maigres pâtiras claquant des dents, torturés par la fièvre et la famine I Les beaux cavaliers roux qui pillaient les chaumes et violentaient les filles étaient partis. Mais tout de même l'humble serf do la terre toujours crevait sous les impôts, les cor- -vées, les fermages, la maladie.

Une petite ondée bruina, les gouttelettes tintaient et il faisait très doux sous la terre, dans les champs de seigle et d'avoine. C'était pluie bénite pour tout le monde. Des petits enfants mangeaient de grosses tartines devant les portes, ou bien faisaient voler un hanneton au bout d'un fil. Vliege vliege meuleke ! chantaient ceux-là(vole,vole,petit moulin!) Gomme c'était samedi, les seaux claquaient, éclaboussaient les murs. Et tous les petits vergers semblaient ver- nis à neuf, d'un brillant de peinture et d'émail. Des veaux, avec des coups de tête roulaient de gros yeux violets, gambadaient près des clôtures. Des poulains titubaient de côté sur leurs hautes pattes fluettes, avec le poids de leurs têtes trop lourdes

â6 LE VENT DANS LES MOULINS

en avant. Dans les mares en fleur, les petits canards égayés par la pluie, barbotaient. Dries n'en finissait pas d'admirer les jolies maisons de Flandre avec leurs volets vert et blanc, leurs fenêtres quadril- ; lées de menus carreaux, les façades échaudées aux dernières Pâques et la hutte en glui des poulaillers dressés sur des perches. On voyait bien que le soleil allait revenir, car aucune des poules ne remontait.

Les chemins filaient droit un peu de temps et puis déviaient : il n'y avait qu'eux pour savoir ils allaient. La plupart tournaient en rond comme des rondes de petites filles^ bordés de têtards de saules et de chênes. Des troncs à ganglions unis- saient en brosses vertes. Quelquefois une douve longeait une grosse ferme noire à l'ombre. La pluie faisait remonter une odeur acre de purin et de vase. Ce n'était pas de la joie ni de la tristesse, mais un sentiment venu du fond de la vie, avec lequel on aurait pu vivre longtemps. Dries ai- mait tant la petite pluie et les petits fossés et les petits chemins 1 II n'aurait pu dire pourquoi, con- sidérant tout cela avec un cœur gonflé, il murmu- rait : Maman, CQmme quand il était petit enfant.

11 marcha ainsi près d'une heure .J)es gouttelettes givraient sa barbe. Parfois il cueillait une feuillp mouillée et la suçait. Il n'était jamais pressé d'arri- ver ; c'était une vraie âme de paysan attentive au cri des oiseaux, à la montée des sèves, au bruit des bourgeons qui éclatent. Son ami Piet Baezen disait qu'il entendait chanter en lui les arbres comme une messe. Il s'arrêtait quelquefois à regarder un vieux cheval dans un champ. Il savait lire tout ce qu'il y

LE VENT DANS LES MOULINS 27

a de courage résigné et fraternel dans les prunelles brumeuses des bêtes. Une fois il s'était approché d'un chien furieux qui mordait les gens ; le maître, un fermier, avait pris son fusil pour le coucher bas. Et il l'avait détaché, le chien en le léchant Favait suivi. C'était une force en lui dont il ne se rendait pas compte lui-même. Les petits paysans aussi la subissaient.

Maintenant un hameau là-bas sortait des arbres, la pluie avait cessé : un soleil frais filait de Por sur la campagne. Parmi la mouillure reluisante des arbres, le coq en cuivre du clocher semblait battre des ailes, comme la colombe au rameau vert après le déluge. C'était une très vieille petite chose de piété, une chapelle tout juste grande à la mesure de l'humble part de paradis que réclamait la pauvre humanité vivant à l'entour. Aux heures des- offices, les hommes demeuraient sur le parvis, la casquette à la main, remuant leurs lèvres du côté brûlait le trèfle rose des cierges.

Dries allait tirer la tringle à la porte d'une mo- deste maison blanche contre le cimetière, une mai- son à rideaux frais^ avec une petite Vierge Marie dans une niche. Un très vieil homme en soutane roussie aussitôt avançait sa tête grise par dessus la haie du jardin et venait lui ouvrir la petite grille en fer.

Il faisait si doux dans la campagne, disait Dries.

Je sarclais mes salades, de son côté disait le prêtre.

Et il séchait à l'herbe du gazon la terre humide

28 LE VENT DANS LES MOULINS

qui lui poissait les mains. Tous deux marchèrent un peu de temps entre les buis taillés en cône et puis Dries s'arrêtait devant les poiriers.

Vous aurez du fruit, mon révérend.

Il y a promesse, ami^ mais les Bons chrétiens sont bien vieux.

Ils allèrent ainsi jusqu'au fond du jardin. Le curé se mouchait dans les carreaux rouges de son mouchoir et ensuite il frappait avec le doigt sur le couvercle de sa tabatière en corne. Il y puisait une pincée de tabac qu'il lévigeait lentement entre le pouce et l'index. L'homme était courbé comme les vieux arbres tournés au vent d'ouest; et il avait la maigreur des christs en bois aux triviaires. La peau de son visage avait plus de plis que son étole, toute jaune, d'un jaune malade de coing vieilli dans l'armoire, avec des picots blancs de barbe aux joues. Depuis plus d'un demi-siècle il vivait au cœur des labours et des semailles, dur au froid et à la peine comme ses paroissiens. L'évêché autre- fois avait songé à l'avancer : il avait préféré à une cure fructueuse sa pauvre éghse qui à peine lui procurait la subsistance. Et il menait là, oublié, à l'ombre de son clocher, une vie très pure, culti- vant lui-même son jardin. Aucun seigneur ne lui envoyait de la pêche ni du gibier. Les fabriciens des autres villages dédaignaient un peu le curé Ledoux.

Dries Abeels et lui maintenant étaient près de la clématite qui s'enroulait autour delà tonnelle, et ils ne se disaient rien. Ledoux regardait la terre très bas à ses pieds. Un petit nuage passait sur l'é-

LE VENT DANS LES MOULINS 29

glise comme une boule de ouate. Le jeune homme ne savait comment commencer et tout à coup il soufflait fortement dans ses joues et disait :

Notre curé, ils ont voulu que je vienne vous trouver. Vous savez tout ce que notre parti fait pour les simples et les souffrants. Nous avons avec nous les ouvriers des villes. Si seulement les petits fermiers pouvaient nous suivre t Moi^ comme les autres, je fais ce que je peux, j'entre dans les mai- sons, je leur parle de leurs misères, de la terre qui, après tout, est à celui qui la cultive. Il fau- drait que nous puissions compter sur des hommes comme vous. Vous êtes pour nous comme la sain- teté même de TEglise. Ils vous écouteraient si vous leur disiez ce que nous faisons pour eux.

Depuis quelque temps il disait : « notre parti. » Ils n'avaient été d'abord qu'une centaine à parler ainsi et à présent ils étaient mille et plus. Cela le grandissait dons son estime d'avoir tant de monde derrière lui.

Le curé leva vivement les yeux, ses clairs yeux bleus d'enfant. Une âme tendre et inquiète bril- lait sous leur cristallin comme une petite flamme droite derrière la porcelaine d'une veilleuse. Il re- garda ainsi une seconde Dries Abeels. Et de nou- veau ensuite il contemplait la terre à ses pieds.

Je ne suis qu'un humble serviteur de l'église, dit-il.

La voix tomba sourde, triste sur la bonne odeur des violettes qui fleurissaient le bord du sentier; et il roulait ses mains l'une dans l'autre avec hu- milité, un peu plus courbé. Dries connaissait bien

30 LE VENT DANS LES MOULINS

cette douce âme ecclésiastique, résignée à la fois et courageuse.

Notre curé, dit-il, l'Eglise n'est pas du cote de ceux qui font payer au paysan la terre le double de ce qu'elle vaut. Les opprimés toujours ont été à la droite du Seigneur. Notre Evangile est celui de Christ môme.

Le maigre dos voûté se redressa et à présent Ledoux, avec ses yeux limpides et fixes, regardait le vieux clocher par dessus la haie comme s'il cherchait la vérité.

Mais qui vous donne le droit de parler ainsi? fit-il.

Il se mettait à marcher très vite et il sentait le souffle du garçon dans son épaule. Ils arrivèrent ainsi au bout de la petite allée : ils étaient tout près de la maison. Et alors le curé, lui posant la main sur l'épaule, dit lentement :

Vous avez bien fait de venir. Je fais ce que je peux, je prie tous les jours le Seigneur pour que les voix justes soient entendues. Ayons confiance dans les secrets desseins de Celui qui lit au fond des âmes, mon fils.

Cela, d'autres prêtres, des fils delà terre, d'hum- bles et simples vicaires de Christ aussi le disaient quelquefois dans les camions la vie est plus pré- caire qu'ailleurs. ïimide\nent ils affirmaient leur espoir dans l'Eglise nouvelle, fraternelle aux dés- hérités.

Je répéterai vos paroles, dit Dries en cour- bant la tête.

Ils ^Xnîftni entrés dans )e petit pnrioir qui ser-

LE VENT DANS LES MOULINS 31

vait aussi de salle à manger, une natte d'osier tressé sur le carreau rouge, quelques cliaises de paille contre le mur, la table ronde au milieu, recouverte d'une toile cirée, un buffet dans l'angle. Et les murs étaient sans ornements, rien qu'un Christ en bois sur la cheminée, une touffe de buis passée derrière la croix. Il sentait le fruit et la moisis- sure dans la maison.

Le curé tira sa tabatière, roula une pincée de tabac entre ses doigts. Et encore une fois l'humi- lité de sa vie remontait.

Ce n'est pas pour moi, dit-il. A mon âge je n'ai plus rien à craindre. Mais je pense à mon troupeau : il ne faudrait pas qu'il lui arrivât mal- heur à cause de son berger. Croyez-moi, ne pres- sez pas les choses : il vaut mieux s'en rapporter au temps. Qui travaille avec le temps, travaille pour l'éternité.

Il regarda le Christ sur sa croix, remua la tête et ensuite, une narine après l'autre, il aspirait for- tement le tabac.

C'était curieux comme Dries avait réponse à tout depuis qu'il lui était venu une conscience. Il ré- pondit d'une voix décidée :

Quand la gangrène est dans le pied, il faut .acher de l'arrêter de peur d'avoir à couper la jambe plus tard.

Le prêtre-haussa doucement l'épaule.

Dieu fait plus pour la guérison des pauvres malades que tous les médecins.

Un silence s'étendit et le jeune homme, cette ^ois. n'avait plus répondu. Il semblait écouter des-

32 LE VENT DANS LES MOULINS

cendre profondément en lui la grave parole. Il te- nait les yeux tournés vers les vitres de la fenêtre. La boule de ouate s'était fondue dans le ciel; la lumière du couchant dorait la tour de l'église. Déjà le soir tombait sur les croix du cimetière. Une si grande paix venait par les chemins, un doigt sur la bouche, comme pour annoncer que c'était de- main dimanche I

Les yeux clairs, dans l'ombre de la petite pièce au plafond bas, eurent une transparence mouillée. Le vieil homme doucement le poussait vers la porte et lui serrant la main, disait :

Je ferai mon devoir. Je ne suis rien qu'une humble prière prosternée au pied de l'autel. Mais Dieu lira dans nos âmes, Dieu sera du côté de ceux qui acceptèrent de souffrir pour le bien des hommes.

Dries reprit le chemin qu'il avait suivi tout à rheure. La terre lentement entrait dans l'ombre. Les peupliers blutaient une cendre fine sur la route. Entre les cimes il apercevait l'émail bleu de la lu- mière qui remontait. Une vapeur fraîche s'efTumait de la campagne, trempée par les ondées du jour. Et il aspirait l'odeur de goudron des touffes de lilas bleu retombant par delà les clôtures. Un souffle froid se levait des dessous du sol, de la vase des douves, des litières marinant dans les purins. Les hannetons comme des petits moulins ronflaient dans les feuilles.

Quand il eut marché ainsi un peu de temps, il entendit derrière lui tinter la cloche du hameau. C'était un son fêlé, tremblotant, qui semblait venir de plufi bas que la terro^ Presque atiggitôt une autre

I

LE VENT DANS LES MOULINS 33

cloche sonna du côté s'était couché le soleil, et celle-là battit trois coups très vite ; et il reconnut la jeune cloche d'un village riche qui avait un bon Dieu en or. A son tour elle se tut comme la petite campane du hameau, et le silence ensuite était plus lourde Mais encore une fois une cloche se met- tait à tinter très loin, à l'est, comme un vol at- tardé de bourdon. Cela venait le long de l'eau, traînait un peu de temps à ras de la terre, par dessus les champs verts et puis il ne restait plus qu'une vibration de cristal qui ne finissait pas tout de suite. Il tendit l'oreille, ému, voulant Penten- dre jusqu'au bout^ avec l'angoisse que comme les autres, elle allait mourir. Maintenant les cloches sonnaient partout dans la campagne et il y en avait de très vieilles, toutes rouillées à force d'avoir tinté pour la mort et la vie. Une n'avait pas cessé de sonner qu'une autre commençait et toutes son- naient l'angelus. C'était l'antique foi de la Flandre qui à cette heure joignait les mains des pauvres hommes au fond des bourgs.

Le son des cloches montait sous les étoiles comme la prière des ancêtres, comme les petites voix des enfants qui après eux entraient dans la vie. Là-bas, en mer, les pêcheurs secoués sur leurs barques aussi entendaient une cloche venir de par delà les dunes. Toute la nuit palpitait dans cette rumeur religieuse qui mourait et renaissait. Et Dries de- meurait immobile au milieu du chemin, la tête inclinée vers la terre, écoutant chuchoter, par dessus la fin du travail, l'âme des paroisses.

34 LE VENT DANS LES MOULINS

IV

Il y avait à peu près deux ans que cela lui était venu. Dries, jusque-là, était resté un garçon comme tous les garçons riches de la campagne, un garçon qui aimait à rire et à s'amuser. Il avait fait d'assez bonnes études au collège. Abeels^ le père, ne savait pas bien si le mieux pour lui ne serait pas une bonne petite cure de campagne en attendant qu'il devint doyen ou quelque chose de plus. Tout le monde savait que l'évêque du diocèse avait com- mencé par pousser la charrue. Mais voilà, quand le marchand de lin fut mort, Dries quitta le collège et revint habiter avec sa mère, une très simple femme qui n'avait pas toujours été heureuse avec son mari. Dries alors fut le maître de sa vie : il fumait des pipes; on le voyait souvent dans les cabarets une jeune fille à ruban rose autour du cou, rit derrière le comptoir. Et les jours de mar- ché, il allait vendre son lin à la ville, comme avait fait son père. C'est ainsi qu'il connut Piet Baezen, le fils du boulanger.

Passant une après-midi avec un de ses amis sur le quai, ils virent un homme qui tranquillement péchait dans la rivière.

Piet Baezen, hé? s'était écrié joyeusement l'ami.

L'autre avait levé la tête ; le poisson ne mordait

LE VENT DANS LES MOULINS 35

pas; ils étaient partis boire ensemble un verre do bière blonde, comme d'anciennes connaissances. "

Baezen tous les matins enfournait le pain et puis il allait pêcher pu bien il sortait de la ville, mar- chant devant lui le long des petites fermes à volets verts, entre les files des peupliers. Il nie s'y était jamais pris autrement pour écrire ses contes de pauvres gens. Personne avant lui n'avait encore exprimé de si humbles et si fraternelles choses. Baezen seul n'avait pas l'air de se douter qu'elles étaient encore meilleures que son pain. C'était un petit homme tranquille et gauche, d'une pâleur un peu soufflée, des yeux distraits et tristes sous un grand front. Il n'aimait pas parler beaucoup de lui. Jamais Abeels n'aurait soupçonné que ce Piet Baezen dont les gazettes commençaient à s'occuper, pût être un garçon si simple. Ses livres, il les com- posait comme il pétrissait sa farine, avec une même âme silencieuse et douce.

C'était déjà l'automne. Dries aclxeta les livres de Baezen. Il allait s'asseoir au bord de la rivière et il ne se lassait pas de les relire. Avec le bourdon- nement du vent de pluie à ses oreilles, c'était une chose si mollement triste, ces histoires de pauvre monde^, qu'elles donnaient presque envie de souffrir un peu soi-même, le nez piqué par le froid, les deux ; mains enfoncées jusqu'au coude dans les poches Un paysan, le dimanche, après le salut, allait vi- j siter son champ ravagé par la grêle, et il restait longtemps, regardant le seigle haché qui pour lui était la ruine. Ensuite, à petits pas, il rentrait dans sa maison. Ou ne savait pas à quoi ir avait

36 LE VENT DANS LES MOULINS

pensé : Baezen ne le disait pas. Et le lendemain il se remettait à son grand labeur sans trêve, comme si rien n'était arrivé. C'était encore un vieil homme qui n'avait pas de chance, un vieil homme comme il y en a beaucoup : la femme était morte, le fils aussi. Dans une mauvaise année, il perdait sa va- che et son porc. L'huissier un matin arrivait : il pleuvait une pluie fine d'octobre, et d'autres pau- vres gens étaient devant la porte, en sabots dans la boue du chemin.

Dix francs, cinq francs, un franc... Personne de mieux qu'un franc?

Le bâton frappait un coup sur la table. A chaque coup le vieux^ debout dans la maison qui s'en allait morceau par morceau, avait une petite secousse et tirait sur sa pipe. Et puis un bruit de sabots dé- croissait dans les chemins noirs, sous la pluie : chacun emportait quelque chose. Il restait seul, tirant sur sa pipe comme tc^ut à l'heure, la porte re- fermée sur la nudité vide des deux chambres. On entendait toujours la pluie contre les vitres, comme si sa vie, après soixante ans à labourer, à ense- mencer, à peiner comme un bœuf, saignait sur le carreau à petites gouttes. Le soir tombait et il était encore fumant une pipe après l'autre, dans Tâtre vide. Et ensuite, à pointe d'aube, il partait pour se louer dans les fermes.

Il y avait une si cordiale et si intime humanité dans la peinture de toutes ces humbles existences. On ne savait pas comment le fils du boulanger faisait pour donner une âme, même aux choses de la maison. La brouette, après la vente, ne voulais

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LE VtNT DANS LES MOULINS 37

pas s'en aller, gémissait, scbrew! schrew! avec son essieu rouillé. Il fallait entendre aussi, le soir mourait la femme aux cinq petits enfants, la vieille bouilloire parler avec l'horloge et la porte du bahut.

Tout seul dans la campagne, avec le vent d'au- tomne qui épluchait les peupliers par dessus le li- vre qu'il lisait, Dries commença à voir autrement la vie. Il n'était plus le même garçon gonflé de joie qui chantait sur le chemin et frappait les ar- bres avec son bâton. Les petites maisons du bord des routes le regardaient tristement dans le soir doux. Leurs lampes clignotaient derrière les vitres comme des veilleuses dans des chambres de ma- lade. Il songeait qu'il y avait peut-être un vieil homme qui attendait l'huissier pour le lendemain. Et il n'était plus aussi heureux en rentrant se met- tre à table, dans l'odeur chaude d'un plat de choux, au lard.

Quelquefois^ les jours de marché, il faisait tinter la sonnette chez le boulanger et demandait si Piet Baezen n'était pas à la maison. C'était une boutique du vieux temps près de l'église, avec une balance de cuivre sur le comptoir pour peser les macarons et les pains d'amandes, et une autre balance en fer, plus grande, dans le fond, sous une planche à pains, avec des poids lourds pour peser les farines. Il arri- vait, par les temps de pluie, que Baezen n'était pas toujours au bord de la rivière à pêcher. On était sûr alors de le trouver assis devant sa petite table de bois blanc, écrivant avec une vieille plume qui crachait, dans la chambre du côté de la place, sous Je carillon. Il n*y avait pas d'exemple que quel-

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qu'un Teùt arraché à son four, à l'heure il braS' sait le feu ou mettait cuire le pain. Mais il des- cendait volontiers s'il ne s'agissait pour lui que remettre sa plume dans l'encrier, lis allaient en- semble boire un verre au cabaret près de l'écluse. A peine ils se parlaient. Baezen demeurait perdu dans ses idées, Dries n'avait pas besoin de paroles pour se sentir heureux : son cœur fortement battait à côté de la chaleur de ce vrai cœur de. garçon. Une fois il osa lui avouer qu'il n'avait encore rien lu de plus beau que ses petits livres. Piet Baezen était un peu étonné, avec ses yeux tristes sous son grand front. Tout doucement ainsi, ils en vinrent à s'appeler par leur petit nom. Maintenant quel- quefois Piet lui lisait ses histoires à mesure qu'il lés écrivait.

Ce que Dries admirait le plus, c'était l'humble force de vie qu'il savait donner à tous ses niisé- reux trimant si durement dans les champs et' à la fabrique. Les meules brûlaient; l'orage versait les blés; ils étaient mangés vifs par l'impôt et le fer- mage; la machine tuait partout les métiers; et cependant ils demeuraient debout, avec leur foi dans quelque chose qui les empêchait de mourir. C'était la vieille race opiniâtre des Flandres, aux têtes comme dès chaudrons de fer sur lesquelles s'ébré- chaient les marteaux. Tous deux en parlaient fière- ment, là sentant plus près de Dieu que les autres. Après tout ces paysans, ces petites gens des métiers d'aujourd'hui étaient du même sang que les ancê- tres bataillant contre les rois^ contre la meute des ogres aux grandes dents. Il arrivait à Dries, après

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un siJence, de demander tout à coup à Baezen :

Est-ce qu'il ne viendra pas un jour tous les hommes pourront manger à leur faim?

C'était une idée maintenant qui ne lui sortait plus de la tête. Le fils du boulanger doucement levait les épaules; il aurait volontiers enfourné une partie de ses nuits pour que le monde pût manger du bon pain. Seulement il aurait fallu tout de môme que quelqu'un payât la farine. Et comme cela, ne voyant rien venir du côté de l'horizon, il se conten- tait d'écrire avec une grande pitié ses petits contes.

Dries, un peu de temps encore, alla acheter du lin chez les paysans pour le revendre à la ville. Son père l'avait fait avant lui, tâchant de gagner un bon salaire en achetant à bas prix. Il continuait à faire comme son père. Mais une idée est comme un homme qui met un pas après un autre : tout le champ en est bientôt rempli. Il y avait une page vraiment triste de Baezen où^ à côté du lit d'agonie de l'homme longtemps malade, la femme se jetait aux genoux du marchand et le suppliait d'ajouter quelques écus à son prix. A chaque hoquet du mo- ribond, le marchand, au contraire, diminuait, se disant que la femme aurait à payer le médecin, le cercueil et le reste. Quelque chose cassait dans le lit, comme un vieux ressort d'horloge. Alors il n'offrait plus qu'une somme dérisoire qu'il s'enga- geait à payer tout de suite. Et il s'en allait avec le lin.

Dries regarda profondément en lui et il cessa d'aller vendre son lin à la ville. Quand il venait les jours de marché, c'était pour demander à Piet

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Baezen s'ils n'iraient pas faire ensemble un tour du côté des villages. Les autres jours il partait voir Mamie ou bien il se promenait dans la campagne, poussant devant lui des ronds de fumée et ré- fléchissant, sans rien faire. Sa mère, Josine Abeels, était toujours contente, et les pigeons aussi. 11 passait des heures à regarder les petits mâles qui déjà piétinaient en se rengorgeant autour des fe- melles. Il raccommoda l'armoire à linge qui sentait le réséda. Il repeignit en vert clair les volets de cuisine. Il remit deux lattes à la claie du fruitier. Il y avait constamment une chose ou l'autre à faire dans la maison. Et il s'était abonné au Sillon, le journal des démocrates chrétiens.

Un jour quelqu'un poussa la barrière. Dries clouait ses boulins au grenier. Il descendit et trouva au jardin un grand garçon à la figure loyale et décidée, avec des yeux chauds et un menton en avant comme pour donner un coup de dent. C'était Joris Flanders, le rédacteur du Sillon et l'un des orateurs du parti : il arrivait franchement deman- der à Dries de l'aider dans sa propagande pour la bonne cause. Dries avant ce jour-là n'avait jamais pensé qu'il pût y avoir une bonne et une mauvaise cause. Ils tournèrent longtemps autour des choux. A tout instant Flanders s'arrêtait et donnait un grand coup dans l'air. Dries remuait la tète de haut en bas, d'un mouvement lent et continu. Il ne lui déplaisait pas de l'entendre déblatérer contre les pa- trons et les seigneurs. Et puis ils prirent la grande route. Il était bien neuf heures du soir lorsque Dries irentra à la maisorir

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C'est à partir de ce moment que le fils du mar- chand de lin commença à entrer dans les fermes, parlant de la terre et de l'idée;, derrière les portes. Et on pouvait toujours compter sur lui s'il s'agis- sait de rendre un service. Dries à présent était, lui aussi, un soldat de la bonne cause.

Guido Maris marchait dans le verger, sous les pommiers. Il était très loin de la terre, son regard perdu devant lui, ce regard de songe qui ne se fixait plus sur rien, humide et gris comme un ciel de Flandre. Et il avait déjà fait six fois en long et en large le tour de l'enclos vert. Il mettait un sa- bot devant l'autre dans l'herbe d'or, allant toujours devant lui, ses mains à son dos, un large chapeau de paille en travers de la nuque. Quand il arri- vait près de la haie, il tournait sur lui-même et recommençait. Toute blanche, avec l'ombre lilas des feuilles mobiles comme une résille sur sa claire robe, paissait une vache. Elle aussi s'avançait à pas doux, éventant de son souffle chaud les petites tiges, un brouillard violet dans ses lourdes pru- nelles sommeillantes. Sa langue rose, au ras du sol, fauchait circulairement. Un gros crapaud, pas loin d'elle, regardait balancer son pis gonflé se jouait un reflet vert. C'était très doux, dans le haut

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soleil de juin. Maris passait près de la vache sans \î\ regarder;, la vache non plus ne le regardait pa/?. Et il n'y avait que leurs deux vies dans cette grande ])aix matinale du verger.

Dries était venu le long du chemin de halage, sur l'autre rive. Les prairies trempaient encore dans la rosée et il sifflait un air tendre, une tendre chanson du bon Maris entre ses dents. Son cœur amoureux levait comme une fève dans sa poitrine. Au passage d'eau, un vieil homme l'avait passé dans sa barque. Il n'avait eu qu'à pousser la bar- rière pour entrer dans le verger.

Ce jour-là, surtout, le vieux maître semblait ab- sent de la vie. Dries, tout près de lui, les pieds dans l'herbe, lui disait bonjour, son chapeau à la main, dans une .humble attitude de respect, et il avait passé deux fois et ne l'avait pas vu. ta petite maison basse, sous les pommiers, avec ses fenêtres ouvertes au soleil, dans des façades lavées au lait de chaux, faisait silence. Dries tantôt regardait la maison, tantôt regardait Maris et il était toujours là, le chapeau à la main, sans oser faire un pas, une petite sueur chaude entre les épaules. Maris allait dans son rêve, l'âme errante comme le léger nuage rose qui voguait là-bas, par dessus la rivière. L'ombre d'un papillon tremblotait à terre, une étoupe de pissenlit montait très haut, des abeilles ronflaient comme des boules d'or. 11 était, lui aussi, dans cette joie de la vie, une petite ombre qui glis- sait sur l'herbe. Et lentement la vache, avec son grand souffle profond, s'était rapproché. Maintenant Dries sentait s'étendre sur la vache et sur Maris

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un même mystère impénétrable, tous ceux per- dus dans un songe sans idées.

Maître... maître, disait-il chaque fois que Maris passait.

Etala troisième fois seulement, Maris s'arrêtait. Avec la solennité immobile de son visage aux paupières lourdes, il demandait :

Dries Abeels, hei?

Ensuite il se remettait à marcher comme si de nouveau un verrou s'était refermé sur son esprit. Dries à présent aurait pleuré. Il se rappelait le temps Maris lui tendait joyeusement les mains et l'interpellait par son petit nom, comme un jeune ami toujours bienvenu. Il y avait de cela huit ans : Maris alor« était encore Tâme des Flandres. Et puis il s'asseyait à son petit orgue près de la fenêtre et en frappant des accords, il chantait une de ses bel- les chansons. Les moulins s'arrêtaient de tourner; toute la terre flamande au loin écoutait et palpitait. Mamie alors n'était déjà plus une enfant. On allait ensemble manger les pommes dans les arbres.

Il traversa le verger, se retournant quelquefois pour voir si Maris ne viendrait pas vers lui. La vache seule faisait quelques pas. Il allait alors vers la porte, heurtait de son bâton le seuil. Un petit coup dans le silence d'une demeure, c'est comme si un cœur battait au fond des corridors. Mais per- sonne ne venait : il toussait, se remettait à frapper de son bâton sur les dalles, dans la grande paix de l'escalier.

Des minutes coulèrent. Il entendit un pas. En- fin la porte de la cuisine s'ouvrait. Et une belle

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jeune fille était devant lui, tenant une tranche do pain dans la main. Il dit humblement :

C'est moi, Mamie.

Et il avait l'air honteux d'un pauvre.

Alors elle était prise d'une vraie folie de rire. Elle laissait tomber la tartine, frappait les mains en l'air, criait :

Lotje! Jooskel venez voir un peu qui est là.

Ensuite elle ne pouvait plus rien dire, toute se- couée, ses petites dents claires au bord de sa bou- che comme les pépins d'une pomme verte. Dries lui aussi riait à présent, mais sans bruit, disant :

Voilà, oui, c'est un pauvre. C'est mon pauvre moi, Mamie.

Ses yeux bruns, dans ses joues de franc garçon, tournaient comme des mouches autour d'un pot de miel. Et il ne pensait plus au maître là-bas dans le verger; il regardait rire la bouche de Mamie.

Des petits pas rapides accoururent, des pas de petits pieds chaussés de pantoufles trop larges. Lotje, une joue barbouillée de sirop, en robe de lit, venait le dévisager sous le nez en le bourrant ami- calement dans les côtes. Jooske, ses cheveux de chanvre en nuage sur le front^ était aussi, ' avec ses yeux aigus de petite rate. Celle-là avait huit ans : S4 mère était morte en la mettant au monde. C'était gentil comme elle riait en gonflant son petit ventre. Mais tout à coup elle laissa tom- ber sa tartine de cassonade et aussitôt elle fourra ses poings dans ses yeux et se mit à pleurer. Pop- pie, le garçon, était resté dans le potager à atta- cher une ficelle à un sabot pour le faire naviguer

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sur la rivière. Elle coulait au bas du verger, de Tautre côté de la maison.

Quel bon moment c'était là! Lotje, de toute la force de ses petits poings, le tirait par son veston vers la chambre. Et il arrivait toujours un peu plus, cédant à sa gaminerie nerveuse, courant presque à présent de peur que le pan ne lui restât dans les mains. Il se trouva ainsi auprès de Mamie de- vant la fenêtre ouverte, dans le soleil : tous les deux à la fois virent alors le père qui marchait dans le verger. Elle cessa de rire, redevenue subi- tement la petite maman de la maijson. Et un grand silence descendait du plafond. Dries n'osait plus regarder Mamie.

est dans ses jours, dit-elle.

Lotje non plus ne riait plus. Il n'y avait que Jooske qui doucement pleurait sa tartine tombée dans le sable.

Sur la pointe des pieds, ensemble ils allèrent vers le potager. ils ne voyaient plus la prome- nade éternelle de Maris. Une ombre fraîche tombait du grand toit de tuiles rouges sur le puits, le four- nil et les cailloux de la cour, bordée d'un plant de framboisiers. Les carrés de pois, les plants de jeu- nes carottes et de laitues émergeaient dans la lu- mière. Ils longèrent une allée, puis une autre. De grosses touffes de rosiers poussaient sur les bords, lourdes de cœurs rouges, pommés comme des choux. Les œillets de chine piquaient d'une fra- grance de clou de girofle leur senteur grasse de pommade. La sauge, le romarin et le thym odo- raient la cuisine. Et deux cerisiers, un vieux poi^

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rier au vent, un prunier de reines-claudes, plantés au milieu des carrés, guipiuraient d'une frange d'ombre la jeune chicorée et la pousse montante des haricots au long des ramées.

Mamie, dit-il.

Il la regardait avec un bon sourire, les yeux hu- mides, la tête un peu tournée par l'évent chaud des roses. Il aurait voulu dire quelque chose, une chose qui lui montait du fond de sa vie, dans cette beauté du jardin en fleur. Et ensuite il demeurait à court, les paumes de ses mains largement ou- vertes au bout de ses bras, une grande chaleur de sang dans son cou.

Les haricots ont bien levé, dit Mamie très vite.

Le cœur de Uries aussi levait; mais pour rien au monde, il ne l'aurait dit.

Et à présent elle lui tournait le dos : il voyait une fine rosée rose perler à sa nuque. Comme le silence durait, il fit un effort et déclara que les salades de leur côté tournaient bien. C'était extraordinaire le mal qu'il éprouvait à parler quand il était avec Mamie Maris.

Poppie heureusement arrivait lui montrer son sabot ; il y avait fixé un mât et au mât il avait mis une loque rouge sur laquelle il soufflait en gonflant les joues pour imiter le vent. Dries encore une fois regarda Mamie et la petite rosée avait disparu. Alors ils allèrent tous les cinq vers la rivière.

Dries se laissait glisser au bas de la berge. Les talons assurés sur la pente, il se penchait et pous- sait au large, avec une perche, le petit bateau dont

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Poppie tenait la corde dans son poing. Mais ]e vent était si faible que la voile ne s'enflait pas, et le sabot demeurait immobile au milieu de l'eau comme s'il n'avait jamais quitté le carreau de la cuisine.

Mamie était debout près du bord, dans sa robe à pois lilas, comme une grande fleur. Dries voyait onduler à petites fois le reflet lilas de la robe en profondeur dans l'eau. Dans son trouble, il donna un si fort coup de gaule que le sabot coula. Il fallut le remonter avec la corde. Et puis Dries Abeels recommença à le pousser avec la perche, très dou- cement, cette fois. Poppie tenait ferme la corde, Lotje, à genoux dans l'herbe, allongeait la tête au bout de son cou vers le sabot, et personne ne riait plus. Mamie, avancée tout près du bord, regar- dait aussi attentivement en plissant les paupières.

Si seulement il pouvait passer un peu de vent! fit anxieusement le petit garçon.

Quelqu'un venait du verger lentement. Ils se retournèrent et aperçurent Maris, les mains der- rière son dos, comme tout à l'heure dans le ver- ger; et il avait toujours son air de songe. Mamie, d'un saut léger, fut près de lui, et elle roulait câ- linement la tôte dans son épaule.

- ! c'est Dries Abeels qui est là!

Elle ne savait pas qu'ils s'étaient vus déjà dans le verger.

Avec ses yeux brumeux, comme hors de la vie, il observait fixement le sabot au milieu de la ri- vière. Et il ne paraissait pas avoir entendu Mamie. Un peu de temps s'écoulait. Poppie de nouveau

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soufflait avec ses grosses joues. Gravement il dit :

C'est Dieu qui pousse les bateaux et fait tour- ner les moulins.

Driés écoutait tomber la beauté de cette parole comme si une voix l'avait dite d'en haut. Et l'om- bre de Maris était sur lui et sur les autres qui étaient là. Mamie aussi avait compris que le père disait une chose grande et belle. Ses narines roses battaient dans le soleil et elle regardait avec un sourire fier le jeune homme. La vache maintenant s'était avancée jusqu'au bord de la haie qui sépa- rait le potager du verger. Elle tendait sa grosse tête curieuse, avec une grappe de mouches autour de ses yeux violets, et remuait ses mâchoires comme des meules, toute blanche, lavée dans un bain de lait. Mon Dieu, cela se pourra-t-il jamais? se disait Dries, pensant à une chose qu'il n'aurait pu expri- mer avec des mots. La bête près d'eux ressemblait à une nourrice qui attend de donner encore une fois sa vie pour nourrir un petit enfant.

x\ia! Aia! s'écria Poppie, voilà le vent î

Un petit nuage passa, le sabot glissait. Et Maris était reparti : il marchait de long en large entre les carrés de carottes et de pois du potager. On n'osait plus parler très haut sur la berge. Mais la brise de nouveau mourait. Poppie, la corde sur l'épaule,, alors tirait le sabot, imitant la marche lente et pénible des pauvres diables qu'on voyait une ou deux fois le jour, courbés en deux et les bras pendant jusqi'à terre, hàler les lourds ba- teaux sur l'autre rive.

Mamie, dit Abeels, j'étais venu...

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Ils étaient maintenant dans le verger, si près l'un de l'autre que leurs mains par moments se touchaient. Mamie ne savait pas pourquoi ils avaient quitté tout à coup le bord de la rivière. Tout à coup Dries encore une fois se taisait et elle non plus ne parlait pas ; et ce silence était une peine très douce dans le matin plein d'abeilles. Après tout, il disait une chose que Mamie ne pouvait ignorer. 11 était venu : cela, Lotje et Jooske et Pop- pie le savaient aussi; mais pourquoi il était venu, voilà ce qui était plus difficile à dire. Et il penchait un visage humble et souriant vers la terre. Peut- être, s'il avait fait moins chaud, Dries serait venu à bout d'exprimer sa pensée. 11 n'était pas gêné avec Baezen et le grand Flanders. Quand il entrait dans les fermes, il aurait parlé des heures sans manquer de salive. Et il demeurait là, avec son bout de phrase à la bouche, ne se rappelant plus ce qu'il avait à dire à Mamie. Dans le chemin, tandis qu'il arrivait, sifflant un air entre ses dents, la chose lui avait paru bien plus simple.

Un bourdon entra dans une rose. Il ronflait comme une cloche qu'on entend le soir dans la campagne et avec ses pattes velues et son gros ventre de velours, il se poussait jusqu'au fond du cœur rouge de la rose. A présent Dries pouvait parler.

Voilà comment je faisais, fit-il en riant.

Le bourdon sortait à reculons; il le prit et le garda un peu de temps au creux de sa main; et la bête terrible ne bougeait plus. Ensuite il rouvrit la main : le lourd bourdon s'envolait. Mamie regar , dait sa paume sans piqi\re, étonnée, inquiète, u

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pli entre les sourcils. Et Dries à présent n'était plus gêné : il parlait comme tout le monde. Il sa- vait de bonnes histoires de bourdons. Les concours surtout, comme pour les pigeons, avec des bourdons qu'on peignait d'un peu de couleur et qui reviennent d'une lieue ou deux. Ses bourdons souvent avaient gagné. Cela amusait Mamie. Il frappa encore du plat de la main sur une petite touffe de serpolet dans le gazon. Aussitôt ils entendirent une rumeur monter de dessous terre. Un bourdon sortait, puis un autre, toute une procession de bourdons avec leur chasuble de velours barrée d'or. Les enfants regardaient, assis en rond.

Maris encore une fois passa et ensuite il allait sous le vieux poirier. Et il demeurait appuyé à l'arbre, immobile, écoutant une bande de moineaux se chamailler dans les cerisiers. Ils étaient venus des vergers aux alentours en grand vol, tout fré- jnissants de jeune vie batailleuse. Les petits élèves en sabots du maître d'école ne faisaient pas plus de bruit en rentrant chez eux après la classe. Tchil' Tchi ! Tchiri ! C'était une joie de les entendre s'égosiller en donnant çà et de petits coups de bec. Le merle avait repassé la haie et attendait sur une branche qu'ils fussent repartis.

Alors quelque chose s'éveilla dans l'âme de Ma- ris, comme si toutes les chansons et toutes les ron- des d'enfants qu'il avait mises en musique bat- taient de l'aile avec le vol des passereaux dans les cerisiers. Et il n'était plus le môme doux songeur en dehors de la vie. Sa poitrine palpitait chaude- ment: ses lèvres tremblaient. Il s'était penché vers

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le sol et tenant son cœur avec ses mains, il (lisait si profondément :

Mère Flandre... Douce, mère Flandre! C'était une chose qu'il répétait quelquefois,

une étrange et amoureuse chose qui ne s'achevait pas, comme sa vie non plus ne s'était achevée. La terre verte alors semblait venir à lui, monter jus- qu'à son cœur et puis jusqu'à sa bouche, toute la terre maternelle qu'il avait inépuisablement chan- tée, avec ses fleurs et ses odeurs et ses rivières et ses petits fossés et ses oiseaux.

Mamie ne parlait plus et regardait Dries. Dries pensait au mage d'un tableau de Jordaens qu'il avait vu dans l'église d'une très vieille petite ville près de la mer. Le mage aussi, dans son caftan de brocard et d'hermine, se tenait courbé sur la crèche avec le même geste d'adoration et d'extase. A pré- sent les moineaux s'étaient abattus dans un verger voisin. Le bon maître longtemps gardait ses re- gards fixés vers la terre à ses pieds.

Mère Flandre, dit-il de nouveau, comme en prière.

Et Dries doucement ôta son chapeau, et à son tour il était dans le chemin, contemplant la terre avaient aimé et souffert les siens, avait germé cette belle fleur de vie de Mamie. Un si- lence religieux planait sur le jardin.

Ah ouil celui-là, en disant cette simple parole, exprimait une chose de vie infinia qu'aucun autre homme n'aurait pu ressentir comme lui. Les petits idQOulins tournaient ; les bateaux allaient vers la mer; le blé levait. Il y avait des tours à Vhovkont

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des béguines jouaient avec un mouton blanc sur le gazon; et un vieux carillon toujours moulait un air d'autrefois dans le beffroi, tout cela si près et si loin que c'était comme une chose du passé qui pour jamais, avec une jeunesse toujours nouvelle, par la voix des hommes et des mères et des petits enfants, chantait dans les chansons de Maris. D'un bout à l'autre de la Flandre elles allaient du vol des abeilles, se posaient sur la bouche des jeunes mères près des berceaux, des aïeules à la veillée, des épouses le soir des noces. Maris seul ne savait plus qu'on les chantait partout. C'était si triste quand, avec son âme de Flandre morte en lui, il regardait la terre d'où lui venait son génie 1

De grosses larmes une à une maintenant coulaient sur les joues de Dries; et il n'avait point de peine; il n'aurait pu dire de quoi il pleurait. Il se sentait lui-même si près de la mère Flandre.

Mamie 1 ô Mamie t dit-il en serrant fortement les mains de la jeune fille entre les siennes.

Il n'avait jamais été si hardi. Mamie trouvait que le ciel était plus bleu à travers ses clairs yeux humides et elle ne retirait pas tout de suite ses mains.

Maris encore une fois marchait dans le verger.

VI

Ils étaient près dos ruches, son cousin Dolf Barthe et lui. C'était au bout du jardin, contre une

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palissade de planches qui tenait au chaud les abeilles pendant l'hiver. En quittant laboutique, on longeait d'abord, l'atelier, un bâtiment bas le chef po- tier, le vieux Potje, (on lui avait toujours connu ce nom,) avec deux aides, au pouce et au tour travail- lait la terre de pot. On suivait ensuite l'allée bordée d'arbres fruitiers et puis on arrivait devant un toit en pente sous lequel étaient les ruches. Dolf se faisait une petite rente avec la récolte de son miel. Il avait planté le fond du jardin d'essences sucrées qui fleurissaient tout l'été ; à Farrière-saison les abeilles paissaient la douceur amère des asters et des immortelles. Il n'y avait pas d'enfants der- rière la haie pour les déranger dans leur indus- trie.

Dolf à croupetons était assis, les mains sur les genoux, h une petite distance des rayons aux ruches. II y en avait deux et chaque rayon avait quatre ruches. Il fumait dans sa longue pipe de porcelaine à petits coups. Son père plus de vingt ans y avait fumé avant lui; l'émail du fourneau en forme d'œuf avec le temps s'était légèrement écaillé. Il passait ainsi de pleines après-midis dans le jardin, sans faire de bruit, regardant entrer et sortir les belles abeilles d'or. De tous ses parents, c'était celui que Dries préférait : il éprouvait une franche affection pour ce cœur tranquille à qui suffisait la nature.

Dolf était un garçon doux et gras, les yeux pâles, couleur de l'eau sous un ciel bleu. Le dimanche comme les autres jours de la semaine, on était sûr de le trouver près des ruches. Il n'allait pas jouer aux boules dans les cabarets et il n'avait promis

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l'anneau a aucune fille. Ce n'est pas lui qui aurait l'ait marcher les affaires de la poterie.

Dries, en arrivant, passait par Tarrière-boutique. De babillardes marchandes de la campagne, venues pour des emplettes, étaient assises à la table, bu- vant du café qu'elles sucraient de gros morceaux de candi noir. C'était la grande boutique du village : il y avait des coins pour les terrines et les pas- soires émaillées en vert, les bougeoirs jaunes, les couvets que les bonnes dames à vêpres glissent l'hiver sous, leurs jupons, les petits coqs fendus en tife-lire dans le dos, les tèles et les cassero- les. Sur le comptoir s'empilaient les services de table en faïence bleue à petits kiosques chinois. Toujours des gens s'arrêtaient devant la vitrine pour regarder les porcelaines de prix, les petites sainte Marie dorées, les tête-à-tête enguirlandés de devises pour tous les moments de la vie. Cela don- nait vraiment envie de se mettre en ménage. La veuve Barthe, vieille petite femme maigre et sèche sans cesse en mouvement, un haut bonnet de tulle à rubans verts sur un tour de bandeaux noirs qui lui mangeait la moitié de la figure, était une lo- quace commère. Avec elle on ne perdait pas son temps. Elle connaissait toutes les histoires du vil- lige. Et elle ne finissait pas non plus de parler de ses quatre filles qui s'étaient mariées à la ville et de la cadette, la jolie petite Godlieve, qui était en- trée dans un Béguinage. Dolf là-bas, près de ses ru- ches, oubliait qu^il y avait autre chose sur la terre que les abeilles.

C'était un bon temps pour les heureuses maisons

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de miel. Les petites infantes venaient au balcon. Mais la vieille reine commençait à s'agiter; aussitôt les servantes les obligeaient à rentrer. Et elles en- tendaient un grand bruit de peuple comme quand il va y avoir quelque chose. Dries maintenant aussi était accroupi dans les flox, près du toit en pente. Quelquefois, les reins cassés, il était obligé de se relever. Alors il se tenait un instant debout^ re- gardant les abeilles rebondir de touffe en touffe dans le jardin. Il finit par étendre son mouchoir à terre et s'assit dessus comme les tailleurs, à la turque. Dolf^ lui^ ne faisait pas un mouvement, si ce n'est pour secouer çà et le fourneau de sa pipe sur son ongle. Sitôt qu'elle était éteinte, il prenait dans sa poche une pincée de tabac et en rallumait une autre. C'était une si grande joie pour lui de tenir ses yeux fixés sur l'ouverture des ru- ches, sans penser à autre chose! Elle ressemblait au rire d'une large bouche, d'une bouche qui rit silencieusement comme la bouche en tire-lire de la lune dans les images. Les bords en étaient usés, tout vernis de cire brune. Et par milliers les abeilles entraient. Parfois Dolf aussi se mettait à rire sans bruit^ d'un large rire comme la lune, il li'aurait pu dire pourquoi. La chaleur de juin lui tapait dans la nuque, elle montait en fumée or et lilas dans l'air bleu, comme une haleine d'étuve. Et Dries seul par moments disait un mot : l'autre secouait la tête ou doucement remuait les épaules. Ils se com- prenaient bien mieux que s'ils avaient longtemps parlé. Chacun ainsi goûtait une puissante sensation do vie, le cœur gontlé d'une chose lourde et divine,

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Autour d'eux l'été palpitait. Toutes les fleurs étaient des petits enfants de chœur balançant des cassolet- tes, et toujours plus large et plus haute jusque dans le ciel tournait la roue des vermeilles abeil« les à mesure que l'après-midi avançait.

Par intervalles, à l'autre bout du jardin, la son- nette de la boutique carillonnait. Potje, à la pause de quatre heures, venait manger sa tartine, ac- croupi comme un gros crapaud près d'eux. On en- tendait les retombées lourdes du marteau s'émous- ser sur l'enclume du forgeron, dans la grande rue. Du côté des prairies, il venait le bruit clair des faux que les faneurs battaient avec la pierre. Il y avait près d'une semaine que la fenaison était commen- cée; l'acier tintait jusqu'au fond de l'horizon.

Un vent chaud charriait l'arôme des foins secs, un arôme qui sentait la fève de tonka, dans les ta- batières. Les petits grillons se dépêchaient de sauter dans l'herbe. Et puis tout à coup l'odeur humide de l'herbage fraîchement coupé froidissait l'air. Dries s'entendait k goûter la bonté des heures : il ouvrait toutes larges ses narines et aspirait le paysage délicieusement. Si seulement sa pipe de- puis un peu de temps ne s'était mise à juter, il eût perdu la notion de la vie.

Mère Flandre! douce mère Flandre bénie des ' abeilles et du troupeau ! Sa pensée encore une fois s'en allait vers la maison du bord de l'eau; Maris était dans le potager; les moineaux piaillaient ; les cerises saignaient un sang pourpre. Il disait si reli- gieusement : Mère Flandre 1 Et à présent c'était la chanson des ruches comme si tous les petits anges

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du paradis, penchés au bord du ciel, jouaient de l'harmonica. Mamie était appuyée sur son épaule, écoutant aussi. Mon^Dieu I qu'il avait bon au cœur I Le monde roulait dans l'espace, la terre autour de lui faisait ronron comme les ruches, comme le rêve au fond de sa vie. Il ferma un œil après l'autre, s'abîma dans la grande chaleur. Quand il s'éveilla, sa pipe était à ses pieds et Dolf, toujours accroupi devant les abeilles, ne s'était pas aperçu qu'il avait dormi. Il sonna six heures à l'église. Une vapeur montait des prairies.

Tranquillement Dries ralluma une pipe. Alors un chant vint de la campagne. Il reconnut la voix de Gide Keukelaer, le fils du cordier. Et le chant allait ainsi, sonore par dessus la mort des herbes.

J'ai pris la claire faux de vie, J'ai pris la noire faux de mort.

Kling klang! Je suis venu dans la prairie, Toutes les fleurs étaient en or.

Klang kling!

J'ai pris la claire faux de vie, Je l'ai repassée sur mon cœur.

Kling klang 1 Y avait un homme dans la prairie. Celui-là ne baisera plus ta bouche.

Klang kling f

J'ai pris la claire faux de vie, J'ai pris la noire faux de mort.

Kling klang ! J'ai rapporté les fleurs de la prairie, Un cœur rouge saignait dedans

Klang klinpr

58 LE VENT DANS LES MOULINS

J'ai pris la claire faux de vie,

Je l'ai mise dans les poings de la'mort.

Kling klang ! Nous sommes descendus dans les villages. Toute la terre était rouge de sang. Klang kling! Kling klang!

L'âme rouge des Flandres monta vers le cou- chant ; et la chanson était de Maris. Les paysans la chantaient les jours de kermesse et de tuerie. Quand le kling klang imitait la faux sonore, on savait qu'il y en avait un de trop dans les villages. L'amour et la mort sont pour un franc gars bons compagnons, songea Dries.

Ses narines battaient. 11 alla jusqu'à la haie et regarda, et il ne voyait pas celui qui avait chante. Mais la faux continuait tinter dans ses oreilles. Il revint vers Dolf et il n'avait plus le cœur à re- garder les tranquilles abeilles. Il pensait toujours au terrible refrain, avec joie.

Ah ! ah ! dit-il en riant, les autres chansons de Maris sont comme d'amoureuses abeilles d'or. Mais celle-ci est la guêpe avec son dard. Gare à qui l'entend bourdonner à ses oreilles!

Et il pensait qu'un jour les hommes des villages sortiraient sur la place avec leurs faux, en chantant la chanson. Ge jour-là, il ne resterait plus un châ- teau debout. C'était encore une idée qu'il n'aurait pas eue autrefois.

Le fils de la 'potière rêvait à ses essaims. Leur vol s'alourdit dans le soir qui commençait à tom- ber. Le bas du ciel était violet. Et il n'avait plus de tabac. Lentement il se leva et il ouvrait la

LE VENT DANS LES MOULINS 59

petite porte^au bout du jardin. Ils descendirent ainsi vers la rivière. La barque était amarrée près d'un saule.

L'autre année il n'y avait que dix ruches^ disait Dolf. Avec deux en plus^ il nous restera tout juste U!ie place pour nous.

Ils parlèrent de cela quelque temps comme d'une chose qu'ils rattachaient à un projet arrêté à l'avance.

Ce sera pour la fin de la lune comme l'autre fois, dit encore Dolf.

De très loin, maintenant, au fil de l'eau, avec l'odeur des foins coupés^ venait la chanson de guerre et d'amour. A son tour Dries lançait le kling klang.

Ahl Dolf;, fit-il, ce ne sera pas de trop de tous les faucheurs de Flandre pour faucher l'herbe mùrC;, quand le temps sera venu.

Mais lui seul savait ce qu'il voulait dire. Et une dernière fois le kling klang au loin sonnait comme un glas de révolte, du côté des petites fermes.

VII

Après la messe, les hommes, en blouse des di- manches, allumaient leur pipe et un peu de temps SG tenaient en rond sur le parvis de l'église, autour du garde champêtre qui annonçait la vente de dix meules de foin pour le mercredi de la semaine

60 LE VENT DANS LES MOULINS.

suivante. Un garçon courtaud et râblé circulait dans Je groupe, poussait le coude tantôt à l'un tan- tôt à l'autre, disant:

Ce sera pour quatre heures après les vêpres. Notre Flanders tiendra meeting chez Trompette. On rira.

Et il clignait de l'oeil gauche comiquement, avec une grimace qui lui tirait la bouche jusqu'aux oreilles, larges comme une feuille de chou. Ce garçon-là, une fois qu'on l'avait vu, il n'était plus possible de l'oublier. Le nez, la bouche et le men- ton étaient à leur place dans le visage et cependant Gide Keukelaer ne ressemblait à personne. Quand il faisait retomber sa balèvre sur son lourd menton taillé en sabot ou qu'il remuait seulement le nez, il fallait prendre son ventre à deux mains. Chacun était sûr que le jour d'éternité il se présente- rait devant les portes du paradis, saint Pierre en laisserait tomber, de rire, sa grande clef. Il avait joué une fois le roi Hérode dans un des spectacles que donnait la Chambre de rhétorique. On ne sa- vait pas comment le bourreau qui devait décoller saint Jean-Baptiste avait pu garder son sérieux. Il jouait aussi très bien le traître Judas. C'était un gaillard qui aurait fait son chemin à la ville. Et toute la semaine il allait et venait entre les rouets, cordant sagement le chanvre chez son père, cor- dier de son état, dans la petite rue près de l'é- glise.

Il y avait deux jours, au dernier vendredi, que Dries Abeels avait été averti par un émissaire du grand Flanders. Bon Dieu ! s'était-il amusé, ce

LE VENT DANS LES MOULINS 61

jour-là, à courir les petites fermes I Gide Keukelaer, de son côté, partait prévenir les paysans de l'autre côté de l'eau. On disait d'eux que c'étaient deux têtes dans un même bonnet. Cela aussi était venu au fils du cordier vers le même temps que le fils du marchand de lin commençait à parler aux pe- tites gens, derrière les haies. La nouvelle était allée toute seule à travers les villages comme l'é- toupe des pissenlits. Elle arriva ainsi à la cure et au château. Gide n'avait jamais plus comiquement louché de son œil gauche.

Dans l'après-midi, les portes se mirent à bat- tre. L'un après l'autre, en fumant leur pipe, les paysans s'en allaient. Il y eut de petites files qui serpentaient entre les seigles hauts. La campagne était vide, coupée de champs en carré et en lo- sange qui semblaient se reposer comme les gens. Les moulins faisaient des signes de croix^ immobi- les sur l'horizon. Un bleu dur émaillait le ciel, pommelé de nuages ronds, très lents, comme les bâches des carrioles de marchands de beurre, les jours de marché. Dans l'indigo cru des sarreaux, à godrons violets, tapait le soleil. Quelquefois, sous l'est venteux, toute la campagne roulait d'une houle de mer.

Les paysaurS marchaient de leur pas égal et long, sans s'arrêter; tous se dirigeaient du même côté, et aucun ne disait à l'autre il allait. Il en venait de partout, les yeux bas, silencieux. Ceux qui parlaient avaient bu quelques verres dans les estaminets de la route et ils parlaient de la terre seulement. On aurait dit entre les seigles de

63 LE VENT DANS LES MOULINS

grosses mouches bleues se promenant sur un gâ- teau de miel. Et petit à petit ils arrivèrent ainsi chez Trompette. Le baes, un vieux encore solide, avait été trompette au régiment : on ne le désignait pas autrement dans les villages. Flanders était là, gesticulant devant la porte avec Dries et Gide Keu- kelaer. La chose ne s'arrangeait pas. Trompette à présent refusait de prêter son verger pour le meeting. Un domestique était venu dans la jour- née, avec un ordre du château. Trompette, qui avait un fils à la ville, garçon chez un des fournis- seurs du baron, secouait la tête, planté en travers du seuil, disant toujours que cela ne se pouvait pas.

Eh bien, en avant ! Dieu et mon droit! s'écria le démocrate d'un beau mouvement.

Sa voix ronflait plus haut que les arbres. A lon- gues jambées, ils marchèrent tous les trois sur un rang. Gide agitait un foulard rouge par dessus sa tête, il y avait bien une centaine de paysans qui suivaient, la plupart maigres et de triste mine, de ces pauvres carcasses anguleuses qu'on voit se mouvoir comme de funèbres marionnettes dans le soir des champs. Si la pluie s'était mise à tomber, on aurait pu croire à un enterrement. C'était, cu- rieux combien l'ombre qu'ils poussaient devant eux était fluette et petite, faite à leur taille de misère. Gide regrettait l'absence de Goliath parti conclure un marché de ferrailles dans un village. Dries, lui, disait son idée : c'était l'hiver, aux jours noirs, qu'il faudrait venir; le paysan alors vit replié sur lui-même et triste comme la terre; il a le temps de

LE VENT DANS LES MOULINS 63

penser aa ternit, aux impôts, à i:'es petits. Ce n'était plus la môme chose aux jours heureux de l'été.

Maintenant de nouveau, des deux côtés de la route, des langées d'arbres s'alignaient, d'un vert métallique rebroussé dans les trous de vent bleus du ciel. L'est toujours soufflait ferme et gonflait les blouses comme des ballons. Parfois un bruit de cuivre venait rapidement par dessus le remous d'or des seigles. Gide alors furieusement remuait le pa- villon de ses oreilles : il avait reconnu l'ophicléide de Voske Fynaerts, le fils du sacristain. Celui-là, depuis quelque temps, tournait d'un peu trop près autour des jupes de Roose, sa bonne amie, Roose de la vieille Rarbara, comme on disait.

Flanders çà et par dessus son épaule jetait au maigre troupeau un mot bien senti. Dries regardait se hausser sournoisement par dessus les champs le bonnet pointu des clochers, comme des espions au guet. Il pensait aussi aux petites soufflures de nuages qui, en ce moment, passaient sur le verger de Mamie. Les autres, d'une grande foi, derrière eux marchaient. On arriva ainsi à la triviaire, un tournant de chaussées en pleine campagne, avec une petite chapelle de la Vierge entre trois grands peupliers; on l'appelait la Vierge du chant d'oi- seaux. Tout de suite le démocrate jetait son cha- peau à terre et montait sur le petit banc devant la chapelle. Depuis quelque temps, les rafales cui- vrées n'arrivaient plus par dessus les seigles.

Notre Saint-Père le pape... commençait-il avec force.

Toutes les têtes se retournèrent ; on regardai f.

64 LE VENT DANS LES MOULINS

descendre d'un char à bancs le garde champêtre en tunique vert bouteille à parements amarante, le képi crânement posé sur rorcille. C'était un homme encore jeune dont la femme autrefois avait servi au château. 11 alla droit vers Flanders.

Ordre du bourgmestre...

Et il avait mis sa canne Sous son bras. 11 tira de son képi un papier estampillé du sceau de la commune. Un phaëton tout à coup débouchait, au trot rapide d'une paire de percherons. Le tribun tout de même essayait de parler. Alors le vicaire, droit sur le siège à côté du baron, faisait un signe aux membres de la Fanfare qui*se tassaient dans le char à bancs. D'une fois la musique partait comme une décharge de mortier. Flanders enflait les pou- mons, parlait encore un instant la tête en avant, juché sur le banc d'oraisons comme sur une bar- ricade.

Notre Saint-Père est avec vous... vous encou- rage, vous, les humbles et les opprimés... Ency- clique... affameurs du pauvre monde...

Les mots s'émoussaient dans le fracas. On voyait toujours le geste du vicaire battant la mesure. Tou- tes les joues soufflaient, gonflées comme des poti- rons. La bille ronde des yeux jaillissait.

Flanders et ses amis rapidement se concertèrent. Tous trois ensuite se remettaient à marcher; der- rière eux suivait le petit monde des blouses. Ils pri- rent par celle des routes qui menait au hameau du curé Ledoux. Dans leur dos battait le cliquetis des gourmettes, les voitures roulaient au pas. On arriva ainsi aux limites de la commune. La bande bientôt

Le vent dans les moulins 65

quitta ia chaussée, longea, entre les champs de seigle et d'avoine, le sentier d'une petite ferme. Le fermier autrefois avait vendu du lin à Dries Abeels. Ils entrèrent à trois dans la maison, les paysans attendaient devant la porte. 11 n'y avait qu'une belle fille, le père étant parti vendre un veau dans un village voisin. Elle était fraîche et rose avec des yeux noirs comme des cerises. Dries lui disait leur plan : Flanders monterait sur une table dans le verger ; personne ne pouvait l'em- pêcher de parler par dessus la haie, dans une propriété privée.

C'était une libre fille de la terre : on disait que son amant était braconnier. Le rire aux dents, d'un élan de son cœur sauvage, elle leur ouvrait la porte du verger. Des touffes de roses sombrement em- pourpraient lecourtil. Flanders, en passant, cueil- lait une des roses ; Gide apportait une table, et avec la fleur rouge dans les mains, le démocrate, hissé sur la table, à présent se tournait vers la rude fer- mière et disait :

Rose de Flandre ! Rose germée de cette terre héroïque ! Rose rouge comme un cœur ! Vous êtes la vie et la beauté : vous croissez, il n'y a point de place pour l'ivraie et le chardon t Que vos pétales, semés au vent, soient comme les gouttes du sang que nous sommes prêts à verser pour la cause fraternelle !

Les paysans s'étaient massés devant la baie et regardaient voler le cœur rouge de la rose. Le cœur rouge de la fille battait sous son corsage. Tout à coup le vicaire encore une fois donnait le signal : la

66 LE VENT DAKS LES MOULlNâ

fanfare, dans le sentier, attaquait une Brabançonne nourrie. Mais plus haut que les cuivres sonnait la chanson de la Faux.

J'ai pris ma claire faux de vie.

Je l'ai mise dans les poings de la mort.

Et Gide Keukelaer avec les bras faisait le mouve- ment de faucher comme la mort. La grêle des cui- vres hachait la petite chanson et pourtant elle avait la vie dure. C'était vraiment comme si on enten- dait la faux entrer au cœur de la vie. Dries et le tribun ensemble reprirent le refrain. Le kling klang au loin volait sous les petits nuages en f boule : un cœur rouge chaque fois saignait à terre. Les paysans commençaient à s'amuser.

Les musiciens, à bout de souffle, renversèrent leurs instruments pour en faire couler la salive. Debout par dessus la haie, les épaules en avant dans une attitude de lutteur, Flanders aussitôt donnait son fameux coup de menton. Le baron, avec ses bottines craquantes, maintenant courait sur le chemin, furieux contre sa fanfare qui lâchait. Il y avait juste six m^ois qu'il Pavait gra- tifiée d'un drapeau d'honneur. On entendait la voix du démocrate jusqu'au fond de la campagne.

La terre libre I criait-il. La terre au paysan ! Plus d'impôts iniques 1 Les baux réglés à l'amiable par des arbitrages I Le gibier à celui qui le trouve dans son champ ! N'êtes-vous pas des hommes aussi bien que ceux qui vous oppriment? Subirez- vous toujours d'être ravalés au rang du bétail et de baisser la tête comme le bœuf qui creuse soi

LE VENT DANS LES MOULINS 67.

sillon et qu'ensuite on envoie à l'abattoir? Quand un dogue est entré dans la prairie, les vaches font le cercle et pointent la corne. Faites comme ^es vaches.

Les paysans ne riaient plus. Ils écoutaient, pris aux entrailles, toute leur vie de misère remontée sur leurs visages attentifs et farouches. C'était la vieille humanité les campagnes, les serfs des se- mailles et des labours, l'engrais vivant des races qui faisait fermenter la terre pour le maître. Main- tenant Flanders ne cessait plus de parler, d'un souffle large et chaud. Avec ses bras en l'air, il ressemblait à une douleur de peuple au pied d'un Calvaire. Il était le tambour des Flandres battant le rappel des jacqueries.

Des filles à présent aussi accouraient, dans le coup de vent de leurs jupes vertes et bleues. Comme la fanfare une dernière fois lâchait sa mitraille, elles tournaient deux par deux, pivotant sur leurs talons, des coquelicots de sang à leurs joues. Le petit clocher du curé Ledoux là-bas regardait d'un œil discret par dessus la grande terre d'or.

Flanders finit par un grand mouvement, évoqua les hommes de demain, libres enfants d'une Flan- dre libre. Le cœur de Dries battait. De vieux paysans regardaient la terre à leurs pieds. Il y avait un petit temps que le vicaire et le baron avaient re- gagné le phaëton.

La fanfare à la débandade se replia vers les caba- rets : debout devant le comptoir, tous réclamaient à boire, les joues mortes d'avoir tant soufflé. Uoe salive à longs filets dégorgeait des cuivres, mouil-

68 LE VENT DANS LÉS MOULINA

lait le carreau en rond, autour d'eux. Entre les seigles lentement se dispersaient les blouses. De loin leur venait la voix de Gide Ke.ukelaer :

Nous sommes descendus dans les villages. Toute la terre était rouge de sang.

Le kling klang montait dans le couchant pour- pre comme un péan de guerre.

La belle fille alors cueillit les plus grosses roses du courtil. Elle en donna une à Dries et au fils du cordier; et les autres, elle les baisa, puis les donna toutes à Flanders, disant :

Pour votre bonne amie. Il secouait la tête.

Ma bonne amie, c'est la terre de Flandre, dit-il.

Et sa voix tremblait.

Ils entrèrent à trois chez Klaes de La doîib^ pinte, un vieil estaminet sur la route. La suoqj collait la chemise de Flanders à son dos. Chacuil but quatre grands verres de fraîche bière brune et entre les lampées, ils mangeaient des tartines de pain doré, écrasé d'épais fromage blanc.

Flanders conta des histoires de meeting : c'était le quinzième qu'il donnait depuis un mois. Deux fois il avait manqué demeurer sur le carreau, il n'était jamais armé. Et avec simplicité, revenu à sa ron- deur de bon Flamand, il leur disait sa vie d'action et de combats pour l'Idée. Dries admirait cette furce calme.

Le vent était tombé quand ils quittèrent La dou-

fe

LE VENT DANS LES MOULINS 69

Me pinte. Ils marchèrent encore une heure côte à côte dans le soir vert jusqu'à ce qu'ils aperçurent au loin les lumières de la ville. Alors ils se ser- rèrent la main.

A bientôt, disait le démocrate. Je reviendrai vers le temps du lin.

Dries et Gide écoutèrent décroître ses pas sur le pavé. Et lentement, en fumant leur pipe, ils re- vinrent par les villages. Aucun des deux ne parlait plus. Dries songeait que le blé levait pour la mois- son humaine comme au bord de la route les seigles hauts qu'ils longeaient.

VIII

La barque doucement va dans la tiède nuit d'été. Elle glisse sur les huiles d'argent de la rivière, comme si l'air seulement la poussait. Dolf a pris soin de graisser les trolets, il n'y a d'autre bruit que l'égouttis léger de l'eau qui ruisselle des ra- mes. Une petite vapeur laiteuse floconne à l'entour ♦(Je la barque. L'air est bleu, et c'est très haut, le ciel, dans un abîme clairement obscur, avec la Grande Ourse en diamants au-dessus de toute la terre. Au bout du quadrige de la Petite Ourse pend la lanterne fixe de l'étoile du Berger. Dolf dun rythme égal lève les rames et puis les laisse couler à l'eau. Un cercle s'étend, toujours plus large, par delà d'autres petits cercles tremble un grand

70 LE VENT DANS LES MOULINS

pan de ciel, avec la voie lactée et les pluies d'étoiles comme des milliards de poissons frétillants aux mailles d'un filet. Une rosée musicale de pierreries toujours s'égoutte et grésille du bout des pales. Dries, lui, est couché sur le ventre, entre les ruches, et la tête dans ses poings, il regarde filer l'eau sous la barque, de son flot calme d'éternité. Le sillage ensuite se déploie en éventail jusqu'aux berges, et à perte de vue, des étoiles fourmillent et crépitent dans la rivière. Il pense doucement que c'est comme si Dieu dans son paradis tirait un feu d'ar- tifice pour ses anges.

Un silence vierge, un silence des commence- ments du monde les enveloppe. Ils voguent dans le rêve et le sommeil. Là-bas, par delà les rives, les paysages aussi semblent s'évanouir dans un mystère fluide. Des meules, un pignon blanc de ferme au loin glissent comme la barque au fil de la molle lumière bleue. La masse lourde d'un bois quel- quefois s'estompe au bas de la courbe du ciel. C'est une nuit de clarté sans lune sous le frisson im- mense de l'espace. Ni l'un ni l'autre ne parlent; il fait silence en eux comme dans les ruches.

Us longent les osiers en fleurs et les touffes dW- patoires. Un arôme de spirées, de menthes el do serpolets traîne : ils aspirent le vent poivré des foins, l'odeur de pain des seigles mûrs. Des bouf- fées fraîches montent des prairies. Et les villages défilent, un clocher pointe, un chien aboie. L'om- bre claire bruine sur les grands toits de velours. Peut-être il naît quelque part un petit enfant dans une chambre près d'une étable; ou bien un

1

LE VENT DANS LES MOULINS 71

très vieux homme s'éteint comme une chandelle.

Quand Dries en a assez de regarder le ciel au fond de l'eau, il se retourne et se met sur le dos, les mains derrière la nuque. Et maintenant il plonge les yeux au fond des gouffres clairs. L'air aussi est comme une eau immense : il ne sait pas s'il vogue dans le ciel ou dans la rivière. Toute la nuit bouge, d'une palpitation ininterrompue de petites étoiles. Et lentement l'heure coule comme la rivière et la barque. Çà et un rat remue dans les roseaux, une flottille de petits canards blancs s'épeure et fend le courant, ou un lièvre descend boire au bas de la berge. Par moments on n'entend plus s'égoutter l'eau des rames. C'est Dolf qui al- lume une pipe; et la barque un peu de temps va à la dérive.

Il y a un tournant oii tout à coup le cœur de Dries commence à battre. Il se lève sur son coude et regarde sortir de la nuit la tache pâle d'une maison. Des rondeurs de pommiers font des bosses d'ombre bleue au bord de la rivière. Et toujours un peu plus la maison vient à lui;, avec ses deux petites fenêtres à rideaux fermés dans le pignon du côté de l'eau. Mamie est là, pense-t-il, dans sa belle vie pure de sommeil, ses bras nus autour de la tête. La chambre doucement sent le réséda et tous les pe- tits pieds autour d'elle reposent sous les draps. Le grand ciel clair palpite plus mollement par dessus la maison avec ses pluies d'étoiles. La petite Ourse semble jaillir du toit en étincelles comme quand le boulanger allume son four. C'est si bon tout cela que Dries sent so fondre sa vie comme du sucre»

72 LE VENT DANS LES MOULINS

dans un bol de lait. Il siffle du bout des lèvres une tendre chose d'amour.

Le jour avec son doigt frais

A frappé un coup contre la vitre

Ton cœur faisait ronron

Et puis s'est réveillé.

Avec une bouche rose comme un œillet.

Elle a demandé qui était là.

Je suis venu avant le jour.

J'étais derrière la porte

Avec mon anneau au doigt.

J'ai frappé un coup contre la vitre

Mets ta robe de mariée.

Je t'ai apporté les fleurs des bois.

Avec son cœur rouge comme le matin Elle est venue derrière la vitre. Tu es le jour, mon cher amant, Tu es mon dimanche de vie. J'ai fait la robe si solide Que la mort seule la découdra.

C'était encore une chanson de Bruno Maris.

Tant qu'il peut voir la maison, Dries demeure appuyé sur son coude. Ensuite la barque tourne avec le courant : il n'aperçoit plus que la crête du toit et puis la pointe de la cheminée; la cheminée à son tour s'efface derrière la terre qui monte. Dries Abeels doucement s'est recouché sur le ventre. Bonne nuit, Mamie! Mamie, bonne nuit! A présent ce n'est plus que le vaste ciel toujours plus loin sur la jolie maison de sommeil et de rêve. Une clarté d'étoiles s'égoutte : il y a un remous bleu autour de chaque étoile comme dans l'eau, quand la rame l'effleure

LE VENT DANS LES MOULINS 73

Oii va, on va, et la nuit fraîchit. Dries voit le ciel tourner sous lui au fond de la rivière. Tout l'es- pace a bougé; la grande Ourse lentement s'abaisse par delà la rive, avec sa queue en l'air. Quelque fois la barque frôle les roseaux, d'un bruit long de soie froissée. Du côté de l'orient, vient le jour. Alors les petites feuilles des arbres se mettent à trembler : il passe un frisselis léger de vent^ comme la fine vibration d'une musique de violon descen- cendue le long d'une clarté d'étoiles. Maintenant un pas lourd marche dans la barque. C'est Dolf qui va s'étendre entre les ruches et Dries le relaie, à son tour prend les rames dans ses mains.

Une aune les étoiles pâlissent dans le matin. Les jardins du ciel se fleurissent d'hortensias et de ro- ses. Un coq a chanté dans la campagne très loin. A peine il fait un peu moins nuit, et pourtant déjà c'est le jour. Dire qu'encore une fois, par dessus l'énorme univers, une porte s'est ouverte, pense Dries, et que le jour est là, tout frais et rose, aussi jeune qu'au premier matin du monde 1 Son âme religieuse s'éveille, l'âme des ancêtres descendue aux rives du fleuve pour contempler le prodige. Un brouillard lilas vaporise les meules dans les champs, émousse l'angle des grands toits. Des flocons on- dulent au ras de la rivière. Le ciel se frise de nues à petits plis comme le surplis du prêtre à l'autel. Et Dries voit s'avancer par le pré, bedonnant sur leurs pattes rouges, la tribu des petits canards blancs. L'un après l'autre ils descendent la berge; l'eau bouillonne, et les petits ont l'air de gros bei- gnets poudrés de sucre,

74 LE VENT DANS LES MOULINS

Un lent rayon de soleil rose glisse, allume d'or les ardoises d'un clocher. La terre fume; les bulles crèvent à la surface de la rivière, étamée d'argent. Et ils commencent à entendre une rumeur bour- donner au bord des ruches, sourde d'abord et puis toujours plus haute. Alors ils choisissent une cri- que sûre parmi les spirées et les osiers. Dolf amarre la barque. C'est à la pointe d'un village : tous les courtils sont en fleurs et par dessus les haies, sai- gnent au bout des branches les prunes piquées par la guêpe. Dolf prend une ruche et puis il en prend une autre, et à mesure il les porte sur la berge avec prudence. Et seulement après qu'il a calé la dernière dans l'herbe, près du tronc d'un saule, les abeilles à petits flots sortent des portes. Ensuite ils se couchent tous les deux à une petite distance. Une vache corne, une cloche tinte, dans le bois le coucou chante.

Flandre! mère Flandre! dit tendrement le fils du marchand de lin à mi-voix, en caressant la terre.

Et il retombe dans l'herbe fraîche de nuit. Près de lui, Dolf, la tête sur ses bras, ronfle comme le bombasson, les jours de procession. Il y a quelque part un petit pâtre qui siffle dans son flûtiau. Mais ni l'un ni l'autre n'entendent plus rien. Le soleil derrière les haies les regarde dormir le bon sommeil des fils de la terre. Quand tout à l'heure ils s'éveil- leront, le jour déjà sera haut : ils iront alors au ^ cabaret de la Gerbe de blé vider un pot de bière en mangeant de grosses tartines de fromage. Puis Us reviendront près des ruches fumer des pipes,

LE VENT DANS LES MOULINS ' 75

Les heures passent ainsi. Mamie maintenant fait ceci et cela, pense Dries. Maman, elle, est descen- due au potager cueillir les pois. Et Annah monte à Téchelle dans le cerisier. Il songe encore à d'au- tres choses. Pervysc le tapissier et trois autres du village sont partis pour Paris. Il ne les envie pas, content de cette flemme d'un grand jour au soleil, près du cœur de la terre. La chaleur lui met au dos des braises. Il se sent tout grisé d'air et de lumière. Et il est assis au bord de la berge, ses pieds nus au fil de l'eau.

Quelquefois un mât lentement avance entre les saules, par dessus la campagne ; et on ne voit pas tout de suite le bateau. Et puis un lourd chaland apparaît à la courbe du tournant, dans une large coulée d'or. Le batelier et ses enfants hâlent à la file, raides sous l'attelle, les bras touchant terre. A chaque pas, ils tirent de toute leur force et ensuite la corde une seconde se détend et ils de- meurent sur place sans avancer, le corps oblique, un pied. levé; et de nouveau ils donnent le coup de collier. Le petit spitz noir court à côté d'eux, le long de la berge. Appuyée des reins au gouvernail, la batelière pousse à droite ou à gauche le bateau. Quelque chose alors remue dans la tête de Dries, une chose à laquelle il n'avait pas encore pensé. C'est injuste, pense-t-il, que les uns aient toute la peine pendant que les autres ne font rien. Une petite honte lui coule entre les épaules il a si chaud. Et tout de même il n'aurait pas voulu être à'ieur place.

Le soir ensuite tombait; des buées s'eiFumaienl

76 LE VENT DANS LES MOULINS

de la rivière ; une clarté rose se ridait autour de la barque. Et les abeilles à petites fois rentraient lour- des d'âmes de fleurs. Alors Dolf prenait les ruches l'une après l'autre et les remportait vers la barque. | Et encore une fois dans la nuit, chacun à son tour, ils se mettaient à ramer. - ^

C'était vraiment une vie de vagabonds et ' pourtant chaque coup des rames les rapprochait du petit coin de terre ils voulaient aller. Dolf allu- mait une pipe, bercé dans son doux songe éternel. Quelquefois Dries disait le nom d'un village et en- suite de nouveau le silence tombait. L'heure tintait à un clocher, un chien aboyait, une bande de ca- nards avec des couins couins effarouchés fendait l'eau. Lentement la grande Ourse descendait par dessus la campagne.

Quand l'orient s'éclaira, ils sentirent s'élever un vent sucré. Devant eux, à perte de vue s'étendaient des champs de neige en fleurs. C^était la région des sarrasins. Tous les ans à la floraison, Dolf menait pâturer ses abeilles. Les vieilles, dans la saison d'hiver, parlaient aux jeunes d'un para- dis tout blanc le bon pain de farine était toujours mis sur la table.

Dolf donc commença de porter ses ruches près du champ. Et ils passèrent encore un jour ensemble. Ils avaient amarré la barque non loin d'une au- berge. Mais dans l'après-midi le fils du marchand de lin quitta les ruches. Et Dolf resta encore huit jours, jusqu'au temps de la pleine lune, veil- lant sur ses abeilles et fumant des pipes. D'autres hommes aussi venaient avec leurs ruches,

LE VENT DANS LES MOULINS 77

IX

La terre tourna dans l'or. Les champs l'un après l'autre tombèrent sous la faucille comme des che- velures de petites nonnes. Tout le monde était dans les campagnes dès la pointe du jour. On n'aurait plus trouvé dans les maisons que les petits enfants mangeant leur tartine près des poules et les aïeu- les, une manne entre les genoux, pelant des pom- mes de terre en rond. Les vieux hommes, eux, traînaient leurs sabots jusque contre la haie et demeuraient de longues heures à regarder les pi- queteurs marcher toujo.urs plus avant vers l'hori- zon. Et ils ne parlaient pas, avec une chose très douce en eux, comme le silence d'une mare sous le frisselis des arbres. Il faisait un temps de béné- diction.

Quelquefois, dans l'après-midi, Piet Baezen ve- nait prendre Dries et ensemble ils allaient vers les champs. Il disait que le prix du pain bientôt bais- serait. Il aimait parler de son four et de sa farine, comme un homme simple dont c'est le métier. L'été d'ailleurs, il n'était jamais en train d'écrire. La terre lui paraissait trop gaie pour ses petites histoires tristes. Son âme de flamand ne s'éveillait qu'à l'arrière-saison, quand il commence à tomber une pluie fine comme de la charpie sur les chemins. Tous deux s'appuyaient contre un arbre et regar-

tB Le vent Dans lès moulins

daient longtemps, du côté de la poussière blonde qui tourbillonnait au-dessus des moissonneurs. On ne voyait que leurs têtes rouges de soleil par dessus les seigles^ entrés de tout leur corps dans le champ, et ils avaient l'air de ramer dans un fleuve. La pierre toujours battait les faucilles.

Puis le soleil descendait, toute la campagne s'em- pourprait. Les moyettes ressemblaient à des ron- des de petites filles tournoyant à ras du sol. Dries çà et disait une parole aux hommes. Il commen- çait à parler un peu comme le grand Flanders. <( La terre libre I La terre au paysan 1 Plus d'im- pôts ! » Ils secouaient la tête en riant : ils gagnaient à présent de bons salaires et le^ fermiers les abreu- vaient de genièvre.

Tous deux finissaient par aller s'asseoir au bord de la rivière : quelquefois Baezen apportait ses li- gnes avec lui. Des Ilots roses lentement dérivaient au fil des petites nuées reflétées dans l'eau. Voilà, disait le fils du boulanger, c'est trop beau; on ne se sent plus vivre. S'il pouvait pleuvoir un peu après la moisson ! L'odeur chaude des seigles montant des champs, lui rappelait le pain qui lève au four. Ils ne partaient qu'à la nuit tombée. Un héron avec un cri rauque passait. L'angelus tintait aux pa- roisses. Les fermes résonnaient de rires et de vais- selles'. Ils croisaient en chemin le vieux petit pêcheur d'anguilles qui arrivait s'installer pour la nuit dans sa barque. Celui-là aussi aurait voulu de la pluie. Près des barrières les petits vachers faisaient cla- quer leurs longs fouets à nœuds.

Baezen une dernière fois arriva vers la fin de la

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Le vent dans Lès Moulins 79

moisson. Tout le monde n'avait pas la même idée que le petit pêcheur d'anguilles et lui. Les fermiers étaient heureux ; tout le temps de la lune on avait pu couper le seigle sans craindre l'orage. Il rou- lait de pleines charges d'or dans la campagne. Quand les charrettes enfilaient les petits chemins sous les arbres, des pailles restaient accrochées aux basses branches, comme les touffes de laine des moutons le long des haies. A ras des champs, du pauvre monde glanait, courbé en deux, raclant les dures éteules, tous à la file, femmes et enfant?, leur gerbe de fétus sous le bras. Des familles de meules, échelonnées par rang de taille près des fer- mes, avec une petite au bout comme un dernier-né, commençaient à monter. Un soleil roux tapait des- sus, les baignait d'or et de pourpre, tandis qu'à l'arrière une ombre lilas s'étendait dans un frisson léger de l'air. Il n'y avait plus çà et là, par dessus la plaine nue, couleur de cendre mauve, que l'ar- gent vert des carrés d'avoine ondulant d'un remous à peine sensible sous la bouche claire du vent.

Dries, ce jour-là, se sentait une grande joie au cœur. Il chantait et riait le long des petites sentes filant entre les champs. La veille, il avait revu Ma- mie; ils étaient restés un peu de temps, la main dans la main; les. enfants jouaient autour de la vache sous les pommiers. Maris, quand il était venu, l'avait appelé doucement par son nom. Et mainte- nant c'était toute la vie des Flandres qui palpitait au soleil, dans une gloire vermeille, dans une gaieté sonore de kermesse. Le rire jutait à la bou- che des filles. Elles s'en revenaient par bandes.

BO LE VENT DANS LES Moulins

le fauchet sur l'épaule, leurs jambes à nu sous leurs courtes jupes. Une sève puissante gonflait les gars, l'infatigable sève amoureuse de la race. Quelquefois tous ensemble menaient une ronde autour des dernières charrettes, chantant la vieille chanson du moissonneur.

Mangerons-nous ce soir du riz au lait ? Boirons-nous ce soir la rasade de bière fraîche? Nous avons faim et soif comme le champ.

Dries croyait sentir battre dans sa poitrine le cœur de la terre. A chaque pas il se retournait pour regarder la campagne, les meules, les glaneuses, les charrois lourds dans les ors fluides de l'après- midi. Un fumet de vie humaine s'évaporait du large, la sueur des milliers de vies qui avaient peiné d'un si large amour pour la terre ; et l'arôme virulent des seigles aussi sentait l'amour.

Dries, les narines frémissantes^ aspirait l'espace et toute l'humanité obscure des hameaux. Jamais encore il n'avait éprouvé une telle sensatiou sub- tile et forte. La terre et les hommes qui vivaient de la vie de la terre lui apparaissaient une même substance éternelle, douée d'une âme commune indestructible. Il lui sembla qu'il était sur le point de voir clair au fond de lui. A l'égal du moisson- neur et du calvanier, il aurait voulu faire quelque chose de grand, dans une soif de sacrifice et de fra- ternité. Ceux-là, sans avoir été aux écoles, par la simple vertu du travail, lui semblaient plus près des buts de la vie que les riches et les oisifs. Il serra vigoureusement la main de Baezen et il avait les yeux mouillés.

LE VENT DANS LES MOULINS ^ 81

Ami, dit-il, le champ a fini ôe travailler et à leur tour ils accomplissent le saint devoir. Dieu était avec le grain qui germait comme il est avec Tépi gonflé. Maintenant Dieu est avec eux comme il sera avec le vent qui fera tourner le moulin et avec la farine que le moulin moudra. Dieu est avec tout ce qui travaille. Quand ils auront fini, on por- tera le grain à la meule et ensuite avec la farine c'est vous qui ferez le beau pain doré. Mais moi qui n'ai rien fait, est-ce que je pourrai dire que j'ai mérité de manger le pain?

Le fils du boulanger le considéra avec un re- gard attendri et il ne trouvait rien à répondre Les personnages de ses contes aussi à peine savaient par- ler: ils étaient secoués jusqu'aux os par la vie et ils disaient toujours des choses qui étaient sans rap- port avec la force de leur émotion ou, comme lui maintenant, ils ne disaient rien. Peut-être Baezen donnait raison à son ami de se sentir un homme inutile parmi tous les autres qui œuvrent à la sueur de leur front. Mais il n'éprouva pas le besoin d'ex- primer à cet égard une opinion Et à son tour il lui serrait les mains de toutes ses forces, les yeux humides, en hochant épergiquement la tête. Un brin de paille qu'il mordillait fiévreusement dansait avec une petite ombre sur ses joues. C'était un bon moment pour tous deux.

Us virent un attelage dans un champ. Les che- vaux, robustes et bruns, de la belle race des Flan- dres, luisaient comme du bronze sous Témou- chette. Debout au haut delà charrette, un homme constamment piquait à la pointe de la fourche des

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82 LE VENT DANS LES MOULINS

bottelées qu'il passait à un des deux varlets grim- pés sur la meule. Le calvanier ensuite les rangeait symétriquement, les épis au centre, et toujours la meule montait, ronde et égale sur tous ses bords, comme les pots du vieux Potje, le tourneur de la potière. C'était Kobe Moors, qu'on appelait Cafara, un homme déjà âgé et orgueilleux de son métier. On aurait pu mesurer ses meules avec un compas, tant la circonférence en était exacte aussi bien en bas qu'en haut. Quelquefois il laissait glisser un fil à plomb et, penché par dessus le vide avec sa grosse tête de chat à >favoris, il regardait au pied de la meule. Celui-là non plus ne parlait jamais. Quand il crachait de là-haut, il semblait cracher par dessus toute la terre. Il n'était pas moins habile, l'arc en- tre les poings. L'autre mois, il avait été, pour la dixième fois, couronné roi du tir à la perche. Dries n'avait pu abattre que deux fois le coq.

Hél notre roi, dit-il, irez-vbus concourir le dernier dimanche du mois à la ville?

Cafara cala la gerbe qu'un des varlets venait de lui passer, lança un jet de salive au loin, et puis sans dire oui ni non^ insinua qu'il y avait peut-être des couverts d'argent à gagner. Dries, lui, était certain qu'il irait ; et avec son gros rire de bon garçon il disait :

Allez I c'est une affaire Faite. Les six couverts iront rejoindre dans l'armoire tous ceux que vous avez gagnés déjà. **

Maintenant Cafara ne disait plus un mot : per- sonne jamais n'avait connu le fond de ses pensées. Ils marchèrent un peu de temps sous les arbresj

LE VENT DANS LES MOULINS 83

dans h soir qui tombait. En tous sens les éteu- les, aux rayons obliques du couchant, reluisaient comme des éclats de miroir. Une dernière cha^ leur fumait dans l'ombre mauve. Il n'y avait pas un souffle de vent. Un paysan, très grand sur le ciel, là-bas arpentait son lopin^ poussant devant lui le bœuf qui tirait la charrue. La moisson est faite, et c'est déjà le labour, aucune heure n'est perdue pour la terre, pensait Dries. Et du côté des fermes, ils entendaient venir des rires et des chants après que la dernière charrette était ren- trée, comme si à présent il n'y avait plus à s'in- quiéter de l'hiver. C'était la joie d'un soir en Flan- dre, autour des pots de bière comme dans les vieux tableaux. Chez les Baezen, dans la chambre d'hon- neur, une peinture était accrochée au mur, un vrai sujet d'admiration pour les connaissances en visite. De francs lurons y faisaient bombance dans une cour de ferme : c'était le fermier lui-môme qui, une grande cruche à la main, leur versait à boire. Près des roues de la charrette comble de pailles, deux hommes se soulageaient diversement. Le père Baezen affirmait que la toile était de Teniers et il l'avait payée dix francs dans une vente. Piet Bae- zen préférablement goûtait la drôlerie mordante et grave de Pierre Breughel. Il laissait un peu tom- 'ber les coins de sa bouche par dédain, quand il parlait du seigneur Teniers dans son pays de Bra- bant.

Ils arrivèrent ainsi devant la petite ferme Dries Abeels, sous les pommiers en fleurs, avait chanté avec la jeune mère la chanson de mai. La

84 LE VENT DANS LES MOULINS

charrette était dételée près de Ja grange. Les pi- geons à petit vol descendaient du toit et picoraient dans les gerbes, blancs comme des Saint-Esprit. Tout le monde tenait dans les mains des écuelles de riz au lait et en raclait le fond avec des cuillè- res d'étain. L'enfant aussi, assis sur une botte de paille près du chat, mangeait dans une petite écuelle. Et constamment la fraîche paysanne al- lait de la cuisine à la cour, apportait des écuelles pleines entre ses bras nus.

Il y avait bien dix grandes bouches qui jamais ne se fermaient. Le riz descendait en boule, gon- flait les cous. L'un à côté de l'autre, tous, debout, s'empâtaient comme des dindons. Il arrivait que les plus gavés demeuraient, un instant, la cuillère à la main, avec des yeux comme des billes au bord des joues, à demi étranglés par la bouillie qui ne passait pas. Alors ils allaient vers le grand pommier, une tonne de bière y était exhaussée sur des cales. Ils lampaient un bon coup; et tout de suite après ils recommençaient à piffrer. Le vieux chien tirait sur sa chaîne avec des abois enroués. Ces gens-là s'amusent mieux qu'à la cour, chez le roi, pensait Dries. Quelquefois un des hommes levait les bras et criait :

Qui nous en donnera à en crever? A Tunisson, les autres répondaient :

Le nôtre.

Et rhomme reprenait :

Lequel est le meilleur fermier du pays? Encore une fois ils criaient ensemble :

' Le nôtre.

LE VENT DANS LES MOULINS 85

C'était la coutume de louer ainsi le maître de la ferme. Et il j avait encore trois filles sanguines de vingt ans, les aisselles fumantes, à l'étroit dans leur corsage.

N'en aurons-nous pas une petite part, bae- sine? plaisanta Dries de l'autre côté de la haie.

Le rire de la savoureuse jeune femme s'ouvrit comme un frais cœur de pomme, avec les petits pépins blancs des dents sur deux rangs. Elle alla prendre sur la table de la cuisine deux larges écuelles et à leur tour ils plongeaient la cuillère dans le riz figé. Les hommes les regardaient avec des yeux de côté, inquiets de la concurrence.

C'est comme de la lune battue avec des jaunes d'œufs, s'écriait Dries en roulant les yeux.

Alors tous se mettaient à rire. Le mélancolique Piet ne s'était jamais autant amusé. Et encore une fois comme l'autre jour, Dries regardait l'enfant et disait :

Tant que la mère Flandre pourra compter sur des garçons comme celui-là...

D'une bouche sucrée ils léchaient leur cuillère. Piet Baezen. aimait les grosses femmes : il aurait bien voulu baiser celle-ci au cœur de ses larges joues. Les pigeons étaient remontés sur le toit; l'enfant s'était endormi, le nez dans son écuelle, et à présent une nuit bleue floconnait. La lampe de derrière les vitres projetait des jets roses sur l'herbe.

En s'en allant, ils longèrent des meules. La lune, à son premier quartier, les éclairait d'un côté : par l'autre côté elles plongeaient dans l'ombre étoilée

86 LE VENY DANS LES MOULINS

des campagoes. Et ils sentaient palpiter la cha- leur de la terre dans leurs grands cônes roses. Le paysan était toujours dans son champ, poussant droit le bœuf à travers les sillons.

La fumée du train se dispersa en flocons violets par dessus la campagne. Le curé était sûr que Dries | avait pris le train : il l'avait vu se pencher à la portière de la voiture. Il ouvrit son bréviaire et se mit à longer le fossé qui bordait les prairies. Cha- cun de ses pas laissait dans la poussière la trace d'un vrai pied de grenadier. Quelquefois il passait des petites filles : elles s'arrêtaient, croisaient les mains en avançant le front et demandaient la bé- nédiction. Le curé du pouce écrasait un signe de croix. Il n'était pas tout à fait neuf heures : l'om- bre déjà brûlait sous les arbres.

Le chemin bientôt obliqua. Le curé tourna avec les arbres, fit une corne à la page de son bréviaire et passa le petit pont, devant la maison des Abeels. La barrière était ouverte; il s'engagea dans l'al- lée bordée d'arbres fruitiers. Il aspirait fortement l'odeur des résédas et des balsamines. C'était une vieille maison déjà : un haut toit d'ardoises, capu- chonné de lucarnes en saillie, surplombait l'étage ajouré de fenêtres à croisillons de pierre. Des abri- cotiers en espalier arboraient le pignon du côté

LE VENT DANS LES MOULINS 87

du levant. On disait que l'habitation autrefois avait fait partie des dépendauces d'uae abbaye, raséepar les Jacobins.

' Quand le curé fut près de la maison, il toussa un bon coup pour avertir qu'il y avait quelqu'un ; et en même temps il frappait du pied au seuil du vestibule. Ce bruit léger se perdit dans le silence frais qui s'épanchait de l'escalier. Il alla regar- der par la fenêtre de la cuisine : la cuisine aussi était vide comme les chambres; mais des voix vin- rent du potager, de l'autre côté de la maison. H aperçut la bonne madame Abeels qui, un fichu de cotonnette par dessus son bonnet de tulle à ruche, faisait sa promenade matinale entre les parcs de carottes, de pois et d'oignons. La vieille servante, accroupie au milieu des salades, d'un coup de serfouette remuait la terre et faisait la chasse aux vers.

Josine Barthe s'était mariée à un âge déjà il était question dans la famille de lui assurer une maturité résignée dans un des Béguinages de la^ contrée. Elle avait toujours été une personne simple et un peu morose, à bandeaux lissés le long des tempes, les mains rejointes du bout des doigts sur l'estomac. Abeels, son mari, tout de suite avait pris un grand pouvoir sur elle. Quand le marchand de lin grondait dans la maison, Josine endossait sa mante et partait pour l'église. C'était une douce créature de souffrance, avec un petit jardin de pa- tience soumise dans le cœur. Une lumière au bas de ses yeux ressemblait à une eau claire de larmes et elle parlait faiblement, d'un filet de voix, comme

8S LE VENT DANS LES MOULINS

l'égoutlis d'une chantepleure. L'époux parti pour le cimetière, elle avait connu enfin une vie coite et menue, trottant à pattes de souris de la maison au jardin, tous les soirs au salut, avec une sieste d'une heure sur le bord d'une chaise pour couper la longueur de l'après-midi. Elle, ne passait pas un jour sans redouter un malheur ; elle priait Dieu de la rappeler à lui avant que le malheur arrivât. Aussitôt que, dans la clarté du jardin, elle eut aperçu la tache noire de la soutane, elle se sentit doucement s'évanouir.

Notre curé, est-il survenu quelque chose ?

Le prêtre avec deux doigts de la main soulevait sa barrette, l'air bon enfant, écrasant de ses larges semelles l'allée fraîchement ratissée, entre les deux rangées d'oeillets de Chine.

> C'est moi, ma chère dame Abeels. Je passais. La porte était ouverte.

Elle se rassura. Les paupières abaissées sur la petite lumière humide des yeux^ elle croisait les mains et disait :

Votre bénédiction, monsieur le curé.

Il avait un effleurement machinal du bout du pouce par dessus les bandeaux plats, inclinés devant lui. Il ne disait pas tout de suite ce qui l'amenait, re- gardant du côté de la vieille Annah avec défiance. Et il allait, repoussant de ses puissantes rotules le drap de sa robe, une main dans la ceinture, s'é- pongeant de l'autre la nuque avec un mouchoir saint Pierre reniait Christ.

Chaleur, ma chère dame I Le bon Dieu, I I ferait bien de nous envoyer un peu de pluie à

LE VENT DANS LES MOULINS 89

présent que les blés sont rentrés. Il n'y a plus d'herbe dans les prairies.

11 parlait rondement, d'une voix mouillée, pouf- fant à chaque mot dans ses joues luisantes, érail- lées par le rasoir. Il semblait toujours souffler sur une odeur de pourriture et de péché. Josine Abeels à petits pas le suivait, la tête penchée vers la terre, ses deux mains rejointes sur Festomac. Il parut s'intéresser au potager, vanta les choux qui com- mençaient à rondir, déclara que dans le jardin de la cure les oignons avaient leurs trois paletots, ce qui était signe de fortes gelées pour l'hiver. Il aspira aussi l'arôme nerveux des sariettes, des thyms et de l'estragon. Un vol d'abeilles tournoyait au- tour des flox à l'odeur de miel. Des papillons citron se posaient sur les bouillons blancs, les grandes mauves et les alisium au goût d'anis. Son ombre corpulente faisait un trou noir par dessus les gypsophiles, les dames d'onze heures, le cœur d'or des marguerites.

C'est très bien, ma chère dame. Au moins on ne voit pas chez vous les affreux pavots qui sont l'engeance des jardins. Quand une fois la mauvaise graine s'est mise en terre, c'est une affaire de l'extirper.

Il avait cueilli trois fraises au bord du chemin et les roulait sur sa langue, avec une succion lé- gère de sa grosse bouche gourmande, planté sur ses larges pieds écartés, dans la frisure d'ombre tombée d'un poirier d'Angoulême, Une fine salive lubrifiait les coins de sa bouche. Maintenant il se sentait au cœur de son sujet, résolu avec prudence

90 LE VENT DANS LES MOULINS

Je puis VOUS dire cela à vous, la plus digne et l'une de mes plus chères paroissiennes, fît-il. Si tout le monde prenait exemple sur vos vertus, on n'aurait pas à déplorer que la semence funeste étouffe les bonnes plantes.

Il tournait à demi la tête, regardait de côté la vieille Annah, à deux genoux dans les salades. A présent il baissait la voix.

J'ai toujours aimé votre fils. J'avais mis mes espérances en lui. Mais le mauvais vent a soufflé. Votre enfant, ma chère dame, s'est ligué avec les ennemis de l'Eglise.

La petite salive ne coulait plus : il avait fini de savourer le suc aigrelet des petites fraises et un pli dur serrait les coins de sa bouche. Avec l'au- torité d'un pasteur, faisant retomber sur les mater- nités indolentes une part de la faute des enfants, il enfla la voix comme au prône.

Dries a renié la vieille foi de ses pères. Dries a perdu son âme de chrétien...

Ses joues oscillèrent ; le double menton fut agité d'une violente sex^ousse comme une terrine de gé- latine quand il passe un chariot.

On l'a vu récemment encore, avec ce démon de Flander?, prêchant la révolte des consciences,. Notre village jusqu'à présent avait été épargné de la contagion et ils sont en train de le pervertir. Les sauterelles vont s'abattre sur notre terre flan ande. C'est grand pitié.

La barrette chavirée sur la tempe gauche, il tamponnait fiévreusement sa nuque avec son mou- choir. Josine Abeels^ toute petite sous la colère du

LE VENT DANS LES MOULINS 91

prêtre, comme si le Seigneur même avait parlé par sa voix, penchait plus bas ses bandeaux plats, regardait tomber à ses pieds le malheur toujours attendu et qui enfin éclatait. Sa tête dans son bon- net à ruche remuait, d'un tremblement de petite feuille de peuplier. La lumière mouillée du bord de ses yeux longuement pleurait sur ses joues. Et elle ne trouvait rien à dire, si humble, auprès de cet homme qui tenait les clefs du ciel et de l'enfer dans ses mains. Son Driesl Elle avait re- porté sur lui un peu de l'affection soumise qu'elle avait eue pour son mari. Jamais elle ne lui deman- dait compte de sa vie au dehors; lui, de son côté, ne croyait pas devoir inquiéter l'ignorance tran- quille de cette simple femme.

Et penser, ma chère dame (il la regardait comme de la hauteur de sa chaire), que Dries est le fils de l'honnête M. Abeels, de son vivant fabri- cien de notre éghse, membre de la confrérie de la Passion et des Œuvres de miséricorde I C'est pour vous parler de cela que je suis entré. C'est le devoir du bon pasteur de veiller sur ses ouailles, les ga- leusescomme les autres. J'ai cru devoir vous avertir afin que par persuasion, vous tâchiez de le ramener dans les voies du juste.

11 avait dit celaà propos de tant d'autres que les mots venaient s'enfiler d'eux-mêmes. Il aurait pu parler ainsi pendant des heures. Et de nouveau tous deux s'étaient remis à marcher. Josine Abeels trottinait à l'ombre du curé, avec ses petits pas qu'elle semait l'un devant l'autre comme des grains de rosaire.

92 LE VENf DANS LES MOULINS

Dieul Diea! Seigneur Dieu! disait»elle.

De nouveau ils se trouvèrent devant les plants de fraisiers. Le curé, cette fois encore, se baissa, cueillit deux fraises et les laissa fondre sur sa lan- gue. Et il ne semblait plus si courroucé, avec ce jus frais dans ses sensibles émonctoires.

Un peu de fumier de cheval, ma chère dame, dit-il. Elles ont un peu perdu de leur goût.

Ahl Dieul Dieul Seigneur Dieul soupirait la bonne femme.

Après tout il avait fait son devoir, comme il di- sait. Le reste était affaire entre le ciel et la créature.

De son large pas égal qui écrasait les pierrailles, il reprit le chemin de la barrière. Tous les résédas et les balsamines pour le saluer expirèrent leur petite âme odoreuse comme les fleurs d'un jardin théologique. Au bout de l'allée, il toucha légère- ment du doigt sa barrette : elle ne tenait que par le bord, dans la rainure de l'oreille. Et il s'en allait droit et tranquille, avec son mystère de prêtre, comme si rien ne s'était passé dans la maison. Ma- dame Abeels, près de la porte, le regardait rouvrir son bréviaire à la page marquée d'une corne et s'éloigner en lisant, sa nuque lie-de-vin au soleil. Et enfin le chemin tournait.

XI

Dries, ce jour-là, ne rentra qu';\ la nuit. A midi, il avait diné avec le grand Flanders à La Noble Bose,

LE VENT DANS LES MOULINS 93

une auberge dételaient les carrioles des mar- chands. Il restait juste deux places à la table, il avait fallu se serrer un peu. On avait mangé trois plats de veau, diversement accommodés. Ils avaient redemandé ensuite deux fois du poulet. A la tarte, le clair vin de Tours perla dans les verres.

Le démocrate était content : il rentrait d'une tournée dans les grandes villes ; les coopératives du parti s'étendaient. Les campagnes seules étaient lentes à marcher. Et il riait gaîment d'une histoire qui lui était arrivée l'autre semaine. Des gens l'a- vaient attendu sur le chemin, dans un village il tenait assemblée : on l'eût lardé à la pointe des fourches si des partisans ne lui avaient fait la con- duite dans la nuit. Comme il parlait haut, la table écoutait, une vraie table de jour de marché, avec,

""autour de la nappe maculée et grasse, des fer- miers qui nouaient d'un gros nœud leur serviette dans le dos et des marchands de bestiaux qui se curaient les molaires à la pointe des couteaux. Les filles de la maison, en tablier blanc, les joues enflammées au feu des cuisines, avançaient les plats entre les dos. Quand elles étaient au bout de la table, du côté des fenêtres, la lumière du dehors mêlait des fils d'or à leurs nuques blondes. C'était une distraction, pendant qu'elles changeaient les

{ assiettes, de regarder le petit pêcheur au long de la rivière et la chasse à courre escaladant la colline dans le grand paysage à l'huile qui décorait la salle. Un commis des accises, pensionné, le plus ancien client de l'auberge, disait qu'il aurait regardé cela le restant de ses jours avec le même intérêt. On n'a-

94 LE VENT DANS LES MOULINS

percevait plus que la moit,ié des cornes du cerf, à cause de la patère qui s'accrochait à cet endroit. De une tradition plaisante chez les habitués. Cha- que fois qu'il venait un hôte nouveau, on se pous- sait le coude en observant s'il pendrait son chapeau par dessus les cornes du cerf.

Un des marchands, après la tartç, commença à tourner le dos à Flariders et quelquefois lui jetait un regard de côté, par dessus son épaule. Celui-là, épais d'encolure, des poings comme des marteaux, aurait eu vite fait de renverser la table sur les convives, s'il avait voulu. Mais un des fermiers, le dernier quartier de tarte englouti, venait serrer la main à Dries : c'était une ancienne connaissance du temps celui-ci allait acheter du lin dans le pays. Deux autres arrivèrent ensuite, des fermiers des petites fermes à trois lieues de la ville. Flanders leur disait que la terre un jour serait au paysan, la libre terre de Flandre. Ils en restaient remués au fond d'eux-mêmes, d'un amour tenace pour le sol qu'ils labouraient.

Le marchand cria :

Qu'ils passent seulement par chez. nous. On leur en fera manger, de la terre flamande.

Dries se dressa, la main à sa chaise. Un sang de révolte lui moussait aux narines et une seconde, il se tint là, bandé dans sa jeune force, devant le co- losse. Flanders doucement haussa les épaules et le tira par la manche de son veston. Son assurance tranquille encore une fois impressionnait les gens . qui étaient là. îj

Dans l'après-midL Dries Bae^en vint les retrouver

LE VENT DANS LES MOULINS 95

dans un des cafcs de la place. Ils jouèrent une par- tie de smoosejas. Baezen attendait toujours la pluie pour se remettre au travail, attristé d'une peine lourde à cause du soleil. Tout le monde, d'ailleurs, dans ce pays d'herbages, se plaignait de Tété comme d'une calamité. Des processions commençaient à pèleriner vers les petites chapelles de Notre-Dame, Notre-Dame de la mi-récolte, Notre-Dame sur la branche, Notre-Dame des bonnes odeurs qui étaient des vierges propitiatoires. Dries aussi sentait se plomber son âme d'homme du bord des eaux, et on avait conlinuellement soif.

Ils entraient dans un café et puis dans un autre. Quelquefois on tirait la table sur le trottoir pour respirer l'air de la rue. Des ouvriers, des gens des petits métiers, reconnaissant Flanders, venaient lui serrer la main. On lampait des verres. Avec le minime salaire que lui rapportaient ses articles dans le Sillon, il aimait payer des tournées, sans compter. Il était redevenu le garçon expansif et simple, vivant largement de la vie du pauvre monde pour lequel il luttait. Les petites maisons, dans le silence de la rue, avaient l'air étonné, der- rière leurs vitres. Généralement, après le marché qui finissait à midi, la ville retombait à une quié- tude un peu plate.

Ils revinrent prendre ensemble un dernier verre sur la place, devant l'Hôtel de ville, un édifice du xv^, orfévri comme un chasse.

Mans Vos, hei? s'écriait joyeusement le dé- mocrate.

Et il allait secouer la main d'un petit homme

D6 LE VENT DANS LES MOULINS

nerveux et brusque, assis à l'une des trois Ubles de la terrasse, sous le tendelet.

Flandersl

C'étaient de chauds adversaires dans les mee- tings. Chacun combattait, pour une idée diffé- rente, aux avant-postes de son parti. Mais, dans la rue, ils se retrouvaient tous deux fils d'une même terre. Dries Abeels, au contraire, toujours s'était senti presque de la colère contre ce Mane Vos, l'o- rateur caustique et violent des socialistes sans Dieu. Et il était là, à présent, le regardant timide- ment avec un sentiment nouveau, comme un vrai petit paysan obscur des campagnes devant un homme que les multitudes acclamaient. Mane Vos à peine prenait attention à lui. Il disait à Flanders qu'il était venu voir un ami malade. L'expression de son visage, aux lèvres serrées sous une courte moustache, était agressive et exaltée.

Dédaigneusement il montra les figures de pierre debout sous le dais ajouré des niches. C'était l'anti- que armoriai des Flandres, la lignée des comtes qui fidèlement avaient tenu dans leurs mains pouvoir.

-— Quand nous serons les maîtres, dit-il en riant, nous ferons sauter tous ces vieux magots.

Encore une fois l'ancien levain fermenta chez Dries. Il attendait ce que Flanders allait lui ré- pondre, pensant : Flanders va lui donner son atout. Le démocrate maintenant aussi regardait l'antique édifice^ symbole de la puissance d'une race. Et après un instant, secouant les épaules, il disait i

LE VENT DANS LÈS MOULINS 97

Voyez-vous, Mane Vos, le difficile serait de mettre une autre chose à la place. Ce n'est pas encore vous autres qui ferez cela.

Vos rejetait sa tête en arrière, d'un mouvement [ui le campait en lutteur devant les assemblées. [ne vibration nerveuse courait sous sa peau. Subi- tement il se retrouvait l'homme d'attaque, avec l'a me des foules en lui.

Nous bâtirons des maisons de fer pour le )euple, des palais indestructibles comme lui, dit-il.

Sa voix sonnait aussi comme du métal.

Le front à pans têtus de Flanders alors balança, ît il était debout devant Vos, sans violence, toute sa vieille foi farouche et tendre remontée dans ses prunelles claires.

Le fer! Voilà oui, le fer sera toujours assez ►on pour des âmes qui ont désappris la foi et la )eauté. C'est encore une des choses qui nous

^séparent. Nous sommes, nous, de la race qui aimait prier dans de belles églises et qui allait au combat avecdes armes ciselées. 11 n'y aura jamais assez de nobles images pour glorifier notre cité idéale.

Le peuple ne se nourrit pas d'images. Assu- rons-lui d'abord du pain et des droits. Plus tard, quand nous aurons édifié la société nouvelle, nous penserons à la décoration. Le socialisme est une aifaire de science et non pas de sentiipent.

i Vous ne changerez jamais la petite chose di- vine qui est au fond de l'humanité.

C'étaient les beaux seigneurs d'autrefois, les an- ciens maîtres du monde, avec leurs globes et leurs épées entre les mains, qui devaient s'amuser ià^

7

98 LE VENT DANS LES MOULINS

haut dans leurs niches. Il y avait, autour des ta- bles, des bourgeois buvant de la bière fraîche et qui entendaient aussi parler de cela pour la pre- mière fois de leur vie. Ceux-là n'auraient pu pren- dre parti dans la querelle : ils buvaient un petit coup de bière, recommençaient à fumer leur pipe et ils n'étaient pas étonnés, avec des visages gras et tranquilles. Baezen, lui, aurait bien dit son mot, mais il ne parlait bien qu'avec lui-même pendant qu'il enfournait ou défournait son pain. Sa poitrine doucement levait en écoutant Flanders. Dries son- geait : Kokx est heureux de n'avoir pas à pen- ser à toutes ces choses. Et il était tout à coup avec ; les vaches du bon maître dans la grande prairie \ bordée de saules, sous les nuages de pluie. Un petit^l vent ensuite fit tourner le moulin : il ne pensa plus qu'à la vache blanche pâturant au verger de Mamie près de la rivière.

Vos maintenant racontait une histoire du temps ' il travaillait dans une filature. Le père avait été tué par une explosion de chaudière : il était resté seul avec sa mère infirme et une sœur en bas âge, les nourrissant de son pauvre salaire. Il avait imaginé de ramasser, le soir, après sa jour- née de travail, du crottin à la rue. Il en remplissait ^lesbannettes qu'il vendait aux bourgeois, amateurs de jardinage. C'est ainsi qu'il trouvait moyen de s'acheter des tomes dépareillés à l'étalage des fri- piers. On n'aurait pas dit que c'était le même homme qui si tendrement parlait de ses jours d'en- fance. Tous les quarts d'heure, le carillon secouait sa fine pluie de petites notes.

LE VENT DANS LES MOULINS 99

Oui, c'était une bonne journée. Dries était rentré chez lui par le dernier train, la tête légère- ment chaude. La maison dormait.

XII

Josine Abeels, toute la journée, tourna sur elle- même, ses mains croisées à la poitrine, avec un léger tremblement de tête sous son grand bonnet. A l'heure du souper, une omelette aux herbes par- fuma la table; mais elle refusa de manger et tou- jours poussait de petits soupirs. Dries riait, disant qu'il voyait des bulles se gonfler au-dessus d'elle comme passe un poisson dans la rivière. Alors elle pleura doucement entre ses mains, sans bruit.

11 ne venait plus qu'un peu de jour par la fenêtre ouverte sur le jardin. Tous les moustiques dan- saient sous le plafond en jouant du tambourin. L'ombre sentait la poire mûre. C'était chez eux l'habitude de n'allumer la lampe à la soirée qu'à partir de la mi-septembre. La vieille Annah^ dans la cuisine, écurait la vaisselle près de l'évier. Elle entendit tout à coup pleurer madame Abeels comme une petite enfant. C'était une peine si muette dans ' le soir qu'elle faisait penser aux bouches fermées ^ des statues. Debout devant elle, Dries, distrait, oubliait de tirer sur sa pipe. Il disait ;^

Mère, qu'y a-t-il, voyons?

BIBLIOTHEQA

^fîaviens^'^

iÔO tE VENT DANS LES MOULINS

La bonne servante se mit à souffler dans ses joues, et de son évier enfin elle criait :

Ce n*est pas moi qui devrais vous l'appren- dre, mais le curé est venu. A présent, qu'elle dise le reste I

C'est ainsi que Dries connut sa perdition. Les cloches des paroisses commençaient à sonner le couvre-feu : on croyait entendre tinter le clair cris- tal des étoiles dans le beau soir de Flandre. C'était l'heure son père, avant de l'envoyer au lit dans le petit réduit sous le toit, lui faisait réciter sa leçon de catéchisme. Chaque fois que la mémoire lui manquait, le marchand de lin avec force lui pinçait Toreille. L'enfant ne cessait pas de tenir les yeux fixés sur la main paternelle. Ensuite il joignait les doigts, il disait la prière du soir; et la main qui lui avait fait mal le bénissait d'un signe de croix bourru entre les tempes. On pouvait dire de lui qu'il avait été élevé saintement.

Une figure se leva, vacillante, mi-effacée. Il ne vit plus le coriace trafiquant, si rude aux pauvres gens. Un homme simplement lui donnait le jour et ensuite lui faisait une petite âme chrétienne à genoux devant le mystère du monde. C'est à son père qu'il devait la foi avec laquelle il mourrait un jour;, la foi simple de l'homme de la terre. Il sentit battre filialement son cœur à petits coups. Il avait pris les mains de Josine Abeels dans ses mains et lui disait tendrement :

Votre enfant n'a pas changé.

La dernière cloche mourut. Annah fermait les volets sur la nuit de la maison. Et il mena lui*

LE VENT BANS LES MOb'LINS 101

même sa mère vers son lit, la soutenant sous les, bras, délivrée, presque heureuse.

Bénédiction, maman I

Bénédiction, fils !

Il s'enfermait ensuite dans sa chambre : elle s'ajourait sur le potager. En se penchant un peu, il voyait les grandes ailes immobiles du moulin. Le clocher d'ardoises scintillait comme un chandelier de métal par dessus les toits des maisons. Les saules faisaient un léger brouillard bleu au bord de la rivière. Il demeura longtemps à sa fenêtre, regar- dant trembler dans la nuit chaude les petites veil- leuses des étoiles. Une odeur fraîche de pois de senteur montait du jardin. Le relent puissant des carrés de choux fermentait. Il> n'aurait pu dire pourquoi il pleurait.

Il dormit tard. Josine Abeels au matin allait au jardin et avec le râteau grattait la trace des pas du curé sur le chemin. Doucement il lui prenait le râteau des mains et à son tour avec soin se met- tait à ratisser. Tous ces pas à la file dans le jardin, c'était comme un larron nocturne venu pour violer la paix de la maison. Sa conscience d'homme libre s'agita, son râteau grattait les allées avec colère. Quand il eut fini, il considéra longtemps les mar- guerites, les flox, les romarins, la grande famille unie ^es bonnes herbes et des fleurs, confondant leurs arômes comme des pensées fraternelles. Les abeilles volaient de Tune à l'autre et elles ne di- saient pas de mal du thym à la sarriette ni des roses aux balsamines. Le jardin et les abeilles vi- vaient en paix dans une action de grâces à la na-

102 LE VENT DANS LES MOULINS

ture. Le merle venait jusque sous les arbres bec- queter les cerises tombées. Un vent léger passa et il allait par dessus la baie vive voir tourner le moulin. Un bourdonnement de voix d'enfants venait de l'école. ïl entendit Goliatli taper sur la bigorne. Sur le toit ^le la maison le capucin gonflait son jabot. Il songea qu'encore une fois la femelle avait donné ses œufs. C'était elle à présent qui relayait le mâle sur le nid.

Dans l'après-midi, il alla fumer une pipe du côté de l'église. Si le curé était sorti de la cure, il lui aurait dit son fait. Et il ne quittait pas de l'œil les petits rideaux blancs, le long des vitres. Des croix dépassaient le mur du cimetière, d'humbles croix de bois comme des bras ouverts vers la résurrec- tion. Celle du marchand de lin était en fer/ au bout d'une des petites allées. Une fois l'an, le jour des Morts, sa mère et lui arrivaient prier devant le tertre. Dries avait de bonnes raisons pour se te rappeler : ce jour-là, selon la coutume de Flandre, Annah faisait sauter les crêpes à la poêle.

Il éteignit sa pipe et à petits pas pénétra dans le champ. Quelquefois il devait marcher sur des levées de terre ; personne ne savait plus qui était enterré dessous. Des grillons agitaient leurs petites cymbales d'or dans l'herbe sèche. Il regardait fixe- ment les houppes de ouate des pissenlits au pied de la croix paternelle. Il ne pouvait plus chasser l'idée que l'argent du marchand de lin n'avait pas tou- jours été honnêtement gagné, bien qu'il commu- niât toutes les semaines et qu'il fût membre de plusieurs confréries. Il l'aperçut tout à coup sous le

r.E VENT DANS LES MOULINS 103

drap de lit, au fond de sa bière, lui tirant la lan- gue avec une laide grimace. Sa mcre aussi toutes les nuits l'entendait marcher dans la maison : il ouvrait les armoires et ensuite il laissait pendre sa langue.

Dries repassa devant la cure. Avec des yeux irrites il regardait bouger un des petits rideaux blancs : mais le curé ni le vicaire ne se montrèrent. ¥A il prenait un petit sentier qui menait à la rivière. Alors seulement il se rappela que sa mère Pavait chargé de recouvrer une créance. Partout on labou- rait dans la campagne ; le bœuf ou le cheval tirait ; le paysan, derrière, la main au mancheron de la charrue, à grands pas fendait le champ. De nou- veau il fut avec les humbles, avec les petites gens, suant leur vie. Quelquefois l'un ou l'autre venait derrière la haie, demandait on en était avec la question des fermages ou avec les droits sur la chasse. Et il leur montrait le moulin dans la cam- pagne. Il disait comme Maris :

Le vent est dans la main de Dieu ! Il faut at- tendre quïl passe.

Après tout, il lui semblait juste de souffrir un peu à son tour pour tant d'autres qui sans trêve souffraient sur les calvaires. N'avait-il pas à expier les sécurités et les joies trop constantes de sa vie ? Qu'est-ce qu'il avait fait pour être le fils du mar- chand de lin? Tant d'autres auraient voulu l'être à sa place. Il cassait les mottes du bout de son bâton, soupirait, fumait une pipe. C'était toujours une chose qui ne voulait pas sortir de sa tête. Il croyait qu'elle allait venir enfin et puis cela dii-^

104 LE VENT DANS LES MOULINS

paraissait comme les petites soufflettes de nuages au ciel. Çà et il s'arrêtait à écouter l'alouette là- haut filant sa claire petite chanson dans le soleil.

Une maigre femme âgée menait pâturer sa va- che sur la diguette, en tricotant. A chaque pas que faisait la hôte, elle mettait un sabot devant Tautre. Elle en avait ainsi pour des heures à la suivre. La maison n'était pas loin, une pauvre maison enter- rée dans un repli, sous un noyer. Dries avait la quittance dans sa poche : c'était une petite dette que le mari de la femme autrefois avait contractée envers Josine Abeels. Il y avait six ans qu'elle en- voyait inutilement Dries présenter le reçu.

La femme, aussitôt qu'elle l'eut vu porter la main à la poche de son veston, se mit à pleurer; et il restait à présent, les doigts sur le papier, n'osant plus le tirer de sa poche. Elle avait perdu sa moutonne au dernier mai; elle n'avait pas été heureuse non plus avec son cochon. L'autan, en outre, à Noël lui avait emporté la moitié de son toit. Sa bouche sans lèvres grimaçait jusqu'aux oreilles. Un râle d'asthme battait sa poitrine creuse. Entre chaque lamentation elle pointait sur lui des yeux froids, durs comme des clous, oubliant tout à coup de pleurer.

Dries la tenait pour une fine mouche, jouant son jeu de misère en vraie dame de comédie. Il n'au- rait eu qu'à tirer son papier en disant :

Il y a cent francs que vous allez me payer ou on vous enverra l'huissier.

Et il se taisait, un peu honteux, lui, un homme gras qui ne travaillait pas, à côté de cette vieille

LE VEKi uainS les moulins 105

mère usée comme la mort. Maman n'en mangera pas une bouchée de moins pour cela, se dit-il. Et il ôtait sa main de sa poche.

Il remonta le chemin. Derrière lui le râle avait cessé et à petits pas de ses longues jambes la femme tranquillement continuait à marcher près de sa vache.

XïII

La fête des petits vachers s'était bien passée. Ils étaient plus de cent qui étaient venus, la nuit avant le dimanche de l'Assomption, sur les chaussées, avec leur fouet, un fouet dont la corde aurait fait six fois le tour de leur corps. Tout dépendait du tres- sage : la corde près du manche était épaisse d'un pouce, avec de gros nœuds, et finissait en queue de rat. Il y avait surtout un art d'effiler la mèche. Depuis un mois, dans le soir, des campagnes, ils s'exerçaient. La difficulté dans la vie n'est pas seu- lement de jouer du cornet à piston. Celui qui n'a pas entendu djacken (faire claquer les fouets), ne connaît pas la Flandre avec ses troupeaux et ses vachers jusqu'au fond des horizons.

De village à village, cette nuit-là, ils s'étaient échelonnés sur les grand' routes. Personne n'aurait pu dire lequel avait commencé et tout d'une fois, par longues traînées, c'était parti. Le vacher plan- tait fortement ses pieds en terre et puis, à larges tours de bras, il faisait clacjuer le fouet, tournant

106 LE VENT DANS LES MOULINS

sur ses reins à chaque coup, comme on jette le filet à la rivière. 11 tournait à droite, il tournait à gauchC:, lançant le fouet à la volée, sans s'arrêter, toujours plus fort, autant qu'il pouvait. Les autres répondaient dans les villages. Les chevaux au vert dans les vergers venaient voir par dessus la haie : ils repartaient ensuite en s'éparant, avec des bonds de côté. Tous les chiens hurlaient. Et il faisait une nuit d'orage, chaude et lourde, éclatée d'éclairs en zigzags, comme des coups de fouet aussi.

C'était si heureux pour le iils du marchand de lin de ne rien faire encore une' fois! Il s'était levé en chantant, joyeux d'assister au premier passage - des vaches. En se bousculant elles tournèrent la haie du verger, enfilèrent le chemin couvert en pente vers la rivière. De dessus la haie, on voyait les cornes touffues comme un bois s'abaisser à me- sure. Les petits vachers à présent doublaient les coups, triquaient dans le tas à la volée. Les côtes sous le fouet cçmme des douves sonnaient creu:(. Dries Abeels grimpa sur l'accotement, de l'autre côté du chemin, et il était dans le verger de Krekels : on l'appelait communément le Héron à cause de son habitude de se percher sur une jambe. Il dut courir pour arriver en même temps que le trou- peau à la berge. L'air s'emplissait de la clameur des vachers sur l'autre rive, des cris de la fille de- bout dans la barque, des mugissements du trou- peau. Si Kokx voyait cela! pensait-il en jouissant de cette scène sauvage, cinglée par les lanières de soleil à travers les pommiers. Il y avait un peu de temps qu'il n'était allé, chez le vieux maître.

LE VENT DANS LES MOULINS 107

I

Les vaches tout à coup s'arrêtaient au bas de la berge. De leurs mufles tendus elles cornaient. Toutes avec leurs prunelles brumeuses regardaient la large nappe ocellée de remous. Le Héron venait à côté de la grande Lee, sa fille, et l'aidait à main- tenir la barque, archontes tous deux sur leurs gaf- fes. Celles qui déjà, l'autre année, avaient passé l'eau enfin se laissaient couler jusqu'au poitrail. Elles demeuraient un petit temps ensuite à laper la rivière; le brouillard matinal irisait leur poil comme des satins. Et puis, de toute leur masse, avec un tonnerre mou, elles se jetaient à la nage. Aussitôt les vachers à coups de poing et à coups de fouet fonçaient sur les autres qui à leur tour plongeaient. Une ombre bleu-paon tombait des ar- bres et coupait la coulée glauque.

A la file les énormes bêtes traversaient, soufflant, renâclant, rejetant l'eau par les naseaux. Elles dé- passèrent la zone d'ombre ; leurs cornes et leurs prunelles fendirent la lumière légère. D'une ondu- lation puissante la Lys jusqu'à ses bords remon- tait.

La barque à présent passait les petits vachers ; le Héron et la grande Lee se courbaient sur les fer- rets, tâchant de longer la nage des bêtes. Une des génisses toujours pointait sur Parrière de l'embar- cation. Une autre se mit à tourner. Tout le monde criait dans la barque ; on tapait entre les cornes. Il était arrivé que des vaches se noyaient. Mais Phomme était prudent, il y avait près de trente ans qu'il faisait le métier moyennant un salaire à forfait convenu avec les fermiers.

1

108 JLE VENT DANS LES MOULINS

Une à une les vaches atterrirent. D'abord le co sortait, puis l'échiné, les flancs et les pis, tout ruisselants d'eau vermeille, comme des mottes de beurre. Et tout de suite elles levaient la queue, les jarrets écartés. Le vieux petit pêcheur était ennuyé ce jour-là, les anguilles, à cause du courant troublé^™ restafit enfouies au fond. Il avait beau remonter et descendre le filet : depuis le matin, il ne sentait aucune touche.

Dries, assis dans le verger, fumait à petites fois sa pipe, heureux, les yeux clairs. Les troupeaux arrivaient de partout. Quand le dernier eut passé, il entra à son tour dans la barque avec les vachers. Et ensuite il se mettait à marcher au soleil, dans la prairie. Elle longeait la rivière et s'étendait, coupée de fossés d'irrigation, jusqu'à la diguette qui bordait le bois. Les vaches y pâturaient toute la fin de l'été, passant et repassant l'eau trois fois le jour. L'herbe malheureusement, cette année, tardait à repousser, grillée par une saison sans pluie.

Dries longtemps s'amusa à regarder courir les lièvres. Il en compta une fois plus de vingt. Ils filaient, d'une longueur de chevaux de courses et ■soudain s'asseyaient sur les reins, leurs oreilles tournant comme les ailes du moulin à vent. Une chaleur fluide tremblait par dessus la grasse tache laiteuse des vaches. Les petits vachers étaient cou- chés sur le ventre en rond et battaient les figures d'un vieux jeu de cartes graisseux. Il y en avait un, près de l'échalier, qui nazillait des oremus. Des criquets strettaient, sautaient haut comme

LE VENT DANS LES MOULINS 109

des puces. C'était une si grande paix qu'on croyait que les bêtes avaient une âme.

Dans le grand silence il vint le long de la ri- vière quelqu'un qui chantait. Dries posa la main sur ses yeux et reconnut Gide Keukelaer, le fils du cordier. Il savait bien pourquoi Gide arrivait par la prairie. A la lisière du bois, vers la gauche, il y avait une petite maison sous les arbres et dans cette maison une jolie fille fraîche qui vivait avec sa grand'mère aveugle. Et celle-là on l'appelait Roose Smets. Ils avaient échangé des promesses à la dernière Saint-Martin.

Gide quelquefois cessait de chanter et cueillait une touffe de spirées ou d'iris bleus; et il portait son bouquet sous le bras, contre sa poitrine. En- suite la petite chanson montait de nouveau, une chanson de Maris, douce comme le vent d'été dans les roseaux.

Si j'étais petit clair de lune Je passerais par la vitre de ta fenêtre. Je mettrais un 'petit baiser sucré Sur ta petite bouche rose, %

Ma Roose.

Il ne voyait pas Dries au bord du fossé, fondu dans la vapeur de soleil qui bouillait sur la prairie.

Falderi f cria une voix.

Alors il reconnut l'ami loyal pour lequel il se serait saigné la veine; et tous deux allaient l'un au-devant de l'autre.

Ach! Dries aimét disait Gide. Un merle ce matin sûrement a fait son nid en* moi.

11 louchait comme un diable, enflait les joues,

110 LE VENT DANS LES MOULINS

tirait la langue et commençait à rire. Ensuite il lui prenait tendrement la main et lui confiait que ce même matin de l'Assomption, il y avait dix-neuf ansi, sa Roose avait pour la première fois poussé son petit cri d'enfant. L'autre dimanche, il était allé à la vilk lui acheter un petit cadeau et il frappait sur sa poche. On n'aurait pas dit que c'était le même garçon qui tout à l'heure grimaçait si drôlement. Ils traversèrent la prairie, marchant à petits pas, chacun suivant son idée. Les lièvres à une petite distance les regardaient passer, droits sur leur der- rière. En flocons légers la vapeur remontait, lis longèrent un peu de temps une avenue plantée de platanes. Puis Gide poussa la barrière d'un verger. Et ils entendaient dans la maison la chanson du Cou- cou. C'était aussi une vieille chanson de Flandre que les jeunes filles de tout temps avaient chantée.

Je venais dernièrement par la prairie, Coucou! Je trouvais le rossignol d'un côté^ Coucou I Le Rossignol chantait de son mieux, Coucou I Le Coucou cria de son nid Coucou, Coucou, Coucou.

Chaque fois que revenait le cri du Coucou, tous deux riaient et ils s'étaient avancés jusque près de la porte. La voix de Roose coulait au cœur do l'amoureux garçon comme une fraîche fontaine.

Tandis que cet oiseau chantait Coucou J'entendis une voix qui mieux chantait. Coucou! Une douce voix qui chantait si finement ! Cela semblait être une bête de Vénus Coucou, Coucou, Coucou.

La chanson un instant s'arrêtait. Ils entendirent

LE VENT DANS J.ES MOULINS 111

un pas à petits coups de talons battre dans Tesca- lier comme le tictac d'une horloge. Le cœur de Gide Keukelaer battait plus fort. Et de nouveau, après un petit temps, le coucou chantait, mais cette îois dans le potager, de l'autre côté de la maison.

Un couple chantait avec plaisir, Coucou ! Et Gupidon jouait sur sa lyre. Coucou 1 Il jouait et chantait un menuet. Le coucou aussi appelait toujours Coucou, Coucou, Coucou.

Gupidon, cet enfant terrible, prenait une flèche à son carquois et tuait le coucou dans son nid. Ils écoutaient finir la chanson avec un petit froid au cœur, comme s'ils ne l'avaient jamais entendue auparavant.

Le coucou mourut alors dans la prairie> Coucou I Et dans le nid il restait un œuf, Coucou 1 Et il en sortait dans l'année Un petit beau comme son père Coucou, Coucou, Coucou.

La voix encore une fois chantait dans la cham- bre, près de la porte ouverte; et à présent Gide coulait sa tête jusqu'au bord du linteau et repre- nait le refrain.

Gide ! s'écria Roose en battant des mains.

Alors il entrait en dansant, comme Gupido, un menuet de sa façon. Elle riait, un tremblement de fossettes dans ses belles joues de grosse rose mous- seuse. C'était comme si tous les petits canards riaient dans la rivière. Mais voilà que de l'autre côté de la porte, le coucou pour la seconde fois chantait.

lia LE VENT DANS LES MOULINS

Est-ce que la flèche ne l'aurait pas encore mis bas qu'il se remet à chanter? s'étonnait Keukelaer avec une ingénuité bien jouée.

Roose fit un pas.

0 Dieu ! on dirait notre Dries Abeels ! Les petits canards riaient.

La grand'mère était assise près de la fenêtre, toute droite dans sa cahière basse, avec son grand visage d'aveugle la peau à petits plis s'était re- fermée sur ses yeux. Une banne entre les genoux, elle pelait avec le couteau des pommes de terre. Celles-ci tournaient sous ses doigts et à mesure la pelure se déroulait comme la frisure d'un copeau. Toujours elle tenait la tête haute et semblait re- garder du côté de la porte. C'était l'heure dans toutes les fermes il y a une bonne âme simple qui fait ce qu'elle faisait elle-même, avec ses yeux morts. Et Barbara Smets avait près d'elle, à la portée de ses mains, un bâton avec lequel elle se guidait à travers la maison.

Oui, dit-elle comme si elle pouvait les voir, c'est bien Gide Keukelaer. Et voilà aussi Mynheer Abeels.

Elle parlait avec entrain et pourtant son visage demeurait immobile, cousu dans ses petites rides.

Dries à son tour entra dans la chambre, une pe- tite chambre fraîche, carrelée de dalles bleues usées, sous un plafond bas à grosses poutres en saillie, brunies à la fumée. Dans l'àtre bouillait la mar- mite. Sur le manteau de la cheminée, garni d'une cotonnette tuyautée, il y avait une image de la Vierge sous verre, entre deux chandeliers de cuivr^.

LE VENT DANS LES MOULINS 113

Ça sentait bon le lard, les choux et les cendres froides dans la maison.

Rooseke, disait Gide, j'étais venu pour vous dire une petite chose. Venez un peu par ici, s'il vous plaît.

Ils s'en allèrent vers le verger et il lui mettait dans les bras la gerbe de fleurs qu'il avait cachée derrière un arbre. Un papillon s'était posé dessus et volait de la joue de la fille à la joue du garçon. Ensuite elle sentit qu'il lui glissait une petite boîte dans les mains. Il lui disait d'une voix de miel :

Voilà, cœur sucré, c'est aujourd'hui que vous avez dix-neuf ans. J'ai pensé que ceci aussi vous ferait plaisir.

Elle ouvrit la boîte et elle demeurait, les paupiè- res battantes, faisant jouer un fin collier aux mail- les d'argent entre ses doigts. Il y avait une année déjà qu'elle désirait ce collier.

Ach ! Gide ! mon cher amant f

Elle ne trouvait pas autre chose à dire, tenant toujours le collier dans ses mains comme elle eût tenu le cœur même de son ami. Et puis tout d'une fois, c'était de nouveau comme si tous les petits canards se mettaient à rire dans la rivière. Gide Keukelaer, avec un frôlement des doigts à son men Uon, lui attachait le collier au cou. Timidement il disait :

Est-ce que je ne pourrai pas vous embrasser une toute petite fois pour la peine, Rooseke?

Dries était assis près de la porte, causant avec Barbara. Il ouït un grésillement léger comme le ; ju« d'une pomme mord^/Ot Im dentgi, Il soupira t

414 LE VENT DANS LES MOULINS

il aurait bien voulu aussi mordre aux joues de celle qui là-bas vivait dans une petite maison fraîche près d'un verger. Les troupeaux meuglaient sous le so- leil roux, cherchant l'ombre des lisières. Des que- relles de moineaux s'ébrouaient dans les pommiers. Dries ne prenait plus attention à ce que lui disait la vieille femme. C'était dans cette maison comme dans toute la campagne, un vrai paisible dimanche : d'Assomption,

Roose et Gide s'attardèrent dans le verger un peu plus de temps qu'il n'en faut pour un baiser. Une j chose très douce les tenait l'un près de l'autre, silencieux et graves, dans l'éclat de rire du jardin. Eux seuls ne riaient plus, et Gide lui avait pris les mains. On croyait qu'ils se marieraient au prin- temps prochain.

Ma Roose 1 disait-il.

Mon Gide 1 disait-elle.

Ils auraient dit cela jusqu'au soir et ils ne par- laient pas d'autre chose.

L'aïeule finit de peler les pommes de terre. Elle déposa la banne à terre, prit son bâton et elle s'a- vançait jusqu'à la porte, regardant ^ievant elle, avec son visage rigide du côté du soleil. Elle avait perdu son fils, le père de Roose ; un autre fils aussi était mort; et la bru à son tour s'en était al- lée. Il n'était resté qu'elle et la fillette. Ses yeux fermés toujours semblaient regarder la route par laquelle les autres étaient partis.

! cria Roose. ïàtez un peu voir le beau collier que quelqu'un vient de me donner. ^

Du bf>ut d^,?, doigts elle )ni faisait, palper les fine»

LE VENT DANS LES MOULINS 115

mailles d'argent à son cou. Sous la grande main crevassée comme la terre, elle eut Tair d'une pe- tite fiancée venue pour la bénédiction. Les petits canards encore une fois follement riaient dans la rivière. On n'aurait pu dire à quoi pensait Barbara en toucbant le collier. Défunt Sincts aussi, une fois, lui avait noué un collier d'argent au cou et un peu de temps après, le jdur des accordailles, il était arrivé avec la bague. A présent elle portait deux anneaux usés au même doigt. Une ondée de soleil comme d'une pommelle d'arrosoir filtrait des pommiers, à petites gouttes d'or bruinait sur son bonnet. Elle faisait une grande ombre noire sur le mur. Dans le silence on entendait battre la pendule de l'horloge comme le cœur de la maison. Un petit pâtre là-bas si joliment jouait de son flû- tiau, près de ses vaches.

Maintenant il n'y avait plus assez d'air dans le verger pour Dries Abeels. Sa vie lui montait à la gorge : il regardait avec des yeux mouillés les pou- les et le ciel entre les pommiers; et il souffrait d'un mal très doux, sans cause. Il alluma une dernière pipe et s'en alla. En repassant par la prairie, il murmurait :

Flandres! pays des belles filles amoureuses et fidèles ! Beauté du monde î

116 LE VENT DANS LES MOULINS

XIV

Le petit bœuf donnait le dernier coup de collier dans le champ. La terre était rose et légère il avait tiré la herse, tout fumant dans le soir clair. Et puis à grands pas le paysan s'en allait devant lui, ouvrant les mains et revenant. C'était le temps des navets, la graine à la volée pleuvait. Si seule- ment il avait pu pleuvoir pendant une semaine! On regardait toujours du côté de la mer. Quelque- fois il faisait un ciel doucement gris et plat, avec si peu de vent que les moulins ne tournaient plus et qu'il fallait hâler les bateaux.

Les petits fermiers qui rouissaient leur lin non plus n'étaient pas heureux : les mares partout ta- rissaient. Ce n'était plus comme au bon temps. Josine Abeels, avec son petit dodelinement de tôte sous son bonnet à ruches, se remit à parler des premières années de son mariage. Le lin alors était une des richesses du pays : tout le monde avait son champ qui donnait de la belle toile pour les lits d'amour et les suaires. Les tisserands à leur métier ne chômaient pas. Ensuite il était venu des bateaux d'Amérique.

Annah, avec deux femmes du village, commença la grande lessive. Toute la maison odora l'écume lîe^ pftvonoéea» A trois elle» bueindaient jusqu'A la

LE VENT DANS LES MOULINS 117

nuit, chacune devant son trépied, au frais de l'om- bre sous le hêtre rouge près de la cuisine. Le linge de table, cette richesse des Abeels, herbait dans la prairie du voisin ; la toile blanche à reflets bleus semblait avoir trempé dans des bains de lune. En travers du potager pendaient les chemises, bras ouverts.

Un matin arrivait la repasseuse : on entendait les coups sourds des fers qu'avec ses bras nus, dans la chaleur rouge de la cuisine, elle écrasait sur l'amidon gras. Puis Josine Abeels, par tas symé- triques, s'occupa de ranger le linge au fond des armoires. Une senteur saine d'herbes et de ré?éda séché se volatilisait de la chambre. Et tout eu empilant, Josine constamment parlait des mar- chands de lin qui autrefois faisaient de bons coups. Maintenant il n'était plus question du lin qu'à l'é- poque où on portait la main à son nez, à cause de la puanteur du rouissage. Elle venait des villages en amont de la rivière l'industrie du lin précaire- ment vivotait encore. Entre la fenaison et la coupe des blés, on finissait de tirer la plante avec la ra- cine. Une fois la semence enlevée, les bottelées, en des cages à claire-voie, étaient coulées à l'eau, sous des charges de pierre. Pendant cinq semaines le textile macérait, on remontait ensuite 1er cages. Il n'y avait jamais assez de bras pour ce dur ou- vrage.

Flanders, fidèle à son plan, était parti faire cam- pagne chez les ouvriers du lin. Mais encore une fois l'autorité s'était liguée avec les gros fermiers: ou l'avait traqué de territoire en territoire. Dries

118 LE VENT DANS LES MOULINS

savait qu'il allait tenter un dernier coup. Un matin iil passa chez Goliath et chez le fils du cordier, .disant :

Ça sera pour demain. , Le ferrant n'était pas fâché de savoir ou on eu était. Ils se joignirent à la gare, tous trois en blouse bleue et la trique dans les mains, comme des marchands de bœufs. Ils débarquèrent dans un village, d'un large pas abattirent une heure de route à travers champs: De l'ouest soufflait un vent bourru qui avait l'odeur du lin pourri. Le dé- mocrate les attendait au bord de la rivière avec un bateau. C'était une idée à lui, ce rnarché passé avec un batelier x[ui descendait la Lys. Le bateau se mettrait en marche vers midi : personne ne pou- vait l'empêcher de tenir meeting au fil de l'eau.

Ils errèrent un peu de temps sur la berge, re- gardant travailler dans les cages : les hommes, jambes nues, piétinaient le lin visqueux, enfon- çaient dans une bourbe gluante. Chaque fois qu'ils retiraient les moellons, la cage remontait : l'eau tout autour bouillonnait, grasse et croupie comme le jus des purots. Des gaz à la surface crevaient en vésicules, des putritions huileuses dérivaient par larges plaques, puant la charogne et les résidus humains. Depuis des semaines ils respiraient cet air empoisonné, combattant la nausée par des rasades de genièvre. Et d'autres hommes sur la rive à mesure étendaient sécher les gerbes qu'ils leur passaient. Les quatre amis ne finissaient pas de fumer des pipes. Peuhî Ils l'ont toujours fait ainsi, disait Dries

LE VENT DANS LES MOULINS llO

tranquillement, eu vrai fils de marchand de lin.

Goliath non plus n'était pas facile à attendrir, sous la poudre de limaille incrustée dans sa peau coriace de lape- dur. Flanders disait avec pitié :

Ce sont pourtant des hommes comme vous et moi.

Dries, ce jour-là, n'était pas en train d'avoir une Ame. Le temps était trop clair, ce temps de vent et de soleil qui met aux yeux des miroirs de joie. C'était les jours de pluie qu'il se sentait le mieux un homme. Il y a toujours un peu le regret des ciel gris dans l'œil d'un Flamand.

Midi sonna aux paroisses et ils se dépêchèrent de retourner vers le bateau. Flanders le premier grimpait à bord. Gide donnait un coup de barre. Le batelier, s'étant passé l'attelle autour du corps, se mettait à tirer d'une force de cheval. Goliath pesait sur la gaffe, enfoncée dans la berge.

Il y eut un grand mouvement sur la rive : tout un peuple misérable remontait de la^ rivière, avec la peste du lin sur les os. Les ouvriers, en man- geant leur chanteau de pain, se massèrent en pe- tite foule. Il était venu aussi des femmes et des enfants. Quand la rafale soufflait, l'horrible odeur montait plus acre de leurs loques humides. Des vieux silencieux roulaient des yeux de fièvre dans des faces plaquées de croûtes d'ordures. Les jeu- nes hommes, eux, avec leur sang de vie au cœur, s'amusaient comme à une frairie. Tout d'une fois les tètes en tas se retournèrent vers le garde- champôtre qui arrivait par les champs, les boutons de cuivre de sa tuniqu© ^reluisant sous les tapées

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I

de bJeu cru du ciel, entre deux nuages. Une bor- dée de fronde passa, la gaîté ameutée des hommes de Flandre devant les maîtres.

Tous, en files serrées, ensuite s'avancèrent le long de la berge tandis que le bateau gagnait le milieu de la rivière. Un grand silence maintenant s'é- tendait. Flanders, tête nue, debout sur le pont, fai- sait face à la rive et parlait, de sa voix enflammée d'apôtre. Il se sentait dans un de ses bons jours, avec ce vent rude qui lui secouait les idées dans la tète et toute la vaste campagne blonde à perte de vue devant lui, bornée au loin par des clochers. Il dit l'insuffisance des salaires, la condition humiliée des travailleurs devant les patrons, l'inutilité de leur servage qui ne leur garantissait pas même une vieillesse à l'abri du besoin. Il plaçait encore une fois son «vieux Lion de Flandre ». Sur la berge le batelier lentement hâlait, cassé en deux, donnant un coup de collier à chaque pas, ses sabots dans la main. Toujours on entendait ronfler le timbre cuivré du tribun par dessus la marche à pieds mous de la foule dans la terre grasse de rouissure. Elle allait avec le bateau et avec le vent vers quelque chose qu'on ne savait pas et qu'il leur montrait avec la main en leur parlant du temps heureux ^ le sol serait à tout le monde. Les vieux alors ten- ' daient le cou et avec leurs yeux blancs regardaient vers le bas du ciel. Les moulins entre eux se faisaient des signes. Eux aussi, du haut de leurs buttes rondes, regardaient du côté allait ce peuple misérable. Ils étaient plus élevés que les clochers des paroisses.

LE VEx\T DANS LES MOULINS 121

Toutes les fois que Fianders parlait des oppres- seurs, les têtes eu ricanant se retournaient vers le garde-charnpêtre s'avançant à petits pas. Les gros fermiers, les mauvais patrons qui s'engraissent en payant des salaires de famine aussi recevaient leur paquet. C'était bon d'entendre les huées et les sif- flets partir en tempête. Fianders, les mâchoires en avant, ses terribles mâchoires de boule-dogue, fonçait d'un geste en coup de poing. Constamment il faisait du vent.

Il arrivait que le bateau par moment dérivait vers le bord. Dries pesait sur le gouvernail, Goliath poussait avec la gaffe et une seconde le batelier ces- sait de tirer. Le garde-champêtre aurait bien voulu intervenir dans ces moments, mais sitôt que le ba- teau stopait, Fianders cessait de parler. Et puis le batelier de toutes ses forces pesait sur la corde, la gabare de nouveau ghssait, les larges poumons du démocrate soufflaient.

Du fond des campagnes, voyant là-bas s'avancer ce fourmillement noir, on accourait. Des gens em- boîtaient le pas au batelier, sur le chemin de ha- lage. C'étaient des ouvriers, des mercenaires comme ceux de l'autre rive qui travaillaient aux cages. Les fermiers seuls se tenaient cois : un silence sournois pesait sur les fermes au long de l'eau.

Gide Keukelaer tout à coup tendit le cou : il avait cru voir le guet de deux hommes derrière une haute meule à une cinquantaine de mètres en avant du bateau. Les yeux fixes, il regardait lentement se rapprocher le cône roux baigné de lumière. Fianders maintenant, pour fmir^ tâchait

122 . LE VENT DANS LES xMOULINS

de ramasser son simple auditoire dans un grand mouvement. Les interpellant directement, il leur demandais! toujours ils accepteraient de crever comme des chiens à la niche. Une clameur s'enfla d'une rive à l'autre. Ils levaient les poings e^ criaient: Non non! face au bateau. Le batelier seul semblait n'avoir rien entendu, la corde en travers du corps, et donnait des coups de collier réguliers, sans s'arrêter.

Eh bien! s'écriait-il, venez à notre parti. Ju- rez d'être avec nous^ qui sommes pauvres comme vous, et de nous soutenir dans nos luttes pour faire de vous des hommes libres, dignes des grands Fla- mands, vos aïeux. Saint Paul a dit : « Celui qui ne travaille pas n'a pas le droit de manger. « Il a dit aussi : « Celui qui croit qu'il est pour lui seul ne mérite pas d'être né. » Nous sommes tous frères, nous sommes tous enfants de Christ. 11 faut changer l'ancienne société la peine, la famine et la mort sont du côté de ceux qui travaillent, le bien-être et la sécurité sont du côté de ceux qui ne travaillent pas. Il faut assurer au travailleur une part des bénéfices que son labeur fait réaliser aux patrons. Il faut qu'il puisse compter sur une pension de retraite pour sa vieillesse... Le jour nous serons au pouvoir...

C'était déjà comme s'ils y étaient eux-mêmes, avec du pain et de la bière sur la table et de la musique de violon, le dimanche. Le batelier se disait qu'après tout il pourrait bien y trouver son compte aussi. Il ne tirait plus que d'une épaule, l'autre avec son oreille gauche tournée vers ce gar-

LE VENT DANS LES MOULINS 123

çon qui pouvait parler si longtemps sans cracher. Dries se répétait à lui-même : « Celui qui ne tra- vaille pas n'a pas le droit de manger. »

On passa devant la meule. Elle était ronde comme une paysanne endimanchée dans son large tour de jupes; d'autres meules, moins grandes, à l'entour se groupaient comme une famille. Elles joignaient un champ de betteraves aux grosses tiges lie-de- vin. Un peu plus loin s'espaçaient les pommiers noueux d'un vieux verger. Dans les coups de vent^, toutes les feuilles des betteraves se retroussaient, les pommiers étaient secoués comme des ballons tirant sur l'amarre. Gide, devant les formes brouil- lées de ce paysage qui constamment bougeait, n'é- tait plus aussi sûr d'avoir vu se cacher deux hom- mes derrière la meule.

Une pierre soudain siffla, passa comme une balle.

Jurons tous ensemble... disait Flanders.

Et puis il tournoyait sur lui-même avec sa phrase coupée au ras des dents et, avant de s'abattre^ il avait seulement le temps de porter la main à sa nuque, battue d'un choc terrible. La foule, d'une poussée énorme, descendit la berge^ entra à mi- jambes dans la rivière, criant vers l'autre rive. Le batelier s'arrêtait de haler, tirant de toute sa force le bateau à lui pour remonter à bord. Et personne 1 n'avait rien vu, on ne savait que cela, c'est qu'un [ homme qui l'instant d'avant parlait dans la force ' de la vie, à présent était saignant comme un bœuf. Gide seul apercevait distinctement deux tiommes qui, de meule en meule, fuyaient daus la

124 LE VENT DANS LES MOULINS

direction du verger. D'un saut à pieds joints, il touchait terre et se mettait à courir. Ils étaient bien vingt qui jouaient des jambes derrière lui. De l'autre côté de l'eau, les ouvriers criaient : tue! tue! avec de grands gestes par dessus la rivière.

Goliath, livide sous son cuir brûlé aux feux de la forge, tenait Flanders soulevé contre son genou. Son bon cœur de géant lui sautait des yeux en lar- mes lourdes comme de l'étain fondu : il était aussi plombier à l'occasion. Et il penchait sa massive tête crépue sur le front inanimé, appelant douce- ment Flanders comme un fils. De moment en mo- ment le batelier allait puiser une écuelle d'eau fraîche dans la soute. Dries, agenouillé près de Go- liath, ne cessait pas de laver la plaie. La pierre, un caillou effilé, avait troué le bas de la nuque. Une petite mare rouge gluait sur le plancher. C'était le premier sang versé pour la cause.

Les mains de Dries tremblaient si fort qu'il était obligé quelquefois de s'arrêter. Goliath alors pre- nait le mouchoir et avec ses doigts rugueux, à son tour tamponnait. Personne ne pensait à aller chercher le médecin. D'ailleurs il habitait à plus d'une lieue; la mort souvent arrivait avant lui. On entendit se perdre très loin les cris des hommes qui, avec Gide Keukelaer, donnaient la chasse aux bandits. Mais ceux-ci avaient de l'avance : ils pu- rent gagner un petit bois de sapins par delà le verger.

Flanders poussa un grand soupir et il soulevait à demi les paupières par dessus des yeux morts. Une partie des ouvriers, chassés par l'heure, étaient

LE VENT DANS LES MOULINS 125

repartis pour le travail. Les autres demeuraient plantés sur la berge, les mains dans les poche?, regardant toujours du côté de la campagne. Ceux- ne parlaient plus, retombés à la passivité triste de leur vie. Dries prit les mains du tribun dans j les siennes et il sanglotait,

' C'est nous, auii... Nous sommes près de vous.

Flanders les regarda l'un après l'autre; la vie lui revenait à travers un reste de nuage. 11 pro- nonça d'abord des paroles sans suite, parlant du lin, des beffrois, de la belle terre de Flandre. Le vent sous lui secouait le bateau. Maintenant aussi la vie rentrait en Dries Abeels, une onde violente de sang et de colère. Ses-narines battaient, quelque chose le poussait à faire une chose qu'il ne savait pas. Et une seconde, il tourna sur lui-même, pous- sant un souffle de taureau. Tout à coup il ramassait le mouchoir qui avait servi à laver la plaie ; il le trempait dans les éclaboussures rouges. Et, avec le claquement de ce linge sanglant au-dessus de sa tète, il se dressait devant les ouvriers.

Amis, cria-t-il, notre sainte cause vient de recevoir le baptême du sang. Il nous manquait un drapeau. Le voilà. Il est taché du sang d'un frère. Tout à l'heure, c'étaient nos idées que nous défen- dions. A présent c'est noire vie. Eh bieni je le lève devant Dieu, ce drapeau. Je le prie d'accepter le sang qui est dessus comme un sacrifice à notre foi.

C'était la première fois qu'il parlait devant une fowlfi I il était 4tQï\né de trouver aus^i facilement

d26 LE VENT DANS LES MOULINS

les mots. Un jour il avait joué le rôle du Grand duc de Bourgogne avec les compagnons de la Chambre de rhétorique. De l'avis unanime il avait eu vrai- ment le geste et la voix d'un roi. Le journal avait même publié à cette occasion un article judicielix le rédacteur énonçait cette particularité, qu'au fond de tout Flamand il existe un acteur et un orateur. Dries, avec son drapeau rouge dans les mains, gonflait la voix comme un roi qui appelle ses vassaux à la guerre.

Une clameur monta de la berge. Les vieux hom- mes tremblaient de tous leurs membres; les jeunes hurlaient : Vivat Flanders! Vivat Àbeels! Il n'au- rait eu qu'à sauter du bateau pour, les mener brû- ler les granges. Goliath frappait son poing dans l'air en poussant des mugissements de bête bles- sée. Flanders lui-même était secoué par son grand cri de douleur et de fraternité : il avait pris sa tête à deux mains et pleurait. Le batelier à part lui songeait qu'il aurait pu demander un franc de plus pour la location de son bateau.

Les ouvriers s'en allèrent : on les voyait courir à travers la campagne, du côté des cages. Sur l'au- tre rive revenait Gide Keukelaer : il avait battu le bois de sapins inutilement. Il y avait un peu de temps que le garde-champêtre prudemment était reparti. Le batelier offrit de hisser la voile et de les mener avec son bateau un bout de chemin. Us descendirent la rivière pendant près d'une heure. Le vent de mer les poussait, soufflait sur eux l'o- deur fétide du lin. Quelquefois la Lys était touîo bleuê» o.vpp un frisann froid. SOUS la clarté crue du

LE VENT DANS LES MOULINS 127

ciel. Ensuite des nuages lourds passaient; l'eau prenait des tons de peau d'anguille. Ils voguaient dans la sérénité des grands paysages de la fin de l'été.

Flanders n'éprouvait plus qu'un mal sourd dans la tête. La force de la vie de nouveau l'avait repris : il disait qu'il était prêt à recommencer. Quand sa bouche se tirait avec une grimace de douleur, Dries savait ce que c'était et lui lavait la plaie. Et puis ,il voulut descendre, marcher devant lui dans la sensation chaude du vent. Les moulins tournaient; les femmes commençaient à sarcler les navets; dans les granges les fléaux battaient. C'était doux au cœur comme le goût du pain frais. Tous trois sur un rang, à petits pas ils prenaient un sentier après l'autre, doucement assourdis par le ronfle- ment du vent dans les arbres. Ils cessaient souvent de parler. Ils arrivèrent ainsi à la lisière d'un bois de chênes. La plaine s'étendait devant eux, toute rose avec le dessin léger du hersage comme la laine courte d'un tapis. Le soleil des cinq heures de l'après-midi, entre deux blocs de nuage, éclairait les meules. Le sol à leur pied se mauvait dans l'ombre. Flanders se coucha dans le chaud duvet de la meule qui était le plus près du bois. Il ne souffrait plus, il n'éprouvait plus qu'un grand bri- sement las et il jetait heureux, avec l'odeur fraîche de la terre autour de lui.

Terre de Flandre, soupira-t-il, douce terre de Flandre! On voudrait mourir pour toi!

Tous disaient cela. En caressant du plat de ses

128 LE VENT DANS LES MOULINS

mit. Jusqu'à l'angelus, ils veillèrent sur son som meil comme pendant une trêve d'armes. Le vent était tombé. Les moustiques faisaient de petites danses en rond autour des meules. Dries tout de même n'était pas fâché d'avoir si bien parlé.

XV

Et puis il pleuvait.

Un matin, Aunah criait du bas de l'escalier :

C'est la pluie, Dieu soit loué I

Elle annonçait cela comme une joie pour le monde. On entendait, dans la maison sourde, les talons de madame Abeels courir lourdement vers la fenêtre. Elle écartait le rideau et à son tour disait :

Dieu soit loué! C'est la pluie!

Dries ce jour-là avait décidé d'aller chez les Maris. A son tour il se jeta à bas de son lit, ouvrit la fenêtre, et à peine il pouvait voir le clocher de l'église dans les fins réseaux qui accrochaient une toile d'araignée aux pans du ciel. Les feuilles col- laient aux arbres comme des draps après la lessive. Un évent d'encens humide doucement fraîchissait le jardin. Il lui parut qu'il revivait comme le pré, comme les champs de navets. Même le gros merle, en s'ébrouant et sautillant dans le potager, avait

LE VENT DANS LES MOULiNS 129

une joie ivre et mouillée. Les pinsons aussi se gar- garisaient avec la douce pluie. H pensa aux vaches de Kokx dans la grande prairie grise. Celles-là auraient été contentes. Sa poitrine se gonflait d'air jeune.

Ah! ah! cria-t-il joyeusement dans Tescalier, c'est enfin la pluie!

Une petite buée brune s'effumait de la cafetière dans la salle à manger. Sur la toile cirée il n'y avait qu'une tasse. Josine Abeels avait gardé l'habitude de déjeuner seule avec Annah à la cuisine : c'était une vraie femme de Flandre qui connaissait ses devoirs. Comme elle l'avait fait du temps du mar- chand de lin, elle continuait à servir le fils en hum- ble servante dévouée, sa petite tête de côté sous le bonnet comme une sainte femme. Dries descendit et tout de suite demanda si le journal n'était pas encore arrivé. Annah, en train de tisonner son poêle, répondit que sans doute le facteur encore une fois s'était attardé dans un des cabarets de la place. Son cœur sautait à l'idée qu'il pourrait y avoir un article sur lui. Il traversa le jardin^ alla jusqu'au petit pont. Un parapluie vert s'avançait sous les arbres, tout clair d'eau,

Eh bien, tout de même voilà la pluie, disait gaiment le facteur.

Et il tirait le journal de dessous un tas de lettres et de paquets. Dries était étonné qu'il ne lui parlât pas de la grande nouvelle. Il oublia de refermer la clôture, repartit en sautant à travers les pe- tites flaques. Madame Abeels achevait de verser

le cale dans le bol à fleurs bleues. Elle l'opaiisa

9

130 LE VENT DANS LES MOULINS

ensuite d'ua nuage de lait et agita le sucre avec la cuiller. Six tartines finement beurrées's'empilaient sur l'assiette à côté du bol. Dries très vite détacha la bande. Ses yeux sautaient de colonne en colonne sans rien découvrir. Il croyait qu'il y avait un peu de mauvaise foi de la part du rédacteur. C'était curieux comme en ce moment il avait cessé tout à fait de penser à la blessure de Flanders.

Des bubelettes bouillonnèrent au fond de la va- peur brûlante ; l'arôme nerveux chatouillait la na- rine de Dries; et à petites fois il trempait son pain dans le bol. Mais il ne put dépasser la quatrième tartine. Il regardait du côté des vitres toutes mates, brouillées d'eau. Josine Abeels tournait autour de la table, les mains croisées à la poitrine, inquiète, et quelquefois lui reversait du café chaud.

Il alla fumer une pipe au pigeonnier. Le beau temps était cause qu'il avait un peu négligé ses boulins. Les pigeons étaient à la maison. A cause de la pluie, la petite herse de fer ne battait pas comme les autres matins. C'est qu'i\ pleuvait vraiment! L'eau glougloutait dans la gouttière avec un petit hoquet à mesure qu'elle s'épanchait dans latine. Et il demeurait là, à croupetons, regardant les mâles caracouler en piétinant autour des femelles. Il avait cédé à Baezen ses capucins : il ne voulait plus gar- der que des ménages de pigeons voyageurs. Au moins on a la chance de gagner des prix.

Au bord des cases, les petits de la dernière cou- vée, leur chair grenue à nu sous le duvet, constam- ment ouvraient des becs jaunes en pépiant vers la mère. Un jeune mâle d'une couvée antérieure

tE VENÎ DANS LES MOULINS 131

commençait à gonfler son jabot et tachait de se coupler avec une des petites femelles. Dries s'était promis de les donner à Mamie quand à leur tour, comme les parents, ils se seraient mis en ménage. Par moment un des pigeons allait jusqu'à la plan chette; il regardait en haut, en bas et se dépêchait de rentrer.

Neuf heures 1 Déjà! compta le garçon.

Les neuf coups tombaient de l'église avec un son mouillé. Il prit son parapluie, troussa le bord de son pantalon et d'un bon pas de route, il se mettait à marcher. L'ondée tombait, lustrale, sur les haies, les toits, les vergers. Un ciel pâle flottait par dessus les verts avivés, peints à neuf. 11 faisait doucement gris et frais après la grande souffrance de la terre qui avait rôti tout l'été. On avait bon au cœur d'aller les pieds humides le long des petits fossés. Les enfants jouaient autour des petites mai- sons à vitres noires. Kokx n'avait jamais lustré d'aussi fines soies que celles des vaches dans la prairie. Elles ressemblaient à des touffes de fleurs claires, heureuses, avec des pis lavés et des cornes vernies. Le vieux petit pêcheur aussi ^tait content, en rond comme l'escargot dans sa barque : le pico tement de la pluie faisait remonter l'anguille comme une amorce vivante. Il n'y avait que le vent qui ne voulait pas être mouillé et se cachait quelque part. Le moulin sur sa butte regardait au loin s'il n'allait pas bientôt recommencera souffler. Le meunier était appuyé de l'épaule et sifflait un air mélancolique.

Voilà enfin la pluie, cria Dries en passant.

I3â LE VENT i)ANS LES MOULINS

Mais celui-là ne disait rien: il ressemblait, perché en haut de son échelle, à un gros oiseau qui attend le vent pour repartir. Dries riait.

11 longea des haies de verger; à chaque épine tremblait une perle brillante ; les poules étaient roulées en pelote sous le toit des hangars. Les petits canards, au contraire, par files se dandinaient du côté des mares. Gomme la pluie faisait sortir les vers, leurs becs sans fin claquaient, fouillant devant eux sous rherbe. Les petits jardins, avec leurs yeux de tournesols et de roses trémières, regardaient. Les bruits étaient assoupis, lointains. Il venait des fermes un bruit mou et humide comme si on bat- tait du linge à la rivière. Et au bas du ciel des rouets toujours dévidaient les fils de pluie ; la campagne étendait des toiles paiement grises jusqu'à l'horizon. Quelquefois une châtaigne tombait hors de sa bogue.

Dries était content, avec le crépitement des gouttes d'eau sur son parapluie. Quand il accrochait une branche sous les arbres, une petite averse tam- bourinait. Et il humait fortement l'arôme cru des herbages. La terre à gorgées buvait; il écoutait grésiller la pluie aux artérioles comme une salive au bout d'une bouche amoureuse. Il traversa un petit bois de chêneaux. Les feuilles reluisaient. Chaque goutte qui crépitait faisait un trou dans le sable. Des lapins se lavaient les oreilles. Un homme était là, déversant un tombereau de gra- vats dans le chemin défoncé d'ornières.

Bonne pluie ! dit-il.

Aht ah! ah! Voilà oui, c'est qu'il pleut à pré- sent, répondit Dries.

LE VENT DANS LES MOULINS 13S

Il sentait le safran et le champignon dans le bois. Dries s'agenouilla, cueillit des cèpes qu'à mesure il mettait dans son mouchoir. Il se rappelait que Ma- mie une fois lui avait parlé de son goût pour les champignons. Et puis de nouveau il prenait par des sentiers à travers champs ou longeait les files de peupliers. Au bout de chaque chemin il ren- contrait la pluie. Elle criblait le duvet des mares, agitait la fermentation des purins. Elle tissait des résilles d'argent autour des petites Vierges des car- refours. Les gouttières avec un hoquet se vidaient dans les puits, débordaient en clapotis le long des murs moussus. Les cabus tout à coup se met- taient à fleurer terriblement.

Dries ne pensait plus au journal ni au bateau. Il était pris de quelque chose de tendre et de frais, avec un cœur mouillé en lui comme la terre. C'était si mélancoliquement doux et monotone, la pluie qui faisait rire les autres! Elle lui chuchotait s^* mystérieusement des choses d'autrefois avec une voix un peu enrouée qu'elle seule avait! Elle était si vieille elle-même I Aussi loin qu'il pouvait voir, des jeunes hommes comme lui allaient par les pe- tits chemins, écoutant ses tintins de clochettes d'argent sur les feuilles. Elle bavardait avec la haie, avec le poteau à l'angle de la chaussée, avec le pommier perclus tout seul dans le champ. Le toit lui parlait des couvées d'enfants. Quand le vent s'en mêlait, elle arrivait ea carillonnant comme les grelols du postillon. Dries à présent était un autre homme, sensible et replié sur lui-même. Si un pauvre chemineau avait passé, un de ces vieu^c

134 LE VENT DANS LES MOULINS

qui s'en vont, leur canapsa au dos, en s'appuyant sur un bâton comme chez Breughel, il aurait pris plaisir à lui serrer la main.

Au tournant, il tomba sur le marchand de para- pluies. C'était un visage jovial qu'on était toujours sûr de rencontrer quand les petites lances commen- çaient à rayer l'air. 11 quittait son échoppe sitôt que le ciel se brouillait et poussait par les rues son cri aigu: Parapluie! parapluie! comme un oiseau de gros temps. Le marchand allait, courbé, sous la charge, sa boutique accrochée à son dos dans une couverture de toile cirée. Et il tenait déployée au- dessus de lui la circonférence d'un alpaga armature de baleines puissantes comme des contreforts.

Dieu soit loué ! dit-il, voilà la bonne pluie ! la douce pluie! Voilà la pluie!

Celui-là savait bien pourquoi il le disait. Il poussa une barrière, traversa le verger et il cognait à la porte d'une ferme, raclant longuement ses semelles au torquet de paille en travers du seuil. Son cri fai- sait tomber la pluie plus fort. Le fléau dans une grange voisine à coups rythmés semblait battre la mesure. C'étaient des amis à Dries Abeels. Il entra avec le marchand ; mais personne n'arrivait à son appel. Enfin ils entendirent des jurons du côté de retable. Nonndédié ! constamment criait le fermier. Ils l'aperçurent qui, avec la fermière, la servante et la fille de la maison, cherchait à faire avaler une anguille à la vache. Deux déjà avaient passé, la troisième toujours retombait sur la paille. C'est la coutume dans le pays de faire avaler trois an- guilles vivantes pour e^ter les vaches froides

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a:vant de les faire taureler. Le marchand en riant disait une chose grasse; Dries curieusement regar- dait l'air stupide de la vache; et tout de môme à la fin le frétillement de l'anguille descendait.

Dries un peu de temps quitta les sentiers pour suivre la chaussée. C'était un vendredi, jour de marché dans les petites villes. Les fermiers partis à pointe d'aube, déjà rentraient, secoués sur les bancs de leurs carrioles. Des groins de porcelets ro- ses se crispaient à ras des pailles, entre leurs pieds. Il passait des cabriolets attelés de chevaux jaunes, avec des secouées de rires efe de graisses de fem- mes au ressac des ressorts sous l'abaisse de la ca- pote givrée de coulures de pluie. Celles-là avaient bu un coup de trop dans les cafiots de la place. C'étaient aussi les marchands coquetiers assis en travers de leurs paniers de volailles, dans leurs charrettes emportées par de grands molosses roux. L'attelage roulait d'un train d'ouragan, langues pendantes, dans un fracas de roues et d'abois. Les mercelots-, avec leurs tréteaux et leurs bâches, ne repartaient que l'après-midi. Quelquefois on en- tendait le coup de cornet du marchand de moules tirant sur la bricole à côté du vieux chien faméli- que. Des files de sarreaux et de petits châles en '■ triangle dans le dos, s'écoulaient le long aes her- nies. Cette fois, c'est bien la pluie! disait l'un. Dieu soit béni, c'est la pluie, répondait l'autre.

Ils n'en n'auraient pas parlé plus joyeusement s'il était tombé des napoléons d'or. Chacun pensait à son champ, à la prairie que le soleil d'été avait grillé, aiî^ navets qui tardaient à rondir. Drie§

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disait comme eux. et il entrait s'humecter d'un coup d*alcool aa cabaret, flambait une pipette ^ et repartait, une chaleur au cœur. Dehors toujours ** du monde s'écoulait, sous les parapluies ronds comme des ballons. Dries ne savait pas pourquoi à présent il songeait aux pâtres de la Nativité. Ça a être ainsi quand ils sont allés voir la crèche dans la nuit de Noël, pensait-il.

Tout ce que Dries Abeels ne vit pas I Une ména- gerie passa, -deux lourds chariots il venait, der- rière les barreaux des cages^ la rouge face poilue d'un lion et le masque humain d'une hyène. Un dromadaire, avec sa bosse pelée et son cou d'énorme dindon, ensuite s'avançait à pas cérémonieux. Jus- qu'au soir les chiens hurlèrent. Les vaches reni- flaient l'odeur sauvage et meuglaient. Il vit aussi trottiner entre deux gendarmes à cheval un pauvre homme qui avait volé un pain chez le boulanger. Après tout, pensa-t-il, si c'est comme dit S. Paul, celui-là peut-être non plus n'avait pas le droit de manger. Il était plus tranquille ensuite.

A midi, les enfants sortirent de l'école, leurs pe- tits dos en boule sous la pluie, comme des héris- sons. Il y en avait de rougeauds et de dodus qui croquaient des châtaignes. Il y avait des petits à minces peaux bleues qui déjà regardaient devant eux, avec des yeux malades de ne rien voir. C'était la graine des paysans, l'humanité des labours qui se lèverait au jour de justice et brandirait les faux. Dries pensa cela exactement et en lui le refrain chantait, le kling klang de l'acier fauchant les races, abattant les moissons humaines.

Ll^. VENT JMNS LES MOULINS Î37

Dries leur jeta une poignée de monnaie. Il se rappelait le temps un sou le mettait lui-même en joie. C'était une chose extraordinaire ce qu'on pouvait avoir de boules de gomme et de bâtons en sucre pour un sou à la boutique de la vieille Mietje Suikerbolle. La sonnette constaniment tintelait à la porte en lattis, comme si tous les enfants de chœur étaient venus avec leur carillon. Dans chaque ha- meau, il y a ainsi une petite boutique qui le soir, derrière ses bocaux de sucreries et de macarons, s'éclaire d'un lumignon fumeux. Et une bonne femme au visage d'aïeule, après avoir fait glisser le sou dans le tiroir, donne une petite tape légère sur la joue des marmots en les appelant « petits cœurs de beurre, » ou « petits anges du paradis. »

Un pas après un pas, toujours marchant, il aper- çut enfin la maison de Maris. Le toit de tuiles rouges, du fond de la campagne rayée par les ha- chures de la pluie, semblait venir à lui à chaque coup de talon qu'il enfonçait dans la terre spon- gieuse. Son cœur battait comme un tambour. Il avait passé à la crosse de son parapluie sa cueillette de champignons; il n'était plus aussi sur que Mamie prendrait plaisir à cette humble offrande. Il com- mença bientôt à croiser d'humbles silhouettes de misère qui toutes arrivaient par l'autre bout du chemin, tapant leur bâton devant elles. Et il recon- naissait les pauvres du vendredi qui, de ferme en ferme, s'en vont grabeler, le bissac rempli pour la semaine. La plupart étaient de très vieux pèlerins ayant cheminé par tous les pays de la terre, si mi- nables, avec leurs longues faces maigres, qu'ils

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ressemblaient à des Christs de grand'route, après la flagellation. Tout le champ pendait à leurs lourds pieds las, enflés par les marches. ils passaient, la terre avait des trous comme des plaies goutte à goutte ensuite elles se changeaient en pe- tites mares. Aucun d'eux ne disait à Dries en pas- sant que c'était une joyeuse pluie.

Il suivit à rebours leurs grands^pas dans le sol détrempé comme des pas de procession autour des chapelles. La barrière chez les Maris était ouverte. Il coupa par le verger, tourna l'angle de la mai- son. Près de la porte de la cuisine, un aveugle mené par un petit garçon mangeait une écuelle de soupe. Maintenant il savait pourquoi il y avait tant de trous dans le chemin. L'un après l'autre, ils arrivaient de toutes les roses du vent comme des mouettes chassées par l'autan. Ils étaient assurés de trouver, ce jour-là, dans la bonne maison la soupe chaude et le denier du voyageur. G'étaif, tous les vendredis, le même défilé de bribeux co- gnant à l'huis leur bâton et marmottant des pater, Mamie et les petits, dès la piquette du jour, allaient cueillir les choux, les poireaux et les navets dans le potager. Le chaudron ensuite mitonnait sur le feu; une buée odorante s'évaporait, faisait les vi- tres mates. Mamie jamais n'avait fini de remplir les écuelles.

Dries Abeelsl disait-elle, rouge de saisisse- ment et de plaisir, s'arrêtant de tourner dans le * chaudron, la cuiller à pot dans la main.

Il mettait égoutter son parapluie contre la porto, froltait longuemeot ses senielles au paillasson, et

LE VENT DANS LES MOULINS 139

en riant, il la regardait, arrêté sur le seuil. 11 avait oublié qu'il lui apportait des champignons frais. Jooske, assise sur une petite chaise dans l'àtre, jouait avec sa poupée. Elle avait levé la tête en l'entendant venir, n'avait rien dit comme si lui aussi eût été un des pauvres pour qui bouil- lait le chaudron, et à présent elle continuait à ber- cer sa poupée malade avec une câlinerie mater- nelle.

Voilà, Mamie, il pleut, fit-il. C'est du bon temps pour les navets.

Il fit un paS;, s'arrêta près du poêle; et l'aveugle à présent passait Técuelle vide à l'enfant qui la po- sait sur le coin de la table. Aussitôt, avec sa grosse voix de chantre, il se mettait à dévider son chape- let d'oremus. Les syllabes ronflaient, traînantes et basses comme un vent de Toussaint. On entendit son bâton qui tâtonnait le long des pavés delà cour; il tourna l'angle de la maison, tiré par l'enfant, les trous de ses yeux en l'air. Sa voix s'enflait à mesure qu'il s'éloignait sur le chemin.

! fit Mamie en levant le doigt. Petit-pois» dans-sa-cosse m'a appris quelque chose.

Elle parlait comme aurait parlé un des en- fants. Petit-pois-dans- sa-cosse était un esprit fa- milier des jardins qui était toujours averti de ce qui se passait au loin. Dries rentra la tête dans ses épaules. Aia, pensa-t-il, Mamie déjà aura lu l'af- faire dans le journal ou bien quelqu'un sera venu. Il ne savait pas comment elle prendrait la chose et la regardait de côté, avec un rire un peu gêné, gans bruit. G garçon simple regretta presque dans

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ce moment de n'ôtre plus l'obscur fils du mar- chand de lin qui ne faisait pas encore parler de lui. Comme elle agitait toujours le doigt gentiment en se tournant de son côté, il haussa humblement les épaules.

Voilà, dit-il, c'est venu comme ça. Je n'y pensais pas la minute d'avant. Ils étaient tous criant et Flanders avait reçu le coup.

Il paraissait plutôt s'excuser d'avoir été l'homme qui tout à coup se révèle valeureusement à un peu- ple. Mais Mamie secouait la tète :

Allez, dit-elle, il est bien inutile d'inventer des histoires. Tout le monde sait bien ce qu'il en est. Pendant que les abeilles faisaient leur miel dans les sarrasins, vous avez dormi tout un jour sous l'arbre au bord de l'eau. Voilà un beau métier t

Il en riait maintenant aussi fort qu'elle.

Ah! Ah! Nous avons fait là, Dolf Barthe et moi, un bon somme, c'est vrai.

Elle le tenait d'un homme du village qui le te- nait du fermier à qui appartenait la prairie.

Quelquefois, quand le soleil leur cuisait trop vi- vement la peau, ils se reculaient vers l'ombre et puis ils se remettaient à dormir. On était arrivé les regarder par dessus les haies. Il y avait tout de même un sujet de petite honte pour Dries : elle ne lui aurait pas autrement reproché de n'être'bon à rien. Un feu lui brûlait l'oreille.

C'est que, dit-il humblement, on n'est pas toujours en train.

Il souffrait dans son amour-propre qu'elle ne lui eût rien dit de l'affaire du bateau. Il avait

LE VENT DANS LES MOULINS 141

conscience à présent d'avoir fait une chose qu'au cun autre homme des villages n'aurait faite. Il y en a qui labourent et qui sèment, il y en a qui battent l'enclume ou tapent avec des marteaux sur des clous. Lui, il jetait la graine de vie dans les âmes. Si seulement il s'était senti le courage de parler ainsi à Mamie, elle ne se serait plus moquée de son sommeil sous l'arbre. Il ouvrit la bouche, mais elle cessa de le regarder et un silence tomba. Heureusement un pauvre venait par le verger, un pauvre replet et poupin comme un ours nourri de miel. Il béguetait son Pater tout d'une haleine sans comprendre et ensuite il recommença jusqu'à ce que Mamie lui eût rempli une écuelle. Presque aussitôt après, trois autres à la file dépassèrent la barrière : le plus vieux tirait ses avantages d'un goitre qui le débordait, enflé et bleu comme une vessie. A trois, ils faisaient un bourdonnement de mouches autour d'un pot de crème. Mamie, sans un geste d'impatience, plongeait la cuillère dans le chaudron et, écuelle par écuelle, les ser- vait, un nimbe de vapeur en brouillard à ses fri- sures, droite et rose devant le feu dans sa jupa de tiretaine et son caraco de flanelle rouge. Aucun d'eux n'aurait pu dire si elle était aussi belle que Dries le pensait : leur yeux ardents et magnéti- ques louchaient vers le geste dont elle leur versait la soupe odorante. C'était leurs propres yeux qui semblaient mariner dans le bouillon gras. Un filet de salive leur bavait des coins de la bouche. Et puis, une voix après l'autre s'étranglait dans lo glouglou de la déglutition. L'épaisse garbure à me-

143 LE VENT DANS LES MOULINS

sure leur enflait le cou, tombait dans leurs esto- macs du bruit d'une pierre roulant aux pentes d'un puits. Le plus jeune toujours, à travers les trous d'un chancre qui lui avait mangé le nez, re- nâclait. Il aurait pu jouer la Mort ou la Peste ou la Famine qui sont trois des personnages du mys- tère de la Vie et de la Mort de Notre-Seigneur à la procession de Furnes. Une odeur de loques sûries tièdement resuait.

Dries Abeels n'éprouvait pas de gêne à se taire. Il s'était assis au chaud de l'âtre; le grand pot de fonte doucement lui cuisait les genoux. Une langue écarlate parfois léchait le dessous de la marmite et dans le jour bas de la cuisine, lui rosissait une de ses joues d'un rose de porc frais grésillant sur le gril. Lui aussi regardait les mains de Mamie faire >. avec la cuiller de jolis gestes dans l'air. Et il avait rais sous sa chaise le mouchoir avec les champi- , gnons.

Peut-être la jolie fille espérait qu'il lui aurait dit cette fois quelque chose, elle ne savait au juste quelle chose. Lui d'un côté et elle de l'autre, c'eût été une bonne occasion de se parler sans être obli- gés de se regarder face à face. La pluie qui brouil- lait les vitres d'ailleurs ternissait à point la clarté comme quand on baisse la lampe, pour n'être pas trop en lumière. Et ils étaient tout seuls, très loin du moinde, avec cette Jooske dorlotant sa pou- pée et les trois pauvres raclant de la cuiller leurs écuelles. Dehors, la gargouille avec un hoquet se dé- versait dans la tine. Les choux bouillaient, gonflaient, soulevaient de leurs soufflures le couvercle du chau-

I

lE VENT DANS LES MOULINS 143

dron. Il faisait si grand silence que la voix des gens dans la prairie sur l'autre berge paraissait toute proche. Et un bruit de rames battait Teau.

est parti avec la barque du voisin, dit tout à coup Mamie. Il donnait quelquefois un coup de rame et puis il se tenait immobile sous son para- pluie. La barque doucement allait. Il n'a pas du dépasser les roseaux, au tournant.

Elle s'avançait jusqu'au seuil et regardait du côté de la rivière, dans la pluie qui vergetait paysage. C'était si joliment mélancolique, la buée les rives se fondaient, avec quelques arbres pâles pour tout horizon et la coulée d'étain froid de l'eau, criblée par le picotis des myriades de gouttes de pluie. Dries pensait à l'autre jour de Tété un petit vent de soleil poussait le sabot de Poppie.

Le voilai fit Mamie, je le vois sous le para- pluie. Il écoute tomber l'eau dans la rivière et il ne rame plus. C'est une si tendre musique pour lui, n'est-il pas vrai?

Les pauvres déposèrent leurs écuelles sur le coin delà table. Celui qui portait son goitre comme une musette à son cou, à présent considérait Ma- mie de côté, avec un étrange feu de luxure. Il marmottait son pater d'une voix de crécelle, les deux autres ronflaient comme des bassons. Enfin ils partirent. Dries s'était levé de sa chaise et re- gardait dans les yeux de Mamie ce qu'elle-même regardait. Il sut ainsi que Maris encore une fois donnait un petit coup de rame et allait un peu plus loin. Il était si bien dans la chaleur du poêle, il n'aurait plus eu le courage d'aller se mouiller à

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la porte. Mamie rentra et ses cheveux étaient par- filés de freluches brillantes.

Obi dit-elle quand il a une idée, il n'y a pas moyen de l'en faire démordre... Il parlait toujours de la pluie comme d'une grande joie. Et la voilà enfin. Personne n'aurait pu l'empêcher de s'en aller un peu avec la barque.

Elle soupira, les yeux tournés vers le gris de l'ondée. Sa bouche dont les coins remontaient quand elle riait, avec une bulle de salive aux commissu- res, avait pris un pli grave comme la bouche des nonnettes sous leur cape blanche. Cette Mamie ai- mée au nom déjà presque maternel, était la petite maman qui couvait sous son aile la famille. 11 y avait une nuance de maternité jusque dans sa pas- sion fdiale pour ce vieil enfant de Maris, perdu parmi ses ombres. Depuis un peu de temps, il par- lait constamment de la mère partie, comme si elle était encore dans les chambres. Il l'appelait à demi-voix longtemps : Kathi! Kathi! et puis il s'asseyait devant le petit orgue, c'était comme une musique dans une église.

Une fois, pendant qu'il jouait, Joose Engel, le poète qui lui avait fait les vers de presque toutes ses chansons, était entré sur la pointe des pieds. C'était un des rares amis du passé qui venaient encore. L'âme du doux musicien planait^ volait à travers la Flandre; tous les petits enfants avaient aux lèvres des bribes de son cœur comme l'abeille se gonfle avec les sucs distillés par le soleil : c'é- tait naturel de chanter les chansons de Maris, comme la vache broute le pré, comme il vient des fleurs

LE VENT DANS LES MOULINS 145

d'iris au bord de l'eau. Le vent qui passait dans les moulins chantait une chanson que tout le monde re- connaissait, que seul Bruno Maris avait pu noter. Le petit ruisseau avec ses petits canards, le va et vient de la navette sur le métier du tisserand, le cri du héron dans le soir^ c'était encore comme si on entendait ses chansons. Cependant si peu de gens parlaient encore de Maris, il semblait mort depuis si longtemps, lui dont la chanson vivait, éternelle.

Joose Engel était assis dans un coin : il avait long- temps écouté et puis il s'était mis à pleurer dans sa grande barbe grise. Maris doucement était venu à lui, ils s'étaient tenus embrassés comme les fils d'une même mère.

Joose Engel disait :

Maris n'a jamais rien composé de plus beau. C'est l'hymne de l'Amour à travers la Mort. Il faut qu'un jour la Flandre entende à genoux ce testament, je dis, de son génie.

C'était un vrai flamand, ce Joose Engel, avec ses mots sonores. Sa paupière tout de suite s'humec- tait de s'écouter vibrer avec emphase. Quand il frappait de son poing sa poitrine, il croyait que toute la patrie en tressaillait. Il demanda à Maris de recommencer. Le musicien alors se mettait à rire et avec les poings plaquait, en travers du cla- vier, un tapage lourd, comme au temps il était carillonneur au Beffroi de Bruges. Et ensuite il regardait fixement le poète, disait :

Il y avait des rats par centaines. Ils mon taient du bas de la tour et ils arrivaient mettre leur petit museau pointu au bord de l'escalier*

146 LE VENT DANS LES MOULINS

Mamie avait un mouvement résigné des épaules en contant cette histoire. Il faut bien accepter la vie comme elle nous vient, disait sa petite tête blonde sur le côté. Dries pensait aux moulins qui, les jours de gros temps, tournent au vent hagard et ne se cassent pas. Dehors maintenant la pluie tombait, d'une chute lente de larmes. Dries avait été pris au cœur par le mot de Joose Engel. C'était comme s'il l'eût tenu de Engel lui-même. Ses paupières humides clignotèrent. On entendait là- bas grincer l'aviron dans le trôlet.

Des pas tout à coup descendirent l'escalier. Une voix criait :

Qui c'est, dis, Mamie, qui parle avec toi? La porte s'ouvrait : Poppie était là, son livre

de lecture à la main. Les jours de mauvais temps, les enfants n'allaient pas à l'école, trop éloignée, et Mamie leur donnait la leçon. Lotje à son tour dégringola l'escalier; ensemble ils venaient regarder Dries curieusement sous le nez. Poppie riait et disait à Lotje :

Est-ce qu'il dira quelque chose aujourd'hui? Ils savaient bien que chaque fois que Dries

arrivait, il y avait toujours une chose qu'il voulait : dire; et il s'en allait comme il était venu, sans Pavoir dite. Entre eux ils s'amusaient à un jeu Poppie. malin déjà comme un acteur, imitai le bon garçon tournant son chapeau dans les mains et traînant sur les mots : Bonjour, Mamie, j'étais venu pour vous dire. . .

Mamie elle-même était obligée d'en rire.

Lotje, avec ses yeux fous sous ses mèehes en frî-

LE VENT DANS LES MOULINS 147

sures de copeaux, tout à coup se jetait sur Dries, le battait de ses poings en boule, criant :

Eh bieni si tu es venu pour cela, il faut le dire à nous aussi.

Jooske profitait du désarroi général pour secouer avec une rage froide sa poupée comme un sac de loto. A chaque secousse elle disait : Méchante poupée! Vilaine poupée! sans vouloir dire ce que sa poupée lui avait fait. Et puis cette Jooske sau- vage apercevait le mouchoir aux champignons sous la chaise :

Oh I vois donc, Mamie, ce qu'il nous a apporté 1 C'était une vraie scène de comédie.

Dries dut bien avouer qu'il avait perdu cela de vue. Il défit les nœuds et les champignons roulaient sur la table parmi les écuelles.

Ils étaient tout frais de pluie quand j'ai passé dans le bois, dit-il.

C'est comme il dit, s'écriait Mamie en aspi- rant l'arôme humide, il les a cueillis tout mouillés de pluie : ils sont frais comme s'ils sortaient de la terre!

Et elle se tournait vers lui, un joli feu rose au battement des narines. Dries était plus heureux que si elle l'avait félicité pour l'affaire du bateau. Ses paroles dégelèrent : il ne cessait pas de parler du bois, de la pluie qui grésillait, des feuilles qui avaient une collerette de fines gouttes claires, tan- dis qu'il se tenait à genoux, tirant délicatement les champignons. Alors il était véritablement éloquent, on croyait voir tomber la pluie. Mamie qui, à la pointe du cout^-âîi^ tout de suite s'était mise à ra^

148 LE VENT DANS LES MOULINS

cler la peau tendre des champignons, s'arrêtait pour le regarder.

Eh bien, dit-elle en criant, vous les mangerez avec nous. Toi, Jooske, emplis le poêlon d*eau fraî- che. Toi;, Poppie, tisonne et charge le feu. A pré- sent que les pauvres ont fini de passer, nous avons le temps de penser à nous. Petite Lotje, tu mettras la nappe, celle à carreaux bleus et blancs. Bonté du ciell qui a changé de place le panier aux œufs? Voyons, qui a pris un œuf dans le panier? Allez, je savais bien le compte; il y en avait seize et c'est le plus gros qui manque. Poppie, sois franc, c'est toi qui as chipé le gros œuf de la poule noire,

Ohî fit Dries humblement en montrant les cèpes, laissez-moi en peler aussi quelques-uns.

Puis baissant la voix :

Mamie, je passerais ma vie comme cela à regarder courir vos petits doigts.

Avec son canif il se mettait à gratter les cham- pignons. Alors elle envoyait ce petit fripon de Poppie chez le voisin, le maître de la barque. Elle l'avait vu pêcher la veille : sûrement il avait du poisson frais dans son banneau.

Demande-lui de quoi faire une friture. Ah! en revenant, préviens que nous l'attendons. Main- tenant, Jooske, passe-moi la poêle.

Elle y mettait rissoler une noix de beurre qui aussitôt chuintait, sifflait, grésillait comme de la neige au soleil. Puis elle cassait les œufs; les moyeux coulaient en rond, dorés et lourds dans le fritement de la poêle. Elle les battait ensuite en fri- cassée 9.im petits oôtue? é^^ «êp^ë.* ï)rh^} ^n édt^ij*

LE VENT DANS LES MOULINS 149

tant crever les soufflettes, se rappelait les siestes de la bonne madame Abeels, droite sur sa chaise, les joues gonflées et dégonflées dans un petit cla- quement mou. Avec le ronflement de l'horloge au fond de sa gaine et le bruit clair des assiettes que Lotje rangeait sur la nappe, dans la chambre voi- sine, c'était une musique qui lui faisait le cœur chaud.

Des sabots sonnèrent dans la cour. Il vit devant lui le grand visage extatique de Maris, tendu au bout de son cou. Les yeux, sous les sourcils hauts, regardaient par delà la terre, brouillés comme les vitres sous la pluie. Il passa sans le remarquer, marchant et se mouvaht en dehors de la vie. Un silence triste à présent tombait des murs. Mamie allait lui toucher le bras.

Pâ, c'est Dries Abeels qui nous a apporté des champignons.

Dries Abeels t ah! oui.

Un sourire, une lumière pâle le dérida. Il lui serra la main, en pleine connaissance. Ce fut presque joyeusement qu'il disait :

Voilà le vrai temps de Flandre revenu, Dries Abeels! Il pleut sur les petits villages. Les gens vont se serrer près du feu. La barque doucement me poussait vers la mer.

Il disait avec une autre voix :

La mer... la mer. Elle arrivera d'une fois et passera sur les petits villages. Ami Dries, nous n'y serons plus alors.

Mamie fit glisser la fricassée sur un plat d'étain.

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noir comme de Targent vieux. Elle l'apportait en- suite fumant sur la nappe, parfumée d'un arôme léger de romarin. Derrière elle venait Jooske avec le pain et le pot de bière. Dans la cuisine on entendait la chanson des petits poissons frissant dans le beurre.

Dries goûta un attendrissement tiède quand, allant et venant, Mamie maternellement passa une veste de molleton chaud au vieux maître en rem- placement de celle qu'il avait mouillée à la pluie. Ahl Dieu, pensait-il, si un jour elle pouvait faire cela pour moi ! Il donnait de furieux coups de four- chette aux champignons.

Maris était retombé au silence, mangeant à pe- tites bouchées, puis roulant des boulettes de pain sous son doigta les yeux perdus du côté de la ri- vière. Encore une fois la maison était triste. Pop- pie tout à coup comme un ambassadeur annonçait les poissons. Mamie, toute rosée à la chaleur du feu, servait la légère et croustillante friture à la chair blanche, aux peaux d'or et de rubis. Alors seulement elle prenait place à la table; toute la chambre de nouveau riait, les poissons croquaient sous les dents comme de la galette. Dries songeait qu'il aurait mangé ainsi jusqu'à la nuit.

L'antique armoire à rinceaux le regardait ami calement, de la même amitié qu'elle avait pour la famille. Dans Tâtre profond, un vieil âtre de cam- pagne peint en rouge, il y avait toujours la petite chaise Mamie enfant s'asseyait et qui ensuite avait servi à asseoir les autres. On aurait cru que la mère, la tendre Kathi, allait descendre et venir

m

LE VENT DANS LES MOULINS. 151

occuper la chaise longue qui était sous la grande palme d'or accrochée au mur. Chaque fois qu'il pénétrait dans la chambre, Dries longtemps regar- dait la palme, symbole de fête et de gloire, déteint par le temps. Un jour tout un peuple était venu, les mains emplies de gerbes fraîches cueillies aux prairies. Mille bouches acclamaient le simple et filial génie qui avait chanté la Flandre. De vieux hommes, de tendres enfants arrivaient avec les iris en fleurs du bord des rivières. Des jeunes filles avaient moissonné les pâturages le long du tour- menteux Escaut. Même les douves fleuries par l'été, les berges des humbles ruisseaux avaient été dé- pouillées et parfumèrent l'heure communiale. Et là-haut le carillon jouait, le bourdon de la cathé- drale ronflait. Des chœurs de fillettes et de gar- çons, comme pour une Assomption, avaient chanté sur les estrades, porté vers les cieuxla joie des idyl- les et les gracieux cantiques. La ville ce jour-là donnait à l'élu de son amour la palme d'or. Kathi, la joyeuse jeune femme, vivait encore en ce temps. Et puis trois ans après, la mort passait dans la mai- son, on emportait un matin la maman dans sa bière.' Maris pour jamais gardait au front l'em- preinte de la main d'ombre. Le pays apprenait avec stupeur qub l'âme des Flandres avait cessé de chanter.

C'était une si lamentable chose à présent, cette palme sur le mur! Dries songea que si elle avait été verte, elle aurait pu figurer dans un tableau de martyre. L'idée ensuite ricocha : il en vint à pen- ser à Flanders, blessé d'un coup de pierre.

153 LE VENT DANS LES MOULINS

Mamie, dit-il, est-ce que vous n'avez pas en- | tendu parler d'un bateau sur la Lys?

Ohî fit Mamie, il passe tant de bateaux sur la rivière.

C'est que moi aussi j'étais avec Flanders^ reprit-il à mi-voix.

Il donna un coup de dents, croqua la tête d'un petit gardon et il n'osait plus la regarder en face. Il aurait été fier si, après l'avoir écouté raconter cette dramatique histoire par le détail, elle s'était écriée :

Dries, vous êtes un vrai homme de Flandre.

Mais voilà que Lotje soudain renversait sa bière sur la belle nappe à carreaux bleus et blancs. Ma- mie était obligée de tamponner avec sa serviette; et le bateau déjà était loin. Après tout, songea Dries en regardant la palme d'or, que peut impor- ter cela dans la maison règne ce signe glorieux? Et il était de nouveau le fils obscur du marchand de lin.

Maris lentement quitta la table et s'en vint re- garder la rivière à travers les vitres. Ensuite il s'asseyait devant le petit orgue. Mamie aussitôt appuyait son doigt à ses lèvres pour faire taire les enfants. Et on n'entendait d'abord qu'une musique assez confuse comme un prélude d'oiseau mal éveillé dans le matin du bois. Le maître se tenait penché en arrière, les bras allongés vers le clavier. Tout en frappant les touches, il semblait prêter l'oreille au petit bruit de grésil que la pluie faisait contre les vitres. Peut-être aussi il continuait à re-

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garder la rivière à travers les longues mailles gri- ses de la brouée.

Un chant fluide, aérien monta, une mélodie qui venait d'aussi loin que la pluie. Ce n'était rien que de petites notes lentes et continues et elles tom- baient vraiment comme de la pluie quand on sent qu'il va pleuvoir longtemps. Alors les choses pro- fondes qui dormaient dans le cœur, remontaient. On était sur la route, longeant les petits fossés sous les saules qui pleurent, ou bien, un soir de novembre, on pénétrait dans une ville et au bout de la rue passait un corbillard aux lanternes allu- mées. Ou bien on pensait à un frère qui était parti pour les Indes^ à une jeune fille dont personne ne se souvenait plus, à un petit chien qui aboyait toujours les après-midi il allait faire de l'orage. C'était une si tendre, une si évocative musique, un chant comme doit désirer en entendre une âme convalescente, un chant qui faisait du bien en faisant doucement pleurer. Mon Dieu! il était per- mis de se figurer cela, quoique peut-être Maris ne songeât qu'à son voisin le pêcheur qui depuis le matin remontait et descendait ses filets. Peut-être il ne songeait à rien, comme la rivière qui coule et comme la pluie qui tombe.

Toujours les petites notes faisaient à la mélanco- lique chanson un accompagnement de gouttes d'eau tintantes jusqu'au moment il n'en restait plus qu'une qui, après un peu de temps, finissait à sou tour par tomber. Mamie, en écoutant son père, avait bien les yeux de la douce musique. Elle pen- chait la tête comme une petite Sainte Cécile et

154 LE VENT DANS LES MOULINS

regardait tomber l'ondée sur la rivière. Douce- ment Torgue se tut ; on n'entendait plus que le grattement de la pluie aux vitres comme un petit oiseau qui veut entrer. Maris avait laissé tomber ' les bras et demeurait devant le clavier, inerte, cassé en deux, tout à coup vieilli de dix ans. Comme . il y avait une glace devant l'orgue, Dries lui voyait deux larmes lourdes aux yeux. Qui aurait pu dire pourquoi pleurait Maris? Mamie à pas de silence alla vers lui, appuya un baiser sur son haut front clair, et il la regardait les yeux lointains, perdu' dans sa brumeuse folie. Ensuite il passa la main sur ses tempes. Il ne disait que cela, très bas :

Il pleut!... il pleut I

Et ce simple mot, après ce qu'il venait de jouer, avait un sens qu'aucune autre parole n'aurait pu exprimer. On était sur à présent que c'était bien le songe de la pluie qu'on avait entendu. Dries à l'in- fini voyait s'effiler de la charpie sur tous les petits toits de chaumes, sur les meules des champs, sur le chemineau qui va par la grand'route, sur la vache qu'une vieille femme, un sac autour de la tète, mène pâturer au long du chemin, sous les peupliers.

Maris ensuite secouait la tête:

Le fils des Flandres n'a pas fini de chanter sa chanson...

- Maitre, dit Dries, est-ce qu'un pauvre garçon comme moi peut vous serrer la main?

Lui qui parlait aux foules, il ne trouvait pas au- tre chose à dire. Quand il sentit dans la sienne la main de Maris, il sanglota comme un enfant. Un pe- \ lit poisson était resté sur son assiette,

VENT DANS LÉS MOULlNS 155

La pluie maintenant venait regarder par les vi- tres. Le bon Maris raconta une histoire de son jeune âge. Une fois il était parti en mer avec des pêcheurs : il avait passé dix jours sur le bateau. Toutes les nuits les sirènes chantaient. Il aurait voulu descen- dre avec elles dans leur palais d'émeraudes.

Mamie ne se rappelait pas lui avoir jamais en- tendu conter cette histoire. Elle souriait de la beauté du conte. TouS' religieusement se taisaient. Le soir tomba plus tôt que les autres jours. Dries était bien forcé de penser au retour ; sur le seuil, il prenait la main de Mamie et disait :

Mamie ! j'étais venu pour vous dire quelque chose, mais c'est encore une fois trop tard. Tl vaut mieux attendre un autre moment.

11 était honteux de se sentir un si pauvre homme.

Il traversa le verger et ensuite il restait un peu de temps, planté sur ses pieds, regardant s'é- clairer la lampe derrière les vitres de la cuisine, comme le feu léger d'une petite lanterne devant une chapelle de Sainte Vierge.

XVI

Il était le dimanche dans la campagne. Après vêpres on avait tiré à la perche, dans la prairie au tout du village. Mais le vent soufflait, les flèches toujours filaient sur la droite. Même le roi, ce vieux Carafa, le calvanier, n'avait rien fait de bon.

156 LE VENT DANS LES MOULINS

Alors OU était allé boire dans les cabarets. Dries, Keukelaer, Goliath et quelques autres avaient joué une partie de boules au Coq tourné. Et puis le fils du cordier était parti pour la petite maison au bout de l'allée des platanes. Roose, à la tombée de l'a- près-midi, toujours venait au-devant de lui par le pré.

Un ennui lourd pesait sur Dries Abeels. Il longea les peupliers qui mènent à l'habitation de l'éclusier. Une fin d'après-midi aigre et basse luisarnait sur les labours, les jeunes navets, les fanes mûres des champs de pomme déterre. L'or froid du couchant par dessus les blocs de nuages n'éclairait plus que la cime des arbres, très loin. C'était un tem.ps bourru qui rendait frileux et faisait désirer l'arrière- saison avec l'odeur fumeuse des premiers feux. Les feuilles commençaient à tournoyer dans l'air.

Dries passa le pont de l'écluse. Les vaches ren- traient des prairies, à la file s'engageaient entre les rampes métalliques, pesant d'un piétinement mou sur le tablier en bois. Les vachers derrière faisaient claquer leur fouet. Jamais la rivière^ avec ses eaux mortes encaissées au bas des grandes portes de fer, ne lui avait semblé aussi morne. Il suivit un instant la berge dans le jour qui baissait, enfila la passerelle qui enjambait l'autre bras do la Lys et tout à coup, par dessus la plaine rebrous- s>ée et pourpre jusqu'aux cheminées d'usine à l'ho- rizon, il voyait crever la grande débâcle du soir. Une mer lie-de-vin, immobile, bloquait tout le bas du ciel, entre les falaises des hautes nues, ardentes et tordues, der ^^^q lescruelles était ae^ ^^^^^ ^^

LE VENT DANS LES MOULINS ibit

soleil. Au-dessus un instant s'étendit une calme région vert et or comme des pâturages. Presque aussitôt les lourdes crêtes se rompirent, croulèrent en avalanches dans un brasier de soufre et de feu. Les pâturages à leur tour roulaient des houles écar- lates semblaient tourbillonner des navires. Toute la terre s'éclaboussa d'une pourpre de sang. Dries songeait aux soirs de tuerie quand les Kerels sor- taient des bois. Une dernière fusion flamba des cratères : le ciel entier était éclaboussé d'éclats de tisons. Il y eut un grand jet comme le rayon d'un phare : des flaques d'eau sombrement reluisaient ; les vitres d'une ferme s'incendièrent au loin. Et puis Dries voyait se glacer d'ombre un mont de braises.

Il se sentit petit, un caillou noir, infime, roulé au bas de ce soir de fournaise . Il avait froid au cœur, avec la peine d'une grande solitude en lui. Sa vie ne se nouait pas ; il était toujours le même mobile garçon indécis qui regardait du côté du moulin, attendant le bon vent. Il ne pouvait se décider à prendre par un chemin plutôt que par un autre. Tous les jours il se disait qu'il était temps pour lui de devenir un homme et il ne fai- sait rien.

Tous au village avaient des métiers, tapaient sur l'enclume, torsaient de la corde, rabotaient, ma- çonnaient, labouraient. Lui s'en allait rêvant le long des petits fossés. Voilà, oui, il ne cessait pas d'être le fils du marchand de lin. Il se rendait compte amèrement de la contradiction de cette vie

158 LE VENT DANS LES MOULINS

l'apostolat fraternel qui le faisait entrer chez le pauvre monde, parlant toujours de la beauté du travail et de l'égalité des conditions.

Il grilla une pipette. La petite ivresse du tabac l'allégea. Après tout, pensa-t-il, il sera bien temps d'y penser quand maman n'y sera plus. Rien ne pourra m'empêcher alors de renoncer à mes fer- mages, de partager mes revenus avec ceux qui n'ont rien. La pipe s'éteignit : il retomba à ses in- certitudes. Que dirait Mamie d'un homme qui ferait cela? Mamie I Sa chère Mamie î Rien non plus ne s'arrangeait de ce côté : il n'avait pas osé encore lui dire la chose d'amour.

Maintenant il était sur la petite digue, dans le grand silence. Le jour de plus en plus remontait, s'éteignait dans les tisons froidis du ciel, la cendre des lourds nuages gonflés de pluie. En contre-bas, derrière les saules de la berme, s'étendait le vert sombre des prairies, troué d'eaux de fossés comme des miroirs dans le soir. A la file, en tous sens, des lignes de saules ronds gonflaient leurs petits ballons. C'était monotone et triste, ce paysage court sous la nuée basse, comme la vie sans hori- zon des pauvres gens, leur grand amour soucieux pour la terre que déjà guettait l'hiver. Une femme çà et là, dans les dernières lueurs, menait par la longe une vache qui paissait l'herbe du talus. De noires silhouettes de paysans, les mains derrière le dos, erraient dans la campagne. Les fermes étaient closes, comme endormies dans l'ennui vide de ce long jour de repos, les hommes au cabaret, les fille? parties pont- le saîui oùj à jp»? knt? de flân<^'

LE VENT DANS LES MOULINS 159

rie, par petites bandes, les bras passes dans les bras, se promenant sans parler sur les chaussées. Le vent fl*oid dans les arbres avait une plainte de petit enfant malade. Dries était plus triste. Il pensait à sa vie nouvelle, à son nom obscur de I paysan traîné dans les journaux. Tous avaient ^ parlé du meeting de la rivière qui avait fait de lui un harangueur de foules. Chaque dimanche, à la grand'messe, le curé prêchait contre lui, contre les mauvais paroissiens ligués avec les ennemis de l'Eglise. Il se sentait plus seul, perdu dans sa lutte inutile contre les maîtres. Des prêtres du petit clergé sur lesquels il avait cru pouvoir compter, maintenant faisaient défection. Il aurait voulu être simplement un pauvre homme des champs vivant dans son ménage, loin du monde, entre sa femme et ses enfants. La nuit toujours davantage flocon- nait, tombait comme des plumes de cygne noir. Une musique plaintive et grêle, un chant d'har- monica monta d'un toit de chaume au bas de la digue. Il se rappela. Un jeune ménage, il y a six ans, arrivait s'installer là, la femme jolie et légère, le mari simple, mais robuste et travailleur. Un jour l'homme, puisatier de son état, était englouti dans un éboulement. il restait deux jours dans le puits : quand on l'on tirait, il avait les deux jam- bes broyées. A présent, les reins emboîtés dans une cuvette de bois, ce tronçon humain s'aidait de ses bras comme de béquilles pour se mouvoir, ses larges mains à plat par terre. Le puisatier était devenu vannier, usant au tressage des osiers la force d'un torse de géant coupé a a ras des jambes.

160 LE VE.NT DANb 1.1LS MOULINS

Le dimanche, pendant des heures, tout seul dans la maison sans joie, l'harmonica appuyé à Té- paule contre l'oreille, il en tirait des sons lents et tristes, les mêmes qui, au temps de l'amour, avaient charmé la jeune épouse. Celle-ci s'était mise à boire, ribaudant avec des amants de ren- contre. Et Dries écoutait la dolente musique dans le soir et le vent, poigne devant le désastre de ces deux vies, l'une résignée, traînant son humble mar- tyre, l'autre tournée au péché.

Avec tous, c'était la même histoire, l'ouvrier frappé dans sa force, victime d'obscures catastro- phes, le travailleur vieilli au service des patrons et qui, après un demi-siècle de ponctuel servage, n'était pas même assuré d'un modique salaire de retraite, le denier du pain des derniers jours et des absoutes finales. Ahl la gueuse de société! Est-ce qu'il ne viendrait pas un temps dans le sang et le f^u, la main d'en haut renverserait la table des festins du riche, l'on ferait dégorger, à cette société basée sur le vol, la fraude, l'injustice et la mort, les milliards d'existence dont sans trêve se repaissaient ses faims d'extermination? Son cœur battait comme un tambour.

La triste musique mourut : tout vide, comme un violon cassé, retomba le silence d'un soir de dimanche. La digue à présent se perdait dans des fonds noirs. Des vitres de cabaret scintillaient; des feux clairs trouaient l'ajourée des arbres ; et il prenait la petite chaussée qui menait aux maisons près de l'église. Une soif sèche lui râpait la langue : U aurait voulu boire longtemps^ comme la vache

tE Vent dans les moulins 161

de Kokx. Son bâton heurta des arbres; une avenue déboucha. Dans la nuit des hauts feuillages, au fond du parc, il regarda s'allumer la fête des globes d'or. Le château de toutes ses torchères flamblait par les fenêt/ bs ouvertes. Il repensa au ciel tragi- que, à la terre pourpre de sang. Encore une fois lui revenait la vision des soirs de tuerie quand les Kerels sortaient des bois. Il n'était plus seul; son cœur violent se peuplait de foules. Il cria dans la nuit :

Hurle de Zonhoven, votre tour arrivera comme aux autres.

C'étaient les maîtres des villages, de ce côté de l'eau : ils s'apparentaient aux de Quast. Pour eux tombait la pluie, soufflait lèvent, tournait le mou- lin, levait la terre en mai. Pour eux les mères met- taient bas leurs petits. Les deux châteaux avaient leurs assises dans les ossements des races. Dries maintenant joyeusement chantait ;

J'ai pris la claire faux de vie, v

J'ai pris la noire faux de mort.

Comme la pierre bat le métal, une yoix près de lui lança le refrain : Kling klang!

Gide! cria-t-il.

Sa main cherchait la main fraternelle.

Begodî Begod! bramait Pautre. Je suis un àoe. Je croyais le tenir. 11 aura, remonté vers les maisons.

Il se bourrait la poitrine. Sa peine grimaçait sur son masque bouffon comme les soirs il faisait lire les rhétoriciens de la Pivoine. Il crachait, ron- flait, jutait de colère. Enfin les mots s'enfilèrent

11

402 Le venî dans les moulins

entrc-mâchés de jurons comme sait en proférer un flamand. Voske Fynaerts, le fils du sacristain, avait colporté le bruit que les maîtres avaient dé- cidé de retirer à Barbara Smets sa petite maison si lui, Keukelaer, continuait à y venir. Et par malheur Barbara, à la dernière Saint-Martin, n*a-, vait pu régler ses termes en retard. L'aïeule, dans sa cahière, ne finissait pas de gémir, les trous de ses yeux morts renfoncés sous les peaux rigi- des. Or, ce dimanche-là, il s'était mis à chercher Voske à travers le village : on avait vu celui-ci tirer à la perche, puis jouer au jeu de boule ; était entré vers cinq heures chez la grosse Zaza de la Fleur de blé. Ce n'est qu'à la nuit tombée que Gide enfin l'avait aperçu sortant des Trois Rois. Le capon, traqué, avait joué des jambes. Le fils du cordier était sûr qu'il avait pris à travers les vergers.

Dries soupçonna le coup, reconnut la main des de Quast. Une tactique frappait l'ami dans l'ami, atteignait au cœur ceux qu'on ne pouvait attein- dre à la tête.

Un peu de temps ils restèrent plantés en travers du chemin, le froid de ce soir triste de dimanche au cœur. Puis d'une passion chaude, Dries soudain étreignait l'ami malheureux :

Cœur fidèle, il ne sera pas dit que je t'aurai laissé souffrir à cause de moi. Nous tirerons chacun de notre côté.

Le garçon fièrement leva la tête.

Nous avons chanté ensemble la chanson de la •vie et de la mort, dit-il,

LE VEiNT DANS LES MOULINS 163

Et fendant l'air d'un geste de faucheur, de nou- veau il lançait vers le parc le refrain sonore : Klingklang!

Tête carrée de flamand! à plein cœur main- tenant riait Dries en lui malaxant les omoplates.

Le soir de sang leur coula sous la peau. Une odeur de bataille leur moussait aux narines. Et se tenant par les mains, ils dansèrent une bour- rée, rabotant le sol à coups de talons. Ainsi les roirs de tuerie, le faisaient les Kerels sortis du bois.

Cette folie passée, ils remontèrent vers le village. L'église, par dessus le rideau des tilleuls en espa lier, avec les trous ronds de ses abat-sbns, regar- dait les carrés de clarté rose qu'allumaient sur la chaussée les vitres des cabarets. Chaque fois qu'une porte battait, une odeur de tabac et de bière traînait. On entendait ronfler les voix, avec l'une ou l'autre plus haute, grêle comme une crécelle. Des poings abattaient les cartes au carillon des verres. Quel- quefois Gide se coulait contre les fenêtres, regar- dait par l'entrebâillement dair sous les stores. Et ils n'avaient pas encore aperçu l'homme qu'ils cherchaient.

Il faisait si bon au chaud del'âtrechezRooseke, par moments doucement regrettait le fils du cor- dier. Elle avait mis sa main dans ma main et elle pleurait. Tout de même il fallait rire un peu en- suite. Et encore une fois après ses yeux se mouil- laient.

Une ombre furtivement passa devant le carré- clair des vitres. Sans un.cri, d'une détente souple, Gide se lançait. Deux corps, près du mur du ci-

161 I.E VENT DANS LES MOULINA

metière, tète contre tête h ras du sol roulaient.

L*as-tu dit? soufflait Gide.

Un silence pesa, toute la terre des morts dans le champ à côté. Eux-mêmes semblaient morts, ne bougeaient pas, tendus dans un effort immobile, terrible. Et puis tout d'une fois une secousse cou- rait; le chemin de nouveau bougea sous un remous noir qui ensuite se figeait.

Franc jeu ! A bas le couteau ! gronda Dries. C'était Voske Fynaerts qui de la main tâtait son

eustache au fond de sa poche.

Alors Gide s'enragea. Les carotides éclatées sous la pression de ses pouces, il lui faisait sortir des dent? une langue raide et bleue. Mais une porte I claqua, deux buveurs sortaient des Trois lîois et pissaient avec le bruit d'un fleuve. Trapu, ner- j veux, d'une force de petit bœuf, le cordier par la gorge et le ventre souleva le traître, le lança par delà le mur des morts, dans les croix.

En courant, tous deux ensuite regagnaient la di- gue. L'accordéon encore une fois jouait son air plaintif et tendre dans le soir vide.

XVII

C'était le doux temps de l'automne. Il pleuvait un jour et le lendemain matin un joli soleil pâle ver- nissait les feuilles. Le fils du marchantji de lin avah de nouveau uTie occasion de ne rien faire. Il

LE VENT DANS LES MOULINS 165

descendait en savates au jardin, il allumait une pipe et il regardait jouer en guipure lilas l'ombre fine sur le chemin. D'aériennes petites fées avaient tissé de la dentelle d'amiante; l'aurore là-dessus avait secoué ses corbeilles de perles. Au bout des fils, tremblotait le miracle de millions d'arcs-en- ciel. Après tout, qui aurait pu l'empêcher d'être heureux comme cela? Ses intimes joies devant les petites baies rouges de l'obier ou devant un cœur de chou givré de rosée étaient encore une oraison au bon Dieu. Une lumière mouillée glissait de la collerette des dahlias. Les derniers bourdons avaient des poils d'or en quittant le gâteau sucré des tournesols. Quand il frôlait une branche, une pluie brillante s'égouttait comme d'une pommelle d'arrosoir. 11 flairait en passant le miel des flox et les amers soucis. Les calliméris déjà s'étoilaient d'un bleu violet qui avait froid comme les mains des pauvres. Il n'y avait plus de roses. A petites fois le jardin s^en allait d'une agonie de parfums et de couleurs, dans la mort de l'été.

Il s'amusait à faire craquer sous son pouce la cosse sèche des clartias, la capsule chevelue des ornithogales. La sauge et le thym chauffaient tiè- dement. L*ombre odorait le bois moisi, un encens subtil de sacristie. Dans le potager les têtes ron- des des gros cabus pourprés ressemblaient à des boules de jeu de quilles. Il regardait les poireaux verts gonfler du pied, se dorer la gaine mûre des haricots autour des perches, par bouquets ver- dir les jets à la tige des choux de Bruxelles. Un vent doux bruissait comme une respiration. On

1G6 LE VENT DANS LES MOULINS

voyait les arbres par delà la baie se duveter d'un brouillard laiteux. Il tombait des feuilles d'or des poiriers. Quelquefois Dries trouvait encore une pe- tite fraise et la laissait fondre comme un grésil par- fumé sur sa langue. C'était bien une insouciante et molle vie de rentier de campagne. Le silence était frais sous les lents nuages à frisotis nacrés comme des sommeils de petits paradis entre les coulées de ciel bleu vert. Ça sentait bon la pomme dans le verger quand il passait.

L'après-midi, il a'en allait fumer des pipes à la rivière. L'eau gondolait en légères soufflures aux tournants, ailleurs s'étalait toute fluide, mince comme une vitre s'im matérialisait la clarté du paysage. Avec des traînées d'éclats de rire en file s'avançaient les bandes de petits canards : leur nage faisait monter une odeur musquée des fonds. C'était le temps aussi des vols d'étourneaux : lon- guement ils mélodiaient leurs airs de flûte dans les roseaux. Dries écoutait, regardait, à plein cœur aspirait la beauté de la vie. Il était assis sur la berge tantôt sur un coude et puis sur l'autre, grisé d'air, de vent, de lumière. Son sang parfois cessait de courir; il se sentait rouler à une torpeur déli- cieuse, sans force pour se relever. Derrière lui le moulin ronflait, il passait des bateaux; quelquefois c'était la femme qui, pieds nus, le grelin autour des épaules, balait; tous les petits paysans travail- laient dans les champs de navets. Les abeilles se dépêchaient de faire leurs provisions pour l'hiver. Dries s'avouait qu'il y aurait eu mieux à faire pour un homme qu'à regarder couler l'eau et nas»»

LE VENT DANS LES MOULINS 1G7

ser le vent. Il pensait à Mamie, à tous les petits pas de joie active qu'elle mettait l'un devant l'au- tre, courant de la cuisine au potager, faisant son œuvre de ménagère et de maman comme l'abeille et la fourmi. Encore une fois la petite chose con- fuse lui remontait à la pensée, un remords léger comme un flocon de brouillard par dessus la haie. Apres tout, se disait-il, quand l'hiver sera là, il sera toujours temps de songer à faire quelque chose. 11 ne savait pas encore ce que cela pourrait être. Il attendait que son âme d'été eût fait peau neuve.

Il lui arrivait aussi d'aller « en griller quelques- unes »' devant les ruches de Dolf Barthe. Les abeilles tournaient, bourdonnaient comme des meules d'or dans l'air roux. Il entrait tailler une bavette avec Potje le tourneur près de la fenêtre à carreaux brouillés qui coulait un jour gris dans l'atelier. Le tour vrombissait, la famille des petits pots verts à la débandade s'alignait près des grands pots à beurre bruns et gris. Il passait ensuite chez Go- liath tapant sur sa bigorne, tirant sur le vent de sa tuyère. Gide, lui, tressait de la corde dans le jardin. La vie au village était douce comme la saison. Les petits enfants chantaient les chanson's de Maris, s'en allaient rire avec les canards à l'om- bre des saules d'argent. Leurs joues, sous leurs cheveux de lin, étaient aussi grosses que les pom- mes qu'ils croquaient.

Dries aima voir passer les derniers troupeaux chez le Héron. De larges bouses étoilaient le che- min creux. Il traversait le verger, gaulait une noix

168 LE VENT DANS LES MOULINS

OU abattait à la volée une grisette. Kokx venait aussi peindre la grange au toit de cliaume bas, penché en avant, avec la meule de paille à côté et la soue à porcs près du fournil. Toute cette rusticité s'arrangeait naturellement pour un tableau, les vieux pommiers goitreux et tordus dans le fond, les saules au bord de la rivière, la maison bousillée et de guingois sous son faîte de glui moussu.

Il fallait se courber pour passer sous la porte : on pénétrait ensuite dans une chambre fumée comme un jambon. Un jour glauque ghssait des lucarnes à petites vitres. Dries se sentait en vrai pays de Flandres, comme au temps des vieux paysans dans leurs huttes en torchis. L'hiver sur- tout, avec l'onglée du dehors aux doigts, c'était bon de cuire à l'étouffée comme un chou dans son jus près de l'âtre en écoutant ronfler le poêle à long tuyau plat et humant la fumée du chaudron bouillaient les navets. L'armoire, sous Tarchelle, reluisait, patinée d'usure et de vernis comme un étang gelé. Il pendait aux murs des bouilloires de cuivrC;, des pots d'étain, des lèchefrites et des lar"- doirs. Les chaises étant basses, on avait les genoux au menton. Et Krekels, très grand dans cette maison faite pour des nains, la nuque cassée, perché tantôt sur une jambe et puis sur l'autre, avait vraiment l'air du héron qui tous les soirs venait à une portée de fusil du vieux petit pêcheur d'anguilles, pêcher à coups de bec du fretin dans la rivière. Il passait pour un homme juste dans le pays ; il tenait toujours une courte pipe vissée entre ces chicots bruns et il la fumait, le fourneau

LE VENT DANS LES MOULINS 169

tourné vers le bas, avec sa torquelte grésillante. Quand il la tirait du pli juteux de sa joue après un temps de silence, c'était que l'idée était mâchée à point. Et alors il n'était plus possible de le faire changer d'avis.

Dries disait qu'une fois que la semence est en terre, on a beau marcher dessus, il faut qu'elle germe à son heure. Le Héron savait bien de quelle semence il retournait. Ses yeux^ dans sa face cou- turée de rides, fourmillaient comme des vers. Il prenait son temps, retirait sa pipe, riait de côté.

Tout de même, mynheer Abeels, sans le so- leil et la pluie il n'y aurait rien à faire. Le Seigneur Dieu seul est le maître de faire lever la graine quand il lui plaît. Nos pères l'ont cru comme cela et à notre tour nous pouvons bien le croire comme nos pères.

Sur les choses de la terre, on aurait eu tort de ne pas l'écouter. Il allait regarder le ciel à la porte et il annonçait exactement le temps il fallait semer le navet et rentrer les foins. Il tirait des pro- nostics de la forme des nuages, des aspects de la lumière, du vol des oiseaux, de la lune et du vent. Il observait les proverbes. Ce n'est pas lui qui, le jour de la Saint-Barthélémy, serait allé dans son champ. Il ne faut jamais déranger les œuvres pies ; le grand Saint, ce jour-là, avec mystère jette les grosses têtes de choux dans la terre. On pouvait dire de lui qu'il portait les secrets dans son crâne en pointe, sous la casquette qui ne le cjuitlait pas plus que sa pipe. Quant à tout le reste,

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le bœuf aurait pensé là-dessus comme lui. Il y avait plus d'un demi-siècle qu'il tenait à bail des seigneurs la chaumine, le verger et les labours d'où il tirait sa subsistance. Et il ne se plaignait pas : il n'avait jamais songé que sa vie pourrait être meilleure. Il disait avec simplicité qu'il avait eu quinze enfants, filles et garçons, et qu'aucun n'avait connu la faim. Tina, sa femme^ avait été tuée d'un coup de foudre pendant la moisson. Ses fils avaient fait souche au loin; et il vivait avec ses trois filles et la petite de l'une de ses fdles, comme un patriarche. L'hiver, à la lampe, la grande Lee, un doigt courant de ligne en ligne, lui lisait Mathieu Lansberg.

Dries ne méprisait pas cet homme simple qui avec docilité acceptait la vie. Il essayait bien çà et de souffler sur son vieux moulin à l'axe rouilb';. Le Héron doucement remuait les épaules, défen- dait contre lui le seigneur et le curé avec son es- prit têtu d'un autre âge. L'humble héroïsme de ce vieux serviteur de la terre alors l'attendrissait. Après tout, pensait Dries, celui-là a mérité de gar- der sa foi. Et il n'avait plus envie de lui parler des droits de l'homme, selon le nouvel évangile.

XVIII

Le marchand de cochons passa, poussant devant lui ses petits gorets roses comme des bonbons. Tous

LE VENT DANS LES MOULINS 171

en tas troLtaient avec d'aigres grouinements, re- muant leurs fesses dodues trouées d'un remous de fossettes. Dans les fermes s'ameutait l'émoi des canards et des oies. Et huel klatz î C'est à cela qu'on savait que l,a Toussaint approchait. Tout doucement elle fut là.

-J— Bonne fête de Toussaint! tonna joyeusement Dries en descendant embrasser sa mère.

Une odeur de fine fleur de froment venait de la cuisine. Il pensa aux belles crêpes, dorées comme des tanches, qui tout à l'heure sauteraient dans la poêle. Un vrai flamand se prépare à la componction du Jour des Morts en se bourrant copieusement l'estomac de pâte chaude.

Le monde commençait à partir pour la messe. 11 endossa sa jaquette de dimanche et fumant sa pipe, se dirigea vers la place. Il faisait un temps' doux sous les arbres sans feuilles. Le ciel s'étamait de gris, avec un peu de brouillard sur la campa- gne, comme des flocons d'encens venus de l'église. Un tumulte, quand il approcha, monta du parvis. Il vit un homme à grande barbe, long et osseux, qui, par dessus les blouses bleues des paysans, brandissait des journeaux. Celui-là criait très haut ; la volée des cloches sonnant pour la messe, tom- bait sur lui d'entre les abat-sons. Le garde-cham- pêtre, sa canne à la main, à petits coups le pous- sait par les épaules.

Dries reconnut le tisserand qui, depuis deux mois, chaque dimanche, à l'heure des offices, arri- vait vendre le journal des démocrates à la porte de l'église. L'infime profit qu'il en retirait s'ajou-

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tait au gain précaire de son métier à tisser pour parfaire la subsistance de sa famille. La femme était morte, lui laissant huit enfants sur les bras.

L'homme, un hoquet de colère dans la gorge, frappait du poing ses journaux, disait qu'on lui enlevait son gagne-pain. Les paysans écoutaient, l'oreille basse, silencieux, prudents, trop près de l'église pour oser prendre parti. Au bout d'un petit temps, le garde-champêtre, robuste, sanglé dans sa tunique vert-bouteille, commença à le pousser plus fort. Il était légèrement monté par les cinq petits verres de genièvre qu'il avait déjà lampes dans les cabarets. Le tisserand faisait deux pas en arrière et puis revenait, son blême visage de fa- mine allumé d'un petit feu aux pommettes. 11 aperçut Dries qui arrivait. Avec des mots qui s'étranglaient, aussitôt il lui contait l'affaire. Le curé s'était plaint à Tautorité, on lui interdisait la vente des journaux devant l'église.

Et il reparlait toujours de ses huit enfants, du plus petit qui se mourait sans médecin et qui ne passerait pas la semaine. Sa colère était tombée ; il reniflait bruyamment, redevenu humble et doux. La cloche avait fini de sonner : il ne restait plus sur le parvis qu'un petit flot de monde qui voulait sa- voir comment Dries prendrait la chose. Il baissa la tête, regarda attentivement la terre à ses pieds. Les autres aussi baissaient la tête, tâchant de voir ce qu'il regardait. Et à la fin gravement il dit :

On a beau mettre le pied sur la semence, elle germera tout de même quand le temps sera venu.

Il le disait comme il l'avait dit au Héron et à

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tant d'autres. Ce n'était rien qu'une petite phrase et pourtant toute la vie de la terre et des hommes était dans la manière dont il exprimait cette simple vérité. Un fermier qui passait se mit à rire. Dries ne tourna même pas la tête de son coté et il ajou- tait :

Que celui qui avec les mains voudrait arrêter le moulin quand le vent le fait tourner, qu'il vienne !

Les paysans crachaient longuement, laissaient claquer leur salive par terre, comprenant bien que tout cela était une allusion à ceux qui tenaient avec le seigneur et le curé. Tous connaissaient l'histoire du bateau. On le voyait toujours avec le mouchoir rouge de sang, haranguant les ouvriers. Ils savaient qu'ils pouvaient compter sur lui quand il s'agissait d'aller au juge de paix. Mais tout de même, cette fois, ils n'étaient pas contents. Ils se demandaient pourquoi le fils du marchand de lin ne s'attaquait pas directement au garde-champêtre qui recommençait à pousser l'homme du côté des maisons.

Dries Abeels, dit le plus vieux, est-ce qu'il faisait quelque chose de mal en vendant ses journaux?

Dries n'était pas dans un de ses bons jours. Une mollesse de fête le tiédissait. Il regarda au cadran de l'église et soupira, songeant à lapâtedeskoeke- bakken qui en ce moment levait près du poêle. Il mit une poignée de monnaie dans les mains du tisserand sans compter, et, lui prenant les jour- naux, il les éparpilla à la volée d^un geste de se^ meur.

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Voilà, dit-il, qui oserait dire que le vent n'est jjas avec nous? C'est lui qui répand la semence au loin.

Les paysans alors se mirent à rire et avec leurs fmains gourdes qui toute la vie avaient lancé la graine, ils ramassaient les carrés de papier. Le tis- serand riait aussi, heureux de sa recette.

A la sortie de la messe, un coude heurta Dries. Il vit près de lui Gide Keukelaer. Depuis l'autre mois, le garçon se reprenait un peu à la vie. 11 devait jouer, au prochain spectacle de la Guirlande d'or, la chambre de Rhétorique d'un village d'au delà les prairies, un rôle de bouffon du roi. C'était Dries qui devait être le roi : ils avaient répété plusieurs fois ensemble. Mais à la réflexion, les actes de ce per- sonnage autoritaire et vindicatif révoltèrent sa cons- cience. Il préféra abandonner l'empire aux mains de SanderVinck le maçon, qui était aussi le barbier du village et déjà avait d'une main sûre porté le sceptre. Quelquefois, le dimanche, Gide et le maçon marchaient par la campagne, le long de l'eau, en vociférant leurs tirades. Sander savait conserver les distances : il phrasait avec solennité, gonflait la gorge et faisait rouler les r d'un bruit de tambour. C'étaient les oiseaux dans les arbres qui étaient étonnés : il en venait un et puis encore un au bord des branches. Jamais ils n'avaient vu de rois dans ce pays de vaches et de petits pâtres.

Le fils du cordier ne parla pas tout de suite : il pensait lentement comme vont les bœufs, un pas après l'autre. Avant qu'ils soient au bout du sillon, le lièvre a fini de faire trois fois le tour du champ".

I

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C'était une habitude pour tous deux d'aller après la messe vider une canette de bière à rEmpereur Napoléon, la grande auberge sur la place allaient aussi le bourgmestre, les échevins, le bras- seur et le maître d'école; mais celui-ci s'asseyait à la petite table près de la porte.

Un pinson aveugle tirelirait dans sa cage, sous les solives enfumées. Il n'avait que dix notes, tou- jours les mêmes, et il chantait comme toute une batterie de cuisine. Dries demanda des cigares. L'un près de l'autre, ils buvaient en se regardant- dans les yeux. A chaque lampée, la bière gloussait fraî- che, leurs glottes dansaient. Ils ne cessaient pas d'écouter le pinson.

Ach ! Rooseke ! tout à coup soupira Gide.

Et tout était changé : il n^entendait plus la chan- son du pinson. Les yeux bas, il regardait au fond de son verre. Un jour brouillé coulait par les vitres, attristant la drôlerie d'un titillement qui lui pinçait le nez. Son menton en forme de talon de galoche pendait lourd sur le nœud de sa cravate verte, un cadeau qu'une fois lui avait fait Roose Smets. Cet étrange garçon ne cessait pas d'être comique dans la peine.

Voilà, dit-il, ils sont venus. Voske Fynaerts avait raison. C'est fini. Aux foins, la mère et Rooseke devront déguerpir. Faut voir comme la maison est triste. Cette Barbara, si vieille et si gaie, toujours pleure, ses grandes mains sur ses yeux. Rooseke a perdu six livres de son poids.

Ses prunelles phosphoraient du côté de l'ombre, d:cLns lef floconnement bleu des fumées. Le pinson

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aveugle à présent s'égosillait, filait des sons suraigus comme le chilement du beurre frit à la poêle. Dries songeait : Annah lève doucement le M couvercle et regarde si la pâte n'aura pas bientôt fini de monter. Une bulle de salive gonflait aux coins de sa bouche.

Gide tout à coup croisait les bras sur la table et lui soufflait très bas :

Dries de mon cœur, il peut arriver qu'un soir ou l'autre, on tire un coup de fusil dans les fenê- tres du château. Chut ! motus ! on ne saura jamais | qui a lancé le pruneau. 1

Ils se levèrent. Le fils du cordier, en passant, accrocha la chaise d'un des buveurs. Celui-ci pi- vota, leva le nez, prudemment se tut sous le regard vert qui le fixait. Au coup de midi elles seront sur la table, pensait Dries. Et ils se serrèrent les mains. Dries, en poussant la barrière, l'enten- dit chanter au loin. Quand il lançait le kling % klangl on aurait dit que les vitres déjà volaient en éclats.

Dans la cuisine, Annah, une main à la queue de la poêle, regardait crépiter le beurre aux souf- flettes de la crêpe. La pâte à mesure roussissait, d'un or frit à l'ourlet du bord, plus lente à blon- dir vers le milieu. Et hop t c'était la crêpe que, d'un tour de bras, elle faisait sauter et rattrapait à la volée, l'agitant ensuite à petites fois dans le grésillement de la poêle. Déjà un tas tiédissait sur l'abaisse du four, un dôme vermeil qui, à chaque crêpe qu'elle faisait glisser de la poêle, s'exhaus- ^ sait, léché de petites fumées. De nouveau ensuite

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Annah plongeait la cuillère à pot dans la casserole profonde où, onctueuse et gonflée de levure, len- tement diminuait la pâte. Par longs filets elle s'en- roulait à la cuillère, tandis qu'une noisette de beurre fusait dans la circonférence large de la poêle. Et puis la coulée s'étendait grasse, égale, légère. Annah, avec du lait et un demi-quarteron d'œufs frais, avait battu huit livres de fleur de fa- rine. Pendant une heure, comme un enfant respire en dormant,-la pâte avait levé. Une image du bon Dieu, sous sa frôle vitre, regardait, la main levée en un geste de bénédiction.

Le dôme apparut sur la nappe, claire d'argente- ries. Josine Abeels, les grands jours de l'année, étalait les richesses de la maison. Elle vêtait aussi ces jours-là, comme pour un gala, une soie zinzolin, de coupe surannée qui lui donnait un air de pigeon sur un toit. Dries piqua six crêpes l'une après l'autre, épanoui, la bouche juteuse. A chaque crêpe, sa joie montait. Il la pliait en deux, la saupoudrait d'un grain de sel, en savourait l'a- rome chaud. Elle lui moussait sur la langue, pé- tillante comme de la glace frite. Les bords seuls craquaient, friables, raides de beurre, d'un or cas- sant d'éperlan rissolé. Et après la sixième, Dries vida la moitié d'un pot de bière fortement hou- blonné. Et ensuite il recommença.

La bonne dame, assise à l'autre bout de la table, couvait maternellement des yeux le plaisant appé- tit de son fils, silencieuse et chagrine, à son ordi- naire. Comme elle avait les dents faibles et qu'elle ne manquait pas de gourmandise, elle évitait de

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înâcher, laissait glisser des quartiers entiers qui l'entonnaient comme de la bouillie. Elle avait des yeux de pintade gavée, et en même temps ses lèvres doucement remuaient. Dries, qui regar- dait de côté, songeait : « Voilà maman qui, encore ? une fois, prie pour les trépassés ! » Elle avait été élevée chez une grand'tante à Courtrai, c'est encore la croyance qu'à chaque crêpe qu'on avale le saint jour de Toussaint, l'âme qu'on invoque est sauvée. La cinquième crêpe péniblement passa.- Dans l'effort, ses lèvres demeurèrent ouvertes. Elle expira pieusement :

Pour l'âme de Hieronymus.

Si doucement, en étranglant, les yeux comme des billes, elle faisait au mari défunt, à l'homme dur et tyrannique, le sacrifice laborieux de sa dé- glutition I Dries ne riait plus, ému dans sa vieille foi flamande de cette candeur naïve. Il lui tapa dans le dos pour faire descendre la boule de pâte.

Cependant Annah, des rigoles de sueur aux cra- quelures de son vieux visage hâvi p^r le feu, pour la. troisième fois apportait un plat fumant sur la table. Dries s'étonna. L'autre année, il avait pu aller Jusqu'à vingt. Ses jaues à présent s'enflaient, vernies comme une vessie, bien qu'il n'eût pas dé- passé le chiffre seize. 11 avait défait le bouton de son gilet ; du plat des doigts, sous la flanelle, il tâ- tait la courbe de son estomac. Et il but un demi pot de houblon frais pour lubrifier le passage.

Nonndédié ! dit- il, je crois que l'appétit me revient.

Il piqua trois crêpes t elles lui fondirent sur la

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langue. Il en était fier pour la gloire des Flandres. Si seulement c'étaient les petites mains de Mamio qui faisaient sauter pour moi la crêpe à la poêle l pensait-il.

Il alluma sa pipe et alla faire le tour du jardin. Il regardait la campagne triste de novembre par dessus la haie et n'en éprouvait pas de mélancolie. Il lui semblait que maintenant il eût pu jouer le rôle du roi au naturel. Son sang épais et chaud orgueilleusement fermentait. Il se mit à rire tout seul en repensant à un tableau de Jordaens un gros homme, couronné d'un diadème de carton à fleurons dorés, levait son verre, la bouche en bonde, une royale bonne humeur dans les bonds hilares de sa bedaine.

Par moments son regard remontait vers le toit ; il observait les petits saluts cérémonieux qu'en gonflant leur jabot ses pigeons se faisaient sur le bord de la gouttière. Notre Seigneur Jésus 1 soupi- rait-il, qu'il fait bon vivre! Toute la campagne était tranquille, les toits fumaient sous le ciel bas. Il traînait dans l'air une odeur de beurre frit. On ne voyait pas de pauvres sur les routes : quelque part, derrière les portes d'une grange, en compagnie des rats, ils dormaient^, ayant mis bas leurs sabots lourds comme la misère du monde. Les cloches sonnèrent à vêpres. C'était comme si les bons saints du bon Dieu se donnaietit des petits coups dans l'es- tomac en disant amen entre deux actes de contri- tion pour avoir trop joyeusement mangé, eux aussi, les crêpes, rissolées aux cuisines du Paradis. Et les petits anges, en enflant de rire leurs joues, jouaient

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Comme il se rapprochait de la maison, il enten- dit que quelqu'un raclait ses semelles au grattoir près du seuil.

Ce n'est pas vrai? Dolf? Hei?

-- Dolf! Heit à son tour disait Josine Abeels en trottant avertir Annah à la cuisine.

Les crêpes chaudes de nouveau s'abattirent, dorées et croustillantes comme des macarons. Dolf en piqua trois à la pointe de la fourchette et puis remit la serviette dans ses pHs, gêné sous les re- gards froids^ méprisants de la vieille servante. Ma- dame Abeels, au grésillement du beurre dans la poêle, doucement s'était assoupie, droite au dos de sa chaise.

Si nous allions voir une fois les pigeons ? de- manda-t-il.

Ils montèrent au grenier. Dries fit jouer le lo- quet qui fermait la porte basse à claire-voie. L'un après l'autre, en s'accroiipissant, ils se coulèrent. Et une heure se passa, lente, béate, dans la tor- peur des digestions, tous deux, le menton aux ge- noux, regardant à travers leurs paupières entre- closes entrer et sortir les pigeons. Dries deux fois le jour maintenant montait voir si la couvée n'avait pas encore de plumes. Il pensait toujours à offrir un jeune couple à Mamie. Une paix de Toussaint était sur les boulins : les petits pépiaient du bout de leurs gros becs jaunes. Quelquefois le mâle, gonflé- d'amour et d'orgueil, tournait et cara- coulait, égratignant le plancher d'un griffement d'ongles, ses gros yeux de verre bordés de disques rouges comme des besicles. C'était si amusant que

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X un OU Tautre alors se mettait à rire. Eux-mêmes, à force de les regarder, finissaient par avoir des yeux ronds de pigeon, lentement clignotants. Un efflux poivré de colombine chauffait l'air. La plaie maintenant grattait aux tuiles du toit. De là-haut les bruits de la maison semblaient si vagues, si loin- tains, comme Giitendus d'un autre monde. Dries une fois disait :

Celui-là est déjà revenu de Mons. Après l'hi- ver, il filera sur Paris.

Il parlait du gros mâle. Et ensuite le silence re- tombait> d'une chute légère de plumes. Ils seraient restés comme cela longtemps.

D'en bas Annah appela. Ils repassèrent sous la porte et descendirent.

Baezen? hei?

Voilà, oui, c'était à présent le fils du boulanger. Il avait un veston neuf, quadrillé de carreaux comme une nappe. Il l'avait acheté avec le prix d'une historiette parue dans un journal de Hol- lande. Et, en contant cela, il riait, pivotait sur lui- même, lissant du plat des mains l'étoffe sur ses reins, d'une joie d'enfant. Il confessa qu'à cause de son veston, il avait pris le train. A la boutique on n'allait bientôt plus pouvoir chômer. Dans un mois viendraient les fêtes, la Saint-Nicolas et ses bons- hommes de pâte à la cannelle, la Noël et les con- ques en pâte de brioche, le Nouvel an et pour cha- que client le cramique piqué de raisins de Gorinthe.

Comme ça, dit-il, je suis venu une dernière fois. Ensuite îl faudra bien me remettre à l'ou- vrage jusqu'à la fm de Fan.

182 LE VENT DANS LES MOULINS

11 parlait de cela simplement comme si de sa vie il n'eût fait autre chose que de boulanger à son four,

Annah eut une petite émotion en mettant de- vant lui, sur la table, le plat des crêpes chaudes, comme elle l'avait fait pour Dolf Barthe. C'est que Baezen était fds de boulanger; Baezen lui-même était boulanger : la bonne âme se sentait envahie de modestie.

Les crêpes encore une fois pétillèrent à la pointe des fourchettes ; le pot de bière fraîche moussa sur les lèvres. Baezen, d'un claquement de langue, approuva; Annah^ à présent souriait, toute rouge, relevant le coin de son tablier entre ses doigts. ^

Alors on commença à parler, Baezen disait qu'iH avait enfin retrouvé son âme. Depuis qu'il s'était mis à pleuvoir, il avait écrit trois contes ; il ne di- sait pas s'il en était content. Il n'exprimait jamais un avis sur ce qu'il écrivait. Naturellement, c'é- tait, comme par le passée des histoires de petites gens, de gens des métiers pour qui la vie était dure et qui^ avec un courage obscur, doucement mouraient sans une plainte comme de pauvres chiens errants, une nuit d'hiver. Il faisait toucher du doigt l'héroïsme humilié de cette humanité qui ne comptait pas dans la vie générale du monde et chaque jour recommençait le prodige de vivre. Il n'y avait plus de charbon dans le poêle. Le vieux chat réchauffait un petit enfant. On entendait la misère grelotter dans les chambres. Et toujours la pluie tombait, du la neige, et le petit sanglot du carillon.

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Dries se pinçait la bouclie pour retenir ses lar- mes et alors ses crêpes lui remontaient un peu.

Ach, Baezen, dit- il, c'est le cœur même des Flandres qui bat en vous. Oui ! Maris et vous, vous êtes le cœur vivant des Flandres.

11 répondait simplement :

Il vient du si pauvre monde à la boutique î Ils avancent leurs mains pâles par dessus le comp- toir^ avec leurs petits sous dedans. Un sou^, c'est comme un peu de leur sang. Il n'y a qu'à regar- der cela.

Et ensuite un silence tombait. La nuit déjà arri- vait par le bout du jardin. Annah avait raclé le fond de la marmite et mettait cuire la baissure de la pâte pour les petits enfants du voisinage. Le plafonneur et le cordonnier étaient venus. C'étaient des parents éloignés des Abeels : ils ne manquaient jamais les fêtes de l'année. Ceux-là aussi, assis aux deux bouts de la table dans la cuisine, d'une grande faim mangeaient les fonds de la poêle. Ils rotaient comme des rois. C'était Josine Abeels elle- même qui leur versait la bière.

Le soir tomba. C'était triste à présent comme tous les soirs de Toussaint. Dans les paroisses les cloches pour les trépassés coinmençaient à baller. On Reconnaissait aux larges volées les maîtres son- neurs. Les croix arrivaient écouter par dessus les murs du cimetière. Tous les trois à présent étaient pris d'une soif de chantres. Ils firent le tour des cabarets de la place. Dries était tout à coup très {liste, Dolf lui disait :

Dries, j'étais venu aussi pour vous demander

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si VOUS ne viendriez pas avec moi là-bas. Cela, jp Tavais tout à fait oublié. Vous savez, c'est le temps de l'année la mère m'envoie pour les petits pots faire un petit tour chez les clients.

Dries Abeels ne disait pas non. C'était encore une fois une occasion de ne rien faire.

XIX

De fines draperies de pluie pendirent dans la campagne. La terre doucement pourrissait autour des meules. Après le marchand de petits cochons, rhomme aux oies aussi avait passé. On savait ce que cela voulait dire, la neige toujours suivait de près le cacardement de ces lourds volatiles. En attendant, c'était la pluie, une pluie à grosses rayures comme de la toile de chanvre, une vraie pluie de Flandre qui mouille sous la peau. Elle arri-

, vait de plus loin que Nazareth, de si loin qu'après il n'y avait plus que la grande mer grise avec ses bateaux. Elle couvrait d'étoupe les vieux toits. Elle

; faisait de la charpie autour des vieux arbres ma-

; lades. Les petits moulins l'avaient vue venir avant

les autres.

Çà et sous les saules, au bord des fossés, pâ- turaient encore quelques vaches, des vaches de pauvres gens, avec une couverture sur l'échiné. Le petit vacher, un sac de serpillière aux épaules, sifflait ou chantait une lente et triste complainte,

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OU nasillait l'office des morts à tue-tête. Très vite passait le cri trembloté d'une béguinette ou le vol aigre d'une mouette comme le hiement d'une pou- lie. Du côté des petites fermes toujours quelqu'un battait en grange. Chacun était résigné, disant :

Voilà bientôt l'hiver. Il vient en son temps.

Dries Abeels à présent repartait écouter la pluie sur les routes. Elle clapotait si plaintivement dans les mares; elle gloussait comme une poule malade aux gouttières^ pleuvait le long des murs au fond des vergers noirs. Les fermes, sous leur toit bas, avec leurs vitres étamées de la buée des marmites, avec leurs volets verts déteints par la coulure de l'eau, avaient un air frileux de petites arches de Noë regardant à travers leurs hublots s'enfoncer les villages dans la brouée de novembre.

Il aima rôder autour des courtils tout nus et so- litaires, avec leurs carrés de choux étètés par de- là les haies d'épines frangées de bubelettes comme des larmes de mercure. Le bon Kokx n'était ja- mais loin, peign^ant sous l'auvent d'une grange, sa boîte en travers des genoux. Pour lui comme pour Dries Baezen, comme pour tout le monde, c'était le bon temps. Les pieds au chaud dans des sabots rembourrés de paille, il tirait sur sa pipette char- bonnée et grisaillait sa toile de filées de phiie sur des fonds gras, en pleine pâte, selon la coutume des maîtres de Flandre. Dries, derrière lui, demeu- rait planté sur ses pieds, à regarder le pinceau prendre un grume de couleur et le délayer dans une coulée d'huile. Souvent aucun des deux ne par- lait ou bien l'un disait une chose qui tombait dans

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la petite pluie qui ne finissait pas. Le garçon avait chaud au cœur quand il s'en allait. Il entrait voir les petites gens dans leurs âtres, les vieux se sau rant à la fumée, cassés en compas, les rotules enflées par l'arthrite, les autres tressant des pa- niers ou remmanchant leurs bêches. On disait que l'hiver serait rude, à cause des oignons qui avaient eu leurs trois paletots. Les faines des hêtres aussi étaient tombées tôt. Depuis le commencement du mois, les oies sauvages passaient. Des petits visages d'enfants regardaient vers les fenêtres avec des yeux de fièvre. Il sentait les linges sales et la ma- ladie sous les plafonds bas. Tout le froid humide du dessous de la terre entrait au coup de vent de la porte qu'ouvrait Dries. Il secouait la tête, ser- rait leurs mains, attendri, pensant^ lui aussi, à la neige qui allait ensevelir les hameaux, aux métiers précaires dont il leur faudrait vivre derrière les portes scellées par le gel.

C'était toujours la même lamentation, le maître, les impôts, le sang qu'inutilement on se tirait des quatre veines. Humblement, avec leurs pâles re- gards étroits sous la visière des casquettes, ils lui demandaient si cela ne finirait pas un jour. Leur douceur passive l'émouvait, le mal résigné d'at- tendre depuis des siècles une trêve à leurs misè- res. Quelquefois Tun d'eux parlait de Christ qui n'était plus jamais revenu.

Leur foi sous les épreuves ne tiédissait pas. Tous espéraient sans savoir de quel espoir. C'étaient de pauvres âmes mystiques et élémentaires, le trou- peau de la vieille humanité resté à l'âge d'enfance

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tout près des images et des idoles, avec la crédulité dévotieuse aux messies et aux apôtres. Ah! comme ils avaient compris l'être simple et fervent des cam- pagnes, ceux qui voulaient lui rendre ses droits d'homme lihre au nom même du divin maître !

Gela, le fils du marchand de lin le sentait comme s'il avait vécu au temps Jésus prêchait dans Jé- rusalem. Lui aussi était de la race des laboureurs et des pâtres qui avaient cru aux miracles. Il di- sait que le vrai esprit de Christ allait renaître à travers le nouvel évangile. Il l'avait lu une fois dans le journal de Flanders. C'était si touchant, la foi que les petites gens des chaumières avaient mise en lui ( Il y avait des femmes qui lui tou- chaient les habits comme à un saint. De vieux ou- vriers de la terre lui demandaient si l'affaire du bateau s'était bien passée comme on le leur avait dit. Alors il était obligé de recommencer l'histoire. Il prenait son mouchoir et le secouait de toutes ses forces. Quelqu'un toujours disait :

Voilà, c'est bien ainsi qu'il faisait. Il levait son mouchoir, il le trempait dans le sang et il Ta- gitait comme un drapeau.

A la longue Dries n'en éprouvait plus d'orgueil; il lui semblait qu'il avait agi comme un autre aurait pu agir. Il avait le sentiment très pur qu'il lui restait à faire quelque chose de plus haut et de plus, difficile.

Il était toujours sur le point de prendre une grande résolution. Si- jamais il la réalisait, il aurait fait vraiment une chose belle pour tout le monde. Mais cela ne se dessinait pas aussi nettement que

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les autres actes habituels de sa vie. Il allait fumer des pipes dans la plaine, regardait tourner les moulins en se disant que toute l'affaire était de se tourner du côté du vent. Un homme moins mou que moi, pensait-il/ lâcherait tout et s'en irait com- pagnonner, pauvre et nu, avec les déshérités qui n'ont que leur peau pour unique chevance. Celui-là, en prêchant d'exemple, ferait plus pour la sainte cause que tous les parleurs de meetings. C'était là, après tout, un point de vue raisonnable. Et puis il revenait à la maison. Ses pantoufles chauf- faient sous le tiroir du poêle. Le plat de pommes de terre fumait sur la table. Encore une fois le moulin cessait de tourner. D'ailleurs se disait-il, rien ne presse, puisque aussi bien cela arrivera un jour ou l'autre.

Le vieux petit pêcheur d'anguilles à peu près seul ne se plaignait pas. On le voyait venir l'a- près-midi dans -sa barque aussi vieille que lui. Il battait l'eau d'une courte paire de rames ; aucun bruit ne s'entendait et cependant la barque avan çait. Les très anciennes anguilles savaient bien que c'était leur ennemi qui sournoisement passait. Voilà près d'un demi-siècle qu'il arrivait par la pluie avec son glissement doux sur l'eau et son geste lent de laisser couler à fond le filet. Les pe- tites anguilles s'étaient laisse prendre par milliers. Il se tenait de préférence dans les criques, à la boucle des tournants, roulé en escargot sous les fines ai- guilles de l'ondée, le pied dans des sabots. Le large filet aux mailles serrées pendait à la poulie comme un grand faucheux sur quatre pattes qu'il descen-

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dail doucement. Et puis les plombs s'enfonçaient; l'eau entrait par chaque maille ; une seconde des remous légers tournaient. Ensuite c'était l'affaife du fdet et des anguilles.

Le bon Kokx l'avait bien peint vingt fois dans sa casaque d'un jaune pisseux, déteint par les la- vasses, avec son feutre en chausse à café tiré par dessus les oreilles. On avait froid aux os en le voyant pêcher dans la peinture sous les couchants aigres rayés de fd de pluie. Lui, ne songeait qu'à ses anguilles et riait sans bruit de sa bouche de brochet quand on lui parlait de son dur métier.

Dries était toujours sûr de le trouver non loin du pont, à une petite distance du héron. La rivière stagnait là, dédoublée en un bras mort, toute gé- latineuse de frai de grenouille. Le vieux petit pê- cheur pouvait y amorcer avec certitude ; aucun chaland ne remuait de son passage les vases putri- des et substantielles. Quand il avait retiré une ou deux fois le fdet au même endroit, il donnait un petit coup de rame et s'en allait plus bas. Le héron partait vers le fleuve très loin. Tous deux connais- saient tous les tours des anguilles.

Dries et le petit pêcheur étaient d'anciens amis. On causait un moment de la pêche qui donnait plus ou moins : il eût été bien inutile de parler d'autre chose. A part les anguilles, le vieux petit vieux ne savait rien du monde. Ses mots tombaient comme le fdet dans la rivière, lents, en silence comme aussi tombait la pluie. Quelquefois il sali- vait un jus de chique qui claquait à ses pieds, dans l'eau de la bargue. Il n'y avait pas d'autre bruit

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autour de lui, à moins que le héron ne passât avec son crissement de bec comme des ciseaux.

Dries s'amusait beaucoup de le voir retirer son filet avec des rubans d'anguilles, grosses et fines, frétillantes à chaque amorce. Ensuite il les pre- nait entre ses mains visqueuses et les détachait d'un coup sec. Aucune ne lui échappait : elles s'en allaient grouiller en tas dans la banne. Lui, tou- jours riait d'une joie repue de brochet, une joue après l'autre gonflée sur sa chique de tabac. Et de nouveau après il amorçait avec de petits déchets de viande. Dries pensait : je suis le pauvre pêcheur évangélique péchant avec des vérités pour avoir des âmes. Et il soupirait, disait au petit vieux qui ne le comprenait pas :

Voilà, tout le monde n'a pas votre bonheur. A chaque coup de filet, c'est par dizaine que vous en péchez.

Et puis le petit pêcheur d'anguillps allait plus loin. Le héron encore une fois repartait pour le fleuve ou regagnait son haut nid du bois. 11 lui ar- rivait d'attendre que le vieux eût quitté l'endroit pour y pêcher à son tour, les pattes dans l'eau pro- fondément, le coup de bec tout prêt si l'anguille mordait. Ceux-là aussi étaient une vieille paire d'amis. La nuit, là-dessus, tombait; il pleuvait '■'r^. [)cn pIuS fort.

LE VENT DANS LES MOULINS 191

XX

Dries et Dolf Barthe un matin étaient partis. Ils avaient de bons paletots et des parapluies. Dries de sa vie n'avait pu se résigner à manquer une occasion de s'amuser. Le fils du cordier d'ailleurs lui avait promis de venir soigner ses pigeons pen- dant son absence.

Fumant des pipes, ils arrivèrent dans la grande ville de Gand. Ils longèrent des canaux, passèrent devant le Beffroi, tournèrent autour de la tourelle d'où Artevelde parlait au peuple. Dries tirait plus fort sur sa pipe, une chaleur de sang dans son cœur flamand. Un ramage de volière s'ébruita. Ils regar- dèrent en l'air : les oiseaux du carillon s'ébrouaient dans un nuage de petites plumes sonores. Dries serra fortement le bras de Dolf.

Ce sont les oiseaux de Flandre, dit-il, ils sont venus en bande de toutes les campagnes, aussi bien de Lisseweghe que de Dixmude et de Courtrai, et à présent ils chantent la bonne chanson de travail et d'amour. L'âme des Flandres, ami, gronde dans ses beffrois et rit dans ses carillons.

Flanders n'aurait pas mieux parlé. Et ils étaient tout à coup si heureux qu'ils pensèrent à copieu- sement manger. Ils s'attablèrent dans une des H kelders » qui foi^niin ni antrmr da 1a Hâllo aim

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viandes. Chacun eut devant soi un couvert en étain et il n'y avait pas de nappe; mais la table reluisait, patinée de beu,rre, glissante comme du verglas. Ils entendaient rire la belle patronne dans la cuisine ; elle avait bien un mètre de tour, avec d'épais bourrelets de jupes doublant la hanche rebondie. Ses mentons en cascade, laiteux et moites, lui descendaient sur la gorge comme des fanons. Sou rire ressemblait au grésillement de la graisse dans la lèchefrite.

Les bras troussés jusqu'au coude, d'un rose frais de grillade, elle arriva un instant s'appuyer des poings sur la table, si grosse, dans le cadre de la fenêtre, qu'ils cessaient de voir les maisons de l'autre côté de la rue. Et ils restaient troublés, ve- nus de leurs champs là-bas. Dries, riant en des- sous, doucement lui passa un doigt sur sa peau de satin. A présent cette honnête dame riait aussi, sans honte, mouvant lentement ses lourds beaux yeux de génisse dans le suif vernissé de ses joues. Ce fut ainsi qu'ils causèrent de ce qu'ils allaient manger.

Un saladier de moules fumantes fleurant l'oignon et le persil, d'abord excita leur appétit. Elles bai- gnaient dans les épices et le jus, blanches et po- ^ telées. A mesure, ils les piquaient de la fourchette, raclant avec l'écaillé la sauce au fond de leur assiette. D'une fois les moules passaient, leur cou- laient dans l'estomac, onctueuses comme des ju- leps. Les écailles vides cliquetaient dans la passoire en tas haut comme un môle frangé de varechs.

Dries fit apporter un second saladier. La pa-

Le vent dans les moulins 193

tronne un peu plus découvrait la belle viande rose de ses bras, son rire franc ouvert comme une bonde dans la courbe dodue de son visage. Quelquefois Dries buvait un verre d'un coup, la tête renversée entre les épaules. Dolf^ les oreilles en feu, oubliait ses ruches, disait qu'il n'avait pas vu encore une aussi appétissante créature. Sa bouche en restait entrebâillée comme les moules au fond du saladier. Et puis, ayant soufflé un instant, ils entamèrent le plat de plies rissolées que l'hôtesse apportait. Dolf alors se risquait à lui prendre la main et comme il la serrait, boudinée et cerclée de plis gras entre ses doigts, il sentit le froid de l'or de l'anneau. Ah t pensa-t-il avec envie, peut-être elle est mariée avec l'homme avec qui tout à l'heure elle riait dans la cuisine. Dries, lui, devant les poissons vermeils, croustilles de pourpre et de cui- vre, pensait aux crêpes rousses de la Toussaint. Le beurre sous chaque coup de dents jutait. A lui seul, il rafla les deux tiers du plat, Dolf s'étant tâté l'estomac et l'ayant senti se gonfler jusqu'à la fres- sure sous ses doigts. Un maigre chien venu de la rue dévorait entre leurs jambes les barbes de poisson.

La succulente baesine une dernière fois vint à la table, ses lourds yeux marines de langueur, ses yeux de prunes bleues gouttelées d'or sous la piqûre de la guêpe. Dries aurait bien vidé les ré- serves de cette hôtellerie des sept péchés capitaux pour s'égayer plus longtemps les prunelles de sa chair fleurie. Mais son appétit commençait à languir. Il demanda assez humblement du fromage. La boule de Hollande apparut sous sa croûte rose fen-

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due d'une large blessure comme le rire jaune d'une pleine lune. Maintenant la grosse femme ver- tueusement faisait retomber ses manches et s'en allait rire à la cuisine avec l'homme qu'on ne voyait pas. Dolf tristement couvait son feu inutile de paillardise. Et ayant réglé l'écot, tous deux dé- talèrent. Se peut-il, songait Dries avec un peu de honte, que j'aie pu prendre attention à cette poupée de kermesse quand l'image de ma pure et chère Mamie devrait être toujours vive et brillante en moi comme la petite lampe d'un tabernacle?

S'il vous plait, Dries, fit Dolf, nous prendrons par ce quai. De rue en rue nous serons avant peu peu au béguinage nous attend ma jeune sœur Godlieve. La mère l'a avertie.

Il entra prendre, en passant, une commande chez une marchande de potiquets. La pluie en- core une fois bruinait, fine comme le fil que des dentelières, assises, le carreau sur les genoux, der- rière les fenêtres, dévidaient des bobines entre îeurs maigres doigts de buis. On l'entendait gré- siller aux vitres des petites lanternes suspendues par des chaînettes- devant les niches des Sainte- Marie au coin des rues. A lentes larmes elle ruis- selait aussi sur la chair nue des Bon-Dieu de pitié grelottant au chevet des chapelles. Des mantes à ca- puchons à pas menus trottaient. Il venait du fond des venelles de pauvres visages de misère, blancs comme la mort après les sacrements. Des petits en- fants roupieux^ en sautelant dans leurs sabots, s'é- merveillaient, à la montre des pâtissiers, devant ies bonshommes en pâte de spikelaus fraîchement

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sortis du four. Toujours une cloche tintait quelquo part dans la ville, une cloche très vieille et trébu chante comme des pauvresses d'hospice qui s'en vont à crossettes.

Ils dépassèrent le porche. Un crépis de murs clairs, percés de portes à judas grillés sous des statuettes de vierges et de saints, bordait le pavé gratté, pelé de ses herbes. C'était, dans la vie du quartier, une solitude assoupie de petites maisons basses, à volets verts en retrait derrière les clôtu- res, avec de menus jardins d'ifs et de buis tour- nant en rond autour d'un gazon oii essorait la lessive. Quelquefois une porte battait, une des béguines, dans un cliquetis de grains de chape- let, trottait du côté de la chapelle. D'autres, arrê- tées à l'angle des ruelles malgré la pluie, leurs mains croisées à la ceinture, avec mystère caque- talent, saintement médisantes^ d'un chuchotis d'eau qui coule. Un tire-bouchon de fumée se fafalait à ras des vieux toits à lucarnes en capuchon, comme les banderoles en caractères gothiques dans les an- ciens tableaux.

Dries tira une tringle; un son rouillé d'antique iiorlogerie grelotta au fond des corridors. C'était la jaaison des Novices, comme on appelle, dans ces ])etites cités théologales, les maisons plus spa^^ieu- ses les jeunes béguinettes accomplissent leur temps d'épreuves. Des pas glissèrent, un trousseau de clefs bruissa. Et joyeusement un visage gras entre deux âges, couleur de cierge rance sous la cornette à deux ailes, s'écriait :

Je ne me trompe pas? C'est bien notre Dolf

196 LE Vent daNs les mouliNs

Barthe? Sœur-Marie-des- Anges sera bien contente de vous voir^

Elle s'effaçait contre le mur, les laissait passer, refermait le vantail d'un tour de l'énorme ciel". Et puis, semant devant eux des petits gestes oints et de dodus sourires, elle les fit entrer au parloir, une grande pièce à chaises en paille alignées le long du mur, avec une table longue au milieu, couverte d'une toile cirée, car c'était aussi, pour le repas du soir, le réfectoire. Sur le trumeau de la cheminée une Vierge, en robe de satin bleu, un voile de dentelle sous les fleurons de la couronne, à deux mains présentait au monde l'Enfant Jésus rose comme un fondant. Un portraij. du Pape, au- dessus du piano, souriait tout blanc, entre une Fuite en Egypte et une Nativité encrassées d'âge et de fumée.

Ils demeurèrent seuls un instant. Un relent de fruits mûrs se mêlait à une odeur de vieux chêne et de papier de tenture moisi. Puis l'escalier sous un pas pressé craqua. Ils virent entrer une petite sainte femme de vingt-deux ans, d'une chair fraî- che et laiteuse, toute courte dans sa taille d'en- fant grasse. Dolf Barthe ne lui serrait pas tout de suite la main, respectueux devant la jolie sainteté en fronteau blanc de sa cadette.

Ma sœur...

Bries, de son côté, avait peine à reconnaître, sous les lunettes qui brouillaient son clair regard d'autrefois et la coiffe aplatie par dessus ses an- ciens cheveux bouclés, la frisque petite Godlieve, sa cousine, avec laquelle il se roulait dans les

LE VENT DANS LES MOULINS 197

meules de foin. C'était sa seconde année de novi- '^iat : selon la règle, elle ne sortait plus, vivait en- fermée, attendant la fin de la troisième année pour se mettre en ménage dans un des petits « cou- vents » et se reprendre à sortir librement. Dries saluait, disait aussi :

Ma sœur...

Sœur-Marie-des-Anges seule ne paraissait pas gênée, riait, frappaitdes mains, demandait des nou- velles de tous les gens de leur village. Elle leur expliqua que si elle portait des lunettes, c'est parce qu'en arrivant elle avait été longtemps tentée de se regarder aux miroirs. A chaque geste^ les grains, la croix et les médailles de son chapelet lui brelo- quaientaux genoux, dans les plis droits de sa coule. Dries remarqua que déjà, comme les autres, sous la guimpe qui lui écrasait la gorge, elle avait perdu la grâce. Ses pieds aussi, chaussés de sou- liers à bouts carrés, se prenaient en marchant dans sa jupe.

Elle les mena voir la cuisine blanche, reluisante de cuivres, carrelée de bleu. Des novices comme elle, sérieuses sous le fronteau, le tablier bleu noué par dessus la robe relevée, rangeaient les vaisselles, écuraient les cuivres, épluchaient de la salade pour le repas du soir. Une commençait à se blétir, d'un jaune de coing aux pommettes, avec une craquelure de petites rides autour des yeux. Toutes parlaient bas, à l'étouffée, comme des pen- sionnaires au couvent quand il entre un étranger; et du coin de Toeil elles regardaient ce Dolf Barthe, le frère de la petite sainte.

198 LE VENT DANS LES MOULINS

Sœur-Marie-des-Anges les promena devant les armoires. Chaque novice avait la sienne, doat elle retirait la clef, avec le goût de garder à soi quel- que chose secrètement, dans la communauté du reste. Elles serraient leur couvert, leur linge de table et des macarons : quand elles ne man- geaient pas ensemble au réfectoire, elles abais- saient une planchette sur laquelle elles dépê- chaient un bout de dînette. Le jour bas, pluvieux, > grisaillait les fronteaux, estompait les mains et les visages, dans la blancheur des murs. Dries déjà connaissait l'économie de ces petits intérieurs de béguines, chacune apportant sa part de la dépense commune et à tour de rôle tenant le ménage et dirigeant la cuisine.

Sœur Marie-des- Anges ensuite les^ conduisit à l'étage. De chaque côté des corridors s'ouvraient les portes des dortoirs. Ils virent son petit lit aux ri- deaux blancs, la natte d'osier tressé devant la table de toilette, l'armoire au linge, la chaise basse sur laquelle matin et soir elle priait. C'était une chose si simple pour elle de leur montrer cette intimité innocente de sa vie comme si déjà ils n'étaient plus des hommes. Elle se tournait toujours vers Dries, ses grosses petites mains croisées à la taille, lui par- lait avec une nuance de supériorité, plus avancée que lui dans la hiérarcliie des âmes. Qui aurait dit que c'était vraiment cette petite Godlieve qui si facilement montrait ses jambes en jouant avec lui dans les foins?

De la fenêtre oji apercevait le jardin sinué d'allées en lacet sous des massifs de fusain'? <nde saint phory-

LE VENT DANS LES MOULINS 199

carpe, avec une charmille vers le fond et, au milieu, un boulingrin bordé de pyramides de buis. Les soirs d'été elles y venaient danser à la corde, jouer à la balle et à la raquette, leur robe troussée par devant, avec le battement d'ailes de leurs cornettes comme des oiseaux échappés de la volière. C'était amu- sant ! Et tout à coup mystérieusement elle leur dit qu'un matin sœur Marie Madeleine, la plus jeune des novices, avait été surprise au lit par la Révé- rente Mère, dorlotant sur l'oreiller une poupée qu'elle avait habillée en sainte vierge. Quel émoi dans la maison I Sœur Marie, pour cette profana- tion, avait faire pénitence pendant un mois, se privant de sucre au café du matin et récitant cent Ave par jour.

La nuit tomba; des ombres en face se murent sur les rideaux, derrière les vitres éclairées du vacille- ment des chandelles. La petite sœur, après per- mission de la Mère, les accompagna par les ruel- les du Béguinage, sonnant à des portes et faisant venir aux judas des coiffes de bonnes femmes qui ensuite avec prudence ouvraient et consentaient à laisser visiter leurs maisons. On passait par le petit jardin décoré de buis, de boules de verre et de plâtres de sainteté, comme des jardins mystiques. Le couloir était au bout, blanchi à la chaux, un pail- lasson devant les portes. Un feu de houille grasse ronflait dans des poêles à tuyau plat. Il y en avait qui polissaient avec le fer des cornettes raides d'empois. D'autres reprisaient des surplis pour les églises pauvres, s'interrompant pour passer l'eau du coquemar sur le chausson au café, Quelques-

SOO LE VENT DANS LES MOULINS

unes à gros nez prisaient et bruyamment se mou- chaient dans des mouchoirs rouges à sujets religieux. Sœur Marie tranquillement disait que quand elle serait béguine, elle priserait comme les autres. Elle avait récemment acheté au colporteur une douzaine de mouchoirs sur fond rouge benoitement souriait le Pape. La plupart, déjà âgées, ressemblaient à des boules de pâte rissolées dans la graisse, à des pom- mes reinettes un peu bletties, couturées de grosses rides. C'étaient d'anciennes demoiselles de cam- pagne à qui leurs frères avaient fait la dot régle- mentaire, des veuves aussi venues dévotement oublier le monde. Quelquefois l'une ou l'autre, après s*être essayée un peu de temps, repliait ses voiles et s'en allait se marier. Personne n'y trou- vait rien à redire.

Ils arrivèrent à la chapelle, un humble et hu- mide sanctuaire, fleuri de palmes dorées et de fleurs en papier, avec un culte puéril de Cœurs de Jésus polychromes et de petites statuettes en soie et en dentelle comme des poupées. De vieilles pierres tombales défoncées crevaient le sol. Au bord des confessionnaux, des figures de saints et d'apôtres avaient des gestes redondants et maniérés. Raides aux plis des longs voiles blancs, des béguines, dans l'odeur d'encens moisi tiédissant autour des lampes, priaient. Dries ne savait pas pourquoi la petite chan- son de la petite nonnette tout à coup chantait en lui.

Sainte-Marie-des-Anges leur tendit le bout de ses doigts trempés au bénitier. Mentalement ils di- rent un Pater. Du côté des chaises, on entendait

LE VENT DANS LES MOULINS 201

claquer des bulles de salive dans l'ardeur des orai sons. D'un souHle bas elle leur avoua son ambition de devenir un jour la sacristaine de l'église.

Une dernière ibis ils traversèrent les rues de cette petite banlieue spirituelle des grands cloîtres. Puis devant le porche, sœur Marie-des-Anges avan- çait ses grasses mains courtes, toujours riante, rafraîchie de ce contact avec la famille.

Compliments à maman, à ma tante, à tout le monde... Dries, je dirai une bonne prière pour vous.

Allez, ma sœur, j'en ai bien besoin.

Et il était repris d'une grande soif à cause de l'odeur acre de l'encens. Tous deux se sentaient l'âme douillette et neuve, empesée de bonnes in- tentions, comme les cornettes sous le fer à repas- ser. Dehors, c'était toujours le même petit picotis de pluie. Un feu malade clignotait aux vitres ter- nes des réverbères, capuchonnées d'un brouillard roux. La vitrine des boutiques s'amatissait de buée, sillonnée par la coulure des bubelettes de pluie à mesure qu'elles fondaient. Des flaques entre les pavés étaient noires, avec un poisson d'or trem- blant au fond. A temps réguliers, de par dessus les toits s'abattait la rafale enrouée des cuivres du ca- rillon, une pauvre vieille chanson de Flandre que les mères d'autrefois, tirant l'aiguille à la veillée, avaient entendre tinter à la fenêtre comme un oiseau qui veut entrer. Tout cela si démodé, dans cette bruine fine pleuvinant comme par les trous d\me pommelle d'arrosoir, qu'on croyait entendre grelotter les J)etites âmes du passé au tournant des rues.

203 LE VENT DANS LES MOULINS

XXI

Le train quelquefois les débarquait dans un réveil maussade de petite ville. Le boulanger et l'épicier commençaient seulement à ouvrir leurs volets. Trois chiens rôdaient dans le silence de la place. Le curé rentrait à la cure après la première messe. 11 y avait toujours quelque part une halle, près d'un bef- froi. Lentement un arôme de café montait des toits avec la spirale des fumées bleues. L'homme des- cendait fumer sa pipe au jardin. La femme à son tour y venait. Tous deux ensuite, dans les^petites maisons carrelées de faïences bleues, derrière la porte échancrée d'un cœur, en vieux époux inno- cemment s'asseyaient sur la chaise à double lunette. Les petits métiers s'éveillaient, le rabot du char- pentier, la navette du tisserand, la bobine de la dentelière. Au bout de la rue un moulin à farine tournait. L'aube d'un moulin à huile battait l'eau. Une chaudière de brasserie ronflait. On sentait que le cœur de la petite ville ne voulait pas mourir. 11 fallait entendre Dries.

Qui a dit que la Flandre était morte ? La Flan- dre vit, elle ne passe pas un jour sans mettre un clou dans la porte, sans faire un point à la toile.

Il venait vers midi, aux miroirs pendus à l'extérieur des petites maisons^ de bonnes dames

LE VENT DANS LES MOULINS 203

à bonnets verts, avec de gros yeux émaillés de poisson. Un petit plat de cuivre était comme un petit soleil au-dessus de la porte du barbier. C'é- taient toujours les mêmes bruits, de menues pelle- tées de vie sourde tombant au fond d'un trou avec la fine poussière des notes d'un carillon ou un glas de cloches. Dans l'air fumait une odeur de houille grasse comme si après les maisons il y avait un petit port avec un petit bateau qui allait partir pour la mer. Quelquefois il passait un corbillard avec ses lanternes jaunes. Une petite queue de monde suivait : le cimetière n'était jamais loin. Dans le soir une verrière de chapelle s'allumait : on croyait voir traîner sur le parvis le bout de la robe joaillée d'une Notre-Dame des Douleurs. D'humbles lueurs de veilleuses tremblaient au fond des chambres.

Dolf Barthe çà et entrait voir des clients, pre- nait ses commandes pour l'année. Voilà plus d'un quart de siècle que la potière fournissait aux mêmes petites boutiques ses pots à beurre bleus, ses cas- seroles, vertes et les petits coqs jaunes de ses es- quipots. Les boutiques, derrière leurs comptoirs vermoulus, n'avaient pas plus changé que son in- dustrie. Dolf était comme en famille, son coude sur le comptoir, regardant les petits coqs et les grands pots qui avaient l'air de lui dire bonjour.

Un bon moment, c'était, au coup de midi, le dî- ner à la table d'hôte dans une vieille hôtellerie, relais des gros fermiers et des roulotiers de la con- trée, fleurant la desserte et le crottin frais. Une somme minime leur assurait en abondance dQS vq-

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lailles bouillies et du bœuf mariné dans d'épaisses sauces vinaigrées. Alourdis par la nourriture, ils flânaient par les rues, finissaient par tomber dans une solitude recluse de Béguinage. Près des rein- parts, quinze à vingt petites maisons aux briques i effritées d'un rose malade d'érésypèle et fleuries de ravenelles sous l'avancée d'énormes toits safran, toujours faisaient le cercle autour d'une cour enva- hie par l'herbe, avec une pauvre très ancienne mi- sère de chapelle au fond. Bries n'avait plus envie de chanter la petite chanson de la nonnette.

La tristesse des petits canaux s'enfonçant dans le soir des campagnes, ensuite les attirait. Des barges de Hollande, de lourds boiers enfocçaient dans les huiles stagnantes. L'œil clair d'une lampe regardait derrière la guipure aux lucarnes du roef. Le reste du monde n'existait pas pour la fa- mille du pauvre batelier qui à cette heure, assis autour de la petite table, mangeait du hareng en buvant du thé dans les petites tasses de Delft. Et on entendait vagir un petit enfant dans le noir du bateau. Un pas se hâtait le long de la passerelle. Une étoile quelquefois s'arrêtait au-dessus du ba- teau comme pour annoncer une nativité. Si Piet Baezen était avec nousl regrettait Dries.

Il y avait aussi toujours quelque part, au fond d'une venelle éclairée d'un lumignon fumeux, un honnête petit estaminet aux stores blancs frais, comme une dentelle de berceau. De vieux hom- mes, sans parler, y fumaient dans de longues pipes de terre. Ils avaient de lents claquements humides de la bouche,, comme des poissons venant respirer

LE VENT DANS LES MOULÎNS S05

à la surface d'uu bocal. Leur vie, à ceux-là, était faite des petites bouffées de tabac qu'ils soufflaient devant eux. Ils vivaient très vieux comme des saints, et leur pipe durait jusqu'à leur mort. Il venait encore d'humbles et doux vieillards des hospices en jaquette couleur olive et qui faisaient le même geste de lustrer leurs genoux avec leurs mains de buis. A dix heures une cloche sonnait. Des pas mystérieux se hâtaient. On croyait enten- dre la marche du guet s'étoufFant dans le som- meil de la ville.

Ainsi allant, ils arrivèrent à Bruges la veille de la Saint-Nicolas. Les toits étaient capuchonnés de neige; de fines guipures dentelaient les pignons; toutes les petites statues avaient mis leur douil- lette. C'était doux comme un rêve. Des hommes poussaient des traîneaux, avec, dedans, les enfants qui revenaient de Técole ou de vieilles dames qui partaient entendre les offices^ un couvet à braises sous leurs jupes. Par moments quelque chose dége- lait, tournoyait avec le vol des flocons : c'était le carillon qui sonnait les quarts. Et ensuite on n'en- tendait plus rien, comme dans un puits. Dries se rappelait la joie de sa petite enfance quand, au matin, il voyait par la fenêtre les tuiles des toits poudrées de neige comme les trous d'un gaufrier est resté du sucre.

A cause du froid ils marchaient en soufflant dans leurs doigts. Quelquefois ils entraient dans une église remplie de siècles et de tombeaux. De misé- rables femmes grelottaient là, agenouillées sur les dalles, aux trous des mantes; de pauvres vieuj^

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hommes sous le porche tendaient des mains aux minces peaux violettes comme des écaflotes d'oi- gnons. Entre les maisons blanches les canaux noirs ressemblaient à des coules de béguines sous Pem» pois glacé des coiffes.

Oui, disaient-ils, voilà bien cette ville morte de Bruges.

Ils disaient cela comme tout le monde le disait.

A midi, comme ils entraient manger, à l'estami- net de La Vache, les gros harengs fumés qu'on appelle des croqueleux à Bruges, ils s'entendirent appeler. Quelqu'un, dans le jour bas des vitres, riait. Aussitôt Dries lapa dans ses mains, criant :

Begodl C'est lui-même t C'était Flan^ers.

Le poêle ronflait, ils eurent fîhaud. De quart en quart jouait le carillon. Un céleste petit acrobate vêtu d'or montait à la pointe des arpèges, volti- geait à travers des trapèzes de cristal avec des bonds fous. Quand tout à coup cela s'arrêtait, on restait haletant comme si vraiment quelqu'un avait roulé de la tour et s'était cassé le cou. Et à l'autre quart, la petit acrobate vêtu d'or recommençait à grimper en plein ciel.

Le démocrate était content : il disait qu'il avait fait une bonne tournée. Un soir il avait tenu assem- blée dans une grange abandonnée. Il était venu des paysans et des ouvriers. Comme on manquait de lampes et qu'on ne se voyait pas, à chaque motion il faisait allumer les allumettes pour nom- brer ceux qui étaient de son avis. Aussitôt le phos- phore craquait. Dans le noir de la grange flambait,

Le vent dans les moulins â07

comme des chandelles de procession, la petite flamme rouge des allumettes. Des visages rudes aux orbites pochées d'ombre s'éclairaient d'à coups vio- lents. Puis tout s'éteignait, la grange replongeait dans l'épaisse ténèbre. Il racontait en riant que ce soir-là, encore une fois il avait failli y passer. Une poussée l'avait acculé vers le mur du fond. Il s'était senti lentement écraser dans la nuit, les boyaux aplatis. En sautant par dessus des épaules, il avait DU enfin se dégager. Le cœur de Dries battait comme s'il tenait encore dans les mains le mouchoir rouge de sang.

A présent, dit Flanders, nous sommes sûrs de passer aux prochaines élections.

Ils avaient fini de manger leurs croqueleux. Le fils du marchand de lin n'entendait rien à la poli- tique. Il se mit à tirer sur sa pipe.

Voilà, Flanders, fit-il, je n'aime pas cela, je "vois autrement les choses. Quand j'entre chez les petites gens du village, ce n'est pas pour leur par- ler de la politique. Je leur dis : Prenez patience, le temps va venir le monde aura une conscience. Ce jour-là, ce sera fini du maître et des impôts, vous redeviendrez des hommes libres. Voilà, oui, Flan- ders, il faudrait que le monde ait une conscience.

Le démocrate riait franchement :

Pauvre ami, ils risqueront d'attendre long- temps.

Eh bien, nonndédië 1 nous chanterons la chan- son de la Faux, nous brûlerons les châteaux, s'é- criait Dries, debout, le bras tendu,

Flanders lampait un coup.

Ô08 LE VENT ïi..NS LES MOULINS

Bon! mais il y a les gendarmes, il y a tout l'ordre social qui noierait cette folie dans le sang. Croyez-moi^ Dries : nous ne vivons plus dans un temps de révolution. Il nous faut saper logiquement la société actuelle afin de nous y faire une place.

Les socialistes aussi parlent ainsi, fit Dries Abeels en se rasseyant, un peu refroidi.

Et ils ont raison. Eux d'un côté, nous de l'au- tre, il faudra bien que le vieux mur tombe! En- suite, ce sera le plus fort qui sera le maître.

Dries réfléchissait un moment et puis il disait doucement :

Ecoutez, Flanders : le mur tombera et en tom- bant, il écrasera les pauvres gens qui sont au pied ; il n'y aura pas une misère de moins dans le monde. Ce seront toujours les mêmes pauvres dia- bles à qui on donne un os à ronger. Et comme ça, on aura simplement changé de maîtres.

Flanders haussa les épaules, une ombre au pli des sourcils, sans colère.

Je dirai ce qu'il faut dire, Dries Abeels. Main- tenant nous cessons de marcher la main dans la main, mais tout n'est pas de parler. Avec des idées comme les vôtres, ce qu'il faudrait faire d'abord, ce serait de ne pas garder pour soi-même le gros morceau. Tout le monde sait bien que le fils du marchand de lin ne manque de rien dans sa mai- son. Plus tard il pourra vivre grassement du rap- port de ses petites terres et de ses petites fermes.

Dries se leva^ se rassit, et il soufflait dans ses joues. Lui aussi était sans colère, nu dans sa pauvreté de conscience devant la grande misère du monde.

LE VENT DANS LES MOULINS 209

Voilà, c'est vrai, dit-il sourdement, un homme qui a les idées que j'ai devrait commencer par vi- vre de la vie de ceux qui n'ont rien. Je mange plus qu'à ma faim, je bois plus qu'à ma soif. L'ar- gent des pauvres diables nous fait des rentes que nous ne parvenons pas à dépenser. Tout cela est vrai, Flanders : je vous en demande bien pardon.

Il avait tiré son chapeau, il sembla saluer la dé- tresse humaine. Et à présent Flanders le regardait muet, gagné à son tour d'une petite émotion, at- tendant ce qu'il allait dire. Dries quitta la table, alla vers les fenêtres qui donnaient sur le canal, et il ne disait rien encore; il ressemblait à un homme qui va prendre une grave résolution. Des instants passèrent, le carillon piqua son quart, et comme il leur tournait le dos, ils s'aperçurent qu'il por- tait la main à ses yeux et ensuite se mouchait. Flanders appelait la servante et lui commandait de renouveler les verres.

Dries tourna sur ses talons et revint vers la ta- ble. Une rougeur bordait ses paupières, mais d'en- tre les cils coulait une claire lumière. Il posa la main sur l'épaule de Flanders, le visage grave et souriant :

Vous auriez eu le droit de me parler plus du- rement, dit-il. Je ^ous remercie. Maintenant je sens ce que j'ai à faire, et cela je le ferai, jb le jure ici, dans cette vieille ville de Bruges.

Dolf tirait de grosses bouffées pressées de sa pipe. Dans son coin de jardin, près de ses ruches, il ne lui était jamais venu à la pensée que le cou- sin lui apparaîtrait un jour sous cet asoect. 11

210 LE VENT DANS LES MOULINS

demandait quelle pouvait être cette chose que per sonne ne savait encore et que Dries ferait un jour» Flanders à petits coups tenait son verre et sem- blait tout à fait rassuré. Dries déjà l'avait dit tant de fois qu'il lui arriverait de le dire plusieurs fois encore ; et ensuite on verrait. Il reposa son verre sur la table et en regardant du côté du canal, il disait :

Cela, oui, je crois que vous le ferez un jour. Le tout est de n'être pas pressé.

Ayez confiance en moi, gravement répondit Dries.

Il allait regarder au bas encore une fois lejcanal de la maison et il ajoutait :

Il y a aussi une eau qui dort depuis des

siècles. On ignore d'où elle vient et elle ne va pas

à la mer. Cependant elle est pour quelque chose

qu'on saura plus tard.

Aussitôt le démocrate criait très haut :

Il ne faut pas regarder au fond de l'eau. C'est un miroir trouble et dangereux ne se re- flètent que des ombres.

Maintenant il se tournait vers d'étranges disques brillants qui pendaient aux murs.

Ceux-là aussi déforment les aspects, bien que du moins ils vous reflètent vivant. Les autres sont profonds comme des puits et on n'y aperçoit plus que la mort.

Us se levèrent, attirés par le miroitement des glaces; de loin on venait en visiter l'artifice sub- til et malicieux. Le comique caricatural de leurs faces épatées en courges moUeâ du allongées en

l

LE VENT DANS LES MOULINS 21i

poires chatouilla d'abord en eux un rire intense et muet. Bientôt il déborda par saccade, chacun pouffant dans son coin sans s'occuper des autres. La basse de Flanders roulait, à mesure secouée de hoquets. Dries sentait le rire lui remonter dans le nez en fanfare grêle comme les couacs du piston, les jours de sortie des Fanfares. Dolf ne partait pas tout de suite, pris de petites quintes solitaires, intérieures. Mais au bout de quelques instants à son tour il éclatait. Des râles l'étranglèrent, lui tordant les joues comme un masque, et à peine on Tentendait dans la bourrasque d'hilarité qui renversait Flanders et Dries. Tous les trois étaient maintenant congestionnés, la bouche tirée jus- qu'aux oreilles, les yeux larmoyants et bouffis.

L'accès ne s'apaisa qu'à la rue. Ils recommen- cèrent à piétiner dans la neige boueuse des car- refours. Le soir tombait d'un ciel bas^, dévidant ses pelotons de laine, sans trêve. Les boutiques s'allumèrent, des roues d'or et de pierreries tour- nèrent aux verrières des églises; les petits traî- neaux toujours repassaient. Çà et ils s'arrêtaient à regarder le miracle d'une ancienne architecture, vrillée comme une vigne sous la dentelle des flo- cons.

Ils longèrent les anciens remparts : des moulins sur leur butte regardaient si le vent qui faisait ap- pareiller les flottes n'allait pas revenir. C'étaient les derniers de tout ce peuple de moulins qui bourdon- naient joyeusement comme de grosses mouches, tournés vers la mer. Ceux qui restaient faisaient des

S12 LE VENT DANS LES MOULINS

tours. Cependant dans les enceintes nouvelles des meules ronflaient, ils entendirent battre des mar teaux, siffler des chaudières. Flanders, d'un larg^ geste, faisait lever des pignons en col de cigogne. des toits recourbés comme des proues de galères, Tenfilade des quais d'une ville jeune qui, par les larges baies d'un port ouvrant sur la mer, voyait revenir les galions d'or du passé. Il enfla la voix :

Allez, je vous le dis, la vie déjà comme une semence de forêt tressaille sous la terre des ancê- tres. Attendez seulement qu'elle ait poussé : nous referons les Flandres grandes et glorieuses. Ce sera ici l'un des joyaux du monde. Partout des docks, des entrepôts, des édifices de marbre et de métaux. Des ponts de fer hauts comme des tours, avec des phares et des pilons à leurs bouts, enjamberont les darses. Et plus de misère, plus de chômage : du travail et de loyaux salaires pour tout le monde. La richesse publique, venue par la mer, montera avec ses marées, fertilisera les campagnes au loin.

Il avait les yeux fixes et durs de ses haran- gues, monté sur une table ou sur une borne. Tous deux cessaient de tirer sur leur pipe, tendaient la tête vers les cercles que son bras décrivait sur les fonds de la ville. Celui-là, c'est bien le tam- bour des Flandres : quand il bat, il ferait marcher des pierres, pensait Dries en soupirant. Si seule- ment il pouvait me donner la foi en moi-même I Je verrais plus clairement la chose que je dois faire. Ils passèrent sous de vieux ponts aux arches eff'ri- tées, tournèrent en des écheveaux de ruelles bor- dées de petites maisons jaunes et lépreuses sous

LE. VENT DANS LES MOULINS 213

des toits profonds comme des cagoules. Devant un mail d'arbres filigranes d'argent, un porche au bout d'un pont s'ouvrait. Des cornettes blanches, dans la blancheur de la neige, glissèrent au cli- quetis des chapelets. Un feu rose tremblotait en une verrière, de l'autre côté du porche. Ils er- rèrent dans un pourpris limité par des logis bas^, en cercle. Sous leurs frimas clairs dans le soir, elles ressemblaient aux maisons d'une boite de bergerie, après qu'une main d'enfant a levé le couvercle. Et il y avait un pré blanc au milieu de l'enclos : sans doute l'agneau pascal y venait pâturer près de la Fontaine de Grâce les lys évangéliques. Quel- quefois une porte, dans le grand silence ouaté, semblait retomber sans bruit sur un vol d'ailes d'ange comme dans les vieux tableaux. Une noc- turne figure à coiffe flottante rasait les sentiers d'amiante, se perdait dans le lisse paysage tissé de soies d'argent. Ils pouvaient croire qu'elles allaient ondoyer leurs voiles candides au symbole du Lac d'amour prochain. C'était si loin de la vie quoti- dienne^ ce tendre et délicat hiver des âmes douce- ment gelées au fond des petits couvents de givre et de cristaux! Aux vitraux de la chapelle, tintait le chant frêle d'une psallette céleste.

Quand ce fut le temps, ils menèrent Flanders à la gare ; il avait à faire son journal le lendemain. Dries était ému en lui pressant la main, comme si entre eux désormais il existait un pacte solennel qui les liait l'un h l'autre. Maintenant, songeait-il, il faudra bien que je saute le fossé. Il ignorait tou- jours de quel pied il le sauterait. Le démocrate,

214 LE VENT DANS LES MOULINS

y en partant, exprima un regret, sans aller jusqu'au jbout de son idée.

L'un tire à droite, dit-ilj^ l'autre à gauche. C'est dommage ; nous avions compté sur vous, Dries Abeels

Le train siffla, patina sur le noir des rails dans l'hiver émaillé.

Ils s'en retournèrent nuiter à la Porte Rouge, sous la tour des Halles, une auberge fumeuse et grasse dételaient les rouliers. Dries, tout en che- minant, pointait les yeux vers les jolis toits de Bru- ges, une vraie forêt de pignons effacés, houppes de neige comme des sapins de JYoël. Les riantes lé- gendes patriales chantaient dans son cœur frais et crédule. C'était la grande nuit flamande des bou- tiques éclairées comme des chapelles pour une messe à ténèbres. Le rayon des coqs, entendant tinter les grêles harmonicas, croyait que c'était l'angelus du matin et s'égosillait. La joie des arches de Noë attendrissait la futilité des poupées et le rire ironique des pantins. Tout le monde était heu- reux chez le marchand de joujoux. Même les gens de la rue, avec leurs nez rouges et leurs cheveux poudrés de flocons, avaient un air de bonshommes en pâte d'amandes, comme on en voyait à la vi- trine du boulanger.

Dries regarda Dolf qui, dans ce moment, douce- ment léchait du bout de la langue les coins mouil- lés de sa bouche. Puis ce fut le tour de Dolf de regarder Dries et Dries avait une légère lueur humide dans l'œil comme une larme de sucre figée. Leur gourmandise était tendre, bienveillante,

tJS VENT DANS LES MOULINS .^1f,

familiale. Ils n'y purent résister et entrèrent s'ache- ter chez le grand marchand de la rue de la Cha- pelle une livre de spikelaus qu'ils croquèrent à coups de dents; Le carillon tinta. Le petit acrobate vêtu d'or encore une fois voltigeait sur les trapèzes do cristal, montait au plus haut des arpèges. Dans la claire musique valsaient les flocons. Le cœur de Dries comme un moulin de joie tournait. A flots la vie bourdonna. Il croyait voir un joli enfant souffler dans une trompette sous la lampe. Mamie disait :

Vois un peu : qui aurait cru cela quand tu es venu un jour avec les champignons ?

Dolf ne savait pas pourquoi le cousin tout à coup l'attirait et le serrait si fortement dans sa poitrine.

Cette nuit-là Dries fît un beau rêve. Il allait à la maison de Maris et il tenait dans ses bras une grande boîte. Il y avait dedans de menus arbres en copeaux poudrés de givre. Un agneau mystique pâturait un pré de grains d'anis. Des plumes de cygne tombaient sur les vitraux d'arc-en-ciel d'une chapelle. Il venait à la porte d'une petite maison fourrée d'ouate blanche une nonnette en béguin qui à petits pas s'en allait avec lui danser sur le pré. Elle tournait très vite dans ses jupons gonflés comme une cloche. Poppie et les petites filles riaient à pleurer. Tous les coqs chantaient. Et puis ils entraient s'épouser dans la chapelle.

Mo LE VENT DAÎHS LES MOULINA

XXll

4

Au village, une mort douce neigeait : tous les petits fossés étaient gelés ; les meules, derrière les haies en fine dentelle de MalineS;, ressemblaient à des pains de sucre. Au bout de chaque sentier c'é- tait la fin du monde.

Le marchand de pétrole ne passait plus en agi- tant sa sonnette. Le petit pêcheur d^anguilles n'al- lait plus pêcher dans les criques. Il y avait plus d'une semaine que l'écluse s'était refermée sur le dernier bateau. Les vieux près du chat se cuisaient les jambons au feu de J'âtre, regardant par la vitre tournoyer les flocons. Chez le tisserand la navette courait comme une souris. Un nourrisson vagissait aigrement en vomissant son lait. Çà et un fléau battait la paille. A quatre heures on entendait re- venir de l'école les petits sabots des enfants. Ces bruits faisaient des trous jusqu'au cœur de la terre.

Dries, lui, entrait fumer une pipe chez le forge- ron. La tuyère grondait, soufflait en tempête. Des milliers d'étincelles crépitaient sur les bras velus du géant. Même le jour, avec le reflet livide de la neige aux murs gras de suie et feutrés de li- maille, l'antre flambait, rouge et fumant. Goliath là-dedans brassait le feu et les métaux^ tapait à la bigorne, pourpre, avec une ombre terrible sur le

LE VENT DANS LÈS MOULINS ^17

imir, sans cesser de parler. Son rire clair sonnait à l'égal de ses marteaux. Quand il lui arrivait de parler du curé et des seigneurs, il tapait plus fort. On savait ce que cela voulait dire. C'était une affaire surtout quant il racontait la « journée du bateau, » comme il disait. Ses poumons soufflaient, toute la forge éclatait de sa colère et de sa joie. Il faisait mouliner des cercles de feu par dessus sa tête. A lui seul il était le bateau et le vent, les ouvriers du lin, l'orateur, la pierre qui sifflait, les pommiers qui s'ébourifl*aient par dessus la fuite des meur- triers, le petit mouchoir trempé de sang que Dries agitait. C'était la minute d'éternité qui désormais régissait sa vie et à laquelle il rapportait les jours et les mois. On finissait par croire qu'ils avaient été cent à leur jeter des pierres. On aurait pu croire aussi que c'était lui qui avait harangué le peuple. Dries Abeels était une après-mic?i, traînant un peu à allumer sa pipe aux charbons de la forge. Il avait un pli grave entre les sourcils. Une bube- lette de neige fondait à chaque peluche de sou paletot. Il tendit à Goliath sa blague à tabac.

Le tabac est bon, dit-il; j'ai pensé que vous aimeriez en fumer une pipe. Mais ce n'est pas seu- lement pour cela que je suis venu. Ami, que pen- seriez-vous d'un homme qui, étant riche sans avoir jamais rien fait pour mériter sa richesse, prendrait un jour la résolution de vivre de la vie des pauvres gens ?

Je le tiendrais pour un sot, répliqua l'autre sans barguigner, en avançant la main.

Et il ajoutait :

218 LE VENT Dans les moulins

Vous savez, la pipe, c'est pour le soir. Mais tout de même j'en prendrai une pincée.

On l'estimait un homme de bon sens au village. Il puisa dans la blague, envoya le tabac d'un coup de langue juter dans sa joue gauche et puis s'ex- pliqua. Il n'y avait ni dieu ni diable pour empê- cher un homme de jouir de son bien, qu'il l'eût ga- gné par lui-même ou qu'il l'eût reçu des siens 1 C'est affaire entre lui et la chance.

Il fit claquer une longue salive sur le sol, retapa un coup de marteau. D'ailleurs celui qui possède est seul considéré, celui qui n'a rien ne compte pas pour le reste de la société. Il voyait la vie à tra- vers un esprit judicieux et court, ayant lui-môme travaillé pour s'assurer quelque aisance. De »nou- veau il tirejuta un jet noir et en martelant sur l'enclume, il disait que l'important, après tout, n'était pas pour quelques-uns de volontairement s'appauvrir, mais pour tout le monde de s'enrichir.

Dries lui appuya la main sur le bras.

En travaillant, n'est-ce pas3 GoHath? C'est bien en travaillant de ses mains comme vous et les autres que vous voulez dire?

Le forgeron fit repasser, le tabac dans sa joue droite, laissa claquer upe dernière salive. Et en- suite il riait :

Mais il n'y a pas moyen de faire autrement, nondédié! cria-t-il.

Dries le considérait avec émotion.

C'est bon d'entendre une telle parole. Oui, c'est ce que je désirais savoir. Il faut que tous les hommes travaillent s'ils veulent goûter en paix la

LE VENT DANS LES MOULINS 219

joie d'avoir été mis au monde. Celui qui ne fait pas œuvre de ses mains n'a pas le droit d'être con- sidéré comme un frère par les autres hommes.

Ah! vous savez parler, vous! s'écriait Goliath avec une franche admiration. Oui, voilà qui est parler! Je voudrais qu'il y eût devant la porte cent personnes pour vous écouter.

Mais Dries hochait la tête.

Parler, ce n'est rien, ami. Tous parlent et aucun ne met en pratique ce qu'il dit. C'est une grande misère qu'on ait toujours des raisons pour faire le contraire de ce qu'on pense. Si seulement quelqu'un commençait... Voilà oui, Goliath, il faudrait que quelqu'un commence.

Il était tranquille et fumait à petites bouffées courtes sa pipe. Il demeura encore un moment à parler du moulin et de la graine ; et puis, sur le point de s'en aller, il disait au forgeron :

Voyez-vous, Goliath, toute l'affaire, c'est de faire démarrer la charrette. Ensuite elle va jus- qu'au bout du chemin.

Maintenant ils se seraient mis à vingt aux roues pour l'empêcher d'avancer, Dries était sûr qu'elle arriverait elle devait arriver. Dehors, il s'arrêta à regarder tourner le moulin avec ses grandes ailes. Le vent soufflait du bon côté : de- puis le matin il moulait sa farine sans s'arrêter. La neige blutée sur les tamis du paradis n'était pas plus fine. Dries avec vénération considérait ce patriarche du village : il avait nourri tant de gêné- lions du blé qui dansait dans sa trémie! C'était

220 LE VENT DANS LES MOULINS

comme la charrette : chaque fois qu'il était parti, il n'y avait que Dieu pour l'arrêter.

La ueige craquait, volait à la pointe de ses se- melles. Il entra chez le tailleur, un petit homme catarrheux et desséché qui travaillait près de sa fenêtre, assis les jambes en X, sur une table en- combrée de bardes. Celui-là non plus ne chômait jamais. Jusqu'à une heure avancée de la nuit, on était sûr de voir courir sur les rideaux l'ombre de sa main tirant l'aiguillée. Avec la petite tailleuse bossue qui cousait pour les fermes riches de l'autre côté de la place, c'était la langue la plus fourchue du village. Quand toutes les autres maisons dor- maient, leurs vitres comme de gros yeux conti- nuaient à regarder au fond de la vie des gens.

Crets, ce petit vieux recuit dans sa bile, sans lever la tête, voyait par dessus ses besicles entrer Dries avec son air d'homme satisfait. Aussitôt il se mettait à rager, remuait ses bobines et ses ciseaux.

Tailleur, plaisantait Dries en s'asseyant et tendant ses bottines vers le crépitement de la houille dans le pot de fonte, voila un bon temps pour ceux qui n'ont pas à sortir. Allez, vous avez un joli métier. Celui qui peut mijoter à l'étouffée dans la chaleur du poêle en gagnant point par point le pain quotidien est un homme heureux.

Bon 1 bon L graillonnait Crets, c'est facile à dire à vous, un homme gras et bien nourri! Vous avez trouvé votre pain cuit en venant au monde. Vous pouvez avaler vos bouchées doubles. On sait bien qu« vous êtes le fds du marchand de lin. Moi, je n'ai que la peau et les os, et il me faudra

LE VENT DANS LES MOULINS 221

travailler ainsi jusqu'au jour on me clouera entre mes quatre planches.

Ce n'est pas de ce petit singe quinteux et rêchu de Crets que Dries aurait pris conseil. Cependant il y avait dans son aigreur un sens qui s'accordait avec l'esprit droit du forgeron. L'un en ravaudant des braies et l'autre en tapant à la bigorne, se con- formaient, après tout, d'un cœur égal, au vrai devoir de la vie. Dries n'avait plus envie de rire. 11 décroisa ses jambes, regarda un peu de temps dans le sable à ses pieds et il disait doucement :

Il ne faut pas trop vite juger les gens d'après les apparences. Il peut arriver un jour où, moi aussi, j'aurai le droit de parler comme vous.

Une seconde la maigre main avec le fd demeura en l'air. Le tailleur, par dessus ses verres brouil- lés, regardait Dries, se demandant comment il raconterait la chose au cas vraiment il serait arrivé malheur aux Abeels. Et puis de nouveau courait l'aiguille; il avait au bout de ses chicots noirs un petit rire grêle qui grinçait d'un bruit de ciseaux mal huilés.

Vous mourrez dans une peau cousue d'or, Dries Abeels. 1 I une peau cousue d'or 1

Une peau comme la vôtre et toutes les autres, Crets, une peau tout juste à la mesure de mon cercueil, répondit tranquillement Dries.

La vapeur chaude qui montait du chaudron l'é- cœurait. C'était, en outre, dans cette pièce basse, une odeur sùrie de navets, de loques humides et de crachats. On était sûr de l'avoir pour longtemps dans les habits que faisait le tailleur. Il donna un

222 LE VENT DANS LES MOULINS

SOU à une petite fille assise datis sa cahière et qui soufflait des bulles de savon. Le chat sous la table jouait avec une bobine. La femme pelait un hareng-saur.

Ce n'est pas encore ce métier-là que je choisi- rais, songeait Dries sur le chemin. Ils sont tous méchants et vicieux dans la partie. Un vrai homme mène le bœuf rayer le sillon, plante des arbres ou rabote le bois de son lit pour le jour de ses noces.

Il se rappela qu'il était attendu chez le tisserand. Celui-ci avait perdu son enfant une semaine après que le curé l'avait fait chasser du parvis. On ne savait pas de quel mal étaient partis ensuite presque coup sur coup une petite de huit ans et un garçon de douze. Le garçon déjà travaillait à la filature, bien que le père, par colère contre les machines, eût juré que jamais aucun de ses fils n'irait à la fabrique. Mais voilà, en partant le ma- tin à cinq heures et en triant tout le jour la laine, le petit Nand gagnait un salaire de huit francs la semaine. L'autre mois, il s'était mis à tousser : c'était une fois qu'il avait fait sous la pluie, dans sa mince pelure de jaquette, les deux heures de marche qui le séparaient de la filature. On croyait tout de même qu'il était mort de cela. Hanske, la fille, n'avait pas tardé à s'en aller aussi. Le tisse- jrand alors avait bu pendant deux semaines, se noyant le cœur dans le genièvre. Depuis un peu de temps, il se remettait à son métier. Il avait fini par comprendre que trois petites bouches pâles qui he crient^ pbîj ^,prèa"k p$.{n sor^t H.r^ 44bafrai§ poDf

LE VENT DANS LES MOULINS 223

un pauvre homme qui lui-même jamais n'avait pu manger à sa faim.

Les nouvelles qu'apportait Dries étaient bonnes. Flanders s'était occupé de son affaire. Pendant les mauvais jours de sa peine, il était allé un soir casser les carreaux chez le curé : Dries et les amis avaient payé la casse. Mais le garde avait verba- lisé. Flanders assurait qu'il en serait quitte pour une légère amende.

Le tisserand avait quitté sa chaise basse, devant son métier. La navette ne courait plus comme la petite souris. Il aurait fallu voir comme il restait là, les yeux en terre, pleurant des larmes lourdes sans trouver une parole. Piet, un petit de huit ans avec de pauvres os mous qui ne s'étaient pas noués, pelait des pommes de terre, accroupi près d'un feu de cendres. Les voisins disaient que celui-là aussi était un oiseau pour le chat. Il entrait un froid de neige par une des vitres de la fenêtre, cassée. Dries fixement regardait, sous le retrait de l'escalier qui menait au toit, le grabat où, la nuit, l'homme cou- chait avec ses petits, roulés en tas sous une cou- verture trouée. Sa belle peau grasse de petit ren- tier tout à coup se grena de papilles à la pensée de toutes ces chairs bleues qui ne seraient pas plus glacées après la mort.

J'ai là, sur moi, un gilet de laine, dit-il. Ce n'est pas qu'il soit neuf, mais il peut servir encore. Mettez-le sur le dos de l'enfant.

Il retira son paletot, dépouilla le gilet qu^il je- tait sur le métier, disant :

-----^ CoiireS"^'. vieux |lô(J'£xt î.t-) eairtiî vj«rji> ^j»^! ^

!24 LE VENT DANS LES MOULINS

pluie. Rien ne peut empêcher que la petite semence germe quand l'heure sera venue.

Letisserand comme le tailleur eût pu lui répon- dre que c'était une chose facile à dire pour un homme riche. Il était sans fiel et sans malice, ayant plus souffert que les autres. Il leva sur Dries ses yeux mouillés.

C'est cela, oui. Il faut espérer jusqu'à la fin, n'est-ce pas, Dries Abeels?

Avant lui, les siens aussi jusqu'à l'heure de la mort avaient espéré, disant entre eux, au cœur des durs hivers, la même parole résignée et triste. C'est une chose horrible, songeait Dries en s'en allant, que le cimetière soit plein de leurs os sans qu'aucun jamais ait connu la joie de la vie. Il avait déjà pensé cela sincèrement autrefois en lisant les contes de Piet Baezen. Le bon froment qui fond sous la dent pourtant lui restait délectable. 11 n'en aurait pas savouré une succulente crêpe de moins le jour bienheureux de la Toussaint.

Or encore une fois sa peine montait. Il eut froid au cœur de la Mère Flandre pour toutes les misères qu'elle n'avait pu secourir. A l'infini, de hâves et faméliques figures sortaient des temps, gravissaient le calvaire au bout duquel Christ était mort et qu'après lui, de leurs genoux saignants avaient . râpé les saints confesseurs et lesmartyrs. Il subit l'accablement d'une minute de doute, désespéra des mansuétudes divines dans la vieillesse du monde. La terre se mourait d'égoïsme sous le froid des âges. La neige mettait des cheveux blancs aux arbres par symbole de l'hiver des âmes»

I

LE VENT DANS LES MOULINS 225

Il marcha courbé, tapant le sol durci avec son bâton. L'air sourd et bas pesait sur la misère du monde. Il ne pensait plus à ce qu'il était allé faire chez Goliath et chez le tailleur. Soudain quel- qu'un sur l'autre rive lançait le kling-klang. Il ne reconnaissait pas la voix. Peut-être c'était Gide Keukelaer. Cela fendit l'horizon de glace d'un vrai coup de faux. Oui, songea-t-il, brandir les faux et à coups d'éclair tout saper, s'eii aller par les champs de la vie comme le faucheur! Il com- prenait mieux à présent le sens de la chanson.

XXIII

C'était une semaine après. Le soir tombait. La neige^ en vol de ouates blanches, tremblotait dans le carré jaune des lampes allumées derrière les vi- tres.^.Les métiers du grand air chômaient. La vie s'était retirée au cœur des maisons, dans l'intime et profonde douceur des feux de houille. Quelque- fois une porte s'ouvrait; une lanterne au bout d'une ombre se dirigeait vers la soue aux porcs, dans la coulée rosé de la petite flamme sur la terre blanche. Personne, hormis Dries, ne passait plus par les petits chemins ; l'hiver partout met- tait le verrou. Il s'amusait à regarder les petites ombres courir sur les rideaux : une silhouette noire d'homme tressait des paniers ; un autre triait de la semence; le marchand de volailles plumait un

226 LE VENT DANS LES MOULINS

vieux coq entre ses genoux. Des rumeurs sourdes de ménages semblaient monter de dessous terre. Un chaudron de cuivre sonnait sur la dalle; des âtie^ ronflaient; un enfant aigrement soufflait dans une trompette.

Dries traversa la place, fit tinter la sonnette à la porte de la marchande de sucreries. C'était une pauvre petite boutique. Une lampe charbonnait avec une clarté gelée. Derrière les vitres étamées par le givre se brouillaient les bocaux à macarons et à caramels entre les pains d'épices et les con- ques de Noël. Le sourire craquelé de la vieille se leva de dessous un haut bonnet à rubans verts. Elle avait bien nouante ans et elle paraissait avoir l'âge du temps où, après l'école, il mettait un petit sou sur le comptoir et achetait un lion en sucre de pomme.

Mais... Mais... C'est notre Dries Abeelst

Dries avait son idée. Il faisait envelopper un quarteron de pain d'amandes. Et puis il s'en allait jusqu'à la pointe du village et entrait chez Boorlut le menuisier. Rieta, la femme, avait été une des belles filles du village. Une nuée de frelons avait tourné autour de ce cœur de saine rose mousseuse, et finalement c'était le menuisier qui l'avait cueillie.

Dries à petits coups secouait la neige de ses se- melles à la botte de paille en travers de la porte. Un garçon de huit ans, une grosse roupie au nez, faisait ses devoirs sous la lampe.

Hél Rieta, dit-il, j'ai pensé que petit ai- merait cela.

Il tirait de sa poche le sachet. L'enfant, dans sa

tE VENT DANS LES MOULINS 227

joie, demeurait sans rien dire, n'osant mordre aux friandes rondelles.

J'étais venu aussi pour parler au menuisier, , ensuite disait Dries mystérieusement.

Il gagna l'atelier. Des frisures de copeaux crol- laient sous l'établi, dans une épaisseur dorée de sciure de bois qui rendait mou le pavement. Il sen- tait bon la politure et le cœur de vieux chêne dans la chaleur du petit poêle, sous la grande baie vi- trée. Le menuisier exécutait les fines besognes du village Quand, à la pointe de son compas, il avait établi ses mesures, personne n'aurait eu besoin d'y revenir. Josef, l'apprenti, faisait la grosse main d'œuvre.

Boorlut leva à demi la tête, se remit à cham- plever un panneau de lit. Le panneau avait été taillé dans un clair bois du nord, avec un jeu de nervures autour de la moelle des nœuds.

C'est pour le fils du moulin qui se met en mé- nage aux Rois, dit'il.

Dries attentivement considérait les veines du bois, ayant toujours eu le goût de la menuiserie. Il songeait : Boorlut est un artiste à sa manière comme Kokx. Il ne trouvait pas tout de suite les mots pour la chose qu'il avait à dire. IL-sifflait entre ses dents une chanson de Maris. Il allajusqu'à la porte, revint sur ses pas. Et enfin il disait en riant hum- blement :

Voyez un peu quelle idée j'ai à présent! Je voudrais pouvoir faire comme vous un lit de ma- riés, Zeune Boorlut. Croyez-vous qu'un homme dq

Ô28 LE VENT DANS LES MOtLiNâ

I

mon âge peut encore se mettre à travailler dans votre partie?

Boorlut à son tour sifflotait entre ses dents. C'était alors comme si l'âme d'un petit oiseau se réveillait dans les fibres d'un arbre. Tout le monde savait que le menuisier tournait huit fois la langue avant de parler. On entendit claquer sur le cou- vercle du poêle, les soufflettes du pot à colle. Le rabot de Josef, poussé à deux mains, grinçait d'un râle aigre d'asthme. Schrewl Schrew I C'était Gide Keukelaer qui savait imiter tous ces petits bruits !

Boorlut tout à coup soufflait sur le bois en gon- flant ses joues. De fines poussières s'envolèrent. En- suite, sans lever la tête, il disait :

- Le lit, Bries Abeels, était déjà dans le bois de l'arbre avant l'arrivée du bûcheron qui Pa abattu.

Et il se remettait à siffler.

Dries s'attardait un peu de temps à réfléchir en caressant son menton. Quand il fumait une pipe, les idées arrivaient tourbillonner avec la fumée ; mais dans l'atelier de Boorlut, personne n'osait griller sa torquette à cause des copeaux. Enfin il levait un doigt de la main et le doigt demeurait en l'air, comme celui des apôtres écoutant parler la Vérité.

Zeune, fit-il gravement, si vous voulez dire que celui-là est incapable de travailler qui n'a pas eu de tout temps le travail dans les mains comme le lit était dans le bois de l'arbre, je crois, oui, qu'il en va généralement ainsi. Cependant on peut toujours espérer,- n'est-ce pas? Il faut espérer jus- qu'à la fin, comme disait le tisserand.

LE VENT DAT<S LES MOULINS 229

Le doigt s'abaissa et il regardait profondément à terre. L'humble foi du pauvre homme qui^ à tra- vers la mort et la misère, n'avait pas désespéré de la vie, lui mettait une chaleur au cœur. Encore une fois le menuisier se donnait du temps.

~ Ils seront bien là-dedans, dit-il en montrant le lit.

Il riait dans sa petite barbe frisée comme les copeaux.

Oui, répondait Dries en paroles lentes et sé- rieuses, ils dormiront leur sommeil heureux de jeunes époux. Et puis le prêtre viendra avec les sacrements, Zeune Boorlut. Ils auront dormi aussi leur dernier sommeil. Autrefois je ne com- prenais pas la beauté de vie qu'il y a dans un sim- ple morceau de bois.

Cette fois, le menuisier relevait très vite la tête.

Hél dit-il, dépité. Ce n'est pas ce que vous croyez : je l'ai choisi parmi les bois les plus chers.

Allez! je sais ce qu'il vaut, disait Dries en tirant sur lui la porte.

Et il se remettait à marcher dans l'hiver du vil- lage. Il était mécontent de Boorlut. Il n'éprouvait plus le désir de fraterniser avec les petites gens des métiers. Il n'avait trouvé chez eux qu'ironie et dédain : tous semblaient s'entendre pour le re- pousser de la grande famille des travailleurs. II faudra donc vivre seul avec mon idée, pensait-il, comme eux-mêmes vivent isolés dans leur travail.

Ses semelles à présent écrasaient une neige vierge; c'était un sentier à une petite distance de la rivière; aucun pas n'y avait passé av^nt h

230 LE VENT DANS LES MOULINS

sien. Il sentit une joie d'homme libre à se frayer un passage dans l'inconnu du monde. La mort blan- che des champs ne lui pesait pas, légère, bénigne, le grand suspens léthargique au fond duquel sour- dement tressaillait la vie. Mamiel dit-il doucement à demi-voix; et encore un peu de temps il répé- tait : Mamieî Mamiel semant les syllabes de ce nom dans la nuit, comme si de chacune d'elles de- vait naître une fleur. Cette tendre musique si hum- ble, venue au bord du bégaiement de ses lèvres, remplissait pour lui l'espace. Une force lui revint, la sève puissante des humanités, le tumulte joyeux du sang d'où naît la famille. Il regardait très loin une petite maison dont les lampes à cette heure brûlaient. Personne n'aurait pu la voir à travers une telle distance et elle était visible pour lui comme les doigts de sa main, heureuse, pleine du rire des petits.

La rivière était gelée. De l'autre côté se recu- laient les mornes prairies, limitées par les futaies du château. Un coup de feu soudain s'é moussa dans l'air sourd. Il tressaillit. Si c'était Tiest Keukelaert pensa-t-il; et il avait un grand froid au cœur. Dis- tinctement il entendit des cris par delà les prairies. Une ombre en courant passa sur la glace. Il était moins sûr que ce fût le fils du cordier. Les cris se rapprochèrent. Le héron aussi sortait du bois et criait.

LE VENT DANS LES MOULINS

XXIV

Sur la berge il avait débouclé ses patins, lo sang aux joues, un peu étourdi par la course. Le givre, sous un soleil pâle, élincelait en fins cristaux aux ramilles ébouriffées des pommiers. Un bleu tendre azurait la neige jusque dans les petits coins de la cour, au pied des murs. Une minute il restait dans le jardin, écoutant venir du fond des chambres une musique très douce et mystérieuse comme une messe de petites âmes d'anges au jubé d'une église. Il reconnut les voix de Mamie et des enfants accom- pagnées par l'orgue. C'est comme à Noël, pensait-il, quand on arrive par la campagne et qu'on entend de loin les enfants de chœur chanter la messe de minuit.

Il frappa un coup discret à la porte, du côté du potager. Personne dans la maison ne répondait. Il frappa une seconde fois et puis il se décidait à le- ver le loquet. Mais la cuisine était vide : toute la vie semblait s*ôtre retirée dans la chambre d'où partaient les chants. Le cœur lointain de la mai- son battait dans la palpitation des voix, dans les larges et lentes mesures de Porgue. Dries délicate- ment déposa sur une chaise près du feu un cabas dont il tenait l'anse passée à son bras. Maintenant, sur la pointe des pieds, il allait pousser la porte de la chambre.

S33 Le vent dans les moulins

Maris était assis dans le fauteuil de la mère, sa tête entre ses mains, profondément pensif. G'étiil Mamie qui appuyait aux touches du clavier s. s belles mains fraîches, rosies par Thiver. Elle chan- tait en jouant, la nuque pliée en arrière, ses yeux très hauts vers le bleu du ciel qui entrait par la fenêtre. Il voyait s'ouvrir comme le cœur d'une fleur sa bouche ovale, avec la nacre claire des dents au bord. Un de ses genoux après l'autre se soule- vait, pesant sur les pédales. Poppie, debout der- rière son épaule, chantait aussi, grave comme un chantre d'église. Quelquefois sa voix aigrement s'étranglait dans le nez quand il attaquait les notes élevées. Quelquefois aussi il tapait un petit coup de ses sabots à terre. Lotje, derrière l'autre épaule de Mamie, détonait plutôt. Bon Dieu! une si petite enfant I Jooske, elle, était assise sous la table et jouait avec sa poupée. Il y avait un peu de temps qu'elle lui avait cassé la tête; elle l'aimait tout de même comme ça.

Maris seul, perdu dans son rêve, ne l'avait pas entendu entrer, si étouffé que fût son pas. Poppie avait tourné la tête; Lotje l'avait vu venir à tra- vers le miroir pendu au-dessus de la cheminée. Mamie, de son côté, imperceptiblement avait incliné son front; du moins il le croyait; et elle n'avait pas fait d'autre signe. Personne n'aurait pu dire à quoi elle avait pu reconnaître qu'il était là, contre le mur du fond, sa casquette de peau de lapin entre les mains. Et tous avaient continué à chanter, comme s'il avait été convenu qu'on ne s'occuperait pas de lui quand il entrerait.

LE VENT DANS LES MOULINS ^33

Jamais Dries n'avait entendu une plus admira- ble et naïve musique : c'était comme un choral chanté par les petits enfants joufflus du paradis, tandis que les ailes en plume de cygne doucement frémissent au bord des nuées frisées. Poppie et Lotje, avec leurs bouches rondes sous leurs che- veux bouclés, pouvaient très bien passer pour des anges, bien que c'étaient des pâtres qui chan- taient. Quelquefois Mamie tournait les yeuK vers Maris, semblait suivre sur son haut front la lutte des ombres et de la clarté. Tous trois chantaient à l'unisson comme le maître avec les élèves à l'é- cole, et puis il venait un moment on n'enten* dait plus que la voix de petite cloche d'argent de Mamie. C'était alors comme si la sainte Vierge en personne chantait. Et la chanson allait ainsi :

Sainte Vierge, c'est nous, les petits bergers de Flandre.

Avant les rois nous avons vu l'étoile.

Pendant mille ans nous avons marché

Avec nos bâtons et un petit morceau de pain.

Et maintenant nous sommes derrière la porte.

S'il vous plaît, montrez-nous notre Seigneur Jésus.

Petits bergers de Flandre, doucement ou\rez la porte.

Le berceau est fait de trois plumes d'oiseau.

Le berceau est fait avec la misère du monde.

Les rois autour ont dansé en rond.

Saint Joseph avec sa bouche soufflait dans la musette

Et le vieux bœuf saluait en jouant du basson.

Sainte Vierge, c'est nous les petits bergers de Flandre.

Nos pieds sont tout usés d'avoir marché ;

Nous apportons le petit mouton et le moulin

Avec le petit vent du matin.

Si seulement nous pouvions baiser sa petite bouche.

Nous oe sentirions ni le froid ni la faim.

S34 LE VENT DANS LES MOULINS

Petits bergers de Flandre, à l'auberge des Trois Rois

Les Rois sont descendus. Ils ont bu et mangé

Des pannekoekken et du riz au lait.

Sur la table ils ont laissé la moitié d'un pain.

Si l'hôtesse est couchée, frappez au volet.

Dans la chambre en haut dort le valet.

Sainte Vierge, c'est nous les petits bergers de Flandre.

A l'auberge des Trois Rois ils ont tout mangé.

Ils n'ont laissé que la misère du monde.

S'il vous plaît, voilà aussi les clous et le marteau

Pour l'enfant s'en faire une petite croix.

Dans mille ans avec l'étoile nous reviendrons.

Petits bergers de Flandre, avec le marteau.

Enfoncez-moi les clous jusque dans le fond du cœur.

Je suis toute la douleur des mères.

Le petit enfant est les bras en croix.

C'est sur la croix qu'un jour il lui faudra mourir

Pour racheter la misère du monde.

S'était-elle donné du mal, la petite Sainte Vierge, pour apprendre aux petits pâtres à chanter cette complainte!... Cela avait commencé l'été dans les vergers quand le père partait avec la barque vers' les roseaux. L'un sans l'autre ils s'en tiraient assez bien ; mais du moment ils devaient chanter en- semble*, il y en avait toujours un des trois qui de- meurait en arrière. C'était le diable alors pour se remettre à l'unisson : on aurait eu moins de peine à faire trotter de compagnie le chat et la souris.

Dries Abeels ne faisait pas un mouvement. Il n'aurait pas resjsenti une plus religieuse ferveur si, dans ce temps-là, il avait été du côté des petits bergers écoutant la Vierge Marie lui parler du bœuf qui saluait çn jouant du basson, Il restait^

LE VENT DANS LES MOULINS 235

la bouche ouverte, sans perdre une parole, regar- dant tantôt Mamie et tantôt Maris. Se pouvait-il vraiment que les rois eussent tout mangé dans l'auberge, ne laissant aux petits bergers en mar- che depuis mille ans que la misère du monde 1 II soupira comme pour un malheur personnel, comme le jour de Toussaint où, rentrant à la maison, il avait vu le chat rafler toutes les crêpes sur le plat. Le monde lui apparaissait une vaste cuisine tou- jours le pauvre vient frapper à l'huis sori petit coup timide quand les gras ont fini de dépendre les an- douilles et de virer le tournebroche.

Mamie tenait ses regards fixés sur Maris et quelquefois les enfants aussi le regardaient. Tout le monde semblait attendre la venue de quelque chose, comme quand il naît un petit enfant dans une maison. Voilà, oui, Dries s'en rendait tout à coup compte : c'était bien le sens de ce qui se passait dans la chambre. Comme les pâtres de si loin étaient venus chanter à la porte de l'étable, eux aussi se tenaient à la porte de cette âme en- dormie de Maris, écoutant si elle n'allait pas se ré- veiller ainsi qu'un petit enfant. Les dernières notes expirèrent, Mamie gardait ses mains suspendues au-dessus de l'orgue et de nouveau elle regardait son père avec une tendre angoisse. Le vieux maî- tre maintenant se levait et touchait son front avec le doigt.

C'est un air que j'ai entendre autrefois, dit-il.

Il faisait un pas vers Mamie :

Est ce que les bergers ne jouaient pas du

236 LE VENT DANS LES MOULINS

hautbois? Est-ce qu'il n'y avait pas une mesure de violoncelle chaque fois que la Vierge allait chan- ter?

L'âme de Mamie, à mesure qu'il parlait, lui mon- tait aux yeux, claire comme la petite flamme rose d'une veilleuse dans une chambre de convales- cent.

C'était vraiment comme si on avait été soi- même avec les petits bergers de Flandre. L'idée du hautbois vous donnait envie de pleurer douce- ment, tellement cette musique naïve remuait de choses au fond du cœur.

L'ombre remonta; le haut front de Maris entra dans la lumière. Toute la chambre aussi était claire.

Attendez, dit-il, cela me revient.

A son tour il chantait l'air des bergers et celui de la Vierge, s'arrêtant un instant pour dire commençaient le hautbois et le violoncelle. Le silence était si grand qu'on entendait voler la mou- che, une petite mouche très faible qui avait passé la saison dans les rideaux.

Oh! comme c'est celai s'écriait Mamie, les yeux tendrement mouillés.

Il ne la regardait plus et se parlait à lui-même :

Qui peut encore se souvenir de cet air? 11 y a si longtemps qu'on le chantait dans les campa- gnes. Attendez, c'était, je crois, au temps du roi Hérode.

De nouveau l'ombre plana ; il parut ne pou- voir aller au delà de cette pensée. Le corsage de Mamie battait anxieusement.

Pâ! ily avait' UR'". fois un homme qui, en

LE VENT DANS LES MOULINÔ 237

jouant sur cet orgue, apprenait l'air à ses enfants. C'était le même homme qui avait fait la chanson. Il leva des yeux étonnés.

Ahl On sait donc le nom de celui qui a fait cette chanson?

Ochl pâl OchI pâf alors sanglotait doucement Mamie. Se peut-il que vous ayez oublié qu'il ve- nait là aussi une jeune femme près de l'orgue, une jeune femme qui était la mère des petits enfants que l'orgue accompagnait?

Maris maintenant souriait.

Voilà, oui, dit-il. Une nuit de Noël, c'était un peu de temps après notre mariage, j'écrivis cette petite chose. Votre mère aimait tant cela, bien que ce fût après tout une petite chose sans grande importance : cela se jouait quelquefois à l'orchestre avec les chœurs. J'étais content sur- tout du hautbois. La note du basson, quand la Vierge Marie parlait du bœuf qui saluait, faisait aussi bon effet.

Une joie très pure régna. Sur le clair reflet de neige au plafond remuait l'ombre d'une poule qui picorait près des fenêtres. Dehors, toute la campagne arrivait voir par les vitres le miracle de cette renaissance d'une âme. Mamie avait le visage de bonheur d'une vraie Vierge Marie de- vant l'enfant Jésus jouant avec les présents des Mages. Poppie et Lotje regardaient comme avaient regarder les petits bergers de Flandre. Jooske, dans sa joie, de toutes ses forces cognait sa poupée sans tête contre le plancher. 11 nr manquait que la petite étoile en papier d'or au bout d'un bâton

â38 VENt DANS LES MOULINS

comme celle que promènent les enfants, le soir des Trois Rois.

Dries profita de cette minute émue pour s'avan- cer et adresser de petits saints de la tête à ceux qui étaient dans la chambre. Une larme à sa joue avait l'air d'une poire en verre filé se prisma- tisaient le carré clair des fenêtres et le verger avec ses pommiers à pendeloques de cristal. Avec ef- fusion il venait serrer les mains de Maris entre les siennes : .

Maître 1 C'était comme si on entendait l'âme des Flandres 1

Ensuite il resta étonné d'avoir parlé si haut dans cette chambre s'était élevée une si naïvement angélique musique, avait traîné dans les voix un peu du mystère du monde.

A peine maintenant Maris prenait attention à lui. Les mains derrière le dos, il marchait à travers la chambre, allant d'un mur à l'autre et donnant devant lui de légers coups de la tête. Il n'aurait pas dit autrement :

Eh bien, eui, voilà. C'est moi. Maris, qui dans le temps ai écrit cette musique.

Il fit encore un tour dans la chambre Et puis il allait regarder la rivière par les vitres brillantes. Son visage était baigné de larmes. Il se rapprocha de Dries et humblement lui dit :

Ce Maris ne manquait pas d'idées, hei, Dries 'Abeels?

Il sembla un instant qu'il n'eût jamais été ques- tion de lui. Dries se rappela qu'autrefois, avec un étrange tour d'esprit, ainsi il lui arrivait de

VEN't DANS LES MOULINS 339

parler de lui-même. 11 répondit avec simplicité :

H n'y a pas un petit enfant dans les villages qui ne pourrait répondre à cela aussi bien que moi.

Bruno Maris un instant demeurait silencieux, son âme était tout à fait éveillée et il disait gravement :

Voyez-vous, bon ami, voici la vérité. C'est toujours à la Flandre que je pensais quand je fai- sais mes petites cbansons. C'est aussi bien pour les petits enfants des villages que pour les hommes des villes qu'elles sont faites.- Allez ! c'est bien vrai, je l'ai aimée comme une mère. Et... et... attendez un peu, je voulais vous dire encore ceci... Jamais elle ne mourra, la mère Flandre.

Et vous ne cesserez pas d'être son fils aimé et admiré à travers le temps, monsieur Maris 1 Tout le monde le pense comme moi.

Dès ce moment Maris ne cessa plus de parler raisonnablement. Son âme s'était reprise à la vie, à l'amour, à la beauté. Mamie l'écoutait, assise près de lui, un bras passé autour de son cou, et il tenait sur ses genoux Jooske et Lotje avec sa poupée. Quelquefois Tune ou l'autre balançait les jambes, un des sabots tombait. Poppie était parti voir à la cui- sine si le bruit qu'il entendait depuis un petit temps ne recommençait pas. Maris si tendrement parlait des pauvres gens qui sont comme l'oiseau et n'ont qu'une petite chanson à chanter 1 Les uns font courir la navette, les autres rabotent à l'établi, et tous travaillent en chantant : leurs mains légères semblent faire le geste de la chanson. Dries crut s'apercevoir que Mamie le regardait; il n'osait le- ver tout de suite les yeux sur elle. Maris disait ;

â40 LE VENT DANS LES MOULINS

Ceux-là seuls chantent bien qui ont le cœur au travail. J'avais toujours dans les oreilles le bruit d'un métier quand je faisais mes chansons.

Il sentit la confiance, la force lui revenir. Sa conscience se leva, lumineuse comme le pur pay- sage de neige qui se déroulait à travers les vitres. Il lui parut qu'à présent il avait aussi son mot à dire à propos des gens qui travaillent. Il se tourna franchement vers Mamie. Ses yeux bril- laient.

Le maître ne dit pas tout. Moi, je pense que ceux-là seuls qui font œuvre de leurs mains ont le droit de chanter, car de ceux-là seulement on peut dire qu'ils sont des vivants. Saint Paul disait...

Mamie souriait, étonnée. Jamais encore il ne s'é- tait exprimé avec cette chaleur. Mais presque aus- sitôt une petite fossette d'ombre avec malice jouait au coin de ses joues. Etes-vous bien sûr, Dries Abeels, que c'est bien toute la vérité qui est en vous? disait la petite fossette en tremblotant. Du moins, Dries le comprit ainsi, car il reprit :

Oui, je le pense ainsi que je le dis. Je crois que tout homme qui ne travaille pas n'est pas di- gne de la vie. J'ai beaucoup réfléchi à cela depuis la dernière fois que je suis venu. Je ne voyais pas encore en ce temps les choses comme je les vois maintenant. J'étais un garçon uu peu mou, un garçon...

il cherchait le mot, mais c'était Mamie qui le trouvait pour lui. -I- Un garçon qui aimait dormir sous les arbres,

LE VENT DANS LES MOULINS 24l

n'est-ce pas cela qu'il faut dire? insinua-t-elle en levant le doigt et en riant. Elle l'avait fait ainsi la première fois. Dries se vit sous l'ombre verte, dormant sa pleine journée de sommeil, au temps des ruches. Il riait aussi.

C'est cela même, fît-il. Oui, j'avais la cons- cience encore endormie d'un homme qui n'a pas regardé au fond de la vie et qui prend le temps comme il lui vient. Depuis, j'ai lu les histoires de Piet Baezen. Le fils du boulanger un des premiers m'a ouvert les yeux, Flanders aussi disait de belles paroles. C'eût été vraiment à désespérer de moi si, après cela, je m'étais remis à dormir.

11 tombait un silence ; la minute fut sérieuse comme si chacun écoutait du fond de son cœur la chose qui allait venir; et puis il disait :

Maître, j'étais venu pour vous dire...

Lotje et Jooske savaient bien que c'était toujours ainsi que cela commençait. Lotje poussa du coude Jooske qui à petites fois arrachait la jambe gauche à sa poupée. Toutes deux allèrent se poster devant Dries pour connaître cette chose qu'il voulait tou- jours dire. C'était un malheur pour l'une et l'autre que Poppie ne fût pas dans un tel moment. Dries n'osait plus regarder du côté de la petite fossette d'ombre de Mamie. Il baissa la tête. C'é- tait un sentiment de fierté à la fois et d'humilité qu*il n'aurait pu exprimer.

Voilà, dit-il, j'ai décidé d'apprendre un mé- tier comme les autres.

La gorge de Mamie battait comme un vol de moi- neaux dans le pommier. Elle eut la certitude que

243 LE VENt'daNS LES MOULINS

c'était à cause d'elle qu'il avait pris cette résolution Et elle ne souriait plus, elle avait une §rrande lumière sur le visage ':

Dries Abeels, vous feriez cela?

Oui, dit-il. Il me semble qu'alors seulement je serai quelque chose dans la vie. J'aurai le droit de chanter en travaillant.

Ses yeux lentement sortirent du nuage. Us étaient clairs et humides, et il la regardait avec droiture. ^

Qu'est-ce qu'il dit, Mamie ? demanda Maris qui depuis un instant n'écoutait plus^ reparti pour le pays des songes.

Ach 1 1 C'était si bon de l'entendre parler de cela! Penser que Dries Abeels va se mettre à travailler de ses mains comme les plus simples hommes I

Maris levait un doigt et il regardait très loin dans la campagne.

S'il le fait comme il le dit, c'est bien. Le vent travaille et le moulin aussi. Une pomme dans l'arbre travaille en mûrissant pour la soif du voyageur. Est-ce que le grillon dans le champ ne travaille pas aussi en poussant son petit cri d'or du fond de l'herbe?

Jooske en ce moment tî*ès vite ouvrait la porte pour être la première à annoncer à Poppie la grande nouvelle. Elle criait :

Poppie, arrive un peu ici. Voilà la chose qu'il voulait toujours dire.

Un bruit d'ailes battit. Poppie, monté sur une chaise;, tâchait de rattraper les deux pigeons qu il

^ LE VENT DANS LES MOULINS 243

avait laissé échapper du panier. Il tenait paf une de ses plumes la petite femelle,; mais elle se dé- battait, une des marmites tomba de la planche et comme un tambour roula par la cuisine. Les pi- geons, voyant la porte ouverte, d'un coup d'ailes se lancèrent dans la chambre, un instant tournoyèrent, puis s'abattirent contre les vitres. Dries riait, un peu honteux.

C'est comme l'autre fois quand j'apportais les champignons. Je les avais tout à fait oubliés.

En sifflant entre les dents, il les charmait, palpi- tants, sous la caresse de ses mains. Il disait très bas :

J'ai pensé, s'il vous plaît, que vous voudriez bien les garder en souvenir de moi, Maraie.

Encore une fois la campagne blanche venait voir aux fenêtres. D'une plume légère, les pi- geons mollement tremblaient sous ses doigts comme deux petits tas de neige. Il djt plus bas encore :

Deux fois le jour, je montais les voir au grenier, je pensais qu'il viendrait un moment ils se- raient grands et je vous les apporterais. C'était une joie quand j'étais là-haut, fumant une pipe et les regardant s'emplumer.

Du bout du doigt elle leur chatouilla lé- cou : leurs yeux de verre se rétrécissaient sous la mon- tée de la petite peau bleue. Ils avaient chaud au cœur palpitant de sa vie. Et elle n'avait rien dit à Dries. Elle avait un léger nuage aux joues.

Il offrit de leur faire un perchoir dans le grp.iiier . Avec une scie* des clous et un marteau, il eut bica-

244 LE VENT DANS LES MOULINS

tôt fait d'organiser un colombier. Mainie le regar- •dait travailler.

Maintenant, dit-elle, je crois bien qu'avec des mains adroites comme les vôtres, Dries Abeels, il vous sera encore possible d'apprendre un bon mé- tier.

Et elle le trouvait beau, ses épaules larges tou- chant les chevêtres du toit. Une sueur d'orgueil perla à la nuque de Dries ; il n'était pas mécontent de son ouvrage. Il ne resta plus ensuite qu'à en- lever deux briques du pignon, Dries y affermit une planche qui s'avançait dans le vide. On voyait à la mine grave de Poppie qu'il avait à présent de l'estime pour ce garçon qui savait manier des ou- tils.

Ils regagnèrent l'escalier. Dries doucement ef- fleura de la main le bras de Mamie.

Avant un an, dit-il, ils seront trois ou quatre couples à avoir des petits.

Une chaleur humide lui brouillait les yeux. 11 y eut un court silence. Mamie ensuite disait :

Ecoutez, Dries Abeels; maintenant je ferai comme vous. Deux fois le jour je monterai au gre- nier leur donner le grain et rafraîchir l'eau.

La neige qui ouatait la lucarne rendait le grenier obscur : ils s'apparaissaient l'un à l'autre des om- bres dans un crépuscule léger. Maris en bas jouait de l'orgue. La grave et large musique monta, les enveloppa comme l'âme familiale de la maison. Ils descendirent lentement, marche à marche, et comme elle descendait la première, il voyait son cou frais comme la neige, duveté d'une frisure

LE VENT DANS LES MOULINS 245

d'or. Il l'aurait suivie ainsi jusqu'au bout du monde.

Mamiel Mamie! crièrent les enfants, du fond du verger.

Elle ouvrit la porte, courut jusqu'à la rivière et les vit tous trois se tenant par la main et glissant sur la glace. Dans l'air dur et limpide un duvet flo- connait des arbres et lui tombait aux épaules, sur les cheveux^ comme de molles plumes de cygne. Le ciel d'un émail bleu, translucide, azurait ses pas dans le givre craquant. Elle fut, sous la pous- sière de neige, un grand arbuste clair, droite au bord des eaux gelées, avec la fleur rose de la chair de son visage dans le soleil d'hiver.

Och, Dries Abeels, dit-elle en riant, attachez vos patins et menez-les glisser jusqu'au tournant de la rivière, voulez- vous? Poppie déjà patine comme un homme, mais il a perdu un de ses patins l'autre samedi.

Aussitôt il assurait ses courroies et les traînant à la file, joyeusement à la pointe des patins il fen- dait la glace. C'était pour les enfants comme s'ils allaient à la conquête des mers. Ils dépassèrent la boucle de la rivière. Et puis, d'une courbe large, tous à sa suite sur leurs sabots virèrent : ils revi- rent grandir le toit de la maison par dessus la rive en cristal. Là-bas, à présent, dans le flottement d'une robe, une forme souple glissait, se rappro- chait. Il reconnut la grâce et le sourire de Mamie balancée sur l'arc de ses patins. Sitôt qu'elle passa, de nouveau Dries virait, tirant après lui la petite bande et très vite il lui prenait la main. Tous en-

1^40" LE VENT DANS LES MOULINS

semble ils repartaient agiles, rapides. Le monde tournait comme une roue d'or et de pierreries.

Avec cette jolie main comme un cœur palpitant dans la sienne, Dries vivait une petite éternité de bonheur^ comme si déjà elle la lui donnait, avec l'anneau d'or au doigt, pour la vie. Ils traversè- rent des paysages friables, d'une douceur fondante de rêve. Les meules étincelaient comme des cônes de sucre en cararnel. Les arbres, sur le bleu léger du ciel, dressaient de fins flambeaux ciselés d'ar- gent mat. Ils sentaient courir leur sang ; le gel et le vêtit brûlaient leurs joues de fleurs glacées. Ils dépassèrent les meules, les maisons lainées comme des moutons, et toujours plus loin ils rasaient la coulée d'étain figé. D'âiitres hameaux défilèrent avec des toits blancs de bergeries, des sentiers bor- dés de peupliers en plumeau, des' spirales bleues de fumée au trou des cheminées. Quelquefois ils croisaient des traîneaux de bois poussés par des hommes et qui revenaient des marchés. De jeunes paysannes^ des paniers sur tête, glissaient, lé- gèreSj oscillantes, et les saluaient d'un goedendag cordial, en riant à belles lèvres. De loin, dans l'air argenté, cela faisait de petits points noirs qui ne semblaient pas bouger. Et puis tout à coup, commrjj un vol d'oiseaux des glaces, cela venait sur vous. > C'était la vie d'hiver des Flandres qui passait dans le joli vent frdid, allant de village en village. Der- rière les haies filigranées, les fermes de la rive res- semblaient à de chaudes arches de Noé.

Chaque coup patin faisait liiousser une écume de neige. fer rabotait la glace d'un bruit rau-

LE VENT DANS LES MOULINS 247

que et doux. Les enfants criaient, riaient, roulaient, mais ni Dries ni Mamie ne se parlaient, grisés de lumière glacée, avec le piou piou de la petite flûte du vent aux oreilles. Quelquefois, il regardait la pointe de son sabot blanc dépasser le bas de sa robe et ensuite c'était le tour de l'autre sabot : tous deux couraient comme la navette du tisserand.

Le soleil tomba comme une boule de cuivre. De tendres et vierges roses blessées saignèrent.

- Déjà le soir ! dit Mamie.

Ses patins décrivirent une large boucle ; toute la bande tournait aussi; et cette fois, on repartait vers la maison. Les meules, sous l'or et le sang, flambaient comme de la neige en feu. Les toits de givre étaient roses comme de la chair de petit mouton par les trous de la toison. Le long des ber- ges, les grêles peupliers tintaient, pareils à des arbres diaphanes de verre filé. Dries avait froid au cœur en pensant à la fin de ce beau songe. La terre aussi avait froid dans le pâle crépuscule polaire. Comme ils arrivaient, ils virent un feu vert d'é- toile qui pendait sur la maison. C'est maintenant qu'ils auraient pu chanter la complainte de la Na- tivité.

Mamie, j'aurais voulu vous dire encore quel- que chose, mais, si vous voulez, ce sera pour la fois prochaine.

Poppie était sûr que Dries aurait dit cela comme les autres -fois. Lotje et Jooske riaient comme de petits canards qui voient un sabot flotter dans la rivière. A larges coups de patins, Dries dans le soir tombé regagnait le village.

248 tE VENT DANS LES MOULINS

XXV

La Noël s*elait bien passée. Avec Piet Baezen et Flanders, sitôt après la grand'messe, on avait mangé du boudin et des grillades de porc. Tout le village avait tué le cochon. Le chat à petits coups de langue léchait encore le sang frais dans la ri- gole. Jusqu'au soir le vent était resté suret d'un relent aigre de côtelettes grillées et de sauces à l'échalote. Dans l'après-midi ils avaient rencontré Gide Keukelaer : il portait à la boutonnière un brin fleuri de cerisier. Roose, comme toutes les autres filles de Flandre, avait coupé la branche le saint jour de l'Annonciation : la branche exacte- ment avait fleuri dans la nuit de Noël. Gide était heureux, il leur avait débité son répertoire. Ils avaient vidé ensemble de nombreux pichets de bière. Dries s'était amusé comme un roi. Puisque aussi bien je suis décidé à devenir un homme, pensait-iL c'est bien le moins que je passe gaî- ment le temps qui me reste. Mais voilà, le lende- main, il demeura au lit jusqu'à midi. Il étendait une jambe puis une autre, tâtant avec le bout de son pied les places fraîches.

Le vent de pluie soufflait par la cheminée une odeur fade de suie mouillée. Il écoutait crépiter l'eau contre les fenêtres. Ses idées étaient brouil-

LK \."Nf DANS LES MOULINS S49

lées comme les vitres. Il n'osait se décider à ouvrir tout à fait les yeux; il savait qu'il y avait sur une chaise le tablier qu'il s'était acheté pour aller tra- vailler chez le menuisier. Heuî tout bien réfléchi, pensa-t-il, c'est un mauvais moment pour se met- tre au travail. Il n'y a plus que six jours avant la fin de l'an. Mieux vaut commencer avec l'année nouvelle. Il bâilla, replongea sous les draps, allégé.

Une voix aigre tout à coup râpa le silence de l'es- calier. Du bas de la rampe, la servante criait qu'il était venu un homme des petites fermes. Nondé- dié ! On ne le laisserait donc jamais en paixl Tous les jours à présent l'un ou l'autre arrivait. En re- chignant il se leva; ses pieds nus claquèrent sur le plancher : il était un peu honteux tout de même d'avoir si longtemps dormi.

L'homme, un vieux petit cultivateur, les os en pointes de herse, l'attendait dans la cuisine, assis près du feu, ses énormes mains calleuses sur les genoux, immobile. Et il tenait ses yeux tendus vers la pluie qui rasait les petits carreaux de vitre, des yeux couleur de pluie aussi, sans regard.

Tone Boontje, hei?

Celui-là, en effet, on l'avait toujours appelé « Petite fève. » Le paysan se levait sans retirer sa casquette, elle lui restait rivée à la pointe de son crâne chauve entre ses hautes oreilles : un paysan de Flandre jamais n'ôte sa casquette. En petites quintes de paroles, les yeux bas, il se mit à ex- pliquer son cas. Il tenait à bail un champ. Voilà trente-huit ans qu'il le cultivait. Ce champ à la longue était devenu comme un morceau de sa chair.

25.0 VENT DANS LES MOULINS

Un cheval n'aurait pas trimé dessus plus griècbe- ment. Lui et l3s siens suaient sang et eau pour -arriver à payer le fermage à chaque Saint-Martin. Jamais ils n'avaient vu le visage du maître, un homme riche qui passait sa vie à voyager. C'était le notaire qui, toutes les fins d*an, donnait quit- tance.

Tone Boentje un instant s'arrêtait de parler, ses rares cils gris battaient, tiraillés par une peine profonde, sans larmes. Néanmoins il tenait son torse droit au bord de la chaise^ habitué à la douleur. Dries entendait comme le hoquet d'un râle sourde- ment lui monter de la gorge. 11 tomba une minute lourde. Ensuite, en baissant encore la voix, il ra- conta qu'on était venu du château. Le baron avait racheté le champ et le passait à bail à un de ses gros fermiers. <.

Voilà, Dries Abeels, disait-il, je voudrais savoir si je n'ai pas la loi pour moi. Il n'y a rien d'écrit. Du temps des vieilles gens, on ne signait pas de bail. Trente-huit ans, Dries Abeels, que je nourris le champ de ma graisse 1 J'aimerais encore mieux que la mort me prît ma femme.

Dries hochait la tête.

Il n'y a rien à faire à cela, Tone Boontje. La loi est du côté du maître. C'est lui qui a tous les droits.

L'autre demeurait là_, assis sur le bord de sa chaip*^, regardant toujours tomber la pluie dehors. Les cuivres de la cuisine, brillants comme la lune, reflétaient cette misère de pauvre homme frappé dans sa Vie, comme un vieux bœuf sur sa li- tière. La bouilloire sur le feu sifflotait son petit air

LE VENT DANS LES MOULINS 251

de flûte. Le canari dans sa cage piquait le chénevis, ciiantail et de nouveau faisait craquer une graine. La houille ronflait comme l'eau de l'écluse. Dries aurait bien voulu être encore au lit, tâtant les pla- ces fraîches du bout de ses jambes. Et il répétait :

Rien à faire, Tone Boontje.

Le paysan se leva, eut un mouvement las, rési- gné des épaules.

Voilà, c'est dur tout de même. Après trente- huit ans ! Je ne croyais pas que ce tîialheur nous serait arrivé, après les autres.

Tout à coup une colère moussait chez Dries. Il frappait du pied le carreau, criait^ très rouge, dans la paix brillante des beaux chaudrons.

Vous l'avez voulu, vous et les vôtres. C'est votre faute à tous, je dis à tous, si l'on vous traite comme du bétail. Et il en sera ainsi de vos en- fants après vous, à moins que d'ici là...

11 faisait avec la main le geste d'abattre quel- que chose.

Les maîtres seront toujours les maîtres. Ils sont si au-dessus de nous, disait humblement le paysan.

Il avait vraiment l'air d'une « petite fève » quand passe le jardinier avec son couperet. Dries, lui, bien nourri, avec son sang de petit taureau, souf- flait.

Tous disent cela et ils ne font rien. Ils ten- dent la gorge comme le mouton. Est-ce qu'un homme ne vaut pas un homme?

Tone le regardait avec son regard éteint, de

252 LF. TENT DANS LES MOULINS

dessous ses durs cils gris comme des soies de porc, et il secouait lentement la tête. Vous pouvez parler ainsi, vous, un homme riche, dit-il. On sait bien que vous êtes le fils du marchand de lin, Dries Abeels.

Le tailleur aussi disait cela et tant d'autres. La voix ensuite baissa à la mesure de sa condition ravalée.

Un paysan n'est qu'un paysan.

Dries songea à son tablier neuf là-haut. Il n'a- vait plus autant le goût d'élever la voix. Le pauvre ouvrier des champs, le ponctuel laboureur qui de- puis tant d'années dès l'aube remuait son champ, aurait eu le droit de rire s'il lui avait dit qu'il attendait l'année nouvelle avant de se mettre, lui aussi, au travail. Il répondit doucement :

J'ai mérité que vous me parliez ainsi, Tono Boontje. Voilà, oui, je suis toujours le fils du mar- chand de lin. Cependant je puis bien vous le dire, vous n'agissez pas comme des hommes. Croyez- moi, il faut faire le cercle comme les vaches et donner de la corne. C'est la bonne guerre.

Très vite un petit feu sournois brillait ce visage morne et coriace. Ses chicots noirs claquèrent sous le scorbut des lèvres. Personne n'aurait pu dire quel éclair de faux une seconde avait rayé la ténè- bre intérieure. Et puis les épaules fléchirent, re- tombèrent comme le pli d'un suaire.

Il faudra tout de même après recommencer à souffrir, Dries Abeels, dit-il.

Cette peine muette, vieille de siècles, lourde de tout le mal de la race qui avait peiné et s'était ré. signée avant lui, alors lui tournait le cœur comme

LE VENT DANS LES MOULINS 253

une odeur fade de charnier. Encore une fois il se s,3ntit très humble auprès de la créature humaine, usée comme une bête de labour, et qui acceptait sa destinée. Il lui prit les mains, les tint fortement serrées dans les siennes. Et il disait avec une ef- fusion sincère ;

Tone Boontje, pardonnez-moi d'êtruun homme riche, comme vous l'avez dit tout à l'heure. Oui, je vous en demande pardon : je n'ai rien eu à faire pour cela que de naître. Je suis le fils du mar- chand de grains. La vie n'est pas juste.

Ils étaient seuls dans la chaude et savoureuse cuisine. Annah ne finissait pas, ce jour-là, d'ache- ter du sel et de la cassonade chez l'épicier de la place. La bouilloire toujours sifflait son petit air de flûte ironique. Des coulures de pluie le long des vitres descendaient lourdes comme des gouttes de mercure. Quand « Petite fève » remuait la tête ou levait la main, les chaudrons de cuivre sur la planche en faisaient autant. On aurait voulu mourir tranquillement près du feu, les yeux tournés du côté d'où battait l'averse. Tone Boontje, à présent, regardait à ses pieds comme font les pauvres. On ne savait pas s'il pensait à ce que Dries venait de lui dire.

A pas de souris, dans le silence, passa, avec une petite toux, Josine Abeels. Elle revenait de la salle à manger où, depuis une demi-heure, le café froi- dissait sur la nappe. Ils la virent remettre sur le feu la cafetière qu'e^Je tenait dans les mains. Et elle disait au vieux paysan :

Ce n'est pas bien, Tone Boontje, de retenir

554 '^K VENT DANS LES MOULINS

ainsi mon fils. Voilà qu'il mp faut réchauffer son café. Pensez à cela une autre fois.

Elle lui parlait comme au plafonn^Uî' ^t ^u cor- donnier, ces deux déchets de la famille, quand ils arrivaient les jours de fête.

Dries baissa la tête, ne trouvant rien h répondre, repris, malgré lui, par cette joie de la vie qui ne consentait pas à le lâcher.

Voilà oui, dit-il en riant, pensez à cela une autre fois, Tone Boontje.

Il le mena vers la porte; l'avome du chéribon flottait en nuage parfumé. En passant devant la chambre, il aperçut les fines tartines beurrées s'em- pilant sur la table près de la tasse à filet d'or.

Ach t pensait-il, pourquoi tout cela est-il si doux, si bon?

La semaine s'écoula et c'était la nouvelle année. Le plafonneur et le cordonnier arrivèrent les prer miers. Comme ils avaient des enfants, ils empor- tèrent des pains d'épices. Un peu après, ce fut le tour des petits locataires. Naturellement chacun se plaignait que le loyer était trop élevé : Josine Abeels passait ses mains l'une sur l'autre et feignait ne pas entendre. Dries s'avoua que si on dinDinuaitl'un, il faudrait les diminuer tous. Il disait de cela ce qu'il avait longtemps dit de son travail, qu'il serait toujours temps d'y penser plus tard. Lui qui prê- chait les réformes chez les autres^ il n'était pas fâ- ché de goûter la tranquillité chez lui.

Il s'habilla, commença sa tournéo de souhait?^. Il dut accepter un peu partout des petits verres d'a- msette. Des gens entraient^ se Jetaient aussi un pe-

LE VENT DANS LES MOULINS 255

tit verre dans l'estomac. La plupart avaient com- mencé de bonne heure, très rouges, les yeux déjà un peu tapés. Tout le monde était gai comme si cette année-là, il ne devait y avoir ni échéances, ni maladies. Dans la rue il faisait un joli temps d'hiver, frais et clair. Les métiers chômaient. Le moulin ne tournait pas. Les hommes étaient rasés, dans des cols de chemise blancs sans empois. Les filles, avec le bout du nez rose et des rires à petits coups de lan- gue, reluisaient comme les sucreries de la vieille marchande sur la place. Dries songeait que chez Maris égalpmen^, on avait mis la bouteille et les petits verres sur le plateau de laque, au milieu de la table. Il s'inquiéta s'il trouverait sur les joues de Mamie une place les autres ne l'auraient pas encore embrassée. Et il était très gai, il avait encore une fois oublié la misère du monde.

Il visita sa tante la potière, il passa chez le for- geron, chez les vieux Keukelaer. Partout odorait le pain de cramique chaud. La branche de cerisier fleurissait près de la fenêtre. Il évita d'entrer chez Doorlut. Il ne savait pas ce qu'il lui aurait répondu si le menuisier avait fait allusion à son tablier neuf.

Kokx seul, le vieux maître, travaillait. Dries le trouva, sa pipette à la bouche, devant son cheva- let, vêtu de son surcot de flanelle rouge, comme un simple jour de semaine. Quelquefois il prenait une des brosses qu'il tenait dans sa main gau- che, le pouce passé au trou de la palette. Il la trempait dans l'huile et puis tranquillement il délayait la couleur, Petite touche par petite tou-

256 LE VENT DANS LES MOULINS

che, comme brin à brin l'herbe avec Î3 temps fait la prairie verte, la toile s'était emplie de naï- ves figures.

Hei, Dries Abeels, on ne dira plus que le vieux Kokx n'est bon qu'à peindre des vaches ?

Le peintre, du coin de la bouche pendait la pipe, sans bruit riait.

Begod 1 Begod ! s'écriait le garçon soudain at- tendri jusqu'aux larmes.

Des pâtres, des petits vachers loqueteux des Flandres, ceux-là même qui menaient pâturer les troupeaux dans la prairie, étaient là, s'émerveil- lant devant l'enfant Jésus, couché sur la paille de l'étable. La Vierge Marie, un châle de laine autour du cou et ses pieds dans des sabots^ comiiiO une simple mère des campagnes tricotait des bas à la chandelle. Un grand bœuf roux ruminait, vautré près de l'auge. Par le vantail ouvert de la porte on voyait tomber les étoupes blanches de la neige. Un des vachers, la tête sur le côté, faisait courir les doigts aux trous du galoubet. Trois autres te- naient la bouche ouverte et chantaient la com- plainte de la Nativité comme c'est, en pays fla- mand, la coutume des petits, la veille des Rois.

Il s'amusait à expliquer la scène comme il eût raconté une vieille histoire ou une histoire de tous les jours. Le baron, avec ses bottes craquantes était venu la veille : il avait trouvé que la toile man- quait un peu de sainteté. Kokx, en clignant de l'œil, lui avait répondu que c'était un article que ne vendait pas le marchand de couleurs. D'ailleurs ni lui ni aucun de ceux qui vivaient au village

LE VENT DANS LES MOULINS S57

n'avaient fait le voyage de Bethléem. Il lui aurait été bien impossible de peindre la Vierge sous d'au- tres traits qu'une femme des hameaux entourée des petits vachers de Flandre. C'était comme si on avait entendu parler le vieux Breughel en per- sonne. Kokx tirait à petites bouffées sur le culot de sa pipe.

Begodl disait toujours Dries. Maintenant il avait deux grosses larmes dans les

cils et il ne savait pas qu'il pleurait. Lentement cette ondée lui montait du cœur comme quand l'été, entre deux nuages, il pleut une tiède rosée d'arc-en-ciel. La couleur, à travers ses yeux brouil- lés, s'émaillait d'un prisme surnaturel. Il croyait entendre Mamie et les petits chanter à l'orgue, comme l'autre fois l'hiver tout blanc venait regarder par la fenêtre. Les voix arrivaient de là- bas, du bout de la rivière gelée^ sur le rayon de l'étoile, avec le petit coup de sabot que Poppie parfois frappait sur le plancher. Maris disait qu'il avait déjà entendu quelque part cette musique.

Maître, dit-il enfin, c'étaient aussi des petits bergers de Flandre dans la chanson de Bruno Maris.

Et il restait là, regardant et écoutant avec sa foi robuste de paysan, rafraîchie par le réalisme de la peinture.

Quand il rentra chez lui au coup de midi, il s'a- perçut que vraiment il avait bu un petit coup de trop. Il se piffra de galettes de pâte d'amandes q'ie Annah avait mises cuire dans le petit gaufrier dormit près d'une heure dans le fauteuil en face

<!e madame Abeek et puis s'en alla acheter chez

i7

258 LE VENT DANS LES MOULINS

la vieille marchande quatre grands pains d'épice, décorés de feuillages d'or et de sucreries, qu'il faisait envelopper de gros papier gris. 11 avait gelé la nuit, toute la campagne semblait poudrée de sucre comme les pains d'épice. Le givre donnait envie de lécher les arbres. De loin il aperçut le toit de Maris et encore une fois il ne savait com- ment il s'y prendrait pour embrasser Mamie. Pop- pie, dans le verger, tirait des flèches après les moineaux. Ceux-ci par moquerie levaient la queue, une petite chose blanche tombait. Sitôt qu'il eut vu Dries avec ses pains d'épice, il se mit à crier après Lotje et Jooske, A trois on le traîna dans la chambre.

Mamie, dit-il.

Et ensuite il ne disait plus rien. Il croyait pour- tant si bien se rappeler son petit compliment de fête ! Comme elle riait, Mamie 1 C'était la joie et la beauté des Flandres qui étaient avec elle, comme une fleur d'hiver au seuil de l'année nou- velle. Elle lui tendit franchement la joue.

Vous savez, Dries Abeels, aujourd'hui les garçons peuvent embrasser les filles.

Il n'aurait pas recueilli plus avidement^ du bout des lèvres, l'hostie à la Sainte Table.

Ils allèrent avec les enfants voir les pigeons au grenier. Mais du monde arriva, l'instituteur et son fils qui, eux aussi, venaient pour les souhaits. Il fallut redescendre. Dries n'aurait pu dire pour- quoi il n'aimait pas ce grand garçon qui toujours lissait sa fine moustache en regardant Mamie. Elle remplit d'enisette les verras qui étaient sur î» t^-

LE VENT DANS LES MOULINS 259

ble. Les langues, excitées par la liqueur poivrée, claquèrent et chacun était debout, son verre dans les mains. Jooske à la dérobée suçait son doigt qu'elle sucrait au goulot de la bouteille.

Enfin ils s'en allèrent et à leur tour Poppie et Lotje, du bout de la langue, écurèrent le bord des verres. Maris était parti faire un tour au village.

Le travail est-il déjà avancé, Dries Abeels? demandait Mamie.

Non, Mamie, ce n'est pas qu'il soit avancé. Vous savez, les jours sont trop courts : on ne fait rien de bon. Mais^ comme on dit, « aux Trois Rois on s'en aperçoit. » Ça sera le moment de donner le coup de collier.

Ce n'est pas encore ce jour-là que Dries Abeels se serait senti le courage de lui confier la chose qui lui restait toujours entre les dents. Mamie d'ail- leurs ne semblait pas plus pressée de l'entendre que lui de la dire.

XXVI

Le bois était tendre, gonflé de nœuds. Prudem- ment, à deux mains, il poussait le rabot, allant jusqu'au bout de la planche et puis faisant tom- ber les fines boucles de copeaux qui s'enroulaient à l'acier. La bouche en rond, il soufflait sur les petits éclats, Boorbît du eola de l'œU l'observaiti* Unijonr

260 LE VENT DANS LES MOULINS

! brouillé coulait à travers les toiles d'araignées du vitrage. Quelquefois Josef, l'apprenti, bourrait d'une pelletée de houille le creuset ; la tôle des tuyaux craquait. C'était le premier jour et c'était cela sa vie maintenant. "" Il vint des gens qui, les pieds dans la sciure blonde, demeuraient à parler d'un travail com- mandé. Tout le monde était toujours pressé, seul le menuisier ne l'était pas. Il disait : l'arbre ne pousse pas d'une fois. Son travail ressemblait à la pousse lente, continue de l'arbre dans la forêt.

Il neigea l'après-midi, l'atelier s'estompa. Josef dut allumer les trois lampes de zinc suspendues aux travées, une par établi. La clarté rabattue par les réflecteurs faisait à terre un large disque jaune, le disque doucement oscillait quand passait un lourd chariot. Leurs têtes, dans la lumière^ s'éclai- raient d'or gras. A peine sur les fonds charbon- neux, on voyait les corps. Le travail, muet et circonspect, en gardait une apparence de mystère. Une fois Boorlut passa, s'arrêta à regarder son ou- vrage.

Dries Abeels, fit-il, vous serez bon menuisier.

Dries reniflait orgueilleusement. Mamie aussi avait loué l'adresse de ses mains. La journée finie, il alla pendre son tablier au clou. Dehors, il alluma une pipe. Son tabac avait un autre goût. Il se rap- pela qu'il aimait aspirer, le soir, un tabac d'ouvrier rentrant du travail.

Comme il longeait la chaussée, il entendit la chanson que les petits enfants arrivaient chanter aux portes des maisons. C'était le soir des Rois.

tE VENT DANS LES MOULINS 201

Il faisait une belle nait claire dans la campagne. La fumée montait droite des toits. Une grosse étoile pendait bas à l'horizon comme celle qui s'était ar- rêtée sur rétable, à Bethléem. Elle ressemblait aux braises d'encens que ïiel, du charron, et PoUeke, du mercier, en robes rouges d'enfant de chœur, attisaient en balançant l'encensoir. Dries connais- sait bien la chanson; il l'avait chantée en son âge d'enfance. Tous les ans, quand revenait l'Etoile, elle prenait son vol aussi fraîche que s'il ne s'agis- sait pas d'une vieille histoire du temps d'Hérode.

Ils étaient là, cette fois, trois petits qui étaient venus de l'autre côté de l'eau; et à l'unisson ils chantaient, les mains dans les poches, en tapant leurs sabots à terre pour se réchauffer. Le plus grand tenait une lanterne dans ses mains : elle éclairait d'un feu rose la neige devant eux. Leurs ombres grimpaient jusqu'au toit de la maison. Quelquefois l'un ou l'autre renâclait, à cause des chandelles qui lui pendaient au nez. Celui-là natu- rellement était en retard et ensuite il était obligé de courir après les deux autres, si bien qu'ils avaient l'air de tourner en rond. Sitôt qu'ils avaie n fini, ils cognaient à la porte avec la pointe de leur sabot. On savait ce que cela voulait dire : il y avait toujours quelqu'un pour leur donner un petit sou et des tartines. Et la chanson allait ainsi :

Au bout d'un fil d'or sur Termonde eu Flandre^ Une étoile sonne la messe. Madame l'hôtesse, c'est nous les Trois Rois. Donnez-nous à manger du beau pain blanc

262 LE VENT DANS LES MOULINS

Comme les anges avec la neigo ea font au paradis Oui, au paradis.

Il y a Tàne et six béguines^ 11 y a la vache et la petite souris É

Qui ont mangé le pain et le riz^ Dans l'armoire il y a des macarons. Faites un signe de croix et dansez en rond. Oui, en rond.

Encore une fois Tâme de Bruno Maris passa. Elle chantait dans la claire nuit d'Epiphanie par la voix des petits enfants. Là-haut, l'Etoile frileu- sement tremblotait avec une tendre musique, comme un grelot d'or. On entendait braire l'âne et beugler la vache ; la petite souris trottait ; les Rois Mages autour de la crèche dansaient en rond. Toute la terre de Flandre au loin faisait silence et écou- tait. Le cœur de Dries gonflait comme le beau pain blanc des anges, en paradis.

Tous les jours, à pointe d'aube, il s'éveilla. A la chandelle, dans la cuisine, Annah tournait le moulin à café. Le canari dans sa cage n'en revenait pas : il avançait sa tête jusqu'aux barreaux, lançait deux ou trois notes et se remettait en boule sur le per- choir. L'escalier aussi était étonné; une marche le disait à l'autre en craquant. Un air de déchéance dé- saccoutumait le logis. Josine Abeels souffrait comme d'une diminution de leur ancien renom de dignité et d'aisance. Mais Annah surtout grondait, ne pou- vant se faire à l'idée que le fils du marchand de lin put travailler de ses mains à l'exemple d'un simple manouvrier. Ce fut comme une injure personnelle pour ses vieux ans de servage : on sentait qu'elle

LE VENT DANS LES MOULINS 263

mourrait avec cette douleur dans le cœur. Quand venaient le plafonneur et le cordonnier, ils s'as- seyaient dans la cuisine, leurs mains sur les ge- noux. Annah tirait de l'armoire l'assiette de beurre ; ils se régalaient de larges chanteaux de pain, bu- vaieut un pot de bière; et ensuite, obséquieux et gê- nés, saluant avec de petites secousses de la nuque, ils gagnaient la porte. Mais ceux-là, c'étaient les reje- tons obscurs d'une lointaine souche commune; une tare leur restait pour n'avoir pu suivre l'ascension de la famille vers un état de vie libre. Ni Josine ni la vieille servante ne se sentaient obligées à de l'estime pour eux. Une fois partis, c'était comme un peu de mauvais air qui était balayé de la niaison.

Dries, en se levant, trouvait le café fumant sur la table. Il tirait doucement la porte sur ses talons et s'en allait, son briquet sous le bras. Il goûtait la douceur de-fouler la terre humide^ dans le vent frais.

En passant il regardait^ par dessus la haie, si le moulin tournait déjà. Quand les ailes ne bougeaient pas, il était content d'être levé avant le farinier. Il se sentait à présent le frère des poules qui à l'aub! font leur petit œuf. C'était une bienfaisante ivresse de vie qui le grisait.

Des jours passèrent. Josine Abeels se résigna comme à un devoir nouveau. Et seulement elle avait vieilli tout à coup de dix ans. Cette pauvre maman î soupirait-il sincèrement. Mais une fois à l'établi, toute peine s'en allait. 11 supportait légèrement d'être devenu un objet d'étonnement pour le monde. Il ne prenait plus soin de ses habits; ses mains

2C)i LE VENT DANS LES MOULINS

avaient enflé, rugueuses de calus. Comme Goliath qui toute la semaine gardait de la limaille de fer dans ses crins roux, il négligeait de secouer la sciure de bois qui lui poudrait la barbe et les sourcils. Une odeur de sève verte lui demeurait poissée à la peau.

Chacun à cet égard avait exprimé son opinion. Il y en avait qui se touchaient du doigt le front en faisant claquer la langue. Généralement, on croyait qu'on ne tarderait pas à le revoir, sa pipe au bec, le long des petits sentiers. Que ce soit seulement le mois de mai ! disaient les malins. Et ils haus- saient les épaules. Bries aussi quelquefois, avec un petit froid dans le dos, pensait au joli mai par- fumé. C'était le temps le moine dansait avec la petite nonne sur le chemin. Voilà, songeait-il, une bis qu'on aura fini de chanter la chanson, ce ne ;era plus rien. Dries après tout, avait une bonne

\ête carrée de Flamand.

Boorlut déjà le mettait à des travaux fins. Il sut

évider un plein, tailler un biseau, canneler un pied de table. Il commença à prendre les mesures lui-même. Le menuisier, d'un clignement de pau- pières étonné, le regardait quand, parfois, il disait des choses de leur métier, comme quoi rien qu'en considérant un peu de temps avec fixité un bloc de bois, on voyait très bien se lever des formes aussi nettement qu'il y a des formes dans les nuages. Une fois il exprima l'idée que les lignes ont toutes un sens, qu'il en faut de courbes et de sinueuses pour de jeunes mariés, que ce n'est pas pour rien qu'un cercueil avec sa ligne droite semble se mou-

LE VENT UAISS LES MOULINS 265

ier sur l'allongement rigide du cadavre. C'étaient des idées qui lui venaient comme cela. Boorlut avouait qu'il n'y aurait jamais songé.

11 prenait goût joyeusement au métier. Le menui- sier ne pouvait regarder un arbre dans la campagne sans estimer ce qu'il y avait dedans de planches pour une armoire ou un escalier. Lui, voyait au- trement cette vie verte. Une senteur acre de pleine nature le grisait comme au temps il allait s'as- seoir sous les saules, au bord de la rivière. ^Les arbres pour lui avaient une âme qui, toute petite en naissant, grandissait avec les cercles de l'aubier. C'était aussi l'avis du vieux Kokx. Il ressentit une fois un réel pincement aux moelles en sciant une bille de chêne comme s'il blessait une substance sensible. Boorlut n'achetait que des bois qui déjà avaient sué leur sève, et puis il les laissait vieillir en tas sous le hangar. Le chêne très vite avait l'arôme sec des vieilles armoires à linge et des boiseries de sacristie. Mais d'autres essences tar- daient à mûrir ; le sapin restait longtemps hu- mide ; il perlait une mouillure rêche aux dents de la scie qui semblait grincer à travers des os frais. Après tout, c'étaient des idées à lui : les autres, dans la partie, se bornaient à clouer, à raboter, à scieii, sans rien voir au delà. Boorlut lui-même disait :

Quand il pourra faire tenir un escalier dans e mur, il sera le maître de parler.

Il n'y avait vraiment que Piet Baezen pour com- prendre ce qu'il mettait de vie intime et per- sonnelle. Le fils du boulanger, en chauffant son

266 LE VENT DANS LES MOULINS

four et en battant sa pâte, aussi croyait entendre se communiquer à lui les esprits de la terre et du , feu. Bon Dieu! comme il lui avait serré les mains la première fois I II le regardait avec de pâles yeux mouillés et disait en hochant la tête :

Quand de tout temps on a travailler comme moi, cela va tout seul. Mais un homme comme vous, Dries, qui aurait pu passer sa vie à regarder voler les mouches et qui tout à coup se choisit un métier, allez! ça n'est pas commun.

Dries était gêné de cet éloge, la tète dans le cou, comme un escargot qui voit une tour, il répondait simplement :

Voilà, Piet, je crois qu'il faut commencer par donner soi-même l'exemple. Puisque c'est la loi de travailler, il faut que tout le monde fasse quel- que chose dans la vie. Auparavant j'entrais dans les petites fermes, je leur parlais de la semence qui lèverait, du pain qu'il y aurait en abondance pour tout le monde. Et ils me regardaient. Je voyais bien qu'ils pensaient : Gela lui est facile à dire, à lui qui ne sait même pas comment au bout de toute une année de peine et de misère, il nous vfent dans le champ un peu de blé avec lequel nous faisons notre pain. Et ils avaient raison. Il ne faut pas aller parler aux pauvres gens avec des mains blanches.

Lliomme aux petites histoires quelquefois , comme par le passé, venait le dimanche. On mon- tait voir ensemble les pigeons dans le grenier. A petits pas, en fumant des pipes, on allait aussi voir le blé lever dans les champs. Il faisait un joli ciel

LE VENT Dans les moulins 267

frisé d'après-midi. Le reste de la semaine tous deux probement œuvraient, l'un à son pétrin, l'autre à son établi. Mais ce jour-là ils se reposaient comme le bon Dieu. Ils avaient une âme toute fraîche, lavée à grande eau comme celle ils baignaient leurs mains et leur visage d'hommes qui n'ont que le jour dominical pour se faire beaux devant le Sei- gneur. Maintenant le dimanche avait pour Dries un autre sens, un sens sacré. Le riche comme le pauvre va le dimanche entendre la messe; mais la messe n'est faite que pour l'homme qui usa ses mains au labeur d'une semaine. Elle sanctifie le temps bref de la vie il peut songer à son âme. Dries voyait cela nettement ainsi. Autrefois, songeait-il, le dimanche était simplement pour mai un jour je mangeais un peu plus que les autres jours. Annah apportait sur la table un plat de pan- nequets ou de riz au lait. Il fallait ensuite aller boire des pots de bière. Les riches ont une vie de bétail à l'engrais. Il n'éprouvait plus que du mé- ^ pris pour ce Dries douillet et gras qui^ selon que la bile après boire lui remontait ou s'égalisait, re- gardait le genre humain du bon ou du mauvais bout.

C'était curieux comme depuis qu'il s'était mis à travailler, il se formait une conscience différente des .choses. Quand il poussait son rabot, une lu- ' mière courait devant sa main; il voyait aussi clai- rement sa pensée que les petites veines du bois. Dans les villages comme ailleurs, on commençait à s'agiter furieusement à propos des prochaines élections. Le château tenait avec la cure pour un

268 LE VENT DANS LES MOULINS

candidat et Topposait aux démocrates. Dries esti- mait que la vérité n'était pas dans le succès de la lutte. Il croyait à la vie de l'idée par elle-même comme pousse le blé, comme tourne le vent dans les moulins. Le marteau et la scie ne font pas de politique et cependant ils travaillent comme l'idée, pour le bien des races.

A la forge, chez Goliath, on n'était pas de son avis. Il y avait toujours quelques partisans con- vaincus qui défendaient Flanders. Le forgeron, en tapant sur la bigorne, disait qu'il n'y en aurait jamais assez de leur parti à la Chambre. Dries en passant entrait allumer sa pipe. Il disait ce qu'il croyait devoir dire. L'énorme Goliath secouait ses crins d'étincelles. Celui-là aussi avait une tête dure comme son enclume.

Travailler c'est bien, disait-il. L'un tape sur des clous; l'autre pousse la charrue; il y en a qui font des points aux culottes et chacun travaille pour soi. Mais un homme comme Flanders travaille pour tout le monde et il fait à la fois avec sa lan- gue et avec sa plume tous les métiers qu'on peut faire avec le marteau, avec le soc et avec l'ai- guille. Qu'est-ce qu'il arriverait s'il n'y avait per- sonne pour parler au nom des autres ? Il y a eu un temps, Dries Abeels, vous n'aviez pas les lèvres cousues. Allez, on vous entendait dans la campagne quand vous étiez sur le bateau, le mou- choir rouge de sang dans les mains. Toute l'affaire est d'avoir des poumons. C'est à qui criera le plus longtemps.

LE VENT DANS LES MOULINS 269

Dries tirait une bouffée et tranquillement répon- dait :

Oui, c'était aussi mon idée, autrefois; je n'étais alors que le fils du marchand de lin, comme on di- sait. Depuis je me suis mis à réfléchir. Je crois qu'un homme qui revient à la vérité, qu'un homme par exemple qui comme moi n'était bon à rien et ac- cepte de faire œuvre de ses mains afin qu'il n'y ait personne au-dessus de la loi commune, fait plus de bien dans un village que s'il obligeait les autres à quitter leur travail pour aller l'écouter pérorer au cabaret.

Si le plafonneur et le cordonnier^ ces deux petites gens de la famille, l'avaient entendu parler, ils auraient siffloté un air entre les dents pour mar- quer qu'ils en savaient là-dessus plus que lui.

Le dimanche, dès la première heure, le tisse- rand était à la porte avec ses journaux. Dries lui en payait le prix et ensuite l'autre discrètement les passait par dessus la haie aux bonnes adresses. Mais tous ne savaient pas lire. Le tisserand, pour son compte, n'aurait pu épeler trois lettres de ce petit carré de papier. Alors c'était Dries qui, l'après- midi, venait faire la lecture dans une ou l'autre des petites fermes. Ils étaient une trentaine qui se mettaient en rond autour du poêle, petites gens des métiers, ouvriers du lin, vieux laboureurs cas- sés, tous très propres sous leurs blouses, la pointe du col dépassant la cravate. Le silence de la cam- pagne entrait avec l'odeur des fumiers. Une poule crêtelait sur un mur. Le chien rêvait en gromme- lant dans sa niche. Dans la cliambre on n'entc^ndaii

270 LE VENT DANS LES MOULINS

que le claquement mouillé des bouches autour des pipes. Dries lisait les nouvelles. Ils étaient contents d'apprendre qu'ils allaient avoir à la Chambre quel- qu'un pour les défendre. Il était moins commode de leur faire entrer les idées dans la tête : c'était comme pour les clous dans du hêtre : il fallait ta- per fort et s'y reprendre à maintes reprises. L'ou- vrage avançait lentement. Il y avait toujours un des vieux qui hochait la tête et disait :

Ce n'est pas encore nous qui verrons cela. Ou bien :

Pensez-vous que cette chose-là arrivera ja- mais, Dries Abeels?

Il prenait un de ceux-là par la main, il le regar- dait profondément dans les yeux et lui demandait s'il croyait en Dieu. Tous retournaient la tête, écoutaient ce qu'il allait dire. Et il reprenait :

Eh bien! sûr comme il y a un Dieu, il vien- dra un temps tout ce qui est écrit se réali- sera, où il y aura une même justice pour tous les hommes. C'est pour cela que Christ est mort sur la croix. Attendez seulement que la graine ait levé. Pour que le blé se change en pain, il faut que l'hi- ver ait passé dessus et après l'hiver le printemps et puis encore l'été. Tout ne vient pas en une fois.

Le soir entrait par les petites vitres comme à pas de loup il vient pendant le salut à l'église. Dries toujours montrait du doigt la terre à ses pieds et ils regardaient aussi à terre avec leurs yeux bas, comme si c'était de que viendrait le miracle. Une communion d'humbles âmes naissait. Les têtes? dans Tombre^ avaient ijn© beauté d'espoir ei

LE VENT DANS LES MOULINS 271

de misère résignée. Puis les bottes raclaient le car- reau. Ils s'en allaient à pas lents le long des petits chemins. Celui-ci ou celui-là exprimait l'avis gé- iiéral :

Oui, c'est comme il le dit : il faut attendre. Ils se reprenaient à leur foi de pauvre, comme

le petit ruisseau suit sa pente, comme la ronce au bord du fossé porte les mêmes baies.

Dries était simple et sans orgueil avec ses mains blessées de stigmates qui le faisaient le frère de tous ceux qui travaillaient comme lui. Plus personne à présent ne pouvait lui reprocher encore d'être le iils du marchand de lin. Il avait le droit de parler comme si, lui aussi, attendait la vie de ce qui arriverait un jour.

Dans les grosses fermes, ils levaient les épaules. On n'avait jamais vu un homme riche se mettre à travailler comme ceux qui doivent gagner leur vie. Ils disaient que c'était une humiliation pour les Abeels. Même du côté des petits paysans, il y en avait qui n'étaient pas loin de penser que Dries faisait tort h l'ouvrier en lui enlevant une part de son salaire. Des gens, longeant le sentier derrière l'atelier du menuisier, risquaient un œil à travers la baie vi- trée. Avec une moue dégoûtée, ils le regardaient, son tablier au cou, peiner sur l'établi. Il eut une petite secousse une fois que le forgeron en riant lui disait :

Tout de même, Dries Abeels, si c'est pour votre plaisir, personne n'a rien à y voir. Chacun prend son amusement il le trouve.

Celui-là non plus ne comprenait rien à h forc^

273 LE VENT DANS LES MOULirrS

mystérieuse qui le poussait à rechercher dans le travail la vérité de la vie. Le tailleur, derrière son rideau, faisait des signes à la petite tailleuse bossue, de l'autre côté de la place, quand il pas- sait. Il dut bien reconnaître qu'il avait perdu la considération du village. 11 se vit seul, délaissé dans son sacrifice inutile. Surtout le reniement des petites gens des métiers auxquels il avait voulu res- sembler lui causait de l'amertume. Ce fut une crise. Il eut des jours l'arôme du café, au matin, lui tournait le cœur. Le canari et la bouilloire lui di- saient de ne pas quitter la maison tiède. Il dut faire un effort pour s'en aller sans goût à l'atelier. C'est donc vrai qu'il y a plus d'estime pour un homme "endurci dans l'erreur que pour celui qui revient au devoir! se disait-il. Il fut tenté de prendre en pitié méprisante la pauvre humanité.

Quelquefois une petite neige tombait, le givre poudrait les arbres, ou il pleuvait. Tous les jours n'étaient pas également beaux pour la bande des petits canards, ni pour lui. Mais le moulin tournait. D'autres moulins plus loin alors aussi se mettaient à faire la roue. C'était comme si le premier avait dit à ceux-là : Attention I voilà le vent qui arrive de la mer. Il lui revenait une joie au cœur de les voir re- muer en rond leurs grandes ailes qu'aucune force humaine n'aurait pu arrêter. Des fois aussi il s'at- tardait un peu entre les champs à regarder verdir ' les pousses neuves du seigle. Déjà la campagne nue se duvetait d'une mousse de vie légère. Malgré l'in- tempérie, l'âme verte de la terre levait. Il se disait que nulle force n'aurait pu en avoir raison non plus.

LE VËNf ÛAPÎS LES MOULINS Ô73

Son cœur alors battait : il lui semblait participer aux jeunes puissances du monde. Il poussait gaie- ment la porte de l'atelier, disait au menuisier :

Voilà, Zeune Boorlut, le blé déjà est haut. Des oiseaux chantaient dans les arbres. Il ne faut jamais désespérer des hommes : il viendra un temps tous travailleront comme nous.

Et jusqu'au soir il sciait, rabotait, clouait en chantant les chansons de Maris.

La semaine ainsi passait. Le dimanche venu, il lui arrivait de prendre le chemin du hameau où, dans sa petite cure, vivait le vieux curé Ledoux. Il attendait dans un petit bois de sapins que le jour baissât. Les autres clochers semblaient toujours épier par dessus la plaine. Dries restait dans la transparence frêle des dessous violets. Un jour tendre, immatériel baignait l'enfilade pâle des troncs. La crue des pousses avait la peau rose de petites mains. Enfin l'ombre tombait : de loin il l'apercevait rentrer à la cure. 11 quittait le bois, poussait sans bruit la grille. L'humble prêtre l'en- courageait dans la beauté de sa vie nouvelle, le défendait contre ses défaillances. Et d'abord ils ne parlaient pas d'autre chose. Ensuite^ l'accompa- gnant jusqu'à la rue, Ledoux disait :

Venez toujours quand vous aurez besoin de

moi. Vous savez, je fais ce que je peux. Le jour

il faudra marcher, je serai avec vous. Nous som-

mes comme cela un petit nombre déjà dans les

hameaux. Nous irons grossir vos milices, la croix

dans les mains. Mais n'en dites rien encore et d'ici

travaillez comme le ruisseau coule, comme h

13

274 LE VENT Dans les MOÙLlNîi

moulin tourne. Vous avez pris la vie par le boa bout.

Il ne regardait plus la terre à ses pieds comme les premiers jours. Sa taille s'était redressée ; tout le soir tenait dans ses yeux clairs ; il semblait at- i tendre qu'une chose se levât vers l'horizon. Dries, en s'en allant, était ému comme si l'âme des Flan- dres lui avait apparu à travers cet homme doux et résolu, terré dans ses sillons. Comme le paysan, il n'avait pas cessé de labourer et de lancer la graine au loin. Il était le semeur évangQJique qui ne se pressait pas, sachant bien que l'heure vient ou toute semence germera pour l'éternité.

Dehors, c'était paix dominicale. Une fm d'hiver flamand, sous un souffle de vent doux, tranquillisait la campagne. Par les sables mous et les grasses terres spongieuses, il allait sous les arbres, le long des douves qui bordent les fermes, écoutant tinter les angélus l'un après l'autre dans le soir tendre. La vitre des cabarets était rouge. Des filles cau- saient sur le chemin. Des petits enfants chantaient : Pin pan poe dia diance, en tapant à terre leurs sa- bots. Il séchait des langes sur les haies. L'odeur froide des cuissons du samedi montait des cendres du four. Déjà des ombres amoureuses, la main dans la main, sans paroles furtivement erraient. Une plainte d'accordéon venait de derrière une porte, doucement tournait le cœur.

Maintenant aussi il ne lui restait plus que le di- manche pour aller fumer des pipes auprès de ses pigeons. Avec Goliath et Boorlut il jouait une par-^ lie de boules. Si le temps était clair, on partait en-

LE VENT DANS LES MOULINS P,75

semble faire un tour dans la campagne, regardant se gonfler les essences précoces. Dans les courtils, il sentait la mort des choux. Les poireaux livides par lignes achevaient de pourrir. Les fumiers fu- maient lourds et chauds dans l'air frais. C'était bon comme de la vie qui va revenir, avec les petits volets verts des fermes et ia porte ouverte au bout du verger derrière les haies. Un nuage léger de carmin déjà brouillait le ciel au-dessus des peu- pliers. Dries soupirait, le cœur gonflé d'amour.

Quelquefois Gide venait; une barque les passait. Ils marchaient dans l'herbage reverdi dardait la petite crosse jaune du narcisse. Gide, avec d'é- tranges grimaces, regardait du côté du château. Puis un petit pignon rose^ derrière les pommiers, se levait. Doucement il se mettait à pleurer. Roose! Ma rose ! Ma petite rose sucrée^ disait-il au dedans de lui comme si seulement les petites herbes de la prairie devaient l'entendre. Tout à coup une fo- lie le prenait : il chantait la rouge chanson de la Faux. Le sonore kling klang imitait l'acier martelé sur l'enclume. Il semblait qu'o;a était au temps des foins saignant par larges hécatombes parfu- mées. Dans la futaie seigneuriale traînait l'écho comme si aussi, au cœur de la vie du maître, s'aiguisait l'éclair de la faux. Ensuite, dans le grand silence du dimanche, tous deux écoutaient. Une petite voix dans le verger chantait la chan- son du Coucou. Aussitôt la paix renaissait, la dou- ceur profonde des bois sur son nid crie l'oiseau gris.

u ■> ri

ii/G LE VENT DANS LES MOULIInS

XXVII

cfne fois Dries Abeels était sous les arbres, à la limite d'un champ, avec une cage et un petit pot de poix. Il ouvrit son couteau, tailla trois branches et ensuite il en trempait les bouts au fond du pot : ses gestes étaient précis et mystérieux. Puis il entra dans le buisson, se tint caché sous les aunes. Des boules de plumes rebondissaient. C'était amu- sant de voir les chardonnerets croquer à la volée les chatons. Ils se lançaient, descendaient, remon- taient comme entre les treillis d'une cage. Leurs cris fluets s'affûtaient à la pointe des becs. Les becs grinçaient, donnaient des petits coups dans les trous du ciel entre les ramilles. Et ils n'avaient pas peur de l'homme, grisés par l'ivresse de la graine.

Dries haussa ses petits bâtons; il demeura ainsi une seconde, tendant le bout noir de poix sans un mouvement. Les petits coups de bec de branche en branche dégringolèrent. L'un disait à l'autre : « Sur ce petit bâton nous serons mieux pour picorer. » Le bâton ne bougeait pas, raide comme un per- choir. Alors il en venait un, tout gonflé dans sa plume. Avec sa confiance de jeune fou, il se lais- sait tomber. Les fines pattes onguiculées tout de suite s'engluaient. A légers battements d'ailes il

LE VENT DANS LES MOULINS ^77

^ palpitait : son œil de jais dans sa petite tête de côté, à présent regardait la main qui avec pré- caution retirait le scion. Le champ était attentif : les brins d'aunes jasaient entre eux. Le bâton tou- jours plus s'abaissait ; le chardonneret s'ébrouait, n'avait plus qu'un peu de ciel au-dessus de lui. Et puis l'énorme main délicatement le captait. fAvec des caresses de doigt Dries détachait l'oiseau et l'introduisait dans la cage. La petite porte re- tombait. La bestiole n'avait pas l'air de savoir ce qui lui arrivait.

Le buisson maintenant pullulait. Ils arrivaient de partout à la conquête de la graine. Le bâton se haussait, entrait par les trous des branches tandis qu'au pied de la cépée, le ravisseur se figeait dans son guet. La bande piaillait, ramageait, crissait du beC:, mais lui ne faisait d'autre geste que de lever un peu plus la pointe du bâton. L'un après l'autre ils sautaient sur la glu et se faisaient pren- dre. Il en eut ainsi toute une cage. La porte en fil de laiton, avec un claquement sec, coup sur coup se refermait. Ce petit bruit lui mettait une joie au cœur : ils sont tous oiseleurs, les gens de Flandre. Quand ils viennent avec leurs petites cages, le ciel rit par dessus la haie. C'est qu'un oiseau pour eux est mieux qu'une petite chose en plumes qui saute et caquette : c'est un peu de leur terre flamande, avec dans les ailes le même vent qui fait aller les moulins. A chaque chardonneret qu'il prenait, Dries pensait à la petite maison, à l'autre cage là-bas au tournant de la rivière avec ?es frais éclats de rires aussi comme des oiseaux*

278 LE VENT DANS LES MOULINS

C'était si doux pour lui d'être sous les aunes, cap- turant les petites bêtes comme s'il eût cueilli pour Mamie un bouquet de fleurs. Tl lui disait déjà en pensée : Voilà, bonne amie, j'ai été pour toi au matin sous les aunes. C'était mon libre dimanche d'ouvrier. Je les mettais l'un après l'autre dans la cage comme toi aussi, tu as mis mon cœur dans une cage. Après tout, c'étaient des petites choses vivantes de Flandre comme les nuages, les vergers et la rivière. Il n'aurait rien pu lui offrir de plus délicieux. Un ciel doux, pluvieux pesait sur le paysage; les maillures des ramilles, comme les plombs d'un vitrail, le sertissaient.

Dries ramassa le pot et avec minutie il portait entre deux doigts la cage, longeant la campagne | verte pour rentrer chez lui. Les chardonnerets, avec leurs pattes engluées, maintenant savaient co qu'il leur en coûtait d'avoir si follement croqué la graine. Ils avaient de légers cris effarés et avec leurs yeux ronds regardaient en haut, en bas.

Comme il coupait par un chemin, il vit une forme d'homme blottie au pied d'un bouquet d'aunes. L'homme aussi levait un petit bâton de glu. Il reconnut Mane Vos, le farouche socialiste qui^ un jour, à la ville discutait avec Flanders de- vant les statues de pierre. C'était un étonnement pour lui. De loin il lui cria bonjour en l'interpellant par son nom, mais l'autre lui faisait signe de se taire, absorbé par sa chasse. Bon! disait Dries, j'en ai pris six. Bonne chance 1 Et il passa. Il fît cent pas et puis retourna la tête : il le vit dou- cement retirer le bâton et ramener deux chardon-

LE VENT DANS LES MOULINS 270

nerets pris du même coup. Dries encore une fois riait, mais pour une autre chose, songeant que ]\rane Vos ne faisait pas autrement quand par tas il prenait à sa glu les foules. Sa vie de lutte et d'i- dées, la clameur des assemblées, il semblait avoir tout oublié dans la joie de ce dimanche en pleine nature, chez les arbres et les oiseaux. Dries ne sa- vait pas tout de suite s'en aller, ému à la pensée qu'ils s'étaient reconnus frères de la même race, flamands de cette Flandre qu'un goût invincible toujours ramène vers la terre.

Sa cage à la main, il remonta vers le village. Il regardait par dessus les haies les petits jardins fraîchement remués par la bêche. Un léger nuage vert venait aux arbres. Il se sentit le cœur si tendre qu'il éprouva le désir de fumer une pipe. Il posa à terre les oisillons, tira son merisier, flamba le tabac.

Mon Dieu, pensait-il, ce serait si facile de vivre en paix si, au lieu de faire de la politique, chacun avait un bon métier et le dimanche, s'en allait faire la chasse aux petits oiseaux. Il tirait à petits coups sur la pipette comme un homme qui enfin s'est fait une idée exacte du monde. Quand il passa devant l'atelier de Boorlut, il se rappela son travail de la veille, une moulure difficile dont il était sorti à son honneur. Une curiosité sournoise d'artiste pour son œuvre s'éveilla : il n'aurait pas été fâché de savoir si vraiment cela valait l'éloge qu'en avait fait le menuisier. Mais Boorlut, après la grand '- messe, était parti prendre son petit verre de genièvre avec les échevins.

S80 LE TENT DANS LES MOULINS

; C'est que, Rieta, dit-il à la belle femme, j'aurais bien voulu avoir la clef de l'atelier.

Tout seul, sous la grande baie vitrée, les pieds dans les copeaux, il eut une joie naïve à admirer la moulure. Un silence ouaté de jour gris tombait sur la petite famille des outils au repos. Rien n'était mort et tout dormait. Quelquefois, comme si un esprit de la forêt avait parlé, un bois craquait. Il faisait gravement dimanche comme dans la campagne. Le sens sacré du travail tout à coup le remua. 11 songea à tout ce qu'il y a de la vie dans la main d'œuvre d'une planche. Il en vint à penser pres- que religieusement que quand ce serait le moment, il ferait avec piété lui-même le cercueil de sa mère. Il n'était pas triste : c'était une idée qui se rattachait à la beauté de son métier ; elle avait la douceur sévère d'un devoir qu'un bon ouvrier doit accomplir. Ensuite, comme il vient un second bourgeon à la même tige, il pensa à son jeune lit de marié. Maintenant il soupirait, le cœur lourd. Est-ce qu'il lui serait jamais donné de planir de ses mains la tendre chose d'amour qui prend place au fond d'une alcôve?

Une ombre obscurcit les vitres ; il vit le menui- sier qui le regardait. Une honte lui fît l'oreille rouge pour avoir été surpris dans ses rêves. Boorlut poussait la porte et lui offrait un petit verre au cabaret. Tous deux s'asseyaient un peu loin des tablées. C'était une surprise nouvelle pour les pe- tits hôtes de la cage d'entendre le canari qui chantait comme un ténor au-dessus de la porte. le menuisier avait un air gêné. Il tourna dix foi^

LE VENT DANS LES MOULINS 281

sa langue et enfin sa petite barbe frisée en copeaux s'ouvrait.

Dries Abeels, dit-il, j'ai quelque cbose qui me pèse. Vous êtes venu chez moi comme apprenti, mais à présent vous faites le travail d'un vrai menuisier. Ce ne serait pas honnête que vous n'ayez pas le prix de vos journées. S'il vous plaît, à partir de la semaine prochaine je vous paieiai un salaire d'homme de métier.

Voilà pourtant une satisfaction que le garçon n'aurait jamais connue s'il était resté simplement le fds du marchand de lin. Il paya à son tour un petit verre.

XXVIII

C'était un mauvais jour pour les paysans des petites fermes. Il s'agissait de savoir si les garçons tireraient un bon numéro. Chaque fois que la con- scription leur prenait un homme, le champ souf- frait, la famille semblait amputée d'un de ses bras. On ne riait pas derrière les petites vitre? au mo- ment où par bandes, dans le lointain pluvieux, on les vii partir pour la ville. Des mères pleuraient sur le chemin, les suivaient des yeux aussi loin qu'elles pouvaient. Les petits aussi restaient là, un doigt dans h nez, regardant diminuer les dos

282 LE VENT DANS LES MOULINîS

f

au bout de la chaussée, sans comprendre. Quel- ) quefois un des garçons se retournait, agitait sa casquette. Les toits des maisons avaient l'air de se hausser pour les voir plus longtemps. Et tout de même il arrivait un moment on cessait de les apercevoir. Chacun avec un courage triste allait vers sa destinée. Dans l'âtre, les aïeules, entre leurs doigts en buis, roulaient lears chapelets.

Dries, derrière les vitres de l'atelier, lui aussi; un peu de temps demeura à les voir partir. Il y avait le fils du bourrelier, Dor Onkelaer de la grande boutique, quelques autres encore qu'il con- naissait. En passant, ils le saluaient avec leurs casquettes. Et il se rappelait : il avait tiré un mau- vais numéro ; son père lui avait acheté un rempla- çant. Un pauvre diable de mercenaire à présent encore quelque part, dans une caserne, souffrait en maudissant celui pour lequel il avait accepté de servir. Celui-là avait tout lâcher, sa vieille mère, le champ, un métier, pendant que Dries con- tinuait à jouer aux boules et à s'empiffrer de crê- pes ,lesjoursdefète. La maison dès Abeels ce jour-là avait grandi dans l'estime publique pour la chose injuste qui les mettait au rang des riches. C'est toujours la même histoire^ pensa Dries : on n'est estimé qu'à la condition de perpétuer une inéga- lité sociale.

Il lâcha son travail : il ne se sentait plus en train. Presque partout d'ailleurs les métiers chômaient. Le maçon dont le fils tirait aussi à la conscrip- tion ne quittait pas le cabaret. Le bourrelier faisait les cent pas sur la chaussée. Le boucher s'était

LE VENT DANS LES MOULINS 283

levé avant le jour pour tuer son veau. Personne ne travaillait plus dans les champs : la terre sem- blait morte. Dries comme les autres vint sur la ])lace, cherchant des nouvelles. Il était allé pren- dre en passant Gide Keukelaer. Les heures tom- baient lentes, lourdes du clocher dans le grésille- ment de la pluie qui ne finissait pas.

Dans l'après-midi on entendit une musique d'ac- cordéon : c'était une bande qui rentrait. Les garçons sur un rang s'avançaient ; ils sautaient, tenant la largetir de la chaussée. Le musicien, un jeune homme aux yeux malades dont c'était le métier de jouer pour les autres, marchait devant, grave, très doux, l'oreille appuyée à son clavier. Lui seul semblait en dehors de la joie, perdu dans un songe. Et tirant et refoulant les soufflets, avec ses maigres mains, rapides comme des araignées, il ne cessait pas de jouer des airs de danse, les airs lurons qui font gigotter les couples aux kermesses.

Enfin il3 arrivaient sur la place. Des flots de rubans leur pendaient de la tête, ils portaient des couronnes de roses en papier, comme des rois sau- vages. Quelquefois, tapant leurs bottes à terre, ils se prenaient par la main et en rond dansaient des bourrées. Chacun arborait son numéro, un carton imprimé d'un gros chiff're qu'à bout de bras il agitait dans l'air. Une fraternité ironique et triste leur étant venue à tous dans cette folie d'ivresse, on ne savait lesquels, à la loterie du sang, avaient gagné ou perdu. A la file, en glissant les pieds, ils envahirent les cabarets. Le musicien aux yeux malades entrait le premier, toujours jouant ses

S84 lE VENT DANS LES MOULINS

airs de danse. Il arrivait que, des mères ou des sœurs tâciiaient de les ramener au logis. Alors ils se mettaient à sauter devant elles en les saluant de leurs couronnes en papier, avec des grâces cé- rémonieuses et déhanchées d'arlaquins. L'accor- déon accompagnait la retombée lourde des bottes, le coup de talon dont ils scandaient leurs lourres. Et des bribes de chanson volaient, la chanson que tous les garçons, à l'époque du tirage au sort, chantaient en Flandre. Cela commençait par des larmes : on voyait la famille en rond sur le pas des portes.

Ne pleurez pas, ma mère, ma chérie. Le petit soldat n'a que sa patrie, Otez les draps du lit, Falderi, La paillasse est pour les rats, Faldera

A travers les labours bourdonnait le tambour de guerre. Un souffle d'héroïsme passait.

Le tambour bat, adieu, ma chérie. Il faut quitter la vie, Adieu, ma mère, il est parti, Falderi, A la Toussaint il reviendra, Faldera,

L'honneur, la gloire ronflaient avec le bruit ;lu canon, au cœur du petit soldat.

^e pleurez pas, ma mère, ma chérie. Votre fils est toujours en vie^

LE VENT DANS LES MOULINS ^85

Il Qii brigadier dans la cavalerie, Falderi. Sur un canon on le rapportera, Faldera.

Et c'était enfin le retour au village, la fête d'ac- cueil de 11 vieille maison et le vivace amour qui réclamait ses droits.

Bonjour, ma mère, ma chérie et les amis. Vite mettez les blancs draps de noce au lit. La chatte y fera ses petits,

Falderi, A l'église on les baptisera, Faldera, Falderidera.

C'était si plaintif, l'air que Maris avait mis là- dessus : c'était comme une complainte du temps les petits soldats de Flandre partaient en masse au roulement des tambours de Napoléon, au matin les mères, tâtonnant avec les mains, trou- vaient le lit vide. Et tout de même il fallait rire au refrain quand tous ensemble répétaient le falde- ridera. On se figurait le petit brigadier de cavalerie faisant valser crânement le gland de son képi de la tempe droite à la tempe gauche devant les belles filles auxquelles, en souvenir du pays, il chantait la chanson. Dries pleurait d'un œil et riait de Tau- tre. Tant étaient partis sur cet air-là qui peut-être n'étaient jamais revenus. Qui sait? Son rempla- çant, Tobscur petit pousse-caillou chantait cela aussi sur la route, ie jour du départ, avec des ho- quets doux dans la voix.

^86 VENT DANS LES MOULINS

Encore une fois la chance avait tourné du côté des plus riches. C'étaient les garçons des petites fermes qui écopaient. Les autres, le fils du bour- relier, le fils de la grande boutique et du boucher s'en étaient bien tirés. Après tout Dries comptait parmi eux des amis : il ne regarda pas à boire un petit coup de trop. Le flot des miliciens entrait, on se jetait dans le gosier une eau-de-vie ou un pot de bière. Et on, recommençait ailleurs. Toujours allait la petite chanson de l'accordéon.

Le soir tomba : la chanson ne battit plus que d'une aile ; on n'aurait plus reconnu le joli petit soldat de Flandre lançant si drôlement son falde- ridera. Les roses en papier aussi, sous la broùée lourde, avaient un air de retour d'enterrement. Le joueur d'accordéon seul faisait toujours aller ses doigts comme des araignées, d'une même activité infatigable. La petite musique si triste à la longue, entrait dans les cabarets, sortait des maisons, dan- sait sur la rue à coups de bottes. Quand elle passait devant les petites fermes, les aïeules aux mains ouvertes vers le feu, se mettaient à vagir comme petits enfants. Parfois elle s'enfonçait dans un chemin de campagne, entre les arbres. Derrière, un plus grand silence tombait, comme si toutes les âmes étaient parties avec le joueur d'accordéon. Dans le noir maintenant aussi la faux terriblement fauchait. Dries, en quittant le cabaret du Coq tourné, distinctement l'entendit comme au dernier été, dans le soir des prairies. Toujours le kling klang partait d'un coin ou l'autre de la campagne. Il volait à tra- vers la rue et les champs. Il semblait soudain très

LE VENT DANS LES MOULINS 28t

loin et puis il était tout près. On n'aurait pu dire combien ils étaient de gens à lancer ce refrain sau- vage. On se doutait seulement que le fils du cordier n'était pas loin. Il y avait plus d'une heure qu'il était parti avec une bande.

Dries rentra chez lui par les petits sentiers. Une dernière fois l'accordéon jouait : il semblait jeter sur le chemin ses petits airs de danse comme des sanglots. Dries n'aurait pu entendre cela plus long- temps. Une peine lourde l'accablait, il regrettait sa journée perdue ; il souffrait aussi d'une autre chose qu'il n'aurait pu dire. Comme il tournait l'angle d'une haie, il rencontra le vieux Tone Boontje poussant une charge de ramons, droit sous l'at- telle. Boontje, en toussant, lui disait que son garçon avait tiré un mauvais numéro. Il ne disait rien autre chose, mais on sentait que c'était un vrai malheur pour la maison. Dries haussa les épaules.

Voilà, dit-il, il en sera toujours ainsi tant que vous ne prendrez pas vos faux.

Il pensait : Maintenant j'ai bien le droit de le dire, puisque je suis devenu un homme comme eux.

Encore une fois le kling klang dans le lointain sonna clair. On aurait cru que le faucheur passait la pierre sur l'acier avant de donner le coup de la mort dans l'herbage. Boontje riait de son rire sans bruit.

-^ Oui, Dries Abeels, voilà ce qu'il faudrait, un bon coup de faux dans le tas. Houlàt

Et il repartait, donnant du collier comme un cheval, Dries voyait s'enfoncer sa maigre sil- houette dans la brouée. Il ne sentait plus la cha-

28S LE VENÎ DANS LES MOULINS

leur de l'alcool : il se retrouvait froid, dégrisé, de» vaut la misère du monde. A celui-là pourtant comme aux autres il avait dit qu'il ne fallait qu'un peu de pluie et de soleil pour faire germer le blé. Quand Flanders affirmait une chose, on était sûr, du moins^ qu'il n'affirmerait pas le contraire le lendemain, C'était curieux comme, chez le démocrate, toute la vie se précisait en actes. Mais lui, Dries, avait été le mauvais semeur qui ouvre la main et sème à la fois la folle poussière et le bon grain. D'ailleurs le semeur ne vient qu'après que le laboureur a passé» Et ensuite c'est le temps de la moisson.

Dries Abeels, hei?

C'était le sabotier d'un hameau par delà la ri- vière. Il raconta en clignant de l'œil qu'il y aurait quelque chose cette nuit-là dans les villages. On s'était rencontré sur la place et on avait tiré les couteaux. Le gaillard, une tête sauvage de gueux des bois, un vrai fils des vieux Boéchkerels, riait. Il disait à Dries :

Un Flamand aime le sang et les boudins.

Est-ce qu'il n'y avait pas aussi Gide Keu- kelaer? demanda Dries sans le regarder.

L'autre, de loin, criait que le fils du cordier, en effet, marchait devant, un balai au bout d'un bâton.

11 longea le ruisseau qui passait sous le petit pont, devant sa porte. Un filet de lumière, dans U soir mouillé, filtrait des contrevents de la cuisine, 11 soupçonna le léger nuage qui fumait des cassero- les, la lampe claire au milieu de la nappe, le cou- vert mis pour le repas du soir. Il allait pousser la barrière quand tout à coup, de l'autre côté de l'eau,

LE VENT DANS LES MOULINS 289

il vit le ciel rouge entre les arbres. Il rebroussa chemin, dépassa les maisons, enfila une drève bor- dée de peupliers. Il n'aurait pu dire quelle force le poussait.

Encore une fois tout un pan du ciel s'allumait d'une large traînée de pourpre, découpant des li- gnes de peupliers livides. Et on ne voyait pas de flamme comme si un météore avait passé. Des por- tes battirent, il entendit venir derrière lui la ru- meur du village. Des chiens aboyaient. Des pas ga- lopaient sur la terre molle. Tout le monde criait :

Il y a un feu au château.

De cela il était aussi certain que les autres. Une gerbe énorme soudain darda, creva le tourbillon- nement roux des fumées. Tout l'horizon brûlait. Dries se mit à courir, un grand froid au fond des os. Il arriva à la rivière en même temps que Goliath et le maçon. Un fermier du bord de l'eau qui dé- marrait, les prit dans sa barque. Tous restaient de- bout, l'un contre l'autre, tournés vers le parc en feu, tandis que le fermier pesait sur la gaffe. La barque accosta et ils repartirent en courant par les prairies. Une pluie rose arrosait l'herbe rever- die au bord des petits fossés. A chaque jet qui montait, un crépitement d'étincelles criblait la cime des arbres comme un vol de mouches de feu. Les vitres des petites maisons brasillaient. On en- tendit s'écrouler un pan de mur.

Des villages entiers à présent accouraient, se je- taient dans les avenues : les massifs du parc étaient battus de petites troupes au galop comme les bêtes d'une traque. La terre sous les pas rouges semblait

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'290 LE VENT DANS LES MOULINS

saigner; les cygnes du lac fendaient une onde de pourpre et d'or. Quand ils arrivèrent, le feu déjà avait consumé les greniers à fourrages et les remi- ses : on tâchait de préserver les écuries. L'incen«!i die palpitait, bouillonnait comme un brasier. Dansi le grand silence de la foule, le vent des flammes ronflait, soufflait en tempête. Ils voyaient dis- tinctement le serpent d'eau des lances darder des cours. C'étaient les gardes qui commandaient la manœuvre des pompes.

Dries aurait fait serment que Gide Keukelaer avait passé par là. Mais il n'en disait rien au for- geron et au maçon. Les dents serrées sur le cri sauvage des races, le cœur hennissant .comme un étalon lâché, avec des yeux fous il regardait s'abî- mer dans les flammes l'orgueil des maîtres. Comme des tulipes^ elles montaient, se gonflaient en bou- quets écarlates. Les vitres du château commen- çaient à sauter.

Kling klangl crièrent des voix dans la cam- pagne.

Aux paroisses maintenant sonnait le tocsin. De clocher en clocher l'alarme volait. 11 se disait qu'un jour, accrochée à des poings de plèbes, la corde des cloches se mettrait en branle pour sonner les vêpres d'extermination. Et ses dents claquaient. Il labourait sa chair avec ses ongles. Tout son vieux sang de paysan lui remontait aux tempes.

Tout à coup une rumeur gronda du fond du parb. Les arbres, du côté des champs, à leur tour s'empourpraient comme des torchères. Un second feu brûlait jpar dessus la plaine, clair comme un

LE VENT DANS LES MOULINS 291

feu de joie. La galopée aussitôt recommeQça, on repartait en bande à travers les avenues comme on était venu. C'étaient trois meules qui flambaient chez Langendries^ le fermier du château : celui-là non plus n'était pas aimé des petits paysans. Dries cou- rut comme les autres. 11 vit distinctement une ronde de petites ombres noires tourner en sautant dans la grande clarté du brasier. Avec les étincel- les tourbillonnaient les mouches de feu. Un petit vent s'était levé et chassait par dessus les champs un nuage de cendres fines. De nouveau^ plus loin, il entendait résonner le kling klang dans les villages.

XXIX

Un petit moulin, là-bas sur sa butte, le premier vers la mer, l'avait dit aux autres, et de moulin à moulin la nouvelle ainsi était arrivée au village : c'était le printemps qui venait par le chemin du ciel et de la terre. Des nuages roses pommelaient dans les arbres des vergers. Tous les petits canards aussi, le soir, étaient roses dans la rivière. Quel- quefois encore une giboulée secouait bien ses tamis de grains d'anis : cela tombait sur la neige des ceri- siers, aux fleurs étoilées comme les veilleuses de papier; mais ensuite il passait du soleil et les bour- dons se remettaient à ronfler comme des trompet- tes de kermesse. Dans les fermes on disait que c'était ua bon temps pour semer le lin. Ils allaient

292 LE VENT DANS LES MOULINS

par la campagne, ouvrant les mains à la petite pluie claire de la semence.

Dries, le dimanche, partait fumer une bonne pipe du côté des petites avoines vertes. Il vit se \ fleurir de bouquets roses les pêchers au vent. Les pommiers commençaient à prendre un air de ma- riés, avec leurs grosses touffes blanc et rose qui déjà sentaient la pomme. Quelqu'un toujours avant l'aurore semblait avoir lavé l'émail tendre des prai ries. Quand le vent venait le long de Teau, Dries , ouvrait très larges ses narines et croyait aspirer l'odeur des pommiers de Mamie.

C'était, encore une fois, pour son âme fraîche de paysan, une sensation de la terre qui lui faisait monter des larmes aux yeux. Elle lui apparaissait bien plus jeune qu'autrefois, comme si elle avait Tâge de sa vie nouvelle, sortie toute vierge et neuve de ce qu'il y a d'honnête et de bon chez l'homme qui travaille. Feuille à feuille il regardait grandir les hauts peupliers comme à petites pous- sées de sa conscience enfin avait monté pour lui Tarbre de sa vraie vie. Personne à présent n'avait plus le droit de l'appeler le fils du marchand de lin. Il portait un nom d'homme, un nom qu'il s'é- tait fait par sa volonté comme le tailleur s'appelle le tailleur et le forgeron s'appelle le forgeron. Il s'appelait, lui, Dries Abeels le menuisier. A tra- vers la fumée de sa pipe, il voyait si simplement les choses en les mettant au point du travail quo- tidien. Quand arriverait le temps chacun tra- vaillerait dans son champ, il n'y aurait plus de raison poi^r que t©^t \% monde »e fôt pa$ heureux*

LE VENT DANS LES MOULINS 293

Le petit oiseau qui fait son œuf dans son nid pen- sait là-dessus comme lui.

Dries depuis un peu de temps découvrait un sens à la chanson du vent dans le moulin, de Peau qui va jasant avec les herbes de la rive. Il aimait regarder le maçon à petits coups de truelle haus- ser un pignon, le couvreur disposer ses tuiles en gaufrier, Thumble manœuvre gâcher son mortier. Chacun faisait une chose simple et grande dont il ne se doutait pas et au bout de laquelle venait la maison avec les lits pour les vieux et les ber- ceaux pour les petits. Il lui semblait que l'humble ouvrier, avec ses mains qui avaient tenu Poutil, importait plus dans l'ordre général du moiiae que le seigneur ou le curé. 11 n'allait plus au^^i souvent à l'église : il avait le sentimenf qu'un homme li- bre se fait à lui-môme sa religion co nme il se fait sa viç. El il regardait le bon Dieu de toute sa vie lui sourire avec son soleil d'or par dessus la neige en fleur des prunelliers.

C'était le temps de l'échaudage au village : tout le monde se dépêchait de faire blanchir sa maison. Il n'y avait que les très pauvres gens qui ne pou- vaient se payer un pignon lavé au lait de chaux pour le grand jour de Pâques. Le plafonneur s'assurait une bonne quinzaine. Il arriva chez les Abeels comme il venait partout, avec son tablier blanc, ses deux seaux, ses brosses emmanchées à une lon- gue perche et son sac d'indigo. La chaux, délayée et teintée en bleu, était grasse et crémeuse comme un lait battu. On n'a jamais su pourquoi, sans ces- ser de promener ses brosses en long en large, quel-

â94 LE VENT DANS LES MOULINS

quefois il crachait un long jet dans le seau. Partout il avait passé, la terre était blanche comme s'il était tombé de la neige de cerisiers.

Les petites fermes avec leurs murs frais prirent un air de bonne conscience derrière les haies, sous les vergers fleuris. Gela aussi avait un sens comme toutes les choses de la vie. On fait venir l'homme avec son tablier blanc comme on va au prêtre : on a soif de résurrection et de pureté. C'était une ma- nière de voir que Dries n'aurait pas eue autrefois. Le troupeau des âmes allait en tas se laver aux petits seaux de la pénitence. Le curé et le vicaire avaient également une forte semaine avec ces gros péchés de paysans sur les bras. Seul l'atelier de Goliath restait noir sous le bourgeonnement vio- let du lilas. Ge n'est pas lui qu'on aurait vu au confessionnal. 11 disait en riant qu'il avait trop lontemps rôti au feu de sa forge pour s'accommo- der du petit vent tiède qu'il fait en paradis. Natu- rellement il racontait ensuite l'équipée du bateau avec quelques détails nouveaux.

La dernière fois qu'il l'avait narrée, c'était à pro- pos du vieux petit pêcheur d'anguilles, bien qu'il n'y eût là, pour les rattacher ensemble, que le fil de l'eau. Le petit pêcheur à la jaquette olive était parti à la pointe du jour avec sa barque. Il avait pris le large et puis il s'était amarré dans la cri- que. Le filet montait et descendait avec ses bran- ches en croix comme les grandes pattes d'un fau- cheux. Il faisait une douce pluie d'avril qui taqui- nait l'anguille sous l'eau. On ignora toujours ce qui s'était passé ensuite Un homme du bord de la ri-

LE VENT DANS LES MOULINS 295

vière tout à coup aperçut la barque vide, dans Je si- lence nicLtinal. Peut-être le vieux petit pêcheur, en une fausse manœuvre, s'était pris dans le filet qui Tavait entraîné. L'eau était fluide, innocente, sans remous. Quand avec un croc on le repêcha dans l'a- près-midi, les anguilles pendaient après lui comme un nœud de rubans.

Il savait à présent, le vieux petit pêcheur, ce qui se passait là-dessous, dans le royaume noir du fond de la rivière. Après tout, c'était peut-être aussi un tour des anguilles : il en avait tant pris au filet qu'elles avaient pu très bien se venger. Le héron sortit du bois et arriva voir à la pointe des arbres. Celui-là non plus n'était pas fâché que la jaquette olive ne fût plus là.

Chaque petite poule de Flandre se mit à pondre, dans un coin du jardin, son œuf de Pâques. On. était averti ainsi que les cloches allaient revenir de Rome. Dries, dans le matin frisquet, avant de se mettre à son établi, partit faire un tour du côté des canards : les cannes aussi avaient pondu de beaux œufs verts couleur des roseaux, des œufs gros et sonnants comme des cloches. 11 en acheta aux gens du bord de l'eau un plein panier qu'il fit por- ter à Mamie et entre les œufs il avait mis de petits tas de primevères. Il ne se doutait pas que c'était la vraie offrande d'un fils de la terre et que les œufs étaient un symbole de l'éternité de la vie comme les fleurs signifiaient le vierge amour. Mais tout îe monde fait simplement des choses profon- des dont çà et quelqu'un seulement perçoit la beauté. On serait bien étonné, si on la connaissait,

296 LE VENT DANS LES MOULINS

d'être toujours avec les yeux fermés si près de Dieu.

Dries ensuite tout le jour travailla. Jamais il ne s'était mieux senti le cœur à l'ouvrage. Le soir à la chandelle, à petits coups de scie et de rabot et de marteau il fit une petite chose de vie pour Mamie, un coffret avec les petites cases pour les ciseaux, les pelotes et les aiguilles. Sans hâte il acheva d'y fixer les charnières.

-Dans un ciel rose Pâques benoîtement se leva comme une aube d'annonciation. Les pigeons, comme des Saint-Esprit, avec leurs battements d'ailes secouaient les chatons des arbres sur les gens qui allaient à l'église. La terre était fraîche comme au premier jour du monde. Le bon Dieu encore une fois avait fait un geste et tout avait re- commencé. Les sillons, sous le petit vent vert, sem- blaient une éternité repeinte à neuf. Là-dessus flot- tait un air doucement bleu comme la robe de la Vierge dans la nef près du tronc. Tout le monde regarda voler avec des petits cris sous la voûte le ménage d'hirondelles revenu avec les cloches. On admirait les robes rouges des enfants de chœur, un don du château. Mais les robes avaient un lais de trop : un des enfants manqua tomber au moment à la volée il lançait Tencensoir. Les filles avaient mis leur grosse broche d'argent. La grand'messe ondula comme un jardin de pivoines et de roses sous le vent des grandes mains invisi- bles.

Dries était parti de bonne heure. Il avait suivi les avenues sous le [fin frémissement d'or des petites

LE VENT DANS LES MOULINS 297

feuilles de peuplier comm« des mains. Il avait en- tendu la messe de Pâques au hameau du bon curé Ledoux. Le vieil homme, dans la pauvre église blanche, eut une vraie onction évangélique. Quand il ouvrit les bras à la Bénédiction, il sembla que le ciel descendait.

Dries pria humblement. Il demanda au Seigneur de lui donner la force d'accomplir ce que^, depuis une semaine, il s'était promis de faire ce jour-là. Pâques aussi s'était levé en lui comme un espoir de vie. Il rentra, s'arrêta dans le jardin à écouter le merle chanter alléluia. Les Beurrés et les José- phines de Malines effeuillaient leurs pétales comme pour les Rogations. Les pensées au long des petits parcs avaient de grands visages en prière. Comme tout est beau et religieux t pensait-il. Le ciel aussi dit la messe et la terre est à genoux. J'irai par les prairies vertes, je pousserai la barrière. Je parlerai à Mamie. Oui, c'est bien un tel jour qu'il fallait choisir pour une pareille chose. Son cœur sonnait comme les cloches des paroisses dans la campa- gne. Il se disait qu'il serait toujours temps ensuite d'avertir la maman. Dans la maison claire trot- tinait Josine Abeels, fraîche et eucharistique sous son nouveau bonnet, ses bras de sainte femme croisés sur la poitrine.

Dans l'après-midi il passa sa jaquette d'été et sa cravate verte. 11 sortit, tenant le coffret sous son bras. Il ne regardait pas du côté des tonnelles ronflait la boule. Il longea les sentiers entre les seigles. A perte de vue ils ondulaient, d'une vague lente sous la petite bouche d'enfant dii vent. La charrue et

298 LE VENT DANS LES MOULINS

la herse d'abord avaient passé, cassant les mottes dures, remuant le champ dans ses fibres. Ensuite on avait répandu l'engrais, le jus des purots, la mort liquide des fumiers. A présent la terre se gonflait comme une mamelle; la vie infiniment jaillissait. C^était la moisson qui levait, le beau pain grumeux des races. Et avec ce frisson long des seigles à ses genoux, il regardait, tirant à pe- tites boutfées courtes sur sa pipe.

L'âme des Flandres encore une fois monta de la vieille glèbe sacrée : elle dardait en germes in- nombrables pour l'humanité future; elle planait en odeurs, en clartés, en fine poudre d'ossements moulus sous la roue des siècles. Il la sentit passer en lui du flot immense de ses sèves, du fleuve in- tarissable de ses sangs versés. Elle était la souf- france et l'orgueil d'un peuple ; elle était l'héroïsme indestructible du paysan dans sa lutte éternelle contre les éléments aussi bien que de l'homme des cités dans sa lutte pour son foyer libre.

Et c'était Pâques dans le miracle de la terre et de la sueur humaine fructifiées comme c'était Pâ- ques au ciel, derrière les petits nuages bouclés pa- reils aux cheveux blonds des anges dans les vieux tableaux. 11 ne pouvait plus disjoindre ces idées : Pâques d'en haut et Pâques d'en bas; et un atten- drissement filial le tenait comme l'autre mai, bégayant le doux nom de la terre maternelle. Ses yeux étaient humides : il ne voyait plus distincte- ment les petits oiseaux qui venaient le regarder au bout des branches.

Il se remit à marcher. Il était entré dans la ré-

LE VENT DANS LES MOULINS â99

gion des petites fermes. Des enfants tournaient en chantant une ronde. L'ombre lilas des pommiers maillait une claire dentelle sur les pignons. Quel- quefois il y avait devant les seuils un vieux ber- ceau comme une barque : le vent léger remuait de- dans l'enfant sous son maillot. A pas lents une vache broutait la première herbe. Des petits va- chers soufflaient dans un chalumeau. C'était doux comme des choses qui ne seraient pas tout à fait réelles, doux comme des paraboles. La terre faisait penser à ceux qui sont dessus, s'aimant et peinant, à ceux aussi qui sont descendus de l'autre côté de la vie. Il voyait se dérouler les jours. Il se disait : Voilà, à présent on a semé le lin. En mai viendront les sarcleuses. Puis ce sera le temps des roses et de la fenaison. Dolf repartira avec ses abeilles pour les champs de sarrasins. Et ensuite on fera la moisson.

C'était l'ordre harmonieux et éternel. Toute chose arrivait à son heure avec tranquillité. La terre et l'eau et le vent et les étoiles ne cessaient pas de travailler pour l'accomplissement du monde. Il voyait la mère Flandre avec ses moulins qui tournent au bon vent, les cornettes de ses petites béguines dans les couvents frais, ses rivières qui vont à la mer.

Il se rapprocha de la Lys, toute claire d'une buée d'argent. Les iris et les roseaux en petite forêt verte avaient poussé. Uue odeur musquée montait des vases tièdes. Près de la tuilerie stopait un ba- teau, dans la paix du jour de Pâques. 11 reconnut la barque du batelier qui, cassé en deux, les avait

300 LE VENT DANS LES MOULINS

halés à travers le pays des ouvriers du lin. Son sang courut plus vite. Il lui parut que le bateau doucement se mettait à marcher ; le batelier tirait ; une foule suivait. Et c'était arrivé comme ça, voici qu'il y avait du sang sur le bateau et lui, trempait dans ce sang un mouchoir. Toute la Flandre avait tressailli quand il avait parlé.

Oui, c'était l'heure unique et qui jamais ne reviendrait plus, la petite heure héroïque comme au temps des kermesses rouges, des communes et d'Arlevelde. Il disait un peu de temps tout haut... Artevelde ! Une bande de petits canards passa, na- geant à la file, claquant du bec, avec une traînée de couin couin comme une ironie. Dries mainte- nant aussi riait. L'héroïsme, ce n'est pas toujours de crier à pleins poumons. Quand un fils de mar- chand de lin comme lui tous les matins s'en va à l'atelier, l'égal des pauvres hommes des métiers, il fait, lui aussi, une chose simple et pas si facile. Cela était venu à petites fois à travers les histoires de Baezen, les promenades avec le grand Flanders. Est-ce que cela n'était pas venu aussi avec le vent dans les moulins, l'eau du ruisseau et les abeilles qui faisaient leur miel dans les champs de sarra- sins? Une fois que la vérité est là, avec son doigt qui vous montre le bon chemin, il n'y a plus moyen de faire autrement, il faut aller elle le dit. Et le bateau de nouveau stopait dans la tuilerie.

Dries n'était jamais pressé d'arriver. Il arracha un chalumeau, le coupa avec son couteau et du bout des lèvres il sifflait dedans un air de flûte comme les petits vachers. Il .«<^, rappela son grand-

LE VENT DANS LES MOULINS 301

père, un vieil homme à bonnet de coton, des bé- îières aux oreilles et qui aussi dans le jardin quel- quefois Tamusait de cette musique aigre et tendre. Il en vint ainsi à penser à sa petite enfance, aux siens, à l'obscure ascendance qu'humblement il prolongeait selon les moyens que Dieu avait mis en lui. Il ne sifflait plus, il suçait l'arôme vert du chalumeau. L'homme était comme la terre qui ne cesse pas de donner des moissons. Un sentiment religieux de l'éternité s'éveilla comme un rite di- vin, comme une messe montée des racines mêmes de son être.

Derrière les haies, dans les petits clos, les choux étaient repiqués; un duvet frisait les plants de persil; la tige tendre des pois levait. Partout les fossés se doraient de fleurs de beurre. Le vert pâle des lentilles duvetait les mares sous les aunes. Une étoupe blanche tombait des saules par dessus les chatons roses des peupliers. Et toujours c'é- taient les petites fermes à volets clairs avec les pigeons, les canards, une grosse tête de cheval par dessus la haie. Il vit un homme qui mettait une fève dans un pot, son cœur gonfla. Une fève, c'est comme un petit enfant qui va naître. Et il regardait devant lui, il ne savait pas ce qu'il re- gardait, un brouillard léger sur les yeux. Comme ensuite il passait devant la maison de Tone Boontje, il aperçut une faux contre la porte. Le vieil homme fumait sa pipe près de ses ruches.

! Boontje l ce sera bientôt le temps des Joins ! disait-il.

^'^ l\ faut toujours avoir sa f'd\i% prête , Driaa

302 LE VENT DANS LES MOULINS

Abeels, répondait le paysan; et il riait de son rire en dessous, sans bruit.

Celui-là aussi avait compris le sens de la chanson. Maintenant avec la graine, avec le vent elle volait ; elle tournait avec l'aile du moulin; elle rasait l'eau et filait le long des sillons. On ne savait jamais qui l'avait chantée : elle semblait sortir de dessous la terre. Personne n'aurait plus pu l'arrêter. Ils causèrent un peu de temps des ruches. Les jeunes abeilles frileusement allaient voir jusqu'à la haie si l'été ne venait pas encore. Dries tout à coup pensa aux meules en feu comme de grandes ruches d'or, aux rouges abeilles tournoyant au large avec le tourbillon des cendres. La terre maintenant était plus verte elles étaient tombées. Cependant il ne savait pourquoi, il n'aurait pas aimé chanter le kling klang dans cette jeune vie d'un jour de Pâques.

Une petite fève t disait-il quelquefois en se remettant à marcher. Est-ce que toute la vie ne tenait pas dans cette humble petite chose? Son cœur encore une fois gonflait. Il croyait sentir tres- saillir dans sa poitrine le petit coffret.

Un air léger, laiteux, une brume d'argent lilas baignait les prairies, pâlissait la pointe émeraude des betteraves. Il flottait sous le ciel rosé un nuage de petites plumes, de petites feuilles d'or et de fleurs de cerisiers.

Une petite fève I dit-il une dernière fois.

Et maintenant la barrière était là. Il vit la mai- son toute fraîche de lait de chaux, la vache avec sa langue fauchant le ipré<i PopjplQ et Lotie à genouî^

I.E VENT DANS LES AiOULlNS 303

dans l'herbe, riant de quelque chose que Jooske tenait dans ses bras. Sous un pommier Mamie, en robe claire à petites fleurs, lisait. Tout le verger semblait avoir neigé ses frimas roses et blancs sur sa robe et dans ses cheveux. Il ne voyait pas tout de suite son visage derrière le livre. La bar- rière grinça : elle leva la tête. Il n'osait plus pen- ser à la petite fève.

Bonne fête de Pâques, Mamie et tout le monde, disait-il de loin.

Poppie une seconde le regarda et dit :

Les œufs étaient bons, il y en avait partout sous les arbres.

Elle venait à lui par Therbage : c'était vraiment un jour de Pâques à chaque pas qu'elle mettait après l'autre dans l'herbe.

Dries, une bonne nouvelle, dit-elle. Trois petits pigeons ont éclos ce matin.

Nettement de nouveau, il songea au symbole de la fève, rapportant à ce symbole la tendre vie fré- missante de la couvée. Mais il ne parlait pas de cela, il y avait un mystère qu'il n'aurait pu expliquer avec des paroles. Et un peu de temps il restait à lui sourire, avec un souffle profond à sa bouche.

Mamie, dit-il,

11 lui coulait le coffret entre lés doigts.

Mamie I Moi aussi j'apporte une bonne nou- velle. Voilà, oui, je voulais vous dire qu'à présent je ne suis plus l'homme que vous avez connu et qui n'était bon à rien. J'ai pensé que vous aecep-

804 LE VENT DANS LES MOULINS

teriez cette petite chose, je Pai faite pour vous dans un bois tendre et solide.

Poppie riait à Lotje et à Jooske.

Cette fois, c'est comme il l'a dit.

Mais comme Jooske berçait dans ses bras un petit chat auquel elle avait passé le bonnet de sa poupée, ils cessèrent de prendre attention à ce singulier garçon qui toujours voulait dire quelque chose.

Mamie tournait le dos aux enfants. Ils ne pou- vaient voir ce qu'elle tenait dans les mains.

Dries î ah ! Dries I disait-elle. Et c'était à son tour de ne plus pouvoir parler. Elle regardait la boîte, elle souriait et enfin les mots venaient.

Je mettrai ici le dé, les ciseaux et le fil avec lequel je couds les petites chemises des petits. Je n'aurai plus jamais d'autre coffret que celui-là. Quand je serai devenue une vieille femme, Dries, je penserai encore que c'est vous qui avec vos mains avez fait cela.

Qui aurait pu dire pourquoi tout à coup elle pleurait? La douce pluie montait du fond de son être et coulait sur l'herbe à ses pieds. Dries à présent comprenait qu'il y avait vraiment un sens de vie dans ce simple morceau de bois façonné par son art.

Mamie, je voulais vous dire aussi...

Ils remontèrent vers la rivière au bout du pré. Ils allaient si doucement qu'il leur aurait fallu une heure pour faire le tour du verger. Les petits pieds de Mamie curieusement avançaient sous le bas de la robe pour savoir ee qu@ Drie» voulait dire en-

LE VENT DANS LES MOULINS 305

core. Il huma fortement Pair : c'était le premier ^ mot qu'il ne trouvait pas ; et puis sa vie éclatait, il parlait de lui, de la petite fève, avec un tel accent de sincérité!

Voilà, Mamie, je suis devenu un homme comme tous les hommes. Personne ne peut plus dire de moi que je ne suis que le fils du marchand de lin. C'est, après tout, un bien qu'il y en ait quelques-uns qui se conforment à la vérité. J'é- tais hier encore un petit rentier de village, une conscience endormie comme tant d'autres. Je ne voyais pas que celui qui ne travaille pas n'a pas droit au pain et vole à autrui l'air, la lumière et la subsistance. C'est une idée qui m^est venue tout doucement depuis comme on a planté une fève, il vient la vie d'une essence. C'est cela, oui, Mamie, la vie d'une essence. Eh bien! je crois que la fève a levé, Mamie. Je me sens plus près de la chose pour laquelle nous avons été mis au monde. Je puis regarder à présent mon semblable dans les ■yeux. Je suis devenu Dries le menuisier.

C'était si humble, comme une âme qui se met nue. Sa voix baissa, il dit :

Pour le reste, il faut attendre. Un pas après un pas, c'est la vie, et on fait le tour entier du champ. Je pense qu'un jour viendra je pourrai restituer au pauvre ce qui revient au pauvre, il sufBra de mon travail pour me nourrir, moi et...

Il lui eût été si facile de dire que son travail nourrirait bien, en outre, les siens! Les mains de Mamie se mirent à trembler; elle avait baissé les yeux comme si elle ne doutait pas do ce aii'il allait

20

306 tE VENT DANS LES MOULINS

dire. Et il ne le disait pas, il regardait la terre à l'endroit Mamie aussi regardait. Un petit di- manche d'éternité pesait sur eux.

Mon père est dans le jardin, fit-elle tout à coup.

Et avec le doigt elle montra les cerisiers derrière la maison^

Oh! Mamie! Mamie!

Il lui prenait la main entre les siennes».

Mamie, maintenant je puis bien vous dire aussi cette chose dont je n'osais jamais vous parler autrefois.

Elle se défendait d'un cri léger et puis son cœur lui montait aux lèvres.

Non, ne dites rien, Dries, puisque cela, à mon tour... je devrais vous le dire ensuite.

Je suis un si pauvre homme avec mon cœur dans les mains, Mamie. Voyez un peu de- puis combien de temps je viens ici pour vous le donner.

Elle était toute pâle sous les arbres, comme un soir de mai, quand il va pleuvoir ; et elle ne faisait plus un mouvement; elle était presque entre ses bras, d'une longue palpitation de toute sa vie.

Ah! Dries! pourquoi me l'avoir dit? Je le sa- vais bien. J'aurais pu vivre si longtemps comme cela en paraissant l'ignorer. C'eût été mieux pour tout le monde. Qu'est-ce que nous allons devenir à présent que nous serons toujours l'un devant l'autre avec cette chose entre nous ? C'est que, voilà, Dries, il y a le père malade, il y a les enfants. Est- ce qu'il me faudra leur dire que je dois alter îrabiter

LE VENT DANS LES MOULINS 307

la maison d'un autre? A présent que notre mère est partie, ils n'ont plus que moi. Pensez à cela, Dries Abeels.

Un grand silence venait de toute la terre. Et c'é- tait Pâques dans le verger en fleurs, dans l'eau qui coulait comme pour des baptêmes, dans les nids pépiaient les petits, dans le recommence- ment éternel de l'amour et des choses.

Tous deux cessèrent de parler. Ils demeuraient là, avec leurs mains jointes et ils regardaient la durée immobile de la vie. La terre autour d'eux cessa de tourner. Dries n'était pas triste.

Mamiel dit-il enfin, le champ tout l'hiver est mort et puis un jour c'est Pâques comme maintenant qui vient. N'est-ce pas une^ chose heureuse pour les gens qui attendent dans la cam- pagne? Moi aussi, s'il vous plaît, Mamie, j'atten- drai : il arrivera ensuite un moment les petits seront grands, peut-être vous aurez besoin de quelqu'un. On ne sait pas tout ce qui peut arriver. Alors si vous voulez, ce sera comme si je n'étais pas encore venu. Je viendrai un matin et nous croirons parler de cela pour- la première fois.

La voix lui manqua, il n*eut plus qu'un trem- blement à la bouche. Elle leva lentement la tête; elle avait un tendre visage de lumière et le re- gardait droit dans les yeux. Elle lui dit avec simplicité :

Cela, oui, Dries Abeels, je le veux.

A petits pas ensuite ils s'en allèrent vers le jardin. Maris tenait une branche de cerisier dans les mains et profondément regardait le cœur de la fleur comme

SOS LE VENT DANS LES MOULINS

si déjà il y apercevait mûrir la cerise couleur d'au- rore.

I dit-elle fièrement, Dries Abeels a tenu sa pa- role. Il travaille comme tout homme doit travailler.

Il sembla sortir d'un rêve. Dans le geste un peu brusque qu'il faisait, le cerisier était secoué, une pluie d'étamines tombait sur eux, les enveloppait tous trois d'une odeur d'amande amère. Et puis il fermait à demi les yeux sous l'ondée parfumée et disait : *

Mère Flandre! Encore une fois, comme en ce matin de juin

ensemble ils étaient venus dans le potager, il ex- primait là une chose de vie infinie et qu'aucun autre homme jamais n'avait ressentie autant que lui. Les petits moulins tournaient; les bateaux al- laient vers la mer; le blé levait; les vieux caril- lons jouaient dans les beffrois. C'était bien la mère Flandre qui, avec une jeunesse toujours nouvelle, chantait dans ses chansons.

Soudain des voix dans la campagne très loin lancèrent le kling klang. Pâques clair et ingénu, ' Pâques des cerisiers en fleur et de l'amour au cœur - des hommes douloureusement vibra sous le ciel déchiré. La faux tintait, la mort passa. A flots pour- pres coulait le sang des moissons tandis que les tocsins battaient et que les abeilles rouges tourbil- lonnaient autour des meules comme de grandes ruches en feu. Le vieux cœur des Jacqueries tres- saillit chez le fils de la terre. Il ôta son chapeau et il disait à Bruno Maris :

-^ Maître, l'idée lève; les hommes ont soif de

LE VENT DANS LES MOULINA 30^

justice et de vérité. C'est votre âme qui va devant les faux.

Les voix s'enfoncèrent aux horizons ; il cessa d'en- tendre la chanson; et Maris, avec la branche du cerisier dans les mains, semblait sans vie au cœur de la vie à l'infini sortie de la sienne.

Mère Flandre 1 disait-il toujours.

La bonne terre se remit à travailler dans la paix du Seigneur. La fleur des cerisiers neigeait. De gros bourdons ivres ronflaient comme des tam- bours de kermesse. Il venait une odeur musquée de la rivière. Alors Dries se courba et prit dans ses mains une poignée de cette terre toute fleurie de printemps. Il se tournait vers Mamie et disait :

Mamie, cette terre était de tout temps avant nous. Nos pères ont aimé et souffert à cause d'elle. Ce sera encore la même terre pour les hommes qui viendront après nous. S'il vous plaît, prenez ceci, moi je garderai le reste.

Ils se partagèrent ainsi la poignée de terre et tous deux étaient graves, dans la simplicité de cet acte qui les mariait à la vie des races. Dries ensuite déchira son mouchoir : il en fit deux morceaux, et chacun y mettait la terre qu'il avait dans les mains.

Ils rentrèrent dans le verger. Mamie levait le bras et cueillait une touffe rose à l'un des pom- miers. Et à son tour elle le partageait avec Dries; et elle n'avait rien dit. Lui aussi se taisait. Ce- pendant tous les deux avaient compris que c'était une chose sacrée comme si déjà elle lui offrait sa vie vierge.

Un soir rose monta de la rivière. Elle l'accom»

Si(\

LE VENT DANâ'LES MOULINS

pagna avec les enfants jusqu'au bout du chemin. Quand il fut un peu loin, il se retourna et vit qu'elle se retournait aussi. Avec sa robe claire, elle était comme la première étoile dans le paysage tran- quille. Il marcha devant lui, regardant toujours cette belle terre de Flandre qui à tous deux leur avait donné l'amour. Une poussière blonde, un fm brouillard d'or s'effumait des plaines. Un souffle agitait le plumetis léger des bouleaux comme un vol de mouches d'émeraude. Le rouge-gorge, dans les hautes branches, filait ses petits sons limpides et frisquets comme une eau qui s'égoutte. Dans les vergers le merle grasseyait. Un angélus tiata; les autres répondirent. C'était l'humble action de grâ- ces de la terre qui montait avec l'âme des paroisses.

Dries était simple, heureux, confiant : l'attente ne lui pesait pas. Avec la fleur rose du pommier comme une promesse de vie à sa boutonnière, avec les cen- dres natales frémissantes sur son cœur, il se sentait le vrai fils d'une race patiente et tenace. Toujours le vent vient de la mer et fait tourner les moulins : ils tournent encore en pays flamand quand ailleurs le vent a cessé de souffler.

Une petite fève... pensait-il.

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